LA VOIX ET LE CHANT CHAPITRE PREMIER CORINN AKARAN SORTIT DANS LA LUMIÈRE INTENSE DU MATIN. Elle traversa le pont de son navire de transport, descendit la planche menant au quai du Teh, et marcha droit sur les officiels et les militaires qui l’attendaient. Les hommes – parmi lesquels Melio Sharratt et le général Andeson, des officiers de l’Élite et de Marah – s’écartèrent devant elle, éberlués. Bien qu’ils se soient préparés à l’accueillir depuis le matin, tous restèrent un instant à simplement la regarder. La reine portait une armure qui mêlait les influences des diverses provinces de l’Empire. La cotte de mailles en acier fin et léger couvrait ses bras et se resserrait au poignet, à la mode senivale. Un talba mein enveloppait son torse et collait aux contours de ses hanches et de sa poitrine. La jupe, en cotte de mailles également, était aussi courte que celle d’un coureur talayen. Des bandes de cuir entouraient ses jambes comme une seconde peau, plus lâches au niveau du genou. Sa cape acaciane légère ondulait à chacun de ses pas. Baddel, le Talayen qui avait tout fait pour être le premier à lui parler sur son sol natal, l’accueillit par un déluge de louanges enthousiastes. Il poursuivit par l’expression de ses regrets pour le mal fait au prince Aaden. — La trahison de ces Numreks ne connaît aucune limite ! Je n’arrive toujours pas à… Il s’interrompit un instant. Les gardes de l’Élite allaient dans le sillage de la reine et incitaient les conseillers à bouger. Ceux-ci trottinèrent pour rester à son niveau, à l’exception de Melio Sharratt, qui semblait très à l’aise et lâcha sur son passage : — Votre Majesté, je ne vous avais encore jamais vue… en armure. — Nous sommes en guerre, lui répondit Corinn. Et dans ces circonstances je suis comme n’importe quel citoyen du Monde Connu. Général Andeson, dites-moi tout. Par cette formule, elle entendait les derniers renseignements obtenus sur la situation. Les lèvres tordues par une grimace maussade, le général s’exécuta. La première vague de Marahs avait envahi les demeures que les Numreks occupaient en bord de mer, les prenant par surprise. Les combats s’étaient déroulés dans les maisons, sur les plages et les jetées, dans les jardins, tous ces endroits où les Numreks s’étaient prélassés au soleil. Très vite le littoral avait été occupé. Des unités de l’Élite s’étaient alors enfoncées vers l’intérieur des terres. — Nous les avons acculés dans une forteresse située sur une colline, que les gens du coin appellent « le Pouce », expliqua le général. C’est une ancienne structure. Nous n’y avions pas pensé, mais ils ont dû en renforcer les remparts et y stocker de quoi tenir un siège. Ils ont eu tout le temps nécessaire pour préparer leur trahison. Chaque jour nous les provoquons pour qu’ils se battent, mais ils refusent tout engagement, désormais. — Ils sont devenus couards, dit un jeune officier. — Non, ils jouent avec nous, rectifia Melio. Ils envoient leurs enfants sur les remparts pour lancer des oiseaux en papier. Ils sont très forts pour ce genre de choses. Le regard en biais que lui jeta Andeson était nettement désapprobateur. Melio eut un petit haussement d’épaules et articula en silence : « Eh bien, quoi ? C’est vrai. » — C’est un jeu de patience, dit Andeson. La forteresse a été construite au sommet d’une colline. Il n’y a qu’un seul chemin qui y monte en spirale, et il est trop étroit pour une armée. Nous avons lancé des pierres et des explosifs par-dessus les murailles, mais ils sont bien protégés. Il existe des tunnels à l’intérieur de la colline, auxquels on n’accède que de la forteresse. Il y a également une source. La solution serait peut-être de les assiéger jusqu’à ce qu’ils meurent de faim. — Une stratégie peu héroïque, commenta Corinn. — Je préférerais une bataille honorable, Votre Majesté, mais certains adversaires rendent cette option impossible. Ces Numreks sont des êtres infâmes. Ils ont massacré leurs propres serviteurs, vous savez, et ils ont fait un mur de leurs cadavres, à la base du Pouce. Si vous aviez vu… Corinn l’interrompit. — Général, je ne doute pas que vos soldats aient agi comme il convenait, et j’ai toute confiance en votre commandement. Je suis arrivée, à présent. Je vais régler cette affaire. Ils quittèrent les quais et pénétrèrent dans une zone d’entrepôts. La côte du Teh était plus humide que le reste du Talay, mais à cette période de l’année l’herbe décolorée par le soleil revêtait une teinte dorée, sur le flanc nord des collines. Corinn était contente qu’ils aient prévu des montures. Les chevaux les attendaient, sous la garde de jeunes Talayens que cette tâche inhabituelle rendait nerveux. Melio était resté près de la souveraine. — Reine Corinn, dit-il, avez-vous des nouvelles de Mena ? — Rien depuis le message qu’elle a envoyé par pigeon voyageur depuis Luana. Mais j’espère en avoir sous peu. Chevauche à mon côté, Melio. Quand j’en aurai fini avec les Numreks, j’aurai une mission à te confier. Nous en parlerons en chemin. Il inclina la tête et ils attendirent que l’écuyer qui s’occupait du cheval de la reine place celui-ci devant elle. — Une rumeur court, chez les soldats, dit Melio. Elle est parvenue ici avec les derniers navires de transport. Concernant… Aliver. — Une rumeur ? Andeson et les autres généraux l’ont-ils entendue ? — Je suis plus proche qu’eux des hommes de troupe. C’est parmi eux que je l’ai entendue. Mais elle enfle. Pourtant ce ne peut être vrai, n’est-ce pas ? — Entre nous : si. Le visage de Melio s’illumina, se parant soudain d’une beauté surprenante. — Réellement ? Où est-il ? Corinn posa le pied sur le tabouret disposé pour elle. Avant d’enfourcher sa monture, elle répondit : — Il est en sécurité, dans le palais. Pour le moment, il a besoin d’isolement. Il est encore fragile. Mieux vaut ne pas ébruiter cette rumeur. * * * Plus d’une semaine auparavant, la nuit durant laquelle elle avait exécuté le sort avait été longue et épuisante. Elle était déjà fatiguée, après avoir usé de sorcellerie sur les yeux de Barad et du Chant sur les petits d’Elya. Elle aurait pu s’écrouler tant elle était harassée avant même d’entamer le troisième sort, mais elle avait besoin de quelqu’un qui l’aide à porter le fardeau du pouvoir. Elle avait besoin de son frère. Dès que son corps eut retrouvé toute sa densité matérielle, il retomba en avant. Il se serait écrasé sur le sol si elle ne s’était précipitée pour le soutenir. Elle le guida jusqu’à son lit. Pendant un moment elle le contempla, simplement émerveillée. Il était vraiment présent ! Réel, solide, la peau tiède au toucher. Il respirait. Il était nu comme un ver, mais elle ne prêta aucune attention à ce détail. Sous les paupières closes, les yeux de son frère bougeaient au fil de son rêve. De quoi un homme rêve-t-il, quand il revient d’entre les morts ? Qu’était la mort, d’ailleurs ? L’ultime vainqueur ? Non, puisqu’elle venait de lui ravir au moins une de ses victimes. Les questions se bousculaient, mais à mesure qu’elles se formaient dans son esprit, celui-ci s’engourdissait. Aliver dormirait longtemps, elle le savait. Aussi le laissa-t-elle pour aller s’effondrer sur un divan, dans la pièce adjacente. Rhrenna et deux servantes vinrent la réveiller deux jours plus tard. La Meine ne l’aurait pas importunée, même après un sommeil aussi long, mais, expliqua-t-elle : — Il est réveillé, et il vous demande. À ces mots, Corinn bondit sur ses pieds et se rua dans la chambre voisine. Aliver Akaran était sur le balcon, les mains crispées sur la balustrade de pierre, la bouche amollie par la stupéfaction. Il portait un peignoir fermé par une ceinture, que sans doute Rhrenna lui avait fait donner. Corinn chercha ce qui fascinait tant son frère. Le ciel avait la couleur et la texture d’une coquille d’œuf bleutée. Le soleil matinal, fraîchement éclos de l’horizon, était coupé en deux par une longue bande de nuages roses. Des plongeons évoluant en ordre serré repliaient leurs ailes un à un pour piquer telles des fléchettes et faire exploser la surface des eaux du port, dans leur frénésie vorace. De la ville basse s’élevaient de minces volutes de fumée pareilles à des tiges de fleurs. N’importe lequel de ces éléments pouvait captiver l’attention d’Aliver. Il se retourna, et son regard se posa sur elle. Ses yeux étaient plus sombres que le souvenir qu’elle en gardait. Sa peau n’avait plus cette lividité singulière de la première nuit. Elle avait retrouvé sa nuance légèrement cuivrée. Maintenant qu’elle le voyait au grand jour, elle se rendait compte qu’elle avait mêlé ses traits à ceux d’Hanish lorsqu’elle se l’était décrit. Il était plus âgé que lors de leur dernière rencontre. Incommensurablement plus âgé, même si cette impression tenait moins à sa physionomie qu’à la distance de la conscience derrière ces yeux. — J’avais oublié tant de choses, dit-il. — Moi aussi, répondit-elle. — Tu n’étais qu’une petite fille. Elle secoua la tête. — Je n’ai jamais été une petite fille. Aliver tenta d’afficher une expression. La déception. Ou la perplexité. La désapprobation. Un mélange des trois, que son visage ne parvenait pas encore à traduire. — Je suis sûr que tu l’as été. De la main, elle peigna les boucles près de la tempe de son frère, puis elle glissa la paume sur sa nuque et l’attira à elle, jusqu’à ce que leurs fronts se touchent, dans cette attitude que son père affectionnait avec elle. — Je me souviens d’une version plus jeune de moi-même, mais pas d’une petite fille. Aucune petite fille ne devrait être aussi effrayée que je l’ai été. — Tu l’es encore. Elle recula. — Non. J’ai beaucoup de choses à t’expliquer. Durant les quelques jours qui précédèrent son départ pour la côte du Teh, elle s’efforça de l’informer aussi complètement que possible. Le monde ne s’était pas figé en dehors du palais pour lui accorder un répit. Il lui semblait nécessaire de l’avoir pour elle seule, et de le mettre au courant de la vérité telle qu’elle la connaissait. Elle ordonna à Rhrenna et aux deux servantes un silence absolu sur le retour d’Aliver. Au reste de la domesticité, elle interdit formellement l’accès à ses appartements, et elle fit placer des gardes à l’extérieur de ses portes. Elle voulait être seule avec son frère. Elle ne tenta même pas de trouver une approche raisonnée à ce qu’elle lui dit. Elle se contenta de parler, et lui fit part de toutes les informations qui lui venaient à l’esprit. Elle revenait sur ses propos pour les situer dans leur contexte, sautait au présent et se rendait compte à son regard flou qu’il avait perdu le fil. Parfois les yeux d’Aliver paraissaient aussi morts que ceux de Barad, vides, aveugles, et pourtant fixes. Chaque fois elle s’interrompait, calmait sa respiration et reprenait. Elle lui rappela qui il était. Elle lui affirma qu’il était urgent qu’il se réinvestisse dans la vie afin de terminer l’œuvre qu’il avait laissée inachevée. Par ailleurs, il y avait de nouvelles complications, de nouvelles menaces, et elle avait besoin de quelqu’un à son côté, quelqu’un en qui elle puisse avoir la plus entière confiance. Aliver passait d’une pièce à l’autre, examinait les objets qu’il prenait dans ses mains. Elle le suivit quand il explora les jardins où il toucha les plantes, observa les oiseaux et fit halte pour s’émerveiller de mille choses – la caresse du vent, la chaleur du soleil sur sa peau, les couleurs des carreaux des terrasses. Il arrivait à Corinn de penser qu’il l’avait oubliée, mais dès qu’elle cessait de parler il se tournait vers elle. Ils déjeunaient ensemble aussi souvent que Corinn pouvait se le permettre, de mets simples dans un premier temps, sans les épices aigres-douces si prisées dans la cuisine acaciane. En le regardant tremper un morceau de pain plat dans de l’huile d’olive, Corinn se crut presque redevenue une jeune mère. Il fourra le pain dans sa bouche et mastiqua avec une telle application qu’il ne remarqua pas l’huile coulant sur son menton. Il mangeait comme l’aurait fait un enfant : la nourriture accaparait toute son attention. Bien entendu, elle ne pouvait pas passer ses journées recluse dans ses appartements. L’Empire exigeait d’elle qu’elle accomplît quotidiennement une multitude de tâches. Elle devait rencontrer les conseillers et les sénateurs. Des émissaires traversaient la mer, venus de tout le Monde Connu, d’une part pour exprimer leurs regrets concernant la trahison des Numreks et d’autre part pour demander s’il fallait accorder quelque crédit aux rumeurs d’une invasion imminente. Invariablement, elle répondait qu’il convenait de les prendre au sérieux. La menace était réelle. Elle n’en doutait pas un instant, bien que, pendant leurs réunions, elle se comportât avec sire Dagon comme si elle n’en croyait rien, dans le seul dessein de lui arracher d’autres renseignements. Le monde était en plein chaos, et à elle seule revenait la responsabilité d’y mettre bon ordre. C’était une bonne chose qu’elle ne se sentît pas écrasée par l’ampleur de sa mission, comme cela avait été le cas avant le retour d’Aliver. Par certains aspects, la situation s’était calmée. Aliver avait encore un long chemin à parcourir avant d’incarner le symbole qu’elle espérait le voir devenir, mais pour le moment elle se satisfaisait d’être simplement avec lui. Il lui rappelait leur père. Il la rapprochait de Mena et de Dariel. Elle regrettait qu’ils ne soient pas là pour contempler ce qu’elle avait fait. Dariel serait fou de joie ! Mena aussi. Le retour d’Aliver balayerait toutes les tensions qui avaient souillé leurs rapports. Ils prendraient tous un nouveau départ. * * * Pendant deux jours, les Numreks retranchés au sommet du Pouce ne répondirent pas aux messages que Corinn leur envoya. Ce fut seulement quand elle s’avança en terrain découvert et les héla, à portée de vue de la forteresse, qu’ils crurent qu’elle était venue en personne pour leur parler. Le chef Calrach étant parti pour les Autres Contrées, et Greduc et Codeth tombés dans le stade du Carmelia lors de cette journée sanglante, Corinn ignorait qui elle affronterait pendant les pourparlers. Sous une tente de toile dont les pans ondulaient dans la brise, elle avait appris que Crannag, un parent proche de Calrach, détenait maintenant le pouvoir. Il était plus âgé que le chef numrek légitime, et c’était plus un guerrier qu’un homme d’État. Bien. Cela arrangeait Corinn. Crannag vint seul et s’assit. Mains sur les genoux, il rejeta en arrière ses cheveux noirs et sourit. Il semblait très heureux de voir la reine, comme s’il regrettait de ne plus être à son service et contenait difficilement sa joie de se retrouver enfin en sa présence. À une époque qui n’était pas si lointaine, cet homme avait monté la garde devant les portes de ses appartements privés et ceux d’Aaden. Aujourd’hui elle avait du mal à le reconnaître dans ce masque plein de suffisance. — Très bien, Reine. Je suis là. Il leva ses bras épais et se tapota le torse à grands gestes théâtraux, en feignant de chercher une arme absente, d’autant qu’il était nu jusqu’à la taille. Les muscles de sa poitrine étaient nettement dessinés, puissants. Il se trouvait à une trentaine de pas d’elle, et il dut hausser le ton pour se faire entendre. — Que veux-tu de moi ? — Ta mort, répondit Corinn. Crannag s’esclaffa. — Tu pourrais l’avoir. Avec tes Marahs là-bas… Ah… Tous ensemble… Moi désarmé, alors qu’eux sont bien équipés… Oui, je crois qu’ils pourraient m’avoir, s’ils le voulaient. Bien sûr, je pourrais peut-être aussi refermer mes mains sur ton cou avant qu’ils m’atteignent. Il tendit les bras et simula des coups encaissés tandis qu’il l’étranglait. La pantomime le réjouit tant qu’il se plia en deux de rire. — Ce n’est pas uniquement ta mort que je veux, déclara Corinn. Je veux que tous les Numreks paient pour ta trahison. Le visage tanné de Crannag se fit grave. — Tu veux que je retourne là-haut, et que je fasse sortir tous les miens pour que tu puisses les massacrer ? Nous avons d’autres projets. Des projets mûris de longue date, Reine. Tu ignorais que les Numreks savent se montrer patients, n’est-ce pas ? Tu as toujours cru que nous étions des revêches, hein ? Ces revêches de Numreks. Ah… Il leva les yeux au ciel pendant qu’il cherchait le mot juste, et claqua des doigts quand il le trouva : — Taciturnes. Ça te plaît, comme mot ? Tu nous trouvais ta-ci-turnes. Tu pensais que nous n’avions rien de mieux à faire que rester debout devant ta porte pendant que tu dormais, que tu mangeais, et que tu te prenais pour la reine du monde. Cette île n’est qu’un petit morceau de merde, mais c’est le centre du monde ! Crannag se laissa aller dans son siège. Ce n’était en fait qu’un tabouret muni d’un étroit dossier, mais il réussit à y prendre une pose nonchalante. — Nous avons joué la comédie, Reine. Simplement joué la comédie. En attendant. Tu nous avais promis de nous aider à retourner dans l’Ushen Brae. Tu n’as jamais eu l’intention de tenir ta promesse. Tu as menti. Alors tu paies le prix du mensonge, maintenant. Il inspira violemment par le nez, dans un bruit guttural, et cracha en direction de Corinn. Malgré la distance entre eux, son crachat atterrit très près des pieds de la reine. Elle sentit la tension qui saisissait ses gardes de Marah, derrière elle. L’un d’eux tira son épée de quelques centimètres hors du fourreau. — Vous êtes tous venus pour rien, poursuivit Crannag. Nous ne nous battrons pas. Nous pouvons attendre. Là-haut, dit-il en désignant la structure de pierre juchée sur la colline. Et nous pouvons attendre aussi longtemps qu’il faudra. Quand les Auldeks arriveront, nous les accueillerons comme les cousins et les frères qu’ils sont, et nous leur montrerons le butin que nous avons découvert pour eux. — Vous n’avez aucune certitude que les Auldeks viendront. Pour ce que vous en savez, ils n’ont toujours que mépris pour vous. — Tu ne sais rien. Crannag se leva, et son épaule pivota vivement dans l’air quand il tourna le dos à Corinn, presque comme s’il lui assenait un coup. — Je sais une chose ! lança la reine. Vous êtes des couards ! Crannag avait commencé à s’éloigner d’un pas lourd. Il leva une main et eut un geste dédaigneux, chassant l’insulte comme s’il s’était agi d’un insecte. — Les Numreks qui se terrent dans la forteresse tremblent de peur, continua Corinn qui se leva et marcha derrière lui, aussitôt suivie de ses gardes. Vos hommes ne sont que des chiens, sans plus de courage que vos enfants. Vos femmes sont des catins qui méritent le fouet. Je le ferai savoir au monde entier. Des pigeons voyageurs iront répandre la nouvelle dans chaque province. Vous serez la risée du Monde Connu, et si les Auldeks arrivent un jour, ils apprendront que vous vous êtes conduits comme des lâches. Je n’aimerais pas être à votre place. Elle cracha dans sa direction avant d’ajouter : — Vous aurez honte quand j’aurai raconté au monde comment je suis venue ici pour proposer une bataille en ces termes : un nombre égal de mes guerriers face aux tiens. Le même nombre, Crannag ! Un Acacian pour chaque Numrek. Pas un de plus. Il fit halte, mais sans se retourner. — Comment expliqueras-tu cela ? Elle se tenait en plein soleil, à présent. Derrière elle, les pans de sa tente claquèrent dans un coup de vent soudain. Elle attendit encore un moment, puis ajouta sur un ton plus léger, certaine que Crannag se retournerait pour s’assurer qu’il avait bien entendu : — Je serai avec eux. Je viendrai en personne sur le champ de bataille. * * * Quelques jours plus tôt, le soir précédant son départ pour le Teh, Corinn s’était occupée des affaires de l’État jusque tard, et c’est à une heure avancée qu’elle put enfin rejoindre Aliver. Elle eut la surprise de le trouver devant la porte menant à la cour supérieure, où il pouvait être vu des gardes et du personnel du palais. — Que fais-tu ? Il la regarda en clignant plusieurs fois des paupières. — Je veux voir mes appartements. Mes propres appartements, avec mes objets personnels… Je dois les voir. Je dois y habiter. Corinn l’écarta de la porte en douceur et le fit revenir au centre de la pièce. — Et cela arrivera bientôt. Mais il ne faut pas précipiter les choses. Tu disposes ici de tout ce dont tu peux avoir besoin. Reste ici jusqu’à ce que je revienne de mon voyage. — Ton voyage ? Pourquoi pars-tu ? Et de quel voyage s’agit-il ? Elle le mena dans un salon et le fit s’asseoir, puis elle s’installa elle-même dans un fauteuil face au sien. Elle s’y détendit. Elle était réellement lasse, et elle savait qu’il lui fallait se préparer pour le lendemain. Une petite flambée crépitait dans l’âtre, et elle commenta la température agréable qui régnait dans la pièce, par contraste avec la fraîcheur piquante du dehors. Aliver contemplait le feu, mais sans cette curiosité qu’il avait montrée les premiers jours. Déjà, il changeait. Le monde ne le stupéfiait plus comme auparavant. Il était plus à l’aise dans son corps, il s’exprimait avec plus de facilité. Dans les nouveaux vêtements que Rhrenna lui avait apportés, il avait tout du prince qu’il était. De temps à autre, son regard se voilait encore, mais il se tirait de cet état rapidement en secouant la tête. — Il y a trois choses que je ne comprends pas, déclara-t-il. Corinn pencha la tête en avant pendant qu’elle dénouait le châle en dentelles à son cou. — Tu dois réapprendre le monde. Cela ne peut se faire du jour au lendemain. — J’oublie déjà la mort. — Bien, Aliver, bien. Ce qui compte, c’est la vie. Même dans la mort, les esprits t’ont parlé des vivants. C’est ce que tu m’as dit, la première nuit où nous avons parlé. — Je l’ai pensé, mais il ne me semble plus qu’il en ait été ainsi. Quand j’étais mort, je n’étais pas quelqu’un. Je n’étais pas un seul esprit. J’étais finement dispersé à travers le monde. Je faisais partie de tout. Comme une poussière presque invisible qui imprègne toute chose. Aliver n’avait plus aucune difficulté pour maîtriser ses expressions faciales. Il fronça les sourcils, et Corinn ne douta pas que c’était ce qu’il voulait faire. — Quand j’étais dans cet état, la vie des humains ne paraissait pas avoir beaucoup d’importance. Je me souciais autant des Akarans qu’une pierre dans une allée des jardins pourrait s’en soucier. — Mais tu as dit que tu étais au courant d’événements survenus après ta mort. — Je les ai découverts quand tu m’as redonné mon unité. Je savais ces choses. Je les sais toujours, maintenant, mais elles n’ont pas eu de signification tant que je n’étais pas redevenu Aliver. Un joueur de flûte annonça minuit. Le frère et la sœur écoutèrent la mélodie qui descendait du palais vers la ville basse dans une cascade de notes délicates. Cette intervention du dehors rappela à Corinn combien elle était fatiguée. — J’aimerais que nous puissions rester enfermés ensemble des jours et des jours d’affilée. J’aurais le temps de tout te dire. Absolument tout. Tu me comprendrais totalement, et tu pourrais voir le monde à travers mes yeux. La rapidité avec laquelle il braqua son regard sur elle la fit s’interrompre. — Je préfère le voir avec mes propres yeux, lâcha-t-il. — Je veux simplement dire que je t’aiderai, jusqu’à ce que tu puisses voir complètement toi-même. Le monde a changé, Aliver, comme je te l’ai expliqué. Il secoua la tête. — Non, tu ne m’as pas expliqué. — Que veux-tu dire ? — Tu m’as dit que tu avais besoin de moi. Que je suis ici pour t’aider. — Et c’est vrai, approuva-t-elle. — Mais tu ne me parles pas des sujets importants ! Demain, tu vas partir, et tu n’as même pas évoqué la raison de ce voyage. Corinn mit quelques secondes à lui répondre. Elle se leva, contourna son fauteuil et fit courir ses mains le long du dossier avant de l’agripper. — Bien sûr que si. La bouche d’Aliver se tordit sur une expression qu’elle l’avait vu arborer bien des années auparavant. — Non, tu n’as rien expliqué. Tu m’as ramené d’entre les morts, mais tu ne m’as pas encore dit comment. Tu n’as pas parlé de Mena, ou de Dariel. Pas un mot sur eux. — C’est faux ! Elle l’avait forcément fait ! Ils avaient discuté des heures entières. Qu’y avait-il de plus important ? — Tu parles, tu parles, mais tu ne me dis rien. Tu ne m’as même pas parlé de ton fils. Elle en resta sans voix, parce que cette affirmation était impossible. Elle pensait tout le temps à Aaden. Elle allait le voir plusieurs fois par jour. Dans un murmure, elle lui exposait tout ce qu’il devait savoir sur le retour d’Aliver. Elle était revenue auprès d’Aliver et… Je ne lui ai rien dit sur mon fils, songea-t-elle. Pourquoi ? Elle dut faire appel à toute sa concentration pour hocher la tête et déclarer : — Aliver, j’ai un fils. Il s’appelle Aaden. C’est ton neveu. Il sera l’héritier. Et il sera le plus grand des monarques akarans. Voilà ! C’était ce que je voulais lui dire. — J’aimerais le rencontrer. — Tu le rencontreras. À mon retour du Teh. Il est un peu souffrant, en ce moment. Repose-toi ici, en attendant. Quand je serai revenue, je te présenterai Aaden et tu verras le reste du palais. Tu pourras discuter avec tout le monde. Nous enverrons un pigeon voyageur à Mena, et nous parlerons de Dariel, aussi. Aliver la dévisagea. — Tu vas aller affronter les Numreks dans le Teh ? — Oui. — Que vas-tu faire ? — Ce que je dois faire. Ce qu’ils méritent de subir. — Tu ne peux pas les tuer tous. — Et qu’en sais-tu ? répliqua-t-elle. Tu en sais si peu sur tout ce qui est arrivé. Je te l’expliquerai, mais laisse-moi du temps. — Comme celui que tu as si bien rempli depuis que nous nous sommes retrouvés ? Corinn caressa machinalement le velours garnissant les accoudoirs, en observant le changement qu’opérait le passage de sa paume sur le tissu moiré : du clair au foncé, du foncé au clair. — Je n’aime pas ce côté chez toi. — Quel côté ? Celui qui réfléchit ? — Celui qui avance à l’aveuglette dans le monde, avec de nobles idéaux fondés sur du vide. Considère le fait que tu es mort, et pas moi. Que tu as échoué, et pas moi. — Si c’est ce que tu crois, tu aurais dû me laisser avec la poussière. Tu as commis une erreur. N’y aurait-il pas une note de menace dans sa voix ? se demanda-t-elle. Il semblerait bien… De retour parmi les mortels depuis si peu de temps, et déjà nous ne sommes pas d’accord… S’ils s’opposaient ici, maintenant, quels conflits les diviseraient plus tard ? Il deviendrait un handicap au lieu d’être un allié. À cet instant, elle comprit qu’elle avait en effet commis une erreur. Mais ce n’était qu’une petite erreur, facile à corriger. Les notes tourbillonnèrent dans son esprit avant même qu’elle invoque le Chant. Elle ferait de lui cet allié, un symbole et un miracle pour un monde en mal de symboles et de miracles. Elle obtiendrait son obéissance. Le Chant y veillerait. Elle parla à travers le sort qui habitait son esprit : — À mon retour, Aliver, nous réglerons les détails de ton couronnement. Frère et sœur, roi et reine. Pas de mariage, mais une union comme le monde n’en a encore jamais connu. Pourquoi pas ? Ne sommes-nous pas, nous aussi, très différents de tous ceux qui nous ont précédés ? Les anciennes lois ne s’appliquent pas à nous. Ensemble, nous serons plus puissants, plus sages. Nos forces combinées assureront à l’Empire une unité encore jamais égalée. Vois-tu cela ? Aliver détourna les yeux. Il ne souhaitait pas répondre. Le Chant filtra des lèvres de Corinn et vint l’enchaîner en douceur, sans heurt, si subtilement que, lorsqu’il parla, ce fut pour prononcer les mots exacts qu’elle désirait entendre. * * * Corinn marchait à la tête d’un contingent de mille trois cent dix-sept soldats. Elle comprise, leur nombre correspondait à celui des adultes numreks, hommes et femmes en âge de combattre, ou l’ayant dépassé, mais toujours fiers. Leurs enfants s’étaient alignés en haut des murailles du Pouce et contemplaient la scène en contrebas. Les deux partis se rencontrèrent à l’ouest de la forteresse. La terre y était aride et plane, parfaite pour la bataille. Sous le ciel d’un bleu pâle et sans nuages, les Numreks se rassemblèrent. Tous étaient très grands, les hommes dépassant les deux mètres, les femmes un peu plus petites, mais tout aussi puissamment bâties. Leurs cheveux pendaient comme toujours en une épaisse masse noire et huileuse. La plupart portaient une armure légère, mais beaucoup allaient bras nus, et certains même le torse exposé. C’étaient des guerriers. En attestaient leurs épées à la lame incurvée, leurs haches d’armes et ces poignards glissés à leurs ceintures. Corinn entendit ses officiers qui se consultaient. Elle se retourna et capta le regard du général Andeson. — Ce que je vous ai dit hier soir demeure valable, déclara-t-elle. Aucune arme ne doit être brandie. Compris ? Je m’en charge seule. Elle reporta son attention sur l’ennemi. Derrière elle s’éleva le bourdonnement bas des murmures. Elle savait ce qu’ils disaient. Ils la prenaient pour une version insensée d’Aliver, qui tentait de reproduire l’erreur de son frère quand il avait affronté Maeander Mein sur un champ de bataille très semblable à celui-ci. Si leur opinion avait prévalu, elle aurait été escortée à l’arrière de l’armée et entourée d’un mur vivant de Marahs, ces soldats aux longues jambes prêts à la soulever de terre et à l’emporter en courant au moindre signe de danger. C’est du moins ce qu’ils avaient déclaré la veille : la sécurité de leur reine était primordiale. En vérité, ils craignaient de devoir combattre les Numreks sans disposer de forces très supérieures. Pourquoi avait-elle fait cette offre à l’ennemi ? Ils auraient pu s’élever contre sa décision, mais ils redoutaient plus encore la honte d’une telle attitude – exactement comme les Numreks. Ils la craignaient, même si certains souhaitaient presque la voir périr. Qu’elle meure et les laisse en vie, afin qu’ensuite ils se battent entre eux pour le pouvoir. Tout cela était vrai. Mais c’était sans importance. Qu’ils voient de leurs propres yeux, et qu’ils découvrent un peu plus qui elle était réellement. Qu’avait-elle dit à Aliver qu’elle s’apprêtait à faire ? Elle avait dit… Pendant quelques secondes, elle ne put se le remémorer. Puis ses paroles lui revinrent. Elle avait dit : Les détruire. Je vais les détruire. À partir de cette pensée, elle ouvrit son esprit au Chant. Dans un premier temps, elle le contint à l’intérieur des courbes de son crâne et le laissa enfler, rechercher le rythme dans la dissonance. Quelle cacophonie ! Si elle n’avait su à quoi s’en tenir, elle aurait pensé que les bruits dans sa tête étaient les délires tumultueux d’un monde en pleine explosion. Émotion brute, colère, beauté, désir et avidité hurlaient ensemble de mille façons différentes, avec le timbre d’une myriade de voix et de notes jouées sur tous les instruments imaginables, en guerre les uns contre les autres. Elle percevait aussi un ordre au sein de cette confusion. Par les doigts de son esprit, elle pouvait choisir les fragments du Chant qui lui convenaient, en faisant glisser des lignes de codes, de runes et de mots en un mouvement fluide le long des rubans qui ondulaient à travers le tumulte. Elle maîtrisait beaucoup mieux le phénomène maintenant que lorsqu’elle avait commencé à l’étudier. Elle en trouvait le sens beaucoup plus aisément que quelques semaines plus tôt seulement, avant qu’Aaden frôle la mort et qu’elle use de sa magie sur les yeux de Barad et la progéniture d’Elya, avant qu’elle recompose l’intégrité de l’esprit qui avait été Aliver. Oui, elle contrôlait un pouvoir bien plus grand, aujourd’hui. Elle s’avança. Elle ouvrit les lèvres et les premières notes du Chant les franchirent, à peine plus sonores qu’un souffle. Les Numreks acceptèrent ce signal du commencement de la bataille et marchèrent vers elle. À mesure que la distance entre eux se réduisait, le Chant gagnait en densité. L’esprit de la reine bouillonnait de haine. C’était ce qu’elle leur donnerait. Elle ferait déferler sur eux un flot d’hostilité capable de prendre non pas une seule forme, mais une explosion d’apparences changeantes. Ce qu’elle vit se produire sur le champ de bataille devant elle refléta ce souhait. Si elle ne l’avait aussi totalement possédé, elle aurait été tout aussi horrifiée par la scène que le furent ses soldats derrière elle. Soudain la pierre en elle surgit de sa poitrine, incendia sa gorge et jaillit de sa bouche dans un grand torrent. Les Numreks s’immobilisèrent. Certains voulurent reculer. Beaucoup s’écroulèrent, comme s’ils avaient été percutés violemment. Corinn braqua son regard sur Crannag. Elle sut au moment où cela arrivait que le visage du chef numrek allait se couvrir de cloques sous l’effet du brasier né en lui, puis sa chevelure s’enflammer, juste avant que son crâne éclate. L’homme à côté de Crannag tenta de fuir, mais il avait les jambes et les bras gourds. Ses membres se tordirent et se brisèrent. Un instant plus tard il gisait à terre, incapable d’agir, et à chaque effort ses os se fracturaient. Un autre Numrek l’enjamba et s’avança. Corinn sut instantanément que sa peau allait se fendre sous la masse de vers qui dévoraient ses chairs. Son armure et ses armes, et même la perruque qu’était soudain devenue sa chevelure tombèrent au sol dans une masse grouillante qui avait été son corps. Et il en fut ainsi dans toute l’armée numrek. Il n’y eut pas deux soldats à mourir de la même façon, mais ils périrent jusqu’au dernier. Un homme plongea les mains dans sa poitrine et en arracha son propre cœur. Certains se contorsionnèrent d’impossible manière sous des tortures inimaginables. D’autres virent leur corps se boursoufler et leur peau jaunir sous l’effet d’une gangrène fulgurante. Des créatures se développèrent à l’intérieur d’autres Numreks, et des protubérances, des cornes ou des bois crevèrent leur peau. Certains dansèrent comme s’ils étaient attaqués par des armes invisibles. Un jeune guerrier courut en cercle en éructant, la bouche ensanglantée. Un vieux soldat se coucha sur le sol et, seul point d’immobilité dans le chaos ambiant, se recroquevilla sur lui-même pour se réduire en cendres. Et pendant tout ce temps, Corinn laissa son corps être l’instrument du Chant. Il lui donna ce qu’elle voulait et plus encore, et il accomplit des horreurs plus terribles que ce qu’elle pouvait concevoir. À un certain point, le torrent sonore baissa d’intensité, s’amollit. Puis il cessa complètement. Le silence qui suivit fut glorieux, même s’il n’était pas total. Elle entendait les haut-le-cœur de ses soldats. Au moins un de ses officiers vomit bruyamment derrière elle. Quelques-uns marmonnèrent des prières et laissèrent échapper des geignements qui traduisaient leur incrédulité. Mais dans le sillage du Chant, leurs voix étaient étouffées par les ondes rémanentes de la magie. Le calme revenu était un véritable hommage au langage de la création. Et à la destruction. Un hommage qui n’était pas seulement inspiré par tous les Numreks morts ni même par ses soldats tremblants. Ce silence lui était chanté par le monde entier, que la crainte et le respect avaient rendu muet. Le phénomène parut durer très longtemps. Puis l’armée vint se masser derrière elle. En sentant la présence de ses officiers dans son dos, Corinn ordonna sans se retourner : — Envoyez des soldats à la forteresse. Qu’ils se saisissent des enfants. Je les veux vivants, au moins pour le moment. Comme otages. La reine fit demi-tour, et les maillons de sa cotte cliquetèrent dans le mouvement. Livide, le général Andeson la regardait fixement. Melio, qui se tenait auprès de lui, ne pouvait détacher son regard du carnage. Ils eurent un mouvement de recul quand la puanteur des chairs brûlées et de la charogne les atteignit. La pestilence et les gaz s’échappant des cadavres éventrés étaient quasiment insupportables. Corinn respirait par la bouche. Elle tira sa force de la crainte et de la répulsion qu’elle lisait sur les visages de ses hommes. — Quant à tous ceux que je viens d’exterminer ici, poursuivit-elle, brûlez leurs dépouilles. Réduisez en cendres ce qui reste d’eux, et que ces cendres soient rapportées sur Acacia. Nous les mélangerons à du mortier avec lequel nous repaverons les rues de la ville basse. Dès lors, le plus humble des roturiers foulera les restes des Numreks. Quiconque se dressera contre moi subira le même sort. Andeson avait la gorge trop serrée pour répondre. Il dut se contenter de hocher la tête. Satisfaite, Corinn pivota sur ses talons. — Assurez-vous que tout le monde le sache. Elle avait presque atteint les chevaux quand elle vacilla, trébucha et s’effondra. CHAPITRE DEUX LE SCAV RENCONTRA LA PRINCESSE MENA AKARAN sur une plage désolée jonchée d’os de baleine et parsemée de blocs de glace translucide apportés par la mer. Malgré le froid mordant, il était torse nu, sa poitrine maigre exposée et sa musculature fine mais dense visible sous sa peau d’un blanc bleuté. Ses cheveux blond pâle pendaient en paquets emmêlés, tressés en plusieurs endroits avec des lanières de cuir. Il ne leva pas les yeux lorsque Mena sauta de la barge de débarquement et marcha dans les eaux écumantes pour atteindre le sable sec. Il ne croisa pas son regard quand Gandrel annonça la princesse, et ne réagit pas à l’attention des hommes accompagnant la jeune femme. Il répondit aux questions de Gandrel dans un dialecte guttural qui pour Mena était totalement incompréhensible. — Il dit que les Numreks sont passés par là, expliqua l’interprète à la princesse. Il désigna du doigt l’homme à la main chargée de bagues, tandis qu’il levait à demi l’autre bras devant elle, comme s’il voulait l’empêcher de trop s’approcher de l’individu. Il était ainsi, protecteur, aussi imposant qu’un ours, avec une cicatrice qui traçait un zigzag en travers de son nez, comme s’il avait combattu à armes égales des monstres griffus. — « Où-les-montagnes-pleurent-la-mer » : c’est le nom qu’il donne à l’endroit. Un col étroit qui mène à la route traversant les montagnes. Mena leva les yeux vers la masse rocheuse noire et abrupte qui jaillissait des sables, craquelée et fissurée, marbrée de veines argentées scintillant ici et là. Des nuages bas dissimulaient les sommets. Des cascades d’eau écumeuse se déversaient par les innombrables crevasses, semblant tomber du ciel. — Un peuple de poètes, commenta-t-elle. Je ne l’aurais pas deviné. — Pas vraiment, répliqua Gandrel, aussi bourru que peu impressionné par ce spectacle. Ils sont juste incapables de dire les choses telles qu’elles sont. D’après lui, un peu plus au sud, les montagnes avancent dans la mer. Impossible de passer. Le seul chemin est par ce col, pour redescendre ensuite vers les Champs de Glace. — Nous pouvons lui faire confiance ? Gandrel s’entretint un moment avec l’homme. — Il affirme que son père est mort ici et que beaucoup de membres de son clan ont péri quand ils ont affronté les Numreks. Brûlés vif par la poix enflammée, massacrés. Il désigna la poitrine du Scav. — Les os de ce collier sont ceux de la main droite de son père. C’est ce qu’il prétend, en tout cas. Mena ne regarda pas le collier. Une artère palpitait à la base du cou de l’homme et, l’ayant remarquée, elle avait du mal à en détacher son attention. — Ils les ont combattus ? demanda Perrin, le bras droit de Mena. Il se tenait auprès d’elle, élancé, les membres longs, presque comme un Numrek. Il aurait pu être imposant sans ce visage lisse et harmonieux qui paraissait mieux correspondre à un comédien qu’à un soldat. Ses cheveux bruns étaient perpétuellement ébouriffés, ce qui ajoutait également à son charme. — C’est ce qu’il affirme. Il vient parfois ici pour écouter les fantômes de ceux qui ont péri en ces lieux. Cela fait partie de leur façon de chasser : ils prétendent que les défunts les guident. — Et a-t-il entendu les morts ? voulut savoir la princesse. Après que Gandrel eut traduit la question, le Scav leva les yeux sur Mena. Son regard bleu aurait pu être séduisant s’il n’avait été enfoncé dans un visage aussi pâle et buriné. L’homme rebaissa aussitôt la tête et grommela une réponse. — Il tue toujours, dit Gandrel, à cause des fantômes qu’il a trouvés là. En aparté, il ajouta : — C’est sans doute pourquoi il est aussi gras, je suppose. — Nous pouvons lui faire confiance ? répéta Mena. — Nous n’avons aucune raison de le faire. Mais nous pouvons toujours écouter ce qu’il a à dire. Et observer. En tirer nos propres conclusions. — Comment s’appelle-t-il ? — Kant. C’est le nom d’une espèce d’oiseau qui plonge pour attraper les poissons dans les tourbillons entre les rochers de la côte. D’une main il voulut mimer le piqué du volatile, mais il abrégea son geste. — Très bien, dit Mena. Que Kant nous guide vers le col. * * * Depuis quinze jours, Mena naviguait à bord du seul vaisseau de guerre acacian stationné sur les côtes occidentales du Monde Connu. Le Cran d’Hadin faisait pâle figure à côté des unités de l’Inspectorat d’Ishtat armées par la Ligue, bien que le trois-mâts eût un tirant d’eau confortable et une proue renforcée. Il arborait le pavillon de l’Empire, la silhouette noire d’un acacia sur le fond jaune éclatant d’un soleil. Une flottille rassemblée en hâte l’accompagnait, constituée en majeure partie de soldats réguliers prélevés dans les bases des Villes côtières et de civils candoviens enrôlés pour la protection de l’Empire. Elle offrait un spectacle assez hétéroclite. Certains navires étaient acacians, mais il y avait aussi des vaisseaux marchands candoviens, pleins à ras bord de leur chargement. Quelques bateaux de pêche parmi les plus imposants transportaient des troupes, tout en pêchant au chalut le poisson à saler et sécher. Arrivée au nord des côtes candoviennes, la petite armada sortit de la zone dûment cartographiée par l’Empire pour s’aventurer dans des eaux froides. Elle se fraya un chemin entre les montagnes de glace qui émergeaient çà et là, ces îles flottantes d’un blanc, bleu ou vert translucides qui se déplaçaient insensiblement, certaines étrangement sculptées, d’autres fantomatiques, selon l’éclairage du soleil. Jamais encore une armée acaciane n’avait traversé de telles mers, et celle-là le faisait uniquement parce que la Ligue et la reine Corinn croyaient à une armée auldek en marche pour les envahir, prenant la même route que celle que les Numreks avaient parcourue péniblement pendant leurs années d’exil. Mena faisait de son mieux pour penser le moins possible aux deux êtres qu’elle aimait le plus au monde. Melio avait sa propre mission à accomplir. Il était préférable de ne pas l’avoir à ses côtés, elle en avait conscience. Il s’agissait aujourd’hui d’une guerre, et non d’une expédition de chasse pour traquer des abominations. Elle avait besoin de prendre les bonnes décisions, dont quelques-unes enverraient certains de ses soldats à la mort. Aurait-elle pu agir de la sorte avec Melio à ses côtés ? Ou aurait-elle tenté de le protéger, au mépris de toute équité ? Non, il ne l’aurait pas accepté, et en fin de compte il aurait peut-être pris des risques encore plus grands. Il valait donc mieux qu’il serve l’Empire ailleurs. Ainsi elle pouvait arrêter ses décisions sans penser à son sourire, au parfum de ses cheveux, à cette nuit qu’ils avaient passée ensemble dans leur tente, au cœur des plaines du Teh, après la mort d’Aliver, ou à la promesse qu’elle lui avait faite d’un jour porter son enfant. Quel bien y avait-il à évoquer de tels sujets, à regretter le passé ou espérer pour l’avenir, alors qu’elle avait une guerre à mener ? Non, mieux valait qu’elle ne pense pas à lui, ni à Elya. Elle avait laissé l’oiseau-lézard aux bons soins de Corinn, sur Acacia, après des adieux déchirants qu’elle avait préféré abréger. Elle craignait d’avoir quitté Elya en lui donnant l’impression qu’elle était en colère contre elle. Rien n’aurait pu être plus éloigné de la réalité. Mais la jeune femme avait repoussé Elya parce qu’elle aimait trop la douceur de son regard. Mena essayait de refouler l’oiseau-lézard de son esprit, de crainte que ces pensées ne l’atteignent malgré la distance. Cet endroit n’était pas pour Elya. La guerre n’était pas pour elle. L’humeur de la princesse s’assombrit au fil de la traversée. L’air se refroidissait, et le vent semblait s’évertuer à les renvoyer d’où ils venaient. Mais il n’était pas question de faire demi-tour. La reine avait été très claire sur ce point. Ils devaient rencontrer la horde auldek en dehors du Monde Connu, et retarder l’envahisseur afin que l’Empire ait le temps de se préparer, voire de le vaincre, si toutefois la chose était possible. Et le message était implicite : ils devraient être prêts à se sacrifier pour le bien de l’Empire. * * * Poings sur les hanches, Gandrel écoutait le Scav qui parlait en gesticulant. Il traduisit : — C’est par là que les Numreks sont passés. Les traces de leurs chariots sont encore profondes dans le sol. Ils se trouvaient à une demi-lieue de la côte, sur une élévation rocheuse qui semblait toucher le plafond bas des nuages. Sous eux, deux versants escarpés plongeaient vers une trouée qui s’étirait en direction du cœur des Champs de Glace, un passage remarquablement plat qui promettait un cheminement aisé jusqu’au coude qu’il décrivait au loin, vers l’est. — Ils doivent venir par là ? interrogea Perrin. Si nous misons tout sur cet endroit et qu’ils prennent un autre itinéraire… — Oui, expliqua Gandrel après la réponse de Kant. C’est le seul passage. Au nord, les montagnes se dressent comme des crocs de loup. Celles au sud, il les nomme les Dents de l’Ours. C’est seulement ici, par ce défilé, qu’on peut passer. Il l’appelle l’Entre-Souffle. Perrin s’esclaffa. — Ils ont des noms bien étranges pour tous ces lieux ! Le regard de Mena glissa sur le paysage désolé, depuis les hauteurs des sommets jusqu’à l’étendue de la toundra. Aucun doute, c’était ici que Corinn voulait voir l’invasion bloquée. Envahie par un froid glacé, la jeune femme resserra les pans de sa fourrure sur sa poitrine. — Je veux descendre pour vérifier que les traces de chariots sont bien là, déclara Perrin. Je ne peux pas croire qu’elles soient toujours visibles après toutes ces années. Dois-je donner l’ordre de débarquer des bateaux de quoi établir un campement ? — Pas maintenant, dit Mena. Allons examiner ces traces. Et envoyons un groupe d’éclaireurs dans ce défilé. Elle se mit en marche avant qu’un des hommes ait eu le temps de répondre. Ils trouvèrent les traces, en effet. Elles étaient là, évidentes dès que Kant les désigna. Les ornières étaient séparées de la largeur d’un chariot et avaient été tracées par des roues énormes qui avaient éventré la terre. Même recouvertes d’une mousse spongieuse et d’une herbe rêche, on s’y enfonçait encore jusqu’au genou. Selon les dépêches qu’on leur envoyait d’Acacia, les Auldeks arriveraient dans des véhicules tout aussi massifs que ceux qui avaient balafré le sol ici. Elle écouta les divagations stupéfaites de Perrin et la traduction que fit Gandrel du récit de Kant sur les Scavs, qui avaient été les premiers habitants du Monde Connu à se trouver face aux monstres. Elle posa des questions, risqua quelques commentaires et réfléchit intensément à la meilleure manière d’utiliser le terrain en leur faveur, où placer ses troupes, tendre des embuscades, engager le combat. Elle se conduisit comme on l’attend d’un chef de guerre de lignée royale, mais en vérité, une question plus importante que tous ces détails s’était déjà imposée à son esprit. Le soir venu, les officiers dînèrent avec Mena à bord du Cran d’Hadin. Bien que relativement petite et simple selon les critères acacians, la salle à manger était assez confortable. La table était une large plaque de bois teinté, au grain magnifique, taillée de sorte que ses contours s’adaptent à chaque convive, avec la place pour poser les avant-bras et une très légère partie concave permettant d’accueillir les éventuels ventres un peu replets. Des plats étaient chargés de porc épicé et de légumes grillés, accompagnés de soucoupes contenant sauces et condiments, de poisson blanc en saumure et de saladiers pleins de fruits en tranches. Le vin à la robe rouge sombre était le même que celui que l’on buvait sur Acacia. L’ensemble ne devait pas manquer d’impressionner les officiers récemment promus. Dans leur majorité, ses lieutenants étaient nouveaux pour Mena. Un groupe très différent des Talayens avec qui elle avait chassé les abominations. Des hommes au teint plus pâle et des femmes en moins grand nombre qu’elle n’en avait pris l’habitude, des Candoviens aux yeux bleu-gris, quelques Senivales, et même deux ou trois individus qui auraient pu se réclamer d’un clan mein, si ce peuple n’avait été écrasé et si ses derniers représentants ne s’étaient égaillés dans tout l’Empire. Tous lui paraissaient extrêmement jeunes. Certains avaient combattu Hanish Mein. Ils ne rêvaient que de gloire, et ils semblaient savourer l’idée du danger qui marchait sur eux – et dans le même temps ne pas y croire vraiment. Quand tous prirent congé pour regagner leurs navires respectifs, Mena se retrouva seule avec Perrin. Ils s’installèrent dans des fauteuils moelleux, près du petit poêle qui chauffait la pièce, pour siroter une liqueur tirée d’une variété de prunes jaunes. En dépit de la chaleur que dispensait le métal du poêle, le froid s’insinuait au pourtour de la pièce à travers les fentes de la menuiserie. Les hublots se frangeaient déjà de givre. Perrin posa ses bottes au cuir luisant sur un tabouret et se tapota le ventre d’une main nonchalante. — Des repas tels que celui-ci me manqueront. Nous pouvons estimer avoir engrangé toutes les provisions possibles : ces douceurs ne dureront pas longtemps. Je n’ai pas pu m’empêcher de rire en entendant les jérémiades de la troupe quand nous avons refusé les tonneaux de vin que la Ligue voulait nous offrir. Ils se sont comportés comme si nous leur gâchions des vacances à venir. — Quand la Ligue fait un cadeau, la méfiance est de rigueur. C’est ce que lui avait dit Melio, et en prononçant ces mots elle eut l’impression d’entendre l’écho de sa voix. — Ce n’est que trop vrai, Votre Altesse. Ces tonneaux auraient été rapidement vidés, de toute façon. Je le sais d’expérience. — Vous avez été formé sur les Hautes-Terres du Mein. Perrin hocha la tête, et dans le mouvement ses cheveux ondulèrent sur ses épaules. — Deux années de cantonnement à Cathgergen. C’était assez ennuyeux, vraiment, si l’on considère qu’il n’y avait plus vraiment à s’inquiéter des Meins. — Vous avez exploré la région ? — Le paysage est toujours plus ou moins le même. De la neige, des arbres, de la glace. De la neige, des arbres, de la glace. Oh ! une montagne ! s’exclama-t-il en simulant la surprise. Ce genre de choses. J’ai poussé à l’ouest jusqu’à Scatevith. J’ai hiverné trois mois à Hardith. J’ai vu Mein Tahalian au plus fort de l’été. — À quoi cela ressemble-t-il ? — Vous n’y êtes jamais allée ? — Non. — En été, c’est un enfer infesté de moustiques et d’autres insectes voraces. Il y en avait partout. Non seulement ils nous piquaient, mais ils volaient en si grand nombre dans l’air que nous ne pouvions faire autrement qu’en avaler quand nous respirions. Ce ne sont pas leurs hivers rigoureux qui ont rendu les Meins aussi bizarres. C’est la torture qu’ils subissaient chaque été. — Ce que l’on raconte sur Haleeven Mein est-il vrai ? — Le fait qu’il campe au-dehors de Mein Tahalian ? Oui. Que la honte et le chagrin lui ont fait perdre la raison ? Peut-être que oui, là aussi. Je pense l’avoir vu une fois, mais il disparaissait sous ses fourrures, et je ne peux pas certifier que c’était bien lui. Ce n’est pas vraiment une vie pour un homme qui aurait pu être chef du Mein. Je suis presque triste pour lui. Perrin replia les jambes pour permettre à un serviteur empressé d’alimenter le poêle. Le garçon y fourra des copeaux de bois. Tout en le regardant faire, le jeune officier poursuivit : — Tahalian, je ne l’ai vu que de l’extérieur. La ville était déjà condamnée, à l’époque. Elle est tapie au ras du sol, et elle semble feindre d’être morte, mais elle vous guette et attend que vous approchiez d’un peu trop près. Je vais vous faire un aveu, mais ne riez pas de moi : il m’est arrivé de rêver que la Tahalian que l’on peut voir – ses poutres et ses contreforts – n’était que le couvre-chef d’un géant enseveli. Je me suis réveillé en sueur plus d’une fois, après avoir imaginé que la tête se redressait, les yeux s’ouvraient et que le monstre s’extirpait des profondeurs de la toundra. Suis-je ridicule en vous révélant ces cauchemars ? C’est tout le contraire, songea Mena. Il était divertissant, agréable à regarder et à écouter. Il était rare de rencontrer un homme aussi à l’aise dans son corps, aussi facile à vivre et capable de parler sans suffisance ni sous-entendus. Parce qu’elle était très au fait du monde de conspirateurs de la cour sur Acacia, Mena trouvait rafraîchissante cette apparente naïveté. — Avez-vous déjà vu la route qui relie Tahalian à Port Grace ? demanda-t-elle. — Non. Mais je sais que c’est une route bien établie. La voie est large, et elle monte progressivement de la côte. Une marche d’une quinzaine de jours, si le temps est assez clément. Mena regarda de nouveau par les hublots cerclés d’un lacis délicat de givre. Le vent avait forci, et des bourrasques faisaient claquer le gréement. — Je veux vous poser une question. À votre avis, pourrons-nous survivre à l’hiver si nous établissons notre camp ici ? — Beaucoup mourront, Princesse. Les Scavs eux-mêmes ne restent pas ici, ils ne s’exposent pas de la sorte. Nous pourrions nous enfoncer un peu dans les terres, trouver un endroit abrité près du défilé, mais même ainsi… ce sera un hiver long et rigoureux. La glace nous immobilisera. Dans un mois nous serons piégés ici, et nous le resterons jusqu’au printemps. Et nous aurons besoin de chaque jour de ce mois pour nous préparer. Chaque jour sera plus court que le précédent, plus froid, aussi. Avant longtemps nous ne verrons plus la lumière du jour. Il nous faudra nous répartir les tâches sans tarder. Certains construiront les abris, d’autres tireront les navires au sec, d’autres encore s’occuperont de chasser et pêcher. Kant dit qu’il y a des plages à phoques un peu plus au nord. Nous devrons envoyer autant de navires que nous le pouvons pour les remplir de graisse. Elle nous sera indispensable. — À vous en croire, c’est contre l’hiver que nous allons entrer en guerre. Perrin contempla son verre de vin, comme si cela suffisait pour qu’il se remplisse de lui-même. — Ce sera le cas. Les autres officiers peuvent réfléchir à la meilleure façon de massacrer les Auldeks. Je souhaiterais presque que l’ennemi se hâte d’arriver ici, que nous puissions l’affronter. Qui sait ? Peut-être que c’est ce qui se passera, mais je pense plutôt que nous allons devoir attendre. Il se tut un instant, vida le fond de son verre dont il fit rouler ensuite le pied entre deux doigts. — Mais ce sont nos ordres. Ce que la reine veut. Donc, nous ferons ainsi. — Vous pensez que nous ne devrions pas ? — Je ne dirai pas un mot qui aille à l’encontre des souhaits de la reine. Je comprends parfaitement comment la situation apparaît depuis Acacia. Si nous parvenons à stopper les Auldeks ici, et même si nous n’arrivons qu’à les affaiblir, les retarder, l’Empire sera bien mieux préparé pour les affronter. S’ils sortent des Champs de Glace. Non, je comprends très bien l’intérêt de cette stratégie. Simplement… nous ne serons pas de ceux qui en tireront bénéfice. Il tourna son regard vers elle, et Mena baissa les yeux. — Bonne nuit, Perrin. * * * Au matin suivant, elle rassembla ses officiers sur la crête nord du défilé et ils traversèrent son arête qui sinuait vers l’intérieur des terres. Cette position offrait une vue encore meilleure des montagnes qui s’élevaient au nord et de la courbe du littoral jusqu’à ce qu’elle disparaisse au loin dans la brume. Perrin et Edell, le capitaine de Marah Bledas et Perceven le Senivale représentaient les unités militaires placées sous le commandement de la princesse. Daley, le commandant du Cran d’Hadin, et plusieurs autres, les forces navales. Gandrel était également présent, pour sa connaissance des Scavs. La princesse attendit que les hommes se soient regroupés autour d’elle. Tous contemplèrent le panorama désolé et pourtant d’une étrange beauté qui s’offrait à leur regard. — Regardez ! dit Perceven. Une chasse ! Sur une pente douce de la toundra parsemée de rochers, en contrebas, deux silhouettes se déplaçaient. Dans l’immensité des vallées et des montagnes, elles étaient minuscules, mais leurs mouvements étaient faciles à suivre. Le lièvre blanc bondissait follement en décrivant des zigzags, mais le lynx ne se laissait pas distancer. Sans détourner son attention du drame animal qui se jouait, Mena déclara, assez fort pour que tous l’entendent : — Nous mourrons tous ici. Aucune voix ne s’éleva contre cette affirmation. Ils posèrent les yeux sur elle, échangèrent des regards, puis se remirent à observer la chasse. — Les Auldeks arriveront pour trouver une armée de sculptures de glace qui les attend. — Oui, dit Gandrel. Ou bien ils nous trouveront taillés en pièces par les Scavs. Il y en a beaucoup tout autour de nous, je puis vous l’affirmer, même s’ils sont difficiles à repérer. Et je les crois capables de tout. Y compris notre jeune et aimable Kant ici présent. Celui-ci suivait avec intérêt la poursuite et ne montra en rien qu’il avait entendu ou compris cette dernière réflexion. — Il y a trop de probabilités que nous mourrions ici en pure perte, dit Mena. Si je savais ce qui va se passer – quand et comment –, les choses seraient différentes. Mais nous ignorons si les Auldeks n’arriveront pas ici dans six mois. Ou s’ils choisiront une autre route. Peut-être même qu’ils ne viendront jamais… Pour toutes ces raisons, je ne peux pas donner l’ordre de nous installer ici pour l’hiver. Le lynx réussit à planter ses griffes dans la patte arrière du lièvre. Un instant la proie parut figée, son corps renversé, alors qu’il flottait au-dessus de la toundra. Puis il retomba lourdement. Le félin se jeta sur lui et ils roulèrent au sol. Quand cette frénésie de mouvements cessa, le lynx avait refermé ses mâchoires sur le cou du lièvre et attendait patiemment que celui-ci suffoque. Mena détourna les yeux. Elle était aussi insatisfaite de cette issue qu’elle l’avait été en observant la poursuite. — Ma décision est prise, lâcha-t-elle. — Mais la reine…, commença Perrin. — Nous partons immédiatement, dit la jeune femme. Nous ferons voile jusqu’à Port Grace. De là, nous rejoindrons à pied Tahalian. Nous passerons l’hiver dans la forteresse, et nous nous préparerons en vue de ce que le dégel nous apportera, quoi qu’il nous apporte. Allez prendre les mesures pour le départ. * * * Le lendemain après-midi, Mena envoya un navire au sud pour prévenir le petit comptoir de Port Grace qu’il serait bientôt submergé par une armée de passage. Elle rédigea également un message qui devrait être envoyé lorsque les troupes seraient assez loin au sud pour que le pigeon voyageur puisse trouver ses repères. Elle avait passé la nuit précédente à composer une longue missive dans laquelle elle expliquait toute la complexité de la situation. Au matin, elle l’avait déchirée. Le message qu’elle avait finalement écrit était beaucoup plus lapidaire. Reine Corinn, Le plan consistant à rencontrer l’ennemi dans l’Extrême Nord est intenable. Je conduis l’armée à Mein Tahalian. Nous y hivernerons, et nous nous y entraînerons. Avec ta permission, je relèverai Haleeven Mein de son exil, et je solliciterai son aide… CHAPITRE TROIS LORSQUE DARIEL AKARAN DÉCOUVRIT LES RUINES, il dut agripper l’épaule de Birké pour ne pas chanceler. — Reprends-toi, dit le jeune homme du clan de Wrathic avec une grimace, et d’un doigt il releva la mâchoire pendante du prince. Tu vas finir par gober des mouches. Ils se tenaient au sommet d’une colline, sur une ancienne route qui, plus loin, descendait en serpentant dans la vallée. Une grande métropole en ruines s’étendait à leurs pieds. La cité montait à l’assaut de la colline où ils se trouvaient, complètement entourée par le mur d’enceinte qui suivait le relief de l’endroit. Le regard de Dariel se perdait dans le labyrinthe de rues et de venelles qui couraient au pied des bâtiments et des flèches de ce qui avait sans nul doute été une cité majestueuse. Elle était aussi vaste qu’Alécia, mais le vert pâle de la pierre dont étaient faits les édifices montrait un art de la construction qui aurait rendu jaloux les architectes acacians. — Quel est cet endroit ? demanda Dariel. — Amratseer, répondit Mór. Elle vint se placer à côté de lui et ajouta quelques mots en auldek. — Comment ? — Seeren gith’và. — Une ville morte, traduisit Birké. — Morte ? Pas vraiment… Des oiseaux à gros bec sillonnaient le ciel en groupes bruyants. Des palombes grises volaient lentement ici et là, tandis que des étourneaux au plumage sombre se déplaçaient en masse, apparemment pour le seul plaisir d’évoluer ensemble. Des singes dorés, semblables à ceux que l’on trouvait sur Acacia, se poursuivaient dans les rues ou se prélassaient sur les toits, et s’invectivaient avec vigueur. Derrière cette agitation animale, on percevait un autre son : le bruissement de la végétation qui enveloppait la ville un peu plus chaque jour, aussi patiente et opiniâtre qu’un serpent constricteur resserrant ses anneaux autour de sa proie. La vie abondait ici, bien que ce ne fût pas celle que les bâtisseurs avaient prévue. Depuis que Dariel était descendu de ces grandes plaques de granite pour suivre Mór, huit jours plus tôt, ce nouveau monde l’avait entièrement submergé. Avec Tam et Anira, qui les avaient accompagnés, ils avaient passé le premier jour à escalader de hautes pointes rocheuses, avant de plonger dans des forêts humides et de repartir à l’assaut d’autres hauteurs. À la nuit venue, ils avaient campé à l’entrée d’une grotte ouvrant vers l’ouest. Dariel s’était assis pour contempler le coucher de soleil sur les ondulations sans fin des forêts, aussi vastes que l’océan. Le troisième après-midi, ils longèrent le cours d’un affluent de la Sheeven Lek. Ses eaux à la pureté cristalline étaient pareilles à du verre liquide s’écoulant sur les pierres bleutées de son lit. Quand ils firent halte pour se restaurer, Dariel ôta sa chemise et s’avança pour y piquer une tête, car il était couvert de sueur et de poussière après avoir autant marché. Birké le retint en lui saisissant le bras. — Ne fais surtout pas ça. Un peu plus tard, il le mena sur le tronc d’un arbre abattu d’où ils purent observer un bassin profond formé dans un coude de la rivière. Sous eux, des bancs de poissons aux nageoires écarlates nageaient en rubans qui s’étiraient, se regroupaient et se séparaient de nouveau. Ils semblaient effectuer une danse élaborée. Dariel voulut savoir s’ils étaient comestibles. — Oh ! oui. Et très goûteux. C’est alors que cela arriva. Une partie du lit pierreux de la rivière glissa lentement en avant, puis s’éleva subitement vers la surface. Dariel vit une fente s’ouvrir et s’élargir dans cette masse. En un éclair, la gueule béante s’élargit suffisamment pour contenir un être humain couché, et elle engloutit tout un banc de poissons. Quand la gueule se referma et que la créature avança paresseusement dans les eaux, au rythme des ondulations de sa queue, Dariel comprit enfin qu’il s’agissait d’une sorte de salamandre géante. Son dos tacheté imitait parfaitement les pierres bleues tapissant le fond de la rivière. Il lui suffisait de s’immobiliser pour devenir invisible. — Autre chose dont je devrais me méfier ? demanda-t-il. — Tout un tas. * * * Le quatrième jour, ils se glissèrent dans des crevasses profondes creusées dans la roche blanchâtre par un réseau labyrinthique de rivières étroites. C’était un monde différent, où les arbres aux troncs étonnamment fins se massaient à chaque coude du courant, partout où ils avaient la possibilité d’accéder aux rayons du soleil, pour s’élever sans aucune branche sur une grande hauteur et se terminer par un jaillissement de longues feuilles effilées. Des oiseaux minuscules voletaient entre les fûts. Ils nichaient au sommet. À certains endroits, les parois étaient tellement resserrées qu’ils devaient se déshabiller et nager avec leurs vêtements et leurs autres possessions posés en un ballot sur leur tête. Le cœur de Dariel cognait dans sa poitrine, moins à cause de l’épuisement que par crainte de créatures cachées. Malgré cela, son regard s’attardait souvent sur les tatouages entrelacés qui ornaient le dos de Mór, sur la corolle de ses cheveux blonds à la surface de l’eau, et sur les mouvements gracieux de ses jambes. Elle, en revanche, lui accordait peu d’attention. Certes, elle l’escortait pour aller rencontrer Yoen l’ancien dans l’Île Céleste, mais ce rôle ne l’avait pas rendue plus chaleureuse envers lui. Elle lui avait clairement signifié que son cœur était resté auprès de Skylene, à Avina. Ce qui doit faire d’elle une femme sans cœur, en avait conclu Dariel. * * * Le cinquième jour, en fin d’après-midi, ils remontèrent à la surface du monde et établirent leur campement à l’abri des racines épaisses de quelques arbres énormes. Le lendemain matin, quand le prince s’éveilla, il était étendu sur le dos et quelque chose enserrait les côtés de son visage, écrasait sa poitrine, tandis qu’une autre chose remuait dans sa bouche. Il ouvrit les yeux et regarda fixement la face bulbeuse et bleu métallique d’une sorte d’insecte géant. Ses yeux avaient chacun la taille d’une main d’homme, et ils semblaient aussi humides et délicats que des bulles de savon. Un tube parcouru de vibrations jaillissait du centre de sa face et s’était inséré entre les lèvres de Dariel, tandis que son long corps segmenté clouait le jeune homme sur place. Le prince voulut le renverser d’une main, mais un des nombreux membres de la créature plaqua son poignet au sol. Il fit une autre tentative avec l’autre bras et réussit seulement à remuer les doigts. Alors il se tortilla, donna des coups de pied, hurla. C’est du moins ce qu’il voulut faire, mais sans y parvenir, car la créature avait abaissé son corps sur lui et immobilisait ses bras et ses jambes avec ses pattes. Aussi tous ses efforts se réduisirent-ils à bien peu de mouvements. L’appendice introduit dans sa bouche l’empêchait d’émettre le moindre son, et il ne put que crier mentalement. Le visage de Tam apparut dans son champ de vision, qui l’observait avec calme, ses yeux assombris par les tatouages circulaires de l’ours céleste, le totem de son clan, le Fru Nithexek. Un moment plus tard, Anira et Birké se manifestèrent, et enfin Mór. Aucun d’eux ne semblait partager sa terreur. Anira tendit la main et caressa doucement le flanc de la créature. Dariel exprima son incompréhension en plissant le front. Birké s’esclaffa et lança une remarque. En réponse, Anira passa les paumes sur les yeux de la créature et colla son front contre le sien. Le tube dans la bouche de Dariel s’en extirpa, et avec lui s’en fut l’impression que d’innombrables doigts avaient pressé ses dents et sa langue contre son palais. La tête bulbeuse pivota, les pattes remuèrent avec ensemble et relâchèrent le jeune homme. Le prince roula aussitôt sur le côté et se releva, crachant, jurant et s’essuyant frénétiquement la bouche. Il chercha des yeux le monstre et le vit qui s’éloignait sur ses nombreuses pattes. Les autres étaient hilares. — Ils sont inoffensifs, Dariel, dit Mór. On les appelle les vers de Dou. Tu devrais être reconnaissant à celui-là. Elle ajouta quelque chose en auldek, et les autres sourirent. Avant de se détourner, elle ne put se contenir et traduisit : — J’ai dit qu’il venait de te nettoyer les dents. Tu auras meilleure haleine. * * * Ce soir-là, alors qu’il contemplait Amratseer, Dariel sentit s’effondrer les paramètres avec lesquels il mesurait le monde. Dans ces contrées, les monstres se cachaient sous vos yeux. Une créature pouvait vous avaler d’une seule bouchée, une autre vous prodiguer des soins d’hygiène. Ce pays regorgeait de signes d’une civilisation beaucoup plus ancienne que la sienne, et pourtant ces cités, cette culture et ces siècles d’histoire avaient été vaincus. Cela lui donnait le sentiment de ne rien savoir de l’ampleur de ce monde, de tous les peuples et toutes les créatures qui y vivaient. Mais au lieu d’en être effrayé, il sentait son énergie vitale décuplée par ce déluge de révélations reçues dans l’Ushen Brae. Il voulait tout découvrir. Il revint là où les autres étaient réunis, sans quitter du regard le panorama. — Les portes de la cité poseront-elles un problème ? Mór leva les yeux de la carte sommaire que Tam avait tracée dans la poussière. — Pourquoi en serait-il ainsi ? Nous n’aurons aucun problème avec elles. Amratseer seeren gith’và. — Elles sont fermées ? — Ouvertes, répondit Tam sans le regarder. Ce n’est pas le problème. — Entrons dans la cité, en ce cas, dit Dariel. Nous pourrions camper sur une des places. J’aimerais explorer… — Nous n’entrons pas dans le seeren gith’và, coupa Mór. — Peur des fantômes ? demanda-t-il. — Nous ne les oublions pas, dit Anira. Elle se leva de sa position accroupie et croisa les bras. Balbara de naissance, elle avait la peau très sombre et un physique à la musculature sensuelle. Au lieu de tatouages, elle affichait son affiliation au clan d’Anet par de petites plaques semblables à des écailles, sous les yeux et sur l’arête du nez, dans une mise en valeur subtile qu’on ne remarquait que de près. — Ce sont des fantômes auldeks. Ils ne nous veulent pas de bien. — Alors c’est vrai, vous n’avez pas l’intention d’entrer là ? C’est bien ce que vous êtes en train de me dire ? Qui vous a raconté ces histoires de fantômes ? Vos maîtres auldeks ? Peut-être qu’ils vous ont débité ces histoires parce qu’ils craignaient de revenir là, et qu’ils ne voulaient pas que leur esclaves fouillent leurs anciennes cités à la recherche de trésors. — Ce que tu veux faire, évidemment, dit Mór. Tu es bien un Akaran. Tu ne penses encore qu’à piller et voler. — Mais regarde cet endroit ! Je ne veux rien voler, mais tu n’es pas curieuse, toi ? Tu n’as pas envie de… Mór parcourut la distance qui les séparait avec une rapidité qui le fit reculer d’un pas. — Non, dit-elle sèchement. Amratseer seeren gith’và. Je me soucie des vivants. Des Êtres. Nous dormirons ici, et nous commencerons à contourner Amratseer demain. C’est tout. Birké, prends le prince avec toi et va chercher de l’eau pour le campement. Si Dariel parut accepter cette fin de non-recevoir, ce fut seulement parce que cela lui importait peu. Il descendit jusqu’à un ruisseau proche et emplit les outres avec Birké. Il mangea comme les autres un ragoût composé de bandes de viande séchée et de racines fraîches, et il posa des questions comme si les réponses qu’on lui donnait le satisfaisaient. — Au nord, il y a des ruines encore plus imposantes que celles d’Amratseer, dit Tam. Il était assis jambes croisées, et tenait dans les mains un petit instrument à cordes dont il jouait par courtes séquences de notes pincées, comme s’il composait ou peinait à se remémorer une mélodie. Il semblait avoir oublié les nombreuses bourdes commises pendant leur opération pour détruire le Mangeur d’mes. — La cité a pour nom Lvinreth. Jadis, c’était le foyer du clan de Lvin. Ils l’ont abandonnée il y a des siècles. Aujourd’hui encore, ils prétendent que des lions des neiges vivent dans ces ruines. Ils hantent les couloirs déserts et rugissent la nuit pour demander au clan de revenir. — Pourquoi l’ont-ils abandonnée ? — Il fut un temps où les Auldeks étaient aussi nombreux que les étoiles. Cette cité en est la preuve. Mais c’était il y a très longtemps. Ils se sont entretués, les maladies les ont décimés, et aussi des invasions d’une race venue de l’autre côté des montagnes, qui arrivait, pillait et repartait. Toutes ces choses en ont fait la race affaiblie que le Lothan Aklun a trouvée blottie sur la côte. Ils ne l’ont jamais avoué, mais je pense qu’ils formaient un peuple apeuré, proche de l’extinction. Les Lothans les ont sauvés. Ils leur ont donné l’immortalité. — Et nous, ajouta Anira. Ils leur ont aussi donné le Quota. — Les Auldeks sont convaincus que leurs anciennes cités sont hantées. Ce sont eux qui désirent conquérir des territoires nouveaux. Le projet d’une guerre constitue un nouveau but dans leur vie. — Et elle nous a légué l’Ushen Brae, dit Anira. Leur départ est une bénédiction. Mór dit quelque chose en auldek. Les autres ne firent aucun commentaire. Dariel la regarda. Assise dos tourné à eux, elle dirigeait son attention non sur Amratseer mais vers l’est. Il ne lui demanda pas le sens de sa phrase. Il avait la certitude qu’elle parlait auldek uniquement pour l’exclure de leurs conversations, afin de tirer une ligne entre eux, et de rappeler ce fait à tous. Il faillit lui demander pourquoi elle recourait à la langue de ses anciens maîtres, mais il renonça. * * * Plus tard ce même soir, Tam le secoua et le réveilla. L’excitation qui envahit aussitôt Dariel n’avait rien à voir avec la perspective de devoir rester assis en silence pendant des heures pour monter la garde, à écouter les autres dormir et à guetter l’approche éventuelle d’un animal mû par l’intention de les dévorer. Cette nuit, il avait un autre projet. Il était ici, dans ces terres étrangères, très loin de son foyer. Quoi qu’il advienne de lui, il devait connaître ces lieux totalement, et apprendre, s’il le pouvait, pourquoi son existence était si inextricablement liée au sort de l’Ushen Brae. Il resta assis en tailleur pendant un long moment. Dès que la respiration de Tam se fut muée en un ronflement régulier, il repoussa la fine couverture posée sur ses genoux et se leva. Tenant le haut de ses bottes pincé entre ses doigts, il parcourut la roche sur la pointe des pieds et descendit vers la cité que baignait le clair de lune. La muraille était imposante, drapée de veines fissurées, dessinée en ombres et pans éclairés par la lumière grise de la lune. À côté d’elle, même les remparts d’Alécia auraient paru ridicules. Il dut en longer la base sur une certaine distance, en grimpant sur les racines et les débris, ou en contournant les blocs massifs tombés du sommet. La nuit était peuplée du bourdonnement des insectes et de l’appel des oiseaux, des bruits de reptations animales tout près et de rugissements au loin. Tous ces bruits, Dariel les avait déjà entendus, mais maintenant ils prenaient pour lui un relief particulier. Un de ces sons déchira l’air d’une façon qu’il ressentit physiquement, comme si le cri le visait depuis la muraille. Était-ce cette bête qu’ils appelaient un kwedeir ? Il n’en avait encore jamais vu, mais il avait entendu parler de ces créatures pareilles à des chauves-souris géantes que les Auldeks avaient domestiquées et qu’ils utilisaient pour traquer les esclaves en fuite. Ils te mordent la tête. Pas assez fort pour te tuer, avait expliqué Birké, mais juste assez pour que tu hurles. Ils aiment ça. Dariel n’avait pas cru à cette description. À présent, il commençait à douter. Il atteignit une porte à double battant. L’un était clos. L’autre, un assemblage énorme de vieux madriers maintenus ensemble par des ferrures au dessin complexe, s’était détaché de ses gonds et penchait sur un des côtés de l’entrée. Dariel aurait pu croire que cet endroit avait été construit par des géants. Le rugissement résonna de nouveau. Il n’aurait pu dire s’il se rapprochait, mais il venait assurément de l’extérieur de la cité. Il se demanda si cela réveillerait ses compagnons. C’était probable. Mór se lèverait et le maudirait pour sa stupidité. Si elle le faisait, il ne chercherait pas à se justifier, mais aurait-il jamais une autre occasion de se tenir devant ces portes ? Quel Akaran s’était déjà trouvé ici, pour découvrir le monde, comme lui ? Aucun dont il eût connaissance. Il fallait qu’il voie tout ce qu’il pouvait voir, c’était une évidence. Le prince se glissa dans l’ombre sous le battant incliné et pénétra dans la cité défunte d’Amratseer. Les pierres vertes de l’endroit étaient nimbées d’une faible luminescence dont Dariel ne pouvait définir la source. Tandis qu’il avançait dans les allées et les ruelles encombrées, il crut d’abord que cette lumière provenait de la lune, mais ce n’était pas uniquement cela. Cet éclat paraissait emplir jusqu’aux espaces plongés dans l’ombre, l’intérieur des maisons qu’il apercevait par les portes ouvertes et les fenêtres entrebâillées. La nuit était noire, mais c’était une nuit différente de toutes celles qu’il avait connues. Il marchait sur la pointe des pieds, en prenant soin de ne pas trébucher sur les plantes rampantes ou les débris qui jonchaient le sol. Ne t’égare pas, surtout, se répétait-il. Il allait en ligne droite, autant que le permettait la configuration des lieux, et il observait la position de la lune et la forme des collines derrière lui pour se repérer. Bientôt les hauts murs des bâtiments à plusieurs étages lui cachèrent toute perspective. Quand il s’en rendit compte, il fit demi-tour. Son cœur se mit à battre plus fort et son front se couvrit de sueur. C’est absurde, se dit-il. Je n’ai avancé que d’une centaine de pas, et la sortie est juste là. Il décida de jeter un œil dans les habitations proches. Franchissant le seuil de la première qui se présentait sur son chemin, il laissa sa vue s’adapter jusqu’à ce qu’il distingue le faible halo des murs et du sol. Des chaises aux pieds sculptés et des bancs prirent forme devant lui. Pas d’esprits, néanmoins. Pas encore. Un bol retourné sur le sol, une gerbe de longs bâtons dressée dans un coin, un vêtement pendu à un crochet… Il passa dans la pièce suivante. Des sièges étaient curieusement disposés en cercle, mais il n’y avait pas de table au centre. Il trouva des chambres, des débarras et des espaces de rangement, des pièces carrelées qui avaient sans doute été destinées aux bains, des balcons surplombant des jardins, à l’arrière, qui n’étaient plus des jardins. La végétation y avait tout envahi et des arbres en jaillissaient, auxquels des singes grimpèrent pour se mettre à l’abri. Ils furent aussi surpris de son apparition que lui de leur présence. Il était très étrange de passer dans ces foyers désertés de leurs habitants, et pourtant pleins des signes de leur présence. Ressortant dans la nuit, il remarqua une porte cintrée un peu plus loin. Elle était flanquée de deux hauts bâtiments, et d’où il se trouvait il ne pouvait voir sur quoi elle donnait. Il s’en approcha, passa dans l’ombre de l’arche et pénétra dans une grande cour. Ce qui avait été naguère un dallage magnifique s’étendait devant lui. Il y avait des motifs dans les couleurs, mais la pierre était tachée, abîmée et les teintes affadies par le temps. Ici et là les racines avaient soulevé des dalles et poussé jusqu’à former de nouveaux arbres, ce qui créait une mosaïque irrégulière. L’endroit était si vaste que Dariel distinguait avec peine la deuxième porte, à l’autre bout, à travers l’écran des arbres. Des bâtiments entouraient la cour, et l’ensemble n’était pas sans présenter une certaine ressemblance avec les terrasses supérieures du palais, sur Acacia – mais en beaucoup, beaucoup plus grand. Certains des arbres étaient bizarres : massifs, avec des troncs plus épais que ceux qu’il avait pu voir jusqu’alors, et des branches pareilles à des échafaudages, dépourvues de feuillage mais chargées de… Non, se dit Dariel. Les plus gros parmi ces arbres n’étaient pas du tout des arbres. C’étaient des sculptures dont les branches servaient de perchoirs à ces créatures imposantes, semblables à des chauves-souris. Certaines étaient assises dessus, d’autres s’y étaient suspendues. Des kwedeirs. Des kweiders taillés dans la pierre ou moulés dans le bronze, ou un autre métal. Dariel s’avança de la plus proche de ces sculptures et s’arrêta dans l’ombre qu’elle projetait au sol. Était-ce la taille réelle de ces bêtes ? La chose semblait impossible, bien que, d’après Birké, ces créatures fussent assez massives pour qu’un Auldek puisse les chevaucher. — Cet endroit… Corinn détesterait cet endroit, et pour maintes raisons. C’est alors que le prince se figea. Un des kwedeirs venait de tourner la tête vers lui. Il tendit le mufle et huma l’air. Ses deux yeux noirs clouèrent l’intrus sur place. Ce n’était pas une statue, et soudain ce fait paraissait ridiculement évident. La bête était couverte d’une fourrure noire, et manifestement vivante, très différente des autres formes de pierre qui l’entouraient. Dariel souffla un juron. Le kwedeir s’élança de son perchoir. Ses ailes se déployèrent, noires sur le ciel nocturne. Il poussa un cri si strident que Dariel eut l’impression qu’il lui arrachait la peau du visage. Le prince tourna les talons et prit la fuite. Il courut aussi vite qu’il en était capable, et atteignit l’arche tout juste avant le monstre. Il la franchit et fonça, tandis que la créature fouettait l’air de ses ailes derrière lui. Il avait dépassé la moitié des habitations explorées précédemment quand une ombre glissa devant la lune et plongea dans sa direction. Il fit un bond de côté au moment où le kwedeir se posait auprès de lui. La créature était toute en ailes membraneuses et pattes étranges, avec un mufle fétide dont les mâchoires pleines de crocs jaunes claquèrent rageusement. Dariel l’esquiva en reculant, trébucha et s’écarta aussi vite qu’il est possible de le faire à quatre pattes. Avec un grognement, la bête s’envola de nouveau. Elle retomba juste derrière Dariel quand celui-ci plongea par la porte ouverte la plus proche. Il percuta une chaise et s’étala sur une table, glissa et s’écroula au sol. Le kwedeir cingla l’air de ses ailes. Il frappa le chambranle et la pierre pourrie autour de la porte, dont une partie s’effrita sous le choc. Repliant les ailes, il tenta de se frayer un chemin par l’ouverture, descellant la pierre par la seule puissance de son corps tendu en avant. Dariel se rua plus loin dans la maison. Il entendit la créature qui réussissait à entrer dans la première pièce et se lançait à sa poursuite dans une série de raclements. Le prince traversa l’appartement au pas de course et déboucha subitement dans une petite cour intérieure. Il la parcourut en biais, sauta par une fenêtre, descendit une volée de marches et s’engouffra dans un passage obscur. Il n’entendait plus le kwedeir, mais il ne s’arrêta pas pour autant. Il prit plusieurs ruelles où la boue lui montait aux chevilles, passa sous un pont et pénétra enfin dans une petite pièce. Il alla se cacher dans un coin et resta immobile. Quand sa respiration se fut assez calmée pour qu’il perçoive les couinements d’un rongeur quelque part dans la pièce, il se détendit un peu. Il pinça la pointe de son nez avec le bout de ses doigts, comme si c’étaient des ciseaux. — Par le nez de Tinhadin, marmonna-t-il. C’était une expression qu’il n’avait plus utilisée depuis l’enfance, et elle lui semblait parfaitement approprié en cet instant, parce qu’il avait les genoux aussi flageolants qu’un gamin apeuré. Combien de temps avant qu’une telle créature l’oublie ? Ces kwedeirs devaient avoir la mémoire courte, et celui-là s’intéressait probablement déjà à autre chose. Et s’il réapparaissait ? Mieux valait se préparer à cette éventualité. Le combattre. Il n’avait même pas pensé à utiliser sa dague contre la créature. Il la sortit de son fourreau et s’avança jusqu’au seuil. Il resta là un moment, à scruter le ciel et les bâtiments alentour. Rien ne fondit sur lui. Les bruits étaient les mêmes qu’auparavant. Il s’était à peine aventuré un peu plus loin dans l’allée, dans l’espoir de se repérer, quand quelque chose apparut au coin de la maison la plus proche et s’immobilisa en le regardant. Ce n’était pas le kwedeir, mais en entendant le grondement monter dans sa gorge et en voyant les poils de son encolure se hérisser, Dariel comprit que l’animal était tout aussi disposé à le tuer. Un chien. Une créature efflanquée, aux longues pattes, de la taille des chiens de chasse à Calfa Ven. Ses yeux étaient de la même couleur que son pelage brun. Il se tenait ramassé sur lui-même, la tête tendue en avant, les muscles de son garrot contractés et saillants. Il avança d’un pas, puis d’un autre, dans un mouvement fluide. Dariel se pencha et zébra l’air devant lui avec sa lame, en guise d’avertissement. L’ombre ailée glissa sur eux, bloquant le ciel et figeant le chien. Le kwedeir plana au-dessus de l’animal, qui releva le museau. Avant qu’il puisse réagir, le monstre replia les ailes et se laissa tomber. Il plaqua le chien au sol et ses mâchoires se refermèrent sur la tête et le cou de sa proie. Le chien lutta, mais le kwedeir lui lacéra le dos avec les griffes de ses pattes arrière, sans cesser de l’écraser de tout son poids. Le chien se mit à pousser des jappements affolés. Alors la créature mordit. Le craquement des os fut perceptible, comme le giclement des fluides vitaux autour de son mufle. Les ailes se déployèrent et propulsèrent dans les airs le prédateur et la proie morte qui pendait de ses mâchoires. Le monstre s’éleva avec peine au-dessus des bâtiments et disparut dans la nuit. Dariel ne bougea pas du seuil de la maison où il se trouvait toujours. Il s’assit simplement sur la pierre froide et resta là, haletant, aussi essoufflé que s’il avait couru à la limite de ses forces. — C’est vraiment arrivé ? murmura-t-il. Il tourna la tête à droite et à gauche, comme s’il y avait quelqu’un pour lui répondre. Mais il n’y avait personne, bien sûr, ce qui ne l’empêcha pas de se reposer plusieurs fois la question pendant que sa respiration s’apaisait graduellement. Au moment où il songeait qu’il ferait mieux de repartir, il perçut des couinements quelque part dans la pièce derrière lui. Non, pas exactement des couinements… plutôt des geignements, des reniflements. Les bruits se répétaient à intervalles réguliers, à croire que les rongeurs appelaient, puis se taisaient pour écouter. À bien y réfléchir, les sons ne ressemblaient pas du tout à ceux que produirait un rat ou un autre rongeur. Dariel se mit debout et rentra dans la pièce. Il y avait là une caisse à laquelle il n’avait pas prêté attention jusqu’alors. Elle était couchée sur le côté, son ouverture faisant face au mur. Il s’en approcha et se tint silencieux auprès d’elle assez longtemps pour entendre de nouveau les geignements. La dague pointée devant lui, il posa le talon sur le côté de la caisse et la repoussa suffisamment pour voir ce qu’elle contenait. Deux chiots. Leurs grands yeux méfiants le fixaient. Il lut l’innocence dans ces faces rondes, aux oreilles pendantes et aux mâchoires qui tremblaient légèrement. — Oh… voyez-vous ça, fit-il. Il rengaina sa lame et tendit la main dans un geste prudent. Du bout des doigts, il caressa le crâne d’un chiot qui voulut reculer. — Chut. Non, non, tout va bien. Il veilla à se montrer doux. Ses doigts s’enfoncèrent dans la fourrure soyeuse, passèrent derrière les oreilles, puis sous le museau. L’autre chiot s’avança. Il avait les yeux de la même couleur que le pelage, avec des reflets auburn. Exactement comme le grand chien qu’il avait vu dehors. Dariel lui présenta sa main, et l’animal la renifla. Puis sa langue rose apparut et lécha les articulations de l’homme. Mais une pensée subite l’empêcha de se réjouir de ce geste d’affection : — C’était votre mère, hein ? Il alla jusqu’à la porte et scruta les alentours. Tout était comme auparavant, ténébreux et lumineux à la fois, figé et frissonnant de mouvements invisibles, silencieux et empli d’une cacophonie de sons entremêlés. Exactement pareil, et pourtant différent, désormais. Il reporta son attention sur les deux chiots. — Qu’est-ce que je vais faire de vous ? CHAPITRE QUATRE CHAQUE SOIR, QUAND IL SE METTAIT AU LIT, RIALUS se jurait qu’il ne trahissait pas sa race. Exécuter ce que les Auldeks exigeaient ferait pourtant de lui le plus grand traître de toute l’histoire du Monde Connu. Il ne connaissait personne qui fût tombé aussi bas. Même durant ces années d’infortune où il avait servi Hanish Mein, il ne s’était pas comporté avec une telle indignité. Il avait simplement gagné du temps en feignant d’obéir à Hanish et aux Numreks. Il l’avait d’ailleurs prouvé en mettant les Numreks au service de Corinn, et en sauvant ainsi l’Empire ! Il trouverait un moyen de le refaire. Il mentirait et simulerait, ruserait et embrouillerait, tromperait et égarerait, pour finalement en sortir comme un héros à nul autre pareil. Il le devait. Il avait une femme, Gurta. Il avait un enfant, peut-être déjà né et vivant en ce monde. N’était-ce pas plus important que tout le reste ? Il s’endormait avec cette conviction, et se réveillait dans une situation d’autant plus singulière le lendemain. Il se retrouvait entouré par l’ennemi. Il se voyait commettre des actes qui avaient l’apparence, l’odeur et le goût de cette trahison qu’il détestait tant. Le tout était si compliqué que son aptitude aux excuses les plus tortueuses était mise à rude épreuve. En réalité, les Numreks n’avaient jamais été francs avec les Akarans. Les « alliés » qu’il avait amenés à Corinn projetaient de conquérir tout le Monde Connu, et ce depuis le premier jour. La horde auldek qui progressait sur la courbe du monde était très précisément la menace qu’elle estimait représenter, et ils en apprenaient chaque jour un peu plus sur Acacia, avec Rialus pour instructeur. À quel point exactement se muerait-il en cet agent défendant Acacia qu’il croyait être ? — Eh, Rialus le Ligueur ! Il entendit le cri à l’extérieur de la pièce et reconnut la voix d’Allek. Laisse-moi tranquille, songea-t-il. Va-t’en. Il était assis en tailleur, un coussin d’écriture devant lui, la plume immobile au-dessus. Il avait commencé un nouveau journal avec pour objectif d’y relater ses faits et gestes, ce qui serait une manière de justifier et d’expliquer comment il s’était comporté pendant qu’il avait été retenu auprès des Auldeks. Il pensait qu’un tel document se révélerait utile s’il était appelé à comparaître devant la reine Corinn. Mais pour quelque raison obscure, il avait les plus grandes difficultés à agencer ses arguments de façon cohérente. Fingel se leva du coin de la pièce où elle se trouvait et s’approcha de la porte. D’un signe, Rialus lui ordonna de s’immobiliser. Ne fais pas l’idiote, jeune fille ! pensa-t-il, comme bien des fois auparavant. La jeune femme meine, qui était son esclave attitrée depuis Avina, montrait une réticence obstinée à anticiper ses désirs. Il devait pourtant être évident qu’il ne souhaitait pas être dérangé. — Il y a quelqu’un à la porte, dit-elle en le fixant de ses yeux gris. Comme sur un signal, la porte ronde s’ouvrit brusquement, laissant pénétrer une bourrasque hurlante qui envahit la pièce et la glaça instantanément. Une silhouette engoncée dans des fourrures franchit le seuil. Le nouveau venu, emmitouflé de la tête aux pieds, portait un capuchon doublé et des lunettes noires. Il attendit un moment, sans doute pour laisser le temps à sa vue de s’adapter à la faiblesse de l’éclairage. — Rialus, dit Allek, habille-toi. Cesse donc de griffonner. Sabeer veut te masser les pieds. Ou bien… elle veut que tu lui masses les pieds. J’ai oublié laquelle des deux options. En tout cas, elle veut te voir. Quel charme lui as-tu lancé ? — Nul charme autre que celui de mon esprit et le plaisir qu’elle prend à ma compagnie, répliqua Neptos. L’autre s’esclaffa. — C’est ça. Ton charme. Allez ! Montre-moi ton charme à l’œuvre. Elle est dans le navire à vapeur. — Dites-lui que je suis occupé, je… — Je te traînerai jusqu’à elle en te tirant par les cheveux, si tu ne t’habilles pas immédiatement. Et avec plaisir. Exactement comme la dernière fois. Toujours aussi rustre, songea Rialus. — Très bien, dit-il. Je viens. Il posa sa plume et rangea son matériel d’écriture, puis il enfila ses caleçons longs et ses bottes. Ensuite il se glissa dans sa veste en peau de phoque. Le vêtement le boudinait, mais il avait appris par la souffrance que s’il ne le fermait pas, les doigts malins du froid trouveraient le chemin jusqu’à sa peau, et c’est pourquoi il se sangla avec soin. Il accrocha même la visière pour protéger ses yeux, avant de rabattre le capuchon. Tous ces préparatifs pour un trajet qui ne prendrait que quelques minutes. Maudite région. Ces pensées en tête, il suivit Allek au-dehors. Le vent le gifla, comme s’il s’était caché au-dessus de la porte et guettait le moment de l’agresser. Il se tenait sur une plate-forme courant le long de ce que les Auldeks appelaient des stations, et dans les cahots il contempla un spectacle qu’il avait toujours du mal à croire réel. Sa chambre n’était qu’une pièce parmi toutes celles qu’abritait cette énorme structure de bois et d’acier, une tour roulante qui avançait dans le paysage glacé à un rythme toujours égal. Tout autour de lui, d’autres stations progressaient pareillement, tirées par des attelages de rhinocéros formant de longues lignes. Les animaux étaient de la même espèce que ceux que les Numreks avaient chevauchés pour entrer dans le Monde Connu. Les bâtiments geignaient et grinçaient sur leurs roues. Les créatures mugissaient et renâclaient. Les tourbillons de neige brouillaient les contours de stations plus éloignées, donnant l’impression que leur procession était immense et s’étendait bien au-delà de son champ de vision. Ces vaisseaux étaient des reliques des anciens voyages auldeks, qu’on avait adaptées en hâte pour cette expédition. De fait, une grande partie des préparatifs avaient été simplifiés, car il avait suffi de dépoussiérer et d’équiper ces vieux véhicules. Les stations. Les chariots d’approvisionnement. Les traîneaux. Des réserves d’armes et de matériel, des tonnes de grain et d’autres denrées transportées dans des caisses et des tonneaux. Tout cela glissait sur le sol plus rapidement que Rialus l’aurait cru possible. Les esclaves avaient élevé des troupeaux de rhinocéros, d’antoks et de kwedeirs en périphérie d’Avina. Sans parler des fréketes. Rialus avait rarement vu ces monstres depuis que le froid s’était installé, mais il avait cru comprendre qu’on les abritait dans des stations spécialement aménagées. Sous et entre les structures mouvantes, des silhouettes humaines se déplaçaient, qui conduisaient des animaux, transportaient des provisions et effectuaient les mille tâches nécessaires pour alimenter et soigner une armée en déplacement constant. Rialus avait douté que ce fût possible, mais les Auldeks – ou leurs esclaves – se montraient plus efficaces qu’il l’avait pensé. Ils abandonnaient les véhicules qui avaient charrié les vivres au fur et à mesure qu’on les vidait de leurs provisions. Les animaux de trait libérés de ces attelages, ou blessés, ou malades étaient abattus, découpés, et leur viande était stockée. Rialus se demandait même si les esclaves décédés pour une raison ou une autre n’étaient pas transformés en nourriture pour les animaux, voire pire. Il préférait ne pas trop réfléchir à la question. Un homme monté sur un antok le dépassa. Il oscillait au rythme du trot de l’animal, aussi à l’aise qu’un cavalier sur un cheval familier. La bête soufflait des panaches de vapeur blanche sous l’épaisse couche de couvertures qui la protégeait. Rialus sentit la vapeur tournoyer autour de lui, et sa visière s’en trouva embuée. Il crut discerner l’haleine fétide de la créature, mais ce n’était pas possible : l’antok n’était pas passé assez près. Rialus essuya sa visière un moment, ce qui eut pour seul résultat de brouiller un peu plus le paysage. Il rejeta son capuchon fourré en arrière et ôta sa visière. L’antok s’était éloigné, mais la vapeur du souffle continuait de passer devant lui. Un bruit dans son dos le fit se retourner, et son regard rencontra les yeux bleu clair d’une lionne des neiges. Le félin était tapi sur le rebord en saillie de la station, aussi tendu que s’il s’apprêtait à bondir. Il avança la gueule en avant, pencha la tête de côté, puis la remit droite. Rialus n’avait pas la moindre idée de ce que cette attitude pouvait signifier, mais les femelles de cette espèce l’inquiétaient autant que les mâles, même si elles étaient moins imposantes. À l’état sauvage, c’étaient elles, disait-on, qui assuraient la chasse. Les mâles consacraient leur force à se battre pour s’adjuger des compagnes. Misérables monstres ! pensa Rialus. Il chercha à tâtons les montants de l’échelle, les trouva et la descendit. Il sauta sur le sol gelé et perdit l’équilibre, comme à chaque fois qu’il voulait quitter la structure en mouvement. Il se redressa en hâte, sans cesser de surveiller les roues géantes du véhicule, et courut tant bien que mal pour rattraper Allek. Ils se frayèrent un chemin en zigzag à travers le flot grondant et rugissant des hommes, des véhicules et des bêtes, sans que jamais le vent ne cesse de les agresser. Ils pénétrèrent dans le navire à vapeur par une trappe qui s’ouvrit pour eux. Un moment plus tard, après avoir gravi un escalier en colimaçon, Rialus se défit de ses fourrures. C’était au moins l’avantage de cet endroit, la chaleur qui y régnait. Cette station était de conception particulière, munie d’un système élaboré de chauffage qu’alimentait la poix incandescente emportée par les Auldeks en grandes quantités. Une fournaise dans les entrailles du bâtiment diffusait assez d’air chaud pour que les Auldeks se prélassent ici à demi nus, tandis que des esclaves les éventaient, leur servaient des boissons fraîches et leur prodiguaient des massages. Cette scène ne manquait jamais de rappeler à Rialus les bains de Cathgergen, un souvenir des plus déplaisants de par la manière dont il s’était terminé. — Ah ! Allek, tu as déniché mon petit Ligueur, dit Sabeer. Jamais tu ne me déçois. — Je m’y efforce, très chère, répondit Allek en inclinant la tête. Très chère ? railla mentalement Neptos. Comme si tu avais la moindre chance avec elle… — Viens, Rialus, assieds-toi avec nous. Sabeer était étendue sur un canapé bas, relevée sur un coude, et sirotait une boisson dans un petit verre bleu. Elle était grande, avec des membres longs et une musculature déliée qui semblait bourdonner tel un ressort tendu, ce qui donnait à ses gestes les plus languides un parfum de dangerosité. Elle portait un vêtement en lin fin, coupé à la perfection, qui soulignait les contours de son corps sans les serrer. Une autre femme, Jàfith, se tenait à côté d’elle, dans une attitude similaire. Elle avait posé ses pieds sur les genoux d’un homme prénommé Howlk, et Rialus trouva absurde de voir ce guerrier adopter une telle position de soumission, lui qui n’hésitait pas à se lancer dans des combats extrêmes à mains nues ni à frôler la mort d’aussi près qu’il était possible de le faire pour des combattants immortels. Deux humains se tenaient un peu en retrait de ce petit groupe. L’un frappait en rythme une sorte de conga qui lui arrivait à la ceinture, tandis que l’autre agitait une crécelle. Sans le clapotement des boissons dans les verres, produit par la vitesse à laquelle se déplaçait le convoi, on aurait pu oublier que la station entière était en train de rouler, qui plus est dans un paysage de glaces. Rialus s’assit sur le coussin que Sabeer lui indiquait. Il avait été pétrifié en apprenant qu’elle était la femme de Devoth, mais il aurait été incapable de dire ce que cela faisait d’elle. Il les voyait rarement ensemble, et quand c’était le cas ils se comportaient plus en frère et sœur, avec une grande familiarité, certes, mais il leur arrivait aussi de ne faire aucun cas l’un de l’autre. Ils ne partageaient pas les mêmes appartements, et Sabeer passait son temps avec qui bon lui semblait. Pour une raison qui lui échappait toujours, Rialus était un de ces privilégiés. — Howlk récitait un chant à Sumerled, expliqua Sabeer en posant la main sur la cuisse de Rialus. Continuez, que Rialus entende la fin. Le guerrier auldek s’éclaircit la voix. Il ferma les yeux, et pendant qu’il massait les pieds de Jàfith et que son buste oscillait sous l’effort comme s’il mettait toute sa puissance dans la pression de ses doigts, il narra l’histoire d’un amour tragique qui aurait arraché des larmes à tout le Sénat acacian. Deux amants souffraient de la colère du clan de Lvin pour un crime que Rialus ne parvint pas à définir. Il avait déjà entendu des poèmes récités de la sorte, mais Howlk possédait un timbre de voix particulièrement adapté à l’exercice. Malgré lui, il fut subjugué. Neptos avait cessé de s’étonner du collage complexe qu’était la culture auldek. Dans certaines circonstances, ces gens semblaient aussi barbares et violents que les Numreks. Mais cela ne les résumait pas entièrement. Il y avait aussi Devoth et ses colibris danseurs, et Rialus les avait déjà vus créer des mosaïques dans les jardins, à l’aide de galets colorés, des œuvres d’art complexes que la première pluie désintégrerait. Ils maintenaient une forme d’équilibre dans leur existence, mais c’était un équilibre entre les extrêmes. Au matin, ils étaient avides de sang et de carnage, et l’après-midi, ils élevaient des scarabées sur leurs terrasses. C’était là un peuple prêt à abandonner ses terres pour aller à la guerre, mais en emportant avec lui des objets d’un étrange raffinement. Jamais il n’oublierait le banquet improvisé sur une plage de pierres noires, alors que le ressac grondait au loin. Les Auldeks avaient délicatement cueilli les feuilles violettes d’une plante semblable à un artichaut. Ils avaient trempé chaque feuille dans des huiles odorantes et raclé la surface adoucie avec leurs dents supérieures. La chose n’avait pas mauvais goût, une fois qu’on s’y était habitué, mais le spectacle de ces créatures aussi déchaînées au combat trempant délicatement les feuilles dans l’huile avant de les déguster était l’un des plus surprenants auxquels il lui eût été donné d’assister. Lorsque Howlk eut terminé sa récitation et reçu les louanges de son auditoire, Rialus lui demanda : — À quand remonte ce poème ? — À deux cents ans, à peu près, répondit l’Auldek. C’est un poème récent, vraiment. — Aussi récent que ça ? Alors… Vous avez connu ces amants au sort si triste ? En personne, je veux dire ? Howlk détourna les yeux sans répondre, et un silence malaisé suivit. Rialus s’aperçut que Sabeer regardait par-dessus son épaule et se retourna pour voir à son tour plusieurs femmes du clan de Lvin qui gravissaient l’escalier en colimaçon. Bien qu’elles fussent humaines, il les identifia dans l’instant. Leurs moindres mouvements clamaient leur statut. Elles avaient le corps fin, sculpté par les entraînements proches de la torture qu’elles enduraient et qui faisaient d’elles des combattantes presque aussi redoutables que les Auldeks eux-mêmes. Elles étaient vêtues seulement d’une jupe courte et allaient poitrine nue, avec leurs longs bras ciselés et les muscles de leurs cuisses qui jouaient à chaque marche. Comme l’animal de leur totem, elles se déplaçaient avec une grâce féline, suivant la courbe de l’escalier sans s’arrêter. Derrière elles apparurent les tresses blanches et le visage pâle et léonin de Menteus Nemré. À l’instar des femmes qui le précédaient, il était presque nu. Les muscles de l’esclave saillaient de façon presque excessive sur son torse et ses bras, carrelaient son ventre et ondulaient en bandes épaisses sur ses jambes. Il fit halte au milieu de l’escalier et balaya la pièce du regard. Un instant il parut regarder Rialus droit dans les yeux, et celui-ci eut envie de se tortiller d’embarras sous cet examen intense. Rien ne changea dans l’expression de Menteus. Se rendant enfin compte que l’homme avait les yeux fixés sur Sabeer, Rialus se retourna vers elle. La femme souriait, et elle inclina la tête en manière de salut. Elle le suivit du regard quand il reprit son ascension. — Tu ne devrais pas poser ce genre de questions, dit-elle en revenant à Neptos. Se penchant légèrement vers lui, elle ajouta : — Tu nous embarrasses. Vois-tu, nous avons oublié. — Oublié ? Elle haussa les épaules et balaya la question d’un geste nonchalant de la main. — Alors, qu’en penses-tu, Rialus ? J’ai entendu les enfants du Quota parler de quelques dieux. Il y en a un qui donne, non ? — Le dieu des présents, intervint Allek. — Oui, celui-là. Tu peux faire en sorte qu’il me donne quelque chose ? Je veux beaucoup de choses. Ils observaient tous Rialus avec un sérieux de façade qui céda vite place à l’amusement quand il essaya de leur donner des détails essentiels concernant le Dispensateur. Avant qu’il soit allé très loin, Jàfith l’interrompit : — C’est un tas d’inepties ! Tu viens de tout inventer, Ligueur ? — Non, j’en ai entendu d’autres dire la même chose, à plusieurs reprises, fit Allek. Leur foi est bien faible. Ne prends pas cet air offensé, Rialus. Quel sens y aurait-il à ce qu’un dieu crée toutes choses ? Pourquoi créerait-il… les lapins ? Ils sont doux, leur pelage est soyeux, n’est-ce pas ? Et ensuite il aurait créé les renards qui chassent les lapins et les réduisent en lambeaux ? Pourquoi agir de la sorte ? Ce dieu n’en est pas un pour les lapins ! C’est un démon qui favorise leurs ennemis. Mais il n’honore pas plus les renards, quand il crée des animaux plus dangereux qu’eux. Il crée les loups. Il vous crée, vous, les Acacians. Même toi, Rialus, tu pourrais tuer un renard, avec de la chance et une arme appropriée. — Et si ce renard-là était lent et vieux, ajouta Jàfith. — Ça n’a tout bonnement aucun sens, reprit Allek. C’est un dieu de la confusion, celui qui crée à la fois la proie et le chasseur, le tueur et ses victimes. La santé et la maladie en même temps… — Non, le Grand Dispensateur n’a pas créé la maladie, répliqua Neptos. Les maladies sont l’œuvre d’Élenet ! — Élenet ? dit Sabeer. Qui est Élenet ? — Un des premiers humains. Il a suivi le Dispensateur, il a appris son langage et il a voulu s’en servir. C’est ainsi qu’il a créé la maladie et la mort. Des choses comme… Rialus ne termina pas sa phrase car il venait de remarquer la grimace de triomphe qu’Howlk arborait. — Entends-tu ce que tu racontes ? Tu nous dis qu’un humain a volé à un dieu les paroles de la création ? Il lui a suffi de parler comme un dieu, et il est lui-même devenu un dieu ? — C’est comme prétendre que si tu voles l’armure de Devoth et que tu l’enfiles, tu deviendras aussi fort que lui, surenchérit Allek. C’est ce que tu penses, Rialus ? — Non, je… — Mais c’est ce qu’Élenet a fait, insista Howlk. Neptos voulut argumenter, mais l’Auldek ne lui en laissa pas le loisir : — Des idioties, du début à la fin. Tu sais comment le monde fonctionne, en réalité ? La vie, c’est une guerre, et c’est le combat entre les différentes forces qui la régule. La faim te ronge le ventre jusqu’à ce qu’elle soit vaincue par l’ingestion d’aliments qui entraîne la satiété. Mais quand la satiété s’allonge pour dormir, la faim se lève et la reprend à la gorge. La nuit prend le dessus sur le jour, et puis le jour incendie la nuit. Dans un sens, et dans l’autre. Dans un sens, et dans l’autre. La guerre, Rialus, mais pas la confusion. C’est la différence entre nous. Dans le conflit, toi et les tiens ne voyez que la confusion, une situation qu’il faut traverser en attendant la paix. Nous, nous voyons le conflit comme une situation que les dieux ont voulue. — Je pense que c’est une bonne nouvelle pour nous, non ? demanda Allek. Les autres acquiescèrent sans hésiter. Sabeer se leva de sa couche. — Rialus, ne prête pas attention à ces idiots. Viens, allons nous distraire en privé. — Moi ? balbutia le petit homme. Elle eut un sourire suggestif. — Oui, toi. Aucun des autres ne m’intéresse, ce soir. Des hululements de protestation lui répondirent, mêlés à des invites et des encouragements à l’endroit de Neptos. Ces remarques grivoises les poursuivirent jusqu’à la porte de sa chambre, où Sabeer passa des bottes en fourrure de renard blanc et un manteau de cuir dont elle s’enveloppa. Incertain de ce qui l’attendait, mais décidé à se réjouir d’échapper aux autres, Rialus se vêtit rapidement. Il redoutait les actes intimes qu’elle risquait d’exiger de lui. Il les redoutait, mais à dire vrai ce n’était pas seulement son estomac que l’excitation nouait. * * * Un autre joueur de tambour se trouvait dans la chambre de Sabeer, ainsi que des serviteurs, mais Rialus les oublia quand la sculpturale Auldek s’étendit avec lui. Elle pressa son corps ferme contre sa frêle personne. Elle se colla à son dos, écrasant ses seins contre les omoplates du petit homme, ses longues jambes passées sur celles, malingres, de son élu de la nuit. Dans cette position, elle lui caressa le bras d’un doigt. — Comprends-tu ce que les deux amants ont fait de mal, dans le chant d’Howlk ? Ils étaient vieux. Tu sais toi-même qu’aucun de nous, Auldeks, n’est vieux dans son corps. Nous avons tous pris notre première âme dans notre jeunesse. Tu comprends ? Puisque nous devions devenir immortels, nous voulions rester à jamais forts, jeunes, doués pour le combat et l’amour, sans signe de nos trop jeunes années ni de notre vieillesse. C’est pourquoi aucun de nous ne possède le corps d’un enfant. Ce serait très gênant, je pense. C’est pourquoi j’ai choisi de toujours avoir l’apparence physique qui est la mienne aujourd’hui. J’ai fait un bon choix, à ton avis ? Rialus rougit violemment. — Vous avez… un très joli corps. — Tu sais parler aux femmes, railla Sabeer, avant de reprendre tout son sérieux. La faute de ces deux amants a été de dédaigner l’immortalité. Ils y ont renoncé et sont morts avec leurs âmes véritables. Et ces âmes véritables ont laissé leurs corps vieillir. Ce qui a fait d’eux… je ne sais pas comment les qualifier. Des bannis. Non, pas exactement. Un couple divin. Peut-être le seraient-ils devenus. Mais à l’approche de la mort, ils ont demandé à retrouver la vie. Ils ont voulu que le Mangeur d’mes leur donne de nouvelles âmes. Tu le comprends bien, ils ne pouvaient pas être exaucés. Tu imagines ? Ils auraient été vieux pour l’éternité. Amoureux, et vieux à jamais. Non, nous ne pouvions pas le permettre. J’aimerais bien me souvenir d’eux, pourtant. Je veux dire, me souvenir vraiment d’eux. — Ce n’est pas le cas ? Sabeer resserra une de ses jambes sur celles de Neptos. Sa peau était douce et tiède, et il fut heureux de lui tourner le dos et ainsi de lui cacher l’excitation croissante à son entrejambe. — Non, pas depuis bien des années. Aucun de nous. Je te fais là un aveu, Rialus. Nous connaissons ce qui est écrit. Nous savons ces choses parce que conservons le savoir en vie. Dans les livres, dans les chants. Notre mémoire ne remonte pas à plus de quatre-vingts ans. La durée d’une vie normale. Quand nous dépassons cet âge, notre enfance disparaît, puis notre adolescence, et même le souvenir du jour où nous avons ingéré notre première âme et accédé à la vie éternelle. Jadis j’ai vécu dans l’intérieur des terres, dans un palais des Terres de l’Ouest. J’aimais un homme qui se nommait Merwyn. Nous avons vécu ensemble pendant soixante-quinze ans, mais nous ne pouvions pas avoir d’enfants. Il était si malheureux de cette situation qu’il a libéré ses vies pour mourir d’une mort définitive. C’est du moins ce que l’histoire écrite dit de lui. Pour ma part, je ne me souviens de rien. Nous affirmons avoir abandonné nos cités à cause de guerres et de massacres qui remontent à un très lointain passé. C’est la vérité, peut-être, mais ce n’est pas pourquoi nous craignons d’y retourner. Je pense que ce qui nous effraie, c’est le fait de ne pas se souvenir, de ne pas savoir ce qu’a été notre propre vie, d’être étrangers à nous-mêmes. — Je… je comprends, dit Neptos. Ce doit être comme… comme quand les anciens, chez moi, perdent l’esprit et la mémoire. Pas exactement de la même manière, bien sûr, parce qu’ils oublient ce qui s’est passé la veille tout en se rappelant certains événements survenus cinquante ans plus tôt, mais enfin, c’est quelque chose d’approchant. Sabeer, vous êtes comme nous. Votre immortalité ne vous a pas rendus différents. Vous êtes juste comme… Elle se redressa sur un coude et lui posa un doigt sur les lèvres pour le faire taire. — Ne sois pas idiot, Rialus-à-la-langue-bien-pendue. C’est ainsi que nous devrions te surnommer. Tu essaies toujours de sauver ton peuple. Elle sourit et se pencha assez près pour l’embrasser. — Je t’aime bien, Rialus-à-la-langue-bien-pendue, mais quand nous atteindrons tes contrées, j’irai sur le champ de bataille avec mes frères, exactement comme nous l’avons prévu. Tu ne pourras rien changer à cela. Elle ôta son doigt, mais pour Neptos il était toujours là, comme s’il avait marqué ses lèvres au fer rouge, en laissant une blessure amère déjà cicatrisée. Que faisait-il au lit avec cette créature ? Il l’écoutait. Il lui parlait. Il la désirait et, pendant un moment, il avait même cru la comprendre. Idiot de Rialus ! Il s’efforça d’invoquer l’image de Gurta. Elle s’était lovée contre lui de la même manière, mais elle l’avait fait parce qu’elle éprouvait un amour sincère pour lui. Elle le lui avait déclaré à d’innombrables reprises. Gurta, je ne les laisserai pas te prendre. — Tu sais, Rialus, je peux déceler de la beauté dans ton peuple. J’ai pris des amants dans le Quota, vois-tu. Il n’y a aucune honte à cela. Elle fit décrire des cercles à son doigt, au creux du coude de Neptos, en souriant de quelque souvenir plaisant que cette conversation lui remémorait. — Aucune honte à ça, non. Même toi, tu me plais bien, Rialus, aussi étrange que ça puisse paraître. Tu n’es pas… disons, le genre d’homme que l’on considère comme séduisant parmi les tiens, n’est-ce pas ? Personne ne t’a jamais dit que tu avais du charme, si ? C’est une femme vile, une barbare. Il aurait pu trouver mille façons de l’insulter. Au lieu de quoi il s’entendit répondre : — Non, personne ne m’a jamais dit que j’avais du charme. — Mon pauvre petit Ligueur. Moi non plus, je ne te trouve pas de charme, mais je t’aime bien. Tu auras toujours ta place auprès de moi. Quand tout sera terminé et que ton monde nous appartiendra, tu devrais venir t’installer avec moi dans un palais, quelque part. Tu pourras amener ta femme, aussi. Où penses-tu que je devrais choisir un palais ? Cela n’arrivera jamais, songea-t-il. Toi et tous tes semblables mourrez avant. Je ferai en sorte qu’il en soit ainsi. — Parle-moi du plus beau palais que tu connais, insista-t-elle en le poussant du coude. Dis-moi des choses que tu n’as jamais dites à Devoth. Et, en dépit des pensées rageuses qui tourbillonnaient dans son esprit, il s’exécuta. — L’un des plus beaux que j’aie vus se trouve à Calfa Ven, dans les montagnes du Senival. C’est un pavillon de chasse… — Ah ! la chasse… C’est intéressant. Si nous allons là-bas ensemble, tu me serviras de cible, se jura-t-il. — Ou bien sur les falaises de Manil… — Des palais sur des falaises ? Magnifique. Je te pousserai du haut des falaises, et tu iras te noyer dans la mer. Sabeer se frotta un peu plus contre lui. — Raconte encore. Ce qu’il fit. Il ne pouvait s’en empêcher. — Bien sûr, dit-il, il y a l’île d’Acacia elle-même… CHAPITRE CINQ ALIVER AKARAN TENDIT LA MAIN ET TOUCHA LE MENTON de la statue, puis il suivit la ligne de la mâchoire du Talayen. Ses doigts effleurèrent les lèvres pleines et caressèrent le crâne lisse. Tout était criant de vie, jusque dans les moindres détails – la texture de la peau et les cils, l’expression de détermination, les clavicules et le torse mince de coureur, les muscles bien dessinés des jambes. Il était figé dans une position de mouvement, sa lance en acier brandie dans une main. L’autre bras portait au biceps un bandeau. Un tuvey. Aliver se rappelait le nom. — Je te connais, dit le prince. Nous avons couru ensemble, naguère. Il prononça ces mots en les sachant vrais, et cette constatation lui fit chaud au cœur. Mais il comprenait aussi que cette statue n’était qu’une œuvre de bois, de fer et de tissu. Comme toutes les autres qui s’alignaient dans le couloir. Le Senivale portait une armure à plaques et tenait une épée à lame courbe dans sa main brune. Les plumes d’aigle du guerrier vumuan rayonnaient depuis un bandeau ceignant sa tête, tandis qu’il exécutait une parade avec son bâton de bois durci au feu. Des Acacians exhibaient différentes tenues militaires, et leur visage était semblable à celui d’Aliver, le teint cuivré, les traits réguliers, le menton conquérant et les yeux noirs pleins de sagesse. Il y avait même un soldat mein, avec sa chevelure blonde et ses yeux gris, son nez et ses pommettes saillantes. Un bouc doré ornait son menton. — Je te connais, lui dit Aliver. Nous nous sommes combattus, jadis. Une fois encore, c’était vrai et faux tout à la fois. Bien des choses étaient vraies sans l’être. En parcourant du regard ce couloir menant à la chambre qu’il avait occupée enfant, Aliver contemplait non seulement la réalité devant lui, baignée de la lumière douce des appliques murales et du calme de la nuit, mais aussi mille autres aspects de ce même lieu. Il le voyait à la lumière matinale et dans l’éclat éblouissant du soleil qui filtrait par les lucarnes, assombri par un ciel nuageux, teinté d’écarlate quand le crépuscule lançait ses derniers feux par les fenêtres à l’ouest. Il vit tout cela avec les yeux de l’enfant qui courait dans le couloir, le pied léger et l’esprit enjoué. Il le vit comme l’adolescent qu’il était le jour où son père était mort, marchant d’un pas raide et fier. Il le vit empli de gens qui avaient partagé certains instants de sa vie. — Je vous connais tous. La même sensation l’assaillait quand il s’asseyait dans son ancienne chambre. Il caressait longuement le couvre-lit soyeux. Il prenait dans sa main la statue de Telamathon – le héros qui avait vaincu le dieu Reelos et ses Cinq Disciples – et il parcourait le visage de l’homme avec ses doigts. Il étudiait les tapisseries décorant les murs et les bustes des premiers rois tournés vers l’est pour saluer le soleil levant. Sa chambre était restée meublée comme dans son souvenir, presque comme si on l’avait préservée pour son retour. Il savait qu’il n’en était rien. Personne n’avait espéré le voir revenir, lui moins que tout autre. Mais il était ici, en corps et en esprit, et à chaque heure qui passait il redevenait de plus en plus lui-même. De moins en moins ce qu’il avait été, quoi que ce fût. Il avait presque l’impression que sa chair et sa peau se contractaient pour épouser une silhouette qui commençait à peine à s’ajuster à sa personne véritable. Ce que Corinn avait fait pour le ramener à la vie n’aurait jamais dû être tenté. Il le savait, aussi sûrement qu’il savait toutes les autres choses. Mais c’était fait, et il ne pouvait plus que vivre avec. Comment vivre, cela, il n’en était pas sûr. Ses déambulations dans le palais semblaient l’y aider, cependant. Il reprit son chemin. Il n’aurait pu expliquer comment il savait où trouver le garçon. Il lui suffit de le chercher, et il sut. Il entra dans la pièce au moment où une servante en sortait. Surprise par sa présence, elle se plaqua contre le chambranle et se raidit comme une planche lorsqu’il s’approcha. Une réaction très comparable à celle des autres domestiques qu’il lui arrivait de croiser. Un instant, il étudia les traits doux de son visage, ne les reconnut pas mais les trouva agréables, et il la salua d’un mouvement de tête quand il passa devant elle et pénétra dans la chambre. Aaden, un garçon de huit ans, était au lit. Dans ses vêtements de nuit en soie verte, il était pelotonné sur le côté, les genoux remontés et les mains jointes dans une sorte de crispation. Quelque chose dans la position de son corps semblait trop étudié, trop précis pour être naturel. La servante l’avait peut-être disposé ainsi. Oui, c’était cela. On prenait soin de lui pendant son sommeil. Aliver s’assit à côté de lui. Il avait le sentiment qu’il connaissait déjà l’enfant, qu’il pouvait l’approcher d’aussi près sans que cette proximité l’offense, qu’il avait déjà passé beaucoup de temps avec lui. Or c’était tout le contraire. Corinn avait toujours remis à plus tard leur première rencontre. Mais pour le moment, elle était absente. Une bonne chose, d’ailleurs. Il apprenait à se connaître et à connaître le monde actuel plus vite quand il ne se sentait pas oppressé par l’énergie dense qui enveloppait sa sœur et qu’il supportait mal. — Quand te réveilleras-tu ? demanda-t-il. J’aimerais que nous parlions, rien que toi et moi. J’ai été un jeune garçon comme toi. Un prince auquel le monde était promis. Je ne doute pas qu’on t’ait menti… pour ton propre bien, c’est ce qu’ils croient. Mais rien de bon ne naît des mensonges, même les mieux intentionnés. Une chose qu’ils ne te disent pas, c’est que le monde ne t’appartient pas réellement. Tu n’en es qu’un composant. Tu es né non pour te servir de lui, mais pour le servir. Enfin, c’est ce que je pensais, moi. Peut-être que ta naissance dans cette famille n’est pas un accident. Il se pourrait que tu deviennes le plus grand de nous tous. Le plus grand de nous tous ? Quelle était donc cette idée ? Étrange de la sentir ancrée en lui, alors qu’il ignorait tout de cet enfant, à l’exception de ses origines. Corinn avait dit quelque chose concernant la grandeur d’Aaden. Elle avait dit beaucoup de choses, mais elle en avait tu davantage encore. Aliver était conscient de ces deux faits. Leurs conversations avaient créé un malaise qui le démangeait aux frontières de sa conscience. Il n’arrivait pas à trouver un moyen d’approcher cette conscience, ou de la revêtir et de l’habiter comme une partie de lui-même le désirait. Même quand sa sœur exprimait des points de vue avec lesquels il était en total désaccord, il était impuissant à formuler clairement son objection. * * * Quelques jours plus tôt, avant son départ pour le Teh, elle lui avait dit avoir l’intuition que le Santoth tentait de lui venir en aide. Elle lui avait juré que les Hérauts s’étaient adressés à elle en songe, par l’intermédiaire d’autres personnages. — Il fut un temps où je n’aurais pas cru cela possible, avait-elle commenté. Ils étaient assis et partageaient ensemble la fin de soirée. Le feu s’était réduit à des tisons qui dégageaient plus de chaleur que les flammes. Il observait les doigts de sa sœur qui malaxaient un châle en dentelle, le froissant et le relâchant, le froissant et le relâchant… — Mais aujourd’hui tout est possible. Absolument tout. — Qu’ont-ils dit ? demanda Aliver. — Ils ont promis. Ils ont imploré. Elle évitait de le regarder. Elle semblait presque mener seule les deux côtés de la conversation. — Ils ont demandé, et demandé, et promis. Tout était très confus, vraiment. — Qu’ont-ils demandé ? — D’annuler leur bannissement, de les ramener sur Acacia, et de leur donner Le Chant d’Élenet. Ils se comportent comme s’il leur appartenait ! Et que promettent-ils en échange ? Ils restent vagues sur ce point. D’être mon armée personnelle de sorciers. De me protéger de forces que je ne comprends pas. Comme si j’avais besoin d’eux pour cela ! — Peut-être que si. Ils ont pris soin de moi. Corinn, je suis parti à la recherche… — Tu es parti à leur recherche. C’était un acte stupide. Ils nous ont aidés à gagner la guerre, donc je ne t’en veux pas trop pour ce que tu as fait, mais c’était du Chant lui-même que nous avions besoin, pas d’autres pour le chanter. Peut-être devait-il la croire sur parole. Les pensées du prince étaient toujours nébuleuses en ce qui concernait sa vie passée. — Finalement je ne les ai pas trouvés. Ce sont eux qui m’ont trouvé. Ce n’était pas l’exacte vérité. Il avait pensé que c’étaient des pierres. Il serait mort à quelques pas d’eux s’ils ne s’étaient révélés pour le sauver. — Ils voulaient seulement que leur bannissement soit levé pour pouvoir étudier de nouveau la langue du Dispensateur. — Je sais tout cela, répondit Corinn. Ils veulent désespérément mon livre. Désespérément. — Tu ne serais pas désespérée, toi aussi ? dit-il, et sa question sembla déclencher un signal d’alarme chez sa sœur, qui leva brusquement la tête vers lui. Imagine que… Il ne put aller plus loin. Alors que le regard de Corinn se fixait sur lui, intense et brillant d’un avertissement muet, les mots se coincèrent dans sa gorge comme si on venait de la boucher. Pendant un moment, il eut le souffle coupé. Puis il eut un hoquet et put reprendre sa respiration. C’étaient seulement les paroles qui ne pouvaient plus franchir ses lèvres. Corinn baissa les yeux sur le châle. — Ils m’ont laissée tranquille, ces derniers temps. J’en suis heureuse. Mes rêves sont déjà assez encombrés sans eux. Nous n’avons pas besoin d’eux. Tinhadin n’avait pas besoin d’eux. Moi non plus. — Mais que se passera-t-il si… — Non, j’ai raison, lâcha-t-elle. Restons-en là. Avant que l’écho de cette phrase se soit complètement dissipé, il fut convaincu qu’elle voyait juste. D’une certaine façon, c’était un soulagement. Un doute aussi confus remplacé par la certitude de sa sœur. Il ne se rappelait même plus ce qu’il avait été sur le point de dire. — Oh ! regarde ! dit-elle en pinçant un endroit du châle. Un point défait. Elle tira sur le défaut, l’agrandit. Elle fit claquer la langue sur son palais, en une réprimande adressée à la personne responsable de cette faute, étudia la dentelle un instant, puis se remit à agrandir l’accroc. * * * Assis auprès d’Aaden, Aliver soupira. Penser à sa sœur l’emplissait de lassitude et d’exaltation en même temps. Il ne parvenait toujours pas à comprendre pourquoi. Il tendit une main et caressa les boucles noires qui retombaient sur le front du garçon. Il était beau. Mais tous les enfants ne l’étaient-ils pas ? — J’aimerais vraiment que tu te réveilles et que tu me parles, mais tu ne le peux pas. Alors c’est moi qui vais te parler. Que dirais-tu d’une histoire ? Tu aimerais entendre une histoire ? Aliver s’étendit à côté du garçon. — Voyons… Et il lui raconta des histoires. Pas une seule. Plusieurs. Celle de Kira, qui possédait un unique don magique. Elle pouvait plier des feuilles de papier et leur conférer une forme ailée, pour ensuite les lancer dans l’air où elles se métamorphosaient en oiseaux vivants. C’était un talent simple dont elle ne voyait pas trop l’intérêt, jusqu’au jour où elle se rendit compte qu’il pouvait lui être utile. Il narra une aventure de Bashar qui, alors qu’il traquait son frère dans le Talay, chuta dans un gouffre profond et s’en échappa grâce à l’aide d’un cul-de-jatte qu’il hissa sur son dos et qui lui montra comment remonter à la surface. Il raconta des bribes de légendes telles qu’elles lui revenaient de sa jeunesse, et la moitié de celle d’Aliss, l’Aushénienne qui tua le Fou de Careven. La moitié seulement, car arrivé à un certain point de son récit, il se souvint que la fin était à son avis beaucoup trop sanglante pour être relatée à un gamin endormi. Il parla assez longtemps pour en avoir la voix enrouée. Il se mura alors dans un long silence pensif, le regard fixé au plafond, à écouter la respiration paisible du garçon. Finalement, quand les joueurs de flûte annoncèrent le passage d’une troisième heure, il bascula les jambes hors du lit et se mit debout. — Dors tranquille, mon neveu. Et éveille-toi bientôt. Il allait tourner les talons quand les paupières de l’enfant battirent et s’ouvrirent. Il regarda Aliver. Ses iris étaient de ce gris commun chez les Meins, et offraient un contraste saisissant avec la forme typiquement acaciane des yeux. Aaden remua les lèvres un instant, les humecta du bout de sa langue. — J’ai… j’ai rêvé. Son réveil ne fut pas une surprise pour Aliver, plutôt une joie. Se rasseyant sur le bord du lit, il demanda : — De quoi ? — Que je marchais dehors et que les nuages étaient des pierres. Des pierres énormes, qui flottaient dans l’air. — Vraiment ? Je ne pense pas que les pierres puissent flotter dans l’air, moi. — Celles-là le pouvaient. Et j’ai rêvé que l’eau s’élevait en flottant de tous les bassins des terrasses, et que les poissons se mettaient à nager dans l’air. C’était amusant jusqu’à ce que je me souvienne des poissons carnivores. Quand j’ai pensé à eux, j’ai su tout de suite qu’ils arrivaient, et je suis retombé par terre. — Il y a beaucoup de choses qui flottent, dans tes rêves. — Pas tout le temps. Dans un autre, j’étais très maigre – Aaden leva ses deux bras et les secoua doucement, comme pour lui prouver sa maigreur temporaire –, et une autre fois je pouvais dévorer n’importe quoi. C’est-à-dire que je pouvais mordre dans le mur et le mâcher, ou manger le couvre-lit, ou la lampe à huile. N’importe quoi. Rien n’avait vraiment de goût, mais je pouvais tout manger. — Ce serait bien pratique, dans certaines situations. — Oh ! oui. Quand on est en guerre, par exemple. Ce serait plus simple pour les troupes, si elles pouvaient manger n’importe quoi. Des pierres. Ou de l’herbe. Ou autre chose. Aliver sourit. — Ce serait un avantage indéniable, mais seulement si l’ennemi ne pouvait pas faire pareil. — Non, il ne pourrait pas, répondit le garçon, comme s’il avait déjà réfléchi à cet aspect de la question. Il leva les yeux au plafond, l’esprit manifestement préoccupé par une autre interrogation, et parut hésiter à l’exprimer. — J’ai rêvé que mon ami Devlyn se faisait tuer. Aliver enserra doucement le poignet de l’enfant : — Ce n’était pas un rêve, lui dit-il. Enfin… ce n’était pas seulement un rêve. — Je sais. Mais j’espérais quand même que tu dirais que ce n’était qu’un rêve. J’aurais préféré. Je l’aurais cru, si tu l’avais dit. Qui es-tu ? Aliver se pencha vers lui. — Je suis ton oncle. — Tu n’es pas Dariel, affirma Aaden, catégorique. Il est parti de l’autre côté des Flots Gris. — Je ne prétends pas être Dariel. Je suis Aliver. L’enfant souffla subitement. — Mais bien sûr, c’est toi ! C’est Mère qui t’a fait revenir ? Aliver acquiesça. — Tu vas les punir ? — Qui ? — Mes gardes. Ceux qui ont poignardé Devlyn. Je les ai vus le faire, sans aucune raison. Ils voulaient me tuer, moi aussi. Il est vraiment mort ? — Je le crois, répondit Aliver. Je… je sais qu’il est mort, oui. J’ignore comment je le sais, mais je le sais. Je sais beaucoup de choses, Aaden, mais en même temps elles sont nouvelles pour moi. C’est comme… si je découvrais une nouvelle bibliothèque emplie de livres. Ils sont à moi, mais je ne les ai pas encore tous lus. Il me faudra sans doute un peu de temps. Une exclamation étouffée les interrompit. Une servante se tenait sur le seuil de la chambre, la bouche crispée sur l’ovale de la question que la stupéfaction l’empêchait de poser. Elle fit plusieurs tentatives infructueuses avant de s’éclipser en hâte. — Elle reviendra très vite, je pense, commenta Aliver. Aaden soupira. — Elle va aller chercher Mère ? — Non, ta mère est partie dans le Teh. Elle en voulait à tous les Numreks, pas uniquement à ceux qui vous ont agressés, toi et Devlyn. Je pense qu’elle est allée les châtier. — C’est bien fait. Ils n’ont aucune excuse pour ce qu’ils ont fait. Que va-t-elle leur faire ? Aliver passa une main sur la chevelure du gamin. — Que souhaiterais-tu qu’elle leur fasse ? — Je ne sais pas, avoua l’enfant. Ils ont tué Devlyn. C’était mon ami. — C’était mal de leur part. Lèvres pincées, Aaden hocha la tête. — Pourquoi ont-ils fait ça ? Il n’avait rien fait, c’était juste mon ami. Et soudain le chagrin parut exploser en lui. Il s’effondra en avant, contre son oncle. — C’était mon seul ami. Aliver le serra contre sa poitrine et lui caressa les cheveux pendant que l’enfant laissait couler ses larmes. Ainsi donc, Aaden n’avait pas hérité de son arrière-grand-père Gridulan ce don d’être aimé de tous ses pairs. Gridulan avait été le dernier des monarques d’Acacia à vivre entouré d’une bande de frères loyaux et remplis d’adoration pour lui, s’il fallait en croire les récits les concernant. Leodan n’avait eu auprès de lui que son chancelier, Thaddeus Clegg, lequel avait fini par le trahir. Aliver lui-même aurait pu avoir Melio comme fidèle compagnon, mais il avait été trop insensé pour accepter les propositions du jeune homme, toutes sincères qu’elles fussent. Au moins Aaden savait ce qu’était un ami. — Ta mère se chargera d’eux, dit-il. Elle m’a affirmé qu’elle les traiterait avec équité. — Bien, lâcha Aaden, l’amertume pointant sous les accents rauques de sa peine. Elle devrait les massacrer tous. Aliver tressaillit : les massacrer tous ? Était-ce là l’idée que l’enfant se faisait de l’équité ? Ou celle de sa mère ? La réponse lui vint immédiatement, et avec elle une idée plus précise de la souveraine que sa sœur avait dû devenir. Et de la mère qu’elle était. Il ne put trouver une réponse appropriée à la réflexion de l’enfant, aussi le serra-t-il encore un moment contre lui, jusqu’à ce que son chagrin se soit quelque peu dissipé. Et pendant qu’il restait ainsi, avec Aaden dans ses bras, l’horreur du souhait de l’enfant pour une telle vengeance perdit de son acuité et se brouilla dans son esprit. Très vite, il eut du mal à se remémorer sa réaction première. Enfin le garçon s’écarta de lui. Il paraissait exténué et malheureux. — Je crois que je suis fatigué. Il s’allongea et posa la tête dans le creux de l’oreiller. — Quand je me lèverai, il faudra que nous allions voir Elya. — Elya ? — Tu ne connais pas Elya ? Elle m’a sauvé. C’est un dragon. Enfin… une sorte de dragon. Un lézard. Un oiseau. Tout ça en même temps. Mais je ne sais pas comment l’appeler, autrement qu’un dragon. Tu en penses quoi, toi ? — Je ne sais pas trop, reconnut Aliver. Je n’ai pas encore beaucoup réfléchi aux dragons. J’ai déjà entendu une histoire aushénienne dans laquelle il était question de dragons. Je crois que c’était une créature à la peau écailleuse que Kralith, leur dieu-grue, aurait combattue pour une raison ou une autre. Je n’ai jamais réellement cru à l’existence d’un dieu-grue, c’est pourquoi je n’ai jamais beaucoup réfléchi aux dragons. — Ça viendra. Elle est merveilleuse. Elle vole. C’est Mena qui l’a trouvée et ramenée ici. Où est Mena ? Où était Mena ? La seule formulation de la question déclencha quelque chose en lui. Il n’eut pas la réponse immédiatement, mais le fait d’avoir mis la question en mots l’inscrivit directement dans le monde extérieur. Il ne savait pas, mais il sentait qu’il pouvait savoir. Il pouvait s’il attendait un peu. Exactement comme il avait appris à retrouver son chemin dans le palais, en s’en souvenant, tout simplement. Ou comme il avait su où Aaden dormait, parce qu’il se l’était demandé et qu’il avait senti la réponse aussi accessible que l’air qui l’entourait. Il ne pouvait pas la toucher, cette réponse, ni l’entendre ni la saisir, mais il pouvait l’inhaler. Les réponses étaient là pour lui, il lui suffisait de les inspirer. — Elle est allée dans le Nord, dit-il. Dans les contrées glacées. Pour faire la guerre. Elle a pris la Confiance du Roi. Aaden posa sur lui un regard perplexe. — Tu viens de dire que tu ne savais pas où elle était. Tu l’as dit il y a quelques secondes. Et maintenant tu le sais ? — Je ne suis plus tel que j’étais, avant. — Avant, tu étais mort. — Précisément. — Et maintenant tu ne l’es pas. — En effet. Aaden se tordit les lèvres, réfléchit un instant et parut se décider. — Je te préfère quand tu es vivant. Aliver sourit. — Qu’est-ce que tu sais d’autre ? — J’entends la servante qui revient, dit Aliver. Avec des renforts. Rhrenna fit irruption dans la chambre, suivie d’un groupe de personnes – servantes, médecins et officiels. La pièce sombra aussitôt dans le tumulte. CHAPITRE SIX KELIS D’UMAE CRAIGNAIT QUE LES HÉRAUTS DU SANTOTH soient si voyants que tout le Talay soit au courant de leur présence. Pendant que Shen, Benabe, Naamen, Leeka et lui remontaient de l’Extrême Sud, les silhouettes silencieuses et encapuchonnées les suivaient. Elles se brouillaient en se déplaçant et n’avaient un visage qu’à une certaine distance. Paradoxalement, c’était de près qu’elles devenaient moins distinctes. Bien qu’il passât ses journées auprès des Hérauts, Kelis n’était jamais sûr de leur nombre. S’il essayait de les compter, il se trompait, les voyait se mêler les uns aux autres, et constatait invariablement qu’il ne pouvait se souvenir s’il avait déjà compté tel individu ou non. Plus que tout le reste, le silence qui les accompagnait mettait ses nerfs à rude épreuve. Ce n’était pas seulement l’absence de bruit, mais plutôt la sensation qu’ils absorbaient le moindre son autour d’eux. Pour cette raison, il se retournait souvent pour les regarder, avec l’impression que quelque chose était dérobé à la plénitude du monde dans le lieu où ils se trouvaient. Commettait-il une erreur en ne leur accordant pas sa confiance ? Il n’aurait pu le dire. Shen les traitait comme une escorte d’oncles aimés. Aliver avait passé un certain temps parmi ces mêmes fantômes. Ils l’avaient accueilli, aimé, pleuré quand il avait péri, et ils avaient même vengé sa mort. Aussi horrible qu’ait été leur violence dans la bataille contre les forces d’Hanish Mein, ils s’étaient battus pour Aliver. Pour les Akarans. Ils avaient sauvé d’innombrables vies talayennes et acacianes. Leur importance était indéniable. Kelis aurait simplement préféré qu’ils ne lui donnent pas la chair de poule. Après qu’ils eurent franchi la rivière peu profonde qui marquait la limite de l’Extrême Sud, Kelis fit de son mieux pour guider leur groupe dans cette zone parsemée de petits villages et de communautés de gardiens de troupeaux sans chercher à établir aucun contact humain. Parfois, Shen ne dissimulait pas son scepticisme à son égard. À d’autres moments, c’était Benabe qui se montrait dubitative vis-à-vis de lui. Il les menait sans explication. Quand ils ne purent éviter une barrière de collines rocheuses qu’en empruntant une vallée qui menait droit à la ville halaly de Bida, Kelis prit Naamen à part et s’entretint avec lui. — J’ignore ce qui se passera quand nous traverserons la ville. Sois prêt à tout. De sa main puissante, le jeune homme effleura la dague dans son étui. — Je le suis. — Shen ne voit pas d’inconvénient à ce que nous rencontrions d’autres gens, mais même les Halalys ont des yeux pour voir. Je ne sais pas ce qu’ils penseront du Santoth, ni ce que les Hérauts feront en retour. Si ces gens les craignent, il se peut qu’ils nous laissent passer. Ou pas. — Ne devrions-nous pas en parler au vieil homme ? — Leeka Alain appartient à deux mondes, à présent. Il ne comprend plus complètement celui-ci. Je préfère ne pas trop communiquer avec lui. Sois simplement prêt à réagir à ce qui se produira. Nous sommes les gardiens. Nous ne prenons pas les décisions à la place de Shen. Nous sommes seulement là pour la protéger du mieux que nous le pouvons. D’accord ? — Je ne me souviens pas avoir eu d’autre objectif, répondit Naamen. Kelis, non plus, à vrai dire. Les habitants de Bida avaient construit leurs habitations avec des pierres volcaniques aux formes irrégulières qu’ils soudaient entre elles à l’aide d’un mortier fait d’un sable couleur cendre. De loin, la ville ressemblait à un troupeau de ruminants broutant parmi les acacias. Alors qu’ils descendaient vers elle, Kelis et Naamen prirent la tête, tandis que Shen, Benabe et Leeka suivaient à quelques pas. Les sorciers du Santoth formaient un sillage mouvant derrière eux. Les premiers villageois qu’ils croisèrent étaient des bouviers qui menaient des taureaux à longues cornes. Ils avaient le visage rond et large des Halalys, et un teint sombre différent de celui des Talayens. Leurs yeux inexpressifs ne trahirent ni hospitalité ni agressivité. Leurs regards allèrent de la mère à la fille, avant de se porter au-delà. L’un d’eux dit quelque chose à un autre, dans ce qui devait être un dialecte local. Ils poursuivirent leur chemin en aiguillonnant leurs bêtes pour qu’elles gardent le même rythme. Kelis se retourna pour les observer et fut abasourdi de voir les trois hommes et les taureaux passer à travers le groupe des sorciers. Le Santoth s’écoula en avant sans ralentir, les Hérauts s’écartant juste assez pour que les villageois poursuivent leur progression, sans paraître les remarquer. Un peu plus loin, à l’entrée de l’agglomération proprement dite, un homme descendit d’un rempart défensif et vint se camper sur leur chemin. Il tenait une lance en tous points semblable à celle de Kelis, avec la hampe aussi fine qu’un doigt et le fer long et aplati, le tout fait d’une seule pièce métallique. — Connais-tu la soif ? — Je la connais, répondit Kelis, mais il y a de l’eau dans le ciel. L’autre approuva cette vérité d’un mouvement de tête, et Kelis ajouta : — Nous ne faisons que passer. Juste passer. L’homme aurait été en droit de procéder à un interrogatoire en règle. Que faisaient des Talayens à sortir ainsi de l’Extrême Sud, en compagnie d’une femme et d’une enfant ? Pourquoi foulaient-ils le sol halaly ? Qui étaient toutes ces silhouettes encapuchonnées qui traînaient derrière eux ? Aussi simple et naturelle qu’elle fût, n’importe laquelle de ces questions aurait constitué un piège, et les réponses que Kelis avait déjà préparées dans cette éventualité se réduisirent à une sensation de sable sec sur sa langue. Une sensation d’une telle intensité qu’il lui fallut un moment pour comprendre que l’homme lui indiquait où trouver le puits public, au cas où ils voudraient se désaltérer. Il ajouta que le marché fermerait bientôt, mais qu’en se hâtant les voyageurs pouvaient encore s’y ravitailler. Kelis le dévisagea. Naamen dut tirer sur la manche de son vêtement pour le remettre en mouvement. — C’est étrange, dit Naamen quand ils avancèrent entre les maisons du village. — Quoi donc ? s’enquit Benabe. Que nous soyons suivis par une troupe de très vieux sorciers non-morts ? Ou que personne ne semble les voir ? — Je vous avais bien dit que nous n’aurions aucun problème, leur rappela Shen de sa voix flûtée. Ils traversèrent le village sans se faire plus remarquer qu’un groupe de voyageurs anodins. Ils prirent de l’eau au puits. Elle était claire et douce. Aux étals du marché, ils achetèrent des tortillons de viande d’antilope séchée, du kive en poudre, du thé amer en feuilles et un long collier de piments pourpres que Naamen passa autour de son cou comme si c’était une parure. Benabe choisit des perles afin de confectionner un bracelet pour Shen. Et pendant tout ce temps, les Hérauts les suivirent. Invisibles des villageois, ils se massaient dans les rues, louvoyaient entre les étals, effleuraient les gens qui ne leur prêtaient pas plus d’attention qu’ils n’en auraient eu pour un souffle de vent. Kelis s’efforçait de ne pas les regarder, mais cela lui était difficile. Les Hérauts s’intéressaient plus aux villageois que les villageois à eux. Un des sorciers fit halte devant l’entrée d’une maison et scruta l’intérieur pendant si longtemps que cela en devint effrayant, mais il finit par passer son chemin. Quelques autres parurent se désolidariser du reste et allèrent errer entre les étals où ils passèrent leurs mains voilées parmi les victuailles proposées. L’un vint se camper à quelques centimètres seulement d’une femme qui parlait, si près que le souffle de la femme fit frémir les bords de son capuchon. Le cœur de Kelis se mit à battre plus fort que s’il était en train de courir. Un enfant fit subitement volte-face et se précipita dans le mur des Hérauts. Il passa à travers eux et le Santoth continua d’avancer avec pour seule trace de la collision un léger ondoiement dans ses formes. C’est seulement ensuite, quand Kelis l’aperçut de nouveau, que l’enfant s’immobilisa et se toucha la poitrine du bout des doigts en regardant autour de lui d’un air étonné. Le jeune homme incita le groupe à ne pas traîner. Les battements de son cœur ne ralentirent que lorsqu’ils furent loin du village et retrouvèrent la sécurité des plaines. * * * Le spectacle d’Umae nimbé de gris sous le clair de lune était la vision la plus paisible et la plus belle que Kelis eût savourée depuis une éternité : son lieu d’attache pendant tant d’années, où sa famille résidait toujours, un endroit empli de souvenirs, dont beaucoup étaient liés à Aliver. Il y arriva seul, après avoir laissé les autres à une journée de marche de là. Il craignait l’intervention de Sinper Ou et ne voulait pas que ses compagnons s’approchent de la ville. S’il devait lui arriver quoi que ce soit, s’il ne revenait pas à l’heure dite, le reste du groupe devrait reprendre sa route vers le nord en toute hâte. Il se glissa dans la ville endormie tel un voleur, ce pour quoi les chiens le prendraient immanquablement s’ils l’entendaient, le voyaient ou le sentaient. Il s’arrangea donc pour arriver contre le vent, afin que celui-ci emporte son odeur loin des maisons. Il connaissait le chemin jusqu’à l’enclos de Sangae et le parcourut en profitant des ombres, contournant les cabanes, longeant les murs des entrepôts, sans bruit et en faisant des haltes fréquentes pour sonder le calme de la nuit. En passant juste devant le muret qui délimitait le jardin de sa mère, il fit courir sa main sur les briques cuites au soleil et lui murmura un salut. Le chien qui se planta devant lui alors qu’il passait devant la porte de la maison d’Adi Vayeen, il l’avait vu naître. Il l’appela d’un chuchotement doux et tendit la main comme il le faisait souvent avec ses congénères. L’animal vint frotter son crâne sous ses doigts et se pressa contre sa jambe. Kelis le gratta derrière les oreilles pendant un long moment. En dépit de tous ces éléments familiers, il avait les doigts tremblants quand il s’engagea dans l’allée menant à la cabane où Sangae dormait. Il pinça le rideau, un mur suspendu mouvant sous le souffle de la nuit. Il le fit bouger dans un mouvement qui imitait l’effet d’un léger coup de vent. Le temps qu’il fallut au rideau pour retrouver sa place, il scruta l’intérieur. Il se glissa par l’ouverture. Sangae dormait sur le flanc, étendu sur une natte. Il était seul, comme toujours depuis la mort de sa femme quelques années auparavant, quand il avait trouvé un repos plus réparateur dans la solitude. Kelis n’avait fait qu’un pas lorsque les yeux du vieil homme s’ouvrirent. Ils se fixèrent sur l’intrus qui ne devait être guère plus qu’une silhouette anonyme sur le fond étoilé du ciel qu’on apercevait à côté du rideau. — Père, dit le jeune homme, pardonnez à la nuit son obscurité. Sangae mit un temps avant de répondre. — Je lui pardonne, car l’air de la nuit est frais. Kelis ? — C’est moi, oui. Le chef du village se redressa en position assise et accepta l’accolade de son visiteur. Il le serra fort contre lui quelques secondes, puis le relâcha et passa le bout des doigts sur les traits du jeune homme. — Tu es bien vivant ? — Je le suis. Nous le sommes tous. Shen aussi. — Allume une lampe, qu’on y voie un peu, murmura le vieil homme en désignant une lampe à thé posée sur le sol à côté de lui. Ne donne pas trop de lumière : le danger rôde, ici. Non, avant toute chose, allons dans une autre pièce, moins exposée. Quelques minutes plus tard, les deux hommes se faisaient face, assis chacun sur un tabouret bas, dans l’entrepôt du village. La lampe projetait une lueur jaune qui éclairait leurs traits par en dessous. Autour d’eux abondaient de grands vases, des étagères surchargées d’articles pour le ménage et des empilements de sacs de grains. Sangae avait appelé ses chiens à voix basse et les avait attachés afin qu’ils gardent l’endroit. Kelis lui narra leur étrange voyage en direction de l’Extrême Sud. Sangae écouta tout en faisant chauffer le contenu d’une petite théière au-dessus de la lampe. Kelis se rendit compte que les mots venaient en flots à ses lèvres. Il ne s’était pas douté qu’il avait tu tant de choses. Sa fuite devant la meute de laryx, avec Shen attachée sur son dos. Ces montagnes qui se déplaçaient autour d’eux, comme si c’était la région entière qui glissait sous leurs pieds, et non eux qui la parcouraient. Les nuées d’oiseaux qui volaient au-dessus de leurs têtes comme des salves de flèches, pour ensuite s’écraser et mourir. La façon dont les sommets avaient brutalement cessé de se succéder, un matin, et le célèbre général, Leeka Alain, qui les attendait, immobile, dans le désert. Leur progression encore plus loin dans le sud, jusqu’à l’apparition du Santoth, les pierres qui s’étaient transformées en tourbillons de sable et avaient emporté Shen, avant de la ramener plus tard et d’annoncer que tous les Hérauts iraient rencontrer la reine. — Une mesure pleine de sagesse, dit le vieil homme quand Kelis lui expliqua avoir laissé le reste du groupe caché loin du village. Sinper Ou a des espions partout. Même ici, j’en ai peur. Il ne t’a jamais fait confiance, et Ioma encore moins. Sais-tu qu’il a commencé à envoyer ses hommes à travers les plaines pour te rechercher ? Il ne s’est pas remis d’avoir laissé partir la fille. Il ne m’a laissé rentrer chez moi que parce qu’il pense pouvoir me prendre au piège plus tard, d’une façon ou d’une autre. Sangae emplit une petite soucoupe de thé de brousse et la présenta au jeune homme, qui la prit et but. — Ou a beaucoup d’amis, Kelis. Et beaucoup d’autres personnes souhaitent devenir ses amis. L’argent qu’il possède lui a acheté bien des yeux. — Shen a elle-même des amis. Je veux parler des Hérauts du Santoth. Ils veulent empêcher Corinn de répandre le malheur avec sa magie. D’après Shen, ils sentent qu’elle est en train de créer des déchirures dans la texture du monde, ou quelque chose de similaire. Les lèvres de Sangae remuèrent, mais il ne trouva rien à dire. — Je doute que quiconque puisse leur enlever Shen sans leur consentement, continua Kelis. Je ne sais pas ce que sont les Hérauts, et je ne sais pas ce qu’ils veulent réellement. Je suis avec eux depuis des semaines, maintenant, mais ils ne dévoilent rien d’eux-mêmes. Shen leur fait confiance, pourtant, mais… — Alors tu dois leur faire confiance, toi aussi. — Je ne le peux pas, s’entendit répondre le jeune homme. J’ai essayé, mais je n’arrive pas à leur faire confiance. — Pourquoi ? Kelis fit claquer sa langue. — Je ne sais pas. Ils me semblent… faux. Ils ne disent jamais un mot. — Parce que leurs paroles sont dangereuses. Tu le sais. Peut-être que le temps est venu pour eux de rejoindre le monde. Si Corinn pouvait leur apprendre… elle deviendrait incroyablement puissante. Une autre Tinhadin. C’est quelque chose qui m’aurait effrayé, auparavant, mais écoute, il y a autre chose… Il plaça sa vieille main à la peau rugueuse sur celle de Kelis et la pressa. — Pardonne-moi de ne pas l’avoir dit dès ton arrivée. Je voulais entendre ce que tu avais à raconter avant de t’obscurcir l’esprit avec cette nouvelle. Elle n’est peut-être pas vraie, mais nombreux sont ceux qui y croient. Les gens prétendent qu’Aliver est vivant. Ils disent que Corinn l’a ramené de la contrée des morts en se servant du Chant. La rumeur nous a atteints la semaine dernière. Tous ceux qui vivent au nord d’ici sont au courant. Les pèlerins font route en masse pour Acacia. Il en était de même pour une partie de l’esprit de Kelis. Ses pensées s’écoulaient de lui en un flot si impétueux qu’elles laissèrent momentanément son corps vide. — Il n’y a pas de meilleur moment pour emmener Shen et le Santoth sur Acacia. Ce pourrait être la solution à tous les problèmes. Sinper Ou représente toujours un danger, mais si tu amènes Shen à son père, il ne sera pas une menace. Tu dois l’emmener, exactement comme ils te l’ont demandé. Reste avec ton petit groupe. Que le Santoth continue de se cacher. Joignez-vous aux pèlerins qui convergent vers Acacia et présentez Shen directement à Aliver. — Et s’il n’est pas réellement revenu ? Du bout des doigts, Sangae massa son front ridé. — Prie le Dispensateur qu’il soit bien revenu. Je sens que le destin du monde dépend de lui, une fois de plus. CHAPITRE SEPT DEVANT LE RASSEMBLEMENT DE MARCHANDS DE BOCOUM, Barad le Simple savait avec précision ce qu’il voulait dire. Il avait ressassé ces paroles en cheminant et dans ses rêves. — Les Akarans ont bâti leur dynastie sur des actes répréhensibles. Au fond des coussins qui garnissent les trônes se trouve le sang de deux frères massacrés par la main du troisième. C’est une nation construite sur la scission entre de vieux amis, dont l’un a condamné l’autre à l’exil. C’est le produit d’un homme rendu fou par le pouvoir de sa sorcellerie au point de bannir ses compagnons du pays pour les punir de l’avoir élevé. Les gens ont deux options lorsqu’ils sont confrontés à une réalité aussi épouvantable : la nier et téter le sein du mensonge comme des nourrissons, ou lui faire face avec les yeux grands ouverts des adultes. Et si vous lui faites face, qu’arrivera-t-il ? Une seule possibilité. Vous devez démanteler le mensonge. Vous devez abattre tout ce qui a été construit sur ses bases, car tout cela est corrompu et provoquera votre chute avant que vous détourniez le regard. Lorsqu’il se fut tu, les marchands applaudirent, firent l’éloge de la reine et le remercièrent pour ce discours. Quelques jours plus tard, quand il s’adressa aux riches de Manil, il décida de dire : — Vous seriez en droit de me demander : « Pourquoi devrais-je changer ce qui fonctionne si bien ? Pourquoi renoncer à ma fortune, à ma fierté et à l’histoire ? » Je vous répondrais que vous n’avez nulle fortune. Vous n’avez aucune fierté. Vous n’avez aucune compréhension réelle de l’histoire. Ces choses auxquelles vous vous raccrochez, ce sont des vapeurs déguisées en vérité. Un homme ne peut se nourrir de vapeur. Une femme ne peut se draper de vapeur et se sentir réchauffée par elle. Un enfant ne peut se réveiller au cœur de la nuit et courir vers la vapeur pour trouver du réconfort. Et vous pourriez me dire : « Ma mère a vécu et est morte ainsi. Mon grand-père a vécu et est mort ainsi. Le monde pense que ma nation est la plus grande. Quelle folie te pousse à vouloir m’en détourner ? » Comment répondrais-je à ces questions ? Avec la certitude. Cette certitude est que chaque crime, chaque mensonge, chaque duperie, vous les paierez avec les intérêts. « Prouve-le », me diriez-vous alors. Je n’ai qu’à pointer le doigt vers le nord pour le faire. C’est ce qui s’avance vers nous, à travers les glaces. Ce qui vient vers nous, ce sont les formes vivantes de toutes vos années d’insanité et d’injustice. Les riches de Manil portèrent des toasts à sa santé. Avant une rencontre avec le Sénat acacian à Alécia, réuni tout spécialement pour l’écouter, il avait l’intention de s’emporter en ces termes : — Il n’y a qu’une seule chose à faire ! Nous devons déchirer le voile des mensonges. Nous devons déchiqueter ces langes dans lesquelles nous sommes nés, nous écarter de l’illusion, et nous tenir ainsi, nus et effrayés, juste assez longtemps pour réordonner le monde tel qu’il devrait justement être. Ce sera difficile. Ce sera douloureux. Ce sera une épreuve comme aucune de celles que nous avons connues. Mais nous en ressortirons plus proches des êtres véritables et sincères que nous souhaitons tous être. Nous serons les Fraternels. Parmi les visages réjouis des gens qui lui faisaient une ovation alors qu’il sortait de la salle, Barad reconnut celui de Hunt, le Fraternel représentant d’Aos. Il restait figé, lèvres serrées, l’air grave. Barad eut envie de se précipiter vers lui, au lieu de quoi il continua de marcher en détournant les yeux quand il s’approcha de lui. Pourquoi agissait-il ainsi ? se demanda-t-il alors que ses pieds l’emmenaient irrésistiblement plus loin. Quand il en avait fini avec chacun de ses discours, quand il n’avait plus de mots et que sa voix de basse s’éteignait, lorsqu’il cessait ses gesticulations enfiévrées et qu’il regardait à travers la pierre de ses yeux tous ces gens chez qui ses propos avaient ranimé l’enthousiasme, il savait qu’il n’avait rien dit de ce qu’il voulait au départ. Il avait fait l’éloge de la reine. Il avait chanté ses louanges et renforcé les chaînes de l’Empire. D’une façon qui le dépassait, elle contrôlait chaque mot qu’il prononçait. Elle avait choisi chacune de ses destinations, et si ses pas le menaient dans une direction précise, c’était celle qu’elle avait déterminée. À certains moments, les mots qu’il prononçait étaient les siens, mais seulement pendant quelques secondes. De temps à autre, des commentaires ou des apartés caustiques, voire même des critiques ouvertes de la reine, échappaient au barrage de ses lèvres. Les premiers jours, il avait pensé qu’il pourrait poursuivre sur cette lancée et relier ces paroles pour exprimer ses sentiments véritables. Mais il ne parvenait jamais qu’à glisser de simples pointes d’humour amical dans son discours. De même, il ne réussissait pas à exprimer combien il aimait les gens à qui il s’adressait, bien qu’il eût constamment l’occasion de se rappeler à quel point c’était le cas. Il reconnaissait les visages des fermiers habitant au nord de Danos. C’étaient à eux qu’il avait présenté le roi Grae d’Aushénie. À présent, lorsqu’il leur parlait, il voyait à leur expression qu’ils luttaient pour accorder son ancien message à la cause qu’il semblait avoir adoptée depuis. À Bocoum, il avait remarqué une femme âgée qui le fixait de ses yeux injectés de sang. Il aurait tellement voulu tout lui expliquer. Mais il avait serré les lèvres, tourné les talons et s’était éloigné. Tandis que son navire quittait le port d’Alécia, il observa les rochers depuis lesquels les enfants plongeaient pour aller nager avec les dauphins. Un peu d’écume vint mouiller le bout de ses doigts, qu’il porta à ses lèvres. C’était une terre qu’il aimait, peuplée d’âmes qui n’avaient encore jamais pu être pleinement elles-mêmes. Bien qu’il revînt sur Acacia avec la peur au ventre, la seule vue de l’île lui rappela cette évidence. À ses yeux, l’île et le ciel, la mer houleuse et les créatures qui y évoluaient étaient tous des nuances de la pierre, différentes textures d’un monde de granite. De la pierre solide ici. De la pierre liquide là. Une pierre aussi transparente que la vapeur ailleurs, et une pierre aussi luisante que le dos mouillé d’un dauphin, ailleurs encore. Il voyait tout cela avec une clarté qui n’était pas différente d’auparavant, mais c’était une clarté faite de sable et de roc, de blanc, de gris et de noir. Dans ses rêves, le monde demeurait tel qu’il avait été, parfois teinté de couleurs si chatoyantes qu’il se réveillait le cœur pris dans une danse au rythme fou, tant était grande sa joie de le contempler. Et il se réveillait dans la grisaille maudite de son monde. La manière dont Acacia s’élevait de la mer turquoise. Les terrasses qui s’empilaient toujours plus haut, débordantes de couleurs. Les flèches, des splendeurs qui rivalisaient entre elles pour percer le ventre du ciel. Comment le cœur d’une nation aussi corrompue pouvait-il être d’une telle beauté ? Comment un monde dans lequel il avait vécu tant d’années continuait-il à le surprendre, le déconcerter, le dérouter ? Comment pouvait-il voir une chose et s’en remémorer une autre à chaque instant de sa liberté contrainte ? Il y avait de quoi devenir fou, mais il ne devait pas s’en étonner. La reine lui avait dit qu’il en serait ainsi. Des semaines plus tôt, quand elle avait bondi sur lui et lui avait pris la tête entre ses mains, il avait levé le poing pour la frapper. Il l’aurait fait, si elle n’avait pas glissé les pouces dans ses yeux et pressé. Sur ses lèvres et dans ses doigts vibrait un pouvoir qui avait anéanti le lien entre sa volonté et son aptitude à agir selon elle. La colère n’était pas morte en lui, mais le poing dressé pour la frapper n’avait soudain plus eu de relation avec ce sentiment. Il était resté figé dans l’air un moment, puis ses doigts s’étaient ouverts, et la main s’était posée doucement sur le bras de la reine. Elle avait murmuré : — Ton esprit m’appartient. En réponse, il avait voulu articuler des imprécations, des réfutations, une litanie de condamnations. Quand ses lèvres avaient remué, elles avaient dit « oui ». Il s’était entendu et avait hurlé « non ! », mais ses lèvres avaient dit « oui ». * * * N’étant plus un paria, Barad pouvait circuler où bon lui semblait à l’intérieur du palais, et même se rendre sur les terrasses supérieures, près des appartements royaux. Il était pris au piège, mais pour le monde entier il semblait être un homme libre. Il pouvait aller où ses pas le menaient. C’était clair, la reine avait donné des instructions pour qu’il soit traité à l’instar de quelque dignitaire de haut rang lorsqu’il se trouvait sur l’île. Mais il ne pouvait pas agir selon des désirs contraires aux souhaits de Corinn. S’il décidait de quitter l’île et de s’enfuir pour disparaître, il oubliait son but après quelques pas. Une fois, il avait même imaginé mettre fin à sa vie. Au lieu de se servir du couteau pour se l’enfoncer dans le corps, il s’était retrouvé à peler une pomme. À cause de cette malédiction, il était maintenant assis sur un banc, au centre du réseau de canaux, et il écoutait le murmure de la fontaine tout en regardant les ombres des poissons qui se déplaçaient au ralenti dans l’eau en contrebas. Il se trouvait exactement là où la reine souhaitait qu’il fût. Il le savait, et il n’y pouvait rien. Rhrenna était assise à côté de lui et griffonnait des notes sur une feuille de parchemin. — Un voyage réussi, je dirais. La reine sera satisfaite de toi. Barad arracha son regard à la contemplation des eaux et le dirigea vers elle. L’effort requis pour faire rouler les sphères de pierre dans les orbites était considérable. Cela le fatiguait plus que de mouvoir son corps massif à travers le monde, et quand il bougeait trop les yeux il finissait par avoir des migraines qui pouvaient durer des jours entiers. Ils présentaient un avantage, cependant. Par moments, ils voyaient avec une netteté que ses yeux de chair n’avaient jamais possédée. Ce n’était pas réellement une question d’acuité visuelle, plutôt une aptitude qu’ils avaient à retranscrire la vérité plus totalement, comme s’ils lisaient les émotions et les pensées aussi clairement qu’ils voyaient les traits qui les masquaient. Il se racla la gorge pour éviter de répondre à son commentaire. Il aurait pu lui dire qu’il détestait la reine, et qu’il n’avait aucun intérêt à lui complaire. Il aurait volontiers craché sur la Meine et l’aurait traitée de servante de la répression, de pauvre outil aux mains d’une maîtresse possédée par le mal. Mais il ne pouvait rien faire de tout cela, il le savait. — As-tu rencontré certains de tes anciens conspirateurs ? Des Fraternels, comme tu les surnommes ? — À Manil, oui, s’entendit-il répondre. Hunt est venu d’Aos. — Et ? — Il m’a cru fou. Rhrenna sourit, une expression qui plissait ses paupières et fermait presque ses yeux bleu pâle. — Oui, mais pour quelqu’un qui a perdu la raison, tu exprimes une grande sagesse. Je suis sûre que c’est surtout cela qui l’a gêné. — Ce qui l’a surtout gêné, c’est que les Fraternels n’existent plus. Il m’en rend responsable. La nouvelle de mon soutien à la reine se propage comme une épidémie. — Plutôt un remède, un remède contagieux, dit Rhrenna. Elle posa les mains sur son écritoire et étudia le ciel. De fines bandes de nuages festonnaient l’azur. L’air charriait une fraîcheur nouvelle, celle qu’on assimilait à l’automne sur l’île. — La reine sera contente de toi quand elle reviendra. Barad remarqua qu’un des fusains avec lesquels la jeune femme écrivait était tombé sur le banc. Pendant qu’elle avait encore les yeux levés, il posa sa large main dessus. — Quand reviendra-t-elle ? — Dans une semaine, deux tout au plus. Sa campagne a été couronnée d’un succès total. J’ai reçu un message par pigeon voyageur la nuit dernière. Elle récupère de ses efforts et elle prendra bientôt le chemin du retour. Elle serait revenue plus tôt si elle n’était tombée malade après avoir détruit les Numreks. Ce prodige lui a beaucoup coûté physiquement. Si tu entendais ce que les gens disent d’elle, maintenant… Elle détruit des armées entières. Nul ne peut se dresser contre elle. — C’est vrai ? Nul ne peut se dresser contre elle ? Rhrenna fronça son petit nez étroit avant de répondre. — Personne que je connaisse. Elle a massacré ton peuple, songea-t-il. Il n’essaya même pas de le dire, mais il se raccrocha à cette pensée et fixa la jeune femme de ses yeux de pierre. Sa main se referma peu à peu sur le bâton de fusain. — Ne me regarde pas ainsi, dit Rhrenna. Tu n’es pas la première personne qui doit se plier à sa volonté. Nous en sommes tous là. Tu devrais t’en accommoder et le vivre sereinement. C’est ce que j’ai fait. Barad, nous vivons des temps vraiment extraordinaires. Elle posa ses parchemins sur le banc à côté d’elle et se leva. — Il se peut que tu n’aimes pas notre reine, mais si quelqu’un est capable de nous diriger aujourd’hui, c’est elle. Regarde, nous avons des visiteurs princiers. Aliver et Aaden venaient d’entrer dans les jardins. Barad n’avait pas encore vu Aliver, mais il le reconnut instantanément. L’enfant et l’adulte marchaient côte à côte, en discutant à voix basse, et la créature ailée les suivait à courte distance. Les princes les aperçurent, firent un signe de la main et pressèrent le pas. Le dragon resta en retrait et s’écarta d’eux pour longer les canaux. Elya sonda les eaux du regard tout en avançant à pas légers, tel un chasseur bienveillant. Barad savait qu’elle était un miracle dont l’Empire entier parlait, mais c’était le prince revenu d’entre les morts qui le fascinait. Aliver était exactement comme Barad l’avait imaginé. Jeune, svelte et musclé sans excès, marchant très droit avec des mouvements naturellement imprégnés de sa qualité princière. Il avait ce même visage que Barad avait vu dans les brumes de ses rêves, des années plus tôt, alors que la rébellion contre Hanish Mein gagnait en puissance. Il savait déjà avec quel timbre de voix il s’exprimerait, et ce serait la voix qui l’avait encouragé par le pouvoir de la vérité. S’il y avait jamais eu un homme que l’ancien mineur ait considéré comme son roi, c’était celui-là. Ce que Barad fit alors, il ne l’avait pas prémédité. Barad le Simple, celui qui pendant des années avait parlé de l’idée qu’était le règne monarchique, tomba en avant. Il se reçut rudement sur les genoux et s’inclina, jusqu’à ce que son visage effleure les bottes légères d’Aliver. Il entendit le prince qui le priait de se relever. — Ce n’est pas nécessaire, dit Aliver. Vraiment, Barad, ce n’est pas la peine de te prosterner devant moi. — Il doit le faire, dit Aaden, le jeune prince. C’était l’ennemi de ma mère. Nous aurions pu le tuer ! — Il était, souligna Rhrenna. Il était notre ennemi, mais il ne l’est plus. Aliver toucha l’épaule de Barad, passa la main sous son aisselle et l’aida à se remettre debout. — Non, dit-il. Il n’a jamais été un ennemi. Pas réellement. Barad leva les yeux vers le visage du