DAVID B. COE L’ALLIANCE SACRÉE La couronne des 7 royaumes ********* 1 Cité des Rois, Eibithar, ascension de la lune d’Adriel La caresse qui effleurait son esprit était aussi douce qu’avait été brutale l’intrusion du Tisserand, aussi tendre et amoureuse que l’autre s’était montrée cruelle et dévastatrice. Il s’agissait de Grinsa. Cresenne sentait sa passion, son regret de ne pouvoir être auprès d’elle, et son désir si attentif de la protéger du malheur qui semblait s’être abattu sur le royaume. Elle souhaitait plus que tout le serrer entre ses bras – en personne, au-delà du paradis artificiel qu’il créait afin de lui parler pendant son sommeil – et lui prouver, elle aussi, combien il lui manquait. Hors du commun, leur amour avait survécu au mensonge, à la trahison, aux ruses, même à son adhésion, longtemps aveugle, à la conspiration du Tisserand. Et, baignée par la douceur pénétrante des pensées que Grinsa dirigeait maintenant vers elle, Cresenne ne doutait pas un seul instant de sa force. « Parle-moi de Bryntelle », murmura-t-il en la serrant contre lui au milieu des hautes herbes de la plaine ensoleillée qu’il conjurait pour elle. Comment n’aurait-elle pas souri à l’évocation de leur fille, la seule étincelle de bonheur dans l’obscurité qui l’engloutissait nuit et jour depuis de si longs cycles de lune ? « Elle va très bien. Elle a pleuré presque toute la journée. Je crois qu’elle fait sa première dent. » Il s’écarta pour la contempler, le visage illuminé d’un sourire radieux. « Une dent, vraiment ? — Oh, elle n’est pas encore sortie, c’est juste une petite boule sur sa gencive, mais un guérisseur m’a dit qu’une fois percée, elle pousserait très vite. » Une ombre traversa le sourire de Grinsa. « Je voudrais tant la voir. — Tu reviendras vite », affirma-t-elle en baissant la tête. Elle avait senti son désir de l’embrasser et, le cœur serré, s’était détournée. « La bataille a commencé ? — Oui, nous avons livré notre premier combat aujourd’hui. — Tu n’es pas blessé ? s’inquiéta-t-elle aussitôt en relevant les yeux. — Non, je vais bien. — Et Keziah ? — Elle aussi, comme Kearney et Tavis. — Tant mieux. » Elle frissonna, comme si un vent glacé avait soudain balayé la brise qui les enveloppait. « Tant mieux, répéta-t-elle. Tu as vu le… Tisserand ? » Prononcer ce nom lui était intolérable, mais elle se força, en essayant de garder un ton neutre. « Non, pas encore. J’imagine qu’il attend que les combats soient bien engagés avant de se montrer sur la Lande. Plus les Eandi s’affaibliront les uns les autres, plus il aura la tâche facile. » Il avait raison, bien sûr, songea Cresenne. En dehors de leurs pouvoirs et de leur physique impressionnant, Grinsa et le Tisserand n’avaient aucun point commun. Pourtant Grinsa comprenait bien le chef de la conspiration. Un an plus tôt, se souvint la jeune femme, le sorcier n’était qu’un Glaneur parmi les autres qui voyageaient avec le Festival itinérant d’Eibithar. Dissimulant l’étendue réelle de ses pouvoirs, il consacrait ses journées et sa magie à révéler aux autres des bribes de leur avenir. C’était alors qu’elle l’avait rencontré et séduit. Aujourd’hui, même si chacun continuait de l’appeler Glaneur, il conseillait les rois et leur noblesse. Cresenne avait longtemps été l’un des plus fidèles serviteurs du Tisserand. Élevée au rang de chancelière, elle savait mieux que quiconque combien le chef de la conspiration était un homme redoutable. Elle connaissait parfaitement l’ampleur du risque encouru par le royaume, mais elle savait aussi que Grinsa, grâce à ses dons, était le seul être capable de neutraliser le Tisserand et sa menace. Elle l’aimait et elle avait confiance en lui. Alors pourquoi avait-elle tant de mal à trouver du réconfort entre ses bras ? Pourquoi doutait-elle ainsi de sa victoire dans la guerre qui se profilait, aussi sombre et menaçante qu’un orage provoqué par Amon lui-même sur l’océan ? Elle s’en voulait d’avoir peur et de se montrer si froide. Ils restèrent longtemps silencieux. Grinsa se préparait à mettre un terme à sa visite. Elle percevait son désespoir face à la distance qui les séparait, et la souffrance que lui causait leur séparation. Oui, se dit-elle, leur amour était exceptionnel, et elle ne doutait ni de sa force, ni de sa sincérité. Son incapacité à répondre aux sollicitations de Grinsa n’en était que plus injuste et douloureuse. Mais les blessures que lui avait infligées le Tisserand l’avaient ravagée et, malgré tout son désir de répondre à la tendresse de son bien-aimé, elle ne pouvait s’abandonner. « Je dois retourner sur le front, reprit-il sombrement. Les hommes de l’empire peuvent attaquer à tout moment. — Je comprends. — Tu embrasseras Bryntelle pour moi ? — Bien sûr », s’empressa-t-elle de répondre en retrouvant le sourire. Grinsa la serra une fois de plus contre lui et lui donna un baiser passionné. Parce qu’elle ne voulait pas lui montrer sa souffrance, parce qu’elle l’aimait plus que tout au monde, Cresenne le lui rendit avec autant de fougue qu’elle pouvait lui en offrir. Il la relâcha. « Que se passe-t-il ? » demanda-t-il, son beau visage empreint d’inquiétude. « Rien. — Cresenne… — Je t’en prie, Grinsa, supplia-t-elle en fermant les yeux. C’est juste que… J’ai seulement besoin de temps pour… guérir. — Laisse-moi t’aider. — Tu ne le peux pas. Personne ne le peut », ajouta-t-elle, émue par son chagrin. « Remporte la guerre, Grinsa. Tuer le Tisserand me sera d’un plus grand secours que toute autre chose. Supprime-le pour moi. Je m’occuperai du reste. » Il la contempla avec une tristesse infinie. « Je ferai de mon mieux. » Ça ne suffira pas ! aurait-elle voulu s’écrier. Si tu échoues, il me tuera ! Il tuera Bryntelle ! Je te perdrai. Mais Grinsa ne l’ignorait pas. Aussi fort qu’elle désirât la mort de Dusaan jal Kania, le chef de la conspiration qirsi, Grinsa la voulait plus encore. « J’en suis sûre », murmura-t-elle plutôt. Du dos de la main, il repoussa une mèche de cheveux tombée devant ses yeux. Elle se raidit. Ce simple geste réveillait toute l’horreur des tortures que le Tisserand lui avait infligées, et sa répulsion. « Je t’aime, Grinsa. — Je t’aime aussi, plus que tout. » Elle se réveilla au piaillement des martinets qui voltigeaient devant l’étroite fenêtre de sa chambre. Bryntelle, les bras étendus au-dessus de sa tête, la bouche agitée par un léger mouvement de succion, dormait paisiblement dans son berceau. Cresenne se redressa et se passa les mains dans les cheveux en soupirant. Grinsa ne méritait pas la distance qu’elle lui imposait. Il portait le destin des Terres du Devant sur ses épaules et, au lieu de lui témoigner son amour, sa confiance et son soutien, elle n’était capable que de lui répéter ce qu’il savait déjà : pour lui rendre son intégrité, il devait détruire le Tisserand. Ses plaies étaient guéries. Depuis quelques jours, elle s’était remise à manger et, lentement, elle recouvrait les forces perdues avec l’empoisonnement qui avait failli l’emporter. Mais la cicatrisation de ses autres blessures, bien plus profondes, ne relevait pas du pouvoir des Guérisseurs. Elle avait réussi à braver Dusaan, et même à mettre un terme à cet horrible cauchemar avant qu’il ne la tue. Le souvenir de son viol s’accrochait pourtant à son lit, ses cheveux, son corps, et avec lui revenait la puanteur de l’haleine, chaude et humide, qui s’était répandue sur son cou. Malgré tous ses efforts, Cresenne n’arrivait pas à oublier les coups répétés de son agresseur, le déchirement de sa chair, son poids qui l’écrasait au point qu’elle croyait étouffer. Elle entendait encore sa voix, pleine de mépris et de sauvagerie, la traiter de chienne. Tout cela n’était qu’un cauchemar, se répétait-elle pour repousser les images de haine et de dégoût qui l’envahissaient, une illusion qu’il avait conjurée en abusant de sa propre magie pour la retourner contre elle. Qu’il s’agisse d’une illusion allégeait-il l’humiliation subie ou bien, au contraire, l’aggravait-elle ? Ce rapt de sa conscience, et de ses pouvoirs, rendait-il moins réel ce qu’il avait semblé lui faire ? Car ce viol ne s’arrêtait pas au crime perpétré sur son corps ; il avait souillé jusqu’au tréfonds de son âme. Elle n’était plus la même, et redoutait de n’être plus jamais capable de supporter les caresses de Grinsa. Le Tisserand, en envahissant ses rêves, les avait tous empoisonnés, même ceux qu’elle partageait avec son bien-aimé. Lorsque Grinsa venait à elle, plein d’amour et de tendresse, le moindre baiser qu’il déposait sur ses lèvres, la plus douce de ses attentions, ravivait la sauvagerie de l’agression de Dusaan. Cresenne voulait croire que cette aversion tenait au rêve lui-même, que lorsqu’ils seraient de nouveau réunis, lorsque Grinsa la tiendrait réellement contre lui, tout rentrerait dans l’ordre. Mais rien ne l’en assurait, et ce doute pesait lourd sur son cœur. Grinsa lui aurait dit de se rallonger et de retrouver le sommeil. Le soleil brillerait encore de longues heures, et puisqu’elle n’osait toujours pas dormir la nuit, de peur d’une nouvelle intrusion du Tisserand, elle n’aurait pas l’occasion de se reposer avant longtemps. Mais elle était bien réveillée, et elle se connaissait suffisamment pour savoir qu’elle resterait allongée jusqu’au crépuscule sans fermer les yeux. Aussi se leva-t-elle et vint-elle attendre devant la fenêtre que Bryntelle se réveille. Son attente ne fut pas longue. La petite ouvrit les yeux et, très vite, manifesta sa faim. Cresenne approcha du berceau, prit son enfant entre ses bras avec un sourire et, après l’avoir nourrie et changée, l’emmena faire une promenade dans les jardins du château d’Audun. Sortir en plein jour était un luxe rare. Cresenne savoura la douceur du soleil sur sa peau, et celle de la brise qui lui agitait les cheveux. Bryntelle semblait prendre à cette escapade autant de plaisir que sa mère. Les yeux plissés, elle se tournait sans cesse vers le soleil et poussait de petits cris de bonheur devant les girofliers roses et les iris en fleurs. Circuler la nuit présentait au moins l’avantage de la soustraire aux rencontres. Malgré la mansuétude dont Kearney avait fait preuve à son égard, Cresenne redoutait encore d’être désignée comme « la traîtresse qirsi » ; la plupart du temps, elle et Bryntelle restaient à l’écart. Nurle, le jeune Guérisseur qirsi qui l’avait sauvée de son empoisonnement et qui lui rendait visite de temps à autre après une tournée nocturne de ses patients, était l’unique compagnie qu’elle appréciât sans crainte. Ce jour-là, sans doute en raison du beau temps, les jardins étaient animés, et Cresenne, parce qu’elle ne voyait que des Eandi, sentait son inquiétude croître. Mais elle n’avait aucune envie de retourner dans sa chambre. Hésitant entre son désir de profiter du soleil et celui de se soustraire aux regards, elle bifurqua vers une pelouse abritée, à l’écart des allées principales qui sillonnaient les jardins. Hélas, à peine avait-elle franchi la haie qu’elle comprit aussitôt son erreur. Bien qu’elle n’eût rencontré Leilia de Glyndwr, la reine d’Eibithar, qu’une seule fois, Cresenne la reconnut immédiatement. La reine était assise sur un petit banc de marbre au milieu de la pelouse. Le soleil qui baignait son visage de côté renforçait la pâleur de sa peau, et l’épaisseur de ses traits. Le chignon de ses cheveux noirs semblait aussi serré que sa robe sur sa poitrine, et Cresenne se demanda comment, ainsi vêtue, elle pouvait être à l’aise. Plusieurs de ses dames de compagnie l’entouraient, bavardant gaiement, et quatre soldats montaient la garde à quelques pas. La jeune femme allait s’esquiver, lorsque Bryntelle poussa un cri. Aussitôt, les gardes tournèrent dans leur direction un front menaçant, tandis que les courtisanes, lèvres pincées et sourcils froncés, lui adressaient des regards peu amènes. « Pardonnez-moi, murmura-t-elle sans être sûre d’être entendue. Je croyais qu’il n’y avait personne. » Elle fit une courte révérence et s’éloigna. « Attendez ! » À cette sommation, Cresenne fit demi-tour. Leilia, le visage dénué de toute chaleur, l’observait avec une curiosité évidente. « Oui, Altesse, répondit Cresenne avec une nouvelle révérence. » Alors qu’elle se demandait si la reine attendait qu’elle approche, Leilia se leva et vint à sa rencontre. Ses gardes aussitôt se précipitèrent pour l’escorter. La reine s’arrêta, les gratifia d’un regard plein de dédain et les congédia de la main. Le plus proche lui glissa quelques mots à voix basse, auxquels elle répondit par un regard furieux, obligeant l’homme à s’incliner et à battre en retraite avec ses camarades. Alors elle se remit en marche vers Cresenne. Bryntelle s’agitait de plus en plus. Elle ne pleurait pas, fort heureusement, ne semblait pas non plus mal à l’aise, mais elle faisait du bruit. Leilia ne prêta qu’un regard distrait au bébé. Cresenne seule captait son attention. Ses yeux noirs la dévisageaient sans retenue. « Ils prétendent que vous êtes la renégate », fit la souveraine, une fois arrivée devant la jeune femme en désignant vaguement les soldats restés en arrière. « Celle qui a fait assassiner Lady Brienne de Kentigern. Est-ce vrai ? » Cresenne, les joues brûlantes, considérait le sol à ses pieds. Un millier de répliques lui venaient à l’esprit, toutes lui auraient valu une pendaison immédiate. « Oui, Altesse, murmura-t-elle. — Ils m’ont aussi prévenue que vous pourriez m’agresser physiquement. Est-ce votre intention ? — Non, Altesse. — Bien. Marchez avec moi. » Sans se soucier de sa réponse, Leilia franchit la rangée de haies qui abritait la pelouse, et disparut. Cresenne, dans un sursaut, se précipita à sa suite. De l’autre côté des arbustes, la reine se tenait à quelques pas, un air surpris sur le visage. « Eh bien ? fit-elle. Vous ne venez pas ? — Si, bien sûr, Altesse, s’empressa de répondre Cresenne. Pardonnez-moi. » La reine, immobile, attendit qu’elle approche. Lorsque Cresenne fut devant elle, elle contempla son visage d’un air critique, comme elle eût détaillé une œuvre d’art. Il fallut un moment à Cresenne pour comprendre, effarée, que Leilia examinait ses cicatrices. Elle allait s’enfuir, lorsque la reine prit la parole. « Vous guérissez bien. — Merci, Altesse. — Je comprends pourquoi on vous dit belle. — Vraiment, Altesse ? s’étonna poliment la jeune femme. — Allons, ma chère, rétorqua la reine avec dédain en s’éloignant. Ne soyez pas coquette. Je suis sûre que vous ne manquez pas de soupirants. Il est vrai que les hommes eandi semblent fascinés par celles de votre race. » Alors qu’elle se hâtait pour rester à hauteur de la souveraine, la jeune femme se souvint qu’au cours de ses nombreuses conversations avec Keziah ja Dafydd, Premier ministre d’Eibithar, elle s’était souvent demandé quelles relations Keziah entretenait avec Grinsa et Kearney, roi et mari de Leilia. Plusieurs fois, elle s’était dit que l’un d’entre eux devait être son amant, sans réussir à savoir lequel. La réflexion de la reine, celle d’une femme blessée, ravivait ses interrogations et lui donnait un début de réponse. Car, bien évidemment, Leilia n’avait aucune raison d’être jalouse d’elle. « Ne dirait-on pas que je vous ai réduite au silence ? fit la reine en lui jetant un regard de biais. — Vous aurais-je offensée d’une quelconque manière, Altesse ? Est-ce la raison de cette discussion ? » À sa plus grande surprise, elle vit naître un sourire sur les lèvres de Leilia. « Non, vous ne m’avez offensée en rien. Disons que je suis… curieuse de vous connaître. — Je comprends. — Vraiment ? — Depuis mon arrivée, je suis une curiosité, Altesse. — Je n’en doute pas, en effet. Est-ce la raison pour laquelle vous passez vos journées dans votre chambre à coucher et vos nuits à hanter les couloirs du château ? » La reine se révélait une femme étrange, songea Cresenne déconcertée par sa franchise. Pourtant, elle estima plus sage de s’en tenir à une certaine prudence. « Je dors le jour, Altesse, pour éviter que le Tisserand ne m’attaque pendant mon sommeil. — On me l’a dit. Je me demandais toutefois si votre réclusion volontaire n’avait pas d’autres raisons. » Cresenne resta muette. « Ce décalage ne dérange pas votre enfant ? — Elle ne connaît pas d’autre façon de vivre. » Leilia opina, et elles marchèrent en silence. « Parlez-moi de son père », reprit subitement la reine. Cresenne, absorbée par la contemplation des teintes lumineuses d’un parterre de pivoines rouges, sursauta. Sentant que leur conversation prenait une tournure hasardeuse, elle se força à sourire. « Son père, Altesse ? — Oui, ce formidable Qirsi qui alimente toutes les conversations du château. — J’ignorais qu’on parlait tant de lui. — Cela n’a rien de surprenant. Il n’est qu’un Glaneur de Festival, et pourtant le seul confident de Tavis de Curgh depuis un an. Et mon mari le tient en assez haute estime pour l’intégrer à son conseil de guerre. N’est-ce pas suffisant pour susciter tous les commentaires ? — Grinsa est un homme sage, Altesse, je suis certaine que Lord Tavis pourrait en témoigner. Et je ne doute pas un seul instant qu’il serve très bien le roi. — Ce n’est pas sa valeur que je mets en doute, ma chère. Je vous demande seulement de m’en dire plus à son sujet. Et j’entends vos réticences. — Je ne suis pas… — Ne jouez pas à la plus fine avec moi, l’interrompit la reine à l’affût de sa réaction. Est-il un traître ? Avez-vous combiné ensemble cette farce savante destinée à gagner la confiance de Kearney ? — Non, Altesse ! Je le jure ! Grinsa n’est pas un traître ! » La reine, encore une fois, sourit. « Je vous crois. Vous l’aimez beaucoup », ajouta-t-elle. Cresenne, craignant de livrer les angoisses qui l’agitaient, opina sans un mot. Elle avait si souvent failli le perdre, et toujours par sa faute. Elle l’avait trahi, avait envoyé plusieurs assassins à ses trousses. Par son obstination, son dévouement absurde au Tisserand, elle avait presque réussi à l’éloigner définitivement d’elle. Le risque n’était pas écarté. La mort pouvait encore les séparer. Rien ne garantissait que Grinsa survive aux combats que se livraient les armées eandi, et encore moins à sa rencontre inévitable avec Dusaan. Quant à elle, songea-t-elle en frissonnant, qui pouvait dire combien de ses fidèles le Tisserand avait commissionnés pour la tuer ? « Vous avez peur pour lui. — J’ai peur pour chacun d’entre nous, Altesse. J’ai vu la cruauté du Tisserand, même si j’y suis restée aveugle trop longtemps. — Kearney trouvera le moyen de vaincre. Il trouve toujours, ajouta la reine dans une grimace avant de se tourner franchement vers Cresenne. La guerre est plus dure pour les femmes, voyez-vous. Les hommes peuvent refuser de l’admettre, il en a toujours été ainsi. Rester en arrière, attendre l’issue, redouter l’arrivée du messager porteur de la nouvelle de la mort de votre mari, de votre fils, de votre amant, ou de votre frère. » Elle leva les yeux vers le ciel, peut-être, se dit Cresenne, pour juger l’heure. « J’envie les femmes de Sanbira qui livrent leurs propres combats aux côtés des hommes. Leur façon de faire me paraît beaucoup plus juste. — Oui, Altesse. — Ne soyez pas hypocrite. » Une expression amusée flottait sur le visage charnu de Leilia. « Pas du tout, Altesse ! J’étais juste… — Aucune importance, ma chère. J’imagine que je mériterais votre dédain. J’aime me plaindre à l’abri des murs du château d’Audun, mais si l’on me donnait l’occasion de partir en guerre, je ne suis pas sûre que je m’en saisirais. » Elle plissa le front. « Cela fait-il de moi une lâche ? — Je pense que cela démontre surtout votre honnêteté, Altesse. — Bien répondu ! rit Leilia. Et je prends votre remarque pour un compliment ! » Au rire sonore de la reine, Bryntelle sursauta, mais poussa un petit cri et offrit un large sourire. « Comment s’appelle votre enfant ? — Bryntelle, Votre Altesse. — Bryntelle, c’est très joli. » Elle regarda le bébé un moment. Cresenne comprit qu’elle hésitait à la prendre, mais devant le silence de la reine, elle n’osa pas le lui proposer. « Est-ce à cause d’elle ? — Je vous demande pardon ? — Est-ce à cause d’elle que vous avez quitté la conspiration ? » Cresenne se raidit. Elle ne voulait aborder ce sujet ni avec Grinsa, ni avec Keziah, ni même avec le roi, et encore moins avec la femme déroutante qui se tenait devant elle. Mais pouvait-on se soustraire aux questions d’une reine ? Tout ce qu’elle avait entrepris, en faveur du Tisserand ou contre lui, elle avait cru l’avoir fait au nom de cet enfant, ou au nom de ce qu’il représentait, avant sa conception. Elle avait rejoint le mouvement pour créer un monde meilleur, pour elle, mais aussi pour l’avenir de l’enfant qu’elle porterait un jour. Après la naissance de Bryntelle, Grinsa l’avait menacée de la lui arracher si elle ne confessait pas ses crimes à Kearney. Il savait qu’elle était prête à tout pour garder son bébé, et il s’était appuyé sur la force de ce lien pour la faire céder. Depuis, elle avait compris que l’avenir promis un jour par le Tisserand – une souveraineté qirsi obtenue par la torture, le meurtre et le mensonge, et gouvernée de cette façon – n’était pas celui qu’elle souhaitait pour sa fille. Aujourd’hui, elle désirait la mort du Tisserand, et la défaite de son mouvement. Elle les avait dénoncés au roi d’Eibithar. Puis elle avait décidé de refuser la mort à laquelle la condamnait ce geste. Parce qu’elle voulait vivre, bien sûr, parce que survivre était un défi à l’arrogance du Tisserand, mais surtout, et plus que tout, parce qu’elle refusait que sa fille grandisse privée de l’amour d’une mère. Bryntelle s’était révélée la force motrice de toute son existence. « Oui, Altesse, je l’ai fait pour Bryntelle, avoua-t-elle. D’abord parce que je redoutais qu’on me l’arrache et puis, plus récemment, parce que j’ai compris que la tyrannie du Tisserand n’était pas ce que je voulais lui laisser, à elle et à ses propres enfants. — Vous me surprenez. » Cresenne plongea le regard dans les yeux jaunes de sa fille. À la lumière du soleil vespéral, ils brillaient comme des torches. « C’est la pure vérité. — Je n’ai jamais beaucoup fréquenté les gens de votre race. Et en matière de confiance, il ne me viendrait pas à l’esprit de me tourner vers un Qirsi. Mais vous m’impressionnez. » Cresenne ne put retenir le rire amer qui s’échappa de ses lèvres. « Vous trouvez cela drôle ? » La jeune femme aurait dû se contenter de nier, et laisser leur conversation s’éteindre, mais elles s’étaient l’une et l’autre montrées assez franches jusque-là, et l’honneur lui commandait de poursuivre. « Non, il n’y a rien de drôle, Altesse. Mais pensez-vous sincèrement que je puisse prendre votre remarque pour un compliment ? » Devant le visage écarlate de Leilia, Cresenne comprit qu’elle était allée trop loin. La reine pourtant, une fois de plus, l’étonna. « Non, reconnut-elle en retrouvant son sourire narquois, sans doute pas. Mais il faut me pardonner. Mes rencontres avec des femmes qirsi ont été jusque-là plutôt… désagréables. » Cresenne, qui voyait ses soupçons se confirmer au sujet de Keziah et du roi, se garda bien de révéler quoi que ce soit. « Je n’ai rien à vous pardonner, Altesse. Nos peuples luttent contre tant de malentendus, et depuis si longtemps, que cette défiance se comprend. Si nous étions plus nombreux à parler franchement, nous trouverions le moyen de dépasser ces conflits. — Peut-être », admit la reine, laissant une tristesse fugace lui traverser le visage. « Bien, se ressaisit-elle. Je ferais mieux de rejoindre mes dames de compagnie avant qu’elles n’envoient les gardes à notre recherche. — Bien sûr, Altesse. Dois-je vous raccompagner jusqu’à elles ? — Ce ne sera pas nécessaire, ma chère, refusa la reine d’un mouvement de la main. J’ose croire que je connais le chemin ! » Elle s’éloignait, quand elle se retourna soudain vers Cresenne. « Avez-vous besoin de quoi que ce soit ? — Besoin de…, répéta la jeune femme interloquée. — Oui. Êtes-vous bien installée ? Vous et votre enfant êtes-vous correctement nourries ? Je ne sais pas, avez-vous assez de couvertures, voulez-vous davantage de gardes devant votre chambre ? » Au cours des derniers cycles de lune, en plus d’une occasion, Cresenne avait été surprise par la gentillesse que lui avaient témoignée des hommes et des femmes eandi, qu’ils soient simples colporteurs sur les routes de la lande de Glyndwr, ou seigneurs et souverains. Aucun ne l’avait autant déconcertée que l’étrange reine du royaume d’Eibithar. « Merci, Altesse. Nous avons tout ce qu’il nous faut. — Parfait. Si vous songez à quelque chose, faites-le-moi savoir. — Encore une fois, je vous remercie, Altesse. » Cresenne fit une nouvelle révérence et regarda la reine s’en aller. Lorsqu’elle eut disparu au coin de la haie, elle quitta les jardins à son tour et se dirigea vers les cuisines du château. La nuit allait bientôt tomber et, depuis longtemps, le maître cuisinier lui avait fait comprendre qu’elle ferait mieux de ne pas se trouver sur son chemin quand il préparait le repas de la reine et de ses suivantes. Et puis, une fois la nuit tombée, les allées du jardin et les couloirs désertés lui laisseraient le loisir de circuler tranquillement. C’était son moment préféré de la journée. 2 Dantrielle, royaume d’Aneira Il n’y avait pas si longtemps, quelques jours selon ses calculs – bien qu’il fut difficile d’en tenir le compte entre les murs de sa cellule – Pronjed jal Drenthe était encore Premier ministre d’Aneira, le Qirsi le plus puissant de tout le royaume. Depuis l’échec de la prise du château de Dantrielle par Numar de Renbrere et la chute de la Suprématie Solkarienne que Pronjed avait longtemps servie, il n’était plus qu’un prisonnier aux robes ministérielles en loques et souillées, aux cheveux hirsutes et à la peau irritée par la sueur et les vermines. Pour un autre, ces conditions de détention eussent été une déchéance, et cette pièce sombre et isolée, une humiliation. Mais Pronjed pouvait se prévaloir d’être un sorcier puissant, un homme doté de ressources inimaginables pour les imbéciles eandi qui le surveillaient nuit et jour. Son don de Façonnage lui permettait de briser les fers de sa porte ; celui de l’illusion d’influencer la volonté des gardes de Dantrielle pour les contraindre à lui obéir sans qu’ils s’en aperçoivent ; et celui des brumes et des vents d’échapper à ses poursuivants une fois hors de la tour carcérale. Les liens de soie qui lui entravaient les poignets et les chevilles avaient beau représenter un défi – le Façonnage n’était d’aucune utilité sur le tissu –, ils ne suffiraient pas à l’arrêter. Oui, il était un homme puissant, se répéta-t-il, et il envisageait son évasion depuis le début de sa capture. Il savait d’ailleurs exactement comment gagner sa liberté. Les Eandi pouvaient en penser ce qu’ils voulaient, conclut-il, moqueur et méprisant, les murs de leur prison étaient incapables de le retenir. Il y restait pourtant enfermé. Il avait songé à fuir les premières nuits de sa séquestration, dans le tumulte de la fin du siège de Numar. Tebeo, duc de Dantrielle, tout affairé à débarrasser son château des cadavres de soldats qui jonchaient le sol des cours et des jardins, tout aussi occupé à établir, avec l’aide de ses alliés, la meilleure façon de procéder pour assurer la succession de la Suprématie maintenant renversée, n’y aurait vu que du feu. Mais une Qirsi, une de ses consœurs, Evanthya ja Yispar, Premier ministre de Dantrielle, avait deviné ce qu’il avait en tête. Au cours d’une bien étrange conversation qu’ils avaient eue ensemble, elle ne s’était pas seulement révélée au courant de ses plans d’évasion, elle avait aussi mis au jour son intention de rejoindre le nord pour retrouver le Tisserand en Eibithar, sur le champ de bataille près de Galdasten. Cela posé, elle lui avait ensuite affirmé qu’elle ne ferait rien pour entraver sa fuite, car son seul et unique but, lui avait-elle juré, était de le suivre afin de retrouver sa bien-aimée, Fetnalla ja Prandt, Premier ministre d’Orvinti, qui avait trahi et assassiné son duc. Pronjed avait été tellement secoué par ces révélations qu’il n’avait plus osé mettre ses plans à exécution. Il n’avait senti aucune fourberie dans les propos d’Evanthya, son désir de revoir son amante semblait sincère. Ses doutes néanmoins subsistaient. S’il se trompait ? ne cessait-il de se demander sans avoir l’ombre d’une réponse. S’il se laissait suivre pour découvrir que la ministre l’avait mystifié dans l’unique but de mettre en œuvre le moyen qu’elle avait trouvé de contrarier les plans du Tisserand ? Un piège était peu probable, se rassurait-il toujours, mais il aurait eu tort d’écarter complètement cette éventualité. Lors d’une de ses visites, le Tisserand lui avait ordonné de rejoindre l’armée qirsi ; Pronjed y aspirait de tout son cœur. En échange de son service pour le mouvement, il escomptait une belle récompense. Le Tisserand lui avait souvent parlé de la création d’une nouvelle noblesse qirsi, et le Premier ministre était bien décidé à s’y voir octroyer une place de choix. La nuit dernière, il avait donc résolu de s’évader, en dépit des risques que représentaient la ministre de Dantrielle. S’il doutait d’elle, il était sûr, au besoin, de pouvoir la supprimer. Les cloches de minuit avaient sonné sur la ville, et il était toujours dans sa geôle, incapable de passer à l’acte. La peur le retenait. Une peur tenace, aussi solide que les fers de sa porte, aussi résistante à ses pouvoirs que ses entraves de soie. Les mêmes questions le hantaient. Comment Evanthya en savait-elle autant sur lui et sur ses intentions ? Elle n’était qu’une femme. Quel danger pouvait-elle représenter, seule, face à un mouvement aussi vaste et aussi puissant que le leur ? Elle avait beau être maligne et montrer plus de courage que ne l’auraient laissé croire sa silhouette chétive et ses manières réservées, dans un combat de magie, elle n’était pas de taille à lui faire face. Et pourtant, malgré cette certitude, plusieurs heures plus tard, alors que les premières cloches de la journée retentissaient sur les remparts, et que les premières lueurs blafardes accompagnaient le jour naissant, Pronjed était toujours dans sa prison, en proie au doute. Il avait commis l’erreur d’irriter une fois le Tisserand – lorsque, croyant lui plaire, il avait poussé Carden III, roi d’Aneira, à se plonger un couteau dans le cœur. Il éprouvait encore la douleur qui lui avait brisé les os de la main, si aiguë qu’il avait failli perdre connaissance. Le Tisserand, qui pouvait se montrer très généreux avec son or, n’était pas plus avare de représailles quand l’occasion se présentait. Il l’avait épargné. Le souvenir de son châtiment pourtant, et avec lui la crainte de s’exposer une nouvelle fois au courroux de son chef, le retenait dans sa cellule, bien plus que n’importe quelle autre considération, paralysé par ses hésitations. Les échos du carillon de midi mouraient sur le château quand un bruit de pas légers se fit entendre dans le couloir. Il reconnut immédiatement la voix de femme qui commandait aux gardes de lui ouvrir la porte et de quitter les lieux. Rien cependant n’aurait pu le préparer à la conversation qui l’attendait. « Nous devons rester à nos postes, Premier ministre, entendit-il l’un des hommes lui répondre. Ce sont les ordres du duc. — Très bien, rétorqua la même voix après un long silence. Alors ouvrez-moi. — Tout de suite, Premier ministre. » Il fallut un moment au geôlier pour trouver la bonne clef et l’introduire dans la serrure. La porte s’ouvrit et Evanthya, comme Pronjed s’y attendait, pénétra dans la cellule. « L’un d’entre nous devrait rester avec vous, Premier ministre. — Inutile. J’ai une dague, fit-elle en fermant derrière elle avec résolution. Je vous appellerai quand j’aurai terminé. » Elle se tourna alors vers Pronjed, les joues rouges et le visage sévère. Ses yeux brillaient d’un jaune aussi éclatant que les fleurs du jardin, et ses fins cheveux blancs glissaient librement sur ses épaules. Pronjed savait que le cœur de cette séduisante personne était pris, et par une femme, mais il ne put s’empêcher d’éprouver une certaine attirance. « Vous êtes consciente, bien sûr, que votre arme ne vous sera d’aucune utilité, fit-il sans prendre la peine de se lever. Ces liens ne sont pas là pour rien, ajouta-t-il en lui présentant ses poignets. — Je le sais, Premier ministre. D’autant plus que c’est à moi que vous les devez plutôt que des menottes. » Elle avança d’un pas. « Nous savons tous les deux que je n’aurai pas besoin de cette arme. Vous n’avez aucun intérêt à me faire le moindre mal. — Comment en êtes-vous si sûre ? » Elle jeta un rapide coup d’œil vers la porte avant de revenir sur lui. « Parce que, murmura-t-elle, si vous essayez de me blesser, vous serez exécuté, ou jeté au cachot. Étant donné que vous n’êtes pas prêt à mourir, et que vous n’avez aucune envie de compliquer votre évasion, vous ne me ferez aucun mal. » Les yeux de Pronjed, effrayé, papillonnèrent vers la porte. Aucun des gardes ne semblait les écouter. « Je ne vois pas de quoi vous parlez. — Arrêtez vos simagrées ! Vous le savez très bien au contraire. Et je veux comprendre pourquoi vous n’avez rien tenté. — Pardon ? — Pourquoi n’avez-vous pas essayé de vous évader ? — Parce que je n’en ai jamais eu l’intention. — Vous mentez. — Vous semblez bien sûre de vous, Premier ministre, et pourtant, comme vous pouvez le constater, je n’ai rien fait pour gagner ma liberté. Ne se pourrait-il, dans vôtre hâte à retrouver Fetnalla, que vous imaginiez des traîtres là où il n’y en a pas ? — Non », répliqua-t-elle vivement sans parvenir toutefois à dissimuler tout à fait son hésitation. Pronjed poussa son avantage pour la déstabiliser un peu plus. « J’imagine votre désarroi à l’annonce de l’assassinat de Lord Orvinti, Premier ministre. La culpabilité évidente de Fetnalla a dû être un choc terrible. — Taisez-vous ! — Elle l’a tué, insista-t-il. Pour autant, cette culpabilité ne fait pas de moi un traître. Cela vous rassurerait, je le comprends, mais il ne s’agit pas seulement… — Je vous ai dit de la boucler ! » Un mouvement de robe et un éclat de métal plus tard, Pronjed se vit brutalement plaqué contre le mur. La tête de la ministre, aussi têtue qu’un bélier, bloquait son torse, et la pointe de sa dague était appuyée contre sa gorge. Pronjed se retint de briser sa lame. Elle avait trop besoin de lui pour le tuer, se rassura-t-il, et elle ne pouvait le blesser sans s’attirer la suspicion de son duc. Mais il tremblait, et le frémissement de l’arme était glacial contre sa peau. « Premier ministre ? s’enquit un garde inquiet depuis la porte. — Laissez-nous ! » s’écria-t-elle. Par l’imposte grillagée, Pronjed vit l’homme l’observer un instant, rictus aux lèvres, avant de s’en aller. « Pourquoi ne pas briser ma lame, Premier ministre ? reprit-elle à voix basse en s’écartant. Peut-être allez-vous essayer de me faire croire que vous n’êtes pas Façonneur ? — Tout cela est complètement stupide, Evanthya. Comme vous l’avez très clairement souligné, je ne peux pas plus vous blesser que vous ne pouvez risquer de vous en prendre à moi. Vous êtes convaincue que je peux vous conduire à Fetnalla. Soit. Baissez votre arme, et discutons courtoisement de tout ceci. » Evanthya le foudroya du regard sans bouger d’un pouce puis elle finit par s’écarter tout à fait, et rengaina lentement son couteau. « Très bien, admit-elle. Dites-moi pourquoi vous êtes toujours ici, ou bien je vais de ce pas demander au duc qu’on vous jette au cachot. — Encore une menace. Or vous avez besoin de moi, ou vous en êtes convaincue. — Vous n’êtes que le prétexte qui m’est nécessaire pour me lancer à la poursuite de Fetnalla, Premier ministre, rien d’autre. Si longtemps après le meurtre de Brall, Tebeo refusera de me laisser partir. Mais si vous vous évadez, je peux le persuader de m’envoyer à vos trousses. Il n’a pas assez d’hommes, je serai son seul recours. — Comme je viens de l’expliquer… — Si vous ne me dites pas ce que je veux savoir, je vous fais jeter aux oubliettes, et je quitterai Dantrielle sans autorisation. Je suis prête à renoncer à mon titre et à mon rang dans cette cour. Je vous le répète, la seule chose que je veux, c’est retrouver Fetnalla. Je me moque bien du reste, et très certainement de vous. » Un homme plus courageux l’aurait poussée à abandonner sa position à la cour de Tebeo, ou à prouver que ses chantages n’étaient que de l’esbroufe. Mais la menace des oubliettes sapait toute son envie de la mettre à l’épreuve. « Je n’ai fait aucune tentative, répondit-il enfin, parce qu’entre votre prétendu désir de la retrouver et la possibilité d’un piège, je suis incapable de trancher. » Cet aveu prit Evanthya au dépourvu. Complètement déconcertée, la ministre ouvrit la bouche, puis la ferma. Pronjed aurait éclaté de rire s’il n’avait pas frémi de terreur. Car, en une phrase, il venait de lui confirmer tous les soupçons qu’elle nourrissait à son égard. « Est-ce vrai ? demanda-t-elle dans un souffle à peine audible. — Oui. » Elle étouffa un juron et, fermant les paupières, se passa une main fébrile dans les cheveux. « Nous avons perdu un temps précieux. Qui peut savoir où elle se trouve maintenant ? — Il ne sert peut-être plus à grand-chose de me suivre, tenta Pronjed. — Je n’ai pas dit que j’étais prête à renoncer. — Et je n’ai pas dit que j’étais prêt à me laisser filer. » Devant sa réaction, Pronjed leva la main. « Je sais, vous n’avez pas besoin de ma permission. Je ne peux pas vous empêcher de me suivre, mais j’essaierai. Je serai stupide de ne pas le faire. » Elle réfléchit quelques instants, et opina. « Alors quand ? — Cette nuit, murmura Pronjed en maudissant sa bêtise. Je le jure, ajouta-t-il devant son air dubitatif. Je ne peux pas me permettre d’attendre plus longtemps. » Elle désigna la porte. « Ne blessez pas les hommes. Vous possédez la magie de l’illusion, servez-vous-en. » Il aurait dû nier mais, encore une fois, la certitude dont elle faisait preuve l’ébranlait. « Je ne peux rien vous promettre. Je ferai tout ce qu’il faut pour m’échapper. Si vous souhaitez épargner ces hommes, faites ôter ces liens. Je peux briser des menottes de fer, mais de la soie… » Il haussa les épaules en signe d’impuissance. « Vos pouvoirs… — Je ne peux pas contrôler deux esprits à la fois. D’une manière ou d’une autre, le deuxième garde devra être neutralisé. Tout dépend donc de vous, Premier ministre. Si vous vous inquiétez vraiment pour la sécurité des hommes de Dantrielle, il faut m’aider. » Evanthya, le regard planté dans celui de Pronjed, resta silencieuse un moment. Puis elle se redressa et s’éloigna vers la porte d’un pas décidé,. « Gardes ! » cria-t-elle. Le premier surgit immédiatement, lui ouvrit et la laissa passer. Une seconde plus tard, la porte se refermait sur Pronjed, et la clef tournait dans la serrure avec un grincement sinistre. « Surveillez-le avec attention, déclara-t-elle d’une voix ferme aux hommes de Tebeo. Je ne serai pas étonnée qu’il essaie de s’échapper. » Pronjed fixait la porte, complètement stupéfait. Autour de ses poignets et de ses chevilles, jamais la soie ne lui avait parue si serrée. Evanthya descendit les escaliers de la tour carcérale en tremblant. Cette nuit, avait-il dit. Entre le Premier ministre d’Aneira, le Tisserand, les gardes du château, son duc et sa réaction s’il apprenait ce qu’elle projetait, elle n’aurait jamais cru avoir autant de sujets d’inquiétude à la fois. Et à ces craintes s’ajoutait la peur que lui inspiraient ses retrouvailles avec Fetnalla. Elle ne doutait plus que sa bien-aimée eût trahi le royaume et assassiné son duc, Brall d’Orvinti. Elle ne se faisait plus davantage d’illusions sur ses capacités à détourner Fetnalla du sinistre chemin qu’elle avait choisi d’emprunter. Mais elle devait essayer. Coûte que coûte. Pour elles deux. Les soldats qui gardaient la cellule de Pronjed l’avaient considérée d’un drôle d’œil lorsqu’elle était sortie. Une preuve supplémentaire, songea-t-elle avec amertume, de la profondeur de la suspicion qui entourait toujours les Qirsi au royaume d’Aneira. Tous les hommes du château de Dantrielle savaient pourtant comment elle s’était battue contre les soldats de Solkara et de Rassor pour repousser le siège. Ils l’avaient vue, dos à dos avec leur duc, risquer sa vie pour défendre celle de Tebeo. Les brumes et les vents qu’elle avait levés pour les protéger des archers ennemis, quand les envahisseurs de Numar avaient brièvement pris le contrôle des remparts, ne leur avaient pas non plus échappé. Après cela, personne ne pouvait mettre en doute sa fidélité à Tebeo et à sa maison. C’était du moins ce qu’elle avait cru. Mais certains ne se privaient pas de la considérer encore avec mépris, et ceux-là, se dit-elle, attribueraient de noirs desseins à sa conversation menée à voix basse avec Pronjed. Auraient-ils tort ? N’avait-elle pas comploté pour faciliter l’évasion du traître, au mépris même de ses soupçons sur sa responsabilité dans la mort du roi d’Aneira ? Elle avait payé de son or les services d’un tueur à gages pour faire assassiner un conjuré qirsi à Mertesse. Cela ne la posait-il pas en ennemie affirmée de la conspiration ? Qu’elle aimât une traîtresse, et voulût désespérément la revoir désavouait-il tout ce qu’elle avait entrepris jusque-là ? Elle traversa la cour haute, hantée par ces questions et ne vit les soldats qui avançaient vers elle qu’au moment où elle faillit les heurter. « Pardonnez-moi, fit-elle nerveuse et légèrement étourdie. Je ne vous avais pas vus. — Nous vous cherchions, Premier ministre. — Moi ? — Oui, le duc veut vous parler. » La ministre leva les yeux vers la fenêtre de la chambre ducale pour s’apercevoir que le duc, son visage rond éclairé par le soleil, l’observait. Elle opina. « Allons-y », fit-elle péniblement. Les deux hommes l’encadrèrent, et ils se dirigèrent en silence vers la tour la plus proche, d’où l’on pouvait rejoindre le bureau de Tebeo. L’un des gardes frappa et, sur l’invitation du duc, ouvrit la porte avant de s’effacer pour laisser entrer Evanthya. Elle salua les deux hommes, s’efforçant de leur sourire, et pénétra dans la pièce. Aucun des soldats ne la suivit. La porte se referma sur elle. Tebeo, le dos tourné, était toujours à la fenêtre. « Je vous en prie, Premier ministre, asseyez-vous. » Evanthya s’installa dans son siège habituel, près de la table de travail de son duc. Son cœur battait si fort qu’elle s’étonnait que Tebeo ne réagît pas. — Voulez-vous du thé ? — Non merci, monseigneur. — Peut-être un peu de vin ? » Elle sourit malgré son appréhension. « C’est très aimable à vous, monseigneur, mais ça ira. — En êtes-vous sûre ? » l’interrogea-t-il en se tournant subitement vers elle. Evanthya frémit. « Que voulez-vous dire ? — La force dont vous faites preuve depuis la fin du siège m’impressionne. Vous avez fait tout ce que je vous ai demandé ; comme d’habitude, votre service à l’égard de la maison de Dantrielle est exemplaire. — Merci, monseigneur. — Je ne peux qu’imaginer combien tout cela vous pèse. » Elle se sentit rougir, et détourna les yeux. Elle n’avait aucune raison de nier cette assertion. « Certes, monseigneur. — Pour être honnête, je suis surpris que vous soyez toujours là. » Evanthya le dévisagea avec stupeur. « Je crois savoir combien vous l’aimez, je sais aussi combien vous haïssez la conspiration. Vous avez pris de grands risques pour frapper ses chefs. » Evanthya lui avait raconté comment elles avaient recruté un assassin pour tuer Shurik jal Marcine. Bien qu’il n’eût pas approuvé, Tebeo ne l’avait pas punie. Il aurait eu toutes les raisons, et tous les droits. « À votre place, poursuivit-il, je serais déjà parti à sa recherche. Que vous ne l’ayez pas fait dit votre dévouement à mon égard et à celui de ma maison. — Vous m’honorez, monseigneur, parvint-elle à articuler. — Je suis sincère, Evanthya, c’est tout. Et j’en attends de même de votre part. — Monseigneur ? » Il vint s’asseoir à ses côtés, le visage empreint de compassion. « Que faisiez-vous à l’instant dans la tour carcérale ? demanda-t-il d’un ton si doux que la jeune femme sentit son cœur se serrer. » Elle voulu répondre, mais elle se mit à pleurer. « Il ne s’y trouve que deux hommes, poursuivit son duc. Numar et le Premier ministre. Je ne pense pas que vous avez grand-chose à dire au régent, il reste donc Pronjed. » Devant son silence, il soupira profondément. « Après toutes les épreuves que nous venons de traverser, je ne mettrai jamais votre loyauté en doute, Evanthya. J’espère que vous le savez. » La jeune femme, le visage ruisselant de larmes, ne put qu’opiner. « J’ai néanmoins besoin de savoir de quoi vous avez parlé. Quelle que soit ma confiance en vous, je redoute cet homme. Vous m’avez dit vous-même ce dont il est capable. Si mon château est en péril… — Tel n’est pas le cas, monseigneur. » Au même instant, elle se souvint des derniers mots de Pronjed et des risques que son évasion faisait courir aux gardes de Tebeo, et elle regretta de lui avoir offert même cette mince assurance. « En êtes-vous sûre ? » Elle baissa les yeux. « Non, monseigneur. — Il faut me parler, Evanthya, vous le savez. » Une centaine d’objections lui venaient à l’esprit, toutes des mensonges. Qu’est-ce qui la différencierait de Fetnalla si elle en avançait ne serait-ce qu’une seule ? « Il a l’intention de s’évader, monseigneur. — S’évader ! Comment ? — Il possède le don de l’illusion, celui des brumes et des vents, et celui du Façonnage. C’est un sorcier puissant. Cela ne devrait pas être trop difficile. — Alors pourquoi ne l’a-t-il pas déjà fait ? — Parce qu’il y a plusieurs jours, je l’ai informé de mon intention de le suivre, et il avait peur que je l’entraîne dans un piège. » Le duc ne manifesta aucun étonnement. Son expression demeura égale, à l’exception d’un bref clignement des paupières. « En d’autres termes, vous aviez l’intention de le laisser filer, bien que cette évasion soit de nature à renforcer la conspiration. — Il peut me conduire jusqu’à elle, monseigneur. — C’est un motif difficilement acceptable. — Nous échangerions un traître contre un autre. Pronjed les ralliera peut-être, mais pas Fetnalla. » Il dressa les sourcils. « Vous pensez pouvoir la détourner des renégats ? — Je dois essayer. Si je n’y arrive pas, je trouverai le moyen de l’empêcher de les rejoindre. Dans tous les cas, elle ne se battra pas aux côtés du Tisserand. — Je n’aime pas vous le rappeler, Evanthya », objecta le duc, le front soucieux, « mais Fetnalla est dangereuse, elle aussi. Elle a employé sa magie pour tuer Brall, et vos pouvoirs, vous me l’avez souvent dit, ne sont pas ceux d’un guerrier. Vous l’aimez toujours, mais elle est passée à l’ennemi. Vous pourriez ne pas réussir à la vaincre. — Je ne suis pas sans ressources, monseigneur, se défendit Evanthya. Elle peut être puissante, mais moi aussi. À ma façon. » La ministre fut surprise par sa propre combativité. L’orgueil avait toujours été la prérogative de Fetnalla. « Vous n’avez pas besoin de me convaincre de votre force, sourit Tebeo avec indulgence. Je vous ai vue vous battre pour ce château. J’ai combattu dos à dos avec vous, et je n’ai jamais craint de prendre un coup par-derrière. — Merci, monseigneur. — Mais j’ai peur de vous perdre, ajouta-t-il sombrement. Parce que j’apprécie la valeur de vos conseils, et parce que je vous considère aussi comme une amie. — Alors réfléchissez en ami, et non en duc, osa-t-elle avec fougue. Pensez-vous sincèrement que je puisse rester là, à ne rien faire, pendant qu’elle se bat aux côtés du Tisserand ? Après ce qu’elle a fait, ce que nous avons partagé, comment pourrais-je ne pas me lancer à sa recherche ? — Ce qui s’est passé n’est pas de votre faute, Evanthya. Vous ne pouviez pas savoir… — J’aurais dû ! Personne ne la connaît aussi bien que moi. Son comportement était si étrange la dernière fois que nous nous sommes vues. » Elle essuya vivement une larme sur sa joue. « J’aurais dû comprendre. — Vous êtes trop dure avec vous-même. — La personne que j’aime le plus au monde s’est révélée être une traîtresse et une meurtrière. Comment pourrais-je ne pas m’en vouloir ? » Son amertume fit grimacer le duc. « Je sais ce que vous allez dire, poursuivit-elle. Personne ne peut savoir ; la duchesse ne ferait jamais une chose pareille, et vous aurez raison. Mais j’aurais dû écouter mes doutes, j’aurais dû lui parler. » Le duc se leva et retourna vers la fenêtre ouverte. « Je ne peux qu’imaginer ce que vous traversez, fit-il les yeux perdus sur les cours du château. » Il resta longtemps silencieux, au point qu’Evanthya se demanda s’il attendait qu’elle parle. Il se tourna enfin vers elle. « S’il ne s’agissait que de vous laisser partir, je le ferais volontiers et en dépit de mes craintes pour votre sécurité. Mais vous souhaitez laisser Pronjed s’évader. Je ne peux l’accepter. Nous le soupçonnons de nombreux crimes contre le royaume, et il demeure une menace pour chacun d’entre nous. — Je ne peux pas la retrouver toute seule, monseigneur. — Je suis désolé. — Il s’enfuira, que je le suive ou non ! La seule différence est le nombre de blessés et de morts qu’il laissera sur son chemin ! — Vous ne me croyez pas capable de le retenir ? — S’il est résolu à gagner sa liberté, non. » Tebeo lâcha un rire amer. « Evanthya, je suis à la tête d’une armée entière. Il est peut-être puissant, mais il est seul. — Alors pourquoi est-ce si important de le garder ici ? » Le duc hésita, et secoua la tête avec un sourire désabusé. « Ne jouez pas avec moi. — Il ne s’agit pas d’un jeu, monseigneur. Il peut me conduire à Fetnalla, et elle peut me conduire à la conspiration. Nous avons tout intérêt à le laisser s’enfuir. Si je retrouve Fetnalla, si je peux la détourner du chemin sur lequel elle s’est engagée, peut-être pourrons-nous ensemble porter un coup aux renégats. N’est-ce pas une chose à tenter ? — Oui, si elle pouvait aboutir. Mais je n’y crois pas. Je suis désolé, Evanthya. Fetnalla est allée beaucoup trop loin pour faire demi-tour. Et vous me l’avez dit vous-même, Pronjed est une menace sérieuse pour nous tous. Je ne peux pas le laisser s’évader, et je prendrai tout ce que vous tenteriez pour l’aider comme une… offense très grave. » Elle était sûre qu’un « acte de trahison » était l’expression qu’il avait eue en tête. Qu’il ne l’eût pas employée montrait toute l’affection qu’il lui portait. Le duc se dirigea vers la porte, l’ouvrit et appela un garde. « Faites venir immédiatement le capitaine, fit-il. — Qu’allez-vous faire, monseigneur ? l’interrogea Evanthya alors qu’il refermait la porte. — Doubler la garde devant sa cellule, et placer des soldats supplémentaires dans tous les couloirs d’accès à la tour carcérale. — Vous ne ferez qu’exposer davantage de vies, monseigneur. Un Façonneur peut briser des os d’une seule pensée. Un Qirsi doué du don de l’illusion peut obliger n’importe qui à agir selon son bon vouloir – nous soupçonnons Pronjed d’avoir contraint le roi à se tuer. — Alors que puis-je faire ? — C’est précisément ce que j’essaie de vous dire. Je ne suis pas sûre que vous puissiez entreprendre quoi que ce soit sans mettre d’autres vies en danger. En l’occurrence, s’il a décidé de s’évader, votre armée entière serait impuissante à l’empêcher. À l’extérieur, avec une centaine d’archers, vous pourriez peut-être l’arrêter, bien que sa magie des brumes et des vents rendît l’exercice difficile. Mais dans la tour, les couloirs sont étroits, seuls quelques hommes peuvent lui faire face à la fois. Et il peut les tuer tous. — Quatre hommes plutôt que deux lui rendront tout de même la tâche plus difficile. — À peine, monseigneur, et au final, vous aurez quatre bûchers à préparer au lieu de deux. » Tebeo se passa une main désespérée sur le visage. « Comment se battre contre un ennemi pareil ? » Une question que les seigneurs eandi se posaient sans aucun doute sur toutes les Terres du Devant. « Comme on affronte n’importe quel adversaire rusé et puissant : en forgeant des alliances, en recourant à des tactiques auxquelles vous n’auriez jamais songé, et en choisissant soigneusement vos combats. — Que suggérez-vous ? lui demanda-t-il avec un regard acéré. — Vous le savez, monseigneur. Laissez-le s’évader. Renvoyez un des gardes en poste dans le couloir. — Quoi ? ! — S’il n’y en a qu’un, Pronjed emploiera sa magie de l’illusion. Il pourra s’enfuir sans blesser quiconque. Cela ne dépend que de nous. — Avez-vous parlé aussi de cela avec lui ? — Oui, monseigneur, reconnut Evanthya en rougissant. Pardonnez-moi, j’étais… — Aucune importance. L’époque est insensée. Mon fidèle ministre complote avec un Qirsi renégat dans le but d’organiser son évasion sans blesser aucun Eandi. D’une certaine manière, cette situation ne manque pas d’humour. — Un humour assez noir, monseigneur. Vous savez combien je déteste cet homme. Je n’agis que pour Fetnalla, et dans l’espoir d’aider ceux qui combattent la conspiration. — Vous êtes bien la seule, soupira le duc après un long silence. — Que voulez-vous dire ? — Au moment même où nous parlons, des hommes de Mertesse et de Solkara sont en marche pour affronter les Eibithariens. Je doute qu’ils unissent leur force avec celle de leur ennemi pour combattre le Tisserand et ses rebelles. Même si nous avions un roi pour nous guider, je ne suis pas sûr que nous aurions les moyens de lever une armée et de l’envoyer à temps pour affronter la conspiration. Que nous le devions à notre propre aveuglement, ou aux machinations des traîtres, Aneira est bel et bien hors de combat. Vous êtes sans doute la seule à pouvoir agir. » Evanthya n’en croyait pas ses oreilles. « Cela signifie-t-il que vous m’autorisez à partir, monseigneur ? — Je suis certainement devenu fou, murmura-t-il avec un soupir. — Monseigneur ? — Je ne ferai rien pour vous arrêter. » Elle sentit son cœur palpiter d’impatience, de peur, et d’un regain de combativité. « Et le Premier ministre ? — Vous êtes bien sûre qu’il ne s’attaquera pas à un homme seul ? — Il n’a aucune raison de le blesser. — Sauf sa haine des Eandi. » D’un hochement de tête impuissant, elle lui concéda ce point. Un coup frappé à la porte l’empêcha de formuler sa réponse. Tebeo l’observa un instant avant d’inviter le visiteur à entrer. La porte s’ouvrit, et Gabrys DinTavo, le capitaine des armées de Dantrielle, pénétra dans la pièce. Apercevant Evanthya, il hésita puis la salua brièvement avant de se tourner vers son duc. « Vous m’avez fait appeler, monseigneur ? — Oui, capitaine. » Le duc regagna sa table de travail et s’assit, le visage pâle. « Combien d’hommes stationnent actuellement dans la tour carcérale ? — Quatre, monseigneur, répondit Gabrys non sans jeter un rapide coup d’oeil à Evanthya. Deux devant chacune des portes des cellules du régent et de son ministre. Plus ceux au pied de la tour et dans les couloirs qui y conduisent. Seize hommes au total, monseigneur. — C’est beaucoup. — Ce le serait pour des prisonniers ordinaires, monseigneur, mais ceux-là sont loin de l’être. Nous les soupçonnons, l’un ou l’autre, ou tous les deux, de vouloir s’évader. — Ne serait-il pas plus judicieux d’affecter ces hommes à la réparation des remparts et des chemins de ronde ? Le travail traîne. » Gabrys porta un nouveau regard soupçonneux sur Evanthya. « Il vaudrait peut-être mieux le mettre au courant, suggéra la ministre. — Comme vous voulez, accorda Tebeo. — Au courant de quoi, monseigneur ? — Nous avons l’intention de laisser le ministre s’évader. Réduisez la garde à un seul homme, et libérez entièrement le couloir sud jusqu’à la cour. » À son crédit, Gabrys n’offrit aucune autre réaction que de l’étonnement. « Puis-je vous demander la raison de cette décision, monseigneur ? — J’en suis responsable, capitaine, intervint Evanthya. L’objectif est de me permettre de le suivre. Dès qu’il sera hors de nos murs, Pronjed peut me conduire… aux chefs de la conspiration. » Avant d’être promu capitaine des armées, se souvint la jeune femme, à l’instar de tout guerrier eandi envers les Qirsi, Gabrys avait semblé nourrir une grande méfiance à son égard. Lorsque Tebeo l’avait nommé, en remplacement de Bausef DarLesta mort au cours du siège, le nouveau capitaine, reconnaissant la confiance que son duc plaçait en elle, avait mis ses soupçons à l’écart. Et Gabrys, plus que n’importe qui, avait vu sa détermination à sauver le château de Dantrielle. Elle sentait qu’il ne doutait plus de sa loyauté. Elle n’était pourtant pas prête à lui confier qu’elle espérait aussi retrouver Fetnalla, ancien Premier ministre de Brall, meurtrière de son duc, rebelle en fuite, et qui restait malgré tout celle qu’elle aimait. Il n’eût pas mieux accueilli ce dernier argument. « Avec tout le respect que je vous dois, Premier ministre, ce plan est insensé. Une fois libre, qu’est-ce qui empêchera le ministre de vous tuer ? Et qui nous dit qu’il ne fera pas du même coup évader le régent, et raviver ainsi la menace de Solkara sur le château ? — Il n’a aucun intérêt à faire évader le régent, capitaine. Il n’a qu’un objectif : rejoindre ses camarades renégats au nord d’Eibithar. Quant à ma sécurité… » Elle détourna les yeux. « C’est mon problème. — Monseigneur… — Je sais, Gabrys. J’ai usé des mêmes arguments. Evanthya m’a convaincu que nous risquions bien plus à le garder. Il est décidé à s’évader et, compte tenu de ses pouvoirs, nous aurons le plus grand mal à l’en empêcher. — Alors jetons-le aux oubliettes. » À sa plus vive horreur, Evanthya vit le duc considérer cette option. « Non, je vous en prie, plaida-t-elle en maudissant l’émotion qui provoquait un nouvel accès de larmes. Il faut comprendre, capitaine. J’ai besoin de cet homme. Personne d’autre ne peut m’aider à la retrouver. » Cet aveu n’avait pas franchi ses lèvres qu’elle le regrettait déjà. « La ? interrogea le capitaine en la dévisageant. — Oui, fit le duc d’une voix tranquille. Elle parle du Premier ministre de Lord Orvinti. Elle pense qu’elle est aussi capable de nous mener à la conspiration. — Je vous le répète, monseigneur, ce plan est fou. Je ne peux pas vous conseiller de vous y engager. — Je le sais. Je partage vos inquiétudes, Gabrys, mais je vais quand même accéder à la requête d’Evanthya. » Gabrys était un soldat. Evanthya admira sa discipline. Alors qu’il aurait eu mille arguments pour protester, il se contenta d’opiner. Sans même regarder la ministre, il demanda : « Y a-t-il autre chose, monseigneur ? — Non, capitaine, je vous remercie. Occupez-vous de lever la garde. — À vos ordres, monseigneur. » Il partit et ferma la porte, laissant Evanthya et le duc face à face, peut-être pour la dernière fois. « Vous êtes sûre de votre décision ? demanda Tebeo. — Oui, monseigneur », fit-elle avec résolution malgré les tremblements qui l’agitaient. Tebeo quitta son bureau et s’approcha d’elle. Il l’obligea à se lever, et la serra entre ses bras. « Vous m’avez servi plus fidèlement qu’aucun ministre n’a jamais servi son duc, murmura-t-il. Et vous avez défendu cette maison aussi bravement que tous les soldats qui aient jamais arboré ses couleurs. Peu m’importe quand vous reviendrez, vous resterez toujours ministre de Dantrielle. De mon vivant, nul autre que vous ne portera ce titre. J’en fais le serment. » L’émotion empêchait Evanthya de répondre et, après quelques instants, Tebeo s’écarta sans pour autant lui lâcher les mains. « Avez-vous besoin de quoi que ce soit ? » Elle fit non de la tête. « De l’or ? — J’en ai un peu, monseigneur. — Il vous en faudra plus. » Il la laissa, et retourna à son bureau dont il ouvrit l’un des tiroirs pour en extraire une bourse qui tinta discrètement. Il revint vers elle, dénoua les cordons et commença à compter les pièces. Il s’arrêta brusquement, et lui tendit la petite poche de cuir. « Prenez tout. Ce n’est pas grand-chose. Cinquante qinde tout au plus. Mais ils devraient vous servir. — Merci, monseigneur. — Prenez aussi des provisions à la cuisine. » Cette fois, Evanthya refusa. « Personne ne doit être au courant mon départ. — Oh… oui, bien sûr. » Ils restèrent silencieux, les yeux dans les yeux. Puis, tandis que le duc semblait chercher que dire, Evanthya, le visage baigné de larmes, s’avança d’un pas, l’embrassa sur la joue et s’enfuit de la pièce en courant. Peu de temps après les cloches de midi, le Premier ministre d’Aneira perçut une agitation dans le couloir de sa cellule. Espérant qu’on venait remplacer ses liens de soie par des menottes, il tendit l’oreille. Ses gardes s’entretenaient à voix basse avec leur visiteur et, malgré tous ses efforts, il fut incapable de saisir le moindre mot. La conversation s’arrêta net, et le calme revint sans que quiconque lui eût rendu visite. Les mêmes doutes aussitôt l’assaillirent. La ministre l’avait-elle trahi ? Ne l’avait-elle poussé à se confesser que pour mieux avertir son duc du danger ? Il ne la pensait pas capable d’une telle duplicité, mais il n’était plus sûr de rien. Sauf de sa mort s’il ne rejoignait pas le Tisserand au plus vite. Qu’elle le prenne dans les cachots de Dantrielle ou bien dans son sommeil, il savait, avec la certitude d’un condamné, que faire défaut à son chef signerait sa fin. Aussi résolut-il de mettre son évasion en œuvre la nuit même. Cette décision ne l’apaisa en rien, et ses appréhensions grandirent à mesure que le jour progressait, marqué par les cloches du prieuré puis celles du crépuscule. Ses dons étaient puissants, se répétait-il en proie aux pires angoisses, mais si Evanthya l’avait trompé, ils pourraient bien ne pas lui suffire. Alors que la nuit tombait sur la cité et le château de Dantrielle, obscurcissant l’étroite fenêtre de sa cellule, il entendit un nouveau bruit dans le couloir. Quelques instants plus tard, un garde ouvrait sa porte et pénétrait dans la pièce, chargé de son repas. Il le déposa à côté de Pronjed et se redressa. Avant que l’homme ne s’éloigne, le ministre s’infiltra dans ses pensées. Immédiatement, le visage du soldat s’affaissa. « Où est votre camarade ? murmura Pronjed. — Il n’est pas là, répondit l’homme d’une voix étale. Je suis seul. — Comment ? s’étonna le ministre. — Je suis seul. — Depuis quand ? — Cette après-midi. Le duc nous a dit que vous étiez inoffensif et qu’un garde suffisait à votre surveillance. » Pronjed, craignant que le soldat n’eût trouvé le moyen de se soustraire à son don de l’illusion, l’observa attentivement. Juste avant son départ de Solkara, alors que Numar préparait le siège de Dantrielle, Pronjed n’avait réussi à influencer ni le régent, ni Henthas, son frère, pour obtenir les informations qu’il souhaitait. Il avait supposé que les deux hommes, mis en garde, s’étaient protégés de son pouvoir. Mais si son don était tout simplement défaillant ? « Frappez-vous la tête contre le mur », ordonna-t-il à son garde en s’appuyant sur sa magie. L’homme se dirigea vers le mur et se cogna résolument le front contre la pierre. Pronjed, rassuré, sourit. « Quels autres ordres vous a transmis le duc ? — De cesser la surveillance de certains couloirs menant à la tour. — Lesquels ? — Je ne sais pas. » Pronjed poussa l’intrusion jusqu’à ce que l’homme porte une main à sa tempe avec un gémissement douloureux. « Je ne sais pas », geignit-il. Cette information lui eût été utile, mais Pronjed pouvait difficilement se plaindre. Evanthya avait agi au-delà de ses espérances. À lui de remplir sa part du contrat. « Détachez-moi les poignets », ordonna-t-il au soldat. L’homme obtempéra sans broncher, et Pronjed défit les liens de ses chevilles. « Où se trouve la poterne la plus proche ? » interrogea-t-il ensuite. Les indications du soldat étaient un peu confuses, Pronjed dut lui demander de répéter plusieurs détails, mais le château de Dantrielle était assez semblable à celui de Solkara, qu’il connaissait très bien, et il parvint à situer la porte dérobée. « Donnez-moi votre épée et votre dague. » Le soldat lui tendit ses armes avec une telle docilité que le ministre eut du mal à ne pas éclater de rire. « Les valeureux guerriers eandi, railla-t-il en couvrant l’homme de son mépris. Notre Tisserand n’a rien à craindre de vous ! » L’homme, sans défense, la mâchoire relâchée, demeura impassible. Pronjed l’aurait volontiers passé au fil de l’épée, histoire de donner matière à réflexion à Tebeo et ses nobles amis, mais il avait passé un marché tacite avec Evanthya, et la jeune femme avait loyalement rempli sa part. « Allongez-vous, et dormez. » Alors que l’homme obéissait, Pronjed se glissa hors de sa cellule, impatient de s’élancer sur le chemin de la liberté et du triomphe de son peuple. 