PROLOGUE Luana, pendant la neuvième année du règne d’Hanish Mein CE N’AURAIT DÛ ÊTRE QUE LUI. LUI SEUL. Ravi le cria encore et encore, sautant en l’air pour attirer l'attention. Il se fraya un chemin parmi les autres enfants et agrippa toutes les capes rouges à sa portée. Les soldats l’ignorèrent ou le bousculèrent, certains le rouèrent de coups de cravache. Ravi hurlait de plus belle. Ils commettaient une erreur ! Il irait avec eux, où qu’ils veuillent l’emmener. Il leur obéirait, ferait tout ce qu’ils exigeraient de lui, mais Mór ne devait pas connaître le même sort ! Elle était le seul autre enfant de leurs parents. Ils avaient besoin d’elle. Sans elle, leur mère ne survivrait pas. Il l’avait entendue le dire plus d’une fois. — Je vous en prie ! cria-t-il. Relâchez-la ! Laissez-la rentrer à la maison ! Un soldat au corps massif se tourna vers lui. Il était plus petit que la moyenne, avec un torse épais, la peau tannée et les cheveux aussi rêches que les piquants d’un porc-épic. Sa chemise écarlate était tendue à craquer sur son ventre. Il saisit le menton de Ravi et se pencha vers lui. Son souffle empestant l’oignon balaya le visage de l’enfant. — Vous appartenez tous les deux au Quota, dit-il avec un accent inconnu de Ravi. Tu comprends ? Vous êtes du lot. Deux pois de la même cosse, deux chiots de la même portée. C’est comme ça, gamin. Accepte-le et ta vie ne sera pas si mauvaise. Puis l’homme le repoussa. Quand Ravi s’accrocha à son bras, le soldat grommela qu’il avait été assez patient. Il serra le poing et frappa le garçon sur le nez. Pour Ravi, tout devint noir un instant et quand il reprit ses esprits, il resta là, toussotant, à moitié assommé, les lèvres et le menton barbouillés de sang. — Ravi… La voix de sa sœur finit par l’atteindre. C’était en partie à cause d’elle qu’il avait crié. Il redoutait de l’entendre. Il voulut se diriger vers une autre cape rouge, mais Mór le prit dans le piège de ses bras et refusa de le lâcher. — Je t’en prie, arrête ! Ça ne sert à rien. Tu vas seulement les mettre encore plus en colère. Plus en colère ? songea-t-il. Plus en colère ? Quelle importance ? Il faillit se retourner contre sa sœur, mais elle le tenait fermement embrassé, et tout compte fait il ne souhaitait pas vraiment se libérer. Elle avait raison, il le savait. Elle montrait toujours plus de sang-froid que lui. Elle ne se dispersait jamais, comme lui le faisait trop souvent. À la ferme, chaque jour, elle travaillait sans arrêt, et sans hâte. Elle se comportait comme une vieille femme, pensait-il parfois. Mais s’il était plus rapide et plus fort que sa sœur, elle terminait toujours ses tâches la première. En ce moment même, elle montrait plus d’assurance que lui. Cette constatation eut pour effet de le calmer, plus que son étreinte, la lassitude ou les coups reçus. — Viens, dit-elle en tentant de le ramener au milieu des enfants. Il vaut mieux qu’ils ne te voient pas. Ils ne me libéreront pas, tu le sais bien. Et ils risquent de nous séparer si tu continues d’attirer l’attention. Je ne veux pas me retrouver seule, Ravi. Il ne le souhaitait pas non plus. Il se laissa guider, et ils se glissèrent dans la foule jusqu’à n’être plus que deux têtes parmi tant d’autres. Maintenant qu’il avait cessé son esclandre, sa sœur et lui n’étaient pas différents de ceux qui les entouraient. Il identifia quelques habitants du village voisin. Les autres lui étaient inconnus mais, à en juger d’après leurs vêtements, leur comportement et leurs regards apeurés, ils étaient très semblables aux jumeaux. C’étaient eux aussi des enfants de fermiers venus du territoire fertile et isolé situé au nord de la Région des Lacs. Ils avaient été rassemblés près d’une ville. Ils étaient pareils à des moutons parqués dans un enclos et surveillés par des loups en cape rouge. Combien étaient-ils ? Des centaines, se dit-il. Les plus jeunes avaient sept ou huit ans, les plus âgés treize, comme lui et sa sœur. Tous affichaient ce même air hagard et beaucoup chuchotaient avec leurs voisins pour tenter de comprendre ce qui leur arrivait. Les visages étaient crasseux, les joues striées par les larmes. La plupart d’entre eux étaient blonds, avaient une peau douce et claire, de petits yeux enfoncés, et parfois les étrangers se moquaient d’eux car ils les croyaient passifs et peu éveillés. Ce qui n’était pas le cas. Ils vivaient assez au nord pour être négligés par le Monde Connu. Tout avait changé brutalement, Ravi s’en rendait compte, et ce changement semblait déjà irréversible. Les jumeaux s’assirent côte à côte, parmi les autres. Mór demanda à son frère de relever la tête pour lui essuyer la figure avec sa manche. Il obéit à contrecœur et se laissa faire sans parvenir à la regarder franchement. Il n’avait pas encore pleuré, et il craignait de céder aux larmes s’il voyait son visage : les traits de sa sœur étaient un rappel trop douloureux de ce qu’ils avaient perdu. * * * Quelques jours plus tôt, le monde de Ravi se mesurait en vastes terres cultivées et en landes autour de son village, au nord de Luana. La petite maison familiale était posée sur une colline entourée de champs de pommes de terre rouges à la chair douceâtre – une des principales productions locales. Les demeures de leurs voisins les plus proches ponctuaient l’horizon, séparées les unes des autres d’environ un kilomètre. Un paysage isolé, humide chaque matin et généralement frais pendant la journée, quelle que soit la saison. Le quotidien de Ravi consistait à assumer sa part des tâches qui aidaient à faire vivre modestement une famille de quatre personnes. Son père était un homme placide, aux grandes mains, qui claudiquait à la suite de quelque blessure d’enfance. Sa mère avait les dents de travers et ne les cachait pas, car elle riait autant qu’elle parlait. Elle avait perdu deux enfants en couches avant de donner naissance aux jumeaux. La chose n’était pas rare. Si elle était triste malgré tous ses sourires, elle prenait soin de n’en rien laisser paraître. Il avait rêvé de s’échapper pour une existence plus excitante, peut-être en embarquant sur un navire marchand, à moins qu’il rejoigne les gardes qui patrouillaient parfois dans la province, ou qu’il vole un cheval et parte à l’aventure. Mais rien ne s’était passé comme il se l’était imaginé. Les hommes en cape rouge étaient arrivés aux heures les plus sombres de la nuit. Le garçon entendit frapper à la porte. Un moment plus tard, son père grommela quelques mots, la porte grinça et des murmures s’élevèrent. Ravi crut qu’un des voisins venait demander de l’aide. La ferme près des marais avait récemment connu des problèmes avec des voleurs de moutons. Peut-être voulaient-ils organiser une traque. — Ravi, chuchota Mór depuis sa couche, de l’autre côté de la pièce, qui est-ce ? Il lui fit signe de se taire. Il repoussa son drap, avec l’intention d’aller sur la pointe des pieds jusqu’à la porte, avant de se figer, les doigts crispés sur le tissu. Un cri avait retenti dans la pièce principale, puis il y eut le bruit d’un objet – une chaise, lui sembla-t-il – que l’on renverse, des pas sur le sol en terre battue. Une autre exclamation furieuse, suivie de jurons et de sons qu’il identifia comme des coups de poing. Il fit basculer ses jambes hors du lit et posa les pieds sur le sol. La lumière qui filtrait autour de la porte dansa et devint plus vive. Il la regarda fixement, tandis que Mór retenait son souffle. La porte de leur chambre s’ouvrit brusquement, à la suite d’un coup de pied botté. Les torches illuminèrent la pièce avec une intensité cruelle, et dans cet éclat émergèrent les corps massifs d’homme vêtus d’écarlate. Le premier traversa la chambre et abattit une main sur le cou de Ravi. Il se pencha pour dévisager le garçon, la torche si près de sa tête que ses traits étaient un mélange d’ombres et de rehauts. Un deuxième se dirigea vers Mór. Il était moins brusque. Il plaça un doigt sous le menton de la jeune fille et tourna son visage pour que son acolyte puisse le voir. — Oui, vous êtes les deux faces d’une même pièce. Vous ne faites qu’un, ensemble dans le ventre de la mère, ensemble dans le destin. Les membres de votre conseil nous ont dit vrai. Allez, debout tous les deux. Nous ne vous ferons pas de mal si vous venez bien sagement. Il était à la fois brusque et déterminé. Il faisait preuve d’une telle autorité naturelle que Ravi se leva sans même y penser. Mór et lui furent poussés dans la pièce principale. Ce que le garçon vit alors ne devait rester que par fragments dans sa mémoire – des images incohérentes saisies pendant qu’il trébuchait sous les bourrades. Il vit le visage de sa mère, bouche ouverte, les dents pareilles aux crocs d’un loup ou d’un ours. Du regard il chercha son père. Il ne put le trouver. Un groupe d’hommes se tenait près du poêle ; leurs bras et leurs jambes s’agitaient comme ceux d’un monstre improbable. Il ne put l’apercevoir dans cette confusion, mais il eut la certitude que son père était au centre. On le mena sans ménagement vers la porte. Son pied accrocha le seuil et il s’écroula de tout son long à l’extérieur, dans la nuit. Il roula sur le sol et eut un moment de lucidité quand il vit les hommes qui sortaient derrière lui. Des capes rouges. Ils portaient des capes rouges ! Cela signifiait que Mór et lui allaient être livrés aux Dévoreurs ! Des garçons plus âgés le lui avaient affirmé : de temps à autre, le roi du Sud envoyait ses chasseurs à travers la Candovie à la recherche d’enfants dont son dieu aimait à se repaître. Ravi n’y avait jamais cru. Cela ne s’était jamais produit de son vivant, et il savait que les garçons plus âgés étaient cruels, et surtout menteurs. Mais à présent, il était à terre, son père était roué de coups, sa mère avait le masque d’une louve, sa sœur poussait des cris de protestation… Sa colère fut instantanée, et totale. Il donna un coup de pied à l’homme penché vers lui et l’atteignit de biais au menton. Sa fureur en fut redoublée et il décocha coup sur coup, ses jambes se repliant et se détendant comme des pistons tandis qu’il se tortillait sur le sol. Étouffant un juron, l’homme recula précipitamment, pour revenir aussitôt à la charge. Cette fois, il mit toute la puissance de son corps dans la pointe de sa botte. Ravi essaya de la saisir et de déséquilibrer son assaillant, mais celui-ci se dégagea et frappa de nouveau. D’autres se joignirent à lui. Ravi perdit connaissance. Il ne garda donc aucun souvenir de la façon dont on les jeta dans un chariot qui attendait au bord de la route. Il n’entendit pas davantage les gémissements de sa mère, ne la vit pas apparaître sur le seuil de la maison, retenue par un soldat à la poigne de fer. Et Mór ne lui en dit rien. Pourtant il le sut. Aussi sûrement que si sa sœur lui avait prêté ses oreilles et ses yeux, il sut. * * * Deux jours après que le soldat lui eut écrasé le nez – deux journées interminables de voyage, de coups, deux nuits sans sommeil –, les enfants furent rassemblés avec d’autres groupes venus des villages proches de la côte. Beaucoup de familles s’étaient réunies pour fêter le retour du printemps. C’était peut-être pour cette raison que les jeunes étaient prélevés en si grand nombre. De la façon dont les soldats à la cape rouge se comportaient avec les parents, Ravi ne savait pas grand-chose. Ils ne pouvaient tout de même pas tous les rouer de coups ! Peut-être y avait-il là l’explication de la marche forcée qu’on leur imposait. Peut-être… mais Ravi aurait parié qu’il y avait autre chose. À plusieurs reprises, il sentit le parfum entêtant de la brume porté par la brise venant des villes qu’ils contournaient. L’odeur le rendit aussi triste que la fumée de maisons incendiées. Ces villes n’étaient pourtant pas en ruines. Du moins pas au sens propre du terme – le premier qui vient à l’esprit. Aucun d’entre eux ne comprenait ce qui lui arrivait. Oui, ils avaient entendu ce qu’on racontait sur les soldats en cape rouge, les disparitions, mais après tout ce n’étaient que des histoires… On parlait d’un ou deux gamins qui s’évanouissaient dans la nature, tous les deux ou trois ans. Rien de plus. Et il était toujours question d’enfants beaucoup plus jeunes que Ravi et Mór. Ce qui se passait maintenant allait bien au-delà des cauchemars avec lesquels les adolescents s’amusaient à tourmenter les plus jeunes. On les fit avancer à marche forcée toute la matinée et tout l’après-midi. Au crépuscule, ils descendirent des falaises côtières et aperçurent pour la première fois les grands vaisseaux de la Ligue. Il était difficile d’estimer leur taille. Dans un premier temps, Ravi les jugea peu imposants, puis il se rendit compte qu’ils mouillaient assez loin du rivage. Ils étaient immobiles, comme posés sur l’étendue azurée scintillante. Les jumeaux marchaient main dans la main en début de colonne. Ravi sentait le froissement des hautes herbes humides contre ses jambes, et il songea qu’il avait de la chance de ne pas se trouver parmi ceux de l’arrière qui la foulaient sans la sentir. Puis il se dit qu’il était idiot d’avoir de telles pensées. Ce n’est pas possible, pensa-t-il. Pas possible. Mais ils continuaient de marcher, et le monde entier semblait ligué contre eux. Il serra un peu plus fort la main de sa sœur et observa les navires. Cette nuit-là, ils dormirent sur l’étroit ruban sableux dominé par les falaises écroulées d’où les guetteurs les surveillaient. Certains des enfants avaient peur de l’océan et pleuraient. Ravi avait envie de leur crier d’arrêter, mais il savait que cela aurait été un acte de méchanceté gratuite et risquait d’aggraver la situation pour des êtres aussi innocents qu’il l’était lui-même. Il n’en restait pas moins furieux, et il ne voulait surtout pas que cette colère se dissipe ou qu’elle soit vaincue par la peur ou la docilité. Il avait l’intention de s’en servir. — Jure-moi que tu ne leur céderas jamais, dit-il. C’étaient les premiers mots qu’il prononçait depuis un certain temps. Il avait parlé sans regarder sa sœur. Ses mains griffèrent le sable humide et l’égrenèrent. Mór ne répondit pas, et il se tourna vers elle pour l’étudier à la lueur jaunâtre des feux qui entouraient le campement. Il prit ses deux poignets dans ses mains et les serra fort. — Ne te soumets pas. Jure-moi que tu ne te soumettras pas ! Sa sœur semblait abattue. — Ravi, comment faire autrement ? Tu les as vus… Il rapprocha son visage du sien. — Promets ! Ne leur cède pas. Jamais. Elle protesta, lui expliqua qu’elle serait obligée d’obéir pour éviter des sévices pires encore, mais il l’interrompit. — Tu n’écoutes pas. Ce que je veux dire, c’est que tu ne dois pas te considérer comme une esclave, quoi qu’ils puissent te forcer à faire. Ces capes rouges prétendent que nous appartenons à d’autres personnes, maintenant. Ils disent que nous ne sommes plus nos propres maîtres, et que nous n’avons plus de parents. Mais ce sont des menteurs. Je veux que tu t’en souviennes toujours. Tu penses aussi que ce sont des menteurs, n’est-ce pas ? Il attendit qu’elle ait hoché la tête pour continuer : — Ne l’oublie jamais. Ne les laisse pas te faire croire que leurs mensonges sont la vérité. Souviens-toi que tu es Mór, la sœur de Ravi et la fille de nos parents. Promets-le moi. Elle le lui promit, et il lâcha enfin ses poignets. — Pourquoi dis-tu ça ? fit-elle. Tu agis comme si nous étions séparés, et nous ne le sommes pas. Tiens-toi tranquille, n’attire pas l’attention et ils nous laisseront ensemble. Il ne dit rien, et il fut heureux qu’elle ne lui demande pas de promettre, comme il venait de le faire avec elle. Pendant la nuit, il décida de ce qu’il allait faire. Et c’était tout sauf chercher à passer inaperçu. Mór ne comprendrait pas, mais s’il parvenait au résultat escompté, elle verrait plus tard qu’il avait eu raison. Sans trop savoir comment s’y prendre, il était déterminé à tenter sa chance. Il était certain de sentir quand le bon moment se présenterait. * * * Hormis les vaisseaux de la Ligue eux-mêmes, les barges qui approchèrent du rivage le lendemain matin étaient les plus grandes structures conçues par l’homme que Ravi eût jamais vues. Basses sur l’eau et rectangulaires, elles aplatissaient les vagues sous elles. Elles étaient faite d’un matériau gris ardoise terne qui semblait absorber la lumière du soleil. Le garçon n’aurait pu dire ce qui les propulsait, mais quelque chose le faisait assurément, avec une lenteur inexorable. Et il y avait des gens à bord. Peu nombreux, et encore trop éloignés pour qu’on puisse les distinguer clairement. Cinq se tenaient debout sur une plate-forme. Ils ne bougeaient pas et n’étaient que des silhouettes, mais Ravi eut la certitude qu’ils le toisaient tous. Les enfants sur la plage étaient pétrifiés, comme si cette chose silencieuse et ses passagers étaient plus effrayants que tout ce qu’ils avaient déjà connu. Ils se mirent à murmurer. Près des jumeaux, un garçon lâcha : — C’est de la sorcellerie. Personne ne le contredit. — Ne mouillez pas vos pantalons, s’esclaffa l’un des soldats. Mais regardez-vous donc ! Bouche bée comme des carpes ! Un autre fit un commentaire sur l’odeur des sous-vêtements souillés. Un troisième, un peu plus loin, ironisa sur l’énorme billot flottant qui venait vers eux. — Pourquoi font-ils ça ? se demanda Ravi à haute voix. Veulent-ils nous terroriser encore plus ? Sa sœur ne répondit pas, mais lui prit la main. La barge approchait. On discernait mieux les personnes sur la plate-forme, à présent. Elles étaient enveloppées dans des vêtements à capuchon du même gris lugubre que le vaisseau. Les vagues écrasées par la coque vinrent lécher les pieds des enfants. Ils reculèrent, sentirent la pression exercée par ceux qui se trouvaient derrière eux et commencèrent à paniquer. L’affolement se propagea en un instant. Ravi entendit les soldats rivaliser de railleries. Ils avaient prévu ce qui se produisait. Ils savouraient le désarroi des enfants. Un cri sortit de ses lèvres : — Nous ne sommes pas des esclaves ! Sans même s’en rendre compte, il libéra sa main d’une saccade et pivota sur lui-même pour s’époumoner dans toutes les directions, par-dessus la tête des autres gamins presque tous plus petits que lui. — Vous entendez ? Nous ne sommes pas des esclaves ! Sa voix dut porter loin, car un grand nombre de visages se tournèrent vers lui, des visages ronds, d’autres émaciés, les yeux creux, les joues crasseuses. Dans leurs regards, il crut voir l’approbation, le désir de le croire, et il pensa qu’il pouvait transformer cette lueur en un brasier rebelle. — Il ne suffit pas qu’ils disent que nous sommes esclaves pour que ce soit vrai. Nous ne sommes pas ce qu’ils prétendent ! Sa voix enfla encore. Il leur demanda de se rendre à l’évidence. Ils étaient des centaines, des milliers sur cette plage, les capes rouges une poignée seulement. Comment ces quelques lourdauds pouvaient-ils réduire en esclavage une telle multitude ? Il donna lui-même la réponse : — Parce que nous les laissons faire ! Les soldats l’avaient repéré. Ils se concertèrent, puis deux d’entre eux convergèrent vers lui. Le plus proche était une brute dont les épaules massives semblaient contenir toute la colère du monde. Ravi saisit Mór par le bras et l’entraîna. Ils se faufilèrent dans la foule avec une agilité d’anguille. Il ne cessait de répéter au passage qu’ils n’étaient pas des esclaves. Il incitait les autres à combattre, à fuir, à faire n’importe quoi, sauf se soumettre. Il ignorait s’ils comprenaient vraiment ce qu’il leur disait, ou si le chaos avait pris le dessus, toujours est-il qu’ils s’agitaient en tous sens. Ils frappaient les hommes qui voulaient se saisir d’eux. Une marée d’enfants renversèrent un soldat et le piétinèrent en fuyant sur la plage. « Vers la liberté », songea Ravi. Il était conscient des suppliques de Mór, mais elles ne comptaient pas. Il la tenait par le poignet et faisait ce qu’il devait faire. Il était en train de tout changer. — Ils ne peuvent pas nous arrêter ! Courez ! Rentrez chez vous ! Il venait de faire volte-face une fois encore, prêt à fuir si le soldat s’était trop rapproché. Il fallait rejoindre ceux qui couraient sur la plage. C’était ce que Mór voulait, il n’en doutait pas, et ils allaient y arriver. Il se tourna juste à temps pour recevoir en plein front le bâton lancé par le soldat avec une force et une précision étonnantes. Sa tête fut rejetée en arrière, et malgré lui il leva les yeux vers le ciel lourd de nuages. Il ne sentit plus ses jambes. Il tomba à la renverse d’un bloc, et l’arrière de son crâne heurta le sable compact. Il en resta abasourdi, le souffle coupé, un bras levé, mais sa main ne tenait plus celle de sa sœur. Et soudain, un poing se referma sur son poignet, et une ombre envahit le ciel. Le soldat le remit debout d’une traction, le fit tourner en l’air et le précipita de nouveau au sol, face la première. Puis il pressa un genou dans le dos de l’adolescent, et appuya de tout son poids. La bouche de Ravi forma un O quand l’air fut expulsé de ses poumons. Il voulut inspirer, mais l’homme l’écrasait comme s’il voulait lui enfoncer son genou à travers le corps. — Qu’est-ce qu’on fait de lui ? grogna-t-il. — Achève-le, répondit un autre soldat d’une voix calme. Il est inutile, mais nous avons toujours la fille. Le nombre sera respecté. La tête contre le sable humide, les poumons vides et les yeux embués de larmes, Ravi aperçut le couteau. Et derrière l’arme, il vit sa sœur qui le regardait avec une expression de désespoir déchirant. Un soldat la tenait par les épaules, même s’il était évident qu’elle ne cherchait pas à résister. Il aurait voulu lui dire de détourner les yeux, mais il en était incapable. Et ce ne fut pas nécessaire. Quelqu’un d’autre attira l’attention de Mór, quelqu’un que Ravi ne pouvait voir et dont l’apparition sembla tétaniser sa sœur, sans que sa détresse décroisse. — Attendez, ordonna une autre voix. Ravi ignorait à qui elle appartenait, mais son autorité était indéniable. Le timbre en était étrange, avec des inflexions aiguës, alors que l’homme avait parlé posément. Le couteau s’immobilisa dans l’air. — Il a en lui le feu qui dévore la mort, dit l’autre. Il y a plus de vie en cet enfant qu’en quiconque. Je lui vois une utilité : je pense que les Auldeks l’apprécieront. PREMIÈRE PARTIE LES FLOTS GRIS CHAPITRE PREMIER Le Talay, pendant la neuvième année du règne de Corinn Akaran QUAND LE GUETTEUR BALBARA DONNA L’ALARME, la princesse Mena Akaran se leva de son tabouret sans perdre un instant. Elle sortit du cercle où elle était assise avec ses officiers et gravit la pente sableuse jusqu’à la crête au pas de course. Elle se plaça à côté du jeune homme à l’œil vif et suivit la direction qu’il indiquait de son bras tendu. Il lui fallut un moment pour repérer ce qui l’avait alerté, en pleine étendue aride de ce qui était le centre du Talay. La créature elle-même ou les chasseurs étaient trop loin. Seules les volutes de fumée des torches portées par les rabatteurs marquaient leur progression, et une tache jaunâtre au bord du monde qui ne pouvait être que la poussière soulevée par leurs pieds. Ils semblaient être sur l’horizon, mais la princesse savait qu’ils couvriraient rapidement la distance. Elle redescendit la dune et revint auprès de ses officiers. Au capitaine Melio Sharratt, elle confia le signal le plus au sud ; à Kelis d’Umae celui au nord. Ils savaient ce qu’ils devaient faire, leur dit-elle. Ils devaient faire preuve d’une cohésion parfaite et compter sur la chance. Elle les laissa déployer leurs hommes et leur rappela ses instructions, puis elle leur recommanda la prudence. — Vous m’entendez ? demanda-t-elle en se penchant vers le petit groupe. Elle saisit Melio par le poignet sans le regarder. Elle savait que son sourire ne faiblirait pas, quel que soit le danger qui se précipitait vers eux. S’il était devenu chef de l’Élite, cela n’avait en rien altéré sa personnalité. Ses longs cheveux qui retombaient négligemment sur un de ses yeux étaient souvent repoussés en arrière, pour revenir en place peu après. Ils s’étaient mariés cinq ans plus tôt, et si elle n’avait jamais dissimulé aux autres son amour pour lui, pas un jour elle n’avait permis qu’il influât sur son rôle dans des moments tels que celui-ci. Elle parla du même ton que si ses mots s’adressaient à tous, ce qui, d’ailleurs, était le cas. — Je ne veux déplorer aucun mort. Aujourd’hui, seule l’abomination meure. — C’est toi qui tiens de tels propos ? demanda Melio. Est-ce que toi-même tu t’y conformeras, ou est-ce que ce sera comme la dernière fois, avec ce… Mena poursuivit comme si elle ne l’avait pas entendu : — Pas d’autre mort. Cet ordre est valable pour chacun d’entre vous. Nous avons déjà perdu trop des nôtres. Ses yeux se posèrent sur Kelis. Le regard du Talayen était toujours aussi calme. Elle en était venue à beaucoup aimer ce visage à la peau mate et lisse. D’une certaine façon, Kelis était le souvenir vivant de son frère aîné. Aliver était devenu un homme au côté de ce compagnon. Kelis avait connu son frère à l’époque où elle en avait été séparée. Même aujourd’hui, après toutes ces soirées passées à évoquer Aliver avec lui, elle avait le sentiment qu’ils n’avaient pas encore assez parlé. Elle espérait bien partager de nombreuses autres veillées avec le Talayen. Elle prit soin de ne pas croiser le regard de Melio quand celui-ci s’éloigna. S’ils se retrouvaient tous deux indemnes à la fin de cette journée, elle lui montrerait avec toutes les fibres de son corps combien il lui était cher. C’était ainsi qu’ils se comportaient ces derniers temps : distants face au danger, éblouis l’un par l’autre dans les courts répits entre deux traques. La demi-heure suivante fut consacrée à une déferlante de préparatifs. Au milieu de ses soldats à qui elle criait ses instructions, tout en vérifiant personnellement chaque détail, Mena avait la même minceur fougueuse et la même musculature déliée que lors de la guerre contre Hanish Mein. Elle portait toujours l’épée avec laquelle elle était sortie de l’eau, enfant, sur une plage de Vumu, mais elle était très loin de cette fille-là. Son corps souple recélait une énergie durcie par la perte, la guerre et un combat intérieur avec les dons mortels qui semblaient définir sa personne. Il y avait de l’amour en elle, aussi, mais c’était quelque chose qu’elle contrôlait. Cette douceur était très difficile à détecter derrière la férocité de Maeben qui si souvent lui avait servi d’armure. Si elle en avait eu le loisir, elle aurait préféré se consacrer aux aspects plus aimables de sa personne et les approfondir, mais la période qui avait suivi le conflit avec Hanish Mein ne lui en avait guère laissé le temps. Peut-être, quand elle aurait terminé la tâche présente, pourrait-elle poser son épée et s’accorder un peu de repos. Elle ne reprit son souffle que lorsque tout fut prêt. Elle retourna sur la crête et se posta là où le guetteur s’était trouvé. Les terres brûlées qui formaient la peau crevassée du Talay s’étendaient devant elle à l’infini, sous un ciel d’un bleu immaculé. Elle vit la créature prendre forme et devenir plus distincte à mesure qu’elle s’approchait, poussée par la fumée de ses poursuivants vers le piège que Mena lui avait tendu. Ce n’était pas la première de ces abominations qu’elle affrontait. Elle les chassait depuis près de quatre ans. Huit d’entre elles étaient mortes sous ses yeux, mais elle avait aussi perdu des centaines de soldats pour arriver à ce résultat. Et chaque fois, c’était différent. Chaque créature possédait ses propres caractéristiques qu’il fallait prendre en compte pour trouver un moyen de la vaincre. Chaque piège était une construction savamment élaborée qui, en cas d’échec, devait être abandonnée pour préparer une autre stratégie. Tout avait commencé peu après que le Santoth avait déchaîné sa magie perverse sur l’armée meine. Nul ne pouvait dire avec certitude comment les abominations étaient apparues, mais cela avait un rapport avec les fragments de chants du Santoth qui avaient touché les créatures naturelles de ce monde – des sortilèges qui avaient dérivé jusqu’à atteindre des êtres vivants. Dans la grande majorité des cas, les animaux avaient été tellement corrompus par le contact avec la langue du Dispensateur qu’ils en étaient morts : estropiés, rendus difformes, calcinés ou démembrés. Beaucoup s’étaient trouvés pris dans les courants du tissu de l’univers qui les avaient traversés pour les laisser se fondre avec d’autres objets, encastrés dans des arbres ou incorporés à la roche, quand ils n’étaient pas à demi submergés par la terre. Leurs carcasses parsemaient le sol ravagé, un festin pour les charognards. Dans un premier temps, on avait cru que toute créature victime de cette sorcellerie en était morte. Et parce que tant d’humains avaient été touchés ainsi, beaucoup furent achevés, par pure miséricorde. Personne ne souhaitait voir un être aimé souffrir de cette forme de corruption. Depuis toujours, les habitants du Talay racontaient les dommages persistants laissés par le Santoth furieux en marche vers son bannissement. Les Talayens avaient fait le nécessaire pour qu’aucun membre de leur peuple ne répande la contagion. Le fardeau le plus lourd fut cependant porté par les Meins, car ils avaient essuyé le plus fort de la colère des sorciers. En tant que vaincus, ils n’avaient pas vraiment le choix de leur destin. Ceux qui montraient des signes de contamination furent tués, abattus comme des bêtes malades pour préserver le troupeau. La reine Corinn se montra inflexible dans ses consignes à cet égard, et dès les premiers jours de son règne bien peu eurent le front de lui désobéir, ouvertement du moins. Une année après avoir dispersé les cendres de son père et être montée sur le trône, Corinn donna naissance à l’héritier de la nation. Puis des rapports troublants parvinrent en Acacia. Tout d’abord elle n’y vit que l’expression des cauchemars d’une populace épouvantée et harassée. Les antoks avaient fait naître toutes sortes de craintes dans l’esprit des gens, et l’apparence étrange des Hérauts du Santoth avait réveillé de très anciennes superstitions. Pour la première fois depuis vingt-deux générations, la magie avait été lâchée sur le monde. Tout naturellement, les gens s’étaient mis à trembler la nuit et à inventer des histoires de bêtes qui venaient les chasser. Corinn voulut croire que tout s’apaiserait avec le temps. L’ordre naturel des choses refermerait peu à peu les accrocs faits à la trame de la création. Les années passèrent, mais des récits alarmants ne cessèrent de lui parvenir. Sporadiques les premières années, les témoignages se firent plus fréquents, et plus crédibles. Ce qu’on rapportait des particularités de ces monstres différait selon les descriptions. Une excitation croissante gagnait Mena. Dans les collines proches de l’Halaly, une harde de créatures semblables à des boucs dévastait la végétation. Semblables à des boucs, disaient les gens, mais en fait seule leur tête offrait quelque similitude avec les caprins. Pour le reste, leur corps était massif, avec un grand nombre de pattes mal formées jaillissant du tronc aux endroits les plus bizarres, évoquant celles d’une araignée géante plus que de n’importe quel mammifère. Ils étaient aussi imposants que des éléphants, et tout aussi insatiables. Par chance, ils étaient exclusivement herbivores et guère plus difficiles à abattre que des ruminants domestiqués. D’autres créatures avaient un régime alimentaire différent et n’étaient pas aussi aisées à tuer. Les Bethunis parlèrent de serpents munis de pattes nombreuses et capables de ramper comme de courir. Au début, ils avaient trouvé ces créatures divertissantes, jusqu’à ce qu’elles se multiplient à une vitesse telle qu’ils avaient décidé d’agir. Il fut aussi question d’un lion portant sur son dos une rangée d’yeux bleus, de créatures canines assez grosses pour effrayer un laryx, de vautours métamorphosés par les cadavres ingérés au point qu’ils ne pouvaient plus voler. Ils semblaient suivre leur bec énorme en clopinant. Les gens commencèrent à comprendre que ces créatures avaient été contrefaites et non tuées par le Santoth. On les appela les abominations. Quand enfin Corinn reconnut leur existence, elle ordonna leur extermination. C’est Mena qu’elle chargea de cette mission. Elle lui octroya une petite armée et lui présenta cette tâche comme une autre chance de graver son nom au panthéon des grands Akarans. Mena soupçonnait Corinn de vouloir l’occuper intentionnellement, afin de la tenir éloignée des autres affaires de l’Empire. Mais ce n’était qu’un pressentiment et elle se résolut à mener la chasse. Ces monstres étaient bien réels, après tout, et qui mieux que Maeben la Furieuse pouvait les vaincre ? Elle et son armée sillonnèrent le Talay, depuis ses rivages jusqu’au cœur de ses prairies et de ses déserts, dans ses collines et ses montagnes, ses marais et même jusqu’au grand fleuve qui marquait sa frontière avec l’Extrême Sud. Elle ne la franchit pas. Elle n’avait aucun désir d’éveiller de nouveau le Santoth. Nul ne le souhaitait. Elle combattit les créatures individuellement autant que cela lui était possible. Elle les affronta avec l’aide de ceux dont le territoire servait de théâtre à la traque. Ce fut avec les chasseurs bethunis qu’elle alluma les feux destinés à dévorer les monstruosités reptiliennes à pattes multiples devenues assez grandes pour engloutir des chiens et des moutons, et même des enfants. Les guerriers balbaras marchaient à ses côtés quand elle nettoya leur contrée de vautours si énormes que leurs ailes étaient inutiles. Avec les coureurs du Talay, elle traqua le lion aux yeux bleus à travers les prairies, et elle le tua de sa propre main par un jet de lance, après l’avoir épuisé. C’est à cet épisode que Melio avait fait référence un peu plus tôt. Même affaibli par la fatigue et haletant, le lion restait un adversaire redoutable, sa gueule une caverne hérissée de crocs mortels, ses griffes des cimeterres. Mena avait risqué la mort pour porter le coup fatal. Il n’était pas réellement nécessaire qu’elle le fît elle-même, mais il lui arrivait de ne pas pouvoir maîtriser ce genre d’impulsion. Parfois, elle ressentait le besoin d’offrir sa vie en échange de celle prise, simplement pour voir si son heure avait sonné. Quelque part en elle rôdait l’idée diffuse que toutes ces existences qu’elle avait écourtées exigeraient un jour une sorte de retour à l’équilibre. Cela ne lui faisait pas peur. En vérité, il lui arrivait de souhaiter ce moment et d’accepter le jugement des esprits. Jusqu’à maintenant, ils n’en avaient formulé aucun. Neuf années s’étaient écoulées depuis le commencement de la nouvelle ère de violence que Corinn appelait « paix ». Mena aurait pu mourir à maintes reprises, et pourtant, pendant tout ce temps, elle n’avait souffert que d’estafilades sans gravité, d’ecchymoses et d’entorses. Le Dispensateur la réservait peut-être pour des circonstances particulières. Peut-être, mais si c’était le cas, pourquoi demeurait-il si totalement silencieux, pour ne pas dire absent ? La créature qu’ils chassaient aujourd’hui, ils avaient retardé l’acte final de sa traque aussi longtemps que cela leur avait été possible. Mena ne connaissait que deux autres abominations, bien qu’elle se refusât à penser à elles pour le moment. Elle devait toute son attention à leur proie actuelle. En la regardant qui approchait, elle fut emplie d’une peur extrême. Ce n’était pas seulement la force brute qui se dégageait d’elle, plutôt la déviance de l’ordre naturel, les possibilités qu’elle suggérait de l’existence de monstres qui viendraient tourmenter l’avenir. Et aussi l’idée qu’ils avaient été introduits dans ce monde par les mêmes sorciers qui avaient sauvé le trône de sa famille à deux reprises. Pour toutes ces raisons, elle estimait de son devoir envers le monde de veiller à l’éradication des abominations. Ce qui se ruait vers elle, poussé dans son piège par les rabatteurs du Talay avec leurs torches, arrivait entouré d’une meute de centaines d’autres créatures hurlantes. Celles-là n’étaient pas contrefaites. C’étaient ce que les Talayens appelaient des tentens, des primates au museau allongé et aux mâchoires de carnivores. Féroces et dangereux à leur manière, ils vivaient depuis très longtemps dans ces plaines. Ils couraient généralement à quatre pattes et se contentaient de manger des arachides ou de chasser des singes plus petits et des rongeurs. Ils ne représentaient aucun danger pour l’homme tant que celui-ci les laissait tranquilles. L’énorme bête qu’ils suivaient courait sur ses deux pattes postérieures dans un balancement rapide, d’autant plus grotesque qu’il était presque humain. De temps à autre, elle devait corriger son équilibre et exprimait alors son indignation en frappant la terre de ses poings noueux. Elle était recouverte d’un pelage laineux formant une grande crinière brun foncé autour du cou, et avait un museau ocre et bleuté prolongeant une face de prédateur. Son crâne culminait à la hauteur de trois hommes et était encore surmonté de deux cornes enroulées qui ajoutaient à sa stature la taille d’un quatrième homme. Ces cornes étaient la seule partie réellement belle de la créature, une perfection striée dans la forme. Magnifiques, certes, mais pas quand elles couronnaient ce monstre mugissant qui ne se trouvait plus qu’à quelques centaines de mètres de distance. Très probablement, la créature avait jadis été un tenten, ce qui expliquait la meute à sa suite. Certains avançaient l’hypothèse qu’elle avait dévoré le corps corrompu d’un animal à cornes, d’où son aspect. Quelle que soit la façon dont elle avait été créée, on ne pouvait pas la laisser vivre. Melio et Kelis avaient atteint leur poste. Plus tôt, ils avaient disposé une série de tas de broussailles espacés afin de former un entonnoir à large embouchure qui devait canaliser la course de l’abomination vers le point choisi. Dès que la créature eut dépassé les premiers, les hommes y mirent le feu. Les broussailles s’enflammèrent instantanément, en dégageant une épaisse fumée noire. Les coureurs accentuaient leur pression, et ils étaient maintenant assez proches pour que Mena entende leurs cris destinés à augmenter la confusion de la proie. La princesse savait que Melio et Kelis ramasseraient leurs torches et se joindraient aux traqueurs pour ajouter leur voix au vacarme. Un peu plus près un autre bûcher s’alluma, puis un autre. Chaque explosion successive rétrécissait le couloir disponible aux créatures et les dirigeait vers Mena et les six arbalétriers qu’elle commandait, chacun assisté d’un aide. — Préparez-vous ! lança-t-elle du ton le plus assuré qu’elle pût prendre. Les tireurs commencèrent à étendre leur ligne pour former un U évasé. Ils se déplaçaient peu à peu, comme s’ils ne voyaient pas les animaux se ruant vers eux. Chacun marchait avec son arme attachée aux épaules et autour de la taille par un harnais. Les arbalètes étaient des engins lourds, faits pour décocher un unique carreau avec une puissance extrême. Un deuxième tir n’était pas envisageable car les projectiles devaient être chargés au moyen d’une tension laborieuse de la corde en position. Au fond du piège en U, les paires se positionnèrent derrière des anneaux en métal arrimés au sol par de longs pieux. C’est au fond de cette nasse que l’abomination et sa meute arrivèrent, dans un nuage grondant de crocs et de colère. Le géant lui-même était furieux. Il exécuta une sorte de danse enragée, frappant le sol, arrachant des poignées de terre desséchée qu’il lançait ensuite au-dessus de sa tête. Ses babines se retroussèrent et ses mâchoires claquèrent en l’air, comme s’il voulait mordre le ciel. Ses yeux jaunes exprimaient une sauvagerie proche de l’agression physique. Campé sur ses deux pattes arrière, il écarta les bras et se martela la poitrine. Autour de lui, les centaines de tentens l’imitèrent. La cacophonie de la scène, ce pandémonium, la proximité d’une telle fureur animale étaient presque impossibles à contempler sans que l’on cède à la panique. Mais Mena ne broncha pas. Elle patienta plusieurs minutes, pour leur laisser le temps de s’habituer à la situation, et elle demanda à ses soldats de garder leur calme en attendant d’agir. Maintenant que les animaux se trouvaient dans le piège, les arbalétriers occupant l’extrémité des deux branches du U les refermèrent lentement, de sorte que les hommes formaient un grand cercle sans brèche, avec en son centre les créatures. Ils se placèrent autour des anneaux et des pieux qui leur avaient été assignés. Les rabatteurs du Talay et le reste des chasseurs se disséminèrent sur tout le pourtour du dispositif pour le renforcer. C’est seulement quand tous furent en position que Mena leva un bras. Le moment était arrivé, et si chacun faisait ce qui avait été convenu, tout serait terminé dans quelques… Cela se produisit avant qu’elle eût le temps de l’empêcher. Un des arbalétriers tira prématurément. Le carreau fila dans l’air avec toute l’énergie dégagée par le relâchement du câble tendu au maximum. La force du coup aurait renversé l’homme si son aide ne l’avait pas ceinturé des deux bras pour absorber le choc. Au projectile était attaché une fine corde. Elle se déroula en sifflant. Le carreau atteignit l’abomination en pleine poitrine, sans la blesser. La puissance de l’impact renversa la créature dans une agitation soudaine de membres et de cornes. Elle se releva aussitôt et resta immobile un moment, déconcertée et pantelante, au milieu des tentens. La plupart hurlaient toujours et montraient les crocs. Quelques-uns gisaient sans vie sur le sol, là où le monstre les avait écrasés dans sa chute. L’abomination saisit la hampe du carreau et l’arracha d’une saccade. Les barbelures déchirèrent ses chairs, mais si elle ressentit de la douleur elle n’en montra rien. Elle examina le projectile comme si c’était une chose vivante qui pouvait encore la blesser. Son regard se fixa sur la cordelette et la suivit pour s’arrêter sur l’arbalétrier. Avec un rugissement elle saisit le filin et le tira rapidement, entraînant les deux hommes vers elle, d’abord sur leurs pieds puis à plat ventre, jusque dans la masse enragée des tentens. Les imbéciles ! songea Mena. Ils avaient oublié ses consignes. Ce qu’elle fit alors, elle le fit d’instinct, sans hésiter. Elle se précipita en avant, dégaina son épée de Marah tout en criant, dans l’espoir de détourner l’attention de la bête. Alors qu’elle approchait des premiers tentens elle décrivit de larges moulinets avec son arme, et la lame trancha dans la fourrure, la peau et les os. Les primates bondirent en arrière et sur les côtés en crachant et en claquant des mâchoires. Elle trouva les deux hommes toujours liés l’un à l’autre, qui se débattaient et hurlaient sous un grouillement de tentens déchaînés. Les animaux ne prirent conscience de son arrivée que lorsqu’elle moissonna leurs têtes, sectionna leurs pattes et les éventra dans un déluge de coups qui aspergea les deux hommes de sang et d’entrailles. Une vague de soldats se rua à son secours. Elle tendit le bras en arrière pour l’arrêter. — Non ! s’écria-t-elle. S’ils ne stoppaient pas net, ils allaient briser la cohérence du piège. Alors ils ne seraient plus positionnés comme il avait été prévu et seraient incapables d’accomplir la dernière phase du plan. Le chaos s’imposerait et elle ne serait qu’une parmi les victimes de cette erreur. — Non ! lança-t-elle encore. Ils se figèrent, hésitants. C’est alors qu’un autre tenten bondit sur elle. Elle l’esquiva avant de lui trancher les pattes dans un mouvement coulé. — Allez ! siffla-t-elle. On se dégage ! Du plat de sa main libre, elle frappa l’arbalétrier, puis elle se redressa, tout en dégainant son autre lame. L’abomination n’était qu’à une trentaine de pas. Elle s’était immobilisée et contemplait la guerrière. Pendant quelques secondes, ce fut une statue au sein d’un tourbillon de mouvements. Mena crut lire quelque chose qui ressemblait à une curiosité intelligente sur le mufle du monstre. Il sembla afficher une expression d’étonnement : ses sourcils se relevèrent légèrement, tandis que les commissures de ses babines frémissaient. Elle n’avait pas encore remarqué à quel point ses mains étaient semblables à celles d’un humain, avec de longs doigts presque délicats qui caressaient la corde. Elle eut le sentiment qu’ils partageaient ce moment de silence, et que la créature allait dire ou faire quelque chose. Mais l’abomination ne prononça aucune parole. Elle parut se lasser d’observer la jeune femme, et ses mains tirèrent de nouveau sur la corde. Quand celle-ci fut tendue, Mena la coinça entre ses deux lames et la trancha. Déséquilibrée, la bête chuta une nouvelle fois. La guerrière se tourna alors vers les deux hommes qu’elle poussa jusqu’à ce qu’ils se relèvent et regagnent la sécurité du cercle. — N’oubliez pas vos anneaux ! cria-t-elle. Attachez les cordes ! À ces mots, la princesse leva le bras et le laissa immédiatement retomber. Avant que sa main n’ait atteint sa cuisse, ses généraux avaient crié en réponse. La seconde suivante une pluie de carreaux et de cordes s’abattit sur l’abomination. Beaucoup la touchèrent au poitrail et à l’aine, dans les reins et le cou, lui transpercèrent le mollet pour aller se ficher dans la cheville de l’autre patte. Plusieurs passèrent à travers la courbe de ses cornes et les filins s’y emmêlèrent quand elle pivota sur elle-même. Quelques projectiles atteignirent les tentens, en empalant deux ou trois à la suite avant de perdre toute vélocité. Et ceux qui ratèrent leur cible filèrent droit sur les hommes placés de l’autre côté du cercle. C’est alors que les aides entrèrent en jeu, tirant les soldats en arrière. Les cordes se tendirent avant d’atteindre l’autre côté, et même quand les arbalètes étaient arrachées des mains de leur tireur, elles étaient retenues par le harnais. Une fois toutes les cordes attachées aux anneaux, des archers s’avancèrent entre les arbalétriers et décochèrent par-dessus la créature des flèches elles aussi reliées à des cordes. D’autres hommes les ramassèrent en bout de course et les deux extrémités des cordes furent aussitôt nouées aux anneaux. Ainsi, le réseau de liens était encore renforcé, qui emprisonnait l’abomination et un certain nombre de tentens. Mena observa la manœuvre jusqu’à ce que la créature blessée et couverte par cet entrecroisement de filins se retrouvât pressée contre le sol aride. Elle se détourna quand les lanciers halalys entrèrent dans le cercle munis de leurs longues piques capables de tuer les tentens à distance. Le vacarme était toujours aussi intense, mais elle savait que le plus dur était derrière eux. Melio la rejoignit alors qu’elle marchait d’un pas lent vers l’élévation rocheuse d’où elle souhaitait contempler de nouveau l’horizon, pour voir l’immensité du monde et s’en émerveiller. — Il faut vraiment que tu laisses d’autres que toi risquer leur peau dans ces occasions, dit-il avec un sourire en coin. Tu as de la chance que tes hommes te redoutent autant qu’ils redoutent ta mort. Si ce n’était pas le cas, ils se seraient certainement précipités sur l’abomination, et tout aurait échoué. Mais tu le sais. Tu as réussi, et pourtant tu n’éprouves aucune joie. — Comment vont les deux hommes ? demanda-t-elle. Il repoussa les cheveux de son visage et la regarda avec attention. — Ceux que tu as sauvés ? Je crois qu’ils sont blessés, mais ils survivront pour raconter cette journée. — Les autres ? — Quelques blessures sans gravité, des morsures. Il posa la main sur son bras, la fit pivoter et l’attira à lui. — Mena, tout s’est bien passé. Tu devrais en être satisfaite. Ce soir, dansons comme le font les Halalys et réjouissons-nous qu’une abomination de moins foule cette terre. Essaie donc de voir les choses ainsi. Mena accepta son étreinte, la reçut avec plaisir même, et elle aurait voulu rester nichée dans ses bras plus longtemps qu’elle ne se le permettait en public. Mais elle ne pouvait pas être satisfaite. Pas totalement, du moins. Elle n’oublierait jamais les yeux de la bête. * * * Cette nuit-là, après les réjouissances, elle rêva du regard de la créature. Elle se réveilla sans trop savoir où les événements réels finissaient et où ceux du rêve commençaient. Elle se dit que c’était ce songe qui la mettait mal à l’aise, et non la réalité. Il n’était pas possible qu’elle ait vu l’éclat de l’intelligence dans les prunelles de l’abomination. Elle n’avait pas entendu ses pensées, du moins pas tant qu’elle était en état de veille. La créature n’avait pas exprimé une haine de son espèce qui, dans sa puissance raisonnée et frémissante, allait bien plus loin que celle de n’importe quel animal. Tout cela n’avait existé que dans ses rêves. Bien sûr. Seulement dans ses rêves. Étrange, néanmoins, qu’elle ait tant de mal à faire la part de la vérité et de l’imagination si peu de temps après les événements. Elle décida d’envoyer une lettre à la reine pour l’informer qu’ils avaient une abomination de moins à traquer. Elle n’en dirait pas plus. Elle continuerait d’agir. Elle continuerait de croire. CHAPITRE DEUX DANS LA SALLE DE TRAVAIL JADIS FRÉQUENTÉE PAR SON PÈRE, la reine Corinn Akaran était penchée sur le bureau, bras écartés et paumes plaquées sur le bois poli. Les manches évasées de sa robe formaient une sorte d’écran qui protégeait ce qu’elle lisait de tout autre regard. Il n’y avait qu’elle dans la pièce, mais elle savait, mieux que quiconque dans le palais, que sans yeux derrière la tête elle ne pouvait jamais avoir la certitude d’être aussi seule qu’elle le croyait. Elle aimait adopter cette posture lorsqu’elle souhaitait concentrer toute son attention sur un document. Elle se tenait alors au-dessus de lui, aussi immobile qu’un faucon en vol prêt à fondre sur un rongeur au sol. Neuf ans avaient passé depuis qu’elle avait arraché l’Empire acacian à l’emprise d’Hanish Mein. Neuf ans à porter le titre de reine. Neuf ans à assumer le lourd fardeau de la nation. Neuf ans pendant lesquels elle n’avait eu pleinement confiance en personne. Neuf ans où elle avait pris soin de ne montrer d’elle que certains aspects, et à certaines personnes, sans jamais se dévoiler totalement à une seule. Neuf ans à être mère. Neuf ans à étudier en secret, à apprendre le langage divin. Sa beauté était telle que bien peu remarquaient les effets du passage des saisons sur elle. Elle était assez svelte pour être enviée par des femmes de dix ans plus jeunes, assez fraîche pour représenter l’idéal de filles qui n’avaient pas encore à se comparer à elle, assez séduisante dans ses robes soigneusement coupées pour que les hommes la suivent des yeux sans même le vouloir. Aucun de ceux qu’attirait la gente féminine ne manquait de remarquer la beauté de sa bouche sensuelle, son teint légèrement mat ou les courbes parfaites de ses épaules et de ses hanches. Quand une beauté aussi éclatante avait-elle personnifié un pouvoir aussi grand assumé par une telle intelligence ? Quand un visage aussi ravissant avait-il dissimulé de tels calculs ? Elle avait surpris tout le monde par son accession soudaine au pouvoir, et ceux qui l’avaient connue dans sa jeunesse en étaient restés stupéfaits. Corinn était consciente de tout cela. Elle mettait un point d’honneur à se tenir au courant de tout. Elle savait que dans la ville basse on l’appelait « la Rose à crocs ». Elle aimait ce surnom. Elle savait quels nobles étaient encore assez fous pour espérer partager sa couche : un mouvement se dessinait au Sénat pour la pousser au mariage. S’ils l’avaient pu, ils auraient fait en sorte qu’elle ait un héritier légitime pour écarter le fils d’Hanish. Mais ils ne le pouvaient pas. Elle savait quels sénateurs la détestaient le plus pour la façon dont elle limitait leurs pouvoirs, quels clans et quelles tribus s’irritaient le plus de sa récente décision d’imposer une monnaie unique, le hadin, que seule la réserve royale était en droit de frapper. Elle savait quels nobles dresser les uns contre les autres dans ses efforts subtils et complexes pour réaliser ses projets. Elle était heureuse de savoir toutes ces choses, car grâce à elles la balance penchait toujours en sa faveur. Elle tenait fermement les rênes du pouvoir, et elle avait l’intention de les tenir encore plus fermement dans un avenir très proche. Si l’élaboration épuisante de tous ces stratagèmes nécessaires à sa charge ciselait de fines ridules aux coins de ses yeux, tant pis. Si elle avait les hanches et la poitrine plus pleines qu’avant son accouchement, quelle importance ? Et si elle marchait plus sur les talons que sur la pointe des pieds, qu’il en soit ainsi. Elle avait été une belle jeune fille, mais elle était très consciente qu’il existait d’autres façons d’être belle pour une femme. Elle n’avait pas encore l’âge de sa mère telle qu’elle en gardait l’image dans ses souvenirs, ce qui signifiait qu’elle n’avait pas encore atteint celui de se mesurer à sa propre idée de la beauté. Et de la mortalité. Ce jour viendrait, elle ne l’ignorait pas, mais pas avant longtemps. Pour le moment, son apparence physique était un don à utiliser aussi promptement que la dextérité avec une épée. Son véritable pouvoir résidait maintenant dans son esprit, ses pensées, et sa capacité à déjouer les manœuvres d’autrui grâce à cette intelligence dissimulée derrière une façade des plus agréables. Elle n’avait jamais été cette enveloppe sans cervelle à laquelle tant de personnes avaient cru pouvoir la réduire. Il lui avait seulement fallu une colère immense pour éveiller enfin ses talents laissés trop longtemps en sommeil. Pour cette colère, elle devait remercier Hanish Mein. À sa manière, elle s’en souvenait chaque jour. Sur un coin du bureau se trouvait une lettre provenant des établissements vinicoles de Prios. Leurs raisins étaient à point, annonçaient-ils. Ils seraient heureux de commencer la production de masse dès que la reine les en chargerait. Qu’elle donne son assentiment, et ils entameraient la phase de mise en bouteille. Parfait, se dit-elle. Les gens avaient l’esprit clair depuis trop longtemps. Ils ne tarderaient pas à se plaindre, et ce pour de très bonnes raisons. Le document qu’elle étudiait présentement était le dernier des rapports commandés sur l’état de l’agriculture dans le nord du Talay. Sa teneur n’avait rien de plaisant. Alors que le centre de cette contrée avait toujours été aride, le nord était resté modérément tempéré. Les courants marins dominants et les vents qu’ils généraient apportaient assez d’humidité pour conserver à ces terres une fertilité satisfaisante, laquelle permettait la production de céréales, de fruits et de légumes que les compagnies maritimes commerciales troquaient ensuite sur les côtes de la Mer Intérieure et même jusqu’à l’Archipel de Vumu. Les denrées récoltées, à leur tour, étaient envoyées dans la région centrale du Talay en échange de bétail qu’on y élevait et de minerais qu’on y extrayait. Cet équilibre durait depuis des générations. C’en était fini. Les ravages de la guerre et la magie du Santoth avaient laissé ces plaines desséchées. Quelque chose dans ces événements avait modifié le cours des vents. À présent, une brise brûlante balayait les plaines et l’humidité maritime s’évaporait avant même qu’elle ne touche le sol. De ce qu’on disait à Bocoum, le seul brouillard visible s’obstinait à demeurer au large, les narguant tel un mirage qui apparaissait chaque matin mais n’approchait jamais. Dans le Nord, les récoltes avaient décliné année après année, et cet été s’annonçait comme le plus sec jamais connu. L’herbe de blé, habituellement si résistante, se transformait en paille argentée. Elle alimentait les incendies naturels qui noircissaient le ciel de fumée. La dernière fois que les marchands avaient accosté à Bocoum, ils avaient découvert que les Talayens n’avaient quasiment rien à troquer. Au lieu de négocier, les arrivants s’étaient retrouvés à devoir protéger physiquement leurs cargaisons des hordes de fermiers et de citadins que la famine conduisait au désespoir. Et compte tenu de l’importance des courants marins dominants dans la stabilité du commerce intérieur de l’Empire, cette fracture dans la chaîne commerciale risquait d’avoir des répercussions considérables. Qui aurait imaginé que le manque d’eau dans une seule région pouvait affecter aussi profondément la prospérité de nations entières, à des centaines de lieues à la ronde ? C’était là une menace bien plus sérieuse que n’importe laquelle des abominations que sa sœur chassait, et la gravité du péril n’échappait pas à la reine. Le problème exigeait toute son attention, et elle était maintenant disposée à la lui accorder. Sa réponse serait simple, vraiment, basique et issue de ses nouvelles capacités à offrir ce que nul autre être vivant ne pouvait offrir. Si ce qu’elle avait projeté se réalisait comme elle le pensait, les habitants du Talay lui trouveraient certainement un autre surnom. Et celui-là serait élogieux, à n’en pas douter. Peut-être le choisirait-elle elle-même pour le faire murmurer parmi la populace, jusqu’à ce que les gens l’adoptent, tout en leur laissant croire qu’ils l’avaient inventé. Elle en était venue à penser que les noms avaient un pouvoir. Un grand pouvoir. Le sifflet en os avec lequel les gardes à sa porte l’avertissaient d’une visite lui parvint, deux notes qui identifiaient la personne : Rhrenna, sa secrétaire, la parente d’Hanish Mein qui avait été une sorte d’amie durant ses années de captivité à la cour meine. Corinn l’avait préférée à Rialus Neptos, l’autre rescapé non familial de son ancienne vie. Il était son confident en bien des domaines, certes, mais elle ne pouvait supporter sa présence en continu. Il lui était plus confortable que ce rôle fût joué par une femme – et une femme qui lui était réellement redevable. Pendant un certain temps, après sa soudaine accession au pouvoir suprême, Corinn avait cru Rhrenna tuée lors du massacre des Meins qu’elle avait orchestré avec l’aide des Numreks. Plusieurs semaines s’étaient écoulées avant qu’on ne découvrît la jeune femme cachée dans un navire marchand au large des côtes aushéniennes, en compagnie d’une partie de ses suivantes. Quand elle fut ramenée sur Acacia, Corinn l’accueillit avec un sentiment oscillant entre l’affection sincère et le soulagement. Il était bon de savoir que tous ceux qu’elle avait condamnés à mort n’étaient pas perdus à jamais. La survivante lui donnait l’occasion d’accorder l’amnistie, et la reine avait besoin de cela. Rhrenna entra. Elle était mince et pâle, séduisante à sa façon avec son ossature fine, mais elle donnait l’impression que la munificence d’Acacia ne parvenait pas à la nourrir de manière satisfaisante. Elle parlait d’une voix agréable faite pour chanter, ce qu’on lui demandait d’ailleurs souvent en fin de banquet. — Excusez-moi, Votre Majesté, mais vous avez de la visite. Sire Dagon et sire Neen de la Ligue sollicitent une brève audience. — Dagon et Neen ? Je ne savais pas qu’ils étaient sur l’île. — Oui, ils viennent de débarquer. Ils se confondent en excuses, mais jurent que l’affaire est urgente. Selon les usages, les Ligueurs auraient dû en faire officiellement la demande au moins trois jours à l’avance. Corinn aurait beaucoup aimé leur opposer une fin de non-recevoir, mais elle savait que par la suite elle s’interrogerait sans arrêt sur la raison de cette venue précipitée. Mieux valait donc entendre maintenant ce qu’ils avaient à dire. Elle chercherait plus tard la vérité derrière le voile de leurs propos. Elle les reçut dans la salle prévue à cet effet, près du balcon principal, une pièce vaste et ouverte au soleil sur toute sa longueur. Au lieu de profiter de la vue, cependant, elle s’assit dans un fauteuil à haut dossier, avec l’éclat du jour dans son dos. Ses doigts enveloppèrent les extrémités arrondies des accoudoirs. — À quoi dois-je ce plaisir inattendu ? demanda-t-elle en croisant les jambes quand ils s’approchèrent. Deux sires venant me voir en même temps. Un honneur rare. — Tout le plaisir et l’honneur sont pour nous, dit sire Dagon qui inclina lentement la tête à la manière des Ligueurs. — Nous implorons votre pardon pour cette intrusion, ajouta sire Neen. L’affaire est d’une importance considérable, Votre Majesté. Nous nous devions d’attirer votre attention au plus tôt. Les deux hommes se lancèrent alors dans les politesses rituelles et égrenèrent les platitudes comme s’ils semaient des pétales de rose qui allaient parfumer la pièce. Ils étaient vêtus d’amples vêtements en soie luxueuse de leur secte, et se comportaient avec la dignité compassée de moines. Ils n’appartenaient pourtant pas à une organisation religieuse, leur doctrine principale étant centrée sur un appétit insatiable du profit, mais ils constituaient une caste très fermée qui suivait un chemin mystérieux connu de bien peu de non-initiés. Physiquement, ils étaient toujours émaciés, souvent très grands, avec un cou allongé par un processus d’étirement qui durait toute leur vie. Dès le plus jeune âge, leur crâne était comprimé pour prendre une forme conique qui finissait par devenir définitive. On racontait qu’ils fumaient leur propre brume condensée, d’une variété tellement puissante qu’elle aurait tué un être humain normal, et que cette drogue accroissait leur longévité. Mais comme personne en dehors de la Ligue ne savait quand un seul d’entre eux était né, ou quand ils mouraient, il était impossible de vérifier cette rumeur. Ils parlaient du même ton doucereux que si leur visite n’avait eu d’autre motivation que les rapports sociaux, mais Corinn remarqua qu’aucun des deux n’avait sorti sa pipe à brume. Ce détail, plus que tout le reste, indiquait qu’ils étaient pressés d’en venir au fait. Elle fut trop heureuse de les y inciter. — Sires, prenez un siège, je vous en prie. Je sais votre temps précieux. J’espère que vous n’avez rencontré aucun problème avec l’additif ? Vous m’avez affirmé qu’il était parfaitement au point. — Il l’est ! Il l’est ! s’exclama sire Dagon. À l’heure actuelle il est livré à Prios avec les instructions les plus précises. Non, il s’agit d’autre chose… Il s’interrompit un instant, s’éclaircit la voix et commença : — Nous avons toujours parlé franc, vous et moi. Je ne tournerai pas plus longtemps autour du pot. Mentalement, Corinn leva les yeux au ciel. La franchise sans détour de la Ligue avait beaucoup en commun avec les ronces qui étouffaient les collines le long des fleuves du Senival. On pouvait s’emmêler dans cette « franchise », et se trouver piqué par un millier d’épines qui s’enfonçaient toujours plus quand on voulait les combattre. Il était vrai qu’elle connaissait sire Dagon depuis plus longtemps que sire Neen, et elle se sentait un peu plus à l’aise avec lui. Ensemble, ils avaient conclu l’arrangement visant à retirer le soutien de la Ligue à l’effort de guerre d’Hanish et posé les bases de leur coopération. Ce n’étaient pas des détails dont elle était fière, mais la réalité du pouvoir imposait ce genre de compromis. Sa plus grande concession avait été d’accorder à la Ligue la possession des îles du Lointain. La chaîne d’îles au sable blanc qui avait jadis été le refuge de Dariel pendant sa période de piraterie abritait maintenant une série de plantations destinées à l’élevage du Quota. Les Ligueurs estimaient nécessaire que la structure fonctionne en vase clos, afin d’éviter toute influence extérieure. Personne ne pouvait commercer ou interagir avec la population des élevages. De plus, les éleveurs eux-mêmes n’avaient aucun souvenir autre que leur vie sur ces îles. C’était pour cette raison que la Ligue acquérait des enfants depuis maintenant tant d’années. Il faudrait encore un certain temps avant qu’ils ne soient en capacité de produire réellement le Quota que sire Dagon et ses pairs visaient, mais, dès lors, ils seraient totalement autosuffisants. Les esclaves planteraient et cultiveraient leur propre nourriture. Ils échangeraient des denrées et des biens entre eux, à l’intérieur d’un système qui ne coûterait rien à l’Empire. Ils ne seraient au courant de rien d’autre que de l’existence que la Ligue leur organiserait. Et – sire Dagon en avait fait la promesse personnelle à la reine – cette existence connaîtrait la stabilité et même un certain confort. Une fois que la Ligue aurait mis en place une politique d’autonomie apparente, ainsi qu’une doctrine religieuse adaptée à la situation, les esclaves ne se sentiraient même plus esclaves. Tout cela avait pour résultat qu’ils offriraient leurs propres enfants sans poser de question. Une île différente les recevrait à chaque âge, pour que les parents n’aient pas le temps de trop s’attacher à leur progéniture. Celle-ci ne connaîtrait jamais vraiment ceux-là. La Ligue ne lui avait pas donné plus de détails, et elle n’en avait jamais demandé. Le simple fait qu’elle ait autorisé cette opération constituait un lien bien assez fort entre eux, qui tiendrait bon pendant des générations, pensait-elle, peut-être vingt-deux de plus, comme cela avait été le cas pour l’arrangement initial consenti par Tinhadin. En avait-elle parfois la conscience troublée ? Oui, mais une fois encore ces choses participaient des nécessités de sa charge. — Je n’en attendais pas moins de vous, mon cher Dagon, dit-elle sur un ton qui, malgré sa courtoisie, n’excluait pas une autorité intentionnelle, et vous pouvez compter sur la réciproque. Poursuivez. Le Ligueur hocha la tête, les yeux mi-clos comme si cette réponse était pour lui une douce mélodie. — Reine Corinn, vous ne pouvez ignorer que la Ligue vous tient en très haute estime. En vérité, nous n’avons pas eu une foi aussi complète en un Akaran depuis de nombreuses générations. N’y voyez nulle intention d’insulter vos ancêtres, bien sûr, seulement l’affirmation que nous trouvons votre règne remarquable, pour jeune qu’il soit. — Et plein de promesses, glissa sire Neen avec un large sourire. Il avait les dents limées, non en pointe mais en arrondi, si bien que chacune ressemblait à ses voisines, dans une uniformité mesurée. Il y avait dans les prunelles du Ligueur un manque d’émotion presque reptilien que Corinn ne pouvait – ni ne souhaitait d’ailleurs – pénétrer. Elle ignorait lequel avait le rang le plus élevé, elle ignorait également où et comment sire Neen avait servi la Ligue avant de prendre la direction du projet des îles du Lointain. Jamais ils ne lui avaient révélé ces précisions, et jamais elle ne les avait questionnés sur ces détails. En dépit de leur déclaration de franchise, les deux hommes consacrèrent quelques minutes supplémentaires à louer la paix qu’elle avait apportée, et ils se déclarèrent certains que l’Empire serait bientôt plus prospère qu’il ne l’avait jamais été. Finalement, Corinn leva un simple doigt. — S’il vous plaît, vous vous écartez de nouveau du sujet. Que voulez-vous réellement me dire, ou me demander ? Les deux Ligueurs échangèrent un regard et semblèrent décider que le moment était venu. Ce fut sire Neen qui répondit : — Il s’est produit un développement… malencontreux. Récemment, à l’automne pour être précis, nous avons cherché à nous renseigner sur les Auldeks. — Vous avez cherché à vous renseigner ? — Il n’a jamais existé peuple plus fermé et maladivement porté sur le secret que le Lothan Aklun, déclara sire Dagon sans réaliser tout ce que sa remarque pouvait avoir d’ironique venant de lui. Les Lothans sont pour les Auldeks ce que nous sommes pour vous. Ils ne constituent pas un marché avec lequel vous commercez : ce sont simplement des marchands très influents dans les Autres Contrées. Corinn l’interrompit : — C’est un détail que la Ligue a mis du temps à divulguer. — Si nous nous sommes montrés aussi réticents à le faire, c’était parce que nous en savions et en savons toujours très peu nous-mêmes. Une information incorrecte n’est pas meilleure que l’ignorance, je suis sûr que vous serez d’accord sur ce point ? Il marqua une pause, mais trop courte pour que la reine ait le temps de répondre. — Les Autres Contrées sont vastes, et les Auldeks sont puissants : c’est tout ce que nous savons. Vous le comprendrez aisément, ce n’est quasiment rien. Nous sommes donc arrivés à la conclusion que désormais, puisque nous entrons dans une ère nouvelle sous votre direction, il était essentiel d’en apprendre davantage sur cette nation dont nous dépendons tant. — Vous avez envoyé des espions chez eux ? — Exactement. — Mais avant que nous apprenions grand-chose, intervint sire Neen, un de nos agents a été démasqué et capturé. Il a été… convaincu de trahir les autres agents. Beaucoup ont été arrêtés et questionnés. — Combien ? demanda Corinn. — Oh ! fit Dagon avec une moue semblant indiquer que le nombre exact n’avait pas d’importance. Vingt-sept. — Vingt-sept ? Êtes-vous fous ? Neen caressa son col doré et la silhouette de dauphin qui y était dessinée en relief. — C’est un territoire très étendu. Un ou deux espions ne nous auraient rien révélé. Nous aurions perdu notre temps sans pour autant éviter les risques. Nos espions étaient très bien entraînés, disciplinés et se fondaient parfaitement parmi les autres esclaves adultes. Nous avons tous été stupéfaits que l’un d’eux ait été démasqué, et plus encore qu’il ait livré les autres. — Il semble que le Lothan Aklun emploie des formes de torture très persuasives, dit l’autre Ligueur. Les mains de Corinn pianotèrent sur le bois des accoudoirs. Elle attendait davantage. — Vous avez donc été pris en flagrant délit d’espionnage. Quelle a été la réaction du Lothan Aklun ? — Pour résumer, dit sire Neen, cette affaire nous a mis dans une position délicate. Nous pensons que nous serions grandement aidés par une intervention directe de votre part. Nous ferons nos propres excuses directement aux deux parties, mais si vous vous rangiez à nos côtés, tout en affirmant votre complète innocence dans cette affaire, notre position s’en trouverait renforcée. Le Lothan Aklun doit se faire à l’idée que la Ligue et la couronne acaciane sont indissociables. — Vous voulez que je leur dise que vous êtes mes intermédiaires préférés, c’est bien cela ? Et si eux-mêmes offraient de meilleures conditions que vous ? Les deux hommes parurent atterrés, mais elle n’y crut pas une seconde. C’était pure comédie. Rien ne pouvait les déstabiliser. Sire Dagon reprit la parole. — Votre Majesté, vous n’avez aucune idée du genre d’erreur que constituerait un tel geste. Corinn sourit. — Pourquoi ne pas me l’expliquer, alors ? Sire Dagon lui montra les paumes de ses mains tout en recourbant ses longs doigts. Un geste assez étrange dont elle ne perçut pas complètement la signification. — Vous et les nombreuses générations d’Akarans à venir perdriez la vie à vouloir connaître les multiples aspects de la duplicité des Lothans. Ce sont des êtres vils, sans aucun scrupule, et ils chercheraient à vous tromper de toutes les manières possibles. C’est seulement parce que nous, la Ligue, avons déjoué leurs manigances depuis des siècles que de telles choses vous sont épargnées. Ils n’aimeraient rien tant que se repaître de votre ignorance sur leur façon de faire. — Et la Ligue contrôle les Flots Gris, ajouta sire Neen en montrant une fois encore sa dentition effrayante. Sans nous, vous ne pouvez pas plus atteindre le Lothan Aklun qu’il ne peut vous atteindre. Nous seuls avons parcouru cet océan immense avec succès, malgré tous les dangers qu’il recèle. — C’est ce que l’on m’a raconté à maintes reprises. — Si vous le désirez, dit sire Dagon, vous pourriez vous en rendre compte par vous-même. Nous avons reçu du Conseil de la Ligue l’autorisation de vous proposer la traversée pour les rencontrer. Rien ne convaincrait mieux le Lothan Aklun de la puissance de notre partenariat que de vous voir à nos côtés. Corinn considéra les deux hommes un moment. Elle s’efforçait de les percer à jour sans rien trahir de son effarement devant cette offre. Depuis que durait le commerce du Quota, aucun Akaran n’avait rencontré le Lothan Aklun. La Ligue avait jalousement veillé à conserver l’exclusivité des contacts. Si la proposition était sincère, alors les sires devaient être réellement inquiets. — Je ne puis quitter Acacia en ce moment, répondit-elle enfin. J’enverrai donc mon frère, le prince Dariel. Il sera porteur d’un message de moi pour le Lothan Aklun. Il devrait être de retour sur Acacia dans quelques jours. Il saura apaiser les Lothans, et ensuite il retournera à ses activités. Elle n’aurait pu dire s’ils étaient satisfaits ou non de sa déclaration, car pour les Ligueurs la dissimulation était aussi essentielle à leur existence que la respiration. Elle se leva, les congédia dans les formes et promit de régler avec eux les détails dans les prochains jours. Quand elle se retrouva seule quelques minutes plus tard, la reine retourna derrière son bureau. Elle s’efforça de se remémorer chaque mot prononcé et chaque geste. Les Ligueurs ne lui avaient pas tout dit, c’était une évidence. Ils lui cachaient sans doute certains aspects de cette affaire qu’elle aurait tout bénéfice à connaître. Elle ordonnerait à Rialus d’envoyer ses rats découvrir ce qu’ils pouvaient. Quant à son frère, il serait effectivement profitable qu’il les accompagnât. Il fallait saisir l’occasion avant que la Ligue ne trouve un moyen de se tirer de ce mauvais pas. Elle entendit quelqu’un entrer dans la pièce. Elle ne souhaitait pas être dérangée, mais son agacement se dissipa bien vite. À la rapidité de son pas et parce que le sifflet n’avait pas annoncé son arrivée, elle sut qui arrivait avant même qu’il parle. — Mère, regardez, fit une voix d’enfant. Regardez ce que j’ai appris. Corinn se redressa et posa les yeux sur son fils Aaden qui traversait la pièce d’un pas décidé. Il tenait à la main une épée d’entraînement, en bois, une version plus légère et courte destinée aux enfants. Le choix était approprié, puisqu’il n’avait que huit ans. — Regardez, je vais effectuer la première partie de la Première Forme. Sans attendre l’accord de sa mère, il écarta les pieds et mit l’épée en position. Il s’apprêtait à affronter un adversaire imaginaire. Corinn sourit. Son petit Édifus à Carni, qui s’imaginait déjà semeur de carnage ! Il n’avait pas connu un seul jour de guerre dans sa vie, et pourtant il était déjà impatient d’en découdre. Le garçon se déplaça avec cette concentration singulière qu’ont les enfants lorsqu’ils s’appliquent. Il fit un pas de côté et frappa, para et pivota sur la pointe des pieds. Il chancela une ou deux fois et corrigea un mauvais placement, mais tout le temps de l’enchaînement il resta tellement concentré qu’il respirait à peine entre ses lèvres serrées. Sa mère l’observait et prêtait peu d’attention à la Forme elle-même. Elle le regardait fixement, stupéfaite par l’acte de création qui l’avait amené à la vie. C’était elle qui avait conçu cet enfant ! Cet être humain fini, exquis. Comment était-il possible qu’elle ait eu le pouvoir de dessiner cette bouche adorable et de l’emplir de ces petites dents parfaites ? Et ses yeux… gris tachetés de marron, presque trop grands pour son visage. Mais quand il serait devenu adulte, ils attendriraient tous ceux sur qui ils se poseraient. Avait-elle réellement réalisé ce prodige ? Le garçon tournoya dans un mouvement soudain et ses longs cheveux ondulés volèrent dans l’air autour de lui. Corinn avait toujours le sentiment qu’elle devrait les lui faire couper court et net. Mais elle n’avait jamais le cœur d’en donner l’ordre. Durant les premiers mois, elle avait tenu ce garçon dans ses bras et caressé sa tête chauve, elle avait suivi du bout des doigts les légers creux de son crâne. Il lui avait semblé si vulnérable, alors. Il était resté ainsi pendant près d’une année, avant que ses cheveux commencent à s’épaissir et à s’allonger. Elle avait eu la crainte de voir apparaître une crinière de ce blond paille typique des Meins, mais avec le temps elle avait aimé les regarder et les toucher. Comment aurait-elle pu faire autrement que l’adorer ? C’était la chevelure de son fils. À dire vrai, il était également le fils d’Hanish Mein. On le voyait aux reflets dorés dans ses cheveux bruns, à la ligne déjà affirmée de sa mâchoire et à la forme de sa bouche. Ses traits arboraient parfois l’air rêveur d’Hanish, une expression aimable qui avait souvent dissimulé ses véritables pensées et intentions. Oui, c’était bien le fils d’Hanish. Chaque jour, Corinn vivait avec la conscience de ce fait. Mais il ne porterait pas le nom du traître. Il était officiellement un Akaran, et sa mère était le seul parent dont il avait besoin. Si quelqu’un voulait prononcer le nom de son père, inutile de chercher ailleurs que dans la lignée des Akarans. Une fois, elle avait rabroué sèchement un ambassadeur assez impertinent pour la questionner sur les origines de l’enfant. Aaden était un Akaran, le fils d’Édifus, de Tinhadin et de tout autre Akaran qui avait arpenté le Monde Connu. Il portait le même prénom que le premier-né de Tinhadin. Corinn espérait que ce choix serait prophétique. Elle trouvait gênant qu’il n’existe pas de terme spécifique pour décrire l’amour qu’un parent ressent pour son enfant. Avant Aaden, elle en avait su si peu sur la question. Pendant toutes ces années, elle n’avait rien compris de ce que sa mère et son père avaient enduré pour élever quatre enfants. Sa stupidité de naguère lui restait sur le cœur. Elle craignait qu’un jour futur elle regarde en arrière avec plus de sagesse et découvre que celle qu’elle était aujourd’hui, à trente-trois ans, mère d’un enfant unique, veuve de l’amant qui avait planifié son assassinat, sœur d’un frère et d’une sœur vivants et d’un frère disparu, avait été ignorante d’un sujet capital. Elle gardait ces pensées secrètes, bien sûr. Pour le reste du monde elle n’était que certitude inébranlable. Et pourquoi en eût-il été autrement ? Elle était la souveraine d’un vaste empire et la gardienne du savoir le plus puissant que le monde ait connu. Elle devait à son peuple de ne jamais faillir dans la moindre de ses actions. Hésitation, circonspection, doute : c’étaient là des signes de faiblesse, le genre de défauts qui avaient empêché son père d’être un grand roi et provoqué la chute de l’Empire pour un temps. Peu importe, se dit-elle. Acacia avait maintenant une grande reine. La nation connaîtrait la prospérité grâce à cela, elle se l’était juré. Une reine forte, et une mère qui élèverait le prochain roi. C’était ce qu’Aaden était destiné à devenir, même si le monde n’en était pas aussi certain qu’elle. Né hors de toute union officielle, Aaden n’avait pas l’assurance de monter sur le trône. Il pourrait lui succéder, mais pas vaincre les défis et les protestations d’autres familles apparentées à Édifus par les hommes, les Agnates, ceux qui auraient préféré qu’elle prenne l’un d’eux pour époux et porte un héritier légitime. Par ailleurs, tout enfant né du mariage de Mena ou Melio aurait l’avantage dans la succession. Mais un tel cas de figure n’existait par encore, et Corinn saurait les surprendre. Malgré l’implication dont il venait de faire preuve, le jeune escrimeur abandonna complètement son rôle dès qu’il arriva au terme de la séquence mémorisée. Il laissa pendre mollement son épée au bout de son bras et s’avança vers le bureau de sa mère en affichant une soudaine expression d’ennui. — C’est à peu près tout ce que je sais, je voulais apprendre la fin, mais Thotan a dit qu’on devait commencer par le commencement. — Aaden, c’est merveilleux, lui dit la reine. Un jour, tu seras un bretteur redouté. Meilleur que Dariel, j’en suis sûre. Meilleur même que Mena ! L’enfant accepta le compliment avec un petit hochement de tête, avant d’affirmer qu’il était déjà très bon escrimeur. Pas besoin d’attendre « un jour » pour le reconnaître. Néanmoins, quelque chose dans la réflexion de sa mère parut raviver sa concentration. Il reporta son attention sur la Forme, et la détermination creusa des lignes sur son front, tandis que la pointe de sa langue apparaissait coincée entre ses dents. — J’ai beaucoup apprécié ta démonstration, dit Corinn, mais il est temps que tu me laisses. J’ai des affaires urgentes à régler. — Très bien, fit le garçon avant de baisser la voix et de prendre un ton de conspirateur. Mais avant, montrez-moi quelque chose. Un animal. Créez quelque chose que je n’ai encore jamais vu. Non ! Créez quelque chose que personne n’a jamais vu. Corinn balaya la pièce d’un regard rapide. — Aaden, tu sais bien que je n’aime guère faire de telles choses ici, avec tous ces gens trop curieux qui traînent. — Mais il n’y a personne ici ! rétorqua l’enfant dans un murmure et en se penchant vers elle. — Attends que nous soyons de retour à Calfa Ven. — Mère ! Juste une fois, et je m’en vais. Vous ne m’avez rien montré depuis une éternité. Nous sommes seuls. Voyez. Corinn prit le temps de vérifier que la pièce était bien vide, que nul ne les observait ou ne se trouvait à portée de voix. Ce qui ne lui plaisait pas, elle l’accordait rarement à autrui, mais il lui était difficile de refuser quoi que ce soit à Aaden. Ou, à vrai dire, elle ne voulait pas lui refuser quoi que ce soit. Le plaisir qui envahissait alors le visage de l’enfant était pour la mère une source de joie incomparable. — Va d’abord t’assurer que la porte est bien fermée, dit-elle. Contournant le bureau, elle se retira dans la petite alcôve située à l’angle de la pièce, hors du champ de vision si quelqu’un faisait irruption sans s’être annoncé. C’eût été un acte d’une imprudence inenvisageable, bien sûr, mais elle préférait multiplier les précautions. Quand elle fut certaine qu’ils ne seraient pas dérangés, et tout en gardant une partie de ses sens en alerte pour surveiller le déplacement des personnes dans les couloirs proches, Corinn se mit à chanter. Elle le fit doucement, comme si elle souhaitait tirer les mots d’un bol invisible et peu profond placé sur le sol devant elle, pour les diriger avec soin afin qu’ils ne débordent pas du récipient imaginaire. Elle modula des paroles qui n’étaient pas des paroles, des sons qui charriaient les éléments de l’existence, les fils qui formaient la trame de la vie. Sans quitter des yeux la zone au-dessus du bol, elle sentit Aaden s’approcher et sut qu’il se tenait à côté d’elle, les yeux écarquillés. Si on lui avait demandé d’expliquer comment la langue du Dispensateur agissait, elle en aurait été incapable. Ce n’était pas une pratique logique menant d’une phrase à la suivante, mais une langue jamais figée, qui changeait devant ses yeux et à ses oreilles. Elle avait son ordre propre, oui, une manière de progresser vers une maîtrise toujours plus grande. Et la phase d’apprentissage était indispensable. Depuis des années, Corinn travaillait sur Le Chant d’Élenet, en particulier quand elle était en sécurité avec Aaden et une suite réduite au pavillon de chasse de Calfa Ven. À d’innombrables reprises, le texte inscrit sur ces pages vénérables s’était éveillé pour lui parler, comme si des esprits enfermés dans le parchemin étaient libérés par la caresse de son regard. Ils lui tenaient le véritable langage du Dispensateur. Ils la soumettaient à des exercices, tordaient sa langue autour de mots qu’elle n’avait jamais entendu prononcer. Malgré tout cela, Le Chant demeurait une sorte d’improvisation qui jaillissait de toutes ces heures d’études et avait une existence propre. Même si elle en concevait parfois un certain effroi – il lui arrivait de s’éveiller en sursaut de rêves dans lesquels Le Chant avait soudain tourné au cauchemar –, l’acte en lui-même était d’une beauté si intense qu’elle ne pouvait en rester éloignée très longtemps. Aaden désirait qu’elle chante, mais au fond elle en avait encore plus envie que lui. Et c’est ce qu’elle fit. L’alcôve s’emplit de ses paroles inintelligibles, merveilleuses et porteuses d’un pouvoir presque physique. Le son dansa dans l’air et des rubans invisibles envahirent la petite pièce tels des serpents volants. Ils glissaient en un cercle qui se rétrécit progressivement. Elle y attira le sortilège, l’y prit au piège, emplit le bol invisible de sons qui se contractèrent en une substance plus dense. Bientôt, les paroles de son chant tourbillonnèrent comme des centaines de vairons étincelants qui formèrent un globe grouillant de plus en plus solide. En son centre, une forme commença à émerger. Quelque chose que personne n’avait encore vu : c’était ce qu’Aaden avait demandé. Et c’était ce qu’elle créait par Le Chant. Elle la laisserait vivre là, devant eux, pour quelques instants, puis elle chanterait sa disparition. CHAPITRE TROIS LES GARDES POSTÉS AU NIVEAU LE PLUS BAS DES JARDINS du palais commirent l’erreur de barrer le chemin au jeune homme. L’un d’eux lui demanda ce qu’il voulait, tandis qu’un autre plaquait sa main gauche contre la poitrine de l’étranger, la droite prête à dégainer une dague. Un troisième utilisa son sifflet d’alarme. Tous exprimaient ouvertement leur indignation de voir un ouvrier, un paysan ou qui que ce fût en la personne de cet intrus loqueteux, avec ses cheveux emmêlés, ses mains calleuses et ses pieds nus, tenter de pénétrer dans la résidence royale. Il aurait pu être exécuté sur place pour crime de lèse-majesté. S’ils ne le tuaient pas sur-le-champ, dit le premier garde, c’était uniquement parce qu’ils souhaitaient connaître la raison de cet acte insensé. Pour toute réponse, l’intrus recula d’un pas, posa les mains sur les hanches et resta planté là, souriant. Il savait que ses vêtements étaient plus qu’élimés, défraîchis par ce qui semblait être des années d’usage, raccommodés à certains endroits et déchirés à d’autres. Les ongles de ses orteils étaient couronnés de croissants noirs, et la crasse soulignait les rides de son front, les plis de son cou et le creux de ses coudes. Sa posture était cependant pleine d’une confiance nonchalante. Son sourire d’un blanc éclatant les invitait à discerner la véritable personne derrière cette apparence trompeuse, à reconnaître la joie malicieuse dans ses yeux et à s’interroger. À eux de remarquer la musculature longiligne gravée sous ses hardes, à eux d’identifier son visage pour celui qu’il était et non celui qu’il paraissait être. Ce fut un moment de grande tension, seul le jeune homme semblait ne pas en avoir conscience. Ayant entendu le sifflet, plusieurs autres Marahs approchaient déjà, menaçants, prêts à dégainer leur épée. Parmi eux, il vit le visage d’un homme qu’il connaissait et qu’il n’appréciait pas particulièrement. Rialus Neptos se tenait en retrait des nouveaux arrivants. Il n’avait pas le tempérament guerrier, mais, comme toujours, il était désireux d’observer tout ce qu’il pourrait ensuite rapporter à la reine. Il n’était pas son chancelier, même si la rumeur disait qu’il le croyait, mais tout le monde savait qu’il partageait avec Corinn Akaran une intimité que personne ne parvenait à expliquer. C’était un conseiller pour lequel elle semblait être aussi disponible que pour sa sœur et son frère. Rialus fut plus rapide que les autres à reconnaître le jeune homme. Sa perplexité n’avait duré qu’un instant. — Ne tirez pas l’épée ! cria-t-il en s’avançant. Ne tirez pas l’épée, imbéciles ! Vous ne voyez donc pas que c’est le prince Dariel ? Le deuxième Marah, celui qui avait posé la main sur l’intrus mais n’avait dit mot, se mit à bredouiller : — Prince… Prince Dariel ? Il lança un regard ahuri aux autres, et la perplexité crispa ses traits. Il écarta vivement la main de la garde de sa dague, comme s’il était maintenant effaré de l’avoir effleurée. — Votre Altesse, je ne comprends pas… — Ah ! vous m’avez arrêté, dit le jeune homme en conservant son expression amusée un instant encore, avant de céder à l’hilarité. Et votre manque de compréhension est clair, mon ami ! Vos camarades ici présents n’en sont que plus déroutés. Ai-je donc été absent si longtemps ? Je croyais ne l’avoir été que quelques mois ! Il se tut, mais personne ne prit la parole. — Aucun de vous n’a jamais vu de prince en haillons, dirait-on. C’est l’homme qui donne la valeur aux vêtements, voyez-vous, et non le contraire. Il dansa sur place, soudain aussi léger sur ses pieds que s’il faisait de l’escrime. — Il semble que Rialus Neptos le comprenne mieux que quiconque. Le deuxième garde continuait de bafouiller, tandis que les deux autres imploraient le pardon du prince. Plusieurs des Marahs accourus en renfort s’inclinèrent très bas. Rialus voulut interroger Dariel sur sa mise, parut sentir que ce serait insultant et se mit alors à débiter une série de questions sans laisser de temps pour les réponses. Dariel dit simplement qu’il était là pour voir la reine et lui parler d’affaires d’État. Il devrait sans doute aller la retrouver, mais si Rialus préférait entendre ses explications d’abord… D’un geste de la main, il exprima son indifférence. En ce qui le concernait, il acceptait d’être retardé par tout Marah qui souhaitait des explications. Bien sûr, la reine risquait de ne pas aimer attendre… Un moment plus tard, il était reparti d’un pas alerte, avec derrière lui Rialus qui gesticulait et grimaçait à l’adresse de tout soldat ou garde qui aurait pu avoir l’idée malvenue de s’interposer. Aux expressions étonnées qui lui répondirent, il était clair que bien peu comprenaient le sens de son agitation. Du moins tant qu’ils n’avaient pas reconnu les traits et le port de Dariel. Malgré ses hardes, le prince allait d’une démarche assurée, et il se dégageait de sa personne une impression de vitalité toute militaire. Ceux qui auraient pu être tentés de le questionner s’écartèrent de son chemin. — Ce que j’entends raconter sur vous est-il vrai, Rialus ? demanda Dariel. — C’est-à-dire, mon Seigneur ? Sans ralentir, Dariel regarda le conseiller de travers, et un coin de sa bouche se releva imperceptiblement. — Que vous auriez trouvé l’amour, Rialus. Que vous connaissez maintenant l’harmonie conjugale dans les bras d’une femme qui naguère fut votre servante, je n’avais pas idée que vous aviez une telle ouverture d’esprit, même si j’avais entendu dire que vous vous étiez lancé dans quelque chose comme une quête effrénée de… eh bien, d’une femme pour vous combler. C’était une plaisanterie qui courait depuis des années. Une fois installé dans ce qui avait été une résidence meine sous le règne d’Hanish, Rialus y avait fait venir une domesticité presque exclusivement composée de jeunes femmes aussi jolies que peu farouches. Selon la rumeur, la plupart d’entre elles n’étaient pas très aptes à assurer l’entretien d’une telle demeure, mais elles compensaient cette incompétence par une poitrine souvent très généreuse. Quelques-unes seraient venues directement de maisons closes et n’avaient pour seule tâche que de satisfaire les appétits charnels considérables de Rialus. Qui aurait pu le critiquer, alors qu’il avait été cloîtré tant d’années à Cathgergen ? Sur ce point, Dariel ne le condamnait pas, ni même pour avoir choisi une ancienne servante. Au fond, il enviait la liberté qu’il avait d’épouser qui il voulait. C’était une latitude qui était interdite au prince, et Corinn le lui avait dit sans détour. — Inutile de vous justifier, dit Dariel pour éviter les explications confuses du conseiller, et il le gratifia d’une tape amicale sur son épaule maigre, ce qui fit grimacer le petit homme. Soyez heureux, Rialus. Faites-lui un enfant. Devenez immortel… Le prince ne termina pas sa phrase. Ils venaient d’accéder à un des niveaux supérieurs du parc et il se retourna pour embrasser du regard le panorama. Les terrasses successives d’Acacia qui descendaient vers la mer offraient une vue magnifique. Sous lui, le sol cascadait doucement, étage après étage, formant une sorte de labyrinthe coupé par des escaliers et des murets de fortification, avec de grandes maisons dans les niveaux supérieurs et de plus petites en bas. Corinn avait ordonné qu’elles soient peintes de couleurs différentes afin d’annoncer le retour du règne akaran et de symboliser la nouvelle ère dans laquelle ils entraient, selon elle. C’est pourquoi les toits, les coupoles et les flèches arboraient des teintes bleu ciel, écarlate et orange, brun et argent, qui scintillaient comme le soleil sur l’eau. Pour Dariel, ce spectacle avait quelque chose de clinquant. Un jour, il avait failli faire remarquer que ces couleurs auraient convenu aux goûts flamboyants des pirates pour un avant-poste dans les îles, mais il avait tenu sa langue, certain que Corinn n’apprécierait guère cette comparaison. Quoi qu’il en soit, Acacia avait survécu aux fortunes diverses de ses habitants avec une constance remarquable. Il se demanda si l’île elle-même survivrait à tous les empires et continuerait d’être aussi belle longtemps après que les humains auront cessé de s’en disputer la possession. La mer l’entourerait tout comme aujourd’hui. Le soleil se lèverait à l’horizon et se coucherait sur celui d’en face, exactement comme aujourd’hui. D’une certaine façon, cette idée d’une Acacia déserte était plutôt agréable, quoique Dariel n’eût pu dire pourquoi. Il aurait dû désirer que les siens règnent ici à jamais. Il le souhaitait, bien sûr. Mais il en était venu à penser qu’on peut vouloir dans le même temps une chose et son contraire. Après que le conseiller se fut porté garant de son identité, Dariel le laissa à l’entrée des bureaux de Corinn. Quand il y entra, le prince décela une odeur qu’il sentait souvent autour de sa sœur. C’était tout autre chose que ces mélanges parfumés qui bouillonnaient dans de petits récipients ici et là, autre chose que les fragrances des buissons en fleur entretenus dans de grandes vasques, sur son balcon. Peut-être une huile essentielle qu’elle portait, une odeur qui lui était propre. Mais c’était assez étrange, car il ne la trouvait pas agréable, aussi subtile et épicée qu’elle soit. Corinn l’attendait. Elle était seule, debout dans la pièce, les bras croisés, le visage calme comme si elle avait prévu l’instant précis de sa venue. Elle avait cultivé l’art de toujours paraître prête, de n’être jamais prise au dépourvu. C’était un autre petit détail chez sa sœur qui l’emplissait d’un malaise indéfinissable. Le sourire qui arrondissait ses joues n’aurait pourtant pu être plus spontané et sincère. Et c’était là une autre caractéristique dont il avait pris conscience ces dernières années. Elle était capable de passer en un éclair de cette attitude distante à une familiarité de petite fille, pour redevenir tellement grave qu’il était impossible de l’imaginer gaie. — Quel spectacle tu offres, Dariel ! s’exclama-t-elle. Tu viens te moquer de moi ? C’est cela ? Mais regarde-toi ! — Tu m’as envoyé travailler au sein du peuple comme un esclave, répondit-il en levant les bras et en tournant sur lui-même pour qu’elle profite pleinement de son accoutrement. C’est pourquoi je reviens dans les habits de mon rôle. — Aaden est impatient de te revoir, tu sais ? Mais si tu allais le rencontrer dans cet état, il tirerait sans doute son épée pour te transpercer. Elle s’avança, entra dans l’étreinte de ses bras, le serra une seconde contre elle et recula aussitôt pour l’examiner. — Allons nous asseoir et parlons. Un moment plus tard, ils étaient confortablement installés dans des fauteuils tendus de cuir souple, l’un en face de l’autre, avec entre eux une table basse sculptée dans la pierre. Au centre de celle-ci rougeoyait un petit feu qui dégageait une chaleur intense. Une servante apporta deux gobelets de vin épicé et se retira. Corinn en prit un et le serra dans ses mains pour les réchauffer. — Dis-moi, as-tu accompli ce que tu souhaitais ? Il acquiesça. Il avait sa propre question à poser, et elle était prioritaire. — Quelles sont les nouvelles concernant Mena ? — Elle va bien. Elle a presque achevé la tâche que je lui ai confiée. Melio et Kelis vont bien, eux aussi. Ils ont admirablement accompli leur mission, je sais que tu aurais aimé être avec eux, pour chasser les abominations et peut-être aussi pour protéger ta sœur. Mais Mena n’a besoin d’aucune protection. Tu as eu raison quand tu m’as proposé cette idée de bénévolat. À présent, parle-m’en. Dariel faillit dire que la situation de Mena était tout sauf celle d’une princesse dorlotée. Elle ne l’avait jamais été. Avant de traquer ces monstres et de les tuer de sa propre main, elle avait mené une mission de secours sur l’Archipel de Vumu dévasté par une tempête. Elle avait probablement eu du sang sur les mains pour parvenir à ses fins. Pourquoi de telles choses convenaient-elles à une Akaran et non à la femme qu’il aimait ? Mais il préférait ne pas y penser pour le moment. Il ne voulait plus de conflit, ni dans le monde ni dans sa famille. Il prit son gobelet, huma l’odeur épicée du liquide et se lança dans une réponse détaillée à la question de Corinn. Pendant l’année écoulée, il avait trouvé une sorte de joie au labeur quotidien, comme il n’en avait jamais connue auparavant. Sans doute parce qu’il était si las de la guerre, de la piraterie, de la violence, et de voir mourir des êtres chers. Pendant plusieurs années après la chute d’Hanish, Dariel avait conduit des forces armées pour débusquer les Meins survivants, du moins ceux qui résistaient encore. Et il avait écrasé ces foyers de rébellion dans tout l’Empire, alors que chacun d’entre eux cherchait un moyen de s’accaparer un plus vaste territoire du Monde Connu, avant que la situation ne se stabilise de nouveau. Que la paix semble aussi violente que la guerre l’avait stupéfié. Il en était toujours ainsi après un conflit, lui avaient affirmé ses conseillers ; mais ce fait ne l’en avait pas moins troublé. Il ne s’agissait pas de n’importe quelle guerre. C’était la guerre d’Aliver ! La guerre destinée à fixer au monde des règles qui éviteraient tout autre embrasement. Tous affirmaient y croire, mais à ses yeux bien peu se comportaient comme si c’était vrai. Quand enfin la paix fut établie, son malaise demeura. Il ne voulait pas du trône, bien qu’il eût pu le réclamer en sa qualité d’héritier mâle de la lignée. Ce genre de pouvoir ne l’attirait pas. Il n’avait aucune envie de traîner dans le palais et de courtiser de nobles dames, ce que Corinn paraissait souhaiter qu’il fasse. De même, il ne pouvait retourner dans les îles du Lointain et voguer de nouveau sur les eaux grises. Ces îles avaient été données dans leur intégralité à la Ligue lorsque Corinn avait conclu seule un accord avec elle. Désormais, elles étaient la propriété des Ligueurs, leur propre État indépendant au sein de l’Empire. Sa sœur avait souligné qu’il s’agissait d’une forme de dédommagement pour les plates-formes qu’il avait incendiées. Il ne l’avait compris que plus tard, mais elle lui en avait beaucoup voulu quand elle avait pris conscience du rôle qu’il avait joué dans cette attaque. La perte des plates-formes avait amoindri les capacités de commerce de la Ligue à travers les Flots Gris. Elle lui avait coûté des milliers de vies appartenant au Quota et des centaines des siens. Paradoxalement, le succès de l’opération était si énorme que Corinn avait dû se résigner à leur accorder plus qu’elle ne l’aurait souhaité. Et, avait-elle sous-entendu, elle avait été obligée de céder encore davantage, contre leur promesse que Dariel ne périrait pas dans des circonstances mystérieuses – poison, accident ou disparition inexpliquée. Le fait qu’elle juge les Ligueurs capables de l’assassiner avait donné la chair de poule à Dariel. De plus, dès que le cours de sa vie avait cessé d’être aussi tumultueux, il avait commencé à faire des rêves, ou plutôt des cauchemars en rapport avec le jour où Aliver avait péri. Tout d’abord, Dariel avait pensé que c’était une manière tardive pour lui de faire le deuil de son frère, mais les songes avaient gagné en intensité et il avait compris que ce n’était pas si simple que cela. Il rêvait de plus en plus de ce qui avait suivi le duel, de plus en plus de son assassinat de Maeander. C’était lui, Dariel, qui l’avait ordonné, alors qu’Aliver avait accordé sa protection au Mein et qu’il était convenu avec lui des termes régissant le duel, selon les Anciens Codes. Dariel n’était même pas certain que sa lame ait touché l’ennemi, mais il avait murmuré son souhait de le voir mort et rendu ses hommes complices de ce meurtre. C’était une façon détestable de salir les moments qui avaient suivi la mort de son frère. La honte qu’il en éprouvait grandissait en lui à mesure que le temps passait. De plus en plus ardemment, il cherchait un moyen de vivre sans ces remords, d’agir pendant le temps qui lui restait pour sentir qu’il avait été une force bénéfique dans le monde. C’était Wren qui avait suggéré qu’il trouve une nouvelle occupation. Mais pas dans le domaine militaire. — Pourquoi ne pas construire ? avait-elle demandé. Tu serais certainement aussi doué pour cela que pour la piraterie et le sabotage. Elle avait dû insister lourdement avant que l’idée ne prenne racine en lui. La merveilleuse et paisible Wren, à l’esprit acéré comme le fil d’une épée. Il accepta la proposition de reconstruction que lui faisait Corinn. Avec sa bénédiction, il s’investit dans un travail qui accapara son corps et son esprit. Comme Wren l’avait dit, il se mit à bâtir. Il arriva à Killintich avec une petite armée de géomètres, d’ingénieurs, d’architectes, d’historiens et d’ouvriers. Jadis fière, la capitale de l’Aushénie avait souffert de négligence et de dégradations depuis l’invasion des Numreks. Dariel entreprit de reconstruire la cité brique par brique. Il travailla avec les ouvriers et creusa des tranchées, pataugea dans les canaux, porta des charges sur son dos. C’était un labeur qu’il ne pouvait comparer à aucun de ceux qu’il avait déjà connus, et il lui plut immédiatement. Ce travail acharné n’était peut-être qu’une tentative pour s’occuper, mais il avait espéré que c’était plus que cela et qu’il faisait le bien aussi pour de bonnes raisons. Que ce soit vrai lui importait beaucoup. Il décrivit à Corinn certains moments anodins qu’il pensait ne jamais oublier. Comment il avait apprécié être assis autour d’un feu avec les villageois et manger du ragoût dans un bol en bois, parler du temps et de la pousse des cultures. Il était heureux de l’état de lassitude dans lequel il se couchait chaque soir, heureux de n’avoir tué personne, de n’avoir rien volé ni projeté aucune destruction. Il adorait dormir sur une paillasse, observer les chats qui chassaient les rongeurs dans les granges et écouter deux chouettes converser au cœur de la nuit, comme cela lui était arrivé une fois dans une bourgade proche de la Trouée de Gradthic. Sur une route à l’extérieur de Careven, un gamin aux cheveux blonds lui avait offert une couronne faite d’herbes tressées. Lors d’une cérémonie commémorative à Aushenguk, une vieille femme s’était approchée silencieusement de lui, par-derrière. Sans un mot, elle avait pressé sa poitrine plate contre son dos et lui avait entouré le torse de ses bras décharnés. — Elle ne pesait rien, dit-il. Aussi légère qu’une plume. Elle n’avait rien dit, mais il était certain que le geste exprimait de la gratitude. — Et c’est mérité, fit Corinn. Je ne connais aucune entreprise similaire menée par un Akaran au long de toutes nos générations. Les gens bien informés disent que tu nous as rendu un grand service. On parle de toi en bien, j’apprends de toi, mon frère. Dariel but une longue gorgée de vin, le temps de méditer les premières pensées qui lui venaient en entendant cela. Corinn pensait toujours et avant tout à l’Empire, à sa réputation et à sa solidité. Peut-être y était-elle contrainte en tant que reine, mais lui souhaitait se souvenir du bien qu’il avait fait pour les gens qu’il servait, et non pour le prestige des Akarans. — Il reste encore beaucoup à faire, dit-il. Je ne sais trop à quoi me consacrer maintenant. Il doit bien exister un moyen de contrecarrer la sécheresse qui sévit dans le Talay, et si cette idée peut paraître saugrenue de prime abord, je pense qu’il serait bon de convaincre les habitants du continent de commencer à replanter des arbres pour remplacer ceux qu’ils ont coupés dans les Forêts Eilavanes. Je les ai longées en me rendant à Aos, et j’ai vu des étendues immenses de souches et de fougères. Ce ne sont plus des forêts. Il se tut. Quelque chose dans le regard de Corinn lui indiquait qu’elle lui faisait plaisir en le laissant parler, alors qu’elle avait quelque chose à dire. — Quoi ? fit-il. — J’ai appris une chose qui ne me plaît pas, Dariel. Tu as critiqué mes agissements. Une seule phrase d’elle et il sentit son cœur pris dans une étreinte glacée. Le pouls à ses poignets lui parut soudain plus fort. Absurde. C’était sa sœur ! Elle ne représentait aucune menace pour lui, quelle que soit la réaction instinctive de son corps. — C’est faux, répondit-il. Et je ne sais pas de quoi tu parles. — Le roi Grae s’est plaint à toi des taxes portuaires que nous levons en Aushénie. Et d’après ce qu’on m’a rapporté, tu lui as dit… Te souviens-tu de ce que tu lui as dit ? Il s’en souvenait, mais il secoua la tête et eut une moue négative. — Tu as dit qu’il n’avait pas tort. Comment as-tu pu tenir de tels propos ? Te rends-tu compte à quel point une telle déclaration sape mon autorité ? — Ce n’était pas ce que je voulais dire. C’est juste qu’ils nous paient pour… — Ne remets pas en question mes décisions ! Ils nous paient pour avoir la possibilité d’être prospères et de commercer en paix. C’est ce que nous leur donnons en échange, et ce que nous prenons n’est rien de plus que notre dû. Si nous les laissions commercer en indépendants, nous leur offririons la première étape vers leur indépendance. Serait-ce une si mauvaise chose ? se demanda Dariel sans oser l’exprimer. — Nous ne pouvons pas faire cela. Nous ne pouvons même pas les laisser penser que c’est envisageable. Grae ne sait pas ce qui est bon pour lui. Il est comme un enfant qui ne voudrait se nourrir que de friandises. Il se peut qu’il soit heureux… jusqu’à ce que ses dents tombent. Non, la seule manière d’assurer la prospérité du Monde Connu est la mienne, la manière des Akarans. Ne montre jamais aucun doute sur ce point, et surtout pas devant des étrangers. Elle inspira doucement, passa une main sur son visage et changea d’attitude. Sur un ton plus chaleureux, elle enchaîna : — C’est très bien que tu aies déjà fait tant de choses, et que tu souhaites continuer dans cette voie. Père serait fier de toi. Aliver serait fier de toi. Le temps écoulé entre aujourd’hui et le moment où tu pourras retourner à de telles tâches sera court, j’en suis sûre. Elle reposa son gobelet sans avoir goûté au vin, et se pencha en avant. — Moi aussi, je suis fière de toi, mon frère, mais j’ai une mission importante à te confier. Il s’est produit un incident dans les Autres Contrées. Je vais avoir besoin de ton aide pour y remédier. Tout en écoutant, Dariel oscillait entre l’excitation et l’effroi. La Ligue avait été en contact avec les Auldeks, ce peuple mystérieux auquel tant d’enfants étaient expédiés. La chose s’était mal passée, et à présent la Ligue avait besoin d’aide. Il avait du mal à tout comprendre. Corinn était en train de lui expliquer qu’il allait traverser les Flots Gris ! Il naviguerait sur des vagues hautes comme des montagnes, si la légende n’en était pas une, et verrait des bancs énormes de loups marins, ces créatures redoutées auxquelles seule la Ligue avait trouvé un moyen d’échapper. Il serait le premier Acacian à contempler les Autres Contrées. Incroyable… — Tu seras mon ambassadeur, dit Corinn avec un sourire, comme s’il y avait plus d’ironie dans la chose qu’il n’en trouvait. Tu me représenteras et tu porteras toute mon autorité avec toi. Dariel, je te charge de la mission la plus importante que j’aie jamais confiée à quelqu’un. L’effondrement de ce commerce étranger est pour nous une menace plus grande qu’Hanish Mein ne l’a jamais été. Je n’exagère pas. Hanish a pu être anéanti et relégué dans les limbes du passé. C’était facile. Mais si nous ne reprenons pas le commerce de la brume… — Tu n’as pas l’intention de le rétablir ? — Si. Il suffit ! Je sais ce que tu en penses. Je sais aussi ce qu’Aliver a promis. Mais il n’est pas ici. Nous ne pouvons continuer indéfiniment à échanger le Quota contre des pierres précieuses, des métaux et des colifichets. Le commerce est devenu ridicule, non viable. Nous avons besoin d’un retour à cette stabilité qui a été le ciment de l’Empire pendant vingt-deux générations. Dariel voulut protester, mais elle couvrit ses paroles. — Et j’entends la chose de deux façons. Premièrement, nous avons des partenaires, la Ligue, le Lothan Aklun et même les Auldeks, et tous attendent de nous certaines choses, tous ont investi en nous et sont bien en place. Désires-tu qu’ils deviennent nos ennemis ? De nouveau, Dariel aurait aimé répondre, mais elle ne lui en laissa pas le loisir. — Non, bien sûr que non. Deuxièmement, le mécontentement gagne les habitants des provinces. Ose me dire que ce n’est pas la vérité. Ils se plaignent et complotent pour causer des troubles. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’ils se rebellent. Et cela ne serait bon pour personne. Ce serait le chaos. Avec son lot de souffrances. Cette fois, elle se tut et lui permit de parler. Mais les mots manquaient au jeune prince. Elle n’avait pas tort. Le mécontentement était perceptible dans l’Empire. Il l’avait senti, à peine voilé, dans le regard des gens. Alors même qu’il travaillait pour eux, il avait su que certains n’acceptaient pas sa personne ou son dévouement aussi totalement qu’il l’aurait souhaité. — Et sache une chose, dit la reine. Je ne les droguerai pas comme nous le faisions auparavant. Ce ne sera pas la même chose, Dariel. Je te le promets. Tu promets que ce ne sera pas pire ? songea Dariel. D’une autre façon ? Corinn se leva et lissa sa robe en attendant qu’il l’imite. Alors elle tendit les bras, les paumes ouvertes vers le ciel, mais les doigts prêts à saisir les siens. — Va les voir, mon frère, apaise-les et négocie la continuation de la paix. Sans elle, nous sommes vraiment en danger. Nous sommes irréprochables. Tout ce que tu as à faire, c’est les en convaincre et les charmer. Dariel ne répondit pas immédiatement. Une partie de lui-même voulait refuser, mais ce n’était pas facile. Et il serait certainement un meilleur émissaire que n’importe qui d’autre. Peut-être qu’en voyant les Lothans et les Auldeks en chair et en os, il apprendrait des éléments utiles sur leur compte et trouverait un moyen de modifier la nature de leurs échanges. Elle désirait qu’il parte pour des raisons connues d’elle seule, mais peut-être parviendrait-il à instaurer un commerce autre que celui du Quota en échange de la brume. Elle n’y trouverait rien à redire s’il revenait avec un nouvel arrangement en lieu et place de l’ancien. Et si c’était le premier pas vers cette conclusion ? Il voulut croire qu’il percevait ces possibilités derrière les paroles de sa sœur, mais quelque chose l’empêcha de lui faire part ouvertement de ses pensées. — Quand dois-je partir ? demanda-t-il, étonné lui-même que ses premiers mots sous-entendent spontanément l’acceptation de la mission. — Tu feras voile en compagnie de sire Neen dans deux jours. Il a entamé les préparatifs pour appareiller dès qu’il a eu vent de ton arrivée. Ne prends rien avec toi qui puisse te distraire de ton but. Tu me comprends ? Wren ne t’accompagnera pas. Dariel dut laisser voir sa déception sans s’en rendre compte, car elle ajouta : — Très peu des tâches qui nous incombent en notre qualité de dirigeants ne sont agréables. Tu sais cela. La plupart du temps, elles sont un défi pour nous. Je me doute que tu n’apprécieras pas le temps passé avec sire Neen, mais pour l’instant nous n’avons pas d’autre choix que celui de rester alliés avec la Ligue. Un moment, Dariel se sentit comme un petit garçon, aussi dérouté et impuissant que lorsque son gardien l’avait enlevé à Kidnaban pour le forcer à des années de clandestinité. Cette pensée le renvoya à l’image de Val, son protecteur pendant cette période et tout autant son père que Leodan. — C’est la vraie Corinn qui me parle ainsi ? dit-il en prenant soin de conserver un ton mesuré. Tu vas me renvoyer au loin avant même que j’aie repris mon souffle ? Tu es un tyran bien dur, ma sœur. Corinn trouva la réflexion amusante. Un sourire hésita sur ses lèvres avant de disparaître. — J’y suis obligée, mon frère. Je suis la reine. — Et pour ce que j’ai entrepris ? — Oh ! tout continuera. J’y veillerai personnellement. En dépit de son inquiétude, Dariel rit. — Toi, ma sœur, tu feras du bénévolat au milieu des gens du commun ? — Oui, je le ferai, répondit Corinn, et elle le gratifia d’un sourire radieux. Pas exactement de la même manière que toi. Mais j’ai déjà tout planifié. Il le faut bien. Comme je l’ai dit, je suis la reine. * * * Un peu plus tard, Dariel parcourut pieds nus ses appartements. Les pièces embaumaient l’encens entêtant préféré de Wren. La flamme des lampes était réglée au minimum et lui permettait tout juste de discerner les contours du mobilier. Il éprouvait un besoin viscéral de lui parler, de lui expliquer ce qu’on venait de lui demander et de réfléchir à un stratagème pour qu’elle l’accompagne, même s’il savait la chose impossible. Wren n’était pas très loquace et elle montrait difficilement ses sentiments. Mais cela ne dissuadait pas Dariel d’essayer de lui parler, de vouloir lui extorquer des émotions égales aux siennes. Il la trouva assise dans le lit, qui l’attendait. Il s’éclaircit la gorge pour s’annoncer. Elle releva les yeux, puis se mit debout. Elle portait une longue robe en satin décorée d’un entrelacs de broderies. Alors qu’elle venait vers lui, il prépara plusieurs phrases pour la saluer, mais le positionnement sensuel de ses pieds et le léger balancement de ses hanches lui ôtèrent les mots de la bouche. Elle dénoua la ceinture de sa robe qu’elle fit glisser de ses épaules. Elle continua d’avancer, mince et merveilleusement belle. Elle sourit, il fit de même. Aucun des deux ne parla. CHAPITRE QUATRE L’HOMME AVAIT PASSÉ TROP DE TEMPS À PEINER dans les mines de Kidnaban pour se tenir facilement droit aujourd’hui. Sachant qu’il disposait encore de quelques instants de solitude, il n’essaya même pas de se redresser. Il s’appuya contre le mur de l’entrepôt et écouta la conversation assourdie qui se déroulait à l’intérieur. Enfant, il était déjà grand, et depuis l’adolescence dépassait d’une tête presque toutes les autres personnes. Mais c’était à l’époque où il pouvait encore se tenir droit. Il en avait rarement eu l’occasion durant ses années de labeur à la mine. Il devait progresser accroupi dans les tunnels, ou bien il ployait sous les charges éreintantes qu’il portait sur ses épaules pendant l’ascension interminable des échelles successives menant à la surface. Après vingt ans de ce régime, sa colonne vertébrale s’était voûtée de façon irrémédiable. Il ne se sentait bien que dans une position, quand il se pelotonnait sur le flanc juste avant de sombrer dans le sommeil. Sinon, sa vie se mesurait en divers degrés d’inconfort. Il se disait que c’était mieux ainsi, parce qu’il n’oublierait jamais pourquoi sa mission lui importait plus que tout. Non loin de lui, une porte s’ouvrit brusquement et un homme mince apparut. Il regarda autour de lui en abritant ses yeux du soleil avec la main. — Barad ! Te voilà. Entre, ils vont t’écouter, maintenant. Quand Barad fut près de lui, l’autre lui saisit le coude et parla avec enthousiasme : — Aucun danger, mon ami. Tu n’as rien à craindre tant que tu te trouves à Nesreh. Nous sommes tes amis ici ! Barad le Simple se laissa guider. — Je sais, dit-il d’une voix grondante. Vous êtes des gens bien, Elaz. Je ne serais pas là si ce n’était pas le cas. En entrant, Barad ne vit pas grand-chose. L’endroit était très faiblement éclairé par des fentes dans le plafond et des lampes au verre noirci par la fumée. Mais, à la moiteur de l’air, à l’odeur des corps et au murmure ambiant, il sut immédiatement que l’entrepôt grouillait de monde. Ils attendaient en silence, maintenant qu’il était enfin parmi eux. Avec un grand effort pour conserver un visage placide, Barad se redressa. Il releva le menton et ses narines palpitèrent quand il prit l’inspiration nécessaire pour rester droit. C’était un homme très grand, aux membres longs, aux mains larges avec des articulations massives à rendre jaloux n’importe quel bagarreur. Il sentit les regards sur lui, impressionnés, peut-être méfiants. Il avait toujours produit cet effet sur les gens. C’est pourquoi il prit son temps pour commencer à parler. Qu’ils l’observent bien pendant un moment. Qu’ils notent la détermination gravée sur ses traits rudes, et ses yeux aux paupières lourdes qui suggéraient une force intérieure tranquille et mélancolique. Il n’était jamais sûr de les ressentir lui-même, mais il savait que les autres les voyaient en lui, et cela l’arrangeait. Après qu’Elaz l’eut présenté en quelques mots, il prit la parole. — Si vous voulez bien m’écouter, je vais vous raconter une histoire. Des voix lui répondirent qu’ils l’écouteraient. D’autres personnes se frappèrent la poitrine du plat de la main, en signe d’accord. À présent, Barad discernait les visages tournés vers lui. Des visages harassés, avec les caractéristiques des habitants relativement isolés des côtes du Talay. À bien des égards, leur teint rubicond, leurs pommettes larges et leur nez court les distinguaient des autres peuples du Monde Connu. Mais la curiosité et la faim d’autre chose dans leurs yeux n’étaient pas différentes de ce qu’il avait vu partout dans l’Empire. C’était pour cette raison qu’il était venu leur parler. — Je vais vous raconter mon histoire, en espérant qu’en elle vous entendrez aussi la vôtre. En espérant que vous comprendrez combien nous sommes nombreux à partager la même histoire, et une histoire tragique. Il expliqua être né dans les camps établis autour des mines de Kidnaban. Il avait été élevé dans la certitude que sa vie était consacrée à extraire les métaux précieux de la terre. C’était tout ce qu’il était destiné à connaître : le labeur. L’existence personnelle qu’il mènerait n’interviendrait que pendant les répits entre deux périodes de travail. L’amour, les enfants à élever, la connaissance du monde : tout cela ne pourrait que meubler ces moments volés. À cinq ans, il était porteur d’eau, à sept tamiseur de gravats, à huit pousseur de wagonnets. Deux ans plus tard, il était assez grand et fort pour transporter des sacs. Encore deux autres années et il devint mineur. Il put alors laisser libre cours à sa colère dans les tunnels. Et il le fit plus longtemps qu’il n’aimait s’en souvenir. Il ne savait rien du monde extérieur, vivait nuit et jour sous la surveillance de gardiens postés dans de hauts miradors. Les conducteurs le fouettaient, on se moquait de lui, il était souvent mis aux fers. Il ignorait pourquoi il trimait de la sorte. Ne comprenait rien à l’économie et à la manière dont les pépites qu’il déterrait iraient enrichir des hommes très loin de là. Comment supporter une telle vie ? Deux choses rendaient cela possible. Tout d’abord, la drogue appelée brume. — Je suis sûr que vous en avez entendu parler. Je pense même que vous la connaissez bien. Chaque nuit – ou chaque jour, selon l’équipe dans laquelle il travaillait –, il pouvait emplir ses poumons de la fumée verte et rêver d’une existence différente. L’autre chose qui rendait vivable cet enfer quotidien était qu’il avait réussi à trouver quelques moments pour être un homme. Il aimait une femme, et il lui fit un enfant. Il vit naître cet enfant, l’observa pendant quelques précieuses années, et dans ces moments il se sentait un père. — Mais j’ai perdu cet enfant. Lui, et sa mère. Il toussota, puis resta silencieux un moment. Avant de commencer son discours, il se disait toujours que cette fois il expliquerait comment il les avait perdus. Mais sa gorge se serra, comme c’était arrivé cent fois auparavant. Il ne put reparler qu’après avoir décidé de taire ces détails et de poursuivre. Dans les mois qui précédèrent la guerre entre les Akarans et le Mein, il commença à entendre une voix dans ses rêves. Il n’aurait rien su du conflit qui menaçait si la nouvelle ne lui était parvenue comme un murmure lointain porté par la brise. Elle s’infiltrait dans son esprit abruti par la brume. Dans sa tête, alors qu’il gisait drogué au fond des mines, il entendit les paroles du prince. Il se trouvait à des lieues et des lieues de distance, oui, et pourtant Aliver avait trouvé le moyen de s’adresser à lui. Et que disait-il ? — Il disait que le monde allait changer. Il disait qu’il revenait de son long exil et qu’avec la puissance des peuples de l’Empire derrière lui et l’aide des anciens, il allait non seulement renverser Hanish Mein, mais aussi l’ordre du monde. Il disperserait la brume comme le vent disperse le brouillard matinal. Il mettrait le feu aux vaisseaux de la Ligue et chasserait les Numreks. Plus important encore, il ne vendrait jamais plus d’enfants pour qu’ils deviennent esclaves au-delà des Flots Gris. Je ne fus pas le seul à entendre ce message. Nombreux furent ceux qui abandonnèrent la brume à cette époque, mais… (il sourit et se tapota la tempe) mon crâne est plus gros que la normale. C’est comme une cloche qui sonne plus fort que les autres, et c’est pourquoi j’entendais clairement des choses dont les autres ne percevaient que de vagues échos. Et il avait tout cru, il l’admettait volontiers. Il était avide de telles possibilités. Désireux d’y croire. Pourquoi en aurait-il été autrement ? Il se souvenait de tout ce qu’il avait entendu et il se mit à le crier aux travailleurs qui l’entouraient. Lors des pauses repas, il parlait aux petits groupes de mineurs assis qui dévoraient le contenu de leur écuelle, tête baissée, en s’efforçant de l’ignorer. Il rugissait dans les tunnels et hurlait pendant qu’il escaladait les échelles. Dans un premier temps, personne ne lui prêta attention. Parfois les gardes le punissaient, mais ils le pensaient fou et inoffensif. Peu à peu, néanmoins, de plus en plus de ses compagnons virent les rêves induits par la brume se transformer en cauchemars. Les regards commencèrent à le suivre. Des visages crasseux se levèrent de leur maigre pitance quand il parlait. Finalement ils vinrent à lui en nombre, tant ils étaient impatients de connaître le dernier message d’Aliver. Il le leur transmit, et il sentit l’espoir grandir en eux. Des milliers et des milliers d’hommes et de femmes ouvraient les yeux avec une clairvoyance nouvelle et croyaient en un avenir autre. — Ma première erreur a été de crier trop fort. Mes compagnons m’ont entendu, ça oui, mais aussi ceux qui étaient les oreilles d’Hanish Mein. Dès que nous nous sommes relevés pour laisser éclater notre colère, il a abattu sa main sur nous dans une pluie de flèches et de feu, de lames d’acier et de fureur déchaînée. Qu’étions-nous, avec notre espoir pour seule arme, face à la toute-puissance d’un empire ? Oui, c’est là qu’a résidé ma première erreur. Elle aurait été la dernière également, si Aliver n’avait pas engagé le combat. Quand le prince entra en guerre, Hanish dut tourner son attention vers cette horde humaine qui marchait sur lui à travers le Talay. Barad profita du chaos et réussit à s’échapper des mines, mais il était trop éloigné d’Aliver pour le rejoindre avant sa mort. Il ne vit jamais le prince. En revanche, il sut bien sûr quand sa voix se tut. — Ce jour a été une tragédie, mes amis, dit-il avec un long soupir silencieux. Il laissa le chagrin envahir ses traits. C’était un artifice d’orateur, il le savait, mais dans les circonstances présentes c’était aussi une action honnête. Il souffrait au seul souvenir de ce moment où les murmures s’étaient éteints. Depuis, il n’avait jamais éprouvé un tel sentiment de perte. Souvent il se le rappelait, assez pour parfois se figer et pencher la tête de côté, l’oreille tendue. Il continua son discours et décrivit ce qui avait suivi la guerre. Pour les gens simples comme lui, les nouvelles étaient très irrégulières pendant ces périodes, et Barad devint un errant qui allait au hasard, mais en restant toujours à bonne distance des mines. Il trouvait du plaisir à la liberté de voyager, même s’il n’avait plus de but. Comme tout le monde, il lui fallut quelque temps avant de se faire une idée précise sur la nouvelle reine. Une beauté sans rivale, disait-on. Et quelle intelligence : elle avait berné Hanish Mein, s’était servie des Numreks contre les Meins et avait même convaincu la Ligue de ne plus apporter son soutien à ces derniers. Dans la première année de son règne, elle fut adorée par l’ensemble des peuples. Aliver entra instantanément dans la légende, et elle devint son héritière, la personnification féminine des idéaux de son frère martyr. Il n’avait pas survécu, elle si, et sa seule existence signifiait qu’il y avait toujours de la place pour l’espoir. — Mais ce n’est pas ce qui s’est passé, n’est-ce pas ? Un chœur de voix approuva. — La reine n’est pas son frère, dit un homme. Elle n’a rien en commun avec lui, à part le nom, et ce n’est pas grand-chose. — Une vipère, celle-là, ajouta une femme. Elle nous a vendus corps et âme. C’est la pire de tous. Barad écouta tous les commentaires. Ces gens se découvraient assez d’assurance pour donner de la voix, eux aussi. C’était généralement ainsi que les choses évoluaient. Il ne leur fallait jamais très longtemps pour apprendre à lui faire confiance. Parce que tout ce qu’il disait était vrai. Il les laissa parler entre eux pendant quelques minutes, et quand ils se calmèrent, il déclara : — Mais cette histoire n’est pas une histoire, n’est-ce pas ? Elle n’est pas sortie de l’imagination d’un conteur, ce n’est pas une légende. Chacun de ces mots est vrai, et je crois que vous le savez tous. Claquements de paumes sur les poitrines et exclamations lui prouvèrent qu’ils étaient d’accord. — Et elle ressemble à la vôtre. Il se peut que les détails ne concordent pas, mais le fond est le même. Vous, habitants des côtes, vous étiez jadis un peuple fier. Vous sillonniez l’océan malgré ses dangers. Vous savez cela mieux que moi. Mais depuis que Corinn est montée sur le trône, il a suffi d’une génération pour que les pêcheurs des Flots Gris se transforment en cultivateurs de céréales. Voilà qui est réellement de la sorcellerie. Ne vous méprenez pas sur ce que je dis. Nous devons aussi semer le grain et moissonner les épis. Je ne dis pas que ce travail est indigne de vous. C’est simplement que chaque personne naît en sachant qui elle est, ce qu’elle fait le mieux, quel est le travail de ses père et mère, le travail qui sera aussi celui de ses fils et filles. Il en a été ainsi à Nesreh pendant des générations. Mais c’en est fini. Aujourd’hui vous amassez le grain dans des entrepôts et vous l’expédiez dans les îles du Lointain, en cet endroit où ils élèvent nos enfants pour en faire des esclaves comme monnaie d’échange, afin d’alimenter la fortune immense de la Ligue et de remplir les coffres des Akarans. En contrepartie de la drogue qui, croient-ils, nous rend inconscients de notre propre esclavage. N’ai-je pas raison ? Une partie de l’auditoire répondit par l’affirmative, mais tous n’étaient pas aussi convaincus. Comment pouvaient-ils savoir ce qui se passait si loin ? — Je comprends qu’il est difficile d’être certain de tout cela : tant de choses me sont cachées, comme à vous d’ailleurs… Je pense toutefois que nous pouvons nous accorder sur un point : la reine Corinn risque un jour d’être considérée comme une calamité plus épouvantable qu’Hanish Mein. Beaucoup le pensent déjà. Mais je vois maintenant la peur sur le visage de certains. Comment puis-je dire une telle chose ? vous demandez-vous. C’est un crime, et le fait que vous l’entendiez vous rend complices de ce crime. Je dis que ce n’est pas vrai. Si vous n’êtes pas de cet avis, vous n’avez commis aucun crime. Si vous êtes d’accord avec moi, vous n’avez rien fait d’autre que de reconnaître la vérité. Et ce n’est pas non plus un crime. Barad était descendu de l’estrade où il avait commencé son discours et il se déplaçait maintenant dans la foule. Il avançait doucement, lentement, en se frayant un chemin entre les gens qu’il dominait d’une tête. Il aimait contempler leurs visages à ce stade de son discours, et il aimait qu’ils puissent voir le sien de près. Il baissa légèrement la voix. Le silence revint dans l’entrepôt, et de toutes parts les regards suivaient sa lente progression. — Je veux que vous œuvriez avec moi pour faire émerger le monde dont Aliver a rêvé pour nous. C’est une trahison, je sais, mais j’invite chacun et chacune d’entre vous à trahir à mes côtés. Comment puis-je avoir confiance en vous ? Je vais être très honnête : je me pose la question chaque jour. Ce but que je vise, que nous visons ensemble si vous êtes avec moi, ce but expose à bien des dangers. Un seul d’entre vous pourrait être l’espion qui trahira la cause. Un seul, cela suffirait. Alors comment puis-je vous faire confiance ? Il s’arrêta devant une femme d’une cinquantaine d’années. Il enserra sa main dans les siennes. Il sentait le labeur sur elle, la sueur et la crasse qui révélaient le travail pénible qu’elle avait accompli avant de venir ici, et l’odeur presque âcre de la poussière de grain incrustée dans chaque maille de ses pauvres vêtements. Il parla comme s’il ne s’adressait plus qu’à elle. — Je vous fais confiance parce que je le dois. C’est seulement ensemble que nous réussirons. Seulement ensemble. Si je ne vous ai pas avec moi, je n’ai rien. Je pourrais tout aussi bien me traîner à Kidnaban et offrir mon dos pour qu’on le brise une dernière fois. Mais s’il n’y a pas d’espoir pour moi, il n’y en a pas pour vous non plus. Je prie le Dispensateur que ce ne soit pas là notre avenir. Sans quitter la femme des yeux, il dit alors ce qui lui était le plus difficile à énoncer. Le seul passage qui lui semblât à la fois sincère et joué. Il y croyait, oui, mais il ne savait jamais vraiment si cette foi était fondée sur la vérité ou si la vérité était née de sa foi. — Mais je sais que ce n’est pas l’avenir qui nous attend. Le Grand Dispensateur nous réserve un destin plus grand. Nous sommes les Fraternels. C’est le nom qu’Aliver me murmure nuit après nuit. Nous sommes le peuple du Dispensateur, dit-il. Il nous suffit de nous en rendre compte et d’agir. — Que voudrais-tu que nous fassions, alors ? lança Elaz depuis l’estrade où il était resté. Barad lâcha la main de la femme et se retourna. — Dites la vérité chaque jour. Dites-la à votre femme, à votre mari. Dites-la à vos enfants. Dites-la entre vous afin de l’entendre encore et encore, jusqu’à ce que vous en soyez pénétrés. Et à ceux qui doutent, n’en dites qu’une partie, pour voir comment ils réagissent. Si l’arbre est trop grand pour qu’ils puissent le voir dans son entier, semez d’abord en eux les graines de la vérité. Labourez le terreau de vos voisins avec l’amour et l’espoir que vous avez pour eux comme pour vous-même. Et ensuite, armez-vous de patience. Les graines ne germent pas avant que le terreau soit prêt, que la pluie vienne et que le soleil leur promette la vie. — Et quand ce temps viendra-t-il ? Se retournant de nouveau, Barad constata que c’était la femme qui avait parlé. Il sourit largement, comme toujours avant de répondre à cette question. Et il y avait répondu des centaines de fois, dans des réunions pareilles à celle-ci, dans les taudis de Candovie et les villages montagnards du Senival, en Aushénie et parmi les habitants à la peau sombre du Talay. Il avait même eu des échanges avec les survivants proscrits du peuple d’Hanish Mein. Partout il avait trouvé des oreilles attentives et des esprits désireux de s’éveiller, des cœurs prêts à l’action. En ces moments, il pouvait croire qu’Aliver lui avait parlé pour une raison précise. Il pouvait encore aider à ce que le rêve du prince devînt réalité. En ces moments, il oubliait son corps douloureux et se sentait de nouveau fort comme un taureau. Il répondit comme il le faisait toujours, par ce qu’il espérait être la vérité. — Bientôt, dit-il. Le jour viendra où je crierai pour que tout le Monde Connu se soulève. Je crierai, mais le son que vous entendrez sera celui de votre propre voix, et il balayera le vieux monde pour le recréer. La reine n’a aucune idée de ce qui se prépare. Nous, si. Bientôt, mes amis. Bientôt. CHAPITRE CINQ RIALUS NEPTOS SAVAIT QU’IL AURAIT DÛ CONSIDÉRER COMME UN HONNEUR de faire partie de la délégation, mais il n’était pas très doué pour se sentir honoré. En réalité, il imaginait peu de choses plus désagréables que la perspective de plusieurs semaines à bord d’un vaisseau de la Ligue voguant vers l’autre bout du monde. Il était curieux de nature, certes, mais sa curiosité avait des limites bien définies, et il avait largement de quoi l’occuper à l’intérieur du Monde Connu. D’ailleurs, il avait largement de quoi l’occuper à l’intérieur de sa seule chambre à coucher. Il soupçonnait Corinn de ne pas lui avoir encore pardonné son mariage avec Gurta. En quoi cela concernait-il la reine ? Il n’en avait aucune idée, mais elle semblait en être irritée. Il ne devait pourtant pas être le seul homme à avoir épousé une servante ! De son point de vue, c’était un acte plutôt respectable, voire louable. D’autant qu’elle était enceinte. Un héritier pour la fortune Neptos, c’était quelque chose qu’il ne pouvait refuser. Depuis longtemps, il s’était résigné à ce que la lignée familiale s’éteignît avec lui. Et dans l’exil glacé qu’il avait vécu au cœur du Mein, il avait parfois caressé l’idée de mettre fin à la misère des Neptos. Mais c’était il y a plusieurs années, et aujourd’hui il était le conseiller de la reine Corinn Akaran, connu pour avoir porté le coup de grâce à Hanish Mein. De toute sa vie, aucun autre acte n’avait changé aussi radicalement son destin que les quelques instants nécessaires pour enfoncer sa lame dans la chair pâle d’Hanish. Personne ne saurait combien il avait hésité, ni qu’il avait dû tenir le couteau à deux mains pour maîtriser leur tremblement. Mais il l’avait fait. Il l’avait vraiment fait ! Hanish n’était qu’un être de chair et de sang, comme n’importe quel autre homme. Et depuis, Rialus vivait au centre du monde. Il occupait à présent une position éminente. Aujourd’hui, Gurta, qui était devenue une dame en une nuit, lui donnerait un descendant à qui transmettre sa bonne fortune. Le Dispensateur savait récompenser ceux qui en étaient dignes ! Parfois il mettait un peu de temps avant de s’en rendre compte, voilà tout. Telles étaient les pensées de Rialus quand il salua d’un hochement de tête les gardes postés aux portes de la résidence de la Ligue. Ils appartenaient à l’inspectorat d’Ishtat, une force qui n’avait aucune allégeance réelle envers la reine. Dans leurs grandes capes, ils donnaient des frissons à Rialus. Sans compter leurs hallebardes toujours prêtes à servir. Il avait entendu dire qu’ils les maniaient avec une dextérité telle qu’ils pouvaient éviscérer ou décapiter quelqu’un à huit pieds de distance. Parfois même, ils séparaient leur arme en deux parties – la longue lame et le manche – pour obtenir un bâton et une épée avec lesquels ils vous brisaient le crâne tout en vous éventrant. Il avait toujours l’impression qu’ils rêvaient de faire les deux à son passage ; c’est pourquoi leur immobilité de statue l’incitait à presser le pas. À son arrivée dans l’antichambre des bureaux de sire Dagon, il reçut pour consigne de patienter. Il s’assit sur une chaise en fer d’une exquise facture, mais étonnamment inconfortable. C’était toujours ainsi dans ses contacts avec la Ligue. Leurs bureaux étaient somptueux, un véritable ravissement pour le regard, et promettaient un luxe extrême, mais il n’avait jamais pris place sur un de leurs sièges sans qu’un ressort s’enfonçât dans son dos ou que le tissu irritât sa peau. Aux murs étaient accrochés des tableaux qui représentaient leurs énormes navires chevauchant des vagues encore plus démesurées. Leur gîte, les ombres inquiétantes sous la surface et les doigts d’écume blanchâtre des crêtes tendus vers les silhouettes minuscules sur le pont le mirent mal à l’aise. Il espérait que ce n’étaient que des allégories destinées à impressionner, ou des aberrations naturelles dont il ne serait probablement jamais témoin dans la réalité. Il détourna les yeux. Le voyage serait bref. Quoi, quatre semaines de traversée ? Quelques semaines là-bas, puis quatre semaines pour le retour. Pas plus de deux mois et demi dans sa vie. Il pouvait en faire le sacrifice, étant donné que Gurta, le ventre alourdi de leur descendance, l’attendrait. Restaient les responsabilités dont Corinn l’avait chargé. Elle les lui avait exposées la veille. — J’ai trois missions pour vous, Rialus, avait-elle dit. La première, veiller sur mon frère. Je veux qu’il ne coure aucun risque, et personne n’a un meilleur nez que vous pour sentir le danger. Qu’il vienne des Ligueurs, des Lothans, des Auldeks ou des profondeurs de l’océan, vous devrez le repérer avant qu’il ne puisse l’atteindre. La deuxième, être présent quand la Ligue rencontrera le Lothan Aklun et les Auldeks. Vous parlez le numrek mieux que toute autre personne de ma connaissance. Il est très possible que vous compreniez aussi la langue auldek. Faites-vous une opinion d’eux et gardez-la pour vous, c’est compris ? Essayez de trouver le moyen de leur parler seul à seul. Il se peut qu’un jour nous traitions avec eux sans l’intermédiaire de la Ligue, aussi serait-il utile que nous les connaissions un peu. La troisième, bien sûr, me présenter dès votre retour un rapport détaillé de tout ce dont vous aurez été témoin. Mon frère fera de même, mais je veux entendre séparément vos deux versions. Jamais encore, dans nos rapports avec le Lothan Aklun, nous n’avons eu une meilleure opportunité de nous renseigner sur son compte. Ne la gâchez pas, Rialus. Utilisez-la pleinement, afin qu’à votre retour je n’aie pas à regretter de n’y être pas allée moi-même. Elle avait fait en sorte que chacune de ces missions semble à la fois simple à remplir et lourde de menaces. Elle était très douée à ce petit jeu. Il lui faudrait rester sur le qui-vive, prendre des notes régulièrement et trouver comment maîtriser la nausée qui montait en lui chaque fois qu’il pensait à ces vagues immenses. Et les Auldeks… Pourvu qu’ils soient plus raffinés que les Numreks ! Trois mois à peine, seulement trois petits mois et il serait revenu chez lui. Il pouvait surmonter l’épreuve. Quand il fut enfin introduit dans les bureaux de sire Dagon, il découvrit qu’il était en retard pour la réunion. En dehors de Dagon, il vit Neen et plusieurs navigateurs de la Ligue, ainsi que les formes massives et trop familières de Calrach et de ses deux lieutenants. Les Ligueurs semblaient à l’aise sur leurs sièges sans doute inconfortables. Les Numreks les dominaient de leur masse musculeuse, mais tout le monde paraissait détendu. — Ah ! Rialus Neptos, dit sire Dagon en soufflant la fumée de la brume. Vous vous joignez à nous, enfin. Nous sommes presque au terme de cette entrevue. Faites preuve de plus d’exactitude, à l’avenir. Rialus commença à expliquer qu’il avait attendu dans l’antichambre pendant près d’une heure, mais personne ne l’écouta. Calrach se leva et le salua d’une étreinte étouffante avant de reculer et d’écraser sa main monstrueuse sur l’épaule frêle du petit homme. — Mon ami, fit-il en numrek, c’est un plaisir de te revoir. Tu ressembles moins à un rat, je trouve. Plutôt à une fouine, maintenant. Il se tourna vers ses compagnons pour qu’ils l’approuvent, ce qu’ils firent. Chacun d’eux infligea la même étreinte d’ours à Reptos. Il répondit de quelques phrases laconiques en numrek. Il détestait toujours autant cet idiome pour son côté barbare et les contorsions qu’elle imposait à sa langue et à ses lèvres. Néanmoins, il le parlait bien, l’ayant appris pendant qu’il était ambassadeur d’Hanish Mein auprès des envahisseurs étrangers devenus des alliés. Pour de multiples raisons, il répugnait à évoquer ces souvenirs. Cette période avait été pour lui très humiliante, pire par certains aspects que son exil à Cathgergen. Curieusement, l’apprentissage laborieux du numrek l’avait guéri de son bégaiement. Il avait maintenant une diction presque aussi coulée qu’il l’aurait voulue. Une fois assis, une servante d’une maigreur surprenante lui apporta un vin doux épicé dans un verre qui ne voulait pas tenir debout quand il le posa. Personne d’autre ne semblait rencontrer ce problème, ce qui était étrange puisque tous les verres étaient identiques. Il lui parut soudain primordial de ne pas renverser une seule goutte du liquide sucré. Il se laissa aller contre le dossier de sa chaise et tint le verre entre ses deux mains sur ses genoux, dans une attitude qu’il espérait sereine. Sire Dagon toussota et parla sans la moindre trace d’émotion, d’humour ou d’ironie : — Donc, mon bon Calrach, vous voyez en Rialus un serviteur loyal de la reine. Il est là pour escorter le jeune prince, le protéger de tout péril, trahison ou autre. Soit dit entre nous, je soupçonne parfois la reine de croire que nous avons des intentions mauvaises envers son frère. Je lui ai assuré que la Ligue peut pardonner et oublier aussi bien que n’importe qui. Dariel est un prince, à présent, et non plus un brigand, un pirate et un saboteur. Quoi qu’il en soit, il n’est pas douteux que Rialus œuvrera au mieux des intérêts des Akarans dans tous les domaines. Mais qu’en est-il des Numreks ? Est-ce à la requête de la reine que vous vous rendrez à Ushen Brae ? Ou avez-vous vos propres raisons de participer au voyage ? — Je crois que la reine Corinn a demandé à ce qu’ils viennent, suggéra sire Neen. Probablement pour nous surveiller. Les Numreks eux aussi sont dévoués à Sa Majesté… Calrach l’interrompit en tendant le bras, paume ouverte. Il chercha au sol un endroit libre où cracher, ce qu’il fit. — Peu nous importe la reine. Elle n’est pas notre souveraine, de toute façon. C’est une chienne qui remue la queue mais ne lâche rien. Au lieu de cela, elle montre les crocs et cherche à mordre. Nous sommes las d’elle. Dans le silence qui suivit cette tirade, les deux Ligueurs échangèrent un regard troublé. Sire Neen posa une main sur sa gorge comme si une toux imminente devait être calmée par ce contact. C’était une réaction compréhensible pour quiconque n’était pas familier des Numreks, mais Rialus avait passé assez de temps parmi ces étrangers pour savoir que l’agressivité était fréquente dans leur expression. On ne pouvait juger leur comportement d’après les normes acacianes, malgré l’insulte faite à la reine. Il savait tout cela, et les Ligueurs aussi. Il y avait juste un peu trop de timidité dans leur réaction, et Rialus épia la suite avec intérêt. — Mais vous êtes toujours à son service ? demanda sire Dagon. — Oui. Aucune raison de ne plus l’être. Si par votre intermédiaire elle me permet de voir l’Ushen Brae, je suis heureux de la servir. Je dirai les paroles qu’elle attend de moi. Le Numrek se renversa dans son siège. — Oui, je le ferai. Elle ne sera pas déçue. Mais je ne le ferai pas parce que j’aime l’odeur entre ses cuisses. Une expression horrible, songea Rialus, de celles que les Numreks des deux sexes utilisaient sans aucun embarras. L’ambiance du moment risquait de ramener à la surface un flot de souvenirs, mais il les refoula. Reste attentif, Rialus. Il but une gorgée de vin et s’évertua à demeurer aussi discret que possible. Mulat, le demi-frère de Calrach, ajouta : — Nous le faisons parce que ce qui est bon pour les Numreks est bon pour les Auldeks, et comme ce sont nos cousins, nous ne voulons que ce qui est bon pour eux. Sire Dagon accepta la prune marinée que venait de lui proposer l’une des servantes, qui se vit ensuite congédiée d’un mouvement du poignet. Il tint le fruit mou entre deux doigts et le renifla. — Cousins, dites-vous ? Je n’ai jamais complètement compris la relation existant entre les Auldeks et les Numreks. Ne vous ont-ils pas déplacés, et envoyés dans les… — Non, non, non, coupa Calrach, soudain exaspéré. Il frappa la poitrine de Mulat du plat de la main avec une force qui fit grimacer Neptos, quoique le Numrek ne parût autrement incommodé par le choc. — Ne me teste pas une fois encore, Ligueur ! Ce sujet, nous n’en parlons pas. Il ne vous concerne pas. Cessez de trouver de fausses raisons pour l’aborder. Hum, songea Rialus. Ainsi donc, les sires avaient posé des questions sur le lien entre les Numreks et les Auldeks, assez souvent pour que Calrach s’irrite de leur insistance. Évidemment, Calrach était plus fin que son apparence fruste ne le suggérait. Mais si la Ligue s’était montrée aussi pressante avec lui, c’est que les sires n’en savaient pas autant qu’ils l’auraient voulu sur les Auldeks. À bien y réfléchir, la chose était intéressante, peut-être même troublante. — Mes excuses, dit sire Dagon avec une inclinaison de la tête. Vous êtes un peuple tellement fascinant. Vous ne pouvez m’en vouloir de ma curiosité. En tout cas, vous serez un membre honoré de notre délégation. Inestimable, j’en suis sûr. Rasséréné, Calrach laissa sa large carcasse retomber sur sa chaise. — Veuillez m’excuser, intervint alors Rialus, mais quel était ce nom que vous avez utilisé ? Ushebra… — L’Ushen Brae, rectifia Mulat. C’est le nom de notre pays. — Oh ! je ne l’avais encore jamais entendu. Pour un Numrek, Mulat avait un visage agréable, avec des traits mieux proportionnés pour l’œil humain. Néanmoins le moindre déplaisir en faisait un masque crevassé assez effrayant à voir. — Cela ne veut pas dire que ce n’est pas son vrai nom. Vous appelez notre pays « les Autres Contrées », mais pourquoi ferions-nous de même ? Pour nous, elles ne sont pas « autres ». C’est cet endroit, ici, qui est autre. Et puisque nous allons revoir notre foyer, nous l’appellerons de nouveau par le nom qui est le sien. — Préférez-vous que nous… — Faites comme vous voulez, dit Calrach. C’est sans importance. Sires, deux autres choses à propos de notre traversée avec vous. D’abord, j’emmènerai mon fils. Ne protestez pas. Mes raisons ne vous regardent pas. Mais je l’emmènerai voir l’Ushen Brae. Ensuite, vous devrez nous attacher. La tête de sire Neen s’inclina subitement sur le côté, avec une vivacité d’oiseau, avant de se redresser. Pour Rialus, cette réaction était la première manifestation d’étonnement qu’il lui eût été donné d’observer chez un Ligueur. Il voulut poser son verre sur la table, le rattrapa de justesse quand il pencha dangereusement et se ravisa. Il but encore un peu de vin épicé. — Vous attacher ? Au lieu de répondre, Calrach se trémoussa sur son siège. Il était visiblement mal à l’aise. Il leva le menton vers son demi-frère, et ce fut Mulat qui répondit : — Nous avons l’eau en horreur. Tant que la terre reste visible, comme ici, dans la Mer Intérieure, ce n’est pas grave. Mais les Flots Gris… Ils ne nous plaisent pas du tout. Les sires répondirent avec ce qu’il fallait de sollicitude. Ils comprenaient très bien. Les Auldeks détestaient la mer, eux aussi. En fait, ils n’en avaient jamais vu un à bord d’un navire, ce qui était tout bénéfice pour le Lothan Aklun. — C’est pourquoi vous êtes venus dans le Monde Connu en passant par les Champs de Glace. Une route qui n’a rien de facile. — C’était une prouesse pour nous rendre immortels, répondit Calrach avec un air bravache qui même chez lui semblait un peu exagéré. Personne d’autre ne l’a accomplie. Nous ne sommes pas tellement différents des dieux, non ? Sire Neen acquiesça, mais se garda de répondre. Il préféra revenir au sujet initial. — Étonnant que vous ayez peur de la mer, et pourtant… — Peur ! Peur ? cracha Calrach, cette fois sans viser quoi que ce soit. Je ne connais pas la peur, Ligueur ! C’est l’eau qui refuse de nous porter ! — Alors vous ne savez pas nager ? Vous pourriez certainement apprendre. Même un enfant peut… Pendant un instant, Rialus eut la certitude que Calrach allait écraser son poing sur le visage trop fragile du Ligueur. Et en effet, le Numrek se leva à moitié de son siège. Il saisit les accoudoirs de celui de Neen et avança le visage, les muscles de son cou palpitant, la mâchoire durcie. — Nous avons les os trop lourds ! Impassible, sire Neen demanda : — Des os trop lourds ? Voilà une affection bien étrange. — À l’intérieur, je suis en fer, gronda Calrach. Si je tombais dans l’océan, je coulerais comme une ancre. Je n’aimerais pas. Il me faudrait marcher sur le fond jusqu’à la côte. Je pourrais le faire, mais cette seule idée me met en colère. Bien que Rialus n’eût aucun mal à se figurer que les os des Numreks fussent presque aussi durs et pesants que le fer, il dut pencher la tête en avant et toussoter pour empêcher l’hilarité de lui tordre les lèvres. En colère, vraiment ? En colère comme un enfant égaré dans les bois, oui ! Il n’aurait pas cru le Numrek assez doué pour user d’un langage aussi imagé. — Ainsi donc, vous dites que nous devons vous attacher, reprit sire Dagon. Avec des chaînes, est-ce bien cela ? Calrach lâcha les accoudoirs et se rassit. — Oui, si vous désirez vivre. Je ne peux pas promettre que nous n’entrerions pas en furie en pleine mer. Et vous ne voudriez pas cela. Pendant un moment, sire Dagon discuta avec Calrach, qui lui expliqua la taille des liens nécessaires pour contenir la force monstrueuse d’un Numrek, et Rialus en profita pour observer l’autre Ligueur. Le visage figé de sire Neen ne parvenait pas à dissimuler en totalité son amusement devant un tel échange. Ses yeux s’étaient un peu agrandis, son regard était devenu fixe et ses joues avaient rosi. Peut-être le contrecoup de l’accès d’humeur de Calrach, et pourtant il semblait content. Sa bouche était à peine entrouverte, et la pointe de sa langue s’était glissée entre l’arrondi de ses dents. Après quelques secondes, un