prince. Il voulait lui dire qu’il avait entendu sa voix en rêve à de multiples reprises. Des années plus tôt, cette voix l’avait sauvé, lui avait donné un but, l’avait poussé à fomenter une révolte sur Kidnaban. Il voulait avouer toutes ces choses. Mais il dit : — Louée soit la reine, car elle a ramené le trépassé parmi nous. Cette déclaration sembla décevoir Aliver. — Barad…, commença-t-il, mais il jeta un coup d’œil à Aaden et se ravisa. Oui, louée soit la reine. Elle ramène beaucoup à la vie, n’est-ce pas ? — Si tu avais vu comment elle a fait apparaître de l’eau dans le désert ! dit l’enfant. Barad reprit place sur le banc et resta là, à écouter le bavardage détendu entre Aliver et Aaden, avec les contrepoints de Rhrenna. Le garçon annonça qu’il venait de montrer les œufs d’Elya à son oncle. À son avis, ils allaient bientôt éclore. Il voyait même les futurs dragons remuer à travers l’enveloppe dure de la coquille. — Ils attendent simplement que Mère soit de retour, conclut-il. L’évocation de ce retour déclencha un frisson de crainte chez Barad, mais il savait qu’il n’en transparaissait rien à l’extérieur. Aliver se remémora ses jeunes années et comment il avait nagé dans les tunnels reliant les différents bassins entre eux. Il avait découvert que ces bassins faisaient tous partie d’un seul système. S’il retenait sa respiration assez longtemps, il pouvait disparaître de l’un, nager dans les ténèbres, et refaire surface dans un autre, qui de l’extérieur semblait complètement séparé du premier. — Je pourrais le faire, déclara Aaden. J’ai un bon souffle. Aliver le jaugea du regard. — Oh ! je ne sais pas… J’étais plus âgé que toi lors de ma première tentative. — Mais je suis meilleur nageur. — Et comment le sais-tu ? — Je le sais, c’est tout. Aliver se renfrogna. — C’est peut-être un pari à relever… Aaden fut aussitôt d’accord. — Il fait trop froid ! protesta Rhrenna. Il risque de tomber malade. Nous sommes presque en hiver, Votre Altesse. Aliver cligna de l’œil à son adresse. — Les bassins retiennent la chaleur de l’été plus longtemps qu’on pourrait s’y attendre. Un dernier bain ne fera de mal à personne. Pendant que les deux princes discutaient des modalités de l’épreuve, avec Aliver qui gesticulait tout en marchant de long en large, tout à ses souvenirs sur le fonctionnement des tunnels, Barad se demanda pourquoi la reine l’avait fait revenir à la vie. Certainement pas pour jouer avec son fils. Existait-il une part d’elle-même qui désirait sincèrement se confronter à l’idéologie de son frère sur le monde ? Il ne parvenait pas à l’imaginer. Peut-être l’avait-elle déjà changé, pour en faire un autre porte-parole de sa volonté. Il ne constatait chez le prince aucune hésitation avec les mots comme celles que lui-même éprouvait, aucun indice d’une frustration intime. Barad le surveillait avec toute l’intensité de son regard minéral. Il y avait quelque chose sous la peau de son visage. Quelque chose qui n’était pas physique et pourtant bien là, des traits qui glissaient sous la façade, comme si un autre Aliver venait se presser contre la fine barrière de l’épiderme. Le phénomène ne durait qu’un instant, puis il se dissipait. Derrière le visage du prince, il y en avait un autre. Ou une autre version du même. — D’accord, Aaden, réglons donc ce pari, dit Aliver. Il commença à déboutonner sa chemise. Quelques instants plus tard, vêtu seulement de son haut-de-chausses, il plongea dans le bassin, pour le plus grand plaisir de l’enfant qui l’imita. Si le prince ne s’était enfoncé sous la surface, nul doute qu’Aaden serait tombé sur lui. Barad se tourna vers Rhrenna. Il chercha à dire tout haut les mots que son esprit se refusait à former. Il savait ce qu’il avait vu, et il aurait dû être capable de l’expliquer. C’était l’influence de Corinn. Une autre abomination magique. S’il parvenait à la lui définir, la Meine la verrait, elle aussi. Il lui saisit le poignet et dit, avec toute la gravité qu’il put rassembler : — L’œuvre de la reine est une bénédiction pour nous tous. Non ! Ce n’était pas ça ! Il tenta de frapper la pierre du banc avec la paume de son autre main et ne réussit qu’à ébaucher un geste vague en direction des princes. La jeune femme acquiesça. — N’est-ce pas stupéfiant ? La vie revenue de la mort. On se demande ce que Corinn fera encore. Elle se dégagea en douceur de son emprise, rassembla ses affaires et s’éloigna d’un pas raide, l’air très officiel à nouveau. Seul sur le banc, Barad se souvint du fusain. Il n’était pas très doué pour écrire, car il avait appris à le faire sur le tard, mais il en savait assez pour rédiger un message bref. Il entreprit d’écrire sur le banc : Prince Aliver, nous sommes tous deux esclaves ! Il vit les lettres sur la pierre, qui exposaient sa véritable pensée. Quand il eut terminé, son cœur battait la chamade. Le stratagème pouvait marcher. Il lui suffirait de faire venir Aliver et de lui montrer le message. La malédiction serait contournée. Il savait que sa ruse atteindrait son objectif. Il voulut attirer le regard du prince, mais celui-ci ne le vit pas. Il fallait qu’il se lève. Ce qu’il fit, tout en jetant un nouveau coup d’œil sur son message. Il resta pétrifié, alors qu’il n’était pas encore totalement redressé. Il avait tracé ces mots : Prince Aliver, nous sommes tous deux sauvés ! Il se laissa lourdement retomber sur le banc. Du plat de la main, il effaça les lettres, puis il laissa le fusain échapper à sa main. Son cœur, empli d’un bonheur si profond un moment auparavant, lui parut s’éteindre dans sa poitrine. Il regarda l’homme et l’enfant qui nageaient et s’aspergeaient d’eau, qui plongeaient et poursuivaient les poissons. Aaden cria des instructions inédites pour un nouveau jeu incluant les tunnels. Aliver y ajouta ses idées avec enthousiasme. Il semblait avoir le même âge que son neveu. En observant la tête du prince à la surface du bassin, Barad aperçut une fois encore le même mouvement vague sous la peau. Aaden ne pouvait pas le voir. Personne ne le pouvait. Seulement lui, avec ses maudits yeux de pierre. Aliver lui-même n’en savait rien. Il ignore qu’il est prisonnier de lui-même, et je n’ai aucun moyen de le lui dire. Je ne peux le dire à personne. CHAPITRE HUIT MELIO SHARRATT REGARDA CLYTUS QUI SORTAIT DE LA TAVERNE. Le chaume dépassant du toit griffa ses cheveux au passage, ce qui ne le décoiffa d’ailleurs pas davantage. Il vint vers lui à grandes enjambées. Avec ses bras épais croisés sur sa poitrine, ses épaules aux muscles saillants et son visage buriné arborant une expression revêche, Clytus était de ceux dont il valait mieux se faire un ami qu’un ennemi. Il semblait n’avoir peur de rien ni de personne. Il avait jadis été un ami proche de Dariel, un brigand, et il l’était toujours. — Il est là. — Il parlera ? demanda Melio. Clytus s’éclaircit la gorge et se gratta le menton de ses doigts noueux. — Oui, il parlera, affirma-t-il tandis que son regard surveillait une bande de gamins occupés à un jeu de paris avec des coquillages. Melio faillit lui dire que personne dans la rue ne leur prêtait la moindre attention, mais il n’était pas en terrain connu. Il ne l’y était plus depuis que Corinn l’avait envoyé à bord du Ballan contourner l’Extrême Sud et remonter le long de la côte occidentale du Talay en compagnie de certains anciens pirates amis de Dariel. Clytus était maintenant le capitaine du navire, avec le vieux Nineas toujours au poste de pilote, et Geena qui commandait l’équipage. Étrange, cette manière qu’avait le temps qui passe de transformer d’anciens ennemis en amis, de renverser l’ordre des choses au point qu’il était difficile d’imaginer qu’il avait été complètement différent. Dariel, connu à l’époque sous le nom de Spratling, avait écumé les côtes au sud de cet endroit, et aux yeux d’Hanish Mein il avait été un pirate. C’était à présent un prince de l’Empire, et les forbans qui avaient composé son équipage de hors-la-loi naviguaient aujourd’hui en arborant le pavillon de la Couronne. Même si pour le moment il était un prince absent, perdu en des terres lointaines, peut-être rayé du nombre des vivants… — Très bien, alors allons-y, grommela Clytus comme s’il n’était pas d’accord avec cette décision. Finissons-en. En baissant la tête pour éviter le chaume du toit, Melio eut le geste réflexe de poser la main sur le pommeau de l’épée dont l’étui traînait derrière lui telle une queue. Il dut se contenter de refermer les doigts sur sa ceinture en cuir. Sa lame était restée sur le Ballan, avec ses autres effets personnels. Les armes visibles n’étaient pas autorisées dans les tavernes des Villes côtières. Il en portait toutefois une plus petite, qui échappa à la vigilance du garde de la taverne. Ce dernier les toisa et les laissa entrer. Melio suivit Clytus dans la salle mal éclairée par une simple chandelle sur chaque table et des torches fixées au mur du fond, derrière le comptoir où de jeunes hommes servaient la bière. L’air sentait ce breuvage ainsi que le tabac à pipe et l’ail. La table devant laquelle ils firent halte n’était pas différente des autres : ronde, avec au centre une bougie épaisse, dont la lumière jaunâtre durcissait les traits de deux hommes. L’un d’eux se leva et s’éclipsa à leur arrivée, sans même les regarder. Clytus le suivit et ne revint qu’une fois assuré que l’autre s’était attablé ailleurs. Le deuxième homme ne bougea pas. De grosses boucles en os, qui affectaient la forme d’hameçons primitifs, pendaient au lobe de ses oreilles. Sa barbe ne recouvrait que son menton et avait été huilée pour former une pointe incurvée qu’il gardait en état en la caressant entre ses doigts. En dehors de ces détails, son visage n’avait rien de remarquable. Si Melio avait détourné les yeux et qu’on lui avait demandé de le décrire, il ne se serait remémoré que les boucles d’oreilles, cette barbiche singulière et les doigts huileux. — Voici Kartholomé Gilb. Anciennement pilote de petits navires pour le compte de la Ligue. Aujourd’hui… Tu fais quoi, aujourd’hui ? — Pour l’heure, je suis entre deux employeurs. Je travaille pour moi-même. — Un brigand, donc. Kartholomé inclina la tête pour montrer son acceptation du titre. — Clytus m’a déjà expliqué qui tu es, Sharratt. Si tu veux boire un verre, tu devras aller le chercher toi-même. Ici, on sert uniquement de la bière. Nous ne buvons pas le vin de la Ligue. Comme aucun des deux hommes ne faisait mine d’aller commander, il recula sur son tabouret et de la main leur indiqua qu’ils pouvaient s’asseoir. — Alors… Clytus m’a dit que tu viens de l’île aux singes elle-même. Qu’est-ce qui t’amène à Tivol ? Si c’est une fille que tu cherches, tu es au bon endroit. Bien que je sois un peu déçu. Dois-je comprendre que la princesse n’est pas adepte des… fantaisies amoureuses ? La royauté peut être comme ça. Mais pour une petite pièce en plus, n’importe quelle fille dans cette ville jouera la princesse pour toi. Melio lança un regard irrité à Clytus. — Tu n’as pas dit qu’il était prêt à parler ? — Il l’est. Kartholomé, cesse de raconter n’importe quoi et venons-en au fait. — Eh ! c’est qu’on ne rencontre pas tous les jours le fougueux étalon que chevauche une princesse. Il n’a pas l’air aussi… Melio le frappa si rapidement qu’il s’était perché au-dessus de la table et rassis à sa place avant même que le brigand comprenne ce qui lui arrivait. L’homme toucha son nez à la pointe duquel une fine ligne de sang perlait. Il marmonna un juron, mais il semblait impressionné plutôt qu’en colère ou réellement offensé. La main de Melio était reposée sur la table, coinçant sous elle la garde de son couteau. Clytus survola la taverne d’un regard vif avant de briser le silence qui s’était soudain abattu sur eux. — Gardons la tête froide. La tête froide, d’accord ? Écoute, Kartholomé, Melio n’est pas un simple Marah. C’est lui qui forme les Marahs. Tu saisis ? Il bouge différemment, pas vrai ? Il se tient droit et il est… un peu délicat avec ses mains. Melio haussa un sourcil, et Clytus enchaîna sans tarder : — Mais ne va pas penser que, sous prétexte qu’il parle comme un rupin, il ne pourrait pas t’arracher le foie, le couper en tranches et te le faire manger avant que tu te rendes compte de ce que tu es en train d’avaler. Il vaut mieux ne pas plaisanter avec lui, et la princesse n’est pas un sujet qu’il a envie d’aborder. Se penchant en avant, Clytus termina, mâchoires crispées : — Il est ici en service commandé, pour la reine. Kartholomé haussa les épaules. — Je faisais seulement la conversation. Il pinça le bout de son nez entre son pouce et son index et sembla adopter une attitude plus avenante qu’avant que Melio ne le frappe. — D’accord. En admettant que tu me laisses les poils de mes narines, parlons donc de ce que tu veux. — Je veux apprendre ce qui est arrivé au prince Dariel dans les Autres Contrées. — Ce n’est pas beaucoup demander, dit Kartholomé qui tapota son nez à plusieurs reprises avant d’en presser le bout de nouveau. De ce que j’ai entendu dire, le prince était une sorte d’offrande. Un cadeau pour arranger le marché. Mais les Auldeks n’étaient pas d’humeur à la jouer gentiment. Ce sont des grincheux, et pas commodes en plus, ceux-là. Melio le regarda fixement. — Au nom du Dispensateur, qu’est-ce que tu racontes ? Kartholomé roula des yeux et reprit : — Bon, d’accord. Mais essaie de suivre, cette fois. Sire Neen se souciait de Dariel et des Akarans comme d’une guigne. Comme tous les Ligueurs. Et il ne se souciait pas plus du Lothan Aklun. Pour tout dire, il les détestait. Neen est arrivé avec un plan magistral pour se débarrasser des deux. Il a décimé les Lothans avec un poison, ou quelque chose du même genre. Comme ça, il pouvait traiter directement avec les Auldeks. Tu comprends ? Il s’est dit qu’il pourrait contrôler les deux côtés de l’échange – le Quota et la brume, ou je ne sais quoi d’autre. Mais, comme je l’ai dit, il déplaisait aux Auldeks. Leur chef l’a démembré et a pris un bain dans son sang. J’aurais bien aimé assister à ça. Pas toi ? — Tu as vu quelque chose de tes propres yeux ? — Non. Je n’ai jamais traversé. J’ai travaillé dans les Îles du Lointain et les Mille, surtout. Ça ne signifie pas que je ne sais pas ce qui s’est passé. Ce genre de choses, les gens en parlent. — Et Dariel ? Ayant constaté que son nez ne saignait plus, Kartholomé parut satisfait, cessa de le triturer et se renversa un peu en arrière. — Le prince ? Il était présent quand c’est arrivé. Neen voulait l’offrir aux Auldeks, comme une sorte de preuve de ses bonnes intentions. « Tenez, le prince est à vous. Faites-en ce que vous voulez. » Il est probablement mort. Quoique, même si je n’y crois pas trop, un des survivants de l’Inspectorat d’Ishtat a affirmé l’avoir vu être entraîné par quelqu’un. Pas un Auldek. Pas un des soldats de l’Inspectorat. Quelqu’un, simplement, un type qui ressemblait à un sanglier. Il se tenait près du prince, d’après ce témoin, et il l’a bousculé au passage. — Tu crois ce survivant ? Kartholomé étudia le bois de la table pendant une poignée de secondes. — Tu ne vas pas me faire une autre entaille, hein ? Melio se rendit compte qu’il avait crispé les doigts autour du manche court de son couteau. Il ouvrit la main et la posa à plat sur le métal bleuté de la lame. — Je peux lui parler ? — Aucune chance. Il est de l’Inspectorat. Rien qu’en me parlant, il en a déjà trop dit, mais ils étaient tous terrorisés. Une sacrée histoire, si tu veux mon avis. Je ne saurais pas où le retrouver, même si je le voulais, et puis, il refuserait à coup sûr de te parler. Aucune chance. — Comment as-tu obtenu ces informations ? Je croyais que la Ligue ne laissait jamais personne s’échapper ? Tu ne devrais même pas être encore vivant, à me parler dans cette taverne. — La Ligue n’aime pas qu’on se mêle de ses affaires, c’est sûr, et elle sait faire le ménage autour d’elle. Mais à une époque, elle recourait aux services de gens extérieurs pour ses affaires entre les différentes îles. C’est fini, ce temps-là. Aujourd’hui, tout se passe en famille, chez eux. J’ai simplement eu de la chance, et j’ai réussi à mettre les voiles avant qu’ils ne me retirent définitivement du circuit. S’ils savaient que je suis toujours en vie, je ne le resterais pas longtemps. (Il eut un bref sourire.) Ils me croient mort, et j’en suis très heureux. Écoute, l’instructeur de Marah, j’ai plus de raisons de douter de toi que toi de moi. Je te parle uniquement parce que je connais Clytus. Après un moment, il ajouta : — Et parce que je connaissais Dariel. En réponse au regard interrogateur de Melio, Clytus hocha la tête. Kartholomé étala des gouttes de sang à demi séché sur la table avec un doigt. — N’empêche, chacun de nous a plus d’une bonne raison de détester la Ligue. Si ça vous dit, je pourrai vous en montrer quelques-unes. Vous autres de la Mer Intérieure, vous n’avez aucune idée de ce qui se passe par ici. Du moins, je l’espère pour vous. — J’ignore tout de ces choses, et tu le sais. C’est pourquoi je suis ici. — Alors, d’accord. Allons pêcher demain. Mais il faudra que tu me montres comment tu pratiques ce tour, avec ton couteau. C’était impressionnant. Je n’ai rien vu venir. Melio eut un sourire en biais. — Quel tour ? J’ai seulement mal évalué la distance. * * * Melio avait navigué sur bon nombre d’embarcations peu sûres dans la Mer Intérieure – et il s’était même rendu en radeau jusqu’à l’archipel de Vumu, où il avait découvert Mena, en ces jours merveilleux, des années plus tôt. Néanmoins, alors qu’ils ramaient pour franchir les déferlantes au large de Tivol le lendemain matin, il dut prendre sur lui pour résister au mal de mer. Le canot était trop petit. Il aurait pu sauter d’un plat-bord à l’autre. Huit pas tout au plus séparaient la proue de la poupe. Propulsée par une unique voile carrée, l’embarcation glissait maintenant sur les eaux à vive allure – trop vite à son goût, si l’on considérait la taille des creux. Geena avait déserté le Ballan pour se joindre à eux, et ils étaient donc quatre à se serrer dans l’espace réduit qu’offrait le minuscule bateau de pêche, mais c’était le bon nombre pour faire croire qu’ils traquaient les ouïes-jaunes qui abondaient entre le continent et les Îles du Lointain. Et c’était bien ce qu’ils faisaient. Ils passèrent l’après-midi à pêcher dans les courants qui s’écoulaient dans le détroit, en tirant des bords sur le vent du nord pendant tout ce temps. À plusieurs reprises, ils virent des transports de la Ligue qui passaient au loin. Une fois, un clipper en patrouille parcourut l’horizon au nord. Mais ils évoluaient au sein d’une flottille de bateaux de pêche éparpillés, et le clipper ne leur prêta aucune attention. Melio s’investit de son mieux dans les tâches incombant au pêcheur qu’il était censé être à titre de couverture. Il amorçait les hameçons, lançait les lignes, veillait à ce qu’elles ne s’emmêlent pas, puis les remontait après quelque temps. Les poissons semblables à des anguilles argentées qu’ils prenaient étaient lisses et de la longueur d’un bras. A priori, rien dans leur aspect ne justifiait ce nom qu’on leur donnait, jusqu’à ce qu’on les décroche et qu’ils se tortillent au fond de l’embarcation où clapotait un peu d’eau. Chaque ouverture des ouïes révélait un éclair jaune d’une teinte vibrante qui aurait pu être celle d’une très belle fleur. Sans trop savoir d’où lui venait cette pensée, Melio se souvint de Mena. Il gardait ses lettres soigneusement enveloppées dans du papier huilé et enfermées dans une boîte hermétique qui ne quittait pas son sac sur le Ballan. Il les avait lues et relues, et à chaque fois il entendait sa voix et pouvait imaginer où elle se trouvait, et il se disait qu’elle ne courait aucun danger. L’illusion ne durait que le temps durant lequel les mots écrits résonnaient dans sa tête. À présent, à bord de cette coquille de noix, dans l’air salé de l’immensité océane, il savait qu’elle ne pouvait pas deviner qu’il se trouvait ici. Alors, comment pouvait-il avoir la moindre idée de l’endroit où elle était, ce qu’elle faisait, ou avec qui ? Était-elle seulement toujours en vie ? Il détestait cette incertitude. Il aurait dû être capable de sentir sa présence. Elle aurait dû pouvoir prononcer son nom, et il aurait dû pouvoir lui répondre. Qu’importaient les lieux entre deux personnes amoureuses ? Le brick de la Ligue surgit comme s’il avait émergé d’un coup des profondeurs de la mer, au nord de leur embarcation, faisant route vers le sud-ouest. Il semblait qu’il passerait assez loin, mais plus il se rapprochait et plus sa trajectoire s’infléchissait vers eux. Des silhouettes apparurent à la proue. Le reflet du verre trahit leurs longues-vues. — Les salauds, gronda Kartholomé. — Quoi ? Ils nous ont remarqués ? Ils sont trop gros pour… — Les salauds ! Le pilote bondissait tout autour du brick pour régler les voiles. Clytus pesa sur le gouvernail, virant de bord si brutalement que Melio faillit passer par-dessus bord. Avec un juron, le jeune homme s’étendit au fond du bateau, dans l’eau tiède qui clapotait autour des poissons, des vieilles cordes incrustées de sel et du matériel de pêche. — Ces brigands sont bien nerveux, maugréa-t-il. En regardant le brick, il vit un banc de dauphins qui bondissaient et retombaient dans la vague jumelle formée par l’étrave. Un spectacle magnifique. Puis la proue du vaisseau pivota encore un peu et pointa directement sur eux. Les voiles se gonflèrent dans le vent, et le bâtiment s’inclina sous la manœuvre qui vu sa taille était pour le moins violente. Par-dessus le plat-bord, Melio ne voyait aucune raison particulière pour ce brusque changement de cap, sinon la volonté de viser le bateau de pêche. — Ah… Geena apparut à côté de lui. — Accroche-toi à quelque chose, dit-elle. Et elle se glissa sous les bancs. — Accroche… Il n’avait pas besoin qu’on le lui répète. Il passa les mains sous une planche et cala ses pieds sous une autre. Dans cette position, sur le dos, il ne pouvait plus voir l’eau, mais il apercevait les gestes et les regards frénétiques que les deux marins échangeaient. La masse énorme du brick fonçait sur eux. Elle lui apparut, aussi haute que le plus haut des bâtiments qu’il lui ait été donné de voir, et se rapprocha inexorablement, emportée par son élan. — Il faut ferler la voile ! rugit Clytus. Melio n’eut pas l’occasion de vérifier si Kartholomé exécutait cet ordre. L’étrave du vaisseau poussait devant elle un furieux déferlement d’eau de mer. La houle se recourba au-dessus d’eux, dans un mouvement terriblement doux, vert et translucide comme le verre, frangé de blanc sur sa crête. Trois dauphins jaillirent et bondirent par-dessus leur embarcation. Magnifique. Puis la vague frappa. Le canot se renversa. Sa coque frémit et le monde bascula, tandis que l’eau envahissait l’intérieur tel un monstre à la musculature liquide. Melio ferma les yeux, retint sa respiration et s’agrippa de son mieux alors que leur embarcation était ballottée encore et encore, avant de vibrer violemment quand elle entra en contact avec la proue du grand vaisseau. Pendant un moment tout ne fut plus qu’un mouvement ténébreux. Ses poumons commençaient à le brûler. Les paquets d’eau le martelaient avec la même force que des poings, comme pour l’obliger à lâcher. Quand enfin le canot revint à l’air libre, ce fut avec l’avant pointé vers le ciel et tournant sur lui-même. Tandis que l’eau cascadait vers la poupe, Melio se retint à un des bancs. La proue retomba à l’horizontale juste au moment où il pensait qu’il ne pourrait plus tenir. Sous le choc, Geena fut arrachée à sa prise. Un côté du bateau pencha, et un paquet d’eau balaya l’intérieur, qui emporta la jeune femme vers le plat-bord opposé. Elle combattit le mouvement en cherchant à agripper quelque chose. Elle commença à glisser hors de l’embarcation, un bras levé battant l’air, tandis que la mer tentait de l’aspirer. Melio la saisit par le poignet. Il cala ses pieds contre le plat-bord immergé et la hissa vers lui de toutes ses forces. Elle le heurta rudement. Bras et jambes s’emmêlèrent quand à tâtons il chercha à atteindre le compartiment servant de réserve, à l’arrière, sans lâcher la jeune femme. Elle comprit son intention et se démena pour se faire une place près de lui. Ils se blottirent ensemble et s’étreignirent juste au moment où le bateau entrait dans le chaos tourbillonnant qui frangeait l’étrave du brick. Une fois encore l’arrière de leur embarcation passa sous l’eau, et l’avant effectua une pirouette en l’air au-dessus d’eux. Melio le regarda qui se découpait sur le ciel. Parmi les débris qui retombèrent, l’eau chuta dans un déluge miroitant. Le mât s’était brisé en deux et la voile pendait comme une chose morte. Une vague d’air sifflant et bouillonnant s’éleva autour d’eux. Melio essaya de respirer, mais l’air n’était que de l’eau écumante dans sa bouche. Il la recracha, et elle se précipita de nouveau en lui. Il cracha encore. Elle revint à l’assaut. Il cessa de se battre. Fermant les yeux, il s’accrocha à Geena. CHAPITRE NEUF CELA AURAIT PU ÊTRE PIRE. MÓR S’ÉTAIT MISE EN COLÈRE, elle avait fulminé et craché son venin, et elle avait bien failli se servir de ces ongles courts et épais pour laisser quelques nouvelles estafilades sur le visage de Dariel. Elle avait improvisé une danse guerrière dédiée à sa fureur. Une de ses paupières clignait selon un rythme sauvage. Quand elle s’était un peu calmée, Dariel avait admis son erreur et juré avoir appris la leçon. Il avait également promis de ne plus jamais faire quelque chose d’aussi stupide que s’aventurer seul dans Amratseer. Finalement, Mór avait laissé son exaspération aux pieds du jeune prince. Elle avait ordonné aux autres de se mettre en route, et à Dariel d’abandonner les chiots derrière lui. Ce qu’il avait refusé. Penaud, oui, mais pas totalement dépourvu de caractère. Il leur fallut une journée entière pour contourner Amratseer. Au deuxième matin, ils avaient traversé la région à moitié ordonnée des cultures derrière les ruines, et ils plongèrent dans la Forêt d’Inàfeld. Celle-ci s’étendait au nord plus loin qu’aucun explorateur était jamais allé, et elle était bordée à l’ouest par les montagnes du Rath Batatt. Tam affirma qu’il suivait une sorte de route, mais que ce n’était qu’un des nombreux chemins développés par les Êtres au fil du temps, parce qu’ils ne voulaient pas laisser un itinéraire que l’on pourrait emprunter pour atteindre l’Île Céleste. Ils parcoururent des tronçons de toute une série de pistes différentes, dont aucune n’avait été suffisamment tracée pour se signaler comme un vrai chemin. Ils passèrent autour ou sous les racines géantes des arbres, longèrent des fûts abattus et pataugèrent à travers des cours d’eau, ou marchèrent avec mille précautions sur d’énormes pierres recouvertes de mousse. La forêt était assez dense pour que le ciel ne soit plus qu’une idée lointaine dans leur esprit. La présence des chiots n’arrangeait rien. La moitié du terrain leur était impraticable. Avant longtemps Dariel avait renoncé à les encourager pour qu’ils le suivent, et il s’était résigné à les porter dans un sac accroché à son dos. Quand il se plaignit de leur poids, un après-midi, Birké se chargea d’un des deux et marcha en le tenant dans ses bras, comme un nourrisson. — Il va falloir que tu leur trouves un nom, tu sais ça ? — Oui, je suppose. — Et tu devras les châtrer. Pas encore, mais bientôt. — Les couper ? Non, je ne pense pas que ce soit… — Reprends-toi, Dariel. Ces chiens sont des chasseurs de félins. Le clan d’Anet les utilisait pour chasser les lions. Dans six mois ils seront presque aussi grands que toi. Au moins, ils seront plus légers sans ça… — Tu plaisantes ? J’ai vu leur mère. Elle était… — Jeune. Les femelles de cette race ont leur première portée très tôt. Et puis, elles sont toujours moins imposantes que les mâles, de toute façon. Non, crois-moi, Dariel, tu as sur les bras un fardeau plus lourd que tu le crois. Coupe-les. Je peux le faire à ta place, si tu préfères. Avec deux doigts, Birké mima un ciseau qui s’ouvre et se referme. Il souriait. Ce qui aurait pu être effrayant – l’épaisse toison recouvrant tout son visage, ces canines saillantes comme des crocs – plaisait en général au prince. Pas cette fois. Dariel tendit la main pour prendre le chiot. — Finalement, ça ne me dérange pas de les porter tous les deux. Il les portait encore une heure plus tard, quand ils pénétrèrent dans une clairière que la chute d’un arbre énorme avait créée. Un homme était assis sur le tronc, bras croisés et parfaitement immobile. Clignant des yeux dans la lumière devenue soudain si vive, Dariel mit un moment à croire réellement à sa présence. Mór lui cria quelque chose en auldek. L’homme répondit et désigna l’endroit où il se trouvait. Sans un mot d’explication, Mór montra l’exemple en grimpant sur le fût. L’homme était de stature assez frêle. Son crâne rasé s’ornait de tatouages ressemblant à des éclaboussures qui formaient un motif encore inconnu de Dariel. — Alors c’est lui ? demanda l’inconnu en passant à l’acacian. On parle beaucoup de lui à Avina. Le destructeur du Mangeur d’mes. Rhuin Fá. Il étudia le prince d’un œil critique de marchand, comme s’il envisageait de l’acheter. — Curieux, il ressemble à un simple membre du clan shivith, pas même gradé. J’espère qu’il est ce qu’il a promis d’être. — Je n’ai jamais rien promis, s’insurgea Dariel. Les chiots s’agitèrent dans le sac pour essayer de voir à qui appartenait cette voix inconnue. Le prince essayait de ne pas bouger, mais ils avaient des griffes vraiment acérées. — Et je me tiens juste devant vous, ajouta-t-il. Vous pourriez vous adresser directement à moi. L’homme ne montra en rien qu’il l’avait entendu. — D’après les dernières nouvelles parvenues d’Avina, les clans se querellent et des navires de la Ligue patrouillent le long de la côte. Ils sont plus nombreux chaque semaine. Si ce Dariel Akaran veut prouver sa valeur, il aura maintes occasions de le faire, et sous peu. Avant que le prince puisse répondre, Mór demanda : — Dis-moi, messager, pourquoi es-tu venu ? — Pour délivrer un message, bien sûr, dit l’autre. Il se leva et son ton se fit plus grave : — Je porte en moi un ancien, une voix que tes oreilles doivent entendre. — Que le lien jamais ne se rompe, répondit Mór. Tandis qu’elle s’éloignait avec le messager, Dariel se déchargea du sac en le posant par terre. Il laissa les chiots sortir sur le large tronc, ce qu’ils firent avec un enthousiasme pataud, pour aussitôt aller faire la fête à toutes les personnes présentes l’une après l’autre, plusieurs fois de suite. — Qu’est-ce que tout cela signifie ? demanda Dariel à Birké quand les chiots se furent calmés. Birké caressa le crâne d’un des animaux. — Le Conseil l’a envoyé avec un message. — À quel sujet ? Ce fut Tam qui répondit : — Nous le saurons bientôt. Il disposa des biscuits secs et des concombres sur l’écorce. Puis il plaça auprès d’eux un bol en bois au-dessus duquel, à l’aide de son couteau, il trancha l’extrémité d’un fruit oblong, à la peau brune finement duveteuse. Le liquide qu’il contenait coula quand il le pressa sur toute sa longueur. Ce jus ressemblait à des grappes d’œufs de grenouille visqueux, d’une teinte bleutée. La première fois que Dariel avait vu les autres le boire avec délectation, il avait eu un haut-le-cœur. — Un peu de notre boisson favorite, Dariel ? Après sa première réaction et son dégoût affiché pour cette pulpe à l’aspect singulier, le prince l’avait trouvée délicieuse. C’était ni plus ni moins comme un sirop de sucre, et la texture particulière des graines était loin de déplaire, en fin de compte. Il but une gorgée au bol qu’on lui tendait et fit rouler les billes gluantes sur sa langue. Tam sortit son petit instrument de son sac et se mit à en pincer les cordes. Dariel observait Mór et le messager à quelques pas de lui, mais il était incapable de discerner quoi que ce soit de leur échange. Il crut voir le dos de la jeune femme se raidir, ce qui aurait pu indiquer la colère, mais l’instant suivant son attitude se détendit quand elle fit des gestes avec ses mains. — Qu’a-t-il voulu dire, quand il a parlé d’un ancien en lui ? — C’est assez déroutant. Je n’ai pas vraiment compris, en fait, répondit Birké, en confiant d’autorité un des chiots au prince. Tiens, prends-le. Il ne faut pas que je m’occupe autant d’eux, je vais finir par m’attacher. Tu leur as trouvé un nom ? Le chiot tourna en rond sur ses jambes croisées. Dariel l’immobilisa d’une main, le gratta sous le menton et le regarda dans les yeux. Ceux-ci étaient de la même couleur que la fourrure, d’un brun tirant sur le roux, douce et courte. Seule la crête suivant son échine était différente. Là le poil était rêche, et c’était la seule partie de l’animal qui ne fût pas complètement adorable. — Je pensais à Écarlate, pour celui-là. — Écarlate ? fit Birké, surpris. Ce n’est pas un nom pour un chasseur de félins ! — Qu’est-ce qui conviendrait, alors ? Birké n’hésita pas : — Tueur. Dépeceur. Vengeur. — Crocs de la mort, proposa Tam. — Devothri-grazik, renchérit Anira. Ça signifie « Fléau de Devoth ». Tam dit quelque chose en auldek et pointa un doigt en direction de l’autre animal qui venait de rouler sur lui-même en perdant l’équilibre alors qu’il essayait de se lécher l’arrière-train. Les autres s’esclaffèrent. Personne ne traduisit la phrase au prince. Mór et le messager finirent par les rejoindre, et ils se levèrent tous à leur approche. L’homme paraissait très satisfait, mais les lèvres pincées de Mór suggéraient qu’il l’avait irritée. Elle les desserra à peine pour annoncer : — Le Conseil a parlé. Nous avons de nouvelles instructions. À partir d’ici, direction le Rath Batatt. Nous cherchons le Veilleur, dans les Monts Célestes. — Nâ Gâmen ? demanda Birké avec une pointe de crainte. — Oui, Nâ Gâmen. Allons-y. Le temps compte encore plus maintenant qu’auparavant. Dariel aurait bien aimé demander qui était Nâ Gâmen, mais les autres se mettaient déjà en mouvement. * * * Les montagnes appelées Rath Batatt saillaient telles des crêtes osseuses sur le dos d’horribles monstres reptiliens. Rang après rang, elles se succédaient à perte de vue vers l’ouest. — C’est beau, hein ? dit Birké. — Ce n’est pas l’adjectif qui me serait spontanément venu à l’esprit. — On dit que les Monts Célestes ne sont pas très loin, derrière les premières chaînes : nous n’aurons pas à marcher plus d’un jour ou deux dans les montagnes. Ils sont quasiment collés à elles. — Collés à elles ? répéta Dariel. Jusqu’où s’étendent ces montagnes ? — Je l’ignore. Personne ne les a jamais traversées entièrement. Jadis, c’était le territoire du Wrathic, le pays de mon clan. Les miens vivaient au bord du Rath Batatt, mais il leur arrivait de parcourir les montagnes quand ils chassaient. J’ai toujours rêvé de le faire. — Tu veux dire que tu ne l’as jamais fait ? — Comment l’aurais-je pu ? rétorqua le jeune homme. L’époque où le Wrathic chassait dans le Rath Batatt appartient à la légende, aujourd’hui. Ce sont des histoires que l’on raconte aux enfants pour les lier au clan. Des histoires merveilleuses, dans lesquelles nos ancêtres s’adjoignaient des meutes de loups pour chasser ensemble des bêtes redoutables. Je ne pensais même pas qu’un jour je verrais ces montagnes de mes propres yeux. Dariel posa une main sur son épaule. — J’imagine que la chasse est bonne, maintenant. Pourquoi ne pas tenter notre chance ? Nous n’avons pas mangé de viande fraîche depuis un bon moment. Mór elle-même apprécierait. Cet après-midi-là, Dariel et Birké quittèrent les autres. Ils gravirent une pente assez raide, franchirent le col à son sommet et redescendirent de l’autre côté, dans une vallée alpestre. Ils progressèrent dans un paysage de gros blocs rocheux, dont certains étaient si proches les uns des autres qu’ils devaient rentrer le ventre et retenir leur souffle pour passer entre deux d’entre eux. Au-delà de cette zone, ils découvrirent un long plan incliné qui descendait en douceur jusqu’à un lac aux eaux cristallines bleutées, frangé d’une herbe courte que parsemaient des fleurs sauvages pourpres. Un troupeau de bœufs laineux y paissait. C’étaient des créatures massives qui s’engraissaient en prévision de l’hiver proche, avec des cornes plates qui pointaient de leur front comme des ailes de casques de guerre. Tout d’abord ils ne remarquèrent pas les humains, puis ils les aperçurent et demeurèrent impavides, jusqu’à ce que Birké décoche une flèche dans le garrot de l’un deux, qui devient furieux. L’animal les chargea aussitôt. Après une très brève hésitation, les deux hommes tournèrent les talons et prirent la fuite. Ils atteignirent la sécurité relative des rochers alors que les sabots du bœuf martelaient le sol juste derrière eux, et ils proférèrent des jurons dans l’air soudain alourdi par l’odeur musquée de la bête, qui les poursuivit entre les blocs rocheux. Coincé dans un cul-de-sac de granite, Dariel s’en tira de justesse en escaladant une de ses parois. — Je ne pense pas que c’était la méthode de chasse de mes ancêtres ! lui cria Birké. Il sautait d’un rocher à l’autre en riant. Le bœuf soufflait rageusement en les suivant au niveau du sol, plus avant dans le labyrinthe minéral. Pour un ruminant qui se nourrissait exclusivement d’herbe et de fleurs, il paraissait avoir des intentions nettement meurtrières. — Ce n’est pas une technique wrathic, alors ? lança Dariel. Ce ne fut pas la chasse la plus héroïque de tous les temps. Ils lardèrent la bête de flèches depuis le sommet des rochers, sans prendre de risques, mais le résultat fut le même. À la nuit, tous les membres du groupe se régalèrent d’épaisses tranches de viande grillées sur le feu, et ils se racontèrent des histoires au centre d’un amphithéâtre de pierre. Birké évoqua les grandes chasses wrathics d’autrefois, et ces temps anciens où les jeunes hommes étaient envoyés seuls dans la nature et ne revenaient qu’à condition de porter les maxillaires d’un kwedeir en guise de collier. À l’écouter, Dariel en oubliait presque que Birké parlait des membres d’un clan auldek qui l’avait réduit en esclavage, et non de jeunes hommes comme lui-même. Il oubliait presque que ce n’était pas pour une expédition de chasse qu’il était là. Il eut presque l’impression qu’il vivait une soirée en compagnie d’amis, sans autre objectif que le délassement. Presque. — Donc, demain nous verrons les Monts Célestes. Pourquoi ne pas me dire ce qu’ils sont, et qui est le Veilleur ? Dans le silence qui suivit sa question, le prince acacian se rendit compte à quel point la nuit était différente ici de ce qu’elle avait été quelques jours plus tôt, dans la Forêt d’Inàfeld. Dans ces montagnes, la caractéristique du silence presque parfait était le grincement du vent sur les pics déchiquetés. Auquel il fallait ajouter le son que produisait la dague de Mór tandis qu’elle l’aiguisait contre une pierre posée sur ses genoux. — Eh bien ? insista-t-il. Anira tira une longue tranche de viande du feu, la déposa sur la pierre plate qu’elle utilisait comme tablette et la découpa en morceaux, qu’elle prit avec les doigts pour les offrir à Dariel. — Le Mont Céleste est un palais construit par un Lothan nommé Nâ Gâmen. Il l’a bâti il y a longtemps, dans les premières années après leur arrivée. Nous devrions l’apercevoir demain, perché sur le plus haut sommet de la région. — Alors qu’est-ce que Mór se refuse à croire ? — Que ce même Nâ Gâmen qui a construit le palais il y a si longtemps y vit toujours. — Un Lothan vivant ? — Bah, c’est possible, dit Anira. Les anciens parmi les Êtres racontent qu’il s’est volontairement exilé là, pour des raisons qui lui appartiennent. Une fois, il est descendu de l’Île Céleste et il leur a donné… — Il leur a fait des promesses, dit Mór en levant les yeux de son couteau. Il a énoncé des promesses et des regrets il y a de cela des siècles, et il n’a plus rien fait depuis. Mais les anciens, dans leur grande sagesse, croient qu’il est toujours assis là-haut, à attendre quelque chose. Toi, peut-être. — Et tu n’y crois pas ? Elle se pencha un peu en avant, et le lent va-et-vient de la lame sur la pierre reprit. — Ce que je crois importe peu. Je t’emmène à ce palais. * * * À midi le lendemain, Dariel avait l’attention fixée sur un sommet particulier au loin, qui apparaissait et disparaissait à leur vue selon les méandres du chemin. Les nuages qui le voilaient le matin même s’étaient dissipés, et l’on voyait à présent la couronne de neige qui le coiffait. C’était la seule montagne à être ainsi ornée. C’est du moins ce qu’il pensa. Plus tard dans l’après-midi, quand ils eurent franchi un dernier col et entamé la descente qui faisait face à cette montagne, Dariel se rendit compte que ce qu’il avait pris pour de la neige n’en était pas. Cette blancheur lumineuse s’agençait autour des hauteurs d’une manière trop particulière. C’était en fait une substance solide. Bien qu’elle drapât la pierre à la manière des nids aux brindilles entrelacées de certains oiseaux, il y avait un ordre dans l’ensemble, une intention géométrique à l’intérieur de ses limites. Il avait déjà vu des réalisations comparables. Quand il avait navigué à travers les îles de la Barrière, il avait aperçu les demeures du Lothan Aklun pareillement accrochées à la pierre. Cette maison-ci, cependant, était beaucoup plus imposante, ce qui se confirma à mesure qu’ils grimpaient vers elle dans les ombres allongées de cette fin d’après-midi. Quand ils l’atteignirent, ils eurent l’impression d’être devant une impasse. Le chemin avait longé le précipice béant d’un côté pour subitement s’interrompre, les laissant face à un mur lisse de pierre blanche. C’était manifestement une œuvre humaine, faite d’un matériau très différent du granite brut de la montagne, et la paroi semblait jaillir de sa base rocheuse. Le flanc de la montagne s’incurvait d’un côté, tandis qu’un pilier rocheux cachait toute vue supérieure. Ils ne voyaient plus rien de ce qu’ils avaient cru apercevoir du palais quand ils en étaient encore loin. — Nous devrions peut-être frapper ? dit Tam. Quoique la paroi n’eût rien d’une porte, c’est ce qu’ils firent. Doucement d’abord, puis avec les poings, les pieds et des objets plus solides. Le matériau absorbait les coups et amortissait leur force. Anira tenta d’escalader pour passer par-dessus le pilier rocheux, mais échoua. Mór passa la lame de son couteau sur la surface blanche, à la recherche de quelque fissure qui permît de trouver une ouverture. Rien. L’acier effilé ne laissa même pas une éraflure. Au bout d’un moment, ils renoncèrent. Ils restèrent là, Dariel avec un chiot endormi dans son sac, Birké avec l’autre dans les bras. Tam se massa les jointures des doigts et demanda ce qu’ils pourraient bien faire, à présent. Anira se tenait bras croisés, tête inclinée de côté, une moue sur les lèvres. Les feux écarlates du soleil couchant brillaient sur les traits délicats de Mór et faisaient ressortir encore plus qu’à l’accoutumée ses tatouages de shivith. Dariel attendait qu’elle dise quelque chose. Elle paraissait vouloir parler, et il aurait aimé qu’elle le fasse. Perdu dans ses pensées, il fut le dernier à remarquer que la paroi blanche comportait bien une porte ; que non seulement cette porte existait, mais aussi qu’elle était ouverte, et qu’un visage, glissé par l’entrebâillement, les observait avec grand intérêt. CHAPITRE DIX CORINN S’ÉVEILLA EN SURSAUT. ELLE GRIFFA L’AIR, certaine qu’Hanish Mein était attaché à son visage et le dévorait. Il fallut un moment pour que la panique se dissipe et que le monde se concrétise autour d’elle : une cabine, petite, mais confortable. Des fenêtres ouvertes sur l’air salé, les cris des oiseaux de mer. Le claquement d’une voile et une lente sensation de mouvement. Elle se rappelait. Elle était à bord de son transport, sur le chemin du retour, vers Acacia. La terreur n’avait été qu’un rêve. Seulement le cauchemar dont elle souffrait depuis qu’elle avait anéanti les Numreks. — Idiote, murmura-t-elle. Tu as bien failli te tuer. Elle avait fait cette constatation pour la première fois quand elle s’était réveillée dans une villa sur la côte du Teh qui avait auparavant appartenu à Calrach. Elle était restée inconsciente pendant plusieurs jours. Fiévreuse. Impuissante. Sans se souvenir d’avoir été soulevée et transportée. Touchée par des mains inconnues. Les actes de magie qu’elle avait déchaînés sur les Numreks avaient presque causé sa propre perte. La brutalité qui les avait décimés l’avait tellement épuisée qu’elle aurait pu ne pas y survivre. À l’avenir, elle devrait se montrer beaucoup plus prudente. Elle ne pouvait pas accomplir un tel prodige sans s’y être préparée. Si elle jugeait mal de ce qu’il lui fallait chanter, et comment, elle risquait de tout perdre en l’espace d’une seule fausse note. Pourquoi était-ce aussi évident après les faits, mais si facile à oublier sur le moment, quand tout ce qu’elle ressentait était le pouvoir ? Elle repoussa la couverture, se leva et étudia son reflet dans le miroir accroché au dos de la porte. Pendant un moment terrible, elle aurait aussi bien pu contempler l’image de sa mère ravagée par la maladie. Ce visage émacié. Ces grands yeux pleins de tristesse. Ce corps qui n’était plus qu’une charpente minée sur laquelle sa beauté passée pendait en lambeaux. — Pourquoi être aussi morbide, Corinn ? lui demanda son reflet. Tu as peur de tes rêves ? C’est stupide. Tu n’es pas idiote, Corinn. Ne te conduis pas comme si tu l’étais. Qui est cet homme, de toute façon ? Elle se rapprocha du miroir, en toucha le cadre et fit glisser sa main vers le bas, en effleurant à peine le bord de la glace. Elle détailla le visage ridé qui l’observait. Elle l’aimait, il la réconfortait, quand bien même il l’effrayait aussi. — Ce n’est personne. Il est mort. C’est lui qui a tenté de me tuer, Mère. Je n’ai pas peur de lui quand je suis éveillée, mais dans mes rêves il a un pouvoir sur moi. L’image changea d’angle, se déplaça vers l’autre bord du miroir, et dit : — Seulement parce que tu le lui permets. Ne fais pas cela. Ne cède pas à la faiblesse alors que c’est l’heure de ton triomphe. Souviens-toi de ce que tu as accompli ! Corinn se souvenait. Dans les moindres détails. Les atrocités qu’elle avait provoquées défilaient une à une dans son esprit. Elle voyait plus par son imagination que ses yeux n’avaient vu durant les quelques instants qu’avait duré cette horreur. C’était comme si chaque mort individuelle avait été archivée en elle, qu’elle en ait ou non été témoin de ses propres yeux. Elle les contemplait toutes, à présent. La répulsion qui lui avait tordu les entrailles s’équilibrait d’un plaisir brut qui la faisait grincer des dents. Ce pouvoir ! Elle était capable de déchiqueter le tissu de la vie comme nulle autre personne sur cette terre. Elle devait se montrer prudente, oui, mieux planifier, et prévoir plus loin. Mais elle détenait le pouvoir d’un nouveau Tinhadin. — Et qu’en est-il de ce ver sous la mer ? demanda sa mère. Tu en rêves toujours ? Quelle qu’eût été cette monstruosité vague qui se tortillait, pareille à un ver, elle ne la troublait plus. Elle avait réussi à la chasser de son esprit, et elle ne voyait plus ses étranges images. Elle avait éprouvé une inquiétude si grande, elle avait tant craint pour la vie d’Aaden… Ce ver devait être une manifestation mentale de cet état, une autre créature de cauchemar qu’elle avait laissée parasiter son esprit quand elle était éveillée. Ses derniers actes avaient refoulé la bête. Quand celle-ci essayait de s’introduire dans son esprit – éveillé ou endormi –, elle avait désormais le pouvoir de la repousser. — Il est parti. Définitivement. Ce n’était pas tout. Elle avait remis un tas de choses à leur juste place, récemment. Aaden était de retour sur Acacia, enfin sorti de son sommeil, impatient de la revoir. Elle avait reçu ces nouvelles quelques nuits plus tôt. Aliver se déplaçait dans le palais, retrouvait ses marques et bavardait. Ces nouvelles se propageaient, elles aussi. Elle savait que son Chant dansait sur la peau de son frère, le liant à elle, faisant de lui la combinaison de son propre esprit et de la volonté de la reine. Quel partenaire il serait, lors des combats à venir ! Les œufs d’Elya étaient proches de l’éclosion. Même à cette distance, elle le sentait. Ils lui appartenaient déjà, et bientôt ils stupéfieraient le monde en son nom. Quant à Delivegu, à cette heure il avait dû s’acquitter de la petite mission qu’elle lui avait confiée. Une autre menace qui ne pèserait plus sur Aaden. Elle avait maintes raisons d’être confiante. Pour le moment, il n’était même pas important que Mena ait dérogé à ses ordres et se soit rendue à Mein Tahalian. Corinn trouvait cette décision inepte, mais sa sœur devait avoir de bonnes raisons d’agir ainsi. Bientôt, elle lui demanderait des explications face à face. — Es-tu fière de moi ? demanda-t-elle à son reflet. Et elle répondit : — Oui, bien sûr. Tu es animée d’une force unique, inaccessible à tous les autres. Tu es la reine. Tu es… Un bruit de l’autre côté de la porte la fit sursauter. Elle s’en écarta vivement. Elle se retourna, se reprit en inspirant à fond, se redressa et releva le menton. Aucun doute, songea-t-elle en regardant de nouveau son reflet dans le miroir, voilà la Corinn que le monde connaît. Qu’il en soit toujours ainsi. L’image se déroba quand la porte s’ouvrit, et un serviteur intimidé se força à passer la tête pour annoncer l’approche d’une yole avec à son bord le premier négociant en vins de Prios. Pendant un moment elle fut incapable de se rappeler qui était cet homme et de quoi il était censé l’entretenir. Or elle ne pouvait poser une telle question qu’à Rhrenna. Elle ordonna donc qu’on lui apporte les documents relatifs à ce rendez-vous, et leur lecture lui rafraîchit la mémoire. Une heure plus tard, un Paddel en sueur entra en se dandinant dans la salle de réunion du transport. Il s’épongea le front et la tête avec un mouchoir, ce qui n’eut que peu d’effet sur la moiteur de sa peau, mais qui, en revanche, souligna le tatouage imitant une chevelure rase sur son crâne chauve. L’homme semblait entièrement inconscient de l’image qu’il donnait. La reine était assise à l’extrémité la plus éloignée d’une table ovale, le meuble central de la pièce. Vêtue de nouveau de sa cotte de mailles légère, elle était l’incarnation de la royauté. Il y avait un air martial dans l’inclinaison de sa tête et la position de son bras replié d’un côté, dans une pose presque masculine. Elle avait adopté cette posture après s’être remémoré une image de Maeander Mein, mais elle l’avait adaptée à sa personne. — Il ne fait tout de même pas si chaud au-dehors, Paddel. Son nom lui était revenu sans problème. Elle se souvenait très bien de lui à présent, ainsi que du projet dont il avait la responsabilité. — Non, non, pas du tout. C’est juste que les voyages en mer ne me réussissent pas. Mes jambes se transforment en gelée et j’ai l’estomac qui… Oh ! mais je ne veux pas vous importuner avec mes petits ennuis. Votre Majesté, je suis ravi de voir que vous vous portez bien. Nous nous sommes beaucoup inquiétés pour vous, ces semaines passées. — Comme vous pouvez le voir, je vais bien, dit Corinn. — Oui, je le vois. Si je puis me permettre, vous êtes un prodige ! Tout l’Empire ne parle que de vous. La nouvelle de votre triomphe dans le Teh ne pâlit que devant celle du retour d’Aliver parmi les vivants. Comme toujours avec cet homme, Corinn décida d’abréger la conversation. Elle interrompit donc ces flagorneries avant qu’il ait le temps de s’échauffer. — Tout cela est vrai. Nous n’en discuterons pas maintenant, néanmoins. Vous avez apporté un échantillon ? La seule vertu réelle de Paddel était qu’il ne semblait pas se formaliser le moins du monde d’être ainsi coupé dans son élan. — Bien sûr, dit-il en sortant des replis soyeux de ses vêtements une petite fiole bleue, aussi délicate que celles qui contiennent du parfum. Voici le nectar, Votre Majesté. Pur. Une goutte dans un verre plein, et le buveur ne sera plus jamais le même. Corinn désigna la carafe de vin posée sur la table. Paddel saisit l’allusion. Il la prit et emplit à moitié un verre dans lequel, en s’assurant que la reine voyait bien l’action, il laissa tomber une unique goutte du liquide clair. Elle se perdit instantanément dans la robe rubis. L’homme fit tournoyer le verre. — Et voilà. — Et voilà, répéta Corinn, les yeux fixés sur le verre. Paddel, vous avez entendu raconter ce que j’ai fait aux Numreks. C’était une démonstration de mon pouvoir, et je sais qu’on en parle dans tout l’Empire. Ce pourrait être une bonne chose, ou le contraire. Confrontés au pouvoir, les gens peuvent s’incliner devant lui en signe d’adoration, mais ils peuvent aussi se mettre à le redouter. Je préfère une de ces deux réactions à l’autre, vous comprenez ? Paddel acquiesça, incertain. Comme il ne disait rien, elle précisa : — Je préférerais que les gens m’adorent. Le soulagement fit tressauter le visage joufflu du négociant en vins. — C’est exactement ce que font les masses. Le nectar est déjà consommé dans tout l’Empire. Tout le monde pense que vos actes sont merveilleux, magnifiques, des œuvres d’une beauté incomparable ! Ils se rallieront à votre bannière encore plus nombreux qu’avant. Si nécessaire, ils iront à la bataille avec une assurance plus grande encore. Je vous le promets. — Bien, dit Corinn. Elle tendit la main, et Paddel contourna la table pour lui apporter le verre. L’approchant de son nez, elle inhala son parfum. Paddel semblait avoir un mot coincé entre les lèvres, quelque chose de dangereux qu’il souhaitait lâcher. Je ne vais pas le boire, imbécile, pensa Corinn. Mais je saurai reconnaître l’odeur. Il serait regrettable que je sois moi aussi empoisonnée par ce breuvage, n’est-ce pas ? Quand elle eut la certitude d’avoir mémorisé l’arôme du nectar, et sachant qu’avec l’aide du Chant elle serait en mesure d’affiner sa perceptivité du poison, elle reposa le verre. — Vous savez que je ne veux pas qu’il en soit consommé dans le palais. — Compris. Totalement compris. Chaque tonneau et chaque bouteille porte une marque qui le signale. J’ai tout expliqué à votre secrétaire, et je lui ai fourni toutes les informations afférentes. Si je comprends bien, elle transmettra ces renseignements à ceux qui seront chargés de veiller à ce que le palais ne soit pas touché par le nectar. Vous et votre famille serez totalement à l’abri de la drogue. — Et quant à la question que je vous ai posée, lors de notre dernière rencontre ? Concernant les effets à prévoir chez un sujet dépendant qui s’en verrait soudain privé ? Je vous avais dit de me faire un rapport sur ce sujet. — Ah… oui, bien sûr, bredouilla Paddel, tandis que son crâne se mettait à luire deux fois plus sous l’effet d’une suée soudaine. J’espère que vous nous pardonnerez. Nous avons été tellement pris par la distribution du produit, afin qu’il envahisse littéralement le marché après votre annonce de l’abolition du Quota… À cause de ce surcroît d’activité, nous n’avons pas eu le temps d’obtenir des résultats concluants. — Ce qui veut dire ? — Que nous ne savons pas avec certitude. Corinn le transperça d’un regard glacial. — Vous me mentiriez ? — Jamais, Votre Majesté ! Que je meure avant qu’un mensonge franchisse mes lèvres en votre présence. Il fit le geste qui, sur le Continent, signifiait la mort, un mouvement rapide comme s’il s’arrachait l’œil pour ensuite le lancer par-dessus son épaule. — Mais tout est un peu confus. La Ligue a classifié les données, mais elle n’a pas été très claire avec nous quant à ce qu’elle a découvert. Le front de Corinn se plissait à mesure que le négociant parlait. — Vous auriez dû me le dire plus tôt. — Mille pardons, Votre Majesté. Si nous en avions eu le temps, nous aurions nous-mêmes mené à bonne fin ces recherches. Mais même ainsi, je vous affirme que cela ne change rien. Ils m’ont donné l’assurance que le nectar est excellent, et je m’engage pareillement devant vous ! Corinn lui prit la fiole d’un geste sec et se leva. — Voilà qui me déplaît, Paddel. C’est à vous que j’ai demandé de faire une certaine chose, et vous avez confié le travail à quelqu’un d’autre. Ce n’est pas l’attitude d’un serviteur loyal. J’en suis venue à douter de vous. Elle glissa la fiole sous sa ceinture, s’arrêta et sourit devant l’expression de désarroi total qui se peignait sur le visage de Paddel. — Mais puisque vous êtes aussi sûr de vous, je propose que vous buviez pour fêter l’événement, dit-elle en désignant le verre de vin sur la table. Allez. Buvez. * * * Corinn débarqua sur son île dans une atmosphère agréablement fraîche. L’hiver acacian, enfin, assez frais pour justifier le port de manches longues et d’un foulard en dentelle. Elle venait de saisir les rênes de son cheval et allait se mettre en selle quand un léger brouhaha suivi d’un silence soudain attira son attention. Elle suspendit son geste, recula, ouvrit les doigts, et les rênes de cuir lui échappèrent. Aliver marchait main dans la main avec Aaden. Ils parlaient ensemble, mais aussi aux gens qu’ils croisaient. Ils leur adressaient de petits signes de salut ou effleuraient d’une main bienveillante le haut du front de ceux qui s’agenouillaient sur leur passage. Ils rayonnaient tranquillement. Corinn n’avait jamais vu spectacle plus émouvant. Alors qu’elle courait vers eux, les yeux soudain mouillés de larmes, rien ne comptait plus au monde pour elle. Aliver sourit, et le visage d’Aaden s’illumina à la vue de sa mère. Quand l’enfant vint se presser contre son ventre, quand elle se rappela la première fois que les bras de son bébé l’avaient enserrée, et quand Aliver les étreignit tous deux… dans ces quelques instants, elle fit l’expérience de la joie la plus absolue qu’elle eût jamais connue. Telle était la vie, et c’était une chose magnifique, libre de toute peur, irradiant le bonheur. Cette ambiance se prolongea toute la soirée. Ils dînèrent sur les terrasses situées à l’arrière du palais, près des jardins privés de Corinn. Les serviteurs installèrent un cercle de flambeaux sur trépied pour contenir la fraîcheur de la nuit. Ils dégustèrent de l’anguille braisée accompagnée d’une sauce au gingembre et servie sur du riz gluant dont Aaden voulut à tout prix faire des boulettes avec les doigts. Corinn lui passa cette fantaisie. Ils n’étaient pas en représentation, ni même en compagnie d’une partie de la cour. Ils étaient seuls, tous les membres de la famille qu’elle avait sous la main. Quand Aliver lança un haricot sur Aaden, Corinn s’esclaffa aussi fort que les autres. Et lorsque Rhrenna porta un toast en l’honneur de la victoire de la reine dans le Teh, Corinn envoya un charme s’enrouler autour de son bras et dans leurs verres au moment où ils les entrechoquaient, pour alléger encore l’atmosphère et dispenser dans l’air un sentiment pareil à des bulles en suspension, qui auraient éclaté comme des baisers très doux sur leur peau. Ils discutèrent de sujets sans réelle importance. Aaden assaillit son oncle de questions sur sa jeunesse. Aliver répondit en narrant certains épisodes de son adolescence, son exil dans le Talay, et comment il était devenu un homme là-bas. Après le repas, il mima sa chasse au laryx avec une lance prise à une des statues dans le couloir. Il réussit à rendre la scène à la fois effrayante et hilarante. À la fin de son histoire, Corinn avait mal au ventre tant elle avait ri. C’était une douleur très agréable, qu’elle n’avait pas éprouvée depuis bon nombre d’années. — Est-ce une idée que je me fais, ou l’activité du port est plus intense que d’habitude ? demanda son frère un peu plus tard, alors qu’ils étaient assis sur le balcon en croissant qui offrait une vue panoramique sur ledit port. Corinn songea à la crête dorsale d’un animal marin qu’elle avait vu fendre la surface, plus tôt dans la journée, mais ce n’était pas ce que son frère voulait dire. Puisque personne d’autre qu’elle n’avait aperçu le phénomène, elle savait qu’il sortait tout droit de son imagination. Elle s’était presque habituée à voir des choses qui n’étaient pas réelles. C’était là un prix bien léger à payer en contrepartie du Chant qui courait en elle. Ce à quoi Aliver faisait référence, c’étaient les centaines de navires très réels qui encombraient le port et même la mer alentour. Leurs formes noires surmontées de voiles blanches et rouges chevauchaient la houle, et nombre d’entre eux étaient éclairés par des torches, ce qui donnait l’effet global d’une constellation aquatique. Rhrenna lécha la crème citronnée de sa cuiller à dessert. — Il semble que nous soyons submergés par les pèlerins. — Des pèlerins ? — Venus du Talay, pour la plupart, mais pas seulement. Ils sont rassemblés pour rendre gloire à Corinn. Pour prier pour Aaden. Pour apercevoir Elya. Mais principalement à cause de vous. — Les rumeurs te concernant se sont déjà propagées très loin, dit la reine à son frère. Et comme tu es passé dans la ville basse ce matin, en plein jour, nous serons bientôt envahis. — Je devrais descendre en ville pour les accueillir, dit Aliver. Il reposa son bol en porcelaine et sa cuiller comme s’il allait s’exécuter sur-le-champ. — Tu le feras, lui dit Corinn, mais laisse-les parler encore un peu. Laissons-les tous parler, d’ici au Sénat, à bord des grands vaisseaux de la Ligue et au-delà. Que leurs bavardages fassent de toi un dieu. Ensuite nous te présenterons au monde entier, en chair et en os, et ils n’en seront que plus éblouis. Nous annoncerons bientôt ton couronnement. Ce sera soudain, mais nous aurons déjà la moitié de l’Empire dans des bateaux, autour de nous. À cet instant, une servante entra précipitamment dans la cour. Elle s’approcha et considéra le groupe d’un regard effarouché. — Votre Majesté, pardonnez-moi, mais… Les œufs, Votre Majesté. Ils sont en train de se craqueler. D’éclore, je veux dire. Corinn aurait préféré assister seule à l’événement, mais il était impossible d’empêcher Aaden et les autres de se précipiter dans les couloirs avec elle. Aliver feignit de faire la course avec Aaden. Rhrenna demanda qui baptiserait les nouveau-nés. Aaden lui-même était trop excité pour faire autre chose que courir. Ils arrivèrent en trombe sur la terrasse qui avait servi de couvoir privé à Elya. La créature se retourna d’un bloc. Pendant une seconde, il y eut de la férocité dans son regard et dans la façon dont sa tête s’abaissa au bout de son cou souple. Cela ne dura qu’un instant, cependant, et elle retrouva aussitôt toute sa gentillesse habituelle. Quand Aaden lui enserra le cou avec effusion et enfouit son visage dans son plumage, la bonne humeur de Corinn revint. Elle s’approcha avec prudence, effleura d’abord l’épaule de son fils, puis le dos soyeux d’Elya. Ensuite seulement, elle se pencha en avant et regarda dans le bassin. Ils étaient là. Les bébés d’Elya. Deux s’étaient complètement libérés de leur coquille. Ils se tortillaient au bord du bassin et griffaient le tissu qui le frangeait comme s’ils voulaient sortir de là sans plus tarder, pour affronter la vie. Un autre se débattait encore pour se débarrasser de sa coquille, et le quatrième n’était qu’un petit mufle saillant d’une craquelure dans son œuf. À bien des égards, c’étaient des versions miniatures de leur mère, avec ce duvet soyeux qui les recouvrait, un cou sinueux et des griffes délicates. Mais les plumes autour de leurs têtes étaient hérissées, et ils étaient de couleurs variées. L’un avait la tête écarlate et le reste du corps tendant progressivement vers le noir, un autre était marqué de rayures jaunes sur son dos brun. Celui occupé à se débarrasser de sa coquille était bleu ciel. Quant au dernier, si l’on en jugeait d’après son petit mufle, il était totalement noir. — Regardez-les, chuchota Corinn. Ce sont des petites beautés. Au son de sa voix, les trois têtes visibles se tournèrent vers elle. Elles clignèrent des yeux. Les naseaux de l’une palpitèrent. La rouge s’inclina de côté. Celle qui était encore dans son œuf fournit un effort violent et réussit enfin à jaillir au-dehors. Elle aussi pivota vers Corinn. Mes bébés, songea-t-elle. Mes petits dragons. Elle tendit une main vers eux, et les quatre suivirent le geste de leurs yeux jaunes. Quand elle fut assez proche, le rouge poussa le sommet de son crâne dans la paume de la reine, à la manière d’un chat affectueux. Les autres criaillèrent pour profiter du même traitement. Elya s’avança. De l’épaule elle toucha Corinn par le côté et la repoussa. Quand Aaden voulut lui aussi caresser un des bébés, Elya interposa sa propre tête, la baissa et du front pressa contre la poitrine de l’enfant pour qu’il recule. Le dragon souffla avec impatience. — D’accord, Elya, prends soin de tes enfants, dit Corinn en faisant un pas en arrière. Élève-les pour qu’ils soient forts, pour moi et pour l’Empire. CHAPITRE ONZE — VOUS EN ÊTES SÛR ? DEMANDA MENA. Perrin fit oui de la tête. Il avait le visage rougi par le froid et la marche forcée qui l’avait mené au-devant de la princesse et de la colonne principale de l’armée. — C’est Tahalian. — Elle a l’air en ruines. — La forteresse a connu des jours meilleurs, concéda-t-il en observant les remparts de bois. C’est un peu mieux à l’intérieur, ajouta-t-il. — J’espère bien. Elle regarda derrière elle le flot désordonné des troupes qui s’écoulait dans la vallée à sa suite. Se rendant compte qu’elle cherchait Melio parmi toutes ces silhouettes, elle se couvrit les yeux d’une main et les ferma un moment. — C’est habitable ? — Oui. Je ne l’aurais peut-être pas pensé il y a deux jours, mais ce délai a suffi pour arranger pas mal de choses. Perrin et un détachement de cavaliers étaient partis en avant-garde pour ouvrir la forteresse et remettre en service le système de chauffage par vapeur. D’après l’ouverture béante devant eux et les volutes de brume qui s’élevaient de nombreuses bouches d’aération pour ensuite planer au-dessus des lieux, il avait accompli sa mission. En revanche, ses efforts n’avaient rien changé à l’aspect désolé de l’endroit. Tahalian était tapie au ras du sol et évoquait plus un immense entassement de débris que la grande place forte qui avait naguère abrité toute la race meine. Les énormes madriers en pin étaient maintenus ensemble grâce à des cerclages de fer. Les intempéries avaient délavé le bois, jusqu’à lui donner une teinte argentée. Le tout était bordé de glace et marqué ici et là par les premières neiges. Les madriers penchaient selon des angles qui ne semblaient pas intentionnels, et qui ne correspondaient pas à un quelconque schéma de construction. Perrin désigna un long tumulus bas à quelque distance. — C’est le Calathrock. Nous avons eu du mal à ouvrir les conduits, mais le tout sera bientôt chauffé. C’est un endroit très impressionnant, dont la plus grande partie est creusée dans le sol. Il nous sera très utile. Je l’espère, pensa-t-elle. Je l’espère vraiment. * * * Ce soir-là, elle prit des dispositions pour qu’Haleeven Mein soit mené devant elle à l’intérieur du Calathrock. Elle l’attendit dans l’immense salle. L’air était humide et charriait des relents de soufre à cause du système de ventilation qui ne fonctionnait que partiellement. Les poutres supportant le toit formaient un entrelacs complexe qui laissait sous lui un vaste espace sans madriers de soutien. Les ouvriers avaient allumé plusieurs des grosses lanternes, mais, malgré leur fond étamé qui renvoyait la lumière en la multipliant, Mena avait du mal à discerner les contours plus sombres du lieu. Elle mit un genou à terre et passa le bout des doigts sur le plancher en bois dur. Poli par l’usage, il était recouvert d’entailles et d’éraflures entrecroisées, témoignages des pratiques martiales qui s’étaient déroulées là durant de nombreuses années, à l’insu du Monde Connu. Ici Hanish Mein avait dansé le Maseret, ce duel traditionnel mein. Ici il avait formé son armée et affiné ses plans de conquête. Et d’ici, il avait lancé l’expédition qui avait failli mettre un terme à la lignée des Akarans, et qui avait bouleversé l’existence de Mena à bien des égards. — Tu nous as presque détruits, murmura-t-elle. Mais cette époque est révolue. Aujourd’hui, tu vas nous aider à sauver le monde. Tu le feras, n’est-ce pas ? Elle n’aurait su dire à qui elle s’adressait, mais elle avait la sensation que cet endroit lui-même écoutait ses propos, les soupesait et les jugeait. Perrin apparut dans l’encadrement d’une des larges entrées, suivi de trois autres hommes. Mena repéra celui qu’elle était venue rencontrer à sa mise et à son comportement, qui étaient très différents de ceux des soldats. Le quatuor commença à s’avancer, mais elle lui adressa un signe de la main. Perrin fit halte et observa la jeune femme une seconde. Il ne lui en fallut pas plus, car il était aussi rapide que Melio à la comprendre. Il murmura quelque chose aux autres. Les soldats s’immobilisèrent, et d’un geste Perrin invita Haleeven à continuer seul. Elle avait vu cet homme à plusieurs reprises après la guerre d’Aliver. Il avait échappé au massacre où son neveu avait péri sur Acacia. Revenu sur le Continent, il avait voulu rallier toutes les forces meines disponibles, mais il avait renoncé en apprenant ce qui s’était passé dans les plaines du Talay. Une patrouille l’avait capturé sur une route forestière près de la Bordure Méthalienne. Apparemment il comptait rentrer chez lui en compagnie d’une poignée d’hommes. Aucun d’eux n’avait opposé de résistance. Amené enchaîné pour être jugé à Alécia, il était demeuré assis, imperturbable, tandis que les crimes de son peuple étaient énumérés devant le nouveau Sénat alécian. Mena l’avait vu de ses propres yeux. Il n’avait rien réfuté, n’avait cherché aucune justification. Il n’avait pas davantage imploré la clémence. Mais jamais elle n’avait vu un homme aussi défait, aussi abattu. Dénué de toute fourberie, fierté, artifice ou simple malice. Il aurait aussi bien pu se tenir nu devant ses juges. Pourquoi aucun de ces sénateurs aux allures pompeuses ne l’avait-il compris ? Pourquoi avaient-ils continué à poser des questions qui n’étaient que prétextes à des discours ampoulés ? Elle ne savait même pas d’où venaient ces hommes et ces femmes. Ils n’avaient pas combattu aux côtés d’Aliver, en tout cas. Et aucun d’entre eux n’avait fait partie des compagnons de Dariel ou des siens. Et pourtant ils prenaient de grands airs devant ce dernier Mein vaincu, comme s’ils l’avaient eux-mêmes traîné devant la justice. Le Sénat avait demandé son exécution – un sort que nombre de survivants meins de haut rang avaient connu –, mais Corinn avait commué la sentence et l’avait envoyé en exil dans le Mein. Depuis, c’était là qu’il vivait, dans une simple cabane, chassant et coupant du bois en prévision des longs hivers. Mena n’avait jamais su si la décision de Corinn était un châtiment ou un acte de clémence. En regardant Haleeven qui avançait vers elle d’un pas traînant, elle penchait plus pour la première hypothèse, maintenant. D’épaisses couches de fourrure crasseuse le recouvraient. Cette masse composite de différentes peaux animales, informes et puantes, n’avait même pas la prétention de s’appeler un manteau. Les gardes avaient dû lui ôter son couvre-chef. Ses cheveux fins et blonds étaient collés à son crâne, en contraste avec la barbe qui, elle, cascadait de son visage en vagues et ondulations anarchiques. Elle aussi était souillée, parsemée de graisse et de minuscules débris. Une seconde, elle douta d’être face au célèbre frère d’Heberen, à l’oncle d’Hanish, Maeander et Thasren. Mais seulement une seconde. Elle reconnut ce regard gris et ce nez au dessin puissant. La simple vue de ce vieil homme barbu au visage ravagé et ridé la toucha. Il laissa son regard errer sur les lieux, bouche amollie et lèvre inférieure tremblante. Il parut avoir oublié Mena avant même d’arriver à son niveau, au détail près qu’il décrivit un cercle autour d’elle, comme si elle était une flambée dont il ne souhaitait pas trop s’écarter. — Haleeven Mein, dit-elle, je suis Mena Akaran. Nous nous sommes déjà rencontrés. Nous ne nous sommes jamais parlé, mais je… connais bien votre visage. Le vieux guerrier continuait de tourner autour d’elle. Il dit quelque chose dans sa langue natale, et les mots roulèrent hors de sa bouche telles des pierres aux arêtes vives. — Vous êtes resté trop longtemps banni de Tahalian, poursuivit-elle. L’heure est venue de retrouver votre foyer. Vous et… Haleeven cessa de décrire des cercles et s’éloigna en donnant des coups de pied dans les pans de fourrure qui le couvraient pour aller plus vite. Mena le suivit, et d’un signe, elle enjoignit à Perrin et aux gardes de rester là où ils étaient. Le Mein s’arrêta devant une section du mur. De ses deux mains, il en essuya la poussière. Quoi qu’il vît alors, cela sembla l’aiguillonner et il continua en faisant de grandes gesticulations, aussi haut qu’il le pouvait. Un petit nuage de poussière l’enveloppa bientôt. Il débita des phrases en mein entrecoupées de toussotements et s’attaqua à la partie voisine du mur. Ce fut seulement quand elle toucha avec ses doigts une portion dégagée de la paroi que Mena remarqua les inscriptions gravées dans le bois. Des noms. Ils couvraient toute la surface, en colonnes. Sans doute y en avait-il jusqu’au plafond, même si la partie supérieure du mur demeurait masquée par une couche de crasse épaisse. Elle fut surprise en remarquant que maintenant le vieil homme la regardait fixement. Il revint vers elle à pas lents, sans que ses yeux gris rompent le contact. Se campant face à la princesse, il lâcha quelque chose en mein. — Je ne parle pas votre langue, avoua-t-elle. Haleeven réfléchit à ce paramètre pendant quelques secondes avant de se décider. — Je préférerais ne pas parler la vôtre, dit-il dans un acacian alourdi par un fort accent, mais compréhensible. J’aimerais n’avoir jamais eu à l’apprendre. Si vous êtes le fantôme de mes cauchemars… — Je ne suis pas un fantôme, répondit Mena. Touchez-moi. Elle tendit la main. Il ne fit pas mine de l’approcher. Elle s’avança d’un pas et, après une brève hésitation, saisit les doigts qui dépassaient de l’amas de fourrures. — Vous voyez, nous sommes tous deux de chair et de sang. — C’est vraiment réel ? Elle acquiesça. — Pourquoi ? C’était plus une accusation qu’une question. — Parce qu’une fois de plus, nous sommes confrontés à la guerre. Toute la nation. Nous devons mettre de côté le passé. Nous devons… — Voyez ce mur ! interrompit Haleeven avec un geste rapide de la main pour souligner son propos, et Mena sentit les gardes se crisper. L’Arbre des Chefs. Ce sont les noms des chefs. Tous les chefs depuis Hauchmeinish, le premier que votre peuple a envoyé en exil. Vous voyez ? Ils sont tous là. D’Hauchmeinish à Hanish. Avec tous ceux qui ont péri en défiant la gloire accordée à ces chefs. Regardez. Mena leva les yeux et obéit. Il dit quelques mots en mein, puis les traduisit, selon toute vraisemblance : — Vous voulez que j’oublie cela ? Je ne le peux pas. De toutes les choses qui existent au monde, c’est la seule que je ne peux pas oublier. — Je… Je me suis mal exprimée. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je ne veux pas dire que vous devez oublier votre passé. Non, il est important que nous nous en souvenions. Nos passés respectifs seront à jamais liés, tout comme les rôles dans la création du danger qui nous menace aujourd’hui sont partagés. Mon officier vous a expliqué ce qui se produit, n’est-ce pas ? — Il a parlé d’un cauchemar qui marche en plein jour. — C’est notre cauchemar commun, Haleeven. Après tout, ce sont les vôtres qui ont incité les Numreks à traverser les Champs de Glace. Mais nous autres Akarans avons contribué aussi à les faire revenir, et ce d’une façon encore pire. À présent, nous avons besoin de vous. Nous avons besoin que la respiration de Tahalian reprenne, et que la chaleur irradie de nouveau dans son ventre. Nous avons besoin que le Calathrock résonne une fois encore du fracas des troupes à l’entraînement. Le sort du Monde Connu en dépend. La seule chose que je veux que nous oubliions, c’est l’animosité qui nous a fait tant de mal à tous deux. Souvenons-nous des faits, apprenons d’eux, mais commençons par oublier la haine. Haleeven s’esclaffa, et de nouveau son regard glissa sur l’Arbre des Chefs. — Deux choses, alors. Deux choses que je ne pourrai jamais faire. Il s’éloigna en effleurant le mur de la main, jusqu’à ce qu’il atteigne la dernière poutre. Il continua de marcher dans le pourtour plus sombre du Calathrock en marmonnant dans sa langue natale. Perrin arriva au côté de Mena quelques instants plus tard. — Un résultat ? Sans lui répondre, la princesse héla le vieux guerrier d’une voix forte : — Haleeven Mein ! Vous voulez vous rappeler votre gloire enfuie ? Vous pouvez faire plus que cela. Vous pouvez la reconstruire ! Cet endroit peut de nouveau appartenir à votre peuple. Là-bas, dans l’ombre, la silhouette s’immobilisa. — Je ne saurais vous demander quelque chose sans vous offrir une contrepartie. Elle saisit la torche qu’un des gardes tenait et se dirigea vers la zone de pénombre. — Votre sœur a détruit le peuple mein, dit Haleeven. Il se tourna pour faire face à la jeune femme et lâcha en détachant bien ses mots : — Nous n’existons plus. Au fur et à mesure que Mena s’approchait de lui, elle distinguait de nouveau les traits du vieil homme. — Ma sœur a puni les Meins, dit-elle. Elle s’est montrée dure, oui, mais ne me demandez pas d’oublier ce que vous nous avez fait. Haleeven voulut répliquer, mais elle haussa la voix : — Ne me demandez pas d’oublier les Tunishnevres ! Qu’auraient fait à mon peuple vos ancêtres bien-aimés ? Non, ne me demandez pas d’oublier, moi non plus. Oublions le verbe oublier. Il ne sert à rien ! Un coin des lèvres de la bouche du Mein se releva, dans un demi-sourire. — Haleeven, j’ai entendu prononcer votre nom depuis que je suis enfant, et vous avez dû apprendre le mien le jour de ma naissance. Nous avons consacré tout ce temps à être ennemis sans même nous connaître. Mais notre combat est terminé. À présent, nous serons tous les deux anéantis si nous ne trouvons pas un moyen de l’emporter. — Je ne suis pas certain que ce serait une si mauvaise chose, dit-il. — Je doute beaucoup que les Auldeks méritent notre monde plus que nous, ou qu’ils le dirigent mieux que nous s’ils l’envahissent. Et vous faites erreur sur un point. Complètement erreur. Corinn était au pouvoir quand vous avez été vaincus, mais elle n’a pas détruit votre peuple, au contraire. Elle a donné naissance à l’enfant d’Hanish. Vous le savez. Votre lignée se perpétue. D’un ton plus détaché, elle enchaîna : — Si vous le voulez, vous pouvez redevenir un oncle. Le vieil homme croisa les bras, un mouvement que toutes ces fourrures rendaient malaisé. Si la mention de l’enfant d’Hanish l’affecta, il n’en laissa rien transparaître. Néanmoins, Mena avait fait mouche. — Que voulez-vous de moi ? s’enquit-il. — Je veux que vous, qui connaissez cette forteresse mieux que quiconque, nous aidiez à la rouvrir. Je veux que vous entraîniez mes soldats ici, dans ce bâtiment. Je veux qu’y résonnent le chant des épées et les cris de bataille. Je veux votre aide pour nous préparer à affronter les Auldeks. Qui est plus qualifié que vous pour cette tâche ? — Que me donnerez-vous, si je me mets à votre service ? — Je vous rendrai votre vie. Tahalian. Je reconnaîtrai votre peuple et votre nom. — Vous pouvez me promettre tout cela ? — Je vous promets tout cela. Haleeven plongea son regard dans celui de la jeune femme. — Il faudrait que je rameute tous les Meins. Des quatre coins de l’Empire, qu’ils soient en esclavage, en prison ou cachés. Il me les faudrait tous ici, à Tahalian. Je ne serai pas le seul. Perrin exprima son scepticisme d’un raclement de gorge, mais Mena ne le laissa pas parler. — Ce sera fait. Écrivez une convocation de votre propre main, afin que vos frères n’aient pas de doute sur son origine. Je rédigerai une note avec mon sceau pour l’accompagner. Nous pourrons envoyer le tout cette nuit. Nous disposons de nombreux pigeons voyageurs nourris, reposés et prêts à s’envoler. — J’ai votre parole d’honneur ? demanda le Mein. Vraiment ? Mena croisa le regard de Perrin avant de glisser une main dans le col de son vêtement. Elle en sortit une chaînette avec un pendentif en argent. Le pinçant entre deux doigts, elle le leva pour qu’Haleeven puisse bien le voir. — J’ai trouvé ceci au pied d’un arbre géant. C’est la raison pour laquelle j’ai combattu et tué Maeben, la déesse-aigle. Ce n’était pas un présent ni même une récompense. C’était un fardeau. Il m’a été envoyé pour que je me souvienne des enfants sacrifiés au nom de la déesse que j’ai servie, puis haïe et finalement supprimée. Quand j’ai compris, j’ai fait de mon mieux pour corriger la situation. C’est ainsi que je suis, Haleeven. Elle tira la chaîne jusqu’à ce que celle-ci soit tendue, et la lumière joua sur les courbes du pendentif. — Je le jure sur ceci, sur les enfants que je porte avec moi, sur les torts que j’ai encore à réparer : combattez avec nous, Haleeven Mein, et si nous survivons, votre peuple survivra aussi. Je le jure. Le vieux guerrier mein rejeta la tête en arrière et son regard se perdit dans la contemplation de la voûte immense du toit. — J’ai quelques petites idées, dit-il enfin. Mena hocha brièvement la tête. — C’est ce que je pensais. — L’air ne circule pas correctement. Cette odeur de soufre… Quelqu’un a ouvert un conduit qui ne devrait pas l’être. Envoyez-moi quelques hommes capables. Nous allons réviser le système de chauffage. Avant toute autre chose, c’est ce que nous devons régler. — Si vous le dites…, fit Mena. Elle ne souriait pas franchement, mais elle n’en était pas loin, et il répondit par une expression qui n’était pas tout à fait un sourire non plus. CHAPITRE DOUZE LE SOIR DE SON ARRIVÉE À CALFA VEN, DELIVEGU LEMARDINE s’attarda un peu sur son balcon pour contempler le paysage, celui de la Réserve de chasse du roi, une vaste étendue boisée au cœur des montagnes du Senival. Le moutonnement infini du sommet des arbres emplissait tout le panorama, interrompu ici et là par des protubérances granitiques. Des taches orange et brunes, quelques-unes jaunes : les feuillages s’épanouissaient toujours dans leur variété automnale. Pourquoi resta-t-il aussi longtemps à observer le lent grignotage auquel se livrait la nuit sur la forêt ? Il n’aurait su le dire. Peut-être par nostalgie pour son enfance révolue ? Non que le paysage qu’il avait sous les yeux lui rappelât quelque souvenir agréable, ni qu’il goûtât particulièrement l’idée de parcourir la contrée sous ces frondaisons, mais il était Senivale de naissance. Les premières années de sa vie s’étaient déroulées dans plusieurs villages de cette région, et imprégnaient sans doute encore son sang d’une façon ou d’une autre. Peut-être serait-il bon pour lui de passer davantage de temps ici. Mais pas cette fois. Ce déplacement visait un objectif bien précis et il serait bref. Le banquet du soir baigna dans une ambiance au charme quelque peu rustique. Delivegu s’y présenta dans une tenue qu’il jugeait appropriée à la circonstance. Il avait choisi une chemise en tissu senivale épais, dont le col formait un cercle haut à son cou. Ses jambes et sa taille étaient moulées dans un pantalon noir. Il était surtout fier de ses bottes serrées en cuir écarlate, qui montaient jusqu’aux genoux. Il estimait qu’il fallait toujours soigner son apparence, même lorsqu’on se trouvait loin de la cour. Les invités du pavillon de chasse se réunirent dans la salle à manger d’hiver, une pièce aménagée autour de l’unique table ovale. Des appliques éclairaient les lieux, mais quelque chose, dans ces murs lambrissés de bois sombre, les peaux de bêtes qui y étaient clouées et les trophées de cerfs et de sangliers qui en saillaient, conférait à la salle une atmosphère assez grave. Des flambées crépitaient dans les deux cheminées opposées. C’était un autre détail qui avait marqué Delivegu. Nombre de couloirs menaient à l’air libre. Le temps avait souvent gauchi le montant des fenêtres, laissant passer des vents coulis qui corrompaient la chaleur ambiante et soufflaient un froid insidieux. Et au lieu de corriger ces défauts, les domestiques allumaient des feux ronflants dans chaque pièce. Inefficace. Du gaspillage, à n’en pas douter, mais il y avait un certain style dans ces excès frustes, et Delivegu n’y était pas insensible. Il était en revanche beaucoup moins satisfait de la compagnie qu’il dut fréquenter pendant le repas. Rien de spécial à lui reprocher, en fait, sinon qu’il n’y avait là aucune femme susceptible d’assouvir son envie de séduction : Gurta, si grosse du rejeton de Rialus Neptos qu’elle aurait plus vite fait de rouler sur elle-même pour se déplacer au lieu de marcher en se dandinant de façon si inélégante ; un sénateur d’Aos, accompagné de son épouse âgée d’une bonne cinquantaine d’années et de quelques amis ; ainsi qu’un vieux marchand flanqué de ses deux fils adolescents, le second encore rouge de son aventure du jour. Une aventure qui impliquait Wren, la maîtresse de Dariel. Bien qu’enceinte du prince, elle n’était guère gênée par son état, à en croire ce que racontaient les deux frères. — Dame Wren nous a prévenus que ce serait une longue chevauchée, en tout état de cause, disait un des deux garçons. Les invités avaient formé un cercle assez large et sirotaient la liqueur de menthe souvent servie lors des soirées d’hiver à Calfa Ven. — Nous avons poussé nos montures vers le nord, à travers la vallée, puis nous avons gravi le versant pour atteindre une ligne de crête appelée Storneven. Wren connaissait bien le chemin. — Ou les chevaux le connaissaient bien, dit l’autre adolescent, un peu plus jeune que le premier. — Non, c’était elle qui connaissait la route. Elle l’a empruntée à de nombreuses reprises durant ses semaines passées ici, en tant que gardienne. Gardienne ? C’était une manière assez curieuse de considérer sa situation, mais plus polie que de la déclarer bannie jusqu’à ce que la reine décide quoi faire d’elle. — Elle monte souvent à cheval ? s’enquit Delivegu. — Tous les jours, répondit Gurta. Cela lui évite de devenir folle d’ennui. — Aujourd’hui, aucun risque ! s’exclama le plus jeune. Nous avons été poursuivis par un ours-glouton. — Un vieil ours-glouton, corrigea l’autre. C’est Peter, le gardien, qui l’a dit. L’animal a repéré notre piste alors que nous étions à mi-chemin de Storneven, et il a effrayé les chevaux. Il nous a suivis pendant une bonne heure, parfois même à découvert. Il trottait tranquillement derrière nous, comme s’il attendait qu’un de nous tombe de selle, ou quelque chose de ce genre. — Peter a dit que c’est exactement ce qu’il faisait. Et que si une des montures s’était mise à boiter, ou si l’un de nous avait fait une chute, il se serait jeté sur lui en un éclair. Peter s’en est débarrassé en lui jetant deux écureuils qu’il avait abattus. Pendant que l’ours-glouton se précipitait sur ce cadeau, nous avons fui au grand galop aussi vite que nous le pouvions compte tenu de l’état de Wren. — C’est horrible, commenta l’épouse du sénateur. Ces créatures sont des monstres. Elles devraient être exterminées. — Oh ! vous ne le pensez pas vraiment, intervint Delivegu, qui ne pouvait s’empêcher de faire le joli cœur dès qu’il était en présence du sexe féminin. Ce monde a besoin de créatures sauvages. Des créatures qui vous font frissonner la nuit venue, quand vous pensez à elles. — Ma femme frissonne déjà bien assez, dit le sénateur. Elle ne se met jamais au lit sans trois couches de sous-vêtements. — Quelle tristesse, fit Delivegu. J’irai même jusqu’à dire que c’est un crime. Aucune femme ne devrait s’endormir aussi couverte… Il lui décocha un sourire fugace avant de boire une gorgée de liqueur. Puis il se demanda pourquoi il avait pris la peine d’intervenir. Cette femme ne présentait aucun intérêt pour lui. C’est alors qu’il se rendit compte que, inconsciemment, son instinct avait ciblé une certaine personne, justement parce que celle-là présentait un intérêt pour lui. La soudaine excitation qui le possédait n’avait rien à voir avec l’épouse du sénateur : il la devait à l’une des servantes qui dressaient la table pour le dîner. Oh ! oui, c’était bien cela. Il l’observa qui se penchait pour disposer les couverts. Quel attrait mystérieux a donc la jeunesse ? se demanda-t-il. Même à demi dissimulées par une robe très simple, sans aucun ornement, les courbes de ce corps avaient attiré l’attention de Delivegu. Ce n’était certes pas une beauté acaciane. Une Senivale solide, reconnaissable à sa taille moyenne, avec des hanches qui s’élargiraient dans quelques années, des seins qui pour l’heure pointaient droit, et une chevelure sombre retenue en arrière par une barrette. Il décida qu’il verrait bientôt ces boucles flotter librement. Il allait reprendre contact avec ses racines. Quand il revint à la conversation en cours, la femme du sénateur parlait. — Si vous voulez mon avis, c’est tout simplement irréfléchi de sa part. Pourquoi mettre ainsi le bébé en danger ? J’apprécie moi-même une chevauchée vigoureuse, mais il y a un temps pour tout. Delivegu essaya de l’imaginer appréciant une chevauchée vigoureuse. L’image n’était pas des plus plaisantes, car il n’y vit que des chairs flasques tressautant. Il regarda de nouveau la servante et vit qu’elle l’observait. Oh ! bien. Elle a remarqué. — Dame Wren ! Elle entra dans la pièce d’un air dégagé, comme si elle arrivait par hasard et n’était pas complètement sûre de rester. Elle était plutôt jolie, petite et mince, avec un corps d’acrobate. — Vous êtes prêts à dîner ? demanda-t-elle. Pour ma part, je pourrais avaler tout un ours-glouton. À table, Delivegu obtint une place face à elle. En dépit de ses chevauchées et de ses aventures avec les ours-gloutons, elle paraissait très consciente de l’enfant qui se développait en elle. Pour l’instant, ce n’était encore qu’une légère rondeur. Elle la caressait souvent, et il en vint à se demander ce qu’elle pouvait éprouver. Le geste dégageait une sensualité pour lui inédite. Tout comme sa façon de manger, de bon cœur, sans ces manières apprêtées qui étaient de mise à la cour. Il n’aurait jamais cru que Dariel investirait autant en elle, mais ces choses étaient difficiles à expliquer. — Alors, à quoi devons-nous le plaisir de votre présence parmi nous, Delivegu ? demanda le marchand. — Oui, dit Wren qui taillait avec entrain dans sa tranche de sanglier rôti, pourquoi êtes-vous ici ? — J’ai réglé quelques affaires pour le compte de Sa Majesté à Pelos, répondit-il. Elle a tenu à ce que je m’arrête ici avant mon retour, afin de vérifier l’état des préparatifs pour l’hiver. Elle ne sera pas en mesure de faire une dernière visite elle-même cette saison. Sachant fort bien que le personnel en poste ici est très compétent, c’est une tâche aisée pour moi. Et agréable. Elle voulait aussi que je m’enquière de votre santé, ajouta-t-il en hochant la tête en direction de Wren, et que je m’assure que vous êtes bien installée. — Je suis très déçue que la reine n’ait pas pu venir ! dit l’épouse du sénateur. Nous avons reçu l’invitation il y a des mois déjà, et j’espérais tant que notre souveraine serait présente elle aussi et profiterait de Calfa Ven. Je l’aime tellement, voyez-vous. Elle est tout simplement magnifique. Si elle était là, je la dévorerais ! Je ne crois pas, pensa Delivegu en se demandant si Corinn invitait sciemment certains visiteurs au pavillon de chasse quand elle savait qu’elle ne s’y trouverait pas. Cette femme pouvait très bien faire partie de cette catégorie. Sans aucun doute allait-elle se plaindre amèrement à son mari quand ils seraient seuls. Espérer passer un séjour en compagnie de la reine, et se retrouver avec deux femmes enceintes mises à l’écart… — Cette horrible invasion ! geignit-elle. Je suis déjà lasse d’en entendre parler. J’espère que toute cette affaire sera terminée avant le printemps. Elle était certainement assez âgée pour se souvenir des deux conflits précédents qui avaient ravagé l’Empire. Certains oubliaient si facilement ce genre de choses. — Je l’espère moi aussi, répondit-il. Si la reine le veut, il en sera ainsi. La séduisante servante apparut au côté de Wren. — Ma dame ? Elle lui présenta une bouteille en verre orangé à demi pleine d’un liquide clair. D’après sa consistance, il ne s’agissait pas d’eau. Wren acquiesça, et la fille posa devant elle la bouteille ainsi qu’un petit verre de même teinte. — Qu’est-ce donc ? demanda Delivegu après avoir accroché le regard de la servante assez longtemps pour établir un début d’intimité. — Le petit poison de Wren, déclara Gurta. — Du vin de palme, dit le plus jeune des adolescents. Il est tellement goûteux qu’elle refuse de nous en donner. Essayez donc de vous en faire offrir, Delivegu. Il joua le jeu et inclina la tête de côté, en une interrogation muette. Wren poussa la bouteille puis le verre dans sa direction. Le liquide sentait la noix de palme, mais surtout l’alcool sec. Comparée à la liqueur savourée plus tôt, cette boisson n’avait rien de très tentant. Oui, mais tous les regards étaient fixés sur lui… Avec un sourire, il salua à la ronde et vida le verre d’un trait. Regrets instantanés. Chaleur brûlante. Un hoquet en réaction le secoua si violemment qu’il eut un mouvement de recul. Il se leva d’un bond et sa chaise alla percuter le mur derrière lui. Pendant quelques secondes horribles, il eut la certitude qu’il allait rendre tout son dîner sur le sol. Il grommela un chapelet de jurons que l’hilarité générale couvrit. Ce n’était pas seulement la force de l’alcool. C’était cette… cette… — Argh ! C’est infect ! — En effet, en effet ! approuvèrent-ils tous. — Seule Wren en boit, expliqua le sénateur. Elle prétend que ce breuvage lui rappelle celui qu’ils concoctaient dans les Îles du Lointain. Une réminiscence de l’époque où elle était pirate, apparemment. Wren ne le nia pas. Avec un petit sourire, elle reprit la bouteille, se servit et, saluant la tablée d’un hochement de tête, comme l’avait fait Delivegu quelques instants auparavant, elle vida son verre. Elle ne cilla même pas. Au contraire, elle passa la pointe d’une langue gourmande sur ses lèvres, sans paraître plus émue que si elle avait avalé une tasse de thé doux. Delivegu releva sa chaise et se rassit. — Vous ne buvez pas beaucoup de cette chose, j’espère ? C’est du poison. Je doute qu’il soit très bénéfique au bébé. — Rien qu’un petit verre chaque jour, dit l’aîné des adolescents. C’est tout ce que je l’ai vue prendre. — Bien. Ce n’est pas bien méchant, en ce cas. Enfin, j’imagine… Il se pencha vers Wren et lui dit : — Mais j’insiste pour que vous cessiez ces promenades à cheval. Vous faites courir un risque à l’enfant. — Est-ce un ordre de la reine ? — Non, seulement l’expression de ma propre sollicitude. Néanmoins, je ne doute pas qu’elle dirait la même chose. — Vous vous inquiétez pour mon bébé ? s’étonna Wren. Ses traits candoviens auraient pu être d’une beauté classique si elle avait été éduquée avec un minimum de sens de la retenue propre à la cour. Mais il n’en était rien, et les rares fois où elle les laissait s’exprimer, ses manières étaient aussi directes et franches que celles d’une tenancière d’auberge. — Bien sûr. Pourquoi en serait-il autrement ? Un enfant royal est un enfant royal. — Un bâtard royal, vous voulez dire. — Vous ne pensez pas ce que vous dites, j’en suis sûr. C’est… simplement la grossesse. Elle affecte l’humeur des futures mères, à ce que l’on raconte. Dame Wren, vous me pensez donc si grossier ? — Bien sûr, je pense que vous êtes grossier. Écoutez, ni vous ni moi ne sommes de sang royal. Je n’avais jamais imaginé que je deviendrais la maîtresse d’un prince, et encore moins la mère d’un bâtard royal. Elle piqua un morceau de viande et l’approcha de sa bouche, en attendant la réaction de Delivegu. — Vous devriez être folle de joie, dit-il, et à cet instant précis il perdit de vue toute l’ironie du propos. Vous avez eu beaucoup de chance. Je sais la reconnaître quand je la vois. Elle enfourna le morceau de viande et mastiqua un moment. — Je suis chanceuse ? Dariel a disparu, et il est probablement mort. Mon enfant n’a pas de père. Tout ce qu’il a, c’est… Son regard fit le tour de la tablée, et elle renonça à ce qu’elle allait dire. — Je vis dans l’incertitude. Voilà tout. Je sais que vous comprenez ce que je veux dire. La réflexion s’adressait directement à Delivegu, mais ce fut le sénateur qui répondit : — Nous en sommes tous là. Les temps difficiles nous mettent tous à l’épreuve. — Voilà qui est très vrai, dit Delivegu. Je crois savoir que c’est votre dernier répit avant de reprendre votre dur labeur au sein du Sénat ? * * * Plus tard cette même nuit, Delivegu se consacra à distraire la servante Bralyn. Il apprit que c’était la fille de l’actuel gardien, et par conséquent la petite-fille du premier Peter, celui qui avait veillé sur le pavillon de chasse depuis l’enfance du roi Leodan. Il était décédé depuis peu, et la fille en parlait avec affection. Apparemment il avait été sa seule source de joie à Calfa Ven. — Vous me ramènerez avec vous sur Acacia ? demanda-t-elle. Delivegu était étendu sur le dos, et sa tête reposait contre l’épaule de sa conquête, tandis que sa joue profitait de la pression moite d’un sein. — Oh ! c’est une éventualité très tentante. — Emmenez-moi avec vous et vous obtiendrez tout de moi. À tout moment. Il y a des courtisanes, à la cour ? — En si grand nombre qu’on ne peut les ignorer. — Elles sont toutes plus jolies que moi, n’est-ce pas ? Ce n’était pas le genre de questions auxquelles il répondrait un jour avec honnêteté. Il s’assit et la considéra d’un regard songeur, pour donner l’impression qu’il réfléchissait à la chose. La servante fit la moue en attendant sa réponse. À dire vrai, une bonne partie de son charme résidait dans sa jeunesse. Elle embrassait avec un abandon sentimental qu’il n’avait pas réussi à comprendre. Il avait préféré la prendre par-derrière, car il n’avait pas à en passer par ces échanges de salives. Elle était de la région, et continuerait évidemment d’y végéter pendant les quelques années de beauté qui lui restaient encore. — Tu es superbe à tous points de vue. Et une amante aux talents infinis. Elle lui donna une petite tape sur le bras, mais elle était visiblement flattée. Il se jeta sur elle en grondant. Ils luttèrent un moment. Il trouva un endroit charnu où presser sa bouche et souffler des bulles contre sa peau. Une habitude étrange de sa part, il devait le reconnaître. Mais quand il était encore trop jeune pour l’acte sexuel, il s’adonnait souvent à ces jeux enfantins. Aucune de ses partenaires ne s’en était plainte, jusqu’alors. Du moins pas ouvertement. — Pourquoi veux-tu partir ? demanda-t-il un peu plus tard. Ton existence ici est agréable. Meilleure que pour la plupart des gens de ta condition. Tu as un travail garanti à vie. Tu sers parfois la reine. Nombreuses sont les jeunes beautés qui échangeraient avec joie leur place contre la tienne. — Quand la reine séjourne ici, c’est grandiose, dit Bralyn. Mais elle ne vient presque jamais. La plupart du temps, je m’ennuie. — J’en doute un peu. Des invités de toute sorte passent ici constamment. Il y a des hommes à séduire… Elle lui donna une autre tape. — Et tu dois connaître la reine dans son intimité. — Un peu, admit-elle. — Tu l’as déjà vue pratiquer sa magie ? Bralyn le regarda fixement, hésita à répondre, mais abandonna toute réticence dès qu’elle commença à le faire. — Nous ne sommes pas censés le remarquer, mais il est difficile de faire autrement. Quand elle est ici, elle chante tout le temps. Le prince Aaden la harcèle sans cesse pour qu’elle crée des choses. — Comme quoi ? — De tout. Des animaux qu’on n’a encore jamais vus. Elle a créé ces sortes d’oiseaux qu’elle envoie voler au-dessus du champ de tir à l’arc. Ceux-là, elle n’a jamais cherché à les cacher. Aaden et elle s’en servent comme cibles, et certains serviteurs doivent courir ramasser ceux qu’ils ont abattus. Ce sont des animaux étranges, des oiseaux, avec des plumes, oui, mais qui ont trois ou quatre paires d’ailes, rigides comme celles des libellules. Ils sont étranges… mais beaux, aussi. Une fois, je l’ai vue redonner la vie à un cerf. Mon père venait de rentrer de la chasse avec un chariot sur lequel se trouvait la dépouille d’un cerf. Le prince en a été très chagriné. Alors la reine s’est approchée, elle a lancé un sort et a déposé un baiser sur la truffe de l’animal. Un moment plus tard le cerf s’est redressé, a regardé autour de lui et a bondi du chariot comme s’il n’avait jamais été mortellement blessé d’une flèche dans le flanc. Elle a fait d’autres choses aussi. Des choses qu’elle ne voulait pas vraiment qu’on voie. Delivegu réfléchit à ces informations pendant un bon moment. Avec tous les prodiges que Corinn laissait voir au monde, ces derniers temps, quelle sorte de sorcellerie pouvait encore mériter le secret ? — J’ai faim, dit Bralyn. Elle s’étira sur le lit et glissa une jambe sur l’autre, comme si c’était la manière habituelle d’apaiser ce genre de sensations. — Bien sûr, tu as faim. Et si je t’apportais quelque chose ? — Vous me serviriez ? Il se leva prestement et chercha du regard ses vêtements. — Absolument. Qu’aimerais-tu manger ? Du pain et du fromage ? Un peu de ce gibier rôti ? Elle gonfla les joues. — Le fromage me donne des cauchemars. Et le gibier ? On en a à tous les repas, ici. Je ne peux plus en avaler un morceau. — Ah ! Quoi, alors ? — Vous allez me faire avoir des problèmes. — Personne ici ne peut dire un mot contre moi, ni contre toi si tel est mon bon plaisir. Que veux-tu manger ? Dépêche-toi. Je sens venir une certaine raideur. — De la crème. Apportez-moi de la crème. Vous savez où la trouver ? Je devrais peut-être vous montrer où elle est. — À quoi bon te servir, en ce cas ? Reste allongée ici, et toujours aussi ravissante. L’idée ne lui sembla pas aussi romantique quand il parcourut les couloirs pour rejoindre les cuisines. Les courants d’air firent battre les pans de sa robe de chambre et sous l’effet du froid son sexe se ratatina complètement. Il s’arrêta devant la porte des cuisines, d’abord pour vérifier qu’il était seul, puis un moment de plus pour écouter l’appel d’un loup solitaire dans la vallée. — Salut, frère, murmura-t-il avant d’entrer. Une unique lampe à huile brûlait au centre de la grande table de préparation, et c’est à sa lumière que Delivegu se mit à chercher… non pas de la crème, mais une chose qu’il ne lui fallut pas longtemps pour trouver, car les serviteurs la laissaient à portée de main. Elle était placée avec les condiments qu’on avait rapportés plus tôt de la salle à manger. Il prit la bouteille de vin de palme de Wren, la déboucha et la sentit. L’odeur était toujours aussi repoussante. Une fille étrange, cette Wren. L’idée de son aptitude à avaler cette mixture sans ciller fit renaître l’excitation de Delivegu. En des circonstances très différentes, il aurait adoré voir lequel des deux tenait le mieux l’alcool. Dans une autre vie, peut-être. Il resta immobile un instant, l’oreille tendue, tandis que du regard il fouillait les recoins sombres de la pièce. Certain d’être seul, il sortit une fiole d’une poche de la robe de chambre. Il ôta le petit bouchon et versa quelques gouttes de son contenu dans le goulot de la bouteille de vin de palme. Le petit poison de Wren, pas de doute, cette fois. Quelques minutes plus tard, après avoir remis la bouteille à sa place, il reparcourut le couloir en sens inverse avec dans les mains un grand bol plein à ras bord de crème, largement assez pour deux. Il savourerait cette nuit, et demain il partirait. La reine allait exiger un rapport. Hélas pour elle, Bralyn ne serait pas du voyage. CHAPITRE TREIZE DEPUIS TOUJOURS, LE PANORAMA QUI S’OFFRAIT AUX REGARDS au-delà des toits d’Avina émerveillait Skylene, et plus encore aujourd’hui. Du balcon où elle se tenait, dans un des bureaux ayant jadis appartenu au Lvin Herith, la cité semblait sans fin. Elle s’étendait au sud dans une masse désordonnée qui couvrait des lieues plus loin que portait la vue : les tours dont le soleil magnifiait les couleurs, les drapeaux des clans hissés comme ils l’avaient toujours été, les panaches de fumée s’élevant aussi haut que possible avant d’être courbés par le vent et balayés vers l’ouest, les oiseaux de mer, les étourneaux et les pigeons qui décrivaient des figures complexes dans le ciel et peuplaient l’air matinal de leurs cris. — La seule ville que j’aie jamais vraiment connue, se dit-elle. Enfant des Forêts Eilavanes, elle n’avait jamais vu Aos que de loin, lors de la marche qui l’avait menée sur le transport de la Ligue au début de sa vie d’esclave. Elle gardait le souvenir d’une vaste cité, mais elle doutait que ce fût conforme à la réalité. C’était la perception de l’enfant qu’elle était. Cette ville, Avina, était réellement très grande. Elle était même si vaste qu’elle n’avait jamais été occupée en totalité, même quand les Auldeks y avaient habité. Maintenant qu’ils étaient partis avec certains de leurs serviteurs et les Enfants Divins, les morts hantaient la ville autant que les vivants. Il n’aurait pas dû en être ainsi, mais la gloire qu’aurait pu être une Avina libre commençait déjà à se déliter. Du coin de l’œil, elle vit quelqu’un émerger de l’arcade qui menait au toit. Tunnel marcha vers elle avec toute la grâce qu’autorisait un corps aussi lourd et musclé que le sien. Il se plaça à côté d’elle et embrassa le paysage d’un regard rapide, tout en touchant les défenses de métal qui s’incurvaient devant son visage. — Il est temps de partir. Skylene acquiesça. Elle contempla la cité une seconde encore, puis elle se détourna et traversa le toit, franchit l’arche et descendit la pente. À côté de Tunnel, elle était aussi frêle qu’un roseau, pareille à une silhouette dessinée en lignes douces par un pinceau fin. Sa peau était très blanche, son nez allongé typique des esclaves sélectionnés du clan de Kern, la chevelure coiffée en aigrette qui conférait une sauvagerie potentielle à un visage par ailleurs paisible. Elle aurait peut-être besoin de cet atout pour la réunion à laquelle ils se rendaient : le premier sommet des chefs de clans des esclaves du Quota dans l’Ushen Brae. Randale, du clan de Wrathic, avait organisé un rassemblement général des siens. Dukish, du clan d’Anet, et Maren, du Kulish Kra, s’étaient récriés, arguant qu’ils devaient se consulter entre chefs avant d’exposer leurs divergences en public. Skylene voyait d’un mauvais œil ces conciliabules entre meneurs. Elle n’aimait pas non plus cette manière qu’ils avaient de se définir d’après leurs groupes d’esclaves. Elle n’avait accepté d’assister à la réunion que pour gagner un peu de temps, en attendant le retour de Mór – et l’arrivée des anciens, aussi, si c’était possible. Depuis que Mór était partie et lui avait laissé la charge des Êtres Libres d’Avina, Skylene menait une existence troublée. En partie parce qu’elle était privée de son amour. Elles avaient dormi ensemble pendant bien des années, et seule, elle avait le plus grand mal à trouver le sommeil. Quand enfin elle parvenait à fermer l’œil, les rêves l’assaillaient de façon déplaisante. La plupart des matins, elle se réveillait entortillée dans ses draps et se désolait de constater que c’étaient eux qui l’étreignaient, non les bras tendres de Mór. L’Avina qu’elle découvrait une fois débarrassée de ces draps la mettait chaque jour face à des défis nouveaux. Aux premiers jours de leur liberté, ses habitants s’étaient montrés nerveux et perturbés, incapables de croire que c’était bien réel. Les Auldeks partis ? Tous ? Les Enfants Divins avec eux, ainsi qu’un grand nombre des autres esclaves ? Ils avaient tous été témoins de l’événement, mais ils étaient restés dans les mêmes pièces, les mêmes bâtiments, parce qu’ils redoutaient la réapparition des Auldeks, prêts à les châtier pour avoir seulement osé se penser libres. Des jeunes sortirent de la ville sur un antok. Ils revinrent une semaine plus tard, après avoir vérifié que les Auldeks faisaient route vers le nord, à marche forcée, sans un regard en arrière. Sur la suggestion de Skylene, les Êtres décidèrent de placer des guetteurs au nord de la cité, afin de donner l’alerte si ce que tous redoutaient advenait. Quand cette précaution fut prise, ils purent enfin se réjouir. Les gens se précipitèrent dans les rues pour profiter de leur liberté toute nouvelle. Ils étaient aussi excités que les enfants qu’ils n’avaient jamais pu être. Ils rirent et dansèrent, ripaillèrent, firent l’amour et rêvèrent de ce qu’ils feraient d’une ville – et d’un continent entier – qui leur appartenait désormais. Cette seule perspective les rendait ivres de joie. Skylene fit de fréquents discours durant cette période. Elle rappela aux fêtards que les Êtres Libres avaient toujours attendu ce jour. Le Conseil des Anciens avait vécu loin d’eux, mais il n’avait jamais cessé d’œuvrer en leur faveur, recueillant l’abandonné, cachant celui qui avait fui les mauvais traitements, continuant à nourrir leur rêve d’unité une fois qu’ils seraient aussi libres dans la réalité qu’ils l’étaient moralement. Bientôt, leur dit-elle, Mór, Yoen et les autres les rejoindraient. Ensemble ils construiraient leur nation. Cela paraissait merveilleux. Tout était vrai, et tout était possible. Mais à peine les derniers Auldeks avaient-ils disparu à l’horizon, au nord, que les problèmes commencèrent. À la fin de la deuxième semaine, un homme en tua un autre parce qu’ils se contestaient mutuellement les droits sur une propriété. La victime appartenait au Kulish Kra, son meurtrier au clan d’Anet. Skylene fut présente lors du procès décidé pour régler l’affaire. Comme beaucoup d’autres, elle fut d’avis que l’assassin soit puni d’un tatouage l’identifiant comme tel sur son crâne rasé. Avant que la sentence soit exécutée, un groupe d’Anets envahit le bâtiment où l’homme était emprisonné. Ils se frayèrent un chemin jusqu’à lui par la force, le libérèrent et repartirent en provoquant une bataille de rues pour s’échapper. Ils prétendirent par la suite que ce procès était inique, ne visant qu’à léser les membres de leur clan. D’après eux, seuls d’autres Anets avaient le droit de juger l’un des leurs. Comment pouvaient-ils croire à l’impartialité des juges, sinon ? Le meneur de ce groupe était un homme trapu appelé Dukish, qui naguère avait fait partie des Yeux Dorés, ces esclaves du Quota qui géraient le commerce pour les Auldeks. Il avait occupé un certain rang, mais ses maîtres ne l’avaient pas choisi pour les accompagner. S’autoproclamant chef, il avait appelé les autres Anets à le rejoindre et à le soutenir dans sa volonté de donner la priorité absolue aux intérêts du clan, au nom du principe inaliénable selon lequel personne d’autre que l’un des leurs ne devait les gouverner. Beaucoup s’étaient ralliés à sa cause. Il les avait armés en puisant dans une armurerie dont il connaissait l’existence grâce à son ancienne charge, et avant que quiconque soit assez organisé pour les arrêter, ils avaient pris le contrôle d’une partie de la cité, avec notamment un entrepôt plein de grain, de haricots secs et de sel, sans compter des barriques de vinaigre et de vin. Ensuite, la situation dégénéra. D’anciens esclaves de grandes maisons s’approprièrent les palais de leurs maîtres partis, tandis que les ouvriers agricoles étaient tenus à distance. Des Yeux Dorés et d’autres esclaves ayant occupé des postes plus ou moins importants dans l’administration au service des Auldeks prétendirent que ces privilèges devaient leur être conservés dans l’ordre nouveau qui allait s’instaurer. Une bande de jeunes hommes du Kulish Kra se mit à agresser les femmes du Kern. Cela commença à la manière d’un jeu, une plaisanterie faite par un clan à un autre. Mais des violences sexuelles ne tardèrent pas à être commises. Avant longtemps le bruit courut que les adolescents du Kulish Kra molestaient et violaient les femmes du Kern. Les hommes de ce clan formèrent des groupes armés pour empêcher ces agressions, et ceux du Kulish Kra en firent autant. D’autres groupes armés se constituèrent pour contrecarrer la tension de plus en plus forte qui régnait dans toute la ville, mais cela ne fit que l’accroître. La Ligue réapparut. Elle se mit à sillonner les eaux côtières dans ses vaisseaux et ceux pris au Lothan Aklun. Très vite il devint clair qu’ils s’établissaient dans les îles de la Barrière, et tout le monde se demanda combien de temps s’écoulerait avant un débarquement des Ligueurs sur le littoral de l’Ushen Brae. Skylene tenta de ramener tout le monde à la raison, et pendant un temps elle trouva des oreilles attentives à son message. Mais les semaines passant, elle fut surprise de constater que sa position modérée comptait de moins en moins d’adeptes. Peut-être oublia-t-elle aussi le fait que, en tant qu’amante de Mór et membre actif des Êtres Libres, elle avait appris mieux que d’autres à ne pas s’arrêter aux marquages du clan. Pour beaucoup, les membres de leur clan étaient leurs parents et non une sélection totalement arbitraire d’autres esclaves. C’était dans les maisons et dans les champs qu’ils avaient travaillé ensemble. C’étaient les maîtres auldeks de ces clans qu’ils avaient regardés avec crainte, d’abord avec des yeux d’enfants, puis avec ceux de membres d’un même clan. Skylene savait tout cela. Elle l’avait vécu, elle aussi. Pourtant elle avait espéré maintenir la paix au moins quelques semaines. Et elle se retrouvait à se démener pour éviter des troubles qui risquaient d’enflammer toute la ville. Pour entendre ce qu’elle avait à dire, les gens devaient réellement écouter, comprendre, et faire preuve de courage. Pour suivre des hommes tels que Dukish, il suffisait d’avoir peur. — Nous devons nous montrer prudents, dit Tunnel alors qu’ils parcouraient le dernier couloir menant à l’endroit où se tenait la réunion. Il ne me plaît pas, ce Dukish. — À moi non plus, mais c’est en partie la raison pour laquelle nous devons discuter avec lui. Les chefs et leurs capitaines se rassemblèrent dans la grande salle où les Auldeks avaient massacré sire Neen et sa suite. Sous la haute voûte, avec les piliers massifs et les rais de lumière qui tombaient en oblique par les ouvertures du toit, le cercle de sièges installé au centre de la salle paraissait un peu ridicule. Les hommes et les femmes qui se trouvaient là ne donnaient pas vraiment l’impression d’être capables de prendre les bonnes décisions pour la communauté. — Cela n’aurait pas dû se passer de cette manière, marmonna Skylene en se dirigeant vers sa place. Nous aurions dû tous être là aujourd’hui. Jusqu’au dernier d’entre nous. Tunnel grogna son approbation et se plaça derrière elle. Il croisa ses bras épais et leva une main pour tirailler une de ses défenses d’un air pensif. — Qui va commencer ? demanda Dukish alors que tous les participants n’étaient pas encore assis. — Tu viens de le faire, répliqua Plez, une femme mince du clan de Kern dont les traits ressemblaient à ceux de Skylene. Quand Dukish sourit, les écailles sur son visage bougèrent d’une façon que Skylene avait toujours trouvée désagréable. — Mais ce n’est pas moi qui suis venu pour me plaindre. Je suis heureux. Que les plaignants se plaignent donc. Than, le chef du clan de Lvin, lui adressa une grimace farouche. Il n’arborait que des marquages légers : une ombre blanchâtre autour du nez et des yeux, des moustaches félines en acier dont il pinçait souvent l’extrémité entre ses doigts. Il n’en conservait pas moins une attitude féroce qui évoquait bien son totem, le lion des neiges. — Je ne suis pas un plaignant, dit-il entre ses dents serrées, mais j’ai beaucoup à dire contre toi. — Ah ! oui ? Eh bien, vas-y, parle. Le Lvin ne se fit pas prier. Il énuméra une longue liste de griefs dont Skylene partageait la plupart. À certains moments, elle avait l’impression de parler par sa voix. Randale, un Wrathic, ajouta ses propes doléances à cette montagne de récriminations contre Dukish. Maren, la représentante du clan de Kulish Kra, mit la touche finale à ce tableau de plainte : elle accusa froidement le chef du clan d’Anet de se servir des reliques du Lothan Aklun. — Il utilise leurs navires. Des navires propulsés par des âmes. Regardez-le. S’il le pouvait, il trouverait un moyen de voler des âmes et de devenir immortel. Il veut vivre comme un Auldek. Non, aucune âme ne devait plus jamais être volée. Dukish écoutait toutes ces accusations sans s’émouvoir. Tout ce qui se dit est vrai, pensa Skylene, mais le cœur du problème n’est pas là. Elle mit en ordre ses idées et s’apprêtait à intervenir, quand Plez la devança. — Ne prends pas cet air suffisant, dit-elle à Dukish. Toi et les tiens, vous êtes isolés. Vous vous estimez en droit de détenir seuls la moitié de la cité ? Vous croyez pouvoir survivre sans nous ? — Ils n’y seront pas obligés, dit le porte-parole du clan d’Antok, Haavin, qui s’exprimait pour la première fois. Nous autres Antoks n’avons aucun grief contre lui. Il n’est pas aussi isolé que vous le pensez. — Et on peut toujours se faire de nouveaux amis, dit Dukish. Il coula un regard de connivence à Haavin, puis avoua, comme si on l’y avait contraint : — Autant que je vous dise tout. Je suis entré en contact avec les Ligueurs. Les autres s’exclamèrent, mais il poursuivit d’une voix forte : — Oui, je l’ai fait ! Et pourquoi pas ? Quelqu’un devait bien sauter le pas. Vous vouliez les laisser rôder devant nos côtes ? Ils ont dit qu’ils souhaitaient me rencontrer, et je vais le faire. Avec un sourire matois, il ajouta : — Ensuite, je vous ferai un compte rendu de notre entrevue. Than bondit de son siège et, en un éclair, se jeta sur Dukish. Le capitaine d’Anet faillit renverser son chef dans sa hâte de le défendre. D’autres se levèrent et s’avancèrent. Le cercle de sièges devint une arène miniature où les nouveaux meneurs se bousculaient. — Vous me rendez folle, tous autant que vous êtes ! hurla Skylene. Sa voix haut perchée trancha dans le brouhaha. La jeune femme était d’autant plus remarquable qu’elle ne s’était pas mise debout, comme les autres. Ses mains agrippaient les bords de son siège comme si elle voulait s’empêcher de le quitter subitement. — Cessez ! Mais cessez donc ! Tout cela est tellement inutile ! Vous ne voyez donc pas que nous nous disputons pour des sujets futiles, et que nous perdons de vue notre rêve ? — Ton rêve, rétorqua Dukish qui se laissa retomber sur son siège et croisa une jambe sur l’autre. Ton rêve, Skylene. Nous en avons assez entendu parler. Par toi, par Mór, par ceux qui sont venus avant vous. C’était une bonne chose de rêver, quand nous étions esclaves. Nous ne le sommes plus, maintenant, et il y a des choses concrètes à accomplir. C’est ce que je fais. Vous vous comportez tous comme si j’étais un criminel, mais je n’ai tué personne. Je n’ai rien volé, à aucun de vous. J’ai simplement agi plus rapidement. Ne m’accusez pas si vous avez été trop lents. — La seule chose que tu as faite, c’est nous diviser. Nous devrions être les Êtres Libres, tous autant que nous sommes. Il nous faut abandonner toutes ces notions de clans. Elles font partie de notre histoire, mais elles doivent rester à la place qui a été la leur. Elles appartiennent à notre passé, pas à notre avenir. Nous accomplirons de plus grandes… — Tu rêves toujours, interrompit Dukish. Comment changeras-tu tout cela ? Les choses sont telles qu’elles sont, et on ne peut pas les défaire. Ces histoires que tes Êtres Libres ont racontées, ces prophéties qui parlaient d’un sauveur, ton Rhuin Fá, qu’en est-il sorti ? Rien du tout. Il n’y a pas eu de Rhuin Fá. Le monde a changé, mais ce ne sont pas tes rêves qui l’ont changé. — Ce n’est pas… Skylene sentit la main de Tunnel se crisper légèrement sur son épaule, et elle comprit qu’il la mettait en garde contre ce qu’elle était sur le point de dire. Ils avaient déjà débattu de l’opportunité qu’il y aurait à révéler la présence de Dariel parmi eux. Quand il se trouvait dans la cité, ils avaient entouré sa survie d’un secret absolu, et seuls les Êtres Libres les plus dignes de confiance avaient été mis dans la confidence. Maintenant qu’il avait détruit le Mangeur d’mes et qu’il était en sécurité dans l’intérieur des terres, certains étaient d’avis qu’il était temps de dévoiler son existence. Rhuin Fá était arrivé, finalement. Les anciennes prophéties pouvaient se réaliser. Quelle meilleure nouvelle pour unir les Êtres Libres ? Avant de partir pour l’Île Céleste, Mór s’était déclarée opposée à ce que sa présence soit révélée. Mais Skylene estimait que cette position était faussée par sa colère. Son amie ne faisait pas encore confiance à Dariel, et elle ne voulait pas créer de faux espoirs. Ce souci était des plus raisonnables. Tunnel était contre, lui aussi. En son for intérieur, il ne doutait pas que Dariel fût celui qu’ils attendaient. Pour cette raison, il voulait le protéger jusqu’à ce qu’arrive le bon moment, quand il serait possible de l’annoncer d’une manière publique que personne ne pourrait remettre en cause. Skylene ravala les paroles qui lui brûlaient les lèvres et dit à la place : — Pourrions-nous décider d’un commun accord de ne rien faire tant que Mór ne sera pas revenue ? Et les anciens aussi. Ils devraient avoir leur mot à dire, dans cette affaire. — J’ai dit ce que j’avais à dire, déclara Dukish. Il se leva et toisa les autres. — Faites comme bon vous semble. Je ferai comme bon me semble. Il tourna les talons et s’éloigna. Les autres s’étirèrent, puis quittèrent leurs sièges en grommelant. La réunion était terminée, manifestement. Tunnel se pencha vers Skylene et lui glissa à l’oreille : — Décidément, celui-là, il ne me plaît vraiment pas. CHAPITRE QUATORZE DARIEL PERDIT TOUTE NOTION DU TEMPS DÈS L’INSTANT où il franchit le seuil, répondant à l’invitation muette de l’homme frêle. Il passa le premier, et les autres suivirent. Il ne se rappelait plus quels mots ils avaient prononcés, ni comment les présentations s’étaient faites, ni aucun de ces détails qui donnent sa couleur à une rencontre. Mais après tout, peu importait, car l’intérieur du Mont Céleste n’avait rien à voir avec l’extérieur. Il s’accrochait moins à la montagne qu’il ne faisait corps avec elle, une partie lisse et organique de l’ensemble, comme si la roche elle-même avait été jadis un tissu vivant. L’endroit était propre, sans aucun des objets de la vie de tous les jours : pas de tables, de chaises, de lits, de cheminées ou de placards. Dariel avait l’impression que toutes ces choses avaient été présentes, mais qu’il n’y avait plus maintenant que de longs couloirs desservant des chambres vides. Tout le temps qu’il fut là, il sut que les autres se trouvaient également dans l’immensité vertigineuse du Mont. Il sentait leur présence. Il pouvait même saisir de faibles indications de leurs pensées, comme des voix perçues de très loin. Ses chiots étaient aussi à l’intérieur, quelque part dans le dédale de pièces et de passages. Tous étaient bien traités. En sécurité. Mais cela ne les concernait pas. Dès ce qui lui sembla être les premiers instants, il passa tout son temps là avec une seule personne. Nâ Gâmen. Ils allaient d’une pièce à l’autre, partageant leurs pensées et conversant sans ouvrir la bouche. Cela aussi, Dariel ne se souvenait pas avoir commencé à le faire, mais la chose paraissait très naturelle. Former une pensée. L’envoyer. Entendre la réponse dans sa tête. Jamais un son, hormis celui du vent qui sifflait dans les couloirs et le frottement des pieds sur la pierre grise et lisse. Aliver avait dit qu’il avait parlé avec les Hérauts du Santoth d’une façon similaire. À présent, Dariel comprenait. Nâ Gâmen était d’une minceur extrême, avec un visage famélique, et sa peau cuivrée se tendait avec légèreté sur son crâne chauve. Il se tenait à quelques pas et, par une ouverture dans le mur de son sanctuaire perché dans les nuages, il contemplait les vallées en contrebas. Il semblait tellement perdu dans ses pensées que Dariel craignait qu’il ne bascule en avant et chute de cette hauteur vertigineuse. Pourquoi s’inquiétait-il pour cet homme ? Il ne pouvait encore le dire. Mais il se souciait de lui. Il sentait déjà que Nâ Gâmen, le Veilleur du Mont Céleste, était lié à sa destinée. — Tu es un Akaran, dit Nâ Gâmen. Je peux le sentir dans les fluides sur ta peau, dans ton souffle quand tu exhales. Je l’entends dans les battements de ton cœur. Je le vois dans les vibrations de l’air, autour de toi. Sais-tu, Dariel Akaran, que tu traînes tes ancêtres derrière toi, le long d’une corde d’argent ? Je les vois qui ondoient dans l’air. Tous les vivants traînent derrière eux ceux qui les ont précédés. Une portion de chaque âme agrippe la corde et reste toujours avec toi. Je ne les ai pas toujours vues, mais je les vois depuis très, très longtemps. Sais-tu comment je sais cela ? — Comment ? demanda Dariel. — Parce que la même chose est vraie pour moi. Je traîne derrière moi beaucoup de cordes. Des milliers. Des centaines de milliers. Et chacune d’elle touche un million d’âmes. Parfois, c’est très pesant pour moi de les tirer ainsi dans mon sillage. Il arrive que lever mon bras soit pareil à déplacer une montagne. Comme il se doit pour quelqu’un comme moi. Quelqu’un de maudit comme moi. La notion de poids était difficile à associer à l’image du grand homme maigre qui plaçait ces mots dans la tête de Dariel. — Comment me connaissez-vous ? demanda le prince. L’odeur de ma peau. Mon souffle. Comment ? — Parce que tu es de la lignée de Tinhadin. En toi, je le vois. — Vous avez connu Tinhadin ? Vous venez vraiment de mon pays ? Nâ Gâmen tourna la tête et braqua ses yeux verts sur lui. Ils étaient plus grands que la normale, des joyaux dans son visage émacié. Les lobes de ses oreilles se déployaient en larges courbes de la forme des ailes de papillon. Ils remuaient quand il bougeait. Quand il s’immobilisait, ils ondulaient, comme bercés par une brise douce. — Nous sommes les enfants du même pays, oui. Et j’ai connu Tinhadin. Je le connais toujours. Un homme n’oublie pas celui qui a tenté de l’assassiner. Celui qui, à sa façon, a aidé à créer cette existence maudite. — Vous y avez fait allusion tout à l’heure. De quelle manière êtes-vous maudit ? — Tu veux tout savoir ? — Oui. — Il faudra en payer le prix, Dariel. Un présent, mais qui coûtera cher. Avec lequel il sera difficile de vivre. Le veux-tu ? — Que je le veuille ou non, je suis ici, songea-t-il, avant de partager sa pensée suivante : — Oui. D’un signe, Nâ Gâmen lui fit comprendre qu’ils devaient reprendre leur déambulation. Dariel vint se placer à sa hauteur. Une fois encore, le son que produisaient ses pas était étrangement perceptible, comparé au silence avec lequel le Veilleur se déplaçait. Si les pieds de l’homme – que les pans de ses longs vêtements amples dissimulaient – touchaient bien le sol, rien ne le prouvait. Près de lui, Dariel se sentait gauche et bruyant. Chacun de ses mouvements était maladroit et manquait de mesure, à côté de la grâce muette avec laquelle Nâ Gâmen flottait en avançant. — Écoute. Vois. Je vais tout te transmettre. Le prince n’eut pas le temps de demander ce que cela signifiait. Avant que les mots se soient estompés dans son esprit, des images commencèrent à défiler devant ses yeux, des scènes au travers desquelles il apercevait à peine le monde réel. Mêlées à cela vinrent les pensées et les émotions, non pas expliquées par des mots, simplement données. Il les éprouva comme si c’étaient ses émotions. Ses pensées. Et tout ce temps, la voix de Nâ Gâmen allait et venait, le poussant de l’avant, répondant aux questions à mesure qu’il les formulait en esprit. Le nom de « Lothan Aklun », déclara-t-il, était la traduction auldek de leur nom d’origine. Avant qu’ils n’arrivent sur ces terres, on les appelait les Habitants du Chant. Dans le Monde Connu, ils formaient une secte religieuse. Ils furent les protecteurs de la langue du Dispensateur pendant des siècles et des siècles. Longtemps ils vécurent isolés du monde, et tous les potentats tribaux les respectaient. Ils gardèrent Le Chant d’Élenet en sûreté, le livre lui-même, rédigé de la main du voleur. En ces temps reculés, ils croyaient toujours que le Dispensateur reviendrait. Ils croyaient pouvoir racheter l’arrogance d’Élenet, le crime que constituait le vol de la langue d’un dieu et son utilisation par pure folie. Ils ne se servaient pas du Chant pour eux-mêmes – au contraire d’Élenet –, mais pour sa seule beauté. Ils ne créaient pas des choses, ils faisaient du Chant un hymne de louanges à la création. Ils l’entonnaient afin que le Dispensateur, où qu’il soit, l’entende s’élever dans toute sa pureté et sache qu’ils méritaient son attention. C’était tout ce qu’ils souhaitaient. Faire amende honorable pour le crime d’Élenet et ramener le dieu en ce monde. Par ailleurs, ils travaillaient à purifier le Chant. En rédigeant Le Chant, Élenet avait commis des erreurs, multiplié les impuretés, des rajouts haineux et malveillants. Les Habitants s’évertuaient à les trouver et les retirer du texte, pour que le livre soit pur. C’était une tâche sans fin qui donnait un sens à leur vie. Quand de nouveaux adeptes étaient prêts, ils voyageaient à travers le pays en petits groupes ou individuellement. Dariel vit tout cela autant qu’il l’entendit par les mots de Nâ Gâmen. Des silhouettes encapuchonnées saluaient l’aube, face levée vers le ciel, et leurs voix flottaient sur les collines d’un paysage talayen. Un homme seul franchissait un col de montagne et marquait le rythme de sa marche en frappant la roche du bout de son bâton. L’eau paisible d’un océan bleu leur arrivant aux genoux, des femmes louaient le soleil qui incendiait le bord du monde. Un cercle de chanteurs autour d’un feu de camp, enveloppés dans des capes épaisses pour se protéger du vent glacé, les yeux tournés vers les myriades d’étoiles tandis que leurs lèvres remuaient, implorait le Dispensateur de revenir pour ramener l’harmonie. En écoutant, Dariel compris les mots-notes qui constituaient cette langue étrange, pleine de désir, si vraie et si parfaite. D’une certaine manière, ils véhiculaient la solidité et la substance du monde traduit en sons vivants. Pendant des centaines d’années, nous avons vécu, nous sommes morts et nous avons œuvré à cette mission, disait Nâ Gâmen. Il tenait maintenant le poignet du prince. Ils marchaient le long d’une étroite corniche rocheuse bordée d’un précipice. Devant eux, un escalier de pierre en colimaçon montait vers le sommet de la montagne. Tout ce temps, le monde était plongé dans le chaos. Vois. Et Dariel vit. Les factions en guerre. Les révoltes. Les trahisons tribales. Les atrocités. Le Monde Connu tel qu’il avait été jadis défila devant ses yeux dans un torrent d’images. Il vit des choses réelles, d’autres irréelles, des choses qui avaient un sens, d’autres qui n’en avaient pas. Le choc d’une armée de guerriers en cottes de mailles contre des tribus hurlantes d’hommes vêtus de cuir et de fourrures. Des créatures avec le corps d’un cheval et le torse d’un homme qui galopaient dans les plaines arides. Le teint aussi sombre que celui des Balbaras, elles poussaient leur cri de guerre. Une reine portant une couronne étroite toute simple parlait devant une assemblée de monstres grondants massés dans une salle immense. Elle ne paraissait pas les craindre et continuait de s’exprimer, son visage constellé de taches de rousseur demeurant serein face à la folie. Nâ Gâmen expliqua qu’Édifus laissa les Habitants tranquilles pendant que sa conquête prenait forme. Il leur rendait même visite, parfois, apprenait le Chant et joignait sa voix aux leurs. Peut-être respectait-il toujours le dieu. Peut-être croyait-il, tout comme eux. Pendant une période, il sembla en être ainsi. Il les convainquit que le monde qu’ils bâtissaient ensemble – une fois les guerres terminées – serait de toute beauté aux yeux du dieu. À cet effet, il les aiderait à attirer le Dispensateur pour qu’il revienne dans le Monde Connu. Nous en sommes venus à lui accorder notre confiance. Nous lui avons volontiers donné Le Chant d’Élenet. Qui mieux qu’un roi pouvait le protéger ? Ses fils, Thalaran, Tinhadin et Praythos, désiraient devenir étudiants du Chant, mais il refusa de le leur enseigner. Édifus lui-même ne voulait pas le leur apprendre. Il n’avait pas confiance en eux. Il voulait qu’ils patientent, qu’avec l’âge ils trouvent la sagesse, après ces temps troublés. Il cacha le Chant dans un endroit où, pensait-il, personne ne pourrait le trouver. À la mort d’Édifus, un de ses fils se révéla être tout ce que son père avait craint. Tinhadin, le deuxième enfant, ne ressemblait en rien à ses frères. Il entra en conflit ouvert avec eux. Alors même que leurs Guerres de Répartition étendaient l’Empire plus loin qu’Édifus l’avait jamais rêvé, Tinhadin trouva le moyen de tuer ses deux frères. Mais cela ne lui suffit pas. Un homme ayant les yeux d’un Akaran et un nez tordu entra en trombe dans un temple. Il repoussa chaises et tables, et son épée taillada tous les élèves assez proches pour être atteints. Nombreux furent ceux qui le fuirent, mais l’un d’eux n’en fit rien. Il resta immobile, penché sur le pupitre dont ses mains agrippaient les bords, et une expression de défi marquait ses traits. Le guerrier enragé frappa de son épée. La lame trancha un des bras du prêtre et pénétra profondément dans son torse. Le guerrier lâcha son arme et enjamba le corps ensanglanté pour se saisir du texte que l’autre avait protégé. L’expression extatique sur son visage était une chose que Dariel n’avait encore jamais vue. Nous aurions dû nous y préparer. Nous aurions dû le prévoir. Ce ne fut pas le cas. Il déroba un texte qui n’aurait jamais dû être lu et se transforma en sorcier. Il s’en servit pour enseigner aux guerriers qu’il avait sélectionnés. Aucune armée ne pouvait leur résister. Des guerriers en cape orange avançaient en une armée immense. Les soldats du sorcier se taillaient un chemin à l’aide de leurs longues épées. Ils murmuraient des mots que Dariel entendait comme s’ils lui chuchotaient à l’oreille. Il connaissait le sens de ces mots dans l’espace de temps qu’il lui fallait pour les percevoir. C’étaient des mots horribles. Des sons qui étaient la ruine du monde. Des notes qui déchiraient et détruisaient. Des phrases qui se tordaient aux oreilles de Dariel telle une maladie fulgurante. Puis il vit l’homme au nez tordu sur un champ de bataille où avait eu lieu un carnage. Il arracha son heaume de sa tête et se dressa de toute sa taille, seule silhouette debout dans un cimetière s’étendant jusqu’à l’horizon dans toutes les directions, avec d’innombrables cadavres. Le silence était terrifiant. Le Santoth, dit Dariel. Vous êtes comme le Santoth. Vous utilisez la même magie. Non, fut la réponse. Non, nous ne parlons pas la même magie. Non, nous n’étions pas comme eux. Pas plus qu’un érudit étudiant les guerres n’est un guerrier. Nous étions des érudits. Nous conservions Le Chant. Nous le protégions. Des siècles durant, nous nous sommes tenus à l’écart des luttes pour le pouvoir qui agitaient le monde. Nous avons gardé Le Chant en vie et nous avons affiné la langue du Dispensateur pour le bien de tous. Tu dois comprendre cela. Nous l’avons même rendue plus pure pour que, si un jour le Dispensateur revenait, nous puissions parler avec lui et lui montrer que nous n’étions pas tous comme Élenet. Voilà ce que nous voulions. Les Hérauts du Santoth… Ce qu’ils ont volé n’était pas Le Chant d’Élenet. C’étaient les textes dont nous l’avions expurgé, les passages les plus nocifs et contrefaits. S’ils avaient été de véritables érudits, ils l’auraient su, mais c’étaient des guerriers. Ils n’avaient jamais rien voulu d’autre que ce que les guerriers veulent toujours. Le pouvoir. Pour conquérir. Être craints. Ces textes malfaisants leur furent d’une aide précieuse dans leurs visées. Et Tinhadin ne voulait d’eux que la fureur, c’est pourquoi il leur infligeait des souffrances terribles pour les punir de chaque moment de leur vie qu’ils ne passaient pas à combattre pour lui. C’est la raison pour laquelle ils se battaient aussi férocement. En infligeant la douleur, ils y échappaient eux-mêmes pour un temps. Ce fut seulement plus tard que Tinhadin découvrit où son père avait caché Le Chant d’Élenet. Il se l’appropria, et une fois qu’il l’eut en sa possession, nul ne put s’opposer à lui. Pas plus les Habitants du Chant que les Hérauts du Santoth. Il envoya ses propres sorciers en exil sans partager avec eux le vrai Chant. Ils furent fous de rage, emplis de haine, mais impuissants devant sa volonté. Il n’avait qu’à parler pour les anéantir, et ils se résignèrent donc à accepter leur bannissement. Dariel secoua la tête. Mais je les ai vus dans les plaines du Teh. Quand ils ont cru mon frère mort, ils ont marché vers le nord à sa recherche. Aliver avait promis de mettre un terme à leur exil quand il aurait trouvé Le Chant d’Élenet. Il est mort avant d’avoir pu le faire. Quand ils ont eu confirmation qu’il était mort, ils ont déchaîné un cauchemar sur les Meins. C’était une horreur, mais ils l’ont commise pour nous. Ils ne semblaient pas avides de vengeance. Ils ont gagné la guerre pour nous. Non, pas pour vous, rectifia Nâ Gâmen. Pour eux-mêmes. Si ce que tu dis est vrai, ils ont combattu et détruit, comme leur cœur aime le faire. Ne va pas croire qu’ils l’ont fait pour vous, même s’ils ont anéanti votre ennemi. C’était simplement la seule cible sur laquelle diriger leur fureur et leur déception. Dariel, sois reconnaissant que ton frère ait péri avant d’avoir libéré le Santoth. Sois reconnaissant qu’il ne leur ait jamais donné Le Chant d’Élenet. S’il l’avait fait, ils l’auraient détruit et ils se seraient offert le monde en guise de paiement pour leurs souffrances. C’est ce qu’ils veulent. Le temps ne peut changer des êtres tels qu’eux. Telle est la vérité comme je la connais, conclut le Veilleur. Tinhadin nous a volés, et il a créé le Santoth. Nous aurions dû le combattre avant d’en arriver là, mais nous n’avions pas le don de prophétie. Nous ne savions pas ce qui allait arriver. Comment l’aurions-nous pu ? Je te le demande, comme l’aurions-nous pu ? * * * Une semaine plus tard, sorti du Rath Batatt et de retour dans la Forêt d’Inàfeld, Dariel était à l’écart des autres et montait la garde de nuit. Il était assis, dos appuyé contre la base d’un large tronc. Le groupe dormait – ou, comme lui, certains restaient immobiles, détendus, perdus dans leurs pensées – dans la petite clairière située en contrebas de son poste de veille. Il réfléchissait toujours à l’interrogation de Nâ Gâmen. Il n’y avait pas répondu quand elle avait été posée, mais il pensait maintenant savoir. Ils auraient pu prévoir ce qui allait arriver s’ils avaient accordé un peu d’attention au monde. S’ils avaient gardé les yeux ouverts aux luttes entre les nations, aux ambitions et aux peurs des hommes, au lieu de croire qu’ils pouvaient ignorer de tels sujets parce qu’ils avaient des aspirations plus élevées. Certes, une chose qui pouvait servir d’arme finirait toujours par servir d’arme. Peu importait de savoir si cette chose recélait de la beauté. Peu importait que leur mission fût sacrée ou simplement charitable. Seul comptait le fait que Le Chant d’Élenet pouvait être détourné pour assouvir l’avidité humaine. Et si tel était le cas, ce n’était qu’une question de temps avant que quelqu’un tente d’arriver à ce résultat. Un homme tel que Tinhadin, par exemple, dont le sang – Nâ Gâmen le lui avait rappelé – coulait dans ses veines. Il ne se laissa pas aller à penser à une femme comme sa sœur. Cette pensée rôdait aux limites de sa conscience. Il savait qu’elle était là et qu’elle ne s’évanouirait sans doute pas, mais il n’était pas capable de l’affronter. Il y avait trop de choses à régler, trop de sujets qui requéraient toute son attention. Comme il l’avait supposé, il devait résoudre les problèmes de ce pays. C’était dans l’Ushen Brae qu’il s’était trouvé, et c’était d’ici qu’il devait commencer à tracer son chemin futur. Le fait que Nâ Gâmen ait tout ramené au Monde Connu n’y changeait rien. Cela accroissait seulement l’urgence de la situation. — Dariel ? Anira gravit la petite pente pour le rejoindre. Il ne l’avait pas vue approcher avant qu’elle parle. — Je peux m’asseoir avec toi ? Il lui désigna la place à côté de lui, une racine en croissant qui ferait un siège confortable. — Je ne suis pas une très bonne sentinelle, cette nuit. — Parce que tu l’as déjà été ? Tu penses toujours à lui ? — Bien sûr. Et toi ? Anira s’installa, et son bras s’appuya contre celui du prince. — Je n’avais encore jamais eu de difficultés à dormir. Mais maintenant… — As-tu passé un… mauvais moment avec lui ? Je veux dire… Il hésita. — Bah, je ne sais pas ce que je veux dire. J’ai toujours du mal à en parler. — Non, je n’ai pas passé un mauvais moment avec lui. Et toi ? — Je ne sais pas comment répondre à cette question, avoua-t-il. Une éruption de cris de singes envahit l’air juste au-dessus de leurs têtes. Pendant quelques instants, les créatures bondirent et se balancèrent dans les arbres, passant au-dessus d’eux comme un troupeau sur une route de branches. Quand ils se furent éloignés, les deux humains laissèrent le silence s’étirer. Anira ne semblait pas ennuyée qu’il n’eût pas répondu à sa question. Dariel en fut heureux, comme il appréciait le contact de sa peau noire contre la sienne. Anira dit quelque chose en auldek. — Pourquoi vous arrive-t-il à tous de parler en auldek, de temps en temps ? J’aurais cru que vous détestiez cette langue. — Celle de notre esclavage ? — Quelque chose dans ce goût-là, oui. — Toutes les langues que nous avons connues ont été celles de notre esclavage. Tu préférerais que nous parlions acacian ? — Mais vous parlez acacian, remarqua-t-il. — Par nécessité. L’acacian demeure la langue de ceux qui nous ont vendus comme esclaves. C’est la langue de la Ligue. Nous sommes tous venus ici avec notre langue de naissance, qui n’était pas obligatoirement l’acacian, mais nous parlions aussi un peu l’acacian. Il le fallait bien. C’est la langue de votre Empire. Si nous avions pu décider, nous aurions peut-être conservé le balbara entre nous, le candovien, ou le senivale. Mais nous avons été jetés dans un monde où seules deux langues avaient réellement cours. L’auldek avec les Auldeks, l’acacian entre nous. Au moins, nous parlons deux langues. Et toi ? — Je parle un peu de beaucoup de choses. — Un peu ? — Il le fallait. J’ai voyagé un peu partout. J’ai travaillé avec des gens, en Aushénie, à la reconstruction, après la guerre contre Hanish Mein. — Mon noble prince, railla Anira qui glissa ses jambes en travers des genoux de Dariel et posa la tête sur son épaule. Et que sais-tu dire dans leur langue ? « Bonjour, je m’appelle Dariel. Et toi, comment t’appelles-tu ? » Tu sais comment demander où se trouvent les toilettes, ou comment faire des commentaires sur le temps tant que tu connais les mots, comme « pluie, soleil ». Je me trompe ? — Je n’ai jamais été contraint de parler une autre langue que l’acacian. Je l’ai fait parce que je… voulais montrer que je me souciais des autres. — Tu sais ce que Mór dirait de ta remarque ? Elle la trouverait insultante. Dariel détourna les yeux. — Je ne suis pas responsable de ce que quelqu’un juge insultant. — Non, mais tu devrais essayer. Essayer, c’est ce qui fait toute la différence. — C’est exactement ce que je viens de dire ! Anira s’esclaffa. — Tu veux que je t’apprenne l’auldek ? Le véritable auldek, pas uniquement des phrases bien polies ? — Oui, je le veux. Si c’est ta langue que j’apprends, et pas celle des Auldeks. — Il n’y a plus d’Auldeks ici. Ils sont devenus le problème de ton peuple. Je t’enseignerai l’auldek, si tu essaies de l’apprendre. — J’essaierai, dit Dariel. * * * Sur le Mont Céleste, Dariel et Nâ Gâmen s’étaient tenus au sommet d’un pic, une protubérance effilée qui surmontait la cime de la montagne. Les nuages passaient autour d’eux à une vitesse incroyable et mouillaient la peau du prince. Le plus terrifiant était quand ils s’écartaient et que l’altitude vertigineuse de leur perchoir lui apparaissait brusquement. Un long moment s’était écoulé depuis leur dernier échange, il le savait. Il avait atteint cet endroit en gravissant l’escalier de pierre, il le savait. Mais il n’avait pas effectué l’ascension de façon continue depuis le début de leur conversation. Le temps, ou la conscience qu’il en avait, ne s’écoulait pas selon un schéma aussi raisonnablement régulier. Qu’avez-vous fait ? demanda-t-il. Comment avez-vous réagi aux crimes de Tinhadin ? Regarde, et vois, répondit Nâ Gâmen. Suivant la direction du regard du Veilleur, Dariel baissa les yeux et aperçut, recouvrant les montagnes, un vaste océan. À sa limite, une flotte minuscule se massait contre une côte arctique plus glacée et désolée que tout ce que le prince avait vu jusqu’alors. C’étaient des poussières sur l’immensité des eaux et des vagues, de la roche et de la glace. Des silhouettes enveloppées dans des couvertures étaient blotties sur les ponts. Personne ne s’occupait des voiles, pourtant le vaisseau avançait. Parmi eux, à bord du dernier navire, un homme fixait droit sur Dariel un regard vert désespéré. Il ouvrit la bouche et parla avec la voix du Veilleur. Nous étions lâches, nous avons fui. Nous n’avons même pas réussi à reprendre à Tinhadin Le Chant d’Élenet. Nous avons tenté de le faire, mais il nous a attaqués avec une sauvagerie qui combinait le Chant véritable avec les textes altérés. Il nous a lancé une malédiction qui nous a bannis à jamais du Monde Connu. Elle était brûlante, et nous avons fui devant elle. Nous n’étions pas des guerriers, Dariel Akaran. Nous étions des fidèles, et notre foi venait d’être violentée, souillée. Le Dispensateur nous avait vraiment abandonnés. Il était parti, et il ne reviendrait jamais. Son abandon du monde était total. Aucune prière, aucune dévotion, aucun chant de louanges ne le ramènerait. Il avait laissé le monde aux mains d’hommes tels que Tinhadin. Nous pensions que le monde arrivait à sa fin. Ils passèrent des années dans l’Extrême Nord, en progression très lente, parfois en surplace. À certains moments, ils furent bloqués par la neige amoncelée des mois d’affilée, et il leur arriva même de dériver vers le Monde Connu. Ils survécurent en murmurant les paroles du Chant. Ils le répétaient constamment, le passaient d’un vaisseau à l’autre comme une lanterne, pour les réchauffer et les éclairer. Ils ne disposaient plus du texte écrit du Chant d’Élenet pour les guider, mais ils l’avaient longuement étudié avant de fuir. Ils le connaissaient assez, et ils avaient vu que les mots du Dispensateur pouvaient être déformés pour servir l’homme. Alors ils chantèrent. Non pas pour appeler au retour du dieu, mais pour vivre. Pour rester en vie. Et tandis qu’ils agissaient ainsi, en flottant dans des contrées inanimées, ils apprirent la haine. Quand enfin ils firent voile vers le sud le long d’une côte qui était celle de l’Ushen Brae, ils envisagèrent la possibilité d’une nouvelle existence. Une nouvelle nation, un nouveau peuple. J’ai débarqué sur la plage, ce premier jour où nous sommes entrés en contact avec eux. Ils se sont massés devant nous, menaçants, avec leurs armures et leurs armes. Pas d’échanges oraux entre nous, mais leurs intentions étaient claires. Ils nous tueraient, nous anéantiraient. Ils rejetteraient nos cadavres à la mer, si nous les offensions. C’était tout ce qu’ils avaient à nous offrir, bien que nous ayons débarqué sans vouloir la guerre. Nous avons regardé le pays derrière eux, au-delà d’eux. L’Ushen Brae était une contrée riche et fertile, avec une végétation luxuriante et une faune abondante. Les Auldeks étaient fous d’avoir tourné le dos à ces richesses pour se consacrer à la guerre plutôt qu’à la paix. Ils n’étaient pas meilleurs que les Acacians, avons-nous pensé. Dariel voyait tout cela. Il ressentait ce qu’ils avaient ressenti. Ils pouvaient vivre sur de nouvelles terres, mais pas parmi les Auldeks. Ils devraient s’installer à l’écart. Ils allaient se débrouiller et investir les îles de la Barrière, où les Auldeks n’osaient pas se risquer. Ce qu’ils firent, en commençant par une première colonie rudimentaire. Ce n’était pas la vie telle qu’elle avait été. Ils ne ranimeraient pas l’amour du monde qui les avait jadis possédés, mais ils survivraient malgré Tinhadin. Ils le dédaigneraient. Par cet acte, ils se vengeraient de lui. Une fois éveillée, la vengeance est un besoin aussi fort que n’importe quel autre. Il y avait un problème, dit Nâ Gâmen. Déjà notre maîtrise du Chant avait commencé à perdre de sa pureté. Nos voix dénaturaient la vérité, comme des instruments qui se désaccordent. D’ici peu, semblait-il, nous devrions l’abandonner définitivement. Cette pensée nous était insupportable. Alors nous avons appris à préserver un peu de la langue du Dispensateur à l’extérieur de nous-mêmes. Sachant qu’elle dépérirait dans nos esprits jusqu’à ce qu’elle ne soit plus que malédictions, nous avons fait en sorte de transférer le Chant dans des choses. Nous avons enfermé notre volonté dans la pierre, le bois, le métal. Nous avons créé des matériaux faits de substances physiques et de sorcellerie. Car le Chant était désormais de la sorcellerie pour nous. Nous étions devenus comme Élenet, et nous voulions l’utiliser pour nos propres desseins. Les navires mus par les âmes, dit Dariel. Le regard de Nâ Gâmen erra sur l’horizon. Ses yeux étaient grands ouverts, malgré le vent qui lui giflait le visage. Et d’autres engins, en effet. Ils nous rendaient l’existence plus facile, ils nous donnaient du pouvoir et rendaient possibles les échanges avec les Auldeks. Pendant un temps, nous avons pensé que les choses en resteraient là. Nous échangerions avec eux ce que nous pouvions. Nous allions simplement survivre. C’est alors qu’un navire nous a atteints, qui venait du Monde Connu. Dariel le vit. Une épave flottante. Un vaisseau à la grand-voile en lambeaux, et l’autre dans un état encore pire. Les hommes à bord étaient squelettiques, morts et vivants mêlés, et il était difficile de distinguer les premiers des seconds. Ils n’avaient pas cherché à arriver dans l’Ushen Brae. Ils avaient dérivé au gré des courants après qu’une tempête violente avait endommagé leur bateau et l’avait emporté loin des eaux qu’ils sillonnaient d’habitude. Ils souffraient de diverses maladies et d’hallucinations. Certains s’adressèrent aux sorciers comme s’ils les croyaient les gardiens du monde des morts. Ils soignèrent les marins et les sauvèrent, quelques-uns en tout cas. Ce ne fut pas aisé. Les malheureux déliraient, ayant perdu la raison. Pour les arracher à cet état, Nâ Gâmen et les autres les soumirent à un régime de fibres de brume, et ils les gardèrent dans une salle où planait la fumée de cette substance. Les fibres de brume leur servirent également à suturer leurs plaies et à confectionner des cataplasmes pour les apaiser. Ils enveloppèrent leurs têtes dans des linges serrés et en extirpèrent la folie, pour les ramener à un état qui leur convenait. Ensuite les Habitants du Chant mirent au point un plan pour se servir d’eux. Ils renverraient les marins dans le Monde Connu, à bord d’un bateau neuf et plus solide, assez fiable pour traverser les Flots Gris sans craindre de succomber aux monstres marins. Ils ne pouvaient le faire eux-mêmes, car la malédiction de Tinhadin les en empêchait toujours, mais grâce à ces marins, ils établiraient des échanges avec une nation nouvelle et vaste. Nous nous sommes appelés comme les Auldeks nous surnommaient : le Lothan Aklun. Nous n’avons rien dit de nos origines. Par l’intermédiaire de ces marins, nous avons proposé un marché à Tinhadin, et jamais il n’a su avec qui il traitait, ni pourquoi nous lui offrions cette chance. C’est là le point de départ de ce que vous appelez la Ligue, Dariel. Je comprends, dit le prince en pensée. Nous les avons sauvés, et nous les avons créés. Depuis, ils ont toujours estimé qu’ils étaient différents de tous les autres hommes. Et nous avons fait de ce commerce un châtiment. Notre vengeance sur les Acacians. Un châtiment pour les Auldeks, parce qu’ils étaient si semblables à eux dans leur amour de la guerre et de la destruction. Après des années de conflits, les Auldeks avaient besoin de repeupler leur nation. Nous les avons privés de cette aptitude en les rendant stériles avec le Chant. Tinhadin, nous ont dit les marins, se battait maintenant contre ses propres sorciers. Ils s’étaient retournés contre lui, ou lui contre eux. Il s’efforçait de maintenir l’unité d’un empire qui niait lui-même être un empire. Il était sur le point de tout perdre. Il nous suffisait de trouver quelque chose que chaque parti pourrait fournir à l’autre. Nous avons trouvé. Des enfants pour les Auldeks. Une paix pour les Acacians, avec l’aide de la brume. C’est ainsi que nous avons arrangé la situation. Au début, nous n’avions pas idée du temps qu’elle durerait, et comment nous pourrions prospérer. Nous moissonnions les âmes des enfants du Quota, et nous les engrangions dans nos propres corps. Nous sommes devenus immortels en aspirant les vies venues d’Acacia. Nous les avons données aux Auldeks afin qu’ils puissent vivre très longtemps, et que toujours ils en demandent plus. Nous avons rendu les enfants du Quota infertiles, pour que les Auldeks aient toujours besoin de plus d’entre eux. C’est ainsi qu’ont été les choses, depuis les premiers temps. Comment était-ce un châtiment ? demanda Dariel. Vous nous avez rendus prospères. Nous avons régné sans interruption pendant vingt-deux générations. Quel plus grand châtiment existe-t-il que le sacrifice de la morale pour une illusion ? répondit Nâ Gâmen. Qu’y a-t-il de pire que de vivre avec des mensonges tressés dans le tissu de chacun de vos actes ? Nous ne sommes que les vies que nous menons, Dariel Akaran. Même des enfants pauvres vendus en esclavage peuvent connaître une existence d’honnêteté. Ton peuple a échappé à la mort durant toutes ces générations, mais pour ce faire sa vie a été un échec. Ta vie, Prince, est jusqu’à ce jour un échec. CHAPITRE QUINZE LE CONSEIL DE LA LIGUE AVAIT ÉTÉ CLAIR : sire Dagon devait découvrir tout ce qu’il pourrait sur l’éventualité qu’Aliver Akaran soit vivant. Une telle chose était impensable, et pourtant ils en étaient au point où ils devaient non seulement l’envisager, mais aussi soupeser ce que cela signifierait pour eux, et comment répondre. Si c’était vrai, Corinn s’était aventurée dans des dimensions qu’elle n’aurait jamais dû approcher. Soit elle était plus puissante qu’ils ne le savaient, soit elle était plus insensée. Ou les deux, avait pensé sire Dagon à l’époque. Ou les deux. Enfin convoqué au palais pour une réunion avec le Conseil de la Reine, Dagon avait du mal à juguler son impatience pendant que Rhrenna égrenait les remarques préliminaires. Comme toujours, elle invoqua les esprits des cinq premiers rois Akarans qui avaient instillé la sagesse chez les membres du Conseil. Quelles sottises ! Les seuls rois de cette lignée à avoir montré un tant soit peu de sagesse avaient été en secret destitués ou manipulés par la Ligue. Eh bien, se dit Dagon, vu sous cet angle, oui, je vous en prie, suivez leur exemple. Il conserva une expression imperturbable pendant que Rhrenna passait aux sujets de routine. Les yeux à demi baissés, Sigh Saden feignait lui aussi le calme et un ennui vague. Toutefois il n’était pas aussi tranquille qu’il voulait le paraître, si l’on en jugeait à la façon dont son index gauche tapotait le bord de la table. Le vieux Julian était plus à son aise. Dagon le savait, celui-là avait parlé avec la personne que tous croyaient être Aliver. D’évidence, Julian avait été convaincu. Naguère, il avait été un des proches de Leodan. Peut-être appartenait-il à ces Agnates qui souhaitaient sincèrement le bien des Akarans. Balneaves Sharratt donnait simplement l’impression d’être affamé, Talinbeck d’avoir cent questions à poser. Quant au général Andeson, il paraissait d’humeur sombre. Baddel, lui, bouillait d’énergie et semblait aussi excité qu’une fillette de dix ans le jour de sa fête. Dagon aurait poursuivi son étude des conseillers si, par bonheur, Rhrenna n’avait enfin mis un terme à son préambule. La reine prit la parole sans plus tarder : — Je sais ce que vous voulez tous. Vous voulez voir Aliver. Nous devons discuter de ce qui s’est passé dans le Teh, de la guerre imminente, du nectar et d’un tas d’autres choses. Mais ce que vous voulez savoir avant tout, c’est si ce que vous avez entendu ou vu est vrai. Eh bien, jugez par vous-mêmes. Elle désigna l’autre extrémité de la table, et ce fut seulement alors que Dagon remarqua le siège laissé vacant en face de celui de Corinn. Il avait dû être réellement très distrait pour ne pas relever ce détail. Sigh Saden avait pris l’habitude de s’installer là, ce qui expliquait peut-être sa nervosité. Rhrenna entonna un petit rappel sur la nécessité d’accueillir Son Altesse comme il se devait, après que celle-ci avait été ramenée des ténèbres vers la lumière. Dagon n’écoutait pas vraiment, car un homme venait d’entrer par la porte ouverte. Il se dirigea vers l’extrémité libre de la table, disparaissant et réapparaissant comme il passait derrière les conseillers assis. Dagon n’eut une vue dégagée de lui qu’au moment où il atteignit la place vacante et se tourna vers la table en souriant. Aliver Akaran. Plus âgé que lorsque Dagon l’avait vu pour la dernière fois, mais ce n’était qu’un adolescent à l’époque. C’était maintenant un homme, au corps mince et bien découplé. Ses pommettes et la ligne de sa mâchoire étaient accentuées. Une certaine raideur se dégageait toujours de sa posture. Sa peau était un peu plus sombre que dans le souvenir du Ligueur, et sa chevelure ondulée était proprement pressée contre son crâne par le bandeau de cuir qui enserrait son front. — Le bonjour, Conseillers, dit-il. Ils répondirent par un chœur tendu de « Votre Altesse… ». Dagon se limita à incliner la tête, moins par déférence que pour dissimuler son expression. C’était donc vrai. La rumeur n’en était pas une. Il ne s’agissait pas d’une illusion ni d’un imposteur. Il savait déjà toutes ces choses avec une absolue certitude. Une partie de lui-même aurait voulu fuir cette pièce et aller chercher la communion auprès de ses pairs, pour les avertir et leur exposer tout par la pensée. Cela devrait attendre. Il ne fut pas en reste pour pousser des « oh ! » et des « ah ! » de surprise, louer la reine et s’émerveiller du retour d’Aliver. Baddel quitta son siège, contourna la table en applaudissant et vint serrer Aliver dans ses bras. — Allez-vous devenir roi, Votre Altesse ? Oh ! la joie sera générale ! Le Talay tout entier fêtera la nouvelle ! Il y a là de quoi cimenter de nouveau l’union des tribus. Exactement comme quand vous nous avez ralliés pour combattre Hanish Mein ! Nedona, le nouveau conseiller issu des Ou, la puissante famille de négociants de Bocoum, repoussa Baddel du coude. Puis il attira Aliver à lui et murmura à son oreille. Ce fut le signal, et bientôt tous les membres du Conseil s’étaient levés pour venir toucher le prince. Ces chacals sont prompts à la caresse, songea Dagon qui resta assis et en retrait. Quelques minutes passèrent avant que la réunion retrouve un semblant d’ordre. — Comment…, dit Saden en s’interrompant aussitôt, car il ne semblait pas savoir comment formuler sa question. Comment allez-vous gouverner, maintenant ? Je veux dire… D’un geste vague il désigna la reine, puis Aliver, avant d’agiter les doigts d’un air gêné. L’illustration n’était pas très claire, mais tout le monde comprit. — Il n’existe pas de précédent. Le Sénat va devoir… — Le Sénat fera ce pour quoi il est fait, trancha Corinn. Il n’a pas son mot à dire quant à cette situation. Aliver et moi régnerons ensemble. — Mais nous ne pouvons pas avoir deux monarques en même temps ! s’exclama Talinbeck. L’idée paraissait l’horrifier. Il se tourna vers Jason, le plus au fait de ces questions parmi eux. L’érudit prit son temps pour répondre, mais pas parce qu’il avait besoin de réfléchir. Il semblait simplement abasourdi par ce développement. — Non, dit-il enfin. Il n’existe pas de précédent. Mais je n’ai souvenir d’aucune mention d’un mort revenu à la vie. Tout cela est… — Sans précédent, oui, dit Corinn. La chose est donc confirmée. Nous régnerons ensemble. — Il y aura un couronnement, alors ? demanda Baddel. D’un mouvement de tête, la reine passa la parole à son frère, qui répondit : — Oui. Au solstice d’hiver. Je sais, ce n’est pas la date habituelle pour une telle cérémonie, mais nous n’avons pas le choix. Nous serons en guerre au printemps prochain, et l’heure ne sera plus aux cérémonies. — Votre première tâche sera d’aider Rhrenna à dresser la liste des invités, dit Corinn. Nous n’avons pas plus d’un mois. — Envoyez les messages par pigeons voyageurs aujourd’hui même, ajouta Aliver. Que le monde entier apprenne la nouvelle. — Ce sera une semaine de réjouissances comme l’Empire n’en a plus connues depuis des années, poursuivit la reine. Mon couronnement avait été assez discret. Nous avions trop de morts à pleurer, après la guerre. Aucun de nous n’était d’humeur à faire la fête. Cette fois, ce sera différent ! Nous rassurerons le peuple sur la grandeur de l’Empire acacian. Nous montrerons à tous que notre règne sera puissant, soutenu par un pouvoir au-delà de l’imagination et… — À manger ! lança Aliver. Nous leur donnerons à manger ! Devant les membres du Conseil interdits, la sœur et le frère éclatèrent de rire. Tous deux se comportent comme des enfants soudain libérés du joug de leurs parents, estima Dagon, et ravis de se débarrasser des vieilles règles. — C’est fort gracieux de votre part, Vos Majestés, dit-il avant de se tourner vers la reine. Votre maîtrise du Chant nous stupéfie tous. Ce que vous avez fait dans les plaines du Teh, j’ai eu du mal à le croire quand je l’ai appris. À présent, je n’ai plus aucun doute. Aliver est la preuve que vous êtes réellement l’héritière de Tinhadin en personne. Existe-t-il une limite à vos pouvoirs ? — Aucune que j’aie découverte à cette heure. Mais tu ne peux pas lire les pensées d’autrui, n’est-ce pas, la catin couronnée ? songea Dagon. — C’est merveilleux, dit-il. Oserai-je vous demander de détailler la façon dont vous avez acquis ces pouvoirs ? — Non, répondit la reine. Je suis sûre que vous avez des théories, des idées. Peut-être même détenez-vous la vérité. Mais ne me demandez pas de dévoiler toutes mes cartes. La Ligue des Vaisseaux n’agirait jamais ainsi, n’est-ce pas ? — Ah ! fit Dagon, laissant ce souffle tenir lieu de réponse. Puis-je alors demander si Aliver compte lui aussi se mettre à l’étude de la sorcellerie ? Il était parti à la recherche du Santoth, à une époque. Il a même amené les Hérauts sur le champ de bataille pour combattre Hanish Mein, si je ne me trompe ? Cette fois Corinn ne céda pas la parole à son frère. — Aliver possède d’autres talents. Sa magie touche directement les populations. Tout le Talay le vénère. C’est sur cet aspect qu’il va concentrer ses efforts, pour préparer le Monde Connu à affronter les Auldeks. Si toutefois Mena ne le prive pas de cette gloire auparavant. — Vous faites bien de parler de la guerre, dit Dagon. Ma joie de voir le prince revenu parmi nous tient pour une grande part au fait de savoir qu’il sera à nos côtés durant le conflit prochain. Peut-être serait-il bon d’étudier ce sujet sous toutes ses formes. J’aimerais beaucoup entendre ce qu’en pense le prince, comme nous tous ici d’ailleurs, j’en suis sûr. Il réunit la pointe des doigts de ses deux mains en cône. En vérité, discuter de la guerre ne l’intéressait pas spécialement, mais il voulait voir comment Aliver traitait de telles questions. La longue conversation qui s’ensuivit le convainquit de deux choses. Premièrement – et il posa plusieurs questions dans ce sens pour être bien sûr du phénomène –, Aliver Akaran ne disait rien qui divergeât de l’opinion qu’exprimait sa sœur. Le nectar ? Aucune protestation. Le prince ne voyait aucun problème à ce qu’on drogue de nouveau les peuples de l’Empire pour s’assurer leur allégeance et leur soutien. Le choix de Mein Tahalian qu’avait fait Mena afin d’y entraîner son armée pendant l’hiver ? Une excellente idée ! L’espoir qu’entretenait Corinn d’accélérer par magie la croissance des enfants d’Elya, pour disposer de dragons adultes au printemps ? Un projet intéressant. Il était même curieux que personne n’ait eu cette idée avant. — Jason, dit Corinn, nous avons repensé à la tâche que je vous ai confiée, il y a quelque temps : la création d’un élevage et d’un dressage spécifiquement acacians des chevaux. L’érudit sursauta de s’entendre ainsi interpellé. — Oui, j’ai travaillé sur ce projet. Il existe de nombreuses références anciennes qui pourraient nous servir de base. Saviez-vous que les Talayens ont jadis été de grands éleveurs de chevaux ? Je l’ignorais jusqu’à ce que je me plonge dans les archives. Vous serez fascinée. J’ai rassemblé des documents à vous soumettre. Il tendit un dossier à un serviteur pour qu’il l’apporte à Corinn. Elle fit signe au page de ne pas se donner cette peine. — Hum… Je ne pense pas. Nous allons laisser tomber cette idée. Pendant quelques secondes, Jason la regarda fixement sans pouvoir articuler un mot. — « Laisser tomber », Votre Majesté ? réussit-il enfin à balbutier. — C’était un projet qui convenait à la situation d’hier, intervint Aliver. Une notion appartenant à une autre vie. Non, travaillez plutôt sur un élevage de montures ailées, et sur la façon de former leurs cavaliers. — Des cavaliers pour des montures ailées… — C’est exactement le genre de spectacle qui galvanise les foules. — Mais… de tels cavaliers n’ont jamais existé. Pas avant que Mena et son… — Il n’y aura pas qu’Elya, affirma Corinn. Il y en aura d’autres. Devant le double étalage de cette certitude, Jason se recroquevilla sur son siège. Il ramassa ses documents et, dans un murmure, promit de s’atteler à la tâche dès l’après-midi. Des cavaliers de montures ailées ? Dagon avait envie de rire, mais le nœud qui lui tordait le ventre lui prouvait que ce projet n’avait rien d’anodin. Quand ses agents avaient-ils vu pour la dernière fois la progéniture d’Elya ? Il se rendit