3 Curtell, empire de Braedon Sa vie était devenue un véritable enfer. Il s’était laissé prendre au piège d’intrigues qui le dépassaient et, empêtré dans des situations trop complexes et bien trop dangereuses pour lui, il se sentait perdre pied. Autrefois, lorsqu’il était plus jeune, il avait eu de l’ambition. Jouissant d’une certaine influence à la cour de l’empereur, il avait espéré devenir haut chancelier, et diriger tous les Qirsi du palais. L’arrivée de Dusaan jal Kania, neuf ans plus tôt, avait mis un terme à ces aspirations. Aujourd’hui, il était trop vieux pour briguer plus que son poste. Il n’avait pas la soif du pouvoir du haut chancelier. Sa magie s’était amenuisée, comme des muscles devenus flasques après des années de négligence et, malgré tout son amour-propre, il devait bien reconnaître qu’il n’avait pas l’intelligence de Dusaan. Pour être honnête, il ne l’avait d’ailleurs jamais eue. Heureusement, il n’avait jamais eu l’audace de le défier. Jusqu’à présent, se reprit-il. Tout était de la faute de Kayiv jal Yivanne. Si le jeune ministre n’était pas venu le voir, environ un cycle de lune plus tôt, accusant le haut chancelier de mentir à l’empereur, et essayant de fomenter une rébellion parmi les chanceliers et sous-ministres pour dénoncer ses manigances à Harel, rien de tout cela ne serait arrivé. Si Kayiv n’avait pas ensuite tenté de s’en prendre à Nitara ja Plin qui, semblait-il, avait un jour été sa maîtresse et qui avait été obligée de le tuer pour se défendre, l’empereur ne serait jamais devenu aussi méfiant envers tous ses Qirsi, et il vivrait encore en paix. Stavel ne comprenait toujours pas pourquoi Harel IV l’avait distingué de la sorte. Durant toutes ses années de service à la cour, l’empereur ne lui avait presque jamais adressé la parole, sauf – et l’ironie était mordante – le jour où Dusaan avait raconté à l’empereur le mensonge qui avait provoqué l’agitation de Kayiv. Ce matin-là, en conseil des ministres, Stavel avait suggéré une solution possible à un conflit qui opposait alors deux seigneurs du Sud. Plus tard, dans les jardins, Harel était apparu devant lui et l’avait complimenté pour la finesse de son analyse et la pertinence de sa réponse. Il avait ajouté une remarque sur l’invasion d’Eibithar qui corroborait les dires de Kayiv, et qui lui avait mis la puce à l’oreille sur le comportement du haut chancelier, mais là n’était pas – n’était plus – la question. Stavel avait fini par admettre que c’était cette rencontre qui avait poussé l’empereur à se tourner vers lui plutôt que vers un autre. C’était tout de même étrange, se disait-il, toujours stupéfait d’une faveur dont il se serait volontiers passé. Harel avait si peu de contact avec ses conseillers pour qu’une rencontre fortuite fasse de Stavel son Qirsi favori ? Le vieux chancelier avait du mal à s’en convaincre, mais il ne voyait pas d’autre explication à ce qui s’était déroulé par la suite, à la fin de l’ascension de la lune d’Elined. Kayiv était mort depuis deux jours. Pour la première fois, bruissant d’inquiétudes et de rumeurs, la cour de l’empereur ne semblait plus à l’abri de la violence qui s’était abattue sur toutes les cours des Terres du Devant. Stavel venait juste de se retirer dans sa chambre lorsqu’on avait frappé à sa porte. Surpris – il recevait rarement des visites à cette heure tardive – et légèrement inquiet, il avait rallumé sa chandelle d’une pensée, et était allé ouvrir prudemment. Deux gardes de l’empereur se tenaient dans le couloir, resplendissants dans leurs uniformes rouge et or. « L’empereur souhaite vous parler, chancelier, lui avait déclaré l’un d’eux avec la froide courtoisie que les gardes réservaient aux conseillers qirsi de moindre importance. » Son inquiétude aussitôt mue en franche appréhension, Stavel avait rapidement remis sa robe ministérielle, et suivi les hommes jusqu’à la salle d’audience. Harel s’y trouvait, arpentant le sol d’un pas nerveux, son sceptre orné de pierres précieuses serré entre ses mains potelées. Lorsque les gardes avaient annoncé son arrivée, il s’était interrompu, avait considéré le chancelier un instant, puis il avait congédié ses hommes, ainsi que la femme allongée sur un lit de coussins moelleux près de la cheminée. « Asseyez-vous, Stavel », lui avait-il demandé en se dirigeant vers son trône de marbre. Le chancelier avait obéit. L’empereur était resté debout. Il reprit ses va-et-vient. « Terrible ! s’était-il exclamé. Cette affaire Kayiv. » Sur quoi il avait hoché la tête, son visage charnu barré d’un pli soucieux. « Oui, Votre Éminence. — Le connaissiez-vous bien ? » Le chancelier s’était senti faiblir. L’empereur avait-il eu vent des mensonges de Dusaan, ou de la discussion qu’il avait eue avec Kayiv alors qu’ils s’interrogeaient sur la nécessité d’alerter l’empereur ? Ou pire, avait songé le chancelier en tremblant, l’empereur le soupçonnait peut-être d’appartenir lui aussi aux troupes rebelles. « Pas très bien, Éminence, avait-il répondu d’une voix mal assurée. — Pensez-vous que c’était un traître ? — Je crois le récit que nous a fait Nitara de leur… rencontre, alors oui, je suppose que c’était un traître. » L’empereur, arrêté devant l’une de ses fenêtres vitrées, s’était tourné vers Stavel. « Pensez-vous que cette femme puisse être une traîtresse elle aussi ? — Je ne le crois pas, Éminence. — Êtes-vous un traître, Stavel ? — Non ! Je jure que non ! » s’était exclamé le pauvre chancelier, les yeux écarquillés de frayeur. « Je vous crois, l’avait rassuré Harel. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je vous ai convoqué. — J’ai peur de ne pas comprendre. — Je suis convaincu qu’il y a d’autres traîtres dans mon palais. J’ai entendu beaucoup de choses au sujet de cette conspiration – son fonctionnement, comment ses chefs attirent de nouveaux fidèles – et j’ai beaucoup de mal à croire que Kayiv agissait seul. Je pense que cette femme est impliquée. Elle a longtemps partagé sa couche avant d’en venir à ce crime affreux. Leurs relations ne se limitaient certainement pas à cela. » Il avait recommencé à arpenter la pièce. « Et j’en soupçonne d’autres. Je veux que vous les démasquiez. — Moi, Éminence ? — Cela vous surprend, Stavel ? — Eh bien, oui, Éminence. Je suis étonné que vous ne confiiez pas une telle mission au haut chancelier. » L’empereur avait souri. « Qui vous dit combien de personnes j’ai l’intention d’enrôler pour cette enquête ? Étant donné la nature de cette conspiration, ne serais-je pas stupide de ne placer ma confiance qu’en un seul homme ? » Stavel, qui n’avait pas envisagé les choses sous cet angle, s’était trouvé impressionné par les déductions et la réactivité de l’empereur. « Je comprends. Votre Éminence est très sage. — J’attends que vous recueilliez le plus d’informations possibles sur vos camarades, le haut chancelier inclus. » Stavel s’était brusquement senti pâlir. « Le haut chancelier, Éminence ? — Cela vous effraie, avait constaté l’empereur avec acuité. Pourquoi ? — Le haut chancelier est un homme… puissant. Le plus puissant de tous les Qirsi de votre palais. S’il décide que l’un d’entre nous n’est plus apte à vous servir, il a le pouvoir de nous bannir. — Seulement avec mon accord, Stavel. Ne l’oubliez jamais. Dusaan sert cette cour tant qu’il me plaît, et s’il devait essayer de vous bannir, comme vous dites, je m’y opposerais. » Au beau milieu de la salle d’audience, entouré de tous les signes du pouvoir impérial, Stavel s’était demandé si l’empereur – ou tout autre habitant du palais – serait capable de le protéger du haut chancelier. Il avait néanmoins accepté cette mission, parce qu’il n’avait pas eu le choix. Leur entretien achevé, Stavel avait réintégré sa chambre, escorté par ses deux gardes. Depuis, il n’avait pas revu l’empereur. Il s’était employé à remplir la tâche qu’il lui avait confiée. Il avait commencé à prendre ses repas en compagnie de ses collègues, à la cuisine ou dans les réfectoires plutôt que seul dans ses appartements, et s’était autorisé à écouter des conversations que son éducation et ses principes, en des circonstances moins graves, lui eussent interdit d’espionner. L’air de rien – du moins l’espérait-il – il discutait aussi avec les gardes des allées et venues des Qirsi du palais, évoquant ministres et chanceliers, aussi bien que Guérisseurs et maîtres du feu. Il avait même osé poser des questions sur Dusaan, et il avait appris que personne ne l’avait vu quitter le palais depuis plusieurs cycles lunaires. Ce détail lui avait paru étrange, aussi étrange que s’il avait appris que le haut chancelier s’absentait fréquemment, mais il ne savait qu’en conclure. Il avait découvert d’autres bizarreries. Ainsi, durant quelques temps, il y avait plusieurs cycles de lune, Nitara et Kayiv avaient quitté le palais ensemble à de nombreuses reprises. À leur retour, les gardes ne manquaient jamais de remarquer de quelle nouvelle babiole Nitara était affublée. Et deux autres Qirsi, des Guérisseurs, passaient beaucoup de temps sur les quais, le long du fleuve. Là encore, Stavel ignorait le sens de ces informations. Il n’avait pas l’âme d’un conspirateur, ni celle d’un fourbe. Il apprenait ce qu’il pouvait, sans savoir que déduire, ni que faire, de ses découvertes. Sans la moindre certitude, il pouvait difficilement transmettre ces détails à l’empereur, et encore moins quérir de l’aide pour en analyser la signification, au risque d’abattre ses cartes. Il avait vite regretté la gratification que lui avait offerte l’empereur. Car si, pour la première fois depuis qu’il était à son service, Stavel jouissait de la confiance de son monarque, jamais il ne s’était senti aussi seul. Assister à la réunion quotidienne des conseillers de l’empereur s’avérait la partie la plus simple et pourtant la plus pénible de sa mission. Car Stavel avait le sentiment très net, et permanent, de trahir tous ses congénères, et sa conscience était soumise à rude épreuve. Lorsqu’il parlait avec les gardes, il était terrifié à l’idée d’être démasqué par un confrère. Pendant leurs conseils, ce risque au moins était écarté. Car à supposer que Dusaan apprenne que le compte rendu de leurs discussions était transmis à l’empereur, le haut chancelier n’avait aucun moyen d’identifier le mouchard. À cet apaisement tout relatif s’opposait sa culpabilité, jamais aussi forte que durant ces réunions, parmi des siens. À ses yeux, elles s’étiraient sans fin. Au milieu du cycle lunaire d’Elined, un petit peu plus d’un demi-cycle après la tragédie qui s’était déroulée dans la chambre de Nitara, Stavel avait eu vent de rumeurs concernant un échange houleux entre Dusaan et l’empereur. Selon certains, des gardes pour la plupart, l’empereur avait fait désarmer et encapuchonner Dusaan avant de lui permettre de pénétrer dans la salle d’audience. Selon d’autres, les choses étaient allées beaucoup plus loin. Le haut chancelier, murmurait-on, avait eu les pieds et les mains liés avant d’être autorisé à entrer. Une fois devant l’empereur, Dusaan s’était, paraissait-il, disputé avec lui et s’était plaint du traitement réservé aux Qirsi du palais depuis la mort de Kayiv. Quant aux propos réellement échangés, les récits demeuraient vagues, et Stavel serait resté sceptique sur toute l’affaire sans le changement notable du comportement de Dusaan peu après. Tout bien réfléchi, Stavel avait conclu que les premiers signes du changement d’attitude de Dusaan s’étaient révélés le lendemain de cette prétendue dispute. Le haut chancelier se montrait distrait pendant leur conseil, une distraction inhabituelle en soi. Mais surtout, alors que Dusaan ne masquait pas toujours l’ennui que lui inspiraient fréquemment leurs discussions, il semblait bouillonner, comme s’il faisait tout son possible pour ne pas exploser de fureur devant les préoccupations qui l’agitaient. Il avait mis un terme brutal à leur réunion, bien avant qu’ils eussent statué sur la meilleure façon de traiter l’épidémie de pestilence qui s’était déclarée dans la région de Pinthrel. La réunion suivante ne s’était pas mieux déroulée et, par la suite, l’humeur de Dusaan s’était révélée si noire que Stavel en était venu à se demander s’il n’allait pas s’en prendre à lui. On racontait par ailleurs que le haut chancelier ne communiquait plus que par messages avec l’empereur. N’ayant aucun moyen de le savoir, et manquant de cran pour poser lui-même la question à Harel, le chancelier n’en doutait pas, mais se perdait en conjectures pénibles. Ce n’avait été que le matin même, le sixième de la nouvelle ascension de lune, qu’il avait compris la gravité de la situation, et l’ampleur de son erreur. Il se rendait vers la salle du conseil lorsqu’un garde l’arrêta. C’était l’un des hommes qui, en plusieurs occasions, lui avait fourni des informations sur d’autres Qirsi. Il était jeune, sa Révélation ne devait pas remonter à plus d’un an ou deux, mais exceptionnellement grand et d’une carrure qui, à l’âge adulte, promettait d’être impressionnante. Son allure accentuait l’effet comique de son regard écarquillé et quelque peu effrayé. « Pardonnez-moi, chancelier, fit-il avec hésitation, j’ai cru comprendre que vous vous intéressiez au haut chancelier. » Stavel, les mains moites de peur, craignant de voir débouler Dusaan à l’improviste, jeta un regard anxieux par-dessus son épaule. « Oui, souffla-t-il en regrettant de ne pas être ailleurs. Qu’y a-t-il ? — Eh bien voilà, il a quitté le palais la nuit dernière pour la première fois depuis longtemps. Il est sorti une heure à peu près, mais quand il est revenu, il portait un grand paquet sous le bras. — Grand comment ? — Plutôt long, pas très épais. Je me suis dit que ça devait être une épée enveloppée dans du tissu. » Stavel ne voyait pas plus d’explication à cette expédition qu’aux autres faits et gestes qu’on lui avait rapportés. Un homme dans la position de Dusaan n’avait aucun besoin d’aller en ville pour acheter une arme. La plus grande partie des Qirsi au service d’une cour, surtout celle d’un souverain, possédaient une épée. Stavel en avait une. Elle était vieille et certainement rouillée – il ne s’en était pas occupé depuis des années – mais elle était rangée au fond de son armoire, dans son fourreau, prête à servir au besoin. Dusaan en avait une, lui aussi. Par conséquent, songea le chancelier désorienté, si ce n’était pas une épée, que pouvait-il transporter d’autre ? « Vous avez d’autres détails ? — Non, chancelier. Je crois qu’il s’est rendu directement dans ses appartements. Aucun de nous ne l’a vu ressortir de la nuit. » Stavel fouilla dans la poche de sa robe pour en sortir une pièce de cinq qinde qu’il tendit au soldat. « Non, refusa l’homme en secouant la tête. Je ne fais que mon devoir. — Eh bien merci, répondit Stavel. Merci beaucoup. » L’homme opina et s’en alla, laissant Stavel se demander, de plus en plus perplexe, pourquoi Dusaan pouvait avoir besoin d’une arme. Le haut chancelier était arrivé jeune à la cour de l’empereur, il n’avait jamais eu besoin d’épée. Il pouvait donc ne pas en avoir, réfléchit-il. C’était une explication surprenante, mais logique, sans être toutefois satisfaisante. Renonçant à trancher la question, Stavel secoua la tête et se hâta vers la salle du conseil. Il était le dernier, et son retard inhabituel ne passa pas inaperçu. Dusaan l’accueillit avec un air de reproche légèrement étonné, tandis que les plus vieux chanceliers le regardèrent s’installer près de la fenêtre sans masquer leur curiosité. La séance débuta sans surprise et, très vite, les chanceliers se trouvèrent plongés dans un nouveau débat sur la meilleure façon d’empêcher la pestilence de se répandre autour de Pinthrel. Stavel, qui d’ordinaire aurait pris part à la discussion, avait du mal à se concentrer sur leur échange. Laissant son regard errer dans la pièce, il ne tarda pas à remarquer une épée – la fameuse ? – glissée dans un fourreau, attaché à un ceinturon lui-même pendu à une chaise dans un coin de la pièce. La poignée était en or, mais simple, comme la gaine de cuir. Dès l’instant où il la vit, le pauvre chancelier fut incapable d’en détacher les yeux, et son regard y revenait sans cesse malgré lui. Il pouvait parfaitement s’agir d’une nouvelle lame, se dit-il, même si l’étui, râpé sur les côtés, semblait usé. Mais si elle n’était pas neuve, se reprit-il, préoccupé par l’information du jeune garde, pourquoi le haut chancelier était-il allé la récupérer en ville ? « Chancelier ? » La voix de Dusaan le tira brusquement de ses réflexions, et il quitta l’arme des yeux. Le haut chancelier l’observait. Malgré son air de contrariété, ses prunelles jaunes brillaient d’une petite lueur d’amusement, ou d’autre chose, que Stavel ne parvint pas à identifier. Bien que Dusaan fît preuve d’une humeur plus légère, cet amusement mit le chancelier mal à l’aise. « Oui, haut chancelier ? — Est-ce que vous allez bien ? — Oui, très bien. — Vous semblez ailleurs », souligna Dusaan, non sans se tourner vers l’épée avant de revenir à Stavel. « Seriez-vous troublé ? — Non, haut chancelier. Pardonnez-moi. Je pensais à… autre chose. Je vais me reprendre. Où en étions-nous ? — Parfait, chancelier. Nous disions qu’avec le début des affrontements, et de si nombreux hommes de l’empereur engagés ailleurs, nous serions bien avisés de laisser à l’armée de Pinthrel le soin de régler la situation. Êtes-vous de cet avis ? — Tout à fait. — Bien. » Dusaan revint aux autres, un sourire caustique aux lèvres. « Notre souverain m’a aussi demandé de détailler avec vous ses projets pour la Fête de l’empereur qui, comme vous le savez, aura lieu au tout début du prochain cycle lunaire. » Stavel comprenait, aussi bien que les autres, que Dusaan sauvait la face. Si les rumeurs étaient vraies, et Stavel n’avait aucune raison d’en douter, le haut chancelier ne s’était pas entretenu avec l’empereur depuis leur dernière confrontation. Harel lui faisait transmettre les sujets qu’il souhaitait voir aborder avec ses autres Qirsi, et le haut chancelier lui rendait compte par écrit de leurs discussions. Personne n’osa toutefois le reprendre. La Fête de l’empereur, d’une année sur l’autre, était assez semblable à la précédente. Son organisation était généralement confiée aux épouses de Harel et à leurs dames de compagnie. L’empereur mettait toutefois un point d’honneur – assez ostentatoire – à impliquer tous ses conseillers qirsi et eandi dans les préparatifs. Cette tâche n’inspirait visiblement aucun enthousiasme à Dusaan, mais il dirigea consciencieusement le débat. De son côté, Stavel s’efforça de se concentrer sur le sujet, tout en luttant contre son désir de regarder l’épée une fois encore. Lorsque Dusaan mit enfin un terme à la séance, les cloches de midi retentissaient sur la ville. Ministres et chanceliers se levèrent, Stavel les imita. « Restez un moment, voulez-vous, chancelier ? » Stavel, espérant découvrir que Dusaan s’adressait à un autre, se tourna. Ses espoirs étaient naturellement vains. « Bien sûr, haut chancelier, répondit-il alors qu’il sentait ses mains prises d’un tremblement irrépressible. » Les autres Qirsi partis, Dusaan lui indiqua le fauteuil à côté du sien. « Asseyez-vous, je vous prie. » Stavel, comme si la pointe de cette fichue épée avait été braquée contre son dos, s’assit. « Vous m’inquiétez, Stavel. Je ne vous ai jamais vu aussi distrait. — Je vous assure, haut chancelier, que je vais très bien. « Vous vous répétez. Je me demande pourtant ce que mon épée peut bien avoir de si… intéressant. » Stavel eut l’impression qu’une poigne invisible lui enserrait la gorge. Le haut chancelier n’avait pas fait un geste. « Votre épée, haut chancelier ? s’enquit-il d’un ton qu’il aurait espéré désinvolte. — Vous avez passé la matinée à la regarder. — Vraiment ? » Dusaan le considéra brièvement, puis se leva, traversa la pièce et ramassa le ceinturon posé sur la chaise à l’écart. Revenant vers Stavel, il sortit l’épée de son fourreau pour en examiner la lame. Le chancelier, qui avait craint qu’il ne se jette sur lui, vit Dusaan lui tendre simplement son arme, garde en avant. « Elle n’a vraiment rien d’exceptionnel, voyez vous-même, proposa-t-il alors que Stavel s’en emparait. C’est une épée des plus ordinaires. Je l’ai depuis des années. — Des années ? » répéta Stavel en levant les yeux. Un sourire curieux flotta un instant sur les lèvres de Dusaan puis disparut. « Cela vous étonne ? — Non, pas du tout. Pourquoi cela devrait-il me surprendre ? — Je vous renvoie la question, Stavel. Pourquoi, en effet ? — Mais… je ne suis pas étonné. — Je ne suis pas sûr de vous croire, rétorqua Dusaan. Le problème voyez-vous, Stavel, c’est que pour un Qirsi, le moment est mal choisi de mentir, surtout à un autre Qirsi. » Dusaan avait beau s’exprimer d’un ton léger, la menace était latente. Stavel, malheureusement conscient de s’aventurer en eau trop profonde, haussa les épaules. « J’ai entendu dire que vous aviez une nouvelle épée, voilà tout. — Voilà tout ? s’étonna le haut chancelier avec le même sourire étrange. Et où avez-vous péché cette fracassante nouvelle ? » Le chancelier comprit, mais un peu tard, que Dusaan l’avait poussé sur le terrain où il refusait précisément de s’engager. Les lèvres sèches, il sentit la main se resserrer légèrement sur sa gorge. « Je… ne me souviens pas, bredouilla-t-il. J’ai dû entendre les gardes en parler. — Quelle coïncidence ! Cette épée est restée presque quatre cycles de lune chez un armurier de Curtell. Je ne l’ai récupérée qu’hier soir, et tout le monde le sait déjà. — Mais alors… » Stavel s’interrompit, le visage décomposé. « Comment les gardes l’ont-ils su ? » se reprit-il avec maladresse. Cette fois, Dusaan sourit largement. On eût dit qu’il avait deviné la question que se posait Stavel. Comment le haut chancelier avait-il pu déposer son épée en ville sans que personne le voie quitter le palais ? « Je l’ignore, répondit Dusaan. J’imagine que les hommes de l’empereur ont les moyens d’apprendre ce genre de choses. — Sans doute », admit Stavel dans un souffle à peine audible. Ils se dévisagèrent. Dusaan, en dépit du regard de prédateur qui brillait dans ses yeux jaunes, semblait réellement enchanté. « Bien, chancelier, fit-il, je suis heureux d’apprendre que vous allez bien. Vous pouvez disposer. » Stavel, pressé d’échapper à cet homme, bondit presque hors de son siège. « Oui, haut chancelier. Merci. » Arrivé devant la porte, il se força à s’arrêter pour saluer Dusaan. « Alors, à demain. » Dusaan hocha la tête avec ostentation. « À demain, chancelier. » Moins d’une seconde plus tard, Stavel respirait l’air plus frais du couloir avec soulagement. Son sentiment d’avoir échappé au pire ne dura hélas pas. Qu’il le doive aux circonstances, à la malchance, ou à la simple imprudence, il s’apercevait avec horreur qu’il était bel et bien pris au piège. Entre l’empereur et le haut chancelier, s’il ne s’extirpait pas au plus tôt, il serait vite broyé. Le dernier obstacle venait d’être levé, songea Dusaan avec satisfaction. Sa rencontre humiliante avec l’empereur – il sentait encore l’humidité de la cagoule de mousseline sur son visage – l’avait convaincu qu’il était inutile d’attendre. Tihod jal Brossa, le marchand qirsi chargé du transport des fonds pour ses fidèles, était mort. Même s’il avait été en vie, et son réseau de coursiers disponible, Harel avait transmis la gestion du Trésor à son capitaine. N’ayant plus accès à l’or de l’empire, Dusaan n’avait aucune raison de continuer à s’avilir devant ce gros imbécile. Les doutes qu’il nourrissait sur l’identité des espions qirsi agissant pour le compte de Harel l’avaient retenu de mettre la seconde partie de son plan à exécution. Il se sentait surveillé, et devinait qu’un de ses semblables posait, un peu partout, des questions à son sujet. Or le Tisserand ne pouvait se dévoiler sans avoir démasqué le ou les agents de l’empereur au palais. Il soupçonnait Stavel jal Miraad depuis le début. D’après les informations fournies par Nitara juste après la mort de Kayiv, Stavel était de mèche avec le jeune ministre pour dresser les autres Qirsi contre lui. Le haut chancelier s’était d’abord montré sceptique. Non parce qu’il croyait Stavel sensible à sa cause, mais parce qu’il pensait le vieil homme trop couard pour s’impliquer dans un combat de cette envergure. La confirmation de Gorlan jal Aviarre, qui avait sagement décidé de rallier le mouvement, avait emporté ses dernières hésitations. Dusaan avait toutefois besoin de certitudes. S’il lui semblait de plus en plus naturel que le vieux chancelier, par son comportement et son caractère, devînt l’espion désigné de Harel, l’empereur ignorait ces considérations. Il pouvait donc s’être tourné vers un autre. Et pour s’en assurer, Dusaan avait eu recours au stratagème de l’épée. Elle n’était pas chez le coutelier depuis quatre cycles lunaires, comme il l’avait prétendu. Il l’avait déposée en ville quelques jours plus tôt, empruntant pour entrer et sortir du palais une poterne discrète du mur ouest, et prenant garde de n’être vu de personne. Cette simple ruse n’aurait trompé aucun intrigant un peu au fait des manigances de la cour. Qu’elle ait si bien fonctionné montrait moins son adresse de courtisan à tromper ses ennemis que les piètres talents de Stavel en matière d’espionnage. Quoi qu’il en soit, elle avait fonctionné, et le dernier obstacle était levé : Dusaan avait maintenant la conviction que Stavel était l’espion de Harel. Autrement dit, l’heure de se dévoiler était enfin venue. Durant des années de préparation soigneuse, de tissage méticuleux, d’intrigues finement montées, Dusaan avait tissé la trame de la guerre à venir. Conscient qu’il finirait par recueillir les fruits de son travail, il s’était montré d’une patience de fourmi. Il n’attendrait plus. L’aube d’un jour nouveau approchait, et avec elle un nouvel âge pour les Terres du Devant. La perspective de son triomphe, après tant de retenue, faillit le submerger. Il se serait précipité chez Harel pour l’écraser de toute sa puissance s’il n’avait dû encore prendre quelques précautions. Car si toutes les pièces de son organisation étaient en place, et que Harel n’était qu’un imbécile malléable et bien plus faible qu’il ne se l’imaginait, il n’était pas sans ressources. Quelques instants après le départ de Stavel, dont la fuite de lapin effrayé l’avait beaucoup amusé, un coup frappé à sa porte le tira de ses réflexions. Ce devait être Gorlan et Nitara. « Entrez », fit-il. Les deux ministres franchirent le seuil de conserve pour se séparer aussitôt. Gorlan s’assit près de la fenêtre, et Nitara prit place à côté du haut chancelier. Devant leur indifférence réciproque, Dusaan conclut que ses espoirs de voir naître une liaison entre eux étaient vains. C’était contrariant, car cette liaison eût permis à la ministre d’oublier un peu l’admiration qu’elle lui vouait, et à lui de se libérer d’une attirance qu’il ressentait de plus en plus tentante. « Qu’avez-vous appris ? leur demanda-t-il. — Je crois que tous les ministres vous rejoindront, répondit Nitara en regardant Gorlan. Et peut-être un ou deux chanceliers. — Et les autres ? — Je ne suis pas sûre de leur réaction. Ils servent l’empereur depuis si longtemps qu’ils ont oublié leur ascendance qirsi. » Sa formulation était si proche de ses propres termes qu’elle l’avait choisie à coup sûr pour lui plaire. « Qu’en pensez-vous ? » demanda-t-il à Gorlan en se tournant vers lui. Le jeune ministre avait rejoint le mouvement sans surprise. Il avait eu le choix entre une mort certaine et une fuite désespérée de Curtell. Gorlan n’étant pas le genre d’hommes à devenir martyr, et trop fin pour fuir, sa réponse n’avait fait aucun doute. Mais la ferveur avec laquelle il avait embrassé la cause avait impressionné Dusaan. Qu’il eût envisagé ou non la possibilité de rejoindre le mouvement avant la proposition du haut chancelier, une fois sa décision prise, il s’était engagé corps et âme pour son succès. Grâce à ses pouvoirs, Dusaan aurait détecté un enthousiasme feint. Gorlan se comportait comme si, les yeux enfin ouverts sur les souffrances que subissait son peuple soumis depuis des siècles aux lois eandi, il ne pouvait plus supporter ce qu’il voyait. Il incarnait tout ce que Dusaan avait espéré découvrir en Kayiv, et davantage. Il était intelligent, passionné, mais aussi maître de lui, et surtout franc, même lorsqu’il se savait en désaccord avec ce que Dusaan attendait. « Je suis un peu moins catégorique que Nitara pour les ministres. B’Serre et Rov se rallieront probablement d’eux-mêmes. Pour ce qui est des autres, je ne sais pas. Quant aux chanceliers, rien ne me permet d’anticiper leur réaction. — À votre avis, lui demanda Dusaan d’un air intéressé, que faudra-t-il pour convaincre les plus récalcitrants ? — Franchement, je l’ignore. — Pensez-vous que leur parler du Tisserand serait utile ? — Probablement. — Et s’ils apprenaient que je suis le Tisserand ? » Dusaan perçut le hoquet de stupeur de Nitara, mais garda les yeux rivés sur le ministre. Il vit un mélange de stupeur, d’admiration et d’effroi, se peindre sur le visage de Gorlan. « Vous êtes le Tisserand ? — Oui. — Je ne suis pas sûr de vous croire. » Sa voix, incrédule, mais dépourvue de la moindre irrévérence, arracha un sourire à Dusaan. Il avait dissimulé ses pouvoirs si longtemps que cette surprise le ravissait. « Levez un vent, fit-il. — Pardon ? — Je veux que vous conjuriez un vent, dans cette pièce. » Gorlan le considéra un instant avant de hausser légèrement les épaules, puis de fermer les yeux. L’air commença à s’agiter. En quelques secondes, un vent violent se mit à souffler, jetant les parchemins à terre, et soulevant les cheveux de Dusaan. « Bien, approuva le haut chancelier. Ne vous arrêtez pas. » Puisant dans son pouvoir, il l’unit à celui de Gorlan et renforça son vent comme seul un Tisserand pouvait le faire. Deux des fauteuils basculèrent. Son épée, toujours dans son fourreau, tomba elle aussi. Les volets claquèrent avec fracas. Et Gorlan, médusé, ouvrit les yeux. « Par les démons et toutes les flammes ! s’exclama-t-il. — Vous me croyez, maintenant ? » Le vent mourut et un large sourire illumina le visage du ministre. « Pardonnez-moi d’avoir douté, Tisserand. — Vous n’avez pas à vous excuser. — Les autres vous rejoindront, assura-t-il avec un sourire radieux. J’en suis sûr. Comment pourraient-ils refuser ? — J’espère que vous avez raison. Car si je leur révèle l’étendue de mes pouvoirs et qu’ils continuent de résister, je serai obligé de les tuer. — Si vous leur révélez que vous êtes Tisserand et qu’ils refusent toujours d’épouser votre cause, avança Nitara, ils ne méritent que la mort. — Je suis d’accord, approuva Gorlan. — Vous m’avez fidèlement servi tous les deux, et je sais que vous continuerez à le faire. Mais pour l’heure, ne parlez de cela à personne. Il me reste un détail à régler avant de dévoiler ma vraie nature. C’est compris ? » Les ministres quittèrent leur siège et s’inclinèrent devant lui. « Oui, Tisserand. » Lorsqu’ils furent partis, Dusaan se leva et arpenta la pièce avec vivacité. Maintenant que l’heure avait sonné, il avait hâte de passer à l’action, de détruire les cours eandi, et de débuter son règne sur les Terres du Devant. Mais il devait encore attendre la nuit pour s’entretenir avec tous ceux qui le servaient dans chacun des royaumes. Le soleil allait bientôt se coucher sur la Mer occidentale et, pour la dernière fois, songea Dusaan, sur la dynastie régnante de Curtell à Braedon. Au matin, il recueillerait les fruits des graines semées depuis si longtemps. Et nul, sur toutes les Terres du Devant, ne pourrait l’en empêcher. L’avant-goût de son triomphe était euphorisant. 4 Comment une nuit pouvait-elle être aussi longue ? Malgré toutes les tâches qui le requéraient avant l’aube, Dusaan n’avait jamais remarqué à quel point les lunes étaient lentes à amorcer leur vaste courbe sur le velours noir du firmament. Il avait attendu des années l’instant de déclencher enfin sa guerre. Il en rêvait avant même d’avoir passé l’épreuve de sa Révélation. La patience avait longtemps été sa meilleure arme. Mais cette nuit, la dernière d’un long sursis, le mettait au supplice. Il avait à peine touché au dîner qu’un serviteur était venu lui apporter dans sa chambre, puis reprendre plusieurs heures plus tard. Il avait marché de long en large, s’était assis près de sa fenêtre, s’était relevé, assis de nouveau et, les yeux sur les étoiles, avait fini par attendre, l’esprit en ébullition, le cœur battant, que les cloches de minuit se décident enfin à sonner. Lorsque le premier carillon retentit enfin sur la ville endormie, il ferma les yeux aussitôt, et envoya son esprit au-delà de la Scabbard et du détroit de Wantrae, à la recherche de ses chanceliers, ses serviteurs les plus sûrs et les plus puissants. Il trouva Jastanne ja Triln à bord de son vaisseau, l’Erne Blanc, au large des côtes de Galdasten, en vue des navires de guerre de Braedon, Eibithar et Wethyrn. Comme toujours, elle lui offrait son corps dans toute sa nudité et, comme toujours, son ambition, son audace et son intelligence étaient à sa disposition. Abeni ja Krenta, Premier ministre de la reine de Sanbira, fut plus difficile à localiser. Il s’attendait à la trouver à Yserne, mais elle chevauchait avec la reine et une armée de près de huit cents hommes vers Eibithar. Ils avaient dépassé Brugaosa et approchaient de la frontière de Caerisse à vive allure. Dusaan, qui avait craint qu’elle n’atteigne pas le nord du royaume à temps, en fut ravi. De tous ses serviteurs, elle était peut-être la plus précieuse. Aussi brillante et passionnée dans son dévouement pour la cause que Jastanne, elle était un peu plus âgée, et cette différence lui conférait une sagesse et un sang-froid dont la jeune marchande était encore dépourvue. Uestem jal Safhir, solide comme les gros rochers de la lande d’Ayvencalde, était lui-même doté d’une intelligence solide, même s’il manquait un peu d’imagination. Il se trouvait déjà à Galdasten. Quant à Pronjed jal Drenthe, il avait réussi à s’évader des tours de Dantrielle, et se dirigeait vers le nord. Depuis son initiative douteuse qui avait provoqué la mort de Carden III, roi d’Aneira, le Premier ministre de Solkara, qui redoutait d’encourir à nouveau des foudres du Tisserand, faisait preuve d’un remarquable empressement à lui plaire, et d’une soumission si totale qu’elle était presque écœurante. À son habitude, il écouta ses instructions sans mot dire. Dans les cours, sur des navires, ou dans les festivals itinérants, beaucoup d’autres femmes et hommes qirsi servaient sa cause. Dusaan les rencontra tous, pour leur délivrer le même message. L’heure était venue. Il allait se révéler le jour même, ainsi débuterait son combat contre les cours eandi. Tous devaient se préparer, et converger vers Galdasten aussi vite que possible, pour constituer une armée telle que les Terres du Devant n’en avaient pas vue depuis neuf cents ans. L’aube commençait à pâlir lorsque son dernier entretien prit fin. Il n’avait pas dormi. Il aurait dû être épuisé, mais il se sentait revigoré, débordant de vivacité et impatient. Au-dessus du Palais impérial, le ciel luisait d’une magnifique teinte indigo. À l’ouest, les lunes flottaient sur l’horizon. Nulle aube naissante, se réjouit-il, n’aurait pu annoncer son règne avec autant de splendeur. Un serviteur lui apporta son petit déjeuner qu’il dévora avec l’appétit d’un jeune novice rompant son jeûne, puis il somnola près de sa fenêtre jusqu’à l’heure du conseil ministériel. Il se rendit dans la salle d’audience et regarda les ministres et chanceliers arriver seuls ou à deux, leurs cheveux aussi blancs que la craie, leurs yeux luisant de toutes les teintes de jaune et d’or. Les Eandi prétendaient que tous les Qirsi se ressemblaient. Rien n’était aussi stupide que cette affirmation. Les Qirsi étaient aussi différents les uns des autres que pouvaient l’être les Eandi, et beaucoup plus beaux, songea-t-il avec fierté. Leur peau était aussi pure que la neige, leurs traits aussi fins qu’une ciselure de métal de Sanbiri. Aucune femme eandi n’avait la beauté de Jastanne, ou même celle de Cresenne. L’image de cette traîtresse assombrit ses pensées. Si elle ne s’était pas tournée vers Grinsa, se dit-il en éprouvant la même pointe d’humiliation et de rage, il aurait visité son esprit cette nuit-là. Elle aurait pu participer à ce jour mémorable, elle aurait pu devenir sa reine, et partager avec lui l’avenir glorieux qu’il avait conçu pour son peuple et qu’il allait maintenant mettre en œuvre. Mais elle mourrait, la chienne, comme tous les ennemis du nouveau règne qirsi, et elle ne pourrait s’en prendre qu’à elle-même, car elle seule était responsable de ce gâchis. « Nous sommes tous là, haut chancelier. » Il leva les yeux. Nitara se tenait devant lui, adorable à sa façon, le visage enflammé de désir, et peut-être d’impatience à l’idée de son annonce imminente. Tous les autres l’observaient aussi. Gorlan, plus jeune que le Tisserand ne l’avait jamais remarqué, arborait un sourire radieux ; Stavel avait l’air vieux et terrorisé d’un pauvre chien voué à l’indifférence de son maître. Quant aux autres, ils semblaient inconscients de ce qui se tramait, ou même accablés d’ennui. Il allait y mettre un terme, se dit-il en se redressant de toute son imposante stature. Il sourit à Nitara, et lui indiqua de s’asseoir. « Merci, ministre. » Combien de fois avait-il imaginé la scène qui allait se dérouler à présent ? Depuis combien de temps préparait-il son discours ? Il lui semblait que toute sa vie n’avait tendu que vers ce seul instant. « Avez-vous reçu des nouvelles de Pinthrel, haut chancelier ? » Le Tisserand foudroya le vieil homme du regard, l’obligeant à se recroqueviller dans son fauteuil. « Vous avez tous entendu les rumeurs concernant le mouvement qirsi, commença-t-il d’une voix posée et de plus en plus vibrante, la soi-disant conspiration qui menace les cours eandi, qui sème la terreur dans les cœurs des nobles sur toutes les Terres du Devant, qui mine aujourd’hui l’empereur de Braedon. » Quelques-uns approuvèrent, d’autres le considérèrent avec perplexité. « Depuis plusieurs cycles, nous dénonçons ce mouvement afin de ne pas être accusés de traîtrise. Dans notre position, nous n’avions guère le choix. — Haut chancelier, intervint faiblement Stavel, quel rapport avec la pestilence et Pinth… » Dusaan abattit son poing sur le bureau. « Taisez-vous ! » Il ferma les yeux pour contenir la rage qui l’envahissait et retrouver le fil de son discours. « Nous avons dénoncé cette prétendue conspiration parce que c’était ce qu’on attendait de nous. Mais combien d’entre nous ont espéré la liberté promise par ce mouvement ? Combien d’entre nous ont rêvé du jour où les Qirsi dirigeraient les grandes cités des Terres du Devant ? Moi, je l’ai fait. — Que dites-vous ? » L’interruption de venait pas de Stavel, mais d’un ministre plus jeune. Il avait l’air aussi effrayé que le vieux chancelier. À l’exception de Gorlan et Nitara, tous semblaient épouvantés. « Exactement ce que j’ai dit. L’heure est venue de mettre un terme au règne eandi sur les Terres du Devant. Notre peuple est soumis à l’injonction de ses lois iniques depuis trop longtemps. Nous possédons de grands pouvoirs, des pouvoirs immenses. Qirsar nous a fait don de sa magie. Il nous a permis d’entrevoir le futur, de guérir la chair et de façonner la matière, de soumettre les éléments à notre volonté. Malgré ces dons, nous nous humilions devant des nobles eandi qui ne possèdent ni nos pouvoirs, ni notre sagesse. Pourquoi ? — Parce qu’ils nous ont vaincus », répondit Stavel, plus assuré. Il tremblait – Dusaan le voyait à ses mains – mais il dressait aussi le menton avec fierté et audace. Le Tisserand ne l’aurait jamais cru capable d’autant de courage. « Nous avons livré cette bataille il y a neuf siècles, haut chancelier, poursuivit le vieil homme, et nous avons été vaincus. Les Eandi dirigent les Terres du Devant depuis ce jour parce que nous n’avons pas été assez forts pour les leur arracher. Nous avons échoué hier, et cette conspiration va échouer aujourd’hui. » La veille encore, ou même une heure plus tôt, ce discours aurait provoqué un nouvel accès de rage. Mais Dusaan était trop près du but pour se soucier des propos de ce vieillard débile et insignifiant. « Non, Stavel, répondit-il avec un sourire féroce aux lèvres. Vous vous trompez. Nous avons été vaincus non parce que nous étions faibles, mais parce qu’un des nôtres nous a trahis. » Même aujourd’hui, alors qu’il s’apprêtait à défaire tout ce que ce traître avait causé, Dusaan avait du mal à prononcer son nom. « Carthach nous a voués à la ruine, il a réduit notre peuple à neuf siècles de servitude et d’humiliation. C’est terminé. — Vous n’imaginez pas les vaincre. Leurs armées… — Leurs armées sont en train de se détruire mutuellement ! Lorsque nous frapperons, elles seront trop faibles pour se défendre. — Depuis combien de temps appartenez-vous à la conspiration, haut chancelier ? » Rov avait posé sa question sans manifester le moindre émoi. « Je préfère le terme de mouvement, ministre. J’y appartiens depuis le début. Je suis le mouvement. » La jeune femme fronça les sourcils. « Je ne comprends pas. — C’est très simple. J’en suis le chef. » Elle écarquilla les yeux de stupeur. « Je ne vous crois pas. » Stavel, bien sûr. « Vraiment, chancelier ? Sondez votre âme. Vous savez que c’est la vérité. » Il sourit. « Mais ce n’est pas tout, reprit-il en embrassant l’assemblée du regard. Combien d’entre vous connaissent l’étendue de mes pouvoirs ? » Personne ne pipa mot. Sans le moindre effort, il conjura alors un vent, le laissa souffler dans la chambre, puis disparaître. Il tendit la main et appela une flamme, à laquelle il présenta le cœur de son autre paume. Serrant les dents contre la douleur qui lui mordait la chair, il vit les sorciers grimacer en même temps que Nitara. Lorsque la plaie fut visible, il montra sa brûlure aux yeux de tous, puis la guérit. Il prit ensuite un gobelet en terre cuite sur son bureau et, d’une seule pensée, le brisa en mille éclats. « Brumes et vents, énuméra-t-il, feu, guérison, Façonnage. Croyez-moi si je vous dis que je possède aussi le Glanage, le langage des bêtes, et le don de l’illusion. — Vous êtes Tisserand, murmura un Stavel effondré. — C’est exact. Utiliser mes propres pouvoirs pour unir et tisser tous ceux que vous possédez me permet de réduire ce palais à néant, et de tuer tous les Eandi qui s’y trouvent. Avec la force que j’ai réunie sur toutes les Terres du Devant, je suis en mesure de vaincre les armées combinées des Sept Royaumes. » Gorlan se leva et fit face aux autres. « Il dit la vérité ! J’ai senti son pouvoir. Il est plus puissant que je ne l’aurais jamais cru possible. — Vous appartenez vous aussi à la conspiration ? — Nous appartenons à un grand mouvement, poursuivit Dusaan en décidant d’ignorer Stavel. Et nous sommes sur le point de renverser le cours de l’histoire. Si vous choisissez de me rejoindre, je vous accueillerai avec joie. Mais il faut vous décider maintenant. Vous avez passé votre vie au service de seigneurs eandi, des hommes dont aucun ne mérite votre dévouement ni votre fidélité. Je vous offre l’occasion de construire avec moi un empire qirsi, le mien, le vôtre. Il vous suffit de me jurer allégeance. — Et si nous refusons ? interrogea l’un des chanceliers. — Je viens de vous révéler que je suis Tisserand, et de déclarer la guerre aux cours eandi, dont celle de l’empereur. Refuser, c’est se ranger de leur côté. Je vous laisserai jusqu’au coucher du soleil pour quitter le palais sans craindre de représailles. Passé ce délai, si vous restez et que vous refusez toujours de soutenir notre cause, je serai obligé de vous tuer. — Croyez-vous sincèrement gagner notre allégeance par des menaces ? » Le Tisserand, les yeux sur les autres, ignora encore la question. Nitara avait vu juste : tous les ministres le soutenaient, et au moins l’un des Qirsi plus âgés. « Que ceux qui ont l’intention de me rejoindre se lèvent. » Les six ministres et deux chanceliers obéirent, ne laissant que Stavel et deux autres assis. « Vous êtes fous ! s’exclama Stavel. Complètement fous. Tous. » Il s’extirpa de son siège et se dirigea vers la porte. « Attendez, Stavel. » Le vieux chancelier s’arrêta, dos à Dusaan, puis il fit volte-face. Son visage était d’une pâleur mortelle, et la terreur se lisait dans son regard, mais il se redressa avec dignité. De nouveau, le haut chancelier s’étonna de son courage. « Qu’allez-vous faire de moi ? — Cela dépend. Où allez-vous ? — Voir l’empereur, évidemment. Il doit être informé. » Courageux, en effet. Mais stupide. « Vous savez que je ne peux pas vous laisser faire. — Alors vous devrez me tuer. — Je préférerais l’éviter. » Aussi surpris qu’il fut par ses propres paroles, Dusaan était sincère. La veille, il n’aurait pas hésité à tuer ce vieil imbécile. Mais Stavel venait de gagner son respect, et Dusaan était forcé de reconnaître qu’il était plus valeureux qu’il n’aurait cru. « Nous n’avons pas toujours été d’accord dans le passé, reconnut-il avec une certaine bienveillance. Mon arrivée à Curtell vous a rendu jaloux, je le sais. Vous aviez des raisons, je vous l’accorde. Je venais à peine d’arriver, j’étais très jeune pour être nommé haut chancelier. Se faire écarter, après toutes ces années d’attente, a dû être une épreuve difficile. Mais je suis prêt à oublier tout ça, si vous me jurez fidélité sur-le-champ. — Jamais. — Vous ne pensez tout de même pas que l’empereur mérite une telle loyauté. Cet homme n’est qu’un incapable, un balourd, niais et stupide. Il se moque totalement des Qirsi qui le servent. C’est à peine s’il connaît nos noms. — Il ne s’agit pas de cela, Dusaan, et vous le savez parfaitement. J’ai juré fidélité à l’empire, et je ne reviendrai pas sur mon serment. — Même s’il faut pour cela renier votre propre peuple ? — Je ne renie rien du tout ! Vous pouvez être Tisserand, et diriger un mouvement qui s’étend sur toutes les Terres du Devant, cela ne veut pas dire que vous parliez au nom de tous. » Le vieil homme prit une longue inspiration et se redressa avec une grandeur que Dusaan ne lui connaissait pas. « Si vous voulez m’arrêter, il faudra me tuer. » Il le défiait du regard et le Tisserand, conscient d’être l’attention de tous, refusa de baisser les yeux. « Allez-y, Dusaan, tuez-moi. Montrez-leur quel genre de chef vous êtes, quelle sorte d’empereur vous serez. » Il eût été facile de lui briser la nuque. Une impulsion de son don de Façonnage aurait suffi, et c’eût été relativement indolore pour Stavel. Mais Dusaan ne voulait pas se révéler sous ce jour – voulait-il qu’ils le prennent pour un homme sans pitié, ou qu’ils redoutent ses pouvoirs ? Il n’avait que quelques secondes pour décider. Stavel se tourna, et prit la poignée dans sa main. « Arrêtez, Stavel. » Tout en parlant, le Tisserand avait fait appel à sa magie de l’illusion. Le chancelier hésita, puis relâcha la poignée, le bras ballant. Les autres observaient la scène dans un silence de mort, mais Dusaan doutait qu’ils eussent saisi la gravité de la situation. Cherchant que faire maintenant qu’il contrôlait Stavel, le Tisserand balaya la pièce du regard. Il lui suffit d’une seconde pour trancher. « Prenez mon épée, chancelier, et apportez-la-moi. » Stavel, avec un regard désespéré, ne put qu’obéir. Il traversa la salle, sortit l’épée de son fourreau, et revint vers le Tisserand. « Pointez-la sur mon cœur », ordonna-t-il. Stavel leva l’arme pour l’appuyer contre la poitrine du haut chancelier. « Nul doute qu’il aimerait me tuer, fit Dusaan à l’intention des autres sans relâcher son influence sur l’esprit du vieil homme. Mais je le contrôle, et il ne peut qu’obéir à mes ordres. — Pourquoi me faites-vous ça ? gémit Stavel tandis qu’une larme glissait sur sa joue. — Parce que vous vous dressez contre moi. Parce que vous préférez la servilité à la fidélité que vous devez à votre peuple. — Qu’allez-vous lui faire ? » interrogea Bardyn, l’un des deux chanceliers qui ne s’étaient pas levés. « Que me suggérez-vous, chancelier ? repartit Dusaan avec ironie. Il nous espionne pour le compte de l’empereur. Il est coupable de la pire des trahisons. — Il ne faisait qu’obéir aux ordres de son souverain. Harel a peur pour sa vie et sa cour – à juste titre visiblement – et il aura ordonné à Stavel de nous surveiller. Vous ne pouvez pas l’en blâmer. — Vous auriez donc fait la même chose ? » interrogea Gorlan menaçant. Bardyn lui jeta un bref regard avant de détourner les yeux. « Je ne m’attends pas à ce que vous compreniez. » Stavel avait les mains tremblantes. Dusaan le sentait lutter pour retrouver le contrôle de ses gestes et de ses pensées. « Visez votre propre cœur », dit-il. Une autre larme glissa sur le visage ridé du vieux chancelier tandis qu’il pointait, malgré lui, l’arme contre sa poitrine. Le Tisserand avait toutes les raisons de lui ordonner de se tuer. C’était d’ailleurs son intention. La trahison de Stavel était un crime contre le peuple qirsi, un crime qu’il jugeait impardonnable, et qui méritait pire que la mort. Mais il surprit l’appréhension dans les regards. Même Nitara, ses yeux pâles écarquillés et brillants de larmes, semblait plaider silencieusement pour la vie de Stavel. Si cette femme, qui n’avait pas hésité à prendre la vie de son ancien amant, ne pouvait supporter l’exécution du chancelier, comment réagiraient les autres ? « Vous arracher la vie n’est rien, fit-il alors en revenant sur Stavel. Vous méritez ce genre de mort. Vous en avez conscience ? » Stavel opina. « Vous comprenez aussi que si vous osez aller chez l’empereur, je vous tue, ainsi que Bardyn ? » Les yeux de Stavel glissèrent sur son ami avant de revenir à Dusaan. L’épée était toujours pressée contre son cœur. « Je comprends. — Bien. » Dusaan lui prit l’épée des mains et relâcha son pouvoir. Stavel battit des paupières et s’affaissa légèrement. « Quittez immédiatement le palais, chancelier. Si je vous trouve sur mon chemin, je ne ferai pas preuve d’une telle mansuétude. » Stavel retint la réplique qui lui venait aux lèvres et, après un dernier regard sur ses collègues, quitta la pièce. « Que ceux qui ne sont pas avec moi s’en aillent immédiatement. Ma patience pour les traîtres a des limites. » Dans un silence total, Bardyn se leva, arriva devant la porte et l’ouvrit. Sur le seuil, il se retourna vers Dusaan. « Stavel a raison, vous êtes tous complètement fous. » Dusaan brandit son épée pour la pointer vers lui. « Plus un mot, chancelier, et à personne, ou bien vous découvrirez que rien n’arrête la puissance d’un Tisserand, ni les murs, ni les montagnes, ni même les océans. Défiez-moi encore une fois, et je vous retrouverai, où que vous fuyiez. » L’homme pâlit, et ferma la porte. « Quelqu’un d’autre ? » interrogea Dusaan. Personne n’esquissa le moindre geste. « Tant mieux, conclut-il. Et bienvenue au sein du mouvement qirsi. Avant la fin du jour, le Palais impérial sera entre nos mains, et avec lui l’empire de Braedon. À partir de là, il nous faudra peu de temps pour conquérir toutes les cours eandi et créer un nouvel ordre dirigé par le peuple qirsi et défendu par la magie qirsi. — Comment allons-nous prendre le palais, Tisserand ? interrogea Nitara. — Je m’en charge », lui répondit Dusaan en s’autorisant un sourire. Dusaan, après avoir demandé aux Qirsi de patienter, quitta la salle du conseil. Il n’avait ni besoin, ni envie de leur présence pour la tâche qui l’attendait. Harel était à lui, et à lui seul. Il espérait ce jour depuis trop longtemps pour partager son plaisir avec quiconque. Devant la salle impériale, les gardes, bien sûr, l’arrêtèrent. « L’empereur ne vous a pas convoqué, intervint l’un en s’avançant. — Je le sais, mais il est urgent que je le voie. » Celui qui avait parlé entra dans la salle d’audience et ferma la porte sur lui. Il revint, et considéra Dusaan avec une méfiance évidente. « Que voulez-vous ? — C’est une question délicate, qui concerne les livres de comptes. Je ne vous en dirai pas plus. » L’homme fronça les sourcils, mais retourna voir l’empereur. Lorsqu’il réapparut, il fit un signe à son camarade avant de s’adresser à Dusaan. « Donnez-nous vos armes. — Je suppose que je vais devoir aussi enfiler cette cagoule. — J’ai peur que oui », confirma le garde d’un ton plus ironique que désolé. Ils lui prirent sa dague, nouèrent la cagoule autour de son cou et le conduisirent auprès de l’empereur. Dusaan sentait la présence de quatre hommes, deux près du trône et deux autres encadrant la porte. Deux des épouses de Harel chuchotaient dans un coin, et une harpiste jouait de son instrument. Harel, qui était assis sur son trône à son arrivée, se leva pour arpenter la pièce. Les deux gardes qui l’avaient accompagné se retirèrent, et la porte se referma sur eux. « Eh bien, haut chancelier ? interrogea Harel d’un ton brusque. Que voulez-vous ? — Je croyais que le garde vous l’avait dit, Éminence. — Oui, oui, les livres de comptes. Qu’ont-ils donc ? » Les gardes, convaincus que la cagoule neutralisait Dusaan, n’avaient pas bougé. Sous le tissu, le Tisserand sourit. « Je crains qu’une partie de votre or n’ait été détournée, Éminence. » Harel s’arrêta net. « Comment ? Combien ? — Une somme importante. Plusieurs milliers de qinde, au moins. — Plusieurs milliers ! Comment est-ce possible ? — Difficile à dire. J’ai découvert que certains bordereaux écrits de ma main, assez anciens, ne correspondent pas aux sommes effectivement demandées par les commandants de la flotte du détroit. — Je ne comprends pas. — Il me serait plus facile de vous l’expliquer si nous avions les livres de comptes. Peut-être pourriez-vous convoquer le capitaine des armées. — Oui, tout de suite, abonda Harel en se dirigeant vers les gardes de la porte. Faites venir immédiatement le capitaine, et assurez-vous qu’il apporte les livres de comptes. » Il hésita et se tourna vers Dusaan. « Tous ? — Non, Éminence, le dernier suffira. — Le dernier », répéta l’empereur à son garde comme si l’homme n’avait pas entendu. Le soldat quitta la pièce, et Harel reprit sa déambulation. Il restait silencieux, mais Dusaan sentait croître son impatience. Le haut chancelier aurait aimé que les femmes de Harel et la harpiste s’en aillent. Il n’avait pas plus envie de les tuer que de les laisser s’enfuir dans le palais et donner l’alarme. « Comment cela a-t-il pu se produire ? demanda brusquement Harel. À quoi cet or a pu servir sinon aux besoins de la flotte ? — Éminence, il vaudrait peut-être mieux que nous discutions de cette affaire en privé. — Comment ? Oh, oui, bien sûr. » Dusaan l’entendit claquer des doigts. Aussitôt, la musique s’interrompit, de même que les messes basses et les rires étouffés. « Laissez-nous, je vous rappellerai plus tard. » Les deux femmes se levèrent et quittèrent rapidement la pièce, la harpiste sur leurs talons. « Bien, maintenant, Dusaan, pouvez-vous me dire où cet or est passé ? — Je crois que oui, Éminence. — Vous pouvez ? Où ? — Il me sera plus facile de vous l’expliquer en présence du capitaine et du livre de comptes. — Cessez de lever vos brumes, Dusaan et dites-moi où est passé mon or ! » Un coup à la porte lui économisa une réponse. « Entrez ! » cria Harel. Un garde entra pour annoncer le capitaine, mais Harel lui coupa la parole, et appela Uriad qui fit son apparition pour s’agenouiller devant son monarque. Le garde demeura à la porte, comme Dusaan l’avait espéré. Quatre soldats, plus l’empereur et Uriad, soit six hommes au total. « Vous m’avez demandé ceci, Éminence, fit le capitaine en désignant sans doute le livre de comptes. — Oui. Selon le haut chancelier, une partie de mon or s’est envolée. » Dusaan sentit le capitaine se tourner dans sa direction. « Avant ou après que j’ai pris le contrôle des comptes ? — Avant. La faute m’en revient, capitaine, pas à vous. — J’essaie de lui faire dire où cet or a pu passer, mais il refuse de me répondre. — Je ne refuse pas, j’attendais l’arrivée du capitaine. » Il leva la main et entreprit de dénouer les cordons de sa cagoule. « Que faites-vous ? s’inquiéta aussitôt Harel. — Je me débarrasse de cette fiche capuche. — Mais je vous l’interdis ! » Dusaan continua à défaire le nœud. « Arrêtez-le ! » s’écria l’empereur. Les gardes s’élancèrent sur lui. Il frappa en premier lieu les plus proches, ceux qui se trouvaient près du trône, avec son don de Façonnage. Le craquement d’os étouffé fut suivi du cliquetis des épées et des cottes de mailles alors qu’ils s’effondraient sur le sol. Dusaan ne prit même pas la peine de se tourner pour faire subir le même sort aux deux autres. Sa magie était aussi précise et mortelle qu’un bélier, et plus légère à manier qu’une lame d’Uulrann. Les gardes en stationnement dans le couloir firent irruption dans la pièce. Dusaan pivota et conjura une flamme puissante qui les engloutit. Quelques secondes plus tard, il entendait leurs armes tomber sur le sol. Aussitôt, il perçut un mouvement du côté d’Uriad. « Non, capitaine, le prévint-il en faisant à nouveau demi-tour. L’empereur serait mort avant que vous n’ayez fait un pas. » L’homme s’immobilisa. « Et ne vous avisez ni l’un ni l’autre d’appeler à l’aide, vous seriez morts avant d’ouvrir la bouche. » Sans même se retourner, il conjura un vent qui ferma les portes en claquant. « Mais vous ne voyez rien ! » souffla l’empereur. Le Tisserand éclata de rire. « Espèce d’imbécile ! Vous collectionnez les Qirsi comme d’autres les épées d’Uulrann ou les chevaux de Sanbiri, mais vous ne vous êtes jamais soucié d’apprendre quoi que ce soit de notre magie. Je n’ai pas besoin de voir pour employer mes pouvoirs contre vous. Je sens tous vos mouvements. » Il ôta le tissu et découvrit Harel qui le dévisageait, les yeux écarquillés, tel un monstre issu de ses plus sombres cauchemars. À ses côtés, Uriad avait tiré son épée. Par pur amusement, Dusaan en brisa la lame. « Que voulez-vous ? demanda Harel d’une voix tremblante. — La question n’est pas là, Éminence. Vous vouliez savoir ce qu’il est advenu de votre or. Je peux vous dire exactement à quoi a servi chaque qinde, chaque pièce détournée de votre Trésor. Ils ont alimenté le mouvement qirsi. — Le mouvement qirsi ? répéta Harel d’abord interloqué. Vous voulez dire la conspiration ? — Non, espèce d’idiot, je parle du mouvement qirsi. C’est ainsi qu’il s’appelle. Ainsi que je l’appelle. — Alors vous êtes un traître. » Uriad s’était exprimé d’une voix posée, digne d’un guerrier. Kayiv l’avait peut-être préparé à cette nouvelle. « Je suis plus que cela, capitaine. Je suis le renégat. J’ai créé ce que vous appelez la conspiration, dont je suis le chef. Ce n’est pas tout. Je suis aussi le plus puissant des Qirsi que vous ayez jamais connus. » Il sourit. « Je suis Tisserand. » Lorsqu’il avait révélé ses pouvoirs aux autres Qirsi de l’empereur, Dusaan s’était délecté de leur réaction, un effroi mêlé d’admiration et de respect. Voilà, s’était-il dit, comment les Qirsi des Terres du Devant allaient tous l’accueillir. Avec émerveillement, crainte et vénération. Ce qu’il avait éprouvé n’était pourtant rien devant ce que lui inspirait la terreur manifestée par l’empereur et son capitaine. Alors que son peuple verrait en lui l’incarnation d’un avenir glorieux et le porterait aux nues, les Eandi trembleraient devant lui. La terreur de Harel le galvanisa au point qu’il se sentit invincible. Aucune armée du monde ne parviendrait jamais à maîtriser ses forces. « Un Tisserand, répéta l’empereur comme s’il prononçait ce mot pour la première fois. — La loi condamne les Tisserands à mort. » Dusaan considéra le capitaine avec intérêt. Sa posture fière, la façon dont sa main avait glissé tout à l’heure sur la garde de son épée, son mouvement discret pour sortir sa dague lui plaisaient. « Je vous respecte, Uriad. Je tiens à ce que vous le sachiez. Notre empereur, ici présent, ne m’inspire que du mépris, comme la majorité des Eandi, et particulièrement ceux des cours. Mais j’ai toujours pensé que vous étiez un homme très sensé pour votre race. — Voyez-vous ça ! ironisa le capitaine. Alors que je vous ai toujours tenu pour un bâtard arrogant, beaucoup plus prétentieux qu’intelligent. » Dusaan, giflé, tâcha d’effacer l’affront d’un rire moqueur, mais il se sentait humilié. Poussant son avantage sur le Tisserand, Uriad saisit sa chance et se lança sur lui, dague en avant. Dusaan réagit immédiatement et, sans bouger, brisa non pas le couteau, mais le poignet et l’avant-bras du capitaine. L’homme chancela, le bras serré contre son abdomen, avec un gémissement de douleur. « Vous n’êtes qu’un imbécile, Uriad. Vous auriez pu vous en sortir avec une mort rapide et indolore. » Le capitaine le foudroya du regard, ouvrit la bouche, mais Dusaan ne lui laissa pas le temps d’appeler à l’aide. D’un violent coup de pied qui l’atteignit au visage, il jeta le capitaine à terre. Au moment où le soldat s’effondrait sur les dalles, le nez et la bouche ensanglantés, Dusaan recourut de nouveau à son don du Façonnage pour lui appliquer une pression lente et précise sur le crâne. Uriad, avec un gémissement sourd, porta sa main valide à sa tempe. Sans relâcher sa pression, Dusaan avança sur lui et, d’un pied ferme, lui écrasa la gorge pour l’empêcher de crier. Le visage déformé de souffrance, les yeux plissés, le capitaine serrait une touffe de cheveux comme pour arracher la douleur qui lui vrillait le cerveau. Ses pieds se mirent à battre violemment dans les airs. « Arrêtez ! s’écria l’empereur. Lâchez-le ! » Dusaan ne lui jeta qu’un regard. « Hors de question, mais je vais abréger ses souffrances. » D’une ultime poussée, il brisa le crâne du soldat. Uriad cessa aussitôt de bouger. Un filet de sang coula de son oreille sur le sol. Le Tisserand ôta son pied et avança sur l’empereur. « À votre tour, Éminence. » Harel, le visage ruisselant de larmes, tomba à genoux. « Non ! Par pitié ! » Dusaan l’attrapa par les cheveux et le força à se relever. « Savez-vous depuis combien de temps je rêve de vous tuer ? — Pourquoi ? Ne vous ai-je pas toujours bien traité ? Ne vous ai-je pas payé plus que n’importe quel autre noble des Terres du Devant ne le ferait ? » Une gifle lui répondit, imprimant sa marque rouge sur ses joues rebondies. « Vous ne comprenez rien, n’est-ce pas ? Je n’aspire pas à être le plus riche de tous les ministres de l’empire, ou des Sept Royaumes, et je refuse de porter une cagoule, comme un vulgaire brigand, pour continuer à gagner votre or. J’ai l’intention de diriger les Terres du Devant moi-même. — Quoi ? ! — Avant le retour des neiges sur Braedon, chaque noble eandi du pays m’aura cédé ses terres et s’inclinera devant moi, ou il subira le même sort que ce pauvre Uriad. — Vous n’êtes pas sérieux ! » Dusaan gifla une nouvelle fois l’empereur. « Vous croyez que je plaisante ? — Que voulez-vous ? — Votre empire, Harel, n’est-ce pas évident ? Vous m’avez déjà donné tout ce dont je pouvais avoir besoin. Une position élevée pour me permettre de mener mes préparatifs à bien, de l’or pour mon mouvement, une invasion dont l’unique but est d’affaiblir les armées de Braedon, Eibithar, Aneira, Wethyrn, et Sanbira. Vous m’avez été d’un grand secours, Éminence. Hélas, je crains que votre utilité ne soit aujourd’hui obsolète. — Non ! Je peux encore vous servir ! Je peux empêcher mes soldats de vous attaquer. » Au son du rire de Dusaan, le visage de Harel se décomposa. « Avez-vous la moindre idée de la nature des pouvoirs d’un Tisserand, Harel ? Je peux unir et utiliser tous les pouvoirs des autres Qirsi, absolument tous. Seul, je viens d’abattre sept de vos guerriers. Songez de quoi je suis capable avec les autres ministres et chanceliers à mes côtés. Je n’ai rien à craindre de votre armée. — Les autres ? — Oui, ils m’ont tous rejoint. Enfin, à l’exception de Stavel et Bardyn qui ont quitté le palais, mais le reste a prêté serment à ma cause. Encore une chose que vous m’avez offerte, Éminence. Si vous n’aviez pas commencé à nous considérer tous comme des traîtres, et nous traiter comme tels, beaucoup d’entre eux auraient pu refuser de me rejoindre. Vous avez renforcé et nourri mon mouvement. — Je vais abdiquer en votre faveur ! Je signerai tout ce que vous voudrez ! Je dirai à mes hommes de combattre pour vous ! Vous serez à la tête d’une armée qirsi et eandi ! » Dusaan était sur le point de tuer l’empereur, il en avait tellement envie, mais pour la seconde fois de la journée, il se demandait si la clémence n’était pas mieux indiquée. Les hommes de l’empereur ne combattraient pas au nom du mouvement qirsi, mais il était sûr qu’ils baisseraient les armes s’ils pensaient avoir une chance de sauver la vie de leur monarque. Peut-être valait-il mieux gagner pacifiquement leur reddition que livrer une bataille qui pourrait lui coûter plusieurs de ses nouvelles recrues. « Très bien, Harel, concéda-t-il avec hauteur. J’accepte votre proposition. Je vous épargne, et en échange vous me livrez l’empire. Mais attention, si vous reniez cet arrangement, ou si vous tentez de retourner un seul de vos hommes contre moi, vous subirez un sort bien pire que celui de votre capitaine. Est-ce clair ? » L’empereur, ses petits yeux verts emplis d’effroi, opina dans un tremblement comique de ses chairs. « Je suis heureux de vous l’entendre dire », sourit Dusaan. Il se dirigea vers le bureau et, prenant la plume, rédigea rapidement une déclaration de capitulation. « Approchez, Harel, fit-il lorsqu’il eut terminé. Je veux que vous signiez et scelliez cette lettre. » L’empereur le rejoignit, lut le parchemin les lèvres serrées et le visage pâle. Il signa d’une main tremblante, fit couler quelques gouttes de cire rouge sur le papier et apposa son sceau sur son nom. Dusaan s’empara aussitôt du document et partit vers la porte. « Suivez-moi. — Pourquoi ? Vous venez de me dire que vous m’épargnez ! Vous m’avez donné votre parole ! — Un peu de calme, Harel. Je ne vais pas vous tuer, simplement vous jeter en prison. — Non ! Je veux rester ici ! — Je crains que ce ne soit impossible. Vous n’êtes pas courageux, mais vous êtes assez stupide pour tenter de vous évader par ces fenêtres vitrées qui font votre fierté. — Je jure que non. — Je ne vous crois pas. Maintenant, suivez-moi. » Harel croisa les bras sur sa poitrine et s’obligea à affronter le regard de Dusaan. « Non. » Dusaan, qui n’avait pas le temps pour ces enfantillages, lui brisa l’os du petit doigt d’une pensée. L’empereur poussa un glapissement étranglé, et serra son doigt cassé dans sa main valide. « Défiez-moi une fois de plus et ce n’est pas le doigt que je vous brise, mais le bras. » Harel hocha la tête et, lorsque Dusaan ouvrit la porte pour sortir dans le couloir, il lui emboîta le pas sans un mot. Ils se rendirent d’abord dans la salle du conseil, où les autres Qirsi l’attendaient. Ils avaient croisé deux gardes mais, sur ordre de Dusaan, l’empereur n’avait pas ouvert la bouche. Lorsqu’ils pénétrèrent dans la salle, tous les Qirsi se levèrent en regardant d’abord Harel puis le Tisserand, avec perplexité. « L’empereur vient de me céder l’empire, leur annonça Dusaan en leur montrant le parchemin. Voici une lettre de capitulation signée de sa main. » Il se tut et les considéra les uns après les autres. D’un seul regard, il était capable de deviner leurs pouvoirs. Pour prendre le palais, malgré la lettre de l’empereur, il allait devoir affronter les soldats. Il avait donc besoin de Façonneurs et de maîtres des flammes. — B’Serre, Gorlan et Rov, venez avec moi. Nitara et ceux qui restent, vous rassemblez les femmes, les servantes et les domestiques de l’empereur. Enfermez-les, avec Harel, dans des cellules séparées de la tour carcérale. S’ils vous opposent la moindre résistance, tuez-les. — Bien, Tisserand. — Je veux qu’on emprisonne l’empereur dans la plus haute des cellules. Une fois qu’il y sera, placez une bougie à la fenêtre qui donne sur la cour. Ce sera notre signal. Lorsque tous les soldats seront rassemblés en bas, vous mettrez Harel devant la fenêtre pour que tous puissent le voir. Vous pouvez vous en charger ? » Nitara branla du chef et sourit, les joues enflammées d’excitation. « Parfait. Allez-y. — À vos ordres, Tisserand », fit-elle en poussant Harel devant elle. Au moment de franchir le seuil, Harel se retourna sur le Tisserand, mais ne dit rien. Dusaan craignait que le groupe ne croise des gardes en chemin, mais plusieurs sorciers possédaient le don du feu, et un ou deux étaient Façonneurs, se rappela-t-il. Ils pouvaient faire face à l’imprévu. « Vous trois, suivez-moi », fit-il en sortant dans le couloir pour s’en aller dans la direction opposée au premier groupe. Ils descendirent la première tour d’angle et s’arrêtèrent sous l’arche de la cour. À l’abri des regards, ils guettèrent la tour carcérale. Alors que les meurtrières demeuraient vides, Dusaan commença à s’inquiéter. Nitara avait peut-être rencontré un bataillon trop important, Harel avait pu s’échapper. Il décida néanmoins d’attendre encore. « Tisserand », intervint Gorlan qui, comme lui, ne voyait aucun signe de Nitara. « Pas encore », le coupa Dusaan avec raideur. Le ministre opina et se tut. Enfin, de longues minutes plus tard, une flamme brillante apparut à la fenêtre de la plus haute cellule de la tour. À la vue des autres lueurs qui s’allumaient successivement à tous les étages, Dusaan se félicita de sa patience. Mais son plaisir fut de courte durée. Dans la cour haute, des cris d’alerte s’élevaient de la salle des gardes tandis que les soldats, armés de torches, se réunissaient devant le bâtiment. « Allons-y », ordonna le Tisserand en entraînant ses trois sorciers avec lui. Ils traversèrent la cour à vive allure pour se planter devant les soldats. « Où est votre commandant ? » interrogea le Tisserand. Un homme sortit des rangs, épée en main. « C’est moi, haut chancelier. » Il leva son arme. « Et je ne vous conseille pas de faire un pas de plus. — Gorlan ? » Le ministre sourit et, dans la seconde, l’épée du soldat volait en éclats avec fracas. D’autres hommes avancèrent, prêts à se battre. « Rappelez-les, capitaine ou la magie qui a brisé votre lame s’attaquera à leurs crânes. — Arrêtez-vous. » Les soldats obéirent, sans toutefois baisser la garde. « Que se passe-t-il, haut chancelier ? — L’empereur m’a cédé son palais et son empire, répondit Dusaan en brandissant le parchemin. À partir de maintenant, je suis votre souverain. — Je ne vous crois pas. — Lisez vous-même », rétorqua le Tisserand. Il lui tendit son document et attendit, sourire aux lèvres, que le capitaine en prenne connaissance. « Vous lui avez extorqué sa signature, protesta le soldat. — Ce genre de convention est rarement ratifié de gaieté de cœur, je vous l’accorde, s’amusa Dusaan. Elle n’en est pas moins valide. » Il avança la main pour récupérer son parchemin, prêt à recourir à son don de l’illusion si l’homme faisait mine de refuser. Mais le capitaine le lui rendit sans protester. « Ce papier n’a à mes yeux, comme à ceux de mes hommes, aucune valeur. Si vous voulez Braedon, il va d’abord falloir vous battre. — J’y suis prêt, capitaine. Je vous assure que mes pouvoirs, et ceux de mes amis ici présents, suffisent amplement à vous tuer. Si vous en doutez, je vous suggère de vous tourner vers la tour carcérale. » Le capitaine, tout comme Dusaan, s’exécuta. Nitara avait anticipé ses intentions car, sans qu’il ait eu un mot à dire, Harel était déjà à la fenêtre. « Par les démons et toutes les flammes ! jura le capitaine entre ses dents. — S’il le faut, je n’hésiterai pas à le tuer, mais j’aime autant l’éviter. — Que voulez-vous ? demanda le soldat sans quitter l’empereur des yeux. — Lâchez vos armes et quittez le palais. Si vous obéissez, vous et vos hommes seront épargnés. L’empereur aussi. Si vous choisissez de vous battre, vous mourrez. — Ils ne sont que quatre, capitaine, intervint un des soldats. Qu’est-ce qu’ils peuvent faire ? — Je veux parler à mes hommes, fit le capitaine. — Je vous en prie », concéda Dusaan. Le soldat prit ses hommes à l’écart et ils s’entretinrent à voix basse. « Que vont-ils décider ? interrogea Rov. — Ils vont se battre. Rov, Gorlan, tenez-vous prêt. Nous frapperons d’abord avec le don de Façonnage. Préparez votre magie, et laissez-moi faire. Après, nous emploierons le feu. Rov, vous possédez les deux. Vous serez donc la première fatiguée. Faites ce que vous pouvez, B’Serre prendra la relève. — Bien, Tisserand. » Voyant deux hommes se détacher du groupe pour gagner la salle des gardes, Dusaan comprit qu’ils allaient chercher du renfort. « Attention, souffla-t-il à ses congénères. Ils vont essayer de nous cerner. — Êtes-vous sûr de vous ? s’inquiéta Gorlan. — Vous n’avez jamais combattu au côté d’un Tisserand. Savourez ce moment, la première d’une longue série de victoires. » L’assaut débuta sans préambule. Le capitaine lança un ordre – que Dusaan n’eut pas le temps de comprendre – et près de deux cents hommes, leurs épées et les clous de leurs masses illuminés par le soleil matinal, fondirent sur eux en hurlant, dans un vacarme assourdissant. Dusaan puisa dans sa magie en même temps qu’il s’emparait de celles de Rov et Gorlan. Les deux ministres, jeunes et vigoureux, étaient exactement les combattants qu’il lui fallait pour détruire les armées des cours eandi. Il n’avait même pas besoin de diriger son attaque, briser des lames ou des squelettes ne faisait aucune différence. Armé de son pouvoir aussi tranchant qu’une faux invisible, il frappait en aveugle, pourfendant sans pitié la grappe des soldats eandi lancés sur eux. Une symphonie macabre, mêlant le tintement clair des lames rompues, les craquements sourds des os fracturés, et les cris de souffrance des hommes qui s’effondraient à terre, vaincus de douleur, morts, ou en proie à d’atroces tourments, s’éleva entre les murs du palais. Une nouvelle vague d’assaillants, d’au moins une centaine d’hommes, surgit des tours pour les prendre de flanc. « B’Serre ! Rov ! » cria Dusaan d’une voix forte pour couvrir les bruits de la mêlée. Aussitôt, ils lui livrèrent leurs pouvoirs avec la même joie et le même enthousiasme. Dusaan comprenait leur élan. Ils ne s’étaient jamais sentis aussi puissants, jamais ils n’avaient imaginé être de si redoutables guerriers. Rov, qui lui avait déjà offert son don de Façonnage, ne montrait aucun signe de faiblesse. Elle servirait le mouvement à la perfection. Le feu que Dusaan avait conjuré irradia dans toutes les directions. L’anneau éblouissant, déchaîné, mortel, déferla sur les soldats comme une vague aveugle. Enflammant tout sur son passage, herbe, vêtement, peau, cheveux, soulevant des hurlements de terreur et de souffrance des guerriers eandi renversés, elle plongea la cour dans le chaos, laissant derrière elle une odeur de chair brûlée et de mort dont l’âcreté piquait les yeux. Les archers n’allaient pas tarder à apparaître sur les remparts, songea le sorcier, et ils seraient plus difficiles à massacrer. « Écoutez-moi ! s’écria-t-il d’une voix puissante pour couvrir les cris des mourants et des blessés. Je peux vous anéantir tous. Et votre empereur avec. Si vous capitulez, comme il l’a fait, vous serez épargnés, et lui aussi. C’est votre dernière chance. Rendez-moi vos armes, et vous quitterez le palais, libres, aujourd’hui même. Continuez le combat, et vous mourrez comme vos camarades. » Un long silence flotta sur le champ de bataille. Dusaan surveillait les remparts. Il pouvait briser les flèches des archers, mais cela demandait une utilisation très précise du don de Façonnage et il n’était pas sûr de ce que pouvaient encore lui offrir ses compagnons. Alors que le sort de la bataille n’était pas joué, il vit avec soulagement des soldats émerger des tours et de la salle de garde. Ils tenaient leurs armes à la main, mais la pointe de leurs épées était dirigée vers le sol et leurs arcs pendaient, inutiles, au bout de leurs bras. Un à un, ils vinrent les jeter aux pieds de Dusaan, le regard lourd de haine, mais dominé par la crainte. Épées, masses, arcs, flèches, dagues et piques s’entassèrent devant lui tandis qu’une longue colonne s’étirait vers les portes du palais, et la liberté qu’il venait de leur octroyer. Dusaan avait remporté sa première bataille et, avec elle, le Palais impérial. Il se redressa de toute sa hauteur et leva les yeux vers la tour carcérale. Harel n’y était plus, mais Nitara, à la fenêtre, avait les yeux rivés sur lui. Il imaginait sans peine son air d’adoration. Et pour cette fois, il ne lui en tint pas rigueur. 