des navigateurs se mit à le renseigner sur les préparatifs concernant le prince, et Rialus n’écouta que d’une oreille distraite. Et soudain, il comprit ce qui l’intriguait confusément depuis son arrivée dans cette réunion. Il savait d’expérience que pas une parole prononcée par un Ligueur ne pouvait être prise pour argent comptant. Dans chaque question, regard et plaisanterie, il avait senti que les deux hommes étaient tellement empêtrés dans leur tromperie que leurs propres dires n’avaient pour eux que l’apparence de la vérité. Mais tout cela n’avait rien d’étonnant. Toute personne ayant un peu fréquenté la Ligue était au courant de ces comportements. Ce que Rialus découvrait, en revanche, était là, sur le bout de la langue rose que sire Neen pointait entre ses dents. Il n’aurait pu expliquer avec précision comment il le savait, mais il avait pour plus grand talent une aptitude singulière pour reconnaître la duperie. Qui peut expliquer les dons que le Dispensateur lui accorde ? Neen dissimulait quelque chose, tramait quelque chose seul, de son côté. Rialus se détourna avant que le sire ne remarque l’attention qu’il lui portait, mais il garda cette image gravée dans son esprit, et il se promit d’y réfléchir. CHAPITRE SIX — T’ARRIVE-T-IL DE TE DEMANDER CE QUE SERAIT LE MONDE SI ALIVER vivait toujours ? demanda Melio. — Bien sûr, dit Mena. Tu sais bien que nous nous posons tous cette question. — C’est vrai. Tous. Du bras qu’il avait passé autour de ses épaules, il l’attira à lui. Tous deux reposaient ensemble dans ces moments qui précèdent l’aube, et leurs corps nus se touchaient sur toute leur longueur. Ils venaient de faire l’amour, dans une de ces étreintes silencieuses et spontanées dont l’envie les prenait souvent durant ces heures de calme, avant de faire face au danger une fois de plus. Bien qu’ils ne se soient rien dit depuis qu’ils s’étaient souhaité une bonne nuit la veille au soir, la question de Melio semblait être la suite naturelle d’une conversation non interrompue. — Et s’il avait vraiment aboli le commerce du Quota ? fit-il. S’il avait réellement libéré tous les peuples et les avait laissés se gouverner de façon autonome ? Peux-tu l’imaginer ? Je sais que cela aurait créé une grande confusion par certains aspects, mais le résultat aurait pu être magnifique. Et puis Corinn nous a tous trahis. La Rose à crocs. Elle me fait un peu peur, Mena. Tu le sais ? — Tu ne la comprends pas. — Toi si ? Mena haussa les épaules. — Pas toujours. Et… non, je ne la comprends pas complètement. Mais je sais qu’elle essaie de faire ce qui est bien, et qu’elle essaie plus que tu ne le penses. Ça ne ressemble peut-être pas à ce qu’Aliver aurait fait, mais elle n’est pas moins dévouée qu’il l’aurait été à nous tous et à l’Empire. — Pardonne-moi, Mena, mais elle me semble plus dévouée au maintien de son pouvoir par une poigne de fer. Un moment, elle hésita à répondre. Parler de sa sœur, que ce soit pour la critiquer ou louer son action, lui semblait toujours constituer une sorte de trahison. Corinn ne l’aurait certainement pas vu sous cet angle. Mais Melio possédait lui aussi une partie de son cœur. Il lui donnait tant qu’il méritait de connaître sa position. — Il faut que tu comprennes quelque chose à son sujet, dit-elle enfin – et elle poursuivit lentement, en cherchant les mots justes pour être certaine de s’exprimer en toute franchise. Corinn est forte. Tu le sais. Mais elle est aussi très effrayée. — La Rose à crocs, effrayée ? s’esclaffa Melio. J’ai du mal à le croire. Je l’ai vue regarder des guerriers dans les yeux comme si elle s’apprêtait à leur arracher le nez d’un coup de dents. Mena le calma d’une caresse. — J’ai dit qu’elle était forte, aussi. Mais, il faut que tu le saches, la force… eh bien, la force provient de différentes sources. Elle a des origines différentes selon les gens. Chez Corinn, c’est la peur. — La peur de quoi ? — D’être seule. De ne pas être aimée. De mourir. Non, ne ris pas. Je l’ai compris en partie quand j’étais petite fille. À la mort de ma mère, Corinn a eu l’impression qu’une partie d’elle-même mourait. Tout le monde a toujours dit qu’elle était la réincarnation de notre mère. Sa jumelle. C’était elle la plus belle. Melio allait se montrer sarcastique, mais elle le prit de vitesse. — Non, écoute-moi. Quand ma mère est morte, Corinn a senti qu’elle perdait un peu d’elle-même. Et puis… eh bien, je ne pourrais pas t’expliquer pourquoi, mais j’ai toujours eu l’impression qu’elle a cru que Père devrait vivre pour elle. Qu’une partie de l’amour qu’il avait pour Aleera devrait lui revenir, à elle et seulement à elle, je ne suis pas certaine d’avoir le droit de lui en vouloir pour ça. J’étais trop jeune pour me souvenir de ma mère. Pour moi, le sentiment de perte est différent. Mais quand Père a disparu à son tour, elle a pris sa mort comme une trahison. Et puis il y a eu Igguldan, son premier amour, je pense. Lui aussi est mort. Ensuite, elle n’a même pas tenté de fuir Acacia comme nous l’avons fait. Son gardien, Larken, l’a trahie et livrée à Hanish Mein. Tu vois, chaque fois qu’elle a accordé sa confiance à quelqu’un… chaque fois qu’elle a donné son cœur à quelqu’un et qu’elle a laissé cette personne décider pour elle de son destin… Et quand est arrivé Hanish, elle est tombée amoureuse de lui. — Et elle a découvert qu’il projetait de la sacrifier à ses ancêtres. Malgré son extraordinaire beauté, elle n’est pas heureuse en amour, n’est-ce pas ? — Tu comprends ce que je veux dire, alors ? — Oui, admit-il, et j’étais déjà au fait de tous ces détails. Mais nous avons tous connu des tragédies au cours de nos vies. Ce n’est pas une excuse. — Je sais. Et jamais Corinn ne présenterait les choses ainsi. Elle est la dernière personne qui le ferait. — Mais pense au Quota ! Aliver l’aurait aboli ; Corinn l’a réimposé. Il semble tellement triste qu’au lieu d’un monarque nous en ayons un autre. Au lieu d’un avenir, nous… — Melio ? Chut. Tu schématises une situation extrêmement complexe. Ne fais pas cela. Elle n’était pas sûre de le convaincre. Il était plus facile pour lui de voir tout en noir ou blanc. Mais le monde n’était pas seulement noir ou blanc ; il était bien plus avancé. Leur sang, à Corinn et elle, ne coulait pas dans les veines du jeune homme, et Mena avait du mal à expliquer davantage les sentiments qu’elle éprouvait pour ses frères et sœur. C’était compliqué, au moins pour elle. — Il est aisé de critiquer. Je sais. Les défauts sont bien réels, mais il s’agit de ma sœur, Melio. Je l’aime. Sous la peau, elle fait partie de moi. En tout cas, je ne voudrais pas être à sa place. Je prie pour qu’elle vive encore longtemps et que, le moment venu, Aaden devienne un chef fort et respecté. Sans avoir à le regarder, elle vit le sourire en biais avec lequel Melio accueillait très certainement cette perspective. — Pourquoi pas toi ? — Jamais. Je ne voudrais pas d’un tel fardeau. — Tu risques ta vie… — Tu sais bien que c’est différent. Risquer ma vie me convient. Ce que Corinn fait est d’une tout autre nature. Je n’accepterais pas la couronne, même si le destin me désignait pour la coiffer, ce qui n’arrivera jamais, je l’espère. — Et Dariel ? Si le poste suprême lui revenait un jour ? — Je ne sais pas, fit Mena, pensive. Il ne s’est pas opposé à Corinn pour monter sur le trône quand il l’aurait pu. Il a ses propres démons à combattre. Il se cherche un destin. Je sais qu’il veut accomplir quelque chose d’extraordinaire. Il en a déjà parlé, mais j’ignore où et comment il en trouvera l’occasion. À l’extérieur de la tente, le monde se teinta de gris dans son retour progressif à la vie, et les autres s’éveillèrent. Mena s’assit, consciente que le moment était venu d’endosser de nouveau son rôle. Elle ouvrit et referma les doigts, impatiente de tenir son épée. Avant cela, toutefois, elle devait s’occuper d’une chose plus anodine. Elle se glissa hors de la couche et s’approcha de la cuvette dont elle se servait pour se laver de la semence de Melio. Elle ajoutait toujours à l’eau un mélange d’herbes préparé pour elle par un médecin d’Acacia. — Peut-être devrais-tu t’abstenir de faire cela, dit Melio qui se redressa sur un coude. Pourquoi ne pas simplement faire confiance à ce qui arrivera ? Elle mesura la poudre d’herbes et la dilua dans l’eau. — Ne sois pas idiot. Comment pourrais-je affronter les abominations avec un gros ventre ? Ce serait enfreindre tout un tas de tabous. — Alors cesse d’affronter les abominations. Il avait délibérément ignoré le ton de plaisanterie qu’elle avait adopté. — Tu n’es pas la seule capable d’accomplir cette tâche. Confie-la à quelqu’un d’autre. Corinn elle-même ne pourrait te le reprocher. Nous sommes mariés depuis déjà cinq ans, Mena. Pourquoi ne pas avoir un enfant et vivre comme… — Comme quoi ? Comme qui ? Comme tous les autres gens ? Nous ne sommes pas comme les autres gens. Je suis Maeben la Furieuse, tu te souviens ? La colère incarnée en rapace. Quelle sorte de mère serais-je ? Elle ne dit pas ces choses. Elle n’y croyait qu’à moitié elle-même, et bien entendu Melio réfuterait ces arguments point par point. Il l’avait déjà fait à maintes reprises. Il allait ajouter quelque chose, mais elle en avait assez de discuter pour l’instant. — Viens, dit-elle. Je veux atteindre l’Halaly avant la nuit. Nous avons une tâche à accomplir. Il y avait toujours une tâche à accomplir. C’est du moins l’impression qu’elle avait depuis de longs mois. Mais finalement, il semblait bien que la fin était en vue dans cette guerre contre les abominations. D’après les informations dont elle disposait, seules deux de ces créatures étaient encore en vie. Une dans l’Halaly, l’autre dans une vaste région de collines dans le nord-ouest du Talay. Les rapports concernant cette dernière étaient vagues et peu fiables. En revanche, ceux que les Halalys leur avaient envoyés étaient beaucoup plus précis. Et sinistres. C’est vers cette tribu de l’intérieur, naguère puissante, qu’elle menait son parti après avoir vaincu la créature tenten. * * * Melio et Kelis à ses côtés, Mena passa sa première soirée chez les Halalys avec Oubadal et ses conseillers. Ils s’assirent sur des nattes, sous l’abri en forme de cône dans lequel le vieux chef tenait sa cour. Mena chassa de son esprit les images de son foyer – celles du repos, du calme et du temps pour la réflexion – et se concentra sur le sujet présent. Les membres de la tribu étaient fiévreux, troublés et anxieux : les eaux qui leur avaient procuré du poisson depuis toujours s’étaient transformées en un désert liquide à cause de la voracité de l’abomination. — Parlez-moi d’elle, dit Mena, assise en tailleur devant le chef et quelques conseillers d’un âge avancé. Elle était arrivée quelques minutes plus tôt, mais elle venait pour un but précis et elle voulait que tous le comprennent. Assis en cercle autour d’eux, d’autres Halalys occupaient l’abri à demi ouvert et, au-delà, sous le soleil de cette fin d’après-midi, d’autres encore – femmes, enfants, et bon nombre des chasseurs de Mena – tendaient l’oreille pour entendre ce qui se disait. Oubadal laissa les autres raconter ce qu’ils savaient dans un chœur de voix. Au tout début, la bête n’avait été qu’une rumeur. Deux années auparavant, un pêcheur ayant ses habitudes sur la rive ouest du lac s’était mis à parler de grandes créatures aquatiques qui apparaissaient soudain et dévoraient les poissons pris au bout des lignes, quand elles n’éventraient pas les filets pour atteindre le fretin. Elles avaient été nombreuses, dirent les Halalys, mais lorsqu’elles gagnèrent en taille et devinrent faciles à repérer, avec leur aileron qui fendait la surface quand elles attaquaient, leur nombre décrût brutalement. Un jour, ils découvrirent la carcasse échouée d’une d’entre elles. C’était une chose hideuse, plus longue qu’un homme n’était grand, semblable à un poisson, mais d’aucune espèce connue. Elle avait été presque sectionnée en deux à coups de dents, quelque chose qu’aucun poisson du lac n’aurait pu faire. Ils en conclurent que les monstres avaient commencé à s’entre-dévorer. Cette guerre resta invisible à l’œil humain, à l’exception d’autres cadavres ou morceaux de cadavres défigurés qu’on retrouva sur le rivage et qui témoignaient de l’affrontement qui faisait rage sous la surface. Finalement, une seule des créatures survécut, et elle put se nourrir sans être défiée par une autre de son espèce. Elle devint un monstre difforme tout en protubérances, avec une grande gueule circulaire en son centre. Elle aspirait peu à peu la vie dans leur lac aux eaux peu profondes. Sa taille était telle que les pêcheurs pouvaient l’apercevoir se traînant sur les hauts-fonds, insatiable. Les petits poissons qui avaient peuplé le lac par millions se raréfièrent avant de disparaître dans une zone, puis dans une autre. Ce fut une catastrophe aux conséquences inimaginables. Plus de kives, ces poissons qui représentaient pour les Halalys une des principales sources de protéines, qu’ils soient frits, séchés ou réduits en pâte. Disparu, le gibier d’eau qui le chassait. Et la vigueur des Halalys, qui avait tant dépendu de ces sources nourricières, s’affaiblit à l’avenant, de même que les échanges commerciaux qui avaient fait de la tribu le cœur du continent. Comme si cela ne suffisait pas, l’air se mit à vrombir de nuages de moustiques et de mouches piqueuses qui pouvaient maintenant se reproduire sur le lac sans craindre que leurs pontes ne soient décimées par les kives. Certains de ces insectes propageaient des maladies, d’autres laissaient sur la peau des verrues qui s’infectaient très facilement. Les hommes à la peau sombre racontèrent tout cela avec des voix où la colère le disputait à l’incrédulité. Ils semblaient presque douter de la véracité de ce qu’ils disaient, tant c’était incroyable. Le puissant Halaly mis ainsi à genoux par un seul poisson ? Tellement affaibli que la piqûre d’un seul insecte parvenait à jeter un homme sur sa couche, trop malade pour se relever ? C’était pourtant la triste réalité. — La créature a-t-elle pris des vies humaines ? demanda Melio. — Oui, répondit un des conseillers. Elle ne nous chasse pas pour se nourrir, mais bien des hommes sont morts en tentant de la tuer. Un autre ajouta : — Les Halalys n’ont pas accepté la défaite. Non. Ils avaient essayé de piéger la créature, de l’empoisonner, de la harponner ou de la prendre à la ligne avec des hameçons solides. Jusqu’alors, ils n’avaient réussi qu’à voir des bateaux sombrer et des hommes se noyer. Ces derniers mois, ils avaient consacré toute leur énergie à construire une flotte d’embarcations légères munies de grandes voiles et de coques compactes capables de passer sur les hauts-fonds. Quand ils en avaient eu une centaine, ils avaient repoussé la bête dans les criques à l’est du lac. La créature avait atteint une telle taille qu’elle se trouvait piégée dans les zones les plus profondes, et ils avaient réduit celles-ci en ouvrant les barrages pour faire baisser le niveau du lac. C’était une mesure extrême, mais grâce à elle le monstre, énorme masse boursouflée, n’avait jamais été aussi vulnérable. Ils étaient prêts à lui porter le coup final. — Bien, fit Mena qui essaya de paraître assurée, mais aussi respectueuse de l’ambiance sombre qui baignait cette réunion. Je suis heureuse que nous soyons présents pour vous y aider. Je regrette qu’il nous ait fallu si longtemps pour arriver ici, mais il y avait beaucoup d’autres abominations. À présent, heureusement, il n’en reste plus que deux. Et nous tuerons l’une d’elles très bientôt. N’est-ce pas ? Les conseillers répondirent par des hochements de tête et quelques grognements. Leur enthousiasme n’était pas tout à fait égal au sien. Ne sachant si elle devait attribuer cette réaction à leur fatalisme ou au mécontentement que leur avait causé son retard, Mena ajouta : — Ma famille n’a pas oublié que les Halalys se sont joints à nous pour combattre Hanish Mein. En vérité, vous êtes des amis très honorables à nos yeux. Il en est ainsi pour tout le Talay. Oubadal se racla la gorge, se manifestant pour la première fois depuis le début de l’entrevue. Il semblait très différent de l’homme que Mena avait rencontré des années plus tôt, lorsque Aliver avait rallié les forces du Talay à sa bannière. Il était alors dans la force de l’âge, tout en mouvements lents et en puissance, massif, riche et certain de sa mainmise sur son monde. Dans sa première réponse à Aliver, il s’était montré d’une insolence qui frisait l’insulte. Mena n’avait rien oublié. À l’époque, des hommes plus jeunes baissaient la tête devant son autorité, et derrière lui le chœur des anciens louait sa sagesse. Aujourd’hui, c’étaient les jeunes hommes qui parlaient, et les vieux n’étaient presque plus visibles, à l’exception bien sûr d’Oubadal lui-même. Sa peau flasque pendait sur ses chairs. Celle de son visage était toujours tendue et d’un teint sombre luisant, mais le regard était las, presque timide. — Vos paroles sont aimables, Princesse, dit-il. Vous me rappelez le Roi des Neiges, qu’il repose en paix à jamais. Il inclina la tête à ces mots, puis la redressa. Ses yeux injectés de sang étudièrent la jeune femme, comme s’il voulait vérifier la ressemblance qu’il venait d’évoquer. — Quand j’ai fait la connaissance de votre frère, je n’étais pas aussi respectueux que je l’aurais dû. Pour moi, il n’était qu’un lionceau, un prince sans peuple à commander. Et qu’était-ce, sinon une illusion ? Je le croyais faible. Et quand il a péri, j’ai mis son échec sur le compte de la malchance, et j’ai été triste pour lui. Quoique l’abri du conseil fût ouvert à tous les vents, le calme régnait, à l’intérieur comme à l’extérieur. Quelques grillons poursuivaient leurs conversations à distance, mais le reste du monde semblait avoir fait silence afin d’écouter le chef. — Je sais maintenant que je me trompais complètement, continua Oubadal. Il a quitté cette vie dans le tourbillon d’une bataille des plus nobles. Il l’a quittée alors qu’il n’était encore qu’un jeune homme mince et puissant, un lion dont les mâchoires auraient encore gagné en force. Il a quitté cette vie avec le combat au cœur. Beaucoup le disent. Et c’est ainsi qu’on se souviendra de lui, comme d’un lion. Vous m’entendez ? Les langues ne se lasseront jamais de prononcer son nom. Aujourd’hui, Princesse Mena, je l’envie. Les héros meurent toujours jeunes, j’aurais dû m’en rendre compte il y a bien longtemps. Mena comprenait mieux le vieil homme à présent. Elle abandonna sa position en tailleur et se rapprocha de lui pour poser une main sur la sienne. — Les héros meurent toujours, oui, mais pas obligatoirement jeunes. Je ne le crois pas. Oubadal, vous êtes un roi parmi votre peuple. À jamais on se souviendra de vous comme tel. Quand je partirai d’ici, je rappellerai au monde que vous avez conduit les Halalys à travers des temps tumultueux. Je dirai à tous que votre peuple avait tout préparé pour vaincre le monstre. Vous l’avez déjà tué. Nous sommes chanceux de pouvoir vous aider à terminer ce que vous avez quasiment accompli. Nous le tirerons de l’eau et nous le tuerons. Ensuite le poisson recommencera à abonder dans le lac. La prospérité reviendra dans votre peuple. Oubadal dégagea doucement sa main et tapota celle de Mena du bout des doigts. Il eut un sourire triste. — Chère princesse, vous ne comprenez pas. Oui, le poisson reviendra. Halaly reviendra. Mon peuple retrouvera probablement la prospérité. Mais moi… moi je ne verrai pas tout cela. À la différence de votre frère, j’ai eu beaucoup, beaucoup de jours pour le comprendre. J’ai eu trop de jours. Ce n’est pas facile. Il s’interrompit, parut avoir la gorge serrée par l’émotion, mais il fit en sorte que le moment ne dure pas. Il toussa, puis reprit : — S’il vous plaît, Princesse, allez avec mes hommes et voyez notre nouvelle flotte. C’est tout ce qui nous reste pour combattre la bête. Mena s’exécuta. Elle aurait pourtant aimé s’attarder auprès du vieux chef, laisser les autres s’éloigner afin de pouvoir s’asseoir avec lui et partager sa solitude pour un temps. Cet homme avait connu son frère et s’était entraîné avec son père dans sa jeunesse. Elle voulait le réconforter, comme une fille adulte le ferait avec un père souffrant. Et peut-être désirait-elle aussi qu’il la réconforte. Les histoires du passé aideraient certainement à éclaircir le présent. N’était-ce pas ainsi que les choses devaient être ? Ne pouvait-elle le sortir de sa mélancolie par la parole, et trouver dans sa longue existence un sens plus profond qui serait un baume pour tous deux ? Elle le croyait, mais ce n’était pas à l’ordre du jour. Elle se résigna donc à prendre congé de lui et suivit les jeunes guerriers pour aller inspecter la flotte. Ce fut une triste visite. Les Halalys firent de leur mieux pour afficher leur détermination, mais les longs mois de malnutrition et de souffrances étaient palpables dans les moindres silences qui ponctuaient les conversations. Ils étaient gravés sur les visages hagards des femmes et dans la faim qui voilait les yeux des plus jeunes. Les bateaux à double coque et à fond plat ne manquaient pas d’intérêt, mais on eût dit des embarcations destinées aux jeux d’enfants, et non une flotte conçue pour vaincre un monstre. Mena rentra sous sa tente consciente qu’il y avait encore beaucoup de choses à faire, autant sur le plan matériel que sur celui du moral de la tribu. CHAPITRE SEPT LA VEILLE DE L’EMBARQUEMENT POUR LES AUTRES CONTRÉES, une fois tous les préparatifs possibles effectués, Dariel trouva quelques heures à consacrer à son neveu Aaden dans l’après-midi. Il masqua tout signe d’inquiétude quant au voyage imminent derrière une suite d’histoires fantaisistes. Il allait franchir les Flots Gris de l’autre côté du monde et entrer dans le grand maelström à travers lequel le Dispensateur s’était échappé ! Oui, c’était exactement ce qu’il ferait. Il allait suivre les traces du dieu errant dans les profondeurs et lui parler tant et tant que le Dispensateur finirait par changer d’avis et reviendrait. Et s’il croisait Élenet en chemin, il ne se gênerait pas pour lui dire ce qu’il pensait de sa conduite. Avoir volé un dieu de cette façon ? Avoir joué avec la langue du Dispensateur ? Quel toupet ! Pour faire tout cela, il devrait se montrer plus insaisissable qu’une anguille, plus retors en paroles qu’un négociant de Bocoum, plus rusé qu’un brigand des îles du Lointain. — Mais attends ! fit Dariel avec un sourire malicieux. Je suis justement un brigand des îles du Lointain ! Une chance. Élenet n’a qu’à bien se tenir ! Ensemble, l’oncle et le neveu coururent dans les couloirs, gravirent et dévalèrent les escaliers qui donnaient sur la cour supérieure du palais. Ils s’entraînèrent à l’épée avec des répliques en bois léger, alternant rires et menaces. En de semblables occasions, l’esprit de Dariel était aussi extravagant et versatile que celui d’un enfant. Il n’y avait rien de linéaire dans leurs jeux, aucune cohésion. Ils étaient deux marins à bord du Ballan, et la minute suivante Édifus et Tinhadin qui unifiaient le monde, puis tout aussi vite ils devenaient deux laryx s’affrontant pour devenir le chef de la meute, ou un architecte en grande discussion avec son contremaître à propos d’un projet grandiose. Durant ces quelques heures, ils furent simplement deux gamins qui se poursuivaient dans un palais empli de serviteurs, lesquels s’écartaient précipitamment sur leur passage. Certains fronçaient les sourcils, mais la plupart souriaient, car ce spectacle était d’une légèreté bienvenue dans une cour où Corinn maintenait une atmosphère solennelle. Aaden écoutait son oncle avec une expression qui, à certains moments, se voulait simplement aimable envers lui, et à d’autres trahissait un intérêt intense. Ce n’était qu’un enfant, se disait Dariel de son côté. Bien qu’il ait connu une existence dénuée de tout problème, le garçon montrait déjà une tendance au sérieux. L’œuvre de Corinn. Il ne faisait aucun doute qu’elle aimait profondément son fils, mais elle avait commencé à le modeler depuis un certain temps déjà, et elle le ferait de plus en plus à mesure qu’il approcherait de l’adolescence. Dariel n’enviait pas Aaden. Il voulut le guider dans le monde souterrain qu’il avait exploré quand il avait sensiblement le même âge, mais les murs et les couloirs du palais firent mentir sa mémoire. Il existait un passage secret entre son ancienne chambre d’enfant et ce royaume caché, il en était certain, pourtant il fut incapable d’en retrouver l’entrée. Il regarda derrière les armoires et souleva les tentures. Il tapota les angles des cloisons et se mit à quatre pattes comme si un examen du bas des murs pouvait lui révéler un indice. En pure perte. Très vite, Aaden se lassa de ces recherches, pour ne pas dire qu’il remettait en cause leur bien-fondé. Une autre plaisanterie de son oncle, évidemment, mais celle-là ne l’amusait pas. — À mon retour, nous organiserons une fouille en règle, déclara Dariel après qu’ils eurent renoncé. Je jure que ce réseau de passages secrets existe. Ta mère est au courant. Elle y a conduit les Numreks pendant la dernière guerre. Ils étaient allés s’asseoir dans la chambre d’Aaden où on leur avait servi un plateau de fromages. — Alors, qu’est-ce que tu vas vraiment faire pendant ce voyage ? demanda le garçon pour revenir à la question que son oncle avait éludée un peu plus tôt. Est-ce que c’est en rapport avec le Quota ? Dariel tressaillit légèrement. — Que sais-tu du Quota ? Aaden soutint son regard un moment. — J’en sais suffisamment. Mère a dit que puisque j’étais plus âgé que les enfants du Quota, j’étais assez âgé pour apprendre qui ils étaient. S’ils sont assez courageux pour se risquer dans l’inconnu, il est normal que je sois au moins capable d’apprendre ce qu’est le Quota. — Corinn te l’a expliqué ? — Oui, mais ne lui dis pas que je t’en ai parlé, répondit l’enfant. Il lui arrive de se comporter comme si j’étais trop jeune pour savoir certaines choses. Et à certains moments tu n’es pas supposé savoir des choses que moi je connais. Est-ce que c’est logique ? Dariel se leva et s’éloigna d’Aaden. Il alla prendre son épée de bois et effectua quelques enchaînements dans le vide, juste le temps de réfléchir. Bien sûr, Corinn avait révélé certaines choses à son fils. Elle savait tout comme lui que l’enfant royal ne devait pas être élevé dans l’ignorance des aspects déplaisants du fonctionnement de la nation acaciane, comme lui et ses sœurs et frère l’avaient trop été. Mais il savait également que Corinn estimait que ce domaine de l’éducation de son fils lui était réservé. Il devait se montrer prudent dans ce qu’il allait dévoiler. — Oui, mon voyage a un rapport avec le Quota, dit-il. Dans le sens où il a un rapport avec le Lothan Aklun et nos échanges avec lui. Mais je ne suis pas censé en parler. Interroge ta mère si tu souhaites en savoir plus. — As-tu peur d’elle ? Tu ne tiens pas en place. Dariel cessa ses moulinets. — Corinn est ma sœur. Pourquoi aurais-je peur de ma sœur ? Ne fais pas l’idiot et n’essaie pas de me piéger. C’est ma sœur, mais c’est aussi ta mère. Si elle entend t’expliquer les affaires de l’État, c’est à elle de décider quand t’en parler. Aaden empala un grain de raisin sur la pointe du couteau à fromage. Il le leva devant son visage et l’étudia comme s’il n’avait pas entendu son oncle. — Ce n’est pas bien, et c’est tout. Je ne vois pas comment ce pourrait être bien. Les enfants ne devraient pas être… — Attends, Aaden… — … envoyés en esclavage. Mère m’a dit qu’elle savait que ce n’était pas bien, et pourtant elle le permet. Des enfants, Dariel, et ils sont plus jeunes que moi. On les enlève à leurs parents ! Je sais que tu comprends ce que ça veut dire. Tu as été séparé des autres et envoyé au loin quand tu n’étais qu’un petit garçon, n’est-ce pas ? Dariel s’accroupit lentement et déposa l’épée de bois sur le sol. — En effet. — Et c’était dur, non, d’être tout seul comme ça ? Sans personne, avec des étrangers tout autour de toi. Dariel se remémora la peur douloureuse qu’il avait ressentie quand il s’était retrouvé abandonné dans cette cabane en ruines à la limite d’un village déserté, dans les montagnes senivales. La nuit était noire et glacée, le monde pareil à une gueule immense prête à se refermer sur lui pour l’engloutir. — Oui, ce n’était pas facile à vivre. — Alors tu vas l’arrêter ? Va voir ce que c’est, mais si c’est mal, promets-moi de l’arrêter. Même si Mère se met en colère contre toi parce que tu l’as fait. Je le ferais moi-même si je pouvais, mais je ne suis pas encore assez grand. Promets-moi que tu feras ce qui est juste, et quand je serai roi, je m’en souviendrai. Le grain de raisin toujours piqué sur la pointe du couteau, Aaden leva vers son oncle un regard en biais et attendit sa réponse. * * * La réponse qu’il donna résonnait encore à ses oreilles le matin suivant, alors qu’il se frayait un chemin sur les quais dans la foule des ouvriers, des gardes, des animaux, des marins et des officiers de l’inspectorat. Il avait déjà entendu parler du Rayfin, le clipper de la Ligue qui le transporterait sur la première section du voyage, mais il n’avait fait que l’apercevoir de loin. Maintenant qu’il s’en approchait, il fit halte un moment dans l’agitation ambiante. Le navire était une merveille taillée pour la vitesse, le produit du savoir-faire que la Ligue avait affiné des générations durant. Sa coque aux lignes pures inspirait une vague sensation de danger. Elle était recouverte de ce revêtement d’un blanc brillant que tous les vaisseaux de la Ligue arboraient. Il savait que la sève de certaines essences d’Aushénie entrait dans sa composition, mais la formule exacte était un secret jalousement gardé. De ce fait, sa fonction demeurait quelque peu mystérieuse, elle aussi. Ce blanc revêtait chaque planche de la coque, le bastingage et le pont, comme si le navire entier avait été plongé dans une gigantesque baignoire remplie de cette substance et en était ressorti lisse et luisant. Une fois en mer, on déploierait la voilure le long de la rangée de mâts aux larges vergues. Il l’avait vu faire de loin, et il imaginait que l’on pouvait également installer une batterie de focs. Ce navire était probablement le plus rapide qu’il eût jamais vu. Rialus les accueillit sur le pont, le teint plus pâle qu’à l’accoutumée. Le conseiller avait suggéré qu’ils voyagent par terre en empruntant la Coulée de Tabith pour atteindre le port de Tabith et embarquer là en direction des Flots Gris. La proposition avait fait sourire Dariel. Bien qu’elle fût assez raisonnable, la façon dont Rialus l’avait exposée indiquait clairement qu’il trouvait très déplaisant d’être si totalement entre les mains de la Ligue. Le prince n’en était pas plus enchanté, mais ils devraient s’y faire. Sire Neen lui-même effectuerait le voyage, et il aurait paru étrange qu’ils ne l’imitent pas. Par ailleurs, Dariel adorait la haute mer depuis qu’il y avait chassé les vaisseaux de la Ligue, justement, et il était certain de l’aimer toujours autant, même si sa position d’invité sur un navire de ses anciens ennemis était pour le moins singulière. — Serait-ce là Rialus Neptos, demanda le prince en souriant, ou son fantôme envoyé à sa place ? Rialus ne saisit pas l’humour de Dariel, ou ne voulut pas réagir. — Le capitaine dit que nous devrions partir avant une heure, afin de profiter de l’avantage que donne la marée. Vous êtes prêt à partir ? — Oui. Toutes mes affaires ont été chargées à bord hier. Il baissa les yeux sur sa nouvelle mise, l’épée de Marah pendue à sa ceinture et les bottes de cuir souple qu’il portait maintenant, comme pour signifier qu’il avait sur lui toutes ses possessions. — Je suis aussi prêt qu’il me sera jamais possible de l’être. Et subitement, sans raison apparente, il se prit à penser aux derniers moments passés avec Wren. Ce ne serait pas la dernière fois, il s’en doutait. Il aurait parfois l’impression de sentir son parfum, et chaque matin il s’éveillerait en pensant à elle. C’est ce qui s’était passé pendant qu’il travaillait en Aushénie. Il se demanderait s’il avait enfin réussi à la mettre enceinte. C’était leur rêve depuis maintenant ce qui semblait être des années. Peut-être reviendrait-il pour la trouver caressant son ventre arrondi. Il l’espérait, mais il avait aussi décidé que ce voyage valait ses périls. La promesse faite à Aaden – car il avait accepté la requête du garçon – l’en avait convaincu. Qui savait s’il n’accomplirait pas de plus grandes choses que Corinn ne l’avait prévu ? Il ferait plus lors de cette mission que ce qu’on lui demandait, et plus tard elle l’en remercierait. Il en avait été ainsi avec ses projets de reconstruction. La chose pouvait fort bien se reproduire. — Vous avez fait vos adieux à la reine… — Hier, dit Dariel d’un ton un peu sec. Un petit banquet avait été organisé en son honneur. Une attention touchante. Corinn lui avait souhaité de réussir à renforcer les liens de l’Empire avec la Ligue, comme si c’était là l’unique but qui lui était assigné. Plus d’un convive lui avait posé des questions à peine voilées sur son sentiment envers les Ligueurs, en regard de son conflit avec eux dans le passé. Il avait répondu par des plaisanteries, son sourire et son humour lui permettant de s’en tirer au mieux. Intérieurement, il éprouvait un malaise constant. De son côté, Corinn avait paru se désintéresser totalement du sujet. Peut-être était-ce vrai, mais Dariel ne savait trop comment s’en assurer. Elle l’avait embrassé avant qu’il ne parte, l’avait regardé dans les yeux et avait prononcé les paroles chaleureuses qu’un frère est en droit d’attendre de sa sœur. Sur le moment, cette attitude lui avait réchauffé le cœur, à croire qu’il était toujours un gamin et que l’affection de Corinn était pour lui un baume apaisant. Dans la lumière vive du matin – et avec la demande d’Aaden toujours à l’esprit –, il vit son visage, mais il ne sentait plus la chaleur tant désirée. — Je suis impatient de partir, dit-il, autant pour lui-même qu’à l’attention de Rialus. L’air de l’océan : voilà ce dont j’ai besoin. — Enfin ! dit Neptos. Calrach. Je commençais à douter de sa venue. Mais il arrivait bel et bien, quoiqu’il n’en semblât pas réjoui outre mesure. Il marchait à la tête d’un petit groupe de Numreks. Ses pieds claquaient bruyamment sur le quai en pierre. Il balançait les bras comme s’il espérait maltraiter quelqu’un qui serait assez inconscient pour se mettre en travers de son chemin. Il tournait la tête de droite et de gauche à la recherche d’une insulte que la foule, battant en retraite, ne lui offrit pas. Ses cheveux aussi longs que ceux d’une courtisane voletaient autour de lui. C’était un spectacle curieux, plein de tension. Dariel avait souvent vu cette expression sur le visage d’un Numrek, mais cette fois c’était différent. Ce qui irritait Calrach n’avait aucun rapport avec les gens effrayés qui reculaient à son approche. — Pourquoi est-il d’aussi méchante humeur ? demanda le prince. — Ce n’est pas de la colère. C’est la version numrek de la peur. Le petit groupe gravit la passerelle comme s’il allait prendre d’assaut le navire. Ils furent à bord en un éclair. Calrach joua des épaules pour franchir le cordon de gardes de l’inspectorat d’Ishtat qui l’attendaient. Ils le laissèrent passer de mauvaise grâce, et plusieurs portèrent la main à la garde de leur épée. Mais les Numreks ne représentaient pas une menace. Ils n’étaient pas armés, et ce qui contrariait tant Calrach n’avait pas forme humaine. Il rugit quelque chose à ses compagnons qui répondirent sur le même ton belliqueux. Un moment plus tard, ils disparaissaient tous par une des écoutilles menant sous le pont principal. Dans un murmure, Rialus expliqua les aménagements que Calrach avait exigés. Dariel écouta avec autant d’inquiétude que d’amusement. Des chaînes ? Le danger de quelque accès de folie furieuse dès qu’ils seraient hors de vue de la côte ? Il n’avait jamais rien entendu de comparable. — Les Numreks redoutent la haute mer ? Pourquoi ? Cela n’a pas de sens. Rialus haussa les épaules. — Ces brutes sont étranges. Si ce n’était pour revoir leur terre natale bien-aimée, je doute qu’ils aient jamais embarqué sur un navire prêt à traverser l’océan. Ils disent qu’ils ne peuvent pas nager. Ils sont trop lourds, apparemment. C’est peut-être vrai, bien que je n’aie jamais vu un seul d’entre eux essayer. Se dorer sur les plages du Talay leur convient parfaitement, mais ils ne mettent jamais les pieds dans l’eau. — N’importe qui peut se noyer, Rialus. Laissé à la dérive en pleine mer, n’importe qui finit par couler. Même vous, mon ami, mais je ne vous imagine pas hurler pour qu’on vous enchaîne à fond de cale. D’après ce que j’ai pu constater, les Numreks sont sans peur. Pour eux, un combat à mort est un simple divertissement. Comment s’appelle ce jeu qu’ils affectionnent, dans lequel l’un d’eux court en zigzags tandis que les autres lancent des javelots ? Comment peut-on s’amuser à ce genre de choses et avoir peur de… Le prince s’interrompit devant le changement d’attitude de Rialus. Le petit homme avait poussé un hoquet étranglé et s’était agrippé au bastingage, l’air soudain nauséeux. — Vous n’allez pas être malade, Rialus ? — Non, bien sûr que non… Le conseiller bredouilla quelque chose d’incompréhensible avant de retrouver une élocution normale. — Qui… qui peut expliquer les peurs d’autrui ? — Ma sœur le peut, fit Dariel, ironique. Tout du moins elle sait comment exploiter les peurs des gens. Il se tut brutalement. Pourquoi avait-il fait cette remarque ? Neptos était toujours le fouineur dévoué à Corinn, et il noterait probablement tout propos lui manquant d’égards, même prononcé par son frère. Dariel s’excusa. Il s’éloigna sans trop savoir où il allait. Il sentait sur lui le poids de nombreux regards. Les officiers de l’inspectorat d’Ishtat se tenaient au garde-à-vous à intervalles réguliers sur toute la longueur du pont. Les marins lui jetèrent des coups d’œil rapides sans cesser de préparer le navire à la manœuvre. Un petit groupe de Ligueurs cessa de converser avec le pilote et ils tournèrent vers lui le masque impénétrable de leurs visages. Même les archers, depuis leurs nacelles accrochées aux mâts, baissèrent les yeux vers lui. À bord, il serait surveillé à chaque instant. Autant s’habituer à la situation – ou l’ignorer. Il ne pouvait s’empêcher d’observer tous les détails du vaisseau, et pour l’instant personne ne lui avait interdit de le faire. Il passa la main sur le bastingage et sentit la texture singulière du revêtement blanc. Il était glissant sous ses doigts, mais à la moindre pression il retenait la peau. Le prince avait quelque difficulté à marcher sur le pont, et quand il vit que la plupart des matelots allaient pieds nus, il en déduisit que cela les aidait à assurer leurs déplacements. À l’inverse, l’eau glisserait avec une friction minimale sur la coque. Ce navire était rapide, à n’en pas douter, et il devait fendre les eaux avec une aisance telle que les vagues réagissaient à peine à son passage. Il mit un moment à remarquer le silence, et il regarda autour de lui. On eût dit que le vaisseau s’était pétrifié. Les matelots avaient cessé de s’activer. Les Ligueurs s’étaient avancés sans bruit et s’alignaient le long du bastingage. Rialus se tenait toujours au même endroit, les yeux fixés sur le quai. Suivant son regard, Dariel repéra le seul mouvement qui troublât cette immobilité, parmi la foule des badauds qui s’étaient figés, eux aussi. Sire Neen. Il était assis dans un petit siège surélevé, un étrange engin en métal, bras posés sur les accoudoirs, menton relevé et survolant la foule du regard. Deux hommes le portaient, l’un devant et l’autre derrière. Ils étaient minces, mais musclés, et arboraient une expression hautaine. Les curieux s’étaient écartés pour les laisser passer. La plupart des gens gardaient la tête baissée. Bizarre, se dit Dariel. Mais après tout c’étaient des serviteurs de la Ligue. Toute cette portion du port était un monde différent du reste, et dans ses limites les sires étaient traités avec bien plus de déférence qu’un prince. Une fois encore, Dariel se demanda si Corinn avait réellement tout fait pour sa sécurité. Ce devait être le cas, bien sûr. Il n’était plus un brigand, et la Ligue n’était plus alliée à un ennemi de l’Empire. Le passé appartenait au passé. En temps de guerre, certains crimes étaient commis, qu’il fallait pardonner quand revenait la paix, avait déclaré Corinn. Alors qu’il regardait sire Neen quitter son siège et gravir lentement la passerelle, Dariel espéra que le Ligueur souscrivait à ces vues. CHAPITRE HUIT CORINN FAISAIT CE RÊVE DEPUIS DES SEMAINES maintenant – assez longtemps pour commencer à craindre qu’il ne la tourmente éternellement. C’était toujours le même. Il la prenait toujours au même piège, avec à peu près la même succession d’événements, les mêmes révélations effrayantes. Il commençait de façon assez agréable. Aliver était de retour ! Le palais bruissait de la nouvelle. Il avait réapparu, bien vivant et indemne. Il était disposé à aider Corinn à diriger l’Empire. Éveillée, elle aurait refusé la proposition pour bien des raisons, mais dans le rêve elle l’acceptait avec joie. Rien ne semblait plus merveilleux que de retrouver Aliver et de le laisser partager avec elle le fardeau de son rôle. Elle savait qu’il lui pardonnerait certaines choses et la féliciterait pour d’autres. Ensemble, ils auraient le pouvoir d’accomplir un règne vraiment idéal pour tout le monde. Elle pensait à tout cela tandis qu’elle se hâtait dans les couloirs, traversait les places et gravissait sans ralentir les escaliers pour le rejoindre. En chemin, elle modifiait certains détails. Elle troquait sa robe crème pour une rouge, ou la verte pour celle en velours pourpre, mais elle finissait toujours par parcourir le dernier couloir vêtue d’un simple drapé qui laissait un sein nu, à la mode bethuni. Elle entrait dans la pièce et voyait une silhouette assise, qui lui tournait le dos. Elle l’appelait sans parler, l’homme se levait et… ce n’était pas Aliver ! Celui qui pivotait vers elle était mince, avec une chevelure dorée, et il portait un thalba noir et un pantalon ajusté. Ses yeux étaient d’un gris incroyable, brillants comme de l’argent en fusion. Ce n’étaient pas les yeux d’un être humain, et pourtant c’étaient les siens. Ceux d’Hanish Mein. Elle se rendait compte qu’elle avait ordonné qu’on lui couse les lèvres. Et avant même que l’aiguille et le fil ne les scellent, elle avait exigé qu’une boule d’hameçons rouillés entremêlés soit placée dans sa bouche. Elle avait voulu qu’il lutte pour ne pas l’avaler, sachant qu’il finirait par le faire et qu’il en aurait l’intérieur lacéré. Elle avait souhaité qu’il souffre. L’idée paraissait horrible, à présent. Comment avait-elle pu l’avoir ? Sur le moment, elle ne désirait plus rien d’autre que se précipiter dans ses bras et tout lui pardonner. Quoique le visage d’Hanish fût paisible, elle s’élançait vers lui avec l’intention de couper le fil, de lui ouvrir la bouche et d’en sortir la pelote barbelée. Elle courait, mais l’espace qui les séparait demeurait obstinément le même. Alors elle avait la dernière révélation, la plus terrible. La personne en face d’elle n’était pas non plus Hanish. C’était Aaden, et il avait les mains crispées sur sa gorge pendant que les hameçons s’y frayaient un chemin et que le sang jaillissait. Elle s’éveillait en se débattant dans les draps entortillés de son grand lit. Pendant quelques secondes, elle luttait pour échapper à l’horreur qui collait à tout son être, et elle redoutait que cette fois elle ne puisse s’en libérer. Mais elle y parvenait toujours. Puis elle se pelotonnait, repliait les jambes contre sa poitrine et pleurait. C’était une torture nocturne qu’elle affrontait seule. Personne ne partageait sa couche, depuis cette nuit où elle s’était réveillée à côté d’Hanish et l’avait entendu parler à ses ancêtres défunts et leur promettre de la sacrifier. Il était presque étonnant qu’elle eût seulement réussi à dormir. Elle s’assurait que toute trace du cauchemar et de ces souvenirs atroces soit effacée avant d’appeler sa camériste et de se préparer pour la journée. En fait, elle se fermait au message caché que pouvait avoir le rêve et montrait au monde un visage serein et déterminé. C’était ainsi que devait faire une reine. Ou une mère. Elle se répétait qu’elle n’en était que plus forte. C’était peut-être vrai. * * * — L’arc long est une arme royale, dit Corinn. Elle encocha une flèche et coinça la hampe contre l’arc avec un doigt recourbé. Aaden se tenait à côté d’elle, et tous deux derrière une marque destinée à mesurer la distance avec la cible que des serviteurs avaient placée dans la partie herbue d’une des terrasses supérieures. On était au milieu de la matinée et le temps était clair, avec une brise douce et intermittente. Pour le moment, le rêve était loin de l’esprit de la reine. — Je sais que tu aimes manier l’épée, et c’est une bonne chose. Cependant, un roi se bat rarement au cœur de la mêlée. Il doit avoir une vision plus générale afin de diriger ses forces. Tu comprends ? Au cœur des combats, sur le champ de bataille, tu ne peux voir au-delà des quelques rangs de soldats qui t’entourent. Et dans cette situation, tu es vulnérable, comme l’a été mon frère. Elle pointa l’arme vers le ciel, tendit le bras qui tenait l’arc et abaissa celui-ci dans la bonne position tout en tirant la corde jusqu’à sa joue. — Toi, Aaden, tu ne seras jamais vulnérable de la sorte. Elle ouvrit les doigts. L’arc vibra et la flèche disparut. Elle était à l’horizontale devant elle l’instant précédent, et déjà elle avait frappé le cercle jaune central de la cible en bois, à deux doigts du cœur rubis qui délimitait le centre exact. — Vous ne ratez jamais ! s’exclama Aaden en effectuant un petit pas de danse. J’aimerais vous voir rater, rien qu’une fois. Le pouvez-vous ? Rater rien qu’une fois. Voyons si vous pouvez le faire ! — Ne sois pas stupide, répondit Corinn en souriant. Pourquoi raterais-je ce que je peux atteindre ? — Pour me faire plaisir. — Ce pourrait être une raison, si elle était valable. Mais cela ne te ferait pas plaisir, n’est-ce pas ? Ce qui te ferait plaisir, ce serait un tir encore plus proche du centre. À ton tour. Aaden fit ce qu’on lui disait, quoique sans se presser. Il choisit une flèche avec soin et la brandit devant lui pour juger de son équilibre et de sa rectitude. Il passa un doigt sur l’empennage, sur la hampe, et enfin encocha le projectile. Corinn entendit deux des serviteurs chuchoter. Ils commentaient certainement l’application fastidieuse du prince. Elle la lui avait inculquée dès le début, afin qu’il pratique l’archerie sans jamais oublier chaque étape. Quand enfin il tendit la corde de l’arc, il dut forcer pour que l’arme ne tremble pas. — Réduis le monde à la cible, conseilla sa mère. Vois le cœur. Sens le lien qui existe entre elle et toi. Trouve-le. Tu ne vises pas une cible éloignée. Tu orientes la flèche pour qu’elle emprunte le chemin qui a déjà été créé pour elle. Il tira, mais dès le relâchement de la corde Corinn sut que le résultat serait médiocre. La flèche toucha un des coins inférieurs du panneau de bois peint et y pendit mollement. Le garçon se détourna vivement, souriant mais exaspéré. — Que s’est-il passé ? Je la regardais en plein ! — Tu as pris le mauvais chemin, Aaden. Elle laissa passer un moment pour qu’il comprenne bien, avant d’ajouter : — Tu n’étais pas immobile quand tu as tiré. Ton bras oscillait. Allons, je vais te montrer encore une fois. Elle se coula de nouveau dans son rôle d’instructrice. Elle était heureuse de l’attention d’Aaden, de son désir à comprendre la notion de chemin. Il faisait preuve d’un sérieux indéniable, quand bien même il ne semblait pas très doué en tant qu’archer. En l’observant, elle tenta de se rappeler si elle avait été douée à son âge, mais elle n’y parvint pas. Aussi loin qu’elle remontât dans ses souvenirs, elle avait toujours su voir le chemin qui menait à une cible. Il était toujours là, et pour peu qu’elle attendît, il se dévoilait, et elle ne ratait jamais. Quand elle le suivait et relâchait la corde, elle était aussi sûre de son tir que si la flèche avait filé dans un tube invisible suspendu dans l’air. Quand ce phénomène avait-il donc commencé ? Elle avait fouillé dans sa mémoire, mais celle-ci s’arrêtait obstinément à cet après-midi au pavillon de chasse de Calfa Ven, quand elle avait tiré pour la première fois avec Hanish Mein. Elle avait pourtant dû apprendre avant. Elle était alors une jeune demoiselle, et non une enfant. Elle avait déjà connu bien des souffrances et… Aaden interrompit le cours de ses pensées : — La prochaine fois, est-ce que Devlyn et d’autres pourront tirer avec moi ? — Devlyn ? — Il est doué. C’est le meilleur dans les tirs groupés. — Devlyn… Aaden avait déjà prononcé ce prénom à de nombreuses reprises. Devlyn. Il appartenait à une famille d’Agnates, du continent lui semblait-il. Il faudrait qu’elle étudie sa lignée. Il était peut-être à peine de l’aristocratie, avec tous les nouveaux liens que les archivistes avaient découverts pour permettre à des familles jusque-là sans titre d’accéder à cette élite sociale. C’étaient là les regrettables nécessités créées par deux guerres et les purges d’Hanish qui avaient détruit presque toutes les anciennes familles. Mais ce n’étaient pas tant les origines du garçon qui l’intéressaient que l’admiration perceptible dans la voix d’Aaden quand il le mentionnait. Il faudrait qu’elle détermine si c’était ou non une bonne chose. — Nous pourrions passer une journée d’archerie avec eux, continua l’enfant. Comme un petit tournoi, juste pour mes amis et moi. Quelqu’un d’autre gagnera peut-être, mais peu m’importe. C’est seulement pour nous amuser. Vous êtes d’accord, Mère ? — Nous verrons, répondit Corinn. Tu sais, Aaden, tu n’es pas pareil à tes amis. Un jour, tu auras cet empire à diriger. — Je sais. C’est pourquoi je devrais avoir des amis. Des compagnons ! Devlyn pourrait être mon chancelier. Il m’a déjà dit qu’il accepterait, si je le lui demandais. Pendant que le garçon s’affairait à mettre en place une autre flèche, le visage de Corinn trahit un très court instant de déplaisir. L’expression disparut avant que son fils ne relève les yeux vers elle. — J’aimerais rencontrer ce Devlyn. Ce serait une bonne chose que tu aies des compagnons, mais la vérité, c’est que lorsque je ne serai plus là, tu n’auras personne sur qui te reposer. Personne d’autre, et certainement pas Devlyn, pour porter le fardeau de la royauté. Tu comprends cela ? — Il y a Mena et Dariel, remarqua-t-il avant de tendre l’arc. — Oui, bien sûr. Mais il se peut que tu ne puisses pas compter sur eux. Ils pourraient nous décevoir. Ils pourraient s’opposer à nous, un jour. Cette seule pensée était inquiétante, et tout d’abord elle ne voulut rien en dire. Mais en voyant la concentration qui plissait le front de son fils alors qu’il tirait, puis ses yeux gris qui étudiaient le résultat, elle eut envie de pousser le sujet un peu plus loin. La flèche s’était fichée au bord du rond central. — Joli tir. Laissons cela pour le moment. Viens t’asseoir à côté de moi. Aaden obéit à contrecœur. Ils s’assirent côte à côte sur un banc de pierre au bord de la terrasse. La balustrade basse permettait de profiter d’un panorama qui s’étendait sur tout l’ouest de l’île, jusqu’à la mer. Les eaux les plus proches étaient parsemées d’îles rocheuses qui semblaient s’enfoncer de plus en plus à mesure que la mer passait du turquoise à une teinte plus sombre. Aaden croisa les bras et remua doucement les jambes. Il attendait et Corinn, en pensant à l’agitation de la plupart des enfants de cet âge, éprouva une fois de plus de la fierté pour le fils qu’elle élevait. Une servante apporta deux verres de la boisson douce aux baies qu’Aaden adorait, puis elle se retira assez loin pour ne rien entendre. — Je sais bien que tu n’es encore qu’un enfant, commença Corinn, mais je dois te préparer à ce que l’avenir te réserve. Mieux vaut que tu l’apprennes maintenant, et non plus tard. Personne n’est aussi important que toi pour cette nation. Pas même ma sœur et mon frère. Tu les aimes sans doute beaucoup, tout comme moi, mais ils ont tous deux des défauts qui ne doivent jamais t’affaiblir. Tu ne dois pas le permettre. Mena est talentueuse et féroce, mais elle a peur de sa propre nature. Sa véritable personnalité est aussi sauvage qu’un aigle. Elle fond sur ses ennemis tel un éclair qui tombe du ciel, n’est-ce pas ? Tu as entendu ce qu’on raconte à son sujet. Ses ennemis ne peuvent la toucher. Elle les cloue au sol et leur arrache le cœur. Comme elle doit le faire. Elle but une gorgée du jus de fruit. Son acidité la fit presque grimacer. — Si Mena n’était que cela, elle constituerait une arme encore plus redoutable qu’elle ne l’est déjà. Elle devrait n’être qu’un aigle, mais il y a de la colombe en elle. Pendant que de son bec elle fouaille les chairs de ses victimes, elle pleure à cause de ce qu’elle fait. C’est une erreur. Je ne te permettrai jamais d’être aussi partagé. Alors ne le sois pas. Aaden écarta son verre de ses lèvres et acquiesça, d’un simple et bref hochement de tête. — Je comprends. Et je crois que je n’aimerais pas que Mena soit comme un aigle. Les aigles ont les yeux froids. — Mieux vaut les yeux froids d’un aigle que le regard larmoyant de la colombe. Je n’ai que faire d’une colombe. Elle avait parlé avec plus de dureté qu’elle ne l’aurait souhaité. Elle resta silencieuse un moment. — Quant à Dariel, reprit-elle d’un ton redevenu égal, je ne sais ce qui lui est arrivé. On dit qu’il était sans peur, un véritable pirate. Je ne l’ai pas connu à cette époque, mais il est clair qu’il a un talent de meneur d’hommes. J’aimerais seulement qu’il s’en serve davantage. Il n’a plus goût aux entreprises dangereuses. Il sourit toujours, il est amusant et il sait montrer sa joie, mais… Il donne l’impression de vouloir s’excuser auprès du monde et des gens. Quant à ses projets de reconstruction… Je ne nie pas leur utilité, mais il s’y consacre pour de mauvaises raisons. — Est-ce pour cela que vous l’avez fait partir ? — Je ne l’ai pas « fait partir ». Il accomplit une mission. Quand il l’aura achevée, il reviendra meilleur que lorsqu’il a quitté Acacia. Vois-tu, Aaden, je m’efforce de les aider tous les deux à devenir plus forts dans les domaines qui comptent vraiment, afin de les aiguiser, de les endurcir. Une fois encore, elle n’aima pas la sécheresse soudaine de sa voix. Elle s’imposa le calme et posa une main sur les genoux de son fils. Il commençait à s’agiter. Elle devrait le libérer bientôt, et le laisser être comme n’importe quel garçon de son âge, épargné de la pesanteur de leçons telle que celle-ci. Elle regretta – et ce n’était pas la première fois – de devoir lui tenir ce genre de discours. Pourquoi ne pas le laisser être simplement le garçon qu’il souhaitait être ? Mais si elle le permettait, elle commettrait la même erreur que son père. Dariel était à peine plus âgé qu’Aaden quand il avait été exilé seul. Ce qui s’était déjà produit pouvait se reproduire. Et si cela arrivait, jamais Aaden ne pourrait lui reprocher de ne pas l’y avoir préparé. — Aliver n’était pas meilleur, reprit-elle. Il est préférable que ce soit moi qui te le dise, parce que les histoires qu’on raconte sur lui n’y font jamais allusion. Il se peut qu’il ait eu des rêves très beaux, mais que sont les rêves ? Rien sans la fermeté de caractère indispensable pour les réaliser. Ton oncle a accompli des choses merveilleuses, bien sûr, mais quand il est mort son œuvre était inachevée. Il aurait laissé le monde livré au chaos si je n’avais pas été là pour tout reprendre en main. Son grand défaut, Aaden, a été de laisser ses émotions le gouverner. Il a permis que des notions nébuleuses remplacent une pensée volontaire. Pendant trop longtemps, les Akarans se sont comportés de la sorte. Tinhadin a tué son frère aîné afin de préserver son trône, mais il a tué son plus jeune frère uniquement par peur. Mon père lui-même n’a gouverné qu’à moitié comme il aurait dû, empêtré qu’il était dans un idéalisme qui l’a rendu incertain. Mais c’est fini. Je ne suis pas coulée dans ce moule, et tu ne le seras pas non plus. Je t’apprendrai à éviter ces pièges. Pour en revenir à ce que je disais tout à l’heure… Elle attendit qu’il lève vers elle un regard attentif. — Aime les membres de notre famille sans permettre qu’ils t’affaiblissent. En public, honore-les comme s’ils étaient infaillibles, mais prends note de leurs défauts. Exige de tes amis le maximum, sans l’espérer. Attends-toi au pire de la part de tes ennemis afin qu’ils ne puissent pas te prendre au dépourvu. Et ne compte que sur toi-même. Elle sourit et dit, d’un ton radouci : — Sur toi et ta mère, devrais-je dire. Elle ébouriffa les cheveux de son fils. — Très bien, Aaden, assez parlé ! Je vois que tu ne tiens plus en place. — Je peux aller m’entraîner dans la salle de Marah ? — Oui. Bonne idée. Et plus tard tu me montreras ce que tu as appris. Aaden fit signe à une servante qui accourut. Il lui tendit son verre qu’elle prit du bout des doigts, avant de s’incliner et de remercier Son Altesse. Le garçon marmonna ses propres remerciements. Dès qu’elle se fut éloignée, il s’approcha de Corinn et lui murmura : — Mère, vous arrive-t-il de recourir à votre chant pour faire que la flèche… aille droit au but ? La reine passa la main derrière la tête de l’enfant et l’attira vers elle. Ses lèvres lui effleurant l’oreille, elle répondit dans un souffle : — Jamais. * * * Une heure plus tard, la reine était de retour dans ses bureaux. Assise très droite, impassible, elle regarda Rhrenna qui faisait entrer et présentait Paddel, le négociant en vins de Prios. C’était un homme affublé de lourdes bajoues et engoncé dans une tenue en soie gonflée aux mauvais endroits. Il était chauve, mais avait fait tatouer l’intégralité de son crâne d’un bleu sombre. L’encre suivait la ligne naturelle qu’auraient eue les cheveux, et l’effet produit était déconcertant. Il semblait très satisfait de cette coquetterie, car il se touchait régulièrement la tête de ses doigts, comme s’il voulait se recoiffer. Corinn décida que l’entrevue serait brève. Elle savait déjà la majeure partie de ce que le marchand avait à lui dire, grâce aux rapports détaillés envoyés par la Ligue depuis maintenant quelques années. Ils avaient bien fait leur travail. Avec un peu de chance, il en serait de même pour Paddel. — Comment se sont passés les essais ? demanda-t-elle. — Oh ! merveilleusement bien ! Merveilleusement bien, oui ! L’homme avait du mal à se contenir. Il semblait ne pas se rendre compte qu’il postillonnait à chaque phrase. — Vous n’auriez pu espérer succès plus éclatant. Tout ce que vous souhaitiez est devenu réalité, Votre Majesté. Absolument tout. Corinn était assise derrière son bureau, mais elle avait levé une main devant sa poitrine, dans un geste qui pouvait se vouloir protecteur ou signifier la menace qu’elle le gifle. Visiblement, il ne le remarqua pas. — J’y compte bien. Sire Dagon m’a affirmé que le produit méritait que je me sois montrée aussi patiente. Pour que ce soit vrai, il faudra que votre cru de Prios soit excellent. — Ma Reine, mon vin est le nectar qu’attend notre nation assoiffée. Vous serez ravie. Corinn doutait fort que le ravissement soit au rendez-vous. Derrière son masque imperturbable, elle dissimulait un intérêt très vif pour cette affaire. Un nectar pour une nation assoiffée. Ce serait effectivement une chose très utile. Après sa prise de pouvoir, il ne lui avait pas fallu longtemps pour se rendre compte que son frère l’avait laissée grandement handicapée, quelle que soit la façon dont il s’y était pris. Les gens abandonnaient la consommation de brume, et leurs souvenirs des cauchemars induits par la drogue demeuraient si vivaces qu’aucun ne ralluma sa pipe. Ce fut sans effet dans les premiers temps après la chute d’Hanish. Il y avait beaucoup à faire, amplement de quoi occuper l’esprit de la populace. Mais très vite, leur lucidité devint un problème. Ils l’observaient, et leur mécontentement croissait. D’abord une nation réclama l’indépendance, puis une autre, se plaignant d’être écrasée par les impôts, affirmant que durant la nuit des agents inconnus venaient voler leurs enfants, citant les serments faits par Aliver comme si c’étaient les paroles d’un livre sacré. Corinn se persuada qu’elle devait manœuvrer, cajoler, soudoyer, flatter et punir sans discontinuer, précisément parce que le peuple n’était plus sous l’emprise de la drogue. Aucun monarque Akaran depuis Tinhadin n’avait travaillé aussi dur qu’elle le fit. Et si elle avait réprimé les dissidences avec autant de vigueur, pour ne pas dire de brutalité, la faute en incombait à ceux qui sortaient du droit chemin ! Elle n’avait pas hésité à employer les services des Numreks pour mener à bien cette tâche. Au départ, elle avait demandé à la Ligue de trouver un moyen de répandre de nouveau la drogue. Après tout, le sevrage massif de la population risquait de mettre en péril leurs échanges avec les Lothans. Ces mystérieux étrangers exigeaient toujours le Quota. C’est pourquoi la Ligue avait pris le contrôle des îles du Lointain, afin d’y installer des plantations où élever le Quota. Mais il semblait que le Monde Connu ne voulait plus de la brume en contrepartie. Les sires avaient préconisé la prudence et la patience. D’après eux, réaccoutumer les gens à la drogue constituerait une erreur, en admettant d’ailleurs que ce soit possible. La drogue était trop facilement identifiable. Certains en accepteraient une variante, bien sûr, mais d’autres refuseraient et fomenteraient contre son usage. Tous se souvenaient encore trop bien d’Aliver, en qui ils voyaient celui qui les avait libérés de la brume. Non, un retour en arrière nuirait grandement à Corinn. Les sires lui conseillèrent d’attendre la mise au point d’un nouveau produit pour contrôler les masses, et dans l’intervalle elle accepta que le Quota lui soit payé en pièces d’or, en pierres précieuses et avec toute une gamme de produits nécessaires à la reconstruction de l’Empire. Elle ne pouvait faire autrement. Sept années s’étaient écoulées avant qu’ils ne viennent enfin lui annoncer que la nouvelle drogue était au point. Elle avait les mêmes éléments de base que la brume, dirent-ils, mais elle présentait l’avantage de pouvoir être consommée de jour comme de nuit, sans altérer la capacité à travailler, le sommeil ou la procréation. Il avait été difficile de la stabiliser sous forme liquide sans qu’elle se dégrade avec le temps. Mais il était primordial à leurs yeux que son aspect n’ait aucun point commun avec la brume, et surtout qu’on ne la fume pas. Cette fois, elle serait consommée sous la forme d’un breuvage : le vin. Prios en produisait depuis très longtemps. Avec l’autorisation de Corinn, et sous la supervision de la Ligue, les opérations avaient été étendues afin de couvrir la plus grande superficie possible de l’île. Le résultat final était ce cru de Prios auquel était ajoutée une dose de la formule avant sa mise en bouteille. — Quand on voit les sujets sur qui nous l’avons expérimentée, dit Paddel, on a presque envie d’abandonner toute raison et de les rejoindre. Il se pencha en avant. De fines gouttelettes de sueur perlaient à la limite de son tatouage crânien. — Le cru n’est pas extraordinaire, mais il n’est pas imprévisible comme la brume. Ses effets ne vous submergent pas complètement. Dès le premier verre vous êtes envahi par une impression de contentement, une sorte de joie constante et tranquille qui vous fait voir l’avenir de façon positive. Quand vous avez bu, vous êtes convaincu que quelque chose de merveilleux est sur le point de se produire. Toujours sur le point de se produire. Correctement dosé, ce sentiment ne disparaît pas. Vous ne vous demandez jamais pourquoi cet événement merveilleux n’est pas arrivé, vous avez seulement la conviction qu’il est sur le point d’arriver. Il va arriver. — Et vous pouvez quand même travailler ? Paddel hocha la tête avec enthousiasme. — Bien sûr que vous le pouvez. Et vous le faites. Pourquoi agiriez-vous autrement ? Vous vous sentez merveilleusement bien. Après tout, quelle importance ont quelques heures passées à casser des cailloux, ou à vous fatiguer dans quelque labeur que ce soit ? Corinn coula un regard en direction de Rhrenna, la seule autre personne présente. Ses traits menus ne rendaient pas justice à l’esprit acéré qu’ils dissimulaient, et c’était une particularité que la reine appréciait chez la Meine. Avec son teint pâle et ses yeux bleu clair, elle pouvait s’asseoir dans n’importe quelle pièce sans plus attirer l’attention qu’une servante quelconque. Elle était bien davantage, cependant. Et elle intervint : — Et si l’on est privé de ce vin ? — C’est un autre aspect remarquable de cette création, fit Paddel à l’adresse de Corinn, comme si c’était elle qui avait posé la question. Quand les sujets n’en consomment plus, ils ressentent seulement un vague mal-être, de l’ordre des premiers tiraillements de la faim ou du début d’un coup de froid. Et que fait-on quand on a faim ? Le négociant se tut une seconde, le temps d’afficher un sourire de triomphe : — On mange ! Que fait-on si l’on a froid ? On met une cape. Personne ne pense : « Pourquoi suis-je esclave de cette faim ? », ou « Maudite sensation de froid, je vais la combattre sans me réchauffer ! » Non, on a toujours une réaction naturelle, Votre Majesté. Le même réflexe se vérifie avec ce vin. Lors de nos essais, les patients n’ont même pas remarqué qu’ils en avaient envie. Ils ne sont même pas conscients qu’ils en ont besoin, mais ils feraient n’importe quoi pour s’en procurer. Et je dis bien : n’importe quoi… Corinn nota qu’il frottait le bout de ses autres doigts en travers de ses pouces au souvenir de ce « n’importe quoi ». — Et pour nos soldats ? S’ils boivent de ce breuvage, est-ce qu’il ne les rendra pas pacifiques, réticents à combattre ?… — Pas du tout. Ils iront se battre avec la conviction que la victoire leur est assurée ! Comprenez que ce cru… Ah ! comment pourrais-je vous l’expliquer… Tout le visage de Paddel se fripa sous l’effet de la concentration. — Ils voient le monde sous un éclairage doré, oui, mais ils le voient toujours. Ils continuent d’accomplir les tâches qui leur incombent. Ils honorent encore mieux leurs engagements, en fait ! Votre Altesse, vous régnerez sur un empire peuplé de citoyens heureux de leur sort. Ils feront tout ce que vous souhaiterez, et ils ne verront jamais leur vie telle qu’elle est ! — Et comment contrôlerons-nous le phénomène ? s’enquit Rhrenna. Dans la majeure partie de l’Empire, on boit du vin. Même les enfants en consomment, dilué. Comment saurons-nous qui est sous l’emprise de la drogue et qui ne l’est pas ? Paddel répondit encore à la reine en souriant. — Ce sera à sa majesté de le déterminer, mais à mon humble avis… Eh bien, à mon avis, chaque personne pourrait en boire. Tout le monde n’en serait que plus heureux. Où donc est le mal ? Rhrenna retint une seconde le regard de la reine et lui exprima son dégoût d’une moue fugace. En pensée, Corinn était d’accord. Elle n’avait jamais entendu parler de quelque chose de pire, mais elle n’en dit rien et ne laissa qu’un vague déplaisir transparaître sur son visage. — Bien. Continuez la production, en ce cas. Stockez-la avec soin. Et en sécurité. — Bien sûr. C’est ce que nous faisons déjà. Les gardes de l’inspectorat d’Ishtat veillent sur les entrepôts. Quand pourrons-nous commencer la distribution, Votre Majesté ? Sire Dagon a dit que la Ligue était prête et aiderait l’opération à votre convenance. — À ma convenance est l’expression juste, répliqua Corinn. Vous pouvez vous retirer, maintenant. Ce qu’il fit, escorté par Rhrenna, même s’il dut ravaler une quantité de questions et de déclarations. Une fois seule, Corinn inspira lentement et profondément. Il lui fallait se débarrasser de la tension qui l’avait envahie pendant cette entrevue. Elle décelait encore dans l’air l’odeur du négociant, douceâtre et salée, comme si sa sueur était une sorte d’eau de mer sucrée. Dès le retour de la Meine, elle lui demanderait de brûler un peu d’encens. Un parfum apaisant, voilà ce dont elle avait besoin. Quelque chose qui lui permette de réfléchir sereinement à tout cela. Elle avait en horreur le plaisir que Paddel semblait tirer de toute cette entreprise. Le projet que cet homme bouffi venait d’exposer paraissait souillé par ses doigts répugnants. Mais elle ne devait pas s’arrêter à ce détail, elle en était bien consciente. Seul comptait le résultat, et celui-ci était encore plus avantageux qu’elle ne l’avait espéré. Elle comprenait à présent pourquoi la Ligue avait accepté d’attendre que la formule et le processus de distribution soient au point. Elle n’avait qu’un ordre à donner, et le vin coulerait à flots dans les veines du commerce. Il inonderait les marchés et les tavernes, on le trouverait sur toutes les tables, aux quatre coins de l’Empire. Il humecterait les lèvres des ouvriers et des voleurs, des fermiers et des marchands, des érudits et des officiels. Il serait difficile de ne pas le verser dans les gobelets en or de l’aristocratie, mais à leur manière ses membres étaient aussi gênants que les prophètes délirants comme ce Barad l’étaient dans la populace. Que tous soient induits en erreur. Que le monde s’apaise pour un temps, qu’il oublie les tensions. Aliver en personne n’aurait pu élever d’objection à ce projet. La pensée de ses frère et sœur la tourmentait. Il lui faudrait décider de ce qu’elle allait faire d’eux. Pas plus Mena que Dariel ne semblait comprendre complètement les dangers que représentait une population sobre. Parfois elle craignait qu’aucun des deux ne saisisse l’ampleur réelle de ses responsabilités. On ne pouvait pas faire confiance aux gens ! Ils trouvaient toujours des défauts à tout, ils commettaient des erreurs, cédaient à des jalousies misérables et se fourvoyaient dans des vues à court terme. Ils se détruiraient eux-mêmes si elle les laissait faire. C’était ce que Tinhadin avait compris. C’était pourquoi il avait pris tous les pouvoirs et régné d’une main de fer. Elle ferait de même, mais en apportant des améliorations au système de son modèle. Elle régnerait avec son cerveau et non avec ses émotions. Elle recourrait à tous les outils possibles. Elle rendrait ce monde sûr. Personne ne lui mentirait plus. Personne ne la trahirait, ne la volerait ni ne l’abandonnerait. Personne ne mourrait sans sa permission. Le monde serait tel qu’elle souhaitait qu’il soit. Alors elle connaîtrait la paix à son tour. Oui, songea-t-elle, alors je connaîtrai la paix. Si Mena et Dariel étaient incapables d’accepter cela, elle agirait à leur place. Elle les aimait profondément, bien sûr. Et c’était pourquoi ils devraient peut-être goûter au vin, eux aussi. Elle n’en était pas encore certaine, mais ce serait peut-être la meilleure solution. Rhrenna reparut, alluma l’encens comme le désirait Corinn, puis dressa la liste des sujets d’actualité à traiter. Cette fois, c’étaient les marchands de Bocoum qui la harcelaient. La sécheresse qui les frappait prenait des proportions alarmantes. Le nord du Talay, avec toute la production alimentaire et le commerce qu’il générait, était au bord de l’effondrement. — Votre Majesté, déclara Rhrenna, ils se font de plus en plus insistants. Ils vous implorent de venir pour constater vous-même leur situation désespérée. Ils disent que vous ne comprendrez vraiment que lorsque vous l’aurez vue de vos propres yeux. — Fort bien, j’en ai assez de rester dans ces bureaux, de toute façon. Dis-leur que je viendrai les voir avant quinze jours. Préviens également Aaden. Il sera heureux de ce voyage, même s’il est court. CHAPITRE NEUF KELIS REÇUT LE MESSAGER DEVANT SA TENTE. LE JEUNE HOMME allait pieds nus. Il était svelte, avec une musculature d’adolescent alors qu’il était certainement plus âgé qu’il ne le paraissait. La lumière du soleil couchant faisait scintiller la poussière qui le recouvrait, le résultat de toutes les lieues parcourues pour atteindre l’Halaly. Kelis écouta le message codé que l’autre utilisa pour prouver son authenticité, et il resta un moment immobile, à chercher la meilleure réponse. Il savait reconnaître une convocation quand il en entendait une. Il n’y avait pas d’autre mot. Sangae Uluvara, le chef de sa tribu, exigeait sa présence. Quoique loyal aux Akarans et à la tâche inachevée de Mena, il ne pouvait ignorer cet ordre. En retarder l’exécution, peut-être, mais pas l’ignorer. En talayen, il répondit : — Dis à Sangae que j’irai le voir à Umae dès que j’en aurai terminé ici. Dis-lui que je suis arrivé ici avec la princesse Mena il y a seulement une semaine. Nous devons attaquer l’abomination qui hante le lac, mais nous avons encore des préparatifs à effectuer. Quand nous l’aurons tuée, je le retrouverai à Umae. Il allait se détourner, mais le messager eut un claquement de langue sonore. Apparemment, il n’en avait pas terminé. Le bras gauche du jeune homme était atrophié et mesurait la moitié du droit. Peut-être cette malformation expliquait-elle pourquoi il était messager et non guerrier. Il ne semblait pas en avoir honte, et se servait de ce membre autant que de l’autre pour illustrer ses paroles. — Pas à Umae, dit-il. Sangae t’attend à Bocoum. Il s’y trouve en ce moment, et il prie que le sable n’échauffe pas trop tes pieds avant que tu l’aies rejoint. Bocoum ? La cité grouillante était certes sous contrôle talayen, mais Sangae s’y rendait rarement. Il était chef de village et non riche marchand. Aussi respecté qu’il fût pour avoir endossé le rôle de père de substitution auprès d’Aliver, Sangae ne s’intéressait pas plus aux négociants de Bocoum qu’eux à lui. — Il est sur la côte ? — En ce moment même, répéta le jeune messager, et un coin de sa bouche se tordit, comme s’il était déçu que Kelis ne le sache pas déjà. Il séjourne chez Sinper, de la famille Ou. Sangae souhaite que je te mène là-bas. J’ai promis de revenir avec toi, aussi vite que tu peux courir. Le garçon faisait montre d’une condescendance espiègle. Il prenait trop à cœur son rôle de messager, et l’autorité qu’il s’attribuait, alors qu’il n’en avait aucune. Kelis décida d’ignorer cette démonstration de suffisance pour l’instant. Il se mura dans un long silence pendant qu’il réfléchissait. Sinper Ou hébergeait Sangae ? Cela n’avait guère de sens. Les Ous étaient l’une des familles de marchands les plus ambitieuses de la cité. Ils étaient richissimes, et de façon très étrange ils amassaient leur fortune sans se donner beaucoup de mal. Ils possédaient la flottille de radeaux que les négociants louaient pour transporter leurs marchandises, et ils prélevaient un pourcentage coquet sur les profits réalisés par leurs clients. Ils possédaient également de grandes étendues de terre cultivable sur la côte, propriétés qu’ils avaient acquises morceau par morceau au fil des générations, et qu’ils taxaient maintenant pour leur utilisation par d’autres. Ils contrôlaient plus de quais que n’importe quelle autre famille et imposaient des tarifs de passage à toutes les marchandises qui y transitaient, dans un sens comme dans l’autre. Non, les Ous n’étaient pas le genre de personnes que Sangae avait l’habitude de fréquenter. Rien de tout cela ne sonnait juste. — Sais-tu pourquoi il me fait mander ? fit Kelis dont le regard s’attarda malgré lui sur le bras estropié du garçon. — Non, je l’ignore, répondit l’autre, mais il m’a envoyé parce que je suis rapide. Ce bras ne ralentit pas mes jambes. Il fend le vent pour moi. — J’en suis sûr… — Il te faudra peiner pour rester à ma hauteur, dit encore le messager. Kelis sourit, mais ne répondit rien. Ce garçon avait du cœur, à tout le moins. Il lui dit où trouver à manger et à boire, où s’abriter pour la nuit, et lui promit de courir avec lui dès qu’il aurait aidé la princesse. Si elle consentait à le laisser partir. * * * Plus tard, allongé sur la paillasse dure où il dormait, Kelis ne put s’empêcher de regretter tout ce que la lame de Maeander avait anéanti. Même sans rappels extérieurs, le seul fait de se trouver auprès de Mena signifiait que le souvenir d’Aliver était toujours proche. Il reposait comme un objet sous une fine couche d’eau, parfois clairement visible, parfois brouillé par le courant, obscurci par les nuages ou réfléchissant le monde situé au-dessus de lui comme un miroir mouvant. Et pourtant, il ne s’était jamais fait à la mort d’Aliver. Dans la journée, il rêvassait souvent et pensait au garçon avec qui il avait grandi, cet homme qu’il avait aimé à sa façon discrète. Il gardait en lui des images, des expressions et des bribes de conversations qui semblaient plus réelles que les années qui le séparaient maintenant de ces moments joyeux. Et dans ses rêves, Aliver était toujours bien vivant. Il se tenait devant lui, ironique, conscient qu’il avait échappé à la mort et d’une certaine façon gêné de ce fait, nimbé d’une beauté qu’aucune autre personne n’avait jamais eue aux yeux de Kelis. Il émergeait toujours déconcerté de ces rêves. Garçon, il avait été un rêveur, un de ceux qui sont capables de prédire le temps qu’il fera, la tournure qu’allaient prendre les événements, et il savait décrypter les signes contenus dans ses songes. Son père avait méprisé ce don, car il signifiait que son premier-né ne deviendrait pas un guerrier et en conséquence ne pourrait pas occuper la place familiale au conseil. Par la force et la contrainte, le père de Kelis avait réussi à extirper ce talent du jeune homme. Il l’avait réveillé à tout moment, jusqu’à rendre le rêve proche de la douleur, et l’avait rabaissé comme si ce don était une insulte à sa virilité. Kelis avait fini par craquer quand son père avait choisi un de ses fils cadets pour être son premier-né. À la grande satisfaction de son père, Kelis avait tué le garçon et revendiqué sa position d’aîné. Dès lors, ses visions oniriques avaient cédé la place aux réminiscences de la scène lors de laquelle il avait enfoncé sa lance dans le ventre de son frère et tourné la lame. C’était ce qu’il avait revécu des années durant dans son sommeil : un châtiment nocturne. Après la mort d’Aliver, ses rêves s’étaient interrompus pendant un certain temps. Il ne pouvait se remémorer les derniers instants du prince, qu’il soit éveillé ou endormi. C’était un moment vide de toute image, dans lequel il ne voyait rien, une parcelle de néant qu’il affrontait chaque nuit. Et quand il se remit à rêver, il y avait quelques mois seulement, ce fut d’Aliver revenu à la vie. Quel pouvait être le sens ce songe ? Contenait-il un signe qu’il devait apprendre à déchiffrer ? Allait-il redevenir le rêveur que son père, aujourd’hui mort lui aussi, avait tout fait pour effacer ? Le prince n’aurait pas dû mourir, c’était certain. Il ne pouvait pas être mort ! Une erreur quelconque avait été commise, et tout le monde avait été assez fou pour tomber dans le panneau de cette tromperie meine. Cette nuit-là, après avoir reçu la visite du messager et vu Mena s’efforcer de réconforter le chef vieillissant, Kelis ne dormit pas. Étendu sur sa paillasse, les yeux ouverts, il s’imagina voyageant vers le sud, au lieu de rejoindre Bocoum au nord. Que se passerait-il s’il traversait la grande rivière et partait en quête du Santoth dans l’Extrême Sud ? Aliver se trouvait peut-être parmi les Hérauts. Peut-être était-ce pourquoi il lui semblait toujours vivant. À moins que les sorciers ne soient en mesure de le faire revenir. Peut-être attendaient-ils seulement qu’on le leur demande. Aliver avait été assez courageux pour se risquer dans le désert à leur recherche. Et si un autre devait faire la même chose ? Le lever du soleil fut pour lui un soulagement. Avec la brise matinale et la lumière rasante, le monde s’éveilla. Comme toujours, Mena redevint un tourbillon d’énergie. Elle s’affaira parmi les Halalys comme si elle était une des leurs, et sa voix était aussi sonore que les leurs, et même plus forte quand elle donnait ses ordres. C’était un être sensible, Kelis le savait, et elle était troublée par des choses dont elle parlait rarement. Mais aux yeux du monde, elle n’était jamais plus elle-même qu’à l’approche du danger. Alors, c’était l’image même de l’assurance et de la force, et peut-être même d’un désir inextinguible de se mettre en péril. Les Halalys avaient mis en place un blocus pour prendre la bête au piège. Leurs bateaux à fond plat et d’autres embarcations étaient disposés à intervalles réguliers, ancrés et reliés entre eux par des cordes qui formaient une ligne ininterrompue. Les premières heures furent consacrées à acheminer arbalétriers, guerriers, pêcheurs et d’autres hommes encore sur le barrage flottant. Un vent stable ridait la surface de l’eau et faisait tanguer les bateaux qui tiraient sur la ligne de leur ancre. Ils avaient choisi ce jour à cause du vent, car ils connaissaient parfaitement le rythme suivant lequel les courants changeaient et soufflaient plus fort. Une fois que tout le monde fut en place, les bugles halalys sonnèrent le signal de lever l’ancre et de déployer les voiles. Sous le vent, le bateau où se trouvait Kelis bondit en avant. La voile claqua en se gonflant, et il dut trouver une prise à agripper quand le léger vaisseau se mit en mouvement. Composé de deux flotteurs étroits reliés par une plate-forme et muni d’un gouvernail rudimentaire, il avait un très faible tirant d’eau et était conçu pour la vitesse. L’eau sur laquelle ils filaient ne serait pas arrivée aux épaules d’un homme. Kelis aurait pu y sauter et s’y tenir debout, avec pour seul risque d’être percuté par un autre glisseur. Ils progressaient parmi les herbes des marais et les nénuphars, laissant derrière eux un sillage boueux verdâtre. La flottille en mouvement offrait une vision impressionnante, mais elle lui parut soudain fausse. Pourquoi n’y avait-il pas pensé avant ? Ils étaient trop nombreux ! Comment cent embarcations lanceraient-elles une attaque coordonnée sur la créature à une telle vitesse ? Ils se gêneraient et se heurteraient en se rapprochant de leur cible. Il voulut crier que leur plan était voué à l’échec. Il regretta de ne pas être auprès de Mena. Elle avait sans doute compris la même chose que lui, et elle devait être en train de l’expliquer aux Halalys. Mais il n’était qu’un des hommes embarqués sur ce glisseur. Il n’avait pas de rôle défini, sinon celui d’accompagner les autres, de les imiter dans l’action et d’aider les arbalétriers qui constituaient leur arme principale. La vigie campée à l’avant d’un des flotteurs poussa une exclamation. Il se pencha, bras tendu et index pointé. Kelis n’aperçut rien, sinon l’eau et une protubérance indistincte au loin, qu’il prit pour un îlot. Mais c’était seulement un monticule arrondi de terre sur lequel poussaient des herbes et peut-être quelques buissons ras. Alors pourquoi se déplaçait-il ? Pourquoi changeait-il de forme sous ses yeux, comme si l’île entière roulait sur elle-même et modifiait sa propre topographie ? Autour de lui, personne d’autre ne semblait s’en étonner. Toutes les embarcations avançaient sans ralentir, et les équipages se lançaient des cris excités, sans quitter des yeux leur proie commune. Il regarda de nouveau la ligne mouvante des glisseurs. Il ignorait lequel d’entre eux transportait la princesse, et il détestait l’idée qu’elle puisse périr ici comme n’importe lequel d’entre eux, comme son frère avait péri. La formation commençait à se disloquer, et certains bateaux devançaient les autres. Celui de Kelis se retrouva rapidement dépassé par ses voisins et leurs voiles bloquèrent la vue de l’île qui n’en était pas une. Il regretta que Mena ne se soit pas contentée de tout diriger à distance, comme Corinn dans son palais. Dans les circonstances présentes, c’était une pensée plutôt étrange, qui s’évanouit bien vite. Quand il aperçut de nouveau l’abomination, elle était assez proche pour que le doute ne soit plus permis. Elle écrasait par sa masse toute autre créature vivante qu’il avait pu voir. Elle ne ressemblait à rien de ce qui nageait, rampait ou marchait sur cette terre. Elle avait la taille d’un gros rocher, d’un flanc de colline ou d’un îlot, comme celui qu’il avait d’abord cru voir. Mais c’était un monstre semi-aquatique écailleux, muni de nageoires, qu’on ne pouvait comparer à aucun poisson, bien qu’il en eût certains aspects, ni à aucun ver, alors qu’il roulait sur lui-même dans des convulsions lentes qui le propulsaient en avant. Ses écailles frottaient les unes contre les autres et certaines se détachaient, comme pelées par quelque mal terrible. Elles ne le protégeaient pas réellement quand elles s’écartaient et se refermaient selon ses mouvements. Sous elles le corps était translucide, tavelé et luisant comme la chair d’un calamar. Il ne nageait pas, car l’eau n’était pas assez profonde. Il s’éloignait en se trémoussant avec la détermination pachydermique d’un morse géant. Mais sa vitesse de déplacement ne pouvait rivaliser avec celle des glisseurs. Les premiers le rattrapèrent. Ils foncèrent de chaque côté de l’abomination, minuscules en comparaison, cachés à la vue de leurs vis-à-vis par la masse du monstre. Les premiers arbalétriers décochèrent leurs projectiles. Ceux-ci avaient été conçus spécifiquement pour l’occasion. Des cordes solides étaient attachées aux carreaux, l’autre extrémité solidement nouée à des taquets situés à la proue des bateaux. Il ne fallut que quelques instants pour qu’elles se tendent entre les embarcations rapides et la proie. Mais au lieu de se détacher, les barbelures creusèrent des sillons dans les chairs de l’abomination. Les pointes s’enfoncèrent et s’arrimèrent au corps du monstre. La secousse qui immobilisa brutalement les glisseurs envoya plusieurs hommes à l’eau. D’autres tombèrent de la proue quand les cordes cassèrent. Sur deux bateaux, les taquets furent arrachés dans un geyser d’éclats de bois. Kelis vit tous ces détails presque en même temps. Quand son glisseur arriva à hauteur de l’abomination, les chasseurs avaient commencé à agir avec un peu plus de concertation. Un plus grand nombre d’équipages affalait la voile avant de décocher les carreaux. Plusieurs embarcations, la voile de nouveau gonflée après les tirs, profitaient du vent pour avancer au ralenti. D’autres dépassèrent le monstre et les arbalétriers décochèrent leurs carreaux. Les cordes se tendirent. Les barbelures se fichèrent dans les chairs. Bientôt, la créature fut traînée dans les hauts-fonds par cinquante glisseurs, et d’autres bateaux se joignaient à eux. La gueule caverneuse de l’abomination s’éleva hors de la boue et s’ouvrit sur des rangées successives de crocs. Elle semblait vouloir rugir, et son absence de voix rendait la scène encore plus effrayante. Kelis aida l’arbalétrier de son glisseur en le ceinturant de ses bras quand il visa, puis en le tirant en arrière lorsque le projectile fila dans l’air. Il entendit le capitaine crier des ordres aux autres hommes d’équipage, et il fit ce qu’il pouvait pour se rendre utile. Les minutes suivantes passèrent dans une confusion de mouvements, de bruits et de vent. Il fut bousculé, dut se baisser pour éviter la bôme et faillit tomber à l’eau. Autour de lui, d’autres glisseurs arrivaient en tous sens, se percutaient dans un enchevêtrement de cordes, tandis que le vent charriait une cacophonie de cris. Dans ces collisions, quelques-uns perdirent la vie, d’autres furent blessés. Et pendant tout ce temps, Kelis fut incapable de déterminer si leurs efforts portaient leurs fruits. Il savait que l’eau était de moins en moins profonde. Il voyait bien qu’ils avançaient maintenant sur de la boue diluée. Mais ce fut seulement quand la bête montra sa peur qu’il crut au succès. Jusqu’alors, l’abomination avait lutté pour résister à la traction des glisseurs. Quand elle fut dans l’incapacité d’aspirer l’eau et de la rejeter pour aller à contre-sens des hommes, elle se retourna. Elle se souleva et ondula en se débattant, créant des vagues boueuses qui éclaboussèrent les bateaux les plus proches. Elle roula sur elle-même, si bien que plusieurs glisseurs furent arrachés à la surface du lac. Si elle continuait ainsi, elle les tuerait tous. Les hommes la tiraient obstinément vers la rive, plus lentement maintenant, mais avec régularité. Le vent gonflait les voiles comme s’il détestait autant qu’eux la créature. Quand ils ne purent aller plus loin, ils ancrèrent leurs embarcations, sautèrent dans l’eau boueuse qui leur arrivait à la cheville et convergèrent en pataugeant vers leur proie. Ils étaient armés de piques et de longs javelots. Kelis savait que dans cette phase comme dans le reste de l’entreprise il n’était qu’un observateur. Il resta donc en retrait et regarda les Halalys prendre leur revanche. La bête était un véritable monstre sans forme définie. Tout son corps semblait s’être développé autour de sa gueule immense. Les cercles successifs de crocs étaient orientés vers l’intérieur de ce gouffre rose. Avec sa voracité sans limite, l’abomination était un agent de destruction. Les effets de sa gloutonnerie propageaient la désolation et la mort. La monstruosité gisait là, haletante. Peu à peu, elle s’enfonça dans la mort. Malgré toutes les blessures déjà subies et celles que lui infligèrent les javelots et les piques, ce fut l’absence d’eau pour respirer qui finit par avoir raison d’elle. Ce n’était qu’un poisson, après tout. Melio apparut au côté de Kelis et contempla le spectacle un moment. — Si je te fabriquais un collier avec ses dents, tu le porterais ? lui demanda-t-il. Kelis se tourna vers lui. Il venait de se rendre compte qu’il avait oublié Mena, mais le ton de plaisanterie de son ami le rassura. — La princesse va bien ? — Bien sûr. Melio pointa l’index et Kelis suivit la direction indiquée, vers la queue du monstre. Il distingua la silhouette de Mena qui se servait des cordes pendantes pour escalader la bête. Elle s’accrochait aux nageoires et aux protubérances diverses. Derrière elle venait une procession d’Halalys hurlant de joie, tandis que d’autres se hissaient le long des flancs de l’abomination à l’aide des cordes, pour rejoindre la princesse. — Tu sais, fit Melio, je lui répète tout le temps d’être prudente, mais c’est l’homme en moi qui parle et qui s’inquiète pour elle. Il se tut. Pieds écartés, Mena s’était figée au sommet du monstre. Le vent agitait ses cheveux et froissait ses vêtements. Elle posa les mains sur les hanches et considéra en silence la petite armée de chasseurs qui pataugeaient dans la boue tout autour de l’îlot qu’était devenue l’abomination. — Mais pour être franc, je crois qu’elle nous enterrera tous, dit Melio. Après tout, c’est une demi-déesse, non ? * * * La nuit de son départ, Kelis expliqua à Mena qu’il devait répondre à la convocation du chef de son village. Il reviendrait la servir dès qu’il le pourrait. Elle le laissa partir sans lui poser de question, et dans les ténèbres qui précèdent l’aube il trouva le messager qui l’attendait devant sa tente. Kelis s’était déjà échauffé, mais avant de parler il baissa le buste sans plier les jambes et pressa les paumes sur le sol devant ses pieds. — Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il quand il se fut redressé. — Naamen. Kelis lui sourit. — Eh bien, Naamen, es-tu prêt à courir ? CHAPITRE DIX SIRE NEEN PRENAIT UN PLAISIR PERVERS À SE SOUVENIR de tout ce qu’il connaissait du monde et que les Akarans ignoraient. La liste était trop longue pour être déroulée en une seule fois, mais il s’essayait souvent à cet exercice. Leur ignorance était pour lui aussi apaisante que la brume, quoique, combinée avec les effets de la drogue, elle constituât un baume encore plus efficace. Les Ligueurs n’avaient jamais vraiment renoncé à la brume, pas même du vivant d’Aliver, quand le prince en faisait une torture dans les rêves des gens. Pendant un temps, les sires avaient été victimes de cauchemars comparables à ceux de la populace, mais ils avaient dépassé ce cap. La drogue qu’ils consommaient était d’une qualité bien supérieure à celle qu’ils procuraient aux masses, et à force d’expérimentations ils avaient réussi à mettre au point une variété qui pouvait être appréciée sans aucun effet secondaire néfaste. Pour eux, la drogue était fondamentale dans tous les aspects de leur vie, aussi importante que l’eau, la nourriture ou l’air. Qu’ils soient éveillés ou endormis, pour qu’ils aient les idées claires ou connaissent la béatitude, pour qu’ils se concentrent ou se perdent, la brume était incontournable. Le Ligueur était assis dans la luxueuse salle de banquet de l’Ambregris, le grand vaisseau sur lequel ils s’étaient transbordés une fois arrivés aux îles du Lointain. La perspective de donner une leçon à Corinn rendait moites les paumes du Ligueur et faisait naître en lui un désir difficile à contenir. Il la haïssait, et il souhaitait qu’elle le sache quand elle céderait tout à la Ligue, juste avant qu’ils la détruisent. Si elle avait accepté leur offre de rencontrer en personne le Lothan Aklun, il se serait consumé d’impatience et délecté par avance du choc qu’il s’apprêtait à lui assener. Mais il avait dû se contenter de Dariel. Le prince représentait néanmoins une compensation de choix, et il se promettait de savourer au maximum la surprise qu’il lui réservait. Sa haine était pimentée par son désir charnel pour la reine. Souvent, ses transes induites par la brume n’étaient que de longues séances durant lesquelles il s’imaginait sermonnant la reine Corinn Akaran. Debout devant elle, il la dominait de toute sa hauteur et prenait un plaisir rare à lui révéler toutes les raisons pour lesquelles la femme puissante qu’elle croyait être n’existait pas. Elle était agenouillée face à lui, la bouche amollie par une expression de crainte révérencieuse, et ses moindres gestes promettaient la soumission, une soumission entière. Ce n’était pas un hasard s’il choisissait toutes ses concubines pour leur ressemblance avec elle. Des sosies tout à fait acceptables, coiffés et manucurés, parfois même modifiés anatomiquement. Il aimait que chacune fût semblable à la reine tout en ayant une voix, une odeur et un goût différents. Identiques et pourtant autres. Elles lui procuraient beaucoup de plaisir. Dommage qu’elles ne restent jamais très longtemps à son service. Dommage aussi qu’il ait décidé de n’en amener aucune pour ce voyage. Il n’aurait pas été très judicieux que le prince Dariel, ce morveux qu’il méprisait d’une autre manière, la voie et note la similitude. Mais tu ne devrais pas te plaindre, se dit-il. Tout est sur le point de changer radicalement. Sire Neen regarda autour de la table, et il fut heureux que ses pensées ne puissent s’échapper de son crâne oblong ni être connues des personnes présentes. Ils avaient quitté les îles du Lointain depuis deux semaines et s’étaient aventurés profondément dans les Flots Gris. Le vaisseau oscillait à peine, en témoignage discret de leur situation, mais le décor luxueux de la salle de banquet et le nombre impressionnant de domestiques n’avaient rien à envier à ceux d’un palais. Une nécessité, car peu de Ligueurs aimaient réellement les voyages maritimes. Encore un peu de patience, songea sire Neen, et tout sera remis en ordre. Bien des choses seront révélées. De vieux comptes seront réglés. Et certains seront très surpris. D’autres choqués. Attristés. Mais pas moi. Non, pas moi. Rien ne me surprendra. C’est moi qui suis celui qui surprend, pas celui qui est surpris. — Eh bien, nous sommes donc à mi-chemin des Autres Contrées, déclara-t-il en haussant la voix de façon à être entendu malgré le murmure des conversations et le cliquetis des couverts. À ce stade, quelles sont vos impressions de voyage, Votre Altesse ? Assis en face de lui à la table ronde, Dariel eut un sourire en biais et s’adressa à l’ensemble des Ligueurs, officiers de marine, officiels impériaux et concubines : — Je dois avouer que je suis impressionné. Un instant, il eut l’air absent et repoussa dans son assiette les morceaux de nourriture avec la pointe de son couteau. — Ce n’est rien, dit sire Neen. Rien pour nous, en tout cas, qui connaissons réellement la mer. Le prince ne montra pas qu’il avait saisi l’insulte à peine déguisée. Il secoua la tête au ralenti, comme l’aurait fait un enfant émerveillé. — Et ces créatures que nous avons aperçues aujourd’hui… elles étaient tellement étranges. Je suis sûr que j’en rêverai cette nuit. Sire Neen plongea sa cuillère dans la soupe, un brouet clair où flottaient des morceaux fondants de poisson blanc. Il immobilisa le couvert entre l’assiette et sa bouche et dit : — Si vous vous réveillez en hurlant, Prince, soyez assuré que nous enverrons quelqu’un pour vous réconforter. La jeune femme placée à la gauche de Dariel posa un doigt sur son poignet et remonta le long de son avant-bras. — Je serais ravie de m’en charger, lui dit-elle dans un souffle. Il serait tellement regrettable que le prince rêve de ces bêtes alors qu’il pourrait avoir l’esprit occupé par des sujets beaucoup plus agréables. Dariel inclina poliment la tête vers elle, mais ne dit rien. Elle lui rendit son regard avec un enthousiasme non simulé, que Neen trouva exaspérant. Il avait donné pour instruction aux concubines de se montrer gracieuses et généreuses en tout avec l’Acacian, mais il aurait préféré qu’elles ne le fassent pas avec autant d’ostentation. Il mit la cuillère dans sa bouche et, feignant de s’extasier sur le goût de la soupe, il ferma les yeux. Il avait besoin de quelques instants sans voir le prince. Par les dieux, que ce garçon l’irritait ! Quelle suffisance ! Quelle fausseté dans cette innocence affichée et cette ouverture d’esprit ! Comme s’il n’était pas l’assassin de milliers de personnes. Comme si l’on pouvait oublier tous ceux qui étaient morts de sa main sur les plates-formes. Par bonheur, l’attitude naïve du prince avait été battue en brèche à deux occasions. À chaque fois, le spectacle avait été réjouissant, et c’était un réconfort de pouvoir se les remémorer. Quand ils avaient abordé la zone des vagues géantes, d’abord. À dire vrai, la taille de ces creux abasourdissait toujours le Ligueur, bien qu’il en eût fait l’expérience d’innombrables fois. Nul ne savait exactement ce qui les provoquait, mais d’après certains capitaines, elles étaient dues au relief sous-marin qui affectait les courants de surface. Neuf jours après son départ des îles du Lointain, poussé vers l’ouest par des vents constants, l’Ambregris, malgré ses dimensions imposantes, avait été ballotté sur l’océan aux eaux grises et noires insondables tel un vulgaire bouchon de liège. Plusieurs jours durant, le vaisseau avait chevauché des rouleaux de trente et même quarante pieds de haut, mais dès qu’il était arrivé à cette frontière invisible, tout avait changé. Le sol de l’océan devait s’effondrer, ou s’élever brutalement, ou onduler, on l’ignorait. Quelle qu’en soit la cause, il en résultait à la surface l’apparition de vagues immenses et abruptes de plusieurs centaines de pieds. Les franchir était une manœuvre lente et effrayante. La coque du navire vibrait sous l’effort, et chaque fois Neen était pris de la crainte momentanée que le vaisseau ne glisse en arrière et soit submergé. Cela ne se produisit pas, heureusement. Quand il arrivait sur la crête de la vague géante, l’Ambregris était comme suspendu, et les embruns fouettaient l’air autour d’eux telles des créatures informes qui auraient voulu les arracher du pont. Puis le navire basculait de l’autre côté et dévalait le dos de la vague dans une accélération folle, atteignant une vitesse inconnue sur terre. Il devenait un léviathan qui donnait de la bande de façon dangereuse et se déplaçait si vite que les flots sifflaient, comme déchirés par l’étrave. Il plongeait ainsi jusqu’à ce que la proue se plante dans la base de la vague suivante. Tout l’avant du vaisseau était alors submergé pendant d’interminables secondes, avant de se redresser lentement. Puis tout recommençait. Sire Neen ne resta sur le pont que très peu de temps quand ils entrèrent dans cette zone. Il eut le plaisir de voir le visage de Dariel se décomposer devant la théorie apparemment infinie des monstres liquides qui roulaient vers eux. Le Ligueur se retira à l’intérieur du navire et ferma les yeux pendant qu’il parcourait le chemin jusqu’à sa cabine, pour conserver à l’esprit l’image des joues tremblotantes et de la bouche bée du prince. Oui, c’était un plaisir, songea Neen en continuant de mâcher la même bouchée tandis que les conversations tourbillonnaient autour de lui. Il entendait tout et comprenait ce qui se disait, mais son esprit aiguisé par la brume était ailleurs. Aujourd’hui, il avait connu une autre grande satisfaction. Comme vous étiez près de basculer dans la gueule des démons, Prince. Si seulement vous saviez… Ils étaient sortis des rouleaux géants la veille, et la mer avait retrouvé une houle normale. Les vagues demeuraient certes de belle taille, mais beaucoup de passagers se rassemblèrent sur le pont pour s’émerveiller de ce calme relatif, comparé à ce qu’ils venaient d’endurer. De nouveau, l’Ambregris taillait sa route avec assurance. Un temps, sire Neen était resté auprès de Rialus Neptos, qu’il trouvait très distrayant. Le conseiller était d’une pâleur cadavérique, ses joues s’étaient creusées et il avait la voix râpeuse. À n’en pas douter, il avait souffert d’un mal de mer atroce pendant plusieurs jours. Neen s’ingénia à parler de nourriture, avec laquelle Neptos semblait toujours entretenir une relation conflictuelle. C’était un divertissement sans envergure que de tourmenter le petit homme, mais il fallait bien passer le temps. Le Ligueur avait estimé que les créatures apparaîtraient ce jour, mais le moment de leur arrivée fut tellement subit qu’il en eut le souffle coupé. Il se trouvait à côté de Rialus quand les vigies crièrent depuis les nids-de-pie. L’aspect de l’océan qui les entourait changea en un instant. Aussi loin que portât le regard et dans toutes les directions, l’eau se mit à bouillonner et à onduler. Des centaines de créatures massives jaillirent à la surface et nagèrent rapidement dans les vagues, comme des dauphins. Mais la ressemblance s’arrêtait là. — Est-ce que ce sont… fit la voix chevrotante de Dariel derrière eux. Le prince s’avança et s’agrippa des deux mains au bastingage. Sire Neen lui lança un regard furtif. — Des loups marins, oui, répondit-il à l’interrogation inachevée. Le nom n’est pas vraiment approprié. Rien chez eux n’évoque le loup. Ils ne ressemblent à aucun autre animal, en fait. Quand il reporta son attention sur la mer, les créatures encerclaient le navire. Elles surgissaient des profondeurs et prenaient brièvement forme derrière le verre liquide de l’eau verte. Leur tête était un énorme bulbe noueux de chair rose d’apparence cireuse, tailladé et constellé de bernacles. Il était difficile d’estimer leur taille depuis le pont. Même à cette hauteur, il semblait évident qu’ils étaient plus grands que n’importe quelle baleine aperçue dans les eaux du Monde Connu ou même au large de l’Archipel de Vumu. Mais ce n’étaient pas des cétacés. Ils nageaient grâce à l’action combinée des nombreuses nageoires saillant de leurs flancs et de l’eau qu’ils avalaient puis expulsaient. Ils gonflaient et dégonflaient, montaient et redescendaient, et ils étaient si proches les uns des autres qu’il était difficile de dire où chaque individu commençait et finissait. — Regardez-les, fit Dariel. Je comprends pourquoi on les redoute. — Le Dispensateur n’a jamais créé ces choses ! s’exclama Rialus. Ce sont des monstres ! — Peut-être pas, en effet, dit sire Neen. Il n’a jamais eu beaucoup d’imagination. Quoi qu’il en soit, ils sont bien là, d’où qu’ils proviennent. Il les désigna d’un geste nonchalant. — Voyez ce qu’ils font. Les créatures s’étaient massées autour du navire, si bien que le bouillonnement des eaux donnait l’impression que l’Ambregris traçait un sillon dans une mer de loups marins. Ils se disputaient les places le long du mur massif que formait la coque. Ils la caressaient, la percutaient, tentaient de glisser hors de l’eau comme pour l’escalader. Ils la giflaient avec des appendices tentaculaires qui se détachaient de leur corps et s’agitaient avec une force fluide. Ils essayaient manifestement de trouver une prise. Mais ils n’y parvenaient pas. Ils glissaient sur le revêtement blanc sans pouvoir s’y accrocher. Certains se propulsaient hors des flots et percutaient le vaisseau de toute leur masse, pour retomber dans l’eau, frustrés. Une créature reconnaissable à l’énorme protubérance cornée de sa tête frétillait dans l’eau juste sous eux, à la même vitesse que le bateau. Elle roula sur le flanc et un instant parut les observer d’un œil immense et jaune. L’iris se contracta, peut-être à cause de la lumière, mais même sire Neen crut que le monstre concentrait son attention sur lui entre tous ces visages penchés au-dessus du bastingage. Le Ligueur eut soudain envie de saisir le prince et de le précipiter par-dessus bord, vers cet œil et cette gueule impatiente. C’était une pulsion fantaisiste, car il ne possédait pas la force physique de Dariel, mais elle l’envahit si subitement et si violemment qu’il eut un goût de métal dans la bouche. L’instant d’après, la créature roula sur elle-même et disparut. — Ils sont innombrables, commenta Dariel. Son ton avait changé : il était devenu enfantin, plein de curiosité. — De quoi se nourrissent-ils ? — Comment le saurais-je, Votre Altesse ? Ils ne nous dévorent pas, c’est le principal. — Alors nous ne courons aucun danger ? bredouilla Rialus. Sire Neen lui tapota le dos et le poussa avec juste assez de vigueur pour que son torse s’écrase légèrement contre le bastingage. — Tant que vous ne tombez pas à l’eau, Rialus, vous n’avez rien à craindre. Un jour, un matelot qui n’était pas sur ses gardes a été happé du pont d’un clipper, mais nous sommes hors de leur portée à bord de l’Ambregris. Dans les premiers temps, bien sûr, nous avons perdu maints navires de toutes tailles. Ces créatures semblent nous détester, ou vouloir nous manger, ce qui revient peut-être au même. Ils ont déchiqueté des vaisseaux et dévoré des équipages entiers. Pendant un temps, nous avons tenté de nous frayer un chemin parmi eux avec des balistes montées sur le pont. Mais c’était avant que nous ne maîtrisions le revêtement extérieur de nos navires, il y a très longtemps. Nous sommes en sécurité, à présent. — Ce « revêtement », dit Dariel, de quelle nature est-il ? Est-ce une sorte de peinture ? — De la peinture ? fit sire Neen sans dissimuler le mépris que lui inspirait un concept aussi puéril. Pour les loups marins, la peinture est comme un condiment. Ils la mangent avec le bateau, pour améliorer son goût. Notre revêtement n’est pas une peinture, non, mais vous me pardonnerez, je ne puis vous en dire plus. — Il faut que je sache de quoi est constitué ce revêtement, insista Dariel. Je suis sûr qu’il serait très utile, même dans la Mer Intérieure ! — Il n’y a pas de loups marins dans la Mer Intérieure, Votre Altesse, et c’est une réalité dont vous devriez vous réjouir. Quant au revêtement, c’est un secret de fabrication. La Ligue ne doit pas divulguer sa composition. Nous ne sommes que des marchands, Prince Dariel, permettez-nous d’avoir nos petits secrets… Sire Neen rouvrit les yeux. On venait de prononcer son nom, ce qui l’avait arraché à ses rêveries. De l’autre côté de la table, Dariel l’observait, l’air curieux et amusé. — Toutes mes excuses, dit le Ligueur. Qu’avez-vous demandé ? — Si vous aviez d’autres surprises pour moi en réserve, répondit le prince. Neen réfréna l’envie de passer sa langue sur l’arrondi de ses dents. Il soutint le regard de Dariel avec un demi-sourire, pendant que quelques autres convives faisaient des remarques ironiques. Seriez-vous surpris d’apprendre que je m’éveille chaque matin en imaginant votre chute ? songea-t-il. Seriez-vous surpris d’apprendre que je ne compte pas m’excuser auprès du Lothan Aklun ? Non, je vais simplement l’anéantir. Seriez-vous surpris de savoir que vous allez être offert comme geste de bonne foi à un peuple qui dévorera votre âme ? Comme esclave, jouet, à des monstres ? Seriez-vous surpris d’apprendre qu’une fois les Lothans disparus, aucun pouvoir au monde n’égalera celui de la Ligue ? Seriez-vous surpris si je vous disais, là, maintenant : « Préparez-vous à plier les genoux, Prince. Préparez-vous » ? Finalement, les autres se turent et tous guettèrent la réponse de sire Neen. — Oh ! bien entendu, dit-il. S’il est une chose que je peux vous promettre avec certitude, Votre Altesse, c’est que vous n’êtes pas au bout de vos surprises. CHAPITRE ONZE BARAD ÉTAIT DIFFICILE QUANT À SES FRÉQUENTATIONS. Il appréciait les gens honnêtes, généreux, dotés d’un solide sens moral et capables d’empathie – pères et mères aimants, frères et sœurs se souciant les uns des autres. Il voulait avoir l’assurance qu’on l’écoutait lorsqu’il parlait, et il voulait croire à ce qu’on lui disait. Il préférait la compagnie de ceux qui avaient connu des épreuves et avaient conservé l’aptitude à envisager un avenir meilleur pour eux-mêmes comme pour les autres. C’est pourquoi il avait tendance à éviter la noblesse et l’aristocratie en général. Mais du fait de la lutte qu’il menait pour le bien commun, il pouvait lui arriver d’entrer en contact avec des éléments singuliers. C’était pourquoi Barad avait accepté que Grae, le jeune roi aushénien, assistât à la première réunion des Fraternels. Grae était le fils de Guldan et le demi-frère d’Igguldan, puisque né de la seconde épouse du roi, un peu plus de vingt ans auparavant. Il était assez jeune pour avoir été épargné par la guerre qui avait emporté son père et ses frères aînés. Lui et son cadet, Ganet, avaient vécu cette période dans une région reculée du nord de l’Aushénie. Il était devenu adulte sous le règne d’Hanish, lorsque les Numreks sillonnaient ses terres à leur guise et y perpétraient toutes sortes de destructions et de crimes. Sa fierté avait dû beaucoup en souffrir. Pendant les troubles, au moment du renversement d’Hanish, il avait agi en féroce meneur d’hommes. Après avoir sécurisé les frontières de son propre pays, il avait même marché sur la Trouée de Gradthic avec l’intention d’assiéger Tahalian. Son entreprise aurait certainement été couronnée de succès si Corinn n’avait envoyé Mena avec des troupes numreks pour l’obliger à rebrousser chemin. Si la reine voyait dans l’accession de Grae au trône familial un gage de stabilité régionale, elle ne pouvait admettre que quiconque redessine les frontières de sa nation sans son consentement. Il avait donc été renvoyé en Aushénie où on le laissait gouverner à sa convenance, à condition que son pays respectât les quelques exigences qu’imposait l’Empire à toutes ses provinces. Si Grae était reconnaissant d’avoir survécu et d’être roi, cela ne se voyait guère sur son visage ou dans son attitude. Ses yeux bleus étaient plutôt hautains. Barad imaginait sans peine qu’il remportait un franc succès auprès de la gent féminine. Il avait la mâchoire volontaire, le front haut et ses cheveux étaient étrangement ébouriffés, comme par le vent, mais d’une manière que l’ancien mineur soupçonnait d’être très étudiée, et de la dernière mode. Barad était troublé que le roi en personne se prétende en accord avec ses objectifs, mais maintes personnes de confiance s’en étaient portées garantes : Grae souhaitait ardemment voir les Akarans renversés. Et c’est ainsi qu’il se trouvait attablé avec lui dans l’arrière-salle d’une taverne, au fin fond de Denben, un port situé dans le nord du Talay. Les représentants de la résistance venaient de toutes les provinces, à l’exception de Vumu, l’archipel étant trop éloigné pour constituer une force majeure. Ils formaient une assemblée bien étrange. Seul Grae portait les atours d’un aristocrate. Pour le reste, hommes et femmes étaient vêtus à l’image de ce qu’ils étaient : un marchand de Bocoum, un conseiller tribal de Falik, un forgeron d’Elos, un docker de Nesreh, une tenancière de taverne du Senival, un architecte d’Alécia, un chasseur de Scatevith, et d’autres encore. Le teint et les traits variaient selon les origines, dans un collage humain illustrant bien la diversité du Monde Connu. Barad lui-même offrait plus l’image d’un ouvrier vieillissant à la mise grossière que celle d’un dissident désireux de renverser un puissant empire. Hormis Grae, aucun d’entre eux ne commandait une armée, mais tous restaient fidèles aux buts secrets qu’ils avaient en commun. Ils avaient protégé le langage codé avec lequel ils correspondaient, souvent en envoyant des messages par la bouche de voyageurs qui ignoraient tout de leur rôle. Pour la plupart d’entre eux, le chemin avait été long à parcourir avant d’arriver ici et de rencontrer enfin les autres membres du groupé unis par une volonté qui dépassait les frontières, les montagnes, les forêts et les mers. — C’est une bénédiction que nous puissions enfin nous trouver réunis, commença Barad de sa voix de basse. Peu importe que cette pièce sente la bière et la sueur. Peu importe que cette taverne ait pour clients de pauvres ivrognes qui ne vont pas tarder à beugler des chansons à boire dans la salle voisine. Rien de tout cela n’a d’importance. Regardez autour de vous. Les visages que vous découvrez sont ceux des Fraternels. Nous avons toujours été ainsi, mais cette réunion marque le jour où nous nous asseyons à la même table, comme une seule et unique famille, pour boire dans la même coupe. Faisons-le donc par deux fois : maintenant, pour sceller notre camaraderie, et à la fin de cette réunion, pour la confirmer. D’un geste, il indiqua qu’il parlait littéralement. Sur la table, devant lui, se trouvait un large calice en argent. De facture très simple et sans ornementation particulière, l’objet était patiné par les ans. Un vin sombre et capiteux tacha le métal quand Barad le souleva et le présenta aux autres avant d’y boire. Il le passa ensuite à la femme qui se trouvait à sa gauche et qui, comparée à lui, ressemblait à une naine. Elle prit la coupe avec gravité, y trempa ses lèvres et la donna au suivant. Le calice se déplaça de main en main et dans le plus grand silence, jusqu’à atteindre l’autre extrémité de la table. — Pardonnez-moi, roi Grae, mais avant que vous ne buviez, nous aimerions vous entendre. De tous, vous êtes le dernier à nous rejoindre. Veuillez confirmer, je vous prie, que vous êtes sincèrement un des nôtres, ajouta Barad avec un sourire pour alléger sa requête. Voyez-vous, vous pourriez nous dénoncer très aisément, aller murmurer au creux de la jolie oreille de Corinn Akaran si vous le vouliez. Dites-nous que vous ne le ferez jamais. Derrière son sourire, il se gardait de préciser que cette hypothèse était fort peu probable. Les Fraternels avaient des agents à Killintich depuis déjà plusieurs années. Certains étaient assez proches du roi pour lui trancher la gorge durant son sommeil s’il semblait prêt à les trahir. Quoique Barad espérât ne jamais en arriver à ces extrémités. Il était évident que le monarque, pour jeune qu’il fût, n’avait pas l’habitude d’être évalué de la sorte. Il tint le calice un moment, le faisant tourner entre ses doigts comme s’il envisageait de le vider avant de prendre la parole. Il le posa et regarda les visages attentifs tournés vers lui. — Vous voulez que je vous prouve ma loyauté ? Cela m’est facile, parce que ma loyauté envers vous est intimement liée à ma loyauté envers l’Aushénie. Tout ce que je ferai, je le ferai pour le bien de mon pays. Et mon pays souffre depuis trop longtemps. L’auriez-vous oublié ? Nous avons souffert pendant notre indépendance, quand les Akarans faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour briser notre détermination et nous appauvrir. Et pourtant, c’est l’Aushénie qui a souffert la première du carnage qu’ont commis les Meins et les Numreks à travers le continent. Nous avons souffert du plus gros de leur attaque. Nous ! Le peuple d’Aushénie. Nous avons constitué la première muraille contre laquelle ils ont buté. Mon frère Igguldan a péri à Aushenguk alors que les princes et les conseillers d’Acacia s’agitaient comme des poules effrayées. Nous avons été les premiers à mourir, et quelques semaines seulement après avoir offert le partenariat à Acacia. — Je sais que c’est la vérité, dit Barad. Vous avez été traités injustement. — Injustement, oui ! fit Grae en écho, et sa voix grimpa plus haut et plus fort que celle du colosse. Après notre défaite, Hanish Mein nous a livrés à ces bêtes. Et pourtant, la reine Corinn s’attend à ce que du passé nous fassions table rase ! Elle voudrait que nous nous contentions de ce qu’elle daignera nous accorder. Elle nous jettera un os sur le sol alors qu’elle est assise à la table de banquet, un chien attaché à chaque main. L’insulte dépasse ce que je puis tolérer. Aussi ne la tolérerai-je pas. — Nous sommes dans le même camp, en ce cas, dit Barad. La répression de la multitude par quelques-uns est une insulte pour nous tous. Grae se leva et prit une brève inspiration avant de parler. Il reprit solennellement ces derniers mots, soulignant ainsi la particularité de son adhésion à cette opinion : — L’oppression de la multitude par quelques-uns est une insulte pour nous tous. Les Akarans sont les oppresseurs de ce monde. Les Aushéniens ne l’oublieront jamais. En tant que leur roi, je m’en assurerai. Le représentant venu d’Aos, un homme du nom de Hunt, dit alors : — Majesté, votre conviction sur ce point est claire, mais j’ai entendu dire que votre peuple parlait en bien de Dariel. Ne s’est-il pas impliqué dans des projets bénévoles dans votre royaume, en reconstruisant une bonne partie de ce qui a été… — Le travail du prince n’est rien pour moi. Je le laisse transpirer sur la terre d’Aushénie, mais je ne l’aime pas pour autant. — Mais le peuple, ne le trouve-t-il pas… — Mon peuple n’est pas facile à apaiser. Souvenez-vous que durant vingt-deux générations nous sommes restés en dehors de l’Empire acacian. Aucun Aushénien ne l’a oublié. Aucun Aushénien ne souhaite que les choses restent telles qu’elles sont actuellement. Elaz, le directeur d’entrepôt qui avait accueilli Barad à Nesreh, demanda : — Que veulent les Aushéniens, alors ? — Ils veulent ce que nous voulons tous : la fin du règne acacian, le retour du pouvoir des nations indépendantes. Le monde était plus harmonieux avant qu’Édifus ne devienne fou de puissance. En Aushénie, nous n’avons pas la mémoire courte. On fait même lire aux enfants le Décret de la reine Élena. Au plus profond de nous-mêmes, nous savons que tous les peuples du Monde Connu ont le droit de se gouverner eux-mêmes. Revenons à ce qu’il a détruit avec ses Guerres de Répartition. Dame Shenk, tenancière de taverne dans le Senival, prit la parole : — Pensez-vous que le monde était un paradis, à cette époque ? Non. C’était le désordre qui régnait ! Le monde était une mosaïque de tribus en guerre les unes contre les autres, menées par des chefs aux visées mesquines. Des chiens qui se battaient pour des restes, voilà ce qu’ils étaient. C’est ce que vous voulez que nous retrouvions ? — Bien sûr que non ! répliqua Grae d’un ton sec. Il semblait ébahi qu’une roturière s’adresse à lui sur ce ton. Mais il avait demandé à venir, et il maîtrisa la mauvaise humeur qui empourprait son visage. — Mais beaucoup de choses ont changé depuis cette lointaine époque. Nous retrouverons ce qu’il y avait de mieux dans le passé, et nous le renforcerons avec ce qu’il y a de mieux dans le présent. Chaque nation aura son propre roi ou sa propre reine, qui décidera de ce qui est le mieux pour son peuple, et non un étranger assis dans son palais à Acacia qui décide pour tout le monde. C’est ce que nous voulons tous, n’est-ce pas ? Silence. Les autres regardaient ailleurs. Pendant quelques secondes, on n’entendit que le brouhaha de la taverne qui filtrait à travers le mur, des conversations animées et une mélodie chantée par une voix aux accents mélancoliques. Peu à peu, les autres se tournèrent vers Barad, qui prit finalement la parole. — Vous êtes le seul ici à porter la couronne. Parler de rois et de reines ne s’accorde pas très bien avec la coupe de vin que nous partageons. Souvenez-vous, Roi Grae, qu’à l’heure actuelle aucun monarque ne peut l’emporter seul contre Corinn Akaran. Aucune nation ne peut renverser les Akarans par la force. Les Meins l’ont fait, oui, mais les Meins ont été vaincus par la suite. Et ils avaient peaufiné leur plan pendant des années avant de passer à l’acte. Vous n’avez certainement pas la patience d’attendre aussi longtemps. Non, Corinn Akaran a une emprise sur le Monde Connu plus ferme que sa famille n’en a eu depuis bien longtemps. Elle distribue des rubis aux nobles de chaque nation et garde pour elle les diamants extraits dans leurs pays. Elle entretient une cour composée non seulement de l’élite de toutes les nations, mais surtout des fils et des filles chéris de tous les rois du Monde Connu. Votre propre sœur compte parmi ces princesses. N’est-ce pas vrai ? Elle les retient en otage, et ils seront les premières victimes si l’Empire est attaqué. Si rien ne se passe, tout va bien. La cour est un lieu de plaisirs. Les nobles amassent leurs rubis. Les rois et les reines, Grae, sont les seuls dans le Monde Connu qui ne souffrent pas comme les autres. » C’est pourquoi la rébellion ne se fera pas avec des armées immenses rangées derrière des bannières. Ce sera une unité d’action au sein des peuples. Ils se soulèveront. Ils abandonneront leurs outils et exigeront que le monde soit refaçonné. Ce principe sera le socle du soulèvement. Le sang coulera, oui. Il y aura des troubles. On mettra à l’épreuve la détermination de notre mouvement. Mais nous l’emporterons parce que nous avons raison, que notre cause est juste et que le monde ne peut rester indéfiniment aveugle à cette réalité. Nous n’éprouvons même pas de haine pour les Akarans. C’est Aliver qui m’a parlé et a fait germer en moi cette mission. Quand le changement aura eu lieu, il est possible que Corinn Akaran joue un rôle dans le nouvel ordre qui s’établira, si elle l’accepte. Tout cela peut être difficile à imaginer pour un roi, je le conçois… Sans presque desserrer les lèvres, Grae demanda : — Cela signifie-t-il que vous doutez de moi ? — Non. Vous ne seriez pas ici. Beaucoup de personnes se sont portées garantes pour vous. Hunt a observé l’Aushénie pendant des années. Il pense que vous êtes différent de la grande majorité des gens de votre rang. Nous ne vous interrogeons que parce que vous devez comprendre notre but. Il ne s’agit pas de balayer un système corrompu pour le remplacer par un autre système corrompu. — Et quelle sorte de système envisagez-vous ? Quand les Akarans ne seront plus là, qui régnera ? — Les peuples eux-mêmes. — Les peuples eux-mêmes ? fit Grae en regardant les autres pour voir si quelqu’un trouvait la chose aussi amusante que lui. Je suppose que vous avez un plan plus détaillé que cette simple formule ? Pour Barad, la question était raisonnable. Il se l’était posée à maintes reprises déjà et il y avait réfléchi longuement. Il en revenait toujours à la même conviction : ce qui arriverait après le soulèvement ne le concernait pas. Les gens se retrouveraient face à eux-mêmes, ensemble, dans des situations différentes selon les pays. Il serait un parmi tant d’autres, et il n’avait aucun désir d’imposer sa volonté à tous ou de leur dicter ce qu’ils devaient faire de leur liberté. La tâche que lui avait confiée le Dispensateur, par la voix d’Aliver, se limitait à briser les fers, ouvrir les esprits et diffuser la croyance en un avenir meilleur. Il n’irait pas plus loin. Il savait qu’il existait un danger réel à penser ainsi, car certains hommes comme ce roi ici présent tenteraient certainement de s’accaparer le pouvoir, mais il adviendrait ce qui devait advenir. Il répondit comme il le faisait toujours : — Les gens feront ce qu’ils voudront de leur liberté. Ils auront plus que gagné ce droit. — Et si quelqu’un veut s’approprier le trône de Corinn ? — Les gens imposeront ce changement. Ils sont las, très las d’échanger un despote contre un autre. Je plains l’homme ou la femme qui voudrait les replonger dans l’esclavage. Grae réfléchit à la chose un moment, en caressant d’un doigt le bord du calice. — Je suis prince d’Aushénie par ma naissance. Il m’échoit de devenir le roi de mon peuple, je préférerais qu’il n’en soit pas ainsi et que mon frère et mon père soient toujours là. Mais cette couronne est ma destinée. Il n’est cependant pas dans ma destinée d’en coiffer une autre. Je ne convoite pas l’empire de Corinn. Je ne veux que l’Aushénie. La façon dont j’y régnerai ne concernera que mon peuple et moi. Les Fraternels reconnaîtront-ils le bien-fondé de ma position ? — Bah, fit Barad, comme je l’ai dit, je ne dicterai pas aux gens la façon dont ils doivent vivre. Oui, la question peut rester entre vous et le peuple d’Aushénie. Personne n’intervint, mais quelques-uns hochèrent la tête. — Et votre frère ? reprit Barad. Ne souhaiterait-il pas devenir roi ? — Roi d’Aushénie, peut-être, dit Grae, mais seulement si je pars chasser dans les marais avec Kralith… — Laissez tomber la poésie aushéniennne et parlez clair, l’interrompit Dame Shenk. Vous voulez dire : si vous mourez, c’est bien cela ? — Seulement en ce cas, oui, répondit Grae avec brusquerie. Je puis vous jurer que mon frère et moi sommes d’accord sur ce point. Qu’en dites-vous, alors ? Je vous promets le soutien de mon peuple. L’Aushénie se joindra à la rébellion, et quand elle aura réussi, nous n’exigerons de vous que de nous laisser la liberté de vivre comme bon nous semble, pour notre seul bénéfice. — Je ne vous reconnais pas le droit de promettre le soutien d’autres personnes, dit Barad avec calme. Je suis déjà bien connu au sein de votre peuple. Nombre de vos compatriotes sont des amis des Fraternels… Il laissa à Grae le temps de bien saisir les implications de ce propos avant d’ajouter : — Néanmoins, votre soutien personnel est le bienvenu, de même que l’usage que vous pourrez faire de votre influence pour aider à la cause du peuple. Quelqu’un y voit-il une objection ? Personne ne prit la parole. — Bien, dit Barad. Alors il n’y a plus qu’une seule autre chose que je dois vous demander. Il faut que vous le sachiez, j’ai une raison précise de vous vouloir à nos côtés. Même si les Fraternels ne l’emporteront pas uniquement par la guerre, celle-ci fera partie de ce qui nous attend. Nous avons des guerriers dans nos rangs, mais ils ont besoin d’un chef. Vous pourriez être ce chef. Vous avez été formé à ce genre de responsabilités. Lorsque Corinn tentera de nous écraser avec sa garde de Marah, son armée, ses Numreks, prendrez-vous la tête de nos forces ? Grae sourit. D’un coup, il était redevenu le jeune noble arrogant et sûr de lui. Il s’adressa à la ronde. — La reine ne pourra jamais croire que son sort a été scellé dans l’arrière-salle d’une taverne miteuse de Denben, vous ne pensez pas ? Revenant à Barad : — Rien ne me plairait plus que de mener nos guerriers à la bataille. Tous mes soldats diront la même chose. — Nous sommes donc d’accord sur ce point. Il se peut que je vous demande davantage, cependant. Commençons par voyager ensemble, peut-être avec votre jeune frère aussi, si vous croyez vraiment qu’il épousera notre cause. Je vous montrerai à tous deux un aperçu du monde tel que je le connais. Peut-être trouverez-vous cette vision différente de celle que l’on a du haut d’un trône. — Vous êtes un homme singulier, Barad le Simple. On m’a dit que dans votre jeunesse vous étiez d’une force peu commune. Vous l’êtes peut-être encore. Quand tout cela sera fini, nous devrions nous mesurer, vous et moi. Accepterez-vous de m’affronter dans la course de Killintich ? — Je ne pense pas que ce soit une course que je puisse gagner, mais si vous le souhaitez… Buvez, à présent, Roi, et soyez un des nôtres. Barad observa le jeune homme qui portait le calice à ses lèvres et l’inclinait. Grae ne manquait pas d’aplomb. Il pouvait représenter un danger. Peut-être mourrait-il comme son demi-frère. Barad laissa son regard errer sur le reste de l’assemblée, et ce qu’il vit lui plut. Il ne prétendait pas être capable de prédire la tournure que prendraient les événements. Mais au plus profond de son être, il savait qu’un grand changement arrivait. Bientôt. Bientôt ils se rebelleraient. Tout se mettait en place. Son Altesse serait abasourdi quand cela se produirait. CHAPITRE DOUZE ON AVAIT AVERTI DARIEL QUE LES ÎLES DE LA BARRIÈRE – le lieu de résidence du Lothan Aklun – formaient une muraille de pierre qui barrait tout l’horizon, mais ce qu’il avait imaginé ne l’avait pas préparé à la réalité. De loin, dans la lumière changeante et oblique du soleil qui se levait derrière l’Ambregris, le chapelet d’îles ressemblait à une chaîne de montagnes saupoudrées d’une neige qui collait aux rares surfaces plates. Il les observa depuis la proue du navire. Sous ses yeux, les sommets s’élevèrent d’une manière qui lui parut anormale, excessive, que leur rapprochement ne pouvait totalement expliquer. Elles présentaient cette solidité statique étrange pour des yeux accoutumés au mouvement des vagues ; pourtant, et malgré la dureté grisâtre de la roche, Dariel ne pouvait se départir de l’impression que toute cette masse se déplaçait. Elle semblait fendre les eaux en direction du sud, telle l’échine d’une baleine faisant surface. — C’est le courant qui crée cet effet. Dariel s’arracha à sa contemplation et enregistra la présence de sire Neen venu le rejoindre près du bastingage, Rialus à son côté. — À cette période de l’année, un courant puissant coule vers le nord. Les vagues qui lèchent la côte donnent l’impression que les terres bougent. Mais je puis vous affirmer qu’il n’en est rien. Ce n’est qu’une illusion d’optique. Le mur d’eau qu’il nous faudra franchir est bien réel, en revanche, et il résulte du même phénomène. Les dents arrondies du sire apparurent quand il sourit. — J’imagine que vos yeux n’ont pas encore vu les îles telles qu’elles sont vraiment. Regardez mieux. Nous sommes assez près, maintenant. Dariel reporta son attention sur elles. Les rochers dressés constituaient un barrage vertical, et sur la majeure partie de sa masse sombre on n’apercevait aucun signe d’habitation. Il faillit demander pourquoi l’endroit paraissait dénué de toute vie. Mais avant qu’il ouvre la bouche, il se rendit compte que les zones claires qu’il avait prises pour des plaques de neige étaient en fait des bâtiments. Il s’était complètement trompé dans son évaluation de l’échelle des choses. Les sommets étaient beaucoup plus hauts qu’il ne l’avait cru, et la neige était bel et bien des constructions de plusieurs étages. Le tout formait une dentelle arachnéenne perchée le long des points culminants et disséminée sur les hautes falaises : l’œuvre de la nature et d’un ensemble architectural audacieux. Puis il fit une autre découverte. Ce qu’il avait pris pour une seule masse terrestre était en réalité un ensemble de nombreuses îles regroupées. C’était pourquoi il était aussi difficile d’en définir l’échelle. Certains des pics s’élevaient très loin derrière les plus proches. Tous étaient des pointes acérées qui jaillissaient directement des eaux. Il ne s’agissait pas d’un continent montagneux, mais de milliers d’îles hérissées de pics qui ne laissaient apparaître que leur pointe, le reste demeurant immergé dans les profondeurs océanes. — Oh ! souffla Dariel. — Oui, c’est le mot qui convient, approuva sire Neen. Il se passa peu de temps avant que le prince soit confronté à la surprise suivante. Le courant qui se précipitait vers le nord devenait de plus en plus puissant à mesure qu’ils approchaient. Il longeait la Barrière aussi rapidement qu’un fleuve en crue. Un navire drossé contre les rochers serait très certainement réduit en miettes. Cette constatation était déjà suffisamment effrayante en elle-même ; mais par une large trouée derrière la première des îles entre lesquelles ils allaient manifestement louvoyer, Dariel aperçut ce qui devait être le « mur d’eau » auquel sire Neen avait fait allusion. En bifurquant devant la pointe émergée d’une île, le courant océanique entrait en contact avec le reste de la mer et cette rencontre créait un débit tumultueux venant heurter des eaux relativement calmes en comparaison. Au point de jonction se dressait un mur liquide bouillonnant, haut comme une maison de plusieurs étages. Le courant poursuivait son chemin, tandis que l’eau du chenal tourbillonnait et roulait, se gonflant en grands paquets menaçants et irréguliers, comme si des créatures furieuses cherchaient à s’en échapper mais ne pouvaient crever la surface. — Ah… fit Rialus, sans parvenir à mieux exprimer ce qu’il ressentait. Sire Neen s’esclaffa. — « Oh » et « ah » ? Vous formez un duo parfait. L’Ambregris approchait à bonne vitesse, selon un cap qui lui ferait traverser le courant en direction du chenal. Le vent était avec eux, et ils labourèrent les vagues qui s’élevaient et retombaient avec une force incroyable, presque comme s’ils désiraient percuter directement l’île. Dariel avait osé quelques actions périlleuses quand il était pirate, mais à présent ils étaient portés par les éléments et allaient s’écraser contre la roche ou heurter une muraille liquide – il n’aurait su dire ce qui était le plus probable. La vigie cria quelque chose qu’il ne saisit pas. Il était toujours hypnotisé par le spectacle quand un homme d’équipage lui agrippa l’épaule et le tira à la hâte vers le centre du pont. Sire Neen, Rialus et d’autres étaient déjà installés sur les bancs rivés à la base d’un des mâts. Sans façon, le matelot le fit s’asseoir et noua une corde autour de sa taille. Ainsi attaché au mât, Dariel constata que tout le monde avait subi le même sort. Nombre de marins s’affairaient encore ici et là, mais quand la cloche se mit à carillonner furieusement, ils trouvèrent un endroit où s’arrimer. La cloche se tut. Pendant quelques secondes, les seuls bruits furent ceux du vent et de l’eau en furie. Et soudain, la proue de l’énorme navire enfonça le mur créé par le courant et retomba dans les eaux calmes au-delà. L’avant bascula brutalement tandis que la poupe se redressait, et l’instant suivant tout le bateau se mit à tanguer et à rouler en même temps. Les forces contradictoires tiraient Dariel dans une direction puis dans l’autre, et son crâne cogna brutalement contre le mât derrière lui. S’il n’avait pas été attaché, il aurait très certainement été projeté en l’air. De fait, ce fut le cas pour certains matelots. Il vit des hommes d’équipage qui pendaient de biais, accrochés à des filins. La coque du vaisseau gémit et frémit. Le bruit d’une déchirure titanesque monta des profondeurs du navire, et Dariel redouta qu’il ne fût éventré, ou qu’il se retournât complètement. Le navire tourna en vrille à tribord avec une violence qui plaqua les viscères de Dariel contre son diaphragme et expulsa l’air de ses poumons. La colère écumante de la mer submergea le bastingage. Les marins qui s’y agrippaient se retrouvèrent engloutis pendant de longues secondes. Le vaisseau prit de la gîte, au point que le haut des mâts s’enfonça dans le bouillonnement liquide. Le courant gonfla les voiles. Le temps parut s’arrêter, avant que l’Ambregris ne se décide enfin à reprendre lentement son assiette normale. Les matelots accrochés au bastingage crachèrent quand ils revinrent à l’air libre. Dariel se sentait aussi essoufflés qu’eux, et il devait avoir autant de difficulté à respirer. Un bruit nouveau s’éleva des entrailles du vaisseau : des rugissements de rage provenant des Numreks enchaînés à fond de cale. Il ne les avait pas revus depuis le début du voyage, mais à présent ils se faisaient entendre. Dariel dut abriter ses yeux avec une main en visière pour s’orienter. Il estima qu’ils étaient maintenant à l’abri de l’île. En fait, ils continuaient d’avancer et s’éloignaient du courant pour pénétrer le dédale liquide entre les îles montagneuses. Il n’essaya même pas de cacher sa stupéfaction. En réponse, sire Neen lui dit : — Nous avons découvert qu’un passage en force était la meilleure méthode pour franchir cet obstacle. Il parlait avec le même calme que lors du Conseil, et son sourire était tellement incongru en ces instants qu’il causa à Dariel une migraine instantanée – à moins qu’il ne lui fît prendre conscience de celle qui lui martelait déjà le crâne. — Voyez-vous, il n’y a rien de pire que d’être pris au piège entre les deux courants. On perd alors tout contrôle sur le navire. Il nous faudra expliquer aux Numreks que nous aurions pu connaître des moments beaucoup plus difficiles encore. Ce genre d’expérience n’est pas faite pour les gens timorés, je sais. Mais les membres de la Ligue ne sont pas des gens timorés. Dariel se tint debout près de Rialus pendant que l’Ambregris passait l’heure suivante à se frayer un chemin entre les îles. Ils progressaient à vitesse réduite, mais il était toujours étrange de voir un navire aussi imposant se faufiler dans des espaces si étroits. Apparemment les pics plongeaient dans l’océan aussi droit qu’ils en émergeaient, ce qui rendait le trajet sûr. À certains moments, ils frôlaient de si près les pentes immergées que l’on pouvait voir très loin dans les eaux claires. Les crabes aux pattes immenses qui grouillaient là mettaient la profondeur en perspective, car ils rapetissaient de plus en plus, jusqu’à disparaître dans l’obscurité abyssale. Plusieurs fois, il lui sembla apercevoir des formes humaines se mouvoir entre les crustacés géants, mais les eaux étaient trompeuses. À observer les crabes, il éprouva une sensation de malaise proche du vertige, comme s’il allait basculer par-dessus bord et s’enfoncer sans fin dans l’épaisseur aqueuse. Un clipper sortit d’un port devant lequel ils passaient et fendit nettement l’eau vers eux. C’était un navire de dimensions réduites, taillé pour la vitesse et si petit en comparaison de l’Ambregris qu’il fallut un moment à Dariel pour comprendre pourquoi son approche était aussi remarquable : il n’avait ni voiles ni rames. Il progressait sans aucune indication de son moyen de propulsion. Il avait quelque chose que le prince ne parvenait pas à voir. Peut-être la Ligue avait-elle conçu des voiles invisibles ? Une telle invention aurait bien des avantages. Mais le clipper était également dépourvu de mâts. C’était un spectacle étrange et même effrayant que ce navire qui se mouvait de façon quasi surnaturelle. Quand il se rangea le long de l’Ambregris, Dariel se pencha sur le bastingage. La manœuvre l’étonna davantage encore : comment un clipper de cette taille parvenait-il à s’arrimer à un vaisseau si colossal, qui plus est encore en train d’avancer ? C’est pourtant ce qu’il fit. L’événement ne retint pas totalement son attention. Il ne cessait de se tordre le cou, car sa curiosité se partageait entre l’étrange bateau en contrebas et les structures perchées sur les murailles rocheuses. Elles auraient pu être l’œuvre d’une race d’hommes-oiseaux qui aimaient nicher en altitude. Il songea à Mena, qui avait été une déesse ailée, et il regretta qu’elle ne soit pas là pour contempler ce spectacle. Qui étaient donc ces Lothans ? Et d’ailleurs, où étaient-ils ? Il n’avait encore repéré aucun signe de vie sur les îles. Ils étaient passés devant plusieurs quais avec des bâtiments, des barques et tout l’équipement habituel, mais qui paraissaient étrangement déserts. Et il n’avait pas vu d’autre navire que ce clipper. Tout cela n’avait pas de sens. Ces eaux auraient dû fourmiller d’embarcations voguant d’une île à l’autre. — Je vois que l’architecture du Lothan Aklun vous fait forte impression, dit sire Neen. Il s’était entretenu avec un autre Ligueur pendant quelque temps. Quand il rejoignit le prince, il semblait de très bonne humeur, ce qui était rare chez lui. Il se balança même sur ses pieds tout en parlant, tel un enfant plein d’énergie. — Elle le mérite. Jusqu’à ce jour, nous n’avons pas réussi à déterminer quelle technique et quel matériel ils utilisent. Ils semblent avoir réussi à façonner la pierre comme si elle était liquide. — Jusqu’à ce jour ? Sire Neen haussa les épaules. — Je pense que nous percerons bientôt leur petit secret. J’en suis même intimement convaincu. Dariel trouvait l’enthousiasme subit du Ligueur pour le moins déconcertant. Il se tourna vers le paysage qui les entourait. — C’est incroyable, dit-il (et il était sincère). Je savais que nous nous rendions ici, mais d’une certaine façon cela ne me semblait pas réel. Le Lothan Aklun… J’ai encore du mal à croire que je le vois enfin. Sire Neen laissa échapper un petit bruit difficile à interpréter, une brusque expulsion d’air qui trahissait peut-être son amusement. — Et pourtant, c’est la vérité. Prince, autant que vous le sachiez, un autre vaisseau de la Ligue nous a précédés. Il a dû arriver environ deux semaines avant nous pour apporter la nouvelle de votre venue. Le Ligueur avait parlé d’un ton badin, mais Dariel sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. — Pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt ? — Les vaisseaux de la Ligue font en permanence ce trajet dans les deux sens. Quel intérêt pour vous de connaître dans le détail tout notre trafic maritime ? Dariel le lui concéda d’un hochement de tête. — Alors pourquoi le dire maintenant ? insista-t-il. — Simplement pour vous préparer à la journée. Quelle réponse est-ce là ? se dit le prince. Il allait formuler cette question, mais le Ligueur avait porté son attention sur Rialus qui regardait fixement le clipper. Le navire s’était écarté de la coque de l’Ambregris et l’accompagnait à courte distance, toujours sans aucun moyen de propulsion visible. — Vous vous demandez ce qui fait avancer ce bateau, n’est-ce pas, Neptos ? demanda sire Neen. Oui : bien sûr vous vous le demandez. Et il ne fait aucun doute que vous vous êtes aussi posé cette question, Prince. Mais peut-être avez-vous craint de la poser… Eh bien, je vais vous donner la clé de ce mystère. Ce navire est propulsé par des âmes. Il accorda à ses deux interlocuteurs le temps nécessaire pour digérer l’information. — Les âmes recèlent un pouvoir, voyez-vous. Votre Altesse devrait le savoir aussi bien que n’importe qui. Vous avez libéré plus d’âmes en un instant que toute autre personne de ma connaissance. Vous n’avez donc pas senti leur puissance ? Rien dans le ton qu’il employait ni dans l’expression qu’il affichait n’indiquait autre chose que la légèreté dont il semblait vouloir parer son propos, mais les tempes de Dariel étaient martelées par son pouls, et c’était un signal d’alarme assez fort pour que le prince craignît que le Ligueur ne le perçût. Les êtres tels que Neen ne plaisantaient pas. Ils répugnaient à montrer leurs émotions, et quand ils le faisaient elles étaient fausses. Il le devinait, le sire devait éprouver quelque chose de totalement différent de ce qu’il était en train de montrer. Il ne pouvait se comporter autrement. Et si ce n’était pas le cas, quelle était la raison de cette attitude enjouée et pourtant caustique ? — Vous faites allusion aux plates-formes, dit Dariel. En prononçant ces mots, il se remémora l’éclair de lumière derrière lui quand les dites plates-formes avaient explosé, sa peur que le brasier qu’il venait de déchaîner l’atteignît, le fait que l’homme qu’il considérait comme son deuxième père chevauchait ces flammes vers l’enfer. Pour beaucoup, cet acte de sabotage avait fait de lui un héros. Il ne l’avait jamais vu ainsi, cependant, et ce souvenir était pour lui une inépuisable source de remords. Il y avait eu de la puissance dans l’acte de libérer toutes ces âmes des corps, mais pas de la façon dont il souhaitait se souvenir. — En effet, en effet, Prince. J’ai perdu de nombreux frères qui m’étaient chers lors de ce jour horrible. Le saviez-vous ? Rialus inspira bruyamment, et son regard nerveux fit le va-et-vient entre les deux hommes. — Je… commença Dariel. — Pas seulement des frères, d’ailleurs. J’ai aussi perdu ma femme. Des frères ? Des épouses ? L’Acacian n’avait jamais pensé à la vie intime des Ligueurs. — Vous… Vous aviez une femme ? Sire Neen lui lança un regard brûlant de dégoût. Avait-il eu cette réaction ? L’instant d’après, il affichait un amusement incrédule. — Bien sûr, nous avons des épouses, mon Prince ! Nous sommes des hommes comme les autres. Sinon, comment assurer la survivance des nôtres ? Prince Dariel Akaran, vous me distrayez beaucoup… Mais, dites-moi, je me suis souvent demandé ce que cela pouvait faire d’être brûlé vif. Mon médecin m’affirme que le plus horrible dans ce cas de figure, c’est ce qui rend la douleur supportable. Il dit que la souffrance qu’on éprouve quand on a tout le corps en feu est tellement intense qu’on en est comme chaviré. De sorte que ma femme n’aurait plus vraiment ressenti la douleur. Ce serait devenu quelque chose d’autre, quelque chose qui se situerait au-delà de la souffrance, comme la mort serait simplement une étape au-delà de la vie. Cette théorie vous semble-t-elle réaliste ? Je suis sûr que vous avez réfléchi à la question, puisque c’est le sort que vous avez réservé à tant de personnes, et même à des enfants… Un frisson parcourut le sire et, comme un instant plus tôt, il parut désemparé une fraction de seconde, puis se ressaisit. Dariel regarda Rialus à la dérobée. Le conseiller avait l’air tout aussi dérouté que le prince par ce discours. Où sire Neen voulait-il en venir ? Et pourquoi abordait-il ce sujet maintenant ? — Je ne sais pas, finit par dire le jeune homme. La réponse était faible, et il tenta d’être plus affirmatif : — Je n’y avais pas encore réfléchi sous cet angle. Je me suis efforcé de chasser ces souvenirs de ma mémoire. Je ne suis pas ici pour ça. Sire Neen parut déçu. Relevant le menton, il observa le prince un long moment. — Avez-vous jamais pensé à réclamer le trône ? demanda-t-il. Acacia a produit peu de reines notables. Dans des temps aussi troublés, vous auriez pu aisément prendre le pouvoir, en tant qu’héritier légitime de votre frère. Pour certains, que vous ne l’ayez pas fait paraît assez curieux. Pourquoi vous en remettre à la douce Corinn, laquelle n’est, après tout, qu’une femme ? — Pourquoi l’envisagerais-je ? Sa voix trahit immédiatement son indignation. La gorge serrée, il ajouta : — Non, je n’aurai pas ce genre de conversation avec vous ! Ce que j’ai fait à ces plates-formes, je l’ai fait alors que j’étais en guerre, et contre un agent des ennemis de ma famille. Quant à ma culpabilité, c’est à moi seul d’en juger. C’est tout ce que j’ai à dire. Ne vous laissez pas aller à m’en reparler. — Oh non, je n’en ferai rien, répondit le Ligueur. Il tendit la main et exerça une pression affectueuse sur l’épaule de Dariel. Il s’immobilisa dans cette posture étrangement familière un instant et eut une moue songeuse. — Très bien, Votre Altesse. Assez de questions indiscrètes. Pardonnez-moi si je me suis quelque peu égaré. Il rompit le contact avec Dariel et se détourna comme s’il allait s’éloigner. Mais il stoppa aussitôt et fit demi-tour. D’un doigt, il effleura l’arête de son nez, avec l’attitude de qui vient soudain de se remémorer un détail intéressant. — Autre chose. Nous ne ferons pas halte sur la Barrière aujourd’hui. Nous n’avons aucune raison pour cela. Les Lothans sont tous morts. Jusqu’au dernier. Vous vous souvenez de la contagion utilisée par Hanish Mein pour décimer vos partisans ? Nous avons recouru à un procédé assez comparable ici. Ils n’étaient pas vraiment difficiles à tuer. Votre Tinhadin a dit qu’ils étaient pareils à des serpents avec mille têtes, ou quelque chose d’approchant. Comme toujours avec vous autres Akarans, c’était très exagéré. Il s’autorisa un petit rire, puis : — Nous n’avons donc aucune raison de faire escale ici. Il n’y a personne à qui parler, voyez-vous. Aussi continuerons-nous notre route, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, et bientôt nous dînerons avec les Auldeks, nos nouveaux amis. Ce sont eux qui nous importent, de toute façon. Comme je l’avais dit, vous n’êtes pas au bout de vos surprises, n’est-ce pas ? Dariel ne trouva pas les mots pour arrêter le Ligueur quand il s’éloigna d’un pas tranquille, flanqué de gardes du corps beaucoup plus attentifs qu’auparavant. Le prince était trop stupéfait pour appeler le sire, ou bouger, ou même exiger des explications. Les paroles de Neen s’entrechoquaient dans son esprit. Mais il l’avait bien entendu. Et il avait compris le message. Rialus, qui s’était tourné vers le bastingage comme s’il était pris de nausées incontrôlables, bafouilla quelque chose. Dariel n’en comprit pas un mot, mais d’une certaine façon il sut ce que le conseiller exprimait. Il sut, simplement. Il se força à ne plus regarder sire Neen et scruta les profondeurs en contrebas. Oui, c’était exactement ce qu’il avait cru voir. Il y avait bien des corps humains dans l’eau, finalement. En nombre, qui flottaient dans le repos éternel. Le prince sentit que des soldats approchaient dans son dos. Il se rendit compte alors qu’il n’avait pas vu ses gardes de Marah depuis quelque temps. Un certain nombre d’entre eux se trouvaient dans le navire avant qu’ils n’affrontent le mur d’eau, et ceux qui l’avaient escorté n’étaient plus visibles nulle part. Sans même se retourner, il sut que le groupe qui se massait derrière lui ne comptait aucun de ses soldats, mais il ne chercha même pas à le vérifier. Il garda les yeux rivés sur le cimetière qu’était devenue la mer. Il y avait quantité de cadavres au sein des vagues, et