subitement compte que la servante du palais qui leur fournissait ces informations était restée totalement silencieuse sur le sujet depuis quelque temps déjà. Il faudrait qu’il vérifie. Se pouvait-il que la reine soumît les bébés dragons à quelque traitement magique ? Ce devait être cela. Elle avait une telle assurance dans ses actes qu’elle était capable de ne pas s’en cacher ici, parmi ses conseillers et ses adversaires potentiels. Dans tous les sujets qu’ils abordèrent ensuite, la sœur et le frère partageaient la même position. Même quand Aliver posa son regard brun clair sur le Ligueur, ç’auraient pu être les yeux de Corinn. — Sire Dagon, où en sont les recherches concernant mon frère ? J’ai lu le dernier rapport, mais vous devez nous donner plus que de vagues espoirs et des possibilités nébuleuses. — Je crains que non, Votre Altesse. Nos recherches se poursuivent, bien entendu, mais nous n’avons eu aucune nouvelle de votre frère. C’est pourtant notre priorité dans les Autres Contrées, je puis vous l’assurer. Le prince le regarda fixement, une expression mauvaise sur ses traits figés. C’était frappant, jusqu’à ce qu’il agite les doigts, comme s’il ouvrait la main pour semer des grains. Dagon identifia le geste pour ce qu’il était, une expression talayenne qu’il comprenait, mais à contrecœur. — Je n’en doute pas, mais Dariel est perdu en des contrées hostiles ! Que peut-il y avoir de plus important que le retrouver ? Il est très probablement mort, dans ces « contrées hostiles », faillit répondre le Ligueur. — Si je puis me permettre, Votre Altesse, il se peut que nous ne le retrouvions jamais. Aliver se pencha en avant et posa les deux coudes sur la table. — Alors la Ligue devra m’en répondre. Je vais être très clair. Vous le retrouverez. Toutes les relations entre l’Empire et la Ligue en dépendent. Vous me comprenez, sire Dagon ? Ou dois-je entrer dans les détails ? Ce petit morveux me menace ! pensa Dagon. Il menace la Ligue, et il fait en sorte que toutes les personnes présentes le sachent ! Corinn arborait l’expression ravie d’une mère très fière de voir son rejeton s’affirmer. Le deuxième enseignement qu’il tira de cette réunion fut que la reine représentait désormais un danger beaucoup plus grand que ce que la Ligue s’était figuré. Certes, toutes les rumeurs sur les prodiges qu’elle avait réalisés en recourant à la sorcellerie s’étaient révélées fondées, ce qui pouvait justifier l’insolente autosatisfaction qu’elle affichait. Mais le véritable danger que Dagon discernait n’avait aucun rapport avec les armes redoutables dont elle disposait : il résidait dans cette lueur qui, pendant de très brefs instants, passait dans les prunelles de la jeune femme et qui, Dagon en était sûr, était celle de la folie. Il était certain que personne d’autre ne l’avait remarquée. Mais elle était bien là, accompagnée d’un très léger plissement au coin des yeux. En une occasion au moins, la reine lui donna l’impression de voir dans la pièce quelque chose qui ne s’y trouvait pas réellement. Quand la réunion prit fin à une heure avancée, Dagon savait qu’il devrait envoyer à ses frères un courrier détaillé qui ne manquerait pas de les troubler. La situation n’était pas aussi chaotiquement tranquille qu’ils l’avaient pensé. D’autres forces que celles qu’ils connaissaient étaient à l’œuvre. La Ligue ne pourrait pas se contenter de naviguer sur un océan de sang, d’attendre que les pièces du puzzle se réorganisent et d’accepter le résultat comme une source de bénéfice, pendant que Corinn ressuscitait les morts, détruisait à elle seule de petites armées et projetait de faire voler ses guerriers sur des dragons. Avec tous ces atouts, elle risquait vraiment de triompher ! Et cette perspective était terrifiante. De retour dans ses appartements privés, dans le quartier réservé à la Ligue, Dagon ne perdit pas de temps. Il y avait assez de Ligueurs sur Alécia pour réunir un conseil partiel là-bas. Il ferait voile jusqu’au Continent et communierait avec eux. Il écrivit une courte missive et l’envoya pour avertir de son arrivée grâce au plus rapide de ses messagers ailés. Il la rédigea en utilisant l’alphabet archaïque de la Ligue, afin de pouvoir s’exprimer sans détour. Aucun risque que quelqu’un parvienne à en décrypter la teneur. Frères, Aliver est en vie. Je l’ai vu et touché. Les pouvoirs accrus de la reine sont devenus un réel danger. Nous devons nous rencontrer. Il signa en appliquant sur le parchemin le bout de son doigt trempé dans son propre sang. CHAPITRE SEIZE RIALUS FIT DE SON MIEUX POUR EXPLIQUER QUE SA VENUE n’était pas utile. Calrach se déplaçait, et il serait bien évidemment en mesure de fournir tous les renseignements nécessaires. Il en savait plus que lui sur les Champs de Glace et tout le reste. Neptos ne serait qu’un poids mort. Par ailleurs – détail qui n’était pas à négliger –, il détestait l’altitude. Il usa sa salive en pure perte. Devoth avait arrêté sa décision. Les objections du petit homme n’influencèrent pas plus l’Auldek que le bourdonnement d’un insecte – en admettant qu’il y ait eu des insectes assez fous pour venir bourdonner dans cet enfer arctique. Devoth réagit à ces protestations comme si Rialus faisait une crise d’autodénigrement. Interprétation parfaitement arbitraire, du point de vue du petit homme. Les choses ne s’arrangèrent pas quand Sabeer proposa de partager sa monture avec lui pour qu’il lui tienne chaud. Devoth mit un point d’honneur à ignorer cette dernière remarque. — Viens, Rialus, il n’y a pas de problème. Tu es mon invité. Et l’Acacian se retrouva planté dans un froid atroce, tellement écrasé par le poids des fourrures que rester debout lui coûtait déjà un énorme effort. Devant lui, telles des statues de pierre prenant vie et se mouvant avec cette grâce animale hautaine qui leur était particulière, se tenaient les fréketes. Il avait appris qu’il n’en existait que douze. Quoique dépourvues de fourrure et le cuir nu, les créatures semblaient insensibles au froid. Elle remuaient de temps à autre, comme si elles se produisaient devant un public, bandant leurs muscles et déployant leurs ailes qui luisaient d’un noir bleuté sur le mur gris du ciel. Leurs gardiens, issus du Quota, s’affairaient parmi elles. Certains grimpaient aux harnais fixés sur le dos des monstres pour les ajuster. D’autres oignaient leur peau d’huiles de massage. La taille impressionnante des fréketes constituait déjà un spectacle effrayant, mais que leur corps fût doté d’une musculature humanoïde – a priori masculine, sans que le sexe fût réellement défini – était pire encore. Pourtant c’était devant leurs faces pâles que Rialus avait vraiment envie de prendre ses jambes à son cou. Les grands yeux ronds étaient sertis dans des trais simiesques qui exprimaient la fierté et la malice en même temps. Ces créatures n’avaient pas du tout l’air de brutes sans cervelle. Au contraire, elles donnaient l’image d’êtres intelligents que la vie ennuyait et laissait indifférents, et qui espéraient sans trop y croire tirer quelque divertissement de cette invasion folle. — Ma monture, c’est celui-là. Devoth gratifia Rialus d’une claque sur l’épaule et lui désigna un des fréketes les plus proches. Il lui donna son nom, que Neptos ne saisit absolument pas. Cela ressemblait à un grognement se terminant sur un éternuement aussitôt emporté par le vent. — Mais tu peux l’appeler Morsure, précisa l’Auldek. Il va te plaire, mon petit Ligueur. C’était peu probable. Devoth le prit par le col et l’attira à lui pour lui murmurer, presque comme s’il craignait qu’une des créatures l’entende : — Mais écoute-moi bien… Ne les regarde jamais dans les yeux. — Quoi ? — Je te préviens. Ne les regarde pas dans les yeux. Ils détestent cela. Sauf de la part de leur cavalier. Ils sont susceptibles, Rialus. Ne le sois pas, et ne t’en offense pas. Il lui donna une autre bourrade qui faillit faire tomber le petit homme. D’autres Auldeks arrivaient en saluant joyeusement, et leur souffle se transformait aussitôt en panaches d’une brume évanescente. Calrach n’avait jamais eu l’air aussi content de lui-même. Herith et Millwa entonnèrent un chant guerrier. Menteus Nemré était également parmi eux. Il restait avec les Auldeks et non avec les esclaves du Quota. Malgré les fourrures qu’il portait, sa musculature sculpturale transparaissait. Il avait rejeté en arrière son capuchon, peut-être par nécessité, à voir la masse de ses tresses blanches qui grouillaient sur son crâne tel un nid de serpents. Ils restèrent rassemblés là un moment, comme s’ils profitaient simplement de la matinée, puis ils finirent par annoncer le départ. Les gardiens du Quota sautèrent à bas des bêtes pour que les Auldeks puissent y monter à leur tour. Pressé par Devoth qui grimpait derrière lui et par les esclaves dévolus à l’animal, Rialus se hissa sur le dos de leur frékete. Les esclaves intervinrent pour le mettre dans la bonne position, faire passer ses membres dans des lanières et boucler son harnais. Avant même de s’en rendre compte, il se retrouva plaqué sur le dos de la créature, bras et jambes écartés, immobilisé. Devoth prit place juste derrière lui, en pressant son corps contre le sien dans une position intime que Neptos n’avait jamais connue. Le petit homme posa sa joue contre la peau tiède du frékete, ferma les yeux et s’efforça de penser à… La créature poussa une sorte de meuglement. Rialus sentit les vibrations dans sa joue, sa poitrine et ses cuisses, et le son fut si puissant que, pendant quelques secondes, il engloutit tout le reste de la réalité. Alors que le cri s’éteignait, le frékete se mit à se dandiner. Les muscles de son dos frémirent, et soudain il bondit. Les organes internes de Rialus tentèrent de lui échapper pour rester au sol. Ils chutèrent autour de son entrejambe, puis s’envolèrent dans les airs avec le reste de sa personne. Pendant quelques secondes, il lui sembla qu’ils allaient continuer de s’élever indéfiniment grâce à la puissance de ce premier bond, mais l’élan initial se mit à décroître. Les grandes ailes se déployèrent. Ils volèrent en oblique à une vitesse qui cette fois fit rouler les organes de Rialus contre un seul côté de sa cage thoracique. Devoth hulula de plaisir. Le frékete lui répondit. Neptos s’agrippait, yeux fermés, désemparé, misérable. Pendant un certain temps, le frékete battit des ailes avec vigueur. Les bêtes se hélaient mutuellement, et leurs pilotes aussi criaient entre eux, comme pour jouer avec elles à qui donnerait le plus de voix. Bientôt le vol adopta un rythme plus lent, un battement d’ailes suivi d’une longue pause avant le suivant. D’après le vent qui l’agressait et hurlait à ses oreilles, ils devaient se déplacer à grande vitesse. Mais il ne pouvait en avoir aucune certitude. Il garda son capuchon bien serré et endura comme il le put les heures qui passaient. L’expédition prit près d’une semaine. Ils volèrent vers l’est en suivant la côte irrégulière que les glaces étouffaient, campant le soir sur les plages jonchées de rochers, au pied des falaises qui semblaient vouloir les repousser à la mer. D’énormes fleuves de glace fissurée emplissaient quelques trouées dans les montagnes, grondant comme s’ils étaient vivants. Impénétrables, d’une beauté singulière qui déconcertait Rialus. La glace aux reflets bleus était aussi transparente que le verre en certains endroits, piquée de volutes rouges en d’autres. N’eût été leur taille gigantesque, il aurait pu croire certaines formations issues de la main d’un sculpteur. Mais rien, dans ce paysage, n’était à échelle humaine ; pas même la vision qu’il en avait alors qu’ils volaient à plusieurs milliers de pieds du sol. Pendant quelques jours, Rialus sentit l’espoir et la peur alterner en bouillonnant dans sa poitrine. Il savait que, plus loin au sud, les montagnes avançaient dans la mer, et qu’aucune armée sur roues ne pourrait les franchir. Il n’y avait peut-être pas de route. Peut-être devraient-ils rebrousser chemin. Alors Calrach perdrait la tête, et Rialus… passerait le restant de ses jours dans l’Ushen Brae. Ce fut une hypothèse éphémère. En continuant de voler plein sud, ils découvrirent le passage dans la muraille rocheuse, celle dont Calrach n’avait cessé d’affirmer l’existence. Aucun glacier ne bouchait la voie. Il y en avait peut-être eu un jadis, mais à présent c’était la longue langue de terre d’une vallée paisible qui s’étendait là. Ils bifurquèrent vers l’intérieur, à travers les montagnes, et enfin en sortirent pour déboucher dans les Champs de Glace. Les Auldeks étaient de plus en plus satisfaits de ce qu’ils découvraient. L’itinéraire dans les montagnes était praticable pour leurs structures roulantes et leurs bêtes, la glace dans les vallées assez solide pour être parcourue. Tout était tel que Calrach l’avait prédit. De ce fait, son statut au sein du petit groupe grandit au fur et à mesure que les espoirs de Rialus se ratatinaient. Avant de rejoindre l’armée, leur destination finale était Tavirith, le comptoir commercial le plus au nord sur la côte candovienne. Neptos lui-même avait mentionné ce village quelques jours avant qu’ils s’envolent. Il ne s’y était rendu qu’en une seule occasion, alors qu’il était gouverneur de la satrapie du Mein, et il n’aurait jamais cru y retourner un jour. Quand Morsure se posa, Rialus eut du mal à croire qu’ils étaient arrivés aussi loin. Ils avaient volé assez longtemps pour qu’il perde la notion du temps et de la distance, au point qu’il se figurait maintenant que ce désert arctique n’avait pas de fin. Il avait moins l’impression de faire route vers le monde que de s’en éloigner de plus en plus, dans un néant sans frontière. Devoth mit pied à terre avant lui, et il discutait déjà avec les autres Auldeks lorsque Rialus foula enfin le sol rocheux incrusté de glace de la plage. Il s’écarta de Morsure, car il ne faisait pas confiance à la bête lorsqu’il n’était pas auprès de Devoth. Ce faisant, il se rapprocha un peu trop d’un autre frékete et fit encore quelques pas de côté. Il tenta de décrypter la lumière faible et fade, mais échoua à définir la période de la journée. Il pouvait être n’importe quelle heure dans cette désolation. Il se tournait pour regarder vers le nord quand quelque chose attira son attention : des formes ramassées, à l’ombre des dunes, au sud. Un groupe d’aspect juste assez géométrique pour être remarqué. Tandis qu’il scrutait la zone, les détails se précisèrent. Un village. Et là, un second groupe d’habitations. Ce qui pouvait être pris pour de gros rochers sur la plage était en réalité les coques de bateaux mis au sec, et cette série de piquets un vieux ponton. De la fumée s’élevait de plusieurs cheminées. À l’instant où il la discerna, il en sentit aussi l’odeur. Encastré dans le côté d’un bâtiment brillait un carré de lumière jaune. Il s’était trouvé à l’intérieur de ce bâtiment. Il avait regardé au-dehors par cette même fenêtre. — C’est ça ? demanda Howlk. C’est Tavirith ? Il ne voulait que le reconnaître pour lui-même, mais la réponse lui échappa : — Oui. — Ouuiii ! triompha Howlk. Ouuiii ! Je le savais. Je peux humer la puanteur des Acacians. Les habitants de Tavirith pouvaient difficilement être qualifiés d’Acacians. Plutôt un mélange de Candoviens ancestraux, combinés avec certains de ces Scavs qui constituaient une race particulière, peut-être avec l’ajout de quelques Meins et d’un éventail d’autres nationalités, des marginaux qui avaient fui le monde réel pour finir leur errance ici. Les Auldeks crièrent quelque chose aux fréketes en désignant le village. Les créatures regardèrent dans cette direction. Puis elles se tournèrent les unes vers les autres, comme si elles décidaient d’obéir à l’ordre donné, et elles prirent l’air. Elles volèrent vers les habitations. Devoth paraissait enchanté. Ses yeux suivirent les monstres ailés avec un ravissement enfantin, comme s’il n’était pas l’organisateur de tout cela, seulement un témoin. Puis il se mit en marche à leur suite, sans un mot à Rialus. L’Auldek dégaina la longue épée accrochée dans son dos. Ses frères saisirent eux aussi les armes variées qu’ils avaient emportées. Rialus faillit rester en arrière, dans un acte de protestation contre ce qui allait arriver. Mais quand il vit les Auldeks s’éloigner, le vide béant dans son dos se rapprocha. Ses pieds se mirent en mouvement d’eux-mêmes. Il avança en vacillant. Les fréketes décrivaient des cercles à la verticale du village. Quelques-uns se posèrent. Les Auldeks pressèrent le pas. Rialus lui-même se mit à courir. D’un côté, il détestait être ainsi attiré, de l’autre il voulait crier pour donner l’alerte, prévenir les villageois de l’arrivée de l’ennemi, et ainsi leur faire comprendre qu’il n’était pas avec les attaquants. Il ne fit rien de cela, mais il assista à ce qui suivit. Un des fréketes perché sur un toit s’éleva brusquement, redressa ses ailes à la verticale et se laissa retomber sur la maison. Celle-ci, comme les autres, était construite sur un bâti en bois de pin et en os de baleine recouvert de peaux et de tourbe. L’ensemble était assez solide pour obliger le frékete à réitérer sa manœuvre plusieurs fois avant de réussir à crever le toit. La bête disparut à moitié dans l’habitation. Seules ses ailes restaient visibles au-dehors, tandis que le reste de son corps s’agitait à l’intérieur. La folie s’empara des autres. Une des créatures transperça un deuxième toit. Une autre défonça une porte et passa un bras à l’intérieur. Le premier à avoir attaqué émergea du toit éventré, un corps agité de soubresauts entre ses mâchoires. Quand il eut suffisamment dégagé son torse de l’ouverture, il saisit sa proie dans une main et la projeta vers les Auldeks. L’homme hurla dans l’air et s’écrasa au sol. Howlk lui enfonça sa lance dans le ventre, le clouant au sol, l’enjamba et dégagea son arme d’une saccade. Les Auldeks atteignirent le village au moment où ses habitants commençaient à surgir des maisons. Un homme jaillit par une porte en courant. D’une main il brandissait une hache au-dessus de sa tête, mais c’était moins dans une attitude d’attaque que pour intimider les agresseurs. Rialus vit immédiatement que ce n’était pas une hache de guerre. Plutôt un outil pour tailler dans la glace. Devoth se trouvait sur la trajectoire du villageois. Il fit un pas de côté, en se tournant à demi. Quand l’homme le dépassa, il frappa avec son épée dans un mouvement de taille ascendant qui lui sectionna le bras à hauteur du coude. L’avant-bras et la hache volèrent au loin. Le villageois courut encore sur quelques mètres, en agitant son moignon comme s’il tenait toujours son outil. L’Auldek lui laissa le temps de se retourner et d’arroser le sol d’un cercle sanglant, pour qu’il comprenne au moins en partie ce qui se passait. Puis il lui trancha les deux jambes. D’autres victimes suivirent, qui connurent des variantes du même sort. Les femmes et les enfants ne furent pas épargnés. Les villageois se battirent du mieux qu’ils purent, ou implorèrent pour être épargnés. Les Auldeks étaient pareils à des chats qui jouent avec des souriceaux. Quand un habitant s’immobilisait à jamais, son bourreau souriait ou riait, et lui disait des choses incompréhensibles. Que le villageois tombe à genoux, tente de fuir ou de résister, il était taillé en pièces. Sabeer se montrait tout aussi radieuse que Devoth ou Howlk. Menteus Nemré n’était pas en reste. Il se ruait dans les habitations, en chassait les occupants qu’il poussait avec sauvagerie vers les Auldeks impatients, et abattait tous ceux qui essayaient de fuir, dans une boucherie tourbillonnante. Son visage demeurait inexpressif tandis que ses tresses virevoltaient comme des choses vivantes au gré de ses évolutions, cinglant l’air comme des serpents à la recherche de victimes à mordre. Le carnage ne dura pas longtemps. Pourtant, ce fut interminable. Tous les membres de la petite colonie – hommes et femmes, jeunes et vieux, enfants compris – furent traqués et massacrés. Tous, sans exception. Cela pourrait arriver à Gurta, se dit Rialus. C’est ce qui pourrait arriver à mon… Il se refusa à formuler cette pensée. Mais elle subsista, inachevée, en lui. Les derniers villageois moururent encerclés par les monstres qui dansaient autour d’eux et les frappaient un à un. Jusqu’à ce que plus aucun ne remue. Les Auldeks maintinrent ce cercle qu’ils réduisirent, armes enfin baissées, quand ils se rapprochèrent des cadavres. Les fréketes semblaient avoir déjà perdu tout intérêt pour la dévastation qu’ils venaient de causer, et ils allèrent fouiller dans les décombres des maisons. L’un d’eux entreprit de nourrir un feu qui avait débordé d’une cheminée. Certains de ses congénères l’imitèrent et firent s’écrouler des pans de mur, pour voir la tourbe s’enflammer et l’incendie se propager. Rialus se tenait à l’écart de ces horreurs. C’était comme s’il se trouvait trop près des flammes. Le brasier de la honte brûlait son visage alors même que l’hiver déchaîné gelait son dos. Il n’y avait pas un seul guerrier parmi les habitants de Tavirith. C’étaient des chasseurs de baleine, des commerçants, des femmes et des enfants, aussi pauvres et simples que n’importe qui d’autre dans le Monde Connu. Pourquoi les avoir assassinés ? Dans quel dessein ? Quel sens avait donc cette tuerie ? Les Auldeks ne voyaient-ils pas ce qu’ils avaient fait ? Il aurait voulu aller poser la question à Devoth, lui montrer à quel point tout cela était méprisable. L’œuvre de lâches. Un acte dont il aurait honte pour le reste de sa vie éternelle. C’est pourquoi il s’avança sur les pierres éclaboussées de sang. C’est pourquoi il s’approcha du cercle des Auldeks qui lui tournaient le dos. C’est pourquoi il passa derrière eux à la recherche de Devoth. C’est pourquoi il se retrouva parmi eux quand il comprit ce qu’ils faisaient. Par un vide entre deux silhouettes massives, il vit le chef auldek penché sur un des villageois massacrés. On avait dépouillé le cadavre de ses fourrures et de ses vêtements. Devoth glissa la pointe de sa dague courte sous la surface de la cuisse nue et découpa une bande de chair. Puis il la leva en en tenant l’extrémité entre deux doigts. Il examina son trophée. Les autres Auldeks avaient fait silence. Leur ivresse de sang s’était dissipée. Il s’agissait maintenant de tout autre chose. — Fais-le, dit Calrach d’un ton pressant. Crois-moi, fais-le. Ce n’est pas comme dans l’Ushen Brae. Ici, c’est un nouveau monde pour nous. Je te le dis, fais-le. Ton âme s’en réjouira grandement. Le regard de Devoth allait d’un visage à l’autre. Jamais il n’avait semblé aussi circonspect, si peu sûr de lui. Mais quand il agit, ce fut résolument. Il approcha la bande de chair ensanglantée de son visage et y mordit. Il dut en trancher un morceau avec sa lame tandis que ses dents serraient entre elles une de ses extrémités, le tout accompagné d’un mouvement violent de la tête sur le côté. Aussitôt il lança ce qui restait de la lanière de chair humaine aux autres. Holwk fut le premier à la saisir et l’imita. Les autres suivirent. Pendant quelques minutes, il n’y eut d’autre bruit que celui de leur mastication. Cela et les craquements des feux, et les cris des mouettes devenus subitement audibles. Le grondement des vagues s’écrasant sur les rochers, le sifflement du vent aux oreilles de Rialus. Et l’étrange langage par lequel les fréketes communiquaient, entre caquètements et grognements. Et le rugissement de quelque chose qui n’était pas tout à fait un son, mais qui allait crescendo dans son crâne, telle une tempête. Étrangement, une sorte de silence contenait toutes ces choses, que seul le rire de Devoth parvint à briser. — Oui, dit l’Auldek. Je crois que c’est bon. Quelque chose se passe, là. Il posa une main en coupe sur son entrejambe. — Je le sens, là. Je le sens ! Il étira le dernier mot qui se termina en un cri. Les autres Auldeks répondirent pareillement. L’un après l’autre, ils confirmèrent qu’eux aussi le sentaient, quoi que ce fût. D’un pas dansant, Calrach alla d’un mangeur de chair ensanglantée à l’autre, et donna à chacun une tape amicale dans le dos. — Je vous l’avais bien dit ! Je sais ce que vous ressentez en ce moment. Moi aussi, je l’ai ressenti. Au début, je n’ai pas compris ce qui m’arrivait. Je n’y ai pas cru. Je me suis dit : « Qu’est-ce que c’est que cette sensation ? Qu’est-ce qui vient de s’animer là ? » Mais j’ai appris. J’ai appris et je vous ai amenés ici pour vous redonner la vie. Dites-moi que vous le sentez ! Ils le lui dirent. Rialus fit volte-face et courut. Il ne parcourut que quelques mètres avant de basculer en avant et de vomir. Alors qu’il était à quatre pattes et que ses intestins s’efforçaient de jaillir par sa bouche, il se sentit plus misérable qu’il ne l’avait été dans toute une existence emplie de misères. Il ne l’aurait pas pensé auparavant, mais il mesurait maintenant à quel point il aimait les habitants du Monde Connu. C’étaient ses frères. Les siens ! Même ces villageois étaient ses frères. Il voulait se relever et courir de cadavre en cadavre, embrasser chaque visage et déverser tout son chagrin sur eux. Mais il en était incapable. Il les avait trahis. Tout était de sa faute. Ces monstres mangeaient de la chair humaine ! Ils étaient infâmes, ignobles, abominables. Et lui-même était abominable, pour les quelques brefs moments où il avait pris plaisir à leur compagnie. Sabeer. Elle aussi dévorait de la chair humaine. Il ne l’avait pas vue faire, mais il savait qu’elle le faisait. Elle le dévorerait, si l’envie la prenait. Et maintenant ? Après avoir assisté au massacre, devrait-il grimper de nouveau sur le dos de ce monstre ailé, avec Devoth collé au sien ? Devrait-il s’asseoir avec eux quand ils raconteraient l’histoire aux autres pour les échauffer et leur promettre que tous allaient bénéficier du même phénomène ? Devrait-il se tenir à leurs côtés quand le gros des forces d’invasion arriverait pour détruire tout ce qu’il avait connu en ce monde ? Non. Plutôt mourir. Tout de suite. Ici. Il lui suffisait de les attaquer. Il ne l’avait jamais fait ! Pendant tous ces jours passés avec eux, il ne s’était jamais battu ! La constatation l’abasourdit et le rendit malade. Il lui suffisait de se saisir d’une de leurs dagues et de frapper. Ils le tueraient, mais peut-être réussirait-il à en emmener un dans la mort. Ou simplement arracher une de ses vies à l’un d’entre eux. Ce serait quelque chose. Il se redressa, assura son équilibre sur ses jambes à peine fléchies, tourna la tête et regarda le groupe. Menteus Nemré l’observait. Le guerrier de Lvin était assis en retrait du cercle des cannibales, et s’il ne participait pas au festin, il ne le perturbait en rien. Ses yeux était fixés sur Rialus. Aucune expression que celui-ci pût lire sur les traits épais marqués par les tatouages blancs. Il l’épiait, mais son regard ne trahissait rien, avant qu’il ne lève les yeux légèrement au-dessus de Rialus. — Je te vois, fit une voix derrière le petit homme. Celui-ci voulut se retourner, mais un corps massif se pressa contre son dos et un bras enserra son torse. — Tu penses que nous sommes des monstres, dit Devoth à son oreille. Tu nous prends pour des fauves sanguinaires. Nous te rendons malade. Ce n’est pas vrai, Rialus le Ligueur ? Devoth resserra l’étreinte de son bras, mais il n’attendit pas la réponse. — Ce n’est pas dans nos mœurs. C’était même une violation de nos lois les plus anciennes. Tu comprends ? Les Numreks ont été bannis parce qu’ils s’étaient repus de la chair des esclaves du Quota. Nous leur avons pris leur totem et nous les avons condamnés à l’exil. Nous les pensions aussi abominables que tu le penses maintenant de nous. Mais c’était avant qu’ils arrivent dans ton pays et qu’ils en reviennent avec Allek, un enfant, la preuve qu’ils avaient retrouvé leur fertilité. Tout est différent, à présent. Voilà pourquoi. Devant Rialus apparut l’autre main de Devoth, qui tenait serré un morceau de chair humaine. Le sang coulait autour des doigts et gouttait sur le sol. — Venir ici, tuer tes semblables, manger cette chair : voilà ce qui nous redonnera la plénitude dans notre vie. Tu ne peux nous en vouloir de désirer une telle chose. Es-tu si différent ? N’y a-t-il pas certaines choses que tu désires, Ligueur ? Bien sûr que oui. Si je te disais : « Tiens, mange ça. Juste une bouchée et tu obtiendras ce que tu désires le plus… » Il rapprocha le poing, assez pour que Rialus sente l’odeur de la chair fraîche : — Une bouchée, et tu peux rentrer chez toi. Mange un peu de cette viande, et tu pourras avoir cette femme auprès de toi. Tu pourras voler dans les airs et aller expliquer à ta reine comment nous vaincre. Prends une bouchée, et je tomberai raide mort, ici et maintenant. Je me ferai dessus et je tremblerai de peur, et puis je m’écroulerai tant la douleur sera grande, et je mourrai, là, juste devant tes yeux. Et tu seras un héros. Que déciderais-tu si une seule bouchée de cette viande t’offrait tout cela ? — Vous ne… Vous ne savez pas si cet acte vous guérira de votre handicap. — C’est ce que les Numreks ont fait. C’est vrai, ils mouraient de faim quand ils l’ont fait, mais qui peut certifier que la chair d’un humain fertile ne les a pas aidés ? Qui peut l’affirmer ? Toi ? Non. Alors, si cet acte peut nous apporter ce que nous désirons le plus au monde… Que ferais-tu, toi ? Tu mangerais de cette chair, voilà ce que tu ferais. Dis-moi si je mens. Rialus resta silencieux. — Exactement, mon petit Ligueur. Exactement. Tu la mangerais. Je sais que tu la mangerais. CHAPITRE DIX-SEPT ALIVER EST DE RETOUR. ALIVER EST DE RETOUR. ALIVER EST… Depuis qu’il avait quitté Bocoum, Kelis ne cessait de se répéter cette phrase, qu’il avait transformée en un chant mental. Ces quatre mots créaient en lui un sentiment de joie qui l’étourdissait. Si c’était vrai, c’était plus merveilleux que tout ce qu’il avait jamais osé imaginer. Aliver allait pouvoir reprendre les choses là où il les avait laissées. Il pourrait exiger la couronne de Corinn et recommencer à modeler le monde tel qu’il l’avait toujours rêvé. Et de son côté, Kelis pourrait se remettre à l’aimer dans la vie, et non plus simplement pleurer sa mémoire. Il délivrerait Shen, et Aliver saurait que Kelis avait pris soin d’elle dès l’instant où il avait appris son existence. Les Hérauts du Santoth eux-mêmes s’inclineraient devant lui, le roi qui avait connu les ténèbres de la mort et en était revenu. Mais alors qu’il approchait de la cachette où il avait laissé les autres, un sentiment de doute lui noua le ventre. Il fit halte au sommet d’une colline proche du ravin où les autres campaient. Devant lui, la plaine s’étendait dans l’obscurité de la nuit. Derrière lui, un bosquet projetait ses ombres enveloppantes à la lueur des étoiles. En proie à l’hésitation, il s’efforça de mettre de l’ordre dans ses idées et de décider ce qu’il dirait ou non quand on l’interrogerait. Une petite créature invisible se déplaçait entre les arbres, un oiseau peut-être, qui remuait les feuilles. Il ignora ce bruit. Il avait d’abord été euphorique, mais à présent il ne pouvait s’empêcher de se demander pour quelle raison Corinn avait fait revenir son frère. Elle l’aimait sans doute, à sa manière étrange, mais elle ne lui céderait jamais le pouvoir. Qu’est-ce qu’elle… Quand il comprit en quoi s’était mué le bruit entre les arbres, il était trop tard. L’homme en plein élan le percuta d’un coup d’épaule sur le côté. L’agresseur était rapide. Alors qu’ils chutaient tous deux, il frappa plusieurs fois Kelis au ventre. Et quand le Talayen toucha la poussière, écrasé par le poids de l’autre, celui-ci l’étreignait déjà dans le double étau de ses bras et de ses jambes. Ils s’immobilisèrent, haletants, et son adversaire pressa son menton contre la tempe de Kelis pour coincer sa tête contre le sol. Le tout n’avait pris qu’une petite poignée de secondes. — Imbécile ! dit un autre homme qui apparut soudain, le souffle court. Nous aurions pu le suivre jusqu’à elle ! — La ferme ! siffla le premier, et son menton érafla la peau de Kelis. Bâillonne-le. L’autre assena plusieurs coups de poing à la mâchoire de leur prisonnier avant de lui enfoncer un morceau d’étoffe dans la bouche. Le premier changea de position. Il se glissa dans le dos de Kelis avec les gestes intimes d’un amant passionné, mais il agissait tout en force et en pression. Pendant un moment le Talayen sentit un de ses poignets échapper à la prise de son agresseur. Il écarta la main et tenta de prendre appui sur le sol. L’homme plaqua le plat d’une lame sur sa gorge. La pointe recourbée s’enfonça dans la peau et atteignit l’os de sa mâchoire inférieure. — Non, murmura l’inconnu. Ne fais pas ça. Il le remit à genoux sans que jamais le couteau quitte son cou. — Ligote-le. Son comparse s’exécuta. Une fois les poignets de Kelis liés, les deux hommes échangèrent leurs rôles. Le deuxième dégaina une dague qu’il appliqua sur la gorge du prisonnier, tandis qu’il crispait l’autre main sur son épaule et pesait du genou sur son mollet. Le jeune homme lutta pour ne pas grimacer de douleur. — Kelis d’Umae, je suppose, dit le premier agresseur. Debout dans la clarté chiche des étoiles, il paraissait grand, et sa peau noire luisait de durs reflets argentés. Ses dents brillèrent quand il sourit. Kelis aurait aimé voir ses traits, mais sa vision était brouillée par la poussière et les larmes. — Tu ne paies pas de mine. C’est vraiment à toi que l’on a confié la protection de quelqu’un d’aussi important ? Oh ! mais tu ne peux pas répondre, c’est vrai ! — Nous aurions dû le suivre, insista l’autre. — Ils sont tout près. Je l’ai vu à sa manière de se déplacer. On aurait dit un rêveur qui gaspille son temps. C’est pour cette raison que je l’ai attaqué. Nous n’aurons pas à nous occuper de lui quand nous nous saisirons de la fille. Un de moins. — Non ! cria Kelis, la bouche encombrée par le chiffon. Il leva ses mains liées devant lui, dans un geste de supplication. — Quoi ? fit le premier homme. Tu n’es pas Kelis d’Umae ? Tu ne protèges pas une fille appelée Shen ? Il s’agirait d’une erreur, alors ? Dis-le-nous, s’il en est ainsi. Il y avait un piège dans la question, le Talayen le sentait. Il essaya de le définir, mais les possibilités semblaient aussi nouées que les mouvements qui l’avaient pris au piège. — Dis-nous que la fille ne se cache pas dans le ravin, juste là. Kelis se contorsionna autant qu’il l’osa, remua les yeux, toucha le bâillon du bout de ses doigts. Laissez-moi parler, tentait-il de dire. Laissez-moi parler ! Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il raconterait, mais il fallait qu’il essaie. L’homme lui cracha au visage. — Ioma a dit que je ne devais pas te tuer, mais je pisse sur ses ordres. Tu m’as fait attendre trop longtemps. Cette histoire ne te concerne plus. Saignons-le pour l’offrir aux chacals, ajouta-t-il avec un sourire. Il souriait toujours quand ses dents explosèrent hors de sa bouche. Elles volèrent sur le côté dans une giclée sanglante, propulsées par la hampe noire qui transperça sa joue et disparut en un éclair. L’homme s’écroula en hurlant et roula sur le flanc de la colline. Kelis planta ses deux mains dans la poussière et donna une ruade à l’homme qui le maintenait au sol. Il ramena les pieds sous lui et, se servant de la force de ses jambes repliées, il se redressa en arrière pour percuter le torse de son adversaire avec son dos. Il courba la partie supérieure de son corps dans le mouvement. Les pieds de l’autre décollèrent du sol et il chuta tête la première. Kelis roula sur lui-même, se redressa sur ses deux mains et se releva aussitôt. Il se jeta sur l’homme avant que celui-ci ait eu le temps de se remettre debout et lui décocha un coup de pied plongeant. Son talon atteignit sa cible et rejeta de côté la tête de l’autre. Un coup rude, mais pas décisif. Son adversaire réussit à se relever et lacéra l’air devant lui avec sa lame. Kelis recula et commença à décrire un cercle. Il prenait garde à ne pas trébucher, car ses mains étaient toujours entravées, et c’en serait fini de lui s’il se retrouvait au sol une nouvelle fois. Le deuxième homme gardait son arme entre eux. Le blanc de ses yeux luisait dans la clarté lunaire. Son regard frénétique allait de Kelis à son acolyte, toujours à terre, qui semblait vouloir s’éloigner en rampant, sans y parvenir. — Jos ? s’écria le deuxième. Jos, qu’est-ce qu’il y a ? Le ton trop aigu de sa voix révélait qu’il savait très bien ce qui se passait. Il tourna brusquement les talons et se mit à courir. Deux pas et la branche basse et épineuse d’un acacia lui fouetta le visage. Il recula en titubant et en jurant. Kelis était déjà sur lui. Il abattit ses poings liés sur la tête de l’homme, écarta les avant-bras et fit passer ses mains liées sous le menton de l’autre. Usant de tout son poids, il se jeta en arrière. Les pieds de son adversaire furent arrachés du sol. Il le fit pivoter puis effectua un mouvement de torsion jusqu’à ce que les vertèbres cervicales cèdent. Il s’effondra avec sa victime et dut se démener pour se dégager de ce cou soudain horriblement amolli. Il réussit à se remettre sur pieds, mais cela exigea plus de temps qu’il ne lui en avait fallu pour tuer son ennemi. Il resta là, le souffle court, et son regard alla d’un de ses agresseurs à l’autre. Il fit volte-face en entendant un bruit. Il était prêt à tuer encore. — Kelis, frère, c’est moi. Naamen se détacha de l’ombre d’un arbre. Il tenait un coutelas dans sa main, avec seulement son pouce replié sur le manche, les autres doigts tendus pour bien montrer qu’il laisserait tomber son arme plutôt que de s’en servir, s’il était attaqué. Ce détail figea Kelis et le tira de la fureur meurtrière qui l’embrasait. — Tu n’as rien ? Kelis regarda les deux corps. Après que Naamen lui eut ôté le bâillon, il dit, sans réfléchir : — J’ai seulement entendu un oiseau. Naamen le dévisagea un instant puis, de son coutelas, trancha les liens qui entravaient son ami. — Deux oiseaux. Des oiseaux assassins, je pense. Ils ne voleront plus. Nous, nous devrions nous envoler très loin et très vite. — C’est toi qui as fait ça ? demanda Kelis en désignant l’homme qui remuait encore. Naamen secoua la tête. Il n’eut pas à donner plus d’explication. Leeka émergea de la nuit. Il fit le tour de l’homme à terre, ramassa la lance qui lui avait brisé la mâchoire. D’un mouvement rapide, il enfonça la pointe de l’arme dans le dos du blessé, au niveau du cœur. Il la tint ainsi un moment. L’autre ne remuait plus. Les doigts de Leeka se desserrèrent, pour ne faire qu’effleurer la hampe, comme s’il mesurait ainsi les effets du coup porté. Puis ils se refermèrent, et d’une secousse il désengagea la pointe en métal du corps. Il marcha vers les deux hommes qui l’observaient et tendit l’arme qui appartenait à Naamen, Kelis le comprit. — Allons-y, dit le vieil homme. Naamen et Kelis obéirent. Ce fut seulement plus tard que ce dernier s’en rendit compte : ces deux mots étaient ce qu’il avait entendu de plus normal dans la bouche de Leeka depuis ce jour où il avait disparu, des années plus tôt, pour courir à la poursuite du Santoth. Ils réveillèrent Benabe et Shen quelques minutes à peine après leur affrontement avec les hommes de Ou. Leurs cadavres devaient être encore tièdes quand Kelis attacha la fillette sur son dos et s’enfonça dans la nuit, sa lance en fer au poing, cette fois. Après quelques questions, Benabe fut assez aimable pour abandonner le sujet. Elle courut avec eux. Elle était plus forte maintenant qu’au début de leur périple – à moins qu’elle ne fût simplement impatiente que tout cela se termine. Courir raccourcissait le temps qui les séparait de cette fin espérée. Alors ils coururent. Ils continuèrent au matin, où ils atteignirent les hautes terres rocailleuses. Durant l’après-midi, ils traversèrent une région de pâture pour les moutons et les chèvres. Ils ne s’accordaient un peu de repos que lors des haltes pour se désaltérer aux puits que les bergers marquaient. Par deux fois ils burent à des mares fréquentées par les ruminants eux-mêmes. En fin d’après-midi, épuisés, ils se chargèrent du transport de Shen l’un après l’autre. Quand arriva la fraîcheur délicieuse du soir ils couraient toujours, mais Naamen trébucha et envoya la fillette rouler dans l’herbe sèche à côté de lui. Ils réduisirent alors l’allure. Ils attendirent toute la journée suivante à l’abri d’un amas de rochers granitiques, et ne reprirent la route qu’à la nuit tombée. Pendant tout ce temps, les Hérauts du Santoth les suivaient obstinément. Parfois Kelis accroissait l’allure, dans un effort inconscient pour les distancer. Mais rien ne changeait jamais. Les sorciers semblaient ne jamais perdre du terrain, même si leur course – qui avait tout d’un pas tranquille et chaloupé – restait la même. Ils ne pouvaient pas être semés. Cela n’empêchait pas Kelis d’essayer. Aliver, je sais que tu les as choisis, mais transmets-moi la foi que tu as en eux. Transmets-la-moi, parce que j’en ai grand besoin. CHAPITRE DIX-HUIT MELIO EUT LA BOUCHE PLEINE D’EAU si longtemps qu’à un certain moment, il en oublia le monde. Cela ne dura probablement que quelques secondes, car lorsqu’il rouvrit les yeux sa bouche était toujours emplie d’eau, et le corps de Geena toujours soudé au sien, bien qu’elle commençât à se séparer de lui. Les rubans humides de ses courts cheveux auburn étaient collés à son visage rond. Elle posa un baiser furtif sur les lèvres du jeune homme. — C’était amusant, dit-elle. Quelle chance d’être toujours en vie ! Merci de m’avoir sauvée. Melio se rendit compte que ses joues étaient gonflées. Il recracha l’eau de mer, ce qui lui déclencha une quinte de toux et des haut-le-cœur. Il rampa pour sortir de sous les bancs. Les poissons pêchés qui avaient occupé le fond de l’embarcation avaient disparu, comme d’ailleurs tout ce qui n’était pas arrimé. Le bateau était ballotté, à la merci de la houle. Geena vérifiait déjà les dommages subis par la voile. — Tout va bien ? demanda-t-elle, l’air inexplicablement fringant. Tout le monde a encore ses doigts et ses orteils, et toutes les parties qui remuent ? Clytus s’accrochait au mât brisé. Il avait perdu sa chemise, et il adressa une longue série de jurons au vaisseau de la Ligue. Kartholomé ne gaspilla pas son souffle à ce genre d’exercice. Haletant, la pointe de sa barbiche de travers, il était assis à l’avant. Une de ses boucles d’oreilles en os manquait. D’après le filet de sang courant sur son cou et la tache sur le blanc de sa chemise fine, elle avait été arrachée. — Ils l’ont fait sciemment, dit Clytus. Ils ont une cagnotte. Le capitaine qui coule le plus de bateaux de pêche en une lunaison la remporte. Le vaisseau s’éloignait lentement. À présent il paraissait lent et lourd, sans plus grand-chose de la créature malveillante qui avait failli les envoyer par le fond. — La Ligue, marmonna Kartholomé. Rien ne lui ressemble, en ce bas monde. Attends de voir, Melio. Attends de voir ce que j’ai à te montrer. Le mât principal étant brisé, ils se saisirent des avirons et se mirent à souquer. Ils se dirigeaient vers l’ouest et allaient sans éclairage, sous la clarté argentée de la lune. Ils restèrent à distance des îles, au nord, simples ombres basses qu’ils dépassèrent, jusqu’au lever du soleil. Ils trouvèrent alors une petite crique, réussirent à dissimuler le bateau sous les feuillages denses et dormirent à leur abri, avec en fond sonore le bruit omniprésent des crabes se déplaçant sur le lit des feuilles mortes. Le jour suivant, ils obliquèrent en direction des Mille. Ils progressaient lentement, se partageant la vigie à la proue, les avirons ou le gouvernail. L’atoll tenait son nom des innombrables îles qui émergeaient partout. Certaines étaient de simples récifs crevant la surface de l’océan, d’autres de larges affleurements recouverts d’une végétation dense où les oiseaux s’égosillaient et où, d’après Kartholomé, de petits singes nageaient d’une île à l’autre pour chasser les serpents. — Des serpents ? — Oui, il y en a beaucoup sur les petites îles. Sur les plus grandes, la Ligue les a presque complètement éradiqués. Ils atteignirent l’une d’elles dans l’après-midi. Ils tirèrent le bateau au sec sur une petite plage bordée d’un côté par un à-pic rocheux et de l’autre par une végétation inextricable. La grève s’inclinait brutalement, si bien qu’à quelques pas du sable on se retrouvait en eau profonde. C’était la raison pour laquelle Kartholomé connaissait cet endroit. Les frégates de taille moyenne et les bateaux de transport pouvaient accoster là. Laissant la surveillance du bateau à Geena, il guida les deux autres jusqu’à une fissure dans la roche qui se transformait en un chemin assez raide. Ils perdirent vite la plage de vue. L’ascension fut courte, et bientôt ils traversèrent une palmeraie dense. Les larges feuilles tombées crissaient sous leurs pieds. Quelques minutes plus tard, Kartholomé les mena au bord d’une pente descendant jusqu’à une vaste vallée. Il indiqua d’un geste large de la main que c’était ce qu’il avait voulu montrer à Melio. Le jeune homme s’avança, se retint d’une main au tronc d’un palmier et se pencha en avant pour contempler un camp parsemé de bâtiments et de champs, de citernes et de terrains d’entraînement. À un endroit, des unités militaires étaient en pleine manœuvre. À un autre, des soldats s’affrontaient avec des épées de bois. Ailleurs encore, des archers tiraient sur des cibles éloignées. Hommes et femmes entraient et sortaient des bâtiments. Une colonne de chariots venait d’arriver, et l’on commençait à les décharger pour ranger les caisses dans un énorme entrepôt. Pour la deuxième fois en quelques jours, le sigle de la Ligue lui apparut, gravé sur le toit pentu de l’entrepôt. La Ligue voulait que même les cieux constatent sa prospérité, semblait-il. — Qu’est-ce que c’est ? — Ce qu’ils mijotent en secret. C’est ici qu’ils entraînent leur armée. — L’Inspectorat d’Ishtat ? — Non, non. Il est installé sur l’île de Lavren. Ici, c’est le petit projet personnel de sire El. Kartholomé posa son pied sur une grosse racine et prit appui sur sa cuisse pour mieux scruter la scène en contrebas. — La Ligue a entamé un programme d’élevage il y a des années. L’idée était qu’ils créent eux-mêmes des esclaves du Quota au lieu d’aller les ramasser aux quatre coins de l’Empire. La Rose à Crocs les laisse occuper les Îles du Lointain et y faire ce qu’ils veulent. Une sorte de compensation pour les plates-formes que Dariel a fait sauter. Depuis huit ans, ils travaillent à ce projet, mais ils avaient commencé l’élevage avant. Tu ne t’es jamais demandé pourquoi l’Inspectorat d’Ishtat restait loyal à une poignée de malades au crâne pointu ? L’Inspectorat leur est loyal parce qu’ils font partie de la famille. Du premier au dernier, Melio Sharratt, ils sont tous les fils d’un Ligueur et d’une concubine elle-même élevée à cette fin. Melio tourna vers lui un regard incrédule. — Tu m’as bien entendu, dit Kartholomé en tiraillant la pointe de son bouc. Curieux régime qu’ils ont créé là. Je n’en sais pas beaucoup sur le sujet, juste ce que des soldats d’Ishtat se laissent aller à dévoiler quand ils sont saouls et mécontents de papa. Apparemment, tous les Ligueurs descendent d’une seule poignée de membres fondateurs. Ils élèvent des enfants, et ils en choisissent certains à qui ils bandent le crâne. Ceux-là deviendront des Ligueurs. Les autres iront grossir les rangs de l’Inspectorat. D’autres encore seront ouvriers, et ainsi de suite. Quelques-uns sont « écartés ». J’ai entendu des choses pires, mais tu n’as pas envie de connaître les détails. En effet, Melio n’avait aucune envie d’entendre les détails, comment fonctionnait la logistique et quelles étaient les méthodes employées pour une fécondation de masse. Pourtant il ne pouvait s’empêcher d’y penser. Il imaginait des dortoirs immenses, les Ligueurs passant d’un lit à l’autre, avec dans chacun une femme et un nourrisson qui pleurait à côté d’elle. L’image lui répugnait. Les Ligueurs élevant des enfants comme du bétail, alors que Mena et lui n’avaient pas concrétisé leur amour avec un bébé… C’était toujours ce qu’il voulait le plus au monde. Par le Dispensateur, si seulement elle l’avait accepté, quand ils en avaient eu l’occasion ! — Je vois que tu y penses, dit Kartholomé. Évite. Comme je l’ai dit, les soldats de l’Inspectorat sont élevés sur une autre île. Ces gars-là sont une toute nouvelle engeance, pas de la même lignée. C’est l’armée personnelle de sire El. Ils sont prélevés sur le Quota, et entraînés dans ce sens. Ceux qui ne montrent pas une réelle aptitude au combat sont renvoyés dans le Quota normal. Enfin, ils étaient renvoyés dans le Quota. Maintenant, tout a changé. — Et à quoi sont-ils entraînés ? demanda Melio. — Bonne question. Réponse : à faire face à toute éventualité. Pour la Ligue, peu importe qui l’emporte ou qui est vaincu, quel que soit le résultat ce sont toujours les Ligueurs les vrais vrainqueurs. Si c’est tout ce qui compte pour toi – si tu n’as pas une once de morale en toi –, eh bien… il t’est plus facile de t’adapter. Pas de scrupules ou de questions pour te donner des insomnies, tu comprends ? Ces soldats pourraient aider à envahir les Autres Contrées. On pourrait leur confier une mission à remplir dans le Monde Connu. Je pense que tout dépendra de ce qui arrivera avec l’invasion des Auldeks. — Une chance qu’ils soient formés pour aider à défendre l’Empire ? Kartholomé lui lança un regard dur. — À mon avis, la Ligue a décrété que les jours de l’Empire étaient comptés. Les Auldeks y aideront peut-être. S’ils ne finissent pas le travail, les soldats de sire El s’en chargeront, d’une manière ou d’une autre… Il lissa de nouveau sa barbiche et laissa la phrase en suspens. Les trois hommes l’entendirent en même temps : Geena apparut en courant. Elle s’arrêta devant eux, l’air catastrophé, et repoussa ses cheveux brun-roux de son front avant d’annoncer : — Il y a un problème. Une patrouille de l’Inspectorat a découvert le bateau. Clytus jura. — Il y a pire. Ils m’ont aperçue. Le plan qu’ils arrêtèrent était simple. Geena eut une grimace de désapprobation en l’apprenant, mais elle prit son poste sans un mot. Avec la pointe du couteau de pêche de Kartholomé, elle pratiqua une petite entaille dans sa peau, juste au-dessus du genou. Elle étala le sang sur toute sa jambe, puis s’étendit en travers du chemin, comme si elle avait chuté. Melio et Kartholomé se cachèrent derrière les arbres bordant le chemin. Clytus alla s’allonger derrière un amas de racines de l’autre côté, et se recouvrit de quelques palmes pour faire bonne mesure. C’est de la folie d’agir ainsi, songea Melio. Nous ne sommes pas en guerre contre la Ligue. Je pourrais les approcher, et leur expliquer… Quoi ? Que la reine l’avait envoyé ici pour les espionner ? Parviendrait-il à les convaincre qu’il n’avait rien vu, ou qu’il ne dirait rien de ce qui était évidemment visible ? S’il donnait son identité il mourrait, s’il la taisait il mourrait aussi. Il ne l’avait pas compris jusqu’alors, mais il était tellement proche du cœur de la Ligue qu’aucun argument ne pourrait le disculper aux yeux des soldats d’Ishtat. Ce que la Ligue faisait était profondément immoral. Le seul fait d’en être témoin le mettait en guerre contre elle, qu’il l’accepte ou non. Les hommes arrivèrent au trot. Melio perçut le bruit de leurs pas sur le sable et les palmes qui les jonchaient. L’un d’entre eux exigea que Geena se relève et se tourne vers eux. Elle répondit qu’elle était incapable de se mettre debout et que sa cheville l’élançait horriblement. Elle avait dû se la tordre en fuyant. Les soldats s’approchèrent, en lui affirmant qu’elle souffrirait bien plus si elle tentait quoi que ce soit. Derrière son tronc d’arbre, Melio se pencha légèrement et risqua un œil. Deux gardes de l’Inspectorat se tenaient près de Geena. Ils avaient l’épée au poing. Un troisième avait fait halte un peu plus bas sur le chemin. Celui-là paraissait nerveux. Geena enserrait sa cheville de ses deux mains, et son visage était un masque de peur. L’expression parut absurde à Melio. Elle n’aurait jamais tremblé de la sorte. Elle ne serait jamais restée bouche ouverte et amollie comme maintenant, pas plus qu’elle ne se serait penchée en avant dans cette posture, qui à coup sûr offrait une vue plongeante sur ses seins. Mais les soldats ne la connaissaient pas. Melio se remit à l’abri derrière l’arbre. Les hommes de l’Inspectorat voulurent savoir qui elle était, si elle était seule, comment elle était arrivée là, et ce qu’elle manigançait. Geena répondit à leurs questions d’une voix chevrotante, pitoyable, que Melio eut du mal à reconnaître. Il n’aurait pu dire si elle était une très bonne ou une très mauvaise comédienne. Sans doute cela dépendait-il de ce que l’on s’attendait à entendre de la bouche d’une jeune femme affolée. Elle bredouillait des propos tellement emmêlés qu’on aurait pu la croire frappée de démence légère. Et quand on assemblait ses dires, ce qu’elle racontait était aussi confondant pour Melio que, sans doute, pour les soldats. Mais peu à peu son histoire prenait forme. Elle s’était trouvée à bord du bateau de pêche, expliquait-elle. Avec son frère et son père. Ils travaillaient dans le détroit quand un vaisseau de la Ligue les avait heurtés. Quelle idiotie de leur part ! De la part de son frère, bien sûr. Il fallait être vraiment idiot pour se mettre sur la route de grands navires. Elle lui avait pourtant déconseillé de les provoquer ainsi, mais il l’avait fait. Bonne utilisation de la vérité, pensa Melio. Exagérée, mais adaptée sur des bases réelles. Elle avait maintenant toute leur attention, ce qui en soi était curieux. D’ordinaire, les soldats de l’Inspectorat ne laissaient pas les gens parler beaucoup. Ils auraient dû la clouer au sol sous un genou inflexible et fouiller les bois alentour. Poser des questions plus tard. Mais ils ne le faisaient pas. Ces trois-là ne comptaient pas parmi les plus dégourdis. — Melio a été tellement idiot ! geignait Geena. Je le déteste ! Je suis heureuse qu’il soit passé par-dessus bord. L’intéressé lança un regard en direction de Kartholomé, dans l’espoir de partager avec lui un sourire de connivence. Le pilote ne semblait pas écouter. Il se tenait dos contre le tronc d’un palmier, un bras collé le long du corps. De l’autre main, il avait déboutonné sa chemise et se tâtait le ventre comme s’il redoutait déjà une blessure. Ses yeux fixaient un point indéfini au loin, et ses lèvres remuaient en silence. Melio se maudit de s’être mis dans de tels dangers avec une simple dague sur lui et sans même la compagnie d’hommes de confiance. C’était idiot, oui. — Il s’est noyé ? demanda le soldat. Melio sentait que du regard il scrutait les palmiers proches. — Oui, répondit Geena. Lui et mon père, ils sont morts tous les deux. Ils m’ont abandonnée. Ils… L’émotion, apparemment, la submergea. Un garde dit à l’autre quelque chose que Melio ne put saisir. Celui resté en arrière sur le chemin ne devait pas avoir entendu, lui non plus. — Qu’est-ce qu’on fait ? lança-t-il. Toutes ces empreintes, sur la plage : n’oubliez pas ça. Melio aurait aimé le frapper. Ou se frapper sur le front. À sa grande surprise, les deux soldats qui écoutaient Geena semblèrent la croire quand elle expliqua ensuite qu’elle avait couru dans tous les sens sur la plage, en proie à un moment de délire. Elle était restée seule à bord du bateau pendant trois jours, à dériver sur les courants, en voyant des îles qu’elle ne pouvait pas atteindre. Elle avait bien tenté d’utiliser la voile, mais le mât était brisé, et elle n’avait jamais été douée pour ces choses. — Je n’ai pas réussi à le réparer, conclut-elle. — Bien sûr que non, dit un des gardes, tu en es incapable. — Elle est quand même arrivée ici, souligna le soldat le plus éloigné. Et ça ne me plaît pas. Saisissez-vous d’elle et ramenons-la avec nous. À Finn de décider quoi en faire. — Non, non, ne laissez pas Finn décider, implora Geena. Il prendra la mauvaise décision. Qu’est-ce que Finn a à voir avec moi ? Ce n’est pas lui qui m’a découverte. C’est vous… Le ton qu’elle employait se modifia très légèrement, devenant moins suppliant et plus affirmé, quand elle répéta : — C’est vous… J’ai bien entendu ? Melio regarda Kartholomé, mais le pilote n’avait pas changé d’attitude. — Je ferai tout ce que vous voudrez. Faisons tout ce que vous voulez. Faisons-le. D’accord ? — Tout ce que nous vous voulons ? répéta un des gardes après un court silence. Les mots étaient lourds de lubricité et du plaisir de savourer la détresse d’autrui. En revanche il y avait bien peu de sympathie dans ce qu’il dit ensuite : — Jetons donc un coup d’œil à cette jolie jambe. Oui, elle est très jolie. Je pense qu’elle nous plaira, à tous. — Je vais en parler à Finn, lança le soldat resté en retrait. Je ne veux pas que toute cette histoire me retombe dessus plus tard. On y était. Melio n’avait pas échafaudé de plan derrière son arbre, mais avec ou sans plan, il lui fallait passer à l’action. Il quitta l’abri du tronc au moment où un des gardes glissait l’épée dans son fourreau et s’agenouillait auprès de Geena. Melio avait fait plusieurs pas à découvert quand ils remarquèrent enfin sa présence. Et ce fut le plus éloigné qui donna l’alerte. — Eh, en voilà un autre ! Je vous l’avais dit ! Arr… Il se tut quand Clytus émergea d’un geyser de palmes. Le soldat fit demi-tour et se mit à courir. Clytus s’élança derrière lui. Les gardes près de Geena voulurent sortir leurs lames. Celui qui était le plus proche de la jeune femme aurait été bien inspiré d’en profiter pour s’écarter d’elle. Malheureusement pour lui, il n’en fit rien, et à cause de sa position il reçut de plein fouet le coup porté par une très jolie jambe. Il se cassa en deux, mais crispées sur le sexe. La jeune femme doubla d’une frappe en plein visage, le saisit par le cou et le précipita au sol. Ce fut tout ce que Melio put voir de l’échange. Il marchait sur le troisième soldat. Malgré la précision militaire et l’assurance de son pas, il ignorait comment il allait esquiver cette lame de l’Inspectorat. La dague dans son poing ne lui avait jamais semblé aussi petite, à peine plus dangereuse que l’aiguillon d’une guêpe. La façon paisible dont le garde maniait son épée montrait qu’il était du même avis. Sa lame était courbe, mais sans excès, comme celles des Marahs. Plus fine, certes, mais Melio savait son acier inhabituellement lourd. Selon toute probabilité, je vais bientôt perdre un membre. Toutes ces années, j’ai réussi à conserver mes deux bras et mes deux jambes. En vue de cet instant. En vue de cet instant… Voilà ce qu’il pensait tout en s’approchant du soldat, et lorsque celui-ci brandit son arme vers l’arrière pour lui donner de l’élan et que la tension envahit ses bras, ses épaules, son torse et ses jambes. Et voilà ce qui obsédait toujours son esprit quand l’autre entama le pas qui s’accompagnerait du coup de taille. Devant la menace, il sut que ce qu’il allait faire – un mouvement tournant durant lequel il se baisserait au ras du sol pour frapper la jambe avant de l’adversaire – était voué à l’échec. Il sut qu’il ne pourrait pas se servir de sa dague. Néanmoins, il serrait sa poignée avec force et ne voulait rien tant qu’enfoncer sa lame dans le ventre du soldat, avec une fureur qui le submergea, aussi soudaine que brutale, décuplée par l’idée de cette femme qu’il allait perdre. Même si en pensée il hurla son nom et la revit telle qu’il l’avait découverte, ce premier jour, sur le port de Vumu – svelte et poitrine nue, la peau dorée par le soleil et inscrustée de sel, une prêtresse de Maeben –, il sut que leur histoire allait s’arrêter là. Et il sut aussi qu’elle ne lui avait jamais véritablement appartenu. Il le comprit et en éprouva un terrible déplaisir. Ce qui se passa alors ne prit qu’un instant. Alors qu’il commençait son mouvement rotatif en se baissant, un petit objet fila au-dessus de son épaule. Il l’entendit siffler dans l’air, avec une trajectoire aussi rectiligne et véloce qu’une flèche. Il termina son balayage, et pendant une fraction de seconde tourna le dos à son adversaire. Dans sa vision brouillée par la vitesse, il enregistra une silhouette qui se précipitait vers eux, puis il fut de nouveau face au soldat. Son pied percuta la jambe d’appui de l’autre avec toute la force dont il était capable. Il sentit craquer un des os de l’ennemi. Il releva vivement les yeux. Le visage du garde s’était figé sur une expression absurde : bouche ouverte, joues flasques, les yeux louchant sur le croissant dentelé de métal qui saillait de son front. Melio continua de tourner, entraîné par son élan, et il s’en servit pour s’écarter de la trajectoire de l’épée qui se poursuivit encore un très court instant, avant que l’arme échappe à la main sans force de l’homme qui déjà s’effondrait. Melio se redressa aussitôt et resta bras ballants, à contempler le soldat étendu à ses pieds. Kartholomé passa devant lui, se pencha et plongea la lame de son couteau de pêcheur dans la poitrine de l’ennemi. Celui-ci hoqueta, et sa bouche s’étira d’une façon grotesque. Kartholomé prit à deux mains le disque de métal fiché dans le front de sa victime et tenta de le déloger. Il dut fournir un effort conséquent pour y arriver. Quand il eut récupéré son projectile, il se tourna en présentant entre deux doigts le disque cranté et taché de sang. L’objet était assez petit pour tenir dans la paume d’une main d’adulte. Les pointes semblaient aussi acérées que celle d’une dague, et vicieusement recourbées. Le pilote regarda Melio dans les yeux. — Enfant, dit-il, j’étais plutôt doué aux fléchettes. Plus tard j’ai perfectionné ce talent avec ces étoiles de lancer. De la main tenant le couteau, il indiqua la petite bourse pleine de ces disques accrochée à son ventre. — Je ne suis pas le plus courageux des hommes, mais je vise juste. — Je te crois, répondit Melio, le souffle court. Il ramassa l’épée du soldat mort. Geena avait fait de même avec celui dont elle s’était débarrassée. Tous trois commencèrent à se diriger vers le bas du chemin, où Clytus avait disparu à la poursuite du troisième garde. Ils ne firent que quelques pas avant de le voir revenir, lui aussi armé de neuf, le casque de sa victime perché sur le sommet du crâne. Quand il les rejoignit, il cracha sur le côté puis leur décocha un sourire féroce. — Bon. Quelqu’un a un plan ? * * * — L’appât, encore ? grommela Geena. La prochaine fois, je passe mon tour ! Elle les précéda quand ils descendirent par la crevasse menant à la crique. Melio, qui venait juste derrière elle, portait la tunique noire prise sur le soldat qu’elle avait tué, et il avait également coiffé son casque. Au poing, il tenait l’épée du garde de l’Inspectorat. Il poussait la jeune femme par de petits coups portés avec le plat de la lame tandis qu’ils avançaient entre les parois rocheuses. Clytus et Kartholomé fermaient la marche, eux aussi revêtus des tenues volées aux soldats. Le clipper à la coque blanche avait été hissé au sec sur le sable et dominait de toute sa masse leur bateau de pêche. Le navire était tout en lignes élégantes et revêtement luisant, avec des mâts et des vergues d’une taille presque disproportionnée. À la proue, une échelle de corde permettait d’y monter ou d’en descendre. Un peu plus loin, trois marins attendaient, assis sur le sable, ainsi qu’un homme portant l’uniforme noir de l’Inspectorat d’Ishtat. Melio aperçut une autre silhouette à la proue, plus une qui venait de l’arrière. S’il y avait d’autres ennemis, il ne pouvait les voir. Le stratagème ne résisterait pas à un examen même superficiel, aussi Melio fit-il ce qu’il pouvait pour gagner quelques secondes de plus. — Eh, Finn, appela-t-il en adoptant un ton allègre, regarde ce que nous avons déniché. Il propulsa Geena devant lui d’une bourrade, et elle sortit en trébuchant de la crevasse dans la paroi rocheuse. Elle s’étala sur le sable, rampa, se redressa et courut vers le groupe de marins jusqu’à ce qu’elle les voie. Alors elle fit mine de vouloir les éviter, quitte à plonger dans l’eau et à fuir à la nage. Les hommes mordirent à l’hameçon. Ils se levèrent et se déployèrent pour l’intercepter et l’empêcher d’atteindre l’eau. Ils avançaient bras écartés, comme s’ils voulaient coincer un poulet. Seul le soldat de l’Inspectorat, Finn très probablement, resta où il se trouvait. Il regarda fixement Melio, et on sentait qu’une question lui brûlait les lèvres. Puis il remarqua Clytus et Kartholomé qui venaient de déboucher sur la plage à leur tour. — Qui êtes-vous ? s’écria-t-il d’un ton sec, et sa main s’abattit sur la poignée de son épée qu’il commença à tirer de son fourreau. Arrêtez-vous tout de… Melio parcourut les derniers mètres en courant, l’épée écartée du corps. Il frappa de biais et interrompit la phrase de Finn lorsque sa lame lui entailla profondément le ventre. Clytus et Kartholomé brandirent leurs armes. Geena se plaqua au sol à temps, juste avant que les étoiles de jet déchirent l’air au-dessus d’elle. La première ne toucha personne. La suivante se planta dans la poitrine d’un homme, tandis que la troisième se fichait à la base du cou d’un autre. Un troisième homme prit l’acier tournoyant dans la paume de la main qu’il avait levée devant lui en un geste réflexe. Le choc et la douleur le firent pivoter sur place. Melio le percuta de l’épaule et le transperça alors qu’il allait perdre l’équilibre. Clytus arriva en trombe, hurlant comme dix hommes fous de rage et frappant avec une force sauvage. Les marins n’étaient pas de taille à faire face à une telle furie. Quelques instants plus tard, agenouillé et la main appuyée sur le pommeau de son épée plantée dans le sable, Melio s’efforçait de reprendre son souffle et de calmer sa peur et son exultation. Il n’était pas un tueur impressionnable. Il avait côtoyé la violence de trop près pour s’offrir encore ce luxe. Pas plus qu’il n’était hanté par ses actes ensuite, comme il savait que Mena l’était. Il avait conscience de la nécessité de ce qu’il faisait. Simplement, il n’aimait pas le faire. Et, plus important encore, s’il avait péri ici, Mena aurait pour toujours ignoré comment il était mort. Il n’aurait évidemment pas été en mesure de le lui expliquer, d’en parler avec elle, de jauger l’importance que sa disparition revêtait pour elle. C’était pour cette raison, autant qu’à cause du combat lui-même, qu’il se retrouvait ainsi à haleter sur cette plage. Clytus et Geena s’occupèrent des deux hommes à bord. Le brigand découvrit un dernier ennemi à l’arrière, qui tentait de s’échapper en descendant dans leur bateau de pêche. Celui-là implora qu’on l’épargne et offrit de leur servir de pilote. Clytus semblait enclin à étudier cette proposition, mais une fois à bord Kartholomé refusa d’en entendre parler. Il poignarda l’homme comme il l’avait fait pour le premier soldat, fit pivoter son corps courbé sur la blessure mortelle, lui saisit les jambes et le jeta par-dessus bord. Melio était arrivé en haut de l’échelle de corde quand cela se produisit. Il faudrait qu’il surveille ce Kartholomé de près. Jusqu’à maintenant, il ne savait pas ce qu’il devait penser du pilote. Il faudra que je les surveille tous de près, corrigea-t-il mentalement. Quand ils eurent fouillé le navire, qui s’appelait le Slipfin, et se furent assurés que personne d’autre ne se cachait à bord, ils se réunirent à la proue. Ils scrutèrent la mer pour repérer d’éventuels vaisseaux ennemis tout en discutant de ce qu’ils allaient faire. Melio proposa qu’ils prennent quelques provisions et fuient dans le bateau de pêche. Ils rentreraient et révéleraient tout ce qu’ils avaient découvert. Peut-être serait-il bon d’emmener Kartholomé avec eux, pour l’interroger un peu plus sérieusement. Le jeune homme avait pensé à cette solution, mais n’y avait pas encore vraiment réfléchi. — Et si nous prenions ce navire ? demanda Geena. Elle se tenait en équilibre sur le bastingage. — Nous pourrions faire voile à son bord en direction des Autres Contrées, pour essayer de retrouver Dariel. Kartholomé, tu as dit qu’il était peut-être toujours vivant. Allons le chercher ! — Comment allons-nous nous y prendre ? demanda Clytus. — Nous traverserons en ligne droite. — Ce navire est rapide, remarqua Kartholomé, et nous pouvons espérer profiter de vents assez forts dans les Flots Gris. — Plus rapide que le Ballan, admit Clytus. Mais le sera-t-il assez pour distancer des loups marins ? Kartholomé haussa les épaules. — Nous pouvons tenter notre chance. Je pense que n’importe quel capitaine de la Ligue l’a déjà fait. Et puis, il y a ce revêtement… Il passa la main sur la couche blanche et lisse recouvrant le bastingage, mais aussi la coque et certaines parties du pont près de la proue. Melio souffla lentement. Les autres lui laissèrent le temps de donner son avis, mais il se contenta de lever une paume ouverte vers le ciel, dans un geste vague. — Il a raison, dit Clytus. Il y a d’autres solutions. Et si nous remontions le long des glaces, avant de bifurquer ? Il inclina la tête et eut une moue qui valait mise en garde contre les jugements hâtifs. — Moins risqué, peut-être, poursuivit-il, mais l’affaire nous prendrait des mois. Plus longtemps si nous nous trouvions pris dans les glaces. Nous pourrions même être emportés vers la haute mer. Ce serait une mort lente assurée. Ce n’est pas la manière dont j’escomptais connaître l’au-delà. — En ligne droite, insista Geena. Nous serons plus vite fixés sur notre sort. — Nous aurons besoin de provisions, fit remarquer Kartholomé. Il y a un comptoir baleinier au nord d’ici… Il tirailla son bouc d’un air pensif. — Oui, sur une petite île appelée Bleem. La Ligue s’en servait comme d’un point de repère entre ici et les anciennes plates-formes. Nous devrions pouvoir nous ravitailler. Peut-être même trouver des marins qui cherchent du travail. — Qui cherchent du travail ? fit Melio. Tu veux rassembler un équipage de pêcheurs de baleine et traverser les Flots Gris pour une affaire qui regarde la reine Corinn Akaran, le sauvetage d’un prince ? Les trois autres eurent la même expression. — Est-ce qu’il résume toujours les évidences de cette manière ? demanda Kartholomé à Clytus. Ce dernier ne répondit pas à la question. — Un peu d’aide pour manœuvrer ce navire ne serait pas de trop. Pour les quarts. Sans parler de quelques bras robustes pour lancer les harpons, et aussi pour combattre si nous arrivons là-bas. Pourquoi ne pas envoyer un message depuis Bleem ? Tu pourrais en écrire un, n’est-ce pas ? Melio hocha la tête, mais ce n’était qu’une réponse, pas un engagement. — Si nous envoyons un message à Nineas sur le Ballan, lui pourra envoyer un pigeon voyageur à la reine. Ils sauront ce que nous prévoyons de faire, au moins. — Un voyage périlleux dans des contrées étrangères, dit Geena. Aucune garantie d’en revenir. La mort possible. Mais en cas de succès, des richesses qui dépassent l’imagination ! Elle ne souriait pas tout à fait, mais un éclair malicieux éclaira son regard. — Ce serait assez à mon goût, dit Kartholomé. Cette fois, Geena ne put réprimer un sourire. — Au mien aussi. Rien que d’y penser, j’en ai des frissons d’excitation. — Vous êtes tous fous, grogna Melio. C’est une idée démente. Nous naviguerions en dehors des cartes. Qui sait ce que nous trouverions ? Clytus se hissa sur les orteils et balaya la mer du regard. — Nous pourrions laisser le clipper ici et tenter de rallier Tivol tant bien que mal, à bord du bateau de pêche. Mais nous risquerions aussi de ne pas y arriver. Si nous abandonnons le clipper, il sera découvert d’ici demain, et nous serons capturés peu de temps après. Il n’y a pas d’options satisfaisantes, à ce que je vois. — Écoutez, je sais que vous êtes tous des têtes brûlées. C’est normal, pour des brigands. Vous aimez le risque, c’est très bien. Mais réfléchissez une minute : nous mettons le cap à l’ouest… et nous mourons. Quelle que soit la façon dont la chose se produit. On peut en imaginer un millier. Si c’est ce qui nous attend là-bas, vous êtes toujours partants ? Parlez franchement. — Partante, dit Geena. — Oui, approuva Clytus. — Bah, pourquoi pas ? fit Kartholomé. Des richesses qui dépassent l’imagination… Geena sauta du bastingage. Elle s’approcha de Melio et lui saisit le bras au niveau du coude. — Je veux le faire parce que Dariel le ferait. Tu ne crois pas qu’il le ferait ? Oui, il le ferait pour toi. Pour Clytus. Et j’aime l’idée qu’il le ferait aussi pour moi. Alors faisons-le pour Dariel. Si nous mourons… Quelle importance ? Nous mourrons avec panache. Elle était si proche, si séduisante avec ses manières espiègles de garçon manqué, qu’il se remémora son baiser sur le bateau après qu’ils avaient failli se noyer, alors qu’ils étaient enlacés comme des amants. Et cela lui rappela son serment à Mena. S’il survivait, il avait juré qu’il ferait n’importe quoi pour elle. Tout pour elle. Si la chance lui en était offerte, rien ne pourrait l’arrêter. C’était ce qu’il avait pensé dans ses derniers moments de conscience. — D’accord, dit-il, mais uniquement parce que Dariel ferait la même chose pour nous. — Nous aurons besoin de harpons, observa Kartholomé. De beaucoup de harpons. — Des harpons ? — Un comptoir baleinier en a en abondance. Allons, Melio Sharratt, faisons connaissance avec notre nouveau navire. Et bienvenue dans la confrérie des brigands. Melio eut un mouvement de recul. — Non, non. Bienvenue à vous trois au service véritable de la Couronne. — Appelle-le comme tu voudras, répondit la jeune femme. Allons-y. Inutile d’attendre qu’une autre patrouille passe par ici. J’en ai assez de jouer les appâts. CHAPITRE DIX-NEUF LE PREMIER JOUR, LORSQU’ELLE ARRIVA AVEC DES PANIERS DE FRUITS pour les enfants d’Elya, Corinn émergea du couloir menant à la terrasse et découvrit le dragon à tête rouge qui battait de ses ailes soyeuses pour se maintenir encore maladroitement à quelques pieds au-dessus du sol carrelé. Po – c’est ainsi qu’elle l’avait nommé – grandissait de plusieurs pouces chaque jour. Cette croissance impressionnante était-elle l’œuvre de la nature ou celle de la langue du Dispensateur qu’elle avait utilisée sur les œufs ? Elle était incapable de faire la part des choses. Certes, elle se savait responsable d’une partie du phénomène, mais chacun des jeunes dragons avait déjà ses traits distinctifs. Quand il avait éclos, quand il avait voulu la toucher, quand il s’était essayé à voler – bref, dans tous les domaines jusqu’alors –, Po avait toujours été le premier. Il serait également le premier à transporter un cavalier. Elle en était certaine. Elya observait sa progéniture, les yeux écarquillés et la bouche s’ouvrant et se refermant sèchement, comme si elle était sur le point de lui crier des encouragements, mais qu’elle se sentait trop nerveuse pour le faire. Deux des autres jeunes étaient à ses côtés. Corinn leur avait choisi un nom à chacun. En l’absence de Mena, qui d’autre qu’elle était en droit de les baptiser ? Le dragon femelle brun avec les bandes jaunes sur le dos s’appelait Thaïs. Le mâle bleu ciel qui sautillait d’une patte sur l’autre à cet instant, c’était Tij. Et la femelle complètement noire qui paressait sur la balustrade de la terrasse dans un drapé de longues courbes vigoureuses, Kohl. Elle ouvrit un œil et observa Corinn. Il lui avait fallu un moment pour deviner leur sexe. Aucun d’eux n’avait d’appareil génital visible. Elya non plus, d’ailleurs. Mais la reine n’avait aucun doute sur ses intuitions. Mâles et femelles avaient un aspect quelque peu différent. Les couleurs des premiers étaient plus éclatantes, et ils avaient les mâchoires et le cou plus épais, ainsi qu’une crête de plumes qui partait de l’arrière du crâne pour se déployer de chaque côté du cou. La robe des deux femelles présentait des teintes plus discrètes, elles avaient les membres un peu plus longs et un aspect plus reptilien. Les plumes de leur crête, fines et longues, pouvaient se dresser à la verticale. Le fluide qui imprégnait leur plumage dégageait la même odeur citronnée que celui d’Elya. Quand elle le touchait, Corinn ressentait toujours un vague picotement dans les doigts. Des mâles, et de Po en particulier, émanait un parfum musqué. Au contact, le fluide de leurs plumes transmettait moins un fourmillement qu’une sorte de chaleur. Cela n’avait cependant rien de déplaisant. C’était simplement puissant, à sa façon. — Bonjour, mes beautés, dit Corinn. Je vous ai apporté des fruits. Elle s’avança avec un enthousiasme enjoué auquel elle ne se serait jamais laissée aller avec un être humain. Elle tendit le panier devant elle comme s’il contenait un trésor, et les jeunes dragons réagirent exactement de la même manière que si cela avait été le cas. Po interrompit le battement de ses ailes et retomba sur le sol carrelé. Thaïs et Tij tournèrent vivement la tête vers elle, la reconnurent et s’approchèrent sur leurs quatre pattes, avec une démarche ondulante au ras du sol. Kohl fut plus lente. Quand elle sauta de la balustrade, elle ouvrit ses ailes pour amortir la descente. Elle se posa en douceur, replia les ailes et trottina pour rejoindre les autres. Ils se massèrent autour des jambes de Corinn, qui fut ainsi empêchée d’avancer. Ils baissaient la tête, la secouaient de droite et de gauche tout en l’entourant. Ils se montaient les uns sur les autres, sifflant et se mordillant à l’occasion. Tij gratta le velours de sa robe, comme s’il voulait grimper sur elle. Corinn le réprimanda d’un ton taquin et prit note de porter des vêtements moins fragiles à l’avenir. Elle se baissa au milieu des dragons et posa le panier devant elle. Pendant quelques secondes, elle resta immobile, le centre d’un bal agité d’enfants bruyants et avides de son attention. Ils se battaient pour être touchés par elle. Ils pressaient le sommet de leur crâne contre ses paumes tendues, se frottaient contre ses jambes et son dos, s’appuyaient contre sa poitrine. Corinn savait que cela ne pouvait pas durer. Elle avait voulu qu’ils l’aiment, et elle avait réussi. Bientôt elle devrait les faire sortir de l’enfance. Elle aurait besoin de les endurcir en prévision des combats futurs. Bientôt, se dit-elle. Bientôt, mais pas aujourd’hui. En pensant cela, elle se tourna vers Elya, qui s’était éloignée dans un coin opposé de la terrasse. Elle sembla explorer rapidement cet espace avant de s’arrêter et de s’abaisser vers le sol dans un mouvement assez comique d’oiseau s’installant dans son nid. Une fois qu’elle fut à son aise, alors seulement elle daigna regarder Corinn. Était-ce de l’irritation que la reine détecta dans le plissement de son œil gauche ? Tu n’as pas confiance en moi, songea la souveraine, mais tu ne me prends pas non plus pour une menace déclarée. Pourtant je suis une menace, Elya. Je veux te voler tes enfants. Elle le répéta en esprit : Je veux te voler tes enfants. Elle guetta le moindre signe que le dragon comprenait, mais la créature resta impavide, à observer la scène, sans que rien ne change dans son attitude. Corinn testait souvent Elya de la sorte. Elle exprimait ses désirs en un langage mental sarcastique, et épiait tout indice révélant que la créature pouvait lire ses pensées. Mena le croyait mais Corinn, après des semaines d’incertitude, en était arrivée à la conclusion qu’il n’en était rien. Quant à la manière dont elle dilatait ses pupilles, clignait des yeux ou remuait la tête, c’était seulement le regard humain qui inventait une intelligence derrière ces signes. Les dons que Mena prêtait au dragon étaient pure invention de sa part. Et cette constatation était un véritable soulagement. Il serait plus facile à Corinn de contrôler Elya. Avec dureté, si nécessaire. Ils ne peuvent t’appartenir, continua la reine en caressant les plumes douces sur le cou de Po. S’ils étaient à toi, ils mangeraient des fruits et seraient des jouets pour les enfants. Ils voleraient en cercles au-dessus du palais pour que les gens s’exclament de plaisir à leur vue. Il n’y aurait rien de mal à cela, mais ils ont un tel potentiel ! S’ils sont miens… alors ils peuvent devenir des guerriers qui serviront l’Empire. Ils peuvent être des créatures mythiques, les nouveaux symboles de la puissance d’Acacia. Ne me juge pas mal, Elya. Je veux seulement ce qu’il y a de mieux pour ma famille, pour l’Empire et pour les gens qui le peuplent. C’est pourquoi il faut que tes enfants soient mes guerriers. Le processus est déjà entamé, de toute manière. Ils ont commencé à m’appartenir quand j’ai chanté pour eux, alors qu’ils étaient encore dans les œufs. Il me suffit de chanter encore pour qu’ils soient liés à moi, et pour les aider à se développer et devenir les armes dont j’ai besoin. Elle se leva et regarda autour d’elle, avec la sensation qu’on l’observait. Elle décrivit un cercle complet au ralenti, mais n’aperçut personne. Elle décela une odeur dans l’air, et l’identifia sur un certain plan qu’elle ne souhaitait pas étudier pour l’instant. Avec quelques notes murmurées du Chant, une brise rafraîchit l’atmosphère et éclaircit son esprit. Nul besoin de se laisser aller aux illusions que son utilisation du Chant éveillait dans le monde. Lorsqu’ils eurent mangé tous les fruits et que leur enthousiasme de voir Corinn arriver fut un peu retombé, les jeunes dragons s’éloignèrent d’elle un à un pour trouver d’autres distractions. Kohl ouvrit les ailes et se propulsa sur la balustrade avant de les déployer complètement pour les exposer au doux soleil hivernal. Thaïs se dressa sur ses pattes arrière, cou tendu, et étudia les petites bosses parsemant ses ailes. De ce que Corinn en savait, elle ne les avait pas encore utilisées. Tij leva son mufle, mâchoires entrouvertes, et suivit du regard les évolutions des condors haut dans le ciel. Seul Po resta un peu plus longtemps auprès de la jeune femme. Il posa une patte contre la cuisse de Corinn et de l’autre – aussi délicate que celles de sa mère – fouilla dans les pelures de fruits. — Tu veux autre chose que des fruits, n’est-ce pas ? lui murmura-t-elle. Le dragon tourna la tête vers elle, gueule entrouverte comme s’il attendait un cadeau. Le jaune de ses yeux brillait d’une intensité vacillante, comme si ses iris étaient une fine pellicule d’or derrière laquelle brûlait un feu. Corinn caressa les plumes de sa crête, qui se redressèrent sous ce contact. — Bientôt je te donnerai autre chose. Quelque chose qui te fera devenir plus fort. Elle commença à retirer sa main et à se relever. La tête de Po plongea, ses yeux rivés sur ceux de la jeune femme, et soudain son cou sinueux se détendit. Ses mâchoires s’ouvrirent et, quand le mouvement fulgurant se termina, il tenait le poignet de Corinn pincé dans sa gueule. Il la mordit, mais ses crocs ne firent qu’appuyer sur la peau. Il avait agi de façon si subite et inattendue que la reine eut un geste instinctif de retrait, et les dents effilées marquèrent la peau. Elle et Po se figèrent. Baissant les yeux sur l’animal, sans trop savoir si elle devait être effrayée, irritée ou amusée, elle lui parla d’un ton calme, mais autoritaire : — Pas moi, Po. Pas moi. Elle ramena l’autre main et tira doucement sur sa mâchoire supérieure. Elle dégagea son poignet sans hâte. Quelques éraflures, de fines lignes blanchâtres pareilles aux traces qu’auraient laissées les griffes d’un chaton. Elle referma la gueule de Po avec ses doigts et lui releva la tête. — Ne te sers jamais de tes crocs sur moi. Jamais. Si tu le fais, je ne t’aimerai pas. Sur ces paroles elle claqua des doigts et se dirigea vers le couloir. Juste avant de disparaître dans les ombres du palais, elle lança un regard en arrière et vit qu’Elya ne la quittait pas du regard. Vraiment, se dit-elle, il faudra que je m’occupe d’elle. * * * Cette pensée à l’esprit, elle consacra les quelques jours suivants à convaincre Elya de s’envoler vers le nord pour aller chercher Mena. Elle se tenait devant la créature et lui donnait des directives très simples. Elya soufflait par ses narines de reptile. Elle relevait ses paupières au maximum, puis les plissait. Elle répondait par toute une série de mouvements et d’excentricités, par exemple en se lissant frénétiquement les plumes pendant quelques secondes, et souvent son regard glissait vivement vers un de ses enfants. Rien de tout cela n’indiquait qu’elle comprît Corinn le moins du monde, ni qu’elle se souciât d’y parvenir. Corinn se remémora les explications de Mena sur sa façon de procéder, et elle forma ses exigences en pensées qu’elle proposa ensuite au dragon. Quand cela échoua, elle montra la direction depuis la terrasse, et d’un geste tenta de faire comprendre à Elya qu’elle voulait que la bête parte. Une fois même elle posa la main sur le plumage gris et poussa. Cela lui valut un sifflement de refus. La plupart du temps, Elya l’observait d’un regard étréci et sceptique. Et lorsque enfin le dragon décida de s’envoler, cela parut n’avoir aucun rapport avec les ordres de Corinn. * * * Après plusieurs jours d’efforts infructueux, un matin, la reine trouva Elya qui l’attendait sur la terrasse transformée en nid pour dragons. Sa progéniture se serrait autour d’elle. Une seconde Corinn songea qu’ils ressemblaient à des enfants réunis autour d’une servante pendant qu’elle leur racontait une histoire, puis elle remarqua l’inclinaison dangereuse qu’affectait la tête d’Elya. La mère repoussa ses enfants derrière elle en s’avançant d’un bond vers la jeune femme. Le dragon baissa la tête et retomba sur ses quatre pattes. Il couvrit la courte distance dans un brusque élan d’énergie, et leva sa tête si près du visage de Corinn que l’air qu’il expirait par ses narines fit voleter en arrière la chevelure de la reine. La créature toisa Corinn en sifflant, et les plumes de son cou se hérissèrent subitement. Corinn respira par la bouche. Elle ne remua que les doigts qu’elle tendit sous le besoin inconscient de prendre appui sur quelque chose. Résolument soumise, elle resta immobile. Intérieurement, cependant, elle avait préparé un sort qu’elle lancerait si Elya tentait de frapper. Il la déchiquèterait et les réduirait tous en un amas de sang et de plumes. Elle n’hésiterait pas, s’il le fallait. Elle n’eut pas à le faire. L’attaque feinte n’était pour le dragon que l’introduction d’un rituel de départ, peut-être destiné à instruire ses petits autant qu’à servir d’avertissement à Corinn. La créature se détourna et rejoignit ses enfants. Elle passa quelques instants à les apaiser, touchant chacun avec la partie tendre située sous sa mâchoire, puis elle s’éloigna. Ils voulurent la suivre, mais elle les repoussa en soufflant. Ses ailes se déployèrent depuis les protubérances noueuses sur son dos. Elles claquèrent en se mettant en place, dans un mouvement gracieux. L’ensemble des os fins comme des doigts se rigidifia et seule la membrane tendue entre eux frémit dans le vent. Elya sauta en arrière sur la balustrade. Son regard alla de ses petits à Corinn, une fois encore, puis elle se retourna et plongea hors de leur vue. Corinn et les dragons coururent jusqu’à la balustrade. Ils l’atteignirent en même temps. Tij bondit le premier. Kohl l’esclada à la manière d’un lézard. Thaïs trottina jusqu’à un endroit où la pierre sculptée représentait une dentelle de fleurs. Elle passa la tête sous une feuille. Po s’envola. Il faillit dépasser la balustrade et dut battre l’air en reculant pour éviter la chute dans le vide et se poser sur la pierre. La silhouette ailée d’Elya fendait l’air sous eux. Elle plongea vers la ville basse à une allure vertigineuse et fila au-dessus des eaux vertes du port. Son ombre dansait sur les vagues tel un compagnon aquatique. Puis elle obliqua en direction du nord et, en quelques battements d’ailes, reprit de l’altitude. Son public ne la quitta pas des yeux avant qu’elle ait disparu au loin. C’est seulement alors que Corinn prit conscience de l’émotion qui la saisissait. Un fourmillement étrange avait envahi son ventre. Elle avait ses bébés pour elle seule. Elle leur parla d’abord d’une voix douce. — Vous serez mes plus grands guerriers. Kohl approuva en mordillant le tissu de sa manche. — Vous serez les armes que votre mère n’était pas taillée pour être. Tij colla son front contre son épaule gauche. — Vous ne serez pas aussi beaux qu’elle. Mais vous serez de magnifiques êtres d’épouvante. Thaïs se frotta contre son flanc. — C’est ce que vous voulez, n’est-ce pas ? Combattre pour moi ? Po poussa une sorte de gazouillis, battit des ailes et décolla du sol. Bien sûr, c’était ce qu’ils voulaient. Elle le lisait dans leurs yeux. — Vous n’attendiez que cela, n’est-ce pas ? Alors commençons. Corinn annula tout le venin du sortilège qu’elle avait tissé et tenu prêt pour contrer Elya. Elle éloigna ses bébés de la balustrade et se mit à fredonner un nouveau chant pour eux. Elle passa entre eux, les toucha, releva leur mufle pour aimanter de son regard leurs yeux dorés. Elle murmura les mots, les notes et les sons qui reposaient derrière la trame du monde. Elle les sentit qui glissaient dans l’air autour d’elle, et elle laissa les jeunes dragons les entendre, eux aussi. Il était inutile de cacher la friction écailleuse et reptilienne par laquelle les volutes du chant lacéraient l’air. Une fois que le sort fut assez puissant, elle le libéra peu à peu en eux. Elle les caressa tout en chantant, l’un après l’autre, et ils se bousculèrent et rivalisèrent pour capter son attention. Chacun vibrait d’une sorte de ronronnement ravi. À chaque fois qu’elle les touchait, elle sentait le pouvoir du Chant s’instiller en eux. Sous ses doigts et ses paumes, elle décelait la pression croissante tandis qu’ils se métamorphosaient, qu’ils devenaient réellement ses bébés, qu’ils grandissaient à son contact. Deuxième partie LES GRAINES DU MAL CHAPITRE VINGT DÈS QUE MENA S’ÉVEILLA, ELLE SUT IMMÉDIATEMENT QU’IL Y AVAIT quelque chose dans la pièce, qui se tenait au pied de son lit. Elle pensa à des fantômes, à des esprits rancuniers, aux Tunishnevres. Elle était couchée dans un lit bas qui avait naguère appartenu à la royauté meine, dans une chambre qui avait peut-être été celle de Maeander. Elle s’était endormie en songeant à la dernière fois qu’elle l’avait vu, alors qu’elle était sa prisonnière enchaînée à bord d’un vaisseau en route pour une île d’Acacia soumise à la férule d’Hanish Mein. L’ironie tordue de tout cela l’avait obsédée toute la journée précédente, et pour cette raison, elle en était certaine, c’était la colère des Meins qui se tenait là, bien vivace d’après son souffle, juste à ses pieds. Elle se redressa sur son séant, lui fit face et eut un hoquet de surprise devant ce qu’elle découvrit. — Perrin ? Elle reconnaissait sa haute silhouette même dans la pénombre. Elle tendit la main vers la lanterne posée à côté de sa couche et ouvrit le volet pour accroître la flamme. Oui, c’était Perrin. Il ne portait que ses sous-vêtements et sa chevelure, comme toujours, était un chaos emmêlé au sommet de sa tête. — Que faites-vous là ? De toute évidence, il n’était pas dans son état normal. Ses yeux étaient ouverts, il était éveillé, se tenait droit sur ses jambes, pourtant son visage avait la mollesse du sommeil. Les bras ballants, il oscillait doucement sur place. Il dormait debout. — Crois-tu que je sois ici pour réchauffer ta couche, Mena ? dit la bouche de Perrin d’une voix qui était la sienne, mais pas seulement la sienne. Que penserait Melio ? — Vous êtes fou ? demanda-t-elle. Perrin, je suis fidèle à Melio. Nous sommes fidèles l’un à l’autre. — Je ne lui dirai rien, bien sûr. Qui fréquente ta couche ne regarde que toi, ma sœur. Elle identifia alors la seconde voix, celle qui créait les mots que les lèvres de Perrin prononçaient. — Corinn ? — Tu ne peux pas m’éviter, Mena. Tu ne devrais pas essayer. — Je ne l’ai pas fait, répliqua Mena. Elle posa une main sur sa poitrine, dans un geste qui pouvait signifier sa parfaite bonne foi, mais qu’elle fit pour calmer son cœur et sa respiration. — Jamais je ne le ferai, insista-t-elle. Tu as… pris le corps de Perrin ? — Tu me restes inaccessible, ma sœur. Ne trouves-tu pas cela étrange ? De tous les gens au monde que je peux joindre en voyageant par le rêve, les deux plus proches de moi ne répondent pas à mon appel. Quand je vous cherche, je n’arrive jamais à vous localiser, Dariel et toi. Néanmoins, j’ai réussi à trouver le séduisant Perrin. Il m’a amenée à toi. Son enveloppe physique est agréable, n’est-ce pas ? Mena ne savait pas quoi répondre. Perrin ne manquait pas d’un certain charme, mais pas dans ces circonstances. Il aurait aussi bien pu être un cadavre réanimé. — Pourquoi as-tu enfreint mes ordres ? Mena, cesse de me regarder avec ces yeux ronds ! C’est moi, Corinn, et je te parle par la bouche de cet homme. Maintenant, réponds. Pourquoi as-tu abandonné notre plan ? — Notre plan n’incluait pas le sacrifice d’une armée entière avant même qu’elle n’aperçoive l’ennemi, dit Mena. Et c’est ce qui se serait produit. — Tu exagères. — Non, pas du tout. Si tu avais été présente, tu l’aurais constaté par toi-même. Attendre là-bas, c’était se condamner à une mort lente. Nous aurions été affaiblis par le froid et incapables de combattre quand les Auldeks seraient arrivés. Il fallait que je prenne la décision sur le terrain. Je l’ai fait. Les affaires militaires sont de ma compétence, Corinn. Si tu n’as pas confiance en mon jugement en la matière, retire-moi mon commandement. — J’ai confiance en toi, mais… Tahalian ? Tu as choisi l’endroit pour me provoquer ? Mena se sentit soudain mal à l’aise de tenir cette conversation alors qu’elle était assise dans son lit. Rejetant ses couvertures, elle croisa les jambes et redressa le buste. — Tahalian est l’endroit idéal pour s’installer, dit-elle. Nous pouvons nous entraîner dans les conditions du froid, parcourir les Monts Noirs, travailler sur la navigation et les communications dans les conditions les plus extrêmes. Mais nous pouvons également regagner une base chauffée, et organiser des manœuvres dans le Calathrock. De plus, nous apprenons beaucoup d’hommes tels qu’Haleeven, qui connaît mieux que quiconque l’art de la guerre dans ces contrées du Nord. Le moment venu, au lieu de nous être pelotonnés dans des abris gelés et de n’avoir lutté que pour notre survie, nous serons en bonne condition physique et bien préparés. J’étais certaine que tu approuverais ce choix si tu étais mise au courant de tous ces éléments, c’est pourquoi j’ai pris cette décision. Le regard de Perrin la fixa un moment avant que vienne la réponse. — Tu as bien fait, dit Corinn. Moi-même, je n’aurais pu opter pour ce choix. Je n’aurais pas pu mettre un pied dans cet endroit. C’est une bonne chose que tu en aies eu la possibilité. En dépit de l’étrangeté qu’il y avait à entendre de tels propos exprimés par la bouche de Perrin, Mena apprécia de percevoir une note de vulnérabilité dans la voix de sa sœur. — Il faut que tu saches autre chose, dit Corinn. Notre frère est revenu. — Dariel ? Est-ce la Ligue… — Non, pas Dariel. On n’a toujours aucune nouvelle de lui. Je parle d’Aliver. Par le Chant, je l’ai fait revenir parmi les vivants. Il est ici, au palais, en ce moment même. Cet après-midi, il a joué avec Aaden. Si tu les avais vus, tous les deux ! Mena lui demanda de répéter ce qu’elle venait de lui affirmer. Corinn s’exécuta. Sa sœur la pria alors de le lui dire une troisième fois. Les lèvres de Perrin s’incurvèrent sur un sourire. — Je ne suis pas folle, ma sœur. Grâce à un sortilège de mon cru, je l’ai fait revenir. Je suis capable d’accomplir de telles choses. Tu as la lame ; j’ai le Chant. — Je ne comprends pas. Comment un… — Comment un être décédé et réduit en cendres éparpillées aux quatre vents peut-il reprendre vie ? Je ne saurais l’expliquer, mais c’est la réalité. Tu le constateras toi-même. Les yeux de Perrin restèrent clos un long moment, puis s’ouvrirent d’un coup. — Appelle Elya. Appelle-la auprès de toi, et reviens ici sur ses ailes, pour le couronnement. Je l’ai déjà envoyée vers toi, mais appelle-la pour être sûre qu’elle te rejoindra bien. — Le couronnement ? — Aliver sera fait roi. Je serai toujours reine. Ainsi nous régnerons ensemble. Reviens, Mena, sois présente pour partager ce moment avec nous. Appelle Elya. Appelle… Les mots de Corinn faiblirent jusqu’à l’inaudible. Perrin soupira, et son corps s’amollit en vacillant. Corinn était partie, et la force qui avait animé le jeune homme s’était évanouie. Mena allait lui demander s’il se sentait bien quand il grimpa sur le lit et s’effondra d’un bloc, face la première sur la couche. — Perrin, vous ne pouvez pas… Il agrippa les couvertures et s’enroula dedans, pour finir par s’immobiliser couché sur le flanc, le visage tourné vers elle. Il était plongé dans un sommeil profond. Elle contempla un moment les traits paisibles du dormeur. Elle s’allongea près de lui, suffisamment pour profiter de la chaleur de son corps, pendant qu’elle s’efforçait de comprendre la portée de ce qu’elle venait d’entendre. * * * La bataille simulée du lendemain était une idée d’Haleeven. Après trois jours pendant lesquels la neige était tombée sans interruption, dans une curieuse tempête sans vent qui avait recouvert le monde autour de Mein Tahalian d’un épais suaire blanc, il formula sa proposition. — Organisons une bataille le long des pentes des montagnes. C’est ce que nous faisions, dans le temps. Même avec Hanish nous nous entraînions de cette façon, à l’occasion. Mena protesta à cause de l’épaisseur de la neige, et le vieux guerrier lui répondit que c’était justement ce qui avait motivé son idée. — C’est le Mein, ici, Princesse. Le visage d’Haleeven était un masque crevassé. Il avait peigné sa barbe d’habitude emmêlée, mais elle demeurait broussailleuse et plus longue que toutes celles qu’on pouvait voir dans les contrées plus chaudes de l’Empire. Des lanières de cuir ajoutaient de la couleur dans les nombreuses tresses rassemblant ses cheveux gris-blond qui commençaient à se raréfier. Mena ne s’était pas encore accoutumée à son apparence. Par moments, elle s’émerveillait de la variété du monde, qui comportait ces hommes du Nord à la peau claire et aux cheveux blonds, aussi bien que les peuples du Sud à la peau lisse d’un noir luisant. Son type physique à elle était une sorte de mélange des extrêmes du monde. — C’est le Mein, ici, répéta Haleeven. Et plus au nord encore, il neige aussi, à ce qu’on dit. Ne sachant pas trop comment elle devait prendre cette remarque – ironie acerbe ou trait d’humour anodin ? –, elle acquiesça néanmoins. Haleeven était un homme difficile à décrypter. Depuis leur première conversation, il avait laissé transparaître peu d’émotion. Il n’avait rien révélé de lui-même et semblait regretter d’avoir avoué être une victime de l’évolution de la situation. Il s’était lancé à corps perdu dans le travail. C’était lui, plus que toute autre personne, qui redonnait vie à Mein Tahalian. Qu’il le fît pour elle, Mena en doutait fort, mais elle ne lui en était pas moins reconnaissante. Ils se rendirent au lieu choisi pour la bataille simulée sous un soleil éclatant. Les nuages qui les avaient écrasés des semaines durant s’étaient dissipés, dévoilant un dôme céleste impossible à contempler. Tous plissaient les yeux tout en donnant et recevant les ordres, et ils s’efforcèrent de se mettre en formation de chaque côté du versant montagneux. La neige était légère, poudreuse. Quelques soldats en ramassèrent des poignées qu’ils mangèrent. — Vous feriez mieux de garder vos doigts couverts ! leur dit Perrin. Il allait à hauteur de Mena. Elle était soulagée qu’il ait repris le rôle qu’il tenait auparavant. Le matin suivant la nuit où Corinn avait investi le corps du jeune homme pour s’adresser à elle, il avait fallu un certain temps à Mena pour lui expliquer comment il avait pu se réveiller dans son lit. Il ne gardait aucun souvenir de l’incident, et Mena l’avait convaincu qu’il avait simplement eu une crise de somnambulisme. Elle l’avait trouvé errant hébété dans le couloir, avait-elle expliqué, et elle l’avait dirigé vers le premier endroit disponible où l’allonger – son propre lit. Elle n’en avait éprouvé aucune gêne. Elle était simplement allée finir sa nuit dans la chambre voisine. Rien de déplacé ne s’était produit entre eux – rien qu’ils eussent besoin de discuter avec les autres. De telles choses arrivaient, à cause de la tension précédant une entrée en guerre. Mieux valait qu’il croie cette version plutôt qu’elle ait à lui dire la vérité : elle était restée allongée auprès de lui pour profiter de la chaleur de son corps pendant une partie de la nuit, avant de s’éclipser sans bruit. Parfois, il était préférable de ne pas dévoiler certaines choses. Si la neige adoucissait les contours du paysage, elle constituait une épreuve quand il fallait y marcher. Les soldats juraient et luttaient pour ne pas perdre l’équilibre. Ils faisaient halte après seulement quelques pas, le souffle court. Nombreux furent ceux qui perdirent une botte à cause de l’effet de succion et durent fouiller à l’aveuglette dans la couche blanche tandis qu’un de leurs pieds, trempé, était exposé au froid. Ils passèrent plusieurs heures – au lieu des trente minutes initialement prévues – à tirer et pousser les catapultes et les balistes pour les mettre en place. Quand enfin ils furent prêts et que les deux camps se firent face, séparés par un champ de neige transformée en gadoue gelée, ils étaient épuisés et soufflaient de longs panaches de vapeur dans l’air. Même si ces remarques n’étaient pas directement adressées à Mena, elle entendit plusieurs soldats se plaindre de cette situation paradoxale dans laquelle ils se voyaient simultanément transpirer abondamment sous l’effort, leur sueur se transformant instantanément en grêlons pris dans leur barbe ou la toison de leur torse, et avoir les orteils transis, gelés, mais aussi la bouche desséchée par la soif en même temps qu’un besoin constant d’uriner. Quand un des hommes se rendit compte qu’elle avait peut-être entendu ses récriminations, il rougit d’embarras. Elle le toisa avec sévérité. En réalité, elle éprouvait les mêmes difficultés et les mêmes irritations, sinon qu’il était encore plus problématique pour elle de se soulager. Elle nota aussi l’accent candovien du soldat. Il n’appartenait pas plus qu’elle à ce Nord glacial. Ce n’était pas un très bon début, se dit-elle. Et cela ne s’arrangea pas quand la bataille commença. Les deux camps se dressèrent au ralenti au son des cors. Ils avancèrent en pataugeant. Ils chutèrent et eurent du mal à se relever. Leurs épées et leurs haches en bois les encombraient tandis qu’ils s’écroulaient les uns sur les autres en jurant. Les deux contingents se bousculaient au lieu de se ruer l’un sur l’autre, et les hommes titubaient et retombaient en arrière. Ils maniaient leurs armes sans conviction, ou pour conserver l’équilibre. Les archers décochaient des flèches épointées dans la mêlée. Un effort pathétique. Les mécanismes des catapultes étaient rendus inopérants par la neige, certains étaient même gelés. Une seule réussit à lancer une boule lestée. Elle survola l’adversaire. Les balistes ne purent pas tirer, car les cuillers rembourrées avaient été perdues en chemin. Mena parcourait les côtés de l’engagement, et plus elle observait la scène, plus elle se sentait désemparée. Elle était sur le point d’ordonner la fin de l’exercice. Haleeven le dirigeait, mais elle en avait assez vu. Lui aussi d’ailleurs, d’après ce qu’elle l’entendit crier. — Qu’est-ce que vous fabriquez ? tonna-t-il. On dirait des adolescents ivres qui jouent dans la neige ! Est-ce cela l’élite de l’armée acaciane ? Honte sur vous ! Allez, combattez, imbéciles ! Il fonça au sein des troupes, l’épée dans une main, l’autre fermée en un poing énorme. Il frappa les soldats des deux camps avec son épée et, de sa main libre, en envoya un bon nombre au sol. Il semblait se déplacer sur une surface différente. Il hurlait et se démenait tant que plusieurs hommes stupéfaits s’immobilisèrent pour le regarder. — L’affaire ne se présente pas très bien, marmonna Perrin. Haleeven continuait de haranguer les troupes. Les soldats baissèrent leurs armes, découragés. Même à portée de leurs adversaires, ils cessèrent le combat et regardèrent le vieux guerrier qui dansait parmi eux. Il cria la honte qu’il éprouvait à les voir ainsi, alors que les Meins, eux, avaient l’habitude de boire de la glace et de pisser des cristaux. — Jamais nous ne nous sommes plaints ! Un peu de neige ? Il en ramassa une poignée et la lança au soldat le plus proche. — C’est comme du sucre, pour nous. Nous en saupoudrons nos gâteaux ! — Alors va manger des gâteaux, maugréa un homme. Haleeven s’arrêta net. Il tourna la tête et toisa le soldat, l’étudiant comme s’il n’avait jamais vu créature aussi bizarre. Il rengaina son épée, se pencha et plongea ses mains gantées dans la neige. — C’est toi qui me dis ça ? Toi, le soldat, tu dis à Haleeven Mein d’aller manger des gâteaux ? Je devrais mettre un terme à cela, pensa Mena. Le vieil homme va… Avec un rugissement, Haleeven se rua sur l’homme en lui lançant la boule de neige qu’il avait façonnée. Le projectile explosa sur l’épaule du soldat, constellant son visage de cristaux blancs. Le Mein cria quelque chose dans sa langue. Pointant l’index sur sa cible, il reprit en acacian : — Vous avez compris ? Je lui ai dit de manger du sucre. Vous entendez ? Manger… Il se pencha encore, projeta une autre boule de neige vers un autre homme : — Du sucre… Une troisième boule de neige : — Mein ! Un des soldats lui répondit de la même manière. En quelques secondes, le chaos fut général. Un chaos de neige volante, d’insultes et de jurons. De rires, aussi. Les deux camps s’affrontaient avec une énergie que l’on n’aurait pas soupçonnée un moment plus tôt. La tension dans l’atmosphère se mua en une joie bruyante. — Ce genre d’exercice ne nous aidera pas à vaincre les Auldeks, dit Mena. L’instant suivant, une boule de neige vint s’écraser sur sa poitrine. Qui avait osé ? Haleeven lui-même. Il courait en se dandinant dans la neige vers elle. Il ressemblait à un dément, avec ses cheveux et sa barbe blanchis par la neige. Il fit halte juste devant elle, oscilla un peu et déclara : — Moi, je dis que ça va nous aider, Princesse. Prochaine étape, je vous apprends à construire des cavernes dans la neige. On y est plus au chaud que sous vos tentes. Il y a encore tant de choses à vous enseigner, et c’est ce que je vais faire ! Il repartit en sautillant tant bien que mal, ramassant sans ralentir des poignées de neige pour les lancer aussitôt. Alors Mena comprit. La fausse bataille. La neige. La futilité apparente de cette scène. Oui, il y avait une leçon à tirer de tout cela, et elle venait de l’apprendre. Mais il y avait aussi le fait de savoir profiter de la vie, même quand on était confronté à des obstacles absurdes. Haleeven Mein avait choisi de le leur rappeler. — J’emporterai quand même ma tente quand nous nous mettrons en marche, dit Perrin. Dois-je leur ordonner de… Mena lui lança moins la poignée de neige qu’elle ne la posa sur son visage rasé de près. Abasourdi, il perdit l’équilibre et bascula en arrière. Ses pieds étant pris dans la neige, il s’écroula à la renverse. En voyant l’expression de surprise, puis de gaieté sur son visage, elle éclata de rire. Elle était encore secouée par l’hilarité quand des cris d’alarme retentirent. Ils sonnaient différemment de tout ceux qu’elle avait entendus durant la journée. Elle regarda autour d’elle et vit des soldats courant dans tous les sens, visiblement inquiets. D’autres scrutaient le ciel, une main en visière et l’autre désignant quelque chose. Les archers cherchaient leurs vraies flèches dans leur paquetage. Une ombre passa sur elle, et elle sut instantanément ce qui avait causé ce mouvement de panique. Elle sentit sa présence déferler dans son esprit si subitement qu’elle submergea tout le reste. Elya ! Elle repéra sa silhouette ailée et cria : — Non ! Ne tirez pas ! C’est Elya ! Perrin relaya l’ordre. Quand elle eut la certitude que les hommes s’étaient calmés, la princesse envoya son salut au dragon. Elle anticipa en esprit son atterrissage sur le champ de bataille enneigé, dans l’espace dégagé juste là, devant elle. Mena admirerait ses ailes étendues, translucides dans les feux du soleil, puis Elya toucherait le sol aussi doucement qu’un oiseau chanteur se perche sur une branche, mais avec infiniment plus de noblesse. Elle lui signifia par télépathie qu’elle pouvait maintenant replier ses ailes et leur permettre de se reposer du long voyage, et lui envoya des images d’elle-même se précipitant pour l’étreindre dès que cela serait possible. Ce fut exactement ce qui se passa. Accueilli par des exclamations assourdies de la part des soldats qui ne l’avaient encore jamais vu, le dragon se posa. Mena vint nicher son visage dans le plumage soyeux de la créature et emplit ses poumons de son parfum léger. L’odeur citronnée l’emplit de souvenirs de leurs premiers jours ensemble, dans le Talay. Des journées ensoleillées qu’elles avaient passées à parcourir les collines herbues caressées par le vent, juste elles deux, et à tomber amoureuses l’une de l’autre. — Tu ne devrais pas être ici, murmura la jeune femme. Tu ne devrais pas être ici. En réponse, le poitrail d’Elya frissonna, une vibration douce qui ne ressemblait à rien d’autre en ce monde. La chaleur, l’énergie, la vie et l’amour étaient réunis dans ce tremblement léger de tout son corps. Mena s’abandonna à l’instant. Elle s’efforça de ne pas entendre Perrin dire qu’il n’avait pas imaginé une créature aussi impressionnante. Elle pressa un peu plus son visage contre les plumes quand Edell déclara qu’avec une telle monture, la princesse avait la possession du ciel et pouvait connaître précisément ce que les Auldeks faisaient sans qu’ils s’en doutent. Elle resserra un peu plus les bras autour du dragon lorsque Bledas fit remarquer que les Auldeks disposaient peut-être de montures ailées, eux aussi, et elle crispa les doigts à la réponse de Perrin : — Oui, c’est possible. Mais elles ne seront pas comme Elya. Vous avez vu ses ailes ? Non, pensa Mena, ce n’est pas pour elle. La guerre n’est pas pour elle. CHAPITRE VINGT ET UN — JE CROIS QUE J’AI LES NOMS POUR LES CHIENS, annonça Dariel. — Quoi ? Encore des couleurs ? Ou des fleurs ? railla Birké. Ils étaient allongés sur le sol et contemplaient les étoiles. Elles étaient incroyablement nombreuses et lumineuses. Dariel le poussa du coude. Il avait quelques-unes de ces baies gluantes dans la bouche, et les faisait rouler sur sa langue. Il les avala. — Quand j’étais jeune, mon père nous racontait des histoires. Et il y en avait une sur deux frères, Bashar et Cashen. — Les deux cousins ? — Non, des frères. Ils étaient frères. Birké produisit un bruit de gorge qui traduisait son scepticisme. — Bashar et Cashen étaient cousins. Bashar était capable de lancer des éclairs, et Cashen était jaloux de lui à cause de ça. Il se mettait en colère chaque fois que Bashar faisait son numéro. Il frappait le sol et grondait. — Ce n’est pas ainsi que nous racontons l’histoire, dit Dariel. — Comment commence-t-elle, chez vous ? — Bashar et Cashen étaient deux frères. Ils se sont livré une bataille terrible pour s’attribuer le pouvoir. — Ce serait plus sensé. — Je n’ai jamais oublié cette histoire. Elle m’effrayait. Je ne voulais pas penser à deux frères qui se battent, moi qui adorais le mien. Quoi qu’il en soit, Aliver m’a dit plus tard que les Hérauts du Santoth avaient une autre version de l’histoire. Il m’a expliqué que Bashar et Cashen n’étaient pas des frères mais des tribus, des peuples entiers. Les dissensions entre eux venaient de l’évolution du monde. À une époque, pourtant, ils avaient été proches. Et ils pouvaient le redevenir. C’est ce qu’Aliver m’a dit. Birké s’éclaircit la voix. — Donc : Bashar et Cashen. Des frères, ou des cousins, ou des tribus… Et maintenant des chiens ? — C’est ce que je pensais. — C’est toujours mieux qu’Écarlate et Bleu, ou n’importe quelle autre couleur que tu comptais choisir comme nom. Dariel se pencha et le frappa d’un doigt tendu dans les côtes. Le mouvement attira l’attention d’un des chiots. Cashen, le roux, s’approcha en trottinant, laissa choir son arrière-train sur le sol et attendit que quelque chose d’intéressant se passe. — Raconte-moi ton histoire, dit Birké. — Quelle version ? — Les deux. Raconte-moi les deux. Je me ferai mon idée ensuite. Dariel fit de son mieux pour contenter son ami. Il se rappela la voix de son père et reprit son récit. Il narra les deux légendes, et cette nuit-là, il ne regretta pas de dormir moins. Le lendemain, ils atteindraient l’Île Suspendue. Il rencontrerait enfin Yoen et les anciens. Pour une raison qu’il ne s’expliquait pas, il ressentait le besoin de rester éveillé le plus longtemps possible. Il fallait qu’il effectue un tri dans tout ce que Nâ Gâmen lui avait dit. * * * Dariel, je t’attendais, dit le Veilleur. Tout d’abord j’ai pensé que cette attente pourrait être de courte durée. J’ai cru que nos péchés ne resteraient pas très longtemps impunis. Et puis, plus tard, j’ai commencé à douter de ta venue. Il n’y avait pas de Dispensateur, après tout. Pourquoi devrait-il y avoir une justice ? Il n’y en a pas, mais tout finit par passer. Simplement, ce n’est jamais de la façon que nous imaginions. Oui, pensa Dariel. Ils étaient assis côte à côte dans une salle rectangulaire plongée dans l’obscurité, face à un mur nu. Le sol était fait d’une pierre lisse. Un courant d’air se propagait d’un bout à l’autre de la pièce. Dariel aurait été incapable de dire à quoi pouvait bien servir cet endroit. Si le Veilleur et lui avaient communiqué par la parole, ils auraient dû crier, à cause du rugissement du vent et du claquement de leurs vêtements. Mais ils conversaient directement d’esprit à esprit, et Nâ Gâmen s’assit comme s’il ne sentait rien. Dariel fit de même, et d’ailleurs lui non plus ne sentait quasiment rien. Je veux que tu saches comment je suis arrivé ici. Pourquoi je t’attendais. Vois. Un palais magnifique apparut sur le mur devant eux. Dariel le contemplait d’en haut, comme s’il était un oiseau en vol. Le bâtiment dessinait une sorte d’écharpe de dentelle drapée en courbes sinueuses à travers les hauteurs d’une des îles de la Barrière. C’était l’effet qu’il donnait, à distance. De plus près, c’était une structure qui coiffait le sommet un peu comme sur le Mont Céleste, mais avec beaucoup plus de somptuosité. Des jardins plantés d’arbres sculptés par le vent dessinaient des formes fantastiques, irréelles. Bassins, cascades et terrasses occupaient des promontoires improbables, d’où l’on pouvait apercevoir la mer et les autres îles de la Barrière, dont beaucoup étaient surmontées de structures similaires. Tu vois ceci ? C’était ma résidence. J’y ai habité plusieurs centaines d’années. Je l’adorais. Je l’ai construite à partir de rien, tout d’abord par mon propre labeur, et assez vite grâce au labeur des autres. J’ai créé quelque chose à partir d’un rocher qui n’avait jamais connu d’habitation humaine. J’étais fier. Et j’étais furieux. Je détestais Tinhadin aussi férocement que n’importe qui d’autre parmi nous. J’ai sauté sur l’occasion de punir les siens. Pendant bien des années, c’est moi qui ai trié les esprits qui mangent la mort. Sais-tu ce que cela signifie ? Non. Je choisissais quels enfants seraient envoyés au Mangeur d’mes. Toutes les âmes ne sont pas assez fortes pour cela. Certaines ont en elles une vigueur dont les autres sont dépourvues. J’ai appris à le sentir. C’est devenu mon travail. Je décidais quels enfants consacreraient leur vie au labeur, et lesquels se sacrifieraient par le don de l’énergie de leur âme. J’étais très doué pour cette tâche, et à cause d’elle j’ai fait des choses atroces. Ce qu’il avait fait, Dariel le vit et l’éprouva, bien que pendant quelques instants, il n’entendît plus la voix du Veilleur dans sa tête. Ce n’étaient pas seulement des enfants terrorisés de sept ou huit ans que l’on avait arrachés à leur foyer et leur famille pour les emmener, à travers l’immensité de l’océan, jusque dans un pays inconnu. Ce n’était pas seulement qu’il lui revenait de sélectionner parmi eux ceux qui connaîtraient un sort pire que la mort. Car nourrir le Mangeur d’mes, n’était-ce pas pire que la mort ? Ces enfants perdaient leur corps. Leur identité. Ils devenaient le carburant vital d’inconnus. Ils mouraient, et pourtant ils renaissaient comme des esclaves encore plus asservis que ceux qui travaillaient dans les champs, construisaient des bâtiments ou allaient combattre dans des guerres qui ne les concernaient pas. Ce n’était pas seulement le fait qu’il était responsable de cela. Il était allé plus loin. Pendant quelque temps, il avait choisi des enfants qu’il se réservait pour lui-même. Tous les Lothans n’ingéraient pas des âmes, mais lui l’avait fait. Dans sa jeunesse, c’était parce qu’il voulait acquérir une longévité qui lui permettrait de châtier le peuple de Tinhadin. Peu lui importait que celui qui s’appropriait une âme perdît sa capacité de procréer. Cela n’avait aucune importance, s’il pouvait vivre éternellement. Il avait posé les mains sur les épaules d’un enfant après l’autre. Il leur souriait et plongeait son regard dans le leur, pour voir en eux. S’il aimait réellement ce qu’il découvrait, il lui suffisait d’un hochement de tête ou d’un signe de la main, et l’enfant lui appartenait. Mais il y a plus encore. Les décennies s’étaient succédé, et il avait vieilli. Pas physiquement, mais à l’intérieur. Son corps était demeuré jeune, mais quand il avait dépassé la longévité normale d’une vie mortelle, il avait commencé à oublier sa propre jeunesse. Cette perte s’était transformée en un gouffre béant qui le hantait. Peu à peu, son travail lui était devenu plus pénible. Il se sentait différent lorsqu’il posait les mains sur les épaules des enfants et que ses yeux fouillaient en eux. De plus en plus souvent, son regard s’attardait sur leur visage, sur les courbes minces de leurs muscles et la ligne de leurs clavicules. De plus en plus, il trouvait de la beauté dans leur jeune vie en pleine croissance. Un jour, alors qu’il accomplissait sa besogne de sélectionneur, il avait rencontré un garçon. Peut-être cela aurait-il pu se produire avec un autre garçon, ou une fille, le lendemain, la semaine suivante, ou une année plus tard. Ce serait arrivé de toute façon, il en avait maintenant la certitude, mais le destin avait voulu que ce fût ce garçon. Ebrahem, un jeune Halaly natif d’un des petits villages disséminés sur la côte ouest du Talay. L’enfant avait levé vers Nâ Gâmen un regard à la fois vorace et craintif. Le Lothan avait vu cette expression des milliers de fois déjà. Tous les espoirs de ce garçon étaient là, imprimés sur son visage. Tous ses rêves étaient inscrits dans le dessin de ses lèvres, dans l’arc broussailleux de ses sourcils, dans l’arrondi imparfait de ses narines. Tout ce qu’il avait laissé derrière lui, tout ce qui ne serait plus à lui – les êtres aimés qu’il avait perdus, le foyer qu’il ne reverrait jamais. Nâ Gâmen était conscient que toutes ces choses étaient là, et c’étaient des choses qu’il avait estimées anodines, de simples punitions. Des choses enfantines qu’il identifiait parce qu’il se reconnaissait en elles. Il les avait toujours comprises et, les comprenant, il avait trouvé la force de se montrer cruel. Mais cette fois, écrit là… il n’y avait rien. Les traits étaient semblables à ceux qu’il avait vus auparavant, et pourtant il ne voyait rien que l’enfant lui-même. * * * Plus tard cette nuit-là, après avoir raconté ses deux versions de l’histoire, Dariel ne put trouver le sommeil. Couché sur le dos, Birké ronflait. Bashar était assis à côté de lui et observait la nuit. Cashen effectuait sans relâche la ronde dont il avait déterminé l’itinéraire, de leur rocher au creux du terrain où se trouvaient les autres, et inversement. Rien que l’enfant lui-même, songea Dariel. Il se souvenait du visage du garçon comme s’il l’avait vu de ses propres yeux. Ce visage avait marqué le début du changement de Nâ Gâmen, de ce qu’il avait été à l’époque à ce qu’il était devenu. Le prince se demanda si Val avait vu la même chose la nuit où il avait découvert un Dariel tremblant et désespéré au fond d’une cabane, dans une montagne du Senival. Il n’avait jamais réfléchi aux bouleversements qu’il avait sans doute occasionnés dans l’existence de son père adoptif. Celui-ci avait cessé de penser à lui-même. Peut-être Dariel avait-il métamorphosé Val. Peut-être était-ce là ce que Val avait voulu lui faire comprendre quand il était resté en arrière pour mettre le feu aux plates-formes. — Je ne te l’ai jamais pardonné, murmura-t-il. — Quoi donc ? La voix d’Anira le fit sursauter. Elle avait suivi Cashen et son visage restait dans l’obscurité. Son corps, juste une silhouette, était aussi féminin qu’athlétique, puissant comme celui d’un homme, mais avec les rondeurs de la femme qu’elle était. — Tu aimes me rendre visite en pleine nuit ? dit-il à voix basse. — Effectivement. J’espère que tu es un peu plus vigilant quand tu montes la garde. — Désolé. J’avais l’esprit ailleurs. — Ailleurs est un bon endroit où se trouver, répondit-elle. Puis, après l’avoir observé un moment, elle ajouta : — Ou pas ; parfois, il vaut mieux être ici. Tu t’inquiètes pour demain ? — Je devrais ? — J’avais peur de Yoen… quand j’étais enfant. En grandissant, j’ai appris à l’aimer. Il est gentil, et sage. Volontaire. Il verra en toi si tu lui mens. Alors n’essaie pas. — Je n’avais pas prévu de le faire. — Alors tu n’as rien à craindre. Pour cette nuit, viens nager avec moi. Il y a un bassin un peu plus bas, dans le ravin. — Il fait trop froid, dit Dariel. — Nous nous réchaufferons mutuellement. Viens. Elle tendit la main vers lui. * * * C’est par les enfants que nous retrouvons la jeunesse, avait dit Nâ Gâmen. Il n’y a pas d’autre chemin. Un grand nombre d’années ne rend personne immortel. Les enfants, si. C’était pourquoi il avait choisi l’enfant dont le visage ne lui disait rien. Il ne l’amena pas au Mangeur d’mes, celui-là. Il lui fallut un peu de temps pour appréhender ce qui lui arrivait, mais il savait que ce n’était pas l’âme du garçon qu’il voulait. Il ne voulait pas lui voler sa vie. Au lieu de lui ravir son âme, il l’avait regardé vivre. L’enfant évoluait dans son fabuleux palais. Nâ Gâmen l’avait laissé l’explorer, il l’avait nourri, il avait pris soin de lui. Il avait vu le garçon perdre sa timidité et commencer à jouer. Il s’était émerveillé de son rire, de la façon dont il inventait des histoires. Il avait amené un autre garçon pour lui tenir compagnie. Puis une fille. Là, en secret, je suis devenu le père que je ne pouvais pas être. J’ai élevé un enfant après un autre. Pendant des années, je n’ai pas réfléchi à ce que je faisais. C’était simplement un penchant chez moi, une gentillesse envers mes esclaves que je traitais comme mes enfants. C’est ainsi que je voyais les choses. En vérité, il y avait beaucoup plus que cela. J’avais oublié ma propre enfance. Tu comprends ? J’avais oublié une partie de ce que veut dire être humain. Sans eux, j’aurais perdu toute humanité. Nâ Gâmen lui avait dit combien il aimait les avoir auprès de lui. Les vibrations qu’ils dégageaient. L’innocence. L’aptitude à guérir et à se développer, en dépit de ce que le monde leur faisait subir. Il avait donné à ces enfants l’existence la plus heureuse qu’il pouvait leur offrir. Il leur avait donné – car de plus en plus il éprouvait le sentiment qu’il avait envers eux et les autres enfants du Quota une dette immense –, mais ils lui avaient également donné en retour. Il les avait vus grandir et devenir des hommes et des femmes, encore et encore, puis vieillir, dépérir et mourir. Et devant ce spectacle, il avait réappris l’ordre naturel de la vie. Ils ont refait de moi un être humain, avait dit Nâ Gâmen. Après tout le mal que je leur avais infligé, ils m’ont restitué mon humanité. Pourquoi avoir arrêté ? demanda Dariel. Comment êtes-vous arrivé ici ? Les oreilles du Veilleur ployèrent et ondulèrent dans les courants d’air. Il mit quelque temps à trouver les mots et poursuivre son récit. Enfin sa voix le reprit dans la tête de Dariel. J’avais un réseau de piscines au niveau supérieur de mon palais. Je n’y nageais plus depuis des siècles. Mais les enfants s’y baignaient. Un jour, je me suis installé près d’un des bassins. Il y avait une barrière. Il ferma un œil et, du tranchant de la main, il divisa l’air. Je voyais le bord de la piscine, mais pas la zone située juste à côté. Deux garçons… Je me souviens de leurs noms, mais je les garderai pour moi, si cela ne te dérange pas. Deux garçons se sont mis à courir vers l’eau comme pour y plonger, mais ils se sont arrêtés au dernier moment. Je les ai vus apparaître, s’élancer soudain vers le bord, puis freiner avec des moulinets des bras pour combattre leur élan. L’un a asticoté l’autre. Il l’a supplié pour que, la prochaine fois, ils sautent dans l’eau. Ils ont recommencé la manœuvre, encore et encore. J’avais envie de les appeler pour leur dire de cesser. Ils risquaient de glisser et de se fracasser le crâne. Les mots montaient dans ma gorge, mais j’étais incapable de les prononcer. Ils étaient si joyeux – et moi tellement effrayé – que je n’ai pas pu parler. Un moment le visage de Nâ Gâmen s’illumina à ce souvenir. Puis l’expression s’estompa. Et c’est arrivé. Que voulez-vous dire ? Qu’est-il arrivé ? En les regardant, je me suis rendu compte pour la première fois que j’étais prêt à me sacrifier pour que l’un ou l’autre vive. C’est la pensée qui m’est venue : j’aurais volontiers donné ma vie dans l’instant pour que soit épargnée celle de l’un ou de l’autre. Et s’il en était ainsi, quel sens y avait-il pour moi de voler la vie d’autres enfants ? Quel crime horrible ! Tout m’est apparu d’un coup. L’incompréhension de nos crimes, elle avait toujours été là. Mais l’évidence, c’était nouveau. La terrible évidence. C’était de l’amour, Dariel. J’aimais ces enfants. Je les avais tous aimés, depuis Ebrahem. Je les aimais comme s’ils étaient une partie de moi-même. Sachant cela, je ne pouvais plus trier les âmes. Je redoutais ce qui attendait les âmes volées, une fois qu’elles mouraient. Connaîtraient-elles la paix ? Comprendraient-elles qui elles étaient, ou seraient-elles prises au piège entre les deux ? Je connaissais les réponses, et elles me faisaient horreur. Les images se déversèrent une fois de plus dans l’esprit de Dariel. Il vit Nâ Gâmen qui s’exprimait devant une assemblée du Lothan Aklun. Ses pairs l’observaient avec une expression de sublime indifférence tandis qu’il les implorait de mettre un terme à ce commerce. Il leur demandait de fouiller dans leur cœur. Ils savaient forcément à quel point c’était mal d’agir ainsi. Ils savaient que le châtiment de Tinhadin frappait des innocents et faisait d’eux des scélérats pires que ceux qu’ils haïssaient. Il fulmina contre eux, mais il ne put changer leur attitude. Il ne réussit pas à les arrêter. Leur haine était trop profonde. S’ils avaient sondé autant d’âmes d’enfants que lui, ils auraient peut-être compris, mais ce n’était pas le cas. Ils ne souhaitaient pas l’écouter. Et il ne pouvait pas les combattre. Ils étaient ses frères. Il les aimait, peut-être plus encore à cause de la tristesse qu’il éprouvait devant leur erreur. Ensuite, je n’ai plus trié les âmes. J’ai appris à les accompagner. Il s’était rendu au Rath Batatt avec les esclaves du Quota qu’il avait fini par considérer comme sa famille. Il avait choisi le sommet sur lequel bâtir le Mont Céleste, et il s’était mis au travail. Il s’était servi du Chant enfermé dans de simples outils pour façonner la pierre. Il l’avait rendue malléable et l’avait modelée à sa convenance. Là, il avait vécu à travers les vies de ces enfants normaux, et il avait fait de son mieux pour leur offrir une enfance joyeuse, une vie ayant un sens, une vieillesse paisible et une mort indolore, pour connaître une véritable libération. Un par un, il les avait guidés dans une existence digne d’eux, avant de les laisser partir. Je n’ai pas fait assez. J’ai démantelé un château maléfique moellon par moellon. Mais une grande partie de la construction demeure, et demeurera toujours. J’ai agi selon mes moyens, cependant. À présent, j’espère que tu feras de même. Dariel, après avoir vu ce que j’ai commis, peux-tu me pardonner ? Me pardonnes-tu ? Bien sûr, répondit le prince. Nâ Gâmen ferma les yeux un long moment. Les rouvrit. Merci. Le pardon est un cercle, David. Un ruban qui nous unit. Merci. Si tu l’acceptes de moi, je t’offrirai une bénédiction. C’est la dernière chose que j’ai à t’offrir. L’accepteras-tu ? Bien sûr. * * * Le bassin était très beau. Des rochers l’entouraient de toutes parts, avec un empilement en gradins qui retenait la majeure partie du courant en aval. Il était assez profond pour que l’on puisse y plonger, et éclairé depuis le fond par certaines roches qui luisaient du même vert pâle que les pierres d’Amratseer. — C’est sans danger ? demanda Dariel. — Ce n’est pas la Sheeven Lek, si c’est ce que tu veux dire, répondit Anira. Bon, ne reste pas là avec cet air bête. Déshabille-toi et viens nager ! Quelques instants plus tard, Anira plongea. Son corps transperça la surface, brouillant subitement l’image claire des pierres tapissant le fond. Elle s’enfonça sous l’eau. En touchant le sol, elle se retourna et regarda fixement le prince, comme si elle lui lançait un défi. Il finit d’ôter son pantalon et sauta à son tour. Le choc de l’eau froide gela l’air dont il venait d’emplir ses poumons. Il avait l’intention d’atteindre le fond gracieusement, mais ses bras et ses jambes tentèrent d’agripper l’eau. Il pivota vers la surface et sa tête émergea brutalement. Il respira frénétiquement. S’il l’avait pu, il aurait regagné le bord sans perdre une seconde. Au lieu de quoi il décrivit des cercles maladroits, en cherchant un endroit où sortir de l’eau. Il claquait des dents. Anira remonta sous lui. Elle laissa courir une main sur son ventre, et son corps glissa derrière son bras. Ses seins se collèrent à la poitrine du jeune homme. Son visage creva la surface à quelques centimètres de celui de Dariel, et ses lèvres s’entrouvrirent. Il crut qu’elle allait l’embrasser. Elle semblait sur le point de le faire, mais elle se contenta d’exhaler longuement l’air trop longtemps retenu. Ses jambes battaient l’eau avec régularité pour la maintenir en place, assez près pour qu’il sente le frôlement de ses cuisses contre les siennes. Ce n’était pas fortuit, car elle ne chercha pas à s’écarter. — Dariel, je veux que tu danses avec moi, dit-elle. La lumière verte miroitante créait des effets plaisants sur sa peau. Des gouttes coulaient sur les plaques écailleuses sous ses yeux et sur l’arête de son nez. Elles magnifiaient l’éclat de son regard. — J’ai besoin que tu le fasses. Sais-tu ce que j’entends par « danser » ? Il aurait été difficile de ne pas le comprendre, surtout à la façon dont elle lui caressait le torse de ses deux mains. Elles étaient si chaudes, comme ses jambes d’ailleurs, si douces sur son corps. Malgré l’eau glacée, il sentit l’excitation monter en lui. — Ce ne serait pas bien, dit-il. J’ai quelqu’un, sur Acacia. — J’aurais été étonnée que tu n’aies personne. Puis-je te prendre l’amour que tu ressens pour elle ? L’image de Wren qui s’imposa à lui était assez extravagante. Il la revit telle qu’elle était la nuit où ils avaient fait sauter le vaisseau de guerre de sire Fen. Juste après qu’ils avaient embrasé les entrailles du navire, elle avait grimpé sur le bastingage et s’était élancée dans le vide. Il se rappelait très bien comment ses cheveux s’étaient soulevés en une vague. Et aussi l’expression de son visage, et à quel point il l’avait désirée, à cet instant. — Non, dit-il, tu ne peux pas me prendre les sentiments que j’ai pour elle. — Bien. Ce n’est pas ce que je veux. Es-tu sûr que tu vivras assez longtemps pour la revoir ? — Tu connais la réponse à cette question. — J’espère que tu la reverras. Et si cela arrive, à toi de décider de lui parler ou non d’un soir où tu as fait l’amour avec une femme-serpent à la peau noire. Elle sourit. Ses dents étaient d’une blancheur étonnante sous le clair de lune, comme autant de petits joyaux. Elles paraissaient très douces, propres, joyeuses… — Tu fais partie de mon destin, Dariel Akaran. Et faire l’amour avec toi fait partie du tout. De toute façon, tu as arrêté ta décision quand tu m’as pris la main pour descendre ici. On peut cesser de parler, maintenant ? Il sentit la main de la femme qui se refermait sur son sexe. Il n’en fallut pas plus. Il imaginait très bien que Wren le rosserait à poings nus quand elle l’apprendrait, mais ce qu’Anira venait de dire était la vérité. Il avait déjà donné son assentiment. La compagnie de cette femme lui était déjà nécessaire, d’une façon qu’il n’aurait pu expliquer. Il l’attira contre lui. De la pointe de la langue, il toucha l’émail de ses dents. Elles étaient bien comme il l’avait pensé. Lisses, propres et joyeuses. Quand elle écrasa ses lèvres contre les siennes, il répondit avec plus de fougue qu’il n’aurait cru en éprouver. CHAPITRE VINGT-DEUX DELIVEGU S’INSTALLA DANS LE FAUTEUIL. IL RÉUSSIT À ne rien faire d’ouvertement inconvenant, bien que chacun de ses gestes fût à la limite de la provocation : la façon dont il se laissa aller contre le dossier rembourré, ce geste de ses doigts qui effleurèrent le col ouvert de sa chemise blanche, la position qu’adoptèrent ses longues jambes, juste assez écartées pour inviter le regard à se porter sur sa virilité. Derrière son bureau, Corinn l’observait. Avec ce soupçon de sourire, ses lèvres entrouvertes que venait humecter une langue rapide avant qu’il parle, Delivegu se comportait comme s’il n’y avait aucune distance entre eux. Ils auraient aussi bien pu être collés l’un à l’autre après avoir fait l’amour. Telle était la sensualité excessive qui suintait de lui comme la transpiration. — Vous l’avez fait ? — Je m’en suis occupé, Votre Majesté. Et je me suis débrouillé pour que personne ne puisse m’accuser. Ou vous accuser. Bientôt vous entendrez des pleurs venus tout droit de Calfa Ven. La reine ne laissa rien paraître, mais son cœur s’arrêta un instant à la pensée de Dariel – où qu’il fût – entendant lui aussi ces plaintes. Peut-être ne les percevrait-il pas. Et s’il était déjà mort, il ne saurait jamais ce qu’elle avait fait. Suis-je un tel monstre que je pourrais tuer l’amour et l’enfant de mon frère, puis considérer la disparition de celui-ci comme un soulagement ? se demanda-t-elle. Ses ancêtres avaient commis des actes bien pires, et pour des raisons plus futiles. Sa lecture des archives royales akaranes le lui avait démontré. Comparés aux crimes secrets perpétrés par ses ancêtres, les actes de Corinn n’étaient que de petites injustices commises pour des objectifs beaucoup plus importants. Et qui, sinon un autre monarque, pouvait comprendre les décisions qu’un dirigeant se devait de prendre quelquefois ? Aliver lui-même n’avait pas eu à porter un tel fardeau. Pas plus que Mena. Ni Dariel. — Personne hormis mes ancêtres n’est en mesure de me juger, dit-elle. Delivegu acquiesça. — Ce n’était pas grand-chose, Votre Majesté. Tu as raison sur ce point, pensa-t-elle. Il n’avait pas été anodin pour elle de lui confier cette mission, mais la situation avait grandement évolué depuis lors. Le palais bourdonnait désormais de tous les préparatifs en vue du couronnement imminent. Depuis plusieurs jours, elle jouait l’hôtesse pour le flot des dignitaires venus de tout l’Empire. Banquets et danses, discours et défilés, spectacles donnés dans l’enceinte du Carmelia. Les préparatifs s’étaient déroulés dans la hâte. Une bonne partie de l’Empire s’était également rassemblée en prévision de la guerre, mais le tout baignait dans une sorte d’excitation dynamisante. Elle se sentait pareille à une enfant, comme si elle croyait de nouveau que le monde pouvait être tel qu’elle le souhaitait. Elle n’était pas certaine d’avoir réellement éprouvé cette sensation dans sa jeunesse, mais elle savait qu’une princesse était censée la connaître. Et maintenant, avec toutes ces tâches ardues à exécuter, c’était ce qu’elle ressentait. Rhrenna apparut sur le seuil de la pièce. Sa seule présence dans l’encadrement de la porte rappela à Corinn qu’Aliver serait bientôt là pour l’escorter à la réunion. La reine vit le regard appréciateur que Delivegu posa sur la secrétaire quand celle-ci tourna les talons et disparut à leur vue. Elle était jolie à la manière meine, avec ses traits finement ciselés. Pour l’œil critique de Corinn, Rhrenna avait développé un goût vestimentaire sûr, et elle adoptait toujours des mises qui flattaient sa silhouette mince. Corinn se demanda si Delivegu avait couché avec elle. Rhrenna était très discrète pour tout ce qui touchait à sa vie intime, mais elle avait récemment avoué à la reine qu’elle ne pouvait pas avoir d’enfant. Elle n’avait encore jamais été enceinte, et d’après ses propres estimations, cela aurait déjà dû lui arriver si elle n’avait été stérile. Corinn prit note de lui conseiller de ne pas être vue en compagnie de Delivegu si elle voulait avoir une chance d’être une reine acaciane. Et pourquoi ne deviendrait-elle pas reine ? La Meine s’était montrée une servante plus fidèle envers elle que n’importe qui d’autre. Elle était issue d’un peuple tombé en disgrâce, mais l’autorisation d’un tel mariage serait considérée comme un acte de bienveillance, de pardon. Et puisqu’elle ne pouvait pas avoir d’enfants… Eh bien, cela éviterait des complications relatives à l’héritage d’Aaden. Il ne serait pas très difficile d’ajouter une attirance pour Rhrenna aux sorts qui liaient Aliver. Elle décida de commencer à s’occuper de ce sujet sans se précipiter, afin que tout s’épanouisse aux alentours du couronnement. Delivegu vit le regard de Corinn toujours fixé sur lui quand il tourna la tête vers elle. — L’affaire étant réglée, que désirez-vous que je fasse d’autre ? Vous savez que je ne souhaite que vous servir en toutes choses et de toutes les manières qu’il vous plaira. La reine releva le menton. — Savourez cette situation tant qu’elle dure. Delivegu s’inclina. — À vos ordres. Tout ce qui m’importe, c’est de combler tous vos désirs. Delivegu, espèce de bouc en rut. Comme si mes désirs t’importaient réellement, songea Corinn quand il eut pris congé. Tu ne me posséderas jamais. Personne ne me possédera jamais. — Personne après moi, tu veux dire ? La voix résonna à l’oreille de Corinn comme si la bouche de celui qui venait de parler se trouvait juste à côté d’elle. Tout d’abord, ce ne fut rien d’autre qu’une voix. Mais elle la reconnut. Impossible de se tromper sur ces accents assurés, ce ton de supériorité tranquille d’un homme aussi satisfait de sa propre personne qu’un chat trop choyé. Par le Dispensateur, oui, elle connaissait cette voix ! — Parce que je t’ai possédée, sans doute aucun. Ton corps, complètement. Ton âme… presque. Elle l’avait entendue dans de multiples circonstances. Faisant des discours, galvanisant les foules, aboyant des ordres. Elle l’avait entendue qui plaisantait aux tables de banquet, qui racontait des histoires, ou se moquait d’elle. Elle l’avait entendue haleter son nom dans des moments passionnés, et elle était restée blottie dans les bras de cet homme alors qu’il lui parlait dans un murmure, son souffle caressant sa nuque dénudée. — Ne me dis pas que tu as oublié. Puis elle sentit la présence physique qui accompagnait la voix. Il était là, dans le coin de la pièce. Elle ne tourna pas la tête pour le regarder en face, mais elle le vit à l’extrême limite de son champ de vision, au point qu’en faisant un seul pas, il aurait pu en disparaître. Il avait pris appui contre le mur et l’observait de ses yeux gris. Elle savait qu’ils étaient gris. D’un très beau gris, plus en harmonie avec ce visage que tous les autres yeux qu’elle avait pu connaître. Elle sut quand il passa une main au-dessus de sa chevelure blonde pour se coiffer avec les doigts. Elle ne regarda pas. Elle sentait confusément l’importance de ne pas le regarder directement. — Regarde-moi, mon amour. Tu ne m’as pas oublié. Comment l’aurais-tu pu, alors que je t’ai laissé une preuve de mon passage ? Une preuve que tu aimes plus que tout au monde. Ce qui, d’une certaine façon, signifie que je te possède toujours, Corinn. Et c’est pourquoi tu ne prendras jamais un autre compagnon. — Non, ce n’est pas pour cette raison. — Non ? Il bougea. Elle imagina sa moue dubitative, la façon dont ses sourcils se haussaient tandis qu’il fixait sur elle toute son attention, avec ce charisme irrésistible. — Alors pourquoi n’as-tu jamais été avec un autre homme ? — Parce qu’aucun n’en est digne. Hanish eut un petit rire. — Après moi donc, aucun autre homme n’est digne de toi ? Je t’ai détruite. Quel dommage pour le monde des hommes ! — Non, ce n’est pas ce que je veux dire. Elle n’avait pas envie de poursuivre la conversation, mais les mots franchirent ses lèvres malgré elle. — Tu n’étais pas digne de moi non plus. Tu n’étais que faiblesse et duperie. Chaque homme que j’ai… Chaque homme qui m’a aimée m’a déçue. Mon père avait dit qu’il me protégerait ; au lieu de cela, il est mort. Et puis il y a eu celui-là, Igguldan… — Oh ! Exact. Il est mort, lui aussi. — Il m’a fait de grandes déclarations d’amour, de belles promesses, et ensuite il est parti, et il est mort, oui. — Qui d’autre ? railla Hanish. Ton frère, ne l’oublie pas. — Aliver est mort. Dariel a disparu… — Tu ne peux pas lui reprocher sa disparition ! D’ailleurs, qui dit qu’il n’est pas encore en vie ? — Et toi… — Donc tu as été façonnée par les échecs des hommes ? — Non, tu ne comprends pas ! Aucun d’entre vous ne m’a façonnée, mais tous vous m’avez appris à n’avoir confiance en personne, excepté moi-même. Uniquement moi. Toi, plus que tous les autres, tu me l’as enseigné. — Je sais. Le ton d’Hanish avait changé. Deux mots seulement, mais empreints de regret, et d’une sincérité dont il était difficile de douter. — En ce qui me concerne, tu as raison. Ce que j’ai fait était inqualifiable, et je le savais. J’ai détesté faire cela, et pourtant je l’ai fait. Mais ne feins pas de méconnaître la pression qui écrase celui qui décide, Corinn. N’as-tu pas fait assassiner la femme aimée de ton jeune frère ? Pardonne-moi si j’ai mal interprété la conversation, mais c’est ce que j’en ai déduit. Je sais pourquoi tu as agi ainsi. Je ne suis pas certain que tu y étais obligée, mais je comprends que tu aies voulu protéger l’avenir de notre fils. Je ne peux donc pas critiquer ta décision. Moi aussi, je tiens à sa sécurité. Elle avait du mal à ne pas le regarder. Il lui fallait toute la maîtrise qu’elle avait d’elle-même pour garder les yeux rivés à un point situé sur le mur en face d’elle. — Tu as tenté de nous tuer. — Si tu avais une cohorte d’ancêtres non morts exigeant du sang, tu tuerais pour eux, toi aussi ! Par ailleurs, j’ignorais que tu étais enceinte. Cet élément aurait… compliqué les choses. Corinn, si j’avais su, je n’aurais jamais essayé d’attenter à ta vie. Tu le sais, n’est-ce pas ? Tu dois me croire, à ce sujet. Si seulement tu m’en avais parlé, je me serais retourné contre les Tunishnevres au lieu de leur obéir. Nous serions toujours ensemble. Toujours amoureux. — Non. — Laisse-moi te le prouver. — Non, répéta-t-elle. Elle eut des difficultés à prononcer le mot, et elle s’en tint là. — Tu sais que c’est la vérité. Regarde-moi. Je suis là, non ? — Non, tu n’es pas là. — Eh bien, pas complètement, lui concéda l’apparition. Tu m’as presque fait revenir. Ç’aurait pu être moi à la place d’Aliver. Il s’en est fallu de très peu. Tu voulais quelqu’un en qui placer ta confiance. Quelqu’un qui t’aiderait. En dépit de tout, Corinn, c’est presque moi que tu as ramené à la vie. Penses-y. Les flûtes annoncèrent l’heure. Les notes claires rompirent le charme. Corinn se leva. — J’ai une autre réunion. Elle sentit l’ombre se déplacer en même temps qu’elle. Il s’approchait d’elle. Elle pressa le pas, sortit dans le couloir et alla voir Rhrenna qui s’était levée derrière son bureau à l’arrivée d’Aliver. Elle n’eut pas besoin de regarder en arrière pour savoir que le fantôme qui avait été Hanish Mein s’était évaporé dans l’air quand elle s’était éloignée. CHAPITRE VINGT-TROIS LE GROUPE CONVOQUÉ ATTENDAIT ALIVER ET CORINN dans la cuisine jouxtant la salle de réunion, une pièce où les serviteurs gardaient les plats au chaud et les boissons au frais lors des soirées de banquet. Corinn avait choisi ce lieu, avait-elle expliqué, parce que sa porte extérieure donnait sur la Terrasse de l’Aube, un espace semi-clos près de la place forte originelle d’Édifus. Quand cette porte était fermée, les gens dans la pièce ignoraient jusqu’à son existence. Aliver n’en savait pas beaucoup plus que les autres quant à ce qui les attendait sur cette terrasse, mais Corinn avait jugé cela préférable. Les membres du Conseil de la Reine essayèrent de se placer avantageusement pour l’accueillir quand elle entra dans la pièce. Balneaves Sharratt fut le premier, avec Baddel à son côté. Talinbeck et le général Andeson la saluèrent respectueusement d’une inclinaison de la tête, et Sigh Saden reçut les deux arrivants avec un mince sourire supposé illustrer la patience dont il avait fait preuve pour sa souveraine. Tous étaient manifestement avides de savoir pourquoi elle les avait rassemblés. Les deux Akarans saluèrent les autres sénateurs et nobles présents. Ils abrégèrent les politesses jusqu’à ce qu’ils arrivent à la hauteur des deux hommes flanquant Jason. Aliver les avait rencontrés pour la première fois deux nuits plus tôt : Ilabo, un Bethuni élancé portant la longue robe aux coutures complexes propre à son peuple, et Dram, qui avait plus l’air d’un Mein avec sa peau claire, ses pommettes hautes et ses yeux gris, que d’un Candovien aux yeux de biche, ce qu’il affirmait pourtant être. Corinn fit face à tous. — Sans doute avez-vous deviné que vous n’aviez pas été convoqués ici uniquement pour profiter de ma compagnie. D’une voix un peu timide, Baddel affirma qu’en soi c’était déjà une raison suffisante pour être présent. Quelques murmures courtois l’approuvèrent. — Il y a plus, déclara Aliver en se remémorant ce que Corinn lui avait demandé de dire. Il sourit et leva son verre de vin. — Ces deux hommes sont les meilleurs cavaliers que l’on puisse trouver dans tout l’Empire, d’après la rumeur. Est-ce la vérité ? Aucun des deux ne s’en vanta, mais la façon involontaire dont Dram releva le menton constituait une réponse suffisante. — Dram de Candovie est si doué qu’il chevauche sans rênes ! reprit le prince. Il parle à sa monture avec ses jambes, tandis que ses bras décochent des flèches avec la précision et la rapidité d’un maître archer. Aliver cessa de mimer l’utilisation d’un arc imaginaire et posa une main sur l’épaule de l’autre, un jeune homme. — Et voici Ilabo le Bethuni. Je suis sûr que tout le monde ici le sait, les Bethunis ont perpétué une tradition de cavaliers émérites qui s’est estompée dans le reste du Talay. Ilabo avait à peine plus de dix ans que, déjà, il était le champion de sa nation à leurs jeux équestres. Des jeux qui, sachez-le, peuvent être mortels. Ayant présenté les deux hommes, le prince se tut et resta là, souriant. Corinn passa devant un serviteur qui lui présentait un plateau chargé de verres de vin. — Savez-vous pourquoi vous êtes ici ? demanda-t-elle aux deux cavaliers. — Pour monter, dit Dram. — C’est exact, répondit-elle. Vous allez monter. Je vous offre l’occasion de graver votre nom dans l’histoire. Je veux que vous soyez les bras, les jambes et les ailes de l’Empire, tout comme Aliver en est le cœur et moi la tête. Voulez-vous savoir ce que je vous invite à monter ? D’un pas vif, elle se dirigea vers la porte qu’un serviteur ouvrit juste à temps. Les autres suivirent en échangeant des regards incertains, avant de plisser les yeux quand ils émergèrent dans la lumière très vive de l’après-midi. Ils sortirent un à un ou par deux, de sorte qu’il fallut un peu de temps pour qu’ils soient tous dehors, d’autant que certains s’immobilisaient sur le seuil, stupéfaits de ce qu’ils découvraient. Mais ils étaient poussés en avant par la curiosité de ceux qui venaient derrière. Aliver eut la même réaction. Ils étaient là, les enfants d’Elya, occupés à se lisser les plumes entre les hauts murs qui entouraient la majeure partie de la terrasse. Mais ce n’étaient plus les bébés dragons encore visibles quelques jours plus tôt. Tous quatre redressèrent une tête plus imposante que celle des crocodiles des fleuves, avec un museau aussi long que celui de ces reptiles, effrayant pour cette seule raison. Leurs yeux avaient chacun la taille d’un poing d’homme. Ceux de Po, d’une belle couleur dorée, se posèrent sur le groupe d’invités avec une indifférence froide. Son plumage doux de nouveau-né avait fait place à des plaques épineuses. La forme de la plume demeurait, mais lorsque la crête de Tij se hérissa, ce fut comme un déploiement de lames d’épée bleutées. Thaïs leva haut la tête et poussa une sorte de cri de salut. Ce n’était plus un son aigu et léger. À présent, il vibrait de notes si basses qu’Aliver les sentit qui faisaient frémir l’air. Il faillit se précipiter pour tirer sa sœur en arrière et tenir les créatures à distance, mais il savait que Corinn ne désirait pas cela. Il n’ouvrit la bouche que pour prendre une inspiration. Ses jambes ne firent que quelques pas en avant. — Voyez mes enfants ailés, dit la reine. Elle descendit l’escalier de pierre qui menait à leur niveau. — Les miens. Pas ceux d’Elya. Pas ceux de Mena. Ces enfants appartiennent à l’Empire et à moi. Mena a beau avoir été la première à domestiquer une monture volante, ce ne sont pas des lézards à plumes, comme vous pouvez le constater. Elle tendit la main vers Tij. Le dragon baissa la tête dans sa direction, ce qui provoqua quelques exclamations assourdies chez les témoins de la scène. Po gronda en réponse, et l’éventail de sa crête s’ouvrit. Corinn caressa la bête sous le museau. — Ce sont des montures de guerre, et elles ne peuvent convenir qu’aux hommes les plus courageux de l’Empire. Ce seront vos montures, si vous êtes assez intrépides pour vous attacher sur leur dos et voler. Cette perspective ne vous semble-t-elle pas alléchante ? — Votre Majesté… dit Dram. Ils n’ont pas… d’ailes. — Bien sûr que si, répliqua-t-elle. Po, montre-leur les tiennes ! Comme s’il savait devoir faire la plus grosse impression possible, le dragon tendit le cou vers le ciel et rugit. Il secoua furieusement son torse écailleux noir. Ses épaules roulèrent pendant quelques secondes angoissantes, jusqu’à ce que les protubérances sur son dos s’ouvrent avec un craquement net. Les ailes surgirent de chaque côté. Segment après segment, elles s’ouvrirent, avec des craquements évoquant un arbre dont le tronc se brise. Kohl imita Po, puis ce fut au tour de Tij et Thaïs. Dans des vagues de mouvements ponctuées de soubresauts, chaque dragon fit naître ses ailes à la vue de tous. Là où il n’y avait rien un moment plus tôt, elles masquaient soudain le ciel, encore luisantes, leur membrane, de la même teinte que le plumage, tendue entre les os. — Vous aurez remarqué qu’il n’y a parmi vous que deux cavaliers pour quatre montures, cria Corinn pour couvrir le grondement des créatures et les commentaires confus de ses invités. Deux sont pour vous. Ce sont Tij et Thaïs. Kohl et Po sont pour Aliver et moi, afin que nous puissions rejoindre Mena dans les airs. Un jour peut-être, Dariel volera avec nous, lui aussi. Je prie pour qu’il en soit ainsi. Mais pour l’heure, et si vous êtes prêts à entrer dans la légende, je vous offre les rênes pour les chevaucher. Elle saisit la corde de cuir attachée au harnais de Tij. L’extrémité de la lanière pendait de ses doigts en oscillant, dans l’attente que quelqu’un s’avance pour la prendre. Aliver sentit des frissons parcourir ses joues, précurseurs d’une expression qui ne parvenait pas à se former entièrement. Il n’était pas certain de la nature qu’elle aurait. Il ne réussissait pas à le décider. Un instant, il sut. Quoi que sa sœur ait fait aux enfants d’Elya, c’était une erreur. Un crime. Quelque part de bonté qu’il y avait eue en ces créatures, et elle n’avait pas été négligeable, elle était maintenant pervertie. Ce ne pouvait être juste. À l’instar d’Élenet, Corinn créait ce qui n’aurait pas dû l’être. Cette vérité lui apparut avec une telle netteté qu’il faillit le dire. Mais quand sa sœur se tourna vers lui en souriant et qu’elle lui désigna Kohl du regard, il sentit sa poitrine se gonfler. Oui, pensa-t-il, pourquoi ne pas survoler le monde entier ? Voilà qui semblait être une idée merveilleuse. CHAPITRE VINGT-QUATRE À LA MI-MATINÉE DU JOUR OÙ IL ALLAIT VOIR POUR LA PREMIÈRE FOIS l’Île Suspendue, Dariel sauta derrière les autres dans un ruisseau dont les eaux atteignaient les chevilles et qui, comme beaucoup d’autres, s’écoulait en direction du Lac Céleste. Il apprécia la fraîcheur du courant sur ses pieds. Il était bien là, les pierres sous lui étaient réelles. L’eau lui procurait une sensation glacée de purification. Bashar et Cashen s’en donnaient à cœur joie et fonçaient dans les broussailles environnantes avec une énergie exubérante. Il était là, et dans quelques minutes seulement il allait rencontrer l’homme pour qui il avait fait tout ce chemin. Leurs rapports seraient-ils aussi profonds que ces jours passés avec Nâ Gâmen ? Cela paraissait difficilement possible. Anira vint vers lui. — Dariel ? Es-tu prêt ? Tu le découvriras après la prochaine élévation. Les autres attendent. Viens. L’Île Suspendue t’attend. Prends ma main. Elle la lui tendit, et il la saisit sans réfléchir. Il était heureux de sentir la force et la douceur de sa poigne. Ils n’avaient pas reparlé de leurs moments d’intimité près du bassin, mais ils existaient désormais entre eux. Il était certain que la chose se reproduirait, et il en avait envie. Il ne pensait pas très souvent à Wren, et il craignait de délaisser un peu son souvenir. Il se promit de ne pas l’oublier, plus tard, mais il n’éprouvait aucune honte pour ce qu’il avait fait avec Anira. Cela avait forcément une signification. Ils retrouvèrent les autres sur la pente herbue d’une colline qui descendait vers un lac occupant tout l’horizon. Tous les observèrent quand ils approchèrent. Ils doivent s’en douter, se dit-il. Il ne savait pas si cela avait ou non de l’importance. D’après le sourire de Birké, l’expression d’indifférence de Tam et l’impatience affichée de Mór, il supposa que non. Et cette conclusion le déçut un peu. Mór au moins aurait dû témoigner une quelconque réaction. De la jalousie ? Ç’eût probablement été trop demander. Il se serait plutôt attendu à de la moquerie, ce qui aurait été logique, au vu des efforts qu’il faisait pour ne pas penser à elle. En même temps, la moquerie n’avait pas plus de sens que la jalousie. Il n’avait rien fait avec elle, et il ne ferait jamais rien. Alors pourquoi voyait-il dans chacune de ses pensées pour Mór une sorte de trahison envers Wren, alors que son aventure avec Anira ne lui donnait aucun remords ? Jamais il ne comprendrait comment son cœur fonctionnait. Autant cesser d’y réfléchir, donc. Il contempla le panorama qui s’offrait à leurs yeux. — Je comprends mieux d’où vient son nom. L’Île Suspendue semblait planer dans le ciel. Son sommet était émoussé comme le cône d’un volcan. Ses flancs disparaissaient partiellement dans une couronne de nuages, sous lesquels courait une bande de terre brumeuse, décolorée et imprécise, au-dessus du vert scintillant des eaux du lac. Le tout donnait l’impression qu’il était possible de traverser en bateau et de passer sous la montagne, en regardant par en dessous la couche de nuages sur laquelle elle flottait. La descente prit une heure. Au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient des hauteurs, Dariel perdait le lac de vue. Ils suivirent un chemin qui sinuait dans une forêt d’arbres au tronc fin de couleur argentée. Leur écorce s’en détachait en pelures délicates qui craquaient sous leurs pas. Les feuilles étaient triangulaires, pareilles à des cerfs-volants miniatures qui frémissaient dans la brise. Elles étaient vertes, avec de vagues reflets rouges. Dariel ignorait si c’était leur couleur normale ou une conséquence de l’hiver. La saison froide aurait dû régner ici, mais cette contrée n’en montrait aucun signe. Derrière eux retentit un fracas de branches qui se brisent. Dariel se retourna et vit osciller et trembler la cime des arbres bordant un côté du chemin. Une créature imposante se frayait un passage parmi les fûts. Elle apparut sur le chemin avec une grâce pesante. Un kwedeir. Un homme était attaché sur son dos. Bashar et Cashen se hérissèrent et grondèrent. Dariel chercha d’une main nerveuse la dague fixée à sa jambe, mais avant qu’il ait pu la dégainer, Mór levait une main en signe de salut. Elle lança quelque chose en auldek au cavalier et donna un ordre bref à Birké. Le Wrathic s’accroupit entre les deux chiots et les attira à lui pour les calmer. La redoutable monture s’approcha. Elle marchait sur ses membres ailés, tout en angles et en jointures, avec les replis de peau qui luisaient comme du cuir noir huilé. Le cavalier répondit, puis il vit Dariel et le regarda fixement. Pas un mot de plus ne fut prononcé. Birké incita le prince acacian à reprendre son chemin en lui donnant Cashen à porter, tandis que lui-même prenait Bashar dans ses bras. Le kwedeir et son cavalier les suivirent pendant le restant du trajet. Dariel aurait regardé en arrière plus souvent si les chiens ne l’avaient fait pour lui. Ils s’échangeaient des grognements de mécontentement. Un peu plus loin, ils passèrent devant des gardes postés de chaque côté du chemin. Avant longtemps une escorte les accompagnait, composée de deux hommes d’un certain âge armés d’une épée courte dans son fourreau, d’un jeune qui allait en claudiquant, et d’une femme grande et mince avec un arc et une flèche encochée. Un groupe d’une douzaine d’hommes et de femmes âgés les attendait sur la rive. Derrière eux, on apercevait un embarcadère qui avançait dans le lac et la barque qui y était amarrée, immobile sur les eaux claires pareilles à un miroir. Au loin, le sommet volcanique de l’Île Céleste était de nouveau visible, émergeant toujours d’un coussin nuageux. L’air moite charriait l’odeur étrangement iodée du lac. Ce n’est pourtant pas la mer, songea Dariel. Il jeta un coup d’œil à Mór. Elle semblait avoir le souffle coupé par le soulagement et la joie. Pendant quelques instants, son masque pétri de détachement et d’impassibilité tomba. En suivant son regard, le prince aperçut Yoen. C’était lui qui causait cette émotion chez la jeune femme, celle d’une fille qui retrouve son père aimé. Il se tenait immobile au milieu des anciens. C’était un homme de petite taille, fragile d’apparence, qui s’appuyait plus sur une jambe que sur l’autre et s’aidait d’une canne en bois sculpté. Ses cheveux étaient en broussaille, comme ceux d’un enfant qu’on vient de décoiffer. Sa peau avait la nuance brune d’un Acacian, identique à celle de Dariel. Il adressa un sourire bref à Mór. Ils s’avancèrent et firent halte devant les anciens. Pendant un moment, personne ne parla. Le prince prit conscience du fardeau remuant dans ses bras, et il déposa Cashen sur le sol. Le chiot s’immobilisa, aux aguets, ne sachant quelle attitude adopter vis-à-vis de ce qui était en train de se passer. La femme qui se tenait à côté de Yoen portait une couronne de feuilles tressées qui n’aurait sans doute pas résisté à une brise même légère. Ses traits étaient beaucoup plus affirmés, et sa voix avait des inflexions talayennes, que Dariel identifia, bien qu’elle s’exprimât en auldek. Mór lui répondit en baissant la tête. Elles conversèrent un moment, puis la femme se tourna vers lui. — Es-tu celui qu’ils nomment Dariel Akaran ? lui demanda-t-elle en acacian. — C’est moi. — As-tu parlé avec Nâ Gâmen, le Veilleur du Mont Céleste ? — Oui. L’homme que Dariel pensait être Yoen intervint alors : — T’a-t-il dit de venir ici ? — Oui. Dariel scruta son visage et constata que le vieillard ne portait aucun signe d’appartenance – tatouage, scarification ou autre. — Que t’a-t-il dit sur le cercle ? — Qu’il pouvait être complété, répondit Dariel. — Il peut l’être, mais c’est là une tâche ardue. L’homme écarta son bras gauche, comme pour inviter à une étreinte. — Je suis Yoen. Viens à moi. Dariel s’avança. À son tour il tendit les bras, avec l’idée qu’il poserait ses mains avec légèreté sur les épaules du vieillard afin de ne pas le blesser. Il ne s’attendait pas du tout à ce qui suivit. Ce n’était pas que l’homme fût très rapide, mais seulement que l’acte ne sembla avoir aucun sens avant sa conclusion. Yoen abaissa la main sur la poignée de la dague du prince. Il fit jaillir l’arme de son fourreau et, dans un mouvement ascendant, plongea la lame dans le ventre de Dariel, avec une force impensable pour un corps aussi malingre. L’impact cassa le jeune homme en deux. La douleur ne cessa pas. Elle resta là, comme si le choc du coup se répétait indéfiniment. Elle était d’une telle intensité qu’il remarqua à peine la sensation de brûlure à son front. Quand Yoen se recula, Dariel baissa les yeux sur le manche de la dague qui saillait de son ventre. — Je suis désolé, déclara le vieillard. Il fallait que cela soit fait. Tu devais être tué, afin que… Ce fut tout ce que Dariel entendit avant de s’écrouler. CHAPITRE VINGT-CINQ — BUVEZ DONC QUELQUE CHOSE, MON FRÈRE, DIT SIRE GRAU avec un geste vers le serviteur qui entrait dans la pièce, porteur d’un plateau de verres effilés. Un autre serviteur déposa devant eux un ensemble de divers morceaux de fromages enveloppés dans des feuilles comestibles. Un troisième se tenait un peu en retrait, une pipe à brume ouvragée dans les mains. — Ou prenez une pipe, si vous préférez. — Non, merci. Dagon s’installa à son tour sur les coussins posés sur le plancher des luxueux appartements privés de son hôte. Pourquoi un homme d’un âge aussi vénérable que Grau préférait s’asseoir sur le sol, voilà qui déconcertait Dagon, mais il soupira et tapota le coussin à côté de lui comme si rien ne lui plaisait plus que paresser ainsi durant l’après-midi. — Vous devriez vraiment boire quelque chose, dit Grau. Il choisit un verre sur le plateau qu’on lui présentait et le tendit à son visiteur. — Si vous insistez, fit Dagon. — J’insiste, répondit son aîné. Ses lèvres satinées s’étirèrent sur un sourire, mais l’expression ne toucha pas la bouche. Ses joues, ses yeux et son front n’accompagnèrent en rien la mimique. Il congédia le serviteur d’un mouvement nonchalant de la main, sans rien avoir pris pour lui-même. Dagon ne laissa rien paraître de son irritation. Il but une gorgée, sourit et eut un claquement de langue pour indiquer son appréciation. Il était pourtant certain que Grau connaissait son peu de goût pour les liqueurs, en particulier celles sentant aussi fort le fenouil. Du moins, il supposait que le vieillard le savait. Mais peut-être ne fallait-il rien en déduire de trop négatif. Grau avait plus de cent ans. On pouvait l’excuser de se tromper sur les goûts et les dégoûts de la myriade de Ligueurs qu’il fréquentait. Malgré la pénombre de la pièce, un des murs s’ouvrait sur un long balcon. De là où il était, Dagon pouvait apercevoir un morceau de ciel uni. S’il s’était tenu au-dehors, il le savait, il aurait pu profiter d’une des plus belles vues sur la cité d’Alécia. À main droite, le palais des Akarans dominait une colline. C’était une propriété au plan complexe, entourée de multiples jardins, que la famille royale utilisait rarement. Sur la gauche, il aurait pu admirer les demeures de pierre blanche des nobles les plus riches et celles des familles de l’Agnate. Derrière elles se dressait le dôme vert du sénat. Et face au balcon s’étendait toute la ville proprement dite. Des quartiers d’affaires et de commerce, des marchés, des zones résidentielles pour les riches ou les pauvres, chacune battant au rythme de son propre cœur. Dagon avait parfois envisagé d’ôter ses précieux oripeaux de Ligueur pour aller errer dans les rues et les venelles de la cité. Quel monde y découvrirait-il ? Serait-il très différent de l’existence qu’il avait toujours connue et pour la pérennité de laquelle il avait œuvré avec tant d’acharnement ? Il lui arrivait de se demander s’il réussirait à se perdre dans l’anonymat de l’immensité urbaine et à endosser une identité nouvelle. Cette pensée ne durait jamais longtemps. Avec la forme conique caractéristique de son crâne, tout le monde saurait qui il était. Et il était sire Dagon, de la Ligue des Vaisseaux : pourquoi aurait-il souhaité devenir quelqu’un d’autre ? — Je voulais discuter avec vous de quelques petites choses, dit Grau. Notre réunion du Conseil vous a-t-elle autant déplu qu’à moi ? N’ayant aucune idée du degré d’insatisfaction de Grau sur ce point, Dagon inclina la tête dans une sorte de compromis entre l’affirmation et la négation. Mieux valait ne pas trop s’engager, pour l’instant. — Très frustrant, poursuivit Grau. Nous sommes trop dispersés. Avec Faleen et Lethel dans les Autres Contrées, et la moitié du Conseil dans les Îles du Lointain… il semble que certains d’entre nous croient que le centre du monde s’est déplacé à l’ouest. Ce n’est plus Alécia, mais ces îles, à présent. Vous et moi, Dagon, sommes en marge, on dirait. Notre Conseil prétendument officiel… Quelle déception ! Ce n’est vraiment pas une assemblée de grands penseurs. Il n’y a pas assez de nos pairs à réunir. Vous ne trouvez pas ? Dagon avait fait exactement la même analyse de cette séance extraordinaire qu’il avait lui-même convoquée d’urgence. Après avoir été témoin de l’accroissement inquiétant des pouvoirs de la reine, il avait éprouvé le besoin de communier par l’esprit avec ses frères Ligueurs. À bien des égards, c’était le fondement de leur réussite depuis des générations. Une des premières choses qu’on leur enseignait dans leurs jeunes années était la fusion des esprits, le réconfort puisé auprès des autres, le partage nécessaire et bienfaisant des craintes, des doutes, des ambitions, des envies et de tout ce que les gens ordinaires devaient garder enfermé dans la solitude de leur crâne. Enfant, Dagon avait trouvé dans leur fusion mentale un apaisement