5 La lande d’Eibithar, royaume d’Eibithar L’attaque avait débuté exactement comme les précédentes, sans qu’aucun signe l’annonçât. Le calme qui régnait sur la lande avait été rompu d’un coup par les cris de guerre, le fracas des épées, les ordres rythmés des capitaines, et le sifflement des flèches qui les assaillaient de toute part. Une fois de plus, l’initiative revenait à l’armée de Braedon qui affirmait ainsi sa capacité à frapper où et quand elle voulait sur la lande. Le roi d’Eibithar avait disposé les trois armées – celles de Curgh, d’Heneagh, et la sienne – au mieux. Mais elles étaient inférieures en nombre, et le resteraient jusqu’à l’arrivée des soldats de Thorald, Labruinn et Tremain. Ce handicap, ajouté au manque d’entraînement et de discipline des hommes d’Heneagh, faisait de leur résistance aux assauts répétés de l’ennemi un véritable miracle. Si Galdasten, Sussyn, Domnall, ou n’importe laquelle des maisons qui avaient pris fait et cause pour Kentigern, avait envoyé des troupes, ragea Tavis, leur sort aurait été différent. À ses yeux, la survie même du royaume était en jeu, et jamais la scission d’Eibithar ne lui avait semblé aussi stupide, ni aussi dramatique. La veille, au cours de la nuit, les guerriers de Braedon avaient frappé les lignes de Kearney sur le front est, le plus proche de la rivière. La bataille avait été éphémère – une escarmouche, quelques échanges de flèches, un bref et violent affrontement entre fantassins qui avait causé plusieurs morts et beaucoup de blessés – et s’était achevée aussi vite qu’elle avait débuté, avec la brusque retraite des hommes de Braedon. Au matin, l’ennemi avait lancé une attaque similaire sur les lignes de Curgh avant de s’évanouir, là aussi, comme par enchantement. Cette fois, les hommes de l’empire avaient choisi d’attaquer le front ouest, défendu par l’armée d’Heneagh. « Ils nous mettent à l’épreuve », constata le père de Tavis, duc de Curgh, le visage sombre et empreint d’inquiétude. « Ils cherchent nos points faibles pour savoir où concentrer leurs efforts. — Est-ce qu’Heneagh peut les contenir ? demanda Xaver MarCullet à côté de son père Hagan, le capitaine des armées de Curgh. — Je ne sais pas, répondit Hagan avec un haussement d’épaules découragé. Mais si le duc voit juste, je crois qu’ils ont trouvé ce qu’ils cherchaient. » Déjà, le détachement de Braedon se retirait. Plusieurs soldats d’Heneagh se lancèrent à leur poursuite, mais le capitaine de Welfyl ne fut pas long à les rappeler, laissant Tavis se demander si cette incursion, encore plus brève que celle de la nuit, était bon signe pour Eibithar. « Allons voir, décida le duc en enfourchant son cheval. Ils ont sans doute besoin de Guérisseurs. Tu m’accompagnes ? » demanda-t-il à son fils. Le jeune seigneur acquiesça et monta en selle, un large sourire aux lèvres. Grinsa l’imita et les suivit, accompagné de Xaver et Hagan. Après leur long périple, Tavis et Grinsa avaient rejoint l’armée de Kearney quatre jours plus tôt, alors qu’elle stationnait à quelques lieues au nord de Domnall, dans l’attente du ralliement des armées de Curgh et d’Heneagh. Lorsqu’elles étaient arrivées, ils avaient chevauché avec le roi et les ducs vers le nord et, deux jours plus tard, rencontré l’envahisseur sur cette plaine, dans le nord-est de la lande d’Eibithar, non loin des Chutes de Binthar, et à quelque sept lieues de la cité de Galdasten. Les hostilités avaient débuté presque aussitôt. Malgré la presque totalité de l’armée de Curgh, renforcée d’un contingent de cinq cents hommes de la garde royale, le père de Tavis avait constaté, inquiet, que ses troupes ne faisaient pas le poids. Le premier assaut s’était soldé par un grand nombre de blessés dans ses rangs. Les Guérisseurs qirsi étaient venus à bout de la plupart des blessures, mais ses hommes auraient dû s’en sortir beaucoup mieux. Et cette défaillance, qui augurait mal de l’issue de la guerre, lui pesait lourdement. Pourtant, malgré ses déceptions et ses difficultés, Javan avait accueilli le retour de son fils avec plaisir ; et Tavis, de son côté, s’était étonné de son propre bonheur à revoir son père. Leurs relations n’avaient jamais été faciles, même avant le meurtre sauvage de celle qui devait devenir sa femme, Lady Brienne de Kentigern, et l’emprisonnement de Tavis dans les geôles d’Aindreas. Depuis son évasion, Tavis avait redouté leurs retrouvailles. Fort heureusement, la réaction de son père, comme celle du roi Kearney, qui les avaient reçus, lui et Grinsa, à bras ouverts, avait levé toutes ses inquiétudes. Si son père et le roi s’étaient réjouis de leur retour, en revanche, les soldats de la garde royale lui avaient manifesté leur hostilité sans ambiguïté. À leurs yeux, le jeune seigneur de Curgh restait le meurtrier qui, par ses actes ignobles, avait perdu tous ses droits à la noblesse, comme à la considération et, depuis son arrivée, ils lui montraient leur mépris par des regards de haine et des commentaires infâmes prononcés juste assez haut pour que Tavis soit le seul à les entendre. Le jeune homme avait cru, ou espéré, qu’une fois son innocence avérée, l’agressivité dont il faisait l’objet retomberait d’elle-même. Or il avait découvert, non sans consternation, que la confession de Cresenne ja Terba, celle qui avait avoué être l’instigatrice du meurtre de Brienne, et le châtiment de l’assassin, qu’il avait lui-même tué sur le rivage de la pointe de Wethyrn, ne changeaient rien à l’affaire. « Il va leur falloir un peu de temps », lui avait soufflé Grinsa le premier jour, alors qu’ils passaient devant les soldats et qu’il voyait le visage de Tavis s’enflammer. « Ils ne savent pas tous que vous avez tué l’assassin, et même alors, certains n’accepteront jamais votre innocence. » Tavis, incapable de prononcer un mot, s’était contenté de hocher la tête. Les hommes de Curgh s’étaient heureusement montrés beaucoup plus chaleureux. Alors que la nouvelle de sa rencontre avec l’assassin se répandait dans leurs rangs, certains avaient commencé à le traiter en héros, le saluant comme un seigneur triomphant de retour dans ses foyers après un combat victorieux. Ces manifestations élogieuses l’avaient mis presque aussi mal à l’aise que le ressentiment et la rage qu’il avait lus sur les visages des soldats de Kearney. Car à ses yeux, seule la chance lui avait permis de survivre à sa rencontre avec Cadel. L’assassin était désarmé quand il l’avait pourfendu. Il aurait voulu le leur crier à tous. Ni héros, ni boucher, il n’était qu’un jeune homme comme les autres qui voulait qu’on l’oublie. Mais l’anonymat, il avait commencé à le comprendre, ne ferait jamais plus partie de sa destinée. Et, malgré tout, il était heureux de retrouver son père, Hagan et Xaver MarCullet, ainsi que Fotir jal Salene, le Premier ministre de Curgh. Il avait vécu un an en exil, déchu de son titre d’héritier de la maison de Curgh, privé du réconfort de ses amis et du soutien de sa famille. Sa vie de fugitif était désormais terminée. Il avait raconté à son père tout ce dont il se souvenait de son ultime confrontation avec l’assassin. Beaucoup dans le royaume auraient du mal, à partir de ce récit peu glorieux, à croire en son innocence ; mais il était sûr que son père n’en doutait plus. Et s’il avait hâte de revoir sa mère, et de retrouver le château de ses ancêtres, cette confiance était, plus qu’une consolation, le signe d’un nouveau départ, presque une rédemption. Comme son père l’avait redouté, l’attaque de Braedon, si brève fût-elle, avait gravement coûté à l’armée d’Heneagh. Plus d’une vingtaine de corps, la plupart atteints de plaies béantes, gisaient dans l’herbe grasse, et l’on comptait trois fois plus de blessés. Les Guérisseurs s’affairaient déjà, mais Tavis s’aperçut vite qu’ils n’étaient pas assez nombreux. « Allez au campement de Curgh, indiqua Javan à l’un des soldats valides. Dites-leur d’envoyer tous nos Guérisseurs. — Et ceux du roi ? demanda le soldat. — Ceux de Curgh devraient suffire. Allez-y. Vite. » Tandis que l’homme s’éloignait en courant vers les lignes de Curgh, Javan scruta le champ de bataille, la main au-dessus des yeux pour s’abriter du soleil. « Où est Welfyl ? murmura-t-il. — Tu crois qu’il a pu tomber ? » Le duc se tourna vers son fils. « Il n’est pas supposé prendre part aux combats, fit-il sombrement. Il n’était même pas censé être là. » Welfyl était, de très loin, le plus âgé des ducs d’Eibithar. Il avait hérité du titre alors qu’Aylyn II, le prédécesseur de Kearney, débutait son règne de souverain du royaume. Javan, Tavis le savait, appréciait beaucoup Welfyl d’Heneagh, mais il reconnaissait avec son père que le duc était trop vieux pour guerroyer. Il était si frêle et si voûté qu’il avait le plus grand mal à l’imaginer l’épée au poing. Ces faiblesses ne l’avaient pourtant pas empêché de conduire ses hommes sur la Lande et, sauf ordre contraire du roi, elles ne l’auraient pas empêché de les mener en personne au combat. « Monseigneur, regardez. » Fotir, ses cheveux blancs illuminés par le soleil, ses yeux jaunes aussi flamboyants que des braises, désignait l’ouest, la main tendue. Suivant la direction de son index, Tavis découvrit le vieillard agenouillé dans l’herbe. Le pauvre homme, son visage osseux figé dans une expression déchirante, serrait un corps inerte contre son cœur. Javan éperonna sa monture. « Un Guérisseur ! hurla-t-il alors que tous se précipitaient à sa suite. Il se meurt ! » C’était vrai. Même Tavis, peu au fait de ces situations, voyait que l’homme dans les bras de Welfyl avait perdu énormément de sang. Il portait une profonde entaille à la gorge, et une autre lui avait pratiquement sectionné la jambe. Son sang coulait à flots et son uniforme, comme celui du vieux duc, était imbibé de rouge. « Les Guérisseurs arrivent, informa Javan en descendant de monture pour s’agenouiller aux côtés de son ami. J’ai envoyé chercher tous les miens. — Pouvez-vous l’aider ? demanda le duc à Fotir sans noter la présence de Javan. Je vous en prie. » Fotir, le visage contrit, secoua la tête. « Malheureusement, je ne possède pas ce don, Lord Heneagh. J’en suis désolé. » Ce devait être son fils, songea Tavis en regardant le visage du blessé. Les traits de l’homme blond étaient plus fermes que ceux de Welfyl, mais la ressemblance était frappante. Il se tourna vers Grinsa. Devant l’impuissance désespérée qu’il lut dans le regard de son ami, il comprit que le Glaneur ne pouvait intervenir sans révéler sa nature, et se mettre lui-même en grave danger. À cet instant, une Guérisseuse arriva, essoufflée et les joues rouges. « Ean soit loué ! souffla le duc en la voyant. Sauvez-le, je vous en supplie ! — Je vais faire de mon mieux, monseigneur. » Javan posa une main sur l’épaule de Welfyl. « Nous devrions nous écarter… — Non ! s’écria le duc en resserrant son étreinte sur son fils. — Votre Guérisseuse va faire tout ce qu’elle peut. — Non, je reste avec lui ! » Javan céda. « Comme vous voudrez », soupira-t-il en se redressant. Il s’éloigna, et fit signe à ses compagnons de s’écarter. « Il ne survivra pas », commenta Hagan, la gorge serrée. « Hélas. » Javan ferma les yeux, et se passa une main accablée sur le visage. « C’est son fils, n’est-ce pas ? » demanda Tavis à voix basse. Javan le considéra brièvement avant d’acquiescer. « Oui, c’est Dunfyl, baron de Cransher. Un homme généreux et un guerrier courageux. — Pourquoi n’est-il pas duc ? » Le père de Tavis jeta un coup d’oeil par-dessus son épaule, et s’éloigna davantage avant de répondre. « C’est une bonne question. Ils se sont querellés, autrefois… Je n’ai jamais su pourquoi. Mais Welfyl est orgueilleux, et son fils lui ressemble. Ils ne se sont pas adressé la parole pendant des années. Pour être franc, je n’aurais jamais cru les voir ensemble au combat. On dirait qu’ils se sont enfin réconciliés. » Un bruit de sabots les détourna de leur conversation. Kearney et son Premier ministre approchaient, suivis de nombreux Qirsi et d’un petit groupe de soldats à pied. « Que s’est-il passé ? » demanda le roi en descendant de monture. Son regard tomba sur Welfyl, avant de s’en détourner rapidement. « Est-ce le baron ? — Oui, Altesse. — Va-t-il survivre ? » Un lourd silence s’abattit entre eux. Kearney, les lèvres pincées, secoua la tête avec rage. « Par les démons et toutes les flammes ! Combien d’autres pertes ? — Vingt-cinq, peut-être plus. Plusieurs blessés ne passeront pas la nuit. — Vos pertes sont-elles aussi importantes, Lord Curgh ? — Non, Altesse. Moitié moins, mais c’est déjà trop. — Oui. Autant que les nôtres. — Si je puis me permettre, Altesse, intervint Hagan, la maison d’Heneagh n’a jamais été réputée pour sa force militaire. Et je n’ai jamais vu d’armée capable de frapper aussi vite que celle de l’empire. — Je partage votre analyse, Maître MarCullet. Je pensais que nous serions peut-être mieux avisés de transférer à Lord Heneagh les cinq cents hommes que j’ai placés sous votre commandement, Javan. » Le duc de Curgh approuva d’un seul et bref hochement de tête. Tavis, qui avait passé son enfance à juger les changements d’humeur de son père à des détails plus subtils, s’aperçut aussitôt de son mécontentement. Même si Kearney ne semblait pas s’en rendre compte, son accord n’était que de pure forme. « Vous ne pouvez pas faire cela, Majesté ! — Hagan ! — Ne vous inquiétez pas, Lord Curgh. Laissez-le parler. » Le roi se tourna vers le capitaine de Javan, un léger sourire sur son visage encore jeune. « Pourquoi pas ? » Hagan, rouge jusqu’aux oreilles, regardait le sol, aussi embarrassé qu’un gamin pris en faute. « Pardonnez-moi, Majesté, je me suis laissé emporter. — Aucune importance, Hagan. De toute évidence, vous pensez que c’est une erreur. Pourquoi ? — L’armée de Curgh tient le front au centre, Majesté. Jusqu’à présent, les soldats de Braedon nous ont testés afin de connaître nos faiblesses. S’ils nous voient redéployer tant d’hommes, ils comprendront, et frapperont aussitôt là où nous les auront retirés. Et si le centre lâche, nous sommes perdus. — L’armée de Thorald devrait nous rejoindre demain, Hagan, lui répondit le roi. Ils consolideront vos lignes. Pour l’heure, notre faiblesse est ici. Si Braedon nous frappe de nouveau à l’ouest, nous risquons de perdre tous les hommes d’Heneagh. Vous vous doutez bien que je ne peux pas prendre un tel risque. — Oui, Majesté. — Ne vous moquez pas de moi, capitaine. Gershon Trasker me sert depuis des années, et quand il me répond de cette façon, je comprends parfaitement que quelque chose ne va pas. » La ministre de Kearney s’éclaircit la gorge. « Si je peux me permettre une suggestion, Majesté. Vous avez aussi fourni un contingent de cinq cents hommes à Lord Shanstead de Thorald. Si nous attendons la nuit pour transférer les soldats de l’armée de Curgh à celle d’Heneagh, l’ennemi ne le saura pas. Et demain, dès l’arrivée de Thorald, Lord Shanstead pourra envoyer la moitié de son contingent à Lord Curgh. » Le roi sourit, manifestement plus convaincu. « Une excellente idée, Premier ministre. — En effet, Majesté, intervint Fotir, mais je ne pense pas qu’il soit très sage d’attendre la nuit. Comme vous venez de le souligner, Lord Shanstead devrait arriver demain. Si les sentinelles de Braedon n’ont pas déjà repéré leur approche, ils vont la découvrir très vite. L’empire a donc tout intérêt à attaquer aujourd’hui même. À leur place, c’est ce que je vous conseillerais. Nous devrions redéployer la moitié des hommes dès maintenant. — Vous marquez un point, Fotir. — Merci, Majesté. — Hagan, qu’en pensez-vous ? — Très bien. Majesté, concéda le capitaine à contrecœur. J’envoie immédiatement deux cent cinquante hommes renforcer les lignes d’Heneagh. — Bien », approuva le roi avant de regarder Welfyl. Son expression aussitôt s’assombrit. Le vieux duc pleurait et, bien que son fils respirât encore, la Guérisseuse s’était écartée. Ce n’était plus qu’une question de minutes. « Veuillez m’excuser », murmura Kearney avant de les quitter. Il rejoignit le duc d’Heneagh, et posa une main chaleureuse sur l’épaule du vieil homme agenouillé. À ce contact, qui sembla l’anéantir, le duc s’effondra contre la jambe du roi en sanglotant. « Deux cent cinquante hommes, ce n’est rien, fit Hagan assez bas pour ne pas être entendu de Kearney. — Je sais. Mais c’est tout ce que nous avons. La moitié de la garde royale est à Kentigern, et la moitié des maisons d’Eibithar ont refusé de se battre. Nous avons de la chance d’être aussi nombreux. — Oui, monseigneur. — Nous n’avons plus rien à faire ici », conclut le duc avec un regard douloureux pour Welfyl. Un regard, se dit Tavis en le surprenant, qui en disait long sur l’inquiétude qui avait dû être celle de son père au cours de l’année écoulée. « Regagnons nos rangs. » Grinsa et Keziah échangèrent un signe de tête discret. « Je vous rejoins, fit Grinsa à l’attention de Tavis avant de se tourner vers Fotir. Voudriez-vous rester un instant, Premier ministre ? — Monseigneur ? demanda le Qirsi à son duc. — Oui, bien sûr, Fotir. » Le duc était déjà remonté en selle et s’éloignait au petit trot en compagnie de Hagan. Tavis et Xaver les imitèrent, quelques pas en arrière. Les deux jeunes hommes restèrent silencieux, tandis que Tavis affrontait de son mieux les regards des soldats. « Après ça, je me demande s’ils vont nous permettre de combattre, murmura Xaver d’une voix si basse que Tavis douta de l’avoir bien compris. — Nous permettre de combattre ? » Son homme lige opina et désigna leurs pères du menton. « Pourquoi nous en empêcheraient-ils ? — À cause de Dunfyl ! Mon père ne voulait même pas que je quitte Curgh ; il a inventé toute une histoire pour me faire croire qu’il avait besoin de moi pour tenir le commandement de la garde du château en son absence. Avec la mort de Dunfyl, tu vas voir, il va m’affecter à la surveillance des provisions. Et ton père va faire la même chose. — Ça m’étonnerait. — Tavis, toi et ton père ne vous êtes peut-être pas toujours très bien entendus, mais de là à ce qu’il… — Il ne s’agit pas de ça, l’interrompit Tavis. Je suis en cavale depuis un an, je me suis évadé des geôles de Kentigern, j’ai voyagé à travers tout Aneira pour retrouver Cadel et le supprimer. Ce n’est plus à lui de décider si je dois me battre ou non. C’est mon père, je ne l’oublie pas, mais j’ai appris à me prendre en charge tout seul. Je n’ai pas besoin de sa permission pour tenir une épée. » Xaver le dévisageait avec stupéfaction. « Tu me trouves prétentieux, hein ? — Non. De la part de quelqu’un d’autre, je ne dis pas. Mais venant de toi, après tout ce que tu as vécu… non, ce n’est pas la prétention qui me vient à l’esprit. » Livré à son regard insistant, Tavis commença à se sentir aussi mal à l’aise que devant les saluts admiratifs des hommes de son père. « Arrête de me regarder comme ça. » Xaver baissa les yeux, un sourire aux lèvres, tandis que le vent agitait ses boucles brunes autour de son visage. « Excuse-moi. — Qu’est-ce que j’ai ? — Tu as changé. — Tu peux le dire ! Aindreas s’en est chargé. — Je ne parle pas de tes cicatrices. Je m’y suis habitué. J’ai même du mal à t’imaginer sans elles. » Tavis détourna les yeux. Grinsa lui avait fait une remarque similaire il n’y avait pas si longtemps. Pour sa part, il s’imaginait très bien sans ces traces sombres qui le défiguraient. Aujourd’hui encore, chaque fois qu’il croisait son reflet, elles lui semblaient hideuses. Il doutait de jamais les accepter. « Tu as l’air plus mûr, Tavis, reprit Xaver en s’attirant l’attention de son ami. Plus encore qu’à notre dernière rencontre, à la Cité des Rois. — Beaucoup de choses se sont produites depuis. » Xaver hésita. « Tu ne m’as toujours pas parlé de… l’assassin. » Tavis secoua la tête. « Je ne suis pas sûr de pouvoir, répondit-il en gardant les yeux droit devant lui. Je l’ai tué, c’est tout ce qui compte. — Je ne te crois pas. » Tavis revoyait tout. L’orage qui battait la pointe de Wethyrn ce jour-là, l’expression si sereine de l’assassin désarmé juste avant sa mort, la façon dont son épée lui avait tranché la gorge, et juste avant, le souvenir de Cadel agenouillé sur son dos, lui maintenant la tête sous l’eau d’une main serrée autour de son cou, l’autre appuyée sur sa tête, ses poumons brûlants, l’eau glaciale sur son visage, son désespoir… Chacune de ces images et de ces sensations était toujours aussi vivace. « J’ai failli mourir, Xaver. Il me tenait à sa merci, et il m’a lâché. Quand je l’ai tué, il n’essayait même plus de se défendre. » Son ami le regardait, désemparé et silencieux. « Je croyais que la mort de Cadel m’apporterait la paix, que venger Brienne effacerait tout ce qui s’est produit après sa mort. Je me trompais. — Il est trop tôt pour le savoir, répliqua Xaver avec douceur. Comment trouver la paix quand une guerre se livre autour de nous ? — Tu dois avoir raison. » Un sourire effleura les lèvres de Xaver et disparut. « Quand cette guerre contre l’empire sera terminée, et quand tu… — Tu sais quoi, l’interrompit Tavis, je comprends que tu essaies de m’aider, mais je ne veux pas parler de tout ça. » La mâchoire de Xaver se raidit, et il baissa les yeux. « Très bien. — Si on parlait plutôt de toi ? — De moi ? répéta le jeune homme en relevant la tête. — Oui. Tu ne m’as encore rien raconté. — Il n’y a rien à raconter. — Mon œil ! Tes études, ton entraînement, je ne sais même pas si tu as une amoureuse. » Brusquement, le visage de Xaver s’empourpra. « Tu en as une ! J’en étais sûr ! » s’exclama Tavis, que l’embarras de son ami réjouissait. Le jeune homme sourit, confus et brusquement timide. « Elle n’est pas vraiment… — Quoi ? Pas vraiment une fille ? » Xaver éclata de rire. « Oh, si, pour ça, elle l’est ! — Alors là, tu ne peux plus te taire ! » Xaver se révéla avare de détails. Hormis le fait qu’elle s’appelait Jolyn, et qu’elle était la fille d’une des dames de compagnie de la duchesse du Curgh, Tavis eut du mal à en savoir davantage, mais cela lui suffisait et, longtemps après avoir rejoint le campement des Curgh, les deux jeunes hommes continuèrent à bavarder, rire et se chamailler, comme autrefois. Comme avant leur Révélation, et tout ce qui en avait découlé. Et pendant quelques heures, alors que la chaleur du jour montait sur la lande, que le soleil décrivait son ample courbe sur le bleu du ciel, Tavis oublia Cadel, la conspiration, et la guerre qui les menaçaient. Plus tard, alors qu’ils avaient épuisé leurs sujets de conversation et leurs plaisanteries, après un long silence, Xaver, soudain mal à l’aise, se tourna vers Tavis. « J’ai un service à te demander, fit-il en croisant brièvement le regard de son ami. — Bien sûr, tout ce que tu voudras, l’assura le jeune seigneur. — Attends d’avoir entendu. » Tavis sentit sa gorge se nouer. « Je ne crois pas que mon père me laissera combattre, commença le jeune homme. Et s’il demande à ton père de me tenir loin des combats, ton père acceptera. — Je ne pense pas… — Laisse-moi terminer. Tu es mon suzerain, Tavis, je t’ai juré fidélité, et depuis nos Révélations, ton autorité dépasse celle de mon père. — Xaver, je ne veux surtout pas m’interposer entre ton père et toi. Et si mon propre père décide de t’écarter des combats, je ne pourrai rien faire. » Son ami se renfrogna. « Pourquoi es-tu si avide de te battre ? » lui demanda alors Tavis, intrigué. « Quelle question, et c’est toi qui me la poses ! Tu l’es tout autant que moi. — Ce n’est pas la même chose. J’ai des raisons qui n’ont rien à voir avec cette guerre, mais tout avec Cadel, Brienne et… le reste. — Eh bien, j’ai aussi mes raisons, Tavis. Tu n’es pas le seul à vouloir frapper les Aneiriens, les Qirsi, l’empire, et tous ceux qui nous attaquent depuis un an. Tu n’es pas le seul dont le père… » Il secoua la tête avec découragement. « Je sais que les choses ne sont pas faciles entre ton père et toi, mais tu peux me croire, être le fils de Hagan MarCullet n’est pas plus simple. C’est le meilleur bretteur du pays. Je l’entends dire et répéter depuis ma naissance. Tout le monde s’attend à ce que je sois comme lui. » Moi le premier, faillit-il ajouter. Mais cette précision était inutile. En l’écoutant parler, Tavis se souvint de ce que Xaver lui avait raconté du siège de Kentigern, son premier et unique combat. Selon ses propres termes, il s’en était très mal tiré, et le souvenir de la piètre image qu’il avait offerte à Javan lui pesait. Le duc, de son côté, avait beau ne pas tarir d’éloges sur le courage du jeune homme, Xaver restait convaincu d’avoir quelque chose à prouver. La bataille qui s’annonçait était pour lui le moyen de se racheter, et de montrer à son duc, à son père, et à lui-même, ce qu’il valait. Un sentiment que Tavis ne connaissait que trop bien. « Excuse-moi, la Pointe. Tu as raison. Je n’ai aucune envie de m’interposer entre ton père et toi, mais je vais voir ce que je peux faire. » Xaver hocha la tête, sans pour autant montrer de soulagement. « Personnellement, ajouta Tavis, je serais honoré de marcher au combat avec toi. » À ces mots, Xaver se dérida. « On en parle depuis qu’on a cinq ans ! — Bien avant, à en croire ma mère. » Ils rirent. « Merci, Tavis, reprit le jeune homme redevenu sérieux. — Attention, je ne te promets rien. — Je sais, mais je t’en suis tout de même reconnaissant. — Jure-moi seulement de veiller sur mes arrières, et j’en ferai autant pour toi. — Tu peux compter sur moi », lui assura son ami, cette fois avec un grand sourire. Après le départ de Javan et Tavis, Keziah s’était tournée vers Kearney, resté auprès du duc d’Heneagh. Devant la tristesse qui se lisait dans ses yeux clairs, et l’impuissance du réconfort qu’il essayait d’offrir au vieux seigneur, elle porta une main à sa bouche. « Peut-être pourrions-nous trouver un endroit tranquille pour discuter », suggéra Fotir, voyant son émotion. Elle opina sans pour autant lâcher le roi du regard. « Keziah. » Elle se tourna vers Grinsa. « Oui, bien sûr », bredouilla-t-elle, confuse. Frappé par les cernes profonds qui ourlaient son regard et la couleur terne de sa peau, le Glaneur comprit soudain qu’elle ne dormait pas depuis plusieurs nuits. Combien de fois avait-elle rêvé du Tisserand ? se demanda-t-il sans formuler sa question à voix haute. Le cœur serré, il suivit Fotir et sa sœur vers l’arrière des lignes de Curgh, où les soldats moins nombreux leur laisseraient un peu d’intimité. Alors qu’ils s’éloignaient, il s’aperçut tout à coup qu’un homme en uniforme les suivait de loin. « Mon ombre, lui apprit Keziah en le voyant se retourner. — Kearney te fait surveiller ? — Il le faut. Tout le monde doit être convaincu de sa méfiance à mon égard. » Fotir les dévisagea tour à tour. « Dois-je comprendre que le roi est au courant de votre tentative d’infiltration ? — Il le fallait aussi, sourit tristement la jeune femme. Il était sur le point de me bannir de la cour. — Votre entreprise devient de plus en plus périlleuse. » Grinsa resta silencieux. À ses yeux, depuis le début, la position de Keziah était beaucoup trop dangereuse. Sa sœur, qui avait réussi à infiltrer la conspiration, faisait croire au Tisserand qu’elle avait épousé sa cause, et à tout son entourage qu’elle avait trahi son roi et son royaume. Kearney était désormais dans la confidence, mais ce n’était qu’un mince soulagement. Car la solitude de Keziah devait être terrible, et si le Tisserand découvrait sa supercherie, il la tuerait, non sans lui avoir infligé toutes les atrocités dont il était capable. « Vous êtes sûre que nous pouvons-nous parler librement avec cet homme sur nos talons ? demanda Fotir. — Nous n’avons pas le choix, Premier ministre, rétorqua Keziah avec impatience. Et croyez-moi, au point où j’en suis, je me moque bien de ces petits désagréments. J’ai d’autres motifs d’inquiétude que ces broutilles. » Le ministre n’était pas plus habitué que Keziah à ce ton. Alors que Grinsa se préparait à apaiser sa colère, il le vit sourire et incliner la tête. « Naturellement, veuillez m’excuser, Premier ministre. » Keziah, décontenancée à son tour, fronça les sourcils. « As-tu eu des nouvelles du Tisserand ? murmura Grinsa. — Sa dernière visite remonte à un demi-cycle de lune, lui répondit sa sœur sur le même mode, juste après notre départ d’Audun. Il m’en voulait de ne pas avoir tué Cresenne. — Il t’a blessée ? » Elle voulut sourire, échoua, et détourna le regard. « Ce n’était pas si grave. » Grinsa n’en croyait pas un mot, mais il n’insista pas. « Il m’a dit qu’il allait trouver un autre moyen de la supprimer. Ne t’inquiète pas, ajouta-t-elle dans l’espoir de le rassurer, j’ai envoyé un messager au château. Elle sait qu’elle doit s’attendre à une nouvelle attaque. » Ce fut au tour de Grinsa de détourner les yeux. « Elle a déjà eu lieu. — Est-elle… — Elle va bien. » Il se voulait convaincant, mais rien ne lui permettait d’affirmer que Cresenne se remettrait jamais de toutes ses confrontations avec cet homme. Le Tisserand l’avait torturée, lui laissant sur le visage des cicatrices aussi profondes que celles de Tavis, et qui seraient demeurées permanentes s’il n’était pas lui-même intervenu si vite après son agression pour la soigner. Un des fidèles du Tisserand l’avait ensuite empoisonnée, la laissant presque pour morte. Et la dernière fois que le chef de la conspiration avait pénétré ses rêves, il l’avait violée. Qu’il ne l’ait pas physiquement touchée ne changeait rien à l’humiliation, la souffrance, et l’horreur qu’elle avait vécues. Ses blessures étaient les mêmes. Et Grinsa, le cœur déchiré, s’en voulait amèrement de l’avoir abandonnée. « Que lui a-t-il fait ? s’enquit Keziah. — Tout ce qui compte, répondit Grinsa en éludant sa question, c’est qu’elle a réussi à le chasser de ses rêves. Elle a gagné. » Mais à quel prix ? se demanda-t-il néanmoins sous le regard de sa sœur. « Elle a gagné… vraiment ? fit-elle en passant de l’horreur à la stupéfaction. — Oui. Comme je te l’ai toujours dit, tu as le pouvoir d’en faire autant. » Sa propre rencontre avec le Tisserand, alors qu’il traversait le sud de la Lande avec Tavis, lui avait laissé le goût amer de l’échec, et la crainte que personne ne parvienne à le vaincre. Pourtant, malgré tout ce qu’elle avait enduré dans ses rêves, Cresenne lui avait redonné espoir, un espoir qu’il voulait transmettre à Keziah, et auquel il devait s’accrocher. Il avait toujours peur pour sa sœur – et pour eux tous – mais il devait se convaincre que Dusaan n’était pas infaillible. « Elle a réussi, murmura Keziah d’une voix abasourdie. — Vous nous parliez de votre propre rencontre avec le Tisserand », intervint Fotir pour les ramener à leurs préoccupations présentes. La jeune femme passa une main timide dans ses cheveux, avant de répondre gravement : « Oui. Il m’a confié une mission. Il veut que j’assassine Kearney. — Quoi ? » s’écria Fotir bien trop fort, les yeux écarquillés. Il regarda rapidement en direction du soldat. « De quelle façon ? interrogea-t-il à voix basse. — Il m’a laissé le choix. Il veut que ça se passe pendant les combats pour que personne ne soupçonne les Qirsi. — Kearney est-il au courant ? — Oui, je l’ai prévenu. — Dans quel but ? intervint Fotir. Vous n’avez pas l’intention de le tuer, n’est-ce pas ? — Bien sûr que non, répondit Grinsa. Mais si le Tisserand veut la mort de Kearney, et que l’échec de Keziah à tuer Cresenne l’ait conduit à douter de son implication dans la conspiration, il aura confié cette mission à d’autres fidèles. Il fallait donc prévenir le roi. — Vous semblez si bien le comprendre, soupira Fotir, que je me sens dépassé. — Nous avons un avantage sur vous, Premier ministre, le rassura Grinsa. Enfin si l’on considère que c’en est un. Nous lui avons parlé, il est entré dans nos rêves. — Toi aussi ? s’exclama Keziah stupéfaite. — Oui, et peu de temps après toi, semble-t-il. Il a tenté de m’attaquer, et m’a menacé de s’en prendre à Cresenne. — Mais il n’a pas pu te faire mal ? Tu es trop fort pour lui. » Au souvenir de ce que le Tisserand lui avait infligé, de la douleur qu’il avait éprouvée lorsqu’il avait tenté de lui briser le crâne et de son impuissance, Grinsa sentit son visage se contracter. Le regard suppliant de sa sœur, son désir désespéré de l’entendre dire qu’il était de taille à repousser le Tisserand, l’incita presque à mentir. Mais il secoua la tête, le cœur serré. « Je n’ai pas été à la hauteur. — Il ne t’a rien fait », gémit-elle, la voix tremblante et le regard plein d’effroi. « J’ai réussi à me réveiller avant, et je me suis débrouillé pour créer une flamme, voir ses traits et la plaine où il se trouvait. Je sais qui il est. — Nous avions raison ? demanda Fotir à la hâte. C’est le haut chancelier de l’empereur ? — Oui. Dusaan jal Kania. Il se tenait sur la plaine d’Ayvencalde. Il a tenté de m’empêcher de le démasquer, mais une fois découvert, il s’en est moqué. — Peu importe, fit le Premier ministre. Nous le connaissons désormais. — Est-ce que cela signifie qu’il est plus fort que toi ? s’inquiéta Keziah toujours effrayée. — Je ne sais pas, Keziah, vraiment pas. Comme Tavis me l’a fait remarquer, nous étions à égalité. C’est lui qui est entré dans mes rêves, il pouvait donc me blesser, mais je ne pouvais pas l’atteindre. La seule chose possible, c’était de l’éclairer, lui et l’endroit où il demeurait. Et j’y suis parvenu. » Elle opina, mais le choc était évident, et il en connaissait la cause. Si lui, un Tisserand, ne pouvait empêcher cet homme de lui nuire, comment pouvait-elle se protéger ? Tout l’espoir qu’elle avait tiré de l’expérience de Cresenne avait volé en éclats. Elle resta longtemps silencieuse, les yeux dans le vague, si bien que Grinsa se demanda s’ils ne feraient pas mieux de la laisser. Mais elle recouvra ses esprits et se redressa, avant de regarder tour à tour ses deux interlocuteurs. « Nous devons nous entretenir d’un autre point, fit-elle plus sûre. Avant la prochaine attaque de l’empire. » Après s’être assurée que la sentinelle de Kearney était trop loin pour les entendre, elle reprit : « Lorsqu’elle débutera, nous allons employer notre magie. Jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour aider Kearney et les ducs ? — Tu fais allusion à mes dons ? » interrogea Grinsa. Elle opina. « Je crois que c’est beaucoup trop risqué, jugea Fotir. L’empereur a envoyé des Qirsi avec son armée, très peu, mais ils vont nous surveiller attentivement. J’ignore quels sont vos pouvoirs, Premier ministre, mais je suis Façonneur et je possède les brumes et les vents. Si je lève une brume et que le Glaneur s’en empare, les Qirsi de Harel vont immédiatement s’en rendre compte. Et la rumeur de la présence d’un Tisserand dans nos rangs se répandra sur le champ de bataille comme une traînée de poudre. — Mais si c’est le seul moyen de les empêcher de briser nos lignes ? insista Keziah. Kearney sait déjà que Grinsa est Tisserand. Si les nobles d’Eibithar le découvrent parce qu’il a employé ses dons pour sauver le royaume, ils pourront difficilement réclamer son exécution. — Ce serait stupide et incompréhensible, je vous l’accorde, mais cela ne veut pas dire qu’ils hésiteront. Ils ne savent pas toujours faire preuve de sagesse. — Attention, Premier ministre, observa Grinsa avec un sourire. Cette remarque pourrait venir de la bouche d’un renégat. — Eh bien, dans le cas présent, il n’aurait pas tort, répondit Fotir sans broncher. Ce n’est pas le moment de sous-estimer la peur que les Eandi nourrissent à l’égard de la magie qirsi. Vu les agissements de la conspiration depuis quelques années, je crains que nos nobles ne soient plus enclins que jamais à condamner à mort et exécuter les Tisserands, même celui qui emploierait sa magie pour protéger leur royaume. — Tu es du même avis ? demanda Keziah à son frère. — Je crois que oui. » Malgré son déplaisir, elle céda. « Mais je ne peux pas laisser l’empire l’emporter, quel que soit le danger que cela représente pour moi, ajouta son frère. — Vous n’êtes pas le seul en danger, observa Fotir. Ils tueront Cresenne, et votre fille avec. — Ils essaieront, Premier ministre, comme ils essaieront de m’exécuter. Mais ils échoueront, vous pouvez me croire. Quoi qu’il en soit, nous pouvons nous en sortir. Nous avons un certain nombre de Qirsi avec nous ; je n’aurais peut-être même pas besoin d’utiliser vos pouvoirs. Et si j’y suis obligé, je peux le faire sans attirer l’attention. » Il se tourna vers Keziah. Il aurait aimé écarter la mèche de cheveux qui lui barrait le front, mais la présence du soldat empêchait ce geste trop familier. Même Fotir, qui en savait tant à son sujet, ignorait leur lien de parenté. Le danger était encore trop important pour révéler ce lien à quiconque. La peur des Tisserands était si profonde chez les Eandi qu’on n’exécutait pas seulement les sorciers et leurs enfants, mais toute leur famille avec. Dusaan avait en outre des espions prêts à lui rapporter le moindre geste suspect concernant Keziah. D’ailleurs, le simple fait de discuter ensemble la mettait en danger. « Je ne les laisserai pas passer, affirma-t-il sans hésitation. Tu as ma parole. — Ne devrions-nous pas rester ensemble, nous battre côte à côte ? — Fotir et moi sommes tous les deux dans l’armée de Curgh. Si j’ai besoin de tes pouvoirs, je saurai te trouver. » Elle opina une nouvelle fois, pleine de doute et d’incertitude. « Je ferais mieux de retourner auprès de mon duc », avança Fotir, le regard tourné vers le nord où stationnait l’armée de Braedon. « Et je vous suggère, Premier ministre, de rejoindre Kearney. Je pense que nos brumes et nos vents ne vont pas tarder à servir. » 6 Que Fotir ait vu juste, n’aurait pas dû la surprendre. Keziah avait passé assez de temps en compagnie de cet homme pour savoir que le Premier ministre de Curgh était aussi brillant que le laissait entendre sa réputation. Pourtant, lorsqu’il avait affirmé que l’attaque de Braedon interviendrait avant le coucher du soleil, elle ne l’avait pas cru, et le début des combats l’avait réellement prise de court. La férocité de l’assaut n’aurait pas dû l’étonner outre mesure. Un an plus tôt, elle avait fait l’expérience de la guerre. La bataille devant le château de Kentigern avait apporté son lot de souffrance, de violence et de sang. Confrontée à l’horreur, Keziah avait vécu cette épreuve comme une préparation aux combats qu’elle ne manquerait pas de livrer aux côtés de son roi, et elle s’était endurcie. Mais rien n’aurait pu la préparer à l’ouragan de fer et de sang qui se déchaînait maintenant devant elle. Elle n’était pas la seule à être désemparée. En dépit des avertissements de Fotir, malgré la vigilance des sentinelles de Curgh, d’Heneagh et de la garde royale chargées de surveiller les mouvements adverses, l’ennemi les avait pris par surprise. Les soldats de l’empire avaient fondu sur eux sans le moindre signe avant-coureur. Dans les rangs d’Eibithar, il était d’usage d’envoyer une flèche au-dessus du champ de bataille avant d’engager les combats. Braedon s’était passé de cet avertissement, tout comme leurs Qirsi n’avaient pas pris la peine de lever la moindre brume pour dissimuler leurs forces. Keziah n’avait même pas entendu l’ordre intimant aux archers de Braedon d’envoyer leur première volée de flèches. Elles s’étaient élevées dans les airs par centaines, aussi vives qu’un orage des moissons, aussi violentes et destructrices que l’éclair. Sans attendre qu’elles touchent leur cible, les soldats de Braedon, leurs casques et leurs épées scintillant au soleil, l’air vibrant de leur clameur guerrière, s’étaient lancés à l’assaut de la plaine. Sous le martèlement de leurs pas, le sol lui-même s’était mis à trembler. Kearney et ses ducs avaient à peine eu le temps d’appeler leurs hommes au combat, et encore moins celui de les organiser en ordre de défense efficace. Parce que l’armée de Welfyl n’était pas de taille à résister, ils avaient cru que l’assaut serait concentré sur les lignes d’Heneagh. Mais les commandants de Braedon, renonçant à frapper le point le plus faible d’Eibithar, avaient dirigé leur attaque sur la garde royale, la plus puissante des trois armées. Curgh et Heneagh n’avaient pas été épargnées, loin de là. Même si l’armée de Kearney avait essuyé le plus gros choc, en quelques secondes, aussitôt après la première volée de flèches, les trois armées étaient aux prises avec l’ennemi. Mal préparés à cette offensive, les hommes d’Eibithar avaient été forcés de reculer. Kearney et Javan s’étaient bien débrouillés pour placer leurs archers en défense, mais leur première riposte ne fut suivie d’aucune autre. Après avoir tiré, les soldats avaient dû renoncer à leurs arcs pour se battre, côte à côte avec leurs camarades, à l’épée. Quant aux archers d’Heneagh, écrasés par les fantassins de l’empire, ils n’avaient même pas eu le temps de bander leurs arcs. « Pourquoi nous attaquent-ils de cette façon ? cria Keziah au-dessus du fracas des armes alors qu’elle suivait Kearney, lequel était occupé à rassembler ses hommes du mieux qu’il pouvait. — Parce que ça marche ! » lui hurla-t-il, les yeux luisant de fureur et le visage humide de transpiration. Elle regretta aussitôt sa question. « Personne ne s’attendait à un tel assaut, reprit-il quelques instants plus tard. Ils veulent nous désorganiser. S’ils s’étaient concentrés sur Welfyl, Javan et moi aurions pu tenter de les cerner. Comme ça, il nous est impossible de nous regrouper. » Keziah, un œil sur les combats, dut reconnaître la justesse du raisonnement. Les hommes du roi cédaient du terrain, ils résistaient davantage, mais leur faiblesse était évidente, et elle s’en rendait compte. Kearney n’allait pas tarder à se lancer lui-même dans la bataille. Il avait déployé ses hommes de son mieux, mais déjà, il observait les rangs, et sa main avait glissé sur la garde de son épée. Malgré son inquiétude de le voir se jeter dans la mêlée, Keziah ne pouvait s’empêcher de l’envier. Elle se sentait inutile. Sa place n’était pas au milieu des combats. Aussi douée qu’elle fut à l’épée, elle manquait d’entraînement et de résistance pour combattre avec ces hommes. Braedon ne disposait pas de cavalerie. Posséder la magie que son peuple appelait le langage des bêtes ne lui était d’aucune utilité, et lever une brume ou un vent, dans ces combats au corps à corps, n’aurait servi à rien. Tournant les yeux vers le cœur de la bataille, elle s’efforça de localiser Fotir ou Grinsa. La lutte y était aussi brutale que dans les rangs de Kearney. Toutefois, comme la garde royale, l’armée de Curgh semblait être parvenue à freiner l’avance de Braedon. Par contre, un examen rapide au-delà des rangs de Javan lui permit de comprendre que les hommes d’Heneagh reculaient toujours sous l’assaut. Elle n’avait pas besoin d’une solide compétence militaire pour savoir combien la résistance de Welfyl était importante à leur survie. Si Braedon brisait le front, ils étaient tous perdus. « Keziah ! » Bien qu’elle sût ce qu’il allait dire, elle s’obligea à croiser le regard de Kearney. « Je dois rejoindre mes hommes. Je ne peux pas… — Je sais. Vas-y, répondit-elle en renouant naturellement avec l’intimité qu’ils avaient si longtemps partagée. Qu’Orlagh guide ta lame et te protège. — Toi aussi. » Ils échangèrent un long regard chargé d’intensité. Keziah, redoutant de jamais le revoir, grava chaque détail de son visage dans sa mémoire, ses traits pleins de jeunesse, ses yeux verts si clairs, chaque mèche de ses cheveux d’argent, blanchis avant l’âge, et scintillant dans le soleil. Je t’aime, articula-t-elle en silence. Moi aussi, lui répondit-il. Un instant plus tard, si vite qu’elle sursauta, il éperonnait les flancs de sa monture et, son épée à bout de bras, s’élançait au devant de la bataille. Elle continua de le suivre des yeux. Dressé sur ses étriers, il fendait l’air de sa lame, attaquait à droite et à gauche, mais déjà le tumulte l’engloutissait, l’éloignant d’elle, l’exposant à tous les dangers. Alors que les combats se déroulaient sous ses yeux, avec une telle rage, une telle violence, et dans une telle confusion qu’elle en éprouvait la nausée, une seule phrase résonnait dans son esprit, lancinante, et beaucoup plus terrifiante que toutes les horreurs auxquelles elle assistait. Dans la mêlée, tout pouvait arriver ; c’était l’endroit et le moment idéal pour assassiner un roi. Le Tisserand le lui avait dit. Elle-même était capable d’imaginer toutes les façons possibles, tous les moyens qu’elle pourrait employer pour remplir sa mission. « Tu possèdes le langage des bêtes et le don des brumes et du vent », lui avait dit le Tisserand lors de sa dernière visite dans son sommeil, juste après le châtiment qu’il lui avait infligé pour ne pas avoir tué Cresenne. « Ils devraient t’être utiles. » Il avait évidemment raison. Confrontée à la réalité, les choses lui paraissaient si simples qu’elle sentit les larmes rouler sur son visage. Une brise pouvait dévier la trajectoire d’une flèche. Ou mieux, un mot murmuré à la monture de Kearney pouvait forcer l’animal à ruer et désarçonner le roi au plus fort des combats. Projeté au milieu des combattants, assommé, désarmé peut-être, aucun guerrier, quelle que soit son habileté, ne pourrait survivre à une telle chute. Keziah, horrifiée, ne pouvait s’empêcher de faire défiler toutes les possibilités qu’offrait un moment pareil. Plus les morts et les blessés s’amoncelaient aux pieds du cheval, plus l’animal aurait du mal à rester debout, et moins sa chute serait suspecte. Un Façonneur pouvait très facilement lui casser une patte, et jeter le roi à terre. Ou il pouvait briser la lame de Kearney au moment où elle s’entrechoquait avec une autre, le laissant sans défense. De mèche avec un complice, un assassin pourquoi pas, un Qirsi pouvait lever une brume et dissimuler l’approche du bandit. Avec tant de Qirsi sur le champ de bataille, tant de morts, au milieu d’un tel chaos, tout était possible. Combien des Qirsi qui l’entouraient avaient rejoint la conspiration ? À combien d’entre eux le Tisserand avait-il donné l’ordre d’assassiner son roi ? Elle n’était certainement pas la seule. Le Tisserand le lui avait dit, elle avait failli une fois à l’une de ses missions. Sachant qu’elle avait aimé Kearney, qu’elle l’aimait peut-être encore, il ne lui aurait pas donné cet ordre sans s’appuyer sur d’autres, au cas où elle viendrait à flancher. Au comble de l’effroi, convaincue que d’autres serviteurs du Tisserand allaient s’en prendre à Kearney à la moindre occasion, elle se prépara à jeter son propre cheval dans la bataille. Elle n’avait aucune idée de ce qu’elle ferait une fois au côté du roi, mais elle voulait le rejoindre, le protéger, garder les tueurs du Tisserand à l’œil, les empêcher de nuire. Elle avait posé la main sur la garde de son épée, lorsqu’elle sentit un mouvement lui effleurer l’esprit, comme le frôlement d’une brise au moment des moissons. Durant une brève et atroce seconde, elle crut que c’était le Tisserand qui cherchait à pénétrer ses pensées ou la pousser à tuer Kearney. Presque aussitôt, heureusement, elle perçut la douceur de ce contact et son air familier. Un regard vers les lignes de Curgh lui permit d’apercevoir Grinsa. Dressé sur son cheval, son frère l’observait. Alors qu’elle s’étonnait de ce contact – aucune de ses magies ne pouvait les aider, et surtout pas une brume – elle le vit détourner les yeux, et sentit sa présence s’envoler. Perplexe, Keziah se dit d’abord qu’il avait voulu se rassurer à son sujet, mais un regard aurait suffi. Son impulsion lui revint alors brusquement à l’esprit. Grinsa, anticipant peut-être le geste qu’elle s’apprêtait à commettre, avait voulu l’arrêter, ou l’interrompre le temps qu’elle réfléchisse à sa décision. Si telle était son intention, il y était parvenu. Car, coupée dans son élan, elle comprenait tout à coup l’imprudence de sa précipitation. Surgir aux côtés de Kearney au beau milieu des combats risquait de le distraire, et de faciliter la tâche des conspirateurs. Les yeux rivés sur la bataille, Keziah se contenta alors du seul rôle qu’elle pouvait tenir, celui de sentinelle vigilante et protectrice. Son regard à l’abri du soleil, perçant le brouillard de poussière soulevé par les combattants, elle surveilla les opérations et Kearney. Tant qu’elle voyait l’éclat de sa chevelure argentée, les éclairs de son épée fendant l’air et l’ennemi qui osait s’y frotter, elle savait qu’il était en sécurité, ou pour le moins vivant. Alors que les ombres des combattants s’étiraient lentement sur la plaine ensanglantée, le sort de la bataille commença à tourner. Les forces d’Eibithar ne gagnaient pas beaucoup du terrain perdu, mais elles avaient interrompu la progression de Braedon. Même à l’ouest, où le front tenu par Heneagh avait paru bien près de lâcher, les hommes de Welfyl s’étaient repris, aidés par les renforts venus de Curgh. Lorsque enfin le soleil se coucha sur l’horizon, laissant une magnifique traînée d’or et de pourpre dans son sillage, les hommes de l’empire s’arrêtèrent brusquement pour battre en retraite. Avec une clameur de triomphe, certains hommes de Kearney entreprirent de leur donner la chasse, pour être aussitôt rappelés par leur roi. Keziah éperonna sa monture et s’élança à bride abattue. Arrivée à côté de Kearney, elle sauta à terre et se précipita vers lui. Il avait plusieurs plaies aux jambes, une plus profonde à la taille, et du sang suintait de sa cotte de mailles. « Vous avez besoin d’un Guérisseur », affirma-t-elle en luttant contre le désir de se jeter à son cou. Au sourire radieux qu’il lui adressa, elle aurait cru qu’il venait de livrer une simple joute. « Je vais très bien. Je dois m’entretenir avec mes ducs. — Majesté… — Trouvez-les, Premier ministre. Amenez-les-moi aussi vite que possible. Leurs ministres aussi. » Keziah fronça les sourcils, mais acquiesça. « À vos ordres, Majesté. » Elle remonta en selle et tourna bride vers les lignes de Curgh. Elle était bien résolue à obéir, quand elle sentit son estomac se révulser. L’herbe de la lande, ce matin verte, souple, et soyeuse, n’était plus qu’un tapis piétiné, imbibé de sang, comme si la terre elle-même souffrait d’une plaie béante. Disséminés au milieu des cadavres, plus nombreux qu’elle n’aurait pu compter, des membres arrachés, des mains toujours agrippées à leur épée ou leur hache, des têtes aux yeux aveugles fixés sur le ciel, aux bouches parfois ouvertes sur des cris silencieux, disaient toute l’horreur des combats. Elle aurait dû observer les uniformes, pour savoir quelle armée s’était le mieux sortie de ce carnage, mais elle était incapable de détacher les yeux de ces visages, de ces mains, de tout ce sang. « Keziah. » Elle se tourna au son de la voix de Kearney. Son sourire évanoui, il la contemplait avec inquiétude. « Est-ce que ça va ? — Je… » Elle ravala un nouveau flot de bile. « Ça ira. — Ne regarde pas. Trouve Javan et Welfyl. Dis-leur de me rejoindre, et éloigne-toi du front, de tout ça. C’est compris ? » Elle hocha la tête, mais ses yeux glissèrent de nouveau vers le sol. Un soldat, étendu sans vie, la fixait d’un air étonné qui l’aurait fait rire s’il n’était pas… « Keziah. » Elle sursauta et se tourna à nouveau vers Kearney. « Trouvez-moi les ducs. — Oui, Majesté. » Elle s’éloigna, laissant son cheval frayer son chemin au milieu des cadavres, s’efforçant de ne regarder que les soldats devant elle, ceux qui étaient vivants et qui portaient les couleurs brun et or de Curgh. Apercevant Grinsa et Fotir, elle se précipita vers eux, sûre que les ducs n’étaient pas loin. En effet, quelques instants plus tard, elle voyait Javan avec Tavis, le capitaine des armées de Curgh, et un jeune homme que des conversations précédentes lui avait permis d’identifier comme l’homme lige de Tavis, et le fils du capitaine. Comme Kearney, Javan était blessé, et comme lui sans gravité. Grinsa saignait, lui aussi. En fait, ils saignaient tous, remarqua-t-elle brusquement. À l’exception des Guérisseurs, elle devait être la seule personne indemne sur la Lande. « Premier ministre, l’accueillit le duc d’une main amène. Comment va le roi ? — Bien, monseigneur. Il souhaite vous voir avec votre ministre. — Bien sûr, nous le rejoignons immédiatement. Et la garde royale, comment s’en est-elle sortie ? — Je ne sais trop, monseigneur. Je n’ai pas pris part aux combats. Mes dons ne sont pas… ceux d’un guerrier. — Bien sûr, Premier ministre. Pardonnez-moi. — Aucun problème, monseigneur. Nous nous verrons tout à l’heure, je dois trouver le duc d’Heneagh. » Javan consulta brièvement Fotir du regard avant de revenir à elle. Keziah comprit immédiatement. « Le duc est mort, Premier ministre. Il est tombé au combat. » Sa première pensée fut pour la duchesse qui ignorait encore qu’elle venait de perdre son fils et son mari. Keziah ne connaissait même pas son nom. Premier ministre du royaume, elle aurait dû le savoir, mais elle n’avait jamais rencontré cette femme, et Welfyl étant chef d’une maison mineure, lui et le roi n’entretenaient pas de rapports très étroits. Elle s’en voulait néanmoins, et sa faute lui semblait impardonnable. « Premier ministre. » Elle sursauta, tristement consciente de ne pas être faite pour la guerre, et son cortège de désolations. « Oui, monseigneur. Qui dirige l’armée d’Heneagh à présent ? — Rab Avkar, le capitaine de Welfyl. » Keziah se tourna vers le front tenu par les hommes d’Heneagh. La perspective d’arpenter un campement à la recherche d’un guerrier qu’elle ne connaissait pas l’ébranla davantage. « Je le connais, avança Hagan en devinant son désarroi. Si monseigneur le permet, je me charge de le repérer et de vous l’amener. — Bien sûr, Hagan. — Merci, capitaine », fit Keziah. Il lui adressa un hochement de tête et s’éloigna sans un mot. Son attitude était tellement semblable au caractère de Gershon Trasker, le capitaine de Kearney – qui se trouvait pour l’instant au sud pour combattre les Aneiriens –, que la jeune femme ne put s’empêcher d’éprouver un peu de réconfort. Javan enfourcha sa monture avec raideur ; une grimace chagrinée se peignit sur son visage. « Que ne donnerais-je pas pour avoir dix ans de moins ! — Seulement dix ? Tu es bien optimiste », répliqua Tavis en s’attirant les rires de ses compagnons. L’aisance de ces hommes, capables de rire malgré ce qu’ils venaient de subir, fouetta Keziah, et ce fut l’esprit plus léger qu’elle rejoignit Kearney en compagnie du duc, de son ministre, de Tavis et de Grinsa. Voyant le jeune MarCullet suivre Tavis, elle se fit la réflexion que ces jeunes gens étaient décidément inséparables. Elle allait s’en ouvrir à voix haute, et les féliciter de leur amitié, lorsque Grinsa vint se placer à ses côtés. « Est-ce que ça va ? lui demanda-t-il à voix basse. — Non. Ne me regarde pas comme ça, reprit-elle devant son étonnement. Après tout ce qui s’est passé aujourd’hui, j’aurais du mal à croire que tu vas bien. — Ce n’est que le début, Kezi. — Je sais. » Elle observa les blessures, les entailles profondes qu’il portait aux bras et aux mains, le bleu qui lui marquait la joue. « Ça ne fait pas trop mal ? — Non. Si c’était le cas, je me serais déjà guéri. — Pourquoi ne l’as-tu pas fait ? — Je suis trop fatigué, avoua-t-il dans un haussement d’épaules. — Il y a d’autres Guérisseurs, Grinsa. Ils peuvent… — Ça va, Keziah. Je me soignerai plus tard, c’est promis. » Elle abandonna le sujet. Ils arrivèrent près de Kearney qui, au milieu des blessés, tâchait d’offrir un peu de réconfort à ceux qui attendaient les Guérisseurs. Deux capitaines l’accompagnaient. Voyant Javan, il vint à sa rencontre. « Lord Curgh, je suis heureux de vous voir sain et sauf. — Merci, Majesté. Moi aussi, mais vous êtes blessé, constata le duc en voyant sa cotte de mailles imprégnée de sang. — Aucune importance. Nous avons des choses beaucoup plus importantes à régler. — Pardonnez-moi d’insister, Majesté, mais nous pouvons parler pendant qu’un Guérisseur s’occupe de vous. » Il croisa le regard d’un Qirsi, et lui fit signe d’approcher. Se servant de ce prétexte, un Guérisseur pouvait très bien aggraver ses blessures, songea Keziah avec inquiétude, en guise de potion, un herboriste pouvait lui administrer du poison… « Non ! » s’écria-t-elle brusquement. Le Guérisseur hésita. « Notre sujet de discussion est… délicat. » Grinsa, qui l’avait d’abord considérée avec perplexité, dut comprendre la raison de son interruption, car il vint aussitôt à son secours. « Elle a raison, Majesté. Je ne suis pas Guérisseur de métier, mais je possède ce don. Je peux vous soigner. » Kearney, dont la soudaine pâleur trahissait qu’il avait compris de quoi il retournait, donna son assentiment. « Très bien, Glaneur. Merci quand même », ajouta-t-il à l’intention du Guérisseur avec un sourire légèrement contraint. L’homme, de toute évidence dérouté par cet échange, se balança d’un pied sur l’autre avant de repartir