tous dérivaient dans le même courant que suivait l’Ambregris. Tous étaient emportés vers les Autres Contrées. CHAPITRE TREIZE UN JEUNE LIGUEUR APPRENTI, NOVAL, ÉTAIT ASSIS dans la salle du Conseil et attendait la venue de sire Neen. Plusieurs autres officiels ainsi que des officiers de marine se tenaient debout non loin de lui. À l’exception de quelques assistants de Neen, tous avaient récemment débarqué du clipper sans voiles. — Tout s’est-il passé comme prévu ? demanda sire Neen dès qu’il entra dans la pièce. — Vous avez vu les corps, dit Noval avec un petit geste paresseux en direction d’un hublot. Dans tout l’archipel, c’est la même chose. Noval n’avait pas encore incorporé les rangs supérieurs de la Ligue et gagné le titre de sire, mais après ce coup d’éclat sa promotion était assurée. Avec un sourire, il se laissa aller contre le dossier rembourré de son siège, comme s’il s’apprêtait à glisser dans un sommeil serein. Il te faudra apprendre à dissimuler ce genre d’émotion, songea sire Neen. Il n’était pourtant pas vraiment envieux du bonheur de l’apprenti. Pour tout dire, il avait lui-même du mal à contenir son enthousiasme. — Chaque Lothan est maintenant un cadavre, dit un capitaine, sans doute celui du clipper, et les crabes s’en régalent. — Oui, tout s’est passé selon nos plans. Vous êtes un génie, sire, fit Noval pour conclure. Neen pinça les lèvres. Autant il désirait sa part de la satisfaction qu’éprouvait le jeune homme, autant il ne pouvait l’accepter sans manifester quelque retenue. — Rien ne se déroule jamais exactement comme prévu, dit-il. Racontez-moi tout et laissez-moi en juger. Noval s’exécuta et décrivit ce qui était arrivé sur les îles de la Barrière pendant ces derniers jours. En écoutant ce rapport, sire Neen dut respirer profondément pour conserver un calme de façade. Son cœur battait la chamade tant il était heureux. Dans les années à venir, peut-être, ce serait ce moment qu’il revivrait durant les transes de la brume. À tous égards, le triomphe était un plaisir plus doux que n’importe quel autre connu de lui. Les Lothans nourrissaient les crabes ? Extraordinaire. Pouvait-il réellement le croire ? Le Lothan Aklun avait paru invulnérable, fier et avide. Les Lothans se montraient distants d’une manière très marquée par leur… eh bien, par leur négation même de cette distance, justement. Il avait rencontré leurs agents en diverses occasions. Ils étaient vêtus d’amples vêtements blancs qui flottaient sur leur corps mince et musclé, et ils allaient toujours pieds nus. Ces hommes et ces femmes étaient bronzés et semblaient en excellente condition physique. Sire Neen avait toujours eu l’estomac noué en leur présence. Il éprouvait un picotement dans le crâne qui lui donnait envie de fuir. Pourquoi, il aurait eu du mal à l’expliquer. Ils étaient souriants et menaient leurs affaires avec une efficience courtoise. Jamais ils n’invitaient les Ligueurs au-delà des quais où ils échangeaient leurs marchandises, mais rien dans leur apparence ne suggérait la moindre menace. Apparemment, ils n’avaient même pas de gardes pour veiller sur eux. Ce seul fait donnait à Neen la chair de poule. Qui d’autre, sinon des gens pleinement protégés par leurs pouvoirs, avec des armes invisibles prêtes à servir, agirait sans avoir à se soucier de sa sécurité ? Que le Lothan Aklun produisît sur lui cet effet de toute-puissance alors que ses membres feignaient d’être inoffensifs, voilà ce qui avait planté la graine de son animosité à leur endroit. Et cette graine avait trouvé d’amples raisons de germer et de croître au cours des années qui venaient de s’écouler. À présent, ils étaient morts. Ils n’étaient donc pas invulnérables. Tout ce qui leur avait appartenu était maintenant entre les mains de la Ligue. Sire Neen ne savait pas avec précision ce que ce « tout » recouvrait, mais il était impatient de le découvrir. — Vous avez vu le clipper ? s’enquit Noval. Le capitaine ici présent en a effectué une étude rapide. Il ne peut expliquer son fonctionnement, mais je crois qu’il est conquis par ce navire. Vous devriez le voir quand il est à la barre… Le capitaine ne nia pas qu’il était très impressionné. — Il y a dans ce navire une puissance incroyable. Elle est à l’intérieur du clipper lui-même, Sire. C’est réellement extraordinaire. À l’intérieur du vaisseau lui-même, se répéta sire Neen. Ainsi, c’est donc vrai. Depuis longtemps, ils savaient que le Lothan Aklun volait la force vitale d’enfants du Quota sélectionnés grâce à un système de capture des âmes, pour ensuite transférer cette force dans d’autres corps. Selon certaines rumeurs vagues, les Lothans auraient également réussi à insuffler la force vitale dans des objets inanimés, comme leurs bateaux, pour les propulser. La Ligue en avait maintenant la preuve. Et puisque cette rumeur était avérée, les autres le seraient peut-être également. Mais ces choses seraient étudiées en leur temps. Pour l’instant, ils avaient d’autres affaires à régler. — Êtes-vous entré en contact avec les Auldeks ? s’enquit sire Neen. — Oui, répondit Noval. Néanmoins, je ne peux pas dire que nous ayons établi une communication très efficace avec eux. Ils se sont montrés quelque peu agités en nous voyant débarquer. Je vous laisse le soin de leur exposer la situation plus en détail. Nous vous avons arrangé une entrevue avec leurs chefs de clan demain. Il faudrait que les Numreks nous accompagnent. Nous avons mentionné leur présence aux Auldeks, mais ces derniers n’ont pas semblé saisir ce que nous leur disions. Les Numreks vont bien ? — Ces brutes… fit sire Neen en soufflant avec dédain. Qui peut dire ? Enfin oui, oui, ils vont bien. Ils sont restés attachés à fond de cale pendant toute la traversée. Ils sont bien vivants et seront sans aucun doute ravis de fouler de nouveau la terre ferme. Il songea à s’asseoir, mais l’énergie qui vibrait dans tout son corps l’empêchait de rester immobile. Il se mit à marcher de long en large et réfléchit à la situation étonnante dans laquelle il se trouvait. Tout était presque trop parfait. Il avait fait montre de trop de modestie dans ses aspirations. Cette affaire terminée, il serait assuré de finir sa carrière comme Premier Ancien. La Ligue posséderait tout ce qui transitait par les Flots Gris, dans un sens comme dans l’autre. Lui-même deviendrait une sorte de dieu vivant, avec encore bien des années de pouvoir à savourer. Cette perspective le poussa finalement à s’asseoir. — Demain donc, je négocierai un nouvel accord avec les Auldeks. Sont-ils pareils aux Numreks ? Noval haussa les épaules. — Oui et non. Je ne peux pas vraiment vous en dire beaucoup sur eux. Ils ressemblent beaucoup aux Numreks, tout en étant très différents d’eux. Il faudra que vous vous fassiez votre opinion par vous-même. Quelque peu nonchalant dans ses explications, songea sire Neen. Ah ! la jeunesse… — Sont-ils riches ? — Assez riches, oui, répondit Noval en souriant. Riches et singuliers, ce qui est de bon augure pour nous. — Que savons-nous d’autre sur ce que devient le Quota ? — Sur ce qu’ils en font, vous voulez dire ? Rien. J’ai vu des individus du Monde Connu au sein du Lothan Aklun. Nous avons interrogé ceux que nous avons capturés. Des créatures bizarres. Ils se sont battus comme des chats sauvages pris au piège, alors qu’ils n’étaient que serviteurs, pas même guerriers. Ils semblaient faire preuve d’une loyauté tout à fait étonnante envers leurs maîtres. Plusieurs sont morts avec les Lothans, sans autre raison que cette loyauté aveugle. Et ceux que j’ai vus avec les Auldeks… Ses doigts dansèrent devant son visage pour illustrer ce que son vocabulaire ne pouvait expliquer, mais il renonça très vite. — Vraiment, Sire, il vous faudra les voir de vos propres yeux pour comprendre. Je ne voudrais pas vous gâcher le plaisir de la découverte. Neen commençait à juger ce discours trop vague et de plus en plus exaspérant. Il allait en faire la remarque quand du bruit à la porte annonça de nouveaux arrivants. Plusieurs gardes d’Ishtat entrèrent dans la pièce. Ils encadraient une unique personne : le prince Dariel. Mais pas le prince Dariel qui se tenait sur le pont un peu plus tôt. Pendant ce bref intervalle de temps, son apparence s’était notablement modifiée. Ses lèvres étaient gonflées et à vif, de son nez coulait du sang qui avait barbouillé le bas de son visage, et ses yeux étaient embués par des larmes dues autant au choc qu’à la douleur et à l’émotion. Et à la colère. Il bouillait de colère. Il se débattait pour échapper aux gardes, mais ceux-ci le tenaient fermement et il avait les mains ligotées dans le dos. Un soldat lui saisit les cheveux à pleines mains et le força à rester droit. Le détail le plus révoltant était sans conteste la pièce de bois qu’on lui avait enfoncée dans la bouche et qui était maintenue en place par des lanières pressant ses joues et nouées sur sa nuque. Il pouvait respirer, mais était incapable de parler. Sire Neen avait oublié le plaisir qu’il éprouvait à passer sa langue sur l’arrondi de ses dents. La vue de Dariel l’incita à y goûter une fois de plus. — Oh ! ce doit être très inconfortable, Prince, dit-il avec une moue de commisération caricaturale. On dirait que vous avez voulu résister. Louable réaction, je suppose. Louable, mais futile. Il fit un geste et les gardes traînèrent le prisonnier plus près. — Voyez, Noval, c’est le prince Dariel Akaran. L’apprenti sire inclina lentement la tête. — Très honoré de vous rencontrer, Votre Altesse. — J’ai donné ordre aux soldats de l’inspectorat de l’amener ici, mais il semblerait qu’il ne soit pas venu de son plein gré. Peut-être a-t-il pensé pouvoir s’échapper en se frayant un chemin parmi tous les gardes. Il a dû croire que ses compagnons de Marah l’y aideraient. Hélas ! c’était impossible… Nous avons dû les tuer, ajouta-t-il en baissant la voix. Les yeux de Dariel saillirent. Il voulut remuer les lèvres et la langue pour dire quelque chose, mais son bâillon ne lui permit d’émettre que des grognements et des soufflements frustrés, tandis qu’un peu de salive coulait de ses commissures. Il recommença à se débattre. Ce spectacle était presque trop réjouissant pour que sire Neen gardât son flegme. Afin de ne rien montrer de son allégresse, le Ligueur chercha sa pipe dans sa poche. Il ne releva les yeux que lorsqu’il eut aspiré la première bouffée de fumée verte. Dariel était maintenant essoufflé et immobile. Ses prunelles étaient littéralement enflammées par la haine. — Je peux lire dans vos pensées, dit Neen d’une voix suave. Elles transparaissent dans vos yeux. Vous vous dites : « Croit-il vraiment qu’il peut offenser un prince Akaran de la sorte sans le regretter amèrement plus tard ? » Vous n’avez jamais été le plus éveillé de la portée, n’est-ce pas ? Aliver ne m’aurait pas accordé une once de confiance, pas une seule seconde. Corinn aurait tout compris et s’activerait déjà pour réparer les dommages causés. Mena, même ligotée comme vous l’êtes, trouverait certainement un moyen de me tuer. Mais pas vous. Vous avez un talent certain pour la traîtrise et le meurtre, je vous l’accorde, mais je vous ai toujours trouvé assez médiocre. Vous avez laissé votre sœur diriger le monde, alors que cette place vous revenait de droit. Je reste pantois devant un tel manque d’ambition. Sire Neen avança la main comme pour repousser une mèche de cheveux du prince, mais il n’était pas assez proche du prisonnier et n’acheva pas son geste. Un moment, il oublia sa haine pour le prince, et il se surprit à éprouver pour lui quelque chose qui s’apparentait à de la cordialité. — Peut-être devrions-nous vous expliquer la situation ? Il n’y a aucune raison que vous n’affrontiez pas votre avenir en toute connaissance de cause. Il fit signe à un de ses secrétaires de libérer son siège. — Faites asseoir le prince. Une aimable attention, mais les gardes eurent du mal à convaincre Dariel d’accepter. Dès qu’il fut sur le siège, dos plaqué contre le dossier, sire Neen se lança dans un discours détendu qu’il ponctua de pauses pendant lesquelles il tirait langoureusement sur sa pipe. — Comme vous pouvez l’imaginer, pendant des générations la Ligue a tenté d’obtenir des renseignements sur les Lothans. Ils montraient un goût du secret très irritant, ne révélaient rien sur eux-mêmes et ne voulaient rien d’autre qu’échanger la brume contre le Quota. C’était tout ce qu’ils désiraient de nous. Ni plus ni moins. Nous avons envoyé des espions parmi eux, mais nous n’avons plus entendu parler d’eux. En général, c’étaient des individus isolés déguisés en enfants esclaves. Ils avaient ordre de se suicider s’ils étaient démasqués. Neen eut une petite moue. — Pourquoi avons-nous voulu espionner les Lothans ? Pour la même raison que celle pour laquelle Édifus brisait la mâchoire de quiconque élevait la voix devant lui, et Tinhadin a trahi Hauchmeinish et exilé le Santoth. Parce que nous avons obéi à la même pulsion que celle qui a poussé votre sœur Corinn à voir Hanish se vider de son sang au-dessus de son ancestrale pierre de Scatevith. Parce que c’étaient des concurrents, Prince. Parce que le monde, et pas uniquement l’étendue des Flots Gris, était juste assez grand pour accueillir notre ambition. Pourquoi partager un commerce avec eux alors que nous pouvions le posséder dans son intégralité ? Noval intervint : — En tant qu’Akaran, vous devriez comprendre aisément cette vision des choses… Neen plissa les yeux et lança un regard furtif au jeune apprenti. Ce n’était pas exactement une réprimande, mais on n’en était pas très loin. Il n’appréciait guère qu’on empiète sur son domaine. — Or la Ligue sait se montrer patiente, et grâce à cette patience nous avons fini par apprendre il y a quelque temps que les Lothans étaient des gens très portés sur le cérémonial. Entre autres coutumes, ils avaient un rituel annuel de purification auquel chacun d’entre eux avait l’obligation de prendre part. Tous les Lothans, sans exception aucune, Prince : vous imaginez à quel point ce détail nous a intéressés. L’information remonte à quelques années, mais nous avons fini par obtenir un échantillon du purgatif utilisé lors de cette cérémonie, grâce à l’un de nos rares espions qui soient revenus vivants. Une fois encore, rappelez-vous que chaque Lothan avale ce purgatif le même jour de l’année, à la même heure. Tous les Lothans, et uniquement eux. Cette singularité a donné une idée à mon grand-père, qui a été le concepteur de cette entreprise. Et si nous pouvions trouver un moyen d’empoisonner le purgatif afin d’anéantir le Lothan Aklun en un seul jour ? s’est-il dit. Neen considéra un moment Dariel. — Je vois aux tressaillements de vos joues que vous reconnaissez la justesse de cette idée. Sa mise en œuvre a été difficile, cependant. Simplement parce que nous ne disposions pas sur place des agents qui pourraient répartir le poison parmi les Lothans. La tâche paraissait impossible. Alors nous avons cherché une autre façon de procéder. Tout ce temps, bien entendu, nous n’avons pas cessé de commercer avec le Lothan Aklun. Nous en avons d’ailleurs tiré des profits considérables. Les plus anciens d’entre nous se seraient contentés de continuer ainsi, mais la plupart des Ligueurs voulaient davantage. Quel homme, fondamentalement, ne voudrait pas avoir plus ? Plus de tout ! Plus de richesses. Plus d’amantes. Plus de pouvoir. Plus de vengeance. » Parce que nous n’avons jamais baissé les bras, mon père – qui avait repris la mission de mon grand-père – a travaillé avec ses scientifiques jusqu’à ce qu’ils trouvent un composant du purgatif qu’ils pouvaient isoler du reste. Ils l’ont transformé en un poison, et un poison extrêmement violent. Neen marqua une pause et échangea un regard de connivence avec les autres personnes présentes dans la pièce, avant de revenir à Dariel. — Vous voyez où cela nous mène ? Un peu plus tôt cette année, au prix de dépenses et de risques considérables, nous sommes parvenus à contaminer le purgatif. Un unique agent a suffi, avec une simple fiole de notre poison qu’il a mélangé au purgatif. Celui-ci est produit et stocké en un seul endroit, voyez-vous. Les mesures de sécurité qui l’entourent sont d’une faiblesse étonnante. Une négligence, assurément. Dariel avait cessé de se débattre depuis un bon moment déjà. Il ne quittait pas sire Neen des yeux, et s’il avait toujours le visage rougi, il était plus calme qu’auparavant. Plus perplexe maintenant que furieux. — Que quelqu’un essuie le menton de ce jeune homme, ordonna le Ligueur. Il n’est pas acceptable de voir un adulte baver de la sorte. Un des gardes d’Ishtat s’approcha de Dariel, mais celui-ci détourna brusquement le menton. Il est agréable de le voir résister, songea sire Neen. Je me demande combien de temps il conservera cette attitude. — Noval, dit-il, racontez-lui ce dont vous avez été témoin. Exactement ce que vous m’avez rapporté. L’apprenti sire s’exécuta avec entrain. Neen écouta chaque détail presque comme s’il avait vécu ces événements et non entendu leur narration très récemment. Ainsi, il vit en esprit Melith An, le principal port de commerce du Lothan Aklun. Il regarda le Hooktooth, une goélette de la Ligue, y entrer. En temps normal, les lieux étaient le théâtre d’une activité fébrile, mais ordonnée, avec de nombreux mouvements de bateaux. Cette fois, le chaos y régnait. Neen vit les Lothans vêtus de blanc courir le long des quais en hurlant, poursuivis par leurs propres serviteurs qui tentaient de les retenir. Mais partout leurs maîtres réussissaient à se dégager et à se jeter à l’eau. Certains d’entre eux en entraînaient même d’autres dans la noyade. Les eaux du port étaient envahies par les cadavres et les agonisants, et par les esclaves qui essayaient de sauver leurs maîtres ou mouraient avec eux. Une fois qu’il eut mentalement accosté et débarqué, le Ligueur s’imagina courant à travers les rues derrière l’avant-garde d’Ishtat. Il voulait trouver un Lothan encore vivant, ou capturer un de ces esclaves assez insensés pour combattre jusqu’à la mort, par allégeance pour leurs seigneurs. Ce fut seulement en assemblant les renseignements glanés auprès d’esclaves capturés qu’ils connurent le reste. La fièvre éclata quelques heures après que les Lothans eurent ingéré leur boisson cérémonielle. Ils se jetèrent à l’eau parce que le poison les brûlait de l’intérieur. Ceux qui n’avaient pu atteindre le port étaient tombés au sol et étaient morts dans d’abominables convulsions. — Tout était presque terminé quand nous sommes arrivés, conclut Noval. Néanmoins, ce que nous avons vu était frappant. Pour autant que je sache, le Lothan Aklun n’existe plus. Sire Neen laissa le plaisir incurver la ligne de ses lèvres. — Un plan parfaitement abouti. La complexité au service d’une victoire terriblement simple. Et il a suffi de cela pour que l’équilibre du monde change. Il avait parlé à Noval, mais c’est maintenant vers Dariel qu’il se tournait. — Prince, je lis maintes questions dans vos yeux. Vous voulez savoir ce qu’il va advenir de vous, n’est-ce pas ? Et il y a de la colère en vous, aussi. Je le vois à vos tremblements et à vos clignements d’yeux répétés. Vous voulez me hurler à la face votre rage d’Akaran devant un tel outrage, hein ? Comment avons-nous osé faire de telles choses sans vous consulter ? « Attendez que ma sœur apprenne la nouvelle ! » C’est ce que vous me diriez si vous pouviez parler, je me trompe ? Il eut un rire bas, se pencha en avant et tira sur sa pipe avant de continuer : — Le fait est, Prince, que bien d’autres changements vont survenir, outre l’extermination des Lothans. Nous n’avons pas besoin d’eux, comme nous n’avons pas besoin des Akarans. J’ai dû batailler dur avec mes pairs pour imposer mes vues, mais j’ai su me montrer persuasif. Il est temps, ai-je dit, grand temps que la Ligue ne se contente plus de profiter des soubresauts du destin. Il est temps pour nous de modeler ce destin. La destruction du Lothan Aklun participe de cette vision des choses. Votre peuple connaîtra bientôt l’étape suivante. Voyez-vous, il y a des traîtres au cœur d’Acacia, jusque dans le palais, Prince, jusque dans la famille royale. Ils n’ont besoin que de la confirmation de notre succès ici, et alors… Après toutes ces années, vos proches auront enfin le genre de mort qu’ils méritent. CHAPITRE QUATORZE C’ÉTAIT BIEN PIRE QUE LORS DE SA DERNIÈRE VISITE. Même alors, deux années plus tôt, les Talayens s’étaient plaints du manque de précipitations. Corinn avait pensé qu’ils exagéraient. À ses yeux, les champs ressemblaient à… eh bien, à des champs de plantes qui poussaient : rangées d’arbustes, étendues d’herbes dorées… Elle apprit que cette abondance apparente n’avait été obtenue que par le remplacement des cultures de base, très gourmandes en eau, par des variétés plus résistantes. Mais il ne fallait pas craindre le changement. Elle avait pensé que les agriculteurs du Talay étaient malins et qu’ils sauraient s’adapter. Mais ce qu’elle avait maintenant sous les yeux démentait radicalement cette vision positive des choses. C’était un spectacle de dévastation, aussi désolé et hanté par la mort qu’un champ de bataille. Devant elle, des arbres desséchés dressaient leurs squelettes noircis dépourvus de feuilles. Ils se tordaient comme autant de démons figés dans les spasmes de l’agonie. Plus au sud, certaines cultures de céréales brillaient comme si les tiges étaient en verre argenté, prêtes à se briser sous le pied. L’horizon à l’ouest était noyé dans la fumée. Les incendies étaient très éloignés, mais le vent apportait leur odeur et faisait pleuvoir des flocons de cendres. Les canaux d’irrigation étaient totalement à sec, leur lit se craquelait. En maints endroits, des silhouettes se déplaçaient lentement, isolées ou en petits groupes. Elles ressemblaient plus à des charognards qu’à des ouvriers. Peut-être avaient-ils été des ouvriers jadis, songea la reine, mais à présent ils ne pouvaient rien faire de plus que ramasser ce qui était comestible. Elle observa la scène depuis la digue en terre qui s’étirait parallèlement aux remparts érigés dans la partie sud de Bocoum. Elle allait à cheval, en compagnie d’Aaden, et tous deux parlaient très peu, tandis qu’une escouade de riches propriétaires terriens locaux babillaient autour d’eux. Chacun d’eux affirmait avoir plus souffert que les autres. Chacun détaillait les récoltes flétries, les mesures d’irrigation et de replantage prises pour s’adapter aux nouvelles conditions, la situation qui avait empiré, les solutions de plus en plus réduites. Ils admettaient même avoir prié le Grand Dispensateur et laissé leurs ouvriers invoquer leurs déités régionales. Quelques-uns étaient allés jusqu’à sacrifier des pigeons, des poulets et même des chèvres. Rien de tout cela n’avait changé quoi que ce soit, et les marchands craignaient que les ouvriers n’en viennent bientôt à des mesures encore plus désespérées. — Nous savons que le Dispensateur pardonne, mais jusqu’ici il nous a surtout ignorés, dit Anath l’Ancien. Il se tenait très droit sur sa monture, et ses amples vêtements d’un rouge vif offraient un contraste saisissant avec sa peau sombre. Il était le chef de la branche principale du clan Anath, la deuxième famille la plus puissante parmi les négociants de la cité. Cela se voyait à son aisance naturelle à cheval. Les Talayens n’étaient pas traditionnellement des cavaliers, et son assiette en selle devait beaucoup à la classe dont il était issu. — Ou alors il nous punit, dit Sinper Ou d’un ton désabusé. Peut-être certains d’entre nous sont-ils devenus trop riches à son goût. Anath l’Ancien tourna la tête pour voir celui qui avait parlé. Il le dévisagea un instant et sourit, apparemment satisfait que l’homme ait tenté de le froisser sans y parvenir. — On ne peut jamais devenir trop riche. Les Ous l’ont prouvé. La crinière d’un lion peut-elle être trop fournie ? Jamais. Mais, Reine Corinn, même ma fortune – sans parler de celle d’Ou – se racornit sous ces cieux vides de nuages. Corinn savait ces hommes concurrents, mais elle avait toujours soupçonné que la plupart de ces échanges peu aimables n’étaient qu’une mascarade. Tous deux étaient riches. Tous deux avaient épousé une femme de l’autre famille. Tous deux profitaient des avantages de la royauté sans en assumer aucune des responsabilités. Elle parla d’un ton cassant, comme si ce qu’elle voyait autour d’elle ne l’affectait en rien : — Le Dispensateur nous a abandonnés depuis bien longtemps. Il ne récompense ni ne punit. C’est à moi de m’en charger. Venez. Menez-moi à ce puits dont vous m’avez parlé. Je converserai avec le prince pendant le trajet. À ces mots, les propriétaires comprirent qu’elle souhaitait qu’ils chevauchent assez loin d’elle pour ne pas entendre ce qu’elle dirait. Aussi, poussèrent-ils leurs montures pour la devancer le long de la digue, suivis de leurs conseillers et de leurs assistants. Les hauts murs et les tours en grès de Bocoum les dominaient d’un côté, formant un violent contraste avec la désolation plate de l’autre. Corinn les laissa prendre une avance confortable avant de flatter sa jument à l’encolure pour la faire repartir au pas. Un contingent de Numreks les suivaient, torse nu et fiers, leurs épées glissées dans des fourreaux épais. Certains avaient une hache à la main. Ils allaient à pied, car leur présence rendait les chevaux nerveux, et leurs rhinocéros ne leur servaient qu’en temps de guerre. Mais leurs longues enjambées leur permettaient de rester à la même distance de la reine. Corinn s’était habituée à eux comme à ses autres serviteurs. Ils faisaient maintenant partie de sa vie, simplement. — Que penses-tu de tout ceci ? demanda-t-elle à son fils en montrant du menton les champs dévastés par la sécheresse. Aaden grimaça. — C’est vraiment différent d’avant ? — Non, tu as entendu leurs descriptions hier soir, au dîner. Ils exagèrent, mais ces terres arables ont fait de Bocoum la cité qu’elle est. Leurs récoltes ont nourri bien des bouches, dans tout l’Empire. Il fut un temps où l’on pouvait chevaucher au sud de la ville pendant quatre jours d’affilée avant de quitter la région cultivée. La puissance d’Acacia découle autant des récoltes du Talay que du reste. Une armée peut semer la mort, mais les fermiers sèment la vie. Heureusement, les gens craignent plus la première qu’ils ne sont reconnaissants aux seconds. — Pourquoi y a-t-il eu un changement ? — Je ne sais pas, dit Corinn. Je ne sais pas. Elle s’était répétée uniquement parce que cela lui faisait du bien d’admettre la vérité. Elle ne pouvait agir ainsi qu’avec Aaden. Il lui posait toujours des questions auxquelles elle n’avait pas de réponse. Pourquoi les œufs ont-ils la forme qu’ils ont ? Pourquoi les dunes sont-elles pareilles aux vagues de l’océan ? Où va le bois quand il a brûlé ? Comment fonctionne la langue du Dispensateur ? Bien sûr, personne d’autre ne l’interrogeait de la sorte, et elle l’aimait aussi pour cela. Elle le regarda de biais : — Mais il va falloir que je règle ce problème. — Comment ferez-vous, Mère ? Vous allez utiliser… — Oui. Il est temps que le monde voie ce que je suis capable d’accomplir. Le garçon y réfléchit un moment, lèvres saillantes et avec une expression qui le vieillissait. Finalement, il eut un petit hochement de tête. Sa façon de marquer son approbation. Les propriétaires terriens quittèrent la voie principale et descendirent une dénivellation afin de rejoindre la route qui allait vers le sud, plus proche du niveau du sol, mais assez surélevée pour offrir une vue dégagée. Ils s’éloignèrent toujours plus de la cité, empruntant d’autres routes et parfois des canaux d’irrigation à sec. La lente pluie de cendres donnait au paysage un aspect irréel, infernal. On en arrivait à s’étonner que quelque chose ait pu pousser un jour sur ces terres. Toute cette désolation pour une seule et unique raison : le manque d’eau. Corinn avait encore du mal à y croire. À Calfa Ven, où elle passait autant de temps qu’elle le pouvait, les averses tombaient d’un ciel sans nuage. Les rivières débordaient. Les inondations posaient problème, pas la sécheresse ! Et c’était une bonne chose aussi, car la luxuriance de cette région lui avait donné l’idée de venir ici cet après-midi. Avec l’aide du travail charitable de Dariel et, bien sûr, son étude du Chant. Rien n’était aussi primordial dans son existence à présent que l’étude de la langue du Dispensateur. Dès le moment où elle avait tenu entre ses mains Le Chant d’Élenet, le jour où Thaddeus Clegg le lui avait apporté, sa vie avait changé. Le livre avait éveillé en elle la force, l’habileté qu’elle avait toujours su posséder, mais n’avait jamais utilisée, la détermination qu’elle avait niée si longtemps. C’est grâce au Chant qu’elle avait été capable de s’allier avec la Ligue, les Numreks, Rialus Neptos : tous ceux dont elle avait besoin pour détruire Hanish Mein. Et il lui avait promis plus encore, beaucoup, beaucoup plus. La nuit, quand elle avait congédié ses servantes et mis la barre à sa porte, elle ouvrait le livre et se plongeait sans relâche dans la lecture de ces mots mouvants qui n’étaient pas des mots. Chaque fois, c’était un émerveillement, et pendant les premières années elle s’était contentée de voir les mots s’animer et de les entendre dans son esprit. Quand ils lui avaient donné la permission d’ouvrir la bouche et de les prononcer, elle avait découvert une joie nouvelle sans comparaison avec ce qu’elle avait pu connaître jusqu’alors, une joie aussi totale qu’à l’instant où Aaden était sorti de son ventre et avait été déposé sur sa poitrine. Son fils faisait partie du Chant, d’une certaine façon. Lui seul l’avait déjà vue le pratiquer. Pour lui, elle avait invoqué de petites choses : des gouttes de verre et des pierres polies au début, des gourdes qui produisait un cliquetis, des jouets simples, puis des insectes, des papillons, des oiseaux à jabot rouge et de petits serpents à collier. Elle ne donnait vie qu’à des babioles, elle le voyait bien, mais leur création l’épuisait et parfois l’effrayait. Sa dernière tentative avait été étrangement, innocemment terrifiante. Cet après-midi-là, quand sa voix s’était éteinte dans ses appartements du palais d’Acacia, le tourbillon de sons et de lumière qui s’étaient massés autour de l’objet s’était peu à peu dissipé. Et elle était là, la créature qu’elle avait façonnée avec des mots. Une chose que « personne n’avait jamais vue », selon la requête d’Aaden. Tous deux l’avaient contemplée en silence. C’était une créature poilue, de la taille d’un enfant de six mois, mais elle n’avait ni bras ni jambes. Le sommet de son tronc formait une sorte de tête vaguement féline, sans trace d’oreilles ou de moustaches. Sa fourrure soyeuse était parcourue d’ondulations au moindre mouvement et changeait alors de couleur, comme si chaque poil avait en lui toutes les nuances de jaune, de rouge et de bleu. Ses yeux étaient sa caractéristique la plus marquante. Ils étaient parfaitement ronds et, quand ils clignaient, une sorte de paupière translucide passait d’un bord à l’autre, dans un sens puis dans l’autre quelques instants plus tard. À chaque clignement, la créature semblait devenir plus intelligente, comme si elle accédait à une nouvelle compréhension lorsque la membrane glissait d’un côté à l’autre. La mère et le fils étaient restés là, à l’observer, durant seulement quelques instants. Et pendant tout ce temps, la créature les avait regardés elle aussi, tête inclinée, son regard passant de l’un à l’autre, comme en attente de quelque chose. Lorsque Corinn avait commencé à chanter sa disparition, elle avait eu la certitude de voir de la déception dans les yeux de sa création. Mais c’était peut-être un effet du sortilège, car en l’espace de quelques respirations, les rubans invisibles de son l’avaient enveloppée, traversée, et la créature était retournée au néant. La voix d’Aaden lui avait paru inhabituellement forte quand il avait brisé le silence après cette disparition. — Pourquoi ne pouvons-nous la montrer à personne ? — Parce que de telles choses nous sont exclusivement réservées, à toi et à moi. Personne d’autre n’est au courant, et personne d’autre ne peut l’être. Dans le Chant réside tout le pouvoir dont nous aurons jamais besoin. Le savoir qui préside à la création et à la destruction. Le Chant recèle un pouvoir que le monde n’a pas véritablement vu dans sa gloire non corrompue, depuis vingt-deux générations. C’est mon pouvoir. Il est à moi seule, mais il sera à toi le temps venu. Ils étaient très loin au milieu des champs quand la mère et le fils rejoignirent le groupe de marchands talayens. La cité n’était plus qu’une lointaine muraille, quoique toujours imposante, au nord. La chaleur miroitait autour d’eux et troublait la forme des objets, jusqu’aux plus proches. Ils avaient fait halte au bord d’un grand bassin carré. Il s’élevait au-dessus du niveau de la plaine alentour, bordé d’épais murets de terre, avec des panneaux qui pouvaient être levés et abaissés. Il était destiné à contenir une énorme quantité d’eau, mais comme le paysage alentour, il était complètement asséché. Leur groupe avait rejoint plusieurs ingénieurs et quelques ouvriers. Il y avait aussi des enfants qui se tenaient immobiles à quelques dizaines de mètres de là, silencieux et presque nus. Un ingénieur expliqua qu’une source avait naguère alimenté le réservoir. Corinn pouvait voir le trou au centre du carré. Pendant des siècles, la source avait jailli avec régularité. Il en existait quelques autres dans les champs, mais celles-là s’étaient taries bien plus tôt. — L’eau de ce bassin peut-elle être distribuée dans tout le système d’irrigation ? demanda Corinn. L’ingénieur répondit que la chose n’avait jamais été tentée, mais la reine l’interrompit. — Est-ce que l’eau de ce bassin pourrait être répartie dans tout le système ? J’ai exigé d’être menée au réservoir central. Est-ce bien celui-ci ? — Pour autant qu’il y en ait un correspondant à cette description, oui, dit l’homme. Certains canaux devront être modifiés, ainsi peut-être que des digues. Il se tourna vers ses compagnons dans l’espoir d’un peu d’aide. Les autres ne lui en offrirent aucune. — Votre Majesté, je ne suis pas sûr de ce que… — Vous m’avez répondu, lâcha Corinn. Elle glissa de sa selle et mit pied à terre. Elle afficha aussitôt une calme assurance. Son pantalon crème – taillé de façon trompeuse pour ressembler à une robe – n’était pas plus froissé que lorsqu’elle avait commencé à chevaucher. Elle se baissa et prit un caillou sur le sol, l’étudia puis referma sa main sur lui. — Vous attendrez tous ici. Personne ne doit approcher pendant que je me trouve dans le réservoir, quoi qu’il arrive. C’est bien compris ? On lui répondit d’abord par un moment de silence, puis il y eut un torrent de questions. Elle les fit tous taire d’un geste autoritaire et se tourna vers son fils. — Aaden, la consigne vaut pour toi également. Numreks, vous restez ici, vous aussi, le reviens dans un instant. À ces mots, elle franchit le rebord et entama prudemment la descente vers le fond du bassin. Elle dut se ressaisir à plusieurs reprises pour ne pas chuter, en frappant du plat de sa paume libre la terre aride quand ses pieds dérapaient, sans jamais lâcher le caillou dans son autre main. C’était plus profond qu’elle ne l’avait estimé. Quand elle fut en bas, elle leva les yeux vers les silhouettes assemblées le long du bord. Elles lui semblèrent très éloignées. Aaden leva un bras et l’agita à son adresse. Elle se retourna et se remit à marcher. Il lui fallut plus de temps qu’elle ne l’aurait pensé pour atteindre le centre du réservoir. Pendant tout ce temps, elle sentit sur elle le regard des hommes. La source n’était qu’une cicatrice dans le sol, juste assez large pour qu’elle y saute et tombe dans ses profondeurs. C’était un simple trou aux bords irréguliers qui disparaissait très vite dans l’obscurité. Quand elle regarda à l’intérieur, elle eut l’impression fugitive que c’était la gueule plissée de quelque ver géant pris dans le sol dur comme la pierre et implorant un peu d’humidité. Elle s’en approcha, se planta devant lui et se mit à chanter. Elle ouvrit la bouche et exhala les premiers mots qui lui vinrent à l’esprit. C’était comme si le Chant était déjà là, dans l’air, et qu’elle avait simplement joint sa voix à la mélodie. Elle connaissait les mots qui convenaient, les notes appropriées, le rythme et les inflexions au moment précis où le tout arrivait à ses lèvres et les quittait. Une fois qu’elle l’avait susurré, elle ne savait plus ce qu’elle venait de chanter, pas plus qu’elle ne connaissait ce qui allait venir. Elle ne suivait pas ces notes ou ces mots comme s’ils avaient été écrits sur une page. Elle était le Chant, et changeait avec lui à tout moment. Et le Chant était magnifique. Elle savait que rien depuis la création du monde n’avait aussi parfaitement capturé la beauté dans des sons. Elle sentait son corps osciller et onduler avec les rubans du Parler du Dispensateur qui tournoyaient autour d’elle. Ils la caressaient, tiraient d’elle des morceaux de son être qui flottaient alors dans l’air et revenaient à elle métamorphosés. Si elle ne pouvait contrôler le Chant, elle lui insufflait ses intentions. Elle expliquait avec des mots qui lui venaient spontanément ce qu’elle désirait, ce qu’elle demandait, ce dont elle avait besoin. Elle le chantait dans le Chant, et elle sentait grandir la compréhension entre elle et la musique tourbillonnante. Quand elle en éprouva la nécessité, elle leva son bras, ouvrit la main et laissa tomber le caillou dans le puits, sans cesser de chanter. Un souffle d’air surchauffé jaillit du trou, comme si le ver géant toussait et reprenait vie. Corinn recula d’un demi-pas, se calma et poursuivit le Chant sans faiblir. Quelques secondes plus tard, le puits crachota, gargouilla, toussa de nouveau. Un jet de vapeur s’en éleva et s’évanouit aussitôt dans la chaleur de l’air. Elle chantait toujours. Quand enfin l’eau sortit du trou en bouillonnant, la terre l’épaississait. Elle fut absorbée par le sol assoiffé. Pendant quelques instants, il sembla que les lèvres du puits allaient tout boire. Mais très vite, le liquide se déversa à l’extérieur, charriant de la terre et de la cendre comme auparavant, pour former une tache qui s’élargissait dans toutes les directions. Elle devait maintenant être visible des spectateurs restés sur le bord du réservoir. Corinn sentit l’eau toucher ses orteils et mouiller le bas de son pantalon. Elle continuait de chanter. Elle entendit les marchands qui s’exclamaient là-haut. Un Numrek cria son nom, mais elle n’interrompit pas le Chant. À présent, l’eau jaillissait à gros bouillons du puits. Elle s’éleva bientôt dans l’air en un geyser de plusieurs pieds de haut. Elle éclaboussa le devant de sa robe et atteignit ses chevilles. Corinn chantait toujours, sans savoir quand la mélodie arriverait à son terme. Elle pensa distraitement que peut-être elle ne pourrait pas s’arrêter. Alors elle serait encore là, bouche ouverte, quand l’eau se déverserait sur elle et la noierait. Ce n’était même pas une perspective effrayante. Rien ne pouvait lui faire peur quand le Chant était en elle. Il n’y avait rien, absolument rien à craindre. Et soudain, elle cessa. D’un coup. Ses lèvres se refermèrent, plus aucun son ne les franchit, et elle sut que sa tâche était achevée. L’eau continuait de couler, avec un débit croissant. Maintenant qu’elle pouvait contempler son œuvre avec des yeux dessillés, elle recula, intimidée par le miracle que constituait toute cette eau en cet endroit. Elle en humait l’odeur dans l’air. Le goût en était froid et âpre, comme si elle s’était tenue à côté d’un torrent de montagne. Elle fit demi-tour et pataugea vers les marchands avec toute la grâce dont elle était capable. Elle haletait quand elle atteignit le sommet du réservoir, mais elle ne leur laissa pas le temps de s’en rendre compte. — Reculez loin du bord, ordonna-t-elle. Reculez ! À genoux, et inclinez-vous. Les hommes parurent abasourdis, effrayés même, mais un à un ils obéirent. Plusieurs descendirent promptement de cheval. Bientôt, tous les gens autour d’elle, propriétaires, nobles, ouvriers, ingénieurs et enfants en guenilles étaient agenouillés et attendaient nerveusement, partagés entre leur devoir d’obéissance à la reine et leur envie de regarder le niveau de l’eau monter. Les Numreks de son escorte se tenaient tous très droits, l’arme à la main, l’air prêt à massacrer les marchands. Pas aujourd’hui, pensa Corinn. Elle se redressa et reprit son souffle. Elle prenait son temps, faisait durer ce moment pour qu’il la servît au mieux. Aaden était toujours en selle. Elle le regarda assez longtemps pour dissiper ses inquiétudes. Dans une attitude destinée uniquement à lui, elle roula des yeux comme pour avouer qu’elle reconnaissait la stupidité de cet épisode. Ce seul mouvement faillit lui faire perdre l’équilibre. Elle lui fit signe de mettre pied à terre et de venir auprès d’elle. Puis elle tourna son attention vers toutes ces têtes qui restaient docilement baissées. — M’êtes-vous fidèles ? demanda-t-elle. — Bien sûr, dit Anath l’Ancien. — Pourquoi ? — Vous êtes notre souveraine. — Vous êtes le seul à le penser ? Les autres lui adressèrent aussitôt des louanges empressées en parlant tous en même temps, et certains s’inclinèrent même vers le sol, tels des adorateurs. C’était précisément ce qu’elle voulait, mais ce spectacle l’irrita. Ils étaient effrayés, à présent, ces couards. — Ne vous demandez pas comment j’ai fait ce que j’ai fait, mais voyez que c’est moi et moi seule qui l’ai fait. Dites la vérité lorsque vous en parlerez. L’eau monte et montera encore, sans jamais s’arrêter tant que tel sera mon souhait. Elle emplira le réservoir et continuera de l’alimenter quand vous ouvrirez les panneaux pour irriguer les champs. Cette source appartient à tout Bocoum. Que je n’apprenne pas que l’un d’entre vous se l’est appropriée ou qu’il a privé de son eau d’autres personnes. Vous pouvez relever les yeux, maintenant. Le regard de Corinn passa d’une personne à la suivante, s’arrêtant sur chacune un instant, parlant à tous – jeunes et vieux, riches et pauvres – avec la même autorité. Auparavant, il y avait sans doute eu beaucoup de pensées cachées et d’émotions à décrypter sur ces visages divers, mais à présent ils se ressemblaient tous. Sinper Ou affichait la même expression ébahie, avec la bouche mollement entrouverte, que le jeune garçon qui se trouvait derrière lui. Anath l’Ancien semblait porter un masque d’argile sur lequel elle aurait pu écrire ce qu’elle voulait. — Je ne suis pas simplement la mère de cet enfant. Je suis la mère d’Acacia. Dites-le. Dites que je suis la mère d’Acacia. — Vous êtes la mère d’Acacia, entonnèrent-ils en chœur. — Dites que je suis la mère de l’Empire. Le groupe, toujours agenouillé, le dit. — Et souvenez-vous de prier chaque jour pour ma bonne santé, car si je venais à mourir, cette source mourrait elle aussi. Trahissez-moi et votre monde s’asséchera, se flétrira et s’enflammera sous mon soleil. Cette eau que je donne, je peux la reprendre. Telle est ma loi, et celle de mon fils. Malgré l’effort que cela lui coûtait, elle leva le bras d’Aaden avec le sien. Pendant quelques secondes encore, elle dévisagea ces gens, jusqu’à ce qu’elle ait l’assurance qu’elle avait regardé chacun d’entre eux au fond des yeux. Alors elle sourit et, d’une voix adoucie, leur parla dans ces termes : — C’est la vérité. Mais nous sommes entre amis ici, n’est-ce pas ? Ne pensez pas que je suis en colère, j’aime seulement dire ce qui est vrai. À présent, buvez de cette eau, mes amis. Elle ne cessera plus de couler. Jamais. Cultivez vos champs, et répandez la nouvelle du don que j’ai fait à Bocoum. Je vous l’offre, moi, votre reine. Quand les marchands se relevèrent et s’approchèrent d’elle avec des paroles d’adoration à la bouche, elle dut hausser le ton pour annoncer qu’elle allait retourner dans la cité sans délai, et sans eux. Ils ne cessèrent pas de l’entourer jusqu’à ce qu’elle s’en aille, mais il était visible qu’ils n’étaient pas vexés qu’elle leur ait interdit de l’accompagner. À peine eut-elle le dos tourné qu’ils se précipitèrent vers le réservoir. De nouveau en selle, elle s’éloigna sans un regard en arrière, mais Aaden ne put s’en empêcher. — Que font-ils ? lui demanda-t-elle. Son fils s’esclaffa. — Ils se comportent comme des gamins. Ils dansent, ils crient et ils s’embrassent. Mère, je ne me doutais pas que vous alliez faire ça ! Vous avez fait de la magie, et tout le monde l’a vu ! Il rit encore, et Corinn sut que l’enfant aurait aimé se joindre aux autres, partager leur enthousiasme débridé, peut-être même sauter dans le réservoir pour y nager. Mais elle avait besoin de lui. Il ne fallait pas qu’elle tombe de cheval. Si cela se produisait, les Numreks la transporteraient jusqu’à la ville, bien sûr. Mais cette éventualité était inacceptable. Elle voulut tendre la main pour le toucher, mais le simple fait de lâcher le pommeau de la selle lui fit craindre la chute. Elle s’y agrippa pour conserver l’équilibre. Ce ne serait pas facile, mais elle savait qu’elle y parviendrait si elle se concentrait. C’est pourquoi elle chevaucha en silence pendant de longues minutes. — Aaden, viens plus près de moi. Veille sur moi. — Pourquoi ? Le prince était très sérieux. Il rapprocha sa monture. — Un exercice d’une telle ampleur me fatigue beaucoup. J’ai besoin de toi à mon côté. CHAPITRE QUINZE D’APRÈS CE QU’ON RACONTAIT, C’ÉTAIT UN MONSTRE AILÉ. Un dragon. Une sorte de lézard aux dimensions si extraordinaires que ses ailes brisaient les arbres, arrachaient le toit des maisons et projetaient ses victimes dans les airs. Il fondait du ciel et se saisissait de deux ou trois têtes de bétail en une seule fois, puis il reprenait de l’altitude, effectuait des loopings et lançait ses proies comme un chat joueur. Il était capable d’avaler un bœuf entier en plein vol. Ses mâchoires et son cou se convulsaient de gloutonnerie grotesque comme ceux d’un crocodile. Une ferme avait été détruite quand la créature s’était posée sur elle et avait transpercé les murs de ses griffes pour atteindre les habitants. Dans la partie supérieure du bassin sud, des troupeaux de chèvres et leurs bergers avaient disparu. Le dragon avait été repéré jusqu’à Tabith, et cette nouvelle était en effet assez alarmante. S’il pouvait voyager aussi loin, il risquait de bientôt découvrir Bocoum et les humains qui peuplaient en abondance les abords de la Mer Intérieure, y compris l’île d’Acacia. Pendant que Mena se concentrait sur la créature tenten et le monstre du lac halaly, de petits groupes de coureurs talayens avaient convergé vers le repaire de cette autre abomination. Ils avaient comparé leurs différentes observations et peu à peu défini si ses vols partaient de son antre ou y revenaient. Suivre ses déplacements n’avait pas été chose facile. Leur proie volait, et elle pouvait voyager beaucoup plus vite qu’un homme ne pouvait courir. Malgré tout, ils réussirent à situer son aire d’habitat, et un matin on réveilla Mena pour lui annoncer que la bête s’était posée à une lieue de son campement. Elle s’élança aussitôt avec ses officiers dans la direction indiquée. Melio et le reste de ses forces suivaient avec le matériel nécessaire. Ils se trouvaient dans une vallée peu profonde à l’ouest d’Umae. La région profitait de l’humidité provenant de l’évaporation des eaux d’un grand lac. Les vents l’emportaient vers le nord où elle se condensait la nuit sur les vergers et les prairies typiques de cette contrée. La marche était facile, et à couvert. Aidés par les fermiers et les bergers locaux, les pisteurs talayens les guidèrent à l’ombre des arbres et utilisèrent les flancs de colline sous le vent et l’abri des berges touffues des rivières pour masquer leur progression. En très peu de temps, Mena approcha le dernier groupe à avoir vu l’abomination. Par gestes, ceux-ci lui firent comprendre qu’ils se trouvaient tout près du sommet d’une colline. Encore quelques pas et elle devrait ramper pour atteindre la crête. Elle fit comme ils lui conseillaient, tant bien que mal, l’épée à son côté et son petit paquetage de provisions attaché sur les reins. Elle s’arrêta coude à coude avec un jeune berger d’un côté et un pisteur de l’autre. — Regardez avec attention et vous l’apercevrez, dit le Talayen. Tout d’abord, elle ne vit qu’une vallée assez étendue, plantée de petits arbres au feuillage en boule. Une rivière traçait son cours sinueux en son centre, et ici et là elle remarqua que la végétation avait été travaillée, que des chemins avaient été ouverts et des petits bassins creusés pour retenir l’eau. Il lui fallut un moment pour repérer un mouvement dans ce paysage bucolique, mais soudain une tête serpentine bougea entre deux arbres. Elle n’apparut qu’une fraction de seconde, et si loin sur l’autre pente de la vallée que la jeune femme se demanda si elle ne s’était pas trompée. Elle plissa les yeux et se concentra sur la zone. Elle vit alors la tête se dresser derrière le sommet d’un arbre, s’incliner de côté et mordiller maladroitement le feuillage avant de se cacher de nouveau. Quelque chose dans ce qu’elle venait de découvrir la fit frissonner. Il y avait de la peur dans cette réaction, mais aussi autre chose. — Quelle espèce d’arbres est-ce là ? dit-elle. Quelle taille font-ils ? Le jeune berger répondit en talayen, deux mots que la princesse répéta. Elle parlait assez bien cette langue, mais elle était constamment déroutée par la tendance de ce peuple à nommer les choses par une périphrase. — Cœur de sang ? fit-elle. Le pisteur allongé de l’autre côté posa sa main en coupe sur son oreille et lui murmura : — On ne l’appelle pas cœur de sang. C’est orange dans notre langue, mais orange avec du rouge à l’intérieur. Ces arbres font deux fois la taille d’un homme, parfois un peu plus. — Que fait l’abomination ici ? Est-ce que son repaire est tout proche ? Le front sombre du pisteur se plissa. — Non, je ne pense pas. Elle s’est simplement posée là. Nous ne nous y attendions pas. — Une simple coïncidence, alors, hein ? marmonna la jeune femme. Elle rampa un peu plus avant et contempla l’orangeraie. Quand elle aperçut de nouveau la créature, celle-ci s’était rapprochée. Elle s’aventura sur un chemin, fit halte, tourna la tête d’un côté, puis de l’autre, et se figea. Elle était élancée et légère sur ses quatre pattes. Dans cette position, elle ne devait pas dépasser la hauteur d’une personne normale, mais cela changea quand elle se mit sur ses pattes arrière pour survoler du regard l’orangeraie d’un point de vue plus élevé. Mena discernait le reptile en elle. Il était là, dans les lignes courbes de son cou et les taches bleutées le long de son dos, dans le fouet de la longue queue souple. La princesse lui trouva un lien de parenté certain avec ces lézards des sables qui vivaient jusque dans les foyers des villageois talayens. L’abomination avait les yeux de la même forme que ces animaux inoffensifs. Ils étaient plusieurs fois plus grands, bien sûr, mais leur taille ne dissimulait pas complètement leur origine. Jadis, elle avait cru y lire la curiosité, l’innocence, la crainte, mais aussi beaucoup de malice. L’abomination avait aussi quelque chose d’un oiseau : un évasement autour du cou qui rappelait une collerette de plumes, une crête sur son front qui se dressait en avant et se rabattait de sa propre volonté, comme les cacatoès. Quand elle hochait la tête, l’effet était des plus comiques et évoquait à la fois le lézard des sables et ce mouvement caractéristique des oiseaux. Elle se glissa entre les arbres. Selon toute vraisemblance, elle cherchait les oranges les plus juteuses. Quelques instants plus tard, après être redescendue au pied de la colline, Mena s’emporta contre les pisteurs pour l’absurdité de ce qu’elle venait de voir. — Il ne vous semble pas étrange que le « monstre du Talay » se nourrisse de fruits ? Et cette créature serait le grand dragon dont les gens parlent ? Les hommes et les adolescents se dandinèrent sur place, mal à l’aise. — Elle mange les fruits des arbres et elle dodeline de la tête comme au rythme d’une mélodie. Elle est aussi dangereuse qu’une poule ! C’est vraiment la bête que nous chassons ? Regardez-moi bien en face et répétez-moi que c’est la dernière abomination encore en vie. Après un temps, plusieurs affirmèrent que c’était bien leur proie. Quand Mena insista pour savoir si la créature qu’elle avait aperçue était bien celle qu’ils avaient vue à plusieurs reprises au cours des dernières semaines, ils affirmèrent que c’était elle, sans doute aucun. Et quand elle leur demanda pourquoi ils n’avaient pas corrigé les rumeurs qui couraient sur sa taille et sa férocité, ils se murèrent dans un long silence avant que l’un d’eux ne réponde que l’abomination n’en demeurait pas moins dangereuse. Elle était beaucoup plus terrible qu’elle n’en avait l’air. Ils l’avaient vue en vol et… — Elle vole sans ailes ? rétorqua-t-elle. Je n’ai pas vu d’ailes. Vous, oui ? Quelqu’un l’a-t-il déjà affrontée ? L’un d’entre vous l’a-t-il vue enlever du bétail, écraser une maison ou terroriser un village ? Comme personne n’était capable d’expliquer ces contradictions, elle leur tourna le dos et s’éloigna de quelques pas. Elle était exaspérée. Melio la suivit, hilare, mais elle lui dit d’une voix basse et sifflante : — C’est grotesque ! Savent-ils seulement les préparatifs que nous avons faits ? Toutes les précautions que nous avons prises ? La tension dans laquelle nous vivons, le tout à cause d’un lézard des sables géant ? J’aurais dû m’en douter : les dragons n’ont jamais existé, et ils n’existeront jamais ! Est-ce que nous avons perdu tout bon sens ? — Eh bien, fit Melio qui avait du mal à ne pas rire, tu sais, j’ai entendu parler d’un groupe de jeunes gens pris à braconner près du bassin sud. Ce pourrait être ça… — Des braconniers ? Des gens braconnent pendant que nous risquons notre vie pour les protéger ? — Bah ! il y a toujours quelqu’un pour profiter de la situation, Mena. Le jour où un événement se produira dans ce monde sans que quelqu’un trouve une façon de tricher pour en tirer profit, je danserai la gigue, nu, devant tous ceux qui voudront assister au spectacle. Ne vends pas de places, quand même. Je doute fort d’avoir l’occasion de faire ce genre d’exhibition de mon vivant. Mena se pencha vers lui et poussa un long soupir de lassitude. Elle posa une main sur le bas de son dos et sentit les muscles se contracter sous sa paume. — D’accord, dit-elle. Ce lézard est notre dernier monstre. Ce n’est pas un dragon, mais nous devons quand même nous en occuper. Est-ce que nous allons lui lancer des fruits, ou le tuer ? Peut-être que nous pourrions l’approcher et lui passer une laisse autour du cou… En réponse à son geste, Melio la prit dans ses bras. — Tu es vraiment spéciale, Princesse. Certaines personnes – pas toi, bien sûr, mais des gens aussi sains d’esprit que toi – verraient dans la situation une aubaine. Réfléchis. Quand tu t’es levée ce matin, tu étais prête à risquer ta vie en affrontant une bête terrifiante. Au lieu de quoi on nous fait un cadeau. C’est presque fini, Mena. Nous allons enfin pouvoir partir d’ici et reprendre le cours de nos existences. Pour ma part, je serai très heureux de rentrer chez nous et de te réchauffer pendant quelques semaines dans notre lit. J’espère que tu accepteras le programme. Penses-y ! Nous rentrerons à la maison et tu pourras arrêter d’utiliser cette poudre d’herbes. Tu le feras, n’est-ce pas ? Cesse de la prendre et redeviens fertile. Nous aurons un enfant et… — Arrête, dit Mena à voix basse. N’aborde pas ce sujet maintenant. — Et nous pourrons vraiment vivre notre vie, termina-t-il. Et pourquoi pas maintenant ? C’est précisément le moment de s’en souvenir. Je t’aime depuis cet après-midi où je t’ai vue marcher sur un quai à Vumu, la poitrine nue, dans ton rôle de prêtresse de Maeben. Je t’ai aimée dès que mes yeux se sont posés sur toi, et je t’aime toujours. Tu es en colère parce que tu ne vas pas mourir aujourd’hui ? Oublie ces choses, Mena. Allons-y, achevons notre mission et rentrons chez nous. Les préparatifs prirent très peu de temps. Ses officiers avaient préparé les hommes et le matériel dès les premières nouvelles du repérage de l’abomination. Quand Mena vint confirmer aux chasseurs qu’ils allaient passer à l’action, les renforts arrivèrent, l’arme au poing. La princesse ne voulait pas qu’on tire au hasard dans l’orangeraie si la créature cherchait à se sauver, aussi choisit-elle les vingt meilleurs arbalétriers à qui elle exposa une variante du plan d’origine. Elle envoya les pisteurs, accompagnés chacun de quelques soldats, encercler toute la vallée afin que la bête soit prise au piège. Avec le groupe principal, elle suivit une poignée d’adolescents du cru surexcités qui les menèrent à couvert jusqu’au centre de l’orangeraie, en marchant de plus en plus vite, ce qui n’était pas aisé étant donné le matériel dont ils étaient chargés. Les arbalétriers avançaient en tenant leur arme pointée vers le ciel. Au carreau en place était attachée une corde dont l’homme qui suivait portait le rouleau. La ligne ne s’arrêtait pas là, mais se poursuivait avec un deuxième, parfois un troisième assistant. Les derniers charriaient des pierres, en les serrant soit contre leur poitrine, soit dans une large courroie passée dans le dos. Certaines étaient assez grosses. Il fallait au moins deux adultes pour les transporter. Toutes étaient percées d’un trou en leur centre, permettant d’y attacher l’extrémité de la corde. Mena les gardait groupés et assez près d’elle pour qu’elle puisse communiquer avec eux par gestes : la paume levée, le poing fermé, un signe d’un doigt pour les faire marcher en silence. Quand ils atteignirent la dernière élévation qui les séparait de l’orangeraie où la créature se nourrissait, elle se retourna vers eux et barra ses lèvres d’un index dressé, puis elle repartit. Elle dégaina son épée sans bruit. Elle se glissa entre les rangées bien droites d’arbres. Le parfum des oranges déchiquetées qui jonchaient le sol parvint à ses narines. Elle leva subitement une main. Sans même regarder en arrière, elle sut que le groupe faisait halte quand les bruits très légers de leur marche cessèrent. Elle venait de repérer l’abomination. Elle se trouvait à une cinquantaine de pas, sur le flanc de la colline, juste en face d’eux. Elle se déplaçait tranquillement entre les arbres, et son long cou se courbait parmi les branches pour mieux choisir les fruits. Elle leur tournait le dos. Mena remua les doigts, et les autres la suivirent sur la pointe des pieds. Quand ils furent assez proches de leur cible, Mena déploya ses hommes en arc de cercle. Elle ralentit le centre et laissa les deux flancs avancer un peu, afin que le groupe prenne l’abomination en tenailles, jusqu’à l’entourer à moitié. Elle savait qu’ils ne pouvaient pas s’approcher beaucoup plus. À présent, elle voyait que la créature avait un plumage dense et fin sous lequel on distinguait le contour des muscles et de la structure osseuse. Mena se figea et observa l’abomination, plus curieuse que tendue ou effrayée. La créature avait des bosses sur la partie supérieure du dos, et les signes d’une crête emplumée qui descendait sur son cou. En dépit de ces traits typique d’un volatile, elle était quand même un reptile. Son corps allongé était celui d’un lézard avec une queue terminée par une pointe effilée. Pour la première fois, elle s’en rendit compte, Mena n’éprouvait pas cette nausée diffuse qu’elle avait connue en présence de toutes les autres abominations. Elle avait envie d’observer celle-ci, de l’étudier, de rappeler ses hommes et de réviser leur plan. Elle n’en eut pas le temps. En fin de compte, ce ne fut pas le bruit qui les trahit, mais la brise. Elle changea de direction. Mena sentit le vent les balayer et s’écouler vers la créature. Les autres avaient dû s’en rendre compte, eux aussi. Les yeux fixes, ils s’immobilisèrent et retinrent leur souffle. La bête cessa de manger. Sa tête descendit un peu, puis elle redressa le mufle et ses naseaux palpitèrent. Sans bouger son corps, elle tourna la tête en arrière et regarda par-dessus la crête de son échine. Son cou était aussi souple qu’un serpent. L’abomination vit les chasseurs, et ses yeux s’agrandirent légèrement. Ils étaient assez près, décida Mena. Elle leva la main pour donner le signal aux arbalétriers, mais se dit soudain qu’ils étaient tellement concentrés sur l’oiseau-lézard qu’ils risquaient de ne pas la voir. La créature, elle, ne perdait rien de ce que faisait la princesse. Son regard se posa sur elle, rencontra le sien et le soutint avec une intensité pleine de sauvagerie animale, mais aussi d’intelligence. Une fois encore, la jeune femme aurait aimé renoncer. Elle n’aurait pu dire pourquoi. C’était une abomination. C’était une créature contre-nature. C’était une menace qui n’appartenait pas à ce monde. Jusqu’à ce jour, chaque fois qu’elle avait plongé dans les yeux d’une de ces bêtes mutantes, elle y avait décelé une malveillance perverse qui devait être éteinte. Ce n’était pas ce qu’elle découvrait maintenant. Il lui fallait un peu de temps pour… En réaction au mouvement de plusieurs arbalétriers qui épaulaient leur arme, la créature fit volte-face. Elle ouvrit la gueule et siffla. Les plumes sur son cou se redressèrent en bruissant, entourant sa tête d’une crinière violette. La créature s’ébroua violemment tout en avançant. Les nodosités sur son dos s’ouvrirent et se déployèrent de chaque côté. Le phénomène fut si rapide qu’il ôta de sa bouche l’ordre que Mena allait donner. Des ailes ! La créature avait bel et bien des ailes ! Elles s’étirèrent comme si leurs os étaient les sections articulées d’un fouet qui se dépliait. Chaque longueur se mit en place avec un craquement audible. Le tout ne prit qu’une seconde ou deux, mais la bête s’en trouva totalement transformée. Ses ailes s’élevèrent au-dessus des arbres proches, énormes et délicates à la fois. L’ossature de ces appendices était fine comme des doigts, une structure squelettique sur laquelle se tendait une membrane si diaphane que Mena pouvait voir ce qui se trouvait derrière. L’abomination s’élança dans les airs. — Feu ! cria Mena, qui avait enfin retrouvé sa voix. Empêchez-la de s’échapper ! Tirez maintenant ! Les carreaux s’envolèrent en traînant derrière eux les cordes. Beaucoup ratèrent leur objectif. Quelques-uns s’empêtrèrent dans les arbres. Un projectile transperça l’aile de la créature. Deux s’enfoncèrent dans son ventre, et un dans sa cuisse. Un quatrième lui entailla le cou. L’abomination perdit de son élan. Elle flotta un moment dans l’air, cible désorientée dans laquelle un autre carreau se ficha. La douleur arqua son corps. Sa gueule béa comme pour rugir, mais aucun son n’en sortit. Elle abattit ses ailes avec assez de force pour briser les branches et faire pleuvoir les oranges. Ce seul battement la propulsa vers les hauteurs et tendit les cordes reliées aux carreaux. Les pierres furent arrachées du sol. Ces ancres rudimentaires fracassèrent les branchages et rebondirent contre les troncs. L’une percuta un soldat et le déséquilibra. Une autre cassa un bras qui cherchait à la repousser. Mena cria à ses hommes de se replier, mais la plupart s’étaient déjà mis à couvert. Ils dévalaient la colline, se cachaient derrière les fûts et dans les creux de terrain pour attendre que les ancres de pierre fassent redescendre leur proie au sol. C’était la tactique prévue : alourdir l’abomination pour qu’elle ne puisse pas voler, ou pas très loin. Alors ils n’auraient aucune difficulté à la tuer, sans prendre de risques. Quand elle avait cru l’abomination dépourvue d’ailes, Mena avait modifié ce plan. Elle avait estimé qu’une équipe moins nombreuse pourrait s’approcher assez et la capturer de la même manière. Pendant quelques secondes, la princesse crut que son stratagème fonctionnait, mais à chaque nouveau battement d’ailes la créature semblait plus forte et plus résolue. Elle luttait contre les cordes et les tirait à travers les feuillages. Bientôt, elle s’en débarrasserait. Mena cria à ses hommes de tirer de nouveau, mais les arbalétriers en étaient encore à recharger, sans quitter la bête des yeux. Un détail retint alors l’attention de la jeune femme. La queue de la créature pendait près du sol. Elle claquait, se courbait et se déroulait derrière la forme volante, telle une corde vivante qui attendait qu’une main la saisisse. Et c’est exactement ce que fit Mena. Elle courut et agrippa la queue. Le geste n’était pas vraiment réfléchi, mais l’occasion semblait trop belle pour être ratée. Crut-elle qu’ainsi elle parviendrait à clouer la créature au sol ? La pointe très fine de la queue s’enroula autour de son poignet, de façon presque espiègle, comme si c’était un être indépendant qui voulait la taquiner. Elle se fit cette remarque juste avant d’être soulevée de terre. Alors que le sol s’éloignait sous elle, Mena comprit que ni son propre poids ni celui des pierres n’était suffisant pour empêcher la créature de voler. L’abomination s’éleva dans les airs en emportant la princesse. CHAPITRE SEIZE LE MESSAGER DÉPÊCHÉ PAR SANGAE D’UMAE ÉTONNAIT KELIS chaque jour depuis qu’ils avaient entamé leur voyage. Naamen quitta le camp dans l’Halaly à une vitesse que Kelis n’était pas certain de pouvoir tenir très longtemps. Mais il y parvint. Il s’était cru toujours en très bonne forme physique, mais, après une demi-journée à ce rythme, il se mit à en douter. L’homme ne restait au niveau de l’adolescent qu’en puisant dans son passé, pour retrouver le tempo et cet espace de méditation qu’il avait utilisés lors de ses courses les plus longues, comme celle qu’Aliver et lui avaient faite quand ils étaient partis en quête du Santoth. Alors qu’Aliver était un compagnon plutôt silencieux, Naamen était enclin au bavardage. Il faisait des commentaires sur le paysage, évoquait des souvenirs divers, posait des questions puis semblait se satisfaire d’y répondre lui-même. Au début, Kelis s’en était agacé. Il soupçonnait l’adolescent de chercher à le distraire et aussi de vouloir démontrer que tous ses discours ne l’essoufflaient même pas. Mais, au troisième jour, la voix de Naamen était devenue une composante de leur voyage, inséparable du martèlement régulier de leurs pieds et du balancement de leurs bras tandis qu’ils progressaient sur le sol poussiéreux. Une fois sortis de la région des lacs halalys, ils s’engagèrent dans les plaines grillées par le soleil féroce qui oppressait la contrée, comme si la chaleur était une couverture épaisse pressée sur le monde. Ils passèrent près d’Umae, où l’aridité avait toujours été constante, mais à cette époque de l’année la température était inhabituellement élevée. À travers les étendues planes jusqu’à Denben, les puits se firent rares. Les rivières étaient pareilles à des balafres desséchées tracées dans la terre par quelque couteau géant capricieux. Le long de la route fréquentée entre Denben et Bocoum, il leur fut plus facile d’oublier les plaines, d’autant que le trajet les menait souvent en vue de la Mer Intérieure. Cependant, Kelis se rendait compte que les choses ne tournaient pas rond dans son pays natal. Et ce n’était pas seulement aux abominations qu’il attribuait cette impression d’anormalité. Naamen était tout aussi à l’aise dans le fourmillement urbain de Bocoum que lorsqu’il courait dans les immensités désertes. Kelis suivit le messager tandis qu’il se faufilait dans la foule avec la fluidité d’une anguille traversant un récif corallien. La cité, qui s’étendait le long de la côte sur plusieurs lieues, était le siège du contrôle gouvernemental de la province de Talay – quoique le système tribal relativisât quelque peu cette notion. C’était surtout la plaque tournante des activités agricoles et commerciales du Talay. Elle comptait une multitude de marchands, de négociants et d’artisans, de nourriture, d’entrepôts et de demeures luxueuses. Rien de tout cela ne présentait d’intérêt pour Kelis. Il ne se sentait pas vraiment chez lui quand son horizon était barré par des murs, des bâtiments et la foule, et il trouvait presque obscène l’opulence ostentatoire des habitants. Dans le passé, il n’avait fait que passer par Bocoum, au hasard d’une course ou une autre. Il n’avait pas l’intention que ce voyage soit différent. — Nous y voilà, annonça Naamen avec un geste de son bras atrophié. Kelis mit un moment avant de comprendre ce qu’il voulait dire. Ils avaient remonté une des grandes artères du centre de la ville, bordée par des bâtiments de plusieurs étages. En se frayant un chemin dans la direction indiquée, Kelis remarqua l’image d’un lion sculptée dans le linteau d’une arche ouvrant sur une allée perpendiculaire. C’était le lion des Ous. Il n’avait pas grand-chose du totem animal d’origine, mais il était particulier dans le sens où il se tenait debout sur ses pattes arrière, et avait un corps plus humain que félin. Sa tête portait une crinière abondante, et la gueule du fauve s’ouvrait sur un rugissement sans fin. Il aurait pu s’agir d’une entrée secondaire dans un palais acacian tant les dimensions de l’arche de granite étaient impressionnantes. Deux gardes flanquaient le passage, chacun armé d’une longue pique tenue à la verticale et dont la pointe dépassait de beaucoup leur tête. — On dirait une propriété royale, murmura Kelis. Naamen tourna vers lui un regard amusé. — Oh ! oui et, crois-moi, les Ous ne sont pas loin de se prendre pour une famille royale. Mais tu n’as pas à te prosterner devant eux. Pas pour l’instant, du moins. Les gardes les continrent à l’extérieur pendant plusieurs minutes, jusqu’à ce qu’un secrétaire vînt à leur rencontre. Il congédia Naamen sans façon et précéda Kelis à travers des jardins intérieurs au dessin élaboré. Ils contournèrent des bassins, passèrent sous des palmiers, marchèrent entre des rangées de buissons en fleur. À l’intérieur de la bâtisse principale, l’étalage continuait. Pour Kelis, qui avait passé la majeure partie des dernières années dans des campements et dormi sur des paillasses posées à même le sol, ces tapisseries aux murs, l’atmosphère chargée d’encens, les riches tapis, l’or et l’écarlate sombre des meubles constituaient une sorte de piège qu’il sentait se refermer sur lui. Il dut respirer profondément pour cacher l’affolement de son cœur et son désir de s’enfuir en courant. Le secrétaire l’abandonna dans une pièce encombrée de sofas et de fauteuils ouvragés, après lui avoir enjoint de s’asseoir et de se détendre. Kelis examina un canapé tendu de peaux de zèbres. Au lieu de s’y installer, il sortit sur le bacon et inspira l’air salé avec avidité. La Mer Intérieure s’étendait jusqu’à l’horizon, ses eaux vertes parsemées de navires de toutes tailles et de toutes formes. Au loin, de grandes barges de commerce semblaient posées à la surface telles des îles étrangement géométriques. En se penchant sur la balustrade, Kelis put contempler le port en contrebas, et le littoral encombré de bâtiments aux toits blancs. Ils étaient construits si près les uns des autres qu’ils évoquaient une foule se bousculant pour s’admirer dans le miroir de la mer. Combien d’habitants comptait la cité ? Kelis n’en avait aucune idée. Cet endroit était très différent d’un village comme Umae, où il pouvait nommer chaque adulte et où chaque enfant le connaissait. C’étaient les communautés de cette taille qui lui convenaient. Il se demanda une fois de plus pourquoi Sangae l’avait fait venir ici. — Le port de Bocoum par un jour d’été, dit une voix masculine qui le fit sursauter. Il se retourna et découvrit un homme à peu près de son âge, richement vêtu d’une tunique bleue qui descendait jusqu’à ses chevilles. Celui-ci approcha. — C’est magnifique, vous ne trouvez pas ? — Oui, dit Kelis. Ce n’était pas exactement un mensonge, mais ça n’en était pas très éloigné. — Bien, fit l’homme avec un sourire. Il avait le visage noble et large, comme souvent les Talayens du Nord. Aussi grand et mince que Kelis, il semblait plus musclé du torse et des épaules. Ce n’était pas un coureur. Son port était à la fois gracieux et assuré. Il parut se souvenir des règles élémentaires de la bienséance et inclina sa tête au crâne rasé. — Mon nouvel ami, le soleil brille sur vous, mais l’eau est douce. — L’eau est fraîche, mon nouvel ami, et claire quand on y plonge le regard. Kelis avait répondu sans réfléchir. La formule était venue à ses lèvres automatiquement. — Il serait bien agréable que ces mots soient vrais, n’est-ce pas ? Parfois, je crains que nos salutations soient surtout le reflet du monde tel que nous voudrions qu’il soit, et qu’elles aient peu de rapports avec la réalité. Songeant au luxe de la maison dans laquelle ils se trouvaient, Kelis se demanda de quoi cet homme pouvait bien se plaindre. — Je m’appelle Ioma. Sinper Ou est mon père. En son nom, je vous souhaite la bienvenue. Mon père et Sangae seront bientôt là, avec la personne que nous aimerions vous faire rencontrer. Il désigna le plateau qu’une servante venait de poser sur une table basse. — Je vous en prie, prenez un rafraîchissement. Le pichet en verre transparent contenait un jus de fruits glacé – juste assez pour faire un bruit sourd quand la servante en versa dans un verre. Kelis le prit et observa la vapeur qui s’en échappait. Il aurait aimé apprendre comment ils obtenaient des boissons aussi fraîches. Mais il ne posa pas la question. Il en but un peu. Le jus était trop froid. — La vue est magnifique, n’est-ce pas ? dit encore Ioma. Nos ancêtres ont contemplé ce port des générations durant avant que les Acacians n’édifient leur premier fort sur Acacia. Qu’Acacia accepte ou non de s’en souvenir, c’est un autre sujet, mais nous ne devrions pas l’oublier. C’est encore plus important aujourd’hui. Vous voyez, là-bas ? Kelis ne repéra pas immédiatement ce que Ioma désignait du doigt : plus bas sur les falaises, près du rivage est de la baie, un conglomérat de bâtiments de couleurs surmontés de spires voyantes pareilles à des gousses d’ail d’un rouge éclatant. — L’Académie du Roi. Ioma avait cité le nom officiel avec un dégoût évident. — On devrait la rebaptiser l’institut de la Reine pour l’oubli. — Elle vous déplaît à ce point ? Ioma lui donna un petit coup d’épaule. Le geste était d’une familiarité qui aurait paru déplacée s’il ne l’avait effectué avec autant de décontraction. — Ne plaisantez pas avec moi, mon ami. Vous connaissez la raison d’être de cet endroit ? L’endoctrinement. Ils prétendent accueillir les étudiants les plus brillants de chaque province. Alors comment se fait-il que ces étudiants si « brillants » soient toujours issus des familles les plus influentes ? Pourquoi ces enfants sont-ils sélectionnés même quand leurs parents ne les présentent pas ? Je sais que vous servez les Akarans, je ne veux pas faire de vous un ennemi… Il se tut et parut réfléchir aux risques qu’il prenait, puis il haussa les épaules. — Mais vous êtes Talayen aussi. Cet endroit est un camp d’otages. Avant tout, ces enfants sont des otages. On en profite pour effacer la vérité de leurs esprits et la remplacer par l’histoire du monde telle que Corinn veut qu’ils la voient. Deux de mes neveux et une de mes nièces s’y trouvent, ainsi qu’un cousin. Ils me disent tout de ce qui se passe là-bas. Enfin, au moins c’est à Bocoum. Les membres de ma famille ne sont otages que pendant la journée. Le soir venu, nous sommes libres de les aider à lutter contre cet endoctrinement. Kelis ne dit rien, ce que Ioma salua d’une petite moue. — Peut-être que je vous parle trop franchement. Voyez-vous, Kelis, j’ai déjà l’impression de vous connaître. Mais je vois bien que je ne suis pas aussi connu de… Les voilà ! Préparez-vous à une surprise, mon ami. Trois personnes s’avançaient à travers le dédale formé par le mobilier de la pièce. Sangae avait été un vieil homme durant la majeure partie de la vie de Kelis, mais il portait son âge comme un vêtement immuable. C’était un homme mince – un grand coureur à l’époque de sa splendeur. Il était simplement vêtu d’un long tissu qui enveloppait son torse et passait sur une de ses épaules. Sangae lui donna l’accolade. — Trop de temps a passé sans que nous nous voyions, mon fils. — C’est vrai, Père, mais le Dispensateur sait se montrer généreux. En réalité, Sangae n’était pas son père, mais dans le village d’Umae les termes fils et père avaient toujours été utilisés libéralement. L’autre homme était manifestement Sinper, le père de Ioma. Ils avaient la même structure faciale et le même physique. Ses cheveux étaient coupés très court autour des oreilles, mais fournis sur le sommet du crâne, et saupoudrés de gris. Sinper se montra cordial dans son salut, quoiqu’il l’exécutât avec le menton relevé et les paupières mi-closes, une manière transparente d’indiquer qu’il attendait de Kelis la révérence habituellement réservée aux chefs. Regardant derrière Sinper quand celui-ci l’étreignit, Kelis découvrit que c’était une femme qui suivait les deux hommes. Sa vue éveilla des souvenirs confus en lui. Son visage ne lui était pas inconnu. Le front large et lisse, les grands yeux séparés par l’arête fine du nez, ces lèvres pleines et bien dessinées, ourlées sur la moue traditionnelle des femmes talayennes dans les occasions officielles… Et sa beauté lui rappelait aussi une émotion : la jalousie. C’est ce souvenir qui donna à Kelis son nom : Benabe. Une des nombreuses jeunes filles qui avaient poursuivi Aliver de leurs assiduités quand le prince commençait à devenir un homme. — Benabe, dit Kelis, la lune se cache dans tes yeux. — Non, répondit-elle, c’est simplement le soleil dans les tiens qui s’y reflète. Les salutations accomplies, Ioma prit Kelis par le bras et le mena jusqu’à un canapé. Ils s’assirent tous, et sirotèrent des boissons glacées pendant que les servantes dressaient une table avec de petits bols emplis de choux-fleurs nains au vinaigre, d’encornets, d’œufs de poisson, ainsi que des tranches triangulaires de pain dur. Pendant quelque temps, ils bavardèrent de mille choses, sans que la conversation prenne une direction particulière. Tout cela était parfaitement normal, mais Kelis avait du mal à contenir sa curiosité. Il se demanda s’il lui faudrait attendre d’être seul pour comprendre, et si la jeune femme, silencieuse alors que les hommes parlaient, avait un rôle dans la raison de sa venue ici. Sinper questionna Kelis sur ses combats contre les abominations. Il semblait sincèrement s’intéresser aux bêtes, mais aussi à Mena Akaran. Dans la bataille, se montrait-elle réellement aussi féroce qu’on le disait ? Était-il vrai qu’elle avait tué un lion aux yeux multiples de sa propre épée ? Pouvait-elle suivre la course des Talayens quand ils étaient en chasse ? Kelis répondit avec la plus grande honnêteté. — Ainsi donc, vous l’admirez ? dit Sinper. — Il y a beaucoup à admirer chez elle. — Et qu’en est-il de sa sœur ? fit Ioma. — La reine Corinn… Je ne la connais pas aussi bien. Ioma sourit. — Elle ne court pas pieds nus à côté de nos hommes, n’est-ce pas ? — Non, admit Kelis. Ioma se renversa au fond du canapé. — Ce serait quelque chose. Je paierais en bon argent pour voir votre reine participer à une course pieds nus. Il faudrait qu’elle laisse ses jolies robes chez elle, mais cela ne me dérangerait pas non plus. Le commentaire avait été dit d’un ton léger, mais pendant un moment personne ne parla. Sinper posa un regard sévère sur son fils avant de sembler accepter l’idée qu’un sujet d’importance venait d’être abordé, quoique de manière assez singulière. — Nous ne sommes pas réunis pour des bavardages sans importance. Vous le savez. Pas plus que pour nous abaisser à des plaisanteries indignes sur la reine. Un autre regard oblique à Ioma qui détourna les yeux, avec l’air contrit d’un gamin pris en faute, du moins pendant quelques secondes. — Non, je me refuse à la dévaloriser par de tels propos. C’est une femme de pouvoir qui n’a rien d’insignifiant, et elle ne mérite pas ce traitement. Vous n’êtes pas d’accord ? Kelis hocha la tête. Cette évidence n’avait nul besoin d’être confirmée. — Sangae m’a dit que vous n’aviez aucune tendresse pour sa politique. Vous la voyez aussi clairement que nous, et vous savez – tout comme nous – qu’elle a trahi le Talay. Elle a trahi tous les gens qui ont suivi Aliver et vaincu Hanish Mein. Vous êtes d’accord sur ce point, n’est-ce pas ? Cette fois Kelis n’acquiesça pas, mais il ne désapprouva pas non plus le propos. Le vieil homme prit son manque de réaction pour un accord. — Alors pourquoi la servez-vous ? — Je suis en paix avec moi-même. Ce n’est pas moi qui détermine ce que la reine fait. Je ne peux agir, ou ne pas agir, qu’en tant que Kelis. C’est ce que… — Vous affirmez donc que vous n’accomplirez que des tâches nobles en son nom ? interrompit Sinper, et le débit lent de sa voix se fit plus tranchant. Et si elle exige autre chose de vous ? Comment refuserez-vous ? Comment direz-vous « non », alors que pendant si longtemps vous avez dit « oui » à tout ? — Que voudriez-vous que je fasse ? rétorqua Kelis que le vieil homme commençait à irriter (qui était-il pour lui faire la leçon, et pourquoi Sangae le permettait-il ?). Ce monde est dirigé par des lions. Au lion le plus grand revient le butin et tout ce qu’il exige. Pour l’instant, Corinn Akaran est ce lion. — Cette lionne, corrigea Sinper. — Vous arrive-t-il de douter d’elle ? demanda Ioma. — Je vis quotidiennement avec le doute. — Moi aussi, dit Sangae d’une voix douce qui attira l’attention de Kelis. Ne pensez pas que je suis un traître à Aliver parce que je doute des actes de sa sœur. Le prince était un fils pour moi. Vous le savez. Je l’ai élevé à la demande de son père, et je l’ai aimé comme si mon sang coulait dans ses veines. Sinper intervint : — Mais nous ne parlons pas d’Aliver. Pas encore. Corinn est la personne qui nous inquiète. Elle a brisé nos nobles familles et tente d’empoisonner l’esprit de nos jeunes gens pour les dresser contre leurs parents. Elle n’empêche pas la Ligue d’enlever toujours plus de nos enfants. Ses crimes ou ses errements sont trop nombreux pour être énumérés ici. Elle nous a donné l’eau, certes, mais cela ne suffit pas, et c’est arrivé très tard. Mes craintes à son endroit sont devenues pareilles à une tumeur logée dans ma poitrine. Chaque jour elle peut grandir encore et me tuer. J’aimerais l’ôter, mais je n’ai pas de couteau assez aiguisé. Enfin, je n’avais pas un tel couteau… Il baissa la voix à la fin de sa phrase qu’il laissa en suspens. Ioma murmura dans le silence qui suivit : — Il se pourrait que nous ayons trouvé ce couteau. Kelis le regarda, puis Sangae. Il n’en croyait pas ses oreilles. Non pas qu’il refusât de voir que le règne de Corinn était plus que critiquable. Elle avait hérité un système vicié d’Hanish Mein, lequel l’avait arraché au père de la reine actuelle, et celui-ci n’avait fait que perpétuer les crimes commis par ses prédécesseurs. Aucun d’entre eux ne semblait vouloir remettre en cause l’ancien ordre du monde. À cet égard, Corinn était plus la fille de Tinhadin que de Leodan, peut-être. Elle pouvait causer de grands malheurs. Mais… — Pourquoi ces mots sonnent-ils comme une trahison à mes oreilles ? dit-il. — La trahison est le reniement d’un dirigeant jusqu’alors accepté, répondit Ioma. Mais ce n’est pas trahir que de rejeter une usurpatrice. En vérité, c’est trahir que d’accepter un règne indu quand vous vous rendez compte qu’il l’est. Sinper s’avança sur son siège, comme un jeune garçon anxieux. Il pointa un doigt vers Benabe. — Kelis, pouvez-vous confirmer qu’Aliver était intime avec cette femme ? Vous étiez son compagnon le plus proche. S’ils étaient intimes, vous avez sûrement… — Personne ne peut confirmer ce qu’un homme fait sous sa tente, fit Kelis. — Oh, parle vrai ! dit alors Benabe. Je me souviens de beaucoup de choses que tu as faites, et avec qui tu les as faites. Nous n’étions pas prudes, en ce temps-là, n’est-ce pas ? Tu sais bien que j’ai couché avec Aliver à de nombreuses reprises. Benabe avait toujours eu la langue acérée. Elle s’enflammait facilement, de colère ou de joie. Cette décontraction était ce qui l’avait embarrassé chez elle, cela et le fait qu’Aliver avait trouvé ce même trait de caractère tellement attirant. Il s’entendit répondre : — Tu n’étais pas la seule. — Non, mais je n’ai pas surveillé ces choses avec autant d’attention que toi. Et si tu peux nommer une autre femme avec qui il a été, tu peux aussi dire que j’étais avec lui. Kelis passa une main sur son front soudain brûlant. Ils allaient le juger aigri, jaloux. Et peut-être n’auraient-ils pas tort de le penser. Il prit soin de contrôler sa voix pour dire : — Je ne peux pas savoir ce qui s’est passé entre ces deux-là, mais si vous me demandez ce que je crois, alors oui, je crois qu’ils ont été amants. Cette déclaration parut satisfaire Sinper, même si son expression était plus proche de la grimace que du sourire. — Nous avons donc un témoin. — Non pas que nous en ayons eu besoin, dit Ioma. Le témoignage de Benabe ne devrait pas être mis en doute. — Mais il le sera, répliqua Sangae. Il le sera. Benabe fixait sur Kelis un regard si intense qu’il dut se tourner vers elle. — Merci, Kelis. Je sais que tu l’aimais aussi. Aliver le savait, lui aussi. Une autre vague de chaleur envahit le visage du jeune homme. Par chance sa peau sombre n’en révéla rien. Oui, Aliver le savait, mais il n’y répondait pas, du moins pas d’une façon physique que Kelis aurait été heureux de constater. Il avait toujours pris grand soin de ne pas trahir la nature véritable de ses sentiments pour Aliver, et il ne voulait pas changer maintenant. Il parla comme s’il n’avait pas entendu la réflexion de Benabe. — Un témoin de quoi ? Je ne comprends toujours pas de quoi il retourne. Les autres échangèrent des regards hésitants. — Faites venir l’enfant, dit enfin Sangae. Qu’il la voie. — L’enfant ? Sangae acquiesça. — C’est une très belle enfant, Kelis. Elle représente l’espoir pour nous tous. Fais-la venir, Benabe, et qu’elle vienne sur ses deux pieds. L’espoir pour nous tous ? Kelis sentit un fourmillement envahir l’extrémité de ses doigts. L’espoir pour nous tous ? Benabe se leva et se dirigea vers la porte située à l’autre bout de la pièce. Les quatre hommes attendirent en silence pendant qu’elle parlait à quelqu’un dans le couloir. Un moment plus tard, elle revint, précédant une fillette d’environ neuf ans. Lorsque Kelis la vit, le picotement à ses doigts devint une pulsation, comme si les battements de son cœur s’étaient déplacés dans ses paumes. — Voici ma fille, dit Benabe. Elle a choisi elle-même son prénom, mais elle aime qu’on l’appelle Shen. L’enfant arriva avec les yeux baissés, mais quand elle les releva, elle posa un regard candide sur les quatre hommes. Elle avait le visage rond et doux, la bouche petite, avec des lèvres plus fines que celles de sa mère. Sa peau était d’une nuance riche de brun, qui avait été éclaircie par une crème. Ses yeux étaient d’une largeur remarquable. Bien qu’elle restât silencieuse, Kelis ne put s’empêcher de penser qu’elle était très intelligente. Ses traits lui paraissaient familiers. Elle avait les yeux de sa mère, mais ce n’était là qu’un des détails qui faisaient qu’il la connaissait, qu’il l’avait connue avant même sa naissance. Impossible de le nier. Cette enfant, Larashen – Shen –, était la fille d’Aliver. Comment avait-il pu vivre toutes ces années sans savoir qu’elle existait, sans le sentir ? — Elle a choisi elle-même son prénom ? dit Kelis. Benabe acquiesça, mais sans donner de précision. — Kelis d’Umae, dit la fille. Sa voix était claire et haut perchée, et ces deux mots n’étaient ni un salut ni une question. Une simple constatation. — Tu… tu me connais ? — Oui. Ils m’ont parlé de toi. Tu es allé très loin, jusqu’à la rivière du bassin sud. Là, tu as attendu, fidèle à ta parole. — Qui t’a dit cela ? Ta mère ? Sangae ? — Les pierres me l’ont dit. Elle sourit et baissa les yeux. À certains moments, elle ressemblait à n’importe quelle fillette timide. — Les pierres… Il faillit formuler une question, mais renonça. Le duvet de ses avant-bras et de sa nuque s’était hérissé. Le pouls dans ses paumes devenait presque douloureux. Il se tourna vers Benabe. — Qui est le père de cette enfant ? — Elle est fille de deux nations, dit Ioma. Regarde-la, Kelis. Elle est notre avenir. Elle a des convulsions, mais d’autres avant elle ont été ainsi. — Ne parle pas de convulsions, dit Benabe d’un ton sec, et elle passa doucement les doigts sur les épaules de la fillette. Elle a des visions. Elle a des crises pendant lesquelles elle tombe à terre, en tremblant, et elle devient insensible à ce qui l’entoure, mais c’est seulement ce que nous voyons. Son esprit va en un autre lieu – c’est pourquoi elle tremble. Elle dit qu’en ces instants les pierres l’appellent. Ce sont elles qui prennent possession de son corps et cherchent à mettre des choses en elle. Vous savez à quelles pierres elle fait allusion. Aliver n’a-t-il pas vu les Hérauts du Santoth sous la forme de pierres, la première fois ? Il les a vus se dresser et marcher vers lui. Ma fille voit la même chose. Sangae s’était approché de Kelis, et il se penchait en avant comme s’il voulait contempler l’enfant comme lui. — Que t’ai-je dit ? murmura-t-il. Personne n’en a parlé à l’enfant. C’est elle qui nous l’a dit, tout comme elle nous a dit son prénom… Tu demandes qui est son père, mais tu vois aussi clairement que moi qui elle est. Quel homme ne reconnaîtrait pas l’enfant de son meilleur ami ? C’est ce qu’elle est. Et nous la pensons en danger. — La nouvelle de son existence pourrait parvenir aux oreilles des agents de la reine, dit Ioma. Sinper resta silencieux un moment, puis il ajouta, à voix haute cette fois : — Nous devrions parler de tout cela en privé. — Et en quoi tout cela vous concerne-t-il ? demanda Kelis, la voix tendue par le malaise que ces révélations avaient fait naître en lui. Une fois encore, ce n’était pas la question qu’il voulait poser, mais ce fut celle qu’il formula. Ioma se chargea de répondre : — Parce que Benabe est membre de la famille Ou. Shen est ma cousine. N’est-ce pas la vérité ? — Oui, cousin, répondit l’enfant. Elle étudia Kelis un moment, puis s’approcha. Tendant une main, elle lui toucha l’avant-bras. — Je dois partir. J’aimerais que tu viennes avec moi. Ce serait une bonne chose. Ils assureront ma sécurité. Ils l’ont promis, tant que tu marcheras avec moi. Benabe emmena sa fille. Personne n’expliqua à quoi elle avait fait référence, et pendant un temps Kelis fut incapable de le demander. Durant le reste de la réunion, il afficha une expression d’indifférence un peu hébétée, et ne donna aucune indication de ses pensées. Il savait qu’ils discutaient, comprenait vaguement ce qu’ils disaient, mais avant de se mêler de leur conversation, il devait affronter les conséquences de l’existence de Shen. L’enfant d’Aliver ! Elle était donc l’héritière du trône d’Acacia. Sans héritier légitime direct ayant la préséance, la loi pouvait lui donner la couronne, à elle et sa lignée, et non à celle de Corinn. Ce n’était qu’une fillette, mais personne ne la verrait ainsi. Sa seule présence suffirait à entraîner de nouveau le monde dans la guerre, et lui, le témoin, aurait un rôle à jouer dans les nouveaux événements, quels qu’ils fussent. Kelis s’imposa enfin dans la discussion qui avait continué sans lui : — Que voulait dire Shen quand elle a parlé de partir avec moi ? Partir pour quelle destination ? — Oh ! fit Sangae dans un long souffle, je pensais que tu aurais compris. Partir voir le Santoth. Elle dit que les Hérauts l’appellent. CHAPITRE DIX-SEPT CELA S'ÉTAIT PRODUIT D’UNE FAÇON BIEN ÉTRANGE, SE DISAIT RIALUS. Il y avait survécu et constaté les changements dans leur destinée à mesure qu’ils survenaient, mais tout était bizarrement feutré, voilé. Ce fut brutal, oui – et Dariel s’en était offusqué –, mais dans l’ensemble tout se déroula sans accroc. Il semblait pourtant très improbable que les rapports que le prince et lui avaient avec sire Neen et l’inspectorat d’Ishtat aient abouti à faire d’eux des prisonniers du Ligueur. Il n’y avait pas d’autre mot pour décrire leur situation. Des chaînes. Des menottes. Ce bâillon singulier imposé à Dariel. Ils passèrent ensemble une nuit interminable, dans une cabine exiguë, et au matin on les en tira sans leur fournir d’explication. Les gardes d’Ishtat les escortèrent avec des bourrades et des menaces bien inutiles dans les entrailles du navire. Ils finirent par franchir une écoutille qui ouvrait dans la coque au niveau de la mer. Une passerelle descendait jusqu’à ce qui semblait être une plate-forme flottante. Des Ligueurs et des soldats y étaient déjà massés, et apparemment tous attendaient leur arrivée. Il y avait aussi d’autres personnes. Des Numreks. Rialus ne les avait plus vus depuis le début du voyage, mais il reconnut Calrach et sa dizaine de guerriers. Rialus parcourut la passerelle avec beaucoup de prudence et mit le pied sur l’étrange surface. La plate-forme était pareille à une énorme plaque de pierre grise, rectangulaire et lisse. Tout d’abord, il crut qu’ils allaient attendre une embarcation quelconque pour rejoindre la terre ferme. En dépit de son ignorance totale de ce qui les attendait, il n’était pas mécontent de quitter le navire. Il détestait en sentir la masse monstrueuse derrière lui, qui aurait pu les écraser au moindre mouvement. Au moment même où il se faisait cette réflexion, la plate-forme se mit en mouvement et il faillit tomber. Ils s’écartèrent de l’Ambregris et glissèrent vers le rivage. La sensation était des plus singulières, car la plaque grise flottait moins qu’elle ne glissait, comme si l’eau s’était solidifiée, sans être affectée par les vagues. — Vous semblez perplexe, Prince, dit sire Neen. Vous aussi, Neptos. Et c’est justifié. Il y a dans ce monde bien des choses dont vous ne savez rien. Il m’arrive moi-même d’être étonné. Comment vous expliquer… Le Ligueur chercha ses mots et fit claquer sa langue. Il s’adressait aux deux Acacians, mais il le fit d’une voix assez forte pour que ses pairs amusés en profitent. — Pensez à la façon dont nous domestiquons le monde naturel, dit-il. Le vent gonfle nos voiles et fait avancer nos vaisseaux. Nous en avons l’habitude, mais ce n’en est pas moins étonnant. Nous pouvons rester assis dans une cabine pendant que le vent invisible nous fait parcourir le monde. Quelque chose que nous ne pouvons voir ni toucher, le vent, peut faire ce que des milliers d’ouvriers ne pourraient accomplir. Nous savons dompter la puissance de l’eau pour moudre le grain ou soulever des charges. Nous chauffons une pièce avec un feu. Vous n’avez jamais pensé que c’était curieux ? Pourquoi le bois brûle-t-il ? Pourquoi dégage-t-il de la chaleur ? Quel est le phénomène qui transforme les bûches en cendres ? Il y a tant de mystères, mais la Ligue s’est penchée sur ces questions il y a longtemps déjà, et elle a découvert certaines réponses. » Je parle de notre savoir, pas de la magie du Lothan Aklun, celle qui propulse cette embarcation. Des siècles durant, ils ne nous ont rien dit, ne nous ont rien donné, ont gardé jalousement leurs secrets… Plusieurs Ligueurs approuvèrent en grommelant. — Récemment, toutefois, nous avons eu deux occasions de percer certains de ces secrets : lorsque nous avons négocié un contrat entre eux et Hanish, et quand nous avons conclu de nouveaux accords entre eux et votre aimable sœur. Ils nous ont donné une barge identique à celle-ci, mais sans nous expliquer son fonctionnement. Nous ne savons pas construire un vaisseau pareil. Il s’agit de sorcellerie, mais d’une sorcellerie très utile. Nous connaîtrons bientôt tous leurs secrets, bien sûr, puisque nous avons maintenant accès à leurs archives et à leurs bibliothèques. Rialus vit que Dariel voulait dire quelque chose, ce qui n’échappa pas non plus à sire Neen. Le Ligueur sourit. — Je sais, Prince. Vous aimeriez nous maudire, et nous accuser d’être des traîtres sournois. Et vous auriez raison ! Dans le commerce, c’est l’audacieux qui réussit. La Ligue est audacieuse et, comme je ne doute pas que vous commenciez à le voir, notre réussite est indéniable. N’est-ce pas, mes amis ? Autour d’eux, les Ligueurs acquiescèrent. Quelques soldats d’Ishtat s’esclaffèrent. Rialus n’avait jamais vu ces hommes aussi fringants. C’était très déconcertant. Il brûlait d’envie d’interroger sire Neen. Mais comment s’y prendre ? Par quelles paroles éveiller son intérêt ? Il n’imaginait rien que le Ligueur ne raillerait avant même qu’il ait terminé sa phrase. Il savait ce qui allait suivre : d’autres révélations, probablement horribles. Et il savait aussi que Dariel n’était plus quelqu’un avec qui il souhaitait être trop étroitement associé. Il s’écarta d’un pas du prince, aussi loin qu’il le put avant qu’un garde ne le bloque. Il dirigea son regard vers la côte qui se rapprochait, si l’on pouvait appeler cela une côte. Il ne voyait rien qui ressemblât à de la terre ou à une plage, ni à quoi que ce soit de naturel. C’était une masse de bâtisses qui formait un barrage continu de plusieurs étages de hauteur. Il n’y avait aucune décoration, seulement des nuances pâles de pierre d’un brun roux, salie par la mer et le vent, avec très peu de fenêtres ou d’ouvertures quelconques indiquant que les habitants pouvaient regarder à l’extérieur. L’ensemble évoquait l’arrière aveugle de certains bâtiments, ou des entrepôts. — Voyez ces murs, dit sire Neen. Nos espions nous les ont décrits, mais il était difficile de les croire. D’un côté, ils parlaient des Auldeks comme d’une puissance militaire qui ne craignait personne, pas plus les Autres Contrées que le Lothan Aklun ; de l’autre, ils juraient que leurs constructions constituaient un énorme rempart qui les dissimulait à quiconque venant du large. Je pense que nous comprenons mieux, à présent, après avoir entendu les hurlements des Numreks. — Ils hurleraient encore maintenant s’ils n’étaient pas aussi extatiques à l’idée de revoir l’Ushen Brae, ajouta un autre Ligueur. — Il se peut que ce soit simplement parce que les Auldeks redoutent l’océan, à tel point qu’ils croient devoir se cacher derrière un mur pour s’en protéger. N’est-ce pas étrange ? Sire Neen attendit un moment, puis se tourna vers Dariel. — Fort bien, Prince, taisez-vous si c’est ce que vous voulez. Mais gardez les yeux grands ouverts. Vous aurez beaucoup de choses étonnantes à voir. Mais vous, Rialus ? Vous avez à peine parlé de toute la journée. Neptos fut presque étonné que le Ligueur ait remarqué son mutisme. Non, il n’avait rien dit depuis quelque temps déjà. Il avait presque l’impression que sa bouche était bâillonnée comme celle de Dariel, pleine de questions craintives qui gonflaient presque ses joues comme l’auraient fait des poignées de pierres. En fait, c’était ce trop-plein d’interrogations qui le rendait muet. Ce qu’il découvrait, ce qu’il entendait raconté par sire Neen et les autres Ligueurs, toutes ces choses dont il avait cru qu’elles existaient et qu’elles ne cesseraient jamais d’exister, et qui maintenant n’étaient plus – tout cela le laissait sans voix. Sire Neen agita les doigts dans sa direction, dans un geste presque enjôleur. — Dites quelque chose. Parlez. Allons, parlez. — Je… je… bafouilla Rialus. Je ne sais par où commencer. — Je n’en suis pas surpris. Il n’y a rien de plus difficile pour un esprit médiocre que de comprendre la vulnérabilité du monde aux bouleversements. Les gens tels que vous, et le prince ici présent, pensent que le monde est. Qu’il est, simplement. C’est vrai dans certains cas. Il existe un ordre, croyez-vous, un schéma ordonnant les choses, qui pour vous ne peut pas être modifié. Vous ne voyez qu’une portion de la réalité. Vous êtes pareils à un soldat sur le champ de bataille. Vous voyez ce qui se trouve devant vous. Vous choisissez la droite ou la gauche, et vous tentez désespérément de rester en vie. C’est tout à fait vous, non ? Vous serez toujours surpris de n’avoir aucune prise sur votre destin. Mais la Ligue se tient sur une hauteur. Nous regardons en contrebas et, du regard, nous embrassons l’intégralité de la bataille. Avec une telle vision panoramique, il est beaucoup plus facile de se déplacer dans le monde. Et de le remodeler. Des risques subsistent, certes. Des surprises aussi, certainement mais… voyez, nous avons atteint notre destination ! Les structures qui marquaient la côte n’étaient plus qu’à un jet de pierre, et la distance se réduisait. Un moment, le Ligueur scruta le quai et la muraille de murs nus qui le dominait. Il semblait tout aussi fasciné que Rialus. — La Ligue est audacieuse, dit sire Neen pensivement, et le monde appartient aux audacieux. Toutes ses richesses, tous ses pouvoirs. La journée sera bonne. CHAPITRE DIX-HUIT CONTINUELLEMENT, DARIEL RÉFLÉCHISSAIT À LA DÉCISION qu’il devait prendre. Continuellement, il essayait de contrôler la situation, d’agir, de se faire respecter, de dire quelque chose. Et continuellement, il se rendait compte qu’il ne pouvait rien faire. Comment parler alors qu’il était bâillonné, comment se faire respecter alors qu’il avait les bras et les jambes entravés – bien qu’il fût à présent menotté avec les mains devant lui –, comment agir alors que les gardes d’Ishtat l’encadraient, comment contrôler la situation quand seul sire Neen tenait les rênes ? Il ne s’était pas senti aussi désemparé depuis son enfance et ce jour où son gardien l’avait abandonné dans une cabane délabrée du Senival, depuis cette période horrible où tout ce qu’il avait connu du monde lui avait été volé. Il avait la même impression aujourd’hui. La barge flotta jusqu’à une faille dans un contrefort de pierre. Elle s’y inséra comme si elle en faisait partie intégrante, comme une pièce de puzzle qui trouve enfin sa place. Dariel fut bousculé par les soldats pour avancer. Il trébucha à cause de ses chevilles enchaînées et serait tombé si un des gardes ne l’avait retenu. Il voulut cracher la pièce de bois coincée dans sa bouche, la repousser avec sa langue. Il aurait hurlé aux hommes d’Ishtat de s’arrêter, de lui laisser un instant pour regarder ce qu’il y avait autour de lui. Ils pouvaient au moins lui accorder cela. Il jeta un coup d’œil en arrière et remarqua que les Numreks s’attardaient sur la barge, d’où ils contemplaient les murs d’un air stupéfait. Ils quittèrent la plate-forme flottante et marchèrent en direction d’une porte dans la paroi. D’autres les attendaient, mais Dariel n’était pas assez proche pour les voir en détail. Et il n’en eut pas le temps. Ils franchirent la porte et entrèrent dans la cité. Ils parcoururent des rues dallées peintes dans diverses nuances de vert et de bleu et bordées de bâtiments massifs, rouges, orange et marron. Ils n’étaient hauts que de deux ou trois étages, mais semblaient énormes, avec des contours arrondis. Ici et là, des statues gigantesques se dressaient dans la rue, hautes de plus de vingt coudées, figées dans des attitudes de combat, de fureur, de triomphe. À la fois étrangement familières et complètement bizarres. Des traits humains et animaux s’y mêlaient : une tête d’ours sur un corps humain, un lézard dressé sur ses pattes arrière et pourvus de deux bras musculeux, une sorte de grenouille aux yeux bulbeux, debout, avec une poitrine exagérément bombée, une créature vaguement féminine tordue dans une posture acrobatique, penchée en arrière. Dariel n’était pas le seul à regarder fixement les statues. Nombre de soldats de l’inspectorat restaient bouche bée devant ce spectacle. Seuls les Ligueurs parvenaient à conserver une impassibilité de façade. Ils marchaient menton relevé, visage calme, avec des gestes aussi langoureux que le permettait leur progression. De temps à autre, ils conversaient entre eux d’une voix assez forte pour être entendue de tous, afin de démontrer qu’ils maîtrisaient la situation. — Considérez sans crainte ces lieux nouveaux pour vous. Il faut des hommes audacieux pour agir avec audace, et pour glaner les fruits de cette audace. Nous venons en tant que partenaires des Auldeks. Ils en seront heureux. En dépit de la haine qu’il éprouvait pour l’homme, Dariel souhaitait ardemment le croire. Sous les statues, les rues étaient aussi propres que le palais d’Acacia lui-même, beaucoup plus que celles d’autres cités comme Alécia. Et cette ville dont Dariel ignorait toujours le nom grouillait d’habitants qui s’affairaient à de multiples tâches. Pendant un temps, il ne put que les entrapercevoir. Il y avait de grandes silhouettes parmi eux, mais la plupart étaient de taille normale, une population mélangée comme on en trouve dans n’importe quelle cité vivant du commerce. Il aurait voulu voir leurs visages, croiser un regard, se rendre compte de la possibilité de faire passer un message à quelqu’un, à quiconque fût susceptible de lui venir en aide. Mais il était encerclé par les soldats d’Ishtat et ils avançaient trop rapidement. C’est seulement quand ils s’engagèrent dans une rue plus étroite qu’il put réellement découvrir ces gens. Son regard se posa sur le dos nu d’un homme. Il avait des muscles puissants qui frémissaient tandis qu’il chargeait des sacs à l’arrière d’une charrette. La première caractéristique surprenante chez lui était la teinte uniformément grise de sa peau. Dariel éprouva un choc bien plus grand lorsque l’individu se retourna vers eux pour les regarder passer. Horrifié, le prince eut un mouvement de recul qui força les gardes à s’arrêter un instant. La face de l’homme était à peine humaine. Au lieu de sourcils il avait des crêtes osseuses, et de longues moustaches noires s’étendaient jusqu’à la ligne de la mâchoire, si longues et droites qu’on aurait cru des tiges de métal fichées dans l’os. Pires encore étaient les défenses dorées qui jaillissaient des coins de sa bouche. Elles étaient épaisses et incurvées comme celles d’un sanglier. L’homme ne paraissait nullement conscient d’être aussi horrible. Au contraire, il dévisagea Dariel comme si c’était l’Acacian qui était un monstre. Peut-être n’avait-il pas tort, car les personnes qu’ils croisèrent par la suite étaient toutes plus bizarres les unes que les autres : une femme dont la peau ressemblait à la robe d’un léopard ; deux adolescents à la face d’un noir de jais, avec des moustaches félines blanches ; un homme aux bras et aux jambes parcourus de bandes noires comme un zèbre, bien que son visage fût normal, d’origine candovienne peut-être. Un autre semblait avoir un serpent lové autour d’un de ses bras, s’enroulant depuis la paume jusqu’à l’épaule, la tête collée contre la joue, qui dardait sa langue bifide vers l’œil. Dariel constata en s’approchant que le reptile était en fait un tatouage très réaliste. Son regard passait d’un individu à l’autre, et il découvrit d’autres singularités tout aussi étranges. Chaque personne était tatouée, avait la peau percée d’anneaux métalliques, altérée d’une manière ou d’une autre. Il avait vu quelques décorations corporelles curieuses pendant ses années de piraterie dans les îles du Lointain, mais rien de comparable. Ils traversèrent un marché à ciel ouvert grouillant de monde. L’air était lourd de mille senteurs, douceâtres ou poivrées, assez fortes pour lui faire monter les larmes aux yeux, mais dans lesquelles on décelait une odeur omniprésente de charogne. Des aliments à la fois familiers et inédits s’alignaient sur les étals, des singes étaient suspendus à côté d’oiseaux au plumage vert, de fruits inconnus et de lézards vivants accrochés par la queue qui se tortillaient. Un des soldats d’Ishtat renversa un bac empli d’un liquide où flottaient des morceaux d’une chose indéfinissable. Il fit un brusque écart et eut un haut-le-cœur devant ce qu’il découvrit, puis se hâta de rejoindre leur groupe, tandis qu’un des Ligueurs le traitait d’imbécile et de maladroit. Dariel eut beau essayer, il ne put voir ce que c’était. Ils avançaient trop rapidement. Il n’était sûr de rien et avait l’impression de faire un rêve éveillé, un cauchemar où il aurait été contraint à des actions spécifiques, incapable de changer le cours des choses, de s’arrêter, de lever les yeux ou d’affronter la créature qui le poursuivait. Il était en sueur et hors d’haleine quand le groupe bifurqua et gravit un escalier de pierre avant de franchir l’énorme gueule de ce qui était l’entrée d’un vaste hall. Ils continuèrent sans ralentir, et Dariel trébucha à cause de l’obscurité. Quand enfin ils firent halte, le prince faillit s’effondrer. Il inspirait par le nez, mais il lui semblait perdre tous les bénéfices de l’air chaque fois qu’il expirait. Peu à peu, sa vision s’adapta à la pénombre et il put se faire une idée des dimensions de l’endroit. C’était un espace rectangulaire, haut de plafond, avec des carrés taillés dans le toit par lesquels tombaient des puits de lumière, ce qui créait des zones claires et sombres assez déroutantes. Se hissant sur la pointe des pieds pour voir par-dessus les soldats d’Ishtat, il distingua des centaines de formes trapues, d’autant plus menaçantes qu’il ne les voyait pas nettement. Ces formes sombres attendaient en silence. Il cligna furieusement des paupières pour empêcher la sueur de troubler sa vue. Sire Neen et les autres Ligueurs se dirigèrent vers un carré illuminé entre les deux groupes. En face d’eux plusieurs silhouettes sortirent de l’ombre. Ces êtres étaient semblables aux Numreks quant à leur taille et à leur musculature. Ils étaient cependant vêtus différemment : ils avaient des jupes en cuir s’arrêtant au bas des cuisses et des sandales dont les lanières s’entrecroisaient sur leurs jambes jusqu’aux genoux. La plupart portaient des chemises à col ouvert qui leur donnaient un air savamment négligé, un effet adopté naguère par Dariel et ses pirates. L’un d’eux s’avança. Il tenait au poing une longue épée courbe, une arme d’aspect redoutable que Dariel n’aurait sans doute pas réussi à manier correctement. Un murmure parcourut le groupe de la Ligue. Derrière sire Neen, les archers d’Ishtat passèrent une main par-dessus leur épaule pour poser les doigts sur le talon d’une flèche qu’ils tireraient du carquois si c’était nécessaire. L’Auldek nota ce geste d’un regard rapide. Il fit encore quelques pas. Malgré sa taille et sa force, il n’y avait rien de martial dans son attitude. Il s’immobilisa, observa le groupe quelques secondes, puis planta l’épée dans la pierre. Le mouvement était fulgurant, et il recula aussitôt, avant que les archers aient pu décider si le geste était une menace. L’épée vacilla mais resta fichée dans la dalle. Le torse nu bardé de muscles, il posa les mains sur ses hanches, inclina la tête de côté et huma l’air tout en observant les Ligueurs. Il avait les mêmes cheveux longs et ondulés que les Numreks, mais les siens étaient auburn avec des reflets dorés. Il ne semblait pas pressé de s’adresser aux nouveaux venus. Se retournant, il lança quelque chose par-dessus son épaule à l’un de ses hommes. Tous deux éclatèrent de rire, comme plusieurs autres qui avaient entendu le commentaire. Puis il reporta son attention sur sire Neen et parla dans un déferlement de sons gutturaux. À la grande surprise de Dariel et de l’Auldek, le Ligueur répondit sans hésiter dans la même langue. Il s’exprimait avec aisance, en ponctuant son discours de gestes et de hochements de tête. Dariel ne comprit pas un mot de l’échange. Repérant Rialus qui était séparé de lui par quelques gardes, il réussit à se faufiler jusqu’à lui. Les soldats d’Ishtat étaient trop captivés par ce qui se passait devant eux pour s’y opposer. Il poussa le conseiller de l’épaule et grogna pour attirer son attention. Rialus le regarda. Il semblait ailleurs, et presque étonné de le voir là. Le prince plissa le nez, roula des yeux et désigna sire Neen et le Auldek d’un mouvement de tête. Rialus ne parut pas comprendre. Dariel approcha la main du visage du petit homme, et de ses doigts lui ouvrit puis lui referma les lèvres avant de montrer sa propre oreille. — Ah ! fit Neptos qui se retourna vers sire Neen et l’Auldek. Vous voulez que je traduise ? C’est du numrek, mais avec des accentuations particulières. À moins que le numrek soit une variante du auldek. Je ne sais pas. Vous voulez vraiment que je le fasse ? C’est déjà difficile de seulement saisir ce qu’ils se racontent… Il souligna la difficulté d’un soupir las. Dariel aurait aimé le gifler. Un des gardes d’Ishtat grommela en entendant parler le petit homme, mais un autre le calma. — Laisse-le traduire, murmura-t-il. Vas-y, Neptos, mais doucement. Rialus releva le menton et pencha légèrement la tête de côté, silencieux pendant un moment. Dariel lui donna un coup de coude. — Rien d’intéressant pour l’instant, fit le petit homme. Sire Neen débite les salutations d’usage, c’est tout. Il loue ceci et cela, parle d’honneur et de ses meilleures intentions pour un enrichissement réciproque : les balivernes habituelles. Celui qui se tient devant lui s’appelle Devoth. Les autres sont Herith, Millwa… Oh ! je ne sais pas ! Je n’arrive pas à tout entendre. Quelque chose à propos du clan des Lions des Neiges… et des antoks. Il fit silence un long moment, pendant que sire Neen continuait sa tirade. Dariel tira sur la manche du conseiller qui écouta encore quelques secondes avant de murmurer : — Devoth veut connaître la raison de notre présence ici. Sire Neen dit qu’il vient proposer un nouvel arrangement, de nouvelles opportunités de commerce qui bénéficieront aux deux partis, ce genre de choses. L’Auldek se détourna du Ligueur et s’adressa à ses compagnons. Mains jointes devant lui, sire Neen attendit calmement. Il était pareil à une statue face aux mouvements vifs et expressifs du porte-parole des Auldeks. Dariel n’apercevait que l’arrière de son crâne ovoïde, mais il imaginait sans peine que le visage du Ligueur était un masque serein. Où trouvait-il une telle assurance ? Ou était-ce de l’arrogance ? La présence derrière lui des gardes et des archers de l’inspectorat d’Ishtat l’aidait très certainement à montrer autant d’aplomb. Mais Devoth avait lui aussi une masse d’ombres grondantes en soutien. Sans parler de l’épée toujours plantée dans la pierre du sol, entre les deux groupes. L’Auldek refit face à son interlocuteur. Il s’essuya la bouche du dos d’une main qu’il agita brusquement comme pour en faire tomber la salive. Puis il se lança dans une série de questions. Cette fois, Rialus traduisit immédiatement : — Où est le Lothan Aklun ? C’est ce qu’il a demandé. Où se trouvent les Lothans ? Pourquoi ne sont-ils pas présents ? Il a nommé quelqu’un avec qui il veut s’entretenir. Un des Auldeks qui l’ont amené ici a commencé à répondre, mais Devoth a exigé que ce soit le Crâne pointu qui réponde. Le Crâne pointu, c’est sire Neen. Il est justement en train de répondre… Voilà qui est vraiment un peu fort ! Neen affirme qu’il est l’émissaire de la première puissance du Monde Connu : la Ligue des Vaisseaux. — C’est nous, commenta un des soldats d’Ishtat en souriant. — « Le Lothan Aklun n’est plus. Les Lothans sont finis, emportés par leur propre rapacité. La Ligue est prête à proposer un accord commercial encore plus avantageux que celui autorisé par le Lothan Aklun. » Je n’ai pas compris ce que Devoth a répondu. Il ne semble pas… Oh ! Neen vient de mentionner votre nom. Il vous offre en cadeau. Le frère de la prétendue reine d’Acacia. Ce sont ses propres mots : « prétendue ». Sire Neen se tourna et désigna Dariel du doigt. Devoth n’accorda qu’un bref regard au prince. Celui-ci songea que c’était peut-être là sa chance. Il pensa à foncer en avant et à franchir le barrage des gardes pendant que l’attention était fixée sur lui. Devoth souhaiterait sûrement l’entendre. On ôterait son bâillon et il pourrait renverser la situation en sa faveur et révéler quel odieux personnage était le Ligueur. Rialus traduirait. Mais déjà l’Auldek revenait à sire Neen, qui s’était remis à parler. — Il dit qu’il comprend que les Auldeks devront apprendre à lui faire confiance, mais que la Ligue est bien connue de certains dans l’Ushen Brae. Il a même amené des amis pour témoigner de la puissance de la Ligue et des perspectives qu’ouvrirait leur partenariat. À cet instant, comme sur un signal, les Numreks arrivèrent. Ils s’avancèrent de leur pas lourd en hurlant un chant dans leur langue, un chœur assourdissant pareil au vacarme des tambours de guerre. Tout le monde se tourna pour les regarder. Devoth lui-même se hissa sur la pointe des pieds et en resta éberlué. Les Numreks se frayèrent un chemin au milieu du contingent des gardes d’Ishtat et firent halte devant Devoth et les autres Auldeks. Leur chant se tut et tous s’agenouillèrent, se penchèrent en avant puis collèrent leur front contre le sol de pierre. Les Auldeks les regardaient fixement, l’air abasourdi, le visage fermé. Le groupe qui se tenait derrière Devoth s’approcha pour mieux voir et le premier rang entra dans la lumière. La voix satisfaite de sire Neen ondula dans les murmures, s’éleva et, pendant quelques secondes, parut commander à toute l’assistance. Mais Calrach se releva vivement, imité par sa suite, et ordonna le silence au Ligueur d’un geste impérieux de la main. Manifestement surpris, sire Neen balbutia et se tut. Calrach se tourna alors vers Devoth. À voix basse, Rialus traduisit ce qu’il disait, avec beaucoup plus d’aisance que précédemment. — « Nous qui étions bannis sommes de retour. Vous pouvez nous massacrer maintenant, si vous le souhaitez. Nous vous offrons nos âmes. Mais si vous voulez bien nous écouter, nous vous apprendrons des vérités qui vous réjouiront. » Devoth réfléchit un moment, puis acquiesça. Sire Neen voulut intervenir, mais Calrach se retourna d’un bloc vers lui. — La ferme ! gronda-t-il en acacian. Les hommes parlent. Tu attends. Le Ligueur se tut. De sa voix sonore, traduite par le timbre fluet de Rialus, Calrach s’adressa de nouveau à l’Auldek. Quand ils avaient été exilés en raison de leurs crimes, dit-il, ils avaient suivi le bannissement comme les clans le leur avaient ordonné. Ils n’avaient pas failli. Hommes, femmes et enfants avaient marché en direction du nord, et ils étaient entrés dans le royaume des Neuf Clans. Ils avaient hiverné dans les régions les plus inhospitalières, où aucune végétation ne poussait, chassant les ours blancs après avoir été chassés par ceux-ci. Ils avaient appris à manger la viande de phoque. À certains moments, ils avaient cheminé sur la glace, qu’ils entendaient craquer sous leurs pas. À ce détail, des exclamations sourdes échappèrent aux Auldeks. — Oui, disait Calrach, tout cela est vrai. Nous avons séjourné dans des contrées qui n’étaient faites pour aucun Auldek, et pourtant nous avons appris à y vivre. Nous avons été courageux. Personne ne peut le nier. Nous avons marché vers le nord, comme vous nous l’aviez ordonné. Mais nous sommes allés si loin au nord que ce n’était plus le nord. C’est devenu le sud, et nous sommes entrés dans une autre contrée, une de celles d’où viennent les Enfants Divins. Nous avons trouvé cet endroit. Et là, nous avons fait la guerre. Nous avons tué beaucoup d’ennemis et nous nous sommes réjouis du massacre. — Pourquoi êtes-vous revenus ? demanda Devoth. — Pour vous apporter la joie, dit Calrach avant de désigner le groupe de la Ligue. Ces fous nous ont fait traverser les eaux noires. Ils nous ont ramenés chez nous, et nous sommes venus parce que nous pouvons vous apporter un monde nouveau. Nous pouvons vous guider jusque là-bas. — Pourquoi irions-nous dans ce monde nouveau ? lança un autre Auldek. — Voyez, ce garçon est mon fils. D’où il était, Dariel ne pouvait apercevoir le Numrek dont parlait Calrach, mais la déclaration eut un effet considérable sur les Auldeks. Ils s’avancèrent, apparemment très impressionnés, et nombre d’entre eux se mirent à parler en même temps, si bien que Rialus ne comprit rien pendant quelques secondes. Puis la voix de Calrach s’éleva et domina le brouhaha : — En terre acaciane, nos femmes sont de nouveau fertiles. Dans ces contrées, la malédiction n’a plus d’effet. Sire Neen choisit cet instant pour reprendre la parole. Calrach lui hurla de se taire, et ajouta : — Les Ligueurs ont tué les Lothans. Comme des couards, ils les ont tous empoisonnés ! Il n’y aura pas d’autre moisson d’âmes. Le Lothan Aklun n’existe plus. Un grondement furieux monta des rangs auldeks. Ils s’avancèrent et beaucoup d’entre eux beuglèrent des questions rageuses ou frappèrent le sol du pied. Devoth fit volte-face et leur ordonna de se calmer. Sa voix tonna dans la salle. Quand le silence fut revenu, il pointa un doigt accusateur sur sire Neen. — C’est celui-là qui a tué les Lothans ? Je ne le crois pas, mais je ne l’aime pas. — C’est une fourmi, dit Calrach qui toisa le Ligueur et cracha à ses pieds. Il n’est rien. Écrase-le si tu le désires. Son esprit ne te donnera aucune force, mais s’il t’offense… Rialus s’interrompit une seconde puis, comme s’il craignait plus de garder pour lui ces paroles que de les révéler, il traduisit d’une voix rapide : — « … tue-le. Nous n’avons plus besoin de lui et de ses semblables. Tue-le, et nous te mènerons dans un pays prêt à être pillé. Notre chasse sera grandiose. » Devoth ne confirma pas s’il était d’accord ou non, mais il tira son épée de la pierre. Un instant sa main était vide, le suivant elle serrait la poignée de la grande lame courbe. Ce fut seulement quand il se figea de nouveau que Dariel réalisa ce qui venait de se passer. Ce n’était pas un tour de magie, seulement le geste le plus fulgurant et coulé qu’il lui eût été donné de voir. Aucun garde de Marah n’était aussi rapide. Pas même Mena. Pas même un Numrek. Sire Neen retrouva sa voix. Il abandonna son phrasé hautain et tenta une autre tactique pour apaiser Devoth. Dariel n’avait plus besoin de traduction, mais Rialus la lui donna quand même : — Neen implore qu’on lui accorde un moment afin qu’ils puissent communiquer pleinement. Il y a incompréhension mutuelle. Calrach mélange tout. Rien de tout cela ne devrait se produire. Des erreurs ont été commises. Ils devraient tous s’asseoir autour de la table et parler. Chacun y trouverait un bénéfice. Quand Devoth fit un pas vers lui, le Ligueur aboya un ordre et les archers alignés derrière lui levèrent leurs armes. Devoth s’immobilisa. Bien que très semblable à celui des Numreks, son visage était plus expressif, et c’est pourquoi le rictus qu’il arbora était aussi déconcertant. Soit il ne comprenait pas la menace, soit il en était heureux. Il brandit son épée et s’avança. Un archer tira. Dariel avait déjà observé ces flèches et il savait que c’étaient des projectiles conçus pour tuer. La pointe en acier était tire-bouchonnée de sorte que le métal tranchant comme un rasoir inflige une blessure tournoyante et de plus en plus large à mesure qu’elle s’enfonce dans les chairs. Le tir était parfaitement ajusté. La flèche toucha Devoth en pleine poitrine et s’y ficha jusqu’à l’empenne. Elle avait sans doute transpercé le cœur et la pointe devait ressortir dans son dos. Les traits de Devoth se tordirent, il mit un genou au sol, puis bascula sur le côté. Dans l’ombre, la masse des Auldeks rugit. Ceux qui entouraient Devoth se penchaient vers lui ou hurlaient des obscénités incompréhensibles. Dans cette confusion, sire Neen parla. Les gardes armés d’épées vinrent former un rempart de leurs corps devant lui, mais il refusa de reculer comme ils le lui demandaient. Il paraissait certain de pouvoir reprendre le contrôle de la situation. Les archers encochèrent leur flèche, et tous les hommes d’Ishtat se mirent en formation de combat. Plusieurs soldats près de Dariel et Rialus rejoignirent les autres sans plus se soucier des prisonniers. Les Numreks observaient la scène sans intervenir. Calrach avait croisé les bras et semblait attendre la suite. À la vue de ce qui se produisit alors, Dariel se mit à suffoquer. Sire Neen agrippa les gardes qui étaient à sa portée comme s’il était au bord de l’évanouissement. Devoth se relevait en vacillant. Il inspirait par à-coups. Ses compagnons l’aidèrent à se remettre sur pied. Une fois debout, il leur hurla de reculer et se tint là, chancelant. Les archers d’Ishtat, pour qui il offrait pourtant une cible parfaite, abaissèrent leur arme. Sous les yeux de tous, Devoth passa une main dans son dos, brisa la pointe de la flèche qui en dépassait, puis de son autre main tira la hampe hors de sa poitrine. Il lança les deux morceaux au loin. C’était un mouvement presque nonchalant, plein de dégoût, mais immédiatement après il fut saisi de convulsions. Il réussit à rester debout, mais en tremblant et tressautant. Il geignit et grogna. Pendant quelques secondes, ses bras furent parcourus de spasmes si violents que Dariel eut l’impression qu’il y avait plus d’une personne en lui, comme si des versions fantomatiques de sa personne étaient enfermées sous sa peau et essayaient de s’en échapper, furieuses de cette détention. Il sembla si totalement possédé par l’angoisse que le prince s’attendit presque à ce qu’il s’écroule et meure enfin de cette blessure qui aurait déjà dû lui être fatale. Au lieu de quoi, les convulsions de Devoth cessèrent et il se déplaça avec la même vélocité incroyable que celle qu’il avait montrée plus tôt. En un éclair, il parcourut la distance qui le séparait des soldats d’Ishtar. Son épée décrivit un arc de cercle trop rapide pour être suivi par l’œil humain et il abattit les trois gardes devant sire Neen. Il se laissa tomber au sol, évitant ainsi la première volée de flèches qui le visaient, et sa lame siffla dans l’air en une diagonale ascendante. L’acier atteignit le Ligueur sous la mâchoire et continua sa course sans presque ralentir. Quand elle se libéra des chairs, la tête de sire Neen vola dans l’air au-dessus de son corps qui s’affaissa. Dariel resta immobile quand le chaos envahit la salle. Les soldats d’Ishtat se précipitèrent en avant. Les Auldeks déferlèrent en masse dans la lumière, leurs épées brandies. Le prince n’avait pas la moindre idée de ce qu’il devait faire. Il avait les mains liées. Rialus n’était plus à son côté. Devant lui, guerriers de l’inspectorat et Auldeks s’affrontaient dans une mêlée sauvage et sanglante. Une main se referma sur son épaule et le força à se retourner. Il songea qu’il s’agissait d’un des gardes, de Rialus ou d’un Ligueur. Ce n’était aucun d’eux. Il se retrouva face à un visage mince au teint d’un blanc bleuté, avec un long nez et des cheveux qui cascadaient du crâne comme le plumage d’un oiseau. L’instant suivant, un bras lui entoura le torse, le souleva du sol. Ce n’était pas la femme-oiseau qui le portait en courant, mais une créature musculeuse, à la peau grise. DEUXIÈME PARTIE AMOUR ET DRAGONS CHAPITRE DIX-NEUF LES FRATERNELS DEVAIENT SE RÉUNIR DE NOUVEAU DANS UN VILLAGE à l’ouest de Danos. Auparavant, Barad, le roi Grae et son frère Ganet se rendirent au Cap de Fallon. Ils se dirigèrent vers l’intérieur des terres et explorèrent la région pendant plusieurs jours. Son sol fertile permettait des récoltes abondantes de patates douces, de carottes, d’oignons et de navets de la taille d’une tête d’homme. À la différence des cultures dans le nord du Talay ou des champs gérés par l’État des Grandes Terres, les parcelles de ce pays très rocailleuses ne pouvaient être découpées géométriquement. Le relief irrégulier, ponctué de collines et de bosquets de pins récalcitrants, ne convenait pas à une exploitation massive. De petites fermes se partageaient donc ces terres depuis des siècles. Et comme c’était le cas depuis presque aussi longtemps, les producteurs devaient reverser une large part de leurs récoltes à l’Empire, si bien qu’ils subsistaient tout juste de leur labeur. C’était ce que Barad avait voulu que les Aushéniens voient de leurs propres yeux. N’était-ce pas un crime que ces hommes et ces femmes dussent trimer si dur, au point que leurs mains finissaient par prendre l’aspect de pattes calleuses et griffues ? avait-il demandé alors qu’ils sillonnaient la contrée sur des mulets d’emprunt. Chaque jour, ils se levaient avant le soleil et s’échinaient au labeur tant que l’astre traversait le ciel, et parfois même après la nuit tombée. Ils étaient à la merci des caprices du temps, et ils devaient s’acquitter de l’impôt, que l’année ait été bonne ou mauvaise. Était-il acceptable qu’après tous ces efforts – et après toutes ces années durant lesquelles ces familles de fermiers avaient travaillé la terre et contribué à nourrir le reste du monde – les enfants de ces gens fussent aussi maigres, que leurs anciens meurent sans bénéficier des soins des médecins que seuls pouvaient s’offrir les riches d’Alécia et de Manil, sans parler d’Aos, avec son école de formation aux arts curatifs ? Ces gens expédiaient des chariots entiers de nourriture, mais aucun d’entre eux n’en profitait assez pour grossir. De même, aucun n’avait accès au luxe que goûtaient les marchands d’Alyth ou de Bocoum. Déguisés avec des hardes d’ouvriers, les trois hommes déchargèrent à la fourche une charrette de navets dans un des grands entrepôts gardés par des soldats acacians. Ils l’ajoutèrent à la montagne de légumes déjà amassée là. Assis à l’arrière de la charrette alors que celle-ci repartait en cahotant, Barad expliqua que le contenu de ces entrepôts était destiné à l’Empire. Il en avait toujours été ainsi, et la reine souhaitait que cela continuât. Ils marchèrent entre les rangées de choux frisés et de salades, de haricots et de betteraves. Ils virent des enfants faméliques, rencontrèrent de jeunes hommes aux larges épaules, des adultes affaiblis par le poids du labeur et des vieillards courbés par une vie passée à porter ce fardeau. Alors que leur petit groupe passait à l’angle d’un champ, une fillette leva les yeux vers eux. Elle se trouvait au fond d’une tranchée. Ce qu’elle y faisait n’était pas clair. Elle était couverte de boue, et y pataugeait jusqu’aux chevilles. Elle tenait un seau dans une main et une sorte de grattoir dans l’autre. Barad songea à faire halte et à lui poser la question, mais il changea d’avis juste avant de parler. Elle posa sur lui un regard brun et triste, et il comprit son message. Comment le temps la traiterait-il ? demandait-elle. Il continua avec les autres sans ralentir. Aucune de ces scènes n’était inhabituelle pour les ouvriers agricoles, mais ce n’était pas le monde que la plupart des personnes de sang royal côtoyaient. Grae et son frère cadet observèrent tout avec attention. Le plus jeune était presque le jumeau de son aîné. Un peu plus mince peut-être ; mais ce qui les distinguait réellement était la déférence, exigée par Grae mais totalement consentie par Ganet, avec laquelle celui-ci traitait le jeune roi aushénien. À l’évidence, le temps que ces deux-là avaient passé ensemble dans l’extrême nord de leur pays – alors que leur père et leur frère aîné périssaient dans la bataille – les avait beaucoup rapprochés. Comme l’avait affirmé Grae lors de la dernière réunion des Fraternels, son frère semblait partager sa vision du monde. Au cours de leur périple, Barad scruta souvent le visage du jeune roi et s’efforça de cerner l’esprit derrière les paroles et ces traits élégants. Il avait pratiqué cet exercice à maintes reprises durant les dernières semaines – quand il avait mené l’Aushénien au fond d’une mine abandonnée de Kidnaban et lui avait demandé d’imaginer la somme de travail nécessaire pour creuser à une telle profondeur ; quand ils avaient contourné les terres désertiques des porcheries autour de la Coulée de Tabith ; et même lors de leur visite des bas quartiers d’Alécia. Quand Barad les avait mentionnés, le roi s’était étonné : — Il y a des taudis à Alécia ? — Oh oui, avait répondu Barad. Vous ne les voyez pas depuis vos palais et les édifices gouvernementaux, mais ils sont bien là, au-dehors de ce que la plupart pensent être les murs de la ville. Certains de ces murs ne sont pas destinés à séparer l’intérieur de l’extérieur de la cité. Ils forment seulement une barrière entre les riches et les pauvres. Vous n’entendrez jamais les Alécians évoquer ces bidonvilles. C’est comme s’ils avaient une main atteinte de la gangrène et qu’ils la dissimulaient sous un gant imbibé de parfum. Vous verrez. Et le roi avait vu. Barad s’en était assuré. L’ancien esclave des mines savait qu’on ne pouvait avoir aucune certitude lorsqu’on jugeait quelqu’un, mais à la fin de leur long voyage, il estimait que Grae était un homme droit et juste, selon ses propres valeurs. Le roi n’avait jamais reculé après avoir vu ce que Barad voulait qu’il découvre. Il n’avait pas présenté d’excuses au nom de l’Empire, et il avait même parlé avec plusieurs paysans en les traitant comme des gens réels, chose que Corinn n’avait jamais faite depuis qu’elle était montée sur le trône. Une véritable noblesse coulait peut-être dans ses veines, quelque chose de plus profond et de plus résolu que le jeune homme parfois fanfaron voulait bien le reconnaître. Barad le voyait, et cela lui plaisait. L’Aushénien ferait un allié de qualité. Utilisé convenablement, il pouvait se transformer en un élément majeur dans leurs rangs. Et Ganet semblait de la même trempe. Le jour prévu pour la réunion, tous les représentants des Fraternels qui pouvaient être présents se réunirent dans une grange, derrière une ferme aux abords d’un village. Entouré de champs labourés, l’endroit était parfumé par l’odeur de la terre fraîchement retournée. L’intérieur, en revanche, sentait plutôt le moisi et le renfermé. La lumière qui filtrait par les espaces entre les poutres hachait les ombres et éclairait partiellement les stalles, dont certaines étaient occupées par des animaux. En plaisantant, Barad dit qu’il craignait d’être espionné par les vaches, mais à la vérité l’endroit lui convenait fort bien. Le groupe s’assit autour d’une table en bois. On y avait placé un éventail de légumes frais, principalement des tubercules, qui formaient un dessin coloré, ainsi qu’une marmite de ragoût et du pain. Le fermier était un sympathisant de leur cause. Lui et ses fils continuaient de travailler à l’extérieur, et ce fut sous la protection qu’offrait cette apparence de normalité que Barad invita les voyageurs à se restaurer et à parler comme des amis avant de passer aux choses sérieuses. Quand enfin la conversation se mit à ronronner, il changea de ton. — Quelles sont les nouvelles de la reine ? demanda-t-il. — Elle est toujours en vie, répondit Dev. Son acacian, avec cette prononciation un peu sèche propre aux habitants d’Aos, contrastait avec les vêtements en tissu grossier de laboureur qu’il portait. Il semblait presque aussi peu fait pour eux que le roi Grae et son frère. — C’est déjà en soi une mauvaise nouvelle, mais qui plus est, elle charme maintenant les gens avec ses bonnes œuvres. On ne parle que de cela dans les rues d’Aos. Quand j’ai pris le bateau à Alyth, une troupe de comédiens nous a joué une représentation de ses prouesses magiques, je crois qu’ils ont été payés par les officiels de la cité pour le faire, mais il n’empêche que tous les gens à bord ont assisté au spectacle. — Des bateleurs ! geignit Dame Shenk. Aussi changeants que le temps. — Oui, mais ils ont porté notre message aux gens à plus d’une reprise, remarqua Barad. Elaz, vous avez été près de la reine récemment. Dites-nous ce que vous avez observé. L’ancien directeur d’entrepôt de Nesreh posa sa cuillère avant de parler. — J’ai fait ce que vous m’avez demandé, Barad. Je me suis joint à la foule qui suivait la caravane de la reine. Au début, il n’y avait qu’une poignée de personnes, des flagorneurs et des mendiants, mais très vite leur nombre a augmenté à mesure que les rumeurs sur ses prouesses se répandaient. Elle a fait route à travers le nord du Talay, et partout où elle allait elle accomplissait des miracles. Grâce à elle, des puits à sec se sont mis à cracher de l’eau. — Par quelle sorcellerie ? demanda Renold. C’était un érudit qui avait déserté l’académie de Bocoum depuis peu. — Je l’ignore. J’ai vu l’eau couler dans les canaux de Bocoum. C’est vraiment de l’eau. Pourtant il n’y avait pas un nuage dans le ciel, et l’air était toujours aussi sec que dans le désert. Mais elle a rempli ces canaux. Les propriétaires terriens étaient en extase. Les paysans se sont enivrés d’eau, ils ont sauté et nagé dans ces canaux d’irrigation. Je suis incapable d’expliquer le phénomène, mais j’ai été témoin de tout ce que je vous décris là. Si ce n’était pas l’œuvre de la reine, je penserais que c’est une bénédiction pour nous tous. — Si ce n’était pas l’œuvre de la reine, ce serait une bénédiction, en effet, enchaîna Dev, mais nous savons qu’elle ne fait rien sans une raison très précise. Pour engraisser un cochon, le fermier doit bien le nourrir. Le cochon peut croire que sa vie est paradisiaque, et ne jamais soupçonner qu’on le gave pour qu’il soit bien gras quand le couteau entrera en action. — Vous comparez la reine à une éleveuse de porcs ? dit Ganet. Dev répondit d’un simple haussement d’épaules. — Éleveuse de porcs ou non, elle a réalisé des miracles, ça ne fait aucun doute. Les gens affluent autour de sa caravane quand elle approche d’une nouvelle ville. Il y a même de vieilles femmes qui viennent à elle avec les yeux mouillés de larmes. Je l’ai personnellement constaté. Les filles des villages alentour jettent des poignées de pétales de fleurs sauvages à ses pieds. Certains l’ont surnommée « Mère de la Vie ». — C’est elle-même qui a inventé ce titre ! s’insurgea Dame Shenk. Elle est très rusée, Barad. Je ne suis pas sûre que vous soyez de taille, finalement. Le colosse vieillissant se rembrunit. — La question n’est pas de savoir si je suis de taille face à elle. C’est la volonté du peuple qui doit avoir le dessus sur elle. Renold eut un sourire en coin. — C’est encore pire pour nous. Le peuple gobe tous ses cadeaux. Et, pour tout dire, ce n’est pas une petite chose qu’elle soit capable de faire surgir l’eau d’un puits à sec. Elle se sert de la sorcellerie. Pensez-y. Il n’y a qu’une explication : elle a découvert les secrets du Santoth. — Le Chant d’Élenet, glissa Dev dans un murmure. Le silence se fit autour de la table. Barad allait dire quelque chose de dédaigneux, mais il n’était pas sûr de la meilleure façon de le formuler, et il décida de se taire. Le Chant d’Élenet. Se peut-il qu’un tel livre existe et que Corinn l’ait trouvé ? se demanda-t-il pour la centième fois. Pendant la majeure partie de son existence, il avait considéré que le Santoth n’était qu’une fable, une histoire destinée à distraire les masses et à conforter les Acacians dans leur croyance en une grandeur passée. Mais c’était avant qu’Aliver convainque dans leur sommeil les gens de renoncer à la brume, avant que les sorciers n’apparaissent dans les plaines du Talay et détruisent l’armée d’Hanish Mein, et avant que des monstruosités animales ne se manifestent ici et là, comme de la mauvaise herbe. Quelque chose avait changé en ce monde. D’anciens pouvoirs étaient de nouveau à l’œuvre, et si c’était vrai il était possible que la reine ait trouvé le moyen de les domestiquer. La pensée était effrayante, et ce n’était pas la seule éventualité désagréable qu’ils devaient prendre en compte. Barad demanda alors à Renold de leur exposer ce qu’il avait appris sur les projets de la Ligue. L’érudit expliqua que dans la plupart des domaines la Ligue était impénétrable et que ses intentions étaient masquées, comme par la brume dont ils faisaient commerce. En majorité, les gens qui croisaient sur les Flots Gris croyaient que les Ligueurs avaient brûlé ce qui restait de leurs plates-formes endommagées et abandonné les lieux pour se replier sur les îles du Lointain. Leurs vaisseaux sillonnaient les eaux de l’archipel comme des barracudas en quête d’une proie. Ils abordaient tout navire qui s’approchait d’un peu trop près des îles. Ils en avaient même coulé quelques-uns et abandonné leur équipage aux requins. Il lui avait été impossible d’accoster une des îles, mais Renold avait découvert quelques détails sur leurs activités en traînant dans les tavernes, sur les ports de la côte continentale. À Tendor, il avait discuté avec des errants qui avaient été chassés des îles par les soldats de l’inspectorat d’Ishtat. À la longue-vue, plusieurs d’entre eux avaient aperçu des ingénieurs de la Ligue surveillant les terres. Et quelques-uns avaient affirmé avoir été embauchés comme ouvriers pour bâtir les nombreuses constructions qui parsemaient le chapelet d’îles. Un homme lui avait même juré avoir convoyé un chargement de planches fines et de chevilles en bois jusqu’à Thrain. Il avait remarqué ce chargement à cause du nombre élevé d’objets identiques, sans qu’on lui explique leur usage. Le marin en avait déduit que le tout devait servir à confectionner des épées d’entraînement, mais Renold avait une autre interprétation. — Je l’ai compris quand je me suis arrêté au domicile de ma sœur, en chemin, dit-il. Elle a quatre enfants, dont deux encore assez petits pour dormir dans leur berceau. Or les planches qui constituent les flancs du berceau correspondent exactement à ce que le marin m’a décrit. Le sous-entendu dans son propos lui serra la gorge et il termina sa phrase d’une voix enrouée. D’un signe, il indiqua qu’il avait besoin d’un moment pour poursuivre. — Par le passé, le Quota était prélevé régulièrement dans toutes les provinces. L’Aushénie y a échappé pendant des générations, mais vous avez malheureusement subi cette insulte ces dernières années. Il lança un regard à Grae et but encore à son gobelet en bois, mais celui-ci était vide. — Aujourd’hui, vous vous acquittez vous aussi du Quota, comme n’importe quelle autre province… — L’Aushénie n’est pas une province de l’Empire, rectifia Grae. — Si vous voulez, éluda Renold. Quoi qu’il en soit, je pense qu’un jour viendra peut-être où la Ligue ne collectera plus le Quota. Plusieurs des convives braquèrent sur lui un regard étonné, mais il continua : — Les îles doivent devenir des plantations pour produire une certaine récolte. Des enfants. C’est ce qu’ils sont en train de mettre en place. Des complexes, des camps dans lesquels les mères donneront naissance à leurs enfants. C’est à cet usage que les chevilles sont destinées : à assembler les berceaux dans lesquels dormiront les bébés. Des milliers de bébés. — Comme une sorte de grande fabrique ? dit Dev. Renold acquiesça. — Il y aura des mères, des pères et des enfants qui jamais ne connaîtront la liberté. Ils naîtront, vivront et mourront sur ces îles ou dans les Autres Contrées. — Est-ce possible ? fit Elaz. — C’est monstrueux, marmonna Dev. — Pire que monstrueux, surenchérit Renold. L’opération passera inaperçue du reste du monde. Les gens n’en sauront rien, mais elle se perpétuera indéfiniment. — Des gens en auront forcément vent et ils crieront la vérité à la face du monde ! dit Dame Shenk. — Peut-être, mais si l’on bouche les oreilles des autres… Barad les laissa discuter un long moment. Renold venait de confirmer ce dont il se doutait déjà. Toutefois, c’était une bonne chose que les membres du groupe s’instruisent les uns des autres de la situation. Il avait toujours su la Ligue capable du pire pour assurer ses profits. Ces installations sur les îles n’étaient après tout qu’une progression logique dans leur façon de faire. Pourquoi écumer le Monde Connu pour enlever des enfants, les arracher à des parents qu’il fallait ensuite apaiser ou réprimer ? C’était inefficace et dangereux. Il valait mieux qu’ils contrôlent eux-mêmes la production, qu’ils traitent les enfants comme des produits purs et simples, et ce loin du regard des masses. Si l’entreprise se révélait viable, le jour viendrait peut-être, en effet, où la reine et la Ligue cesseraient d’exiger un Quota dans les provinces. Corinn déclarerait alors qu’elle avait libéré ses sujets de ce fléau, et le Monde Connu ne saurait rien de la véritable nature de ce crime. Si cela arrivait, Barad et ses amis pourraient hurler autant qu’ils le voudraient. Les gens croient rarement ce qu’ils ne voient pas. Encore moins quand ce qu’ils risquent de découvrir est plus effrayant que l’ignorance. — Vous vous rendez sans doute compte que nous nous aventurons sur un terrain glissant, finit par dire Barad pour mettre un terme aux discussions. Si Corinn déclare à tous qu’elle a mis fin au commerce du Quota, elle sera acclamée aux quatre coins de l’Empire. Elle chargera les lettrés de rédiger des ouvrages qui prolongeront le mythe des Akarans. Elle affirmera aux gens qu’elle a réalisé les promesses du Roi des Neiges, et les gens goberont ce mensonge. Ils ne nous croiront pas, nous, à moins que nous montrions à chacun ce qui se passe sur les îles. Et c’est manifestement quelque chose que nous ne pourrons pas faire. Il se tut et son regard passa successivement sur chacun. — C’est pourquoi le temps revêt une telle importance. Nous devons annoncer le soulèvement avant l’arrivée de l’hiver. Je propose que nous nous révoltions au début de la période des moissons. Nous en avons déjà débattu. Quel meilleur moment, quand le monde entier voit les fruits d’une année de labeur saisis et taxés par Acacia ? Soulevons-nous au début des moissons de cette année, dans quatre mois. Nous ne pouvons pas attendre plus longtemps, pas avec la reine qui multiplie ses tours de magie et la Ligue qui va mettre en chantier son programme de fabrique d’esclaves. C’est le bon moment. Y a-t-il une objection ? Personne ne semblait désapprouver le plan, mais Elaz glissa : — Il y aura beaucoup de détails à régler d’ici là. — Oui, bien sûr. Mais ne nous laissons pas impressionner par ces détails. Faisons d’eux nos alliés, plutôt. Tout d’abord, il y a la question de la reine et de ce qu’elle fait. Détient-elle le livre de sorcellerie ? Si oui, quels pouvoirs peut-il lui conférer ? Et quels pouvoirs lui seraient enlevés si nous lui dérobions cet ouvrage ? — Barad, personne ne peut répondre à ces questions, dit Elaz. Nous avions une informatrice à l’intérieur du palais, une servante en qui j’avais entière confiance, mais elle ne donne plus de nouvelles. Elle semble avoir disparu. Et nous ne devrions pas oublier le forgeron de la ville basse. Il a été arrêté en possession d’un document compromettant. Il est mort pour ne pas dévoiler nos secrets. Et même eux ne pouvaient pas réellement approcher la reine. Elle est difficile d’accès. De plus, en l’espionnant nous risquons de rencontrer l’obstacle des Ligueurs, lesquels font la même chose, mais avec infiniment plus de moyens que nous. Pour le moment, nous sommes aveugles… — Et si nous envoyions le jeune roi au palais ? intervint Barad. Elaz se figea. — Grae ? Le souverain aushénien, qui s’était plongé dans la contemplation de la sélection de carottes étalées devant lui sur la table, releva vivement la tête. — Moi ? Vous voulez que j’aille espionner la reine ? — Il est prévu que vous vous rendiez sur Acacia, n’est-ce pas ? Allez-y maintenant. Vous serez accueilli comme il sied à une personne de votre rang. Vous et votre suite pourrez visiter des secteurs du palais qui nous sont inaccessibles. Il faudrait que vous veniez pour un motif précis, bien entendu, un motif qui vous permettrait d’approcher la reine. Le jeune roi parut déstabilisé un court instant, mais il reprit très vite contenance. Il choisit une carotte très fine et l’étudia pendant quelques secondes avant de la croquer. — Et quel serait ce motif ? demanda-t-il la bouche pleine. Il préférait que la conversation évolue progressivement, sans à-coups, songea Barad. Il ne critiquait pas le jeune roi, mais il estimait que la brusquerie pouvait parfois être efficace et faire tomber certains masques. Comme à son habitude, Barad avait déjà réfléchi avec soin à ce qu’il allait répondre. — Vous débarquerez sur Acacia en jouant au prétendant. Avec des fleurs à la main et des mots sucrés aux lèvres. Grae recracha un morceau de carotte. — Vous plaisantez ! — Il y a longtemps que je ne me suis pas senti d’humeur à plaisanter, fit-il avant de décocher un clin d’œil à Dev et de revenir aussitôt au roi. J’apprécie l’humour chez les autres… Mais non, Grae, je ne plaisante pas. Elaz grimaça, signe évident qu’il réfléchissait furieusement à cette nouvelle piste. — Un mouvement se dessine au sein du Sénat, qui aimerait obliger la reine à se marier, dit-il. Il prend de l’ampleur, à ce que j’ai entendu dire. Pendant qu’elle est au loin, occupée à faire jaillir l’eau dans des contrées desséchées, on parle beaucoup à Acacia de qui devrait partager sa couche et de la meilleure façon de la convaincre qu’elle a besoin d’un homme à son côté, pour le plus grand bien de l’Empire. Dame Shenk éclata d’un rire tonitruant. Elle abattit sa large main sur la table avec fracas. — « Pour le plus grand bien de l’Empire » ? J’ai bien entendu ? Ce ne serait pas plutôt pour le plus grand bien d’un obsédé arriviste, qui pense avec ce qui pendouille entre ses jambes ! Il n’y a que ce genre de mâles autour d’elle ! Croyez-moi, je sais de quoi je parle. — Dame Shenk n’a pas tort, dit Renold du ton docte de l’érudit qu’il était encore récemment. Mais le Sénat acacian n’est quand même pas une taverne senivale. Non, ne plaisantons pas trop sur ce sujet. Les monarques acacians sont tenus par les anciennes lois, dont celle qui stipule qu’un souverain en exercice se doit d’être marié, afin de donner des héritiers au trône, aussi nombreux que possible, pour perpétuer la lignée royale. Corinn a un fils, bien sûr, mais un seul descendant n’est pas suffisant, et Aaden n’est pas issu d’une union légitime. Si les sénateurs examinent le sujet, il y a un litige évident. — Tout se passe entre les jambes des hommes, répéta Dame Shenk. Mais vous avez raison quand vous dites que le Sénat n’est pas une taverne. Je n’admettrais pas