incomparable. Les effets d’une brume de première qualité qu’ils fumaient alors en abondance intensifiaient certes le phénomène, mais il y avait néanmoins quelque chose d’étrangement positif dans le partage avec autrui. Cela ne s’était pas produit lors de cette dernière réunion. Ils s’étaient rassemblés dans la pièce prévue à cet effet, sur Alécia. C’était la plus grande de leurs salles, avec des cercles successifs de sièges inclinables disposés à partir du centre. Elle pouvait accueillir quelque deux cents Ligueurs, or, cette fois-ci vingt-six seulement avaient été présents, et la majorité d’entre eux n’étaient pas encore assez chevronnés pour s’installer dans un des trois premiers cercles. Leurs pensées qui avaient atteint Dagon étaient affaiblies par la distance entre eux. Jamais encore il n’avait remarqué avec quelle fréquence les autres se cramponnaient à des opinions opposées sur le même sujet, et jamais encore il n’avait noté la cacophonie de ces âmes essayant de cacher ce que tous étaient justement venus partager ici. Peut-être à cause des individus impliqués ce jour-là ? Mais non, il savait bien que cela n’avait rien à voir. Il n’en avait jamais pris conscience avant ce jour-là, précisément parce qu’une chambre du Conseil emplie d’esprits rendait la dissimulation plus aisée. Se rejoindre. Mettre en commun. Devenir un seul poisson dans un banc de poissons similaires. Sans le grand mouvement collectif et le réconfort qu’il apportait, Dagon avait perçu plus de dissonances qu’il ne l’aurait souhaité venant de ses pairs. Ils étaient des individualités beaucoup plus isolées qu’il l’avait pensé. Le trouble de l’expérience perdurait en lui, et, apparemment, en Grau. — Comme vous dites, fit Dagon, les frères présents n’étaient pas en nombre suffisant. — Nous n’avons pas clarifié les mesures à prendre. Ce sont des questions qui se posent également à nous. Nous ne devons pas l’oublier. Discutons-en maintenant, juste vous et moi. Grau prit un morceau de fromage entre les griffes incurvées qu’étaient ses longs ongles peints. — La dernière fois que nous nous sommes vus lors d’une réunion du Conseil digne de ce nom, il nous avait semblé probable que les Auldeks infligeraient de grands dommages aux Akarans. Chaque camp pouvait vaincre, certes, mais d’après nos analyses, les deux en sortiraient très affaiblis. À ce dernier Conseil, vous avez exprimé des doutes quant à cette théorie. — Il y a encore quelques semaines, j’aurais dit que l’issue du conflit était aussi incertaine qu’un lancer d’osselets, dont la signification peut aller dans un sens, ou l’autre. Aujourd’hui… Je crains que Corinn ne se soit transformée en un nouveau Tinhadin. — Ce vieux corrompu, grogna Grau. Le pire du lot. — Et elle n’est plus seule, poursuivit Dagon. Aliver est maintenant à ses côtés. Je ne pense pas qu’il ait toute sa tête, mais si c’est Corinn qui le manipule… — Il pourrait se révéler pire que l’idéaliste qu’il était auparavant. Dagon exprima l’amère vérité de cette hypothèse sans desserrer les lèvres. — Elle est puissante. Elle réveille les morts et elle crée des dragons. N’oubliez pas qu’elle a détruit les Numreks à… Comment s’appelle cette région du Teh, déjà ? Le Pouce. Je trouve inquiétant qu’il n’y ait quasiment pas de rumeurs de mécontentement dans la populace. Avec Barad le Simple qui chante ses louanges et le nectar qui étend sur le monde entier un nouveau vernis d’indolence, aucune voix ne s’élève plus contre elle. Aucune que j’aie entendue récemment, du moins. — Ce nectar a été une erreur de notre part. — Sur le moment, l’idée a semblé bonne, dit Dagon en haussant les épaules. Mais aujourd’hui, la reine est même saluée pour avoir mis fin au commerce du Quota. Comme si elle avait eu le moindre choix en la matière. — Vous pensez donc qu’elle serait en mesure de vaincre les Auldeks ? — Je crains que ce soit une possibilité. Grau paraissait avoir quelques mots à ajouter sur le sujet, mais il les ravala avec un morceau de fromage. — Réfléchissez à notre situation. Nous n’avons plus le Lothan Aklun avec qui commercer… et sans un ennemi qu’ils redoutent autant que les Auldeks… combien de temps s’écoulera-t-il avant que la reine dirige son courroux contre nous ? Sire El peut bien penser que son armée sera de taille à l’affronter, voulons-nous vraiment devenir une petite puissance de plus, qui règle les problèmes avec l’épée et la lance ? Je trouve l’idée désagréable et bien trop incertaine. Notre réussite n’a jamais été due à des prouesses martiales, et elle ne viendra jamais de là. Il fut un temps où je pensais que nous pouvions bénéficier de n’importe quel changement. Je n’en suis plus aussi sûr. — Il en est de même pour moi. — Nous pourrions essayer d’éliminer Corinn. Nous avons pratiqué ce genre de solutions, par le passé. J’ai moi-même abrégé la vie de Gridulan. Ce vieux brigand. J’en suis venu à me dire qu’il faut que nous la tuions. Et son frère avec elle. Grau eut une moue comme s’il venait d’avoir un renvoi et qu’il en trouvait le goût déplaisant. Pour la première fois depuis qu’ils avaient entamé cette conversation, il regarda Dagon droit dans les yeux. — Nous sommes d’accord sur ce point ? Quelque chose dans la franchise de cette attitude troubla Dagon. — Oui, dit-il. Nous sommes d’accord. Grau le tint sous ce regard jaunâtre encore un instant, puis il se détendit de nouveau. Il avança les lèvres et émit un bruit pareil à celui d’un baiser. Dagon aurait pu en être déstabilisé si, en réponse, le serviteur préposé à la brume n’avait pas aussitôt quitté sa place près du mur. Il apporta l’objet de forme délicate à son maître, fit claquer les bandes inflammables collées à son pouce et son index, mais il dut s’y reprendre à plusieurs fois avant d’obtenir les flammèches éphémères avec lesquelles il alluma les fibres tassées dans le fourneau. Puis le serviteur s’éclipsa, et revint un moment plus tard avec une seconde pipe pour Dagon qui, cette fois, ne la refusa pas. Grau tint le tuyau et huma longuement l’arôme puissant qui attestait de la pureté et de la puissance des fibres. — Dagon, je souhaite vous renvoyer sur Acacia pour une mission sans rapport avec les débats décevants de notre dernière séance. L’Orateur sire Faleen devrait être ici, mais ce n’est pas le cas. De même pour sire El et beaucoup d’autres, qui sont absents. Lorsque le Conseil ne le peut pas, il nous revient de décider des actions à mener. Êtes-vous préparé à cela ? Avant que Dagon puisse répondre, il ajouta : — Bientôt j’abandonnerai toutes mes charges au Conseil. Je suis prêt pour l’Extase. Mais bien sûr, songea Dagon. C’était parfaitement logique, et il s’étonnait de ne pas l’avoir anticipé. Grau était âgé. Son corps ne ressentait plus le plaisir physique de vivre qu’il avait connu si longtemps. Pourquoi ne serait-il pas prêt à rejoindre ses prédécesseurs dans un bonheur perpétuel ? C’était ce que pouvait espérer tout Ligueur, s’il vivait assez longtemps – et s’il faisait gagner beaucoup à la Ligue durant cette longue existence. L’Extase, que d’aucuns appelaient le Ravissement, était le contraire du sort des Tunishnevres. Au lieu de souffrances éternelles, le Ravissement offrait une vie continue et un bonheur sans fin par un procédé qui vidait très graduellement le corps de son sang pour le remplacer par la distillation de brume la plus pure. La seule préparation du processus demandait la majeure partie d’une longue existence, puis de nombreuses années pour la lente transition. Dagon prélevait sa dîme dans ce dessein depuis des dizaines d’années déjà, mais il en faudrait encore beaucoup d’autres avant qu’il l’atteigne. Un tel présent coûtait horriblement cher. Grau avait dû réussir à payer ses droits. — Vous avez servi un grand nombre d’années, dit Dagon en se rendant compte qu’il n’avait pas répondu à son interlocuteur. — Lorsque je ne serai plus là, j’aimerais pouvoir penser que sire Faleen ne tient pas les rênes du pouvoir. Il est certes l’Orateur du Conseil, mais je serais négligent si je le laissais désigner son successeur. Je veux un homme déterminé à ce poste, quelqu’un qui fasse en sorte que la Ligue demeure puissante à jamais. Quel intérêt de choisir le Ravissement si tout doit s’écrouler dans quelques années ? Dagon acquiesça. — Je vois certains candidats pour ce rôle. Je suis sûr que vous savez ce que j’entends par là. Dagon savait, bien sûr. Les Ligueurs déterminés, ou à tout le moins ambitieux, étaient aussi nombreux que des boutons, et aussi difficiles à faire partir. Sire Nathos avec son nectar. Sire El, qui créait sa propre armée de soldats d’Ishtat. Même ce parvenu de sire Lethel avait l’odeur du sang dans les narines. Dagon les avait tous éreintés plus d’une fois lors de ses accès de mauvaise humeur, cependant il dit : — Aucun de ceux-là ne vous est comparable, mais il y a parmi eux nombre d’individus de valeur qui aspirent à l’être. — Eh bien… Il y en a un ou deux que je préférerais ne pas voir trop évoluer. Par exemple Lethel, pour ne rien vous cacher. Dagon faillit en renverser son verre. Grau venait-il de dire du mal d’un autre Ligueur ? — Je vais vous mettre dans la confidence. Le prochain Orateur du Conseil, ce pourrait bien être vous, Dagon. Et pourquoi pas ? Vous nous avez bien servi depuis l’antre de la louve, durant toutes ces années. Vous avez fait beaucoup plus que ce pour quoi on vous a récompensé, non ? Si c’était là un piège, répondre par l’affirmative reviendrait à y tomber. Dagon tenta une nouvelle fois son hochement de tête d’esquive. Lèvres pincées en une moue songeuse, le vieux Ligueur l’observa un moment. — L’heure est venue pour vous d’obtenir cette récompense. J’ai en tête un couronnement annonciateur de funérailles. Prenez la pipe. Détendez-vous, et nous allons en discuter. CHAPITRE VINGT-SIX LE MATIN OÙ ELLE DEVAIT PARTIR POUR LE COURONNEMENT, Mena laissa Elya au soin de gardiens attentionnés et alla dire adieu à ses troupes. Elle fit halte dans le couloir, à deux pas d’une porte ouverte sur le Calathrock. Vide, la salle immense était toujours la proie de l’humidité et d’une odeur de moisi tenace, sans parler de son délabrement. Il faudrait plus que quelques semaines pour faire oublier ces années de négligence. Mais elle avait déjà été abandonnée auparavant. Aujourd’hui, les pieds des soldats en martelaient le sol. L’air vibrait du fracas des armes et des ordres criés, et le parfum des hommes et des femmes à l’entraînement y prédominait. Des volées de flèches y traçaient leur sillage, pareilles à des oiseaux résolus. Hier monument en ruines d’un peuple défait, la bâtisse aujourd’hui revivait et respirait. Mena avait travaillé aussi dur que les autres pour participer à cette transformation. Elle avait aidé à porter des madriers neufs, elle les avait taillés à l’aide d’une vieille scie aux dents rouillées, elle avait pesé de tout son poids pour les mettre en place, épaule contre épaule avec ses soldats. Elle avait rempli des seaux de neige, les avait charriés à l’intérieur pour que leur contenu fonde, et ensuite elle avait lavé et frotté le plancher comme n’importe quelle servante. Elle avait tenu les cordes de sécurité pendant que les grimpeurs œuvraient dans la partie supérieure de la voûte pour étayer les vieilles poutres et réparer les panneaux de verre cassés. Et elle s’était précipitée sur les lieux quand une obstruction dans les conduits avait provoqué une explosion, tuant trois personnes et en brûlant gravement bien davantage à cause des jets de vapeur. C’était un chantier conduit à la hâte, visant principalement à ce que la salle puisse de nouveau servir à son emploi premier : permettre l’entraînement d’une armée à l’abri des rigueurs de l’hiver qui faisait rage au-dehors. Là aussi, elle avait été présente au sein de ses troupes. Elle avait arpenté le Calathrock tandis que Perrin dirigeait les exercices. Elle avait eu affaire aux Numreks bien plus récemment que ses soldats : elle leur enseignait donc ce qu’elle savait. Elle expliquait les techniques pendant qu’elle affrontait amicalement les plus forts, les plus grands et les plus talentueux parmi ses guerriers, avec l’espoir que ce qu’elle avait appris en affrontant les Numreks leur serait utile pour combattre les Auldeks. Elle était là pour corriger les faux pas, adapter les armes. Sous son regard attentif, les soldats avaient envie de se dépasser, plus qu’ils ne l’auraient fait en son absence. Elle savait qu’elle avait cet effet sur eux. Elle s’en servait non pour sa propre gloire, mais pour qu’ils se découvrent plus forts, plus rapides, plus habiles qu’ils ne s’en croyaient capables. Certains d’entre eux réussiraient peut-être à acquérir ce petit plus qui leur permettrait de survivre face aux Auldeks. L’épaule de Perrin l’effleura quand il vint se placer à côté d’elle. — Que de changements ! Quelques semaines à peine, mais c’est tout juste si on reconnaît l’endroit. C’est vous qui avez fait ça. — Ce sont eux qui l’ont fait, rectifia-t-elle. Une seule personne ne peut pas grand-chose. C’est seulement ensemble… — Je sais. C’est seulement ensemble que l’on peut accomplir une grande œuvre. Mais je ne sais pas où nous en serions sans vous. C’est vous, Mena, qui nous avez forcés à marcher, puis à travailler et à nous entraîner. Je n’ai jamais rencontré une personne plus apte à commander les autres. Vous êtes… Elle lui glissa un regard en biais. L’assurance tranquille qu’affichait le jeune homme déserta son visage. Une timidité subite la remplaça, comme si le simple contact de ses yeux était une rebuffade. — J’allais dire que vous êtes une source d’inspiration, mais ce n’est sans doute pas le genre de choses qu’un soldat devrait dire à la princesse qu’il sert. — En effet. — Je devrais probablement en rester là. — Je le pense aussi, capitaine. Reportant son attention sur le Calathrock, Mena ne put réprimer un sourire. Malgré l’intérêt qu’elle avait toujours décelé dans les prunelles de Perrin, elle pensait qu’il plairait à Melio. J’aimerais les voir s’affronter à l’épée. Melio l’emporterait, mais ce jeune homme lui donnerait du fil à retordre… Elle franchit la porte et entra dans la vaste salle. Un sénateur d’Alécia ou un quelconque dignitaire en visite ne l’aurait pas reconnue, avec ses vêtements simples et fonctionnels adaptés à ses activités. Ses soldats la reconnaissaient, eux, c’était l’essentiel. Qu’ils survivent au carnage imminent était tout ce qui lui importait. Décidément, elle ne se ferait jamais à cet aspect de son poste de commandement : savoir qu’elle conduisait ces jeunes gens à la mort, alors qu’elle aurait tant voulu les épargner. Aliver l’avait prévenue que sa position allait de pair avec ce désagrément. Elle se réjouit quand des renforts vinrent grossir leurs rangs, tout en sachant qu’un grand nombre d’entre eux périraient probablement. Une unité de troupes fraîches arriva de Candovie, ainsi qu’un groupe de laboureurs et de jeunes recrues venues des Forêts Eilavanes. Les premiers avaient obéi à un ordre de Corinn, les seconds avaient agi de leur propre initiative. Mais leur nombre total ne compensait même pas celui des soldats déjà emportés par les rigueurs de leur longue marche et du travail dans l’hiver mein. Pour le moment ils n’emplissaient pas la moitié de la salle, mais tous se réjouissaient de voir affluer toujours plus d’hommes et de femmes rejoignant leur cause. Les rares Meins en particulier qui s’étaient ralliés à eux avaient remonté le moral de Mena et opéré des merveilles sur celui d’Haleeven. Elle put le constater une fois encore en passant inopinément à proximité d’Haleeven alors qu’il était en train de parler avec plusieurs hommes de son clan. Les Meins étaient vêtus de haillons. Leurs cheveux pendaient en nœuds d’or emmêlés qui, curieusement, n’étaient pas sans conférer à quelques-uns de ces hommes une certaine séduction, malgré les saletés diverses qui y étaient accrochées. Leurs traits étaient aigus sur un visage glabre, et chacun avait le nez et les joues rosis par la peau qui y avait pelé. Mena n’en revenait toujours pas qu’ils aient répondu à l’appel d’Haleeven. Ils avaient surgi du néant glacé entourant Mein Tahalian comme s’ils campaient juste au-delà de l’horizon. Elle fit halte parmi eux le temps d’apprendre leurs noms et de leur souhaiter la bienvenue. Le matin précédent, en vue d’une simulation de combat, ils avaient installé dehors des chariots censés représenter les structures sur roues des Numreks. — Je regrette vraiment de ne pas être là pour vous voir écrabouillés par ces choses, plaisanta Mena en tapotant le dos d’une femme. Elle aurait voulu rester avec eux, évoquer le problème posé par les antoks, voir quelles autres bêtes risquaient d’accompagner les Auldeks et définir des stratégies pour les combattre. — Je suis désolée de rater votre combat contre ça, ajouta-t-elle en désignant une tête de rhinocéros laineux montée sur une brouette. L’efficacité d’un entraînement contre des imitations aussi grotesques était des plus douteuses mais elle fut néanmoins heureuse des rires que provoqua sa réflexion. — Vous allez tous me manquer. La voix de stentor de Gandrel exigea le calme dans la salle. — Vous avez commencé cette campagne avec moi, il y a de cela quelques mois, dit Mena. La plupart d’entre vous ne me connaissaient pas. Je ne vous connaissais pas. Nous nous connaissons, maintenant. La nation a fait appel à nous pour que nous constituions la première ligne de défense contre des envahisseurs que personne ici n’a jamais vus. Ma sœur la reine Corinn a demandé du courage. Vous le portiez sur votre poitrine lorsque vous êtes arrivés. N’est-ce pas vrai ? Ça l’était, apparemment, d’après le concert de cris approbateurs qui lui répondit. — Chaque jour, je remercie le Grand Dispensateur pour cela. Je ne saurais vous dire à quel point je suis fière de l’armée que vous composez. Je sais qu’aucun d’entre vous ne s’attendait à être formé ici, à Mein Tahalian, mais je vous remercie d’avoir accepté de remettre en état cette ancienne salle. L’heure approche. Loin de moi l’intention de vous soustraire plus d’une minute à votre entraînement. Je sais combien vous êtes impatients de vous y remettre. Elle sourit des grognements qui lui répondirent. Ses yeux croisèrent ceux de Perrin, qui l’observait avec une admiration non dissimulée. D’accord, elle savait y faire avec ses troupes. Elle se demanda s’il avait vraiment conscience de tout ce qu’ils lui apportaient, et combien elle avait besoin qu’ils aient besoin d’elle. Ses soldats. Une sorte de famille différente de celle vers qui elle allait s’envoler, mais qu’elle aimait tout autant, d’une certaine manière. — Je ne vous abandonne que peu de temps. Je volerai sur mon dragon. Vous avez entendu parler d’elle, n’est-ce pas ? Le grand dragon Elya ? Je m’envole sur son dos pour aller au couronnement d’Aliver ressuscité. Vous comprenez ? Ma sœur ranime les morts. Elle massacre les Numreks avec les mots tombés de sa bouche. Vous pensez que je fais peur avec une épée à la main… vous devriez l’entendre chanter ! Une grande clameur mêlant horreur feinte et hourras salua cette déclaration. — À mon retour, nous marcherons vers le Nord et nous défendrons notre nation. À mon retour, je vous tendrai la main afin que tous, vous puissiez la toucher. Je vous apporterai une bénédiction de la part d’Aliver ressuscité. Pendant qu’elle fendait la foule en direction de la sortie, en saluant de la tête et en serrant des mains sans cesser ses commentaires humoristiques, Mena se demanda pourquoi elle était capable d’apparaître aussi certaine de choses pour lesquelles elle n’avait aucune certitude. Elle venait d’entrer dans le couloir quand l’homme ouvrit la double porte renforcée à l’autre bout. — Princesse Mena, venez… s’il vous plaît. Un Scav est arrivé de Tavirith… Il s’est passé quelque chose. La course jusqu’à Tahalian fut courte et rapide, mais dura néanmoins assez longtemps pour que la furie de l’hiver cingle Mena pendant quelques instants féroces. Il en était toujours ainsi, mais cette fois, elle eut l’impression que c’était presque intentionnel, personnel. Le vent se déversait du col entre les montagnes qui menait vers Tavirith avec une violence inouïe, bien qu’il ne s’agît que d’air et de minuscules cristaux de glace. Elle n’avait aucune idée du message qui l’attendait, mais elle l’interprétait déjà comme une punition pour l’assurance qu’elle venait de feindre devant ses soldats. Dans une antichambre située juste après les portes intérieures de la forteresse, elle trouva Edell, son secrétaire militaire, debout à côté d’un homme assis. Elle reconnut le Scav dès que ses yeux bleus se rivèrent aux siens : c’était Kant, qui leur avait montré la route empruntée par les Numreks. Gandrel étant indispensable pour remplir le rôle d’interprète, elle resta plantée là, à regarder l’homme, incapable de communiquer avec lui pendant plusieurs minutes. — Faites-le parler, ordonna-t-elle dès que Gandrel et Perrin entrèrent dans la pièce, le visage rougi par le froid. Pendant quelques instants, les deux hommes parlèrent dans ce déluge de sons gutturaux qui caractérisaient la langue scav, et soudain Gandrel interrompit Kant en pleine phrase. Il toucha du doigt la cicatrice à son nez, comme si c’était un talisman qui le protégerait de ce qu’il allait dire. — Un massacre… à Tavirith. Le reste fut débité sur un rythme haché dû à la traduction qui avait de quoi rendre fou. Kant s’exprimait sans hâte. Il regardait fixement un objet après l’autre, comme s’il s’adressait à la chaise, au mur ou à la porte, et non aux gens présents dans la pièce. Il était retourné à Tavirith pour y passer l’hiver, expliqua-t-il. D’habitude il n’agissait pas ainsi, mais avec la petite fortune que Mena lui avait donnée pour ses renseignements, il avait largement de quoi parier et échanger. Quand il était arrivé, il avait trouvé le village mis à sac. Les maisons avaient été éventrées, les toits défoncés. Les cendres noircissaient la neige. Des cadavres gelés jonchaient le sol. Des corps martyrisés, profanés. Démembrés. Quelques-uns avaient été décapités. Et certains à moitié dévorés. — Il affirme que ce ne sont pas des animaux qui ont fait cela. Pas tout, du moins. Les chairs ont été prélevées à l’aide de couteaux. — Les Scavs font-ils la guerre de cette manière ? demanda la princesse. Gandrel transmit la question. Le regard que Kant tourna vers elle était empli d’un tel mépris qu’elle eut soudain honte. — Aucun Scav ne se comporterait de la sorte. C’étaient les Auldeks. — C’est insensé ! s’exclama Perrin. Comment auraient-ils pu ? Il est bien trop tôt. Ils ne peuvent être déjà arrivés aussi loin. D’après son propre témoignage, c’est impossible. — Chercherait-il une récompense supplémentaire ? demanda Edell. Nous lui avons donné trop la première fois. Maintenant, il pense peut-être que nous sommes prêts à payer pour n’importe quelle histoire improbable. Son intervention ne fut pas traduite, mais le Scav dut comprendre son sens au ton de sa voix. — Il dit que si vous ne voulez pas le croire, c’est votre droit, traduisit Gandrel. Il a vu ce qu’il a vu, et il a entendu ce que les morts avaient à dire. De ses propres yeux, il a constaté qu’il n’y avait pas de traces d’arrivée des attaquants. Un petit groupe fort d’une dizaine d’envahisseurs, peut-être, a touché le sol à quelque distance en contrebas du village, et ils ont marché jusqu’à lui. Aucune empreinte ne mène à ce point. Ils sont simplement tombés du ciel. Ils volaient. — Ils volaient ? — Sur des bêtes qui ont laissé de grandes traces au sol. Comme celles d’un homme, mais plus massives. — C’est de la folie, dit Edell. Combien veut-il avant de partir ? Je le paierai moi-même. Le capitaine de Marah Bledas et Perceven le Senivale arrivèrent, mais ils firent halte à la porte. Haleeven les poussa en avant. Il s’adressa au Scav. — Haleeven le salue avec respect, commenta Gandrel. Ils semblent se connaître. Kant… lui répète ce qu’il vient de nous raconter… À présent Kant dit qu’il n’est pas venu pour son propre intérêt. Il n’est pas venu pour les Acacians. Il est venu pour les morts. Ils veulent être vengés. Ils lui ont hurlé cette volonté. Gandrel se tut un moment, avant de conclure : — Il y a une autre chose que nous devons savoir, c’est ce qu’il affirme. Les envahisseurs commencent la descente vers nous. Le gros de l’armée principale. — Il les a vus ? — Non. Ce sont ses ancêtres qui les ont vus. Ils parlent à leurs fantômes, vous vous souvenez ? Gandrel eut un petit rictus ironique, mais l’expression disparut très vite. — Les Auldeks avancent à marche forcée. Il dit qu’ils progressent malgré le mauvais temps, de jour comme de nuit, avec régularité. Cela signifie qu’ils iront vite dans le nord. — Et ils étaient sur un terrain irrégulier, remarqua Perrin. Ils se déplaceront sans doute plus rapidement quand ils atteindront les Champs de Glace. Gandrel dit quelque chose à Kant, attendit sa réponse et hocha la tête. — Il pense que les envahisseurs auront franchi les Champs de Glace avant le printemps. — Mais pouvons-nous le croire ? fit Edell. Quelles preuves… — Il n’a pas besoin de preuves, intervint Haleeven en regardant Mena. Je connais cet homme. Je connais son peuple. Ils ont vu passer les Numreks. À l’époque où vous ne saviez encore rien d’eux, nous, nous les connaissions. Les Scavs les connaissaient. Kant avait des proches dans la ville de Vedus, la première à avoir été saccagée, ses habitants massacrés et ses habitations incendiées avec cette maudite poix que les Numreks avaient apportée. S’il dit ce qu’il a dit de Tavirith, c’est vrai. Concernant l’armée ennemie, c’est vrai. — Comment pouvons-nous en être sûrs ? demanda Edell. C’est vous qui avez invité les Numreks à descendre dans le Continent. Vous qui avez enflammé la poix qui a brûlé Vedus. Haleeven toisa le jeune secrétaire militaire avec le même mépris que Kant avait montré un peu plus tôt. — Nous n’avons jamais voulu que de telles choses se produisent. Kant et moi avons déjà discuté du passé. C’est entre nous. Vous mettez ma parole en doute ? — Quand votre parole est fondée sur des histoires de fantômes, oui, je la mets en doute. — Les morts ne mentent pas. Et ils ne parlent pas s’ils n’ont rien à dire. C’est un défaut réservé aux vivants. La bouche d’Edell se tordit sur l’ébauche d’une grimace mauvaise, mais il conserva un ton à la précision tout officielle. — Les militaires acacians ne peuvent faire mouvement sur la seule foi d’un Scav qui affirme parler aux morts. Vous avez peut-être été élevé de la même façon que ce Scav, mais pas moi. J’estime qu’il nous faut avoir confirmation de ces faits avant de décider quoi que ce soit. Mena s’interposa avant qu’Haleeven puisse répondre. — Paix, Haleeven. Paix, Edell. Je ne veux pas de disputes entre nous. — Surtout maintenant, ajouta Perrin. Mena part cet après-midi. Ne lui donnons aucune raison de douter de notre capacité à diriger les troupes pendant son absence. — Vous partez toujours ? dit Bledas. Ce que nous venons d’apprendre change tout. — Cela ne change rien, contra Perrin. Nous serons ici, et nous effectuerons les tâches que Mena veut nous voir exécuter. Nous ferons route vers les Champs de Glace plus tôt. Si l’ennemi réussit à voyager en plein hiver, nous trouverons un moyen de voyager en plein hiver, nous aussi. Et quoi qu’il en soit, nous les arrêterons sur le terrain où nous les battrons. Edell effleura sa tempe de deux doigts en grimaçant. Il était sujet aux migraines. — Nous devrions envoyer un groupe d’éclaireurs à Tavirith pour vérifier les dires du Scav. — Avec le temps actuel ? dit Haleeven en balayant l’air d’un bras comme s’il les invitait à contempler le paysage au-dehors. Le vent hurlant venu de Tavirith est bien connu chez nous. Il peut ne pas s’arrêter de souffler avant des semaines. Il dévore tout vifs les hommes qui marchent contre lui. — Vous parlez tous deux avec sagesse, déclara Mena. Nous devrions prendre un peu de recul. Rendons-nous dans la salle de réunion. Il y fait meilleur qu’ici, et il y a les vieilles cartes meines que nous pourrons étudier. Nous dresserons un plan tant qu’il en est encore temps. Bledas ne pouvait se contenter d’une question restée sans réponse. — Votre Altesse, le couronnement royal… Vous allez nous quitter pour y assister ? Le silence se fit dans la pièce pendant que la princesse réfléchissait. — Oui, je vais m’y rendre. Je pensais ce que je vous ai dit : j’ai foi en vous tous. Nous établirons un plan avant que je m’envole, mais je m’envolerai. Elle baissa les yeux sur Kant, immobile sur sa chaise, le visage dénué d’expression. Il semblait avoir déjà oublié l’émoi et la confusion qu’il avait apportés avec lui. — Haleeven, restez avec nous un moment encore. Traduisez pour moi. Je veux discuter de certains sujets avec Kant et vous. Nous trois seulement. * * * Les promesses du Scav résonnant toujours à ses oreilles, Mena enfourcha Elya quelques heures plus tard. Ses pensées s’éclaircirent à mesure qu’elles s’élevaient dans les cieux glacés. La princesse était penchée sur le dragon, elle avait posé sa joue sur ses plumes parfumées à travers lesquelles elle respirait. La créature sentait si bon et avait un effet si positif sur elle que Mena hésitait presque à lui demander son avis. Quel rôle tenait Elya dans tout cela, d’ailleurs ? Aucun, peut-être. Dans un monde parfait, elle aurait été auprès de ses enfants, occupée à les voir grandir. Mais ce n’était pas un monde parfait. Mena elle-même n’était pas parfaite, et c’est pourquoi elle devait pouvoir compter sur quelqu’un d’autre. À tort ou à raison, son choix s’était porté sur son amie ailée. Elles glissèrent le long des contreforts est des Monts Noirs. Le torrent d’air pris dans l’entonnoir du col depuis Tavirith vint les heurter de front. Elles n’auraient pu le combattre si elles l’avaient voulu. Mena laissa donc Elya le survoler par-dessus Scatevith et les bois bordant les Dolines. Ils virent des troupeaux de bœufs laineux s’égailler au sol sur leur passage. De là, ils suivirent le cours sinueux du fleuve Ask aux eaux gelées. Ironie du sort, Mena suivait la route qu’avait empruntée Hanish Mein pour mener son attaque, d’abord sur des traîneaux, puis sur des bateaux. Elle se demanda à quoi avait ressemblé le paysage pour lui. Quant à elle, malgré le froid, la guerre qui approchait et les nombreuses préoccupations qui lui nouaient le ventre, elle trouvait ces terres glacées magnifiques. Tout Acacia, tout le Monde Connu regorgeait de merveilles qui méritaient que l’on se batte pour elles. Depuis longtemps, elle avait décidé qu’elle mourrait pour cela. Avant que tout soit fini, elle mourrait. Cela lui semblait la seule possibilité, la seule solution : elle sacrifierait sa vie pour les gens et le pays qu’elle aimait. Cette certitude lui donna la force de réaliser ce qu’elle venait de décider. Lorsque Bledas lui avait demandé si elle allait partir, sa réponse n’avait pas été aussi ferme qu’elle pouvait le paraître. À présent, en plein vol et avec ces étendues glacées qui défilaient sous elle, la princesse opta pour une autre destination. Elle fit virer Elya vers la Candovie. De là, elle continuerait à voler jusqu’à Tavirith, puis au-delà. Elle et son dragon verraient ces Auldeks de leurs propres yeux. CHAPITRE VINGT-SEPT KELIS REVINT DE LA VILLE EN COURANT SUR UN RYTHME MOYEN. Il s’efforçait de rester calme tout en se déplaçant rapidement, mais pas trop. Il avait tout juste le temps. Il était préférable de ne pas attirer l’attention par une hâte excessive, et de ne pas risquer de trébucher ou de se tordre la cheville. Il était arrivé trop loin – et il avait mené Shen et Benabe trop loin – pour tout gâcher par une erreur due à un manque d’attention. Depuis la nuit où il avait été agressé, ils avaient voyagé aussi discrètement qu’il leur était possible. Ce qui n’était pas très facile, cependant, si l’on considérait la foule de Hérauts du Santoth toujours sur leurs talons. Il ne s’était pas encore accoutumé à leur présence. Il avait du mal à croire que personne en dehors de leur petit groupe ne voyait les sorciers, mais puisqu’il n’avait pas son mot à dire dans l’affaire, il faisait de son mieux. Et il avait décidé que le mieux qu’il pouvait faire était de les ignorer. Le stratagème semblait porter ses fruits. Ils traversèrent le territoire balbara en direction du port marchand de Falik. C’était une région plane, parsemée de villages et de fermes. Tout ce temps, Kelis eut l’impression que n’importe qui dans un rayon de vingt lieues pouvait les repérer. Finie la solitude du Sud ! Toute la journée, au moindre moment de répit qu’ils prenaient à l’ombre des acacias ou de leurs vêtements tendus entre deux lances, ils apercevaient du mouvement à l’horizon. À plus ou moins de distance, il y avait toujours quelqu’un : de jeunes gardiens de troupeau qui conduisaient à la baguette des chèvres aux oreilles pendantes, des ramasseurs de racines de teni qui lardaient le sol avec la pointe de leur lance, des groupes de femmes occupées à une tâche indéterminée et qui paraissaient communiquer principalement par des éclats de rire. Une fois, une caravane marchande entière passa au ralenti à moins de trente pas de l’amas rocheux près duquel ils se trouvaient. Toutes les personnes qui défilèrent devant eux les saluèrent de la main, en chantant une histoire qu’ils s’échangeaient. Kelis ne put saisir toutes les paroles en balbara, mais il connaissait assez leurs traditions pour savoir que leurs chants de voyage racontaient les faits notables survenus en chemin. Il était très probable que la vue de leur petit groupe rassemblé près des rochers trouve sa place dans le chant. Tant pis pour la discrétion. Ils se limitaient aux déplacements nocturnes, mais c’était plus difficile ici, avec les chiens des villages ou des campements toujours prêts à réveiller le monde entier pour prévenir de leur passage. Il n’avait jamais vu autant d’humidité dans ces plaines. Pendant les dernières heures de la nuit, un brouillard flottait sur le sol jusqu’à la hauteur de leurs genoux tel un liquide s’écoulant lentement, laissant le bas de leurs jambes mouillé. On eût dit que la contrée entière se rêvait océan et créait des fantômes d’eau. Quand ils se mêlèrent au brassage de cultures et de races qui prévalait à Falik, leur progression s’en trouva modifiée. Impossible de courir dans ces rues grouillantes de monde. La meilleure façon de se cacher était de marcher en pleine lumière, en se rendant invisible parce qu’on était visible de tous. Kelis avait souvent côtoyé des Balbaras. Il avait combattu à leurs côtés durant la guerre d’Aliver et chassé les abominations avec certains d’entre eux quand il était sous le commandement de Mena. Maintenant, pourtant, il évitait de les regarder. Il savait que des visages scarifiés de lignes en pointillés et de spirales se retournaient pour l’observer, mais lui ne levait pas les yeux. Cela aurait invité à un échange et fait d’une éventuelle interrogation une certitude. Il restait donc en mouvement, l’air occupé, distrait, comme tant d’autres. Ils prenaient soin de ne jamais se déplacer ensemble, comme un groupe de cinq personnes unies. Quand ils se séparaient, les Hérauts du Santoth restaient toujours près de Shen, ce que Kelis aurait voulu trouver rassurant. Les sorciers n’étaient-ils pas là pour la protéger, eux aussi ? Ils connaissaient Aliver. Kelis se répétait ces mots pour se réconforter, mais cela ne durait jamais longtemps. L’instant d’après, il se remettait à les craindre plus que les espions de Sinper Ou, plus même que Corinn dont on ne pouvait prévoir la réaction quand elle se trouverait face à la fillette, malgré tout le temps qu’il avait passé à imaginer la scène de leur rencontre. Alors qu’il cheminait en compagnie de Leeka dans un marché en bordure de la ville, Kelis perdit le vieux guerrier. Il chercha un bon moment dans toutes les directions avant de l’apercevoir devant un étal un peu en retrait, penché sur la table, en train d’examiner quelque chose. Il se tourna dans l’autre direction et vit le dos des Hérauts qui suivaient les autres sur la route sortant de la cité. Il revint sur ses pas. Il arriva à côté de Leeka et voulut le presser de partir. — Une lame acaciane, dit le guerrier. Regarde, Kelis, c’était mon arme, naguère. Le vendeur balbara debout de l’autre côté de l’étal s’empressa d’intervenir : — Non, non, celle-là a été achetée légalement. Ce n’est pas la vôtre. C’était un homme trapu au regard nettement asymétrique. Il était difficile de dire ce qu’il regardait, même si cela n’avait pas l’air de le gêner. — Combien ? demanda Leeka. L’autre parut le jauger avant de répondre. Avec un œil ou l’autre, il considéra la robe du vieux guerrier, la lanière de cuir en guise de ceinture et le petit sac de provisions accroché à son épaule, avant de s’intéresser au visage tanné. — Trop cher pour vous, vieille tortue. Trop de pièces. Trop d’acier. Eh, quoi, vous voulez vous joindre à la guerre d’Aliver ? — La guerre d’Aliver ? — La guerre d’Aliver ? répéta le vendeur en imitant l’accent de Leeka. Il jeta un coup d’œil à Kelis pour voir si celui-ci trouvait lui aussi la question absurde. Le jeune homme ne laissa rien paraître. — La guerre qui vient, voyons ! Celle contre les envahisseurs. La nouvelle guerre du Roi des Neiges ! Les yeux verts de Leeka clignèrent à plusieurs reprises. — Le Roi des Neiges… — Je sais ce que vous voulez. Vous voulez trouver des vêtements convenables pour le couronnement. C’est bien ça ? Vous voulez impressionner le roi, lui faire croire que vous êtes un vieux guerrier ? — Le couronnement ? — Vous ne savez donc rien de rien ? À moins que ce ne soit l’âge ? Ou les conséquences fâcheuses de vos excès pendant votre jeunesse ? Le Balbara jugeait hilarante la perplexité de Leeka. Dans ce qui devait être un dialecte local, il s’adressa par-dessus son épaule à un groupe d’hommes qui jouaient avec des cailloux un peu plus loin. Ils levèrent les yeux et l’un d’eux répondit. Tous éclatèrent de rire. Le marchand se retourna vers Leeka, la mine soudain avenante. — Voyez si demain vous vous souviendrez de ce que je vais vous dire. Aliver Akaran est ressuscité. Il doit devenir roi. Il sera enfin roi ! Il va combattre dans une guerre à laquelle nous participerons tous. C’est bon pour le Talay. C’est bon pour le Balbara. L’homme se pencha et agrippa l’épaule de Leeka d’une main, tandis que de l’autre il saisissait ostensiblement l’épée. — Mais non, vieille tortue, je ne peux pas vous vendre cette lame d’acier, à aucun prix. Cette épée, il lui faut un guerrier, pas un grand-père. Passez votre chemin. La tension crispait le front de Leeka. Ses yeux quittèrent le visage du vendeur et se posèrent sur la main refermée sur son épaule. Pendant un moment horrible, Kelis eut la certitude que le vieil homme allait briser le bras de l’impudent. Le Balbara souriait d’un air bonnasse, mais Kelis savait quelques petites choses sur Leeka. L’homme qui les avait accueillis seul dans une plaine immense avait été étrange, indéchiffrable. Celui-ci était différent, bien que Kelis n’eût pas remarqué le changement jusqu’alors. — Viens, mon frère, dit-il à Leeka. Tu n’as pas besoin de cette épée. Il passa la main sous le poignet du Balbara et le souleva. À partir de là, au moins, leur voyage le long de la côte puis sur les routes commerciales qui longeaient les flancs ouest des collines du Teh devint plus aisé. Sans le savoir, ils s’étaient mêlés à un flot de pèlerins qui s’écoulait vers le nord, vers l’île d’Acacia et les merveilles que prétendument elle recelait maintenant. Il semblait qu’une grande majorité de personnes avaient fait en sorte de pouvoir abandonner leurs occupations pour être de l’aventure. Au sein de cette multitude, les cinq voyageurs et leur escorte de sorciers ne se faisaient pas plus remarquer que quiconque. * * * — J’ai trouvé un bateau, annonça Kelis quand il rencontra Benabe un peu à l’écart de leur campement. — C’est vrai ? — Oui. Kelis voulut la contourner, mais elle lui saisit le bras et le regarda au fond des yeux un long moment. — Nous devrions peut-être continuer sans eux. Il comprit instantanément l’allusion. Il ruminait la même idée depuis déjà quelque temps. — Je n’ai pas acheté leur passage, mais… j’imagine que cela ne les empêchera pas de venir. — Nous pourrions y aller nous-mêmes, dit-elle, et il y avait de l’urgence dans ces mots. Les laisser ici. Le pourrions-nous ? se demanda Kelis. Avaient-ils le pouvoir de le faire ? En avaient-ils le droit ? Ce n’était pas à Benabe, Naamen ou Kelis que les Hérauts s’adressaient. C’était à la fille d’Aliver. Et c’était Aliver en personne qui le premier était allé chercher le Santoth, l’avait trouvé et était revenu encore plus fort et plus déterminé après le temps qu’il avait passé avec les sorciers. Plus sage, aussi. — Benabe, Aliver ne désirait rien tant que ramener les Hérauts du Santoth dans ce monde. Il aurait fait ce que nous faisons maintenant, s’il avait vécu assez longtemps et qu’il avait découvert le moyen d’y parvenir. Comment peux-tu me demander de ne pas accomplir ce qu’il jugeait d’une telle importance ? Benabe n’avait pas de réponse. — Nous aurions dû étudier plus sérieusement ce sujet. — Nous l’avons étudié encore et encore, répliqua le jeune homme. Tous, dans nos têtes. Naamen vint vers eux d’un pas rapide. — Qu’est-ce qu’il se passe ? s’enquit-il. — J’ai trouvé un bateau, dit Kelis une nouvelle fois. — Il bat pavillon acacian ? demanda Naamen. Ils savent qui tu es ? — Non, personne n’est au courant. Et ce n’est pas un bateau acacian. Il jeta un coup d’œil à Shen. Elle était endormie sur une couverture étroite étalée à même le sol. — Il ne vous plaira probablement pas beaucoup, mais c’est tout ce que j’ai pu dénicher. Venez. Réveillons Shen. Il faut partir. Naamen l’approcha alors qu’il rassemblait leurs maigres effets éparpillés. — Et eux ? demanda-t-il. Kelis n’avait pas besoin de regarder pour savoir de qui il parlait. Il glissa leurs bols et le restant de nourriture dans son sac, qu’il fixa sur son dos tout en se relevant. — Seulement nous cinq, dit-il. Je ne peux représenter personne d’autre. Nous ferons ce que nous ferons. Ils feront ce qu’ils feront. Et ce que fit le Santoth fut de les suivre comme leur ombre quand ils descendirent du flanc de la colline où ils avaient passé les dernières nuits. Devant eux courait la mince bande de sable blanc qui marquait le littoral nord du Talay. La Mer Intérieure s’étalait au nord vers l’île d’Acacia, invisible mais bien là, assurément, un peu au-delà de l’horizon. Bien que ce ne fût pas une ville, le site grouillait de vie. Des transports à fond plat se massaient le long de la plage. Des pèlerins comme eux convergeaient de toutes les directions vers ces embarcations. Un réseau d’enclos en bois décrivait une géométrie hasardeuse depuis la plage jusqu’aux dunes herbeuses. Ils étaient occupés par des troupeaux d’animaux gras, sans pelage et d’une couleur rose qui n’était pas due à la lumière du soleil levant. — Tu plaisantes ? dit Benabe d’un ton prouvant qu’elle le savait sérieux. Tu veux nous faire voyager sur… des barges à cochons ? Où est notre bateau ? Elle ne regarda pas directement Kelis, préférant scruter la scène comme pour repérer ce qu’elle avait manqué au premier coup d’œil : une belle galère robuste avec leur nom peint sur sa coque. Kelis ralentit parce qu’elle venait de le faire, mais il fit en sorte qu’ils continuent à avancer. — C’est ce que j’ai trouvé de mieux. Ils emportent ces cochons pour les vendre sur la plate-forme de bateaux qui flottent autour d’Acacia. Ils n’ont pas posé de questions, et ils ne travaillent pas avec Sinper Ou. Ils nous amèneront jusqu’à la flottille qui entoure l’île. Ensuite, à nous de nous débrouiller pour atteindre la terre ferme. Nous… Il se racla la gorge, hésita un moment, puis décida qu’il valait mieux tout dire maintenant. — Nous aurons des déguisements. — Quel genre de déguisements ? — Nous serons habillés en porchers. Le regard que Benabe lui lança le fit se sentir comme un gamin impossible venant une fois de plus d’exaspérer sa grand-mère. Elle avait dû s’entraîner, car elle était trop jeune pour recourir fréquemment à une telle expression. — Pas question que je me transforme en gardienne de cochons. — Il faudra bien, pourtant, répondit-il. Si tu veux arriver sur Acacia. — Je pensais que tu connaissais du monde. Je pensais que tu avais des liens avec la famille royale. Je pensais… — Des cochons ! s’exclama Shen qui venait de les rejoindre avec Naamen. Regarde, Mère, des cochons. Ce sont des porcelets ? Elle saisit la main de sa mère et l’entraîna en avant, combattant sa réticence avec un enthousiasme purement enfantin. Alors que Kelis les regardait s’éloigner avec soulagement, la fillette tourna la tête vers lui et lui adressa un clin d’œil. Les centaines de pieds humains et de sabots avaient ravagé le sable blanc. L’odeur prenait à la gorge. La brise venue du large ne parvenait pas à la dissiper. Quant au vacarme ambiant, il éclipsait le clapotis paisible des vagues : grognements et couinements, cris et voix haussées pour se faire entendre, qui venaient de toutes les directions, annonçant les ventes de nourriture et d’eau douce pour la traversée. Kelis avait repris la tête de leur groupe. Il les mena jusqu’au marchand de bestiaux qui contrôlait une petite flotte de barges, parmi de nombreuses autres, le long de la plage. Il avait accepté de les faire traverser, mais ce n’était pas par charité. Il exigeait à la fois les quelques pièces qui restaient dans le fond du sac de Kelis et leur travail. Divisés et affectés à différentes tâches, ils aidèrent au chargement frénétique des barges. Ils ouvrirent et refermèrent les enclos, poussèrent les animaux devant eux, s’interposèrent pour empêcher un troupeau de se mélanger avec un autre, déversèrent des seaux de pâtée dans les auges qui, une fois pleines, devaient être hissées à bord. Au bout de quelques minutes dans ce désordre assourdissant, ils étaient tous crasseux. Leeka se mit au travail avec une étrange solennité. Naamen – Kelis le remarqua – gardait son bras trop faible dans les replis de son habit. Il évita le ramassage d’ordures à la pelle, vers lequel l’avait dirigé un garçon deux fois moins âgé que lui. Il avait l’art de sembler à la fois sourd et frappé d’une vision parcellaire, à la grande irritation du gamin. Benabe arborait une expression ombrageuse, et un coin de sa bouche se relevait de façon menaçante chaque fois qu’elle croisait le regard de Kelis. Quant à Shen, son travail ressemblait plus à un jeu. Elle courait ici et là les bras écartés, en criant et en fonçant comme s’il s’agissait de poules et non de verrats en forme de barriques qui pesaient dix fois son poids. Les cochons la fuyaient avec une précipitation qui frisait la panique. La scène aurait été comique, sans l’agitation des animaux. Derrière la fillette, les Hérauts s’étaient déployés. Ils n’avaient rien changé à leur attitude ou à leur silence, ils se tenaient simplement auprès d’elle. Mais les cochons les sentaient ou les voyaient et cherchaient à leur échapper, ce qu’ils ne pouvaient faire qu’en gravissant les passerelles menant aux barges. — Je n’ai jamais rien vu de pareil, dit le marchand. Il s’était approché de Kelis et le poussa du coude dans les côtes, dans un geste de connivence. Il arborait un air perplexe en suivant Shen des yeux, sans évidemment voir le Santoth. — Si jamais vous voulez vous débarrasser d’elle, cette gamine fera merveille à ce poste. Elle pourrait remplacer tous mes garçons. Et je ne les regretterais pas. Kelis ne répondit pas. Quelques heures se passèrent ainsi à transpirer, avant que tous les cochons se retrouvent à bord. Kelis se tenait dans l’eau qui lui arrivait aux chevilles, et contemplait le spectacle, quand les autres vinrent le rejoindre après avoir terminé leurs tâches respectives. La marée commençait à désensabler les barges. Les embarcations remuaient maintenant au gré du ressac, à la grande consternation de leurs passagers animaux. Serrés à l’intérieur au point de ne former qu’une seule masse, les cochons glissaient les uns contre les autres en émettant des grognements de protestation. Des adolescents grimpèrent aux gréements. Suspendus au-dessus de la mer d’échines, ils libérèrent les voiles que la brise du soir gonflerait pour emporter les bateaux vers le large. — C’est sans danger ? s’enquit Naamen. Je sais qu’il faut absolument que nous partions, mais… Kelis n’en était pas très sûr, mais il répondit : — Tu as vu le marchand. Est-ce qu’il a la tête d’un homme qui laisse ses cochons se noyer au fond de la mer ? Acacia est tout proche. Viens. — Juste une petite balade à travers les déjections de porcs, grommela Naamen. Il plaça son sac sur sa tête et fit signe à Shen de marcher à côté de lui. Elle allait obéir, mais se détourna subitement. Les Hérauts du Santoth se tenaient immobiles sur la plage, loin de l’eau. — Vous ne venez pas ? demanda la fillette. — Nous avons le droit ? demanda l’un des sorciers. — Bien sûr, Nualo, répondit-elle avant que Kelis ait pu réfléchir à la question. Vous êtes arrivés jusqu’ici. Maintenant, c’est la partie la plus facile du voyage. — Nous pouvons donc venir avec vous ? — C’est ce que je viens de dire. Le Héraut souleva son pied du sol et le reposa un peu en avant, sur le sable mouillé. Un autre prit la parole, d’une voix vibrante, plus réel que Kelis l’aurait cru possible : — Nous pouvons venir sur Acacia ? Vous nous le permettez ? — C’était notre destination depuis le début. Oui, venez. Un frémissement les parcourut, différent des ondulations et des distorsions qui les affectaient habituellement. Ils sont effrayés, se dit Kelis. — Shen, dit encore un autre sorcier, levez-vous la mesure de bannissement qui pèse sur nous ? — Vous viendrez, si je le fais ? — Oui, répondirent-ils à l’unisson. Kelis avança en pataugeant vers la fillette. Il tenta de lui saisir le bras. Subitement il voulait l’empêcher de prononcer la réponse la plus facile. — Shen, attends… — Je lève la mesure de bannissement, alors. Elle agita la main dans l’air pour illustrer l’évanouissement de quelque chose dans le néant. — Il n’y a plus de bannissement. Et maintenant, venez. Aïe ! Kelis, tu me fais mal ! Le jeune homme la lâcha. Il ne s’était même pas rendu compte qu’il l’avait agrippée. Elle se massa le poignet de son autre main. — Parfois, tu es bizarre, tu sais… Elle lui tourna le dos et gravit la passerelle en bois pour monter sur la barge. Les Hérauts lui emboîtèrent le pas. Ils se dispersèrent sur le bateau sans provoquer plus de troubles chez les cochons qu’une brise les effleurant. Chacun des pas de Kelis souleva des gerbes d’écume jusqu’à ce qu’il atteigne le bout de la passerelle. Aliver, je prie pour que tout cela soit pour le mieux, pensa-t-il. CHAPITRE VINGT-HUIT DES POILS ABONDANTS DÉPASSAIENT DES NARINES DE L’HOMME. Sire Lethel ne pouvait s’empêcher de s’imaginer en train de les lui épiler méthodiquement. Cette idée ne l’aidait pas vraiment à se concentrer. Pas plus que les plaques d’écailles qui couvraient son front et ses joues. Ni que la pointe bifide de sa langue, sans doute pour imiter le totem de son clan, un serpent à capuchon. Le Ligueur ne détourna cependant pas le regard pendant que son interlocuteur débitait son acacian sommaire, sur un rythme haché. Lethel fronça les sourcils et pinça les lèvres, espérant simuler ainsi une expression de respect à l’égard de ce Dukish, le chef auto-proclamé des esclaves d’Anet à Avina. Les deux hommes étaient assis face à face au centre d’une cour dallée de marbre, sous un ciel clair. Un groupe de conseillers se tenaient derrière sire Lethel, parmi lesquels plusieurs soldats d’Ishtat. Derrière eux, des archers s’étaient discrètement déployés de chaque côté. Les esclaves ne représentaient pas une menace potentielle de même gravité que les Auldeks, mais il était toujours plus prudent de prévoir le pire. Derrière Dukish se massait en effet une petite foule de ses pairs du Quota. Tous étaient bien vêtus, et semblaient en bonne santé, mais le sire les considérait quand même comme une horde disparate. Ils restaient des esclaves, après tout. Ils avaient été élevés pour servir et avaient subi tous les caprices que les Auldeks, des animaux eux aussi, avaient pu concevoir. Leurs propres corps en étaient les témoignages vivants. Il ignorait ce qu’avait pu être leur quotidien, et il ne souhaitait pas le savoir. Dukish n’était pas conscient de cela, bien sûr, d’où son fastidieux discours sur ce sujet précis. Assis là, à feindre l’empathie, Lethel laissa son esprit vagabonder. Il y avait un million de choses plus importantes à prendre en considération avant les malheurs de ces esclaves. Il n’était arrivé dans l’Ushen Brae que cinq jours plus tôt. Il avait voyagé avec sire Faleen, tous deux bénéficiant de la bénédiction du Conseil, avec le pouvoir partagé de mener les affaires au nom de la Ligue en ces Autres Contrées. Depuis son arrivée, il avait passé la majeure partie de son temps sur les îles de la Barrière. Là, il avait amassé avec avidité tous les renseignements relatifs à cet endroit, tous les détails sur le commerce du Quota, les tribus auldeks et, surtout, le Lothan Aklun. Les quelques nuits passées dans les propriétés des Lothans, ces habitations étranges accrochées aux falaises de manière presque irréelle, l’avaient laissé quelque peu étourdi, de façon plutôt plaisante d’ailleurs. Mais les rares choses qu’il avait vues en état de fonctionner, ces plateaux de tables qui flottaient dans l’air, le verre qui s’assombrissait ou s’éclaircissait au contact des doigts, les rainures dans le sol des couloirs qui, lorsque vous y posiez le pied, vous faisaient avancer comme si vous glissiez doucement, ces vaisseaux propulsés par les âmes qui filaient sur les eaux sans source d’énergie visible, tout cela lui avait permis d’entrevoir des possibilités très attrayantes. Ils avaient certainement d’autres navires. Sire Faleen avait mentionné la découverte de transports énormes capables d’accueillir des milliers de soldats, ainsi que la présence de très nombreux vaisseaux de taille plus réduite, certains si petits qu’ils ne pouvaient accepter à leur bord qu’une seule personne. Quelles autres merveilles risquait-il de mettre au jour ? Des armes ? D’autres Mangeurs d’mes ? S’il l’avait pu, il serait resté là, ou il aurait mis le cap sur Lithram Len pour étudier les ruines du Mangeur d’mes. Ce que Faleen faisait en ce moment même. Mais actuellement, ces sujets échappaient à son champ de compétence. Ils revenaient à sire Faleen, qui était d’un rang plus élevé au sein de la Ligue. Lethel s’était porté volontaire pour s’occuper des affaires concernant le Continent. Ce qui impliquait surtout d’arranger les choses avec les esclaves émancipés. Plus tard, il explorerait l’intérieur des terres et jugerait de l’usage que l’on pourrait faire des cités auldeks abandonnées. On était également en droit d’espérer des bénéfices de ce côté. Mais Lethel avait surtout pour projet de trouver le moyen de récupérer les tâches dévolues à Faleen. Peut-être son très estimé frère passerait-il par-dessus bord, après avoir inhalé un peu trop de cette brume rouge qu’il appréciait tant. Pensée peu charitable, certes, mais Faleen n’avait jamais été qu’un moulin à paroles et une outre pleine de vent, doté d’une incompétence polie qui lui avait valu son ascension dans le Conseil de la Ligue. Lethel était persuadé qu’il trouverait le monde réel beaucoup plus stimulant. Dukish continuait de parler. Lethel aurait bien haussé les sourcils en signe d’intérêt, mais il les avait épilés et réduits à deux traits aigus, qui affectaient déjà cette expression. Il était toujours stupéfait de voir que les imbéciles interprétaient si souvent le silence et l’attention feinte de leur interlocuteur pour une incitation à raconter tout et n’importe quoi. C’était toutefois un prix bien léger à payer, car ce Dukish venait de lui simplifier grandement la vie. Trois jours après son arrivée dans l’Ushen Brae, le Ligueur avait été informé que Dukish désirait le rencontrer dans une démarche pacifique. En fait, cela n’avait rien d’étonnant. Ces gens avaient été des esclaves. Ils étaient libérés par les actes d’autrui. Il était donc naturel que cette liberté soudaine les effraie. Et bien sûr, ils recherchaient un nouveau maître. La Ligue pouvait leur rendre ce service. Non pas en usant de fouets et de chaînes, bien sûr. Elle n’avait pas besoin d’expédients aussi grossiers pour réduire les autres en esclavage. Dukish offrit les cendres de sire Neen en guise de présent. Les morceaux de l’infortuné Ligueur avaient été rassemblés et soumis à quelque rituel de crémation, et ce Dukish avait fini par entrer en leur possession. Un cadeau singulier, mais Lethel accepta l’urne avec une idée très précise de ce qu’il ferait de son contenu. — J’entends toutes ces nouvelles et j’en suis attristé, déclara-t-il quand sa patience eut atteint ses limites. Les propos que vous tenez sont graves, j’en suis bouleversé. Vous devez savoir que c’est en toute innocence que la Ligue a joué son rôle dans tout cela. Durant toutes ces années, nous avons été les serviteurs de la volonté des Akarans. Nous avons navigué sur les Flots Gris à leur demande. Et ici même, dans l’Ushen Brae, nous avons été maltraités par le Lothan Aklun, hautain, arrogant et vicieux. D’une certaine manière, nous aussi avons été dupés par les deux. Dans la foule des esclaves, quelqu’un émit un commentaire, et d’autres renchérirent sur le même ton. Lethel aurait aimé pouvoir faire exécuter celui qui avait pris la parole de la sorte, mais ç’eût été une erreur. Il regarda au-delà de Dukish, et adressa son message à tous les autres. — J’apprends que c’est une révélation étonnante pour vous, dit-il. Mais honnêtement, comment aurions-nous pu deviner ce qu’il advenait de vous ? Tout ce qu’on avait bien voulu nous dire, c’est que nous amenions des orphelins dans une nation qui voulait bien les recueillir. Nous n’étions que des intermédiaires. Fouillez dans votre mémoire. Est-ce un homme tel que moi, un véritable Ligueur, qui vous a enlevés à vos foyers ? Non, c’étaient les… Comment les surnommiez-vous ? Les capes rouges ! Ils ont agi sur ordre des Akarans. Avez-vous souvenir d’un seul Ligueur qui aurait posé le pied sur le sol de l’Ushen Brae ? Étions-nous présents dans la caverne où certains d’entre vous se sont vu voler leur âme ? Non. Veuillez considérer toute la situation sous cet angle, et vous entreverrez la vérité, j’en suis certain. Dukish tourna la tête de côté et repoussa ses longs cheveux pour révéler des chairs mutilées, là où aurait dû se trouver son oreille. — C’est un Ligueur qui m’a fait cela, uniquement pour s’amuser. Ah, songea Lethel, c’est sans aucun doute l’œuvre de sire Fen. Il avait en effet la réputation de prendre plaisir à ce genre de choses, avant que Dariel Akaran l’éventre. Dommage. Lethel avait toujours bien aimé ce vieux plaisantin. — Si c’est vrai, je vous présente mes excuses les plus sincères. Même au sein de la Ligue il y a des… vauriens. Nous faisons de notre mieux pour les chasser. Il était temps de changer de sujet : — Mais voyons plutôt l’avenir. L’échiquier qu’est le monde a été bouleversé. Maintenant qu’il est comme il devait être, le passé est derrière nous. Ce que vous voyez, ce sont de nouveaux joueurs, de nouvelles règles du jeu, de nouvelles possibilités. La Ligue est disposée à traiter avec vous d’égal à égal. Vous voyez, je suis là, devant vous, et nous parlons d’égal à égal. Vous et votre peuple êtes les nouveaux maîtres de l’Ushen Brae. De même, à l’avenir, la Ligue ne sera plus un pion manipulé par les Akarans. Nous avons rompu avec eux après ce que nous avons appris ici. Si nous reprenons contact avec eux, ce sera en votre nom. Et je dis bien « si », car les Auldeks vont certainement les anéantir, comme vous le savez. Du moins, j’espère vraiment qu’ils parviendront à ce résultat. D’autres grognements. Le sire se rendit compte qu’il parlait trop rapidement. — Ce que je veux dire, c’est que j’espère qu’ils atteindront le Monde Connu. J’espère qu’ils affronteront les Akarans. Mes amis, quel meilleur châtiment pour les tyrans que de verser leur propre sang dans un massacre de grande ampleur ? Il n’obtint pas la réponse enthousiaste qu’il attendait. — Où sont-ils ? demanda une femme au visage gris, derrière Dukish. — Qui donc ? — Les Auldeks. — Oh ! je ne sais pas. Loin, très loin, répondit Lethel avec un geste vague de la main. — Vous ne suivez pas leur progression ? Ce que nous faisons ne te regarde en rien, pensa le Ligueur. — L’Ishtat a envoyé des oiseaux dressés pour les suivre, pendant un temps. C’était assez facile, évidemment, du fait que c’est une nation entière qui fait mouvement. Il y a une quinzaine de jours une des premières tempêtes de la saison a égaré les oiseaux. Ensuite l’hiver s’est imposé. C’est ainsi que cela se passe, dans le Nord. — Vous les avez perdus ? L’homme venu avant vous a dit que la Ligue les suivait à la trace. Il a affirmé que vous aviez la suprématie des mers. Que vous voyiez tout. Et vous nous dites maintenant que vous les avez déjà perdus ? — Ce n’est pas ce que j’ai dit. Sire Lethel passa un doigt sur la courbe accentuée d’un sourcil. Il sentait se manifester les premières pulsations d’une migraine. Il en avait beaucoup trop souvent. Il supposait qu’elles étaient dues à un mauvais emmaillotage de son crâne, lorsqu’il était jeune. — Nous savons où ils se trouvent : dans un enfer de glace et de neige. Inutile de les accompagner dans leur voyage en ces contrées. Les Auldeks sont un problème pour la reine Corinn, de toute façon. Pour les Akarans, mais pas pour vous ou moi. Dukish se leva d’un bloc et se retourna vers le groupe derrière lui. Comportement quelque peu excentrique, jugea Lethel. Ils parlèrent en murmures pressés, en auldek, d’après le peu que le Ligueur en percevait. Il croisa les jambes et fit effectuer un mouvement de balancier à un de ses pieds. En remarquant une tache sur le rouge satiné de sa botte, il eut une moue de mécontentement. Une punition serait de rigueur pour le serviteur qui prenait soin de sa mise. Ce dernier n’était peut-être pas responsable de cette tache, mais comment le sire effacerait-il cet affront de son esprit s’il ne le faisait pas payer à quelqu’un ? Quand Dukish se rassit, ce fut pour annoncer qu’ils étaient prêts à discuter d’un traité. Lethel réunit la pointe de ses doigts en cône, dans l’attitude d’un vieux sage. — Je suis ici pour tendre une main amicale à… Il faillit dire vous autres, esclaves, mais il se rappela à temps le nom qu’on lui avait recommandé d’utiliser avec eux. — … tout le peuple d’Anet, ainsi qu’à tous les autres peuples de l’Ushen Brae. Mais avant d’aller plus loin, il me faut vous poser une question. Comme vous le savez, j’en suis sûr, quelqu’un a détruit une installation sur l’île de Lithram Len. J’ignore quelle folie est à l’origine de cet acte, mais je puis vous affirmer que notre déplaisir a été extrême à cette nouvelle. Ce n’est pas une manière d’entamer un nouveau partenariat. Êtes-vous responsables de ces destructions ? À voir l’emphase avec laquelle Dukish nia l’accusation, il était clair que non. — Qui l’a fait ? — Je n’en ai aucune idée. Dukish regarda vivement derrière lui, pour s’assurer que ses semblables étaient dans la même ignorance que lui quant à l’identité du coupable. Ce qui lui fut confirmé. — Avez-vous entendu parler de survivants dans le groupe que sire Neen avait amené pour rencontrer les Auldeks ? Des Acacians ? — Un Ligueur, répondit Dukish. C’est tout. — Ce n’est pas possible. Vous voulez parler d’un soldat ? Dukish éclata de rire. — Pas celui-là. Ce n’était pas un soldat. Celui-là, c’était une mauviette. Devoth l’a emprisonné. Il l’a emmené avec lui. — Et il n’y a eu personne d’autre ? — Non. Lethel réduisit la pression qu’il imposait à la pointe de ses doigts réunis. C’était ridicule, bien sûr, mais il ne pouvait s’empêcher de penser à Dariel Akaran. Si par quelque miracle le prince avait réussi à en réchapper et s’était remis à jouer ses sales tours… Mais non, c’était très improbable. Trop improbable. — Tout d’abord, vous retrouverez l’auteur de ce crime et vous me le livrerez, dit-il. Ou vous me les livrerez, s’ils sont plusieurs. C’est une condition non négociable. Et ensuite, il ne faut plus que quiconque porte atteinte aux créations des Lothans. Elles sont désormais propriétés de la Ligue. Tout attentat contre elles reviendrait à nous agresser, nous. — Mais ce qui a été détruit sur Lithram Len, c’était le mal, dit une voix dans l’entourage de Dukish. — Peut-être. Et peut-être était-ce une machine que le Lothan Aklun avait transformée pour faire le mal. Un couteau est-il mauvais parce qu’il peut tuer un homme ? Non, il peut également servir à mille choses utiles. Dans les rangs de notre Ligue, nous comptons des érudits, des savants et des chercheurs. Il est possible que tout ce que le Lothan Aklun a utilisé pour rendre vos vies misérables, nous puissions l’utiliser pour votre bien. Ce point n’est pas négociable non plus. Vous nous confierez toutes ces créations. D’ailleurs, vous nous préviendrez si vous en découvrez d’autres qui nous étaient encore inconnues. — Les Anets ne s’intéressent pas aux choses qui ont appartenu aux Lothans, déclara Dukish. Je ne peux pas parler au nom des autres clans, mais vous avez ma parole pour ce qui regarde le nôtre. Et maintenant, je veux moi aussi avoir votre parole. Votre homme, celui qui nous a parlé avant vous, il a dit que vous pouviez nous procurer des colons, avec des femelles fertiles et nubiles. Est-ce vrai ? C’est même très vrai, pensa Lethel. Nous avons des îles entières consacrées à la reproduction. — C’est dans nos possibilités. — J’ai votre parole, alors ? Le Ligueur ne réagit pas à l’inanité de la formule. — En toutes choses, mon ami. Il faudra un peu de temps, mais cela peut être fait. En plus des îles de la Barrière, nous aurons besoin de baser certaines opérations ici, à Avina. Si nous devons vraiment… — Il ment ! La voix était forte, assez brusque pour faire tressaillir sire Lethel. Il tourna la tête et chercha du regard l’auteur de cette intervention, car elle ne provenait d’aucun des groupes présents dans la cour. — Le Ligueur ment ! — Qui parle ? dit la femme au visage gris. Montre-toi. — Dukish ne parle pas pour les Êtres Libres, lança encore la voix. — Qui le fait, en ce cas ? demanda Lethel. — Promettez-moi que vos soldats ne nous abattront pas. — Ne nous donnez aucune raison de le faire, et nous ne le ferons pas. — J’ai votre parole ? Le Ligueur se retint de lever les yeux au ciel. — Absolument. Une femme se mit debout sur le pont sous lequel le parti de Lethel était passé pour entrer dans la cour. Plusieurs silhouettes se dressèrent à ses côtés, ainsi que d’autres sur les toits avoisinants. Quelques-uns sortirent de derrière les rochers qui les avaient cachés. Ils ne paraissaient pas armés, à part de couteaux, toujours dans leurs fourreaux. Dukish aboya quelque chose en auldek à l’adresse de la femme, avec un geste obscène. Elle lui rendit la politesse. D’autres Anets s’en mêlèrent, et pendant un moment il sembla que la rencontre allait verser dans le chaos. Les soldats de l’Inspectorat d’Ishtat réagirent. Ils entourèrent Lethel d’un mur compact de corps. Ils le serraient de si près que lorsqu’ils amorcèrent leur mouvement de retrait il n’aurait pu dire si ses propres pieds touchaient toujours le sol ou si leur masse le soulevait. Les archers préparèrent leurs armes, visant à la fois les Anets et les nouveaux venus, et le capitaine cria aux clans de rester immobiles. Lethel soupira. Les difficultés qu’il y avait à traiter avec des primitifs… On ne savait jamais où le pouvoir se trouvait. Il fallait toujours régler le problème des chamailleries et des rivalités. Quoique, dans le cas présent, il doutait fort que tout soit dû à cette femme. Son visage était bleu pâle, et elle portait une coiffe qui jaillissait à la naissance de ses cheveux. Espérait-elle que l’on prît cette excentricité pour une couronne ? Mais elle était mince, avec les membres déliés, exactement le type du sire, en fait, si l’on exceptait les… plumes. C’étaient bien ça : des plumes. Pas une coiffe, mais des plumes en guise de chevelure. Ah ! ces primitifs ! — Nous ne sommes pas venus pour vous combattre, déclara la femme, mais uniquement pour vous dire la vérité, avant que vous vous égariez. Dukish ne parle pas en notre nom, pour ceux qui constituaient auparavant le Quota et qui sont aujourd’hui les citoyens libres d’une nation nouvelle. Les Anets trépignèrent de rage en entendant cette déclaration, et il fallut un moment aux soldats d’Ishtat pour les calmer. — Vous parlez donc pour tous ces gens ? Dukish voulut intervenir, et le capitaine de l’Ishtat lui décocha un coup de poing rapide mais léger à la mâchoire. C’était une forme de sommation, tout comme son geste pour dégainer son épée courte. Il y eut un instant de tension, qui n’alla pas plus loin. Lethel réitéra sa question. — Pour le moment, oui, répondit la femme. — Et puis-je connaître votre nom, je vous prie ? — Skylene. — Ah ! dit le sire qui avait repris contenance. Eh bien, Skylene, ces nouvelles me surprennent quelque peu. J’avais trouvé Dukish très convaincant. Vous ne pouvez pas dire qu’il ne contrôle pas une partie importante de la cité. J’ai pu le constater de mes propres yeux. Ne me demandez pas de ne pas le croire. Peut-être pourriez-vous descendre pour nous rejoindre, afin que nous discutions. — Je parlerai d’ici. — Ce n’est pas une attitude très adéquate pour tenir conseil. Vraiment, vous… — Ligueur, je ne peux pas tenir conseil avec vous. Je veux simplement que vous le sachiez : Dukish ne parle pas pour les Êtres. — Qui le fait, en ce cas ? — Notre Conseil des Anciens. Yoen. Mór. Ils sont nombreux, ceux qui parlent vrai. Ils sont loin d’ici, occupés à rassembler les Êtres dans les Terres de l’Ouest, pour qu’ils reviennent ici. Ils arriveront bientôt. Les Anets se sont simplement emparés du pouvoir pendant leur absence. Méfiez-vous, Ligueur, certains parmi les Kulish Kra et les Lvins ont prévu d’en faire autant. Ne passez aucun pacte avec eux, il ne vaudrait rien. Le Conseil parle pour tous les Êtres, pas seulement pour un clan ou un autre. Dukish est un imbécile capable de créer l’anarchie là où la paix pourrait régner. Ne l’écoutez pas ! Lethel aurait aimé pouvoir exprimer tout le déplaisir qu’il éprouvait à recevoir des ordres. Il n’en fit rien, et ne laissa transparaître qu’un intérêt un peu étonné. — Tout cela est fort déconcertant. Descendez donc, que nous puissions… — L’Ushen Brae appartient aux Êtres. Vous n’avez pas votre place ici. Et vous n’arriverez pas à nous diviser. Nous sommes plus forts ensemble, et nous resterons ensemble. — Ah ! souffla le Ligueur. Il eut la même grimace que s’il venait de humer un relent nauséabond. Il leva une main ouverte pour demander le temps de la réflexion. D’un côté il avait un Conseil des Anciens qui parlait pour tous, des idéaux élevés, une détestation de la Ligue, des notions grandioses qui voulaient que ces contrées soient libres. De l’autre, plusieurs clans d’imbéciles qui divisaient l’Ushen Brae en autant de petites puissances en rivalité continuelle les unes contre les autres, et qui tous n’aspiraient qu’à accepter ce que la Ligue proposait. Le choix était facile à faire. Sire Lethel se tourna vers le capitaine de l’Inspectorat d’Ishtat. — Abattez l’oiseau. CHAPITRE VINGT-NEUF SON TORSE NU INONDÉ DE SUEUR, MELIO FAISAIT FACE à l’immense guerrier. Son épée de Marah fendait l’air. Il reculait en parant. L’autre avançait vers lui sur des jambes épaisses comme des troncs d’arbre, et sa lame sifflait à chacun de ses coups surpuissants. À plusieurs reprises, Melio esquiva sur la droite ou la gauche, et l’épée de son adversaire frappa le sol gelé, créant des geysers d’échardes glacées. Il sentait la colère du géant monter, le posséder, le pousser à des assauts de plus en plus furieux. L’homme rugissait en portant ses coups. Melio se baissa, pivota et bondit pour une attaque circulaire de son invention. Le mouvement aurait dû être parfait, et il aurait enchaîné avec un coup à la tête. Sauf que sa réception ne fut pas coordonnée. Le sol bougea sous lui de telle sorte qu’il se reçut sur le bord du pied. Sa cheville se tordit et il la souleva pour sautiller sur son autre pied, en jurant. Son épée pendait au bout de son bras, et son adversaire était complètement oublié. Parce qu’il n’avait pas tenu compte de la surface glissante sur laquelle il se trouvait, son pied valide se déroba sous lui, et Melio s’étala de tout son long. — Et tu voulais faire quoi ? La voix était celle de Geena. Elle était suspendue au gréement du Slipfin, assise, une jambe accrochée à l’échelle de cordages. Dans cette position, elle se sentait parfaitement en sécurité, alors même que le navire filait sur une mer houleuse qui le ballottait sévèrement. Pendant le combat de Melio, elle avait mangé des dattes dont elle recrachait le noyau par-dessus bord. Parfois la tête en bas, elle avait observé toute la scène avec un amusement mal dissimulé. Il avait fallu au jeune homme un surcroît de concentration pour ne pas lui prêter attention. Il resta allongé un moment, comme s’il avait subitement décidé d’inspecter les planches du pont. À l’instar de toutes les parties extérieures du vaisseau, celui-ci était recouvert d’une pellicule blanche. Ce n’était pas la première fois qu’il avait l’occasion d’étudier ce revêtement singulier d’aussi près. Les choses s’étaient un peu améliorées après que Kartholomé avait déniché des sortes de chaussettes antidérapantes, mais même celles-ci ne semblaient avoir d’effet que lorsqu’il se souvenait qu’il les portait. — C’était une version modifiée de la Huitième Forme, dit-il en se relevant. La Huitième Forme est l’enchaînement qui reproduit le combat de Gerimus contre les gardiens de la forteresse de Tulluck, quand il a affronté les géants qui défendaient le… — Qui est Gerimus ? — Tu ne sais pas qui il est ? — Tout le monde n’a pas été élevé dans les traditions acacianes ! lança Kartholomé d’un endroit indéterminé. — Un souverain du Deuxième Royaume Candovien. La précision ne parut pas éclairer davantage la jeune femme. Melio essuya la sueur à son front avec la chemise qu’il avait ôtée avant de commencer. Il faisait assez frais, mais il aimait la sensation de l’air sur sa peau quand il s’entraînait. Ils avaient quitté Bleem dix-huit jours plus tôt et se dirigeaient vers l’ouest, avec un léger infléchissement au sud. Clytus avait effectué cette modification de leur cap pour ses propres raisons, sans juger bon de les leur révéler. Autour d’eux, les Flots Gris. Aussi loin que portait le regard, rien que des vagues et le ciel, dans des teintes mornes, le ciel un peu plus clair que les eaux. Conscient du regard que la jeune femme posait sur lui, Melio but une gorgée d’eau à son outre. Elle se laissa aller tête en bas une fois de plus. Sa chemise commença à se retrousser, mais elle la plaqua d’une main sur son ventre. — Où se trouve cette forteresse de Tulluck ? — C’est… Il coinça de nouveau l’embout de l’outre entre ses lèvres, mais le retira sans avoir bu. — Je ne sais pas, en fait. En Candovie, je crois. Geena dégagea sa jambe et descendit l’échelle de corde sans presque y poser les mains ou les pieds. Il l’avait déjà vue faire, mais il n’arrivait toujours pas à comprendre la technique qu’elle employait. Elle sauta sur un tas de harpons achetés à Bleem. En équilibre sur son sommet, elle le parcourut sur toute sa longueur. — Tu ne sais pas ? Mais tu y étais, non ? — C’était il y a longtemps, répondit-il. La forteresse de Tulluck n’existe plus. — Et pourtant tu te souviens de tous les mouvements que ce Gerimus a faits ? — Enfin, pas exactement. Ce que j’ai fait, c’était une variante créée par Leeka Alain, un officier de la Garde du Nord. C’est à la base une des Formes traditionnelles, qu’il a modifiée quand il a tué le premier Numrek. Et j’ai vraiment connu ce Leeka. Il m’a rendu compte en détail de toute la bataille et j’ai même travaillé une partie de l’enchaînement avec lui. Voilà… Il leva l’outre dans la direction de Geena pour la saluer avant de boire un peu. Il n’était pas certain d’avoir eu le dessus, mais au moins il avait sauvé les apparences. Clytus descendit de la passerelle. — Sharratt, ce n’est plus le moment de jouer avec ton épée. Les corvées du soir t’attendent. Autant t’y mettre. Melio prit sa chemise pour l’enfiler. — Oh ! non, ne fais pas ça ! fit Geena en lui jetant un noyau de datte. — Geena… dit Clytus sur le ton de l’avertissement. — Quoi ? J’aime bien le regarder faire. Melio Sharratt, mon artiste personnel. — Le spectacle est terminé. Remonte dans le nid-de-pie, jeune fille, si tu ne veux pas tâter de mes coups de ceinture. — Tu aimerais bien, hein ? Elle escalada sans effort l’échelle de corde. Clytus vint se placer à côté de Melio, et tous deux suivirent l’ascension de Geena qui finit par atteindre le petit panier de la vigie et y bascula. — Quelle âge a-t-elle ? demanda Melio une fois qu’il fut certain qu’elle ne pouvait pas les entendre. — Elle se conduit comme une jeune fille, pas vrai ? On pourrait croire qu’elle n’a que seize ans et qu’aucun obstacle ne s’est jamais révélé infranchissable pour elle. Elle a toujours été ainsi, et je la connais depuis une trentaine d’années. Le Dispensateur la bénisse. Le brigand tourna un regard sombre vers Melio. — Ce n’est pas vrai, pourtant. Elle a eu des coups durs, en particulier dans sa jeunesse. Elle t’aime bien, mais ne va pas te faire des idées. Elle ne roulerait pas avec toi sur la couche. C’est la danse qu’elle apprécie, pas la lutte. — Je… Je n’ai jamais pensé… — Dans ton cas, c’est à cause de Mena. Pour un certain type de femmes, la princesse est… une sorte d’exemple à atteindre. Comme un héros pour un homme. Tu me comprends ? Melio réfléchit un moment avant de répondre : — Oui, je comprends. Je connais ce sentiment. Mais en ce qui concerne Geena, je n’aurais rien tenté. — Bien, dit Clytus. Elle te quitterait dans la minute si elle pensait que tu as cette idée en tête. Tu es un bon gars, mais si tu manquais d’égards vis-à-vis de Mena, elle présenterait probablement ton érection aux dents d’une murène. Elle l’a déjà fait. Avant que Melio ait le temps de faire la grimace appropriée, Clytus lui donna une bonne claque sur l’épaule. — Et maintenant, les corvées. Ce navire marche sans problème, même si je ne comprends pas tout de son fonctionnement, mais il reste quand même du travail à abattre. Comme toujours, le jeune homme se mit au labeur sans rechigner. Depuis qu’il avait quitté Tivol, il en avait appris plus qu’il l’avait jamais souhaité dans le domaine nautique. À quatre, ils formaient un équipage restreint pour mener un vaisseau tel que le Slipfin, mais Clytus et Geena connaissaient assez d’astuces de brigands pour transformer ce qui semblait impossible en quelque chose de seulement improbable. Si ce devaient être les derniers jours de son existence, Melio ne pouvait se plaindre qu’ils soient occupés aussi pauvrement. Il avait vu des merveilles en mer auparavant. Avant qu’il ne rencontre Mena sur les quais de Ruinat, il avait travaillé pour une misère au service de négociants maritimes. La Mer Intérieure était belle, mais elle ne l’avait pas préparé à ce qu’il voyait dans les Flots Gris. * * * Un après-midi, alors qu’ils étaient à une semaine des terres, Geena cria quelque chose des hauteurs des gréements où elle était grimpée. Il ne saisit pas ce qu’elle disait, mais le ton d’alerte ne lui échappa pas. Il se tourna dans la direction qu’elle indiquait et aperçut un mouvement bas sur l’horizon. Il ne put l’identifier tout d’abord. Des nuages au ras des vagues ? Un grain en formation ? Non. Cela arrivait vers eux très vite, sous l’aspect d’un grouillement qui ne rappelait aucun des phénomènes naturels que l’on rencontre en mer. Cela ne chevauchait pas la houle comme une flottille de bateaux, mais cela n’était pas non plus dans l’eau comme un animal aquatique. C’était au-dessus de la surface, et cela rasait la crête des vagues. Geena glissa au bas d’un cordage si vite qu’elle aurait aussi bien pu chuter. Elle toucha le pont, plia les genoux et se redressa aussitôt avec grâce. — Qu’est-ce que c’est ? lui cria Melio. — Notre dîner ou notre mort. Elle passa devant lui et alla ouvrir un des compartiments en bois du pont. Elle en tira un filet plié et le lui colla contre la poitrine. Puis elle gravit prestement l’échelle menant à la passerelle et disparut à l’intérieur. — Ce pourrait bien être les deux. Notre dîner et notre mort. Kartholomé venait de rejoindre le jeune homme en effectuant une glissade d’une grâce presque irréelle sur le revêtement. On aurait dit un patineur sur un lac gelé. Il prit un des filets et repartit de la même manière. Immobile au poste que Geena lui avait confié, le filet déplié entre les doigts, Melio contemplait le spectacle d’une mer en ébullition sur laquelle une grande masse indéterminée approchait. Ils étaient des milliers. Des centaines de milliers. Ils étaient innombrables. Assez gros pour qu’on les distingue à cette distance. Ils volaient, mais quelque chose lui disait qu’il ne s’agissait pas d’oiseaux. Il n’y en avait pas aussi loin des terres. Et de toute façon il n’y avait pas d’oiseaux volant aussi bas, comme ces créatures. Geena était revenue auprès de lui, et elle lui saisit le coude. — Ne te fais pas embrocher, mon chéri. Reste près de la porte de la cabine. C’est seulement quand ils furent sur eux que Melio comprit ce que c’était : une nuée incroyable de poissons volants, avec des nageoires latérales si larges et souples que chaque individu en battait comme un étourneau de ses ailes, dans un torrent irrésistible de mouvements. L’avant-garde déferla sur le bateau. Leur vague les submergea. Le bruissement des écailles emplit l’air. Une odeur de sel, de vie et d’humidité éclaboussa le visage de Melio. L’air devint assez liquide pour qu’on y nage. Bien sûr ! se dit-il. C’est ainsi qu’ils volent. Ils nagent dans l’air ! Les poissons s’abattirent sur le pont. Ils se glissèrent entre les voiles. La plupart volaient avec une précision stupéfiante, repliant même leurs nageoires pour passer dans les espaces étroits. Leur corps ressemblait à une longue écharde effilée dont la partie la plus large était de la grosseur d’une cuisse d’homme, avec une bande violette sur le flanc. En vol, ils étaient aussi dangereux que des javelines. L’un entailla l’épaule de Kartholomé à travers sa chemise, et plusieurs percutèrent si violemment les structures du bateau qu’ils glissèrent sur le pont, brisés. Melio eut l’impression qu’une centaine d’entre eux essayaient de lui cisailler une mèche de cheveux au passage. Jamais il n’oublierait la pêche hystérique à laquelle Kartholomé, Geena et lui se livrèrent. Ils lançaient les filets au-dessus de leur tête, puis se laissaient tomber sur le pont et agrippaient les cordes pour résister à l’élan des poissons qui menaçait de les emporter. Il ne put même pas dire s’il en avait vu un seul jaillir de l’eau ou y plonger. Ils volaient, tout simplement. De même resterait gravée dans sa mémoire la saveur de cette pêche providentielle, quand l’équipage se réunit dans la cabine et but de la bière plus que de raison. Grillés, ces poissons n’avaient besoin que d’un peu de sel pour développer tout leur arôme. — Comme du thon, déclara-t-il. Et Geena ajouta : — Si les thons pouvaient voler et s’ils étaient des poissons blancs qui auraient le goût de l’air marin après une tempête sur une île couverte de citronniers. Elle avait trouvé la bonne définition. Il ne put que le reconnaître. * * * Puis il y eut ce matin, après deux semaines en mer, avec rien d’autre autour d’eux que l’océan infini, quand les voiles apparurent soudain. Elles étaient vingt ou trente, des triangles d’un blanc diaphane gonflés par le même vent constant qui emmenait le Slipfin. Elles se matérialisèrent derrière eux en milieu de matinée, et dans l’après-midi elles dépassèrent le clipper de la Ligue. Mais ces voiles ne devaient rien à la main de l’homme. Elles traînaient derrière elles de longues vrilles de vie aquatique, des rubans jaunes et bleus saupoudrés d’étincelles sur toute leur longueur. Melio ne pouvait se défaire de l’impression que chaque reflet était une créature attachée à ces vrilles, des passagers qui l’observaient tout en nageant dans le courant, aussi paisiblement que des Agnates défilant devant eux dans leurs navires de plaisance. La nuit, il y avait également le double ciel. Au-dessus, ces constellations qu’il connaissait bien. Sous eux, sous les ondulations des vagues, un autre univers de globes lumineux. Ce n’étaient pas des reflets du ciel, comme il l’avait cru tout d’abord, car ils brillaient de leur propre lumière loin dans les abysses. Il savait que ces étoiles sous-marines étaient des créatures vivantes, ce qui lui fit se demander si les étoiles dans le ciel n’en étaient pas elles aussi. Les créatures de quelque vaste océan qu’il ne pouvait comprendre. Et il y avait les baleines des grandes profondeurs. Les histoires qu’il avait entendues à leur sujet étaient une chose, mais les voir en était une autre. Elles émergèrent au loin, à tribord. À cette distance, elles ressemblaient à un groupe de rochers granitiques, à ceci près qu’elles suivaient les évolutions de la houle. L’une se sépara des autres, plongea sous la surface un moment, puis réapparut et se dirigea vers eux. L’énorme masse de sa tête repoussait un raz-de-marée miniature devant elle. Juste avant que son nez heurte la coque du Slipfin, elle plongea de nouveau. Sa nageoire caudale était plus large que le clipper n’était long. Quand le monstre marin s’enfonça dans les profondeurs, le mouvement fit gîter le bateau et provoqua une vague qui balaya le pont et trempa tout ce qui était à bord. Accroché à un cordage, Melio éclata d’un rire incontrôlable devant la beauté étrange de cet instant. Il commençait à comprendre la façon de vivre de Geena. Et l’existence que Dariel avait certainement adoptée en devenant adulte parmi ces gens. Les épreuves à venir auraient dû l’inquiéter, or, curieusement, ce n’était pas du tout le cas. Non qu’il fût certain qu’ils traverseraient le Mur d’Eau, survivraient à un accrochage avec les loups marins ou réussiraient à retrouver un jeune prince dans des contrées étrangères dont lui-même ne savait rien. Il était plutôt persuadé du contraire, et paradoxalement, ce qui lui donnait du courage, c’était le fait que de tels exploits soient objectivement irréalisables par une poignée d’individus à bord d’un navire de taille assez réduite. Ils ne pouvaient qu’échouer. Et donc ils échoueraient très probablement. Oui, il n’y avait pas moyen qu’ils n’échouent pas. Cela une fois admis, il pouvait aller de l’avant sans se débattre avec des espérances. * * * Calme plat. Troisième semaine de navigation. Ils se trouvaient aussi loin que possible de toute terre. Pas très loin de la zone où le phénomène du Mur d’Eau commençait sans doute à se manifester. Mais au lieu de ce tumulte rugissant, il n’y avait que l’immobilité. Cela leur tomba dessus sans qu’ils s’en rendent compte. Melio ne sentit pas le tangage constant du navire cesser. Il constata simplement cette nouveauté au réveil, ce matin-là. Ce ne fut pas seulement cette nouvelle inertie qui le tira du sommeil, mais aussi le silence. Aucun craquement du bois, aucun murmure provenant des tréfonds du navire, pas le moindre sifflement de vent, pas de clapotis contre la coque, pas de cloche tintinnabulant au sommet du mât principal. Ils se rassemblèrent tous sur le pont et contemplèrent le ciel figé et la surface de l’océan pareille à un miroir. Les voiles n’étaient plus que de grandes pièces de tissu qui pendaient lamentablement. Le Slipfin était immobile, comme pris dans une mer de verre. — Quand est-ce arrivé ? demanda Clytus. — Tu ne l’as pas remarqué ? répondit Geena. — Non. J’étais en train d’essayer de déchiffrer des manuels de la Ligue derrière la passerelle. J’avais fixé le cap et laissé la barre pour me plonger dans les livres. Je ne sais pas combien de temps je suis resté ainsi, mais quand j’ai relevé la tête, le calme plat était sur nous. Il n’a pas pu s’écouler plus de quelques minutes. Néanmoins, sa voix manquait singulièrement d’assurance. Geena sauta sur le bastingage de bâbord. Elle resta là, en équilibre au-dessus de l’eau. Un moment, elle parut prête à s’élancer sur la surface lisse de ce qui avait été l’océan pour y courir, par jeu. Quelques secondes dans cette position, cependant, ôtèrent toute insouciance à son attitude. — Moment étrange, murmura-t-elle avant de redescendre sur le pont. Kartholomé avait entendu parler d’une flotte entière de la Ligue qui avait subi ce genre de calme plat un mois entier, mais cette traversée remontait à un passé si lointain que l’histoire sentait la légende. Il semblait d’ailleurs moins y croire que les autres. — Je n’ai jamais vu une immobilité comparable. Ce n’est pas possible. Nous sommes censés nous trouver déjà dans le Mur d’Eau. Le Mur d’Eau des Flots Gris, pour l’amour de la lumière ! Ce n’est pas possible ! — Chut, souffla Geena. Melio lui fut reconnaissant. Il lui semblait qu’une voix humaine ne devait pas retentir aussi fort dans un monde pareillement figé. Pendant deux jours, l’impossible perdura. Aucun vent ne se leva. Pas la moindre ondulation à la surface. Pas un poisson pour surgir des eaux, ou les troubler. Pas un mouvement, pas un son dans ce monde, mis à part ceux dont ils étaient à l’origine. Le silence en particulier prit une intensité singulière. Melio n’en avait jamais connu de comparable. L’absence de bruit les incitait à en faire aussi peu que possible. Chaque frôlement d’un pied sur le pont, le tambourinement de doigts nerveux sur le bastingage, un toussotement au cœur de la nuit ou un raclement de gorge, tous ces sons prenaient l’allure d’un affront fait au vide qui avait envahi le monde. Un signe qui risquait de trahir leur existence à une entité qui ne devait surtout pas en être avertie. Ils ne se parlaient que lorsque c’était absolument nécessaire, et seulement par des murmures. Et après ces échanges, Melio se sentait toujours mal à l’aise. Au troisième matin, une nageoire creva la surface : la dorsale d’un requin à la gueule grande ouverte, en quête de nourriture. Il se déplaçait avec une lenteur anormale, comme s’il vivait à un rythme différent de celui du reste du monde. Il semblait fendre non l’eau, mais le sirop épais en quoi elle s’était métamorphosée. En observant le squale pendant une bonne partie de l’après-midi, Melio eut le sentiment que le Slipfin avait une parenté occulte avec les petites créatures que ce géant des mers engloutissait dans son énorme gueule. Leur navire était tout aussi vulnérable, ainsi immobile dans l’océan, comme s’il attendait qu’une gueule monstrueuse l’avale avec tout son équipage. Ce fut au troisième soir qu’ils en eurent assez. Réunis dans la cabine du capitaine, ils firent bombance en se servant dans les réserves, qui étaient abondantes. Pour être plus précis, ils s’enivrèrent. Ils emplirent la petite pièce de plus de bruit qu’ils n’en avaient entendu depuis des jours. Leur bonne humeur fut curieuse, quelque peu forcée. Ils montrèrent un entrain tapageur qui frisait le dérangement mental. Kartholomé but de la bière tiède dans un verre à la forme élancée qui d’évidence avait été conçu pour des boissons plus raffinées. Geena opéra un raid sur les réserves d’alcool de la Ligue. Elle revint partager avec les autres une flasque d’une liqueur à l’arrière-goût anisé. Aucun d’entre eux ne put la définir, mais tous en burent. — Si cela continue, dit Clytus, nous ne mourrons pas en combattant les loups marins. — C’est l’ennui qui aura notre peau, approuva Kartholomé. Geena but au goulot de la flasque, ferma les yeux pendant qu’elle savourait la liqueur, puis déclara : — Pas question. Il y a déjà longtemps, j’ai conclu un pacte avec l’au-delà. Je ne partirai pas en douceur. C’est une mort hurlante que j’aurai. Et aucune autre. Du plat de la main, elle frappa le bois poli de la table. Kartholomé se leva subitement et sortit. Ils l’entendirent qui criait en direction des eaux, maudissant le calme plat et traitant de lâches le vent et les vagues. Il revint auprès d’eux et se remit à boire. Le regard de Melio abandonna le cercle des visages familiers de ses compagnons pour errer sur les murs. Une cabine de Ligueur, décorée avec un sens limité de l’art maritime, qui chez eux s’exprimait avec une certaine affectation. Il ne la voyait pas très nettement de là où il était assis, mais la cloison du fond était recouverte d’une peinture murale faite à même les panneaux de bois précieux. Il l’avait déjà examinée. Un brick de la Ligue naviguait sur une mer en proie au carnage, avec les cadavres de léviathans massés dans les eaux colorées d’écarlate : des loups marins – Kartholomé le lui avait confirmé. La composition regorgeait de détails. Des Ligueurs et des soldats d’Ishtat sur le pont du navire. Des harpons saisis dans l’air. Un loup marin au tentacule transpercé, comme maints autres. Des oiseaux de mer décrivant des cercles au-dessus de l’affrontement. Melio savait ce détail véridique. Souvent les plus gros bricks traînaient avec eux une cohorte ailée. En dépit de toutes ces précisions graphiques, il avait du mal à croire à cette scène. Les loups marins eux-mêmes n’avaient pas une forme qu’il jugeait crédible. Ils ressemblaient à des baleines, à des calamars géants et à des requins taillés en pièces qui flottaient ensemble dans ce brouet agité par les vagues. — Que veulent-ils, au fait ? demanda-t-il. Les loups marins, je veux dire. Pourquoi attaquer les navires ? Aucun autre animal ne le fait. Pas même les baleines des grandes profondeurs. — Non, c’est juste qu’ils viennent jeter un coup d’œil, et que parfois ils font couler le bateau par mégarde, dit Clytus. Tu sais combien nous aurions gagné si nous avions été baleiniers ? Si nous avions eu cet énorme salopard et que nous l’avions remorqué jusqu’à Tivol ? — À nous quatre ? Impossible. Clytus s’esclaffa. Il avait une réflexion toute prête, Melio le voyait bien, mais il préféra la garder pour lui. — Alors, ils aiment manger la chair humaine, ou quoi ? insista le jeune homme. La question plut bien à Kartholomé. — La chair des Ligueurs, je dirais, fit-il. La Ligue et eux sont ennemis. Ils l’ont toujours été. Tout comme dans la peinture que tu as sous les yeux. Avant d’avoir ce revêtement spécial, la Ligue a perdu beaucoup de navires à cause d’eux. Même un brick, qui a coulé. Disparu corps et bien. Aucun survivant pour témoigner, mais de l’avis général ce sont les loups marins qui l’ont envoyé par le fond. L’affaire remonte à loin, mais les Ligueurs ont la rancune tenace. Une fois qu’ils ont eu l’avantage de ce revêtement… — Qu’est-ce que c’est, ce revêtement ? Tu sais de quoi il est composé ? Melio accepta la flasque que lui proposait Geena. Il but avec l’aide de la jeune femme qui, d’un doigt, releva le récipient afin que davantage d’alcool s’écoule dans sa gorge. — Si je le savais, je ne serais pas ici, répliqua Kartholomé. Je serais en train de siroter de la liqueur au citron dans une résidence accrochée aux falaises de Manil, avec deux prostituées rousses nommées Benda et Fenda. — Il a un faible pour les prostituées rousses, expliqua Geena. Une expérience qu’il a vécue tout jeune, tu comprends. Donne-lui assez à boire et tu en apprendras plus sur le sujet que tu ne voulais en savoir. — Bref, reprit Kartholomé. Ce que je dis, c’est que je serais riche, voilà. Personne ne sait comment ils le fabriquent. Peut-être un procédé que le Lothan Aklun leur a révélé. Je n’en serais pas étonné. C’est la seule chose qui a rendu possible le commerce de la brume. Le commerce de la brume ? releva Melio. Il ne l’appelle jamais le commerce du Quota. — Donc, si nous nous remettons en mouvement un jour et que nous croisons la route de ces loups marins, le revêtement nous protégera d’eux, oui ou non ? — Exact, répondit Kartholomé. — Qu’est-ce qui est exact ? C’est oui ou c’est non ? — C’est oui et non. Tu étais là quand nous avons acheté les harpons et que nous les avons chargés à bord. Tu n’as tout de même pas cru que nous allions chasser la baleine, n’est-ce pas ? Il leva une main pour empêcher Melio de répondre. — Laisse-moi finir. Tu m’as posé une question, alors laisse-moi y répondre. Quand la Ligue a disposé du revêtement, ses plus grosses unités n’ont plus rien eu à craindre. Pour les navires plus petits, il y avait encore un danger, mais les gros étaient assurés de naviguer à leur aise. Les loups marins ne peuvent tout simplement pas trouver de prise sur cette matière. Ils glissent. Les tentacules, les becs et les dents, tout le reste avec. Donc les bricks poursuivent leur chemin tranquillement. C’est bon quand tu te trouves à deux cents pieds au-dessus de la surface de la mer. Mais quand tu es aussi bas que nous le sommes… c’est une autre histoire. Ils sauteront hors de l’eau et retomberont sur le pont. Ils ont ces tentacules hérissés sur toute la longueur de ces appendices qui agrippent tout. S’ils en passent un autour d’une de tes jambes, tu es bon pour finir dans leur gueule. Et leur gueule, c’est une sorte de bec, une chose horrible tellement acérée qu’elle cisaille la chair à la façon de deux couteaux aux lames incurvées. Tu aurais peut-être dû poser plus de questions sur ces bestioles avant de t’engager dans ce voyage. Melio se souvint qu’il n’aimait toujours pas cet homme, et il le toisa d’un regard dénué d’humour. — Toi, tu étais au courant, et tu es quand même venu. Kartholomé but une longue gorgée de bière. — Ce n’est pas tout. La Ligue ne s’est pas estimée satisfaite de pouvoir traverser sans problème. Ces Crânes Pointus ont la rancune tenace. Ils se sont mis à massacrer les loups marins dès qu’ils en ont eu l’occasion. Avec des harpons. Leurs grosses arbalètes. Ils ont même déversé des barriques de poix pour mettre le feu à l’océan quand les loups marins y pullullaient. — Ils le font toujours ? — Quand ils le peuvent, je suppose. Ils le font depuis des générations. Ce qui n’a jamais rien arrangé, d’ailleurs. Kartholomé essuya l’humidité aux coins de ses lèvres. Pour une raison inconnue, il sourit à Geena d’un air rusé. Elle répondit d’un geste des doigts qui menaçait sa virilité d’un malheureux accident. Ils s’échangeaient ces amabilités de temps à autre. Un jeu entre eux, en avait conclu Melio. — Je n’ai pas conduit une étude scientifique sur ces animaux, poursuivit le pilote, mais d’après ce que j’ai entendu dire, ces massacres n’ont pas rendu les Flots Gris plus sûrs. Les Ligueurs ont fini par se lasser, et aujourd’hui ils se contentent de passer au travers des bancs de loups marins. — C’est ce que nous ferons aussi, dit Clytus. Il se pourrait que nous soyons obligés de louvoyer un peu, mais… — Louvoyer un peu ? Le brigand aux muscles épais, avec son visage dur tanné par les intempéries, s’efforça de mimer avec les mains la façon dont il comptait manœuvrer. Il faisait penser à un ours qui aurait tenté d’expliquer l’utilisation d’un tour de potier. Kartholomé se mit à rire. Il voulut dire quelque chose, mais l’hilarité l’en empêcha. Geena lui lança une cuiller. Il trouva la réaction très drôle. Il se leva en s’étranglant à moitié et sortit sur le pont, partagé entre le rire et la toux. Geena se pencha sur la table et tapota la main de Clytus avec une solennité qui, venant d’elle, ne pouvait être qu’une pitrerie. — Je suis sûre que les loups marins n’ont jamais vu comment les brigands des Îles du Lointain louvoient. Ils se feront dessus. Un moment passa avant que Melio secoue la tête d’un air affligé par l’humour douteux de la remarque. Geena rapprocha sa chaise de la sienne et s’appuya contre son épaule. Clytus commença à expliquer qu’il n’avait pas l’intention de seulement louvoyer. Il y avait… Il se tut en pleine phrase. Melio se tourna pour lui demander de continuer, mais aussi pour écarter son épaule de la tête de Geena. Il aperçut Kartholomé. L’homme était immobile sur le seuil de la cabine. Tout le sang avait quitté son visage, de même que la bonne humeur qu’il affichait quand il était sorti. Son regard passa sur ses compères sans voir personne. Geena voulut parler. Elle se ravisa. Ce fut Clytus qui demanda : — Quoi ? — Venez dehors, répondit Kartholomé très doucement. En sortant à l’air libre, Melio songea que la pleine lune avait dû se lever, car la lumière était d’un blanc bleuté. Une odeur puissante agressa ses narines, une puanteur marine si intense qu’il eut du mal à respirer. C’est en mettant le pied sur le pont qu’il entendit. Le silence avait fait place à un bruit de glissade étouffé, celui d’une friction moite tout autour du bateau, un son pareil à celui qu’aurait produit une langue géante lui léchant l’oreille. C’était tout cela en même temps. Il vit alors la source du bruit, de la lumière et de l’odeur. La mer était en mouvement autour d’eux, de nouveau. Mais ce n’était pas l’eau qui bougeait. CHAPITRE TRENTE QUAND IL APPRIT CE QUE LA TCHE EXIGERAIT DE LUI, Tunnel choisit les outils adéquats : deux maillets, chacun constitué d’un énorme bloc de bon acier, avec un manche en bois solide enveloppé dans des lanières de cuir. En quittant Avina, il en tenait un dans chaque main, une prouesse dont peu d’hommes étaient capables et qui mettait ses bras et ses épaules à rude épreuve. Il n’en avait cure. Il était de mauvaise humeur, et il ne se souciait pas de savoir si cela se voyait. Il n’aimait pas être envoyé loin de Skylene alors qu’elle était aussi malade. Et il n’avait pas l’intention de rester plus longtemps que nécessaire à l’écart de la cité que les troubles gagnaient. Mais les reliques du Lothan Aklun constituaient un des enjeux de la danse pour le pouvoir qui se déroulait actuellement dans l’Ushen Brae. La Ligue voulait mettre la main dessus. Dukish lorgnait lui aussi sur elles. Tous désiraient s’en servir pour s’approprier les pouvoirs des Lothans, tous à l’exception des Êtres Libres, qu’il jugeait plus avisés. Si le messager n’avait pas menti sur ce qu’il affirmait avoir découvert, il fallait s’en occuper au plus vite, avant que la chose ne tombe entre de mauvaises mains. Passé les portes sud de la ville, un petit groupe l’attendait : le messager lui-même, trois jeunes fidèles aux Êtres Libres, et un homme qui avait récemment quitté le service des Antoks. Ce dernier était le seul dont la loyauté fût sujette à caution, mais il apportait avec lui un trophée que l’on ne pouvait dédaigner : un des animaux qui étaient le totem de son clan. La bête était jeune, moitié moins grande qu’un adulte, mais c’était déjà une masse énorme de muscles, de cuir et de défenses. Le harnais sur son dos n’était pas du modèle habituel, car on ne montait pas les jeunes antoks, mais un entrelacement d’épaisses lanières en cuir et de longueurs d’une corde encore plus grosse. Tunnel ignorait comment on montait ce genre de bête. Le dresseur de celle-ci, un dénommé Potemp, le persuada d’attacher ses maillets aux flancs de l’animal. — Ainsi, ils ne défonceront le crâne de personne, fit-il valoir. Puis il les fit grimper en divers endroits de la monture, et Tunnel se retrouva sur l’encolure de l’antok. S’il n’avait pas été d’aussi méchante humeur, il aurait presque apprécié le point de vue particulier qu’il avait depuis cette position, quand ils partirent au trot. Tunnel, qui était toujours un Antok, même s’il avait élargi son allégeance à tous les Êtres Libres, n’avait jamais chevauché une de ces bêtes d’après lesquelles sa propre peau grise et ses défenses avaient été copiées. La sensation lui plut. Il voyait les défenses surgir et disparaître tandis que l’animal levait puis abaissait la tête au rythme de sa course. Il est puissant comme moi, pensa-t-il. Mais jeune. C’est juste un jeune. Ils parcoururent une belle distance le premier jour, sans croiser personne en chemin. Quel pays, se dit Tunnel, où les habitants sont si rares dans certaines régions. Nous devrions changer cela. Le paysage n’était cependant pas sans offrir des rappels de la civilisation qui jadis s’était épanouie en ces contrées. Le deuxième jour, ils empruntèrent une ancienne piste appelée la Route Sanglante. De chaque côté de la voie, à intervalles réguliers, se dressaient encore les pieux sur lesquels les membres du clan de Fumel avaient été empalés. Tous : chaque Auldek de ce clan, pour avoir commis le crime d’avoir altéré leurs esclaves du Quota afin qu’ils leur ressemblent. Pour que ce soient leurs enfants et non des esclaves. Le crime était difficile à concevoir pour Tunnel, et la vue de ces piques solides et des petits tas d’os encore visibles dans l’herbe au pied de certains d’entre eux n’aidait en rien. Les os auldeks ne se dégradaient pas facilement. Ils étaient aussi solides que le fer. Personne ne fit de commentaire sur ces témoignages d’un passé sinistre. Ils atteignirent la rive de la Sheeven Lek au matin du troisième jour. Plus loin en aval, la rivière multipliait des chenals qui formaient le delta, mais ici il n’y avait que le cours principal. Ils se dirigèrent en amont et atteignirent leur destination vers midi. C’était bien une structure du Lothan Aklun. En témoignait sa forme étrangement organique, ce mélange de connu et de bizarre. La construction se dressait près de la rivière, à l’ombre des arbres, mais avec un espace dégagé jusqu’à la berge que traversaient des rampes. Les madriers de la charpente semblaient être de gros troncs d’arbre grossièrement équarris et parsemés de nœuds là où s’étaient trouvées les branches sectionnées. Et ce bâti semblait drapé dans les murs et le toit comme dans une peau trop large. C’est du moins l’image qu’ils en eurent de loin, alors qu’ils contemplaient l’ensemble avec méfiance. De près, le matériau évoquant une peau se révéla être aussi solide que la pierre, et lisse comme le verre. Et l’intérieur… l’intérieur raviva des souvenirs auxquels Tunnel n’avait plus pensé depuis longtemps. Les murs blancs, les sols glissants, l’odeur étrange, contre nature, qui flottait toujours dans l’air. Les panneaux d’instruments, les leviers, et tous ces appareils, ces choses munies de nombreux membres, qui affectaient des postures d’araignées. Des araignées mortes, mais qui pouvaient revenir à la vie si la main d’un Lothan les touchait. Tunnel s’efforça de ne voir que ce qu’il y avait réellement en ce lieu, toutes ces choses inutilisées, abandonnées et impuissantes. Il n’était jamais venu là. Cet endroit était plus vaste, avec des instruments différents, mais les souvenirs revinrent malgré tout, des visions de cet autre lieu et de ce qu’on lui avait infligé avec des outils assez proches de ceux présents ici. Le jeune Tunnel à qui l’on soudait des défenses directement dans les os du crâne, la douleur de l’opération, le calme inhumain sur le visage de la Lothan qui avait pratiqué l’intervention… Rien ne l’avait plus terrorisé que ce calme. Heureusement, il n’était plus un enfant. Il fit basculer ses deux maillets pour que leur tête repose sur le sol, manche à la verticale. — C’est ici, alors ? Il n’y a pas grand-chose à voir. Le messager avait les yeux plus espacés que la normale et il portait les tatouages du clan de Fru Nithexek, l’ours céleste. Depuis qu’ils étaient entrés, il paraissait nerveux et ne cessait de jeter des regards alentour, comme s’il craignait que les anciens occupants des lieux y reviennent à tout moment. — Je savais plus ou moins que cet endroit existait. On peut le voir de la rivière. Une fois, je l’ai approché dans une embarcation de l’Île Céleste, mais c’était de nuit et les Lothans travaillaient toujours ici. Tant qu’ils étaient dans les parages, mieux valait éviter de se montrer. Quand je l’ai vu la dernière fois, pourtant, j’ai su que c’était différent. On ne peut pas le laisser en l’état, jusqu’à ce que quelqu’un le découvre. — Quelqu’un d’autre que nous, tu veux dire, rectifia Tunnel qui examinait les panneaux et les leviers de très près, mais sans jamais les toucher. Que faisait-on, ici ? Aussi simple que fût la question, personne ne répondit. — Vous ne le savez pas ? Le messager marcha en décrivant nerveusement un cercle étroit. — Si vous voulez parler de son usage précis, je ne peux pas le dire. Mais là-bas, ajouta-t-il en désignant la façade donnant sur la rivière, il y a des baies qui ouvrent sur des rampes menant jusqu’à l’eau, dans une crique profonde. Je pense que c’est ici qu’ils construisaient leurs navires propulsés par les âmes. Ou bien ils les construisaient ailleurs et les faisaient venir ici pour s’en servir. — Peut-être que c’est ici qu’ils mettaient les âmes dans les navires, dit un des jeunes. Les autres ne poursuivirent pas sur le sujet. Un jeune se frotta le nez. Potemp se racla la gorge et regarda la pointe de ses pieds. — Oui, dit Tunnel en humant l’air, cet endroit ne sent pas bon. Reculez, vous autres. Il fléchit légèrement les jambes, saisit le manche des maillets. Ses bras gris se gonflèrent quand il les leva, et les striations sur ses avant-bras se déformèrent sous l’effort. — Écartez-vous, reculez ! Les autres obéirent et il se mit au travail. Il abattit les maillets en leur faisant décrire de grands arcs de cercle. Il pulvérisa les panneaux, brisa net les leviers. Des morceaux du matériau semblable à la pierre volèrent dans toutes les directions, fusant dans l’air et rebondissant sur le sol comme des échardes de verre. Cette attaque simultanée des deux bras n’était pas aisée, mais il la prolongea un bon moment, car il savait que les autres le regardaient avec effroi. Tunnel aimait être fort. Autant le montrer. Quand la fatigue commença à lui brûler les épaules, il lança un des maillets au loin et saisit l’autre à deux mains. Le spectacle était tout aussi impressionnant, car chaque coup était assené avec une puissance double, l’intégralité de ses bras, de son dos massif et de ses jambes solides se combinant pour abattre la masse d’acier à l’endroit voulu. Un peu plus tard, il s’accorda une pause. Il remit le maillet droit sur sa tête et se tint là, mains appuyées sur l’extrémité du manche. Le visage luisant de transpiration, la respiration heurtée, il contempla les dommages dont il était l’auteur. Des dommages assez étendus, à son avis. Il se tourna vers les autres. — Allumons un feu, dit-il. * * * Plus tard le même jour, un vaisseau de la Ligue fit son apparition. Il glissa en silence sur l’eau, en remontant le courant de ses lignes élancées, sans effort. Une aberration. Potemp fut prévenu à temps pour emmener l’antok assez loin dans les bois, hors de portée de l’ouïe, de la vue et de l’odorat. Tunnel et les autres épièrent le navire depuis l’abri des arbres, derrière la coquille calcinée du bâtiment détruit. Les ruines fumaient encore, et les charbons ardents continuaient de rougeoyer. Les soldats d’Ishtat débarquèrent en trop grand nombre pour qu’un affrontement soit seulement envisageable. Toujours caché, Tunnel les vit donner des coups de pied dans les tas de cendres. Plus tard, un Ligueur – crâne allongé, vêtu d’amples robes, sans arme – vint du navire à la berge sur une yole afin d’inspecter les lieux. Ce n’était pas celui qui avait ordonné qu’on abatte Skylene. Dans le cas contraire, rien n’aurait pu empêcher Tunnel de se précipiter sur lui et de jouer de ses maillets jusqu’à réduire l’homme à l’état de pulpe sanglante. Il faillit quand même céder à cette envie, mais il se souvint que Skylene ne l’avait pas envoyé ici pour mourir. Il a de la chance, aujourd’hui, celui-là, songea le colosse. — Nous sommes arrivés juste à temps, murmura le messager. Juste à temps. Ils demeurèrent cachés pendant toute la journée, à observer. Quand la dernière yole eut regagné le navire au mouillage, il fut évident que le Ligueur n’avait rien trouvé. Et après le coucher du soleil, Tunnel et les autres revinrent les bras chargés de branches sèches. Ils ramassèrent également les bois flottants échoués sur la berge. Grâce à un tison pris dans les ruines, ils allumèrent un nouveau feu sur la rive. Ils l’alimentèrent jusqu’à obtenir un véritable brasier autour duquel ils se mirent alors à danser. Ils hurlèrent en direction du vaisseau de la Ligue, et virent tous les spectateurs qui se massaient sur le pont. Ils leur crièrent des provocations, déclarèrent que cette destruction était l’œuvre des Êtres Libres de l’Ushen Brae, affirmant que c’était là leur pays et qu’il le resterait à jamais. La Ligue ne gagnerait rien à tenter de s’introduire sur ces terres. Les Êtres ne le permettraient pas. Pris d’une inspiration soudaine, Tunnel tourna le dos à l’ennemi, glissa les pouces dans le haut de son pantalon et le baissa sur ses genoux. Il agita son postérieur nu à la lueur des torches, et cria par-dessus ses épaules des instructions sur ce que le Ligueur pouvait faire de cette partie de son anatomie. Les autres l’imitèrent, et tous découvrirent leurs fesses dans un accès de joyeuse rébellion. — Ligueur, s’époumona Tunnel, voici mon cul ! Voici le cul de Tunnel. Je le pince pour toi. Et il joignit le geste à la parole. Les autres ajoutèrent leur propre variante à ce thème. Tous hululèrent de rire, et ils profitaient tant de ces moments qu’ils ne désertèrent la plage qu’à contrecœur, et seulement quand les flèches décochées par les archers d’Ishtat représentèrent une réelle menace. * * * Tunnel arriva au camp des Êtres Libres au milieu de la nuit. Sans s’arrêter pour prendre un peu de repos ou même laver la crasse qu’avaient accumulée son œuvre de destruction et le trajet de retour, il se rendit immédiatement auprès de Skylene. Ceux qui veillaient sur elle le saluèrent avec gravité à la porte, et s’écartèrent pour le laisser approcher la jeune femme en toute intimité. Elle gisait telle qu’il l’avait laissée, dos appuyé contre des oreillers empilés, une couverture remontée jusqu’à ses épaules. Quand il s’accroupit doucement au bord du lit, il décela l’odeur de la fièvre. Elle était là, dans le parfum âcre de sa transpiration mêlé à celui des draps souillés, et dans la puanteur de la blessure purulente de sa poitrine. Le carreau d’arbalète que sire Lethel avait si négligemment ordonné de tirer s’était fiché dans son sein gauche, déchirant les chairs et fêlant une côte, pour laisser une méchante plaie huileuse qui s’était rapidement infectée. Il s’en était occupé avant son départ. Il ne souhaitait pas recommencer. Skylene ouvrit les yeux. Elle lui sourit, assez chaleureusement pour qu’il se demande si elle n’allait pas mieux. Mais quand ses lèvres se détendirent son visage parut encore plus creusé, marqué et amaigri qu’auparavant. — Vous l’avez détruit ? dit-elle. Sa voix était fragile. Tunnel prit le pichet d’eau mentholée sur la table de chevet et emplit un verre. Il le lui présenta et dit « non, non » quand elle voulut le prendre. Aussi massif qu’il fût, avec ses bras de lutteur, ses lourdes épaules et ses mains aux doigts épais, c’est avec délicatesse qu’il porta le bord du verre aux lèvres de la blessée. Il ne répondit à sa question que lorsqu’elle eut bu plusieurs gorgées. — Nous l’avons fait. Nous l’avons réduit en miettes. Et puis nous avons fait un feu. Ce fut un spectacle réjouissant. Il décrivit en détail ce qu’ils pensaient que la relique était, et raconta à son amie leur rencontre avec le vaisseau de la Ligue. À la fin de son récit, il se releva et lui tourna le dos pour remuer son arrière-train tout en répétant les railleries qu’il avait criées par-dessus son épaule. Skylene souffrit un peu en riant, mais elle ne s’en priva pas pour autant. Tunnel se rassit à côté d’elle. — Tu te sens mieux ? demanda-t-il. Elle posa une main trop chaude et trop sèche sur celle du géant. Le geste se voulait rassurant, mais il échoua dans son but. Tunnel sentait la fièvre qui la consumait. Il faillit abréger ce contact. — Les autres prennent soin de moi. Ils ont fait venir une guérisseuse du clan de Kern. Elle est très attentionnée, mais son cataplasme contenait des graines de fenouil. Et tu sais que je ne supporte pas leur odeur. Je l’ai gardé une journée, et puis… Elle leva la main et fit un geste dans le vide qui effaçait ce qu’elle voulait décrire. — Nous devrions envoyer un messager aux anciens, dit-il. À Mór. Elle voudra… — Se précipiter ici, pour être auprès de moi, termina Skylene avant de secouer la tête. Non, Tunnel, n’envoie aucun message. Aucun d’entre eux ne peut m’aider, de toute façon. Pourquoi ajouter à leur détresse ? Mór m’a laissée ici, avec toi, pour tenir la cité jusqu’à son retour… — Avec Rhuin Fá, dit Tunnel, terminant sa phrase comme elle l’avait fait pour la sienne un moment plus tôt. — Mais nous n’avons pas réussi, ici, n’est-ce pas ? — Ce n’est pas ta faute. — Je sais, mais… — Dukish n’est qu’un imbécile ! Il va embrouiller tout ce qui pourrait être si simple et si positif. Comment le saurons-nous avant qu’il nous le démontre ? Quel abruti. J’aurais dû l’écraser, la première fois. Skylene ne lui contesta pas ce point. — Si tu as une autre occasion, n’hésite pas, et écrase-le. Fais-le pour moi. Mais sinon… Reste en vie, pour Dariel. Il faut que tu sois là quand il arrivera. Ce devrait être avant quinze jours. — Quoi ? Comment le sais-tu ? — L’homme qui vous a guidés à la relique des Lothans est venu ici avec un message pour moi. Un message de Yoen. — Tu n’as rien dit à Tunnel, dit le colosse qui réussit à faire sentir sa déception dans cette courte phrase. — Non, admit Skylene avec un sourire. Si je l’avais fait, tu n’aurais peut-être pas emporté ces maillets pour anéantir la relique. Tu n’aurais peut-être pas montré ton postérieur au bon sire. J’avais besoin que tu agisses sans être distrait de ta mission, sans que tu attendes Rhuin Fá. J’avais raison, non ? Rien qu’un jour de retard, et… — Quel est le message, alors ? — Mór et les autres vont revenir par la Sheeven Lek. Dariel est avec eux. Tunnel sourit à son tour. — Enfin une bonne nouvelle. — Ce n’est pas tout. Ce voyage a été couronné de succès à plus d’un titre. Tout d’abord, ils sont toujours en vie. Ensuite, ils ont rendu visite au Veilleur. Nâ Gâmen les a tous bénis, et Dariel en particulier. — Voilà qui est bien. — Yoen a dit qu’il s’attendait à ce que Dariel ait l’air changé. Il porte désormais un signe sur le front, une marque spirituelle qui combine son nom à celui de Nâ Gâmen. — C’est Rhuin Fá, dit Tunnel en se penchant vers elle pour murmurer d’un ton passionné. C’est lui. Je l’ai toujours dit, pas vrai ? Skylene se mit à rire, mais cela lui fut douloureux. Elle ravala son hilarité. — Bien sûr, Tunnel, tu l’as dit. Tu es le plus malin d’entre nous. Le plus fidèle. — Nous ne devrions pas le dire ? Le dire à tout le monde ? — Non, pas encore. Skylene ferma les yeux un moment, et il perçut le sifflement de sa respiration trop légère. — Pas encore. Il n’est pas Rhuin Fá tant que les Êtres ne l’ont pas reconnu comme tel. Il faut que tous nous le nommions ainsi, tu comprends ? Pas seulement Nâ Gâmen et les anciens. Pas seulement toi et moi. Tout le monde doit le reconnaître. Et aucun de ceux qui refusent de le croire ne changera d’avis, tant qu’il ne l’aura pas vu de ses propres yeux. Nous devons tenir cette information secrète aussi longtemps que possible, jusqu’à ce qu’ils soient presque arrivés, tu me comprends ? Nous nous servirons de l’événement pour provoquer un rassemblement, mais seulement au dernier moment. Il ne faut pas que Dukish ou un autre ait le temps d’œuvrer contre lui. D’accord ? — Bon, oui, c’est d’accord. — Tunnel, dit-elle d’une voix radoucie, mais grave. Je n’en ai parlé à personne d’autre. Si je venais à… — Cela n’arrivera pas. — Mais dans cette éventualité, tu… Il secoua la tête et se redressa. — Non, cela n’arrivera pas. Tu aimes trop Mór pour l’abandonner. Tu seras toujours étendue ici, à attendre ses baisers, quand elle entrera dans cette pièce. Tunnel le sait. Il regarda autour de lui. — Tu as faim ? Il avait posé la question d’un ton détaché, en tiraillant une de ses défenses et en portant son attention autour de lui dans la pièce, comme si rien ne lui importait plus que remplir son estomac. C’était faux, mais il conserva cette attitude jusqu’à ce que Skylene lui confie dans un souffle les dernières choses qu’elle pensait devoir lui dire. Cela fait, il fit mine de s’éloigner pour aller chercher de la nourriture. En réalité il resta à l’autre bout de la pièce, s’adossa contre le mur et observa, tout en réfléchissant. Tu seras toujours ici. Tunnel le sait. Bien sûr qu’il le sait. CHAPITRE TRENTE ET UN QUAND ON LUI DEMANDA DE RACONTER SON EXPÉRIENCE, DARIEL AFFIRMA qu’il ne se souvenait de rien. En fait, il se remémorait son retour de la mort comme quelque chose non pas qu’il venait de vivre, mais qui lui restait encore à vivre. C’était à peu près cela qu’il ressentait. Pendant un moment, il n’avait plus été un homme. Il n’avait été qu’une simple bulle parmi des millions d’autres qui se pressaient contre lui, délogées d’un fond abyssal et remontant au cœur de ténèbres dans lesquelles rien ne vivait. Et pendant toute cette ascension, il avait conscience que sa bulle risquait d’exploser à tout moment et cesser d’exister ou d’être avalée par une bouche dénuée de vie, mais possédée par une faim tout aussi dénuée de vie qui pouvait surgir soudain de l’obscurité. Il n’aurait pu expliquer pourquoi il était de plus en plus terrifié à mesure qu’il se rapprochait de la vie ni en quoi la transition vers la vie n’avait rien de comparable avec le fait de s’éveiller, de naître ou de faire surface. C’était plus comme percuter une voûte d’obsidienne et disparaître. Et il fut un homme. Il expulsa l’air de ses poumons dans un gémissement, resta étendu, vidé, un long moment, puis se souvint qu’il devait respirer. — Dariel, dit une voix. Il avait un nom. Il ouvrit les yeux. Le visage brun d’Anira était penché sur lui. Elle passait les mains sur son visage, son cou et sa poitrine. — Dariel, par Anet… Je t’ai cru mort. Ils ont dit que tu reviendrais, mais j’ai eu peur que… Elle inclina un peu plus le buste, l’embrassa sur la bouche, et comme si elle sentait que son soulagement était prématuré, elle le saisit par les épaules. — Tu m’entends ? Comment te sens-tu ? Il n’était pas encore prêt à répondre. Ses yeux bondirent d’un point à l’autre de la pièce, qui était petite et propre. Ils étaient seuls. Il gisait sur un lit de camp. Anira était assise sur un tabouret, juste à côté de lui. Une bande à claire-voie courait sur le mur à la hauteur de ses yeux. À travers elle lui parvenaient les sons des gens du village qui bavardaient, les aboiements d’un chien, les caquètements de poules devisant sur l’état du monde. Il aurait pu s’approcher de cet écran ajouré et regarder au travers, mais ces bruits le firent hésiter. Ils semblaient trop anodins pour être crus. — Que s’est-il passé ? — Tu ne t’en souviens pas ? — Non, répondit-il. Mais en prononçant ce mot il se rappela être allé voir les anciens. Il s’était approché pour donner l’accolade à Yoen et… Il se redressa sur un coude et griffa sa tunique de l’autre main. Il passa la paume sur son ventre, à la recherche de la plaie qui, il le savait, se trouvait forcément là. Sa peau était douce et lisse, tendue sur ses muscles et recouverte d’un fin duvet. — Il y avait un couteau… Mais il n’y avait pas de couteau. Il n’y en avait plus. Aucun qui se fût enfoncé jusqu’à la garde dans son ventre, et aucune trace qu’une telle chose se soit produite. — Il a essayé de me tuer. Tu l’as vu. — Non, ce n’est pas ce qu’il a fait, dit Anira. Il crispa la main sur son ventre, mais une fois encore son corps lui refusa toute preuve. — Il m’a poignardé. Ou du moins… il a tenté de le faire. Que s’est-il passé ? — Il te l’expliquera. Anira se leva et recula en le considérant. — Tout d’abord, remets-toi. Nous sommes sur l’Île Céleste, dans le village de Yoen l’Ancien. Tu n’es pas mort. Pas même blessé. Et tu te sens certainement plus fort que jamais. Tu sembles l’être, en tout cas. Et tu as ceci. Elle tendit la main vers son front. Le contact de ses doigts fut étrange. Il sentit leur pression, mais pas la sensation de la peau de la jeune femme contre la sienne. Elle retira sa main et lui fit signe de sentir par lui-même. Il s’exécuta de mauvaise grâce. Une zone de sa peau était rugueuse sous le bout de ses doigts, aussi accidentée et durcie qu’une croûte. — Il y a un miroir ? Anira chercha autour d’elle un moment, et revint avec une soucoupe en métal. Le reflet de lui-même que Dariel y découvrit était déformé et flou. Il ferma un œil et de l’autre étudia longuement ce qu’il voyait. Une sorte de rune. Un caractère appartenant à une langue qu’il était incapable de déchiffrer, tracé en lignes courtes et assurées, comme par un pinceau à encre, noir sur le cuivre de sa peau, d’un noir si profond que les taches du shivith en dessous ne se voyaient pas du tout. — Par le nom du Dispensateur, qu’est-ce que c’est ? Il éprouvait plus de curiosité que de rage, cependant il laissa la colère durcir ses paroles. — Ton destin. Ton nom. Viens, tu vas aller voir Yoen. Il t’expliquera tout. Il a dit de… — Pas lui ! Dariel se rassit d’un seul mouvement brusque. Il lança ses jambes hors du lit de camp et posa les pieds sur le sol. Il se leva si vite qu’il en fut étourdi. — Pas… Ses yeux ne se fermèrent pas, et pourtant les ténèbres engloutirent tout son univers. * * * Lors de son deuxième réveil, il prit soin de se relever progressivement. Cette fois, il y avait plus d’un visage tourné vers lui. Anira se tenait au bord du lit de camp, au niveau de ses genoux, et avait les mains serrées sur l’une des siennes. Contre le mur, debout, Tam et Birké. Ce dernier le gratifia de son sourire canin quand leurs regards se croisèrent. Mór conversait avec une matrone aux cheveux blancs qui portait les mêmes taches shiviths qu’elle. Et que lui aussi, se souvint-il. Alors même que son regard se déplaçait, il savait déjà qu’il allait s’arrêter sur la personne primordiale ici. Il sentait sa présence auprès de lui. L’autre était assis à la place qu’Anira avait occupée auparavant. Dariel souhaita éprouver de la colère quand il braqua les yeux sur le vieil homme. Il avait souhaité la colère, s’était attendu à la peur et… il n’éprouva aucune de ces deux émotions. L’expression de joie attristée était gravée dans chaque ride du visage de Yoen. Ses paupières tombaient un peu du côté extérieur, ce qui donnait à son visage un vague air de chiot malheureux. Il dit quelque chose, et sa voix était douce tandis qu’il se penchait en avant. Dariel ne comprit rien, et le vieillard s’en rendit compte. — Pardonne-moi, dit-il, quand je ne fais pas attention, je m’exprime en auldek. Mór me taquine souvent là-dessus. N’est-ce pas, ma très chère ? Ce qu’elle ne sait pas, c’est que cela m’ennuie beaucoup que la langue de ceux qui m’ont réduit en esclavage soit plus spontanée chez moi que celle de mon pays natal. Mais nous ne sommes pas ici pour parler de moi. Il faut que je t’explique ce qui t’est arrivé. Veux-tu l’entendre maintenant, ou préfères-tu attendre de te sentir mieux ? Étendu là, avec cette impression de faiblesse et de détente en même temps, mais aussi avec le souvenir d’une mort si proche de lui, Dariel savait qu’il aurait à donner toutes sortes de réponses. Certaines pleines de colère. D’autres méfiantes, accusatrices, indignées. Mais il ne parvenait pas à se les formuler. Aussi se contenta-t-il de dire : — Je veux savoir, maintenant. — C’est bien naturel, répondit Yoen en souriant, dans un bref éclair qui découvrit des dents en trop bonne santé par rapport à ce visage flétri. Très bien. Je vais te faire un résumé de ce qui s’est passé. Nous pourrons en parler plus en détail ultérieurement, mais il faut que tu comprennes une chose : tu es mort. Son sourire s’était retiré de ses traits, alors même qu’il avait prononcé la dernière phrase sur le ton d’une révélation ironique. — Et en même temps, tu n’es pas mort. Dariel le regarda fixement, sans rien dire. — Le Veilleur Nâ Gâmen t’a fait quelque chose, n’est-ce pas ? Il t’a dit et montré des choses, et il en a fait une autre. Qu’est-ce que c’était ? — Vous voulez dire… la bénédiction ? — C’est ainsi que tu l’as vécu ? Le vieillard dit autre chose, que Dariel ne saisit pas tout de suite. Puis il comprit. Oui, parle-moi de la bénédiction, avait dit Yoen. — Il… Le jeune homme se tut. Il se rendait compte qu’il voulait savoir où la phrase le conduirait avant de commencer. Quelle était la bénédiction ? Une chose bien anodine en comparaison de toutes les merveilles que Nâ Gâmen lui avait montrées. Et pourtant, c’était ce qui lui venait à l’esprit. Il ne trouvait rien d’autre à répondre. — Il… Et de nouveau il dut s’arrêter. La chose à son front. La rune sortie de sa peau. Il avait le sentiment qu’il aurait dû comprendre avant de parler, mais cela ne fonctionnait pas ainsi. Il eut du mal à prononcer les mots. — Il… a écrit sur mon front avec une sorte de stylet. Un objet du Lothan Aklun. — En effet, dit Yoen. Dariel leva la main comme pour toucher la marque, mais ses doigts hésitèrent à seulement l’effleurer. — Ce n’était pas ainsi. Il a écrit, mais il n’y avait pas d’encre. Il a écrit, mais il n’y avait rien. Pas d’encre, ou de… — Il n’a pas écrit avec de l’encre, Dariel Akaran. Il a écrit avec son âme. Il a écrit avec l’énergie qui était son être véritable, l’âme avec laquelle il est né. Il a placé cela en toi avec ce stylet. Il t’a demandé quelque chose de très précieux, Dariel. Il t’a demandé de l’amener ici pour qu’il soit tué, afin que dans cette mort il puisse se joindre à toi. C’est ce qu’il a fait. C’était quelque chose de très différent de l’opération qu’ils menaient avec le Mangeur d’mes. Cette fois, ce n’est pas vraiment toi qui es mort. Et ce n’était pas réellement Nâ Gâmen. C’était une petite partie de chacun de vous. Désormais, tu es à la fois toi et lui. Il t’a transmis la connaissance dont tu auras besoin pour accomplir la destinée écrite dans ce caractère. J’imagine que son âme est très puissante, plus vieille et plus grande que celle d’une personne normale. Tu as plus qu’une mesure normale de vie en toi. Le vieil homme approcha sa main et toucha le symbole en relief. — Ce sera difficile à comprendre, alors n’essaie pas. Il y a plus encore, je le crois, mais ce sera à toi de le découvrir le moment venu. Pour l’instant… Eh bien, tu en sais déjà plus que tu ne t’en rends compte. Écoute les paroles que je prononce. Tu les entends, n’est-ce pas ? Dariel acquiesça. Sans le quitter des yeux, Yoen demanda : — Mór, en quelle langue me suis-je exprimé depuis que j’ai commencé à parlé de la « bénédiction » ? — En auldek. — Et en quelle langue m’a-t-il répondu ? — En auldek. Dariel se tourna vers elle. La jeune femme se tenait très droite, dans une pose altière, et son visage était empreint d’une stupéfaction qu’il n’avait encore jamais vue chez elle. Les autres avaient la même expression. Tous le regardaient avec une telle gravité qu’il faillit les croire. — Mais je ne connais pas l’auldek, fit-il remarquer. — Puisque tu la parles, je pense que tu connais cette langue, répondit Yoen. Je pense que tu vas commencer à te rendre compte du nombre de sujets que tu maîtrises et qui jusque-là t’étaient inconnus. Et maintenant… Il regarda autour de lui, les yeux plissés comme s’il avait du mal à bien voir. — Je vais te montrer le village, et te montrer au village. Viens, marchons ensemble. Aussi improbable que cela lui semblait au moment où cela se produisit, Dariel se leva. Il prit appui sur ses pieds avec plus de précaution, cette fois, et se mit debout avec l’aide d’Anira. Elle le guida pour passer devant les autres et franchir le seuil dans le matin humide et nuageux. Tout était exactement tel qu’il l’avait imaginé dans la petite pièce : un village au milieu des arbres, avec en arrière-plan le sommet d’un volcan qui se dressait à l’ouest. De petites cabanes construites simplement avec le bois des arbres au tronc mince et à l’écorce pourpre que l’on trouvait alentour. Des sentes de terre battue qui couraient entre elles. Alors qu’ils sortaient au grand jour, quelques poules rompirent le groupe compact qu’elles avaient formé devant la porte – les indiscrètes. Au-dehors, les gens interrompirent ce qu’ils étaient en train de faire, comme si leurs activités n’avaient été qu’un prétexte pour attendre la sortie de Dariel. Ils portaient des habits de paysans, plus colorés que ce qu’il se serait attendu à voir dans le Monde Connu, mais similaires dans leur simplicité fonctionnelle. Il y avait là deux vieilles femmes, une dont les cheveux gris étaient noués sur la nuque, l’autre portant les moustaches de Lvin tatouées sur les joues, et plusieurs femmes d’âge moyen, avec les marques distinctives de divers clans. Un garçon d’une douzaine d’années semblait pris au piège dans le châssis en bois d’un outil quelconque. Il était en train de le transporter, mais s’était immobilisé et restait ainsi, bouche bée. Comme tous les autres. Comme Dariel lui-même. Cashen arriva en bondissant, la truffe haute et la queue décrivant des cercles. Il aperçut Dariel, lâcha le bâton qu’il avait dans la gueule et fonça vers lui, suivi de près par Bashar. * * * Il s’était écoulé, quoi ? Quatre, cinq jours ? Dariel n’aurait pu le dire. Il ne s’était pas encore libéré de cette vision de mort avec laquelle il avait repris conscience, et chaque fois qu’il se réveillait, il doutait pendant quelques minutes d’être réellement en vie. Il savait qu’il avait eu plusieurs courtes périodes de sommeil, mais pendant la journée, les heures de veille se déroulaient dans une sorte de brouillard. Un brouillard étrange, paisible au lieu d’être bruyant. Des visages flous qui cherchaient à attirer son regard, des mains qui touchaient son visage, des lèvres qui prononçaient leur nom à son attention. Un brouhaha léger de conversations, des questions posées, leurs réponses, qui entraînaient de nouvelles questions à poser, et de nouvelles réponses à donner. Les jours passaient comme s’ils étaient déconnectés du temps normal. Dariel savait qu’il n’en était pas réellement ainsi. C’était une vision irréaliste de la situation. Il n’était plus en compagnie de Nâ Gâmen. Derrière l’écoulement paisible de ses journées dans le village, il le savait, le monde continuait de tourner. Ce répit serait bref. Donc, en ce jour quel qu’il fût – son quatrième ou cinquième parmi les Êtres Libres cachés sur l’Île Céleste, dans les tréfonds de l’Ushen Brae –, Dariel se tenait là, avec Yoen, et ils partageaient un long moment de silence. Ils avaient grimpé dans les hauteurs dominant le camp qu’ils contemplaient à présent depuis un coude du chemin menant aux vergers de pommiers et de poiriers. — Vois-tu cet arbre, là-bas, au milieu de la clairière ? dit enfin Yoen. Dariel le voyait. Il n’était pas aussi grand que les autres qui poussaient au pied des versants verdoyants du volcan. Il semblait vénérable, et ses branches noueuses et tordues s’étendaient plus en largeur qu’en hauteur. — On dirait un acacia, mais ils ne deviennent jamais aussi imposants. — Ici, ils le deviennent, répondit Yoen. Cet arbre est très vieux. Il est sacré pour nous. Nâ Gâmen en personne l’a planté à partir d’une bouture prélevée sur celui d’origine. Comme tu l’as dit, c’est bien un acacia. Un autre greffon dans cette contrée, hein ? Il leva sa canne, la planta dans le sol devant lui et reprit sa lente ascension. Dariel le connaissait maintenant assez bien pour savoir qu’il n’en dirait pas davantage au sujet de cet arbre. Il se remit en marche tout en admirant le panorama. Le village n’en était qu’une infime composante, écrasé qu’il était par les arbres alentour, le volcan et les ondulations du paysage qui s’élevait à l’ouest. Les sommets du Rath Batatt n’étaient que des silhouettes brumeuses dans le lointain. — Je m’attendais à ce que vous soyez plus nombreux, dit le prince. Il parlait en auldek. Il le croyait, maintenant. Il pouvait passer de cette langue à l’acacian sans aucune hésitation. La structure des mots et les règles grammaticales étaient très différentes, mais les deux langues étaient tout aussi claires pour lui, pas plus étrangères l’une que l’autre. — Mór en parlait comme si… comme si j’allais trouver un paradis peuplé d’une foule d’Êtres Libres ici. — Ce n’est donc pas ce que tu vois ? — D’une certaine manière, je suppose que si. — Mór voit non seulement ce qui existe, mais ce qu’elle espère. Les deux vivent en elle. Cela lui donne de la détermination. Tu ne dois pas l’oublier, quand tu t’adresses à elle. Mais non, c’est vrai, nous ne sommes pas nombreux, Dariel. Si nous l’étions, les Auldeks auraient une excellente raison de vouloir nous anéantir. C’est pourquoi nous nous sommes scindés en plusieurs petits villages dispersés autour des montagnes. — Ils vous ont souvent attaqués ? — Il y a des années, ils nous chassaient par goût du sport, mais avec les siècles ils se sont lassés. Beaucoup d’entre nous étaient âgés, de toute façon. Pour des êtres enchaînés à leur immortalité, la vieillesse est dérangeante. Notre seule présence les mettait mal à l’aise. Nous leur rappelions ce qu’ils étaient. Tu as remarqué qu’il y avait beaucoup de chevelures grises parmi nous, et beaucoup moins de dents que notre nombre pourrait le suggérer. À l’appui de cette boutade, Yoen ajouta dans un sourire : — Pourquoi des individus à la jeunesse immortelle voudraient-ils de notre compagnie ? — Vous n’êtes pas tous vieux. — Oh ! certes non. Les Auldeks ont déclaré certains des jeunes inaptes, pour une raison ou une autre. Ceux-ci ne sont pas très nombreux, mais de temps à autre il arrivait aux Lothans de passer à côté d’une déficience mentale ou physique. Et certains de ces jeunes ont subi des blessures difficiles à guérir. Ceux-là, les Auldeks ne se souciaient pas de leur disparition. J’ai vécu toutes ces années sans savoir avec certitude ce que les Auldeks pensent de nous… Oh ! viens voir ! L’ancien s’écarta vivement du chemin, d’un trot chaloupé qui parut des plus instables à Dariel, pour s’enfoncer dans un verger d’arbres bien entretenus et chargés de fruits. — As-tu vu leur taille ? Ne sont-elles pas magnifiques ? Dariel dut reconnaître qu’il n’avait jamais vu de poires aussi grosses. Il dut en entourer une de ses deux mains pour la cueillir. Yoen se montrait plus sélectif. Le prince le vit qui repoussait plusieurs branches et tâtait les fruits avec le pouce. — C’est la pleine saison pour les poires. Je pense que Mór se régalera avec celles-là. — Elle aurait pu venir avec nous, remarqua Dariel, mais elle refuse de me côtoyer. J’avais cru qu’elle s’était radoucie après que j’ai participé à la destruction du Mangeur d’mes. Mais elle semble avoir tout oublié. Yoen le dévisagea longuement. — Ce n’est pas une question de haine. Elle te craint. Elle veut désespérément croire que tu es Rhuin Fá. Elle veut nous aider à créer notre nation, et en même temps elle n’aime pas que ce désir soit si fort en elle. Elle attend depuis toujours ce moment, et elle n’a jamais su si le changement se produirait pendant son existence. Maintenant il est là, et il porte en partie le nom d’Akaran, un prince de la même famille qui nous a réduits en esclavage. Tu peux comprendre son dilemme, j’en suis sûr. Pour beaucoup d’entre nous, il eût été plus facile d’accueillir Rhuin Fá s’il était arrivé avec le sang des Akarans sur ses mains et non dans ses veines. Ayant trouvé la poire idéale, Yoen la saisit à deux mains et tira d’une saccade. Le fruit refusa de se décrocher, mais les mouvements de la branche en firent tomber un autre dans l’herbe. Yoen le contempla en souriant. — Celle-ci ne veut pas de moi. Celle-là est d’accord. Je sais voir les signes. Dariel s’approcha et, avant que le vieillard se baisse, il ramassa le fruit pour lui. — Merci, dit Yoen en le prenant. Un peu plus haut, les deux hommes quittèrent le chemin et s’assirent sur de simples tabourets, avec en guise de table la souche d’un arbre entre eux. À l’aide d’un couteau à lame fine, Yoen pela la poire avec dextérité. La peau du fruit était d’un jaune brillant, douce au toucher, et sa chair avait des reflets rosés. — Dariel, c’est un miracle que les Êtres aient conservé l’intégrité de leur personne. Ils ont été enlevés alors qu’ils n’étaient que des enfants. Tu sais cela, bien sûr, mais peux-tu imaginer ce que c’est, pour une nation entière, de partager un même traumatisme ? Chacun et chacune d’entre nous. Que nous soyons jeunes ou vieux, nous sommes tous devenus orphelins. Nous avons tous appris que nous étions les esclaves des caprices du reste de ce monde. Il se peut que ce soit le cas de chacun, mais la plupart des gens ne le découvrent pas à sept ou huit ans. Birké et Anira remontaient le chemin. Dariel leur fit signe. Ils le virent, mais ne répondirent pas à son geste. Ils restèrent sur la sente. — Et donc, qu’arrive-t-il à une nation entière d’individus privés de l’amour de leurs parents ? poursuivit Yoen. Si personne ne leur inculque la morale, quel genre d’adultes deviendront-ils ? Si leurs ravisseurs leur répètent encore et encore qu’ils ont mérité leur esclavage, qu’ils l’ont provoqué, d’une certaine façon, ou que leurs parents les ont vendus, ou s’en sont tout simplement débarrassés ? Un enfant peut croire des mensonges énormes, surtout ceux qui le peinent. Tu vois le problème. — Oui, lui concéda Dariel. Il avait le ventre noué et était incapable de manger le fruit que le vieillard avait découpé pour lui. Tam et plusieurs autres anciens apparurent à leur tour. Derrière eux, Mór marchait seule, tête baissée comme si elle ne voulait croiser le regard de personne. Dariel faillit dire quelque chose, mais à la façon déterminée dont Yoen s’ingénia à ne pas réagir à la venue des autres, il comprit qu’il valait mieux s’abstenir. Pendant qu’il continuait de parler, quelques villageois et des anciens arrivés d’autres camps se joignirent à la procession. — Chacun d’entre nous a dû se faire à l’idée que le Grand Dispensateur nous avait abandonnés. C’est pourquoi, comme bien d’autres appartenant aux générations qui m’ont précédé, j’ai fait ce que j’ai pu pour rester ce que j’étais. Il nous a fallu inventer un semblant de culture enrichissante, en nous fondant sur nos erreurs et nos épreuves. Nous nous traitons mutuellement avec compassion. Nous apprenons aux jeunes qu’ils sont aimés, que le monde leur a causé un grand tort, mais qu’ils ne sont en rien fautifs. Nous leur racontons des histoires, nous rêvons avec eux d’un monde meilleur. Nous leur demandons de croire en la possibilité qu’existe un héros, un champion. Mór et les autres pensent que les anciens ont organisé la résistance et les ont préparés au combat qui nous attend. Nous les avons aidés, certes, mais les jeunes en ont fait plus que nous. Non, notre véritable tâche depuis des générations a été d’enseigner aux jeunes comment devenir des êtres humains. Cela n’a pas été facile. Nous n’avons pas toujours réussi. Nous ne pouvons faire que cela, mais nous le faisons de notre mieux. Je veux que tu le comprennes. Le comprends-tu ? Dariel hocha la tête. Suivant l’exemple de Yoen, il ne tourna pas la tête quand il sentit que les autres quittaient le chemin pour venir vers eux. — Je crois que oui. Je… À ma manière, j’ai été orphelin, moi aussi. J’ai dû apprendre à devenir un homme auprès de gens qui n’étaient pas mes parents ni mes frère et sœurs. Je comprends le cadeau que cela représente. — Je suis heureux de te l’entendre dire. Je crains de ne plus avoir le temps de l’expliquer, même s’il le fallait. Les autres anciens pensent que j’ai déjà passé trop de temps avec toi. Quelqu’un t’a-t-il parlé des nouvelles venues d’Avina ? Celles apportées par le dernier messager n’étaient pas bonnes. C’est la confusion, là-bas. Les Êtres se séparent en factions opposées. Les Ligueurs investissent les sites du Lothan Aklun comme des charognards. La solidarité qui nous avait unis autour d’une même cause s’est rompue quand les Auldeks sont partis. Ici, nous ne sommes pas assez puissants pour contrôler les Êtres d’Avina. Nous avons besoin qu’ils soient nos amis, pas nos ennemis. Mais tu savais déjà tout cela, n’est-ce pas ? Nous marchons sur le sable mouillé par le ressac qui s’est retiré. Mais ce moment ne durera pas. Une autre vague viendra s’écraser bientôt sur la grève. Tu n’es pas d’accord ? Il l’était. Bien qu’il n’eût pas encore pris le temps de réfléchir sérieusement à la situation d’Avina, il était d’accord. Il avait assez vu de guerres et de luttes de pouvoir pour savoir que le paradis tant désiré par Mór ne verrait pas le jour sans qu’ils aient à en payer le prix. Un prix très élevé. Il ne put s’empêcher de lui jeter un regard. Elle se tenait un peu à l’écart, dans un de ces cercles approximatifs qui les entouraient maintenant, Yoen et lui. Elle avait les yeux fixés sur lui. Son attitude était sans détour et en même temps indéchiffrable. — Si, dit-il pour répondre à la question de Yoen. — Bien, dit le vieil homme. Alors tu comprendras qu’à partir de maintenant, nous devons agir prestement. Dariel, si tout cela ne tenait qu’à moi, nous passerions encore bien d’autres journées à discuter en nous promenant dans ces vergers. Vu la façon dont je t’ai tué, je me sens une certaine obligation de t’expliquer au mieux ce que tu es devenu après cette mort. Mais je ne peux t’en dire plus à ce sujet, parce que je n’en sais pas plus. Ce que tu dois devenir pour toi-même et pour nous tous, ce sera à toi de le découvrir. Et, le temps nous étant compté, je dois mettre tout le reste de côté pour te poser une question. C’est plus qu’une simple question, en réalité. Pose-la, pensa Dariel. Pose-la. Sa réponse était déjà prête. Yoen se redressa et pour la première fois regarda tous ces gens qui les encerclaient. — Je ne demande pas seulement pour moi, bien sûr. C’est pour nous tous. — Oui, déclara Dariel. — Mais je n’ai pas encore posé la question. — Ma réponse est : oui. Dariel regarda un par un tous les gens qui l’entouraient. Certains visages lui étaient familiers, ceux d’amis qu’il avait l’impression de bien connaître. D’autres l’étaient moins, il les avait seulement croisés. Peu importait qu’il les eût tous rencontrés quelques mois plus tôt, ou qu’il ne fût pas exactement ce que Yoen allait lui demander. Que le vieillard lui ait planté son couteau dans le ventre n’avait pas davantage d’importance. Au mieux, cet acte avait seulement rapproché Dariel d’eux. Il avait déjà pris sa décision, et pour chacun d’entre eux il avait la même réponse : oui. Alors il posa sa propre question : — Quand commençons-nous ? CHAPITRE TRENTE-DEUX TRÈS HAUT DANS LE CIEL, ET N’AYANT DU SOL QU’UNE VISION MORCELÉE par les nuages, Mena et Elya survolèrent l’armée des envahisseurs sur toute sa longueur. Les forces auldeks rampaient à travers le monde gelé, une tache étirée qui se mouvait au ralenti dans le paysage immaculé, avec ces structures sur roues de la taille de gros bâtiments, les points sombres qui étaient les individus, et maints animaux de tailles diverses, des monstres qui, elle le craignait, n’avaient encore jamais été vus dans le Monde Connu. La piste de débris et de boue qui marquait leur progression s’étirait derrière eux sur une ligne sinueuse et sans fin. Elle fit décrire une longue courbe à Elya. — Je ne voulais pas le croire, dit-elle en se parlant plus à elle-même qu’elle ne s’adressait au dragon qui continuait de fouetter l’air de ses ailes avec régularité. Tout ce temps, tous ces préparatifs, l’entraînement, la remise en état de Tahalian, l’histoire du Scav… Et malgré tout, j’espérais que ce serait pour rien. Cet espoir venait de s’évanouir. Les silhouettes minuscules au sol, aussi petites que des fourmis à cette altitude, venaient de le confirmer. Le seul fait de les survoler la mettait mal à l’aise. Il était improbable que quelqu’un les aperçût, dissimulées qu’elles l’étaient par les bancs de nuages et le gris morne du ciel au-dessus d’elles. Néanmoins Mena se sentait observée chaque fois qu’elle traversait une trouée dans les nuées. Elle n’oubliait pas de scruter l’air autour d’elle. Si les Auldeks disposaient réellement de créatures volantes, elle n’en voyait aucune trace. Elle tenta d’estimer le nombre des ennemis, sans y parvenir avec précision. Ils étaient des milliers. Des dizaines de milliers, plus que n’en pouvait contenir le Calathrock. Assez pour submerger tout Mein Tahalian. Elle se demanda combien d’entre eux étaient des Auldeks et si, comme la Ligue l’affirmait, ceux-ci avaient plusieurs vies en eux, ce qui les rendait quasiment invulnérables. Elle décrivit un troisième cercle. Elle avait conscience de tarder, mais elle consacra ces moments supplémentaires à réfléchir à l’étape suivante. Quelle serait-elle ? Que se passerait-il si elle se posait au beau milieu de leurs forces et qu’elle s’annonçait par un des cris de Maeben ? Elle pouvait aussi atterrir devant l’armée et se préparer un thé en attendant que l’avant-garde arrive. L’idée lui plaisait plutôt. Qu’ils voient son sens de l’humour. Qu’ils sachent qu’Acacia n’avait pas peur d’eux. Seul problème : ce serait faux, et elle n’avait pas assez d’assurance pour mener à bien une telle mise en scène. Non, elle se limiterait à les espionner, puis elle retournerait au sud pour relater ce qu’elle avait appris. — Finissons-en rapidement, dit-elle en tapotant l’épaule d’Elya. Descendons un peu. Autant avoir une vision claire de ce qu’il en est. Corinn se plaindra si nous ne le faisons pas. Le dragon modifia l’angle de ses ailes. Elles plongèrent à travers un banc de nuages. Mena ne s’était toujours pas accoutumée à la sensation. La substance paraissait si tangible, épaisse et presque solide qu’on aurait cru pouvoir se poser sur leur sommet. Au lieu de quoi ce n’était au toucher que de la vapeur diaphane. Mena la lécha sur ses lèvres et fit de son mieux pour oublier la morsure du froid. C’était si proche du gel que pendant quelques instants elle plaqua le visage contre le cou d’Elya et se réchauffa à son contact. Elle alla même jusqu’à enduire ses joues du fluide huileux de ses plumes, avec son parfum subtilement citronné. Elle se redressait pour vérifier leur position lorsque, sans aucun signal avant-coureur, le dragon effectua une vrille dans l’air. Ce fut si brusque que la princesse fut propulsée sur le côté. — Elya ! lança-t-elle alors qu’elle se retrouvait sous sa monture et que ses mains cherchaient une prise pour ne pas glisser complètement hors du harnais. Elya, qu’est-ce que… La créature les percuta avec une force incroyable. L’impact vint du haut et projeta Elya vers le sol. Mena et le dragon tourbillonnèrent en chutant, et l’air se mit à rugir autour d’elles. Chaque nuage les frappait comme un obstacle physique, et elles avaient l’impression de heurter encore et encore une surface liquide. Je le savais, eut le temps de se dire Mena. Les nuages sont des corps solides. Ils ont une substance définie. Mais ces pensées la désertèrent aussitôt. Quelque chose tombait avec elles, une sorte de bête que la jeune femme ne put qu’entrapercevoir. Elle grondait et grognait. Elya sifflait rageusement en réponse. Les deux luttaient dans une étreinte furieuse. La créature était plus imposante que le dragon, avec une peau nue, des muscles épais et des ailes immenses. Son mufle aplati rappelait vaguement la face d’un singe, et sa gueule était bardée d’incisives qui tentaient d’atteindre la princesse. Comparée à la silhouette élancée et nerveuse d’Elya, cette chose était tout en poids et en masse. Elle portait une chaîne passée à son cou, faite de gros maillons décoratifs, au bout de laquelle pendait un médaillon. D’un coup de pied, Mena repoussa la bête. Celle-ci revint à l’attaque un instant plus tard et son poing fermé vint frapper le crâne de la jeune femme. Toutes trois continuaient de virevolter follement dans leur chute. Mena aperçut l’armée ennemie sous eux, toute proche. Puis elle perdit tout sens de l’orientation tant la vrille l’étourdissait, de même que les battements d’ailes et les rugissements de la créature. Elle savait que le sol se précipitait à leur rencontre. Elle voulut entrer en contact avec Elya, mais le dragon était trop accaparé par son combat. Mena ne pouvait faire qu’une chose, s’accrocher tant bien que mal au harnais. Soudain, le monstre les lâcha. Il se détacha d’elles au dernier moment, et se servit de la force de leur chute pour pousser Mena et Elya vers le sol glacé. Le dragon déploya ses ailes suffisamment pour les ralentir, mais elles atterrirent quand même en catastrophe, et évitèrent de peu un des bâtiments roulants, pour s’écraser sur la toundra. L’impact fit sauter une des boucles du harnais et le corps de Mena se tordit de côté, une jambe libérée des sangles, tandis que l’autre était douloureusement comprimée. L’horreur volante poussa un cri juste derrière elles quand elle toucha le sol, puis bondit immédiatement. Elle tendit en avant ses bras massifs, lacéra l’air de ses crocs, les yeux exorbités dans une grimace de folie. Mena s’évertua à la surveiller tout en essayant de rétablir son assiette, mais elle était tellement emmêlée dans les sangles et Elya se déplaçait et sifflait avec une telle férocité qu’elle perdit de vue la créature. Derrière elles, une autre structure roulante venait dans leur direction, pareille à une forteresse montée sur roues. Mena s’agrippait de son mieux, à demi hors du harnais, une main crispée sur la peau et les plumes d’Elya. Envole-toi ! pensa-t-elle. C’est alors qu’une autre bête s’annonça par un cri. Elle essaya d’atteindre Elya avant de percuter rudement le sol. Elle recula de quelques pas dansants, puis les contourna pour attaquer du côté opposé à son congénère. Elle revint vers elles en crachant, ramassée sur ses pattes arrière. Comme la première, elle était nue à l’exception de la chaîne épaisse et du médaillon pendus à son cou et collés contre sa chair musclée. Envole-toi ! ordonna Mena. Un autre monstre frôla la tête d’Elya quand il atterrit. Puis un autre. À chaque fois, les muscles du dragon se tendaient pour bondir sur ce nouvel ennemi venu du ciel. D’autres créatures battaient maintenant des ailes au-dessus d’elles. Et dans cette cacophonie de cris bestiaux, une voix humaine s’éleva. Elle prononça des paroles aux accents gutturaux que Mena ne put comprendre. Puis elle le repéra. L’Auldek chevauchait un de ces monstres sur le dos duquel il était sanglé. Il dirigeait les autres. Ses ordres constituaient peut-être le seul rempart qui empêchait les bêtes de les tailler en pièces. Sa monture se posa parmi ses congénères et les repoussa à coups d’épaule violents pour se faire une place. Un moment plus tard, l’Auldek sauta à terre. Il cria quelque chose et souligna son propos d’un geste énergique. Tandis qu’il s’avançait vers Mena et Elya, les monstres se redressèrent, rugirent et martelèrent le sol de leurs pattes arrière avant de s’envoler un à un. Quand les fréketes prirent l’air, le paysage que leur masse avait dissimulé redevint visible. Mena constata que des soldats convergeaient vers elles de toutes parts. La colonne de guerre ralentit et fit halte. Des silhouettes emmitouflées dans des fourrures et armées se déversèrent en hâte des écoutilles, dans les volutes de vapeur chassées de l’intérieur des tours mobiles. D’autres arrivaient en nombre entre ces véhicules étranges. Mena faillit envoyer à Elya l’ordre mental de s’envoler, mais les monstres ailés tournoyaient dans l’air au-dessus de leurs têtes. Elle caressa le cou du dragon et lui murmura des paroles apaisantes. Pourtant son amie ne se calma pas. Ses plumes hérissées formaient une couronne approximative, et son cou de serpent était recourbé comme pour une attaque vicieuse. La princesse continua de lui parler à voix basse tout en débouclant les sangles du harnais. Elle glissa au sol. Un élancement incendia sa jambe gauche, mais elle ne laissa rien voir de sa douleur. Elle s’avança de quelques pas, en se redressant et en rejetant les épaules en arrière. Elle ôta la mitaine de sa main qu’elle posa sur la garde de la Confiance du Roi, puis elle attendit, pendant que l’armée ennemie se massait autour d’elles. — Du calme, Elya, dit-elle au dragon. Puis, s’adressant aux envahisseurs : — Je suis la princesse Mena Akaran d’Acacia. Je parle au nom de la reine. Qui parle en votre nom ? C’est à peine s’ils semblèrent l’avoir entendue. Ils continuèrent de se rapprocher, et ceux qui arrivaient derrière poussaient les premiers rangs en avant. Ils parlaient entre eux dans leur langue aux accents rauques. Leurs paroles sonnaient telles des menaces et des accusations, féroces, presque animales, crachées par ces individus engoncés dans des fourrures, la plupart encapuchonnés pour se protéger de la froidure, leur visage ainsi caché à la morne lumière hivernale. Tous n’étaient pas des Auldeks. Mena nota la présence d’humains, d’ailleurs assez nombreux, mais ils s’exprimaient et gesticulaient avec la même agressivité que leurs maîtres. Elya ouvrit grand ses ailes. La foule n’hésita qu’un instant, et les monstres volants descendirent de façon menaçante. Le dragon replia ses ailes. Le vacarme cessa quand plusieurs nouveaux arrivants se frayèrent brutalement un chemin jusqu’au bord du cercle. Un homme se détacha de tous les autres, suivi d’une femme presque aussi grande que lui. Il était de haute taille, comme la plupart des Numreks, mais lorsqu’il repoussa son capuchon, Mena vit qu’il avait les cheveux auburn, épais et longs. Il passa ses doigts écartés dans sa crinière pour la démêler, puis il braqua sur Mena un regard intense. Il tenait à la main une épée longue dans son fourreau, mais il ne montrait aucune intention de la dégainer. La femme allait tête nue. Sa chevelure noire était ramenée en arrière dans une queue-de-cheval, et ses pommettes saillantes retenaient l’attention. Leur physionomie n’était pas très différente de celle des Numreks que Mena avait connus, mais leur attitude était tout autre, dégageant une intelligence calme et une aisance qu’aucun Numrek n’avait jamais possédée. Des Auldeks, songea la princesse. Pas des Numreks. Comme pour le démontrer, Calrach apparut derrière l’homme. Le visage du Numrek était crispé sur une grimace de surprise et de colère. — Akaran, lâcha-t-il, et le dégoût épaississait encore son accent. Catin stupide ! Mena modifia sa posture pour pouvoir tirer son arme plus aisément. — Princesse Mena ? fit une autre voix, purement acaciane celle-là. Un homme se glissa entre deux guerriers et vint se placer à côté de l’Auldek. En dépit du caractère improbable de sa présence, Mena le reconnut immédiatement. Rialus Neptos. — C’est vraiment vous ? Par le Dispensateur… L’Auldek lui adressa sèchement une remontrance dans sa langue. — Oui, oui, bafouilla Rialus avant de continuer en auldek. Mena ne comprit rien, sauf quand il prononça son nom. À cette mention, les yeux de l’homme s’agrandirent un peu, ce qui prouvait que son intérêt était éveillé. Ceux de la femme s’étrécirent, en revanche. — Princesse, dit Rialus, que faites-vous ici ? Elya siffla et claqua des mâchoires en direction d’une des créatures volantes. Mena leva les yeux vers celles-ci. — Dites-leur de faire partir ces bêtes. Je ne peux pas parler tant qu’elles planent au-dessus de nous. — Oh ! oui, les fréketes, dit Rialus. Des créatures malfaisantes. Je vais demander à Howlk de les rappeler. Il parla en auldek à l’homme qui avait chevauché un de ces monstres. L’autre regarda en l’air avec une mimique étonnée, à croire qu’il n’avait pas remarqué les énormes bêtes volantes. Ce fut la femme qui aboya un ordre. D’autres le relayèrent. Après quelques instants très bruyants, les fréketes s’éloignèrent dans les airs, la plupart pour aller se poser au sommet des bâtiments roulants, afin de ne rien perdre de la suite des événements. Quand l’attention se concentra de nouveau sur elle, Mena s’éclaircit la voix. Elle ôta la main du pommeau de son épée. L’ennemi étant bien supérieur en nombre, toucher son arme eût été une marque de faiblesse plutôt que de force. Elle essaya de trouver un autre endroit où poser les doigts. Elle fixait son regard alternativement sur le petit Acacian et le grand Auldek. — Rialus Neptos, dit-elle, nous devons procéder dans les règles. Présentez-moi à eux, et eux à moi, si ce sont bien leurs monarques. — Oh ! c’est qu’ils n’ont pas vraiment de monarques, répondit Rialus. Des chefs de clan, oui, mais ce n’est pas la même chose que… L’Auldek lui décocha un coup de coude. Si Mena n’avait pas été aussi tendue, elle aurait pu s’en amuser. Même s’il ne comprenait pas l’acacian, l’Auldek savait quand le petit homme s’apprêtait à se lancer dans un discours à n’en plus finir. Rialus parla de nouveau en numrek – en auldek, corrigea la princesse. Quelques instants plus tard, il se tourna vers elle. — Ils comprennent qui vous êtes. Cet homme est Devoth, du clan de Lvin. Et cette femme est Sabeer, son épouse. Ils sont… pareils à des monarques, d’une certaine manière. Cependant, il y a aussi les chefs d’autres clans. C’est compliqué. Voyez-vous, il n’y a personne… Devoth exprima son impatience d’un claquement de langue. Rialus s’empressa de conclure : — Il n’y a personne d’un rang plus élevé, parmi eux. — Et vous ? demanda Mena. Puis-je vous faire confiance pour traduire mes propos tels que je les formule ? Après tout, vous avez trahi votre pays. La réflexion parut accabler Rialus. — Non ! Jamais. Je suis prisonnier chez eux ! Il prononça ces derniers mots en baissant le ton, ce qui était assez curieux, puisque tout le monde pouvait toujours l’entendre très clairement. — Je suis fidèle à mon pays. La reine peut en avoir l’assurance. Dites-le-lui quand vous retournerez auprès d’elle. Je… J’œuvre toujours pour les dissuader de leur projet. Mais ce n’est pas une tâche aisée. Mena réprima une moue. Quel autre choix s’offrait à elle, sinon accepter que cet homme soit son interprète ? — Je l’imagine bien, répondit-elle. Dites-lui que je parle pour l’Empire d’Acacia et pour tout le Monde Connu. Au nom de la reine Corinn, j’exige de connaître la raison de leur présence ici. — Ce n’est pas évident ? dit Calrach en désignant d’un geste large la foule qui les entourait. Vous avez des yeux pour voir. — Rialus, dit Mena en désignant le chef numrek d’un coup de menton, celui-là a-t-il un statut quelconque ici ? Le petit homme réfléchit quelques secondes, puis haussa les épaules. — Aucune grande influence. — Bien. Alors dites-lui de se taire. Il n’a aucun statut non plus sur Acacia. Pas de statut. Pas de parents. Ils sont tous morts. — Menteuse. Mena croisa les bras. — J’ai tué de ma propre main les assassins envoyés pour ôter la vie au prince Aaden. Nous avons massacré Greduc et Codeth dans le Carmelia. Mes Marahs et moi les avons taillés en pièces. — Ne la crois pas, Devoth, dit Calrach. Mon clan est retranché dans une forteresse inexpugnable. Ils attendent notre signal pour déclencher un nouveau carnage. Il parut se rendre compte avec retard qu’il parlait en acacian, et il redit la même chose dans sa propre langue. — Ce tas de pierres dans le Teh ? Il n’a pas pu les protéger. Corinn a fait venir Crannag sur le champ de bataille, et elle a usé de sorcellerie contre eux. Ils ont tous péri, Calrach. Ton clan n’existe plus. — Tu mens ! cracha le Numrek. Il fit un pas vers elle. Mena recula d’autant et porta la main à son épée. Devoth plaqua son bras étendu contre la poitrine de Calrach, le stoppant net. Il exigea la traduction de Rialus. Après l’avoir entendue, il répondit, toujours par l’intermédiaire du petit homme : — Si ce que vous dites est vrai, cela me remplit d’allégresse. — Il m’a mal comprise, déclara Mena. Les pouvoirs de la reine Corinn sont immenses. Elle a décimé tous les Numreks et elle fera de même avec vous si vous continuez d’avancer vers nos terres. Elle m’a envoyée pour vous sommer de faire demi-tour. Elle m’a envoyée afin que vous connaissiez sa détermination. Traduisez-lui, pour qu’il comprenne bien. Avant que Rialus puisse s’exécuter, Devoth répondit, cette fois dans un acacian teinté d’un lourd accent : — Je comprends parfaitement. Abasourdi, Neptos se retourna vers lui. — Je connais votre langue. Il fut un temps où je pensais à… mieux connaître votre pays. J’ai appris votre langue auprès des Enfants Divins. Je les ai questionnés sur votre peuple. Malheureusement, ils ne pouvaient pas m’en apprendre beaucoup. Ce n’étaient que des enfants. Toujours des enfants. J’ai fini par me lasser et j’ai oublié beaucoup de choses. C’était il y a bien longtemps, ajouta-t-il avec un petit sourire. Mais comme vous le voyez, mon intérêt s’est ranimé. Pour la première fois, la foule faisait silence. — Je comprends ce que vous dites, répéta Devoth. Et ce que vous dites est bien. Calrach voulut prendre la parole, mais le chef auldek l’ignora. — Les Numreks sont les Numreks. Il eut un petit mouvement de la main en cherchant les mots pour s’expliquer au plus juste. Ses doigts s’ouvrirent comme s’ils laissaient tomber quelque chose d’insignifiant, de la poussière que le vent pouvait emporter. — Il est agréable d’apprendre que votre reine les a vaincus. Vous serez donc un adversaire de plus grande valeur pour nous. Mena en resta sans voix, et surtout très hésitante sur une éventuelle réponse. Ce n’étaient pas seulement ses propos qui la déroutaient. C’était l’assurance sans fard avec laquelle il les avait tenus. Nulle forfanterie, nulle arrrogance ou tromperie dans sa voix. Simplement… — Que voulez-vous nous dire d’autre ? Rialus, traduis, que tous puissent entendre. Elle marqua un temps d’hésitation, puis une idée lui vint, et elle parla d’une voix forte qui portait loin. — Je vois qu’il y a des humains parmi vous. La reine souhaite le leur faire savoir, nous n’avons aucun différend avec eux. Nous sommes disposés à les accueillir sur Acacia en citoyens libres qui pourront s’installer où ils le choisiront. Ils n’ont plus de raison de combattre pour ceux qui les ont réduits en esclavage. Devoth écouta à la fois Mena et la traduction de Rialus. Il regarda autour de lui, l’air satisfait de laisser le temps à tous de comprendre l’offre qui venait d’être dévoilée. — C’est une idée ingénieuse, mais votre présentation est biaisée. Votre reine n’a peut-être aucun différend avec eux, mais eux en ont un avec elle. Elle les a vendus alors qu’ils n’étaient que des enfants. Nous, nous les avons élevés. — En esclaves ! — Qu’en savez-vous ? Nous les avons élevés. Nous leur avons donné des clans