vers les soldats, laissant Keziah se demander si elle n’avait pas eu tort d’intervenir. « Qu’est-ce que cela signifie ? » s’enquit Javan, qui avait assisté à la scène intrigué mais silencieux. « Nous pensons que la conspiration va attenter à la vie du roi, lui répondit Grinsa. Nous devons éviter tout contact avec les Qirsi dont nous ne sommes pas absolument sûrs. — Qu’est-ce qui vous fait croire qu’ils veulent assassiner le roi ? interrogea Javan méfiant. Serait-ce cette femme emprisonnée à Audun qui vous l’a révélé ? — Je ne peux pas vous répondre, objecta Grinsa. — Tout de même… — Père, intervint Tavis en lui posant une main sur l’épaule, n’insiste pas. Grinsa n’aurait rien dit s’il n’était pas tout à fait sûr de lui. Accorde-lui ta confiance, comme je lui accorde la mienne, et reste en dehors de ça. » Javan considéra son fils comme s’il ne l’avait jamais vu, puis il hocha la tête. « Très bien », se résigna-t-il à admettre. Ils trouvèrent une paillasse sur laquelle Kearney s’allongea et Grinsa, s’agenouillant près de lui, posa les mains sur sa blessure. « Parlez-moi de vos combats », commença le roi. La gêne manifeste qu’il éprouvait à se laisser soigner devant témoin se mua tout à coup en inquiétude. « Où est Welfyl ? s’enquit-il. — Il est mort, Majesté, lui annonça Javan avec tristesse. — Mort ! répéta le roi consterné. Quel jour funeste pour la maison de la Rivière. Les pertes d’Heneagh sont sévères ? » Le duc de Curgh hocha gravement la tête. « C’est encore difficile à dire, Majesté, mais il semble qu’ils aient perdu le tiers de leurs hommes. Peut-être plus. — Par les démons et toutes les flammes ! jura Kearney. Les vôtres, Lord Curgh ? — Pas aussi élevées, mais nombreuses. — Les miennes aussi, avoua le roi. Nous devons faire le compte des morts et des blessés ennemis, mais je suis sûr qu’ils s’en tirent mieux que nous. — J’en ai peur, Majesté. » Hagan MarCullet revenait, accompagné d’un homme à l’allure dégingandée, au crâne chauve et à la barbe fournie, que Keziah supposa être Rab Avkar. « Capitaine, l’accueillit le roi avec une profonde gravité. Nous sommes profondément affligés par la mort de votre duc, et moi plus que les autres. — Merci, Majesté », répondit le soldat, la voix tendue par l’émotion et les yeux rouges. « J’ai tenté de le raisonner, de l’empêcher de participer aux combats, un homme de son âge… » Il secoua la tête. « Mais il n’a rien voulu entendre. Il répétait qu’il voulait venger la mort de son fils. Il s’est battu comme un possédé. Mais il n’était pas assez fort. Je l’ai vu tomber… » Incapable de poursuivre, il se mordit les lèvres. « Des chants célébreront son courage, la vaillance de Dunfyl et celle de sa maison. Le Royaume du Dessous va briller de leur lumière. — Oui, Majesté, murmura l’homme. Merci. » Grinsa ôta ses mains de Kearney et s’écarta, le visage humide de transpiration. « Merci, Glaneur, fit le roi en inspirant profondément pour juger du résultat. Je me sens beaucoup mieux. Vous êtes très adroit. — Vous avez d’autres blessures, Majesté. Je peux m’en occuper. — Merci, répéta Kearney en se levant. Nous verrons plus tard. » Il avança vers le capitaine de Welfyl. L’homme s’agenouilla aussitôt, tête baissée. « Levez-vous, sir Avkar. » L’homme obéit. « Je partage votre chagrin pour la disparition de Lord Heneagh, mais l’heure n’est hélas pas au deuil. L’armée de Braedon va reprendre les combats, peut-être même dès l’aube. J’ai besoin de vous pour commander l’armée de votre duc. Pouvez-vous assurer cette mission ? — Oui, Majesté. — Vous avez subi de très lourdes pertes. Je peux vous donner une centaine d’hommes, mais ils ne compenseront pas tous ceux qui sont tombés. » Rab se raidit. « Avec tout le respect que je vous dois, Majesté, nous n’avons pas besoin d’hommes supplémentaires. Nous ne sommes peut-être pas aussi bien entraînés que les soldats de Curgh ou ceux de la garde royale, mais à présent nous nous battons pour la mémoire de notre duc et de son fils. L’armée de l’empire ne passera pas par nous. » Le roi sembla hésiter puis se ravisa. « Votre duc serait fier de vous, capitaine. Qu’il en soit donc ainsi. Les contingents ne seront pas modifiés. » La nuit était tombée. Par tout le camp, des soldats allumaient de petits feux. Certains chantaient, et le son grave de leur mélopée se mêlait au gémissement du vent et aux plaintes des blessés. Au sud, un grand brasier se découpait sur la nuit. Le bûcher destiné aux morts d’Eibithar, songea Keziah avant de lever les yeux. Le cœur serré, elle vit les premières étoiles, vives, illuminer le ciel. Les lunes n’étaient pas encore apparues, mais la nuit s’annonçait radieuse. « Nous devons nous préparer pour leur prochaine attaque, décréta le roi. Que les archers se mettent en position devant toutes nos lignes. Qu’ils se tiennent par rangs de trois. » Javan, le capitaine de Welfyl, ceux de Kearney murmurèrent leur accord. Fotir et Grinsa échangèrent un regard. « Pardonnez-moi, Majesté, intervint le ministre après l’approbation silencieuse du Glaneur. Mais Grinsa, votre Premier ministre et moi possédons le don des brumes et du vent. Avec votre autorisation, nous pouvons conjurer un vent pour aider les flèches de nos archers à atteindre leurs cibles. « Excellente idée. Premier ministre. Mais l’empire possède ses propres Qirsi. Votre vent pourrait être contré avant d’avoir atteint son objectif. — Attendez, intervint Javan en dévisageant Grinsa d’un air soupçonneux. En plus du don de guérison, vous possédez aussi les brumes et le vent ? Je vous croyais seulement Glaneur. » Keziah sentit immédiatement son sang se figer, mais son frère, détendu, offrait un visage affable à la curiosité du duc. « Il semble que je recèle d’autres qualités, monseigneur, fit-il sur un ton badin, votre fils pourra en témoigner. » Puis il se tourna vers le roi auquel il adressa un regard éloquent. « Et je vous assure, Majesté, que notre vent sera plus que suffisant face aux Qirsi de Braedon. » Le roi, comme s’il se souvenait tout à coup que Grinsa était Tisserand, pâlit de nouveau. « Oui, bien sûr, Glaneur. Merci. » Il toussota, puis se tourna vers le plus âgé de ses capitaines. « Quelles nouvelles de Shanstead ? demanda-t-il. L’attendez-vous toujours pour demain ? — Nos dernières informations, qui remontent à hier, le situaient près des chutes de Binthar, Majesté. Mais il n’est toujours pas en vue sur la lande. — Nous risquons de nous battre encore seuls, grimaça le roi contrarié. — Oui, mais cette fois, ils ne nous prendront pas au dépourvu, Majesté, affirma Javan. Ils ont remporté la première bataille. Avec le jour nouveau, la suivante sera nôtre. — Oui, bien sûr, Lord Curgh, sourit faiblement le roi. Merci. » Ils poursuivirent leur discussion en mangeant une collation froide, comme les soldats qui les entouraient. Si une partie de leurs propos les aidait à définir leur stratégie pour le lendemain, constata Keziah, l’essentiel de cet échange mêlait beaucoup de légendes guerrières aux expériences partagées et vécues. Privée de cette culture, la jeune femme ne pouvait pas intervenir, mais elle restait avec eux, heureuse de voir Kearney s’animer alors qu’il racontait sa journée, les coups qu’il avait évités et ceux qu’il avait donnés. Même Tavis, d’habitude taciturne, sauf en compagnie de Grinsa et du jeune MarCullet, ajouta une ou deux histoires à celles de ses aînés, et riait de bon cœur avec les autres. Grinsa n’était guère loquace et, comme sa sœur, il demeurait en retrait. Lorsqu’il se déplaça pour venir s’installer à ses côtés, elle surprit le regard un peu jaloux que Kearney leur adressa. « Tu te sens à l’écart ? l’interrogea-t-il avec un léger sourire aux lèvres. — Un peu. Je me demande si je ne devrais pas aller dans la forêt chercher quelque chose à tuer, et revenir vous raconter mes exploits. » Il rit. « Pas la peine d’aller aussi loin. Ce sont des récits guerriers, ils n’ont pas besoin d’être exacts. Juste édifiants. — Je vous ai entendu, Glaneur, grogna Hagan un peu plus loin. » Son frère adressa un sourire complice au capitaine avant de revenir à elle. « Quand je t’ai demandé si tu allais bien tout à l’heure, tu m’as répondu non. Je peux faire quelque chose ? — J’ai eu tort de te répondre ainsi. Ce n’est rien, simplement ce que j’ai vu, et puis la mort de Welfyl… » Elle haussa les épaules. « Ça va mieux, maintenant. — La journée a été longue, hein ? — Pas plus que celle des autres. — Kezi… — Je vais bien, Grinsa. — Je ne te crois pas. » Excédée par l’insistance de son frère, elle faillit se lever et partir. La sentinelle de Kearney l’accablait de sa présence continue, mais en cette seconde, épuisée et irritée par la sollicitude de Grinsa, elle préférait encore les regards silencieux de son garde aux questions intrusives de son frère. Il dut sentir sa colère, car il reprit d’une voix encore plus basse : « Excuse-moi, Kezi. — Ce n’est rien », répondit-elle, bourrue. « Au contraire. Tu n’as plus besoin de nourrice. J’aurais dû m’en rendre compte. » Depuis des années, il la traitait comme une enfant. Sa sollicitude finissait par l’excéder, et elle fut incapable de retenir sa réponse. « Oui, tu aurais dû ! Tu es peut-être le plus âgé, et certainement le plus fort, mais ça ne veut pas dire que je suis sans ressources. — Je le sais. Vraiment, Keziah, je le sais. Mais je ne peux pas m’occuper de celles qui ont vraiment besoin de moi, alors je me rattrape sur toi. » Cresenne et Bryntelle, songea-t-elle, aussitôt mortifiée. Son égoïsme et sa sottise la prenaient parfois de court, mais jamais elle ne s’était sentie aussi stupide. Grinsa n’était animé que de bonnes intentions, se dit-elle en rougissant. Ses questions étaient innocentes. Il voulait seulement l’aider. Et elle était si concentrée sur ses propres tourments qu’elle oubliait ceux de son frère, et voyait une intrusion là où il n’y avait qu’attention. Elle le dévisagea, stupéfaite de voir à quel point il n’avait pas changé. Kearney, malgré la jeunesse de ses traits, avait considérablement vieilli au cours de l’année écoulée. Tavis de Curgh était devenu un homme. Quant à elle, lorsqu’elle se regardait dans un miroir, elle lisait la progression du temps dans les petites rides qui lui entouraient désormais les yeux et les lèvres. Grinsa demeurait inchangé, identique au souvenir qu’elle avait de lui enfant. Le temps semblait n’avoir aucune prise sur lui, à l’exception de son regard. Ses yeux jaunes, aussi pâles que le soleil du matin un jour de moisson, portaient en eux tout le destin du royaume. Il restait l’homme qui l’avait aimée et protégée toute sa vie, celui qui avait toujours porté des fardeaux dont elle était à peine capable d’imaginer le poids. « Je suis désolée, murmura-t-elle les yeux piquants. Je ne pensais pas… » Elle s’interrompit, soudain consciente que ces seuls mots, même incomplets, étaient aussi sincères que tout ce qu’elle aurait pu ajouter. « Tu m’as dit qu’elle l’a vaincu, reprit-elle quelques instants plus tard. Elle ne devrait plus rien avoir à craindre maintenant. » Grinsa se contenta de hocher la tête. Ils savaient tous les deux que le Tisserand ne lâcherait pas sa proie si facilement. « Je te fais confiance pour être prudente, dit-il en gardant les yeux sur les feux de camp qui brûlaient ici et là autour d’eux. Mais permets-moi une dernière mise en garde : s’il a des espions pour surveiller le déroulement de la guerre, l’informer de ses progrès et de ses aléas – et je n’en doute pas un seul instant –, il saura que les combats ont commencé aujourd’hui. À ta place, je me préparerais à sa visite cette nuit, et ce que tu vas lui dire pour justifier le fait que ton roi est toujours en vie. » Une vague de terreur s’abattit sur elle, aussi violente et glaciale que les eaux déchaînées de l’océan d’Amon à la saison des neiges. Elle n’en aurait pas eu besoin pour comprendre que son frère avait raison. Elle connaissait le Tisserand mieux que lui. Et au lieu d’anticiper cette visite, de s’y préparer depuis des heures, elle s’était laissée aller à s’apitoyer sur son sort. Elle pouvait faire la fière, rembarrer son grand frère, mais elle était bien obligée de constater qu’elle avait encore besoin de lui pour lui rappeler l’évidence. Toute colère envolée, elle lui envia la rapidité de ses réflexions et la clarté de ses pensées. Pourtant, au-delà des reproches dont elle s’accablait, elle se sentait prête pour cette confrontation : elle saurait fournir au Tisserand toutes les réponses qu’il attendrait. L’heure approchait où ses mensonges seraient inutiles. Ce jour-là, ce serait à elle de prendre le contrôle de sa propre magie pour bannir le Tisserand de ses pensées, ou bien elle mourrait, victime de ses propres rêves. L’heure approchait, se répéta-t-elle, mais elle ne sonnerait pas cette nuit. « Je suis prête, affirma-t-elle avec une certitude qui la surprit elle-même. — J’en suis sûr », approuva Grinsa. Un reste de fierté lui interdisait de réagir à sa réponse, mais elle fut incapable de s’empêcher de sourire, et de rougir violemment. Kearney, en se levant, la tira d’embarras. Il déclara qu’il se retirait pour la nuit et n’eut pas besoin d’en dire plus pour que tous l’imitent. Chacun savait que les combats reprendraient dès les premières lueurs de l’aube. Grinsa sourit une dernière fois à sa sœur avant de s’éloigner vers le camp des Curgh, et Keziah se tourna pour suivre son roi. « Il vous aime, vous savez », entendit-elle prononcer dans son dos. Elle pivota et découvrit Tavis, le visage plongé dans l’ombre. Le jeune seigneur semblait plus grand que dans son souvenir, et plus robuste. « En dehors de cette femme et de sa fille, vous êtes celle qui compte le plus à ses yeux. » C’était un commentaire curieux de la part d’un jeune noble qu’elle avait longtemps considéré comme un enfant gâté. Mais elle comprit qu’il avait senti la colère qu’elle avait dirigée contre Grinsa, et qu’il essayait d’être aimable. « Je le sais, répondit-elle. Je vous remercie néanmoins. — Eh bien, si vous le savez, rétorqua-t-il d’un ton plus dur, vous devriez lui témoigner un peu de reconnaissance. Il sacrifie bien plus que n’importe lequel d’entre nous dans cette histoire, et il mérite mieux que votre colère et votre jalousie. » Elle sentit immédiatement la fureur l’emporter. Elle s’apprêtait à moucher son insolence lorsqu’un coup de vent agita la torche qui brûlait non loin d’eux. La lumière ne changea pas beaucoup, mais elle suffit à éclairer le visage de Tavis et les cicatrices qui marquaient sa joue et sa mâchoire. Si ce jeune homme qui avait tant souffert, se dit-elle, était capable de comprendre les sacrifices de Grinsa et de faire preuve d’humilité, pourquoi pas elle ? N’était-ce pas elle l’enfant gâtée qui ne supportait pas les critiques ? Sa fureur retomba aussitôt. « Vous avez raison », déclara-t-elle, vexée, avant de s’en aller. La stupeur qu’elle eut le temps d’apercevoir sur le visage du jeune homme finit de l’apaiser. Au moins n’était-elle pas la seule à être prise au dépourvu. Elle trouva vite son sac de couchage et s’y roula. Voyant son garde l’imiter, et craignant qu’il ne surprenne ses propos durant son sommeil, elle songea un instant à s’éloigner. Mais si elle bougeait, se dit-elle, il la suivrait et la surveillerait probablement d’encore plus près. Alors elle renonça et ferma les yeux dans l’attente du Tisserand. Mais le sommeil se dérobait. Hantée par les images du champ de bataille pendant et après les combats, préoccupée par sa conversation et la remarque du jeune Curgh, assaillie par l’horreur, la peur, la colère, le remords, elle se tourna et se retourna sur sa couche au point qu’elle se mit à douter de pouvoir prendre le moindre repos. Sa fatigue l’emporta néanmoins et, malgré l’avertissement de Grinsa et sa préparation, son rêve débuta sans préambule. Alors qu’il lui semblait regarder encore les étoiles au-dessus du champ de bataille et les deux lunes, Ilias et Panya, débuter leur course nocturne, le ciel vira au noir le plus profond et elle se retrouva au milieu de la plaine que le Tisserand conjurait pour elle. Sans bien comprendre ce qu’elle faisait, elle se mit en marche et commença à gravir la pente escarpée en haut de laquelle le Tisserand l’attendait. Une fois arrivée au sommet, aveuglée par la clarté qui le dissimulait, elle avait rassemblé ses esprits, et son discours était prêt. « Tu m’attendais. — Oui, Tisserand. — C’est pour ça que tu as été si longue à t’endormir ? Tu redoutais cette rencontre ? — Pas plus que les autres, Tisserand », répliqua-t-elle, et elle sentit l’amusement provoqué par sa réponse. « Je voulais dormir, mais je n’y arrivais pas. — À cause de la bataille ? » Elle opina, faisant défiler les images qui l’avaient tellement bouleversée. « Je vois. Tu comprends que ça n’est qu’un début. C’est mon armée – toi comprise – qui finira par les tuer tous, mais le résultat sera le même. — Oui, Tisserand. — Kearney est toujours en vie. — Oui, Tisserand. Il a été blessé, mais sans gravité, et vite soigné. — Je ne m’attendais pas à ce que tu le tues aujourd’hui. Je savais que cette première bataille risquait d’être difficile pour toi. Mais mes ordres et mes attentes restent inchangés. » Elle avait préparé sa réponse en prévision de cet instant, aussi opina-t-elle, avant de lui raconter tous les procédés auxquels elle avait songé pour assassiner le roi, le brusque changement de vent pour détourner une flèche, les mots murmurés à sa monture, le mal que pouvait lui faire un Guérisseur, le poison qu’on pouvait glisser dans une potion… « Et moi qui étais prêt à renoncer à toi, s’exclama le Tisserand satisfait. Toutes ces méthodes sont parfaites, mais certaines requièrent l’intervention d’un autre Qirsi. Il te faudra le trouver. À moins que, depuis notre dernière conversation, tu n’aies ajouté le Façonnage et la guérison à tes autres talents. — Non, Tisserand, répondit-elle avec humilité. — Je te conseille alors d’employer le langage des bêtes. Cela passera pour un accident, et personne n’y réfléchira à deux fois. — Oui, Tisserand. — Tu hésites. Pourquoi ? — C’est cet homme, le Glaneur. Il est là. Il risque de deviner mon rôle dans la mort du roi. » Le Tisserand savait certainement que Grinsa avait rejoint l’armée d’Eibithar. Lui ayant parlé de lui dans le passé, il aurait jugé curieux qu’elle ne le mentionne pas. « Qu’est-ce qui te fait penser qu’il puisse comprendre ? — Il a parlé de vous, Tisserand. Il a mis le roi en garde contre vous. Je me demande s’il sait que vous êtes Tisserand, et s’il n’en est pas un lui-même. — Se bat-il aux côtés de Kearney ? — Non, Tisserand. Il reste avec le jeune Curgh et l’armée de Javan. — Bien. Ce sera donc plus facile. Assure-toi qu’il soit loin quand tu agiras, et tout ira bien. — Oui, Tisserand, merci. — Je ne veux pas que tu perdes de temps. Lors de ma prochaine visite, Kearney doit être mort. » Le Tisserand partit sans attendre sa réponse et, légèrement étourdie, encore éblouie par la lumière que le sorcier créait pour se dissimuler, Keziah cligna les yeux. L’aube n’était pas encore levée, mais une faible lueur argentée se répandait déjà sur la Lande, faisant scintiller les gouttes de rosée accumulées sur les touffes d’herbes et au pied des rochers. L’odeur du bûcher la ramena à la réalité. Alors qu’elle grimaçait, des chants lui parvinrent. Elle comprit tout de suite qu’il ne s’agissait pas des mélopées funèbres que les soldats d’Eibithar avaient entonnées la veille. C’était un hymne guerrier, et ces voix appartenaient aux hommes de Braedon. Malgré la distance, leur vitalité, leur entrain, et leur confiance ne laissaient aucune place au doute. Elle se redressa, repoussant d’une main distraite la mèche de cheveux tombée sur son front. « Le roi vous demande, Premier ministre. » Elle leva les yeux. Sa sentinelle était debout devant elle. Son extrême jeunesse la frappa tout à coup. On racontait que la peur avait ce pouvoir d’effacer les ans, comme d’user les nerfs, et de ramener les hommes, aussi aguerris soient-ils, à la fragilité de leurs premières années. C’était visiblement le cas de son factionnaire. « J’arrive, répondit-elle en se mettant debout avec difficulté. Dites-lui que je ne serai pas longue. » Il esquissa un salut et s’éloigna. « Les hommes de l’empire sont déjà en marche ? — Non, lui précisa-t-il en se retournant. Mais ils ne vont pas tarder. Les capitaines disent qu’ils veulent nous écraser avant l’arrivée de Shanstead. » C’était la première fois, depuis leur départ du château d’Audun, qu’il se montrait aussi loquace. Ce n’est que le début, lui avait dit Grinsa la veille. Et cette nuit même, le Tisserand lui avait répété à peu près la même chose. Confrontée à l’inimaginable, une guerre entre Tisserands, Keziah ne doutait pas que le pire restait à venir. Contrairement à son habitude, le soldat ne la dévisageait pas avec méfiance, mais avec une inquiétude teintée d’espérance. Son regard, presque suppliant, lui demandait de le rassurer, de lui dire que Marston et l’armée de Thorald arriveraient à temps pour les sauver. Renonçant à lui apporter un réconfort dont elle était la première à douter, Keziah lui tourna le dos et chercha dans ses affaires sa ceinture et son épée. 7 Galdasten, royaume d’Eibithar C’était un siège sans effusion de sang, une guerre sans combat, en tout cas pour les habitants de Galdasten. Les morts étaient pourtant nombreux. Des cadavres boursouflés et putrides venaient encore s’échouer sur les côtes. Leurs uniformes pourpre et or les désignaient tous comme des combattants d’Eibithar. Car si l’armée de Braedon avait sorti les siens des flots après la bataille navale et le départ de la flotte adverse – ou ce qu’il en restait – de la Baie du Faucon, les hommes de l’empire avaient laissé les dépouilles gonflées d’eau de l’ennemi flotter à la dérive. Ce n’était qu’une ignominie parmi d’autres. Sur leur passage, les hommes de l’empire avaient mis le feu à une grande partie de la cité avant de prendre le chemin de la Lande. Les soldats qui étaient restés, une garnison d’à peu près six cents hommes, s’étaient installés dans les quelques maisons et bâtiments épargnés par les flammes. Ils patrouillaient en ville, imposaient aux habitants un couvre-feu martial, fermaient les tavernes, confisquaient bière et nourriture pour leur usage personnel, et s’emparaient des marchandises des rares colporteurs assez fous pour entrer à Galdasten. Un certain nombre d’entre eux montaient une garde serrée au pied du château. Mais cette surveillance même était superflue. Car Renald, duc de Galdasten, n’avait pas davantage l’intention de défier leur autorité sur sa ville, qu’il n’avait tenté de poursuivre le gros de l’armée, parti depuis longtemps vers le sud. Pillad jal Krenaar, son Premier ministre, était certain que les habitants de la ville, comme ceux qui avaient trouvé refuge dans l’enceinte du château, maudissaient le nom de leur duc, traître à son peuple, à son roi et à son royaume. Le ministre les comprenait. À leur place, il en aurait fait autant. Il était tout aussi convaincu que Renald avait honte de sa propre complaisance face à l’ennemi. Son duc quittait rarement ses appartements, et ne parlait qu’avec la duchesse, son capitaine et lui, son fidèle ministre. Car Pillad, à son plus grand soulagement, était enfin parvenu à retrouver la confiance du chef des Eandi de Galdasten. Longtemps, le ministre était allé noyer sa disgrâce, son amertume et son impuissance dans la bière d’un tavernier qirsi de la ville. Lorsqu’il l’avait trahi, pour retrouver les faveurs de son duc, il ignorait que son geste ne serait que le début d’un calvaire qu’il avait redouté de voir s’achever sur sa propre exécution. S’il avait imaginé les avantages qu’il finirait par tirer de ses accusations contre Mittifar jal Stek, le tenancier, il les aurait lancées beaucoup plus tôt, pensait-il depuis. Mais ce jour-là, au cours du cycle lunaire d’Elined, poussé par la colère, piqué au vif par l’humiliation que lui avait infligée le tavernier en refusant de lui servir la bière de Thorald qu’il réclamait, il n’avait pas réfléchi une seconde. Il en avait assez d’être ignoré, autant par les Qirsi que par les Eandi, et d’être considéré comme un personnage insignifiant. Sacrifier Mittifar, membre lui aussi de la conspiration, lui avait semblé le meilleur moyen de se venger, et de retrouver son influence à la cour de Renald. Après l’avoir dénoncé, il s’était félicité de voir les gardes quitter le château pour arrêter cet homme. Mais lorsqu’ils étaient revenus les mains vides, expliquant au duc que le tavernier était mort, Pillad avait senti son univers vaciller, comme si Elined, pour le punir de son outrecuidance, avait abattu son poing vengeur sur la colline rocailleuse de Galdasten pour le perdre. La duchesse l’avait accusé d’être un menteur et un traître, et d’avoir organisé le meurtre du tavernier dans le seul but de regagner la confiance de son duc tout en masquant sa propre félonie. Elle avait même été jusqu’à soutenir qu’il avait lui-même brisé la nuque de Mittifar, malgré les protestations de Renald et de son capitaine. Ewan Traylee avait souligné que le tavernier était bien trop costaud pour Pillad, et le duc avait assuré sa femme que son ministre ne possédait pas le don de Façonnage, mais rien n’y avait fait et Pillad, trop secoué par la pertinence des accusations de la duchesse, avait été incapable de se défendre. Plus perturbant encore que les allégations d’Elspeth, le meurtre de Mittifar lui-même l’avait plongé dans une angoisse terrible. Parfaitement conscient que la conspiration en était responsable, il signifiait que ses agents savaient tout de ses agissements avant l’arrivée des gardes de Renald dans la taverne, probablement même avant leur départ du château. Pillad, au comble du désarroi, en avait donc conclu qu’il y avait d’autres traîtres à Galdasten, et que l’un d’entre eux au moins résidait à la cour de Renald. Sans preuve pour l’accuser, la duchesse n’était pas parvenue à le faire jeter au cachot. C’était la raison pour laquelle il se trouvait chez lui, endormi sur son lit, lorsque le Tisserand avait fait irruption dans ses rêves deux nuits plus tard, ivre de colère et de rage. Le ministre, qui n’avait jamais enduré un tel supplice, en était venu à espérer la mort plutôt que de subir plus longtemps cette épreuve. Le chef de la conspiration, causant de profondes et douloureuses meurtrissures dans sa chair, l’avait d’abord brûlé sur la poitrine et le dos. Il avait ensuite rompu ses côtes une à une, avant de les ressouder et de les briser de nouveau. Et, durant tout ce temps, il n’avait cessé de l’abreuver d’injures aussi violentes que ses tortures. Pillad, aveuglé de souffrance, n’avait retenu aucune des paroles prononcées par le Tisserand cette nuit-là. La seule chose dont il se souvenait était que le sorcier, conscient de ses motivations, attendait qu’il retrouve la confiance de son duc. Un seul détail avait percé l’épais brouillard de souffrance qui l’avait englouti cette nuit-là. Il s’était aperçu que toutes les blessures que lui infligeait le Tisserand se limitaient à des parties de son corps invisibles aux yeux des Eandi. Malgré sa fureur, le Tisserand reconnaissait donc que Pillad avait une certaine utilité au sein du mouvement. Grâce à son geste, il espérait que Renald se tourne de nouveau vers lui, tienne compte de ses conseils, et partage avec son ministre les décisions se rapportant à l’invasion de Braedon. C’était pour cette raison – et cette raison seule, avait compris Pillad – que le Tisserand ne l’avait pas tué, qu’il avait même guéri toutes ses plaies avant de le quitter. Il comptait de nouveau. Livré à la fureur du Tisserand, cette prise de conscience l’avait soutenu, lui avait donné une force qu’il ignorait posséder, et lui avait permis d’endurer l’insupportable. La méfiance du duc ne s’était pas effacée en un jour, et celle d’Elspeth demeurait vivace. Mais depuis quelque temps, le ministre était de nouveau considéré à la cour. Sa réhabilitation n’avait donné lieu à aucune cérémonie ; Renald ne lui avait, par exemple, présenté aucune excuse ; il n’était même pas invité à se joindre aux discussions quotidiennes entre le duc et son capitaine. Toutefois, quelques jours plus tôt, presqu’un cycle lunaire après la mort du tavernier, alors que Pillad était encore convoqué dans le bureau de Renald pour répondre à une nouvelle salve de questions concernant Mittifar et ce que Pillad avait vu lors de ses visites à la Vague Blanche, cette auberge où il avait passé le plus clair de son temps à ruminer sa mise à l’écart, le capitaine était arrivé pour discuter des affaires militaires. Contrairement à son habitude, Renald ne lui avait pas demandé de les laisser seuls, et Pillad avait assisté à leur échange. Son exil était terminé. La même nuit, le Tisserand était revenu lui rendre visite. L’ascension de la colline au sommet de laquelle l’attendait le sorcier lui avait paru plus rude que la première fois, mais en dehors de ce détail, Pillad n’avait pas eu à souffrir. Le Tisserand lui avait demandé si Renald lui avait renouvelé sa confiance. Une question de pure forme, à laquelle le ministre avait humblement répondu, avant de se voir interrogé sur les intentions militaires de son duc. Le Tisserand lui avait ensuite annoncé qu’il se révélerait bientôt à toutes les Terres du Devant. « Je veux que Galdasten soit en guerre à ce moment-là, l’avait-il prévenu. Je veux que Renald et son armée aient rejoint la Lande, et qu’ils se battent contre l’empire. Peux-tu le convaincre de partir en guerre ? — Oui, Tisserand, avait affirmé le ministre avec conviction. Renald désire se battre. Voir sa ville occupée par Braedon et mesurer chaque jour quel danger menace le royaume aiguise sa conscience et ses remords. Son capitaine lui-même bout d’impatience. Il me soutiendra. — Parfait. Ta mission est donc simple. — Je n’irais pas jusque-là. Tisserand. La duchesse va s’y opposer. — La duchesse ? » s’était étonné le sorcier, sincèrement surpris. « Elle jouit d’une grande influence à la cour et auprès de son mari. Si elle n’est pas convaincue, Renald pourrait résister. — Alors charge-toi de le faire changer d’avis. » Pillad s’était bien gardé d’argumenter. S’il décevait le Tisserand, leur dernière rencontre serait une partie de plaisir à côté du châtiment qu’il subirait. « Bien sûr, Tisserand, s’était-il empressé de répondre. — Tu possèdes le don de guérison et celui du feu. Ces dons nous seront utiles quand notre guerre va débuter. Je tisserai ton feu avec celui de cent autres Qirsi. Des armées entières de soldats eandi vont tomber devant toi. » Bien que Pillad ne se fût jamais considéré comme un guerrier, cette perspective l’avait enchanté. « Ma magie vous appartient, Tisserand. » Le lendemain matin, le huitième jour du cycle d’Adriel, le ministre s’était dirigé vers le bureau de son duc, pressé d’en finir avec sa mission. Lorsqu’il était entré, il avait eu la mauvaise surprise de trouver la duchesse avec son mari et le capitaine. « Que fait-il ici ? » s’était écrié Elspeth en le lorgnant d’un œil mauvais. Renald avait flanché, avant de se ressaisir et de répondre d’un ton relativement posé : « Je l’ai convoqué. » La duchesse s’était contenue et, un fin sourire sur ses adorables lèvres, s’était tournée vers son mari. « Je ne suis pas sûre que cela soit une décision bien sage, monseigneur. Nous ignorons encore si nous pouvons lui faire confiance. — Je pense que si. » Pillad n’avait jamais entendu le duc s’adresser à sa femme sur ce ton. Cette fermeté nouvelle allait sans doute jouer en sa faveur. Il avait toutefois jugé plus prudent d’attendre le départ de la duchesse pour aborder la question de la guerre. La résistance de Renald avait en effet ses limites. Trop sollicitée, elle pouvait vite s’effondrer, et le duc retomber dans sa soumission coutumière. Par certains aspects, s’était dit le ministre, le caractère de son duc n’était pas si différent du sien. Pillad s’était donc assis près de la porte, loin de la duchesse, et avait écouté en silence leur discussion démarrer puis s’embourber. Ewan avait évoqué sa frustration et celle de ses hommes, leur désir de repousser l’envahisseur, et la souffrance du peuple de Galdasten, soumis à l’autorité de l’empire. Renald, le front barré d’un pli soucieux, avait plusieurs fois hoché la tête au cours de cet exposé, mais il s’était montré presque aussi discret que son ministre. La duchesse, en revanche, sans demander la moindre autorisation pour s’exprimer, était intervenue dans le débat avec autorité, et avait répondu seule aux exhortations du capitaine. « Le sujet dépasse largement l’honneur de vos guerriers, capitaine, avait-elle tranché d’une voix pincée. J’aurais cru que vous l’auriez compris. Dites-moi, Renald, depuis combien de temps aucun Galdasten ne s’est assis sur le Trône de Chêne ? » Elle n’avait même pas regardé son mari, mais le duc avait vacillé, et son visage rougeaud avait brusquement pâli. « Près d’un siècle. — Voyez-vous cela ! Et depuis plus de trois cent cinquante ans personne ne conteste la suprématie de Thorald dans les Règles de l’Ascension. Si nous voulons changer le cours de l’histoire, la précipitation n’est pas le meilleur moyen d’y parvenir. — Vous oubliez le peuple, madame. » L’indignation d’Ewan avait été palpable. « Ses souffrances sont regrettables, avait-elle répondu sans le moindre signe de contrition pour ses sujets. Mais de tels changements ont un prix. » Cette affirmation avait mis un terme à leur conversation. Le duc avait encore posé quelques questions à son capitaine sur les réserves du château et l’état des hommes s’ils devaient se battre. Le capitaine lui avait répondu, mais il s’était vite levé pour partir, de toute évidence excédé par le comportement de la duchesse. Pillad l’avait imité, dans l’espoir de le rattraper pour voir avec lui comment ils pouvaient soutenir leur duc, mais la duchesse l’avait arrêté. « Restez un moment, voulez-vous, Premier ministre ? » Il s’était tourné. Elspeth l’observait comme une araignée guettant sa nouvelle proie engluée dans sa toile. « Avec plaisir, madame. » Alors qu’Ewan se retirait, elle s’était mis à arpenter la pièce. « Vous n’êtes pas de mon avis, avait-elle commencé. — Non, madame. — Pourquoi ? — Parce que je crois que la conspiration est responsable du meurtre de Lady Brienne, et je crains que le duc ne se trompe d’adversaire en s’opposant au roi. Je crains pour le royaume, madame, et à vrai dire, pour toutes les Terres du Devant. » Ne s’attendant sans doute pas à une mise en accusation aussi précise de la conspiration, elle l’avait considéré avec suspicion. « Insinueriez-vous que le complot qirsi serait derrière l’invasion ? — Je n’en ai aucune preuve, mais je le suppose, en effet. Pendant plus d’un cycle lunaire, le tavernier m’a accueilli presque chaque jour dans son établissement, or il a attendu l’apparition des navires de Braedon dans la baie du Faucon pour me parler de la conspiration, et tenter de me soudoyer. » Content de son raisonnement, il avait haussé les épaules pour en souligner l’évidence. « Ce n’est pas une preuve, mais un fait qui donne à réfléchir. — Je vois », avait-elle acquiescé sans cesser d’arpenter la pièce, plongée dans ses pensées. « Bien, ce sera tout, avait-elle conclu quelques instants plus tard avec un regard songeur. Vous pouvez disposer, Premier ministre. » Pillad s’était tourné vers le duc pour chercher son approbation. Renald avait vaguement hoché la tête. Toutefois, l’ombre d’un sourire reconnaissant s’était dessiné sur ses lèvres et, après une courte révérence, Pillad était parti, particulièrement satisfait de son intervention. Au cours des jours suivants, Pillad avait rencontré son duc à plusieurs reprises, mais toujours en présence d’Elspeth. De cette assiduité, Pillad avait déduit qu’elle redoutait de voir son mari céder. Leurs discussions, évitant soigneusement les combats qui se déroulaient sur la Lande, étaient restées superficielles. Pillad savait que le duc recevait des nouvelles quotidiennes du front, mais il n’en avait jamais parlé. Le trentième jour du cycle d’Elined, la situation évolua enfin. Lorsqu’il se présenta devant son duc, Pillad constata avec plaisir que la duchesse était absente. Dans le couloir, il avait perçu la voix d’Ewan. La porte close l’empêchait de comprendre ses propos et, à cause des gardes, il n’avait pas osé tendre l’oreille, mais lorsqu’il était entré pour les découvrir seuls, il avait aussitôt saisi le sens de leur conversation. « Entrez, Premier ministre, l’accueillit Renald en lui désignant un fauteuil libre non loin d’eux. — J’espère ne pas vous interrompre, monseigneur. — Pas du tout. Le capitaine ne faisait que répéter ce qu’il me dit depuis des jours : il est grand temps selon lui de rejoindre les combats. » Il n’aurait même pas besoin de lancer le sujet… Les dieux étaient avec lui. « Vous connaissez ma position, monseigneur. — Oui. Toutefois, les propos de la duchesse ne vous ont-ils pas troublé l’autre jour ? — Je suis sûr que vous feriez un excellent monarque, monseigneur, commença-t-il prudemment. D’ailleurs la situation sur la Lande est peut-être assez désespérée pour que votre arrivée vous pose en sauveur du royaume, auquel cas vous seriez en mesure de revendiquer la couronne, et de l’obtenir. Mais si vous attendez trop longtemps, poussé par l’espoir d’asseoir votre légitimité, il pourrait bien de ne plus y avoir de royaume à gouverner. — Exactement ! s’exclama Ewan en bondissant presque hors de son siège. — Nous avons toujours su que l’équilibre ne serait pas facile à trouver, observa le duc. Els… la duchesse veut simplement s’assurer de notre succès. — Si je puis me permettre, monseigneur, intervint Pillad, de telles considérations devraient passer aujourd’hui au second plan. Votre peuple souffre. Vos ennemis foulent impunément les rues de la cité de vos ancêtres. Votre premier souci devrait être la riposte. Si du même coup vous obtenez la couronne, tant mieux. Mais l’heure est venue d’agir en monarque. » Il avait à peine achevé sa phrase qu’il redoutait d’être allé trop loin. Renald se passa une main lasse dans ses cheveux flamboyants et soupira. « Vous avez naturellement raison, mais la duchesse… » La porte s’ouvrit au même instant. « Vous parlez de moi ? » Elle se tenait sur le seuil, dans une robe assortie à la chevelure de son mari. Son regard glissa sur les trois hommes avant de se fixer sur Renald. Elle pénétra alors dans la pièce et ferma la porte derrière elle. « Eh bien, que disiez-vous, Renald ? » Le duc se leva. Pillad voyait ses mains trembler, mais il se tenait droit. « Je disais que vous vouliez attendre avant d’envoyer notre armée rejoindre les combats. J’allais ajouter qu’il est inutile d’attendre : j’ai décidé de frapper l’empire dès l’aube. — J’en étais sûre, déclara-t-elle du ton supérieur et victorieux dont elle était coutumière. Je savais que vous saisiriez la moindre occasion de le détourner de nos objectifs », ajouta-t-elle avec un regard étincelant et accusateur pour Pillad. Ewan se leva à son tour. « Il se trouve, madame, que c’est moi qui ai lancé le sujet. Le Premier ministre n’est intervenu que par la suite pour confirmer ce que je demande depuis longtemps. — Alors vous êtes aussi stupides l’un que l’autre ! Et mon mari, qui vous écoute, l’est encore plus que vous. — Silence, Elspeth. » Elle rougit comme s’il l’avait giflée, puis un sourire, uniquement destiné à masquer sa rage et son humiliation, étira ses lèvres. « Très bien, Renald. Si tu souhaites renforcer le trône de Glyndwr, et détruire tous nos espoirs de mettre un terme aux absurdes Règles de l’Ascension, libre à toi. Je n’ai plus rien à faire ici, ni avec toi. » Le duc lui adressa une courte révérence. « Parfait. Et en passant devant les gardes, dis-leur de ne pas nous déranger. Nous sommes en conseil de guerre. » Elle les considéra avec autant de mépris que de fureur et, les mâchoires serrées, pivota sur ses talons, ouvrit la porte avec violence et sortit comme un ouragan sans un mot pour les sentinelles. Les trois hommes restèrent un moment silencieux et figés. Pillad et Ewan, qui se demandaient si le duc allait s’élancer à la poursuite de sa femme, patientèrent. Mais Renald se contenta de gagner la porte et de la fermer tranquillement avant de se tourner vers eux. Il semblait secoué, mais soulagé. « Nous avons du travail, reprit-il. Je veux libérer ma cité de l’envahisseur, mais je ne veux pas y passer des jours, et nos pertes doivent être minimes. Des suggestions ? » Ewan, un large sourire aux lèvres, arborait l’air victorieux d’un combattant. « Oui, monseigneur. Cela fait un moment que je peaufine ma stratégie. » Pillad n’en doutait pas une seconde. Avoir défié la duchesse lui coûterait très cher, Renald n’en doutait pas. On ne contredisait pas Elspeth, Lady de Prindyr, duchesse de Galdasten, comme il venait de le faire sans subir les foudres de son courroux. D’abord, songea-t-il, elle ne lui adresserait plus un mot. Ensuite, il aurait droit à des sarcasmes, des piques lancées en présence de ses soldats, ses conseillers, ses nobles. La tendresse qu’elle lui avait témoignée ces jours derniers disparaîtrait. Son lit lui serait refusé pour un temps, ou pour longtemps. Elle irait peut-être même jusqu’à monter ses fils contre lui, accusant la lâcheté et la bêtise de leur père de leur coûter toutes leurs chances de s’asseoir jamais sur le Trône de Chêne. Elspeth avait toujours été une femme orgueilleuse, et il venait de la frapper dans son amour-propre, lui infligeant un affront qu’elle serait longue à pardonner, qu’elle n’oublierait même jamais. Pourtant le duc s’en moquait. Le destin du royaume était en jeu, et la gravité de la situation exigeait qu’il regarde les choses en face. Il ne pouvait accuser sa femme d’être responsable de l’humiliation subie par le peuple de Galdasten ou des torts causés au royaume. Seul lui et la pusillanimité dont il faisait preuve devant sa femme en étaient responsables. Il était duc, chef de cette maison et de ses armées. Si la duchesse était à l’origine de la neutralité contestable de Galdasten et des conséquences désastreuses qui découlaient d’une telle indifférence, il avait décidé seul, en tant que duc, et de sa propre autorité, de ne pas s’opposer à l’invasion de Braedon. Certes, se reprit-il, elle avait su flatter ses ambitions personnelles, jouer avec adresse de la peur qu’elle savait lui inspirer, mais il avait accepté de se laisser manipuler. Il s’était comporté en lâche et ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même. C’était fini, se dit-il. Car, malgré la honte que son comportement lui inspirait, il était résolu à y mettre un terme. Il était peut-être trop tard pour réagir, mais sa soumission avait des bornes. Il se découvrait enfin la force de se comporter en homme digne de son rang et d’endosser toutes ses responsabilités, aussi bien à ses propres yeux qu’à ceux de Kearney lorsque viendrait le jour de s’expliquer devant lui. Et il en éprouvait du plaisir. Le simple fait de discuter, dans son bureau, avec Ewan et Pillad, de tactique militaire ravivait son honneur, et sa fierté d’être à la tête d’une maison aussi puissante que la sienne. Bien sûr, il redoutait la mort, et il rallierait le champ de bataille aussi terrorisé que ses plus jeunes recrues. Mais cette peur même lui apportait un certain réconfort. Car le plus effrayé des combattants était moins lâche que l’homme qui regardait sans broncher la mise à sac, à feu et à sang de son propre royaume. Renald endurerait donc le mépris d’Elspeth. S’il le fallait, il expliquerait à ses fils que l’ambition personnelle et le devoir n’étaient pas toujours compatibles, que l’honneur comptait plus que le pouvoir, et qu’il fallait apprendre à distinguer les deux. Il ne voulait pas la couronne, en tout cas pas de cette façon. Et pour le reste, songea-t-il avec dépit, il se tournerait de nouveau vers les servantes et les dames complaisantes de la cour. Dès le début de leur conversation, il fut clair que le capitaine réfléchissait depuis des jours au moyen de chasser les hommes de Braedon de la cité de Galdasten. Ewan était convaincu que, sous la couverture des archers de Galdasten, plusieurs détachements pouvaient quitter le château par les poternes et fondre sur les garnisons de l’empire stationnées au pied des murs. Une fois l’ennemi écrasé – le capitaine ne doutait pas d’une victoire rapide –, Renald pourrait envoyer le gros de son armée en ville et repousser l’envahisseur vers ses navires. Ewan était même certain que l’immobilité du duc jusqu’à présent jouerait en leur faveur. « Leur vigilance est relâchée, monseigneur. Ils sont convaincus que vous ne tenterez plus rien. — Les générations futures loueront l’intelligence de notre stratégie », railla le duc qui, pas plus que les autres, n’était dupe de l’ironie. « Sans aucun doute, monseigneur, offrit aimablement Pillad. — Préparez vos soldats, capitaine. — Monseigneur, je vous suggère d’attendre l’aube. Si nous tentons une percée en plein jour, les hommes de Braedon verront les soldats arriver. — Le crépuscule, alors, avança le duc impatient. La nuit tombante nous sera aussi favorable. — Oui, monseigneur, le crépuscule conviendra pour l’assaut initial, mais si nous attendons l’aube… — Je ne veux plus attendre, le coupa Renald. Nous frapperons ce soir. Préparez vos hommes, capitaine. » Ewan se renfrogna, mais se leva. « Bien, monseigneur. Je lance les préparatifs immédiatement. — Parfait. Tenez-moi informé. » Ewan inclina le buste et quitta la pièce à vive allure, laissant le duc en compagnie de son Premier ministre. Jugeant la méfiance d’Elspeth à l’égard du sorcier comme une autre de ses ruses pour l’empêcher d’agir, Renald avait fini par se convaincre de la loyauté de Pillad. Parce que le ministre prônait la guerre et que sa femme poursuivait exactement le but inverse, ses accusations de traîtrise lui étaient apparues comme son ultime recours pour le détourner de l’action. Malgré cette certitude, le duc avait du mal à se défaire du malaise qu’il éprouvait en présence de son Qirsi. Il essaya de se convaincre qu’il en avait toujours été ainsi ; les cheveux-blancs, avec leurs pouvoirs insondables et leur comportement déroutant étaient des créatures étranges. Quel Eandi pouvait affirmer se sentir tout à fait à l’aise avec eux ? Aucun. Son incertitude demeurait pourtant palpable. Et il avait beau s’efforcer de mettre ses doutes à l’écart, ou sur le compte de la race des sorciers, il ne pouvait s’empêcher de se poser des questions. « Je devrais peut-être vous laisser, monseigneur », suggéra l’homme. Renald, frappé par cet à-propos, sursauta. Pillad lisait-il dans ses pensées ? La magie qirsi allait-elle aussi loin ? « Comme vous voulez. Premier ministre, répondit-il au comble de la perplexité. Nous avons beaucoup à faire. — En effet, monseigneur, approuva le sorcier en quittant son siège. — D’autres Qirsi du château possèdent-ils le don des brumes et du vent ? — Je n’en suis pas sûr, monseigneur. J’en doute. C’est une des magies les plus puissantes et les moins répandues. — Ah, bien. Ce n’était qu’une question. J’imagine que vous vous posterez avec les Guérisseurs. — Comme vous voudrez, monseigneur. Mais j’espérais rester près de vous. Vous pourriez avoir besoin de mes conseils lorsque les combats débuteront. — Oui, bien sûr. Mais il se peut que je me joigne à mes hommes au moment de reprendre la ville. — Même dans ce cas, monseigneur, je serais heureux de me battre à vos côtés, affirma-t-il avec un sourire détendu et en apparences sincère. Je ne suis pas aussi adroit que d’autres à l’épée, mais je sais me tenir à cheval, et je peux être utile au cœur de la bataille. » Renald se força à lui rendre son sourire. « Je suis certain que vous serez à la hauteur, Premier ministre. Lorsque j’aurais pris ma décision, je vous la ferai savoir, ainsi que ce que j’attends de vous. » Il vit le regard pâle de son ministre se rétrécir légèrement et son sourire se faner. « Naturellement, monseigneur. Je comprends. » Le duc aurait dû le laisser partir, mettre un terme à cette conversation embarrassante avant que l’un d’entre eux ne profère une bêtise, mais alors que le ministre s’éloignait vers la porte, il ne put s’empêcher de réagir. « Que croyez-vous comprendre exactement, Pillad ? » Le ministre s’arrêta. « Pardonnez-moi, monseigneur, lâcha le Qirsi dans un soupir sans toutefois se retourner. J’aurais dû me taire. — Mais vous ne l’avez pas fait. » À ces mots, Pillad se retourna. « En effet, reconnut-il, je ne l’ai pas fait. Je sens que vous ne me faites pas entièrement confiance, et je me demande si votre hésitation à me voir combattre à vos côtés n’est pas dictée par la peur de me voir m’en prendre à vous. — La conspiration nous plonge tous dans le plus grand désarroi, Premier ministre. La mort du tavernier n’a fait qu’accroître nos craintes. J’ai beaucoup de mal à croire qu’il ait été le seul traître de Galdasten. Ce qui signifie qu’il y a d’autres Qirsi en ville, peut-être même au château, qui me souhaitent du mal. — J’en suis également convaincu, monseigneur. Mais à mes yeux, ce risque ne fait que renforcer la valeur de ceux d’entre nous sur lesquels vous savez pouvoir vous reposer. — Peut-être, mais cela ne rend aussi que plus ardue la difficulté de distinguer les Qirsi loyaux des traîtres. Vous le comprenez certainement. — Oui, monseigneur. Et je vous servirai selon vos désirs. Si vous souhaitez me voir rester auprès des Guérisseurs, j’obéirai. J’attends votre décision. » Sur ces mots, il s’inclina et quitta la pièce. Renald, plongé dans la plus grande perplexité, ne savait plus que penser. S’il envisagea d’abord de poursuivre le ministre pour lui demander de se battre à ses côtés, il se retint, hanté par un doute qu’il savait sans réponse. Ce revirement pouvait précisément être celui qu’attendait Pillad. Ses réflexions, son comportement n’avaient peut-être d’autre but que celui de pousser le duc à agir en ce sens. Et ce qui effrayait le plus Renald, c’était de s’apercevoir que jusqu’alors il s’était toujours reposé sur Elspeth pour résoudre ces questions. Les cloches du prieuré retentirent sur la ville. Les archers de Renald, dissimulés aux regards de l’ennemi derrière les murs du château, se tenaient prêts. Dès le coucher du soleil, Ewan les enverrait par les tours à l’assaut des remparts. Rassemblés dans la cour, leur carquois plein de flèches, certains vérifiaient pour la dixième fois la tension de leur arc. Ils évoquaient au duc de jeunes chevaliers en lice pour leur premier tournoi. Leur zèle disait leur hâte à chasser l’envahisseur qui tenait leur cité depuis trop longtemps. Et au son des rires qui s’échappaient des rangs, plus nombreux durant ces quelques heures précédant la bataille qu’au cours du dernier cycle de lune, Renald sentit ses espoirs se ranimer. Tout à coup, il lui semblait que la libération du joug impérial, la victoire, et surtout la fin du marasme où il avait plongé Galdasten, étaient vraiment à leur portée. Réconforté par l’enthousiasme de ses troupes, Renald leva les yeux vers les fenêtres surplombant la cour haute. Croyant discerner la silhouette d’Elspeth, il se raidit, mais un second regard le détrompa. Il se demandait s’il n’avait pas imaginé son visage dans la pénombre quand Ewan le tira de ses réflexions. Le ciel s’assombrissait, et le capitaine ordonnait aux archers de monter sur les remparts et de prendre position le plus silencieusement possible. Alors que les hommes se déplaçaient, le bruit de leur pas étouffé par l’herbe de la cour, il se tourna vers les unités chargées de donner l’assaut à l’extérieur. Ceux-là devraient attendre, à l’abri des poternes, que retentissent les cloches de la tour du cloître, signal de l’attaque. Tenant leur épée contre leur jambe pour qu’elle ne tinte pas, ces soldats s’éloignèrent à leur tour en trottant. Une fois les hommes en place, Renald et son capitaine s’engouffrèrent dans l’escalier le plus proche pour rejoindre la tourelle d’où ils suivraient le déroulement des combats sans gêner les archers. La nuit étendait maintenant son épais velours noir au-dessus du château. Seul l’occident brillait encore. Les nuages fins qui flottaient sur la forêt éteignaient les derniers rayons du soleil dans une douce lueur rose orangé, mais ils diffusaient une lumière suffisante. Et Renald, depuis son poste d’observation, distinguait les soldats stationnés au pied de ses murs. Adossés à des catapultes qui n’avaient pas beaucoup servi, disséminés en petits groupes, ils tuaient le temps dans une ambiance détendue. Depuis le début, se dit le duc, les soldats de Braedon se comportaient comme s’ils avaient su que Galdasten ne leur offrirait aucune résistance. Ils avaient installé leurs machines de guerre devant les portes mais, convaincus que cette menace suffirait à elle seule à tuer dans l’œuf toute velléité de riposte, ils n’avaient depuis rien fait de plus. Et leur tactique avait marché. « Donnez l’ordre, capitaine. Les hommes de l’empereur se croient depuis trop longtemps en terrain conquis. — Avec plaisir, monseigneur », répondit Ewan avec un sourire. Et sans même se retourner, le capitaine détacha une torche de son anneau accroché sur le mur et brandit la lumière au-dessus de lui, avant de l’abattre d’un geste brusque. La flamme n’avait pas fini de ronfler aux oreilles de Renald que deux cents archers se précipitaient sur les créneaux, leurs arcs déjà bandés. Aussitôt, dans un vrombissement aussi terrible que le grondement sourd et furieux de quelque monstre surgi du Royaume du Dessous, les flèches s’élancèrent. Des cris s’élevèrent au pied des murs, cris de stupeur et de colère, auxquels Ewan répliqua, un sourire féroce aux lèvres, par un second mouvement du bras qui déclencha aussitôt une nouvelle volée de flèches meurtrières. Dès la première alerte, l’agitation s’était répandue dans les rues de la cité, portant la nouvelle de l’attaque jusqu’au port. Ewan se tourna vers la tour du cloître et agita sa torche de droite à gauche. Un instant plus tard, les cloches se mettaient à sonner, provoquant non plus l’agitation, mais l’hésitation des soldats postés autour du château. Déjà, parmi les clameurs des assaillants, Renald entendait les épées s’entrechoquer. Il voyait des ombres, toujours plus nombreuses, se masser au pied des remparts, mais l’obscurité grandissante l’empêchait de savoir qui avait le dessus. Son inquiétude fut cependant de courte durée, car déjà des hommes refluaient dans les ruelles et les chemins qui menaient aux quais. L’envahisseur fuyait ! Ses hommes poussèrent un hourra victorieux, aussitôt repris par ses archers. « Bravo, capitaine ! s’exclama Renald en assenant une tape enthousiaste sur l’épaule d’Ewan. » Ce geste inhabituel lui attira un regard curieux, presque de reproche, de son capitaine. « Ce n’est qu’un petit succès, monseigneur. Les hommes de Braedon ont reculé trop vite. Ils ne font que rejoindre le reste de leurs troupes en ville. Ils ne sont pas encore vaincus. Loin de là. — Je le sais, répliqua le duc avec un sourire de nature à masquer le trouble dans lequel l’avait jeté la sobriété de son capitaine. Tout de même, ça fait plaisir à voir. C’est un bon début. — En effet, monseigneur, répondit Ewan en se penchant au-dessus des murs pour observer la retraite de l’ennemi. Mais nous devons faire vite, poursuivit-il en se redressant. Nous pouvons attendre l’aube pour attaquer leurs garnisons en ville, ou bien leur donner la chasse maintenant. Nous avons le choix, monseigneur, mais il faut décider tout de suite. — Je… » Renald, brusquement décontenancé, le dévisagea un instant. « Que feriez-vous ? — Eh bien, nous pouvons pousser notre avantage, et profiter de la surprise pour les empêcher de s’organiser. Ou bien attendre. Car ils sont bien implantés en ville. À la faveur de la nuit, ils pourront se cacher plus facilement. Mais si nous attaquons, nos hommes pourraient tomber dans une embuscade. » Le duc, comprenant que l’ordre d’attaque avait été donné beaucoup trop tôt, sentit son visage s’empourprer. S’il avait attendu l’aube, comme le lui conseillait son capitaine, cette question ne se serait pas posée. « Nos hommes connaissent parfaitement la ville, capitaine, répondit-il malgré son inquiétude. Les soldats de Braedon y ont peut-être établis leurs quartiers, mais nos hommes y sont nés et ils y vivent depuis l’enfance. Ils en connaissent les moindres recoins. Je crois que nous pouvons poursuivre les combats sans trop les exposer. — Très bien, monseigneur », approuva l’homme. Il aurait aimé une approbation plus franche de son capitaine, qu’il le conforte dans sa décision. Mais il n’osait lui montrer ni son incertitude, ni son manque d’aptitude à mener sa propre armée au combat. Et en même temps que cette réflexion, l’évidence le frappa avec une telle brutalité qu’il faillit chanceler. C’était lui qui allait mener la charge ! Comment pourrait-il s’y soustraire ? Il allait courir après son capitaine, lui dire qu’il avait changé d’avis, qu’il valait mieux attendre l’aube, lorsqu’une autre réflexion, tout aussi terrifiante, l’arrêta. S’ils attendaient, les capitaines de Braedon auraient toute la nuit pour préparer leur combat. Voulait-il réellement affronter une armée en ordre de bataille ? Complètement perdu, invoquant Ean à son secours, il s’appuya, désemparé, contre le rempart. « Est-ce que tout va bien, monseigneur ? » Renald se tourna si vite qu’il faillit perdre l’équilibre. Pillad se tenait devant lui, une lueur prédatrice – il l’aurait juré – au fond des yeux. « Parfaitement, répliqua le duc bien trop vite à son goût. — Vous êtes pâle, monseigneur. — Je vais très bien, affirma le duc aussi perturbé qu’excédé par la présence et le calme de son ministre. Nous attaquons les garnisons de Braedon dans une heure. Restez avec les Guérisseurs. Ils doivent être débordés par les premiers blessés. Rejoignez-les tout de suite. — Mais… — Vous chevaucherez à mes côtés lorsque nous partirons pour la Lande. Pour l’heure, occupez-vous des blessés avec les Guérisseurs. Suis-je clair ? — Tout à fait clair, monseigneur », s’inclina le Qirsi sans trahir la moindre émotion. Il sembla vouloir ajouter quelque chose, mais se ravisa, et se tourna vers la tour sans un mot. Renald regarda sa silhouette de son ministre s’effacer dans les escaliers. Il avait l’intention de le suivre, mais préférait laisser Pillad arriver au bas des marches avant de s’y engager. Ignorant les regards des archers qu’il sentait peser sur lui, il se tourna résolument vers la ville. Lorsque enfin il quitta les remparts, il accueillit l’obscurité des escaliers avec soulagement. Au premier étage, il hésita, pris par l’envie de se précipiter dans son bureau pour y demeurer jusqu’à la fin des combats, mais il poursuivit son chemin et déboucha dans la cour. Le spectacle qui l’y attendait, hélas, acheva de ruiner ce qui lui restait de tranquillité. Tous les blessés avaient été rassemblés là. Entassés sur des civières, ils attendaient que les Guérisseurs qirsi, qui s’affairaient déjà autour des cas les plus graves, s’occupent de leurs blessures. Pillad, au milieu des cris et des gémissements, l’air légèrement perdu et choqué, se tenait avec ses congénères. Le duc traversa la cour à vive allure. S’il pouvait garder les yeux sur le sol, et éviter le spectacle des plaies béantes et des visages tordus de souffrance, il ne pouvait ignorer les plaintes de ses hommes, ni l’odeur fétide des potions et autres cataplasmes que les herboristes apportaient dans un incessant va-et-vient. Arrivé enfin dans la cour basse, il s’adossa au mur d’enceinte et tâcha de reprendre son souffle. Non loin, les habitants de la ville qui avaient trouvé refuge au château le regardaient avec curiosité et, lui sembla-t-il, une certaine dose de mépris. Il s’efforça de les ignorer mais, n’y parvenant pas, il se résigna à rejoindre la grande porte où Ewan, rassemblant ses soldats, hurlait ses ordres et envoyait ses lieutenants dans toutes les directions. Lorsqu’il le vit, Ewan se précipita à sa rencontre, sans cesser d’aboyer ses instructions à droite et à gauche. Devant son duc, il baissa la voix pour lui demander : « Est-ce que tout va bien, monseigneur ? » Renald songea un instant à lui dire qu’il était revenu sur sa décision, et qu’il devait reporter leur assaut aux premières lueurs de l’aube, mais il n’était pas plus convaincu de la sagesse d’attendre que de celle de poursuivre, aussi lui renvoya-t-il sa question. « J’allais vous poser la même question, capitaine. — Pardon ? — Sur les remparts, j’ai eu l’impression que vous préfériez attendre l’aube. Si vous êtes sûr de vous, je suis prêt à suivre vos conseils. » Ewan tourna le dos aux soldats avant de lui répondre. « Je vous en prie, monseigneur, faites comme moi, souffla-t-il. Je ne veux pas que les hommes nous entendent. » Renald, frappé par le ridicule de leur position, épaule contre épaule, face au mur, fit néanmoins ce qu’on lui demandait. « Si vous nourrissez vous-même le moindre doute, monseigneur, alors nous ne devons pas attaquer. Les hommes sentiront votre hésitation, et leur confiance en souffrira. » Évidemment qu’il avait des doutes ! aurait-il voulu s’exclamer, au comble de l’énervement. Il n’était sûr de rien. Mais cet aveu était impossible, aussi Renald se ressaisit-il. « Je veux seulement savoir si vous désapprouvez ma décision. — Je ne peux pas me permettre de critiquer vos choix. — Eh bien je vous l’ordonne ! s’exclama le duc avant de regretter immédiatement sa réaction et le ton de sa propre voix. Pardonnez-moi, Ewan, se reprit-il. Je ne… Je n’ai pas beaucoup d’expérience en la matière. — Comme nous tous, monseigneur. Mais nous avons commencé à placer les hommes. Changer de tactique maintenant, c’est semer le doute dans leur esprit. Je préférerais l’éviter. — Nous attaquons donc cette nuit. — Je crois que c’est le mieux. — Très bien. — Autre chose, monseigneur ? — Les archers sont restés sur les remparts, ne devraient-ils pas nous suivre ? — Je pensais les laisser sur les créneaux, monseigneur. Je leur fais porter de l’huile et du goudron. Au cas où les hommes de l’empire réussiraient à encercler le château, je veux qu’ils soient prêts. En cas d’attaque, je leur ai donné l’ordre d’enflammer leurs flèches. Cela nous alertera, et nous pourrons revenir, prendre l’adversaire à revers et défendre la forteresse. » Renald contempla son capitaine sans chercher à dissimuler son admiration. « Très impressionnant, capitaine, fit-il en secouant la tête. Vraiment très impressionnant. — Merci, monseigneur. Maintenant, si vous le permettez, je vais retourner auprès des hommes pour lancer l’attaque dans moins d’une heure. » Fidèle à sa parole, Ewan avait préparé ses hommes. Et, moins d’une demi-heure plus tard, ils étaient prêts à quitter le château dès que retentiraient les cloches du sanctuaire d’Amon, celles qui, sans la mainmise de Braedon sur la ville, marquaient d’ordinaire la fermeture des portes. Renald et son capitaine, à cheval, avaient pris la tête de la colonne. Le duc leva son épée. Les hommes, aussitôt, se turent. « Vous attendez cette nuit depuis longtemps, commença-t-il d’une voix qui résonna sur les murs d’enceinte. Croyez-le ou non, moi aussi. Nous allons nous battre pour libérer notre peuple, notre cité et notre royaume. Les hommes de Braedon vont apprendre ce qu’il en coûte de réveiller l’Aigle de Galdasten ! Qu’ils goûtent la morsure de notre épée et maudissent le jour où ils ont mis le pied sur notre terre sacrée ! Qu’ils réintègrent leurs navires en rampant, et quittent nos côtes à jamais ! » Sur quoi il cabra son cheval. « Pour Galdasten ! hurla-t-il en brandissant de nouveau son épée. — Pour Galdasten ! » lui répondirent ses hommes à l’unisson. Alors que leur clameur, reprise par le peuple, ébranlait le château, Renald sentit un frisson lui parcourir l’échine. Il songea un instant à Elspeth. Il aurait aimé qu’elle le voie, en armes, sur son cheval, guidant ses fiers soldats au combat. Mais cette pensée laissa aussitôt la place, alors qu’ils franchissaient la porte du château pour descendre vers la ville, à la peur paralysante qu’il avait éprouvée un peu plus tôt sur les remparts. « Bien parlé, monseigneur », lui souffla Ewan. Renald, incapable de proférer le moindre son, se contenta d’acquiescer. « Restez près de moi, monseigneur. Ensemble nous vaincrons l’ennemi. Je ferai tout pour vous protéger. » À cette promesse, Renald tourna vers son capitaine un regard plein de reconnaissance. « Merci, Ewan. » Ils chevauchèrent en silence, veillant à respecter le pas des soldats qui marchaient derrière eux. Après avoir dépassé une forge entièrement brûlée et une taverne à la tranquillité inquiétante, ils ne furent pas longs, au grand regret de Renald, à atteindre le cœur de la cité. Un chien errant, la truffe collée au sol, traversa la place du marché silencieuse, noire et déserte. L’ennemi demeurait invisible. Ewan, qui avait affiché jusque-là le plus grand calme, montrait une tension croissante. Le front plissé, il finit par hocher lentement la tête. « Je n’aime pas ça », souffla-t-il. Alors que Renald se demandait si le ton de sa voix, contenu et bas, était destiné à masquer son inquiétude aux soldats de Galdasten ou bien à ceux de l’empire, il l’entendit préciser : « On aurait dû les voir depuis longtemps. — Vous vous êtes toujours étonné du petit nombre de soldats qu’ils avaient laissés en ville, avança le duc. Peut-être que, face à nos forces, ils auront préféré battre en retraite et rejoindre leurs navires. — C’est possible », répondit le capitaine. Mais son manque de conviction était évident, car il continuait d’observer les environs avec anxiété, comme s’il s’attendait à voir surgir l’ennemi d’un instant à l’autre. Et cet instant survint. Sans le moindre avertissement, une flèche se ficha dans l’épaule d’Ewan, lui arrachant un hoquet de douleur, alors qu’une seconde, aussi rapide, se plantait dans la cuisse de Renald. Avant même que le duc puisse réagir, un déluge de flèches s’abattait sur eux en sifflant, aussi agressif et dense qu’un essaim de frelons qu’ils auraient dérangé. « Boucliers ! » hurla le capitaine, les dents serrées et le visage en sueur. « Aux abris ! » Les hommes rompirent les rangs pour s’éparpiller dans toutes les directions. Alors que les flèches continuaient de pleuvoir, les premiers coups d’épée se firent entendre. L’ennemi, comprit le duc aussitôt, n’attendait que cette dispersion pour attaquer. Mais il était trop tard. La mêlée, déjà, fondait sur lui. Où qu’il portât les yeux, les hommes se battaient et tombaient. Voyant le rouge et or des soldats de Braedon se resserrer autour de lui, il força son cheval à volter et, l’épée brandie, assenant de violents coups dans toutes les directions, il lutta pour les maintenir à distance. À ses côtés, Ewan se battait avec la même ardeur, mais la première flèche, qui l’avait atteint à l’épaule droite, le privait de son meilleur bras. Une flèche frappa son bouclier, d’autres sifflaient autour de lui. Chaque fois, toujours plus conscient du danger, le duc se recroquevillait un peu plus. Sur son cheval, il offrait une cible parfaite pour les archers de Braedon. Il se serait volontiers jeté à terre, mais il redoutait encore plus le chaos de métal qui faisait rage au ras du sol. Alors, les jambes désespérément serrées sur les flancs de sa monture, il continua à se battre malgré la douleur lancinante qui lui mordait la cuisse, la souffrance qui lui engourdissait le dos et les reins. Les muscles de son bras le brûlaient, mais son épée, comme animée d’une énergie propre, ne cessait de fendre l’air, tranchant dans sa course tout ennemi qui se dressait sur son passage. Le temps n’était plus marqué que par les va-et-vient déchaînés de son arme. Il ne pensait plus au royaume, au trône, ni aux rebelles qirsi. Il ne songeait qu’à sa survie, la plus immédiate, remise en cause à chaque seconde. Parviendrait-il à tuer cet homme en rouge et or qui s’efforçait de le désarçonner ? Survivrait-il à cette nouvelle volée de flèches ? Le prochain élancement de douleur dans sa cuisse le jetterait-il à terre ? Il avait cru conduire l’armée de Galdasten au combat. Il se découvrait ballotté, privé de réflexion, livré à la fureur des armes, uniquement dominé par son désir de vivre et la nécessité de combattre. Dans ce tumulte, il ne pouvait donner aucun ordre, suivre aucun plan. Tout autour de lui, les hommes se battaient, certains mouraient. C’était eux, comprenait-il vaguement, leur force et leur acharnement, qui décideraient du sort de la bataille. Eux qui, dans ces corps à corps, ces embuscades, seconde après seconde, écriraient l’histoire de Galdasten. Au-delà de la douleur, malgré la fureur de l’attaque, au cœur même de cette aberration qu’on qualifiait de guerre, Renald comprenait qu’il en avait toujours été ainsi, que ses ancêtres, qui s’enorgueillissaient de la gloire des combats, n’avaient rien fait d’autre que se battre pour leur survie. La victoire, avant d’être celle de leur maison sur une autre, de leur royaume sur un autre, était d’abord celle qu’ils avaient arrachée à la mort. Cette prise de conscience apaisa ses angoisses. Elle ne changeait rien au sort de la bataille, mais elle lui inspirait une certaine dose d’humilité et, lui donnant l’énergie de poursuivre, rendit sa lutte plus supportable. Après ce qui lui parut une éternité, le duc s’aperçut que l’ennemi était moins nombreux, que son cheval avait plus d’espace pour faire volte-face, et que les clameurs métalliques comme les cris des mourants avaient perdu de leur violence. Ewan se tenait toujours à ses côtés, le visage inondé de sueur, extrêmement pâle, et les lèvres bleuies. La première flèche était toujours fichée dans son épaule et une autre, dans les côtes, avait provoqué une traînée de sang qui maculait sa cotte de mailles. Ses yeux gris affichaient un regard creux, presque vide, mais il continuait de faire tournoyer son cheval, à la recherche de l’ennemi. « Capitaine ! » L’homme se tourna dans sa direction. « Ewan », lança encore le duc, voyant que le capitaine ne le reconnaissait pas. L’homme cligna les yeux et le dévisagea. « Monseigneur, prononça-t-il d’une voix lourde d’épuisement et chancelant sur son cheval. — Vous avez besoin d’un Guérisseur. — Non, monseigneur, tout va bien. — C’est terminé. Je ne sais pas qui a gagné, mais il semble que les combats cessent. » Ewan examina la rue. Il dut tirer réconfort de ce qu’il voyait, car il se redressa sur sa selle et, tandis qu’un peu de couleur lui revenait aux joues, il opina. — Nous avons gagné. — Comment le savez-vous ? — Nous sommes en vie tous les deux, répondit le capitaine en se retournant vers le duc. Si notre armée avait été vaincue, nous serions morts. » Renald s’aperçut que les flèches avaient cessé de pleuvoir, et que les soldats, tous vêtus des couleurs bronze et noir de Galdasten, commençaient à converger vers eux. Un lieutenant se présenta devant eux. Il portait une profonde entaille au bras et plusieurs autres, moins graves, sur le visage, les mains et le cou. Ewan, étouffant le cri de souffrance que lui arrachait son geste, rengaina son épée. « Au rapport, fit-il en serrant les dents. — La plupart des soldats ennemis ont été tués, monsieur. Les survivants filent vers leurs navires. Quelques hommes les poursuivent. Les combats continuent sur les quais. — Nos pertes ? — Je ne sais pas exactement. Quelques centaines, je pense, mais moins de la moitié de nos effectifs. — Très bien, lieutenant. Rendez-vous sur les quais. Dites aux hommes d’abandonner les fuyards à leur sort. Nous avons gagné. Je ne veux pas perdre davantage d’hommes. Ensuite, vous irez voir un Guérisseur. — À vos ordres, monsieur, fit le soldat avant de s’incliner devant son duc. Pour Galdasten, monseigneur. — Merci, lieutenant, répondit Renald. — Vous aussi vous avez besoin d’un Guérisseur, reprit le capitaine alors que le soldat s’éloignait au trot vers le port. — Pas plus que vous, rétorqua le duc. — Alors, allons-y ensemble. — Excellente idée, capitaine. Pillad officiera pour nous deux. » Ewan fit une nouvelle grimace que Renald mit un certain temps à interpréter comme un sourire. « À vos ordres, monseigneur. » Avisant un soldat à peu près indemne, ils l’envoyèrent au château chercher les Guérisseurs. « Si le lieutenant a raison, reprit le duc après son départ, et que nous avons perdu plusieurs centaines de soldats, combien de temps nous faudra-t-il pour reconstituer une armée suffisante pour rejoindre la Lande ? — Tout dépend du nombre d’hommes que vous voulez engager, monseigneur. Si sept ou huit cents vous suffisent, nous devrions pouvoir partir dans trois jours. Peut-être deux, si le quartier-maître est rapide. — Alors mettons-nous au travail », conclut Renald avec résolution. La flèche de Braedon, toujours fichée dans sa cuisse, le lançait. Tandis qu’il contemplait la plaie et son haut-de-chausses imbibé de sang, il fut stupéfait d’envisager si vite, et avec autant de détachement, son prochain combat. Mais avait-il le choix ? Qu’il le veuille ou non, se disait-il, pour le meilleur ou pour le pire, cette nuit avait fait de lui un guerrier. 