un sénateur dans mon établissement. Ils ne laissent pas de pourboire et trouvent toujours matière à se plaindre. Barad posa une main sur celle de la femme, autant pour saluer son humour que pour la calmer. Puis il s’adressa à Grae. — Le bruit court qu’avant Hanish et la guerre, Corinn, qui n’était alors que princesse, serait tombée amoureuse de votre frère aîné, Igguldan. Si les choses avaient tourné différemment, ils se seraient peut-être mariés. Vous seriez alors liés directement aux Acacians, aujourd’hui. Je sais : les choses ont pris une tournure différente. Mais il y a là un point qui mérite d’être exploité. Je ne parle pas des longues jambes de Grae ni du dessin de sa mâchoire. Ces détails pourront aider, mais ce qui séduira plus sûrement la reine, ce sont les facteurs politiques. Je doute qu’elle ait envie d’épouser un membre du Sénat. En revanche, une union avec l’Aushénie imposerait le silence aux sénateurs sans leur conférer une parcelle supplémentaire de pouvoir. Par ailleurs, cela lui apporterait votre puissance militaire, ce qui empêcherait encore davantage les sénateurs de lui chercher noise. Je suis sûr que Corinn Akaran tiendra compte de ces paramètres pendant le temps qu’il vous faudra pour poser un genou à terre quand vous lui présenterez vos salutations. Par ailleurs, au-delà de toutes ces considérations, la reine demeure une femme. Elle doit avoir les mêmes besoins que n’importe quelle autre femme. — Ce qui pendouille entre les jambes des hommes, lâcha Dame Shenk, qui se mit à regarder Grae comme si l’idée de lui confier cette mission ne lui semblait plus aussi absurde. — Dame Shenk, vous avez apporté un surplus de sagesse à cette conversation, dit Barad. Et même si la virilité royale n’était pas assez attrayante pour Corinn, Grae aura toujours le temps et les ressources pour découvrir tous les secrets possibles, y compris la recherche du Chant d’Élenet, si cet ouvrage existe bel et bien et que Corinn l’a en sa possession. — Et si Son Altesse accepte l’offre du roi ? demanda Dame Shenk. Barad s’écarta de la table et prit une longue inspiration. — En ce cas, mes amis, nous devrons tenir à l’œil notre jeune souverain. L’attrait du pouvoir impérial est immense. Tout comme celui de partager la couche de Corinn Akaran. Il se tourna vers l’Aushénien. — Mais je pense que le sens de l’honneur de votre lignée et la justesse que vous attachez à un monde libre vous protégeront de la tentation de nous trahir, n’est-ce pas, Roi Grae ? Celui-ci riva ses yeux bleus à ceux de Barad et soutint son regard un long moment. — Si je vous trahis, ce sera seulement parce que je trancherai la gorge de cette catin. Pour tout le reste, vous pouvez avoir l’assurance que je ne céderai à aucune tentation. Je suis porteur d’un espoir qui a été refusé à des générations entières. Il est plus important que vous, plus important que moi. J’y serai fidèle. À ces mots, Barad hocha la tête, mettant ainsi fin à la discussion. Ce qu’il ne dit pas, c’était qu’il ferait en sorte de s’assurer de la loyauté de Grae en gardant Ganet auprès de lui. Il apprendrait bien des choses au prince, il serait son mentor, et il compléterait le savoir qu’il avait du Monde Connu. En réalité, le jeune prince serait une sorte d’assurance. Il serait en sécurité et en bonne santé tant que Grae tiendrait parole. Mais si d’une façon ou d’une autre le jeune roi tombait sous l’emprise de Corinn Akaran… alors ce qui devrait être fait le serait. CHAPITRE VINGT LE MATIN OÙ ELLE AVAIT PRÉVU UNE RÉUNION AVEC LE CONSEIL de la Reine, quelques jours seulement après être revenue de son voyage ô combien fructueux dans le Talay, Corinn sortit profiter du soleil dans les jardins supérieurs du palais, accompagnée de Rhrenna. Malgré la douceur de l’air, elle portait une robe à manches longues en coton de Teheen. Sur la poitrine et le dos, le vêtement était décoré de broderies complexes représentant des silhouettes animales entremêlées. Elle avait coiffé ses cheveux en un chignon strict transpercé par des peignes à l’aspect quelque peu martial, comme si elle pouvait les ôter et s’en servir de dagues si la colère la prenait. Elle trouva son fils qui nageait dans le dédale de canaux et de bassins ornant les jardins. Il était avec son ami, Devlyn, ce garçon dont Aaden paraissait goûter particulièrement la compagnie. Il était peu probable que ces bassins aient été créés pour qu’on s’y ébatte, mais Corinn s’y était baignée aussi quand elle était jeune. Les deux enfants évoluaient au milieu de poissons dorés, argentés et écarlates. Certains étaient aussi grands qu’un bras d’homme, mais ils étaient tous inoffensifs, jusqu’à cet instant, elle avait encore à l’esprit son cauchemar. Elle le chassa de ses pensées. C’était folie, de toute façon. Aliver et Hanish étaient morts, alors qu’Aaden était bien vivant, et tout à elle, pour toujours. — Mère ! lança-t-il quand il se rendit compte qu’il était observé. Un instant il oublia d’agiter les jambes, et sa bouche s’enfonça sous la surface. Il remonta aussitôt et cracha un peu d’eau. — Mère, Devlyn a vu un poisson-harpon dans les bassins. Aussi grand qu’un homme ! Corinn s’avança au bord de la petite piscine. Elle fit signe aux garçons d’approcher. — Un poisson-harpon, dis-tu ? Aaden acquiesça, au contraire de Devlyn qui continua de se maintenir dans l’eau avec des mouvements gracieux. — Qu’est-ce qu’un poisson-harpon ? demanda-t-elle. — Vous ne le savez pas ? s’étonna son fils, quoique cette révélation parût lui faire plaisir. C’est un de ces longs poissons écailleux, avec des barbelures sur la queue. Comme des crochets, mais aussi pointus que les épées de Marah. La reine ne put s’empêcher de se pencher pour repousser les mèches de cheveux collées au front de l’enfant. La seule perspective qu’un tel poisson pût nager dans les mêmes eaux que son fils la dérangeait, mais elle savait que son inquiétude était sans fondement. Les bassins ne présentaient aucun risque depuis leur création par le sixième roi, bien des générations plus tôt. Pourquoi les garçons souhaitaient-ils toujours voir des monstres ? — Vraiment ? fit-elle en souriant. — Oui ! Et ils ont des dents assez tranchantes pour aller jusqu’à l’os ! S’ils vous mordent, ils ne lâchent plus prise, même quand on les sort de l’eau. Pas vrai, Devlyn ? L’autre gamin ne croisa pas immédiatement le regard de la reine. Comme s’il s’adressait au rebord en pierre devant lui, il répondit : — Oui. Et ils ont les yeux verts. — Vous avez été assez proches pour voir la couleur de leurs yeux ? C’est inquiétant. Pourquoi êtes-vous encore dans l’eau, en ce cas ? — Pour le chasser, fit Devlyn. Aaden acquiesça, mais Corinn concentrait toute son attention sur son camarade de jeux. Il était beau à sa façon, avec ces yeux sombres. L’eau faisait luire la masse de ses boucles brunes. Dans quelques années il serait très séduisant, et cette pensée déplut vaguement à Corinn. Éclipserait-il Aaden ? — Et je suppose que vous avez l’intention de tuer la bête vous-mêmes ? dit-elle. À son grand étonnement, Devlyn répondit aussitôt : — Non. Il posa un instant les yeux sur la reine et ajouta : — Aaden le fera. Moi, je suis son second. Ainsi donc tu sais déjà où est ta place ? — Et en tant que second, que fais-tu pour le prince ? — Tout ce qu’il a besoin que je fasse. N’importe quoi. Je dois veiller sur sa sécurité. — Un jour je serai roi, Mère, dit Aaden qui parut soudain plus vieux, et un peu las. Il le sait. Il sait comment me protéger. C’est pourquoi… Il s’interrompit, mais Corinn devinait ce qu’il avait failli dire. Il avait presque formulé son souhait d’avoir Devlyn pour chancelier, une fois de plus. Il s’était tu parce qu’il savait qu’elle n’aurait pas apprécié l’entendre tenir ces propos devant l’autre garçon. C’était sage de sa part, même si à leur expression il était évident que les deux enfants en avaient parlé ensemble. Ce qui était beaucoup moins sage. Ou peut-être que si… peut-être qu’un prince avait besoin de rassurer ses compagnons quand il était encore jeune. Peut-être qu’Aaden se débrouillerait mieux qu’elle ne l’avait fait à son âge, avec la meute d’imbéciles ambitieux qu’elle avait dû supporter. Cette idée lui rappela la réunion du jour. Elle souhaita bonne pêche aux garçons et les laissa s’ébattre joyeusement dans les bassins. Le Conseil de la Reine n’était qu’une commission de conseillers qu’elle consultait de temps en temps. À la différence des autres, qui se contentaient de lui présenter les faits bruts concernant les domaines importants pour son règne, les membres du Conseil de la Reine avaient tendance à exagérer leur propre importance. Elle s’était faite à l’idée qu’elle avait besoin d’eux, mais elle ne leur accordait pas sa confiance. S’ils n’avaient pas été indispensables au maintien des apparences, pour laisser à penser qu’elle respectait les traditions, elle les aurait renvoyés et aurait plutôt cherché l’opinion d’agents payés en bon argent et choisis par ses soins. Au début de son règne, elle avait sélectionné certains de ces dix conseillers, dans une tentative de créer un comité réellement efficace. Son choix s’était d’abord porté sur Jason, son ancien précepteur. Cependant, il ne lui avait pas fallu très longtemps pour comprendre que la plupart de ces gens étaient tout aussi intéressés que ceux imposés par la tradition. Elle avait depuis longtemps abandonné tout espoir de s’en faire des amis. En leur présence, elle ne baissait jamais la garde et restait autant sur le qui-vive que si elle rencontrait des ennemis déclarés. Rien de tout cela n’était perceptible dans son attitude, bien entendu. — Aimables conseillers, déclara-t-elle quand elle entra dans la salle, faites-moi don de votre savoir, que je puisse gouverner avec sagesse. C’était une des formules de politesse rituelles. Elle la prononça avec toutes les apparences de la sincérité. Elle prit place pendant que les conseillers lui répondaient tout aussi chaleureusement. Ils ne pouvaient louer à sa juste mesure ce qu’elle avait fait dans le Talay, et dont tout le monde parlait déjà. — Un triomphe ! résuma Sigh Saden dans son acacian nasillard et aristocratique. — Une suite de miracles ! surenchérit Balneaves, de la famille Sharratt. À sa manière plus discrète, sire Dagon lui-même semblait impressionné. Il pouvait l’être, songea Corinn. Impressionné et enrichi grâce à ses prouesses, et aussi plus que légèrement embarrassé. À la surface, tous se confondaient en compliments. Mais dans leur for intérieur, ils devaient se demander comment elle avait réussi ces prouesses. Et chercher à définir quels autres pouvoirs elle détenait. C’était là une réaction qu’elle avait souhaitée depuis le premier instant. Décidant de les laisser s’inquiéter encore un peu, elle fit signe à Rhrenna d’ouvrir la séance. La Meine invoqua les cinq premiers rois Akaran et leurs esprits pour qu’ils insufflent leur sagesse dans cette réunion. Après ce préambule quelque peu grandiloquent, Rhrenna orienta la conversation vers des sujets plus terre à terre, selon les directives que la reine lui avait données. Dossiers et comptes, estimation de la production minière, et même une évaluation du potentiel de l’Archipel de Vumu comme source de bois. Ils consacrèrent plus d’une heure à ces sujets ennuyeux. Quand ils en vinrent aux affaires militaires, le général Andeson, commandant en chef des armées acacianes, admit qu’il y avait eu une baisse dans les effectifs, mais il s’empressa d’ajouter que c’était une très bonne chose. Il avança l’opinion qu’il valait mieux des forces réduites, mais plus motivées et compétentes. Sans ennemi à combattre, dit-il, il était même dangereux de garder trop de gens désœuvrés sous les armes. — Et la sécurité ? demanda Talinbeck, un ingénieur à la maigreur squelettique et aux sourcils broussailleux. Mes contremaîtres m’affirment qu’il se passe quelque chose parmi leurs ouvriers. Rien qu’ils puissent définir avec précision, mais il se passe quelque chose. Andeson frotta son pouce contre le chaume rêche de sa courte barbe noire. — Montrez-moi un ennemi et j’agirai, mais je ne peux vous défendre d’un danger que personne ne parvient à désigner ni à définir. — J’ai déjà entendu des rumeurs sur le mécontentement de certains, dit Corinn. Y a-t-il des indices prouvant que les dissidents s’organisent ? — Non, Votre Majesté, répondit Balneaves. C’est seulement le grognement bas de la populace. Rien de bien nouveau. Quand on trouvait la brume partout, ce n’était rien de plus qu’un murmure. C’est toujours à peine plus, mais les roturiers veulent de quoi s’abrutir. C’est pourquoi ils boivent. C’est pourquoi ils fument n’importe quelle plante qui brouillera le monde à leurs yeux. C’est pourquoi ils forniquent, se reproduisent et se bagarrent dans les tavernes quand ils sont ivres ! (Il avait toutes les peines du monde à dissimuler son mépris.) Je dis qu’il faut leur distribuer ce nouveau vin le plus tôt possible. Nous nous en porterons tous beaucoup mieux. Sire Dagon s’éclaircit la gorge, avança les lèvres en une moue hautaine et survola l’assemblée d’un regard blasé. — La Ligue est prête à commencer la distribution dès que vous en donnerez l’ordre, Votre Majesté. Corinn savait qu’ils rêvaient tous que l’Empire soit noyé dans ce vin. Elle se répéta qu’elle ne retardait pas l’événement. Elle voulait seulement agir au bon moment. — Je sais, répondit-elle. Et l’heure venue j’autoriserai sa diffusion. Baddel, le seul Talayen du Conseil, s’extasia de nouveau : — Votre voyage a été un succès extraordinaire. Au point que je me demande si vous en prévoyez un autre. Le Talay est vaste. Vous avez touché la région côtière, mais à l’intérieur des terres… Il s’interrompit et prit l’air de ne pas avoir encore envisagé cette éventualité. Ses manigances étaient transparentes, mais elles amusaient Corinn. — Vaste, oui, sur des lieues et des lieues asséchées. Une centaine de puits supplémentaires entre Umae et l’Halaly opéreraient des merveilles. Pensez à ce que cela signifierait pour les Halalys, si leur lac retrouvait son niveau d’antan… — À l’heure qu’il est, Mena a dû débarrasser l’Halaly du monstre lacustre, intervint Rhrenna. — Je l’espère sincèrement, dit Saden. Il se remplira comme il l’a toujours fait. Je m’interrogeais sur un autre sujet. Les Forêts Eilavanes ont été sévèrement touchées par des coupes claires. Le bois qu’on trouve là-bas est de première qualité, certes, et indispensable à une nation qui veut se reconstruire après la guerre. Mais les exigences demeurent très importantes, et les efforts de reforestation ont à peine commencé. Pourriez-vous faire en sorte que les arbres poussent plus vite ? Corinn se garda bien de montrer son irritation. Elle se tourna vers Saden. Était-il jamais arrivé à l’un de ces imbéciles de proposer une mesure dont il ne fût pas le premier bénéficiaire ? Rhrenna répondit à sa place : — Je me demande si vous êtes là en tant que représentant du Sénat ou en votre nom propre. N’avez-vous pas quelque intérêt à l’exploitation de ces forêts ? Votre famille, si je ne me trompe, y pratique des coupes très rentables depuis plus de cent ans… — Nous sommes une des familles qui gèrent cette ressource, oui, mais… — Donc vous avez eu tout le temps d’apprendre à gérer cette ressource comme il convient. La reine ne prend pas ses décisions pour satisfaire aux intérêts de quelques-uns, fit Rhrenna avant de se tourner vers elle. Si nous passions aux sujets suivants ? Corinn n’appréciait pas ce ton direct. La dernière chose qu’elle attendait d’eux, c’était bien qu’ils soient francs. — Oui, passons à autre chose. Et maintenant ? Elle attendit un moment. Il y avait un sujet qu’ils aborderaient très certainement avant qu’elle ne les renvoie, mais le silence s’étirait et elle se prit à croire qu’elle allait clore la réunion sans que personne ne se soit décidé à en parler. C’est alors que Julian, le plus âgé des membres, fit signe qu’il voulait prendre la parole. Il était le seul ici à avoir fait partie du Conseil de Leodan, à l’époque. Aux yeux de tous, il était celui qui avait douté que l’assassinat du roi par Thasren Mein signifiait qu’Hanish déclarait la guerre à l’Empire. Il s’était trompé, mais il avait réussi à rester vivant assez longtemps pour voir une autre Akaran accéder au trône. C’était son ancienneté qui lui valait le privilège de siéger au Conseil. — J’ose espérer que vous ne m’en voudrez pas d’en parler, Votre Majesté, commença-t-il d’une voix un peu chevrotante. Je sais que c’est un sujet délicat et quelque peu personnel, mais je négligerais mes devoirs si… si je ne l’abordais pas. On en parle ouvertement dans tout Acacia. Ouvertement, vraiment. Certains m’ont même écrit pour me demander de vous en faire part. Oui, bien sûr, comme si je ne voyais pas ce qui te travaille, vieillard. Elle posa les mains à plat sur la table et fronça les sourcils pour feindre l’intérêt. — Et de me faire part de quoi ? fit-elle. Julian cligna plusieurs fois des paupières. Un moment, il donna l’impression d’avoir oublié, puis il répondit avec autant d’assurance que s’il lui avait déjà tout expliqué : — Eh bien, vos sujets seraient ravis si vous vous choisissiez un époux, bien sûr ! Vous n’ignorez pas qu’une équipe d’érudits est en train d’étudier les différentes lignées des Agnates. La liste est assez longue, je puis vous l’affirmer. Si la chose vous intéresse, je pourrai vous la transmettre… — Est-ce une liste d’Agnates purs et véritables ? interrompit-elle. Ou les représentants des nouvelles familles y figurent-ils également ? — Anciennes ou nouvelles, cela ne fait aucune différence, répondit Saden. Les derniers Agnates reconnus sont aussi légitimes que ceux issus des vieilles familles. Tous sont sur un pied d’égalité, aujourd’hui. — La chose vous paraît-elle juste, Jason ? Son ancien précepteur sursauta légèrement sur son siège. Il n’avait plus ouvert la bouche après sa lecture du rapport initial, et il se serait sans doute contenté de ce mutisme. Ses années de clandestinité sous le règne d’Hanish l’avaient beaucoup affaibli. Des crevasses creusaient son visage et les mèches blanches supplantaient les brunes dans sa chevelure, alors qu’il avait à peine plus de quarante ans. Parfois, en sentant son regard posé sur elle quand elle ne lui faisait pas face, Corinn avait l’impression qu’il la considérait avec un étonnement proche du malaise. Peut-être se souvenait-il de la jeune fille effacée qu’elle avait été, et qu’il ne s’habituait pas à la femme qu’elle était devenue. L’idée n’était pas déplaisante, après tout. — Je ne doute pas que les Agnates de longue date se souviendront toujours qu’ils appartiennent aux lignées les plus anciennes, répondit Jason, et ses doigts tremblotèrent quand il leva la main. Mais selon la loi, le sénateur Saden a raison. Le choix de vos prétendants possibles est ainsi plus vaste, si bien sûr vous décidiez d’en étudier la liste. Il vous serait plus facile de trouver un époux à votre convenance, dont personne ne contesterait la légitimité. — Je vois, fit Corinn en pinçant les lèvres comme si elle s’intéressait réellement à la question. Ce que je ne vois pas, en revanche, c’est pourquoi je devrais me marier. L’un de vous me juge-t-il incapable de régner seule ? Ou est-ce pour affaiblir les droits de mon fils à monter sur le trône, le moment venu ? Vous pensez que c’est un bâtard, peut-être ? Cacophonie de dénégations. Les voix geignardes se combattirent avec une telle ardeur que Corinn glissa un regard amusé à Rhrenna. La réaction des membres du Conseil était une réponse limpide aux questions qu’elle se posait, et il était inutile d’aller plus loin. Bien des raisons existaient pour que ces hommes désirent son mariage. Aucune n’était à son avantage. Mais Aaden était pour eux un sujet d’inquiétude sans équivalent. Si elle se mariait et avait un autre enfant avec un de ces Agnates, et si son époux se déclarait roi et en appelait à ses pairs pour élever son rejeton au-dessus d’un bâtard dont le père avait été le pire ennemi d’Acacia, le rapport de forces ne serait pas en faveur de Corinn. Elle voulait bien entendu éviter cette situation, et il n’était donc pas question pour elle d’enfanter de nouveau. Il valait mieux qu’elle continue à régner avec fermeté, et faire en sorte que le peuple en vienne à aimer Aaden. Dès qu’il aurait dix-sept ans, elle pourrait lui céder la couronne. Ensuite, personne n’oserait le défier. Une reine avait toujours la possibilité de renoncer au trône au profit d’un fils adulte. Corinn avait étudié en détail les lois de succession, et elle les connaissait probablement mieux que n’importe quel sénateur. Elle doutait qu’un seul d’entre eux eût l’intuition de ce qu’elle préparait, mais cela ne l’empêchait pas de le faire. Ils attendraient sa mort pour comploter contre Aaden. Mais elle comptait bien prendre les devants. Les conseillers protestaient toujours quand elle décida de changer de sujet une fois encore. Interrompant leurs conversations, elle déclara : — Je n’en discuterai pas plus avant aujourd’hui. Si j’envisage de prendre époux, vous en serez informés promptement, mais ma situation maritale ne se réglera pas dans ce Conseil. Plusieurs voulurent argumenter, elle ne leur en laissa pas l’occasion. — Je souhaite vous parler d’autre chose : nous allons redonner à l’élevage des chevaux une place centrale dans l’Empire. Un silence soudain s’abattit sur la tablée. Sire Dagon ôta la pipe du coin de sa bouche. — L’élevage des chevaux ? — Exactement. — Et de quel élevage de chevaux serait-il question, Votre Majesté ? — Vous savez tous certainement qu’Acacia était autrefois réputée pour ses chevaux. J’ai beaucoup réfléchi à la question, j’ai consulté des experts en la matière, et j’en suis arrivée à la conclusion que nous devrions raviver cette noble tradition pour le plus grand bien de la culture acaciane. La vérité était beaucoup plus simple. Aaden lui en avait donné l’idée alors qu’ils chevauchaient dans le Talay. — On est plus grand quand on est en selle, avait-il observé. J’aime être plus grand. Et en le regardant s’éloigner sur sa monture, bien droit et parfaitement à l’aise, tenant les rênes comme on le lui avait appris, Corinn avait eu une inspiration subite. Son peuple avait jadis été un peuple de cavaliers émérites, dans un passé lointain, à l’époque des premiers rois, peut-être. Tinhadin n’était-il pas célèbre pour l’affection qu’il portait à sa jument grise ? Oui, bien sûr. Valeeden n’avait-il pas chevauché d’une traite de Calfa Ven à Alyth, ne s’arrêtant que le temps de bondir sur le dos de chevaux frais aimablement offerts par les paysans du cru ? Elle n’était pas très sûre des détails, mais ils importaient peu quand il s’agissait de convaincre les gens de choses qu’ils souhaitaient croire. Les Acacians avaient été des cavaliers hors pair à une époque, décida-t-elle. Ils redeviendraient ces cavaliers. On est plus grand en selle, comme l’avait dit le futur roi. C’était une bonne chose que les gens puissent se sentir plus grands. — Jason, fit-elle, parlez au Conseil de notre tradition d’élevage de chevaux. L’érudit sursauta une nouvelle fois. Il posa sur sa reine un regard presque implorant, mais elle y répondit d’un sourire impérieux, et il trouva aussitôt les mots qui convenaient : — Tinhadin était un grand cavalier, c’est vrai. Et Édifus entretenait une vaste écurie d’étalons dans la vallée de Pelos. Certains ici ont sans doute pratiqué la Huitième Forme, dans laquelle les chevaux jouent un rôle non négligeable. Les rois Akaran ont toujours pratiqué l’équitation… — Que la famille royale monte à cheval ne prouve en rien qu’il y ait une tradition équestre en Acacia, coupa Saden, visiblement contrarié qu’on ait changé de sujet. Vous le savez, j’en suis sûr. Comme vous savez la raison pour laquelle très peu de gens sont des cavaliers dans l’Empire : parce que la famille royale ne le voulait pas. C’est aussi simple que cela. Vos ancêtres ont interdit aux Talayens de monter à cheval. Il eut un mouvement de tête en direction de Baddel, qui acquiesça. — Ils pensaient que monter à cheval risquait de rendre les gens infirmes. Ce qui était évidemment faux. Aujourd’hui, ils sont capables de courir à la vitesse d’un cheval au galop, et même plus longtemps : plusieurs jours d’affilée. C’est du moins ce que j’ai entendu dire. — Si j’ai bien compris, dit le général Andeson, il existe des lois écrites qui interdisent expressément aux gens du commun de monter à cheval. Les chevaux peuvent tirer des charrettes ou transporter des bâts, oui, mais seuls les militaires ont le droit de les monter. Ainsi que les nobles, bien sûr. D’un ton qui suggérait qu’elle aurait dit la même chose, en dépit des échanges précédents, Corinn déclara : — Le passé est le passé, et je regarde vers l’avenir. Je ne veux pas que mes sujets soient toujours obligés d’aller à pied, comme des paysans. Pas tous, en tout cas. Nous serons plus forts s’il y a davantage de cavaliers parmi mon peuple. Jason, veuillez mettre en avant toutes les traditions et les coutumes concernant le cheval, quelque chose que l’on puisse diffuser à tous. Partez de ce que vous savez et développez par écrit. Vous m’avez comprise ? Le précepteur voulut essuyer sa main sur sa poitrine, renversa son gobelet, le rattrapa et le redressa. — Votre Majesté, développer les… — … traditions. Étoffez les légendes. Celles qui parlent de héros à cheval, ce genre de choses. Recherchez toutes les vieilles histoires disponibles dans la bibliothèque impériale. Trouvez toutes celles où figurent des chevaux. Plantez les graines. Ajoutez aux traditions déjà existantes et faites en sorte qu’on en parle dans les tavernes, les marchés, qu’on les raconte le soir aux enfants, toutes ces choses. Je veux que les gens rêvent de chevaux. Balneaves eut un sourire en biais. — Une noble tâche, Jason. Je suis sûr que vous l’accomplirez avec votre enthousiasme habituel. Corinn se tourna vers lui. — Je suis heureuse de voir que vous le pensez. J’ai une mission à vous confier, à vous aussi. En fait, elle avait une mission pour chacun d’entre eux : acquérir des étalons et des juments sélectionnés, trouver les meilleures pâtures, engager des dresseurs, des maréchaux-ferrants, des architectes pour les écuries et des menuisiers pour les construire… Les tâches étaient nombreuses. Corinn parla avec détermination, tandis que Rhrenna notait tout. Les conseillers s’entre-regardaient comme si chacun attendait que l’autre qualifie tout cet épisode de plaisanterie. Mais aucun ne s’y risqua, et à la fin de la séance Baddel sortit en grommelant : — Il en sera comme la reine le souhaite. Les étalons feront des saillies, les juments feront des poulains, et les gens feront du cheval. Et les conseillers s’affaireront telles des fourmis ouvrières, termina-t-elle, mais seulement en pensée. * * * Plus tard dans l’après-midi eut lieu une autre réunion. Celle-là se tint dans l’intimité de ses bureaux, sur le balcon qui donnait sur la mer. C’était un espace assez restreint, taillé dans la roche et dissimulé à tout regard indiscret. Elle l’avait choisi parce que l’homme qu’elle devait rencontrer pourrait la rejoindre en gravissant un escalier extérieur sans être vu de quiconque. C’était une entrevue des plus clandestines, qui pouvait de surcroît se révéler dangereuse, même si elle ne le pensait pas. Delivegu Lemardine, son agent, était loyal à sa manière. Loyal à l’argent qu’elle lui donnait et au fait que ses services lui permettaient de vivre pleinement ses vices. Il avait naguère aidé Rialus dans ses manœuvres secrètes, et le conseiller l’avait présenté à la reine. Elle ne faisait pas confiance à Delivegu, ce qui n’avait rien d’étonnant, puisqu’elle n’avait confiance en personne. Mais à la différence de bien des gens, Delivegu s’était montré utile en de multiples circonstances. Les Senivales n’étaient pas réputés pour leur discrétion, mais sur ce point Delivegu n’était pas comme ses compatriotes. Il arriva en haut des marches et à quelques pas de Corinn avant qu’elle ne remarque sa présence. Il était vêtu de façon voyante, comme toujours, d’une chemise au col ouvert et aux manches gonflantes comme celle d’un brigand, et d’un pantalon ajusté. Ses bottes noires montaient jusqu’à ses genoux et étaient lacées serré autour de ses mollets. Malgré un début d’embonpoint, il semblait très satisfait de son physique. Grand et puissamment bâti, il dégageait une impression de vitalité et d’assurance. Les traits fermes de son visage formaient une combinaison troublante de dureté masculine et de délicatesse féminine, en particulier sa bouche, qui semblait trop petite par rapport au reste. Dans son genre, il ne manquait pas de charme. — Votre Majesté, fit-il en s’inclinant, je suis votre serviteur en tout. Il resta courbé une seconde encore, puis se redressa. — Si je puis me permettre, vous êtes d’une beauté absolument… — Je n’ai pas de temps pour les flatteries, le coupa-t-elle d’un ton sec en refermant la main sur une pierre. Dites ce que vous avez à dire, et allez. Delivegu sourit. Il souriait toujours. Il paraissait trouver le monde et tous ses aspects réjouissants, insultes ou compliments. — Le forgeron était fort. Je dois lui reconnaître cela. Pas seulement les bras, bien que ceux-ci soient formidables. Un moment, j’ai pensé que je n’aurais peut-être pas le dessus. Avez-vous jamais pensé que vous alliez vous faire embrocher sur une épée à la lame rougie au feu ? Ce n’est pas une très jolie… — Au fait, Delivegu. Au fait. — Eh bien, j’ai survécu, comme vous le voyez. Et j’ai rossé cette brute jusqu’à ce qu’il soit à moitié mort, avant de l’interroger. — Par quelle méthode ? Il pencha la tête de côté, l’air modeste, mais quand elle insista, il détailla sans hésiter ce qu’il avait infligé à son prisonnier. Après l’avoir roué de coups, il avait choisi des méthodes destinées à contraindre l’esprit autant que le corps. Il avait commencé par poser ses questions aimablement. Pourquoi, avait-il demandé, le nom du forgeron figurait-il sur un certain message ? Un soldat de Marah en patrouille nocturne avait aperçu un pigeon voyageur qu’on lâchait dans la ville basse, et il avait deviné que le volatile était porteur d’un message secret. Il l’avait abattu d’une flèche. Le papier enroulé autour de sa patte était couvert d’un texte codé où seul était lisible le nom de l’homme. Le forgeron avait serré les lèvres et concentré tout son mépris dans son regard. — Je crois qu’il ne m’aimait pas beaucoup, commenta Delivegu qui passa ses doigts dans sa chevelure sombre. Un singe doré gravit l’escalier en se dandinant et parut surpris de les découvrir là. Il pépia un salut et passa en sautillant à côté d’eux. Il ressemblait beaucoup à un noble sorti prendre le frais. Il fit halte quelques pas plus loin et se gratta le postérieur avec application. Delivegu avait décidé d’améliorer sa technique d’interrogatoire. Il avait écrasé les mains de l’homme dans un étau et avait enfoncé des clous dans les os de ses doigts. Il lui avait plongé la tête dans un seau d’eau jusqu’à ce qu’il s’évanouisse, l’avait ranimé pour recommencer, à de multiples reprises. Il l’avait déshabillé et à l’aide d’une bougie lui avait brûlé les poils sur tout le corps, non sans laisser couler la cire sur lui pour faire bonne mesure. — C’était amusant, dit Delivegu, mais pas efficace. Rien ne l’était. J’ai même suspendu un poids à ses attributs virils et j’ai promis de faire une petite entaille dans sa peau juste au-dessus, s’il ne me disait pas tout ce que je voulais savoir. Corinn ne trahissait aucune gêne. — Et ? — Et… j’implore votre royal pardon, mais il n’a pas parlé. J’ai donc tenu ma promesse, et il a perdu au change. Il est mort peu de temps après. Mais sans rien entre les jambes, le monde est un endroit bien triste. Il s’interrompit et regarda Corinn. Elle n’aurait pu dire si la lueur amusée dans ses prunelles venait de ce qu’il avait parlé avec une candeur aussi macabre, ou du fait qu’en tant que femme la reine était dans la même condition que l’infortuné forgeron juste avant sa mort. — S’il avait eu une famille, j’aurais pu me tourner vers elle. Hélas ! il était célibataire. Il avait de nombreux amis, mais aucun qui m’ait semblé susceptible de me renseigner. — En résumé, vous n’avez rien appris, dit Corinn. — Je ne dirais pas cela. En fait j’ai appris quelque chose, et même quelque chose d’important. Elle le toisa comme si elle s’apprêtait à lui jeter la pierre au visage. — Dites-moi, alors, avant que je perde patience. Elle avait le sentiment qu’elle aurait pu entonner un chant très malfaisant qui l’aurait écartelé sur place, si elle l’avait voulu. Il parut sentir la menace. Il inclina la tête, recula d’un pas et reprit, d’un ton redevenu sérieux : — Au début, il a nié être au courant d’une quelconque conspiration. Vers la fin, toutefois, il ne niait pas qu’elle existât bel et bien. Il refusait seulement de me révéler quoi que ce fût la concernant. En fait, il trouvait un certain plaisir à me cracher au visage qu’il ne parlerait pas. Ce que je veux dire, Votre Majesté, c’est que par cette attitude il a prouvé la réalité de la conspiration. Vous aviez raison de soupçonner une telle chose. Sous le coup de l’irritation, elle lança la pierre sur le singe qui s’était assis comme pour écouter leur conversation. L’animal évita le projectile avec agilité, en couinant et en grimaçant dans une expression très comparable à celle de l’effronterie chez un humain. Il grogna et montra les dents, mais il battit en retraite quand Corinn se baissa pour ramasser une autre pierre. Delivegu observait la scène avec un amusement certain. Corinn le foudroya du regard. — Mauvaises nouvelles, grinça-t-elle. Pourquoi prenez-vous tant de plaisir à me les annoncer ? — Je ne prends aucun plaisir dans ces nouvelles en elles-mêmes. Si je montre quelque enthousiasme, c’est parce que j’ai aidé à démontrer la présence de rats dans le sous-sol. Oh ! et j’ai le nom de l’homme. Il dit cette dernière phrase comme si c’était un détail qu’il avait oublié, mais il ne put cacher la satisfaction qu’il éprouvait. — Quel nom ? — Le forgeron ne l’a pas révélé intentionnellement. Il l’a laissé échapper une seule fois, quand il délirait. Avez-vous déjà entendu parler de Barad le Simple ? Jadis il a fomenté des troubles sur Kidnaban. Il semble être devenu plus ambitieux. Il sourit de nouveau, plus franchement cette fois. — D’abord le nom, et ensuite l’homme. Dites-moi la vérité : je fais du bon travail pour vous, non ? J’espère que ce sera toujours le cas. Corinn ne prit pas la peine de répondre. Rhrenna, la seule personne à savoir qui elle rencontrait sur ce balcon, descendit l’escalier, une main relevant sa robe pour aller plus vite, l’autre tenant un parchemin roulé. Elle n’accorda qu’un regard rapide à Delivegu avant de s’adresser à la reine : — Un message, dit-elle. Concernant Mena. CHAPITRE VINGT ET UN QUAND MENA S’ÉVEILLA, UNE MAIN INVISIBLE ET BRÛLANTE lui enserrait le crâne. Elle était couchée sur le flanc, et quand elle voulut se débarrasser de la chose, une douleur fulgurante lui fit prendre conscience que son avant-bras gauche était cassé. Dans la clarté pâle précédant l’aube, elle examina son membre qui pendait étrangement, tordu là où il aurait dû être droit, mou là où il aurait dû être ferme. Pas de doute, il était fracturé. Elle se rendit également compte qu’aucun être physique ne lui écrasait le crâne. C’était seulement la douleur du choc de sa tête contre les pierres qui parsemaient le versant de la colline. La brûlure à sa cuisse avait sans doute la même cause. Et les élancements dans son épaule signifiaient qu’elle était déboîtée. Elle se remémora la torture de sa chute et la douceur du soulagement quand elle avait cessé de rouler sur elle-même, au bas de la pente. Elle avait la gorge sèche d’avoir dormi bouche ouverte dans la brise talayenne. Tout cela était tellement confus qu’elle ne parvenait pas à saisir la situation dans son intégralité. Elle décida de se concentrer sur un détail. L’auriculaire de sa main droite s’était cassé à la base et penchait en s’écartant des autres doigts. Il était rouge et gonflé, et ne semblait plus avoir de rapport avec les autres. C’était une blessure mineure, d’une certaine façon, mais son aspect bizarre captiva l’attention de la jeune femme et l’obligea à se focaliser sur elle. Plaçant le doigt dans la paume de son autre main, elle le contempla un très long moment, horrifiée par son gonflement. Mais ce n’était que son doigt, et elle devait le redresser. Elle le fit d’un mouvement sec et, quand il se remit en place avec un petit craquement, elle laissa échapper un juron, à cause des ondes de douleur qui remontèrent dans son bras jusqu’à l’épaule, avant d’irradier dans tout son corps. Elle resta étendue sur le dos, à respirer lentement, sans bouger, afin que la souffrance l’oublie et se dissipe. Au-dessus d’elle, le ciel gris était festonné de nuages d’altitude teintés de rose par le soleil levant. Ils paraissaient très doux. Ils lui rappelaient quelque chose, mais quoi ? Elle chercha pendant un temps, puis elle se redressa tant bien que mal. Des choses à faire. Elle avait des choses à faire. En dépit ou à cause de la douleur, elle avait des choses à faire. Pendant l’heure qui suivit, Mena clopina dans les environs et rassembla ce dont elle aurait besoin pour confectionner une attelle. Il n’y avait pas d’arbres à proximité, et elle ne voulait pas encore lever les yeux et regarder au-delà de quelques mètres. Mais elle trouva plusieurs plaques de pierre fines ainsi que des rubans de mousse qu’elle découpa avec son épée courte. Un petit ruisseau coulait non loin, et son gargouillement discret l’attira. Elle resta debout devant le cours d’eau plus longtemps qu’elle ne l’aurait souhaité, hésitante. Allait-elle se désaltérer d’abord ou s’occuper de son bras cassé ? Finalement, elle fit les deux. Elle déboucla son ceinturon qu’elle laissa tomber et se déshabilla en se trémoussant. Avec pour seule parure son pendentif représentant une anguille, celui qu’elle avait trouvé dans la main racornie d’un petit cadavre au pied de l’aire de Maeben, elle entra dans un des endroits où l’eau était la plus profonde. La froideur fut un choc, mais un choc salutaire. Elle serait trempée, mais ce serait une bonne chose aussi que de laver son corps de toute cette crasse, cette sueur et ce sang. Elle laissa son bras blessé flotter à la surface et but l’eau dans le creux de sa main droite. Elle le fit lentement, en s’interrompant pour respirer entre deux gorgées. Quand elle fut aussi engourdie qu’elle pouvait le supporter, elle sortit du ruisseau et – toujours nue et exposée à la caresse du soleil matinal – elle s’occupa de son bras. Ce n’était pas une fracture ouverte, mais elle voyait nettement l’os brisé sous la peau contusionnée et colorée de taches bleues, vertes, rouges et jaunes du plus mauvais effet. Posant l’avant-bras à plat sur le sol, elle s’affaira telle une créature estropiée prenant soin d’une entité distincte à laquelle elle était attachée. Elle disposa la mousse pour former un rembourrage, et les pierres plates autour. Elle utilisa une longueur de cordelette prélevée à sa ceinture pour nouer le tout, un processus lent et laborieux qui la laissa avec les doigts douloureux tant il était difficile de travailler d’une seule main. Elle tira sur sa main gauche tout en appuyant sur l’attelle avec son menton, pour tenter de remettre l’os droit, puis elle resserra la ficelle une fois encore. Quand elle eut terminé, se fut rhabillée, avec le bras en écharpe dans le long ruban de tissu qui avait été sa ceinture, le soleil était haut dans le ciel et elle était en nage. L’os était-il redressé ? Elle ne pouvait en avoir la certitude, mais elle avait fait de son mieux. Elle aurait pu soigner ses autres blessures, qui étaient bien moins graves, mais elle savait que le faire n’aurait servi qu’à retarder le moment. Il y avait une tâche beaucoup plus importante à accomplir, à présent. Son corps serait contusionné et douloureux pendant quelque temps, mais maintenant qu’elle avait éclissé son bras, elle n’avait plus aucune raison de ne pas partir à la recherche de l’abomination. Elle grimpa sur une crête et la suivit pour atteindre son point le plus élevé, d’où elle put contempler les alentours. Partout se dressaient des collines herbues, aux flancs abrupts. La couche de terre était mince, et la roche affleurait ici et là. Elle n’en était pas sûre, mais elle estima qu’elles avaient volé en direction de l’ouest, dans cette région accidentée s’étendant dans le nord du Talay. Peut-être ne se trouvaient-elles pas très loin de Nesreh et de la côte. Elle se souvint avoir aperçu la mer à l’horizon. C’était avant que la bête – et elle avec – ne s’écrase au sol, épuisée. Quel vol étrange… La créature l’avait agrippée, n’est-ce pas ? Ou était-ce elle, Mena, qui s’était accrochée à elle ? Le monstre avait-il voulu l’emporter, ou la jeune femme avait-elle refusé de le lâcher ? Elle n’aurait su le dire. Elle aurait cru à un rêve, n’étaient la réalité du monde autour d’elle et les douleurs aiguës dans tout son corps. Elle se rappelait l’instant où elle avait été arrachée de terre, la façon dont le sol s’était éloigné, comme si elle et la bête étaient immobiles et que le reste du monde chutait subitement. C’était du moins le souvenir qu’elle gardait de ce moment. Par ailleurs, elle se rappelait le vacarme incroyable de la scène. Elle avait serré la queue de la bête comme si c’était une corde. Au-dessus et devant elle, l’abomination volait. Elle le faisait en silence, mais tout le reste n’était que bruits et vent, battements d’ailes et trajectoire zigzagante, avec les cordes lestées qui oscillaient telles des pendules affolés. Les pierres la percutèrent à plusieurs reprises avant qu’elle dégaine son épée courte et tranche la plupart des cordes. Elle savait que c’était tout bénéfice pour l’abomination, mais n’importe laquelle de ces pierres aurait pu lui fracasser le crâne. Par ailleurs, la créature semblait ne plus avoir beaucoup de forces. Si chaque battement d’ailes était une démonstration de puissance, elle passait de longs moments sans agir, à planer. Mena s’accrochait désespérément au lézard volant, certaine qu’ils allaient tomber au sol d’un instant à l’autre, assez près de ses hommes pour que ceux-ci ne la perdent pas de vue. Mais l’abomination était plus tenace qu’elle ne le pensait. Les collines ondulantes du Talay défilaient loin sous elle et elles continuaient de s’éloigner. Les acacias devinrent de petites fleurs, les rivières des lignes sur une carte, et elle eut du monde la même vision que celle d’un aigle. Le temps s’écoula. Des heures, peut-être. Plusieurs fois, elle crut que c’était Maeben qui se trouvait au-dessus d’elle. Elle pensa entendre le cri rageur de la grande déesse. Tout cela n’avait aucun sens, sauf si elle avait glissé dans un rêve sans s’en apercevoir. Mais comment l’aurait-elle pu alors qu’elle s’agrippait à l’abomination de toutes ses forces ? À moins que ce ne fût la bête qui la tenait. Les derniers instants du vol les avaient amenées dans cette contrée au relief accidenté. Elle estima qu’elles descendaient, mais en fait c’étaient le plateau et les collines qui se dressaient vers elles. Elle vit ce qu’elle prit pour la vaste étendue grise de la mer, au loin, puis elle se concentra sur les collines, les rochers et les cimes qui se rapprochaient inexorablement. La créature ne semblait pas avoir la force de s’élever encore. Son vol se fit de plus en plus irrégulier, alternativement frénétique et lent, et elles se mirent à monter et à descendre. Elle crut qu’elles allaient percuter un versant rocheux, mais la bête trouva les ressources pour le franchir. Quand elles passèrent au-dessus de l’obstacle, les pieds de Mena effleurèrent le sol. Elle ouvrit une main, envisagea de lâcher prise. Mais elles étaient déjà reparties dans les airs. L’oiseau-lézard avait glissé dans le ravin suivant, et alors qu’il luttait pour reprendre de l’altitude, Mena sentit sa main glisser. Elle ne pourrait tenir indéfiniment, c’était évident. À moins que ce ne fût la bête qui cherchait à se débarrasser d’elle : les muscles souples de la queue s’amollissaient sous ses doigts. Cette fois, l’abomination réussit de justesse à passer l’affleurement rocheux qui couronnait la colline. Les pieds de Mena touchèrent le sol, mais elle ne put se tenir debout. La queue échappa à ses mains. Une seconde elle resta ainsi, le corps étiré à l’horizontale. Sa dernière vision du lézard ailé fut son ombre qui filait au-dessus du sommet et disparaissait, sa queue fouettant l’air. Elle entendit de nouveau le cri perçant de Maeben, puis la terre se rappela à elle. Elle l’attira et il n’y eut plus que la chute chaotique le long de la pente. Si elle n’avait pas été épuisée à ce point, et son corps aussi mou que celui d’une poupée, elle n’y aurait peut-être pas survécu… Alors qu’elle arrivait au sommet, une pensée lui vint. Peut-être était-ce elle qui avait poussé le cri, elle qui avait exprimé la fureur de Maeben. Elle n’y réfléchit pas longtemps. De la crête, elle scruta un panorama semblable à ce qu’elle avait déjà vu, le moutonnement de collines dans toutes les directions, jusqu’à ce qu’elle la repère. Elle était là, comme elle l’avait soupçonné. La bête gisait au fond du ravin voisin, ses ailes ouvertes et tachées de sang où la membrane était déchirée, son corps contorsionné et sa queue recourbée, empêtrée dans les cordes et les quelques pierres toujours attachées à elle. L’abomination paraissait désarticulée, morte peut-être. Mena sentit son estomac se nouer. Elle se mit à descendre et s’approcha lentement, en prenant garde de ne desceller aucune pierre sous ses pas. Alors qu’elle réduisait la distance, elle tira sa longue épée. Elle n’était pas vraiment apeurée. L’acte était instinctif. En vérité, la créature lui apparaissait moins imposante que dans son souvenir, beaucoup moins en tout cas que certaines des abominations qu’elle avait déjà combattues. Mais la puissance de celle-ci ne résidait pas dans sa taille. Du fait de son torse élancé, de sa longue queue et des os fins qui tendaient la membrane de ses ailes, il était difficile pour Mena de la comparer à un des autres monstres. Elle était comme enroulée autour des pierres. Sa tête était renversée en arrière, et sa gorge offerte. Mena eut de la peine devant le spectacle de ces blessures, ces déchirures, les endroits où le sang s’était accumulé. La dernière des abominations. Morte. — Ils m’ont affirmé que tu étais un dragon, dit-elle, mais tu n’en es pas un. Tu es une abomination… sans en être une. Je ne sais pas exactement ce que tu es, mais je suis sûre que tu n’es pas un monstre. Elle avait parlé à mi-voix, sans même s’en rendre compte. Dans le silence qui suivit, elle regarda autour d’elle, comme si elle craignait que quelqu’un l’ait entendue parler au cadavre de la bête. Mais il n’y avait personne à des lieues à la ronde. Pour la première fois, elle pensa à Melio et aux soldats qui devaient la rechercher avec l’énergie du désespoir. Elle aurait dû faire quelque chose pour les aider : repartir vers l’est, peut-être, ou allumer un feu sur une hauteur. Mais en voyant le grand lézard volant, elle y renonça. Ils la retrouveraient, quoi qu’elle fasse. Elle avait foi en eux. Elle examina la créature. Ce devait être une femelle, elle était trop belle pour ne pas en être une. Les courbes de son cou étaient sensuelles, dramatiques dans la posture figée de la mort. Mena s’approcha et passa les doigts sur la gorge exposée. Elle était douce au toucher, tiédie par la chaleur du soleil. Sa robe collait à sa peau, quelque chose entre des écailles et des plumes, dans des tons veloutés. Le tout formait un dessin, une sorte d’entrelacs qui semblait se modifier alors que la jeune femme l’étudiait. — Ma sœur serait jalouse de cette parure, dit-elle. À cette pensée, elle s’attrista d’être celle qui apporterait la dépouille de l’abomination à Corinn. Quoi qu’il en soit, la reine n’aurait pas envié les blessures subies par la créature. Chacune serrait le cœur de Mena. Leur vue lui était curieusement pénible, et soudain elle ne put supporter l’idée que les autres découvriraient la créature ainsi, sa beauté souillée par les armes que Mena elle-même avait décidé d’utiliser. Sans vraiment y réfléchir, la jeune femme entreprit de faire ce qu’elle pouvait pour cacher les dommages. Elle arracha les carreaux et les jeta au loin. Elle dénoua les cordes et laissa les pierres percées rouler au fond du ravin. Elle déplia la queue de la créature sur toute sa longueur. Elle prit particulièrement soin des ailes. Elle se souvenait de l’instant où elles s’étaient déployées, incroyables dans leur ampleur et leur puissance faussement délicate. Il était difficile d’associer ces images à ces choses déchiquetées qu’elle tentait d’arranger. Les os qui formaient leur structure paraissaient incapables d’accomplir ce dont elle avait été témoin. Ils étaient aussi flasques que mille os de doigts brisés glissés dans un fin étui de peau. Mena souleva les ailes et les disposa tels des draps déchirés. La membrane était diaphane, à la fois souple et parcheminée, et couverte d’une substance huileuse, dont le contact était étrange. Il faisait naître un picotement dans le bout de ses doigts, accompagné d’une odeur vague de… elle n’aurait pu dire quoi, mais il y avait quelque chose de familier dans cette odeur, quelque chose de presque réconfortant. Grâce à elle, il était plus facile de défroisser les lambeaux de membrane et de croire qu’ils allaient se recoller. Mena se consacra entièrement à cette tâche pendant un certain temps. Elle travaillait avec une seule main et vacillait souvent, à cause de ses propres blessures et de l’épuisement. Elle ne pouvait s’empêcher de parler à la créature. Elle ne cessait de s’excuser, commentait l’apparence de la bête, s’adressait à elle d’une voix douce, comme une infirmière à un patient silencieux. Peut-être que toutes les créatures contrefaites ne devraient pas mourir, disait-elle. Peut-être aurait-elle dû prendre le temps d’observer celle-ci avant de l’attaquer. Elle regrettait de ne pas l’avoir fait. Finalement, il ne lui resta plus qu’à s’occuper de la tête de la créature. Avant tout, elle allait la soulever et la mettre dans une position plus confortable. Elle se devait de le faire. Elle se tourna et se figea. La tête de la créature, qui avait été renversée en arrière, était maintenant redressée. Ses yeux étaient ouverts. Elle regardait la jeune femme. CHAPITRE VINGT-DEUX DARIEL OUVRIT SUBITEMENT LES YEUX. IL PASSA DU NÉANT d’un sommeil sans rêve à un état de vigilance intense. Dans les secondes qui suivirent son éveil, son cœur cogna contre ses côtes comme un animal tentant d’échapper à sa cage. Où se trouvait-il ? Il était assis, maintenu dans cette position par une lanière qui lui ceignait la poitrine, les mains attachées dans le dos, mais la bouche libre. Il n’avait aucun souvenir, mais il savait, comme s’il était physiquement transpercé par cette évidence, que ce qu’il avait oublié était énorme. Il balaya la pièce du regard, nota les détails un à un : la tache d’humidité sur la pierre au plafond, les anneaux de fer rivés au mur, une lanterne suspendue qui projetait une lumière étonnamment constante, le dos nu d’un homme à la peau grise et à la musculature formidable, assis sur un tabouret à quelques pas de lui. Ses yeux s’arrêtèrent sur le colosse. L’homme était en train de manger. Il poussait de petits soupirs entrecoupés de bruits mouillés et de craquements occasionnels, comme ceux de brindilles ou d’os se brisant. C’était un véritable géant. Il était… Mais bien sûr. Tout lui revint d’un coup. C’était l’homme que Dariel avait entrevu dans ce hall des Autres Contrées, celui qui l’avait soulevé et transporté sous son bras comme un paquet. Il était la preuve que tout s’était réellement passé : l’assassinat des Lothans, la mer infestée de leurs cadavres, l’étrangeté des habitants de la cité, Devoth et les Auldeks soudain fous de rage, sire Neen décapité. — Par le Grand Dispensateur… lâcha Dariel, et c’était pour lui une supplique inhabituelle. L’homme à la peau grise dut l’entendre, car il cessa de manger et se retourna lentement pour faire face au prisonnier. Il laissa échapper un grondement bas, un son sinistre, bestial. Il était difficile de ne pas l’entendre ainsi, car l’apparence de l’homme n’aurait pu être plus effrayante. Il était absurdement musculeux, avec des jambes épaisses, une taille fine et un torse aux volumes très dessinés. Sa poitrine était gonflée sous la peau grise, ses épaules pareilles à deux grosses pierres rondes, son cou aussi large que celui d’un sanglier. Et c’était un sanglier à forme humaine. Il s’approcha de Dariel qui eut un mouvement de recul malgré les liens qui l’immobilisaient. Le prince donna des coups de pieds sans parvenir à atteindre l’homme. Celui-ci repoussa de la main les mèches de ses cheveux ondulés qui retombaient sur son visage. Il était aussi horrible que dans le souvenir de Dariel, avec ces défenses courbes et dorées qui saillaient des coins de sa bouche. — Ah ! tu es réveillé. Heureux de le constater. Je te croyais mort de peur. Il ponctua la déclaration du même son bas. Dariel mit une seconde avant d’en identifier la nature : c’était un rire. — Tu as la peau bronzée, fit son gardien, mais pour l’instant tu es livide. Quoi, tu penses que je vais te dévorer ? Il tendit la main et appliqua le gras de son pouce énorme sur la joue du prisonnier. — En vérité, je t’aime bien. Plus même que tu ne t’en doutes. Entendre ces paroles prononcées en acacian était une bonne surprise, mais inquiétante aussi. Il avait un accent très curieux. Il s’exprimait avec clarté, mais les inflexions de sa voix n’appartenaient à aucune région du Monde Connu. Néanmoins Dariel voulut garder espoir. Ils parlaient la même langue. Il lui fallait s’accrocher à ce point commun. L’homme alla chercher le tabouret qu’il plaça plus près. Il s’assit face à Dariel et se pencha en avant, coudes sur les genoux et doigts entrelacés. — Tunnel. Tu as entendu ? Le nom, c’est Tu-nnel. Dariel se remettait à peine de sa surprise d’entendre l’autre s’adresser à lui dans sa propre langue que, de nouveau, il était dérouté. Un tunnel ? Quel tunnel ? — Quoi ? Le géant plaqua une paume sur ses pectoraux. — Tunnel, fit-il en découvrant ses dents, apparemment très satisfait de lui-même. Moi, c’est Tunnel. — Vous voulez dire… Tunnel est votre nom ? — Il a compris ! Heureux de l’entendre ! Dariel secoua la tête. Il ferma les yeux, les rouvrit, mais tout était exactement comme auparavant. Tunnel se tenait devant lui et lui souriait. Il avait des défenses dignes d’un sanglier, des moustaches semblables à des fils de métal, la peau grise et une musculature qui aurait fait honte à un taureau. Il s’appelait Tunnel. C’était très simple, vraiment. Pourquoi afficher une telle perplexité ? Avec tout le calme qu’il put feindre, Dariel répondit : — Bonjour, Tunnel. Ravi de faire ta connaissance. Puisque tu ne comptes pas me dévorer, pourquoi ne pas envisager de me détacher ? La proposition amusa beaucoup le colosse. — Écoutez ça ! Tu parles bien ! Je lui ai dit de te laisser ta langue. Nous avons bien fait. L’étonnement rida le front du prisonnier. — Je ne dirai pas le contraire. — Oh non, tu ne le diras pas. Tu te montreras agréable, c’est sûr. Et c’est bien mieux comme ça. Il avança encore un peu son tabouret. — Dis-moi, tu es vraiment prince ? Akaran, réellement ? Dariel aurait pu soupeser le pour et le contre d’une réponse à cette question. Mais il ignorait ce qui était arrivé, ce qui se passait en ce moment même, où il se trouvait et aux mains de qui. Sans aucun de ces repères, il choisit la vérité : — Oui. — Comment t’appelles-tu, alors ? — Dariel Akaran. Fils de Leodan et Aleera Akaran, fit Dariel qui, en prononçant ces noms, sentit une vague d’indignation monter subitement en lui. Et au nom de mes parents, j’exige que tu m’ôtes ces liens dans l’instant ! Je suis un prince d’Acacia ! Tu ne peux pas… — Dariel, répéta l’homme. Dariel Akaran. Fils de Leodan et Aleera. Je connais ces noms, tu sais ça ? Nous les connaissons tous, et même ceux qui les ont précédés. Gridulan, oui ? — Mon grand-père. — C’est ça. Tinhadin et tous ces vieux démons, aussi. Nous les connaissons tous. Et Édifus. Dariel se contorsionna pour tenter d’amoindrir la pression qu’exerçait la lanière sur sa poitrine. Il sentait son irritation s’évanouir, mais il aurait été bien en peine de dire pourquoi. — Tu connais très bien ma famille, à ce que je vois. De mon côté, je ne sais rien de toi ni de cet endroit… — Tu ne sais rien ! s’exclama Tunnel, apparemment ravi de cette confirmation. Tu ne sais rien de rien, et pourtant tu es un prince ! Tu pourrais même être bien plus que ça. Tu pourrais être Rhuin Fá. — Rune Fay ? Tunnel grimaça, une expression à peine plus déconcertante que son sourire. — Tu prononces mal. Rhuin Fá, répéta-t-il avec des mouvements exagérés de ses lèvres. Depuis longtemps, très longtemps même, nous attendons la venue de Rhuin Fá. — C’est… une personne ? — C’est toi, peut-être. C’est celui qui doit venir des Contrées Anciennes et faire basculer le monde. C’est ce qu’ils disent : « faire basculer le monde ». Tu peux faire ça, toi ? dit Tunnel avant d’afficher de nouveau son horrible sourire. Rhuin Fá est censé venir chercher ses enfants, pour les ramener chez eux. C’est la preuve de l’amour qu’il a pour eux. Tu comprends ? Nous attendons depuis longtemps. Des générations. Et le temps passe, et passe, et passe… Il illustra son propos d’un geste de ses doigts épais. — Et pendant tout ce temps, nous espérons la venue de Rhuin Fá. Pendant tout ce temps, nous pensons qu’il va arriver, parce que nous savons que la vie ne peut pas continuer comme ça éternellement. Il se redressa, fit la moue et ferma un œil à demi. — Tu sais que c’est mal, n’est-ce pas ? Ce qu’ils nous ont fait, à nous tous, quand nous étions enfants. C’est pour ça qu’il faut que tu fasses basculer le monde. Aussi vague et incomplet que soit ce discours, Dariel croyait comprendre à quoi Tunnel faisait référence. — Oui, je sais que c’est mal, approuva-t-il. Un torrent de paroles bouillonna dans sa gorge et sur sa langue. Des explications. Des réserves. Il avait été ignorant pendant si longtemps. Il avait hérité du commerce du Quota. Lui aussi avait été enfant. Le crime n’était pas sien, il en avait seulement hérité. Il aurait pu dire beaucoup de choses. Il en avait déjà discuté avec Aliver, Mena et Wren. Avec tous ses proches, à l’exception de Corinn. Avec elle, le sujet semblait trop dangereux à aborder. Oui, il aurait pu dire bien des choses. Mais il ravala toutes ces paroles, car il était conscient de ne pas en savoir assez sur ce monde pour parler aussi librement. — Suis-je ton prisonnier ? Que vas-tu faire de moi ? Et les autres ? Qu’est-il arrivé à… — Tu n’es pas mon prisonnier, mais celui de Mór. Elle va venir te parler très bientôt. Tunnel ne paraissait pas désireux d’en révéler plus ni de répondre aux autres questions. — Il faut que je te pose une question. Je la pose, tu réponds. La légende dit que c’est comme ça. La légende dit que quand Rhuin Fá arrive, il faut lui poser cette question-là. Pour savoir si c’est bien lui. Alors je te pose la question : il y a un pont ; tu passes dessus ou dessous ? — Un pont ? Quel genre de pont ? Tunnel haussa les épaules. Attendit. Les yeux dans le vide, Dariel réfléchit un instant. — Dessus. Je passe dessus. — Ce pourrait être la bonne réponse. — « Pourrait » ? Tu ne sais pas laquelle est la bonne ? Tunnel recourba les doigts d’une main autour d’une défense et la tirailla pensivement. — Vois-tu, la légende ne le précise pas. Bizarre, non ? La légende ne dit pas quelle est la bonne réponse ! Alors peut-être as-tu répondu juste. Mais je pense que nous serons bientôt fixés, de toute façon. À voir la défense entre ses doigts, la manière dont Tunnel tirait dessus et le fait qu’elle semblait saillir directement de la mâchoire inférieure, Dariel préféra fermer les yeux. Pour sa part, il avait un million de questions à poser. Par où commencer ? Et pouvait-il vraiment les poser à cet homme étrange ? Pouvait-on le qualifier d’homme, d’ailleurs ? Il rouvrit les yeux. Tunnel l’observait. Pour la première fois, Dariel remarqua la couleur de ses yeux. Bruns. Simplement bruns. — Tu crois que je suis… Rhuin Fá ? demanda-t-il. — C’est possible. Mais je vais te dire : ce que je crois n’a aucune importance. Il eut un mouvement de tête vers la porte d’où provenait le bruit d’une clef tournant dans la serrure. — Elle va être difficile à convaincre, fit-il en se levant. Puis il parut se raviser et se retourna vers Dariel : — Tu connais le Senival ? — Oui. Le géant le dévisagea un moment, puis il planta son index raidi au centre de sa poitrine. — Je suis du Senival. Tu comprends ? Dariel comprenait. Il hocha la tête. La porte commença à s’ouvrir. Pour une raison qu’il ne chercha pas à définir, il lui sembla important que la personne qui allait entrer le voie en bons termes avec le colosse à la peau grise. — Tunnel, d’où te vient ce nom ? Est-ce un nom, d’ailleurs, ou est-ce que c’est : Tunnel, comme euh, un tunnel ?… — J’aime les tunnels, répondit l’autre. Je les ai toujours aimés. Depuis tout petit, j’aime les emprunter, tu comprends ? C’est mieux que de passer à la surface. Pour moi, en tout cas. Il allait en dire plus, mais il renonça, gratifia le prince de son horrible sourire et quitta la pièce. Depuis tout petit ? Dariel avait du mal à l’imaginer. À quoi avait bien pu ressembler le « tout petit » Tunnel ? Était-il déjà gris ? Avec de petites défenses ? Une fois seul, il se reprit. Par le Dispensateur, qu’est-ce que tout cela signifiait ? Chaque phase des derniers événements – la trahison de la Ligue, le massacre du Lothan Aklun, son nouveau statut de prisonnier mené aux Auldeks, la décapitation de sire Neen, sa rencontre avec un homme affublé de défenses et nommé Tunnel – constituait une raison suffisante pour qu’il se ressaisisse. Le fait que rien de tout cela n’était cohérent ni explicable augmentait encore sa colère. Quand il verrait cette Mór, il lui cracherait posément au visage et lui exposerait la profondeur de l’erreur qu’ils commettaient à le traiter de la sorte. Il révélerait son identité lentement, afin qu’elle ait tout le temps de comprendre que ces chaînes ne changeaient rien à sa qualité ni à la vengeance qu’il pouvait déchaîner sur elle. Quand il émergea de ces rêvasseries, il se rendit compte que deux personnes étaient entrées dans la pièce. Il inspira profondément, pour se calmer. Il fallait qu’il leur fasse forte impression. Il se montrerait énergique, assuré, sans peur. Il poserait des questions en s’arrangeant pour ne rien dévoiler de son ignorance, au contraire de ce qu’il avait fait avec Tunnel. Il se répéta toutes ces choses et songea qu’il était déjà mieux préparé à affronter la situation que quelques minutes plus tôt. Il accueillerait Mór par son nom. Ainsi décidé, il tourna la tête vers les nouvelles venues. La première était la femme à la tête blanche qu’il avait déjà entraperçue. Elle portait un pantalon flottant et une chemise ample, tous deux d’un bleu ciel coordonné à l’ombre autour de ses yeux et l’étrange crête de ce qui aurait dû être des cheveux. Son visage était d’une pâleur extrême, son nez un peu trop long et si pointu qu’il en paraissait dangereux. L’autre femme était tout aussi remarquable. Plus, peut-être, car elle était beaucoup moins vêtue, d’une longueur de tissu enroulée autour de sa poitrine et d’une autre autour des hanches. Depuis les cuisses jusqu’au visage, elle était couverte de taches semblables à celles d’un léopard. Un félin à forme humaine. Elle s’avança vers lui d’une démarche aussi souple que celle du fauve dont elle paraissait avoir la puissance et la grâce. Dariel ne savait à quoi s’attendre de la part de ses ravisseurs, mais il n’aurait jamais imaginé ce qu’il découvrait là. Toutefois, il décela de l’autorité dans la posture de la femme-panthère, et il eut un sourire à moitié résigné. — Tu dois être Mor, dit-il. Elle marcha droit sur lui et, sans aucune altération dans son déplacement, comme si la traversée de la pièce et ce qui allait suivre participaient d’un seul et même mouvement, elle leva une main, doigts recourbés comme autant de griffes. Elle le gifla de toutes ses forces. Ses ongles courts lui lacérèrent la peau. La douleur subite du coup rejeta sa tête de côté et l’étourdit. Dans les secondes qui suivirent, alors qu’il s’efforçait de retrouver son souffle, il sentit les estafilades à sa joue, son nez et ses lèvres s’emplir de sang. De l’autre côté de la porte, Tunnel lança : — Pas le visage ! Il semblait plus amusé que choqué. Dariel remua la mâchoire. Les choses se présentaient mal. Mais la douleur avait son utilité, se dit-il. Il était pleinement éveillé, à présent. — C’est ainsi qu’on se salue, par ici ? Étrange coutume. Si tu avais l’amabilité de m’ôter ces chaînes, je serais heureux de te retourner la politesse. — Mór, ne… dit la femme-oiseau. Mais elle n’eut pas le temps de finir sa phrase. Mór gifla Dariel de l’autre main, plus fort, si c’était possible, que la première fois. Dariel mit un peu plus longtemps qu’il ne l’aurait souhaité à récupérer. Mais il prit soin de conserver le même ton calme quand il reprit la parole : — Il est facile de frapper un homme attaché. Punis-moi autant qu’il te plaira, Mór. Finissons-en. Ensuite j’aimerais… — La ferme ! Ce fut si rapide qu’il ne put réagir à temps. Il allait terminer sa phrase par « discuter », mais avant qu’il puisse prononcer ce mot Mór le frappa au front avec sa paume ouverte, et l’arrière du crâne de Dariel percuta violemment le mur derrière lui. Il ne sentit même pas l’impact. Il s’évanouit. Le visage tacheté de la femme, très proche du sien et crispé par la colère, fut la dernière chose qu’il vit. CHAPITRE VINGT-TROIS — SERVEZ-VOUS. C’EST DU BON ALCOOL, N’EST-CE PAS ? DIT DELIVEGU. Il se renversa dans son fauteuil et posa ses pieds bottés sur le coin de la table. Son invité, un homme répondant au nom de Yanzen, emplit son gobelet en argent pour la troisième ou quatrième fois. — De l’excellent alcool, oui. Vous n’en ajouterez pas le coût à ma dette, j’espère ? — Non, mon cher. Nous ne sommes plus en train de jouer. Il s’agit d’un moment de détente entre amis. Détente et plaisir. Il pointa sa pipe en direction de la blague à tabac sur la table. — Goûtez donc cette brume aussi. Sans préambule ou provocation apparente, Yanzen lâcha : — Vous êtes un bâtard. Delivegu éclata de rire. Il ne contesta pas la chose, n’en prit même pas ombrage. Après tout, il était effectivement un bâtard, le fils d’un chevalier senivale et d’une fille violée un soir de beuverie. Il ne pouvait pas réellement prétendre que le mot le troublait, d’autant qu’il avait hérité de ses parents des qualités dont il était plutôt satisfait : le physique imposant de son père et l’amoralisme viscéral de sa mère. Ces deux atouts l’avaient bien servi jusqu’alors et, s’il considérait ses rapports récents avec la reine, ils lui seraient encore très utiles. Ils se trouvaient dans la pièce qui, pendant la journée, tenait lieu de bureau à Delivegu. Avec le lit de camp qui en occupait un coin, il pouvait aussi y dormir quand il abusait de boisson dans la taverne située au rez-de-chaussée. En dépit de l’usure de trente-neuf années, son corps appréciait toujours la débauche, à laquelle il se livrait avec une fréquence digne de la jeunesse la plus turbulente. Maintenant encore, il entendait avec plaisir l’écho des réjouissances nocturnes qui leur parvenait à travers le plancher et les murs. Yanzen prit la pipe, l’approcha de sa moustache bien taillée et huma le fourneau. — Ce n’est pas de la brume coupée, n’est-ce pas ? — Quel odieux manque de confiance ! — Qui peut dire que c’est un manque de confiance ? J’apprécie les vapeurs de la brume quand elles sont de qualité. Yanzen ouvrit la blague, prit un peu de la substance qu’elle contenait et l’enfonça dans la pipe. Ses mouvements trahissaient une rudesse qui s’accordait mal à sa mise soignée, à ses doigts manucurés et à la grâce de ses traits. Comme beaucoup d’individus avec qui Delivegu était en affaire, Yanzen avait plus d’un visage. Il était au service de la maison Saden depuis l’âge de cinq ans. Il avait débuté comme garçon de courses, puis palefrenier. Pendant un temps, il avait été au service exclusif du plus jeune fils de Sigh Second, avant que le jeune homme ne succombe à une fièvre. Ces dernières années, il s’était hissé à la tête de la domesticité. C’était cette position et sa connaissance de l’intimité de ses maîtres qui le rendaient intéressant aux yeux de Delivegu. Les Sadens ignoraient certainement le penchant marqué de Yanzen pour le jeu et les prostituées. Sa dette toujours croissante envers Delivegu n’avait pas altéré leurs rapports amicaux. C’était même tout le contraire. — Alors, dit Yanzen en soufflant un nuage de fumée entre eux, avez-vous enfin réussi à écarter les cuisses de la reine ? Est-elle aussi douce qu’elle le paraît, ou glaciale à l’intérieur ? Les avis diffèrent, vous savez. L’autre soir, Saden a affirmé qu’elle adorait suçoter les orteils de ses amants. Est-ce vrai ? Rien dans l’expression de Delivegu ne laissa penser qu’il était tout près d’assener un coup de poing à son invité. Il n’aurait pu dire pourquoi il trouvait ce commentaire aussi exaspérant, mais l’idée que la moindre partie de la personne de Sigh Saden puisse approcher les lèvres de la reine faisait naître en lui une fureur froide. Ce n’était que hâblerie, bien sûr. N’ayant jamais eu à mentir à propos de ses conquêtes, Delivegu méprisait ceux qui avaient ce travers. C’est du moins l’explication qu’il donnait à sa réaction. — Je doute que Saden ait autre chose qu’elle puisse sucer. Ou alors ses orteils sont plus gros que le reste. C’est très probable. Non, je n’ai pas l’intention de la culbuter. Il se tut un instant après ce mensonge pour lui donner plus de crédibilité, puis il revint à des propos plus raisonnables : — Ce serait folie que d’essayer. J’ai des aspirations plus élevées. J’ai l’intention de lui devenir indispensable. — Ah oui ? Et qu’en pense-t-elle ? — Elle fait déjà appel à mes services pour quelques affaires sensibles. Elle n’a pas de chancelier, vous savez, et elle ne veut pas en choisir un dans la noblesse. — Vous visez donc la chancellerie ? Delivegu déboutonna le haut de sa chemise. Quelle que soit la taille à laquelle il les faisait couper, ses chemises étaient toujours trop justes aux épaules. — D’une certaine façon, admit-il. Oui, je sais qu’il y a la question de la naissance qui doit être prise en compte, mais laissez-moi me charger de ce détail. Bien entendu, je saurai me montrer bienveillant avec ceux qui m’auront aidé à atteindre mes objectifs, lesquels sont ceux de la reine, en vérité. Pendant qu’il avalait ce qui restait d’alcool dans son gobelet, Yanzen le regardait par-dessus le sien. Il s’essuya posément les commissures des lèvres, puis demanda : — Que puis-je pour vous, alors ? Vous voulez la mort de quelqu’un dans la maison Saden ? Tout est envisageable, pour peu que nous convenions d’un prix. — Non, j’assure les missions divertissantes moi-même. Je ne recherche que des renseignements. L’étendue de vos connaissances m’intéresse. Selon vous, quel est le pire ennemi de la reine parmi les nobles ? — Qui peut le dire ? Retournez n’importe lequel d’entre eux et vous découvrirez une queue de serpent qui lui a poussé à l’arrière-train. C’est la vérité. Sénateurs ou grands propriétaires terriens, hommes et femmes, tous parlent de trahison quand ils parlent de la reine. — Ils complotent ? — Comploter ? Non, pas du tout. Cela exigerait plus d’intelligence que la plupart n’en ont. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’ils sont tous inoffensifs. Sigh lui-même pourrait représenter un danger, peut-être, mais il épouserait Corinn sans hésiter si elle le lui proposait. Il laisserait choir sa vieille femme dans l’instant, la chose ne fait aucun doute. Mais tant d’Agnates sont de nouvelles lignées… Ils ne savent pas encore se comporter en nobles. Avant Hanish, la cour et le Sénat étaient un véritable nid de crotales. Mais ces nouveaux nobles manquent de venin. Prenez les otages, par exemple. Avant Hanish, envoyer au loin leurs fils et leurs filles ne signifiait pas grand-chose pour ces nobles. Ils s’y attendaient, cela faisait partie des exigences auxquelles ils devaient se soumettre. Ils aimaient leurs héritiers, mais ils n’en perdaient pas pour autant le sommeil si Thaddeus Clegg en choisissait un pour rester à la cour. Ces nouveaux Agnates, eux, se font du mauvais sang, et ils se demandent ce qui se passe à l’Académie. Certains s’y rendent en visiteurs dès qu’ils le peuvent. Ils ne sont tout simplement pas habitués à ce que leur progéniture soit déplacée comme les pions d’un jeu d’échecs. La catin a bien joué ce coup… Il se laissa aller contre le dossier de son siège. La brume le mettait à l’aise. — Bref, ils ne bougent pas trop. Pour la grande majorité d’entre eux, la vie est plus agréable qu’avant l’accession au trône de Corinn. Et ils ne tiennent pas du tout à ce que les choses changent. Delivegu avait tressailli très légèrement quand Yanzen avait prononcé le mot catin. Ce n’était qu’un mot, se dit-il, un terme grossier qu’il était incongru d’accoler à Corinn, mais pas au point de mériter un commentaire. Quant à l’opinion de son ami, il lui faudrait la vérifier plus tard, car il ne croyait pas les Agnates aussi inoffensifs que Yanzen l’affirmait. L’homme avait passé trop de temps avec eux, peut-être. Cependant, il pouvait voir juste pour la même raison. — Et la populace ? demanda-t-il. — Tout le monde s’en inquiète ! — Votre maître parle-t-il parfois d’un certain Barad ? D’aucuns l’appellent Barad le Simple. C’est un agitateur venu de Kidnaban. — J’ai déjà entendu ce nom. Sigh le méprise. Un homme tel que lui ne peut voir dans un roturier une quelconque menace. — La plupart des roturiers ne sont pas une menace. Yanzen avait dû déceler une certaine gravité dans la voix de Delivegu, car il ôta la pipe de sa bouche et regarda attentivement son ami. — Son nom a atteint mes oreilles. Il m’inquiète. Il ne devrait pas avoir d’importance, et pourtant j’ai l’intuition qu’il en a. — Je crois que vous vous êtes entiché de la reine, fit Yanzen. Qu’avez-vous dit ? Que vous vouliez lui devenir indispensable, ou quelque chose de ce genre ? C’est un cygne qui vous brise le cou alors que vous allez le complimenter pour la beauté de ses ailes. Souvenez-vous de ce que je vous dis là. Et je ne crois pas qu’elle acceptera de coucher avec vous. À ce qu’on dit, elle n’a pas apprécié que son frère se mette en ménage avec une femme du commun. Et elle aura bientôt une raison supplémentaire de s’y opposer. Quel est votre avis sur le bâtard à naître du prince ? Delivegu s’apprêtait à boire. Le gobelet s’immobilisa à mi-chemin de sa bouche, et ses yeux s’étrécirent. — De quoi parlez-vous ? — Vous n’êtes pas au courant ? Devant le silence de Delivegu, Yanzen s’autorisa un fin sourire. — Vous ne saviez pas, n’est-ce pas ? Amusant. Je sais quelque chose que vous ignorez. Je l’ai pourtant appris facilement. Peut-être que l’information a quelque valeur ? Une réduction de ma dette ? — Tout est possible, si le renseignement est avéré, répondit Delivegu. Puis il ajouta d’un ton bref : — Parlez. * * * Il attendait depuis déjà une heure dans l’escalier extérieur menant au balcon quand il entendit enfin quelqu’un descendre à sa rencontre. Il fut quelque peu déçu en constatant que c’était Rhrenna, la secrétaire de la reine. La Meine n’était pas exactement jolie, elle avait les lèvres trop minces et le teint trop pâle à son goût. Cependant il appréciait la ligne de son cou et les muscles au dessin délicat qui y jouaient. Mais plus que tout, il était attiré par sa proximité avec la reine, dont elle était aussi la confidente. Coucher avec elle ne serait certes pas comparable, mais il ne la repousserait pas si l’occasion se présentait. Il la regarda de la tête aux pieds, d’une façon qui soulignait cette possibilité. Elle ne montra pas qu’elle avait reçu le message, mais il ne doutait pas que c’était le cas. — Dites-moi, Rhrenna, vous n’avez jamais la nostalgie de votre pays natal ? Il est bien triste que Mein Tahalian ait été abandonnée, ne trouvez-vous pas ? Les maisons doivent s’être effondrées sous le poids de la neige et de la glace, depuis le temps. Et presque tous les hommes de votre nation ont été massacrés… Cela doit vous troubler. Il en reste si peu parmi lesquels trouver celui qui vous conviendrait. Comment peut-on maintenir la pureté de la race dans de telles circonstances ? Je suis sûr qu’aujourd’hui vous savez que les hommes d’autres races peuvent satisfaire tout aussi bien vos… — J’écoute votre message, coupa Rhrenna avec froideur. Elle gardait le menton relevé. Un joli menton, de l’avis de Delivegu. Il s’imagina en train de le mordiller, mais il lui faudrait attendre une autre occasion. — Oh ! et moi qui pensais que vous n’étiez venue que pour bavarder avec moi… fit-il. Je vous ai écrit pour vous demander d’amener la reine, et au plus tôt. Son regard quitta le visage de la jeune femme pour s’attarder sur sa poitrine et sa taille. — À moins que mes yeux ne me trompent, vous n’êtes pas la reine, et j’ai déjà suffisamment attendu. Allez chercher la reine, ou vous regretterez de ne pas l’avoir fait. — Vous n’avez pas à me donner d’ordres, et encore moins à la reine. De quoi s’agit-il ? Si j’estime que le sujet peut l’intéresser, je lui en parlerai. — Allons ! Vous savez bien que la reine me voit régulièrement. J’ai toute sa confiance. — C’est moi qui ai toute sa confiance, corrigea aussitôt Rhrenna. Vous accomplissez certaines missions dont elle vous charge, rien de plus, et uniquement quand elle vous l’ordonne. Mais vous n’êtes pas en situation d’exiger quoi que ce soit de sa part. Si vous pensiez le contraire, détrompez-vous. Il se rapprocha d’un pas, assez pour sentir les huiles qui parfumaient le cou de la jeune femme. — Ce n’est pas par caprice que je suis venu ici, ma chère, fit-il en tournant légèrement la tête de côté, pour la regarder de travers. Quand vous pensez à moi la nuit, c’est sans doute sous les traits d’un escroc, un bandit qui se glisse sans bruit dans votre chambre, peut-être, et qui… Rhrenna voulut faire demi-tour, mais il l’en empêcha d’une main sur son épaule. — Je n’y vois pas offense. Nous aurons le temps, plus tard. Mais pour l’instant, je vous le jure, votre maîtresse voudra savoir ce que j’ai à lui dire. Cela concerne sa lignée. — Dites-le-moi, en ce cas, déclara Corinn. Elle apparut au tournant de l’escalier et descendit jusqu’à eux. — Et mieux vaudrait que l’information soit de qualité. Dans le cas contraire, je prendrai votre impertinence pour un signe que nos affaires arrivent à leur terme. Delivegu s’écarta de Rhrenna. Il s’inclina et resta ainsi un moment, assuré que les muscles de ses épaules et son dos tendaient le fin tissu de sa chemise. — Avant de sceller mon destin, Votre Majesté, je vous prie d’écouter mon message. J’aurais pu le partager avec votre servante… — Je ne suis pas une servante, rétorqua Rhrenna. — Mais à la seconde où vous l’auriez entendu, vous m’auriez fait mander. Et vous n’auriez pas voulu qu’il soit confié au papier, pas plus que vous ne souhaiteriez attendre notre prochaine entrevue clandestine. Il traîna un peu sur « clandestine » et se redressa sans hâte. — Je n’ai fait qu’anticiper vos désirs. Une expression dangereuse d’irritation s’attardait sur les traits de Corinn. Cette femme était une vipère, et il jugea qu’il était préférable pour lui d’en venir au fait sans plus tarder. — La dame qui partage la couche de votre frère, Wren… elle est enceinte. La reine le considéra d’un regard fixe. Pendant quelques secondes, elle donna l’impression de n’avoir aucune pensée. Sa jolie tête était vide, et c’était à lui de la remplir. Delivegu prit garde de ne pas sourire. — Je vois que vous vous demandez comment j’ai pu en apprendre autant sur le compte d’une dame de la cour. Je peux vous l’expliquer en détail. Et il le fit. Sans jamais mentionner Yanzen, il raconta une histoire pour une grande part inventée. L’information provenait de sources trop populaires et trop peu honorables pour citer les noms devant Corinn. Par le biais de ces agents anonymes, il affirma avoir appris qu’une prostituée de la pire espèce s’était vantée de connaître certaines choses intimes concernant la compagne du prince. Apparemment, sa cousine travaillait dans la maison d’un chirurgien dont l’épouse était sage-femme pour certaines miséreuses de la ville basse. — C’est un peu compliqué, mais suivez-moi bien… Comment Wren était entrée en contact avec une telle femme, la prostituée l’ignorait. Elle l’avait approchée pour que la chose reste secrète et loin du palais, soupçonnait-il. La prostituée avait juré que sa cousine se trouvait dans la même pièce quand la sage-femme avait confirmé la grossesse. D’après elle, la future mère semblait en bonne santé et il n’y avait aucune raison de craindre pour l’enfant à naître. Mais toute l’histoire se résumait à cette nouvelle : le prince allait être père. — La femme est aux anges. Elle désire avoir l’enfant. Elle ne cesse de se caresser le ventre, bien qu’il soit encore plat. Il inventa ce dernier détail sur sa lancée, mais il imagina n’être pas loin de la vérité. Rhrenna fut la première à réagir : — Ce n’est pas possible. — Pourquoi donc ? Qu’est-ce qui rendrait la chose impossible ? La reine se tourna et s’appuya des deux mains sur la balustrade en pierre. Le soleil était bas sur l’horizon et sa lumière orangée rehaussait ses traits. Son visage n’était plus dénué d’expression, mais il restait aussi indéchiffrable que séduisant. Quand elle prit la parole à son tour, elle s’adressait sans doute plus à sa confidente qu’à Delivegu : — Wren est censée être dans l’incapacité d’enfanter. Une teinture mélangée à son thé l’aurait rendue inféconde, il y a des années. C’est du moins ce qu’on m’a dit. — C’est peut-être vrai, pourtant, fit sa secrétaire. Mais Wren n’en a jamais parlé… Comment pouvons-nous avoir la certitude que cette prostituée a dit la vérité ? Delivegu croisa un bras en travers de sa poitrine et se caressa la barbe avec son autre main. — Il se pourrait que Wren préfère occulter l’épisode de cette teinture, fit-il d’un ton pensif, comme si la réaction des deux femmes l’encourageait à réfléchir à une explication. J’ignore pourquoi elle adopterait une telle attitude, mais les femmes ont leurs raisons. Quand à la prostituée, eh bien… je l’ai personnellement interrogée. — Comment ? dit Rhrenna. — Vous n’aimeriez pas que je vous le détaille. Il n’avait pas l’intention d’en dire plus, mais l’idée de les choquer – et plus spécialement Rhrenna – l’émoustilla et il précisa : — La chose s’est finie ainsi : je lui ai pris la main et je l’ai mise à plat sur la table. Je lui ai dit que je lui couperais les doigts l’un après l’autre jusqu’à ce qu’elle me dise la vérité. Et je lui ai coupé le premier. — Était-il indispensable de lui couper ce doigt ? demanda Corinn d’un ton glacial. — La menace n’était pas efficace tant que je ne lui prouvais pas que j’étais sérieux. Mais je n’en ai pris qu’un, l’auriculaire. — Et a-t-elle changé de version quand vous avez de nouveau brandi votre couteau ? — Eh bien, oui, admit-il. Mais je venais de lui sectionner un doigt. Elle a dû comprendre que je ne voulais pas écouter ses mensonges, alors elle a changé d’histoire. On ne peut lui en vouloir. Comme je l’ai dit, elle est intelligente. Bref, je l’ai crue. Je lui ai donc laissé ses neuf autres doigts, et tout le monde a été content. — Une méthode barbare, lâcha Corinn sans cesser de contempler le coucher de soleil. Et imparfaite. Couper des doigts ne garantit pas d’obtenir la vérité. Delivegu n’aurait pu être plus en désaccord avec elle. Et il n’appréciait pas non plus l’emploi du terme « barbare », ni le fait que sa parole soit mise en doute. — J’ai moi-même vu la fille, dit-il. Le mensonge lui échappa avant qu’il n’en ait mesuré la portée. — Vous avez vu Wren ? fit Rhrenna. — Oui. Je ne pouvais pas faire confiance à une prostituée sans vérifier de mes propres yeux, bien sûr. Elle a bien rendu visite à la sage-femme. Et si cette fille m’a menti, la perte de ses doigts sera le dernier de ses soucis, ajouta-t-il en pensée. — Wren a été pirate. Il est naturel qu’elle recherche l’aide de personnes de basse extraction. Mais il se pourrait qu’elle souffre d’autre chose. Votre source s’est peut-être trompée sur les détails. Rhrenna murmura son approbation. — Ou bien la femme qui partage la couche de votre frère attend bel et bien un bébé. Il avait parlé d’un ton plus dur qu’il ne l’aurait souhaité, mais la frustration commençait à lui échauffer la bile. — C’est ce que moi je pense, en tout cas. Vous n’imaginez quand même pas qu’ils se contentent de dormir dans ce lit, comme s’ils étaient frère et sœur ? Il se demanda s’il n’allait pas trop loin. Son aplomb habituel lui paraissait bien fragile quand il s’adressait à la reine. Il avait toujours l’impression qu’il risquait de vaciller au moindre courant d’air. — Je vous demande pardon, Votre Majesté. Je ne voulais pas me montrer grossier… — Peu m’importe que vous soyez grossier ou non, répliqua Corinn. Ce qui m’importe, c’est que vous me serviez bien. Et c’est encore à démontrer. Vous avez parlé à la prostituée, mais qu’en est-il de sa cousine ? Et la sage-femme ? — Je ne voulais pas éveiller les soupçons avant de vous l’annoncer. Mieux vaut qu’ils vous pensent ignorante de leur duplicité, pour le moment. — Et la prostituée ne risque-t-elle pas de s’empresser d’aller prévenir sa cousine qu’une brute l’a interrogée sur sa personne ? Delivegu se rembrunit. Elle le prenait donc pour une brute ? Les actions brutales ne font pas une brute. Il faudrait lui apprendre cette leçon. — Non, il serait très surprenant qu’elle ait agi ainsi, répondit-il. Je connais cette engeance. Elle se soucie avant tout d’elle-même et de ses neuf doigts restants. Vous pouvez douter de mes propos autant qu’il vous plaira, Votre Majesté, mais cela ne changera rien aux faits. Je voulais simplement vous mettre au courant. Je veux vous être utile. J’espère que vous le savez. La reine se détourna enfin du soleil maintenant rougeoyant, soupira et s’adossa à la balustrade. — Vous m’êtes aussi utile à votre façon que Mena, ou Dariel, ou Rialus, ou n’importe quel autre conseiller, dit-elle. La franchise de cette déclaration et la simplicité avec laquelle Corinn la formula prirent Delivegu au dépourvu. Il aurait aimé répondre par quelque réflexion spirituelle, mais rien ne lui vint à l’esprit. Il désirait autre chose d’elle, quelque chose qui n’était pas aussi noble, mais il avait lui-même parlé avec une honnêteté qui ne lui était pas coutumière lorsqu’il avait déclaré vouloir lui être utile. Peut-être lui retournait-elle la politesse, tout simplement. — Vous savez, Delivegu, régner est parfois pesant. Les gens croient que c’est un privilège. Un cadeau. Un luxe suprême. Nul n’imagine ce que c’est réellement. — Votre Majesté, je suis sûr que personne n’est plus apte à porter ce fardeau que vous. Tinhadin aurait aimé vous avoir pour fille, c’est certain. Cette pensée l’interloqua un instant. Elle parut presque s’en amuser, mais la mélancolie qui l’avait envahie revint aussitôt. — Je commence à maîtriser cette partie, fit-elle en désignant une direction d’une main, pour apprendre que rien ne va plus dans celle-là. Elle eut un geste de l’autre main, puis abaissa les deux. — Quand je maîtrise enfin cette deuxième partie, deux problèmes supplémentaires tombent du ciel. Je les règle et cinq autres jaillissent de terre. Pourquoi ne puis-je avoir un moment de repos ? — Ce moment viendra, affirma Rhrenna, le visage durci par l’inquiétude. Elle effleura le bras de la reine pour lui signifier qu’il était temps de mettre un terme à cet entretien. Elle déteste partager les confidences de la reine avec moi, songea Delivegu. Il faudra t’y habituer, ma chère… — C’est la paix que vous souhaitez aussi ardemment ? demanda-t-il. — Nous sommes en paix actuellement, et pourtant rien n’est paisible. — Votre Majesté, dit Delivegu, et il se surprit une fois encore à parler net, vous vous fixez une tâche trop vaste si vous voulez que le monde entier soit paisible. Il n’en a jamais été ainsi, du moins pas depuis que le Dispensateur nous a abandonnés. Il se peut que le chaos soit l’ordre naturel des choses, et qu’il faille l’accepter. La tranquillité pourrait ne pas vous rendre aussi heureuse que vous l’imaginez. Elle risque de ressembler à une petite mort. — Si je pouvais seulement apporter la paix dans ma propre famille, alors ! Ce ne devrait pas être trop difficile à une reine. Quoi, vous pensez que nous sommes en paix ? Pourquoi ? Parce que je souris et que j’affirme aimer mon frère et ma sœur, et qu’ils disent la même chose de moi ? — Ce n’est pas le cas ? — Bien sûr que si. Eux seuls me connaissent… Elle se tut et détourna brusquement la tête. Ces pensées devaient la peiner, car elle toucha son front d’une main, comme si elle souffrait d’une migraine subite. — Je n’ai pas demandé à devenir reine. Pendant toute ma jeunesse, c’était Aliver qui devait monter sur le trône. Et cela me convenait très bien. — Qu’est-ce qui vous trouble autant, Votre Altesse ? demanda Delivegu. Dites-le moi et je trouverai un moyen d’y remédier. — Delivegu, j’ai des pouvoirs qui dépassent votre entendement. Et je ne me vante pas en parlant de la sorte. C’est la vérité. Mais c’était vrai aussi pour Tinhadin, lui dont vous me verriez bien être la fille. Un jour, je vous expliquerai pourquoi ce n’est pas le compliment que vous pensez. Elle plongea les yeux dans ceux de l’homme et pendant quelques secondes parut étonnée de ce qu’elle y découvrait. — Pourquoi est-ce que je vous parle ainsi ? Je vais vous le dire. Parce que j’ai très récemment appris que ma sœur avait été arrachée au monde par un dragon. Elle est peut-être encore en vie, ou bien morte. Il se peut qu’elle soit encore en train d’affronter la bête. Je n’en sais rien. Comme n’importe qui, je dois attendre d’apprendre ce qui lui est arrivé. Je la voudrais auprès de moi, maintenant. Je voudrais que Dariel soit ici, avec moi, et non à l’autre bout du monde. Je ne souhaite que leur présence, et pourtant c’est moi qui les ai envoyés au loin. Et je le referai dès l’instant où ils reviendront. Vous comprenez ? Je ne peux pas être une sœur d’abord, et ensuite la reine. C’est le contraire. Alors vous m’annoncez que je serai peut-être la tante de l’enfant de mon frère, mais moi je sais que je ne peux être tante, pas si la reine l’interdit. Pas si la reine décrète qu’un bâtard née d’une ancienne pirate candovienne nuira au nom des Akarans, voire menacera l’héritier. Comprenez-vous ? Il n’était pas certain de tout comprendre, mais il pensait avoir saisi le principal. — Si l’enfant de Wren doit poser problème… — Je m’occuperai de Wren, et il se pourrait que vous ayez un rôle à jouer dans l’affaire. Delivegu hocha la tête avec une parfaite hypocrisie. — Le seul fait que vous le disiez m’emplit de joie et de détermination. Dites-moi ce que je dois faire, et je le ferai. Quoi que ce soit… — Pour l’instant, rien, dit Corinn avant de cligner lentement des yeux sous l’effet de la fatigue. Rien pour l’instant. La reine a besoin de réfléchir à la question. Il regarda les deux femmes gravir les marches et disparaître à sa vue quand elles dépassèrent la courbe que formait la paroi de l’escalier. Une vision brève, mais agréable. Un jour, se dit-il, je monterai ces marches avec vous. Puisse ce jour arriver bientôt. CHAPITRE VINGT-QUATRE ALORS MÊME QU’IL EN VIVAIT CHAQUE SECONDE, Rialus ne parvenait pas à croire que cette horreur était réelle. Comment accorder du crédit à une telle folie ? Qu’est-ce qui dans toutes ses années d’existence aurait pu le préparer à ce chaos assourdissant et sanglant qui se déchaîna après que Devoth eut décapité sire Neen ? Le soldat d’Ishtat à côté de lui eut un bras sectionné à hauteur de l’épaule. Son cri fut si atroce que le conseiller crut qu’il le poussait lui-même. L’homme l’aspergea d’un jet écarlate, et Rialus glissa quand il voulut reculer. Tombé au sol, il fut piétiné, bousculé, couvert de sang. Il rampa entre les cadavres et les membres coupés, et il se retrouva même les doigts plongés dans les entrailles d’un Ligueur. Il fut saisi de haut-le-cœur si violents, si interminables qu’il aurait vomi avec joie ses intestins si cela avait pu mettre fin à ses souffrances. Comme si cela ne suffisait pas, il fut brutalement relevé par la poigne d’un Auldek, qui le gifla pour lui faire reprendre conscience. Les yeux d’un Auldek plongèrent dans les siens. Tandis qu’on le traînait hors de la salle, il n’aperçut aucun Acacian encore en vie. Il aurait du mal à se souvenir de ce qu’il avait vu, mais il n’oublierait jamais qu’il avait vécu une scène de carnage effroyable. Quand ils le laissèrent seul, ses pensées s’évadèrent de l’horreur présente. Il pensa à Gurta, à tout ce qui avait été, tout ce qui aurait pu être, tout ce qui avait échappé à son contrôle. Elle l’aimait d’un amour sincère. Elle l’avait dit et répété de sa voix aux inflexions populaires. Il avait vu l’amour dans son visage doux et il l’avait ressenti dans ses caresses. Il en avait eu la confirmation quand son corps l’accueillait chaque soir, mais aussi le matin, l’après-midi, et parfois juste avant l’aube. Il l’avait mise enceinte. Imaginez cela ! Une part de lui-même vivait maintenant en elle. Rialus devenu immortel ! Un garçon pour porter son nom et faire fructifier sa fortune, un enfant qu’il pourrait éduquer et façonner à son image. Mieux encore, il pourrait le façonner à l’image de ce qu’il aurait rêvé être. Mais à présent, ce rôle de père lui était devenu inaccessible. À cette idée, Neptos s’abandonna au chagrin. Il ignorait ce qu’il adviendrait de lui, mais il savait que désormais rien ne serait plus pareil. Il cria, sanglota. Il se tordit sur le sol, pris d’une angoisse autant physique qu’émotionnelle, et cracha le sang qui s’accumulait dans sa bouche. Il s’apitoyait ainsi sur son sort lorsque Calrach le trouva. Le Numrek dut se baisser pour franchir la porte basse et entrer dans la pièce. Il se redressa de toute sa taille, et sa corpulence réduisit aussitôt les dimensions de l’endroit. Il resta immobile un moment, à contempler Rialus, puis il demanda : — Qu’est-ce qui ne va pas ? Rialus se concentra sur le Numrek et, en dépit de son malheur, il s’efforça de trouver une réponse à cette question. Rien ne lui venait qui lui parût convenir. Calrach remit sur pieds un tabouret que le petit homme avait renversé et s’y assit. Il rassembla en arrière ses cheveux noirs, puis il les serra en une queue-de-cheval qu’il entoura d’une lanière de cuir. Cela fait, il posa ses larges mains sur ses genoux. — Tu as une décision à prendre, dit-il. Ce qui t’attend, si tu déplais aux Auldeks… (Il roula des yeux tout en récapitulant les possibilités.) Oh ! un tisonnier enfoncé dans le fondement. C’est probable. Ou bien ils plieront ton épaule en arrière. Au maximum, jusqu’à ce que tu sentes l’os prêt à se déboîter. C’est douloureux. Ensuite, ils prennent un couteau dont la lame a été rougie au feu. Une lame très, très fine, et très aiguisée. Avec elle, ils touchent à peine ton corps, aussi légèrement qu’une plume. Mais la lame est tellement brûlante et tranchante, ta peau tellement tendue que ce contact la fendra aussitôt. Je pense que tu voudras éviter ce genre de choses. — Je n’ai rien fait. — Tu es important, maintenant, dit Calrach. Le seul Acacian qu’ils détiennent. — Et Dariel ? — Mort, je suppose. On n’a pas encore retrouvé son cadavre, mais c’est un peu le désordre, dans le hall, tu sais. Ils pensent que tu es un Ligueur, mais peu importe. Ils ont des questions à te poser. Contente-toi de leur donner les réponses. Tu ne trahiras personne qui n’ait déjà été trahi. Meins, Akarans, la Ligue : pisse sur eux tous. Si tu te débrouilles bien, Neptos, tu leur survivras peut-être. Rialus le regarda fixement. Il détestait le Numrek, mais il était aussi complètement déconcerté par lui. Pisser sur eux tous ? Cet imbécile croyait-il réellement qu’il allait trahir tout le Monde Connu ? Non qu’il ne fût pas en mesure de le faire, mais… — Qu’avez-vous fait ? dit-il d’une voix qui n’était guère plus qu’un geignement. Et pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi avoir… La reine vous a accordé des privilèges. Vous viviez exactement comme vous l’aviez souhaité, avec des serviteurs, des cuisiniers et des… Calrach leva une main et avec ses doigts fit un geste qui évoquait un bavardage inutile. — Bla-bla-bla. Neptos, arrête de débiter des âneries. Ces choses ne comptent pas ! Pour toi, peut-être, mais pour nous ? Non. Ce n’est pas une façon de vivre. Pas pour nous. Mais tu ne peux pas comprendre. Pourquoi gaspiller ta salive ? Profite de tes derniers jours, d’accord ? Profites-en, et sache que tu mourras pour une cause juste : celle des Numreks ! Il s’esclaffa, se pencha en avant et appliqua une claque retentissante sur l’épaule de Rialus. Celui-ci ramena ses jambes contre sa poitrine et resta dans cette position, sur le flanc, comme un bébé. — C’est ignoble, dit-il. Ignoble. Je vous hais. — Dommage. Nous, nous t’aimions bien. Tu te souviens, quand nous te faisions courir entre les lances ? Oh ! tu as su être rapide quand il le fallait… De nouveau, le Numrek eut du mal à réfréner son hilarité. — Ignoble… — Tu le penses vraiment ? Pourquoi, parce que nous ne parlons pas comme toi ? Que nous ne mangeons pas ce que tu manges ? Tu penses nous connaître, mais te tromper a été aussi facile que de raconter des histoires à un enfant. Simple. Ennuyeux. Facile. Et c’était triste, aussi, parce que tu ne nous as jamais réellement connus. Des terres ? Des domestiques ? Être au service de cette reine ? Tu penses que c’est ce que nous voulions ? Que nous en tirions de la fierté ? Toi qui nous approchais de plus près que la plupart des Acacians, tu aurais dû voir plus clair. Ces années en Acacia ont été pour nous autant d’années d’exil, de honte. Pour un Numrek, l’honneur compte par-dessus tout. L’honneur et le sentiment d’appartenance. Nous avons besoin de sentir que nous appartenons à un peuple, tu comprends ? Appartenir… Dans vos contrées, nous ne nous appartenions pas, sans notre totem et notre peuple. Rialus crut percevoir de la mélancolie dans la voix de Calrach, ce qui était une émotion inattendue chez un Numrek, et il leva les yeux. Il avait toujours pensé que le visage d’un Numrek ne pouvait exprimer que la colère. Mais il se rendit compte qu’il s’était trompé. Peut-être parce qu’il n’y avait jamais vraiment prêté attention, parce qu’il ne voulait pas poser les yeux sur ces faciès anguleux plus longtemps qu’il n’était absolument indispensable. Maintenant, les traits de Calrach, les rides autour de ses yeux et sur son front, ses lèvres reflétaient la mélancolie, le regret, la honte et l’ambition. — De quoi parlez-vous ? — Nous ne pouvions pas vivre éternellement en exil. Ils nous ont retiré notre totem. Ils nous ont réduits au rang de bêtes, ils nous ont chassés vers le nord, à notre grande honte. — Qui a fait cela ? demanda Rialus. — Les Auldeks, imbécile ! Ce sont les chefs parmi les clans. Eux – et les autres – nous ont bannis de l’Ushen Brae. Ils nous ont traités comme des déchets, ils nous ont volé nos esclaves et ont brûlé notre totem. Calrach semblait sur le point de céder à l’une de ses tirades de jurons, mais il évacua la tension en soufflant par le coin de la bouche et poursuivit : — Est-ce que nous t’avons raconté toutes ces choses ? Non. Pourquoi l’aurions-nous fait ? Les Meins ne s’intéressaient pas à la vérité quand ils ont loué nos épées. Les Akarans détestent la vérité, alors nous leur avons servi des mensonges à la place. Nous leur avons laissé penser qu’ils nous avaient achetés et qu’ils nous commandaient. Quelle importance, ce qu’ils pensent ? Il pencha la tête et respira profondément. — Nous avons vécu dans l’erreur pendant des années. À présent, nous souhaitons vivre de nouveau dans la vérité. — Pourquoi avez-vous été chassés d’ici ? Le Numrek lui lança un regard sombre. — Je vais chercher le bourreau. Il se leva, mais Rialus s’exclama : — Non, non, ne faites pas ça ! Ahh… Il avait parlé trop fort, et la douleur se répercuta dans tout son corps pendant plusieurs secondes. Il subit l’épreuve les yeux fermés. Quand il les rouvrit, Calrach s’était rassis et l’observait. — Ne partez pas, dit le petit homme. Vous êtes venu pour me dire des choses. Je vous en prie, faites-le. — Très bien, dit Calrach après un moment. Écoute bien. Je ne me répéterai pas. Dans l’Ushen Brae, aucun Auldek, aucun Numrek, aucun membre d’un autre clan n’a eu d’enfant depuis des centaines d’années. Pas une seule naissance. Pas de progéniture. Tu m’entends ? Oui, je ne suis pas l’homme jeune que je semble être. Je ne me rappelle plus l’année de ma naissance, mais crois-moi, je vis depuis longtemps, très longtemps. — Mais vous avez des enfants. J’ai vu… — Pas de précipitation ! Je vais essayer de faire simple pour toi. Les Lothans sont arrivés ici à bord de leurs navires. Ils paraissaient faibles. Ils ont voulu revendiquer les îles de la Barrière. Ce n’étaient pas des guerriers, mais ils disposaient d’une magie puissante. Ils nous ont pris au piège avec cette magie. Ils nous ont montré leurs tours, ils ont fait naître des jets de flammes dans le ciel, ils ont fait trembler le sol. Ils pouvaient même tuer, rien qu’en murmurant quelques mots. Ils ont affirmé qu’ils paieraient pour les îles de la Barrière, sous la forme d’un cadeau extraordinaire. Ils nous donneraient la vie éternelle. Tu m’entends, Rialus ? Ils ont promis de nous rendre immortels. Et c’est ce qu’ils ont fait. — Mais vous n’êtes pas immortels, dit Rialus. J’ai vu des Numreks mourir au combat. Vous redoutez la mort autant que n’importe quel homme. — Plus que n’importe quel homme, peut-être. Ne m’interromps plus. Ils ont créé l’immortalité en prenant les âmes dans des corps et en les insufflant dans d’autres. Nous pouvions accueillir deux, trois, dix vies en nous ! Ils avaient la magie pour y parvenir. L’image du chef auldek transpercé par la flèche, qui se tordait et tremblait comme s’il était possédé, s’imposa à l’esprit de Rialus. — Devoth… — Oui. Tu as été témoin, n’est-ce pas ? Tu as cru que cette flèche l’avait tué, bien sûr. Le tir était bien ajusté, c’est vrai, mais il n’a tué qu’une seule de ses âmes. C’est pourquoi Devoth s’est relevé et qu’il a… (Du tranchant de la main, Calrach mima une épée lui coupant le cou.) Non, il a en lui de nombreuses âmes. Il en était de même pour moi aussi. Tu peux appeler ça de la sorcellerie. La sorcellerie du Lothan Aklun. Elle nous a conservés en vie durant toutes ces années, mais elle a eu un prix. En même temps qu’ils nous rendaient immortels, ils nous privaient de toute fertilité. Nous pouvions vivre éternellement, mais nous avons appris que nous ne pouvions plus avoir d’enfants. Un sale tour : conférer une sorte d’immortalité et en ravir une autre sorte dans le même temps. Ils ont infligé le même traitement aux esclaves. Aucun d’entre eux n’a d’enfants dans l’Ushen Brae. Aucun. C’est une contrée sans enfants. Pendant toutes ces années, nous n’avons pas eu d’enfants, à part les âmes en nous et le Quota. » Quand le Lothan Aklun s’est mis à commercer par l’intermédiaire de la Ligue, nous avons obtenu toutes les âmes que nous désirions, et elles provenaient de vos contrées. Mais nous voulions plus. Oui, des esclaves pour leur force de travail, et pour qu’ils pourvoient à tous nos besoins. Mais ce n’était pas tout. Ils sont aussi devenus nos enfants. Des esclaves, mais des enfants également. Et parce qu’aucun de nous ne pouvait avoir de descendance, nous avions besoin de toujours plus d’enfants. Tu comprends ? Il n’attendit pas la réponse. — Je serai bref. Les Auldeks ont beaucoup de lois. Beaucoup trop. Les Numreks en ont enfreint une. Nous avons été punis. Ils nous ont pris nos âmes, ont brûlé notre totem, et ils nous ont exilés. Ils nous ont forcés à traverser les glaces. — Ils ont brûlé votre totem, répéta Rialus. Quel totem ? Calrach eut un geste d’impatience. — Plus tard. Écoute, Neptos. Nous avons marché vers le nord, sans rien d’autre que nos vêtements et nos armes. Ce fut une période très rude. Beaucoup pensaient que la mort représentait la meilleure façon de s’échapper. Je l’ai pensé, moi aussi. Les Numreks ne se suicident pas, mais ils ont le droit de souhaiter mourir. Nous pouvons prendre des risques, chasser les lions des neiges, les ours blancs. As-tu déjà tué un morse avec une hache ? L’issue n’est pas certaine, je peux te l’affirmer. Bref, j’ai cru que les Numreks étaient condamnés à disparaître dans les glaces. Mais il s’est produit un événement. Tu sais lequel ? Rialus n’en avait pas la moindre idée, et son expression le prouva. — Une de nos femmes est tombée enceinte. La première depuis plusieurs centaines d’années. Et puis il y en a eu une autre… (Il rit, d’un rire bas et graveleux.) Alors nous nous sommes mis à copuler comme des rats. Nous avions de nouveau des enfants, Neptos ! Tu n’en as pas, tu ne peux donc pas comprendre ce que cela signifie, mais c’était une chose merveilleuse. Nous avons pensé à retourner dans l’Ushen Brae pour leur montrer nos enfants. Mais nous avions été bannis. Nous ne pouvions pas revenir. Et certains ont dit que ces grossesses n’arrivaient que parce que nous étions sortis de l’Ushen Brae et qu’ainsi nous avions échappé à une sorte de malédiction. Nous ne voulions pas retourner là-bas et perdre ce cadeau. Ensuite nous avons rencontré les Meins, et nous avons eu de meilleures idées. Le reste, tu le connais. Au moins en partie. Est-ce que tu comprends mieux, maintenant ? Les choses s’éclaircissaient, en effet, mais Rialus continua de secouer la tête malgré sa migraine. Il dut fournir un gros effort pour parler d’une voix claire : — Et les Numreks sur Acacia, dans le palais ? Et dans le Teh ? — Ce sera très dur pour eux, mais ils y sont préparés. Dès qu’ils sauront que nous sommes arrivés ici, ils se soulèveront. Ils tueront la reine. Ils massacreront les autres. Ils tueront, et tueront encore. Ce genre de choses. Et ensuite ils se terreront quelque part, et ils attendront. Pourquoi lui semblait-il que plus il en apprenait et moins tout cela avait de sens ? Les Numreks étaient dans un autre monde. Ils n’avaient pas de navires à leur disposition. Ceux qui étaient restés dans le Monde Connu pourraient certainement perpétrer quelques massacres, mais ils finiraient par être vaincus. La Ligue ne tolérerait pas de tels événements. Le Lothan Aklun avait été anéanti, et sa sorcellerie avait sans aucun doute disparu avec lui. Les Numreks ne l’avaient peut-être pas prévu ni voulu, mais ce que Calrach décrivait était très confus, et n’évoquait pas une situation satisfaisante pour lui. — Je ne comprends toujours pas, avoua Rialus. — D’accord, fit Calrach. Une dernière chose. J’ai eu une idée, tu vois : et si je retournais dans l’Ushen Brae ? Si je rentrais et que je racontais tout ce que nous avons trouvé ? Si j’apprenais à tous les Auldeks qu’un monde neuf n’attend qu’eux, un monde grouillant d’humains à chasser, à réduire en esclavage ? Un monde riche où les Auldeks pourraient de nouveau avoir des enfants ? Si je leur promettais tout cela et que je leur prouvais la véracité de mes dires, grâce à mon fils ? Tu penses que peut-être ils annuleraient notre bannissement ? Peut-être nous rendraient-ils notre totem, hein ? Peut-être marcheraient-ils avec nous à travers les glaces pour aller à la conquête du Monde Connu, vers de glorieuses batailles ? Une très bonne idée, non ? Je l’ai cru. La Ligue a même tout rendu plus facile en me faisant traverser les Flots Gris. J’ai détesté cette expérience, mais j’ai eu de bonnes nouvelles : mon idée plaisait à Devoth et aux siens. Ce n’est pas ma faute si la Ligue a décimé le Lothan Aklun. On ne peut pas m’en accuser. Non, moi, j’apporte l’espoir. Je leur offre un monde neuf. Tout est là, se dit Rialus. Les événements qui se déroulaient ne concernaient pas seulement Dariel, sire Neen et lui-même. Ni même Corinn. Dans quelle fureur elle entrerait si elle savait ! Mais il n’était pas question d’elle. C’était un ensemble qui englobait tout le Monde Connu et tous ceux qui y vivaient. — Bref. Voilà. Tu sais. Je vais aller chercher quelqu’un pour te torturer, maintenant. Tu vas t’amuser. Ton bourreau va s’amuser. Tout le monde sera content. — Non ! s’écria Rialus. Non, ce ne sera pas nécessaire. Croisant les bras, Calrach grimaça en feignant une perplexité qu’à l’évidence il n’éprouvait pas. — Ah non ? Et pourquoi pas ? — Qu’est-ce que Devoth attend de moi ? Calrach sourit. — Je te connais, Neptos. Je savais bien que j’avais vu juste ! C’est ce que je leur ai dit. J’ai dit : « C’est toujours un rat. Il changera de camp. » Ce n’est pas vrai ? J’apprécie que tu sois aussi fidèle à ta nature profonde. Devoth veut savoir tout ce que tu peux lui apprendre. Tout ce dont il aura besoin pour préparer son attaque sur ta nation. Neptos, tu es un homme important. Si tu remplis bien ton rôle, les choses pourraient évoluer dans un sens très favorable pour toi. En réponse, Rialus se roula en boule dans une position fœtale. Lui, Rialus Neptos, si souvent critiqué, raillé, vilipendé, était dans une situation singulière qui lui permettait d’influer grandement sur la suite des événements. Il trouverait un moyen de le faire, il se le jura. Il parlerait à Devoth. Il se dit qu’il n’aiderait pas à la destruction de son propre peuple, et aussi qu’il ferait tout pour retrouver Gurta et voir son fils. Mais il ne chercha pas à définir laquelle de ces priorités lui importait le plus. CHAPITRE VINGT-CINQ LE JEU DU SOLEIL SUR LES COLLINES AUX HERBES BLONDES était merveilleux. Apaisant. Assise dans les premiers rayons qui réchauffaient sa peau, Mena contemplait le monde autour d’elle à des lieues à la ronde. Le paysage se fondait au loin dans des vagues douces d’ombre et d’or saupoudrées d’affleurements rocheux qui ressemblaient à autant d’îles. Une brise régulière venue du sud véhiculait un souffle tiède très agréable. D’une certaine façon, la jeune femme avait l’impression d’être seule au monde. Mais elle ne l’était pas. C’était même une évidence : elle n’était pas seule. À côté d’elle, le lézard volant était étendu, tout en courbes élégantes, sa queue serpentant dans l’herbe comme une rivière. Sa tête reposait sur une pierre plate, ses yeux étaient clos, mais bougeaient parfois sous la fine membrane des paupières. Même dans la somnolence, qu’elle semblait beaucoup apprécier, la créature n’était jamais totalement insensible au monde alentour. Ses sens paraissaient toujours en alerte : ses narines palpitaient à l’occasion, les petites protubérances qui faisaient fonction d’oreilles réagissaient aux moindres sons. Mena avait encore du mal à accepter la réalité des événements de ces derniers jours. Mais l’animal était là, une beauté délicate et reptilienne, malgré ses plumes. Et elle-même était assise à côté de la créature, inexplicablement guérie des blessures que lui avait causées sa chute. Melio et les autres fouillaient la région à sa recherche, elle le savait, et elle culpabilisait à l’idée qu’ils devaient être rongés par l’inquiétude et au bord du désespoir. Melio tout particulièrement. Il lui arrivait de prononcer son nom et de souhaiter que le vent le lui apporte, afin qu’il sache qu’elle pensait à lui. Mais cette tristesse n’entachait pas le bonheur étrange qu’elle connaissait. Quatre jours plus tôt, quand elle s’était rendu compte que la créature était vivante, éveillée et qu’elle la regardait la soigner, son cœur s’était mis à battre si violemment dans sa poitrine que la jeune femme avait craint qu’il n’explose. Elle n’aurait pu dire exactement pourquoi. Ce n’était pas parce qu’elle craignait pour sa vie. Elle venait d’examiner le corps martyrisé de l’animal et elle avait la conviction qu’il ne représentait pas une menace pour elle. Elle n’était pas non plus surprise de lui porter autant d’attention. Quand elle constata que la bête l’observait, la chose lui parut normale, comme si elle l’avait elle-même souhaité et que son vœu eût été exaucé. En revanche, elle était très étonnée que la créature ait survécu. Mais plus que tout, elle éprouvait une urgence frénétique devant l’éventail de possibilités qui s’ouvrait à elle, encore nébuleuses mais qui allaient probablement revêtir une importance cruciale dans son existence. Mena se leva et s’écarta de quelques pas, puis s’assit sur un rocher et regarda la créature. Celle-ci l’observa de même. Ensemble, elles passèrent ainsi une bonne heure. L’oiseau-lézard avait les yeux émeraude. Ses iris brillaient d’un éclat métallique. Ils emplissaient la totalité de l’œil et ne trahissaient aucune peur, aucune pulsion agressive, aucune faim. Il y avait là une intelligence indéniable, et Mena sentit qu’elle était autant sondée qu’elle sondait l’animal, et elle se prit à espérer que ce qu’il voyait en elle lui plaisait. Tous deux pouvaient rester indéfiniment dans cette indécision. Quand Mena vit la créature goûter l’air de sa langue mince, elle eut une idée. Elle se mit lentement debout, et lui fit signe de son bras valide que tout allait bien. Qu’il fallait rester calme. — Ne bouge pas, murmura-t-elle. Je reviens. Ne bouge surtout pas. Elle aurait dû se trouver ridicule de parler ainsi à un animal, elle en avait conscience, mais ce n’était pas le cas. Alors qu’elle gravissait tant bien que mal la pente qu’elle avait descendue plus tôt, elle regretta même de ne pas en avoir dit plus. Si le lézard volant n’était plus là à son retour, elle s’en voudrait de ne pas s’être mieux expliquée, même si elle n’avait pas idée de ce qu’elle aurait pu ajouter. L’ascension lui prit une éternité, puis elle passa dans l’autre ravin et atteignit enfin la rivière. Elle était poisseuse de sueur et dut s’asseoir un long moment, pantelante, pour lutter contre la fatigue et la douleur qui martelaient tout son corps de l’intérieur. Elle ouvrit son sac et y chercha quelque chose qui pourrait contenir de l’eau. Par chance, elle trouva un bol en bois recouvert de cuir qu’elle utilisait pour faire infuser les tisanes curatives. Elle prit de l’eau à la rivière et la but, puis elle emplit de nouveau le bol. Se redresser sans l’aide de son bras blessé ne fut pas une mince affaire, mais ramasser le bol se révéla encore plus difficile. Elle dut s’y reprendre à plusieurs fois avant que le récipient à peu près plein ne soit niché dans sa paume. Quand elle regarda par-dessus la crête, après une ascension encore plus lente et pénible que la précédente, elle constata que la créature se trouvait à l’endroit exact où elle l’avait laissée, et dans la même position. Toutefois elle avait arqué son long cou et examinait ses ailes et son torse. Le bol s’était vidé d’une bonne partie de son eau lorsque Mena rejoignit l’oiseau-lézard, mais elle lui offrit ce qui restait. Elle déposa le bol devant lui, puis recula. La créature ne la quitta pas des yeux avant qu’elle ne se soit éloignée de plusieurs pas. Alors elle étudia le récipient et son contenu, regarda de nouveau la jeune femme, et enfin plongea son mufle dans l’eau et but. Puis la séance de contemplation mutuelle reprit. Elles y consacrèrent la plus grande partie de l’après-midi. De nouveau, Mena eut envie de parler, mais elle ne trouvait pas les mots, et la créature paraissait de plus en plus contente de sa simple présence. Cela suffisait. Cette nuit-là, Mena dormit sur le versant de la colline, en retrait, et quand elle s’éveilla, ce fut pour découvrir que la créature faisait sa toilette, si du moins l’expression convenait. Elle agissait comme un chat qui se lèche, toutefois elle n’utilisait pas sa langue mais l’extrémité aplatie de son mufle. Ses mouvements étaient précis, calculés, surtout quand elle s’occupa des déchirures dans la membrane de ses ailes. Leur seul aspect emplissait la jeune femme de remords. Elle était responsable de ces blessures. Elle avait l’impression de les sentir dans son propre corps, et elle en oubliait qu’elle était elle-même contusionnée et en piteux état. De ce qu’elle avait pu observer la veille, elle doutait que la créature puisse voler de nouveau un jour, tant ses ailes étaient abîmées. Quand elle s’approcha, l’animal se redressa à demi. La tension envahit les ailes qui se soulevèrent partiellement du sol. L’ossature très fine offrait un spectacle étonnant. Elle était très flexible, très puissante, et en même temps d’une délicatesse extrême. Il aurait fallu des muscles saillants et des tendons très résistants pour développer la force qui avait arraché la jeune femme du sol, mais les ailes de la créature ressemblaient plus à une œuvre d’art finement ciselée. Les membranes ne paraissaient pas aussi endommagées que la veille. Certaines des déchirures semblaient moins graves. Mena se demanda si elle avait bien vu. — Tu n’es pas aussi mal en point que je le pensais, dit-elle à mi-voix. Visiblement, non. Et moi qui craignais que tu ne survives pas… Les plumes au cou de la créature se dressèrent un instant, avant de s’aplatir de nouveau. Elle poussa sur ses pattes avant, les décolla du sol et se tint maladroitement sur ses pattes arrière en agitant doucement les ailes pour garder l’équilibre. Elle tourna son attention vers le sommet de la colline qui les séparait de la rivière, l’étudia et entreprit de s’y rendre en marchant. Ses premiers pas furent hésitants, et elle vacilla comme un homme pris de boisson. Elle fit halte, assura son équilibre puis replia les ailes, d’abord la gauche, puis la droite. Le mouvement d’enroulement débutait au bout des appendices et se propageait sur toute leur longueur jusqu’à ce que les ailes soient collées au corps. En quelques secondes, elle parut de nouveau n’avoir que deux grosseurs au niveau des épaules. Elle gravit la pente en se dandinant et redescendit de l’autre côté. Elle était dans la rivière quand Mena la rejoignit. Frémissante comme une enfant qui a froid, elle s’ébattait dans l’eau peu profonde, y agitait le cou et la queue. Elle fit gonfler son plumage et pendant quelques instants elle fut enveloppée d’un manteau hérissé qui redevint lisse en un clin d’œil. Les protubérances qui trahissaient les ailes ondulèrent un peu, rien de plus. — Tu es un oiseau, n’est-ce pas ? lui dit Mena. L’animal sortit de la rivière, se retourna et y plongea le mufle. Il but à longs traits tout en surveillant la jeune femme de ses yeux verts. Il semblait s’être habitué à sa compagnie et ne l’épiait plus constamment, comme il l’avait fait la veille. À la regarder, Mena se sentait aussi heureuse qu’une amoureuse des chats qui observe son félin préféré. Elle eut envie de tendre la main et de caresser cet étrange plumage écailleux. Avant même de s’en rendre compte, elle avait fait ce geste. Une sorte de picotement envahit sa main, qu’elle retira vivement. Elle porta les doigts à son nez et huma l’odeur de la substance qui semblait oindre le plumage. La senteur n’était pas désagréable, mais il était difficile de la décrire. Le fourmillement s’éternisait dans sa main, et il s’était maintenant propagé à son visage. Elle avait presque l’impression de l’avoir inhalé, et qu’il se nichait maintenant dans ses poumons. Elle essuya ses doigts sur sa chemise d’un geste nerveux. La créature continuait de boire. Elle n’avait eu aucune réaction quand Mena l’avait touchée. — Désolée si tu n’as pas pu étancher ta soif hier. J’ai essayé de t’apporter autant d’eau que possible, tu sais. Et maintenant, si nous trouvions quelque chose à manger, nous ne nous en porterions que mieux. Comme en réponse, la créature redressa la tête et ses naseaux frémirent. Elle pivota sur elle-même et renifla l’air au sud, parut apprécier ce qu’elle y détectait et se mit à marcher dans cette direction avec plus d’énergie dans ses mouvements qu’un moment auparavant. Un peu plus bas, elle se retourna vers Mena qu’elle regarda fixement, s’éloigna de quelques pas encore, fit halte une fois de plus et courba son long cou en arrière pour considérer la jeune femme. Celle-ci pressa les doigts de sa main valide contre sa poitrine. — Tu veux que je te suive ? La créature ne répondit pas, bien sûr, mais Mena lui emboîta le pas. Le terrain était accidenté et la progression difficile. Très vite, la princesse crut avoir perdu la créature quand celle-ci disparaissait derrière une élévation ou un affleurement rocheux. Mais à chaque fois elle était là, qui s’était arrêtée et l’attendait. À plusieurs reprises, la créature parut même réagir à son approche par un mouvement de son plumage au niveau du cou, en signe de… de quoi ? De plaisir ? D’encouragement ? La journée s’écoula ainsi. Au crépuscule, elles étaient toujours ensemble. Elles passèrent la nuit dans un petit bosquet de dattiers. Des ruines basses prouvaient que l’endroit avait été habité par le passé, mais qu’il était abandonné depuis bien longtemps. Mena ne chercha pas à se coller à la créature, mais elle s’installa assez près d’elle pour pouvoir lui parler sans élever la voix. Elle lui dit que Melio et les autres étaient très certainement à leur recherche. — Ce sont d’excellents pisteurs, expliqua-t-elle. Ils vont bientôt nous retrouver. Je ne sais pas pourquoi, mais il est très important qu’on ne te fasse plus aucun mal. Il me semble que c’est la chose primordiale pour moi en ce moment : qu’il ne t’arrive rien. Peut-être que je suis lasse de toutes ces tueries. J’aurais toutes les raisons de l’être. Mais je ne voulais pas te blesser. Je ne m’attendais pas que tu sois… ce que tu es. Voilà. Mena se tut et regarda ailleurs en secouant la tête, avant de reporter son attention sur la créature. Celle-ci l’observait. La jeune femme constata que sa bouche était légèrement relevée à la jonction des mâchoires. — Pourquoi ai-je tellement envie de te parler ? Tu ne comprends pas. C’est absurde. Tu ne comprends pas ce que je dis, n’est-ce pas ? L’animal la fixait toujours de ses prunelles vertes. Bien sûr qu’il ne comprenait pas. Avec un soupir, Mena tendit la main pour cueillir une autre datte. Alors qu’elle effectuait ce geste, le lézard ailé hocha la tête. Le mouvement était très léger, mais il suffit pour que la jeune femme se fige. Était-ce une forme d’acquiescement ? La créature venait-elle de répondre que si, elle la comprenait ? Ou avait-elle seulement suivi le déplacement de sa main ? Mena faillit poser la question, mais face à ces grands yeux ronds et innocents, tout cela lui parut totalement ridicule. — Peut-être me suis-je cogné la tête plus gravement que je le croyais… Mena eut cette même pensée quand elle ouvrit les yeux le lendemain matin. Avant même de savoir ce qu’elle faisait, elle se redressa sur ses deux coudes. Un de ses bras était alourdi par son attelle faite de pierres plates, et elle le secoua pour s’en débarrasser. C’est seulement après avoir tiré sur le nœud de la corde qui maintenait le tout en place qu’elle se rendit compte de son geste. Et cette prise de conscience la réveilla pleinement. Son bras, qui la veille encore était cassé et déboîté à l’épaule, ne lui faisait plus mal. Elle plia et déplia les doigts sans éprouver de douleur. Il subsistait bien une certaine raideur dans le membre, mais elle ne pouvait que se rendre à l’évidence : son bras était quasiment guéri ! Elle détacha l’attelle et leva la main devant elle. Jusqu’à son doigt cassé qui remuait sans la faire souffrir. Elle demeura assise là, à examiner son bras, complètement déroutée, et elle se demanda si elle avait eu un coup de folie quand elle avait mis une attelle à son bras intact, ou si elle était folle maintenant de croire qu’il avait guéri. Puis elle pensa à la créature. Elle se leva et regarda autour d’elle, jusqu’à repérer la silhouette familière juchée au sommet d’une colline voisine. Elle se dandinait d’un air impatient. Elle attendait Mena. La jeune femme aurait pu rester là, à s’esbaudir de sa guérison miraculeuse, mais c’était ainsi. La créature en était la cause, d’une façon ou d’une autre. Grâce à elle, parce que Mena avait été à son contact, qu’elle l’avait touchée et inhalé ce parfum singulier qu’elle dégageait, la princesse avait guéri, exactement comme l’animal avait échappé à une agonie certaine et ne montrait plus à présent que des traces à peine visibles de ses blessures. Et cette même créature souhaitait que Mena l’accompagnât autant que Mena souhaitait rester avec elle. C’est ainsi que débuta une autre journée de voyage. La jeune femme savait déjà comment elles l’occuperaient : en cherchant des fruits et de l’eau dont la créature semblait se nourrir exclusivement. Elle se souvenait des endroits où poussaient les bosquets d’arbres fruitiers, ou elle en décelait le parfum dans l’air et se fiait à son odorat. Une fois, elle détecta dans le vent quelque chose qui la surexcita, et elle voulut que Mena hâte le pas. Elle courut en avant, puis revint tout aussi vite en soulevant la poussière du sol, pour la motiver, mais la jeune femme ne marchait pas assez vite à son goût. La créature la bouscula et abaissa une épaule. En comprenant ce qu’elle lui proposait, Mena fut stupéfaite. Elle passa une jambe par-dessus l’échine de l’animal et grimpa lentement sur son dos. Un moment elle s’agrippa là, et l’oiseau-lézard tourna vers elle un regard amusé. Mena rectifia sa posture pour être plus à l’aise : assise à califourchon sur la base du cou, bien calée entre les protubérances des ailes. L’animal se lança dans une course chaloupée que jamais Mena n’oublierait. Il devait aussi savoir comment éviter les humains, car ils n’en virent aucun de toute la journée. Ils pillèrent un verger de pommiers qui montrait des signes d’entretien, mais esquivèrent les cultivateurs. Plus tard, du sommet d’une colline, Mena aperçut un groupe d’habitations au loin. En une heure de marche, elle aurait pu s’y rendre, dévoiler son identité et retrouver sa place parmi les êtres humains. Mais en dépit de la faim qui la tenaillait, car elle n’avait mangé que des fruits, elle ne voulut pas encore revenir à la civilisation. Elle scrutait souvent l’horizon. Elle savait que des gens passaient la région au peigne fin à sa recherche, des gens qu’elle aimait, en qui elle avait confiance, et qui avaient combattu à ses côtés en plus d’une occasion La distance qu’elle et la créature parcouraient en une journée ne faciliterait pas la tâche des pisteurs, mais elle n’était pas certaine de désirer leur venue, pas même celle de Melio. Pas encore. Pas tant qu’elle n’aurait pas une meilleure compréhension de sa situation actuelle. Pendant l’après-midi de leur troisième jour ensemble, et alors qu’elle marchait à côté de la créature, Mena s’adressa à elle : — Tu es une femelle, n’est-ce pas ? Oui, sûrement. Aucun mâle n’est aussi gentil. Il te faut un nom. Je veux dire, un nom par lequel je pourrai t’appeler. Je ne peux pas continuer à penser à toi comme à un lézard, un oiseau ou un dragon. Elle caressa le cou de l’animal. — Tu n’es pas un dragon, de toute façon. Tu es trop gentille. Oui, tu as besoin d’un vrai nom. Un temps elle marcha en silence. Elle réfléchissait à la question tout en mordillant l’ongle de son pouce. À côté d’elle, la tête de la créature s’élevait et s’abaissait au bout de son cou. — Un jour, mon père m’a raconté l’histoire de ce garçon qui avait apprivoisé un lézard. C’est une histoire bethuni, je crois. Le garçon avait appelé son lézard Elya. Il l’avait lui-même sorti de sa coquille. Ils étaient ensemble tout le temps, même si le père du garçon n’appréciait pas trop d’avoir un animal dans leur cabane. Dans la tradition bethuni, les orphelins de toutes les espèces sont sacrés, et ils sont censés porter chance à ceux qui en prennent soin. Mais le père était un homme égoïste qui voulait tout contrôler et qui désapprouvait que son fils se fût attaché à un simple reptile. Mena glissa un regard à sa compagne. — Je ne dis pas ça pour t’offenser, bien sûr. Bref, la situation lui déplaisait tant qu’une nuit, alors que le garçon dormait, il s’est saisi du lézard et l’a emporté au-dehors. Il l’a attaché à un arbre, puis il a creusé un trou dans le sol avec une pelle. Ce devait être la tombe du lézard, et l’homme allait le tuer. Mais avant qu’il ait fini de creuser, la pelle heurte quelque chose. Il se baisse, fouille au fond et tire de la terre un sac empli de pièces d’or. Des pièces anciennes, cachées là depuis très longtemps, une fortune que personne n’allait réclamer. Du coup, le père est devenu un homme riche et important. Cela ne lui serait jamais arrivé sans le lézard, et il y a vu un signe des dieux que l’animal était très spécial. Il ne l’a pas tué. Au contraire, il l’a ramené chez lui, et ensuite il est allé réveiller tout le village par ses cris de joie. » Voilà toute l’histoire. Mon père la racontait mieux que moi, mais je crois que je n’ai rien oublié. On voit bien que c’est une légende et non la vérité, parce que le père égoïste est devenu généreux. Je n’ai jamais vu un tel miracle, sauf dans les légendes. Mais je suppose que nous avons besoin de choses qui nous inspirent. Que penses-tu du nom d’Elya ? Je trouve qu’il t’irait très bien. Si je t’appelle Elya, est-ce que tu répondras à ce nom ? Peut-être parce qu’elle avait remarqué le ton interrogatif, la créature regarda Mena. — Elya, répéta la jeune femme d’une voix chantante. Elya… Comment t’expliquer ce qu’est un nom ? Elle tenta de le faire de maintes façons. Et elle fut très heureuse qu’il n’y eût personne pour l’entendre, car elle savait qu’elle aurait donné l’impression d’être folle, mais elle en fit un jeu. Elle toucha son nez et dit « Mena », puis elle posa un doigt sur le mufle de la créature et articula « El-yaaaa ». Aucune réaction. Non qu’elle eût la moindre idée de la façon dont la créature aurait pu lui signifier qu’elle acceptait ce nom. Elle s’éloigna de quelques pas et se mit à appeler l’animal sans le regarder. Puis elle se retourna et en voyant la créature, son visage s’illumina de plaisir. — Elya ! Tu es là. Elle nomma les choses une par une : le sol, une pierre, l’herbe, le ciel, Mena, Elya. L’animal plissa les paupières et posa sur elle le premier regard méfiant qu’elle ait eu depuis que la jeune femme l’avait trouvé et soigné. — Tu penses que je suis folle, dit la jeune femme. Tu as peut-être raison, Elya. Mon Elya. Pas ton Elya, mon Elya. Elle trouva un rythme particulier dans ce babillage et le répéta encore et encore. Puis elle se mit à le chanter à gorge déployée, en dansant, et ses bras battirent l’air comme des ailes. Sa joie était totale, c’était celle d’un père trop sérieux qui soudain fait le clown pour amuser son enfant. Et cette fois, elle obtint un résultat. La créature renversa la tête en arrière, ouvrit la bouche et poussa une sorte de toussotement en cascade. Son cou fut parcouru d’ondulations si violentes que Mena craignit qu’elle ne soit en train de s’étouffer. Mais l’animal cessa soudain de s’agiter ainsi et se détendit. Il posa sur la jeune femme un regard pétillant de malice. — Est-ce que cela signifie que tu seras mon Elya ? Oui, tu le seras. Tu l’es déjà. Je le sens… Mena se tapota la poitrine du bout des doigts, puis elle les porta au niveau de sa clavicule et, comme si elle n’était pas certaine du meilleur endroit pour exprimer ce qu’elle éprouvait, à sa tempe. — Je te sens à l’intérieur de moi. Tu es ici. Comment est-ce possible ? Comme d’habitude, la créature ne lui offrit pas de réponse. Mais Mena n’en avait pas besoin. Elle savait. Elya était Elya. Cette nuit-là, elles dormirent côte à côte, assez proches l’une de l’autre pour se toucher, et au matin la princesse s’éveilla avec dans le cœur un sentiment étrange de plénitude. Elle s’assit et contempla le lever du soleil. Le reste du monde humain paraissait très lointain, merveilleusement lointain. Sur ce point, elle se trompait. Elya redressa subitement la tête, sur le qui-vive, toute décontraction chassée de son corps en une fraction de seconde. Elle regarda par-dessus Mena, en direction du nord, et inclina la tête à droite, puis à gauche, comme si elle écoutait quelque chose. La jeune femme l’apaisa de quelques paroles douces et de caresses légères. Elle lui demanda de ne pas bouger et, sur une impulsion, elle formula les mêmes instructions en pensée. Elle ne comprenait pas vraiment pourquoi, mais elle ne pouvait se départir de l’idée qu’elle était capable de communiquer mentalement avec Elya, non par des mots ou des phrases, mais par l’importance du message. C’était ce qu’elle tenta de lui faire passer silencieusement. Ne pas bouger. Quand il lui sembla qu’Elya allait obéir, elle se leva et gravit en hâte le versant de la colline pour avoir une meilleure vue des alentours. Arrivée au sommet, elle s’allongea sur le ventre. Elle avait aperçu quelque chose, des silhouettes, là où elle espérait ne pas en voir. Avec mille précautions, elle risqua un autre coup d’œil et dut se rendre à l’évidence. Les humains fourmillaient dans les collines. Ils étaient des centaines, qui avançaient en une ligne allant de l’est à l’ouest, espacés les uns des autres de quelques mètres. Beaucoup portaient des torches qui crachotaient des volutes paresseuses de fumée. De ce poste d’observation, ils constituaient le détail le plus marquant dans le paysage. C’étaient aussi ses amis, elle le savait. Près du centre de la ligne, l’un d’eux tenait une bannière qui pendait mollement au bout d’une longue hampe. À ses couleurs, elle reconnut le drapeau d’Acacia, le même que celui qu’elle avait vu à Kidnaban des années plus tôt. Et comme alors, ce spectacle l’emplit d’effroi. Elle recula en rampant. De retour auprès d’Elya, elle faillit donner le signal de la fuite. Une part d’elle le désirait, et elle ne doutait pas qu’Elya l’accompagnerait. Mais elle ne dit rien de tel. Elle caressa le cou de la créature, son menton, puis appliqua la paume sur ses narines palpitantes pour la calmer. — Je ne peux pas m’enfuir. Ce ne serait pas juste envers eux, et cela ne résoudrait rien. Ce sont mes amis, Elya. Ils m’aiment. Tu comprends ? C’est pour cette raison qu’ils sont là. Elle prit la tête de la créature entre ses mains. — Elya, tu peux me quitter. Pourquoi ne le fais-tu pas ? Va-t’en. Cours, ou envole-toi, si tu le peux. Je leur ordonnerai de ne plus te traquer. Personne ne te traquera plus, je te le promets. À l’instant où elle le dit, elle sut que c’était un mensonge. Même si elle parvenait à convaincre les chasseurs menés par les Akarans, elle ne pourrait jamais arrêter les autres – les hommes des tribus, les chasseurs de trophées et tous ces bandits qui chercheraient seulement le profit d’une récompense en tuant la dernière des abominations. Quand la nouvelle se répandrait qu’Elya était inoffensive, ce serait encore pire. — Tu devrais t’enfuir, répéta pourtant la jeune femme. Elle ne le croyait pas une seule seconde, mais elle avait l’impression qu’elle devait le dire. Au moins proposer cette solution, afin qu’Elya comprenne qu’elle était libre de choisir son destin. La créature approcha la tête et appliqua son front plat contre celui de la princesse. C’était sa réponse. — Tu devrais t’enfuir… De la tête, Elya heurta doucement celle de la jeune femme, à plusieurs reprises. Une fois encore, c’était là sa réponse. Le soulagement submergea Mena d’une vague de chaleur, quand bien même l’inquiétude lui comprimait la poitrine comme pour chasser l’air de ses poumons. — D’accord, ma chérie, dit-elle. Nous allons te présenter au monde. Essayons de faire bonne impression. Il existait une façon de présenter Elya qui frapperait ses braves soldats des quelques secondes d’hésitation dont elle avait besoin. C’est pourquoi elle se dirigea vers eux montée sur les épaules d’Elya, les bras autour de son cou et les cuisses serrées contre le corps de l’animal. Pendant un moment, elle laissa sa monture l’emporter sans regarder où elles allaient, le visage enfoui dans le plumage de la créature. Mais quand elle sentit les muscles d’Elya frémir, elle se redressa de sorte que tous puissent la voir. À l’approche de la créature, ils avaient formé une ligne défensive et épaulé leurs armes. Elya ne ralentit pas sa course. Il était difficile de dire si la plupart des soldats apercevaient Mena. Elle leur cria son nom, leur ordonna d’abaisser leurs armes, mais la confusion avait déjà gagné leurs rangs et elle craignit qu’ils ne l’aient pas entendue. Elle repéra le visage de Melio, accrocha son regard et fut frappée par son intensité. Il n’aurait pas pu sembler plus dérouté. Mais il cria aux archers de se tenir prêts. Elya n’apprécia pas du tout. Il le fit si rapidement que la princesse ne put que s’agripper de son mieux quand la chose se produisit, Elya se redressa sur ses pattes arrière. Elle déploya ses ailes aussi vite que deux fouets qui claquent. Les muscles de son cou saillirent et devinrent aussi durs que de l’acier vivant. Son poitrail s’ouvrit quand elle prit une profonde inspiration, et elle abattit ses ailes comme si elle voulait briser le sol. Elles s’étaient envolées. La puissance de l’élan plaqua Mena contre le dos d’Elya et lui vida les poumons d’un coup. Elle s’accrocha au cou de la créature et, tandis qu’elles s’élevaient dans les airs, elle lutta pour retrouver son souffle et parler. Elle vit à quel point Melio était près de tout gâcher, avec un seul ordre. Elle n’arrivait toujours pas à respirer, aussi articula-t-elle à son attention les premiers mots qui lui vinrent en tête, en espérant qu’il la verrait et comprendrait. En silence, elle dit : — Je l’aime. CHAPITRE VINGT-SIX IL ÉTAIT TÔT CE SOIR-LÀ, DANS LE SUD DU TALAY, ET KELIS ÉTAIT ÉTENDU sur le dos. Il contemplait les étoiles et s’étonnait de la direction nouvelle que sa vie avait prise aussi soudainement. Il avait survécu à la succession des événements, mais il lui restait encore à en accepter la réalité. Il avait été appelé à Bocoum pour y rencontrer Sangae et Sinper Ou. Tout avait semblé normal. Il avait apprécié sa course jusqu’à la ville en compagnie de Naamen. D’une façon assez vague qu’il ne tenait pas trop à analyser, ce voyage lui avait rappelé ses longs trajets avec Aliver, quand tous deux étaient jeunes et pleins de vigueur. Puis il avait revu Benabe et fait la connaissance de Ioma Ou et de Shen, la fille de son ami le prince défunt. Par la suite, plus rien n’avait été pareil. Il était encore sous le choc. Dans les traits de la fillette, Aliver vivait toujours. Ce n’était pas lui, bien sûr. C’était Shen. Pourtant, une partie de lui observait le monde à travers ses yeux. C’était indéniable, et il ne voulait d’ailleurs pas le nier. Ce n’était qu’une enfant, mais sa rencontre avait bouleversé les objectifs et les allégeances qui guidaient son existence. Et pour l’instant, il était encore perdu. Il n’avait pas non plus compris les motivations des différentes personnes qui avaient provoqué cette rencontre. Les mobiles de Sangae ne pouvaient être remis en question, mais les Ous avaient des aspirations très différentes. Même s’il ne s’était pas opposé au projet en sa présence, Kelis avait senti que Sinper ne voulait pas que la fillette échappe à son contrôle. Le jeune homme en avait la certitude : sans la déférence des Talayens pour le Santoth, Sinper ne leur aurait jamais permis de partir, et il aurait trouvé un moyen d’affirmer que Shen était plus en sûreté sous sa garde. Et ensuite, que se serait-il passé ? Était-il possible qu’il ait voulu utiliser l’enfant pour accéder à la couronne ? Pourquoi les hommes riches désiraient-ils toujours plus ? Il faudrait une armée pour imposer Shen sur le trône, et une guerre de grande ampleur contre la puissance de Corinn. La perspective aurait dû lui paraître improbable, destructrice, folle même, au lieu de quoi elle avait fait naître en lui une angoisse sourde. Tout le Talay combattrait au nom de l’enfant d’Aliver. C’était une fille et elle avait été conçue en dehors du mariage, mais ces détails ne dissuaderaient pas le peuple de défendre sa cause. Dès qu’ils sauraient que Shen était la fille du Roi des Neiges, ils se battraient avec joie pour elle. Ils déclareraient qu’elle était du Talay, et que son triomphe serait aussi le leur. La folie renaîtrait. Pour toutes ces raisons, Kelis fut soulagé de soustraire l’enfant à l’influence des Ous. Ils quittèrent Bocoum dès le lendemain de l’entrevue. Ioma proposa une escorte de gardes, mais Kelis fit valoir qu’ils iraient plus vite s’ils étaient peu nombreux. Sangae émit le souhait que Naamen accompagne Shen et sa mère. Quand la fillette approuva, leur nombre fut arrêté. Ils se débarrassèrent des vêtements, des bijoux et de tout ce qui pourrait suggérer leur véritable identité, et endossèrent des tenues d’ouvriers itinérants. Ils se rendirent à un centre de négoce situé à l’est de la ville et payèrent leur passage sur un bateau de pêche qui devait contourner la côte du Teh pour moissonner une certaine espèce de poissons jaunes. Ils débarquèrent à Falik, en territoire balbara. Avant de quitter le port, ils troquèrent une nouvelle fois leurs vêtements. À présent, ils ressemblaient à des gardiens de chèvres. Selon les circonstances, et si quelqu’un leur posait la question, ils diraient qu’ils revenaient après avoir vendu leur troupeau, ou qu’ils étaient en chemin pour en prendre un nouveau en charge. Shen paraissait accepter les aléas de la situation d’une âme égale. À certains moments, sa présence mettait Kelis mal à l’aise. C’était une enfant ! Que connaissait-il aux enfants ? Qu’y connaissait Naamen ? Tous deux étaient des hommes sans progéniture, qui se trouvaient soudain à devoir veiller sur la destinée d’une fillette de neuf ans. Il avait été moins anxieux face à des chefs de tribu aussi acariâtres qu’Oubadal. Comme il était étrange qu’il n’ait jamais réfléchi au fardeau que représentait la responsabilité d’un enfant ! Et s’il jugeait parfois Benabe trop dure avec sa fille, à qui elle ne passait rien, il était heureux qu’elle soit là. C’était ce qu’il éprouvait quand il prenait un peu de recul et réfléchissait à la situation. Quand il était assis auprès de Shen, le matin, et qu’il lui préparait à manger sur un petit feu ; quand elle le questionnait sur les animaux et les plantes ; quand elle trouvait moyen de se moquer de lui en singeant sa manière de mastiquer avec ardeur, ou la façon dont il relevait toujours le menton quand il regardait au loin ; ou quand elle l’imitait se tiraillant le lobe de l’oreille, ce qu’il faisait parfois lorsqu’il était pensif. Dans ces moments, il oubliait son appréhension et se sentait pareil à un enfant, lui aussi. Une fois, après une semaine de progression vers l’intérieur du Talay, ils coururent pendant une partie de la nuit pour s’éloigner des hurlements ricaneurs d’une meute de laryx. Kelis dut porter la fillette. Shen fut enveloppée dans une couverture et accrochée à son dos. Benabe courut au même rythme qu’eux. Pendant quelque temps, il fut conscient du poids de l’enfant, et il s’agaça du contact de ses jambes nues qui lui entouraient la taille, de la friction entre leurs corps à chaque enjambée. Mais, une fois encore, c’était seulement quand il y pensait. Très vite, il se concentra sur sa course et sur le terrain devant lui. Il se laissa subjuguer par le mouvement de ses jambes et le spectacle des étoiles dans le velours noir du ciel. Quand la lune se leva, elle inonda le paysage d’une clarté laiteuse qui révéla les fleurs et les acacias. C’était un pays magnifique. Ses jambes, ses poumons et son cœur ne faisaient qu’un avec lui. Il en oublia complètement Shen et ne se rendit compte qu’il la portait toujours que lorsqu’ils cessèrent de fuir. Alors Naamen dénoua la couverture qui maintenait la fillette en place. — C’est le rugissement d’un fauve qu’on entend au loin, non ? demanda l’enfant alors qu’ils étaient silencieux depuis un long moment. — Oui, murmura Benabe. — Pourquoi la lionne rugit-elle ainsi ? — Ce n’est pas une lionne. Seuls les mâles se manifestent de la sorte, répondit sa mère. Mais qui peut dire pourquoi les hommes se plaignent ? — Indigestion, expliqua Naamen. Il a trop mangé, et maintenant son ventre traîne par terre. Kelis sourit. Les braises d’un feu mourant murmuraient auprès de lui, craquant et remuant de temps à autre. Il aimait écouter ces bruits infimes quand ils ne parlaient pas. Ces moments ne duraient jamais très longtemps, hélas ! Cette fois, ce fut le lion de Shen qui s’en chargea. À la férocité solitaire et voilée de son appel, il estima que le fauve se trouvait à plusieurs lieues de distance. Sans s’en rendre compte, il avait prêté attention à ses déplacements, mais en fait il aurait préféré l’ignorer. Il n’avait aucune tendresse pour les lions. — Il rugit pour que le monde entier sache qu’il existe, dit-il. Les lions sont fiers, mais ils sont aussi peureux. Shen se redressa sur un coude. Elle était étendue sur une couverture avec sa mère. Il était peu probable qu’elle ait passé beaucoup de nuits à la belle étoile avant ce voyage, mais après trois semaines à dormir sous la voûte céleste, elle semblait déjà très à l’aise sur le sol dur, et satisfaite de ses vêtements simples et du régime frugal des coureurs talayens. — De quoi ont-ils peur ? demanda-t-elle. Des laryx ? — Oui, les laryx attaquent les lions, dit Kelis. Ils ont peur des humains, aussi, même s’ils n’aiment pas le montrer. Benabe protesta. — Ils ont peur de nous ? Alors pourquoi ne se taisent-ils pas, au lieu de signaler au monde entier l’endroit où ils se trouvent ? Si j’étais chasseur, je partirais d’ici et j’irais dire à celui-là… (Elle s’interrompit le temps de pointer le doigt dans la direction d’où avait émané le dernier rugissement.)