auquels appartenir. Nous leur avons enseigné une façon de trouver leur place. — Vous en avez fait des esclaves. — Non, c’est vous qui en avez fait des esclaves ! Nous en avons fait nos enfants ! Aussi rapidement qu’il s’était enflammé, Devoth recouvra son calme, et il continua d’une voix posée, pleine d’assurance : — Nous leurs avons déjà fait une promesse. Après qu’ils nous auront aidés à vous vaincre, ils seront tous libres de vivre comme bon leur semble. Ils ne seront plus des esclaves, et nous – pas vous – serons leurs libérateurs. Si ce que je viens d’énoncer n’est pas la vérité, n’importe qui peut le dire maintenant. Le silence qui suivit ne fut interrompu que par les grognements des fréketes. Personne ne prit la parole. — J’ai dit pourquoi je suis venue, dit Mena après un moment. Vous ne trouverez aucun Numrek qui vous attend. Si vous nous combattez, nous vous anéantirons comme nous les avons anéantis, et nous ne réitérerons pas mon offre. Si vous rebroussez chemin maintenant, nous ne vous poursuivrons pas. Repartez chez vous, maintenant. Oubliez notre existence, nous oublierons la vôtre. Devoth haussa les épaules. — Si vous avez terminé… Resterez-vous assez longtemps pour dîner avec nous ? — Quoi ? Le chef auldek mima le geste de mettre de la nourriture dans sa bouche. — Manger. Vous n’avez rien à craindre de nous. Venez manger. Boire un peu. Vous reposer avant de rentrer chez vous. Mena se rendit alors compte que durant ces dernières minutes c’était la peur qui avait suinté de sa personne, et non son assurance ni sa détermination. Elle s’efforça de parler avec fermeté. — Je ne vous offrirai pas la paix une autre fois. — Bien, répondit Devoth. Votre paix ne vaut pas qu’on en parle. C’est comme de la vapeur. Ou du vent. Vous pouvez l’entendre. Vous pouvez le voir qui agite les branches des arbres. Mais vous ne pourrez jamais le saisir. Autant le laisser. Vous ne voulez pas rester avec nous ? Mena secoua la tête. Un dîner avec eux ? Non, l’idée paraissait grotesque, horrible, pire que les affronter tous au combat. Elle n’aurait pu dire pourquoi cette proposition lui glaçait ainsi le sang. — Ce n’est pas pour cela que je suis venue. — Vous êtes venue pour espionner, dit Devoth. Ce n’est pas vrai ? Vous n’êtes pas venue pour nous menacer. Et si c’était votre mobile premier, alors vous êtes venue mal préparée. La femme auldek, Sabeer, grommela quelque chose dans leur langue. Quelques-uns grognèrent leur assentiment. Plusieurs rirent. — Qu’a-t-elle dit ? voulut savoir Mena. Rialus bredouilla un peu avant de traduire : — Je leur avais déjà parlé de vos hauts faits, et que vous étiez une guerrière d’exception. Elle… elle a du mal à le croire, maintenant qu’elle vous voit. — Si elle souhaite me mettre à l’épreuve, à sa guise. Rialus se rembrunit. — Je ne peux pas lui dire cela. — Et pourquoi donc ? Traduisez. — Princesse, vous n’avez pas vu comment ils combattent. — J’ai tué des Numreks. Dites-le-lui. — Mais ce ne sont pas des Numreks. Sabeer est… — Assez, trancha Devoth. Ne parlez pas en femmes. Et vous, ne mourez pas par la lame de Sabeer. Il s’interrompit et leva une main pour simuler une concession devant l’expression farouche de Mena. — Ou vous, ne tuez pas ma très chère épouse. Cela ne serait d’aucune utilité. Soyez notre messagère, Princesse Mena Akaran. Vous le voulez bien ? Portez ce message : les Auldeks arrivent pour prendre vos terres. Nous venons pour vous massacrer. Il abandonna l’acacian et parla à la cantonade dans sa langue. Aux braillements de la foule qu’il obtint en réponse, Mena sut qu’il avait simplement traduit ses derniers propos. Il se retourna vers elle. — Cette entrevue a été divertissante, mais si vous ne voulez pas manger et boire avec nous, partez. Partez maintenant, prenez l’air pour retourner chez vous. Et dites à votre reine que nos nations sont en guerre ! De nouveau il répéta sa déclaration en auldek à son armée. Et de nouveau elle fut saluée par un vacarme enthousiaste. Mena sentit la présence d’Elya dans son dos. Pour la première fois elle se rendit compte que le dragon s’était tenu ainsi pour la protéger, avec ses ailes à peine ouvertes. — J’aimerais m’entretenir en privé avec Rialus Neptos. Elle n’était pas très sûre de la raison qui l’avait poussée à formuler cette demande, mais elle pensait que ce pourrait être productif. Il aurait peut-être quelque chose à proposer. Le chef auldek réfléchit quelques secondes. — Vous le pouvez, mais je devrai d’abord lui couper la langue. Il désigna la dague passée à sa ceinture, ouvrit la bouche et remua la langue, puis il retrouva tout son sérieux. — Il ne serait pas très utile, sans la parole. Mais si vous le souhaitez… Il sortit sa lame et fit mine de saisir Rialus avec sa main libre. — Non, dit Mena. Je rapporterai votre message. Ai-je l’assurance de pouvoir repartir d’ici sans être inquiétée ? Elle indiqua les créatures volantes perchées alentour. Avec un sourire, Devoth rengaina sa dague et donna une petite bourrade espiègle à Neptos. — Vous l’avez. Calrach grogna quelque chose à l’oreille du chef auldek qui d’un geste lui ordonna de s’éloigner. Il parla d’un ton calme dans sa langue. — Volez tranquillement, Princesse. Rentrez tout droit chez vous, traduisit Rialus. Et préparez votre monde à notre arrivée. Se détournant de lui, Mena se glissa sous l’aile levée d’Elya. Elle grimpa sur la selle, glissa les jambes dans le harnais et en boucla les sangles. Les Auldeks attendaient en silence. Les fréketes criaillaient entre eux dans un échange strident, sans cesser d’épier le dragon. Sabeer dit quelque chose à la princesse en pointant un long doigt sur elle. — Elle promet de vous revoir au combat, fit Devoth, jouant le traducteur pour une fois. — Dites-lui que ce jour-là, je la tuerai. Les deux Auldeks s’entretinrent un moment, puis Devoth s’esclaffa. — Elle demande laquelle de ses âmes vous tuerez. Elle en a beaucoup en elle. Alors qu’Elya se dressait et fléchissait ses pattes arrière, Mena répondit : — Toutes. Je les tuerai toutes. Le dragon s’élança dans les airs et déploya ses ailes. La princesse et la créature s’élevèrent rapidement et passèrent au-dessus des fréketes qui les suivirent quelque temps en poussant des cris agressifs. CHAPITRE TRENTE-TROIS LE MATIN DE SON COURONNEMENT, ALIVER FUT DEBOUT avant l’aube. Il contempla le lever du soleil dans une ambiance maussade et sous une pluie fine. Pour un début, ce n’était pas de très bon augure. Mais un peu plus tard, le jour retrouva ses couleurs. La pluie ralentit, s’arrêta, et des morceaux de ciel apparurent dans la couverture nuageuse. En plein milieu de l’hiver, on pouvait dire que la journée s’annonçait plutôt clémente. Corinn, sans aucun doute, la jugerait parfaite. Quelle meilleure façon d’accueillir un nouveau monarque qu’avec un monde luisant d’humidité, sous les rayons d’un soleil impatient ? Sans même lui parler – et sans avoir besoin de l’entendre –, il y penserait de cette façon, lui aussi. C’était ainsi, entre eux. Deux esprits : un seul esprit. Il savait qu’il n’avait pas toujours éprouvé cela envers elle, mais il était incapable de se remémorer ce qu’il ressentait « avant ». Quoi qu’il en soit, c’était ainsi que cela devait être ; il en avait l’impression, en tout cas. Ils faisaient ce qu’il fallait, et ils agissaient avec courage en prenant ces décisions pour le bien de l’Empire. Des épreuves s’annonçaient, bien sûr. Une invasion odieuse qu’ils devraient repousser avec vigueur. Mais comment une armée disparate pouvait-elle sortir en vacillant des Champs de Glace et espérer vaincre la magie de Corinn ? La lame de Mena ? La masse des partisans enthousiastes d’Aliver ? Il y avait certes le problème de Dariel, disparu en de lointaines contrées. Mais on pouvait toujours le retrouver ! Sa sœur le lui rappellerait. Rien n’était encore certain. Et jusque-là, il convenait de garder espoir. Corinn lui avait recommandé de ne jamais oublier qu’il était le seul à avoir arpenté le royaume de la mort et à en être revenu. Le seul. Elle et lui avaient accompli ce prodige ensemble, et à présent ils allaient régner de même. La nation était au seuil d’un changement majeur. Ils en étaient les instigateurs, et c’était une excellente chose. Bien qu’il n’en gardât pas un souvenir détaillé, il savait que dans sa vie antérieure son rôle de dirigeant avait pesé beaucoup plus lourdement sur lui. Plus maintenant. Désormais, il lui suffisait d’évoquer une crainte pour qu’elle soit balayée par un afflux de confiance en lui-même, par la raison, par sa détermination. Quand un serviteur ouvrit la porte de sa chambre et se glissa à l’intérieur pour le réveiller, Aliver se leva du siège qu’il occupait près de la fenêtre et fit signe au jeune homme d’approcher. — Tu ne t’attendais quand même pas à ce que je fasse la grasse matinée le jour de mon couronnement, n’est-ce pas ? En guise de réponse, l’autre s’inclina vivement et, les yeux rivés au plancher devant lui, demanda : — Votre Altesse, êtes-vous disposé pour le bain ? Tout est prêt, avec les huiles et les parfums appropriés à la circonstance. Aliver le regarda un instant, et il sentit un vague mécontentement monter en lui devant le spectacle de cette attitude tout en déférence. Il faillit ordonner au garçon de relever la tête et de se tenir droit. Qu’est-ce que cet individu avait bien pu le voir faire qui avait instillé en lui une telle servilité ? Rien. Ses marques de respect étaient donc fausses. C’était un simulacre, une duperie. Dans le Talay, quand il était encore adolescent, il n’avait pas eu de serviteurs. Femmes, hommes et enfants, jeunes et vieux pareillement pouvaient lui parler en égaux et pourtant l’honorer en agissant de la sorte. Dans le Talay, il avait tué un laryx et gagné son tuvey. Il pouvait courir d’un lever de soleil au suivant sans s’arrêter. Il avait été un guerrier, une armée entière l’avait vu se glisser sous le ventre d’un antok furieux et l’éviscérer. Nombreux étaient ceux qui avaient eu alors de très bonnes raisons pour l’honorer. Lesquelles avait cet homme ? Avant que la question se forme complètement dans son esprit, il perçut la réponse inévitable de Corinn qui montait en lui. Toutes ces choses étaient toujours vraies, dirait-elle. Pour tous ces exploits et bien d’autres raisons encore, il avait gagné la vénération de l’Empire entier. Ce serviteur n’avait pas besoin de s’être tenu à ses côtés dans la bataille pour voir en lui un héros, pas plus qu’il ne lui fallait avoir été le témoin du moindre des exploits pour lesquels le prince était célèbre. Ce serait impossible, et cela nierait à cet homme l’insigne fierté de servir un roi. Pour lui, c’était une aubaine incroyable. Sa tête baissée le disait. Un souverain juste et bon laisse un serviteur être un serviteur. Et dès qu’elle lui eut parlé – ou qu’il se fut parlé à lui-même avec la voix persuasive de sa sœur –, il se sentit rassuré. — Oui, je vais prendre mon bain, dit-il, au grand soulagement du garçon. Il s’attela donc à son premier devoir officiel de la matinée et parcourut les couloirs, suivi de son serviteur. Dans la salle du bain, il se dévêtit devant les valets qui se comportèrent comme s’il n’était pas nu, ou comme si sa nudité n’avait rien de remarquable. Il s’immergea jusqu’au cou dans l’eau chaude et resta assis pendant que les sachets d’herbes imbibés d’huiles dansaient à la surface autour de lui. Les ongles de ses orteils et de ses doigts furent coupés, la plante de ses pieds poncée. On massa tout son corps avec une huile tiède que la pression de doigts agiles fit pénétrer dans sa peau. Il se tint debout, vacillant, pendant que nombre de serviettes le séchaient, et il était toujours dans cette position quand un autre contingent de serviteurs apparut avec les vêtements qu’il porterait pendant la première partie de la journée. Ainsi donc, le futur roi se conduisit comme le futur roi. Quand il sortit dans la cour centrale de la résidence royale, Aaden courut à sa rencontre. — Aliver ! Regarde tous ces bateaux ! Leur nombre est incroyable. Il y en a encore plus qu’hier. Viens voir ! Il se laissa entraîner jusqu’à la balustrade de la terrasse, et au passage il sourit à un groupe d’Agnates récemment débarqués d’Alécia. Ils venaient pour le féliciter, il le savait, mais durant toute la semaine il avait échangé tant de banalités avec tant d’aristocrates qu’il sautait sur la moindre excuse pour les éviter. Il posa les mains sur la pierre délavée par les intempéries. Auprès de lui, Aaden désignait ce qu’il fallait voir. Ce n’était pas nécessaire, car on ne pouvait passer à côté de ce spectacle. La mer autour de l’île d’Acacia n’était plus d’un bleu et d’un vert étincelants sous le soleil. Une énorme couverture ondulante avait été jetée sur ses eaux, un patchwork de bateaux de toutes les tailles et toutes les formes, battant pavillon de tous les territoires du Monde Connu. C’était stupéfiant. Magnifique non seulement pour le tableau que l’ensemble constituait, mais aussi pour ce qu’il signifiait. — Ils sont tous venus pour toi ? demanda l’enfant. Je ne savais pas qu’il y avait autant de bateaux dans le monde entier. — Il y en a encore plus, répondit Aliver. Comme tu le verras lors de ton propre couronnement. — S’ils continuent d’affluer, on pourra rejoindre le Continent à pied sec. Il suffira de sauter d’un bateau au suivant. Ce serait très amusant. Aliver le lui concéda. — Aujourd’hui, nous allons passer une belle journée, n’est-ce pas ? — Aaden, fit-il en se tournant pour sourire de toutes ses dents au garçon, ce jour marque le commencement d’une ère nouvelle. — C’est exactement ce que Mère dit ! — Elle a raison. Comme pour en apporter la preuve, une ombre passa sur eux dans un souffle qui arracha des exclamations à tous les gens présents sur les terrasses. Thaïs fendait les airs. Ses ailes battirent une fois, puis elle partit dans une longue glissade en forme de courbe au-dessus de la baie. Assis sur son dos, son cavalier, Dram, paraissait minuscule. Quelques instants plus tard, Kohl apparut dans la direction opposée. Personne ne le dirigeait. Des cris s’élevèrent de la ville basse et furent repris sur les terrasses. Aliver ne discernait pas les mots prononcés, mais le chœur lui était connu. C’était celui de l’euphorie. La joie. Une crainte révérencieuse, également. Lorsque la silhouette noire surgit de sous la balustrade, Aliver s’écria lui aussi. Ils étaient imposants, les enfants d’Elya. Très imposants. Mais quand il tourna son regard vers Aaden, il eut un mouvement de recul en découvrant sur le visage de l’enfant une expression qu’il ne savait comment interpréter. Il y voyait de l’excitation, mais aussi quelque chose qui ressemblait plus à de la peur qu’à de la joie. — Aaden, tout va bien ? Le jeune garçon prit un air contrit. — Tu crois qu’ils sont… gentils ? — Gentils ? — Que ce sont des créatures gentilles ? Avant, je savais qu’elles l’étaient, quand elles étaient les enfants d’Elya… Il regarda vivement derrière lui, puis il se pencha vers son oncle et murmura : — Je ne les aime plus autant qu’avant. Mère en a fait… des dragons. Mais ce n’étaient pas des dragons, avant. Ils étaient autre chose. Quelque chose de merveilleux. Je ne lui en ai pas parlé, mais je ne les aime plus, maintenant. Ne lui dis rien. Je t’en prie, ne lui dis rien. Elle est tellement fière d’eux. Tant que le garçon parla, Aliver fut en total accord avec lui. Aaden exprimait ce que lui-même avait pensé, puis oublié. L’entendre ramenait à sa mémoire ce qu’il avait éprouvé. N’avait-il pas dit la même chose ? N’avait-il pas mis en garde Corinn contre le fait d’éradiquer toute bonté de ces créatures ? Non, il se rendait maintenant compte qu’il n’en avait rien fait. Il faudrait qu’il aborde ce sujet avec elle. Ces pensées restèrent claires dans son esprit jusqu’à ce que son neveu se taise. Alors elles s’évanouirent, et quand Aliver répondit, ce fut pour affirmer : — Aaden, les gens se souviendront de ce jour pendant des générations entières. C’était vrai, n’est-ce pas ? Tous s’en souviendraient, et c’était merveilleux. — Pendant des générations entières, Aaden, et toi, tu auras été là pour le voir ! — Mais… commença l’enfant. — Des dragons dans le ciel d’Acacia ! Alors qu’il balayait l’air d’un bras, il aperçut Rhrenna et plusieurs de ses assistantes qui venaient de gravir l’escalier principal. Elle fit halte et regarda autour d’elle, jusqu’à ce qu’elle le voie. Alors elle donna quelques ordres à sa suite et, à la grande joie du prince, elle la planta là pour venir seule vers lui. Elle était radieuse dans sa robe ajustée de velours jaune, avec ces manchettes couvrant les poignets et ce décolleté audacieux. La tenue était décorée sobrement, mais elle parvenait à paraître à la fois élégante et sobre. Sa chevelure dorée retombait en une cascade de boucles sur ses épaules. Il ne l’avait encore jamais vue avec les cheveux défaits, et n’imaginait pas qu’ils fussent aussi longs et épais. À dire vrai, il n’avait jamais vraiment fait attention à elle auparavant. — Ah ! vous voilà, fit-elle en lui prenant le bras comme si elle craignait qu’il se sauve. Vous ne devez plus vous trouver hors de ma vue une seule minute. Ordre de la reine. — Rhrenna, vous êtes ravissante. Quelqu’un vous l’a déjà dit, aujourd’hui ? Les joues de la Meine se colorèrent instantanément, dessinant deux courbes gracieuses qui descendaient vers la ligne de sa mâchoire. Une réaction qu’il trouva très séduisante. Et comment avait-il pu ne pas remarquer l’ourlet délicat de ses lèvres ? Elles brillaient de quelque cosmétique et, comme sa robe, cela ne faisait que rehausser sa beauté naturelle. — Pas encore, aujourd’hui, non, répondit-elle. Vous êtes le premier. Merci, Aliver. Elle annonça à Aaden que sa mère arriverait d’ici peu, et lui demanda de la laisser une minute avec Aliver, en l’attendant. Le garçon l’entendit à peine, car malgré les réserves qu’il avait exprimées un instant plus tôt, il était subjugué par le spectacle des dragons qui évoluaient au-dessus des mâts des plus grands navires. Quand ils se furent éloignés de quelques pas, Rhrenna reprit la parole. — J’ai des nouvelles inquiétantes, que je me dois, hélas ! de vous transmettre sans tarder. Elles viennent de Calfa Ven. C’est à propos de Wren. Elle est tombée malade. Aliver se dégagea d’une saccade et s’écarta, mais elle l’accompagna, aussi preste qu’une cavalière de danse. Il sentit la pression de ses seins menus contre le haut de son bras. Il s’efforça de ne pas se laisser distraire par ce contact. — C’est sérieux ? — J’en ai peur, oui. Le médecin n’a pu déterminer avec précision l’origine du mal, mais ce pourrait être une séquelle d’une maladie contagieuse contractée pendant sa jeunesse. Une fièvre tropicale quelconque, dont elle aurait pu souffrir quand elle maraudait avec ces brigands. Le cas n’est pas isolé. Je crains fort que sa grossesse soit en péril. — Qui s’occupe d’elle ? Nous devrions lui dépêcher les médecins du palais. — La reine a veillé à ce que Wren bénéficie des meilleurs soins. N’ayez aucune crainte à ce sujet. Et pour votre propre bien, ne laissez pas cette nouvelle vous gâcher la journée. C’est la raison pour laquelle Corinn m’a demandé de vous en informer au plus tôt, et de vous assurer que si Wren peut être sauvée, elle le sera. Quoi qu’il en soit, il est impératif que nous respections à la lettre le programme établi pour la journée. Tout a été réglé avec la plus grande minutie, comme vous le savez. Ah ! voici Corinn. Sa sœur précédait d’un pas décidé un essaim bourdonnant de domestiques, de sénateurs et d’invités. Le plus étonnant était la présence de Barad le Simple auprès d’elle, sa grosse tête inclinée de côté pour écouter ce qu’elle lui disait. Aliver ouvrit la bouche à son approche, pour lui demander des nouvelles de Wren, mais Corinn parla la première. — Rhrenna n’est-elle pas ravissante, Aliver ? Il ne put s’empêcher de reporter son attention vers la Meine, une fois de plus. — Absolument ravissante, oui. Rhrenna dit quelque chose la comparant à un chien errant face à un renard quand elle se trouvait en compagnie de la reine, mais Aliver ne voyait aucune raison à un tel excès de modestie, et il le signifia. Un des Agnates derrière Corinn crut bon d’intervenir. — Seulement une race canine différente, si vous me permettez. Un renard polaire ! Voilà, c’est cela. Quoique la fourrure soit moins duveteuse. — La comparaison est superflue, trancha la reine. Rhrenna est d’une beauté incontestable. Aliver la voit, d’ailleurs, n’est-ce pas ? — Oui, répondit-il. Je la vois. D’un geste, Corinn appela Aaden. Elle effleura l’épaule de Barad, et ses doigts glissèrent presque langoureusement sur son bras, comme si elle caressait un chat. — Notre ami orateur vient de donner un discours des plus vibrants dans la ville basse. Ce n’est pas vrai ? Barad sourit. — J’ai été ravi de l’accueil qu’il a reçu. — Vous êtes un atout pour nous, lui dit Aliver avec sincérité. Personne ne comprend le peuple aussi bien que vous. — Merci, Votre Altesse, répondit le géant qui ferma les yeux un instant. Ces yeux, songea Aliver. Ces yeux horribles. Il appréciait l’homme qui voyait à travers eux, mais il avait du mal à soutenir ce regard de pierre. Sans expression. Sans vie, même si les globes oculaires remuaient et lui permettaient d’appréhender le monde. Le prince préféra changer de sujet quand une pensée lui vint. — Mena n’est toujours pas arrivée ? — Non, il semble qu’elle ait été retardée. — Comment cela se peut-il ? — J’aimerais le savoir, soupira Corinn. La reine posa une main légère sur le cou de son fils. — Quelque chose a dû la retenir, dit Rhrenna. Elle se trouve dans les Hautes-Terres du Mein, et nous sommes en plein milieu de l’hiver. Le temps peut être terrible. Le renard polaire que je suis en sait quelque chose. — Le temps doit être terrible là-bas, en effet, dit Corinn. Une ride de contrariété apparut à son front, mais seulement pendant une seconde. De l’index elle toucha le bout du nez d’Aaden. — Le vent sur le Mein est toujours glacé. La neige aime à y tourbillonner, et le givre à s’y déposer. Si vous aimez geler… — Vous serez enchanté, termina l’enfant, car le vent sur le Mein est toujours glacé. Aliver salua les paroles de la comptine par un hochement de tête. — Tout cela est fort bien, mais peut-être devrions-nous… — Quoi ? lança Corinn. Attendre ? Reporter le couronnement ? N’y pense même pas. La cérémonie a été prévue pour aujourd’hui. Tout a été arrangé. Aliver, tu dois comprendre que nous avons été contraints d’user de toute notre influence pour réunir toutes les conditions du couronnement à cette date. Nous avons beau être des monarques, il m’a quand même fallu courtiser la grande prêtresse de l’ordre des Vadayens comme une gamine enamourée. Elle fit une grimace pour illustrer son exaspération et se tourna vers le chœur des flagorneurs rassemblé derrière elle. Ils sursautèrent devant l’allusion transparente, affirmèrent qu’elle était parfaite, et rirent comme si elle venait de plaisanter en toute connivence avec eux. — Mena arrivera quand elle arrivera. J’ai presque cessé d’espérer qu’elle suive mes instructions. Aliver fronça les sourcils. Il ne voulait pas laisser passer la réflexion sans réagir, mais agencer les mots de sa protestation était plus difficile que nager contre un courant puissant. — Mais… et si quelque chose lui est… — Si quelque chose lui est arrivé ? Nous parlons de Mena Akaran ! Maeben sur terre. La guerrière qui a terrassé les abominations. La dompteuse de dragons. Le chœur adora cette description. — Elle va bien, reprit Corinn. Elle arrivera sans aucun doute en virevoltant dans le ciel, pour se faire remarquer. Oui, j’en suis sûre, elle sera là d’ici très peu de temps. — Le temps, dit Rhrenna, voilà un luxe dont nous ne disposons pas aujourd’hui. Les nobles se pressent déjà dans l’enceinte du Carmelia. — Eh bien, rejoignons-les. Pendant un court instant, Aliver fut consumé par l’irritation. Il arrivait à peine à ébaucher une pensée que… — Es-tu prêt à devenir roi ? lui demanda Corinn. Elle s’approcha de lui. Elle avait parlé sur un ton d’intimité qui fit baisser les yeux aux témoins de la scène. La mauvaise humeur d’Aliver se dissipa et fut remplacée par l’agréable sensation que la question de sa sœur venait de faire naître en lui. Oui, il était prêt à devenir roi. Bien sûr, il l’était ! Il avait attendu si longtemps, beaucoup plus longtemps qu’il n’était normal. Il aurait dû être couronné des années plus tôt. Mais aujourd’hui, enfin, il n’était plus qu’à quelques heures du sacre. — Oui, dit-il. Je suis prêt. CHAPITRE TRENTE-QUATRE LE VOYAGE VERS LE NORD DEPUIS LE TEH SE DÉROULA sans événement notable. La première journée, ils avancèrent lentement, mais la nuit suivante, sous l’effet d’une brise salée qui s’était levée avant l’aube, leur allure s’accéléra. Le deuxième jour, ils profitèrent d’un courant marin qui les porta vers l’ouest. Le soir venu, les barges furent assez proches d’Acacia pour qu’ils puissent apercevoir le halo des lumières de l’île dans la nuit. Autour d’eux, la surface de la mer grouillait de vie. Des bateaux de tous les modèles prenaient la brise ou avançaient à la force des rames, voire des pagaies pour les plus petits. Les gens s’interpellaient dans une ambiance singulièrement festive. Certains se lançaient de la nourriture, des bouteilles et des outres de vin. Quand l’une tombait à l’eau, les jeunes gens plongeaient pour la récupérer et resurgissaient de la mer dégoulinants, le sourire aux lèvres. Pour tous, excepté Kelis et son groupe, il semblait que cette traversée fût le début de grandes réjouissances. Si quelqu’un remarqua ces silhouettes immobiles au milieu du troupeau de cochons, il ne fit pas de commentaire, du moins aucun qui arrivât aux oreilles de Kelis. Les Hérauts du Santoth se répartissaient entre les barges et, une fois en place, se figeaient telles des pierres. Les autres passagers et l’équipage les évitaient, mais sans s’en rendre compte. Un garçon qui, pour quelque tâche, devait passer près d’un des sorciers choisissait inconsciemment un itinéraire qui lui permettait de le contourner. Une fois, deux hommes déroulèrent leurs sacs de couchage dans un endroit dégagé, au pied d’un Héraut. Au lieu de s’allonger, ils restèrent debout, à tourner en rond et à discuter, mal à l’aise. Ils finirent par se chamailler, et se séparèrent fâchés. L’un alla s’installer tant bien que mal entre deux porcs à la peau rose. L’autre s’assit près de la zone utilisée comme latrines et resta là à scruter la nuit. Pour ce que Kelis put en voir, il dormit très peu. Quant au Talayen, il ne dormit pas du tout. Des cernes avaient gonflé sous ses yeux, et lorsqu’il clignait des paupières, elles paraissaient avoir du mal à se rouvrir. Il n’avait jamais été aussi fatigué de toute sa vie, mais le sommeil n’était pas un confort qu’il pouvait se permettre. Depuis son enfance, quand s’était révélée son aptitude à avoir des visions dans ses rêves, dormir était devenu un problème pour lui. À l’époque, il avait rêvé du futur. Il avait arpenté d’autres mondes, dialogué avec les animaux et parlé des langues qu’il ignorait pendant ses heures de veille. C’était un don pour le garçon, mais pas pour son père qui l’avait harcelé et frappé pour l’empêcher de faire ces songes. Il voulait que son fils devienne un guerrier, comme lui, et non un rêveur. Un expert à la lance et à l’épée, un tueur de lions et de laryx. Pas un homme de visions et de paroles, qui aurait œuvré dans des domaines qu’il était incapable de voir avec ses propres yeux. Son père avait réussi à le modeler ainsi, mais Kelis n’avait jamais oublié ces visions et ce qu’elles avaient éveillé en lui. Ce n’était pas un pouvoir qu’il ressentait, mais une impression de justesse. Il lui arrivait d’y penser quand il observait les poissons dans l’eau. Ils étaient à leur place. Ils y respiraient d’une manière inconnue de l’homme et s’y épanouissaient. Naguère, brièvement, il avait été un poisson dans l’océan des rêves. Pour la première fois depuis bien des années, il souhaitait retrouver ce talent auquel, enfant, il avait renoncé. Il aurait voulu s’endormir maintenant, et entrevoir ce que l’avenir leur réservait. Mais il n’en était pas capable. S’il fermait les yeux, il voyait seulement avec plus de netteté la scène autour de lui. Il est certains dons, quand ils ne sont pas entretenus, qui s’éteignent à jamais. * * * Le matin suivant – celui du couronnement – les trouva coincés dans une des centaines de bouchons formés par les innombrables embarcations qui entouraient Acacia en se poussant et se heurtant. Barge, sloop, bateau de pêche ou à rames, grand ou petit, long, étroit ou large, aucun navire ne pouvait plus avancer. Seules quelques yoles assez menues parvenaient parfois à se frayer un passage à travers une trouée inopinée, mais le nombre d’embarcations ne cessant de croître, même ces entonnoirs finirent par s’obstruer. — Regardez-moi cette pagaille, dit Benabe. Nous ne parviendrons jamais à nous rapprocher de l’île. Juchée sur une caisse, elle plissait les yeux sous l’éclat du soleil qui venait de percer à travers les nuages, après qu’une pluie drue les eut trempés pendant la nuit. Kelis grimpa à son tour sur un tas de caisses. Acacia était bien là. Il distinguait la partie supérieure du palais, avec ses flèches décorées de longs rubans de soie qui flottaient dans la brise. Au sud, on pouvait également apercevoir le promontoir du Rocher du Refuge. Il connaissait l’aspect des lieux, mais aujourd’hui ils lui paraissaient différents. En se concentrant, il se rendit compte que l’île était envahie par des campements surpleuplés, tout autant que les eaux l’étaient par les bateaux. Shen avait dû se faire la même réflexion, car elle interrogea sa mère. — Est-ce que l’île va couler ? À cause de tous ces gens, je veux dire. Une fois, j’ai vu un radeau couler parce que trop de personnes étaient montées dessus. Benabe ébouriffa les cheveux bouclés de sa fille. — Non. Une île ne peut pas couler. À moins que le pilier rocheux sur lequel elle s’appuie ne se brise. Et le Dispensateur a fait ces piliers assez solides pour qu’ils durent éternellement. Shen ferma à demi un œil, tout en réfléchissant à cette affirmation. Abandonnant ce sujet, elle posa une autre question. — Qu’est-ce que c’était, là-haut ? Les adultes scrutèrent de nouveau le paysage. — Quoi donc ? demanda Naamen. — J’ai vu quelque chose qui volait. Un oiseau géant. — Un des dragons de la reine, certainement, dit Benabe avec une mimique d’amertume. Des garçons en parlaient, la nuit dernière. Des hommes les chevauchent et les dirigent, ont-ils dit. Je le croirai quand je le verrai. — J’en ai vu un, mais juste un instant, et puis il a plongé et a disparu. Je veux le voir de plus près. — Bientôt, promit sa mère. Si nous réussissons à traverser cette foule. Naamen frotta le coude de son bras chétif. — Il faudra bien qu’ils nous laissent passer. Nous sommes avec les cochons, et ils voudront les acheter. Il doit bien exister un passage resté dégagé pour… — Pour les cochons ? railla Benabe. Tu vois la même chose que moi, non ? Regarde autour de toi. Nous sommes coincés ! Et l’île est juste là ! — Mais les cochons… — Les gens qui veulent les cochons viendront ici pour les prendre, et non l’inverse ! Non, nous sommes bel et bien coincés. Elle avait raison, Kelis le savait. Il venait juste d’essayer, sans succès, de s’entretenir avec le capitaine. Il l’avait entendu parlementer avec un baleinier bloqué juste à côté d’eux. Ils avaient des fours à bord, et l’on pourrait s’en servir pour rôtir du porc. Des fumoirs pouvaient être installés pour préparer le lard, les ponts étaient assez spacieux pour l’abattage, et il y avait de la place dans les cales pour stocker les abats. Le capitaine avait décidé qu’il n’était pas nécessaire de se rapprocher davantage de l’île pour vendre sa marchandise. De fait, il pensait doubler ses profits en s’adaptant ainsi à la situation. — Nous pourrions quitter la barge, proposa Naamen, et passer de bateau en bateau. D’autres le font. Kelis avait lui aussi remarqué ce manège. Des hommes, des femmes et même des enfants se déplaçaient d’une embarcation à l’autre, se hissant à bord par les côtés, parfois avec l’aide des cordages qu’on leur lançait. D’autres nageaient entre les coques, avant de remonter trempés sur le pont suivant. Quelques capitaines s’emportaient contre ces inconnus qui passaient sur leur navire, mais la grande majorité les acceptaient avec une bonne humeur surprenante. Au milieu des saluts criés, des éclats de rire et parfois des chansons improvisées, l’atmosphère de fête se confirmait. Kelis regrettait de ne pas se sentir en phase avec elle, mais la seule vue des Hérauts lui nouait le ventre d’appréhension. Il ne pouvait imaginer les sorciers passant de l’une à l’autre de ces embarcations emplies de gens joyeux. Le son, d’abord, fut pareil aux premiers mots d’une prière récitée par quelque saint homme en l’honneur du Grand Dispensateur. Kelis le perçut, mais il ne regarda pas tout de suite dans la direction d’où s’élevait l’incantation. Ce ne fut que lorsqu’une autre voix se joignit à la première, puis une troisième, et d’autres encore, qu’il se retourna vivement. Il resta stupéfait de ce qu’il voyait. Les Hérauts du Santoth chantaient. Ils s’étaient rassemblés en un seul groupe, aussi immobile qu’un chœur, et chacun d’eux entonnait le même chant – si l’on pouvait nommer cela un chant. C’était un mélange de mots incompréhensibles et de sons comparables à des notes. Les sorciers avaient acquis une présence physique, et l’air autour d’eux ondulait. C’était un spectacle à vous clouer sur place, mais sans aucune beauté. Plutôt une chose malfaisante, comme un serpent qui aurait dansé à une vitesse folle autour de la mélodie. Ils semblaient différents. Leurs robes n’étaient plus ces vêtements sans couleur. À présent ils chatoyaient d’un orange vif, et on eût dit que la teinture se propageait dans le tissu alors même que Kelis les observait. Pour la première fois, il put voir leurs visages. Le néant trouble qui avait obscurci leurs traits s’était presque totalement dissipé, et il découvrait les hommes qu’ils étaient, avec ces joues creuses et ces yeux qui paraissaient absurdement bulbeux. Vieille et tannée, leur peau brûlée par le soleil talayen, aussi crevassée et parcheminée que le sol du désert, était tendue sur les os. Ils paraissaient tout à fait leur grand âge. Ils ressemblaient à des cadavres qui se tenaient debout… et chantaient. Kelis sauta au bas des caisses et se fraya un chemin à travers un enclos plein de cochons pour rejoindre Leeka qui contemplait la scène, bouche bée. — Leeka, que disent-ils ? Le vieux soldat resta sans réaction un long moment, le regard rivé sur une des silhouettes en particulier. Puis, au lieu de répondre, il alla vers ce sorcier. — Nuelo ? Vénérable Nuelo, quelle est cette œuvre ? Que voulez-vous… Le Héraut balaya l’air de sa main dans sa direction, et ses doigts le chassèrent tels un fouet. Leeka chancela. La bouche de Nualo entonnait toujours le chant, mais la colère brûlait dans ses yeux. Il refit le même geste, et cette fois Leeka fut rejeté en arrière et soulevé du sol. Ses chevilles accrochèrent la barrière d’un enclos, et il tomba à la renverse sur le dos de plusieurs cochons apeurés. Il se releva parmi eux un moment plus tard, et son visage portait le masque presque caricatural de la peur. La barge se mit alors en mouvement. Elle avança brusquement, dans une grande saccade qui déséquilibra des passagers et sema la panique parmi les animaux. Puis elle prit une allure plus soutenue et régulière. En quelques secondes, les barges reliées entre elles entrèrent en collision avec les navires les plus proches. Une yole se retourna, jetant à l’eau les jeunes à son bord, et fut promptement écrasée par la barge elle-même. Elle pressa la coque sous elle et alla percuter le flanc d’un vaisseau plus imposant. Celui-là prit une gîte si inquiétante que les mâts parurent menacer de verser sur le Santoth, mais le mouvement de basculement fut subitement stoppé, comme s’il rencontrait une barrière invisible. Le vaisseau glissa sur le côté et se retrouva derrière la barge, laquelle prit encore de la vitesse. Kelis entendit Naamen s’exclamer sur un ton d’espoir hésitant que les Hérauts leur ouvraient un passage. C’était vrai. Ils se dirigeaient vers Acacia. Mais rien de tout cela n’était positif. Kelis le savait, sans l’ombre d’un doute. Quoi que les sorciers eussent l’intention de faire, cela était infecté par cette reptation invisible et malfaisante. Ils agissaient mal, et Kelis ne pouvait pas les laisser continuer à se comporter de la sorte. Il avait commis une erreur énorme en les laissant venir avec eux. Les doutes qu’il pouvait encore avoir à ce sujet étaient définitivement levés. Les yeux braqués sur celui que Leeka avait appelé Nualo, il se fraya un chemin vers lui. — Arrêtez ! dit-il. Vous devez arrêter ! Nualo ne répondit pas. Maintenant qu’il était près de lui, Kelis pouvait voir que sa peau était toujours agitée de frissons et de crevasses, mais le visage que ces mouvements distordaient commençait à émerger. La ligne en pointe marquant la naissance de sa chevelure, l’arête puissante du nez, les yeux de la couleur d’un ciel couvert, en hiver. Ces traits étaient ceux d’un homme fait de chair et d’os, enfanté par une mère. Pour la première fois Kelis avait devant lui un Héraut du Santoth qui ressemblait à un humain, non un fantôme déguisé en homme. — Arrêtez ! s’écria le jeune Talayen. Il vit qu’il avait sa lance à la main. Bien qu’il n’eût pas souvenir de l’avoir prise, il la tenait maintenant à l’horizontale, dans la pose du lancer. Les yeux gris de Nualo se posèrent sur lui. Sa bouche n’avait pas cessé le chant, dans un chœur grondant avec les autres, mais il parla directement à l’esprit de Kelis. Sans un son, il déclara : Tu n’es rien. Tu ne sais rien. Tu apprendras. — Je ne vous laisserai pas passer. La fille nous a libérés, répondit le Héraut en pensée. Vous nous avez déjà laissés passer. Kelis leva un peu plus sa lance, l’équilibra entre ses doigts sombres et nerveux. Les sorciers étaient de chair et de sang, à présent. Il pouvait les transpercer. Ils avaient toujours été ainsi, mais il ne l’avait pas su jusqu’à maintenant. Nous existons de nouveau ! Nous existons de nouveau, et de nouveau, le monde nous appartient ! Le Héraut tendit un bras vers le jeune homme et serra le poing. Il psalmodia quelque chose de différent des autres, juste pendant un instant. La lance dans la main de Kelis fut soudain en fusion. Il n’y eut aucune sensation de chaleur, mais elle devint aussi molle que de la cire qui fond. La hampe et la pointe s’abaissèrent comme si elles allaient dégouliner sur le pont, mais au lieu de cela elles se recourbèrent en même temps que le poing de Nualo tournait. Kelis poussa un cri et voulut lâcher l’arme, sans y parvenir. La lance s’enroula autour de sa main et de son poignet et les emprisonna dans une spirale de métal tendre. Puis le tout durcit, formant une cage de fer. Ne m’importune plus, lui dit Nualo avant de se désintéresser de lui. Il rejoignit les autres, en oubliant complètement Kelis. Le Talayen examina sa main. Il s’attendait à avoir mal, mais il n’en fut rien. Il sentait sa main différemment. Elle était prise au piège, immobilisée. Le chant se poursuivait. Kelis n’avait rien pu stopper. La barge continuait à heurter les navires. Dans une série de grincements et de craquements, elle les repoussait ou passait sur eux. Les gens criaient, certains leur colère, d’autres leur peur, beaucoup leur désarroi. Benabe et Naamen arrivèrent auprès de lui. Naamen le tira en arrière tandis que Benabe essayait de glisser les doigts sous la résille de métal. En vain : il n’y avait pas d’espace entre le fer et sa peau. La lance tordue n’était pas enroulée sur sa main et son poignet, elle était soudée à eux. Elle faisait maintenant partie de lui. À cet instant, il comprit qu’il en serait ainsi jusqu’à son dernier souffle. Shen fit mine de vouloir se rendre auprès des Hérauts du Santoth, qui continuaient leur chant comme si rien d’autre ne leur importait. Kelis l’agrippa au passage avec sa main libre. Il fut surpris du calme qu’il entendit dans sa propre voix. — Non, ne fais pas cela. Ce ne sont plus tes amis. Tu le vois bien, n’est-ce pas ? Il pensait que la fillette allait protester, mais elle s’en abstint. Elle restait silencieuse. Son visage était marqué par le doute, pour la première fois. Kelis devina qu’elle avait entendu ce que Nualo lui avait dit en pensée. C’était inscrit là, dans la peau fine autour des yeux de l’enfant, dans le léger tremblement de sa lèvre inférieure. Il ressentit un élan de compassion pour elle. Il chercha les mots qui la convaincraient qu’elle n’était pas responsable de ce qui arrivait, quoi que ce fût. La barge frappa violemment par le travers la proue d’un baleinier. Le choc les fit tous tituber. L’avant du navire de pêche s’éleva au-dessus d’eux quand sa poupe fut bloquée par un autre obstacle. Il retomba sur le côté de la barge, tout près du Santoth, et écrasa un enclos de cochons avant de les pousser sur le pont dans un concert de couinements terrorisés. Kelis cria aux autres de s’éloigner. Ils se réfugièrent tous à l’arrière. La barge prit encore de la vitesse alors qu’ils franchissaient maladroitement les barrières et pataugeaient entre les animaux de plus en plus frénétiques. Kelis réussit à hisser Shen sur son dos. Elle s’accrocha à lui pendant qu’il décochait des coups de pied aux cochons les plus proches, de crainte qu’ils ne le mordent. L’un d’eux se montrant agressif, il le frappa en plein groin avec sa main gantée de métal. Il rejoignit les autres à l’arrière. Ils s’accroupirent et regardèrent la barge qui avançait dans le fracas des chocs successifs, propulsée par des sons plus redoutables que le vent le plus furieux. Le vacarme des bateaux percutés et retournés, mêlé aux cris des gens, était tellement intense que Kelis ne vit pas Acacia avant qu’ils y accostent. La barge repoussa les derniers navires serrés contre les quais du port principal. Quand ils ne purent aller plus loin à cause de la masse de bois et de fer des débris compressés, les Hérauts du Santoth interrompirent leur chant. Il sombra instantanément dans le néant. La seconde suivante, Kelis se rendit compte qu’il avait déjà oublié à quoi il ressemblait. Jamais il ne serait en mesure d’en donner une description. La chose avait été horrible, mais il ne pourrait pas en témoigner. — Regardez, dit Naamen. Ils s’en vont. Kelis se releva en hâte. — Viens avec moi, dit-il à son ami. Et, s’adressant à Benabe et Shen : — Vous, restez ici. Ne bougez pas jusqu’à ce que l’un de nous deux revienne. D’accord ? La femme acquiesça. Shen, quant à elle, resta pelotonnée dans les bras de sa mère. Leeka était déjà près du bastingage de la barge quand Kelis et Naamen le rejoignirent. Pendant un moment, ils observèrent le dos des sorciers qui s’éloignaient. Les Hérauts avaient déjà franchi une partie des débris et des navires amarrés. Certains escaladaient les obstacles avec la vivacité d’enfants surexcités, d’autres bondissaient dans les espaces libres comme s’ils s’agrippaient à l’air. Kelis n’avait toujours aucune idée de leurs intentions, mais il ne subsistait aucun doute sur la détermination avec laquelle ils agissaient. Les sorciers sautèrent sur le quai et commencèrent à se frayer furieusement un chemin dans la foule. Les gens étaient trop serrés pour fuir, mais ils reculaient autant qu’ils le pouvaient à l’approche de ces silhouettes. L’impact de leur progression ouvrait la multitude par vagues. Ceux qui les voyaient faisaient tout pour les éviter, ce qui augmentait encore la confusion générale. — Ils sont fous, dit Naamen. Je les vois tels qu’ils sont, maintenant. Je les vois vraiment ! Que devons-nous… Kelis n’entendit pas la fin de sa phrase, car son esprit vacillait devant cette révélation subite. « Ceux qui les voyaient… » Car ils étaient visibles, à présent ! C’était évident à la façon dont ils battaient en retraite, au désarroi qui se muait en terreur quand leur regard se posait sur les sorciers. Les Hérauts offraient un spectacle terrifiant. Ils se dévoilaient là, au cœur de l’Empire. Ils étaient d’une taille bien supérieure à la moyenne : plus de deux mètres, sans doute, car ils dominaient aisément de leur stature la foule alentour. Balançant leurs longs bras telles des faux moissonnant le blé mûr, ils se dirigeaient vers les portes de la ville basse, d’où l’on pouvait se rendre n’importe où sur l’île. Kelis se détourna du Santoth assez longtemps pour capter l’attention de Naamen. — Mon frère, retourne auprès de Benabe et Shen, lui dit-il. C’est ce que tu dois faire. S’il arrivait quelque chose… Il se tut, et son regard fusa vers les Hérauts qui disparaissaient au loin, avant de revenir se river à celui de son ami. — Protège-les au prix de ta vie. Si la situation dégénère, emmène-les dans un endroit sûr. N’hésite pas. Cache-les dans la ville basse. Fais ce qu’il faut, mais protège-les. N’essaie pas d’aller au palais. Reste dans la ville basse. Et si les choses se calment, au coucher du soleil, rends-toi aux portes intérieures, celles du lion, qui ouvrent sur la deuxième enceinte. Je viendrai vous y rejoindre. Ce fut tout ce qu’il eut le temps de dire. Il détourna les yeux du regard implorant de Naamen et appela Leeka. Lorsqu’il obtint son attention, il lui demanda : — Es-tu avec moi ? Ou avec eux ? — J’ai été trompé, répondit le vieux soldat. — Nous l’avons tous été, dit Kelis. Et il brandit sa main dans la cage de métal, autant pour lui-même que pour le vieil homme. Celui-ci chercha encore une fois à repérer les Hérauts. — Oui, mais moi je l’ai été pendant de nombreuses années. Ils se sont servis de moi. Quand je pensais qu’ils m’enseignaient des choses, ils extirpaient ce que je savais de mon esprit, et apprenaient tout ce qu’ils pouvaient sur le monde. Sans même le savoir, je les ai aidés à trouver Shen. Je ne peux l’expliquer, mais je le sens. Ils ont œuvré à distance pour obtenir sa confiance. Et quand ils ont senti que Shen était à leur portée, ils m’ont envoyé pour la leur amener. Ils ne pouvaient le faire eux-mêmes, alors ils m’ont utilisé. Mes yeux sont dessillés, à présent. Et je sais des choses sur eux, moi aussi. À la grande surprise de Kelis, Leeka franchit d’un bond l’espace jusqu’au quai et se mit aussitôt à jouer des coudes pour avancer dans la foule agitée, à la suite des sorciers. Il n’allait pas aussi vite qu’eux, mais il semblait aspirer l’énergie dans leur sillage et s’en servir pour les suivre. Kelis sauta à son tour sur le quai et courut derrière lui. CHAPITRE TRENTE-CINQ QUOIQUE MAINTS ASPECTS DE LA CULTURE ROYALE ACACIANE aient été depuis toujours soumis à un protocole strict, l’un d’eux était resté souple : les souverains Akarans n’étaient en aucune manière tenus de porter un insigne spécifique à leur rang. Ils se devaient d’arborer quelque ornement distinctif lié à leurs fonctions officielles, certes, mais son choix leur appartenait. Édifus était resté un guerrier, et il avait décidé d’affirmer son statut par la seule déférence que les puissants de l’Empire lui montraient. Tinhadin était souvent représenté avec une couronne fine. Au fil du temps, d’autres monarques avaient fait confectionner pour leur couronnement qui un collier, qui des boucles d’oreille, ou même une broche, comme celle de la mère de Corinn, qui figurait un acacia de turquoise serti dans de l’argent. Corinn l’avait elle-même portée en de nombreuses occasions officielles. Mais pas aujourd’hui. Elle n’avait que l’embarras du choix parmi les bijoux légués par ses ancêtres, mais quand ses serviteurs avaient proposé de les lui apporter tous pour qu’elle les examine, elle avait répondu que ce ne serait pas nécessaire. Elle savait ce qu’elle voulait. — La couronne de Tinhadin ceindra mon front. C’est ainsi parée qu’elle pénétra dans le Carmelia, par le même tunnel qu’elle avait parcouru, paniquée, quelques mois plus tôt seulement. Elle allait aujourd’hui sur la chaussée du pas lent de cérémonie que la prêtresse de Vada imposait à ceux qui venaient en tête de la procession. Son regard joyeux errait autour d’elle, pour ne rien rater. Cette situation était si différente de la dernière fois où elle s’était trouvée dans cette enceinte ! Ce jour-là, elle vacillait dans une robe en lambeaux. Elle était maculée de son propre sang, ses poumons étaient en feu et une peur atroce tordait chaque fibre de son être. Une scène de carnage l’avait accueillie. Des Marahs morts. Des Numreks qui frappaient avec leurs énormes épées. Mena qui combattait ces monstres à l’aide d’une épée si grande pour elle qu’elle ressemblait à une enfant maniant une arme d’adulte. Aaden invisible… Oh ! oui, les choses étaient très différentes, aujourd’hui. Un public enjoué garnissait les gradins du stade. Ils étaient des milliers. Agnates et autres aristocrates acacians, sénateurs d’Alécia venus exhiber les dernières tenues à la mode dans cette cité, famille royale aushénienne, chefs de toutes les tribus talayennes, tous les généraux et les officiers supérieurs dont l’affectation était assez proche pour qu’ils puissent participer, marchands de toutes les provinces dans leurs atours respectifs, colorés, arborant bijoux et grand sourire. Tous se levèrent et applaudirent à l’entrée de Corinn et de sa suite. La reine adorait cette variété de couleurs dans les habits de ses sujets, les nuances de leur peau et les particularités de leurs cultures. Cette diversité symbolisait toute l’étendue de son Empire. L’arène du stade était envahie d’officiers de Marah, chacun devant son unité en grand uniforme. Ce n’était là qu’un fragment de l’armée qu’elle pouvait lever, et tous ceux qui les admiraient le savaient. Haut dans le ciel, les enfants d’Elya décrivaient des cercles. Leurs ailes glorieuses battaient l’air avec une puissance que le monde n’avait encore jamais vue. Ils étaient d’une beauté sauvage. Ils inspiraient crainte et respect. Corinn régnait dans les airs comme sur les terres. Et avant longtemps elle étendrait son hégémonie aux océans. Elle imaginait que dans leurs loges confortables les Ligueurs pressentaient cette évolution. Elle aimait tout cela, jusqu’à la façon dont le ciel s’était éclairci pour virer à un bleu enchanteur, tandis qu’une légère brise hivernale faisait flotter en des mouvements gracieux et sinueux les longs étendards au sommet des mâts entourant le stade. Depuis plusieurs jours déjà, elle distillait dans l’air acacian une sensation de douce euphorie, et elle avait fait en sorte que le nectar de Prios coulât à flots. Néanmoins son bonheur était surtout redevable à la satisfaction qu’elle tirait de ce qu’elle avait accompli. Il y avait bien cette vague irritation loin derrière l’euphorie, quelque autre chant venu du monde au-delà du Carmelia, mais elle préféra l’ignorer, comme elle ignorait les visions qu’elle avait de choses que personne d’autre qu’elle ne voyait. Elle ne les laisserait pas gâcher cette journée. Les portes du tunnel se refermèrent lourdement. Elles resteraient closes pendant toute la durée de la cérémonie. La procession bifurqua et commença à gravir les cinq volées de marches en pierre menant à l’estrade. Du coin de l’œil, Corinn surveillait son frère. Dans quelques heures seulement, il deviendrait roi. Il était magnifique, et l’on n’aurait pu imaginer qu’il avait perdu la vie pendant un temps. L’énergie émanait de son être à travers son visage bronzé comme si un soleil l’illuminait de l’intérieur. Son sourire était un présent qu’il distribuait avec prodigalité autour de lui. Il saluait des gens par leur nom, d’autres par un petit signe de tête. De temps à autre, il acceptait la main qu’on lui tendait, et ce contact était une bénédiction pour la personne ainsi honorée. Ses amples vêtements bleus mettaient parfaitement en valeur sa silhouette élancée. La teinte chatoyante du satin donnait une impression de profondeur et de sérénité toutes régaliennes, voire de sagesse. Corinn avait montré une pointe de scepticisme en découvrant l’emblème qu’il avait sélectionné pour illustrer son rang, mais elle avait ensuite dû concéder qu’il avait été très bien inspiré de choisir ce tuvey en or tout simple, porté autour de son biceps droit. Tout les Talayens l’aimeraient pour cela, et pour lui ils seraient désormais prêts à combattre jusqu’à la mort. Au fil des ans, elle desserrerait peut-être l’étau dans lequel elle le tenait. Non, pas peut-être. Elle le ferait. Bien sûr, elle le ferait. Elle ne réprimerait que cette tendance à rêver d’idéaux pour lesquels le peuple n’était pas prêt. Ce côté imprudent de sa nature, qui lui avait déjà coûté la vie, devait absolument être éradiqué. Aux côtés de sa sœur, tous ses points forts s’épanouiraient tandis que ses faiblesses s’atrophieraient, puis disparaîtraient. Il apprendrait la justesse du règne de Corinn, et il aurait à cœur de la seconder au mieux. Alors, ensemble, ils accompliraient de très belles choses. Ils repousseraient la horde des envahisseurs. Les Auldeks ne pourraient pas résister à sa maîtrise du Chant, pas plus que ne l’avaient pu les Numreks avant eux. Ensuite, qui pouvait prédire la portée de leurs actes ? Oblitéreraient-ils le péché du Quota dans la réalité et les mémoires ? Remettraient-ils la Ligue à sa juste place, afin qu’elle se montre humble et obéissante ? Étendraient-ils l’Empire jusqu’au-delà des Flots Gris, dans l’Ushen Brae ? Bien sûr ! C’était pourquoi une monarchie double était idéale. Aliver finirait par régner sur les terres de l’Ouest, et elle sur Acacia. Les possibilités d’accomplissement étaient infinies. Après eux, Aaden serait là pour hériter de tout. Il marchait juste derrière sa mère, et il était radieux, bouillonnant d’excitation. Déjà elle se surprenait à imaginer les prodiges qui marqueraient son couronnement. Quand son fils monterait sur le trône, elle parlerait la langue du Dispensateur comme si c’était sa langue maternelle. Et Aaden aussi. La reine s’installa sur son trône avec toutes ces pensées en tête, pendant que la grande prêtresse procédait à l’ouverture de la cérémonie. Elle observa les enfants d’Elya qui plongeaient au loin pour aller se reposer jusqu’à la fin du couronnement. Elle écouta d’une oreille distraite les érudits vêtus de pourpre de la secte qui lurent toute la chronologie des monarques depuis Édifus. Elle reçut la procession des représentants avec leurs présents venus de tout l’Empire, parmi lesquels un couple de grues des marais aushéniens, des coupes en verre bleu offertes par la famille Ou de Bocoum, un collier en argent et turquoise du Teh, une couvée d’œufs d’autruche écarlates, mets délicats chez les Bethunis, dont le chef affirma qu’ils avaient plus de valeur que leur propre poids en or. Le cadeau de la Ligue allia l’élégance au sous-entendu. Sire Grau en personne vint le remettre, accompagné de Dagon, tous deux tête baissée. Cela ressemblait à une coupe en marbre à la base évasée, avec un dôme de verre bordé d’un liseré d’or. Une inspection plus poussée révéla une version spécialement conçue d’un de leurs instruments de navigation. À l’intérieur du dôme, la forme ondulante d’un serpent en métal sculpté flottait dans un liquide clair. Sous lui, une carte du Monde Connu. Obéissant à la prière de Dagon, Corinn prit la coupe dans ses deux mains et la tourna. Le serpent tourna d’autant. — Il reste toujours fidèle à une seule direction, qu’il aime plus que toutes les autres, précisa sire Dagon. Aliver fit lui aussi l’expérience, qui lui plut beaucoup, et il déclara sur le ton de la plaisanterie qu’il ferait étudier l’objet par les savants du palais. Le liseré d’or formait les mots suivants : Aussi vaste que soit mon monde, je sais toujours où y est ma place. Corinn sourit en lisant cette phrase. Le défilé des présents se poursuivit : une armure de style senivale, un diadème chargé de pierres précieuses offert par les Creggs de Manil… Après la remise des cadeaux, un poète d’Aushénie récita les longues strophes alambiquées d’un récit épique dont certains passages clés avaient été modifiés pour faire de l’histoire un hommage à Acacia. Des heures s’écouleraient encore avant qu’on en arrive au moment du couronnement lui-même, mais cela ne gênait pas Corinn. Elle n’était plus cette jeune fille qui détestait rester assise pendant une éternité lors de certaines cérémonies officielles. Non, se dit-elle, elle n’était plus du tout cette jeune fille. Et la grande prêtresse de Vada n’était plus cette vieille mégère que Corinn avait dû subir lors de son couronnement. Celle-ci était jeune et presque séduisante, malgré son crâne rasé sur les côtés et le reste de ses cheveux rassemblés en un gros nœud. Elle tirait beaucoup trop de satisfaction de l’importance éphémère qu’avait son rôle, et elle déclama avec la même ostentation que celle qui l’avait précédée, toisant les autres officiants de son regard noir quand ils lui apportèrent les objets du rituel qu’elle lava et bénit. Elle plongea une vieille tunique – censée avoir appartenu à Credulas, le quatrième roi – dans une eau savonneuse, l’essora et la suspendit à un bâti pour la laisser sécher. Le geste était rattaché à une histoire, Corinn le savait, mais on ne la lui avait jamais racontée. Elle ne connaissait pas non plus la fonction exacte de la secte vadayenne, sinon qu’elle abritait des savants au service de la lignée des Akarans. Jadis ils s’adonnaient à des pratiques religieuses plus définies, mais cette époque était révolue. Quand tout sera réglé, je lancerai une étude sur cette secte. Et sur d’autres sujets. Il y a encore tant à apprendre. Enfin le moment arriva. La grande prêtresse fit venir Aliver devant elle. Corinn n’enregistra pas vraiment les questions qu’elle posa ni les réponses que son frère donna. Elle les connaissait par cœur car elle avait elle-même prêté serment de la même façon des années auparavant. Elle focalisa son attention sur la façon dont le visage altier d’Aliver réussissait à exprimer un équilibre parfait entre son respect envers les actes cérémoniels de la prêtresse et son extrême autorité personnelle. Il était déjà un souverain ; c’était ce qu’affirmaient son visage et son attitude empreints de noblesse. Il possédait la patience et l’assurance nécessaires pour endurer les coutumes et les rituels de l’Empire dans lequel il était né. — Tu l’as bien préparé, dit la voix d’Hanish. Corinn cessa un instant de respirer et lutta contre l’envie de se tourner dans la direction d’où elle venait. — Regarde-le, dit encore Hanish. Il joue son rôle à la perfection, et il n’en est même pas conscient. Il se peut que tu aies fait le bon choix en le rappelant à la vie plutôt que moi. Tu pouvais me dicter tes préférences au lit, mais dans d’autres domaines je n’aurais pas été aussi facile à manipuler. Il se tenait à côté d’elle, dans l’espace réduit qui la séparait d’un garde de Marah et de Sigh Saden. Elle le sentit qui effleurait son épaule, et le contact de sa peau quand il toucha la sienne. Elle ne leva pas les yeux vers lui, pas plus qu’elle ne réagit à sa présence. Personne autour d’elle ne le vit. Il n’était qu’un produit de ses pouvoirs sur la vie et la mort, rien de plus. Elle expira lentement. — Toutefois, comment peux-tu en être sûre ? Peut-être te joue-t-il la comédie, dit Hanish en riant, avant de s’avancer vers Aliver. Il est sur le point de devenir roi. Il est revenu d’entre les morts. On pourrait se demander… Le regard de Corinn survola rapidement l’estrade pour détecter si quelqu’un d’autre avait remarqué Hanish. Personne, apparemment. La prêtresse fit glisser le tuvey jusqu’au coude du prince, puis sur l’avant-bras, et le lui retira. Hanish rejeta la tête en arrière par réflexe lorsqu’elle pivota vivement en brandissant le bandeau en or, afin que tout le public le voie. Il se tenait maintenant auprès d’Aliver. — Mais on pourrait également considérer, continua-t-il, que notre cher futur roi a merveilleusement réussi à tirer parti de son infortune. Tu penses que c’est un cadeau que toi seule lui as fait, mais imagine qu’il t’ait utilisée ? Imagine cette hypothèse, rien qu’un instant. C’est tout ce qu’il te reste, de toute façon. Le fait qu’elle seule pût voir et entendre Hanish aurait dû la soulager, d’une certaine manière, mais c’était tout le contraire. Elle avait mille répliques prêtes pour chacun de ses commentaires, mais elle ne pouvait pas en prononcer une seule. Il semblait en être conscient, et prendre plaisir à son impuissance. Elle voulut trouver dans le Chant un sortilège qui la débarrasserait de lui. Ce n’était pas facile, car elle devait d’abord déterminer clairement ce qu’il était avant de pouvoir trouver le sort adéquat. Et comme elle n’était pas certaine de sa nature exacte, son esprit tournait en rond dans le Chant, le début d’un sort chassant sa queue qu’il n’arrivait pas à attraper. — Et s’il apprenait ce que tu lui as fait ? demanda Hanish. Tu crois qu’il continuerait à t’aimer ? Il posa une main sur l’épaule d’Aliver, la martela de ses doigts. Aliver tendit le bras pour que la grande prêtresse y repasse le tuvey, cette fois décoré d’une bénédiction sous la forme d’un long ruban écarlate. Hanish se comporta comme un assistant, toucha le bandeau en or quand celui-ci fut en place, et fit mine de lisser le tissu de la manche. La cérémonie touchait à sa fin. Ne restait plus que la récitation du consentement. Corinn avait un rôle à jouer lors de cette partie, comme le regard vif de la prêtresse le lui rappela. Hanish s’écarta dans un mouvement théâtral quand elle vint prendre place à côté d’Aliver. À un signal donné par le contact de la main de son frère, ils commencèrent ensemble : — Entends-nous, Acacia, Empire des quatre horizons, de l’arbre d’Akaran, des six provinces… Ils parlaient d’une voix forte, mais le Carmelia étant beaucoup trop vaste pour que tout le monde les entende, des orateurs désignés répétaient mot pour mot ce qu’ils disaient. Le discours se répercuta de l’estrade jusqu’aux gradins les plus élevés, telle une chanson partout reprise. — Édifus a été le fondateur, dirent les deux Akarans, récitant les formules qui leur avaient été inculquées durant leur enfance par leur précepteur. Vous savez que c’est la vérité. Il est né dans la souffrance et les ténèbres, dans la région des Lacs, mais il a gagné une guerre sanglante qui a embrasé le monde entier. Il a rencontré le faux roi Tathe à Galaral, et c’est là qu’il a écrasé les forces ennemies avec l’aide des Hérauts du Santoth. Édifus a été le premier d’une lignée ininterrompue de vingt et un souverains Akarans… — Ininterrompue jusqu’à mon arrivée, corrigea Hanish. Ne l’oublie pas. Tu ne m’as pas déjà effacé des livres d’histoire, quand même ? Corinn eut une hésitation dans les paroles du serment. Elle tenta de se les remémorer et de suivre la diction d’Aliver. Elle sentit que son frère lui lançait un regard furtif. Une goutte de sueur perla sur son front, coula sur sa tempe et atteignit sa joue. — … sommes la continuation viv… la continuation de ceux qui nous ont précédés, tous Akarans… — Si, tu as probablement effacé mon nom, dit Hanish. Tu es capable de tout. Deux monarques ! Quelle idée étrange, Corinn. J’espère que tu es au moins à moitié aussi maligne que tu le penses. Je l’espère vraiment. Pour le bien de notre fils. Il ne cherche qu’à me distraire, se dit-elle. Contrôle-toi ! Scinde tes pensées. Fais qu’elles soient entières, mais dédoublées. C’est ce qu’elle fit. Ses lèvres récitaient le texte du serment et son visage demeurait calme. Mais son esprit dansait avec un sortilège qui anéantirait définitivement le fantôme d’Hanish. Elle pensa avoir trouvé la substance pour y parvenir. Elle dirigea contre lui sa malveillance sous la forme d’une balle brûlante contenant le Chant. Elle la retint à l’arrière de sa bouche, car elle avait besoin d’une interruption dans le serment pour la libérer. À cause de toutes ces préoccupations, Corinn fut aussi désemparée que tous les autres par le son. Peut-être plus, même, quoique dans un premier temps elle continuât comme si elle n’avait rien remarqué. Une sorte de détonation retentit dans tout le stade, pareille au fracas d’un bélier percutant une énorme porte. Le son se répéta. — Oh ! on frappe à la porte, dit Hanish. Aliver se tut. Il tourna la tête vers le tunnel par lequel ils étaient entrés. Corinn poursuivit la récitation un moment encore, mais dans les gradins les spectateurs regardaient tous dans la même direction que son frère. Un troisième choc assourdissant ébranla jusqu’aux fondations du Carmelia. Quelque chose céda dans un craquement monstrueux. Elle comprit alors ce qu’était ce son. Les portes de fer qu’ils avaient franchies pour pénétrer dans le stade venaient d’être défoncées. D’où elle se trouvait, elle détectait le souffle puissant de l’air jaillissant du tunnel. Il agita les couvre-chefs et les vêtements des personnes installées près de cette issue. C’était pourtant impossible. Les portes n’avaient pas pu être ouvertes. Elles étaient toujours closes durant la cérémonie. Personne à son service n’aurait seulement envisagé pareil outrage, et même si quelqu’un avait voulu le faire cela n’aurait pas été possible, elles étaient beaucoup trop massives et solides. Les mots tombèrent finalement des lèvres de Corinn – et le Chant s’évanouit dans sa bouche – quand des silhouettes émergèrent du tunnel et pénétrèrent dans le stade. — Emmenez le prince loin d’ici, dit-elle. Rhrenna, tout de suite. — Ah ! ils n’ont pas seulement frappé à la porte, murmura Hanish à son oreille. Ils sont entrés. CHAPITRE TRENTE-SIX BARAD SONGEA QUE LA PRÉSENCE D’UN FANTÔME RENDU physiquement visible serait probablement la chose la plus perturbante à laquelle il assisterait aujourd’hui. De sa loge en bas de l’estrade, il observa l’apparition du spectre à côté de Corinn. Il faillit la prévenir, mais le fait que personne ne réagisse l’en dissuada. À moins que ce ne fût la sorcellerie dont la reine l’accablait qui l’en empêchait. Il redoutait que l’homme fût un assassin, et aussitôt il se demanda pourquoi cette crainte. Que la souveraine d’Acacia périsse, que l’incapacité dans laquelle il se trouvait de la mettre en garde signe l’arrêt de mort de Corinn, ce serait une très bonne chose. Comme toujours depuis qu’elle l’avait capturé, son esprit tanguait comme un navire sur une mer déchaînée, penchant d’un côté puis de l’autre, avec une sensation de nausée imminente. Parce qu’il en était réduit au rôle de spectateur impuissant, il regarda. Et en regardant, il vit. La reine pouvait entendre ce que ce mort lui murmurait à l’oreille. Elle s’efforçait de ne rien montrer, mais aux yeux de Barad il était évident qu’elle aussi était consciente de la présence soudaine du spectre. Elle serrait les dents quand les lèvres du fantôme remuaient. Elle se penchait imperceptiblement pour éviter le contact de la main désincarnée sur son épaule. Son regard allait de droite et de gauche pour vérifier si les autres voyaient l’homme qu’elle-même se refusait à regarder. Ce n’était pas un assassin, donc. Barad se concentra sur le couple. Les cheveux de l’homme étaient longs et blonds, avec quelques mèches tressées de lanières de cuir colorées. À la mode meine. À côté de celui de Corinn, son visage paraissait étrange. Ses traits n’accrochaient pas la lumière et l’ombre comme ceux de la reine. Le soleil ne les atteignait pas. Il semblait se tenir dans un endroit totalement autre, baigné d’une clarté morne. Et c’était exactement cela, Barad finit par le comprendre. Cet homme était mort. Dès que cette pensée lui vint, il sut qu’elle était juste. Un fantôme chuchotait à l’oreille de la souveraine. Pourquoi lui, Barad, pouvait-il voir le mort, alors que personne d’autre n’en semblait capable ? Ses yeux de pierre, certainement. Ils étaient œuvre de sorcellerie, après tout : celle de Corinn. Grâce à eux, il suivit les déplacements de l’homme sur l’estrade. Le spectre parlait presque tout le temps. Mieux encore, Barad percevait chaque mot que l’homme prononçait. Des paroles intimes. Ironiques. Agaçantes. Même ses murmures l’atteignaient. Il ne s’intéressait plus du tout aux complexités de la cérémonie, il se contentait d’observer la reine et le fantôme, et il entendait la conversation à sens unique de ce dernier, tout en se demandant ce qui allait se passer. Il ne comprit pas mieux la situation lorsque les portes du Carmelia furent défoncées. Il détourna ses yeux de pierre de la tribune et vit les silhouettes qui émergeaient du tunnel et s’avançaient dans le stade bondé. Ceux-là n’étaient pas des spectres. Un moment Barad crut que c’étaient des monstres à la tête allongée, comme ces mangeurs de fourmis, mais cette image se dissipa quand la lumière les toucha. C’étaient des hommes, d’une taille très supérieure à la moyenne, mais des hommes. Ils projetaient des ombres et il se dégageait d’eux une solidité encore plus tangible que celle de la foule horrifiée qui refluait devant eux. Ils devaient être plus lourds que des individus normaux, car leurs pieds fendaient les dalles qu’ils foulaient. Même leurs robes en lambeaux flottaient autour d’eux avec une sorte de pesanteur martiale, comme si elles étaient faites d’un tissu métallique aussi tranchant qu’une lame. Ils fendirent la masse des gens placés devant la chaussée qui sortait du tunnel. La foule reculait précipitamment à leur approche, et ce mouvement de panique chez les spectateurs générait une pression telle que ceux qui se trouvaient le long des barrières intérieures basculèrent de l’autre côté et churent sur les premières rangées des gradins. Les intrus ne prêtèrent aucune attention à tous ces gens, du moins jusqu’à ce que les soldats se souviennent de leur devoir. Un lieutenant hurla ses instructions et ses hommes se mirent aussitôt en ordre de bataille pour marcher sur les nouveaux venus. L’avant-garde brandit devant elle un barrage redoutable de hallebardes. Les premiers des intrus levèrent les bras à l’unisson et rugirent quelque chose. Les chairs des soldats se liquéfièrent. Leurs armures et leurs vêtements tombèrent à terre, souillés de sang. Leurs armes claquèrent sur le sol, et le tout fut piétiné par les pieds des arrivants une seconde plus tard. Des sorciers, se dit Barad. Ce sont des sorciers. Ceux-ci infléchirent leur progression pour gravir les marches qui menaient à l’estrade. Le général lança un ordre. Les archers – dont Barad n’avait même pas remarqué la présence sur la corniche surplombant l’arrière de l’estrade – lâchèrent une volée de flèches. Une centaine au moins auraient dû transpercer les sorciers, mais ceux-ci levèrent la tête et soufflèrent vers elles. Ils n’auraient pas agi autrement s’ils avaient voulu chasser des moucherons importuns. Les traits filèrent loin d’eux, traversèrent le stade, tels des oiseaux noirs au corps effilé qui frappèrent au hasard dans la foule. Ils se fichèrent dans des poitrines, transpercèrent des gorges, se logèrent dans des crânes. Les gens s’écartèrent vivement des victimes, ce qui créa de nouveaux mouvements de panique dans le public trop nombreux. Andeson ne réitéra pas son ordre de tirer. Éberlué, il restait immobile, bouche ouverte. Aliver dit quelque chose et en réponse les Marahs prirent position autour de l’estrade. Ils se serrèrent les uns contre les autres sur les marches en contrebas de leurs souverains et tirèrent leurs épées. Les sorciers gravirent une volée de degrés avant de ralentir. Ils firent halte et regardèrent autour d’eux depuis ce premier palier. Leur attitude était si naturelle que les Marahs ne bougèrent pas. Aucun autre ordre ne leur fut d’ailleurs donné. Les regards des sorciers roulèrent sur la foule, englobant les spectateurs placés au-dessus et en dessous d’eux, les gestes désordonnés de ceux qui cherchaient à fuir et l’immobilité sidérée de la plupart. Il suffit à ces hommes d’interrompre leur avancée destructrice pour paraître presque normaux. Leurs visages, bien que tannés et âgés, n’avaient rien d’animal, de massif ni même de particulièrement féroce. On y lisait deux expressions contradictoires : à la surface, le dédain, comme s’ils étaient propriétaires de tous ces êtres qu’ils voyaient et qu’ils les trouvaient décevants, mais sous cette condescendance méprisante, une avidité terrifiante. Ce fut surtout ce qui frappa Barad. Derrière leurs traits et dans leurs yeux brûlaient des passions en rupture avec la façade vénérable qu’ils arboraient. Barad les compta. Ils étaient vingt-deux. Vingt-deux, comme le nombre des générations avant qu’un temps de grands bouleversements survienne, selon les prophéties. Un à un ils terminèrent leur contemplation des lieux, puis commencèrent à monter lentement la volée de marches suivante. Leurs regards étaient désormais fixés sur Corinn et Aliver. Barad fit de même. Pendant ces quelques moments de chaos, il avait oublié la reine. Elle se trouvait toujours à la même place sur l’estrade. Le prince Aaden, en revanche, n’était plus visible nulle part. Mais les Marahs entouraient Corinn et Aliver, pareils à une armure vivante. La grande prêtresse elle-même avait été évacuée en hâte quand les gardes d’élite s’étaient rassemblés. Elle était maintenant coincée entre un soldat et le piédestal de pierre derrière elle. Une position pour le moins inconfortable. Le fantôme était toujours à côté de la souveraine, et même à cet instant il continuait de murmurer à son oreille. — Des amis de ta fratrie, ou des amis à toi ? Des retardataires, en tout cas. J’espère qu’ils appartiennent à une de ces deux catégories… Hanish. Mais bien sûr, c’était Hanish Mein ! Barad ne l’avait jamais rencontré, mais quel autre spectre de Mein pouvait hanter la reine ? Qui d’autre que lui pouvait lui tenir de tels propos ? En le voyant, en l’acceptant, Barad sut aussi que le nombre de vingt-deux sorciers ne devait rien au hasard. Ils vivaient toujours dans la même génération. Hanish n’y avait rien changé. Le bouleversement se produisait maintenant. Quelle que soit sa nature, c’était pour lui qu’ils étaient là. Et c’était ce qu’Hanish murmurait à la reine. Vu la pâleur qui avait envahi son visage, elle le croyait. Atterrée par cette interruption, la grande prêtresse de Vada se mit à balbutier une forme de réprimande. Plusieurs officiers et un sénateur se joignirent à elle. L’épouse de Sigh Saden hurla quelque chose à propos de l’horreur des derniers événements. Comparés à ces gens-là, les sorciers paraissaient sereins. — Où est Le Chant d’Élenet ? La voix qui posa cette question était presque trop affectée pour qu’on y croie. Ses inflexions mélodieuses teintées d’un accent que Barad ne put identifier portèrent dans tout le stade. Le silence se fit partout dans la foule. — Dis-nous où il est. L’heure est venue qu’il nous revienne. — Ils sont plus policés que les Tunishnevres, voilà qui est clair, commenta Hanish. Par hasard, son regard croisa celui de Barad. Surpris de voir un homme l’observer avec autant d’intensité, il lui adressa un petit signe et dit, sans le quitter des yeux : — Il n’empêche, je n’aime pas trop ce ton. Barad ne lui répondit pas, mais son mutisme lui-même était une forme de communication. — Comment parler à des fous ? demanda Corinn. En entendant cette question, personne n’aurait pu penser qu’elle venait de voir ces hommes massacrer des soldats d’un seul geste ou transformer des flèches en oiseaux noirs mortels. — J’aimerais le savoir, poursuivit-elle à l’adresse des sorciers, car vous êtes assurément frappés de démence. Vous semblez ne pas savoir que vous parlez à la souveraine de l’empire acacian. Vous semblez ne pas vous rendre compte que vous avez interrompu… — Nous savons, dit un autre sorcier. Il était immobile, sur le deuxième palier. Sa voix était d’une douceur sirupeuse, la même qu’aurait adoptée un adulte pour expliquer une évidence à un enfant peu éveillé. — Donne-nous Le Chant et nous bénirons votre règne conjoint avec une sorcellerie que tu ne peux encore imaginer. Le modelé de la bouche de Corinn se durcit avant qu’elle demande : — Toi, le fou, de quel nom veux-tu qu’on t’appelle ? — Je suis Nualo, répondit le premier sorcier qui désigna les autres d’un geste vague. Nous sommes le Santoth. Les guerriers sélectionnés par Tinhadin. Les exilés de retour au pays. Nous, qui longtemps avons été emprisonnés, sommes maintenant libres. Puis, avec une fierté assumée : — Tous deux, vous nous connaissez. Nous vous avons appelés, mais vous avez refusé de nous entendre. — C’est impossible, dit sèchement Corinn en lançant un regard aigu à son frère. Les Hérauts du Santoth sont condamnés à l’exil. Tu connais ces intrus ? Le prince articula un mot – le nom que l’homme venait de donner, pensa Barad –, mais ne le prononça pas. Il se tourna vers elle, et dit : — Si… si ce sont bien les Hérauts du Santoth, ils ont changé. — Mais ce sont eux ou non ? voulut savoir Corinn. Aliver hésita. Ce qu’il voulait exprimer était-il en désaccord avec ce que sa sœur souhaitait entendre ? Ou y avait-il une autre raison à cette hésitation ? Barad n’aurait pu le dire. — Ils n’étaient pas ainsi, auparavant. C’étaient des hommes… sages. Paisibles. — Nous le sommes toujours, affirma un autre sorcier. — Pourquoi avoir tué ? demanda Aliver. Personne ici ne méritait la mort. Les Hérauts du Santoth détestaient tuer. Ils n’auraient pas… — Nous nous sommes défendus, dit Nualo. C’est tout. Ce n’est pas notre faute si la langue du Dispensateur s’est gauchie en nous. Nous détestons la corruption dans le Chant. Nous voulons qu’en nous il retrouve son harmonie et sa pureté. Tout en parlant, il ôta la fibule qui tenait sa cape en place. D’un mouvement d’épaules, il fit tomber le vêtement à ses pieds. En dessous, il portait un pectoral, un pantalon ajusté et d’épaisses bottes de guerrier. — Nous ne sommes que des hommes, comme vous. Mais nous avons vécu dans le tourment pendant très longtemps. En exil. Avec la corruption qui troublait nos esprits. Vous ne pouvez pas le comprendre. Lorsque le Chant est corrompu, il n’y a plus de joie en lui. Faites que nous retrouvions sa vérité première, et nous vous servirons. Aliver secoua la tête. — Vous n’êtes pas les hommes que j’ai connus. — Qui ils étaient, je m’en moque, déclara Corinn. Dis-le-moi simplement : sont-ils les Hérauts du Santoth ? Bien qu’elle fût concentrée sur l’échange, Barad pouvait sentir que quelque chose se produisait autour de la reine. Il ne le voyait que partiellement – une perturbation qui brouillait l’air autour de sa silhouette. Il ne l’entendait que partiellement – quelque chose comme une musique presque trop lointaine pour qu’il la distingue. Les yeux rivés sur celui qui avait parlé le dernier, Aliver répondit : — Oui. Je te vois, Dural. Tu n’es plus l’homme calme que j’ai rencontré dans le Talay, mais je peux te voir. Son regard passa à un autre Héraut. — Et toi, Abernis. Tenith. Vous tous. Je peux tous vous voir. Nualo, je te vois mieux encore que les autres. — Tes yeux sont vivants, donc, dit Nualo. Nous avons bien fait de venir, si tu nous vois réellement. Corinn rassemblait sa réponse autour d’elle comme une armure réconfortante. Elle parla d’un ton impatient, comme si elle ne voulait leur accorder que quelques mots avant de reprendre le cours de la cérémonie. — Non, vous n’avez pas bien fait de venir. En tant que Hérauts du Santoth, vous ne respirez que grâce à notre permission. Vous ne devriez pas vous trouver ici sans notre autorisation. Vous étiez exilés. Cet endroit n’est pas pour vous, à moins que nous ne décidions qu’il l’est. Or nous ne le voulons pas. Retournez en exil. En même temps qu’elle prononçait ces paroles en acacian, quelque chose d’autre sortit de sa bouche avec elles, mêlé à elles. La langue du Dispensateur. C’était ce que Barad pouvait presque voir et entendre. Un sort. Il le sentit qui se tordait à travers les mots. Les sorciers le sentirent également. Pendant un moment, l’ordre parut avoir de l’effet sur eux. Leur groupe fut repoussé et tous se retrouvèrent sur les talons, déséquilibrés, comme s’ils venaient d’être frappés par une bourrasque qui s’était concentrée sur eux seuls. Mais très vite ils reposèrent les pieds à plat sur le sol. — Nous sommes libérés de la malédiction, dit Abernis avec un sourire. La fille nous a libérés. Nous ne retournerons pas en exil. — Quelle fille ? — Celle de celui-là, répondit le Héraut en pointant le doigt sur Aliver. Shen. Une Akaran. Elle nous a libérés. Barad entendit le grondement bas qui naissait dans la gorge d’Hanish. — Mensonges, répliqua Corinn. Il n’a pas de fille. Vous tentez de nous berner pour que nous vous libérions réellement. Je ne me laisserai pas prendre à cette ruse. Retournez en exil ! Cette fois, les paroles et le sort qu’elles dissimulaient volèrent, projetées par la colère. Barad les vit bondir non des lèvres de la reine, mais de ses épaules, à la manière d’un serpent lové autour de son cou qui se serait brusquement détendu pour frapper. Les sorciers dévièrent l’assaut de la même manière qu’ils l’avaient fait pour les flèches. Le sort rebondit au-dessus de leurs têtes, matérialisé en ombres sinueuses qui se projetèrent sur la foule et tuèrent aussitôt ceux qu’elles atteignirent. L’ombre liquide tranchait leur chair comme de l’acier fondu. Barad n’était pas certain que les autres percevaient ce phénomène aussi clairement que lui, mais tous en virent indubitablement les sinistres résultats. La panique se propagea de nouveau. Les spectateurs près des portes brisées se mirent à se bousculer pour fuir par cette issue, tout en regardant derrière eux par crainte d’autres horreurs. Certains de ceux qui occupaient le haut des gradins escaladèrent le mur arrière, même s’ils savaient qu’au-delà ils ne trouveraient que les falaises, les rochers et la mer, loin en dessous. — Ton Chant est pur, Corinn, mais tu manques de puissance, dit Nualo sans se soucier de la confusion qui s’étendait en contrebas. Nous sommes puissants, mais notre Chant n’est pas pur. Où est Le Chant d’Élenet ? Dis-le-nous. Donne-nous Le Chant. — Si tu le fais, nous rendrons le monde très beau pour toi, ajouta Tenith. Le monde entier, rien que pour toi. Nualo hocha la tête comme s’il s’était justement apprêté à aborder ce sujet. Il passa les pouces sous la corde qui enserrait sa taille. — C’est ainsi. Nous te devons beaucoup, Corinn. La fille nous a libérés, mais tu nous en as appris beaucoup sur la langue du Dispensateur, une fois de plus. — Je n’ai rien fait de tel, répliqua-t-elle. Mais cette fois ses paroles n’avaient plus autant de fermeté. On y sentait un léger doute. — Tu l’as chantée, non ? demanda Abernis. — C’est mon droit, en tant qu’héritière de Tinhadin. — En la chantant, tu l’as de nouveau relâchée dans le monde. Il nous a suffi d’écouter pour entendre. Et nous avons écouté. Tu es imprudente, Reine Corinn. Imprudente quand tu t’aventures dans le royaume des morts. Imprudente lorsque tu crées des babioles vivantes pour ton enfant. Imprudente lorsque tu prends des créatures déjà contrefaites par une magie impure et que tu les rends plus impures encore. Tu n’exerces aucune maîtrise sur les choses que tu fais. Ne le vois-tu pas ? Ton monde a besoin de nous pour corriger tes erreurs. Confie-nous Le Chant, et nous t’aiderons. — Non. — Donne-nous Le Chant, dit un autre Héraut. D’autres l’imitèrent, puis tous parlèrent en même temps. Un bombardement de voix implorantes qui toutes demandaient Le Chant, et toutes promettaient de la servir. Ils juraient d’obéir à ses ordres, s’efforçaient d’expliquer les tourments dans lesquels ils vivaient. Ce déferlement oral était presque insupportable. Corinn y mit un terme par une question. — Que feriez-vous, si vous l’aviez ? — Tout ce que tu souhaiterais. — Je ne crois pas à cette réponse, dit Hanish. Oblige-les à être plus précis. Détruiront-ils le monde dans un déluge de flammes, pour se venger ? Nous réduiront-ils en esclavage en guise de châtiment pour nos… — Tais-toi ! siffla Corinn qui se tourna pour cracher à la face du spectre. Disparais, imbécile ! Laisse-moi réfléchir. Les yeux gris et rêveurs d’Hanish se fermèrent doucement. — Comme tu voudras, mon amour. Il baissa la tête et disparut. Les gens autour de la reine posaient sur elle des regards troublés. Le charlatan, Delivegu, fit une grimace qui le rendit momentanément comique. Barad eut du mal à se rappeler que lui seul voyait et entendait Hanish. Corinn s’adressa au Santoth. — Détruiriez-vous les Auldeks en notre nom ? — Bien sûr, répondirent les sorciers. En ton nom, nous le ferions. Non, ne les croyez pas, pensa Barad. — Défendriez-vous la lignée de Tinhadin, me protégeriez-vous et accepteriez-vous mon héritier ? — Oui, affirmèrent les vingt-deux voix. — Je n’ai pas Le Chant, lâcha Corinn. — Si, tu l’as ! affirma Nualo d’une voix tonitruante. Rien dans son expression faciale ou sa gestuelle n’avait changé, mais quand il s’exclama ainsi, ce fut comme s’il n’existait aucun autre son au monde. Sa voix était tout. Dans les oreilles de Barad. Dans sa tête. Quand Nualo parlait, il avait l’impression que le rythme de son propre cœur s’accordait au phrasé du sorcier. — Nous le connaissons. Nous pouvons sentir sa mélodie autour de toi. Nous savions quand tu le lisais. Nous savons ! — Il n’est pas ici, contra Corinn, mais si vous retournez dans le Sud, j’irai le chercher. — Ne me mets pas en colère, prévint Nualo. — Aliver et moi, nous allons réfléchir à votre requête. En nos qualités de roi et de reine, c’est ce que nous ferons. Mais pas avec vous ici, en violation de l’exil. Pas alors que vous exigez ce que vous n’avez aucun droit d’exiger. Nous vous traiterons justement, mais pas de cette façon. — Tu mens. — Je suis la souveraine d’Acacia. Si je dis quelque chose, c’est la vérité. Vous comprenez ? Je ne peux pas mentir. Et maintenant, retournez en exil ! De nouveau, les paroles étaient chargées d’une autorité magique. Cette fois, Nualo les arracha à l’air avec ses mains en poussant un cri. Il se saisit du sort, l’infecta de son souffle et le lança dans la foule. Les gens s’écroulèrent sur son passage, les premiers non loin de Corinn. Jason, l’érudit que Barad avait souvent vu jouer le rôle de précepteur auprès d’Aaden, fut parmi ces victimes. Le sort éclaboussa la foule dans une courbe écarlate. La couleur gicla sur les spectateurs dans un arc de cercle qui se délita après avoir souillé les gradins au-dessus de l’estrade royale. Les gens qu’elle touchait se tordaient de douleur. Ils se griffaient et tentaient de s’agripper aux personnes les plus proches, qui pour la plupart reculaient, horrifiées. Il fallut à Barad un moment avant que ses yeux comprennent ce qui s’était passé. Ils n’avaient pas été couverts par une composante du sort. La couleur était née parce que les victimes avaient eu la peau arrachée. Elles avaient été écorchées vives. Et elles étaient des centaines. Nualo tourna vers Aliver et Corinn un regard étincelant. — C’est toi qui as fait cela. Pas moi. Tu as fait cela ! Tu nous obliges à nous défendre. Tu le vois, n’est-ce pas ? Nous nous défendrons. Contre chaque attaque. Donne-nous Le Chant et mets fin à ce massacre ! La reine regardait fixement le corps totalement excorié de Jason, et ses yeux suivirent le chemin sanglant qui partait de lui. Elle avait le visage hâve, sans expression. Elle et ceux qui se trouvaient immédiatement autour d’elle étaient les seuls à demeurer immobiles. Le reste de la foule gagné par l’affolement avait sombré dans une cohue générale où tous s’entredéchiraient en tentant de fuir le stade. Les autres Hérauts se déplacèrent pour former un cercle autour de Nualo. Ils commencèrent à chanter. Ils créèrent leur version pervertie du Chant et la lâchèrent dans l’air autour d’eux. Barad n’en comprenait pas un mot, mais c’était horrible. Il haïssait cette chose, et il la sonda de ses yeux de pierre. Elle était douleur et souffrances, avidité, fureur et malveillance. Elle était le venin et le feu, le souffle des monstres et les griffes des démons, la maladie et la putréfaction. Et il y avait autre chose, une chose qu’il pouvait presque goûter avec ses yeux, quelque chose qu’il pouvait presque saisir. C’était quelque chose dans la disparité entre ce qu’ils affirmaient et ce qui habitait leur sorcellerie. Leur Chant était corrompu, oui. Barad n’avait pas besoin de comprendre la langue pour savoir à quel point elle était mauvaise, contrefaite et purulente. — Si tu envoies le Chant contre nous, nous le répandrons comme on sème la graine sur ton peuple. Des graines empoisonnées. Es-tu donc aussi insensée ? Nous pourrions t’offrir le monde entier, mais tu nous méprises ! Tu veux que nous retournions en exil ? Pourquoi le ferions-nous ? La voix de Nualo ralentit son débit. Ses paroles devaient se frayer un chemin dans l’air alourdi par le sort. — Toujours, nous n’avons fait que ce que Tinhadin nous demandait. Non, songea Barad. Il était certain que cette affirmation ne pouvait être que fausse. Il aurait voulu le hurler, mais il n’avait pas la langue pour le faire. — Nous avons toujours été fidèles. Et pour cela, nous avons été bannis ? Plus jamais ! Je le dis une dernière fois. Ensuite, nous ne demanderons plus. Et c’est alors que Barad comprit. La langue. C’était ce qui différenciait le Chant de Corinn de celui du Santoth. Les Hérauts ne parlaient pas la même langue. Leur sorcellerie était la nuit, celle de Corinn le jour. Il ne s’agissait pas d’une version corrompue de la même langue. Celle-là était fondamentalement différente. Ils parlaient un langage de sorciers tout autre, qui, dans sa nature profonde, était vicié et pervers. Ils détenaient un pouvoir, oui, mais qui n’avait aucun rapport avec celui qu’ils auraient acquis s’ils avaient étudié le vrai Chant. — Nous donneras-tu Le Chant d’Élenet ? — Si tu refuses, dit un autre Héraut, nous poserons la même question à ton fils. Nous la poserons à Aliver. Ou à Shen. Nous demanderons jusqu’à ce que nous ayons notre réponse. Elle a perdu, pensa Barad. — Je ne peux pas vous le donner, murmura-t-elle. Il ne se trouve pas ici. — Où est-il ? Ne le leur dites pas ! s’écria Barad, mais seulement dans sa tête. Il était dans l’incapacité de remuer la langue. Il ne pouvait pas ouvrir la bouche ni s’avancer vers elle. Il essayait désespérément d’ordonner à son corps de le faire, mais il ne pouvait pas. — Dans le Senival, répondit-elle. Nooon ! gémit Barad. En silence. Sans bouger. — À Calfa Ven. CHAPITRE TRENTE-SEPT DELIVEGU N’AVAIT JAMAIS EU LA VOCATION D’UN SOLDAT. Il estimait être un individu dangereux, efficace dans une bagarre, habile avec une lame, capable de décourager les ivrognes les plus belliqueux par son seul regard, et doté d’un esprit suffisamment acéré pour faire la nique à un sénateur alécian. Il vivait à son idée, et il en était plutôt satisfait. Quel intérêt aurait-il eu à se plier à la discipline militaire ? Recevoir des ordres, obéir à la chaîne de commandement, se montrer servile avec les supérieurs, faire preuve d’un courage aveugle et imbécile face au danger ? Non, rien de tout cela ne lui convenait. Mais alors qu’il se trouvait si près des Hérauts du Santoth pendant leur échange avec Corinn, et que les nobles autour de lui le bousculaient pour se précipiter vers la sortie, il se serait volontiers mis sous la protection d’un officier. Il aurait fui, lui aussi, mais son scrotum se racornit et remonta en lui quand Nualo balaya la foule avec le sort qu’avait lancé la reine, et que les gens touchés furent écorchés vifs. Puis les sorciers formèrent ce cercle menaçant, avec Nualo en son centre qui exigeait que Corinn leur remît un livre, et Delivegu eut envie de crier à la souveraine de leur donner l’ouvrage qu’ils convoitaient. Quoi qu’ils demandent, donnez-le-leur ! Il se doutait qu’elle devait avoir une bonne raison pour refuser, mais il voulait simplement qu’ils s’en aillent. Puis le soulagement l’envahit quand elle nomma l’endroit. Calfa Ven. Il s’y était trouvé récemment, et il en gardait un souvenir très net. Pendant un instant il pensa à Bralyn. Pendant un instant seulement. Nualo braquait maintenant sur la reine un regard intense. — Calfa Ven ? — Vous connaissez cet endroit, certainement, répondit Corinn avec une pointe de dérision dans la voix. — Nous le connaissons. — Alors partez ! Hors de ma vue ! Delivegu dut se l’avouer, si elle l’avait toisé avec un dédain aussi extrême, il se serait recroquevillé et aurait filé sans demander son reste. Les sorciers ne semblèrent même pas le remarquer. Ils se consultèrent du regard. Nualo grimaça à l’adresse des autres, qui répondirent de même, plus comme des animaux communiquant par des grondements et en montrant les dents que comme des hommes. Quoi qu’ils aient exprimé par ces mimiques, ils atteignirent très vite un consensus. — Non ! La voix s’était élevée de l’entrée du tunnel, qui était le théâtre d’une cohue invraisemblable. Les gens essayaient toujours de fuir, les uns piétinant les autres, mais très peu réussissaient à s’échapper. Celui qui venait de s’exclamer ainsi se frayait rapidement un chemin à contresens du flot de ceux qui cherchaient à fuir. Un instant, Delivegu crut que c’était un autre Héraut du Santoth. Il était habillé comme eux, et il se déplaçait avec une vélocité surnaturelle. Il semblait courir sur les épaules et la tête des fuyards, avec légèreté et agilité, les pans de ses robes claquant derrière lui. — Nooon ! Nualo, écoute-moi ! Je peux t’obtenir ce que tu désires. Nualo retint de justesse l’horreur qu’il était prêt à déverser en un cri sur l’homme, et il le laissa approcher jusqu’à ce que le nouveau venu se juche sur un des socles destinés à recevoir les torches, assez près pour être vu distinctement des Hérauts. Ses traits étaient humains, las et marqués ; c’étaient ceux d’un homme qui a déjà vécu la quasi-totalité des jours de son existence. Et qui es-tu, au juste, vieil homme ? se demanda Delivegu. — Quoi, Leeka ? lança Nualo. Quel savoir détiens-tu ? Parle, et vite ! — Leeka ? C’était Aliver, l’air plus stupéfait que jamais. — Oui, Votre Majesté, répondit l’homme en s’inclinant bas. J’ai vécu avec ceux-là toutes ces années. Je les connais bien, même s’ils m’ont caché la vérité. C’est ce qu’ils ont fait. Ils ont caché… — Ne t’adresse qu’à moi ! éructa Nualo. Leeka tint bon un moment encore. Il se tut, mais son regard restait fixé sur les deux monarques, et son expression était grave, attristée et déterminée tout à la fois. Puis il se tourna vers les sorciers. — Mon savoir est le suivant : vous ne pouvez tuer aucun membre de la lignée de Tinhadin. Il suffit qu’ils sachent que vos mains ne peuvent leur donner la mort pour que cette interdiction devienne réalité. Et maintenant, ils le savent. Il revint à Aliver. — Et ils ne peuvent pas… Il ne termina jamais sa phrase. Les sorciers crachèrent leur fureur sur lui. Quand le sort l’atteignit, il déchiqueta son corps et en éparpilla les débris sanguinolents qui allèrent éclabousser un grand nombre de personnes. — Vous tous ! hurla Nualo. Voyez ce que vous nous forcez à faire ! Il se tourna vivement vers Corinn. Il leva le bras en arrière, dans le même mouvement que celui d’un chasseur armant le tir de son javelot. Il le fit en poussant une sorte de rugissement, et ce son était à la fois assourdissant et indistinct. Suraigu, mais étouffé par les échos du temps et de l’espace. Delivegu eut la certitude que la rapidité du jet de Nualo s’altéra quand il libéra ce qui jaillissait du bout de ses doigts. Tout d’abord une vitesse éblouissante, et l’instant suivant une sorte de sirop lent et torturé. Corinn allait parler quand sa tête fut violemment rejetée en arrière. Il se produisit alors quelque chose autour de sa bouche. Elle se détourna aussitôt et bascula à la renverse parmi ses soldats, trop vite pour que Delivegu voie ce qui s’était passé. Il savait qu’on lui avait fait quelque chose, mais il ignorait quoi. — Stupide femelle, gronda Nualo, et pour la première fois la joie se peignit sur ses traits cruels. Il est vrai que je ne peux pas te tuer maintenant que tu le sais, mais je ne t’ai pas tuée, n’est-ce pas ? J’ai fait beaucoup mieux. La seconde suivante, Delivegu vit les sorciers s’élancer à l’assaut des marches, mus par une détermination subite. Ils passèrent près de l’estrade royale où se massaient les guerriers l’arme au poing. Chaque enjambée des Hérauts équivalait à quatre ou cinq pas normaux. Ils bondirent au-dessus des rambardes et pulvérisèrent une portion de mur sur leur trajectoire. Ils foncèrent dans la masse des gens bloqués là, ou assez fous pour ne pas s’écarter de leur chemin. Ils gravirent les gradins jusqu’au sommet du stade. Alors ils se hissèrent sur le mur du Carmelia. Un à un, avec leurs capes flottant derrière eux d’une façon qui curieusement évoqua pour Delivegu la queue des rats, ils sautèrent et disparurent à la vue. Delivegu ne se précipita pas jusqu’en haut des gradins pour les suivre du regard. Il n’avait pas besoin de les voir, car ce qu’il imaginait était bien assez net. Dans son esprit, ils dévalaient l’à-pic des falaises jusqu’à la plage envahie de rochers. De là, ils bousculaient les gens qui lézardaient sur le sable et bondissaient d’abord sur les yoles tirées au sec, puis sur les autres bateaux, pour passer d’une barge à un transport en utilisant l’armada flottante comme un pont gigantesque. Ils se ruaient vers le Continent, vers Calfa Ven et le trophée qui les y attendait. Ils étaient partis. Il en éprouva un soulagement aussi bref qu’intense. Quand il se retourna vers la reine, le tumulte était tel qu’il ne put la repérer. L’exode par la seule issue ouverte s’était transformé en une marée humaine. Tout le stade convergeait vers le tunnel. Les gens pris de frénésie se battaient entre eux pour gagner quelques places. Delivegu esquiva de justesse un homme qui roulait au bas des escaliers. — Allons, imbéciles ! Reprenez-vous ! Ils sont partis ! Personne ne semblait disposé à l’écouter. Il cria à pleins poumons que les sorciers étaient partis et que, si les spectateurs se calmaient un peu, ils pourraient ouvrir les autres portes. Personne ne lui prêta attention. On le bousculait et on l’injuriait en passant à côté de lui. Il posa une main sur la poignée de sa dague et la laissa là, prêt à la dégainer si nécessaire. Puis il se mit à jouer des coudes pour se rapprocher du centre de l’estrade. Il l’atteignit enfin, mais les souverains et leur suite l’avaient déjà désertée. La grande prêtresse et son entourage la quittaient en hâte quand il y arriva, emportant ce qu’ils pouvaient des accoutrements cérémoniels. Corinn et Aliver étaient là, en contrebas, et ils avançaient dans la masse mouvante de la foule, mais ils prenaient une direction opposée à celle du tunnel. Les Marahs formaient un rectangle protecteur autour d’eux, qui se déplaçait à leur rythme, pour appliquer un plan d’évacuation préétabli, à n’en pas douter, juste au cas où… Au cas où quoi ? Au cas où des sorciers surgiraient d’un passé lointain pour semer l’horreur pendant le couronnement d’un nouveau roi ? — On prétend que le Marah prévoit toutes les éventualités, soliloqua Delivegu. Vous aviez imaginé celle-là, les amis ? Je ne le pense pas. Il observa la formation qui disparaissait dans l’issue ouverte pour eux et dont les portes se refermèrent aussitôt. Il devait admettre que l’évacuation s’était déroulée avec une grande efficacité. Il aurait aimé en être. S’il réussissait à s’y rendre rapidement, il accéderait peut-être au palais avant que celui-ci soit bouclé. Dans quelques minutes, l’endroit serait totalement verrouillé, et à l’intérieur on tremblerait stupidement de peur. Il resta sur la plate-forme maintenant déserte, et songea à plonger dans la cohue. Mais à regarder la tempête humaine, avec ces gens qui se piétinaient et suffoquaient, la perspective de les rejoindre offusqua sa dignité de coquin. Non, il ne serait pas un de ceux-là, et il se résigna à une longue attente avant d’être en mesure de retourner à ses appartements. Son regard fut attiré par un individu qui allait contre le flot affolé de la foule. Il courait au-dessus de la masse humaine, comme Leeka l’avait fait, et se détachait du reste parce qu’il allait dans le sens contraire. Ses bras se balançaient en avant, comme s’il essayait de nager à contre-courant dans le torrent des fuyards. Aussi frénétiques que fussent ses efforts, il ne progressait pas. De fait, le mouvement de l’exode s’était amplifié et il commençait à perdre du terrain. Delivegu grommela un commentaire irrité sur la réaction insensée des foules, mais il se reprit très vite. Cette réaction insensée poussait les gens à sortir au plus vite du stade, ce qui ne manquait tout de même pas d’une certaine logique. Or cet homme luttait contre la ruée. Ce Talayen à la peau sombre lui semblait de plus en plus familier. Quelles que soient ses motivations, il montrait une détermination que la populace n’avait pas. Saisissant par l’épaule un soldat qui passait à côté de lui, Delivegu l’attira vers lui avec brutalité. Le jeune homme avait l’air absent. — Soldat ? Soldat ! Il le gifla et le regarda au fond des yeux, jusqu’à ce qu’il obtienne enfin son attention. Il avait rodé cette technique avec ses chiens, dans son enfance. — Tu me reconnais ? Je suis Delivegu Lemardine. L’homme de confiance de la reine. Écoute-moi. L’autre pouvait difficilement faire autrement, car Delivegu lui parlait d’une voix impérieuse, et son visage se trouvait tout près du sien. — Cet homme. Tu le vois ? Le Talayen, là-bas. Il pointa le doigt pour dessiner une ligne imaginaire reliant les yeux du garde à la poitrine de sa cible. — Va le chercher, et ramène-le-moi. Il sait quelque chose. Ramène-le-moi vivant. Le soldat voulut bafouiller des excuses, mais Delivegu le mit en mouvement d’une bourrade et d’un coup de pied au postérieur. Le jeune homme descendit les marches d’un pas d’abord incertain, avant de se comporter enfin en bon soldat. Ils aiment recevoir des ordres… Delivegu sourit et s’assit au bord de l’estrade pour attendre, les jambes pendant dans le vide. Bon. Il se sentait un peu mieux. Ces sorciers l’avaient déstabilisé. Les gens normaux, il savait comment les manipuler. Quant aux situations exceptionnelles… Il préférait les voir comme des opportunités. Un des dragons passa au-dessus du mur opposé bordant le haut des gradins. Il était aussi noir et aussi luisant que le goudron sous le soleil. Kohl, si sa mémoire était bonne. Un autre géant ailé glissa le long du mur pendant quelques secondes avant de capter un courant ascendant et de s’élever. Thaïs, la femelle brune avec les bandes jaunes sur le dos. Elle n’avait rien de très particulier, mais Delivegu éprouvait toujours quelque chose quand il prononçait son nom. Thaïs, qui pour lui aurait toujours une connotation sexuelle, en relation avec le visage de cette jeune femme d’Alécia qui avait simplement refusé de lui céder après une longue soirée d’avances aussi chevaleresques que rouées. Pourquoi étaient-ce toujours de celles qui lui résistaient qu’il gardait le souvenir le plus vivace ? Et pourquoi était-il capable de penser à une beauté aux yeux noisette croisée dix ans plus tôt, alors qu’il venait de rencontrer des sorciers insanes qui allaient très probablement plonger le monde dans les ténèbres ? Il haussa les épaules. Quoi qu’il en soit… Les deux autres dragons apparurent à leur tour dans le ciel. Ils planaient le cou tendu, l’air agressif. Quand le soldat revint vers lui avec le Talayen dans son sillage, la panique s’était presque entièrement résorbée dans le stade. Les soldats instauraient un semblant d’ordre. Par bonté d’âme ou parce qu’elles avaient perdu un proche, quelques personnes avaient même rebroussé chemin pour aider les blessés et s’occuper des morts. Le soldat poussa l’homme devant lui avec une certaine gêne. Il chercha ses camarades du regard et parut enfin remettre en question ces ordres venus d’un individu qui n’était manifestement pas un de ses supérieurs hiérarchiques. Delivegu le congédia d’un geste et concentra toute son attention sur le Talayen. Il avait déjà vu des hommes en haillons, prisonniers à vie, peiner dans les mines de Kidnaban. La tunique de celui-là était un vêtement élimé et troué qui pendait sur un corps mince et musclé. Sa jupe descendant aux genoux semblait avoir été traînée sur le sol pendant tout le voyage du Talay jusqu’à ici, et l’usure l’avait effrangée. Il était couvert d’une couche de poussière plus claire que sa peau, et un film craquelé de sel soulignait la racine de ses cheveux. Détail très curieux, sa main et son poignet droits étaient enserrés dans une sorte de tortillon métallique. Delivegu se dit que, peut-être, il avait échappé à sa condamnation en s’évadant, mais il n’avait encore jamais rien vu de comparable à ce gantelet. Par ailleurs, il connaissait l’identité de cet homme. Et ce n’était pas un criminel. — Tu as vu bien du pays, Kelis d’Umae, dit-il. Des pérégrinations difficiles, apparemment. L’autre parut surpris, soit d’entrendre Delivegu l’appeler par son nom, soit de se souvenir que celui-ci était bien le sien. — Je dois voir la reine, déclara le Talayen. — Avec cette mise, tu n’as aucune chance de l’approcher. Pris d’une soudaine nervosité, Kelis scruta le stade d’un regard fiévreux. — La reine. Je pensais qu’elle était ici. Delivegu lui saisit le coude pour le retenir quand il voulut s’éloigner. — Écoute ! Je t’ai reconnu, mais je doute qu’un Marah verrait en toi autre chose qu’une cible potentielle où planter une flèche. Il se rendit compte qu’il avait agrippé le bras au poing de métal, et il le lâcha. — Qu’est-il arrivé à ta main ? — La reine, répéta Kelis. Et Aliver, s’il est réellement vivant. Et où est Leeka ? Il m’a précédé par ce même tunnel. — Ah ! il était donc avec toi, alors ? fit Delivegu. Il est… dans les parages. Un peu partout, en fait, ajouta-t-il avec un geste vague. Bref. Quel message as-tu pour Leurs Majestés ? — Je le délivrerai à la reine seule, répliqua sèchement le Talayen. — Tu me le diras d’abord, affirma Delivegu. Et ensuite, peut-être, si j’en décide ainsi, auras-tu l’occasion de le répéter à la reine. Tu ne pourras pas l’approcher sans moi, et tu ne trouveras personne d’autre pour t’aider. Tu as de la chance que je sois là, devant toi. Il s’interrompit et étudia de nouveau le jeune homme. — Je ne devrais même pas perdre mon temps avec toi, mais je sens que tu as quelque chose à voir avec tout cela. Je me trompe ? Kelis baissa les yeux. — Et tu as des choses à dire à la reine. Des choses qu’elle devrait vraiment entendre ? Le Talayen hocha la tête. — Je peux probablement arranger une rencontre. Mais tu devras commencer par tout me dire. Assieds-toi. Comportons-nous en hommes raisonnables. Au fait, je suis Delivegu Lemardine, à cette heure le meilleur ami que tu puisses avoir. CHAPITRE TRENTE-HUIT QUAND SIRE DAGON REJOIGNIT ENFIN SES APPARTEMENTS DANS les quartiers de la Ligue, sa tenue était tellement dépenaillée qu’il manquait à chaque pas de trébucher sur les pans déchirés de ses longs vêtements. La semelle d’une de ses chaussures bâillait de façon exaspérante, et il avait perdu sa calotte de cérémonie. Ses lèvres étaient gonflées du coup reçu d’un roturier, et une grande tache sombre souillait le devant de ses habits. Ses propres vomissures. Il avait eu plusieurs haut-le-cœur à cause des horreurs dont il avait été témoin, mais tout particulièrement quand il avait entraperçu ces choses qui se tortillaient sur le visage de la reine Corinn. Qu’étaient-elles ? Il s’était posé la question, mais en toute franchise il préférait ne pas le savoir. Connaître le nom d’un tel phénomène ne pouvait rien apporter de bon. Il écarta les serviteurs assemblés pour l’accueillir et se rendit directement dans son bureau sans se soucier de leurs exclamations d’inquiétude. Il n’était capable de penser à rien d’autre qu’à l’horreur de ce qu’il avait vu et à l’effroi né de ce qu’il avait fait. Jamais encore il n’avait agi avec un manque d’à-propos aussi désastreux. C’était incroyablement, ridiculement désastreux. — Qu’avons-nous fait ? se demanda-t-il à haute voix quand il fut assis, haletant, dans son fauteuil. Et il se posait réellement la question. Il savait ce qu’il avait fait, certes, mais il ignorait quelles seraient les conséquences de ses actes. Et ce que le Santoth avait infligé à Corinn, ou quel traitement les Hérauts réservaient au monde. Il aurait voulu ne pas y réfléchir, mais la terreur qui crispait chaque fibre de son être lui indiquait qu’il le devait, et au plus vite. — Sire ? dit son secrétaire en passant la tête par la porte qu’il venait d’entrouvrir. Vous êtes très troublé, je le vois bien. Dois-je faire venir Teeneth ? Elle voudra sans doute… — Non ! L’heure n’est pas à s’amuser avec les concubines, espèce de… de… Aucune insulte ne se présentant à son esprit en déroute, Dagon laissa sa phrase en suspens. — Bien sûr, sire, approuva l’homme en minaudant. Avez-vous besoin… La colère embrasa le Ligueur comme s’enflamme l’alcool versé dans le feu. Il trouva soudain haïssable cet homme qui lui parlait, le distrayait, et accentuait ses difficultés à regrouper ses pensées. De plus, la pièce était pleine de gens ! C’était ses gens, mais soudain il ne les supportait plus. — Sortez ! s’écria-t-il. Tous. Dehors, espions ! Sangsues ! Il jeta un presse-papier à la tête de son secrétaire. Le projectile rata sa cible, mais érafla la tempe d’un autre homme. Dans une grande précipitation, les serviteurs abandonnèrent leurs postes respectifs et se ruèrent vers la porte. L’un d’eux renversa un petit guéridon. Un autre rattrapa le meuble avant qu’il ne touche le sol. — Attendez ! Revenez. Tous hésitèrent, car ils ne savaient pas trop ce qu’il voulait. — Faites venir Grau et les autres, ordonna Dagon à son secrétaire. Tous. Amenez-les-moi. La vue de l’homme qui s’éclipsait promptement pour exécuter sa directive offrit un moment de réconfort au Ligueur. Oui, il avait besoin de ses frères ! C’était pourquoi il n’avait aucune maîtrise sur ses émotions. Il n’aurait pas dû se passer de la présence de ses pairs en un moment pareil. Dans le chaos qui avait présidé à l’évacuation du Carmelia, dans cette frénésie générale, Dagon avait perdu de vue les autres Ligueurs. En un instant, il s’était retrouvé isolé. Un ruffian lui avait arraché la chaîne en argent qu’il portait au cou et l’avait jeté au sol d’une bourrade. Il avait manqué de peu se faire piétiner, mais quand il avait réussi à se relever il avait pris conscience de son isolement dans la foule. Il préféra ne pas penser plus longtemps à ces moments pénibles. Comme lui, les autres sires devaient tout juste arriver à leurs appartements. Il fallait absolument qu’ils se réunissent cette nuit, pour décider de ce qu’il convenait de faire, et de quelle manière procéder. Dagon en avait conscience, l’arrivée du Santoth avait complètement changé la donne. Sans pouvoir préciser comment, il en avait la certitude. Il ne doutait pas que les autres partageraient cette vision. Aucun d’entre eux n’avait prévu cette tournure des événements. Ce que lui avait planifié – et réalisé – était quelque chose de très différent. Et c’était ce qui rendait la situation aussi périlleuse ! — Grau, espèce d’imbécile ! Quel stratagème stupide ! Votre maudite boussole ! La boussole. Ce cadeau que la reine avait pris dans ses mains nues quelques heures plus tôt seulement. Il avait trouvé presque sensuelle la façon dont elle avait posé ses royales paumes sur la surface lisse de l’or. Et Aliver. Il avait fait courir ses doigts sur l’objet pour suivre les mots de l’inscription et la lire. Dagon avait presque du mal à accepter l’idée qu’une œuvre aussi belle mêlant la science et l’art soit devenue un agent de mort, mais il ne pouvait le nier. Ces brefs contacts suffiraient, Grau lui en avait donné l’assurance formelle. * * * Tout avait paru parfait lorsque sire Grau lui avait fait part de son plan. La reine et le roi nouvellement couronné éliminés par une ruse qui ne laisserait aucune trace. Pas de lame ensanglantée. Pas de flèche en plein cœur. Aucun assassin à engager et dont ensuite il faudrait se débarrasser. Non, rien de tout cela. La méthode était aussi simple qu’était complexe la chimie développée par la Ligue. — Nous disposons d’un poison, avait dit Grau à travers les volutes de brume qui emplissaient ses appartements privés, cet après-midi-là, à Alécia. — Nous avons toujours disposé de poisons, avait remarqué Dagon. — Certes, mais celui-là, notre chimiste peut l’étaler comme une peinture sur n’importe quel objet que nous choisirons. Le vieil homme avait mimé l’utilisation d’un pinceau imaginaire. — Il se dépose sous la forme d’un film invisible. Une fois sec, il ne laisse aucune trace perceptible à l’œil ou au toucher. Aucune odeur non plus. Quand nos spécialistes me l’ont montré, ils m’ont présenté une pomme qu’on avait enduite de ce produit. Malgré moi, j’ai failli la prendre tant l’illusion d’un aspect naturel était réussie. Si j’avais posé un seul doigt sur ce fruit, cependant, je ne serais pas en train de vous parler. Toute personne touchant un objet traité avec ce poison mourait. Le trépas ne se produisait pas immédiatement, car il fallait du temps pour que la substance se propage dans le corps. D’après les tests effectués par la Ligue – et ses spécialistes exécutaient toujours tous les tests nécessaires –, quiconque était ainsi infecté mourait au bout d’une lunaison, parfois un peu plus vite, ou un peu plus lentement. Quand elle se produisait, la fin était rapide. La personne sombrait dans un sommeil dont jamais elle ne ressortait. On la retrouvait les yeux vitreux, la langue verte, les doigts parsemés de taches. En clair… — La victime aura tous les symptômes physiques d’une surconsommation de brume, avait conclu sire Dagon. Grau avait montré son plaisir en dévoilant les pointes acérées de ses dents limées. — Oh ! les vices de la royauté… Nous savons tous que Leodan avait développé une addiction sévère pour la brume. Pourquoi pas ses enfants, également ? La couronne est pesante pour un front aussi délicat que celui de Corinn, c’est évident. Le plus séduisant, avec ce poison, est que toute trace de lui disparaît de l’objet traité après quelques jours. J’imagine qu’il s’évapore peu à peu. Ses doigts aux ongles longs avaient illustré vaguement le processus dans l’air devant lui. — Quiconque chercherait des traces de cette substance après la mort de sa malheureuse victime ne trouverait absolument rien, avait repris Grau. — Donc on ne pourra pas nous accuser, en avait déduit Dagon. — Bah ! On pourra toujours nous accuser, mais c’est tout ce qu’on pourra faire. — Et comment avoir l’assurance que les Akarans toucheront un objet particulier ? Avec tous les serviteurs et les… — Le couronnement, l’avait interrompu Grau. Nous le mettrons nous-mêmes dans leurs mains, à l’occasion du couronnement. * * * C’était donc ce qu’ils avaient fait. Le frère et la sœur – sans compter bon nombre de serviteurs et quelques invités assez infortunés pour avoir tenu la boussole – seraient morts dans un délai d’un mois. C’étaient désormais des cadavres ambulants. Dagon avait été enchanté. Assis dans sa loge pendant que la cérémonie se poursuivait, il avait même entrepris de composer la formulation de ses condoléances au jeune prince Aaden. Cher et noble enfant, avait-il prononcé en esprit, mon cœur saigne devant la cruauté avec laquelle le destin vient de vous frapper… Il dut s’obliger à cesser d’évoquer ces souvenirs. Cela ne l’amusait plus d’avoir prévu de jurer au petit garçon qu’il donnerait avec joie sa vie si ce geste pouvait épargner celle de Corinn, ou d’imaginer s’être assis en sa compagnie pour examiner avec lui la boussole, Dagon comme le jeune prince touchant sans réserve l’objet redevenu inoffensif. Non, il était inutile d’y repenser. Ce qu’il fallait, c’était réfléchir à l’avenir. — De quelle manière la situation est-elle modifiée ? s’interrogea-t-il. Il ne se rendit pas compte qu’il exprimait ses pensées à haute voix, ni que la plupart de ses serviteurs étaient revenus sans bruit dans la pièce et avaient repris leurs postes. Il ne tressaillit même pas quand l’un d’eux lui tendit une pipe allumée. Il se contenta de la prendre. Il suçota l’embout, et le gargouillement de l’eau résonna dans le bureau. Il la tint longtemps, et souffla les vapeurs verdâtres en même temps que ses paroles. — Nous avons des sorciers vivants dans ce monde. Voilà ce qui a changé. Le Santoth. Il inhala une fois encore. C’était très agréable. La brume était en lui, à présent, et avec elle la possibilité de la sérénité. La tension qui avait couru sur sa peau se fit timide, presque charmeuse. Il songea brièvement à Teeneth, sa concubine, mais ce n’était pas l’heure de chercher le réconfort dans ses bras. Après quelques bouffées supplémentaires de brume, il dit à mi-voix : — Voyons, que sais-je sur ces Hérauts du Santoth ? Avec l’aide de la drogue, son esprit s’attaqua à la question. Il savait ce qu’il avait vu peu de temps auparavant. Ils étaient vivants. Ils commandaient à une magie perverse et redoutable. Ils tuaient sans pitié ni hésitation. Ils avaient contré les sorts que leur lançait Corinn et provoqué des atrocités. Et ils voulaient à tout prix quelque chose : Le Chant d’Élenet. Il répéta ces mots pendant qu’il se levait, pipe à la main, et qu’il passait d’un pas traînant dans sa bibliothèque. Sa semelle lâche claqua sur le sol pendant tout son déplacement. Il déposa sa pipe sur une table de lecture et feuilleta des volumes d’une telle rareté que, s’ils avaient eu vent de leur existence ici, les érudits vadayens auraient abandonné leurs parchemins et entamé une formation d’assassin afin de les lui voler. Il les laissa tomber l’un après l’autre sur le sol derrière lui après les avoir consultés. Au départ, il n’avait pas d’idée précise de ce qu’il recherchait, mais il se souvenait avoir déjà lu sur le Santoth. Juste après qu’ils étaient sortis de leur exil et avaient détruit l’armée d’Hanish dans les plaines du Teh, il avait voulu collecter toutes les informations disponibles sur ces Hérauts. Son intérêt s’était vite émoussé. Les sorciers étaient repartis en exil, apparemment toujours sous l’effet de cette malédiction. Et très vite d’autres sujets avaient accaparé l’attention du Ligueur. — Sire ? fit la voix à peine audible du secrétaire. Dagon se retourna d’un bloc. Combien de temps s’était-il écoulé ? À voir le tas d’ouvrages sur le sol, des heures, peut-être. — Ils sont là ? Tous réunis ? — Non, dit l’homme, qui s’était immobilisé sur le seuil de la pièce, mais qui y risquait un pied hésitant tout en parlant. Ils sont tous partis. Sire Grau et sire Peneth. Sire Flann. Avec tout leur entourage. Dagon en resta abasourdi. — Partis ? Mais comment sont-ils partis ? — Ils font voile à l’instant où nous parlons, à travers le chenal que l’Inspectorat d’Ishtat avait maintenu dégagé. Je suis désolé, sire, mais je n’ai pu joindre aucun d’entre eux. Les forces d’Ishtat se sont repliées. Le chenal s’est refermé. Un livre glissa de la main de Dagon. — Ils sont tous partis ? — Oui, tous, dit le secrétaire qui s’enhardit et s’approcha un peu plus de son maître. Nous sommes seuls. Pris au piège. En temps normal, Dagon aurait souffleté l’impudent pour s’être montré aussi mélodramatique. Cette fois, il n’en fit rien. Il regarda autour de lui, retrouva sa pipe encore allumée et se mit à sucer l’embout comme un chiot la mamelle de sa mère. * * * Aux heures les plus sombres de la nuit, Dagon se trouvait toujours dans sa bibliothèque. Il s’était levé du sol à même lequel il avait somnolé, et il s’était remis à fouiller dans les volumes qui n’étaient pas encore éparpillés sur le dallage. Quand il dénicha le livre, il lui parut évident qu’il aurait pu mettre la main dessus depuis longtemps s’il avait eu l’esprit assez calme pour organiser une recherche plus méthodique. L’ouvrage était rangé sur un rayonnage parmi ses trésors les plus anciens. Le récit par Jeflen le Rouge des Guerres de Répartition. C’était ce qu’il cherchait, même s’il n’avait pas eu les idées assez claires pour le comprendre. Il le prit et le plaça sur le lutrin posé au milieu d’une table ronde, idéalement située sous les lampes de lecture. Il commença par la couverture. Jeflen avait été le chroniqueur officiel de Tinhadin. En cette qualité, il pouvait être soupçonné de partialité dans sa relation des événements, mais il avait rédigé le témoignage le plus complet sur cette époque, à la connaissance du Ligueur. Et son style avait l’avantage d’être vivant. Dagon s’en souvenait, maintenant. Il le sentit au creux de son estomac et dans ses doigts qui s’étaient mis à trembler, en dépit des effets sédatifs de la brume. Il se leva, retourna à l’autre table et tira sur la pipe jusqu’à ce qu’elle s’éteigne. Il s’attela alors au récit de Jeflen. Il lut en diagonale la première partie, laquelle parlait des guerres elles-mêmes. Ses yeux s’arrêtèrent sur les descriptions de batailles, les calculs des pertes massives de l’époque. L’auteur décrivait des scènes de carnage incroyables aboutissant à une quantité de victimes à côté de laquelle la destruction des Meins par le Santoth pouvait passer pour une escarmouche anodine. C’était horrible, et d’autant plus frappant que Dagon avait en tête ses propres images auxquelles les comparer. Cette traînée de chairs rougeoyantes et déchirées. Il lui avait fallu du temps pour saisir ce qu’il avait vu. Et quand il avait compris, il avait succombé à la nausée. Ce livre, cependant, parlait de pratiques similaires sur une échelle autrement plus massive. Des guerres entières menées avec ces procédés, entre des sorciers tout-puissants et des armées qui ne pouvaient rien faire d’autre que marcher vers un trépas fulgurant. Les Hérauts du Santoth n’avaient jamais été défaits par une armée humaine. Et leur victoire n’avait jamais fait le moindre doute. Un élément à prendre en considération. Plus loin dans le livre, il lut des passages relatant les frictions croissantes entre le roi et ses chevaliers-sorciers. Chacun des Hérauts était un homme avide, ambitieux, qui guignait des territoires entiers du monde. N’étaient-ils pas des dieux arpentant la terre ? Les seuls mots issus de leur bouche n’avaient-ils pas le pouvoir de détruire ou de créer ? Selon Jeflen, Tinhadin en vint à penser que le Santoth se retournerait bientôt contre lui. Les uns contre les autres aussi, mais d’abord contre lui, parce qu’il était leur souverain à tous. Ce fut en lisant le journal de son père, à la recherche de conseils sur la manière de maintenir les sorciers sous sa coupe, qu’il découvrit quelque chose qu’Édifus n’avait pas eu l’intention de lui révéler. C’était là, dans ses écrits intimes, sous forme d’allusions, de suggestions, de promesses nébuleuses. Il finit par croire que le Santoth et lui n’avaient appris qu’une partie de la langue du Dispensateur. Le premier texte qu’il avait acquis auprès des Habitants du Chant était incomplet. Ce ne fut que beaucoup plus tard, après que son père fut mort et qu’il eut commencé à rassembler les différents indices distillés dans son journal, qu’il découvrit l’existence du livre complet. Le Chant d’Élenet. Ce n’était pas, comme dans les souvenirs approximatifs de Dagon, un vieux poème épique. Ce n’était pas non plus une élégie, un éloge funèbre ou un panégyrique. Il s’agissait plutôt du premier manuel des sorciers-voleurs pour apprendre à parler la langue d’un dieu. À la réflexion, Dagon le savait depuis longtemps, mais il n’y avait tout simplement pas accordé le moindre crédit. Cela n’avait jamais eu d’importance. Il avait douté de sa seule existence. Douté qu’une telle langue ait jamais existé, ou qu’Élenet ait été là pour l’entendre. Pour tout dire, il avait même douté qu’il y ait jamais eu un Dispensateur. — Tu le crois, maintenant, n’est-ce pas ? murmura-t-il. Même quand les Hérauts du Santoth avaient prouvé qu’ils étaient réels, dans les plaines du Teh, il n’avait pas réellement eu à se confronter aux énigmes que leur existence impliquait. Et lorsque Corinn avait commencé à apprendre la sorcellerie, Dagon avait estimé que ce n’était là qu’une nuisance propre à la reine. Si l’on supprimait la souveraine, on réglerait le problème de la nuisance. Ce raisonnement lui apparaissait maintenant dans toute son inanité. Il continua sa lecture. Tinhadin partit à la recherche du Chant d’Élenet. Jeflen s’appesantissait sur les voyages épiques que Tinhadin avait effectués pour le trouver, mais Dagon sauta ces passages. L’essentiel était que Tinhadin avait fini par le trouver. Il l’avait étudié et était devenu un sorcier beaucoup plus puissant que tous les Hérauts réunis. Le Chant vivait en lui. Il courait dans ses veines. Il le respirait, le transpirait. Il rêvait de la langue de la création, et parfois à son réveil il découvrait le monde modifié. Quand il retourna sur Acacia – car sa quête l’avait mené très loin –, ses sorciers se dressèrent contre lui. Il les repoussa. Il aurait pu les anéantir, mais dans un moment de compassion, il les épargna. Ils étaient ses compagnons depuis son enfance, et à ce titre il les considérait comme des frères, des soldats qui avaient bataillé à ses côtés durant de nombreuses années. Il haïssait leur trahison, mais il ne souhaitait pas les effacer de l’existence, alors qu’il aurait pu le faire. Il les bannit donc dans l’Extrême Sud. Les Hérauts du Santoth partirent en exil, car ils ne pouvaient désobéir à leur maître. Ils ne pouvaient pas s’opposer à sa volonté, se rebeller, alors qu’il était beaucoup plus divin qu’eux. Les sorciers reportèrent leur fureur sur la terre et dans le ciel, sur tout ce qui se dressait sur leur chemin tandis qu’ils voyageaient vers le Sud. Une seule nation se rassembla pour les combattre. Une race de centaures native de l’extrême sud du Talay, les Anniben Dur Anniben. Depuis une éternité, ces hommes-chevaux sillonnaient les riches prairies du Sud qui assuraient leur existence. Ils faisaient partie des premières créations du Dispensateur, et ils avaient toujours méprisé les humains, la progéniture du Traître, surnom qu’ils donnaient à Édifus. Ils s’étaient toujours tenus à l’écart des affaires du Monde Connu, et Tinhadin n’avait jamais voulu courir le risque de les affronter. Mais par son acte de bannissement, il envoya ses Hérauts contre eux. Derrière Burith-ben, ils se rangèrent en ordre de bataille pour faire face aux sorciers ivres de rage. Ils se tinrent flanc contre flanc, en une harde immense, et déclarèrent que le Santoth ne pouvait traverser leur territoire. Les Hérauts les décimèrent avec le feu, avec des vers qui plurent du ciel et envahirent les plaines, aplatissant l’herbe et la laissant calcinée derrière eux, avec des maux qui boursouflèrent leur peau, fissurèrent leurs sabots et incendièrent leurs crinières, et… Dagon cessa de lire. Les mots lui brûlaient les yeux. Tout cela était aussi horrible qu’il l’avait craint. Avant, s’il avait lu des descriptions semblables, il aurait pensé qu’il s’agissait des délires d’un esprit déséquilibré. À présent, il les lisait comme des faits avérés qui auraient aussi bien pu être gravés dans le ciment dont la reine avait récemment fait recouvrir les rues de la ville basse. Les Hérauts du Santoth étaient de nouveau lâchés de par le monde, et bientôt ils entreraient en possession du livre qui leur octroierait un pouvoir encore plus grand. Chacun d’entre eux serait au moins aussi puissant que Tinhadin l’avait jamais été, mais beaucoup plus pervers. Comment puniraient-ils le monde, alors ? Et combien de temps s’écoulerait avant qu’ils se retournent les uns contre les autres ? — Ils nous détruiront tous, dit Dagon dans un souffle. Corinn seule était capable de combattre leur sorcellerie, mais elle… Quoi qu’il lui soit arrivé dans l’enceinte du Carmelia, l’horloge de sa vie approche de la dernière heure, et elle n’en sait rien. Si elle n’agit pas rapidement… — Ils nous détruiront, répéta-t-il. Il entendit la voix de Grau : « Quel intérêt d’accéder à l’Extase si tout doit s’écrouler dans quelques années ? » Il essaya de rire, mais ne réussit qu’à expulser spasmodiquement l’air par ses narines. — C’est la fin de l’Extase. Il appela son secrétaire. Avant que l’écho de sa voix se soit éteint, l’homme entra dans la bibliothèque. Il regarda autour de lui, l’air aussi bouleversé que la pièce l’était, puis posa les yeux sur Dagon. — Sire ? — Je vais me rendre en visite au palais, dit le Ligueur. Envoie un messager pour les en avertir. Et rassemble une escorte. Des soldats de l’Inspectorat, qui m’accompagneront jusqu’aux abords du domaine royal. Prépare cela immédiatement. Je dois voir… non, pas la reine. Mieux vaut que je ne la voie pas. Plutôt… le roi. Aliver, je veux dire. Je lui parlerai. Prends toutes les mesures nécessaires sans tarder. Le secrétaire hocha la tête, mais ne bougea pas. Il se tordait nerveusement les doigts, les entrecroisant comme autant de pattes d’araignée. — Vous devriez vous changer, sire. Votre tenue… Dagon baissa les yeux sur ses vêtements. — Oui, je suis dégoûtant. Ce n’est pas mon sang, là. Je ne sais même pas si c’est du sang. C’est de la saleté. C’est… — Nous allons vous faire couler un bain, dit le secrétaire. Et je vais vous apporter des vêtements propres. Nous brûlerons ceux-ci. Ne vous préoccupez pas de ces détails. Il ressortit aussitôt. — Il te croit fou, pauvre imbécile, dit le Ligueur dans le silence qui suivit le départ de son serviteur. Il fit courir ses doigts sur les pages jaunies et desséchées du livre de Jeflen. Il les tourna avec des gestes absents, perdu non dans ses pensées, mais dans leur vacuité. Il y avait tant de choses auxquelles réfléchir, et pourtant il se sentait tellement vide… Son regard erra sur les feuillets, sauta d’un mot à l’autre avec un intérêt qui n’atteignait pas son esprit. Des monstres. Ce texte décrivait des monstres. Des loups, des léviathans, un ver géant tapi au fond de l’océan… Il détourna le regard du livre. Que dois-je penser ? Je ne peux pas aller voir la reine et lui révéler qu’elle est déjà morte. Ce serait insensé. Ne te montre pas insensé, Dagon. Il rappela son secrétaire et annula le message destiné au palais. Par chance, celui-ci n’avait pas encore été envoyé. — Apporte-moi un parchemin et de quoi écrire. Et de l’encre sympathique. Je vais rédiger une note. C’est une bien meilleure idée. Ensuite, préviens tout le personnel, du moins tous les gens qui me sont indispensables, et annonce notre départ. — Notre départ, sire ? — Oui. Nous prenons tout ce que nous pouvons emporter et… nous partons. — Pour combien de temps, sire ? — Disons que c’est un départ définitif. Troisième partie LA SOUVERAINE DU SILENCE CHAPITRE TRENTE-NEUF MENA ARRIVA À MEIN TAHALIAN À MOITIÉ AVEUGLÉE par la neige, le bout des doigts et des orteils gelés et des taches jaunes sur le nez et les joues. En dépit des objurgations de Perrin et des autres officiers, elle refusa de voir le médecin. Elle se pelotonna contre le corps épuisé d’Elya et s’endormit dans la chaleur relative des écuries. Après avoir laissé ses assistants lui ôter bottes et gants, elle enfouit ses mains et ses pieds dans le plumage de sa monture. La guerrière et la créature ailée dormirent ainsi, absentes au reste du monde, et presque absentes à l’existence. C’était pour elles la meilleure chose à faire. Quand elle s’éveilla, des heures plus tard, la princesse resta étendue sans bouger, consciente que le moindre mouvement attirerait l’attention des personnes qui veillaient sur elle. Elle sentait à des fourmillements que la vie était revenue dans ses extrémités et dans la peau de son visage, stimulée par les étonnants pouvoirs curatifs que possédaient les plumes d’Elya. Elle était de nouveau elle-même. Elle serait toujours capable d’empoigner une épée et de se jeter dans la bataille. Bien qu’elle eût préféré se tourner sur le côté et replonger dans le sommeil, elle savait que c’était hors de question. Des images de ces matins où elle avait traîné sous les draps, dans sa chambre du palais, vinrent la hanter. Elle se revit dans cette situation alors qu’elle n’était qu’une enfant, puis une jeune fille, et une femme, avec le corps tiède de Melio allongé à un doigt du sien. Elle se remémora ces journées passées nue sur sa paillasse, à Vumu, ou ces fins de nuit lorsque allongée sur un lit de camp dans le Talay, elle avait regardé l’aube chasser les étoiles du ciel. Elle détestait l’idée que ces moments appartiennent à jamais au passé. Ils la harcelaient, refusaient de la laisser en paix, mais elle ne pouvait plus les faire revenir. En ces moments enfuis, elle avait connu une sensation de paix intérieure qui lui semblait désormais un luxe inaccessible. Sa vie avait-elle donc été aussi insouciante ? Elle se doutait que ces souvenirs ne reflétaient pas l’exacte réalité de ce qui avait été, mais elle en éprouva un tel besoin durant les premiers instants de son réveil qu’elle versa une larme. Puis elle se leva et convoqua une réunion de ses officiers pour leur expliquer ce qu’elle avait fait et vu, au lieu de voler vers le couronnement. Ensuite, elle envoya plusieurs messages par pigeons voyageurs à destination d’Acacia. Elle y détaillait tout ce qu’elle avait appris sur les Auldeks, et la stratégie qu’elle comptait adopter en fonction de ces nouveaux éléments. Elle coucha sur le papier des choses qu’elle n’avait pas révélées à ses propres lieutenants. Et elle demanda conseil à Corinn, ouvertement, en jouant plus que jamais sur son statut de sœur cadette. Cela fait, elle s’activa et accomplit toutes les tâches qui lui incombaient et l’empêchaient de trop réfléchir, en attendant une réponse. Elle rassembla ses troupes. Elle envoya des cavaliers vers tous les comptoirs, camps et villages éloignés plus au nord et qu’ils pouvaient atteindre sans risque, pour prévenir les habitants de ces lieux que la guerre était imminente. Il leur était conseillé de partir vers le sud, si cela leur était possible, ou de venir passer l’hiver à Mein Tahalian. Avec ses officiers, elle dressa des plans de bataille, étudia les cartes et calcula l’importance probable des pertes en vies humaines. C’était un exercice d’arithmétique dont elle avait horreur, mais elle n’en montra rien. Elle s’entretint à huis clos avec Haleeven et Kant le Scav, et ils discutèrent jusque tard dans la nuit. Le travail quotidien la tenait occupée. À chaque minute, elle espérait apprendre qu’une réponse de Corinn venait d’arriver. Ou d’Aliver, d’ailleurs ! Même si elle avait encore du mal à croire qu’il était vraiment vivant. Une partie d’elle-même s’accrochait à l’espoir que sa sœur trouverait un moyen de tout arranger, une solution que seul son esprit astucieux pouvait élaborer, quelque stratagème qui permettrait d’épargner ces soldats que Mena avait appris à aimer. Elle dormait peu, se réveillait souvent au cœur de la nuit meine, l’esprit tourmenté par une cacophonie d’inquiétudes, de problèmes, de calculs et de doutes. Parfois elle s’éveillait en sursaut, certaine que Corinn se trouvait avec elle dans sa chambre, ou que sa sœur avait voyagé par le rêve et investi le corps endormi de Perrin pour s’adresser à elle. Mais rien ne venait du Sud. Rien du tout. Au fond, elle s’en voulait de ne pas avoir mieux manœuvré quand elle avait parlé avec les Auldeks. Elle aurait dû trouver un moyen de conclure une paix avec eux. Au lieu de quoi elle avait laissé son impétuosité naturelle contrôler sa langue et avait bombé le torse comme un adolescent bravache. À cause de cette erreur, la guerre était devenue inéluctable. À cause de cela, beaucoup allaient mourir. L’objectif de sa mission avait toujours été clair, pourtant : il s’agissait moins de vaincre les Auldeks que d’amortir leur attaque afin que la seconde armée menée par la reine les balaie. Quelle sorte de plan était-ce là ? Un plan désespéré, et cruel. Un plan d’une efficacité froidement calculée qu’elle s’ingéniait à perfectionner, quand bien même, en son for intérieur, elle pensait qu’il devait exister une alternative. Lors de la réunion prévue avec ses lieutenants avant que certains d’entre eux ne partent se positionner sur le terrain, elle les pria d’attendre que toutes les autres questions soient réglées. Les troupes se rassemblaient une dernière fois dans le Calathrock pour entendre leur ordre de mission. — Avant que vous rejoigniez vos hommes, dit-elle, j’ai deux choses à vous demander. Je suis sûre que chacun de vous a réfléchi à la raison de notre présence ici. Nous avons disposé de beaucoup de temps depuis notre arrivée, à Tahalian, mais à partir de maintenant, les événements vont se précipiter. J’estime qu’il vaut mieux dire les choses franchement. Nous ne nous mettons pas en mouvement dans l’intention de vaincre les Auldeks. Je les ai vus. Compte tenu des forces à notre disposition, nous ne parviendrons pas à ce résultat. Ils ont la maîtrise des airs, de sorte que nous ne pourrons pas les attaquer par surprise ou par le flanc sans qu’ils en soient avertis. Quand nous les affronterons, ce sera en terrain découvert, et ce sera notre ruse contre leur puissance. Bledas, le capitaine de Marah, se mit à vanter l’entraînement auquel ils s’étaient adonnés récemment. Elle le calma d’un simple regard. — Une fois de plus, Bledas, nous n’allons pas les affronter avec l’espoir de les vaincre. Je veux que vous tous, ici, compreniez bien ce point. Notre tâche consiste à les combattre. À mourir. Nous devons en tuer autant qu’il sera possible, les blesser et les retarder autant que nous le pourrons, tomber de sorte que nos cadavres les fassent trébucher et les ralentissent. Ainsi ils entreront dans le Monde Connu meurtris et frigorifiés, affaiblis. Il reviendra alors à l’autre armée de les écraser. Si nous faisons notre travail, elle y parviendra, mais aucun de nous ne doit penser qu’il verra cette victoire. Je veux vous demander deux choses. D’abord, de décider aujourd’hui que vous allez périr dans cette bataille. J’ai besoin que chacun de vous le fasse. Si vous en êtes incapables, vous pouvez quitter les rangs de mon armée. Elle leur laissa le temps de réfléchir à son exigence, et en profita pour dévisager chacun à tour de rôle, afin de lui donner l’opportunité de s’exprimer. Le bavard Edell ne lâcha pas un mot. Bledas grattait de l’ongle une petite fissure dans le bois de la vieille table devant lui. Perceven le Senivale pinça ses lèvres petites et pleines, dans une mimique qu’elle interpréta comme un baiser d’adieu inconscient à la vie. Oui, c’était bien ce qu’il faisait. L’attitude d’Haleeven lui fut un véritable réconfort. Son visage solide demeura imperturbable, comme s’il accueillait favorablement cette déclaration, et la jugeait juste. Perrin la contemplait de son regard d’amoureux transi. Malgré elle, Mena s’était souvent demandé si Melio lui en voudrait si elle avait cherché un peu de chaleur dans les bras de ce soldat. Elle s’était refusé à franchir le pas, mais elle devait reconnaître qu’elle en avait parfois eu envie. — Très bien, dit-elle. Maintenant, le deuxième point. Je veux que vous vous rendiez auprès de vos hommes avant moi. Répétez-leur ce que je viens de vous expliquer. Et faites-leur la même offre. — Princesse Mena ! s’exclama Edell. Nous ne pouvons pas leur proposer de… — Il le faut, répliqua-t-elle. J’ai beaucoup réfléchi à la question, Edell. Vous ne me ferez pas changer d’avis. Je commanderai une armée composée uniquement de volontaires. C’est ce que je veux pour Acacia, quand cette guerre sera finie. Si nous devons la gagner, nous devons commencer maintenant. Voilà, c’est tout. Si vous souhaitez partir, c’est le moment. Sinon, allez parler à vos soldats. Elle dit cela avec tout le calme et la détermination dont elle était capable et se leva tandis que ses lieutenants sortaient de la pièce. Elle s’étonna d’avoir réussi à trahir aussi peu d’émotion, puis elle comprit : c’était parce qu’elle en avait éprouvé très peu. Elle avait simplement énoncé sa vérité. Ce qu’elle croyait et qu’elle devait dire et faire. * * * Une heure plus tard, pourtant, alors qu’elle approchait des portes derrière lesquelles toute l’armée était réunie dans l’enceinte du Calathrock, elle se rendit compte à quel point son ventre était noué, ses mains étaient moites et ses mâchoires douloureuses d’être restées serrées dans une crispation inconsciente. Elle était censée revenir avec une bénédiction d’Aliver ressuscité, et elle arrivait pour proposer le choix entre la vie et la mort. Que ferait-elle si tous les hommes acceptaient son offre de quitter les rangs ? Elle n’avait rien prévu. Aucun discours pour les faire changer d’avis. D’ailleurs, elle n’aurait pas eu le cœur d’essayer de les retenir contre leur volonté. Si on en arrive là, se dit-elle, les Auldeks assisteront réellement à un spectacle du plus haut comique, une princesse avec son épée, venue les mettre tous en déroute à elle seule. Un soldat ouvrit la porte pour elle. Elle entra dans l’immense salle à demi enterrée et toutes ses craintes s’évanouirent, comme si elles ne lui étaient jamais venues à l’esprit. Que craindre avec des soldats tels que les siens ? Que craindre avec des cœurs libres comme les leurs ? Ces hommes savaient pourquoi ils combattaient, et ils le faisaient par conviction. Tout Acacia devrait prendre exemple sur eux, songea-t-elle. Et il était encore possible qu’Acacia le fasse ; voilà pourquoi elle ne se dresserait pas seule contre les Auldeks. * * * Le lendemain, les premiers détachements d’éclaireurs et les premiers convois d’approvisionnement entamèrent le trajet qui ouvrirait la voie nord-ouest, le long du périmètre des Monts Noirs, puis la piste nord dans les Champs de Glace où elle avait l’intention de rencontrer l’envahisseur auldek. Pas un seul de ses soldats ne l’avait abandonnée. Ils se moquèrent gentiment d’elle pour avoir seulement imaginé qu’un d’entre eux en aurait été capable. D’après Perrin, la plaisanterie qui circulait parmi eux était de dire qu’elle s’était complètement illusionnée si elle avait cru pouvoir les commander contre leur gré. Dans les premières semaines, peut-être que cela avait été le cas, mais par la suite ils étaient restés avec elle parce que telle était leur volonté. Elle était une des leurs, et ils seraient fiers de mourir à ses côtés. L’un après l’autre, ils le lui dirent, à voix basse comme s’ils lui livraient un secret. Ou une déclaration d’amour. Aussi morbide qu’en fût la teneur, c’était un discours très agréable à entendre. Le gros de l’armée quitta la chaleur des vapeurs de Mein Tahalian dans une colonne longue et étroite. La plupart des hommes allaient à pied, emmitouflés dans plusieurs épaisseurs de fourrures, de laines et de peaux imperméabilisées à l’huile, le capuchon serré sur le visage, avec des visières en verre pour protéger leurs yeux. Ils portaient leur équipement sur leur dos, ce qui était nécessaire car ils disposaient de trop peu de traîneaux ou de chiens pour tirer leurs réserves. La progression serait lente et malaisée, mais tous en avaient été avertis. Le jour ne se leva jamais complètement. Le soleil se contentait de frôler l’horizon, lançant pendant des heures des rayons obliques sur le paysage, avant de disparaître. Ils voyagèrent dans l’obscurité, en se repérant aux feux que les éclaireurs avaient allumés pour eux. Mena aurait voulu marcher à côté d’eux, mais Haleeven la convainquit qu’une telle attitude friserait la complaisance. — La troupe sait que vous êtes prête à souffrir avec elle, ce qui signifie que vous n’avez pas à le lui prouver. Vous êtes plus importante pour nous dans le ciel, Princesse. C’est ce que les hommes ont besoin de voir. Elle s’était donc envolée sur le dos d’Elya. Elle avait survolé la longue colonne d’un bout à l’autre, et s’était émerveillée à la fois de sa petitesse dans le paysage grandiose et de la fierté qu’elle éprouvait à sa vue. Pendant toute la première semaine, elle fit l’aller-retour entre l’armée en marche et Mein Tahalian aussi souvent qu’elle put, sachant que toute correspondance arrivée d’Acacia ne sortirait pas de la forteresse. En effet, aucun pigeon voyageur n’était dressé pour retrouver une colonne en mouvement dans une région hostile. Finalement, elle se résigna à abandonner tout espoir de réponse. Elle n’avait même plus un seul pigeon disponible pour envoyer un ultime message. Elle rédigea cependant deux missives, qu’elle laissa aux soins des villageois venus chercher refuge dans la place forte. Quand un pigeon arriverait du Sud, ils feraient suivre ses courriers pour elle. Un message était destiné à sa sœur et à son frère, l’autre à son mari. Elle repartit. Elle survola Tahalian pendant quelque temps et contempla son aspect sauvage à demi enseveli sous la neige, sans doute pour la dernière fois. Elle mesura à quel point il était étrange qu’un endroit que, naguère, elle considérait comme le repaire de l’ennemi lui fût si vite devenu un second foyer. Est-ce pareil dans le monde entier ? se demanda-t-elle. Peut-être, si nous prenons le temps et que nous donnons une chance à nos ennemis. * * * Une semaine plus tard, un matin, Gandrel demanda à Mena de le rejoindre sur un versant érodé par un glacier. Tandis que Perrin lui annonçait le programme du jour, ils contemplèrent l’armée qui passait en contrebas. Les pics des Monts Noirs mordaient le ciel à l’ouest, mais ils ne représentaient pas un obstacle pour eux, contrairement aux amas de débris glacés qui barraient l’horizon au nord. Mena les avait survolés de très haut la veille, mais elle avait pour projet de les examiner de plus près aujourd’hui. Le faible éclat du soleil auréolait ces formes d’un certain mystère, et l’on avait du mal à discerner ce qu’elles étaient réellement. Tout en ombres et lumières crues, elles semblaient changer de contours et de couleurs sous le regard attentif de la princesse. — Ce sont d’énormes blocs de glace marine, déclara Gandrel, avant de lui tendre sa longue-vue. C’est très beau à voir, comme du verre bleu ou vert selon la lumière. Mais ils sont traîtres. Ils se précipitent vers le rivage depuis qu’Élenet a plongé le monde du Dispensateur dans le chaos. Les traverser ne sera pas une mince affaire. Ils sont truffés de fissures, de crevasses et de zones friables. » L’ensemble est toujours en mouvement, voyez-vous. Il respire au rythme des saisons. Croyez-le ou non, c’est ainsi qu’il fonctionne. Nous en aurons pour quelques jours à avancer à quatre pattes, je dirais. Nous devons nous encorder, et prier le Dispensateur. De plus, nous aurons du mal à camper sur ce genre de surfaces. Il se pourrait que nous devions nous diviser en différents groupes afin que chacun trouve un endroit où s’installer. Nous perdrons des hommes et des bêtes. La seule bonne nouvelle, c’est qu’une fois sortis de ces amas de glace le terrain est plat. Idéal pour la bataille, à mon avis. — Il n’y a pas d’autre chemin ? demanda Perrin. Je ne suis jamais venu aussi loin au nord, donc pour ma part je n’en sais rien. Mais vous, êtes-vous certain qu’il n’existe pas d’alternative ? — Il n’en existe aucune. D’après ce que le Scav m’a dit et l’endroit où Mena les a rencontrés, les Auldeks viendront par là. Prenez Elya et allez effectuer une reconnaissance par acquit de conscience, Princesse, mais je suis certain de ce que j’avance. — Je ne doute pas de ce que vous dites, répondit Mena en abaissant la longue-vue. — Nous pourrions les attendre ici, proposa Perrin. Ce serait à eux de se débrouiller pour traverser cet enfer gelé. Gandrel tordit ses lèvres épaisses. — Ce ne sera pas pour eux le même obstacle que pour nous, pas s’ils sont déjà arrivés aussi loin. — Non, nous ne pouvons pas rester ici à les attendre, décida Mena après un moment de réflexion. Nous y perdrions plus que nous y gagnerions. Les Auldeks n’agiraient pas de la sorte. Si nous le faisons, ils y verront un signe de lâcheté. Par ailleurs, ils disposent d’un plus grand nombre de créatures volantes, et nous uniquement d’Elya. Ces monstres risqueraient de nous rendre la vie très difficile. Et nos hommes pourraient commencer à envisager un repli au sud, si les choses tournent mal. Je ne veux pas qu’il leur vienne ce genre d’idée. Du moins, pas encore. C’était une pensée peu charitable, qui accordait bien peu de crédit au courage de ses soldats. Elle ne put l’empêcher de la traverser, mais elle se garda bien de la formuler. — Je préférerais que nous les affrontions franchement, tous à la fois. Les deux hommes parurent se ranger à son avis. Gandrel passa à un autre sujet : — Je vous ai demandé de venir parce que je voulais vous montrer autre chose. Là. Il lui fit signe de relever la longue-vue et, quand elle l’eut mise en place contre son œil, il en rectifia l’angle. — Un peu avant le début des amas de glace. Plein nord, puis légèrement à l’ouest. Vous les apercevez ? Sans les indications de Gandrel, elle n’aurait rien remarqué. Et même ainsi, elle mit un certain temps avant de repérer les silhouettes en mouvement, pareilles à des fourmis malgré le grossissement de la lunette. Une file d’individus progressait en direction des blocs de glace. Ils étaient nombreux. — Qui est-ce ? demanda Perrin. Pas des soldats auldeks. Et ce ne sont pas les nôtres non plus. — Non, dit Gandrel. Ce sont des Scavs. — Que font-ils là ? Ils veulent se joindre à nous ? Si oui, il faudrait leur demander de nous attendre. — Ils ne veulent pas se joindre à nous, non. Ce n’est pas dans les habitudes des Scavs. Il plissa les paupières en scrutant le lointain, mais Mena doutait qu’il pût distinguer quoi que ce soit à cette distance et à l’œil nu. — Mais ils préparent quelque chose, c’est sûr. Perrin se fit remettre la longue-vue et observa la scène à son tour. — Comment pouvons-nous avoir la certitude qu’il ne s’agit pas d’une trahison envers nous ? — Vous croyez qu’ils aideraient les Auldeks ? rétorqua Gandrel d’un ton ironique. Aucune chance : ils les détestent viscéralement. En plus, ils ne se cachent pas. Même à cette distance, ils savent très précisément où nous sommes. Ils nous font savoir qu’ils sont de notre côté, mais cela m’étonnerait qu’ils nous souhaitent officiellement la bienvenue. Quand ils désirent devenir invisibles, ils le deviennent. Si je ne me trompe, nous ne les reverrons pas souvent. Et s’ils décident de nous aider, ils le feront à leur façon, sans suivre d’autres ordres que ceux qu’ils se donnent. Mena sourit. — On dirait qu’ils sont du genre à créer des problèmes. — Pour les Auldeks, espérons-le. Je serais d’avis que vous leur adressiez un signe, pour leur souhaiter bonne chance. La princesse le fit sans hésiter. * * * Le lendemain, ils franchirent la frontière des amas de glaces marines dès que la lumière du matin le permit. Au ras du sol, il était difficile de prendre la mesure des difficultés qui les attendaient. Mais vu du ciel, même si Mena pouvait embrasser du regard l’étendue du désordre naturel, il demeurait impossible d’y voir clair, à cause des couleurs et des ombres mouvantes, des reflets renvoyés par les surfaces pareilles à des miroirs et des crevasses cachées. Ce n’était pas un territoire fait pour les êtres humains, et ce paysage cataclysmique ne laissait en rien penser que l’on pouvait le traverser à pied. Elya le détestait. Elle n’aimait même pas s’y poser. Lorsque Mena l’y obligea, ses pattes glissèrent et dérapèrent tandis qu’elle battait follement des ailes. La jeune femme dut se résoudre à encourager ses troupes depuis les airs. Pendant ses évolutions aériennes, elle ne vit aucune trace des Scavs, mais lors d’un vol vers le nord, elle repéra l’armée ennemie en approche, roulant et marchant à la lumière d’innombrables torches allumées pour repousser le soir. Leurs monstres ailés l’aperçurent, eux aussi, et plusieurs foncèrent vers elles. En réponse, Mena fit monter Elya très haut, avant de décrire un vaste cercle paresseux et de rebrousser chemin, pour montrer qu’ils ne l’impressionnaient pas. C’était faux, bien sûr. Pour la première fois depuis des semaines la jeune femme se rendait compte qu’elle n’avait rien prévu pour protéger le dragon dans cette aventure. N’avait-elle pas toujours clamé que jamais Elya ne verrait la guerre ? Qu’était-il advenu de la détermination avec laquelle elle avait parlé à Corinn ? Elle avait été sincère, alors, mais au lieu de s’en tenir à cette décision, elle avait mis la créature en danger, loin d’Acacia et, pire encore, des terres verdoyantes du Talay où elle l’avait découverte. De quel droit se conduisait-elle ainsi ? Le plus grave était qu’elle avait enlevé Elya à ses enfants. Elle ignorait ce que la dragonne pouvait ressentir à ce sujet. Et si la créature pensait à sa progéniture, elle n’en laissait rien paraître, car la princesse ne décelait dans son esprit aucune émotion de cet ordre. Plus que tout le reste, cela poussait Mena à imaginer qu’Elya dissimulait ses sentiments à une maîtresse devenue égoïste, épouvantée à la perspective d’affronter seule la mort. Mena réfléchit beaucoup à toutes ces questions, mais elle n’entreprit rien pour changer quoi que ce soit à la situation. C’est ainsi que nous sommes avec les êtres aimés, se dit-elle. Nous avons trop peur de la solitude pour leur rendre leur liberté. Elles survolaient les glaces planes en guettant l’arrivée de l’armée, et c’est l’ennemi qu’elles virent se matérialiser. Les Auldeks jaillirent de la glace à pied, sur des sabots et des roues, ou dans l’air, sur leurs bêtes volantes. Mena murmura une prière à l’adresse du Dispensateur, avec l’espoir que le plan arrêté se déroulerait comme prévu, et que peut-être même certains soldats auraient la vie sauve. Ce soir-là, une fois que l’armée eut franchi le labyrinthe de glaces et installé son camp, Mena réunit ses lieutenants. À l’intérieur d’une tente dont les pans claquaient sous le vent violent qui s’était levé, elle s’adressa à eux. — J’ai jugé indispensable que chaque soldat vienne ici de sa propre volonté, et que chacun d’entre eux affronte la mort en considérant que c’est une issue certaine. Jamais je ne pourrai exprimer avec des mots combien je suis fière d’eux. — Vous n’avez pas besoin de l’exprimer, dit Perrin. Nous éprouvons la même chose que vous. — Alors vous ne serez pas surpris que je ne souhaite pas les envoyer tous à la mort. Elle s’interrompit pour leur laisser le temps de digérer l’information. Son regard passa de l’un à l’autre. La lumière des chandelles autour desquelles ils étaient regroupés leur donnait l’allure inquiétante d’individus participant à quelque rituel secret. Il n’y aura pas de sacrifice de sang, pensa-t-elle. — Je me suis creusé la tête pour trouver un moyen d’assurer la survie d’une partie d’entre eux, tout en faisant au mieux pour affaiblir les Auldeks. Je pense avoir imaginé un plan qui pourrait répondre à cette condition. Il nécessitera de trahir et de tromper. Il ne sera pas totalement honorable, surtout en regard des Anciens Codes. — J’aime assez ce préambule, déclara Gandrel. Son visage buriné était un des plus effrayants, dans cet éclairage, et plus encore quand il souriait. — Je n’ai jamais vraiment compris l’utilité des Anciens Codes, ajouta-t-il. Et puis, la trahison et la tromperie sont très sous-estimées en termes d’efficacité, à mon avis. Les autres éclatèrent de rire. — Cela nécessitera également que vous fassiez confiance aux Scavs, dit Mena, ce qui fut accueilli avec beaucoup moins de légèreté. Haleeven, expliquez-leur le plan que les Scavs et nous avons mis au point. Pendant que le vieux guerrier mein commençait à le détailler pour ses hommes, elle se mit en retrait et observa tout à loisir leurs visages, où jouait l’éclairage changeant. C’était beaucoup leur demander, elle en était consciente. Entendre leur plan de la bouche d’un des ennemis les plus récents de l’Empire et apprendre qu’il leur faudrait faire confiance à des gens en haillons qui survivaient tant bien que mal dans des contrées inhospitalières, si près du bord du monde que ce pays n’avait jamais été cartographié, voilà qui dépassait la mesure. Mais bizarrement, l’impression générale fut plutôt positive. S’ils voulaient gagner cette guerre, il faudrait qu’ils revoient tout le fonctionnement de leur propre société. Tout peut aussi bien commencer ici, avec nous, se dit-elle. CHAPITRE QUARANTE QUAND ILS REDESCENDIRENT LES VAGUES GIGANTESQUES, qu’ils aperçurent pour la première fois les îles de la Barrière et que des oiseaux venus de la terre les survolèrent en guise de salut, Melio se dit que, finalement, il ne mourrait peut-être pas lors de cette traversée. Cela n’aurait eu aucun sens maintenant, après être arrivés si loin, après avoir vu tant de choses, et surtout après ce qui était arrivé cette nuit-là sur le Slipfin. On ne vivait pas de tels moments sans une bonne raison. La nuit où Kartholomé les avait appelés pour qu’ils sortent de la cabine et le rejoignent dans le miroitement du dehors avait été une des plus étranges que Melio ait vécues. Tout autour d’eux, là où auparavant régnait le calme plat, des formes se soulevaient et retombaient, roulaient, pareilles à d’énormes morceaux de glace lumineux et vivants, agités de lentes contorsions. L’océan était devenu ces créatures. Elles se massaient tout autour du clipper, au point que celui-ci était bercé par la pression des corps frôlant la coque. Elles n’émettaient aucun son, à part celui de leurs mouvements et l’expulsion occasionnelle d’une vapeur chargée de sel par les évents courant tout le long de leur corps. Malgré les battements terrifiés de son cœur, Melio resta figé par la stupéfaction. Les autres ne bougèrent pas davantage. — Nous n’aurions pas dû parler d’eux, murmura Clytus. Ce sont des loups marins. Restez très calmes, les amis. — Ils ne ressemblent en rien à des loups, remarqua Melio. Ils n’avaient rien à voir non plus avec les animaux représentés sur la peinture murale de la cabine, mais une fois de plus, dans tous ces chevauchements et ces glissements, Melio ne parvenait pas à se faire une idée de leur véritable apparence. Certes, ils étaient gros et pâles. Certes, ils avaient des tentacules, des crêtes ondulantes, et de gros yeux ronds. Mais pour autant, il ne distinguait pas plus précisément leur forme. On eût dit simplement que la mer s’était révélée pour ce qu’elle était réellement : une masse ondoyante et infinie de vie intelligente. Geena lui effleura l’épaule. — Je ne crois pas que tu sois le premier à en faire la remarque. — Cesse donc de plaisanter, dit Kartholomé. Ils vont nous submerger dans un instant. Il se déplaça vers un tas de harpons et commença à dénouer les cordes qui les maintenaient en place. Le voyant faire, Clytus vint lui prêter main-forte. Ils marchèrent tous deux sur la pointe des pieds, avec des mouvements furtifs que Melio jugea absurdes, puisque les yeux ronds qui s’élevaient et s’abaissaient à un rythme paisible au-dessus du bastingage observaient chacun de leurs gestes. Melio n’avait toujours pas bougé. Ce n’était pas la peur qui le paralysait, même si elle courait furieusement dans ses veines. Autre chose le clouait sur place, le cantonnant à un rôle de spectateur. Il ne pouvait s’empêcher de penser que ces créatures semblaient caresser le Slipfin, le palper, comme pour en apprécier les contours. Il avait le sentiment tenace que ces yeux s’intéressaient plus à lui qu’aux deux hommes qui maintenant ramassaient des harpons pour les frapper. Un tentacule se déroula par-dessus le bastingage, s’aventura sur le pont, puis se retira. Il savait ce qu’il aurait dû en déduire. C’était un essai, la recherche de victimes potentielles. Il y en aurait un autre, puis un autre encore. Et ensuite ils mettraient le navire en pièces et les dévoreraient dans un déferlement sauvage. C’était immanquablement ce qui allait se passer. Kartholomé dit quelque chose et tira sur sa manche. Melio baissa les yeux et constata qu’il avait un harpon dans la main. Celui-ci était vieux, usé, un exemplaire d’occasion acheté pour rien à Bleem. Kartholomé avait passé la journée à en aiguiser le tranchant. La lame barbelée était maintenant apte à tuer. Quand Melio releva la tête, il se retrouva face à l’œil d’une de ces créatures. Le globe s’éleva au-dessus du bastingage quand le léviathan frôla le flanc du bateau, poussé par la pression des autres loups derrière lui. La paupière se referma dans un mouvement circulaire particulier, sans rapport avec celui d’une paupière humaine. Melio leva le harpon. Il avait une cible idéale. Il vit vaguement sa silhouette et celle de ses compagnons se refléter sur la cornée, distordues par la convexité et l’humidité de l’œil. Au lieu d’y enfoncer la pointe du harpon – comme il savait que les autres se préparaient à le faire –, il se demanda curieusement ce que la créature voyait quand elle le regardait ainsi. Il ne s’était jamais posé cette question lorsqu’il avait plongé son regard dans celui des abominations. Il n’avait ressenti que leur aversion, le conflit affreux qui faisait rage en eux. Cet œil ne contenait rien de tel. Cet œil le voyait. Il le connaissait, et il… Il retrouva sa langue juste au moment où Kartholomé rejetait le bras en arrière pour frapper. — Non ! murmura-t-il. Non ! Il aurait voulu le crier, mais il craignait de hausser la voix. Kartholomé l’entendit. L’arme toujours brandie, il tourna vivement la tête vers lui. Ses traits étaient crispés par l’incompréhension et l’impatience. — Ne fais pas ça, fut tout ce que Melio put ajouter. Comment expliquer ce que lui-même ne pouvait pas croire ? Que cette créature ne leur voulait aucun mal, et qu’elle ne leur en ferait que s’ils l’agressaient ? Si les autres n’avaient pas été là pour témoigner de ce qui suivit, il aurait pensé avoir rêvé, ou été victime d’une hallucination née du calme plat. Il se pencha et posa le harpon sur le pont. S’avançant, il tendit la main et la tint tout près de la peau glissante de la créature. L’œil de celle-ci l’observait, totalement immobile maintenant. Il la toucha juste en dessous. La paupière se ferma et se rouvrit avec ce curieux mouvement circulaire, mais ce fut tout. Un moment plus tard, il se retourna en entendant le hoquet surpris de Geena. Un tentacule s’était étiré en travers du pont et venait de lui effleurer la jambe. L’appendice se rétracta et se redressa, mobile et souple, complètement inhumain. Il toucha la main de la jeune femme. Elle répondit en la levant, et il accompagna le mouvement. — Par le Dispensateur, bredouilla Clytus. Que se passe-t-il ? Melio n’en savait rien, mais il avait la conviction qu’il ne fallait pas combattre ces créatures. Il venait de découvrir quelque chose, et il sentait que c’était énorme, d’une importance capitale. Quelque chose qu’aucun autre être humain ne savait jusqu’alors. S’il ne commettait pas d’impair, il comprendrait peut-être de quoi il s’agissait exactement. Puis tout prit fin. Les loups marins retirèrent leurs tentacules du clipper dont ils s’éloignèrent. Très vite, ils ne furent plus qu’une ondulation à la surface de l’océan. Le Slipfin se mit à tanguer doucement dès qu’ils desserrèrent leur étreinte. En haut du grand mât, la cloche tinta, tout d’abord dans le mouvement, puis pour annoncer le vent qui gonfla les voiles un moment plus tard. Melio leva la tête vers la source du bruit, juste un instant. Quand il scruta de nouveau la mer, plus une seule créature n’était visible. Mais l’eau était parcourue de rides qui s’amplifièrent rapidement pour se muer en une houle grossissante. — Eh, bien, allons-y, lança Clytus, qui observait le phénomène d’un œil de connaisseur. Il y a une barrière de vagues entre Spratling et nous. Allons la franchir. Le vent les poussa droit sur cette zone et ils passèrent les deux jours suivants à escalader et dévaler d’inconcevables pentes liquides. Clytus et Kartholomé se relayaient à la barre, et ensemble ils menèrent à bien la traversée de la tempête. Mais ce ne fut qu’un soulagement de courte durée : à l’horizon se découpaient d’autres sommets, de pierre ceux-là. Et ils aperçurent des voiles au loin. Ce n’était pas le moment de se reposer ou de se congratuler. Ils n’étaient pas sortis d’affaire. La fouille systématique que Kartholomé effectuait dans la bibliothèque personnelle du capitaine finit par payer : il récolta quelques indications qu’ils purent utiliser à leur profit. Leur navire n’avait manifestement pas été affecté aux Autres Contrées, mais il y avait quand même des renseignements sur elles. Ils étudièrent une carte signalant avec précision les îles de la Barrière et purent ainsi déterminer le meilleur itinéraire pour atteindre le continent, que le document appelait Ushen Brae. Melio n’avait encore jamais entendu ce nom, mais il aimait la façon dont il sonnait. Bien évidemment, se dit-il, ces contrées avaient leur propre nom, et n’étaient pas « autres » pour elles-mêmes. Afin d’éviter le Mur d’Eau, que Kartholomé ne savait pas trop comment négocier, ils décidèrent de contourner les îles par le nord, puis de faire route vers la côte. Les îles dans cette zone semblaient moins habitées que celles du Sud. Ils accosteraient au nord d’Avina et rejoindraient la cité à pied. Le plan était simple, voire simpliste. Tout en évitant la Ligue et les patrouilles d’Ishtat, ils rechercheraient les esclaves du Quota. Grâce à eux, ils espéraient découvrir ce qu’il était advenu de Dariel. Avant qu’ils repèrent la moindre trace des esclaves du Quota, néanmoins, ils tombèrent sur des vaisseaux de la Ligue. Ceux-ci apparurent derrière eux alors qu’ils passaient entre une île assez vaste nommée Eigg sur la carte et des récifs disséminés plus au nord. Il y eut d’abord trois unités, puis deux autres plus éloignées. C’étaient des vaisseaux imposants, mais plus fins que les gros bricks, et équipés de plus de voiles que Melio n’en pouvait compter. Depuis le pont du Slipfin, ces navires évoquaient des prédateurs voraces fendant les vagues à leur poursuite. — Que vont-ils faire ? dit Kartholomé avec la même tension dans la voix que lorsqu’il les avait appelés le soir des loups marins. Je connais ces vaisseaux. Je ne les avais encore jamais vus, mais j’avais entendu dire qu’ils étaient en construction. Ils sont cinq, et chacun peut transporter huit cents soldats, en plus de l’équipage, ainsi que des tonnes d’équipement et d’approvisionnement. Mais ils sont très rapides, bardés d’acier, avec des tourelles et des nacelles pour les arbalétriers. Melio, si la Ligue les a envoyés ici, c’est parce qu’elle veut envahir cet endroit. Clytus conserva leur cap au nord à une allure tranquille, et les autres firent de leur mieux pour être bien visibles sur le pont et dans les gréements. Si