8 Curtell, empire de Braedon Le matin suivant la prise du Palais impérial, Dusaan avait envoyé Nitara et plusieurs ministres patrouiller dans la cité de Curtell dans le but de fouiller les auberges, les tavernes et la place du marché à la recherche de tous les Qirsi qu’ils pourraient rassembler. « Contentez-vous de leur dire que le haut chancelier de l’empereur souhaite leur parler », les avait-il prévenus, trônant au centre de ce qui avait été la salle impériale de Harel. Nitara, qui redoutait toujours de l’offenser, l’avait dévisagé de ses yeux pâles et grands ouverts. « Mais, Tisserand, avait-elle osé, ils savent que vous avez pris le palais. Tout le monde le sait. Beaucoup auront compris, ou entendu que vous êtes le… chef de notre mouvement. — Peut-être, mais ils me considèrent toujours comme le haut chancelier, avait répondu Dusaan d’un ton qu’il voulait rassurant. Et je ne suis pas prêt à annoncer à tout Curtell que je suis Tisserand. — Et si les Qirsi refusent de nous suivre ? avait alors interrogé un autre. — C’est encore leur droit, avait répondu Dusaan après réflexion. Mais s’ils ont appris notre victoire sur les gardes de Harel, je doute qu’ils vous désavouent. Maintenant, allez-y. » Nitara s’était inclinée devant lui avec respect, empressée de lui plaire, et s’en était allée avec son petit groupe de Qirsi arpenter les rues de la cité impériale. Peu après, Gorlan était venu le trouver. « L’empereur demande à vous parler », avait-il annoncé, un large sourire aux lèvres. Dusaan avait à peine levé les yeux des livres de comptes. Peu de choses avaient changé depuis qu’il en avait cédé le contrôle au capitaine, il voulait néanmoins s’assurer du montant exact de l’or à sa disposition. « Vraiment, avait-il répondu avec désinvolture. À quel sujet ? — Je crois qu’il se plaint de ses conditions de détention. » À ces mots, Dusaan avait levé la tête et, réprimant un éclat de rire, s’était exclamé : « Vous n’êtes pas sérieux ! — Si, Tisserand, on ne peut plus sérieux. Il demande aussi un Guérisseur. Il semble que vous l’ayez blessé, hier soir. » Le chancelier était retourné à ses comptes en hochant la tête. « Je m’occuperai de ça plus tard. Tant que vous êtes là, rassemblez quelques hommes et faites l’inventaire des armes qui restent dans la salle de garde et l’arsenal. — Des armes, Tisserand ? Voulez-vous qu’on les détruise ? — Non, j’ai l’intention de les utiliser. — Notre magie… — Je veux diriger une armée conquérante, ministre, et capable de mener un assaut. » Dusaan avait décidé de conserver, au moins quelque temps, les titres des Qirsi à son service. Pour nombre d’entre eux, dont les plus anciens, les changements des jours derniers avaient été assez rudes pour ne pas les priver en sus des quelques habitudes auxquelles ils pouvaient s’accrocher. « Si vous et moi savons parfaitement que notre magie est la seule arme dont nous ayons besoin, avait-il poursuivi, les Eandi ne le savent pas. Je veux qu’ils nous voient comme des guerriers, qu’ils nous redoutent. En outre, un excès de prudence n’a jamais fait de mal à personne. Personnellement, je manie l’épée avec adresse, et j’attends la même chose de ceux qui me servent. — Très bien, Tisserand, avait répondu Gorlan en s’inclinant, je m’en charge tout de suite. » Dusaan – qui avait largement de quoi occuper sa journée – n’aurait pas accédé à la demande de Harel, même désœuvré. D’ailleurs, il n’était pas certain de devoir seulement lui répondre, et encore moins lui rendre visite. Mais sa curiosité avait fini par l’emporter et, tard dans la journée, bien après le carillon des cloches du prieuré, il s’était dirigé vers la tour carcérale avec entrain. Plus aucun garde eandi ne se tenait dans les couloirs. Tous ceux qui avaient survécu à la bataille de la veille s’étaient enfuis, et comme Dusaan ne disposait pas d’assez d’hommes pour surveiller l’empereur, celui-ci était resté dans l’isolement le plus total depuis la visite de Gorlan. Avant même d’ouvrir la porte de l’étroite cellule, le Tisserand savait que l’empereur serait d’une humeur exécrable ; il anticipait cette rencontre avec délices. « Enfin ! s’exclama l’empereur au moment où Dusaan tournait le verrou. Ce n’est pas trop tôt ! Cela fait des heures que je vous ai demandé. » Dusaan pénétra dans la cellule et, sans dire un mot, réjoui de l’impatience et du courroux grandissant de son prisonnier, se mit à arpenter la pièce avec une tranquillité délibérée. Un plateau de nourriture traînait sur le sol, près de la porte. Il y restait une croûte de fromage sec, quelques débris de pain rassis et une petite tasse vide, qui avait sans doute contenu de l’eau. Plus près de la fenêtre, un pot de chambre abandonné, bourdonnant de mouches, répandait une odeur nauséabonde. Dusaan passa devant en fronçant les narines. « Vous voyez ce que je dois endurer ! » se récria l’empereur en surprenant sa grimace. Le Tisserand resta muet. Devant la fenêtre, il se pencha à l’extérieur et contempla la cour où s’étaient déroulés les combats. Ses Qirsi avaient eu recours au feu pour se débarrasser des corps, mais les armes des soldats gisaient encore en un tas gigantesque sur l’herbe verte. « On ne m’a donné qu’un seul repas », poursuivit Harel du même ton scandalisé. Dusaan se retourna alors vers Harel. Son visage rond était congestionné par l’émotion, ses boucles brunes pendaient… Dans sa robe impériale en désordre et maculée de salissures, il avait piteuse allure. « Je ne peux pas faire grand-chose pour vous, commença le Tisserand faussement prévenant. Le maître cuisinier et tous ses marmitons ont préféré quitter le palais. » L’empereur leva la main. Son petit doigt, celui que Dusaan lui avait brisé, était boursouflé et d’une affreuse couleur violacée. « Et les Guérisseurs ? Ne me dites pas que les vôtres se sont envolés, eux aussi. — Non. Ils sont tous là, mais ils sont, hélas, très occupés. — Occupés ? couina l’empereur. — Oui, mais si vous me permettez. » Dusaan approcha de l’empereur et, prenant doucement sa main blessée entre les siennes, ferma les yeux et entreprit de ressouder l’os brisé. La cassure était nette, et l’os petit, l’intervention fut donc rapide. La fracture réduite, Dusaan ouvrit les yeux et relâcha sa main. « Est-ce mieux ? » L’empereur contemplait sa main avec émerveillement. « Oui, beaucoup mieux. Je vous re… » Le bruit sec d’une nouvelle fracture résonna dans la pièce et Harel, le bras serré contre sa poitrine, s’écroula sur les genoux avec un cri de douleur, puis se mit à gémir comme un chien battu. Dusaan, luttant contre son désir de lui assener un violent coup de pied dans le ventre, se pencha sur lui avec lenteur. « Je vous ai prévenu qu’une nouvelle insolence vous coûterait un bras, susurra-t-il au comble de la fureur. La prochaine fois, ce sera le cou. — Je n’ai fait que… — Ne me convoquez plus jamais, Harel ! Vous n’avez plus aucune autorité sur moi, ni sur mes Qirsi. Vous n’êtes plus l’empereur de ce royaume, et je ne suis plus votre chancelier. Vous m’avez cédé votre titre, votre autorité, vos richesses et vos terres, par écrit. Vous n’êtes plus rien ! Je suis votre souverain désormais, et j’exige que vous vous adressiez à moi avec la déférence requise. Suis-je clair ? » Harel opina. « Bien, constata Dusaan en s’éloignant. — Et ma nourriture ? Mon bras ? plaida Harel en tremblant. Et, et… ça, ajouta-t-il avec un regard misérable vers le pot de chambre. — Si j’y pense, je vous ferai envoyer un Guérisseur. Quant au reste… tant que vous ne mangez pas, le pot ne devrait pas poser de problème. » Sur ces paroles, le Tisserand quitta la cellule et descendit les escaliers, laissant son prisonnier à ses jérémiades. Dans la cour, il eut l’heureuse surprise de découvrir Nitara. De retour avec ses cinq compagnons, elle se tenait au milieu d’une bonne centaine d’autres Qirsi. Alors qu’il se précipitait à sa rencontre, il admira son sourire radieux, et la fierté de son allure. Jamais il ne l’avait vue aussi belle. « Rapport, fit-il sobrement. — Nous avons rassemblé cent cinquante-quatre Qirsi pour vous servir, Tisserand. Il y en a beaucoup d’autres, pour la plupart les maris et les femmes de ceux ici présents. Ils ne pouvaient pas laisser leurs enfants seuls. — Bien sûr. Avez-vous rencontré la moindre difficulté ? — Un peu, au début. Nous sommes tombés sur un groupe de soldats, des hommes de l’empereur. Ils nous ont attaqués, B’Serre a brûlé leur chef, et ils se sont enfuis. Nous les avons revus plus tard, mais comme nous étions beaucoup plus nombreux, ils n’ont pas osé s’en prendre à nous. — Parfait, ministre, vraiment parfait. » Le visage rayonnant, elle le regarda passer devant elle et s’adresser aux nouveaux venus. « Bienvenue, commença-t-il en ouvrant grand les bras, dans ce qu’il faut désormais nommer mon palais et bientôt le siège de l’empire qirsi de toutes les Terres du Devant. Beaucoup d’événements se sont déroulés ici même, dans la journée d’hier. Nombre d’entre vous en ont entendu parler de la bouche des anciens soldats de l’empereur. Vous avez certainement des questions, auxquelles je serais heureux de répondre, si je le peux. » Un silence déconcertant accueillit sa déclaration. La plupart des Qirsi gardaient les yeux au sol, se balançaient d’un pied sur l’autre, timides et embarrassés. Puis un homme se détacha du groupe, lançant des regards nerveux autour de lui, avant de se résoudre à poser enfin le regard sur Dusaan. Il semblait âgé, particulièrement vieux pour un Qirsi, songea le Tisserand. À part quelques mèches de cheveux blancs encore accrochées à sa nuque, il était chauve, et son visage était osseux et fin. Ses yeux pourtant, de la couleur des feuilles d’orme à l’époque des moissons, brillaient de clarté. Il fixa le haut chancelier d’un air interrogateur et curieux. « Êtes-vous vraiment Tisserand, comme ils le disent ? — Oui. — Vous pouvez le prouver ? — Quel est votre nom, l’ami ? — Creved jal Winza, répondit l’homme après une brève hésitation. — Et vous êtes Guérisseur, n’est-ce pas Creved ? — Vous me connaissez ? — Non. Je sens que vous avez le don de guérison. — Vous sentez… ? — Un Tisserand peut percevoir ce genre de choses. Vous possédez aussi le langage des bêtes. Deux des magies les plus puissantes. Pourquoi n’êtes-vous pas au service d’une cour eandi ? » L’homme regardait Dusaan, sans trace du doute dont il avait fait preuve quelques instants plus tôt, mais toujours hésitant. « Je n’ai jamais voulu servir, mon… votre… — Appelez-moi Tisserand, l’aida Dusaan. — Bien, Tisserand, merci. Et puis les nobles eandi veulent des Glaneurs. Ils veulent que leurs ministres soient capables de leur dévoiler l’avenir. — Excellente remarque, Creved, s’exclama le Tisserand. N’est-ce pas extraordinaire, poursuivit-il à l’intention de tous, que les Eandi nous apprécient précisément pour la magie que nous savons la plus vulgaire ? Attention, ne vous méprenez pas sur mes paroles. Le Glanage est un véritable talent, et les Glaneurs seront aussi bien accueillis que tous les autres Qirsi dans le nouveau monde que nous créons. Mais les Eandi ne veulent que des Glaneurs pour leurs cours et leurs festivals. Le Glanage n’est pourtant pas notre magie la plus intéressante, nous le savons tous. Et peut-être qu’eux aussi. Mais ils ont peur de nos pouvoirs. Ils prennent ce dont ils ont besoin et craignent le reste. Et c’est pour cette raison que, depuis près de neuf siècles, ils ont fait de nous leurs serviteurs, leurs amuseurs, les objets de leur curiosité et de leur mépris. » Il sourit. « Eh bien, cette époque est aujourd’hui révolue. » Il revint au Guérisseur. « Vous avez dit autre chose, Creved, un détail qui m’intéresse. Vous n’avez jamais voulu servir leurs cours. Pourquoi ? » L’homme, comme s’il craignait d’avoir commis une erreur, haussa prudemment les épaules. « Je ne sais pas, Tisserand. C’est juste que… Je ne sais pas. — Ne vous inquiétez pas, Creved, le rassura Dusaan avant de se tourner de nouveau vers les autres. Pendant trop longtemps, notre peuple s’est volontairement abandonné et soumis aux règles eandi. Nous avons besoin d’hommes et de femmes comme ce Guérisseur qui comprennent la vertu d’utiliser notre magie simplement parce qu’elle est notre don, la source de notre distinction, de notre originalité et de notre force. » Il lui semblait, ou était-ce un effet de son imagination, que les autres dévisageaient le vieil homme avec admiration et envie, jaloux de s’attirer eux aussi les faveurs du Tisserand. Il observa les hommes et les femmes qu’avait rassemblés Nitara, devinant leurs pouvoirs, cherchant celui ou celle qui pouvait le trahir. Comme Creved, la plupart semblaient si intimidés à l’idée de servir un Tisserand que Dusaan comprit qu’il n’avait rien à redouter. Un ou deux faisaient preuve d’une prudence toute naturelle. Presque tous ne possédaient qu’une ou deux magies ; quelques-uns en maîtrisaient trois. Alors qu’il poursuivait son inspection, il s’aperçut que la grande majorité était des Guérisseurs, et qu’un grand nombre possédait le don du feu. Il y avait naturellement beaucoup de Glaneurs. Dans l’ensemble, les magies plus puissantes étaient très peu représentées. Si quelques-uns possédaient les brumes et le vent et d’autres, comme Creved, parlaient le langage des bêtes, seulement sept étaient Façonneurs. « Chacun d’entre vous servira notre cause selon ses talents, reprit-il au terme de son examen. Pour beaucoup, cela signifie contribuer à la protection et l’entretien de ce palais. Certains m’accompagneront par le détroit de Wantrae vers Eibithar, où nous unirons nos pouvoirs pour détruire les armées des cours eandi. Quel que soit votre rôle dans la bataille qui s’annonce, je vous promets de l’or, et une vie meilleure que celle que vous auriez pu espérer sous le règne de l’empereur. Demain, vos enfants vous remercieront de ce que vous accomplissez aujourd’hui. » Il sourit une nouvelle fois. « Êtes-vous prêts à me suivre ? — Oui, Tisserand ! » s’exclamèrent-ils à l’unisson. Alors que leur cri résonnait entre les murs de la cour, il se tourna vers Nitara, B’Serre et les autres ministres. « Logez ces gens et distribuez-leur les tâches. Nous avons besoin de monde en cuisine, ajouta-t-il à voix basse. Ceux qui possèdent le don du feu doivent être intégrés à la garde et postés aux portes du château ainsi que dans la tour carcérale. — Bien, Tisserand », répondit Nitara avec empressement. Il s’aperçut qu’elle s’exprimait souvent au nom des autres, comme s’il l’avait nommée chancelière. Cette initiative n’était pas pour lui déplaire, il se demandait cependant, avec une certaine curiosité, si ses collègues, ministres et chanceliers, pensaient qu’ils étaient amants. Il leur désigna les sept Façonneurs. « Rassemblez-les. Ils embarquent avec nous pour Eibithar. Qu’ils viennent me voir tout à l’heure. Oh, et envoyez un Guérisseur à Harel. L’imbécile s’est encore fait mal. » Après s’être assuré que ses ordres étaient suivis, Dusaan retourna dans la salle impériale où Nitara et les sept Façonneurs ne furent pas longs à le rejoindre. Cinq d’entre eux étaient déjà âgés – trente ans au moins, jugea-t-il rapidement – et l’un des deux derniers lui semblait peu enclin à adhérer à sa cause. Cet homme, aux yeux d’une pâleur presque spectrale, le dévisageait, un léger sourire suffisant aux lèvres. « Vous, fit Dusaan en le désignant aussitôt du doigt. Quel est votre nom ? — B’Naer, haut chancelier. » Nitara, aussitôt inquiète d’entendre une de ses recrues utiliser l’ancien titre du Tisserand, jeta un regard rapide en direction de Dusaan. Devant son calme, elle reconnut que ce dernier ne s’était pas montré très explicite aux nouveaux venus. Dans son discours, il n’avait demandé à personne d’abandonner ce titre caduque, s’attendant sans doute à ce qu’ils comprennent et y renoncent d’eux-mêmes. Ce changement n’était pourtant pas difficile à concevoir, jugea Nitara, ulcérée. Toutefois, la réaction du Tisserand l’étonna. Car alors qu’en temps normal il n’aurait pas toléré cet affront, elle le vit hocher la tête avec indulgence. Sans doute estimait-il plus sage de lui laisser une chance, se dit-elle. Une toute petite, se reprit-elle en voyant se dessiner sur ses lèvres le fin sourire qu’elle lui connaissait bien. « Juste B’Naer ? » L’homme, avec un amusement des plus déplacés, se balança d’une jambe sur l’autre. « B’Naer jal Shenvesse. — À ta dégaine, j’imagine que tu es colporteur. — On peut dire ça comme ça », répondit l’homme sans s’inquiéter de la soudaine familiarité de Dusaan. Le Tisserand dressa un sourcil curieux. « Brigand, alors. » Aussitôt, le sourire de l’homme s’évanouit. « Ne t’inquiète pas, B’Naer. Quelles que soient les règles que tu as enfreintes, ce sont des règles eandi. Attention, cela ne signifie pas, maintenant que je dirige ce royaume, que je serai clément avec ceux de ton espèce, mais notre rencontre peut être pour toi l’occasion de changer le cours de ton existence, de lui donner une tournure plus glorieuse. Tu as le choix. » Le Tisserand se dirigea vers le trône de l’empereur et y prit place. « Dis-moi, B’Naer, pourquoi crois-tu que tu es là ? Que penses-tu avoir en commun avec les six autres ? — Je ne sais pas. Ce sont des brigands, eux aussi ? » L’un d’entre eux, une vieille femme, éclata de rire. « Non, fit le Tisserand avec un sourire. Ce ne sont pas des brigands. » Il considéra l’homme un moment puis, le voyant hocher la tête, s’adressa aux autres. « Est-ce que quelqu’un peut répondre ? — Vous connaissez nos pouvoirs, avança la femme qui avait ri. Nous sommes tous Façonneurs. — Comment vous appelez-vous ? lui demanda Dusaan. — Qidanne ja Qed, Tisserand. Je suis Guérisseuse en ville. » Il connaissait ce nom. Cette femme n’était pas seulement Guérisseuse, elle était la Guérisseuse la plus renommée de Curtell. L’empereur l’avait plusieurs fois convoquée pour lui proposer d’entrer à son service. Chaque fois, elle avait refusé, au prétexte que sa charge la réclamait trop souvent en dehors de la ville, et que beaucoup de ses patients refuseraient de s’adresser à quelqu’un d’autre. Dusaan s’était longtemps demandé si ces excuses étaient réelles ou ne servaient qu’à masquer le mépris que lui inspirait l’empereur. Il pensait tenir sa réponse. « Nous sommes honorés de vous compter parmi nous, Qidanne. Votre réputation vous a précédée. — Merci, Tisserand. — Vous avez naturellement raison. Vous êtes tous Façonneurs et, en tant que tels, vous serez d’une aide très précieuse au mouvement lors des combats. — Les combats ? répéta la vieille femme avec inquiétude. Je ne suis pas une combattante, Tisserand. Et vous comprenez certainement que tout ce à quoi j’ai dédié mon existence est à l’exact opposé de l’idée même de la guerre. — Je comprends, Guérisseuse. Je sais aussi que le sort de notre peuple réside dans nos capacités à défaire les forces conjointes des armées eandi. J’ai besoin de Façonneurs pour y parvenir. Plus vite nous écraserons l’ennemi, moins les nôtres auront besoin de vos talents. — Je guéris les Eandi aussi bien que les Qirsi, Tisserand, mais je veux être franche. Bien que j’éprouve la plus grande sympathie pour votre cause, je ne tuerai personne, quelle que soit la couleur de ses yeux. » Peut-être plus que l’impertinence, Dusaan avait la lâcheté en horreur. S’il avait décelé la moindre trace de mensonge dans les propos de cette femme, il n’aurait pas hésité à la tuer sur-le-champ. Il sentait que ses paroles, loin d’être dictées par la peur de mourir, étaient sincères, elles disaient une réelle aversion pour la mort, fut-elle celle de l’ennemi sur le champ de bataille. La forcer à lui obéir contre sa volonté ne l’aurait pas seulement diminué, lui, aux yeux de cette femme, mais aux yeux de tous ceux qui les entouraient. « Alors acceptez-vous de m’accompagner pour soigner les blessés ? — Oui, si vous me laissez m’occuper de tous les blessés, qu’ils aient les yeux jaunes ou non. » Cette fois Dusaan lâcha un petit rire. « Vous êtes une femme difficile. — Difficile ? Pourquoi, Tisserand, toujours qualifier de difficile chez une femme ce que l’on appelle la détermination et le courage chez un homme ? — Au temps pour moi, lui concéda le Tisserand avec un sourire. Soit, vous soignerez tout le monde, et je me réjouis de vous avoir près de moi, pour aiguiser mes esprits. » Il s’adressa aux autres. « Et vous ? Acceptez-vous de mettre votre don de Façonnage au service de la cause qirsi ? — Vous avez parlé d’or », tout à l’heure, fit le brigand, un air sournois sur son visage séduisant. « Combien exactement notre enrôlement dans cette ba… » Il n’eut pas l’occasion de terminer. Le Tisserand s’était emparé de son don de Façonnage et lui comprimait à présent les tempes. B’Naer, les deux mains sur son crâne, suffoquait de douleur. Le Tisserand maintint sa pression. S’il était disposé à supporter beaucoup d’une femme telle que Qidanne, cet homme était une autre histoire. « Ce n’est pas une négociation, cousin. La Guérisseuse jouit d’une certaine considération. À ce titre, elle a droit à quelques égards, même de ma part. Pas toi. Continue sur cette voie, et tu vas apprendre ce qu’il en coûte d’encourir la fureur d’un Tisserand. » Il relâcha son emprise et B’Naer se recroquevilla, le visage crispé, hoquetant, avant de s’effondrer sur le sol. Les autres Qirsi dévisageaient Dusaan en silence. Devant leur stupeur, un effroi mêlé d’admiration et de terreur, Dusaan se fit la réflexion que le brigand, d’une certaine façon, venait de lui rendre service. Là où Qidanne lui avait permis de montrer sa clémence, son désir de s’adapter à ceux qui le servaient dignement, B’Naer témoignait de ce qu’il arrivait à ceux qui osaient le défier. Outre la grandeur de sa bonté, tous les Qirsi arrivés ce jour-là au palais apprendraient vite, se réjouit-il, la puissance de son courroux. « Bien, je vous repose ma question, déclara-t-il d’une voix ferme. Êtes-vous prêts à me rejoindre dans cette bataille contre les Eandi ? — Oui, Tisserand. » Ils parlèrent d’une seule voix, bien qu’avec moins d’enthousiasme que dans la cour. Dusaan nota tout de même avec satisfaction qu’ils faisaient aussi preuve de plus de respect. « Bien, répéta-t-il. Nous partirons pour Ayvencalde dans deux ou trois jours. D’ici là, vous obéirez à Nitara. En mon absence, elle parle en mon nom. » Nitara répondit à son regard par un hochement de tête. « Vous pouvez disposer. B’Naer, ajouta-t-il alors que les autres s’en allaient, encore un mot. » Le brigand, qui s’était relevé et s’éloignait sans demander son reste, s’arrêta. Au regard qu’il jeta vers la porte, comme s’il cherchait à savoir si la fuite n’était pas préférable à ce qui l’attendait, Nitara retint son souffle. Les six autres s’étaient immobilisés eux aussi. À leur expression, ils pensaient sans doute la même chose. B’Naer revint lentement au centre de la pièce et, tandis que le dernier de ses camarades franchissait le seuil, avança jusqu’au trône du Tisserand. Nitara ferma la porte en quittant la salle à son tour, aussi ne vit-elle pas, au moment où elle la claquait, le sursaut du brigand, resté seul face au sorcier. « Je t’ai fait mal, commença Dusaan. — Oui, Tisserand. — Et maintenant, tu es persuadé que je vais te tuer. — Vous allez le faire ? — Cela dépend en grande partie de toi. Avant d’être à cette place, j’étais le haut chancelier de celui qui occupait ce siège. J’ai pris l’habitude qu’on obéisse à mes ordres, et qu’on s’adresse à moi avec respect. Si tu en es capable, tu vivras. Sinon, ta mort servira d’exemple aux imbéciles assez stupides pour me défier. — Bien sûr, Tisserand. Je vous obéirai. » Dusaan tendit le bras si vite que B’Naer n’eut pas le temps de reculer. La main puissante du Tisserand se referma sur sa gorge. Le brigand esquissa un geste pour se défendre, et renonça avant de l’achever. « Sache, B’Naer, pour ta gouverne, que je ne tolère ni la flagornerie, ni l’hypocrisie. Je ne suis pas un vulgaire marchand qu’on escroque, ni un soldat eandi qu’on peut amadouer d’un sourire et d’une plaisanterie. Je suis l’homme le plus puissant que tu aies jamais rencontré, et le plus intelligent. Irrite-moi une nouvelle fois et je te tue. Je t’en donne ma parole. Est-ce clair ? » B’Naer hocha la tête, ses yeux pâles ouverts sur une peur qui n’avait cette fois plus rien d’artificiel. Dusaan le lâcha et s’adossa à son trône. « Quel genre de brigand étais-tu ? — Qu’est-ce que vous voulez dire ? — Tu dois avoir une spécialité. Les gens de ta sorte en ont une, en général. Je me trompe ? — Non, Tisserand. » Son visage s’empourpra brutalement. « Je… j’ai commencé comme voleur de grand chemin, avoua-t-il d’une voix embarrassée. Plus tard, j’ai donné dans le vol à la tire, d’abord à Refte, puis à Ayvencalde, et enfin ici. — Je vois. Comment choisit-on une telle profession, B’Naer ? Ton Aspiration ne t’a tout de même pas montré ce destin. » L’homme esquissa un sourire. « Non, Tisserand, mais ma Révélation, oui. Je suis bon au couteau et à l’épée, je suis fort pour un Qirsi. Et le Façonnage me facilite beaucoup la vie. — Je n’en doute pas », médita le Tisserand en examinant l’homme avec plus d’attention. Il ne pouvait nier que son armée avait besoin d’individus de cette espèce. Il avait pléthore de ministres et de Guérisseurs ; un brigand ou deux, des hommes forts, sans scrupules, capables de cruauté, pouvaient lui être très utiles. Après tout, ils seraient bientôt en guerre. « Je crois que ta présence est peut-être une aubaine, B’Naer, décida-t-il. Je sens que tu pourrais bien me servir. » À ces mots, le brigand retrouva toute sa confiance en lui et sourit d’un air entendu. Ils quittèrent le palais trois jours plus tard. À son plus grand bonheur, Nitara chevauchait à côté du Tisserand, à la tête de leur colonne. Gorlan, Rov, B’Serre, ainsi que les autres chanceliers et les anciens ministres de l’empereur, suivaient juste derrière. Les recrues enrôlées en ville dans la cause du Tisserand fermaient la marche. Leur armée totalisait soixante-dix membres, une force ridicule, au regard des critères eandi, mais assez puissante pour renverser n’importe quelle forteresse des Terres du Devant, si la victoire l’exigeait. Toutes magies confondues, ils comptaient dix Façonneurs, une vingtaine de sorciers qui parlaient le langage des bêtes, une trentaine d’autres qui pouvaient conjurer les brumes et le vent, plusieurs douzaines capables de créer un feu meurtrier, et un bon nombre de Guérisseurs qui s’avéreraient fort utiles lorsque les combats auraient commencé. Et ils avaient bien sûr le Tisserand pour manier leurs pouvoirs comme une seule arme, se rengorgea la jeune femme. Une arme beaucoup plus redoutable que toutes les machines de guerre qu’avaient connues les Terres du Devant en neuf cents ans. Les armées d’Eibithar, d’Aneira et de Sanbira étaient guidées par leurs rois et leurs reines. Tout souverains qu’ils fussent, ils n’étaient que des hommes et des femmes, de vulgaires Eandi, limités et vulnérables. Ils inspiraient peut-être à leurs soldats la volonté de se battre et de mourir avec un peu plus de courage que ces âmes pathétiques ne sauraient seules en concevoir, mais en dehors de cela, ils n’étaient rien. Leurs couronnes et leurs trônes étaient aussi dépourvus de signification que du pouvoir de les protéger. Aux yeux de Nitara, comme à ceux des Qirsi qui les accompagnaient, Dusaan jal Kania incarnait à la fois leur force et leur espoir, leurs pouvoirs et leur intelligence, les racines de leur histoire, et le chemin qui les conduirait vers l’avenir. Roi, commandant, dieu, il était tout. Nitara l’aurait suivi au royaume de Bian sans hésiter. Pour lui, elle aurait affronté ses hordes de démons et de spectres. Il n’avait qu’à le lui demander. Parmi la foule qui les suivait, personne ne l’aimait autant qu’elle, même si la ministre sentait que beaucoup, déjà, s’étaient livrés corps et âme à lui et à sa cause. Ce dévouement renforçait sa propre fierté d’appartenir au mouvement et son amour pour leur chef. Et elle s’était mise en route, le cœur débordant de ferveur et d’allégresse. Leur premier objectif, leur avait annoncé le Tisserand, était la rade d’Ayvencalde. Ils avaient pour mission d’atteindre le port et de s’emparer d’un navire le plus vite possible. Il fallait s’attendre à ce que le seigneur de ces terres, un très proche allié de l’empereur, oppose une résistance. Le Tisserand, se répéta Nitara avec enthousiasme, avait d’ailleurs été très clair : ils ne chercheraient pas la bataille mais, si le seigneur d’Ayvencalde décidait de leur barrer la route, ils ne refuseraient pas non plus le combat. « Il aura appris ce qui s’est passé à Curtell, leur avait dit Dusaan avant leur départ. Il doit penser que ce n’est qu’une rébellion, facilement matée par une démonstration de force. S’il se hasarde à vouloir nous arrêter, je veux lui prouver à quel point il se trompe, et ajouter à notre armée tous les Qirsi d’Ayvencalde désireux de nous rejoindre. » Alors que l’armée des sorciers se lançait à l’assaut de la lande, ses cavaliers poussant leurs montures aux limites de l’endurance, Nitara avait presque hâte de cette confrontation. Ils franchirent la lande en deux jours et arrivèrent en vue des grandes tours du château d’Ayvencalde peu avant le crépuscule. Sur la plaine, au pied des murs de sa ville, le seigneur les attendait, à la tête d’une armée de plus de mille hommes. À la vue de leurs armes scintillantes dans la lumière du soleil couchant, Nitara ne put s’empêcher de sourire. Le Tisserand les conduisit sans hésiter au-devant du seigneur et de ses hommes, et ne s’arrêta qu’à portée des archers d’Ayvencalde, indifférent à une menace qu’il savait inopérante. « Votre cavalcade s’achève ici, haut chancelier », déclara son vis-à-vis, le visage empourpré comme s’il avait passé la journée à l’attendre au soleil. « Je ne vous laisserai ni entrer dans ma ville, ni utiliser votre magie scélérate contre toute autre seigneurie du royaume. Vous avez pris l’empereur au dépourvu, mais ce n’est pas mon cas. » Dusaan se tourna vers le soleil, pour estimer le temps qu’il leur restait avant la nuit, et revint au seigneur. « Je n’ai pas le temps pour de telles sottises, Lord Ayvencalde. Rendez-vous maintenant, et laissez-nous passer, ou vous et vos hommes mourront. » L’autre éclata de rire. « Vous ne manquez pas de confiance, ni d’orgueil, n’est-ce pas, haut chancelier ? » Sans attendre de réponse, il leva la main. « Archers ! » Plusieurs centaines d’archers avancèrent, arc bandé. « Je vous aurai prévenu, lâcha le Tisserand d’une voix dépourvue de regret. Nous emploierons le feu », ajouta-t-il en se tournant vers ses Qirsi. Nitara, qui ne possédait pas ce don, vit le Tisserand fermer les yeux et étendre devant lui une main sévère. Un silence inquiétant flotta sur la plaine. Les Eandi eux-mêmes semblaient attendre, effrayés par ce qui allait se produire, trop fascinés pour l’empêcher. Au même instant, lentement, comme si elle était née du soleil, une sphère lumineuse prit forme juste devant le Tisserand. Nitara, émerveillée par ce prodige, eut l’impression d’assister à la naissance d’une nouvelle étoile. Une fois créée, la sphère s’anima, gagna en densité, en brillance et en dimensions, jusqu’à bouillonner et frémir, comme doté d’une vie propre. Ayvencalde cria un ordre à ses archers, et la ministre vit se tendre la corde des arcs. Avant qu’ils ne lâchent leurs traits, la boule de feu explosa subitement et, projetée en avant à une vitesse folle, faucha le seigneur et ses hommes telle une lame formidable. Ils ne crièrent même pas. Seul leur chef, juché sur un cheval, fut épargné. Il gisait sur le sol, assommé. Un peu plus loin, la carcasse de sa monture, carbonisée, fumait. Le Tisserand mit pied à terre avec une lenteur délibérée. Il se dirigea vers le noble en tirant son épée, sans se départir de sa froideur. « Vous auriez dû m’écouter, fit-il en posant la pointe de son arme sur la poitrine d’Ayvencalde. — Vous ne vaincrez pas, répondit le seigneur sans craindre de soutenir le regard flamboyant du sorcier. Vous gagnez aujourd’hui, mais demain quelqu’un se dressera sur votre chemin. — Vous vous trompez », sourit Dusaan. Et, d’un geste, il enfonça sa lame dans le cœur de l’Eandi avant de la ressortir d’un coup sec. Il l’essuya ensuite sur les vêtements de sa victime, puis la rengaina et retourna vers son cheval. « Une nouvelle victoire, déclara-t-il à ses troupes. Êtes-vous convaincus maintenant que rien ne peut nous arrêter, que la force des armées eandi n’est rien devant notre pouvoir ? — Oui, Tisserand. — Bien. Rejoignons la ville. Nous rassemblerons autant de Qirsi que possible, sans traîner. Je veux prendre la mer le plus vite possible. » Il enfourcha sa monture et, sans plus attendre, se dirigea vers les murs de la cité, suivi de son armée. Une volée de flèches les y accueillit. Nitara sentit alors une pression pénétrante l’envahir. Le Tisserand, comprit-elle. Il cherchait son pouvoir. Aussitôt, elle vit un vent puissant balayer l’herbe et s’élever en hurlant le long des remparts, sans qu’aucun de ses cheveux frémisse. Les flèches, soufflées par cette main invisible, se dispersèrent dans les airs et retombèrent, inoffensives, sur le sol. Elle faillit éclater de rire. Leur force, en effet, n’avait aucune limite. Galvanisée par cette puissance, qui était aussi la sienne, elle se sentit plus unie que jamais à son peuple. Un regard vers ses compagnons lui permit de constater que la même joie, la même admiration, la même prise de conscience de leur véritable nature se reflétaient dans leurs yeux. Ce nouvel obstacle balayé, ils poursuivirent leur avancée vers les portes de la cité d’Ayvencalde. Un grondement se fit alors entendre, semblable à un coup de tonnerre et, dans un nuage de poussière, Nitara vit, médusée, les murs de la ville s’effondrer de chaque côté de la grande porte. Les archers eandi précipités dans le cataclysme s’écrasèrent au milieu des pierres. L’armée qirsi entra dans la ville sans rencontrer la moindre opposition. Le Tisserand divisa ses troupes en petits groupes chargés de parcourir les rues étroites d’Ayvencalde, à la recherche de leurs congénères pour renforcer leurs rangs. Nitara resta avec le Tisserand. Droit sur son cheval, les épaules larges, le front noble, il avait tout d’un conquérant. Son visage luisait d’une fine sueur. « Ne devrions-nous pas prendre un peu de repos, Tisserand ? » suggéra-t-elle d’une voix à peine plus forte qu’un murmure. Dérangé dans ses réflexions, il darda sur elle un regard noir, qu’elle vit s’adoucir presque aussitôt. « Je ne suis pas fatigué, répondit-il. Les jours qui s’annoncent vont me coûter bien plus que cela. Je dois être prêt. » Le brusque désir de poser la main sur son visage, de la glisser dans l’épaisseur de sa fière chevelure blanche, de sentir la force qui se dégageait de ses épaules et de son torse, envahit la jeune femme. Elle baissa les yeux. « Bien, Tisserand. » La nouvelle de la défaite que venait d’infliger l’armée qirsi à Lord Ayvencalde et son armée s’était vite répandue dans la ville. Parmi les soldats survivants, ceux qui choisirent de combattre l’envahisseur furent tous anéantis. La plupart préférèrent fuir, avec la grande majorité des habitants de la cité. Les Qirsi d’Ayvencalde, légèrement plus d’une centaine, accueillirent le Tisserand et ses troupes d’abord avec méfiance. Puis, comprenant l’enjeu du grand bouleversement qu’ils venaient de vivre, ils rallièrent la cause des leurs dans discuter. À l’image des Qirsi de la cité impériale, ils étaient majoritairement Guérisseurs et Glaneurs. Un bon nombre d’entre eux possédaient aussi la magie du feu, mais très peu maîtrisaient plus d’un ou deux des dons les plus puissants. Après un bref discours destiné à les informer du combat qui s’annonçait contre les armées eandi, et du noble futur que sa victoire leur apporterait à tous, le Tisserand leur demanda de rester en Ayvencalde et de protéger la ville de toute attaque venant d’une autre cour de Braedon. Quatre des Qirsi de la ville étaient Façonneurs, et quatorze possédaient le don des brumes et du vent. Il les enrôla dans son armée. Il conduisit ensuite ses troupes vers les quais, où ils n’eurent aucun mal à prendre possession d’un des plus puissants navires de guerre. À bord, un groupe de Qirsi descendit dans l’entrepont et, s’emparant des rames, fit sortir le bateau du port pendant que d’autres, brandissant leurs flammes dans les airs, éclairaient le chenal peu profond d’Ayvencalde. L’estacade franchie, ils hissèrent les voiles. Le Tisserand convoqua un vent d’ouest, et le navire s’élança sur le détroit de la Scabbard vers les côtes d’Eibithar. « Pardonnez-moi, Tisserand, mais si vous nous laissiez nous occuper du vent, vous pourriez vous reposer », suggéra Nitara en baissant les yeux. Elle surprit son regard dépourvu d’animosité passer brièvement sur elle. « Ta sollicitude me touche. C’est d’accord. » Le vent mourut. « Partage ce fardeau avec les autres. Je ne veux pas que vous vous épuisiez. Mettez le cap sur l’île du Cormoran, puis suivez la côte d’Eibithar vers la baie du Faucon. Réveillez-moi dès que nous serons en vue de la flotte de Braedon. — Bien, Tisserand. » Il s’apprêtait à partir lorsqu’il se ravisa et lui caressa la joue d’une main pleine de douceur. Durant ce court instant, la chaleur qui parcourut le corps de la jeune femme fut telle qu’elle crut d’abord qu’il avait conjuré une flamme pour la frôler. Mais il partit, et elle le couva d’un regard frémissant jusqu’à ce qu’il eût disparu dans la fraîcheur de la nuit. Le navire, poussé par le vent sorcier, filait sur les eaux calmes de la Scabbard. Depuis les rives de Braedon et d’Eibithar, ils devaient offrir un étrange spectacle, songea la ministre, concentrée sur sa magie. La nuit était paisible, aucun souffle d’air ne troublait la surface de la mer, et pourtant leur bateau, toutes voiles gonflées, fendait les flots vers le détroit, aussi vif et léger qu’un puffin. Lorsqu’elle sentit la fatigue l’envahir, conformément aux ordres du Tisserand, elle passa le relais à Gorlan, qui céda plus tard sa place à l’un des Qirsi enrôlés dans la cité de Curtell, lui-même remplacé par une femme d’Ayvencalde. Ils furent sept à se succéder tout au long de la nuit et, aux premières lueurs de l’aube, alors que le Tisserand remontait sur le pont, ils avaient largement dépassé l’île du Cormoran. Celle de Wantrae, silhouette bleu pâle et floue dans la lumière du matin, flottait devant eux. La mer était toujours aussi unie, lisse comme un miroir, et le ciel parfaitement pur. Le temps leur était favorable. « Vous vous êtes bien débrouillés, constata le Tisserand après avoir estimé leur position. Il faut faire vite, maintenant. » Tous ses compagnons, aimantés, le dévoraient des yeux. Nitara elle-même ne pouvait détacher son regard de cet homme admirable. Elle s’empressa de le rejoindre lorsqu’il lui fit signe. Devant lui, elle baissa la tête et attendit. « Ouvre-moi ton esprit », ordonna-t-il d’une voix grave. Elle obéit sans réfléchir et le sentit pénétrer en elle, en même temps qu’un souffle de vent puissant, une rafale qu’aucun Qirsi n’aurait jamais su conjurer seul, se levait autour d’eux. Le navire, projeté en avant, s’inclina lourdement sur le flanc, les forçant tous à chercher une prise où se retenir. « Que ceux qui possèdent le vent nous rejoignent », exigea le Tisserand d’une voix assez forte pour couvrir le rugissement de l’air qu’il conjurait. Plusieurs sorciers approchèrent. Se nourrissant aussitôt de leur présence, le souffle rageur s’engouffra dans les voiles avec une force décuplée. Soumis à rude épreuve, malgré la tension extrême des cordages et les craquements furieux de la coque, le navire tint bon et, entre les côtes d’Eibithar et les îles qui égrenaient leur chapelet au nord du détroit de la Scabbard, la tempête du Tisserand les propulsa à la vitesse d’un fol équipage. Un char tiré par les étalons fougueux de Sanbira n’aurait pas été plus vite. Nitara s’attendait à être épuisée. Les pouvoirs qirsi n’étaient pas infinis. Solliciter sa magie au-delà des limites de sa propre endurance exposait le sorcier à un affaiblissement qui pouvait aller jusqu’à la maladie, voire la mort. Sous la direction du Tisserand, entièrement livrée à sa domination, son pouvoir mêlé à celui de ses congénères, elle sentait à peine la fatigue. Elle aurait aussi bien pu réaliser des Glanages sous une tente de Festival, constata-t-elle. Quant à ses camarades, enthousiasmés par la force du vent qu’ils soulevaient sans effort, ils affichaient un sourire émerveillé. À midi, ils se reposèrent autour d’un repas, pressés de commenter l’incroyable facilité avec laquelle ils conduisaient leur navire vers Galdasten. Ils ne voyaient donc pas, s’étonna Nitara, que cette aisance, ils la devaient au Tisserand, le plus puissant d’entre eux ? De toute évidence, cette équipée lui coûtait bien plus qu’à eux tous. Car leur vent à peine tombé, les traits tirés et le visage en sueur, il avait quitté le pont et s’était retiré, sans doute pour s’allonger dans sa cabine. Nitara aurait voulu le suivre, mais elle savait qu’il ne désirait pas sa présence. Alors elle attendit son retour avec les autres. Lorsqu’il revint, peu de temps après, il semblait reposé. « Vous êtes prêts ? » demanda-t-il simplement. Ils reprirent leur course folle, glissèrent à toute allure sous le château de Curgh, perché sur la côte rocailleuse qui les dominait, avant de filer au pied des falaises abruptes qui dessinaient la côte nord-ouest d’Eibithar. En fin de journée, ils approchaient de l’embouchure de la baie du Faucon. Nitara fut la première à voir les navires de Braedon. Voiles baissées, rames sorties en position de combat, le rouge et or peint sur leur proue luisait dans le soleil couchant. Derrière eux, disposée en ordre de bataille, une seconde armada avançait, leurs voiles également carguées. Elle se tourna vers le Tisserand, inquiète de le découvrir pris de court. « La flotte de Wethyrn, commenta-t-il. Les habitants de Galdasten doivent croire la victoire à leur portée. Si une flotte peut mater celle de l’empire, c’est bien celle de Wethyrn. » Il sourit. « Cela ne change rien. » Ils poursuivirent leur course, visant cette fois le cœur de la flotte impériale. Alors qu’ils approchaient, le Tisserand orienta le vent qui les propulsait pour qu’il s’abatte sur les navires de Braedon. D’abord, les hommes de l’empire ignorèrent le vaisseau qirsi. Il était semblable aux leurs, et les équipages soumis au vent soudain, inexplicable et menaçant qui les faisait gîter, avaient fort à faire. Puis ils finirent par remarquer que ce navire fonçait sur eux. Alors ils se mirent à ramer furieusement, et plusieurs d’entre eux parvinrent même à tourner leur proue vers l’assaillant. Celui-là, comme pour les saborder, accrut encore sa vitesse. Alors que la distance qui les séparait diminuait, le capitaine du vaisseau de tête reconnut soudain Dusaan. « Haut chancelier ! s’exclama-t-il avec stupeur en levant la main pour l’accueillir. — Façonneurs », appela le Tisserand d’une voix posée. Aussitôt, les sorciers concernés avancèrent et, dans la même seconde, les navires qui glissaient vers eux se brisèrent, broyés par une main aussi invisible que redoutable. Les marins qui se trouvaient sur le pont furent projetés dans les eaux froides de la baie, certains en hurlant, d’autres trop choqués pour émettre le moindre son. Les autres capitaines manœuvraient leurs navires pour faire face à ce nouveau danger, mais il était trop tard. Le Tisserand et ses Façonneurs détruisirent ces bateaux avec la même facilité que les autres. Les fiers navires de Braedon, leurs coques réputées indestructibles, leurs mâts taillés dans les meilleurs bois, leurs gréements sans égal, furent réduit en miettes, comme de vulgaires fétus de paille. Et durant tout ce temps, le bateau qirsi poursuivit son chemin, ralentissant à peine au milieu des débris et des corps innombrables. « Feu », demanda Dusaan. D’autres Qirsi avancèrent à ses côtés. Les marins de Wethyrn, qui avaient acclamé le massacre de la flotte de Braedon, commencèrent à s’inquiéter. Comprenant qu’il s’agissait d’un ennemi, et qu’il n’avait aucune intention de les épargner, les capitaines se lancèrent des avertissements pour opérer leurs propres manœuvres. Une fine ligne de flammes dorées apparaissait à la surface de l’océan et se mit à rouler vers les navires eandi. Enflant comme une vague au fur et à mesure de sa progression, elle arriva sur eux, haute de plusieurs mètres, aussi terrifiante qu’un démon créé par la déesse du feu. Pour échapper au brasier, les rameurs tentèrent d’inverser le sens de leur navigation, sans succès. Le mur de flammes, carbonisant le bois aussi bien que le tissu et la chair, les engloutit dans un spectacle saisissant où les colonnes de fumée noire qui s’élevaient dans les airs rejoignaient celles des vapeurs toutes blanches de l’eau portée à ébullition. Le cataclysme retomba et, tandis que les dernières flammes consumaient les débris éparpillés à la surface de l’eau, le navire qirsi ralentit sa route, et le vent s’apaisa jusqu’à n’être plus qu’une simple brise inoffensive. Le Tisserand, épuisé, contemplait les eaux avec satisfaction. Eût-elle été la leur, les soldats eandi auraient accueilli cette victoire dans une liesse débordante. Les Qirsi qui entouraient le Tisserand demeuraient muets. Nitara qui les observait, comprit qu’ils étaient stupéfaits de ce qu’ils venaient d’accomplir, et légèrement effrayés par leur propre puissance. Ils prendraient l’habitude, se dit-elle. « Et maintenant, Tisserand ? questionna B’Serre la voix à peine plus sonore que le clapotis des vagues qui léchaient la coque. — Maintenant, je vais me reposer. Que ceux qui possèdent le don des vents nous conduisent au port de Galdasten. Si vous rencontrez la moindre résistance, prévenez-moi. Nous prendrons la ville ce soir. Deux de mes chanceliers m’attendent dans la cité. Ils nous aideront à nous emparer du château avant d’intégrer mon armée. Ensuite, demain, nous partirons pour la Lande. Les armées eandi s’y entre-tuent. Nous n’aurons qu’à détruire ce qu’il en reste pour étendre notre pouvoir sur les Sept Royaumes. 9 Galdasten, royaume d’Eibithar Cela faisait deux jours que son mari avait quitté le château et conduit ses hommes à la poursuite des soldats de Braedon. Quatre qu’il l’avait défiée – elle, sa femme – préférant suivre les conseils de son imbécile de capitaine et de son Premier ministre qui, elle n’en doutait pas, les avait tous trahis pour rejoindre la conspiration. La duchesse se répétait que cela n’avait aucune importance, que Renald aurait de toute façon fait un piètre monarque, et que son règne aurait affaibli le nom de Galdasten au lieu de le magnifier. Ce n’était pas pour lui qu’elle avait nourri de telles ambitions. Mais qu’aucun de ses fils ne porte jamais la couronne déchaînait sa fureur aussi sûrement que l’orage les flots de l’océan d’Amon. Si seulement elle était née dans le matriarcat de Sanbira, ne cessait-elle de ruminer. La finesse de son esprit lui aurait permis de diriger son duché et de mépriser les nombreux défauts de son mari. Son chemin vers le pouvoir n’aurait pas été bloqué par la faiblesse et la veulerie de cet homme. Même s’il revenait de la bataille dans laquelle il s’était engagé, elle avait décidé que sa couche lui serait désormais interdite. Il pouvait remplir la cour de bâtards, s’était-elle dit, jamais il ne poserait plus les mains sur elle. Si le châtiment réservé aux femmes adultères n’avait pas été aussi sévère, elle aurait pris elle-même un amant et aurait porté son enfant, clamant sur tous les toits qu’il n’était pas celui de Renald. Sa rage était telle qu’elle l’aurait tué pour en finir. Si seulement il pouvait mourir à la guerre, se répéta-t-elle pour la dixième ou la centième fois de la journée. Mais la mort de son mari, elle en avait conscience, ne changerait rien au rang, ni à l’avenir auquel ses fils étaient réduits à cause de la lâcheté de leur père. Renald le Jeune deviendrait duc un peu plus tôt. Il n’irait jamais plus loin. Quant à Adler et Rory, ils resteraient prisonniers, leurs vies durant, de leurs misérables baronnies. Ils méritaient mieux. Et Galdasten méritait un meilleur chef ! s’emporta-t-elle en proie à la même fureur. Elspeth était née dans ce duché. Elle était aussi dévouée à sa maison que n’importe quel noble ou soldat du royaume. Son père, baron de Prindyr – titre dont Rory hériterait un jour –, avait été un grand ami de Kell, le duc qui avait précédé Renald. D’ailleurs, il avait prévu d’assister au banquet que Kell avait tenu au château de Galdasten, durant le cycle lunaire de Morna, au cours de l’année 872. Au dernier moment, il avait décidé de rester à Prindyr, frappé de fièvre. Une fièvre qu’elle-même, alors tout juste jeune fille, lui avait transmise, et qui lui avait sauvé la vie. Car ce banquet, le terrible banquet de cette année-là, était celui où le fou était venu apporter la vermine infectée de pestilence au château. Le duc et sa famille n’y avaient pas survécu, et la maison, rétrogradée par les Règles de l’Ascension, s’était vue condamnée à quatre générations d’oubli et d’obscurité. Sans cette stupide tragédie, la Maison des Aigles régnerait sur Eibithar. Sa bannière flotterait aujourd’hui sur les tours du château d’Audun, aux côtés de celles, pourpre et or, d’Eibithar. Au lieu de quoi, son peuple s’inclinait devant l’usurpateur de Glyndwr – la plus faible des cinq maisons majeures ! – et son imbécile de mari, qui était parti se battre pour ce roi, cautionnait du même coup les lois absurdes qui empêchaient ses fils d’accéder au trône. C’était si stupide, si injuste, qu’Elspeth en aurait hurlé de rage. Naturellement, la duchesse d’une grande maison ne se livrait pas à de telles manifestations. Alors elle passait ses journées sur les remparts du château, les yeux sur la Baie du Faucon et la flotte de Braedon qui en contrôlait les eaux. Les soldats qui stationnaient sur les murs, ayant appris qu’ils s’exposaient à de brutales rebuffades s’ils lui offraient le moindre témoignage de sympathie, ou même de respect, ne lui prêtaient plus aucune attention. Elle devait reconnaître qu’ils semblaient en bien meilleure forme depuis qu’ils avaient repris la ville. Ils ne montraient aucune inquiétude devant la flotte de l’empire amassée sur leurs côtes. Ils devaient croire qu’une fois la victoire acquise sur la lande, chasser les bateaux de Braedon ne serait qu’un détail. Elspeth, qui était loin de partager leur confiance, gardait ses réflexions pour elle. La journée était bien avancée ; sous les rayons obliques du soleil couchant, les murs du château irradiaient une belle lueur dorée, et leur ombre s’étirait doucement sur le paysage. Des mouettes paresseuses planaient au-dessus du port de Galdasten, lançant de temps à autre des cris plaintifs et entêtants. L’air était calme, le ciel parfaitement dégagé, et la surface de la mer aussi lisse qu’un miroir. Une tranquillité qui ne rendit que plus stupéfiante la brusque apparition d’un navire solitaire à l’embouchure de la baie. Le bateau, sous les yeux d’une Elspeth médusée, voguait à une vitesse folle, comme propulsé par la main de Morna elle-même. Toutes voiles dehors, alors qu’aucun souffle ne troublait la surface de l’eau, sa coque tellement inclinée que la grand-voile frôlait les embruns, il semblait glisser juste au-dessus des flots. Il ne portait aucune couleur, mais se dirigeait droit sur les navires de Braedon. Elspeth en conclut qu’il était envoyé par l’empereur, peut-être porteur d’un message à ses capitaines, de provisions quelconques ou de soldats supplémentaires. Elle se demandait comment il pouvait avancer aussi vite, lorsqu’elle le vit dévier légèrement de sa trajectoire. Le pont, brusquement éclairé par le soleil couchant, révéla ses passagers. Et elle crut s’évanouir. Ils avaient tous, absolument tous, les cheveux blancs. Des sorciers ! Elle aurait dû donner l’alerte, désigner au moins le navire aux soldats qui traînaient sur les remparts. Elle était subjuguée. Un brusque coup de vent – Elspeth le vit soulever l’eau sur sa trajectoire – glissa alors vers le plus avancé des navires de Braedon. Les autres tentèrent une manœuvre pour harponner le bateau de Qirsi par le travers, mais le vent contraire les en empêcha et, une seconde plus tard, comme si la déesse qui avait guidé cet étrange navire jusque-là avait décidé d’abattre sur eux son poing vengeur, ils volèrent tous, absolument tous, en éclats. En moins d’une minute, la flotte impériale fut réduite à néant. Ce qu’avait tenté pendant des jours et sans succès la marine d’Eibithar, les Qirsi venaient de l’accomplir en un éclair. La duchesse n’était pas au bout de sa stupeur, et la suite l’emplit d’un authentique effroi. Tout commença par une faible lueur dorée qui s’étira à la surface de l’eau. D’abord inoffensif, le feu follet grandit, se déploya pour devenir un immense mur de flammes. Elspeth le vit s’élever au-dessus de l’eau, aussi formidable, aussi impitoyable qu’Eilidh, puis se précipiter, de plus en plus menaçant, vers la flotte de Wethyrn. Terrifiée, la duchesse poussa un cri, sentit les soldats se tourner dans sa direction, mais elle était incapable de détacher les yeux du feu qui maintenant s’abattait sur les navires alliés et les engloutissait, dans une gerbe de vapeur, de fumée noire et de fragments de bois carbonisés. « Par les démons et toutes les flammes ! jura un homme à côté d’elle. Qu’est-ce que c’est ? — Un navire qirsi, une armée qirsi venue pour nous détruire », répondit la duchesse parfaitement convaincue. Tous les sinistres signes annonciateurs d’une guerre contre les renégats à laquelle elle n’avait jamais cru venaient de prendre corps sous ses yeux. Elle se tourna vers le soldat. « Allez chercher votre capitaine ! Qu’il positionne tous les archers sur les remparts, et tous les fantassins devant la porte nord ! » Elle jeta un regard sur la baie. Le navire tournait déjà sa proue vers le port. « Vite ! Ils vont accoster ! » Elle n’avait jamais donné d’ordre direct aux hommes de Renald. Le soldat se comporta comme si le duc en personne s’était manifesté. Lui et ses camarades s’inclinèrent devant elle, et se précipitèrent, leurs épées tintant avec vigueur, vers l’arche de la première tour. Elspeth se tourna de nouveau vers la baie. Le navire qirsi, mu par la même main invisible, volait vers les quais. Le cœur serré d’angoisse, elle secoua la tête. Les soldats n’auraient pas le temps, comprit-elle. Ils allaient accoster d’une seconde à l’autre. Elle quitta les créneaux, traversa le chemin de ronde, et se pencha au-dessus de la cour. Les deux soldats qu’elle venait d’envoyer à la recherche du capitaine surgissaient hors de la tour et courraient vers l’arsenal. « Vite ! » hurla-t-elle. Les hommes ne levèrent même pas les yeux. Ils font tout ce qu’ils peuvent, lui souffla une voix. Celle de Renald, bien entendu. De toute manière, que valent nos arcs et nos épées contre une force pareille ? Cette question, à laquelle elle n’avait aucune réponse, lui imposa sa décision. À cette heure, les garçons priaient au cloître. Ils possédaient chacun une épée, qu’ils portaient fièrement à la ceinture, mais la duchesse refusait qu’ils se battent. Le mur de flammes surgit dans son esprit. Elle repoussa cette image avec un frisson de terreur. Si elle pouvait envoyer les soldats de Galdasten à la mort sans hésitation, il était hors de question que ses fils livrent un combat perdu d’avance, surtout s’il existait un moyen de les sauver. Dans la cour, avant qu’elle ne s’engouffre dans les escaliers en colimaçon, des hommes se criaient mutuellement des ordres. Les préparatifs s’organisaient. Avant d’arriver au deuxième étage du château, celui qui abritait le cloître, elle entendit les archers pénétrer dans l’escalier de la tour pour se mettre en position sur les murs. Elle parvint à s’infiltrer dans le couloir avant qu’aucun d’entre eux ne la voie et s’élança en courant vers le cloître. Le prélat lui tournait le dos quand elle fit irruption dans l’église. Il pivota aussitôt, épée en main. Malgré sa peur, Elspeth ne put s’empêcher de sourire. L’homme était nouveau à Galdasten. L’ancien prélat était mort au moment des moissons précédentes, et ce jeune homme, Coulson Fendsar, jadis adepte dans ce même cloître, avait été élevé à la prélature. Il se montrait parfois peu sûr de lui, mais les garçons l’appréciaient, et Elspeth jugeait sa pratique religieuse, nettement moins conformiste, rafraîchissante. Surtout, elle n’imaginait pas le vieux prélat brandir une arme devant le danger, et encore moins s’interposer entre ses enfants et une armée d’envahisseurs. En la reconnaissant, le jeune homme lâcha un soupir de soulagement et baissa la garde. « Madame. J’ai entendu l’agitation dans la cour et je craignais le pire. — À juste titre, père prélat. — Les soldats de l’empire sont revenus ? » Derrière lui, Elspeth vit ses fils attentifs et son plus jeune, Rory, le visage d’une pâleur qui en disait long. « Non, répondit-elle en baissant la voix. Un navire de Qirsi vient de détruire les flottes de Braedon et de Wethyrn. Ils sont en train d’accoster. — Qu’Ean vienne à notre secours ! — Je doute qu’il le puisse, père. — Souhaitez-vous vous abriter ici, madame ? Je ne suis pas très adroit à l’épée, mais je suis prêt à donner ma vie pour vous. » De nouveau, Elspeth sourit. « Merci. Je viens chercher les garçons. Je veux leur faire quitter le château tant que c’est encore possible. — Je comprends, madame. Le duc en ferait autant. Si je peux me permettre, je vous suggère de trouver refuge au sanctuaire d’Amon. La plupart des Qirsi adhèrent toujours à l’Ancienne Foi. Même ces rebelles sont capables d’en respecter les murs. — Merci, père prélat, répondit-elle avec surprise. Je ne m’attendais pas à recevoir un conseil aussi… avisé de la part du cloître. » Un sourire traversa le visage du jeune homme avant de s’évanouir aussi vite. Il se tourna vers les enfants. « Allons, messeigneurs. Vite. Il faut suivre votre mère. — Que se passe-t-il, mère ? » demanda le jeune Renald. Avec sa silhouette mince et élancée, la même chevelure rousse ébouriffée et ses yeux bleus, il était le portrait de son père. Il possédait aussi la force et le sang-froid de sa mère, et semblait impatient de combattre. « Encore les hommes de Braedon ? — Pas cette fois, lui répondit sa mère en les poussant vers la porte. — Qui alors ? — Je parie que c’est les Qirsi. » La remarque d’Adler l’arrêta net. Et elle se retourna pour l’observer. Sa Détermination n’aurait lieu que dans un an, mais son cadet était déjà le plus intelligent des trois. « Pourquoi dis-tu une chose pareille ? — Qui d’autre, haussa-t-il les épaules, si ça n’est pas les