… je lui dirais de la fermer ! C’est très précisément ce que je ferais, oui. Elle glissa les doigts sous les aisselles de sa fille, et l’enfant se tortilla un moment en riant. — C’est le genre de chose qu’il redouterait certainement, dit Kelis, mais ce n’est pas à cette peur-là que je faisais allusion. Je parlais de la soif de gloire qui possède les lions. Ils mourraient avec joie au combat, pour peu qu’ils emportent quelques ennemis avec eux dans la nuit. Ils craignent d’être oubliés, qu’on ne les honore pas ou qu’on se moque d’eux. C’est pourquoi ils passent une si grande partie de leur vie à punir d’autres créatures. Ce sont des animaux mesquins. Ils volent les proies tuées par les autres prédateurs. Ils massacrent les petits des félins moins puissants qu’eux et abandonnent leurs corps pour que les mères les retrouvent. Kelis resserra son vêtement sur sa poitrine, non parce qu’il avait froid, mais pour meubler le moment pendant lequel il cherchait d’autres crimes. — Ce sont des tyrans. C’est pourquoi ils attirent tant les hommes médiocres. — Sinper Ou a une crinière de lion, remarqua la fillette. Tu le trouves médiocre ? Kelis toussota. Il n’était pas encore habitué à l’art avec lequel Shen le prenait au dépourvu, mais il en était venu à penser qu’elle ne le faisait pas par méchanceté ou malveillance. Il n’aurait pas pu dire la même chose de Benabe. Mais Shen, elle, posait des questions parce qu’elle souhaitait connaître les réponses. Et elle écoutait celles-ci avec un intérêt manifeste. En fait, il avait déjà changé sa façon de s’adresser à elle. Il l’appelait « Petite », mais il la voyait de moins en moins comme les autres enfants de son âge. Sont-ils comme elle ? se demandait-il. Est-ce moi qui ne l’avais encore jamais remarqué, est-elle vraiment différente ? — Je ne pense pas que Père Ou connaisse les lions aussi bien que je les connais, éluda-t-il. — Les lions n’ont pas toujours été les vauriens qu’ils sont devenus, intervint Naamen. Il était assis en tailleur de l’autre côté du feu, et il mâchait une herbe poivrée pour se nettoyer les dents. Quelle que soit l’importance de la relation qui se tissait entre Kelis et la fillette, cela ne semblait pas le toucher. Il parla d’un ton léger, en adoptant la diction modulée d’un conteur. Shen s’assit pour mieux l’écouter. — À l’époque, le Grand Dispensateur arpentait encore la terre. Les lions, les laryx et d’autres animaux étaient en paix. Tous savaient que… — Chut, dit Kelis. Elle a déjà entendu ces histoires. Elle devrait dormir, à cette heure. — Non, protesta l’enfant. Raconte-moi, Naamen. Je veux l’entendre de ta bouche. — Vas-y, alors, dit Benabe au jeune homme. Tu as une voix qui convient aux récits. Avec un sourire de triomphe, Naamen continua : — Tous savaient qu’ils étaient des créations du Dispensateur. Ils sentaient son amour, et chacun savait qu’il le partageait également entre eux. C’était une époque merveilleuse. Il décrivit ces merveilles avec un grand luxe de détails très imaginatifs, sans cesser de faire des gestes avec son bras normal et celui qui était atrophié. Toutes sortes d’animaux abondaient dans le sillage du Dispensateur, qui chantaient les louanges du dieu. Toutes ces créatures étaient nées récemment, et l’éclat de la jeunesse brillait en elles. Tout était neuf, et en ces temps reculés aucune créature ne songeait à en dévorer une autre. Elles bondissaient dans les airs pour arracher les fruits succulents aux arbres. Les shiviths allaient avec les gazelles pour le simple plaisir de courir. Les éléphants se mesuraient aux rhinocéros dans des jeux amicaux. Les aigles enlevaient les mulots dans les airs avec précaution, pour que les rongeurs puissent contempler le monde depuis le ciel. Les lions affrontaient les laryx dans des tournois fraternels. — Pouvez-vous imaginer cela ? dit Naamen. — Moi, je peux, répondit Shen. — C’est une bonne chose que tu en sois capable, parce que cette période n’a pas duré. Et il expliqua qu’Élenet, le premier homme, était né à cette époque. Pendant un temps, il avait participé à ces réjouissances, mais très vite il en avait appris assez de la langue du Dispensateur pour devenir imbu de lui-même. Il avait alors voulu façonner ses propres créations, mais, parce qu’il n’était pas le Dispensateur, aucune de ses tentatives n’avait abouti. Ses créations étaient toujours contrefaites. Quand il voulut faire de la chaleur, il fit brûler le soleil trop fort. Il s’enfuit et chanta pour se rafraîchir, mais son chant gela des régions entières. Pour se réchauffer, il fit du feu, mais il ne remarqua pas immédiatement que les flammes consument tout ce qu’elles touchent. Pour éteindre les incendies, il préleva l’eau des fleuves et créa des tempêtes. Pour apaiser celles-ci, il souffla et chassa les nuages du ciel, créant ainsi les déserts. — Vous saisissez ? Tout ce qu’il entreprenait créait le chaos. Rien de ce qu’il voulait faire ne prenait la forme qu’il avait souhaitée. En cherchant à se rendre immortel, il ouvrit la porte à la maladie. Il créa la mort à la seconde où il la craignit et chercha à lui échapper. — Personne n’était mort avant ? s’étonna Shen. — Non, répondit Naamen. Cette période était le temps de la première génération de toutes choses. Au début il n’y avait rien, et puis la vie était apparue. Il aurait pu en être ainsi à jamais, si Élenet n’avait agi aussi faussement. » Mais il avait agi faussement, et le Dispensateur avait perdu foi en ses créatures. Il s’était détourné d’elles et les avait abandonnées, par crainte que l’une d’entre elles ne soit la prochaine à le trahir. En très peu de temps, le monde changea. La bonté qui accompagnait le Dispensateur disparut avec lui, et le monde devint différent. Les créatures qui avaient été amies commencèrent à se quereller. Les plus fortes molestèrent les plus faibles. Et il ne fallut pas longtemps avant que certaines se repaissent de la chair des autres. Les aigles enfoncèrent leurs serres dans le corps des mulots qui avaient été leurs amis. Les lions dévorèrent tout ce qu’ils trouvaient. Parce qu’elles avaient peur de disparaître, les proies apprirent comment s’accoupler et avoir des enfants, mais les prédateurs ne tardèrent pas à apprendre la même chose. Aussi douloureux et dangereux que ce fût, ils eurent leur propre progéniture à qui ils enseignèrent la chasse. » Élenet finit par fuir ce chaos, bien que personne ne sache où il se réfugia. En son absence, les lions déclarèrent qu’ils étaient les rois des animaux. Entendant cela, les laryx éclatèrent de rire, car ils méprisaient les lions et se jugeaient supérieurs à eux. Voilà pourquoi les lions et les laryx rugissent pour s’impressionner mutuellement, aujourd’hui encore. Les lions crient leur suprématie, et les laryx répondent hystériquement que les lions sont des imbéciles. » Leur vendetta continue, conclut Naamen, et peut-être ne connaîtra-t-elle jamais de fin. Du moins tant que le Dispensateur ne sera pas revenu pour remettre de l’ordre dans ce monde. Le conteur inclina la tête pour indiquer qu’il avait achevé sa narration. Shen s’était allongée, la tête posée sur son bras replié. Un moment, Kelis crut qu’elle s’était assoupie, mais elle prit alors la parole : — Je pensais que les Hérauts du Santoth avaient créé les laryx avec leur seul regard, un jour où ils étaient furieux, à cause de leur bannissement, je veux dire. — C’est ce qu’on raconte parfois, admit Kelis. — Mais Naamen vient de dire que les laryx étaient présents aux premiers jours. — Et il arrive que deux choses contraires soient affirmées, fit Naamen. Laquelle est vraie ? Le sont-elles toutes deux ? Je ne saurais le dire. Je répète simplement ce qu’on m’a raconté. La fillette bâilla. — Il faudra que je demande aux pierres. Elles me diront la vérité. Elle avait parlé avec son insouciance enfantine, sans paraître penser que ses propos pouvaient sembler fantastiques, peu crédibles ou effrayants. Sa réflexion replongea Kelis dans le tourbillon de ses craintes. Ils n’étaient pas engagés dans un voyage anodin, pour chasser, se promener ou camper sous les étoiles et se raconter de vieilles légendes. Pour la deuxième fois de son existence, il était parti en quête des sorciers bannis, les Hérauts du Santoth – ceux à qui Shen faisait référence quand elle parlait de « pierres ». Il n’avait vu ces êtres qu’en une seule occasion, pendant un après-midi horrible, plein de fureur. C’était un événement glorieux parce qu’il avait marqué la défaite militaire d’Hanish Mein, mais il était voilé par l’émotion qu’avait suscitée la mort d’Aliver, et il évoquait des scènes si terribles que le jeune homme priait pour ne jamais en revoir de semblables. Et pourtant, Kelis était reparti à la recherche de ces mêmes sorciers. Personne ne pouvait dire pourquoi, sinon qu’une fillette avait juré que cela devait être fait. Et il emmenait cette enfant, une femme et un adolescent dans cette aventure. Il agissait en secret, afin que la reine à qui il avait juré fidélité ignore tout de l’existence de cette nièce. Parce qu’un jour, Shen pourrait disputer le trône au propre fils de Corinn. La voix de Benabe interrompit ses pensées : — Que veulent-ils à mon enfant ? Tu peux me le dire ? Elle était étendue à côté de sa fille maintenant endormie. Elle s’était redressée sur un coude et le regardait fixement. Son visage était éclairé plus par les étoiles que par la faible lueur du feu. Vue ainsi dans un contraste d’ombres et de lumière, elle aurait pu être très âgée, ou très jeune, mais elle conservait une beauté que les sculpteurs auraient aimé capturer dans la pierre. — Moi ? Cousine, je ne détiens pas ces connaissances. Avec un soupir, Benabe tourna son attention vers l’immensité ténébreuse des plaines qui les entouraient. Le lion avait cessé de rugir, et l’on entendait maintenant un millier de petites créatures qui couinaient, jappaient, stridulaient et vrombissaient. — Shen n’a pas été saisie de tremblements depuis que nous avons quitté Bocoum, dit-elle. D’habitude, elle a une crise tous les quinze jours environ. J’ai toujours détesté ces moments. Elle peut être frappée n’importe où, n’importe quand. Elle marche tranquillement, et l’instant suivant elle se tord sur le sol, les yeux révulsés, et elle essaie désespérément de respirer. Cela arrive plus souvent lorsqu’elle est agitée. — Elle ne semble pas spécialement agitée, remarqua Naamen. — Non, en effet, fit Benabe d’un ton presque amer, presque résigné. Nous traversons un continent, nous nous enfonçons dans un désert pour aller à la rencontre de sorciers qui devraient être morts depuis deux cents ans, et elle n’a jamais semblé aussi sereine, aussi pleine de santé. C’est comme après une de ses crises : son visage est si calme, si paisible. Elle sourit et elle est… heureuse. Et moi, chaque fois mon cœur bat à tout rompre. Chaque fois je crois qu’elle ne se remettra pas de cette crise, mais chaque fois elle en ressort possédée par une joie plus grande que ce que j’ai jamais connu. Je devrais les aimer pour cela, mais je n’y arrive pas. Je les déteste. Elle regarda Kelis, puis Naamen, et revint à Kelis. — Je ne sais pas si je fais bien de la laisser aller là-bas. Kelis, tu les as vus. Dis-moi qu’ils sont bons. En réponse, il serra les pans de sa cape autour de lui, se força à bâiller longuement, puis remua comme s’il allait sombrer dans le sommeil très bientôt. — Il n’y a rien à craindre, dit-il avec l’espoir que ce mensonge suffirait à clore la conversation. * * * L’après-midi suivant, Kelis remarqua quelque chose d’étrange à l’horizon, au sud. Il n’en parla pas, ni ce jour-là ni le lendemain. Mais le troisième jour, Naamen tenta d’accrocher son regard alors qu’ils cheminaient côte à côte. Il lançait des coups d’œil inquiets à Kelis, qui faisait mine de ne pas s’en rendre compte. Le jeune homme était heureux que son compagnon de route n’exprime pas ses pensées, et il gardait toujours l’espoir de se réveiller le matin suivant pour découvrir que ces formes lointaines n’étaient que des nuages, des mirages, des illusions d’optique dues à la chaleur. Mais dans l’air pur de ce quatrième matin, il ne lui fut pas possible de nier plus longtemps la réalité. Proches, maintenant, si subitement proches, comme si elles avaient avancé sans bruit vers eux pendant la nuit, des montagnes leur barraient l’horizon. Des collines précédaient d’immenses plaques de granite inclinées et des pentes sombres qui s’élevaient vers le ciel et disparaissaient dans la brume, si bien qu’on ne pouvait deviner leur hauteur véritable. Elles se dressaient rangée après rangée, et s’étendaient jusqu’à la courbe douce du monde. Elles formaient une chaîne comme il n’en avait jamais vu dans le Monde Connu, et elles n’existaient pas la dernière fois qu’il s’était aventuré aussi loin dans l’Extrême Sud. — Je les vois, et tu les vois, dit Benabe. Nous les voyons tous les deux, n’est-ce pas ? Alors je pose la question : pourquoi y a-t-il des montagnes devant nous ? Personne ne nous a prévenus que nous devrions franchir des montagnes. — Je ne connais pas ces montagnes. Ce fut tout ce que Kelis trouva à répondre. — Que veux-tu dire ? Tu es déjà venu ici… — Oui, mais les montagnes ne s’y trouvaient pas. Il contempla la gigantesque barrière rocheuse un long moment, pendant que les autres l’assaillaient de questions. Qu’est-ce que cela signifiait ? S’étaient-ils égarés à ce point ? Comment pouvait-il exister des montagnes aussi formidables sans que personne en ait jamais entendu parler ? Comment était-il possible qu’il ne les ait pas vues s’il était réellement passé par ici la première fois ? Devaient-ils les escalader, les contourner, ou… Et toujours il secouait la tête et répétait : — Je ne sais rien de ces montagnes. Il lança un coup d’œil à Shen, qui le regardait. Elle était la seule à ne pas s’inquiéter de cet obstacle titanesque. Elle pencha la tête de côté et lui sourit, comme pour l’inviter à reconnaître la réalité et lui demander s’il était prêt à continuer. CHAPITRE VINGT-SEPT IL AVAIT PRONONCÉ SON NOM. MÓR. Il avait roulé sur sa langue comme si Dariel connaissait la jeune femme, comme s’ils étaient de vieilles connaissances ou des amis ; comme s’il était le maître qui s’apprêtait à la réprimander pour quelque tâche bâclée ; ou comme s’il avait le droit de connaître son nom et de le former sur ses lèvres. Elle n’aurait pu dire quelle comparaison était la plus juste, mais sa façon de parler les englobait toutes. C’était quelque chose de très simple, mais de tellement inattendu qu’elle en éprouva un surcroît de colère. Le moment qu’elle attendait depuis si longtemps… celui où elle pourrait enfin cracher au visage d’un prince Akaran ! Un de ces Akarans méprisables, odieux ! Un despote. Un criminel. Un être infâme qui ne méritait de vivre que pour comprendre toute l’ampleur des crimes commis en son nom. Elle était entrée dans cette pièce prête à savourer la vision d’un de ces Akarans qu’elle haïssait plus encore que les Auldeks, les Lothans ou les Ligueurs. Elle avait perdu toute maîtrise d’elle-même. Et pourquoi ? Peut-être, songea-t-elle alors qu’elle était assise dans une salle aveugle, dans le dédale de tunnels qui s’étendait sous la capitale, peut-être à cause de son accent. Ce maudit accent acacian ! Ils parlaient tous avec le même phrasé, à quelques variantes près, avant sa venue dans l’Ushen Brae, quand ils discutaient secrètement dans cette langue, parce que l’auldek déformait leur prononciation au point qu’ils ne se souvenaient plus de la façon correcte de parler. La langue de connivence que les Êtres utilisaient entre eux n’était qu’une imitation désolante du parler employé par ceux qui les avaient vendus comme esclaves. Tout cela recelait une ironie sinistre. Maintenant qu’elle y réfléchissait, oui, c’était sans doute ce détail qui l’avait poussée à le frapper si rudement. Mais ce pouvait être pour une autre raison. Elle détestait le reconnaître, mais la voix du prince avait ranimé en elle l’image de son frère. Elle ne se serait jamais attendue à une telle réaction. Il avait suffi de quelques secondes en sa présence, de quelques mots, et le poids de l’absence de Ravi l’avait écrasée. Ce n’était pas un souvenir particulier, seulement la conscience aiguë du manque qu’il laissait dans sa vie. Sans lui, elle se sentait incomplète. Maudit Akaran ! Lui avoir infligé un tel choc avec seulement quelques paroles… Il avait dû recourir à une magie acaciane. Qui aurait pu lui en vouloir si elle lui avait cogné le crâne contre le mur ? Il méritait pire. En ce qui la concernait et si elle avait son mot à dire, il recevrait pire. Elle abaissa la tête un peu plus et enfonça dans son cuir chevelu, jusqu’à la douleur, les implants noueux au bout de ses doigts. Elle ferait mieux la prochaine fois qu’elle le verrait, c’était son devoir. Les anciens lui faisaient confiance pour cette affaire, et elle ne les décevrait pas. Ravi aurait voulu qu’elle fasse mieux, elle ne le décevrait pas non plus, où que son âme se trouve dans l’Ushen Brae. Elle ôta les griffes de son crâne, souffla et se redressa. Son regard s’arrêta sur le petit miroir posé sur la table devant elle. Il était tourné de côté et elle ne pouvait y voir son reflet, mais elle savait ce qu’elle découvrirait si elle le plaçait face à elle : le visage qu’elle avait fini par penser être le sien. De la poitrine aux épaules, sur le visage et même sous les cheveux, elle était tachetée comme le pelage d’un shivith, noir et jaune avec des nuances diverses incrustées dans sa peau. Un shivith. Son apparence resterait à jamais celle d’un hybride mi-humain, mi-félin. Mais le plus étrange, comme du reste pour toute chose dans l’Ushen Brae, était qu’elle ne s’imaginait pas autrement. Elle ne se connaissait pas sans les tatouages qui lui conféraient son identité, définissaient sa place et son appartenance à ce monde. Elle gardait le souvenir de Ravi tel qu’il avait été avant. La dernière fois qu’elle l’avait vu, il était encore un enfant dont le physique n’avait pas été altéré. Tout le monde disait qu’ils avaient le même visage. Alors, se le remémorer tel qu’il était revenait peut-être à se remémorer ce qu’elle avait été. Il avait ce regard faussement tranquille, avec les paupières un peu lourdes typiques des Candoviens. De beaux yeux dans un beau visage arrondi, pensa-t-elle. Ravi… Elle s’était accrochée à lui sur le navire qui les avait arrachés au Monde Connu et menés à l’esclavage. Même dans la cale du bateau de la Ligue, Ravi avait continué de s’emporter contre l’injustice qu’ils subissaient. Il avait peut-être un regard calme, mais l’esprit derrière ces yeux était acéré et plein de bravoure. Il lui avait murmuré à l’oreille ses projets d’évasion. Un plan après un autre, qui se succédaient quand le précédent se révélait impossible à mettre en œuvre. Il avait essayé de rallier les autres. La nuit, il la délaissait quelques instants pour aller parler avec les autres captifs, quand leurs gardiens avaient le dos tourné. Il s’était efforcé de transformer leur peur et leur colère en quelque chose d’utile. Il devait y avoir un moyen de fuir, avait-il clamé. Il y avait forcément un moyen ! Ils ne devaient pas oublier qu’ils étaient des milliers ! Peu nombreux furent ceux qui l’écoutèrent. Il avait été repéré pour son esclandre sur la plage, et, bien qu’aucun des enfants ne pût deviner ce que les Ligueurs leur réservaient, tous soupçonnaient qu’un sort plus terrible encore attendait Ravi. Le Ligueur n’avait-il pas parlé de le dévorer ? Quel monstre allait-il rencontrer, et pourquoi ne pas tout mettre en œuvre pour tenter d’échapper à un destin aussi funeste ? Le peu d’entre eux qui l’avaient observé avec nervosité, mais qui rêvaient d’évasion, s’étaient écartés de lui après que les Ligueurs les avaient fait sortir de la cale pour leur montrer un aperçu de ce que seule la Ligue pouvait leur offrir. Les enfants avaient été rassemblés par petits groupes. Serrés les uns contre les autres, ils avaient peur des embruns, du vent qui les cinglait et des mouvements du bateau. Aussi énorme qu’il fût, le vaisseau gravissait et dévalait des rouleaux encore plus titanesques que lui. Autour d’eux et aussi loin que portassent leurs regards apeurés, il n’y avait que des murailles d’eau grise qui semblaient aussi solides et froides que la pierre. Un Ligueur se moqua d’eux. C’étaient des fous ; il y en avait même qui étaient perchés dans des nacelles accrochées aux mâts. Ils criaient, agitaient les bras et riaient comme si rien au monde n’était aussi magnifique que cette mer en furie. Mór avait cru qu’elle ne verrait jamais rien d’aussi effrayant. Elle se trompait. L’horreur prend bien des formes. Ce fut l’horreur qui coula dans ses veines quand les hommes en cape rouge revinrent les chercher. Ils arrivèrent au matin et marchèrent entre les alignements de gamins allongés à fond de cale. Ils décochèrent des coups de pied et de poing sans ralentir, hurlèrent des obscénités et des menaces, et chaque visage déformé par la terreur accentuait leur joie. Ils savaient où trouver Ravi, et c’était pour lui qu’ils venaient. Pour elle. Son frère résista, mais il n’était pas de taille. En le regardant qui se débattait et se tortillait, tandis que les poings des soldats s’abattaient sans relâche, Mór eut envie de crier. Mais pas seulement à l’adresse de ces brutes. Elle voulait aussi interpeller Ravi. Cesse de les combattre ! Arrête de faire ce qu’ils attendent de toi ! Les soldats en cape rouge les isolèrent des autres et les traînèrent sur le pont, puis sur une passerelle qui reliait le centre de la coque du géant des mers à un quai. Les hommes chétifs au crâne allongé les encadrèrent. Elle se souvenait de l’un d’entre eux, qui avait des ongles si longs qu’ils se recourbaient sur eux-mêmes. Ensuite, on les fit embarquer sur le plus étrange des navires, un bâtiment élancé et blanc, propulsé par quelque force interne. Il affronta vaillamment des courants violents et un vent contraire. Bien qu’elle fût en mer depuis des semaines, Mór fut prise de nausée et vomit tout ce que contenait son estomac. Ravi serra sa main un peu plus fort, mais il ne pouvait rien pour l’aider. Les hommes au long crâne – des Ligueurs, bien sûr – les confièrent à une femme qui attendait sur une jetée en pierre. C’était la première femme que Mór voyait depuis qu’ils étaient montés à bord du vaisseau de la Ligue. Elle avança vers eux d’une démarche digne d’une princesse. C’est ce que la fillette pensa. Comme une princesse, elle portait une robe étincelante qui mettait en valeur la minceur de sa silhouette et s’évasait au niveau de ses chevilles, dissimulant le mouvement des jambes. Elle donnait l’impression de glisser plus que de marcher. Elle avait les traits délicats, le visage pâle. C’est seulement quand elle fit halte devant eux que Mór nota une particularité physique pour le moins troublante : ce qu’elle avait pris pour un couvre-chef saillant de chaque côté de sa tête était en fait ses oreilles. Elles s’effilaient en hauteur pour se terminer par des pointes recourbées. À cause de ce détail peut-être, ou de la sensation bizarre de la terre ferme sous ses pieds, ou parce qu’elle avait très peu mangé et tout vomi, ce qui l’avait affaiblie – pour l’une ou l’autre de ces raisons, Mór s’évanouit. Elle reprit connaissance un peu plus tard. La femme aux longues oreilles était penchée sur elle et l’examinait. Dans les années à venir, la fillette penserait souvent à son visage incliné vers elle, la première fois où elle avait croisé le regard d’une Lothan. La femme sourit. — Je perçois tes pensées, dit-elle. La langue n’était pas le candovien. Elle était plus proche de l’acacian, que Mór comprenait un peu, mais différente aussi. La Lothan tirailla une de ses oreilles trop longues de ses doigts très fins. — Nous faisons cela pour l’esthétique, et pour mieux entendre. Cette déclaration était presque réconfortante. La voix de la femme était apaisante, ses paroles proches du murmure. C’était la première chose qu’un Lothan lui ait dite, et la dernière qu’à tort elle croirait attentionnée. Ensuite, après le départ des Ligueurs, on lui fit prendre un autre bateau, beaucoup plus petit, mais qui filait sur les vagues si vite que Mór faillit hurler de terreur. Il louvoya entre les îles, si bien qu’en quelques minutes le paysage derrière eux n’était plus qu’un dédale de terres et d’eau. Ils longèrent pendant un certain temps le littoral d’une île de grande taille recouverte de forêts épaisses et à l’aspect sauvage. Finalement, le bateau accosta à une petite jetée près de rochers. La femme les précéda à terre et jusqu’en haut d’un escalier taillé dans la pierre, à flanc de falaise. Ravi serrait toujours la main de sa jumelle, et, quand la femme s’arrêta devant un porche sombre et leur fit signe de le franchir, ce fut ensemble et côte à côte qu’ils obéirent. C’est ainsi qu’ils entrèrent dans la salle dont elle se souviendrait chaque jour jusqu’à la fin de sa vie. C’est ainsi qu’elle pénétra dans l’antre du Mangeur d’mes. * * * Skylene apparut sur le seuil de la pièce. Elle s’y immobilisa un moment, sourcils froncés et avec une moue dubitative à l’adresse de Mór, mais son regard demeurait doux. Sous sa peau bleu pâle on reconnaissait un visage natif des Forêts Eilavanes du Monde Connu. Il était très improbable qu’un habitant de cette région vît en elle une parente, avec son teint bleuté et son plumage dentelé qui jaillissait comme une couronne fixée à la ligne de ses cheveux. Elle était sans doute née sur le continent, mais à présent elle portait les marques des esclaves du Kern, le clan qui revendiquait le delta du Sud comme ses terres ancestrales et avait adopté la grue bleue comme totem. Elle est plus belle que n’importe quelle grue, songea Mór, et aussitôt elle s’en voulut d’avoir eu cette pensée une fois de plus. Le plus terrible, dans les tortures que les Auldeks leur imposaient, c’étaient les changements qui en découlaient et qu’elles en venaient à aimer. Elle détourna les yeux de son amie. Skylene s’approcha. Elle glissa les bras autour du cou de Mór et pressa sa poitrine menue contre le dos de son amante. — Tu n’aurais pas dû le frapper de la sorte, dit-elle. — Je sais. — Il pourrait nous être utile, d’après Yoen et les autres anciens. — Tu es venue me faire la leçon ? Skylene prit le menton de Mór entre ses doigts et la força à tourner la tête vers elle. Se penchant, elle l’embrassa à pleine bouche. Mór s’abandonna à elle avec avidité, et pendant quelques secondes rien ne compta plus que la texture des lèvres de sa bien-aimée et le contact de ses dents. Elle glissa la langue entre elles et reçut la réponse sensuelle au-delà. Trop tôt, Skylene se redressa. Elle passa les doigts sur son front et les touffes de plumes qui le bordaient. — Non, je suis venue t’annoncer qu’il s’est réveillé et qu’il a retrouvé tous ses esprits. Je l’ai laissé en compagnie de Tunnel. Il a l’air d’aimer parler avec lui. — Ce qui n’aidera nullement à le remettre d’aplomb, dit Mór avec une pointe d’ironie. Tu l’as interrogé ? — Il raconte une histoire assez étrange. Il affirme avoir été trahi. Il dit qu’il est venu ici en qualité d’émissaire de sa sœur la reine. Les Ligueurs l’auraient enchaîné. Ils auraient trouvé un moyen d’empoisonner tous les Lothans, pour ensuite essayer de passer un nouvel accord avec les Auldeks. La Ligue aurait été sur le point de le livrer aux Auldeks, mais quelque chose se serait produit et les Numreks les auraient tous trahis. Tout cela semble correspondre à ce dont j’ai été témoin. Et tu as entendu ce que les guetteurs disent de la mer. On n’y voit plus aucun navire du Lothan Aklun. Quoi qu’il se soit passé… — Quoi qu’il se soit passé, rien n’est vraiment clair, pour l’instant. Les Numreks… Comment se fait-il que ces brutes soient de retour ici ? Skylene ne chercha pas à discuter ce point ni à répondre à la question. Elle préféra revenir au prince. — Dariel prétend qu’il n’était pas partisan du Quota. Il dit qu’il voulait trouver un moyen d’y mettre fin, en échangeant autre chose que des esclaves. Mór laissa aller sa tête en arrière, contre la poitrine de la jeune femme. — Tu l’appelles par son prénom, maintenant ? Ne me dis pas que tu le crois. Depuis combien de temps nous vendent-ils comme esclaves ? Combien de milliers d’entre nous ont connu ce sort ? Des générations ! Et il voudrait nous faire croire que le premier d’entre eux que nous capturons, lui en l’occurrence, souhaitait justement nous libérer ! Ils mentent beaucoup mieux que toi, Skylene. Ne te laisse pas abuser. — Tunnel l’aime bien, dit Skylene après un court silence. Il pense déjà que c’est Rhuin Fá. — Sur quels faits se fonde-t-il ? — Sur le seul et unique fait qu’il attend la venue de Rhuin Fá depuis toujours. Comme tout le monde, Mór. Comme nous tous. — Pas moi. Skylene lui serra doucement l’épaule puis s’écarta. — C’est ce que tu dis. Je n’en suis pas si sûre. Parfois, il me semble que tu pries pour la venue de Rhuin Fá avec plus de ferveur que n’importe qui d’autre. Avant que sa compagne puisse répondre, la jeune femme à la peau bleutée enchaîna : — La prochaine fois que tu le vois, range tes griffes. Et souviens-toi que tu n’es pas une ancienne, seulement celle qu’ils ont choisie. Tu ne peux pas maltraiter cet homme sans leur permission. Continuer à le faire te condamnerait aussi sûrement que lui. Nous devons lui parler. Lui parler et rapporter à Yoen ce que nous avons appris. Que lui et les autres décident ce qui en découlera. — Je ne suis pas une enfant, dit Mór. — Non, tu es une meneuse intelligente et courageuse, qui oublie parfois son bon sens. Mór ferma les yeux, je n’ai pas toujours été ainsi. Pas toujours. * * * Ce jour-là, dans la salle où elle apprit ce qu’était le Mangeur d’mes, elle ne se conduisit certainement pas en meneuse courageuse. Elle n’était qu’une enfant plaquée contre le mur par la femme aux longues oreilles. Les yeux écarquillés, elle regardait autour d’elle sans comprendre. Les hommes et les femmes du Lothan Aklun s’affairaient. Tous étaient vêtus des mêmes toges amples qui traînaient sur les dalles blanches du sol. Tous étaient d’une même maigreur. Ils n’avaient pas le corps d’ouvriers. Ils étaient très occupés par des tâches qui, de prime abord, pour la fillette, ne semblaient avoir aucun rapport avec son jumeau ou elle. Ils allaient ici et là, se parlaient et pressaient leurs paumes sur des panneaux sertis dans les murs en pierre. Du moins pensa-t-elle que c’était de la pierre, puisque c’était aussi dur et que les murs en étaient constitués. D’autres objets dans la pièce semblaient avoir été taillés dans la même matière. Au centre de la grande salle rectangulaire se trouvaient deux plaques surélevées semblables à des couches, mais si plates que personne n’aurait voulu s’y installer pour dormir. Juste au-dessus, d’autres plaques encore plus grandes pendaient du plafond. Les Lothans ne leur prêtaient aucune attention, à tel point que pendant quelques minutes elle crut qu’ils avaient oublié leur présence. Elle tenait toujours la main de Ravi dans la sienne. La femme s’était éloignée. Et s’ils tentaient de s’éclipser ? La porte était restée ouverte. Elle sentait que son frère pensait à la même chose, car l’excitation faisait frémir ses doigts. La liberté était juste là, avec la lumière du jour qui entrait. Ravi agit. Il referma la main sur celle de sa sœur, avec une force presque douloureuse, et l’entraîna. Exactement ce qu’elle avait imaginé. Ils s’élancèrent vers la porte. Ils n’en étaient plus qu’à quelques enjambées, et les Lothans n’avaient encore rien remarqué. La femme qui les avait amenés ici leur tournait le dos. Mór ne réfléchit pas à ce qu’ils feraient une fois dehors, sinon qu’ils dévaleraient l’escalier, et qu’ils continueraient de courir. La silhouette d’un homme effaça l’éclat du soleil. Il franchit la porte d’un pas lourd. Les deux enfants s’arrêtèrent en catastrophe, et Ravi perdit l’équilibre. Il s’écroula au sol et la main de sa sœur lui échappa. Mór n’avait jamais vu un homme aussi grand, avec des membres longs et un torse bardé de muscles. Il ne portait qu’une sorte de courte jupe de cuir noir et ses cheveux étaient longs comme ceux des futures mariées candoviennes, mais il avait tout d’un guerrier prêt à tuer. Ses poings se crispèrent puis s’ouvrirent, comme à la recherche des armes qu’ils serraient habituellement. La force qui se dégageait de cet individu était obscène – c’est ainsi qu’elle se la rappellerait –, et pourtant elle ne pouvait détourner les yeux de ce corps taillé pour la guerre et rien d’autre. Un Auldek, comme elle l’apprendrait plus tard. Elle crut qu’il était entré uniquement pour les empêcher de fuir, mais il fut immédiatement évident à son expression qu’il était étonné de voir deux gamins s’agiter devant lui. Plusieurs autres individus aussi imposants que lui suivaient en bavardant. Alors que Mór reculait en titubant, atterrée par cette apparition, les Lothans se précipitèrent et se saisirent de Ravi. Ils le traînèrent avec une force dont elle ne les aurait jamais cru capables vers une des plaques de pierre. Le regard de Mór bondissait de son frère à l’Auldek. Elle vit les Lothans attacher Ravi sur une des deux plaques, et les efforts inutiles qu’il faisait pour se libérer. Dès qu’il fut immobilisé, le rectangle suspendu au plafond descendit pour le recouvrir. Elle l’entendit crier son prénom juste avant que le grand couvercle de pierre ne le recouvre. Et plus rien. Une poignée de secondes s’écoulèrent, puis les Lothans ôtèrent la fillette du chemin des Auldeks. Mór fut poussée de nouveau contre le mur, et elle se mit à hurler. Ravi se trouvait pris au piège des deux plaques de pierre emboîtées l’une sur l’autre. L’Auldek au torse nu s’entretint un instant avec les Lothans. Il semblait vouloir regarder sous la plaque qui recouvrait Ravi, mais ils refusèrent. L’un d’eux désigna la fillette. Dans une langue gutturale, il dit quelque chose qu’elle ne comprit pas. Elle cessa complètement de respirer quand l’Auldek se tourna vers elle et la dévisagea. Il s’approcha et lui toucha le menton. Elle tressaillit, mais il la tenait collée contre le mur. Il releva sa tête et l’étudia sans hâte. Pendant très longtemps, son visage demeura un masque aux traits durs et grossiers, et son regard était aussi indéchiffrable que celui d’un serpent. Puis il sourit et dit quelque chose qui provoqua l’hilarité chez ses compagnons. Il la lâcha, fit demi-tour et monta sur l’autre plaque de pierre. Il la frappa du plat de ses deux mains, comme pour inciter les Lothans à se dépêcher. Les autres Auldeks allèrent se placer à l’autre bout de la salle, à l’endroit qu’on leur indiqua. Les Lothans s’activèrent de nouveau. Bientôt, la plaque rectangulaire située au-dessus de l’Auldek descendit vers lui. Elle s’assujettit au socle et étouffa les dernières remarques qu’il lançait. Mór était tétanisée. Elle se souvenait de ce moment, mais elle ne pouvait se remémorer ce qu’elle avait éprouvé alors. C’était un blanc dans sa mémoire. Ravi était enfermé dans un cercueil de pierre. Aujourd’hui, elle savait pourquoi, mais ce jour-là, qu’avait-elle pensé ? Elle était très troublée par son incapacité à se le rappeler, et par l’idée que son jumeau avait été seul pendant qu’il subissait tout cela et qu’elle restait là, aussi immobile qu’une statue. Et le moment passa. Il n’y eut pas de bruit assourdissant, pas d’éclair de lumière, pas de rugissements ni de sang. Il y eut peut-être un son diffus, qu’elle sentit vibrer dans la plante de ses pieds, quelque chose comme une musique, mais elle n’en était même pas sûre. Elle vit la plaque de pierre qui recouvrait l’Auldek se relever. Les Lothans se pressèrent autour du guerrier. Quand ils reculèrent quelques secondes plus tard, le géant descendit de la plate-forme, se campa sur ses deux pieds et gronda. Puis il agita son poing fermé dans le vide, et un grand sourire fendit son visage. Il était le même, à ceci près que sa peau luisait maintenant comme si une lumière brûlait dans sa poitrine et l’illuminait de l’intérieur. Les autres Auldeks rugirent des félicitations et vinrent l’entourer pour le gratifier de claques sonores sur les épaules. Les Lothans terminèrent leur tâche sans plus s’occuper des guerriers. L’autre plaque de pierre – celle qui recouvrait Ravi – demeurait close. Mór ne revit jamais le visage de son frère et elle ne sut jamais ce qui restait de lui après que son âme eut été tirée de son corps et transférée dans celui de l’Auldek. Car c’était ce qui s’était produit. Elle ne le comprendrait que plus tard, quand Yoen le lui expliquerait avec son honnêteté et sa douceur habituelles. C’était ainsi qu’elle connaissait la vérité, aujourd’hui. C’était pourquoi son esprit avait fini par accepter ce que son intelligence lui disait. Ravi n’était pas encore parti : son âme était prisonnière du corps d’un autre. Il y avait une autre chose qu’elle savait avec certitude. Elle n’avait jamais oublié le nom de l’Auldek qui avait reçu l’âme de son jumeau. Elle l’avait entendu sur les lèvres des Lothans et avait compris que c’était un nom propre, quelque chose de différent de tous les autres mots de leur langue. Devoth. Il s’appelait Devoth. Un jour, elle se trouverait face à lui sans qu’il soit protégé. Alors elle le tuerait, et elle libérerait son frère. CHAPITRE VINGT-HUIT DEBOUT DANS SES APPARTEMENTS PRIVÉS PENDANT QUE SES SERVANTES la préparaient pour le banquet de la Lune de Sang, Corinn réfléchissait au contenu étrange du mot qu’elle avait reçu de sa sœur. Elle était heureuse d’apprendre que Mena avait été retrouvée vivante, et en bonne santé, mais le ton désinvolte autant que mystérieux du message envoyé par pigeon voyageur lui déplaisait. Le texte disait simplement : Je me suis trouvée, ma sœur. Tout va bien. J’ai des ailes ! Je volerai pour te rejoindre. Surveille le ciel. Qu’est-ce que ce charabia pouvait bien signifier ? Mena souffrait-elle des séquelles d’une blessure à la tête ? Et même si elle avait tous ses esprits, Corinn n’aimait pas le ton triomphant de ces quelques mots. Tout va bien. Jamais, depuis que Corinn était reine, elle n’avait pu dire que tout allait bien. Mena avait peut-être réglé le problème des abominations, mais il y aurait bientôt d’autres sujets de préoccupation, et elle allait enfoncer cette évidence dans la tête de sa sœur dès son retour. — S’il vous plaît, Maîtresse, dit une servante, pourriez-vous lever les bras ? La reine s’exécuta, et la servante ajusta le gilet et le fixa. A priori, sa toilette était une version de celle que la tradition imposait pour la Lune de Sang, laquelle commémorait l’écrasement par Standish, le cinquième roi, de la révolte dans les mines de Crall. Un acte cruel, même si l’histoire le glorifiait. Comme pour ses autres robes, Corinn avait exigé que celle-ci fût coupée sur mesure, ce qui modifiait considérablement son effet. La reine aurait du mal à manger ou boire quoi que ce soit lors du banquet, tant elle serait comprimée dans ce vêtement, mais c’était sans importance. La toilette marron mettait en valeur sa poitrine, la finesse de sa taille et l’arrondi de ses hanches pour créer un effet assuré de retenir les regards, dans une combinaison très étudiée qui mettait autant en avant l’autorité historique de son rang que sa beauté sensuelle. La missive de sa sœur n’était pas le seul sujet d’ordre familial qui la préoccupait. Dans la bibliothèque, elle avait ouvert un certain nombre de volumes anciens sur les tables de lecture. Elle était venue là, comme elle l’avait déjà fait si souvent, pour étudier en paix l’histoire de ses prédécesseurs. Édifus, pareil à un loup qui avait bataillé pour imposer sa domination sur une meute de concurrents acharnés ; son fils Tinhadin, qui avait construit sur l’héritage branlant de son père grâce à une maîtrise du Parler du Dieu si totale qu’il avait fini par redouter de divaguer dans son sommeil et de se réveiller pour découvrir un monde irrémédiablement altéré ; la reine Rabella, quatre générations après Tinhadin, qui avait accédé au trône et l’avait occupé jusqu’à sa mort, sans aucun roi pour lui dicter sa loi. Elle avait survécu à six prétendants et amants, mais n’avait jamais voulu se marier. Une femme très fine, estimait Corinn, et un exemple éclairant contre les comploteurs qui souhaitaient accéder à sa couche pour ensuite lui ravir la couronne. Elle lut et relut ces vieux textes dans l’espoir de comprendre qui ses ancêtres avaient été réellement, comment ils avaient réussi dans leurs entreprises, et ce que leur exemple pouvait lui enseigner. C’était assez ironique, plus elle étudiait ces figures historiques depuis longtemps disparues et plus elle dissimulait ses projets à ses proches. Elle chercha aussi des renseignements sur le Santoth. Si les Hérauts apparaissaient dans de nombreux passages, elle n’eut jamais l’impression de mieux les comprendre pour autant. Ils demeuraient pour elle des êtres fantomatiques, comme s’ils se tenaient toujours à la limite de son champ de vision. Ce matin, pourtant, elle s’était plongée dans un nouvel ouvrage, consacré à son frère Aliver. Il était assez étrange de lire des mots qui étaient censés avoir été les siens. Les transcriptions de ses discours avaient en elles un peu de ce formalisme qui caractérisait les textes anciens. Quoique le livre fût supposé rassembler ses allocutions publiques, on sentait à chaque page l’intervention et les modifications des érudits. Elle y reconnaissait rarement le style de son frère. Mais, bien sûr, elle ne l’avait pas connu à l’âge adulte, quand il s’était métamorphosé en un prince guerrier menant une armée et poussant les masses à la révolte. Et le contenu ? Oh ! il y avait tant de rêves… Et ces leçons de morale ! Il allait refaire le monde comme si celui-ci était encore en argile humide qu’il pourrait modeler de ses propres mains. Il supprimerait le Quota. Balayerait la Ligue. Desserrerait l’étau du pouvoir des Akarans et laisserait toutes les nations libres de leur destin. Toutes seraient égales en droits. Partenaires de la bonne marche de ce monde. Comment avait-il pu croire qu’un idéalisme aussi outrancier survivrait plus d’une minute à l’épreuve de la lutte incessante qu’était la vie ? C’était de la folie à grande échelle. Et le fait que tant d’idiots l’aient cru et suivi ne faisait que le prouver. La folie des imbéciles. Le Roi des Neiges, c’est ainsi qu’on l’avait surnommé. Corinn ne put s’empêcher de ricaner. Elle se souvenait très bien de la nuit où il s’était adjugé ce titre ronflant. Les érudits plongés dans leurs études et les paysans qui dans leurs taudis racontaient les prétendus hauts faits du Roi des Neiges savaient-ils seulement qu’Aliver n’était qu’un enfant quand il avait inventé cette expression, commentant une bataille de boules de neige ? Et même s’il était arrivé que l’idéalisme de son frère éveillât quelques échos en elle, Corinn ne pouvait oublier la réalité assez longtemps pour y souscrire complètement. Pour elle, il y avait une très grande différence entre les mots inscrits dans les livres et la façon dont les vivants devaient se comporter dans ce monde. Et c’était là une évidence qu’elle gardait constamment à l’esprit. Rhrenna, s’approchant d’elle, émit un claquement de langue qui valait compliment pour sa royale tenue. Corinn lui tendit la lettre qu’elle tenait entre ses doigts : — Que penses-tu de cela ? La Meine prit le document et le parcourut une nouvelle fois, car elle l’avait déjà lu. — Elle semble contente d’elle. Et je me demande… — Maîtresse, si vous voulez bien vous pencher en avant… Corinn obéit. Il était amusant de constater qu’en certaines occasions une simple coiffeuse la commandait comme jamais des généraux et des sénateurs ne le pourraient. — Et tu te demandes ? dit Corinn. Rhrenna serra les lèvres. — J’ignore s’il faut accorder du crédit à cette information, mais Sinper Ou a envoyé un message annonçant que, d’après la rumeur, Mena aurait capturé la dernière abomination vivante, au lieu de la tuer. Corinn mit un moment pour répondre. Elle attendit que la coiffeuse eût terminé la tresse autour de son front. Sa coiffure était d’une complexité fastidieuse, mais la reine ne rechignait pas à une certaine dose d’inconfort dans ses fonctions officielles. Cela l’empêchait de trop se relâcher, ce qui n’était jamais inutile. — Pourquoi aurait-elle agi ainsi ? fit-elle quand ses cheveux redevinrent sa propriété. — Je ne sais pas, avoua Rhrenna. Comme je l’ai dit, il n’y a pas de raison particulière de croire à cette information. Les gens aiment inventer des histoires autour de votre sœur. Et dès qu’ils en ont l’occasion, ils déforment et embellissent les faits. — Ah ! bien sûr… railla Corinn. Elle est Maeben la Furieuse, Maeben sur terre, non ? — Oui, euh… Je venais vous annoncer l’arrivée du roi Grae. — Vraiment ? — Une visite inopinée, apparemment. Il a demandé la permission d’assister au banquet. En simple observateur, a-t-il tenu à préciser. Il serait très heureux de rester en retrait et de voir le repas se dérouler. — Pourquoi est-il venu ? — Il ne l’a pas dit. Pour exhiber ses taches de rousseur, peut-être, et la fossette à son menton, ajouta Rhrenna avec un sourire entendu. C’est un homme qu’il est difficile de ne pas remarquer. Corinn ne se souvenait pas de lui. Elle avait dû le voir à quelques reprises depuis qu’elle était reine, mais elle avait préféré garder ses distances. Toutefois, elle se rappelait qu’il avait été un partisan résolu de son frère Igguldan, et quelque chose dans cette attitude lui avait déplu. — Qu’il assiste au banquet, donc, dit-elle. Mais plaçons-le à une table éloignée. Même un roi se doit de nous prévenir à l’avance de sa venue. — Comme vous voudrez, dit Rhrenna. Mais il se peut que j’éprouve le besoin d’aller saluer les convives de ces tables éloignées. Avec un sourire, elle écarta la servante qui venait de soulever la fine couronne de Corinn, la lui prit des mains et la posa elle-même sur le front de la reine. Le bijou était en or blanc et avait l’apparence de branches aux épines délicates, avec au centre un rubis si sombre qu’il en paraissait noir. Les souverains acacians portaient la couronne à l’occasion, mais ils pouvaient aussi affirmer leur statut avec des colliers, des boucles d’oreilles ou des bracelets, voire avec des vêtements dont la coupe était spécifique à leur lignée depuis des siècles. Mais Corinn avait adopté cette couronne dès que l’orfèvre la lui avait présentée. L’or avait un aspect brut qui lui plaisait, et la pierre semblait dissimuler maints secrets dans ses profondeurs. — Voilà, dit Rhrenna qui recula de deux pas pour admirer la reine. Vous êtes cruelle, Corinn. En vous voyant, les hommes transpireront de désir et les femmes de jalousie. La plupart des femmes, en tout cas. Il n’est pas impossible que certaines transpirent aussi de désir. * * * Lorsqu’elle arriva dans le jardin où le banquet battait déjà son plein, Corinn se rappela vaguement qu’elle avait adoré ces intrigues adolescentes à la cour. Alors âgée d’un peu plus de dix ans, elle ne s’intéressait qu’à supplanter les autres pour obtenir les faveurs et la reconnaissance de tous. Garçons séduisants, filles rivales, regards des hommes mûrs qui s’attardaient sur elle, compliments outrageusement flatteurs ; qui l’emportait sur qui sur les terrains d’entraînement ; qui portait la plus belle tenue ; toutes ces niaiseries avaient pendant un temps occupé son existence. Cette jeune fille était une complète étrangère pour la Corinn actuelle, laquelle en voulait maintenant à son père de l’avoir laissée aussi longtemps se bercer de ces illusions. Quoique… Est-ce que j’agis vraiment différemment aujourd’hui ? se demanda la reine alors qu’elle hochait la tête, souriait et recevait des baisemains. Une fois encore, un voyage dans le dédale des illusions, même si c’est moi qui l’ai agencé. Peut-être, par une soirée semblable à celle-ci, un fou furieux venu des marches de l’Empire me poignardera-t-il, comme cela est arrivé à mon père. Comme est tombé Aliver. C’est un jeu dangereux, mais ai-je vraiment le choix ? Devrais-je me cloîtrer avec Aaden dans le palais, ou à Calfa Ven ? La dernière solution ne manquait pas d’attraits, mais elle ne pouvait convenir. En fin de compte, elle aurait pu se révéler plus dangereuse, d’ailleurs. Non, se dit-elle, mieux vaut savoir où nichent les serpents plutôt que de marcher sur eux au détour du chemin. De cette façon, au moins, je peux les éliminer. Elle avançait dans la foule avec grâce et assurance, ce qui lui était devenu naturel, et aussi une certaine retenue. Elle était entourée d’un essaim de dames de compagnie qui formaient un rempart aussi efficace qu’un détachement de Numreks. À la différence de ces gardes taciturnes – et qui l’étaient devenus de plus en plus au cours des dernières semaines, comme s’ils étaient mécontents de leur affectation auprès d’elle –, ses suivantes étaient toujours enjouées. La cour était une galaxie rassemblant nombre de constellations. Corinn régnait sur toutes, et partout elle voyait les représentants des différentes régions de l’Empire – enfants royaux, princes et princesses issus des tribus importantes, rejetons des plus grandes fortunes et des gens les plus influents –, et chacun était dûment chaperonné. Sans compter les ambitieux et les arrogants : sénateurs et nobles, Agnates et propriétaires terriens, armateurs et Ligueurs, maîtresses et amants, gardes et escortes diverses. Tous des flagorneurs. Des menteurs chevronnés, pour la plupart. Certains l’aimaient, mais elle y voyait plus une preuve de faiblesse qu’autre chose. Son esprit ne se mettait en alerte que quand elle ressentait le besoin de calculer, d’étudier, d’observer certaines personnes pour voir si elles allaient se trahir dans un moment de relâchement. Elle s’assit sur le fauteuil ouvragé disposé pour elle sur une estrade – un trône, en vérité –, avec devant elle une table basse surchargée de mets raffinés, et de chaque côté quelques sièges qui accueilleraient les privilégiés assez chanceux pour passer une partie de la soirée avec elle. Pendant qu’un prêtre vadayen murmurait à son oreille, Corinn survola l’assistance du regard. Elle-même s’étonnait parfois d’avoir de ce qui se passait réellement autour d’elle une interprétation aussi différente des apparences. À la surface, elle trônait parmi une assemblée de gens aimables, somptueusement vêtue, souriante et gaie. Les torches éclairaient les jardins d’une lumière douce. Elles étaient enveloppées dans de hauts tubes en verre coloré qui évacuaient la fumée loin au-dessus des invités et projetaient des reflets bleus, rouges, verts et jaunes. Des musiciens étaient placés le long des murs et de la balustrade, et ils jouaient des mélodies dont les échos flottaient dans l’air ici et là, comme un chœur d’oiseaux nocturnes. Partout il n’y avait que visages souriants, rires, conversations aimables, séduction policée, tandis que le ballet des serviteurs offrait à toutes et tous les délices concoctés dans les cuisines du palais. Dans un coin, des baladins incitaient les participants à danser. Elle aperçut Aaden avec un groupe d’amis de son âge. Ils semblaient jouer à chat au milieu de la foule. Et dominant ces festivités, dans le ciel qui s’assombrissait insensiblement, les premières étoiles commençaient à scintiller tandis que le soleil glissait vers l’horizon à l’ouest. Comme si tout cela ne suffisait pas, Corinn avait choisi un sort tiré du Chant d’Élenet, une petite création personnelle pour enchanter ces quelques heures. Ses effets étaient une euphorie douce qui nimbait la cour, invisible, juste ce qu’il fallait pour que les oiseaux de nuit se sentent particulièrement séduisants, que les plaisanteries aient du succès, que la lumière brille un peu plus vivement, et que la nourriture et les boissons aient encore meilleur goût. C’était donc un soir de fête parmi tant d’autres sur Acacia. Que pouvait-il y avoir de plus agréable ? Mais il ne fallait jamais longtemps à Corinn pour repérer ce qui se glissait sous la surface, ces parasites à l’œuvre malgré les plaisirs du soir. Delivegu le lui rappela. Elle l’aperçut qui conversait avec des gens des mines de Prios. Comment il avait réussi à se faire inviter, et pour qui ces hommes le prenaient, elle n’en avait aucune idée, mais assez bizarrement, elle fut heureuse de le savoir disponible. Les regards qui lui souriaient quand elle les croisait étaient trompeurs. Elle sentait ces mêmes yeux brûler d’un feu malveillant dès qu’elle avait détourné son attention d’eux. Elle pouvait déceler quand une conversation était positive pour elle, et quand les propos murmurés lui étaient défavorables. Elle nota de petits détails qui mériteraient sans doute un examen plus poussé, ultérieurement. Ainsi, le sénateur Saden, qui parlait d’un ton assez vif à sa voisine, évitait tout contact visuel avec le spéculateur foncier d’Alyth qui avait fait fortune tout récemment. L’homme était passé devant lui et lui avait peut-être murmuré quelque chose, mais Saden n’avait pas réagi avant que l’autre ne soit à quelque distance. Alors le sénateur lui avait décoché une œillade complice. Une quelconque connivence entre eux ? Probable. Elle demanderait à Rhrenna de se renseigner à leur sujet. Son regard abandonna Saden pour se poser sur un jeune homme qui se tenait à la limite de la cour, au sommet de l’escalier qui menait aux terrasses inférieures. Il était flanqué de plusieurs hommes à la mâchoire agressive : des gardes du corps. Sa chevelure d’un blond roux était ébouriffée comme si un frère aîné venait d’y passer la main, mais son visage – que Corinn sentait séduisant, même à cette distance – affrontait la foule avec une mâle assurance. — Qui est-ce ? demanda-t-elle avec un très léger mouvement de tête en direction de l’inconnu. Sa dame de compagnie répondit qu’il s’agissait de Grae, le roi d’Aushénie. Elle poursuivit en expliquant qu’il se serait fait annoncer dans les formes s’il n’était arrivé quelques heures plus tôt seulement. C’est pourquoi il avait demandé à n’être qu’un observateur de la soirée. — Je suis au courant, dit la reine. Qu’il me rejoigne. Elle se tourna vers l’adepte de Vada et lui sourit. — Je suis sûre qu’un Vadayen offrira son siège à une altesse étrangère. Alors qu’elle observait la servante envoyée par sa dame de compagnie, qui fendait la foule, la reine se demanda pourquoi elle avait agi ainsi. Les mots lui étaient venus aux lèvres tout naturellement. Un peu plus tôt, elle avait affirmé à Rhrenna que Grae lui était indifférent, et à présent elle l’invitait à sa table simplement après l’avoir aperçu. La Meine ne manquerait pas de la railler pour ce revirement, elle en était sûre. Mais ce qui était fait était fait. Aussi se cala-t-elle dans son siège, le dos bien droit, et attendit-elle la suite, en prenant soin de ne plus regarder la servante qui avait dû rejoindre le roi. Et très vite sa dame de compagnie lui annonça à l’oreille l’arrivée du roi. Corinn baissa les yeux sur la volée de marches qui menait à l’estrade et le vit, qui s’était immobilisé, tête baissée. Sa chevelure indisciplinée n’était ornée d’aucune couronne, ce qui était une marque de déférence ici, au cœur de l’Empire. Grae ne ressemblait pas vraiment à Igguldan, mais sa vue l’impressionna plus qu’elle ne l’aurait cru. À cause de son premier coup de cœur, se dit-elle. Ce devait être cela. Les élans du cœur, quelle folie… Elle s’en voulut de l’avoir fait mander. Quelles émotions risquait-elle de trahir, si elle pensait au passé, alors que les regards de toute la cour étaient braqués sur elle ? Mais elle ne pouvait plus reculer. Elle aborda donc la situation avec le calme et la retenue qui convenaient à une reine. L’Aushénien se redressa. Il était svelte et avait les épaules larges. Il portait une chemise ample comme c’était la mode dans son pays, avec le col ouvert qui révélait en partie des poils dorés sur une poitrine musclée. — Votre Majesté, dit-il avec un sourire, c’est un honneur pour moi. Je ne voulais pas perturber cette soirée, seulement observer ces réjouissances à la marge. Ah ! cet accent aushénien… Elle l’avait souvent entendu au cours des années passées, mais il avait toujours le même effet sur elle, qu’elle ne pouvait expliquer. Ces intonations résolues et cette musicalité dans le phrasé portaient en elles une sorte de poésie indéfinissable, qui n’appartenait qu’à cette langue. Elle sentit que ses joues menaçaient de s’échauffer, mais elle dompta cette réaction. — Il ne serait pas convenable qu’un roi prenne place parmi les marchands. Il y a trop peu de rois qui méritent ce titre, de nos jours. Je ne peux que vous prier de vous asseoir à mon côté. S’il vous plaît. — C’est pour moi un honneur, répéta-t-il, et de ses lèvres il effleura les bagues de la main qu’elle lui présentait, avant de s’installer sur le siège que le prêtre de Vada venait de libérer. Le visage de Grae lui rappelait dangereusement celui d’Igguldan, bien qu’il fût un peu plus viril dans le dessin prononcé de la mâchoire et les pommettes. Même ses taches de rousseur contribuaient à la ressemblance, comme si elles avaient été disséminées sur ses joues par une main espiègle, mais intentionnellement. Un homme de belle prestance. Corinn dut reconnaître que Rhrenna n’avait pas menti sur ce point. Il se prêta au protocole et débita quelques formules respectueuses avant de considérer l’assemblée devant eux avec un sourire bienveillant. — Votre Majesté, dit-il, le spectacle d’un banquet acacian m’étonnera toujours. À eux seuls, les mets proposés sont un enchantement. La musique est envoûtante, les invités à la fois dignes et courtois. Quant aux femmes, ce sont les plus belles qu’il m’ait été donné de voir en ce monde. — Vous avez donc beaucoup étudié la beauté féminine en ce monde ? — J’ai voyagé, et je sais voir ce qu’il y a à voir. Je n’en doute pas, pensa Corinn. Ses yeux étaient d’un bleu qui avait dû chavirer le cœur de plus d’une adolescente. — Veuillez me détailler ce que vous avez découvert, en ce cas. Elle insista aimablement jusqu’à ce qu’il se lance dans une description maladroite des races de l’Empire et des qualités de leurs femmes. Il chercha ses mots, dans un premier temps, puis il s’appuya sur la bonne humeur affichée de Corinn et fut bientôt beaucoup plus à l’aise. À mi-chemin de son exposé, la reine lui fit remarquer en plaisantant qu’il paraissait trouver la beauté partout où son regard se posait. Il ne la contredit pas, mais il réussit à conclure en revenant à son point de départ, et il affirma que la beauté acaciane était supérieure aux autres parce qu’elle contenait une grande partie du monde en elle. — Toutes les vertus des différentes races, et aucun de leurs défauts. Votre beauté, ma reine, est celle du centre du monde. Elle fronça légèrement les sourcils, l’air sceptique. — Vraiment ? Elle prit un verre de vin que lui proposait une servante. Grae l’imita. — Où est votre frère ? dit-elle. J’ai entendu dire que vous voyagiez souvent ensemble. — C’est exact, mais il est parti étudier les techniques agricoles au cœur du continent. Mon jeune frère aime travailler. — Je connais ce genre d’hommes. Étiez-vous très proches, dans votre jeunesse ? — Oui, répondit Grae. À la demande de Corinn, il lui relata quelques anecdotes relatives à leurs jeunes années, quand ils se cachaient dans le nord de l’Aushénie. D’après ses dires, c’était une région très sauvage, mais peut-être la voyait-il toujours avec le regard effrayé d’un enfant. Elle imagina sans peine les montagnes, les forêts presque impénétrables, les ours blancs, les tempêtes de neige en hiver et les nuées d’insectes aussi denses que les volées d’oiseaux migrateurs, en été. — Nous ne pouvions rester cachés éternellement, bien sûr, dit Grae. J’ai donc fini par revenir dans le monde civilisé. Mais c’était un monde où mon père et mon frère aîné ne vivaient plus. Un monde où ma nation avait été envahie par des étrangers, morcelée, où elle était devenue le terrain de jeu des Numreks. Des temps difficiles. C’est une bonne chose qu’ils appartiennent au passé. — Vous n’avez pas combattu aux côtés de mon frère, n’est-ce pas ? — Aliver ? fit Grae, soudain embarrassé, avant de reprendre contenance et de répondre avec ce qui paraissait être de la franchise. Non, mais je l’aurais fait si je l’avais pu. Et j’en aurais été fier. Quand il rassemblait ses troupes en vue de la bataille contre Maeander, dans le Talay, je combattais pour la survie de mon pays. J’ai affronté les Numreks qui restaient sur mes terres, j’ai expulsé les Meins et j’ai fermé la Trouée de Gradthic. Beaucoup de sang a été versé et… Eh bien, je dirais qu’Aliver et moi combattions les mêmes ennemis, même si nous ne l’avons pas fait ensemble. Corinn se garda de commenter cette dernière déclaration. — Dites-moi, quand vous expliquez que vous vous êtes battu, qu’entendez-vous exactement par là ? Pour ma part, j’ai affronté Hanish en personne, ici même, sur Acacia, mais cela ne signifie pas que j’aie fait couler son sang avec ma propre lame. C’est ma sœur qui fait ce genre de choses, pas moi. Mais vous, lorsque vous combattez, le faites-vous en personne, ou dirigez-vous les autres qui vont à la bataille en votre nom ? — Le tranchant de mon épée n’est plus vierge depuis longtemps, répondit l’Aushénien, et Corinn nota la bouffée d’arrogance qu’il réprimait de son mieux. Je n’ai jamais envoyé des hommes se battre à ma place. C’est moi qui les ai menés au combat. Je ne me vanterai pas devant vous, Votre Majesté. Ce serait malséant. Mais je vous invite à interroger les gens qui me connaissent. Ma réputation est solide, et je ne doute pas que vous le constatiez. Elle en était certaine. Il avait tout à fait l’air d’un meneur d’hommes. Elle l’imaginait aisément en armure, l’épée au poing, inspirant par son exemple des actes de bravoure aux soldats. En apparence, il était l’archétype du chef que les hommes et les femmes suivent sans trop réfléchir. Elle se dit qu’il conviendrait de creuser un peu le sujet de sa réputation, comme lui-même l’avait suggéré. Le banquet se poursuivait. Un peu plus tard, Wren arriva. Corinn la suivit des yeux pendant quelque temps, et elle crut presque voir les premiers signes de la grossesse à sa taille, encore trop discrets pour que les autres les remarquent, mais bien présents. Dame Wren portait en secret l’enfant de Dariel. Quelles étaient ses intentions ? Delivegu avait appris qu’elle prévoyait d’annoncer son état après le retour du prince. Est-ce parce qu’elle sent que je n’aurai pas une réaction positive ? se demanda la reine. Il se peut que tu sois plus maligne que je ne le croyais, ma petite. Mais je trouverai quoi faire de toi. Différents plats étaient servis et débarrassés aux tables. Les musiciens jouaient toujours. À plusieurs reprises, Corinn et Grae durent interrompre leur conversation pour participer à un toast qu’un invité portait ou pour échanger quelques mots avec ceux qui étaient assez téméraires pour s’approcher de l’estrade. Un conteur relata comment le roi Standish avait maté la révolte et imposé la paix au monde. C’était un récit aussi détaillé qu’éloigné de la vérité, Corinn ne l’ignorait pas. Elle avait lu suffisamment des journaux de ce monarque pour savoir que l’histoire officielle différait beaucoup de ses confessions. Elle n’écouta que d’une oreille distraite, car Grae suffisait à la divertir. Il la félicita pour son projet concernant la promotion du cheval. Les Aushéniens, ajouta-t-il, considéraient que leur tradition équestre avait nourri pour une bonne part leur esprit d’indépendance. Imaginer un tel lien avec ces nobles animaux, près du cœur d’un empire aussi puissant qu’Acacia, voilà qui l’enthousiasmait. Il offrait bien évidemment les services de ceux qui, parmi ses compatriotes, étaient experts en ce domaine, si l’Empire en voyait l’utilité. Elle lui répondit que c’était fort probable, en oubliant à moitié qu’elle avait lancé ce projet uniquement pour occuper ses ambitieux conseillers. Grae était presque trop divertissant. Elle sentait qu’il dissimulait une facette de sa personne, de l’arrogance derrière une façade affable. Ce n’était pas sans un certain charme, d’autant qu’il maîtrisait parfaitement la chose, mais elle ne pouvait s’empêcher de s’interroger à son endroit. Peut-être avait-elle absorbé un peu trop de son propre sortilège, car elle demanda : — Roi Grae, et si vous me disiez ce que vous cherchez réellement ? L’Aushénien tressaillit, renversant quelques gouttes du verre qu’il était en train de porter à ses lèvres. — Ma Dame ? Aussi amusée par la situation qu’elle le laissait paraître, elle se pencha vers lui et, consciente que dans cette position ses seins, pressés l’un contre l’autre, aimantaient le regard de Grae, elle précisa : — Aucun homme ne vient vers moi sans vouloir quelque chose, pas même un roi. Qu’est-ce que vous espérez de moi ? Un instant, Grae perdit toute décontraction. — Je ne vous dissimulerai pas la vérité plus longtemps. Ce serait une faute. Je suis un de vos fervents admirateurs. Je l’ai toujours été, mais… peut-être ai-je mûri assez pour le comprendre enfin. — Et trouver assez de courage pour le dire, même si c’est en termes vagues. Il baissa la tête, mais sans cesser de la regarder. — C’est avec joie que je me montrerais plus explicite, si vous… — Si je le voulais bien ? Je le veux bien, en effet. Faites donc. Elle appuya les derniers mots avec une ombre de moue qui les rendit charmants. Elle ne savait ce qui lui avait pris. À quand remontait son dernier badinage amoureux avec un homme ? Une éternité. Depuis Hanish, mais pouvait-on parler de badinage entre eux ? Elle l’avait surtout agressé en paroles. Une méthode singulière pour séduire. Non, elle n’avait pas battu des paupières en regardant un homme depuis son adolescence et Igguldan. Mais alors que ce souvenir lui avait toujours paru trop douloureux pour être évoqué, Grae semblait offrir une version comparable de ce qu’elle avait admiré chez son frère, et qui plus est une version vivante, assise à côté d’elle. — Vous voulez vraiment savoir ? s’enquit-il. Que je le dise là, tout net ? Ce n’est pas dans le style aushénien. Normalement, je devrais composer un poème… — Ce qui serait très amusant, j’en suis sûre. Vous pouvez toujours en composer un que vous me réciterez plus tard. Mais pour l’instant, montrez-vous direct, je vous prie. Une minute entière le roi resta silencieux. Il ressemblait à un enfant perplexe. Enfin, il haussa les épaules et retrouva tout son charme. — Comme il plaira à Votre Majesté. À dire vrai, je suis venu dans l’espoir de vous faire la cour, et en cas de réponse favorable de votre part je vous aurais proposé le mariage. Avec tout le respect dû à votre rang, bien entendu. Ah ! C’était donc cela. Au moins, il avait parlé sans détour. — Vous voulez faire de moi votre épouse ? — Je serais comblé que vous m’acceptiez comme époux, Votre Majesté, fit-il en se penchant vers elle. Écoutez, je suis un homme fier, heureux de combattre pour mon honneur et d’exiger réparation pour toute insulte. Et l’Aushénie est une nation fière. Mais je sais aussi me montrer raisonnable. Vous, reine Corinn, êtes une femme et une dirigeante qui alliez la grâce à un pouvoir immense. Vous ne pouvez vous étonner que je souhaite que nous nous unissions, ainsi que nos pays. J’ose espérer que vous n’y verrez aucune offense. Vous m’avez demandé… — … d’être direct. Non, non, je ne m’offense pas facilement. Et certainement pas d’un compliment aussi bien tourné. Néanmoins, vous me prenez au dépourvu, je dois bien l’avouer. Je n’avais pas idée que mon statut marital préoccupait autant l’Aushénie. — Oh si, vous pouvez me croire. En tant qu’Aushénien, je vous le confirme. Corinn se souvint alors qu’à une époque elle avait prétendu n’avoir aucune attirance pour les yeux bleus. Qui voudrait regarder au fond de l’eau ? avait-elle dit pour taquiner Rhrenna. Elle aurait eu du mal à répéter cette phrase maintenant, avec le regard intense et si revigorant que Grae posait sur elle. Ses yeux étaient exactement cela : la promesse d’une eau fraîche à boire pour une bouche assoiffée. Elle faillit rire de la métaphore. C’étaient les Aushéniens qui se piquaient de poésie. Mieux valait qu’elle leur laisse ce domaine. — Vous savez qu’une telle union ne se ferait pas sur des termes d’égalité, dit-elle en redressant le buste et en parlant avec un certain détachement. Nous vous absorberions. Non que cette situation soit désavantageuse pour vous. Mais nous avons déjà failli emprunter ce chemin. — Je le sais, répondit Grae avec la même nonchalance. Et je sais aussi que vous avez conquis le cœur de mon frère avant le mien. Mais les choses en sont restées là. Cependant nous sommes toujours vivants, tous les deux, et nous avons toujours une existence à mener. Il arrive souvent que de grandes idées subissent des retards dans leur mise en œuvre. Les premiers prophètes sont assassinés ou calomniés, et nous ne voyons toute la sagesse de ces visionnaires que rétrospectivement. — Et quelle vision rétrospective avez-vous de votre reine Élena ? Elle ne bénirait certainement pas ce projet, vous ne pensez pas ? Elle n’eut pas le loisir d’entendre sa réponse. Quelqu’un poussa un cri, une exclamation grossière qui n’avait aucune place dans un banquet. Un moment plus tard, un hurlement haut perché et indéniablement féminin perturba les réjouissances et fit taire la foule. Mais ce silence ne dura pas longtemps. Les invités désignèrent quelque chose dans un concert de murmures puis d’exclamations. — Quelle est la cause de tout ceci ? dit Grae. Il regarda dans la direction qu’indiquaient les doigts pointés, et Corinn fit de même. Pendant de longues secondes, elle ne put croire ce qu’elle voyait. Puis elle se demanda si ce n’était pas là un canular très abouti. Et l’instant suivant elle sut qu’il n’en était rien. Toute la foule s’en rendit compte et réagit par un vacarme assourdissant. Elle découvrait une créature volante, aux ailes immenses, éclairée du sol par la lumière des torches, qui descendait vers eux. Son corps était tout en courbes et en vigueur, sa tête celle d’un reptile, et sa queue fouettait l’air derrière elle avec un bruit que tous entendirent. Ses pattes arrière griffaient le vide, et pendant un moment Corinn eut la certitude que le monstre allait s’abattre sur elle. — Un dragon, murmura-t-elle, soudain consciente de la rapidité avec laquelle la mort pouvait fondre du ciel. — Archers ! s’écria Grae qui s’était levé et protégeait la reine de son corps. Mais il n’y avait pas d’archers. Il n’y en avait jamais aux banquets. Il était interdit aux invités de porter une arme, et les seules autorisées étaient celles des officiers de haut rang de Marah et de ses gardes du corps numreks. Les deux groupes s’écartèrent des murs contre lesquels ils étaient postés et convergèrent vers elle. Ils dégainèrent leurs épées et crièrent à la foule de faire place. Très vite, ils entourèrent la reine et repoussèrent Grae hors de leur cercle défensif. Ils formèrent un rempart humain hérissé de lames pointées vers le ciel. La créature décrivit quelques cercles au-dessus d’eux, et Corinn crut apercevoir… Mais non, c’était impossible. Alors l’animal se posa au sol. Ses pattes touchèrent le dallage de la cour avec une légèreté surprenante. Dans un étrange roulement d’épaules accompagné de claquements sourds, il replia ses ailes. Puis il cligna de ses grands yeux ronds et contempla l’assemblée apeurée des invités. Il tenait ses deux fines pattes avant devant lui, dans une pose délicate, les pointes de ses griffes jointes. Son regard vif passait rapidement d’un endroit à l’autre, avec l’énergie nerveuse d’un enfant qui pense avoir fait quelque chose de merveilleux ou de répréhensible, mais qui attend d’avoir la confirmation de l’un ou de l’autre. Et dans ce moment d’immobilité générale, Corinn vit la personne sur le dos de la créature. Mena. Sa sœur avait chevauché cette bête. À présent, elle glissait souplement sur un de ses flancs et se recevait au sol dans un mouvement plein d’allégresse. Avec un grand sourire, elle riva ses yeux à ceux de sa sœur et demanda, comme si c’était la question la plus naturelle du monde dans ces circonstances : — Tu as reçu ma lettre ? CHAPITRE VINGT-NEUF MENA ÉTAIT CONSCIENTE DES RISQUES CONSIDÉRABLES qu’elle prenait, mais elle pensait qu’Elya et elle réussiraient. Le ciel nocturne les dissimulerait. Elles laisseraient Melio et les autres dans le nord du Talay et voleraient au-dessus de Bocoum à haute altitude, avant de redescendre pour raser l’eau et traverser la Mer Intérieure. Elles approcheraient d’Acacia par l’est, en survolant les rochers escarpés à l’arrière du palais. Elle savait que le banquet donné pour la Lune de Sang battrait son plein et qu’on n’y permettait aucun arc. Pas un seul invité ne serait armé. Quant aux gardes, leur nombre était restreint. Elle avait connu assez d’événements comparables pour en être sûre. De toute façon, les gardes se précipiteraient pour protéger la reine avant de penser à déclencher une attaque. Elle espérait bien que cela lui donnerait le temps de faire une apparition qui resterait dans les annales d’Acacia. C’était ce qu’elle avait prévu, et ce fut ce qui se passa : beaucoup de confusion, d’indignation, de cris et d’épées brandies de façon menaçante, oui, mais rien d’inattendu. Elle aurait été en peine d’expliquer pourquoi une arrivée aussi théâtrale lui tenait tant à cœur. Elle avait bien une réponse, celle qu’elle donna à sa sœur très tôt le matin suivant, lorsqu’elle répondit à la convocation de la reine. — Que signifie tout cela ? demanda Corinn en guise de salutation. Quand elles étaient séparées, Mena avait du mal à se remémorer Corinn enfant, ou à la considérer comme sa sœur. Elle n’avait que l’image de la souveraine quelque peu distante, impressionnante. Mais à certains moments, quand elles étaient ensemble, Mena voyait en Corinn la sœur qu’elle avait connue, avec cette petite moue qui trahissait son insécurité si elle sentait que son charme n’opérait pas comme elle le souhaitait. Mena décida de ne pas laisser cette convocation devenir trop « officielle », ce qui était certainement le souhait de Corinn. Elle s’avança avec sur le visage une expression aimable et se laissa choir sur le premier siège confortable. Elle s’étira et ne fit rien pour réprimer son envie de bâillement. Bras croisés et manifestement exaspérée, Corinn la regarda faire. — Moi aussi je suis heureuse de te revoir, ma sœur, dit Mena. Des nouvelles de Dariel ? Je n’arrive pas à croire qu’il ait réellement traversé l’océan jusqu’aux Autres Contrées. — Non, dit Corinn. Ce n’est d’ailleurs pas possible. Pas encore. Aucun pigeon voyageur ne peut franchir les Flots Gris. Nous n’aurons pas de nouvelles de lui avant qu’il ne revienne aux îles du Lointain. Dans quelques semaines seulement, si tout se passe bien. Je t’en parlerai plus tard. Pour l’instant, explique-moi la raison du spectacle que tu nous as offert hier soir. — Je regrette vraiment qu’il ne soit pas là. J’ai beaucoup pensé à lui pendant que je chassais, et je suis impatiente de le revoir. Elle se tut, puis répondit enfin à la question, mais sans plus de solennité qu’auparavant : — La raison ? C’est une drôle de question, je trouve. Je veux dire, imagine, si un adulte nous avait parlé de la sorte quand nous étions enfants… (Elle prit une voix grave.) « Expliquez-moi la raison de tout ceci, jeune demoiselle ! » Nous aurions tellement ri qu’il se serait enfui de la pièce. — Aurais-tu perdu l’esprit ? — Non, pas du tout. C’est même tout le contraire. J’ai gagné en esprit. Je ne voulais pas te voler la vedette, Corinn. Je tenais seulement à ce que les gens voient Elya de leurs propres yeux et constatent qu’elle est inoffensive. On parle sans doute d’elle dans la moitié de l’Empire, à l’heure qu’il est, et j’en suis heureuse. Je veux qu’il ne lui arrive rien. Je veux que tous les imbéciles avec un arc ou qui rêvent de tuer un dragon sachent qu’elle ne peut être prise pour cible. Elle est désormais sous la protection de… eh bien, de la reine d’Acacia, n’est-ce pas ? Dis-moi donc que tu ne la trouves pas adorable. Il faut que tu viennes la voir. Cette nuit, elle a dormi dans la cour attenante à mes appartements. Tu aurais dû voir sa réaction la première fois qu’elle s’est regardée dans un miroir… — Tu racontes n’importe quoi, dit Corinn dont la colère se mâtinait maintenant de perplexité. Qu’est-ce que c’est que cette chose ? — Cette chose est mon amie. Aucun mal ne doit lui être fait. Absolument aucun. Il faut que tu le fasses savoir. Par décret royal. Que tout le monde le sache. Corinn voulut protester, mais Mena la calma en adoptant un ton nettement plus sombre. — Nous avons mal commencé cette conversation. Assieds-toi auprès de moi. Je vais tout t’expliquer, depuis le début, et ensuite tu viendras avec moi et je te la présenterai. De façon correcte, je veux dire, sans toute l’agitation d’hier soir. Au grand soulagement de Mena, Corinn ne conserva les lèvres pincées que quelques secondes encore. Puis elle ordonna qu’on leur apporte du thé et elle s’assit face à sa sœur. Quand la servante eut quitté la pièce après avoir déposé les boissons fumantes, Mena commença son récit. Elle le raconta tel qu’elle se le rappelait. La reine avait certes reçu des rapports de leurs progrès avec les abominations à chaque stade, mais les rapports étaient secs, sans aucune émotion. Et c’était l’émotion que Mena voulait faire comprendre à Corinn. Elle tenait à ce que sa sœur sache à quel point il lui avait été pénible de traquer les monstres, de constater l’ignominie de leur existence et de les tuer, un à un. Elle s’était sans doute montrée très efficace dans l’exécution de cette tâche. Elle avait pris des risques et porté le coup fatal quand d’autres auraient très bien pu le faire à sa place, mais rien de tout cela ne signifiait que c’était facile, satisfaisant, gratifiant, passionnant ou quoi que ce soit d’aussi stupide. Au contraire. Son don naturel pour tuer lui était un lourd fardeau. — Nous avons tous un fardeau à porter, dit Corinn. Douterais-tu de la justesse de tes actes ? Non, Mena n’en doutait pas. Elle décrivit les vautours au corps boursouflé et les autres charognards, le lion avec des yeux sur le dos, les serpents munis de pattes, la monstruosité qui avait été un poisson, mais était devenue une bouche insatiable. La créature tenten, dit-elle, l’avait regardée avec une malveillance différente de celle d’un simple animal. Le monstre avait subi des métamorphoses qui avaient affecté non seulement sa taille et sa forme, mais aussi son esprit. — La langue du Dispensateur est une ignominie, dit-elle. Toutes ses traces doivent être effacées. — Tu te trompes, répliqua Corinn. Ce n’est pas la langue du Dispensateur qui est une ignominie, mais les corruptions engendrées par les Hérauts du Santoth. Ils ont été bannis pour une bonne raison, Mena, et leurs années d’exil n’ont eu pour résultat que de les transformer en des ogres dangereux. S’ils ont créé les abominations, c’est parce qu’ils sont eux-mêmes abominables. Toutefois, n’oublie pas que, s’il y a quelque vérité dans la légende du Dispensateur, elle commence quand il crée la terre entière et toutes les choses positives qui s’y trouvent et y vivent. Mena la regarda boire une petite gorgée de thé. — Tu sembles beaucoup plus affirmative sur ce point que tu ne l’étais avant. — J’en sais plus que je n’en savais avant. Tu as été absente, mais je suis sûre que tu as entendu parler de mon action dans le Talay. — J’ai entendu dire que tu avais fait surgir l’eau du sol là où tu le désirais. Je n’ai pas encore décidé de ce que je devais penser de ces rumeurs. — Sache que j’ai étudié l’ancienne sagesse. La sorcellerie, si tu veux lui donner un nom plus commun, quoique la chose ne soit pas aussi excitante qu’elle puisse le paraître. — Comment ? Qui te l’a enseignée ? — J’apprends seule, grâce à de très vieux textes. Ne prends pas cet air effaré, Mena. Je ne suis pas devenue folle, pas plus que toi. Et ce n’est pas dangereux. C’est comme si j’étudiais la médecine, ou la musique. Je découvre des choses qui étendent mon savoir de façon très utile. — Mais pour faire surgir l’eau de… — L’eau surgit du sol tout le temps. Il n’y a rien de plus naturel, j’aide simplement à la diriger. Mais poursuis ton histoire. Elle est plus intéressante que mon étude des anciens sortilèges. Mena n’était pas sûre que ce fût vrai, mais elle voulait parler d’Elya. Elle n’avait pas encore dit ce qu’elle désirait à son sujet. Elle narra le jour où elle avait rampé au sommet de la colline et aperçu pour la première fois la tête reptilienne dans l’orangeraie en contrebas. Confusément, elle avait senti que c’était différent des autres fois, mais elle n’en avait pas pris conscience à temps. Elle raconta comment ils l’avaient chassée, les carreaux tirés, les pierres trouées attachées aux cordes, pour la clouer au sol. Ils avaient déchiré ses ailes merveilleuses. Rien de tout cela ne lui fut aisé à revivre : pas plus son vol accrochée à la queue d’Elya que sa propre chute à flanc de colline ou la vision de la créature inerte, qu’elle avait crue morte. — Je n’arrive pas à croire que j’ai bien failli la tuer, dit Mena. J’ai ordonné qu’on lui tire dessus alors qu’elle n’avait rien fait à personne. J’en ai honte, à présent. Quelle joie, alors, de découvrir que la créature n’était pas morte ! Joie encore de la voir guérir si rapidement, d’observer sa douceur et ses attitudes comiques, et de sentir l’existence d’un lien entre elles. C’était pourquoi Elya avait une telle importance. Non seulement cette créature si belle et douce l’avait choisie comme amie, elle, Mena, la tueuse de Maeben et de tant d’autres créatures, mais la seule présence d’Elya transmettait sa bonté à Mena. La jeune femme le sentait dans son corps. Elle en devenait partie intégrante, et tout dans ce monde lui paraissait meilleur. — Tu ne peux pas imaginer ce que ça représente pour moi, dit Mena. Tu n’as pas vu ces abominations, tu ne les as pas regardées au fond des yeux, comme j’ai été obligée de le faire. J’ai réfléchi pendant si longtemps à elles, à ce qu’elles étaient, en redoutant ce qu’elles pouvaient devenir. Corinn, certaines d’entre elles étaient possédées d’une telle haine… La créature tenten n’était pas seulement un animal. Elle haïssait comme seuls les humains le peuvent. — C’est pourquoi c’était une abomination, dit Corinn. — L’abomination est ce que la sorcellerie du Santoth leur a infligé. Sa sœur ignora cette opinion. — On ne peut avoir confiance en ta créature. Elle risque de se changer en… — Non ! Non, elle ne changera pas. Mena avait parlé avec toute la conviction dont elle était capable. Elle le croyait complètement, mais elle ressentait autre chose aussi. Elle avait rêvé qu’Elya se tournait vers elle, les yeux injectés de sang, brillant de cette intelligence terrible et malveillante. Mais ce n’était qu’un cauchemar, se disait-elle maintenant, les séquelles de tout ce qu’elle avait vu dans ses batailles. Rien de plus. — Elya est ce qu’elle est, et c’est merveilleux, dit-elle avec sincérité. Près d’elle, je me sens bien. Je ne me suis pas sentie aussi bien depuis très longtemps. Je ne me souviens pas de la dernière fois que je me suis sentie… simplement joyeuse. Et toi ? Elle s’étonna de poser la question et d’en faire une conclusion plutôt qu’une étape de son discours. Elle observa sa sœur avec encore plus d’attention, et se rendit compte que Corinn avait probablement connu l’insatisfaction plus souvent, plus longtemps qu’elle, et dans bien des domaines. Elle n’y avait jamais pensé ainsi, mais à présent elle en était sûre. Corinn ne répondit pas directement. — C’est ridicule, dit-elle. Mena sourit. Au moins, sa sœur avait parlé sans méchanceté. — Peut-être, mais en ce cas j’aime le ridicule, fit-elle en s’affaissant dans son fauteuil. Quel aspect de notre vie n’a pas été ridicule, à un moment ou un autre ? — Qu’as-tu l’intention de faire d’elle ? — Elle va rester avec moi. Aussi longtemps qu’elle le voudra bien, en tout cas. Elle ne représente ni une charge ni un danger. Elle se nourrit de fruits. Exclusivement de fruits. Au sol, son pas est aussi léger que celui d’un oiseau. Bientôt tout le monde l’aimera. Corinn posa sa tasse sur la table entre elles. — Je ne sais pas si je peux le permettre. Ici, dans le palais, je veux dire. Un incident pourrait se produire. Je vois bien que tu t’es entichée de cet animal, mais tu aurais dû l’achever. Qu’on ne parle plus jamais de ces abominations. Mena baissa les yeux sur le bol empli d’abricots et en choisit un. C’était un sujet dont elle ne voulait pas discuter. À la vérité, elle commençait à soupçonner Elya d’être grosse. Rien de particulier ne trahissait cet état, c’était seulement l’impression de sentir la pulsation d’autres vies en elle. Mais elle pouvait se tromper. Comment Elya aurait-elle pu être fécondée si elle était la seule de son espèce ? De toute façon, il valait mieux taire cette éventualité pour le moment. — Ce ne sera pas pour très longtemps, dit-elle. La prochaine fois que j’irai à Vumu, elle m’y emportera. Elle mordit dans l’abricot et réussit à parler tout en mâchant : — J’ai décidé que ce serait ma prochaine action : aller séjourner à Vumu pendant quelque temps. J’aimerais redevenir la prêtresse ; mais cette fois, je leur montrerai une Maeben paisible. Je leur demanderai de scruter le ciel sans peur. Ils lèveront les yeux et verront Elya, et ils se sentiront en sécurité, pour une fois. J’aimerais leur faire ce cadeau, ils m’ont tant donné quand je me trouvais parmi eux. Les gens adoreront Elya. Les prêtres la détesteront. Ce sera parfait. — Parfait ? C’est douteux. Que tu aimes ton dragon de compagnie, c’est une chose, mais souviens-toi que c’est une abomination. Ton Elya est un être contre nature. Qui sait ce qu’elle… — Je t’en prie, Corinn. Ce n’est pas une abomination. C’est moi qui ai traqué ces monstres les uns après les autres. Je sais ce qu’est une abomination. Elya n’a pas une goutte de sang vicié en elle. Elle est la beauté incarnée, Corinn. La gentillesse, l’humour et la beauté. Viens. Viens maintenant la voir. Corinn resta derrière sa sœur quand elles entrèrent dans les appartements de celle-ci. Elle lançait des regards autour d’elle et était visiblement nerveuse. Mais elle fut rapidement rassurée. Elya, cette féroce créature ailée qui avait épouvanté les nobles et poussé les gardes à dégainer leurs épées, faisait le tour de la cour sous la direction d’un enfant. Aaden était juché sur la selle harnachée sur les épaules de la bête. Il agitait une épée en bois et encourageait sa monture à attaquer. Elya s’exécutait, bien que son attaque fût très prudente et se réduisît à manœuvrer entre les chaises et les tables disposées là. Elle tordait le cou en tous sens pour vérifier qu’elle ne dérangeait rien, et sa queue décrivait des cercles mesurés, touchant de temps à autre un objet comme pour le remettre d’aplomb. Deux servantes manifestement tendues se tenaient à quelque distance ainsi qu’un des précepteurs du prince. Il était clair qu’ils avaient imploré l’enfant de ne pas aller aussi loin, et qu’à présent ils restaient en retrait, curieux et inquiets à la fois. — Je ne savais pas qu’il était là, dit Mena dans un murmure. Vraiment, je n’en savais rien. — Il n’y a pas grand-chose qui échappe à Aaden, ici. Il est difficile de le suivre, tout comme Dariel à son âge. — Tu veux que j’appelle Elya ? Qu’il descende ? Corinn observa son fils quelques secondes avant de répondre : — Non. Tu as raison, Elya est douce. Même moi, je peux le constater. Elle se glissa sur le côté et alla se placer derrière un pilier. Mena la rejoignit et ensemble elles regardèrent les évolutions de l’enfant et de sa monture. — Tu dis qu’elle est fragile ? demanda la reine. — Ses ailes sont aussi fines que du papier. Elles sont extraordinaires. On voit à travers. Si elle ne s’était pas remise aussi rapidement, elle n’aurait jamais survécu. Mais elle a guéri avec une rapidité vraiment spectaculaire. Et elle a aussi accéléré ma guérison. Je devrais encore porter une attelle, alors que je ne me suis jamais sentie aussi bien. — Tu n’as jamais eu l’air aussi bien non plus, reconnut Corinn. Tu as l’air d’une jeune fille qui tombe amoureuse pour la première fois. — Eh bien, merci, ma sœur. J’allais dire la même chose de toi, la nuit dernière. Quand tu étais assise à côté du roi Grae. Vous formiez un couple d’exception. — Tu l’as pensé avant d’atterrir ? — Absolument, dit Mena dont les sourcils s’élevèrent sur son front tandis qu’elle faisait une petite moue. Pourquoi ? Corinn préféra changer de sujet. — Ton Elya pourrait-elle être utile sur un plan militaire ? — Ne plaisante pas sur ce sujet. Je suis sérieuse. Regarde-la. Elle est tout en délicatesse. En puissance aussi, mais je ne permettrai pas qu’elle se mette en danger. N’y pense même pas. — D’accord, d’accord. Il fallait que je pose la question, fit Corinn. C’est un oiseau chanteur, alors, et non un faucon dressé à la chasse. C’était évident, en fait, dans la façon qu’elle a eu de tenir ses pattes avant et de battre des paupières, hier soir. Ridicule. La bouche entrouverte dans un demi-sourire, Mena dévisagea sa sœur. Cela faisait longtemps que Corinn n’avait pas dit quelque chose d’aussi bon enfant. Elle se sentit submergée d’affection pour elle. C’était poignant, d’une certaine façon, parce qu’elle savait n’avoir pas éprouvé un tel élan envers sa sœur depuis très longtemps. Mais quelle importance ? Elle était là, maintenant, avec Corinn, et toutes deux espionnaient un gamin juché sur un dragon. — Que demander de mieux ? — Quoi ? fit Corinn, mais Mena ne répondit pas. Quand elles se séparèrent, la princesse embrassa sa sœur pendant un peu plus longtemps que les usages ne l’exigeaient. Corinn ne fit rien pour rompre le contact, pas plus qu’elle n’exprima d’embarras. Tout bien considéré, c’étaient là les heures les plus agréables que Mena eût passées en compagnie de sa sœur depuis… elle était incapable de dire depuis quand. Il avait dû y avoir un temps, dans leur jeunesse, où elles avaient été aussi à l’aise l’une avec l’autre, mais elle n’en gardait aucun souvenir ; Peut-être allaient-elles se rapprocher de nouveau ? Pourquoi pas ? Les abominations n’étaient plus. Elle avait trouvé Elya. Aaden se portait comme un charme. Corinn était une reine pleine d’assurance, qui maîtrisait une multitude de choses. Dariel rentrerait bientôt. Et lorsque Melio reviendrait avec les autres chasseurs, elle laisserait ses mains courir dans son dos, et elle demanderait qu’il lui fasse l’amour. Et il s’exécuterait, bien sûr, mais seulement après l’avoir couvée d’un regard étonné, s’être fendu de son sourire en biais et avoir trouvé le moyen de plaisanter. Alors, elle lui fermerait la bouche avec ses baisers. Elle était presque prête à déposer son épée pour de bon. Et si le temps était venu de faire ce que Melio souhaitait depuis si longtemps ? Peut-être qu’elle était prête aussi à être mère, à élever un enfant à qui elle enseignerait des choses paisibles. Oui, elle ne s’était pas sentie aussi bien depuis une éternité. Chapitre trente DELIVEGU N’AIMAIT GUÈRE SE LIVRER À L’ESPIONNAGE, qu’il jugeait fastidieux. En certaines occasions, néanmoins, cela pouvait se révéler très profitable – une véritable aubaine, parfois. Tout cela était certainement vrai. Mais s’il était surpris dans une de ces activités peu dignes, son image s’en trouverait ternie. Il faisait beaucoup d’efforts pour apparaître toujours à son aise, contrôlant la situation, avec un verre, des cartes ou une femme à portée de main : Delivegu, un homme sans grands problèmes, toujours au-dessus des soucis mesquins de ses contemporains, qui savait tirer profit de la folie humaine, mais ne la subissait jamais. C’était cette image-là qu’il aimait donner. Il était drapé dans une cape de vices qu’il portait avec autant de naturel qu’un vêtement réel, et sans elle il se sentait nu. Le fait donc de se trouver, pendant un temps interminable, le dos plaqué contre le mur d’une ruelle n’était pas le genre de situation dans laquelle il désirait être vu. Mais il était parfois obligé d’agir ainsi, afin d’obtenir des informations utiles. Et c’était le cas cette nuit-là, deux semaines après le banquet de la Lune de Sang. Il restait sur le qui-vive alors que les heures s’écoulaient. Il demeurait tapi dans l’ombre, à écouter le pas des piétons ou le passage d’un attelage, et à maintes reprises il suivit des yeux des fêtards ivres qui chantaient en marchant. Il se serait bien vu à leur place… À un certain moment, un chien qui traînait derrière un petit groupe de dignitaires du Talay huma son odeur et se figea à l’entrée de la ruelle en grondant, le poil hérissé. Par chance, les Talayens étaient trop pris par leur conversation pour prêter attention au molosse. La bête et l’homme s’affrontèrent du regard, et Delivegu finit par avoir le dessus. Il jura sourdement et tourna vivement la tête de côté, à plusieurs reprises, pour faire comprendre au chien qu’il avait tout intérêt à s’en aller s’il voulait continuer à vivre. L’animal leva la patte contre le mur, signifiant ainsi à son tour l’opinion qu’il avait de cet inconnu, avant de reprendre sa maraude. Si Delivegu réussissait à devenir le confident de la reine comme il l’espérait, il déléguerait ce genre de tâches. Mais pas encore. Pas cette fois. Il devait d’abord tout mettre en place, et il ne pouvait avoir confiance qu’en lui-même pour y parvenir. Cette petite entreprise, par exemple, pouvait ne mener à rien. Et si elle devait en effet se révéler improductive, il préférait que personne ne sût qu’il s’en était personnellement chargé et qu’il avait passé une nuit entière au même endroit, dans une ruelle. — Garde les idées claires, mon vieux ! grommela-t-il en se passant la main sur le visage. Ce n’est qu’une femme. Aucune raison de se faire du souci. Mais il s’en faisait déjà. La chose était devenue une affaire personnelle, et cette constatation avait le don de l’irriter. La source et première cible de cette irritation ? Le roi Grae d’Aushénie. Ce coq de combat imbu de sa personne. Il lui avait déplu dès l’instant où Delivegu avait posé son regard sur lui, lors du banquet de la Lune de Sang, quand il avait vu une servante quitter la reine, se faufiler dans la foule et mener Grae jusqu’à l’estrade. Une simple marque de courtoisie entre souverains, avait-il espéré tout d’abord, mais très vite il avait eu des soupçons. Delivegu connaissait les femmes, les nobles dames aussi bien que les filles de taverne. Il voyait bien que la reine était charmée par l’Aushénien. Il savait quand l’indifférence était feinte, comment décrypter les attitudes corporelles quand elles soulignaient ou tentaient de cacher des intentions. Il n’eut même pas besoin d’entendre leur conversation pour savoir que la reine jouait avec Grae, passant de la fausse timidité à la coquetterie. Et l’autre faisait le beau, étalait sa satisfaction et affichait un sourire éclatant tout en levant son menton carré vers le reste de l’assistance, quand il ne rejetait pas en arrière sa tignasse auburn. Et Corinn qui gobait tout… Delivegu aurait volontiers étranglé le fier-à-bras. La suite fut encore pire. La reine continua de distraire l’Aushénien pendant toute la semaine, et Delivegu ne put l’approcher. Corinn ne le fit pas appeler. Elle ne lui envoya qu’un lettre très brève, qui disait : Ne faites rien concernant la femme et l’enfant. Cette affaire n’est plus de votre ressort. C’était tout. Pas le moindre remerciement pour lui avoir dévoilé la grossesse de Wren ! Quant aux billets qu’il adressa à la reine pour suggérer qu’il détenait d’autres informations, elles ne parurent pas mériter de réponse. Rhrenna elle-même refusa de lui parler. Il tenta une visite inopinée, mais se heurta aux Numreks qui gardaient les appartements royaux. Des gardes très singuliers, en vérité : ces brutes semblaient disposées à tuer aussi bien l’ami que l’ennemi. Pour tout arranger, les renseignements qu’il avait pu glaner auprès de ses sources décrivaient le palais comme une merveille de joie et d’optimisme. L’arrivée spectaculaire de la princesse Mena sur sa créature volante avait enthousiasmé tout le monde, semblait-il. L’île était envahie de nobles qui désiraient voir la bête. Ce qui signifiait d’autres divertissements, d’autres danses, d’autres banquets : toutes manifestations auxquelles Delivegu n’était pas convié. Une barge chargée d’amuseurs professionnels accosta au port. Les baladins se répandirent dans les rues et s’ingénièrent à rendre l’atmosphère encore plus festive qu’elle n’était déjà. Dans des circonstances normales, Delivegu aurait participé à la liesse générale, au lieu de quoi il se retrouvait à grincer des dents à l’idée que Grae en avait profité pour coucher avec la reine. Sa reine. De quoi devenir fou. N’ayant personne d’autre sur qui se focaliser, il décida de se concentrer sur l’Aushénien, non sans une certaine dose de jalousie. C’était ce à quoi il s’employait depuis maintenant plusieurs jours. Il avait murmuré à quelques oreilles, posé nombre de questions, offert quantité de pièces en bon argent. Il avait fait passer le mot parmi ceux qui étaient en lien avec les domestiques et les autres catégories de personnel du palais ou du département des Affaires étrangères. Il recherchait tout renseignement sur le roi d’Aushénie. N’importe lequel : les liaisons qu’il avait eues dans le passé, les penchants qui pouvaient indisposer la reine, des preuves de sa couardise sur le champ de bataille, peut-être. Il avait même soudoyé un employé pour avoir accès à la section historique de la bibliothèque, afin d’y chercher les copies de discours et de proclamations faites au nom du roi. Il y avait forcément quelque chose. Grae ne pouvait pas être l’admirateur transi qu’il voulait paraître aux yeux de Corinn. Ce qu’il avait découvert ? Pas grand-chose. Grae avait séduit un certain nombre de femmes issues de la noblesse, mais ce n’était pas vraiment un secret. De plus, c’était dans les traditions de son pays. Il était connu pour s’être baigné nu avec ses compagnons d’armes dans les sources chaudes des montagnes de Gradthic, mais on ne pouvait évidemment pas lui en tenir rigueur. Les peuples du Nord étaient coutumiers de ce genre de comportement. Son dossier militaire était sans tache. En fait, si l’on accordait foi à ses efforts pour sécuriser les frontières après la chute d’Hanish, il était presque étonnant qu’il en eût réchappé. Ses proclamations officielles étaient souvent critiques envers l’Empire acacian, les chefs Akaran du passé et même la reine actuelle, plus particulièrement au sujet des accords relatifs au Quota et de la mainmise de la Ligue des Vaisseaux sur les échanges commerciaux. Mais quoi, rien de tout cela ne suffisait ! Delivegu dressa la liste de ce qu’on pouvait reprocher à Grae, mais en la relisant il se rendit compte que l’ensemble dégageait de forts relents de mesquinerie. Par ailleurs, Aliver Akaran lui-même avait voulu abolir le Quota. Dariel Akaran avait fait sauter les plates-formes de la Ligue. Corinn, il le craignait, verrait cette position pour ce qu’elle était et s’en accommoderait. Il fallait à Delivegu d’autres éléments. Des éléments accablants. C’était la raison pour laquelle il se trouvait dans ce quartier situé en contrebas du palais, une zone réservée aux dignitaires étrangers. Il se tenait dans l’ombre près du logement du roi Grae depuis assez longtemps pour avoir les jambes engourdies et mal au crâne à force de ressasser les mêmes pensées. Il était si proche de la somnolence qu’il sursauta quand une silhouette ouvrit la porte et se glissa dans la rue. L’éclairage était chiche, mais la vue de Delivegu avait eu largement le temps de s’accoutumer à la lueur des étoiles ; il reconnut sans peine le jeune homme. Celui-ci s’était enveloppé dans une cape à capuchon de coupe aushénienne. Delivegu avait déjà eu l’occasion de voir ce genre de tenue, et il estimait qu’elle manquait singulièrement d’élégance. Les Aushéniens s’imaginaient encore comme des chasseurs, évoluant dans les bois et les marécages. Pourquoi les cultures paraient-elles toujours leur passé d’une aura mythique ? C’était idiot, vraiment, alors que ce qui importait à tous était l’avenir. Mais il ne devait pas se laisser distraire. Ce qu’il lui fallait remarquer ici, c’était le port d’une cape alors que la nuit était plus que douce. L’homme marchait d’un pas nerveux et lançait des regards vifs autour de lui, comme s’il craignait d’être découvert. Aussi silencieux qu’un chat dans ses bottes à semelles fourrées, Delivegu le suivit dans le quartier des étrangers. Le jeune homme franchit une porte béante, gravit des escaliers en direction des terrasses, traversa les marchés et contourna la place où quelques ouvriers matinaux se rassemblaient déjà dans l’espoir d’un travail pour la journée. Ce trajet prit moins de vingt minutes, mais quand il arriva à son terme, Delivegu sentit que la chance lui souriait enfin. L’encapuchonné s’arrêta devant une messagerie pour roturiers. Il martela du poing la porte close, et ce pendant un certain temps. Enfin, on le laissa entrer. Delivegu choisit un poste d’observation un peu plus bas dans la rue ; de là, il guetta la réapparition de l’homme. Toujours aussi nerveux, ce dernier repartit en sens inverse. Delivegu évalua rapidement les possibilités qui s’offraient à lui, et il décida de rendre visite au boutiquier plutôt que de reprendre sa filature. Il entra dans l’échoppe avec décontraction, et ne fit rien pour empêcher le tintement joyeux de la clochette de la porte. L’endroit était miteux, encombré de caisses et empuanti par les fientes d’oiseaux. On voyait quelques cages ici et là, assez grandes pour accueillir des pigeons voyageurs. La plupart étaient vides, et celles qui ne l’étaient pas abritaient des volatiles à l’air maladif et au plumage galeux. Pas exactement le genre de service qu’un roi – ou le serviteur d’un roi – tendrait à employer. Le propriétaire sortit de l’arrière-boutique. Il était encore à moitié endormi, et de mauvaise humeur. — Ce n’est pas ouvert, dit-il en toisant Delivegu d’un regard soupçonneux. La porte aurait dû être verrouillée. Sortez donc, et revenez un peu plus tard. — Mais si, vous devez être ouvert : je viens de voir un client sortir de chez vous il y a une minute. — Ce salopard ? Il m’a tiré d’un rêve très agréable. J’ai bien failli lui défoncer le crâne pour lui apprendre les bonnes manières. Partez avant que je ne vous fasse ce que j’aurais dû lui faire. L’homme était moins grand que Delivegu, un peu enrobé au niveau de la taille, et il boitillait. Mais il se déplaçait avec une détermination mauvaise. Il s’avança vers son visiteur et tendit la main pour le jeter dehors. — Une minute ! gronda Delivegu d’une voix venimeuse. Faites bien attention à qui vous touchez, l’ami. Cette matinée pourrait être très bonne pour vous, ou très déplaisante. L’autre se figea. Il s’était arrêté à une distance dangereusement courte de Delivegu, car son élan l’avait entraîné un pas trop loin. Il baissa le bras, leva crânement les yeux vers l’importun et grogna : — Les menaces ne m’impressionnent pas. Delivegu sourit et recula un peu. — Alors n’en voyez pas dans ce que je viens de dire. Aucune raison, si vous vous montrez coopératif. — D’accord, qu’est-ce que vous voulez ? Envoyer un message, c’est ça ? Il ne pourra pas partir tout de suite. Je n’ai pas d’oiseau disponible pour le moment. Delivegu se rembrunit. — Les hommes tels que vous m’étonneront toujours. Vous êtes dans les affaires, or vous accueillez avec beaucoup de mauvaise grâce quelqu’un qui, pour ce que vous en savez, vient peut-être vous offrir la fortune. — Ah ! fit l’autre. Je suis dans le métier depuis un bout de temps, et ça ne m’est jamais arrivé. Je ne m’y attends pas, d’ailleurs. Que voulez-vous ? — Ce que je veux, l’ami, concerne l’homme qui est passé ici juste avant moi. Le boutiquier ne quittait pas Delivegu des yeux. Il fit un pas en arrière. Il se méfiait. — Celui-là ? Qu’est-ce qu’il est pour vous ? Puis, comme s’il regrettait d’avoir posé la question : — Les affaires de mes clients ne me regardent pas. Il avait atteint le comptoir qui occupait le mur du fond. Il passa une main derrière, dans un geste qui trahissait plus de nervosité que son visage n’en affichait. — Vous avez une arme quelconque cachée là, n’est-ce pas ? fit Delivegu. Il s’était avancé en même temps que l’autre reculait, et s’était maintenant immobilisé, solidement campé sur ses pieds, les bras le long du corps. — Ce serait une grossière erreur de vouloir la saisir. Ne le faites pas. Écoutez-moi avant de commettre une bêtise. J’ai besoin de connaître la teneur de ce message. Vous ne l’avez pas encore expédié, j’en suis sûr. Il marqua une pause tout juste suffisante pour que l’homme affirme qu’il n’y avait pas de message. L’autre ne dit rien. — Je n’en parlerai à personne. Vous continuerez à vivre comme avant. Vous allez envoyer ce message. J’aurai simplement pris connaissance de ce qu’il contient, et parce que je le saurai une trahison sera sans doute évitée. Cette situation vous offre de nombreuses possibilités de perdre. Je vous offre de gagner. À vous de choisir. Delivegu écarta les bras. Sa main gauche tenait un petit sac en toile alourdi par son contenu, la droite une dague effilée. — Une bourse pleine de pièces ou une lame. Que préférez-vous ? Et je puis vous assurer que je suis très habile au maniement de la lame. J’ai bénéficié d’une très mauvaise éducation, voyez-vous. Ne regardez pas cette dague de trop près, ajouta-t-il. Elle est assez acérée pour vous crever les yeux. — Vous êtes fou, bredouilla l’homme, mais il détourna le regard de l’arme. Le message est destiné à sa mère. Pour annoncer ses fiançailles, rien de plus. C’est ce qu’il a écrit. — Si c’est vrai, il n’y a aucune raison de ne pas me le montrer. Nous en rirons ensemble, et le message volera à tire-d’aile vers sa mère. Il n’y a pas de mal à ça. Il baissa les yeux vers la dague. — Je n’ai rien contre vous, mais je vous éventrerai comme un porc et je vous laisserai ficelé dans vos entrailles. Ou bien je quitterai un homme subitement enrichi, avant même l’ouverture de son commerce. Réfléchissez. Promptement. C’est ce que l’homme fit. Il accordait plus de valeur à sa vie qu’à son honneur. Une perception très raisonnable des priorités en ce bas monde, estima Delivegu en saisissant le morceau de parchemin que l’autre lui tendait. Il le déroula et lu le message. Celui-ci n’annonçait pas des fiançailles, bien sûr, mais Delivegu s’en doutait déjà. À la première lecture, le texte était d’une banalité assez trompeuse pour qu’on s’interroge sur la nécessité de l’envoyer : B. Tout va dans le bon sens. Elle m’accordera bientôt toute sa confiance. G. Delivegu sentit le sang bouillonner dans tout son corps, battre à ses tempes et même réveiller son entrejambe. G. Il était certain que l’initiale voulait dire Grae, et tout aussi certain que le Elle n’était autre que la reine Corinn. Qui était B. ? Qu’importe. C’était exactement l’indice qu’il cherchait, bien qu’il signifiât peu par lui-même. Mais s’il pouvait mener à des preuves plus claires… — À qui ce message doit-il être envoyé ? dit-il. Le boutiquier n’en avait aucune idée. La destination de l’oiseau était un service de messagerie semblable, à Aos, où le message serait recueilli par quiconque savait comment le demander. Quand son visiteur lui demanda si ce genre d’arrangement était peu courant, l’homme répondit par l’affirmative, tout en révélant qu’il en avait envoyé un certain nombre au cours des dernières semaines. — Je ne pose pas de questions, je propose seulement un service, vous comprenez, dit-il avec un geste vague de la main. Un heureux hasard voulait qu’il n’eût pas d’oiseau disponible. Le message ne partirait donc pas avant le lendemain soir, au mieux, et seulement si le pigeon voyageur dont il attendait le retour arrivait en bonne forme, plus tard dans la journée. Ceux qui se trouvaient dans la boutique étaient convalescents. Ce détail avait paru troubler le porteur du message. Son acheminement serait retardé, peut-être assez longtemps pour qu’un voyageur terrestre arrive avant lui à destination… s’il partait dans l’heure. Il ne fallut à Delivegu que quelques minutes pour arrêter un plan. Il rendit la missive au boutiquier, lui donna le sac de pièces et lui souhaita une bonne journée. Il ne dit à personne qu’il s’en allait. Il n’envoya pas de message à la reine. À son avis, il était d’ailleurs assez peu probable qu’elle remarque son absence. En fin de matinée, il embarqua pour Alécia, ce qui ne posa aucun problème car beaucoup de navires effectuaient quotidiennement la navette entre Acacia et la grande cité continentale. Il navigua le restant de la journée et toute la nuit, pour débarquer le lendemain matin. Il hanta le port une bonne partie de la journée avant de trouver une place sur une yole marchande qui remontait le long de la côte. Il dormit à bord et, malgré l’humidité ambiante, sa détermination ne faiblit pas. Le matin suivant, il bondissait du bateau sur la jetée en pierre du port d’Aos. Il avait pris peu de repos, mais n’avait pas perdu de temps. Il était certain d’être arrivé à destination avant le pigeon voyageur. Pendant un moment, il observa des vieillards qui se servaient d’oiseaux à long cou domestiqués pour pêcher de petits poissons. Ils étaient assis ensemble et bavardaient, tandis que leurs volatiles noirs à l’aspect redoutable survolaient les eaux claires et plongeaient d’un coup pour atteindre les bancs de poissons argentés. De temps à autre, un des pêcheurs ramenait auprès de lui son oiseau grâce à la ficelle attachée à un harnais fixé sur le corps de l’animal. Les oiseaux protestaient toujours et revenaient contre leur gré, la gorge gonflée de fretin vivant qu’ils ne pouvaient avaler à cause de l’anneau métallique enserrant la base de leur cou. Sans interrompre leur conversation, les vieillards massaient le col de leur oiseau jusqu’à ce qu’il régurgite son butin frétillant dans un seau. Étrange façon de passer son temps, songea Delivegu avant de s’éloigner. Il trouva l’échoppe du service de messagerie avec une facilité presque déconcertante. Il était assis sur la plage en contrebas lorsqu’elle ouvrit. La rue ressemblait beaucoup à celle d’Acacia. L’estomac de Delivegu gargouilla quand il sentit l’odeur d’oignons frits dans de l’huile assaisonnée qu’on additionnait d’eau pour obtenir une sorte de soupe très prisée des indigents. Il plaqua une main sur son ventre et se força à respirer par la bouche. Il n’avait pas goûté à ce genre de cuisine grossière depuis des années, et il n’avait pas l’intention de recommencer aujourd’hui, malgré l’envie qu’il en avait. Il vit plusieurs oiseaux venir se percher sur les volières qui occupaient l’arrière du bâtiment. L’un d’eux, il en était certain, apportait son message. Il épia les quelques personnes qui entrèrent dans la boutique, mais aucune ne retint son attention avant ce garçon blond. Il ne l’aurait pas remarqué tant il paraissait aller au hasard comme n’importe quel gamin désœuvré. Jusqu’au moment où il passa devant la messagerie et y pénétra très rapidement. Il le fit avec une soudaineté surprenante. Quand il ressortit quelques minutes plus tard, il s’éloigna d’un pas nonchalant, sans hâte aucune. Delivegu ne se laissa pas leurrer par ce comportement et se fondit dans la foule matinale pour suivre le gamin. Celui-ci le mena en périphérie de la ville, assez près des fermes pour qu’il décèle dans l’air l’odeur du fumier. Il faillit rebrousser chemin, de crainte de s’être complètement fourvoyé, mais il décida de s’entêter encore un peu. Sa ténacité fut amplement récompensée. Le garçon rencontra un homme qui avait tout d’un fermier quelconque. Il lui donna quelque chose et échangea quelques mots avec lui. C’est alors que Delivegu comprit. B. ! Il était là, devant ses yeux ! L’infâme Barad le Simple, l’ancien agitateur des mines de Kidnaban. Sa vue et la confirmation de son identité par tous les détails – sa silhouette massive et voûtée, la tête pareille à un rocher lisse posée sur le cou épais, le grondement bas de sa voix, audible même à cette distance – donnèrent presque le vertige à Delivegu. Il avait du mal à croire à sa chance. L’homme était recherché depuis très longtemps. Des années plus tôt, on l’avait même mis à prix, mais il n’en restait pas moins un ennemi déclaré de l’Empire. Grae et Barad conspiraient donc en secret contre la reine… Il tenait la solution à tous ses projets, et cette solution marchait lentement dans un village misérable proche d’Aos, tout en discutant avec un jeune va-nu-pieds et en tirant sur le licol d’une chèvre. Il n’aurait aucune difficulté à capturer le comploteur le plus insaisissable de l’Empire, puis à couvrir Grae de honte. Ces deux coups d’éclat, il n’en doutait pas, feraient tomber le masque hautain de la reine, et il n’y aurait alors plus rien entre lui et Corinn. Delivegu emboîta le pas à l’homme et au garçon, la salive à la bouche comme un prédateur ayant repéré sa proie. CHAPITRE TRENTE ET UN C’ÉTAIENT TOUJOURS AUX MENUS DÉTAILS DE SA VIE PASSÉE QUE DARIEL pensait, ces moments simples qu'il aurait cru oubliés. Pour cette raison peut-être, ils lui venaient spontanément à l’esprit. Il se remémorait la première fois qu’il avait vu Aaden rire. Son neveu n’était alors qu’un bébé assis sur les genoux d’une servante, un après-midi. Comme il l’avait déjà fait maintes fois, Dariel dansa devant lui pour tenter de l’amuser. Mais ce jour-là, Aaden ne se contenta pas de l’observer. Sa bouche s’étira, et un son des plus étranges s’en échappa. Dariel crut tout d’abord qu’il toussait, mais le marmot renversa la tête en arrière et il agita un bras en l’air, dans un geste aisément reconnaissable. Il riait ! Jamais un acte aussi simple ne lui avait semblé constituer une telle révélation d’humanité. Parfois aussi, il se rappelait cette paire de pantoufles en feutre qu’il comptait offrir à Val et qu’il avait perdue avant de la lui donner. C’était très frustrant ! Ou il repensait à la façon dont, enfant, il observait Aliver à son insu. Dariel admirait, plus qu’il ne l’aurait fait chez un adulte, la musculature des bras et des épaules de son frère, ainsi que sa dextérité à manier l’épée d’entraînement. Et au lieu de se souvenir de Wren au combat sur le Ballan, enlacée avec lui quand ils faisaient l’amour, enjambant le bastingage du vaisseau de la Ligue qu’elle avait aidé à détruire ou debout auprès de lui lors des funérailles venteuses de son père et de son frère, il la revoyait quand ils s’étaient baignés dans les bassins des jardins supérieurs du palais, par un après-midi caniculaire. Elle lui avait dit qu’elle avait suffisamment nagé, l’avait embrassé, était sortie de l’eau et s’était éloignée. Il avait contemplé son corps voluptueux qu’une très fine combinaison de bain rendait encore plus érotique que la nudité intégrale. Une fois qu’elle avait disparu, son regard était tombé sur les empreintes sombres laissées par ses pas sur le dallage gris pâle. Elles dessinaient parfaitement la forme de ses pieds. Les traces s’étaient évaporées si vite sous le soleil qu’il avait observé le phénomène sans respirer. Tels étaient les souvenirs qui lui venaient sans crier gare pendant ses longues heures de solitude. Chaque fois qu’il se rendait compte qu’il rêvassait et reprenait conscience de la geôle où il se trouvait réellement, il avait l’impression de se rappeler quelque chose de tellement désagréable qu’il lui semblait impossible de l’avoir oubliée, même pour un instant. Il avait vraiment vu une mer grouillante de cadavres ! Il aurait pu plonger parmi eux et nager de l’un à l’autre sans jamais les atteindre tous, même en remontant à la surface cent fois pour respirer. Il avait craint le Lothan Aklun pendant très longtemps, et à présent il regrettait amèrement de ne pas avoir eu l’occasion de parler à un seul de ses membres. Était-il idiot de penser que les Lothans auraient eu des révélations importantes à lui faire sur le monde dans lequel il était maintenant prisonnier ? Quand et comment Corinn apprendrait-elle sa situation actuelle ? L’Ambregris avait certainement fait voile pour apporter la nouvelle de la trahison. Il ne possédait pas le don de sa sœur pour les joutes politiques, et il ignorait quelle serait sa réaction. Une délégation restreinte envoyée pour parlementer avec les Auldeks ? Une armée prête à l’invasion ? Que lui diraient les Ligueurs ? Même s’ils lui rapportaient la vérité, la Ligue ne savait pas ce qui lui était arrivé. Par ailleurs, les sires avaient toutes les raisons de donner une version totalement fantaisiste qui servirait leurs intérêts quels qu’ils fussent. Dariel avait beau retourner le problème dans tous les sens, il ne parvenait pas à concevoir ce qui s’était produit de l’autre côté du monde. Quand il imaginait l’instant où l’on annonçait sa mort à Mena et Wren, il était empli d’angoisse. Mór était venue le voir une deuxième fois. Elle était entrée dans la pièce d’un pas souple, mais la maîtrise qu’elle avait de la situation la rendait curieusement rigide. Tunnel la suivait, et il ressemblait presque à un protecteur au cas où la jeune femme voudrait agresser de nouveau le prisonnier. Elle lui dit quelque chose en auldek, et il lui répondit dans la même langue, en haussant les épaules. Il dut terminer par une plaisanterie, car il sourit de ses propres paroles. Mór ne fit pas mine d’apprécier son humour. Elle apporta un tabouret devant Dariel et s’assit. Elle passa à l’acacian : — S’il ne tenait qu’à moi, je te livrerais en pâture aux lions des neiges sans attendre. — C’est envisageable ? demanda-t-il. Il y a des lions, par ici ? Non que je souhaite être dévoré, mais il n’est pas impossible que les lions me traitent mieux que… Il tressaillit quand elle se pencha vers lui. Elle plaqua une main sur sa bouche. — Tais-toi et écoute ce que j’ai à te dire. Ensuite je m’en irai, et tu pourras jacasser autant que tu le voudras, ignorant que tu es. Tunnel t’écoutera. N’est-ce pas, Tunnel ? — Il jacasse bien, répondit le colosse en grattant une de ses défenses. — Tu ne peux rien m’apprendre pour l’instant, reprit-elle, mais je vais te révéler quelques petites choses. Tu te tiendras tranquille ? À contrecœur, Dariel acquiesça. Il valait mieux l’écouter que la mettre en colère et qu’elle reparte sans avoir rien dit. Elle retira sa main de dessus sa bouche. — Bien, je pars du principe que tu ne sais rien. Ainsi rien ne sera omis. Tu te trouves dans l’Ushen Brae, l’endroit que vous appelez les Autres Contrées. Nous sommes dans les tunnels qui courent sous la cité d’Avina. Je ne suis pas entièrement au courant de tout ce qui s’est passé quand ton groupe a rencontré les Auldeks, mais je peux te dire que tes amis ont été massacrés. Quelques-uns ont réussi à fuir et à rejoindre les bateaux de la Ligue, mais très peu. Tu es le seul que nous détenions. Et qui sommes-nous ? Nous ne sommes pas des Auldeks. Je suis Mór, des Êtres Libres. Tu connais déjà Tunnel et Skylene. Nous faisons tous partie des Êtres, et les Êtres sont ceux qui forment ce que tu appelles le Quota. Nous sommes les esclaves que vous avez envoyés ici. Nombre d’entre nous sont encore réduits à la servitude. Certains d’entre nous la combattent. Elle pressa une main ouverte contre sa poitrine. — Nous sommes de ceux qui combattent. Les Êtres Libres. Tu peux penser que cette partie du monde est simplement l’endroit où vous vous êtes débarrassés des enfants indésirables. Nous ne le pensons pas. Plus maintenant. L’Ushen Brae appartient au monde. C’est ici que nous préparons l’avenir. — Attends, dit Dariel. Il voulut faire un geste des mains, mais comme elles étaient attachées il dut se contenter d’un haussement d’épaules pour montrer qu’il était désolé. — Juste un mot, et ensuite je ne t’interromprai plus. C’est promis. Je veux juste que tu le saches : je ne suis pas votre ennemi. Je suis un Akaran, oui, et vous… vous faites partie du Quota. Je sais que c’est là un crime terrible qu’a commis ma famille, mais je n’y suis pour rien. Personnellement, j’aimerais y mettre fin. C’est pourquoi je suis venu. Pour vous aider. Craignant de paraître un peu trop doucereux, il releva le menton et conclut : — Vous vous trompez sur mon compte en me gardant enchaîné. Il se tut, et Mór reprit, comme s’il n’avait pas parlé : — Dariel Akaran, tu es prisonnier de ces enfants que ta famille a réduits en esclavage. Nous avons grandi. Nous ne restons pas éternellement des enfants. Dans les jours à venir, nous allons décider de ce que nous ferons de toi. Certains croient que tu es ici pour nous sauver. D’autres sont moins crédules. Mais les anciens parmi les Êtres Libres sont sages et justes. Tu seras mis à l’épreuve. Bien que ce soit peu probable, peut-être te trouverons-nous une utilité. Mais si tu ne peux nous servir à rien, tu iras nourrir la terre, et personne ici ne pleurera ta mort. C’est tout ce que j’ai à te dire, pour l’instant. Sur ses mots, elle se leva si vivement que le tabouret se renversa. Elle fit demi-tour et avait presque atteint la porte quand Dariel parla : — Attends ! Elle s’immobilisa. — J’écouterai tout ce que vous pourrez me dire, fit-il. Mettez-moi à l’épreuve, si tel est mon destin. Et tuez-moi ensuite, si c’est ce que vous voulez, mais faites en sorte que je meure en sachant au moins pourquoi. Vous n’allez pas me comprendre, mais je sais par bien des façons que j’ai parcouru ce monde à moitié aveugle. C’était la manière d’être des miens, mais il n’y a aucune raison valable pour qu’elle perdure. S’il était encore vivant et s’il vous avait rencontrés, mon frère vous aurait demandé la même chose. Mais il n’est plus là. Moi, je suis là. Alors dites-moi tout à sa place. S’il vous plaît. — Il faudrait une vie entière pour combler ton ignorance. — Je ne suis pas le seul ignorant dans cette pièce. Mór tourna la tête vers lui. — Tu as recours à l’insulte ? — Je suis ton exemple, répliqua-t-il. Tu n’étais qu’une enfant quand tu as quitté… — Quand j’ai été enlevée, rectifia-t-elle. Dariel lui concéda la nuance d’un petit hochement de tête. — Quand tu as été enlevée. C’est vrai pour toi. C’est vrai pour tous les êtres humains qui vivent dans l’Ushen Brae. Tu ne sais rien du Monde Connu, rien de plus que ce que peut en savoir un enfant. — Des générations d’Êtres ont vieilli ici, elles y ont vécu, elles y sont mortes. — Oui, mais les Êtres n’en ont jamais su plus sur le Monde Connu que ce que des enfants de sept ou huit ans peuvent leur en dire. Il se peut qu’en vieillissant tu acquières une certaine sagesse, mais tu en sauras toujours très peu sur Acacia. D’un coup de pied, Mór propulsa vers lui un tabouret qui frôla sa tête avant de retomber avec fracas sur le sol. Dariel s’efforça de contenir son irritation. — Nous devrions nous parler, pas nous agresser. Je veux tout savoir sur la façon de vivre ici. Je veux apprendre ce qui a été fait au nom des Akarans. J’ai hérité de cette situation, tout comme toi. C’est parce que nous ne nous connaissons pas que ce crime a pu se perpétuer. — Tu es pathétique quand tu affirmes que tu veux à tout prix nous venir en aide. Maintenant que tu n’es plus rien… — Mór, j’ai vécu des années en sachant qu’il y avait quelque chose d’infamant au cœur même de l’Empire dirigé par ma famille. J’en connaissais une partie, mais pas la totalité. Raconte-moi tout. Montre-moi. Et je te dirai tout ce que je peux te dire à propos du monde d’où tu viens. — Je sais que tu me diras tout, fit-elle, et la menace était perceptible dans chacun de ses mots. Cette fois, elle sortit de la pièce avant que Dariel ne trouve les paroles, ou l’envie de l’arrêter. * * * Dans les jours qui suivirent, ses épreuves commencèrent. Il ne s’agissait pas de relever des défis, mais de s’ouvrir aussi complètement que possible et de donner, donner, donner. D’après Mór, les anciens voulaient le prendre au mot quant à sa promesse de les renseigner sur le Monde Connu. Ils désiraient savoir tout ce qu’il était possible de savoir sur le pays qui les avait vendus comme esclaves. Au début, ses propos furent hésitants : il craignait de trahir son peuple. Mais c’était lui qui avait demandé à parler. Parfois Mór l’interrogeait, et Dariel trouvait ces séances à la fois intéressantes et déroutantes. Cependant elle avait d’autres devoirs qui l’empêchaient de venir pendant plusieurs jours. Skylene était plus souvent là pour s’occuper de lui. Elle semblait disposer de plus de temps libre que les autres. La plupart des Êtres ne pouvaient se libérer que quelques heures des corvées que leurs maîtres leur imposaient. Histoire, religion, mythologie, légendes anciennes, géographie, nations, races et chefs, lignées, alliances et antagonismes, Formes, Hanish Mein, le Santoth et Aliver : ils voulaient tout savoir. Skylene l’obligeait à aborder ces différents sujets le plus logiquement possible. Bientôt, des scribes vinrent passer des heures auprès de lui, chacun étant chargé de transcrire sur ses parchemins les faits relatifs au domaine précis qui lui avait été assigné. Il passait de l’un à l’autre selon l’enchaînement de ses pensées ou ce que lui demandait Skylene. Tunnel lui rendait souvent visite. Il ne l’interrogeait pas, même si Dariel croyait qu’il était censé le faire. Le géant prenait un siège et s’asseyait près de lui, assez près pour que le prince sente l’huile odorante utilisée pour assouplir le cuir de sa jupe et les lanières de ses sandales. Il plaisantait avec le prisonnier, souriait et riait à la moindre provocation. Skylene se comportait assez correctement avec lui, mais Tunnel était le seul parmi les Êtres à traiter Dariel comme un ami enfin revenu d’un très long voyage. On aurait pu croire qu’ils se mettaient simplement au courant de ce que chacun avait raté pendant l’absence de l’autre. Dariel n’aurait jamais imaginé que son existence prendrait la tournure qu’elle avait maintenant. C’était très particulier, parce qu’une partie de lui se sentait curieusement à l’aise dans ces circonstances, sauf dans ses accès de panique, quand il se rendait compte de la gravité de sa situation. Oui, une part de lui avait attendu cela, l’avait désiré. Et à présent, il était impatient de connaître la suite. — Skylene, dit-il avant que ne débute une énième séance de questions, sais-tu s’il y a moyen pour moi d’envoyer un message dans mon pays ? Elle le considéra d’un œil méfiant, en faisant une petite moue. Elle venait d’entrer dans la pièce où il attendait, assis et solitaire. Son apparition était toujours aussi frappante, mais son teint bleu pâle et sa crête d’oiseau n’étonnaient plus le prisonnier. Pour lui, ces détails s’intégraient naturellement à la personnalité de la jeune femme. Il était étrange qu’il s’y fût habitué si vite. — Quel genre de message ? demanda-t-elle. — Simplement pour dire à mes proches que je suis toujours en vie. Je ne sais pas ce que la Ligue a pu leur raconter, tu t’en doutes. Si ma mort leur paraît certaine, tout un tas de problèmes pourraient en découler, j’ignore sur quoi cela déboucherait. Si ma sœur me croit disparu, ou découvre que je suis retenu prisonnier ici, elle risque d’envoyer une armée pour me venger ou pour écraser les Auldeks. — Je ne pense pas que cela arrive, dit Skylene. — Pourquoi ? Elle réfléchit un moment, puis soupira et secoua la tête. — C’est sans importance, Dariel. Ce qui doit arriver arrivera. Nous n’y pouvons rien changer. Pas encore, en tout cas. Il n’est pas possible d’envoyer un message à l’autre bout du monde. Nous n’y sommes jamais parvenus, en vingt-deux générations. Qu’est-ce qui te fait croire que nous pourrions le faire aujourd’hui ? — Alors la Ligue. Il se peut qu’ils croisent encore au large. Si nous pouvions… — Faire passer un message par leur intermédiaire ? Tu as oublié le massacre ? Non, Dariel ne risquait pas d’oublier cet après-midi d’horreur. Il en avait rêvé à plusieurs reprises. — J’avais un certain pouvoir sur la Ligue, à une époque, vois-tu. On frappa à la porte. Un instant plus tard, deux scribes entrèrent. La première avait la moitié du visage tacheté comme un shivith, l’autre une crête de cheveux noirs qui jaillissait à l’arrière de son crâne. Skylene leur fit signe de prendre un siège et de préparer leur matériel. — J’en doute, dit-elle à Dariel. — J’ai fait la guerre contre eux, à une époque. J’en ai tué beaucoup. — Peut-être, mais cela ne signifie pas qu’ils étaient en ton pouvoir. Tu as fait sauter leurs plates-formes, je sais. Tu en as déjà parlé. Il est possible que le coup ait été rude pour eux, assez pour qu’ils te haïssent au point de te livrer à Devoth, mais tu ne peux pas croire sérieusement que tu les as mis à genoux. Je vais te dire une chose au sujet de la Ligue : ils nous ont clairement fait comprendre que vous autres les Akarans n’étiez que des pions pour eux. Une fois le Quota embarqué sur leurs navires et en route vers l’ouest, ils ne cachent pas le fait qu’ils sont le véritable pouvoir dans le Monde Connu. Et avant d’être décimés, les Lothans vous méprisaient tout autant. Vous étiez leurs clients, mais des clients stupides, ignorants, dépendants, faciles à tromper et à exploiter. Quant à nous… Beaucoup d’Êtres haïssent le nom des Akarans et vous estiment responsables de notre esclavage, mais quelques-uns vous trouvent trop minables pour mériter leur haine. Aucun de nous ne pense que vous compreniez vraiment la façon dont le monde fonctionne depuis si longtemps. — Et toi ? Quel est ton sentiment ? Skylene répondit sans la moindre hésitation. — Le Kern, mon clan, a un dicton : « La vérité est une grue blanche aux têtes nombreuses, mais avec un seul corps. » Quand les têtes s’agitent, elles s’entre-dévorent jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’une. — Et cette vérité unique prévaut ? — Non. La dernière tête ne peut pas vivre seule alors qu’elle fait partie d’un corps qui a subi de multiples décapitations. Il peut ne subsister qu’une seule vérité, mais elle meurt en même temps que le corps qui la reliait aux autres vérités. — Vous êtes des gens sinistres, fit Dariel. — Bah ! Les vérités se chevauchent, s’entrecroisent. Elles se contredisent. Mais par bien des côtés, beaucoup de choses apparemment contradictoires sont vraies. C’est pourquoi je pense un peu tout sur toi et les tiens. — Si c’est vrai, il est presque surprenant que tu me parles. Si les miens sont aussi minables, de quelle utilité sommes-nous ? Elle mit un temps avant de répondre. — La Ligue s’est servie de vous. Le Lothan Aklun s’est servi de vous. Les Auldeks se sont servis de vous. Peut-être que nous trouverons nous aussi comment nous servir de toi et de tes informations. C’est ce que les anciens croient. Et puis, de toute façon, c’est toi qui l’as proposé. — C’est aussi ce que Mór croit ? ne put s’empêcher de demander Dariel. Un sourire effleura les lèvres de Skylene, mais elle le transforma en rictus avant qu’il ne s’épanouisse sur son visage. — Tu n’aimerais pas savoir ce que Mór pense que nous devrions faire de toi. Tu peux me croire. Puis son ton changea et devint plus sec : — Assez bavardé. Commençons. Tu allais nous parler des négociants maritimes. Il se mit à discourir d’une voix hésitante. Le sujet lui paraissait tellement lointain, tellement irréel dans cette existence souterraine. Il expliqua ce qu’il savait de ces négociants, de la direction des trafics autour de la Mer Intérieure, dont les courants fluctuaient selon les périodes de l’année, et comment ces va-et-vient saisonniers permettaient aux grandes barges de suivre une route circulaire qui les menait jusqu’à l’Archipel de Vumu. Ces marchands n’étaient que partiellement gouvernés par l’Empire. En réalité, leurs familles à Bocoum formaient une sorte de gouvernement officieux. Si leur commerce ne rapportait pas assez pour qu’ils entrent en compétition avec la Ligue, il était fondamental pour la circulation des biens qui contribuait à la vitalité de l’Empire. Pendant qu’il parlait, des images lui venaient à l’esprit. Il crut que ce n’étaient que des visualisations qui l’aidaient à se souvenir, mais très vite il se rendit compte qu’elles avaient un caractère beaucoup plus personnel. Il l’avait presque oublié, mais il avait rendu visite à ces négociants maritimes quand il n’était encore qu’un petit garçon. Bien sûr. C’était au printemps, quand les barges dérivaient sur le courant paresseux qui longeait le littoral du continent. Il devait avoir six ou sept ans, et c’était bien avant que le monde ne devienne fou devant ses yeux. Il était monté à bord d’une de ces barges, non pas avec son père, mais en tenant la main de Thaddeus Clegg. Avec son « oncle » pour guide, il avait contemplé d’un regard admiratif la création flottante que formaient les milliers de barges attachées ensemble. La population qui s’y trouvait était étonnante, une entité polyglotte aussi diversifiée que l’Empire, et il pouvait la voir tout entière devant lui. Des gens de toutes les nations gagnaient leur vie grâce au négoce maritime. Avec des animaux en cage et d’autres qui erraient librement, avec des marchandises exposées, de la nourriture qui bouillait ou grésillait et des quantités d’objets empilés dans les entrepôts, avec les pêcheries et les vendeurs de palourdes, les citernes pour recueillir l’eau de pluie et un réseau de conduites la diffusant partout où c’était nécessaire : le spectacle était grandiose et confus, imprégné de senteurs iodées. Puis il se rappela qu’Aliver les accompagnait. Grand et plus âgé, vif et sûr de lui, avec même une pointe d’arrogance, son frère lui semblait incarner tout ce qu’un homme se devait d’être. Comme Dariel se sentait petit dans son ombre ! C’était le sentiment soudain qui le submergea, aussitôt suivi du souvenir de leurs rapports brièvement renoués alors qu’ils étaient tous deux devenus des hommes, sur le champ de bataille du Talay. L’émotion qu’il éprouva alors l’empêcha de poursuivre sa narration. — Quelque chose ne va pas ? s’enquit Skylene. Il s’agita sur son siège. — Oui. Beaucoup de choses ne vont pas. Je peux faire une pause ? — Nous venons tout juste de commencer… — Je sais. Je suis désolé. J’étais en train de te parler d’un sujet, et il en a évoqué un autre pour moi. — Nous ne les avons à disposition que pour une heure, ensuite elles devront retourner à leur poste habituel, dit Skylene en désignant une des scribes qui s’était figée, la plume levée, prête à reprendre, tandis que l’autre attendait son tour, au cas où l’histoire du prisonnier bifurquerait dans une autre direction. Dariel se rendit compte qu’il ne les reconnaissait pas. Elles étaient probablement déjà venues, mais dans leur rôle muet elles n’avaient aucune identité distincte pour lui. C’était une bonne chose, peut-être, car il lui fut plus facile de dire : — Je t’ai déjà parlé de la façon dont mon frère a combattu Maeander Mein. Un grand moment. Je le pense, même s’il est mort. Peut-être que c’est un grand moment justement parce qu’il est mort. C’est difficile à expliquer. » Tous ceux qui le connaissaient auraient préféré qu’il n’accepte jamais de relever le défi. Les Meins n’auraient certainement pas respecté la parole de Maeander. D’une certaine manière, c’était une situation dans laquelle il ne pouvait pas gagner. Alors pourquoi l’accepter ? Pour risquer tout en échange de rien ? C’est ce qu’il m’a semblé alors, et quand Aliver est mort, tout m’a paru à la fois incroyable et inévitable. Dans ces instants, j’ai détesté le monde entier : Maeander et Hanish, la guerre, chacun des soldats qui nous entouraient. Même Aliver. J’ai détesté l’idée qu’il avait échoué et nous avait abandonnés. Il m’avait abandonné. Ce que je ne t’ai pas encore raconté, c’est ce que j’ai fait ensuite. Il remarqua le signe que Skylene adressait à la deuxième scribe, et il sut au rythme différent des grattements de la plume sur le parchemin qu’on enregistrait de nouveau ses propos. D’accord, songea-t-il. Qu’elles couchent tout par écrit, si ça leur chante. — Maeander a tué mon frère avec un couteau, selon les règles du combat qu’ils avaient tous deux acceptées. Comme Aliver, j’avais juré de respecter ces règles, quelle que soit l’issue de leur affrontement. Quand j’ai vu Aliver étendu sur le sol, et Maeander qui s’éloignait, ravi de ce qu’il venait d’accomplir, je n’ai pas pu me maîtriser. Je l’ai haï avec une telle force que rien d’autre ne comptait. J’ai dit, juste assez fort pour être entendu dans le silence général : « Tuez-le. » Et quand personne n’a voulu m’obéir, je l’ai hurlé. J’ai donné l’ordre de le tuer. Tu entends ? J’ai ordonné qu’on le tue. Il regardait fixement le sol devant lui depuis plus d’une minute, mais il leva les yeux assez longtemps pour s’assurer que Skylene comprenait exactement la portée de cette révélation. La plume de la scribe crissa encore un peu, puis s’arrêta. Elle observa le prisonnier. — Ainsi, reprit-il, en deux mots, deux simples mots, j’ai trahi l’honneur que mon frère voulait répandre dans le monde entier. Je me suis toujours détesté pour cela. — C’était le commandant ennemi, dit Skylene. Tu as seulement fait ce que… — Aliver ne l’aurait jamais fait. L’honneur reste l’honneur. Ce n’est pas l’honneur uniquement quand cela vous arrange. Il avait pris un engagement, et moi aussi. — Je ne suis pas certaine de comprendre. Aliver ne pensait quand même pas que la guerre se déciderait entre deux hommes ? Même s’il avait été vainqueur, elle aurait continué, non ? — C’est vrai. — Alors ce que tu as fait n’a rien changé, sinon que tu as tué un des chefs ennemis. Dariel faillit éclater de rire. Hélas ! il s’était dit la même chose maintes et maintes fois. D’autres le lui avaient dit aussi. Il y avait une certaine vérité dans cette vision des choses, mais il y en avait également dans le fait qu’Aliver et lui croyaient que les gens devaient respecter la parole donnée, en particulier ceux qui menaient les autres. Qui sait ? Peut-être Maeander avait-il la même optique, et peut-être aurait-il tenu les engagements pris avant le duel. Dariel ne le saurait jamais, puisque lui-même les avait trahis. La situation ne manquait pas d’ironie. Ce ne fut pas seulement cette ironie qui faillit le faire rire, mais aussi ce que Skylene avait dit sur la vérité avec ses têtes multiples et son corps unique. — Inutile d’épiloguer sur ce point. Nous finirions sans tête. La jeune femme parut décontenancée un moment, puis elle saisit l’allusion. — Tu apprends vite, Dariel. — Tout le monde n’est pas de cet avis, mais j’essaie. Et dès que tu commenceras à me parler de l’Ushen Brae, je serai tout ouïe. Ce moment n’est pas encore arrivé ? Skylene réfléchit une seconde. — C’est à Mór d’en décider. CHAPITRE TRENTE-DEUX QUAND RHRENNA LUI APPORTA LE MESSAGE, Corinn le refusa d’un geste. Delivegu avait eu son utilité. Peut-être lui servirait-il encore. Il dégageait une sensualité brute à laquelle la reine avait plus ou moins répondu, même si son masque de froideur n’en avait rien laissé transparaître. Mais c’était avant que Grae n’entre en scène et n’efface complètement l’autre homme. Grae, avec ses traits altiers et volontaires, et toutes les possibilités agréables et légitimes que ses propositions offraient ; un gentilhomme de noble naissance qui, tout le long de sa présence au palais, avait prouvé qu’il appartenait à la même élite qu’elle. Depuis son arrivée, Delivegu s’était comporté comme un chiot anxieux. Elle ne lisait plus ses billets. Depuis plusieurs semaines déjà, Rhrenna les jetait sans même lui en parler, pour ne pas l’importuner. S’il ne cessait pas, Corinn avait décidé que ses jappements devraient être étouffés de façon plus radicale. Il suffisait à Rhrenna de voir l’expression de la reine pour connaître ses pensées. En réponse, elle dit : — Oui, je sais. Mais vous devriez lire celui-ci. Je ne veux pas être celle qui ne vous l’aura pas donné. L’exaspération creusa des petites ridules fugaces au coin des yeux de Corinn, un des rares endroits de sa personne où les ans avaient commencé à réclamer leur dû. Elle prit le papier et le déplia. La première chose qu’elle remarqua fut la brièveté du message, inhabituelle pour le Candovien. Votre Majesté, j’ai capturé votre ennemi. Je détiens Barad le Simple et je vous l’amènerai d’ici peu. Votre loyal serviteur, D. Elle laissa le papier glisser de ses doigts et siffla entre ses dents. Quel mensonge éhonté ! Quelle impudence ! Elle n’avait aucune raison de croire une telle affirmation. À quoi jouait-il ? De ce qu’elle avait entendu dire dernièrement, Delivegu traînait sa mauvaise humeur dans les bordels de la ville basse, fouinait pour déterrer des secrets et s’adonnait aux autres occupations de son goût. Barad le Simple, quant à lui, échappait à l’Empire depuis des années, sans presque laisser de traces, c’était une sorte de fantôme de l’existence duquel elle aurait pu douter sans la réalité de son activisme. — Delivegu est un imbécile, dit-elle. Rhrenna pinça les lèvres et réussit à rester sérieuse une seconde encore avant de rire. — Nous savons toutes les deux que ce n’est pas vrai, Votre Majesté. Il est bien des choses, mais pas un imbécile. — Tu accordes du crédit à ce message, alors ? — Peu importe que je le croie ou non. Je suis assez patiente pour attendre jusqu’à demain matin. Elle tenait dans la main une autre lettre pliée, très semblable à la première. — Il m’en a fait parvenir une autre, comme vous le voyez. Un message personnel. Elle en montra le recto puis le verso, comme si elle réfléchissait. Ce n’était évidemment pas le cas, comme le prouvait la lueur d’humour dans ses yeux. Avec un petit haussement d’épaules, elle déposa le message sur la table, devant la reine. — Mais ce qui est à moi est à vous, bien sûr. Lisez-le, si cela vous dit. Elle est devenue aussi écervelée que Mena avec son oiseau-lézard, pensa Corinn. Aussi écervelée que moi avec mon soupirant… Elle baissa les yeux, mais ne prit pas la lettre. Se relâchait-elle ? Quelques semaines seulement s’étaient écoulées depuis l’arrivée de Mena et Grae à la cour, mais elle craignait déjà d’avoir négligé des choses comme jamais auparavant. Elle avait feint de ne pas remarquer quelques manques d’égards, et décidé d’ignorer un ou deux soupçons, afin qu’ils n’interfèrent pas avec son humeur. Était-ce imprudent ? Ou était-il temps pour elle d’ajouter un peu de plaisir à son existence ? La quête du plaisir pourrait ne pas être la faiblesse que je croyais, se dit-elle. La présence de Grae la rendait plus chaleureuse et encline à régner avec plus de mesure. Elle se surprenait à badiner avec lui sans se composer ce masque de rigidité qu’elle affichait dans presque tous ses contacts humains. Elle abaissait la garde, et les cercles de tension qui étreignaient son crâne depuis si longtemps commençaient à desserrer leur étau. Ce n’était pas une mauvaise chose, quand même ? Grae avait pris sa main une seule fois, alors qu’ils étaient assis sur un banc, dans la cour supérieure entourant le monument dédié aux premières tours défensives d’Édifus. Igguldan était tombé à genoux en ce lieu, tant il avait été impressionné par les anciens souverains, mais elle ne pensait pas que son frère fût au courant de ce détail. Elle n’en fit d’ailleurs pas mention, car Grae sortait de plus en plus de l’ombre de son aîné pour imposer sa propre personnalité. Et il était bon qu’elle le voie ainsi, parce qu’il était un roi digne de son peuple, et qu’il ferait peut-être un souverain digne du Monde Connu. Deux jours plus tôt, elle s’était même laissée aller à un petit acte de sorcellerie dans les jardins : la création d’insectes d’une espèce encore jamais vue. Des créatures semblables à des fourmis, avec de grandes ailes diaphanes qui semblaient ne vouloir rien d’autre que voleter au-dessus de la tête des spectateurs ravis. Elles donnaient presque l’impression de chanter, comme si le battement de leurs ailes scintillantes produisait une mélodie. Elle était consciente d’avoir fait cela autant pour impressionner Grae que pour faire plaisir à Aaden et ses amis, mais pour une fois elle s’était permis d’assouvir cette envie. Et elle était impatiente de recommencer. Que les gens redoutent sa sorcellerie, et qu’ils l’aiment tout autant. Elle avait même refusé de rencontrer sire Nathos venu sur l’île avec Paddel, le négociant en vins. Tous deux réclamaient que commence la distribution du nouveau cru de Prios, le vin coupé de brume qui voilerait de nouveau les yeux de la populace. Non qu’elle eût décidé de ne pas recourir à ce moyen, mais elle se demandait s’il ne lui serait pas possible de continuer à régner sans son aide. Elle était aimée, ou elle pouvait l’être. Les histoires circulaient sur ses pouvoirs et ses dons, autant que celles qui relataient les prouesses guerrières de Mena. Le Talay reprenait vie. Tant de choses semblaient aller dans le bon sens. Mais Paddel et Nathos étaient manifestement convaincus de la dangerosité de ce Barad. Il était la raison principale qu’ils invoquaient pour hâter la diffusion de la nouvelle drogue. — Va le voir, alors, dit Corinn à Rhrenna, toujours sans lire la lettre. Rends-toi compte par toi-même. Si ce que prétend Delivegu est vrai, je le recevrai avant de rencontrer son prisonnier moi-même. S’il ment, arrange-toi pour qu’il meure. * * * Le matin suivant commença comme souvent, pendant l’été acacian : chaud, mais venteux, avec le soleil isolé dans un ciel d’un blanc bleuté, la mer turquoise près des côtes et plus sombre au large. La perfection quotidienne du temps sur l’île était presque lassante. Assise à côté d’Aaden, Corinn éprouva un peu de nostalgie pour Calfa Ven. Il faudrait qu’ils y retournent bientôt, dans ces hauteurs où l’air était humide, les nuits plus que fraîches et les matins voilés par le brouillard, avec toujours ce calme hanté par l’appel d’un animal, rugissement d’un glouton géant, pépiement d’un huart ou brame d’un cerf. Peut-être inviterait-elle Grae à les accompagner. Il adorerait sûrement cet endroit. Elle faillit demander à Aaden si la présence de l’Aushénien lui ferait plaisir, à lui aussi, mais ils étaient venus là pour une raison bien précise. Mieux valait l’aborder en premier. La mère et le fils étaient assis sur des tabourets placés devant des panneaux inclinés en verre teinté. En contrebas, se trouvait une pièce nue, avec une seule chaise en son centre. Des lucarnes illuminaient les lieux, tandis que la zone d’observation était abritée du soleil par un auvent. Ils pouvaient regarder ce qui se passait sous eux sans être vus. Ainsi installés, ils attendaient l’arrivée du prisonnier. — Si cet homme est bien celui que mon agent prétend, dit Corinn, alors c’est un de mes plus grands ennemis. Elle expliqua quelques aspects de ce qu’ils allaient voir. — J’ai entendu parler de lui, fit Aaden qui dégagea d’une main impatiente son front des mèches brunes aux reflets dorés. Mais comment peut-il représenter une menace ? Il n’a même pas d’armée. Mon précepteur dit qu’il va partout pour exciter les gens, mais que pour l’instant personne n’a rien fait, malgré tous ses discours. Il parle à des marchands, des forgerons et des fermiers. — Tu penses que les marchands, les forgerons et les fermiers ne peuvent pas devenir une menace pour moi ? Pris individuellement, ils n’en sont pas une, bien sûr, mais Barad sait les fédérer. Nous régnons parce que le peuple nous laisse régner. Ils croient que nous avons le pouvoir, mais cette croyance est précisément l’illusion qui nous confère le pouvoir. Ne l’oublie jamais. Rien de ce que tu peux accomplir avec l’épée ou avec ton armée n’est aussi important que ce que tu dois faire avec ton esprit, avec tes paroles… Il y avait du mouvement dans la pièce. Quatre gardes de Marah entrèrent. Leurs mains croisées tenaient chacune la poignée d’une épée longue et d’une courte, prêtes à les dégainer. Ils se disposèrent autour de la chaise vide. Un moment plus tard, un homme à la stature gigantesque apparut. Il avait les mains attachées dans le dos et dut courber la tête pour franchir la porte sans se cogner. Il s’arrêta aussitôt et embrassa la pièce du regard. Ses vêtements étaient en lambeaux et crasseux. Une manche avait été arrachée à l’épaule. Après avoir examiné l’endroit, il redressa la tête et ses yeux se braquèrent directement sur le verre teinté à travers lequel la mère et le fils l’observaient. Corinn dit un peu précipitamment, sans doute pour se rassurer autant que pour rassurer Aaden : — Il ne peut pas nous voir. — On dirait un paysan, remarqua l’enfant. Un très grand paysan, mais un paysan quand même. Un autre garde se posta devant la porte, dans le dos du prisonnier. De sa main libre il le poussa en avant et lui ordonna de s’asseoir, puis il alla se placer face à lui et dit quelque chose que les observateurs ne purent saisir. — Donc, si nous estimons que cet homme représente un danger pour nous, que devons-nous faire de lui ? Le garçon réfléchit en silence. Pour la millionième fois, Corinn s’étonna d’aimer autant cet enfant. Comment était-il possible d’aimer aussi totalement et de s’en émerveiller chaque jour ? — Cela ne dépend-il pas du danger qu’il représente ? Que menace-t-il de faire, et comment ? fit le garçon. — Oui, ce sont des éléments qu’il faut prendre en compte. Il est dangereux par ses dons d’orateur. Il est issu du peuple, et quand il parle à ses semblables, il leur fait croire que nous sommes la cause de tous leurs malheurs. Ce n’est pas vrai, bien entendu. Nous attendons beaucoup de nos sujets. En retour, nous leur garantissons la stabilité d’une nation prospère. Les gens le comprennent rarement, et ils l’oublient complètement quand un homme comme celui-ci vient parmi eux. Le danger est donc qu’il rassemble les mécontents et leur désigne un seul coupable, la lignée des Akarans. Toi, Aaden. Ce qu’il menace de faire ? Nous détruire. Il croit que les paysans pourraient mieux gouverner le monde que nous. Ou bien que notre chute lui permettra d’avoir plus de pouvoir. Je ne sais pas au juste. Mais d’une façon ou d’une autre, il veut que je sois renversée. Et certainement exécutée après une quelconque parodie de procès. Alors, que devons-nous faire de lui ? — L’empêcher de parler ? — Peut-être, mais cela n’annulerait pas ce qu’il a déjà dit ni les émotions qu’il a éveillées. Qu’y a-t-il de mieux que de le réduire au silence ? — S’il doit parler… nous devrions faire en sorte qu’il dise ce que nous voulons entendre, au lieu de ce qui nous déplaît. Un sourire s’épanouit peu à peu sur le visage de Corinn. La réponse ne la surprenait pas, d’autant qu’elle y avait pensé elle-même, mais elle la comblait d’aise. D’une main affectueuse, elle ébouriffa les cheveux de son fils. — Tu es très malin. Tu peux partir, maintenant. Je te raconterai plus tard ce que ce criminel aura dit pour sa défense. Aaden accepta le compliment avec détachement. Il avait déjà l’esprit ailleurs. — Grae a dit qu’il irait à cheval avec moi demain jusqu’au Rocher du Refuge. Il affirme qu’il y a là-haut une ligne de pêche si longue qu’elle atteint la mer tout en bas. Mais c’est impossible. Il doit plaisanter ! Je pourrai l’accompagner, s’il vous plaît, Mère ? — Tu aimes bien Grae, n’est-ce pas ? demanda Corinn en s’efforçant de rester désinvolte. Tu as passé plus de temps avec lui qu’avec moi, récemment. — Il a accepté de m’affronter à l’épée. Pas comme les autres, avec de vraies lames en acier. J’aurais pu être entaillé. Cette éventualité semblait beaucoup réjouir le garçon. — Vraiment ? Ce n’était pas réellement une révélation pour elle. Très peu de ce que faisait son fils ne lui était pas rapporté. En conséquence, très peu de ses agissements durant la semaine passée lui avait échappé. Elle savait ce qu’Aaden n’avait pas mentionné concernant cette séance d’escrime : que les lames dont ils s’étaient servi étaient très légères, et sans aucun tranchant. Grae aurait néanmoins pu le blesser, mais dix regards de Marah avaient suivi ses gestes tout le temps, et les dix gardes lui auraient fait payer de sa mort la moindre égratignure infligée au prince. — Tu ne crois pas que c’était dangereux ? dit Corinn. — Non, pas réellement. Il a dit que j’étais plus rapide que lui. « Plus rapide que je n’ai jamais été », c’est ce qu’il a dit. Comme s’il y pensait après coup, l’enfant ajouta : — Il ne voulait pas me faire de mal, de toute façon. Il m’aime bien. — Bien sûr qu’il ne te voulait aucun mal. Et bien sûr qu’il t’aime beaucoup. Son départ ayant été retardé, Aaden croisa sans doute Rhrenna et Delivegu dans le couloir. D’ailleurs, après leur arrivée dans la zone d’observation et les formules de politesse, le Candovien déclara à la reine : — À chaque jour qui passe, votre fils ressemble un peu plus à Hanish Mein. Corinn le toisa un moment pour déterminer le degré de sévérité qu’elle devait employer avec lui. Au premier coup d’œil, il lui apparut vêtu comme à son habitude, avec une affectation agaçante. Sa chemise était d’un blanc satiné, ses hauts-de-chausses assez serrés pour donner l’impression qu’ils avaient rétréci sur ses jambes. Les anneaux en or à son oreille brillaient, et il portait à un poignet des bracelets qui cliquetaient en s’entrechoquant à chaque geste. Mais en dépit de cette mise trop voyante, son visage ne trahissait pas sa morgue habituelle. Sa disgrâce temporaire l’avait peut-être fait mûrir un peu. — Vous connaissiez Hanish Mein ? lui demanda Corinn. — De vue, oui. Seulement de vue. Lui ne me connaissait pas, mais il était difficile de ne pas le remarquer quand il tenait les rênes du pouvoir, j’aimais son style… Vous aussi, j’imagine. Finalement, il n’avait peut-être pas gagné en maturité, se dit Corinn. Elle déciderait de ce point plus tard. Elle lui ordonna d’expliquer ses affirmations et