quelqu’un les observait à la longue-vue de l’un des vaisseaux en approche, il saurait très vite que le Slipfin naviguait avec un équipage restreint. Kartholomé fit hisser un pavillon qui, d’après lui, signifiait un salut aux autres bateaux, mais indiquait aussi que celui-ci était occupé à une mission qu’il ne pouvait pas interrompre. La ruse n’était peut-être même pas nécessaire. Une fois que les énormes vaisseaux eurent contourné l’isthme allongé à la pointe de l’île d’Eigg, ils ferlèrent une partie des voiles. Selon toute vraisemblance, ils allaient mouiller là. — Oui, ils mettent en panne, confirma Kartholomé un peu plus tard, un œil collé à la longue-vue tandis que le Slipfin s’éloignait. Et si on les espionnait ? Nous pourrions faire demi-tour après le coucher du soleil pour les observer de plus près. — Non, dit Clytus. Nous ne sommes pas venus pour nous faire capturer par la Ligue. Partons d’ici au plus vite. Au crépuscule, ils aperçurent Avina. Les murailles de la ville se dressaient au bord de la mer, et le ciel derrière elles était festonné de nuages colorés d’écarlate par le soleil. Ils firent route au nord-ouest pour remonter la côte, sans trop oser se rapprocher de la cité. Le paysage était un damier géant de champs. À la nuit noire ils l’avaient dépassé et longeaient prudemment une côte boisée parsemée de criques. Ils mouillèrent dans l’une d’elles pour la nuit. Le lendemain matin, ils en trouvèrent une autre, mieux abritée, débarquèrent et se mirent en route à pied vers Avina. Ce fut Kartholomé qui, le premier, devina ce qu’étaient ces plantations. Ils les traversaient depuis la fin de l’après-midi, et la nuit était déjà bien avancée. Rangée après rangée, elles alignaient des buissons bas aux feuilles allongées qui semblaient argentées sous le clair de lune. Elles s’étendaient sur des lieues. Ces cultures paraissaient avoir été laissées à l’abandon, mais depuis peu. Les buissons avaient tous la même hauteur, ils avaient été taillés récemment, et l’on avait désherbé autour de leur pied. Ils ne portaient pas de fruits, mais des grappes de fleurs pelucheuses autour d’une longue protubérance vaguement phallique. Sans doute était-ce un tour de son imagination, mais Melio avait l’impression que ces tiges s’allongeaient à la nuit tombée, comme si elles étaient excitées par la caresse du clair de lune. Kartholomé, qui ouvrait la marche, fit halte quand Geena réclama une pause pour aller se soulager. Tandis qu’elle s’éloignait, il se mit à tripoter une de ces érections végétales. Melio chercha à faire une plaisanterie, mais aucune ne lui vint à l’esprit assez vite. — Ce sont des champs de fibres, déclara Kartholomé. Il ôta sa main du buisson et essuya sa paume sur son pantalon. Il se tourna vers les autres. — La brume. C’est là qu’ils font pousser la brume. Vous ne sentez pas cette odeur ? Dès qu’il en parla, Melio sut qu’il avait vu juste. S’il y prêtait attention, il décelait aisément dans l’air ce parfum lourd et musqué, presque animal. Il planait sur les champs depuis qu’ils y étaient entrés, mais en concentrant sur lui ses perceptions olfactives, Melio le sentit se renforcer dans l’air. Cette révélation rendit soudain menaçantes ces rangées innombrables de buissons. Il pouvait presque voir l’odeur, celle du pollen qui se disséminait dès la nuit venue, charrié par le vent, en quête de victimes. — Geena ! appela Clytus. Il faut que nous sortions de ces champs avant d’avoir tous des hallucinations. Elle ne répondit pas. Ils cherchèrent autour d’eux. Elle n’était visible nulle part. Sur des lieux à la ronde il n’y avait que ces alignements monotones. — Geena ? Si tu es accroupie, ne touche pas ces buissons. Le silence était presque solide autour d’eux. — Geena, qu’est-ce que tu fabriques, jeune fille ? Quand la première silhouette se dressa, ils surent que ce n’était pas elle. L’être apparut quelques pas derrière Kartholomé. Il était grand et massif, large d’épaules, affublé de défenses de sanglier. Pendant quelques secondes horribles, il ne leur sembla même pas humain. Sa peau était grise, mais ce pouvait être à cause de la clarté lunaire. Avant que Melio ait le temps de crier pour alerter son compagnon, la créature fonça sur Kartholomé. Elle le frappa rudement sur le crâne avec une sorte de massue, repoussa son corps pantelant dans les buissons et se dirigea droit sur Melio. Du coin de l’œil, le jeune homme aperçut d’autres silhouettes qui s’étaient dressées ici et là. Elles convergeaient sur eux en un assaut aussi soudain que sauvage. Clytus poussa un cri de douleur. Melio n’eut pas le loisir de se retourner pour voir ce qu’il lui arrivait. La créature aux défenses de sanglier était déjà face à lui, le bras levé pour frapper une nouvelle fois. Melio fit un écart, passa sous l’aisselle de son agresseur et lui décocha un coup de poing dans le ventre au passage. Il eut l’impression de heurter de la pierre. Il fit aussitôt volte-face, en dégainant sa dague. Il espérait assener un coup de talon dans le creux du genou de l’autre pour le faire chuter, mais le colosse avait déjà pivoté sur lui-même. Melio passa à l’attaque et darda sa lame. L’autre se baissa pour esquiver et décrivit un mouvement rotatif avec une jambe pour faucher celles de Melio. C’était exactement ce que celui-ci avait l’intention de faire, mais l’autre avait été plus rapide. Étonnamment rapide, d’ailleurs, pour un individu de sa corpulence, eut le temps de reconnaître Melio avant que son adversaire se jette sur lui de tout son poids. Le contact avec le sol fut très rude et expulsa tout l’air des poumons du jeune homme. Il laissa échapper sa dague quand son visage s’écrasa contre la terre. Il perdit peut-être connaissance pendant une seconde ou deux. La chose suivante dont il eut conscience fut la main qui tirait ses cheveux en arrière pour lui relever la tête, et sa propre lame qui se collait sur sa gorge offerte. CHAPITRE QUARANTE ET UN UNE FOIS DE PLUS, ALIVER QUITTA LA SÉANCE INTERMINABLE du Conseil, avec ses sujets annexes et ses digressions multiples lancées par les dignitaires, les sénateurs et les militaires. Tous étaient déroutés, la plupart accusateurs, effrayés, agressifs à cause de leur peur, et ils se montraient trop sûrs d’eux parce qu’ils n’étaient sûrs de rien. Certains se disaient endeuillés. Tout ce vacarme… D’après les derniers rapports reçus, les Hérauts du Santoth étaient arrivés à Prios dans la fureur, puis avaient traversé jusqu’à Danos, sur le Continent, avant de s’enfoncer dans les terres en direction de Calfa Ven. La panique se répandait dans l’Empire plus vite que ne volaient les pigeons voyageurs. Aliver avait besoin de s’isoler de toute cette agitation, juste quelque temps, pour clarifier ses pensées et, bien sûr, pour aller s’enquérir de sa sœur. Il fit halte avant d’atteindre ses appartements. Il se trouvait dehors, dans la cour entre l’aile occupée par Corinn et celle réservée à Aaden. Il savait ce qui l’attendait s’il entrait. Les portes de ses appartements seraient closes, avec les gardes et les servantes de la reine toujours regroupés nerveusement à l’extérieur. Elle les avait chassés, avant de s’enfermer à double tour. Dans un accès de colère, elle avait même frappé ses propres gardes pour qu’ils sortent, dirent ceux-ci, et il en avait résulté des griffures au menton pour l’un, et un œil au beurre noir pour un autre. Autant Aliver voulait croire qu’elle serait là et l’accueillerait, autant il savait que rien n’aurait changé. Pas encore. S’il y avait eu du nouveau, il l’aurait déjà su. La nuit bruissait d’une vie feutrée faite de murmures, de toussotements, des conversations discrètes des serviteurs momentanément désœuvrés et de celles de nobles recherchant les festivités promises. Personne ne dormait. Toutes les lampes et les torches avaient été allumées et brûlaient toujours. La pierre même du palais paraissait changeante, incertaine. Ces jours et ces soirées auraient dû être dévolus aux réjouissances. Flûtes, tambourins et instruments à cordes auraient dû jouer jusqu’à l’aube, accompagnant les mets et les vins, les espoirs et la fierté. Or il n’y avait rien de tout cela. Tête inclinée de côté, Aliver contemplait d’un regard voilé le ciel teinté d’un brun sale. Pas une étoile ne perçait ce linceul oppressant. Cette vision lui semblait être un rappel flagrant de ce qui s’était réellement passé dans la journée. Pas d’étoiles. La boue envahissant les cieux. L’horreur dans un stade bondé pour célébrer un couronnement. Et Corinn… Aliver revit cette image, quand la tête de sa sœur s’était subitement rejetée en arrière, mais il n’arrivait pas à y croire. Ce ne pouvait être qu’une erreur d’interprétation de son regard, dans un moment trop bref et trop flou. Il était arrivé quelque chose à Corinn, mais certainement pas ce qu’il avait cru apercevoir. Elle avait aussitôt caché son visage, en se détournant quand elle avait basculé en arrière, parmi ses gardes, avec ses mains qui griffaient sa bouche. Aliver se trouvait derrière elle. Dans cette fraction de seconde, il avait semblé qu’elle avait ôté les mains de devant son visage pour hurler. Son cou et ses épaules s’étaient tétanisés sous l’effort, mais il n’y avait pas eu de cri. Celui que son corps voulait pousser n’aurait pu être qu’assourdissant, déchirant. Mais il n’y avait rien eu. Elle n’avait pas crié. Il avait été séparé d’elle quand les Marahs étaient intervenus pour les évacuer en urgence. Lorsqu’il avait revu sa sœur, elle était debout, le châle auparavant sur ses épaules rabattu sur son visage, maintenu en place par une main aux articulations que leur crispation blanchissait. Leurs regards s’étaient croisés, pendant une fraction de seconde. Dans ses prunelles il avait vu le cri qu’il ne pouvait entendre. Et ce silence avait été plus terrible encore. Tout cela parce que les Hérauts du Santoth avaient surgi de nulle part. Ils avaient jailli du néant, de ces souvenirs qu’il avait en lui, mais qu’il n’avait pas explorés depuis son retour à la vie. Pourquoi ne les avait-il pas apostrophés à ce sujet ? Il n’avait jamais dit un mot les concernant. Et pour cette raison, il n’avait jamais remis en question l’usage que Corinn faisait de la sorcellerie. Une fois de plus, il sut ce qu’il avait toujours su – réellement su –, qu’il y avait beaucoup de mal dans les actes qu’elle avait commis. Et pourtant, il ne s’en était jamais indigné devant elle. Et à cause de tout cela, ces sorciers étaient maintenant libres d’aller par le monde, décidés à atteindre des buts qu’il ne pouvait même pas imaginer. — Pourquoi n’ai-je pas su ? se demanda-t-il. Pourquoi n’ai-je pas su avant ? Une servante qui passait par là sursauta au son de sa voix. Elle se figea en serrant contre sa poitrine les draps pliés qu’elle transportait. Aliver détourna la tête, et d’un geste lui signifia que sa réflexion ne la concernait pas. Il descendit les larges marches menant à la terrasse et la traversa jusqu’à la balustrade. C’était là qu’il s’était tenu avec Aaden, le matin même. À l’est, les premiers indices du lever du soleil se manifestaient par une lueur timide, presque paresseuse, qui grignotait les ténèbres épaisses et molles du ciel. L’armada de bateaux entourait toujours l’île, avec sa myriade de torches et de petits feux. L’ensemble ressemblait à un être vivant, quelque créature respirant, mais constellée de fumerolles incandescentes. Tout cela lui aurait-il paru différent si les événements de la journée n’avaient pas tourné aussi mal ? Ou était-ce son regard qui donnait cette tonalité au monde ? Aliver se rendit compte qu’il ne s’était pas posé ce genre de question depuis déjà un certain temps. Elle lui semblait pourtant familière. La mélancolie qu’elle portait. Ce penchant vers le doute. Oui, son esprit paraissait plus entier pour la première fois depuis son réveil à la vie. Il y avait là un fardeau, mais aussi une vérité. Une pensée lui vint alors, inédite. Il ne put la cerner, mais il sut qu’elle était là. Il la sentait. Il pourrait la traquer. Son esprit revint au Santoth. Les autres avaient voulu savoir pourquoi il ne les avait pas mis en garde contre le mal qui les accompagnait. Il avait vécu avec eux, non ? Ne savait-il pas mieux que n’importe quel autre être vivant ? Il y avait des accusations derrière leurs questions, une condamnation qui s’affirmait alors que les heures sombres basculaient vers l’aube. Il ne pouvait pas leur répondre. Ce qu’ils disaient était vrai. Au fin fond du désert, dans le Sud, il avait partagé avec eux une existence étrange, à moitié minérale. Entre eux, alors, les pensées s’écoulaient librement, sur une marée spectrale qui suivait un rythme différent de celui du monde. Il avait été tellement certain que les Hérauts étaient ce qu’ils disaient être, qu’ils se cantonnaient à l’exil pour le bien du reste du monde. Ils avaient tellement aidé, de si nombreuses façons, pendant la guerre contre Hanish Mein. Ils avaient anéanti les forces de Maeander en un seul après-midi. Se pouvait-il que tout cela ait été accompli pour promouvoir un mal plus grand encore ? Bien sûr que oui. Il le comprenait, à présent. La fragilité des mensonges qu’ils lui avaient débités lui sautait maintenant aux yeux. Il l’avait toujours senti, mais sans comprendre qu’il le sentait. Il avait voulu les croire, et c’est pourquoi il les avait crus. À l’époque, le langage qu’ils utilisaient était peut-être déjà vicié, mais ce n’était pas cela qui l’avait corrompu. Il l’avait toujours été. Le temps n’avait fait qu’aggraver les choses. Il avait grandi dans la croyance que Tinhadin avait été un homme animé d’une grande noblesse d’âme. Tinhadin, qui avait bâti un empire immense pour ensuite bannir les sorciers qui, par avidité, auraient détruit son œuvre. Tinhadin, un roi qui avait lui-même renoncé à la sorcellerie, parce qu’il savait cet art trop instable pour que les humains puissent le manier. Pour le jeune Aliver, telle avait été la vérité du passé. Et puis tout avait changé. Les Hérauts du Santoth lui avaient dit que la vérité était d’une autre essence. Tinhadin les avait exilés non pour protéger le monde mais parce qu’il voulait que ce monde lui appartienne. Il était pareil à un aiglon, le plus fort de la portée, qui fait tomber ses frères hors de l’aire afin que lui seul survive et prospère. Fidèles serviteurs, les Hérauts du Santoth avaient donc été trahis. C’était ce qu’ils lui avaient dit, et ils avaient parlé directement à son esprit, et leurs pensées étaient devenues les siennes. S’ils revenaient dans le monde, ils seraient de nouveau ses fidèles serviteurs. Et à toute force, Aliver avait voulu les croire. Quelle rouerie de leur part d’avoir abusé de sa crédulité et de sa confiance à leur égard ! Car c’était précisément ce qu’ils avaient fait : ils ne pouvaient parvenir à leurs fins qu’en le manipulant. Et pendant qu’il communiait avec eux, ils avaient exploré chaque souvenir de son existence, chaque regret, chaque ambition, chaque peur. Sur le moment, il l’avait su, mais il avait pensé que c’était une bonne chose. Il voulait qu’ils le connaissent. Il était si agréable d’être compris aussi totalement, sans aucun jugement, avait-il pensé alors. Aujourd’hui, il avait la certitude qu’ils s’étaient servis de ce qu’ils avaient appris pour façonner les mensonges qu’ils lui racontaient. Une autre question le troublait, même s’il ne l’avait pas encore approfondie. Quand ils avaient anéanti l’armée de Maeander dans les plaines du Teh, les Hérauts avaient sauvé l’Empire acacian. Ils avaient donc permis à la lignée des Akarans de continuer à régner. Avaient-ils prévu qu’une génération ultérieure de la dynastie les libérerait ? C’était ce qu’ils avaient dit : un enfant de son sang les libérerait, dans un monde que les Akarans dirigeraient toujours, un monde dans lequel Le Chant d’Élenet avait été complètement oublié. Un enfant de son sang ? Un enfant de son… Instinctivement, il savait que c’était vrai. Il y avait en ce monde un enfant qui était le sien. Mais où se trouvait-il ? — Votre Majesté ? demanda un garde de Marah qui s’était approché à pas nerveux. Il se mit au garde-à-vous dès qu’Aliver se tourna pour le regarder. — Qu’y a-t-il ? — Nous venons de recevoir une missive de sire Dagon. Son messager a précisé qu’un garde de Marah devait vous l’apporter, et que vous deviez la lire sur-le-champ. — C’est bien ce qu’il a dit ? Ce n’était pas vraiment une question. Aliver tendit la main et le soldat y déposa le papier plié en carré. Il ouvrit le feuillet à la lumière d’une des torches à huile fichées sur les piliers bas. Le courrier était rédigé en lettres brunes, légèrement tremblées, comme tracées par une main âgée. Prince Aliver, Ce que je vous écris est pour le moins singulier. J’espère que vous voudrez bien pardonner mon manque de manières. Je dois vous informer que vous et ceux qui dirigent l’Empire avez été assassinés. Aliver interrompit sa lecture, souffla lentement par le nez, puis relut le début de la lettre pour être bien sûr qu’il ne l’avait pas mal compris. Je dois vous informer que vous et ceux qui dirigent l’Empire avez été assassinés. Par un poison. Je ne puis vous expliquer comment je le sais, mais c’est une certitude. Je suis, en partie, responsable de cet état de fait. La reine et vous êtes condamnés. C’est une question de semaines avant que vos corps le confirment. En ce qui concerne les peuples de l’Empire, à leur insu ils ont été poussés à une nouvelle addiction à la brume, un distillat qui leur deviendra si indispensable qu’ils mourront s’il vient à leur manquer. La substance est mélangée au vin, et c’est avec ce même nectar qu’ont été portés des toasts en votre honneur. C’était un projet de la reine, bien qu’elle en ait toujours ignoré l’extrême nocivité. Si vous avez jamais détesté et méprisé la Ligue, que vous nous avez jugés vils et faux, eh bien, laissez-vous aller de nouveau à ces sentiments. Mais soyez sûr que ce que je vous dis là est la stricte vérité. Pourquoi vous la révéler ? J’ai jugé important que vous sachiez, et j’en suis venu à penser que vos morts arrivent au plus mauvais moment. J’estime que vous êtes un homme droit, et que la reine et vous désirez, à votre façon, ce qu’il peut y avoir de mieux pour l’Empire. Je reconnais que, peut-être, seule la reine est en mesure de sauver le Monde Connu de la destruction. C’est pourquoi je vous fais ces aveux. Aliver, je vous conjure d’encourager Corinn à trouver un moyen de vaincre le Santoth. Ni elle ni vous n’avez encore beaucoup de temps. Si vous aimez votre nation, agissez promptement. Si vous le faites, il n’est pas impossible que la Ligue continue à fournir le nectar, et ainsi à garder l’Empire en vie. Bien à vous, Sire Dagon, de la Ligue des Vaisseaux. * * * Aliver resta assis sur la terrasse pendant un certain temps. Le jour naissant s’annonçait avec de plus en plus d’insistance à l’est. L’huile de la torche à côté de lui commençait à s’épuiser. Les flammes vacillaient et dégageaient une fumée noire de plus en plus épaisse. Depuis un certain temps déjà, il observait les changements progressifs qui s’opéraient dans le port. À mesure que la lumière du jour s’intensifiait, la mosaïque serrée des bateaux ressemblait de plus en plus à une gale se délitant sur la peau de l’océan. Elle était moins étendue que la veille, et s’effrangeait petit à petit. Les gens s’en vont, se dit-il. Je ne peux pas le leur reprocher. Il déplia de nouveau la lettre. Croyant la tenir à l’envers, il retourna la page. Elle était vierge de l’autre côté aussi. Il la leva devant la lumière changeante de la torche. Il distinguait à peine le tracé des mots qu’il avait lus un moment plus tôt. Sous ses yeux, ils disparurent complètement. Pendant un temps indéfini, Aliver envisagea la possibilité que cette feuille ait toujours été blanche. Il avait imaginé l’intégralité de ce message délirant. N’était-ce pas plus logique que de penser qu’il l’avait réellement lu ? Mais dès qu’il s’aperçut que le soleil venait de se lever à l’horizon, la véritable explication lui apparut : de l’encre sympathique. Voilà pourquoi l’écriture s’était effacée. Mais, devenus invisibles sur le papier, les mots demeuraient gravés dans son inconscient. — Mon oncle ? Il se retourna. Aaden s’était arrêté à quelque distance, près d’une torche qui l’éclairait d’une lumière orangée vacillante. Des ombres – servantes, gardes – se tenaient derrière lui. — Est-ce que tout est détruit ? Sa voix n’avait pas son calme habituel. L’enfant s’efforçait de se contenir, mais il n’y réussissait pas complètement. — Non, Aaden, commença Aliver, sans trouver les mots pour continuer. Le garçon s’approcha lentement. — Une fois, j’ai fait un rêve. J’en ai parlé à Mère. Je lui ai dit : « J’ai rêvé que le monde finissait. » Elle a répondu que c’était ridicule, que jamais cela n’arriverait. Mais moi, je savais que c’était possible. Tu sais pourquoi ? Parce que, dans mon rêve, elle mourait. Elle mourait, et le monde mourait au même moment qu’elle. Moi, j’étais épargné, mais le monde était mort. C’était ce que je voulais dire, mais elle ne m’a pas posé la question. Elle ne m’en a jamais reparlé. Peut-être qu’elle ne m’en reparlera plus jamais, maintenant. C’est la vérité ? Aliver plaqua l’enfant contre sa poitrine, heureux qu’il n’ait pas vu tout ce qui s’était produit au Carmelia, et soulagé qu’il ne puisse jamais lire le message de Dagon. C’étaient des choses dont on pouvait être reconnaissant. Corinn avait murmuré un sort qui l’avait fait disparaître dès les premiers signes de trouble. La seconde précédente son fils était là, et la suivante il n’y était plus. — Elle t’aime, dit-il. Elle t’aime. La première chose qu’elle ait faite a été de te protéger. C’est la vérité. Aaden remua contre lui. Il cherchait à se dégager de l’étreinte de son oncle, mais Aliver ne desserra pas les bras. Il voulait le garder ainsi à jamais, le garder enfant, le protéger d’un monde qui se moquait constamment de ceux qui luttaient pour y vivre. Si quelqu’un avait agi ainsi avec lui, quand il était enfant… Si on l’avait gardé enfant, et qu’on n’ait jamais laissé la vie continuer son cours… — Où est Mère ? demanda le garçon, d’une voix assourdie. Que lui est-il arrivé ? Personne ne veut me le dire. C’est quelque chose de grave. Je le sais déjà. Je sais ce qui s’est passé, avec le Santoth. Je sais qu’ils ont tué un tas de gens et qu’ils veulent Le Chant d’Élenet. J’ai déjà entendu tout cela, mais personne ne veut rien me dire sur ma mère. — Tu la verras bientôt. — Je veux la voir maintenant ! Aaden se débattit. Il tenta de repousser son oncle. En proie à une fureur soudaine, il lui frappa les bras et la poitrine du plat des mains. Aliver accepta cet assaut sans broncher. Autant que ce soit lui qui serve de défouloir à l’enfant. Il débita des propos sans suite, juste des sons, des mots qui n’avaient pas de sens. Il essaya de ramener Aaden contre lui. L’enfant réussit à se dégager et posa sur son oncle un regard brûlant. Jamais il n’avait paru aussi sauvage. La colère convulsait ses traits déjà marqués par la peur. — Elle est morte ! s’écria-t-il en postillonnant. Elle est morte et tu ne veux pas me le dire ! — Non. Non, elle n’est pas morte. Je te le jure. — Alors pourquoi tu ne me laisses pas la voir ? — Tu la verras, Aaden. Laisse-lui un peu de temps. Je ne cherche pas à t’empêcher de la voir. Elle a simplement besoin de rester un peu seule. Ah ! mais ce qu’il disait ne tenait pas ! C’était presque insultant. Aussi stupide que ce que les adultes lui avaient dit après que son père avait été poignardé par Thasren Mein. Aussi vide et faux. — Il est arrivé quelque chose, ajouta-t-il très vite. Je ne sais pas quoi, Aaden. Elle a affronté le Santoth, et quelque chose s’est produit. Mais elle est ici, dans le palais. Elle y est revenue elle-même, sur ses deux jambes. Elle s’est immédiatement enfermée dans ses appartements. C’est tout ce que je sais. S’il te plaît, attendons ensemble, d’accord ? Nous découvrirons de quoi il retourne ensemble. Le garçon affichait toujours sa colère, juste un peu moins virulente à présent. — Arrête de me serrer contre toi comme si j’étais un bébé. Traite-moi comme un adulte. Comme un prince. Aliver laissa retomber ses bras. Comme un prince… — Tu vas te calmer ? — Oui. Aaden le considéra un moment d’un air sceptique, avant de dire, d’un ton plein d’amertume : — Puisqu’elle n’est pas morte, tu pourrais arrêter de te comporter comme si elle l’était. Quoi qu’il lui soit arrivé, elle s’en débrouillera. Aliver ne le lui dit pas, mais une certitude aussi absolue prouvait bien qu’Aaden n’était encore qu’un enfant. Lui-même n’avait jamais estimé que les certitudes étaient un signe de sagesse. Mais autant que le garçon en ait quelques-unes. Tant qu’il pourrait les supporter. — Si quelqu’un peut le faire, c’est bien ta mère. Rhrenna émergea de l’ombre. Bien qu’elle portât la même mise que lors du couronnement, l’aura irrésitible qui l’avait nimbée s’était quelque peu dissipée aux yeux d’Aliver. Elle paraissait tendue, fragile, et il eut l’impression que ses traits ciselés risquaient de se briser comme du verre au moindre choc. Il se remémora l’attirance qu’il avait éprouvée pour elle, juste avant la cérémonie. Qu’en était-il, maintenant ? — Je suis désolée, dit-elle. Désolée de vous déranger. — Corinn veut nous voir ? — Non, elle n’a encore parlé à personne. J’ai frappé à sa porte, mais elle n’a pas répondu. Je ne sais pas ce qu’elle fait à l’intérieur. Elle jeta un coup d’œil furtif à Aaden, marqua une très légère hésitation, puis ajouta : — Mais je suis sûre qu’elle va bien. Elle a été assez forte pour mettre ses gardes dehors. — N’essaie pas de me réconforter comme si j’étais un gamin ! s’exclama Aaden. Je suis un prince ! La Meine fléchit un peu, mais elle réussit à garder contenance. — J’en suis consciente, Votre Altesse. — Je sais qu’il s’est passé des horreurs, dit l’enfant. Il demeura maussade pendant un moment, puis continua : — Je sais qu’on attend beaucoup de moi. Mère me l’a dit. Je le sais déjà. Alors arrêtez de vous comporter comme si j’étais faible, tous les deux. Faites ce qu’il faut pour que je sois fort, plutôt. — Je le ferai, déclara Aliver. Mais pour cela, j’ai besoin de ton aide. Rhrenna, qu’est-ce qui vous amène ? — La grande prêtresse a envoyé un messager. Son ordre estime que la cérémonie a été accomplie selon les règles. Vous êtes roi désormais. — Je n’ai pas ce sentiment, répondit Aliver d’une voix éteinte. Autre chose ? — Le Conseil souhaite votre retour. D’autres sénateurs l’ont rejoint. Ils disent qu’il y a encore beaucoup de choses à discuter. — J’ai assez discuté avec eux. Ils tournent en rond, c’est tout. Qu’ils parlent entre eux, si cela les amuse. Pour ma part, je vais attendre Corinn. Nous n’irons pas plus loin sans elle. Vous pouvez le leur dire. Rhrenna acquiesça. — Ils demandent de ses nouvelles. Que dois-je leur répondre ? — Dites-leur d’attendre. Que je travaille avec elle. Qu’ils patientent jusqu’à demain, et dans l’intervalle qu’ils prévoient ce qu’ils peuvent prévoir. Nous avons toujours le problème des Auldeks. Qu’ils ne l’oublient pas. Aaden s’éclaircit la voix. — Tu ne peux pas tout remettre à demain. Quoi qu’il soit arrivé à Mère, nous devons faire ce qui nous revient. — Aaden, je ne fermerai pas l’œil tant que je ne saurai pas ce qui est arrivé et ce que nous devons faire. Je ne retarde rien. Mais parler pour ne rien dire avec des gens comme Sigh Saden ne nous aidera pas. — Qu’est-ce qui nous aiderait, alors ? Il faut le trouver, et le faire. Une nouvelle fois, Aliver eut envie de serrer le garçon contre lui. — D’accord, Aaden. Je pense que nous devrions nous renseigner sur la véritable nature des Hérauts du Santoth. Si nous devons les combattre, il nous faut les connaître. Je pensais que c’était le cas pour moi, mais je me suis trompé. — Et ce serait bien d’avoir des amis avec nous, ajouta l’enfant. Des amis en qui nous avons confiance. Que nous pouvons écouter, et qui nous écouteront. Tu ne penses pas que c’est important ? — Si. — Mère ne le pense pas. Elle ne fait pas confiance aux gens. Il se tut un instant, et son silence défiait l’adulte de le contredire. — Même à toi, elle ne fait pas confiance. Tu le savais ? Elle t’a fait revenir à la vie, mais… pas complètement. Je l’ai su dès que je t’ai vu, le premier jour. C’est parce que je connais sa magie. Elle m’a toujours montré des choses. Elle t’a fait revenir en partie, mais pas complètement. Tu comprends ce que je veux dire ? La gêne qu’Aliver ressentait se fit un peu moins diffuse. — Je commence à comprendre, oui. Le simple fait d’entendre le garçon définir ce qu’il avait toujours soupçonné l’aidait. Oui, son esprit avait bien été le sien, mais contraint, modelé d’une manière qu’il n’avait pas identifiée. Et c’était toujours le cas, d’ailleurs. Il le savait. — Allons à la bibliothèque. J’ai besoin d’avoir des livres autour de moi. Ce sera notre sanctuaire. — Tu promets de me dire la vérité ? Sur tout ? Il regarda le visage déterminé du garçon et s’entendit répondre : — Bien sûr. Je te dirai tout. Il se rendit compte que ces paroles lui avaient échappé aussi facilement parce que les sorts qui enchaînaient ses pensées ne les avaient pas prises comme l’expression de la vérité. De tels mensonges sont si faciles à proférer, ils constituent la matière même de l’existence. Et pourtant, alors qu’il disait les mêmes choses que n’importe quel menteur, il était sincère. — Tout ce que je pense que je ferai, Aaden. Tout ce qui est vrai, je te le dirai, parce que rien ne compte plus que la vérité, à présent. Et si mes lèvres hésitent, je les tromperai. Je dirai des vérités de telle façon qu’on les prendra pour des mensonges. — Qu’en penses-tu ? — Il aurait toujours dû en être ainsi, répondit Aaden. CHAPITRE QUARANTE-DEUX LE JOUR DE SON DÉPART ARRIVA SI VITE QUE DARIEL EUT l’impression de s’être à peine reposé. Il n’avait visité que le village le plus proche, bien que, durant la semaine qu’avait duré son séjour – son exhibition, plutôt – dans le village de l’ancien, un flot régulier de pèlerins convergeant des alentours soit venu pour le dévisager. Il n’avait pas appris le dixième de ce qu’il espérait apprendre, mais il ne pensait pas qu’une semaine de plus, ni même un mois, suffirait. L’histoire des Êtres était trop intimement liée à celle des Auldeks et du Lothan Aklun, ainsi qu’à certains aspects de son propre peuple qu’il commençait à peine à entrevoir. — Je n’aime pas l’idée de vous laisser sans protection ici, dit-il à Yoen. Ils marchaient d’un pas tranquille vers la limite du village, sur le chemin que les autres avaient déjà emprunté pour atteindre la rivière, un affluent de la Sheeven Lek et le moyen le plus rapide pour rejoindre la côte. — Je sais que les Auldeks sont partis, mais la Ligue peut encore vous faire des ennuis. — Je ne le pense pas. C’est à toi qu’elle va faire des ennuis. Cela, je le crois. Yoen lui posa la main sur l’épaule, et d’une pression amicale lui fit prendre le chemin qui menait à la rivière. — Tout ira bien pour nous, Dariel. Personne ne viendra nous attaquer ici. Nous n’avons rien à craindre, à part les chiens chasseurs de fauves, les fréketes et… les vers de Dou. Réellement, Dariel, ne crois pas que nous soyons faibles. Fais ce que tu dois faire, pour les Êtres. C’est tout ce qui compte. Va, maintenant. Tu as bien des lieues à parcourir, et tu ne dois pas traîner si tu veux être arrivé pour le rassemblement des clans. Ce sera peut-être ta seule chance de t’adresser à tous en même temps. — Vous descendrez pour nous saluer ? — Bien sûr, répondit le vieil homme, dont l’attention fut soudain attirée par autre chose. Anira est là-bas, qui t’attend. Va la voir. Elle était immobile au coin d’un mur, son sac à l’épaule. Dariel lui fit un petit signe de la main et s’approcha. Après quelques pas, il se retourna pour parler à Yoen, lui dire qu’ils se feraient de véritables adieux quand ils seraient arrivés à la rivière. Mais le vieil homme avait déjà tourné les talons. Sa canne frappait le sol tandis qu’il s’éloignait sans hâte. Dariel sentit l’émotion monter en lui, une tristesse qu’il n’avait plus éprouvée depuis son enfance. Les embarcations dans lesquelles ils voyageraient mesuraient vingt pieds de long environ, et elles étaient très spacieuses, avec une coque profonde. Un bâti en bois blanc occupait le centre de chaque bateau, maintenu en place par des cordes qui passaient autour de la coque. Celle-ci avait une forme douce, presque organique, qui évoquait quelque chose de connu de Dariel, bien qu’il n’en ait encore jamais vu de ce type. C’est seulement quand il en aperçut une renversée sur la berge qu’il comprit à quoi elle lui faisait penser. — On dirait une carapace de tortue. — Très observateur, railla Anira. Elle souleva un ballot pour le charger dans un des bateaux. Dariel l’imita. — Tu ne veux quand même pas dire que… ce sont vraiment des carapaces de tortue ? La jeune femme plaça le ballot dans l’embarcation et tourna vers lui un visage amusé. — Qu’est-ce que Birké t’a dit, concernant la Sheeven Lek ? — De ne surtout pas m’y baigner. — Pourquoi donc ? — Parce qu’il y a des créatures dans ces eaux. De grosses créatures. — Exact. Comme des tortues. — Il y a des tortues de cette taille dans la rivière ? Elle passa une jambe par-dessus le plat-bord et rectifia la position du ballot. — Non. Il n’y en a plus. La dernière est morte il y a longtemps. Avant que Dariel puisse pousser un soupir de soulagement, elle ajouta : — Les sangsues à écailles les ont toutes tuées. Des sangsues à écailles ? Il eut l’impression qu’elle venait d’inventer le terme. Il le lui dit, ce qui réjouit beaucoup Anira. * * * Les embarcations quittèrent la berge en milieu de matinée. Yoen ne vint pas les voir partir, mais il semblait qu’à part lui tout le village était là. Ils s’étaient massés sur les affleurements rocheux bordant la rive. Depuis une cabane perchée dans un arbre dont les branches surplombaient la rivière, des enfants leur jetèrent des fleurs. Il connaissait à peine ces gens, mais en les voyant et en les saluant de la main, avant d’effleurer la rune à son front, il se sentit une responsabilité envers eux. Il avait accepté de les aider, d’œuvrer à la sécurité de ce pays, afin qu’ils puissent y vivre et prospérer en paix. Il le savait, il avait accepté d’essayer de devenir le héros qu’ils espéraient tous. Il avait le sentiment d’avoir pris la bonne décision. Mais alors que le bateau l’emmenait vers son destin, il craignait de devoir affronter une tâche titanesque dont il ne savait encore rien. Les sept carapaces de tortue géante devaient les emmener tous les cinq vers la côte, ainsi que tous les jeunes guerriers des villages alentour qui étaient prêts à les aider dans les combats à venir. Chaque embarcation était dirigée par un rameur expérimenté. Perché sur le banc de nage, il manœuvrait avec une efficacité tranquille. Dans les cuvettes sans courant, nombreuses ce premier jour, il faisait avancer son bateau à la rame. Quand le courant reprenait, il louvoyait entre les rochers en modifiant la trajectoire d’un léger coup de rame dans l’eau, ou bien freinait en ramant à contresens. Confortablement installé contre des ballots, Dariel regardait faire tous ces bateliers et admirait l’élégance de leurs gestes et de leur technique. L’après-midi, il se proposa pour ramer à son tour. Il l’avait souvent fait sur des yoles pour se sentir assez sûr de lui, et il pensait que ses quelques heures d’observation lui avaient enseigné tout ce qu’il avait à savoir. Erreur. Le seul fait de remuer ces rames d’une longueur absurde lui demanda des efforts insoupçonnés. Quant à placer les pales dans l’eau selon le bon angle, puis à les maintenir dans la position adéquate, cela se révéla beaucoup plus difficile qu’il ne l’avait imaginé, car le bateau bougeait continuellement. Quand il soulevait une rame pour la repositionner, il appuyait toujours sur l’autre, ce qui avait pour effet de modifier l’orientation de l’embarcation. Et quand il voulait corriger ce défaut, l’eau lui semblait aussi solide que de la pierre. S’il appuyait sur une rame, faisant ainsi sortir la pale de l’eau, elle semblait soudain prise d’une vie propre dans l’air. — Il faut anticiper, Dariel, lui conseilla Birké. Anticiper. Tu dois sentir quand le mouvement commence à… — Tu veux bien la fermer ? s’écria Dariel en luttant contre les rames indociles. Irrité par les quolibets de ses compagnons, il se demanda s’il ne devrait pas durcir un peu le ton. Répliquer sèchement aux moqueries par des grimaces désapprobatrices, ou des réprimandes acérées. Ou leur rappeler opportunément son nom. Non, pas son nom : son statut de Rhuin Fá. C’était ce qui importait, ici. Qu’ils regardent donc son front ! Bien sûr, il avait ce statut à cause de celui qui était le sien dans le Monde Connu. Dans ce monde, il n’avait encore rien accompli pour mériter ce titre. Et il n’avait d’ailleurs toujours aucune idée de la manière dont il mènerait les Êtres. Hormis le fait qu’il était capable de s’exprimer dans des langues qu’il n’avait jamais apprises, il ne se sentait pas vraiment différent, maintenant qu’il avait en lui une partie de l’âme de Nâ Gâmen. Il savait qu’il faisait route vers un rassemblement de clans à Avina, où il serait présenté à tous, mais personne ne lui avait demandé ce qu’il y dirait, et personne ne lui avait donné de conseils sur ce point. Peut-être était-ce pour cela que, toutes les nuits, il rêvait qu’il avait de longues conversations avec des gens différents, au cours desquelles, en les écoutant, il découvrait leurs craintes et leurs espoirs. Il s’insurgeait contre la vision que la Ligue avait de l’Ushen Brae. Il encourageait les Êtres à s’unir, à pratiquer la force du nombre et à rejeter les avantages offerts par les Ligueurs. Peut-être, s’il faisait assez longtemps de tels rêves, trouverait-il les mots justes, le moment venu. Quand il cessa de ramer, son visage était inondé de sueur et sa chemise collait à son torse. Les autres carapaces étaient loin devant, quelques-unes avaient même franchi un coude de la rivière et disparu à sa vue. Il faillit exprimer ses soupçons concernant une inversion des règles physiques dans l’Ushen Brae, particulièrement quand il s’agissait de ramer, mais il savait l’argument fallacieux. Il garda donc le silence. Il rendit son poste à Harlen, le capitaine de leur embarcation, qui l’avait observé à l’œuvre en mâchonnant une brindille. L’autre prit les rames sans faire de commentaires et tout en fredonnant entreprit de rattraper le retard pris par Dariel. Ce qui ne lui demanda que quelques minutes. Quand, à leur approche, d’autres railleries fusèrent des bateaux devant eux, Dariel ne tenta même pas de se défendre contre les persifleurs. Après tout, il ne pouvait pas changer ce qu’il était pour eux, même si, pour l’instant, il faisait surtout figure d’objet de moqueries. Tout bien réfléchi, il n’avait même pas envie de changer. S’il devait devenir le héros dont ces gens avaient besoin, il n’y parviendrait pas en trichant. Cela devait découler de ce qu’il était, de ce qu’ils étaient, et de ce qu’ils pouvaient faire tous ensemble. Aussi bizarre que fût sa position, elle ne lui était pas si désagréable, au fond. Il sentait entre eux et lui une sorte d’espièglerie, une camaraderie qui n’était pas sans lui rappeler le temps où il était pirate dans les Îles du Lointain. « Ce ne peut pas être une mauvaise chose », se dit-il. En conséquence il décida de construire sur ces bases, et de laisser les choses se faire toutes seules. Il replongea les pales dans l’eau et se remit à ramer. Sa façon de ramer, les vers de Dou et les histoires de cauchemars peuplés de fréketes, la manie qu’avaient développée Cashen et Bashar de se jeter dans ses jambes et de le faire trébucher quand ils jouaient sur la berge, chaque soir, furent autant de raisons pour les autres de se divertir aux dépens de Rhuin Fá pendant la descente de la rivière. * * * Le premier jour où ils rencontrèrent les eaux vives, il passa par-dessus bord au tout début de très longs rapides. Il s’était levé pour admirer le paysage, et un soubresaut subit de l’embarcation lui fit perdre l’équilibre. Dès qu’il toucha l’eau, il comprit qu’il allait devoir traverser les rapides à la nage. C’est ce qu’il fit. S’il n’y avait eu un plan d’eau calme pour terminer, il se serait peut-être noyé. Haletant, exténué, craignant jusqu’à la dernière seconde qu’une créature inconnue referme ses mâchoires sur sa cheville et l’entraîne vers le fond, il réussit enfin à se hisser sur un rocher. Les moqueurs s’en donnèrent à cœur joie tout le restant de la journée. Détestait-il les carapaces à ce point ? Allait-il parcourir tous les rapides à la nage, ou n’était-il attiré que par les plus importants ? Qu’avait-il laissé tomber dans l’eau pour avoir plongé ainsi sans hésiter ? Quand ils installèrent leur campement ce soir-là, il était certain que ses compagnons avaient fait le tour de toutes les plaisanteries qu’ils pouvaient inventer relatives à cet incident. Il se trompait. Il eut droit à d’autres variantes le lendemain matin. Était-il vrai que de petits êtres à branchies vivaient dans des maisons miniatures, au fond de la rivière ? Une portion du canyon qu’ils descendaient devint si étroite et pentue que les bateaux durent affronter de nouveaux rapides. Dariel s’allongea sur les ballots et s’accrocha aux cordes entrelacées qui les maintenaient en place, pendant qu’Harlen faisait décrire à leur embarcation des sinuosités défiant la raison. Vers la fin des rapides, une cascade percutait une paroi rocheuse dans un coude brusque de la rivière. L’ensemble créait un tourbillon furieux qui allait les broyer et les recracher en morceaux. Dariel vit leur fin venir. Il cria à la folie quand Harlen lança l’embarcation au milieu de la cascade pour chevaucher le volume d’eau en amont et sur le bord du tourbillon. Le bateau glissa sur le matelas liquide qui roulait contre la paroi rocheuse, contournant le tourbillon, et fut déposé par le courant de l’autre côté, en aval. La manœuvre semblait tellement improbable que Dariel tourna vers Harlen un regard ahuri. Le capitaine lui répondit d’un sourire et fourra une feuille de menthe dans sa bouche, comme s’il n’avait rien fait de particulier. Au moins, Dariel s’était abstenu de hurler de terreur. Ce qui ne fut pas le cas la première fois qu’il aperçut le ventre lisse d’une sangsue à écailles. Alors que son attention était attirée par le bouillonnement de l’eau autour des carapaces, de longues créatures semblables à des anguilles glissèrent sous les embarcations et les heurtèrent brutalement. Il faillit verser par-dessus bord. Quand il vit l’une d’elles mordre le haut de la coque, il remarqua que sa tête n’était que bouche, dents et lèvres en forme de ventouses, la vision la plus horrible qu’il ait jamais eue. Les autres s’activèrent aussitôt. Les rameurs se mirent au travail, tandis que les passagers restaient assis au centre de l’embarcation. Harlen cria à Dariel de prendre le couteau glissé dans son fourreau sous le banc de nage. Le prince coinça sans ménagement son poignet dans les cordages du gréement, car il n’avait nullement l’intention de tomber à l’eau maintenant. Le couteau serré dans sa main libre, déséquilibré par le rythme saccadé des rames, gêné dans ses mouvements par Bashar et Cashen qui s’agitaient autour de lui en aboyant furieusement, il frappa néanmoins plusieurs sangsues de sa lame. Mais celles qu’il blessait semblaient nager encore plus vite. — C’est… le seul problème… avec ces carapaces ! ahana Harlen sans cesser de ramer. Les sangsues à écailles… se souviennent du délice… qu’étaient les tortues… Quand ces prédateurs cessèrent enfin de tourner autour du bateau, Harlen expliqua qu’ils vivaient en groupes et hantaient un territoire défini. Il suffisait donc de ramer pour traverser celui-ci – un court répit avant d’entrer dans le territoire du groupe suivant. En dépit du danger réel que représentaient les sangsues, ce fut sur son prétendu hurlement que les autres passagers glosèrent à l’envi, avec force sarcasmes, et non sur leur première et périlleuse rencontre avec ces créatures. Dariel n’était pas du tout convaincu d’avoir poussé le moindre cri d’effroi, et il ne pouvait pas croire que l’imitation efféminée qu’en faisait Birké fût réaliste, mais protester était inutile. De même, il s’abstint de relever les plongeons non intentionnels de Tam et d’Anira ou les deux carapaces qui se retournèrent pendant la descente de la rivière ; ou l’urticaire contracté par l’un des passagers passé trop près d’une plante en fleur, et qui, superposée à ses taches de Shivith, lui donnait une apparence vraiment bizarre ; ou la mésaventure de ce couple qui avait mal choisi l’endroit où il avait discrètement voulu faire l’amour un soir et dont les corps s’étaient couverts de rougeurs. Rien de tout cela ne possédait le potentiel comique du cri de peur qu’il doutait fort d’avoir poussé. Avec le temps, Dariel en vint à rire plus facilement de lui-même et, avec les autres, de l’étrangeté de ce monde, et il goûta la joie de la découverte qui, de temps à autre, allégeait le fardeau de ses responsabilités. Il comprit que les choses qu’il voyait le long de la rivière deviendraient des souvenirs impérissables. Et il savait qu’un jour tout ce temps passé avec ces gens lui serait aussi précieux que l’avaient été sa période à Palishdock et ses aventures dans les Îles du Lointain. C’est donc en riant qu’il descendit la Sheeven Lek jusqu’à la côte, là où la rivière se divisait en une myriade de canaux formant un delta. Ils avancèrent dans des eaux de plus en plus saumâtres, où grouillaient les crabes à carapace dure et les crevettes. Ils arrivèrent à un endroit qui n’était pas très éloigné de celui où il avait vu brûler le navire propulsé par des âmes. Ils tirèrent les embarcations au sec, les déchargèrent de leurs provisions et les retournèrent. Puis ils s’enfoncèrent à pied dans les dunes qui cachaient l’océan. En atteignant le sommet de l’une d’elles, Birké, qui allait en tête, s’accroupit vivement et fit signe qu’il y avait quelque chose à voir. Dariel et les autres le rejoignirent en hâte. Allongé sur le sable, giflé par le vent, le prince put alors observer ce que Birké avait découvert. Au-delà des brisants autour desquels s’enroulaient de hautes vagues, une mer mauvaise était parsemée de vaisseaux. Clippers rapides, bricks de la Ligue et plusieurs de ces navires aux formes élancées qui utilisaient les âmes pour se mouvoir. Ses ennemis étaient là. La guerre contre eux allait reprendre. CHAPITRE QUARANTE-TROIS CORINN REGARDAIT FIXEMENT SON REFLET. Des dévoreurs, pensait-elle. Voilà ce qu’ils étaient. Des dévoreurs de chair. De petits monstres aux dents plantées tout autour d’une gueule circulaire. Ils avaient volé aussi vite que des frelons furieux quand ils l’avaient attaquée, lancés sur le flot du Chant. Un sortilège malfaisant craché de la bouche de Nualo jusqu’à la sienne. Ils avaient dévoré les chairs de Corinn aussi longtemps que le sortilège qui leur donnait vie avait vibré dans l’air. Plusieurs secondes frénétiques pendant lesquelles leur essaim avait recouvert le bas de son visage. Leur mastication et leurs contorsions avaient créé une distorsion si bruyante, frénétique et horrible de la réalité, que, pendant ces quelques instants, ils avaient résumé l’univers entier. Quand elle avait eu la présence d’esprit d’envelopper son visage dans son châle pour le cacher à la vue de tous au Carmelia, les dévoreurs avaient déjà accompli leur œuvre. Ils étaient morts à l’intérieur de ses chairs. Et ils y étaient restés. Elle pouvait les sentir. Elle passa le bout de ses doigts sur les contours segmentés de leurs corps. Leurs téguments nécrosés faisaient maintenant partie d’elle, à moitié enfouis dans ses tissus, et leurs cadavres avaient la même teinte cuivrée que sa peau. Dans le miroir de sa coiffeuse, elle les voyait. Elle était assise là, très droite sur le tabouret, le regard rivé à la glace, comme elle l’avait déjà été mille fois. Dans la pièce, tout n’était qu’immobilité, silence. Vide. Elle avait fait sortir tout le monde, même les servantes qui en temps normal se seraient postées discrètement derrière les rideaux et contre les murs, et qu’elle aurait très vite oubliées. Elle était seule. La longue lame d’un couteau luisait doucement, à portée de sa main, sur la table de toilette, mais elle n’avait d’yeux que pour le miroir. Le spectacle qu’il lui renvoyait était insoutenable. Et pourtant, elle ne pouvait en détacher son regard. Si elle avait pu crier, elle l’aurait fait. Elle aurait cédé à la panique et ses hurlements de terreur auraient déchiré l’air. Mais elle en était incapable. Une chose qu’elle ne pourrait plus jamais faire, ce serait justement crier. Cette constatation était horrible, et elle restait fascinée par son reflet, tétanisée, emprisonnée quelque part au-delà de l’effroi. Les dévoreurs n’avaient pas dévasté ses chairs : ils les avaient transformées, ils en avaient réarrangé la substance. Ils les avaient avalées par une extrémité pour les expulser par l’autre, les muant en une pâte épaisse qui s’était figée de telle sorte que là où avait été sa bouche, il n’y avait plus de bouche. Des chairs d’apparence dure et compacte recouvraient ses lèvres et faisaient du bas de son visage une surface de peau marbrée. Tout cela en quelques secondes atroces. Le résultat était là. Elle ne pourrait plus jamais boire ni manger. Elle en avait pleinement conscience, mais elle savait aussi que c’était sans importance. Elle ne mourrait pas de faim ou de soif. Elle le sentait. Elle ne serait jamais confrontée à la faim. Elle dépérirait lentement, oui, mais le processus prendrait beaucoup de temps. Le Santoth voulait qu’elle vive jusqu’à ce qu’il ait obtenu ce qu’il désirait. Ce serait une attente insupportable. Elle passa les doigts sur sa peau meurtrie. Voilà. C’était cela. Elle ne pouvait pas parler. Elle ne pouvait adresser le moindre mot d’explication à qui que ce soit. Elle ne pouvait même pas dissimuler cette horreur derrière un voile, et donner des ordres. Elle ne pouvait plus utiliser le Chant. Il était en elle, dans sa tête, comme auparavant. Il vibrait et fredonnait et se cognait contre les parois de sa conscience, mais elle ne pouvait plus rien en faire. Sans une bouche pour l’exprimer, tout son savoir était inutile. Il grondait tel un cyclone confiné dans les limites de son crâne. Avec un seul sortilège, Nualo ne l’avait pas dépossédée de ses armes, il avait fait pire : il les avait enfermées en elle, de sorte qu’elle ne puisse plus s’en servir. Tu es hideuse, songea-t-elle. C’était une sorte de délivrance que de le reconnaître, une proclamation dans laquelle elle pouvait presque se draper, comme dans un linceul. La notion était tentante. Une mort silencieuse. Tout abandonner. Tu es hideuse, autant te recroqueviller sur toi-même et cesser d’exister. Comment as-tu pu te montrer aussi stupide ? Pauvre idiote ! Espèce de monstre imbécile… — Ne sois pas si dure avec toi-même. Hanish venait d’apparaître derrière elle. Il se tenait à la hauteur de son épaule et l’observait dans la glace. Le regard de Corinn se braqua sur lui. Il était si près. Solide. Juste derrière elle, et il ressemblait trop à un vivant. — Ce que tu dis n’est pas juste, ajouta-t-il. Elle sentit le poids de la main qu’il posait sur son épaule. Son fantôme ne l’avait encore jamais touchée. Elle avait cru qu’il n’en avait pas la possibilité, mais elle sentait la pression de ses quatre doigts et de son pouce qui décrivait de petits cercles. Un moment, elle fut heureuse qu’il soit là, elle en oublia de le haïr, elle ne voulait pas qu’il parte. Cela ne dura qu’un moment. Que pouvait-il lui offrir qui soit plus apaisant que la mort ? Laisse-moi, ordonna-t-elle. — Non, répondit Hanish. Laisse-moi. Il secoua la tête. — Impossible. Bannis-moi si tu le peux, mais je ne pense pas que tu le puisses. Tu es coincée avec moi. Et moi avec toi. Laisse-moi. Après un temps, il reprit la parole. — Corinn, as-tu oublié que tu as déjà imaginé tout cela ? Dans tes rêves. Tu savais que cela arriverait. Simplement, tu n’as pas compris ta propre vision. Te souviens-tu ? Elle ne s’en souvint que lorsqu’il l’évoqua. Tout lui revint sous forme d’images issues des brumes de songes oubliés. Pendant un temps, elle avait fait le même cauchemar, encore et encore. Il commençait par le retour à la vie d’Aliver. Exactement comme elle le voulait. Exactement comme elle avait provoqué cet événement grâce au Chant. Tout à sa joie d’avoir réussi à accomplir ce prodige, elle se précipitait dans les couloirs du palais. Et c’était là qu’elle le trouvait, de dos. Immédiatement, son bonheur s’envolait. L’homme se retournait… — Et c’était moi, dit Hanish. C’était lui, en effet. Cet homme à la beauté mélancolique, mince, avec ses cheveux dorés et son regard rêveur. Il portait un thalba noir, enroulé autour de ce torse qu’elle avait tant aimé serrer dans ses bras. Le même que celui qui le couvrait à présent. Mais dans le rêve, sa bouche avait été cousue sur les ordres de Corinn. Une aiguille et du fil noir avaient été passés à travers ces lèvres qu’elle avait baisées si souvent, refermant les chairs tendres. Elle avait placé une masse d’hameçons dans sa bouche avant de la suturer, afin qu’il les avale et soit déchiqueté de l’intérieur. — Tu voulais que je souffre, je m’en souviens, à présent. C’était ton rêve, mais je m’en souviens. Et le pire… Il ne termina pas sa phrase. Le pire était que je changeais d’avis. Je courais vers toi pour te libérer, mais tu n’étais pas toi. Tu étais notre fils. — Je devenais Aaden, confirma-t-il en souriant. Les rêves sont des démons très frustrants, n’est-ce pas ? Comment avait-elle pu oublier ? Pourtant, ce rêve récurrent l’avait tourmentée il y avait encore peu de temps. Quelques mois, pas plus. Avait-il cessé de la harceler parce qu’elle avait enfin amorcé le processus qui aboutirait à sa réalisation ? Elle avait ressuscité Aliver. Aaden également avait été endormi puis réveillé. Mais auparavant, elle avait rendu à la poussière les Tunishnevres, les ancêtres de son amant, avec son propre sang, en s’entaillant la paume. Puis elle avait ordonné l’assassinat d’Hanish. Corinn posa la main sur la dague. — Non, pas de cela, dit Hanish en plaquant sa propre main par-dessus la sienne pour l’empêcher de se servir de l’arme. Tu ne t’en tireras pas aussi facilement. Tu m’as tué, et je suis toujours là, avec toi. La mort n’est pas le baume qu’elle te paraît être maintenant. Je peux te le jurer. Que veux-tu ? Es-tu ici pour te délecter de ce qu’il m’arrive ? — Non. Ce que tu vois te réjouit ? — Non. Tu veux m’humilier. Eh bien, regarde-moi, alors ! Regarde bien. Repais-toi tout ton soûl de ma hideur, et disparais ! — Je suis ici parce que je t’aime, dit Hanish. Aucune femme n’a jamais été aussi belle. Ce qui t’a été fait n’y change rien. Cela rend seulement la chose encore plus évidente. D’un geste brusque, Corinn écarta sa main de la sienne. Elle se tourna vivement vers lui, le couteau brandi devant elle, haineuse, possédée par l’envie de le taillader de nouveau, de ses propres mains cette fois. — Tu ne peux pas m’atteindre, Corinn, dit-il, avec une telle tristesse dans la voix qu’il semblait le regretter. Non, se dit-elle, mais je peux faire autre chose… Elle appuya le fil de la lame sur les chairs qui avaient été sa bouche, et elle hurla. Elle hurla en silence, dans son esprit. Et elle entailla. * * * Plus tard, au cœur de la nuit, Corinn était étendue sur le sol, la tête posée sur les cuisses d’Hanish, une main sur la bouche, pour la cacher. Le couteau gisait sur le sol, un peu plus loin, près du lit, là où elle l’avait laissé tomber. Malgré la force avec laquelle elle avait voulu s’entailler, la lame n’avait fait que glisser sur sa peau. Un instant, elle avait cru sentir les vers morts qui s’agitaient, mais rien de plus. Aucune douleur brûlante. Aucune plaie sanglante par laquelle elle aurait pu crier. Pas de mort. Rien n’avait changé. Puisqu’elle ne pouvait pas se tailler une nouvelle bouche, elle avait tenté de retourner la lame contre elle. Elle avait voulu s’ouvrir les poignets, trancher l’artère à son cou ou enfoncer la lame jusqu’à la garde dans son ventre. Hanish avait bloqué toutes ces tentatives. Elle s’était débattue, mais il était plus vif, et plus fort. Il se jouait d’elle, et fit même de leur affrontement une parodie de Maseret, en fredonnant tout du long, comme si cette danse de la mort avait jamais été accompagnée de musique. — Que penserait une servante si elle voyait la reine Corinn exécuter cette danse folle ? demanda-t-il. On ne verrait qu’elle, couteau à la main, tourbillonnant selon une chorégraphie incompréhensible. C’était avant qu’elle abandonne. Elle lâcha le couteau et se laissa elle-même tomber sur les dalles lisses et froides du sol, la tête posée sur la cuisse de son amant mort. Et elle pleura. Elle voulait bouger la tête. Elle sentait ses larmes couler sur son visage, mais aussi la chaleur de la peau d’Hanish. Une chaleur réelle, vivante. Elle en était sûre, même si elle doutait chaque fois qu’elle sentait son pouls contre sa tempe. Était-ce Hanish ou elle-même ? La vie du Mein ou la sienne ? De la voix, il rythma le passage du temps pour elle. Il parla. Elle n’écouta pas tout ce qu’il disait. Elle somnolait de temps en temps, quand d’autres pensées tentaient de l’emmener ailleurs. Il continuait son soliloque, et à un certain point elle se rendit compte qu’elle l’écoutait relater sa vie entière. C’était bon de l’entendre parler de lui-même, et non plus d’elle. Il affirmait avoir adoré son enfance. Pour lui, cette époque avait été riche d’espoirs. Son père et ses frères étaient encore vivants, il y avait tant à accomplir, ils avaient tant de rêves. L’avenir était paré de promesses vertueuses, avec tous ceux qui l’aimaient autour de lui. À cette époque, il n’était pas encore au service des Tunishnevres. — J’étais innocent, avide de gloire au combat. J’étais un enfant, comme Aaden. Mais cela a changé. Il relata la période qui avait précédé le passage rituel à l’âge d’homme, quand il avait dansé le Maseret avec Maeander. Il avait alors onze ans, son frère à peine un an de moins. C’était la dernière fois qu’Hanish se battait en duel sans que cela se termine par la mort d’un des deux adversaires. Ils s’étaient affrontés devant les anciens, dans le Calathrock. C’était là un grand honneur qu’on leur faisait à tous deux, mais surtout à lui, l’aîné de la fratrie, élu pour succéder à son père. Il se souvenait s’être rendu compte pendant la danse que Maeander était meilleur que lui, plus rapide, plus fort, plus concentré. Il avait poussé Hanish à la limite de ses capacités, mais n’était pas allé plus loin. Il avait touché Hanish à une narine, certes, y laissant une petite cicatrice qu’il garderait jusqu’à la fin de ses jours, mais il n’avait rien fait qui eût pu le mettre en difficulté, alors qu’il l’aurait très bien pu. — Je ne pense pas que quelqu’un s’en soit rendu compte, disait Hanish. Pas même mon père. Je suis sorti du Calathrock en me demandant pourquoi j’étais né le premier. De nous trois, Maeander était de loin le meilleur guerrier mein. Thasren le savait bien, et c’est pourquoi il a fait ce qu’il a fait, afin d’assurer son honneur d’une autre manière. Il se tut un moment et tous deux écoutèrent quelqu’un qui se déplaçait dans une des pièces voisines, assez bruyamment pour rappeler à Corinn que le monde continuait de vivre au-delà de ses appartements. Mais elle n’avait pas besoin de cela pour s’en souvenir. — Sais-tu ce que j’ai fait ? Cette nuit-là, je me suis glissé dans sa chambre et je l’ai réveillé en le menaçant d’un couteau. Je lui ai fait jurer de ne jamais me trahir, sous peine de mort. Il a juré, et il ne m’a jamais trahi. Dans les années que nous avons passées ensemble, il a été mon allié le plus solide. J’aimerais l’avoir remercié pour cela. Mais je ne pouvais pas lui dire : « Mon frère, je sais que chaque jour tu caresses l’idée de me tuer pour prendre ma place. Je te remercie de n’en rien faire. » Maintenant, je regrette de ne l’avoir pas fait. À présent, vue de la mort où je suis, une preuve d’honnêteté telle que la sienne me semble un bien précieux. Pour les vivants, ce n’est pas aussi évident, mais c’est seulement parce qu’ils croient toujours avoir le temps. Et qu’ils donnent beaucoup d’importance à des choses qui n’en ont pas. Il caressa les cheveux de Corinn, et du bout des doigts les repoussa de son visage. — Une autre chose que je regrette, c’est de l’avoir menacé avec mon couteau, cette nuit-là. Peut-être n’était-ce pas nécessaire… Peut-être n’avait-il lui-même aucune intention de me trahir… Je ne peux pas le savoir, et encore moins après lui avoir dit que je préférerais le tuer plutôt que le voir me battre. Voilà, tu as entendu ma confession. Mes confessions, plutôt. Je pourrais continuer ainsi, mais je parlerais de morts. C’est la vie qui compte. Es-tu prête à discuter des vivants ? Corinn pensa à Jason. Elle avait tué Jason. Le sort qui avait fait exploser son corps avait débuté dans sa bouche. Jason, qui avait toujours montré la plus grande loyauté. Jason, qui lui avait appris à lire, à connaître la carte du monde. Jason, qui lui avait fait réciter le nom de tous les monarques d’Acacia depuis Édifus. Jason, à qui elle avait confié la mission saugrenue de créer une tradition équestre pour un peuple qui n’en avait jamais eu le goût. Jason, qui allait écrire les récits mythiques de ses cavaliers ailés… Il était mort, comme tant d’autres. Tout cela à cause d’un sort qu’elle avait commencé à prononcer. Non, dit-elle en pensée. Révèle-m’en plus sur les morts. Alors il se remit à parler. * * * La lumière avait changé assez pour qu’on puisse sentir l’approche de l’aube lorsque Hanish déclara : — C’est l’heure. Corinn se rassit à sa coiffeuse et contempla de nouveau son reflet. Le Mein vint se camper derrière elle et posa les mains sur ses épaules. — Je sais que tu n’as pas eu assez de temps, mais c’est tout ce que nous avons. Il y a des gens qui t’attendent. Des gens que tu aimes. Aaden, pensa-t-elle. — Oui. Il a besoin que tu ailles à lui. Je ne le peux pas. — Bien sûr que si, tu le peux. Tu le dois. C’est ton fils. Penses-y comme si tu étais à sa place. Préférerais-tu voir ta mère toujours vivante, même défigurée par une malédiction, ou être définitivement privée de sa présence ? On frappa légèrement à la porte, comme on l’avait fait à chaque heure de cette longue nuit. Et comme à chaque heure de cette longue nuit, Corinn ignora cet appel. Elle ne tourna même pas la tête. Hanish le fit, en revanche. — Ils veulent te voir, murmura-t-il. Elle secoua la tête. Qui qu’elle fût, la personne qui avait frappé s’éloigna au bout d’un moment. — Aaden veut te voir. Regarde ce qu’il verra. Elle passa pendant quelques secondes les doigts sur sa bouche, dans un geste élégant, gracieux, puis referma brusquement le poing. Je suis repoussante. — Si la même chose était arrivée à ta mère, l’aurais-tu trouvée repoussante ? Tu as vu ta mère dans la mort. Tu as vu les os de ses mains mourantes, et tu as su que c’étaient les tiens. Tu te souviens de cela ? Peux-tu imaginer que n’as pas de souvenirs et que tu ne sais rien de toi-même ? Qu’aurais-tu ressenti si elle t’avait interdit de t’asseoir avec elle, lors de ses derniers jours ? Cela mit un terme aux arguments de Corinn. Comment était-il au courant ? Les mains de sa mère, ses mains. Les mêmes. Ce souvenir l’avait toujours hantée. Non, elle ne pouvait pas imaginer avoir vécu sans ce savoir. Aussi triste que fût cette image, rien d’autre n’avait affirmé avec autant de clarté qui elle était. La fille de sa mère. Ce n’est pas la même chose, pensa Corinn. Ma mère est tombée malade. C’est une maladie qui l’a emportée. Elle n’a rien fait pour la créer. Mais cette horreur qui me frappe… c’est moi qui l’ai provoquée. Elle s’interrompit, dans l’attente. L’attente de quoi ? D’une réfutation de cette déclaration par Hanish. Qu’il dise lui-même que ce n’était pas sa faute, et qu’elle n’était coupable de rien. Simplement victime. Elle voulait entendre ces paroles, mais il ne les prononça pas. Elle savait qu’il ne le ferait pas, et que s’il l’avait fait il aurait menti. La malédiction qui la défigurait et l’horreur que représentaient les Hérauts du Santoth libres dans le monde faisaient partie du Chant qu’elle avait entonné. Au moment où elle avait senti le sort de Nualo s’enfoncer dans ses chairs, elle l’avait su. Le sort lui-même. Elle l’avait reconnu. Il était une partie de la musique qui tourbillonnait dans sa tête. Il était aussi proche d’elle que sa main l’avait été de celle de sa mère. J’ai fait revenir Le Chant, et avec lui le mal. Hanish se pencha en avant, et ses yeux gris rencontrèrent le reflet des siens. — Dis-lui cela. C’est une leçon amère, mais c’est celle que tu dois expliquer. Il aura besoin de l’entendre, et toi seule peux la lui expliquer. Il existe une manière de lui parler, Corinn. Et pas seulement à lui. Tu dois parler à tout le monde. À Aliver, et à Mena, au monde entier. Je ne le peux pas. — Tu le peux. Écoute, fais-moi confiance sur ce point. Il va falloir que tu sois plus forte que tu l’as jamais été. Et tu t’es déjà montrée forte auparavant, mon amour. Tu l’as été. Je le sais mieux que quiconque. Il ébaucha un sourire qui disparut aussitôt. — Je ne t’aurais pas aimée autant si tu ne l’avais pas été. Et je ne serais pas mort comme je suis mort. Souviens-toi de qui tu es devenue quand je t’ai trahie. Tu ne t’es pas repliée sur toi-même. Tu as lutté. Tu as frappé. Tu as déjoué les manœuvres d’un monde d’hommes ambitieux qui voulaient tout te prendre. Tu peux le refaire. Et plus encore. Dans les jours qui nous restent, tu dois devenir la reine que tu étais destinée à être. Pas celle que tu envisageais d’être, mais celle que le destin voulait que tu sois – ce n’est jamais la même chose. Tu peux me faire confiance sur ce point aussi. Tu n’auras pas une autre chance. Ce sera la seule. Elle avait les yeux humides. Elle tourna la tête et se leva. Hanish l’accompagna jusqu’au centre de la pièce où elle fit halte, sans trop savoir où aller. J’avais pensé… J’avais pensé que j’irais à la rencontre des Auldeks. Devant toute mon armée, je serais arrivée par les airs pour les affronter. Mes gens m’aurait vue chevaucher Po et chanter, lancer sur eux des sortilèges qui les auraient détruits jusqu’au dernier. J’allais sauver Acacia. L’épisode serait devenu légendaire. Cela aurait été… magnifique. — Oui, magnifique, dit Hanish. Et maintenant, je les ai trahis. — Il te faudra trouver une autre manière d’être magnifique. Tu as un choix à faire. Tu peux te soumettre au sort qui te frappe, tu peux le laisser te ronger jusqu’à ce qu’il t’anéantisse. Cette issue est à ta portée ; j’espère que tu t’en détourneras. Il en est une autre, qui consiste à reconnaître que ton fils a besoin de sa mère. Tes frères et sœur ont besoin d’une sœur. Ta nation a besoin de quelqu’un pour la diriger, et il y a une bande de sorciers dont tu dois t’occuper. Pourquoi fais-tu cela ? Cette fois le sourire s’épanouit sur les lèvres d’Hanish et y demeura. — Je te l’ai déjà dit. C’est la même chose que je t’ai dite le jour où tu m’as fait assassiner. Je t’aime trop pour te quitter un jour. Je suis un fantôme, mais je ne hante pas un endroit. Je hante une personne. Toi, Corinn. Tu vois, moi aussi j’ai un destin différent de celui que je m’étais imaginé. Ce n’est pas un accident si je suis revenu. Je ne me suis pas accroché opportunément au sort par lequel tu as fait revenir Aliver. Je ne t’avais jamais quittée, Corinn. Je te hantais, je t’observais, je t’aimais. Tu l’ignorais, mais depuis le jour de ma mort, je suis avec toi. CHAPITRE QUARANTE-QUATRE NOUS Y SOMMES, ENFIN, SONGEA RIALUS. IL SE TENAIT AU sommet d’une tour mobile auldek, dans les bourrasques de vent, et il scrutait le sud, en direction de l’armée de Mena. Dans la lumière déclinante les Acacians formaient une tache, une traînée noire rayant l’immensité blême de la neige. La guerre. Une autre guerre. Pour la deuxième fois de mon existence, j’aide un ennemi à envahir mon propre pays. Cette idée lui faisait horreur, mais il ne pouvait pas se la sortir de la tête. Jamais il n’avait autant espéré ne pas être un traître. Il n’était en rien ce qu’il semblait être. Oui, il aimait le Monde Connu et tous ses habitants ! En rêve, il revivait sans arrêt son échange récent avec la princesse Mena. Dans cette version onirique, il franchissait en bondissant les quelques mètres qui les séparaient. Il se joignait à elle et se rebellait contre les Auldeks. Il s’élevait dans les cieux, cramponné au dos de son dragon derrière la jeune femme, tellement euphorique qu’il retombait dans la réalité le cœur battant d’exultation. S’il pouvait rêver cette scène, c’est qu’elle contenait certainement une part de réalité. Le but de ces élucubrations nocturnes n’était-il pas de prouver qu’il était, au fond de lui, capable d’agir de la sorte ? Pour une fois dans sa vie, il pouvait éprouver la fierté et la satisfaction d’accomplir un acte décisif et juste. Bien sûr, il en était capable ! Il n’était pas trop tard ! Il croyait toujours que le Grand Dispensateur récompenserait ses bonnes actions. Malheureusement, ce qu’il vivait pendant ses heures de veille allait radicalement à l’encontre des scénarios héroïques qu’il mettait en scène en dormant, et cette contradiction le frustrait plus qu’il ne pouvait le supporter. Cette situation n’avait rien d’inédit, mais il commençait très sérieusement à s’en lasser. Il ne resta à son poste d’observation que quelques minutes, car déjà il ne sentait presque plus ses orteils ni le bout de ses doigts. Comme toujours, il était ridiculement engoncé dans des couches successives de fourrure. Et il n’en était pas réchauffé pour autant. En plaisantant, Howlk avait dit que les fourrures ne gardaient un corps au chaud que grâce à la chaleur émanant de ce même corps. — Peut-être es-tu déjà mort, avait-il ajouté en lui enfonçant un doigt dans les côtes. Tu n’es plus que l’enveloppe d’un homme, mais tu ne le sais pas encore. Malgré toutes ses précautions et la lenteur avec laquelle il progressait, il sentit plusieurs fois ses pieds glisser des degrés de l’échelle. Sur le palier inférieur, il dérapa et se reçut lourdement sur le postérieur. Heureusement, la structure était à l’arrêt. Elle s’était immobilisée la veille au soir, dès qu’on avait aperçu les mouvements des troupes acacianes. Rialus savait que les Auldeks avaient cherché à atteindre un terrain solide avant de rencontrer l’adversaire, mais ils ne semblaient pas gênés outre mesure d’avoir fait halte sur une mer arctique gelée. Ici, la glace atteignait une épaisseur telle qu’il aurait aussi bien pu s’agir de roche. Elle ne craquait même pas sous le poids monstrueux des bâtiments sur roues. L’armée acaciane avait avancé son camp tôt le lendemain, s’appropriant un terrain à environ deux lieues de la côte encombrée par les glaces. La bataille débuterait le lendemain. De ce fait, Neptos fit la navette entre les tours roulantes et assista pendant plusieurs heures au conseil de guerre, assis à côté de Devoth et en présence des autres chefs. Il était là pour répondre à toute interrogation de dernière minute concernant les tactiques acacianes, même si, depuis bien longtemps, il avait renoncé à leur expliquer qu’il n’y connaissait pas grand-chose en matière militaire. Quand on le pressait de donner des détails, il restait assis et silencieux, l’air parfaitement idiot. Il refusait de répondre, en dépit des menaces dirigées contre lui. Tout cela n’avait plus aucune espèce d’importance. La seule chose à laquelle s’intéressaient les chefs, c’était leur position dans la première vague d’assaut. Le clan de Lvin se vit attribuer le secteur central, bien entendu : l’honneur d’occuper la pointe de l’attaque, privilège que Menteus Nemré avait acquis pour eux dans le sang, à Avina. Le Kulish Kra occuperait le flanc gauche, pour quelque raison ancestrale qui échappa à Rialus. Le clan d’Antok, apparemment, avait remporté le flanc droit grâce à un lancer chanceux de dés de couleur taillés dans des os. Millwa, le chef du clan, ne cachait pas sa satisfaction. Les autres se disputaient des positions derrière la première ligne. Pendant toute la réunion, Rialus resta assis, en proie à une violente migraine. Il avait l’impression d’être entouré par une foule de gamins qui se bousculaient. Aucun ne comprenait donc qu’ils se disputaient pour savoir lesquels d’entre eux seraient les premiers à aller au massacre ? C’était presque comme s’ils ignoraient ce que la journée du lendemain leur réservait. Bien sûr, ils l’emporteraient sur les forces de Mena. Comment aurait-il pu en être autrement, alors que chaque Auldek avait en lui plusieurs vies à gaspiller ? Mais le résultat serait quand même un carnage de souffrances. Quant aux Enfants Divins, ils ne possédaient qu’une vie… Alors que Rialus pensait la réunion proche de son terme, Skahill, le chef du clan d’Anet, proposa aux Antoks d’échanger leurs positions respectives, sous prétexte que le lancer de dés n’avait pas donné un résultat assez probant pour que la priorité dont jouissait son clan du fait de son ancienneté pût être remise en question. Il évoqua également une course à pied qui les avait opposés sur une plage de galets, peu avant l’invasion. Rialus aurait aimé le frapper. Au lieu de quoi il ôta ses gants et pinça une boulette de brume entre ses doigts. Personne ne remarqua rien. Il coinça la chose dans une de ses narines et inspira. La première fois qu’il avait vu Howlk agir ainsi, il avait été horrifié. À présent, il était accoutumé à cette méthode. La boulette se désintégra presque immédiatement, et l’euphorie que dispensait la drogue l’envahit très vite. Il ferma les yeux et fit de son mieux pour se détendre. En repensant aux révélations de Sabeer, il s’était rendu compte que les Auldeks ne gardaient pas de souvenirs individuels des guerres qu’ils avaient menées plus d’un siècle auparavant. Ils avaient beau y avoir participé activement, leur connaissance des événements n’était pas plus réelle pour eux que s’ils l’avaient acquise dans des livres. Les actions qu’ils s’attribuaient auraient aussi bien pu avoir été accomplies par des personnages d’épopées anciennes. Comment peuvent-ils savoir si leurs archives correspondent à la réalité historique ? se demandait-il. L’histoire acaciane regorgeait de faits inventés. Il ouvrit un œil et regarda l’un après l’autre les visages rassemblés autour de la table. Pauvres gens. Vous ne savez même plus qui vous êtes. À la fin de la réunion, d’un bras autoritaire passé autour des épaules du petit homme, Howlk entraîna Neptos dans les ténèbres glacées à la suite de Sabeer. Rialus eut le bon goût de ne pas protester. Quelques minutes plus tard, il se déshabillait de nouveau dans la tour qui servait au clan de Lvin pour s’exercer aux techniques martiales. Il y faisait aussi chaud que dans une étuve. Malgré le froid du dehors, Rialus se mit à transpirer dès qu’il entra. Il tenta de se raccrocher aux effets sédatifs de la brume, mais cela eut l’effet contraire et l’éloigna encore plus rapidement de l’état de béatitude diffuse qu’il avait réussi à maintenir pendant la durée de la réunion. — Rialus, je vais te dévoiler nos secrets, déclara Sabeer. Je veux avoir ton opinion. Viens. Elle se tenait au centre de la surface d’entraînement tracée au sol, et les Auldeks s’étaient massés à sa périphérie. Elle avait au poing une épée auldek à lame courbe, et elle se livra à un enchaînement très codifié de frappes, parades et déplacements. Tout d’abord, Neptos crut qu’elle portait un ensemble moulant et noir pour s’entraîner. Il collait comme une seconde peau aux contours de son corps, et il était recouvert d’un motif imitant les écailles de poisson. Comme toujours, Sabeer l’arborait avec une grâce à la fois sensuelle et menaçante. — Devoth n’aime pas quand tu décides de garder la bouche fermée, dit-elle. Moi non plus. Mais peut-être commences-tu à avoir des doutes ? Peut-être rêves-tu que ta princesse nous mette en déroute ? Pour ton propre bien, tu devrais oublier de telles idées. Elle n’a aucune chance contre nous. Quand Howlk se saisit d’une épée et frappa Sabeer à l’arrière de la jambe, Rialus crut que le désir de l’Auldek pour elle avait fini par le rendre fou. Le coup avait été porté avec force et rapidité. Rialus s’attendait à ce qu’elle ait la jambe sectionnée à mi-cuisse et s’écroule sur-le-champ. Abasourdi, il ne put s’empêcher de réagir : — Non ! cria-t-il. Mais Sabeer pivota lestement et enchaîna par une attaque simulée contre Howlk. L’épée ne l’avait absolument pas blessée. Ils continuèrent ainsi quelque temps, et elle laissait manifestement son adversaire la frapper. Elle alla même jusqu’à lancer son épée à Menteus Nemré, qui observait le combat, avant de passer à l’offensive contre Howlk en faisant pleuvoir sur lui une grêle de coups de pied et de poing. Elle bloqua sa lame avec les avant-bras, et la lui arracha des mains grâce à un coup de pied circulaire. Le mouvement, fulgurant, prit visiblement Howlk au dépourvu. Les deux adversaires étaient tout sourire quand ils se tournèrent vers Rialus. — Nous l’appelons notre « cuir de combat », petit Ligueur, dit Sabeer en levant les bras et pivotant sur place pour exhiber sa tenue. Vois-tu, quand nous le portons, nous sommes très difficiles à tuer. L’ennemi ne peut pas nous couper un bras ou une jambe. Crois-moi, cette idée nous causait quelque souci : les âmes en nous ne peuvent rien pour nous aider à récupérer un membre tranché. Elle s’immobilisa un moment en prenant par plaisanterie une mine faussement déçue par le manque de sollicitude de ses âmes envers elle. — Mais je ne perdrai aucun membre. Le plus amusant, c’est que la princesse et ses guerriers ne sauront même pas que nous portons notre cuir. Il forme une seconde peau, comme tu peux le constater. J’aurai mes vêtements par-dessus. Pour cette bataille, au moins. Quand nous serons sur Acacia, avec la chaleur du printemps, je combattrai vêtue uniquement de mon cuir. Ce sera un joli spectacle, non ? — C’est… une armure ? demanda Neptos. Il était incapable d’associer le concept de protection à l’image de cette matière souple qui épousait sensuellement la silhouette tout en courbes et en muscles de Sabeer. — Une sorte d’armure, oui. Elle est flexible, mais une lame ne peut pas l’entamer. Elle absorbe même l’impact des coups. Oh ! bien sûr, tu n’échappes pas à quelques ecchymoses, mais c’est mieux que de perdre un membre. D’après les archives, les Lothans nous l’ont offerte afin que nous ayons plus de mal à nous entretuer. Et cela a très bien marché… Son visage s’éclaira, sous le coup d’une inspiration subite : — Tu veux essayer de m’entailler ? Il n’en avait aucune envie, mais elle insista jusqu’à ce qu’il ait tenté à plusieurs reprises de la blesser avec une dague auldek. Le résultat fut exactement tel qu’elle l’avait décrit. Il ne lui infligea pas la moindre estafilade. Quand il voulut la frapper en plein ventre, il ne réussit qu’à se tordre le poignet. Elle recula sur les talons, mais ce pouvait aussi bien être une réaction amusée qu’un mouvement de retrait pour absorber le choc de son attaque. — La princesse Mena dispose-t-elle d’un équipement comparable à celui-ci ? Il fit « non » de la tête. Les effets de la brume s’étaient dissipés depuis longtemps. De nouveau, la lassitude et la dépression s’insinuaient en lui. — Non, rien de comparable. — Elle a vraiment combattu une déesse-aigle ? Comment s’appelait-elle ? — Maeben, murmura-t-il, en espérant qu’elle n’exigerait pas qu’il lui raconte toute l’histoire une fois de plus. Elle croisa les bras et vint se placer à côté de lui, assez près pour le frôler de sa hanche. Ils observèrent Howlk qui répétait une technique de combat avec Menteus Nemré. — Tu sais, avec tout ce que tu m’as dit sur elle, j’ai presque envie de l’épargner. Peut-être le ferai-je. Enfin, je ne la tuerai pas immédiatement, au moins. Je lui cisaillerai les jambes. Ensuite nous arrêterons l’hémorragie, et nous pourrons bavarder, elle et moi. — Si vous voulez trancher quelque chose chez elle, commencez par le bras qui tient l’épée, dit Rialus. Il regretta instantanément ce propos. Sabeer lui sourit et fit courir un doigt sur son bras. — Eh bien, Rialus, tu te remets à parler. C’est la preuve que tu m’aimes. Tu crois que tu veux me voir morte et enterrée, je le vois dans tes yeux. Mais tu n’as pas que des yeux, pas vrai ? Il y a d’autres parties de ton anatomie qui m’apprécient beaucoup… Elle fit mine de vouloir lui saisir le sexe, mais elle le laissa s’écarter. — As-tu décidé de l’endroit où tu souhaites t’installer, quand ce sera fini ? C’était un de ses sujets de prédilection. Durant les longues et nombreuses nuits de leur périple, Sabeer avait poussé Rialus à lui décrire tous les endroits attirants du Monde Connu dont il gardait le souvenir. Quand il en avait assez, elle savait le motiver en le poussant à lui dire où lui-même aimerait s’installer, une fois la guerre terminé, quand il pourrait profiter d’une vie de plaisirs sans limite. Peu à peu, il s’était décidé pour une villa accrochée aux falaises de Manil. Il avait parcouru les propriétés de Bocoum, vécu dans ces tours élevées, au cœur de la vie bourdonnante d’Alécia. Il avait profité de la vue qu’on avait depuis le pavillon de chasse de Calfa Ven. Il avait même imaginé une quelconque demeure rustique, dans le Talay, d’où il pourrait contempler le coucher de soleil sur les prairies verdoyantes tout en sirotant une boisson fraîche, jambes étendues devant lui, servi jusqu’au coucher par un personnel composé exclusivement de femmes à la peau brune. À sa grande surprise, il avait même pensé à Cathgergen. Il ne comprenait pas comment il avait pu se sentir aussi malheureux là-bas. L’idée de se retrouver à l’abri du froid, enfermé dans une forteresse immobile, en pierre, loin des machinations du monde, ne manquait pas d’attrait. À l’époque, il n’était impliqué dans aucun désastre. Il n’était que lui-même, Rialus, un gouverneur qui n’avait pas grand-chose à faire. Il n’était pas encore devenu celui qui trahirait deux fois son royaume, le pion de Maeander Mein, un pantin aux yeux d’Hanish, l’esclave des Numreks, et à présent un guide pour les Auldeks. Quel périple, cette existence… Pleine de détours et de changements imprévisibles. Si seulement il n’était pas maintenant au cœur des événements, piégé et traîné contre son gré vers un dénouement qui, quoi qu’en dise Sabeer, ne pouvait être qu’une autre sorte de disgrâce pour lui… Il répondit à la question de l’Auldek : — Non, je n’ai pas encore décidé où m’installer. Tout en pensant : Je n’ai pas encore décidé si je veux continuer à vivre. Ces pensées morbides étaient nouvelles chez lui. Il avait toujours accordé une grande valeur à sa propre vie. Or, de plus en plus, il envisageait d’y renoncer. Ce qui le ramena à Gurta. Il lui semblait important que sa femme et leur enfant qu’il n’avait jamais vu portent son deuil, mais il n’était plus très sûr que les choses se dérouleraient ainsi. Gurta ne pouvait rien savoir de ce qui lui arrivait actuellement. Et quand elle le découvrirait, il était fort probable qu’elle le rejette. Un traître. Comment avait-il pu imaginer qu’elle l’accueillerait à son retour, alors qu’il traînerait derrière lui son image de mascotte d’une armée d’invasion ? Avec son caractère, elle ne saurait jamais voir au-delà des apparences, et il pourrait toujours lui raconter tous ses rêves d’héroïsme… « Mais qu’as-tu fait ? lui demanderait-elle. Qu’as-tu fait ? » Pour la reconquérir, il devait accomplir un acte qui le rendrait digne d’elle. Il venait de décider qu’il était resté assez longtemps pour pouvoir s’éclipser, quand la première explosion ébranla la station. Une seconde il crut que c’était toute la structure qui se remettait simplement en mouvement, mais il comprit aussitôt son erreur. Rien n’avançait. Il y avait simplement eu la déflagration, et tout avait tremblé autour de lui. Le phénomène lui rappelait un tremblement de terre dont il avait été témoin à Aos. Tout le monde se figea. L’immobilité générale perdurant, il en vint presque à croire qu’ils avaient tous imaginé la sensation. Puis il y eut une deuxième explosion, plus distincte celle-là, suivie de cris et de mugissements d’animaux. Un cor poussa sa longue plainte d’alerte. La fièvre s’abattit subitement sur la pièce. Les Auldeks ramassèrent leurs vêtements, se lancèrent les armes et dévalèrent l’escalier pour sortir dans la nuit. — Rialus, viens ! lui ordonna Sabeer. L’obscurité fut pour lui comme un baiser glacé quand il se retrouva dehors, titubant, encore en train d’ajuster sa pelisse. Il découvrit une scène de tumulte général. Des silhouettes couraient en tous sens, certaines faillirent même le renverser. Un antok passa au grand galop en rugissant, la chaîne épaisse supposée le retenir virevoltant derrière lui sur la glace. Une lueur jaune singulière colorait le ciel. Quand le sommet d’une tour située à quelque distance se transforma en une boule de feu, Rialus comprit pourquoi. D’autres incendies ponctuaient la nuit. Le petit homme se demanda comment pareil accident pouvait se produire dans non pas un, mais deux, trois… quatre endroits différents. C’était impossible, non ? — On nous attaque ! conclut-il. D’une bourrade, Sabeer le propulsa en avant. Ils s’élancèrent entre deux structures mobiles et le long d’une ligne de bœufs affolés qui tiraient sur leurs cordes, ruaient et se mordaient. Rialus crut entendre un fracas de métal quelque part, mais il n’aurait pu le jurer. Ils contournèrent un traîneau surchargé d’approvisionnement et découvrirent une tour en flammes devant eux. Elle s’était embrasée sur toute sa hauteur. Le bois craquait en se consumant, et l’ensemble paraissait aspirer l’air pour ensuite le recracher dans un rugissement, tel quelque dieu du feu personnifié. Des silhouettes couraient alentour, révélées par la fournaise. On cherchait à combattre l’incendie. Devoth criait des ordres en gesticulant. Il dirigeait la manœuvre autant qu’il exprimait sa fureur. — Mon amulette ! Qu’on me l’apporte ! hurla-t-il. Morsure, son frékete, semblait tout aussi enragé que lui. L’animal griffait la glace et lançait des regards mauvais aux flammes. Ses ailes projetaient des ombres sinistres, et les veines qui les parcouraient luisaient d’un éclat rouge quand la lumière du feu les touchait. Au milieu de ce chaos, une lionne des neiges apparut au trot, un corps inerte pendant entre ses mâchoires. Le félin semblait à son aise dans le chaos ambiant, et allait sans hâte excessive. Sabeer entraîna Rialus à sa suite. Les mains et les pieds du corps traînaient sur la glace. Ce n’était pas le cadavre d’un Auldek. Ce point était évident, mais ce fut seulement quand le fauve laissa tomber son trophée aux pieds de Devoth que Neptos put se rapprocher suffisamment pour le voir. Le chef auldek le saisit à l’épaule et le força à avancer en repoussant les autres pour que la lumière de l’incendie illumine le corps. — Qui est-ce ? Qui est-ce ? rugit-il en bavant de rage. Jeté à quatre pattes, beaucoup trop près à son goût des mâchoires ensanglantées de la lionne, Rialus examina l’homme. Un étranger, au visage pâle, dont les traits fins portaient des cicatrices dues au froid. — Qui est-ce ? répéta Devoth. Réponds ! — Je ne s-s… Il ôta une mitaine et tendit une main tremblante pour repousser les cheveux blonds du mort derrière son oreille. Il y avait un tatouage sur la joue, un croissant pareil à une larme échappant au coin de son œil. Il avait déjà vu cela. — Un Scav. C’est un Scav. — Tu le connais, alors ! — Non, non, non. J’ai déjà croisé des gens de son peuple, c’est tout. Il voulut expliquer qu’il avait rencontré quelques prisonniers menés devant lui à Cathgergen, pour de petits délits et du braconnage, mais l’Auldek ne l’écoutait plus. Un esclave arriva en courant avec son amulette attachée à une chaîne épaisse. Devoth la lui arracha des mains. Faisant volte-face vers Rialus, il le saisit par le col avec sa main libre. — Tu ne m’as pas dit qu’elle ferait cela ! — Comment aurais-je pu ? se défendit Neptos. Je n’en savais rien. — Ta princesse est une lâche qui se glisse chez l’ennemi pour frapper de nuit. Elle n’a fait qu’aggraver les choses pour ton peuple. Il repoussa Rialus violemment, puis se dirigea vers Morsure. La créature baissa la tête pour accepter la chaîne et l’amulette que Devoth lui passa au cou. Un moment plus tard, le frékete bondissait dans les airs et emportait l’Auldek au-dessus des flammes, avant de déployer ses ailes pour prendre de l’altitude. Rialus resta planté là un long moment. Sabeer l’avait oublié et s’était jointe aux autres pour combattre le feu. Il avait conscience qu’il aurait dû aller vérifier si sa propre tour avait été épargnée, avec ses affaires et tous ses documents, mais il demeurait pétrifié sur place. Il venait de mettre le doigt sur quelque chose d’important. Quoi exactement, il n’arrivait pas encore à le définir. Une autre tour explosa dans un torrent de flammes. Il n’y prêta presque pas attention. Les Auldeks criaient des ordres mêlés à des jurons. Les Enfants Divins couraient vers les nouveaux foyers d’incendie, comme s’ils avaient les moyens de les éteindre. Et soudain il eut la réponse. Elle se manifesta comme un mille-pattes qui monterait le long de sa colonne vertébrale, des reins jusqu’à la nuque, dans un lent fourmillement. Et quand la révélation lui vint, il sut comment l’utiliser. CHAPITRE QUARANTE-CINQ BARAD NE CONNAISSAIT PAS TRÈS BIEN CETTE AILE DU PALAIS. Il suivait la femme aux épaules étroites qui lui montrait le chemin, et derrière elle il se sentait étrangement massif et lourd. Comment se pouvait-il qu’il ait vécu dans ce corps pendant autant d’années et qu’il soit toujours taraudé par ce sentiment d’être une sorte d’imposteur dans sa propre peau ? Corinn l’avait peut-être perçu chez lui, quand elle lui avait infligé cette malédiction. Elle avait transcrit ce trouble dans la réalité, et fait de lui une marionnette. Même maintenant, elle contrôlait son cœur. C’était la seule explication. Pourquoi, sinon, serait-il possédé d’un tel désir de se renseigner sur son état de santé ? Pourquoi, sinon, suivrait-il cette femme, tel un chien qui court pour répondre à l’appel de son maître ? La servante ne le regarda pas dans les yeux quand elle l’informa qu’il devrait attendre dans une alcôve à côté de la porte de la bibliothèque. Elle lui désigna les deux canapés, les fauteuils et même l’arbre qui poussait dans un cercle découpé à même la pierre. Elle repartit avant qu’il ait eu le temps de la remercier. Il resta là, bras ballants, sans trop savoir que faire. Il toucha une des longues feuilles de l’arbre, qui étaient d’un vert teinté de reflets argentés, et se demanda jusqu’à quelle profondeur il y avait de la terre dans ce trou. Les racines plongeaient-elles très loin, ou étaient-elles ramassées en un nœud serré, comme certaines plantes en pot qu’il avait déjà vues ? Quelqu’un approchait dans le couloir. Une seule personne, qui allait d’un pas décidé, d’après le claquement de ses bottes sur le sol. Le charlatan, Delivegu Lemardine, apparut à l’entrée de l’alcôve. Pourquoi cette malchance, aujourd’hui ? songea Barad. Un des êtres humains que j’apprécie le moins au monde, alors que j’attends ici pour parler à la femme qui m’a asservi. Delivegu aperçut Barad et ne manifesta pas la moindre surprise. Il ne sembla pas même troublé par son regard de pierre, au contraire de tous les autres. Il le salua d’un signe de tête et passa devant lui pour aller frapper à la porte sans hésiter. On lui ouvrit. Aliver passa la tête à l’extérieur. Son regard effleura Barad avant de s’arrêter sur Delivegu. Celui-ci se pencha en avant et murmura quelque chose à l’oreille du prince. L’expression d’Aliver s’amollit en écoutant. Sans un mot, il invita le visiteur à entrer. La porte se referma. Barad décida de s’asseoir. Quelques minutes plus tard, la porte s’ouvrit de nouveau. Delivegu sortit à grands pas. Aliver se campa dans l’encadrement et le regarda s’éloigner, l’air pensif. Il parut ne repenser à l’homme assis dans l’alcôve voisine que bien après que l’écho des pas de Delivegu se fut éteint. — Tout le monde a des messages pour moi, à ce qu’il semble, dit-il. J’espère que certains se révéleront vrais. Barad, aurais-tu un message pour moi, toi aussi ? — Non, Votre… Votre Altesse. La reine m’a mandé. Aliver ne cacha pas son étonnement. — Vraiment ? Et elle t’a fait venir ici ? Devant la réponse positive de Barad, le prince poussa un soupir de surprise. Il recula d’un pas et d’un geste lui ordonna d’entrer. Il planait dans la bibliothèque l’odeur forte de ses premiers locataires : vieux livres et documents anciens, étagères en bois de santal. De hautes fenêtres projetaient des rectangles allongés de lumière solaire d’un rouge mordoré, mais les chandelles épaisses étaient toujours allumées et se dressaient sur les tables, telles des troncs d’arbre miniatures surmontés d’une flamme de la taille d’un fer de lance. Le prince Aaden était assis à l’une des longues tables au centre de la pièce, avec devant lui un énorme livre ouvert, qui par contraste le faisait paraître encore plus petit. Par quelles épreuves passait l’enfant ? Barad descendit les quelques marches et s’approcha. Arrivé devant lui, il resta là, conscient qu’en dépit de toute sa bonté d’âme il ne pouvait rien pour le réconforter, avec son regard de pierre, son corps de géant et cette bouche dont il ne savait jamais si elle exprimerait ses pensées. Il se contenta donc d’être là, et d’occuper l’espace auprès du jeune garçon avec sa compassion, sa protection. — La reine n’est pas ici ? — Non, elle n’est pas ici. Je n’ai pas reparlé à ma sœur depuis le couronnement. Peu de gens sont au courant, mais j’imagine que je peux te faire cette confidence. Après tout, tu ne peux rien dire que la reine n’approuverait pas, n’est-ce pas ? Barad sentit s’emballer les battements de son cœur. Pourquoi cette remarque était-elle censée l’inquiéter ? Il n’en savait rien. Il n’était pour rien dans cette situation, après tout. Il remua les lèvres. Elles semblaient obéir à sa volonté. — Non, c’est vrai. Aliver vint se placer devant Aaden. Il baissa les yeux sur le livre ouvert et répondit : — C’est bien ce que je pensais. Aaden ici présent en était convaincu. Ces derniers mois ont dû être très durs pour toi, mon ami. J’imagine que ton cœur n’était pas souvent derrière les paroles que ta bouche a prononcées. — Et le vôtre ? osa demander l’ancien mineur. À la manière dont Aliver réprima une grimace avant de répondre, Barad comprit que lui non plus n’était toujours pas libre de s’exprimer. Comme pour le prouver, le prince déclara : — Mon nom est Aliver Akaran. Ma sœur est la reine. La plus grande reine que cette nation ait connue. Barad hésita. Réussiraient-ils à converser par messages codés ? Ce serait très compliqué, et ils risquaient de mal interpréter leurs propos respectifs. Il fut heureux que l’enfant semblât avoir l’esprit ailleurs. — Nous nous efforçons de comprendre le Santoth, dit Aliver. C’est pourquoi nous sommes ici, à fouiner dans ces vieux livres. Pour l’instant, ils ne nous ont pas beaucoup éclairés, hélas. — J’aimerais pouvoir vous aider, mais je ne sais rien de ces choses. Rhrenna arriva. Elle franchit la porte, mais s’arrêta en haut des marches. — Votre Altesse, dit-elle d’un ton sec, Corinn vous fait savoir qu’elle est en chemin. — Vous lui avez parlé ? demanda Aliver. Elle vous a dit qu’elle venait ? — Non, elle a écrit un mot. — Un mot ? répéta-t-il, l’air aussi étonné que s’il n’avait jamais entendu parler d’un tel procédé. Et elle y disait qu’elle venait ici ? — Oui. Dans l’instant, je crois. Barad vit les émotions se succéder sur le visage du prince : le soulagement puis l’inquiétude, la joie, l’excitation, et enfin l’espoir. C’était manifestement à ce dernier qu’il s’accrochait quand il se tourna vers son neveu. — Bien, dit-il, goûtant le mot avant de le répéter avec plus de force. C’est bien. Aaden, ta mère… — … vient ici, termina l’enfant. Je suis juste à côté de toi, Aliver. J’entends, moi aussi. Une silhouette apparut dans l’encadrement de la porte. Corinn. Elle s’avança avec une attitude pleine de retenue, mains jointes à hauteur de la taille. Elle portait une robe bleu ciel, et elle était toujours aussi jolie, toujours aussi unique. Un châle tricoté recouvrait son cou et le bas de son visage, jusqu’à effleurer la base de son nez. L’ensemble était d’une élégance rare. Elle aurait pu avoir choisi cette mise pour sortir se promener dans la brise de ce jour d’hiver, mais Barad sut immédiatement que le châle n’était pas là pour la protéger de la froidure. Hanish Mein apparut à côté d’elle. Il lui prit le bras et murmura à son oreille. Pendant un long moment, le trio regarda fixement la reine et non le fantôme auprès d’elle. Ce fut seulement lorsque Corinn leur tourna le dos et se dirigea vers l’alcôve la plus proche, parmi les piles de livres, qu’Aaden s’élança pour la rejoindre. Il courut entre les tables, gravit sans ralentir les quelques marches menant au niveau supérieur et cria pour l’appeler, bras tendus vers elle. Corinn se retourna. Une main plaquée sur le châle pour le maintenir en place, elle fit un geste de l’autre pour intimer l’ordre aux adultes de ne pas bouger. Aaden la percuta à pleine vitesse, la faisant reculer de plusieurs pas. Il lui entoura la taille de ses bras et serra farouchement. Elle se pencha sur lui, et Barad n’aurait pu dire si cette attitude était due à la douleur ou à l’émotion. Les deux, très probablement. Hanish restait immobile, une main plaquée contre le dos de Corinn. De l’autre, il réunit la mère et le fils dans une étreinte protectrice. Le père, la mère et le fils. Un triumvirat que Barad seul pouvait voir. Hanish leva les yeux vers lui. — Tu peux m’entendre, n’est-ce pas ? Le regard minéral de Barad fit le tour de la pièce. Tout le monde regardait Corinn et Aaden. Aucun d’eux, il le savait, n’avait la moindre notion de la présence d’Hanish. Tous demeuraient silencieux. — Tu peux m’entendre, n’est-ce pas ? répéta-t-il. Barad hocha la tête. — Bien. Nous avons besoin de tes lèvres, Barad le Simple. La reine a besoin d’elles. Et je ne peux m’adresser à personne d’autre qu’à toi. C’est pourquoi nous t’avons fait venir, afin que tu sois la voix qui dit ce que nous ne pouvons dire. D’abord, sache que tu es libéré. La reine te libère. À cet instant précis, pendant que je parle, elle fait tomber les liens invisibles qui t’entravaient. Il t’est très facile de mettre fin à ce sort. Comprends simplement que tu es libre, et tu le seras. Tu le sens, n’est-ce pas ? C’était la vérité. Barad le sentait. Cela aurait pu être uniquement le résultat de la compréhension qu’Hanish venait d’évoquer, mais des chaînes immatérielles se brisèrent, qui dégagèrent son cou, ses mâchoires et la partie supérieure de son crâne. Elles étaient là depuis si longtemps, impossibles à voir et à ressentir, que sa peau fut envahie d’un picotement subit en se retrouvant exposée à la caresse naturelle de l’air. — Je vois que tu le sens. Et maintenant… Avec tes propres mots, dis-leur que tu peux entendre la voix de la reine, et qu’elle s’exprimera désormais à travers toi. Dis-le maintenant, je te prie, Barad. Il eut un geste pour désigner les autres. — Mais… — Dis simplement la vérité. Ils l’entendront dans ta voix. Il savait que sa bouche lui obéissait de nouveau, mais il eut du mal à former les syllabes. Il remua les lèvres et les mâchoires comme s’il n’était pas sûr de la façon dont il pouvait les utiliser. — Euh… Personne ne se tourna vers lui. Il n’avait laissé échapper qu’un soupir informe. — Aliver, commença-t-il dans un murmure, avant de hausser le ton. Prince Aliver, j’ai quelque chose à vous dire. La reine souhaite s’exprimer par mon intermédiaire. Elle me demande de porter sa parole, car… elle-même ne peut le faire. — Explique-leur que les Hérauts du Santoth lui ont volé la parole, mais qu’elle est toujours la même. Barad relaya l’information. Le regard des autres allait de Corinn à lui, et tous avaient l’air assez désorientés. Ils remarquèrent cependant le geste de la main qu’elle fit pour accréditer cette déclaration. Tous le virent, à l’exception d’Aaden, toujours collé à elle. — Que racontes-tu, Barad ? demanda Aliver. Chercherais-tu à nous égarer ? Le pauvre n’avait aucune idée de la réponse à faire. — Non, tenta-t-il. Mais il se rendait bien compte que cela ne suffisait pas. Ses yeux de pierre adressèrent un regard implorant à Hanish. Le Mein tourna légèrement la tête de côté, comme s’il écoutait. Il acquiesça. — Dis ceci à Aliver : tu peux entendre les pensées de sa sœur, et c’est pourquoi elle parle à travers toi. Demande-lui de se remémorer ce jour où, avec Mena, Dariel et leur père, elles et lui sont allés à cheval jusqu’à la plage. Là, il a lancé des coquillages dans les vagues, pendant que Mena marchait sur la grève en tenant la main de Leodan et que Dariel poursuivait les crabes. Quant à Corinn… Dis-lui qu’elle est montée sur le tronc d’un arbre et qu’elle s’est imaginée être la reine d’un empire océanique. Dis-lui tout cela. Barad s’exécuta. — Dis-lui aussi que Corinn a levé tout contrôle sur lui, et qu’il est libre, tout comme toi. Barad l’expliqua et vit que cela arrivait réellement à Aliver. Il vit le prince se libérer sous sa peau, comme si une enveloppe spectrale l’avait recouvert jusqu’à cet instant, et qu’elle disparaissait, révélant beaucoup plus nettement l’homme qui avait été pris au piège en dessous. — Et maintenant, venez auprès de nous, dit Hanish. Avec les autres, Barad gravit les marches pour rejoindre le trio. Quand il les atteignit, Hanish lui dit : — Parle avec calme au jeune prince. Ensuite, nous aborderons d’autres sujets, mais pour l’instant, répète à Aaden ce que je vais te dire. Explique-lui que sa mère l’aime plus que tout au monde… Le vieux mineur, l’homme imposant dont la voix avait si souvent tonné devant des foules, prêchant contre puis pour la monarchie, se mit à murmurer à l’oreille de l’enfant. Les mots qu’il lui glissa furent ceux d’Hanish, mais seulement pendant quelques phrases. Ensuite, il comprit que c’étaient ceux de la reine, et c’étaient des choses intimes qu’il formula avec révérence, ces choses qui existent entre une mère et un fils. Il les laissa s’échapper de sa mémoire, et pour une fois, il servit la reine de tout son cœur. CHAPITRE QUARANTE-SIX — OÙ EST-IL ? FIT NAAMEN. D’après ce qu’il a dit, il devrait déjà être de retour. Combien de temps devrons-nous attendre encore ? Kelis ne répondit pas. Il avait entendu cette question trop souvent. Et il savait que ce n’était pas réellement une question, mais plutôt une réaction nerveuse, une expression de l’agitation grandissante chez son ami. Il ne jugea pas utile de répéter sa réponse habituelle : « Je ne sais pas. » Quel intérêt y aurait-il eu à dire qu’il n’en savait pas plus que Naamen ? Il s’appuyait de tout son poids contre la pierre rugueuse d’un mur, derrière la taverne. La fatigue alourdissait ses paupières. À côté de lui, Naamen, Benabe et Shen étaient assis, adossés au même mur, cachés par les gravats et à l’ombre des bâtiments alentour. Des rats se faufilaient dans les détritus et s’enhardissaient en voyant que les humains restaient confinés dans un territoire restreint. L’endroit était crasseux, mais dans le chaos qui avait envahi la ville basse, c’était encore un lieu sûr. Quand avait-il dormi pour la dernière fois ? Des semaines plus tôt, lui semblait-il. Il agissait comme un automate, mais plus que jamais il avait peur de s’assoupir. Il ne voulait pas que ses yeux se ferment un seul instant sur le monde éveillé. Et il ne voulait surtout pas rêver, car il avait la certitude que ses songes seraient horribles. Horribles, et prophétiques. * * * Des jours plus tôt, il avait quitté le Carmelia avec Delivegu Lemardine, l’homme qui lui avait saisi le coude pour partir avec lui, mi-escorte, mi-geôlier. Le trajet à travers les somptueuses terrasses supérieures de la ville avait été difficile. Les gens couraient dans tous les sens, affolés, éperdus, ce qui les rendait peu aimables. Certains voulaient regagner au plus vite leur foyer et s’y enfermer à double tour. D’autres cherchaient par tous les moyens à fuir l’île. Les gardes de Marah, les soldats de l’armée et les membres des services de protection privés couraient dans les rues en exigeant le calme à grands cris, avec pour seul effet d’intensifier encore l’agitation générale. Il était presque impossible de savoir avec exactitude ce qui s’était passé. Kelis en vit et en entendit pourtant assez pour comprendre que ses appréhensions vagues étaient justifiées, et que la réalité était bien pire que ce qu’il avait imaginé. Rien de tout cela ne semblait déstabiliser Delivegu. Il marchait d’un pas décidé, fendant la foule comme s’il ne la remarquait quasiment pas. Dans l’intimité de son salon, plus tard, il fit raconter son histoire à Kelis. Un serviteur apporta du thé fort. Le Talayen n’y toucha pas, mais Delivegu but sa tasse à petites gorgées, tout en écoutant. Kelis répondit à ses questions avec une franchise qu’il n’avait aucunement préméditée, mais il était trop las pour faire autre chose que simplement marmonner la vérité. Il narra donc les faits tels qu’il les connaissait, étape par étape, et expliqua comment il avait amené la destruction sur l’île sans le savoir. S’il devait raconter son histoire à la reine, autant s’exercer avant de comparaître devant elle. C’était une éventualité. Une autre, que jamais il ne se formula clairement, était que peut-être il n’aurait jamais à le faire, et que cet homme s’en chargerait pour lui. S’il mourait avant de se tenir devant la souveraine, ce ne serait pas une mauvaise chose. Il rouvrit les yeux sans même se rendre compte qu’il les avait fermés. S’était-il assoupi ? Non, car rien n’avait changé dans la pièce. Il avait cessé de parler une seconde plus tôt seulement. C’était tout. Une seconde de perdue, pas plus. — Regarde-toi, dit Delivegu avec un soupir. On t’a manipulé comme un pantin. À cause de toi, nous avons un gros problème sur les bras. De quelle envergure, je ne saurais le dire, mais nous risquons tous de le payer très cher d’ici peu. Cela ne me réjouit pas d’être l’oiseau de mauvais augure qui va apporter la nouvelle à la reine, mais cette tâche m’incombe. Kelis ne put s’empêcher de penser que Lemardine ne paraissait pas aussi attristé qu’il le laissait entendre. — Bon, et cette gamine qui est avec vous, d’après tes dires, c’est réellement la fille d’Aliver ? Tu n’as aucun doute sur ce point ? — Non. Aucun doute. — Eh bien, c’est quelque chose, alors… Quelque chose dont nous pouvons nous servir. Kelis le regarda d’un air méfiant. — Je vais te faire apporter à manger. Tu peux dormir ici, sur le sol. Je te fais confiance pour ne pas me voler. Au lever du soleil, nous irons les retrouver. J’espère qu’ils auront attendu au lieu de rendez-vous que tu leur as fixé. Delivegu ne lui faisait pas trop confiance quand même. Alors que Kelis s’étendait sur le tapis occupant le centre de la pièce, il entendit les bruits étouffés que produisait le serviteur posté dans le couloir pour le garder. L’homme ne tarda pas à s’endormir, mais il le fit dos appuyé contre la porte. Ses ronflements parvinrent bientôt au Talayen. Celui-ci se demandait s’il devait se sauver, mais il ne voyait aucune meilleure manière de contacter la reine que par l’intermédiaire de Lemardine. Finalement il s’assit. Étrange que quelqu’un comme moi, qui s’est tant battu pour l’Empire et a été si proche des Akarans, se sente aussi désemparé devant les portes du palais. Il réfléchit à cela pendant toute la nuit, et malgré sa fatigue il ne put trouver le sommeil. * * * Dans la lumière hésitante du petit jour, ils trouvèrent Naamen près de la porte intérieure. Il se tenait à moitié dissimulé derrière une des statues de lion, et regardait autour de lui comme un enfant apeuré. Il ne leur fallut que quelques minutes pour rejoindre à pied Benabe et Shen. Elles s’étaient cachées dans un coin d’une venelle où la lumière ne pénétrait pas, même en plein jour. Delivegu dut user de tout son pouvoir de persuasion pour qu’elles acceptent d’avancer à découvert. — C’est l’enfant ? La fille d’Aliver Akaran ? Quand Benabe eut répondu par l’affirmative, il s’accroupit devant Shen. Kelis détesta aussitôt la façon dont il prit le menton de la fillette entre le pouce et l’index replié, pour tourner sa tête sur la droite, puis sur la gauche. Le jeune homme faillit lui faire cesser ce manège d’une tape sur la main. En voyant Benabe prête à le faire, elle aussi, il préféra s’abstenir. La manière qu’eut Delivegu d’examiner la mère ne fut pas moins insultante, comme s’il évaluait les chances qu’elle ait été assez belle par le passé pour séduire un prince de la lignée des Akarans. Il ne leur communiqua pas son verdict, mais il déclara qu’il allait essayer d’arranger un rendez-vous avec les monarques. Et il leur dit de patienter dans la venelle, parmi les détritus. — Restez cachés là. Je vais revenir. * * * Et les jours passèrent. Kelis avait de plus en plus de mal à rester éveillé. Si son corps était harassé, son esprit, en revanche, était en pleine activité. Il commençait à espérer que Delivegu ne reviendrait pas. Dans ce cas, ils pourraient fuir, se mêler au flot des gens qui quittaient l’île. Pourquoi ne pas le faire ? Quels que soient les projets du Santoth, ils ne pouvaient rien pour les contrecarrer. Ils ne pouvaient aider en rien. Pire, on risquait de les accuser d’avoir libéré les sorciers. Pourquoi alors devraient-ils se présenter comme les guides de ces Hérauts maléfiques ? Tout avait horriblement dérapé, mais personne ne croirait qu’ils avaient agi en toute innocence, alors qu’ils avaient accompagné chaque pas des sorciers depuis l’Extrême Sud. Ils étaient soit des traîtres, soit des inconscients, mais cette alternative ne le déchargeait aucunement de sa responsabilité. S’il n’avait tenu qu’à Kelis, il se serait jeté sur les dalles du Carmelia et aurait demandé aux gardes de Marah de l’arrêter. Il ne se souciait pas de sa propre personne. Il chercha Shen des yeux et se concentra sur elle. Elle était pelotonnée dans les bras de sa mère, le visage pressé contre sa poitrine. C’était cette enfant la personne importante. Mais au vu de la situation, ce n’était vraiment pas le meilleur moment pour qu’elle entre dans la vie de son père. Non qu’il ne doutât pas qu’Aliver fût réellement vivant, et réellement Aliver. C’était plus probablement quelque sorcellerie de la reine, le mirage d’un défunt qui marchait et parlait. Une des choses qu’il redoutait de voir dans ses rêves. Il ne voulait pas que cela se confirme, encore moins que cela devienne réalité. Il était très probable que la reine tienne toujours aussi fermement les rênes du pouvoir. Elle les châtierait pour avoir libéré les Hérauts du Santoth. Et elle risquait de punir Shen uniquement pour ce qu’elle était. Une peur intense le saisit d’un coup. Et si présenter la fillette à la reine constituait une erreur aussi énorme qu’amener le Santoth sur Acacia ? Son désir de fuir était si pressant que le retour soudain de Delivegu fut pour lui un véritable choc. L’homme était aussi souriant que s’il sortait d’une escapade galante. — Très bien, mes amis, dit-il. Fidèle à ma parole, je vous ai obtenu une audience devant le roi. Désolé pour le retard. Suivez-moi. Et restez près de moi. Les rues ne sont toujours pas sûres. Kelis ne garda aucun souvenir du trajet jusqu’au palais. Soudain ils furent dans les jardins, et des soldats les escortaient. Puis ils parcoururent un couloir interminable et s’arrêtèrent devant une porte en bois. Quand elle s’ouvrit, le parfum du vieux papier vint caresser leurs narines. Des livres anciens, des documents rédigés dans un passé lointain. Delivegu les poussa à l’intérieur. Rhrenna, la secrétaire particulière de Corinn, se tenait sur le seuil de la pièce. Pour Kelis, la scène qu’il contempla pendant les quelques minutes suivantes fut aussi distordue et irréelle qu’un rêve. Il se frotta les yeux pour clarifier sa vision, mais cela ne changea rien. Il voyait les gens présents comme au travers d’un liquide ambré qui brouillait leurs traits et étouffait leurs paroles. Son regard croisa celui d’Aliver. C’était bien lui. Dès la première seconde, il en eut la conviction absolue. Il vit la reine avec un châle autour du cou et Aaden à son côté, ainsi qu’un homme aux yeux de pierre. Et les autres. Il vit leurs lèvres remuer et perçut des sons, mais les mots semblaient le traverser et s’évanouir avant qu’il puisse saisir leur sens. Même s’il n’aimait guère Delivegu, il comprit que l’homme parlait pour lui, et il en fut heureux. Il ignorait la teneur de ses propos, mais quelle qu’elle fût Aliver y prêtait grande attention et tournait souvent la tête en direction du Talayen. Pendant de longues secondes les ténèbres submergèrent tout, puis la pièce baignée dans une lumière dorée réapparut. Il avait fermé et rouvert les yeux. Il était tellement las. Il voulait que tout cela prenne fin. Il désirait se remémorer les choses dont il savait avoir besoin, mais il en était incapable. Il avait envie de dormir. Benabe parla pendant un moment. Aliver l’embrassa puis il mit un genou à terre devant Shen. Il demanda quelque chose à la fillette, qui lui répondit. L’obscurité menaçait de nouveau d’engloutir Kelis. Il se rendit compte que s’il restait dans cet endroit ténébreux il ne rêverait pas, finalement. C’était très tentant, assez pour qu’il ne sache pas trop pourquoi il avait rouvert les yeux, malgré lui. Aliver s’était détourné de Benabe et s’avançait vers lui. Kelis n’avait pas la moindre idée de ce qu’il devait déduire de la détermination perceptible dans la démarche du prince, ni de la précipitation qui le fit renverser une chaise au passage. Il crut que la crispation sur le visage d’Aliver était due à la colère. Bien sûr, c’était cela. Ce ne pouvait être que cela. La colère parce qu’il avait permis la fin du monde, et parce qu’il avait mis si longtemps à trouver Shen. Toutes ces années de la vie de la fillette, alors qu’il n’avait jamais cherché à la retrouver. Il n’avait jamais rien su de son existence. Jamais il n’avait fouillé dans ses rêves à sa recherche. Kelis décida de fermer les yeux. Aliver lui passa une main ferme derrière la nuque et l’attira à lui dans une étreinte qui écrasa le visage et la poitrine de Kelis. Le Talayen se laissa faire. Aliver lui parlait. Tout d’abord il fut incapable de l’entendre. Le monde était beaucoup trop assourdi, et l’obscurité de sa fatigue voulait tant s’abattre sur lui… Aliver parut le comprendre. Il prit le visage de son ami dans ses mains et articula lentement les mots. Il fallut quand même un temps à Kelis pour comprendre que le prince l’appelait par son prénom. Il le qualifiait de frère et le remerciait. Il approcha les lèvres de son oreille et dit : — Écoute-moi, Kelis. Tu le peux ? Oui, il le pouvait. — Comprends-tu ce que tu as fait ? Le Talayen ne le comprenait que trop, et il redoutait la seconde suivante où Aliver énumérerait ses crimes et le maudirait pour les avoir commis. Mais ce que dit alors le prince le sidéra, avant de dissiper le brouillard dans lequel il s’enfonçait. — Tu m’as apporté l’avenir. Merci. Merci pour l’avoir su dès le début. Tiens-toi à mes côtés pendant que je leur explique ce que tu as fait. À ces mots, la taie devant ses yeux tomba, les sons assourdis devinrent nets et l’obscurité reflua. Le prince le redressa, le tourna face à la reine et se tint à son côté dans une attitude formelle qui semblait en décalage par rapport au lieu où ils se trouvaient. — Ma sœur, dit le prince, oublie tout le reste un instant, et prête-moi l’oreille. Cet homme nous a apporté une merveille, un rayon de lumière pour chasser toutes ces ténèbres. Tu le vois de tes yeux. Dans toute cette misère, il y a les graines du futur. Aaden en est une. Cette petite fille en est une. Corinn avait observé la scène depuis l’entrée surélevée de la bibliothèque. Elle ne dit rien. Elle resta impassible, le dos très droit, avec ce châle qui recouvrait son cou et le bas de son visage. Kelis songea que ce devait être pour cacher ses émotions, mais il ne tarda pas à penser qu’il y avait autre chose. — La merveille est ma fille, continua Aliver. On lui a donné le nom de Larashen avant sa naissance, mais elle préfère qu’on l’appelle simplement Shen. C’est bien dommage, car c’est Kelis qui a choisi ce nom. Le Talayen sursauta et dévisagea Aliver. — Oui, c’est la vérité, lui dit celui-ci. Puis il reprit à l’attention de sa sœur : — Kelis, qui m’a appris l’art de la course dans le Talay. Lui qui était à mon côté quand nous avons tué le laryx, et que je suis devenu un homme. Lui qui est un frère pour moi. Il ne le sait peut-être pas lui-même, mais un fait me revient à l’esprit, maintenant. Une nuit, alors que nous étions seuls dans le Talay, en quête du Santoth, je me suis réveillé et je l’ai entendu parler dans son sommeil. J’ai écouté, et il a prononcé un nom. Larashen. Je ne savais pas ce qu’il signifiait, alors. Aujourd’hui, je le sais. Je le sais parce que c’est un rêveur et qu’il a le don de prophétie. Il a tenté de le nier, mais c’est venu à travers lui. Et je le sais parce que tu es ma sœur, et que tu as le don de redonner la vie. C’est seulement avec vous deux que cela est possible. Tu m’entends ? Corinn acquiesça. — Alors, ma sœur, viens faire la connaissance de ta nièce. Bénis-la de ton accolade. Aime-la, comme déjà je l’aime. Comme je l’ai toujours aimée. La voix d’Aliver s’enroua de l’émotion qu’il s’efforçait de contenir, et qui s’exprima malgré tout par des sanglots refoulés. Il hésita avant de conclure : — Feras-tu cela ? L’aimeras-tu ? La reine tourna légèrement la tête. L’homme aux yeux de pierre prit la parole : — Je ne mérite pas de l’aimer. Si tu savais tout ce que j’ai fait, tu ne lui souhaiterais pas mon amour. Je n’ai pas régné comme toi. Je… je ne suis pas semblable à toi. Aliver ne la quittait pas des yeux. — Je te connais bien. Je te demande de l’aimer, à présent… de l’aimer dès maintenant et de gagner cet amour avec ce que tu feras à partir de cette minute. Tu le peux, ma sœur. Tu es la princesse qui rêvait de régner sur un royaume sous-marin. Je te connais depuis toujours. Après un moment, Barad s’exprima pour elle. — Et pourras-tu me pardonner ? Quand je te dirai tout ce que tu dois savoir, ne te détourneras-tu pas de moi ? — Jamais. Un instant le visage de Corinn fut envahi par la laideur, celle d’une intense et soudaine tristesse. — Tu ne sais pas, dit-elle par la voix de Barad. Tu ne peux pas affirmer cela. Aliver prit une lente inspiration. Il leva un bras et Shen vint se nicher en dessous. Il reporta son regard sur la reine. — C’est pourtant ce que je dis. Je n’ai nulle colère en moi, Corinn. Il n’y a pas de place pour cela. Je déborde de bien trop d’autres émotions. Viens rencontrer ma fille. Aaden, viens rencontrer Shen. Nous avons déjà perdu trop de temps, et celui qui nous reste est limité. Ne le gaspillons pas. CHAPITRE QUARANTE-SEPT L’ATTAQUE NOCTURNE ÉTAIT UNE IDÉE DE KANT. LES SCAVS firent une bonne partie du travail eux-mêmes. Tout se passa mieux que Mena n’aurait pu l’imaginer. Elle fut stupéfaite d’apprendre qu’ils s’étaient introduits dans le camp auldek, avaient trouvé les véhicules transportant la poix et y avaient fixé des charges explosives avec un retard suffisant pour qu’elles détonent une fois qu’ils seraient repartis. Ils détruisirent quatre tours roulantes, firent perdre quelques esclaves aux Auldeks et s’éclipsèrent en emportant plusieurs cuves de poix attachées à un traîneau que tiraient des chiens étrangement silencieux. Les Scavs n’eurent à déplorer que deux morts dans leurs rangs au cours de cette opération, et ils ne demandèrent rien aux Acacians. Mena, ses lieutenants et leurs troupes observèrent à distance le ciel qui s’illuminait de magnifiques jets de flammes, un spectacle singulier dans la nuit arctique. Personne ne pouvait les accuser. Cependant, un groupe de soldats malchanceux fut écrasé par un frékete devenu fou furieux. La créature chuta sur leur campement, tandis que son cavalier hurlait de rage. L’animal mit en pièces dix hommes avant d’être obligé de battre en retraite. Ces monstres ailés allaient représenter un problème très sérieux. Mena pouvait voler grâce à Elya, mais la beauté du dragon ne pouvait se mesurer à la férocité des fréketes. C’est avec ces pensées en tête que Mena se retira sous sa tente. Elle s’inquiétait plus du lendemain qu’elle se réjouissait des succès de la nuit. Elle ferma les yeux dans l’obscurité et les rouvrit de même, consciente que des heures s’étaient écoulées sans qu’elle parvienne à trouver le sommeil. Combien mourront aujourd’hui ? se dit-elle. Combien de victimes ferai-je ? Elle aurait pu voir les choses ainsi, mais ce n’était pas le nombre de guerriers qu’elle ou ses soldats allaient passer au fil de l’épée qui la préoccupait. Non, c’était la vie de chacun de ses hommes dont elle se sentait responsable. Elle craignait que les derniers plans arrêtés soient très insuffisants face à ce qu’ils devaient affronter. Elle trouva Perrin qui attendait dans la petite antichambre de la tente, un espace réduit juste assez abrité pour servir de refuge. — Capitaine ? Depuis combien de temps êtes-vous là ? — Peu de temps. — Pourquoi ne pas m’avoir appelée ? grommela-t-elle en enfilant une fourrure. — Vous aviez besoin de dormir. — Et pas vous ? — J’ai dormi un peu hier, répondit-il. Et je vous amène quelqu’un avec qui vous aimerez certainement parler. Une patrouille l’a ramassé aux premières lueurs de l’aube. Il avançait à l’aveuglette, en titubant comme un ivrogne. Il affirme qu’il nous cherchait, bien que nous l’ayons trouvé beaucoup plus au nord. Si la patrouille ne l’avait pas repéré, il se serait sans doute perdu dans la nature, où il aurait fini mort de froid. À moins qu’il s’agisse d’une ruse extrême. Si je l’ai bien compris, il dit s’appeler Rialus Neptos. Mena et Perrin arrivèrent à la tente de commandement quelques minutes plus tard. La température à l’intérieur était à peine supérieure à celle du gel, l’air était embrumé par la vapeur et la fumée dispensée par les lampes à huile. La lumière était mauvaise, vacillante, mais elle révélait une version pitoyable du traître. Tremblant, il se tenait debout au milieu d’un cercle de soldats qui le toisaient sans aménité. — Que faites-vous ici ? demanda Mena en se glissant entre deux hommes pour lui faire face. Le corps de Rialus eut un mouvement de recul comme si elle l’avait giflé. Il regarda autour de lui avant de revenir à la jeune femme. Sous ses bras obstinément croisés devant sa poitrine, il tenait un livre. Au lieu de répondre, il le serra un peu plus fort contre lui. — Parlez, et vite, ordonna Mena. Elle vit aussitôt que c’était trop demander à l’homme. Il claquait des dents si fort qu’il eut toutes les peines du monde à aligner quelques mots. — Je-je… s-suis ve-venu p-pour aider Ac-Acacia. M-mon pays. — Un peu tard, vous ne trouvez pas ? fit Bledas. — P-pas… t-trop tard. J-juste : tt-ard. Mena observa l’homme un moment. — Rialus Neptos, vous avez quitté le camp de nos ennemis après les avoir guidés jusqu’ici depuis l’autre côté du monde. Si vous avez quelque chose à dire, c’est maintenant. Ensuite, retournez mourir avec eux. La terreur écarquilla les yeux du petit homme. — Non ! Je ne peux pas retourner… là-bas. Ils me tueraient… Ils savent, maintenant. — Ils savent, bien sûr, puisque ce sont eux qui vous ont envoyé, dit Edell. Quel mensonge veulent-ils que vous nous racontiez ? — Aucun mensonge. De ses doigts engourdis, il saisit le livre et le tendit à Mena. — Tenez, lisez mon… journal. Il y a tout ce… que je suis dedans. Edell repoussa le volume. — Et vous espérez que nous allons vous croire ? Vous ? — Pas de… mensonges, insista Rialus une fois qu’il eut retrouvé son équilibre. Je suis venu pour vous… pour vous dire des choses. Edell semblait prêt à le bousculer encore, mais Mena le stoppa d’un geste. — Si vous avez quelque chose à dire, faites-le maintenant. — Les bêtes… Elles ne peuvent pas voler d’elles-mêmes. Elles ont besoin… des amulettes. Elles… ont des amulettes. Des chaînes qui les… soulèvent… — Qu’est-ce qu’il raconte ? grogna Bledas. Soyez plus clair ! — Les fréketes ont besoin de magie pour voler, dit Rialus, réussissant à prononcer sa première phrase d’une seule traite, et aussi à éveiller l’attention, même si l’effort sembla l’épuiser. — Les fréketes ont besoin de magie pour voler, répéta Mena, pensive. Bon, donnez-lui à manger, une bouteille d’eau chaude, et approchez un siège. Je veux qu’il parle sans claquer des dents. Et prenez-lui ce livre. * * * En fonction des autres renseignements qu’elle avait extirpés des grelottements de Rialus, elle avait modifié la disposition des troupes pour la bataille. La compagnie de Perrin tiendrait le centre avec les Meins d’Haleeven. Mais Mena les espaça et derrière leurs troupes elle plaça les derniers arrivés dans l’armée, en priant pour que, ce jour-là du moins, ils ne voient pas le visage d’un Auldek. Bledas et Edell occuperaient le flanc gauche, Perceven et Gandrel le droit. Des archers resteraient en retrait derrière chaque aile, afin de pouvoir atteindre l’ennemi par des tirs en cloche par-dessus leurs compagnons. Lorsqu’il serait en face d’elle, l’ennemi ne trouverait rien de spécial à cette formation, mais elle résultait pourtant d’une stratégie totalement différente de celle que Mena prévoyait encore de mettre en place quelques heures plus tôt. En ce qui la concernait, la bataille commencerait dans les airs. Elle caressa les plumes d’Elya pendant que son aide finissait de vérifier les sangles du harnais. Perrin s’approcha d’elle d’un pas lourd. Il portait un casque sous le bras, et son plastron était orné de l’insigne de sa famille – le profil d’un loup peint en noir sur fond or. Il lui demanda si elle avait encore des ordres à donner. — Non, répondit-elle. Et Neptos, est-il reparti sans problème ? ajouta-t-elle. — Je le pense. Les Scavs de Kant ont aidé à le ramener. Tout devrait bien se passer. Le plus dur pour lui a été d’apprendre que vous alliez le renvoyer parmi les Auldeks. — Il n’aura pas le pardon à si bon compte. J’exige plus que ce qu’il nous a donné. Son capitaine hocha la tête en signe d’approbation, mais elle le sentit mal à l’aise. — Perrin, je sais que nous avons changé nos plans à la dernière minute. Mais c’est décidé. Il faut avoir confiance. — J’ai confiance en vous, Princesse. Je préférerais simplement que nous n’ayons pas à nous reposer sur ce rat. Les Auldeks peuvent en avoir assez de lui, et l’avoir chassé dans la neige, où il finira gelé. — C’est possible. Et je pourrais les comprendre. Durant quelques secondes, elle observa le spectacle autour d’elle, surtout les soldats qui marchaient en formation. D’où elle se trouvait actuellement, elle ne pouvait pas apercevoir l’ennemi. — Mais ce plan me semble être la bonne solution, dit-elle. Il est horrible et injuste, peut-être, mais… — S’il sauve la vie de nos soldats, il vaut qu’on le tente, termina Perrin. Je suis avec vous. Soyez-en certaine. — Et les autres ? — Ils n’aiment guère la façon dont l’information nous est parvenue, mais ils ne sont pas assez stupides pour ne pas voir la logique qu’il y a dans tout cela. Il coiffa son casque, lequel enserrait parfaitement son crâne sous la doublure en fourrure qui le bordait. — Si je meurs aujourd’hui, je regretterai de ne pas vous avoir dit que je suis amoureux de vous. J’espère que vous ne me tiendrez pas rigueur de cette confidence. Mena tira sur ses gants et resserra les sangles à chaque poignet. — Et si vous survivez ? — Je mourrai de honte. Mena l’invita à partir d’une bourrade sans méchanceté. Puis elle se hissa en position sur le dos de son dragon. Ainsi donc je suis aimée, Elya. Je ne pense pas que Melio apprécierait beaucoup la chose, mais elle est agréable à entendre. Toi aussi, ma fille, tu es aimée. Faisons en sorte de rester en vie, d’accord ? Décolle, maintenant. Le sol s’éloigna sous elles, et la morsure de l’air glacé agressa ses joues. Quand elles arrivèrent à une certaine hauteur, ce fut le vent qui les cingla. Elles prirent encore de l’altitude pour atteindre une zone plus calme. Alors elles volèrent droit devant pour aller voir ce que leur armée allait affronter. Les forces auldeks étaient disposées sur la glace selon une géométrie martiale encore inédite pour elle, du moins vue depuis le ciel. Elles marchaient en carrés et en rectangles, scindées selon les clans, les statuts et toutes sortes de distinctions qui échappaient à la princesse. Elle savait que les clans les plus puissants étaient placés au centre, les autres sur les flancs, où l’on trouvait aussi les contingents d’animaux : les antoks aux harnais surchargés d’archers, les kwedeirs avec leur démarche singulière, ailes repliées devant eux, les rhinocéros laineux et leurs cavaliers armés de lances. Elle repéra des lions blancs qui se glissaient entre les colonnes, ainsi que des félins semblables à ceux du Talay, et des loups de la taille de chevaux. Quelques ours attachés à des chaînes rugissaient comme s’ils n’avaient pas été nourris depuis une semaine et humaient l’odeur du festin qui les attendait. Sous les yeux de la jeune femme, un nuage d’oiseaux noirs prit son envol. Des corbeaux. — Ils ont amené jusqu’à leurs propres corbeaux, dit-elle. C’est une guerre, ou un cirque ambulant ? En bordure de chaque flanc venaient les autres troupes, celles des esclaves. Leurs lignes couraient de chaque côté jusqu’à l’arrière où elles se rejoignaient et formaient le gros des bataillons. Ils étaient si nombreux que l’avant de l’armée paraissait plus large que l’arrière. Mais c’était une illusion. Les rangs s’étiraient si loin qu’ils se fondaient dans le néant autour de leur camp, dans une perspective décroissante. Mena tenta d’estimer leur nombre, mais elle se perdit dans ses calculs quand elle atteignit le chiffre de cinquante mille. Elya inclina une aile et décrivit un large demi-cercle qui plaça l’armée acaciane en vue. La présence de ses soldats ne fut pas une surprise pour la princesse, mais son cœur se serra et son ventre se noua. Ils n’étaient pas assez nombreux, quatre mille tout au plus, et ils avançaient sur une ligne de front beaucoup trop mince et longue. Il n’y avait là que de simples humains, sans aucune bête de guerre pour mugir à leur place. Leur défaite n’était même pas une éventualité. Elle était aussi inévitable que le sort d’une fourmilière sous l’ombre du pied levé pour l’écraser. Mena passa très bas au-dessus de leurs têtes pour leur crier des encouragements. Elle se posa sur la glace devant eux et leur dit de ne pas craindre la masse ennemie qui s’avançait. Ce n’était pas une question de nombre, affirma-t-elle, mais de cœur, de droiture, de ruse et de liberté. Elya et elle reprirent les airs et filèrent pour répandre le même message un peu plus loin. Et toujours, ses troupes répondaient par une grande clameur d’approbation. Perrin sonna de son cor pour donner l’ordre de faire mouvement, et les deux armées marchèrent l’une vers l’autre. Bien que le message fût simple et qu’elle doutât d’avoir convaincu beaucoup d’hommes et de femmes dans les rangs, Mena ne mentait pas. Paradoxalement, l’ampleur des forces ennemies lui redonnait espoir. Rialus avait dit que les Auldeks, bien qu’âgés de plusieurs siècles, ne gardaient souvenir que des quatre-vingts dernières années de leur vie, à peu près. Ils n’avaient pas participé à des batailles de cette envergure depuis des centaines d’années, et ne les connaissaient que par ce qu’ils avaient lu dans les livres. Sur le plan individuel, c’étaient des combattants redoutables, Neptos n’en avait pas fait mystère, mais cela ne signifiait pas qu’ils sauraient comment se comporter dans un engagement à grande échelle. L’armée qui marchait maintenant sur la sienne était effrayante, mais elle était également absurde, et assez comparable à l’idée fantasque qu’un petit garçon se ferait d’une horde invincible. Il y avait là une multitude de guerriers, des créatures rugissantes, une volonté de victoire monstrueuse… et le tout n’avait aucun sens. Eût-elle disposé de telles ressources que la princesse acaciane ne les aurait jamais déployées toutes contre une armée aussi dérisoire que celle qu’elle commandait maintenant. Avec un si grand nombre de combattants, la plupart n’approcheraient jamais les soldats qu’ils étaient supposés affronter. Ils seraient inutiles, l’arme à la main parmi la foule des autres. Cela rendrait impossibles les communications, et ingérable la diffusion des ordres, si bien que toute stratégie se diluerait dans l’esprit collectif de la multitude. Il leur avait fallu des heures après l’aube pour se rassembler, ce qui avait laissé le temps à Mena de s’entretenir avec Rialus. De même, elle n’aurait pas divisé ses rangs selon une hiérarchie sans rapport avec un véritable plan de bataille. C’était satisfaire à l’orgueil de chaque chef. Et c’était stupide. À la place de Devoth, Mena aurait laissé la plus grosse partie de ses forces au camp, où elles auraient pris un copieux petit déjeuner et préparé les réjouissances pour la victoire qui serait fêtée le soir même. — Mais je ne suis pas à la place de Devoth, dit-elle quand elles se furent envolées de nouveau. Et c’est moi qui les affronte. L’un après l’autre, les fréketes décollèrent depuis le camp auldek. Quand ils survolèrent l’armée d’invasion, les troupes poussèrent des cris aussi forts que les explosions de la nuit précédente. Les monstres volaient en rangs serrés, décrivant des ondulations de haut en bas au rythme des battements de leurs ailes massives. Le poids énorme de leur corps donnait l’impression qu’ils traînaient sous eux une charge invisible. Les cavaliers sur leur dos s’accrochaient à eux telles de jeunes chauves-souris à leur mère. Jusqu’à aujourd’hui, Mena ne s’était pas vraiment penchée sur la question, mais elle savait maintenant qu’elle n’avait jamais pris ces créatures pour ce qu’elles semblaient être. Elles étaient trop denses, trop bardées de muscles, trop imposantes, même pour des ailes aussi vastes. Grâce à Rialus, à présent elle comprenait pourquoi elle avait eu cette sensation. Il n’avait pas pu s’en déclarer certain, mais il avait risqué sa vie pour venir lui révéler que les fréketes portaient autour du cou des amulettes qui seules leur permettaient de voler. Il les avait vus sans ces talismans à quelques reprises seulement, quand ils étaient au repos, qu’on les nourrissait et qu’on prenait soin d’eux. En vol, ils portaient toujours ces amulettes. La nuit où les Scavs étaient passés à l’attaque, Devoth avait dû attendre qu’on lui apporte l’amulette de Morsure pour la lui passer au cou et s’envoler avec le monstre. Et s’il ne s’agissait pas là de vanité ou de tradition ? Si les frékettes avaient effectivement besoin des amulettes pour voler ? Dès qu’il s’était posé la question, la réponse s’était imposée à lui. — Une fois, Devoth a fait allusion à une poignée de reliques que le Lothan Aklun leur aurait données, avait dit Rialus. Ce sont ces amulettes. Elles servaient aux Lothans à conserver leurs sorts et leurs pouvoirs. Mena avait dû écourter l’entretien sans pouvoir le questionner plus avant. À présent, alors qu’elle survolait ses soldats en marche, elle espérait que le petit homme avait dit vrai. Elle n’avait pas dévoilé aux autres cette partie de son plan. Le premier affrontement de la journée se devait d’être le sien. Elle sentait le regard de ses troupes sur elle, et elle s’efforça de l’oublier pour accomplir ce qu’elle devait faire pour elles. Elle dégaina la Confiance du Roi et poussa Elya à la rencontre des fréketes. Lequel ? Lequel ? Elle était dans l’incapacité de distinguer les cavaliers et leurs montures. Ils arrivèrent tous ensemble. Les créatures grondaient et criaient entre elles, sans doute dans une sorte de conversation bestiale. Toutes portaient au cou une lourde chaîne à laquelle pendait une amulette, comme Rialus l’avait dit. Toutes avaient les yeux fixés sur elle et son dragon. Enfin, elle monopolisait leur attention. Elle arrêta Elya qui battit des ailes pour rester sur place. Pointant la Confiance du Roi, elle choisit un frékete et son cavalier. — Toi ! cria-t-elle. Ton nom ! Quel est ton nom ? Cette attitude jeta le trouble chez ses ennemis ailés. Ils se trouvaient au-dessus d’elle, en dessous d’elle, face à elle. Mais ils n’attaquèrent pas. Finalement le cavalier sur la monture qu’elle avait désignée vira et cria en réponse : — Howlk ! Il donna une claque vigoureuse sur l’épaule du frékete. — Nawth. Nawth ! — Howlk et Nawth, je vous défie. Pour être sûre qu’il comprenait, elle lui lança une grimace farouche et brandit son épée avant de la pointer sur eux, puis sur elle. Howlk comprit, comme les autres, et pendant quelques secondes ils eurent un échange vif à ce sujet. Pendant qu’Elya et elle attendaient, les fréketes et leurs cavaliers se réunirent comme des enfants querelleurs. Mena remit l’épée dans son fourreau, se pencha, vérifia son arbalète et l’endroit où les carreaux étaient rangés, derrière sa hanche. Le débat fut de courte durée, bien que, visiblement, Mena ait enfreint le protocole avec son défi, et les autres se mirent en retrait tandis que Howlk et sa monture ailée s’avançaient, l’air très satisfait. C’est à nous de jouer, Elya. D’abord, testons-les. Elles bondirent vers leurs ennemis et bifurquèrent à la dernière seconde. Les fréketes hululèrent quand Nawth battit des ailes pour se lancer à leur poursuite. Elya s’éleva brusquement, zigzagua puis replia les ailes et partit en piqué. Nawth la suivit. Après les premières évolutions, Mena contint le dragon qui était plus rapide et beaucoup plus facile à manœuvrer. Inutile de dévoiler ces atouts : elle préférait les utiliser à bon escient. Sur un ordre mental, Elya tordit ses ailes, ce qui les entraîna dans une volte-face fulgurante. Déployant aussitôt toute son envergure, le dragon stoppa net, comme suspendu dans le vide. Mena saisit son arbalète. Elle se hissa sur ses étriers et leva son arme pour tirer par-dessus la tête d’Elya. Elle le faisait d’une seule main et ne pourrait rester dans cette position qu’un moment, car l’arbalète était du même modèle, puissant et pesant, que celui dont ses soldats s’étaient servis contre les abominations. Nawth fonça sur elles. Son corps se convulsait et griffait l’air, comme s’il nageait, cherchant à les atteindre avec la même énergie du désespoir que celle qu’un homme en train de se noyer met à essayer de remonter à la surface. Mena visa le centre de cette masse musculeuse et pressa la détente. Le carreau parcourut la distance qui les séparait trop rapidement pour être suivi par l’œil. Il toucha Nawth à l’avant-bras. Il n’avait pas cherché intentionnellement à bloquer le tir, ce n’était que le résultat de ses mouvements désordonnés. Le projectile transperça les chairs et l’os avant que sa pointe ressurgisse de l’autre côté, clouant l’avant-bras à sa poitrine. Avec un hurlement, le monstre tomba. Elya planait, et toutes deux observèrent la chute du frékete. Ses congénères faisaient de même, abasourdis et silencieux pour le coup. Mais très vite, Nawth se reprit en remuant ses ailes. Il remonta à grands battements réguliers. Levant les yeux vers Mena et le dragon, dents serrées et prunelles étincelant d’une haine décuplée, il arracha la pointe barbelée de sa poitrine, puis tira sur le trait jusqu’à l’extraire de son bras brisé. Il jeta le projectile au loin, et celui-ci fila vers le sol en tournoyant. Howlk tira l’épée du fourreau attaché en diagonale dans son dos. Quand Nawth arriva à leur niveau, Mena dégaina la Confiance du Roi. Elle ajusta son assiette sur la selle et mêla son esprit à celui d’Elya, pour la préparer à la suite. Nawth attaqua le premier. Il bondit sur elles, vira au dernier instant en baissant l’épaule, afin que Holwk puisse frapper avec sa lame. Elya bascula sur le côté, et l’acier ne lacéra que le vide. Nawth fit demi-tour et prit un peu d’altitude, tandis qu’Elya s’éloignait souplement. Le dragon virevolta, accéléra soudain. Mena le dirigeait pour qu’il reste près du frékete, mais elle se servait de sa vitesse pour esquiver les agressions ennemies, qu’elles viennent de Nawth ou de l’épée de Howlk. Tous deux furent très vite exaspérés par cette danse qui les ridiculisait et se mirent à crier leur rage, Howlk en auldek et Nawth dans une série de mugissements bestiaux qui ressemblaient presque à des mots. Mena les regarda pendant qu’ils cédaient à la fureur, et bientôt, stimulés par les injures et les menaces proférées par leurs compagnons, les autres fréketes se rapprochèrent, ce qui rendit plus difficiles les évolutions d’Elya. L’un d’eux parvint presque à griffer la membrane de ses ailes. Maintenant, pensa Mena. Elle laissa Elya choisir le moment, le sentit juste avant qu’elle passe à l’acte, et approuva mentalement. Nawth était plus proche que jamais, et Elya effectua un retrait rotatif pour éviter son énorme main tendue. Le mouvement plaça Mena en situation de frapper Howlk pour la première fois. Sa lame s’abattit, mais elle ne visait pas l’Auldek : sa cible était la chaîne métallique au cou du frékete. Leurs élans respectifs firent échouer la tentative, et l’épée toucha Nawth à l’épaule. Elle pensait que le coup, quoique mal porté, avait été assez fort pour transpercer les muscles noueux jusqu’à l’os. Mais la Confiance du Roi entama à peine la peau du monstre. C’était comme si elle l’avait touché avec un bâton d’entraînement et non une lame d’acier acéré. Nawth essaya d’agripper Elya. Celle-ci lui échappa de justesse par une contorsion précipitée de tout le corps, qu’elle fit suivre d’un plongeon brutal vers le sol. Mena aurait perdu son épée sans les lanières de cuir qui en rattachaient la garde à son poignet. Elle se hâta d’en reprendre le contrôle, car elle ne tenait pas à ce qu’Elya soit blessée accidentellement. Le dragon déploya ses ailes pour freiner leur chute. Nawth était déjà sur elles. Il fendait l’air de son bras valide pour essayer de saisir la queue d’Elya qui serpentait juste hors de sa portée. Il agissait de son propre chef, mû par sa seule fureur, sans prêter la moindre attention aux ordres que lui criait Howlk. Il ne se préoccupait pas davantage de la façon dont l’Auldek s’arc-boutait dans son harnais. Au point que Howlk dut se pencher en avant, agripper la chaîne à laquelle pendait l’amulette et tirer brutalement dessus pour recouvrer la maîtrise de sa monture. La pensée passa de Mena à Elya si vite qu’elle parut simultanée. Le dragon se retourna sur le dos, modifia l’angle de ses ailes pour ralentir et s’éleva un peu. Tête en bas, l’épée au poing, Mena se libéra des étriers d’une simple poussée des talons. Elle déboucla la sangle de cuisse qui la retenait au harnais, et tomba aussitôt sur le dos de Howlk. Elle se reçut rudement et faillit glisser sur le côté. Mais elle referma à temps son bras libre autour de l’Auldek stupéfait et agrippa une poignée de ses longs cheveux. S’y maintenant, elle plongea en avant, par-dessus son épaule, et de toutes ses forces elle frappa la chaîne de Nawth. Le bijou cassa et disparut dans le vide. Howlk eut à peine le temps de regarder, les yeux écarquillés, le cou nu de sa monture ; Mena lui tira violemment la tête en arrière et glissa le tranchant de son épée le long de son gorgerin. Elle lâcha ses cheveux, saisit l’autre bord de la lame avec sa main libre et, dans un effort rageur, lui planta toute la longueur de la lame dans le cou. Les yeux de l’homme, d’un bleu saisissant, se levèrent vers elle. Ils étaient emplis d’une déception presque enfantine. Ses mains s’agitèrent comme s’il voulait lui expliquer quelque chose, puis tout son corps fut pris de convulsions. Mena le repoussa, ce qui écarta son propre corps de l’Auldek et du frékete. Tous trois chutaient en se séparant peu à peu. Elle vit la distance entre eux grandir, et porta enfin son attention sur l’étendue glacée, loin en bas, où les armées venaient d’entrer en contact. Pendant quelques secondes rien de tout cela ne sembla la concerner. Peu lui importait que le sol se rapproche à toute allure, ou que l’air siffle à ses oreilles pendant que ses bras et ses jambes battaient dans le vide. Puis Elya apparut à côté d’elle. Le dragon la toucha avec le bout de son museau. La princesse reprit enfin ses esprits. Elle saisit le cou de son amie ailée, folle de joie de sa présence, avant de se hisser habilement sur son dos et de se remettre en selle. Elya amortit suffisamment leur descente pour qu’elles puissent voir Nawth et Howlk tomber en plein milieu de la formation auldek. Les soldats sous eux furent écrasés sur la glace, ceux alentour rejetés de côté, déclenchant une sorte d’onde de choc qui se propagea autour d’eux. Les combats étaient déjà trop intenses pour que tous les soldats comprennent ce qui venait d’arriver, mais les fréketes piquèrent vers le sol et se posèrent un à un auprès de leur congénère abattu, augmentant encore la confusion dans les rangs ennemis. Mena ne prit pas le temps d’observer la scène. Elle s’intéressa plutôt à ce qui se passait ailleurs. Le jour tirait à sa fin, le soleil léchait l’horizon et elle savait que la bataille vivait ses dernières minutes, avant que chaque belligérant se rende compte qu’il devait battre en retraite. Des airs, il était malaisé de se faire une idée précise du déroulement des combats, mais elle savait ce qu’elle cherchait, et elle ne tarda pas à le repérer. À la pointe centrale de l’attaque, les Auldeks pressaient les troupes de Perrin. Elle avait donné pour consigne au capitaine de ne pas réellement engager le combat. Ses soldats et lui effectuaient un lent retrait défensif, en bon ordre, simplement pour rester en vie. La seconde révélation de Rialus avait concerné leur armure cachée. Il était inutile de gaspiller des vies en essayant de toucher des soldats quasiment invulnérables. En revanche, les unités déployées face aux esclaves du Quota exerçaient une pression maximale sur l’ennemi. Du ciel, elle pouvait constater le succès de la manœuvre, plus, d’ailleurs, sur le flanc gauche que sur le droit. Ce qu’elle fit alors, elle l’expliqua à Elya par des images mentales, afin que le dragon puisse l’anticiper sans inquiétude. Elles passèrent au-dessus de la mêlée et virèrent en direction de l’aile droite des esclaves du Quota. Quand elle aperçut l’endroit propice, elle fit descendre Elya en rase-mottes au-dessus d’une zone dégagée. À ce qu’elle estima être le bon moment, la princesse se dégagea du harnais pour la deuxième fois de l’après-midi. Elle se rejeta en arrière, déchaussa ses étriers et, d’une pirouette, se retrouva à plat ventre sur le dos du dragon, dont elle se laissa descendre dans le même élan. Elle heurta le sol glacé et roula aussitôt sur elle-même pour amortir le choc. Dès qu’elle sentit qu’elle avait cessé de glisser, elle se releva, la Confiance du Roi au poing. Elle se débarrassa du premier ennemi en lui sectionnant une jambe à hauteur du genou. Il s’écroula en hurlant, et son sang éclaboussa la glace. Elle toucha le suivant d’un coup de taille à la poitrine. Le troisième, elle le frappa un peu au hasard, avec le plat de son épée, et lui brisa le poignet au lieu de le trancher. Alors que les soldats reculaient pour la jauger, elle assura son équilibre. Elle agrippa la Confiance du Roi à deux mains, et se campa solidement sur ses deux jambes. La fureur qu’elle avait connue en tant que Maeben sur terre monta en elle. Cela ne s’était pas produit depuis longtemps, mais le courroux terrifiant de la déesse incendia de nouveau ses veines. Elle eut vaguement conscience que, plus tard, elle se remémorerait avec horreur ce qu’elle était sur le point de faire, mais à cet instant cela n’avait aucune importance. Elle avait un but en ce monde, et la lame qu’elle tenait était l’instrument avec lequel elle l’atteindrait. Elle dévia un jet de lance tenté par un couard et s’élança vers l’insensé. Ensuite, tout devint extrêmement sanglant. Quand Elya réapparut, quelques minutes plus tard seulement, Mena se trouvait seule au centre d’un cercle de désolation rouge. Le sang gouttait de son épée. Les soldats autour d’elle trébuchaient sur les corps qu’elle avait taillés en pièces. Elya fit un passage bas en poussant un sifflement d’une férocité telle que les ennemis tombèrent à genoux sur la glace en l’entendant. Mena remit la Confiance du Roi dans son fourreau et rattrapa le dragon en courant. Elle bondit juste à temps pour refermer ses doigts sur un étrier. Elle s’y cramponna et ses bras semblèrent vouloir se déloger de ses épaules, tandis qu’Elya remontait brusquement dans les airs. Un frékete se lança à leur poursuite. Le dragon aida Mena à se hisser sur son dos, tout en esquivant les attaques avec la rapidité d’une alouette, se jouant des lances et des flèches dont elle était la cible avec une aisance qui fit sourire la jeune femme. Pressée contre le plumage au parfum citronné de la créature, les bras douloureux et les pieds cherchant les étriers, alors qu’elle fendait les airs au-dessus de deux armées en pleine bataille, Mena partit d’un rire de folle. La joie du combat. Une euphorie éphémère, mais à cet instant il n’y avait rien de comparable au monde. La princesse rit si fort qu’elle en pleura. Rires et larmes se mêlèrent au point qu’elle ne put dissocier les émotions qui la déchiraient. La joie du combat. La honte du combat. Les deux lui appartenaient. Il en serait toujours ainsi. CHAPITRE QUARANTE-HUIT LA DEUXIÈME ARRIVÉE DE DARIEL À AVINA FUT sensiblement différente de la première. Cette fois, il arpenta les larges artères de la cité en compagnie d’une escorte. Mór marchait devant lui, Birké et Anira de chaque côté. D’autres membres du groupe de la Sheeven Lek renforçaient cette escorte, et des Êtres qui les attendaient à l’entrée de la ville étaient venus grossir encore leurs rangs. Dariel tenait Bashar et Cashen en laisse, surexcités par toute cette agitation. Les chiots, qui avaient bien grandi mais qui gardaient encore leurs grosses pattes et leur allure pataude, gambadaient devant lui. Et contrairement à la première fois, Dariel n’était chargé d’aucun lien. Il n’était plus ce prisonnier que sire Neen avait livré aux Auldeks en guise de cadeau, ni celui que Tunnel avait coincé sous un de ses bras épais. Sa bouche était libre de tout bâillon. Au lieu d’ecchymoses et d’une lèvre gonflée, il arborait un visage tacheté des tatouages du clan de Shivith. Une rune était visible au milieu de son front, telle une déclaration muette que tous pouvaient lire. Et nombreux étaient ceux qui souhaitaient la voir. La foule qu’ils fendaient devenait de plus en plus dense à mesure de leur progression. Les gens affluaient de partout dans les rues pour l’apercevoir. Tous conservaient néanmoins un calme presque irréel. Les signes d’appartenance étaient encore plus remarquables qu’à l’accoutumée, car beaucoup étaient regroupés selon leur clan. Là où Dariel s’était habitué à voir les Êtres sous l’apparence d’une mosaïque d’individus, se distinguant soit par leurs défenses de sanglier, soit par des tatouages spécifiques, ou encore par des moustaches félines en métal ou un teint anormalement pâle, ici ils semblaient avoir décidé de se retrouver selon leur couleur de peau ou les altérations de leurs visages. Ils passèrent devant des bandes de Wrathics pareils à des loups, qui tous paraissaient de la même famille que Birké. Un groupe de Fru Nithexek les regarda fixement, avec des yeux curieusement plus ronds qu’auparavant et qui ne cillaient jamais. Pendant quelque temps, plusieurs jeunes Shiviths trottèrent dans un sens puis dans l’autre à leurs côtés. Ils s’interpellaient avec étonnement et criaient que Rhuin Fá était un membre de leur clan. Rhuin Fá était un Shivith ! Leurs voix étaient stridentes dans le silence relatif et ils furent bientôt sommés par les autres de se taire, avant de se disperser et de disparaître. À un carrefour, Dariel et sa suite durent littéralement plonger dans une mer de visages d’oiseaux bleu clair, tous hypnotisés par la vue du prince. Il n’aurait pu dire si leur expression était celle d’une simple curiosité, de l’hostilité ou quelque chose entre les deux. Il fut reconnaissant à Mór d’imposer une allure énergique à leur groupe. Quand ils entrèrent dans une avenue bordée de statues énormes représentant des créatures étranges, il sut qu’ils étaient arrivés à destination. Ils franchirent des colonnades peintes, gravirent un escalier en pierre et entrèrent dans la gueule béante qui les plongea un moment dans la pénombre. Exactement comme la première fois, songea Dariel. C’est exactement comme la première fois. À ceci près que cela ne pouvait pas l’être ! Auparavant, il n’avait eu aucune maîtrise de son destin. Il n’avait pas même eu de voix. Aujourd’hui il disposait des deux, et il était de sa responsabilité d’en faire usage pour le bien de tous dans cette salle, ses premiers partisans comme ceux qui croyaient déjà le haïr. Sans être encore certain de la manière dont il allait y parvenir, il éprouvait cependant une détermination plus claire. Il fit en sorte que, alors qu’il avançait dans la salle à la haute voûte, son visage n’affiche qu’une calme assurance. Ils s’arrêtèrent au bord d’un grand rectangle de lumière qui tombait d’une lucarne. Une foule d’Êtres occupaient les ombres, plus qu’il n’en pouvait compter ou seulement apercevoir. Il savait qu’ils avaient été séparés selon leur affiliation à un clan. C’était une exigence de Dukish, du clan d’Anet. C’était lui qui contrôlait cette partie de la ville, lui qui avait autorisé cette réunion et qui fondait sa puissance sur la division des autres. Dariel s’efforçait d’identifier les différents groupes quand une silhouette imposante se détacha de la masse. Un colosse marcha droit sur lui, un sourire insane au visage, que ses défenses agrandissaient encore. — Rhuin Fá ! Le voilà enfin ! Il écrasa Dariel dans une étreinte qui décolla du sol les pieds du prince, et tourna sur lui-même sans le lâcher, pour faire en sorte que tout le monde entende et voie que Rhuin Fá était arrivé. — Bonjour, Tunnel, réussit à articuler Dariel. Moi aussi, cela me fait plaisir de te revoir. — C’est bien que tu sois toujours en vie, déclara le géant quand il eut reposé son ami au sol. J’aime cela aussi. Oui, c’est bien, ajouta-t-il en lui touchant le front d’un doigt. Mais qu’est-ce que c’est ? Des chiens chasseurs de félins ? Si Bashar et Cashen trouvèrent quoi que ce soit de bizarre à l’aspect physique de Tunnel, ils n’en montrèrent rien. Ils sautèrent et posèrent leurs pattes sur sa poitrine et ses bras quand il se baissa pour les accueillir. Il éclata de rire sous leurs coups de langue. — Des chasseurs comme moi, expliqua-t-il. Ils devraient me craindre, mais… Il se redressa et essuya son visage avec un morceau de tissu avant de saluer les autres. Il serra longuement Anira contre lui, mais n’offrit qu’une brève accolade à Mór. Il savait probablement que celle-ci n’était pas encline aux effusions. Birké se saisit des laisses des chiens et annonça qu’il les emmenait au fond de la salle, où il veillerait sur eux. Dariel les vit s’éloigner à contrecœur. Pendant tout cet échange, Mór n’avait pas cessé de scruter la foule. Elle avait adressé quelques petits signes amicaux à certains, et en avait toisé d’autres d’un air glacial. — Où est Skylene ? Tunnel se rembrunit. — Elle a été blessée. Une flèche l’a atteinte à la poitrine. — Non ! s’exclama Dariel. Elle va bien ? — Elle est mal en point. — Où se trouve-t-elle ? interrogea Mór. — En sécurité, au moins pour le moment. Nous vous mènerons tous les deux à elle, après la réunion. Elle t’a réclamée, mais elle ne voulait pas que tu sois mise au courant plus tôt. Elle ne voulait rien changer, ni que tu te sentes obligée de… Tu sais comment elle est. Aussi entêtée que toi, Mór, mais avec juste un peu plus de recul. Mór se tourna vers le contingent d’Anets et d’Antoks rassemblés à côté d’eux. Elle gardait ses émotions sous le boisseau, mais Dariel nota la subtile raideur de sa nuque dans le mouvement de tête. — Qui lui a tiré dessus ? — Ce ne sont pas eux, dit Tunnel. Ce sont les Ligueurs. Ils… Le timbre profond d’une cloche résonna dans la salle, interrompant Tunnel. Les longues notes invitaient à l’ouverture de la session. Chaque clan dépêcha une poignée de représentants dans l’espace central éclairé. Pendant qu’ils s’approchaient, Anira murmura quelques noms à l’oreille de Dariel. Il connaissait ces identités avant même qu’elle les lui révèle, mais il aurait été bien en peine d’expliquer comment. Plez, du clan de Kern. Randale, des Wrathics. Than, au comportement sauvage, du clan de Lvin… Chaque nom, il le connaissait avant qu’elle le prononce. Comment cela se pouvait-il ? Il en avait peut-être déjà entendu certains, mais à cet instant il était capable de les associer aux visages. Il savait même des choses sur chacun d’eux que personne ne lui avait jamais racontées, il l’aurait juré. Il n’eut pas le temps de réfléchir à cette énigme. Parlant au nom des Êtres Libres, Mór s’avança, suivie comme son ombre du gigantesque Tunnel, en protecteur inébranlable. Anira se glissa auprès de Dariel. Elle lui prit le poignet et le força à sortir de l’ombre, lui aussi. Plus que jamais, il sentait les centaines de regards rivés sur lui. Ce fut un Anet qui parla le premier. Il ramassa une boucle de métal ressemblant à une corne de chèvre qui avait été déposée sur la petite table devant lui. La brandissant, il déclara la réunion ouverte. Ce n’était pas Dukish, mais un de ses lieutenants, Dariel le sut insantanément. Dukish lui-même se fit apporter un siège. Il s’assit alors que les autres restaient debout et, jambes croisées, tête inclinée sur le côté, il fixa vaguement un point éloigné de la salle. Il n’avait pas encore regardé Dariel, et ne donnait pas l’impression d’en avoir l’intention. Mais en l’observant, le prince acacian découvrit qu’il savait beaucoup de choses sur son compte. Beaucoup trop de choses. Le porte-parole des Anets déclara qu’ils étaient tous réunis ici grâce à la générosité de son clan. Il rappela aux participants que les armes n’étaient pas autorisées dans cette enceinte. Quiconque en portait une devait quitter immédiatement la salle, à défaut de quoi il risquait la disgrâce et l’exil pour avoir violé la règle cardinale qui présidait à ce rassemblement. Du fond de la pénombre, quelqu’un lui lança une injure, mais l’orateur brandit le cor au-dessus de sa tête. — Le cor est la voix ! s’écria-t-il. Seul celui qui le tient parle ! Un murmure de désapprobation se fit entendre, mais personne ne remit en cause la tradition. Toutefois, lorsque le public estima que le clan d’Anet avait monopolisé la parole pendant beaucoup trop longtemps, qui plus est uniquement pour justifier les actions sanglantes entreprises pour « sécuriser » la cité, l’homme se laissa prendre l’instrument, et un autre s’avança pour s’exprimer. Les Êtres Libres ayant été écartés de tout clan particulier, ils devaient être les derniers à recevoir le cor. Dariel aurait pu trouver cette attente interminable s’il n’avait expérimenté un phénomène extraordinaire à chaque instant de cette réunion. Plus le temps passait, et plus l’impression se renforçait qu’il connaissait un grand nombre de ces gens. Il ne les jaugeait pas uniquement à leurs propos et à leur attitude. Il se remémorait d’autres détails qui les concernaient. Lorsque Than prit la parole, il traita Dukish de tyran qui devrait être traîné devant la justice pour tous les assassinats qu’il avait provoqués. Il tint ce discours sur un ton enflammé par la passion, digne d’un lion, mais… il ne dit pas combien il avait été mortifié de ne pas avoir été convié à accompagner ses maîtres auldeks dans leur expédition guerrière. Dariel se souvint que cet homme lui avait confessé la blessure d’amour-propre que lui avait causée ce refus. Il détecta cette émotion derrière chacun de ses gestes, mais il sut aussi que personne d’autre que lui ne la percevait. Randale, du clan de Wrathic, leur rappela que l’Ushen Brae était une contrée assez vaste pour être colonisée, et que les clans pouvaient se séparer et s’attribuer des territoires indépendants. Dans un premier temps, il pensait judicieux que tous se partagent équitablement les ressources et les richesses d’Avina. En l’écoutant parler ainsi, Dariel se rappela aussi une autre version du même personnage, qui avait expliqué avec calme combien il rêvait d’aller dans le Rath Batatt seulement pour parcourir les montagnes comme le loup à qui il avait emprunté la forme de ses longs crocs. Plez, du clan de Kern, tut ce qui la troublait le plus : le fait qu’avec la disparition des Lothans, ils n’avaient plus aucun moyen d’opérer les modifications d’appartenance à tous les gens qui débarqueraient. Qu’arriverait-il quand la prochaine génération de Kerns n’aurait plus la peau bleue ni l’appendice en forme de bec qui prolongeait leur nez ? Y aurait-il seulement une autre génération de Kerns ? Quant à Maren, qui parlait au nom des Kulish Kra, elle n’admit pas qu’elle pensait surtout à son amant, un Antok contraint de la quitter sous la pression de son clan. Il y avait tant de non-dits derrière chaque mot des intervenants, tant de peurs et d’espoirs refoulés, de pensées nobles et parfois perverties ! Daniel avait du mal à y voir clair dans ce bombardement d’informations qui le submergeaient au-delà de tout ce qu’il avait pu connaître jusqu’alors. Il reçut ce déferlement sauvage en s’évertuant à conserver un calme de façade. Avec autant de regards braqués sur lui, il ne pouvait montrer la moindre incertitude. Ce qui était en train de se produire avait une grande importance et justifiait sa présence parmi eux. Pendant son intervention, chacun des chefs de clan mentionna Dariel, d’une façon ou d’une autre. Certains firent son éloge. Randale insista pour entendre ce qu’il avait à dire. D’autres exprimèrent des doutes quant à sa démarche. Than s’interrogea sur ses tatouages shiviths, et douta qu’il vînt réellement des Anciennes Contrées. Quelques-uns le traitèrent même d’imposteur. Quel heureux hasard que Rhuin Fá se soit manifesté juste après le départ des Auldeks ! ironisa la délégation antok. S’il était Rhuin Fá, pourquoi n’était-il pas intervenu durant toutes ces années où les Auldeks les avaient tous maintenus en esclavage ? Une bonne question, dut reconnaître Dariel. Il n’était pas certain de pouvoir y répondre. Et que penser du fait que Rhuin Fá était l’héritier de la dynastie qui les avait vendus pendant des générations ? demanda le porte-parole du clan d’Anet. N’était-il pas envisageable que cet inconnu non seulement leur mente, mais aussi qu’il essaie d’utiliser leur propre légende contre eux ? Et pourquoi devraient-ils refuser la main que la Ligue leur tendait ? C’était la Ligue des Vaisseaux, après tout, qui avait déclenché la succession d’événements ayant abouti à l’anéantissement du Lothan Aklun et au départ des Auldeks à la guerre. Rien de tout cela n’était faux, Dariel devait en convenir, et pourtant rien de tout cela n’était totalement vrai non plus. Quand enfin le cor échut à Mór, l’Anet qui le lui tendit se comporta de façon à lui faire clairement comprendre que c’était là une simple tolérance. Combien de personnes représentait-elle ? Qui étaient les Êtres Libres, maintenant que tout avait changé ? Des vieillards et des infirmes, qui vivaient reclus dans les régions sauvages du pays ? — Tu n’as pas le droit à la parole, ici, dit-il. Mór lui arracha le cor des mains. — Vraiment ? Avec quoi crois-tu que je m’exprime, alors ? C’est bien ma voix, et les Êtres Libres parlent pour vous tous, même si vous n’êtes pas assez sages pour le comprendre. Qui d’autre que nous a entretenu le rêve de liberté et d’unité pendant toutes ces années ? Vous commettez une erreur en nous abandonnant maintenant. Yoen et les anciens… Than s’approcha d’elle. Il posa la main sur le cor, sans se soucier du regard menaçant que Tunnel dardait sur lui. Il ne chercha pas à lui prendre de force l’instrument, il le tint simplement avec elle, pendant un moment. — Nous savons ce que tu penses, déclara-t-il. Nous avons tous entendu tes discours, et assez souvent pour te les réciter en retour. Ce que je veux entendre, c’est ce qu’il a à dire, lui. Il pointa l’index de sa main libre sur Dariel. À en croire la clameur qui salua son geste, toute la salle attendait la même chose. — Auparavant, dit Mór en se retournant pour regarder le prince, vous devez savoir que moi non plus, je ne voulais pas lui accorder ma confiance. Je l’ai détesté dès que je l’ai vu. Je voulais qu’il échoue et qu’il se révèle n’être qu’un autre Akaran sournois. Mais je me trompais. Dariel a combattu avec nous. Sans lui, nous n’aurions jamais détruit le Mangeur d’mes. La Ligue le posséderait maintenant, à la place du Lothan Aklun. Le Veilleur, Nâ Gâmen, l’a reconnu, accueilli, et il a mis son âme en lui. Entendez ce que je dis, et pensez à ce que cela signifie. J’ai fini par acquérir la conviction que Dariel Akaran peut nous aider à nous sauver de la Ligue. Écoutez-le avec attention. Mór retira le cor de la main de Than et le tendit à Dariel. Il s’avança et prit l’instrument en la regardant au fond des yeux. Par le Dispensateur, elle était si belle ! Il s’était résigné au fait qu’elle aimait une autre femme et qu’elle ne répondrait jamais à son désir pour elle, mais il la trouverait toujours ravissante. Il n’avait pas soupçonné cette chaleur qui l’envahit quand il l’entendit affirmer qu’elle lui faisait confiance, mais la sensation fut si intense qu’il détourna les yeux et regarda la foule pour se donner une contenance. Celle-ci avait les yeux braqués sur lui, dans l’expectative. Le cor dans sa main était lourd, fait d’un métal épais, tiédi par toutes les mains qui l’avaient tenu ces dernières heures. Les mains de tous ces gens, avec toutes les choses dont ils avaient parlé, et toutes celles qu’ils avaient gardées dans le secret de leurs pensées… Il le savait mieux que quiconque : jusqu’à présent, cette réunion n’avait été que la démonstration d’une immense division. Jamais ils ne seraient