soldats de l’empire ? — Mère, j’ai peur », gémit Rory. Elle passa un bras autour des épaules du plus petit et lui déposa un baiser sur les cheveux. « Du calme, mon trésor. Tout ira bien. Suis-moi et fais bien tout ce que je te dis. Tu pourras y arriver ? » L’enfant hocha la tête avec gravité. Elle les poussa alors vers le seuil, et se tourna vers le prélat. « Merci, père prélat. Qu’Ean vous garde. — Vous aussi, madame. » Elle s’efforça de lui sourire, mais elle comprit soudain qu’elle ne le reverrait jamais plus, et ne put lui offrir qu’une pauvre grimace. Elle cherchait quoi lui dire quand son inquiétude pour ses enfants balaya toute autre considération, et elle se précipita dans le couloir, poussant ses fils vers la plus proche des poternes. Partout, des soldats armés d’arcs, d’épées et de boucliers couraient dans tous les sens. « Où nous conduis-tu, mère ? » demanda Renald, son front juvénile barré d’un pli soucieux. « Loin d’ici. » Il s’arrêta. « Non ! En l’absence de père, c’est moi qui dirige et défend notre maison ! Je ne peux pas m’enfuir comme un enfant, un lâche ou même une femme ! » Elspeth serra les dents. Ils n’avaient pas le temps pour ces enfantillages. « Ton père serait fier de toi, fit-elle d’une voix contenue. Il te dirait aussi que tu ne peux pas combattre cet ennemi. — Et pourquoi ? » demanda-t-il éhontément. Consciente d’avoir nourri ces qualités chez son enfant dans l’espoir de le voir ressembler à son grand-père et à elle-même, Elspeth ravala sa rage. « Parce que cette armée est composée de Qirsi. Ils vont détruire ce château et tous ceux qui tenteront de le défendre. — Je n’ai pas peur de mourir. » Mais elle avait peur de le perdre ! Et elle se souvenait de sa propre jeunesse, de la fougue dont elle avait fait preuve, et de son entêtement, même si le souvenir s’estompait avec les années. « Je sais combien tu es courageux, articula-t-elle péniblement. Combien vous l’êtes, tous les trois. J’en suis très fière. Mais vous n’êtes encore que des enfants. Même toi, Renald, ajouta-t-elle en levant une main pour couper court à ses protestations. Ta Révélation n’a lieu que dans un an. Autrement dit, tu n’as pas l’âge de diriger cette maison, même en l’absence de ton père. Cette responsabilité m’incombe, et je t’ordonne de me suivre. » Son fils croisa les bras sur sa poitrine et, jambes écartées, lui lança un regard de défi. Un bref sourire étira les lèvres de la duchesse. « J’ai besoin de toi, tes frères aussi. Ton père te dirait que ton premier devoir est de protéger ta famille. » Cet argument, comprit-elle avec soulagement, avait fait mouche. Pendant qu’il la considérait, la bouche grimaçante, comme chaque fois qu’il réfléchissait, elle se dit que les Qirsi avaient dû accoster. Elle aurait volontiers attrapé son fils par le bras pour l’obliger à la suivre, quitte à le tirer derrière elle comme un enfant récalcitrant, mais il était important que Renald prenne sa décision seul. « Très bien, déclara-t-il sans enthousiasme. — Alors vite, nous n’avons plus beaucoup de temps. » Ils poursuivirent leur route vers la poterne la plus au sud de la forteresse. De ce côté, la route pour le sanctuaire n’était pas la plus courte, mais elle les tenait à distance des quais et, Elspeth l’espérait, leur offrirait la meilleure chance d’échapper aux Qirsi. Dans la première cour, la duchesse entendit les cris qui montaient de la cité. Avant d’avoir franchi l’enceinte du château, elle vit les premiers cheveux-blancs avancer. Elle regretta aussitôt de n’avoir pas songé à échanger leurs vêtements pour des habits plus simples. Il était trop tard. « Halte là, duchesse ! » lui intima une voix d’homme. Il était loin, mais c’était un sorcier, et elle ignorait le rayon d’action de la magie qirsi. « Continuez, souffla-t-elle néanmoins à ses enfants d’une voix basse et tendue en refusant de se retourner vers le cheveux-blancs. — Plus un pas, madame ! » reprit l’homme, plus dur et plus proche. Elle ne ralentit pas. Brusquement, une pierre du chemin explosa dans un nuage de poussière et de débris. Elle sursauta. « Encore un pas et l’un d’entre vous subira le même sort. » Elspeth s’arrêta net et d’un geste intima à ses enfants de l’imiter. Puis elle se retourna lentement. Un grand Qirsi venait à sa rencontre, suivi par une compagnie d’environ deux douzaines de sorciers. Bien qu’ils fussent nombreux et menaçants, c’était leur chef qui retenait toute son attention. Elle n’avait jamais vu de Qirsi aussi grand. En le comparant à Pillad, le Premier ministre falot de son mari, elle avait du mal à croire qu’ils puissent appartenir à la même race. Cet homme était élancé, musclé, et son maintien ne manquait pas d’élégance, constata-t-elle, étonnée d’une telle réflexion dans un moment pareil. Il était même doté d’un certain charme, quoique austère, voire insensible, à cause sans doute de ses cheveux blancs en désordre, de l’éclat brillant de ses yeux jaunes et des traits carrés de son visage, qu’elle ne put s’empêcher de détailler en frissonnant. Il dégageait une évidente noblesse, et elle comprenait pourquoi les autres le suivaient. Avant qu’elle puisse intervenir, Renald brandit son épée et se plaça devant elle. « Arrière, cheveux-blancs », s’exclama-t-il en dépit de sa main tremblante. Un tintement résonna entre les murs de l’enceinte, et des éclats métalliques churent au sol. « Je peux faire la même chose de ton crâne, morveux, jeta l’homme. Comme tous les guerriers qui m’accompagnent. Tu peux claironner, mais tu serais plus avisé de laisser la peur retenir ton bras. » Devant la rougeur qui envahissait le visage de son fils, Elspeth redouta qu’il fasse exactement le contraire, mais il se contentait d’observer la garde de son épée désormais inutile dans sa main. « Votre mari est parti vers le sud avec son armée ? » interrogea l’homme sans plus prêter d’attention à son fils. Elspeth le dévisagea quelques instants. Elle n’avait pas l’intention de commettre la moindre imprudence, mais elle n’était pas prête à lui fournir les informations qu’il souhaitait. « Qui êtes-vous ? » Elle le vit sourire, sans que l’éclat de son regard, froidement menaçant, s’adoucisse pour autant. « Très bien, céda-t-il. Je m’appelle Dusaan jal Kania. » Elle plissa les yeux. Ce nom lui était vaguement familier. « Il y a peu, j’étais encore le haut chancelier de l’empereur de Braedon. » Devant sa stupéfaction, elle vit son sourire s’élargir. « Cela vous surprend, constata-t-il. Vous vous dites qu’un homme dans ma position a trop peu à gagner et beaucoup à perdre dans un mouvement tel que le nôtre. » Elspeth ouvrit, puis referma la bouche, avant de hocher la tête. « Je ne sais pas quoi penser, reconnut-elle. — Vous serez sans doute aussi déconcertée d’apprendre que je suis Tisserand. — Que les dieux nous viennent en aide ! — Je n’aurais pas mieux dit. Bien, maintenant, je vous repose ma question, et si vous refusez de répondre, je ne serai pas aussi patient. Le duc est-il parti au sud avec son armée ? » Elle se pinça les lèvres, hésitante, mais finit par opiner. Elle trahissait son mari, mais cela avait-il désormais la moindre importance ? « Son Premier ministre l’accompagne ? — Oui, il… » Elle sursauta. « Pillad est un traître, n’est-ce pas ? Il fait partie de la conspiration. » Le même sourire de prédateur lui répondit. « Comme vous l’imaginez, nous n’employons pas ce terme à notre sujet. Mais oui, Pillad est au service du mouvement. — Je l’avais prévenu, lâcha la duchesse. L’imbécile n’a pas voulu m’écouter. » Elle songea à demander à cet homme quelle mission il avait confiée à Pillad, mais elle n’était pas sûre de vouloir entendre la réponse, en tout cas pas devant ses fils. L’après-midi même, elle avait souhaité la mort de Renald. Maintenant qu’elle se dessinait, elle sentait le chagrin l’envahir, et ses yeux s’emplirent de larmes qu’elle n’aurait jamais imaginé verser pour lui. « Je vois que vous comprenez, fit l’homme. — Comprendre quoi ? demanda le jeune Renald avant de se tourner vers Elspeth. Mère ? » Le regard fixé sur le Tisserand, elle ignora son fils. « Que voulez-vous ? — Que vous nous accompagniez au château et que vous donniez l’ordre aux soldats de se rendre. — Jamais ! s’écria Renald avec force. — Et si je refuse ? — Nous prendrons le château de toute manière, des centaines d’hommes mourront, et la forteresse de vos ancêtres sera réduite en poussière. — C’est impossible », protesta-t-elle faiblement. Elle avait été témoin de ce dont cet homme et son armée étaient capables. Elle avait vu ce qu’ils avaient fait des flottes stationnées dans la baie. « En tissant la magie de tous ces Façonneurs, je peux répandre le désastre dans toute la ville. » Jamais Kearney ne parviendrait à vaincre une telle armée, comprit-elle au comble du désespoir. Aucun souverain n’était de taille à lutter contre un Tisserand. Alors qu’elle voyait tout à coup se profiler devant elle l’avenir des Terres du Devant, elle céda. « Très bien. Je vais vous obéir. En échange, je vous demande d’épargner ma vie et celle de mes fils. — Mère ! Comment peux-tu faire une chose pareille ! » Elle se tourna vers son fils. « Silence, Renald. Seul un fou guidé par l’orgueil et l’entêtement condamnerait tant d’hommes, de femmes et d’enfants à la mort. Il est temps que tu apprennes ce qu’est l’exercice du pouvoir. » L’ironie de sa remarque la frappa en plein cœur. Si le Qirsi qui se tenait devant eux avait vraiment l’intention de diriger les Sept Royaumes, toute la noblesse eandi serait renversée. Ses fils ne régneraient jamais dans aucune cour. Pas même à Prindyr ou Lynde, encore moins à Galdasten ou la Cité des Rois. Si le Tisserand pensait la même chose, il eut la grâce de n’en rien dire. « Eh bien ? lui demanda-t-elle. — Je ne vous fais aucune promesse, madame, sauf celle, tant que vous coopérez, de ne vous causer aucun mal. » Sa réponse ne lui permettait pas de savoir s’il ne s’adressait qu’à elle ou aussi à ses fils. Elle allait lui demander d’être plus précis lorsqu’elle comprit que son ambiguïté était volontaire. Une profonde angoisse l’étreignit et elle flancha. « Après vous, madame », l’invita le Tisserand, le visage aussi impassible que la première marée du matin. D’une main fine et désinvolte, il lui désignait le chemin. Elle aurait voulu dire à ses fils de courir jusqu’au sanctuaire sans se retourner, mais elle avait peu d’espoir qu’ils échappent aux Qirsi, et toutes les certitudes que le Tisserand punirait sévèrement cette tentative. Alors, elle fit demi-tour, vaincue et désespérée, et les conduisit vers les portes du château. Le duc ne l’aurait pas reconnue, se dit-elle. Ses fils n’osaient même pas la regarder. Elle remonta la route, les yeux fixés sur les remparts, espérant vaguement que les archers lanceraient leurs flèches malgré sa présence à la tête de l’armée du Tisserand. Elle les vit baisser leurs arcs et crier aux gardes de la porte de soulever les herses, précisément comme le Tisserand l’avait escompté. En dépit de tous ses discours sur la lâcheté, la faiblesse et le manque d’autorité de son mari, elle ne pouvait l’imaginer se rendre, abandonner son château à l’ennemi, sans livrer le moindre combat. Qu’était-elle devenue ? se lamenta-t-elle en franchissant la porte. Elle se retrouva au milieu de la cour basse, entourée d’hommes qui, même à présent, attendaient ses ordres pour agir. Les archers tenaient toujours leurs arcs, et les soldats avaient tiré leurs épées. Elspeth lisait le désir de vengeance et de meurtre dans leurs yeux. Elle pouvait encore sauver Galdasten, se dit-elle. Si elle acceptait de sacrifier sa vie et celle de ses fils. Le Qirsi comprit peut-être son hésitation : il attrapa brusquement le jeune Renald par le bras et, l’écartant de sa mère, brandit son épée. Durant une terrifiante seconde, Elspeth crut que le Tisserand allait assassiner son fils sous ses yeux. Il se contenta de poser la pointe de sa lame sur le coup de l’enfant et l’observa, elle, avec la même expression pleine de froideur et de mépris. « Dites-leur de lâcher leurs armes. — Non, mère ! Ne le fais pas ! s’écria courageusement l’enfant. Il n’est pas… — Silence ! » coupa le Qirsi d’une voix tranchante en accentuant la pression. Une goutte de sang jaillit et glissa sur la lame. Elspeth dut se mordre la langue pour ne pas hurler de terreur. « À vous, madame. Obéissez ou regardez-le mourir. — Rendez vos armes, cria-t-elle aux soldats sans lâcher l’épée du Tisserand des yeux. » Plusieurs hommes échangèrent des regards hésitants. « Je vous en supplie, leur dit-elle. J’ai vu ce dont ces Qirsi sont capables avec leur magie. Ils ont détruit toute la flotte de Braedon et celle de Wethyrn. Nous ne pouvons pas les vaincre, et si nous le tentons, ils nous massacreront tous. » Les hommes de Galdasten l’observèrent durant une interminable seconde, et puis l’un d’entre eux, enfin, fit un pas en avant, jeta son épée et sa dague à quelques mètres de la duchesse, s’inclina devant elle, et recula. Un à un, les autres l’imitèrent, lui offrant tous obéissance en ajoutant leur arme à l’amoncellement qui se formait dans la cour. Adler et Rory étaient debout à ses côtés, agrippés à ses mains. Bien que le Tisserand eût relâché Renald, son fils aîné refusait de la regarder comme d’essuyer le sang qui coulait de sa blessure. Il se tenait parfaitement droit, les yeux fixés devant lui, tel un courageux soldat au peloton d’exécution. Bientôt, les archers descendirent des tours et vinrent eux aussi déposer leurs arcs et leurs carquois par-dessus les armes de leurs camarades. Alors que la capitulation continuait, au rythme lent du défilé de tous les soldats de Galdasten, le Tisserand murmura un mot à deux de ses Qirsi, une femme à l’allure frêle et aux yeux aussi brillants que ceux de son chef, et un homme au regard jaune pâle planté dans un visage maigre. Un instant plus tard ils s’éloignaient dans des directions opposées. La femme arborait un léger sourire. « Vous deux, fit alors le Tisserand en désignant les deux capitaines que Renald avait nommés pour protéger le château en son absence. Approchez. » Les soldats obéirent, suivis par le murmure de leurs camarades. Ils s’arrêtèrent devant lui, pâles, les lèvres pincées. « Votre duc vous a confié le commandement de l’armée ? » Ils se tinrent cois. « Répondez ! » Le Tisserand n’avait pas bougé. Les deux hommes fléchirent, comme pris de crampes brutales. « Oui », répondit l’un, le visage contracté de douleur. « Nous commandons les troupes. » Elspeth comprit que le Qirsi usait de sa magie contre eux. « À genoux. » Les hommes obéirent en baissant la tête. Le Tisserand marcha sur eux, épée brandie. « Non ! » s’écria Elspeth. Le Qirsi se tourna vers elle. « Ce sont des soldats, madame. Ils comprennent que je ne peux pas les épargner. Si ces deux-là restent en vie, les hommes de votre mari forment encore une armée. Sans eux, ils ne sont plus qu’un groupe de vaincus. » Il se retourna vers les capitaines et, d’un geste ample et puissant, décapita le premier, puis le second des commandants. Leurs corps s’effondrèrent sur le côté. Aucun des soldats ne prononça un mot, ni ne fit le moindre geste pour récupérer ses armes. Alors que le sang des capitaines imbibait l’herbe de la cour, Rory enfouit le visage dans la robe de sa mère et se mit à sangloter. Elspeth, luttant elle-même contre la nausée, lui caressa les cheveux. « Tu vois ! lui lança Renald, accusateur. Tu les as obligés à se rendre et ils sont morts maintenant ! » Elle aurait dû répondre, elle aurait dû opposer sa révolte à la haine qu’elle lisait dans les yeux de son fils. Rien ne lui venait à l’esprit. Le pire pourtant restait à venir. « Père Coulson, que font-ils avec lui ? » demanda tout à coup Adler. La duchesse tourna la tête à temps pour voir l’homme que le Tisserand avait détaché quelques instants plus tôt pousser le prélat dans le grand escalier de pierre qui reliait la cour haute à la cour basse du château. Même de loin, elle distinguait les tremblements qui agitaient le corps de Coulson. Ses jambes semblaient à peine le soutenir. « Que vont-ils lui faire, mère ? » insista Adler. Elle regarda Renald qui avait pâli et dont les yeux étaient emplis du même terrible mépris. « Je ne sais pas, mon chéri », affirma la duchesse. Elle mentait bien sûr, car tous ceux qui étaient dans la cour, à l’exception des plus jeunes, savaient très bien la raison de toute cette mise en scène. Les cloîtres étaient depuis longtemps très proches des cours et ils étaient connus pour leur hostilité aux Qirsi et à l’Ancienne Foi. Que les cheveux-blancs renégats s’en prennent au prélat de Galdasten n’avait hélas rien d’étonnant. « Le tuer, répondit amèrement Renald. — Non ! s’écria Adler. C’est faux, n’est-ce pas, mère ? » Le cœur déchiré, sa mère tenta de le calmer du mieux qu’elle put. Le Qirsi poussa le prélat devant le Tisserand où, d’une brusque secousse, il le précipita à terre avant de tendre à son chef la garde d’une épée brisée. « La sienne ? interrogea le sorcier. — Oui, Tisserand. — Merci, Uestem », fit le Qirsi avant de baisser les yeux sur Coulson, un léger sourire aux lèvres. « Alors comme ça, vous vous prenez pour un guerrier, père prélat ? — J’appartiens au cloître, déclara le religieux d’une voix tremblante, mais je suis prêt à prendre les armes pour défendre ma maison et mon royaume. — Quel courage, ironisa le Tisserand. Mais quel gaspillage. Votre maison est vaincue, et votre royaume sera bientôt le mien. » Sans ajouter un mot, le chef de la conspiration leva une nouvelle fois le bras et décapita le religieux. Le corps du malheureux, accompagné par le cri déchirant d’Adler et les sanglots redoublés de Rory, s’affaissa dans l’herbe à côté des deux autres. Plusieurs hommes de Galdasten détournèrent les yeux, écœurés, mais d’autres poussèrent des cris de colère, certains allant même jusqu’à faire un pas en direction de leurs armes. Un son étrange, un craquement de bois sec, les arrêta. Un des leurs s’effondrait sur le sol en hurlant, le visage tordu de souffrance. « La jambe, expliqua le Tisserand de façon à être entendu de tous. Il aurait pu s’agir de son crâne. Le prochain qui ose faire un pas vers ces armes aura la nuque brisée. Suis-je clair ? » Ceux qui avaient avancé se figèrent mais, à leurs regards toujours posés sur leurs armes, la duchesse comprit qu’ils n’avaient pas renoncé. Le Tisserand dut s’en rendre compte, car un second craquement fit écho au premier, et un nouveau soldat s’écroula sur le sol, où il resta étendu, sans un cri ni un mouvement, la tête curieusement inclinée, les yeux ouverts sur le néant. Cette fois, les soldats reculèrent. « Vous allez nous tuer aussi, n’est-ce pas ? lança Renald le regard flamboyant. — Je n’en ai pas la moindre intention… aujourd’hui, Lord Galdasten, répondit le Tisserand. — Aujourd’hui peut-être pas, mais demain, ou après-demain. — Le Glanage n’a jamais fait partie de mes dons préférés », rétorqua le sorcier avec un sourire torve. Renald resta silencieux. « Pour l’heure, vous allez être jeté en prison avec votre mère et vos frères. Ensuite, je ne sais pas. — Mensonges ! s’exclama Renald sous le regard horrifié de sa mère. Vous voulez diriger les Terres du Devant, être servi par une cour de seigneurs qirsi, tout comme notre roi s’entoure de nobles eandi. Parce que notre existence vous rappellera toujours, à vous et à vos sujets, le temps où les grandes maisons régnaient sur les Sept Royaumes, vous ne laisserez jamais en vie des hommes comme moi. » Le Qirsi le dévisagea avec une légère surprise avant de hocher lentement la tête. « En effet, je suppose que non, admit-il avec un sourire avant de se tourner vers un autre de ses soldats. Enfermez-les dans la tour carcérale, lui dit-il d’une voix si basse qu’Elspeth dut tendre l’oreille pour comprendre. Mettez la mère dans une cellule, les enfants dans une autre. Assurez-vous qu’ils aient tout le confort, qu’ils soient correctement nourris, mais interdisez toutes visites. Aucun Eandi ne doit les voir. — Bien Tisserand. — Non ! s’exclama la duchesse. Ne nous séparez pas. Les petits sont terrorisés. » Le Tisserand, visiblement contrarié d’avoir été entendu, se tourna vers elle. « C’est impossible, et vous le savez. » Elspeth désigna Rory, le visage toujours enfoui dans sa robe, tremblant de tous ses membres. « Regardez-le. Il n’est qu’un enfant, que pourrait-il… — J’ai dit non ! » Il lui tourna le dos et s’adressa à son soldat. « Enfermez-les immédiatement ! » Renald avait raison, songea la duchesse en frémissant. Le Qirsi allait tuer ses trois fils. Elle aussi, probablement, mais sa vie comptait moins que celle de ses enfants. Il ne les tuerait pas dans la cour, comme les autres. Les exécutions des capitaines et du prélat avaient été ordonnées dans le but de décourager les soldats de Galdasten, pour saper toute velléité de révolte. Si les Qirsi les assassinaient en public, elle et ses enfants, leurs morts ne feraient qu’exciter leur désir de vengeance. Non, ils attendraient, devina Elspeth, mais pas trop, car il y avait aussi un risque à les garder en prison trop longtemps. Leur exécution aurait lieu cette nuit, comprit-elle, ou à l’aube, mais pas plus tard. Ses jambes se dérobèrent sous elle, et elle s’effondra sur l’herbe, anéantie, non loin du corps étêté du père Coulson. Rory, le visage inondé de larmes, les yeux rouges et gonflés, la regardait avec stupéfaction. « Maman ? souffla-t-il. — Levez-vous, ordonna le soldat qirsi sans manifester la moindre pitié. — Je vous en supplie », sanglota-t-elle en joignant les mains, ne faites pas ça. Dos tourné, le Tisserand s’entretenait à voix basse avec un autre de ses fidèles. « Par pitié, ce ne sont que des enfants ! — Aujourd’hui, répliqua le sorcier en se tournant vers elle. Mais demain, ils seront des hommes. » 10 Le Tisserand avait prévenu Nitara qu’ils seraient là. « Deux de mes chanceliers nous attendent dans la cité, lui avait-il annoncé sur un ton qui l’avait à la fois rassurée et énervée. Ils se joindront à nous pour donner l’assaut contre le château. » Ils se trouvaient en effet sur le quai de Galdasten lorsque leur navire avait accosté. Et quand le Tisserand avait mis pied à terre, ils s’étaient inclinés devant lui avec un tel respect que le reste de l’armée, ceux qui l’accompagnaient depuis leur départ de Curtell et qui avaient tué avec lui, s’étaient sentis obligés d’en faire autant. Il s’agissait d’un homme et d’une femme. L’homme, un marchand, dégageait une assurance certaine. Son visage était fin, mais son corps gras et son ventre rebondi disaient l’opulence de son existence. La femme, lui avait dit Dusaan, était aussi dans le négoce, mais à la candeur de son expression, Nitara avait eu beaucoup de mal à le croire. Elle semblait très jeune, presque plus qu’elle. Ses longs et beaux cheveux blancs flottaient sur ses épaules librement et ses yeux jaunes brillaient d’un éclat lumineux, presque identique à celui de Dusaan. Elle était aussi fine et délicate que l’autre marchand était lourd, aussi séduisante qu’il était quelconque. Et Nitara avait tout de suite compris que ces deux-là ne formaient pas un couple, que cette femme avait des ambitions bien plus élevées, et beaucoup plus précises. Il lui avait suffi de suivre le regard qu’elle posait sur Dusaan pour le comprendre. Ainsi, avant même de mettre un pied sur le quai, Nitara l’avait détestée. Avant même d’arriver aux remparts de Galdasten, elle n’avait eu qu’une seule envie : lui plonger sa lame dans le dos. Elle avait oublié le nom de l’homme, mais celui de cette femme, Jastanne ja Triln, aussi lancinant qu’un refrain de comptine, ne cessait de la hanter. Les deux marchands possédaient le don de Façonnage et celui des brumes et des vents. Leurs titres de chanceliers du mouvement, comme l’accueil enthousiaste que leur avait réservé Dusaan, n’avaient donc rien d’étonnant. Peut-être n’avait-il pas remarqué les regards de cette femme, tenta-t-elle de se rassurer, la façon dont elle rougissait chaque fois que leurs yeux se croisaient. Car, les eût-il vus, ces témoignages d’affection, pour ne pas dire ces provocations, lui auraient valu les mêmes rebuffades que celles dont elle souffrait. L’heure n’était pas aux sentiments, lui avait dit le Tisserand. Ils étaient en guerre, en marche pour la conquête de la liberté de tous les Qirsi des Terres du Devant. Ils ne devaient songer qu’à la réalisation du rêve qui les avait tous poussés à rejoindre sa cause. Tels étaient les mots que Dusaan avait prononcés devant elle. Tels étaient ceux qu’il aurait dits à cette Jastanne ja Triln, s’il lui avait prêté la moindre attention. Sauf que le Tisserand l’avait remarquée. Alors qu’il marchait vers la puissante forteresse, flanqué de ses deux chanceliers et suivi des autres, y compris elle-même, Nitara l’avait noté. Elle n’ignorait point qu’aucun détail n’échappait à l’œil avisé du sorcier qui les guidait. D’ailleurs, il aurait fallu être aveugle pour ne rien voir du manège de cette femme. Mais dans le cas de Jastanne, il semblait n’en prendre tout simplement aucun ombrage. Et cette complaisance – elle ne trouvait pas d’autre mot – la mortifiait. Elle aurait dû se réjouir de la facilité avec laquelle, ensemble, ils avaient conquis le château. Leur victoire était si écrasante que même la regrettable, mais nécessaire, exécution des trois jeunes seigneurs de Galdasten, ordonnée le lendemain matin, n’avait pu en ternir l’éclat. Et pourtant, au lieu de triompher, Nitara ruminait le comportement du Tisserand, la façon dont il avait confié à Jastanne et à l’autre chancelier des tâches qui, la veille encore, lui auraient échu. C’était cette femme qu’il avait envoyée dans les rues de la ville enrôler les nouveaux Qirsi dans leur mouvement ; c’était le marchand qu’il avait mis à la tête d’un groupe de Façonneurs pour emprisonner les soldats de Galdasten. En moins d’un jour, reléguée à l’arrière-plan, elle était devenue un serviteur du Tisserand parmi les autres, un simple soldat dans une armée en plein essor. Le matin suivant leur victoire, après la mort des héritiers de Galdasten, ils avaient rassemblé dans la cour tous les chevaux de la ville et du château puis, laissant la forteresse à la garde des nouvelles sentinelles qirsi, alors que les murs tremblaient des hurlements déchirants de la duchesse, ils s’étaient lancés à la poursuite de l’armée de Renald. Là encore, les chanceliers avaient chevauché en tête, de chaque côté du Tisserand, laissant les autres suivre à distance. Nitara, qui s’était brusquement rendu compte que Dusaan lui avait à peine adressé la parole depuis leur débarquement au port de Galdasten, s’était vue obligée de rejoindre B’Serre, Rov et tous les ministres venus avec elle de Curtell. Si ses compagnons avaient remarqué sa disgrâce, ils avaient eu l’intelligence de n’en rien laisser paraître. Ils s’étaient écartés pour la laisser chevaucher parmi eux et avaient poursuivi leur conversation sans faire de commentaires. Nitara, incapable de détacher les yeux de celle qui accompagnait désormais le Tisserand à leur tête, était restée muette. Au moins, s’était-elle dit, la honte de chevaucher seule, pitoyable et ridicule, lui était épargnée. Plus tard dans la journée, alors qu’ils venaient de s’arrêter dans une petite ravine pour se reposer et faire boire les chevaux, Jastanne approcha de leur groupe. Elle tenait sa monture par les rênes. Le vent faisait danser ses cheveux, et la lumière du soleil couchant illuminait son regard. Bien à contrecœur, Nitara dut admettre qu’elle comprenait l’attirance du Tisserand pour cette femme. « Bonsoir », leur lança-t-elle en levant la main. B’Serre et les autres hochèrent la tête, laissant à Rov l’initiative d’une timide réponse. « J’espère que je ne vous dérange pas. — Pas du tout, chancelière », poursuivit Rov. Cet empressement et le sourire de circonstance qui naquit instantanément sur les lèvres de la jeune femme exaspérèrent Nitara. « Tant mieux, l’entendit-elle répondre. Car le Tisserand m’a chargée de vous parler. Il prévoit de diviser l’armée en deux sections et nous a demandé, à Uestem et à moi, de nous en occuper. — Vraiment ! ironisa la ministre de Curtell. Vous n’êtes pas là depuis un jour que vous nous donnez déjà des ordres ? poursuivit-elle en décidant d’ignorer le regard et l’imperceptible froncement de sourcils que Gorlan lui adressait. » Jastanne tourna vers elle son sourire froid avant de s’adresser aux autres. « Les Façonneurs et ceux qui possèdent le don du feu devront rejoindre Uestem. Ceux qui maîtrisent les brumes et le vent ou le langage des bêtes viendront avec moi. Si vos magies vous placent dans les deux camps, optez pour la plus puissante. Ainsi, ceux qui ont les brumes, mais aussi le feu, restent avec moi. Par contre, si vous êtes Façonneurs et que vous parlez le langage des bêtes, allez avec Uestem. — Bien, chancelière, fit Gorlan. Merci. — Nous marcherons encore un peu aujourd’hui. Les unités seront formées ce soir, à la halte. Uestem se tiendra à l’ouest du campement et moi à l’est. Vous nous rejoindrez à ce moment-là. » Les sorciers acquiescèrent. Nitara vit le sourire de la jeune femme s’élargir et son expression s’adoucir quelque peu. « J’ignore comment vous serez répartis, poursuivit-elle, mais j’espère travailler avec le plus grand nombre d’entre vous. » Elle s’éloignait lorsque, faisant mine de se souvenir d’un détail, elle avisa Nitara par-dessus son épaule. « Ministre, lui lança-t-elle, voudriez-vous m’accompagner un moment ? » Sa condescendance faillit jeter Nitara hors de ses gonds. Elle aurait payé cher pour avoir le courage de dire à cette femme toute la haine qu’elle lui inspirait. Mais Jastanne était chancelière. Si elle la provoquait, elle s’exposait non seulement à la colère du Tisserand, mais elle se jetait en plus dans une situation inextricable. Car ses deux dons, le langage des bêtes et celui des brumes et du vent, la rangeaient doublement sous son commandement. Ignorant les regards de ses camarades posés sur elle – ils craignaient peut-être qu’elle ne soit déjà allée trop loin – elle lui emboîta le pas sans un mot. « Le Tisserand m’a beaucoup parlé de vous, commença Jastanne lorsqu’elles furent seules. Et en bien. — Vraiment ? — Oui. Il apprécie beaucoup vos services depuis que vous avez rejoint le mouvement. Il m’a dit que vous aviez même tué un ancien amant qui nous avait trahis. » Nitara sentit sa colère se ranimer et, chose tout à fait inattendue, se diriger contre le Tisserand. Ce qui s’était passé avec Kayiv ne regardait personne, et surtout pas cette femme. Elle avait assassiné pour le Tisserand et pour lui seul, parce qu’elle était sûre que ce geste les unirait à jamais. Découvrir qu’il avait osé révéler à une autre ce qu’elle avait considéré comme un pacte exclusif et indestructible, connus d’eux seuls, n’était rien de moins qu’une trahison. « Et alors ? » demanda-t-elle, vibrant d’humiliation et de rage. Jastanne s’arrêta et, la gratifiant du même sourire énigmatique et irritant, l’observa avec curiosité. « Vous ne m’aimez pas beaucoup, on dirait. — Je vous connais à peine. — Justement. — Que voulez-vous, chancelière ? s’impatienta la jeune femme. Pourquoi m’avoir soustrait à mes amis ? — Je sens votre hostilité, ministre. Et, je la sens depuis notre rencontre à Galdasten. Pour tout vous dire, je cherche à savoir si je dois en parler au Tisserand ou non. Car si elle devait compromettre votre aptitude à servir la cause, soyez-en sûre, je le ferai. » Nitara se sentit brusquement pâlir. « Inutile, chancelière. » La femme la dévisagea longuement. « Que vous ai-je fait, ministre ? Pourquoi me détestez-vous autant ? — Ce n’est… Je ne vous déteste pas. — Vous mentez maintenant. — Vous ne pouvez pas comprendre. — Vraiment, ou craignez-vous, au contraire, que je comprenne trop bien ? » Sa voix, comme son sourire, s’étaient adoucis. « Vous l’aimez profondément, n’est-ce pas ? — Je ne veux pas en parler. — Vous n’êtes pas la seule, vous savez. De nombreuses femmes, dans chaque royaume, servent le mouvement. Ne croyez-vous pas que d’autres puissent éprouver ces sentiments ? — Si, répondit Nitara dans un souffle. — Et lui ? poursuivit Jastanne. Regardez-le. Pensez-vous qu’un homme tel que lui, un roi qirsi, puisse n’aimer et ne vouloir qu’une seule femme ? Combien d’épouses avait votre empereur ? — Je ne sais pas, reconnut Nitara dans un haussement d’épaules. Plusieurs. — Oui, plusieurs. Et le Tisserand en aura plusieurs lui aussi. Vous pourriez être l’une d’elles, Nitara. Tout comme moi. Il va falloir que nous nous entendions, vous et moi, pas seulement pour cette guerre, mais après. Alors je vous suggère de mettre votre haine de côté. Le Tisserand est convaincu que vous aurez un rang important dans la noblesse, une fois les Terres du Devant sous notre coupe. Vous seriez stupide de gâcher cet avenir en l’obligeant, par votre comportement, à changer d’avis. — Je comprends, chancelière. — Bien. Je dois informer nos autres camarades de nos plans. Nous repartons bientôt. » Avant que Nitara ait le temps d’opiner, Jastanne s’était détournée et s’en allait d’une démarche pleine de grâce et d’assurance. Troublée par leur échange, Nitara la regarda s’éloigner. Non loin, les ministres de Curtell l’observaient. Peu désireuse de satisfaire leur curiosité, elle se dirigea vers son cheval. Mais Gorlan l’appela aussitôt. Elle ferma les yeux un instant et s’arrêta, résignée. « Que veux-tu ? — Tu es folle ? ! s’exclama-t-il en se plantant devant elle. Tu ne peux pas te permettre de la mettre en colère, quoi que tu penses d’elle. — Je le sais, Gorlan, répliqua-t-elle avec humeur. Merci. — Qu’est-ce qu’elle t’a dit ? — À peu près la même chose que toi. — Tant mieux, et je te conseille de l’écouter. Je ne comprends même pas pourquoi tu lui en veux. Qu’est-ce qu’elle a pu te faire ? — Rien, Gorlan, rien du tout. Maintenant, laisse-moi. » Il secoua la tête et s’en alla rejoindre les autres. Seule Rov, la démarche hésitante, se détacha du groupe pour rester avec elle. « Je crois comprendre, fit-elle d’une voix douce. Je ne peux pas dire que je t’en veux. — Je ne suis qu’une imbécile, se morigéna Nitara en se passant une main fatiguée dans les cheveux. Je ne sais pas ce qui m’a pris. — Je crois que si, et c’est bien naturel. Le Tisserand a une très haute opinion de toi. C’est toi qui chevauchais à ses côtés jusqu’à l’arrivée des chanceliers. À ta place, poursuivit-elle avec un sourire entendu et timide, je la haïrais moi aussi. » Nitara, amusée, lui rendit son sourire. « Attention à ce que tu dis, ou tu pourrais avoir des ennuis. » Elles se turent. Nitara, les yeux rivés au sol, ne savait trop que répondre. Elle n’avait jamais eu beaucoup d’amis. Kayiv avait été l’un d’eux, avant qu’ils ne deviennent amants. Avant qu’elle ne le tue. Elle n’était pas stupide au point de croire que le Tisserand fut un ami, mais en dehors de lui, elle ne s’était confiée à personne depuis longtemps. Et elle ne savait pas comment réagir devant cette jeune femme qui avait pris sur elle de venir lui témoigner un peu de sympathie. Elle ne savait qu’une chose : elle n’avait pas envie de la chasser. « Gorlan a raison, ajouta Rov. Ne la provoque plus. Tu aurais tort de t’en faire une ennemie. — J’ai bien peur que ce ne soit trop tard ! rit Nitara. C’est vrai, tu as raison, reprit-elle devant le sérieux de la ministre. Je vais faire attention. » Peu de temps après, les chanceliers donnaient l’ordre du départ et, très vite, la troupe repartit à l’assaut de la plaine dans la lumière du soleil couchant. Comme le leur avait annoncé Jastanne, ils s’arrêtèrent à la nuit tombée. Suivant les instructions de la chancelière, Nitara se dirigea vers l’est du campement. La répartition qui avait été décidée la séparait de presque tous ses collègues de Curtell, dont Rov, Gorlan et B’Serre. Elle les quitta, inquiète du sort qui lui était destiné, et l’humeur sombre. L’armée répartie en deux, les chanceliers divisèrent de nouveaux leurs troupes en fonction des magies requises. Du côté de Jastanne, plusieurs possédaient à la fois le langage des bêtes et le don des brumes et du vent. Suivant la même logique, la chancelière leur indiqua de suivre leur magie la plus puissante pour déterminer leur appartenance. Alors que Nitara se dirigeait vers le groupe des brumes, Jastanne l’arrêta. « Vous possédez les deux magies, je crois. — Oui, chancelière. — Restez avec ceux qui parlent le langage des bêtes », décida-t-elle après réflexion. Nitara se sentit rougir. Jastanne prenait sa revanche, se dit-elle, elle voulait lui faire payer son affront. Mais au lieu de s’abandonner à la colère, la ministre s’inclina. « Bien, chancelière. — Vous pensez que c’est une punition. — Si c’est le cas, je suis sûre qu’elle est méritée », se força à prononcer Nitara avec humilité. Jastanne sourit. Elle répondait à tout par un sourire, se dit Nitara, vaguement envieuse de son aisance. « Vous savez vous maîtriser, lui rétorqua la chancelière à son plus grand étonnement. Je dois le reconnaître. Mais vous avez encore beaucoup de choses à apprendre à mon sujet. Je vous demande de rejoindre ce groupe parce qu’il me faut un lieutenant pour les diriger. Et je vous ai choisie. » Nitara la dévisagea, complètement désemparée. « Pourquoi ? — Parce que je vous fais confiance. Je sais que vous êtes prête à donner votre vie pour la cause et je sens que vous êtes intelligente. Vous saurez les commander. — Mais je n’ai jamais… — Comme nous tous, ministre. Vous vous en sortirez très bien. — Merci, chancelière. — Votre mission, et celle de votre unité, est de vous approcher le plus possible des cavaliers ennemis. Ce sera dangereux. Le Tisserand m’a dit qu’il n’avait pas l’intention de tisser la magie du langage des bêtes. Vous devrez donc exciter les chevaux un par un. — Bien. — Cela dit, si la cavalerie est trop importante, le Tisserand viendra à votre aide. Vous devez donc être prête, comme tous les sorciers de votre détachement, à lui faire don de votre magie dès qu’il interviendra pour la solliciter. — Ne vous inquiétez pas, chancelière, nous serons prêts. — J’en suis certaine. » La chancelière partie, Nitara qui ne s’était jamais considérée comme une chef éprouva tout à coup un vrai moment de panique. Comment dirigeait-on une troupe ? Que ferait-elle si les autres – ses soldats ! – refusaient de lui obéir ? Et si elle-même commettait une erreur, et qu’ils se faisaient massacrer à cause d’elle ? Assaillie de doutes, elle allait s’élancer derrière Jastanne quand une évidence la retint. En dépit du comportement odieux dont elle avait fait preuve à l’égard de la jeune femme, au lieu de la punir, la chancelière lui offrait une distinction. Si elle se précipitait à sa suite pour lui demander de l’aide ou même lui parler de ses doutes, elle n’hésiterait pas à revenir sur sa décision. Alors elle prit une profonde inspiration et se tourna vers les Qirsi regroupés sous son autorité. Ils la regardaient tous. Quelques visages lui étaient familiers, mais la plupart étaient de parfaits inconnus. « Je m’appelle Nitara ja Plin, commença-t-elle. J’étais ministre à la cour de l’empereur de Braedon jusqu’au jour où le Tisserand s’est révélé. » Devant leur expression impassible, elle hésita. Peut-être s’y prenait-elle mal ? « La chancelière m’a confié le commandement de cette unité. » Ils ne montraient toujours aucune réaction. Elle leur répéta les instructions de Jastanne et l’intention du Tisserand de les laisser opérer seuls. « Avez-vous des questions ? » s’enquit-elle pour rompre le silence qui avait suivi son exposé. Rien. « J’essaierai de passer parmi vous pour apprendre vos noms et mieux vous connaître. » Étaient-ils donc stupides ? se demanda-t-elle devant leur mutisme obstiné et leurs visages obtus. Avaient-ils compris ce qu’elle venait leur dire ? Étaient-ils sourds, idiots, ou refusaient-ils d’obéir à une jeune ministre ? « Bien, d’ici là, montez le camp, leur lança-t-elle d’un ton légèrement agacé. Allumez les feux et préparez votre dîner. » À sa plus grande stupeur, ils se mirent aussitôt en mouvement. Comme si une occupation, aussi futile soit-elle, suffisait à les tirer de leur torpeur. Sans doute y avait-il une leçon à tirer, se dit-elle encore étonnée. Pour être obéi, sans doute fallait-il d’abord commencer par donner des ordres. Alors que les feux s’allumaient et qu’une odeur de volaille et de sanglier grillés s’élevait dans l’air paisible de la nuit, Nitara entreprit de passer ses troupes en revue. Ses conversations avec ses Qirsi lui apprirent qu’ils ne soulevaient aucune objection à sa nomination. Personne n’avait jamais combattu, et aucun d’entre eux n’aspirait au commandement. Si beaucoup, depuis longtemps, sympathisaient avec la cause du Tisserand, ils ignoraient comment rejoindre le mouvement jusqu’au jour où Dusaan s’était emparé de leur cité. Certains ne s’étaient engagés que par crainte des représailles, mais tous, semblait-il, attendaient que quelqu’un leur dise ce qu’ils devaient faire. Son inspection achevée, la ministre retourna vers son cheval, qui broutait paresseusement l’herbe grasse de la lande. Elle se sentait complètement épuisée, et ne souhaitait qu’une chose, pouvoir manger et se coucher pour dormir. Elle allait mordre dans le morceau de viande froide que lui avait apporté un de ses soldats quand on l’appela. Au moment où elle se tournait pour accueillir l’inconnu qui se présentait devant elle, elle s’aperçut qu’il l’avait gratifiée du titre de « commandant ». « Oui, fit-elle avec toute la vivacité dont elle se sentait capable. — Les chanceliers souhaitent nous parler. » Évidemment, elle aurait dû s’y attendre, songea-t-elle, découragée. « Je vous suis », fit-elle en lui emboîtant le pas, non sans le dévisager rapidement. « Pardonnez-moi, je ne vous reconnais pas. — C’est naturel, nous ne nous sommes jamais vus. J’étais sous-ministre à la cour d’Ayvencalde et je n’ai jamais eu la chance de venir à la cité impériale. La chancelière m’a désigné pour diriger les Qirsi pourvus des brumes et du vent. Je m’appelle Yedeg jal Senkava. — Nitara ja Plin, répondit-elle. — Oui, je sais. — Vous savez ? s’étonna-t-elle. — Vous comptez visiblement pour le Tisserand. Il vous a confié des tâches importantes en Ayvencalde. — Oui », confirma-t-elle, les yeux fixés devant elle tandis qu’elle sentait une nouvelle vague de jalousie l’envahir. « C’était au début. — J’ai aussi entendu dire que vous aviez contesté l’un des chanceliers aujourd’hui. » Elle se sentit rougir. « Les nouvelles vont vite. — Oh, oui. On dirait que vous avez eu de la chance d’atterrir du côté de Jastanne. — En fait, avoua-t-elle d’une voix légèrement embarrassée, c’est elle que j’ai provoquée. — Ah bon ! s’exclama-t-il stupéfait. Puis-je vous demander la raison de cette… dispute ? » Au souvenir de sa stupidité, Nitara se mordit la langue. « Je préférerais ne pas en parler. — Oh, bien sûr, je comprends. Pardonnez-moi, commandant. » Ils arrivaient devant un feu, à la limite sud du campement qirsi. Jastanne et Uestem étaient déjà présents, ainsi que les deux commandants de Uestem, qui s’avérèrent être Gorlan et Rov. Ils les accueillirent d’un salut de la tête et leur firent de la place près du feu, mais sans ouvrir la bouche. « Ce ne sera pas long, commença immédiatement Uestem en les regardant tour à tour. La journée a été longue pour tout le monde, et nous avons besoin de repos. Le Tisserand a souhaité cette entrevue afin de s’assurer que tout se passe au mieux avec vos unités. » Nitara tourna rapidement les yeux vers Jastanne. La chancelière la regardait déjà, le même sourire insondable aux lèvres. « Eh bien ? relança Uestem devant leur silence. — Commandant, ajouta Jastanne sans quitter Nitara des yeux, pourquoi ne pas commencer par vous ? Racontez-nous votre prise de contact. — Tout s’est bien passé, répondit la jeune femme en soutenant son regard. J’étais un peu hésitante au début. Je n’ai jamais dirigé de soldats et je n’étais pas sûre de m’y prendre correctement. — Et d’après vous, quelle est la façon correcte de procéder ? — Je ne le sais toujours pas, avoua Nitara avec un léger haussement d’épaules. Peut-être qu’il n’y en a pas. Quand j’ai fini par leur donner des ordres, ils se sont mis en branle, avec un empressement qui m’a surprise. Je crois qu’ils attendaient simplement quelqu’un pour les diriger. — Parfait, commenta Jastanne avec satisfaction. Et les autres ? » Gorlan s’éclaircit la voix. « Mon expérience est à peu près la même que celle de Nitara. » Voyant tous les regards se tourner vers lui, dont celui de Jastanne, Nitara soupira, soulagée. D’après les commentaires de ses camarades, elle comprit qu’ils s’étaient tous trouvés désemparés, un détail qui n’échappa pas à l’attention des chanceliers. « Prenez-en de la graine, les encouragea Uestem lorsque Yedeg, le dernier à prendre la parole, se fut tu. Le commandement est avant tout une affaire de confiance en soi et en ses capacités à diriger les autres. Si vous avez confiance en vous, vos soldats vous suivront. — Ce n’est tout de même pas aussi simple », objecta Nitara sans réfléchir. Aussitôt, elle se mordit la langue. Jusqu’où pensait-elle pousser la contradiction ? Si elle continuait sur cette voie, les chanceliers finiraient par la briser. Elle-même n’aurait pas eu tant de patience. Mais Uestem se contenta de sourire. « En effet, ce n’est pas aussi simple. Disons que c’est un bon début. » Les autres éclatèrent de rire. « Bien, maintenant, allez dormir, poursuivit le chancelier. Nous repartons à l’aube. Le Tisserand veut que nous frappions l’armée de Galdasten avant qu’elle ne rallie le reste des forces eandi. Nous avons deux jours de marche, peut-être plus, pour les rattraper. Les soldats de Galdasten ont beau être à pied, nous devrons probablement marcher tard dans la nuit de demain, comme la suivante. Quoi qu’il nous en coûte, nous ne prendrons pas de repos avant de les avoir interceptés. Nous avons assez de chevaux, et les provisions rassemblées à Galdasten sont amplement suffisantes. Assurez-vous que vos soldats soient prêts à soutenir le rythme. « Bien chancelier », répondirent les quatre commandants d’une seule voix. Alors que les autres s’en allaient, Jastanne retint Nitara, une fois de plus. La ministre s’y attendait, mais elle ne put se défaire d’une sourde inquiétude. Elle n’arrivait pas encore à faire confiance à cette femme. « Vous vous êtes bien débrouillée, remarqua la chancelière sans la moindre animosité. — Merci, chancelière. — Vous n’avez pas peur de dire ce que vous pensez. C’est une qualité que j’apprécie. Elle dénote un certain courage. — Certains y verraient un manque de maturité, ou de jugement. — Il est parfois préférable de garder ses réflexions pour soi, je vous l’accorde. Mais je préfère un commandant qui pense et pose des questions, plutôt qu’un fantoche qui obéit aveuglément aux ordres. — Pourquoi êtes-vous si gentille avec moi ? » l’interrogea Nitara, intriguée. « Après notre première conversation, je m’attendais à ce que vous fassiez tout pour m’écraser. — J’aurais peut-être dû, sourit la chancelière. Mais je retrouve beaucoup de moi en vous, qualités et défauts compris. Avec le temps, je pense que nous pourrons devenir amies. » Elle se leva. « Allez dormir, commandant. Notre guerre commence à l’aube. » L’armée de Galdasten s’était mise en marche bien avant l’aube. Au lever du jour, illuminés par les premières lueurs argentées du matin, les épées, les boucliers et les cottes de mailles de ses hommes scintillaient faiblement, et la colonne entière, environnée de brume, semblait avancer au milieu d’une nuée d’étoiles tombées du ciel. Ils marchaient depuis trois jours. Renald bouillait d’impatience. Son capitaine lui assurait qu’ils progressaient à vive allure, mais le rythme des soldats lui semblait d’une lenteur insupportable. Il aurait donné cher pour éperonner sa monture et galoper d’une traite jusqu’au roi. Pourvu qu’il tienne l’empire à distance, ne cessait-il de se répéter. Plus que quelques jours, et ses hommes débouleraient sur le champ de bataille. « Nous voilà ! Tenez bon ! » s’écrierait-il, l’épée brandie à bout de bras. Il imaginait son entrée en scène fracassante, le soulagement de Kearney devant cette lueur d’espoir inattendue, son immense gratitude envers sa maison, qu’il décréterait la plus puissante du royaume, et les honneurs qui lui seraient rendus, élevant Renald au rang de héros. Mais en lieu et place de faits d’armes retentissants, il devait avancer au rythme de ses hommes, flanqué d’Ewan Traylee et de Pillad jal Krenaar, son Premier ministre, et subir leurs discussions sur le temps et la bataille. Au moins lui évitaient-ils de revenir sans cesse à sa femme, et à ces pensées d’assombrir son humeur déjà noire. Ils ne sont pas plus malins que toi, lui avait-elle dit en parlant de son ministre et de son capitaine. Après trois jours en leur compagnie ininterrompue, la perspicacité de la duchesse, une fois de plus, l’accablait. La progression de son armée était laborieuse. Chaque heure perdue, chaque bataille livrée contre l’empire sans Galdasten, renforceraient la conviction de Kearney et de ses alliés que Renald ne viendrait pas, et que sa maison avait pour de bon choisi la rébellion. Cette évidence l’excédait autant que son impuissance à s’élancer au galop. Car si le roi était vaincu par l’armée de Braedon, sa maison, avec celle d’Aindreas, en porterait toute la responsabilité. Et l’histoire, ne cessait-il de ruminer, se souviendrait de lui, Renald de Galdasten, comme le chef méprisable d’une maison de lâches et de félons. L’idée que Kearney puisse repousser les envahisseurs sans son aide était presque aussi humiliante. Renald serait toujours accusé de traîtrise, mais il serait un traître dont la lâcheté n’avait eu aucun effet sur le sort du royaume. Ils devaient se dépêcher, se répéta-t-il pour la centième fois depuis leur départ. Mais son capitaine ne faisait rien pour accélérer le pas, et son Premier ministre, bavardant de tout sauf de la guerre, semblait profiter de la balade. « Le temps est beaucoup plus frais que prévu si tard au cours du cycle lunaire d’Adriel, disait-il maintenant. Nous avons de la chance. — Et alors ? s’emporta Renald. Tant que vous y êtes, vous pourriez aussi nous parler des moissons ! » Pillad et Ewan échangèrent un regard surpris. « Monseigneur, je crois que le ministre voulait simplement dire que la fraîcheur du temps nous permet de marcher sans halte jusqu’au coucher du soleil, et de couvrir ainsi une plus grande distance aujourd’hui. » Renald considéra le Qirsi, qui opina. « Ce serait… une bonne chose, concéda le duc d’un ton bourru. — En effet, monseigneur. — Avez-vous la moindre idée de la distance qui nous sépare du champ de bataille ? — Non, monseigneur, répondit Ewan. Mais elle ne peut être bien longue maintenant. Le roi a quitté le château d’Audun il y a un moment. J’imagine que son armée a rencontré l’ennemi au nord de Domnall, auquel cas, nous devrions les rejoindre dans un jour ou deux. — Deux jours, soupira le duc. Le temps me pèse, capitaine. — Oui, monseigneur », fit Ewan en baissant les yeux. Renald savait exactement la raison de ce regard fuyant. S’il faisait preuve d’une telle hâte de se battre, songeait son capitaine, pourquoi en avait-il mis si peu à quitter Galdasten ? Pourquoi avait-il supporté si longtemps la mainmise des soldats de l’empire sur sa cité ? Le duc n’avait aucune réponse à lui fournir que l’évidence : il avait commis une grave erreur, née de son ambition personnelle et des sinistres capacités d’Elspeth à flatter ses plus sombres aspirations. Et Renald s’en voulait de ne pouvoir reconnaître cet égarement devant ses hommes. Quelles que soient leurs limites, Ewan et Pillad l’accompagnaient au combat au péril de leur vie. Ils méritaient mieux que ce qu’il était capable de leur offrir, comme l’ensemble de ses soldats, d’ailleurs. « Demain, c’est la Nuit des Deux Lunes, monseigneur, souligna son Premier ministre. Nous aurons assez de lumière pour poursuivre bien après le coucher du soleil. Nous pourrons faire une halte au crépuscule et continuer plusieurs heures. — Attention, intervint Ewan. Si nous pouvons profiter des lunes pour avancer d’une lieue ou deux, je ne veux pas pousser les hommes trop loin. S’ils arrivent épuisés sur le champ de bataille, ils seront incapables de se battre. » Renald faillit lui répliquer qu’il couvait trop ses hommes. Mais depuis quand n’avait-il pas lui-même marché à pied, se dit-il, brusquement conscient de l’effort qu’il demandait à ses soldats ? Enfant, lorsqu’il accompagnait son père, que ce soit à la chasse ou en visite, il était toujours à cheval. Plus tard, il ne s’était jamais déplacé autrement. Ewan savait mieux que lui ce dont l’armée de Galdasten avait besoin. « Vous avez raison, admit-il. Nous nous arrêterons au coucher du soleil, puis nous poursuivrons sur une ou deux lieues et nous dresserons le camp pour la nuit. — À vos ordres, monseigneur, approuva le capitaine. J’en informe les lieutenants. » Avant que Renald puisse le retenir, Ewan remontait la colonne, laissant son duc en compagnie de Pillad. Depuis longtemps, Renald évitait soigneusement la compagnie du Qirsi. Malgré sa décision de l’accepter à ses côtés dans cette guerre, il nourrissait toujours des doutes à son égard. Avant de le suspecter d’appartenir à la conspiration, avant même d’avoir entendu parler du complot, Renald n’avait jamais été à l’aise en compagnie des cheveux-blancs. Il les jugeait bizarres, aussi bien par leur apparence physique que par leur comportement. Et Pillad ne faisait pas exception. « Préférez-vous que je vous laisse, monseigneur ? » Quelles que soient ses fautes, Pillad était observateur. « Peut-être, Premier ministre. Nous nous verrons plus tard. — À votre service, monseigneur », déclara le Qirsi avec obligeance avant de ralentir sa monture pour laisser au duc le loisir de le dépasser. D’abord, Renald fut soulagé d’être débarrassé de sa présence, puis il ne tarda pas à sentir le poids et la chaleur de son regard sur son dos, comme si les yeux de braise concentraient une flamme entre ses omoplates. Si le Qirsi lui voulait du mal, se dit-il en proie à une incertitude grandissante et une crainte tenace, n’était-il pas risqué de le laisser chevaucher derrière lui ? Il devenait une proie facile. Épouvanté par cette idée, il ralentit l’allure à son tour. Le Qirsi revint à ses côtés. « Monseigneur ? » s’enquit-il d’une voix douce. Confronté à la nécessité d’engager la conversation, Renald se trouva désemparé. Il ne pouvait tout de même pas demander à son ministre de le précéder à la tête de la colonne, alors il se lança : « Je me demandais, Premier ministre, si vous ne jugiez pas le capitaine trop complaisant envers les hommes. » C’était la première chose qui lui était venue à l’esprit, et il la regretta instantanément. Pillad fronça les sourcils, et inclina la tête avec perplexité. « Je ne suis pas sûr de comprendre votre question, monseigneur. — Aucune importance, se reprit Renald. — Si vous parlez de son inquiétude à les fatiguer, poursuivit néanmoins Pillad, j’avoue en être assez surpris. Il ne les épargne pas à l’entraînement. Et pourtant, au moment de passer à l’action, il semble hésiter à les mettre à l’épreuve. C’est curieux. » Ses yeux jaunes étaient si démesurés qu’il ressemblait à une chouette, se dit Renald, mal à l’aise. « Ne vous méprenez pas, monseigneur. J’éprouve le plus grand respect pour le capitaine. Mais d’autres armées ont eu des marches beaucoup plus longues à faire et dans des délais parfois bien plus courts. Elles se sont néanmoins battues avec succès. » Cette remarque troubla profondément le duc. « Je pensais la même chose, admit-il malgré le sentiment de trahir la confiance d’Ewan. J’aimerais marcher davantage avant la halte de la nuit. — Bien sûr, monseigneur. Je sais combien vous êtes pressé de rejoindre le roi. Mais dans ce cas, il vaut peut-être mieux se montrer prudent. » Voyant Pillad jeter un regard par-dessus son épaule, Renald comprit qu’il devait surveiller le retour du capitaine. « Vous devriez peut-être aussi songer à l’autorité du capitaine, monseigneur. — Son autorité ? — Oui. S’il annonce aux hommes une certaine distance à parcourir avant la halte, et que vous interveniez pour en donner une autre, ce contrordre pourrait saper son autorité. Certains pourraient même en déduire qu’il a perdu votre confiance. — Vous êtes en train de me dire que je dois m’en tenir au rythme du capitaine ? s’étonna Renald en secouant la tête. J’ai peur que vous ne m’embrouilliez, Premier ministre. D’abord vous êtes de mon avis, et puis vous me dites qu’il vaut mieux suivre ses conseils. À croire que vous le faites exprès ! » Alors qu’il parlait, Renald sentit tous ses soupçons lui revenir brutalement à l’esprit. Semer la confusion était peut-être exactement le but poursuivi par Pillad. Un traître ne s’y serait pas mieux pris. Le ministre répondit par un éclat de rire détendu, mais la drôle de lueur qui traversa un instant les prunelles fantomatiques de son ministre n’échappa point au duc. « Pardonnez-moi, monseigneur. Telle n’était pas mon intention. Le fait est que j’en sais bien peu sur la tactique militaire, et encore moins sur la façon de diriger une armée. Sir Traylee est un expert, pas moi. — Eh bien merci, Premier ministre, répliqua le duc plus pressé que jamais de fuir cet homme et ses conseils perfides. Je vais songer à vos remarques. — Avec plaisir, monseigneur. » Le Qirsi n’avait pas achevé sa phrase que le duc éperonnait sa monture pour mettre le plus de distance possible entre lui et ce sorcier. Il lui tournait le dos, songea-t-il une fois de plus, mais c’était mieux que d’avoir à écouter ses sornettes, soutenir son regard, ou supporter son visage troublant. Hélas, sa résolution ne fut pas longue à vaciller. Il n’avait pas ralenti son cheval que d’affreux doutes l’assaillaient. Obsédé par la crainte d’une lame lui transperçant le dos, il sursautait au moindre bruit et ne pouvait s’empêcher de se retourner toutes les secondes pour vérifier où était le Qirsi et ce qu’il manigançait. Lorsque Ewan le rejoignit, il en aurait pleuré de soulagement. « J’ai parlé aux lieutenants, monseigneur. Ils sont d’accord pour poursuivre sur deux lieues après le coucher du soleil. Comme je savais que vous seriez de cet avis, j’ai approuvé cette décision. J’espère avoir bien fait. » Voilà comment un honnête homme, un homme franc au service d’une cour, devait parler à son duc, constata Renald, soulagé. Les cheveux-blancs noyaient toujours leurs discours de brumes impénétrables. Que Bian les emporte ! jura-t-il en son for intérieur. « Oui, capitaine. C’est une excellente décision, et je suis ravi de l’entendre. — Merci, monseigneur. Dois-je vous laisser ? — Non ! s’exclama le duc subitement avant de se reprendre. Je serais heureux que vous m’accompagniez un moment. — C’est un honneur, monseigneur. » Ils chevauchèrent plusieurs heures côte à côte, sans discuter vraiment, mais Renald se sentait plus en sécurité avec Ewan que seul. Le ministre pouvait toujours tenter de l’assassiner, se rengorgeait-il, il serait mort avant d’avoir brandi son arme ou même l’un de ses pouvoirs. À ce propos, songea-t-il brusquement, quels étaient ceux de Pillad ? Il se souvenait du don de guérison et du Glanage, mais il en possédait un troisième, et celui-là… il était incapable de se le rappeler. Quand le soleil disparut à l’horizon, dans un flamboiement radieux de teintes rouge et orange, le duc ordonna la halte. Les hommes s’installèrent près d’un ruisseau qui descendait du nord de la Lande pour se jeter dans les Chutes de Binthar. Le duc et le capitaine, laissant leurs chevaux paître dans l’herbe grasse, se promenèrent au milieu des soldats. C’était une idée d’Ewan. Quelques encouragements, des mots de sympathie, feraient le plus grand bien au moral des troupes, avait-il dit. Et devant l’accueil de ses hommes, le duc constata avec plaisir que le capitaine ne s’était pas trompé. Il sentait sa confiance renaître lorsqu’il remarqua Pillad, toujours sur son cheval, les yeux fixés vers le nord, comme s’il pouvait distinguer les tours de Galdasten à cette distance. Le duc s’interrogeait sur cette curieuse attitude quand un soldat le détourna de ses réflexions. Au moment où il revint à son ministre, il se tenait à côté des soldats, les yeux cette fois tournés vers lui. Leurs regards se croisèrent. Le Qirsi lui adressa un signe de tête et un sourire, mais une fois de plus, Renald eut l’impression très nette que l’homme le trompait. « Je veux que vous envoyiez des éclaireurs, fit-il à Ewan alors qu’ils revenaient vers leurs chevaux. — Nous en avons déjà placé deux en avant, monseigneur. Ils savent qu’ils doivent revenir au moindre signe des hommes de l’empire ou de la garde royale. — Parfait. Mais j’en veux d’autres vers le nord. Je veux être sûr que nous ne sommes pas suivis. — Nous n’avons laissé que peu de survivants à Galdasten, monseigneur », lui répondit le capitaine, légèrement déconcerté. « Ils ont réintégré leurs navires. Ils n’ont pas les moyens de se lancer après nous, je vous assure. — Ce n’est pas l’empire que je redoute, capitaine. — Monseigneur ? — Faites-moi plaisir, capitaine. Envoyez deux hommes à l’arrière. Dites-leur d’être extrêmement prudents. — Nous n’avons pas beaucoup de montures disponibles, monseigneur. — Je m’en moque. — Bien, monseigneur », se résigna Ewan. Ils se remirent en marche peu de temps après. Derrière Renald, la colonne s’étirait dans l’obscurité et le duc distinguait à peine les derniers rangs. Dès la nuit tombée, Panya, la lune blanche, se leva à l’est, immense et pâle, à la veille de toute sa plénitude. Même au ras de l’horizon, sa lueur était suffisante pour découper de longues ombres pâles sur la lande. Au fur et à mesure de sa progression, sa clarté se renforça jusqu’à illuminer l’herbe et les pierres d’un éclat chatoyant. Un peu plus tard, Ilias se leva dans son sillage, ajoutant sa beauté pourpre à celle de son aimée. Les amants, songea le duc, à la veille de la Nuit des Deux Lunes au cours du cycle d’Adriel, la déesse de l’Amour. Les pensées de Renald revinrent à Galdasten et Elspeth. Demain célébrerait l’anniversaire de leur dix-sept ans de mariage, et le soir même celui de leur union. Selon la tradition, ceux qui s’aimaient pour la première fois au cours de cette Nuit des Amants connaissaient une vie entière de passion et d’amour. Au temps pour la légende, songea Renald avec amertume. « Monseigneur, écoutez ! » s’exclama brusquement Ewan en arrêtant son cheval. Renald l’imita et tendit l’oreille. Deux voix s’élevaient dans le lointain. « Qu’est-ce que c’est ? demanda le duc interloqué. — Les éclaireurs que vous avez réclamés ! » répondit Ewan avant de lancer son cheval au galop vers l’arrière de la colonne. Renald s’élança derrière lui, rattrapé par une vague de panique aussi glaciale que l’océan sous les neiges. Les deux hommes que Renald avait envoyés au nord apparurent au moment où ils rejoignaient les derniers rangs. À la lumière des lunes, leurs visages étaient d’une pâleur effrayante. « Rapport, exigea Ewan d’une voix tendue. — Nous avons surveillé l’horizon, capitaine. D’abord, on n’a rien vu, et puis on a entendu des chevaux. Alors on a ralenti et attendu un peu, et c’est à ce moment-là qu’on les a vus. Une armée de cavaliers nous poursuit. — Des cavaliers ? — Pas seulement des cavaliers, renchérit l’autre. Des cheveux-blancs. Ils doivent être deux cents. — Des Qirsi ? » lâcha Ewan, les yeux agrandis par la frayeur. « Où est Pillad ? s’exclama Renald en cherchant tout à coup son ministre autour de lui. — Je ne l’ai pas vu depuis la halte », s’aperçut brutalement Ewan. Renald, pris d’un vertige, se passa une main dans les cheveux en fermant les yeux. Le cauchemar commençait. « Il est parti, fit-il sans la moindre hésitation. Il les a déjà rejoints. — Vous dites qu’ils sont deux cents ? demanda le capitaine en revenant à ses hommes. — Oui, mon capitaine. — Nous sommes cinq fois plus nombreux, monseigneur. Magie ou pas, nous sommes capables de les vaincre. Rassemblons les hommes et dressons un barrage ici même. Les archers sur les flancs, les fantassins au centre. » Renald opina en silence. Le capitaine et ses hommes pouvaient croire ce qu’ils voulaient, il n’était pas dupe. Les Qirsi avaient anéanti les soldats restés à Galdasten, et très probablement la flotte de Braedon avec. Ce serait un massacre. « Savez-vous quels sont les pouvoirs de Pillad ? » interrogea-t-il, les yeux sur l’horizon dans l’attente de voir débouler la horde de Qirsi. « Je ne les connais pas tous. Je sais qu’il est Guérisseur et je l’ai vu, un jour, conjurer un feu. » Le feu, bien sûr, se dit Renald consterné. Ils allaient tous périr dans les flammes qirsi. Fausser compagnie à l’armée de Renald avait été d’une telle facilité que Pillad éclata de rire. Il en avait d’abord conçu une réelle amertume. Que personne ne remarque ou ne s’inquiète de son absence était insultant. Mais cette ultime injure venait après tant d’autres qu’il avait cessé depuis longtemps d’en tenir le compte. D’un autre côté, si un soldat l’avait vu, il aurait dû se battre ou courir, et sa fuite n’en aurait été que plus difficile. Il aurait pu y laisser la vie. Mieux valait être ignoré, s’était-il dit, que mort. Et c’était dans cet état d’esprit qu’il s’était éloigné de l’armée eandi, et des deux espions envoyés en arrière par le capitaine. Hors d’atteinte, il avait galopé ventre à terre. Lorsqu’il était enfin arrivé en vue de l’armée qirsi, il avait levé la main et, conjurant simultanément son don du feu et son pouvoir de guérison, il avait créé une flamme au creux de sa paume pour signaler son arrivée à ses camarades rebelles. Son cœur, brusquement, s’était mis à battre la chamade, non pas à cause du remords, ni de la peur des combats qui s’annonçaient, mais d’excitation et d’impatience. Après l’avoir vu dans ses rêves, il allait enfin rencontrer le Tisserand, s’incliner devant l’homme qui allait diriger les Terres du Devant et guider son peuple vers la destinée qu’il méritait depuis longtemps. Il s’était brièvement demandé s’il le reconnaîtrait. Il n’aurait pas dû s’inquiéter. Le Tisserand chevauchait à la tête de son armée, reconnaissable à la crinière blanche qui flottait derrière lui comme une bannière, et à son visage d’albâtre tendu vers la victoire. Uestem jal Safhir, le marchand qui l’avait recruté, avançait à ses côtés. De l’autre, se tenait une frêle et jolie jeune femme, qui semblait à peine avoir passé l’âge de sa Révélation. Derrière ces trois figures suivait une armée constituée uniquement de Qirsi, ses frères, tous à cheval et tous armés, comme lui. Ils étaient bien moins nombreux que les soldats de Renald, mais ils offraient l’image d’une armée de conquérants sortie d’un conte des temps anciens pour étendre son pouvoir sur le monde. Et Pillad, à les voir si nobles et si déterminés, frémit d’émotion. À son approche, le Tisserand leva la main et son armée s’arrêta. Le ministre ralentit sa monture, mais ne tira les rênes qu’à quelques pas du puissant sorcier, pour sauter à terre et mettre un genou au sol. « Tisserand, fit-il en courbant l’échine. Je suis Pillad jal Krenaar, Premier ministre de Galdasten, et je suis à vos ordres. — Lève-toi, Pillad. » Le ministre se redressa. « L’armée de ton duc est encore loin ? — Non, Tisserand. Une demi-lieue, tout au plus. — Parfait. Je te félicite. Rejoins les rangs d’Uestem. Il dirige les sorciers du feu et les Façonneurs. » Le ministre s’inclina de nouveau. « Bien, Tisserand. Merci. » Il allait remonter en selle quand il hésita. « Pardonnez-moi, Tisserand. Je sais que ce n’est pas à moi de formuler une telle requête, mais j’adorerais que vous employiez le feu contre mon duc. — Pourquoi ? — C’est la seule magie que je possède dont je peux me servir comme d’une arme, et je veux que Renald sache que j’appartiens à l’armée qui va le détruire. » Le Tisserand le regarda un instant, et opina. « Très bien. » Pillad enfourcha son cheval et vint se placer derrière Uestem. Le marchand l’accueillit d’un bref signe de tête. Il avait été un temps, se souvint le ministre, où il aurait quémandé n’importe quel signe d’attention de la part de cet homme, car il avait nourri pour lui de l’affection et du désir. Mais cette époque était révolue. Aujourd’hui, Pillad n’était avide que de guerre. Après la victoire, d’autres considérations reprendraient le dessus. Pour l’heure, il lui suffisait que le marchand l’accueille comme n’importe lequel de ses guerriers. Ils se remirent en route vers le sud et aperçurent vite les espions de Renald. La femme qui chevauchait à côté du Tisserand lui glissa quelques mots à l’oreille. « Laissons-les fuir, ils ne sont rien », lui répliqua leur chef. Peu de temps après, ils rencontraient l’armée de Galdasten, formidable, dressée devant eux en croissant sur la lande. « Les archers sont postés sur les côtés ! » s’écria Pillad. Le Tisserand se tourna vers lui et, durant un court et terrible instant, le ministre crut l’avoir irrité. Mais le Tisserand se contenta de hocher la tête et de répondre : « Je le sais. Brumes et vents ! » lança-t-il à ses troupes après les avoir balayées du regard. Un vent naquit instantanément, enfla à une vitesse impressionnante, pour devenir une tornade sifflant sur les pierres et pliant les herbes hautes. Pillad sourit. Que les archers de Renald lancent leurs flèches maintenant ! pensa-t-il avec joie. Le Tisserand se tourna vers Uestem et ses guerriers. « Feu ! » cria-t-il. Au même instant, Pillad sentit une caresse pénétrante sonder ses pensées. C’était le Tisserand qui cherchait sa magie et celle des autres, songea-t-il sans opposer la moindre résistance au flux qui l’envahissait. Aussitôt, un flot de pouvoir l’inonda, irradiant tout son corps, aussi vif qu’un rayon de soleil à la surface d’un lac. Et il vit une boule de flamme apparaître devant l’armée qirsi, bleue en son centre, jaune tout autour, et orange à l’extérieur. Elle resta une seconde suspendue au-dessus du sol, éblouissante, presque irréelle, fabuleuse, avant de se mouvoir, lentement d’abord, puis à toute vitesse vers les soldats eandi. En même temps que sa vitesse accélérait, à une allure irrésistible, elle s’élargissait de plus en plus, jusqu’à s’étendre sur toute la longueur de l’armée sans rien perdre de son éclat ni de sa force. Et tous les Qirsi purent voir les visages des guerriers de Galdasten, figés dans un masque de terreur et de désespoir. Ce fut alors que Pillad vit son duc, la bouche ouverte sur un cri silencieux. Le reflet de la flamme assassine brûlait dans ses prunelles écarquillées. Pillad espérait qu’il le voie, qu’il sache qu’il était là, qu’il contribuait avec sa magie et celle des siens à créer cet ouragan de feu. Mais le duc était incapable de détacher son regard de la spirale enflammée qui flottait maintenant devant lui. Il la fixait toujours lorsqu’elle déferla de toute sa puissance sur son armée, l’engloutissant lui et ses soldats, carbonisant le sol, embrasant la Lande d’un éclair aveuglant, comme si un morceau de Morna avait percuté la terre pour la détruire. Renald n’avait même pas eu le temps de tirer son épée. Pillad faillit éclater de rire, car jamais il ne s’était senti aussi puissant, aussi vivant, ni aussi heureux. Jamais il ne s’était senti aussi libre. 