l’identité de l’homme assis dans la pièce en contrebas. Delivegu s’exécuta de bonne grâce. Il décrivit comment il avait obtenu des renseignements qui l’avaient mené jusqu’à un certain service de messagerie. Là, il avait intercepté un pli destiné à ce gredin de Barad. En toute hâte, il s’était lui-même rendu sur le lieu de destination du message. C’était un pari doublé de dépenses personnelles considérables, mais il avait été payé de retour. Il avait repéré son homme et l’avait épié assez longtemps pour avoir confirmation de son identité. Alors seulement il avait décidé d’un moyen de le capturer. — Et comment vous y êtes-vous pris ? Delivegu adopta un ton de modestie quelque peu outré pour répondre. — Je ne suis pas fier quand il s’agit d’aborder ces sujets. Je suis arrivé par-derrière alors qu’il cherchait sa clef pour ouvrir la porte de sa chambre de location. Je l’ai frappé à la tête avec une matraque. — Sans prévenir ? — Bien sûr. Existe-t-il meilleure méthode ? Et j’ai bien fait, car le coup ne l’a pas assommé. Il a fait volte-face et a voulu m’agripper. J’ai dû le frapper par deux fois encore avant qu’il ne tombe à genoux. Ensuite tout a été plus facile. Enfin, un peu plus facile. — Comment savez-vous que c’est bien lui ? — Avant de l’approcher, j’ai interrogé une de ses connaissances. Un jeune homme qui s’est laissé convaincre de me répondre sans trop de résistance. — Cette information initiale que vous avez obtenue, celle qui vous a mené au service de messagerie, comment vous est-elle parvenue ? Delivegu s’éclaircit la gorge et feignit l’embarras. — Il y a une chose que je dois vous révéler et qui risque de vous déplaire fortement, dit-il avant de s’interrompre et de froncer les sourcils dans une expression de consternation assez bizarre, j’aurais préféré vous expliquer le reste avant, mais on ne peut éluder cette partie. Vous avez raison de poser la question. Je vous prie de m’écouter jusqu’au bout avant tout commentaire. Corinn garda les yeux fixés sur lui pendant qu’il parlait. Elle se concentra d’abord sur son visage dans son ensemble, puis sur ses diverses composantes : la courbe de son nez, le mouvement de ses lèvres, les poils noirs de sa barbe. Cette focalisation était plus que nécessaire, car sans elle la reine craignait de trahir le fait que son cœur s’était mis à battre deux fois plus vite qu’un moment plus tôt. Elle n’osait même pas regarder Rhrenna, laquelle découvrait l’histoire en même temps qu’elle. Elle savait qu’elle avait rougi, mais son expression demeurait la même. Des ruelles et de l’espionnage. La filature d’un serviteur… Ce qu’il lui rapportait était… — Comme vous pouvez l’imaginer, j’ai dû faire preuve d’une certaine brutalité avec Barad. C’est un homme très fort, voyez-vous, aussi ai-je privilégié la prudence. Quoi qu’il en soit, il était un peu perdu, et il m’a demandé : « C’est lui qui m’a dénoncé à elle ? » Je venais de lui préciser que j’étais à votre service. Quand il a dit cela, j’ai failli répondre : « Qui donc ? » Mais je m’en suis abstenu. À la place, j’ai dit : « Bien sûr qu’il t’a trahi. Il est de sang royal, après tout. Pourquoi s’acoquinerait-il avec la fange ? » J’ai parlé ainsi pour provoquer en lui la confusion, l’énervement ou une autre réaction. Mais il a déçu mon attente. Il a simplement accepté le fait accompli avec tristesse. Delivegu inspira bruyamment, puis reprit : — Il ne peut donc y avoir aucun doute, Votre Majesté. Barad, votre ennemi au sein du peuple, s’est associé au roi Grae. Alors que je voyageais avec mon prisonnier, je suis revenu à maintes reprises sur le sujet. Il ne m’avouait pas grand-chose, alors je lui ai dit comment les choses s’étaient passées. Comment le roi Grae était venu vous parler du complot qu’ils avaient échafaudé ensemble. Comment vous et lui aviez œuvré pour trouver un moyen de le capturer. J’ai même dit que vous et l’Aushénien étiez secrètement fiancés. C’est un don que j’ai : faire surgir la vérité même quand celui que j’interroge croit qu’il ne lâche rien. Le doute n’est plus permis. Il était de mèche avec Grae, et à présent il pense que Grae l’a vendu. Je vous le livre et vous laisse rendre la justice qui convient. Une centaine de pensées différentes assaillaient l’esprit de Corinn, mais elle fit en sorte que rien de son trouble ne transparaisse sur ses traits. En dépit de ce tumulte intérieur, elle s’entendit dire, d’une voix posée : — Nous verrons cela bien assez vite. Je vais lui parler, maintenant. Delivegu se redressa tel un serviteur obéissant, désireux de plaire et apparemment heureux de sa réaction, ou plutôt de son manque de réaction. La reine s’arrêta sur le seuil et laissa Delivegu avancer devant elle. Se penchant à l’oreille de Rhrenna, elle lui chuchota : — Pendant que je suis avec lui, fais venir Grae ici, dans la zone d’observation. Qu’il voie avec qui je m’entretiens. Surveille son visage. Tu me diras s’il a montré des signes qu’il reconnaissait le prisonnier. Du temps s’écoula certainement, mais elle en perdit toute notion. Elle n’aurait pu expliquer pourquoi elle avait tant de mal à se concentrer. Son esprit lui semblait engourdi, mais également prêt à céder à une panique qui risquait de s’étendre à tout son être si elle n’y prenait garde. Ce n’était pas seulement à cause de Grae, ni de l’énorme erreur de jugement qu’elle avait commise à l’endroit de l’Aushénien. Ce n’était pas non plus seulement l’idée qu’il avait tenu une lame en acier quand il s’était entraîné avec Aaden, ni le fait qu’elle avait été très près de commettre une folie. Non : outre tout cela, c’étaient les émotions qu’elle avait bridées depuis des années qui déferlaient en elle. Des souvenirs de son père, d’Igguldan, d’Hanish. Tous ces hommes l’avaient trahie, chacun à sa manière. Grae était-il l’un d’eux ? Était-elle toujours la sotte qu’elle avait été à seize ans ? Il y avait aussi des images de sa mère pendant sa maladie, le souvenir d’avoir pleuré sans fin sur son lit alors que cette femme agonisante s’efforçait de la réconforter. Et ce désir profond, qu’elle ne s’avouait presque jamais, de s’asseoir et de parler avec Aliver, maintenant, en adultes, tous les deux bien vivants. Elle s’aperçut qu’elle franchissait le seuil de la salle d’interrogatoire à la suite de Delivegu. Elle entra dans la pièce et contourna la chaise pour se placer face au prisonnier. Les gardes suivaient du regard son déplacement, et elle-même observa le profil de l’homme qui lui apparaissait progressivement, puis son visage entier. Elle rassembla ses esprits, fit abstraction de toutes les pensées parasites et se concentra sur l’échange qu’elle allait avoir avec Barad le Simple. Il lui fut indispensable de focaliser son attention sur un point unique, tandis que le reste du monde devenait trouble. Les yeux de l’homme étaient bruns, plus écartés que la normale. Quand ils se braquèrent sur elle, ils le firent avec une pesanteur singulière, comme si les bouger nécessitait un effort colossal, comme s’ils étaient en pierre. Elle pouvait presque les entendre grincer dans leurs orbites. — Baisse les yeux, lui dit-elle. Il la dévisagea encore une seconde, puis obéit. — Comment as-tu pu croire qu’un roi trahirait une reine… pour des paysans ? Tu ne vois donc pas la stupidité de cette idée ? Son impossibilité ? Et on te disait intelligent. Retors. Rusé. Non, tu n’es rien de tout cela. Avait-elle vraiment prononcé ces mots sans que l’émotion enroue sa voix ou la fasse trembler ? Oui. L’attention calme de l’homme le lui confirma. Il regarda ses pieds, mais ne répondit rien. — Tu peux parler librement, dit-elle encore, rassurée par la fermeté de son ton. Je ne suis pas facile à offenser. Et sache que tu ne m’effraies pas. Peu m’importe si ton langage est grossier. Je ne suis pas tendre moi-même. Un coin de la bouche de l’homme se releva. On aurait pu croire à un tic, une crispation des muscles de la joue, mais l’expression ne changea pas. Un sourire en coin. — Eh bien, parle. C’est ce que tu aimes faire, non ? De grands discours. Exhorter les foules. Délirer devant la multitude ! Essaie donc sur un auditoire d’une seule personne. L’homme inclina la tête, cachant ainsi son sourire à la reine. Elle le regarda se préparer par de profondes inspirations. Elle pouvait le faire battre comme plâtre. Le mutiler. Le tuer. Un mot d’elle et on lui couperait la langue, à l’instant, ici même. Plus de discours, alors. Elle se rendit soudain compte que le Chant s’insinuait dans le désordre de son esprit. Il s’élevait en elle et roulait contre la voûte de son crâne comme une flamme liquide mêlée au son, avide de jaillir à l’extérieur. Elle n’avait même pas besoin d’ordonner à un garde d’agir pour elle. Il lui suffisait d’ouvrir la bouche, et il sombrerait dans le néant. — Tu as trahi les rêves de ton frère. Elle vit les mots sur ses lèvres avant de les entendre, puis elle accola les deux informations et les comprit. — Vraiment ? Mon frère t’a donc expliqué ses rêves en détail ? Barad inspira et expira lentement avant de répondre, mais c’est d’une voix assurée qu’il parla, sans aucune trace d’hésitation ou de tromperie. — Oui. Pendant bien des nuits il m’a parlé dans mes rêves. Il redressa la tête. — Je ne fais pas de discours, Corinn Akaran. Je me contente de réciter ce dont je me souviens, ce qu’Aliver veut que je dise au monde. Tu serais avisée d’écouter, toi aussi. Il n’est pas trop tard pour te sauver de la ruine. Corinn fut encore plus rapide que les gardes de Marah pour répondre à cette insulte. Elle ne dit rien. Elle entrouvrit seulement les lèvres et laissa s’échapper le ruban du Chant qui attendait. Il glissa dans l’air sur un murmure, et ce qu’elle n’avait que pensé se réalisa. Les yeux qui avaient osé se lever et la regarder ne furent plus des yeux. C’étaient des répliques en pierre, inertes. Delivegu hoqueta. Un des gardes marmonna un juron. Barad lui-même ne bougea pas. Ses yeux minéraux restaient fixés sur elle, sans que son expression change. Elle tourna les talons. * * * De retour dans ses appartements, une heure plus tard, elle se remémora le rêve qu’elle avait fait le matin même, et dans lequel elle se préparait à recevoir Grae dans sa chambre. Quand il arrivait, la pièce était éclairée par des lampes réglées au plus bas, et dans l’air flottait le parfum lourd de l’encens. Un unique musicien dans une penderie close jouait une mélodie douce sur une flûte en os. Et elle se tenait debout, vêtue d’une combinaison diaphane. Les yeux bleus du roi s’étaient agrandis quand il l’avait vue. Sous son vêtement léger, elle était nue. Aux efforts nerveux qu’il faisait pour contrôler son regard, elle savait qu’il s’en était rendu compte. La lueur de la bougie à côté d’elle dessinait langoureusement ses courbes, et la pensée du pouvoir qui était le sien dans cette situation durcit ses mamelons contre le fin tissu. Il remarqua également ce détail. — Je ne suis pas une vierge, avait-elle dit. Je ne suis pas une jeune fille rougissante. Je n’ai aucun désir de retomber amoureuse. De telles choses appartiennent à mon passé. Je viens à vous telle que je suis. Une reine. Une mère. Une femme. Ces trois choses peuvent être pour vous une charge trop lourde, mais si vous vous estimez assez roi pour les supporter, je vous prendrai pour époux. Je suis ainsi. Réfléchissez. Sur ces mots, elle avait défait le nœud à sa taille et le voile de soie avait glissé de ses épaules sur le tapis. Elle avait laissé Grae la contempler de la tête aux pieds. Elle éprouvait du plaisir à voir ses yeux l’adorer, et cela l’avait incitée à écourter cet examen. — J’exige votre réponse maintenant. Sa réponse, dans le rêve, avait été de marcher vers elle d’un pas étrangement chaloupé, tout en levant un bras d’abord, puis l’autre. C’était un ballet singulier où elle décela une coutume de son peuple, une sorte de danse nuptiale des grues. Elle avait trouvé la chose très jolie, et y avait répondu. Mais ce n’était qu’un rêve. Dans la réalité, elle n’avait pas porté cette combinaison de soie. Elle n’avait pas fait cette offre. Assise dans son bureau après son entretien avec Barad, elle vérifia ces faits à plusieurs reprises pour être bien certaine qu’ils n’avaient jamais existé. Non, elle n’avait montré à l’Aushénien qu’une hospitalité gracieuse. Elle lui avait certes consacré plus de temps qu’elle n’en aurait consacré à quelqu’un d’autre, et peut-être avait-elle eu le sourire trop facile et la parole trop libre. Mais rien de plus. Et elle se félicitait de ne pas être allée plus loin. Elle pressa le bout de ses doigts contre son front et remercia le Dispensateur. Quand Rhrenna entra, le visage pâle et cireux, Corinn savait déjà ce que la Meine allait lui annoncer. En effet, sa secrétaire confirma son intuition : quand son regard s’était posé sur Barad, Grae en avait presque avalé sa langue. Et bien que la Meine lui eût expliqué ce qui se passait sans manifester aucun soupçon à son égard, l’Aushénien avait bafouillé et même tremblé un peu. Une soudaine transpiration avait perlé à son front, et ses efforts pour paraître détendu avaient été patents. — Je n’arrive pas à croire que tout était faux, dit Rhrenna. Mais c’est bien le cas. Il vous a méprisée… — Il ne s’agit pas de mépris, interrompit Corinn. Les mots lui avaient échappé avant qu’elle sache ce qu’elle allait dire, mais ils étaient l’expression de la vérité. Le mépris était bon pour les gens inférieurs à elle. — Il s’agit de diriger un empire, ajouta-t-elle. Puis elle donna de nouveaux ordres. CHAPITRE TRENTE-TROIS — ELLE NE PEUT PAS GRAVIR CES MONTAGNES, DIT NAAMEN. C’est impossible. — Je peux la porter, répondit Kelis. Indigné, l’adolescent ôta du coin de sa bouche la racine qu’il suçotait. — Moi aussi ! Et je le ferai ! Mais il n’empêche, quand nous nous écroulerons d’épuisement, elle ne sera pas plus avancée. Kelis limita sa réponse à un court grognement et continua de marcher la tête haute. Depuis plusieurs jours maintenant, ils progressaient en direction des sommets, dont la hauteur croissait à mesure qu’ils en approchaient, trompeuse, massive, d’une façon qui le surprenait chaque fois qu’il les contemplait. Ces montagnes semblaient se dilater quand son regard les touchait, comme si elles inspiraient et gonflaient leur poitrine pour apparaître plus imposantes encore. De même, le jeu de la lumière qui accompagnait la course du soleil lui donnait l’impression de ne pas suivre l’ordre naturel. À certains moments, les régions supérieures des montagnes étaient couvertes de neige, à d’autres, une végétation épaisse s’étendait jusqu’aux pics. Parfois il faisait halte, convaincu qu’il se trouvait face à des pans de roche noire abrupts et infranchissables. Il ne le montrait jamais, mais au fond il espérait que Benabe s’arrête et déclare que Shen et elle n’iraient pas plus loin. Si elle agissait ainsi, quelle réaction pourrait-il avoir, sinon acquiescer à cette décision ? En ce qui concernait le bien-être de sa fille, la mère talayenne avait toujours le dernier mot. Même contre le souhait de Shen. Bien qu’elle fût princesse, elle n’était aussi qu’une enfant. Aliver encore vivant, Benabe serait quand même restée son ultime gardienne. Mais la jeune femme ne leur cria pas qu’elle renonçait. Elle devait en brûler d’envie, pourtant. Sous la douceur de ses traits, une tempête de doutes faisait rage. Son visage était aussi changeant que cette étrange chaîne montagneuse. Elle est forte, songea Kelis plus d’une fois. Plus forte qu’elle n’est effrayée par l’avenir. La veille de l’ascension, pendant la soirée, Benabe s’était approchée de Kelis. Elle s’était assise à côté de lui et avait contemplé la masse titanesque devant eux, juste là, si proche qu’en lançant une pierre elle aurait pu atteindre les premiers contreforts. Sa fille avait peigné et tressé ses cheveux un jour avant, et sa coiffure collait à son crâne, saupoudrée de poussière et scintillant ici et là de particules dorées. — Je déteste ces montagnes, avait-elle dit. Elles ne sont pas normales. Elles ne sont pas vraies. Kelis pensa à une réponse, la rejeta, en trouva une autre, mais la jugea bien faible. Il se contenta de se racler la gorge, mais ne dit rien. Derrière eux, Naamen et Shen jouaient à frapper dans leurs mains en rythme. De temps à autre leur parvenait le rire perlé de la fillette. — Quand j’étais petite, je rêvais souvent de montagnes, lui confia Benabe. C’est curieux, non ? Je vivais dans une région de plaines écrasées par le soleil, mais je rêvais d’endroits hauts et froids. Je voulais voir la neige. Comme le Roi des Neiges. Dis-moi que toi aussi tu avais des envies bizarres, Kelis. Raconte-moi. J’aimais un prince, mais d’une façon différente de la sienne, répondit Kelis en pensée. — Il n’y a rien de bizarre à vouloir connaître ce qu’il y a au-delà de l’horizon. Le sage ne dit-il pas : « Celui qui voyage au loin connaît mieux son foyer » ? — Le sage dit beaucoup de choses, assez pour laisser perplexes les gens qui n’ont pas sa sagesse. Depuis que j’ai aperçu ces sommets, j’ai l’impression de les avoir créés. Ce sont ces vieux rêves qui reviennent me punir. Shen m’assure que ce n’est pas la bonne explication. Elle dit que les pierres les ont mises là pour nous souhaiter la bienvenue. Pour décourager les autres, oui, mais pour nous souhaiter la bienvenue, à nous. Les Hérauts du Santoth nous guideront à travers elles, dit-elle, et de l’autre côté nous serons en sécurité, avec eux. Elle tourna son regard vers Kelis. — Tu y crois ? — Si ta fille y croit… Alors je suis rassuré. Elle aussi est une sage. — Oui. Écoute-la. Elle est assez sage pour rire. Benabe sourit. Ce moment de joie se dissipa pourtant aussi vite qu’il était apparu. — Le plus étrange, c’est que j’emmène ma fille voir des sorciers qui me terrifient, et je le fais parce que la seule chose qui serait encore plus effrayante pour moi serait de ne pas les trouver. Sais-tu comment Shen m’a convaincue ? C’était après ma première entrevue avec Sinper Ou. Il appelle Shen sa « cousine », mais il n’y a aucune bonté en lui. Il la prendrait pour femme s’il le pouvait, ou il la marierait à un de ses fils. Et ensuite, il claironnerait la nouvelle de son existence au monde entier, et il ajouterait qu’en tant que fille d’Aliver elle est la dirigeante légitime du Monde Connu. Kelis sentit s’accélérer les battements de son cœur. — Tu crois vraiment que ce serait un défi dangereux pour la reine ? — S’il la pensait affaiblie, oui. Mais même s’il ne le pensait pas, je crois qu’il tenterait au moins de s’adjuger tout le Talay. Depuis longtemps, les Ous s’estiment supérieurs à nous tous. Pourquoi ne seraient-ils pas rois et reines ? Ces pensées lui viennent à chaque fois qu’il inspire. Vois-tu, il défierait la reine s’il était en mesure de le faire ; mais à mon avis, il se contenterait de séparer le monde en deux entités. Le Talay est assez riche, même pour un homme tel que lui. Tout ce dont il a besoin, c’est de ma fille à ses côtés. Il lui suffirait de la proclamer héritière d’Aliver pour que tout le Talay se prosterne devant elle. Sinper en tirerait tous les bénéfices. J’en suis sûre, comme du fait qu’il a déjà tissé sa toile autour de nous. Je suis restée cachée toutes ces années parce que je voulais qu’elle soit en sécurité, inconnue de tous. Mieux valait qu’elle soit la fille bien vivante d’une simple villageoise qu’une cible pour les loups. C’était ce que je croyais. Je le crois toujours, mais les secrets sont difficiles à garder. Sangae était au courant de son existence longtemps avant qu’il ne m’approche. Et ensuite, il n’a pas eu d’autre choix que d’en parler aux autres anciens. Et ce que les anciens savent, les Ous l’apprennent très vite. — Tu peux toujours annoncer toi-même qu’elle est la fille d’Aliver. Ôter ce plaisir à Sinper… — À la minute où le monde saura qu’elle existe, elle aura un million d’ennemis, et la majorité d’entre eux se déguiseront en amis. — Elle aura aussi de véritables protecteurs. Je serai l’un d’eux. Je mourrai pour qu’elle reste en vie. Benabe le dévisagea, et ses grands yeux s’adoucirent au point de paraître las. — Merci. Mais Shen n’aimerait pas entendre cela. Vis pour elle. Ne meurs pas. Elle pense qu’il existe une meilleure solution. C’est ce qu’elle m’a dit. Elle est venue me voir, et elle semblait connaître tous les doutes qui m’agitaient, quand bien même je m’efforçais de les lui dissimuler. Elle a dit que quelques-uns seulement en ce monde étaient capables de réellement la protéger. Les pierres. Elles lui ont promis qu’elles lui donneraient maintenant l’amour qu’elles avaient eu pour Aliver. Elles seules seraient plus fortes que tous les autres réunis. Elles seules pourraient la guider sans danger dans les difficultés à venir. Elle les croit, et pour ma part je crois les Hérauts très puissants, mais je crains qu’ils veuillent d’elle davantage qu’ils ne lui donneront jamais. De cela, ils ne lui parlent pas. Mais je sais que c’est vrai. Benabe se pencha en avant, fit basculer le poids de son corps sur un pied et se mit debout. Elle se tourna pour rejoindre leur campement. Ce moment de confidences était arrivé à son terme. Avant qu’elle ne s’éloigne, Kelis ne put s’empêcher de poser une dernière question : — Tu as décrit les ambitions de Sinper Ou, mais quelles sont les tiennes ? Que veux-tu pour ta fille ? Un instant le visage de Benabe se durcit, et Kelis crut qu’elle allait le rabrouer comme elle l’avait fait pendant les premiers jours de leur voyage. — Je veux qu’elle vive. Qu’elle vive et qu’elle soit heureuse. Et je déteste le monde parce qu’il lui rend si difficile cette chose très simple. — Cousine, ta fille semble bien heureuse. Écoute son rire. Benabe s’exécuta, puis elle dit : — Cela te réconforte, n’est-ce pas ? Sans attendre sa réponse, elle tourna les talons. * * * Le jour suivant, ils avaient commencé l’ascension. Ou plutôt, ils avaient eu l’intention de la commencer. Ils contemplèrent l’énorme barrière rocheuse devant eux et marchèrent vers elle. Kelis allait à pas mesurés, pour ménager ses jambes au mieux, sachant que bientôt il devrait sans doute supporter le poids de Shen. Ce fut là, dans les muscles de ses cuisses, qu’il sentit d’abord que quelque chose d’étrange se produisait. Ils atteignirent assez rapidement les contreforts, et à midi ils purent en se retournant contempler la plaine qui s’étendait à perte de vue en contrebas derrière eux. Alentour, ils voyaient des pentes abruptes au-dessus d’eux et des ravins en dessous. Ils devaient contourner des rochers gigantesques, franchir des crêtes et chercher le chemin le plus aisé pour aller toujours plus haut. Et malgré tous ces signes physiques… — Est-ce que tu ne trouves pas qu’il y a quelque chose d’étrange ? murmura Kelis à Naamen, tandis que devant eux Benabe et Shen ouvraient la voie. L’adolescent fit halte un moment et considéra le relief tout en frottant son coude atrophié de sa main valide. — Nous ne grimpons pas, dit-il enfin. Et c’était exactement ce que Kelis pensait. Ses jambes, qui connaissaient bien le fardeau de son propre corps, ne ressentaient pas la tension qui d’ordinaire accompagnait l’ascension. De ce qu’ils pouvaient constater, ils semblaient s’être élevés de plusieurs milliers de pieds, pourtant Shen elle-même n’avait aucune difficulté à respirer tandis qu’elle avançait d’un pas sautillant devant eux, sans cesser de parler avec sa mère. — Nous sommes à la recherche de sorciers, remarqua Naamen en reprenant sa marche. Peut-être est-ce un bon signe que nous rencontrions de la sorcellerie. Au soir, ils établirent leur campement près d’un petit ruisseau et d’un taillis d’acacias. En temps normal, Kelis se serait inquiété de l’épuisement de leurs vivres. Il ne leur restait plus guère que des racines, des fruits secs et quelques tranches de viande d’oryx séchée. Mais il y avait des sujets plus troublants à prendre en compte. Des détails apparemment insignifiants, et pourtant aussi inquiétants que ces montagnes. Comment l’air était-il devenu aussi frais et humide ? Comment, dans le sud du Talay, avaient-ils pu traverser un torrent d’eau claire qui coulait sur les pierres blanches ? Avant cela, les feuillages exubérants des arbres leur étaient apparus singuliers. De loin, ils étaient agréables à regarder, et leur rappelaient la vie et l’abondance qu’ils avaient laissées derrière eux, à des lieues et des lieues. Mais alors qu’il était assis et les étudiait, il remarqua autre chose. Les épines étaient d’une longueur étonnante. Les feuilles avaient une apparence curieuse, vertes d’un côté et d’un gris fade de l’autre, dépourvues de nervures et aussi lisses que du papier vierge. Les branches ne se tordaient pas comme celles de la plupart des acacias : elles s’incurvaient à la manière de doigts déformés par l’âge, avec des jointures bulbeuses. Il n’avait fait aucun commentaire quand il avait vu ces arbres pour la première fois, mais maintenant il était assis près d’eux, et plus il restait ainsi, plus il avait envie de se lever et de repartir. Il avait le sentiment que Shen ne devrait pas trop s’intéresser à eux. * * * Le lendemain, ils arrivèrent dans une vallée luxuriante envahie par les arbres et couverte de prairies à l’herbe haute. Des mares en parsemaient le fond, reliées entre elles par un réseau de ruisseaux. L’endroit baignait dans un calme irréel, troublé par le seul murmure de l’eau. C’était tout. Pas un insecte, pas un cri d’animal, aucun signe de vie. Étrange. Kelis venait à peine de faire cette constatation que Shen s’exclama, comme pour le contredire : — Regardez, des oiseaux ! Une nuée dense était apparue derrière eux. Ils étaient des milliers et formaient une masse de flèches vivantes qui transperçaient l’air et s’élevaient dans le ciel. Ils bifurquèrent ensemble et décrivirent un arc de cercle au-dessus du petit groupe, dans un ensemble parfait. Ils se déplaçaient plus vite que n’importe quels oiseaux que Kelis avait pu observer, ailes serrées contre le corps, sans aucun battement, semblait-il. Ils étaient possédés par une hâte extrême. Sans un bruit, ils s’éloignèrent rapidement et disparurent à l’autre bout de la vallée. — Allez ! dit la fillette en entraînant sa mère. Il faut les suivre. Alors qu’ils traversaient la vallée puis recommençaient l’ascension du versant opposé, Kelis eut la sensation très nette que les montagnes se déplaçaient autour d’eux. La cadence de leur marche n’atteignait pas la vitesse à laquelle les sommets les plus distants glissaient derrière eux. Le jeune homme prit même le temps de s’arrêter pour regarder en arrière, et il éprouva cette impression de mouvement, pourtant sans aucune preuve tangible que quelque chose n’allait pas. Son regard sautait d’un endroit à un autre, comme s’il espérait prendre les montagnes sur le fait et leur faire honte. En pure perte. Quand il rejoignit les autres, il les trouva en train de contempler quelque chose sur le sol : un oiseau aussi noir qu’un corbeau, mais avec le corps frêle et le bec d’un insectivore. Il était mort, s’étant probablement brisé le cou quand il avait heurté le sol. Benabe recommanda à sa fille de ne pas le toucher, bien que Shen ne montrât aucune envie de le faire. Ils restèrent tous immobiles durant de longues secondes, à regarder le petit cadavre. Et plus ils le regardaient, moins l’oiseau ressemblait à un oiseau. Kelis aurait pu jurer que ses ailes avaient été disposées intentionnellement, aussi raides que les ailes des planeurs qu’enfant il taillait dans le bois. Les yeux du volatile étaient du même bleu que le ciel et offraient un contraste frappant avec la noirceur du plumage. Ce n’était que le premier. Ce jour-là et les suivants, à mesure qu’ils avançaient, le sol et les rochers autour d’eux se couvrirent peu à peu de ces corps brisés. D’autres nuées apparaissaient derrière eux et disparaissaient devant eux. Chaque vallée exposait à leurs yeux des cadavres par milliers, et chaque matin les nuées semblaient moins denses et moins vigoureuses que les précédentes. Ce n’étaient pas de vrais oiseaux, Kelis le savait. C’était de la sorcellerie, comme tout dans ces montagnes, magnifiques et pourtant difformes. Que ce soit l’étrangeté de ce décor majestueux, la fatigue de leurs marches quotidiennes, ou les effets de la magie qui imprégnait aussi manifestement le monde autour d’eux, Kelis se rendit compte que ses rêves devenaient de plus en plus marquants et clairs. C’était un phénomène qu’il n’avait plus connu depuis des années. Souvent, il revivait dans son sommeil des épisodes récents, mais altérés d’une façon ou d’une autre. Ainsi, la marche qui occupait ses journées se prolongeait pendant ses heures de repos. Dans un rêve, les corps écrasés de ces oiseaux se dressèrent et essayèrent de s’envoler. Leur tête oscillait follement au bout de leur cou brisé, leurs ailes étaient tordues. Ils dansaient en sautillant dans tous les sens, pour finir par retomber à terre, leurs petits os cassés, leurs plumes étalées autour d’eux. Une autre nuit, il se réveilla en sursaut en agitant frénétiquement bras et jambes pour échapper aux arbres qui soudain avaient tendu leurs branches torses et s’étaient saisis de lui. Puis vint le rêve interminable d’une soirée réelle qui s’était déroulée des années plus tôt : la cérémonie de la féminité à laquelle Aliver et lui avaient participé, juste après avoir eux-mêmes passé l’initiation pour devenir des hommes. Il revécut toute la soirée dans ses moindres détails. En sa qualité de mâle nouvellement reconnu comme tel, il dansa avec les autres jeunes guerriers des villages voisins – dont Aliver – dans la lente procession qui les faisait tourner autour du cercle des jeunes femmes admiratives. Les tambours battaient selon un rythme régulier auquel s’ajoutaient les éclats métalliques des sanzas. La cérémonie durait longtemps, et elle se déroulait de nouveau dans son rêve. Il se remémora chaque pas, chaque saut, chaque claquement de mains, sourire et mouvement de tête, le tout ciselé avec la perfection que le Dispensateur avait chantée, à l’aube du monde. Aliver était peut-être un peu plus clair de peau, mais son corps et ses mouvements étaient identiques à ceux de n’importe quel Talayen. Kelis savait où il se trouvait à chaque étape de la danse. Il en tirait un certain plaisir, et il avait parfois l’impression qu’Aliver et lui dansaient l’un pour l’autre. Leurs regards se croisaient fréquemment, et alors ils se souriaient. La joie d’Aliver découlait de la cérémonie elle-même et de ce qui suivrait, mais pour Kelis, il y avait plus. Une part de la joie qu’il éprouvait venait de la conscience que, si Aliver le souhaitait, tout pouvait arriver entre eux. Aucune intimité ne pourrait lui paraître excessive, aucune forme de plaisir ne rebuterait Kelis. C’était une attirance qu’il ne ressentait pour aucun autre homme, et pourtant elle lui semblait normale, pleine et entière, et sublime, différemment de l’attraction qu’il éprouvait pour les femmes. Le moment pouvait mener à tout. Mais pas cette nuit-là. Ni aucune autre nuit. La soirée avançait sur une vague portée par la volonté collective du village. À un certain moment, le tempo de la musique changea, annonçant que le temps du choix était venu. En un instant, les femmes nouvellement intronisées se précipitèrent sur les hommes, les saisirent par le poignet en criant et en riant. Aliver devint le centre d’un tourbillon chaotique de jeunes beautés. Kelis lui-même fut tiré dans deux directions en même temps, jusqu’à ce qu’une des jeunes filles l’emporte sur sa rivale en agrippant son tuvey et en l’entraînant à l’écart. Benabe gagna Aliver, peut-être avec son aide. Elle était magnifique, Kelis le voyait aussi clairement que n’importe quel autre homme. Aliver semblait aussi enthousiaste qu’elle, assez enthousiaste pour quitter le groupe en sa compagnie, sans même un mot ou un signe à l’adresse de Kelis. Peut-être est-ce cette nuit-là que Benabe tomba enceinte. Peut-être, alors que Kelis faisait l’amour à une femme tout en pensant à un homme, Aliver planta-t-il dans Benabe la graine qui deviendrait Shen. Peut-être – si Thaddeus Clegg n’était pas arrivé peu après pour rappeler Aliver au combat qui finirait par lui ôter la vie – Kelis se serait-il mis en ménage avec Tam. Il aurait pu voir Aliver et Benabe se marier et il aurait été auprès de Shen à sa naissance et pendant ses premières années. Il ouvrit les yeux avec cette pensée, et, pendant les quelques minutes de calme précédant le réveil des autres, il tenta de croire qu’il aurait pu vivre satisfait de cette situation. Puis une autre pensée lui vint. Shen était peut-être aussi sa fille. Cela expliquerait pourquoi elle l’effrayait autant, et pourquoi il l’aimait déjà plus que sa propre vie. Ce qu’il avait dit à Benabe n’était pas de simples paroles de réconfort, ni de la vantardise. Il ne connaissait l’enfant que depuis quelques semaines, et pourtant il lui semblait déjà que la protéger était la seule tâche qui eût un sens dans son existence. * * * Un matin, avec une soudaineté qui signifiait qu’il ne faudrait que quelques minutes pour rejoindre la plaine, les montagnes cessèrent d’être un obstacle. Les quatre voyageurs descendirent les contreforts et avancèrent de nouveau dans un paysage plat dépourvu d’ombre, inhabité et aussi désertique que l’Extrême Sud que Kelis avait approché avec Aliver, des années auparavant. Même les robustes acacias semblaient rabougris, dans une version insolite de leur taille normale. C’est là qu’ils rencontrèrent l’homme. Naamen le vit en premier et le désigna avec un grognement. Leur petit groupe fit halte et le regarda fixement. Il se tenait aussi immobile qu’une statue, enveloppé dans une toge de la même couleur ocre que la terre autour de lui. Il avait les deux mains jointes à la taille et paraissait ne rien transporter, ni vivres ni armes ou bâton, pas même une gourde. Le capuchon de son ample vêtement était rabattu sur sa tête, mais le reflet du soleil sur le sable devant lui éclairait son visage par en dessous. Il avait les yeux fixés sur eux, comme s’il avait toujours attendu leur venue à cet endroit précis. Kelis scruta les alentours à la recherche d’autres présences ou de signes qui expliqueraient qui était cet homme. Une désolation totale s’étendait dans toutes les directions. Il concentra de nouveau toute son attention sur l’homme. Était-il un mirage qu’ils voyaient tous et qui prouvait qu’ils commençaient à perdre la raison ? Shen s’avança. Benabe murmura le nom de sa fille. Kelis faillit protester lui aussi, mais se retint. En trois pas, l’homme rejoignit l’enfant. Alors qu’il s’approchait d’elle, il fit enfin un mouvement. Il se laissa tomber à genoux et inclina le buste jusqu’à presser son front contre le sol. Dans cette position, bras tendus de chaque côté et paumes à plat, il resta immobile. Shen jeta un coup d’œil en arrière aux autres, avec une expression de perplexité amusée. Elle s’agenouilla et du bout des doigts effleura l’épaule de l’homme. Puis elle entonna les paroles du salut talayen traditionnel : — Mon vieil ami, le soleil brille sur toi, mais l’eau est douce. — L’eau est fraîche, Votre Majesté, et claire quand on y plonge le regard, répondit l’homme sans relever la tête. Vous êtes aimée. Dans ces quelques mots Kelis reconnut la voix. — Je sais, dit Shen comme si elle entendait souvent ces propos. Les pierres t’ont-elles envoyé me le dire ? — Les pierres ? L’homme prostré parut dérouté un instant, mais sa voix reprit le rythme d’un phrasé grave. — Les Hérauts du Santoth vous ont appelée, et vous êtes venue. C’est une bénédiction. Venez avec moi, Princesse. Je vous mènerai à eux. Ils ont beaucoup à vous dire. Sans s’en rendre compte, Kelis murmura le nom : — Leeka Alain ? L’autre releva la tête, la tourna et regarda Kelis. Pendant un moment, ce dernier crut s’être trompé. Rien dans ce visage ne rappelait les traits anguleux du général. Puis il lui apparut, avant de se fondre dans ce masque inconnu. Ses traits semblaient aussi définis et fixes que ceux de tout autre individu, mais son visage contenait plus que celui d’un seul homme. Il était ancien et érodé par les ans, et pourtant c’était aussi un visage aux yeux clairs et aux lèvres luisantes quand il les humecta de sa langue. — Ici, ils ne m’appellent pas ainsi, dit l’homme, mais c’était mon nom, auparavant. CHAPITRE TRENTE-QUATRE LA VITESSE À LAQUELLE LE CLIPPER DE LA LIGUE entra dans le port principal d’Acacia aurait paru téméraire même en plein jour. De nuit, c’était de la folie. Mais les pilotes de la Ligue étaient des navigateurs avertis, et l’officier à la barre du Rayfin traça une course aussi louvoyante qu’assurée entre les navires au mouillage et les barges de commerce. Le vaisseau contourna la tour de guet sur son avancée rocheuse et n’affala les voiles que quand son élan fut assez puissant pour l’amener le long d’une section heureusement libre de la jetée réservée à la Ligue. Le pilote cria au messager de débarquer avant même que le navire ne s’immobilise. L’homme n’avait pas besoin de cet encouragement. Il sauta à terre et se mit aussitôt à courir. À peine dix minutes plus tard, sire Dagon était assis, les yeux vitreux, vêtu d’un peignoir qui pendait sur sa silhouette émaciée. La brume ouatait tant son esprit que des serviteurs avaient dû le porter – malgré ses protestations sourdes – et l’asseoir dans son fauteuil. Même dans cette position, avec les portes-fenêtres ouvertes à la brise fraîche et les lampes réglées à leur maximum, il flottait et dirigeait encore le chœur de voix angéliques de son dernier rêve. Sa tête était emplie de chants, son corps aussi léger qu’une poupée de soie et capable de danser dans l’air, ramené seulement maintenant sur terre. Il cligna des yeux et demanda au messager ce qui pouvait mériter d’interrompre des moments aussi précieux. — Je suis venu en toute hâte, dit l’homme. — C’est ce que j’ai cru comprendre, répondit sire Dagon, la tête inclinée en arrière, posture qui l’aidait à voir plus clairement les objets situés à mi-distance. L’homme s’exprimait avec les intonations sèches de l’inspectorat d’Ishtat, et c’était un détail qui retint l’attention du Ligueur. Les membres de l’inspectorat recevaient une formation de combattants d’élite, et on les chargeait rarement de tâches aussi anodines que l’acheminement d’un message. — Ce que je ne sais pas encore, c’est pourquoi, mais je suis sûr que vous allez me le dire. Qui vous a envoyé ? — Le Conseil de la Ligue. — Pourquoi ne pas avoir envoyé un pigeon voyageur depuis Thrain ? — Les nouvelles que j’apporte ont été jugées trop graves pour être confiées à un pigeon. — Être confiées à un pigeon ? Pouvait-on avoir confiance en un pigeon ? Sire Dagon trouva l’idée amusante. Des images de pigeons officiers en tenue militaire qui roucoulaient leurs ordres à des légions d’oiseaux, ou qui s’élevaient dans l’air en dansant sur la musique qui résonnait encore dans sa tête… — Sire, il faut m’écouter. Avec une certaine impertinence, l’homme cria pour appeler les serviteurs de sire Dagon. Il exigea qu’ils apportent une préparation pour combattre les effets de la brume. Il avait besoin que le Ligueur retrouvât complètement ses esprits, et au plus vite. Il dut ajouter quelques paroles très convaincantes, car avant que sire Dagon ne puisse l’en empêcher, son valet de chambre lui enfonça une pilule revigorante dans une narine. Déplaisant, mais efficace. Une minute plus tard, il était plus éveillé qu’il ne l’aurait souhaité, et la démangeaison brûlante dans son nez et son arrière-gorge veillait à ce qu’il le reste. — Pardonnez-moi, Sire, dit le messager qui s’inclina devant lui. On m’a ordonné de ne pas perdre une minute pour délivrer ce message. Mais vous devez être en état de l’entendre et de le comprendre. Ce message émane du Conseil, qui l’a approuvé à l’unanimité. Je porte ce collier fermé par un nœud de vérité qui confirme que mes paroles sont véridiques. L’homme s’avança et ouvrit le haut de sa chemise pour que Dagon puisse examiner la cordelette nouée à son cou. Le Ligueur tira dessus et elle se resserra. Pour un œil non initié, le nœud qui la fermait ressemblait à l’œuvre confuse d’un enfant, mais ses boucles entrelacées étaient d’une complexité réelle. Et on ne pouvait contester son authenticité. L’homme avait bien été envoyé par les Sept. Sire Dagon fit signe au messager de reculer. Toute sa dignité retrouvée, il lâcha : — J’écoute. Et il entendit le compte rendu de l’horreur née des errements de sire Neen. En quelques instants, plus rien ne fut pareil. Tous leurs espoirs, leurs projets, tout devrait attendre. Il lui faudrait inventer des mensonges encore plus vite qu’à son habitude pour gagner la confiance de la reine. Car ils allaient avoir besoin de ses armées pour triompher dans la guerre qui s’annonçait. * * * Quelques heures plus tard, il traversait les terrasses et gravissait les escaliers qui le mèneraient à la reine. Il était devenu messager lui-même. Une audience auprès d’elle ne serait pas facile à obtenir. Mais il était au courant des choses qui récemment l’avaient occupée. Apparemment, elle avait réussi à capturer Barad le Simple. L’annonce avait beaucoup secoué les nobles ! Le tout était l’œuvre d’un de ses agents, Delivegu, un homme chanceux qui était à présent officiellement membre de la cour. La nouvelle de la capture du fauteur de troubles s’était répandue dans le peuple, de sorte que le bénéfice qu’on pouvait en attendre n’était pas encore visible. Une rumeur voulait que Corinn Akaran ait mutilé le prisonnier : elle lui aurait arraché les yeux pour les remplacer par des pierres. D’autres disaient qu’elle l’avait maudit par quelque acte de sorcellerie. C’était le genre de racontars qui pouvaient déclencher la rébellion que cet homme appelait de ses vœux, mais la reine avait ordonné la distribution d’un vin nouveau. En agissant ainsi, elle avait enfin répondu aux souhaits de la Ligue, comme c’était souvent le cas. Elle avait poliment, mais fermement renvoyé le roi Grae dans son pays. Les Ligueurs n’étaient pas certains de ce qu’ils devaient penser de cet acte, mais il y avait là quelque chose de très intéressant. Avec tous ces nouveaux développements, Corinn pouvait légitimement s’estimer victime d’un entremêlement de complications. Mais tout lui apparaîtrait d’une grande simplicité avant le coucher du soleil ! Juste avant d’arriver aux appartements privés de la reine, sire Dagon dut se tenir immobile, bras écartés, pendant qu’un garde de Marah le fouillait au cas où il aurait dissimulé une dague sur lui. Il s’efforça de rester impassible, mais l’irritation durcit ses traits. La dernière chose qu’il désirait était de poser son regard sur un Numrek, or il y en avait un de chaque côté de la porte, derrière le garde, et ces deux-là l’observaient. Pouvaient-ils déceler quoi que ce soit sur le masque qu’il arborait ? Contrôle-toi, se dit-il. Sans rien en montrer, il se mit à respirer lentement et profondément, afin de se calmer. Les Ligueurs étaient passés maîtres dans l’art de contrôler leurs émotions. Avant d’être autorisé à entrer, il se livra même aux exercices arithmétiques qu’on lui avait enseignés dans sa jeunesse. Ils occupaient l’esprit et aidaient à rendre son visage inexpressif. — Très bien, dit le garde de Marah. Vous pouvez entrer. Pardonnez-moi cette formalité, Sire. Il s’écarta et d’un geste l’invita à avancer. Le Ligueur lui lança un regard destiné à indiquer qu’il savait très bien où il allait. C’est ce qu’il aurait fait en temps normal. Une fois encore, pourtant, ses yeux choisirent de lui désobéir et glissèrent sur le côté quand il franchit la porte. Oui, le Numrek sur sa gauche l’observait ! Aucun doute. La brute le surveillait avec plus d’acuité que ne le nécessitait son poste. Une fois dans le couloir, le Ligueur pressa discrètement le pas tout en tendant l’oreille pour détecter le moindre bruit indiquant que le Numrek le suivait. Dans l’antichambre, il dut passer entre deux autres de ces sentinelles, mais il réussit à ne pas commettre d’impair. Une fois devant la porte du bureau royal, il entra majestueusement et se trouva nez à nez avec Rhrenna. Quand il voulut la contourner, son pied accrocha le bord du tapis et il se cogna la jambe contre un canapé. La secrétaire fronça les sourcils en le regardant. — Sire Dagon… Sans ralentir, il referma une main sur l’épaule de la jeune femme et l’entraîna à sa suite. Elle commença à protester, mais il la fit taire d’un murmure agressif. — Silence ! Votre vie en dépend ! Le joueur de flûte assis dans un coin près de la porte de la reine ne leur accorda pas assez d’attention pour s’étonner de ce comportement. Il leur lança un simple coup d’œil et porta son instrument à ses lèvres pour annoncer leur arrivée. Il n’émit que quelques notes avant que sire Dagon ouvre la porte. Un instant plus tard, il la refermait derrière eux, après avoir lâché Rhrenna. C’était là une dépense d’énergie très inhabituelle pour lui, suffisante pour le laisser haletant. Corinn se trouvait sur le balcon. Elle revint dans la pénombre de l’intérieur et étudia ses visiteurs avec une expression indéchiffrable, mais certainement pas accueillante. — Votre Majesté ! dit Dagon qui s’inclina brièvement tout en essayant de reprendre son souffle. Je suis venu tout vous révéler. Tout, sans la moindre duperie. Mais avant cela, disposez-vous d’une chambre secrète ? Un endroit sécurisé ? — Qu’est-ce que… Il s’approcha d’elle. — Oui, bien sûr ! Je sais qu’il y en a une ici. Une pièce à laquelle vous pouvez accéder depuis vos appartements. Où se trouve-t-elle ? — Sire, Dagon, je… — Non ! Pas maintenant. Dans un lieu sûr. Menez-nous là. Ensuite nous parlerons. Je vous en prie, Corinn. Le péril est immense. Et votre propre vie est en danger. De grâce ! Elle croisa les bras. — Je suis dans mes appartements, avec mes gardes prêts à intervenir au premier mot. Que devrais-je redouter ? Pour l’instant, je ne vois qu’un homme affolé. — Oh, entêtée que vous êtes ! Très bien. Alors qu’elle l’observait, visiblement abasourdie par son emportement, le Ligueur passa à côté d’elle. Il inspecta un coin de la pièce, de haut en bas et d’un regard fébrile. Il compta un certain nombre de pas mesurés sur le côté, saisit le pan inférieur de la tapisserie et l’écarta d’un grand geste qui fit onduler la représentation d’un coucher de soleil derrière les montagnes du Senival. Et c’était là ! Exactement comme il l’avait prévu. Rien de plus que deux dépressions dans la pierre, à hauteur de ceinture. Il y posa ses mains et poussa. Pendant un moment, le mur resta aussi immobile qu’il était censé l’être. Il jura, et entendit une des deux femmes chuchoter quelque chose à l’autre. Puis il se souvint. Il appuya plus fort de la main droite que de la gauche. Bien sûr. Une portion du mur de la taille d’une porte céda sous ses paumes. Il se retourna, essoufflé. — Voilà. À présent, vous savez que nous sommes au courant. Trahirais-je cette information sans une bonne raison ? Je vous en prie, venez à l’intérieur avec moi. Je vous dirai tout dès que nous serons dans cette pièce. La reine jeta un coup d’œil à Rhrenna. Sire Dagon comprit que quelque chose passait entre les deux femmes, mais il était trop las pour décrypter le sens du message. Et il n’en avait nul besoin. Par le Dispensateur, il venait de révéler un secret vieux de centaines d’années, et cela bouleversait la confiance que les Akarans et la Ligue s’accordaient réciproquement. Il espérait que la démonstration atteindrait son but. Dans le cas contraire, bien sûr, la reine serait morte dans l’heure. Sans un mot ni un regard, Corinn passa devant lui par l’ouverture. Rhrenna la suivit, ses yeux bleus braqués sur ceux du Ligueur. Dagon se glissa derrière elles. Il s’assura que le pan de mur reprenait sa place, puis s’en écarta. De ce côté, la pierre taillée grossièrement, qu’éclairait une ouverture au plafond donnant sur le ciel, ne trahissait la présence d’aucune porte. À ses pieds, la poussière accumulée avait été repoussée en éventail, seul indice prouvant qu’ils venaient de traverser le mur. Comme il était étrange de se trouver enfin ici ! Il avait eu connaissance de cet endroit secret depuis qu’il occupait son poste de sire, mais il n’avait jamais pensé le voir lui-même un jour. Il se retourna pour faire face aux deux femmes. Avant qu’il ait terminé le mouvement, Rhrenna colla son épaule contre la poitrine maigre du Ligueur et le plaqua au mur. Il sentit à son cou la morsure d’une petite lame très acérée. La Meine la pressait adroitement, avec une partie du plat pour qu’il sente les pulsations de l’artère en dessous, et avec une section du tranchant pour qu’il comprenne que la peau était sur le point de se fendre. Elle approcha son visage mince du menton de Dagon et découvrit les dents comme si elle allait le mordre en même temps qu’elle l’entaillait. Il s’était attendu à ce genre de réaction, mais la sauvagerie du geste lui coupa de nouveau le souffle. — Expliquez-vous, à présent, Dagon, dit Corinn. Elle se tenait un pas en arrière seulement, car ici l’espace était restreint, plus semblable à une fissure dans une caverne qu’à une pièce faite de la main de l’homme. L’éclairage tombant creusait les ombres de son visage et donnait à la reine un air effrayant. Il n’avait aucun problème à la croire capable de sorcellerie. — Rhrenna ne vous a jamais aimé, dit-elle. C’est avec joie qu’elle vous tranchera la gorge et baignera dans le geyser de sang que sa dague fera jaillir. Si l’on considère le fait que vous nous avez entraînées dans une chambre secrète dont vous ne devriez rien savoir, je serai pour ma part très heureuse de lui pardonner, et je maudirai le Ligueur qui ose me défier ainsi. Quelques respirations supplémentaires. C’était très bizarre, mais pour s’en sortir il devait tout dire. La meilleure façon de procéder était de la choquer d’entrée, assez fortement pour qu’elle en reste muette. Alors il pourrait reprendre le contrôle de la situation. — Reine Corinn, souffla-t-il, avant tout il vous faut savoir que sire Neen et presque tous les membres de la délégation ont été tués. Ah… Il tressaillit sous le changement de pression de la lame. Il agrippa le pendentif en forme de dauphin accroché à son cou et le caressa entre ses doigts. — La mission est un échec. Nous avons été trahis de la plus infâme des manières. À cet instant, des traîtres se trouvent à l’intérieur du palais. Je vous en prie, demandez à cette femme d’écarter cette dague. Corinn n’en fit rien. — Mon frère ? — Je ne sais pas, avoua sire Dagon. — Est-il toujours en vie ? — Je l’ignore. Peut-être l’ont-ils capturé. Il était sous notre protection, bien sûr, mais il a été trahi, lui aussi. Nous pensons que… — Par qui ? — Le Lothan Aklun. Les Auldeks. Les deux. À notre arrivée, nous les avons trouvés en guerre. Chaque camp a voulu se servir de nous. Ils nous ont piégés. Il y a eu un massacre. Et, Votre Majesté, le plus important : les Numreks nous ont trahis. Corinn resta immobile. Pendant un long moment elle ressembla à une belle sorcière au teint très pâle, le genre de créature qui peut hanter et exciter un adolescent dans ses cauchemars. Sire Dagon crut que sa manœuvre avait échoué. Il y avait trop à dire, trop à expliquer, trop de mensonges à distiller tout en inventant les suivants. Un instant, l’idée que Rhrenna lui tranche la gorge ne lui parut pas aussi désagréable. Au moins, cela mettrait fin à toutes ces complications. — Que voulez-vous dire par « les Numreks nous ont trahis » ? — Ils… C’est difficile de l’expliquer avec une dague en travers de la gorge. — Faites-le quand même, ordonna Corinn. Il obéit donc, et du mieux qu’il put, en tressaillant souvent, avec la sensation du sang qui perlait de la fine entaille laissée par la lame. Il pouvait sentir le souffle de Rhrenna – qui n’était pas désagréable – et entendre le son moite de son sang qui se coagulait sur ses doigts quand elle les remuait. Il raconta comment l’Ambregris était arrivé à destination pour trouver le Lothan Aklun et les Auldeks en guerre ouverte. Les Lothans avaient eu beaucoup de pertes et étaient presque vaincus. Sire Neen avait tenté de négocier une trêve, mais il avait échoué. Les Auldeks l’avaient rencontré sous le prétexte de parlementer, mais Calrach avait choisi de changer de camp. Les Auldeks étaient ses cousins, et par bien des aspects ils étaient semblables. Ensemble, Auldeks et Numreks avaient massacré toute la délégation. Seuls quelques-uns avaient réussi à rejoindre l’Ambregris. Le vaisseau était resté un temps dans les eaux du Lothan Aklun pour tenter de prendre la mesure de la situation. Quand ils avaient hissé les voiles, ils étaient arrivés à deux conclusions : le Lothan Aklun était proche de l’anéantissement, et les Numreks essayaient de décider les Auldeks à attaquer le Monde Connu en suivant la même route que celle que les premiers avaient déjà empruntée. C’est ce qu’il raconta. Il ne disait pas la vérité, sauf pour le dernier point. Mais sa version des événements était aussi crédible que la vraie. — Vous êtes en train de m’annoncer que nous sommes en guerre ? En guerre avec une race à qui je n’ai rien fait ? Et uniquement parce qu’un stratagème de la Ligue a mal tourné ? Uniquement parce que vous n’avez pas su différencier l’ennemi de l’allié ? Sire Dagon paraissait avoir du mal à accepter l’intégralité de cette opinion, mais il ne parvenait pas à décider sur quel point il était en désaccord. Il opta pour une réponse assez penaude : — Euh… oui. En partie. Puis, beaucoup plus fermement : — Nous ne sommes pas les seuls à avoir été bernés. Mais c’est sans importance. Votre Majesté, je prie pour que vous ayez le loisir de nous reprocher notre stupidité aussi longtemps que vous le voudrez. Mais ce n’est pas le moment. Les Numreks nous ont tous pris pour des imbéciles, et pourtant ils gardent toujours votre porte. Votre Majesté, ils doivent être exterminés. Immédiatement. Aujourd’hui. Dans l’heure. Le vaisseau par lequel le messager est arrivé convoyait des troupes de l’inspectorat d’Ishtat. Ces hommes sont armés et prêts à agir. Ils vont investir le palais d’une minute à l’autre. — Quoi ? fit Corinn. Elle fit sonner ce simple mot comme un sortilège de damnation. — C’était la seule chose à faire. À la minute où les Numreks apprendront que leurs frères sont victorieux, ils déclencheront le massacre. C’est ce qu’ils attendent, un simple signe. — Les gardes de Marah. Ils… — Certains mourront dans la confusion. Mais d’autres que nous avons tenté de contacter, pour expliquer… — Vous prenez de grandes libertés ! grinça Rhrenna entre ses dents serrées qui semblaient toujours prêtes à mordre. — Et pourquoi devrais-je vous croire ? fit la reine. Les Numreks n’ont jamais montré le moindre signe de tromperie. — Oh ! si, Votre Majesté, et ils ont écrit leur perfidie en lettres de sang. Le sang de votre frère, j’en ai peur. Vous ne l’avez pas vu, mais devez-vous poser les yeux sur toute chose pour croire à sa réalité ? Quel fou inventerait de tels malheurs ? Corinn le dévisagea pendant de longues secondes. — Si ce que vous dites est vrai, comment les Numreks apprendront-ils ce qui s’est passé à l’autre bout du monde ? Ils ne vont pas manœuvrer eux-mêmes un navire pour venir ici, je me trompe ? — Je… Je ne sais pas. — Un de vos hommes pourrait-il leur transmettre le message ? — Non, bien sûr que non. Ils nous ont attaqués. Nous… Rhrenna l’interrompit : — C’est vous, ce messager. — Quoi ? répliqua sire Dagon avec une grimace offusquée. Non, je suis ici pour vous mettre en garde. — Imbécile, cracha la Meine. Si vous avez dit vrai, réfléchissez donc à ce que vous venez tout juste de faire. Vous êtes arrivé au palais couvert de sueur, le visage cendreux, en proie à une nervosité évidente. Vous pensez que les gardes numreks n’auront rien remarqué ? Et ensuite vous nous poussez dans une chambre secrète ! De quelle autre confirmation ont-ils besoin pour deviner qu’il s’est passé quelque chose d’une extrême gravité ? Et vous allez les attaquer ? Ils ne sont qu’une poignée sur l’île. Les autres comprendront d’après vos réactions ! Sire Dagon resta interdit un moment, puis il riposta. — Mais nous avons amené les hommes de l’inspectorat d’Ishtat. Ils vont attaquer très bientôt. C’est pourquoi nous sommes en sécurité ici. Alors même qu’il parlait, il sentait sa logique se dérober sous lui. Bien évidemment, ses actions confirmeraient la trahison qui avait eu lieu dans les Autres Contrées. La poignée de Numreks présents sur Acacia périraient, mais ils assassineraient le plus de gens possible avant de succomber. Son apparition leur avait peut-être donné quelques minutes de plus pour atteindre des cibles déjà choisies. En sécurité sur la côte du Teh, le reste du clan s’enterrerait et attendrait. Qui pouvait dire s’ils n’avaient pas déjà effectué des préparatifs, et quelles armes et provisions ils avaient amassées ? Corinn s’adressa à Rhrenna. — Combien de Numreks à l’intérieur du palais, aujourd’hui ? Quand la Meine tourna la tête pour répondre, la reine lui fit signe qu’elle pouvait relâcher sire Dagon. Elle s’exécuta, et le Ligueur porta aussitôt une main à sa gorge. Ses doigts l’effleurèrent à peine, comme s’ils risquaient de faire plus de dégâts que la lame. Il se rendit compte que Rhrenna répondait à la question, mais il ne saisit que la fin : — … et il y en a un petit groupe avec Aaden et Mena, au stade Carmelia. La reine laissa échapper un hoquet, comme si l’on venait de la frapper en pleine poitrine. Elle recommença, cette fois sous la forme d’un prénom : — Aaden ! Elle s’avança vers la porte dissimulée, mais sire Dagon s’interposa. — Hors de mon chemin ! siffla-t-elle. C’était la plus dangereuse des actions, mais le Ligueur s’écarta devant la férocité du ton. Il n’aurait pu faire autrement, car il sembla soudain qu’elle avait le pouvoir de l’écraser en un éclair s’il n’obéissait pas. Elle le frôla de l’épaule et il la regarda chercher dans la pierre les contours qui feraient pivoter la porte. Elle commençait à pousser quand Codeth, un des gardes numreks, la héla à l’extérieur de ses appartements. Le calme feint de son ton ne dura pas longtemps. D’autres voix s’élevèrent, puis il y eut le cliquetis sonore des lames qui s’entrechoquent, et le bruit de meubles renversés. S’approchant d’elle, sire Dagon perçut le nom de son fils que la reine murmurait dans un souffle. TROISIÈME PARTIE LE CHANT DES MES CHAPITRE TRENTE-CINQ ÊTRE ASSIS À CÔTÉ DE DEVOTH CONSTITUAIT UNE DES EXPÉRIENCES les plus perturbantes que Rialus ait jamais vécues. Les Auldeks possédaient la même brutalité physique que leurs cousins numreks. Ils l’avaient même distillée jusqu’à son essence pour ensuite la transformer en manières curieusement affectées et d’autant plus incongrues. Une sorte de colère féroce couvait dans les traits tannés de Devoth, sous un ennui apparent. Rialus n’aurait pu dire si le chef était passionné par la vie ou si elle l’avait complètement harassé. C’était très déconcertant, mais l’assurance aristocratique qui émanait de l’Auldek l’était davantage encore. Elle dépassait celle de tous les nobles acacians que Rialus avait pu voir, et il en avait vu beaucoup. Devoth se laissa aller au fond de son siège, un bras posé sur l’accoudoir, les jambes écartées. C’était une posture de totale décontraction qui laissait toutefois transparaître sa capacité à bondir sur ses pieds à tout moment pour aller parcourir le monde en faisant sauter les têtes. À la différence du jour où Neptos l’avait vu pour la première fois, il portait maintenant une élégante chemise en fin coton blanc avec des boutons écarlates assortis à son pantalon. Un bandeau en or entourait son cou. La pointe de ses longs ongles avait été ornée d’un vernis argenté, et ses yeux – si Rialus ne faisait pas erreur – étaient soulignés d’un trait noir de maquillage. Si le conseiller avait vu un Numrek ainsi accoutré sur Acacia, il aurait éclaté de rire devant l’absurdité de ce spectacle. Ici, l’ensemble concourait à le parer d’une prestance surprenante. — Rialus le Ligueur, demanda Devoth, apprécies-tu d’être notre invité ? Avec quelques autres, ils étaient installés dans une enclave privée qu’un auvent de soie protégeait des assauts du soleil. Au-dessus et en dessous d’eux, dans un stade aussi grand que celui de Carmelia sur Acacia, les gradins s’étageaient pour atteindre une hauteur vertigineuse. Neptos savait que le tout était en fait creusé dans le sol, et qu’il s’agissait de profondeur plutôt que de hauteur. Mais, installé au niveau médian comme il l’était, la perspective en dessous de lui et l’espace au-dessus le rendaient nauséeux. — Tu n’as aucune raison de te plaindre, j’espère, Rialus le Ligueur ? Rialus le Ligueur ! Quelle contrariété ! À plusieurs reprises, il avait essayé de faire comprendre à l’Auldek qu’il n’était pas membre de la Ligue. À dire vrai, il les détestait. C’étaient eux qui l’avaient amené ici, comme prisonnier ! Il crachait sur les Ligueurs et n’avait rien en commun avec eux. C’était ce qu’il avait dit, sans aucun effet. Un garde avait même tâté le crâne du petit homme et marmonné un commentaire sur sa forme ovoïde, avant de rire quand Rialus avait bafouillé que sa tête n’était en rien semblable à celle d’un sire. Jurons et exclamations se bousculèrent dans l’esprit du conseiller, mais il ne put que réprimer ses récriminations et répondre : — Vous avez été très… accueillant. Devoth parut satisfait de l’entendre. Il regarda les autres Auldeks de haut rang assis en leur compagnie pour vérifier qu’ils avaient bien pris note de cette réponse. Ils étaient tous de son clan, à l’exception de Calrach, de son fils Allek et de son demi-frère Mulat. Qu’ils soient autorisés à s’asseoir avec les proches de Devoth était un honneur considérable. Allek, en particulier, attirait les regards et provoquait les commentaires murmurés où qu’il aille. Si Rialus n’avait pas connu la raison de la stupéfaction générale, il aurait pu croire que le garçon était un prince qu’on avait longtemps cru disparu. Il était plus que cela : un miracle vivant pour un peuple qui n’avait pas vu d’enfant de sa race depuis des centaines d’années. Toujours plus malin que Neptos ne s’y attendait, Calrach savait très bien ce qu’il faisait quand il avait décidé de l’emmener avec lui. Allek, assis devant eux, se retourna et donna un coup de coude dans la jambe du petit homme. — Dis la vérité, Neptos. Lequel de ces deux peuples est le plus riche : les Acacians ou les Auldeks ? Je sais ce que moi je répondrais. Mais toi ? Le conseiller eut l’envie momentanée d’effacer le sourire du jeune arrogant d’un bon coup de pied, mais il lui parla avec calme. En fait, il s’était préparé à ce genre de question, sachant que les Numreks semblaient beaucoup s’amuser à le railler en public. — Je ne peux répondre. J’ai vu presque tout le Monde Connu, qui est vaste, riche et plein de merveilles, mais très peu de l’Ushen Brae. Seulement Avina, pour l’instant. — Et qu’en penses-tu ? insista Allek. — Très impressionnant, admit Neptos. De ce que j’ai vu… — De ce que tu as vu ? intervint Mulat. Il venait de mordre dans un morceau de porc rôti pris sur un des plateaux de victuailles qui de temps à autre passaient de main en main, et sa mastication ne gêna pas sa diction. — Ce que tu as vu, c’est moins que rien. À peine un aperçu. Avina s’étend le long de la côte sur trente lieues. Trente lieues de ville, de palais, de stades et de monuments. Il n’y a rien de comparable dans vos contrées. Devoth parut ne pas apprécier les affirmations du Numrek. Au lieu de s’adresser à lui, il sourit à l’Acacian. — Tu verras plus, Rialus le Ligueur. Tu verras maintes choses magnifiques. Tu es notre invité, aussi nous te ferons découvrir ce qui fait notre grandeur. Nous te traiterons toujours bien, maintenant comme à l’avenir. Tu peux en avoir l’assurance. Tu me crois ? Il fallait qu’il enfonce le clou, bien sûr, songea Rialus. Ils le faisaient toujours. À cet égard, les Auldeks ne se distinguaient pas vraiment de leurs cousins numreks. — Oui, bien sûr, commença-t-il avant d’hésiter, car il ne savait trop comment exprimer ses émotions. Comment se sentait-il ? Heureux d’avoir survécu ? Enchanté d’avoir vu tous ceux avec qui il avait franchi les Flots Gris se faire massacrer ? Impatient que débute le spectacle sanglant auquel on l’avait convié ? Fou de joie de se trouver pris au piège dans une contrée de brutes qui menaçaient de lui enfoncer des tisonniers rougis au feu dans le fondement ? Résigné à l’idée que, s’il trouvait jamais le moyen de retourner sur Acacia, la reine l’écraserait sous son adorable pied ? — Je me sens bien, réussit-il à dire. Avec un sourire, Devoth lui ébouriffa les cheveux. — Bien, bien. Je suis heureux de l’entendre. Son menton massif sembla trancher l’air quand il se tourna de côté et d’autre, ses yeux verts embrasés par le soleil. Il ne cessait de repousser ses cheveux de son visage, mais il faisait aussi en sorte, par ses mouvements, que les mèches retombent sur ses yeux un instant plus tard. Rialus faillit lui suggérer de les attacher en arrière avec une cordelette, ou peut-être de les faire couper. Ce n’était pas la première fois qu’il se demandait si Devoth n’était pas quelque peu simplet. Peut-être celui-ci ne se rendait-il simplement pas compte que le quotidien de son « invité » était insupportable. Bête ou inconscient ? En fait, aucune de ces deux explications n’était très plausible. Le chef auldek maîtrisait totalement la situation. La foule, qui avait patienté dans le brouhaha des conversations, se manifesta soudain par des applaudissements et des cris enthousiastes. Rialus gardait les yeux fixés sur Devoth, lequel s’était levé et beuglait de joie comme tous les autres. Une chance, car le conseiller n’aurait pu dissimuler son animosité si l’Auldek lui avait prêté attention. Il sentait l’indignation monter de nouveau en lui. Elle s’estompa rapidement quand son regard saisit un mouvement dans l’arène. Il resta bouche bée et silencieux, tandis qu’autour de lui s’élevaient des acclamations tonitruantes. Des six ouvertures donnant accès à l’arène, des colonnes de soldats armés avançaient à grands pas sur le sol dégagé. D’après leur stature relativement normale, Rialus comprit que ce n’étaient pas des Auldeks, quoique leur apparence ne fût pas complètement humaine. Un groupe était coiffé de casques en forme de têtes de loup. Un autre était composé entièrement de brutes à la musculature massive et au torse gris et nu, avec des barbillons métalliques qui leur jaillissaient des joues. Ils tenaient une courte épée à lame courbe dans chaque main. Un autre groupe était constitué de sveltes acrobates vêtus de bleu, avec des crêtes de plumes sur le crâne à la place de casques. Ils étaient armés de fines piques. — Tu comprends ceci, Rialus le Ligueur ? demanda Devoth. — Pas le moins du monde, reconnut Rialus. L’Auldek s’esclaffa. — Ah ! j’oubliais ton ignorance. Tu as tellement à apprendre… — Ces soldats, ce ne sont pas des Auldeks ? — Non, évidemment ! s’exclama quelqu’un derrière lui. Les Auldeks ne font pas couler le sang des Auldeks. Pour qui nous prends-tu ? — Il y a longtemps, nous avons juré de ne pas nous entre-tuer, expliqua Devoth. C’est pourquoi le châtiment ultime est le bannissement, et non la mort. Nous nous combattons, oui. (Et son sourire avouait le plaisir coupable que leur procuraient de telles occupations.) Mais pour une occasion pareille, une affaire qui doit être réglée dans le sang, nous laissons nos esclaves nous représenter. Ce sont des esclaves spéciaux, sélectionnés pour devenir les Enfants Divins. Ils sont placés au-dessus des autres esclaves. Devant toi, tu as les guerriers du totem des huit clans auldeks. Il se pencha vers Rialus et, du doigt tendu, désigna d’abord un groupe que leurs tatouages faciaux faisaient ressembler à des félins, puis les autres à mesure qu’il les nommait. — Tu vois, là ? Le clan de Shivith, le fauve tacheté. Là-bas, ce sont ceux du clan de Kern, les grues bleues. Ils ont l’air très minces, hein ? Fragiles ? Ne te laisse pas leurrer par leur apparence : ce sont des tueurs. Le clan d’Anet vénère le serpent à capuchon. Le Kulish Kra – ceux qui nous tournent le dos – le corbeau noir. Ces gris sont le clan de l’Antok. Les loups représentent le clan de Wrathic, venu d’au-delà des Monts Célestes. Ceux du clan de Fru Nithexek sont frères de l’ours céleste, mais ils sont faibles, trop peu nombreux. Les Numreks n’ont pas de totem. Devoth recula pour que Rialus puisse apercevoir le dernier groupe. — Et là, ce sont les lions des neiges, le clan de Lvin. Ceux-là sont les miens. Mes lions. Mon totem. Il avait parfaitement programmé son annonce, car les Lvins furent les derniers à entrer dans l’arène. Même si Rialus n’avait aucune idée de l’aspect d’un lion des neiges, l’arrivée des esclaves ainsi dénommés produisit un effet marquant. Ils rugissaient, un peu à la manière de ces fauves des plaines talayennes. Presque tous avaient le visage blanc et le torse tatoué ou peint. Les hommes les plus imposants arboraient pour la plupart des tresses aussi blanches que la neige. Elles dansaient autour d’eux tels des serpents, au rythme de leur marche et de leurs vociférations. — Il existe d’autres totems dans le pays, poursuivit Devoth d’une voix basse et sur un ton plein d’orgueil, mais ils sont petits. Des fourmis. Tu as là les huit clans. Nous sommes ceux qui décident de l’avenir, et aujourd’hui nous nous affrontons pour avoir l’honneur de former la pointe de flèche. Aucun individu de ta race n’a jamais vu ce spectacle avant toi. Aucun autre n’y assistera. Profites-en et sois conscient et fier du privilège qui t’est accordé. L’idée de s’amuser et de jouir de son privilège était très loin de l’état d’esprit de Rialus. Il lui fallait encore se repérer dans les méandres de la vie sociale et politique auldek. Il doutait de sa capacité à en comprendre un jour toutes les subtilités, quand bien même il passerait de longues années dans l’Ushen Brae – ce qu’il priait le Dispensateur de lui épargner. Ces derniers temps, il avait vu suffisamment d’esclaves pour savoir qu’ils étaient souvent tatoués, ornés de bijoux et physiquement modifiés. Ces changements étaient mineurs dans la domesticité des grandes maisons, alors que les guerriers qui investissaient maintenant l’arène étaient de véritables monstruosités, conçues et fabriquées de toutes pièces par les Auldeks. Pourquoi leur infliger un tel traitement ? Pourquoi les Auldeks ne se battaient-ils pas eux-mêmes, puisqu’ils étaient de si grands amateurs d’activités violentes ? Peut-être fallait-il y voir la preuve d’un état mental compromis. Mais avant qu’il n’ait pu s’autocensurer, Rialus s’entendit poser la question : — Pourquoi ces esclaves sont-ils parés ainsi ? Seul un silence incrédule lui répondit. — J’aurais pensé que… Rialus s’interrompit. Il n’était pas très sûr de ce qu’il aurait pensé, mais il comprit qu’il valait mieux changer de tactique. — Je veux dire, pourquoi ne pas combattre vous-mêmes ? Puisque ces animaux sont vos totems… Mulat jura sourdement avant de dire à haute voix : — Espèce de stupide sac à pisse. Les totems ne sont pas des animaux. Ce sont des dieux qui vivent dans les animaux ! Plusieurs Auldeks continuaient de le regarder fixement. Les mots lui échappèrent une fois encore : — Très intéressant que ce soient de simples esclaves qui décident de cette histoire de pointe de flèche. — Les esclaves sont faits pour ça ! aboya Calrach par-dessus son épaule. C’est une épreuve de sang, imbécile ! — Je vois, fit Rialus. Voilà qui explique tout, évidemment. Devoth le dévisagea de telle manière que Neptos se demanda s’il allait le frapper ou si… — Prends un verre de jus de fruit, dit l’Auldek avec un signe pour qu’on présente à l’Acacian le plateau qui passait. Rialus prit le verre de liquide rouge dans ses deux mains qu’il serra pour les empêcher de trembler. — Calrach a raison, ajouta Devoth. C’est ainsi que nous procédons. Nos esclaves sont comme nos enfants. Ils sont inséparables de notre destin. Les modifications apportées à leur physique s’appellent « l’appartenance ». Nous n’effectuons pas toute l’appartenance nous-mêmes. Ils se font certaines marques entre eux. Nous en réalisons d’autres, pour lesquelles il nous fallait la magie du Lothan Aklun. Apparemment elle n’aura plus lieu, à cause de la Ligue. Nous trouverons un moyen pour nous dédommager de ce préjudice. Un moyen radical. Et cette promesse sinistre mit un terme au sujet. Ils tournèrent leur attention vers le spectacle qui se déroulait devant eux. Pour commencer, certains guerriers des différents groupes vinrent en provoquer d’autres en combat singulier. En écoutant les railleries qu’ils se lançaient, la façon dont ils riaient, juraient et défiaient l’adversaire, Rialus pensa aux gamins qui plongeaient des quais du port ouest d’Acacia pour chercher des huîtres. Ces jeunes garçons, bronzés et torse nu, affichaient entre eux cette même volonté de compétition. Mais les plongeurs ne donnaient pas des coups comme celui qui sectionna le bras d’une femme-corbeau à l’épaule, ou celui qui fendit la tête d’un homme-fauve, ou encore celui qui broya le genou d’une jolie femme-grue entre deux marteaux de guerre. Rialus avait de plus en plus l’impression qu’il allait être malade. Il le fit comprendre en agitant les doigts d’une main, pour attirer l’attention. Sur Acacia, ce genre de geste aurait immédiatement fait venir un serviteur. Ici, on l’ignora. Une transpiration brûlante perla sur son front et recouvrit tout son corps. La salive inonda sa bouche et y resta, malgré ses efforts pour déglutir. Qu’est-ce qui n’allait pas chez ces gens ? En regardant autour de lui, il ne pouvait associer la joie qu’exprimaient leurs visages aux scènes de carnage qui la provoquaient. Très vite, il préféra fermer les yeux. Il se serait aussi empli les oreilles de cire s’il l’avait pu. C’est ainsi qu’il passa ce qui lui sembla être plusieurs heures. Le fracas des armes, les acclamations et les rugissements de plaisir mêlés à des cris d’agonie continuaient, et il commençait à croire que tout cela ne finirait jamais quand ils cessèrent. Une grande ovation secoua l’arène et se dissipa pour n’être plus qu’un murmure général. Il rouvrit les yeux. — C’est… terminé ? — Non, non, pas du tout, répondit Devoth. Les nettoyeurs vont venir dégager le sol pendant quelque temps, et ensuite ce sera la mêlée. C’est là que les choses se décident réellement. Les nettoyeurs ? Aussi rapidement que la question lui vint à l’esprit, il eut la réponse. On avait ouvert plusieurs autres portes, différentes de celles par lesquelles les esclaves étaient arrivés. C’est d’elles qu’émergèrent les monstres dont Rialus connaissait la description, bien qu’il ne les eût pas vus à l’œuvre dans les plaines du Talay. Des antoks. On ne pouvait se tromper à la vue de ces créatures évoquant des sangliers géants mâtinés d’hyènes. Pas plus qu’on ne pouvait ignorer que leurs gueules horribles se jetaient sur les cadavres des guerriers avec un enthousiasme vorace. Il détourna les yeux et fit de son mieux pour contenir les convulsions de son estomac. Devoth se rassit sur son siège et se détendit. — Alors, fit-il comme s’il lui parlait de la pluie et du beau temps, feras-tu ce que nous souhaitons, Rialus le Ligueur ? — Puis-je savoir ce que vous souhaitez ? Afin de mieux répondre à votre question. Devoth réfléchit à ce sujet pendant un moment, puis il haussa les épaules et pointa un doigt en direction des nouvelles unités qui se préparaient pour les prochains combats. — Tu vois ceux-là ? Ils combattent pour le privilège. Tu vois comment nous honorons nos esclaves ? Dans certaines circonstances, ils décident de notre avenir. Le clan qui l’emportera aujourd’hui mènera l’invasion. Ils vont déterminer quel clan sera la pointe de flèche de l’invasion. — L’invasion ? — De tes contrées. Ils prendront l’hiver de vitesse en voyageant vers le nord. Les Numreks leur montreront le chemin. Il se pencha vers le petit homme et lui murmura : — Ceux-là se divertiront fort. Le reste des Auldeks suivra pour finir le travail. — Pourquoi ? demanda Rialus. Devoth le regarda au fond des yeux. — Je veux dire que… que la guerre n’est pas inévitable. Je pourrais aider à l’élaboration d’un nouveau traité avec la reine Corinn. Et en prononçant ces mots, Rialus sut que c’était vrai. Elle serait furieuse et il devrait endurer sa colère, dans un premier temps, mais il finirait par la convaincre de revenir à la raison. Ils pouvaient éviter la guerre. Ils le pouvaient, c’était une évidence. Il faudrait consentir certains sacrifices, mais ce serait toujours préférable à une destruction totale. Il continua sur sa lancée, et l’espoir accéléra son discours : — La Ligue pourrait être calmée, et les échanges se poursuivraient. J’ose dire que vous pourriez même obtenir de meilleures conditions… — Des conditions ? L’Auldek avait répété le mot en grimaçant, comme s’il venait de découvrir une souris morte sur sa langue. — Pourquoi déclencher une guerre totale quand vous pourriez négocier une paix avantageuse ? La chose ne plairait pas à la reine, mais vous pourriez la convaincre de vous octroyer une implantation dans le Monde Connu. Les Numreks en ont bien obtenu une. Je pourrais plaider cette cause, en tant que votre… Devoth en avait assez entendu. — Non. Tu ne sais rien, le Ligueur. Nous ne vivons plus comme nos ancêtres depuis beaucoup trop longtemps. Il est temps que nous connaissions l’existence qu’ils ont connue. Quant aux Numreks, ils ont peut-être obtenu ce que tu dis, mais ce sont les plus faibles d’entre nous. Des lâches. De basse extraction. Il avait parlé assez fort pour que Calrach et Mulat l’entendissent, mais aucun des deux ne se retourna ni ne réagit. — Nous autres, les véritables Auldeks, nous savons que rien n’importe plus que la bravoure dans la bataille. On nous a volé cela quand le Lothan Aklun nous a donné la vie éternelle. Tu penses peut-être que c’est un cadeau ? Ceux qui nous ont donné cette vie nous ont refusé l’immortalité. Ils ont fait de la mort quelque chose à redouter. Et c’est là notre honte, Rialus le Ligueur. Mais nous allons y mettre un terme. Les Auldeks vont partir en guerre. Nous mourrons glorieusement au combat, et de nouvelles vies arrondiront le ventre de nos femmes. Voilà l’immortalité, le Ligueur. Mourir et continuer à vivre quand même. Peut-être ne le comprends-tu pas, mais le résultat ne compte pas à nos yeux. Ne me parle plus de négociation ou de conditions. Nous allons prendre le monde, Rialus le Ligueur, ou nous mourrons avec au poing nos épées ensanglantées. L’une ou l’autre éventualité est pour moi source de joie. Et la ruine pour nous, se dit Rialus. La ruine. Devoth s’adossa à son siège et contempla l’arène. — Nous t’avons déjà posé beaucoup de questions, et tu as bien répondu. Grâce à toi, nous croyons ce que Calrach raconte, nous croyons en l’enfant Allek. Grâce à toi, nous allons nous embarquer pour ce voyage. Je t’en remercie, mais c’est maintenant que ton travail commence vraiment. Tu nous aideras à mettre au point nos plans. Tu répondras à beaucoup d’autres questions sur ta nation. Tu nous parleras de géographie. Pour nous tu dessineras des cartes, et tu nous expliqueras les coutumes, tu nommeras les gens puissants que nous rencontrerons. Tu nous prépareras afin que rien – je dis bien : rien – ne nous prenne au dépourvu. Tu trouveras les choses que nous avons négligées et tu nous en parleras aussi. Il s’interrompit, tendit les doigts devant lui et tourna la tête vers l’homme. — Ai-je raison de dire que tu feras toutes ces choses ? Rialus comprit que, aussi grossière que fût la question, elle ouvrait sur des perspectives aux ramifications infinies. Infinies et complexes, comme des nœuds ajoutés à des nœuds ajoutés à des nœuds, qu’il fallait défaire un à un avant d’être en mesure de donner la moindre réponse en toute conscience. Il savait tout cela, mais aussi qu’il ne pourrait jamais défaire tous ces nœuds. Mieux valait répondre. C’est ce qu’il fit. CHAPITRE TRENTE-SIX MÓR N’AVAIT ENCORE JAMAIS VU CE MESSAGER. La découverte la rendit nerveuse, quand bien même elle se répétait que cela n’avait aucune importance. Ce n’était pas à lui qu’elle devait parler de certains sujets cruciaux. Il n’était que l’intermédiaire, et les intermédiaires étaient interchangeables, bien sûr. Seul le contenu importait. Toutefois, elle regarda au fond de ses yeux pour y rechercher un être aimé. Elle ne s’y était pas encore accoutumée. Ils étaient assis face à face, au sommet d’une colline, dans un morceau de lande que délimitaient deux murs. Jadis, l’endroit avait été un parc, mais cela remontait à un passé lointain. À présent, il était laissé à l’abandon et envahi par les bruyères, repaire de rats et d’autres créatures du même acabit. Ils étaient seuls, à l’exception de quelques gardes immobiles plus loin, qui guettaient la venue improbable d’une patrouille d’Enfants Divins. Ils avaient arrangé cette rencontre ici justement pour éviter cette éventualité. — Salut à toi, Mór la Vengeresse, dit l’homme. Je suis honoré de te rencontrer, comme je suis honoré de porter en moi un ancien et son message aux Êtres Libres. Il baissa la tête tout en parlant, ce qui révéla à la jeune femme la courte brosse de cheveux de quelques semaines sur son crâne, et la peau encore visible en dessous, où se laissait deviner la marque en forme de cœur de l’ours céleste. Inhabituel, car le clan de Fru Nithexek comptait peu de membres. Mór lui répondit dans les formes : — L’honneur est mien. Que ce vaisseau ne craque jamais. L’homme se redressa. Ses yeux étaient grands et espacés, bruns, habités d’un feu intense. Il sourit. — Je n’ai pas encore craqué, Mór la Vengeresse. Je ne le ferai pas aujourd’hui. Tu peux en être assurée. Avant que je ne commence, dis-moi, est-ce vrai ? Détenons-nous un prince Akaran ? Elle acquiesça. — Se pourrait-il qu’il soit Rhuin Fá ? — Tout est possible, répondit-elle avec irritation, car il n’était pas convenable qu’il perdît du temps à satisfaire sa propre curiosité. Il ne m’appartient pas de dire s’il l’est ou non. Le messager fit la moue. — Et il ne m’appartient pas de poser la question. Pardonne-moi. Nous qui vivons dans les terres de l’Ouest sommes avides d’espoir. Nous avons entendu la rumeur, mais nous avons entendu des rumeurs pendant des centaines d’années. Rien encore n’en est sorti. — Je ne te croyais pas aussi âgé. Il sourit de nouveau. — Tu es impatiente. Je comprends. Nous commençons ? Malgré son impatience, Mór prit le temps de scruter le haut des murs envahi par la végétation avant de répondre. Elle regarda Tunnel, qui se tenait bras croisés et appuyé contre l’arche par laquelle ils ressortiraient. Il la salua en haussant légèrement le menton. Comme tout chez lui, le mouvement était brusque, mais aussi réconfortant. — Oui, dit-elle, commençons. Le messager s’éclaircit la voix. Son regard amusé passa sur la jeune femme encore une fois, puis ses bras s’amollirent et il parut concentrer tout son être dans sa respiration. Les yeux fermés, il inspirait et expirait. De temps à autre, il laissait échapper un faible geignement. Pendant un moment, sa tête resta inclinée vers l’avant, comme s’il s’était assoupi. Puis il donna l’impression de s’être réellement endormi, et ses gémissements se transformèrent en un ronflement discret. Il en était ainsi à chaque fois. Mór patienta en l’observant, curieuse comme toujours de ce qui allait arriver. Les geignements cessèrent. La respiration de l’homme cessa. Pendant un instant interminable, on aurait pu croire que l’homme avait glissé dans la mort. Et soudain il redressa la tête. Il eut un hoquet et ouvrit les yeux. Ses yeux, maintenant bleus, dont le blanc était veiné du lacis écarlate de l’âge, jaunis sur les bords et las, n’étaient plus ceux du messager. De même, sa voix n’était pas la sienne quand il parla. — Ma chérie, dit sa bouche. La voix qui en sortait ne s’accordait pas avec la forme et les mouvements de ses lèvres. C’était une voix lente et lourde de mélancolie et d’amour, une voix qu’elle avait bien connue dans son enfance, mais qu’elle n’avait plus entendue de la bouche de cet homme depuis quelques années déjà. — Tu n’es pas ma petite fille, n’est-ce pas ? Sa première impulsion fut de répondre par l’affirmative. Si, elle était bien sa petite fille. Bien sûr. Elle le serait toujours, et c’était cruel de la part de l’homme de dire le contraire. Mais elle avait répondu de la sorte en d’autres occasions, et cela n’avait rien donné de bon. Elle déglutit et déclara : — Non, mais je suis celle qui a été cette petite fille. À présent, je suis une femme qui se souvient de la petite fille et qui se souvient de toi. Salut à toi, Yoen. Le messager sourit. Ses yeux se fermèrent un instant. Se rouvrirent. La voix de Yoen dit : — Salut à toi, ma chérie. J’aimerais que mes yeux puissent réellement te voir, au moins une fois avant que je ne prenne mon envol. Cela ferait tant de bien à mon cœur. — Qu’il en soit ainsi. Faisons en sorte qu’il en soit ainsi. Une larme déborda de l’œil gauche de Mór et coula sur sa joue. Elle n’avait pas prévu cette réaction. Elle l’essuya, embarrassée, submergée de souvenirs qu’elle laissait rarement refaire surface. Yoen, l’être le plus proche d’un père qu’elle eût jamais connu, plus encore puisqu’il avait été tout à la fois son père et sa mère, et un baume pour apaiser la perte de son frère. La vie était cruelle, qui lui avait tout pris quand elle n’était encore qu’une enfant, et qui lui avait fait tout réapprendre à travers l’attention de cet homme. Et, plus tard, il lui avait fallu se reconstruire une fois encore quand Yoen avait fui pour rejoindre les anciens dans les terres de l’Ouest, sur l’île Céleste. C’était un fardeau trop lourd à porter. Elle savait que les yeux qui étaient fixés sur elle n’étaient pas ceux de Yoen, même s’ils lui ressemblaient. C’étaient ceux du messager, et c’était lui qui voyait assez pour prendre part à cette conversation. Yoen lui-même ne la voyait pas. Il avait insufflé sa personne et ses paroles dans cet homme au moins quinze jours plus tôt. Elles avaient vécu en lui, et à présent le messager les délivrait. Mieux, il leur donnait une forme. Il parlait et réagissait avec la voix et l’esprit de Yoen, alors que Yoen lui-même ne prenait aucune part à ce processus que Mór n’avait jamais compris. Et qui ne lui avait jamais beaucoup plu. — Que souhaitent les anciens de moi ? demanda-t-elle. — Parle-moi de l’Akaran. Elle pouvait lui dire certaines choses ; cependant, quels que fussent les commentaires de Yoen, ils avaient été placés dans le messager des semaines auparavant. Tout cela n’avait pas beaucoup de sens, mais très peu de ce que les Êtres avaient appris du Lothan Aklun en avait. Elle répondit de façon aussi complète qu’elle le put, et relata à Yoen tout ce qui lui semblait avoir de l’importance. Elle tut la façon dont elle s’était conduite lors de leur rencontre. Après tout, c’était là un détail sans corrélation avec le reste. — Crois-tu qu’il t’aie dit la vérité ? — Je ne sais pas ce que le mot « vérité » signifie pour les Acacians, répondit-elle avec plus d’amertume qu’elle ne l’aurait souhaité. Les yeux de Yoen étaient fixés sur elle. Il attendait. — Il semble croire à ce qu’il dit. Il est sincère, mais cela ne veut pas dire qu’il dise vrai. Il se peut qu’il soit simplement un peu bête. — Nous devons être prudents avec lui, dit la voix de Yoen après un temps de réflexion. S’il est la prophétie vivante, il doit avoir la possibilité de le découvrir lui-même. Nous ne pouvons le lui imposer. En revanche, nous pouvons prendre certaines mesures. C’est ce que tu feras : tu le mettras un peu plus à l’épreuve. Trouve une épreuve de vérité. Les yeux de Mór s’agrandirent. Une épreuve de vérité était une tâche qu’il devrait accomplir dans le monde réel, en courant de vrais dangers. — Et s’il meurt ? — Alors il n’est pas Rhuin Fá. Mór, ma chérie, va avec le… La jeune femme interrompit ce qu’elle savait être ses adieux. — Attends, Yoen. Comment saurons-nous que nous ne faisons pas fausse route en lui imposant un rôle ? Un jour, tu m’as dit toi-même que la prophétie de Rhuin Fá n’était peut-être rien de plus qu’une légende destinée à laisser vivre nos espoirs. Peut-être accordons-nous à cet Akaran une importance démesurée, et mettons-nous notre foi en une personne qui ne la mérite pas. Bien qu’il n’eût que ses yeux pour exprimer de l’émotion, Mór eut la certitude d’y voir cet air d’amour las que Yoen avait souvent eu devant elle. — Ma chérie, comment sais-tu que ce n’est pas ainsi que la prophétie fonctionne ? La question accaparait toujours l’esprit de Mór une demi-heure plus tard, quand elle eut pris congé de Yoen, souhaité bonne route au messager et retrouvé le chemin des souterrains d’Avina. Tunnel marchait devant elle. La cellule de Dariel changeait si souvent, et elle était tellement préoccupée par toutes les choses qu’il lui restait à régler pour les Êtres qu’il était réconfortant de se laisser guider par les larges épaules de Tunnel. Ils arrivèrent dans la nouvelle pièce où se trouvait enfermé Dariel avant même qu’elle n’identifie les alentours. Tunnel se retourna et posa sur elle un regard inquiet. Elle ne lui avait presque pas parlé pendant leur marche. Elle se rendit compte qu’il n’avait aucune idée de ce que Yoen avait pu lui dire. Au vu de l’affection manifeste du géant pour leur prisonnier, garder le silence aurait été une preuve d’insensibilité. — Tout va bien, dit-elle en touchant son avant-bras noueux. Je n’ai pas reçu l’ordre de le maltraiter. Il passera simplement une épreuve supplémentaire. Tunnel releva le menton, un mouvement qui semblait avoir une multitude de significations pour lui. Cette fois, elle pensa que c’était pour traduire son soulagement, et peut-être quelque chose comme : « Tu vois, je te l’avais bien dit. » — Oui, Tunnel sait, dit-elle, et elle posa la paume de la main sur sa poitrine musclée, pour la retirer aussitôt. Entre. Dis à Skylene de faire comme nous en sommes convenues. Qu’elle réponde à ses questions. J’écouterai d’ici, pour le moment. Une fois seule dans le passage étroit, Mór prit appui contre le mur, juste à côté de la porte. Comme dans toutes ces zones souterraines abandonnées, la porte était ancienne et son bois à moitié pourri. Elle restait légèrement entrouverte et tirait sur des charnières qui ne tiendraient sans doute plus très longtemps. Grâce à cet interstice, Mór pouvait entendre tout ce qui se disait à l’intérieur sans être vue de ceux qui s’y trouvaient. L’entrée de Tunnel interrompit l’échange entre le prisonnier et sa geôlière. Le colosse salua le prince du ton enjoué qu’il aurait pris pour s’adresser à un vieil ami. Il le gratifia même d’une claque sonore sur l’épaule. Ils bavardèrent de sujets légers pendant quelques minutes, quoique dans la conversation Mór notât les insinuations de Tunnel destinées à faire comprendre à Skylene qu’elle avait la permission de renseigner enfin l’Akaran. Mór en avait déjà discuté avec son amie, il était temps de lui dire la vérité. Elle remarqua aussi que Skylene et Dariel discutaient à un degré de familiarité inquiétant. Cela lui déplut. Étaient-ils donc tous tombés sous le charme de l’Akaran, jusqu’à Skylene, son amante ? Cette pensée la poussa presque à faire irruption dans la cellule, mais elle n’était pas encore prête, et elle ne voulait pas entrer avant de savoir exactement ce qu’elle dirait et ce qu’elle pourrait faire. Par ailleurs, elle avait autorisé Skylene à se montrer aimable avec le prisonnier là où elle-même ne souhaitait pas l’être. Peut-être que ce n’était que cela : elle jouait un peu trop bien son rôle. Dariel parlait sans retenue. Le sujet de l’instant, ses batailles navales contre la Ligue durant la guerre avec Hanish Mein, semblait enflammer son éloquence. Il veut que nous le prenions pour un héros, pensa Mór. C’était précisément la raison pour laquelle elle doutait de sa version des événements. Mais il était facile de l’écouter et de se laisser prendre à sa description des navires qui se percutaient, des raids nocturnes, des campements de pirates dissimulés sur les îles, et du grand œuvre de sabotage qui avait abouti à la destruction des plates-formes de la Ligue. Mór se souvenait très bien de l’endroit, et il était stupéfiant de s’imaginer la scène qu’il narrait. Le rugissement des flammes qui s’élevaient dans le ciel… — Pourquoi les détestais-tu à ce point ? demanda Skylene, et le grattement de la plume d’une scribe souligna sa question. Ta famille était et est encore en partenariat avec eux. Tu es venu ici avec eux… — C’était personnel, à l’époque. J’étais là, prince d’un empire renversé, caché au milieu de brigands, et je combattais la Ligue parce qu’elle traquait ces criminels qui étaient devenus ma nouvelle famille… Et pourtant, oui, je suis arrivé ici en leur compagnie. Mais ensuite ils m’ont trahi et livré à ceux qui vous ont réduits en esclavage. Et à présent, je suis entre vos mains. Tout cela est vraiment très ironique… (Il eut un petit rire.) Comment puis-je vivre jour après jour et essayer de prendre des décisions tout en me rendant compte que je n’ai pas eu le moindre contrôle sur tout ce qui m’est arrivé ? — Au moins tu en ris, dit Tunnel. — Arrivé à un certain stade, que puis-je faire d’autre ? — Tu contrôles plus de choses que tu ne le crois, ajouta Skylene. J’aurais aimé assister à la destruction des plates-formes… — Je l’ai payée au prix fort. — Quel a été ce prix ? Dariel mit un temps avant de répondre. — J’ai perdu une personne qui m’était très chère, l’homme qui était devenu mon second père. Un second père. Mór se remémora les yeux de Yoen dans le visage du messager, puis elle repoussa cette image. Ce n’était pas du tout la même chose. Peu importait l’expérience vécue par l’Akaran, la perte qu’il avait subie n’était rien en comparaison de ce que chaque Être endurait. — Et plus tard, j’ai appris que cette action avait coûté la vie à de très nombreux enfants du Quota. Je regrette qu’il en ait été ainsi. C’étaient des enfants comme vous qui ont péri là-bas. Mór eut envie de se racler la gorge et de cracher, ou de se précipiter dans la cellule pour le gifler une nouvelle fois. De quel droit chargeait-il sa conscience de ces morts ? C’était un privilège qu’il ne méritait pas. Elle fut heureuse de la réponse de Skylene : — Vous autres, les Akarans, vous vous attardez trop sur vos échecs passés, je commence à penser que c’est ce qui a rendu votre lignée aussi tyrannique : la culpabilité et l’art de la dissimuler. — Oui, dit Dariel, mais rien dans sa voix ne laissait penser qu’il se vexait, et Mór l’imagina souriant, une jambe posée sur un tabouret. Allons, assez parlé de moi. Vous devez me donner quelque chose, maintenant. C’est ce que vous avez promis. Il y eut un court silence, puis Skylene toussota. Mór devina l’expression de son visage, la façon dont elle penchait la tête et passait sa main gauche sur son front puis sur son plumage. — Que veux-tu savoir ? dit-elle. — Tout. — C’est un peu trop pour une seule séance. — Alors parle-moi des Auldeks. Mór approcha davantage son oreille de l’interstice entre la porte et le montant en pierre, car Skylene s’était mise à parler doucement. Bien, se dit-elle. Oui, révèle la vérité à l’Akaran. Que ce soit un châtiment pour cette facette faible de sa personne qui se complaît dans la culpabilité. Skylene s’exprima avec sa concision habituelle, agençant les détails avec cette impartialité que Mór était bien incapable d’égaler. Il était difficile de séparer le mythe de la vérité, mais parmi les Enfants Divins certains s’étaient vu confier la perpétuation de l’histoire orale des Auldeks. Ils avaient transmis aux Êtres ce qu’ils apprenaient. Jadis, les clans de l’Ushen Brae étaient beaucoup plus nombreux. Leur culture était fondée sur la guerre, et ses racines plongeaient dans des millénaires de luttes tribales. C’était une culture où les hommes vivaient pour les batailles et y mouraient, en risquant tout pour gagner une place dans les halles de guerriers de l’au-delà. Ils vénéraient un dieu guerrier, Bahine, et un panthéon de déités animales inférieures, toutes guerrières. — S’ils étaient restés ainsi, dit Skylene, jamais ils ne seraient entrés dans le commerce du Quota. Mais les choses avaient évolué. Bien que leurs terres fussent fertiles et riches de ressources variées, les conflits permanents décidaient pour eux de l’abondance ou de la famine, du triomphe ou de la destruction. Ils auraient pu être puissants grâce à leurs épées et leurs haches. Lorsque les Lothans arrivèrent, ils prirent les Auldeks pour des chiens qui se disputaient les reliefs d’un festin. — D’où sont arrivés les Lothans ? voulut savoir Dariel. Skylene avoua son ignorance sur ce point. Mais ils arrivèrent, et peu après ce fut au tour de la Ligue de faire son apparition. Cela remontait à un passé si lointain que la vérité était difficile à définir, mais certains pensaient que le Lothan Aklun et la Ligue étaient en partenariat depuis le tout début, comme si le Lothan Aklun avait découvert l’Ushen Brae, estimé le potentiel commercial de ces contrées et appelé la Ligue pour qu’elle sillonne les océans en leur nom. — Le fait est, Dariel, que le Lothan Aklun ne voulait pas commercer avec des métaux, des épices ou des huiles. La brume elle-même n’avait d’importance que celle que le Monde Connu lui donnait. Pour une raison inconnue, ils voulaient fonder leur négoce sur les esclaves du Quota, sur leurs âmes. Ils créèrent un Mangeur d’mes. Ce n’est pas exactement un appareil ou un outil, mais l’endroit où la force vitale est enlevée à un individu et insufflée dans le corps d’un autre. Nous ignorons comment il fonctionne, ou pourquoi. On dit qu’il y a des mots inscrits sur le sol de ce lieu. Peut-être que les sortilèges sont écrits là, ou que d’une certaine façon ils concentrent les pouvoirs du Lothan Aklun. Avec ça, ils peuvent transférer la force vitale d’une personne à une autre, et elle constitue une sorte de réserve utilisable quand le besoin s’en fait sentir. C’est la raison pour laquelle Devoth n’est pas mort quand cette flèche lui a transpercé le cœur. Il a sous sa peau de nombreuses vies. Quand l’une d’entre elles est tuée, c’est un moment terrible, mais qui ne dure pas. — Tout cela me donne le vertige, commenta Dariel. Pendant des semaines vous ne m’avez rien dit, et maintenant, d’un coup… — Oui, eh bien, ton répit se termine. Ne perds pas connaissance maintenant, quand même. Le résultat de tout ce qui précède, c’est l’Ushen Brae tel que nous le connaissons actuellement. Le Lothan Aklun échangeait de la brume contre un Quota d’enfants, qu’ils emmenaient et revendaient aux Auldeks. Ceux-ci les payaient le prix fort. À leur tour, les Auldeks se servaient des esclaves pour faire fonctionner leur monde, bâtir leurs cités immenses et accumuler des richesses supérieures à ce que le Lothan Aklun et eux-mêmes auraient pu produire. Tu comprends ? — Pas vraiment. Enfin, si, mais quel genre d’hommes mettraient au point un tel système ? Et tu pensais que les tiens avaient l’esprit tortueux ? songea Mór. En comparaison, vous n’êtes que des enfants. — Dans ce système, remarqua Dariel, tout le monde est exploité, à l’exception des Lothans eux-mêmes. — Oui, en effet, dit Skylene. Et maintenant qu’ils sont tous morts, nous avons tout un tas de nouveaux problèmes à affronter. Peut-être que tu devrais boire un peu d’eau. J’ai quelques autres nouvelles à t’apprendre, qui risquent de te donner le vertige. CHAPITRE TRENTE-SEPT — FAIS-LA VOLER PLUS HAUT ! CRIA AADEN. — Aussi haut qu’elle peut monter ! ajouta son ami Devlyn. — Je ne décide pas pour elle, répliqua Mena. Je lui demande, rien de plus. C’est elle qui choisit. — Je sais, mais elle devrait aller plus haut. À sa place, j’irais plus haut, et plus haut encore ! Je me demande jusqu’à quelle altitude elle peut voler ? — Aussi haut qu’elle le veut, Aaden. Aussi haut qu’elle le veut. Mena sourit en voyant le visage extatique que son neveu levait vers le ciel. Il avait la bouche entrouverte, et l’espace d’une seconde la jeune femme eut envie de ramasser un des grains de raisin qui restaient de leur déjeuner pour le déposer sur la langue du gamin. Mais elle préféra former dans son esprit l’image d’une ascension qu’elle projeta vers la créature. La tante, le neveu et son ami étaient assis sur une couverture matelassée étalée sur l’herbe rase du Carmelia, l’énorme stade baptisé d’après l’épouse du septième roi Akaran. Autour d’eux, la surface plane s’étendait dans toutes les directions, jusqu’aux murs qui délimitaient les terrains. Au-delà s’élevaient des gradins capables d’accueillir des milliers de spectateurs. Ils étaient vides pour l’instant, si l’on exceptait les quelques employés d’entretien qui progressaient lentement ici et là, tout à leur labeur. Mena était à peine consciente de leur présence. Celle des quatre gardes numreks qui surveillaient le lieu était plus visible. Ils s’étaient répartis dans les tribunes pour encadrer l’objet de leur présence, Aaden. Au-dessus d’eux, Elya évoluait dans les airs. Bien sûr, c’était elle qui captait toute l’attention du jeune prince. Comme en réponse à la requête du garçon et aux pensées de Mena, elle stabilisa son vol et décrivit des cercles lents pour se laisser porter par les courants ascendants. — Tu finiras par attraper un torticolis, à garder la tête levée, dit Mena. Elle décocha un clin d’œil complice à l’une des trois servantes qui les accompagnaient et attendaient à quelques pas de là. La jeune femme sourit en retour. Aaden ne montra en rien qu’il avait entendu la remarque. Finalement Elya ne fut plus qu’une tache minuscule dans l’azur. — Elle va disparaître, dit Devlyn. C’était un bel enfant, un peu plus grand que le fils de Corinn, aux cheveux noirs, mais dont les traits n’indiquaient pas clairement les origines. — Elle ne va pas disparaître, n’est-ce pas ? demanda Aaden dont l’enthousiasme s’était mué en inquiétude. Dis-lui de redescendre ! — Mais tu viens de me demander de l’envoyer plus haut ! Elle commence à peine à s’élever. Mena plaisanta avec eux quelques minutes, et joua de leur anxiété croissante. Quand les deux garçons commencèrent à sembler réellement inquiets, elle posa un bras sur l’épaule d’Aaden et fit ce qu’il voulait. Elle ne savait pas plus maintenant que la première fois comment la communication entre l’animal et elle fonctionnait. Il n’y avait aucune règle, aucune façon d’expliquer le phénomène ou de le quantifier. Elle se contentait de penser à Elya, et celle-ci réagissait. Mena ne recourait pas à des mots, mais à des images. Comme à présent : elle voyait le monde de très haut et s’imaginait piquant vers le sol, avec le relief qui prenait forme, les limites d’Acacia nichée dans le bleu cobalt de la mer, le palais en terrasses, la ville basse et la langue de terre où se situait le stade Carmelia, avec les trois personnes sur le carré de la couverture. Elle imagina tout cela en sachant qu’Elya aurait ces mêmes pensées et comprendrait le message que Mena lui transmettait. C’était ainsi qu’elle procédait, avec des images et des émotions. Elya sentait très facilement l’état d’esprit de la princesse. Parfois, Mena se rendait compte de ce qu’elle éprouvait seulement par ce qu’Elya faisait en réponse. Quand la jeune femme devenait songeuse, qu’elle pensait à Corinn ou s’inquiétait pour Dariel toujours en mission à l’autre bout du monde, Elya grimaçait pour la distraire, l’invitait à voler avec elle, ou s’approchait simplement et laissait irradier sa joie, comme de la chaleur corporelle. Dans d’autres circonstances, l’animal comprenait quand il était préférable de se retirer. Lorsque Mena et Melio partageaient un moment d’intimité, par exemple, Elya se comportait comme une servante embarrassée de les avoir surpris dans les draps entortillés. Elle reculait, tête basse, sur la pointe des pieds. Si sa peau n’avait pas été dissimulée par son plumage, Mena était certaine qu’elle l’aurait vue rougir. Oui, il n’y avait pas d’autre mot pour décrire ce qui s’était instauré entre elles que celui qu’elle avait crié à Melio dans le Talay : l’amour. Elya avait apporté avec elle une nouvelle forme d’amour, et le palais en avait grand besoin. Alors que la créature qui tenait de l’oiseau autant que du reptile fonçait vers le sol, Mena l’accueillit avec des pensées d’affection, d’admiration pour sa beauté et de remerciement pour son art de captiver Aaden. Ailes repliées, cou tendu et queue aussi droite qu’une flèche, Elya se précipitait vers eux. Ce fut seulement quand Aaden et Devlyn écartèrent les bras comme pour se protéger et que les trois servantes se jetèrent au sol qu’Elya déploya ses ailes d’un coup. L’effet fut immédiat. Les membranes tendues de ses appendices s’appuyèrent sur l’air si subitement que la vitesse incroyable de la chute s’estompa. La créature plana à la verticale du petit groupe un instant, puis elle replia les ailes dans un mouvement rapide, avec une sorte de cliquetis quand elles s’enroulèrent pour ne devenir que de légères excroissances le long de son corps. Elya atterrit en douceur sur l’herbe du stade. Aaden se précipita vers elle. Il lui entoura le cou de ses bras et pressa son visage contre son plumage. Pendant un moment le garçon lui parla à voix basse, dans un torrent de mots que Mena ne put suivre. Mais l’animal inclina la tête de côté, cligna des yeux et fronça le mufle comme s’il comprenait ce qu’on lui disait et trouvait l’ensemble très aimable. Aaden s’écarta enfin de la créature. — C’est vraiment dommage que Grae ne soit pas là, fit-il. Il aurait adoré. S’il était là, tu le laisserais monter Elya ? — Rappelle-toi ce que je t’ai dit. Je ne lui donne pas d’ordres. Elle accepterait de le prendre sur son dos si elle le voulait bien, mais… je crois qu’elle est très difficile. Comme ta mère, faillit-elle ajouter, tandis qu’Elya penchait la tête vers elle et enfouissait son museau entre les doigts de la jeune femme. — Tu devrais te sentir honoré. Tu es spécial, et pas seulement parce que tu es prince. Pour elle, les titres ne signifient rien. Elle t’aime pour ce que tu es à l’intérieur. L’enfant accepta le compliment avec sa nonchalance habituelle, comme si c’était un dû et qu’il n’avait pas plus de poids que les paroles elles-mêmes. Il grimpa sur le dos d’Elya et dit à une servante de lui apporter son arc et ses flèches mouchetées. Le carquois passé dans son dos et l’arme dans une main, il poussa la créature à s’élancer au trot. Elle était toujours très prudente avec lui. Mena le voyait bien à sa démarche particulière et au soin qu’elle prenait à ce qu’il ne soit pas secoué. Devlyn était assez malin pour ne pas demander à chevaucher lui aussi l’animal. Il prit son propre arc et s’éloigna en décrivant une courbe, d’un pas ostensiblement prudent, comme s’il était à la chasse. Aaden cria à Mena de se joindre à eux, mais elle déclina l’offre. Elle préférait rester assise sur la couverture et les observer, tout en humant l’air iodé et en écoutant le choc rythmique des vagues qui venaient s’écraser contre le mur du stade. De petits ruminants de la taille d’un chien et semblables à des lièvres efflanqués se régalaient d’herbe à quelque distance. Ils avaient été introduits dans ce lieu quelques années plus tôt, quand Corinn avait décidé d’ensemencer la surface du stade. Ils assuraient une tonte naturelle de la pelouse, et leurs déjections fertilisaient le sol. En apercevant Elya, ils s’étaient éloignés en bondissant. À présent, ils ne lui prêtaient plus aucune attention. Sous les directives d’Aaden, Elya abaissa son corps à la manière d’un prédateur en chasse. Les herbivores n’étaient pas plus apeurés que des poules ne le sont quand un bambin joue parmi elles. Mais ils n’appréciaient pas vraiment de recevoir des flèches mouchetées, et Devlyn semblait particulièrement doué pour les toucher à l’arrière-train. Pour Mena, il était presque étrange de penser que quelques semaines plus tôt Elya ne faisait pas partie de sa vie. Cela lui semblait maintenant inconcevable. La créature avait sa place dans le paysage familial. Corinn elle-même l’avait compris ! Et, comme tout membre d’une famille, Elya montrait pour l’enfant une affection qui était bien plus qu’une manifestation de son caractère affable. Peut-être sentait-elle le lien qui l’unissait à Mena et s’offrait-elle à lui pour cette raison. À moins que cet attachement ne fût spécial. La jeune femme réfléchit à cette possibilité. Aaden réussissait à trouver un équilibre entre sa nature enfantine et l’acceptation sereine de son hérédité et du rôle qu’elle lui réserverait, la chose ne faisait aucun doute. Elle tenta d’imaginer Aliver aussi à l’aise, mais son défunt frère ne l’avait jamais été. Que signifiait cette différence entre eux ? se demanda-t-elle. Que donnerait le règne du roi Aaden ? Un mouvement dans les gradins attira son regard. Deux autres Numreks venaient d’arriver. Ils avaient émergé d’un des tunnels d’un pas rapide, s’étaient arrêtés, et à présent ils scrutaient le stade. Quand ils aperçurent les autres gardes, l’un se dirigea vers leur chef, l’autre vers le Numrek le plus proche. Mena les vit parler un moment, puis elle reporta son attention sur Elya et Aaden qui avaient atteint l’autre extrémité de l’arène. Il y avait une autre raison à sa bonne humeur, un secret qu’elle partageait avec Elya. Trois jours plus tôt, dans la cour privée qui était devenue le domaine de la créature, celle-ci avait montré à la princesse les quatre œufs. Ils étaient nichés dans une couverture orange soigneusement entortillée au fond d’une vasque qui prenait les rayons du soleil et préservait la chaleur de la pierre. Mena n’avait jamais vu des œufs de cette sorte, aussi gros que des assiettes, effilés aux deux extrémités et colorés de volutes orangées sur un fond crème. Mais ce qu’ils signifiaient était évident. Comme l’était la nervosité attentive d’Elya. Reportant ses yeux soudain humides vers la créature, la princesse avait découvert que celle-ci se tenait immobile et l’observait. Son regard exprimait une foule de questions. Il était à la fois fier, effrayé, implorant, mais aussi méfiant, et disait que l’animal était prêt à réagir violemment si nécessaire. Dans ses prunelles se lisaient les espoirs d’une mère confrontée à l’énormité de son acte : avoir donné la vie. Comment Elya était tombée enceinte, Mena ne pouvait l’expliquer, mais elle n’avait pas cherché à le faire. Elle avait simplement été heureuse du résultat. À moins que la princesse n’ait fait que prêter à Elya les sentiments qu’elle s’imaginait pouvoir éprouver elle-même dans une situation analogue… Quoi qu’il en soit, elle avait formé des pensées de réconfort et de joie et les avait transmises à Elya. Maintenant encore, elle sentait la connivence intime du moment. Elle le savait, la première chose qu’elle ferait à son retour au palais serait d’aller voir les œufs et de leur murmurer des paroles douces. Elle n’en avait rien dit à Corinn, Aaden ou qui que ce soit, à l’exception bien sûr de ses quatre servantes attitrées, lesquelles travaillaient et habitaient dans ses appartements privés. Elle ne pouvait rien leur cacher, mais elles étaient d’une parfaite loyauté à son égard et tout aussi éblouies qu’elle par Elya. Elles ne feraient rien qui risquât de la mettre en danger, et la princesse avait mis en avant cet argument pour leur faire promettre un secret absolu : — Les gens sont prompts à prendre peur, avait-elle dit alors que les quatre jeunes femmes se pressaient autour du nid, le soir même de la découverte des œufs. Ma sœur elle-même pourrait craindre que des créatures de cauchemar ne sortent de ces œufs, des abominations. Mais nous, qui connaissons Elya mieux que quiconque, nous savons qu’il n’y a en elle que de la bonté. Elle avait attendu de regarder chaque servante au fond des yeux avant d’ajouter : — Ces bébés seront des beautés, des bénédictions pour l’Empire, si nous sommes assez sages et courageuses pour veiller à ce qu’ils viennent au monde en toute sécurité. Elles avaient acquiescé toutes les quatre, comme Mena savait qu’elles le feraient. Même dans ces conditions, les œufs n’avaient fait que la conforter dans son projet de retourner à Vumu. Peut-être devrait-elle les y emporter, en compagnie d’Elya et de Melio. Là-bas, elle pourrait voir grandir la progéniture de son amie dans un isolement plus rassurant. Melio accepterait de venir avec elle, surtout si elle lui annonçait qu’elle était prête à avoir un enfant de lui. Elya et elle seraient mères ensemble. Et ensuite ? Peut-être serait-il temps de réaliser l’autre projet auquel elle pensait depuis peu : la création d’une académie d’arts martiaux. Son projet n’était pas une pâle copie de l’entraînement de Marah. Elle en ferait autre chose, un art qui viserait non pas la mort de l’adversaire, mais le perfectionnement physique et mental, ainsi que la recherche de la paix intérieure par la maîtrise des techniques. Auparavant elle devrait parvenir à cet état elle-même, mais elle sentait de plus en plus qu’elle pouvait l’atteindre, maintenant qu’il n’y avait plus de guerre ni d’abominations. — Princesse, dit une des servantes, le prince Aaden souhaitera-t-il manger autre chose ? Ou aura-t-il encore besoin de nos services ? — Non, je ne pense pas, répondit Mena. Vous pouvez retourner au palais. Nous n’allons pas tarder à y rentrer, nous aussi. Elle profita de l’échange pour se lever et s’étirer. Un des Numreks qui venaient d’arriver ainsi que le chef des gardes quittèrent leur poste et se dirigèrent à grandes enjambées vers les deux autres. Corinn devrait faire vérifier que leur protection était bien assurée, songea la princesse. La reine agissait souvent ainsi, y compris à l’intérieur du palais et dans d’autres zones normalement surveillées. Mena se mit à marcher vers Elya et son neveu. Je suis désolée d’avoir des secrets pour toi, mais tu verras. Tu me remercieras plus tard, et nous trouverons moyen d’améliorer nos rapports, et ce règne. Non pas que Mena le pensât en termes aussi raisonnés, mais elle commençait à croire qu’Elya pourrait réchauffer le cœur de sa sœur. Et, par le Grand Dispensateur, Corinn en avait besoin ! Quelque chose devait faire fondre la barrière de glace qu’elle maintenait entre le monde et elle. Mena avait espéré que Grae réussirait à le faire, mais Corinn l’avait subitement repoussé et renvoyé dans son pays sans explication. Par peur, supputait la princesse. Elle a toujours peur de l’amour. Elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’avec le temps Elya changerait cet état de choses, bien qu’elle ne sût pas trop comment. Et s’il y avait d’autres petites Elya qui couraient un peu partout, ce serait encore mieux ! Aaden était descendu de sa monture et semblait avoir tout oublié de la chasse simulée. À cette distance, les deux garçons paraissaient engagés dans un spectacle improvisé où les mouvements de bras avaient une grande importance, devant l’auditoire composé par une seule créature fascinée. Mena savait que, tôt ou tard, elle parlerait des œufs à son neveu. Peut-être mentionnerait-elle leur existence par inadvertance, mais l’esprit éveillé du garçon ne manquerait pas d’enregistrer l’information, et il finirait par découvrir le fin mot de l’histoire. Elle l’accepterait et ils partageraient seuls ce secret pendant quelque temps. Ce serait alors à Corinn d’être mise dans la confidence. Elle ferait la moue, poserait une avalanche de questions et tempêterait au sujet des dangers, et puis… eh bien, et puis tout s’arrangerait, et tout irait très bien. Corinn elle-même avait été conquise par Elya. Ce serait merveilleux de voir des versions miniatures d’elle voler dans le ciel d’Acacia ! Quelles histoires les gens n’inventeraient-ils pas, alors ! Ce serait l’aube d’une nouvelle ère annoncée par ces nouvelles créatures. Mena était encore assez éloignée du trio. Elle regarda en arrière et vit que deux des Numreks étaient descendus dans l’arène et la suivaient. Un frisson désagréable remonta le long de sa colonne vertébrale. Elle n’aimait pas avoir des gens derrière elle, en particulier s’ils étaient armés. Une réaction normale, donc. Ses doigts voletèrent jusqu’à la ceinture qui serrait sa tunique à la taille. Une simple bande de cuir. Aucune arme n’y était glissée. Cette constatation accentua son malaise, qu’elle réprima aussitôt. Bien sûr, elle n’était pas armée. Elle avait mis un point d’honneur à déposer son épée quand elle était revenue sur Acacia. Il lui avait été difficile de s’en séparer, mais le geste était important justement pour cette raison. Qui aurait voulu vivre avec l’arme au poing en permanence ? Pas elle. Pour se distraire de ces pensées et préserver sa bonne humeur, elle se concentra sur sa marche et allongea le pas. Elya s’envola subitement, sans doute sur un signal du prince. Ses ailes se déployèrent et battirent vigoureusement. Aaden leva son arc, y encocha une flèche et arma son tir. Une seconde, il sembla qu’il avait l’intention de la viser. Mais il fit demi-tour et le projectile fila vers la mer. Elya effectua un virage brusque et fonça derrière la flèche. Elle approcha des garçons alors que quatre Numreks descendaient des gradins et venaient vers eux du côté opposé. Les deux autres derrière elle réduisaient l’écart. Le chef des gardes en face d’elle fit signe au prince de le rejoindre. — Prince, dit-il en acacian avec un fort accent, votre mère souhaite que vous alliez la voir. Venez, s’il vous plaît. Je vais vous escorter. Il continua d’avancer tout en parlant, les autres sur ses talons. — Attendez ! cria Mena, sans trop savoir pourquoi elle réagissait ainsi. Elle n’était plus qu’à vingt pas des garçons. Si elle accélérait un peu, elle pourrait partir avec eux. Mais quelque chose n’allait pas. Le garde venait de faire quelque chose que les Numreks ne faisaient jamais. Par réflexe, sa main chercha la garde de son épée. Il n’y avait toujours aucune raison valable de se sentir menacée par les gardes du prince. C’était pourtant ce qu’elle éprouvait. — Que faites-vous ? lança-t-elle. C’est moi qui vais l’accompagner. Reprenez vos distances et… — S’il vous plaît, Princesse, la reine veut que je… Ce fut tout ce qu’elle entendit. Deux choses se produisirent alors simultanément. Elle se rendit compte que c’était ce « S’il vous plaît » qui l’avait alertée. Les Numreks n’utilisaient jamais de telles formules de politesse, pas même devant la reine. Et un cri retentit, qui leur fit tous tourner la tête. Sur les hauteurs du stade, une silhouette en laquelle elle reconnut Melio jaillit d’un des couloirs d’accès, l’épée au poing et suivi d’une horde de gardes de Marah eux aussi armés. Ils coururent jusqu’à l’escalier le plus proche qu’ils dévalèrent. Une fois encore Mena voulut saisir son épée, et une fois encore sa main se referma sur du vide. Elle regarda son neveu qui se tenait à côté de Devlyn, perplexe, mains sur les hanches dans une attitude de désapprobation digne d’un adulte, devant l’étrange ruée des Marahs. — Aaden ! cria-t-elle. Il tourna la tête vers elle. Le chef des Numreks s’avança vers le garçon d’un pas décidé, mais sans hâte, et une dague glissa de sa manche pour venir se loger dans sa main. Le geste était tellement naturel et discret, tellement en adéquation avec la placidité habituelle du Numrek en présence du prince que Mena ne crut pas ce qu’elle voyait. D’un simple mouvement de balancier, le garde enfonça la lame dans le ventre d’Aaden. Il la tourna tout en étudiant le visage du garçon, puis la retira et poignarda de la même façon un Devlyn pétrifié de stupeur. Cette fois il déchira le ventre de sa victime en biais avant de dégager la lame. Les intestins de l’enfant se déversèrent sur l’herbe tandis qu’il s’effondrait. Mena s’était élancée dès qu’Aaden avait été touché. Elle bondit par-dessus le prince et sur le Numrek alors qu’elle avait atteint sa vitesse maximale. Encore penché en avant, sa dague dégouttant du sang de Devlyn, le garde leva les yeux. Les muscles de son dos et de ses épaules se tendirent. Si elle avait été plus lente, il aurait frappé Mena d’un coup ascendant. Mais la fureur de Maeben qui avait submergé la princesse guida ses actes avec une précision fulgurante. Elle lança ses jambes d’un côté, percuta la tête du Numrek de la poitrine et l’enserra dans l’étau de ses bras. L’élan de ses jambes fit pivoter son corps horizontalement par rapport au sol. Elle sentit deux à-coups, quand les muscles du cou du colosse se contractèrent pour résister, mais trop tard, puis lorsque ses vertèbres cervicales atteignirent la limite de leur rotation et cédèrent. Le corps du Numrek était si lourd et si bien campé sur ses jambes que Mena décrivit un cercle complet avec la tête de l’autre toujours serrée contre sa poitrine. Elle lâcha prise et se reçut sur les pieds. Avant que la dague ne tombe de la main soudain amollie du garde, elle la saisit. Du bras gauche elle le frappa en plein torse de toutes ses forces, pour être sûre que le corps pantelant s’écroule loin d’Aaden qui était maintenant recroquevillé au sol et apparemment en état de choc. Les autres étaient déjà sur elle, deux avec une épée, un autre armé d’une hache. Elle se déplaça plus vite qu’eux. Elle se baissa pour éviter le coup latéral de la hache, se glissa entre les jambes du garde et trancha les tendons à l’arrière du genou. L’homme bascula sur le côté en rugissant de douleur. Dans sa chute, il entraîna un de ses compagnons et gêna l’autre par ses mouvements désordonnés. Ces quelques secondes de répit permirent à la princesse de prendre Aaden dans un de ses bras. Le portant autant qu’elle le traînait, elle recula précipitamment. Le corps du garçon était tiède et poissé de sang, lourd et en même temps incroyablement fragile. Il dit quelque chose, un gémissement ou un unique mot qu’elle ne saisit pas, mais ce fut tout. Les deux Numreks repoussèrent le blessé et revinrent à la charge. Leurs enjambées puissantes réduisaient la distance plus vite que la fuite de Mena ne l’accroissait. Celui qui approchait du côté des Marahs lança quelque chose aux autres, mais ils continuèrent de marcher sur elle. Mena infléchit la direction de sa retraite afin de voir ce qui se passait autour d’elle. Sans regarder directement vers Melio et les autres, elle s’aperçut du coin de l’œil qu’ils étaient presque arrivés au niveau du sol. Proches, mais pas assez. Elle craignait de devoir déposer l’enfant à terre pour combattre de nouveau quand quelque chose derrière elle fit ralentir les Numreks. Ils hésitèrent et levèrent leurs armes dans une attitude défensive. Ils avaient les yeux écarquillés. L’un d’eux désigna la source de leur stupéfaction, comme si les autres ne l’avaient pas aperçue. Alors Mena comprit. Et elle sut ce qu’elle devait faire. Elle baissa une épaule et tordit le buste, pour mettre tout son poids dans l’autre épaule qui se haussa et tourna, soulevant Aaden de terre. Elle le balança dans le creux de son bras qu’elle verrouilla au bon moment pour le projeter en l’air. Le mouvement était malaisé, et elle ne contrôla pas entièrement sa force. Le corps de l’enfant effectua un saut périlleux. C’est alors seulement que Mena vit Elya. Elle s’était posée et couvrait la courte distance en tenant la tête au ras du sol. Elle se déplaçait avec la rapidité effrayante des reptiles, tout en ondulations nerveuses. Ses plumes hérissées tremblaient, et de sa gueule ouverte sortait un sifflement rauque. Elle releva la tête pour recevoir le garçon. Il glissa le long de son cou et son torse s’écrasa contre le dos de la créature. Le petit corps se retrouva coincé entre les protubérances que Mena utilisait comme selle. Alors Elya bondit par-dessus Mena, ses ailes jaillirent et s’abattirent violemment, la propulsant avec le prince dans les airs. CHAPITRE TRENTE-HUIT — CET ENDROIT SE DÉVORE LUI-MÊME, DÉCLARA SKYLENE. C’est ce qui ne va pas chez les Auldeks. Ils ont pensé qu’ils avaient conclu un marché qui était une bénédiction, et ils découvrent que c’est une malédiction sans fin. Ils continuent de vivre dans le même corps, mais leurs âmes deviennent de plus en plus corrompues. C’est la malédiction du Mangeur d’mes. Elle versa l’eau d’un petit pichet en pierre dans deux gobelets de la même matière marbrée. Elle en poussa un vers Dariel, sur la table, et tendit l’autre à Tunnel, qui secoua la tête. Elle but alors une gorgée avant de reprendre. — Penses-y. D’un côté tu vis année après année. Tu meurs de temps en temps, pour te relever aussitôt. Merveilleux, non ? Dariel roula le gobelet entre ses paumes pour profiter du contact lisse et frais. On ne lui avait délié les poignets que quelques jours plus tôt. Il en était encore à réapprendre la simple liberté de mouvements. Une courte longueur de chaîne entravait toujours ses chevilles et le forçait à une démarche boitillante, mais il progressait et gagnait peu à peu leur confiance. Ce discours en était une preuve. Quelque chose avait changé. Il l’entendait dans la voix de Skylene et en voyait l’indice sur les traits de Tunnel. — Je ne pense pas que l’immortalité soit un si grand cadeau, dit-il. Elle vous garde séparé à jamais des êtres aimés qui sont déjà morts. — Exact. Et si tu ne peux jamais avoir d’enfant ? Tu ne peux te projeter dans les générations qui viendront prendre la relève après toi. Pour certains, c’est sans importance. D’autres finissent par perdre la tête. — Est-ce pour cette raison qu’ils ont commencé à… Dariel hésita, et son regard passa de l’un à l’autre, de la femme-oiseau à l’homme-sanglier. — … pratiquer ces modifications sur vous ? termina-t-il. — Ce n’est pas ce que je veux dire, répondit Skylene. Ce qu’ils nous font, nous l’appelons « l’appartenance ». C’est pour eux une manière de maintenir un lien avec les déités animales, de sorte qu’ils ne les abandonnent pas complètement. C’est douloureux parfois, mais la douleur passe. Nous nous habituons. Quelques-uns en sont même fiers. — Comment est-ce seulement possible ? Skylene sourit. — Un tatouage n’est qu’un tatouage. C’est nous qui les faisons, généralement. Les Auldeks sélectionnent certains d’entre nous pour leur imposer d’autres modifications, mais tout ce qui est vraiment difficile à réaliser est l’œuvre du Lothan Aklun. Les défenses de Tunnel, par exemple. Elles sont en métal, mais elles font aussi partie de lui, elles sont incorporées aux os de son crâne. Le Lothan Aklun peut – ou plutôt pouvait – faire beaucoup de choses étranges. » Non, je faisais allusion à des corruptions de plus grande ampleur. Il y a eu deux clans qui ont été punis pour s’être livrés à des perversions impardonnables. Le premier, le clan du serpent aux yeux blancs, s’appelle le Fumel. Son crime ? Devine. Dariel la regarda fixement, sans réagir. Il n’avait aucune idée, et répondre au hasard aurait été une perte de temps. — Le Fumel a enfreint le premier des interdits. Ses membres se sont mis à élever les humains comme si c’étaient leurs propres enfants. Ils ont agi comme si leurs esclaves étaient de leur propre sang. Certains d’entre eux ont même tenté de faire ressembler les esclaves à des membres du clan ! Tu imagines ? Ils les ont élevés comme leurs enfants, les ont déguisés à leur ressemblance et ont fait en sorte qu’ils assujettissent les autres esclaves. Quand les autres Auldeks l’ont appris, ils ont puni le clan de Fumel et ont exigé qu’ils leur livrent tous les enfants altérés pour qu’ils soient exterminés. Le Fumel a refusé. Les autres clans se sont tous unis pour l’attaquer, mais le Fumel a résisté. Quand les combats ont pris fin, il n’en restait qu’une poignée, et on les a accusés des crimes commis sur les autres clans. Tous les membres du Fumel ont été exterminés. Si tu vas vers le sud et ce qui était leur territoire, tu verras peut-être la Route Sanglante. C’est là que leurs cadavres décorent les pieux sur lesquels ils ont été empalés. Ils avaient bâti une ville sur une colline entourée d’un réseau de canaux peu profonds. Quand les autres clans en ont eu fini avec eux, la colline était devenue un grand trou dans le sol, empli d’eau. La Route Sanglante traverse leurs terres sur des lieues avant de s’arrêter à ce lac. C’est symbolique, tu comprends ? Dariel l’imaginait. Ce châtiment aurait pu être infligé par Tinhadin. — C’était il y a trois cents ans. Depuis, aucun Auldek n’en a tué un autre. Plus récemment, un autre clan a commis un acte interdit. Elle s’interrompit, regarda Tunnel, puis la scribe silencieuse qui était assise et écoutait. — Qu’ont-ils fait ? demanda Dariel. Comme si elle attendait cette réaction, Skylene soupira avant de poursuivre : — Ils les ont mangés. Peut-être qu’une sorte de folie s’est emparée d’eux, à moins qu’ils aient pensé que c’était là une manière plus facile d’acquérir l’âme des esclaves. D’après certains, ils auraient cru qu’en dévorant la chair des enfants ils redeviendraient fertiles. Ils ont peut-être commis d’autres horreurs, nous ne savons pas tout, mais ce que nous connaissons est déjà suffisamment répugnant. Les autres Auldeks ont pris tous les esclaves de ce clan et les ont mis à mort. — Les esclaves ? — Il n’est pas interdit de tuer les Êtres, seulement de les manger et de les adopter. Cette fois, les Auldeks n’ont pas massacré le clan. Après l’anéantissement du Fumel, ils avaient juré de ne plus jamais le faire. Même souillées par les pires crimes, leurs vies avaient trop de valeur pour être gaspillées, d’autant que les Auldeks étaient maintenant beaucoup moins nombreux. Le clan a donc été banni. Chassé de l’Ushen Brae et condamné à ne jamais revenir. — Les Numreks, murmura Dariel. — En effet, dit Skylene. Tes compagnons de voyage. Les autres Auldeks ont tué les âmes qu’ils avaient en eux, afin qu’ils n’aient plus que leur vie d’origine, et ils les ont envoyés vers le nord. Pendant tout ce temps, on n’a plus eu de nouvelles d’eux. L’exil signifiait la mort, très probablement, mais ce n’était pas une certitude absolue. Cette nuance a suffi aux Auldeks pour estimer que c’était là un juste châtiment. — Les Numreks ont dévoré des humains dans le Monde Connu aussi, dit-il. Surtout quand ils sont arrivés, mais plus tard également. Corinn a interdit ces pratiques quand elle les a pris à son service. De ce que je sais, ils n’ont plus mangé de chair humaine depuis. — Ils ne l’ont certainement pas fait, s’ils avaient l’intention de revenir dans l’Ushen Brae. Les questions se bousculaient dans l’esprit de Dariel. — Que signifie… qu’ils soient revenus ? Ils ont un but ? — Un but, oui. Assurément. Du pied, Skylene accrocha un tabouret et le tira de sous la table. Elle s’assit et se pencha en avant, coudes appuyés sur les genoux. Ce n’était pas la première fois que Dariel notait à quel point elle était mince et athlétique, féminine mais d’une façon qui suggérait un danger physique. — Pense à ce qui s’est passé, dit-elle. Les Auldeks ne les ont pas punis quand ils sont revenus. Selon leur propre décret, ils auraient dû couper la tête de Calrach et la poser à côté de celle de ce Ligueur. Ils ne l’ont pas fait. Et ils ne les ont pas bannis de nouveau. Pour dire les choses clairement, ils ont discuté avec eux. Ton ami Calrach est revenu avec une offre. Depuis, ils en discutent. Ils n’ont pas été aussi excités depuis des siècles. — Quelle offre ? — Je n’ai pas l’autorisation de te le dire. — Alors tu ne me dis que la moitié des choses ? Elle sourit. — Depuis quand quelqu’un dit-il tout ce qu’il sait ? Je t’ai révélé ce que je pouvais. Ses paroles étaient définitives, mais son attitude – penchée en avant, genoux écartés, son visage proche du sien – envoyait des signaux différents. Il ne savait trop comment les interpréter. — Demande-moi autre chose. Une chaleur subite monta aux joues de Dariel. Il aurait beaucoup aimé que Tunnel et la scribe ne se trouvent pas dans la pièce. Il éprouvait une envie soudaine de tendre la main et de caresser cette peau bleutée. Ce n’était pas un désir entièrement nouveau. Dans ses longues périodes de solitude, ses souvenirs de Wren s’étaient brouillés peu à peu, pour se mélanger aux traits aigus de Skylene et à la grâce féline de Mor. Plus d’une fois il s’était éveillé brusquement au milieu de rêves dérangeants dans lesquels ils s’accouplaient dans des postures qu’il n’avait encore jamais imaginées. Mais de telles pensées n’avaient pas leur place ici. Il les repoussa. — Pourquoi ne vous révoltez-vous pas ? demanda-t-il. Vous, les Êtres. Avec vos talents et votre nombre, vous pourriez massacrer les Auldeks. Skylene réfléchit à la question, avec une expression de peine mêlée à une ombre de sourire. — La Ligue, le Lothan Aklun et les Auldeks ont eu des centaines d’années pour perfectionner leurs institutions. Ils savent très bien ce que nous avons en tête. Quand les premiers d’entre nous sont arrivés, le Lothan Aklun les a parqués sur une île nommée Lithram Len. Là, ils nous ont mis à l’épreuve, questionnés, observés. Et pendant un temps ils nous ont laissés nous battre entre nous. Ils notaient ceux qui partageaient, ceux qui combattaient, ceux qui montraient de la compassion, et ceux qui étaient calculateurs, avides, sauvages. Ils ont appris nos faiblesses et nos forces individuelles, et ils ont vu qu’ils pouvaient exploiter les deux. Finalement ils nous ont attribué des rôles adaptés à nos personnalités. Le docile était affecté à une tâche qui lui convenait, de même pour le sauvage, le déviant… Les plus rebelles devenaient des Enfants Esprits. — Ceux qui se font manger ? Skylene acquiesça. — Mais vous savez tous d’où vous venez. Vous êtes plus semblables que différents. Manifestement, vous n’avez pas oublié… Elle posa une de ses mains aux doigts fins sur son genou, dans un contact très léger. — Dariel, notre existence ici a de multiples facettes. Beaucoup d’entre nous travaillent dans les champs pour récolter la brume. Les graines généreuses, comme on les appelle. Ils travaillent très dur. Ils ne s’en rendent pas compte, parce que l’huile des feuilles de cette plante engourdit leurs pensées. Ils marchent comme des somnambules, et ils ne voient pas le monde comme nous. Ils ne sont là que pour aller travailler et obéir aux ordres. — La brume provient donc d’une plante ? dit Dariel. Qu’on cultive dans des champs ? — Oui. La chose qui permet d’acheter les enfants de ton pays est cultivée par des esclaves ici. C’est le système que le Lothan Aklun et les Auldeks ont mis en place. Il se perpétue de lui-même pendant qu’eux vivent dans la facilité et l’opulence… Mais tout le monde n’est pas drogué de la sorte. Nous ne pouvons pas tous l’être. Il y en a beaucoup qui accomplissent la multitude de tâches qui assurent le confort des Auldeks. Tous les travaux possibles et imaginables sont assurés, quelque part, par les Êtres, mais pas nécessairement par les Êtres Libres, tu l’auras compris. Certains nous haïssent. Ceux qu’on appelle les Yeux Dorés s’occupent du commerce. Ils font du négoce et ont une vie de riches, bien qu’ils ne soient pas libres. D’autres, comme les Enfants Divins… tuent. Ce sont des guerriers presque aussi redoutables que les Auldeks. Ils vivent dans des palais et ont leurs propres esclaves. Ils mènent l’existence des nobles, jusqu’au jour où les Auldeks les convoquent pour qu’ils s’affrontent, et ils le font avec joie. Certains en oublient même qu’ils ne sont pas libres, ils oublient que leurs désirs personnels pourraient différer des ordres qu’on leur donne. Ce Lvin que tu as vu dans l’arène il y a quelques jours : il a été choisi parce que les Lothans savaient ce qu’il deviendrait. J’ignore comment, mais ils détectent en nous des choses qui nous restent invisibles. Le Lvin dans l’arène. Dariel aurait préféré que ce soit un rêve, et non un souvenir. Depuis le début de sa captivité, c’était la seule fois qu’il avait vu la lumière du soleil. Tunnel, qui le surveillait ce jour-là, lui avait annoncé qu’il avait quelque chose à lui montrer. Dariel l’avait suivi dans les boyaux en titubant à cause de ses jambes raides. Pour l’occasion, le géant avait ôté les chaînes de ses chevilles. Il était évident pour l’un et l’autre que le prisonnier ne risquait pas de s’échapper tant il avait du mal à seulement marcher. Dans un coude du passage, ils rencontrèrent plusieurs autres esclaves. Dariel en connaissait certains. Tous se massaient près de fentes dans la paroi, qui ouvraient sur une sorte de grand terrain clos. Au spectacle du carnage qui se déroulait là, aux rugissements de la foule et aux vibrations de la pierre autour de lui, Dariel avait très vite compris qu’ils se trouvaient quelque part dans les fondations d’un bâtiment gigantesque, une sorte de stade très probablement. Dans l’arène en contrebas, des centaines de guerriers s’entre-tuaient avec une férocité et une précision dont Dariel n’avait encore jamais été témoin. Les combattants portaient des armures légères, ou pas d’armure du tout. C’étaient visiblement des humains. Du moins, des humains ayant subi « l’appartenance » et portant certains signes et attributs animaux communs à tous les Êtres. Tatoués selon leur totem, affublés de défenses, de plumes ou d’écailles sur le dos, ils se battaient en groupes, chacun au nom d’un clan et contre tous les autres à la fois. Ils bondissaient, virevoltaient, frappaient, esquivaient et effectuaient même des sauts périlleux. Il aurait pu s’agir de quelque spectacle d’acrobaties frénétiques s’ils n’avaient été armés : épées et haches, lances et bâtons articulés qui tourbillonnaient dans l’air. Les coups mortels déclenchaient des geysers de sang. Les membres tournoyaient dans l’air. Des têtes tombaient des épaules et étaient piétinées au sol. La bataille fut courte. Lorsque Dariel comprit qu’un groupe de combattants, ceux aux tatouages blancs et aux longues tresses, avait pris l’avantage, tout était presque fini. Ces guerriers se détendirent et se redressèrent, et le sang et les morceaux de chair glissèrent sur leur peau luisante. Il restait de nombreux adversaires face à eux, tous survivants des différents autres groupes. Les acclamations du public et le grondement produit par des milliers de pieds martelant la pierre indiquèrent que l’acte final allait commencer. Quelques secondes s’écoulèrent avant qu’un des vainqueurs ne se détache des autres. Ce guerrier était très imposant. Un homme aussi musclé que Tunnel et aussi grand qu’un Numrek. Dans chaque main il tenait une hache à large tranchant. Sa peau était très blanche. Aussi fournie que celle d’un lion, sa crinière entourait sa tête d’une masse de tresses et de boucles presque blanches, avec des reflets dorés. Dariel aurait pu l’observer très longtemps, mais il ne resta immobile que le temps pour ses adversaires de s’aligner face à lui. Alors il s’avança vers eux. — Tu le vois ? Le chef des Lvins ? — Oui, murmura le prince. Comment ne pas le voir ? — Bien, dit Tunnel. C’est une bonne chose que tu le voies. Il appartient à la classe la plus honorée des Enfants Divins. Comme pour le démontrer, le chef des Lvins se livra à une chorégraphie furieuse qui toucha ses quatre adversaires avant que le premier ne s’écroule, les deux jambes coupées. C’était comme un mouvement unique qu’ils n’avaient même pas tenté de parer. La dernière image que Dariel eut du Lvin fut quand celui-ci leva les bras et renversa la tête en arrière, bouche grande ouverte. Peut-être rugit-il. Certainement, même, mais son cri fut couvert par le déchaînement assourdissant de la foule invisible. * * * — Ils détectaient, dit Dariel pour rectifier la dernière phrase de Skylene. Les Lothans détectaient vos caractéristiques. Ils ne détectent plus rien. Skylene écarta la remarque d’un geste de la main. — Ce Lvin, qui s’appelle Menteus Nemré, vit dans un palais avec ses propres esclaves, ses propres concubines et tout ce qu’il désire. Il profite de tout cela tant qu’il combat quand les Auldeks le lui demandent. Tu comprends ? Nous ne sommes pas très différents ici des tiens là-bas. Un homme, ou même un enfant, en vendrait un autre sans hésiter. Compte tenu de tout cela, le fait que les Êtres aient survécu aussi longtemps malgré tout tient du miracle. — De qui parles-tu quand tu dis « les Êtres » ? Ceux qui sont en rébellion ou tous les esclaves ? — Les deux. Tout dépend du contexte dans lequel le terme est utilisé. Nous luttons pour tous les esclaves du Quota, même ceux qui nous font du mal, et spécialement ceux qui sont trop abattus ou anéantis pour comprendre que leur situation est désespérée. Privilégiés ou enchaînés, peu importe. Nous sommes les Êtres, et aucun de nous n’est libre. Les « Enfants Divins », c’est une expression auldek. Quand nous serons libres, nous rejetterons cette appellation et nous serons simplement les Êtres. » Mais vois-tu, Prince des Akarans, les Êtres ne peuvent rassembler une armée acaciane en émettant un simple décret. Les Auldeks ne sont pas faciles à tuer. Tu as vu Devoth recevoir une flèche en plein cœur. Il l’a arrachée de son corps et il a décapité le Ligueur. Ils auraient pu le cribler de flèches, il se serait relevé, encore et toujours. Tu n’as jamais vu les Auldeks au combat. — J’ai vu les Numreks. Skylene lui concéda ce point d’une brève inclinaison de la tête. — Certains disent que c’est le combat qui les a poussés à commettre leur crime. — Mais puisque le Lothan Aklun n’est plus, dit Dariel, les Auldeks sont dans l’incapacité de s’adjuger d’autres âmes. Ils n’ont qu’un certain nombre de vies en eux, n’est-ce pas ? Ils pourraient être battus, à la longue. — Ceux qui tueraient ces âmes souffriraient beaucoup. Serais-tu volontaire pour mourir afin que le vingtième guerrier après toi parvienne enfin à abattre l’Auldek que tu as voulu tuer ? Elle laissa au prince juste assez de temps pour qu’il pense devoir répondre, puis elle enchaîna : — Sans compter que le Mangeur d’mes peut toujours être utilisé. Il est resté là-bas, sur Lithram Len. — Tu penses que c’est un objet ? Un objet qu’on utilise ? — Oui. C’est un outil de leur sorcellerie. Je ne prétends pas qu’il serait aisé pour quiconque d’en maîtriser le fonctionnement, mais je ne peux pas non plus affirmer que c’est impossible. — Qui s’en servirait ? Les Auldeks ? — Ils savent où il se trouve. Le Lothan Aklun les a emmenés sur cette île pour leur insuffler les âmes. C’est un voyage assez court, mais c’était aussi une épreuve pour les Auldeks, car ils détestent naviguer. — Exactement comme les Numreks, dit Dariel. Pour quelle raison ? Ils ignorent la peur dans bien des situations. Pourquoi cette terreur de l’eau ? — Parce que… fit une autre voix. Ils sursautèrent tous. La porte s’ouvrit et Mór entra dans la pièce. L’atmosphère changea aussitôt. — Parce que les Auldeks, aussi forts qu’ils soient, sont incapables de nager. Ils ont essayé, mais la densité de leurs muscles et de leurs os qui fait d’eux des guerriers d’exception les transforme en poids mort dans l’eau. Ils coulent comme des pierres. Elle croisa les bras d’un air de défi, comme si elle attendait qu’on ose la contredire. Ce n’était pas l’intention de Dariel. — D’accord… — C’est pourquoi ils ne voyagent jamais à travers les Flots Gris eux-mêmes, ajouta Skylene. Et c’est pourquoi ils ont été éberlués d’apprendre que les Numreks l’avaient fait. Cette prouesse ne pouvait avoir qu’une raison : les Numreks avaient quelque chose de très important à leur dire. Elle avait prononcé ces derniers mots d’une voix hésitante, sans quitter Mór des yeux. — Tu l’as déjà dit, remarqua Dariel, et la réflexion s’adressait plus à Mór qu’à Skylene. Cette dernière n’y réagit pas, mais elle reprit la parole : — Il y a quelque chose que nous ne t’avons pas dit. Il n’y a pas que les Auldeks qui ne peuvent pas avoir d’enfants. C’est vrai aussi des Êtres. Nous vivons et mourons, mais nous ne pouvons pas avoir de descendance. C’est une autre malédiction que les Akarans ont concoctée pour nous. Le regard de Mór glissa vers Skylene, mais revint aussitôt sur le prince. — Tu en as appris assez pour le moment. J’ai une tâche à te confier. Accomplis-la et nous ne te cacherons rien. Dariel était encore sous le choc de la révélation que Mór venait de faire. Elle expliquait beaucoup de choses, mais il avait du mal à saisir la raison pour laquelle il l’avait reçue avec un tel sentiment d’horreur. Pourtant il le voulait. Il lui semblait important de bien comprendre. Mais Mór attendait sa réponse. Elle pensait probablement qu’il ne disait rien parce qu’il réfléchissait. En fait, il n’en avait pas besoin. Il avait attendu, écouté et il était resté caché assez longtemps. — Je t’écoute, dit-il. CHAPITRE TRENTE-NEUF DE TOUTE SA VIE, CORINN N’AVAIT COURU AUSSI VITE. Jamais elle ne s’était sentie aussi furieuse et frénétique, prise d’un sentiment d’urgence aussi angoissant. Elle tenait le devant de sa robe relevée à deux mains pour que le vêtement n’entrave pas sa course. Les gardes de Marah surgissaient de partout et l’entouraient. Ils auraient préféré former un cercle défensif immobile autour d’elle, une muraille humaine hérissée de lances et d’épées. Il fallait toute l’autorité de la reine pour qu’ils ne la freinent pas. Elle les poussait devant elle et crachait menaces et jurons. Aaden était en danger. Aaden était peut-être mort. Elle était sortie de la chambre secrète dans un bureau jonché de corps baignant dans le sang, humains et Numreks mêlés. En dépit des suppliques de sire Dagon, elle avait quitté ses appartements. Il fallait qu’elle retrouve Aaden. Elle était pleine d’espoir une seconde, au bord des larmes la suivante, bouillant d’une rage terrible quand elle était interrompue par des scènes de violence, des gens éperdus, abasourdis, qui se mettaient en travers de son chemin. Elle détestait qu’ils se mettent en travers de son chemin ! Ils restaient là, l’air stupide, bouche ouverte. Nobles ou paysans, jeunes ou vieux, cela ne faisait aucune différence. Ils étaient tous pareils, et tous agitaient les mâchoires pour déverser un flot de propos incohérents. Elle ne les avait jamais autant détestés. À plusieurs reprises, elle s’emporta contre eux, et à chaque fois ils battirent en retraite tels des moutons terrifiés devant un fauve. S’ils l’empêchaient de rejoindre Aaden à temps, elle les tuerait tous. Elle venait de dévaler une rampe d’accès et gravissait une volée de marches quand elle trébucha sur l’ourlet de sa robe et tomba contre les hommes qui la précédaient. Des mains la redressèrent instantanément, la touchant avec une intimité qui une heure plus tôt aurait scellé le sort de ceux à qui elles appartenaient. Un garde lui murmura respectueusement qu’il serait peut-être sage de faire demi-tour et de regagner l’abri sûr qu’offrait la partie supérieure du palais. Sa voix tremblait un peu et elle reconnut en lui un de ses Marahs encore en vie après le combat contre les Numreks dans ses appartements. — Là-haut, nous veillerions sur vous, Votre Majesté, jusqu’à ce que… En réponse elle tendit la main vers la taille de l’homme et dégaina la dague effilée de son étui. — Es-tu donc un lâche ? demanda-t-elle. À en juger par la façon dont les traits du Marah se figèrent, il dut penser qu’elle allait lui trancher la gorge. Elle s’attaqua au tissu de sa robe qu’elle taillada et arracha de son autre main. Elle agit si violemment qu’elle se fit une coupure à la cuisse. Elle ne s’en rendit compte que quelques secondes plus tard, quand le sang déborda de la plaie et coula sur sa jambe. Lorsqu’elle eut atteint et franchi le tunnel menant au Carmelia pour en sortir à mi-hauteur des gradins, elle était en sueur, maculée de sang et hors d’haleine, comme si elle avait elle-même pris part à la boucherie des combats. Elle se figea en découvrant le spectacle qui s’offrait à elle. Mena, Melio et de petits groupes de Marahs affrontaient quelques Numreks. De nombreux gardes étaient déjà morts et gisaient au sol. Les trois dernières brutes tourbillonnaient follement en frappant ici et là. Leurs lames courbes zébraient l’air autour d’eux et leurs longs cheveux voletaient tandis qu’ils tournaient la tête de tous côtés, vers un ennemi puis un autre. Où était Aaden ? Elle ne voyait pas Aaden. Il devait pourtant être là. Il devait… C’est alors qu’elle aperçut la silhouette d’un enfant étendu face contre terre dans l’herbe. L’air quitta sa poitrine dans un long gémissement. Il était si petit. Comme une poupée. Oh ! Aaden… Alors même qu’elle pensait son prénom, elle sut que ce n’était pas celui du cadavre. Non, ce n’était pas Aaden. Cet enfant avait les membres un peu plus long que son fils et les cheveux noirs, alors que ceux du prince étaient clairs. C’était Devlyn. — Trouvez le prince ! s’écria-t-elle. Trouvez-le, maintenant ! Alors que les gardes s’éparpillaient parmi les rangées de sièges en criant le prénom de l’enfant, Corinn reporta son attention sur le combat. Sa sœur était là, une naine face au géant numrek en face d’elle – Greduc, qui l’avait si souvent escortée. Greduc qui un jour avait tendu un bras à l’horizontale, aussi grand et solide qu’un arbre, souriant tandis qu’Aaden s’y accrochait comme à une branche, gigotait et agitait les pieds dans l’air. Corinn pressa une main contre sa poitrine. Elle était horrifiée en songeant à tous les moments où Aaden et elle avaient été à la merci du Numrek. Il avait eu mille occasions de les tuer tous les deux. Quelle inconsciente je fais ! se dit-elle encore. Deux Marahs combattaient avec Mena, et ils formaient un triangle autour de Greduc, mais celui-ci se tournait toujours pour être face à la princesse. Elle tenait à deux mains une épée courbe numrek. Mena n’avait jamais su où étaient ses limites, se dit Corinn, et aussitôt elle fut horrifiée. Quelle pensée détestable, pervertie par son désir adolescent de voir sa sœur punie pour son arrogance ! Elle devait se reprendre. Tue-le, Mena. Fais-le mourir ! La princesse cria quelque chose à Greduc que Corinn ne put comprendre. Mais le Numrek répondit, et ce qu’il dit fit hésiter Mena. Elle baissa légèrement son épée et une main quitta la poignée pour se lever, paume vers le