capables de voter pour quoi que ce soit, et encore moins de sortir d’ici avec un accord général qui profiterait à tous. À moins que… — Vous connaissez mon nom, commença-t-il d’une voix qui n’était pas assez forte, et qu’il haussa immédiatement. Mais il est préférable que je me présente moi-même. Je suis Dariel Akaran, quatrième enfant de Leodan Akaran, qui fut le vingt et unième souverain d’Acacia. Je porte au front cette marque qui signifie Rhuin Fá, mais je ne répondrai à ce nom que si vous décidez qu’il est le mien. Je veux vous expliquer… Le porte-parole antok l’interrompit : — Comment se fait-il que tu parles l’auldek ? Si tu venais du pays des Akarans, tu ne le parlerais pas aussi parfaitement, comme si c’était ta langue natale. — Je le parle ainsi parce que je devais le parler ainsi. Parce que j’étais destiné à venir devant vous aujourd’hui, et à vous dire ce que je vais vous dire. Je parlais à peine quelques mots de cette langue avant mon arrivée ici, mais je ne suis pas le même homme que celui qui a débarqué dans l’Ushen Brae. Je porte ce visage, à présent. Et cette marque. Je parle cette langue, et le cœur derrière toutes ces choses a trouvé le sens qui lui échappait jusqu’alors. Dukish murmura quelque chose à son lieutenant. L’homme s’avança et tendit la main pour reprendre le cor. Dariel l’esquiva et brandit l’instrument hors de sa portée. — Vous voulez m’entendre ? Alors laissez-moi parler. Écoutez ! Quand il eut l’assurance d’avoir obtenu l’attention de tous, il reprit son discours. Il reconnut être né dans le palais d’Acacia. Il avait vécu une enfance privilégiée, au milieu des servantes, des nounous et des gardes, avec un père qu’il aimait et auprès de son frère et de ses sœurs. — Pour la plupart d’entre vous, les choses étaient comparables, n’est-ce pas ? Du moins en ce qui concerne les parents et les frères et sœurs que vous aimiez, ainsi qu’un lieu que vous considériez comme votre foyer. Je sais que chacun d’entre vous a été privé de tout cela. Je sais maintenant que c’est ma famille qui vous a vendus, et je sais quel crime horrible ce fut. Je ne le savais pas, alors. À l’époque où vous étiez des enfants, j’en étais un, moi aussi. Et quand vous avez découvert ce que la vie vous réservait ici, de mon côté je traversais bien des épreuves. Je ne prétendrai pas qu’elles ont été aussi dures que les vôtres, mais écoutez-moi. Il se rendait compte qu’il parlait déjà trop, et que certains commençaient à se désintéresser de ses propos, mais il tenait à ce qu’ils le connaissent. Qu’avait-il d’autre à sa disposition que les mots ? Plus ils entendraient sa voix et mieux ils la reconnaîtraient. Il décrivit la première invasion, lors de son enfance, quand Hanish Mein et ses alliés numreks avaient déferlé des terres du Nord. Il expliqua la trahison de l’homme censé le protéger, et comment un géant du nom de Val était devenu un second père pour lui. Il raconta sa vie de pirate et sa guerre contre la Ligue, la façon dont il avait revu son frère et ses sœurs, la mort d’Aliver et son malaise de retrouver les atours de la royauté. Il narra les années passées à chercher un sens à sa vie, en vain, dit-il, jusqu’aux événements étranges qui l’avaient conduit dans l’Ushen Brae, amené à rencontrer Tunnel, et qui lui avaient valu les estafilades laissées par les griffes de Mór sur sa joue. Il conclut en relatant sa rencontre avec Nâ Gâmen le Veilleur, qui lui avait dévoilé des siècles d’histoire et l’avait marqué de la rune qu’il portait maintenant au front. — Voilà qui je suis, dit-il, et tel est le périple qui a guidé mes pas jusqu’ici. Mais rien de tout cela n’a d’importance si je ne peux pas vous aider à édifier la meilleure nation possible dans l’Ushen Brae. C’est l’appel intérieur que j’attendais, sans savoir comment le trouver. Je me suis toujours demandé quel sens il y avait à naître dans le luxe pour ensuite le perdre. À avoir une famille et à la perdre. À avoir un pays et en être arraché. Aujourd’hui, je sais. Ce sont les étapes de la vie qui m’ont mené ici, auprès de vous. Et maintenant, je sais qu’aucune d’elles n’a été fortuite. Si c’était à refaire, je n’y changerais pas un iota ; encore moins en sachant que tout cela devait me faire arriver ici, devant vous, en ce jour et en ce lieu. Il laissa son regard errer sur tous ces visages, dans le silence. Il ne s’arrêtait pas aux chefs de clan, il englobait la foule derrière eux. Ses yeux allaient d’un visage à l’autre, et des détails de la vie de ces gens lui venaient à l’esprit chaque fois que leurs regards se croisaient. C’est alors qu’il comprit pourquoi il savait tant de choses sur eux. Il avait rêvé d’eux. Ces rêves dans lesquels il avait parlé au peuple de l’Ushen Brae n’étaient pas de simples rêves. Ils s’étaient réellement produits. Il le savait, et il s’efforça de le leur transmettre par le regard. Peut-être en avaient-ils déjà conscience, car ils gardèrent le silence, dans l’attente de ce qu’il allait encore dire. — Maintenant que je suis ici, j’ai une chose à faire, sinon ma vie n’aura aucune valeur. Voici donc ce que je demande : l’unité parmi nous. Le temps est venu d’oublier le rêve que vous avez partagé d’être des Êtres Libres. L’heure n’est plus à s’arrêter à nos différences. C’est de la folie de croire que le cœur et l’âme des membres du clan de Kern sont différents de ceux des Wrathics. Savez-vous à quel point c’est de la folie ? Dans mon pays – je veux dire dans le Monde Connu –, dans notre pays, au-delà des mers, là-bas, nous sommes divisés. Vous le savez, n’est-ce pas ? Nous ne sommes pas une seule nation qui agit de façon unie, qui vous a envoyés ici d’un commun accord. Là-bas, nous nous battons entre nous. Nous le faisons depuis des siècles. Nous voyons la différence partout. Nous voyons des excuses pour exclure, réprimer, exploiter, supprimer. Nous avons toujours été ainsi. » Je me souviens de mon arrivée à Falik, pour la première fois. Non que je n’eusse jamais vu de Balbaras auparavant, mais me retrouver au milieu d’eux a touché mon cœur, mes yeux et mes oreilles. Partout, des peaux noires. Connaissez-vous les Balbaras ? Leur peau est si sombre que, de près, elle semble être la seule couleur possible pour la peau. Comparé à elle, le brun clair de la mienne était embarrassant. Et qu’en est-il, alors, de ce papier fin qu’est la peau des Meins ? Qu’en est-il de la taille réduite des Vumuans ? Des cheveux roux et des taches de rousseur des Aushéniens ? Dans le Monde Connu, nous voyons toutes ces différences. Et en les voyant, nous en avons peur. Quand j’étais enfant, on m’a raconté que mon peuple occupait le centre du monde, et que tout autour, noirs ou blancs, d’autres peuples existaient, qui n’avaient pas le droit de régner, puisque seul le mien le pouvait. Pour ne pas avoir peur des autres, je devais soit régner sur eux, soit les éliminer. Telle a été notre erreur. Voyez maintenant la vôtre. Il sortit du cercle des représentants de clans et marcha le long des premiers rangs de spectateurs. Devant la peau grise et les défenses des Antoks, il dit : — Vous avez tous oublié les différences ethniques qui signifient tant dans mon pays. Ici, si je regarde bien, je vois sous le gris de votre peau. Je vois les traits du Balbara en toi, Nem. L’interpellé sembla stupéfait. Dariel le dévisagea, puis ceux qui l’entouraient, comme pour s’assurer qu’ils avaient bien entendu le prince appeler l’homme par son nom. — Et en toi, Maris, je vois le sang mein. C’est là, dans la forme de ton nez, dans tes yeux clairs. Dariel se remit à marcher. Il en désigna d’autres, qu’il nomma, et leur demanda de se remémorer d’où ils venaient. Ils étaient nés dans des régions spécifiques du Monde Connu, et pourtant cela n’avait aucune importance, ici. Les Auldeks n’en avaient pas tenu compte, et les Lothans avaient ignoré ces différences quand ils les avaient répartis dans les divers clans. Le Lothan Aklun leur avait donné des caractéristiques autres, pour satisfaire aux exigences fantaisistes des Auldeks. — Et aujourd’hui, vous avez oublié ce que vous avez appris. Vos origines ne comptent pas. Pour vous, peu importe que vous soyez bethuni ou candovien, mein, talayen ou senivale. Peu importe que votre peau soit noire, brune ou blanche comme le lait. Vous avez laissé derrière vous ces détails, parce que vous vous êtes tous retrouvés unis dans l’esclavage. Pourquoi le clan dans lequel on vous a placé aurait-il de l’importance ? Il n’en a pas. Dukish veut que vous pensiez le contraire. Il veut vous apprendre à vous craindre les uns les autres. Il ne le dit pas de cette manière, il ne le sait même pas lui-même. Il dit que les Anets sont puissants, qu’ils devraient diriger. Les Antoks peuvent se partager l’Ushen Brae avec eux, prendre le contrôle et bénéficier d’un statut particulier. Mais pourquoi ce discours devrait-il vous convaincre ? Parce qu’il instille la peur en vous. À l’instant où vous commencez à envisager l’idée de posséder plus qu’un autre, vous commencez à craindre d’avoir moins que tel ou tel. C’est l’astuce que Dukish a employée avec vous. — Mensonges, gronda une voix. Ce ne sont que des mensonges. Dariel la reconnut. Il l’avait entendue dans ses rêves. — Dukish, je ne te veux aucun mal. Il dut attendre que plusieurs personnes qui s’interposaient se soient écartées pour voir le chef du clan d’Anet. — Je ne te veux aucun mal, mais tu as mis l’Ushen Brae en danger. La guerre que tu as déclenchée contre les autres clans et les accords que tu as conclus avec la Ligue sont des crimes qui maintiendront les gens en esclavage. Si tu ne cesses pas… — Qui es-tu pour parler de la sorte ? Il ne se leva pas, mais sa voix était forte et son regard plein de haine s’était enfin posé sur Dariel. — Un prince ! cracha-t-il. Sais-tu ce qu’est un prince ? C’est un enfant dans le corps d’un homme. Quelqu’un qui n’a jamais rien fait et qui pourtant tient le monde en esclavage, mais qui est trop lâche pour le reconnaître. Un prince ! Dariel fit tourner le cor dans sa main. Il le tenait toujours, mais il ne le brandit pas. — Dukish, les intentions de la Ligue envers toi ne sont pas bienveillantes. Ils veulent que nous soyons tous faibles. Ils veulent élever l’un de nous au rang de chef, parce qu’en soudoyant celui-ci, il leur sera plus facile de nous exploiter tous. C’est ainsi qu’ils procèdent depuis toujours. Ils se serviront de l’Ushen Brae autant qu’ils l’ont fait par le passé. Peut-être davantage, même, parce que vous ne serez plus des victimes. Vous ferez partie du pays au même titre qu’eux. La Ligue vous promet des esclaves fertiles. Elle veut vous les vendre. Elle veut qu’à votre tour vous réduisiez d’autres personnes en esclavage. Je peux vous offrir mieux. Quand nous aurons chassé la Ligue de l’Ushen Brae, je demanderai à mon pays de vous envoyer des colons. Imaginez cela. Des maris et des femmes qui viendront ici de leur plein gré, parce qu’ils voudront se faire une place à eux dans cette contrée. Pourquoi ne le désireraient-ils pas ? J’ai vu l’Ushen Brae. C’est un pays magnifique, un continent qui manque cruellement d’habitants pour le faire revivre, pour repeupler ses anciennes cités, pour travailler les… — Mensonges ! tonna Dukish. Il se leva si brusquement de son siège qu’il le renversa. C’était un homme trapu, au torse épais et à l’air menaçant. Il s’approcha de Dariel. — Seule la Ligue sait comment nous rendre de nouveau fertiles. Sire Lethel peut lever la malédiction que le Lothan Aklun a jetée sur nous. Toi, tu n’en es pas capable. Oui ou non ? Avant que Dariel puisse répondre, Anira intervint : — Oui. Il l’a déjà fait. Dariel la regarda sans comprendre. Elle le rejoignit et lui prit le cor de la main avant de poursuivre. — Je… Dariel, ce n’est pas ainsi que j’escomptais te le révéler. Un jour, je t’ai dit que le Veilleur m’avait montré une vision du futur et du rôle que je pourrais y jouer. Il n’a pas affirmé que ce serait forcément l’avenir tel qu’il se produirait, seulement que c’était un futur possible. Une petite volée d’oiseaux bruyants traversa la salle et explora la voûte sans cesser de piailler. Anira les observa jusqu’à ce qu’ils aient voleté dans la pénombre et disparu. Comme elle ne disait rien, Dariel la poussa à parler. — Eh bien ? Elle regarda autour d’elle et s’adressa à tous. — Toutes ces années pendant lesquelles les enfants du Quota ont été amenés dans l’Ushen Brae, aucun d’entre eux n’est jamais devenu père ou mère. C’était notre malédiction. — Nous savons tout cela ! s’impatienta Dukish. — Nous voulions que ce commerce prenne fin, mais si cela arrivait, nous savions que nous nous éteindrions. Je parle de nous, les Êtres Libres. De notre façon de vivre. De ce que nous faisions en dépit de notre captivité. Nous vieillirions, et nous finirions par mourir. Notre liberté, si nous la gagnions un jour, serait le début de notre fin. C’était ce que j’avais toujours cru. Je pense que c’est ce que nous avons tous cru. Aujourd’hui… Elle se tourna vers Dariel et le regarda. — Je sais que les choses sont différentes. Grâce à toi, Dariel Akaran. Grâce à toi et moi, et grâce à ce que nous créons. De façon vague, Dariel savait qu’elle ne faisait pas allusion au pacte entre les clans et au combat contre la Ligue, mais c’est seulement en la voyant glisser une de ses mains sur son ventre que les nuages se dissipèrent complètement et que le sens de ce qu’elle disait lui devint aussi clair que le jour. Aussi clair qu’une paume posée amoureusement sur le ventre d’une femme. — Ce ne sont que les premiers jours, dit Anira, mais une vie grandit en moi. Je le sais. Je peux la sentir. Le Veilleur Nâ Gâmen m’avait dit qu’il pourrait en être ainsi, et c’est arrivé. Je suis navrée de ne t’en avoir rien dit, Dariel, mais Nâ Gâmen m’avait expliqué que ce pouvait être ma destinée. Je porte ton enfant. Un vacarme instantané envahit la salle. Dukish jura et affirma que c’était une imposture. Tout avait été préparé, bien sûr. Un mensonge. Il savait que ce ne pouvait être qu’un mensonge, il en avait la preuve. Mais sans prêter plus d’attention à ses protestations, de nombreuses personnes, tous clans confondus, s’étaient approchées d’Anira. Certaines touchèrent son ventre. D’autres scrutèrent son visage pour tenter d’y déceler la vérité. D’autres encore lancèrent des exclamations de joie, ou des accusations de duperie. En essayant de la protéger, Tunnel se trouva pris dans un concours de coups de coude et de bourrades avec plusieurs Antoks. S’ils avaient été armés, la scène aurait tourné au massacre. Et si Mór n’avait pas saisi la main d’Anira qui tenait le cor pour le lever haut, la salle aurait sans doute sombré dans le chaos. — Du calme ! Calmez-vous ! cria-t-elle. Vous voulez vraiment réagir à l’annonce d’une nouvelle vie par ce tumulte ? Êtres Libres, reculez ! En arrière ! Cela lui prit un peu de temps, mais la foule battit peu à peu en retraite. Jugeant qu’elle maîtrisait mieux la situation, Mór adopta un ton plus posé. — Vous voyez ? La Ligue veut nous vendre quelque chose que nous pouvons obtenir librement. Il nous suffit simplement de nous unir aux semblables de Dariel. Nous avons un futur ! Un futur de liberté ! Tout ce que nous avons à faire, c’est de l’accepter. En entendant le brouhaha enthousiaste qui salua cette déclaration, Dukish se mit à beugler pour se faire entendre. — Non ! Non, non et non ! C’est lui qui nous a vendus. Son propre peuple. Maintenant que la Ligue nous a libérés, il veut que nous retombions dans l’esclavage. Je peux le prouver. Il releva le menton et lança, par-dessus la foule : — Amenez les prisonniers ! Pendant un moment, la plus grande confusion régna. Des exclamations et des questions jaillissaient du murmure qui emplissait la salle. Mór exigea de savoir ce qui se passait, mais Dukish, l’air suffisant, l’ignora et répéta son ordre. Les gens tournèrent la tête quand un groupe d’Antoks arriva par un des couloirs. Ils repoussèrent les curieux en jurant, pour se frayer un passage dans la foule. Ils entouraient quatre individus chargés de chaînes. Dans toute cette agitation, Dariel ne put apercevoir leurs visages avant que leur escorte les amène au milieu du rectangle de lumière. Les gardes à la musculature impressionnante se retirèrent, laissant au centre de l’assemblée les quatre prisonniers effrayés et abattus. Dariel les reconnut. Une seconde, il n’en crut pas ses yeux, d’autant qu’il était encore sous le choc de la révélation d’Anira. — Melio. Clytus. Geena… Quand il prononça leurs noms, ils levèrent les yeux vers lui. Ils le regardèrent fixement, sans l’identifier. Il devait être très différent du Dariel qu’ils avaient fréquenté ; un esclave du Quota parmi tant d’autres. Il voulut s’approcher d’eux, mais les hommes de Dukish s’interposèrent. — Ces prisonniers ont été capturés alors qu’ils tentaient d’entrer dans Avina, dit le chef du clan d’Anet. Mes frères les Antoks les ont arrêtés, et ensemble nous les avons fait parler. Ils sont venus à la recherche de Dariel Akaran. Ce sont des espions qui avaient pour projet de s’emparer de ce pays. — Non, dit Dariel. — Ils veulent faire de nous des esclaves, de nouveau. Ils n’apprécient pas que la Ligue souhaite conclure un partenariat avec nous. C’est pourquoi cet homme est ici, à essayer de vous tromper. Je ne sais pas comment il s’y prend. Une astuce du Lothan Aklun. Tout ce qu’il faut pour que nous restions passifs pendant qu’ils resserrent les chaînes autour de nous, une fois de plus. — Non, dit Dariel. — Non ? railla Dukish. J’ai leurs confessions écrites. Signées de leurs propres mains ! Dariel voulut se frayer un chemin jusqu’aux prisonniers, mais les hommes de Dukish le repoussèrent avec brutalité. — Jamais ils n’avoueraient cela, pour la bonne raison que c’est faux. Clytus, dis-leur la vérité. À la mention de son nom, l’homme le dévisagea avec encore plus d’intensité, mais il ne répondit pas. Dariel se rendit alors compte qu’il avait parlé en auldek. Il passa à l’acacian. — Clytus, c’est moi, Dariel. — Spratling ? — Oui, c’est moi ! N’ayez aucune inquiétude. Vous serez libres dans une minute. Je le promets. Dukish les ignora. Il continua d’argumenter son accusation fondée sur des mensonges. Dariel tendit la main vers le cor. Mór le lui donna et il le leva à bout de bras. Il sauta dans cette position, en criant, jusqu’à ce que les gens se tournent vers lui et que Dukish commence à perdre leur écoute. — Ces gens sont mes amis, reconnut Dariel. Mais s’ils sont venus ici, c’est uniquement pour me retrouver, et en aucun cas pour vous faire le moindre tort. Ne laissez pas Dukish parler à leur place. On ne peut lui faire confiance. Rien de ce qu’il a dit ici aujourd’hui n’est vrai. Dukish l’injuria, et Dariel s’adressa alors directement à lui. — Au fond de ton cœur, tu sais que ce n’est pas vrai. Tu me l’as dit. Tu m’as dit la vérité sur toi-même. — Jamais. — Tu m’as dit la manière dont tu convoitais les richesses de ton maître. Le chef des Anets s’avança. Les gens s’écartaient sur son passage. — Je n’ai jamais dit cela ! — Je ne veux pas avoir à tout révéler, mais j’ai besoin que tu parles le langage de la vérité. J’ai parlé à Dukish comme j’ai parlé à vous tous. Et vous tous, vous savez que c’est vrai. Tout comme vous m’avez livré vos secrets, il m’a livré les siens. Je sais ce que vous avez au fond du cœur, et je ne vous juge pas à cette aune. — Menteur ! — Dukish vous a caché à tous certains secrets qui lui sont très personnels. — Non ! — Bien sûr que si. On lui a fait des choses qui… — Non ! Dariel agita l’instrument en l’air. — Je tiens le cor. Tais-toi pendant que je parle ! On lui a fait des choses qui n’auraient jamais dû se produire. Tu sais à quoi je fais allusion, n’est-ce pas ? Le chef de clan ouvrit la bouche pour répondre, mais Tunnel s’avança vers lui comme s’il avait la ferme intention de le frapper au premier mot prononcé. D’autres Anets jouèrent du coude pour se rapprocher. Ils bousculèrent Dukish, qui faillit perdre l’équilibre. — Réfléchis à ce que tu m’as avoué, déclara Dariel. Il le regarda au fond des yeux. Il n’avait réellement aucune envie de dire ce qu’il s’apprêtait à dire. C’était cruel. Ce serait blessant. Il ne lui paraissait pas juste de ruiner l’assurance d’un homme en public. Il pouvait révéler que son maître avait violé Dukish depuis ses premiers jours à Avina. Il abusait de lui sur un balcon d’où l’on avait une vue superbe de la ville. Il lui posait la tête et les épaules sur la balustrade, et il prenait plaisir à la peur de Dukish d’être jeté dans le vide à tout moment. Dariel pouvait dire que c’était là, face à la cité, pendant que son maître le violentait, que Dukish avait appris la peur et la haine, et que c’était à cause de ces horreurs subies qu’il avait commencé à rêver de ce qu’il infligerait aux autres si un jour il accédait au pouvoir. Il n’est pas né foncièrement mauvais, pouvait dire Dariel. Il est né faible, mesquin, apeuré. C’est pourquoi il a commis ces actes, récemment. Non parce qu’il est fort, mais parce qu’il est faible. Je suis désolé, Dukish, de dire cela de toi. Je n’en tire aucune satisfaction. Il pouvait dire toutes ces choses, et tout le monde les croirait parce qu’elles étaient vraies. Mais il ne souhaitait pas faire preuve d’une telle cruauté. — Reconnais devant moi que je sais toute la vérité sur toi. Fais simplement cela et je ne dirai rien de plus, ni maintenant ni jamais. — Tu peux dire ce que tu veux, gronda Dukish en se rapprochant jusqu’à se trouver face à lui. Personne ne s’en souviendra. J’y veillerai. Soudain, sa main laissa voir le couteau qu’elle tenait. Le chef des Anets était si près et les gens étaient si serrés autour d’eux qu’il n’eut plus qu’à frapper. La lame s’enfonça jusqu’à la garde dans le ventre de Dariel avant qu’il puisse réagir. Il ne laissa échapper qu’un hoquet, tant la douleur fut terrible. Dukish le tenait sur son couteau, et sa bouche était déformée par un rictus de haine que Dariel contempla pendant encore quelques secondes. Puis le monde sombra dans les ténèbres. * * * Cette fois, à peine fut-il arraché à la vie qu’il y fut projeté de nouveau. Quand il fut capable de voir, il découvrit une salle en pleine ébullition. Des mains le maintenaient debout et l’éloignaient du cœur du tumulte. La douleur au centre de son corps était insupportable. Le couteau y était toujours planté. Son manche saillait de son ventre, et la pointe de sa lame déclenchait des vagues atroces de souffrance au moindre mouvement. Il ne voulait rien plus que se recroqueviller sur l’arme, l’envelopper complètement avec son corps, et ne plus se soucier de rien d’autre. Au lieu de quoi, il leva les yeux pour voir ce qui se passait. Non… songea-t-il. Non. Dukish et ses Anets se battaient furieusement avec Tunnel, Mór et beaucoup d’autres. C’était une mêlée de coups de poings, de coudes et de griffes. Tunnel se frayait un passage vers le chef de clan en se servant de son front pour écraser le visage de quiconque se mettait en travers de son chemin. Dukish se démenait comme un fauve acculé, une expression de folie sur le visage, en criant la même chose encore et encore. Les Lvins convergeaient sur eux. Than creva les yeux d’un Anet avec ses griffes. Mór réussit à enfoncer ses ongles dans la joue de Dukish avant qu’il ne la repousse violemment. Elle voulait le tailler en pièces tout autant que lui voulait survivre. Rassemblant toutes ses forces, Dariel leva les deux bras en l’air. Le geste fut si douloureux que sa vision se brouilla. Il tenait ses bras droits, raides et tremblants, paumes ouvertes pour que tous les voient. — Non ! Arrêtez ! Ce n’était pas un cri très puissant, mais certains l’entendirent. Ses partisans, d’abord. Le visage d’Anira apparut dans son champ de vision, à côté de lui. Ceux qui l’entouraient se retournèrent, puis d’autres, alertés par les exclamations des premiers. De plus en plus de regards se fixèrent sur lui. Le groupe de combattants mit un peu plus de temps à réagir, mais même Dukish perçut le silence qui se répandait. Il se figea avec les bras rejetés en arrière pour frapper Tunnel qui était enfin arrivé devant lui. Il imita les autres et porta son attention sur Dariel. Et il resta bouche bée. Tous avaient plus ou moins la même attitude. Tous virent Dariel écarter les mains secourables, pour se tenir debout sans l’aide de personne. Je vais bien, pensa-t-il, mais ce n’était pas l’exacte vérité. Une partie de lui-même venait de s’éteindre. Une partie de son âme et de celle de Nâ Gâmen suintait de sa personne alors même qu’il se tenait là. Il baissa les bras et saisit le manche du couteau à deux mains. Il resta ainsi le temps de quelques respirations, et il tira. Il eut la sensation de déchirer un morceau de sa colonne vertébrale, comme si l’arme faisait partie intégrante de son corps et refusait d’en être détachée. Puis la lame vint. Il la sortit de son ventre avec un grand cri. Un flot de sang jaillit. Le couteau claqua en tombant au sol. Il laissa pendre ses mains et resta là, vacillant et tremblant. Je vais bien, se répéta-t-il. Puis il se souvint qu’il avait besoin de le dire à voix haute. — Je vais bien. Pour le prouver, il ôta sa chemise ensanglantée. Il en fit un tampon et s’en servit pour essuyer son torse. Il ne réussit pas à ôter tout le sang, mais il était clair que la blessure qui aurait dû lui être fatale n’était déjà plus qu’une zébrure de peau enflammée. Tout le monde le regardait avec stupéfaction. Le silence vibra dans l’air pendant un très long moment, jusqu’à ce que Tunnel prononce son nom. Pas Dariel Akaran. Son nouveau nom. Le seul qu’ils pouvaient vraiment lui donner. La voix de Tunnel le dit, et une autre le répéta. Beaucoup d’autres le reprirent. Le torse nu et maculé de sang, Dariel se tenait immobile au centre d’une salle emplie des esclaves libérés de l’Ushen Brae, tandis qu’ils acclamaient Rhuin Fá. CHAPITRE QUARANTE-NEUF UN JOUR. APRÈS QU’ALIVER AVAIT PARLÉ À SA SŒUR de ce que sire Dagon lui avait écrit, ils étaient tous deux convenus de s’accorder un jour. Corinn avait découvert les conséquences de la propagation du nectar qu’elle avait sciemment orchestrée, et ses actes prenaient soudain à ses yeux une telle dimension d’atrocité qu’elle ne pouvait en voir le fond. Pas plus qu’elle n’intégrait la nouvelle de sa mort imminente et de celle d’Aliver. Tout cela était trop énorme. Elle aurait voulu s’effondrer et se laisser écraser misérablement par le poids de sa culpabilité. Elle aurait voulu reprendre son couteau et écourter sa vie. C’est seulement sur l’insistance de son frère et grâce aux murmures apaisants d’Hanish qu’elle avait accepté de mettre de côté cette insanité du monde pendant un jour, le dernier qu’ils passeraient avec ceux qu’ils aimaient. Depuis le milieu de la matinée, pendant un après-midi et toute une soirée, puis durant les heures sombres de la nuit et jusqu’au lever de soleil suivant. C’était le laps de temps durant lequel Corinn et Aliver laisseraient le monde les attendre. Ils le passèrent ensemble, avec leurs enfants. Pour Corinn, ce fut l’équivalent d’une existence entière. Pendant le peu de temps qu’il lui restait à vivre, elle chérirait le souvenir de cette seule journée. Notamment le moment où elle abaissa le châle pour découvrir son menton : elle répugnait à le faire, et elle n’y consentit qu’à la demande très ferme d’Aaden. Elle épia le moindre signe de dégoût sur son visage. Elle vit la crispation de sa mâchoire et un léger tressaillement à sa joue gauche, ainsi qu’une soudaine humidité qui fit briller ses yeux. Mais nulle trace de dégoût. — Mère, regarde cela… dit-il. Mais pourquoi ont-ils fait cela ? Il parlait comme une vieille femme pleine d’empathie. Il tendit les doigts vers elle, lui demanda la permission. Elle la lui donna d’un hochement de tête et il effleura son visage mutilé. À sa grande surprise, elle sentit la chaleur de la vie en lui, la douceur et la souplesse de sa peau. Pendant quelques secondes, elle crut presque que ce contact l’avait guérie. Puis elle remit le châle en place. Quelques jours plus tôt, elle aurait fort peu apprécié d’être attablée en face de Benabe. Elle n’aurait pas été capable de regarder Shen et de la trouver jolie, ne voyant en elle qu’une menace pour l’héritage de son fils. Elle n’aurait même pas permis à son frère d’être pleinement lui-même. Mais ce jour-là, alors qu’elle était assise avec eux et les écoutait lui raconter maintes choses, ses réactions d’« avant », qu’elle trouvait alors parfaitement adaptées à un monde impitoyable, lui apparurent soudain comme des règles écrites dans une langue étrangère. Elle ne se comprenait plus. La fausse Corinn avait baissé le masque. Elle sentait qu’elle-même, à sa manière, avait été une marionnette à la merci de ses plus bas instincts, qu’elle n’aurait jamais dû autoriser à lui dicter sa conduite. — Laisse cela pour le moment, dit Hanish. Elle s’y efforça. Ils montèrent à la Terrasse de l’Aube plus tard ce matin-là. Les enfants d’Elya y étaient, presque trop imposants déjà pour se tenir ensemble dans cet espace pourtant spacieux. Dès l’apparition de Corinn, ils parurent sentir que quelque chose n’allait pas. Ils accueillirent avec méfiance son visage à demi masqué, la reniflèrent et goûtèrent l’air de leur langue effilée. Elle les calma en leur envoyant des pensées rassurantes, quoique sombres. — Ils ne me plaisent pas autant qu’Elya, déclara Aaden avant de se tourner vers elle, l’air un peu penaud. Je suis désolé de dire cela. Ils sont incroyables, Mère, mais Elya est spéciale, elle. Je ne pense pas qu’aucun d’entre eux m’aurait sauvé de la même façon qu’elle l’a fait. Et toi ? Corinn fit passer sa paume sur la tête de l’enfant. C’était la seule réponse qu’elle souhaitait lui faire. Pourtant, lorsque Aliver et Shen bondirent dans l’air sur le dos de Kohl, Aaden s’accrocha à elle et la supplia de faire de même. Toujours porté à la compétition, Po était impatient de leur rendre ce service. Tous s’élancèrent du palais et survolèrent la cité en terrasses. Ils passèrent majestueusement au-dessus de la ville basse. Corinn repensa à ce jour où les quatre enfants Akaran avaient chevauché en compagnie de leur père. Ils étaient sortis au galop de la ville et avaient suivi la route qui serpentait dans les collines de l’île, celle-là même dont elle voyait le tracé des centaines de mètres plus bas. Cette journée avait été mémorable. Peut-être que pour ces deux enfants celle-ci le serait aussi. Elle l’espérait. Ils volèrent jusqu’au Rocher du Refuge, et là se tinrent immobiles dans le vent pour écouter Aliver faire l’éloge funèbre de Jason, son ancien précepteur, et de Leeka Alain de la Garde du Nord, le premier à avoir tué un Numrek et le seul qui ait jamais tenu tête à des sorciers au point de les faire fuir. Il remercia le précepteur pour avoir, le premier, tracé une carte du monde dans l’esprit d’Aliver, pour avoir été un tel amoureux du savoir et un gardien de l’histoire aussi respecteux. — C’est lui qui, le premier, a défié mon arrogance de jeune prince. J’aurais dû le remercier avant tout pour cela. De Leeka, il dit : — Et ici, après des années de bons et loyaux services, sa dernière action. Il est revenu auprès de nous et a prononcé les paroles qui nous ont sauvés, jusqu’à maintenant. Coulant un regard à Corinn, il ajouta : — À la fin, il a fait ce qui était important. Pour cela, nous ne l’oublierons pas. Ensuite, ils revinrent à des choses plus joyeuses. Ils plongèrent des hauteurs tels des oiseaux de mer. Ils volèrent au ras des vagues qui se creusaient à mesure que la mer se faisait plus profonde. Dans l’air qui sifflait à leurs oreilles, Aaden s’écria : — C’est merveilleux, Mère. Allons plus vite. C’est comme Mena le disait ! Corinn ne savait pas vraiment ce qu’il entendait par là, et elle ne pouvait pas le lui demander. Mais elle pouvait aller plus vite. Elle pressa Po d’agir en conséquence. * * * Et puis, beaucoup trop rapidement, la nuit vint. Ils étaient tous épuisés, ou auraient dû l’être, mais ce n’était pas ce qu’ils ressentaient. La notion de sommeil était assimilée à un gaspillage éhonté. Quand Aaden proposa qu’ils restent ensemble pendant toute la nuit, Corinn fut stupéfaite de la facilité avec laquelle le problème trouva sa solution. Bien sûr. Pourquoi dormir ? Les heures restantes n’étaient pas assez nombreuses pour qu’ils prennent le temps de fermer les yeux ! En écoutant les exclamations joyeuses des deux enfants, elle ne put s’empêcher de penser à ce jour lointain, lorsque son père leur avait proposé une bataille de boules de neige en pleine nuit. Cette nuit-là n’avait pas tenu toutes ses promesses. Celle-ci irait à son terme. Pour eux, les serviteurs allumèrent un feu au centre d’un petit amphithéâtre, sur la terrasse d’Aliver. Le ciel nocturne était clair et froid, et ils se pelotonnèrent parmi les couvertures, les coussins et les fourrures. Il y eut tant de choses à se remémorer : la forme des dents de Shen quand elle rejetait la tête en arrière en riant aux éclats. La façon dont Benabe pouvait transformer n’importe quelle phrase en une chanson juste par la musicalité qui habitait sa voix. Les histoires que Barad racontait, ce personnage étrange à regarder, mais merveilleux à écouter, plus massif qu’un arbre centenaire, avec ses yeux de pierre, qui captivait les enfants de sa voix profonde. Corinn se souviendrait toujours du réconfort qu’elle éprouva quand elle voulut faire glisser de ses cuisses la tête de son fils, parce qu’elle le croyait endormi. Au moment où elle allait s’écarter, il lui dit : — Mère, ce n’est pas fini, n’est-ce pas ? Elle était incapable de parler et il gardait les yeux clos, mais il n’avait pas besoin de la voir ou de l’entendre pour connaître sa réponse. — Tu arrangeras cela. Je sais que tu le feras. Un peu plus tard, après que le sommeil eut finalement raison des deux enfants près du feu à demi enterré, les deux monarques s’assirent côte à côte sur le banc de pierre qui faisait face au port. Ils avaient lu un autre message, de Mena celui-là, qui décrivait ce qu’elle avait l’intention de faire. Corinn essaya de la joindre mentalement, malgré la distance. Elle était si lasse qu’elle faillit réussir. Elle bondit hors de son corps et s’éleva au-dessus du palais. Elle vola, sans avoir besoin d’ailes, en direction du nord. Mais, comme la fois où elle avait recherché Dariel, elle finit par faire halte, suspendue dans les airs, sans sentir où elle devait aller ni comment entrer en contact avec sa sœur. — Mena est une guerrière. S’il y a une personne capable de contenir les Auldeks, c’est elle, dit Aliver. Il demanda à en savoir plus sur le voyage par le rêve, sur ce que l’on éprouvait quand on était une âme dissociée de son corps physique, et sur ce qu’elle connaissait de la manière dont les Auldeks gardaient en eux des vies supplémentaires. Elle pria Rhrenna d’apporter les documents que la Ligue avait fournis, et ensemble la sœur et le frère discutèrent de l’horreur fantastique de la chose. — Quelle pire forme d’esclavage pourrait-il y avoir ? commenta Aliver. Tenir en esclavage non pas les corps, mais les âmes. Corinn ne formula aucune réponse, car aucune ne lui venait à l’esprit. Comme elle désirait s’entretenir avec son frère hors de la présence d’autres hommes, elle avait prié Barad et Hanish de rester avec les autres. Privée de parole, elle s’exprima avec une plume et du parchemin, ce qui l’obligea à choisir ses mots avec soin. Je sais, écrivit-elle. J’aurais seulement aimé avoir pu la revoir, ainsi que Dariel. Je les ai envoyés si loin, tous les deux, et maintenant je n’arrive pas à comprendre pourquoi je n’ai pas voulu qu’ils restent auprès de moi et d’Aaden. Ne fais pas attendre longtemps Mena. Va aussi vite que tu le pourras. Rejoins-la. Combats à son côté. Si je le pouvais, j’irais avec toi. — Je la trouverai. Je ne sais pas si quelqu’un acceptera ce que j’ai à proposer, mais je la trouverai, ainsi que les Auldeks, et je ferai tout ce que je peux pour mettre un terme à tout cela, avant de mettre un terme à ma vie. Je ferai de même. Aliver glissa une main sur la sienne et la laissa là un long moment. Elle n’aima pas le désespoir tranquille de ce geste. Elle abrégea le contact, écrivit et lui montra la page pour qu’il lise. Je sais quoi faire. J’ai le livre. Il mit un moment à saisir toute la portée de ces deux phrases. Alors il tourna les yeux vers elle, et son regard n’était plus aussi désespéré. — Tu l’as ? Elle acquiesça, lui donna un petit coup d’épaule malicieux. Il comprit. — Bien sûr, tu l’as, dit-il. Tu n’as pas envoyé les Hérauts du Santoth vers lui. Tu les as éloignés de lui. Ma petite sœur si rusée… Les ridules qui se creusèrent au coin de ses yeux furent son seul moyen d’indiquer qu’elle souriait. Elle vit qu’Aliver les remarquait, et elle en fut heureuse. — Que vas-tu faire avec le livre ? Peux-tu le détruire ? Elle secoua la tête et écrivit : Ce n’est pas à moi de le détruire. — D’accord, ce n’est pas à toi de le détruire, dit-il après avoir pris le temps de la réflexion. Il était là avant nous, et ce pourrait être une erreur d’en priver complètement le monde. Une autre erreur. Je peux comprendre. Mais alors ? Je vais le rendre. — Le rendre à qui ? Au ver. — Je ne saisis pas. Corinn le regarda longuement, puis elle tourna son attention dans la direction de Barad endormi. Elle parut envisager de le réveiller, mais elle renonça à cette solution. Redisposant l’écritoire sur ses genoux, elle se pencha en avant pour rédiger sa réponse. Par cette attitude, elle demandait à son frère de ne pas commencer à lire avant qu’elle ait terminé. Elle écrivit un long moment, puis elle lui confia l’écritoire et alla s’accouder à la balustrade pendant qu’il lisait. Le jour où j’ai commencé l’étude du Chant, j’ai senti la protestation d’une force vivante. Dans mon esprit, elle avait la forme d’un ver géant. Parfois je l’imaginais qui jaillissait du fond de la mer, avec ses mâchoires si grandes qu’elles auraient pu se refermer sur l’île d’Acacia tout entière. Je savais qu’il était en colère contre moi, et j’ai pensé que c’était une abomination. Je sais maintenant que ce n’est pas cela. Cette créature n’a cessé de me dire de lui rendre le livre. Elle le protège. Elle vient du monde qui existait avant Élenet. Édifus a fait appel à elle pour qu’elle dévore le livre, pour qu’elle l’avale et le retienne dans ses entrailles. C’est ce qu’elle a fait. Tinhadin aurait dû laisser le livre où il était. — Comment sais-tu tout cela ? demanda Aliver quand Corinn revint auprès de lui. Elle pressa les doigts contre sa poitrine, pour indiquer qu’elle le sentait dans son cœur. Je le sais, écrivit-elle. — Comment apporteras-tu le livre au ver ? Je le trouverai. Je ne pense pas que ce soit difficile. Le ver est quelque part sous les Flots Gris. Po m’emmènera là-bas. Ils restèrent assis en silence pendant quelques instants. Elle songeait à Leeka, aux minutes qui avaient précédé sa mort. Que penses-tu que Leeka a essayé de nous dire ? Aliver secoua la tête. Il ne trouvait rien d’autre à répondre. Finalement, Corinn posa la question qu’Aaden aurait attendu d’elle. Penses-tu que cela pourrait être faux ? Aliver n’eut pas besoin de demander à quoi elle faisait allusion. — Je sais que je devrais me poser la question moi-même, mais ce n’est pas le cas. Je sens la vérité dans ces affirmations. Et je sens que je me rapproche d’un retour à l’endroit où je devrais être. Je n’en éprouve aucune crainte. De la tristesse, oui, mais… Je ne doute pas de la véracité de ce que Dagon a écrit. Moi non plus, écrivit-elle. J’espère cependant que ce n’est pas la première fois qu’il a dit la vérité. Tant de complots et de conspirations… Lui et moi avons intrigué toute notre vie. Je ne pourrais pas vivre avec cette culpabilité. Le Santoth. Le nectar. Jason, et Leeka, et Barad. Ces choses que j’ai faites à tout le monde. Je ne pourrais pas continuer de vivre avec ce fardeau, et la certitude de ma mort prochaine m’est d’une grande aide. Nous avons peu de temps et beaucoup à faire. Trouve Paddel, le négociant en vins de Prios. Fais en sorte qu’il te dise tout ce qu’il sait sur le nectar. C’est de la brume sous un autre nom, Aliver, et c’est un autre de mes crimes. Force-le à tout te dire. Aliver hocha la tête. — Je m’en occupe. Et pour les enfants d’Elya ? Ce sont des monstres, Corinn. Je sais que ce n’était pas ton intention, mais… Elle l’interrompit en recommençant à écrire. C’était bien mon intention. Ce sont des monstres, mais ce sont nos monstres. Utilise-les. Tant que je vivrai, ils nous resteront fidèles. J’ai chanté cet ordre en eux avant même qu’ils n’éclosent. — Et après ? Je ne sais pas. Après ma mort, ce sera différent, mais jusque-là tu peux avoir confiance en eux… Je ne mérite pas ce jour que nous venons de vivre. Sa plénitude. Le bonheur de parler avec toi, même de cette façon. Je ne le mérite pas. — Bien sûr que si. Corinn exhala lentement par le nez. J’ai planté les graines du mal. À présent elles ont germé, mais pas comme je l’avais imaginé. La main d’Aliver immobilisa la sienne. Il avait lu ce qu’elle était en train d’écrire. — Non. C’est le passé. Je te regarde, et je vois beaucoup de raisons de t’admirer. C’est très important pour moi que tu traites ma fille avec amour, et que tu sois aussi gentille avec Benabe. Je l’ai à peine connue, mais… quand même, c’est important pour moi. Et je le sais, la sœur que j’avais il y a encore quelques jours n’aurait vu en elles que des intruses. Seulement des proies ou des dangers qu’il lui fallait contrôler ou neutraliser. Tu n’as pas à me l’expliquer. C’est ça, être frère et sœur. Je connais ce qu’il y a de pire en toi, que cela te plaise ou non, ajouta-t-il en souriant. Mais je sais aussi que tu ne serais pas ici aujourd’hui, avec ceux qui dorment là-bas après une journée aussi merveilleuse, si l’amour que tu montres n’avait pas toujours été présent en toi. C’est pourquoi je ne peux pas t’en vouloir. La colère reviendrait à dilapider les précieux moments que nous avons encore, et elle nous affaiblirait face aux épreuves qu’il nous reste à affronter. Ces paroles étaient si douces à entendre, venant de lui. Elle resta assise sans bouger, en espérant qu’elles soient vraies. Puis elle écrivit : Tu l’as aimée ? Du menton, elle désigna Benabe qui dormait avec un bras sur Shen. — J’aurais pu. J’étais trop jeune pour savoir… Elle était très belle. Elle l’est toujours, en fait. Si nous avions plus de temps… — Oui, si nous avions plus de temps… Plus tard encore dans la nuit, Corinn s’installa à une table avec du papier, des plumes et de l’encre à portée de main. Elle avait un billet à rédiger. Hanish se tenait debout derrière elle, une main posée sur son épaule. — Tu ne lui as pas parlé du plus dur. Tu ne lui as pas dit que tu comptais attirer aussi le Santoth dans la gueule du ver. Ce ne sera pas facile. Inutile de l’inquiéter. C’est à moi de m’en occuper. Et maintenant, tais-toi, s’il te plaît. Je ne dispose que de quelques heures pour écrire à Aaden. Tu peux lire par-dessus mon épaule, mais ne dis rien. Quand elle fut assurée qu’il se tiendrait coi, elle réfléchit à ce qu’elle voulait le plus expliquer à son fils. Elle savait comment elle commencerait et comment elle finirait. La même phrase. La vérité. C’étaient tout ce qu’il y avait au milieu qui devait être correctement trié et agencé. Elle écrivit son nom, puis : Je t’aime. Durant toute la longue vie que tu as devant toi, j’espère que tu trouveras l’amour dans toutes ses variantes complexes. Et chaque fois qu’il te déconcertera, te surprendra, te blessera ou te guérira, souviens-toi de moi, parce que l’amour dont je parle inclut toutes ces facettes. Elle marqua une pause, se demanda jusqu’où elle pouvait aller dans ses révélations, et ce qu’elle ne devait pas dévoiler à son fils. Elle était chagrinée à la pensée de certaines leçons qu’elle lui avait données qu’elle réprouvait maintenant et doutait avoir jamais crues totalement justes. Elle espérait que leurs traces s’effaceraient de son cerveau avec le temps, et qu’il serait meilleur que ce qu’elle lui avait appris à être, moins apeuré, plus confiant. Il était dangereux d’être tout cela, mais il était encore plus dangereux d’être comme elle avait été. On ne peut être soi-même en dépit de sa nature profonde. Elle le savait, à présent. Elle le lui dirait. Elle lui dirait tout ce qu’elle pouvait lui dire, afin que cette lettre lui parle dans les années à venir, lorsqu’il serait plus apte à la comprendre. Elle trempa la pointe de la plume dans l’encre et continua d’écrire. * * * Le lendemain matin, Aliver et elle se rencontrèrent au lever du jour. Ils exposèrent leurs projets pour l’avenir du pays tel qu’ils avaient décidé qu’il devait être, les couchèrent sur le papier, scellèrent le tout solennellement et mirent ce document en sûreté. Ce travail les occupa sans répit jusqu’à la fin de la journée. Corinn réserva ses adieux, qui furent brefs, à ses intimes. Ce n’était pas par vanité qu’elle s’était interdit de s’adresser au peuple. Elle aurait été très fière de parler à ses sujets. Elle était toujours la même aux yeux d’Aaden, et personne d’autre n’aurait pu la blesser ou l’embarrasser. Elle n’aurait pas non plus été gênée que Barad soit sa voix pour parler au monde. Il avait une belle voix. Elle en avait toujours aimé le timbre, et le fait qu’il la lui prête de son plein gré la réconfortait profondément. Non, la raison pour laquelle elle ne fit pas d’adieux officiels était qu’elle voulait éviter les discours grandiloquents, destinés à instiller en chacun l’espoir ou l’inquiétude. Ce qu’elle avait besoin de faire, elle devait le faire seule. Et c’est ainsi qu’elle se mit en route. Enfin… presque seule. — Tu vas enfin me laisser monter ta satanée bestiole ? demanda Hanish. Il se tenait auprès d’elle pendant qu’elle effectuait les dernières vérifications sur les sangles, le harnais et les sacoches à provisions. Je ne t’en ai jamais empêché. Tu étais juste nerveux. Cela t’ennuie qu’il te voie. C’était vrai. Les yeux de Po suivaient les déplacements d’Hanish. Le dragon n’était pas doté d’une curiosité particulièrement développée, mais il semblait déceler quelque chose d’inhabituel dans la présence du Mein. Quand il le regardait, il fermait à demi un œil, puis l’autre, comme pour vérifier son acuité visuelle. Il n’y avait aucune agressivité dans cette attitude, cependant. Corinn le sentait, la créature reconnaissait en Hanish une partie de Corinn, une relation entre les deux humains et lui à travers la magie qui l’avait modelé. Elle serra tout le monde dans ses bras. Elle prit le visage de Shen entre ses mains, la contempla un long moment et, par l’intermédiaire d’Hanish et de Barad, elle assura à la fillette qu’elle n’était pour rien dans le débarquement du Santoth sur Acacia. La seule responsable de ce désastre, c’était elle, Corinn, et il ne fallait surtout pas que Shen se sente le moins du monde coupable de ce qui était arrivé. Quand elle fit ses adieux à Aaden, elle lui glissa dans les mains la lettre scellée. Elle lui recommanda de ne pas se précipiter pour l’ouvrir. Qu’il la lise quand il se sentirait prêt. Il pouvait patienter aussi longtemps qu’il le souhaiterait. Elle serra les mains d’Aliver dans les siennes et lui demanda de dire la vérité à Mena quand il l’aurait rejointe. Et que sa sœur sache qu’à la fin, au moins, Corinn avait tout fait pour être quelqu’un dont Maeben sur terre aurait été fière. Alors, avant que l’émotion la submerge, elle grimpa sur Po et ils s’élancèrent dans les airs. Elle ne regarda pas en arrière avant d’être à bonne distance. — Alors, par quoi commençons-nous ? demanda Hanish. Avant tout, nous retrouvons les Hérauts du Santoth. Qui sait les ravages qu’ils ont causés, furieux qu’ils sont maintenant qu’ils savent que Calfa Ven n’abrite pas ce qu’ils recherchent. — Et ensuite ? Ensuite, nous les détruisons. Enfin, si c’est possible. Nous remettons les choses en ordre. Hanish, les bras autour de la taille de Corinn et les lèvres tout près de son oreille, lui susurra : — D’accord. Faisons cela. CHAPITRE CINQUANTE RIALUS S’INQUIÉTAIT DE LA MORSURE DU FROID qui avait entamé la pointe de son nez et la peau de ses joues. Elle n’était pas très grave, mais il redoutait que Devoth, Sabeer ou Allek – cette nuisance d’Allek – la remarquent et l’interrogent. Pour lui, cette peau gelée qui rougissait douloureusement, puis pelait à la chaleur de sa chambre avouait toute son escapade, là, sur son visage. Il flancherait dès la première question. Où se trouvait-il lors de ce premier jour de bataille ? Comment se faisait-il que quelqu’un l’ait vu en train de s’éloigner dans la neige ? Était-ce ainsi qu’il avait eu ces brûlures dues au froid ? Avait-il sérieusement pensé qu’il pourrait déserter le camp auldek, et que son peuple d’origine accepterait de le recueillir ? Tout cela lui paraissait maintenant complètement stupide. Il s’était écarté tant bien que mal des torches géantes qu’étaient devenues les tours enflammées. Il avait titubé dans l’obscurité, craignant à chaque seconde d’être découvert, pour finir seul dans la nuit arctique hurlante. Il s’était montré stupide, oui. Et puis on l’avait trouvé, on l’avait poussé sans ménagement jusqu’au camp acacian où il avait été entouré, questionné. Aussi frigorifié et misérable qu’il ait été alors, la joie s’était rallumée en lui, une unique flamme de bougie qui avait dispensé lumière et chaleur dans tout son être. Stupidité, là encore. Il avait parlé à la princesse Mena en personne, et il lui avait pathétiquement débité les quelques informations qu’il détenait, en se croyant sauvé. Il était de nouveau parmi les Acacians. Au sein de son peuple ! Quelle stupidité de le croire. À peine une heure d’espérance, et il s’était retrouvé dans le monde des glaces, renvoyé par des gens qui ne l’aimaient pas dans la gueule de l’ennemi. Il aurait aimé se convaincre que tout cela n’était qu’un cauchemar, mais les preuves étaient là, dans ces morceaux de peau que Fingel décollait de son visage, et dans les blessures qu’elle traitait avec un onguent mélangé à de l’alcool qui révulsait ses yeux sous la douleur brûlante de son contact. Il ne pouvait dire si elle prenait plaisir à le faire souffrir. Elle s’activait avec efficacité et semblait ne rien percevoir de ses souffrances. — Rialus le Stupide ! maugréa-t-il. Pourquoi faire soigner ton visage ? Autant le laisser s’infecter et devenir verdâtre, avant de mourir. La mort, oui, voilà la seule issue à ta misérable situation. Fingel ne dit rien. Elle parlait très rarement. Une fois sa tâche achevée, elle repartit avec la cuvette d’eau chaude, l’onguent, les serviettes ensanglantées et les ciseaux. Elle posa le tout, puis alla surveiller la petite marmite de bouillon de viande qu’elle faisait cuire au-dessus d’un feu encastré dans le plancher. — Ils n’ont pas voulu de moi, Fingel, dit-il. Il ignorait si elle l’écoutait tant elle était peu réactive, par l’attitude comme par la parole. Il continua quand même de s’exprimer, parce qu’il y trouvait un certain réconfort, ce qui supprimait son bégaiement occasionnel. — J’ai essayé, mais ils n’ont pas voulu de moi. Ils m’ont renvoyé. Ils m’ont dit de leur apporter plus. Pour eux, je ne suis rien d’autre qu’un traître. Il observa le dos de la femme pendant qu’elle s’affairait. Malgré les vêtements superposés, il pouvait encore distinguer sa silhouette. Il l’avait assez étudiée, et il y avait pensé plus d’une fois dans ses fantasmes érotiques. Pourquoi ne l’avait-il jamais prise de force ? Parce qu’il avait peur de ce qu’une telle ignominie révélerait de sa personnalité. Et parce que cela marquerait la fin de tout ce qui avait encore de la valeur chez lui. — J’aimerais savoir si tu accepterais de me tuer, en admettant que je te le demande, bien sûr. Ce serait ton dernier acte en tant qu’esclave. Je pourrais écrire un mot expliquant que je t’ai ordonné de le faire, et tu ne serais pas punie. Je me demande si tu accepterais… Bien entendu, il ne prononça pas ce discours sur un mode interrogatif impliquant que Fingel aurait dû répondre. Il préféra examiner son visage dans un miroir à main. Puis il lappa bruyamment le bouillon de viande qu’elle avait cuisiné pour lui. Et il attendit la convocation qu’il redoutait et prévoyait. * * * Elle ne vint pas. Du moins, pas ce jour-là. Ni pendant le soir suivant, ni au cœur de la nuit. Sa tour resta à l’arrêt, soufflant de la vapeur comme un monstre au repos. Au dehors, il entendait du mouvement, et tous les sons habituels. Des hommes qui criaient, des ouvriers au travail. Des bêtes qui mugissaient. À plusieurs reprises, il perçut le bavardage caractéristique des fréketes en vol. Il semblait plus fort qu’à l’accoutumée. Et pourtant, les heures s’égrenèrent sans que l’on frappe à sa porte ou qu’on l’appelle pour qu’il s’explique, comme il s’y attendait. Le matin du deuxième jour après la bataille, il ne put s’empêcher de demander à Fingel ce qui se passait à l’extérieur, alors qu’elle revenait d’une tâche quelconque. — Rien, dit-elle en se débarrassant de ses fourrures. — Rien ? Où est Devoth ? Pourquoi ne m’ont-ils pas fait venir ? Il savait qu’elle ne répondrait pas à ces questions. Il les fit suivre d’autres auxquelles elle ne réagit pas plus. Il en vint à ne plus supporter son mutisme. Il enfila ses propres fourrures, resserra le pourtour de son capuchon sur son crâne et passa ses mitaines. Ainsi équipé, il sortit pour aller voir les gens qu’il craignait le plus de voir. Devoth et les autres chefs de clan tenaient conseil dans la grande structure roulante prévue à cet effet. Les gardes humains à l’entrée prêtèrent à peine attention à lui quand Rialus passa. Ils semblaient préoccupés et discutaient entre eux. Ou plutôt, ils se disputaient. Neptos se glissa à l’intérieur. Le conseil était en pleine effervescence. Beaucoup de gens, beaucoup de querelles. Plusieurs Auldeks parlaient en même temps, chacun essayant d’être le centre de la discussion, et aucun n’y parvenant. — J’avais bien dit que nous étions trop nombreux, lança Calrach. Comme personne ne l’écoutait, il abattit sa main ouverte sur la table. — Vous oubliez que nous autres Numreks avons déjà effectué ce même voyage, et que nous avons déjà combattu ces Acacians. Je vous ai dit que c’était une folie de déployer toute l’armée devant eux. Maintenant, vous comprenez pourquoi. Nous ne pouvons rien faire, avec autant de guerriers contre si peu ! Nous devrions nous montrer plus sélectifs. À cette déclaration, Skahill répondit par une insinuation : les Numreks avaient accompli ce voyage auparavant, mais comme des voleurs en pleine nuit, sans personne pour les arrêter avant qu’ils soient accueillis en invités, qu’on leur offre une forteresse et des bains fumants où festoyer. Si l’on considérait les choses sous cet angle, que savait Calrach de la meilleure manière de guerroyer ici, sur les glaces ? — Tu veux être plus sélectif. Peut-être devrions-nous envoyer les Numreks se battre seuls, tous les onze que vous êtes. Cela te fait-il taire ? — J’irais au combat avec joie, gronda Calrach, bien que son visage n’exprimât en rien la joie évoquée. Tout le monde n’a pas aussi peur que toi de la mort. — Peur ? Nous, les Anets, étions en première ligne ! Nous avons supplié ces pleutres de nous affronter ! — C’est ce que tu dis. Peut-être que vous leur avez tourné le dos, que vous vous êtes penchés et que vous les avez suppliés de… Skahill bondit sur ses pieds en frappant la table du poing, avec un rugissement de rage. Calrach repoussa l’homme à côté de lui et se mit à contourner la table. Skahill fit de même pour aller à sa rencontre. Il renversait les chaises et les gens sur son passage, tandis que sa main empoignait sa dague. Si rapide que Rialus ne put la suivre du regard, Sabeer passa de sa position assise à celle accroupie sur la table, un bras tendu vers chacun des deux hommes. De ses poings jaillissaient les croissants jumeaux en acier de deux épées. Elle resta immobile un instant, mince, magnifique. Et parfaitement terrifiante. — Arrêtez ! Continuez ces enfantillages et je vous mènerai à la mort moi-même. Dites encore un seul mot de colère. L’un ou l’autre. Rien qu’un mot… Aucun des deux hommes ne s’y risqua. Ils se défièrent avec le même éclat meurtrier dans les prunelles, mais ils tinrent leur langue et retournèrent à leur place. S’ils n’avaient pas été des guerriers, ils auraient ressemblé à des enfants boudeurs après une punition injuste. Par Hadin, que se passait-il donc ici ? Rialus n’avait jamais vu les Auldeks d’aussi méchante humeur – Herith posa un regard brûlant sur le dos de Sabeer quand elle descendit de la table. Ou aussi mélancoliques – Millwa se pencha en avant et se prit la tête entre les mains. Ou aussi désemparés – Jàfith… eh bien, si Neptos n’avait pas trouvé l’idée impossible, il aurait dit que Jàfith avait pleuré très récemment. Et Devoth affichait une profonde perplexité inscrite dans les rides à son front et dans ce regard vague qui errait au hasard, sans se fixer sur rien ni personne. Au nom d’Hadin… Rialus évita la place libre à côté de Devoth. Sa place. Il fit discrètement le tour de la salle et trouva un tabouret d’où il serait dissimulé par les épaules massives de plusieurs lieutenants du chef. Installé là, il tendit l’oreille. Comme les chefs ne prêtaient aucune attention à ceux qui se trouvaient derrière eux, il alla même discrètement suggérer aux lieutenants de leur poser certaines questions. Dans les heures qui suivirent, il assembla la mosaïque mentale de tout ce qu’il avait appris. L’ensemble demeurait incomplet, mais il n’en était pas moins ahurissant par ce qui en émergeait clairement. La bataille s’était très mal passée pour les Auldeks. Au lieu d’un jour de gloire et de carnage, ils avaient fait l’expérience du désordre, de la frustration, de l’humiliation, et même de la mort d’un Auldek. Ce dernier événement, Neptos mit un certain temps à le comprendre. Il ne pouvait pas décrire la scène, mais d’une façon ou d’une autre Mena avait réussi à trancher presque complètement le cou d’Howlk alors qu’ils s’affrontaient tous deux dans les airs, sur le dos de Nawth, un frékete. L’impact consécutif à sa chute dans le vide avait envoyé sa tête rouler sur la glace jusqu’au pied des premiers Auldeks, horrifiés. Son corps avait été la proie de spasmes mort après mort, quand toutes ses vies s’étaient échappées de lui une à une, dans une longue agonie. Les Auldeks qui avaient assisté à la scène de près – parmi lesquels Jàfith – ne s’en étaient pas encore remis. Nawth n’était pas mort à la suite de sa chute, mais il était si gravement blessé que les chefs de clan avaient décidé de l’abandonner là où il était tombé. Les fréketes ne pouvaient pas être mis à mort, pour quelque obscure raison sacrée que Rialus ne put appréhender, mais ceux qui étaient blessés ne pouvaient pas non plus guérir. Apparemment, leur os brisés ne se ressoudaient pas. Nawth ne serait plus jamais qu’estropié. Mieux valait qu’il meure, donc, d’après la logique auldek. C’était incroyable. Et il y avait mieux. Ce qu’il entendit ensuite attisa les feux de la rébellion en lui. Les Auldeks ne comprenaient rien à la tactique que Mena avait employée, mais lui savait. Il avait vu les résultats de ses révélations à la princesse dans tout ce qui venait d’être dit. Elle avait coupé la chaîne retenant l’amulette au cou du frékete parce qu’il lui avait expliqué que c’était ce qu’il fallait faire. Exact ? Oui, bien sûr. Elle avait évité l’affrontement direct avec les Auldeks parce qu’il lui avait parlé de leur cuir de combat impénétrable. Elle avait fait pleuvoir les flèches sur les flancs défendus par les esclaves parce qu’il avait affirmé que ceux-ci seraient vulnérables. Tout cela lui semblait tellement évident qu’il en avait le tournis. C’est moi qui ai permis tout cela, se dit-il. J’ai aidé à ce résultat… — Rialus le Ligueur ! La voix de Devoth le tira de ce paroxysme d’autosatisfaction. Il avait un peu oublié où il était, et il fut effaré de constater que tous les chefs le regardaient. — Viens donc à côté de moi, dit Devoth. Quand Neptos réussit à le rejoindre, après avoir trébuché sur des tabourets et s’être faufilé entre les corps musculeux qui refusaient de bouger, le chef auldek lui demanda : — Où étais-tu passé ? Précisément la question qu’il redoutait. Son euphorie récente se désintégra en un éclair, pour laisser la place à la crainte dont il était devenu si coutumier. — Je… J’essaie de comprendre. — Toi comme nous tous ici. Pourquoi refusent-ils de nous combattre, Rialus ? Sentant son pouls s’emballer, Neptos ramassa le stylet sur la table devant lui, comme s’il venait de se rappeler qu’il devait noter quelque chose. — Dis-moi, toi qui les connais, pourquoi ne veulent-ils pas nous affronter, comme ils devraient le faire ? Sont-ils lâches ? Avons-nous traversé le toit du monde pour combattre des lâches ? Non, vous avez traversé pour mourir, pensa-t-il. — Oui, ce sont des lâches, dit-il. Ne cherchez pas plus loin. Des lâches, c’est ce qu’ils sont. Devoth ne semblait pas avoir entendu. — C’est comme s’ils étaient des loups, et nous leurs proies. Ils attaquent nos points faibles, les jeunes, les boiteux. Ils évitent les plus forts. Je ne m’attendais pas à cela. — Ne les compare pas aux loups, dit Herith. Les Wrathics ne sont pas des lâches. — Les Acacians non plus, peut-être, fit Sabeer. Elle répondait à Herith, mais elle observait Rialus. Il baissa les yeux et les garda ainsi pendant que la conversation battait son plein autour de la table au sujet de l’éventuelle pleutrerie acaciane. Sabeer était la seule à voir autre chose que de la lâcheté dans les événements de ce jour. — La princesse n’a pas évité Howlk et Nawth, remarqua-t-elle. Vous ne pouvez pas dire d’elle qu’elle est lâche. — Exact, approuva Rialus. Il le regretta dès que le mot eut franchi ses lèvres. Sabeer venait d’exposer une vérité si évidente qu’il n’avait pu s’en empêcher. Les autres chefs firent silence. Devoth se tourna vers lui. — Non, elle a montré de la bravoure dans ce qu’elle a fait, à tout le moins. Mais comment a-t-elle su qu’il fallait couper la chaîne de l’amulette ? — Elle en savait beaucoup plus encore, affirma Sabeer. Elle savait quels étaient nos points forts, et elle les a évités. Elle n’a pas engagé la bataille avec nous, les Auldeks, ni avec les guerriers montés. Pour être une lâcheté, selon certains, l’usage des flèches a fait des milliers de victimes parmi les Enfants Divins. Je sais que ce n’est pas la manière de combattre des Auldeks, mais elle nous a fait plus de mal que nous ne lui en avons fait. C’est intelligent, d’une certaine manière. — Comment a-t-elle su ces choses ? demanda Devoth sans quitter Rialus des yeux. Il gardait la tête baissée sur la page devant lui. Il ne voulait pas parler. Les mots bouillonnaient en lui avec trop de férocité. Il ne voulait pas qu’ils lui échappent, et pourtant il ne haussa même pas les épaules. Il ne fit pas un signe avec ses doigts, n’eut aucune moue, ne donna aucune espèce de réponse à Devoth. Il savait qu’il aurait dû, mais il ne le fit pas. Comment a-t-elle su ? Comment a-t-elle su ? — Cesse de griffonner. Comment a-t-elle… — Cesse de griffonner et réponds-moi ! — Je n’ai aucune réponse ! rétorqua le petit homme. Il raya les mots qu’il venait d’écrire avec le stylet et laissa tomber celui-ci sur la table. Quand il releva la tête, il vit tous ces Auldeks qui l’observaient. — Que voulez-vous que je vous dise ? Que je me suis glissé hors du camp en pleine nuit, que j’ai couru à travers les glaces jusqu’à eux, pour leur raconter tous vos secrets, qu’ensuite j’ai fait le chemin en sens inverse, et que j’ai réintégré ma chambre sans que personne ne me voie ? Vous le croiriez ? Vous n’avez pas encore deviné que je suis un espion ? Si vous étiez avisés, vous me tueriez, avant que je ne mène tout votre peuple à sa ruine ! Rialus avait fini de crier. Il avait le visage empourpré, et ses mains tremblaient. Autour de la table, les Auldeks le considéraient avec une répugnance étonnée, comme s’il venait de donner la preuve de sa démence d’une manière perverse. — Est-ce vrai ? demanda Devoth avec calme. — Oui, c’est très exactement ce que j’ai fait, répondit Rialus en baissant le ton pour mettre sa voix au diapason du chef de clan. Mais c’est en le regardant en face qu’il ajouta : — J’ai croisé la route d’une lionne, et je lui ai brisé le cou. Un silence subit tomba sur la salle. Les chefs ouvraient de grands yeux. Les lieutenants et les autres officiers penchaient la tête pour mieux voir. — Tu lui as brisé le cou ? dit Devoth. — Avec mes mains nues. Un sourire étira un coin des lèvres de l’Auldek, puis gagna l’autre. — D’accord, Rialus le Ligueur. D’accord. Il donna une tape dans le dos de Neptos et partagea sa bonne humeur subite avec les autres : — C’est un tueur de lions, notre Rialus. Qui l’aurait imaginé ? — Un tueur de lionnes, rectifia Sabeer. Les Auldeks s’esclaffèrent et savourèrent une autre plaisanterie aux dépens de Rialus le Ligueur. Il contemplait les mots griffonnés sur le parchemin devant lui, et il les détestait. Quand il quitta la réunion, à une heure avancée de la nuit, il connaissait un autre développement important de cette guerre. La nuit qui avait suivi la bataille, Mena et l’armée acaciane avaient levé le camp et étaient partis. C’était pourquoi les combats n’avaient pas repris le lendemain. L’arrière-garde des forces de Mena avait disparu dans les glaces marines avant que les éclaireurs sur leurs rhinocéros puissent les rejoindre. C’était un autre élément dont les chefs débattirent longuement. Que ce soit une preuve de lâcheté de la part de Mena ou une tactique qu’ils ne parvenaient pas à s’expliquer, ils ne semblaient avoir qu’une solution : poursuivre l’ennemi. Les Acacians se ruaient vers l’objectif des Auldeks, de toute façon, alors pourquoi ne pas les pourchasser sur les Hautes-Terres du Mein, et même jusqu’au cœur d’Acacia ? * * * Le lendemain matin, la sensation brutale que sa tour se mettait en mouvement réveilla Rialus. Les fouets claquèrent comme des serpents des glaces, impitoyables, et les beuglements de protestation des bêtes leur répondirent. Des flocons de poussière tombèrent en pluie des poutres du plafond. Les machines de la station gargouillèrent et grondèrent. Tous ces sons et ces impressions lui étaient familiers : ils faisaient route de nouveau. — Nous rentrons à la maison, dit-il à haute voix, certain que Fingel serait assise sur sa natte et travaillerait déjà à une tâche quelconque, écoutant mais sans répondre. Nous rentrons à la maison… Le retour au foyer se révéla difficile. Le temps clair des derniers jours s’était évanoui dans un blizzard de neige et de cristaux de glace. Rialus resta calfeutré dans ses appartements autant qu’il lui était possible. Et bien qu’il fût en sécurité à l’intérieur, il ne put échapper aux glapissements angoissés de Nawth qu’on laissait derrière. Comment la voix du frékete pouvait-elle arriver aussi loin et grincer aux oreilles avec une telle intensité ? Les supplications du monstre étaient très proches du langage humain. Il semblait tenter de parler pour plaider sa cause. C’était encore pire dans la cacophonie des cris, gémissements et mugissements des autres fréketes qui évoluaient dans les airs au-dessus d’eux. Et ses frères ailés… Ils l’entendaient. Et ils l’abandonnaient quand même. Rialus ne pouvait en avoir la certitude, mais plusieurs jours plus tard, il eut encore le sentiment que le vent apportait des bribes de la plainte sans fin de Nawth, malgré les lieues de glace qui les séparaient. C’était obsédant. Jamais il n’oublierait ces cris. Allek venait lui rendre compte des difficultés qu’ils rencontraient sur leur parcours. Rialus n’aurait pu dire pour quelle raison, mais le jeune Numrek aimait passer du temps avec lui, temps qu’il consacrait presque exclusivement à le rabaisser et à le tourmenter. Allek ne pouvait se permettre ces petits amusements avec personne d’autre. C’était donc de Neptos qu’il avait fait son souffre-douleur. Le temps était absolument atroce. — Le vent t’emporterait, lui dit-il. Même sans la tempête, les champs de glace étaient plus durs à franchir que n’importe quelle contrée qu’ils avaient connue jusqu’alors. Les énormes pans de glace marine saillaient dans tous les sens et formaient des crevasses dont on ne pouvait voir le fond. La glace qui paraissait épaisse craquait au moindre contact. Les animaux glissaient sur les surfaces inclinées et tombaient dans les profondeurs, emportés par leur poids. Ils se brisaient des pattes, se mordaient entre eux ou ruaient pour frapper leurs maîtres humains – ce qui causa plusieurs morts. Les tours qui avaient roulé sur tant de lieues pouvaient à peine avancer. Le sol était trop irrégulier. Ici, on n’avait pas le relief naturel constitué de montagnes, de collines ou de vallées fluviales. Une des structures fut endommagée de façon irréparable quand la glace s’effondra sous elle et la fit basculer sur le côté, ce qui brisa net la colonne centrale de son bâti et renversa la poix allumée à l’intérieur. Et vint le jour où une tour entière – un de ces réfectoires mobiles où s’alimentaient par roulements les Enfants Divins – passa à travers la glace et disparut dans un chaudron d’eau bleue comme le verre. Tous ses occupants disparurent avec elle. Quant aux gens et aux animaux qui se trouvaient dans son voisinage, ils glissèrent en hurlant sur les plaques qui s’inclinaient subitement. Il y eut peu de survivants à cette catastrophe. Les quelques Enfants Divins qu’on réussit à sauver des eaux glacées en sortirent aussi pâles que des cadavres. Un Auldek était présent à l’intérieur de la tour. On n’en entendit plus jamais parler. Un autre chevauchait un kwedeir juste à côté. Monture et cavalier furent engloutis. Aucun ne reparut. Allek n’était pas là, mais on aurait pu croire le contraire quand il raconta la scène, le regard vitreux. Il prétendit que l’Auldek était resté stoïque au moment où il avait compris que son sort était scellé, et qu’il ne s’était pas débattu, mais avait accepté sa fin avec courage, tandis que ses os pesants l’entraînaient vers le fond. Plus probablement, il avait crié comme une fillette hystérique avant de mourir noyé. — S’il s’était agi de la tour d’un des chefs, ou du temple des archives… Je n’imagine même pas. C’est là l’œuvre des Acacians. Rialus releva la tête. Il nota que Fingel avait eu la même réaction. — Quoi ? dit-il. — C’est ce que nous pensons. La glace a été… fendue en certains endroits. On a taillé dans la masse, avec une partie de la poix qu’ils nous ont dérobée, d’après Sabeer. Ils ont fissuré la glace avec la poix enflammée, ce qui a fragilisé des sections entières. Allek se gratta la nuque et lança un regard interrogatif à Rialus. — Ton peuple est un peuple de vicieux. Merveilleusement vicieux, songea Rialus. Il jeta un coup d’œil à Fingel, qui baissa les siens sur son ouvrage de broderie. CHAPITRE CINQUANTE ET UN KELIS N’AVAIT PAS FAIT DE RÊVE AUSSI SAISISSANT DEPUIS DES ANNÉES. Et il n’avait pas dormi aussi longtemps et profondément depuis une éternité. À la différence des autres gens, il avait toujours été pleinement conscient lorsqu’il rêvait. Il était capable de faire la distinction entre le fonctionnement du monde éveillé et les basculements fluides de la logique onirique. Même endormi, il savait qu’en réalité il n’était qu’un homme misérable avec une main enfermée dans une cage de fer, un traître malgré lui qui avait introduit les ennemis au cœur de l’Empire. Pour cette raison – et aussi à cause de la lassitude extrême qui l’avait replongé dans le monde des songes –, il se laissa porter de vision en vision, hors du temps. C’est pourquoi, quand il se retrouva debout sur le dos du léviathan qui suivait sa route dans un océan déchaîné, il n’en fut aucunement effrayé. Pas plus qu’il ne trouva étrange le fait de n’être pas lui-même, mais une femme. Il savait que ce qui séparait l’homme de la femme n’était qu’une fine membrane, dont la perméabilité effarouchait à bien des titres l’esprit des gens éveillés. Mais pas le sien. Quand le monstre plongea et que les eaux engloutirent cette femme, celle-ci ne tressaillit pas. Elle ne tenta pas de s’accrocher à la surface ou à la lumière du jour. Elle resta debout, comme si ses pieds étaient collés à la créature. Ils s’enfoncèrent dans les ténèbres abyssales. Des formes lumineuses tournoyaient autour d’elle. Lointaines dans un premier temps, elles se rapprochèrent de plus en plus, jusqu’à ce que le monstre devienne le centre d’un vortex de géants brillants qui glissaient les uns sur les autres, aussi rapides et nombreux qu’un banc d’anchois. C’était magnifique. Tout comme l’était ce coucher de soleil dans un ciel tel que Kelis n’en avait jamais vu, dans des teintes pourpres où flottaient des objets qui ressemblaient à des ballons d’enfants, mais qui étaient en fait des mondes différenciés, il le savait. Il vécut des choses fantastiques et banales et accepta ces deux extrêmes avec équanimité. Il se déplaça, aima et vécut sous sa propre apparence, sous celle d’autres hommes ou d’autres femmes, dans une version de l’enfant qu’il avait été sans que ce soit tout à fait lui. Pendant un temps, il abdiqua sa forme humaine et courut sur quatre pattes, et il goûta au monde qui explosa dans son esprit en des geysers de couleurs. Il oublia la plupart de ces aventures, mais il retint cette chevauchée sur le dos du léviathan. Il sentit au moment où il la vivait qu’elle le marquerait pour toujours. Mais il y avait autre chose qui resterait gravé en lui, car il savait que c’était le but de son rêve, la vision d’une réalité qui n’était pas encore, mais pouvait être. Pourrait être. Lorsqu’il trouva de quoi il s’agissait, il n’eut d’autre choix que s’éveiller. Il ouvrit les yeux. Il était étendu sur le dos, et le plafond au-dessus de lui était en plâtre blanc scindé en longs rectangles par les poutres entrecroisées. Il les regarda assez longtemps pour distinguer le balancement de vieilles toiles d’araignée dans un courant d’air, et les craquelures dans le bois sec. Il y avait aussi des formes dans les fibres, des visages allongés et des yeux dans les nœuds. Il occupait une chambre d’ami, dans le palais. Il le savait parce qu’il avait déjà dormi ici. Les événements survenus pendant son sommeil ne pouvaient plus être évités très longtemps encore. Ils l’attendaient de l’autre côté de la porte, au bout du couloir. Il n’avait pas envie de bouger. Il n’avait même pas envie de s’asseoir dans son lit, car il était conscient que ce changement de position l’amènerait à remuer son bras contrefait. Mais il le fallait. Il allait se lever, s’habiller et sortir d’ici pour affronter son destin. Il désirait son châtiment autant qu’il voulait connaître le sort des gens qui comptaient pour lui. Seulement… il y avait la honte de cette main prisonnière dans sa gangue de fer. Il ne la regarda pas, mais il sentait son poids là, à côté de lui, qui écrasait les draps. Il s’imagina se coupant le bras au-dessus du poignet. Alors il en serait débarrassé. Il deviendrait manchot, infirme à jamais, mais à tout prendre, il l’était déjà. Et au moins il n’aurait pas à charrier avec lui l’horreur de la malédiction du Santoth, visible de tous. S’il y avait un couteau dans cette chambre, il allait le faire maintenant, tout de suite. Et si cela le tuait, tant pis. Ce serait aussi bien. Il entendit un bruit. Ce n’était que le son léger d’un pied appuyant sur le plancher, mais cela signifiait qu’il y avait quelqu’un d’autre dans la chambre. Il tourna la tête. Aliver était adossé contre le mur, près de la porte, le regard dans le vide, perdu dans ses pensées. Sa seule vue fit s’accélérer le pouls de Kelis. Il voulait être là quand je me réveillerais, pour me le dire en face. Il allait lui affirmer qu’aucun des propos louangeurs qu’il avait tenus dans cette bibliothèque, devant la reine, l’homme aux yeux de pierre, le charlatan et les deux enfants, n’était vrai. En ce qui concernait Kelis, au moins. Il avait débité tous ces mensonges pour leur faire plaisir. Les paupières du Talayen se refermèrent doucement. Cela ne changerait pas grand-chose, certes, mais il préférait repartir dans ses rêves. — Tu te souviens de ma chasse au laryx ? demanda Aliver. Dès que l’écho de ces mots se dissipa, Kelis douta de les avoir entendus. Peut-être dormait-il toujours. Mais le prince insista : — Tu t’en souviens, Kelis ? J’y ai repensé, pendant que tu dormais. Je me rends compte que je ne t’en ai jamais parlé, en profondeur, je veux dire. Nous avons fêté l’événement ensemble. J’ai accepté toutes les récompenses qu’on m’a données. J’ai dansé. Toi aussi. Nous avons dansé tous les deux, n’est-ce pas ? Nous étions plus jeunes, alors, et beaux. Toi, du moins. J’étais trop pâle pour faire un Talayen séduisant. Il sourit et s’écarta du mur d’une petite poussée des épaules. Il s’avança de trois pas, pivota sur les talons, s’immobilisa. Et soudain, comme si l’idée venait de s’imposer à lui, il s’accroupit au centre de la chambre, et sautilla sur la pointe des pieds. Il semblait concentrer toute son énergie dans les muscles de ses jambes, prêt à s’élancer pour une course. Il joignit les doigts de ses deux mains et se toucha le nez. — Et puis Thaddeus est apparu, et le cours de mon existence en a été bouleversé. J’ai pensé que c’était la chasse au laryx qui marquait ce changement, mais c’était parce qu’à l’époque je me prenais pour un Talayen. Je ne souhaitais rien plus que l’approbation des Talayens et l’amour des Talayennes. Thaddeus a changé tout cela. Je n’ai jamais pris le temps de te parler de ce qui s’est passé. Quand j’en ai eu l’occasion plus tard, je ne l’ai pas fait. Et ensuite, rien ne s’est passé comme je l’avais prévu. Je veux te parler maintenant, si tu m’y autorises. Kelis ne savait que penser de son énergie contenue, de l’allusion aux réjouissances, du ton qu’il employait. Rien. Il garda le silence. Aliver paraissait s’être attendu à cette réaction. Il parla pour eux deux. Il entraîna Kelis dans leurs souvenirs de chasse. Tous deux en pleine nature pendant trois semaines, avant qu’ils découvrent le repaire d’un laryx solitaire. Les jeunes mâles qui avaient quitté leur famille sans avoir encore trouvé de partenaire pour s’accoupler restaient ainsi isolés. Kelis avait monté la garde, et Aliver avait souillé le repaire de la bête. Il y avait craché, uriné, déféqué. Il avait laissé son odeur partout. Lorsque Kelis aperçut l’animal qui revenait, ils se trouvaient tous deux à bonne distance. Par les cris outrés du laryx, ils eurent confirmation qu’il était très sensible à ces insultes. La créature gronda et montra les crocs. Elle était affreuse, comme le sont tous les laryx, une bête difforme, au poitrail large, au cou épais, avec des pattes arrière plus petites mais très puissantes. Il se mit à courir en cercles, le mufle au ras du sol. Il reniflait déjà les traces de l’impudent. Aliver approcha de lui à plusieurs reprises et le provoqua par deux fois avec ses flèches. Aucune blessure n’était sérieuse, car l’animal avait le cuir trop épais. Il saisit la hampe des projectiles entre ses dents et les arracha. Il n’était pas affaibli. Mais la deuxième flèche l’agaça suffisamment pour qu’il charge, comme l’avait espéré Aliver. Le jeune prince se mit à courir, poursuivi par l’animal, et Kelis accompagna son ami de loin. Son rôle dans la chasse était terminé. — Enfin, il était censé l’être, dit Aliver. Tu aurais dû me laisser épuiser seul le laryx à la course. Mais tu ne l’as pas fait. Non, pensa Kelis, je ne l’ai pas fait. Et j’en suis heureux. Au lieu d’abandonner Aliver à son destin, Kelis courut parallèlement à la proie et au chasseur, et il les suivit à travers les plaines, en restant toujours à la limite de ses capacités de pisteur, à peine en vue. Pendant le jour, il se fiait à la poussière soulevée par les pattes du laryx. La nuit venue, il les repérait grâce au clair de lune. Un jour suivit l’autre, et un autre encore. Trois jours sans s’arrêter. Aliver faisait en sorte que la bête ne perde pas sa trace et ne s’arrête jamais. Il se laissait voir ou sentir dès que l’attention de son poursuivant fléchissait, de plus en plus souvent à mesure que la fatigue le gagnait. C’était tout le principe de cette tactique : épuiser le fauve jusqu’à ce qu’il s’écroule, vidé de ses forces, et que la lance du chasseur vienne l’achever sans qu’il puisse réagir. — J’ai presque réussi, dit Aliver. Presque, oui. Mais avec un laryx, presque n’était pas suffisant. Kelis était dissimulé derrière un affleurement rocheux quand la bête abandonna la poursuite pour la première fois et s’allongea, haletante, à l’ombre d’un acacia isolé. Kelis observa la suite en pensant : Non, pas encore, quand Aliver décrivit un large cercle pour revenir vers sa proie. Non, ne l’approche pas par-derrière. Oblige-le à se relever et à reprendre la poursuite. Un laryx n’était jamais totalement épuisé la première fois qu’il renonçait. Il avait encore de l’énergie en réserve, et il demeurait très dangereux. Le Talayen connaissait bien ces prédateurs, et il savait que son ami aurait dû se méfier, lui aussi. C’est pourquoi il ne dit rien et resta à couvert. Aliver glissa un regard rapide en direction de Kelis. — Mais j’étais moi-même exténué, j’ai laissé la fatigue fausser mon jugement, et j’ai ainsi permis au laryx de me tromper. Tu sais ce qui s’est passé. Croyant qu’il s’était endormi, je me suis approché de lui pour enfoncer le fer de ma lance dans son cœur. C’est alors qu’il a ouvert les yeux et que, en me voyant, il a fait une grimace pareille à un rire de dérision. Il s’est précipité sur moi et est arrivé assez près pour me mettre en pièces. J’ai eu de la chance quand j’ai évité sa première charge. J’ai couru vers l’arbre le plus proche, et j’ai sauté dans les branches basses, en lâchant ma lance. Tu te souviens de la scène, bien sûr ? J’ai lâché mon arme pour m’accrocher aux branches d’un arbre presque trop petit pour supporter mon poids. Tout s’était déroulé exactement comme Aliver venait de le décrire. Kelis se remémorait chaque détail. Il avait vu la scène d’un point de vue différent, bien sûr, avec ses propres yeux. Il y avait assisté et la peur avait fait battre son cœur comme un tambour, parce qu’il redoutait plus la mort d’Aliver que la sienne. S’il avait bien voulu le reconnaître, il aurait dit que, lorsqu’il s’était rué sur le laryx, il ne l’avait pas fait simplement pour attirer l’attention du fauve sur lui. Il était résolu à offrir sa vie en échange de celle du prince. Et la bête s’étant alors tournée vers lui sans plus vouloir bondir sur Aliver, il avait semblé à Kelis que c’était là une chance à saisir. C’était le répit dont Aliver avait besoin pour se reprendre. Il sauta de l’arbre où il s’était réfugié, saisit sa lance et frappa la bête au flanc. Le laryx fit volte-face avec toute la puissance de son corps de tueur, et dans le mouvement il souleva Aliver de terre et le projeta au loin. Cette fois, cependant, le jeune prince ne lâcha pas la hampe de son arme dont le fer s’arracha du corps de la bête dans un geyser de sang. Il tenait toujours son arme quand la bête bondit sur lui. La longueur d’acier transperça l’épaule du fauve. Le prince ne faiblit pas sur sa prise. La laryx montra les dents, babines frémissantes et mufle plissé. Il griffa la terre de ses pattes pour atteindre l’homme qu’il fit simplement glisser en arrière sur le sol. La blessure à son flanc était trop profonde, et celle à son garrot avait touché une artère et sectionné assez de tendons pour l’affaiblir. La bête mourut là, sa gueule si proche du visage d’Aliver que celui-ci n’aurait eu qu’à relever un peu la tête pour lui toucher le museau du bout de son nez. — C’est toi qui l’as tué, dit Kelis. C’étaient ses premières paroles depuis son réveil. — Mais je n’y serais pas parvenu sans toi. Kelis serra les lèvres sur une mimique amère, sans trop savoir comment nier cette évidence. — Laisse-moi te dire quelques autres petites choses. D’abord, il faut que tu le saches, je n’ai jamais oublié ce que tu as fait. Je n’ai pas manqué de comprendre que tu m’avais sauvé la vie. Avec le recul, je pense maintenant que j’ai éprouvé un sentiment d’échec, comme si le trophée ne m’appartenait pas réellement. Et je pense que c’est pour cela que j’ai accepté ce duel avec Maeander Mein. Je n’avais pas consciemment fait le lien avec la chasse, à l’époque. Mais combien de choses faisons-nous sans connaître exactement nos motivations profondes ? Je voulais avoir la certitude que j’étais digne de tout ce que l’on m’avait donné, et de tout ce qu’on attendait de moi. Stupide, n’est-ce pas ? C’est ce qui a entraîné ma mort. Kelis voulut protester, et Aliver l’en empêcha d’un geste. — Mais me voici vivant, de nouveau. Je serais deux fois plus stupide aujourd’hui si je ne tirais pas la leçon de l’expérience d’hier. Alors voici ce que je pense : je pense que c’est moi qui ai tué le laryx… mais que j’ai eu besoin de ton aide pour y parvenir. Tu as veillé sur moi quand c’était nécessaire. Tu as mis ta vie en danger pour sauver la mienne. C’est ce qui m’a fait descendre de cet arbre aussi vite. Je ne voulais pas avoir ta mort sur la conscience. Tu vois à quoi cela nous mène ? Nous avons réussi parce que chacun de nous était attentif à l’autre, et parce que chacun a risqué sa vie pour l’autre. Jamais il n’aurait dû être question d’une expédition en solitaire. Quand j’ai combattu Maeander, j’ai oublié cette leçon. Je ne commettrai plus jamais cette erreur. Je dois te remercier pour cela. Et je dois te remercier de m’avoir amené Shen. Ne fais pas cette tête. Kelis ne savait pas quelle tête il pouvait faire, mais il s’était sans doute renfrogné. — Allons ! Je sais ce que tu penses et je ne veux pas en entendre parler. Ne me raconte pas que tu es responsable de la venue du Santoth sur Acacia. Ne te comporte pas comme si c’était ta faute. Tout cela te dépasse, Kelis, alors ne sois pas orgueilleux. Tu crois que sans toi les Hérauts n’auraient pas trouvé un moyen d’arriver jusqu’ici ? Ils sont comme une maladie parasite qui s’est attachée à un corps sain – en l’occurence à toi et Shen, et je sais toutes les épreuves que vous avez tous traversées pour m’amener ma fille. Ce n’est pas ta faute, cela ne peut l’être et cela ne le sera jamais. Alors ne cède pas à la complaisance et à l’apitoiement sur toi-même. Cela ne te ressemble pas, et je ne supporte pas de te voir dans cet état. C’est un tel gâchis. J’ai besoin que tu sois à mes côtés pour aller à la guerre, pas que tu restes ici à battre ta coulpe sans raison. — Aller à la guerre ? fit Kelis d’une voix rauque, et il leva sa main bardée de fer. Je ne peux pas être un guerrier pour toi. Pas avec ceci. Aliver s’approcha. Il plaça une main sur celle enveloppée de métal de son ami et dit, d’une voix radoucie : — Tu as le choix. Cette chose fait maintenant partie de ta destinée. Elle n’y met pas un terme : elle la modifie. C’est peut-être un cadeau. Comment peux-tu le savoir ? C’est peut-être un cadeau fait pour te pousser à reprendre le cours de ta destinée. Te souviens-tu du garçon que tu m’as dit avoir été ? Le rêveur. Tu es né avec ce don dans ton cœur. Tu m’as dit que dans tes rêves tu décryptais le futur, que tu parlais des langues qui t’étaient inconnues quand tu étais éveillé, et que cela t’emplissait de joie. Alors retourne à cet état. Ne te lamente pas sur la perte de la main qui tient la lance. Qu’est-ce donc en comparaison du don que possède un rêveur ? — Je viens justement de faire un de ces rêves, s’entendit dire Kelis. Pendant que je dormais ici. — Tu t’en souviens ? — De quelques détails. — Est-ce que ce sont des détails dont tu peux me parler ? Kelis prit le temps de réfléchir à la question. Il connaissait déjà sa réponse, mais il se méfiait de ce sentiment d’espoir qu’elle faisait naître en lui. Se pouvait-il vraiment qu’il ait un don ? Se pouvait-il vraiment, après tout ce qui était arrivé, qu’il lui soit encore loisible de revenir à ses propres sources ? Être un rêveur, et trouver dans le monde du sommeil des indices qui pourraient aider dans le monde éveillé ceux qui lui étaient chers ? — J’ai rêvé que la reine chevauchait un monstre marin jusque dans les profondeurs. Et elle n’en éprouvait aucune peur, Aliver. C’était ce qu’elle souhaitait. Aliver s’assit sur un tabouret et posa la main sur le bras de son ami. Ils restèrent ainsi un long moment. Kelis commença à craindre d’avoir apporté au prince une très mauvaise nouvelle. Peut-être devrait-il en dire plus, mieux expliquer sa vision, mais celle-ci était pleine d’images qui risquaient de se révéler encore plus négatives. — Si… Si la reine est visible, je pourrais lui en parler, peut-être. — Elle n’est pas ici, répondit Aliver. C’est tout ? As-tu rêvé d’autre chose ? — Oui. — Alors raconte-moi. — J’ai rêvé que tu avais sept enfants. — Ah ! oui ? fit le prince avec un sourire triste. Je ne crois pas que cela m’arrivera. — Tu avais sept enfants, autres que Shen. Je ne pouvais pas voir leurs visages. Tu marchais avec eux, et tu t’éloignais de moi. Je ne pouvais pas voir ton visage non plus, mais c’était bien toi, et tu étais accompagné de sept enfants. — Il faudra que je réfléchisse à tout cela, dit Aliver. Puis, changeant de sujet, il lui demanda, sur un ton plus approprié à son statut de souverain : — Kelis d’Umae, acceptes-tu d’aller à la guerre avec moi ? Je n’ai pas besoin de toi en tant que guerrier. Pas cette fois. Plus jamais. Viens avec moi en tant que rêveur, si tu veux. Ou simplement en tant qu’ami. Parle-moi comme tu le faisais auparavant. Essaie de démêler le sens de ce rêve des sept enfants avec moi. Le feras-tu ? Seras-tu un ami pour moi ? Un frère ? Kelis ferma les yeux. Il voulait acquiescer. Il voulait répondre : Rien n’aurait plus de prix à mes yeux, mais il doutait toujours d’avoir autant de chance. Une partie de lui craignait qu’en se tournant vers un futur défini, il risque justement de l’éloigner de lui. Il voulait… — Bien, dit Aliver sans attendre sa réponse. Nous partons demain. CHAPITRE CINQUANTE-DEUX IRRITÉS PAR LE SABOTAGE ET LES ACCIDENTS, LES AULDEKS interrompirent momentanément leur progression. Des équipes d’ouvriers dégagèrent un passage dans l’amas de glaces marines. Ils travaillèrent durant le jour trop bref et la nuit trop longue, à la lumière de lanternes à poix qui luisaient dans les ténèbres hurlantes. Ils découpèrent les blocs ou firent fondre les obstacles, afin de créer une voie large, plane et relativement sûre pour toute l’armée, les animaux et les esclaves. Ce chantier prit plusieurs jours. Les premiers temps, les Scavs réussirent à disposer des pièges dans la glace et à éliminer les ouvriers et les éclaireurs isolés. Mais quand Menteus Nemré et ses hommes vinrent assurer la protection des travailleurs, le déblayage progressa de façon plus régulière. Une semaine après la première bataille, le gros des forces auldeks s’engagea dans le passage. Légèrement à l’écart du convoi, Sabeer à ses côtés, Rialus regarda sa propre tour s’ébranler à la suite des autres, par une journée venteuse et couverte. Le blizzard avait cessé, mais la température semblait avoir encore baissé. Rialus frissonnait dans ses fourrures. À plusieurs reprises, il s’était réveillé en sursaut en rêvant qu’il était pris au piège dans sa chambre alors que toute la structure mobile traversait la glace trop mince, et qu’il était submergé par les torrents d’eau qui envahissaient la pièce. Il ne voulait surtout pas voir son cauchemar se réaliser pendant la journée. Un peu plus loin, campé sur ses jambes légèrement écartées, les bras croisés, Menteus Nemré surveillait la manœuvre comme s’il était un roi et non un esclave. Il ne portait pas de capuchon. Le vent agitait sa longue crinière blanche tressée, ce qui accentuait son image d’hybride entre un lion et un homme. Il était la personnification parfaite de son totem. — Oh ! regarde, dit Sabeer. Quelle beauté ! Tu en as attiré une autre. Sans comprendre le sens du propos, mais pensant qu’elle faisait allusion à Menteus, Rialus mit un temps avant de remarquer la lionne des neiges qui se dirigeait vers eux d’un trot léger. Elle passa à côté des roues énormes de la tour en mouvement sans paraître se soucier du danger qu’elles représentaient. Elle tenait un corps entre ses mâchoires et levait la gueule pour éviter que ses membres inertes touchent le sol et la déséquilibrent. Derrière elle venaient d’autres silhouettes félines. Le fauve alla droit vers Menteus. Il déposa le cadavre à ses pieds et décrivit un cercle tandis que l’homme se penchait pour examiner le corps. Les autres lions rejoignirent la femelle et attendirent avec espoir la réaction du guerrier. Sans avoir besoin de se rapprocher, Rialus sut que c’était la dépouille d’un Scav. Les vêtements étaient semblables à ceux du premier, et pareillement ensanglantés. L’examen de Menteus ne dura que quelques secondes. Il se redressa, cala un pied botté contre le torse du mort, et d’une poussée le fit rouler vers les fauves. Il leur lança un ordre, et ils se jetèrent sur le corps. Ils le dépecèrent à coups de griffes, en grondant et en se montrant les crocs. Rialus détourna les yeux. Il frissonnait de plus belle. — Mon pauvre petit homme gelé, dit Sabeer. Elle se rapprocha de lui et souffla l’air chaud de ses poumons sur son visage. Elle ne s’était pas trouvée aussi près de lui depuis plusieurs jours. Elle glissa les mains dans son capuchon et lui frotta les joues. — Rialus-à-la-langue-bien-pendue, qu’est-il arrivé à ta peau ? — Le froid. — Le froid ? Je croyais que tu restais tout le temps au lit avec ton esclave. Il lui avait déjà expliqué à maintes reprises qu’il n’avait pas de relations charnelles avec Fingel, et il n’avait pas l’intention d’aborder ce sujet une fois de plus. — C’est quand même arrivé. Sabeer scruta son visage un moment, puis elle caressa sa joue d’un doigt. Il eut un mouvement de recul. — Tu es stupide, Rialus. Il te faut prendre mieux soin de toi, ou nous devrons te livrer en pâture aux grands chats. Ils en seraient certainement très contents, puisque tu as tué une des leurs… Elle sourit, passa un bras autour de ses épaules et l’entraîna. — Viens, partons d’ici avant qu’ils ne veuillent se venger sur toi. Ils n’allèrent pas loin, jusqu’à une des tours alignées qui attendaient de s’engager sur la voie de glace. Rialus l’avait déjà remarquée, mais il ne s’était jamais particulièrement intéressé à elle. Une tour parmi les autres. Un peu plus petite que la plupart, cependant, et se distinguant des autres par son dôme doré et ses panneaux vitrés disposés géométriquement dans le toit et les murs. Sabeer y entra. Il la suivit. Tout d’abord, il se demanda pourquoi l’intérieur lui semblait curieux. Quand ils eurent gravi l’escalier en colimaçon et qu’ils pénétrèrent dans une salle où régnaient l’humidité et la pénombre, la vapeur de son souffle dans l’air lui fit comprendre que cette tour n’était pas chauffée, et que le seul éclairage venait de la lumière fade filtrant par les panneaux vitrés. Sabeer ne fit rien pour remédier au froid ambiant, mais elle alluma une lampe. Quand la flamme apparut, elle la couvrit et la régla au maximum. La pièce se dévoila dans un jeu de lumière et d’ombre. Des rangées de livres occupaient les murs autour d’eux. D’innombrables étagères étaient envahies par les reliures serrées de centaines de volumes, ou par des tiroirs et des portes déroulantes. Les rayonnages atteignaient le plafond pourtant élevé de la tour, transformant cet endroit en une véritable bibliothèque, avec échelles et passerelles étroites à chaque niveau. — Tu sais ce qui est rassemblé ici ? demanda Sabeer. — Non. — Mon cœur. L’histoire de mon peuple. Cette collection d’ouvrages contient nos archives les plus précieuses. Elle posa la lampe sur une table et marcha le long des étagères d’un pas lent, pour examiner le dos des livres. — Chaque clan détient une partie de ses propres archives, mais ici nous conservons les documents que tous ont accepté de mettre en commun. Tu te rappelles ? Je t’ai dit que nous étions incapables de nous remémorer un passé trop lointain. C’est ici que nous venons pour nous en souvenir. Que moi je viens, en tout cas. D’autres n’en éprouvent pas le besoin. Ils ont même cessé de chauffer les lieux depuis que nos réserves de poix sont trop basses. J’ai insisté pour qu’on maintienne le chauffage ici, mais sans succès. Ils savent tous l’importance de ces archives, et pourtant… nous sommes préoccupés par d’autres sujets, comme tu le sais. Cette humidité ne doit pas être bonne pour le parchemin, qu’en penses-tu ? Elle rejeta la tête en arrière et le regarda par-dessus son épaule. La lumière de la lampe accentuait les tons auburn de sa longue chevelure et parait ses yeux d’un éclat singulier. Parfois, Sabeer était la plus belle femme qu’il lui ait été donné de contempler, et il lui arrivait d’oublier qu’elle était d’un peuple différent du sien. Parfois, il la désirait avec une voracité encore accrue par la manière dont elle jouait avec lui. Elle le savait fort bien. — Rialus-à-la-langue-bien-pendue, dit-elle avec un sourire mutin, tu dis beaucoup de choses, même sans parler. Mais je t’entends, je t’entends… Il la rejoignit et passa en revue les volumes qu’elle trouvait les plus intéressants. Certains étaient indéniablement anciens, et c’est avec précaution qu’il en tourna les pages fragiles. Il parcourut des récits de batailles dont personne ne se souvenait, préservées seulement ici, grâce à l’encre et au parchemin. D’une certaine façon, c’était assez semblable à la lecture des vieilles archives acacianes, à ceci près qu’il connaissait les individus cités dans ces événements lointains. Howlk figurait sur cette page, et Jáfith sur cette autre, pour sa célèbre attaque de la forteresse des Wrathics, dans le Rath Batatt. Et là, Devoth présidait aux conditions du bannissement des Numreks. Il lut des épisodes de la vie de Sabeer qu’elle-même ne connaissait plus que par les images et les pensées que leur lecture éveillait en elle. Elle le poussa à sélectionner les passages où elle figurait. Elle frémit et déclara en riant que c’était maintenant elle qui avait froid, et elle leur fit ôter leurs manteaux à tous deux. Elle plaça son tabouret juste derrière le sien, s’assit et les emmitoufla dans leurs fourrures comme dans une couverture. L’intérieur de ses cuisses l’enveloppa. Quand elle se penchait pour indiquer quelque chose sur une page, ses seins se pressaient contre le dos du petit homme. — Toutes ces archives ne sont pas les nôtres. Certaines ont été rédigées par le Lothan Aklun. Les plus anciennes. Les Lothans nous les ont confiées, mais ils n’ont pas voulu nous les traduire. Du moins, ils n’ont pas proposé de le faire, et nous ne le leur avons pas demandé. Elle approcha un autre volume sur la table, l’ouvrit et passa un doigt sur le texte. — Peut-être étions-nous capables autrefois de lire ce qu’ils ont écrit – nous aurions pu nous douter alors que nous finirions par ne plus savoir le faire. Je ne peux pas le certifier, j’ai moi-même oublié. Mais une partie de notre histoire se trouve dans les volumes du Lothan Aklun. Des choses importantes, peut-être. Nous ne pouvons pas les lire, mais toi tu le peux, n’est-ce pas ? Ils étaient du même pays que toi, je pense. Tu accepterais de les traduire pour nous ? — Moi ? Il étudia avec plus d’attention les deux pages devant lui. Les lettres multipliaient les boucles et les enjolivures, dans un style vieillot que les scribes n’utilisaient plus, mais c’était bien de l’acacian. Il saurait le déchiffrer. — Qui mieux que toi ? Sabeer glissa une main en travers de la cuisse de Rialus. Il était déjà excité, mais le contact de ses doigts fit bouillir son sang. — Tu sais des choses sur nous qu’aucun autre Acacian ne connaît, dit-elle. L’écriture est trop compliquée pour les Enfants Divins, ils ne parviennent pas à la traduire. Quoi qu’il en soit, il n’est pas souhaitable qu’ils apprennent des choses sur nous auxquelles nous-mêmes n’avons pas accès. Tu comprends pourquoi ce pourrait être inopportun. Et si tu trouves un passage dans ces livres qui parle de moi défavorablement… tu pourras le corriger. Mmh ? Cela signifierait beaucoup pour nous si tu acceptais d’être notre chroniqueur. Tu deviendrais un homme important, Rialus. Une fois que nous aurons conquis ton pays, cela fera de toi un homme riche, un homme que tous les Auldeks devront respecter. Et puis, cela signifiera beaucoup pour moi. Rialus voulut se lever. De sa main libre, elle tourna son visage vers le sien. Elle couvrit sa bouche d’un baiser. Elle avait des lèvres plus douces qu’il l’avait imaginé. Elles étaient incroyablement savoureuses. Elles étaient un monde à elles seules, et sa langue, quand elle la glissa entre ses dents, éveilla en lui des sensations qu’il ne put supporter. Elle s’écarta. — Dis-moi que tu seras notre chroniqueur, Rialus. Dis-le-moi et tu ne le regretteras pas. * * * Cette nuit-là, il déserta l’armée auldek pour la deuxième fois. Il se rendit compte que c’était possible alors qu’il reposait, aussi immobile qu’un cadavre, sur son lit. Sa tour avait été placée à l’arrière du campement, et il n’y aurait peut-être pas d’autre nuit aussi propice que celle-ci. Il ne parvenait pas à s’ôter de la bouche le goût de Sabeer. Je sens toujours sa langue… Cesse donc de penser à elle. Cette catin te tuerait en un éclair… Mais il ne pouvait s’empêcher de penser à elle, et il lui était très désagréable de devoir admettre cette évidence : il avait envie de connaître plus qu’un simple baiser avec elle. Mais il ne serait jamais capable de s’opposer à elle. Il ne serait jamais son égal. Voilà pourquoi il s’enfuyait. Quand il estima l’heure assez avancée, il sortit du lit et enfila ses vêtements avec mille précautions. Il faisait tout pour ne pas réveiller Fingel, même si cela n’aurait eu aucune conséquence. Elle n’aurait rien dit, rien fait. Elle ne se souciait pas du tout de ce qu’il pouvait entreprendre. Quand il ouvrit la porte et sentit la gifle de l’air glacé sur son visage, il regarda en arrière, vers la couche où elle dormait. Elle n’avait pas changé de position et lui tournait le dos, comme toujours. La nuit était obscure, sans lune. Le vent souffla par à-coups violents pendant qu’il descendait. De longues plages d’accalmie séparaient ces bourrasques. En dépit du froid intense, il ne mit pas son capuchon doublé. Il voulait que tous ses sens soient en alerte, et c’était le cas. Arrivé au sol, chaque pas lui parut s’accompagner d’un crissement horriblement sonore. Il marchait sur de la vraie terre, aussi gelée que la glace l’avait été. Il ne cessait de faire halte, parce qu’il pensait que le camp entier l’avait entendu. Dans le silence, il perçut quelque chose. Était-ce un son léger de pas, ou seulement la caresse du vent sur le sol gelé ? Peu importe, se dit-il. Avance, imbécile ! Plié en deux, il courut à travers les ombres que projetaient plusieurs tours. Il décrivit un large détour pour éviter l’enclos où l’on parquait les rhinocéros, et en peu de temps il atteignit la limite du camp, celle qui était la plus éloignée des Acacians, et pour cette raison la moins bien gardée. Il se figea et scruta la nuit derrière lui. Aucun mouvement. Les silhouettes trapues des tours fumantes étaient figées dans l’obscurité. Un antok poussa un mugissement. Une créature grogna de l’autre côté du camp. Il resta immobile assez longtemps pour imaginer qu’il percevait les lamentations de Nawth qui flottaient dans l’air jusqu’à lui. Il se remit en marche. Il s’éloigna du camp et descendit dans une ravine qui courait vers le sud. Il allait plus vite, à présent, et il avait serré le capuchon fourré sur sa tête. C’est probablement pourquoi il n’entendit pas approcher la lionne. Il la vit seulement. Elle dévala la pente devant lui avec une grâce féline qui le figea net. Elle s’immobilisa, elle aussi. Puis elle se baissa et avança à pas comptés, au ras du sol. Elle fit halte de nouveau. Rialus ferma les yeux. La pensée s’imposa à lui, presque sereine : Tue-moi rapidement, au moins, sale monstre. Quand il entendit un bruit de mouvements derrière lui, il rouvrit aussitôt les yeux. Un autre fauve ? Il se retourna. Une silhouette humaine enveloppée de fourrures se ruait vers lui. Elle leva un bras. Rialus se baissa. L’autre le percuta et lança quelque chose par-dessus lui en même temps. Rialus tomba sur le dos et c’est dans cette position qu’il assista à ce qui suivit. L’objet à peine plus gros qu’une balle d’enfant rebondit sur la terre gelée. Il prit feu alors qu’il filait dans l’air vers la lionne. Le félin voulut faire un écart pour éviter le projectile, mais il ne fut pas assez rapide. La balle explosa et arrosa l’air d’un liquide enflammé. La lionne transformée en torche vivante s’enfuit en rugissant de douleur. Pour quelques secondes, au moins. Son sauveur saisit le bras de Rialus et l’aida à se relever d’une traction énergique. Il ne pouvait pas voir son visage dissimulé sous la visière et le capuchon. Mais il reconnut la voix. — Partons, dit Fingel en le tirant par la manche. Vite. CHAPITRE CINQUANTE-TROIS MELIO ÉTAIT COINCÉ ENTRE CLYTUS ET KARTHOLOMÉ, Geena flanquant le pilote de l’autre côté. Le banc était trop étroit pour eux quatre, mais c’était là qu’un homme-loup tenant deux chiens en laisse les avait menés, après les événements étranges qui avaient marqué la réunion des clans. Crasseux, meurtris, égratignés, maculés de sang séché aux poignets et aux chevilles, le regard fixe et l’expression perplexe, ils ressemblaient à des enfants rassemblés sans douceur par un précepteur impitoyable et punis pour un jeu qui avait fini dans la violence. — Je n’y comprends rien, dit Kartholomé. Il avait trouvé un peigne quelque part et le passait dans sa barbichette, ce qui la faisait frisotter d’une façon qui lui aurait certainement déplu, s’il avait eu un miroir pour se voir. Les autres grommelèrent. — Rien de rien. Désignant les éclats de métal incurvés qu’un homme passant devant eux portait en guise de boucles d’oreilles, il demanda : — À votre avis, est-ce que ça m’irait bien, ces babioles ? Je me sens diminué avec un seul hameçon. Mais mon lobe a guéri, vous savez ? Il caressa son oreille blessée par l’arrachement de sa boucle d’oreille en os, quand le vaisseau de la Ligue avait percuté leur embarcation, près des Îles du Lointain. Personne ne lui répondit. — C’est vraiment Dariel ? demanda Melio qui observait le prince de loin. — Bien sûr que c’est lui, répondit Geena. Comme toujours, il se demanda d’où elle tenait cette certitude. L’homme qu’ils voyaient en pleine discussion avec un cercle d’inconnus étrangement tatoués et accoutrés parlait sans aucune hésitation dans une langue gutturale qui ressemblait beaucoup au numrek. Son visage était tacheté comme la robe des félins coureurs des plaines du Talay, et il semblait avoir une marque gravée sur le front. C’était l’un d’entre eux, tout à fait à son aise dans cette étrangeté. Si Melio n’avait pas su que cet homme était Dariel – s’il n’avait pas entendu sa voix et croisé son regard –, il n’aurait eu aucun indice sur son identité. Et cela ne changeait pas grand-chose, car ce même homme avait harangué une salle pleine à craquer des gens les plus bizarres que Melio ait vus. Dariel avait été poignardé au ventre, un coup forcément mortel. Et au lieu de succomber, il avait crié, arraché sa chemise et s’était exposé, ensanglanté et pourtant indemne. Comment cette personne pouvait-elle être le prince Dariel Akaran ? Si c’était bien lui, que lui était-il arrivé ? Était-il encore, d’une façon ou d’une autre, l’homme que Melio avait eu pour mission de retrouver ? — Comment le sais-tu ? demanda-t-il dans un murmure. — Son torse, répondit Geena. Il a le physique de Dariel. Et ses fesses. Quel que fût l’objet de cette réunion restreinte, elle prit fin subitement. Tous les participants assis se levèrent et se saluèrent mutuellement en s’inclinant. L’homme supposé être Dariel adressa encore quelques mots à une femme dont la chevelure noire jaillissait du crâne comme une crête de plumes. Quand elle tourna les talons et s’en fut, Dariel sembla se souvenir des Acacians. Il regarda autour de lui, les aperçut, et vint vers eux à grands pas. Il les serra contre lui un par un et scruta leurs visages, tout comme eux le sien. D’aussi près, il était évident que l’homme était bien le prince. Les lèvres ouvertes sur son sourire révélaient l’espacement de ses dents, un détail par lequel Melio n’aurait jamais cru l’identifier un jour. Mais c’était bien lui. Comme était sien ce nez au profil énergique, très légèrement busqué. Le prince prononça leurs noms avec révérence, comme s’ils possédaient un pouvoir sacré. — Melio, Clytus, Geena… par le Dispensateur, que faites-vous ici ? Comment êtes-vous arrivés ? Je ne parviens même pas à l’imaginer. Racontez-moi ! Racontez-moi ! Les autres laissèrent Melio répondre. — Nous sommes venus pour vous retrouver. Pour vous porter secours. C’est Corinn qui m’a envoyé, avec Clytus et Geena, et Kartholomé. Dariel sourit à ces explications. Il répéta le nom de Kartholomé plusieurs fois, comme pour le mémoriser, puis il recula d’un pas pour mieux les contempler, tous ensemble. — Eh bien, vous m’avez retrouvé. M’avez-vous porté secours ? Pas vraiment. Serait-ce me vanter si je disais que c’est plutôt moi qui vous ai porté secours ? Melio repensa à la captivité aussi courte que mouvementée subie aux mains de gens à la peau grise et affublés de défense de sanglier, avec les coups, les interrogatoires menés en un acacian approximatif, les menaces d’une mort horrible et imminente. — Pas du tout. Pour tout dire, je pense que nous avons échappé de justesse à un très mauvais moment. Geena éclata d’un rire sonore qui entraîna l’hilarité des autres. Quand il eut repris son sérieux, Dariel déclara : — Il y a tant de questions que je veux vous poser, et tant de choses que je veux vous dire… Je ne sais par où commencer. Les événements se précipitent, ici. — Je vois cela, affirma Clytus. — Vous n’avez aucune idée de la situation dans laquelle vous venez de débarquer. Il se peut que je vous demande de partir en guerre à mes côtés. — Le combat est-il juste ? voulut savoir Clytus. — Il l’est, absolument. Dariel regarda par-dessus son épaule une femme aux tatouages faciaux semblables aux siens qui attendait en retrait, l’air embarrassé. — Il faut que je parte, maintenant. Une des amies que j’ai ici a été blessée. Je dois la voir. Nous parlerons ce soir. Tous ensemble. Je veux aussi te connaître, Kartholomé. Nous parlerons tout notre soûl dès que nous en aurons le temps. Je vous laisse avec Birké, pour que vous puissiez vous laver et prendre un peu de repos. Il indiqua le jeune homme au visage de loup. — C’est un de mes bons amis. Il sera le vôtre très bientôt. Il ne s’était éloigné que d’un pas quand il s’arrêta. — Melio, veux-tu venir avec moi ? Nous discuterons un peu, tout en marchant. Melio se leva et le rejoignit. Ils se hâtèrent au sein d’un petit groupe qui traversa des cours et des bâtiments, un labyrinthe de couloirs qui parfois offraient une vue époustouflante sur la cité. Comme sur Acacia, une escouade de gardes suivait Dariel comme son ombre. Non pas des Marahs, mais des êtres divers, au sérieux affiché, armés jusqu’aux dents. S’il en jugeait par les regards en biais qu’ils lui lançaient, ils ne lui faisaient pas encore assez confiance pour accepter sa présence aussi près de Dariel. Que se passait-il donc ici ? — Comment vont mes sœurs ? demanda le prince. Donne-moi les dernières nouvelles que tu as eues d’elles. Les tentatives de Melio pour satisfaire sa curiosité s’égarèrent très vite. Tant d’événements s’étaient produits depuis que Dariel avait quitté le Monde Connu avec sire Neen que chaque épisode qu’il abordait l’obligeait à faire référence à un autre ; lequel, à son tour, lui en rappelait un troisième, qu’il lui fallait au moins mentionner. Au point que Melio eut très vite le sentiment que ses explications déroutaient Dariel plus qu’elles ne l’éclairaient. S’arrêtant devant une porte que son escorte franchit, celui-ci lui prit le bras. — Mais elles sont vivantes ? Quand tu es parti, elles étaient bien vivantes ? — Oui, et… Melio s’interrompit. Il ne pouvait répéter au prince ce que Corinn avait dit au sujet d’Aliver. Il n’avait pas l’assurance que ce soit vrai. Ce serait cruel de le lui révéler maintenant, au cœur des événements qui se déroulaient ici. Le prince fit signe à quelqu’un dans la pièce qu’il n’en avait que pour un instant. — Et quoi ? — Je ne peux pas le dire maintenant. Plus tard, quand nous aurons assez de temps pour parler vraiment. Dariel acquiesça à contrecœur. Il entra dans la pièce, suivi de Melio. Le vestibule donnait sur un salon spacieux, occupé par un grand nombre de personnes qui gardaient le silence. Sur un grand canapé placé contre le mur du fond, une femme était étendue sur le dos, recouverte de couvertures. Son épaule disparaissait sous une épaisse couche de bandages. La nature de la blessure, Melio ne pouvait en décider, mais elle était manifestement sérieuse. La peau de la femme était d’un bleu tendre. Rien de naturel, et pourtant il pouvait dire qu’elle était pâle à cause de la fièvre. Dans ses orbites, ses yeux semblaient immenses. Ses joues étaient creusées. La femme au visage tacheté de félin était déjà auprès d’elle, à lui tenir les mains en lui parlant doucement. Elle déposa des baisers sur son visage avec une passion et une tristesse qui poussèrent Melio à détourner le regard. Dariel expira très lentement. — Oh, Skylene… Juste un murmure. Il n’approcha la blessée qu’un peu plus tard, quand la femme à la peau tachetée releva la tête et le désigna. Le regard de la femme bleutée le trouva, et ses lèvres s’ourlèrent sur l’amorce d’un sourire faible, mais sincère. À cette invitation, Dariel s’avança. Il s’agenouilla près de la femme tachetée, à côté du lit, et prit dans sa main celle de Skylene. Il effleura son front avec le sien, et ils conversèrent à voix trop basse pour que quelqu’un d’autre puisse entendre ce qu’ils se disaient. En les regardant, Melio prit conscience qu’il n’avait plus aucun doute sur l’identité de cet homme. C’était bien Dariel Akaran, qui d’une façon ou d’une autre avait trouvé une nouvelle famille dans l’Ushen Brae, et un nouveau conflit dans lequel il était très impliqué. Il y avait en lui une détermination qui l’enveloppait d’un halo presque visible, comme si une flamme singulière brûlait en lui. Melio ne comprenait pas encore ce qui se passait là, mais il lui semblait parfaitement normal d’être venu. Mena l’aurait voulu. Elle aurait voulu qu’il combatte aux côtés de Dariel, épaule contre épaule avec ces gardes qui, pour le moment, le considéraient encore d’un air suspicieux. Je suis auprès de lui, Mena. Je l’ai retrouvé. Et je vais combattre dans cette guerre avec lui, quelles que soient les conséquences. Ensuite, je le ramènerai chez lui. Il parla et parla encore. Lorsqu’il estima le moment bien choisi, Melio relata l’histoire de la résurrection d’Aliver, dont il avait reçu la confirmation de Corinn elle-même. Il narra les faits sans détours, tout en craignant de faire naître l’espoir d’un événement trop fantastique pour être réel. Dariel resta silencieux un long moment, puis il le regarda d’un air pensif. — Elle est donc aussi puissante que cela ? Melio avait déjà mentionné la défaite des Numreks dans le Teh. Il décrivit alors comment elle avait été obtenue. Quand il se tut, un autre long silence suivit. Finalement, Dariel secoua doucement la tête. — Moins d’un an que je suis parti, et déjà une de mes sœurs est la sorcière la plus puissante depuis Tinhadin, tandis que l’autre fait face à la pire invasion de l’histoire, et que mon frère… a vaincu la mort. — Et que vous êtes devenu Rhuin Fá, compléta Tunnel. Étrange famille que la vôtre. Plus tard, des visions de celui que Dariel appelait le Veilleur, Nâ Gâmen, guidèrent Melio dans son sommeil. Contre sa volonté, il suivit le vieil homme maigre dans son aire, au sommet de la montagne. Il ne put s’empêcher de le voir avec des traits d’oiseau, un mélange entre lui et la femme blessée, cette Skylene, peut-être. Sa version de Nâ Gâmen lui expliqua comment dormir, et en marchant elle lui apprit les choses extraordinaires dont, un peu plus tôt, Dariel avait tenté de lui faire part. * * * Quand Melio s’éveilla, ce fut aussi avec des oiseaux. Des pinsons jaunes traversèrent la pièce en un vol soudain. Il battait encore des paupières quand ils passèrent au-dessus de lui, juste sous le plafond, et disparurent l’instant d’après dans un des couloirs. C’est curieux, se dit-il. À Avina, je ne sais jamais si je me trouve dedans ou dehors. Les oiseaux non plus. Geena était couchée sur la natte à côté de la sienne, son corps recroquevillé tourné vers lui. Il s’assit. Autour de lui, les autres dormaient là où ils s’étaient écroulés, sur des nattes ou enveloppés dans des couvertures légères, tout près de la fosse à feu creusée dans le sol de pierre. Sa chaleur s’était diffusée dans les dalles elles-mêmes et avait tenu à distance la fraîcheur relative de la nuit. Assis, les genoux ramenés contre la poitrine, Dariel l’observait. — Ne t’inquiète pas, dit-il quand Melio s’écarta instinctivement de Geena. Je sais comment elle est. Elle m’a déjà dit que tu n’as rien fait qui puisse salir l’honneur de ma sœur. — Je ne ferai jamais rien de tel, dit Melio. Je ne veux rien tant que revenir auprès d’elle vivant. Nous avons un enfant à faire, Dariel. Elle me l’a promis. Je veux qu’elle tienne parole. — J’espère bien que tu le veux. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas à moi de juger. Dariel remua les braises dans la fosse au-dessus de laquelle une bouilloire était suspendue à un bâti délicat. — J’imagine que tu n’as rien compris de tout ce qui s’est dit pendant la réunion ? — Rien du tout, avoua Melio. Vous parliez tous en auldek. Il se leva avec raideur et s’approcha. Un des chiens affalés contre la hanche de Dariel huma l’air dans sa direction. L’autre se contenta de s’étirer. Le prince jeta dans le feu le bâton qui lui avait servi de tisonnier. — Eh bien, disons simplement que j’aurai quelques explications à fournir quand je reviendrai. D’ici peu, tu comprendras ce que je veux dire par là. Melio avait déjà sa petite idée sur la question. Il avait remarqué comment Dariel et Anira se tenaient souvent proches l’un de l’autre, la manière dont elle communiquait avec lui en lui effleurant le poignet ou le dos. — Votre retour… Ce sera quand ? J’ai l’impression que vous ne prévoyez pas de partir d’ici avant d’avoir terminé ce que vous y avez commencé. Il laissa son regard errer sur les formes endormies. — J’apprécie déjà ces gens. Birké. Tunnel. Quelle sorte de nom est-ce là, Tunnel ? Dariel sourit. Il versa un liquide visqueux d’une carafe dans deux verres et lui en offrit un. Melio le prit et examina d’un œil méfiant son contenu qui, pour ce qu’il en voyait, ressemblait fortement à des œufs de grenouilles. — Le thé n’est pas encore prêt, mais goûte ceci. C’est délicieux. Goûte. Le prince donna l’exemple. — Vous êtes au centre de quelque chose, ici, dit Melio en tournant le verre entre ses doigts. Cela, je le sais déjà. Je suis surpris que vous n’ayez pas été parmi les chefs de clans, lors de la réunion d’hier. Je n’ai pas encore réussi à comprendre le rôle que vous tenez ici. — Moi non plus, enfin, pas complètement. Je ne suis pas chef de clan, et c’est Mór qui est à la tête des Êtres Libres. C’est à elle de parler avec ses pairs, pas à moi. J’occupe une position… différente. Un des dormeurs s’étira. Birké roula sur le dos et s’immobilisa de nouveau. Très vite sa respiration paisible se transforma en un ronflement régulier. Melio se pencha en avant. — Je dois poser la question : pouvons-nous vous ramener chez vous ? Maintenant, je veux dire. Il y a un clipper de la Ligue qui… — J’y ai réfléchi toute la nuit, dit Dariel. À tout ce que vous m’avez raconté. Par le Dispensateur, j’ai très envie de savoir ce qui s’est passé depuis mon départ. Tout cela tourne dans ma tête sans arrêt, au point de me rendre fou. Mais quel que soit mon désir de rentrer, je ne le peux pas. Je suis déjà engagé ici. J’ai permis cela. Il passa un doigt sur le symbole gravé sur son front. Melio faillit faire la même chose. La texture du signe l’intriguait. — Je le voulais. Il fait partie de moi, à présent. C’est la réalité, Melio : tout ceci, tous ces gens, font déjà partie de notre histoire. Si je le peux, je dois parfaire le cercle. — Quel cercle ? Dariel fronça les sourcils, comme s’il n’aimait pas qu’on lui retourne sa propre expression. — Sais-tu que dans mon sommeil, je fais des rêves dans lesquels je parle avec des gens de tout l’Ushen Brae ? Ce sont des conversations individuelles, et pourtant je parle avec des milliers de personnes chaque nuit. Leur nombre ne cesse d’augmenter, et parfois je sens une partie de moi-même – ou de Nâ Gâmen – qui s’entretient avec eux alors même que j’agis dans le monde éveillé. Même maintenant, à cet instant précis. Dariel contempla le bord de son verre. Ses yeux étaient fixes, mais Melio vit un mouvement caché en eux, comme si la surface brune de ses iris dissimulait d’autres yeux sous elle, des yeux remuant en réaction à des stimuli imperceptibles au Dariel assis là, son verre à la main. — Je ne peux pas rentrer avant d’en avoir terminé ici, dit le prince. C’est aussi simple que cela. Je ne peux pas rentrer tant que je n’ai pas accompli ma tâche ici. L’un dépend de l’autre. — D’accord, dit Melio. Il fallait que je pose la question. Corinn… Il faillit dire : m’écorcherait vif, mais après ce dont il avait été témoin dans le Teh, l’expression n’avait plus rien d’humoristique. — Corinn aurait été très mécontente de moi si je ne l’avais pas posée. Tam et plusieurs autres franchirent une des portes ouvertes. Dariel leva les yeux et les salua d’un signe de tête. — Eh bien, fit-il, ce n’est pas ce que nous cherchons, n’est-ce pas ? Il pesa des mains sur ses genoux pour se mettre debout, et alla à leur rencontre. Peu après, tous les membres du groupe, enfin réveillés, écoutèrent les informations récoltées par Tam en sirotant du thé chaud. Ce n’étaient pas seulement les tatouages sombres sous ses yeux qui lui donnaient cet air d’extrême lassitude. — Mór est restée toute la nuit avec les chefs de clan. Elle est retournée au chevet de Skylene, maintenant, mais elle m’a demandé de te rapporter ces nouveaux éléments, Dariel, afin que tu saches ce qui a été proposé. Les clans se sont mis d’accord. Ils entérineront des déclarations d’unité. Ils souhaitent conserver une certaine autonomie, afin que ceux qui y tiennent puissent garder l’identité de leur clan, mais tous ont accepté de se ranger sous le nom collectif d’Êtres. Ils sont d’accord à la fois pour avoir des conseils de clans qui régleront leurs affaires internes et pour envoyer des représentants à un Conseil qui chapeautera les Êtres. Ils ont même accepté de respecter une entité distincte, le Conseil des Anciens, comme étant une autre voix qui participera à l’élaboration des décisions. La répartition des propriétés de l’Ushen Brae sera complexe, mais ils ont tous approuvé le principe des frontières que nous avons proposées. Tout a été couché sur le papier. Voilà beaucoup d’accords de passés, se dit Melio. — Ils ont accepté tout ce pour quoi nous avons œuvré ? demanda Anira, sur un ton oscillant entre la question et l’exclamation. — Pas tout à fait, répondit Tam. Mais presque. Tunnel saisit une de ses défenses et tira dessus. Le geste était assez étrange, mais il semblait exprimer l’allégresse. — Je vous l’avais bien dit, à tous, que Rhuin Fá le ferait ! Tam évita de le regarder, peut-être pour ne pas perdre son sérieux. — Ils ont trouvé Dariel très convaincant, mais il m’a semblé que beaucoup avaient déjà ce désir dans leur cœur. Ils avaient simplement laissé les mauvaises voix les diriger. Il était plus facile de propager la peur que le courage, apparemment. Dariel a aidé à faire prévaloir le courage. Tous n’ont pas approuvé, mais ceux qui étaient contre ont vu les membres de leur propre clan s’opposer à eux. Dukish a été destitué de son poste de chef. Les Anets l’ont décidé entre eux, parce qu’il avait apporté une arme lors de la réunion. — Et qu’il s’en est servi, ajouta Birké avec un air mauvais. — Selon le code qui régit les réunions, le clan pourrait encourir l’exil à cause de cette faute. Les Anets ont élu de nouveaux dirigeants, et ils implorent notre clémence. Ils ont affirmé que Dukish les a trompés et qu’ils se chargeront de le châtier. Les autres chefs aimeraient savoir ce que nous souhaitons. Le clan entier de l’Anet doit-il être banni ? Ou accepterons-nous qu’ils exécutent Dukish pour ses crimes ? À moins que tu veuilles l’avoir pour esclave, Dariel ? Ils pourraient le… mutiler. — Le mutiler ? — Afin qu’il se tienne tranquille, dit Tunnel. Les Auldeks avaient des techniques pour infliger cette punition aux fauteurs de trouble. Ils savaient le faire. Nous savons le faire. Dariel avait déjà sa réponse : — Je ne crois pas que nous devrions punir le clan de l’Anet. Il nous faut aller de l’avant, et sans tarder. Si nous y parvenons – et eux aussi – ce sera pour le bénéfice de tous. Que les Anets et les Antoks restituent tout ce qu’ils ont pris et jurent allégeance aux Êtres Libres. Qu’ils nous aident à combattre la Ligue des Vaisseaux. Que Dukish soit emprisonné pour le moment, jusqu’à la fin de ce conflit, quand nous pourrons décider de ce que nous devons faire de lui. Cette solution serait meilleure pour tout le monde. Pas de vengeance, seulement la justice. Voilà ce que je pense. Tam se dandina sur place. Melio ne sut trop comment interpréter ce comportement, jusqu’à ce qu’il le voie sourire. — C’est exactement ce que Mór a dit quand j’ai abordé le sujet avec elle. Elle n’était pas certaine que tu serais d’accord, cependant… Et il y a eu d’autres rebondissements. Dukish a informé sire Lethel, à propos de Dariel. — Ils savent que Dariel est ici ? demanda Clytus. Et que c’est votre Rhuin Fá ? — Dukish voulait capturer Rhuin Fá et l’offrir à la Ligue, dit Tam. Il aurait été le présent qui aurait cimenté leur partenariat. — Ah ! fit Geena avec une mimique malicieuse, s’ils ne voulaient pas te tuer la dernière fois, maintenant, ils doivent en rêver. Avec une grimace de dégoût, Clytus vida sa tasse sur les tisons. — Cette maudite Ligue… Nous n’aurions pas dû nous arrêter à la destruction de leurs plates-formes. Nous aurions dû finir le travail, la première fois. Écrabouiller leurs crânes pointus, jusqu’au dernier ! La mine hargneuse, il scruta chacun des visages rassemblés là et s’attarda sur celui de Melio et de ses autres compagnons du Slipfin. Il parut y voir ce qu’il espérait. — D’accord. Nous aurions dû finir le travail ? Allons-y. — Oui, approuva Kartholomé, finissons-en. — Une seule nuit et vous voulez déjà combattre avec nous ? demanda Tunnel. Je ne pensais pas que nous avions un charme aussi puissant. Geena s’approcha, serra entre ses doigts le biceps gris et saillant et s’y accrocha. Melio sentit le pincement de la jalousie. — Ce n’est pas comme ça qu’il faut voir les choses. Une seule nuit et c’est vous qui êtes prêts à nous aider à clore notre contentieux avec la Ligue. C’est comme cela que moi, je vois les choses. Une bonne affaire pour nous. Voilà du muscle. Vous le voyez tous ? — Si c’est ce que vous pensez tous, dit Dariel, et son regard passa de Geena à Clytus, puis à Melio, vous me faites grand plaisir. Voyez-vous, j’ai beaucoup réfléchi à la manière de procéder, la nuit dernière. Je pense être arrivé à une solution, mais j’aurai besoin de l’aide de mes brigands. — Nous sommes avec toi, déclara Clytus. — Alors nous avons nos chances dans le combat, fit Dariel. D’abord, envoyons un message aux aimables Ligueurs… au nom de Dukish. CHAPITRE CINQUANTE-QUATRE ALIVER ET BARAD DESCENDAIENT CÔTE À CÔTE LES RUES PAVÉES qui menaient du palais aux terrasses successives de la ville. Le prince avait demandé à l’ancien mineur de l’accompagner pour aller voir le transport qui devait appareiller le matin même à destination d’Alécia, avec à son bord Kelis et les derniers soldats. Aliver lui-même enfourcherait son dragon sur les quais. Il allait quitter l’île où il était né ainsi que les enfants à qui il venait de faire ses adieux. Il n’avait jamais rien connu de plus difficile, mais c’était incontournable. Et il lui fallait parler un peu avec cet homme avant de s’en aller. Il souhaitait lui poser deux questions, et c’était la dernière occasion qu’il avait de le faire. Tout en cheminant à côté du colosse aux yeux de pierre, Aliver contempla Acacia pour ce qu’il savait être la dernière fois. Il ne savourerait plus jamais la perspective de ces vastes gradins qui s’étalaient toujours plus bas devant ses yeux. Plus jamais il n’observerait l’activité incessante des navires dans le grand port, ni ne verrait cet homme sortir de sa maison, ces femmes accoudées à leur fenêtre, ces couvreurs qui, du haut de leur toit, faisaient une pause pour le regarder passer. Tant d’aspects de la vie dépendaient maintenant de mais, de plus jamais et d’autres négations qui étaient autant d’interdits ! Malgré tout, Aliver ne versait pas dans la morbidité. S’il pensait à ses échecs, il leur trouvait une contrepartie positive. Et s’il se remémorait avec un peu trop de nostalgie toutes les choses qu’il avait pu faire dans sa vie, il se disait : « Oui, mais pense à tout ce que tu as vu. Tant de choses. Au nom de quoi mériterais-tu davantage ? » Sur sa séparation d’avec ceux qui lui étaient chers, il se réconfortait ainsi : « Mais si je n’avais pas passé ces moments avec eux, je ne saurais pas combien ils étaient précieux. » Aux pensées sur l’injustice de voir sa vie de nouveau écourtée, il répliquait : « Mais j’ai eu deux vies, deux opportunités. Qui d’autre a jamais connu une telle chance ? » Il abordait le peu de jours qui lui restaient avec une sérénité qu’il n’avait jamais éprouvée quand l’avenir s’étirait à l’infini devant lui. Il n’aurait pu prédire ce qui lui arrivait. Quelle partie de sa vie aurait-il pu prédire, d’ailleurs ? Comment aurait-il pu imaginer qu’après avoir appris l’existence de sa fille, il ne disposerait que d’une journée avec elle ? Et qu’en aussi peu de temps, il apprendrait à aimer cette enfant ? Il était stupéfait par l’ampleur de l’amour qu’il éprouvait pour elle, et par l’intensité du seul sentiment de la connaître. Peut-être parce qu’il voyait sa propre mère, Aleera, derrière les yeux de Shen, et son père dans sa façon de sourire. Les quelques heures passées ensemble valaient toute une vie de père qu’il n’aurait jamais. Il aurait été en droit d’en concevoir de l’amertume, mais en réagissant ainsi il se serait montré injuste envers ce cadeau inestimable qu’avait été la rencontre avec sa fille. Il ne mourrait pas complètement. Sa mort ne serait pas totale, pas tant que Shen vivrait. Le prince portait une tunique en cotte de mailles sur une veste sans manches et un pantalon ample. Le matin était froid, mais il tenait à exhiber le tuvey qui enserrait fièrement son biceps. Peu importait que l’ennemi fût loin d’ici. Il s’était habillé ainsi en l’honneur des foules massées pour le regarder passer. Il était encore tôt, pourtant les gens savaient qu’il partait aujourd’hui. Nombreux étaient ceux qui le hélaient, lui lançaient des bénédictions et souhaitaient que le Dispensateur accompagne chacun de ses pas. D’autres proposaient de rejoindre l’armée. Un vieillard déclara que, s’il n’était plus en état de combattre, il avait naguère exercé la profession de forgeron et qu’il pourrait toujours réparer les armures ou aiguiser les lames. D’une voix qui n’avait pas encore mué, un jeune garçon se vanta de savoir cuisiner et d’être prêt à s’occuper du feu ou à porter l’eau. — Je suis fort ! s’exclama-t-il. Aliver déclinait ces offres en souriant, et leur affirmait que jamais il n’oublierait leurs paroles. Il expliquait qu’ils avaient déjà réuni une armée formidable sur le Continent, et que des renforts ne cessaient de la rejoindre. — Restez ici, disait-il, et veillez sur la sécurité et sur la fierté de l’île. Faites cela pour moi. Beaucoup demandèrent des nouvelles de la reine. Aliver n’avait rien de nouveau à leur apprendre. — Elle s’est envolée sur son dragon pour aller anéantir le Santoth. C’est ce qu’elle fera. Elle est votre reine, et elle a juré de le détruire, en votre nom. Ces paroles paraissaient grandioses à ses oreilles. Il le savait, c’était là une façon simpliste d’expliquer une situation éminemment compliquée. Mais il était trop gonflé d’optimisme pour se laisser aller à douter. Il prononçait toujours ce type de discours avec l’assurance souriante dont il avait lui-même besoin, et à chaque fois il était stupéfait des effets qu’il produisait : les gens le croyaient, ou du moins faisaient-ils comme s’ils le croyaient. Et c’étaient là des cadeaux dont tous avaient besoin, eux comme lui. — Barad, dit-il quand ils se furent un peu éloignés de la foule et qu’ils purent parler, j’aime ces gens. — Je sais. Et eux le savent, ce qui est vraiment le plus important. J’en viendrais presque à être plus compréhensif avec le système monarchique. Il sourit. — Si tous les monarques étaient comme vous… s’il était inscrit dans les lois que tous les monarques doivent être comme Aliver Akaran quand il s’agit de sujets importants… Mais ils ne sont pas tous comme vous, et une telle loi ne durerait pas plus de temps qu’il n’en faut pour sevrer un jeune tyran du sein maternel. Quand vous aurez gagné cette guerre – et quand Corinn aura vaincu le Santoth –, vous devrez tous deux trouver un moyen de guider la nation vers un autre futur. Je ne dis pas que ce sera facile, ou que vous devrez tout changer en deux semaines, mais il vous faudra mettre en place un système qui permette au peuple de décider de son propre destin. Vous le ferez, n’est-ce pas ? Corinn et moi ne ferons rien de tout cela, songea Aliver. Parce que nous serons morts. Le destin du peuple, pour le meilleur ou pour le pire, sera entre les mains du peuple. Il résista à l’envie de se confier à Barad, de se décharger de ce fardeau, et de lui demander de comprendre que le combat ne prendrait pas fin avec lui, pas plus que le monde. Il ravala ses paroles en se raclant la gorge. Cela ne serait d’aucune aide. Le dire à tout le monde risquait d’être une facilité qui engendrerait plus de mal que de bien. Et bien qu’il ne sache pas à qui il adressait cette supplique, il pensa : Laissez-moi seulement vivre assez longtemps pour que je finisse ce que je dois finir. De grâce. À voix haute, il dit : — J’aimerais que nous ayons plus de temps pour parler de tels sujets, afin de préparer l’avenir. Quand ces conflits appartiendront au passé, aideras-tu les jeunes monarques à avancer dans le futur ? Barad ne parut pas remarquer la formulation particulière de la question. — Autant que je le pourrai, je le ferai. — Bien. Alors il y a de l’espoir. Cela signifie-t-il que tu nous as pardonnés ? — Je n’ai jamais eu besoin de vous pardonner. La reine Corinn nous a réduits en esclavage tous les deux. Pour elle, le pardon est un long chemin. Pour l’heure, je me tiens seulement au bord de sa route. Le prince acquiesça pour montrer son approbation. — Je dois admettre que je me soucie de votre famille plus que je ne l’imaginais, dit Barad. Je crois toujours qu’une seule famille ne devrait pas régner sur le monde, et je n’oublierai pas ce que Corinn nous a fait subir, à la nation comme à moi. Mais je n’arrive pas à éprouver la colère adéquate. Il se tut quand une enfant accourut vers Aliver pour lui offrir un bracelet de cuir teint tressé. Aliver mit un genou à terre et laissa la fillette lui passer son présent au poignet. — Je n’imagine pas que les gens combattent dans une guerre sans vous, dit Barad devant ce spectacle. Avant, j’aurais dit que ces gens en adoration étaient trompés par le nectar dont votre sœur les a abreuvés à leur insu. Mais ce n’est qu’un aspect de la situation. Malgré cela, ils perçoivent quelque chose d’autre en vous. Ils ont besoin de vous, maintenant. Sans vous, je ne vois pas ce qui pourrait nous unir assez fortement pour combattre les Auldeks. Nous pourrions être dispersés et fuir, nous cacher et ne penser qu’à nous-mêmes. Au lieu de cela, tous les peuples du monde semblent heureux de mettre de côté leurs différences jusqu’à ce que cette guerre soit terminée. Ils marchèrent un temps, entourés de gens qui leur manifestaient leur soutien. Quand ils furent un peu plus tranquilles, Aliver posa la première de ses deux questions : — Alors, Barad, toi le visionnaire, comment vais-je m’y prendre pour vaincre cet ennemi ? — Je ne suis pas un guerrier. Vous savez mieux que moi ce que votre famille a fait par le passé. Barad ferma le poing et l’abattit avec force, mais bonne humeur, dans la paume de son autre main. — Vous les écrasez. N’est-ce pas ? Vous en tuez assez pour que les autres n’aient plus le cœur à combattre. Vous détruisez leurs richesses, leur bonheur, leurs façons de vous menacer. Vous contrôlez l’endroit où ils habitent, leur manière de vivre, et vous les privez de leurs ressources pour qu’ils soient obligés de dépendre de vous pour tout ce qui est essentiel à leur survie. Vous créez un mythe qui explique pourquoi votre victoire est juste et comment leurs errements ont fait d’eux des vaincus. Il inspira un grand coup, comme si ce catalogue l’avait essoufflé. — Toutes ces choses, votre Acacia les a faites, et pourtant aucune n’a assuré votre sécurité. Les Meins sont sortis de la défaite en ennemis plus puissants qu’avant votre conquête de leurs terres. Pourquoi les Auldeks se sont-ils dressés contre nous ? Sont-ils de vieux ou de nouveaux ennemis ? Ils ont dévoré nos enfants pendant des générations. Maintenant, ils veulent plus. — Je sais comment les choses ont été, dit Aliver. Je te demande de parler de ce que les choses pourraient être. Alors qu’ils franchissaient les portes de la ville basse, Barad leva les yeux et observa l’ondulation tranquille des drapeaux fichés à leur sommet. Aliver l’imita. — Dites-moi une chose : ce monde est-il trop petit pour tous les gens qui y vivent ? — Non, répondit Aliver. — Y a-t-il trop peu d’air, d’eau, de bois, de nourriture et d’animaux, de pierre pour bâtir et de minerai pour faire des outils ? N’y en a-t-il pas assez dans tout le Monde Connu ? — Il y en a assez, bien sûr. — Est-ce qu’un seul d’entre nous vivra éternellement ? — Non. — Est-ce qu’un seul d’entre nous doit redouter la mort ? Aliver laissa son regard dériver sur le visage des gens qu’ils croisaient. Jeunes et vieux, hommes et femmes, un enfant cramponné à la jambe de sa mère, une vieille femme avec un œil fermé, comme si elle lui adressait un clin d’œil. — Non, répondit-il. Aucun de nous ne doit redouter la mort. — Si tout est tel que vous le dites, la guerre n’a aucun sens. — Je n’ai jamais prétendu qu’elle en avait un. — Alors ne faites pas la guerre. — J’y suis contraint. — Faites quelque chose de différent de la guerre. Ne permettez pas que vos ennemis deviennent vos ennemis. Faites d’eux autre chose, sinon ils acquièrent sur vous un pouvoir qu’ils ne devraient pas avoir. Si vous pensez de la même manière que par le passé, vous n’obtiendrez que de nouvelles versions de ce passé. Pensez différemment. Voilà ce que je dis. Exactement, songea Aliver. C’était ce qu’il avait déjà décidé qu’il lui fallait faire, et ce lui était une aide précieuse que d’entendre la voix profonde de Barad exprimer la même conclusion. Penser différemment. C’est ce que j’apprends à faire, de nouveau. Maintenant que son esprit était libéré, ses visions de ce que le monde pouvait et devait être s’imposaient avec une urgence croissante. Il avait pensé différemment lorsque Corinn et lui avaient discuté des âmes enfermées dans le corps des Auldeks. Il avait pensé différemment quand ils avaient conçu les documents maintenant rangés dans une des sacoches de selle de Kohl. Il avait pensé différemment plus tôt ce même jour, quand il s’était entretenu avec Delivegu, et qu’il lui avait assigné une mission très différente de celles que Corinn avait pu lui confier jusqu’alors. La première et la dernière mission dont Aliver chargerait cet homme. Un peu plus tard, ils arrivèrent sur le quai auquel le transport était amarré. Kelis et Naamen attendaient à bord. Le Talayen fit un signe depuis le pont, mais il s’abstint de débarquer, pour ne pas s’imposer. Malgré la foule animée et le brouhaha des chants patriotiques, malgré la vision incroyable des trois dragons occupant chacun une section dégagée du quai, Kelis, Naamen et tous les autres comprenaient qu’Aliver et Barad étaient en train d’avoir une conversation privée. Aliver s’était appuyé d’une main contre un pylône. Barad et lui contemplaient les ondulations de l’eau verte en contrebas, la jetée incrustée de bernacles qui disparaissait dans les profondeurs à leurs pieds. Des crabes étaient occupés à leur récolte de précision, une grande et une petite pince coordonnées. — Que vas-tu faire, à présent ? demanda Aliver. — Est-ce à moi de le dire ? Au lieu de répondre, Aliver trouva une autre question à poser. — Barad, te souviens-tu que je t’ai parlé quand tu étais encore dans les mines de Kidnaban ? Les yeux de pierre du colosse réussirent à exprimer la surprise. — Bien sûr. Le son de votre voix a changé ma vie, Aliver. Vous m’avez donné un but. Avant que j’aie les mots pour parler contre la tyrannie, j’ai emprunté les vôtres et j’ai appris à m’exprimer en les faisant jongler sur ma langue. La reine a failli m’enlever cette aptitude. Sous son sort, je me suis mis à douter d’avoir jamais entendu votre voix. J’ai d’ailleurs douté de bien d’autres choses. — Je l’avais oublié moi-même, dit Aliver. Mais tout m’est revenu, à présent. Je suis entré en contact avec toi parce que j’ai su que tu étais la conscience des gens. J’avais besoin de toi, alors. Il était bon de savoir que tu étais là, dans les mines, parmi les autres, et que tu leur disais toutes ces choses lumineuses et rebelles que tu as toujours dites. J’ai encore besoin de toi, mais après tout ce qui t’a été infligé je n’ai aucun droit de te solliciter encore. Va, si c’est ce que tu veux. Fais et dis ce que tu voudras, partout dans le monde. Un groupe de soldats passa devant eux. Ils saluèrent Aliver en inclinant la tête. Barad les suivit des yeux jusqu’à ce qu’ils gravissent la passerelle donnant accès au transport. — Je ne sais pas où je pourrais aller ni ce que je pourrais dire. J’ai recouvré l’usage de ma langue, mais je suis las, Aliver. Je n’ai plus le désir de haranguer les foules, encore moins après ces discours que j’ai tenus pour votre sœur. Si j’étais plus jeune, je partirais avec vous. Je vous écouterais parler. — J’ai une autre idée, fit Aliver avec un peu de nervosité, car il approchait de la deuxième question qu’il voulait poser à Barad. Si tu veux être utile à la nation sans avoir à crier devant des foules ou manier une épée… Pourquoi ne pas t’occuper d’un plus petit groupe d’élèves ? Tu pourrais rester ici, avec Aaden et Shen. La tête de Barad eut un mouvement de recul, et il observa Aliver comme s’il avait besoin d’ajuster sa vision pour avoir une image claire de lui. — Aliver… — Éduque-les. Parle sans détours et transmets-leur toutes ces choses sages que tu connais. Explique-leur le monde tel que tu le comprends, afin qu’ils deviennent des dirigeants qui auront les yeux ouverts, et qui écouteront toujours leur cœur et leur conscience. Ou bien aide-les à apprendre comment devenir autre chose que des dirigeants, si c’est ce qui doit arriver. — Vous le pensez sérieusement ? dit Barad après un moment. — Apprends-leur à penser différemment. Aide-les à façonner un avenir meilleur, pour eux comme pour Acacia. — Ne devriez-vous pas le faire vous-même ? Je le souhaite de tout mon cœur, mais je suis déjà mort et je ne le peux pas. — Si je disposais du temps nécessaire, j’aimerais beaucoup le faire, mais il se peut que le temps me manque, justement. Si cela arrive, le feras-tu ? J’ai déjà rédigé un testament qui te donne tout pouvoir sur leur éducation. — Et leurs mères ? Que vont-elles penser si leur enfant est éduqué par un roturier, un mineur, un rebelle et un agitateur, un homme qui… — Elles ont toutes deux approuvé cette idée. Corinn l’a fait avant de partir, et tu peux poser toi-même la question à Benabe. Mena, je le lui dirai face à face. Quand à Dariel, il se peut qu’il ne soit plus de ce monde. Mais il approuverait ce choix, lui aussi. Tu vois ? Personne n’entravera ce que tu as commencé. Le regard de l’homme quitta Aliver et parut se perdre quelque part dans les profondeurs verdâtres à leurs pieds. — Corinn a approuvé ? demanda-t-il. Mais Aliver savait que c’était moins une question qu’une affirmation qu’il avait besoin de formuler à haute voix pour la croire. Son regard se reporta sur celui du prince. — Je ne leur mentirai pas. Sur rien. Si vous me confiez leur éducation, je leur enseignerai qu’il existe une meilleure voie que celle qui veut un monarque et des sujets. Je n’ai jamais cru en ce système, Aliver. Je n’y crois toujours pas. — Je sais. Je connais ton opinion sur ces choses. Je suis en grande partie d’accord avec toi. Barad secoua la tête, et quand il reprit la parole ce fut presque sur le ton de la colère, presque comme s’il n’avait pas entendu Aliver. — Vous ne pouvez pas me demander cela et lier ma langue. Je préférerais l’avaler. Si je deviens leur précepteur, je me plongerai avec eux dans les archives royales. Je leur montrerai ce que votre lignée a fait, et comment. Il n’y aura pas de secrets. Si nous découvrons des horreurs, je leur tiendrai la main et nous les affronterons ensemble, mais je ne leur mentirai pas. — Je sais. — Ne me dites pas que ce ne sont que des enfants. La guerre touche les enfants. L’esclavage touche les enfants. Les ravages de la corruption touchent les… — Je sais mieux que la plupart des gens que les enfants méritent qu’on leur dise la vérité sur ce monde, expliquée de sorte qu’ils puissent l’appréhender, et la réexaminer quand ils grandissent. J’agirais de même avec eux. Je jure que c’est ce que je ferais. Mais notre histoire n’est pas composée que d’horreurs. Elle est toujours en train de s’écrire. Si tu leur montres ce que nous avons fait, assure-toi de leur montrer les choses dont ils seront fiers. Qu’ils connaissent cela aussi. Et sois compréhensif. Je sais que tu le seras, mais il n’y a rien de plus difficile pour un monarque que de se voir demander de rendre ce qu’il pensait être sien. Ce monde nouveau que toi et moi souhaitons tant, s’il arrive, ne sera pas un monde facile pour eux. Il fut un temps où je pensais que je veillerais moi-même sur ces changements. Je vois à présent que mon travail ne concernait pas ma personne. Il consistait à aider à le préparer pour eux. Je ne l’ai pas très bien fait, mais j’y travaille toujours. Tiens, prends ceci, je te prie. Garde-la précieusement. Il ôta une chaîne de son cou et la tendit à Barad. Une clef y était suspendue. — Garde-la pour les enfants, pour Mena. Quand le moment sera venu de la leur présenter, tu le sauras. Barad referma sa large main sur la chaîne. Son expression se fit plus grave, et ses traits se creusèrent. — Vous… vous n’allez pas revenir. Aliver, il y a un linceul autour de vous. Depuis le couronnement, il est sur vous, et sur la reine également. Je pensais que c’était seulement le voile de la tristesse, mais c’est… — C’est le suaire de la guerre, dit Aliver, avec un sourire qui voulait paraître naturel. Je ferais bien d’être prudent. C’est tout. Et je ferais bien, également, de laisser les enfants aux soins d’un précepteur comme toi. De cette façon, je sais qu’ils ne feront pas face à l’avenir en aveugles. Acceptes-tu ? Dès l’instant où l’homme s’y engagea devant lui, Aliver lui fit ses adieux. Il ne pouvait pas regarder une seconde de plus dans ces yeux de pierre. Il se détourna comme s’il avait déjà l’esprit ailleurs, mais c’était faux. Un peu plus tard, à bord du transport, il s’entretint avec Kelis, serra des mains, s’adressa à la foule, mais tout ce temps il lutta pour contenir l’émotion née de l’arrangement qu’il venait de conclure. Ensuite il revint sur le quai et se mit en selle sur Kohl. Il regarda Ilabo sur Tij et Dram sur Thaïs un peu plus loin. Équipés pour le combat, ils ressemblaient aux personnages d’un mythe vivant. Les dragons portaient des plaques d’armure maintenues en place par un entrelacs de cordes. Les cavaliers avaient revêtu une tunique en cotte de mailles pareille à celle d’Aliver. Touche finale au tableau, ils coiffèrent des casques façonnés à l’image de la tête de leur monture. Celui d’Aliver était noir et s’évasait derrière ses oreilles en une imitation de la crête emplumée de Kohl. Ils décollèrent tous les trois au même moment, propulsés par les acclamations et les encouragements des spectateurs. Kohl poussa un rugissement, auquel Tij fit écho. Thaïs effectua une vrille juste au-dessus de la foule, ce qui lui valut une salve d’applaudissements. Pendant ces quelques instants, Aliver oublia le poids des responsabilités qui l’accablait. Le moment était trop magnifique pour qu’il ne se sente pas empli de fierté. Ils fendaient le ciel au-dessus d’une île splendide, avec les niveaux successifs de la cité. Partout les gens leur faisaient signe et les hélaient. Au-dessus du palais lui-même, il vit Shen et Aaden sur une des terrasses supérieures, Rhrenna derrière eux. Il les survola en inclinant sa monture, de sorte qu’il put se pencher vers eux et tendre un bras comme s’il voulait les toucher à distance. Pour la première fois dans sa seconde vie, le prince Aliver Akaran partait en guerre. CHAPITRE CINQUANTE-CINQ LEVER LE CAMP APRÈS CETTE PREMIÈRE BATAILLE CONSTITUA une tâche pénible à l’extrême pour l’armée de Mena. Ils s’y employèrent toute la nuit, sans s’accorder aucun repos ni ménager leurs efforts, dans leurs vêtements et leurs armures encore souillés de sang. Ils soignèrent les blessés, les entassèrent – vivants, mourants et morts – sur des traîneaux qu’ils tirèrent vers l’amas chaotique des glaces marines. Le long de la côte, les Scavs avaient trouvé et amélioré une voie à moitié submergée qui se révéla beaucoup plus praticable que s’ils avaient dû escalader et redescendre les pans de glace et franchir les crevasses. Avec une confiance en leurs alliés qui aurait été inimaginable quinze jours plus tôt, les Acacians suivirent leurs guides. Ils ne firent halte que quand ils retrouvèrent le sol glacé. Les Scavs eux-mêmes ne firent aucune pause. Ils retournèrent aussitôt dans le labyrinthe de glace pour détruire le chemin emprunté et poser leurs pièges. Ce fut une chance pour tous qu’ils agissent ainsi. Quand elle vit au loin la tour auldek s’écrouler dans l’eau, Mena exulta. Si seulement ils avaient pu précipiter tous les ennemis dans les profondeurs, laisser l’eau et la glace les recouvrir, et les oublier… Si seulement les Auldeks avaient disparu comme les fantômes d’un cauchemar… Mais bien sûr, rien de tout cela n’arriva. Les Auldeks roulèrent, et marchèrent, volèrent, allant toujours de l’avant. Ils dévoraient opiniâtrement chaque lieue parcourue par l’armée de Mena et ne cessaient de hurler pour que la bataille s’engage. Mena refusait de les affronter de nouveau. Les Acacians battirent en retraite dans le paysage parsemé de glaciers, sur la défensive, prudents, retors. Cette attitude rendait manifestement les Auldeks fous de rage. Pendant quelque temps, ils survolèrent les Acacians sur leurs fréketes, sans se soucier de la grêle de flèches qui systématiquement les accueillait. Ils hurlaient des insultes dans un acacian improbable, exhortaient leurs ennemis à se comporter en vrais soldats et à se battre, et ils affirmaient, menaçants, qu’à cause de leur lâcheté le sort de leur nation n’en serait que plus atroce. Les fréketes passaient en rase-mottes, s’abattaient sur le sol, écrasant des soldats avec leurs pieds, ou en emportant d’autres dans les airs. Ils arrachaient à ces derniers d’horribles morceaux de chair qu’ils recrachaient ensuite sur l’armée. Un Auldek sauta de sa monture et se mit à courir à travers le camp en taillant en pièces quiconque se trouvait sur son chemin. Si d’autres avaient suivi son exemple, il y aurait eu un massacre épouvantable. Par chance, l’Auldek déchaîné reçut un carreau d’arbalète en plein visage. Il s’effondra en tentant de l’arracher. Un moment plus tard, il se relevait. Le visage inondé de sang, il tira frénétiquement sur la hampe du carreau tandis que son corps tressautait et se contorsionnait, sans réussir à ôter le projectile. Il parvint cependant à remonter sur son frékete et s’envola de nouveau. Par la suite, les attaques de ce genre se firent moins fréquentes, ce qui aurait pu paraître encourageant, si l’on oubliait que même un carreau tiré en plein crâne ne tuait pas ces ennemis. C’est pourquoi Mena modifiait sa tactique de combat de toutes les manières qu’elle pouvait imaginer, l’adaptant quotidiennement quand les circonstances changeaient ou que les Auldeks trouvaient une parade à sa dernière invention. Un jour, elle se risqua à une provocation insensée au-dessus du camp ennemi. Virevoltant et plongeant dans les airs pour éviter les fréketes lancés à sa poursuite, elle fit pleuvoir dans son sillage des centaines de messages qui tombaient de ses sacoches ouvertes. Chacun d’entre eux était une incitation destinée aux esclaves du Quota, rédigée dans leur langue. Le texte très court leur enjoignait de déserter l’armée auldek et de retourner auprès des leurs. Il était signé du nom de son rédacteur qui s’engageait solennellement à accueillir chez lui le porteur du billet. Pour autant qu’elle pût en juger, les fréketes ne volaient pas souvent de nuit. Elle savait qu’ils en étaient capables, puisque l’un d’eux l’avait fait lorsque les Scavs avaient déclenché leur attaque nocturne, mais ensuite ces monstres n’avaient jamais surgi des ténèbres, ce que Mena avait justement redouté. Après le coucher du soleil, le ciel lui appartenait donc. Par une nuit où le plafond des nuages était bas, elle avait survolé le camp adverse. Elle avait décrit des cercles pendant un certain temps, était descendue sous les nuages, par pure provocation, guettant d’autres battements d’ailes que ceux d’Elya. Rien. Elle était rentrée à son camp. Une heure plus tard, elle était de retour avec Perrin. Ils se posèrent au milieu du camp auldek. Ils tranchèrent la gorge de cinq guetteurs assoupis et répandirent le contenu d’un sac de viande empoisonnée sur le sol gelé. Un cadeau pour les lions. Aucune créature ne prit l’air pour la poursuivre quand, une heure plus tard encore, elle revint avec une bouilloire pleine de poix qu’elle lâcha sur l’enclos des antoks. Elle aperçut le dos large des bêtes et le scintillement de la mèche qui tombait avec le récipient. Quand celui-ci heurta le sol, la poix dut gicler sous les animaux, car elle forma aussitôt un large tapis de flammes. Mena resta au-dessus de la scène assez longtemps pour contempler la fournaise mortelle qu’elle avait créée. Les antoks hurlèrent et ruèrent. L’un d’eux défonça l’enclos, et quelques secondes plus tard les animaux affolés fuyaient en tous sens dans le camp, où ils propageaient les flammes. Confusion. Dégâts. Ce genre d’attaque prélevait certainement son tribut dans les rangs ennemis. Pour autant, Mena n’aimait pas ce qu’elle faisait. Il n’y avait aucun honneur à adopter les tactiques des assassins, à viser les bêtes et les provisions. Pouvait-on vraiment appeler guerre cette poursuite émaillée d’escarmouches dans le désert arctique ? Cela ne ressemblait à rien de ce que la princesse avait pu étudier. C’était un style de combat auquel elle n’avait encore jamais pensé. Combat n’était même pas le mot qui convenait, mais elle ne savait pas comment nommer autrement quelque chose d’aussi violent. D’aussi désespérément important. Quand elle doutait de ses actes, il lui suffisait de penser à la vie de ses soldats pour se rappeler pourquoi elle les commettait. Elle avait autant de raisons pour chacune de ces perfidies qu’il y avait d’âmes dans son armée. Pour ses hommes, elle était prête à tout. Dix jours s’étaient écoulés depuis la première bataille. Des centaines de vies avaient été perdues. Les rangs des blessés et des invalides grossissaient. Mena ne pouvait pas crier victoire, mais il n’y avait pas non plus de défaite. Elle s’ingéniait donc à encourager ses troupes sur la base des petits succès qu’elles accumulaient. Chaque guerrier esclave que ses soldats tuaient, chaque animal qu’ils estropiaient, chaque chariot ou tour qu’ils endommageaient, tous les retards et les accidents qu’ils provoquaient étaient autant de petits triomphes. Et en de rares occasions, quand ils tuaient un Auldek, ils jubilaient. Howlk était mort, et le frékete Nawth avait été écarté du conflit. Des choses qui paraissaient impossibles avaient été accomplies. S’ils pouvaient continuer ainsi… Si Aliver et son armée arrivaient enfin… * * * Pour la seconde fois, Mena se retrouva au centre d’un cercle formé par ses officiers, à interroger un Rialus Neptos à demi gelé, bégayant et débraillé. Mais aujourd’hui il n’était pas venu seul. Une femme se tenait à côté de lui, imperturbable sous les regards scrutateurs des hommes. Elle portait une sorte de combinaison si épaisse qu’elle aurait pu masquer complètement les lignes de son corps, mais dans la chaleur relative de la tente, elle avait ôté son capuchon et défait le haut du vêtement. Elle se tenait là, épaules et bras découverts, le torse revêtu d’une fine tunique qui laissait voir la sueur perlant à son cou et la forme de ses seins. Meine, à n’en pas douter : les yeux gris, les traits délicats, et une chevelure si blonde qu’elle semblait éclairer la pièce de sa brillance. Elle dévisagea les gens autour d’elle, sans s’attarder sur Mena. Son regard s’arrêta plus longtemps sur Haleeven. — Qui es-tu ? demanda la princesse. Rialus s’efforçait de dire quelque chose, mais il cessa aussitôt. — Elle ? dit-il. — Oui, mais c’est à elle que j’ai posé la question. — Elle n-ne parle pas beaucoup d’acacian. Peut-être pas du tout. Je ne sais pas. Je ne l’ai jamais… — Meine, alors ? Haleeven, à vous. Il s’adressa à elle, et la femme répondit sans hésiter, d’une voix calme et mesurée. Après quelques échanges, le vieux guerrier traduisit : — Elle souhaite rejoindre nos rangs. Elle était esclave chez les Auldeks, dit-elle, rien qu’une esclave. Elle n’a jamais voulu être notre ennemie. Elle était dans la même situation que Rialus, prisonnière des Auldeks. Neptos cessa de grelotter. Il tourna lentement la tête vers la femme et la regarda avec une perplexité évidente. — C’est ce qu’elle a dit ? s’enquit Edell. — C’est ce qu’elle a dit. — Comment s’appelle-t-elle ? Haleeven le lui demanda. — Fingel. Elle a été au service de Rialus Neptos depuis qu’il est arrivé à Avina, et elle l’a suivi jusqu’ici. — Il faudra que nous lui posions quelques questions à propos de lui, alors, dit Edell avec un regard ouvertement hostile en direction du petit homme. Les deux Meins parlèrent un peu plus longtemps. Haleeven eut une expression qui ressemblait à une grimace, mais qui était en fait un sourire. — Elle affirme que Rialus est un homme honorable. — Elle a des raisons de penser que nous en doutions ? — Il le lui a dit lui-même. Il divague souvent tout seul, et il lui arrive de parler dans son sommeil. Neptos semblait de plus en plus déconcerté. Son visage s’était empourpré, et la chaleur dans la tente n’y était pour rien. — J’ai vraiment hâte de discuter plus longuement avec elle, déclara Edell. Mena sentait qu’il y avait davantage derrière la façade qu’offrait la Meine. — Quoi d’autre ? Elle a plus à dire, je pense. Pour la première fois, Fingel braqua longuement son regard clair sur la princesse. Elle écouta la traduction d’Haleeven et le pincement de ses lèvres montra qu’elle réfléchissait à sa réponse. Quand elle la donna, Rialus, qui visiblement comprenait le mein, s’assit sur un tabouret. Il la considéra d’un air hébété. — Elle représente un contingent d’esclaves employés comme domestiques, expliqua Haleeven. Ils sont quelques centaines qui veulent déserter les Auldeks. Elle est venue en éclaireuse, pour savoir s’ils seraient bien reçus. Elle demande l’asile pour eux parmi nous. Ils arriveront cette nuit. Elle veut avoir l’assurance qu’ils ne seront pas attaqués quand ils approcheront de notre camp. — Elle veut que nous n’attaquions pas quelques centaines d’individus qui entreront dans notre camp en pleine nuit ? fit Mena. Ce pourrait être très imprudent de notre part d’accepter. Haleeven traduisit. Fingel fouilla dans sa combinaison et en sortit un papier qu’elle donna à Haleeven. Elle parla longuement. Le vieux Mein écouta avec attention avant de résumer ses propos : — Elle dit qu’elle a trouvé cela, un des messages que vous avez fait pleuvoir sur le camp auldek. Elle n’est pas la seule à en avoir gardé un et à espérer que ce qu’il dit est vrai. Elle affirme qu’ils combattront avec tous les moyens à leur disposition. Ceux qui le pourront mettront du poison dans les bouilloires de leur maître. Cela permettra de leur ôter quelques âmes. Dans ces billets, vous leur avez demandé de vous faire confiance. Elle vous rapporte votre message, et elle vous demande maintenant la réciproque. Le chef mein tendit le papier à Mena. Elle le fit rouler entre ses doigts, en affectant de peser avec soin les risques de sa décision, mais en réalité elle dissimulait son euphorie. C’était exactement ce qu’elle avait voulu. C’était le commencement. Si certains les rejoignaient dès maintenant, d’autres suivraient très bientôt. — Haleeven, dites-lui qu’elle est la bienvenue parmi nous. Ils sont tous bienvenus. Nous accepterons la venue de chacun. Lorsque nous aurons un moment de paix pour le faire, nous nous mettrons à genoux et nous implorerons leur pardon. Et je dis cela au sens propre. — Est-ce qu’on ne va pas s’apercevoir de leur disparition ? demanda Perrin. — Les autres esclaves la couvriront pour aujourd’hui. Ils diront que Rialus est malade. Ils ne seront pas découverts aujourd’hui, et cette nuit les autres s’enfuiront. — Seulement quelques centaines ? dit Edell. Haleeven avait déjà une explication prête : — Ils ont été très prudents et n’ont pas parlé de leur projet commun à tous. Ils auraient pu être plus nombreux, mais c’était trop risqué. — Des guerriers parmi eux ? Fingel dut comprendre la question car elle s’esclaffa et répondit sans attendre. — Non, traduisit Haleeven. Ceux-là refuseront de venir. Ils sont trop serviles envers les Auldeks. Mais elle dit qu’ils souffriront tous de ne plus avoir de nourriture bien cuisinée ni de vêtements lavés. Vous savez, je crois qu’elle a raison, ajouta-t-il en souriant. — Quelques centaines, ce n’est peut-être pas beaucoup, mais c’est toujours un début, philosopha Perrin. Cela fera peut-être germer l’idée dans la tête des autres. — Espérons que ce soit l’ondée qui précède le déluge, dit Mena. La conversation s’orienta ensuite sur les mesures pratiques qu’il faudrait prendre pour aider les déserteurs. Gandrel suggéra une diversion du même genre que les explosions déclenchées par les Scavs la nuit où Neptos s’était enfui pour la première fois. L’idée était bonne, estima Mena, mais difficile à mettre en pratique. Désormais, les Auldeks avaient renforcé les patrouilles de surveillance autour de leur camp, surtout la nuit. Et il y avait les lions. La poix était particulièrement bien gardée, et la petite quantité dérobée par les Scavs presque épuisée. Mena n’avait plus qu’une bombe incendiaire, et elle n’avait pas encore décidé de la meilleure manière de l’utiliser. Quand elle sut de quoi ils débattaient, Fingel leur expliqua que les esclaves avaient déjà mis au point une diversion. Un des hommes qui s’occupaient des rhinocéros laineux allait les lâcher dans le camp après leur avoir fait ingurgiter une mixture qui leur retournerait les intestins. Les créatures se purgeraient en expulsant de grandes quantités d’excréments. Ce serait très sale, et les animaux seraient très irrités, donc difficiles à contrôler. Pendant qu’ils sèmeraient le désordre, les esclaves pourraient s’enfuir. Les officiers restèrent silencieux un moment, pendant lequel tous imaginèrent certainement la scène. — Il n’y a jamais eu de guerre semblable à celle-ci, dit enfin Gandrel. Ou s’il y a eu un précédent, les archives officielles ne l’ont pas relaté. — Peut-être devrions-nous suivre cet exemple, glissa Edell. Mena se tourna vers Neptos et durcit le ton pour dire : — C’est avec cela que vous pensiez acheter votre pardon ? Quelques centaines de cuisiniers et de domestiques. Je pensais que vous l’aviez compris, Rialus, j’attendais plus de vous. Le petit homme cligna rapidement des paupières. Il semblait sincèrement dérouté. — Rialus ? — Je… j’ai d’autres informations pour vous, dit-il après une hésitation. — Donnez-les, alors. Mena croisa les bras et s’arma de patience pour écouter son discours balbutiant. Quatrième partie LE ROI DES NEIGES CHAPITRE CINQUANTE-SIX LE PAVILLON DE CHASSE DE CALVA VEN AVAIT NAGUÈRE ÉTÉ PERCHÉ sur un promontoire rocheux qui dominait la forêt dense de la Réserve du Roi. « L’aire du condor des montagnes », comme le signifiait son nom en senivale, avait attiré la noblesse acaciane pendant plus de deux cents ans. Se tenir sur ses balcons surplombant de très haut les vallées sauvages avait été pour Corinn l’expérience la plus proche du vol, avant qu’elle s’élance réellement sur le dos des dragons. C’était un endroit chargé de souvenirs, avec ses randonnées à cheval, l’opulence pastorale, les repas copieux servis par des domestiques aux manières rustiques, les cordiaux sirotés devant les flambées crépitantes, les promenades à pied avec son père, et même des images de sa mère en bonne santé. Un endroit de levers et de couchers de soleil, où le jeu de la lumière était toujours différent sur le faîte des arbres et les affleurements granitiques pareils à des îlots émergeant des frondaisons. C’était là que Corinn avait battu Hanish au tir à l’arc, quand elle pensait qu’elle le haïssait alors qu’elle était en train de tomber amoureuse de lui. Elle venait de descendre du dos de Po en compagnie du fantôme d’Hanish, et elle ne reconnaissait même plus le champ de tir où ils avaient décoché leurs flèches. Le pavillon lui-même avait été anéanti. Pulvérisé à partir de ses fondations. Rien