11 Lande de Glyndwr, royaume d’Eibithar, décroissement de la lune d’Adriel Abeni ja Krenta, Premier ministre de Sanbira, allongée sur le dos, regardait les quelques étoiles pâles qui brillaient encore avant le lever du jour. Autour d’elle, le campement s’éveillait lentement. Les guerriers sortaient peu à peu du sommeil, certains rassemblaient leurs paquetages, et les chevaux frappaient leurs sabots impatients sur le sol humide. Elle était réveillée depuis longtemps. Ses rencontres avec le Tisserand la laissaient toujours trop troublée pour retrouver le sommeil. Cette nuit, il était venu alors que le ciel était encore sombre. Il n’était pas resté longtemps, sans doute parce qu’il avait d’autres fidèles à rencontrer avant l’aube. Après son départ, elle n’avait pas cherché à se rendormir. Elle n’avait pas davantage voulu se lever. Quitter son lit de fortune pour marcher, comme elle le faisait habituellement à Yserne après ces visites, n’aurait pas été très prudent. Alors elle était demeurée étendue, laissant son pouls s’apaiser et sa respiration reprendre un rythme normal, dans l’attente de l’aube, tout en réfléchissant aux paroles de son visiteur. Tous les doutes qu’elle nourrissait quant à l’issue de leurs combats dans le nord, la bataille vers laquelle elle et l’armée de Sanbira se dirigeaient, avaient été levés. L’invasion d’Eibithar par Braedon avait été décidée et mise en œuvre par le mouvement du Tisserand. Il le lui avait dit. Les armées des Eandi se détruisaient les unes les autres. De cette façon, quand le Tisserand et son armée déferleraient sur elles, elles seraient trop faibles pour se défendre. Que la reine de Sanbira ait décidé de se joindre à la guerre l’avait enchanté. « Ton armée devrait arriver en même temps que celle des Solkariens, lui avait dit le Tisserand. Toutes les forces des Terres du Devant se concentrent là-bas, occupées à se détruire mutuellement. Chaque jour écoulé ne fait que rendre notre tâche plus facile. En persuadant la reine de se battre, tu assures un peu plus notre victoire. Je te félicite. » Abeni lui avait expliqué qu’elle n’était pas vraiment intervenue dans la décision de la reine, mais il avait continué de la couvrir d’éloges, surtout après qu’il avait appris que les premiers ministres de Macharzo et de Norinde, tous deux aussi au service du mouvement, l’accompagnaient. « Vous serez là tous les trois, s’était-il exclamé. Les dieux sont avec nous. — Oui, Tisserand, s’était-elle contentée de répondre. — Ne te révèle pas encore, et ne fais rien pour ralentir l’arrivée de ta reine sur le champ de bataille. » L’excitation de sa voix n’avait pas échappé à la ministre et elle avait éprouvé le même sentiment. La bataille qu’ils préparaient depuis de si longues années approchait, et avec elle l’aboutissement de leurs efforts. Ce que le Tisserand lui avait confié ensuite l’avait pourtant prise de court. « Sois prête à m’accueillir quand tu arriveras. — Pardon ? — Je serai là. Je ne vais pas me révéler à toi maintenant, mais tu me reconnaîtras, tu me sentiras quand je chercherai ton pouvoir. Sois prête à me le donner pour que je puisse m’en servir contre l’ennemi. Dis aux deux autres de se préparer eux aussi. Notre heure approche. Bientôt, les Terres du Devant nous appartiendront. » Elle avait acquiescé silencieusement, trop émue pour prononcer un seul mot. « Encore un détail, avait-il poursuivi. Il y a un homme dans l’armée eandi, un Qirsi du nom de Grinsa jal Arriet. Il prétend n’être que Glaneur, mais il ment, il est beaucoup plus, et il est dangereux. Méfie-toi de lui, ne l’approche sous aucun prétexte. Je me charge de lui. Tu as compris ? — Oui, Tisserand », avait-elle murmuré, impressionnée. « Avons-nous des alliés parmi les Eibithariens ? » Devant le silence qui avait suivi sa question, Abeni avait eu peur de l’avoir mis en colère, mais il avait répondu d’une voix posée. « Oui. D’habitude, je n’aime pas révéler de telles informations, mais il est sans doute temps que je commence à mettre en relation ceux qui me servent dans différents royaumes. Il y a une femme, ton équivalent. — Le Premier ministre du roi d’Eibithar ? — Oui, mais n’entre en contact avec elle qu’en cas d’extrême urgence. Les risques sont beaucoup trop élevés. — Bien, Tisserand. — L’heure de la victoire approche, avait-il dit. À très bientôt. » Puis il l’avait quittée et elle s’était réveillée, sans savoir si ses tremblements étaient dus à l’émotion, la peur, ou simplement au froid. Elle avait tenté d’imaginer ce qu’elle éprouverait en laissant un autre s’emparer de sa magie, ce qu’elle ressentirait en s’abandonnant si complètement à un homme. Elle n’y était pas parvenue. Elle ne s’était jamais mariée, mais elle avait eu de nombreuses aventures, aussi bien avec des hommes qu’avec des femmes, et elle s’était demandé si cette expérience inédite ressemblerait à ce qu’elle avait connu entre leurs bras. N’ayant aucune réponse à ces questions, ses pensées avaient dérivé sur un sujet plus important : le combat qui s’annonçait. Depuis qu’elle avait appris les intentions de la reine, la volonté d’Olesya de soutenir Kearney dans sa guerre contre l’empire, et écouté ses interrogations sur les liens possibles entre ce conflit et la conspiration, Abeni avait redouté que les Eandi, d’une manière ou d’une autre, trouvent le moyen de contrer les plans du Tisserand. Ce rêve, les propos de son chef, sa force et sa tranquillité l’avaient entièrement rassurée. Le Tisserand avait parlé de leur guerre avec une telle confiance qu’elle n’avait plus nourri aucun doute quant à leur victoire. Et elle avait accueilli l’aube, le chant des alouettes et les premiers rayons de soleil comme la promesse radieuse d’une ère nouvelle. Pour la première fois depuis leur départ d’Yserne, elle se découvrait impatiente de se remettre en selle. Lorsqu’enfin les soldats, les nobles et les ministres s’étirèrent, elle se leva, et sella son cheval avec l’exubérance d’un jeune guerrier pressé de livrer son premier combat. Abeni avait hâte de raconter son rêve à Craeffe et Filtem, ses complices. Mais elle devrait attendre une occasion, ou la créer, car Olesya, la reine, comptait sur elle pour chevaucher à ses côtés, tout comme les ducs de Brugaosa et de Norinde, et la duchesse de Macharzo, attendaient que leurs ministres les accompagnent à la tête de leurs armées respectives. Les nobles de Sanbira avaient depuis longtemps perdu confiance en leurs Qirsi. Une suspicion qui était née avec l’attentat perpétré contre la duchesse Diani de Curlinte, et qui s’était accrue avec la mort de Kreazur jal Sylbe, son Premier ministre. La mort, ou plus exactement le meurtre, se corrigea Abeni puisqu’elle en était l’auteur. La duchesse Diani avait elle-même décidé de se joindre à la reine. Si Abeni en jugeait à son attitude, la duchesse avait aussi pris sur elle de surveiller les moindres de ses faits et gestes. Qu’elle s’attende à la voir attaquer la reine Olesya ou fuir le cortège à la première occasion, la ministre l’ignorait. Mais plus leur voyage vers Eibithar progressait, plus la ministre avait trouvé les attentions de cette femme insupportables. Ce matin, elle s’en moquait. La duchesse de Curlinte pouvait nourrir la méfiance qu’elle voulait, son désir de vengeance ne pouvait rien contre Abeni, ni contre le mouvement. La duchesse serait anéantie avec les autres, pulvérisée par les forces combinées du Tisserand et de ceux qui le servaient. Alors que la cohorte se mettait en route et que Diani s’installait à ses côtés, Abeni s’offrit le luxe de l’accueillir par un sourire. « Bonjour, madame. Avez-vous bien dormi ? » Diani, surprise par cette courtoisie inhabituelle, fronça légèrement les sourcils. « Oui, je vous remercie. Et vous ? — Parfaitement bien, merci. » La tromperie était si facile qu’elle faillit éclater de rire. Mais elle était de si bonne humeur que même la perspective d’une nouvelle et longue chevauchée était incapable de l’assombrir. Ils avaient déjà parcouru une distance impressionnante – la route d’Yserne à Brugaosa comptait à elle seule plus de quarante lieues – et Abeni, qui n’avait jamais beaucoup chevauché, souffrait le martyre jour et nuit. Le véritable voyage n’avait pourtant commencé qu’après le ralliement des armées du duc de Norinde et de la duchesse de Macharzo, au château d’Edamo. Ils avaient franchi la rivière d’Orlagh, qui délimitait la frontière entre les royaumes de Sanbira et Caerisse, puis le cortège de guerriers s’était orienté vers le nord-ouest, entre les duchés d’Aratamme et de Valde. Ils avaient ensuite traversé les sources de la Kett et entreprit l’ascension délicate de la lande de Glyndwr, avant de pénétrer au royaume d’Eibithar sous les assauts d’un violent orage. Tout au long du voyage, Olesya n’avait cessé de répéter à Abeni qu’elle allait s’habituer à sa monture, que son corps allait trouver le rythme, mais les souffrances de la ministre n’avaient fait qu’empirer, au point qu’elle en était venue à douter de survivre au relief escarpé de la lande. Toutefois, depuis quelques jours, alors qu’ils franchissaient le duché de Glyndwr, entre le château et les eaux miroitantes du lac, elle sentait ses muscles se détendre, et sa douleur faiblir. En entendant l’accueil que sa ministre réservait à la duchesse de Curlinte, la reine ralentit son cheval et laissa les deux femmes venir à sa hauteur. Le capitaine de ses armées, Ohan Delrasto, l’imita, bien qu’avec mauvaise grâce. Abeni s’était souvent aperçue que le soldat n’aimait pas voir interrompus ses apartés avec la reine. Une fois de plus, elle se demanda s’il ne nourrissait pas des affections secrètes pour sa souveraine. Qu’il puisse s’imaginer en chevalier servant, digne de ce titre, lui arracha un sourire moqueur. « Vous semblez d’excellente humeur aujourd’hui, Premier ministre », constata Olesya, elle-même enjouée. « J’en déduis que vous avez conclu une trêve avec votre cheval. » Abeni ne put s’empêcher de rire. Il arrivait qu’elle apprécie l’humour de la reine. « C’est une façon de voir les choses, altesse. Mais il serait plus juste de dire que mon cheval est enfin parvenu à me domestiquer. — Bien dit ! s’exclama la reine en riant à son tour. J’ai toujours pensé que la première étape pour devenir bon cavalier était d’abandonner l’illusion du contrôle de l’homme sur son cheval. Pour reprendre l’expression de ma mère, nous avons beau tenir les rênes, c’est l’animal qui nous dirige. — Je monte depuis que je suis enfant, intervint Diani avec son sérieux coutumier, j’ai toujours gardé le contrôle de mon cheval. — Ma mère parlait aussi de l’orgueil de la jeunesse, répliqua Olesya avec une gentillesse amusée. — Elle n’avait pas tort, altesse, grommela le capitaine. — Il semble que je suis minoritaire », céda la duchesse. Ils venaient de franchir une crête et la vue qui s’étendait sous leurs regards coupa le souffle d’Abeni. Devant eux, la terre semblait disparaître, avalée par un gouffre creusé de la main même d’Elined à la surface de son univers. Ils avaient atteint le sommet de la Steppe de Caerisse. À l’est, scintillantes comme une rivière de saphirs, les eaux grondantes de la Binthar charriaient leur flot tumultueux vers les chutes où elles se précipitaient dans une nuée bleutée presque irréelle tant elle était évanescente. Au-delà de la lèvre de la steppe, et sur plus d’un millier d’empans, la Lande étirait vers l’horizon une palette de verts éclatants bordée, à l’est, par la Binthar qui, à cette distance, semblait n’être plus qu’un mince ruban bleu, et à l’ouest par les flots plus imposants de la Sussyn. Plus loin vers l’orient, si sombre qu’elle était presque noire, se dressait la Grande Forêt d’Eibithar, presque aussi vaste que la Lande elle-même, et traversée par une autre rivière, la Thorald, si Abeni avait bonne mémoire. « Comment s’appellent ces chutes ? » demanda Diani, impressionnée par la beauté du paysage. « Ce sont celles du Corbeau, je crois, répondit la reine. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’il existe un royaume plus beau que le nôtre, mais il faut reconnaître qu’Eibithar s’en approche. » Émue par une telle splendeur, Olesya prit une profonde inspiration avant de poursuivre. « Reposons-nous un peu avant d’entamer la descente. J’ai bien peur. Premier ministre, fit-elle avec un sourire compatissant à l’adresse d’Abeni, que la descente ne soit pas plus facile que la montée. » Les ducs de Brugaosa et de Norinde, la duchesse de Macharzo et leurs ministres les rejoignirent. Craeffe et Filtem semblaient toujours aussi peu à l’aise sur leurs montures. L’épreuve qui les attendait s’annonçait difficile, songea Abeni. Mais à voir ses collègues si mal en point, elle ne put s’empêcher d’éprouver une certaine satisfaction : ses souffrances seraient moins terribles que les leurs. Elle en tirait une sorte de revanche car, si elle partageait la même cause et se battait avec eux pour le triomphe de la conspiration, elle n’avait jamais aimé ces deux Qirsi, en particulier Craeffe qui lui enviait depuis toujours son rang de chancelière dans le mouvement du Tisserand. Leur aversion mutuelle leur permettait toutefois de se rencontrer sans attirer les soupçons d’Olesya et de ses nobles sur leur complicité. D’ailleurs, le véritable danger ne venait pas de Diani ou de la reine – Abeni et ses alliés prenaient grand soin de ne rien révéler de leurs liens devant elles. Non, se rappela la ministre de Sanbira en regardant le quatrième d’entre eux. Le véritable danger venait de cet homme, Vanjad jal Qien, Premier ministre de Brugaosa, qui restait fidèle à son duc et au royaume. Une fidélité qui confinait à la dévotion car, aussi loin qu’elle s’en souvienne, Abeni ne l’avait jamais vu remettre en cause la légitimité de son duc. Et cette attitude l’écœurait. À ses yeux, il incarnait tout ce qu’elle haïssait le plus, la pire sorte de traîtres qirsi. Mais il était là et sa présence, alors que les Eandi s’entretenaient de la marche à suivre, l’empêchait de raconter à Craeffe et Filtem ce que le Tisserand lui avait révélé au cours de la nuit. « J’espère que vous avez bien dormi, cousine », dit-elle avec courtoisie à la ministre. Craeffe parut aussi surprise que Diani. « Si on veut, répondit-elle sans conviction. Et vous ? s’enquit-elle après coup. — Eh bien non, j’ai fait un rêve qui m’a empêchée de me rendormir, et j’ai veillé une bonne partie de la nuit. » Craeffe écarquilla les yeux, avant de lancer un rapide coup d’œil à Filtem. Le mouvement de tête imperceptible du ministre lui apprit qu’il avait aussi bien compris qu’elle le sens de la remarque d’Abeni. « Ministre, intervint-il alors en prenant Vanjad par l’épaule, pourrions-nous discuter en privé ? — Bien sûr, cousin. » Ils s’éloignèrent, laissant Craeffe et Abeni libres de leurs paroles. Les deux femmes, le regard perdu sur la vaste plaine qui s’étendait au-dessous d’elles, laissèrent le vent jouer dans leurs cheveux. Aux yeux de n’importe qui, elles semblaient étudier le terrain, échanger leurs points de vue sur le meilleur chemin à emprunter, ou les beautés du paysage. « Le Tisserand est venu vous voir ? — Oui. Notre conversation a été brève, mais éclairante. — Je m’étonne qu’il ne soit pas aussi entré en contact avec Filtem ou moi. — Cela n’a rien d’étonnant, cousine, répliqua Abeni, ravie de river son clou à la ministre. C’est précisément pour cette raison qu’il a nommé des chanceliers dans son mouvement. Il s’est adressé à moi, sachant que je vous mettrais ensuite au courant. » Elle tendit la main pour désigner un aspect du relief d’Eibithar, et vit Craeffe opiner avec une contrariété qui lui procura le plus grand plaisir. « Je m’étonne que depuis tout ce temps vous n’ayez toujours pas compris ce principe. — Racontez-moi ce qu’il vous a dit et finissons-en », répliqua la jeune femme avec un air pincé tout en lui désignant à son tour un autre détail du paysage. Abeni tourna les yeux dans cette direction et se passa une main nonchalante dans les cheveux. « Très bien », répondit-elle avant de lui relater le plus fidèlement possible des propos du Tisserand. Alors qu’elle lui faisait part de la façon dont elles reconnaîtraient sa présence sur le champ de bataille, de son intention de s’emparer de leurs magies pour les tisser avec les siennes, Abeni sentit la même vague d’excitation et d’impatience l’envahir. Lorsqu’elle acheva son récit, ses mains tremblaient, et son visage avait pris une rougeur inhabituelle. Malgré toute sa volonté de rester de marbre, Craeffe ne put dissimuler l’émotion que provoquaient ces propos. « A-t-il précisé quand il interviendrait ? » demanda-t-elle, le souffle court et frémissant. « Non. Il m’a simplement dit de nous préparer à le recevoir en arrivant sur la Lande. D’après ce que j’ai compris, il y est déjà. — Cela fait un moment que j’appartiens au mouvement, murmura Craeffe. Et je rêve de cet instant depuis plus longtemps encore. Mais jusqu’à présent, j’ai toujours craint qu’il échoue. » Elle posa sur Abeni un regard à la fois anxieux et craintif, que la ministre ne lui avait jamais vu. « Pardonnez-moi, chancelière. J’espère que vous me comprenez. » Abeni, déconcertée, songea que les pouvoirs du Tisserand étaient immenses pour que la seule perspective de le voir puisse rabattre à ce point l’orgueil et le mépris de Craeffe ja Tref. Mais elle garda ses réflexions pour elle. « Je pense que oui, Premier ministre, finit-elle par répondre. Nous attendons depuis si longtemps. Mais notre empressement à vivre enfin ce qui nous attend sur la Lande n’est pas une raison pour oublier toute prudence, surtout si près du but. » Craeffe hocha la tête et, à la stupéfaction d’Abeni, laissa des larmes perler au bord de ses yeux. « Je compte sur vous pour en parler à Filtem. — Bien sûr, Premier ministre. — Quels dons possède-t-il ? — Glanage, feu, brumes et vent, répondit-elle. Et moi le glanage, le feu et le Façonnage. — Je suis moi-même Glaneuse, Façonneuse, et je possède la magie des brumes et du vent. Je comprends qu’il soit si heureux que nous soyons ensemble. Nos pouvoirs se complètent parfaitement. » Filtem et Vanjad revenaient en devisant aimablement, ce qui n’empêchait pas Filtem d’observer les deux femmes avec attention. « Excusez-nous de vous avoir abandonnées, cousines, fit-il avec une fausse désinvolture et un sourire avenant, mais de temps à autre, les intérêts partagés de nos ducs nous obligent à nous soustraire aux oreilles sévères des serviteurs du matriarcat de Sanbira. » C’était une explication judicieuse, se félicita Abeni. Car il était de notoriété publique que l’alliance des ducs de Norinde et Brugaosa reposait en grande partie sur leur défiance mutuelle à l’égard d’Olesya et de ses autres duchesses. « Vous êtes tout excusés, cousins, au moins pour cette fois. — Je vous assure, Premier ministre, s’empressa d’intervenir Vanjad, que nous avons seulement évoqué des sujets qui concernent nos maisons. Jamais nous n’oserions médire de la reine ou de ses duchesses. — Cette idée ne m’est jamais venue à l’esprit, ministre. » Elle vit la reine, son capitaine et ses nobles revenir dans leur direction. Parmi eux, la duchesse de Curlinte, sans doute contrariée de les avoir laissés seuls, les observait avec méfiance. Abeni s’en moquait. Derrière, les soldats enfourchaient leur monture. « Êtes-vous prête à repartir, Premier ministre ? » lui demanda Olesya, déjà en selle. « Oui, altesse. » La reine approuva et, d’un coup d’éperon, lança son cheval vers la descente. « Nous nous reverrons en bas », fit Abeni à ses camarades avant d’emboîter le pas à la reine et sa duchesse. Arrivée à hauteur de la reine, alors que Diani refusait de la regarder, Olesya l’accueillit avec amabilité. « Si j’en juge aux mines de vos collègues, j’en déduis que l’équitation n’est pas leur sport favori. Est-ce un point commun à tous les Qirsi ? — Non, altesse. Certains sont d’excellents cavaliers, même si très peu possèdent votre adresse, je vous l’accorde. Ne vous inquiétez pas, ils trouveront la force de descendre, j’en suis certaine. — Je l’espère, lui répondit la reine plus gravement. Car sur la Lande, nous aurons besoin de vous tous. — Nous serons prêts, altesse. Je vous en donne ma parole. » Diani savait que la Qirsi mentait. Toutes ses paroles et tous ses actes n’étaient que prétexte et faux-semblants pour dissimuler sa traîtrise. Chaque amabilité qui franchissait les lèvres de cette femme, chaque témoignage de courtoisie dont elle faisait preuve à l’égard de la reine ou de n’importe lequel de ses nobles, lui rappelait les crimes commis au nom de la conspiration. La duchesse imaginait sans peine le sang qui couvrait les mains de la première Qirsi du royaume, les ombres qui planaient au-dessus d’elle. Il lui suffisait de poser les yeux sur Abeni pour ressentir, aussi vivace, la douleur que lui causait l’assassinat de son frère. Sa voix elle-même, obséquieuse et douce, ravivait la morsure des flèches qui l’avaient transpercée sur la falaise de Curlinte. Abeni ja Krenta, Premier ministre de la reine de Sanbira, était une traîtresse. Diani en était convaincue. Elle aurait voulu le hurler devant tous, la marquer au fer rouge de la honte, mais elle n’avait aucune preuve. Et cette déficience la mettait dans une rage folle. Ean savait pourtant le mal qu’elle s’était donné, et qu’elle se donnait encore, pour trouver les gages de sa culpabilité. Avec l’aide de son père, elle avait fouillé le château d’Yserne de fond en comble à la recherche du moindre indice liant la ministre à la conspiration des renégats. Depuis leur départ de la cité royale, elle ne la quittait pas des yeux. Hélas, elle n’avait rien découvert. Elle aurait payé cher pour surprendre la conversation entre Abeni et le ministre de Macharzo, le matin même. Et tout autant pour savoir ce qu’avaient pu se raconter de leur côté les Qirsi de Norinde et de Brugaosa. À ses yeux, ils étaient tous des traîtres, et tant qu’ils n’auraient pas fourni la preuve du contraire, elle les tiendrait pour tels. Son père, qui prenait ses soupçons pour de puérils préjugés d’enfant blessé, se serait moqué d’elle. Olesya aurait eu la même réaction. Alors Diani gardait ses réflexions pour elle. Ils voulaient des preuves. Ils en auraient. Jusqu’à présent, Abeni s’était montrée d’une remarquable intelligence. Elle finirait par commettre un faux pas. Et ce jour-là, Diani serait présente pour la démasquer. La descente de la Steppe de Caerisse leur demanda une grande partie de la journée. La distance n’était pas longue, mais la raideur du chemin les obligeait parfois à mettre pied à terre et à marcher à côté de leurs chevaux. Grâce aux chutes du Corbeau, qui répandaient dans l’air une brume fraîche et légère, délicatement parfumée par les fougères luxuriantes et la mousse épaisse qui tapissait les rochers, ils ne souffraient pas de la chaleur. Néanmoins, même pour une cavalière aussi émérite que la jeune duchesse de Curlinte, l’excursion était épuisante. Lorsqu’ils atteignirent enfin le pied du contrefort, son dos et ses jambes la meurtrissaient cruellement, et elle était en nage. Ils ne firent pourtant pas halte et poursuivirent vers l’est et les rives du gave de Lothar, où ils dressèrent le camp. La nuit était encore loin. Si près des chutes du Corbeau, la rivière écumait, et les rayons du soleil doré de la fin d’après-midi jouaient dans les remous. Au loin se dessinaient les murs de la célèbre Cité des Rois d’Eibithar. Baignée elle aussi par le soleil couchant, elle se dressait dans toute sa splendeur. Diani, admirative, imagina un instant d’y faire halte. Cet arrêt n’aurait eu, bien sûr, aucun sens, elle le savait, mais elle avait toujours rêvé de visiter le château d’Audun. Abandonnant ses chimères avec un soupir, elle dessella son cheval et alla retrouver la reine. Si Diani avait renoncé depuis longtemps à convaincre Olesya de la félonie de sa ministre, elle s’était fait le serment, s’il le fallait, de sacrifier sa vie pour empêcher la conspiration de frapper la reine de Sanbira. Prête à tout pour la protéger, elle la laissait rarement seule. Pour l’heure, elle discutait avec son capitaine. Diani salua Ohan d’un signe tête avant de se tourner vers Olesya. « Les soldats montent le camp, altesse. Les lieutenants m’ont assuré qu’ils avaient assez de provision pour le reste de l’expédition, mais quelques archers m’ont demandé l’autorisation de partir à la chasse. Ne voyant aucune objection, je leur ai donné mon accord. » Olesya lui adressa un sourire dont l’indulgence lui rappela celui de sa mère. « Vous avez bien fait, Lady Curlinte, je vous remercie. — Y a-t-il autre chose que je puisse faire pour votre service, altesse ? — Non, je vous remercie, Diani. Le capitaine et moi-même envisageons une petite promenade au pied des chutes. Je ne les ai jamais vues, et j’en ai tellement entendu parler que, je l’avoue, cette petite escapade me réjouit. — Bien sûr, altesse. C’est une excellente idée, répondit Diani en attendant que la reine leur ouvre la route. — Nous avions l’intention d’y aller seuls », précisa Olesya. La duchesse sursauta, et tourna un regard déconcerté vers le capitaine. Ohan, qui gardait les yeux baissés, était rouge jusqu’aux oreilles. Il était grand, élancé et remarquablement musclé, mais sa stature de guerrier ne l’empêchait pas de ressembler à un jeune homme timide et maladroit. Diani comprit alors qu’Ohan et la reine partageaient, ou étaient sur le point de partager, autre chose que le souci du royaume. Elle sentit son visage s’empourprer violemment, mais affronta avec détermination le regard de la reine qui la considérait tranquillement. « Mais, altesse, ça peut être… dangereux, avança-t-elle sans savoir contre quel danger précisément elle mettait sa souveraine en garde. Je pense qu’il est préférable que je vous accompagne, poursuivit-elle néanmoins. — Diani, réfléchissez un peu ! Croyez-vous Ohan incapable de me protéger ? Il est, dois-je vous le rappeler, le meilleur combattant du royaume. — À l’exception de votre père, se hâta de préciser le capitaine. — Bien sûr, mais… — Non, Diani. Allez rejoindre Naditia. Elle a chevauché toute la journée en compagnie d’Edamo et Alao. Je suis sûre qu’elle vous accueillera avec grand plaisir. » La duchesse, se sentant soudain ridicule, détourna le regard. « Oui, altesse. Je vous souhaite une agréable promenade. — Merci, Diani. Ne vous inquiétez pas, elle le sera. » Sur ces mots, ils s’éloignèrent tous les deux, laissant la duchesse à son embarras. Après quelques instants d’hésitation, la jeune femme décida de suivre les instructions d’Olesya et se mit en quête de la duchesse de Macharzo. Elle n’avait jamais été très proche de Naditia, mais après un jour entier en présence des ducs de Norinde et de Brugaosa, elle imaginait sans peine son désir de changer d’air. À sa place, elle aurait accueilli avec joie n’importe quelle autre compagnie. Elle la cherchait lorsqu’elle aperçut Abeni en grande conversation avec une autre Qirsi. Voyant qu’il s’agissait de la ministre de Macharzo, elle bifurqua dans leur direction, heureuse d’avoir trouvé un bon prétexte pour s’immiscer. « Pardonnez-moi de vous interrompre, Premier ministre, fit-elle à Abeni avant de se tourner vers sa collègue, mais je cherche votre duchesse. Peut-être savez-vous où elle se trouve ? — Vous ne nous interrompez pas du tout, madame », répondit Abeni avec amabilité. Mais l’autre femme la dévisageait avec prudence. Ses grands yeux jaunes incrustés dans son visage fin lui donnaient l’air d’un animal craintif plutôt que d’un ministre d’une importante maison du royaume. « Je crois qu’elle se promène près de la rivière, madame, déclara-t-elle enfin. C’est en tout cas l’endroit où je l’ai vue pour la dernière fois. — Merci. » Diani considéra à nouveau Abeni, à la recherche de n’importe quel prétexte pour prolonger leur conversation et apprendre de quoi parlaient les deux Qirsi. « Autre chose, madame ? s’enquit la ministre en la dévisageant sans dissimuler tout à fait son impatience. — Je me demandais, avança Diani, si vous aviez réfléchi aux questions que mon père et moi vous avons posées à Yserne. — Concernant la présence de traîtres à la cour ? » interrogea Abeni, cette fois visiblement contrariée. « Oui. — J’ai peur, madame, de n’avoir rien de plus à vous apprendre. Après la mort de Kreazur, j’ai essayé de découvrir quels pouvaient être ses complices à Yserne, ou même s’il en avait. Je n’avais alors aucune raison de suspecter un des Qirsi de notre cour. Rien ne m’a fait, depuis, changer d’avis. — Quel dommage, soupira Diani. Et vous, Premier ministre ? improvisa-t-elle en se tournant vers l’autre Qirsi. — Pardon ? — Allons, vous avez certainement entendu parler de l’attentat perpétré contre moi et de la mort de mon Premier ministre. » Le visage de la jeune femme se ferma. « Oui, madame. J’ai été horrifiée, comme tous les habitants de Macharzo. — Je n’en doute pas. Et depuis, aucun événement n’est intervenu qui puisse vous faire douter de la fidélité des Qirsi au service de votre duchesse ? — Non, madame. Mais ce n’est pas mon genre. — Votre genre ? Que voulez-vous dire ? — Rien, madame, recula la ministre. Pardonnez-moi, j’aurais dû me taire. — Mais vous avez parlé. Qu’aviez-vous en tête ? » Diani se tourna vers Abeni pour la prendre à témoin, mais la jeune femme, le visage buté, fixait obstinément le sol. « Il me semble, reprit la ministre de Naditia, que vous laissez la trahison d’un seul obscurcir le jugement que vous portez sur tous. Ce n’est pas ma façon de voir les choses, voilà tout. » Diani, piquée au vif, aurait dû s’emporter contre une telle insolence. Cette femme n’était qu’une ministre, et elle était duchesse. Jamais un de ses Qirsi n’aurait osé lui parler sur ce ton. Elle se sentait pourtant au bord des larmes, car la critique était acerbe et beaucoup trop pertinente pour qu’elle puisse s’en défendre. Son père, en effet, lui avait fait le même reproche avant qu’elle ne quitte Yserne avec l’armée d’Olesya, et la reine elle-même avait renchéri sur ce sujet. Qu’une ministre qirsi leur fasse ainsi écho, de front et sans la moindre hésitation, la mortifiait. Elle s’était crue assez fine pour pousser ces femmes à lui faire des révélations. Elle se découvrait non seulement incapable de leur faire face, mais elle s’apercevait que c’était elle qui leur donnait toutes les raisons de la détester et de mettre en doute sa conduite. L’ironie était cruelle. « Oui, eh bien vous avez tort de préjuger de mes réflexions, ministre, rétorqua-t-elle. Si c’était votre vie qui était menacée, vous réagiriez autrement. » Sa réponse était stupide, mais peu lui importait pourvu qu’elle lui permette de couper court à cette conversation et de fuir ces deux femmes. Elle fit demi-tour et, rouge de honte, s’en alla à la hâte vers la rivière. Elle n’avait plus aucune envie de converser, ni avec Naditia, ni avec personne d’autre, mais elle avait demandé aux Qirsi où se trouvait la duchesse. Elle pouvait difficilement s’en aller dans la direction opposée. Naditia, assise sur un rocher au bord de la rivière, les yeux abrités du soleil par sa main, observait le plateau d’où ils étaient descendus. Repérant Diani, elle se leva en hâte, l’air brusquement embarrassée. « Lady Macharzo, je vous dérange. — Pas du tout. Il s’est passé quelque chose ? — Non. La reine me disait qu’après votre journée avec les ducs vous apprécieriez sans doute une autre compagnie. » Cette prévenance arracha un sourire timide à la duchesse. C’était une femme grande, aussi robuste et musclée qu’un charpentier et pourtant, Diani s’en était souvent aperçue, aussi effarouchée qu’un moineau. Les traits de son visage étaient assez lourds, et ses cheveux blonds coupés court. On disait qu’elle ressemblait beaucoup à son père. C’était dommage, songea Diani, car sa mère, l’ancienne duchesse de Macharzo, avait été très belle. Mais son sourire adoucissait ses traits, lui donnait même une certaine beauté un peu rude. « Si vous préférez rester seule… », avança Diani. Naditia s’assit en secouant la tête. « Non, restez, je vous en prie. » Diani la rejoignit alors, et s’installa à ses côtés pour contempler avec elle le paysage. Quoiqu’une grande partie de la falaise fut maintenant plongée dans l’ombre, elle devinait les rochers escarpés et les vieux arbres noueux qui bordaient le sommet. Le long de la muraille, des martinets, aussi vifs que des flèches, se poursuivaient en volant. Elle les suivit un instant des yeux, mais leurs larges cercles interrompus par de brusques virages et des piqués tout aussi impromptus lui donnèrent vite le vertige. « Les ducs ne sont pas si désagréables, observa la duchesse après un long silence, même s’ils m’ont superbement ignorée. » D’autres se seraient offensés de cette conduite grossière et vexante, songea Diani, mais Naditia était si timide qu’elle leur était probablement reconnaissante de l’avoir tenue à l’écart de leurs conversations. Diani ne put s’empêcher de sourire. « Je suis heureuse d’apprendre que ce n’était pas trop dur. Mais, demain, si vous voulez chevaucher avec la reine, je suis sûre qu’elle vous accueillera avec plaisir. J’en serai, pour ma part, enchantée. — Merci, répondit la duchesse en lui rendant son sourire, mais je dois rester avec mes hommes. » L’usage voulait qu’une maison mineure marche toujours derrière l’armée de la reine, et après celles des maisons majeures. Parce que la maison de Macharzo était considérée plus faible que celles de Norinde ou de Brugaosa, les guerriers de Naditia avançaient donc en fin de colonne. « Je comprends, répondit Diani. Moi, j’aurais préféré voyager seule plutôt que rester avec eux. — À votre place, c’est certainement ce que j’aurais fait. — Que voulez-vous dire ? » Naditia sembla tout à coup prise de panique et Diani, inquiète, se demanda pourquoi elle inspirait une telle crainte autour d’elle. « Pardonnez-moi, je n’aurais pas dû. C’est juste que… Je veux dire avec votre frère… et puis cet attentat contre vous. L’antagonisme entre les maisons de Curlinte et de Brugaosa est si ancien… Enfin, ce n’est un secret pour personne, et… — Ne vous inquiétez pas », la rassura Diani devant l’embarras, de plus en plus grandissant, de la duchesse. « La haine de mon père pour Edamo est bien plus tenace que la mienne. En fait, je suis persuadée que ce n’est pas lui, mais la conspiration qui est à l’origine du meurtre de mon frère et de la tentative d’assassinat contre moi. Mais je comprends très bien ce que vous voulez dire, ajouta-t-elle avec un sourire. Edamo et moi n’avons jamais été très proches, c’est vrai. » Naditia, visiblement soulagée, se détendit. « Avez-vous remarqué des signes de la présence de la conspiration à Macharzo ? reprit Diani en songeant à la curieuse réaction de sa ministre. — Non, aucune. Cela ne veut pas dire qu’elle n’y soit pas, seulement que ses membres sont très prudents. — Avez-vous confiance en votre Premier ministre ? — Craeffe ? » Elle haussa les épaules. « Autrefois, oui. Maintenant, je ne sais plus. — Pourquoi ? — Elle a changé. Elle est plus renfermée, plus maussade. Mais j’ai changé moi aussi. Elle a peut-être senti mes doutes à son sujet et en a pris ombrage. — Je la vois souvent bavasser avec le Premier ministre de la reine. » Naditia se tourna vers elle. « Oui, je l’ai remarqué moi aussi. Elle passe aussi beaucoup de temps en compagnie du ministre d’Alao. Je me demande s’ils ne sont pas amants. » Elle rougit brusquement. « Mais cela ne prouve rien. — Peut-être », répondit Diani. Elle hésita, puis opta pour la franchise. « Voyez-vous, après l’assassinat de mon Premier ministre, la reine m’a ordonné de surveiller Abeni. Je n’ai aucune preuve contre elle, mais je ne lui fais aucune confiance. Si vous vouliez l’observer, vous aussi, comme votre ministre et celui d’Alao, je vous en serais reconnaissante. — Vous pouvez compter sur moi. — Merci. » Elles bavardèrent encore, et Diani s’aperçut que Naditia se souvenait très bien de sa mère. Un jour, alors que la jeune duchesse était en visite à Yserne avec sa propre mère, elle était entrée dans une pièce sans y être invitée et avait interrompu Dalvia et la reine en grande conversation. La reine n’avait pas fait de commentaire, mais la mère de Diani l’avait sévèrement réprimandée avant de la renvoyer. Cet incident sans conséquence avait tellement marqué Naditia que, bien après être devenue elle-même duchesse de Macharzo, elle avait toujours été intimidée par Dalvia. « Cela ne m’étonne pas, s’exclama Diani en riant aux éclats. Mère était d’une grande bonté, vraiment, mais elle savait se montrer intraitable quand elle voulait. — C’est une qualité importante pour un noble, observa Naditia avec gravité. Je le sais d’autant mieux que j’en suis incapable. » Diani, touchée par sa simplicité et sa franchise, s’aperçut qu’elle aimait bien cette femme. Des cris les interrompirent. Elles se levèrent et, grimpant la berge, assistèrent au retour des chasseurs. Ils apportaient quatre cerfs, plusieurs colombes et de nombreuses perdrix. « Nous allons avoir un vrai festin, ce soir », se réjouit Diani. Naditia acquiesça, et elles rejoignirent le camp, heureuses du dîner qui les attendait. « Vous ne pouviez pas vous taire, hein ? siffla Abeni entre ses dents, les yeux rivés sur la duchesse qui s’éloignait. Il suffisait de ne rien dire. Mais non, c’est plus fort que vous ! “Ce n’est pas mon genre !” » minauda-t-elle, ivre de fiel. « Par les démons et toutes les flammes, Craeffe, à quoi pensiez-vous ? — Calmez-vous, cousine », répliqua la ministre, sans plus aucune trace de son aplomb habituel. « Ce n’est qu’une sotte, une petite écervelée, pas même en âge de diriger sa propre maison. — Et vous, vous n’êtes qu’une imbécile ! explosa Abeni. Cette petite écervelée, comme vous dites, est parvenue à convaincre la reine que la mort de Kreazur n’est pas aussi limpide qu’elle y paraît. — Une faute, si je ne m’abuse, qui relève de votre responsabilité, non ? répliqua la ministre sur un ton perfide. — Olesya l’écoute, et elle s’en va rejoindre votre duchesse. Si nous lui donnons la moindre cause de mettre en doute notre fidélité – ce que vous venez précisément de faire – elle ne va pas nous lâcher. — Rassurez-vous », répondit Craeffe en pouffant, cette fois tout à fait détendue. « Ma duchesse est aussi dangereuse que mon cheval. Si elle apprenait quelque chose sur notre mouvement, elle aurait trop peur de s’en ouvrir aux autres. Même son ombre l’effraye ! Si sa mère était encore en vie, peut-être partagerais-je vos craintes, mais elle… — J’espère que vous avez raison, car cet incident va contrarier le Tisserand. » Abeni vit avec joie le visage de Craeffe blanchir et se décomposer. « Vous n’avez aucune raison de le mettre au courant, n’est-ce pas, chancelière ? — Tout dépend de vous, ministre. — Je comprends, souffla Craeffe en baissant les yeux. Je ne voulais pas insinuer que vous aviez commis une erreur avec Kreazur. — Si, vous le vouliez. Mais je prends votre remarque pour une excuse, et je compte sur vous pour ne plus y revenir. — Vous pouvez, chancelière, se soumit la ministre. Je vous en donne ma parole. » Abeni, vivement satisfaite de l’humiliation qu’elle venait d’infliger à l’orgueilleuse, sourit et détourna les yeux. Quelques instants plus tard, l’animation provoquée par le retour des soldats avec leur gibier les tirait de leur aparté. L’heure du repas approchait, et les nobles se rassemblaient peu à peu. Parmi eux, Diani et Naditia revenaient en devisant. Elles ne montraient aucun signe d’inquiétude, mais elles semblaient avoir conclu une sorte d’alliance au bord de la rivière et Abeni, une fois de plus, maudit l’imprudence de la ministre qui les avait rapprochées. La soirée se déroula sans incident, comme les jours suivants. Arrivée sur les terres d’Eibithar, la reine poussa ses hommes plus que jamais, lesquels couvrirent presque dix lieues par jour, se rapprochant du nord et de la ville de Galdasten où l’armée de l’empire avait, disait-on, établi son camp. Trois jours après leur descente laborieuse de la steppe, alors qu’ils parvenaient au cœur du royaume, ils aperçurent dans le lointain les premières colonnes de fumée. Comprenant qu’ils arrivaient près des combats, la reine envoya des éclaireurs à l’est, à l’ouest et au nord. Le lendemain matin, alors qu’ils venaient de lever le camp, ceux de l’ouest revinrent au triple galop. Une armée importante s’approchait par le sud-ouest. « Kentigern ? » demanda la reine, comme le chef de l’expédition arrêtait son cheval près du sien. « Non, altesse. Ils brûlent les champs et les villages sur leur passage. C’est une armée ennemie. — Quelles sont ses couleurs ? — Le rouge et l’or, altesse. » La reine échangea un regard sombre avec Ohan. « Qu’est-ce que l’empire fiche là-bas ? interrogea Diani. — Il ne s’agit pas de l’empire, Diani, s’impatienta la reine. Réfléchissez. Braedon n’est pas le seul royaume à arborer ces couleurs. — Solkara ! s’exclama la duchesse. Les Aneiriens. » Olesya acquiesça avant de revenir au soldat. « Combien sont-ils ? — Plus d’un millier, altesse. Mais ce sont tous des fantassins. — Nous pouvons les arrêter, affirma Ohan. Avec la cavalerie et les archers, nous sommes capables de les vaincre. — Surtout pas ! » Olesya et Diani dévisagèrent la ministre comme si elle venait de leur révéler l’existence du Tisserand. Furieuse de sa précipitation, Abeni se mordit la langue. Mais il était trop tard. « Vous vouliez intervenir, Premier ministre ? s’enquit la reine avec une perplexité qui n’échappa pas à sa ministre. — Pardonnez mon ardeur, altesse. J’allais simplement vous suggérer de rejoindre d’abord l’armée de Kearney. Cela me semble plus sage et plus urgent. Contrairement aux hommes d’Aneira, nous sommes à cheval. Nous pouvons donc rejoindre Eibithar bien avant eux, et avertir le roi de leur approche. De cette façon, Kearney ne sera pas pris au dépourvu, et nous ne prenons pas le risque d’affronter seuls une armée de cette taille. » Le capitaine médita cette remarque. « Ce n’est pas bête », reconnut-il. Mais la duchesse, méfiante, continuait de la dévisager. « Vous ont-ils vus ? demanda la reine à son éclaireur. — Je ne crois pas, altesse, mais je n’en suis pas sûr. — Très bien, décida-t-elle. Allez annoncer la nouvelle aux ducs de Norinde et de Brugaosa et à la duchesse de Macharzo. Dites-leur que nous poursuivrons notre marche jusqu’à la tombée de la nuit. Nous serons alors assez loin des Aneiriens pour allumer nos torches et continuer. À l’exception de quelques haltes, nous ne prendrons de repos qu’une fois prévenu le roi Kearney. — À vos ordres, altesse. — Retournez à l’ouest avec vos hommes. Gardez vos distances et surveillez les Aneiriens de près. Qu’ils changent de direction ou engagent le moindre mouvement suspect, revenez immédiatement m’en informer. Compris ? — Oui, altesse. » Il s’inclina devant elle et éperonna sa monture sans attendre. Abeni, le regard fixé devant elle, affichait une expression impénétrable, mais elle se sentait profondément soulagée. Le Tisserand voulait toutes les armées sur le champ de bataille. Grâce à elle, il allait les avoir. La reine et son capitaine avaient repris leur place en tête de cortège devant elle. Il fallut un moment à la ministre pour s’apercevoir que Diani n’était pas avec eux. « Vous en êtes. » Elle sursauta. Diani, à ses côtés, dardait sur elle ses yeux brillants de haine. « C’est pour ça que vous vous êtes opposée à l’offensive proposée par Ohan. J’en suis sûre à présent. — Je ne comprends pas de quoi vous parlez », se défendit Abeni, consciente de sa stupeur comme du manque de conviction criant de sa réplique. « Au contraire, poursuivit la duchesse. Vous le savez très bien. Vous avez réussi à convaincre le capitaine et la reine que vous aviez nos intérêts à cœur. Profitez de cette victoire, car désormais je ne vais pas vous lâcher. Et à la moindre menace contre la reine, je vous tue. » Sur ce, la duchesse donna un coup de talon dans les flancs de sa monture et s’élança, laissant Abeni, le dos raide et les cheveux agités par le vent, méditer sa remarque. À la moindre menace… Malgré les battements précipités de son cœur, Abeni faillit éclater de rire. D’ici là, se dit-elle avec une joie mauvaise, il serait trop tard. Beaucoup trop tard. Et elle se mit en route à son tour. 12 Lande de Durril, royaume d’Aneira « Tu sais qu’elle est à ta poursuite. — Oui, Tisserand. — Tu sais donc ce qui te reste à faire. » Le cœur déchiré par le chagrin et la terreur, Fetnalla demeura muette. Elle aurait voulu cacher ses sentiments au Tisserand, mais son désespoir était trop grand. De toute manière, même si elle avait été en mesure d’essayer de lui mentir, il aurait vite éventé ses stratagèmes. Evanthya s’était lancée à sa poursuite. Elle n’avait pas besoin du Tisserand pour confirmer une certitude qu’elle nourrissait depuis des jours. Rien ne trahissait la présence de sa bien-aimée, mais c’était inutile. Elle la sentait de mille manières, dans les frissonnements de sa peau lorsqu’elle dormait, rêvant à la tendresse de ses baisers et à la douceur de ses caresses ; dans le cri plaintif d’un faucon qui planait, solitaire, au-dessus d’elle et lui rappelait le tourment de leur séparation ; le vent lui-même, léger et tiède, lui semblait charrier le délicieux parfum de son amante. Tout cela n’était qu’illusion, se disait-elle, des chimères nées de son désir de la revoir et de sa solitude. Devant leur persistance, elle avait tenté de se convaincre qu’elles étaient dues, aussi, à la crainte et à la culpabilité que lui inspiraient ses actes. Mais le sentiment d’être suivie n’avait cessé de croître au fil des jours. Et ce qui n’avait été qu’une supposition s’était mué en fol espoir, puis en certitude. Evanthya la suivait. C’était évident. Jamais elle ne l’aurait abandonnée, et encore moins depuis qu’elle avait assassiné Brall, duc d’Orvinti, et ainsi révélé son appartenance à la conspiration. Evanthya la suivait. Et malgré tout son désespoir, Fetnalla en éprouvait un profond soulagement. Elle-même serait allée au bout du monde, sur l’extrême côte d’Eibithar et de l’autre côté de l’Océan d’Amon, pour retrouver Evanthya. Bien sûr, elle avait fui pour sauver sa vie et rejoindre les membres de la conspiration, des motifs bien concrets, mais aussi pour protéger la ministre de Dantrielle de l’opprobre auquel sa présence l’aurait exposée. Et toutes ces réflexions ne rendaient que plus tragique la réponse que le Tisserand attendait. Car elle n’ignorait pas ce qu’il voulait, et cette perspective la paralysait. « Tu penses encore qu’elle peut nous rejoindre ? s’enquit-il avec une douceur à laquelle elle n’était pas habituée. — Non, Tisserand, répondit-elle. — C’est une réponse courageuse. Je sens combien elle te coûte. » Il se tut un instant, sans doute pour trouver les mots justes. « Je dois te demander si tu es capable de faire ce que j’attends de toi, et je veux que tu me dises la vérité. — Vous voulez que je la tue. » Pour une fois, le Tisserand ne perdit pas patience. « Elle doit mourir, répondit-il. Elle représente une menace pour toi et pour le mouvement. — Le mouvement ne l’intéresse pas. Elle m’aime et ne me fera aucun mal. — Tu en es sûre ? — Je la connais. » Elle le vit hocher la tête. Sa somptueuse chevelure, d’un noir de jais contre la vive lumière qu’il créait pour se protéger, s’agita d’avant en arrière, dans un mouvement lent et très triste, lui sembla-t-il. « Ce n’est pas suffisant. Il y a un an, je t’aurais peut-être laissée faire, mais aujourd’hui nous sommes trop proches de la victoire pour prendre le risque de la laisser en vie. Tu es la seule à la connaître aussi bien, et comme elle est sur tes traces, c’est à toi de la tuer. » Fetnalla sentit les larmes ruisseler sur son visage, mais n’esquissa aucun geste pour les essuyer. « Il n’y a personne d’autre ? — Si, d’autres sont en route pour nous rejoindre au nord, comme toi. Mais je veux que ce soit toi qui t’en charge. Nous en avons déjà parlé. Je suis convaincu depuis longtemps que cette épreuve est la meilleure façon de prouver ton attachement au mouvement. Si tu es capable de tuer cette femme que tu aimes, alors tu auras gagné une place à mes côtés. Tu feras partie de la nouvelle noblesse, la noblesse qirsi destinée à diriger les Terres du Devant. — Et si je n’y arrive pas ? — Je viens de te le dire, il y a d’autres membres du mouvement dans les environs. Si tu refuses, tu ne lui sauveras pas la vie, tu ne feras que mettre la tienne en péril. Tu as fait beaucoup plus que j’espérais de ta part. Je doutais que tu sois capable d’assassiner ton duc, ou un de ses hommes. Ce n’est pas le moment de me décevoir. » Fetnalla savait qu’elle avait atteint les limites de la patience de son vis-à-vis. « Bien, Tisserand. — Tu es sur la lande de Durril. — Oui, au nord-est. — Encore loin de la Tarbin ? — Non. Un jour de cheval, tout au plus. — Très bien. Reste là. Laisse-la te retrouver. Fais un feu s’il le faut. Je ne veux pas qu’elle mette un pied en Eibithar. » Fetnalla aurait voulu le supplier d’épargner Evanthya, ou tout au moins de confier cette mission à un autre. Mais elle était à peine capable de tenir debout, de contenir ses sanglots et sa révolte contre sa cruauté, les épreuves qu’il lui infligeait, toutes ses promesses et ses menaces. Alors, paralysée par la peur et le chagrin, en proie à la colère et au doute, déchirée entre son amour et son devoir, elle resta figée, redoutant même de respirer tant elle craignait de s’effondrer. « Tu es courageuse, déclara enfin le Tisserand. Ta force est très grande. — Merci », murmura-t-elle. Et elle ouvrit les yeux en sursautant. Panya la blanche et Ilias la rouge entamaient leur ascension du firmament. Elles n’étaient toutefois pas assez hautes pour faire pâlir les étoiles qui étincelaient sur le velours soyeux de la nuit. Malgré la tiédeur de l’air, Fetnalla tremblait de tous ses membres. Ses cheveux et ses vêtements étaient humides de sueur, comme après chacune de ses rencontres avec le Tisserand, et son visage ruisselait de larmes. Seule avec son cheval, elle ôta ses vêtements mouillés et laissa le vent léger sécher sa peau et alléger le fardeau qui étouffait son cœur. Et puis elle s’allongea, remonta sa couverture sous son menton et contempla les lunes jusqu’au moment où le sommeil l’emporta. Lorsqu’elle se réveilla, le soleil brillait, déjà haut dans le ciel, et réchauffait la lande de ses rayons. Fetnalla se levait à la hâte quand son rêve la rappela à la réalité, aussi violent qu’une vague de l’océan déchaîné. Elle s’effondra. « Reste où tu es », lui avait ordonné le Tisserand. « Laisse-la te retrouver. » Elle pouvait refuser, se dit-elle, désespérée d’imaginer une échappatoire. Elle pouvait lui dire que, malgré tous ses efforts, Evanthya était passée sans la voir. À peine eut-elle formulé cette éventualité qu’elle la rejeta : un mensonge aussi éhonté ne tromperait jamais le Tisserand. Il finirait par découvrir Evanthya et la tuerait, elle avec. Il avait affirmé aussi que d’autres rebelles se dirigeaient vers le nord, qu’ils pourraient remplir sa mission à sa place. Cet argument l’avait convaincue qu’il valait mieux qu’elle tue Evanthya de ses propres mains plutôt que de laisser un autre s’en charger… Elle frissonna. Un autre Qirsi, assoiffé de punir ceux qui restaient fidèles aux cours et désireux de complaire à son chef, pouvait obéir aux ordres du Tisserand avec cruauté. Cette perspective, très probable, l’emplissait de terreur. Désespérée d’y lire la seule justification du geste qu’elle s’apprêtait à commettre, elle s’y accrocha, se leva, s’habilla et entreprit de ramasser du bois pour un feu. Les arbres étaient rares sur cette partie de la lande, mais il y avait assez d’arbustes et de buissons pour nourrir une flambée. Les branches étaient fraîches, et dégageraient plus de fumée que de chaleur, mais il ne faisait pas froid et elle voulait précisément être vue. Elle passa la plus grande partie de la journée près de son feu, ajoutant branche après branche pour l’alimenter, allant en chercher d’autres lorsqu’il faiblissait. Régulièrement, elle observait l’horizon, en quête du moindre signe de sa bien-aimée. Alors que les heures s’étiraient, paresseuses et indifférentes à sa souffrance, elle se demanda combien de temps le Tisserand comptait la voir attendre. Evanthya avait pu emprunter une route différente. C’était peu probable, se reprit-elle, étourdie par une nouvelle vague d’angoisse et de chagrin. Plus à l’est, Evanthya aurait eu à franchir la steppe ; et plus à l’ouest, elle se serait trouvée devant les marais de Harrier, ou pire, aurait eu à franchir la rivière non loin de Kentigern, où se déroulaient des combats. Fetnalla avait choisi cette route parce qu’elle était la plus rapide et la plus sûre vers Galdasten. Evanthya l’imiterait. La journée était bien avancée lorsqu’une silhouette se profila enfin à l’horizon. Fetnalla fut aussitôt debout. Un cavalier dont les cheveux blancs flottaient dans le vent approchait. D’abord, Fetnalla fut sûre qu’il s’agissait d’Evanthya et son cœur s’emballa, non pas à l’idée du meurtre qui l’attendait, mais au plaisir familier de la retrouver. Mais alors que le voyageur approchait, elle s’aperçut qu’il n’avait rien à voir avec sa bien-aimée. C’était un homme, grand, aux épaules étroites et au visage mince. Pronjed jal Drenthe, Premier ministre d’Aneira ! En alerte, Fetnalla posa la main sur la garde de son épée. « J’ai vu votre feu », déclara-t-il en arrivant. Il tira sur ses rênes et arrêta son cheval à quelques pas, sans mettre pied à terre. « Vous voulez qu’elle vous trouve. » Fetnalla et Pronjed n’avaient jamais parlé de la conspiration. Après la mort de Carden III, souverain d’Aneira, les deux jeunes femmes avaient envisagé, avec leurs ducs, la traîtrise du Premier ministre du royaume. N’étant jamais parvenus à le démasquer, ils en étaient restés à leurs soupçons. Depuis qu’elle avait rejoint le mouvement, Fetnalla n’avait pratiquement pas croisé cet homme, et leurs conversations ne s’étaient jamais hasardées sur ce terrain. Ils semblaient pourtant sûrs tous les deux de leur engagement mutuel. Leur présence sur la lande était d’ailleurs une preuve à elle seule. Pourquoi seraient-ils là, sinon pour rejoindre l’un et l’autre le mouvement auquel ils appartenaient ? « On m’a demandé de l’attendre », reconnut-elle prudemment. Le ministre opina, sans manifester le moindre étonnement. « Elle est à une journée de cheval derrière moi, lui apprit-il. Elle me suit depuis mon évasion de Dantrielle. » Le Tisserand lui avait annoncé qu’il y avait d’autres rebelles en marche. Pronjed était de ceux-là. « Il vous a envoyé ici, s’enquit-elle sur la défensive. — Oui, mais il n’aurait pas eu besoin. J’ai quitté Dantrielle dans le seul but de rejoindre la lande au plus vite. C’est le meilleur chemin. Quand il a appris que je pouvais conduire la ministre jusqu’à vous, il m’a dit de veiller à ne pas la semer. Allez-vous la… ? » Il hésita. « Qu’attend-il de vous ? — Vous le savez. » Il écarquilla légèrement les yeux, sans pour autant s’émouvoir. « En êtes-vous capable ? » Fetnalla, se demandant s’il posait la question pour son compte ou celui du Tisserand, répondit avec prudence. « Le Tisserand m’a dit que c’était nécessaire. Le reste n’a aucune importance. — Je peux m’en charger, si vous voulez. Le Tisserand n’en saura rien. » Elle le considéra avec stupeur. « Pourquoi prendriez-vous un tel risque ? — Vous m’avez guéri lorsque je suis venu vous demander votre aide, et vous avez gardé mon secret. Je ne l’ai pas oublié. » Ce souvenir, qu’elle avait occulté, lui revint brusquement en mémoire. Ils se trouvaient au château de Solkara pour les funérailles de Carden III, quelques jours avant l’empoisonnement qui avait failli lui coûter la vie. Pronjed avait fait irruption dans sa chambre aux premières lueurs de l’aube. Il avait fait une chute, lui avait-il expliqué, et il s’était brisé un os de la main. Prétextant la discrétion, ou l’entraide que se devaient les Qirsi, il avait refusé de répondre à ses questions, et Fetnalla l’avait soigné sans insister. « C’était le Tisserand ! s’exclama-t-elle. C’est lui qui vous a brisé la main, vous n’êtes jamais tombé ! » Il sourit. « Quelle perspicacité, cousine. — Pourquoi vous a-t-il blessé ? — C’était une punition, je l’avais mis en colère. — Qu’aviez-vous fait ? » Son sourire flottait toujours sur ses lèvres, mais dans ses yeux jaune pâle Fetnalla vit briller une brève lueur d’effroi. « Je préfère ne pas en parler. — Vous ne voulez pas en parler, mais vous êtes prêt à courir ce même risque pour m’aider. — Disons que je considère avoir une dette envers vous. Et si ni vous ni moi n’en parlons au Tisserand, il n’en saura rien. — Je ne crois pas que ce soit si simple. Il est presque impossible de lui cacher quoi que ce soit, vous le savez. Et puis, ajouta-t-elle en se détournant vers le sud, je pense que c’est à moi de le faire. — Comme vous voudrez. » Ils demeurèrent silencieux. « Peut-être vaut-il mieux que je m’en aille. » Elle était seule depuis si longtemps qu’elle faillit lui demander de rester, mais se ravisa. « Que les dieux vous protègent, Premier ministre. Je vous remercie de votre aide. — Qu’ils vous protègent aussi, Fetnalla. Nous nous reverrons sur la lande. » D’un claquement de langue, il fit volter son cheval et s’éloigna au trot vers la frontière d’Eibithar. Fetnalla le suivit un long moment des yeux puis, lorsqu’il ne fut plus qu’une vague silhouette à l’horizon, elle jeta une nouvelle branche dans le feu et s’installa face au sud, dans l’attente de sa bien-aimée. Le coucher du soleil lui apporta quelque réconfort. Au début de leur cycle, les lunes ne se levaient que plusieurs heures après la tombée du jour et ne montaient assez haut pour éclairer la lande que bien après minuit. Evanthya ne chevaucherait pas longtemps dans l’obscurité. Si elle n’arrivait pas bientôt, se dit Fetnalla, elle ne viendrait pas de la nuit. Elle essaya donc de manger, mais elle n’avait aucun appétit, aussi patienta-t-elle. Lorsqu’elle fut sûre de ne plus voir apparaître Evanthya, elle déroula son couchage et s’allongea, les yeux sur les flammes. Ses vêtements sentaient la fumée, le cheval et la transpiration. Elle n’imaginait même pas son allure. Son allure ! se reprit-elle les yeux brûlants de larmes. Elle n’attendait sa bien-aimée que pour la tuer, et elle songeait à son apparence… Elle finit par sombrer, misérable et accablée, dans un sommeil sans rêve et se réveilla, comme le jour précédent, alors que le soleil brillait de tous ses feux. Le sien s’était éteint, constata-t-elle. Zetya, son cheval, hennit doucement. « Bonjour à toi aussi », lui lança-t-elle en se frottant les yeux. L’animal poussa un nouveau hennissement et frappa le sol du sabot en relevant l’encolure. « Qu’est-ce que tu… » Elle se figea brusquement, le cœur battant. À moins de cent empans, Evanthya se tenait sur son cheval, l’épée à la main, ses cheveux fins agités par le vent. Leurs regards se croisèrent, et elles se dévisagèrent en silence durant ce qui sembla à Fetnalla, bousculée par mille pensées, une éternité. Elle finit par trouver la force de se lever et, passant une main hésitante dans ses cheveux, glissa les yeux jusqu’à l’épée d’Evanthya. « Tu as l’intention de t’en servir contre moi ? » Evanthya considéra un instant son arme et porta de nouveau les yeux sur son amie. « Je ne sais pas. » Sa voix était lointaine, comme si la distance qui les séparait avait été beaucoup plus grande. « Tu sais que je peux la rompre, si je veux. — Alors nous en sommes rendues à nous battre ? — Je ne le veux pas. » Evanthya murmura un ordre à son cheval. Elle tenait toujours son épée à la main et, tandis que l’animal avançait de quelques pas, ses yeux, plus brillants et magnifiques que jamais, ne quittaient pas le visage de Fetnalla. « Tu as brisé le siège, constata Fetnalla en observant son approche. — Oui, avec l’aide des autres ducs et l’armée d’Orvinti. » Elle s’immobilisa juste devant elle et sauta à terre, son épée toujours brandie. « Ton duc a survécu ? — Oui. — Tant mieux. J’ai toujours apprécié Tebeo. S’il te plaît, lâche cette épée, Evanthya. » Evanthya s’arrêta, soudain indécise. « Je t’ai dit de la lâcher. — Et si je refuse ? » Ce fut aussi facile que respirer, et aussi rapide que la pensée. Dans un tintement métallique, la lame d’Evanthya, désintégrée, se répandit en petits morceaux sur le sol. Comme la nuit où elle avait assassiné Brall et ses hommes, Fetnalla s’émerveilla de son pouvoir et de sa propre aisance à le manipuler. Le Tisserand, par ses propos sur les merveilles que son peuple pouvait accomplir, en