ciel, en un geste qui exprimait son trouble. Le Numrek redressa la tête et cracha, ce qui mit fin à la trêve. Les gardes se rapprochèrent de Greduc qui les repoussa sans cesser d’avancer sur Mena. Elle réussit à parer, se baissa et se glissa sur le côté. Elle trébucha, retrouva son équilibre et frappa de la lourde lame dans une attaque oblique qui faillit décapiter son adversaire. Mais il réussit à la bloquer, fit un pas en arrière et pivota subitement pour attaquer le Marah derrière lui. L’épée numrek trancha le bras de l’homme à l’épaule. Corinn se pencha en avant et vomit. Des mains puissantes lui saisirent les épaules pour lui éviter la chute. Qu’est-ce qui n’allait pas chez elle ? Elle avait l’esprit en déroute. Aaden ! Où était Aaden ? Elle scruta les gradins. Ses gardes couraient partout et regardaient sous les sièges. Ils le cherchaient, mais elle savait que s’il s’était trouvé dans le stade elle aurait senti sa présence. Peut-être Mena l’avait-elle caché. Oui, c’était cela. Il était caché quelque part, en sûreté. Corinn s’avança pour descendre vers le sol et… — Non, Votre Majesté, dit une voix derrière elle. Delivegu la rejoignit rapidement. Il était suivi de nombreux autres gardes qui les dépassèrent pour aller se joindre au combat. Rhrenna apparut à son tour, dague à la main. — Vous ne devriez pas vous trouver aussi près de l’ennemi, dit Delivegu. S’il l’un d’eux vous aperçoit, il risque de charger. Vous êtes trop intelligente pour vous mettre ainsi en péril, Votre Majesté. Venez. Rebroussez chemin avec moi, pour qu’on ne puisse pas vous voir. — Je n’arrive pas à trouver Aaden, lâcha Corinn. Il était là… Le visage grave, Delivegu posa une main sur l’épaule de la reine et balaya l’arène du regard. Il se tourna vers Corinn, posa l’autre main sur son autre épaule. — Nous le retrouverons. Il n’est pas là. Exactement, songea-t-elle. Il n’est pas là ! Il lui semblait maintenant que c’était une bonne chose qu’Aaden soit ailleurs. — Il est très probablement en sécurité. Exactement, pensa-t-elle de nouveau. Très probablement en sécurité. Rhrenna s’était placée à côté d’elle. — Le palais est sécurisé, annonça-t-elle. Balneaves Sharratt se renseigne pour déterminer le nombre de Numreks présents sur l’île. Il y a encore des combats dans la ville basse : certains d’entre eux ont tenté de fuir, mais ils ne s’en tireront pas. Et le général Andeson va faire voile vers la côte du Teh afin d’imposer un blocus aux… — Bien, fit Delivegu. Bien ! Mais ce n’étaient pas les propos de Rhrenna qu’il commentait. Corinn suivit la direction de son regard, qui était braqué sur l’arène. Un des Numreks était tombé. Les Marahs qui l’avaient tué lui lardèrent le dos de leurs épées avant de se précipiter vers les deux autres. Corinn était consciente de la main que Delivegu avait laissée sur son épaule. Elle trouva celle de Rhrenna et la serra. Ensemble, ils virent le cours du combat s’inverser. Le suivant à succomber le dut au trop grand nombre de ses adversaires. Melio le toucha au flanc d’un coup porté à deux mains et en diagonale. Sa lame mordit dans les chairs du Numrek et se ficha dans la colonne vertébrale. Elle y resta coincée, comme une hache dans un tronc d’arbre. L’ennemi tomba à genoux et dans le mouvement son arme échappa à Melio. Deux gardes de Marah frappèrent alors, le premier d’un coup vertical qui emporta une partie du visage du blessé, tandis que le second lançait une attaque de biais qui trancha d’abord le bras levé du Numrek puis s’enfonça dans son crâne. À présent, il n’en restait plus qu’un. Les Marahs l’encerclèrent, leurs armes pointées sur lui. Il parut accepter la situation. Un instant il baissa son épée et pivota lentement sur place pour tous les considérer. Il semblait sur le point de se rendre, mais avec un rugissement il fonça vers Mena, sa lame brandie à deux mains au-dessus de sa tête. Il donnait l’impression d’être impossible à vaincre, ou simplement à arrêter. Mais le piège des Marahs se referma sur lui et ils l’abattirent en lui assenant une grêle de coups furieux, avant de le transpercer au sol pour s’assurer qu’il ne se relèverait pas. Corinn perdit Mena de vue et ne l’aperçut de nouveau que lorsque les soldats commencèrent à s’écarter en vacillant de fatigue. Certains se laissèrent tomber à genoux. Quelques-uns s’étendirent dans l’herbe. D’autres lâchèrent leur épée et allèrent porter secours aux blessés. C’était fini. Corinn vit sa sœur qui se tenait debout, à une distance surprenante. Elle était hors d’haleine, ses bras pendaient mollement le long de son corps voûté par l’épuisement. Elle avait laissé tomber l’épée numrek et était courbée sur l’arme comme si elle n’était pas certaine de ce que c’était. Elle paraissait prête à s’écrouler à tout moment. Mais elle redressa la tête et son regard rencontra celui de Corinn. Alors elle s’avança d’un pas mal assuré. Elle traversa l’arène en chancelant et gravit les marches en direction de sa sœur. Elle semblait recouvrer son énergie incroyable à mesure qu’elle approchait. Corinn lui cria la question qui lui brûlait les lèvres : — Où est Aaden ? Quand elle rejoignit sa sœur, Mena lui saisit le poignet et l’entraîna. — Viens, dit-elle. C’est Elya qui l’a. C’est Elya qui l’a ! De toutes les réponses qu’elle redoutait ou espérait, celle-ci la prit complètement au dépourvu. Le lézard avait son fils ? — Tu as mauvaise mine, ma sœur, ajouta la princesse. Rhrenna, dites-moi ce qui s’est passé. La Meine reprit le récit déjà entamé quelques minutes plus tôt à l’adresse de Corinn. Mena la bombarda de questions. Elle y répondit. Delivegu et plusieurs gardes de Marah suivaient les trois femmes en silence. Les échanges entre sa sœur et sa secrétaire aidaient Corinn à se distraire de cette terrible attente, tandis qu’elles regagnaient le palais. Elle tenta de se concentrer sur leurs voix. Elle aurait dû intervenir, elle en était consciente, mais elle s’en sentait incapable. Aussi longtemps qu’elle ne saurait pas. Ils trouvèrent Elya et Aaden dans les jardins centraux du palais. En arrivant, ils durent fendre la foule des serviteurs anxieux. À l’intérieur du cercle qu’ils formaient, au beau milieu de la mosaïque figurant le symbole de la famille Akaran, gisait Aaden. Il était sur le flanc, une jambe croisée sur l’autre, les bras repliés sur le ventre. Endormi. En état de choc. Ou mort ? Corinn ne pouvait le dire. Le lézard ailé se tenait à quelques pas de là. Il était dressé sur ses pattes postérieures, les antérieures collées l’une à l’autre. Corinn s’avança. D’une certaine façon, maintenant qu’elle voyait son fils, elle n’était plus aussi pressée. L’émotion qui l’avait propulsée au Carmelia s’était dissipée. Elle voulait seulement savoir. Elle traversa le dallage d’un pas calme, sous le regard attentif de la petite foule. Arrivée devant son fils, elle s’agenouilla et murmura son prénom. Puis elle s’assit, glissa les mains sous la tête et les épaules de l’enfant et l’allongea sur ses cuisses. Il émanait de lui une odeur étrange, citronnée et agréable. Mais il était aussi couvert de sang. Le liquide sombre imbibait ses vêtements et les collait à son torse. — Oh ! Aaden, dit-elle doucement en l’attirant plus près d’elle encore. Tant de sang. Son petit corps était tiède, et, pour amolli qu’il fût, elle savait qu’il était toujours en vie. Elle se pencha sur lui, sentit le souffle qui s’échappait de ses lèvres, très léger et néanmoins bien présent. Il respirait, mais de moins en moins. Elle entendit Mena qui ordonnait qu’on aille chercher les médecins royaux et aboyait d’autres consignes. Des choses raisonnables, qu’elle-même aurait dû dire. Mais elle ne pouvait que tenir Aaden dans ses bras et sentir le chagrin et la peur béer autour d’elle comme la gueule du ver géant qui habite au centre de la terre. Elle sentait qu’il montait vers eux, affamé, rageur. Le ver était la mort. La mort ! Il voulait avaler Aaden. Elle n’avait encore jamais su ce qu’était la mort ; maintenant elle comprenait. C’était un ver tapi au centre de la terre. Une bête affamée qui voulait dévorer son fils. Elle ne le lui abandonnerait pas. Pourquoi le devrais-je ? Elle m’a déjà tant pris. Pourquoi ne puis-je avoir ce seul être, un fils à aimer ? Pourquoi ? Elle se rendit compte qu’elle parlait à la bête dans sa tête, mais que celle-ci n’en avait cure. Ce monstre était là avant elle, il serait là bien après sa disparition, et de telles paroles n’avaient aucun sens pour lui. Si elle s’accrochait à Aaden, le ver l’avalerait elle aussi, il les précipiterait tous les deux vers l’abysse fétide de son estomac. Elle et Aaden, Mena et les serviteurs. Le palais entier. Non, l’île d’Acacia elle-même. Si elle s’accrochait à son fils et refusait de le donner au ver, ses mâchoires surgiraient de la mer et se refermeraient sur eux tous pour les emporter vers les profondeurs. À moins… à moins qu’elle ne chante. Je dois chanter ! Dès qu’elle en eut l’idée, elle se rendit compte qu’elle l’avait su depuis le début. Le ver était ancien, et dès sa première lecture du Chant d’Élenet elle l’avait senti qui s’éveillait. Elle n’avait pas accepté de l’admettre, mais elle avait senti qu’il roulait sur lui-même et se recourbait sous la terre. Il avait accueilli son Chant. Il en avait besoin. Il s’en nourrissait. Pourquoi ne l’avait-elle pas compris plus tôt ? Mena se pencha vers elle et lui dit quelque chose. Corinn l’ignora, comme elle ignorait tous les gens autour d’elle. Plus rien ne comptait que de chanter pour Aaden avant que le ver ne les avale tous. Et ces imbéciles qui n’en savaient rien ! Corinn n’avait rien fait d’utile aujourd’hui, mais elle allait commencer maintenant. Ses lèvres effleurèrent la peau douce du cou d’Aaden, et elle entonna le Chant dans un souffle. Il lui vint naturellement, avec ces mots mystérieux et ces notes éthérées qui le composaient. Elle ne le modula pas. Elle se limita à le laisser couler d’elle, avec la conviction qu’il allait soigner les blessures d’Aaden. Et cela apaiserait le ver. C’était là une promesse aux contours imprécis, un accord qu’elle passait avec l’inconnu. Elle chanta. Dans les eaux qui entouraient l’île d’Acacia, Corinn était sûre que les mâchoires de la bête s’étaient figées juste sous la surface et avaient interrompu le lent mouvement ondulant qui les avait menées jusque-là. Le monstre s’était arrêté parce qu’elle chantait. Il écoutait. Il entendit, et alors le ver chanta avec elle, dans un grondement bas aussi beau qu’il était horrible. CHAPITRE QUARANTE LEEKA ALAIN. C’ÉTAIT RÉELLEMENT LE VIEUX GÉNÉRAL. Plusieurs jours après leur rencontre, Kelis revivait encore l’événement et son ébahissement. Il surveillait l’homme du coin de l’œil, autant qu’il lui était possible, pour réapprendre à s’habituer à son visage buriné. Il s’efforçât d’ordonner les détails de son existence afin d’expliquer sa présence ici, dans l’immensité aride du sud du Talay. Il était là avec celui qui avait commandé la Garde du Nord du temps d’Hanish Mein. Leeka avait été le premier à affronter les Numreks, le premier à tuer un de ces géants. Ils l’avaient surnommé « Chevaucheur de monstre », car il avait descendu la Bordure Méthalienne et était entré dans les Grandes Terres sur le dos d’un de ces rhinocéros laineux qui servaient de monture aux envahisseurs. Malheureusement, il était arrivé trop tard pour permettre au pays de s’organiser efficacement contre le danger qu’il venait lui annoncer. Bien qu’il se soit battu longtemps et avec une bravoure jamais démentie sur bien des fronts, il n’avait pas réussi à repousser les diverses attaques d’Hanish. Ensuite, on n’avait plus entendu parler de lui, jusqu’à sa réapparition des années plus tard et son ralliement aux troupes d’Aliver contre l’armée de Maeander, sur les plaines qui s’étendent dans le nord du Talay. Et puis il avait été englouti par le chaos que les Hérauts du Santoth avaient déchaîné. Neuf années s’étaient écoulées, et une fois de plus le vétéran avait rejoint le monde des vivants. Ce n’était plus un simple soldat endurci. Il était autre, à présent, mais quoi ou qui ? Kelis n’aurait pu le dire. Leeka ne semblait pas avoir vieilli d’un jour depuis leur dernière rencontre. Oui, ses traits lui avaient paru se mouvoir et se refaçonner, mais cette impression s’était estompée après quelques heures. Son visage avait retrouvé une solidité rassurante, avec la mâchoire volontaire, la bouche large et les pommettes saillantes. Ses yeux, Kelis s’en souvenait, avaient été pénétrants, ceux d’un homme habitué à commander à ses troupes et à se frotter au monde avec une acuité de faucon. À présent, son regard semblait absorber ce même monde comme s’il était avide d’en voir le plus possible. — Venez avec moi, leur avait-il dit, et vous aurez les réponses à vos questions. C’était tout ce qu’il leur avait proposé de faire. Benabe rechignait à accepter, Naamen émit des doutes et Kelis sentit le poids de cette simple suggestion comme une pierre qu’on lui aurait enfoncée dans la gorge. Il n’avait plus aucun contrôle sur leur destinée, plus aucune autorité sinon celle de les livrer à des forces qu’il ne comprenait pas. Des forces qu’il avait toutes les raisons de redouter. Shen, quant à elle, sourit et demanda : — C’est loin d’ici ? Leeka l’assura du contraire, mais dit qu’ils devraient aller lentement et faire preuve de patience. Et c’est ce qu’ils firent. Ils s’enfoncèrent encore plus au sud, à travers un paysage morne, sans autre mouvement visible que les ondulations dansantes de l’air surchauffé, sans autre créature vivante qu’eux cinq. Sur un hochement de tête de Leeka, ils faisaient halte et tendaient des draps sur des pieux fichés dans le sol pour s’abriter de la canicule pendant les heures les plus étouffantes de la journée. Leeka lui-même allait se poster à quelque distance. Il restait debout, le visage dissimulé sous le capuchon de sa toge, dans une immobilité si parfaite que Kelis avait parfois l’impression qu’il s’était glissé hors de ce monde pour n’y laisser qu’un épouvantail reproduisant sa silhouette. Les quatre buvaient avec parcimonie, car ils étaient conscients du peu d’eau qu’il leur restait et de la sécheresse de la région. Ils ne pouvaient même pas recourir aux cactus et aux « racines articulées », ces tubercules dont des années de pratique leur avaient appris l’existence dans les zones désertiques les plus reculées. Kelis sentait qu’il se desséchait autant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Sa chair se transformait en une sorte de cuir étrange qui se contractait pour envelopper ses muscles, ses tendons et ses veines amaigries. Il lui arrivait de feindre de boire à l’outre, afin d’économiser le précieux liquide. Pour Shen. Ils n’en parlèrent jamais, mais il aurait parié que Benabe et Naamen faisaient de même. Leeka ne buvait jamais. Il ne dormait pas. Il ne montrait aucune fatigue, aucun signe que la chaleur l’éprouvait. Chaque soir, quand le soleil dardait ses derniers rayons rasants à l’ouest, ils se levaient et, sur quelques paroles d’encouragement de Leeka, ils se remettaient en route. Shen marchait souvent à côté de l’homme encapuchonné. C’était la seule qui semblât à l’aise en sa compagnie, et tout aussi insensible que lui à la soif ou la fatigue. À sa façon de pencher la tête vers elle, à celle qu’avait l’enfant de tirer sur sa manche et de lever les yeux vers lui, on aurait pu penser que ces deux-là conversaient, comme un oncle avec sa nièce préférée, peut-être. Mais de ce qu’en savait Kelis, ils échangeaient très peu de mots. À maintes reprises dans ces moments d’apparente intimité, il s’était rapproché d’eux sans bruit, assez pour distinguer le dessin complexe des tresses plaquées au crâne de Shen et entendre le cliquetis des perles attachées à leur extrémité. Mais c’était le seul bruit qu’il avait perçu, avec le frottement de leurs pieds sur le sable et leur respiration lente. — Il est fou, dit Benabe un soir, et il apprend à ma fille comment le rejoindre dans sa folie. Cet homme ne me plaît pas. Elle l’avait clairement montré dès qu’ils avaient aperçu Leeka seul au milieu du désert. Les jours suivants, elle avait inlassablement rappelé son opinion à Kelis. Plusieurs fois, elle avait proposé qu’ils se séparent de l’ancien général pour retourner vers le nord, ou obliquer vers l’est, en direction de la côte. Ils pourraient revenir plus tard, avec l’aide d’autres personnes. Les lèvres de la jeune femme étaient gercées, ses traits émaciés, et sa peau était couverte de poussière. — Tu penses qu’un homme qui se tient planté seul en plein cœur du désert est sain d’esprit ? demanda-t-elle. Tu crois qu’il va nous mener quelque part ? Il est perdu, et nous le suivons. Qui sommes-nous pour nous comporter de la sorte ? Je vais te le dire : des imbéciles. — Shen dit que… — Shen est une enfant ! Il se peut qu’elle soit plus qu’une enfant, je veux bien le croire, mais c’est avant tout une petite fille. Elle rêve. Elle est prise de convulsions et elle entend des voix. — Avant, tu disais que… — Je sais ce que je disais. Mais qu’est-ce que j’en savais ? J’étais enfermée dans une grande demeure de Bocoum… Elle chassa cette image de son esprit et resta silencieuse quelques secondes, avant de reprendre : — Je veux dire que s’il lui fait du mal, j’en mourrai. Quand les gens parlent ainsi, ils ne le pensent pas vraiment. Moi, je dis la stricte vérité : j’en mourrai. Elle lui décocha un coup de coude. — Et toi aussi. J’y veillerai avant que ce ne soit mon tour. Quoiqu’il les exprimât moins que Benabe, Naamen aussi avait des doutes. Il s’approcha de Kelis après que la jeune femme se fut éloignée. Il marcha silencieusement à côté de lui pendant un long moment, puis déclara : — Dès demain, nous n’aurons plus d’eau. — Je sais, répondit Kelis. — Alors tu sais aussi que nous sommes des morts en sursis. Benabe a raison : nous n’aurions pas dû venir. — Ne laisse pas un couard prendre ton apparence, répliqua Kelis, d’autant plus vertement qu’il était tiraillé par les mêmes pensées. Quand tu dois accomplir une quête, tu vas jusqu’au bout. Tu as confiance. Nous devons faire confiance à Leeka. Dans une sorte de réponse, Naamen soupira et survola du regard la désolation alentour. Qu’avait-il besoin d’ajouter quand le monde entier n’était qu’une plaine craquelée par le soleil, tellement parcheminée que le sol semblait n’avoir jamais connu la moindre goutte d’eau ? — C’est peut-être un ramasseur de morts, dit Naamen. Il nous emmène jusqu’à… — Aie confiance ! En Shen, si ce n’est pas en Leeka. Elle est la seule qui compte, parmi nous. La fille d’Aliver, tu te souviens ? À travers elle, c’est lui qui nous guide. — Je n’ai jamais connu le prince. — Apprends à connaître sa fille, alors, et sens-toi privilégié. Kelis ne gaspilla pas plus de salive à tenter de le convaincre. Naamen et Benabe ne pouvaient fonder leur pensée que sur le monde qu’ils connaissaient et ce qu’ils en savaient. Aucun des deux n’avait vu les Hérauts du Santoth. Aucun des deux ne connaissait Leeka avant de le rencontrer ici. Kelis n’était habité qu’à moitié par les certitudes qu’il s’efforçait d’afficher, mais il n’avait pas d’autre choix que celui de faire face avec dignité à ce qui adviendrait, quoi que ce fût. Cette nuit-là, ils ne marchèrent pas aussi longtemps qu’à l’accoutumée. Ils établirent leur campement dans une zone parsemée de rochers oblongs pareils à des œufs dressés et plus hauts qu’un homme. Kelis ne les avait pas remarqués avant qu’ils n’avancent entre eux, ce qui était pour le moins étrange car il cherchait continuellement du regard quelque chose qui briserait la monotonie du paysage. Mais les rochers étaient bien là. Le groupe s’installa parmi eux. Ce décor mettait Benabe et Naamen tout aussi mal à l’aise que lui. Leeka fit encore quelques pas, puis il creusa un petit trou dans le sable, de la profondeur d’un bol, et y fit jaillir un feu d’un bleu singulier. Il n’avait versé aucune substance dans le sol, pas plus qu’il n’avait frappé des silex ou allumé de l’amadou. Néanmoins une flamme roulait dans la petite dépression, telle un liquide. Elle devint plus vive et vira au vert, puis s’intensifia encore et devint turquoise. Son éclat illumina tous les visages tournés vers elle et fit disparaître le reste du monde derrière eux. Leeka se retourna et leur fit signe de s’asseoir. Quand ils eurent obéi, il dit : — Touchez ce feu. Il ne vous brûlera pas. — Le toucher ? bégaya Naamen. — Oui. Leeka en fit la démonstration. Il releva une manche et tendit la main dans les flammes qui ondulèrent et vinrent lécher son avant-bras. L’ancien général ne montra aucune gêne, et quand il retira sa main elle ne portait aucune trace de brûlure. — Pourquoi ? demanda Naamen. Pourquoi devrions-nous le toucher ? — Tu devrais faire comme ton ami le suggère. Avoir confiance. Naamen lança un coup d’œil à Kelis, puis à Shen et Benabe. Un instant il ressembla à un gamin pris en faute par un adulte, mais il serra les lèvres et observa les flammes liquides. Il y glissa la main très vite, doigts tendus et joints, puis la retira aussitôt, la contempla une seconde et la remit dans le feu. La stupéfaction détendit ses traits. — Ce n’est pas chaud, dit-il. C’est… comme de l’eau fraîche. — Et comme de l’eau, il va te rafraîchir, dit Leeka. Touche-le. Bois-le. Il te nourrira jusqu’à ton retour chez toi. Et d’un coup la soif de Kelis – qu’il avait enterrée si profondément en lui-même qu’il n’en avait plus conscience – revint. Rien n’avait jamais paru plus attirant que ce feu coloré. Il en prit un peu dans le creux de sa paume. Naamen avait dit vrai. Au toucher, c’était frais. Il porta la main à ses lèvres. C’était délicieux, pareil à de la vie liquide quand les flammes liquides coulèrent dans sa gorge. Il sentit qu’elles atteignaient le centre de son être et qu’elles se diffusaient dans tout son corps. Avec le seul contenu de sa paume… Il s’assit sur les talons, leva la tête vers le ciel et ferma les yeux. Il était rassasié. Pendant un temps il oublia tout, même s’il comprit vaguement que les autres l’avaient imité. — Les Hérauts du Santoth sont ici, déclara Leeka. Ils vous remercient d’avoir amené l’héritière. Elle est aimée. Ils vont répondre à vos questions, à présent. Avec en tête le souvenir des sorciers tels qu’ils les avait vus sur la plaine ce jour lointain, Kelis rouvrit les yeux et les chercha du regard. Le petit groupe était toujours seul. — Ils vont répondre ? — Mes maîtres parleront par ma bouche, oui. — Vous allez répondre à nos questions maintenant ? demanda Benabe dont la voix était toujours tendue, malgré l’euphorie de la boisson qui avait envahi ses traits. Maintenant que nous avons marché avec vous pendant trois jours, maintenant nous pouvons poser nos questions ? — Mère… dit Shen. — Peut-être devrais-je commencer par ce qu’ils pensent indispensable que vous sachiez tous, dit Leeka. Le Santoth vous protège. Il le fait depuis quelque temps déjà. Les Hérauts sentent votre peur, et ils la comprennent, mais vous n’avez rien à craindre ici. Quand vous repartirez, vous retrouverez sans encombre le chemin qui vous ramènera au monde des hommes. Ils vous en font la promesse. — Que veulent-ils de ma fille ? — Qu’elle soit à l’abri. — À l’abri de quoi ? Leeka resta silencieux un moment, et ses yeux fixèrent le vide. — Ils souhaitent que je vous explique, dit-il enfin. Shen connaît ces choses. Elle et moi en avons discuté. Il est temps que tu saches, toi aussi, Mère de Shen. Que tu le comprennes et n’en doutes pas : le Santoth a été en communion avec ta fille depuis son premier jour. Nous savons que tu le sais, pourtant nous sentons le doute en toi. Ne doute plus. Benabe était assise avec sa fille à côté d’elle. Le visage de la jeune femme arborait une expression proche de la peine, comme si cet homme avait touché une blessure ancienne. Shen avait dû le voir, car elle prit la main de sa mère et la caressa doucement. — Pendant bien des générations, le Santoth n’a connu aucun espoir. Les Hérauts ont souffert de leur bannissement. Ils savaient bien des choses sur ce qui se passait dans le monde, mais ils n’y jouaient aucun rôle. Ils se souvenaient de tant de choses, et pourtant la connaissance qu’ils avaient eue de la langue du Dispensateur leur échappait inexorablement. Elle s’érodait, se corrompait, jusqu’à devenir effrayante, même pour eux. Vous ne pouvez imaginer combien ils ont souffert. — Vous, si ? demanda Naamen. — Ils m’ont permis de partager leur expérience, répondit Leeka. C’est pour moi un cadeau, mais je ne le souhaite à aucun de vous. Et puis, Aliver est venu à nous. Comme vous l’avez fait, mais lui est venu spontanément. Il a ranimé l’espoir en eux. Il leur a rappelé que leur bannissement pouvait être levé. Il aurait pu le faire, étant le premier-né d’une génération de la lignée de Tinhadin. Il y en avait eu d’autres, bien sûr, de nombreux autres. Mais aucun n’avait cherché à entrer en contact avec les Hérauts. Aucun des autres n’avait été aussi près que lui de libérer les Hérauts pour qu’ils répandent de nouveau le bien en ce monde. Aliver s’y est engagé. C’est pourquoi sa mort a été un tourment pour eux. Ils ont voyagé à sa recherche, et ils l’ont trouvé. Et dans la déception qui a suivi, ils se sont laissés aller à exprimer leur fureur. Il regarda Kelis. — Mais cela, toi tu le sais. Tu étais présent. Kelis baissa les yeux. Machinalement, il frotta les articulations de sa main gauche avec la droite. Il ne souhaitait pas que les autres perçoivent l’horreur de cette journée sur son visage. Pourquoi, demanderaient-ils, les avait-il menés ici, auprès de ceux qui avaient lâché les abominations sur le monde ? Il n’aurait aucune réponse. — Mes maîtres craignaient que leur exil dure encore une éternité, reprit Leeka. Ils redoutaient cette perspective, mais en écoutant et en entendant, ils se sont rendu compte qu’Aliver n’était pas totalement parti. Il vivait toujours dans celle que nous appelons Shen. Le lien qui les unissait à Aliver se perpétuait à travers elle. C’est pourquoi ils ont pu converser avec elle toute sa vie durant, même quand elle était encore dans le ventre de sa mère. Cette fois, Benabe ne regarda pas sa fille, qui continuait de caresser sa main. Il y avait comme des excuses dans ce geste, et pourtant l’impatience se lisait sur le visage de l’enfant, qui buvait les paroles de Leeka. — Vous voulez savoir ce que les Hérauts du Santoth souhaitent obtenir de Shen, dit l’ancien général. Ils souhaitent seulement ce qu’elle voudra bien donner, ce que son père a essayé de donner. Elle seule peut les faire revenir sur cette terre. Pas la reine. Pas le fils de la reine. Uniquement le premier-né d’une génération appartenant à la lignée de Tinhadin. Aliver était un tel fils. Shen est une telle fille, et elle a donné son accord. — Je ne sais pas à quoi vous pensez qu’elle a donné son accord, mais pour ma part je n’ai donné aucun accord à qui que ce soit. Et je suis sa mère. — Elle t’a parlé des pierres, dit Leeka. Elle te parle d’elles depuis des années. Benabe ne le nia pas. — Mais Shen n’est qu’une enfant. Elle ne sait rien de… Leeka leva une main. — Elle sait beaucoup de choses. Mère de Shen, n’y vois pas d’offense, mais c’est toi qui ne sais rien de ces choses. Un instant, Kelis crut que Benabe allait le frapper. Comme toute fille d’une tribu talayenne, elle s’était entraînée aux poings, un art martial qui, assez ironiquement, faisait autant appel aux coudes et aux genoux qu’aux mains. Elle aurait pu lui enfoncer le nez dans le crâne avant qu’il n’ait eu le réflexe de reculer la tête. Si Leeka se sentit menacé, il n’en montra rien. — Un grand conflit approche. Une guerre à une échelle encore jamais vue. — Une guerre contre qui ? rétorqua Benabe. Le Mein a été écrasé. L’Aushénie ne veut aucun mal à Acacia. Les Talayens ont leurs propres problèmes pour les occuper. Il n’y a personne avec qui entrer en guerre. La reine tient le monde dans son poing ! — Son poing n’est pas aussi grand, répondit Leeka. Les Hérauts du Santoth peuvent voir plus loin que toi ou moi. Et ils voient l’imminence d’une guerre dont l’ampleur sera inédite, contre un nouvel ennemi. Les préparatifs ont déjà commencé. L’éclat du bol de feu s’était intensifié. À sa lumière, Kelis vit les visages de ses compagnons tandis qu’ils absorbaient l’information et en soupesaient les implications. Mais ce n’était pas tout ce qu’il voyait. Derrière eux se dressaient les ombres allongées des pierres. Il regarda par-dessus son épaule. Elles n’étaient pas aussi proches quelques instants plus tôt, il aurait pu le jurer. Il allait le faire remarquer, mais sa langue resta collée à son palais. — Le Santoth aidera le Monde Connu dans le conflit qui approche, si la reine accepte de partager avec eux Le Chant d’Élenet. Elle l’a en sa possession. Mes maîtres le savent. Ils le sentent chaque fois qu’elle le lit, chaque fois qu’elle chante. Ils pourraient le lui expliquer mieux qu’elle ne pourra l’apprendre seule. Ils pourraient l’aider, et aider tous les gens du Monde Connu. Benabe était à genoux, à présent, et elle se penchait vers Leeka. Ce faisant, elle se trouvait maintenant en bien meilleure position pour le frapper. — Tinhadin, qui a été le plus grand Héraut du Santoth, en est venu à redouter la sorcellerie, et il l’a retirée de ce monde. Pourquoi voudrions-nous son retour ? Pardonnez-moi cette question, mais qui cela servirait-il, à part eux ? Les yeux de Kelis passaient de la jeune femme aux pierres. Elles étaient maintenant si proches qu’il s’imagina tendant la main en arrière et en touchant une. Naamen avait remarqué le phénomène, lui aussi. Il en restait bouche bée. — Est-ce une bonne chose de survivre au carnage qui s’annonce ? demanda Leeka. Sans le Santoth, ce ne sera pas le cas pour vous. Sans le Santoth, le Monde Connu plongera dans un chaos comme il n’en a encore jamais fait l’expérience. Sans le Santoth, Corinn Akaran n’apprendra pas quels dangers recèle sa sorcellerie. Nous savons qu’elle ne comprend pas certains aspects fondamentaux de la situation. Le parler du Dieu ne crée pas de nouvelles choses. Le Dispensateur le pouvait, mais quand les humains chantent, ils ne peuvent que voler, réarranger, et souvent corrompre. Il y a toujours une conséquence. Seule, la reine ne sera pas en mesure d’envisager les conséquences avant qu’il ne soit trop tard. Elle a besoin du Santoth bien plus qu’elle ne l’imagine. — Vous voulez donc que nous vous croyions, dit Benabe. Mais vous ne nous avez toujours pas expliqué quel rôle ma fille doit jouer dans tout cela. — Elle restera ici, avec nous, dit Leeka. Nous la cacherons et la protégerons, nous communierons avec elle et nous la préparerons pour… — Non, dit Benabe avec détermination. Non, je ne le permettrai pas. — La décision ne vous appartient pas. Elle appartient à Shen. Elle l’a déjà prise. — Mère ? dit l’enfant d’une voix douce. Comme Naamen, elle avait porté son attention au-delà de leur cercle, sur les pierres qui les entouraient. La tête légèrement inclinée, elle écoutait quelque chose d’autre que ce qui était en train de se dire à son sujet. Benabe l’ignora. — Alors je resterai avec elle, décida-t-elle. Le regard de Leeka sembla s’adoucir à ces mots. Mais Kelis n’aurait pu l’affirmer. — Ce n’est pas possible, dit l’ancien général. — Il le faudra pourtant. Je ne vous la confierai pas, quoi qu’elle dise. — Mère, répéta Shen. — Si vous souhaitez aider, dit Leeka dont le regard engloba également Kelis, portez le message du Santoth à la reine Corinn. Faites-lui savoir que les Hérauts doivent avoir le livre. Ils l’auront, qu’elle y consente ou non. Shen se leva. — Mère, les pierres sont venues. Elles parlent. Elles veulent… Elle n’alla pas plus loin. Sa tête se renversa en arrière. Ses dents grincèrent et ses bras s’ouvrirent subitement. Elle semblait avoir été transpercée en pleine poitrine par quelque chose qui cherchait à la soulever dans l’air. Benabe bondit sur ses pieds et voulut agripper sa fille, mais la pierre derrière elle se mit soudain en mouvement. Elle se transforma en un nuage de sable, un pilier mouvant avec en son centre une forme qui évoquait très vaguement une silhouette humaine. Le phénomène dépassa Benabe en un éclair, entoura le corps tremblant de Shen et le saisit alors que la fillette commençait à basculer en arrière. Sa mère hurla. Les autres pierres surgirent autour du groupe en tourbillonnant, dans un rugissement pareil à celui d’un vent furieux. — Ils ne vous veulent aucun mal, cria Leeka pour couvrir le tumulte. Ils la protégeront de tout, jusqu’à ce que le temps vienne. La voix de Benabe s’éleva, encore plus forte que la sienne. — Attrapez-la ! Kelis tenta de le faire, mais dès qu’il fit un pas en direction de l’enfant, elle disparut à sa vue. Le maelström de sable se pressa contre lui. Il pouvait à peine bouger, quoi qu’il fasse. À plusieurs reprises, il aperçut Shen – son visage, ses jambes, sa silhouette couchée sur le dos, en suspension – pendant une fraction de seconde, et jamais au même endroit. — Et si le temps vient, continua Leeka, elle les libérera. Elle les ramènera dans le monde. Si ce que nous craignons se produit… Aussi soudainement que tout avait commencé, tout cessa. Le mur invisible qui bloquait tout geste de Kelis s’évanouit. Il s’effondra au sol et percuta Naamen qui lui aussi était tombé. Silence. Immobilité. Le feu n’existait plus. Kelis cligna plusieurs fois des yeux, très vite. Il leva la tête, vit les étoiles dans le ciel, et la lune basse qui soulignait les contours des silhouettes autour de lui. Il se mit debout, compta les silhouettes, scruta la plaine déserte autour d’eux. Il vit Benabe, Naamen, mais personne d’autre. — Ils sont partis, dit l’adolescent. En réponse, Benabe poussa un gémissement trop longtemps contenu. Sa fille lui avait été enlevée. CHAPITRE QUARANTE ET UN RIALUS ÉTAIT PERCHÉ SUR LE REBORD DE LA FENÊTRE OUEST de ses appartements, plusieurs étages au-dessus du sol, et profitait d’une vue étendue de la cité apparemment sans limites d’Avina. Les bâtiments s’élevaient partout, dans une sorte de labyrinthe. Beaucoup étaient peints de tons écarlate ou orange, et certains étaient surmontés d’une bannière flottant au vent qui annonçait leur affiliation à un clan ou un autre. Ici et là des arbres poussaient entre ces structures, des troncs élancés qui s’épanouissaient à leur sommet en un feuillage circulaire. Au-dessus, des nuées de pigeons décrivaient des piqués et remontaient aussi abruptement. Des étourneaux filaient dans l’air. Plus haut encore, d’autres oiseaux planaient et observaient le monde. De temps à autre, une patrouille de mouettes passait ; leur vol et leurs cris aigus exprimaient quelque chose qui ressemblait à de la condescendance pour le reste de la gent ailée. Une centaine de colonnes de fumée créaient des nuages sombres en altitude, où elles se mêlaient à cinq cents panaches gris plus fins. Les cheminées et les conduits crachaient une quantité infinie de volutes blanches. Ces colonnes sombres étaient moins un symptôme de la pollution de l’air, comme cela semblait souvent le cas dans les grandes villes acacianes telles qu’Alécia, que le rappel des milliers et des milliers de vies abritées dans ces bâtisses innombrables, dans les ateliers et les foyers, autour des feux de cuisine publics et dans les grandes halles où se massaient les fêtards. C’est du moins ce que Rialus imaginait. Malgré la fumée, l’air demeurait frais. Il apportait le parfum iodé de la mer, seul indice, avec les mouettes, qu’elle était toute proche. La limite des Flots Gris se trouvait juste à l’est d’une muraille qui, par quelque effet architectural, évoquait un paysage urbain disparaissant au loin. Les habitants de la ville s’étaient détournés du littoral et paraissaient volontairement ignorer leur situation côtière. S’ils regardaient vers l’est, ils ne voyaient que cette illusion d’une cité s’étendant à l’infini, et rien d’autre. Bien qu’il sût que ce paysage était en partie faux, Rialus s’émerveillait du gigantisme de tout ce qui s’offrait à son regard et sans doute bien au-delà. De combien était la population ? Comme pour tout dans l’Ushen Brae – il ne pensait plus à cet endroit comme étant les Autres Contrées –, il ne pouvait le deviner. Il entendait les Auldeks se plaindre de siècles de stérilité, et mentalement il enregistrait les rares décès qu’ils mentionnaient comme étant survenus parmi eux. Il était logique que leur nombre ait décru avec le temps. Le fait qu’ils aient planifié une guerre aussi massive dans l’espoir de recouvrer leur fertilité en attestait. De même que leur attitude admirative pour Allek, cet agaçant morveux numrek. Cependant, tout ce qu’il voyait autour de lui prouvait l’existence d’une population nombreuse. Il avait posé la question à Devoth, une fois. Ils étaient en train de discuter, au cours d’une longue séance consacrée à la description détaillée de la lignée des Akarans. Rialus était censé coucher sur le papier le nom de tous ceux dont il gardait le souvenir, depuis Édifus. Le sujet passionnait l’Auldek. Rialus le soupçonnait de nourrir surtout une fascination morbide pour leurs morts, aussi s’attachait-il à décrire aussi précisément que possible la manière dont chaque monarque avait succombé. Il inventa même quelques fins particulièrement atroces. Et pourquoi pas ? Qui irait le traiter de menteur ? À la fin de l’entrevue, et sentant le chef auldek en de bonnes dispositions, il se risqua : — Combien… Je veux dire, combien… — Parle, le Ligueur, fit Devoth. Tu sais que tu vas le faire, alors pourquoi bredouiller ? Est-ce que tous les gens de ta contrée s’expriment ainsi ? Rialus inspira lentement. Je parlerais plus aisément si toi et tous les Numreks n’aimiez pas tant m’interrompre à la moindre occasion. Il prit soin de bien articuler : — Combien êtes-vous ? Combien y a-t-il d’Auldeks dans l’Ushen Brae ? Devoth renversa la tête en arrière, l’air songeur, et plissa les yeux comme si la question le surprenait et éveillait sa méfiance. — Nous sommes assez nombreux, répondit-il enfin. Et bientôt nous le serons encore plus. Voilà ce qui importe vraiment, Rialus le Ligueur. Là-dessus, il se détourna, laissant Rialus aussi mal à l’aise que curieux. Ce jour-là, il dut se rappeler qu’il n’était pas le traître que Devoth voyait en lui. Bien qu’il ait passé des heures à livrer des renseignements qui pouvaient le faire passer pour l’informateur le plus disert qui fût, il se convainquit que ce n’était là qu’une ruse, une façon de gagner du temps. Il trouverait un moyen de se sortir de sa situation actuelle, mais en attendant il devait survivre, même si cela impliquait pour lui d’endosser les habits du traître à son propre peuple. * * * Pendant qu’il était assis à ruminer ces pensées, sa servante Fingel approcha. Les sandales qu’elle portait claquaient bruyamment à chacun de ses pas. Le bruit l’avait incommodé dans un premier temps, jusqu’à ce qu’il comprenne qu’elle le faisait volontairement. Elle ne prononçait jamais un mot si on ne le lui demandait pas, et elle annonçait sa venue par ce seul claquement de sandales. Elle était jolie à regarder. Tout d’abord, il l’avait trouvée séduisante en dépit des moustaches métalliques à ses joues et des bandes tatouées sous ses sourcils clairs. Elle semblait avoir des origines meines, avec cette pâleur de peau et ces cheveux d’un blond paille. Ses traits étaient fins, son nez était à peine retroussé et son corps mince, qui cependant retenait toujours son regard. Rien de comparable avec les formes plantureuses de sa Gurta, mais ainsi il lui était plus facile de la contempler sans réveiller sa conscience ou ses souvenirs. Elle était très distrayante, vraiment, d’autant plus qu’elle était froide et distante. — Sa Splendeur Devoth, du clan de Lvin, veut vous voir, dit-elle de sa voix dépourvue d’inflexions. Elle lui tendit le petit signet en argent gravé qui prouvait ses dires. — Ah oui ? Il prit le petit objet et passa le gras du pouce sur l’emblème de Lvin. — Que penses-tu qu’il arriverait si je lui répondais que je ne peux pas venir ? Si je lui faisais dire que je suis occupé ? Fingel resta immobile, le visage indéchiffrable, comme si aucune idée ne lui venait ou comme si elle n’avait pas entendu la question. C’était son expression habituelle. Elle ne l’avait regardé dans les yeux qu’une seule fois. Durant les premiers jours, il s’était adressé à elle en langue meine, par inadvertance. Une réminiscence de ses années passées à Cathgergen, provoquée par la pureté raciale du visage de la servante. Ses sourcils gris s’étaient relevés et elle l’avait dévisagé avec le même air de tristesse compatissante qu’on peut avoir face à un enfant à l’esprit dérangé. Puis elle avait tourné les talons et jamais depuis, autant que Rialus s’en souvînt, elle ne l’avait regardé de nouveau en face. Malheureusement pour elle, son mutisme le poussait à raconter plus de bêtises encore qu’à l’accoutumée. — Ai-je assez d’importance à ses yeux pour qu’il tolère ce genre d’insolence ? demanda-t-il. Ce devrait être le cas. Où serait-il, sans moi ? Je suis son expert pour tout ce qui concerne le Monde Connu. Peut-être devrions-nous lui dire que je ne me sens pas très bien, ajouta-t-il en essayant d’établir entre eux une sorte de connivence. Une migraine, par exemple ? Qu’en dis-tu ? La jeune femme aurait tout aussi bien pu être en train de dormir les yeux grands ouverts. Même une beauté comme toi peut finir par être lassante, songea-t-il, mais il ne le pensait pas. — Très bien, fit-il à haute voix. J’irai donc voir Sa Splendeur. Fingel pivota sur ses talons et s’en fut. Il la suivit, incapable de détacher son regard de cette silhouette sensuelle. Il faillit s’accorder un détour par le cabinet de toilettes avant de partir. C’est là qu’il invoquait souvent des images mentales de Fingel pour se donner du plaisir. Certes, il aurait pu la posséder physiquement à tout moment, puisque c’était une esclave. Devoth avait été très clair sur ce point. Selon le même principe, il ne s’était d’ailleurs pas gêné pour abuser d’un certain nombre de servantes assez peu consentantes quand il se trouvait sur Acacia. Un des privilèges de sa charge, lui avait-il semblé à l’époque. Mais ici, il n’était pas sûr de pouvoir affronter la réaction de Fingel. Elle le confia aux soins de quatre soldats esclaves de Devoth. C’étaient des jeunes hommes au large thorax, aussi hautains que des gardes de Marah nouvellement intégrés dans l’ordre, mais beaucoup plus maussades. Trois portaient les tatouages faciaux du clan de Lvin. Le quatrième avait simplement des moustaches de félin. Aucun d’entre eux ne paraissait de taille à tenir tête au vainqueur de l’arène, mais peu d’hommes devaient en être capables. Comme Fingel, ils ne dirent pas un mot à l’Acacian. Pendant qu’ils avançaient dans les rues de la cité, lui, le petit homme, et le quatuor de gardes qui l’encadrait, ces derniers échangèrent quelques phrases entre eux. Quand Rialus posait une question ou faisait une réflexion quelconque, il recevait pour toute réponse un silence glacial. Ils se comportaient comme s’ils n’attendaient qu’un prétexte pour l’embrocher de leurs piques. Rien de très nouveau. Chaque esclave avec qui il avait eu des rapports dans l’Ushen Brae lui avait clairement montré le plus profond dédain. Et un manque d’intérêt total. Il n’arrivait pas à comprendre cette attitude. N’auraient-ils pas dû voir en lui un lien avec leur pays natal ? Colère ou espoir, l’une ou l’autre émotion lui aurait paru plus logique. Mais ils ne laissaient rien transparaître et, en dépit de sa situation curieusement privilégiée, cette froideur le troublait. Ne se ferait-il donc aucun allié dans ces contrées ? Personne vers qui se tourner pour l’aider à trouver les moyens de défier ses ravisseurs ? Il ne savait trop quelle forme prendrait ce défi, mais il faudrait bien qu’il se produise un jour. Pourtant des semaines s’étaient écoulées et il n’en était pas plus proche. Il avait l’impression de ne toujours rien savoir de ce pays et de ses habitants. Si seulement il pouvait sortir seul pendant quelque temps, explorer les endroits qu’il désirait, sonder un peu l’atmosphère ambiante… Devoth lui avait promis qu’il apprendrait bien des choses sur l’Ushen Brae. Qu’avait-il dit ? Tu es notre invité, aussi nous te ferons découvrir ce qui fait notre grandeur. Pour l’instant, rien de tout cela ne s’était produit. Il n’avait jamais quitté les environs immédiats de ses appartements, sinon pour des excursions d’une lieue au maximum, afin de rencontrer d’autres officiels auldeks, et le trajet s’était toujours déroulé sous escorte de gardes esclaves. Mais peut-être l’idée de se promener seul n’était-elle pas si bonne, après tout. Il y avait dans Avina des choses vivantes dont il n’avait aucune envie de croiser le chemin par accident. Un jour, alors qu’il suivait Devoth dans un couloir immense sur lequel ouvraient les portes de différentes salles d’entraînement et autres gymnases, il avait aperçu une créature qui l’avait pétrifié sur place. Il l’avait remarquée à cause de sa taille, qui était monstrueuse. Comme celle des abominations, peut-être, mais il n’avait jamais posé les yeux sur l’une d’entre elles. La bête était plus haute que trois ou quatre hommes, et cette mesure était faussée par ses longues pattes repliées. Elle avait une paire d’ailes membraneuses et noires, qu’elle déployait maladroitement tout en se dandinant. Elle ressemblait à une sorte de chauve-souris gigantesque. Son poitrail était couvert d’une fourrure drue, ainsi que ses longues mâchoires canines. Elle était horrible, et encore plus quand il aperçut l’Auldek juché sur le haut de son dos grâce à un harnais. La créature effectuait de petits bonds sous les ordres du guerrier, en s’aidant de ses ailes pour se stabiliser. L’Auldek tenait une lance dans une main, et plusieurs autres étaient rangées dans un étui qu’il avait passé en bandoulière. — Mignon, hein ? C’est un kwedeir, avait dit Devoth après être revenu sur ses pas pour voir ce qui produisait un tel effet sur Rialus. Je te déconseille d’entrer. C’est presque l’heure de son repas. Neptos vit un esclave qu’on faisait entrer dans la salle et qu’on poussait vers le monstre. — Vous ne voulez pas dire qu’il va… — Dévorer cet homme ? Mais si, bien sûr. Étrange, la façon dont ils se nourrissent. Ils aiment traquer leur proie. Même quand on la leur offre, ils la poursuivent, puis bondissent et la mordent aux épaules, pour aussitôt s’arrêter. C’est chaque fois la même chose. Ils écoutent les cris du pauvre condamné. Finalement ils lui arrachent la tête d’un coup de dents. Tu veux assister au spectacle ? C’était ce que ses yeux voulaient, mais Rialus plaqua une main ouverte sur eux. — Par le Dispensateur, non ! Devoth eut un rire rocailleux, mais il entraîna le conseiller plus loin. Ils avaient à peine fait quelques pas qu’un hurlement strident s’éleva, un cri horrible de terreur. Devoth ne tressaillit même pas. — Nous nous en servons pour rattraper les évadés, grogna-t-il avec satisfaction. C’est un très bon sport. À l’entrée de la demeure de Devoth, l’escorte de Rialus l’abandonna aux serviteurs du chef de clan, et ses quatre cerbères tournèrent les talons sans un mot. Et ensuite ? Fut-il mené immédiatement auprès de Sa Splendeur ? Non, bien sûr. Comme il s’en doutait, on le conduisit dans une cour intérieure et on lui dit d’attendre là. L’endroit était très beau, en partie ouvert sur le ciel, avec des piliers en marbre qui servaient de supports à des treillages alourdis par des vignes en fleur. L’eau d’un bassin gargouillait en sourdine, et des poissons pareils à des anguilles y évoluaient et suivaient du regard chaque mouvement du visiteur. Il aurait été agréable de patienter là, si seulement on avait prévu un siège quelconque. Caractéristique des Auldeks, se dit-il. Un étalage de luxe, mais une ingéniosité à mettre la personne mal à l’aise. Il resta donc debout et se demanda pour quelle raison Devoth voulait le voir, cette fois. Il craignait fort d’avoir déjà épuisé ses réserves de renseignements utiles. Leur dernière entrevue s’était d’ailleurs déroulée dans une ambiance de fin de cycle. Devoth avait résumé tout leur plan d’attaque. Ce serait une grande marche de presque toute la population auldek, à l’exception des individus incapables d’entreprendre le périple. Un grand nombre d’Enfants Divins les accompagnerait, guerriers et serviteurs. Les Auldeks ne semblaient pas craindre de ramener les enfants du Quota dans leur pays d’origine, du moins pas ceux qu’ils avaient l’intention d’embarquer dans l’aventure. — Ce sera très dur, avait dit Devoth, mais nous devons entamer le voyage pendant l’hiver. Nous passerons le premier mois à traverser la région arctique, et il fera plus froid chaque jour. Nous resterons tous le long du littoral, qui en cette période sera gelé, sans aucun doute, et nous penserons que nous sommes fous d’avoir quitté Avina. Selon les prévisions, le printemps commencera à réchauffer le pays à peu près au moment où nous quitterons la côte. Ici. (Il avait tapoté la carte d’un de ses longs doigts.) Mais ensuite, nous devrons entrer dans les terres, et le froid augmentera de nouveau. Nous retournerons dans l’hiver. C’est ce que jure Calrach, et il affirme que c’est ce qu’il faut faire, parce que pendant un temps nous nous déplacerons uniquement sur la glace, sur une sorte de mer intérieure. Et il ne faudra pas lambiner. Si nous arrivons trop tard, la glace sera trop fine. Nous pourrions passer au travers. Calrach a perdu beaucoup de membres de sa tribu ainsi. Il avait parlé avec une solennité que Rialus ne lui connaissait pas. — Enfin, eux n’avaient qu’une vie à risquer. Étrange d’imaginer une existence dans laquelle une vie unique était une curiosité, avait pensé Rialus, et il s’était demandé si une telle perspective constituait une force ou une faiblesse. — Je l’ai déjà dit, Votre Splendeur, mais permettez-moi d’exprimer une fois encore mon inquiétude… Devoth avait pris un air menaçant, mais ne lui avait pas interdit de poursuivre. — Ce ne sera pas la même chose que pour les Numreks. La Ligue préviendra très certainement l’Empire. — Tu couines comme un rat, avait répliqué le chef auldek. Écoute, cesse un peu de couiner. Cette guerre aura lieu. Ce sera une merveille. Tu ne peux même pas imaginer ! Tu ignores comment nous nous comportons dans la bataille. Nous n’avons pas goûté à ce plaisir depuis des centaines d’années, quand nous nous sommes laissé enivrer par le don du Mangeur d’mes. La plupart d’entre nous ne se souviennent pas de cette époque. Moi, si. Dans le passé, nous nous combattions entre clans, et nous avons presque détruit notre race. C’est assez contradictoire, non ? Nous avions gagné le don d’immortalité et nous en ressentions un tel enthousiasme que nous nous sommes massacrés les uns les autres, comme jamais encore. Tu n’as pas idée ! Mais cette fois, les clans s’uniront tous pour ne former qu’une seule force redoutable. Nous traverserons le pays en marchant et en chevauchant les rhinocéros laineux, les kwedeirs et les fréketes. Tu n’as jamais vu de fréketes, n’est-ce pas ? Ça viendra ! L’image de la monstruosité ailée qu’était le kwedeir s’était imposée à l’esprit de Rialus. Les muscles qui roulaient sous la peau grise, les mouvements de balancier, l’énormité de la taille… À quoi pouvait ressembler un frékete ? s’était-il demandé, et il en avait frémi d’avance. Devoth avait eu un rictus en voyant cette réaction. — Les lions des neiges et les antoks ouvriront la voie pour nous. Derrière, d’autres esclaves encore tireront des armes de guerre. Nous chevaucherons en chantant, Rialus le Ligueur, en chantant joyeusement. Les Numreks m’ont dit qu’ils s’étaient régalés à commettre un massacre de toute beauté quand ils sont arrivés dans vos contrées. Mais ce que nous ferons sera sans équivalent connu. Sois heureux que tu puisses l’observer depuis notre côté et non du sol alors que nous piétinerons les tiens. Essaie de comprendre, le Ligueur. Nous sommes morts dans nos corps vivants depuis bien des années. Nous sommes prêts à revivre, à faire des enfants, à nous battre, à tout risquer, et même à mourir. Ce sera merveilleux. Pour nous, s’entend. Pas pour les tiens… Un serviteur vint enfin chercher Rialus, plus d’une heure après son arrivée. Une minute de marche plus tard, il fit halte et pointa l’index vers une silhouette qui se dressait au centre d’un grand jardin intérieur. — Il est là, Maître. Trouverez-vous votre chemin seul, ou dois-je vous accompagner plus loin ? — Non, dit Rialus d’un ton un peu sec. Il était tout à fait capable de rejoindre seul Devoth, à présent. Je l’aperçois, se dit-il. Au nom du Dispensateur, je ne suis pas complètement idiot ! Il eut envie d’agiter les doigts sous le nez du serviteur pour le congédier, mais il savait que l’homme n’aurait pas daigné réagir et qu’il aurait eu l’air ridicule. — Tout va bien, affirma-t-il. Mais il lui suffit de reprendre sa route pour ne plus en être aussi sûr. Un lion des neiges sortit des buissons et se posta au milieu de l’allée, à quelque vingt pas devant lui. C’était un fauve impressionnant, qui se déplaçait avec des mouvements lents et lourds de menace. Un instant, Rialus crut qu’il allait se contenter de traverser le chemin et de disparaître, mais le fauve sentit l’Acacian et s’immobilisa. Il tourna la tête et braqua ses yeux gris sur l’homme. Sa langue pendit une seconde entre ses babines, puis disparut dans sa gueule. Rialus poussa un cri destiné à l’effrayer, mais ses doigts tremblaient tant que le signet en argent lui échappa et tomba sur les dalles de marbre avec fracas. Le lion baissa un peu la tête et les muscles de son garrot et de ses pattes avant frémirent sous son pelage blanc. Sa queue fouetta l’air une fois, assez vivement pour que Neptos sursaute. Il avait la conviction que le félin allait l’attaquer, franchir d’un seul bond la distance qui les séparait. Il savait que ses pattes énormes dissimulaient des griffes rétractiles mortelles, et que l’animal se saisirait de lui comme un chat joue avec une musaraigne. De fait, le lion semblait s’adresser à lui. Se rendait-il compte, demandait la bête, qu’il pouvait lui écraser le crâne entre ses mâchoires et se régaler de sa cervelle d’un coup de langue ? Rialus urina. Il ne sentit rien venir. Sa vessie se relâcha d’un coup, simplement, et le flot tiède coula sur ses deux jambes. Même s’il le soupçonna par la suite, il ne sut jamais si cette réaction lui avait sauvé la vie. Les naseaux du lion s’écartèrent. Manifestement, il avait senti l’urine. Ses babines se retroussèrent sur les crocs et tremblèrent un moment, pour se moquer, Rialus en aurait juré. Il releva la gueule, se détourna d’un air dégoûté et finit de traverser l’allée, laissant pour dernière image à l’homme pétrifié de peur la vue de ses organes génitaux qui se balançaient. Neptos envisagea de faire demi-tour et de retourner en courant chez lui pour se changer, mais il n’en avait plus le temps. Il ramassa le signet et reprit sa marche vers Devoth. Il espérait que sa tenue dissimulerait toute tache. Alors qu’il approchait, il remarqua quelque chose d’étrange dans l’air autour du chef de clan. Des créatures voletaient et s’immobilisaient, tandis que l’Auldek restait sans bouger. Un essaim d’insectes ? Peut-être des coléoptères qui exécutaient un étrange acte d’hygiène ? Il dut s’approcher encore pour voir de quoi il retournait : ce n’étaient pas des insectes, mais des oiseaux-mouches ! Ils étaient plus d’une dizaine à tournoyer au-dessus de Devoth, dans des éclats de jaune, de vert et d’écarlate. Ils semblaient jouer à se poursuivre, puis s’arrêtaient soudain. Ils étaient magnifiques, tout en mouvement et en grâce et… toujours ils revenaient vers l’Auldek. Un des colibris se posa même sur la paume ouverte que celui-ci lui tendait. Ils n’avaient aucunement peur de lui. Au contraire, ils semblaient rivaliser pour attirer son attention. Devoth remarqua enfin la présence du petit homme et se tourna vers lui. Il sourit quand l’oiseau minuscule décolla de sa paume pour s’y reposer aussitôt. — Ah, voilà mon Ligueur ! Mes oiseaux te plaisent ? Ils adorent danser avec moi. Ils m’aiment et je les aime. Rialus ne savait que répondre. Il ouvrit la bouche, mais seul un souffle d’indécision s’en échappa. Il ne comprendrait jamais ce peuple. Il aurait voulu penser que c’étaient des brutes répugnantes et détestables à tout point de vue, mais Rialus n’avait jamais été aimé par un être aussi beau et délicat qu’un colibri. Puis une autre idée lui vint, totalement inattendue. Et si ce monde n’était pas fait pour les Acacians, après tout ? Si les Auldeks le méritaient plus qu’eux ? Comme en réponse, Devoth sourit. Pendant une poignée de secondes, Neptos eut la certitude que le chef de clan pouvait lire dans ses pensées. — Tu sais, Rialus le Ligueur, si tu conserves une telle immobilité assez longtemps, mes oiseaux viendront nicher dans ta bouche. Et ce ne serait plaisant ni pour toi ni pour moi. Viens, nous avons à parler. Nous commencerons le voyage avant deux semaines. Il leva la main vers le ciel, et l’oiseau-mouche prit son envol. CHAPITRE QUARANTE-DEUX MENA N’OUBLIERAIT JAMAIS LA CHANSON ÉTRANGE QUE CORINN murmura à Aaden alors que l’enfant gisait inconscient et ensanglanté, par cet après-midi d’horreur. Elle était incapable de s’en remémorer la moindre parole. Elle n’était même pas sûre que ce fussent des paroles. L’ensemble pouvait faire penser à un langage avec une mélodie sous-jacente totalement indescriptible. C’étaient des sons, un souffle et des notes mêlés, qui contenaient plus que la seule voix de Corinn, une musique qui portait en elle mille promesses. Elle en resta complètement interdite. Tous ceux qui y assistaient n’étaient pas moins stupéfaits qu’elle. Un des serviteurs demanda s’ils devaient écarter la reine du garçon, mais Mena secoua la tête pour les en dissuader. Quoi qu’il se passât, qu’il s’agît d’une ode funèbre ou d’un acte de sorcellerie, Corinn avait le droit de chanter. C’était le droit d’une mère. Peut-être celui d’une reine. Quand enfin Corinn se redressa et les laissa prendre soin du prince, les médecins étouffèrent des exclamations de surprise. La blessure au ventre d’Aaden s’était refermée. Sa chemise était trempée de sang, de même que sa peau, mais ils eurent beau chercher, ils ne trouvèrent pas la moindre plaie ouverte. Des hématomes, oui, et une cicatrice blême au niveau du pelvis, sans doute ancienne, mais pas la blessure par dague qu’ils étaient venus soigner. Il n’était pas plus touché qu’après une séance d’entraînement avec son épée de bois. La respiration calme et régulière, il dormait, et son visage était aussi paisible que celui de n’importe quel enfant de son âge qui s’est abandonné au monde des rêves. — Il dormira jusqu’à ce qu’il s’éveille de lui-même, déclara la reine. — Mais, comment… bredouilla l’un des médecins. — Le Dispensateur m’a aidée à le guérir, répondit-elle simplement. Remercions-le. Loué soit-il. Après avoir vérifié de ses propres yeux qu’Aaden ne souffrait d’aucune blessure, Mena chercha sa sœur. Celle-ci quittait déjà les lieux, et Rhrenna trottait derrière elle pour la rattraper. Mena ne les rejoignit qu’à l’entrée du palais. Corinn ne lui accorda pas un regard. Elle marmonna quelque chose sur la nécessité de se laver de tout ce sang, et ce fut tout. Elle laissa sa sœur plantée là, dans le couloir, crasseuse et en sueur. Corinn n’avait même pas posé les yeux sur Elya, ce qui était cruel, car la créature tremblait d’inquiétude. Manifestement, elle redoutait de ne pas en avoir assez fait. Mena revint vers elle et la rassura par des caresses et des paroles murmurées. Elle avait bien agi. Merveilleusement bien. C’était une beauté. Elle avait sauvé Aaden, et Corinn la remercierait dès qu’elle se sentirait mieux. Pourtant, Mena ne s’attendait pas à ce que sa sœur récupérât aussi vite. Plusieurs jours plus tard, Aaden dormait toujours, mais sa mère n’avait plus aucune crainte. Elle sortit de ses appartements aussi sûre d’elle-même et déterminée que la veille des événements. Seul son visage s’était quelque peu aminci et semblait plus anguleux, comme s’il portait la marque de quelques années supplémentaires – peut-être à cause de l’expression fermée qu’elle arborait. Elle convoqua le Conseil de la Reine et exigea que le Sénat d’Alécia envoie des représentants pour savoir exactement ce qui s’était passé et pour recueillir le témoignage de sire Dagon. Elle enchaîna les réunions pendant toute la journée, quittant les militaires pour rencontrer les ambassadeurs. Elle accepta même de se rendre en personne à Alécia, afin de s’exprimer devant les sénateurs et les représentants de tout l’Empire. Elle semblait avoir du temps à consacrer à tout le monde, à l’exception notable de sa sœur. Mena ne put obtenir un moment en tête à tête. Quand elles se voyaient, c’était seulement pour traiter de sujets officiels et en compagnie d’autres personnes. La reine lui assigna pour tâche d’expliquer aux nouvelles recrues les meilleures techniques de combat contre les Numreks, et alla même jusqu’à lui enjoindre d’organiser de fausses batailles dans le stade Carmelia. La princesse ne put s’empêcher de juger l’idée malvenue, car l’endroit lui rappelait immanquablement l’instant horrible où le Numrek avait plongé sa lame dans le ventre d’Aaden, avant de frapper Devlyn – le pauvre garçon. Mais elle obéit et remplit son rôle avec l’aide de Melio. La présence de ce dernier lui fut un réel réconfort, pourtant c’était celle de Corinn qui lui manquait. À l’instar d’Elya, la princesse avait besoin elle aussi de l’approbation de la reine. Sa sœur persistait à l’en priver, sans même le dire ouvertement. Quand Mena lui demanda de la voir en privé juste un instant, Corinn la toisa comme si elle était mentalement retardée. — Bien sûr, nous pouvons nous voir, répondit-elle. Aimerais-tu que je dise aux marchands de Bocoum qu’ils doivent attendre que nous ayons fini de bavarder ? Ils n’ont fait que traverser la Mer Intérieure pour venir me promettre leur aide financière et la libre utilisation de leurs barges pour le transport de nos troupes et leur ravitaillement. Ils sont venus offrir l’aide de leur nation en des moments désespérés, mais si tu tiens à ce qu’ils attendent notre bon vouloir, je le leur dirai. L’autre solution consisterait à discuter toutes les deux un peu plus tard. Laquelle préfères-tu ? Ce n’était pas vraiment une question, évidemment. Mena s’inclina en réponse et se retira sans faire le moindre commentaire. Comment aurait-elle pu soutenir sa position ? Ce qu’elle désirait était intangible, purement émotionnel, une sensation de complicité affective que Corinn était peut-être incapable de lui donner. Par ailleurs, la reine devait jongler simultanément avec tous les aspects de cette nouvelle crise. Par chance, elle lui accorda d’aller voir son neveu aussi souvent qu’elle le voudrait. Mena se rendait souvent au chevet de l’enfant. Cet après-midi-là, après de longues heures de combat et d’instruction dans l’amphithéâtre surchauffé du Carmelia, elle eut envie de rendre visite à Aaden avant de regagner ses appartements. Il dormait toujours, mais elle éprouvait le besoin de se trouver près de lui. Elle pensait qu’au fond de lui-même le garçon était conscient du monde qui l’entourait, et que peut-être il était avide de ces présences qu’il ne pouvait pas réclamer. Il flottait dans l’air les relents évanescents d’un parfum, une odeur musquée qu’elle avait décelée auparavant. Peut-être un noble venu présenter ses respects et offrir quelque cadeau. Plusieurs membres de la cour avaient effectué cette démarche. Corinn réservait cet honneur aux Agnates, et seulement s’ils s’engageaient à ne faire aucun bruit, à observer le prince de loin et à laisser leur présent dans un espace dégagé à cet effet. Il y en avait déjà un tas dans un coin de la chambre. — Mon pauvre chéri… dit Mena en se baissant sans bruit au bord du lit. Il était étendu sur le côté, ses deux mains jointes glissées sous sa joue, dans une posture qui semblait presque délibérée, comme s’il l’avait adoptée pour représenter l’innocence d’un enfant endormi. Elle lui caressa les cheveux, écarta quelques mèches de son front, puis s’assit plus confortablement pour le contempler. Il y avait beaucoup de Corinn dans ses traits, mais aussi beaucoup de son père. Elle ne le voyait pas avec autant d’acuité quand il était éveillé. À présent, grâce à tout ce temps dont elle disposait pour détailler son visage, elle voyait combien Aaden était le fils de deux nations. Elle se demanda si Corinn s’en rendait compte, elle aussi. Mena n’avait jamais rencontré Hanish Mein. Étrange qu’un homme qui avait influencé de façon aussi radicale sa destinée – et qui continuait à le faire – ne se soit jamais trouvé dans la même pièce qu’elle. Elle s’était livrée à ses représentants qui avaient commis l’erreur d’accoster dans l’Archipel de Vumu, et en avait profité pour rentrer dans son monde d’origine, toutes ces années auparavant, juste après avoir traqué et tué la déesse Maeben. Quand elle étudiait de près ce qu’il y avait chez Aaden qui ne venait pas de son ascendance Akaran, c’était Maeander qu’elle voyait en pensée. Les mêmes traits énergiques que son frère ; séduisant, certes, mais dans un style arrogant. Une chance donc que les caractéristiques meines chez Aaden soient adoucies par la beauté tout en courbes de Corinn. Elle ne doutait pas que l’enfant se réveillerait, exactement comme l’avait dit sa sœur. Ce qu’il y avait eu dans ce chant, quel qu’il fût, recélait un pouvoir indéniable, celui de la sorcellerie que Corinn avait apprise. Mais ouvrirait-il les yeux avec le souvenir du moment où le Numrek l’avait trahi ? Verrait-il la dague qui plongeait vers lui, ou cette image lui serait-elle épargnée ? Et avait-il été témoin de ce qui était arrivé à Devlyn ? Mena espérait que non, car elle ne pouvait supporter l’idée qu’il devrait vivre avec cette scène gravée dans sa mémoire, avec la culpabilité qu’il risquerait d’éprouver pour la mort de son ami. — Oublie cet instant, dit-elle. Rien de tout cela n’était ta faute. Devlyn était un garçon courageux. Dis-toi qu’il a péri en tentant de te sauver. C’est ce qu’il voulait. C’est pourquoi l’on gardera de lui l’image d’un guerrier. D’un héros. Je ferai en sorte qu’il en soit ainsi. Et toi aussi, quand tu te seras réveillé. Elle soupira doucement. — Aaden… Elya était magnifique quand elle s’est précipitée à ton secours, le sais-tu ? Tellement féroce dans son amour pour toi. Tu voulais voler avec elle, n’est-ce pas ? Eh bien, tu l’as fait. Elle t’aime tellement qu’elle t’a soulevé du sol et t’a emporté dans les airs, loin du danger. Tu vois, je t’avais bien dit qu’elle avait un faible pour toi. Elle t’en a donné la preuve ! C’est alors qu’elle fit quelque chose qu’elle n’avait pas prévu. Elle se tut un moment, jusqu’à avoir la conviction qu’elle voulait lui révéler son secret. Peut-être que la confidence apporterait de la joie à son esprit endormi, lui serait un réconfort jusqu’à ce qu’il rouvre les yeux. — Elya a un secret… * * * À son retour dans ses appartements, elle trouva Melio qui l’attendait. Il était sur le balcon, penché sur la balustrade, et contemplait le port. Il avait posé une carafe de liqueur citronnée sur le rebord de pierre, à côté de lui, avec deux verres, dont un à moitié plein. — Du nouveau ? fit-il en la couvant d’un regard doux quand elle s’approcha. — Non. Il dort toujours. — C’est peut-être mieux ainsi. J’ai eu du mal à trouver le sommeil depuis l’affrontement avec les Numreks. Trop de soucis. Mena le regarda lui servir un verre qu’elle accepta bien volontiers. — Tu as dormi plus que tu ne t’en es rendu compte, commenta-t-elle avec une pointe d’ironie. Soit c’est la bonne explication, soit tu as beaucoup perfectionné ton imitation d’un ivrogne qui ronfle. — Sois gentille, dit-il en prenant l’air offensé. Il tendit la main pour la décoiffer, mais elle recula la tête juste assez vivement pour lui faire comprendre qu’elle n’était pas d’humeur à badiner. Melio saisit aussitôt le message. Il appuya ses deux coudes sur la pierre de la balustrade et scruta la mer. — Beaucoup de trafic dans le port. Plus d’entrées et de sorties que je n’en ai jamais vu. La police portuaire fait mouiller les bateaux au large pour mieux contrôler le flux. Il lui lança un bref regard pour l’inviter à faire un commentaire. — Hmm. Elle l’observait, elle aussi, mais elle pensait toujours à Aaden. — Mena, Corinn m’a donné des ordres, aujourd’hui. Je vois bien que tu n’es pas au courant. — Quels ordres ? — Elle envoie l’Élite soutenir le général Andeson dans le Teh. Je dois aller rencontrer ses officiers sous peu. Ils ont établi un blocus de la côte, mais c’est la région des collines qui les inquiète vraiment. Si les Numreks l’investissent, ils seront très difficiles à débusquer. Ils pourraient y rester cachés pendant des mois, et nous consacrerions nos ressources militaires à les pourchasser pendant que les Auldeks se mettraient en mouvement – si toutefois c’est ce qui doit réellement se passer. — Et c’est le cas ? Mena répugnait à poser cette question, mais elle ne pouvait faire autrement. Elle avait entendu tant de rumeurs ces derniers jours ! Pourtant, il lui était difficile de croire qu’un peuple vivant si loin d’eux pût représenter une menace. — La reine semble le penser. C’est ce que disent les rapports de la Ligue, et ce sont ses agents qui nous ont apporté la nouvelle. Difficile de ne plus les croire, maintenant. Ils n’en démordent pas, les Auldeks vont nous attaquer et refuseront de négocier, parce que ce n’est plus dans leur intérêt. C’est ce qu’ils faisaient tous, quand tout s’est emballé. Il termina sa phrase d’un ton hésitant, en réaction à la façon dont Mena détournait subitement les yeux. Il la connaissait bien, et parce qu’il la connaissait bien elle savait qu’il l’avait comprise : elle venait de penser à Dariel. Son frère avait participé à cette tentative de négociations. Il avait forcément été affecté par la suite des événements qui s’étaient produits sous ses yeux, et peut-être en avait-il payé le prix de sa vie. Melio tambourina des doigts sur la pierre de la balustrade, avant de reprendre : — En tout cas, c’est un plan solide. En ce qui concerne le Teh, je veux dire. Les Numreks s’y trouvent déjà. Ils sont redevenus nos ennemis. Nous n’avons plus d’autre solution que de les détruire. L’Élite se doit de participer à l’expédition. Et en tant que leur chef, je… — Elle me punit de ne pas avoir mieux pris soin d’Aaden, dit Mena. — Non. Ne dis pas cela. Tu connais ta sœur, commença-t-il avant de balayer ce sujet d’un geste, pour mieux recommencer. Tu sais comment elle fonctionne. Elle est toujours absorbée par les détails. Et ces sujets ont la prédominance. Mena, je doute fort qu’elle t’en veuille. C’est juste qu’elle n’est pas du genre à tenir compte de broutilles telles que les sentiments d’autrui, c’est tout. Elle goûta enfin à la liqueur. Elle y trempa juste les lèvres, d’abord, puis, renversant la tête en arrière, avala tout le contenu du verre d’un seul trait. Elle essuya ses lèvres d’un revers de main et parla comme si elle n’avait pas entendu ce que Melio venait de dire. — Elle pense que j’ai laissé Aaden se faire poignarder. Et elle a raison, j’ai regardé la chose arriver, sans rien faire. — Arrête, Mena ! Il posa son verre et se tourna vers elle. Il posa une main sur son épaule, puis la fit remonter vers le cou et la tête pour les caresser affectueusement. — Je ne vais le redire qu’une seule fois. Personne ne t’en veut. Pas même Corinn. Il se peut qu’elle le pense et qu’elle agisse comme si elle en était convaincue, mais en fait, c’est elle-même qu’elle accuse. C’est elle qui a fait des Numreks sa garde rapprochée. C’est elle qui a confié la sécurité de son fils à ces brutes. Ose prétendre que tu n’as pas toujours su que c’était une erreur de les croire nos alliés. Ils se sont régalés de chair humaine ! À quoi pensait-elle quand elle leur a fait confiance ? Au plaisir qu’elle éprouvait en voyant ses gardes instiller la peur de la mort chez tous les gens qui les voyaient. Elle a aimé être différente et ne faire appel à personne, pas même à sa famille, pour assurer sa protection. Reste ici, tu sais que je ne fais que dire la vérité. Elle la connaît, elle aussi. Mais c’est toi, Mena, qui as fait en sorte qu’Aaden survive. Et Corinn le sait aussi. Ne t’attends pas à ses remerciements avant longtemps, mais elle en est consciente, au plus profond d’elle-même. Melio cessa de lui caresser le cou, uniquement pour pouvoir prendre dans ses deux mains celles de Mena. — Et maintenant, il y a autre chose dont il faut que nous parlions. — Non. Elle savait très exactement à quoi il faisait allusion. Elle le savait parce qu’elle y avait pensé, elle aussi. Il s’était montré patient, et elle avait deviné qu’après la période joyeuse qui avait suivi son retour sur l’île et la magie de la présence d’Elya, il avait été tenaillé par le désir d’aborder le sujet. S’il l’avait fait quelques jours plus tôt, elle n’aurait peut-être pas eu le cœur de refuser. Mais tout était différent aujourd’hui. — Faisons un enfant, dit-il. Cesse d’utiliser cette poudre de plantes et devenons parents. — Pas maintenant. Regarde tout ce qui… — Si, maintenant ! Nous avons attendu assez longtemps. Tu veux réellement me laisser partir pour affronter les Numreks sans que nous ayons au moins essayé ? Et si je ne reviens pas ? Tu t’en laveras les mains ? Elle voulut protester, mais il ne lui en laissa pas le temps. — Et pourquoi n’aurais-je pas le droit d’y penser ? Toi-même, tu y penses déjà. Je déteste cette façon que tu as de te laver après que nous avons fait l’amour. Comme s’il y avait quelque chose de dangereux chez moi. Comme si tu ne voulais rien de moi en toi. Chaque fois que nous faisons l’amour, tu rejettes cette partie de moi qui veut créer la vie en toi. Il laissa tomber ses mains le long de son corps, dans un geste de dégoût qui soulignait l’accusation. Son visage, qui était si parfait quand il souriait, devint un masque crispé de dédain et de frustration. Il était horrible à voir. Alors qu’il reculait, Mena avança vers lui. — Tu viens de me demander de ne pas dire n’importe quoi. Alors ne le fais pas à ton tour. J’ai toujours envie de te sentir en moi. Toujours. Tu es déjà en moi. Là, juste là, au centre de mon être. Elle montra l’endroit en se frappant la poitrine de la pointe des doigts. — Ne viens pas me raconter que le monde devient fou de nouveau, répliqua Melio. Il ne fit rien pour dissimuler le mélange de vulnérabilité, d’amour et de désarroi qui l’habitait. — Tu as toujours une bonne raison. Tu voulais attendre qu’Aaden soit plus grand, pour être sûre qu’il survivrait et serait en bonne santé. C’est très noble de ta part de ne pas vouloir rivaliser avec ta sœur. Bon, Aaden a survécu. Il est en bonne santé et bientôt il se réveillera. C’est lui l’héritier. Elle ne peut quand même pas s’inquiéter que tu aies des enfants. Dis-le-lui, simplement. Jure-lui qu’elle n’a rien à craindre de nous. Je jurerai aussi. Ensuite, tu as prétexté que tu ne pouvais pas avoir d’enfant tant que tu devais combattre les abominations. Très bien. C’est terminé. Et maintenant, tu vas me dire que le monde est une fois encore au bord du chaos ? Que c’est trop dangereux, hein ? « Pas maintenant, Melio. Plus tard. » Des excuses, toujours des excuses, Mena ! Il avait parlé d’un ton cassant, et aussitôt il sembla le regretter. Radouci, il ajouta : — On a toujours besoin d’une nouvelle génération, quelles que soient les circonstances du moment. Nous ne saurons jamais ce que l’avenir nous réserve. Mais moi, je sais ce qu’il y a de sûr et de vrai maintenant. Maintenant, je t’aime et tu m’aimes. Cet amour est un cadeau du Dispensateur, et tu devrais le remercier en faisant quelque chose de ce cadeau. — Non, lâcha Mena. Instantanément elle regretta ce mot, bien qu’elle sût qu’il traduisait le fond de sa pensée. Et ce fut elle qui attira Melio à elle, en passant un bras autour de sa taille, tandis que son autre main en coupe épousait la courbe de sa nuque et pinçait ses cheveux entre les doigts. — Pas maintenant, mais après ce qui nous attend avec les Auldeks. Quand tout sera fini, nous pourrons essayer. — Me-naaaa ! s’écria-t-il, au comble de l’exaspération. Ces choses vitales, l’amour entre deux êtres, les premiers mouvements du bébé dans le ventre de sa mère, elles ne s’arrêtent pas quand les événements le demandent. Ces choses sont la vie, bien plus que les guerres que nous faisons et les monstres que nous abattons. Elle tira sur ses cheveux et l’interrompit. — Écoute. Je vais te faire un serment. Je le jure devant toi et devant le Dispensateur : quand nous nous serons occupés des Numreks et des Auldeks, nous aurons un enfant ensemble. Je le jure. Mais, mon chéri, s’il y a la guerre, je ne pourrai pas rester dans mon coin sans combattre. C’est le seul talent que j’aie à offrir. C’est le seul domaine dans lequel je sois douée, je suis Maeben sur Terre. Je ne peux pas prétendre le contraire. — Ce n’est pas la seule chose que tu aies à offrir, commença Melio, mais il n’alla pas plus loin. Il considéra un moment la jeune femme d’un regard sceptique. — Nous aurons des enfants ensemble. Pas un seul. Nous avons des années de retard à rattraper. — Oui, c’est vrai. Elle le pressa contre elle et enfouit son visage dans le creux de son épaule. Il la laissa ainsi quelques secondes, puis se détacha d’elle. — Regarde-moi dans les yeux, dit-il. Tu le jures sur Maeben aussi ? — Oui. Et en le disant, elle se rendit compte qu’elle était sincère. Elle allait se battre comme jamais encore elle ne s’était battue. Elle donnerait tout ce qu’elle avait, parce que le rêve qu’elle avait maintenant d’une existence paisible restait une excellente raison de combattre. Une seule guerre de plus. Une seule, et certainement le Dispensateur lui permettrait de se reposer. — Tu es mon Vaharinda, lui dit-elle. Tu me donneras beaucoup d’enfants, assez pour peupler la terre. Il laissa enfin apparaître la merveille qu’était son sourire. Tout son visage n’exprima plus que de la joie. — D’accord, Mena, fit-il. J’espère seulement que tu tiendras ta promesse. Moi aussi, pensa-t-elle, et elle tendit les lèvres vers celles de son bien-aimé. Moi aussi. CHAPITRE QUARANTE-TROIS PAR UN MATIN CLAIR, UNE SEMAINE APRÈS LE SOULÈVEMENT des Numreks, Delivegu passa entre les gardes de Marah postés à l’entrée du palais. Il allait le menton relevé, hautain et dédaigneux de leurs regards fixes. À vrai dire, il savourait le moment. L’ascension d’un homme doué pouvait être très rapide. Quand il arriva à l’antichambre des bureaux de la reine, il adopta un comportement plus affable. — Secrétaire, dit-il en dévoilant sa dentition sans défaut, j’ai besoin d’être reçu par la reine. — Je sais, répondit Rhrenna. Vous me l’avez déjà dit. C’est pourquoi je vous ai permis de venir jusqu’ici. Mais avant que vous alliez plus loin, il me faudra savoir pourquoi vous souhaitez vous entretenir avec Sa Majesté. Pourquoi, en effet ? pensa-t-il sans cesser de sourire. — Oh ! c’est une petite chose, mais je pense qu’il lui plaira de l’apprendre. * * * Sa récente capture de Barad le Simple avait valu à Delivegu plus que quelques privilèges. Il était devenu membre officiel du service de la chancellerie du palais. La présence de ce rat de Rialus Neptos lui aurait déplu, mais l’homme était en mission pour un temps indéterminé, s’il n’avait pas déjà péri au loin. Et puis, Neptos n’était pas chancelier en titre. Corinn gardait ses projets si jalousement que bien peu d’indices transitaient par les bureaux de la chancellerie. Et la direction de ce service semblait déterminée à ne rien en révéler au nouveau venu. Dès le premier jour à son poste, il s’était accordé le titre de « chancelier par intérim Delivegu Lemardine », en privé bien sûr. Le temps effacerait la mention « par intérim », et finalement tout serait pour le mieux. Peut-être finirait-il « chancelier et époux de la Reine, à l’érection formidable ». Cette dernière précision était vraie, bien sûr, et pour le reste… bah, on pouvait toujours rêver. Pour assumer sa charge, il s’était vu attribuer un bureau dans un des bâtiments jouxtant l’aile du palais réservée aux services gouvernementaux. Ce n’était certes pas l’endroit le plus convoité. Pour l’atteindre, les documents transmis par le bureau de la chancellerie devaient emprunter plusieurs escaliers, une ruelle sombre, quelques passages souterrains et une rampe fréquentée surtout par les ouvriers et leurs animaux de bât. La puanteur des bêtes lui parvenait par la fenêtre ouverte. Il l’aurait laissée fermée si la pièce n’avait été assombrie la majeure partie de la journée par une grande arche, ce qui la rendait humide. Sa secrétaire était à l’avenant du décor. Elle n’était pas à proprement parler défigurée, car personne, parmi le personnel du palais, n’était affligé de tares physiques comme celles que l’on voit régulièrement chez les gens du commun. Mais il y avait en elle quelque chose de curieusement masculin : des épaules plus larges que la normale, des hanches trop étroites. Sa mâchoire était aussi carrée que celle d’un docker aushénien, sa voix tout aussi bourrue. Il était injuste, peut-être. Elle remplissait son rôle avec efficacité, sans un mot ni un geste inutile. Il aurait préféré avoir sous ses ordres une jolie fille un peu niaise qu’il aurait pu prendre sur son bureau selon sa fantaisie. Le fait que cette femme n’eût rien d’excitant lui semblait constituer un affront personnel. Pis encore, il avait rêvé d’elle plus d’une fois, des rêves dont le caractère sexuel le laissait honteux au réveil. Il s’efforçait de ne pas la regarder, ce qui n’était pas facile dans un espace aussi réduit. Malgré l’activité permanente des lieux, lui-même n’avait pas grand-chose à faire. Par chance, le laissez-passer accompagnant son nouveau poste lui permettait de se promener dans une grande partie du palais. L’aile abritant les bureaux de la reine lui demeurait interdite, de même que les appartements privés des Akarans, qui à eux seuls formaient une petite cité. Pour y accéder, il lui aurait fallu une autorisation spéciale. Mais au final, ces petits désagréments lui importaient peu. Il trouvait matière à passer le temps. Il déambulait dans les cours et les jardins supérieurs, bavardait avec les gardes postés à chaque porte, contemplait les poissons qui poursuivaient le fretin dans les bassins, parcourait les couloirs où il croisait sénateurs, représentants de la Ligue et riches marchands. Tous affichaient la même mine grave. L’inquiétude que leur inspirait le proche avenir de l’Empire pesait sur leur humeur. Pour Delivegu, ce trouble général constituait certes un bémol à sa satisfaction, mais pas au point de gâcher le plaisir que lui procurait sa soudaine promotion. À l’occasion, il badinait avec les dames de la noblesse. Il s’ingéniait à créer des rencontres faussement fortuites, en particulier avec une certaine jeune fille venue de Manil. Elle avait une petite bouche ravissante et était assez jeune pour qu’il soit certain de l’éblouir par ses connaissances en matière de jeux amoureux. Il se distrayait aussi en montant de temps à autre jusqu’aux vieilles ruines d’Édifus. L’exercice était excellent pour ses jambes et son souffle et, par le Dispensateur, quel panorama ! La Mer Intérieure, tout autour de l’île, luisait comme du verre teinté éclairé depuis les profondeurs. La légende racontait que le roi avait été un homme soupçonneux, à la limite de la paranoïa. C’est pourquoi il s’était installé si haut, pour voir dans toutes les directions. Delivegu doutait fort que ce fût là l’unique raison de son choix. S’il décidait de s’installer en un tel endroit, un homme ne pouvait manquer d’être frappé par la splendeur de la vue. Édifus avait su apprécier la beauté des choses, il l’aurait parié. Tout cela ne pouvait masquer la réalité de la situation. La nation affrontait une crise. Une menace très sérieuse. Un nouvel ennemi, et tout ce qui allait avec. Pour cette raison, il s’enfermait dans son bureau pendant quelques heures chaque jour. Il faisait de son mieux pour se tenir au courant des développements survenus dans les échelons supérieurs de la chancellerie, et envoyait de fréquents billets à ses informateurs. Pour récompense de ses efforts, il fut bientôt inondé de documents. Mais on n’attendait pas de lui qu’il les lise et qu’il donne son opinion sur leur contenu, non : il devait les trier, les classer et les ranger, comme s’il n’était qu’un employé subalterne dans une administration quelconque. Il soupçonnait ces caisses de papier jauni d’avoir été vouées à la destruction longtemps avant qu’on ne les lui envoie. Il faillit commettre l’erreur de foncer dans les bureaux de la chancellerie pour se plaindre auprès de ceux qui les occupaient, mais il comprit à-temps que c’était probablement ce qu’ils espéraient de lui. Qu’il se rendît ridicule. Qu’il prouvât qu’il n’était pas digne d’appartenir à l’élite, et qu’il devînt la risée de tous. À l’évidence, son ascension rapide avait déplu à certains de ses nouveaux pairs. Il tint sa langue et entreprit d’examiner avec soin les documents empilés, à la recherche de quelque chose d’utile pour son avancement. Un jour, en fin d’après-midi, il tomba sur une sorte de diagramme, ou peut-être une étude architecturale. Il l’aurait négligée si son regard ne s’était arrêté sur les quelques mots griffonnés dans le coin supérieur du feuillet. Il reconnut immédiatement leur auteur : Rialus Neptos. Des pattes de mouche plus parlantes qu’une signature. Il estimait que l’écriture était révélatrice du caractère d’un homme. C’est d’ailleurs pourquoi la sienne était vigoureuse et envahissante, prenait possession de la page. Il aurait quand même mis le document au rebut si, à cet instant, sa secrétaire n’était entrée dans la pièce pour lui demander s’il avait encore besoin de ses services. Parce qu’il ne voulait pas assombrir un peu plus son humeur déjà maussade en la regardant, il garda les yeux fixés sur le papier en répondant par la négative. Elle voulut savoir si elle devait le débarrasser du tas de documents sur le sol. Il dit que cela pouvait attendre le lendemain. Elle parla encore un peu, et pas une seconde Delivegu ne cessa de contempler le feuillet qu’il tenait. Quand enfin elle prit congé, il se rendit compte qu’il avait peut-être entre les mains quelque chose d’intéressant. C’était un plan de bâtiment vu du dessus. Plus il l’étudiait et plus il avait l’impression d’y voir quelque chose de familier dans la forme des murs extérieurs et cette avancée, là… Oui ! C’était le palais royal, et plus précisément la partie résidentielle du palais. Il remarqua alors la même formule, partie résidentielle du palais, écrite de la main de Rialus. Il approcha une lampe, car les ombres s’épaississaient dans la pièce, et il se concentra sur les lignes et les angles. Il y avait là des équations et des notes d’architecte concernant les projets de rénovation qui s’étaient succédé. Delivegu n’y comprenait pas grand-chose. Cependant, il soupçonnait Rialus Neptos d’avoir ajouté sa propre contribution après tous les autres, et ce pour une bonne raison. Ces morceaux de phrase, ces signes et ces flèches ne pouvaient qu’être des annotations personnelles, d’autant qu’ils nuisaient à la lisibilité du plan et qu’ils n’expliquaient rien. Pour ne rien arranger, Neptos avait biffé après coup une partie de ces mentions. — Je perds mon temps, maugréa Delivegu. Une fois encore, il fut sur le point de jeter le diagramme. Mais si c’était une perte de temps, pourquoi Rialus en avait-il consacré autant à ce document ? Il se remit à l’examiner. Et soudain, la vérité lui apparut : c’était un plan des passages secrets qui truffaient cette partie du palais. Apparemment, nombre d’entre eux étaient désaffectés. Rialus en avait rayé le tracé de traits rageurs. Le chancelier avait-il conservé ce plan sur ordre de la reine, ou à son insu ? Delivegu ne pouvait le déterminer, mais il était clair que Corinn avait fait en sorte de condamner ces passages. — On redoutait quelque perfidie, Votre Majesté ? fit-il à mi-voix. Où est votre confiance, votre foi en vos loyaux serviteurs ? Si elle craignait une traîtrise quelconque, il semblait qu’elle avait fait preuve d’une grande efficacité pour sécuriser l’endroit. Chaque fois qu’il suivait du doigt le tracé d’un passage secret, il arrivait à un cul-de-sac. Du moins, il en fut ainsi jusqu’à ce que… — Ah ! voilà qui est intéressant, murmura Delivegu. Très intéressant. * * * Il se tenait près du mur, à l’extérieur, dans une zone calme du palais. Plus tard, il ne pourrait dire si l’entrée secrète avait été négligée ou si Corinn avait accepté qu’elle reste ouverte. Et, bien sûr, il ne pouvait poser la question. Le tunnel avait probablement été condamné pendant une période, mais on l’avait rouvert quand une nouvelle porte avait été placée dans un espace de rangement jusque-là aveugle. Peut-être la reine ignorait-elle tout de ces modifications. Mais ce n’étaient là que conjectures stériles. L’important était l’existence de ce passage. Comme l’indiquait le plan, il y avait une fente étroite dans le contrefort sud des appartements royaux, une fissure entre deux murs, juste assez large pour permettre à une personne de s’y glisser. C’était très étrange, car quelqu’un pouvait se tenir à quelques pas de là sans voir l’ouverture pour ce qu’elle était. Même quand il passa la tête à l’intérieur, il eut l’impression qu’un mur lui faisait face, comme s’il ne s’agissait que d’un renfoncement. C’était un trompe-l’œil parfait. Très ingénieux, estima Delivegu, admiratif. Il s’aventura dans le passage. Il n’avait pas prévu d’aller très loin. Il voulait juste jeter un coup d’œil et vérifier que l’étroit tunnel le menait bien à l’intérieur du bâtiment. Si c’était le cas, il en ressortirait et réfléchirait à la meilleure façon d’utiliser cette découverte. Telle était son intention, mais la curiosité le poussa toujours plus avant. Il atteignit d’abord l’espace de rangement, puis continua dans l’autre branche du passage, encore plus loin. Les pierres suintaient. L’air confiné sentait le moisi. Quand il déboucha dans un couloir aux murs décorés de tapisseries devant lesquelles s’alignaient des statues, il sut qu’il avait accompli tout ce qu’il lui fallait pour la soirée. Il fit quelques pas, juste pour sentir la douceur du tapis sous ses pieds et emplir ses poumons de l’air parfumé d’encens. Voilà qui était parfait ! L’endroit lui conviendrait très bien. Et ces statues, elles semblaient presque vivantes, avec ces tenues d’anciens guerriers de toutes les provinces de l’Empire. Il en eut le frisson. Il ne pouvait que s’émerveiller du talent de l’artiste, et il s’amusa à fixer du regard ces braves en bois, comme s’il allait les obliger à baisser les yeux. Il en défia même un en duel. Lorsqu’il entendit les voix, sa première réaction ne fut pas la panique. Elles ne résonnaient pas dans ce couloir, mais elles approchaient du coin, là-bas. Il lui suffisait de revenir sur ses pas et de se glisser dans le mur. La fissure par laquelle il était arrivé se trouvait juste… là ? Non, pas là. Le mur était bien solide. Un peu plus loin, après cette table ? Non, là non plus. Les voix étaient celles de deux femmes qui devisaient sur un ton détendu, et qui allaient bientôt tourner à l’angle du couloir. Ici ? Non, rien que la pierre ! Il était incapable de retrouver l’accès au passage secret. Certain que les femmes allaient apparaître d’une seconde à l’autre, il ouvrit la porte la plus proche et entra précipitamment. Alors qu’il traversait la pièce à grandes enjambées, il aperçut un lit et une forme humaine qui l’occupait. Tout en se déplaçant, il surveilla le dormeur pour vérifier qu’il ne se réveillait pas. Ce qu’il vit le fit stopper net. Il revint vers le lit sur la pointe des pieds et regarda mieux. Le prince ! Un instant, il eut la chair de poule. Si on le surprenait dans la chambre d’Aaden… Si le gamin ouvrait les yeux et se mettait à crier… Les deux voix se rapprochaient. Delivegu chercha du regard ce qu’il lui fallait absolument, et très vite : un endroit où se cacher. Il courut à travers la pièce et se glissa derrière les lourds doubles rideaux qui masquaient une des portes-fenêtres. Il avait largement la place de se tenir debout là, sans risquer d’être vu. La porte s’ouvrit et deux servantes entrèrent en discutant de quelque chose que quelqu’un avait fait. Delivegu n’eut pas le temps de saisir le sens de leur échange, car elles s’affairèrent près du lit, prononcèrent quelques mots sur un ton adouci – sans doute à destination du prince toujours endormi –, puis quelqu’un d’autre arriva. Les domestiques l’accueillirent avec déférence. Pendant les secondes suivantes, il épia les déplacements des servantes d’après les menus bruits qu’elles faisaient, probablement en arrangeant la literie du prince. Cela ne dura pas. Il les entendit saluer la troisième personne dans un murmure. La porte s’ouvrit et apparemment elles sortirent. Mais l’autre était restée dans la chambre. — Mon pauvre chéri, dit une voix féminine. Ce n’était pas celle de la reine, pourtant le timbre lui en était familier. Il l’avait déjà entendu. Mais où ? La femme ne lui donna pas l’occasion de le deviner, dans un premier temps. Elle restait silencieuse. Tout d’abord Delivegu se tint le corps raidi, en respirant aussi légèrement qu’il lui était possible, sans s’autoriser le moindre mouvement, mais à mesure que les minutes s’écoulaient il se détendit. Elle va bientôt partir. Elle va bientôt partir. Au bout d’un certain temps, il commença à craindre qu’elle ne se fût assoupie. Mais de temps à autre il percevait un son ténu qui trahissait un mouvement, le craquement léger d’un poids changeant de position sur le lit, un soupir. Il imagina qu’elle caressait la main du garçon et fixait sur son visage un regard inquiet. Il avait de plus en plus envie de découvrir l’identité de cette femme. Une amoureuse, peut-être ? Un gamin de cet âge avait-il déjà des conquêtes ? Bah ! c’est un prince, se dit-il. Il est sans doute courtisé par une meute de jeunes femelles. Et puis le garçon ne manque pas de charme. Eh, Prince, j’espère que tu sauras tirer parti de ton physique dans les années à venir ! Si j’avais ton titre… Oh ! les ravages que j’aurais faits chez les vierges de la nation ! Je préfère ne pas y penser… La femme se mit à parler. Il l’entendait clairement, mais il perdit très vite tout intérêt pour ce qu’elle racontait. Un charabia typiquement féminin où il était question du courage d’un autre enfant, et du dragon qui aimait tant le prince. Il écoutait d’une oreille distraite, jusqu’à ce qu’elle dise quelque chose qui retint toute son attention. — Elya a un secret… La phrase suffit à Delivegu pour reconnaître la voix. La princesse Mena, celle qui était arrivée sur le dos d’un dragon, en était descendue et s’était adressée à la reine avec une décontraction ahurissante, lors du banquet de la Lune de Sang. — Tu ne dois le dire à personne. Il faut que tu promettes. Je suis sérieuse. Promets-le. Silence pendant un moment. Delivegu s’imagina écartant le rideau, intervenant pour faire remarquer que le garçon était inconscient. Si tu attends une réponse, tu risques de rester là un bout de temps, Princesse… — Très bien. Puisque tu as promis… Quelques autres mots qu’il ne put saisir, puis : — Tu ne peux même pas en parler à ta mère. Delivegu tendit l’oreille pour ne rien rater de la suite. — Elle ne comprendrait pas. Elle… bah, ce n’est pas facile d’assumer de telles responsabilités. C’est une charge qui rend plus dur, plus sceptique, toujours à la recherche du mal qui se dissimule derrière le bien apparent. Parfois j’ai l’impression que plus on cherche et plus on trouve. Plus tu creuses et plus tu crées ce que tu redoutes. La princesse dit encore quelque chose dans un soupir. Elle avait dû baisser la tête et jurer dans sa main, peut-être parce qu’elle n’aimait pas la direction que prenait son propre discours. Delivegu évaluait déjà ce qu’il venait d’apprendre. Quelques remarques critiques adressées à un enfant endormi, valeur : nulle. Allez, Princesse, donne-nous un peu plus. — Toi seul le sauras, dit Mena. Elya a pondu des œufs. Quatre. Tu adorerais les prendre dans tes mains, j’en suis sûre ! Et tu le feras. Dès que tu seras remis, tu viendras dans mes appartements et je te les montrerai. * * * Ce fut le coup de chance qui mena Delivegu dans les bureaux de la reine. Il se tenait devant Rhrenna, tellement content de sa bonne fortune qu’il n’éprouvait aucune urgence à lui répondre. Il ne décrirait pas les circonstances de sa découverte en détail, pas plus qu’il n’expliquerait les difficultés qu’il avait eues pour ressortir du palais plus tard cette nuit-là. Mais il était prêt à révéler l’information qu’il affirmerait avoir glanée auprès de ses « sources » toujours très fiables. Il serait facile d’impliquer une des servantes de Mena qui aurait pu voir les œufs par le plus grand des hasards, et en aurait parlé à quelqu’un d’autre, laquelle personne l’aurait dit à… ce genre de choses. — Pour quelle raison sollicitez-vous une audience auprès de la reine ? demanda la secrétaire pour la troisième fois consécutive. Elle se répétait de la même voix sèche, et son regard gris était toujours aussi froid, mais Delivegu ne s’en laissait pas conter aussi aisément. Son sourire était un croissant qui ne faiblissait pas, et son talent pour parler en même temps le résultat d’une longue pratique. — Rhrenna, maintenant que je suis un homme de haut rang, je me sens enclin à l’audace. Quand consentirez-vous à mieux me connaître, ma chère ? Intimement, s’entend. Juste vous et moi. Avec un peu de vin, peut-être, et des mets raffinés que nous savourerions dans un endroit confortable et discret ? Vous voyez ce que je veux dire… Rhrenna le dévisagea pendant quelques secondes avant de répondre. — Votre question n’est-elle pas plutôt destinée à la reine ? — Ah… Il ne s’attendait pas à cette repartie. Il en fut déstabilisé un instant, et il se demanda si la réaction de la Meine n’indiquait pas que la reine lui en avait parlé, ou que la secrétaire sentait Corinn réceptive à cette éventualité. — Ah… quel homme pourrait nier que Son Altesse est d’une grande beauté ? Pas moi, certes non. Mais la reine ne s’intéresse sûrement pas à moi… Il avait donné à la phrase la tonalité d’une interrogation implicite. La réponse de Rhrenna fut plus franche qu’il ne le souhaitait. — Vous n’avez pas l’ombre d’une chance avec elle. Profitez de vos pensées lubriques en privé, Delivegu. C’est la seule façon pour vous de trouver quelque satisfaction. Je ne dis pas cela pour vous insulter, cependant. D’après moi, c’est simplement qu’aucun homme, à l’exception d’Aaden, quand il sera adulte, ne pourra jamais toucher le cœur de la reine. — Et vous, alors ? Vous accepteriez de m’essayer ? — « Vous essayer » ? s’esclaffa Rhrenna. Vous êtes un vrai charmeur, Delivegu. Vous essayer… Elle se tourna et reprit l’examen des documents qui encombraient son bureau. Eh bien, tout ne se déroulait pas si bien, se dit-il. Il préparait une remarque spirituelle, quelque chose qui contrerait la Meine et lui prouverait qu’elle n’avait pas réussi à le vexer, quand elle reprit la parole. — Oui, j’imagine que je pourrais vous essayer, admit-elle, et elle leva les yeux vers lui. Je trouve que vous sentez plutôt bon. Jamais la mention de son odeur corporelle n’avait été aussi revigorante pour son entrejambe. Mais elle ne lui laissa pas le temps de s’appesantir sur le sujet. — Une dernière fois, fit-elle en reprenant un ton officiel, pour quelle raison sollicitez-vous une audience auprès de la reine ? Si vous ne répondez pas maintenant, vous pouvez partir. Elle aime changer de sujet, celle-là. D’accord. Je ne vais pas me plaindre. En réalité, Delivegu se retenait pour ne pas ronronner de plaisir. — Une fois encore, j’ai des informations pour elle. Des nouvelles qu’elle trouvera très, très intéressantes. J’ai appris que quelque chose d’important va bientôt… éclore. Quatre choses, en fait. Quatre choses que quelqu’un lui a cachées. CHAPITRE QUARANTE-QUATRE C’ÉTAIT UN INSTRUMENT DÉLICAT, FIN ET ASTUCIEUX DE CONCEPTION, avec une extrémité lestée et en forme de poignée, l’autre se terminant par une pointe d’aiguille noircie. Dès qu’il avait posé le regard sur l’objet, Dariel avait su ce que c’était. Il avait passé ces derniers jours à étudier des cartes grossières du littoral de l’Ushen Brae, à exercer son corps et à expliquer les bases de la navigation et certains termes à Tunnel, Skylene et ceux qui constitueraient son équipage, mais ils étaient maintenant arrivés à la dernière étape de sa préparation. Ensuite, sa mission débuterait. — Alors… Tu es sérieuse ? Tu veux vraiment me tatouer ? Les yeux de Mór s’étrécirent. — Sans ces marques, tout le monde te remarquera, et tu passeras pour un monstre parmi les Êtres. Dariel n’apprécia pas particulièrement ce commentaire. Mais Mór le regardait bien en face, et il ne vit aucune trace d’humour sur ses traits félins. — Un monstre, oui, c’est ce que j’ai dit. Ou un dégénéré. En te voyant, d’autres penseront que tu n’es qu’un gamin qui n’a rien fait de sa vie. Un être indigne. Sans les marques de l’appartenance, rien de ce que tu pourras dire ne les fera changer d’avis. Et puis, au naturel ton visage proclame que tu es de sang acacian. Ce qui pourrait signifier ta mort parmi les Êtres. — Et si l’on se contentait de dessiner quelques taches, par exemple ? Avec un stylet et de l’encre ? — On te l’a déjà expliqué, j’en suis sûre. Si les Enfants Divins t’interrogeaient, ils découvriraient immédiatement ce maquillage. Non, ton destin t’a mené ici, tout comme le mien m’a menée ici. Les tatouages doivent être vrais. — Pourquoi ai-je le sentiment que tu vas prendre plaisir à me les faire ? demanda Dariel avec un sourire narquois. — Parce que c’est douloureux, c’est ce que tu veux dire ? répondit-elle avec une innocence malicieuse qu’il ne lui avait encore jamais vue. Dariel Akaran, le jour où je voudrai que tu souffres, ce ne sera pas avec une épingle. Je trouverai l’instrument adéquat pour que tu aies mal. Fais-moi confiance. Je n’en doute pas, pensa Dariel. Je n’en doute pas un instant. Je porte encore les traces de notre première entrevue, tu te souviens ? Elle continuait de parler, et il s’efforça de ne pas trop sourire. Il n’aurait pas dû être content de ce qui allait lui arriver, d’ailleurs. La séance de tatouage allait être douloureuse, et son résultat serait permanent. Qu’en penserait Corinn quand elle le reverrait ? Si un jour ils avaient la chance de se revoir… Jamais sa sœur ne comprendrait ni n’approuverait une chose pareille. À ses yeux, ce serait une capitulation, une soumission et une dégradation de sa stature en tant que prince acacian. Elle s’attendait à ce qu’il les soumette tous et leur fasse exécuter toutes ses volontés. Cette pensée le fit presque rire. Il avait commandé beaucoup de gens, dans divers rôles – en tant qu’Akaran et en tant que pirate des îles du Lointain –, mais la situation actuelle était très différente, d’une façon que Corinn ne pourrait jamais appréhender. Le Monde Connu lui paraissait de plus en plus éloigné. Non seulement en terme de distance, mais aussi par l’importance décroissante qu’il avait sur ses pensées. Alors qu’il parlait avec Tunnel, Skylene et les autres, entraîné dans l’horreur et l’immensité de l’Ushen Brae, Dariel devait fournir un effort réel pour se concentrer sur son pays natal. Acacia était en danger, il le savait. L’assaut des Auldeks était maintenant imminent. Pour lui, l’ampleur de la menace restait assez vague, mais il s’efforçait de ne pas l’oublier et de se souvenir de Corinn, Mena, Wren et de tous ses compagnons pirates, ainsi que de tous les gens simples qu’il avait connus et appris à apprécier quand il travaillait sur ses projets de reconstruction. Ils étaient importants pour lui. Il fallait qu’il revienne vers eux. — Ce sera ton sauf-conduit temporaire, lui dit Mór. Même si les marques, elles, seront définitives. Tu peux quand même décevoir nos espoirs, Prince Dariel, mais on m’a dit de t’accorder le temps et la liberté d’être parmi nous. C’est une chance à ne pas rater. Après une pause, elle ajouta : — J’espère que tu sauras la saisir. Daniel répondit d’un hochement de tête. Il n’avait jamais été très doué pour le mensonge, et c’était le mieux qu’il pût faire pour exprimer sa détermination. À dire vrai, il avait accepté la mission que Mór lui proposait pour des raisons assez personnelles. Oui, il ferait partie de la petite équipe envoyée pour voler un navire du Lothan Aklun. On en avait repéré un amarré à l’extrémité sud du quartier des entrepôts. La Ligue n’avait pas encore remarqué sa présence là, sans doute à cause des nombreux récifs qui interdisaient l’accès de cette zone par la haute mer. Dariel allait prouver qu’il était toujours le pirate intrépide qu’il se targuait d’avoir été. Il prendrait les commandes de ce bateau. Il le piloterait vers le sud et une région marécageuse appelée Sumerled, où ils échoueraient le vaisseau avant de l’incendier afin que la Ligue ne s’en empare pas, mais surtout pour libérer les âmes qui le propulsaient. Dariel avait accepté la mission sans barguigner. Et il s’était promis de fuir dans ce navire à la moindre occasion. Il ignorait s’il parviendrait à faire fonctionner le bâtiment du Lothan Aklun, et il se rendait compte que les autres en savaient si peu sur la mer qu’ils lui prêtaient des connaissances et un savoir-faire très exagérés. Mais il n’avait pas le choix. Il tenterait sa chance. Il franchirait les Flots Gris à son bord s’il le fallait, ou bien il suivrait le littoral en direction du nord pour ensuite s’ouvrir un chemin à travers les Champs de Glace. Il réglerait les détails plus tard, mais c’était sans doute là sa meilleure opportunité de rentrer chez lui. Et il n’entendait pas passer à côté. — Quel totem adopteras-tu ? demanda Mór qui disposait les instruments sur une petite table. — Celui qu’à ton avis je mérite, dit-il. — Je ne sais pas ce que tu mérites. — Si je pouvais décider, ce serait le visage d’un shivith. Tacheté, comme le tien. — Tu plaisantes ? lâcha-t-elle en lui décochant un regard acéré. — Non. Il savait que cela pouvait paraître étrange, et il ne doutait pas que les gens le dévisageraient dans le Monde Connu, cependant, pour une fois, il pouvait répondre en toute sincérité. — Je trouve l’effet des plus plaisants. Je ne suis pas encore prêt à porter ces moustaches métalliques, merci. Quelques taches, en revanche… si elles sont semblables aux tiennes, ce pourrait être intéressant. Cela dit, si mon choix t’offense, trouve-moi un autre totem. Ou… quelqu’un peut me tatouer à ta place. Au lieu de le regarder, Mór ferma les yeux durant de longues secondes. — Comme tu voudras. Et je vais le faire moi-même. Elle prit l’aiguille dans une main, un petit bol d’encre noire coincé entre les doigts de l’autre, et se tourna vers lui. — L’opération va être douloureuse, mais la douleur est passagère. Seul notre héritage perdure. Viens t’asseoir face à moi. Il va nous falloir un certain temps. Dariel suivit ses directives. Elle avait dit vrai. Le tatouage faisait très mal. Et il prit très longtemps. Chaque moment de souffrance était néanmoins adouci par la proximité du corps de Mór, son odeur et ces instants fugaces où elle l’effleurait du coude ou du poignet, de la hanche ou de la poitrine. Il essaya de se remémorer Wren, mais cela lui fut difficile. Quand il imaginait son visage, il le voyait couvert de tatouages impossibles à distinguer de ceux de Mór. Toutes deux étaient natives du nord de la Candovie, après tout. Par le Dispensateur, il ne parvenait plus à les différencier… — Je suis désolé, dit-il alors qu’elle travaillait avec application, à propos… des gens qui ne peuvent pas avoir d’enfants. J’ignorais. Nous aurions dû nous renseigner. Nous aurions dû exiger de connaître les crimes perpétrés pour notre bénéfice. Je suis vraiment navré que nous ne l’ayons pas fait. Les choses seraient différentes si nous n’avions pas commis cette faute. À la façon dont elle s’interrompit, il était évident que Mór réfléchissait à ce qu’il venait de dire. Mais sa seule réponse fut de recommencer à lui percer la peau. — Voilà, dit-elle enfin. Elle ramassa la serviette tachée de sang qu’elle avait utilisée pendant toute la procédure, la mouilla dans un liquide et s’en servit pour lui nettoyer le visage. Malgré lui, Dariel tressaillit à chaque contact : le liquide piquait. La jeune femme recula d’un pas, posa l’aiguille de torture et contempla son œuvre. Elle eut un sourire, mais pas celui, charmeur, que Dariel aurait aimé voir. — Alors, ça t’amuse ? demanda-t-il. Elle rit, puis elle lui tendit un miroir. — Peut-être vaut-il mieux que tu t’en rendes compte par toi-même. Vois à quoi tu ressembles, maintenant et à jamais. Dariel prit le miroir. Il le tourna vers lui. Il s’attendait à découvrir le visage d’un étranger. Celui d’une bête, peut-être. Quelque chose de dérangeant, d’effrayant. Il s’attendait à être abasourdi et révolté à l’idée de la permanence de son aspect. Il ne le fut pas. En fait… — Alors, qu’en penses-tu, Akaran ? — Je pense que je ferai un shivith très acceptable, dit-il, exprimant sa pensée à voix haute. Mór se racla la gorge. — Nous verrons. * * * En fin d’après-midi, le lendemain, il accompagna un groupe de dix personnes. Plus aucun lien ne l’entravait, et il suivait la silhouette mince de Skylene dans le labyrinthe des passages souterrains où il vivait depuis déjà des semaines. Cette fois, ce n’était pas pour changer de cellule. Ils arrivèrent assez vite à une porte, l’ouvrirent et sortirent à l’air libre. Immédiatement, il tourna son regard vers le champ qui s’étendait à côté d’eux. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas vu un terrain découvert depuis le niveau du sol. Au-dessus d’eux, le ciel paraissait menaçant. Des rangs de plantes inconnues – une sorte de buisson de la taille d’un homme aux longues branches terminées par un bouton gros comme un poing – semblaient avancer vers eux comme des soldats alignés. Il cligna des yeux et il lui fallut quelques secondes pour avoir confirmation qu’ils étaient immobiles, mais un instant plus tard il détecta un mouvement dans un autre secteur. Le mur au-dessus de lui était animé d’un frémissement répugnant et presque surnaturel. Au premier regard, Dariel sentit sa peau se hérisser. Il se figea et leva les yeux vers… il aurait eu du mal à dire ce que c’était. L’intégralité de la haute structure donnait l’impression de grouiller de membres. C’étaient de longs tentacules épineux dont beaucoup dépassaient dix coudées de longueur, qui se tendaient, colorés d’un vert teinté d’orange par la lumière du crépuscule. Il crut que les créatures allaient se précipiter sur lui, l’arracher du sol et le mettre en pièces. Il en eut le souffle coupé. — Qu’est-ce que c’est ? réussit-il à demander. Tunnel suivit la direction de son regard sans manifester d’émoi particulier. — Des plantes. Vous n’avez pas de plantes, là-bas ? — Rien de comparable… — Ne t’inquiète pas, elles ne vont pas te manger. Celles qu’on trouve à l’intérieur pourraient te dévorer, oui, mais pas celles-là. Viens. Ils longèrent le mur sans être importunés par les membres végétaux qui se tortillaient. Dariel restait près des autres et essayait d’imiter leur comportement, sans trop de succès. Ils contournèrent des bâtiments, traversèrent des champs au pas de course et pendant un moment grimpèrent sur les toits. Dariel devait se concentrer sur le placement de ses pieds et ses mains pour ne pas se laisser distancer, mais il eut le temps de jeter de rapides coups d’œil alentour et de découvrir Avina. La cité était immense. Infinie, semblait-il. Des bâtisses se dressaient aussi loin que portât le regard. Et il y avait beaucoup d’autres villes comme celle-ci, lui avaient-ils dit. Elles n’occupaient d’ailleurs qu’une petite fraction des terres de l’Ushen Brae. Tunnel lui avait assuré que, dans ce pays, les montagnes se dressaient au centre de lacs majestueux et que la jungle allait d’un bout à l’autre de l’horizon, peuplée d’insectes de la taille d’antoks et d’oiseaux toujours en vol qui chassaient les Êtres Libres en meutes, comme des loups. Il avait évoqué des régions arctiques où rôdaient les lions des neiges et les ours blancs. Il y avait aussi des créatures si féroces que les Auldeks eux-mêmes en avaient peur, des bêtes aux mâchoires puissantes ou aux rostres bardés de dards qui pouvaient leur ôter toutes leurs vies en même temps. Ces animaux, avait expliqué le géant à peau grise, étaient la raison pour laquelle les Auldeks avaient bâti leurs cités le long des côtes, même s’ils tournaient le dos à la mer. Tunnel reconnut qu’il n’avait encore jamais vu une seule de ces merveilles, ou de ces horreurs, mais qu’il espérait bien en découvrir un jour. Dariel dut admettre que cette description semblait excitante et dangereuse, et qu’elle avait tout ce qu’il fallait pour émoustiller son imagination d’aventurier. Par deux fois, le groupe dut se scinder afin d’emprunter des rues grouillantes de monde. La première fois, le prince marcha à côté de Tunnel, la seconde derrière un membre du clan de Wrathic nommé Birké. Celui-ci ne présentait aucun tatouage visible ; en revanche, il affichait ses accointances avec le loup de son totem par l’épaisse fourrure qui recouvrait ses joues et son front. Il avait également des canines si grandes qu’elles dépassaient de ses lèvres, même quand il gardait la bouche fermée. Elles semblaient absolument naturelles. Lorsqu’il souriait – ce qu’il fit en voyant les nouveaux tatouages faciaux de Dariel, et quand ils rejoignirent le groupe dans l’ombre d’une ruelle –, il était tout à la fois terrifiant et comique. Dariel songea que ce jeune homme pourrait devenir un ami, si tant est qu’on lui autorisât ce luxe. Le soleil s’était couché et les ténèbres avaient envahi le ciel quand ils se rassemblèrent au coin d’un entrepôt. Dariel sentait l’odeur de la mer. Elle était toute proche, à un mur de distance peut-être. Elle avait pour lui le parfum de la liberté. Skylene envoya Birké et un autre homme en éclaireurs, pour reconnaître la dernière partie de leur trajet. Les autres attendirent. Dariel se trouvait à côté de Skylene. Elle se tenait plus près de lui qu’il n’était nécessaire. Il savait pourquoi. Elle examinait ses tatouages. — Je ne m’habitue pas à te voir ainsi, dit-elle. Tu ressembles à l’un d’entre nous. Mais comme nous avons parlé longtemps ensemble je sais que tu n’es pas… — Peut-être que je deviens l’un d’entre vous, l’interrompit-il. Son visage était encore douloureux, et il avait l’impression que le seul regard de la jeune femme ravivait sa souffrance. — Laissez-moi au moins essayer. Skylene ne le quittait pas des yeux. — Mór a dû apprécier de travailler sur toi. Est-ce qu’elle a rendu la chose pénible ? — Qu’est-ce que tu veux dire ? Bien sûr que j’ai mal ! Skylene sourit. — Tu n’auras plus mal si tu mâches la racine du kenvu. Elle insensibilise la peau. D’un doigt elle effleura une tache sur son visage. — Elle rend les marques indolores. Elle ne t’en a pas parlé ? — Non, elle n’en a pas parlé, répliqua Dariel avec irritation. Qu’est-ce qui ne va pas chez elle, à la fin ? Est-ce qu’elle prend simplement du plaisir à me voir souffrir ? Elle me gifle, elle me griffe, elle me torture avec des aiguilles. Elle m’insulte à la moindre occasion. Elle se comporte toujours de la sorte ? Avec les autres ? — Mór est un Être Libre depuis de nombreuses années, dit Skylene. Ne te méprends pas sur son compte. Je n’ai jamais connu quelqu’un qui ait un cœur aussi gros. Son problème n’est pas la cruauté, c’est qu’elle aime trop, qu’elle est excessive dans ses affections. Il lui manque la moitié de son… Elle se tut, secoua la tête et dit d’un ton plus léger : — Bref, elle n’aime pas faire du mal, à qui que ce soit. En fait, je crois qu’elle t’apprécie plutôt. — Dis-lui, intervint Tunnel. Skylene lui lança un regard dur. — Nous en parlerons plus tard. — S’il te plaît, dit Dariel. Dis-moi. Qu’est-ce que je ne sais pas sur elle ? — Ah… Mór ne veut rien pour elle-même, à part une chose… dit Skylene, qui dut se forcer pour terminer. Elle avait un frère. Un jumeau prénommé Ravi. Ils ont été enlevés ensemble, mais on les a séparés à leur arrivée dans l’Ushen Brae. — Et donc… elle le recherche ? — D’une certaine façon, oui. Il n’est pas devenu esclave. Il a été dévoré. Son âme lui a été volée et donnée à un Auldek. Mór veut le retrouver. Je ne sais pas ce qu’elle pense pouvoir faire. Elle ne le sait pas non plus, à mon avis. Mais c’étaient des jumeaux. Tu comprends ? Ils étaient ensemble dans le ventre de leur mère. Ce sont les deux moitiés d’une seule et même entité. Elle peut sentir qu’il est toujours présent quelque part. Même s’il vit dans le corps de l’Auldek, elle veut affronter l’hôte… peut-être pour libérer son frère. Bon, assez perdu de temps. Allons-y. Voilà Birké. Il ne faut pas traîner. Elle désigna la silhouette qui venait d’apparaître à l’autre angle de l’entrepôt et qui leur faisait signe. La voie était libre, du moins temporairement, sans aucun Enfant Divin en patrouille. Dariel ne posa pas d’autre question. Il suivit Skylene, Tunnel et les autres derrière lui. Le reste du trajet fut bref. Ils parcoururent un couloir sombre, puis traversèrent un autre entrepôt encombré d’un bric-à-brac indéfini, et arrivèrent enfin sur un quai. L’air salin était un délice. Dariel en emplit ses poumons et s’abandonna à la caresse de la brise sur son visage. Ces sensations lui firent immédiatement penser à Val, l’homme qu’il avait rencontré dans les sous-sols du palais où il alimentait les chaudières et qui plus tard l’avait sauvé de la mort en le retrouvant dans une cabane isolée, en pleine montagne. Val l’avait emmené avec lui, il avait fait du prince un pirate, et il lui avait appris à aimer la mer. Son second père. Au-delà de la jetée, la mer était agitée, noire et bouillonnante. Il discerna les formes déchiquetées d’écueils proches de la plage, sur lesquels venait se fracasser le ressac. Des jets d’écume blanchâtre apparaissaient à intervalles réguliers, fantômes éphémères et signes de danger. Parfait, se dit Dariel. Exactement comme je l’aime. Exactement comme Val l’aurait aimée. Sauvage. — Dariel ! Viens voir. C’était Tunnel qui l’appelait depuis l’extrémité du quai. Il le rejoignit au trot et regarda l’eau en contrebas. Là, amarré à une plateforme située au niveau de la mer, se trouvait un bateau très particulier, similaire au clipper sans voiles qu’il avait vu fendre les eaux à côté de l’Ambregris, au large des îles de la Barrière. Il descendit la rampe dans sa direction tout en admirant ses lignes, qui étaient très pures. Bas sur l’eau, il était recouvert de ce revêtement spécifique aux unités de la Ligue. Il mesurait plus de quarante coudées de long, mais il était plus étroit que n’importe quel navire de haute mer que Dariel eût jamais vu. Une flèche flottante. La barre était placée dans une structure surélevée et à demi fermée, à l’arrière. Les autres l’attendaient à côté du navire, bras ballants et apparemment perdus. Après tout, c’était la spécialité de Dariel. Pour le moment, il n’avait aucune idée de la manière dont fonctionnait ce bateau, mais qu’importe ! Spratling était capable de piloter n’importe quelle embarcation, même une bizarrerie dépourvue de toute voilure. Enfin, il l’espérait… Il prit une profonde inspiration et bondit pour franchir le vide entre la coque et le quai. Mais ce qui débuta par un mouvement gracieux ne se termina pas aussi élégamment. Ses sandales dérapèrent sur la surface lisse du pont, et il passa quelques secondes à effectuer une danse chaotique, comme s’il s’était reçu sur de la glace sans s’y attendre. Il réussit de justesse à se mettre sur les mains et les genoux. Il resta ainsi, le souffle court. Les autres l’observaient, perplexes et assez inquiets. — C’est glissant, expliqua-t-il. Skylene ferma un œil à demi et haussa l’autre sourcil. — Hmmm. Dariel avait déjà fait l’expérience de ces surfaces traîtresses sur d’autres vaisseaux de la Ligue, le navire de guerre de sire Fen, le Rayfin et plus récemment l’Ambregris. Le revêtement de celui-là semblait encore plus glissant. Il se souvint alors que les matelots de l’Ambregris travaillaient pieds nus. Il s’assit et ôta ses sandales, puis se redressa et se tint debout. C’était nettement mieux. Sa peau collait au revêtement beaucoup mieux que le cuir. Il avait presque l’impression de pouvoir pincer le pont avec ses orteils. Il se tourna vers les Êtres Libres qui le regardaient toujours et dit d’un ton presque impatient : — Allez. Déchaussez-vous et montez à bord. Une fois à l’intérieur du poste de pilotage, quelques instants plus tard, Dariel saisit la barre. — Qu’est-ce qui propulse ce bateau ? Birké se tenait à côté de lui, plus loup que jamais, mais un loup totalement dérouté. — Que veux-tu dire ? demanda-t-il. — Eh bien… sur les bateaux que je connais, on se sert de voiles et du vent pour avancer sur l’eau. Ou bien on a recours à des rames. Tu saisis ? Il doit exister quelque chose qui procure la puissance nécessaire, mais ici il n’y a rien d’autre que la barre. Il regarda celle-ci fixement, comme si cette explication le laissait encore plus perplexe. — Le vent ? fit Birké. Ses lèvres se retroussèrent, dévoilant ses crocs. Il paraissait trouver le concept résolument barbare. Il fit un geste pour attirer l’attention de Tunnel, puis se tourna de nouveau vers le prince. — Le vent ? Mais non ! La puissance se trouve dans le bateau. Il te suffit de penser à ce que tu veux qu’il fasse. — Penser ? Sois sérieux ! — Quoi ? s’enquit Tunnel qui approchait. Le géant venait de positionner les autres pour larguer les amarres. Birké lui expliqua le problème en auldek, avec force gestes en direction du prince. Tunnel lui répondit et se campa devant Dariel. — Tu es un pirate, oui ? Alors agis en pirate ! Tu tiens la barre et tu pilotes ce bateau. Dariel n’eut même pas le temps de protester. — Il y a des âmes à l’intérieur, poursuivit le colosse. Tu entres en contact avec elles et tu pilotes ! Je sais que tu y arriveras. Il avait ajouté la dernière phrase sur un ton nonchalant. Il tourna les talons et emmena Birké avec lui. Seul, avec la sensation du navire qui oscillait sous lui, Dariel se rendit compte que l’amarre de proue venait d’être larguée. L’avant commençait déjà à s’écarter du quai. Ces gens ne connaissent rien aux Bateaux ! Ils croient qu’un navire se déplace par la seule volonté du pilote ? Cette mission est ridicule, et j’en suis le capitaine. Le capitaine… — Et si on attendait les ordres du capitaine, hein ? cria-t-il. Quelques-uns des Êtres le regardèrent sans comprendre. Dariel eut un geste résigné, qui apparemment fut interprété comme le signal de larguer les autres amarres. Avant qu’il puisse les en empêcher, le navire était libre et attiré par la marée descendante. Regardant par-dessus son épaule, il aperçut les dents inégales des écueils, qui n’avaient plus rien d’excitant. Elles étaient devenues terrifiantes. Il jura à voix basse puis très fort, pour que tout le monde en profite. Ils allaient être drossés contre les rochers, fin de la mission et fin de ses espoirs d’évasion ! Comment la chose avait-elle pu se produire aussi rapidement ? — Je n’ai jamais dit de larguer les amarres ! s’emporta-t-il. Mais c’était une réaction futile. Son « équipage » était trop occupé à éviter de glisser et de tomber à l’eau, surtout quand le ressac se mit à les secouer plus rudement. Simplement penser ! Piloter le bateau par la pensée ? Il agrippait toujours la barre à deux mains, en tirant dessus comme s’il voulait l’arracher de son axe. Le matériau qu’il ne pouvait identifier s’était mis à bourdonner sous ses paumes. Il faillit lâcher prise, mais ses mains ne voulaient plus lâcher la barre. Ou plutôt, la barre les retenait. Il aurait pu les décoller d’une saccade, il en était sûr. Ce qu’il éprouvait était comparable à une attraction diffuse. Le navire attendait qu’il agisse. — Par le Dispensateur… marmonna-t-il. Le navire attendait qu’il agisse ! Ce qui allait le propulser ne se trouvait pas dans l’air en mouvement ni dans le battement de rames. C’était dans le vaisseau lui-même ! Il le sentait avec une telle netteté que le bateau aurait tout aussi bien pu le lui avoir expliqué par des mots. Tunnel était debout sur le pont, trempé par les embruns de la houle, bras écartés pour conserver l’équilibre, ou peut-être menacer le pilote récalcitrant. — Daarrriiiieeeeel ! rugit-il. Manœuvre-le ! C’était l’aiguillon dont le prince avait besoin. Sans lâcher la barre, il regarda autour de lui. Ils étaient presque sur les écueils. Ils chevauchaient une vague ramenée si violemment vers le large que dans quelques secondes la poupe allait s’écraser contre les rochers avec une force titanesque. Dariel imagina la proue du navire qui fendait l’eau devant elle. Sa tête eut un brusque mouvement de recul quand le vaisseau bondit en avant. Pendant une fraction de seconde, il crut que c’était la force de l’impact, juste avant de comprendre qu’ils n’avaient pas touché les écueils. Le bateau s’éloignait des rochers à une vitesse qui le laissa pantois. Il se remit en position juste à temps pour tourner la barre vers tribord, et il évita de justesse que la coque ne percute la jetée. Les Êtres roulaient et glissaient sur le pont, cherchant désespérément quelque chose à quoi s’agripper. Tous sauf Tunnel, qui réussissait à rester debout. Il sourit de joie et tonna : — Daarrriiiieeeeel ! Rhuin Fá ! Rhuin Fá ! Les quelques minutes suivantes furent parmi les plus éprouvantes de son existence. Le navire était une merveille, oui, mais le prince n’exerçait qu’un contrôle très réduit sur lui. Il répondait à ses pensées, mais Dariel avait du mal à penser continuellement. Qu’il laisse son attention s’égarer un instant et ils risquaient de foncer sur des écueils. Il allait crier des ordres quand il se rendit compte qu’il tenait entre ses mains toutes les commandes dont il avait besoin. Tout aurait dû être très facile, pourtant il faillit couler le navire une dizaine de fois avant qu’ils ne sortent de la zone dangereuse des écueils et n’entrent dans des eaux plus profondes et dégagées. Alors il lança le bateau. Ils foncèrent dans l’obscurité, et la proue se mit à frapper rythmiquement la crête des vagues dans de grandes gerbes d’embruns. Avait-il déjà vogué aussi rapidement ? Il n’en était pas sûr, il n’aurait pu le dire à cause de la nuit noire qui les enveloppait. Mais il pensait possible d’aller plus vite encore, et il était impatient de tenter l’expérience en plein jour, pour ne pas risquer d’éventrer la coque sur un écueil. Par le Dispensateur, quel navire ! Quel navire ! Comment pourraient-ils le détruire ? Le projet lui parut soudain insensé. La puissance qui résidait dans ce bateau ! Les prouesses qu’il pourrait accomplir avec lui ! Il pourrait redevenir Spratling, un Spratling comme le monde n’en avait encore jamais connu. Il décrirait des cercles autour des vaisseaux de la Ligue, autour de n’importe quel vaisseau ! — Ne t’enthousiasme pas trop, lui dit Skylene qui était arrivée derrière lui sans qu’il s’en rende compte. Souviens-toi de la raison pour laquelle nous sommes ici. — Tu ne peux plus vouloir la destruction d’une telle merveille, dit Dariel. Sais-tu ce que je pourrais… — Nous devons le détruire. — Mais pourquoi ? — Parce que c’est une création maléfique. Elle se pencha vers lui et modula sa voix pour que lui seul entende. — Tu crois que ce navire est merveilleux à cause de la puissance qu’il a en lui. Mais c’est précisément ce qui lui donne ce pouvoir qui est si horrible. Des navires comme celui-ci… Ils se déplacent grâce aux âmes, Dariel. L’essence d’enfants. Ceux du Quota. C’est ce que cette coque renferme. Elle consume les âmes. Pense à un enfant envoyé en esclavage. Tu le vois ? Maintenant, imagine ce même enfant précipité dans la chaudière de ce navire pour le propulser. C’est ce qui se passe. Je sais que le piloter est très attrayant. Le mal est souvent très attrayant. Elle se tut, inspira et ajouta : — Tu as peut-être envie de ralentir, non ? Il avait observé son profil tandis qu’elle lui parlait sans le regarder. Il reporta son attention sur ce qu’il avait devant lui et réduisit la vitesse. Quand la proue se rabaissa sur l’eau et que son exaltation se dissipa, il vit ce qui avait incité la jeune femme à l’aborder. L’ombre d’une île qui s’étirait à l’est s’était insensiblement rapprochée alors qu’ils la longeaient en direction du sud. À présent une abondance de lumières et de mouvements devenait visible dans une crique de l’île, devant eux. Un brick de la Ligue mouillait non loin de la côte, illuminé par des lanternes à poix. Des embarcations transféraient équipement et personnes à terre. Sur les quais, des hommes s’affairaient à décharger des caisses et des ballots. D’autres lumières apparurent aux fenêtres des bâtiments alignés face à la mer. Selon toute probabilité, la Ligue investissait l’endroit. — Quelle est cette île ? demanda Dariel. — Lithram Len, répondit Skylene. On dirait qu’ils viennent tout juste de la découvrir. — C’est là que se trouve le Mangeur d’mes, n’est-ce pas ? Elle acquiesça. — Va doucement et rapproche-nous de la côte continentale. Il ne faut pas qu’on nous voie, surtout maintenant. Les Êtres doivent apprendre que la Ligue l’a trouvé. Dariel suivit ses instructions. Il réussit à bifurquer derrière une barrière de récifs qui les dissimula un temps. Ensuite il accéléra de nouveau tandis que la lueur dans la crique s’éloignait. C’est seulement alors, quand il put oublier un peu le pilotage, qu’il réfléchit à ce qu’il venait de voir. Il savait que c’était une information capitale. La Ligue avait accosté sur Lithram Len. L’antre du Mangeur d’mes se trouvait quelque part sur cette même île. Il n’avait pas vu la chose de ses propres yeux, mais il avait été témoin de la résurrection instantanée de Devoth, lorsque celui-ci avait reçu une flèche en plein cœur et s’était aussitôt relevé. C’était suffisant pour qu’il croie à la réalité de ce mystérieux Mangeur d’mes. S’ils découvrent le lieu où il se trouve, et comment s’en servir… Dariel se redressa de toute sa taille, le visage figé par une pensée si soudaine qu’il en oublia de regarder ce qu’il faisait. Le vaisseau sentit sa baisse de concentration et perdit de la vitesse. La proue s’abaissa et la poupe se releva. À l’arrêt, le navire fut ballotté doucement par la faible houle. — Qu’y a-t-il ? demanda Skylene. — Attends un peu… Ce fut tout ce que Dariel réussit à dire. Il fallait qu’il prenne le temps de laisser décanter cette idée qui venait de le saisir. C’était une idée folle. Dangereuse. Une idée qui le verrait affronter des forces qu’il ne comprenait pas encore. Personne – pas plus Mór que les anciens – ne lui avait demandé de s’impliquer ainsi, et s’il le proposait, il demanderait à l’équipage autour de lui – ceux qui étaient devenus très récemment des amis – de risquer leur vie, eux aussi. Il aurait dû insuffler sa propre énergie au navire, poursuivre dans la voie de l’évasion, trouver un moyen de débarquer les autres en chemin et continuer sans eux. Vers Acacia. Tunnel s’était rapproché. — Pourquoi nous sommes-nous arrêtés ? Pourquoi seulement penser ce que tu penses ? Quand leur combat est-il devenu le tien ? La Ligue n’est même pas ton ennemi ou… Est-ce la vérité ? Il n’aurait pu affirmer que sire Neen avait agi de son propre chef, ou avec la bénédiction du Conseil de la Ligue. Et si c’était un renégat ? Et si se tourner vers ces Ligueurs représentait encore maintenant le chemin le plus court et le plus sûr pour rentrer chez lui ? S’ils étaient à sa recherche ? Il crispa les mains sur la barre, avec l’intention de répondre à Tunnel en remettant le navire en mouvement. Il le pensait, mais sa volonté n’était pas en accord. Le bateau continua de se balancer sur les vagues sans bouger. D’autres Êtres approchaient en parlant entre eux, et bientôt ils furent tous regroupés devant lui. Il attendait une telle occasion depuis si longtemps… Il ne put s’empêcher de penser à Val. Quelles avaient été les dernières paroles qu’il avait adressées à Dariel avant de se sacrifier pour détruire les plates-formes de la Ligue ? « J’espérais trouver la meilleure façon de faire mes adieux à ce monde. À présent, c’est fait. » C’était exactement cela. Et ce que Dariel ressentait maintenant était très comparable. Non pas qu’il éprouvât le besoin de faire ses adieux à ce monde. Ce n’était pas la mort qu’il savait proche, mais la vie. La vraie vie ! Un but qui commençait ici et pouvait le mener… qui pouvait dire où ? — Et si nous n’amenions pas ce navire à Sumerled ? commença-t-il. Pas tout de suite, je précise. Si nous nous rendions sur Lithram Len, à la place ? Et si nous détruisions le Mangeur d’mes, même si pour cela il nous fallait combattre la Ligue ? — Dariel, nous ne sommes que dix, fit remarquer Skylene. — Le nombre idéal. Qui s’attendrait à ce que nous attaquions ? Nous les prendrons par surprise. — Tu veux la guerre avec la Ligue, dit une voix qu’il n’identifia pas. — Depuis le début, vous n’avez pas compris ce qui se prépare ? rétorqua Dariel. La Ligue n’a pas anéanti le Lothan Aklun pour vous libérer, mais pour contrôler elle-même toutes les phases de votre asservissement. Ils n’ont jamais rien fait d’autre que la guerre contre nous, des deux côtés de l’océan, et nous avons seulement été trop peu vigilants pour le comprendre. La guerre contre la Ligue ? C’est ce que j’appelle de mes vœux, oui ! Je les ai combattus par le passé, mais je n’ai pas terminé ma tâche. Cette dernière assertion le fit rire. Une joie féroce se déversa soudain dans ses veines, inattendue, dévorante, merveilleuse. — Soyons les premiers à les frapper. Cette perspective lui paraissait excellente, et d’une justesse absolue. Il avait l’impression que ce défi avait attendu trop longtemps qu’il accepte de le relever. Il n’avait pas terminé sa tâche et, il en était certain, elle allait être le premier pas sur le chemin de sa destinée. Il n’avait jamais, au grand jamais, eu de certitude aussi limpide. Mais les hommes et les femmes qui l’entouraient sentiraient-il l’importance du moment, eux aussi ? Était-ce leur destinée ? Il le leur demanda sans ambages : — Qu’en dites-vous ? Combattons-les, ici et maintenant. Nous trouverons un moyen. Je n’ai aucun plan préétabli à vous proposer. Mais nous avons vu ce que nous avons vu. Nous devons agir. L’équipage restait calme, et chacun de ses membres regardait les autres en pesant le pour et le contre. Dariel était incapable de décrypter leurs réactions. Ces visages tatoués, modifiés, décorés lui semblaient plus indéchiffrables que jamais. Skylene elle-même ne lui donnait aucun indice. Ce n’était pas le cas de Tunnel. Le colosse passa un de ses bras épais autour des épaules de Dariel. Et, pointant l’index sur Skylene, il beugla : — Qu’est-ce que je t’avais dit ? Rhuin Fá. C’est ce que Tunnel a dit. Dariel Rhuin Fá ! CHAPITRE QUARANTE-CINQ CORINN DEVAIT ÉTENDRE SON INFLUENCE JUSQU’À L’AUTRE CÔTÉ du monde et toucher un esprit qui ne s'y attendait pas, mais l’exploit ne lui semblait pas irréalisable. Le voyage dans le rêve. Elle savait que c’était possible. Elle en avait été le témoin privilégié, par le passé. Étendue à côté d’Hanish Mein, dans leur lit, elle l’avait entendu converser avec ses ancêtres, par-delà des distances incommensurables qui transcendaient les frontières de la vie et de la mort. Les Tunishnevres avaient formé un ordre vindicatif de morts qui n’étaient pas totalement morts, avec leur propre source de pouvoir découlant de la malédiction qui leur avait interdit le repos éternel. Et cette malédiction était l’œuvre de Tinhadin. La sorcellerie du Santoth. En tant que telle, elle était à sa portée. Après tout, les Tunishnevres, quand ils parlaient à Hanish, avaient exigé qu’il immole Corinn pour les libérer. Et ils avaient échoué. Ils avaient enfin rejoint l’au-delà, tout comme Hanish. Et elle était toujours en vie, elle régnait sur Acacia et avait un héritier. Qui donc pouvait se prétendre plus puissant ? Ce n’était qu’un sujet parmi cent autres qui occupaient son esprit après le soulèvement des Numreks et l’affirmation par la Ligue des Vaisseaux que des envahisseurs arrivaient une fois de plus par les Champs de Glace. De façon assez surprenante, elle avait trouvé dans cette période troublée une sorte d’équilibre, tout précaire qu’il fût. Une fois certaine qu’Aaden était hors de danger – et cette certitude était assez forte pour que le sujet ne la préoccupe plus –, elle avait accueilli la confusion et la cacophonie des événements avec une assurance sereine. Elle le devait en bonne partie au fait qu’elle avait su ces troubles imminents. Elle avait compris qu’elle ne devait surtout pas baisser sa garde. Elle aurait pu oublier ces préventions à certains moments, quand elle se laissait bercer par les attentions de Grae ou l’enthousiasme juvénile de Mena, lorsqu’elle caressait même des notions d’une telle noblesse qu’elle envisageait de supprimer l’addiction des masses à la brume et de réaliser certains idéaux chers à son frère Aliver. Autant elle avait tenu le pouvoir dans une main de fer, autant elle avait voulu desserrer l’étau de son autre poing. Et c’est dans ce paradoxe que résidait l’erreur fondamentale de sa façon de gouverner. La moindre inflexion de sa politique devenait une invitation au désastre. C’est pourquoi elle n’avait pas eu les armes suffisantes pour détecter la trahison qui couvait sous ses yeux depuis si longtemps. C’était pourquoi Aaden avait frôlé la mort. Et c’était impardonnable. Confrontée à la violence qui se déchaînait devant elle, Corinn n’avait rien fait, sinon se cantonner dans un rôle de spectatrice. Elle n’était absolument pas préparée à l’événement. Alors que Mena combattait, elle était restée debout, immobile, et elle avait simplement assisté à la scène. Cela ne se reproduirait plus. Elle avait étudié la sorcellerie en dilettante, passant son temps à invoquer de mignonnes créatures velues pour amuser Aaden, à lancer des sortilèges d’euphorie sur les banquets, à créer d’adorables insectes ailés… Que de sottises ! Et l’eau qu’elle avait fait couler à flots dans le nord du Talay ? La région en avait besoin, oui, mais elle s’était trop réjouie de l’approbation des masses. Elle avait été enchantée de s’entendre appeler « Mère de la Vie ». Mais qu’était ce surnom, sinon celui qu’elle avait ordonné à son peuple d’utiliser ? Non, la vérité était qu’elle avait gaspillé son temps et ses pouvoirs. Impardonnable. Une telle négligence était totalement, absolument impardonnable. Elle se jura de ne plus jamais être aussi faible. Elle s’étonnait d’avoir aussi mal utilisé la force qui l’avait aidée à se saisir du pouvoir pour sortir le Monde Connu de la guerre d’Aliver et le ramener à la prospérité. Elle devait maintenant se souvenir de celle qui était montée sur le trône, neuf années auparavant. Elle devait redevenir cette personne, mais avec le bénéfice de l’expérience, telle une mère qui ne permettrait jamais que son enfant soit en danger. Pour parvenir à ce résultat, elle devait déterminer l’ampleur du péril qui approchait. Fallait-il croire la version que la Ligue donnait des événements ? Certainement pas. Sire Dagon pouvait jurer de sa complète honnêteté jusqu’à en perdre la voix, elle avait besoin d’autres sources d’information avant d’arrêter sa stratégie. Le voyage dans le rêve semblait être la seule option possible. À tout le moins, il méritait d’être tenté. La première fois qu’elle décida de l’expérimenter, elle congédia ses servantes et prépara elle-même la chambre. Elle baissa les lampes, alluma des bâtonnets d’encens et fit bouillir un mélange d’herbes aux vertus apaisantes avec des huiles citronnées. Elle choisit une robe de soirée classique en velours vert sombre, avec un col haut et des manches longues. Étendue sur le lit, elle lissa les plis de sa robe pour l’étaler en corolle. Dans le même temps, toute cette mise en scène lui paraissait ridicule. Devait-on rêver habillée, nue ou sans son corps ? Elle ignorait si un seul de ses préparatifs avait la moindre utilité, mais elle éprouvait le besoin d’une sorte de rituel, quelque chose pour occuper ses pensées tandis qu’elle approchait du moment crucial. Et ce qu’elle allait devoir faire quand ce moment arriverait était une autre énigme qu’il lui restait à résoudre. Quelle que soit la manière dont Hanish avait voyagé dans le rêve, il l’avait fait sans aucune connaissance de la langue du Dispensateur. Sa réussite avait sans doute une autre explication. Corinn avait consulté Le Chant d’Élenet avec cette interrogation à l’esprit. Comme toujours, les mots et la musique du livre avaient surgi pour la submerger. Et comme toujours, elle avait refermé le livre avec la certitude d’avoir appris quelque chose, mais sans pouvoir cerner ce nouveau savoir ni l’analyser utilement. Elle avait dormi un peu, par à-coups, dans une sorte de somnolence agitée qui ne l’empêchait pas de compter les heures écoulées. Finalement, elle s’était pleinement éveillée et était restée allongée sans bouger. Elle avait décontracté tous les muscles de son corps et calmé les battements de son cœur. Une fois encore, elle s’était laissée glisser dans un demi-sommeil, tout en ralentissant le débit de ses pensées, pour que son esprit se débarrasse de toute distraction. Elle avait centré son attention sur sa respiration. Non, sur la conscience que ses pensées étaient une chose différente de son corps. Elles l’habitaient, oui, mais n’en faisaient pas partie. Elles n’y étaient pas prises au piège. Elle imagina sa véritable essence qui s’élevait en flottant de son corps et… Ah ! Cela ne fonctionnait pas. Elle leva le poing et l’abattit sur le matelas. Puis elle s’assit. Ce n’était pas la bonne méthode. C’était trop semblable à ce qu’une diseuse de bonne aventure aurait pu lui recommander pour connaître son avenir. Ridicule ! Comme lorsque, enfant, elle prétendait être capable de lire des symboles dans l’esprit d’une amie. Sers-toi du Chant, pensa-t-elle alors. Tout commence par le Chant. Elle se laissa retomber sur le lit, inspira, invoqua la musique tourbillonnante qui était la langue du Dispensateur, et très, très doucement, elle se mit à chanter. Elle ne comprenait pas entièrement les notes, les mots et la forme des sons qui s’échappaient de ses lèvres, mais elle savait l’intention juste. Elle tissa le tout avec ses espoirs, tenta de les modeler alors même que le Chant la modelait, elle. Elle se perdit dans ces efforts. À un certain moment, elle se rendit compte que le Chant n’était plus sur ses lèvres. Il était en elle. Il était elle et il voyagerait avec elle. Elle poussa son esprit vers le haut, hors de son corps, et il flotta librement au-dessus du lit, puis à travers le plafond et au-delà. Un temps elle nagea dans les airs à la verticale du palais. Quelle sensation étrange… Elle conservait la conscience de sa forme physique, tout en sachant qu’elle était incorporelle. Une part d’elle-même battait l’air avec des bras qui n’étaient pas complètement présents, sans être totalement absents. D’une certaine manière, elle se maintenait en vol. Finalement ce fut la pensée et non un effort physique qui la fit bouger. Plus que la pensée, c’était la pensée mue par la force de la volonté. Pendant quelque temps elle alla d’un point à un autre au-dessus du palais, et elle détecta peu à peu la présence des âmes, qu’elles fussent éveillées ou endormies. Elle découvrit qu’elle pouvait se rapprocher de certains individus simplement en pensant à eux. Ainsi, elle sentit la présence de Rhrenna et celle d’Aaden. Elle sut dans quel lit Delivegu ronflait, et qu’il n’était pas seul. Elle aurait pu réveiller n’importe laquelle de ces personnes, mais aucune ne représentait son objectif. Elle ciblait quelqu’un qui se trouvait beaucoup plus loin : Dariel. Elle invoqua tous les souvenirs qu’elle gardait de lui, et maintint ces pensées jusqu’à ce qu’elles soient en elle, retenues comme ces billes incandescentes de création grâce auxquelles elle façonnait des créatures pour amuser Aaden. Le Chant l’y aida. Il donna une forme à ce qu’elle souhaitait faire. Elle se saisit de cette personnification mouvante des souvenirs, pensées, images et émotions qui pour elle définissaient Dariel, puis elle la propulsa. C’était comme lancer une grande boule d’énergie impatiente d’être lâchée. Elle s’y accrocha et fonça au-dessus de la Mer Intérieure. Oh ! quelle sensation délicieuse ! Quelle vitesse… Elle regarda Acacia qui rapetissait alors qu’elle passait entre Kidnaban et le Cap de Fallon. Bientôt, les montagnes du Senival défilèrent sous elle, pareilles à un troupeau de bétail en pleine débandade. Merveilleux. Un tel pouvoir, une telle liberté ! Elle survola la côte, puis la mer jusqu’à… … jusqu’à oublier ce qu’elle faisait. Sa progression ralentit. Pendant quelques instants elle sentit la force qui l’avait portée hésiter dans une direction, puis une autre. Avant de s’arrêter, simplement. Sous la forme d’un esprit, insensible au froid ou à la peur, Corinn flottait très haut dans les airs, au-dessus des Flots Gris, sans plus aucune idée de la raison pour laquelle elle se trouvait là. Sous elle, l’océan se mouvait en ondulations infinies. En l’observant, elle sut que les vagues donnaient la vie à tout sur terre. D’un simple regard, elle sut qu’il ne pouvait y avoir rien de plus horrible qu’une mer morte. Elle aurait signifie une terre morte. Mais pourquoi ces pensées ? Je suis ici pour une raison précise. Je recherche… Elle ouvrit les yeux, avala l’air dans un hoquet tellement sonore qu’elle crut avoir crié. Elle s’assit sur son lit, dans sa robe et l’air alourdi d’encens, et comprit qu’elle avait échoué. Dariel ! Elle avait volé vers Dariel, emportée par les pensées qu’elle avait de lui vers l’endroit ou le sort qui lui correspondait… Mais soudain, l’énergie qui la propulsait s’était rendu compte qu’elle ne savait pas où aller. La jeune femme aurait pourtant dû être capable de le trouver, mais il n’y avait pas d’odeur, pas de trace, pas même une intuition de la direction à suivre. À un certain point, il n’y avait plus rien. Rien du tout. C’est pourquoi elle s’était immobilisée quelque part au-dessus des Flots Gris. Si son frère se trouvait au-delà, elle n’avait pas le pouvoir de l’atteindre. — Dariel, dit-elle. Et en prononçant son prénom, elle eut l’étrange et horrible certitude que jamais elle ne le reverrait, ni dans la vie réelle ni à travers le Chant. * * * Le jour suivant ressembla beaucoup à celui qui l’avait précédé. Un rendez-vous après un autre. Une fonction avant une autre. Sa dernière réunion officielle de l’après-midi fut avec Paddel, le négociant en vins de Prios. Elle abrégea l’entrevue car elle n’était pas d’humeur à supporter longtemps la vision de ses bajoues et de son teint rubicond. Il s’assit à l’autre bout de la table, en face d’elle. Engoncé dans une veste noire au point d’avoir du mal à bouger ses bras potelés, il était toujours aussi laid. Elle resta debout pendant qu’il débitait des formules de politesse tarabiscotées. — Depuis la dernière fois que nous nous sommes parlé, les essais sur le cru ont-ils été concluants ? — Oui, bien sûr ! Plus que concluants. Voyez, j’ai ici les comptes rendus… Il fouilla dans ses papiers, en retint quelques-uns et se leva pour les apporter à la reine. D’un geste presque dédaigneux, elle lui fit comprendre qu’il devait rester assis. — Dites-moi simplement une chose. Agit-il aussi efficacement que vous l’espériez ? Remonte-t-il le moral, donne-t-il aux consommateurs une sensation de bien-être sans pour autant leur affaiblir l’esprit ? — Absolument. On pourrait presque dire qu’il aiguise… — Et une fois qu’ils y ont goûté, en ont-ils perpétuellement envie ? L’autre hocha vigoureusement la tête. — Qu’arrive-t-il s’ils en sont privés ? — Il n’y a aucune raison qu’ils en soient privés. Nous avons prévu des réserves énormes des ingrédients de base. Assez pour tenir jusqu’à ce que nous gagnions ou perdions la bataille qui approche. — C’est bien. Mais, une fois encore, que se passe-t-il s’ils en sont privés ? Vous avez dit qu’ils feront n’importe quoi pour s’en procurer ; mais s’ils n’y parviennent pas, que leur arrivera-t-il ? Combien de temps avant qu’ils soient sevrés ? Paddel cessa d’acquiescer benoîtement à tout ce qu’elle disait. Sa bouche se pinça en une mimique stupide que Corinn aurait aimé effacer d’une gifle. — Je ne sais pas, avoua-t-il. Nous n’en avons privé personne définitivement. Ils étaient tous tellement… (Il haussa les épaules et eut un sourire de connivence : elle comprenait certainement…)… insistants, et tellement satisfaits dès qu’ils y avaient de nouveau accès. Pourquoi les en aurions-nous privés ? Le mécontentement de Corinn se lisait sur son visage. Voilà qui m’ennuie beaucoup, Paddel, pensa-t-elle. Vous auriez dû faire des recherches dans ce sens au lieu de vous autocongratuler tant et plus. Mais il était trop tard pour lancer une nouvelle série d’expériences. Elle avait déjà attendu trop longtemps. — Faites savoir à vos gens qu’il est temps de distribuer le cru. — Oui ? Votre Majesté est sérieuse ? Je peux le distribuer ? Il était excité comme un chien que fait haleter l’impatience de la chasse. — Je viens de vous le dire. Oui, je suis sérieuse… Combien de temps pour le distribuer ? — Ce sera très rapide. Nous pouvons nous y mettre immédiatement. L’entrepôt principal se trouve à Prios, bien sûr, mais afin d’être plus efficaces nous avons expédié des stocks à Danos, Alécia et Bocoum. Nous avons même un entrepôt à Denben. Nous