l’obligeant à dépasser ce qu’elle était, à voir plus loin que sa condition d’esclave, lui avait offert ce trésor : une assurance infinie, la perspective d’un nouvel univers, et le sentiment d’une liberté inaliénable. Devant la stupéfaction de sa bien-aimée face à ce qui restait de son arme, elle s’aperçut qu’Evanthya ne comprendrait jamais ce qu’elle éprouvait. Elle assimilait la loyauté à la seule fidélité aux cours eandi. Elle jaugeait toujours la supériorité au nombre de soldats eandi et à la qualité de leurs armes. Elle ne pouvait pas plus imaginer rejoindre le mouvement que se couper un bras. Pourtant, sous le soleil qui inondait la plaine, les cheveux traversés par le vent, Fetnalla se sentait plus ardente et plus forte que jamais. Elle comprenait que le seul moyen de la sauver était de la forcer à dépasser sa condition. Comme le Tisserand l’avait fait pour elle, même s’il fallait la bousculer. Cela ne marcherait peut-être pas. Malgré tout son désir de l’épargner, Fetnalla serait peut-être obligée de la tuer, mais elle devait essayer de la convaincre, pour elle deux, pour ce qu’elles avaient partagé, pour leur amour. « Tu sais que je suis Façonneuse », commença-t-elle avec le plus de douceur possible. Evanthya hocha la tête, les yeux obstinément fixés sur la garde de son épée. Une larme roulait sur sa joue, sans qu’elle fasse le moindre geste pour l’arrêter. « Evanthya… » La jeune femme leva subitement la tête et plongea les yeux dans le regard de son amie, la réduisant au silence. « Quand les as-tu rejoints ? demanda-t-elle d’une voix vibrante. Depuis quand es-tu une traîtresse ? — Je ne suis pas une renégate », répliqua Fetnalla, soulagée de faire face avec autant de calme à cette accusation. « Ne me mens pas ! — Je ne te mens pas. Oui, j’appartiens au mouvement. J’ai tué Brall et ses hommes parce qu’il le fallait. Cela ne fait pas de moi une traîtresse. — Balivernes ! Et qu’est-ce que ça veut dire, le mouvement ? — C’est le nom que nous lui donnons. Nous sommes guidés par un Tisserand, Evanthya. Il veut unir tous les royaumes des Terres du Devant et les diriger. Réfléchis, Evanthya. Un roi qirsi, une noblesse qirsi. Depuis combien de temps notre peuple vit sous la coupe des Eandi, obligé de servir leurs nobles, de livrer leurs combats stupides, et soumis à la pauvreté de leurs esprits limités ? L’heure n’est-elle pas venue de revendiquer ces terres comme les nôtres ? — Toi, écoute-moi ! Il y a moins d’un an, toi et moi, nous avons dépensé tout notre or pour engager un assassin et frapper la conspiration. Tu savais, nous savions, que ce mouvement, ou quel que soit le nom que tu veuilles lui donner, était une menace pour nos valeurs, nos espoirs, tout ce à quoi nous croyions. — Nous nous trompions. Je me trompais. — Non, tu avais raison ! Ces renégats sont responsables de meurtres innombrables dans tous les royaumes. Ils ont assassiné Chago et le roi… — Le roi n’était qu’une brute despotique, et Chago ne valait guère mieux. — Alors ils méritaient de mourir, c’est ça ? Et Brall aussi ? — Oui. Tu sais comment il me traitait. » Un rire désespéré franchit les lèvres d’Evanthya. « Il te traitait de cette façon, fit-elle en écartant les bras, parce qu’il pensait que tu l’avais trahi. Je l’ai haï moi aussi, parce que j’étais sûre qu’il se trompait, qu’il était injuste envers toi. Mais maintenant… » Elle secoua la tête. « Maintenant, compléta Fetnalla, tu lui donnes raison. — Bien sûr qu’il avait raison ! Tu m’as trahie, moi aussi. Tu m’as menti, et tu m’as livrée à la mort. — Non ! — Tu as tué Brall pour empêcher l’armée d’Orvinti de rejoindre à temps Dantrielle. Tu voulais que le château tombe ou, plus exactement, c’est ce que voulait ton Tisserand. Si ton plan avait réussi, si Numar avait écrasé le château, à cause de ta trahison, j’aurais été exécutée avec mon duc et sa famille. C’est la vérité, et tu le sais. » Fetnalla ne pouvait le nier. « J’espérais que tu t’échappes, murmura-t-elle. — Tu ne m’as pas répondu. Depuis quand appartiens-tu à la conspiration ? » Rien ne l’obligeait à répondre, mais Fetnalla ne voulait pas se dérober. « Pas très longtemps, avoua-t-elle à voix basse. Quatre ou cinq cycles de lune. Peu avant que vous n’arriviez à Orvinti, toi et ton duc, pour parler de la rébellion au régent. Le Tisserand est venu dans mes rêves. — Ton comportement était tellement étrange avec moi, se souvint Evanthya. Comme après, lorsque vous êtes venus, avec Brall, à Dantrielle. » Son regard se fit plus perçant. « Je me rappelle ce rêve que tu as fait… C’était lui, n’est-ce pas ? — C’est de cette façon qu’il communique avec nous. Il pénètre dans nos rêves quand nous sommes endormis. — Je me souviens de ta terreur. Tu pleurais dans ton sommeil. Et c’est lui, l’homme que tu espères voir diriger les Terres du Devant ? — Ce n’était pas de la terreur mais de l’admiration. Sais-tu ce que l’on éprouve en présence d’un personnage aussi puissant, sais-tu ce que c’est de sentir cette force pénétrer ton esprit ? Toute ma vie, j’ai cru avoir de la chance d’être la servante d’un seigneur eandi. Il m’a montré que je pouvais être tellement plus. Et il m’a promis que je le serai. — Et il tient ses promesses ! Regarde-toi. Il n’y a pas si longtemps, tu étais Premier ministre d’une grande maison. Aujourd’hui, tu n’es plus qu’une meurtrière, et une fugitive. Il doit être puissant, en effet. — Arrête ! — Est-ce que tu l’aimes ? — Pardon ? — Tu m’as très bien comprise. — Je l’aime comme j’aimerais un roi, Evanthya. Un vrai roi, ou peut-être même un dieu. — Oh, non ! s’exclama Evanthya avec une moue de dégoût, je t’en prie. — Je t’aime toujours. C’est pour ça que je veux que tu me rejoignes, pour que tu fasses partie du royaume que construit le Tisserand pour notre peuple. — C’est insensé, Fetnalla ! Ouvre les yeux, regarde ce que cet homme a accompli, ce que d’autres accomplissent en son nom. Regarde ce qu’il a fait de toi ! Le royaume dont tu parles, et que tu l’aides à construire, sera – est déjà – bâti sur le mensonge, la violence, la trahison et le meurtre ! — Je t’ai demandé d’arrêter, la prévint Fetnalla en pointant un doigt tremblant de rage en direction du cœur de son amante. Je ne te laisserai insulter ni le Tisserand, ni son mouvement ! — Tu ne me laisseras pas ? » Une fois de plus, Fetnalla lutta pour contrôler sa fureur. Elle s’était préparée à entendre le discours d’Evanthya. Aux Qirsi qui avaient passé leur vie entière au service des Eandi, la cause du Tisserand était difficile à comprendre. Il bouleversait tout ce en quoi ils croyaient depuis leur naissance, toutes leurs convictions, toutes les certitudes sur lesquelles ils avaient fondé leur existence. « Dans ta bouche, on dirait un monstre, observa-t-elle posément. Ce qu’il n’est pas. Nous vivons dans un monde dirigé par des despotes, tu n’imagines tout de même pas qu’ils vont nous accorder la liberté que nous voulons. Il faudra la leur arracher. — Notre liberté ? Nous ne sommes pas des esclaves, Fetnalla ! — C’est tout comme. Mais, s’empressa-t-elle d’ajouter pour couper court à sa riposte, il n’est pas trop tard pour tout changer. Il veut que tu nous rejoignes. Il veut que tu fasses partie de son mouvement et du nouveau monde qu’il est en train de créer. — Il me connaît ! s’exclama la jeune femme avec une brusque pâleur. — Évidemment. — Tu lui as parlé de nous ? — Il est entré dans mes rêves, Evanthya. Il lit dans mes pensées. Et la plus grande partie d’entre elles te concernent, précisa-t-elle avec un sourire. — Sait-il que nous avons engagé un assassin pour tuer Shurik ? — Oui. » Son mensonge lui était venu spontanément aux lèvres. Elle n’avait pas trouvé le courage d’avouer ce crime au Tisserand et il ne l’avait pas encore lu dans ses pensées. Evanthya n’avait pas besoin de le savoir. « Il nous pardonne. — Il te pardonne, la corrigea Evanthya. — Il est prêt à te pardonner, toi aussi. Il veut que tu intègres le mouvement. — Je ne te crois pas. Il n’a aucune raison de me pardonner, ni de s’intéresser à moi, sauf pour vouloir ma mort. Et les raisons ne manquent pas. — Ce n’est pas vrai ! » Malgré la violence de sa protestation, Fetnalla fut incapable de la regarder en prononçant ces mots. « Tu mens. Je sais toujours quand tu mens. » Evanthya regarda autour d’elle, comme si elle découvrait les lieux pour la première fois. « C’est pour ça que tu m’attends, n’est-ce pas, c’est pour ça que tu as fait un feu ? Il t’a ordonné de me tuer, comme il t’a forcé à tuer Brall. — Si seulement tu acceptais de nous rejoindre… — Tu me connais mieux que personne, Fetnalla, crois-tu vraiment que je pourrais servir ce Tisserand ? » Elle avait accompagné sa question d’un sourire dont la tristesse et la beauté poignante achevèrent de déchirer le cœur de Fetnalla. « Il le faut, murmura-t-elle, c’est le seul moyen. — Non, il en existe un autre. Nous avons combattu la conspiration avant, nous pouvons continuer. Quitte ton Tisserand et reviens-moi. — Je ne peux pas. Il me tuera. Et s’il ne le fait pas, les Eandi s’en chargeront. J’ai assassiné Brall, Evanthya. Même si je le voulais, je ne pourrais pas revenir en arrière. Tant que les Eandi restent à la tête des Terres du Devant, je suis condamnée. Seul le Tisserand peut me sauver. Il y a de la place pour toi. Accepte de me suivre. — Non. — Ne m’oblige pas à… — Puisque tu l’aimes tellement, ton Tisserand, prouve-le. Et s’il faut me tuer pour le faire, vas-y, car je n’ai aucune intention de te laisser le rejoindre. » Une vague de panique s’abattit sur Fetnalla. Malgré tout ce qu’elle savait de sa bien-aimée, elle n’avait cessé d’espérer que leur amour serait plus fort, qu’il finirait par vaincre sa loyauté envers Aneira et son duc. Elle découvrait qu’elle s’était trompée. Et cette erreur l’emplissait de terreur, de chagrin et d’un sentiment qui ressemblait plus à la révolte qu’à la colère. « Tu sais que tu ne peux pas m’arrêter, Evanthya, plaida-t-elle une dernière fois. Quelle que soit la puissance de tes dons, je suis Façonneuse. Si tu m’obliges à m’en servir, tu vas mourir. » Le même sourire douloureux naquit sur les adorables lèvres de son amante. « Tu ne me feras aucun mal. — Si. Le Tisserand me tuera si je n’obéis pas. Je n’ai aucun moyen de lui échapper. Je te l’ai dit, il entre dans mes rêves. Il peut me retrouver n’importe où, et il sait comment me faire souffrir, comment me punir si j’échoue. — Oui, c’est un grand homme, répliqua Evanthya sarcastique, tu me l’as dit. Un homme admirable, en effet. Le digne chef du nouveau monde dont tu rêves. — Je t’ai dit de ne pas parler de lui sur ce ton ! — Oui, et je m’en fiche. Tu ne veux pas que je me moque de lui… Eh bien moi, je ne veux pas que tu le suives. — Et comment comptes-tu m’en empêcher ? Avec une brume, un vent ? Même une tornade ne pourrait pas me retenir. — Je peux te ralentir. » Elle se tourna vers Zetya et l’animal, comme piqué par un taon, rua et s’élança au galop. « Non ! s’exclama Fetnalla en bondissant vers son cheval avant de s’arrêter net. Rappelle-le, ordonna-t-elle à Evanthya. Tout de suite ! — Non. Et si tu persistes, je l’envoie au triple galop, tu ne le retrouveras jamais. Tu pourras toujours aller à Galdasten à pied. — Zetya ! » cria Fetnalla. L’animal, aussi soudainement calmé, broutait un peu plus loin. Fetnalla émit un petit sifflement, auquel le cheval faillit répondre, mais il baissa l’encolure et l’ignora. « Rappelle-le, Evanthya ! — Il va revenir tout seul. Le charme n’est pas éternel. Mais si tu ne veux pas le perdre pour de bon, il va falloir que tu m’obéisses. — Je ne veux pas te faire de mal. — Tu es censée m’assassiner. Si tu veux vraiment rejoindre le Tisserand, finissons-en. Tue-moi maintenant. Ton cheval reviendra et tu pourras repartir. Ou bien suis-moi. — Ce n’est pas un jeu ! s’exclama Fetnalla au bord des larmes. Si tu m’y obliges, je te tuerai. Je dois le faire. Il me l’a ordonné. — Alors fais-le. » Des larmes brûlantes jaillirent des yeux de Fetnalla. Elle les chassa d’une main tremblante. « Je t’en supplie, Evanthya », bredouilla-t-elle. Elle était incapable de remplir sa mission. Elle savait les souffrances que le Tisserand lui infligerait lors de sa prochaine visite. Pourtant elle déclara : « Pars. Va-t’en maintenant. Je t’en supplie. Je ne veux pas te faire de mal. — Je croyais qu’il t’avait donné l’ordre de me tuer. — C’est vrai. — Mais tu ne peux pas. — Non. Va-t’en. — Je le savais, triompha Evanthya. Tu n’es pas une traîtresse. Je sais combien les accusations et le comportement de Brall t’ont fait souffrir. Mais tu es des nôtres. Ce Tisserand n’y peut rien. — Tu te trompes. Je suis heureuse que Brall soit mort. J’ai juré fidélité au Tisserand et à sa cause. Tu peux dire ou croire ce que tu veux, je ne te suivrai pas. Maintenant pars, je t’en supplie, avant qu’il ne soit trop tard. — Tu dois venir avec moi. — Non. — Très bien. Tu ne me laisses pas le choix. » Evanthya se tourna vers Zetya qui les observait, paisible, au milieu des herbes hautes. « Non ! » hurla Fetnalla. Et avant même qu’elle comprenne, elle sentit sa magie s’élancer hors d’elle, brûlante, sauvage, vengeresse. Elle entendit le craquement étouffé d’un os, et vit Evanthya s’effondrer dans un cri, la main sur son épaule. « Par les démons et toutes les flammes ! » sanglota-t-elle en se précipitant vers son amie, recroquevillée sur le sol, les yeux fermés et le visage tordu de douleur. « Tu vois ce que tu m’obliges à faire. Je t’avais prévenue ! — Va jusqu’au bout ! Il veut ma mort, alors vas-y, tue-moi. » Fetnalla, excédée par tant d’entêtement, même maintenant, foudroya son amie du regard. « Non, je ne te tuerai pas. Ce n’est pas la peine. Reste loin de moi, Evanthya. La prochaine fois, je n’aurai pas le choix. — Alors fais-le maintenant », lui répliqua sa bien-aimée, les dents serrées. « Parce que je vais te suivre. Tu ne peux pas plus me fuir qu’échapper à ton Tisserand. » Fetnalla, le visage ruisselant de larmes, se releva. « Tu l’auras voulu », fit-elle sans la quitter des yeux. Puisant une seconde fois dans sa magie, anéantie par le craquement sec et le cri de douleur qui s’échappait des lèvres d’Evanthya, elle lui brisa la jambe. « Essaie de me suivre avec ça. » Puis elle siffla, et son cheval, cette fois, trotta vers elle. « Tu me laisses, lâcha Evanthya dans un souffle, comme ça ? — C’est de ta faute. » Elle allait enfourcher son cheval quand il se braqua et s’écarta. « Evanthya, arrête ! » Elle tendit la main vers les rênes. Une nouvelle ruade la repoussa. « Arrête ! cria-t-elle en faisant volte-face. Tu ne peux pas me laisser partir, hein ? Tu veux que je te tue ? — Je ne te laisserai pas le rejoindre. Tu as causé trop de dégâts. — Tu m’obliges à aller au bout. — Nous y sommes déjà. Combien de temps penses-tu que je puisse survivre avec une épaule et une jambe cassées ? » Certainement pas longtemps, songea Fetnalla. Mais ses chances de survie étaient si minces qu’elles lui fournissaient l’explication dont elle aurait besoin lorsqu’elle ferait au Tisserand le récit de sa mission. « C’est toi qui l’as voulu », décida-t-elle en empoignant les rênes de Zetya avant qu’Evanthya ne puisse activer sa magie. Docile, l’animal se laissa enfourcher. Prête à partir, Fetnalla pourtant se retourna une dernière fois et le spectacle de son amante gisant sur le sol, les traits tirés, le visage brillant de sueur, et abandonnée, lui déchira le cœur. Elle aurait dû s’enfuir. Jamais elle n’arriverait à expliquer son geste au Tisserand. De toute manière, ce serait inutile. Il devinerait. Alors elle sauta à bas de sa monture et se précipita auprès d’Evanthya. Celle-ci eut un mouvement de recul, mais Fetnalla posait déjà les mains sur son épaule blessée. « Ce ne sera pas long », murmura-t-elle en faisant appel à son don de guérison. D’une secousse, dont la brusquerie arracha un cri déchirant à la jeune femme, Fetnalla redressa l’os tout en insufflant la magie nécessaire pour le ressouder. Elle fit de même ensuite avec sa jambe. La fracture, plus nette, fut d’autant plus facile à soigner que Fetnalla ne voulait pas la guérir tout à fait. Si elle remettait Evanthya sur pied, elles se retrouveraient à leur point de départ. Il lui suffisait d’empêcher Evanthya de la suivre, tout au moins de la retarder. Sa jambe et son épaule fragilisées la retiendraient au moins assez longtemps. « Pourquoi ? lui demanda la jeune femme lorsqu’elle eut terminé. — Je te laisse y réfléchir, répondit Fetnalla en se relevant. — Je vais te suivre. — Je sais. Ne force pas trop. Sinon tes os se casseront de nouveau. » Elle se dirigea vers Zetya qui se laissa monter sans broncher. Evanthya se redressa avec une grimace. « Si tu viens sur la lande, l’avertit une dernière fois Fetnalla, le Tisserand nous tuera toutes les deux. » Evanthya se tint coite. « Tu peux en douter, mais je t’aime, poursuivit-elle. Je n’ai jamais cessé de t’aimer. » Redoutant plus que tout le silence de la jeune femme, un silence qu’elle n’aurait pas supporté, elle fit pivoter son cheval et s’enfuit au galop. Le soleil, haut dans le ciel, chauffait la lande de Durril, mais elle ne sentait qu’un vent froid mordre ses larmes. Elle chevaucha ainsi toute la journée, sans manger, buvant à peine, les yeux fixés sur l’horizon, limitant ses pensées au Tisserand et à la guerre qu’il lui avait promise. Le passé était mort. Seul comptait l’avenir à présent, le sien, celui des Qirsi, et leur destin sur les Terres du Devant. Pas une fois elle ne regarda en arrière, même quand elle crut entendre le martèlement des sabots d’un cheval lancé à sa poursuite. 13 La Lande d’Eibithar, royaume d’Eibithar Coup, parade, esquive, riposte, nouvelle parade. Tendre le pied droit en abaissant le bras armé. Essuyer le sang de la lame, si les combats le permettaient, et recommencer. Coup, parade, esquive, riposte. Tandis qu’il se battait, Tavis avait l’impression d’entendre Hagan MarCullet lui hurler ses instructions, et l’exhorter à s’inspirer de toutes les leçons d’escrime qu’il lui avait données dans les cours ensoleillées du château de Curgh. Hagan, sur le champ de bataille, livrait son propre combat, bien sûr. Il n’avait pas le temps de se consacrer à un jeune noble qui perdait pied. Quelque part vers l’ouest son fils, Xaver MarCullet, l’homme lige de Tavis et son plus proche ami, se démenait lui aussi pour mettre en pratique le même enseignement. Alors le jeune Curgh se battait, seul, et de son mieux. Son arme, celles qui dansaient sauvagement autour de lui, n’avaient rien à voir avec les épées de bois factices avec lesquelles lui et son ami s’exerçaient encore il n’y avait pas si longtemps. Celles-là ne brillaient pas au soleil, n’envoyaient pas d’éclairs vifs et tranchants dans toutes les directions, ne tintaient pas comme le marteau du forgeron lorsqu’elles se heurtaient brutalement. Même leur sifflement, en passant près de ses oreilles, était différent. Mais surtout, elles ne faisaient pas couler le sang, et ne tranchaient ni les membres, ni les crânes. Depuis qu’il avait tué l’assassin de Brienne sur le bord escarpé de la Pointe de Wethyrn, Tavis rêvait de ce combat dans l’espoir qu’il prouverait sa valeur. « Méfie-toi des faveurs que tu demandes aux dieux », disait-on dans les rues de Curgh, « car ils pourraient t’entendre, et vouloir les exaucer. » En effet, se dit Tavis en parant une nouvelle attaque, il avait été entendu, et pour le pire. Il se battait pour survivre, pour tuer l’homme qui lui faisait face avant que celui-ci ne le tue, et recommencer avec chaque guerrier de Braedon qui se présentait pour remplacer son camarade vaincu. Grinsa se battait à ses côtés. C’était à peine si Tavis, au plus fort de la bataille, le voyait. Il voulait croire que si le Glaneur avait besoin d’aide ou si, par malheur, il chutait, il le sentirait, et volerait à son secours. Mais même cette certitude lui était retirée. Il n’avait pas la moindre idée de la façon dont l’armée d’Eibithar faisait face. Le second jour de la bataille, l’assaut de Braedon était plus féroce que celui de la veille. Dès le matin, les archers de l’empire avaient lancé volées de flèches sur volées de flèches, créant un déluge ininterrompu sur l’armée de Kearney, et si dense que les hommes avaient dû s’abriter sous leurs boucliers et attendre, impuissants, qu’il cesse pour lancer leur attaque. Car les archers d’Eibithar n’auraient pu riposter sans se mettre en péril, et les fantassins, bloqués, craignant pour leur vie et le sort de la bataille, avaient assisté à la progression inexorable des guerriers de Braedon, protégés par le barrage de leurs arcs. Grinsa, Fotir et Keziah avaient levé un vent violent pour repousser leurs flèches, mais les Qirsi de l’empire avaient aussitôt répliqué par un vent contraire. Grinsa aurait pu faire davantage, Tavis le savait, mais il savait aussi qu’il n’avait pas osé, car il redoutait de se révéler trop tôt et compromettre ainsi bien plus que sa vie. Les hommes de Braedon s’étaient arrêtés juste à l’endroit où étaient tombées les premières flèches. Là, ils avaient poussé une clameur assourdissante. Les derniers traits s’étaient élevés dans le ciel bleu encore pâle et, lorsque l’ultime flèche s’était fichée dans le bouclier d’un soldat à ses côtés, l’armée de l’empire avait bondi, épées brandies, leurs heaumes scintillants dans les rayons du soleil. Comme la veille, les soldats d’Eibithar forcés de céder du terrain s’étaient battus de toutes leurs forces pour ne pas être renversés. Tavis avait cru qu’ils ne pourraient jamais lutter contre un assaut pareil, et il s’était lancé dans les combats, comme tous ceux qui l’entouraient, avec l’énergie du désespoir. Chaque riposte néanmoins, ou presque, lui avait coûté un pas en arrière. Sans l’arrivée in extremis de l’armée de Thorald placée sous le commandement de Marston de Shanstead, il était sûr que l’armée de Kearney aurait été écrasée avant midi. Toutefois, les renforts conduits par Marston avaient arrêté l’avancée de l’empire. Et, quand les derniers soldats d’Heneagh avaient été renversés, tard dans la journée, l’armée entière de Thorald avait pris leur place sur le flanc ouest, et réussi à empêcher l’ennemi de cerner le roi. Compte tenu des circonstances, c’était un exploit. Ils se défendirent ainsi, pied à pied, jusqu’au coucher du soleil. Ce furent les derniers rayons qui mirent un terme à la bataille, et heureusement, car Tavis doutait que les hommes d’Eibithar eussent tenu encore très longtemps. Pour la seconde fois consécutive, les deux armées s’étaient affrontées avec violence sans qu’aucune marque de réelle domination. La journée ne se soldait pas par leur victoire, mais elle leur épargnait au moins la défaite. Le lendemain matin, en prévision des combats, les lieutenants de Kearney et de ses ducs réveillèrent les hommes bien avant l’aube. L’empire ne fit aucune percée. Profitant de ce répit pour laisser à ses hommes le loisir de se reposer et de soigner leurs blessures, Kearney ne lança aucune offensive. Le jour suivant, le même calme régna sur le champ de bataille déserté, laissant Tavis et les siens se demander quelle nouvelle horreur l’empire leur réservait. En fin de journée, alors qu’ils faisaient un tour de garde au sud du campement, Tavis et Xaver surprirent une armée à cheval qui envahissait l’horizon. Redoutant une nouvelle menace, ils donnèrent aussitôt l’alerte, créant la panique parmi les soldats. Ce ne fut qu’en voyant venir le roi, détendu et rieur, que le jeune seigneur et son ami, apercevant deux éclaireurs aux couleurs de Kearney en tête de ce nouveau cortège, comprirent leur méprise. « C’est la reine de Sanbira, leur apprit le roi. Je ne doute pas qu’elle apprécie l’accueil que vous lui avez réservé ! » Plusieurs soldats éclatèrent de rire. Tavis, conscient des moqueries, mais surtout des regards de mépris de ceux qui maudissaient encore son nom et le tenaient pour un boucher sanguinaire, se sentit ridicule. Xaver n’en menait pas plus large. Ce fut Hagan qui vint à leur secours. « Ne vous souciez pas des commentaires, leur dit-il d’une voix assez forte pour être entendu. Vous avez fait votre devoir. Il vaut mieux donner l’alerte pour rien, que d’ignorer des menaces bien réelles. » L’armée de la reine réunissait à peu près huit cents guerriers. Montés sur leurs fameux destriers, et armés des célèbres épées de Sanbira, ils offraient un spectacle impressionnant. Les soldats d’Eibithar les accueillirent avec joie, puis avec enthousiasme lorsqu’ils découvrirent la présence de femmes dans leurs rangs. Kearney salua la reine et ses nobles, avant de les inviter à partager son repas avec ses ducs. D’une voix grave, il se lança dans la description minutieuse de tous les combats qu’ils avaient livrés. « Nous n’avons rien remarqué de particulier, répondit-il à la reine qui l’interrogeait sur l’arrêt subit des hostilités. S’ils attendent des renforts, ils seront arrivés sous couvert de la nuit, ou bien ils arriveront ce soir. Mais il me semble plus probable que les capitaines font la même chose que nous : soigner les blessés, laisser les hommes se reposer, et préparer la prochaine bataille. » Olesya, les yeux sur le feu, opina songeuse. « C’est possible, admit-elle. Mais ils attendent peut-être du soutien par le sud. Mes éclaireurs ont repéré une armée au nord de Kentigern, un millier d’hommes environ. Ils brûlent les champs et les villages sur leur passage, et portent des bannières rouge et or. — Les hommes de Numar. — J’en ai peur. Après avoir envisagé de les repousser, nous avons jugé plus sage et plus urgent de poursuivre pour vous prévenir de leur arrivée et les combattre ensemble. Nous avons un jour complet d’avance sur eux, peut-être plus. — J’aurais pris la même décision », lui assura Kearney. L’approche de cette nouvelle armée les plongea tous dans le silence, et Tavis, aussi rembruni que les autres, sentit le soulagement que lui avait procuré l’arrivée de la reine céder devant une nouvelle vague d’inquiétude. Il voulait croire que les Aneiriens ne franchiraient jamais les terres de Kentigern, mais il n’avait aucune raison de compter sur le secours d’Aindreas et de ses hommes. À la fin du repas, le roi renvoya les Qirsi et les nobles des maisons mineures pour discuter tactique en compagnie de Hagan, ses ducs, la reine de Sanbira et ses nobles. Tavis qui n’était pas invité à rester rejoignit son campement, et s’allongea. Il était bien décidé à attendre le retour de son père pour avoir des informations, mais sa journée de combat l’avait épuisé et, malgré toutes ses résolutions, il ne tarda pas à sombrer dans le sommeil agité, peuplé de rêves étranges qui, depuis plusieurs jours, semblait être devenu le sien. Le cinquième jour des combats débuta par un nouvel assaut des archers de Braedon. Comme les précédents, il permit aux hommes de l’empire de faire incursion dans les lignes d’Eibithar, mais Kearney et la reine Olesya avaient levé leurs armées avant l’aube, et cette fois, les soldats d’Eibithar, aidés par ceux de Sanbira, étaient prêts à les recevoir. D’abord, les archers de Kearney rendirent à ceux de Braedon flèche pour flèche et puis, lorsque les guerriers de l’empire lancèrent leur véritable offensive, ceux du camp adverse surgirent à leur rencontre. Les clameurs de guerre, troublant les premières heures paisibles de la journée, s’élevèrent sur la plaine, vite reprises par le choc des épées, la violence des corps à corps, et les cris des guerriers. Sous les yeux de Tavis, la terre entière sembla de nouveau sombrer dans le chaos. Un fracas qui dura des heures. Après avoir gravi son arc lent, le soleil était parvenu à son zénith, et frappait désormais le champ de bataille, les vivants comme les morts, de ses rayons impitoyables. Tavis, dont les cheveux, le visage et les vêtements ruisselaient de sueur, avait perdu toute notion du temps. Sa conscience se limitait au prochain coup d’épée, aux giclées de sang qui l’éclaboussaient, et à la douleur toujours plus lancinante qui lui perforait les muscles du dos, des épaules et des bras. Il savait pourtant qu’il se battait correctement, que son père serait fier de lui. Lors de sa première bataille, au cours du siège de Kentigern, il s’était montré maladroit et peu audacieux. Cette maladresse et sa peur avaient disparu. Depuis, il avait tué, et vu la mort de près. Le royaume de Bian ne l’effrayait plus, du moins plus comme avant. Il ne serait pas allé jusqu’à se qualifier de courageux. C’était un terme qu’il réservait à des hommes tels que Grinsa ou Kearney, ou à des femmes telles que Keziah qui avait osé s’exposer au Tisserand, ou même à Cresenne, dont la trahison lui avait tant coûté. Mais le sentiment qu’il éprouvait – quel que soit le nom qu’il pût lui donner – lui procurait la force de combattre et, plus encore, celle de tenir. Comme tous ceux qui l’avaient précédé, le soldat contre lequel il se battait à présent était grand, plus grand et plus puissant que lui. Mais comme les autres, sa force ne masquait pas son manque d’adresse à manier l’épée et le bouclier. Lors de ses entraînements, Hagan avait dit et répété à ses élèves que les muscles n’étaient pas toujours un avantage, qu’ils pouvaient parfois même constituer un handicap. « Si l’adversaire est plus fort que vous, mais moins adroit, il ne peut compter que sur sa force. Ses attaques seront moins rapides, ses ruses grossières. Dans un combat entre deux hommes, l’un rapide et intelligent, l’autre grand et fort, je parie toujours sur le premier. — Et si on se trouve face à un homme plus fort et plus rapide, que fait-on ? avait un jour demandé Tavis. — Fuyez ! » avait répondu le capitaine. Aujourd’hui, la fuite n’était pas nécessaire. Après avoir jaugé Tavis d’un regard, le soldat de Braedon fondit sur lui en soulevant son épée de toute sa force, laissant au jeune seigneur l’aubaine d’une ouverture dont il profita sans hésiter. Esquivant la lame meurtrière mais prévisible, suivant les conseils de son maître d’armes, Tavis plongea son épée dans les côtes de son adversaire. La cotte de mailles empêcha la pointe de pénétrer la chair, mais l’homme se plia en deux avec un grognement, laissant à Tavis le loisir de redresser son bras et de lui assener un coup terrible sur la nuque, qui le jeta à terre dans un flot de sang. Sans perdre un instant, le jeune homme fit volte-face, prêt à combattre le prochain assaillant. Il lui fallut quelques secondes pour comprendre qu’il n’était pas menacé. Alors il se redressa, légèrement étourdi, et se tourna vers le Glaneur. Grinsa, appuyé sur son épée au milieu d’un cercle de cadavres et d’armes brisées, le visage ruisselant, respirait difficilement. Une plaie marquait sa joue. « Vous saignez, constata Tavis sans voir d’autre blessure. — Vous aussi. Du front, ajouta Grinsa devant son air interloqué, et de l’épaule gauche. » Le jeune homme y jeta un coup d’œil, puis porta une main à son front qu’il tâta avec précaution avant d’examiner ses doigts. Grinsa avait raison, ils étaient rouges et poisseux. « On dirait que notre armée progresse. » Tavis se tourna vers le Glaneur, avant de suivre son regard. À une cinquantaine de pas vers le nord, les soldats d’Eibithar livraient toujours bataille. « Il faut les aider, s’écria Tavis en se mettant en branle. — Tavis, attendez. Reposez-vous un peu. — Ils ne se reposent pas, eux, répliqua le jeune homme par-dessus son épaule sans s’arrêter. — Certains, si. Ils devraient tous, comme vous. — Nous nous reposerons après la bataille. » Mais déjà, une vague de fatigue s’abattait sur lui. Depuis quand n’avait-il pas mangé ou bu ? se demanda-t-il soudain conscient de son épuisement. Depuis quand n’avait-il pas dormi une nuit complète, sans se réveiller au son des refrains braillards et belliqueux des soldats de Braedon ? Il fit encore un pas, puis s’arrêta, avant de se retourner vers le Glaneur. « Juste un instant, lui conseilla Grinsa. Vous n’avez pas l’air très en forme. — Je vais très bien. » Mais il ne faisait plus un geste pour rejoindre les combats. Sa gorge, brutalement, lui paraissait sèche et râpeuse, et ses bras et ses jambes aussi mous que des chiffes. Grinsa le rejoignit et l’observa attentivement. « Vous êtes aussi pâle qu’un Qirsi. — J’ai passé trop de temps avec vous. — Ce n’est pas moi qui vais vous le reprocher. » Tavis ne put retenir un sourire. « Vraiment, Glaneur, reprit-il avec sérieux, je me sens bien. Maintenant, laissez-moi me battre pour mon royaume. — Bien, alors allez-y », soupira Grinsa en haussant les épaules avec impuissance. Des cris d’alerte empêchèrent Tavis de s’éloigner. Le jeune seigneur se tourna en même temps que le Glaneur, et ce qu’il découvrit l’emplit d’horreur. Au sud, sous des bannières rouge, noir et or qui affichaient la panthère de Solkara, une armée entière avançait. La reine, en leur annonçant l’arrivée des Aneiriens, avait parlé d’une force de mille hommes, se souvint le jeune seigneur, effaré. Mais la colonne s’étirait sur une telle distance qu’ils étaient probablement le double. Comment pouvaient-ils être aussi nombreux et surtout, comment avaient-ils pu arriver si vite ? « Par les démons ! » s’écria le Glaneur, consterné. Tavis scruta les lignes d’Eibithar à la recherche des hommes capables de repousser une force pareille. Mais les soldats de la garde royale se battaient, comme ceux d’Eibithar, et tous les guerriers de Sanbira. « Ils vont nous réduire en pièces, fit-il en portant de nouveau le regard sur les Solkariens. — Peut-être pas. Allez trouver Fotir et ramenez-le-moi. Vite, Tavis. — Où allez-vous ? — Chercher Keziah. — Vous allez tisser votre magie avec les leurs ! s’exclama le jeune homme stupéfait. — Nous n’avons plus le choix. Allez-y, avant que leurs archers ne soient trop proches pour attaquer ! Dépêchez-vous ! » Tavis n’avait jamais couru si vite. Voyant son père sur son cheval à la tête de l’armée de Curgh, il se précipita vers lui, sûr de trouver Fotir à ses côtés. Les soldats en première ligne avaient déjà remarqué l’approche de Solkara. Tavis entendait leurs cris, comme ceux de l’ennemi, et la bataille sembla redoubler d’ardeur, notamment du côté de l’empire. Galvanisés par l’arrivée de leur allié, les soldats de Braedon poussaient leur avantage, hurlant comme des démons tout droit sortis du Royaume du Dessous. En quelques secondes, le terrain difficilement gagné par les armées d’Eibithar et de Sanbira en plusieurs heures fut pratiquement perdu. En atteignant son père, Tavis aperçut Fotir et Xaver se battant côte à côte. Ils étaient blessés tous les deux, mais vivants. Xaver, attaqué par deux soldats, était en mauvaise posture. Tavis arracha aussitôt son épée de sa ceinture et vola à son secours. Avisant le nouveau venu, l’un des deux assaillants abandonna sa proie pour se jeter sur lui. Tavis para le coup de son bouclier, faillit s’écrouler sous l’impact, mais réussit à se défendre et à riposter. L’homme parvint à se protéger et, retrouvant tout son aplomb, son bouclier prêt à recevoir les coups, leva son épée pour en donner à son tour. Une simple attaque, comprit Tavis, pas de feinte. Alors, comme s’il s’exerçait avec des aspirants dans la cour du château de Curgh, il s’élança au-devant de l’assaut, cueillit le choc sur son bouclier et visa le ventre de l’ennemi. Sa cotte de mailles lui sauva la vie. Pour cette fois, se dit Tavis plein d’ardeur car, comme le précédent soldat de Braedon, celui-ci se courba en deux et, avant qu’il puisse se redresser, Tavis lui sectionnait la nuque. Sans hésiter, il se tourna vers le deuxième agresseur de Xaver. Mais l’homme, voyant comment son camarade était mort, s’enfuit sans demander son reste. « Merci », fit Xaver, hors d’haleine et légèrement ébahi. « Qu’est-ce que tu fais là, enfin, en dehors de me sauver la vie ? — Je cherche Fotir », répliqua Tavis. Un tintement se fit entendre – l’écho d’une lame brisée, songea Tavis – suivi d’un gémissement étouffé, celui d’un mourant. « Vous me cherchez, monseigneur ? — Oui. Avez-vous vu les Solkariens ? » Le Premier ministre opina et désigna l’autre côté des lignes. « Le duc a placé ses archers à l’arrière pour les contenir. — Tant mieux, mais Grinsa espérait que vous le retrouviez pour combattre ensemble. » Tavis vit les prunelles du sorcier s’écarquiller légèrement, et s’animer d’une flamme pleine de ferveur. « Vous êtes sûr ? — Que peuvent-ils faire ? interrogea Xaver. — Il vous attend. Premier ministre, éluda Tavis. Tout de suite. Nous n’avons pas beaucoup de temps. Il est sur le front arrière du roi. — Bien, monseigneur. Le duc… — Je vais lui expliquer du mieux possible. — Je pense qu’il vaut mieux… rester discret, monseigneur. Je trouverai une explication plus tard. » Tavis hocha la tête et regarda le sorcier s’élancer vers l’endroit où Grinsa et Keziah l’attendaient. « Qu’est-ce qui se passe, Tavis ? — Il vaut mieux que tu restes en dehors de ça, la Pointe. — Pourquoi ? Parce que je n’ai pas vécu tout ce que tu as subi, parce que je suis resté à Curgh tout le temps où tu parcourais de long en large les Terres du Devant ? » Tavis scruta le visage de son ami qui, en dépit de toutes ses plaies et de ses bleus, lui paraissait terriblement jeune. « Grinsa est un Tisserand, Xaver », lui confia-t-il d’un ton las. Quelle importance avait ce secret ? se demandait-il, découragé. L’arrivée de cette nouvelle armée les condamnait, de toute façon. Il vit Xaver pâlir et ses yeux, comme ceux de Fotir un peu plus tôt, s’agrandir. « Un Tisserand ? — Oui. Tu sais ce que cela veut dire. — La conspiration… » Mais il secoua la tête, visiblement confus. « Grinsa m’a sauvé la vie plusieurs fois, lui répondit Tavis. Ce n’est pas un traître. Je crois même qu’il est le seul, sur toutes les Terres du Devant, capable de défaire le Tisserand à la tête des renégats. — Alors pourquoi ne pas le dire à ton père ? — Parce qu’il n’est pas encore prêt à comprendre. Il n’entendra que le mot “Tisserand” et rien d’autre. Et tu connais le sort qu’on leur réserve. » Il se tourna vers le sud, pour voir la progression de l’armée solkarienne. « Tant que les nobles de ce pays ne verront pas de leurs yeux ce dont Grinsa est capable pour les sauver, ils refuseront de lui faire confiance. — Kearney est au courant ? — Oui. D’après ce que j’ai compris, il l’a deviné tout seul. Grinsa a été obligé de le lui confirmer. — Un Tisserand », répéta Xaver, abasourdi et songeur. « J’imagine que je devrais être soulagé. En avoir un de notre côté est plutôt rassurant, non ? » Tavis porta de nouveau les yeux vers le sud. « J’espère. Il est notre seule chance de détruire l’autre Tisserand. Pourvu qu’il ne se fasse pas tuer avant. — On ne devrait pas l’aider ? — Fotir et le Premier ministre de Kearney sont avec lui. Ils le protégeront mieux que nous. — Attends un peu. Comment se fait-il que Fotir soit au courant ? Si ton père… — Tu te souviens de la façon dont je me suis évadé des geôles de Kentigern ? — Le trou dans le mur ! s’exclama le jeune homme avant de froncer les sourcils. C’était Grinsa ? — Grinsa et Fotir. Ils l’ont fait ensemble. — Par les démons et toutes les flammes ! — Tu peux le dire. Il est allé très loin pour me sortir des griffes de Kentigern. — Et la ministre de Kearney, comment le sait-elle ? — Certains secrets ne m’appartiennent pas, Xaver. Désolé. » Xaver balaya l’excuse d’un geste de la main. Le ressentiment qu’il avait exprimé un peu plus tôt s’était entièrement évanoui. « Tu n’as pas à t’excuser, je te remercie de ta confiance. — Tu penses que je t’ai tenu à l’écart de trop de choses, avança Tavis avec une grimace embarrassée. — Ne t’inquiète pas, je comprends. — Je voulais t’en dire plus, la Pointe, vraiment, mais c’était impossible. Je n’aurais probablement pas dû te dire tout ça, mais tu aurais fini par l’apprendre, et peut-être trop tôt. — Je n’en parlerai à personne. — Je le sais. Ce n’est pas une question de confiance, mais comme je te l’ai dit, certains secrets ne m’appartiennent pas. » Il porta une nouvelle fois les yeux vers le sud. Il lui semblait que les Solkariens avaient ralenti leur allure. « Je n’aurais jamais imaginé que tant de gens avaient tant de choses à cacher. — Attends un peu ! s’exclama Xaver en s’abritant les yeux du soleil pour observer les Solkariens, que se passe-t-il, là-bas ? — Je ne sais pas. On dirait qu’ils se battent. — Oui, mais contre qui ? Tout de même pas contre Grinsa et les deux autres ? — Non. Regarde, il y a une autre armée derrière eux ! » Comprenant au même instant le sens de ce nouveau renversement, ils échangèrent un regard. « Vite ! s’exclama Tavis en s’élançant. Il faut le dire à mon père ! » Aindreas fulminait. Il lui en coûtait de chevaucher sous la bannière de Kearney et le commandement de Gershon, même si, après avoir défié le roi aussi souvent et de toutes les manières possibles, après avoir trahi le royaume – ce que personne ne savait – il méritait bien pire. Il restait tout de même, se disait-il, outré, à la tête de l’une des plus puissantes maisons du royaume. Tout comme Tremain, ou Labruinn, il avait le droit de chevaucher sous sa propre bannière. Mais ses actes passés et la perspective d’avouer sa trahison au roi flottaient sur lui, aussi étouffantes et sinistres que les fumées d’un siège, le réduisant au silence. Gershon, Lathrop et Caius avaient libéré son château de l’assaut d’Aneira avant de s’élancer à la poursuite de l’armée de Solkara, elle-même en route pour rallier le nord et les forces de Braedon. Aindreas, face au choix de rester en arrière, chez lui, avec son vin et le fantôme de sa fille, ou de partir en guerre avec ces hommes, avait choisi la seconde option. La répugnance de Gershon à l’accueillir au sein de la garde royale ne lui avait pas échappé. Il pouvait difficilement lui en vouloir. Le capitaine l’avait forcé à se soumettre à son autorité et ordonné à ses hommes de se placer en fin de cortège. Compte tenu des circonstances, Aindreas avait accepté et chevauchait lui-même à côté de Gershon et des autres ducs, presque muet, endurant leurs regards en coin, et s’efforçant de se montrer aussi courtois que possible. Dans sa précipitation à quitter le Pic de Kentigern, il avait oublié son vin, qu’il regrettait amèrement. Il l’aurait aidé à noyer ces affronts. Depuis leur départ, il ne se passait pas une nuit où il n’eût été capable de vendre son duché contre un cruchon. Il n’avait aucune raison d’en vouloir ainsi à Gershon. Malgré le comportement dont il avait fait preuve à l’égard de son roi, le capitaine l’accueillait en tête de colonne et le traitait avec civilité. Il n’avait pas davantage de raison de haïr Kearney de Glyndwr, roi d’Eibithar, à ce point. Sa décision d’offrir asile et protection au jeune Curgh était depuis longtemps justifiée. Le monarque lui avait, en outre, fourni tous les prétextes pour racheter ses fautes et celles de sa maison, et il avait sauvé Kentigern à deux reprises des Aneiriens. La clémence de Kearney, sa volonté de pardonner le mortifiaient. Car à sa place, jamais le duc ne se serait montré aussi généreux. Là résidait peut-être la cause principale de son ressentiment. C’était en tout cas celle de son amertume. Malgré l’hostilité qu’il éprouvait pour le capitaine, Aindreas ne pouvait s’empêcher d’admirer ses qualités de chef. Poussant ses hommes à soutenir le rythme imposé par l’armée de Solkara, les privant de tout repos inutile, allant même jusqu’à leur infliger des marches nocturnes épuisantes, il poursuivait les Aneiriens sans relâche. Rien ne leur permettait de savoir si l’ennemi se savait pris en chasse mais lentement, régulièrement, Gershon était parvenu à réduire la distance qui les séparait. Si exigeant qu’il soit avec ses hommes, ses ordres ne rencontraient jamais la moindre objection. Le duc en tout cas n’en relevait aucune. Que cette obéissance soit due au fait que Caius et Lathrop s’en soient eux-mêmes remis à lui, que les soldats aient compris que la survie du royaume était en jeu, ou simplement parce que Gershon, avec son crâne rasé, ses traits carrés et ses yeux bleu acier, en imposait sur sa monture, le résultat était le même. Aindreas n’avait jamais connu de capitaine aussi respecté par ses hommes que Gershon Trasker l’était par les siens. À la fin de leur septième jour de marche, les Aneiriens ne pouvaient plus ignorer qu’ils étaient suivis. Gershon avait poussé son armée en vue de l’envahisseur. Bien qu’ils n’aient montré aucune intention de se retourner pour les affronter, les capitaines de Solkara furent incapables de reprendre leur avance. Comme des épagneuls lancés sur les talons d’un cerf, les armées du royaume d’Eibithar poursuivaient l’ennemi sur la lande. Les Aneiriens pouvaient bien atteindre l’armée du roi en premier, constata Aindreas. Ils n’auraient pas le temps de sortir leurs épées avant que Gershon ne fonde sur eux par l’arrière. Le lendemain, ils réduisirent encore la distance. À l’approche du crépuscule, alors que le disque solaire flottait, orange et vaste, sur l’horizon, ils étaient assez proches pour qu’Aindreas puisse distinguer la panthère rouge de Solkara sur leurs bannières. Avec de la chance, ils les rattraperaient le lendemain. « Toujours aucun signe de l’armée de l’empire », entendit-il Gershon annoncer alors qu’ils chevauchaient. Il songeait à répondre quand Lathrop le devança. Aucun des trois n’avait jamais attendu qu’il s’exprime pour bavarder, se dit-il, et ils n’avaient aucune raison de commencer aujourd’hui. « Je me faisais la même réflexion, répondit Tremain. Le roi a peut-être résisté au premier assaut. — Et aux suivants, je l’espère. Si l’empire avait écrasé le roi et ses alliés, nous aurions probablement déjà croisé leurs hommes. — Pourvu que vous ayez raison, capitaine. — Quoi qu’il en soit, le roi n’est pas loin. Nous devons donc rattraper les Solkariens. Nous ne pouvons pas laisser l’ennemi fondre sur lui alors qu’il est occupé par l’empire sur le front nord. Ses lignes seraient brisées en un rien de temps. Et si par malheur, Braedon l’a déjà écrasé, nous devons tout faire pour empêcher les Aneiriens de rejoindre leur allié. Dites à vos hommes que nous marcherons toute la nuit. Nous ne prendrons pas de repos avant de les avoir rattrapés. » Lathrop acquiesça, comme le duc de Labruinn, et ils firent demi-tour pour se diriger vers leurs hommes. D’un coup d’oeil par-dessus son épaule, Gershon vérifia l’attitude d’Aindreas. « Vous n’êtes pas d’accord, monseigneur ? fit-il en le voyant immobile. — Au contraire. — Alors vous refusez d’obéir à un homme du peuple. » Aindreas ouvrit la bouche, puis la ferma. « Je m’en doutais, jeta Gershon avec un sourire bref. — Ce n’est pas ça non plus. — Alors quoi ? Vous estimez être traité injustement ? Pour ma part, monseigneur, j’estime que vous avez beaucoup de chance d’être en liberté. Si la décision m’avait appartenu, je vous aurais jeté dans vos cachots pour y moisir. Mais Sa Majesté m’a donné des ordres et, contrairement à vous, je lui obéis. » Aindreas aurait dû se sentir outré. D’ailleurs, si ses hommes avaient été près de lui, tenta-t-il de se persuader, ils auraient dû intervenir pour l’empêcher de tuer cet insolent. Mais il méritait ce mépris. Le fantôme de Brienne – ou quel que soit le nom de l’apparition qui le hantait nuit et jour – ne s’était pas manifesté depuis leur départ de Kentigern. Il n’avait pas besoin de sa présence pour se rappeler qu’il avait mis le royaume en péril depuis son meurtre, et sans la moindre explication, sinon celle de son chagrin et de son aveuglement orgueilleux. « Vous jugez mes paroles impudentes, constata Gershon. — Par la grâce d’Ean, capitaine, arrêtez de penser à ma place ! Le fait est que j’aimerais ne pas avoir autant de raisons de mériter votre mépris. Je vais transmettre vos ordres à mes hommes, fit-il en tirant sur ses rênes pour s’exécuter. — Monseigneur, attendez », l’interrompit le capitaine. Aindreas faillit laisser l’insolent méditer sa réplique, mais le ton du capitaine, ou sa propre conviction d’être allé déjà trop loin pour creuser le fossé qui séparait sa maison de la couronne, l’arrêta. Il retint donc son cheval et, non sans mauvaise grâce, se tourna vers le capitaine. Celui-ci l’observa brièvement avant de détourner les yeux. « Je n’aurais pas dû vous parler sur ce ton, lâcha-t-il avec difficulté. C’était… déplacé. » Le duc, d’abord interloqué, le dévisagea en silence, puis il opina, avant d’éperonner son cheval pour rejoindre ses hommes. Parce qu’il refusait d’abandonner son château et sa famille en d’autres mains que celles de son capitaine, Villyd Temsten, Aindreas l’avait laissé à Kentigern. Les lieutenants qu’il avait choisis pour l’accompagner étaient des hommes honnêtes et courageux, mais ils n’avaient pas l’intelligence de Villyd et, contrairement à lui, ils ignoraient tout de ce qu’avait fait leur duc pour se valoir l’inimitié du roi et celle de son chef des années. Qu’ils soient obligés de marcher sous la bannière du roi leur semblait donc injuste et humiliant. Ils acceptèrent toutefois les ordres de leur duc et entreprirent de les relayer sans attendre. Mais à leurs regards impassibles et à la froide neutralité de leurs réponses, Aindreas comprit qu’ils n’appréciaient pas son empressement à se soumettre à l’autorité de Gershon. Aindreas rejoignit la tête de la colonne, se demandant, une fois de plus, s’il n’avait pas eu tort d’entreprendre cette équipée. La silhouette de Jastanne ja Triln se dessina devant ses yeux, pâle et séduisante, telle qu’il l’avait rencontrée la première fois, lorsqu’elle était venue dans son bureau et qu’il avait noué cette alliance avec la conspiration. Il avait été frappé par son allure juvénile. Une illusion qu’elle avait brisée aussi net, en même temps que le gobelet qu’il tenait dans les mains. Le même malaise s’empara d’Aindreas, et avec lui un nouveau cortège de questions l’envahit. Que ferait-elle lorsqu’elle apprendrait qu’il s’était mis en route avec l’armée de Kearney ? Elle et ses alliés qirsi révéleraient-ils aussitôt sa trahison ? Se vengeraient-ils contre Ioanna et ses enfants, ou se contenteraient-ils de traîner son nom dans la boue ? Ces peurs auraient dû le faire fléchir, le pousser peut-être à chercher le moyen d’aider la conspiration, ici même, sur la Lande. Il n’était pas trop tard… mais il repoussa cette tentation, galvanisé par un sentiment nouveau, le désir de passer enfin à l’action et celui, plus violent, de reprendre le contrôle de sa destinée. Il y avait trop longtemps qu’il laissait la honte et l’effroi lui dicter sa conduite. C’en était fini, se dit-il avec une énergie qu’il n’avait pas éprouvée depuis des lunes. Nouer son sort à celui des Qirsi était la pire des erreurs qu’il eût jamais commises, un renoncement désespéré dû au chagrin, à la rage et au vin. Il paierait les conséquences de cet acte jusqu’à sa mort, et ses descendants, bien après sa disparition, continueraient de porter le fardeau de sa démence. Mais il pouvait atténuer ses torts en se comportant en héros pendant la guerre, la guerre contre Aneira et Braedon, mais aussi celle contre les renégats, qui scellerait le sort des Terres du Devant. Cet espoir fustigeait sa honte et lui permettait d’affronter la contrariété affichée de ses lieutenants. L’heure des explications était depuis longtemps révolue. D’ailleurs, se conforta-t-il, comment auraient-ils pu comprendre ce qu’il n’avait lui-même admis que depuis quelques jours ? Désormais, seuls ses actes parleraient en sa faveur. Pourvu seulement qu’il ne soit pas trop tard. Fidèle à sa parole, Gershon imposa un rythme soutenu à son armée jusqu’au coucher du soleil et bien après, n’autorisant que de brèves haltes pour nourrir et abreuver les chevaux, laisser les soldats manger eux-mêmes et allumer leurs torches. Les Solkariens ne prirent pas davantage de repos, mais ils furent incapables d’accroître leur avance sur les Eibithariens. Lorsque les deux lunes furent assez hautes pour éclairer les herbes et les rochers de la lande, Gershon donna l’ordre d’éteindre les torches et d’accélérer l’allure. Les Solkariens firent de même. Ils poursuivirent ainsi jusqu’au moment où une brusque volée de flèches les arrêta. L’ennemi s’était retourné. Répondant à la surprise de son cavalier, le cheval d’Aindreas se cabra, mais le duc réussit à se maintenir en selle. « Par Bian ! » s’exclama Gershon, luttant lui aussi pour contrôler sa monture. D’autres flèches arrivaient, heureusement trop courtes pour les atteindre. « Nous avons de la chance, fit Lathrop. — Nous avons surtout été négligents. J’ai été négligent », se corrigea Gershon d’un ton rageur. Les yeux plissés, il scruta le terrain éclairé par la pâleur des lunes, avant d’appeler un des lieutenants qui chevauchaient derrière les ducs. L’homme se précipita. « Faites avancer les archers », lui ordonna le capitaine avec assurance. L’homme s’en alla aussitôt vers les soldats du roi. « Croyez-vous qu’ils aient l’intention de se battre ici ? s’enquit Lathrop avec étonnement. — J’ignore ce qu’ils ont derrière la tête, mais ils viennent de tirer plusieurs volées sans résultat. Il me semble logique qu’ils fassent avancer leurs archers et recommencent. Je veux être prêt à les recevoir. » Trois cents archers arrivaient déjà en tête de cortège. Gershon les positionna avant de se tourner vers les ducs. « Je vous suggère de reculer, messeigneurs. Je ne veux pas que vous risquiez d’être blessés. — J’ai une meilleure idée, déclara Caius en faisant signe au lieutenant de Gershon d’approcher. Faites venir mes archers », lui dit-il. Le soldat chercha l’approbation de Gershon avant d’obéir. Comme le capitaine acceptait, Lathrop renchérit : « Les miens aussi, lieutenant. — Et ceux de Kentigern, ajouta Aindreas en grommelant. Eh bien, quoi ! s’exclama-t-il d’une voix bourrue en essuyant le regard silencieux de ses pairs. Vous ne croyez tout de même pas que je vais tenir ma maison à l’écart des combats ! — Je vous remercie, messeigneurs, se réjouit Gershon. Je préfère quand même que vous restiez en arrière. » Lathrop observa brièvement Caius, puis Aindreas, avant de revenir à Trasker. « Je crains, capitaine, que votre autorité n’ait atteint ses limites. » Le sourire de Gershon s’élargit. « Bien, monseigneur. Puis-je au moins vous demander de mettre pied à terre et de préparer vos boucliers ? — Je vous en prie », répondit le duc alors qu’ils s’exécutaient. À peine les archers du roi furent-ils rejoints par six cents hommes supplémentaires que la troisième volée de flèches tombait sur eux, certaines faisant mouche. En plus de leur arc et de leur carquois, les soldats d’Eibithar avaient pris leurs boucliers, mais plusieurs furent touchés, et leurs cris frappèrent Aindreas en plein cœur. Frissonnant de rage, le duc serra la poignée de son bouclier, impatient de se jeter sur l’ennemi. « Tirez à volonté ! » hurla Gershon. Les cordes vrombirent, l’air siffla, et les cris des blessés solkariens, comme l’écho étouffé des plaintes d’Eibithar, s’élevèrent dans l’obscurité. Les flèches volaient dans tous les sens. « C’est absurde, lâcha le duc entre ses dents serrées. — Je suis d’accord. » Aindreas, qui ignorait que Gershon était si proche, sursauta. « Je ne parlais pas de… — Ne vous inquiétez pas, monseigneur. Je comprends. Mais je ne vois pas très bien comment réagir. Il fait trop noir pour envoyer les fantassins à l’assaut, et puis sous ce déluge aveugle, c’est beaucoup trop dangereux. — Pourquoi ne pas envoyer une volée enflammée ? — Monseigneur ? — Il n’est même pas utile de les enflammer toutes, poursuivit le duc tout à sa réflexion. Ce serait même une erreur, car ils les verraient et pourraient se mettre à l’abri. Mais si nous en allumons quelques-unes, nous pourrions localiser l’ennemi. — Excellente idée, monseigneur, approuva Gershon avec empressement. Je cours voir les lieutenants. » Imbiber les torchons d’huile et en envelopper les flèches leur prit un certain temps, durant lequel les deux armées poursuivirent leurs tirs nourris. Lorsque enfin les flammes s’élevèrent dans les airs, le duc les suivit du regard, pressé de découvrir ce qu’elles allaient leur révéler. Mais lorsqu’elles s’abattirent, il comprit à quel point ils s’étaient trompés. Plusieurs soldats de Solkara gisaient sur le sol et environ deux cents autres furent éclairés, affairés sur leurs armes. Le reste de l’armée s’était envolé ! « Par les démons ! jura Gershon. Ce n’est qu’une ruse ! » Découverts, les archers aneiriens prenaient déjà la fuite. Après un court instant d’hésitation, Gershon lança ses hommes à leurs trousses. L’armée du roi bondit en avant, suivie par celles de Labruinn, Tremain et Kentigern. « Vous croyez qu’ils sont loin ? demanda Caius alors que leurs hommes écrasaient les Solkariens. » Gershon était déjà en selle. « Ils ont gagné une heure, peut-être plus. » Il lâcha un juron. « Quel imbécile ! s’exclama-t-il en se frottant le menton. Il faut les rattraper. Que les hommes reprennent la marche au trot, et qu’ils tiennent ce rythme aussi longtemps qu’ils le pourront. » Les ducs montèrent en selle et l’armée d’Eibithar rassemblée se mit au pas de course sous les encouragements de ses lieutenants. L’ennemi avait subi des pertes, songea Aindreas avec satisfaction, mais ils restaient assez nombreux pour déséquilibrer la bataille de Kearney contre l’empire. S’il avait pu, il se serait élancé au galop. Les soldats, galvanisés par leur victoire facile contre les archers, gardèrent un rythme vif durant un temps impressionnant. Mais à l’approche de l’aube, Gershon fut obligé de leur donner du répit. Quant à Aindreas, devant leur épuisement, il sentit son étincelle d’espoir faiblir, et s’éteindre. Son humeur s’allégea cependant dès les premières lueurs du jour. Visiblement, les fantassins de Solkara n’avaient pas laissé leurs camarades aussi tôt qu’il l’avait cru, ou bien ils s’étaient arrêtés eux aussi, car si l’ennemi avait repris de la distance, elle n’était pas aussi grande qu’il l’avait redouté. Les hommes d’Eibithar, constatant la même chose, poussèrent des hourras. Il était un peu tôt pour se féliciter mais, revigoré par ce spectacle, Aindreas sentit la fatigue de cette longue nuit sans repos s’envoler. Au loin, derrière les Solkariens, plusieurs filets de fumée très minces s’élevaient dans le ciel pâle du matin. Distinguant des tentes et de nombreuses silhouettes, Aindreas comprit qu’il s’agissait enfin du champ de bataille. Les Aneiriens avaient plusieurs heures de marche avant d’arriver près des armées concentrées à cet endroit – et le duc espérait que Kearney gardait la main sur son front sud – mais cette proximité ne rendait leur arrivée que plus urgente. « On dirait que le roi les contient », observa Lathrop, déjà en selle et prêt à repartir. « Raison de plus pour se dépêcher », trancha Gershon. Lathrop lui rendit un regard perçant. « Je suis bien de cet avis, capitaine, riposta-t-il avec ostentation. Je ne faisais qu’observer ce que je tenais pour une évidence à vos yeux. — Pardonnez-moi, monseigneur », s’excusa Gershon, embarrassé. « C’est déjà fait, capitaine. Et je crois qu’il est temps que vous vous témoigniez la même indulgence. Nous partageons la responsabilité de ce qui s’est passé cette nuit. Pour être franc, je ne pense pas que nous aurions pu faire autrement. La ruse des Solkariens n’a pas rendu leurs flèches moins mortelles. Nous ne pouvions reprendre la route sans nous débarrasser des archers. Vous avez agi au mieux, et votre idée d’enflammer les flèches est une trouvaille remarquable. — Nous la devons à Lord Kentigern, monseigneur. — Vraiment ? fit Lathrop en tournant un regard étonné vers Aindreas. — Ne soyez pas aussi surpris, Tremain. Il m’arrive encore d’être lucide. — On dirait, en effet. » Aindreas fut forcé de sourire. Il avait toujours apprécié Lathrop de Tremain. Gershon se dirigea vers les hommes. Aindreas n’avait pas besoin de l’entendre pour imaginer sa harangue. Il avait lui même exhorté ses hommes au combat. D’ordinaire, les beaux discours ne changeaient pas grand-chose aux faits, mais au son de la clameur qui accueillit les propos de Gershon, il se dit que cette fois, ils avaient de l’impact et pouvaient faire la différence. Ils se remirent en marche et, très vite, Aindreas s’aperçut qu’ils gagnaient du terrain. Les Aneiriens changeaient de tactique, songea-t-il avec plaisir. Ils ralentissaient le pas, car ils venaient de comprendre qu’ils allaient être pris en tenaille entre deux armées d’Eibithar. La matinée s’écoula, et la distance qui les séparait ne cessait de se réduire. Le chant des hommes de Gershon était réjouissant. Maintenant, les Solkariens devaient entendre leurs refrains. Qu’ils les entendent, se dit Aindreas, qu’ils les entendent et qu’ils tremblent ! Sa confiance ne l’empêchait toutefois pas de scruter l’horizon. Les combats étaient engagés. Le champ de bataille était trop loin pour se faire une idée du déroulement précis des opérations, mais les lignes de front semblaient stables. Le carnage cependant devait être terrible. « Nos soldats pourraient bien faire pencher la balance. » Lathrop chevauchait à ses côtés. « Oui, s’ils ne s’entre-tuent pas tous avant notre arrivée. — Pardonnez-moi de vous poser cette question Lord Kentigern, mais mon devoir pour le roi m’y oblige. Pouvons-nous être sûrs de votre fidélité jusqu’à la fin ? » Cette question, qui n’aurait pas dû le blesser, atteignit le duc en plein cœur. Il aurait dû s’y attendre et rester de marbre. Il avait choisi seul le chemin sur lequel il s’était engagé. Sa décision de rejoindre Gershon et ses hommes n’avait aucune raison d’effacer l’arrogance bien réelle dont il avait fait preuve à l’égard de Glyndwr et de ses alliés. Pourtant, parce qu’il avait toujours cru Tremain différent des autres, parce qu’il avait espéré plus de compréhension de sa part, sa question le meurtrit profondément. « Oui, Lord Tremain, répondit Aindreas d’une voix blanche. Vous pouvez me faire confiance. Avant de quitter Kentigern, je vous ai fait le serment, à vous et aux autres, sur la mémoire de Brienne, de demeurer fidèle à votre roi. Me croyez-vous capable de la déshonorer de cette façon ? — Aindreas, je suis désolé. Je devais… — Non, l’interrompit sèchement le duc. Vous ne deviez rien. » Il éperonna sa monture et s’élança, préférant chevaucher seul le reste de la matinée. À midi, ils avaient rattrapé le temps perdu pendant la nuit. Ils étaient également assez proches des combats pour distinguer les couleurs des fanions qui dansaient dans le vent au-dessus des armées du royaume. Le pourpre et or d’Eibithar flottait sur la garde royale, et avec elles, Aindreas voyait les couleurs de Thorald, Heneagh, et bien sûr, celles de Curgh. Devant le brun et or de la maison de Javan, le duc sentit l’ouragan familier de chagrin, de fureur et du désir aveugle de vengeance se déchaîner dans sa poitrine. Lathrop n’avait peut-être pas eu tort de l’interroger sur ses intentions, se dit-il. Car face à la perspective de se battre aux côtés du duc de Curgh, son orgueilleux rival, ses résolutions n’avaient plus grand poids. Son fils n’avait pas assassiné Brienne, se répéta-t-il, les dents serrées. C’était l’œuvre ignoble des Qirsi. Il le savait, il en avait la preuve. Mais sa haine des Curgh était si tenace que, même encore, il avait du mal à la contenir. Le ralentissement, puis l’arrêt de l’armée d’Aneira lui apportèrent un peu de répit. Les yeux sur l’ennemi, le véritable ennemi – en tout cas le plus proche – Aindreas vit un groupe d’archers, une centaine d’hommes, se détacher du reste et se positionner devant leurs lignes. Il supposa qu’un nombre semblable de soldats faisait de même face à l’armée du roi. « Archers ! » hurla Gershon d’une voix puissante. Son ordre, relayé par ses lieutenants, traversa les rangs et plusieurs centaines de soldats, arcs bandés, rejoignirent la tête de la colonne, prêts à tirer. Cette manœuvre opérée, Gershon lança l’ordre de resserrer leur écart. Ils avancèrent. Une fois ses hommes presque à portée des Solkariens, le capitaine leva la main, et les archers entreprirent le premier assaut. Les Solkariens tentèrent de répliquer, mais avec leurs pertes, et la division de leurs hommes en deux sections, ils n’étaient plus guère nombreux. « Ils se concentrent sur le roi, fit Gershon d’une voix tendue. Ils vont l’attaquer en premier. » Le mouvement des troupes semblait lui donner raison. Car au-delà des archers qui malgré tout envoyaient leurs flèches, Aindreas vit les fantassins se regrouper pour une attaque au nord de leurs lignes. « S’ils arrivent à percer jusqu’à l’empire, nous sommes perdus. » Au moment où les Aneiriens partaient à l’attaque, un coup de vent puissant et brutal, visible aux seuls mouvements de l’herbe, s’élevait devant eux. Parmi les archers de Gershon, plusieurs retinrent leur riposte pour échanger des regards stupéfaits. Le capitaine, les yeux tournés vers le ciel, observait les quelques nuages épars comme s’il s’attendait à voir un monstre en descendre et se précipiter pour les balayer tous. Le vent avait pris une telle ampleur qu’il soufflait maintenant sur eux, et Aindreas lui-même dut s’accrocher à sa monture. « Ce n’est pas naturel, cria-t-il pour couvrir le rugissement de l’air. C’est un vent sorcier. Cela ne fait aucun doute. — J’ai bien compris, approuva Gershon en croisant son regard. Mais, par les démons et toutes les flammes, quel Qirsi est assez puissant pour soulever à lui seul une telle tempête ? » REMERCIEMENTS Une fois de plus, tous mes remerciements à mon merveilleux agent, Lucienne Diver ; à mon directeur de la publication, Tom Doherty ; à l’équipe formidable de Tor Books, en particulier David Moench et Fiona Lee ; à Carol Russo et son équipe ; à Terry McGarry pour son amitié et son incroyable minutie de correctrice ; à mon remarquable éditeur et excellent ami Jim Frenkel ; à ses assistants, Liz Gorinsky et Stosh Jonjak, et ses stagiaires dont David Polsky et John Payne. Comme toujours, toute ma gratitude à Nancy, Alex, et Erin, que j’aime plus que je ne saurais dire. D.B.C. Table des matières Personnages 1 2 3 4 5 6 7 9 10 11 12 13