pouvons envoyer l’ordre par pigeon voyageur, et dès demain soir des chargements de vin feront route vers l’intérieur du Talay. Et vers l’ouest, jusqu’à Tabith, pour couvrir tout le littoral face aux Flots Gris ! Cette perspective lui coupa le souffle. Il bredouilla pendant quelques secondes, puis il regarda la reine avec une admiration renouvelée. — Vous avez fait preuve d’une grande sagesse en mettant cette opération au point, Votre Majesté. Sans montrer que ce compliment lui faisait plaisir, elle le congédia d’un signe. Mais avant qu’il atteigne la porte, elle l’apostropha. — Une dernière chose. Conduisez ces expériences sur le sevrage. Quand un consommateur assidu est subitement privé de ce vin, que se passe-t-il ? Découvrez-le. Plus tard, dans ses bureaux, Corinn acheva sa journée de travail en compagnie de Rhrenna. La Meine lui lisait les notes méticuleuses qu’elle avait prises depuis le matin et détaillait les diverses tâches accomplies et celles qui devraient l’être le lendemain. Écouter sa voix apaisait la reine. Hélas ! une grande partie de ce que disait sa secrétaire avait l’effet inverse. — Wren a demandé audience avec vous. Je lui ai répondu que le moment était mal choisi, mais que je vous transmettrais sa requête. — Wren… soupira Corinn. La concubine de Dariel. Enceinte, et dont le ventre s’arrondissait chaque jour un peu plus. Bien qu’elle évitât de lui parler, elle apercevait souvent la fille. Ses yeux étroits semblaient guetter Corinn. Elle était jolie, c’était incontestable. Candovienne, ou issue de ces implantations plus au nord. Une de ces femmes minces et athlétiques chez qui la grossesse n’est qu’une rondeur esthétique ajoutant à son charme, comme une lune qu’on aimerait caresser. — Je ne peux la recevoir actuellement. Elle aurait sans doute l’impudence de demander que je déclare publiquement son rejeton de Dariel. — Il est de Dariel. — Oui, mais je ne suis pas du tout sûre de vouloir le reconnaître comme tel, pour l’instant. Je suis trop occupée. Si elle le désire, elle peut se retirer à Calfa Ven. Je lui enverrai des médecins. Elle pourra accoucher là-bas, dans le calme d’un endroit isolé. — Je l’ai déjà sondée à ce sujet, Votre Majesté. Elle préférerait être ici, au palais. — Très bien, dit Corinn avec une certaine froideur, car elle voulait clore le sujet. Mais elle devra attendre pour me voir. Rhrenna acquiesça et le nota dans ses documents. En regardant son visage penché sur la feuille, Corinn se souvint qu’à une époque elle avait trouvé que toutes les femmes meines avaient la même apparence. Elles étaient trop pâles, avec une peau fragile et des traits fins qui suggéraient une froideur en accord avec leurs contrées glaciales. Corinn avait jugé la chose assez injuste, étant donné que les hommes de la même race étaient d’une beauté frappante, particulièrement Hanish… Mais en dévisageant sa secrétaire à son insu, elle se rendit compte que ses jugements concernant les Meins étaient sans doute erronés. Les traits de Rhrenna possédaient leur propre beauté. Une beauté qu’elle n’avait jamais vue à cause de sa jalousie, de sa crainte qu’un jour Hanish choisisse une femme de son peuple plutôt qu’elle. Quelle sottise ! Mais combien de sottises avait-elle commises dans sa vie ? Oubliant l’irritation du moment précédent, Corinn avoua une émotion très différente. — Rhrenna, je suis désolée. La secrétaire releva la tête et la regarda attentivement. — De quoi ? Était-ce encore une sottise ? Reconnaître un crime et souhaiter qu’il n’ait jamais existé ? Non, elle ne le pensait pas. — De ce que j’ai fait subir à ton peuple. — Oh ! fit simplement la Meine avant de se replonger dans ses papiers. Nous n’étions pas innocents. — Certes. Tu le savais, n’est-ce pas ? Pendant tout ce temps que nous avons passé ensemble lors de nos promenades à cheval, ou quand je t’apprenais les manières en usage à la cour, quand nous étions jeunes… Pendant tout ce temps, tu as su qu’un jour peut-être Hanish me sacrifierait aux Tunishnevres. Rhrenna parut se refermer sur elle-même. Elle garda la tête baissée derrière l’écran partiel que créaient ses cheveux. — Je n’ai jamais voulu que cela se produise. — Mais tu savais que c’était possible. Je ne te réprimande pas. Aujourd’hui, tu es plus proche de moi que ne l’est ma propre sœur. Peut-être que j’aime le sang que tu as en commun avec Hanish. Peut-être est-ce pour cela que je me sens si proche de toi. Pour une raison que j’aurais du mal à expliquer, le fait que tu aies pu me trahir alors m’assure que tu ne le feras pas maintenant, je le sais. Ni maintenant ni jamais. Je me trompe ? — Non, vous avez raison. — Je le sais, répéta Corinn. Elle joignit les mains et inspira longuement. Elle eut l’impression d’aspirer la promesse de Rhrenna et de la posséder. — Quand tout sera fini et que nous serons de nouveau en paix, je lèverai l’interdiction de retour à Mein Tahalian. Il n’y a aucune raison que la ville ne reprenne pas vie. En fait, il y a de très bonnes raisons pour qu’elle renaisse. Si j’y consentais, en serais-tu satisfaite ? Rhrenna était assise dans la posture de quelqu’un qui étudie les papiers étalés devant lui, mais son regard avait glissé légèrement sur le côté, dans le vague. Elle mit quelques secondes à répondre. — Je ne pense pas que je pourrais y vivre de nouveau. Peut-être que j’y retournerai dans mes vieux jours, mais je n’en suis même pas sûre. Toutefois, d’autres n’hésiteraient pas à aller s’y installer. Je sais que pour certains, c’est presque un rêve. Rien ne serait plus pareil, évidemment. Ceux qui ont survécu sont trop peu nombreux, mais je connais quelques Meins qui emmèneraient avec joie leur famille à Tahalian. Même si ce sont des familles mixtes. Ils ôteraient les poutres qui condamnent les grandes portes, ouvriraient les valves du système de vapeurs et chaufferaient l’endroit. Ce ne serait pas comme avant, mais ranimer la cité serait une bonne chose, oui. J’aimerais croire qu’une culture entière ne peut pas sombrer dans l’oubli aussi facilement. Cette fois, ce fut Corinn qui garda le silence un moment. C’était elle qui avait lancé la conversation, et pourtant elle s’étonnait que Rhrenna ait déjà envisagé la chose. La secrétaire avait même abordé le sujet avec d’autres Meins. Une culture oubliée ? Curieuse idée. Pour Corinn, c’était le contraire, depuis toujours. Elle avait craint continuellement que le monde se souvienne trop bien des Meins, qu’ils aient encore un peu de pouvoir, celui de façonner le monde. Hanish hantait souvent ses pensées. Mais n’était-ce pas naturel, tant il revivait en Aaden ? Non, les Meins étaient très loin de sombrer dans l’oubli, au moins pour elle. Sa décision lui avait posé problème pendant longtemps, mais à présent il lui arrivait de souhaiter n’avoir jamais donné l’ordre de tuer Hanish. Peut-être auraient-ils su trouver un moyen de vivre ensemble, malgré tout. Quel couple puissant ils auraient formé ! À l’extérieur, le trille d’un sifflet en os annonça l’heure avancée. D’autres flûtistes reprirent la mélodie qui se propagea du palais à la ville basse. Corinn écouta jusqu’à ce que la musique meure au loin, et elle prit conscience de sa lassitude. — Rhrenna, dit-elle à mi-voix, je ne vais pas tout détruire. Tu me crois, n’est-ce pas ? La réponse lui vint avec une rapidité rassurante. — Oui, Votre Majesté. Je vous crois. * * * Cette nuit-là, après avoir rendu visite à Aaden pour qui elle avait entonné un nouveau chant de guérison, Corinn retenta le voyage dans le rêve. Elle attendit une heure encore plus tardive que la nuit précédente, et cette fois elle choisit un objectif différent. Il lui était impossible de joindre Dariel, parce qu’il était mort ou que le lien entre eux n’était pas assez fort pour tenir. Elle préférait ne pas trop réfléchir à la question. Ne pense que jusqu’à ce que tu saches quoi faire. Ensuite, agis. Quand son esprit s’éleva de son corps et entama le long vol dans l’obscurité de la nuit, ce fut le nom d’un autre homme qu’elle hurla et qu’elle poursuivit. Elle le trouva avec une étonnante facilité. Ses pieds ne touchèrent pas vraiment le plancher de la pièce, mais elle s’immobilisa au bout du lit où il dormait. Son visage était dissimulé sous un coussin, ses bras écartés. Il donnait l’impression d’avoir été étouffé une minute plus tôt, pourtant le grognement nasillard qui accompagnait sa respiration attestait qu’il était bien en vie. — Réveille-toi, dit-elle. Il roula sous les draps puis s’immobilisa de nouveau. — Réveille-toi ! Elle instilla toute sa volonté dans cet ordre, et cette fois une forme émergea des draps sous lesquels l’homme dormait toujours. Elle n’aurait pu dire s’il portait une tenue de nuit ou s’il était nu, pas plus qu’elle n’aurait pu se décrire elle-même. Beaucoup de détails étaient flous, instables et parfois translucides. Dans le même temps, d’autres parties de son corps apparaissaient clairement. Ses épaules maigres. L’expression de stupéfaction sur son visage bouffi, au regard trop mobile, cette bouche mollement entrouverte… exactement l’image que Corinn gardait de lui. Comme il était étrange que sous sa forme éthérée elle puisse se rendre à l’autre bout du monde et découvrir que Rialus était… eh bien, toujours Rialus Neptos. — Reine Corinn ? balbutia-t-il. Au lieu de répondre, elle examina la chambre. Elle ne savait pas à quoi elle s’était attendue, en tout cas pas à un lit aussi démesuré ni à un tel luxe. Les meubles étaient finement ciselés et sculptés, les tapisseries de qualité, les tapis si épais qu’on ne devait plus voir ses orteils quand on les foulait. Rialus n’aurait pas été mieux logé sur Acacia ! Elle reporta le regard sur le double éthérique du petit homme. — Je trouve cela très étrange, dit-elle. Il tourna la tête d’un côté, puis de l’autre, très vite, pour survoler du regard tout ce qui l’entourait. Il était vraiment curieux que les mouvements de son être spirituel fussent aussi saccadés et nerveux que ceux de son corps physique. — C’est… euh… difficile à expliquer. Corinn allait lui ordonner d’essayer quand même de le faire, mais elle savait que le lien établi avec lui ne durerait pas très longtemps. Elle ressentait déjà la fatigue qu’induisait une projection aussi lointaine, ainsi que le mouvement de retrait pour la faire revenir dans le palais. Et elle savait aussi que, dans cet état, elle courait un grand danger. Si quelqu’un ou quelque chose venait à couper le long fil invisible qui la reliait à son corps, elle serait perdue à jamais. Morte, même si son corps physique survivait quelque temps dans un sommeil sans fond. — Rialus Neptos, dit-elle pour l’empêcher de se lancer dans des explications, et parce qu’elle voulait se montrer directe et calme avec lui pour qu’il le soit aussi. Dariel est-il vivant ? — Dariel. Ah… — Contente-toi de répondre à chaque question que je te pose. Rien de plus ou de moins. Réponds, simplement. Dariel est-il vivant ? — Je l’ignore. Je… Je ne le pense pas. Il y a eu une terrible bataille et… — Tu ne peux rien me dire à son sujet ? — Non. J’aimerais le pouvoir, mais… L’impatience la gagnait. À l’expression de Rialus et à la façon dont la chambre devint plus nette, elle comprit que l’intensité de ses émotions était perceptible. Elle avait de nouveau toute l’attention de Neptos, qui attendait la question suivante. — Les Auldeks ont-ils pour projet d’attaquer le Monde Connu ? — Comment l’avez-vous su ? — Réponds ! — Oui. Ces Auldeks sont des brutes, Votre Majesté. Pas comme les Numreks, je veux dire, pas tout à fait. Ils sont plus… dignes. Saviez-vous qu’ils gardent des bêtes telles que des lions des neiges dans leurs palais ? Et ils les laissent se promener librement… — Au nom du Dispensateur, Rialus, réponds seulement à mes questions ! Elle appuya cette exigence d’un regard intense, puis demanda : — La menace qu’ils représentent est-elle sérieuse ? — Très sérieuse, je dirais. — Leur armée est importante ? — Oui, mais ce n’est pas la taille ou le nombre qui compte. Ils ont avec eux des créatures terrifiantes. Des antoks et des monstres encore pires. Et les Auldeks ne peuvent pas être tués. — Ils ne peuvent pas être tués ? — Enfin, ce n’est pas vraiment qu’ils soient immortels, mais… Il cherchait un moyen de s’expliquer clairement, et soudain il sembla étonné de le faire. Il la regarda de nouveau. — Est-ce que je suis réellement en train de vous parler ? C’est tellement bizarre… L’exaspération de Corinn atteignait des sommets. — Montre-moi leur armée. — Que voulez-vous dire ? — Pense à cette armée. Donne-moi une image de ce que tu en as vu, et de ce que tu penses en voir. Fais cela mentalement, et je le verrai aussi. Il fit de son mieux. Les images étaient troubles, ombrées, elles se superposaient sans logique aucune. Mais elle aperçut un grand nombre de soldats déguisés en animaux, des êtres semblables aux Numreks abattus et qui se relevaient toujours, comme insensibles aux blessures les plus terribles. Elle vit les rangs d’une armée d’hommes et de créatures géantes et ailées, des silhouettes monstrueuses qui ne ressemblaient à aucun être vivant du Monde Connu. Elle perçut la fureur de mugissements bestiaux et le rythme lourd des chants de guerre. Les ennemis étaient si nombreux que leur masse se fondait au loin, telle une parade sans fin de démons avides de massacres. C’était plus qu’elle n’en voulait voir. — Une dernière chose, Rialus Neptos, dit-elle quand elle fut en mesure de reprendre la parole. Nous as-tu trahis ? L’homme aurait eu du mal à exprimer plus grande indignation avec son visage réel. — Non ! Jamais ! — Tu dois prouver la vérité de cette affirmation. Si tu as le moindre honneur, Rialus Neptos, tu trouveras un moyen de me servir. Si tu souhaites revoir ta femme un jour, tu trouveras un moyen de me servir. Tu comprends ? Corinn ne réussit pas à rester assez longtemps pour entendre la réponse. Elle ne put résister à l’attraction qu’exerçait son corps physique. * * * Tôt le lendemain matin, elle fit venir sa secrétaire. Elle lui donna pour instruction de faire envoyer Gurta, la femme de Rialus, à Calfa Ven pour la durée du conflit à venir. — Qu’elle soit mise sous ma royale protection. — Elle est donc prisonnière, traduisit Rhrenna. Elle arrive au terme de sa grossesse, mais je prendrai les dispositions nécessaires pour que son voyage soit confortable. Corinn convoqua ensuite une armée de scribes et leur ordonna de préparer l’envoi massif d’un message par pigeons voyageurs. Elle leur en donna le contenu et précisa qu’il devait être expédié aux gouverneurs et aux dirigeants officiels de chaque province, au Sénat d’Alécia et à une multitude d’autres personnages de premier plan qui devaient être mis au courant les premiers. Elle utilisa des termes simples. Elle validait les affirmations de la Ligue. Un ennemi – les Auldeks – allait effectivement marcher sur eux, et son armée forte de dizaines de milliers de soldats serait accompagnée de créatures horribles. Les rangs ennemis compteraient également un grand nombre d’enfants du Quota devenus des guerriers impatients de frapper Acacia. L’ensemble représentait la plus grande menace que le Monde Connu ait jamais affrontée. S’ils ne s’unissaient pas pour les vaincre, tous périraient. En comparaison de ce qui les attendait, les récents combats contre les Numreks n’étaient qu’un divertissement. — Préparez vos peuples. Elle s’interrompit, contempla les têtes penchées des scribes et écouta le grattement de tant de plumes sur les parchemins. Quelques-uns finirent d’écrire avant les autres et se redressèrent. — C’est tout ? demanda Rhrenna pour eux. Corinn secoua la tête et attendit que tous aient terminé. — Dites à vos peuples que la loi du Quota, qui a été en vigueur depuis le temps de Tinhadin, est désormais abrogée. À compter de ce jour, plus aucun enfant du Monde Connu ne sera envoyé dans les Autres Contrées. Que tous apprennent la nouvelle. Invitez-les à la fêter en buvant le vin de Prios. Que cela soit entendu : le Quota est aboli. CHAPITRE QUARANTE-SIX KELIS N’EN DÉMORDAIT PAS : IL DEVAIT CREUSER pour chercher des bulbes. Il scruta le paysage desséché pour repérer les petits buissons qui trahissaient leur présence. Ils devaient aspirer dans ces bulbes l’humidité dont ils avaient besoin. Comment survivaient-ils autrement ? Le matin il se levait et humait l’air en quête de quelque signe qui lui indiquerait la direction à prendre pour trouver de l’eau. De même il ne pouvait s’empêcher de tendre l’oreille à tout bruit d’animal, un cri dans la nuit, un trottinement alentour. À plusieurs reprises, il attrapa des mulots avec son filet à main. C’est seulement quand il regardait leurs yeux apeurés qu’il se rappelait n’avoir aucun désir ni besoin de les manger. Une fois, il alla jusqu’à écorcher un serpent des sables et laisser sécher sa chair au soleil. Ensuite il s’assit, dégoûté par ce qu’il venait de faire, sachant que ni lui ni aucun de ses deux compagnons de route ne pourrait manger cette viande. Ce doit être la magie du Santoth, pensa-t-il. Je ne vois aucune autre explication. Shen et Leeka avaient disparu depuis presque quatre semaines. Il avait compté les jours. Il avait gratté la peau desséchée sur le dos de sa main pour y inscrire le nombre. Vingt-huit jours, mais il avait l’impression qu’un temps beaucoup plus long s’était écoulé. Une vie entière, pourquoi pas. Il avait peut-être droit au statut d’ancien, maintenant. Tout dans le Monde Connu avait pu changer et devenir méconnaissable. Ou bien tous trois étaient les seuls êtres humains encore vivants sur cette terre. Tout le reste lui paraissait si lointain, à demi effacé par le temps, irréel. Même les événements auxquels il avait pris part lui semblaient n’être que des mythes. La traque des abominations avec la princesse Mena Akaran ? Le spectacle d’Aliver Akaran engagé dans la danse de mort avec Maeander Mein ? La vision des sorciers qui dévastaient un pays entier ? Rien que des légendes ! Bien trop fantastiques pour être réelles. Trop fantastiques pour être… — Kelis ? Une main agrippa son épaule et la secoua. Naamen se penchait sur lui et le regardait de ses yeux pleins de sollicitude, mais si las à présent. — Tu es avec nous ? dit l’adolescent. Et, sans attendre la réponse : — Nous ne devrions pas laisser Benabe à l’écart trop longtemps. Elle parle toute seule. — Ah… Elle parle toute seule. Il avait entendu cette phrase auparavant. Naamen l’avait déjà prononcée, et Kelis avait répondu d’une certaine façon. C’était un jeu entre eux, une manière de ne pas céder à la folie en plaisantant sur la folie. Qu’avait-il dit ? — Toi aussi. Naamen sourit. C’était ce qu’il voulait entendre. — Non, moi je parle au bouc ailé et au garçon avec les yeux de chat et à ma mère morte depuis longtemps. C’est différent. Kelis se mit debout. — Bien sûr. C’est moi qui fais erreur. Il posa son bras replié sur l’épaule de son compagnon et ensemble ils marchèrent vers la femme qui était devenue le centre de leur existence. * * * Juste après la disparition de Shen, les nerfs de Benabe avaient lâché. Son geignement s’était mué en un hurlement de rage et de douleur. Elle s’était précipitée à l’endroit où les silhouettes tourbillonnantes s’étaient trouvées un instant plus tôt et avait battu l’air de ses bras comme s’ils étaient armés de crochets qu’elle n’aurait de cesse d’enfoncer dans leurs chairs. Pendant un instant, alors qu’elle griffait le vide, Kelis avait presque cru que le pouvoir de sa fureur réussirait à déchirer le voile invisible les séparant du monde où les formes s’étaient enfuies. Finalement la jeune femme avait baissé les bras et vacillé sur place, pantelante. Kelis l’avait appelée. Quand elle l’avait regardé, ses yeux brûlaient de colère. La haine qu’elle avait déversée au hasard s’était reportée sur lui. Elle l’avait frappé sans relâche et il avait dû reculer, puis mettre un genou à terre. Alors elle lui avait demandé cent fois pourquoi il avait fait cela. Pourquoi les avait-il amenées ici ? Pourquoi n’avait-il pas protégé Shen ? Pourquoi avait-il laissé ce fou enlever sa fille ? Pourquoi ? Elle aurait pu le blesser si Naamen ne l’avait saisie de ses deux bras – le valide et le rabougri – pour la tirer en arrière. Le lendemain, Benabe fit un meilleur usage de sa colère. Au lieu de la diriger sur Kelis, elle organisa la manière dont ils chercheraient Shen. Durant la première semaine, ils accomplirent à tour de rôle des marches longues d’une journée entière. L’un d’eux restait toujours à l’endroit exact où la fillette avait disparu, tandis que les deux autres s’en allaient dans deux directions différentes et criaient au désert le nom de l’enfant. Kelis avait passé presque toute son existence dans le Talay, il avait exploré une grande partie des étendues désolées du continent, et pourtant il n’avait jamais vu une contrée aussi morne. Bien sûr il y avait des êtres vivants ici et là, qui se cachaient, comme les quelques petits animaux qu’il avait attrapés, mais l’atmosphère de cet endroit soulignait à quel point il était vaste et désertique. Il savait que le sud du Talay se terminait quelque part. Forcément. Des navires traversaient les eaux turbulentes qui s’étendaient au sud du continent et remontaient vers le nord. Dariel avait effectué ce trajet. Des vaisseaux de la Ligue le faisaient régulièrement. Il le savait, mais quand il se tenait debout et immobile face au sud, Kelis ne voyait rien, rien qu’un sol plat et parcheminé qui se déroulait jusqu’à l’horizon et donnait l’impression de continuer ainsi indéfiniment. Si les Hérauts du Santoth avaient enlevé Shen, ils l’avaient emmenée en un lieu qu’il ne pouvait pas apercevoir, entendre ni atteindre. Il tenta de se remémorer ce qu’Aliver lui avait dit au sujet de ces sorciers des temps anciens, mais il n’en gardait que peu de souvenirs. Au cours de la deuxième semaine, le chagrin de Benabe changea de forme. Il ne la poussait plus à agir, il l’épuisait. Elle restait assise sans bouger presque toute la journée, fixant le vide devant elle d’un regard vitreux. De temps en temps elle bondissait sur ses pieds, se tournait d’un côté, puis de l’autre, et demandait à celui qui se trouvait avec elle s’il avait entendu Shen. L’avaient-ils entendue ? Elle s’élançait dans une direction, appelait l’enfant, faisait demi-tour un instant plus tard et se précipitait en sens inverse, et elle décrivait ainsi plusieurs boucles successives, jusqu’à ce que Kelis ou Naamen se saisisse d’elle. Alors elle se laissait choir au sol en sanglotant et en marmonnant qu’elle avait entendu la voix de sa fille. Kelis et Naamen décidèrent que l’un d’eux resterait toujours assis auprès d’elle pendant que l’autre poursuivrait les recherches. Aucun ne trouva signe de la fillette. Leurs propres traces s’entrecroisaient sur des lieues à la ronde et témoignaient de leurs efforts. Mais ils ne découvrirent pas d’autre empreinte. La troisième semaine, Benabe se mit à parler toute seule. Elle avait très peu à dire à ses deux compagnons, mais elle tenait des soliloques interminables. Elle prononçait des mots, des phrases, et rien de ce qu’elle racontait n’avait la moindre cohérence. * * * Les seules fois où elle s’adressait à lui de façon compréhensible, c’était quand Kelis s’avançait trop près d’elle et qu’elle lui disait : — Écarte ton ombre. Et c’est ce qu’elle dit une fois de plus ce matin-là, alors que Naamen venait de la tirer de sa rêvasserie. Kelis se rendit compte qu’il avait enfreint une des règles de leurs rapports, et il fit un pas de côté pour que son ombre ne touche pas le corps de la jeune femme. Au moins cela n’avait pas changé : elle restait assez consciente du monde qui l’entourait pour remarquer la modification de la lumière provoquée par la présence du Talayen. C’était déjà quelque chose. — Ne devrions-nous pas la conduire vers le nord ? lui chuchota Naamen un peu plus tard, alors qu’ils se tenaient à quelque distance d’elle. Nous ne pouvons pas rester ici indéfiniment, n’est-ce pas ? Nous finirons par mourir. Je voudrais que Shen revienne, moi aussi, mais rien de ce que nous avons entrepris ne nous donne le moindre espoir quant à notre capacité à la retrouver. Nous n’en avons pas le pouvoir. Nous devrions ramener Benabe à Bocoum avant qu’elle ne perde complètement l’esprit. — C’est à elle de prendre cette décision, dit Kelis, parce qu’il estimait qu’une mère avait cette prérogative. Nous ne pouvons pas la ramener contre son gré. Si elle le souhaite, c’est son droit de mourir ici. L’adolescent frotta son bras rabougri avec l’autre main. — Et moi, quels sont mes droits ? fit-il, avant de s’empresser de balayer toute suspicion de dureté dans son propos. Je ne lui veux aucun mal. J’aimerais tellement que Shen revienne, et que Benabe redevienne comme avant. Je ferais n’importe quoi pour que cela se produise, mais les jours passent et nous sommes impuissants à changer la situation. — Les Hérauts du Santoth ne peuvent pas l’avoir enlevée sans une bonne raison. — Et si cette raison était mauvaise ? Comment pouvons-nous avoir la certitude qu’ils ne l’ont pas attirée ici uniquement pour… — Non, interrompit Kelis pour le mettre en garde. Ne parle pas ainsi. Benabe risque de t’entendre. Les deux hommes regardèrent dans la direction de la jeune femme. Elle était assise dans la même position qu’auparavant, et ses lèvres remuaient toujours. — Naamen, il n’y a aucune raison pour que tu restes ici. Retourne vers le nord. Raconte à Sangae ce qui s’est passé. Ce sera nous rendre service. Vois-le sous cet angle. L’adolescent fit la moue et répondit, avec une résignation teintée d’humour : — Je ne le vois pas ainsi. Si tu restes, je reste. Je veux m’assurer que tu t’en sortiras. Tu m’as promis une bonne course quand tout sera fini. Je te ferai tenir parole. Et les deux amis demeurèrent auprès de la jeune femme durant la quatrième semaine, occupant les journées comme ils l’avaient fait pendant les trois précédentes. Leurs marches quotidiennes ne les menaient plus aussi loin, mais ils continuaient d’attendre et ils veillaient à ce que leur ombre ne touche pas Benabe. Puis vint ce matin où Kelis ouvrit les yeux et contempla le ciel juste avant l’aube. Il était d’un noir à peine pourpre, piqueté d’étoiles vers l’ouest, légèrement jauni par l’apparition imminente du soleil à l’est. Très beau. Et paisible. Aucune hyène pour glousser, pas de chants d’oiseaux ni de bourdonnements d’insectes. Seulement un silence sublime, généreux. Il resta étendu sur le dos un long moment, et il se sentait plus détendu qu’il ne l’avait été depuis des jours. Ce fut seulement très, très graduellement qu’il se rendit compte que le contact de petites mains sur la sienne participait à cette sensation de bien-être. Et, après cette constatation, une poignée de secondes passa avant qu’il ne pense à s’en étonner. Qui lui tenait la main ? Il tourna la tête pour le voir. Une fillette était assise auprès de lui. Elle l’observait et serrait sa main entre les siennes. Elle lui sourit. Shen. — Qu’est-ce qui se passe ? Dis-moi que je ne rêve pas. — Tu ne rêves pas. Et non, il ne rêvait pas. C’était une évidence. Il n’avait pas eu les pensées aussi claires depuis des semaines. Il la regarda fixement, étudia ses traits. Elle paraissait totalement réelle. Tangible, avec sa frimousse ronde et ses yeux pensifs. — C’est gentil d’avoir attendu ici, dit-elle. Ses mots vibrèrent dans l’air entre eux, aussi nets qu’ils l’avaient été pendant leur longue marche vers le sud. Il sentit leur souffle sur son visage, tout comme il sentait la chaleur de ses mains et l’humidité au point de contact de leurs peaux. — J’avais pensé que nous aurions sans doute à vous rechercher. — Ta mère a refusé de partir, s’entendit-il répondre. Étrange qu’il ait entamé une conversation avec elle, comme si c’était une amie adulte qui avait fait halte pour bavarder un peu, et non la fillette qu’il avait vue pour la dernière fois dans un tourbillon vaporeux au milieu d’une foule de silhouette vagues. — Elle a dit que tu reviendrais et que, si elle n’était pas là pour t’accueillir, elle ne se le pardonnerait jamais. Shen sourit de nouveau. — J’ai essayé de lui parler, plusieurs fois, mais cela n’a pas bien marché. Je crois qu’elle en a été contrariée. Ce n’était pas ce que je voulais, pourtant. C’est une bonne mère, je l’ai dit aux Hérauts. N’est-ce pas, Leeka ? Dès qu’elle prononça son nom, Kelis vit la silhouette immobile à quelque distance, une ombre menaçante qui le fit se dresser précipitamment sur son séant. Elle n’était pas là une seconde plus tôt. Shen l’empêcha de se lever complètement, et il constata qu’il s’agissait bien de Leeka Alain, vêtu comme avant sa disparition, le visage dissimulé par son capuchon, toujours aussi immobile. L’avait-elle fait paraître simplement en prononçant son nom ? La silhouette acquiesça, et sa voix ne fut qu’un murmure issu des ténèbres qui occupaient la place de son visage. — Oui, tu le leur as dit. — Kelis, n’aie pas peur de lui. Ce n’est que Leeka. Seule son apparence peut effrayer. (Elle lui tapota la main.) Combien de temps s’est écoulé ? Depuis combien de temps attendez-vous ? — Quelques semaines. Non, un mois. Un mois aujourd’hui. Le visage soudain grave, l’enfant hocha la tête. — Alors nous devons nous hâter. Il nous reste peu de temps. Je dois t’expliquer, afin que tu saches et que tu n’aies pas peur, et pour que tu m’aides à expliquer à ma mère, afin qu’elle n’ait pas peur. À Naamen, aussi. Il viendra avec nous. Mais je veux que tu sois le premier à l’entendre. D’accord ? — D’accord. — Bien. Es-tu prêt ? Ne sois pas effrayé. Les Hérauts du Santoth sont ici, avec moi. Regarde. Elle inclina un peu la tête, juste assez pour indiquer une zone vague derrière son épaule gauche. Comme pour Leeka, leur nom les fit apparaître. Kelis ne les vit pas se matérialiser, ils se trouvèrent simplement là, où ils n’étaient pas un instant auparavant. Ils étaient regroupés, des silhouettes floues que le soleil levant révélait par un jeu d’ombres et de lumière. À leur vue, le cœur de Kelis s’emballa. Ils ressemblaient à une armée d’assassins, immobiles et pourtant changeants, pas entièrement de ce monde. Il voulut les compter, mais échoua à chaque tentative. Leur nombre paraissait ne pas leur correspondre. Ils n’étaient pas nombreux et nombreux à la fois. Mais pourquoi restaient-ils là sans bouger ? Il aurait volontiers pensé qu’ils attendaient quelque chose, mais « attendre » n’était pas le verbe qui convenait. Ils dévoraient chaque seconde de leur impatience. Ils vibraient d’une énergie contenue par la seule force de leur volonté. Ils étaient avides de quelque chose et, Kelis le sentait, ils ne patienteraient plus très longtemps encore. — Que veulent-ils ? demanda-t-il. Shen les contemplait, elle aussi. Son visage était empreint de calme, et ses lèvres ourlées sur une expression presque mélancolique. — Ils m’ont demandé de les libérer de leur exil. Et je l’ai fait. — Tu… Tu as réussi à le faire ? La fillette sourit une fois encore. — Oui. Ils m’ont posé la même question. Ils pensaient qu’il fallait un garçon pour y arriver, mais ils se trompaient. — Shen, que veulent-ils ? Ils représentent un danger. Ils ont été bannis pour d’horribles… — Je sais. Ils m’ont montré. J’ai tout vu. Ce qui est arrivé il y a très longtemps, avec Tinhadin, ce n’est pas ce que les légendes racontent. Je l’ai vu et c’est… différent. Elle se rembrunit et fronça le nez. À cet instant, elle avait l’air à la fois très mature et très enfantine. Elle donnait l’impression d’avoir du mal à trouver ses mots. Elle posa le bout de ses doigts sur son front. — Ils ont mis le savoir dans ma tête. Je ne peux pas tout t’expliquer maintenant, mais l’important, c’est que nous avons besoin qu’ils reviennent dans ce monde. Tu connais Le Chant d’Élenet ? Le Santoth sait quand on le lit. Il le sent. Pendant de nombreuses générations, personne ne l’a lu. Il était silencieux pour les Hérauts. Ils ont craint qu’il n’ait été perdu. Mon père lui-même n’a pas réussi à le trouver. Mais c’était avant. Il a été retrouvé, Kelis. Quelqu’un le lit, l’étudie depuis plusieurs années déjà. Depuis que je suis née. Tu sais qui, n’est-ce pas ? Ma tante, la reine Corinn. — J’ai vu les canaux qu’elle a remplis d’eau à Bocoum. J’ai entendu certaines rumeurs la concernant. — Oui, c’est en partie le problème. Elle fait des choses sans en comprendre les conséquences. — Les conséquences ? Le mot et les perspectives béantes qu’il suggérait semblaient trop forts pour la petite bouche de l’enfant. — Quelles conséquences ? Quelque chose comme les abominations ? Avec un peu d’impatience, Shen se tourna vers les Hérauts et leur fit signe des deux mains, avant de revenir à Kelis. — Ils veulent que nous nous mettions en mouvement. Ils savent à quel point nous sommes lents, et ils sont impatients. Je ne peux pas tout te dire. Pour certaines choses, je n’ai pas les mots qu’il faudrait. Oui, les abominations font partie des conséquences. Les Hérauts les ont eux-mêmes créées, et ils le regrettent. Mais ils disent que ces monstres ne sont rien en comparaison des malédictions que Corinn pourrait déchaîner. Chaque fois qu’elle prend quelque part ce qu’elle met ailleurs, elle laisse une cicatrice entre les deux endroits. Les Autres du Chant peuvent se servir de ces cicatrices pour pénétrer dans le monde des vivants. — Les Autres du Chant ? — Kelis, dit Shen en posant la main sur son épaule d’un geste maternel, les Hérauts du Santoth n’étaient pas les seuls sorciers rejetés ou bannis. Il y en avait d’autres. Des sorciers malfaisants tels que les Cinq Disciples de Reelos. Ils constituent les premières erreurs d’Élenet. Ce sont des sorciers venus d’autres mondes que le Dispensateur a créés. Certains d’entre eux peuvent aussi entendre Corinn chanter, surtout s’ils collent l’oreille contre une des cicatrices. Certains ont déjà commencé à lui parler, et grâce à elle ils gagnent des forces. Il se peut qu’elle ne le sache même pas, mais le Santoth croit qu’elle a ouvert des portes. Ce n’est qu’une question de temps avant que des choses franchissent ces portes et entrent dans ce monde. C’est pourquoi nous devons nous rendre sur Acacia, parler à ma tante, permettre aux Hérauts d’étudier le livre et nous préparer à affronter ce qui viendra. Shen soupira. — Je pense que c’est assez pour l’instant. Es-tu prêt ? C’est une longue marche. Kelis ne savait que dire. Il se rabattit sur le pragmatisme. — Alors il faut réveiller ta mère et Naamen. — Tout cela ne va pas lui plaire, dit Shen avec un sourire en biais. Elle se mit debout et regarda la forme de sa mère enveloppée dans une couverture. — Je vais la réveiller avec un baiser. Ce sera bien, n’est-ce pas ? Elle s’était retournée vers Kelis. Il hocha la tête et la regarda qui s’éloignait, de nouveau une enfant au pas léger, et menue, tellement menue. Mais que lui réservait l’avenir ? À quelque distance, Leeka se tenait toujours aussi immobile, le visage invisible. Et plus loin encore, lorsque Kelis porta son attention sur eux, il vit les sorciers, figés et pourtant avides de mouvement, attentifs. Impatients. CHAPITRE QUARANTE-SEPT À SON RÉVEIL, MENA TROUVA LE MESSAGE POSÉ À CÔTÉ D’ELLE, sur le lit. Dès qu’elle vit le carré de papier, elle sut ce qui y était écrit, et cette évidence la piqua au vif et lui serra le cœur en même temps. Oh ! Melio… Il était parti, sans doute déjà embarqué sur un des premiers transports de troupes qui faisaient voile vers la côte du Teh. C’était une ruse cruelle, d’autant qu’il n’avait trahi par aucun signe qu’il la quitterait ainsi quand ils avaient discuté la nuit dernière, ni quand ils avaient fait l’amour quelques heures plus tôt. Il n’en avait pas soufflé mot lorsqu’elle était allée se laver, une fois de plus. Mais peut-être en avait-il parlé à ce moment-là, justement. La nuit précédente, alors qu’elle collait son corps nu contre le sien et qu’ils étaient encore essoufflés des suites du plaisir, elle avait parlé comme s’il s’agissait d’une nuit comme les autres. Certes, elle abordait les réalités singulières de leur vie, mais c’étaient des sujets qu’ils évitaient souvent. — Tout ce que nous faisons, disait-elle, par bien des côtés, c’est presque irréel. Je le vis, pourtant. Je le fais. J’abats des monstres et je chevauche un lézard ailé, je mène mes hommes à la bataille… mais j’ai un sentiment d’étrangeté quand je prends un peu de recul et que j’imagine la réaction d’autres personnes à cette histoire. Parce que c’est une histoire, tu le sais ? Une légende tirée d’un passé lointain. C’est Édifus et Tinhadin, Hauchmeinish, les Formes avant qu’elles ne soient les Formes. Je ne saurais expliquer pourquoi cet aspect des choses me frappe autant maintenant. C’est juste qu’une partie de moi n’a jamais cru à ces légendes. Pas vraiment. Et tu ne m’as pas aidée à y croire, toi non plus. J’ai perdu foi en Maeben, j’ai découvert l’imposture qu’elle dissimulait. — Melio le sage, plaisanta-t-il. J’aurais dû devenir sage, et non soldat. — Après, j’ai douté de tout. Mais à présent, j’en suis à me demander quelles vérités bien réelles se nichent dans ces vieilles légendes. En quoi le fait que j’aie tué Maeben et massacré les abominations est-il moins improbable que le Prêtre d’Adaval triomphant des gardes à tête de loup du culte rebelle d’Andar ? — D’abord, en ce que les gardes à tête de loup étaient vingt. Tu as bénéficié de circonstances bien plus favorables. Mena le gratifia d’un coup de coude. — Sois un peu sérieux ! — Même si les gens oublient le Prêtre d’Adaval, ils n’oublieront pas Mena Akaran, dit Melio. Ni Maeben. Ni la tueuse qui vole dans les airs. Ni la princesse guerrière qui a fait reculer les féroces Numreks. De tels hauts faits ne peuvent être oubliés. Avaient-ils dit autre chose ? Oui, elle le croyait. Il était cependant curieux qu’ils aient réussi à parler de sujets ordinaires. Elle lui avait raconté un rêve fait pendant sa jeunesse, dans lequel une autre fille et elle essayaient d’attraper des poissons avec leur filet à main. Il avait affirmé ne jamais rêver, et avait ajouté que pour lui l’existence était bien assez étrange. Ils s’étaient demandé ce qu’il y avait de pire, les piqûres des moustiques du Senival ou celles des mouches noires de printemps en Aushénie. Comment se faisait-il que ni l’un ni l’autre n’avait voulu évoquer le fait qu’ils allaient être séparés une fois de plus, envoyés affronter des dangers différents, et tout risquer ? À un certain moment, Mena avait roulé loin de lui et, sans réfléchir, par la force de l’habitude, elle était allée se nettoyer le sexe pour se débarrasser de sa semence avec la décoction d’herbes qu’il détestait tant. Peut-être avait-il décidé alors de la quitter. Car quand elle était revenue se coucher, il lui avait tourné le dos sans commentaire ni protestation. Sa respiration était régulière, même si ce n’était pas encore celle du sommeil, et elle avait choisi de l’envelopper d’un bras, d’accrocher sa cheville à la sienne et de partager ce silence. Lequel silence avait peut-être eu une valeur différente pour lui. Le message qu’elle tenait pincé entre les doigts de ses deux mains en témoignait. M, Tu avais raison pour tout, bien sûr. J’ai été lent à apprendre, mais maintenant je sais, M. Elle connaissait les mots par cœur, car c’était elle qui les avait écrits à Melio presque dix ans plus tôt. C’était le message qu’elle lui avait laissé. Et en dessous, le même post-scriptum : Je t’aime. Si ce monde le permet, je te le prouverai. Exactement ce qu’elle avait écrit juste après avoir tué Maeben sur Uvumal, et juste avant de se livrer à Maeander Mein. À cette occasion, elle n’avait pas eu la force de faire ses adieux à Melio. Trop d’incertitudes peuplaient son avenir, le monde entier était en jeu, et elle n’était pas sûre de pouvoir affronter sa demande de ne rien faire. Elle avait rédigé le mot et l’avait placé à côté de lui avant de s’esquiver sans bruit. C’était lâche à certains égards. Douloureux, aussi. Et pourtant, ce qu’elle lui avait écrit était le reflet de la réalité. Il avait eu raison, et elle avait été lente à le comprendre. Elle l’aimait vraiment et elle voulait le lui prouver, un jour. Comment interpréter cette nouvelle version ? Lui faisait-il les mêmes promesses qu’elle à l’époque ? Non, parce qu’il n’avait rien à lui prouver. Il ne l’avait jamais déçue, en rien. Ce mot lui était-il bien destiné ? Ne voulait-il pas lui rappeler les promesses qu’elle-même avait faites sans les avoir encore tenues ? Oui, c’était plus probable. Il ne lui restait plus qu’une seule chose à faire pour lui prouver son amour, mais elle l’avait remise à plus tard, année après année. Elle méritait qu’il le lui rappelle. Si le but de ce message était effectivement de lui remémorer ses promesses, elle comprenait. Et si le monde lui donnait une autre chance, elle ne manquerait pas de se donner entièrement à lui. Elle lui démontrerait la foi qu’elle avait en lui, sinon en la bonté du monde. Si ce sujet avait accaparé ses pensées toute la matinée, l’après-midi venu, c’était un autre refrain qui l’obsédait. Ce n’est que ma sœur, répétait-elle inlassablement. Et je n’ai pas peur de ma sœur. Le simple fait qu’elle se dit mentalement la formule une centaine de fois tout en se rendant à la convocation de Corinn tendait plutôt à démentir cette antienne. Quand elle entra dans son bureau, Corinn était debout devant la table à cartes et étudiait un ensemble de documents étalés là. Elle leva les yeux et ses traits s’adoucirent. — Mena, je suis désolée que Melio ait dû partir. Je sais que c’est dur pour toi. La princesse fut assez déconcertée par l’amabilité de l’accueil. — Merci, dit-elle. — Nous abordons des temps de grands sacrifices, poursuivit la reine. Il sera beaucoup exigé de chacun d’entre nous. Beaucoup pris à chacun d’entre nous. Mais crois bien que Melio sera présent dans mes prières tout autant que toi, ma sœur, ou que Dariel. Elle ne laissa pas le temps à Mena de trouver une réponse. Elle contourna la table à cartes, mais au lieu d’aller vers sa sœur elle bifurqua et fit halte devant une autre table. — Je veux que tu aies ceci. La Confiance du Roi. C’est maintenant ton épée. Nul ne la mérite autant que toi. La Confiance du Roi ? Elle ne savait pas qu’elle désirait cette arme. Trop ancienne à son goût. Trop d’épisodes historiques dans lesquels cette lame avait fait couler le sang. Si la légende n’en était pas une, Tinhadin en personne avait instillé dans cette épée la sorcellerie du Santoth, et la Confiance du Roi apprenait à chaque combat qu’elle menait. De plus, elle prenait quelque chose à chacune de ses victimes. Le petit-fils de Tinhadin ne s’en était-il pas servi pour exécuter des prisonniers ? Un acte qu’il avait tenu à accomplir de sa propre main, et seulement avec cette lame. — J’ai déjà une épée, dit Mena, sans vouloir vraiment protester. — Ton épée de Marah t’est chère, je le sais, reconnut Corinn. Je suis au courant de la façon dont tu es sortie de la mer avec cette arme attachée à ton poignet, et dont tu es devenue la déesse ailée Maeben. En vérité, je conçois parfaitement que cette épée soit pour toi une bénédiction. Nul doute que tu as accumulé les prouesses quand tu l’avais au poing. Mais ceci… Elle fit un geste comme si elle voulait attirer l’attention de sa sœur sur la lame ancienne, ce qui était inutile puisque Mena avait déjà les yeux fixés sur elle. — … ceci est l’épée qu’Édifus a brandie à Carni. Elle est tachée de son propre sang. Regarde là, sur la poignée. Cette zone plus sombre : c’est le sang qui a coulé de la main du roi. Je suis sûre que tu connais les détails mieux que moi, comment il a failli perdre la main quand il s’est saisi de la lame d’un ennemi. Un picotement avait envahi les doigts de Mena. Une sensation physique bien réelle. D’eux-mêmes, ils voulaient se refermer sur la poignée tachée et tirer la lame du fourreau. Tout son corps lui hurlait de le faire. Elle se retint. Portant une main à sa gorge, elle trouva le pendentif figurant une anguille sous le tissu de sa chemise et le caressa. Un pouvoir terrible devait résider dans cette épée, car son aspect n’avait rien de remarquable. Elle était vieille, éraflée, dans un fourreau très simple et à peine orné. Et pourtant, elle brûlait de libérer la Confiance. La dernière fois qu’elle l’avait touchée, c’était quelques heures après la mort d’Aliver. Elle l’avait eue en mains juste le temps de l’envelopper dans une longueur de toile à sac avant de la ranger avec les autres affaires personnelles du roi. Quand elle en avait reparlé, c’était pour donner à d’autres soldats des instructions sur la manière d’en prendre soin et de la rapporter sur Acacia. Depuis, elle n’avait pas souhaité la tenir de nouveau. — Pourquoi restes-tu bras ballants devant elle ? dit Corinn, avec une pointe d’agacement dans le ton. C’est un cadeau de choix. C’est à moi qu’il appartient de la donner, et je te l’offre en gage de la foi que j’ai en toi. Tu la mérites. Prends-la. C’était un ordre, indubitablement. Malgré elle, Mena saisit le fourreau à mi-distance de la garde et le souleva devant elle, à l’horizontale. — L’acceptes-tu ? — Oui, dit la princesse. Pour l’instant, précisa-t-elle. J’en prendrai soin, et je m’en servirai s’il le faut. Un jour, cependant, je te la rendrai, afin que tu puisses la confier à Aaden. Elle lui revient de plein droit. Cette tirade parut agréer à Corinn. — Bien. Oui, c’est bien à tous points de vue. Mena reposa l’épée. — Et maintenant, dit Corinn d’une voix plus dure, il faut que tu le saches, je te donne cette épée pour une raison précise. Tu as une mission, Mena. Je ne peux la confier qu’à toi. Même si ton frère était présent dans cette pièce, cette tâche te reviendrait. Plus encore que Dariel, tu es le juste courroux qui manie l’épée des Akarans. Tu auras bientôt l’occasion de t’en servir. Elle se tut et regarda sa sœur droit dans les yeux. — J’aurais utilisé le même langage quoi qu’il en soit, mais après que je t’ai vue combattre les Numreks, il est encore plus sincère. Merci pour ce que tu as fait, Mena. Je n’avais connaissance de tes hauts faits que par ouï-dire. Je croyais à ce qu’on disait, mais sans vraiment le comprendre. À présent je pense comprendre, au moins un peu. De toutes les louanges de ses aptitudes de combattante, venues de généraux ou de simples soldats, de gardes de Marah ou de guerriers des diverses provinces de l’Empire, aucune ne l’avait touchée autant que ces paroles de fierté que Corinn exprimait. — Des informations de première main indiquent que les Auldeks se mettront en mouvement pendant leur propre hiver. Ils ont choisi ce moment de sorte que, même s’ils peinent pendant les premières semaines, ils aient encore de la glace solide sous leurs pieds pour traverser les mers gelées. En recoupant ces renseignements avec ceux que la Ligue nous a transmis, nous estimons que s’ils ne sont pas stoppés, ils pourraient atteindre les Hautes-Terres du Mein en été. — C’est si proche… dit Mena. — Oui. Trop proche. Viens étudier ces cartes avec moi. Quand elles furent côte à côte, Corinn laissa glisser son index le long de la côte ouest du Monde Connu depuis la Région des Lacs vers le nord, au-delà des Champs de Glace et de la limite qu’avaient normalement les cartes acacianes. — J’ai proposé une solution pour les retarder. Une force réduite pourrait les contenir quelque temps sur la passe par laquelle ils traverseront très probablement entre leurs contrées et les nôtres. C’est une bande de terre étroite et montagneuse. Par bateau ils pourraient l’éviter, mais les Auldeks ont peur de la mer. Ils devront donc faire transiter l’intégralité de leurs forces par quelques cols. Cela ne leur sera pas facile, mais je prévois de leur rendre l’entreprise beaucoup plus pénible encore. Elle m’envoie à la mort, pensa Mena. Une seconde elle se demanda si elle devait s’en offenser. Était-ce un crime particulièrement impardonnable de condamner ainsi sa sœur, ou cela démontrait-il une forme particulière de courage de sa part ? — Peut-être même parviendras-tu à les repousser. Il est possible que tes actes soient décisifs juste là, dans l’Extrême Nord. La chose donnerait aux troubadours amplement matière à brailler, tu ne crois pas ? Au lieu de répondre que oui, elle le croyait, Mena hocha la tête. C’était ce que sa sœur voulait qu’elle fasse. Ce que sa reine attendait d’elle et, même si elle ne le comprenait toujours pas complètement, elle se sentait incapable de refuser. Que pouvait-elle faire d’autre qu’accepter, face aux certitudes de Corinn ? — Demain, nous organiserons une réunion avec tous ceux qui sur Acacia peuvent t’être de bon conseil pour ce projet, mais il te faudra partir bientôt. Très bientôt. J’ai fait en sorte qu’un sloop se tienne à ta disposition d’ici trois jours pour t’emmener d’abord à Denben. De là, tu voyageras par voie terrestre et tu emprunteras la Coulée de Tabith. Tes principaux généraux t’y attendront à sa sortie, et vous pourrez partir vers le nord. Tes troupes seront majoritairement candoviennes, même si je compte lancer un appel aux mercenaires, avec la promesse de récompenses généreuses pour ceux qui accepteront. Il se peut que certains des pirates de Dariel se joignent à vous. On dit qu’ils ne refusent jamais un bon combat, non ? Ce ne sont là que les grandes lignes. Demain tu pourras poser toutes les questions que tu veux, il y sera répondu. Je sais que je te demande beaucoup, mais à qui puis-je demander autant, sinon à celle en qui j’ai le plus confiance ? Mena Akaran, ma sœur, acceptes-tu cette mission ? — Bien sûr, ma sœur. Tu ne m’as pas vraiment laissé le choix. — Magnifique ! dit Corinn avec un sourire radieux. Je sais que tu feras regretter à ces brutes d’avoir quitté leurs foyers. De nouveau elle contourna le bureau, en laissant un doigt effleurer les documents qui s’y trouvaient. Mena en déduisit que l’entrevue était terminée, et elle s’apprêta à partir. — À propos, dit Corinn d’un ton détaché, que vas-tu faire d’Elya pendant ton absence ? Ah oui, bien sûr. Je craignais que le sujet soit abordé, et j’avais raison… — Je ne sais pas encore. Comme je l’ai déjà dit, elle n’est pas taillée pour la guerre. Je… — Ce détail m’est apparu aussi, interrompit la reine. J’espère que tu le sais, elle peut rester ici. Elle est la bienvenue dans ce palais. Rien ne me ferait plus plaisir, en fait. Vraiment ? Mena ne s’attendait pas à cela. — Vraiment ? — Mais bien sûr. Corinn revint derrière le bureau et tendit une main, dans un geste sans équivoque. Hésitante malgré tout, Mena leva à son tour une main et laissa sa sœur s’en saisir. — Elle a sauvé la vie d’Aaden. Je me méfiais d’elle, Mena, je ne te le cache pas. La façon dont vous êtes arrivées, au banquet… C’était très effrayant, réellement. J’ai pensé que peut-être elle dissimulait quelque corruption sous son apparence placide, mais depuis je n’en ai décelé aucun signe. Et elle a plus que prouvé sa valeur avec ce qu’elle a fait pour Aaden. Il se pourrait que j’en vienne à l’aimer autant que tu l’aimes. Et puis, tu sais bien qu’Aaden l’adore. Cela lui fera tellement de bien qu’elle soit là pour l’accueillir quand il s’éveillera. Une chose positive dans cette période de folie. Je t’en prie, dis-moi que tu acceptes qu’elle reste ici. Elle pourra demeurer dans ta cour, comme maintenant. Mena fit de son mieux pour passer très vite en revue toutes les implications de l’offre. Et les œufs ? Elle avait l’intuition qu’ils n’écloraient pas avant un certain temps. Elle ne pouvait l’expliquer, mais c’était pour elle une quasi-certitude. Les œufs dégageaient une impression de contentement, de paix, comme Elya quand elle regardait avec de grands yeux confiants Mena les prendre dans ses mains. Elle sentait que l’éclosion ne se produirait qu’au moment voulu par la nature. Dans ce cas, ne valait-il pas mieux garder leur existence secrète plus longtemps ? Corinn pouvait s’être prise d’une affection soudaine pour Elya, mais jusqu’à preuve du contraire c’était une affection très récente. Il était sans doute plus judicieux de lui laisser le temps de confirmer ce penchant. Ce qui arriverait forcément. Si elle passait des semaines auprès d’Elya et constatait l’importance croissante que le lézard ailé prenait pour Aaden, sa sœur n’aurait plus aucun doute, et l’éclosion des œufs serait accueillie comme la bénédiction qu’elle allait être. Peut-être même serai-je de retour à temps pour y assister. Le Dispensateur fasse qu’il en soit ainsi. — Eh bien, il semble que tout est pour le mieux, dit Mena. Il se peut qu’Elya m’escorte un temps quand je prendrai la mer. Elle ne comprendra pas totalement ce qui se passe, mais je ferai de mon mieux pour le lui expliquer. Je suis sûre qu’elle choisira de rester au palais. Une pensée passa sur les traits de Corinn, pour disparaître si vite que sa sœur ne put la décrypter. — Ce serait parfait, dit la reine. Oui, tout cela semble absolument parfait. CHAPITRE QUARANTE-HUIT SIRE DAGON RENCONTRA LES AUTRES MEMBRES DU CONSEIL DE LA LIGUE dans une pièce sombre, au cœur d’un des bâtiments construits dans le domaine qui leur était réservé sur Acacia. Un nuage de brume léger et fantomatique flottait dans l’atmosphère. Le premier rang des Ligueurs formait un cercle resserré, et chacun d’eux occupait un fauteuil dont le dossier basculant était à demi penché en arrière. Un deuxième cercle entourait le premier, puis un troisième, et au-delà se massait l’auditoire interdit de parole, mais très attentif. Lors de ces réunions seuls les trois cercles pouvaient s’exprimer librement, ce qu’ils faisaient sans vraiment voir leurs pairs. Entre une question et la réponse, un temps assez long pouvait s’écouler, car l’état du groupe, uniformément altéré par la brume, induisait une certaine communauté de pensée. Leurs esprits vibraient comme si un diapason avait diffusé la même note entre eux. Chacun avait ses propres idées, oui, mais dans la chambre du Conseil il était impossible que l’un d’eux trompe les autres. — Les événements récents n’ont pas suivi le cours que nous souhaitions, admit sire Dagon. Les renseignements que nous avons récoltés sur les Auldeks étaient… partiels. Insuffisants, je le crains. Un brouhaha d’approbation flotta dans la salle du Conseil de la Ligue. — Vous parlez par euphémismes, intervint sire Grau. Sa voix était d’une netteté inhabituelle, et son phrasé ne semblait pas affecté par son âge avancé. Dagon sut aussitôt ce qui l’expliquait : la colère. — Neen a vu ce qu’il souhaitait voir, et non la réalité ! Il a agi selon ce qu’il voulait croire, et il s’est laissé guider par ses émotions, sans remarquer les défauts de sa démarche. Rarement un Ligueur aura commis des erreurs aussi graves. Sire Grau était assis à côté de Dagon, dans le premier cercle. Aucun des deux ne regardait l’autre, car ils étaient tous allongés sur leurs sièges d’où ils contemplaient simplement les volutes vertes de la brume qui dansaient au ralenti dans l’air au-dessus d’eux. Généralement la drogue avait sur cette assemblée un effet apaisant et consensuel, assez en tout cas pour qu’ils règlent calmement tous les problèmes à l’ordre du jour. Mais aujourd’hui Dagon lui-même sentait que son esprit fonctionnait avec une acuité accrue, que même le malaise diffus qui planait en ce lieu ne pouvait émousser. Cela faisait des années qu’ils ne s’étaient pas réunis pour discuter d’événements qui échappaient à leur contrôle. Pour les plus jeunes d’entre eux, c’était même la première fois. Sire Faleen les pria de se calmer. Quoique inférieur à Grau sur le plan de l’autorité pure, il était l’Orateur du Conseil et, à ce titre, dirigeait les débats et veillait à ce qu’ils se déroulent dans la sérénité. Dagon n’était pas mécontent d’avoir abordé d’emblée le fiasco de sire Neen dans l’Ushen Brae. Il fit part à l’assistance de tout ce qu’il savait à ce sujet – et il savait beaucoup de choses. Ils avaient sondé l’esprit des quelques gardes de l’inspectorat d’Ishtat qui avaient réchappé de la réunion avec Devoth. Aucun Ligueur n’avait survécu à ce massacre, mais l’esprit des soldats conservait des images du carnage et des derniers échanges verbaux qui avaient précédé la décapitation de Neen. Tous furent d’accord pour estimer que leur pair aurait dû prévoir ce qui allait arriver. Devoth avait trahi ses intentions dans son attitude et son regard. Neen avait été trop grisé par sa victoire sur le Lothan Aklun pour remarquer ces signes révélateurs. Il avait été si sûr de tenir la fortune du monde entre ses mains qu’il en avait perdu la tête… — Le fou ! émirent plusieurs voix dans la salle. Faleen ne contesta pas le qualificatif. — Sire Neen a commis de graves erreurs, et nous en payons le prix fort. — Sa façon de gérer la situation a été des plus étranges, dit un membre du deuxième cercle. Ne mériterait-il pas l’oubli ? Un murmure d’assentiment fit écho à cette suggestion. — Oui. Oui. Que son nom soit oublié. Les Ligueurs placés à l’extérieur des trois cercles étaient les plus enthousiastes. La mort de Neen offrirait à l’un de ceux-là un accès plus rapide aux cercles. Dagon tourna la tête discrètement et chercha celui qui avait proposé l’oubli de Neen. Il le repéra aisément. Un visage mince, avec des yeux écartés aux coins externes tombants. Lethel. Sire Lethel. Son cousin issu de germains. La loyauté familiale y perdait un peu. Au sein de la Ligue, toutefois, personne ne lui tiendrait rigueur de sa proposition. Et à la vérité, ils étaient tous du même sang. Sire El prit la parole : — Qu’on l’oublie, soit. Mais n’oublions pas ses erreurs. Quelques grognements d’approbation. — Oublions l’homme ; souvenons-nous de sa folie pour ne pas la perpétuer. Dagon n’était pas certain qu’un autre Ligueur ne pécherait pas par les mêmes excès de confiance que Neen, mais il eut un son de gorge pour signifier son accord. — Il est donc oublié, déclara Faleen quand il fut évident que personne n’entendait s’opposer à cette mesure. Ce premier point expédié, ils se penchèrent sur l’attitude à adopter envers l’Ushen Brae, maintenant que tant de paramètres avaient changé. Ils consacrèrent beaucoup plus de temps à ce sujet, explorèrent les différentes possibilités, identifièrent les problèmes, recensèrent les chances qu’ils avaient de conserver une partie au moins de leurs échanges fructueux avec les Auldeks. Pendant que les Ligueurs débattaient, ceux-là abandonnaient leur pays. Ils quittaient un continent peuplé de leurs anciens esclaves, stériles comme eux. Devaient-ils trouver un moyen de revenir à l’ancien ordre des choses ? Fallait-il créer un nouveau système ? Laisser s’éteindre le Quota dans l’Ushen Brae, ou lui proposer des échanges ? Peut-être les Ligueurs aimeraient-ils disposer eux-mêmes d’esclaves ? Tant de questions… Il en allait de même pour le Monde Connu. Les Auldeks allaient-ils le conquérir ? C’était plus que probable. Nombre d’entre eux avaient sous la peau plus d’une centaine d’âmes. Comment les si faibles Acacians pourraient-ils les arrêter ? La coalition fragile qui constituait l’Empire acacian se morcellerait devant une telle menace. — Et la catin couronnée, avec son annonce de la fin du Quota ? demanda sire Revek. Est-elle sérieuse ? En certaines circonstances, Dagon éprouvait une véritable aversion pour la communion d’esprits du Conseil. Personne ne pouvait mentir. Les autres membres auraient pu surveiller le rythme des battements de son cœur ou sentir la transpiration sur ses paumes s’ils l’avaient voulu. Ils sauraient qu’il n’appréciait pas qu’on traite la reine Corinn de « catin couronnée », mais ils ne lui en voudraient pas. Après tout, il se chargeait de tâches que bien peu auraient accepté d’assumer. Il côtoyait les non-initiés, consacrait une bonne part de son existence à servir leur cause, et donc à les servir. Sachant qu’un Ligueur ne disait jamais la vérité à un non-initié, l’ouverture totale qu’ils prônaient dans leurs rapports ne manquait pas d’une certaine ironie. — Oui, Président, il semble qu’elle l’envisage vraiment, au moins actuellement, répondit-il. Après tout, c’est une Akaran. Elle reste victime de notions telles que la gloire ou la bienveillance, en particulier dans les périodes de tension. Pas la bienveillance pure, bien sûr, seulement son apparence. C’est ce qui active son sang. Il est possible qu’elle abolisse le Quota demain, pour le rétablir plus tard. Peut-être estime-t-elle que ce commerce n’est plus rentable. Et à bien des égards, elle n’a pas tort. — Elle manque d’imagination, dit une voix du troisième cercle. Il y a toujours moyen d’engranger des gains. — Nous le savons, certes, dit Grau. Mais c’est rarement le cas des non-initiés. Plusieurs Ligueurs approuvèrent dans un brouhaha anxieux. — Néanmoins la catin couronnée a fini par consentir à diffuser le vin, intervint Revek. D’ici quelques semaines, le Monde Connu ne pourra plus s’en passer. Cela ne contribuera-t-il pas à les unir ? — Sans doute, sans doute, répondit sire Nathos dont c’était le champ d’expertise. Mais je ne pense pas que cela ait de l’importance. Unis, ils s’écrouleront plus vite encore. Laissons-les s’aligner tous ensemble et se faire tailler en pièces de même. Il vaut mieux ça, plutôt qu’ils se séparent et se terrent dans leurs provinces respectives. D’une façon comme de l’autre, je ne parierais pas sur leurs chances de s’en sortir. Et leur défaite n’est pas gênante pour nous. Si les Auldeks l’emportent, qui dit que nous ne pourrons pas faire des affaires avec eux ? Quand le Monde Connu sera peuplé par les Auldeks et leurs nouveau-nés, que souhaiteront-ils ? — La paix. — La stabilité. Nathos acquiesça. — Et ils recommenceront à redouter la mort. Ils voudront avoir des serviteurs dociles, calmes, sans idées de rébellion. Ils souhaiteront devenir riches, en pensant à l’avenir de leurs enfants. Ils seront en notre pouvoir, exactement comme l’étaient les Acacians. — Et si, par quelque caprice du destin, la catin couronnée parvenait à les vaincre ? demanda Faleen. — J’espère qu’il n’en sera rien. Je trouve cette éventualité… ennuyeuse. Mais en ce cas, elle aurait une nation à reconstruire. Une nation meurtrie, mais aussi nouvellement dépendante. Elle n’imagine même pas à quel point nous la contrôlons. — Et elle ignore toujours ce qui arrive aux personnes qui cessent de boire le vin ? — Oui, oui. Elle n’a pas fait de recherches dans ce sens. Sire Grau eut un rire bas. — Alors nous les tenons, à jamais. Mes frères, le commerce n’est-il pas une chose merveilleuse ? Mon humeur s’améliore déjà. Quel autre point avons-nous à traiter ? Sire El reformula une idée qu’il avait déjà exposée. L’heure n’était-elle pas venue de donner plus de poids à l’inspectorat d’Ishtat ? S’ils ne pouvaient vendre les esclaves du Quota aussi régulièrement qu’auparavant, ils pouvaient les former aux arts de la guerre. Ils avaient déjà tenté l’expérience – sur une échelle réduite, certes, mais les premiers soldats élevés sur les îles du Lointain avaient rejoint les rangs de l’inspectorat, à l’entière satisfaction de ses chefs. Plusieurs membres du premier cercle, dont Faleen, s’opposèrent à cette proposition en maugréant. — Nous devons nous montrer prudents et ne pas commettre les mêmes erreurs que les non-initiés. Il n’est pas question de prendre le risque qu’une armée se rebelle contre nous, non plus que les rois, les reines ou les sénateurs. — Je n’ai pas parlé des rois, des reines ou des sénateurs, répliqua El. J’ai proposé d’utiliser un moyen de production que nous avons eu grand-peine à mettre en place. Les plantations existent. Elles produisent des corps, des âmes. Il nous faut trouver un usage au produit, sinon il pourrira sur pied. — La catin couronnée, les Auldeks ou les esclaves du Quota dans l’Ushen Brae peuvent se retourner contre nous, un jour, intervint sire Lethel depuis le deuxième cercle, avec une témérité dont il n’était pas coutumier. Qui sait ce que l’avenir nous réserve ? Il se peut que nous n’ayons pas seulement besoin de protéger nos produits et nos richesses. Qui peut affirmer que nous n’aurons jamais à combattre pour assurer notre propre sécurité ? À moitié allongés dans leurs sièges, les sires réfléchirent un long moment. Puis, lentement, un à un, ils donnèrent leur assentiment au projet. La conversation reprit. Finalement, alors que la lassitude les gagnait tous, Faleen recompta les avis favorables, avec l’accord de Grau. Sire El était autorisé à créer son armée. Sur une des petites îles, un autre Ligueur superviserait la production de concubines, des femmes de qualité qui deviendraient autant espionnes et assassines qu’amantes. D’autres suivraient les progrès des Auldeks et correspondraient avec eux juste assez pour laisser entendre que la Ligue était leur alliée, voire leur amie. Enfin ils revinrent au premier sujet, le chaos actuel dans l’Ushen Brae. Sire Faleen s’y rendrait en personne pour surveiller l’exploitation des reliques du Lothan Aklun, que certains recherchaient déjà. Il faudrait qu’un autre Ligueur s’aventure plus loin encore, sur le continent lui-même. On ne pouvait permettre que les esclaves abandonnés là se déchaînent, au sens propre comme au figuré. — Qui assumera cette responsabilité ? La réponse fut immédiate, inhabituellement rapide. — Moi. Une nouvelle fois, cette voix du deuxième cercle. — Sire Lethel ? dit Faleen. Ce sont des affaires du monde réel, le comprenez-vous ? Parmi les non-initiés. Il y a un risque de… — Il faut savoir prendre des risques, l’interrompit Lethel. Mon cousin aimait le risque. Moi également. — Vous égarerez-vous comme il s’est égaré ? — Non, répondit Lethel. Je pense qu’il devrait être oublié, mais je ne veux pas que ma famille le soit avec lui. Je réussirai là où il a échoué. J’en fais le serment. Et si je n’y parviens pas, je m’arrangerai pour que ma propre tête roule à bas de mes épaules. — Quelqu’un a-t-il une objection ? demanda Faleen. Un murmure général parcourut les cercles, mais ce n’était pas véritablement une objection. Peu d’entre eux auraient accepté cette tâche, Dagon le savait. Mais pourquoi l’auraient-ils fait ? Peu d’entre eux étaient comme lui ou Neen. Ce Lethel était peut-être un individu prometteur. Il laissa ces pensées s’écouler aussi vite qu’elles lui vinrent. Néanmoins il s’alarma quand El prononça son nom : — Dagon, vous devez repartir au plus vite. Ce rappel lui fit brusquement ressentir tout le poids de la fatigue accumulée. Il était arrivé une heure à peine avant la réunion, et on le renverrait vers Acacia dès le lendemain matin. L’irritation comprima ses côtes, mais il desserra cet étau en respirant profondément et demanda : — Avons-nous un message particulier pour la reine ? Grau s’éclaircit la gorge bruyamment, comme si quelque chose s’y était coincé, qu’il essayait d’expulser. Mais c’est d’un ton posé qu’il répondit. — Présentez la chose à votre guise, avec les mots qu’il vous plaira. Faites-lui simplement savoir que l’évolution de la situation implique une adaptation de notre part, et que nous le comprenons fort bien. Et aussi que la Ligue n’a jamais eu d’autre souhait que celui de faciliter les échanges, dans son intérêt et celui de l’Empire. L’heure n’est pas à négocier le Quota. Précisez-lui qu’elle peut compter sur notre entier soutien, et notre absence totale de malveillance à son égard. — Vous voulez donc que je mente de bout en bout ? — Bien sûr, dit Faleen. Quelle autre manière y a-t-il de faire des affaires ? — Aucune qui soit supérieure à notre méthode, d’après mon expérience, répondit Dagon. Malgré la fatigue, il se sentait un peu mieux qu’auparavant. Il aurait dû se douter qu’il en serait ainsi. L’avenir lui paraissait toujours plus radieux lorsqu’il profitait de la sagesse embrumée de ses pairs. Grau parut lire dans ses pensées. — Dans certains domaines, nous évoluons avec la situation générale. Mais dans d’autres, nous restons fidèles aux principes de base qui nous ont toujours réussi. N’est-ce pas ? L’approbation qui lui répondit emplit la salle d’un enthousiasme bruyant – assourdi par la brume, bien sûr, mais tonitruant pour une réunion du Conseil. Quand le calme fut revenu, Grau ajouta du ton assuré qu’ils espéraient tous : — La Ligue des Vaisseaux traversera cette tempête comme elle l’a toujours fait. C’est là que réside notre grandeur. C’est pourquoi nous allons prospérer, comme nous avons prospéré pendant le règne d’Hanish Mein et depuis les années qui ont vu Tinhadin commettre des actes insensés. Qui, sinon nos ancêtres, aurait eu la clairvoyance de s’associer avec les Lothans, ces sorciers ayant fui la colère de Tinhadin, les parents par le sang de ce fou ? Qui, à part nous, les aurait aidés à châtier le Monde Connu année après année ? Nous avons fini par les haïr, mais ce partenariat a été tout à notre avantage. Qui, à part nous, aurait su garder secret le fait que le commerce qui alimentait le monde était le produit de vieilles haines entre parents ? Grau rit doucement. — Avant longtemps, les mers se calmeront. Le soleil dispersera les nuages. Et nous serons toujours les maîtres du monde. Les maîtres de ceux qui doivent encore apparaître, ayant la haute main sur des produits encore indéterminés, mais c’est sans importance réelle. Nous disposons de maintes options. Donc nous pouvons nous adapter à tout changement. À tous points de vue, nous serons gagnants. Et ne l’oubliez pas, mes frères, les nôtres sont déjà à la recherche de ce Mangeur d’mes dont nous avons tant entendu parler. Quand nous l’aurons trouvé, ainsi que d’autres reliques du Lothan Aklun, je suis enclin à penser que nos pertes ne nous seront pas plus douloureuses qu’une piqûre d’insecte ne l’est pour le rhinocéros au cuir épais. N’êtes-vous pas de cet avis ? Ils l’étaient tous. CHAPITRE QUARANTE-NEUF IL A ÉTÉ CONÇU POUR LA GUERRE. COMMENT LE DÉCRIRE AUTREMENT ? Regardez-le ! Non, mais regardez-le… C’est ce que se disait Rialus, tout en trottinant pour rester derrière le chef du clan de Lvin, à la tête de toute la nation auldek et, aujourd’hui, commandant d’une armée d’invasion : Devoth, dont les pas couvraient deux fois la distance de ceux du petit homme. Ses épaules se mouvaient d’avant en arrière pendant qu’il marchait, plus larges et plus hautes sur sa silhouette que celles d’un homme normal, comme s’il portait une armure sculptée sur elles. Mais cette sculpture n’était rien d’autre que le contour naturel de sa musculature. Il allait bras nus, arrondis à l’épaule et saillants au niveau du biceps. Son dos enveloppé dans une longue bande de cuir serrée s’évasait en haut et s’amincissait à la taille, là où il rejoignait ses reins et les deux troncs d’arbre articulés qui lui tenaient lieu de jambes. Rialus fixait son regard au-dessus de cette partie de l’anatomie de l’Auldek, car sa vue déclenchait en lui le même malaise que lorsqu’il se trouvait en présence d’animaux de race. Toutes les créatures faites pour la violence et dotées d’une telle puissance sexuelle le troublaient. Il ne pensait pas qu’il y eût dans tout le Monde Connu un individu au physique comparable à celui de Devoth. Certainement aucun Acacian, aucun Mein ; aucun Halaly ou Candovien ; pas même un de ces Aushéniens aux cheveux couleur paille de la Trouée de Gradthic ne pouvait rivaliser en taille avec cet homme. Les bénéfices de plus de quatre cents ans d’entraînement à la guerre, songea Rialus. Plus le dressage de colibris pour qu’ils viennent boire de l’eau douce dans votre bouche ; l’apprivoisement de lions des neiges comme animaux de compagnie ; les courses d’endurance sur vingt, trente et cinquante lieues ; la pratique du tir à l’arc ; la récitation de poèmes épiques, et la peinture à l’encre et au pinceau. Oui, chaque jour Neptos en avait appris davantage sur l’Auldek. Néanmoins, rien de ce qu’il avait découvert ne faisait sens à ses yeux ni ne contrebalançait l’évidence que toute cette nation était avide de guerre et se précipitait vers elle avec un enthousiasme débridé qui semblait presque puéril. Bien qu’il eût pris une part non négligeable aux étapes préparatoires, le jour du départ était arrivé subitement pour lui. Les choses paraissaient aller aussi vite que les grandes enjambées de l’Auldek. Devoth, Rialus et leur petit groupe quittèrent rapidement le quartier de Lvin dans Avina. Ils suivirent un chemin qui les mena de toit en toit à travers une zone que Rialus n’avait pas encore visitée. Ils redescendirent ensuite au niveau du sol et parcoururent une artère où grouillaient les badauds, des esclaves pour la plupart, tous surexcités par l’événement. La foule leur cria des encouragements et les applaudit. Quelques-uns frappèrent des cymbales. Les plus jeunes leur lancèrent des oiseaux ou des insectes en papier – le pliage était un autre passe-temps auldek. Ces objets légers décrivaient des figures acrobatiques dans l’air devant eux. Ces gens étaient-ils heureux de savoir les Auldeks sur le départ ? Rien n’était moins sûr. Leur enthousiasme paraissait sincère, mais les yeux mouillés de certains trahissaient autant la joie que la tristesse. Décidément, Rialus ne comprendrait jamais la mentalité des esclaves. Bientôt poisseux de sueur, il accueillit avec gratitude la fraîcheur du passage souterrain qu’ils empruntèrent ensuite. Les deux Auldeks qui flanquaient Devoth bavardaient avec lui tout en marchant, mais Rialus ne tentait même pas d’écouter ce qu’ils disaient. Il avait déjà assez de difficulté à suivre la cadence. Ils émergèrent de nouveau dans la lumière du soleil. Derrière Devoth, ils grimpèrent un escalier monumental. Au-dessus, rien que le ciel, d’un bleu lumineux avec quelques nuages d’altitude, qui promettait une belle journée. C’est seulement à mi-chemin que Devoth ralentit le pas. Il inspira sans hâte, en renversant un peu la tête en arrière. Rialus l’imita et imagina qu’il humait l’odeur et l’essence d’une multitude d’âmes. Devoth fit halte. Il ne se retourna pas complètement, mais sa tête pivota assez pour présenter son profil aigu à ses suiveurs. Sa longue chevelure cascadait sur ses épaules en vagues auburn. — Es-tu prêt à éprouver un choc, Rialus le Ligueur ? Je pense que ce sera pour toi un spectacle comme tu n’en as encore jamais vu. Pour tout dire, Neptos commençait à en avoir assez de ces surprises. Tout ce voyage : les vagues de la Barrière et les loups marins des Flots Gris, les cadavres flottants et le chaos après la décapitation de sire Neen… Il aurait pu continuer la liste, qui, étant donné la tournure que prenaient les événements, n’aurait pas de fin. Il aurait préféré couler le reste de ses jours dans la monotonie, loin de toute cette excitation. Mais alors qu’il gravissait les dernières marches et que la plaine en contrebas se révélait à sa vue, Rialus découvrit l’armée que Devoth et les autres Auldeks avaient rassemblée pour l’invasion. Elle était gigantesque. Des guerriers innombrables recouvraient un immense plan rectangulaire qui s’étendait très loin vers l’horizon. Au plus près, constitués en unités carrées selon leur clan, se tenaient les Auldeks eux-mêmes, avec leurs armures et leurs tenues aux couleurs différentes. Rialus en savait maintenant assez pour les identifier d’un simple coup d’œil : d’abord les clans de Lvin, Kern et Kulish Kra, ceux d’Anet, d’Antok et de Wrathic juste derrière, le Shivith bordant le flanc gauche. Le Fru Nithexek, dont il ne savait pas grand-chose, s’était placé en ligne derrière les autres Auldeks, et quelques Numreks occupaient le coin droit. Les clans totémiques des Auldeks. Rialus essaya de trouver un moyen pour les compter, mais très vite il sut qu’il ne faisait qu’estimer leur nombre. Ils pouvaient être entre vingt et trente mille. Pas si impressionnant pour représenter toute une race, finalement. Mais ils ne constituaient qu’une petite partie de l’armée. Derrière eux et jusqu’à l’horizon, semblait-il, les Enfants Divins. Eux aussi étaient répartis en clans, et beaucoup avaient subi l’appartenance qui les liait à leur animal totem. Quel spectacle saisissant que celui de loups humains hurlant, d’hommes à face de lion montrant les crocs, de guerriers grues dodelinant de la tête, d’autres simulant le sifflement de serpents venimeux… Une vision de folie, à une échelle titanesque. Les plus éloignés perdaient toute caractéristique pour se fondre dans une masse mouvante. Rialus pensa à des fourmis se piétinant, si serrées qu’il était impossible de distinguer un corps en son entier. En bordure de cette marée humaine étaient disposées les bêtes qui partiraient elles aussi à l’assaut d’Acacia. Les kwedeirs – ces monstruosités semblables à des chauves-souris géantes, avec un soldat en selle sur leur dos – se dandinaient nerveusement en faisant bruire leurs ailes curieusement repliées, apparemment impatientes de s’envoler. D’après ce que Rialus savait, le kwedeir n’était pas un animal totémique, mais ainsi les clans qui dressaient ces créatures féroces avaient eux aussi leurs représentants animaux. Les antoks étaient placés à intervalles réguliers et en rangs qui disparaissaient dans le lointain. Ils portaient des harnais complexes, équipés d’étriers, afin de pouvoir être chevauchés par sept ou huit soldats à la fois. Il y avait aussi les lions des neiges à la crinière blanche, et les shiviths, ces félins minces et fébriles, prêts à bondir ; des loups de Wrathic, aussi grands que des chevaux, avec leurs longs museaux qui tremblaient quand ils grondaient, et même quelques ours célestes, des carnivores massifs de la couleur de la neige sale, qui se dressaient sur leurs pattes arrière lorsqu’ils étaient énervés. Les corbeaux de Kulish Kra survolaient le tout en nuées compactes. Mais ils étaient très certainement dressés, eux aussi, et avides du carnage que provoquerait une telle puissance d’agression. Le monde avait-il connu semblable masse meurtrière d’hommes, de bêtes et d’hommes-bêtes ? Et tout ce qu’il voyait là, Rialus le savait, ne représentait qu’une partie de l’armée. Un convoi de ravitaillement était déjà parti pour préparer la route, déposer des réserves de nourriture et de matériel à certains endroits du parcours, construire des avant-postes de fortune pour assister l’armée sur son passage. Devoth avait expliqué que des chasseurs et des cueilleurs précéderaient la colonne, et qu’un convoi interminable d’esclaves la suivrait afin d’acheminer les vivres nécessaires à leur survie dans les régions du Nord. À l’entendre, ils allaient vider l’Ushen Brae de sa population et envoyer un déferlement de vies nouvelles pour submerger le Monde Connu. Juste avant de s’adresser à la multitude, Devoth pointa sur lui un index long et épais. — Tu es un témoin. Regarde et écoute. Il se détourna avant que Rialus puisse répondre, le laissant avec l’impression désagréable qu’il risquait d’être interrogé après coup sur les événements. — Ce sera la plus grande œuvre de votre vie ! cria Devoth à la foule quand celle-ci eut fait silence pour le laisser parler, ce qu’il faisait avec une lenteur calculée, alors même que les mots étaient censés enflammer son auditoire. Vous connaissez la raison de votre présence ici. Vous allez faire la guerre ! L’armée confirma qu’elle savait pourquoi on l’avait rassemblée. Il fallut un certain temps pour que cette réaction se calme, car les paroles du chef devaient être répétées d’un rang à l’autre pour les soldats les plus éloignés qui ne les avaient pas entendues. Des acclamations lui parvenaient en retour, assourdies par la distance. — La préparation de cette guerre a demandé des centaines d’années, clama Devoth. Des centaines d’années. Pensez à la chance que nous avons tous ! Grâce à elle, on se souviendra de vous, que vous surviviez ou que vous mouriez. On se souviendra de vous et on vous enviera pour ce que vous aurez vu et fait. Vous serez des légendes. En doutez-vous ? Qui, sinon des héros de légende, oserait traverser le Grand Nord ? Qui, sinon des héros de légende, chasserait les ours blancs et les monstres des glaces, marcherait sur l’eau glacée, au-dessus d’une mer sans fond, à travers le blizzard et la neige, la toundra et les montagnes ? Qui, sinon des conquérants, oserait affronter tout cela juste pour atteindre l’ennemi ? Dites-moi que cela ne ressemble pas à une légende ! À en juger par le rugissement qui lui répondit, ils appréciaient cette vision des choses. Il sait manipuler une foule, se dit Rialus. — Oui, soupira Devoth. Il arpenta la plate-forme, une main en coupe derrière son oreille pour écouter la cacophonie comme si c’était un compliment qui lui était personnellement adressé, et il sourit. Pendant un moment, Rialus perdit le fil de son discours. Il était difficile de ne pas se laisser happer par le spectacle de ces guerriers et de ces bêtes de guerre : les antoks piaffant de leurs pattes puissantes, les kwedeirs roulant des épaules et claquant des mâchoires comme s’ils s’apprêtaient à dévorer quelques soldats alentour, les masses qui déroulaient leur enthousiasme par vagues successives. L’ensemble n’en demeurait pas moins horrible. Quand les acclamations se turent soudain, Rialus comprit qu’il avait tout intérêt à écouter avec attention. — Alors comment pourrions-nous ne pas vous offrir une récompense à la mesure de votre engagement ? Enfants Divins, comment pourrions-nous ne pas vous honorer ? Dites-moi, qu’aimeriez-vous avoir le plus au monde ? Devoth se pencha en avant, en attente d’une réponse. Mais il n’y en eut pas. L’immense armée faisait silence. Les antoks eux-mêmes inclinaient leur tête énorme et écoutaient ce calme irréel. Les Auldeks souriaient et échangeaient des regards complices, mais derrière eux les guerriers massés semblaient sincèrement déconcertés. Que se passe-t-il au juste ? se demanda Rialus. — Vous ne le savez pas ? lança Devoth. Alors permettez-moi une suggestion. Je sais que vous allez accomplir ce périple et combattre à nos côtés parce que vous êtes loyaux et fiers et que c’est ce pour quoi vous avez été créés, plus que pour tout ce que vous avez déjà pu vivre. Mais si vous nous aidez à l’emporter, quand nous aurons vaincu les Acacians comme les guerriers que nous étions jadis, quand la race des Auldeks sera redevenue fertile et pourra de nouveau avoir ses propres enfants, quand nous abandonnerons les âmes qui sont en nous pour ne vivre que la durée d’une existence normale, quand nous serons redevenus mortels, quand nous aurons tout ce que nous désirons le plus, alors nous vous libérerons. Le silence qui accueillit cette tirade fut encore plus impressionnant que n’importe quelle clameur. — Vous serez libres de faire ce que bon vous semble. Massacrer les Acacians, si vous le voulez, ou bien les réduire en esclavage. Faire la guerre ou la paix, à votre convenance. Nous ne vous en empêcherons pas. Devoth sourit. Il replia un bras devant lui, ce qui fit saillir le biceps, et se frappa la poitrine du bout des doigts. — Si cela vous dit, réunissez une armée et déclarez la guerre aux Auldeks. Oui : à nous ! Ce serait amusant, non ? Et toujours la foule retenait son souffle. Les Enfants Divins levaient vers Devoth des visages stupéfaits et incrédules. Cette réaction le fit rire. — Lvin, Kulish Kra, Shivith, Kern, Anet… tous les clans auldeks, prêtez-moi votre voix, et faites-moi savoir que ce que je dis est la vérité. D’une section des rangs auldeks à l’autre, des rugissements montèrent pour confirmer ses propos. Chaque groupe beuglait son propre nom en témoignage. Les plus anciens se retournèrent vers leurs proches en désignant Devoth, pour vérifier qu’il parlait au nom de tous. — À présent, entendez-moi et répondez-moi, tonna Devoth. Voulez-vous la liberté ? Si oui, il vous suffit de le dire et de vous battre pour elle. Répondez ! Il fallut un moment, mais la multitude répondit. Tous hurlèrent leur soif de liberté. — Bien. Je suis heureux que vous ne me déceviez pas. Je savais que vous n’en feriez rien. Je sais autre chose : pour cette bataille, nous emportons tout avec nous. Pour cette bataille, nous déployons nos ailes comme nous ne l’avons plus fait depuis des siècles. Sur des montures à qui nous avons promis le plus grand carnage. Il se retourna et cria dans la direction d’où ils étaient arrivés : — Venez à moi, mes vieux amis ! Rialus fit volte-face sans savoir à quoi il devait s’attendre, mais prêt à une nouvelle surprise. Il ne se trompait pas. Il n’entendit pas le battement des ailes, même s’il en rêva ultérieurement pendant de nombreuses nuits. Il n’aperçut d’abord que des formes en mouvement, presque fantomatiques dans le bleu du ciel. Elles s’élevèrent, d’abord une, puis deux, et toutes les autres à leur suite. Elles étaient ailées et volaient rapidement vers eux, grossissant à mesure qu’elles approchaient, croissants sombres à certains moments, silhouettes presque invisibles à d’autres. Du moins ce fut vrai jusqu’à ce qu’elles se posent au sol. Certaines atterrirent pour former des colonnes à côté de l’armée. Quelques-unes tombèrent au milieu des soldats qui s’écartèrent précipitamment pour leur faire place. Plusieurs vinrent se placer près de Devoth, sur la plate-forme. Une se posa sur les marches entre l’Auldek et la foule guerrière en contrebas. Elle atterrit sur ses quatre membres, resta dans cette position un instant, comme pour évaluer le fardeau de sa propre masse musculaire, puis elle se redressa sur ses pattes arrière, ailes déployées, massive, plus imposante encore qu’un kwedeir, mais bâtie différemment. La créature était dépourvue de fourrure et sa peau était lisse, avec une musculature plus humanoïde que celle des chauves-souris géantes, plus semblable à celle d’un bipède. Son dos et la partie supérieure de ses ailes étaient d’un bleu si sombre qu’il approchait du noir, mais son ventre, sa face et le devant de ses jambes étaient d’un blanc tirant sur le gris. Elle avait la tête d’un singe glabre, une mâchoire inférieure prognathe, aux crocs apparents, et de grands yeux qui contemplaient la scène avec une malveillance pleine d’assurance et d’intelligence. Rialus en oublia de respirer. Quand il identifia la raison de la brûlure dans sa poitrine, il voulut aspirer de l’air, mais ne put se rappeler comment s’y prendre. Devoth se tourna vers lui et lui fit un clin d’œil. — Je t’ai parlé des fréketes, n’est-ce pas ? Je vois que tu es impressionné. Alors regarde. Sur ces mots, il bondit dans l’escalier en direction d’une créature ailée. La bête pivota vers lui et observa son approche avec attention. Ses yeux se dilatèrent, ses narines frémirent et elle inspira bruyamment. Ses mâchoires s’ouvrirent, et pendant une seconde Rialus eut la certitude que le monstre allait dévorer l’Auldek. Mais le frékete rejeta la tête en arrière et poussa un rugissement d’une puissance incroyable qui déchira l’air. Neptos plaqua ses mains sur ses oreilles. La bête abaissa une de ses ailes et ploya la jambe pour présenter le marchepied de sa cuisse énorme. Devoth y bondit et, en quelques mouvements agiles, s’installa sur son dos grâce au harnais et aux étriers qui y étaient attachés. Le frékete battit alors des ailes et s’envola au-dessus des visages abasourdis. Les soldats se baissèrent au passage du monstre, certains se jetèrent au sol, puis tous se redressèrent en criant, dans une cacophonie à laquelle les antoks, les kwedeirs et les autres fréketes ajoutèrent leurs voix tonitruantes. Un vacarme immense. Une armée qui annonçait sa venue. Rialus ôta les mains de ses oreilles et en plaça une devant sa bouche. Sans croire une seconde que sa prière serait exaucée, il murmura : — Grand Dispensateur, protège-nous. CHAPITRE CINQUANTE ILS DEVAIENT AGIR VITE. DARIEL ESTIMAIT QU’ILS DISPOSAIENT d’un jour ou deux pour atteindre leur objectif, pas plus. C’est pourquoi il poussait le vaisseau du Lothan Aklun à des vitesses aussi stupéfiantes. Étincelant sous le soleil matinal, le navire rebondissait sur la houle glauque. Sa proue trancha dans les vagues autour de l’extrémité sud de l’île de Lithram Len avant de remonter le long de sa côte est. Ils risquaient d’être repérés, bien sûr, mais ils ne pouvaient s’offrir le luxe d’un retard. Il était vrai que la Ligue avait accusé le coup lorsque Calrach s’était retourné contre ses représentants. Sire Neen… Dariel ne put s’empêcher de rire en pensant à lui. Ce souvenir semblait plus acceptable maintenant qu’il était libre. Tunnel et plusieurs autres qui s’accrochaient au pont tressautant lui lancèrent des regards interrogateurs. Devant leur incompréhension, son hilarité redoubla. — Ça a radicalement changé ta vision du monde, hein ? cria-t-il. D’avoir la tête tranchée, je veux dire ! L’air frais, le mouvement des vagues sous lui et la barre entre ses mains contribuaient largement à sa bonne humeur. Il sentait une énergie vibrante au centre de son être, ce qu’il n’avait pas éprouvé depuis l’époque où il était capitaine de pirates. Il était étrange que maintenant, des années plus tard, après tout ce qui s’était produit avec la guerre contre Hanish et son rôle en tant que prince d’Acacia, il se retrouve dans un petit navire en compagnie d’un équipage de proscrits tatoués, et que cela lui plaise autant. Plus qu’il ne pouvait l’expliquer, même si l’émotion charriait aussi une part de mélancolie. Un jour, il aurait peut-être des émotions claires, aisément identifiables. Mais ce jour n’était pas encore arrivé. Néanmoins il laissait cette énergie le nourrir de l’intérieur, et l’urgence de la situation extérieure le pousser à l’action. Connaissant la Ligue, Dariel savait qu’ils ne passeraient pas beaucoup de temps à se lamenter sur le sort de sire Neen. Pas plus qu’ils ne renonceraient à leurs projets dans l’Ushen Brae. L’activité qu’ils déployaient sur la côte est de Lithram Len en était la preuve. D’ici quelques jours, ils commenceraient à explorer l’autre côté de l’île, là où, d’après Skylene, se trouvait l’antre du Mangeur d’mes. Elle était la seule de leur groupe à avoir des renseignements à ce sujet, et uniquement par le biais de ce que Mór lui en avait révélé. Ces informations découlaient surtout de souvenirs d’enfance, mais Dariel savait que ceux-ci pouvaient conserver une justesse surprenante quand ils étaient liés à des événements aussi marquants. Un peu plus loin au nord, Skylene lui dit de ralentir. Il leur faudrait étudier la côte avec attention pour repérer l’antre du Mangeur d’mes. Il était « caché à découvert », selon l’expression de la jeune femme. Des arbres d’une essence inconnue de l’Acacian frangeaient le rivage. Leur tronc nu était mince et haut, et ils étaient aussi grands que les conifères des forêts de Calfa Ven. À leur sommet, ils explosaient dans un entrelacs de branches qui s’étendaient dans toutes les directions et rejoignaient celles des arbres voisins pour ne former qu’un feuillage continu. Ici et là des affleurements rocheux brisaient l’unité de la forêt. C’était un endroit comme celui-ci qu’ils cherchaient maintenant. Dariel scrutait régulièrement l’horizon marin pour y détecter tout autre vaisseau et surveillait aussi les rochers immergés, mais il ne pouvait s’empêcher de regarder souvent la côte. — Sur le continent, il y a des forêts immenses peuplées d’animaux, dit Skylene qui s’était approchée de lui. La brise de mer froissait les touffes de plumes au sommet de son front. — On dit que dans l’Ushen Brae il y a des créatures, des écureuils, des rats volants et des singes hurleurs, qui passent toute leur vie dans la canopée. Tu imagines ? Ne jamais avoir besoin de descendre au sol ! Le monde est étrange, non ? — C’est ce qui le rend intéressant, dit Dariel. — Sans doute. Et cette île est intéressante, elle aussi. Aussi luxuriante et dense que soit cette forêt, on n’y trouve aucun animal. Écoute, tu n’entendras aucun cri. Pas même ceux des oiseaux. On raconte qu’il en a toujours été ainsi sur Lithram Len. Maintenant qu’elle en parlait, il trouvait qu’en effet il planait sur l’endroit une atmosphère irréelle. Il était difficile d’imaginer que l’île ne grouillât pas de vie animale, mais il n’en apercevait aucun signe ; seuls les feuillages frémissaient dans le vent. Quand il regarda fixement les arbres, ceux-ci lui semblèrent presque le toiser en retour, comme si leurs étreintes mutuelles étaient moins un acte de soutien réciproque qu’une défense contre toute agression. Peu après midi, Birké le Wrathic, avec ses yeux de chasseur, fut le premier à apercevoir quelque chose. Il tendit le bras pour indiquer un endroit précis. Tout d’abord, Dariel ne vit rien d’autre qu’un amas rocheux qui repoussait les arbres et venait surplomber le rivage. Il approcha le vaisseau et le fit s’immobiliser sur la houle, selon un angle qui lui permettait de mieux observer les eaux dans leur profondeur. Il y avait des rochers sous le miroitement verdâtre de la mer. Ce n’est qu’après avoir fait demi-tour et être revenu à l’abri d’un quai naturel qu’il se rendit compte que ce parcours les avait menés le long d’une jetée soigneusement dissimulée en bordure du surplomb rocheux. Les autres amarrèrent le navire et Dariel sauta à terre, derrière Birké qui commençait déjà à grimper un escalier taillé dans la roche. Les marches demeuraient invisibles de la mer, mais de cet angle elles se dessinaient nettement et s’élevaient en suivant le contour naturel de la paroi. Dariel suivit le Wrathic. L’ascension fut brève, et bientôt il entra dans la gueule sombre de ce qui semblait être une caverne. Les autres se massèrent autour de lui. Sa vision s’accoutuma à la pénombre et il se rendit compte que l’endroit n’avait rien d’une grotte. Il était de forme oblongue, avec des murs lisses sculptés ici et là. La pierre avait une sorte d’éclat interne, une lumière diffuse qui paraissait augmenter régulièrement depuis qu’ils étaient arrivés. Personne ne parla, mais tous parcoururent la salle. — C’est vraiment là ? dit enfin Tunnel. Skylene acquiesça, et son visage bleuté était grave et magnifique dans la pâle clarté ambiante. — C’est comme Mór l’a décrit. Exactement, dit-elle avant de désigner les plates-formes en pierre. Ravi, ou plutôt l’enfant sacrifié, est déposé sur une de ces plaques. Celui qui doit recevoir son âme s’installe sur l’autre. La partie supérieure qui les recouvre descend. Elle leva les yeux. En effet, des structures rectangulaires étaient suspendues à la voûte. — Et ce qui se passe alors reste invisible. Le Lothan Aklun fait des choses inexplicables. C’est tout ce qu’elle a pu m’en dire. — Qui sont les Lothans ? voulut savoir Dariel. — D’après certains, ils viendraient de ton pays. Ce seraient des sorciers ayant fui les persécutions… Elle passa lentement la main au-dessus d’une des plaques, sans la toucher. — … et ils seraient devenus les persécuteurs ici. De mon pays ? pensa Dariel. Comment auraient-ils pu venir d’Acacia ? — Je n’en ai jamais entendu parler. — Toutes les histoires ne sont pas racontées, dit quelqu’un. — Ces sorciers placent leur magie dans les choses. Comme les âmes qu’ils ont mises dans le bateau. Comme cet endroit. C’est bien ici. Tout correspond à la description de Mór. Le processus peut nous paraître incompréhensible, mais il n’en sera peut-être pas de même pour la Ligue. Ils sont très proches, ils le découvriront d’un jour à l’autre. Il se peut qu’ils aient des documents qui leur expliquent comment se servir de tout ça. Je ne sais pas… — Si la Ligue a la moindre idée de ce qu’elle peut faire de cet endroit, elle le recherchera, confirma Dariel. Elle finira par le trouver, et elle l’utilisera. — Détruisons-le, dit Birké. N’attendons pas plus longtemps. Un autre homme, Tam, répondit par l’action. Il décrocha la masse pendue à sa ceinture, et la soupesa tout en regardant autour de lui pour décider d’où il commencerait à frapper. Dariel crut comprendre qu’il avait fui le clan de Fru Nithexek, quoique les seules marques de l’ours céleste sur son visage fussent les deux tatouages sombres qui encerclaient ses yeux. Il choisit sa cible, un compartiment incliné dans le mur, avec des signes en relief à sa surface. Ceux qui l’entouraient s’écartèrent. — Je ne sais pas pourquoi, mais je ne crois pas que… Tam abattit la masse. La tête en acier rebondit contre le panneau avec une violence telle que le bras du jeune homme fut propulsé au-dessus de sa tête. Le manche lui échappa des mains et plusieurs de ses compagnons eurent juste le temps de se baisser pour éviter l’arme qui fusa dans l’air. Tam poussa un cri. Une seconde, Dariel pensa qu’il allait s’effondrer, foudroyé par quelque malédiction. Mais non, c’était seulement la douleur dans sa main et son bras qui lui avait arraché cette exclamation. Il resta là, à se frotter l’épaule, l’air vexé et gêné. Dariel attendit un moment, puis il termina la phrase qu’il avait commencée : — … que nous puissions simplement démolir cet endroit. — Tam, dit Skylene d’une voix autoritaire, merci de nous avoir démontré que cette méthode n’est pas la bonne. Il faut en trouver une autre. Dariel les écouta en débattre, mais il avait déjà sa petite idée, et elle accaparait toutes ses pensées. Il l’analysa avec soin, car il n’était pas sûr de vouloir la proposer. Elle risquait d’échouer pour différentes raisons. Elle présentait des risques et, ce qui était peut-être aussi important, elle ranimait des souvenirs qu’il n’avait aucune envie d’affronter. Mais n’était-ce pas ce qu’il devait faire, justement ? Ces souvenirs étaient intimement liés aux mêmes enfants qu’on amenait ici. Ils incluaient les mêmes gens que ceux contre qui il œuvrait maintenant. Il n’avait pas réglé tous ses comptes avec la Ligue. C’était peut-être l’occasion de le faire. — Je crois que je connais un moyen, dit-il enfin. Les autres se turent et se tournèrent vers lui. — J’ai fait quelque chose de similaire par le passé. Faisons tout sauter : explosions, flammes, fumée. Tunnel acquiesça d’un air grave. — Bonne idée, approuva-t-il, avant de demander : et comment nous y prendrons-nous ? — Nous aurons besoin d’un explosif, bien évidemment, répondit le prince. Je pense savoir où en trouver. * * * À l’abri de l’obscurité, ils contournèrent le sud de l’île et remontèrent le long de la côte ouest de Litham Len. La lune n’était qu’un mince croissant, mais les étoiles scintillaient et Dariel semblait n’avoir aucune difficulté pour distinguer les contours du rivage et les dangers immergés dans l’eau noire aux reflets argentés. Les autres étaient calmes en apparence, pourtant il sentit leur peur croître subitement quand la lueur qui enveloppait le port de la Ligue apparut dans le ciel nocturne. Ils étaient si près de l’île qu’ils n’aperçurent d’abord que le vague halo d’un rougeoiement brumeux au-dessus de la masse sombre des arbres. Quand ils approchèrent, le ciel entier se teinta de rouge et parut plus bas et envahi par la fumée. Leur navire contourna la dernière avancée de terre. Ils découvrirent alors le port grouillant d’activité, avec ses quais et la ville au-delà. Dès qu’ils furent en vue de leur objectif, Dariel sut que leur navire blanc se découpait nettement sur la mer enténébrée. Par chance, la Ligue avait déjà convoyé jusque-là de nombreux vaisseaux du Lothan Aklun. Il en repéra plusieurs qui se déplaçaient dans le port, et davantage encore qui étaient à quai. Le leur avançait dans la lumière, parfaitement visible de toute personne qui regardait dans leur direction. Mais, au lieu de battre en retraite, le prince dirigea le bateau vers les torches enflammées et ces centaines d’hommes, tous des ennemis. — Mieux vaut se cacher à découvert, pas vrai ? fit Dariel. Nous sommes toujours d’accord sur ce point, n’est-ce pas ? Personne ne répondit. Personne n’éleva d’objection non plus Tout se déroulait comme ils l’avaient prévu après en avoir débattu tout l’après-midi. D’après ce qu’ils avaient pu constater la première fois, il était impossible d’approcher cet endroit de l’île sans se faire remarquer. La nuit où ils avaient croisé au large du port, celui-ci aurait dû être endormi ; or il était toujours illuminé et fourmillait d’ouvriers, de gardes de l’inspectorat d’Ishtat et de Ligueurs occupés à prendre possession du lieu. Il était donc évident que l’heure du jour ou de la nuit qu’ils choisiraient ne changerait rien. Ils en étaient finalement tous convenus. Ils feraient précisément ce qu’ils étaient en train de faire : arriver là comme si c’était leur port d’attache, comme s’ils savaient quelle tâche accomplir et travaillaient avec la même implication que les autres. Ce n’était pas un plan parfait. Il pouvait aussi bien réussir qu’échouer. On risquait de les démasquer et, dans ce cas, ils seraient probablement exécutés sur-le-champ. Mais ils ne pouvaient pas partir sans tenter leur chance. Dariel s’étonnait à moitié des raisons de sa détermination. Seulement à moitié. Il savait qu’il avait là une opportunité d’alléger un peu la culpabilité qui pesait sur sa famille. Comment aurait-il pu refuser d’agir en ce sens ? Par ailleurs, il était dans son élément. Capitaine d’un navire, de nouveau, avec un équipage qui obéissait à ses ordres, même si, à chaque fois, il devait leur expliquer ce qu’il attendait d’eux. Et il avait la confiance de tous. Bien sûr. S’il n’en avait pas été ainsi, ils ne l’auraient pas laissé les conduire droit dans la gueule du loup. Skylene lui avait même offert une dague, une fine lame droite qu’il avait glissée dans sa ceinture. Oui, il était l’un des leurs, au moins pour l’occasion. Il chassa de son esprit les interrogations et les doutes qui subsistaient et se concentra sur la tâche à accomplir. À mesure que le bateau s’en approchait, il fixait les quais d’un regard aiguisé. Il cherchait leur objectif tout en restant vigilant. Il savait que les tonneaux étaient là, quelque part. La Ligue n’allait jamais très loin sans emporter cette arme inflammable. Elle serait stockée aussi loin que possible des navires, à l’écart du centre des activités. Là ! Oui, là-bas, à l’autre bout du port, à l’extrémité de cette jetée, on avait empilé des fûts. Par centaines. Il les identifia à leur couleur : rouge vif. On s’affairait sur le quai voisin, mais la zone autour des tonneaux était déserte. Doucement, en essayant de calmer les pulsations affolées à sa gorge, Dariel fit traverser le port à leur navire qu’il orienta ensuite de façon à se placer à l’extrémité de la jetée et en partie à l’abri des regards. Après avoir accosté et amarré le bateau, Dariel se tourna vers l’équipage. — Nous y sommes. La poix contenue dans ces tonneaux se consume dans un brasier invraisemblable. Elle permettra de réduire ce Mangeur d’mes en morceaux, et elle brûlera pendant des jours dans la caverne. Plus nous en prendrons et mieux ce sera. Autant que nous pourrons en emporter. Allons-y. Rapidement, mais sans précipitation. Ils ne pouvaient savoir si la Ligue utilisait déjà les Êtres comme main-d’œuvre. Les esclaves gardés par le Lothan Aklun n’étant pas nécessairement aussi repérables, ceux du groupe qui arboraient les marques d’appartenance les plus visibles restèrent cachés. Skylene, Tunnel, les deux autres Kerns et Birké s’accroupirent sur le pont, du côté opposé au quai. Sous la direction du prince, les autres se mirent à charger les fûts sur le bateau. Chaque fois qu’il la regardait, la jetée voisine semblait plus proche à Dariel. Par chance, le navire qui y était amarré se trouvait à l’autre bout, et toute l’attention se concentrait donc loin d’eux. Un groupe de gardes de l’inspectorat d’Ishtat débarqua et resta un moment sur le quai à bavarder. Dariel surveillait les soldats tout autant que les opérations de chargement et d’arrimage. Il détecta l’odeur de la pipe à brume que l’un d’eux avait allumée. Régale-toi, pensa-t-il. Détends-toi, apprécie ta drogue et surtout ne te retourne pas. Les tonneaux étaient si lourds qu’il fallait les basculer et les rouler jusqu’au bord du quai, pour ensuite les passer avec mille précautions aux Êtres Libres à bord. C’était la phase la plus délicate, comme le prouva Tam quand il en lâcha un trop tôt. Le fût tomba sur le bord du pont, oscilla là une seconde. Puis il bascula contre la jetée et dans l’eau. — Laissez-le, dit Dariel. On continue. — Désolé, dit Tam, je pensais… — Il flotte, remarqua un autre Être. L’Acacian jura à voix basse. Il était impossible de le repêcher, et il dansait à la surface sous la jetée, hors d’atteinte. — Tant pis. Il espérait que le tonneau resterait coincé entre les nombreux piliers qui soutenaient la jetée. Tam continuait de se confondre en excuses. Dariel l’interrompit, avec moins de douceur que Skylene dans l’antre du Mangeur d’mes. — Remets-toi au travail. Et aie au moins l’air de savoir ce que tu fais. Au bout de quelques minutes, Tunnel en eut assez d’attendre. Il enfila la chemise de Birké, qu’il ne put boutonner, et il alla prêter main-forte. Dariel fut heureux de l’initiative. Alors que les autres devaient se mettre à deux pour manipuler un tonneau, lui en coinçait un sous chacun de ses bras. Avec son aide, le rythme du chargement s’accéléra très sensiblement. Le prince continuait de vérifier l’arrimage. Quelques minutes de plus et ils pourraient… — Dariel ? C’était Skylene. Un seul mot, mais le ton employé était explicite. Il scruta les quais. Et il vit aussitôt quel était le problème. Un garde de l’inspectorat se tenait au bout de leur jetée et les observait. Dariel se tourna enfin vers la jeune femme et, d’un simple mouvement des yeux, lui recommanda de rester cachée. Quand le prince reporta son regard sur le soldat, celui-ci venait déjà vers eux. — Nous allons avoir de la compagnie, dit Dariel entre ses dents, juste assez fort pour être entendu de ceux qui chargeaient les fûts. Continuez à travailler. Sauf toi, Tunnel. Mets-toi hors de vue. Le garde marchait droit sur eux, sans les quitter des yeux. Il portait la cape de son ordre qui flottait derrière lui. Une épée à lame fine pendait à son côté, et une de ses mains gantées était posée sur le pommeau. — Eh ! lança-t-il. Qu’est-ce que vous faites ? Vous pensez que vous pouvez jeter à la baille des tonneaux de poix appartenant à la Ligue, et les laisser aller au gré des courants ? Regardez ! Il braqua l’index vers l’eau, désignant l’autre côté de la jetée. Le fût y flottait. — Allez me le repêcher tout de suite ! Dariel baissa la tête et lui adressa un petit geste d’excuse avec ses deux mains. Il appela les autres et se comporta comme s’il s’apprêtait à aller récupérer le tonneau. Le soldat continuait d’avancer vers eux. Alors qu’il approchait, il ralentit subitement. Quand il fut assez près pour distinguer les traits des manœuvres, il plissa les yeux. Il fut tellement perplexe qu’il en resta coi, avant de reprendre ses esprits : — Qui êtes-vous ? Vous n’êtes pas des nôtres. David lui sourit. — Qui, moi ? Il bondit du pont sur la jetée et s’avança vers le garde en affichant une expression aimable. — Qui je suis ? Il rit et inclina la tête de côté d’une façon qui suggérait qu’il avait une histoire à raconter, une histoire qui expliquerait tout et les ferait rire tous les deux, même si elle ne dédouanait pas totalement son narrateur. Il s’efforça de transmettre cette impression pendant les quelques enjambées qu’il lui fallut pour rejoindre l’autre, et le stratagème réussit. Plutôt que de tirer son épée ou de donner l’alerte, le soldat avait relevé le menton et posé les mains sur ses hanches. — Oui, toi. Qui es-tu et qu’est-ce que tu… La main de Dariel jaillit, prolongée par la dague. Il enfonça la lame au milieu du cou exposé. Le visage de l’homme exprima la stupéfaction la plus totale. Ses bras restaient ballants, ce qui peut-être décuplait sa terreur. Ses yeux sautèrent d’une direction à une autre comme si son corps refusait de lui obéir. — Je m’appelle Dariel Akaran, si tu veux savoir, lui dit le prince dans un souffle. Il tira la lame de côté et repoussa le garde pour que le jet de sang ne l’asperge pas. Accompagnant le déséquilibre de son corps, il le fit basculer de la jetée. Pendant que le cadavre chutait dans l’eau, Dariel scruta vivement le port, le pont du navire le plus proche, les hublots dans sa coque et la rue qui menait au quai. Rien à signaler. Personne ne semblait avoir remarqué le drame qui venait de se jouer en quelques secondes. Pas encore, du moins. Il fit demi-tour et lâcha : — Les derniers tonneaux, les amis, et nous partons. Les autres, Skylene comprise, le regardaient fixement. Birké restait bouche ouverte sur sa dentition canine. Tam avait les yeux tellement exorbités qu’on aurait pu croire qu’il craignait pour sa propre vie. Tunnel lui-même semblait mal à l’aise. Dariel sauta à bord. — Quoi ? Vous pensiez que tout pouvait se dérouler sans verser le sang ? Vous vous étonnerez plus tard. Pour l’instant il faut déguerpir, ou il y aura beaucoup plus de sang dans ces eaux. Allez, vite. On chargea les derniers tonneaux et les amarres furent larguées. Dariel éloigna le navire de la jetée et le tourna vers le large. C’était le moment qu’il redoutait le plus. Si près de réussir, craindre à chaque seconde qu’un ennemi s’intéresse de trop près à eux. S’affairer sur les quais pouvait ne pas attirer l’attention, tandis qu’un vaisseau qui prenait la mer en plein milieu de la nuit, c’était beaucoup moins banal. Dariel sentait cent paires d’yeux braquées sur sa nuque. Il combattit l’envie de se retourner, autant que le désir de lancer le bateau à pleine vitesse. Du calme, se dit-il. En avant, calmement. Nous sommes en route pour une livraison, rien de plus. Rien de suspect à cela. Juste devant lui, il aperçut le tonneau ballotté par les flots et visible de tous. Il aurait voulu le percuter et fuir, mais si quelqu’un le voyait passer à côté sans le repêcher… Il orienta le navire vers le fût, mit en panne et ordonna à l’équipage de le hisser à bord. Les secondes s’égrenaient et ce maudit tonneau leur échappait toujours. Skylene apparut à son côté et regarda en arrière. — Le corps du garde est complètement visible, maintenant, murmura-t-elle. Pour la première fois de la nuit, la sueur perla au front de Daniel et coula sur ses tempes. Il dut l’essuyer d’une main. Cependant il ne se retourna pas. Tam s’était muni d’une gaffe. Ils réussirent à coincer le tonneau contre la poupe et à le sortir enfin de l’eau. En avant, calmement. — Ils l’ont aperçu, annonça Skylene. Dariel poussa un juron. Il chercha autre chose à dire, mais rien ne vint. — Un soldat fait signe à d’autres. Il désigne l’eau. — De grâce, Grand Dispensateur ! grinça Dariel entre ses dents. Il observait le petit cap dont ils se rapprochaient. Son exclamation, qui aurait pu être une supplication, sonnait plus comme une menace. Skylene lui lança un regard un peu étonné, puis détourna la tête. — Ils convergent vers lui, rapporta-t-elle. On dirait qu’ils s’apprêtent à lancer un bateau. Eh avant, calmement. Alors qu’ils atteignaient l’avancée de terre qui les dissimulerait à la vue depuis le port, il demanda : — Alors ? Elle lui effleura le coude du sien quand la coque entra dans le courant plus profond qui contournait le cap et modifia son balancement. Elle ne répondit pas avant qu’ils ne soient entrés dans l’obscurité. — Je ne pense pas qu’ils nous aient repérés, mais nous devrions peut-être nous hâter. Dariel poussa le navire encore plus qu’auparavant. Ils filèrent à la lueur des étoiles, puis infléchirent leur course pour remonter la côte est, tandis qu’à l’horizon le soleil apparaissait et réchauffait leurs visages. Très vite ils furent de retour dans l’antre du Mangeur d’mes. Tunnel les avait déjà impressionnés dans le port, pendant le chargement des fûts, mais là, il se montra époustouflant. Torse nu et luisant de sueur, il soulevait les tonneaux sur ses épaules et gravissait l’escalier au pas de course. Comme pour racheter les deux fautes qu’il avait commises en autant de jours, Tam aussi se dépensa sans compter. Dariel faillit lui conseiller de ralentir un peu, cependant le jeune homme mettait tant de cœur à l’ouvrage qu’il n’osa pas l’en dissuader. Bien sûr, un navire de la Ligue pouvait arriver à tout moment ; toutefois, les heures passèrent sans mauvaise surprise. Avant midi, la caverne était encombrée de fûts. Ils firent tremper une longueur de corde dans la poix pour confectionner une mèche. Ils avaient cherché, débattu, planifié, navigué, chargé et déchargé pendant un jour entier, une nuit et la moitié du jour suivant. Et pourtant, quand tout fut prêt et que les autres sortirent de la grotte pour attendre sur le bateau, lorsqu’il se retrouva seul, une torche allumée à la main, le prince eut l’impression que ce moment était arrivé trop vite. Il n’avait plus qu’à accomplir le geste final. Immobile dans la fumée grasse et noire que produisait la torche, il dut se forcer à avancer. Un pas, puis un deuxième, avant de se pencher et d’approcher la flamme de la corde imbibée de poix. Même ce simple geste lui coûta. Il se répéta que ce n’était pas comparable à ce qui s’était passé sur les plates-formes. Il ne s’appelait pas Val et n’allait pas à la mort. Il n’était pas non plus Spratling, un enfant qui se retrouvait orphelin pour la deuxième fois. Il survivrait à cet acte, et aucune âme ne serait perdue à cause de lui. Ce serait tout le contraire. Ce geste sauverait des vies. Des âmes. Peut-être même la sienne. Le bout de la mèche s’enflamma. Il l’observa juste assez longtemps pour vérifier qu’elle brûlait bien, puis il tourna les talons et dévala l’escalier. Il était heureux de sentir l’air marin sur son visage, joyeux au-delà du raisonnable parce qu’un navire plein d’amis l’attendait. Des années plus tôt, quand il s’était éloigné des plates-formes qui sautaient, à bord du Ballan aux voiles noires, il n’avait pas regardé en arrière. Il avait redouté le démon qui peut-être s’élevait là-bas, hurlant toute sa fureur aux cieux, les mains tendues vers lui. Il avait été incapable de définir ce qui lui faisait si peur, car trop de choses se superposaient, et certaines, enfouies dans sa mémoire, n’en étaient pas moins puissantes. Cette fois, il se retourna. Il tenait la barre et la proue fendait les flots, mais il regarda en arrière. Autour de lui, les autres applaudissaient et acclamaient chaque explosion, car celles-ci furent nombreuses. Des mains l’agrippèrent et lui tapotèrent les épaules en remerciement. Ce qu’il aperçut, c’était un plumet de fumée blanche qui s’éleva lentement au-dessus de l’incendie. Il pencha tel un géant, un énorme arbre de cendres déployant son feuillage vivace. C’était un spectacle merveilleux, plein de paix et de reconnaissance. * * * Trois jours plus tard, il échoua le navire du Lothan Aklun sur une langue de sable, dans un marais peu profond de la région de Sumerled, à l’embouchure d’un fleuve que les Êtres Libres appelaient la Sheeven Lek. Il regarda Tunnel diriger la manœuvre. Les autres ouvrirent le dernier tonneau de poix et le déversèrent dans la coque. Ils y mirent le feu, et les flammes se propagèrent dans une bouffée de chaleur monstrueuse qui fit reculer le prince. Il ne prononça pas un mot de protestation. Aussi pures que soient ses lignes et aussi incroyable que soit sa puissance, c’était une puissance volée, piégée contre sa volonté. Réduite en esclavage. Jamais elle ne pourrait être sienne, et il fallait la libérer. C’est donc ce qu’ils firent, et il eut presque le sentiment qu’il pouvait entendre le soulagement des âmes qui s’en échappaient. Deux jours après, il rencontra Mór et un petit groupe d’Êtres Libres à la limite des terres sauvages. Tous se rassemblèrent sur un promontoire rocheux qui s’élevait au-dessus du niveau des forêts entretenues à l’est et des terres sauvages qui s’étendaient à perte de vue vers l’ouest, au point qu’elles semblaient infinies. Des collines en granite couraient du nord au sud en vastes ondulations. Leurs crêtes arrondies par l’érosion, ressemblaient à des vagues géantes pétrifiées. Tout d’abord, Dariel ne sut où tourner son regard : vers l’abondance exubérante de la nature ou vers Mór, resplendissante dans la lumière solaire. Il choisit la seconde. Skylene fit à son amie un résumé des événements : le vol du navire, le plan pour détruire le Mangeur d’mes et sa réussite, et enfin la destruction du bateau. C’était un rapport officiel. Dariel savait que Mór en connaissait déjà les grandes lignes, mais tous attendirent qu’il soit terminé, et pendant ce temps Dariel tenta sans succès de percer à jour les pensées de la jeune femme. La regarder, en tout cas, était agréable. Était-ce à cause de sa personnalité, ou parce que sous les taches de la Shivith il voyait Wren dans la forme de ses paupières, le contour de son visage et ses hautes pommettes ? Était-ce Mór qu’il aimait contempler, ou la femme qu’elle lui rappelait ? Il était incapable de le dire avec certitude. Si la nouvelle de la destruction du Mangeur d’mes avait suscité quelque émotion personnelle en elle, Mór n’en montra rien. Elle prit toutefois la main de Dariel dans la sienne. Elle le fit avancer d’un demi-pas et plaça la paume du prince entre ses seins. — Les Êtres louent tes hauts faits et te remercient, dit-elle. Tu as accompli pour nous une chose que nous avons été incapables de faire malgré toutes les années passées ici. Tu es arrivé avec un savoir que nous ne possédions pas, et tu t’en es servi pour nous aider. Tu ne sais probablement pas le bien que tu as fait, mais ce n’est pas une raison pour que je ne te félicite pas. Pendant qu’elle prononçait ces paroles, son expression resta aussi sérieuse que celle d’une nounou réfléchissant à la punition méritée par un enfant désobéissant. Puis, après un court silence, les coins de sa bouche se relevèrent, d’abord le droit, puis le gauche, et un sourire s’épanouit enfin sur son visage. — C’est un début, au moins. Nous ne te tuerons pas… pour l’instant. Viens avec moi. Je vais te montrer quelque chose. Ils s’éloignèrent des autres et escaladèrent un plan rocheux incliné. Un vol d’oiseaux au long corps élégant venait vers eux par-dessus les collines, au nord-ouest. Leurs silhouettes parurent noires sur le fond rougeoyant du ciel, jusqu’à ce qu’elles entrent dans l’ombre et se révèlent blanches sur le vert profond de la forêt. — À partir d’ici, cette région est sauvage, dit Mór. Ce sont les Terres de l’Ouest. Elles ne sont pas inhabitées, c’est la nature qui y dicte sa loi. C’est une contrée d’une beauté incomparable. Avant l’arrivée du Lothan Aklun, les tribus auldeks en avaient annexé certaines parties, mais aujourd’hui leurs cités situées à l’intérieur des terres sont toutes en ruines, et leurs champs ont été reconquis par la forêt et la jungle. Elle parlait sur le ton de la conversation, avec une décontraction qu’elle n’avait encore jamais eue quand elle s’adressait à lui. — Les Auldeks aiment nous traquer sur leurs kwedeirs, pourtant il y a des régions de l’Ushen Brae que même leurs expéditions de chasse n’ont jamais atteintes. Les Auldeks sont puissants à leur façon, mais ils vivent sur le littoral, effrayés par la mer d’un côté, et de l’autre protégés du continent par une muraille. Ils se sont satisfaits de cet arrangement. — Pas toi ? — Non. Je n’ai jamais pu m’en satisfaire. Je veux ce qui se trouve ici, je veux réaliser dans cette contrée des projets que les Auldeks ont oubliés depuis longtemps, en admettant qu’ils les aient jamais eus. Si ce pays était à nous et que nous puissions en faire ce que nous désirons, nous bâtirions un paradis comme le monde n’en a jamais vu. Oh oui, nous le ferions. Qui mieux qu’un esclave connaît la valeur d’une existence libre ? Une nation d’orphelins, pensa Dariel. Dont aucun ne peut avoir d’enfant. Quel genre d’avenir est-ce là ? Mór se tourna vers lui. — Tu imagines ? Nous saurions comment bâtir une société juste. C’est une chose que le monde n’a jamais vue. Le soleil caressait son visage. Sa peau paraissait si douce. Dariel eut soudain envie d’effleurer sa joue du bout des doigts et de descendre jusqu’à ses lèvres, et il se demanda si, les yeux fermés, il pourrait sentir les taches de la Shivith. Quand elle parla, il lui sembla qu’elle avait capté un peu de ses pensées et les avait tissées avec autre chose pour les lui renvoyer. — Bien que j’aie dessiné les marques sur ta peau de ma main, je ne reconnais pas totalement le visage que j’ai créé. Il me faudra du temps pour m’habituer à toi, Dariel Akaran. Je dois te le dire, c’est maintenant une certitude : les Auldeks partent pour attaquer ta nation. Je ne connais pas les détails, je sais seulement qu’ils forment une armée comme ils n’en ont pas rassemblé depuis bien des années. Ils emmènent avec eux leurs bêtes de guerre et nombre d’Enfants Divins. Je ne peux dire quelles répercussions leur départ en masse aura sur l’Ushen Brae ou sur ton pays. Mais tu nous as aidés, et Yoen veut te rencontrer. Je lui ai dit qu’auparavant je tenais à t’offrir la liberté. Si tu veux partir maintenant pour aller aider les tiens, je ne t’en empêcherai pas. Quinze jours plus tôt, il aurait accepté une telle offre sur-le-champ. Aujourd’hui, pourtant, il l’accueillit avec calme. Non pas qu’il se souciât moins du Monde Connu, de sa famille ou de Wren. Mais la vérité était double. Seul, il ne serait jamais rentré sur Acacia. Seul, il n’était qu’un homme obligé de crier pour qu’on le remarque, et ceux qui l’entendraient les premiers seraient ses ennemis. Seul, sa vie n’avait pas de sens. Par ailleurs, il sentait se dessiner un autre but. L’idée l’avait saisi sur le navire du Lothan Aklun, et depuis lors elle ne l’avait plus quitté. Peut-être les esprits l’avaient-ils investi quand ses mains tenaient la barre. Quelque chose s’était produit, en tout cas, et il était différent, et en se découvrant différent il avait le sentiment qu’il se rapprochait du moment où il serait complètement lui-même. — J’aimerais rencontrer Yoen, dit-il. — Tu veux vraiment nous connaître ? lui demanda Mor. Nous et ces contrées ? — Oui. — Tu sais que je ne t’ai rien pardonné. Il se peut que tu aies réellement un rôle à jouer dans l’avenir des Êtres, mais il n’en sera décidé qu’après un grand nombre d’autres épreuves. — Je le sais. — Et tu sais que d’ici il n’existe pas de chemin facile pour retourner dans ton pays. — Je le sais. Mór le regarda au fond des yeux un long moment, assez long pour qu’il devienne pénible. Dariel sentit les larmes menacer, pourtant il ne cligna pas des paupières ni ne rompit le contact. — Il se peut que nous soyons des idéalistes, toi et moi. Des rêveurs aussi, je pense. Mais nous sommes également réalistes, à notre manière. Tu ne peux pas rentrer dans ton pays maintenant. Pour le moment, je ne peux pas non plus réparer la chose la plus importante à mes yeux. Cependant je vais te dire une chose. Si le jour arrive où notre travail ici est terminé, je viendrai avec toi dans ton pays. Je chasserai jusqu’à ce que le dernier Auldek soit mort. Et si j’obtiens ce que je souhaite, je pourrai regarder mon frère dans les yeux une dernière fois avant qu’il ne quitte ce monde. Tel est mon rêve. Elle cessa de le regarder comme si de rien n’était. — Viens, dit-elle simplement. Elle lui tourna le dos et entreprit de descendre la pente de granite. Dariel la regarda s’éloigner un instant, puis il tourna son attention vers le soleil couchant qui disparaissait là-bas, derrière la couronne mordorée des arbres, sous un ciel enflammé. Il eut envie de faire demi-tour et de contempler la route qu’ils avaient parcourue, ou peut-être d’accrocher le regard de Tunnel, ou celui de Skylene, mais pour une raison indéfinissable il éprouva le besoin de regarder seulement devant lui. Il se mit en marche et sentit la pierre s’incliner sous ses pieds. Il suivit Mór à la recherche de son pays magnifique, peuplé d’animaux sauvages et d’êtres libres. CHAPITRE CINQUANTE ET UN LA NUIT AVANT QU’ELLE NE TENTE LA PLUS GRANDE ŒUVRE DE SORCELLERIE à laquelle elle se fût jamais essayée, Corinn fit un rêve. Elle s’éveilla ruisselante de culpabilité, avec l’impression qu’il était d’une importance capitale. Elle avait revécu cet après-midi de printemps, quand Aaden et elle avaient voyagé ensemble dans un attelage qui les ramenait de Calfa Ven. Comme souvent, les cahots de la route avaient rendu l’enfant malade. Son visage était devenu livide et s’était figé un moment, réprimant la révolte du ragoût qui, comme par hasard, avait jailli à longs traits de sa bouche alors qu’ils entamaient la descente d’une série particulièrement abrupte de lacets. Corinn détestait l’odeur du vomi. Elle emplissait ses narines de la souillure qu’aurait pu avoir une substance empoisonnée. La jeune femme n’avait jamais réussi à supporter ce genre de nausée, pas plus ce jour-là qu’un autre. Elle était descendue de l’attelage à la première occasion et avait laissé ses servantes s’occuper de son fils pendant qu’elle marchait un peu à l’air libre, pour débarrasser ses poumons de cette puanteur. Cette partie du rêve correspondait aux événements réels, un incident insignifiant qui s’était produit un après-midi, dans les montagnes. La suite, en revanche, n’avait aucun rapport avec ce qui s’était passé. D’ailleurs la chose aurait été impossible : la plupart des protagonistes étaient déjà morts à cette époque. Alors qu’elle marchait en contemplant le paysage – le bleu et le vert des pics devant elle, qui s’éloignaient à mesure que le convoi descendait en altitude –, un homme apparut sur sa gauche et se mit à observer les alentours avec elle. Corinn tourna la tête vers lui, mais elle savait qui il était avant même que ses yeux se posent sur lui : son frère, Aliver. Il ne dit rien, se contentant de sourire, puis il secoua la tête et désigna l’attelage derrière eux, dans lequel Aaden devait être encore mal en point. Il voulait signifier qu’il la comprenait et qu’il aimait l’enfant. Un garçon si gentil. Il dit que l’enfant serait le roi qu’il n’avait jamais pu être. Il dit aussi qu’il comprenait ce que Corinn avait fait et qu’elle n’avait nul besoin de s’expliquer, même maintenant, alors qu’elle cheminait dans l’air frais pendant que les servantes essuyaient les vomissures aux coins des lèvres de son fils. — Je ne suis pas une mauvaise mère, dit-elle, alors même qu’Aliver n’avait rien laissé entendre de tel. Tu ne sais pas combien je l’aime. — Non, bien sûr, dit une voix. Ce n’était pas Aliver qui parlait, mais un autre homme à la droite de Corinn, qui les accompagnait du même pas. Elle se tourna vers lui. Hanish Mein. Oh ! il était si beau, avec ses traits nets et fermes. Ses cheveux blonds brillaient autour de son visage et drapaient ses épaules. Ses yeux gris luisaient doucement. Elle voulait embrasser ces lèvres et boire à leur sérénité. Avant qu’elle n’ait pu le faire, Hanish pencha la tête en avant et son corps suivit le mouvement pour effectuer un saut périlleux. Il n’avait pas effectué un tour complet dans l’air qu’il se transforma en une grande feuille orange. Celle-ci dansa dans une brise soudaine. Aliver fit de même, et les deux hommes qui étaient maintenant des feuilles tournoyèrent, piquèrent et remontèrent sur les courants d’air. Devant ce spectacle, Corinn se mit à siffler. Bien qu’il y eût de la joie dans ces derniers instants, elle s’éveilla avec le souvenir du rêve – et de la journée réelle que sa première partie lui avait fait revivre – incrusté dans son ventre comme une douleur physique, un nœud qui demeura en elle, même quand elle se plongea dans le flot de ses activités quotidiennes. Elle se jura que si elle avait jamais l’occasion de serrer Aaden contre elle, de l’embrasser et de le caresser quand il était malade de la sorte, elle le ferait en y mettant tout son cœur, sans retenue. Mais ce n’était pas une chose qu’elle pouvait régler aujourd’hui. Elle mit donc ces pensées de côté et fit comme elle l’avait décidé. D’abord, elle surprit un garde en se présentant devant la cellule où était enfermé Barad le Simple. L’homme dormait presque debout, et il ne sembla pas remarquer la présence de la reine avant qu’elle se place face à lui. — Soldat, dit-elle, ouvrez la porte. L’autre sursauta au son de sa voix et fut instantanément terrifié. Il se tourna et chercha un long moment dans son trousseau, sans cesser de s’excuser. Il fit tomber les clefs par deux fois et se maudit avant de s’excuser encore. La terreur qu’elle lui inspirait paraissait disproportionnée dans ces circonstances, mais quand elle pénétra dans la cellule, Corinn se rappela que tout garde affecté à ce poste avait de très bonnes raisons de redouter sa colère. Barad était assis sur une paillasse qui occupait un coin, et sous son corps de géant la couche avait l’air trop petite, comme un lit d’enfant. Elle se demanda s’il lui arrivait de s’y étendre, car alors ses bras et ses jambes pendaient certainement sur le sol en pierre. Il était déjà plus maigre que lorsqu’elle l’avait vu la dernière fois, sa silhouette devenait plus anguleuse. Ses jambes repliées se relevaient à une hauteur exceptionnelle, et il avait croisé les bras sur ses genoux pour y appuyer son front. Une unique chaîne reliait les fers enserrant ses poignets à un anneau de fer scellé dans le mur. En l’entendant entrer, il redressa la tête et ses yeux de pierre roulèrent dans sa direction. Oui, se dit-elle, il existe de bonnes raisons de me craindre. D’un geste, elle ordonna au garde de les laisser seuls. L’homme se retira avec empressement. — Ton odeur n’est pas celle d’un Marah, dit le prisonnier après quelques secondes de silence. Le timbre grave de sa voix était identique à celui qu’elle gardait en mémoire. Il possédait un poids et une intensité en contradiction avec le corps émacié qui le produisait. — Ils te donnent à manger ? demanda Corinn. L’homme plissa les paupières. Il ne pouvait la voir, elle le savait, mais une vie entière d’habitudes commandait encore à ses réactions. — La reine ? Ainsi donc la reine rend visite à un prisonnier aveugle ? Et pour s’enquérir de la qualité de ses repas ? Ce monde n’est pas avare de surprises… Oui, ils me donnent à manger. J’ai peu d’appétit, cependant. — Il faut le retrouver, alors, dit-elle. Si je souhaitais te voir mort, je t’aurais tué. Je ne souhaite pas que tu meures de faim. Barad renversa la tête en arrière dans un mouvement qui se transforma en un large bâillement audible dans cet espace restreint. Quand il eut terminé, il se frotta le nez d’une main menottée. La chaîne cliqueta sourdement. — C’est gentil de ta part. — Non, pas vraiment. Je n’ai que faire de la gentillesse. Quand elle est gratuite, du moins. Elle examina la cellule ; il n’y avait pas grand-chose à voir. Elle n’était pas certaine de ce qu’elle voulait dire, mais quand une question lui vint à l’esprit elle décida de la formuler. — Sais-tu que mon fils a failli mourir ? Un des sourcils de Barad se releva. Une autre mimique d’un homme n’ayant pas perdu la vue. — J’en ai vaguement entendu parler. J’en suis navré. Les innocents ne devraient pas être victimes de nos petites danses vicieuses. — Des traîtres ont tenté de l’assassiner, Barad. Des traîtres qui te tueraient toi aussi avec joie, et qui massacreraient ou réduiraient en esclavage tous ces gens que tu aimes tant. Ces traîtres se sont démasqués en essayant de nous tuer, mon fils et moi. Tu comprends ? C’est là quelque chose que tu n’as pas reconnu. Pour le reste du monde, les Akarans sont le symbole vivant des gens que tu aimes. Quand un ennemi veut blesser le peuple, il prend pour cible un Akaran. Pense à mon père. Le prisonnier consacra un laps de temps conséquent à l’analyse de cette théorie, avant de lâcher : — Ce n’est pas du tout ainsi que je vois les choses. — Ah ! Mais tu ne vois pas les choses autrement non plus. Tu ne vois pas ! Tu n’as jamais vu. — Et tu as fait en sorte que je ne voie jamais, dit-il avec tristesse, en inspirant en même temps qu’il parlait, j’aimais beaucoup observer le monde. Vraiment. Tu ne sais pas ce que c’est, de ne plus voir, de n’entendre que le grincement de la pierre quand on remue les yeux. À ce moment précis, Corinn était contente qu’il ne puisse pas la voir, parce qu’elle avait rougi de honte et ne pouvait dissimuler la terreur qu’une telle condition lui inspirait. Elle attendit d’être sûre de parler d’une voix ferme avant de dire : — Avant la guerre entre Aliver et Hanish, tu as affirmé que tu avais rêvé du retour de mon frère. Alors que nul ne savait s’il était seulement encore en vie, tu t’es vanté de l’entendre te parler dans ton sommeil. Est-ce la vérité, ou un simple mensonge intéressé ? — Je ne me vantais pas, dit Barad. C’était la vérité telle que je la comprenais. — Comment l’expliques-tu, alors ? — Je ne l’explique pas. — Tu entends encore cette voix ? Le scepticisme plissa le front du prisonnier. — Aliver est mort, Corinn Akaran. Je n’ai jamais conversé avec les morts. Non, mais peut-être que tu le feras, pensa-t-elle. Très bientôt, peut-être. — Dis-moi, mon frère était-il un homme sage ? — Oui. — Et tu t’étais totalement engagé auprès de lui ? — Bien sûr. Nous l’étions tous. Durant le court laps de temps qu’a duré la guerre d’Aliver, personne ne l’a trahi. Pas un seul d’entre nous. Corinn en resta sans voix. Elle aurait voulu lui cracher au visage que cela ne pouvait pas être vrai. Quelque part, quelqu’un avait dit du mal d’Aliver. Un soldat avait déserté en pleine nuit. Un officier était jaloux de son rang. Quelqu’un… — Corinn Akaran, je pense mieux te comprendre, à présent. Ce qui ne va pas chez toi, c’est que tu te sens seule. Ce n’est pas ça ? Tu es seule, et c’est ce qui t’effraie. Mais tu n’es pas obligée de… — Je ne suis pas seule ! Ils sont des millions… des millions… Elle ne savait comment terminer sa phrase. Cela n’avait pas d’importance, après tout. Cet homme n’était qu’un prisonnier aveugle, et un imbécile ! — Tu vas mettre tes dons d’orateur à mon service. — Non, dit Barad, je ne le ferai pas. — Tu le feras. Tu diras au peuple qu’en ma présence et après avoir eu de longues conversations avec moi, tu as compris que tu t’étais trompé sur mon compte. Tu m’as critiquée à tort. La vérité… — Il ne t’appartient pas de l’inventer. — … est que je suis le seul et dernier espoir qui reste pour le Monde Connu. — Non. — Tu ne sais rien ! J’ai regardé à l’autre bout du monde et j’ai vu dans mon esprit l’ennemi qui s’avançait ! (D’un geste saccadé elle désigna sa tempe, comme si elle voulait y enfoncer son doigt.) Je les ai vus, et ils amènent avec eux des bêtes terrifiantes, l’avidité et la vengeance… — Ils vous feront payer les péchés des Akarans. — Non, c’est là que tu te trompes. Les Auldeks nous tueront tous. Ils veulent s’approprier nos contrées. Et… et les enfants du Quota qui reviennent avec eux nous haïssent tous. Pas seulement moi. Toi aussi. Leur expliqueras-tu que tu n’es pas le scélérat qui les a envoyés au loin ? Crois-tu vraiment qu’ils prendront le temps de t’écouter ? La différence entre nous n’est rien – rien ! – si nous sommes morts tous les deux. Et nous le serons, à moins que le Monde Connu fasse bloc derrière moi aussi solidement qu’il l’a fait derrière mon frère. — Ce n’est pas… Corinn leva un doigt pour le faire taire. Étrangement, quelque chose arrêta Barad. Lui-même semblait ignorer ce que c’était, et ses yeux de pierre ne remuèrent pas. Il s’interrompit pourtant, et elle reprit : — Tu le diras à tout le monde, et tu leur demanderas de le répéter autour d’eux, afin qu’ils soient des millions à reprendre mes paroles. Je n’ai pas confiance en beaucoup de gens. Même mes alliés n’hésiteraient pas à m’abandonner s’ils le pouvaient. Les seuls qui me restent fidèles – Mena et Dariel – doutent de moi. Je suis peinée qu’il en soit ainsi, mais c’est la vérité. Et pourtant je les aime. Ils ne le savent pas, mais j’ai besoin d’eux. J’ai besoin qu’ils soient les gens qu’ils sont. Elle n’avait pas pensé tenir un tel discours. Maintenant qu’elle parlait ainsi, elle sentait que c’était la vérité. Un instant, l’émotion lui serra la gorge. Malgré tout, elle voulait en dire plus encore : — Mena, la déesse de la fureur qui est en même temps si douce, avec son épée et ses ailes… Comment pourrais-je ne pas l’aimer et ne pas souhaiter qu’elle soit ce qu’elle est ? Et Dariel. Je ne sais ce qu’il est advenu de lui, mais je l’aime, et je ne voudrais pas qu’il soit différent de celui qu’il est, lui non plus. Même Aliver, s’il était toujours parmi nous, je l’accueillerais avec tous ses idéaux et ses projets. Je m’opposerais peut-être à lui, mais ils sont tous ma famille. Ils sont de mon sang. Elle pensa à Hanish – pas comme elle l’aurait désiré. Elle le chassa de son esprit. D’une voix plus calme, elle reprit : — Tu n’es pas de mon sang. Aussi, ce que tu as dans le cœur m’indiffère. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui sort de ta bouche, et je ne pense qu’à la façon dont cela m’aidera à protéger le Monde Connu. Toi, Barad le Simple, tu vas devenir un de mes alliés les plus dévoués. — Jamais. Corinn se jeta sur lui. Malgré leur différence de corpulence, elle le percuta et le repoussa, puis elle lui saisit la tête entre ses mains. — Ton esprit m’appartient ! Il lutta contre elle un moment, leva un poing énorme et allait frapper quand elle fit glisser ses pouces sur les yeux de pierre. Le poing s’immobilisa. Le corps de Barad s’avachit, comme si elle le tenait dans un étau et qu’il fût soudain impuissant. — Ton esprit m’appartient, répéta-t-elle. Écoute, et ne le nie plus. * * * Tôt ce soir-là, Corinn se rendit dans les jardins du palais réservés à Mena. Malgré la fatigue qu’elle éprouvait après son chant destiné à Barad, elle savait qu’elle avait encore des ressources. Et il lui restait deux choses à faire avant de se reposer. Cette nuit était la nuit. Elle se sentait pleine de détermination, motivée par ses certitudes, et elle avait bien l’intention d’aller jusqu’au bout. Elle marchait d’un pas prudent, et souvent son regard scrutait le ciel. Elya était au loin, elle volait derrière Mena, et malgré tous les gardes postés un peu partout pour surveiller le retour du lézard ailé et la prévenir avec leur sifflet, Corinn ne voulait pas s’attarder. Elle louvoya entre les chaises, les tables et les bancs qui encombraient de façon assez absurde la terrasse de Mena. Delivegu ne lui avait pas donné de renseignements précis sur l’endroit où se trouvaient les œufs. Dans les jardins, oui, mais ils étaient vastes. Il faudrait peut-être des heures pour les localiser. En admettant, bien sûr, qu’ils existent réellement, ce dont elle ne pouvait être sûre. L’air nocturne était vivifiant, et le clair de lune éclairait suffisamment les lieux. Même si elle avait renvoyé les domestiques de Mena, elle ressentait toujours l’urgence du moment… Elle les trouva presque immédiatement. Elle se rendit compte qu’elle s’attendait à quelque chose de plus impressionnant, mais cette idée lui apparut soudain ridicule. Ce n’était pas une aire infecte comme celle que décrivait Mena quand elle parlait de Maeben. Le nid n’était pas complexe. Il ne sentait pas la mort, pas plus qu’il n’était doré. Il se résumait à une couverture orange qui tapissait le fond de la vasque d’une fontaine apparemment asséchée depuis longtemps. L’orange des Akarans, cette couleur vive que Corinn portait rarement parce qu’elle la trouvait criarde. Au creux des plis : quatre œufs. Ils étaient d’une forme étrange, oblongue et aplatie, avec des spirales colorées qui striaient la surface crème de la coquille. Ils étaient tièdes au toucher, et leur contact lui transmit un sentiment diffus de joie, qui passa en elle par le bout de ses doigts, comme un signe de bienvenue. Corinn regarda autour d’elle, puis demeura immobile de longues secondes, sûre qu’elle l’entendrait ou le sentirait si quelqu’un l’observait. Personne. Elle glissa ses mains au fond du bassin, saisit la couverture et souleva le tout. Elle alla s’asseoir sur un banc de pierre à quelque distance de la fontaine et serra les œufs contre son sein. Elle pouvait sentir les pulsations de la vie qui en émanaient. Merveilleux, puissants, féroces, c’était ce qu’ils deviendraient. Elle murmura les notes du Chant qui s’était composé de lui-même dans son esprit. Elle chantait pour ces petits, dans la langue du Dispensateur, pour qu’à leur arrivée en ce monde ils soient modelés selon ses désirs. Elle ne pouvait avoir Elya, elle posséderait donc ses enfants. Oui, ils étaient déjà très jolis. Pleins de bonté, mais ce n’était pas de bonté qu’elle aurait besoin dans les temps à venir. Il lui faudrait des armes comme le Monde Connu n’en avait jamais eu. Ces bébés ne seraient pas des protecteurs emplumés et timorés. Ils seraient ses guerriers. Elle leur chanta tout cela, et elle sut qu’ils entendaient et qu’ils aimaient ce qu’elle leur disait. Ils remuèrent à l’intérieur des œufs, pressant contre la coquille, déjà impatients d’éclore. * * * L’ultime chose. La dernière tâche pour ce soir. Il était tard, à présent, les lumières étaient baissées dans ses appartements, et ses servantes parties. Le sortilège le plus important qu’elle ait envisagé. Il l’épuiserait, elle le savait, mais elle ne voulait pas attendre un jour de plus. La pratique renforçait son don, elle s’en rendait compte : elle gagnait en puissance chaque fois qu’elle se servait du Chant. Et il y avait ces voix, heureuses de l’aider. Des voix qui, d’une façon de plus en plus perceptible, la pressaient d’agir. Quel autre choix avait-elle ? lui disaient-elles. Tout était en péril. Tout. Elle pouvait échanger une vie inutile contre une autre qui l’aiderait à sauver le monde. Il lui fallait – non, elle méritait – de l’aide, non seulement pour elle-même, mais aussi pour tout l’Empire. Elle devait être en mesure d’avoir une confiance totale en quelqu’un, quelqu’un que les gens aimeraient et à qui ils se rallieraient, quelqu’un qui la soulagerait d’une partie de son fardeau en le portant avec elle, quelqu’un qui avait déjà tenu le monde dans ses mains. Quelqu’un qui l’aimait et serait réellement à ses côtés. Quelqu’un qui la remercierait de lui avoir pardonné. Barad, l’agitateur des mines de Kidnaban, le rebelle, le séditieux, le trait empoisonné dans son flanc, cet imbécile aveugle de Barad avait raison. Elle était seule. Depuis des années. Peut-être depuis le jour où elle s’était vue dans les mains de sa mère mourante, il y avait si longtemps, quand elle n’était qu’une jeune fille, quand elle avait découvert combien le monde était impitoyable. Tout avait commencé ce jour-là. Pour ce qui allait venir, elle ne pouvait agir seule. Elle n’affrontait pas l’avenir pour elle seule et elle ne voulait pas l’affronter seule. Elle n’y était pas obligée. Il lui suffisait de prendre à un endroit et de donner à un autre. Dans ce cas précis, puiser dans le sang de la famille. Elle comprenait mieux, maintenant. Les voix l’y aidaient. Le Chant avait plus de sens. Le ver avait une certaine beauté quand il l’aidait à prendre le contrôle. Elle n’était plus une enfant pataude et malhabile, pour qui le monde semblait flou. Ses mains étaient bien les siennes, aujourd’hui. Chaque doigt, chaque relief, chaque ligne. C’étaient ses mains ! Confiante, rassurée par les murmures venus de très loin, elle ouvrit la bouche et laissa s’en écouler le Chant qui ferait pour elle ce qu’elle désirait. La mort n’était pas une barrière si énorme. Elle avait passé son existence à croire que c’était la fin absolue, la malédiction incontournable. Mais ce n’était qu’une partie de la réalité. Les voix l’aidaient à le comprendre. Et plus elle chantait, plus cela semblait évident. Elle avait découvert une vérité qui échappait à ceux qui ne connaissaient pas la langue du Dispensateur. En chantant, elle repoussait la barrière entre la vie et la mort, elle cherchait parmi les formes vagues de l’autre côté de ce qu’elle avait cru être la vie – même si elle savait que cette barrière n’était pas la chose simple qu’elle avait redoutée. Et c’est là qu’elle trouva l’un de ceux qu’elle recherchait. Tout d’abord, il fut aussi diffus qu’un parfum planant sur la brise, éparpillé et en communion avec une grande partie du monde. Elle rassembla les traces de lui. Elle chanta, et son essence lointaine ne put ignorer l’invocation. Pendant un moment, ce fut comme si ses paroles étaient des mains et que celui qu’elle cherchait fût du sable coulant entre ses doigts. Alors elle chanta avec plus d’intensité. Elle l’attira à elle, avec tant d’énergie que finalement… Il se tenait devant elle. Il était là, debout, diaphane, lumineux par intervalles, mais aussi manifestement physique. C’était un homme, et elle le connaissait, même si les détails de son visage ondulaient et se déformaient, sans vouloir se fixer. Pas encore. — Qu’as-tu fait ? dit-il d’une voix rauque, comme un vieillard tiré d’un rêve de jeunesse. Pendant un moment horrible, Corinn crut que l’apparition remettait en question chaque décision qu’elle avait prise depuis la dernière fois qu’ils s’étaient vus. Elle ne pourrait jamais tout lui expliquer ! La vie l’avait placée face à mille défis, chacun truffé de dangers et barbelé de complications. Des décisions devaient être prises, et elles n’incombaient qu’à elle. Elle seule, dans le monde entier ! Elle avait fait les meilleurs choix possibles. Personne ne pouvait la critiquer, parce que personne ne pouvait la comprendre. Personne ne savait ce que c’était que de régner sur un empire. Personne, sauf peut-être celui-là même qui avait posé la question. Elle se rendit compte que le temps passait et qu’elle n’avait pas répondu. Les yeux de l’homme plongeaient dans les siens, plus sévères à chaque seconde. Il demanda une nouvelle fois : — Qu’as-tu fait ? Cette fois elle comprit la question différemment, ou décida de la comprendre ainsi. — Je t’ai ramené à la vie, dit-elle. — Pourquoi ? Pourquoi ? De nouveau une question avec une infinité de réponses possibles, chacune alourdie de digressions pour expliquer les contradictions qui abondaient, elle ne l’ignorait pas. Comment répondre ? Elle pouvait dire qu’elle avait peur de la menace qui approchait du Monde Connu. Elle doutait d’elle-même plus que jamais et ne pouvait décider si ce qu’elle avait fait était bien ou non. Elle pouvait expliquer que tout le pouvoir qu’elle avait accumulé n’était rien si elle demeurait incapable de démasquer ceux qui voulaient du mal à son fils. Elle avait bien failli perdre Aaden ! Si cela pouvait arriver, quelles autres horreurs l’attendaient ? Elle aurait pu admettre que chaque arme qu’elle détenait – ses alliés de la Ligue, qui lui mentaient à chaque phrase ; le vin qui ferait d’une nation entière un peuple de serviteurs obéissants ; le Chant qui en ce moment même dansait sur le monde, éveillant par ses mouvements un ver géant dans les tréfonds de la terre – était à double tranchant. Elle pouvait jurer qu’elle avait été déchirée d’envoyer Mena et Dariel au loin pour qu’ils jouent contre leur gré le rôle de ses agents, et ajouter qu’elle avait honte de son incapacité à se livrer totalement à eux. Elle pouvait déclarer qu’elle n’avait jamais voulu que les choses tournent ainsi. Elle avait besoin de son aide pour remédier à tout cela. C’était un fardeau trop lourd pour ses seules épaules. Et s’il acceptait de l’aider, peut-être qu’ensemble ils parviendraient à tracer une route plus sûre que s’ils restaient chacun de son côté. Elle aurait pu dire qu’elle doutait de tous les grands idéaux qu’avaient énoncés ses lèvres, tout en reconnaissant qu’une partie d’elle voulait y croire à toute force. Elle aurait pu dire tout cela, mais elle ne le fit pas. Elle le pensait pourtant, cependant elle savait aussi qu’elle s’accrochait toujours à chaque portion frémissante des choses qu’elle détestait. Elle était elle-même cette arme à double tranchant qu’elle redoutait et dont elle espérait qu’il saurait la sauver. Encore maintenant, elle en était presque à souhaiter avoir invoqué une personne complètement différente. Alors, au lieu de tout confesser, elle dit : — Parce que le monde a besoin de toi. Les choses ne sont pas achevées. Nous avons besoin de toi dans la vie, et non dans les ténèbres. — Les ténèbres ? dit l’homme, et il ferma les yeux comme s’il se remémorait le sens de ce mot. Non, la mort n’est pas les ténèbres. Et je n’ai pas oublié la vie. À chaque moment, des âmes arrivent dans l’au-delà. Elles apportent des nouvelles des vivants, quoique leurs souvenirs s’effacent rapidement. Mais je n’ai pas été mort à la vie. Il rouvrit les yeux. — Je suis au courant de ce que tu as fait. Corinn n’avait pas prévu de dire ce qu’elle dit alors. Elle n’avait même pas eu conscience qu’elle le pensait. Toutefois c’était vrai, et il lui paraissait important de l’énoncer maintenant. — Tu sais donc que toi seul peux me sauver. Je t’en prie. Alors qu’elle attendait sa réponse, l’homme devant elle devint un peu plus tangible, juste un petit peu plus solide et moins transparent, bien qu’il restât flou et à demi formé. Il leva une main, non en guise d’accord, mais pour indiquer qu’il allait lui répondre. C’était une demande qui méritait réflexion et il n’était pas assez en paix avec la mort pour ne pas l’examiner sérieusement. Il lui fallait juste un peu de temps. Ensuite, il lui répondrait. La reine Corinn Akaran s’assit aussi droite qu’elle le put malgré son épuisement, et joignit les mains sur ses genoux, prête, s’il acceptait, à murmurer son nom, à compléter le sortilège et à le faire réellement revenir en ce monde. Aliver Akaran, dirait-elle en pensant chacun des mots, la vie a encore besoin de toi. J’ai encore besoin de toi. Reviens. Combats la guerre prochaine à mon côté. Termine l’œuvre que tu as laissée inachevée… Fin du tome 2 REMERCIEMENTS Gudrun lit tout en premier, ce qui est une chance pour nous tous. Je l’en remercie, et les lecteurs aussi peuvent lui en être reconnaissants. J’aimerais aussi remercier Jamie Johnston (alias Dariel) pour avoir jeté un coup d’œil sur ce roman. Hannah Strom-Martin a fait des merveilles avec son stylo d’éditrice et ce roman a bénéficié de son travail. Comme toujours, j’ai la chance et le plaisir de pouvoir travailler avec Gerry Howard, mon éditeur, et de profiter des conseils éclairés de Sloan Harris, mon agent. J’aimerais aussi saluer la famille toujours plus nombreuse des éditeurs et des lecteurs qui viennent à mes livres à travers le monde, dans des langues que je ne parle pas encore. Merci.