n’en subsistait, à part la base des madriers qui avaient fixé l’ensemble à la pierre. Les dépendances, les écuries et le magasin n’étaient plus que des amas de bois de charpente brisé et éparpillé. Dans la vallée, la forêt avait été incendiée, et l’on voyait des arbres cassés en deux, déracinés, fendus. Les plus gros troncs étaient tordus dans des poses bizarres, comme si quelque phénomène surnaturel les avait rendus malléables. De larges sillons fumants lacéraient le sol, et il s’en échappait la puanteur de la mort. Aussi loin que la vue portait, une gigantesque balafre défigurait le paysage, avec en son centre le pavillon de chasse. Po poussa un cri de frustration quand il survola la vallée. Sur toute cette surface, il n’y avait aucun signe de vie animale : il n’y aurait rien à chasser. Mal à l’aise, il alla d’un endroit à un autre, chassé par les vapeurs délétères que charriait l’air. Il désirait repartir, mais Corinn ne répondit pas à son souhait. Dans tout ce qu’elle découvrait, elle reconnaissait le même Chant maudit qui avait lancé des vers pour dévorer sa chair. Partout s’étalait la fureur du Santoth. Si elle avait encore eu des larmes à verser, elle aurait pleuré. Mais ce fut l’œil sec qu’elle contempla ce saccage. C’était elle qui avait appelé la dévastation sur ce lieu. Quel droit avait-elle de le pleurer, à présent ? — Tout est bouleversé, mais nous savions qu’il en serait ainsi. Je n’aurais jamais dû les envoyer ici. — Il fallait bien que tu les envoies quelque part, fit remarquer Hanish. Cet endroit… était plein de souvenirs pour toi. Pour nous. Il t’est venu à l’esprit quand tu as eu besoin d’indiquer une destination. Tu aurais pu choisir des lieux bien pires où les envoyer, Corinn. Tout en parlant, il marchait autour d’elle et tentait de remuer les cendres de la pointe du pied. Il ne semblait pas se rendre compte que ses bottes ne laissaient aucune empreinte et qu’il ne touchait rien en ce monde, elle exceptée. Tu ne sais pas tout, pensa Corinn. — Non, c’est exact. Parlons-en quand même. Il releva la tête et embrassa du regard la désolation de la vallée. — La question que nous devrions nous poser, c’est : où sont les Hérauts, maintenant ? C’est assez évident. Ils ne se déplacent pas précisément avec légèreté. Ils sont là, quelque part. Ils n’arrêteront pas de chercher. Du menton, Corinn indiqua le vaste monde autour d’eux. Ils sont partis dans différentes directions. Certains sont repartis pour Acacia, cela ne fait aucun doute. Nous avons volé si haut pour venir ici que nous sommes peut-être passés au-dessus de ceux-là. C’est comme la fureur qui s’est emparée d’eux lorsque Tinhadin les a exilés. Ils risquent de faire encore quantité de victimes. — C’est pourquoi nous allons les stopper. Rappelle Po. Nous devrions… Ils entendirent une voix de femme. — Reine Corinn ? C’est… C’est vous ? Ils regardèrent vivement autour d’eux, pour localiser celle qui venait de parler. Elle conservait une immobilité si parfaite que le regard de Corinn passa sur elle et continua un instant de scruter les lieux avant de revenir en arrière. Une femme était à moitié cachée par les décombres d’un mur effondré, et elle serrait quelque chose contre sa poitrine. Elle se déplaça et apparut alors à son regard. — C’est vous, n’est-ce pas ? Corinn effleura d’une main le châle qui dissimulait toujours le bas de son visage. Se rendant compte que le geste ne pouvait servir de réponse, elle hocha la tête. La femme dit quelque chose par-dessus son épaule. Une autre apparut, qui comme la première portait un petit fardeau informe. Une troisième tête se risqua à découvert, et la personne quitta elle aussi sa cachette, mais avec plus de réticence. Alors qu’elles se frayaient un chemin parmi les gravats, Corinn les identifia. La première était Wren, la bien-aimée de Dariel ; la deuxième, Gurta, l’épouse de Rialus Neptos ; et la troisième une domestique qui travaillait au pavillon de chasse, la fille de Peter. La reine ne put se souvenir de son nom. Hanish s’approcha d’elle et lui prit le coude dans une main, tandis qu’il appliquait l’autre à plat dans le creux de ses reins. — Du calme, Corinn, souffla-t-il. Ce ne sont pas des fantômes. Elles sont vivantes, comme le sont sans doute aussi les bébés dans leurs bras. Il avait raison. Ce que les femmes serraient contre elles était évident, à voir la douceur avec laquelle elles se comportaient. Corinn sentit son souffle lui échapper. Elle prit un peu plus appui contre Hanish. — Tu vois ? Il y a toujours de la vie ici. Toujours des miracles. Quand Wren fut devant eux, elle fit halte et baissa la tête. — Votre Majesté. Gurta voulut l’imiter, mais ses yeux étaient deux ronds brillants qui ne pouvaient quitter le visage de la reine. — Que se passe-t-il ? demanda-t-elle. Ils sont venus ici, et ils ont tout détruit. Ils ont massacré tout le monde, sauf nous. Nous n’aurions pas survécu si Bralyn ne nous avait pas cachées dans une grotte qu’elle connaît. Elle s’interrompit, et son regard passa de la reine à Wren. Une terrible intensité habitait ses prunelles. — C’était horrible. Ils… Je ne sais pas comment l’expliquer. Ils ont déchiqueté le monde. Ils sont restés des jours entiers, à se déchaîner. C’étaient des démons. Je sais que ce que je dis peut paraître fou, mais regardez autour de vous. Seule l’expression d’un mal extrême est capable de tels ravages. Il se peut que cet endroit soit maudit. Oui, il est maudit, je le sens. N’est-ce pas qu’il est maudit, Wren ? La femme mince gardait ses grands yeux rivés au visage de Corinn. Elle semblait n’avoir rien écouté de ce que Gurta disait, mais en entendant son prénom elle prit la parole. — Ma Reine, comment se fait-il que vous soyez venue ici ? Et seule ? Corinn secoua la tête. Wren interpréta cette réaction de façon erronée. — Je vous ai vue arriver ici. Je sais que cette… créature est à vous. Mais d’autres vont-ils venir ? — Montre-leur, dit Hanish. Elle le fit. Elle abaissa le châle et le coinça sous son menton. Les trois femmes eurent le même mouvement de recul et la même réaction horrifiée. Oui, c’est ce que je suis devenue. Elles ne pouvaient l’entendre, bien sûr, pas plus qu’elles n’étaient capables de voir ou d’entendre Hanish. Ne sachant comment faire, Corinn se contenta de scruter le visage de ces femmes comme s’il s’agissait de trois miroirs dont chacun lui aurait renvoyé un reflet différent. — Ce sont ces monstres qui vous ont fait cela, n’est-ce pas ? reprit Wren. Ceux qui sont venus ici ? Corinn hocha la tête. — Oh ! ma Reine, je suis désolée. Ils sont tellement terrifiants. Vous… Vous êtes sur leurs traces ? Vous les chassez, c’est bien cela ? De nouveau, Corinn acquiesça. — Dites-moi que vous allez les détruire. Fermant les yeux un instant, Corinn répondit une troisième fois de manière identique. — Bien, dit Wren. Je ne sais pas comment vous pourrez y arriver, mais si quelqu’un en est capable, j’imagine que c’est vous. C’est ce que Dariel dirait. À la mention de son frère, Corinn posa les yeux sur le petit ballot dans les bras de la jeune femme. Elle s’approcha et écarta la couverture pour révéler le visage d’un bébé endormi. Si menu, avec de fines mèches de cheveux noirs et un poing, un poing minuscule serré à côté de sa joue. — C’est mon bébé, dit Wren. Votre nièce, si vous souhaitez un jour l’appeler ainsi. Elle est née en avance. Je suis tombée malade, très malade. Elle voulait absolument sortir de mon ventre. Mais elle va bien, maintenant. Elle est petite, mais forte. Comme moi. La femme sourit. Corinn faillit s’effondrer. Je suis tombée malade, très malade. Cette phrase, accompagnée de ce sourire et de la vision de ce bébé, c’en était presque trop pour elle. Elle sentit que Po avait détecté sa détresse et voulait revenir auprès d’elle. Elle lui ordonna de rester en retrait. Vois-tu ce que j’ai fait, Hanish ? J’ai tenté de tuer cette enfant. J’ai tenté de tuer cette femme, et pourtant elle me sourit. — Elle a toutes les raisons de te sourire, répondit-il. Elle est en vie. Sa fille aussi. — Elle n’a pas encore de prénom. Je n’ai pas le temps d’y réfléchir. Mais… c’est ma petite fille. Gurta retrouva enfin l’usage de la parole. — J’ai eu mon bébé, moi aussi, dit-elle. J’ai hurlé quand elle est née, parce que je ne l’attendais pas aussi tôt, moi non plus, mais je suis heureuse de l’avoir allaitée avant que ces monstres arrivent et fassent tout cela. Elle a plus de bon sens que son père, je le sais déjà. Corinn se pencha en avant pour voir le nourrisson. Elle n’aperçut qu’une oreille et la courbe douce de son crâne, mais elle le contempla un long moment. Elle pouvait sentir l’odeur issue de l’accouchement, agréable d’une certaine façon. Mais elle écouta surtout le discours nerveux de Gurta. Plus que jamais, elle parlait comme une servante. Cette jeune femme avait exaspéré Corinn, auparavant. Aujourd’hui, la reine ne comprenait pas pourquoi. Elle avait une jolie voix, douce et chaude. Sans trace de fourberie. Rialus a eu de la chance de te rencontrer. Hanish lui toucha de nouveau le dos. — Dis-leur, qu’elles puissent savoir. Trouve un moyen de leur parler, Corinn. Dis-leur ce que tu as besoin de dire. Le temps presse. À regret, elle délaissa le bébé et alla chercher dans une de ses sacoches de selle son matériel d’écriture et des feuilles de parchemin. Tandis que les femmes se tenaient auprès d’elle, un peu embarrassées, elle rédigea deux mots. Elle signa le premier de son titre royal et y apposa le sceau des Akarans, puis elle le roula et l’attacha avec une longueur de ruban que n’importe quel officiel de haut rang saurait reconnaître. L’autre était une simple lettre. Quand elle eut terminé, elle plaqua le document roulé contre la poitrine de Wren, et par gestes lui expliqua qu’elle devait le cacher quelque part sur sa personne. Elle donna la lettre aux deux femmes, pour qu’elles puissent la lire. Emportez ce document avec vous sur Acacia. C’est un laissez-passer officiel qui vous assure ma protection. Si quelqu’un vous crée des problèmes, montrez-le-lui. Et dites-lui qu’il s’expose à mon courroux s’il vous fait le moindre mal. Emportez-le sur Acacia, montrez-le aux gens du palais, et demandez ma secrétaire, Rhrenna. Rendez-vous là-bas, vous y serez en sécurité, sous la protection des Akarans. À partir de maintenant et pour tout le temps que nous pourrons vous offrir cette protection. Gurta, pardonnez-moi d’avoir envoyé Rialus affronter un tel danger. Je ne savais pas ce que je faisais. Wren, j’ai commis des crimes envers vous. J’ai trop peur de les nommer maintenant, et je ne vous demande pas de me les pardonner. Ce serait trop exiger. Mais je vous en prie, allez sur Acacia avec ma bénédiction. Déclarez-vous la mère de la fille de Dariel. Si mon frère revient auprès de vous, aimez-le, épousez-le, devenez un membre de ma famille. Partez, maintenant. Cachez-vous jusqu’à ce que je m’en aille et que les sorciers me suivent. Quand elles eurent toutes deux lu le message, elles se redressèrent nerveusement, sans trop savoir ce qu’elles devaient faire. — Vous ne pouvez pas les combattre seule, Votre Majesté, dit Gurta. Ne faites pas cela. Rentrez à Acacia avec votre dragon, rassemblez des renforts. Rassemblez tout le monde. En réponse, Corinn reprit la plume. Au dos de la missive, elle écrivit : Je ne suis pas seule. Je l’étais, avant, mais je ne le suis plus. — Et tu n’as pas de raison de l’être un jour. * * * Plus tard, une fois que les femmes furent parties et après qu’assez de temps se fut écoulé pour qu’elles aient regagné leur abri, Corinn ouvrit Le Chant d’Élenet. Comme toujours, elle entendit le Chant s’élever des pages en notes aériennes et instantanément enivrantes qui dansèrent sur la brise. Tu entends cela ? — Bien sûr, répondit Hanish. Et je peux comprendre pourquoi tu l’aimes tant. Les yeux clos, elle se pencha en avant et fredonna le Chant par le nez. La musique caressa son visage, explora d’un toucher léger les chairs marbrées de sa bouche scellée. Il voulait la guérir, elle le sentait. Le Chant lui-même – et l’intelligence qui vivait en lui – souhaitait réécrire l’horreur qu’était la malédiction du Santoth. Il était merveilleux de sentir cette volonté, mais Corinn savait que ce n’était pas possible. Quelle que soit la densité du Chant qu’elle accumulerait en elle, il devait toujours être libéré par un souffle articulé, à travers des lèvres et avec une certaine résonance des notes qui vibraient sur sa langue. Un simple chuchotement aurait suffi pour opérer ce miracle, comme lorsque d’un murmure elle avait transformé les yeux de Barad en pierre. Mais je ne peux pas murmurer. — Si je pouvais le faire pour toi, je n’hésiterais pas. Je sais. Et elle savait aussi qu’il en était incapable. Si elle avait disposé d’années entières pour le former, peut-être aurait-elle trouvé un moyen de le lui enseigner. Il aurait pu être le sorcier fantôme qui allait à ses côtés, invisible de tous, à l’exception de Barad. Elle lui aurait parlé en esprit et le Chant se serait écoulé, inaudible, de ses lèvres spectrales. Mais une fois, encore le piège était là. Elle ne disposait pas de ces années. Le serpent de son dilemme se mordait la queue. Sa vie était un cercle complet, qui se resserrait à chaque seconde. Quel couple nous aurions pu former, tous les deux. — Corinn, quel couple nous formons, tous les deux. Elle ouvrit les yeux et les baissa sur les mots vivants. Elle les laissa s’élever jusqu’à ses prunelles de leur propre volonté, exactement comme la première fois qu’elle les avait contemplés. Elle n’avait pas besoin de faire plus. La réponse ne se fit pas attendre. Un rugissement à l’ouest. Suivi de son écho au nord. Et l’expression tonitruante d’une même fureur qui traversa l’air sans bruit perceptible, venu de toutes les directions. Les Hérauts détectaient le contact de ses yeux sur Le Chant. Qu’elle le fasse vivre dans sa tête suffisait. Elle savait qu’ils l’entendraient, tout comme elle savait que chacun d’entre eux se tournait vers elle, irrésistiblement attiré. — Je pense que tu as toute leur attention, dit Hanish. CHAPITRE CINQUANTE-SEPT TOUT SE PASSA HORRIBLEMENT MAL, ET C’ÉTAIT SA FAUTE. Mena le savait. Elle n’aurait pas dû dormir. Comment avait-elle été assez inconsciente pour se permettre de dormir toute la nuit alors que d’autres risquaient leur vie ? Sur l’insistance de Perrin, elle lui avait délégué la tâche d’accueillir les esclaves déserteurs. — Venez les saluer dès l’aube, en personne et avec toute la sincérité que vous voudrez, avait-il fait valoir, mais auparavant, prenez un peu de repos. Il souligna que Rialus Neptos avait déjà effectué le trajet dans les deux sens. Certainement ces esclaves – qui étaient rusés, si Fingel en était un bon exemple – pouvaient réussir aussi bien que lui. Cet argument facilita la reddition de Mena. Elle dormit donc, plus profondément et plus longtemps qu’elle n’en avait eu l’intention. Et elle rêva : que Perrin la serrait étroitement dans ses bras. Il l’étreignait et cherchait à l’embrasser, mais elle ne voulait pas le laisser faire. Alors elle plaçait ses lèvres sur les paupières closes du jeune homme. Elle sentait la caresse de ses cils, pareille à celle d’une plume, et il y avait quelque chose de merveilleux dans la courbe de ses yeux sous les paupières. Dans son état onirique, c’était permis. Mais rien de plus. Quand elle se réveilla aux notes de la flûte qui annonçait l’approche de l’aube, elle sentit au fond d’elle-même que quelque chose ne s’était pas passé comme prévu. Elle n’aurait pas dû dormir aussi profondément. Et elle n’aurait pas dû rêver ce qu’elle avait rêvé. C’étaient les yeux de Melio qu’elle avait baisés ainsi, et ils étaient les seuls à pouvoir profiter de ce traitement. Comme pour chasser ce rêve, elle rejeta brusquement ses couvertures et s’habilla en hâte. Perrin entra en collision avec elle alors qu’elle sortait en trombe de sa tente. Il faisait encore sombre et le vent s’était levé. C’est pourquoi il portait son capuchon et des mitaines. Elle le reconnut néanmoins à sa stature et sa silhouette. — Que s’est-il passé ? — Nous l’ignorons, Princesse. Je veux dire… il ne s’est rien passé. Ils ne sont pas venus. Nous avions posté des guetteurs au-delà de la barricade. Ils n’ont rien vu, jusqu’à maintenant. Venez vous rendre compte par vous-même. Debout sur un traîneau avec ses officiers, juste derrière la barricade faite de pieux en bois, de traîneaux et d’autres objets qui leur servaient de mur de protection improvisé, Mena concentra toute son attention sur le camp auldek. Une étendue rocheuse et nue séparait les deux armées, mais avec une longue-vue elle distingua les tours ennemies qui fumaient, au loin. Il se passait quelque chose, là-bas. Des torches éclairaient le devant de leur camp. Dans la lumière rougeoyante, Mena aperçut des silhouettes qui s’activaient, des structures qu’on modifiait, un travail de construction, apparemment, mais elle ne put comprendre ce qu’ils bâtissaient. — Vous pensez que les déserteurs ont été découverts ? demanda Perrin. Mena inspira sèchement, et l’air froid lui brûla les narines. — Peut-être. En tout cas, l’ennemi est en train de préparer un coup. * * * Une heure après les premières lueurs de l’aube, alors qu’elles commençaient enfin à dessiner les contours figés du paysage, elle se fit une idée plus précise de ce qui se tramait. Les structures que l’ennemi avait construites commençaient à prendre un aspect familier. Simples, solides, élevées, avec un long cou, elles évoquaient pour Mena des abominations faites de poutres. — Des catapultes, dit-elle en passant la longue-vue à Perrin. Ils ont construit des catapultes. Grand format. — Il était temps, dit Gandrel. Pour « cracher le froid », comme il aimait à dire, il avait repoussé son capuchon et reniflait d’un air mauvais pour éviter que son nez se mette à couler. — J’ai trouvé ces Auldeks un peu lents à la comprenette, voilà ce que je veux dire. Si vous aviez été de leur côté, Mena, nous serions déjà de l’histoire ancienne. — Espérons qu’ils ne pensent pas de la même façon, dit-elle en regardant de nouveau dans la longue-vue. — Mais des catapultes ? s’étonna Edell en ôtant ses gants pour frictionner ses joues. Nous ne sommes pas retranchés dans une forteresse, ici. Que vont-ils… Dans la vision circulaire et légèrement déformée de la longue-vue, Mena vit le bras d’une des catapultes se détendre brusquement. Le mouvement subit, effectué dans le silence, au loin, lui parut presque irréel. — Ils viennent de tirer, annonça-t-elle. L’objet qui surgit au loin sembla se scinder en plein vol. Il se sépara en de multiples éléments qui fusèrent en éventail dans l’air. Elle les perdit de vue, abaissa la longue-vue et regarda comme les autres, avec ses yeux nus. — Qu’est-ce que c’est ? dit Perrin. Mena eut la réponse à cette interrogation juste avant que les projectiles s’écrasent au sol. Quelque chose dans les contorsions de chacun sur sa trajectoire, avec cette mollesse et ces appendices nombreux… C’étaient des cadavres. Des corps. Des corps nus. Ils se fracassèrent sur le sol cent pas devant eux avec un bruit écœurant. Cette longue trajectoire en arc se terminait en une fraction de seconde. Certains des projectiles éclataient et projetaient une brume rougeâtre dans l’air. La plupart retombaient simplement. Le son des impacts forma un staccato rapide et assourdi. — Les déserteurs ont été démasqués, dit Edell. — Et c’est là leur châtiment ? demanda Perrin. Les monstres. Ce sont des monstres ! Il le murmura la première fois, et le cria la deuxième. Comme en réponse, une autre pluie de corps vint s’écraser au sol, dans une série de bruits sourds. Un cri fit se retourner Mena. Fingel. La Meine était à quelques mètres en retrait, Rialus à son côté. Elle se laissa tomber à genoux et tendit un bras vers ce qu’ils avaient déjà vu. Du tréfonds de son être monta un son allant faussement crescendo, comme si elle allait hurler ou gémir, mais qui resta très ténu. Une troisième catapule lança son chargement macabre d’une dizaine de corps. — Pourquoi font-il cela ? dit Perrin. — Ils nous envoient un message, répondit la voix de Rialus. Le bras de la deuxième catapulte se détendit une nouvelle fois. — Quel message ? — Ils préfèrent se priver de serviteurs plutôt qu’être trahis par eux, fit Mena. Les Auldeks continuèrent ainsi toute la journée, et créèrent des monticules épars de centaines et de centaines de corps nus brisés, explosés. L’équivalent d’un carnage sur le champ de bataille fut propulsé dans l’air en un effroyable cadeau. Comme l’avait dit Neptos, c’était un message, et non une attaque. * * * L’attaque se produisit durant la nuit. Les guetteurs donnèrent l’alerte alors que les Auldeks montés sur leurs antoks étaient encore loin des monticules de cadavres. Éveillée cette fois, Mena jaillit de son lit de camp tout habillée et ramassa au passage la Confiance du Roi. En entendant sonner les cors d’alarme, les Auldeks réagirent aussitôt. Ils abandonnèrent toute idée d’attaque surprise par une avance discrète et lancèrent leurs bêtes. Mena arriva à la barricade alors que les antoks fonçaient sur eux en mugissant. Ils piétinèrent les corps sans ralentir, provoquant la fuite des ours blancs venus en nombre se repaître de toute cette viande gelée. Perceven cria aux archers de défendre la barricade, tandis que Perrin disposait ses fantassins en rangs. Bledas passa en courant, l’épée tirée, pour rallier les hommes encore somnolents ou sans repères. Mena entra en contact par la pensée avec Elya et lui ordonna de ne pas bouger, de rester abritée et cachée. Quand les attaquants ne furent plus qu’à quelques centaines de mètres, les catapultes lancèrent, cette fois, des boules de poix enflammées. Elles avaient été réglées pour tirer nettement plus loin. Les projectiles s’élevèrent dans le ciel telles des étoiles filantes, infléchirent leur course et retombèrent. Le premier impact fut assez proche de Mena pour la jeter au sol. Aussitôt, la zone touchée se mua en un brasier. Envole-toi, Elya, pensa la princesse. Avec un peu de chance, ce bombardement obligerait les Auldeks à laisser les fréketes au sol. Prends de l’altitude et mets-toi hors de leur portée. — Ne vous souciez pas de ces tirs ! cria-t-elle aux soldats. Ne vous occupez pas de ces boules de feu, ce sont des diversions ! Vous ne pourrez pas les éviter si elles tombent là où vous êtes, alors oubliez-les. Concentrez-vous sur l’ennemi qui arrive ! Quand ils atteignirent la zone qu’éclairaient les incendies, les cavaliers retinrent les antoks. Les bêtes s’arrêtèrent, labourèrent le sol gelé de leurs sabots et agitèrent la tête de droite et de gauche, avides du sang chaud qui abondait de l’autre côté de la barricade. Les Auldeks accrochés aux monstres se laissèrent glisser à terre. Ils brandirent leurs armes et s’avancèrent, en laissant leurs montures derrière eux. Mena comprit que, dans leur arrogance, ils voulaient être les seuls acteurs du massacre. Ils ne pensaient pas avoir besoin des antoks. Ils étaient toujours aussi imposants et féroces, et ils se rapprochaient rapidement. Tous portaient des combinaisons noires qui les recouvraient intégralement, avec des capuchons resserrés sur leurs têtes, mais aucune armure visible, ni ces couches successives de fourrures qui encombraient ses propres troupes. Ils chassèrent d’une main négligente les flèches tirées sur eux, comme si ce n’étaient que des insectes irritants. Même celles qui les touchaient en pleine poitrine ne se plantaient pas. Mena vit un trait reçu au niveau du cœur stopper un Auldek un court instant avant qu’il reprenne sa marche en avant. La pointe de la flèche s’était seulement accrochée dans son vêtement, et il la détacha d’un geste méprisant. — Visez la tête ! cria Mena aux archers autour d’elle, avant de se lever sur la pointe des pieds et de répéter la consigne à Perceven d’un côté et Bledas de l’autre. Tout le monde, visez la tête ! Le visage ! Une autre boule de feu explosa non loin et se transforma en un geyser incandescent. L’homme à côté d’elle en fut aspergé et son bras si largement touché qu’il se liquéfia alors que le soldat était encore debout. D’autres projectiles plurent, suivis de l’horrible éclaboussement et des hurlements des brûlés. Ils tombaient partout, embrasant les tentes et le matériel. Les animaux épouvantés devinrent frénétiques et hurlèrent de terreur. L’air, qui un moment plus tôt était d’une pureté glaciale, fut envahi par les odeurs mêlées de la poix enflammée, de la chair, des cheveux, du bois et des tissus carbonisés. Les Auldeks atteignirent la barricade. Celle-ci était montée et démontée en hâte chaque fois qu’ils établissaient ou levaient le camp, et c’était plus un obstacle visuel qu’une véritable fortification. Une manière de les retarder et de les ennuyer, bien que cela n’eût même pas cet effet-là vis-à-vis des Auldeks. Ceux-ci la franchirent en l’escaladant ou la traversèrent en la trouant. Mena était devant ses troupes et elle les encouragea à attaquer quand les premiers ennemis apparurent, tant que ceux-ci peinaient encore. Elle frappa le bras d’un Auldek qui s’était coincé le pied dans le piège de poutres entrecroisées. L’homme hurla de douleur, mais il ne perdit pas son bras, comme elle l’avait pensé. Elle abattit son épée sur son casque, puis son épaule, et remonta brusquement la lame dans l’espoir de l’atteindre au visage. Aucun de ses coups ne porta. Elle réitéra son attaque à l’épaule avec assez de force pour sectionner le bras. Il plia les genoux sous le choc, mais se redressa aussitôt et cracha ce qui était sans doute des injures auldeks. Il avait franchi l’obstacle de la barricade, et il n’était pas le seul. Le tumulte fut instantané. Derrière elle, ses troupes se précipitèrent. Elles se transformèrent en une masse de corps agités dans laquelle les Auldeks se frayaient un chemin sanglant. Mena se trouva écartée de l’ennemi qu’elle combattait, et elle ne put que l’observer alors qu’il affrontait ses soldats. Dans les cris de rage, de peur et de douleur, l’éclair des lames, le fracas de l’acier contre l’acier, les accents gutturaux de l’auldek commencèrent à supplanter l’acacian. Un temps, la mêlée fut si confuse que Mena ne maîtrisa rien. Elle frappait tout ennemi à sa portée, mais elle aussi était gênée par la proximité des autres combattants. Ses propres soldats la bousculaient et elle se retrouva poussée vers la barricade avec une violence telle qu’elle dut rassembler tous ses efforts pour ne pas tomber. Cette mise à l’écart involontaire effaça toute trace de peur en elle et l’emplit d’une fureur brûlante. Elle vit une ouverture et s’y rua. La Confiance du Roi au poing, elle passa à quatre pattes sous un entrelacs de poutres, longea un traîneau renversé et en escalada un autre pour retrouver l’air libre. Elle était maintenant à l’extérieur, et elle courut le long de la barricade tout en cherchant frénétiquement ce qu’ils devaient faire. Les Auldeks avaient déjà tous pénétré dans le camp, ce qui signifiait qu’ils n’étaient pas très nombreux. Il n’y avait qu’eux, et ils formaient un groupe restreint. Elle préféra ne pas penser à la façon dont ils avaient obtenu le privilège de participer à cet assaut. Réfléchis, Mena ! Ils avaient l’avantage, pour le moment, mais la seule réponse possible était-elle de combattre et mourir ? Elle ne pouvait l’accepter. Elle arriva à une section plus dégagée de la barricade, et elle se hissa sur un chariot pour avoir une vue plus ample. Les Auldeks saccageaient leur camp. Ils n’avaient adopté aucune formation cohérente et couraient au hasard, en maniant leurs haches et leurs épées énormes avec une rapidité qui l’horrifia. Ils ressemblaient à des danseurs qui auraient exécuté une chorégraphie soigneusement répétée, à ce détail près qu’à chaque mouvement ils tranchaient des membres et envoyaient des jets de sang dans l’air. Une autre pensée lui vint, tout aussi révoltante : et si c’était cette nuit que la guerre devait finir pour elle et son armée ? Avaient-ils fait ce qu’on attendait d’eux ? Avaient-ils suffisamment retardé et affaibli l’ennemi pour que Corinn et Aliver soient en mesure de le vaincre ? Réfléchis ! Elle allait appeler Elya quand elle vit Perrin et un soldat aux prises avec un Auldek qui avançait sur eux en piétinant ses précédentes victimes. Il frappait et tournoyait, faisait passer son épée d’une main à l’autre, portait un coup et tournait sur lui-même, avant de recommencer. Un jeu, songea-t-elle. Pour lui, ce n’est qu’un jeu. Mais ce n’était pas du tout l’avis de Perrin et du jeune soldat. Ils avaient les plus grandes peines du monde à endiguer les attaques de leur adversaire. Ils tentaient sans cesse de le prendre en tenaille, mais l’Auldek les bloquait et les obligeait à céder du terrain. Perrin trébucha et n’évita un coup fatal qu’en s’écartant par une roulade au sol, pour se relever aussitôt. L’instant suivant, le soldat s’écroula. Mena ne vit pas l’attaque qui l’avait abattu, mais il s’affaissa à terre dans une position sans dignité que seule la mort pouvait entraîner. L’Auldek salua cette victoire en levant le poing. Quelque chose dans ce geste éveilla un souvenir chez Mena. L’ennemi qu’elle avait pris pour un Auldek, parce qu’il était vêtu comme eux et apparemment aussi redoutable, était en fait un Numrek. Calrach ! Elle sauta précipitamment au bas du chariot. Elle courut et rejoignit Perrin juste au moment où il passait à l’attaque. Il frappa haut, et Calrach para de même. Mena contourna son capitaine en se baissant, l’épée tenue à deux mains et à mi-hauteur, et son épaule gauche frôla la hanche de Perrin. La Confiance du Roi siffla dans l’air et toucha l’adversaire exactement là où elle l’avait voulu, avec toute la puissance du mouvement en torsion. Elle s’attendait à ce que la lame pénètre profondément dans le flanc du Numrek – et tranche jusqu’à la colonne vertébrale. Elle lui aurait ensuite décoché un coup de son pied gauche pour libérer l’épée, avec un effet tournant pour augmenter les dommages au maximum. En reculant, elle aurait percuté Perrin et tous deux auraient titubé pour ne pas perdre l’équilibre pendant que Calrach regarderait ses viscères se déverser sur ses pieds, avant de s’effondrer. Elle vit la scène en une fraction de seconde, dans son esprit. Dans la bataille, elle avait eu de telles visions à des milliers de reprises, et elle avait toujours su les retranscrire dans la réalité l’instant suivant. Pas cette fois. La lame rebondit si violemment qu’une douleur subite lui brûla les poignets, et elle faillit lâcher la garde. Maudite armure ! pensa-t-elle. J’oublie toujours leur cuir de combat. Calrach recula de deux pas chancelants et crispa une main sur son flanc en crachant un flot de jurons gutturaux. Il fronça les sourcils en voyant Mena, puis grimaça pour dissimuler la douleur que, peut-être, il éprouvait. Ses traits acérés se tordirent un moment, puis se figèrent. De nouveau maître de lui-même, il martyrisa quelques mots en acacian : — Ah ! la princesse vient au secours de son petit garçon ? Tu la tiens pour lui quand il pisse ? Je crois qu’il aimerait bien. — Je trancherai la tienne avec joie. Le visage du Numrek se craquela sur un sourire plein de joie mauvaise et de dents solides. — Rien du tout, gamine. J’en ai trop l’usage. J’ai des fils à faire naître. Beaucoup de fils. Quand ils seront encore des bébés, je leur raconterai comment j’ai tué la princesse Mena Akaran avec ma lame. Ils aimeront l’histoire. Je le sais. — Tu serais déjà mort sans cette armure, répliqua Mena. Quel genre de tenue est-ce donc pour un Numrek ? Je croyais que vous étiez des guerriers qui n’avaient pas peur de mourir. — Les guerriers aiment le massacre. Ils apportent la souffrance à leurs ennemis. Ils trouvent des guerres où combattre. C’est ce que j’ai fait. Pour ma plus grande joie. — Parfait. Fais-toi plaisir, alors. Calrach tira de sa ceinture une arme courte à trois lames métalliques. Mena la connaissait par sa pratique de la Troisième Forme. Mais le Numrek n’était pas Bethenri, et la Confiance du Roi n’était pas non plus une épée ordinaire. Il s’avança, repoussa en arrière ses cheveux noirs aussi longs que ceux d’un Mein, et indiqua d’un geste qu’il les combattrait tous les deux. Mena sentait qu’Elya les survolait et qu’elle l’implorait de la laisser venir, mais elle l’en dissuada. — J’ai tué Greduc, tu sais. — Je l’ai entendu dire, mais je n’en crois rien. — J’y ai pris beaucoup de plaisir. Lui et l’autre Numrek ont crié comme des fillettes. — Je ne le pense pas. Mais de toute façon, c’est sans importance. Tu as tué Greduc, mais je ne suis pas lui. Je suis Calrach. Calrraaaccccchhhhh ! Il rugit son nom comme un cri de guerre, avant d’ajouter d’une voix redevenue calme : — Viens, combattons. Mena et Perrin se déplacèrent sans parler. Ils s’écartèrent pour le prendre en tenaille. Le Numrek les observait tour à tour, une arme dans chaque main. La princesse attaqua la première. Le mouvement fut rapide, destiné à le prendre de vitesse, mais fut bloqué par le couteau à trois lames, entre lesquelles, d’une torsion du poignet, il coinça l’épée de Mena. Il avait agi sans effort apparent, mais Mena sentit la puissance de son avant-bras. Il relâcha la pression une fraction de seconde pour faire remonter son arme le long de la lame, comme pour la tester, pendant qu’il se tournait vers Perrin et parait son coup d’épée. D’une saccade violente, Mena libéra la Confiance du Roi. Elle détestait le contact de ces doigts de métal sur son épée. Elle revint aussitôt à la charge. Calrach cria en bloquant sa lame et celle de Perrin. Il parlait auldek, et d’après le ton il semblait les houspiller, ou commenter leur technique comme un adulte qui provoque un enfant. C’était plus qu’irritant, mais il était trop rapide, et il comprenait trop vite ce qu’elle ou Perrin allait faire. Mena varia les assauts. Elle cherchait un point faible. Elle allait contre sa nature et essayait des choses qui la surprenaient elle-même. Aucune de ses tentatives ne réussit, et le Numrek paraissait plutôt s’en amuser. Hors d’elle, elle en oubliait que Perrin et elle étaient toujours vivants, et que pour l’instant c’était un match nul avec Calrach. Une boule de poix tomba non loin d’eux, interrompant un instant leur ballet de mort quand ils sautèrent tous en arrière pour l’éviter. Le Numrek enjamba une traînée enflammée en lui lançant un regard dédaigneux, comme s’il s’agissait d’excréments animaux. Il dit quelque chose dans sa langue, peut-être pour expliquer qu’il n’y était pour rien. Mena et Perrin se replacèrent pour l’avoir entre eux. Tu as tué des Numreks, se dit-elle. Ne l’oublie pas. — Perrin, j’ai déjà tué des Numreks. Ce n’est pas un Auldek. Il n’a qu’une vie. — Alors nous allons la prendre, répondit son capitaine. Calrach n’avait pas l’intention de leur faciliter la tâche. — Je suis chef de clan ! s’écria-t-il. Vous savez ce que cela veut dire ? Que je ne suis pas Greduc. Ni Crannag. Qui suis-je ? Une brute arrogante qui mérite de mourir, songea-t-elle. Et – pourquoi pas ? – elle répéta sa réponse à voix haute. Tout cela avait assez duré. Ils étaient retenus ici tous les deux, contre un seul adversaire, alors qu’il y en avait tant d’autres. Je te veux mort. Ce devait être possible. Il fallait que cela se produise maintenant ! Elle frappa bas, dans l’espoir de lui briser une jambe, ou au moins la blesser. Le Numrek sauta au-dessus de la lame comme un enfant au-dessus d’une corde. Encore en l’air, il coinça l’épée de Perrin dans les dents de son couteau. Ses pieds touchèrent le sol un instant, avant qu’il bondisse de nouveau. Il tourna sur lui-même et assena à Mena un coup de pied en pleine tête. Le choc la fit vaciller. Elle vit Calrach frapper l’épée de Perrin toujours immobilisée par son couteau et en briser la pointe. Libéré, Perrin bascula en arrière. Il tomba tout près de la mare de poix enflammée. Il ne se releva pas immédiatement, et Mena feinta pour attirer l’attention du Numrek. La diversion réussit, quoique la tête lui tournât. Elle s’efforçait de n’en rien montrer, mais elle voyait deux Calrach. Le deuxième sortit du premier et ensemble ils s’adressèrent à elle en numrek. Elle le vit poser deux paires de poings serrant ses armes sur ses hanches. Deux sourires narquois. — Calrach, commença-t-elle dans l’intention de dire quelque chose qu’elle oublia tant elle se concentrait pour ne pas tituber. Calrach… Derrière lui, deux Perrin se remirent debout. Calrach les remarqua. Ses deux corps se tournèrent et se ruèrent sur eux. Ils lâchèrent le couteau à trois lames et levèrent l’épée à deux mains. — Cal… Les deux Perrin se retournèrent, et ils brandissaient des épées enflammées. Ils braquèrent leurs armes en même temps, et des lames jaillirent deux lignes droites parallèles de feu qui fusèrent dans l’air jusqu’aux visages jumeaux de Calrach. Les Numreks hurlèrent, et leurs cris se fondirent en un seul. Calrach lâcha son épée et s’essuya le visage frénétiquement, avec pour seul résultat de propager les flammes à sa main. Perrin le regardait sans bouger, tétanisé par ce qu’il venait de faire, son arme à la lame de feu toujours au poing. Mena s’élança. Elle leva la Confiance du Roi à deux mains et frappa en mettant tout le poids de son corps dans l’attaque. La lame transperça le visage grésillant de Calrach. Sa tête fut rejetée en arrière quand la pointe de l’arme toucha le fond de son crâne. Toujours étourdie, la princesse referma une main gantée sur la lame juste devant la face enflammée du Numrek. Elle la plongea encore et encore dans la tête de Calrach, pour transformer en bouillie ce qu’elle contenait. Il tomba à la renverse en battant l’air de ses bras. Elle accompagna sa chute jusqu’à ce qu’il soit à terre. Alors elle roula sur le côté et resta un moment étendue sur le dos. Entre deux halètements, elle termina la phrase commencée plus tôt sans en connaître la fin : — Calrach, j’ai tué Greduc. Et j’ai tué… Calrach. — Vous êtes blessée ? s’enquit Perrin quand elle se releva. Il tenait toujours son épée à la lame brisée, qui était maintenant noircie et fumante. Il semblait étrangement penaud au vu du carnage qu’ils venaient juste de commettre. Mena secoua la tête. Elle le regretta aussitôt. Elle remua la mâchoire, essuya la sueur à son front, et se rendit compte trop tard qu’elle avait étalé du sang sur son visage. — Perrin, nous sommes envahis. Il faut organiser la retraite. Que tout le monde se dirige vers les points de réserve que nous avons disposés pour le retour. Tous ceux qui sont indemnes et les blessés en état de… Elle n’alla pas plus loin, car un autre ennemi venait d’apparaître. Elle la reconnut sur-le-champ, et intérieurement elle jura. Sabeer. CHAPITRE CINQUANTE-HUIT QUAND IL FUT ASSEZ PRÈS POUR CONSTATER QUE QUELQUE CHOSE n’allait pas, sire Lethel demanda : — Que se passe-t-il ici, exactement ? Dariel n’avait jamais rencontré ce Ligueur, et il n’avait vu aucun de ses pairs depuis le massacre dans lequel sire Neen l’avait entraîné. En dépit des souvenirs terribles auxquels il était indirectement associé, la vue de Lethel l’emplit d’un sentiment de calme et de détermination. Ce Ligueur offrait le même spectacle étrange que tous les autres. Pour l’occasion, il avait drapé son crâne conique dans un foulard de soie rouge. Il avait les épaules étroites, un torse d’oiseau et des bras si maigres que le prince acacian était étonné qu’ils aient suffisamment de muscles pour se mouvoir. Les deux lignes brisées de ses sourcils lui conféraient une expression de surprise intense, en contraste violent avec le rictus sardonique qui pétrifiait ses lèvres. Je sais des choses sur ton espèce que tu ignores peut-être toi-même, pensa Dariel. Il avait eu une vision d’eux alors qu’il se trouvait au Mont Céleste. Presque agonisants. Rongés par la maladie et au bord de la folie. Lethel savait-il seulement que c’était le Lothan Aklun qui avait emmailloté son crâne et lui avait imposé l’addiction à la brume ? Probablement pas, et en tout cas pas avec autant de précision que la vision de Dariel, qui la tenait à la fois de ce que Nâ Gâmen lui avait montré et du fait qu’il avait en lui un peu de l’essence du Veilleur. Oui, il était assez serein pour laisser son ressentiment envers la Ligue augmenter et se muer en une colère maîtrisée, calme, satisfaisante. Ce qui se passait, c’était que Lethel était arrivé pour honorer le rendez-vous pris avec Dukish, le chef du clan d’Anet. Cette fois, le sire et son escorte de soldats d’Ishtat entrèrent dans la cour d’un pas confiant. Le Ligueur s’approcha, et son regard balaya le comité de réception avec un détachement tel qu’il ne se fixa sur le chef des Anets que lorsqu’il n’en fut plus qu’à quelques pas. Il s’arrêta net en remarquant que Dukish n’était pas vautré dans un fauteuil, selon sa détestable habitude. Il était bâillonné, les chevilles et les poignets liés, et assis sur un simple tabouret. Et il ne semblait pas du tout détendu. À la place de ses sbires anets et antoks, il était entouré de Mór, Tunnel, Birké, Anira et Dariel. À en juger par la manière dont les yeux de Lethel s’étrécirent, il venait tout juste de remarquer leur présence. — La situation à Avina a quelque peu changé depuis votre dernier entretien avec Dukish, dit Mór d’un ton sec. Il y avait de la tension dans ces paroles, mais c’était celle du contrôle qu’elle exerçait sur sa voix. Dariel comprenait combien cela devait être difficile pour eux. Tous n’étaient que des enfants quand un Ligueur ressemblant à celui-ci les avait arrachés à tout ce qu’ils connaissaient pour bouleverser à jamais le cours de leur existence. — Plus de conflits internes ni de discorde, dit Lethel. Dukish, vous m’aviez assuré que vous teniez fermement Avina. Je suis déçu. Peut-être disait-il vrai. Il était mécontent de l’infortune de l’Anet, mais déjà il évitait tout signe de surprise. Il jaugea Mór des pieds à la tête, avec un regard qui aurait pu être celui d’un riche client dans un lupanar. — Vous êtes plutôt jolie ! Si c’est vous désormais qui êtes mon interlocutrice, je ne puis que m’en féliciter. Comment vous appelle-t-on ? — Je suis Mór des Êtres Libres. Comme il vous a été dit, Dukish n’a pas… — Mór des Êtres Libres ! s’exclama Lethel en glissant un regard aux soldats d’Ishtat à côté de lui. Nous connaissons ce nom, n’est-ce pas ? La femme-oiseau a dit quelque chose au sujet d’une certaine Mór avant que nous la prenions pour cible. Il se retourna vers la jeune femme et ajouta : — Comment se porte-t-elle, à propos ? La blessure semblait vilaine. En pleine poitrine, non ? Nous l’aurions soignée, mais vos amis l’ont emportée. Mór contint sa colère. Elle ne s’était pas présentée comme l’amante de Skylene, mais comme Mór des Êtres Libres. — Il vous l’a été dit la dernière fois, Dukish n’a pas à parler pour nous. Il a été destitué et déchu de toute autorité. La désunion qu’il essayait de semer dans Avina appartient au passé. Nous sommes ici uniquement pour vous dire que l’Ushen Brae n’est pas une contrée pour vous. C’est le pays des Êtres Libres. Nous avons mérité ces terres, et nous ne serons plus jamais des esclaves. Lethel renversa légèrement la tête en arrière et plissa un peu les paupières en la regardant. — Oh ! je ne sais pas si je dirais « jamais ». Cela engage pour longtemps. Qui peut affirmer une telle chose ? Il remarqua alors qu’aucun siège n’avait été prévu pour lui. Il fit signe d’approcher à un des soldats et lui murmura quelque chose à l’oreille, puis attendit. L’homme s’avança, mains levées pour montrer qu’il n’avait pas d’intentions belliqueuses. Il alla se placer à côté de Dukish, ce qui l’amena tout près de la colossale poitrine grise et nue de Tunnel. Évitant de regarder le géant, il posa les deux mains sur les épaules de Dukish et le fit tomber du tabouret. L’autre se reçut rudement sur le flanc. Il grogna et gigota sur la pierre. Dariel ne put réprimer un sourire, qu’il dissimula prestement derrière sa main. Le soldat prit le tabouret et alla le déposer devant Lethel, qui s’assit. — Et maintenant, finissons-en avec ces fanfaronnades, voulez-vous ? Est-ce avec vous que je dois négocier ? dit-il à Mór. Si oui, je préférerais le faire sur mon vaisseau. Je vous emmènerai au-delà des îles de la Barrière et nous pourrons parler là-bas. Dans les bains, peut-être. Le moment d’amusement passé, Dariel commençait à trouver les remarques salaces du Ligueur agaçantes. Il s’avança un peu. Il bouillait d’envie d’entrer dans la conversation. — Il n’y a rien à négocier, dit Mór. — Il y a toujours matière à négocier. Vous n’avez pas encore pensé à quoi. Écoutez, voilà ce que nous allons faire. Oublions Dukish, il appartient au passé. Je ne suis absolument pas opposé à faire affaire avec les Êtres Libres, en particulier si, comme vous le dites, vous parlez réellement au nom de tous vos semblables d’Avina. Qu’en dites-vous ? — Non. Lethel roula les yeux. — Pourquoi rendre les choses aussi difficiles ? Sans nous, la vie sera beaucoup plus dure pour vous. Enfin, en toute honnêteté, en six mois vous pourriez diriger vos propres propriétés, avec un contingent de nouveaux esclaves qui se chargerait de tout le travail. — L’esclavage n’a pas d’avenir ici. — Vous ne comprenez toujours pas. La Ligue n’a aucun désir de faire de vous ses esclaves. Rien de la sorte. Vous ne serez pas des esclaves, vous serez des maîtres ! Il prononça ces derniers mots avec emphase, en souriant, certain d’avoir marqué un point. — C’est vous qui êtes obtus, répliqua la jeune femme d’un ton grinçant. Écoutez attentivement. L’Ushen Brae est maintenant un pays de gens libres. Nous sommes les habitants légitimes d’Avina et de tout l’Ushen Brae. Le continent comme les îles de la Barrière. La Ligue doit partir. Si vous ne le faites pas, vous finirez aussi mal que votre sire Neen. — Sire Neen ? Ne me parlez pas de sire Neen. C’était un imbécile, ce que je ne suis pas. Vous savez, Dukish m’a fait cadeau des cendres de Neen. Merci, d’ailleurs, Dukish. Je les ai fumées mélangées dans l’eau de ma pipe à brume. Neen était plus doux que je l’avais imaginé. Un petit goût de noisette qui n’était pas véritablement agréable, mais velouté au palais, en dépit de ce léger défaut. J’ai soufflé des particules de mon oncle dans le monde à chaque expiration. Voilà ce que je pense de Neen. — Vous avez un mois pour vous retirer, dit Mór. Un des soldats d’Ishtat derrière le Ligueur tenta d’attirer l’attention de celui-ci, mais Lethel l’ignora. — Un cycle de lune, dites-vous ? Et qu’arrivera-t-il, ensuite ? D’une voix où perçait une sorte d’impatience, elle répondit : — Vous vous retrouverez en guerre contre nous. — Savez-vous à quel point tout cela est absurde ? dit Lethel en regardant autour de lui comme s’il cherchait le soutien de quelqu’un d’autre, ce qu’il n’obtint évidemment pas. « Habitants légitimes. » Parfaitement absurde, je vous assure. Mór des Êtres Libres, tout cela ne vous mènera nulle part. Vous voudrez très vite effacer chaque mot de ce discours de guerre. En ce moment même, juste derrière les îles de la Barrière, nous avons plusieurs milliers de soldats de l’Inspectorat d’Ishtat. Deux, trois mille. Quelque chose comme cela. Un soldat de son escorte se pencha et lui glissa quelques mots à l’oreille. — Trois mille quatre cent quatre-vingt-dix-neuf, me dit-on. Un malchanceux a reçu un coup à la tête. Un accident lors de l’embarquement. Mais soyez assurés qu’ils meurent beaucoup plus difficilement sur le champ de bataille. Par ailleurs, et vous n’en saviez rien, bien sûr, il faut ajouter quatre mille soldats arrivés récemment, tous entraînés depuis la naissance à tuer quand nous le leur ordonnons. Nous avons des transports mus par les âmes pour les faire venir en toute sécurité, contre vents et marées. Nous pourrions les débarquer tous sous les murs d’Avina au même moment, si nous le souhaitions. Considérez ces paramètres avant de nous déclarer la guerre. Il commençait à croiser les bras, comme s’il voulait leur donner le temps de réfléchir à ses propos, mais il les décroisa subitement. — Qu’est-ce qui vous autorise à penser que vous pouvez entrer en guerre contre la Ligue ? Personne ne fait la guerre contre la Ligue ! — Je l’ai fait, moi, déclara Dariel. Lethel ne lui accorda d’abord qu’un coup d’œil rapide. Puis il le regarda avec plus d’attention. La ligne mince d’un de ses sourcils épilés exprima son scepticisme quant à l’intervention, mais il posa quand même la question : — Qui êtes-vous ? — Nous ne nous sommes jamais rencontrés, mais j’imagine que vous avez déjà souvent maudit mon nom. Et j’ai l’intention de vous donner d’excellentes raisons de continuer à le faire. Les sourcils ne s’abaissèrent pas, mais l’expression du visage se fit plus grave. — Vous n’êtes pas… — Le prince Dariel Akaran. Le bonjour, Lethel. Oui, j’ai adopté les us et coutumes locaux. Les tatouages et le reste. Et ceci… Il désigna la rune à son front. — Il aurait fallu que vous soyez là pour comprendre. Je suis content d’apprendre que vous ne vous trouviez pas à bord du navire de guerre de sire Fen quand je l’ai envoyé par le fond. Ou sur une des plates-formes que j’ai fait sauter. Ou à l’intérieur du Mangeur d’mes lorsque je l’ai détruit. Ni sur ce vaisseau propulsé par des âmes que j’ai incendié près de Sumerled. Et pourquoi suis-je content ? Parce que vous êtes toujours vivant, et qu’il me reste à vous tuer. Dariel se pencha un peu en avant, et les soldats d’Ishtat se raidirent. — Je hais toujours la Ligue, Lethel. Plus que jamais. Pour la première fois, le visage du sire se vida de toute expression. On ne voyait sur ses traits ni joie ni arrogance, et certainement pas la peur. — Je pourrais vous faire abattre par mes arbalétriers sur-le-champ, dit-il. — Sans aucun doute, lui concéda Dariel, mais vous ne sortiriez pas vivant d’ici. Vous êtes dépassés en nombre. Vos soldats ont voulu vous prévenir, mais vous étiez distrait. D’un mouvement de tête, il désigna la marée humaine qui emplissait la cour alors même qu’il parlait. Sans quitter le prince des yeux, Lethel s’adressa à Mór. — Cet homme est des vôtres ? — Oui, répondit-elle sans hésiter. — Voilà qui change tout. Un muscle tressauta sur la joue du Ligueur. Manifestement, il devait fournir un gros effort pour ne pas trahir ses émotions. — Cet individu est un ennemi de la Ligue. C’est un criminel de guerre. Un pirate. Un meurtrier. Mór, voici mes nouvelles conditions : vous me livrez Dariel Akaran. Si vous refusez, je lancerai une armée contre vous. Vous n’avez aucune… — Vous n’aurez pas Dariel, coupa la jeune femme. C’est un des nôtres. — Rhuin Fá ! Tunnel fut le premier à prononcer le nom, mais d’autres lui firent écho, dans leur groupe et dans le cercle des arrivants. — Vous m’avez déçu, déclara Lethel en secouant la tête. Vous m’avez tous déçu, mais puisque c’est ce que vous voulez, qu’il en soit ainsi. Il se mit debout, menton levé d’un air hautain. — Vous ne me laissez pas d’autre choix. Au nom de la Ligue, je déclare que les habitants de l’Ushen Brae sont nos ennemis. Nous réglerons cela par les armes. Allez-vous nous empêcher de partir ? Après un coup d’œil à Dariel, Mór lui répondit. — Non. Allez sans crainte. Nous vous tuerons plus tard. Lethel tourna les talons. — Vous voulez la guerre ? lança-t-il. Vous l’aurez. — Je n’ai jamais entendu paroles plus douces dans la bouche d’un Ligueur, dit Dariel. — Il parle bien, parfois, approuva Tunnel en suivant des yeux le groupe qui s’éloignait. Et maintenant ? Tu as un plan, bien sûr ? * * * Dariel attendit de s’assurer que Mór serait absente pendant plusieurs heures. Elle était très occupée, d’autant plus qu’il fallait maintenant penser au moyen de repousser l’assaut de la Ligue, mais elle trouvait souvent un moment pour passer voir Skylene, et il dut choisir le sien avec soin. Elle était accablée de chagrin. Elle le cachait bien, mais tous ceux qui la connaissaient le voyaient. Skylene était mourante, et elle allait emporter le cœur de Mór avec elle. Quand elle alla dans le nord de la ville pour superviser la construction de fortifications, il prit le risque. Il se rendit auprès de son amante à l’agonie. Il espérait qu’il disposerait du temps nécessaire pour accomplir ce qu’il croyait possible. Skylene était étendue dans la même position que lors de sa première visite. Il était étrange qu’un visage déjà teint en bleu pâle pût paraître aussi livide. Mais l’étrangeté n’était-elle pas plutôt dans le fait que Dariel ne vît rien d’inhabituel dans cette couleur de peau, dans ce nez remodelé pour ressembler au bec d’un oiseau, ou dans cette chevelure parsemée de plumes ? Non, rien de tout cela n’était étrange. Tout faisait partie intégrante de Skylene. C’était ce visage qui s’était penché avec sollicitude sur lui lors de ses premiers jours de captivité ici. Skylene qui, plus que quiconque, l’avait tiré de son ignorance et l’avait ouvert à une compréhension nouvelle du monde, simplement en lui parlant. Elle l’avait fait sortir de l’enfance et lui avait dessillé les yeux. Elle lui avait permis de mûrir beaucoup plus en douceur que les enfants du Quota, beaucoup plus délicatement que ne le méritait toute personne portant son nom de famille. Et cela rendait encore plus déchirant le spectacle de sa souffrance. Sa peau s’était creusée sur son crâne, et son front luisait de transpiration. Même ses paupières closes paraissaient affaiblies, trop fines sur des yeux trop grands pour ce visage. Elle sentait la mort, et pas seulement au niveau de la plaie suppurante à sa poitrine. L’odeur sourdait de tous les pores de sa peau. Après avoir prié les personnes qui veillaient sur elle de lui accorder quelques minutes de tête-à-tête avec la malade, Dariel ferma la porte de la chambre pour qu’ils soient seuls. Si quelqu’un d’autre s’était trouvé dans la pièce, il aurait cru que le prince demeurait silencieux. Ce n’était pas le cas, en réalité, mais son soliloque se déroulait uniquement en lui. Pouvons-nous réussir ? demandait-il. Je sens que vous faites partie de moi, mais je ne sais pas où je commence ni où je finis. Je ne sais même pas ce qui me fait croire que je peux réussir. Voilà pourquoi je pense que vous me dites que c’est possible. Ai-je raison ? Aucune réponse ne vint, mais il n’en avait pas attendu. Nâ Gâmen n’était pas une conscience active en lui, une voix qui lui parlait ou quoi que ce soit de ce genre. C’était plus la sensation que la force vitale du Veilleur avait été absorbée par Dariel, dans le corps, l’esprit et l’âme. Pour comprendre Nâ Gâmen, Dariel devait se mettre à l’écoute de lui-même. Les deux étaient un, à présent. Et nous serons toujours ainsi. — Skylene, dit-il sans trop savoir ce qui allait suivre. Skylene, je veux t’aider. Tu me le permets ? Elle s’étira, mais seulement par réflexe, et un court instant. Elle n’avait pas repris conscience depuis des jours. Si elle avait été éveillée, il aurait pu lui demander la permission de faire ce qu’il se proposait de faire. Mais si elle avait été éveillée, elle ne lui aurait peut-être pas donné la réponse qu’il voulait entendre. Après tout, elle détestait ce transfert d’énergie spirituelle que le Lothan Aklun maîtrisait. Ce qu’il envisageait n’en était pas très éloigné, sans doute à cause de la part de Nâ Gâmen qui l’habitait. Il avait plus que la force d’une seule personne en lui. Pas beaucoup plus, certes. Les deux blessures au couteau l’avaient diminué, mais l’esprit de Nâ Gâmen était puissant, et ancien. Son âme était plus dense que celle des autres êtres humains, et plus difficile à épuiser. Le prélèvement d’une âme était une corruption, le plus horrible des crimes. Cela ne faisait aucun doute pour lui. Rien de bon ne pouvait découler du vol d’une âme. Mais s’il s’agissait de donner la vie, au lieu de la prendre ? Alors, ce n’était pas un crime. C’était une offrande qu’il voulait faire. Nâ Gâmen le voulait, lui aussi. Dans le cas contraire, Dariel n’aurait jamais su qu’une telle offrande fût seulement possible. Skylene n’accepterait pas de son plein gré ne serait-ce qu’une parcelle de la force vitale du Lothan Aklun en elle. — Mais je ne parle pas de te transférer celle de Nâ Gâmen, dit Dariel. Seulement moi. Tu ne refuserais pas. Tu ne me trouves pas aussi repoussant. J’espère que non, au moins. Une autre pensée suivit celle-ci : lorsque Mór aimerait Skylene, à l’avenir, elle aimerait aussi une petite partie de lui. Il se sentit rougir et refusa de se laisser aller plus avant à voir les choses sous cet angle. Il ne s’agissait pas de cela, mais uniquement de donner ce qu’il pouvait donner à Skylene. À Mór également, bien sûr, mais il donnait, il ne prenait pas. Il posa une main sur le front brûlant et moite de Skylene. Ses doigts s’étalèrent sur les plumes qui se mêlaient à ses cheveux, puis revinrent sur la peau. Se penchant, il approcha ses lèvres de celles de la blessée. Pardonne-moi, pensa-t-il, mais je souhaite que tu vives. Je t’en prie, vis. Il l’embrassa. Et dans ce baiser, il fit passer son essence vitale en elle. CHAPITRE CINQUANTE-NEUF À LA DIFFÉRENCE DE LA PLUPART DES AULDEKS, SABEER N’AVAIT PAS d’épée longue. Pas de hache de guerre ni de hallebarde. Rien de massif, de crochu ou de dentelé. Elle avait les mains vides, et les deux couteaux à lame incurvée glissés à sa ceinture étaient les seules armes visibles. Mince, les membres déliés, elle portait son cuir de combat avec une grâce athlétique. Quand elle aperçut le corps de Calrach sur le sol, la stupéfaction adoucit un instant ses traits durs. Sans prêter attention aux deux Acacians, elle marcha jusqu’à lui et s’agenouilla. Elle prononça son nom et d’autres paroles dans sa langue. D’après la cadence adoptée, c’était une prière. — Mena, murmura Perrin pour que l’Auldek ne l’entende pas, je ne suis pas un lâche, mais… si nous partions ? Allons aider les autres. Voilà une idée très raisonnable, se dit Mena. Pourquoi n’en ai-je jamais de semblables ? — Perrin, merci d’avoir combattu avec moi. C’était très astucieux de votre part. Souvenez-vous de ce que nous avons fait. Il se peut qu’on vous demande de travailler à l’amélioration des Formes, un jour. Partez, maintenant. Je me charge d’elle. Laissez-moi, et ne revenez pas. N’envoyez personne ici. — Non. Princesse… — C’est un ordre ! Rassemblez les autres et repliez-vous. Obéissez, Perrin. Sabeer se releva en pivotant pour leur faire face. Elle dit quelque chose d’un ton détaché, celui d’une vieille amie commentant le temps qu’il fait. — Mais, dit le capitaine, et pour… — Obéissez, dit Mena. Elle était très contente d’avoir ces quelques instants pour s’éclaircir les idées. Elle inspira à fond et raffermit son attitude. Le répit était court, mais elle devrait s’en contenter. — Tout ira bien, Perrin, affirma-t-elle. Je vais m’occuper de celle-là. — Non, je ne peux pas… — Partez. Maintenant. C’est un ordre ! Elle dut le répéter plusieurs fois avant qu’il cède. Il faudra que je pense à le sanctionner pour cette insubordination, songea-t-elle. Mains sur les hanches, Sabeer observa l’échange patiemment. En voyant son corps, son maintien, l’intelligence calme qu’on lisait sur son visage, Mena se dit qu’elle aurait pu apprécier cette femme, si elle n’avait pas eu besoin de la haïr. J’ai bien fait d’écrire ce mot à Melio. Il lui parviendra, j’en suis sûre. Sinon, cela n’aurait aucun sens. Pliant un genou, Mena tenta d’essuyer sa lame sur l’herbe. Sans grand succès, car le sang de Calrach avait déjà gelé et soulignait les fines ciselures d’un noir aux reflets écarlates. Elle se redressa. Sabeer étendit les bras sur les côtés et les secoua. Un instant ils parurent aussi souples que des serpents. Puis elle les croisa et dégaina ses couteaux. Elle commença à dire quelque chose et brandit une des lames courbes. Peut-être expliquait-elle le choix de cette arme. — Laissons tomber le bavardage, d’accord ? dit Mena. Je ne suis pas d’humeur. Elle s’élança vers son adversaire. L’affrontement qui s’ensuivit fut plus intense que celui avec Calrach. Sabeer mesurait près de deux têtes de plus que l’Acaciane, et son allonge lui suffisait pour frapper avec ses couteaux comme avec des épées. De plus, elle faisait preuve d’une vitesse d’exécution incroyable. À chaque attaque de Mena, elle déviait l’épée avec un de ses couteaux, soit en la chassant d’un coup sec, soit en repoussant la lame au niveau de la garde. Et à chaque fois, son autre arme ripostait avec une rapidité que Mena ne pouvait égaler qu’en se refusant à réfléchir, à anticiper, à se contrôler par crainte de se tromper ou de perdre la vie. Elle abandonna son corps à la rage, à l’instinct et à la furie de la lame elle-même. La Confiance du Roi était sauvage dans son courroux. Elle hurlait en tranchant l’air. La jeune femme maniait moins l’épée qu’elle l’accompagnait. Ce n’était pas une arme destinée à être déviée, prise entre ces deux couteaux, pas une arme faite pour s’égarer dans le vide en manquant le corps qui l’esquivait, ou frapper le sol gelé avec colère. Elle ne voulait que tailler dans la chair ennemie. Rompant le contact, Mena décrivit un arc de cercle autour de Sabeer, qui pivota au même rythme. — C’est une course à la taille, catin. Pourquoi tu n’en finis pas ? Ou laisse-moi en finir, plutôt. En prononçant ces mots, elle en perçut d’autres, venus du passé, de cette époque lointaine où elle avait appris le maniement de l’épée, et de ce jour où elle avait dit à Melio : « Pourquoi enchaîner cinquante mouvements en dansant quand un seul suffit ? » Sa réflexion avait eu du sens alors, et elle en avait toujours maintenant. Et pourtant elle avait déjà exécuté plus de cinquante mouvements. Elle essuya la sueur qui gelait à son front, puis elle se moucha dans son gant et d’un geste sec de la main fit tomber la morve au sol. Sabeer rit. Puis elle revint à l’assaut dans le tourbillon de ses deux lames. * * * Un peu plus tard, toutes deux étaient en équilibre sur les ballots empilés au-dessus des traîneaux. Mena recula sur un appui incertain en disant : — Sabeer, tu devrais mourir, maintenant. Tu devrais vraiment. Meurs maintenant. Meurs maintenant. Elle répéta ces deux mots encore et encore. Elle se concentra sur eux et les projeta dans chaque parade, botte ou esquive. Elle s’efforçait de ne penser qu’à eux, de repousser toutes les autres pensées. — Meurs maintenant. La magie de la formule n’opéra pas. D’une part, parce qu’il y avait Elya. Dans des visions éclairs, elle voyait le monde comme le dragon qui volait en rond au-dessus du carnage. La créature observait Mena, et elle mourait d’envie de descendre en piqué vers elle, elle l’implorait de l’y autoriser. D’autre part, Melio ne cessait de lui apparaître. Elle le voyait dans une partie de son esprit détachée du monde autour d’elle. Elle l’entendait avec d’autres oreilles que celles qui percevaient le vacarme de la mort, les explosions, les cris et le fracas du métal. « Où était votre peur ? » demandait-il. Il ne s’adressait pas à elle maintenant. Il n’était même pas réellement dans sa tête. Elle le savait. Il était dans son passé, et il trottait presque pour rester à côté d’elle alors qu’elle venait de vaincre le champion des manieurs de bâton, sur Vumu, une éternité plus tôt. « Je ne sais pas », répondait-elle simplement. Elle sauta au bas des traîneaux, Sabeer juste derrière elle. La princesse courut sur une petite distance avant de faire halte subitement. Elle se retourna vers son adversaire. J’aurais dû trouver une meilleure réponse, pensait-elle. Quand tu m’as demandé où était ma peur, j’aurais dû répondre : « Je n’en ai aucune. Je ne sais pas encore que je t’aime. » J’aurais dit la vérité. Une réponse bien meilleure que : « Je ne sais pas. » Sabeer lui décocha un coup à la joue avec l’extrémité du manche d’un de ses couteaux. C’était une frappe singulière qu’elle tenta alors que toutes deux passaient l’une à côté de l’autre en glissant sur l’herbe gelée. L’Auldek retourna sa lame. Mena réussit à se baisser pour l’éviter, et en vit la pointe fendre l’air tout près de son œil. Je connais bien mieux la peur, à présent. C’était une autre vérité. Quand un boulet de poix vint exploser près d’elles, Mena tomba en avant. Elle eut le temps de prier pour que l’impact ait touché Sabeer de plein fouet. L’Auldek partit à la renverse, jusqu’à avoir les jambes pliées et le torse à l’horizontale. Le jet de poix enflammée passa juste au-dessus d’elle. Indemne, elle toucha le sol des épaules. Elle effectua un rétablissement de gymnaste qui exigea une coordination parfaite entre ses jambes, sa ceinture abdominale et les muscles de son dos. Elle n’avait pas lâché les couteaux, et ceux-ci n’avaient même pas effleuré la terre. Immobile un moment, Sabeer eut pour l’Acaciane une grimace qui valait remontrance. Quoi ? se dit Mena. J’ai déjà dit que je voulais ta mort. Peu m’importe comment elle se produira. Elles reprirent le combat. * * * Elles s’affrontaient de nouveau sur le sol glacé, mais cette fois elles avaient un public. Un cercle d’Auldeks, en majorité des hommes, s’était formé autour d’elles. Maculés de sang, ils faisaient une pause dans la tuerie. Ils parlaient entre eux tandis que Mena et Sabeer poursuivaient leur danse de mort. De temps à autre ils lançaient à Sabeer une plaisanterie ou un encouragement, Mena n’en savait rien. De son côté, la femme auldek demeurait silencieuse. Elle avait abandonné son air amusé depuis un certain temps déjà. Son visage luisant de ses efforts exprimait une détermination farouche. Ses lèvres se tordaient et se détendaient, se tordaient et se détendaient tandis qu’elle frappait et parait. Un muscle tressautait spasmodiquement sur sa joue gauche. Elle avait ôté son capuchon. Sa longue chevelure auburn fouettait l’air autour d’elle. — On veut mourir ? demanda Mena en tentant un coup à la tête. Sabeer se baissa vivement et répliqua d’une fente ascendante. — Non ! — Et si tu essayais ? — Non ! C’est toi qui vas mourir ! répliqua l’Auldek. Et elle frappa d’un de ses couteaux. C’est vraiment ce qu’elle veut, pensa Mena. Elle veut ma mort plus que tout au monde, maintenant. Regardez-la. À son grand étonnement, l’épée toucha enfin Sabeer au poignet. Mais ce ne fut pas comme lorsqu’elle avait tranché dans les chairs de Calrach presque sans effort. Cette fois, rien ne se produisit, sinon que son adversaire s’écarta en jurant entre ses dents. Mena avait envie de hurler que tout cela était injuste. Si elles s’étaient affrontées « à la loyale », Sabeer n’aurait plus qu’une main et le sang jaillirait de son moignon. Le combat serait terminé. Elle serait morte ! Pour revenir à la vie aussitôt, il est vrai. L’Auldek secoua le bras pour en chasser la douleur. Elle tourna vivement la tête à un mot lancé par un des spectateurs, écarta les bras et lâcha ses deux couteaux. Quelques secondes plus tard, elle refermait sa main tendue sur la garde de l’épée qu’on lui présentait. Elle la fit tourner dans l’air d’une flexion de ce même poignet qui aurait dû être inutilisable. — Ce n’est vraiment pas juste, déclara Mena. — Que veut dire « juste » ? interrogea un des hommes, en qui Mena reconnut Devoth. Je ne connais pas ce mot. Elle ne savait pas s’il était sincère ou s’il plaisantait. Dans les deux cas, il aurait fait preuve de la même allégresse. Alors que Sabeer attendait le prochain assaut, Mena se retourna pour prendre les Auldeks à partie. — J’ai tué Calrach ! — Oui, mais il ne s’agit pas de Calrach, dit Devoth. Calrach appartient au passé. C’est Sabeer, maintenant ! Mena remit la Confiance du Roi dans son fourreau. — Non. Calrach suffira pour aujourd’hui. Sabeer secoua la tête et dit quelque chose en auldek. Mena n’en comprit pas un traître mot, mais le sens était clair : la reddition n’était pas une option qu’elle acceptait. Moi non plus, pensa la princesse, mais toutes les batailles ne se déroulent pas selon tes règles. Elle courut vers son adversaire. Cinq foulées rapides. Et elle bondit. L’Auldek recula, plus surprise qu’inquiète, et arma son coup avec l’épée, mais pour une fois elle fut trop lente. D’un pied, Mena lui décocha un coup au visage, tandis que l’autre pied prenait appui contre sa poitrine et poussait violemment. Ce fut le dernier contact entre elles avant qu’Elya fonde sur elle, la saisisse dans ses pattes et la serre contre son torse. En deux puissants battements d’ailes, le dragon reprit de l’altitude. Mena enfouit son visage dans le plumage, mais seulement quelques secondes. C’était tout ce qu’elle pouvait s’accorder comme réconfort ou soulagement. Elle avait menti. Calrach ne lui suffisait pas. Aujourd’hui, elle voulait davantage. * * * Quelques instants plus tard, elle était en selle sur le dos d’Elya qui filait au-dessus de la plaine en direction du camp auldek, et Mena tenait à la main une lampe à huile pleine de poix. Elle laissait derrière elle un camp en ruines et les survivants désemparés de son armée qui fuyaient dans la nuit, tandis que les ennemis dansaient de joie derrière eux. Certains d’entre eux réussiraient peut-être à sauver leur peau grâce à l’obscurité. Certains. C’était tout ce qu’elle leur souhaitait : que dans quelques jours, quelques-uns d’entre eux entrent d’un pas chancelant dans Mein Tahalian. Elle avait bien l’intention de les retrouver là-bas, mais elle devait d’abord mettre son projet à exécution. La mèche de la lampe marquait la nuit d’un minuscule point rouge, car elle était trop malmenée par le vent pour s’enflammer. Le dragon vola sous les jets des boulets de poix, puis passa juste au-dessus des catapultes et des fréketes qui décrivaient avec leurs cavaliers des cercles en contrebas. Mena voulait qu’ils la voient, qu’ils la poursuivent et soient témoins de ce qu’elle était venue faire ici. Elya les esquiva sans difficulté et survola le camp auldek à la recherche de l’objectif que Rialus avait décrit. Lorsque le traître lui avait parlé de la tour qui contenait les archives auldeks, la princesse n’avait pas tout de suite compris pourquoi cette information revêtait une telle importance à ses yeux. Une bibliothèque ? Des documents et des légendes du passé ? Elle ne voyait là rien qui eût un intérêt sur le plan militaire. C’était avec ce genre de renseignements qu’il pensait obtenir son pardon ? Elle l’avait congédié plus que sèchement, et avait bien failli ordonner qu’on le ramène chez l’ennemi, une fois de plus. Ce qui aurait équivalu à une condamnation à mort, elle ne l’ignorait pas. Mais elle avait été très tentée de le faire. Plus tard, alors qu’elle était étendue sur son lit de camp sans trouver le sommeil, elle avait repensé à ce qu’avait dit le petit homme. Si les Auldeks ne conservaient réellement aucun souvenir de leur lointain passé, en quoi ces archives pouvaient-elles leur être utiles ? Elle avait du mal à s’imaginer ne se remémorant rien de ses jeunes années. Quel effet cela lui ferait-il de savoir que la majeure partie de son existence ne lui était accessible que par des documents et des parchemins ? Plus elle y pensait et plus il lui paraissait terrible de détruire ces archives. Si elle y parvenait, le peuple des Auldeks n’aurait jamais plus d’un siècle d’existence. Avant cela, rien, et ce qui les reliait à leur passé serait irrémédiablement perdu. Un frékete et son cavalier surgirent de nulle part. Elya vira et plongea pour l’éviter. Elle sortit de sa vrille si bas qu’elle posa les pattes sur le sol et y courut un moment, ailes repliées. Elle passa entre deux tours et en contourna une troisième. Quand un kwedeir bondit devant elle, Elya s’élança dans les airs. Le monstre claqua des mâchoires en pure perte à son passage, et elle le cingla de sa queue en s’éloignant. Le caractère anodin de la tour surprit la princesse. Quand enfin elle l’identifia, elle se rendit compte qu’elle l’avait déjà frôlée à plusieurs reprises. Elle était plus petite que les autres, avec lesquelles elle était alignée, à l’arrêt. Aucune n’était éclairée. Son apparition et le reflet d’Elya sur les panneaux vitrés retinrent l’attention de Mena. Oui, c’était bien elle. Avec le dôme doré, exactement comme Rialus l’avait décrit. Elle effectua un looping pour s’en écarter, toujours poursuivie par les fréketes, et revint quand elle les eut un peu distancés. Elle resta en vol stationnaire à sa verticale aussi longtemps qu’elle l’osa, puis elle lança la lampe avec toute la force et la précision dont elle était capable. La lampe tournoya dans sa chute, et la mèche apparut et disparut plusieurs fois, avant que le projectile traverse le panneau vitré. Pendant un moment, l’intérieur baigna dans une lueur très belle. Mena aperçut les rayonnages, les livres, les parchemins et les journaux qui contenaient l’histoire de tout un peuple. D’une certaine façon, c’était magnifique. — J’ai tué Greduc. J’ai tué Calrach. Et je viens de tuer le passé. Les flammes se propagèrent. CHAPITRE SOIXANTE — TERRIBLEMENT IMPRUDENT, DIT SIRE NATHOS QUAND IL FUT confortablement installé dans son fauteuil du Conseil. Je suis impatient de vous questionner sur vos intentions. Ce sera intéressant, Dagon, j’en suis sûr. Je pensais sauver le monde de la malfaisance des Hérauts du Santoth, se dit Dagon, conscient que dans quelques instants il ne pourrait plus penser les choses qu’il était préférable de garder pour lui. — Grau, pourquoi avoir agi sans notre assentiment unanime ? poursuivit Nathos. Si vous n’aviez pas tramé ce plan pour assassiner la catin couronnée et son frère, nous ne nous retrouverions pas dans une situation aussi délicate. Je n’ai souvenir de rien de comparable. Tout ce que nous avons édifié est menacé. Grau n’était pas d’humeur à supporter ce genre de sermon. — Nous avons fait ce que nous devions faire, répondit-il dans un murmure bourru. Personne ne pouvait prévoir une telle issue. D’après moi, Dagon a fait au mieux dans une situation malheureusement très défavorable. Situation que tu as provoquée en partie, songea Dagon. — Vous avez de la chance que certains d’entre nous aient eu plus de succès dans leurs entreprises, commenta Nathos. Une allusion transparente à sa propre personne et au nectar. Pourquoi il trouvait des raisons de s’en enorgueillir maintenant, Dagon se le demandait, mais il affichait un air indéniablement satisfait. Nathos se laissa aller contre le dossier de son siège et ferma les yeux. L’ombre d’un sourire planait sur ses lèvres. Tu ne sembles pas très troublé. Peut-être est-ce toi qui ne prends pas la situation suffisamment au sérieux. Sire Revek annonça l’ouverture de la séance. — Avant que je vous donne la parole pour vous permettre de vous expliquer, sire Dagon, dit-il, nous devons nous assurer que tous les membres de l’assemblée sont au courant de la façon dont se sont développés les événements calamiteux survenus dans la Mer Intérieure, comment vous avez agi, et pourquoi. Dagon tressaillit. Il savait qu’il devrait fournir quelques explications, mais il ne s’était pas attendu à ce que le président commence par lui. — Sires, répondit-il, vous avez tous lu ma déclaration, ainsi que celle de Grau. Je l’ai remise à mon arrivée ce matin et l’on m’a dit que tous les participants ici présents en auraient pris connaissance avant l’ouverture de cette séance. Par ailleurs, et avec tout le respect que je dois à notre président, le terme « calamiteux » me paraît assez inapproprié en ce qui concerne mes… — Silence ! Ce fut le seul mot lancé par ce petit homme frêle, mais il suffit à faire taire Dagon. Ses échos se répercutèrent dans la chambre du Conseil nouvellement construite sur Orlo, la plus grande des Îles du Lointain. Revek avait fait à peine plus que le murmurer, mais depuis le centre du premier cercle des anciens de la Ligue, il s’était largement fait entendre. La voix du président se fit le vecteur de son mécontentement qu’elle répandit par vagues dans toute la salle. La structure de l’endroit était un pur chef-d’œuvre acoustique. La circulation de l’air évacuait efficacement la fumée de la brume, et les fauteuils inclinables sculptés dans lesquels ils se reposaient semblaient accroître leur aptitude à la communication non verbale. La voix de Revek, en tout cas, s’introduisit si pleinement dans le crâne de Dagon qu’il se sentit envahi. Il n’avait encore jamais connu pareille séance du Conseil. Mais il n’avait jamais non plus été l’objet de l’animosité générale. Ce n’était pas l’accueil qu’il avait espéré en débarquant sur les Îles du Lointain. — Dagon, vous devez reconnaître la gravité de cette affaire. Des rapports, des témoignages : cela ne suffit pas. Vous avez à vous seul mis fin à des siècles d’occupation du Monde Connu par la Ligue. Vous avez assassiné deux souverains, vous les avez informés de leur mort imminente avant qu’elle se produise, puis vous avez abandonné votre propriété de Ligueur, ordonné qu’on détruise d’autres propriétés, fait mettre le feu aux vignobles de Prios… Revek eut un soupir d’exaspération face à cette liste sans fin. — L’énumération des forfaits et des erreurs dont vous avez à répondre est proprement hallucinante. Pour cette raison, je demande à ce que vous nous accordiez l’accès. Le pouls de Dagon s’était dangereusement accéléré. Au mot « accès », il se lança dans une danse irrégulière et syncopée. — L’accès ? — Précisément. Vous serez sondé. Vous n’avez pas jugé utile de nous consulter plus tôt, quand vous avez pris des décisions qui nous ont tous affectés. Vous le ferez maintenant, d’une autre manière. Nous vous jugerons en conséquence, et avec la sagesse qu’apporte le recul. Quelqu’un y voit-il une objection ? Ou estime cette action injustifiée ? Si certains le pensaient, ces couards à demi allongés dans leurs sièges ne desserrèrent pas les lèvres. Mais si Dagon avait été un des leurs au lieu de se trouver au centre de cet examen, il serait resté tout aussi silencieux. Un sondage n’était pas sans intérêt, du moins du point de vue de ceux qui le pratiquaient. Il était rarement demandé, mais par le passé, lui-même avait savouré l’accès sans entrave à l’esprit de quelques Ligueurs infortunés. Personne ne refuserait d’explorer les recoins les plus secrets de son esprit, et ce d’autant moins qu’il s’agissait de participer à une enquête officielle. Pour celui qui était sondé, cependant, l’épreuve était épouvantable. Il lui fallait inhaler une distillation liquide de brume, laquelle inondait son esprit d’une façon qui permettait aux autres Ligueurs de s’y introduire et de fouiller à leur guise dans ses souvenirs. C’était un procédé ancien, auquel tous avaient été formés dans leur jeunesse, pour apprendre à la fois comment pénétrer dans le mental d’autrui et comment laisser autrui pénétrer dans le leur. Dagon avait toujours pensé que la première option était préférable à la seconde. Et Grau, sera-t-il sondé, lui aussi ? faillit-il demander. Mais il ne voulait pas se priver déjà de la possibilité d’avoir le soutien d’un Ligueur aussi respectable. Il tenta de ramener le débat à la raison. — Tous autant que nous sommes, nous comprenons les faits, dit-il. Vraiment, si vous me laissiez simplement répondre à chacun des points soulevés, je me ferais fort de vous tranquilliser. Sire Grau peut m’assister… — J’appuie la proposition du président, entonna sire Nathos. Plusieurs autres donnèrent également leur assentiment. Dagon se dévissa le cou pour regarder les rangs de Ligueurs plongés dans la pénombre, derrière lui. — Mais si seulement vous… — Que l’on procède au sondage, déclara sire Grau. Que l’on procède ? — Vous venez bien de dire cela, Grau ? Que l’on procède… — Silence, Dagon ! cria le murmure de sire Revek. Nous vous entendrons ensuite. Le sondage sera effectué d’abord. Telle est notre décision. Vous n’avez d’autre choix que de vous y soumettre. Les litens convergèrent vers lui. C’étaient des officiers d’Ishtat spécialement formés qui d’ordinaire restaient en faction le long des murs de la chambre. Ils apparurent dans l’air chargé de la fumée de brume aussi subitement que s’ils s’étaient toujours trouvés à deux pas de lui. Ils portaient des lunettes de protection et des appareils respiratoires qui leur couvraient le nez et la bouche, et ils se mouvaient à une vitesse normale pour des gens qui n’étaient pas sous l’emprise de la drogue, mais que Dagon, dans son état, trouva étourdissante. Ils lui comprimèrent la poitrine, plaquèrent ses bras sur les accoudoirs de son siège et les ligotèrent avec des cordes. Tout cela se passa si rapidement qu’il n’en prit conscience qu’une fois qu’ils eurent terminé. Il tenta de se libérer, mais ne réussit qu’à s’épuiser. Il voulut donner des coups de pied, mais ses chevilles aussi étaient déjà entravées. Il cria, et aussitôt un liten lui ferma la bouche dans l’étau douloureux de ses doigts. Quand il se pencha vers lui, Dagon ne put voir ses yeux, invisibles derrière le verre coloré des lunettes de protection. Dagon se ressaisit. Il cessa de se débattre. C’était inutile et avait pour seul résultat de le ridiculiser. Pour absurde qu’elle fût, la situation était sérieuse. Il était préférable qu’il obtempère et garde confiance en son bon droit, en restant digne. Ce serait sans doute la manière la plus rapide de recouvrer son statut. — Bien sûr, sires, réussit-il à articuler malgré sa mâchoire presque immobilisée. Mon… Mon esprit est à vous. Je n’ai aucune crainte… d’être… Un liten inséra avec précaution un tube dans son nez. Dagon ne put s’empêcher de se débattre. Il trouvait cela amusant quand il le voyait faire à quelqu’un d’autre, étonné qu’on puisse faire entrer une telle longueur de tube dans une narine humaine. Où allait tout ce qui entrait ? Il s’était souvent posé la question. À présent, il savait. Puis le liquide se mit à couler. Avant que la brume le submerge, Dagon essaya de résister pendant quelques secondes, à la fois dans son siège et dans sa tête, et il voulut faire refluer la vague de peur qu’il prétendait ne pas éprouver. Il chercha les pensées qu’il devrait bannir, mais dès qu’il en découvrait une embarrassante ou douteuse, une autre surgissait telle une bulle à côté de la première. Puis une autre. Il n’arriverait à rien. Il avait trop de choses à cacher, qu’elles fussent graves ou anodines. Il se demanda comment il était possible qu’une telle punition lui soit infligée. Il aurait dû être accueilli en héros. En homme d’action. En décideur courageux qui avait su… * * * Dagon l’apprit, le sondage mental dans une salle bondée de Ligueurs était à la fois terrifiant, dégradant, gênant et instructif, en fonction du moment. Chaque étape de l’examen se fondait en une spirale dans laquelle il perdait la notion du temps écoulé. Il rédigea mentalement une ébauche de récit, afin de se rappeler plus tard comment l’expérience s’était déroulée. Mais c’était vouloir donner une cohérence, une logique à un processus qui se réduisait à l’exploration de son être par un essaim d’abeilles conspiratrices. Très vite, ses frères concentrèrent leur attention sur la réunion du Conseil de la Reine qui l’avait tant troublé, celle au cours de laquelle Aliver lui était apparu en chair et en os. Ils passèrent ensuite à sa visite à Grau et à sa suggestion puis son argumentation en faveur de l’assassinat des deux monarques. Observateur de sa propre dissection, Dagon savait que le souvenir tel qu’il le revivait n’était pas conforme à celui qu’il gardait de ce qui s’était vraiment passé alors, mais il était dans l’incapacité de formuler son désaccord. Ses frères assistèrent au couronnement à travers ses yeux, ils captèrent ses émotions lorsque les deux souverains savourèrent la cérémonie, ils sentirent sa peur quand les Hérauts du Santoth en bouleversèrent le cours. Par ses yeux ils fouillèrent la bibliothèque avec lui, alors qu’il cherchait à comprendre les sorciers, et ils le virent écrire la lettre où il confessait le crime qu’il avait aidé à perpétrer quelques heures plus tôt. Ils le suivirent dans sa fuite d’Acacia à bord d’un navire de plaisance, en pleine nuit, à la suite d’un pigeon voyageur envoyé à Alécia. Certaines particularités de cette traversée l’étonnèrent. Sa fuite d’Acacia l’avait-elle réellement plongé dans cet état de mélancolie ? Non, ce n’était pas possible ! Il n’avait pas eu les larmes aux yeux en voyant les feux du port s’éloigner dans le sillage de son bateau. Il n’avait pas été accablé de tristesse pour tous ces pauvres imbéciles toujours massés sur leurs embarcations, choqués, endeuillés et déroutés alors qu’ils avaient commencé la journée dans l’euphorie. Apparemment – même s’il ne se le rappelait pas de cette façon –, un déluge de souvenirs épars l’avait assailli durant ce court trajet. Il avait repensé à de lointaines conversations avec Leodan Akaran et Thaddeus Clegg, son chancelier fourbe en conflit avec lui-même. Dagon n’avait jamais apprécié ces deux hommes, alors pourquoi lui semblait-il qu’il aurait aimé les avoir avec lui dans sa cabine, pour deviser des derniers événements tout en partageant une pipe de brume ? Pour se remémorer cette fois où l’un des visons blancs que les concubines gardaient s’était échappé et retrouvé dans ses appartements, et l’avait exaspéré par sa course effrénée dans tous les sens, avec cette longue queue qui fouettait l’air derrière lui ? Pour se rappeler ce banquet auquel il avait assisté alors qu’il souffrait d’une rage de dents, et pendant lequel il avait lutté pour dissimuler sa douleur aux autres convives ? Quelles anecdotes étranges et sans valeur… Et pourtant il se les remémorait avec autant de netteté que certains moments cruciaux de son séjour sur Acacia. Ils s’attardèrent avec lui dans le fantasme qu’il avait eu lorsque Corinn était arrivée dans ses bureaux, si jeune alors, avec cette beauté particulière à son âge. Quand elle l’avait pris au dépourvu, il avait pensé assez cruellement à la tâche qu’il confierait à sa bouche. Au point qu’il avait dû remonter le fil des propos de sa visiteuse, propos qu’il avait écoutés jusqu’alors d’une oreille distraite, et qu’il avait mis un certain temps à mesurer l’audace de l’offre qu’elle lui faisait. Elle s’était assuré sa place dans l’Empire à cet instant-là, et elle avait lié les mains d’Hanish Mein avec quelques phrases bien tournées. Il avait alors compris qu’elle n’était pas le jouet de son amant. Et cela ranima un souvenir du visage d’Hanish vu de profil, alors qu’il observait un des singes dorés du palais. C’était une image que Dagon voyait avec un tel luxe de détails qu’il aurait pu s’agir d’un portrait accroché au mur devant lui. Il avait détesté la perfection des traits de cet homme, ses yeux d’amant mélancolique et la grâce arrogante avec laquelle il habitait son corps. Mais il se rappelait aussi s’être demandé si Hanish savait que la Ligue avait souvent utilisé les singes dorés comme voleurs et messagers. Ces animaux étaient intelligents, faciles à dresser, et ils semblaient tirer une certaine satisfaction de ces activités secrètes. Non, bien sûr, le Mein n’en avait rien su. Personne sur Acacia ne l’avait jamais soupçonné. Ces singes manqueraient à Dagon. La constatation de sa propre mièvrerie lui fit secouer la tête. Il avait besoin de l’influence stabilisatrice de ses pairs. Aucun rapport, songea-t-il, et pourtant certains de ses frères semblaient fascinés par ces pensées et par le fait qu’il les avait ensevelies au plus profond de lui-même quand il les rencontrait à Alécia. Tous avaient été choqués, autant par ce qui était arrivé durant le couronnement que par l’évacuation que préconisait Dagon. Il avait agi imprudemment, il devrait l’admettre. Il y aurait une enquête. Des conséquences. Malgré leur mécontentement, ses frères avaient transmis ses ordres à leurs propres subordonnés. Vous voyez, pensa Dagon, ils ont fait ce que je leur avais suggéré parce qu’il n’y avait pas d’autre choix ! J’ai agi. J’ai mené. Et pourquoi n’est-il fait aucune mention de Grau dans cet épisode ? À l’aube le lendemain, les Ligueurs avaient tous fui dans les vaisseaux les plus gros qu’ils aient pu trouver en un laps de temps aussi court. Ils avaient mis le cap au sud, en menaçant clairement les autres navires avec les balistes embarquées. Dans leur sillage, ils laissaient des propriétés désertées et des colonnes de fumée noire s’élevant de leurs bureaux et de leurs bibliothèques, des entrepôts et des champs. Dagon aimait assez les images que ce départ avait gravées dans son esprit. Cela aidait à balayer les souvenirs plus gênants. C’était là une attitude décisive. Quand la Ligue abandonne un endroit, elle ne laisse que la terre brûlée derrière elle. Rien qui puisse servir à qui viendra ensuite. Pas d’excuses. Pas de regrets. Ces parties du sondage mental n’étaient pas trop pénibles. La plupart lui donnaient raison. Si tout s’était terminé là – et il aurait dû en être ainsi –, il n’aurait eu aucune raison de se plaindre. Mais cela ne s’arrêta pas là. Plus tard, il se demanderait lequel de ses frères avait passé autant de temps à fouiller son enfance comme un jardinier mélange le fumier à la terre. Et qui avait tourné sans fin autour de ses premiers émois sexuels ? Quelle raison y avait-il pour dévoiler de petits moments de perversion, ces détails à la lisière de son existence, des choses aussi insignifiantes ? Il connaissait la réponse. Ce pouvait être n’importe lequel d’entre eux. Et ils agissaient ainsi simplement parce que cela les amusait. Ces choses échappaient à son contrôle. Seule comptait maintenant la manière dont il se comporterait après la fin du sondage. * * * Dagon mit beaucoup plus de temps à reprendre conscience qu’il l’avait imaginé. Il réintégra son corps très progressivement. Il sentit qu’on lui retirait le tube du nez, puis qu’on ôtait ses entraves à ses poignets et ses chevilles, et aussi autour de son torse. Quelqu’un essuya la salive qui coulait de sa bouche et son nez avec le même mouchoir. Il entendit un liten demander à un autre si Dagon avait fait sur lui, et sentit qu’on tâtait les endroits intimes de son corps. — Pas derrière, en tout cas, fut la réponse. La conscience lui était revenue, mais il mit un moment avant de seulement être capable d’ouvrir les yeux. Il resta immobile et écouta ses frères qui parlaient de lui. Le gargouillis de leurs pipes à brume se mêlait à leurs rires feutrés. S’ils avaient consacré du temps à discuter de sujets sérieux, c’était terminé. Sire Grindus se moqua de son béguin d’enfance pour une de ses servantes. Sire Pindar prolongea l’hilarité générale en précisant que Dagon avait toujours ce même béguin, en dépit du fait que la femme n’était sans doute plus qu’un cadavre depuis déjà des années. Et si la reine s’était doutée du genre de scènes dans lesquelles il l’avait imaginée, elle aurait eu sa tête. — Elle aurait eu la tête de chacun de nous, remarqua sire Nathos. — Ah… geignit Dagon. Ah ! c’est bizarre… très bizarre. Les autres se turent un moment, jusqu’à ce que Revek dise : — Je crois qu’il est de retour parmi nous. Dagon, nous avons longuement discuté de votre cas. Réveillez-vous, afin d’entendre notre verdict. Dagon sortit un mouchoir d’une poche et se tamponna le visage. Il fit courir une main sur le cône de sa tête, et aplatit les quelques mèches de cheveux dérangées. Ce fut tout ce qu’il put faire pour retrouver un peu de dignité avant que sire Revek continue. Ôtant de ses lèvres l’embout de sa pipe, il parla dans le nuage de vapeur verte qu’il venait d’évacuer de ses poumons. — Nous vous avons déclaré coupable de fautes graves dans l’exercice de votre charge. — Non. — Si. Tel est notre verdict. Pourquoi en aurions-nous arrêté un autre ? Nous sommes au courant de tout ce qui s’est passé. Sans aucun doute possible, vous avez commis des actes répréhensibles sans avoir l’aval du Conseil. Vous les avez aggravés par d’autres erreurs encore, et ensuite vous avez mis vos frères Ligueurs devant le fait accompli, les contraignant à agir en conséquence. Toutes ces accusations sont avérées. Je vous suggère de fermer la bouche avant qu’une de vos pensées ne s’en échappe. Souvenez-vous, Dagon, que nous tous qui sommes présents dans cette chambre, nous avons exploré l’intérieur de votre esprit. Nous nous y trouvons encore, dans une certaine mesure. Alors silence. C’est un ordre. Jusqu’à la fin de cette séance, vous ne direz pas un mot, sous peine de bannissement. Diluant de la main le petit nuage de fumée de brume qui stagnait devant son visage, Revek plissa les yeux pour voir au travers. — Tel est donc notre verdict. Quant au châtiment… Nous en sommes également convenus. Vous renoncerez à la somme économisée pour l’Extase. Vous conserverez votre rang, mais si vous espérez atteindre l’Extase un jour, il vous faudra gagner beaucoup dans les années à venir. Votre dîme sera divisée entre les sires qui sont eux-mêmes les plus proches de l’Extase. Ce n’est pas possible. J’ai seulement fait ce que vous tous auriez fait. Et je ne l’ai pas fait seul. Son regard chercha Grau dans le cercle, mais son frère portait toute son attention sur le président. — Maintenant, discutons du futur, déclara Revek. Je sais que la situation semble terrible, mais il se peut qu’elle ne soit pas aussi désespérée qu’elle en a l’air. Nous sommes tous au fait des mauvaises nouvelles. Partageons donc les bonnes. Je vais commencer. Il regarda un à un les visages du cercle intérieur. — Il apparaît que les sires Faleen et Lethel ont fait du bon travail dans l’Ushen Brae. Dagon se laissa aller contre le dossier incliné de son siège. Il savait que ce qu’il pensait s’être produit s’était réellement produit, mais le revirement était trop énorme – et trop injuste et cruel – pour que son esprit réussisse à l’appréhender dans son intégralité. Malgré lui, il écouta le rapport de Revek concernant l’Ushen Brae. L’unification naissante des esclaves dans un état collectif avait été écrasée dans l’œuf, et les esclaves s’étaient divisés selon les caractéristiques de leur conditionnement quand ils étaient encore sous la botte des Auldeks. Les groupes les plus puissants parmi eux étaient fidèles à la Ligue. Afin d’aider à la pacification du continent, sire El avait été envoyé avec son armée. Ils s’assureraient que la Ligue maintenait bien ses positions dans ces contrées, au cas où l’Ushen Brae deviendrait leur nouvelle base opérationnelle. Quant au sort du Monde Connu, Revek haussa les épaules et dit que ce qui devait être serait. Il ne souscrivait pas à cette sorte de panique qui s’était emparée de Dagon. — À ceux qui s’en inquiètent outre mesure, dit-il, je ne demande qu’une chose. Une seule chose, et ensuite je me tairai pendant que les plus jeunes d’entre vous s’exprimeront. Il laissa passer quelques secondes sans rien dire, comme s’il voulait prouver qu’il était effectivement capable de rester silencieux. — Pourquoi ne conclurions-nous pas des accords avec les Hérauts du Santoth, quand tout ce tumulte se sera apaisé ? Ce sont des sorciers, comme Tinhadin l’était, et nous n’avons eu aucune difficulté à forger une alliance objective des plus satisfaisantes avec lui. Il pourrait en être de même avec le Santoth. Et cela pourrait même encore mieux se passer, car nous bénéficions aujourd’hui d’années d’expérience sur lesquelles fonder nos négociations. Et c’est sur ce point, Dagon, que vous vous êtes égaré. Une victoire du Santoth ne serait pas aussi désastreuse pour nous que vous avez semblé le croire. Un murmure d’approbation échappa à plusieurs Ligueurs. — Mais… s’insurgea Dagon, et il se tut aussitôt. Tout ce qu’il avait accompli, les actions décisives qu’il avait entreprises ne méritaient donc que ce genre de « remerciements » ? Il aurait voulu fustiger tous ses détracteurs. Mais il n’était pas en position de le faire. En écoutant les réactions d’enthousiasme servile qui saluèrent les dernières paroles de Revek, il se rendit compte que si quelqu’un d’autre s’était comporté comme lui, il se serait personnellement opposé à lui. Il ne pouvait se défendre, parce que Revek avait raison. La Ligue n’avait pas couru les dangers qu’il avait redoutés. Comment aurait-ce été possible ? Ils étaient la Ligue des Vaisseaux. C’était aussi simple que cela. Ils naviguaient sur le flot des folies des autres nations. Ils ne tombaient pas dans leurs errements, ils ne le devaient pas. Sire Nathos ne put s’abstenir de son numéro d’autosatisfaction quand il déclara : — Et n’oubliez pas le nectar ! Mes frères, dans les semaines à venir, les réserves de ce produit dans le Monde connu viendront à se tarir. Comme nos recherches nous l’ont démontré, les gens sombreront dans l’apathie. Ils perdront tout goût pour la vie. Ils s’assiéront sur le sol, et… ils se laisseront mourir. Un grand nombre d’entre eux périront ainsi, en tout cas. Imaginez les Hérauts fraîchement arrivés aux commandes de ce monde, quand ils découvriront que leurs sujets nouvellement conquis sont incapables de travailler, manger, forniquer ou faire quoi que ce soit d’autre. La même chose vaudra pour les Auldeks, s’ils gagnent la guerre. Et ce sera également vrai pour les Akarans, si par quelque miracle ils réussent à se maintenir au pouvoir. Tous seront confrontés au même problème : une hécatombe contre laquelle ils n’ont aucun remède… Sauf en s’adressant à nous. Nous seuls contrôlons le procédé de fabrication. Nous seuls pouvons reconstituer les réserves de nectar. Sire Dagon a été frappé de folie quand il a ordonné la destruction des entrepôts et de la distillerie sur Prios. Mais nous pouvons tout reconstruire, ici ou… — Dans l’Ushen Brae, termina Grau. Personnellement, j’aimerais assez m’installer dans une des propriétés du Lothan Aklun, sur quelque île de la Barrière. — Vous en aurez une, répondit Nathos. Nous en aurons tous une. L’entreprise ne court absolument aucun risque d’échec, mes frères. Si ces chiens aboient, nous les laissons mourir, tout simplement. Si, pour quelque raison que ce soit, nous voulons empêcher cela, nous pouvons leur distribuer l’antidote. La reine elle-même n’a pas deviné que nous avions créé à la fois le poison et son remède. C’est la mise au point de ce dernier qui nous a demandé tant de temps. Si nous le désirions, nous pourrions même distribuer le remède à certains, et pas à d’autres. Il eut un petit rire de satisfaction. — Pardonnez-moi de montrer ma bonne humeur, mes frères, mais nous avons été pessimistes trop longtemps. La situation n’est pas désespérée, bien que Dagon ait tout fait pour qu’elle le soit. — C’est très vrai, approuva sire Grau. Traversons ces turbulences comme celles qui les ont précédées. Quand le calme sera revenu, nous trouverons un arrangement avec ceux qui seront encore là, quels qu’ils soient. Le Monde Connu et l’Ushen Brae auront besoin d’être reconstruits, repeuplés, remis sous contrôle. Le travail devra être encadré, la sécurité assurée, les biens et les services devront circuler entre les deux continents. Les puissants seront demandeurs des ressources que nous seuls pouvons fournir. Les faibles réclameront de nouveau à grands cris les illusions et les colifichets que nous seuls savons agiter devant leur nez. Mes frères, je pense que nous pouvons envisager le futur avec autant d’optimisme que d’habitude. — C’est facile pour vous de parler ainsi, dit sire Grindus. Si je ne me trompe, vous serez tout proche de l’Extase. Ainsi que Revek. — Le sort en a décidé ainsi, reconnut Grau. Tel est mon fardeau. Il se peut que je ne voie pas tout se produire en votre compagnie, mais je sais que l’avenir s’annonce merveilleusement radieux. — Oh… souffla Dagon. Il se reprit avant que le soupir devienne un mot, et il l’étira tout en regardant fixement Grau. Et Revek. Quel imbécile j’ai été. CHAPITRE SOIXANTE ET UN AVEC TANT DE CHOSES À FAIRE EN SI PEU DE TEMPS, ALIVER s’affaira sans s’accorder de repos. Il ne pensa pas à toutes ces semaines durant lesquelles il avait paressé dans le palais, sur Acacia. Pleurer sur le passé ne l’aiderait en rien. Il avait recommandé à Corinn de n’en rien faire. Il appliquerait son propre conseil. Plus tard ce même jour, il quitta les autres cavaliers et infléchit le vol de son dragon en direction de Kidnaban. Il retrouva Paddel, le négociant en vins, alors que celui-ci tentait de fuir à bord d’un navire de plaisance chargé à ras bord des richesses de sa propriété. Après avoir posé Kohl sur la proue du vaisseau, Aliver donna de la voix par-dessus son garrot et le déploiement noir de ses ailes : — Paddel, je suis Aliver Akaran ! Je viens ici te poser des questions. J’obtiendrai les réponses. Tu vas me les donner maintenant. Dans le cas contraire, tu constitueras le prochain repas de ma monture. Ce fut en passant et repassant constamment sa main sur son crâne chauve et sur le tatouage lui tenant lieu de chevelure que Paddel, tremblant et transpirant, se montra malgré tout très loquace. Le soir, à Alécia, Aliver s’exprima lors d’une réunion nocturne du Sénat. Il parla avec aisance et exposa les vérités telles qu’il les connaissait. Il prendrait personnellement la tête de l’armée acaciane pour la mener au nord, par-delà la Bordure Méthalienne. Avec un peu de chance, ils retrouveraient la princesse Mena rapidement, mais quoi qu’il en soit, ils affronteraient les Auldeks sur les Hautes-Terres du Mein. — Tant que je vivrai, ils n’iront pas plus loin, déclara-t-il. J’en fais le serment devant vous. Il expliqua que les Ligueurs avaient mis bas les masques et s’étaient révélés pour ce qu’ils étaient, des traîtres et des coquins, et les ennemis de tous les peuples de l’Empire. — Ils nous ont saignés à blanc toutes ces années et se sont régalés de notre sang comme si c’était le meilleur des vins. Vous voyez leurs palais abandonnés, leurs entrepôts en cendres et leurs vaisseaux disparus en direction des Îles du Lointain ? Ce sont autant de preuves qu’ils ont été démasqués. Ils ont décidé de nous fuir, et par cet acte ils sont devenus nos ennemis, au même titre que les Auldeks. Il leur révéla tout ce qu’il avait découvert concernant le nectar. La nation était dépendante de la brume, une nouvelle fois. Les gens n’en étaient même pas conscients, car elle était mélangée au vin que l’on buvait dans tout l’Empire, et elle les affectait si sournoisement qu’ils ignoraient être sous son emprise. Ils en consommaient tous les soirs, et l’ennemi s’était introduit au cœur de chaque foyer. — C’est à la fois bas et subtil, dit-il, mais nous ne pourrons pas sauver notre nation si nous n’avons pas les idées claires. Il ordonna que tout le vin soit jeté, que les tonneaux soient détruits, que plus personne n’en ingère une seule goutte. — Mes amis, nous boirons de l’eau jusqu’à la fin de cette guerre. Je ferai la même chose. Cela risque de vous être pénible, dans un premier temps, mais je me tiendrai auprès de chacun d’entre vous, pour le soutenir dans son sevrage. Il leur annonça également que les Hérauts du Santoth avaient enfin révélé leur véritable nature. — Ils sont un mal qu’aucun d’entre nous ici ne peut endiguer, et s’ils triomphent le monde entier sera leur esclave. Il ajouta qu’une seule personne pouvait les vaincre : la reine Corinn. — Seule ma sœur maîtrise une sorcellerie capable de contrer la leur. Alors priez pour elle. Pour l’heure, passez outre la haine ou la jalousie qu’elle peut vous inspirer. Oubliez les plans que vous aviez pour vous saisir du pouvoir une fois que cette guerre sera finie. Oubliez tout cela, et priez le Dispensateur qu’elle réussisse. Car si ce n’est pas le cas, vous n’aurez pas d’avenir digne de ce nom à envisager. Il reconnut avoir une fille, mais précisa qu’il n’était pas question qu’elle devienne un pion dans le conflit, ou par la suite. — La reine et moi nous sommes mis d’accord sur l’ordre de notre succession. Si quelque chose devait nous arriver, nous voulons que ces instructions soient suivies à la lettre. Il exhiba le coffret en métal très simple qu’il avait porté sur lui quand il chevauchait Kohl. — Ces instructions se trouvent dans ce coffret que je vais laisser à la garde du Sénat. Il contient mes souhaits, et ceux de Corinn. N’ayez aucune crainte, car ils sont justes. Ce coffret ne doit être ouvert que lorsque les instructions concernant la succession royale vous seront nécessaires. Avant de vous le confier, je dois obtenir quelque chose de vous : votre parole que vous respecterez nos volontés. Vous tous. Chacun d’entre vous doit jurer qu’il respectera nos volontés. Et je veux que votre serment soit enregistré dans les archives du Sénat. Aliver sourit alors et contempla un moment tous ces visages attentifs tournés vers lui. — Je suis bien conscient que je ne vous laisse pas le choix concernant ce point. Mais je suis votre roi. Après avoir parlé ainsi, et une fois qu’il eut entendu de chaque sénateur son serment de fidélité aux souhaits enfermés dans le coffret, Aliver partit, laissant le Sénat entier sans voix. Oui, il avait dit la vérité, mais il n’avait pas dit toute la vérité. Il n’avait pas fait mention de la traîtrise de la Ligue, qui avait abrégé ses jours. S’il échouait sur les Hautes-Terres du Mein, il serait mort avant de voir les Auldeks déferler de ces plateaux. Il ne précisa pas non plus qu’une fois privés du nectar, les gens perdraient le goût de vivre, dépériraient et finiraient par mourir. Et s’il leur affirma que Corinn combattrait pour leur cause, il n’ajouta pas qu’elle n’aurait pas plus de temps que lui pour triompher, qu’elle ne pouvait plus utiliser le Chant ni qu’elle n’avait pas l’intention de revenir de sa mission. Il savait que les sénateurs qui avaient juré d’exécuter le plan de succession ne l’auraient pas fait aussi aisément s’ils n’avaient pas craint Corinn, lui-même et la guerre imminente. Et pendant qu’il leur affirmait qu’il allait repousser les Auldeks, il ne précisa pas que, pour lui, la victoire n’avait plus le même sens que pour eux. Il pensait que ce pouvait être autre chose. Pas plus facile à réaliser, et peut-être même plus difficile, en vérité, mais une nouvelle voie. Une voie meilleure. Cette nuit-là, Kohl emporta Aliver loin de la cité. Le silence n’était troublé que par le sifflement du vent et les battements des ailes majestueuses, les craquements du harnais et de l’armure du dragon. Loin sur sa gauche, Thaïs menait Dram. À l’est, Ilabo chevauchait Tij. Les dragons se hélaient de temps à autre. Leurs cris étaient pareils à des stridulations étirées sur des notes basses, chaque appel se terminant sur une tonalité douce qui rappelait celles de la flûte. Aliver n’avait jamais rien entendu de comparable. Le chant du dragon, pensa-t-il. Je n’aurais jamais imaginé chose pareille. Tandis qu’il l’écoutait, la nuit s’écoula dans une sensation de beauté. Le monde en contrebas dormait sous un ciel étoilé, fermes et villages, rivières et routes, masse dense des forêts. Je l’aime pour ce qu’il est, se dit Aliver. Je l’aime parce qu’il est le monde de ma fille, l’avenir de mon neveu. Je l’aime pour ce qu’il est, et parce qu’il continuera de l’être après moi. Les feux de nombreux campements brillaient sous eux, souvent par groupes. Son armée. Une vaste migration de soldats qui faisaient route vers le nord. Je les aime pour ce qu’ils sont. Pour eux, je ne peux pas échouer. Cette pensée devint le cadre dans lequel il ordonna le reste de sa vie, où il planifia, rêva et travailla aux événements à venir, et où il imagina la manière dont il affronterait toutes les épreuves possibles. Il avait déjà commencé à enjoindre aux gens de renoncer au nectar, en leur disant de garder les idées claires, en leur communiquant son amour de la vie, sa détermination. Il ne les laisserait pas mourir, ou faiblir. Pas tant que lui-même vivrait. Il avait déjà agi de la sorte avec l’aide du Santoth, et il pensait pouvoir le refaire sans le soutien des sorciers. Il lui suffisait d’ouvrir son cœur, de s’offrir à tous les habitants du Monde Connu, de toucher leur esprit et de les laisser toucher le sien. Une partie de sa conscience prenait ses racines dans la tête des gens, ce sens d’un lien qu’ils construisaient ensemble. Des milliers et des milliers de liens différents. C’était merveilleux. À travers eux, il connaissait toutes les raisons qu’il avait de réussir, de terminer cette guerre et de sauver autant de vies que possible. Ce n’était pas le même phénomène que lorsqu’il avait eu l’aide du Santoth. Le lien entre les gens et lui était d’une qualité bien supérieure. C’était une communion partagée, même si elle recelait une part d’intimité pour chaque individu. Cela ne lui demandait aucune tension, aucun effort. Il avait plutôt l’impression qu’une fois le lien établi, chaque personne accueillait sa voix en elle et conservait vivantes les paroles d’Aliver, ses espoirs et ses louanges. Il était toujours dans cet état d’esprit au lever du soleil, lorsque les trois dragons achevèrent de survoler les Forêts Eilavanes et franchirent la Bordure Méthalienne. Le chemin sinueux qui conduisait vers les cimes était envahi par les soldats de son armée en pleine ascension. Aliver vola au-dessus des Hautes-Terres du Mein, où déjà se rassemblait l’avant-garde de ses troupes. Il fit en sorte que ses hommes puissent les voir, les dragons et lui, et il se réjouit d’entendre s’élever la clameur des milliers de voix qui les saluaient. Puis les trois dragons et leurs cavaliers poursuivirent leur chemin alors que le soleil commençait à colorer le sol. Et ce fut un peu plus tard, dans la lumière intense mais brève du jour arctique, qu’il vit Mena et Elya. Elles étaient attaquées. CHAPITRE SOIXANTE-DEUX MAUVAISE IDÉE, SE DIT MENA. C’ÉTAIT UNE MAUVAISE IDÉE. Elle se cramponnait au dos d’Elya tandis que celle-ci se contorsionnait souplement pour épouser de son vol le relief du sol. Les rochers et la neige, les crevasses et les monticules défilaient sous elle à des vitesses dont la princesse n’avait encore jamais fait l’expérience. L’exercice aurait pu être exaltant sans la meute des fréketes lancés aux trousses du dragon. Les monstres réclamaient le sang de sa monture adorée, et ils étaient tout proches. Mena avait cessé de regarder en arrière, mais elle entendait distinctement le claquement vorace de leurs mâchoires. À plusieurs reprises déjà, elle avait senti que l’une des bêtes griffait la queue d’Elya. Plus vite, Elya. Allez, ma fille ! Plus vite ! Une heure plus tôt, alors qu’elle était de retour parmi les débris de son armée, Rialus lui avait signalé l’arrivée de Devoth et de son frékete, Morsure, qui descendaient en piqué pour une autre attaque aérienne. Il avait semblé à la princesse que c’était une opportunité stratégique. Si elle parvenait à les tuer ou à les estropier, comme elle l’avait fait avec Howlk et Nawth, les Auldeks cesseraient peut-être leur poursuite. Car telle était la situation depuis l’attaque nocturne des Auldeks : l’armée en déroute de Mena fuyait, et les Auldeks la traquaient sans relâche. Ils chevauchaient leurs rhinocéros laineux, leurs antoks et leurs kwedeirs. Ils fondaient du ciel sur leurs fréketes mugissants. Ses soldats marchaient jour et nuit, ne s’arrêtant qu’aux réserves successives de nourriture et d’équipement qu’ils avaient cachées quand ils faisaient route vers le nord. Mais ils n’étaient pas assez rapides ni assez forts. Ils ne parvenaient pas à distancer l’ennemi, et il était évident que les Auldeks avaient décidé de les décimer jusqu’au dernier. Ses soldats mouraient un à un, piétinés ou taillés en pièces, emportés dans les airs ou empalés. Certains s’écroulaient de fatigue et renonçaient, vaincus par l’épuisement et le froid. Même ses officiers mouraient. Bledas fut piétiné par un antok. Perceven périt dans l’honneur en défendant un traîneau chargé de blessés. Un groupe d’Enfants Divins les rattrapa. Un homme à la chevelure blanche évoquant la crinière d’un lion l’abattit de deux coups d’épée si rapides que Perceven n’avait plus de jambes avant même de commencer à basculer, ni de tête quand son corps toucha le sol. Mena vit la scène de loin, mais elle ne put rien faire pour les venger, lui et les blessés qui furent achevés aussitôt après. Si elle permettait que ce massacre perdure, elle n’aurait bientôt plus d’armée. Elle ne savait plus trop quels effets elle comptait obtenir en tuant Calrach et en détruisant les archives auldeks, mais jusqu’à maintenant ces petites victoires semblaient n’avoir fait que décupler la fureur des ennemis. * * * C’est pourquoi elle avait tant voulu offrir un répit à ses soldats survivants. Elya et elle se risquèrent à se mettre à portée de voix des fréketes. Au lieu d’écouter ce qu’elle pouvait avoir à dire, les bêtes convergèrent immédiatement sur elles. Pas de discussion. Pas de railleries. Rien de cette arrogance teintée de curiosité qui avait marqué leurs précédents échanges. Cette fois, les monstres foncèrent sur elles en rugissant. Elle lâcha la bride à Elya et se contenta de s’accrocher de son mieux. Au moins, elles réussirent à éloigner les fréketes de l’armée. C’était déjà un résultat. Les bêtes se relayaient pour mener la poursuite. Deux ou trois griffaient l’air derrière le dragon, pendant que les autres volaient plus lentement, pour reprendre des forces. Elya se montra d’une agilité que Mena ne soupçonnait pas. Mais le dragon ne pouvait dépenser indéfiniment une telle énergie. Devant elles surgit bientôt un paysage accidenté fait d’une succession de hauts sommets et de ravins. Mena jeta un coup d’œil en arrière. Le frékete le plus proche avait abandonné la partie. C’étaient Devoth et Morsure qui avaient pris le relais, avec une énergie renouvelée. Abattons-les, pensa la princesse à l’intention d’Elya. Elle modula la phrase avec de la colère et du défi, mais elle savait qu’elles n’avaient pas le choix. À tout moment une de ces griffes se refermerait sur une partie du corps du dragon et le ferait chuter du ciel. Elles devaient passer à l’offensive. Elles n’en eurent pas l’occasion. Alors que Mena regardait encore en arrière, Elya ralentit brusquement et bascula sur le côté. Le mouvement fit se retourner aussitôt la jeune femme. Un frékete caché dans un creux de terrain venait de surgir juste en face d’elles. Une de ses griffes lacéra la fine membrane de l’aile d’Elya, avant de lui labourer le flanc. Le sang jaillit de l’entaille. Les serres du monstre cisaillèrent les sangles de la selle. Mena sentit le harnais se détacher partiellement, et elle glissa sur le côté. Elle dut agripper le cou du dragon pour rester sur son dos. Elya plongea et passa au ras du sol que ses pattes touchaient un instant à chaque sommet de colline franchi. Cela ne dura pas non plus très longtemps. Un autre frékete et son cavalier arrivèrent devant elles, tout droit descendus du ciel. Elya replia les ailes et, d’une contorsion, fila en biais à côté d’eux, aussi fine et véloce qu’une lance. L’épée de l’Auldek chanta tout près de l’oreille de Mena. Elya franchit une autre hauteur de terrain, mais une de ses pattes se tordit sous elle, la déséquilibrant. Elle chuta de l’autre côté et roula au bas de la pente, Mena accrochée à son harnais. La jeune femme sentit une brûlure intense et familière quand son épaule se démit, tandis que son bras s’amollissait d’un coup. Le frékete et l’Auldek surgirent au-dessus de l’élévation de terrain. Mena voulut saisir son épée de sa main valide, mais le fourreau avait pivoté sous elle et son épaule blessée rendait difficile le contrôle de ses gestes. Le monstre atterrit et se mit à courir dans sa direction. La princesse comprit qu’il serait sur elle avant qu’elle ait pu dégager son arme. Elle s’évertuait encore à dégainer la Confiance du Roi quand Elya se redressa subitement. Mena lâcha prise et tomba au sol. D’un bond, le dragon évita la charge du frékete. Celui-ci essaya de l’atteindre de ses griffes, qui sifflèrent juste sous le ventre d’Elya, et juste au-dessus de la jeune femme. Un des pieds du monstre passa si près qu’elle fut éclaboussée de mottes de terre. Elya battit des ailes pour s’élever, volant à reculons, sa queue fouettant l’air à deux doigts des coups de griffes de l’ennemi. Du sol, Mena vit l’Auldek se tourner sur sa selle et baisser les yeux vers elle. De toutes ses forces, il tira sur les rênes de sa monture pour la tourner vers la princesse. Le harnais se tendit autour des épaules du frékete, mais la créature résista. Elle ne se souciait plus des ordres de son cavalier ni de Mena. Elle voulait Elya. Tous trois disparurent derrière la crête, laissant la jeune femme au sol, empêtrée dans les sangles. Elle cria le nom du dragon, en esprit et à pleins poumons. Elle se tortilla et réussit enfin à se débarrasser du harnais. De sa main valide, elle saisit le biceps de son bras pendant. Elle inspira, serra les dents et poussa dessus pour le remettre en place. La douleur l’étourdissait, et elle dut s’y reprendre à plusieurs fois avant de sentir l’extrémité de l’os retrouver son logement. Sans perdre plus de temps, elle empoigna la Confiance du Roi et gravit aussi vite qu’elle le pouvait la butte derrière laquelle les autres avaient disparu. Arrivée en haut, elle les aperçut. En contrebas, dans la dépression de terrain, le frékete et Elya s’affrontaient dans un combat sans merci. Le monstre la frappait de coups puissants et tentait de la saisir. Il était tout en muscles, en crocs et en griffes. Elya ripostait en tordant son corps comme l’aurait fait un serpent, dans un tourbillon de mouvements. Elle combattait plus férocement que Mena l’en aurait crue capable, mais elle n’était pas faite pour cela, avec son corps mince et délicat. Par endroits, ses ailes étaient déchirées, et le sang versé noircissait son flanc. À plusieurs reprises elle essaya de se dégager, mais toujours le frékete réussissait à l’en empêcher. L’Auldek avait mis pied à terre et laissait sa monture s’amuser. Il avait commencé à gravir la pente pour aller achever Mena de l’autre côté, mais il avait interrompu son ascension pour assister à ce combat qu’il trouvait manifestement fort distrayant. Il cria quelque chose à l’animal, qui poussa un mugissement en réponse. Le monstre décocha un coup de poing sur le mufle d’Elya. Elle eut un réflexe de recul, mais il l’agrippa et la ramena vers lui. Il plongea ses crocs dans le long cou du dragon. — Non ! Mena dévala la pente, l’épée dressée, toute souffrance oubliée. L’Auldek fit volte-face et se déplaça pour l’intercepter. Ils se percutèrent. L’assaut de Mena était sauvage, mais son adversaire le contra furieusement. Ils tournèrent l’un autour de l’autre, et l’Auldek fit en sorte de se placer face aux deux animaux, afin que la princesse ne puisse pas voir ce que le frékete infligeait à Elya. Cette tactique mit la princesse hors d’elle : avec toute l’énergie de sa fureur, elle fit s’abattre sur son adversaire un déluge de coups de taille et d’estoc plus rapides que tout ceux qu’elle avait jamais assenés. L’Auldek. Elle voulait le voir mort. Maintenant ! Quand le rugissement déchira l’air dans son dos, elle redouta que ce soit le frékete qui annonçait sa victoire. L’Auldek l’entendit, lui aussi. Il regarda derrière elle et vit quelque chose qui parut le surprendre et l’apeurer. Ses yeux quittèrent Mena un instant. Il ne lui en fallut pas davantage : elle lui trancha instantanément le poignet. Alors que l’épée et la main coupée tombaient au sol, elle avança d’un pas et frappa l’ennemi au visage. Il n’eut la vie sauve qu’en rejetant la tête en arrière. Il tourna les talons et s’enfuit. Un deuxième rugissement frappa le dos de Mena. Celui-là était différent du premier, plus perçant. Elle voulait se retourner, et en même temps elle redoutait de le faire. Elle s’élança derrière l’Auldek comme si le troisième rugissement l’avait propulsée en avant. Ce dernier était si grave que le sol en trembla. L’Auldek trébucha. Une fois encore, cette erreur suffit à Mena. Elle était Maeben sur terre, à présent, tombée du ciel, rien d’autre qu’un cri suraigu de colère sans limite. Sans ralentir, elle brandit la Confiance du Roi à l’horizontale, à hauteur de son épaule. Elle heurta de son pied le talon de l’Auldek, ce qui freina sa course un instant. Elle en profita pour frapper de toutes ses forces que son élan démultipliait. La pointe de la lame pénétra à la base du crâne, le transperça et creva le visage. Mena faillit marcher sur le dos de l’homme. D’un coup de pied elle le repoussa et, dans le même temps, elle imprima un mouvement ascendant au fil de son épée. Celle-ci se dégagea en ouvrant la tête en deux. Elle ne prit pas le temps de le regarder s’écrouler. Elle retrouva souplement son équilibre et s’apprêta à se ruer au secours d’Elya. Ce fut seulement alors qu’elle vit ce qui avait tant effrayé l’Auldek. Le ciel était peuplé de dragons. L’un d’eux, brun, fonçait sur les fréketes qui approchaient. L’autre, qui était presque aussi bleu que le ciel derrière lui, décrivait une courbe serrée pour les attaquer de l’autre côté. Le brun rugit le premier, et le bleu lui répondit. Tous les fréketes les entendirent. Ils ralentirent, indécis, en découvrant les formes ailées qui se précipitaient sur eux. Mena vit les dragons percuter le groupe de fréketes et les éparpiller. Ce fut tout ce qu’elle remarqua avant d’apercevoir le troisième dragon. Celui-là devint une flèche noire géante qui filait droit en direction d’Elya et du frékete qui tenait son corps inerte. La créature était plus imposante que n’importe quel frékete, et Elya semblait une enfant en comparaison. Elle avait une gueule aux mâchoires énormes, d’un rouge si vif qu’elle paraissait en feu. Elle surgit en provoquant une vague sonore assourdissante, le plus terrible des rugissements. Le frékete lâcha Elya et s’envola. Le dragon le rejoignit alors qu’il commençait à s’élever. Au tout dernier instant, il rejeta la tête en arrière et tendit ses pattes griffues qui se refermèrent sur sa proie au moment de l’impact. Un homme sauta du dos du monstre ailé. Mena n’avait même pas vu que le dragon avait un cavalier. L’homme se laissa glisser sur un pan de membrane tendue et toucha le sol en un roulé-boulé brutal. Les deux bêtes furent emportées en avant par le poids et l’élan du dragon. Masse mouvante d’ailes et de queues, de crocs et de griffes, elles disparurent par-delà la crête. L’homme s’était remis debout. Il repéra Mena. En croisant son regard, Mena sentit sa vue se troubler. Elle resta immobile, chancelante, la Confiance du Roi oubliée dans sa main. Ses yeux suivirent l’homme qui courait vers elle. Elle entendit le crissement de ses bottes sur la neige. Elle vit les filets de vapeur qui s’échappaient de ses narines à chaque expiration. Elle connaissait son visage, et elle identifia la joie et l’inquiétude qui marquaient ses traits. Elle le connaissait. Oui, elle le connaissait. — Mena, dit Aliver qui rejoignit sa sœur à temps pour la rattraper avant qu’elle s’effondre, inconsciente. Tout va bien. Je suis avec toi. CHAPITRE SOIXANTE-TROIS NUALO FUT LE PREMIER À APPARAÎTRE, APPELÉ PAR LA LECTURE que Corinn avait faite du Chant. Elle repéra le tumulte mouvant qui planait à la verticale de la vallée saccagée de Calfa Ven et signait son passage. Tout commença par une perturbation à l’est, pareille à une petite tempête très dense qui aurait roulé à l’horizon en se déplaçant à une vitesse irréelle. La reine ignorait comment elle savait que c’était lui ; mais peut-être était-ce parce que la cupidité et la malfaisance étaient plus grandes chez lui que chez tous les autres. — Jusqu’où les laissons-nous approcher ? demanda Hanish. Assez près, mais pas trop. — Voilà qui risque d’être difficile à mesurer. Il n’existe pas de règle pour ce genre de choses. Quand Nualo fut assez proche pour que Corinn discerne sa silhouette longiligne qui gravissait et redescendait les montagnes, elle dirigea Po vers le nord. Ils laissèrent derrière eux Calfa Ven dévasté, mais la destruction aveugle que les Hérauts avaient déchaînée était visible dans les collines et les vallées qui défilaient sous eux. En certains endroits, il semblait que des versions géantes des vers qui avaient dévoré sa bouche s’étaient gavées de la terre et l’avait ensuite régurgitée en des amas écœurants où se mêlaient la boue, la végétation et la roche. Le Santoth infligerait-il le même traitement au monde entier ? L’étude du Chant les éloignerait-elle de cette fureur et de cette soif d’anéantissement, ou aggraverait-elle encore l’horreur qu’ils étaient déjà ? Elle connaissait les réponses à ces questions. Le monde sous elle les confirmait, encore et encore. Ce qui avait dévoyé les Hérauts les avait plongés dans un état dont jamais ils ne pourraient s’extraire. Elle espérait que la même chose n’était pas vraie pour elle. Alors qu’elle surveillait Nualo derrière eux, qui renversait de l’épaule des sapins vénérables comme s’il s’agissait d’arbrisseaux, Corinn ne remarqua pas qu’ils volaient dangereusement près d’un autre Héraut. Po poussa une sorte d’aboiement pour les alerter. La silhouette se hissa sur un promontoire rocheux saillant de la montagne qu’ils survolaient. Dès qu’il fut solidement campé sur ses deux pieds, le sorcier leva les bras et rugit sa version viciée du Chant. Les notes fusèrent vers le ciel sous la forme de minces oiseaux noirs contrefaits, dont la tête dépourvue d’yeux prolongeait directement le corps. Ils volaient sans même battre des ailes, pareils à des fléchettes que seule la force de la voix du Héraut propulsait. Po fit un écart brusque et se contorsionna pour éviter les projectiles en forme d’oiseaux. Chacun d’entre eux poussait un cri quand il ratait sa cible, et laissait dans son sillage une irrespirable odeur de brûlé. La puanteur de la malveillance était si dense que Corinn se mit à tousser, une réaction inutile et douloureuse qui lui déchira la poitrine. — Ne l’inhale pas, dit Hanish. Retiens ta respiration. Il fit passer ses mains devant elle et les posa sur celles de la jeune femme, pour raffermir leur prise. À travers elles, il tint les rênes et dirigea Po dans une glissade latérale, afin de les éloigner du sorcier. Les projectiles continuaient de les frôler, mais Po était tout à sa manœuvre et avait replié à moitié ses ailes pour accroître sa vitesse. Un des oiseaux transperça l’aile gauche du dragon. Au point d’impact, il s’étala et ses ailes, son bec et son corps se transformèrent en barbelures qui déchirèrent l’épaisse membrane. Du sang et des lambeaux de chair jaillirent du trou irrégulier. L’oiseau barbelé se décrocha alors et retomba vers le sol. Po hurla. Il ramena son aile contre lui, ce qui les entraîna dans une vrille plongeante. Hanish lutta pour reprendre le contrôle du vol, toujours par l’intermédiaire des mains de Corinn, mais leur mouvement était trop accentué. — Corinn ! lança le Mein. Je ne peux pas… Elle entra en contact avec l’esprit du dragon. Elle y trouva un chaudron bouillonnant, débordant de douleur, de colère et de peur. La blessure était encore plus grave qu’elle ne le paraissait. Les barbelures des oiseaux étaient enduites d’un poison issu de la sorcellerie déviante des Hérauts. Il dévorait les chairs de Po et brûlait son aile comme de l’huile enflammée. La douleur rendait le dragon fou. Corinn eut recours au Chant. Elle le fit monter dans sa tête. Elle invoqua le sort qu’elle aurait utilisé pour le soigner, et le partagea avec Po. Il ne pouvait le soigner comme elle l’aurait voulu, mais le simple fait d’en entendre les échos dans son esprit apaisa le dragon. Elle lui rappela qui il était, combien il était puissant et merveilleux. Il déploya enfin son aile, et la vrille prit fin, ainsi que leur chute. La déchirure demeurait, et les lambeaux de membrane claquaient horriblement au vent, mais Corinn sentait que la créature combattait la magie empoisonnée et l’annihilait peu à peu. Et elle s’était remise à battre des deux ailes. D’un regard en arrière, la reine constata que l’oiseau barbelé revenait vers le sorcier. Dural. C’était son nom. Il se tenait là-bas, apparemment calme, mains jointes. Il ne chantait plus et ne semblait plus aussi énorme, ce n’était qu’un homme qui attendait le retour de son oiseau domestiqué. Quelque chose dans son front dégarni informa Corinn sur son identité et lui rappela l’apparence qu’il avait prise au Carmelia. Avant d’en détourner son attention, elle vit Nualo qui atteignait le promontoire. Lui aussi avait retrouvé une taille normale. Il parla avec Dural, et tous deux se baissèrent pour ramasser l’oiseau qui venait de tomber à leurs pieds. Ils ont notre odeur, dit-elle en pensée. C’est ce qu’ils voulaient. Ce sont des chasseurs, et cet oiseau leur a rapporté l’odeur de Po. À partir de maintenant, ils peuvent nous suivre partout dans le monde. Hanish répondit en ôtant les mains des siennes pour lui laisser les rênes, et en lui entourant la taille de ses bras. Elle savait ce qu’il pensait, et elle apprécia qu’il ne le dise pas : c’était une bonne chose que les sorciers détiennent cette odeur. Elle pourrait ainsi les attirer vers elle et les mener où Corinn le voulait. Avec la partie de son esprit réservée à Po, elle remercia le dragon. Quand ils arrivèrent en vue du large serpent scintillant qu’était le fleuve Ask, Po suivit son cours en direction de la Candovie. Ils volèrent toute la journée, et toute la journée Nualo et Dural les suivirent. Quand le soir commença à tomber, un autre Héraut, Abernis, courut vers eux le long du gué du fleuve, bondissant de rocher en rocher, ou pataugeant simplement dans le courant. Il passa à l’attaque en prenant de l’eau dans ses deux mains en coupe et en la lançant dans leur direction. Quand les gouttes retombèrent sur eux, Corinn sut que ce n’était plus de l’eau. Elles brillaient toujours, mais comme des échardes de verre. Le rideau scintillant était si vaste et se déplaçait si vite que Po ne put l’éviter. Devant le danger, le dragon replia ses ailes sur lui, et les nombreux os qui leur servaient de bâti se déboitèrent. Elles enveloppèrent son ventre et son dos, recouvrant Corinn et le fantôme. Po traversa la pluie d’échardes telle une flèche. La reine sentit sa douleur quand les éclats acérés l’atteignirent. Ils s’enfoncèrent dans les ailes, mais pas assez profondément pour atteindre Corinn. Grâce aux efforts du dragon, ils furent bientôt sortis de la zone dangereuse. Alors seulement, il déploya de nouveau ses ailes pour prendre appui sur l’air. Elles étaient encore plus abîmées qu’auparavant. Comme la fois précédente, les plaies étaient rongées par l’acide. Et comme la fois précédente, Corinn aida Po à les supporter, à voler malgré sa souffrance. Cette nuit-là, ils restèrent dans les airs. Ils aperçurent les lumières de Pelos à l’est, mais se tinrent loin de la cité. Po suivait un itinéraire sinueux pour éviter au maximum les concentrations d’habitations humaines. Aux heures les plus sombres, Corinn sentit qu’un nouveau Héraut rejoignait les autres. Et tôt le lendemain matin, Tenith émergea des marais de la Région des Lacs. Il leur lança des cadavres de grues. Les oiseaux reprirent vie dans l’air et se ruèrent sur eux. Po en esquiva quelques-uns. L’un d’eux s’agrippa à sa mâchoire ; il l’en décrocha d’un mouvement brusque de tête qui le précipita vers le sol. Il en écarta un autre d’un coup de patte. Chaque contact était un assaut de corruption, mais il ripostait sans hésiter. Il commençait déjà à devenir plus adroit à ce petit jeu. — Corinn, dit Hanish, je ne t’ai pas dit à quel point je suis heureux que nous ayons ce dragon avec nous. Et qu’il ne soit pas de leur côté. Ce n’est pas à moi qu’il faut le dire, répondit-elle. Mais à lui. Po tourna la tête et les considéra un instant. La reine savait qu’il agissait ainsi parce qu’elle venait de l’y inciter, mais on pouvait très aisément croire qu’il le faisait naturellement, pour écouter les louanges d’Hanish. Il les reçut avec grâce, en clignant de ses grands yeux mordorés, sans jamais altérer le rythme et la puissance de ses battements d’ailes. Les Hérauts du Santoth se regroupaient, à présent, autant attirés par elle que par leurs pairs. Corinn les maintenait à distance et aussi près de l’horizon qu’il lui était possible, et elle voyait leur nombre croître. Ils surgirent sur l’océan, au nord, puis ils contournèrent la péninsule de Luana. Ils couraient sur les vagues comme s’ils étaient des éléments mouvants du paysage. Ils étaient infatigables, tenaces. Ils ne pouvaient pas plus cesser de la poursuivre que s’abstenir de respirer. Bien, se dit Corinn. Bien. Chassez-moi. Traquez-moi jusqu’à votre mort. Hanish resta pressé contre elle pendant tout ce temps. Souvent il lui parlait à l’oreille, et lui racontait des histoires comme celles qu’il lui avait narrées lors de cette nuit passée avec elle, après qu’elle avait tenté de se tailler une nouvelle bouche avec un couteau. Il évoqua son enfance, ses frères. Aussi étrange que cela pût paraître, il trouvait de l’humour jusque dans la brutalité des hivers meins, dans la formation qu’on l’avait obligé à suivre, dans ce besoin constant de prouver sa valeur aux vivants et aux morts. Corinn n’avait jamais vu les choses de cette manière. Contrairement à lui, elle n’avait jamais été capable de déceler la lumière dans les ténèbres. Ou elle n’avait pas encore été capable de le faire. CHAPITRE SOIXANTE-QUATRE — TU SAIS, DIT DELIVEGU UNE FOIS QUE SA RESPIRATION se fut calmée suffisamment pour qu’il puisse parler, je ne suis pas sûr que quelqu’un ait remarqué la témérité dont j’ai fait preuve en amenant Kelis et Shen au palais. Je n’ai pas encore été remercié comme il se doit. Rhrenna souleva son front luisant de transpiration de la poitrine de l’homme. Elle tourna vivement la tête pour chasser ses cheveux de devant son visage. Ils vinrent draper son épaule nue. — Pourquoi dire cela maintenant ? — Personne n’a reconnu mes mérites, c’est tout ce que je veux dire. — Je suis ici, avec toi, fit-elle remarquer. Cela devrait compter pour quelque chose. De la position à califourchon qu’elle occupait sur lui, elle bascula de côté et roula sur le dos dans le lit, les yeux clos. La chaleur de son corps manqua immédiatement à Delivegu. Il se mit sur le flanc et étudia le profil de la jeune femme. La pointe presque trop fine de son nez, les os de ses épaules un peu trop saillants, ses seins assez menus pour disparaître quand elle tendait les bras au-dessus de sa tête. Par tous ces détails elle n’était pas le type de femme qui l’attirait d’ordinaire. Mais elle lui plaisait. Peut-être même plus qu’il n’était raisonnable pour lui. — Oh ! allons, tu ne vas pas me dire que cette séance de lutte à l’horizontale était une forme de remerciement ? Suis-je donc aussi peu payé de retour ? D’une manière qui te procure beaucoup plus de plaisir qu’à moi ? Rhrenna leva le bras le plus proche de lui et le laissa retomber en travers de son torse. — Tais-toi, dit-elle. Pendant un temps, il obéit. Il aimait qu’elle se montre aussi directe. Elle l’avait été quand elle s’était présentée sans se faire annoncer à la porte de sa chambre. Bien qu’elle soit venue pour le séduire, elle n’avait pas employé les méthodes auxquelles il était habitué. Ses yeux bleus ne brûlaient pas du désir de la chair, elle n’affichait pas une moue suggestive. Elle n’avait pas battu des cils ou quoi que ce soit de ce genre. Elle lui avait juste déclaré : — Je pense que je vais t’essayer, maintenant, si tu es prêt. Il avait alors découvert qu’il l’était, et ce avec une rapidité étonnante. Allongé auprès d’elle à présent, le regard fixé au plafond, il se sentait tellement satisfait qu’il ne se formalisa même pas quand elle se mit à ronfler doucement. Il lui paraissait assez étrange qu’elle soit venue à lui dans les circonstances actuelles, alors que le monde entier était au bord du gouffre, que sa maîtresse, victime d’un sort, était partie nul ne savait où, pour traquer des sorciers qui s’étaient déjà montrés plus puissants qu’elle. Il était possible que Rhrenna ne soit pas aussi dévouée à la reine qu’elle le paraissait. D’une certaine façon, l’éventualité que sa loyauté fût une duperie soigneusement calculée l’impressionnait autant que si c’était vrai. Plus, peut-être. — Dans un cas comme dans l’autre, tu t’es fait avoir, Delivegu, murmura-t-il. Tu deviens idiot, avec l’âge. Cela le poussa à réfléchir avec un soupçon d’inquiétude à ses choix les plus récents. Ce qu’il avait fait avec Kelis et Shen, par exemple. Se présenter devant la reine en compagnie d’une héritière illégitime au trône, une fillette qui un jour peut-être usurperait la couronne qui devait revenir au propre fils illégitime de Corinn ? Amener de surcroît le Talayen qui avait guidé le Santoth jusqu’au cœur de l’Empire, avec les conséquences catastrophiques qu’on connaissait ? S’il avait agi de la sorte avant les événements du couronnement, la reine aurait trouvé un moyen de le faire exécuter. D’une manière déplaisante. Elle aurait sans aucun doute recouru aux services d’un homme tel que lui pour cette basse besogne. Il aurait été plus inspiré de s’arranger pour rencontrer Corinn dans l’escalier en pierre, à l’extérieur, comme il l’avait déjà manigancé, et de lui livrer la fillette et le Talayen ligotés et bâillonnés, afin qu’elle décide seule de ce qu’elle ferait d’eux. S’il considérait tous les services qu’il avait rendus à la reine par le passé, cette méthode aurait sans doute été plus adéquate. Pourquoi avait-il choisi la première, et non la seconde ? Parce que les événements du couronnement avaient complètement changé la donne. D’après ce qu’il avait compris, les pouvoirs magiques de la reine étaient déjà altérés quand elle s’était échappée du Carmelia. Il semblait bien qu’elle avait été la cible de quelque sortilège lancé par les sorciers du Santoth. Il était même très possible que ses jours soient comptés. Dans cette hypothèse, pourquoi ne pas entrer au service d’Aliver en profitant d’une occasion en or ? Par ailleurs, et même s’il hésitait à seulement le penser, il lui avait semblé que c’était la chose qu’il convenait de faire. Delivegu nourrissait encore l’espoir que son rôle dans ce monde ne se limite pas à traquer des agitateurs trop bavards, empoisonner des femmes enceintes et culbuter des servantes et des secrétaires. — Je mérite mieux, murmura-t-il encore. Les ronflements réguliers de Rhrenna cessèrent un instant. Il l’observa jusqu’à ce qu’ils reprennent, et sourit quand il les entendit de nouveau. S’il ne tenait pas compte de ses propres motivations et se fondait sur ce dont il avait été témoin dans la bibliothèque, il avait fait le bon choix. Ce que signifiait ce châle couvrant le bas du visage de la reine, il n’en avait aucune idée. De même qu’il ne s’expliquait pas son mutisme. Ce Barad aux yeux de pierre qui avait endossé le rôle de porte-parole de Corinn, Kelis et ses larmoiements dignes d’un enfant somnambule, Aliver parlant avec une agitation que jamais Delivegu ne lui avait vu manifester : tout cela avait été très étrange. Peut-être devait-il considérer la mission qu’Aliver lui avait confiée avant de partir comme une forme de remerciement. Du moins, la démarche indiquait qu’il lui faisait confiance et l’estimait capable d’effectuer une tâche importante. Ce n’était certes pas aussi intéressant que les missions dont le chargeait Corinn, et il n’était pas certain du but visé, mais pourquoi ne pas tenter le coup ? Il fallait bien qu’il travaille pour quelqu’un. Je me demande si Aliver serait d’accord pour faire de moi un Agnate ? Après que je lui aurai rendu des services conséquents, bien sûr. Et s’il réussissait à se prévaloir de son ancienne proximité avec la reine, de sa relation toute neuve avec le prince et de ses contacts en nette amélioration avec Rhrenna afin d’optimiser ses chances ? Bien sûr, c’était ce qu’il allait faire. C’était ce que Delivegu Lemardine avait toujours fait. Il réfléchit à ce projet pendant quelque temps. À un certain moment, il prit conscience que la respiration de Rhrenna n’était plus audible. Il tourna la tête. Elle était toujours de profil, mais elle avait les yeux ouverts. Ses lèvres tremblaient légèrement, et une larme avait coulé vers son oreille. — J’ai rêvé, balbutia-t-elle. J’ai rêvé. Delivegu attendit la suite, mais apparemment ces deux mots constituaient une phrase complète. — Je ne sais pas ce qui va se passer, continua-t-elle. Rien n’est plus comme avant. J’ai lu ce qu’elle a écrit à Aaden. C’est… Sa voix s’étrangla brusquement. — Je ne veux pas vivre sans elle. Je ne veux pas être seule. Elle m’a aimée comme personne d’autre ne m’a jamais aimée. Elle m’a offert une vie quand… Elle ne put aller plus loin. Delivegu se rapprocha et la ramena contre sa poitrine. Il déposa des baisers sur ses yeux clos et chassa les larmes avec ses lèvres. Il lui promit que jamais elle ne serait seule. Il lui dit qu’il serait toujours auprès d’elle. Tout allait s’arranger. Il y veillerait. Elle aurait toujours de l’amour. Il saurait l’aimer, lui dit-il. Il l’aimait déjà. Il lui murmura toutes ces choses et elle sanglota contre lui, enveloppée dans les draps de son lit. Et il pensait tout ce qu’il disait. Par le Dispensateur, il pensait vraiment tout ce qu’il venait de dire. * * * Il embarqua pour l’Aushénie le lendemain matin. Il n’eut aucun plaisir à devoir quitter Rhrenna. Si elle avait montré ne serait-ce qu’une intime partie de l’émotion à laquelle elle s’était laissée aller pendant la nuit en sanglotant de manière déchirante, il aurait pu dire des choses qu’il aurait immédiatement regrettées. Des promesses que, selon lui, seuls les hommes médiocres faisaient aux femmes. Heureusement, elle l’avait quitté avec une célérité très efficace. Le temps de sortir du lit et de s’habiller, elle lui avait souhaité d’accomplir sa mission rapidement et avec succès, puis elle était partie. Il était resté allongé un moment encore après que la porte s’était refermée sur elle. Il n’était pas encore très à l’aise avec cette inversion des rôles dans la relation amoureuse. — Tu ne peux pas faire comme si je ne t’avais pas percée à jour, dit-il à la chambre vide. Nous savons tous les deux que je t’ai percée à jour. Ce qu’il ne dit pas, mais pensa, c’était qu’elle l’avait peut-être percé à jour, elle aussi. Ce qu’il ne dit pas non plus – parce qu’il avait lui-même du mal à le croire –, c’était qu’il ne désirait rien tant que revenir au plus vite auprès d’elle, pour la posséder de nouveau et rester avec elle. Pour faire l’amour, oui, bien sûr, mais aussi pour parler, pour plaisanter, pour voir comment les robes tombaient sur elle dans toutes sortes d’éclairages, pour la consoler si elle se réveillait en pleurant, et peut-être, même, pour lui confier un peu plus de ses pensées intimes. Tu te ramollis, Delivegu, songea-t-il. Il ruminait tant ces pensées sur le bateau qu’il en oublia de faire escale à Alécia, Manil ou Aos. Dans tous ces ports, il n’aurait eu que l’embarras du choix pour se distraire, passer une soirée à s’échauffer avec une petite séance de séduction, puis à augmenter progressivement sa consommation d’alcool avant de finir au lit avec son élue du moment. Son ami Yanzen l’avait d’ailleurs invité à venir quand il en aurait envie dans la propriété de Sigh Saden, à Aos. Ayant fui l’île d’Acacia, le sénateur avait réparti son personnel entre Alécia, où il conduisait ses affaires politiques, et Aos, où il comptait se réfugier si l’Empire s’effondrait. Yanzen avait promis à Delivegu que s’il lui rendait visite, il pourrait choisir avec qui s’amuser parmi les concubines que Saden dissimulait au sein de sa domesticité. Cela réduirait d’autant sa dette vis-à-vis de lui. — Elles accueilleront avec joie une trique aussi raide que la vôtre, avait promis Yanzen. Il avait toujours su trouver les mots justes pour convaincre Delivegu. Il était donc inexplicable que celui-ci soit passé devant chacun de ces ports sans leur accorder plus qu’un regard. Il débarqua à Killintich deux jours avant la date prévue, et se retrouva bientôt à chevaucher en compagnie du roi Grae, et à faire de son mieux pour montrer au souverain une déférence qu’il était loin d’éprouver. Aux abords de la ville, la campagne était très belle, avec des bois et de petits villages, quelques fermes isolées. Ils empruntèrent des chemins de terre pour traverser les bois, avec pour seule escorte quelques gardes. Delivegu aurait aimé ne pas avoir à faire la conversation, mais le roi était d’humeur à bavarder. — Nous ne vous attendions pas aussi tôt, dit Grae. Il montait avec l’aisance naturelle de ceux qui sont nés parmi les chevaux, ce qui était d’ailleurs son cas. Il portait toujours aussi beau. Son apparence quelque peu rustique dégageait néanmoins le parfum du luxe royal, comme si ses vêtements de cuir souple avaient été cousus de fil d’or et ses poches emplies de fleurs de lavande. Quant à ses yeux bleus, il les arborait tels deux bijoux aussi précieux que son collier en turquoise et le fin diadème posé sur sa chevelure d’un blond tirant sur le roux. Delivegu évitait ce regard autant qu’il le pouvait. — Je suis en mission pour le roi, répondit-il. Mieux vaut faire vite. — Faire vite ? Voilà une expression que je n’aurais pas spontanément associée à la personne de Delivegu Lemardine, dit Grae en le gratifiant d’un sourire qui découvrit sa dentition parfaite. Du moins, si j’en crois certaines dames de ma connaissance. Elles attestent toutes de vos dons indéniables dans deux domaines. L’un est l’art de la tromperie et de la traîtrise, l’autre… oh, je ne devrais pas le mentionner. C’est pourtant un don très admirable, d’une certaine manière, même si ce sont surtout les catins et les servantes qui en bénéficient. Il me provoque, se dit Delivegu. Il était assez troublé de découvrir que le roi d’Aushénie s’était ainsi renseigné sur son compte. Pour quelque raison, l’idée lui déplaisait au plus haut point. C’était lui qui était censé détenir des renseignements sur les autres, et non l’inverse. La reine d’Acacia avait prié Grae de faire ses bagages et de quitter l’île après sa traîtrise. Elle n’avait découvert la tromperie du souverain d’Aushénie que grâce à Delivegu, bien sûr. Et, apparemment, le roi le savait. Prenant soin de ne pas se départir de son calme, Delivegu changea de sujet : — Alors, ils ont été en sécurité sous votre garde ? Pas d’autres accidents malheureux ? — Nous n’en avons pas perdu un seul depuis que la reine les a envoyés ici. Ceux qui ont été tués ne l’ont pas été en Aushénie. Le massacre s’est produit à Aos. Ici, on a pris soin d’eux. Tous. — Combien sont-ils ? — Sept. — Sept ? — Je sais. Un nombre plutôt faible pour une génération entière, dit Grae. La reine représente une… adversaire avec qui il faut compter. Comment va-t-elle ? J’ai entendu toutes sortes de rumeurs alarmantes la concernant. — C’est la reine, éluda Delivegu. — Oui, bien sûr ! s’esclaffa Grae. Je sais bien qu’elle est la reine. Partie régler son compte au Santoth pendant que le reste d’entre nous devons faire la même chose avec les Auldeks. Je crains que nous ayons hérité de la mission la plus sanglante. Tu n’étais pas là. Tu n’as pas vu les Hérauts. Mais il ne voulait rien dévoiler à Grae. — C’est là ? demanda-t-il. Sur une élévation qui venait de leur apparaître se dressait une bâtisse massive, en pierre, assez grande pour être un château. En réalité, c’était une prison. — Oui, c’est notre forteresse, répondit Grae en se mettant debout sur ses étriers pour mieux voir. Je suis sûr que vous devinerez les diverses raisons pour lesquelles nous avons préféré ne pas les loger en ville. Ce détail ne figurait pas dans les directives de la reine. Elle me l’a demandé personnellement, et j’ai volontiers exaucé son souhait. Ils ont été en parfaite sécurité ici. Plus qu’ils ne le méritaient. — Ils parlent acacian ? — Je suppose. Je ne me suis pas arrêté pour bavarder avec eux. Delivegu nota la pointe de mauvaise humeur dans la voix du roi, ce qui lui plut assez. Derrière ses grands airs, Grae avait été contrarié de devoir prendre soin de ces créatures. On se sent un peu comme une nounou sur qui bébé vient de faire pipi, hein, Votre Majesté ? — Non, j’imagine bien que vous n’aviez pas grand-chose à leur dire. Ni eux à vous. Dès qu’ils eurent mis pied à terre, un palefrenier vint emmener leurs chevaux. Grae le conduisit dans la forteresse. — Qu’allez-vous faire d’eux ? — Les amener au roi Aliver, conformément à ses instructions. L’Aushénien réfléchit quelques secondes. — Je voulais dire : que va-t-il faire d’eux ? Mais j’imagine que vous n’êtes pas en position de le savoir. Le roi Aliver, revenu d’entre les morts… Par le Grand Dispensateur, le monde semble avoir été bouleversé du jour au lendemain. Il faudra que vous dîniez avec moi, ce soir. J’ai mille questions à vous poser. — Ce ne sera pas possible, répondit Delivegu. Je dois repartir cette nuit même. Il faut que je règle tous les détails de leur voyage. — Je suis sûr que vous disposez d’une soirée pour… — Non, je ne dispose pas d’une soirée, répliqua Delivegu en se tournant vers le roi pour affronter son regard trop bleu. Comme je l’ai dit, je suis en mission pour le roi. Je dois faire vite. Grae le dévisagea un long moment. — Vous ne ressemblez pas à l’homme que j’ai rencontré sur Acacia il y a de cela quelques mois à peine. Vous êtes… soumis. Obéissant. Fort bien, ne dînez pas avec moi, donc. Je n’ai plus aucun intérêt commun avec votre peuple. Je vous dirais bien que je vous souhaite le succès dans cette guerre, mais je crains que les mots restent collés à ma langue. — Il se pourrait que cette guerre devienne la vôtre également, souligna Delivegu. — J’en sais plus sur les Numreks et leurs semblables que vous, garçon de courses. L’Aushénie a pris de plein fouet le choc de la première invasion, l’auriez-vous oublié ? Les Acacians ont-ils effacé la bataille d’Aushenguk des livres d’histoire ? Peu importe. Nous nous souvenons, nous. Nous nous souvenons que nous avons été les premiers à combattre les Numreks, sans aucune aide d’Acacia. Nous nous souvenons que les Numreks ont envahi nos terres pendant que les Acacians veillaient sur leurs intérêts. Cette fois, l’Aushénie défendra ses frontières, férocement si nécessaire, mais nous ne ferons pas la guerre à votre place. Après être passés sous les fortifications, ils atteignirent un autre rempart et d’autres portes qui ne furent ouvertes que lorsqu’ils furent devant elles. On les referma immédiatement après leur passage. — Là-bas, dit Grae, ils jouent dehors. Nous les laissons s’amuser avec des épées en bois. Aucun mal à cela, n’est-ce pas ? Delivegu les aperçut alors. À l’autre bout de la grande cour intérieure, ils s’entraînaient, comme l’avait dit le roi. Tous les sept. Sept enfants numreks d’âges divers. Les seuls à avoir survécu au massacre perpétré par Corinn au Pouce. — Ils sont à vous, maintenant, dit Grae. Emmenez-les. CHAPITRE SOIXANTE-CINQ DARIEL FIT DE SON MIEUX POUR EXPLIQUER QU’APRÈS MÛRE RÉFLEXION, il avait fini par reconsidérer la question. Il était maintenant prêt à se mettre en route, et il s’inquiétait d’embarquer d’autres personnes dans une entreprise aussi risquée. Il valait mieux qu’il parte seul. Il pouvait très bien manier une yole sans l’aide de personne, et il se faisait fort d’atteindre Lithram Len sans être détecté. S’il réussissait à exécuter son plan, ce ne serait pas par la force. Et si un clipper de la Ligue le repérait, le fait d’avoir des compagnons ne changerait rien au résultat. Non, seule comptait la discrétion, dans cette affaire. Et ça, c’était sa spécialité. Et puis, c’était sa mission, après tout. S’il se trompait ou échouait, ils auraient besoin de tous les combattants disponibles sur les murailles d’Avina. Il aurait tout aussi bien pu être le cadet d’une famille discutant d’un projet personnel devant le front uni de ses aînés. Il avait déjà eu ce sentiment. Ils refusèrent net. Ils avaient étudié son plan en petit comité, mais Mór insista sur la nécessité de prendre toutes les précautions possibles. Étant donné l’importance extrême que revêtait le succès de cette mission, ils ne pouvaient courir le risque qu’un traître du clan de Dukish alerte la Ligue d’une façon ou d’une autre. — Tunnel vient avec toi, Rhuin Fá, déclara le colosse en caressant une de ses défenses de sanglier. C’est ainsi. Inutile de discuter. — Et nous aussi, ajouta Geena. Pas question que tu partes seul dans une yole, alors que nous avons à notre disposition ce joli clipper si rapide qui porte ton nom. — Vois les choses en face, Dariel, renchérit Clytus. Nous sommes des brigands. Ne crois pas que nous allons rester perchés sur les remparts de la ville à montrer notre postérieur à l’ennemi, et ce genre de plaisanteries. Enfin quoi, c’est bon pour Melio, ces facéties ! C’est un Marah… Mais nous ? Surtout quand il y a un peu de piraterie à la clef ! Skylene elle-même lui demanda de se montrer un peu plus raisonnable. Qu’elle soit capable de l’apostropher de la sorte était en soi un petit miracle. Elle avait repris conscience le soir de la journée où il avait insufflé son énergie vitale en elle. Durant la nuit, sa fièvre était tombée, et au matin elle était assise dans son lit, la peau fraîche et le teint clair. La première chose qu’elle fit, ce fut de demander qu’on lui serve des lentilles. Des lentilles rouges dans une sauce au fromage fondu, avec de longues lanières d’oignons grillés. Elle s’en gava, rit et posa mille questions sur tout ce qui s’était passé et qu’elle avait raté. Et deux jours après avoir frôlé la mort, en cette fin de journée, elle était là, amincie mais pleine de vie, qui tenait le bras de Mór et exigeait de Dariel qu’il se montre un peu plus sensé. Il ne lui avait rien dit, et il n’avait pas l’intention de le faire un jour. Il n’en avait d’ailleurs parlé à personne. Quand Birké découvrit ses canines et haussa les épaules pour faire comprendre qu’il serait risqué de contrarier Skylene, Dariel renonça à son projet en solitaire. Il acquiesça sans plus protester. Tunnel saisit ses maillets. Clytus serra ses longs cheveux dans un bandeau noué à son front et, les poings sur les hanches, se mit à danser avec une légèreté presque surnaturelle une petite gigue improvisée. Kartholomé tapota les étoiles de lancer plaquées contre sa taille. Geena sourit en battant des cils. Dariel se laissa conquérir par la bonne humeur générale. Il espérait seulement qu’il savait ce qu’il faisait, et qu’il n’allait pas mener ses amis à une mort certaine, mettant par la même occasion les Êtres Libres à la merci de la Ligue. * * * — Je pense que l’on peut affirmer sans crainte de se tromper que l’invasion a commencé, déclara Clytus. Aucun des vaisseaux à âmes qui filaient dans les eaux des îles de la Barrière en direction d’Avina ne prêtait la moindre attention au clipper désormais terriblement vieillot qui faisait route dans l’autre sens, propulsé uniquement par une brise favorable. La Ligue avait succombé au charme de ces merveilles qu’étaient les vaisseaux du défunt Lothan Aklun. Ce qui pouvait aisément se comprendre. Ces bâtiments aux lignes effilées et luisantes allaient contre le vent en glissant sur les flots sans jamais dévier de leur trajectoire. Dariel gardait le souvenir de l’impression enivrante qu’il avait eue à piloter une de ces unités. Il était difficile de lâcher la barre d’un tel navire, une fois qu’on l’avait eue entre les mains. Et il avait escompté qu’il en serait de même pour les Ligueurs. Nous avons vu juste sur ce point, au moins, se dit-il. Bien sûr, s’il s’était trompé quant au reste, ce premier succès ne serait qu’un détail tout à fait négligeable. Alors que la plupart des barges de transport venaient de l’île d’Eigg, où la nouvelle armée avait débarqué, deux d’entre elles avaient pris la direction de Lithram Len. Sur le Slipfin, tout le monde se massa sur la passerelle pour les observer. Chacun de ces transports était une île flottante rectangulaire, d’un gris aussi lisse que la pierre polie, bas sur l’eau et sans signe distinctif. Leur façon étrange d’avancer dans la houle leur donnait un air fantomatique. Tous deux étaient bondés de soldats de l’Inspectorat d’Ishtat. Ils étaient des milliers, agglutinés de la poupe à la proue, épaule contre épaule. Ici et là, des tourelles saillaient. Ces structures n’étaient pas faites dans les mêmes matériaux que la coque, mais constituées de bois, de pierre et de cuir. Visiblement, c’étaient des rajouts récents. D’autres engins militaires se trouvaient à bord, que la distance rendait impossibles à identifier. C’était probablement la première fois que ces transports étaient utilisés pour une opération de guerre, mais les adaptations exigées par sire Lethel pour le siège d’Avina les avaient transformés de façon très convaincante. — Nous avons voyagé sur ce genre de navire, dit Tunnel. Quand nous étions enfants. Ils nous ont transportés jusqu’à l’Ushen Brae… Il observa un moment encore, avec beaucoup d’attention. — Ces soldats ne savent pas qu’eux aussi sont des esclaves. — Ne commence pas à les plaindre, dit Kartholomé en caressant ses nouvelles boucles d’oreilles qui pendaient en longues courbes à ses lobes. S’ils en avaient l’occasion, ils n’hésiteraient pas à te rôtir à la broche à la mode Bocoum. Quoique tu n’aies pas vraiment le goût de porc, hein ? Le colosse posa sur le brigand un regard perplexe. Et tirailla une de ses défenses. Le port de Lithram Len était un véritable labyrinthe flottant. Alors qu’il avait été déserté après le départ de la flotte d’invasion, il grouillait maintenant des seuls vaisseaux de la Ligue restés en arrière. Dariel et les autres arrimèrent le Slipfin à un brick loin des quais. Puis ils s’entassèrent dans la yole et souquèrent le reste du trajet, en louvoyant entre les navires au mouillage. Ils firent halte à l’abri de la proue d’un brick imposant, ce qui leur permit d’amarrer leur embarcation au quai et de gravir une vieille échelle incrustée de bernacles. Arrivé le premier sur la jetée, en attendant que les autres grimpent à leur tour, Clytus scruta les alentours, les quais, les navires et même la ville. — Nous n’avons toujours pas de plan, hein ? fit-il à l’adresse de Dariel. — Si j’avais été seul, j’aurais pris un déguisement, répondit celui-ci. Et j’aurais fait en sorte de me fondre dans… — Avec ton visage ? fit Clytus. Je n’ai pas vu beaucoup de soldats d’Ishtat qui portent ces tatouages faciaux. — C’est vrai. Ils n’ont aucun sens esthétique. Les autres les rejoignirent et lancèrent des regards nerveux autour d’eux. Tunnel arriva en dernier. Il avait passé une lanière de cuir derrière sa nuque, à laquelle étaient accrochés ses deux maillets. Il les laissa tomber sur la jetée, où leur impact marqua le bois. Un moment plus tard, il les souleva et se redressa. Les autres le regardèrent. Le colosse était immobile, les muscles de ses bras et de son torse dessinés par la tension dans ses épaules. — Euh… Quoi ? fit-il. — J’ai une idée, dit Kartholomé, et sa main abandonna la pointe huilée de sa barbichette pour désigner Tunnel. Imitons-le. C’est ce qu’ils firent. Torse nu et armes au poing, Tunnel ouvrit la marche. Chemise ouverte, Clytus et Kartholomé venaient derrière, puis Geena, qui affichait un sourire inexplicable de bonne humeur. Les brigands traversèrent le quai et pénétrèrent dans la cité portuaire de Lithram, anciennement propriété du Lothan Aklun. Dariel prit ensuite la tête du groupe, sans trop savoir quelle était leur destination. Je le sentirai, se dit-il. Quand je m’en rapprocherai, je le sentirai. Il pensa à Bashar et Cashen, et il regretta qu’ils ne soient pas là pour l’aider à trouver l’endroit qu’il cherchait. Mais à la réflexion, leur flair ne lui aurait été d’aucune utilité. L’odeur ne lui signalerait pas ce lieu précis. Une partie de lui-même connaissait déjà sa destination, et c’était celle-là qui avait proposé cette expédition aux autres. L’objectif demeurait vague, et il ne leur avait même pas expliqué ce qu’il comptait faire. Il avait simplement dit que Nâ Gâmen l’exhortait à se rendre sur Lithram. Il y avait sur cette île quelque chose qu’il devait affronter, quelque chose d’important. Ils ne rencontrèrent personne sur les quais. Au loin, quelques personnes s’affairaient, mais aucune n’était assez proche pour s’intéresser aux nouveaux arrivants. — Une idée de la direction à prendre ? questionna Clytus. — Nous pourrions demander à cet homme, dit Geena. Elle désigna une silhouette qui passait entre deux bâtiments sans les remarquer. À voix basse pour ne pas être entendu de l’inconnu, Kartholomé fit semblant de l’interpeller : — Eh, tu sais où se trouve ce que nous cherchons ? Je ne suis pas sûr de ce que c’est, mais… — Par là, l’interrompit Dariel. Il montra une structure étroite dont le toit était visible au-delà de la première rangée de bâtisses. Plaisanterie mise à part, personne ne lui demanda comment il le savait. Ils trouvèrent un escalier entre deux bâtiments imposants et le gravirent rapidement. Ils débouchèrent sur un niveau supérieur et s’engagèrent prudemment dans la rue. Tunnel fit remarquer que l’architecture de la ville n’avait rien de commun avec les propriétés du Lothan Aklun qu’il avait pu voir sur certaines îles de la Barrière. Ces souvenirs remontaient à son enfance, mais ils demeuraient vivaces, tout comme pour Dariel. Ici le granite lisse des murs et les flèches s’élevant de certains toits semblaient être l’œuvre d’ouvriers, et non de sorciers. Ils n’eurent guère de temps pour approfondir cette distinction. Kartholomé fut le premier à les voir. Il étouffa un juron. À une centaine de pas, dans la rue, une escouade de six soldats d’Ishtat venait d’apparaître subitement. D’après leur allure déterminée, ils avaient été prévenus de la présence des intrus. En les apercevant, ils échangèrent quelques paroles, puis dégainèrent leurs épées et se déployèrent avec toute l’efficacité que produit la discipline militaire. — Nous pouvons nous occuper d’eux, affirma Clytus à Dariel en tirant sa lame. Ils n’appartiennent certainement pas aux troupes d’élite. Sinon ils ne seraient pas là, mais avec les forces d’invasion. Kartholomé jura une nouvelle fois. Un autre groupe de soldats d’Ishtat venait de déboucher dans la rue, mais de l’autre côté, à peu près à la même distance d’eux. Ils étaient pris en tenailles. Ils s’avancèrent en même temps que les premiers. — Nous ne sommes pas très doués pour passer inaperçus, hein ? railla Tunnel. Bah, tant pis… Il fit deux pas vers le premier groupe, puis s’arrêta. — Dariel, je vois un passage. Qu’est-ce que je fais ? Je contourne pour les prendre à revers, ou je fonce dans le tas ? — Fonce, répondit le prince. Tunnel eut un grand sourire. — Bonne méthode. Tout d’abord, il marcha vers l’ennemi d’un pas tranquille, puis il se mit à trotter, avant de courir. Ses maillets se levèrent. L’éventail précis des soldats s’éparpilla comme si une explosion avait touché son centre. Tunnel dut faire demi-tour et revenir à la charge. Il en accula plusieurs contre un mur. Les maillets entrèrent en action autour de lui, en des arcs sauvages qui pulvérisèrent la pierre et repoussèrent les lames dans un premier temps, avant que le géant passe aux choses sérieuses et fracasse les os. — Vas-y, dit Clytus à Dariel d’un ton lugubre. Fais ce que tu as à faire. Nous nous occupons du reste. Il mena l’assaut contre l’autre groupe de soldats, Kartholomé sur ses talons, avec déjà ses étoiles de lancer aux mains. Geena dégaina son couteau. — Vas-y, Dariel ! lui dit-elle en désignant de sa lame la structure étroite qu’il avait repérée un peu plus tôt. Le prince dut fournir un réel effort pour partir. Il détestait laisser ses compagnons face au danger, et jamais encore il ne l’avait fait. Une main posée sur le pommeau de l’épée d’Ishtat qu’il portait, il se sentait presque incapable de bouger. — Ton but est à portée. Nous nous débrouillerons. Va ! Elle s’élança pour rejoindre Tunnel. Dariel tourna les talons et se mit à courir. La porte du bâtiment qu’il visait était ouverte. Il se rua à l’intérieur, percuta une table basse et dut prendre appui contre le mur pour ne pas tomber. Il parcourut un long couloir coupé par d’autres et qui desservait des pièces, sans vraiment réfléchir à ce qu’il faisait. Il savait seulement qu’il s’éloignait de plus en plus de ses amis. Quand il se fut aventuré assez loin dans la bâtisse pour ne plus entendre le bruit des combats dans la rue, il fit halte. Très bien. Autant ne pas traîner. Il ferma les yeux et attendit, dans l’espoir qu’une direction lui viendrait à l’esprit. Quand cela se produisit, il perdit quelques précieuses secondes à reconnaître le phénomène. Comme toujours, Nâ Gâmen ne lui parlait pas en tant qu’entité distincte. Il s’exprimait en Dariel lui-même. Aussi le vague sentiment qu’il devait poursuivre dans ce couloir jusqu’à la deuxième porte, franchir celle-ci et descendre l’escalier n’était pas une invention de son imagination. Dès qu’il l’eut compris, il rouvrit les yeux et prit la direction voulue. Les quelques minutes suivantes se déroulèrent de la même manière. Il devait se répéter que son instinct était plus que cela. Il ne devinait pas, il suivait un chemin qu’il connaissait déjà, même s’il se révélait à lui segment par segment. C’était un peu comme si son savoir ne s’étendait pas plus loin que ce qu’éclaire le halo d’une bougie dans l’obscurité. À mesure qu’il avançait, l’illumination progressait aussi. Jusqu’à ce qu’il s’arrête. Dans ce couloir désert, soudain, il perdit toute motivation pour aller plus loin. Un moment, il craignit de s’être égaré. Il respira lentement et se répéta qu’il ne devait pas perdre confiance. Il posa les mains contre le mur et s’y appuya de tout son poids. Comme auparavant, il fit le geste sans en escompter un quelconque effet, jusqu’à ce qu’une section de la paroi pivote doucement. Il poussa un peu plus et pénétra dans une pièce. C’était une chambre de dimensions modestes. Quatre murs sans ouverture apparente. Juste devant lui, un piédestal fin et légèrement incurvé se dressait jusqu’à la hauteur de la taille. La pièce n’était ni totalement obscure ni totalement éclairée, mais il pouvait distinguer ce qu’il avait besoin de voir. Le sol était couvert d’une épaisse couche de poussière. Sous ses pieds, elle était aussi moelleuse que le tapis le plus doux, et personne d’autre ne l’avait foulée. La Ligue n’avait donc pas encore découvert cet endroit. Ils avaient certainement déjà fouillé la ville, puis toute l’île, sans savoir avec précision ce qu’ils cherchaient. Ici se trouvait une relique inconnue d’eux. Je ne l’aurais pas trouvée non plus, pensa Dariel. Pas sans aide. Et maintenant qu’il l’avait découverte, il espérait que Nâ Gâmen n’avait pas fini de le guider, car il n’avait aucune idée de ce qu’il devait faire. Une zone encadrée dans la paroi face à lui émettait une luminescence discrète. Elle ne contenait aucun tableau, ce n’était pas non plus une fenêtre, et pourtant c’était bien là le centre et la raison d’être de cette chambre secrète. En concentrant son regard, Dariel finit par voir. Dans les profondeurs du mur, qui était translucide, des lumières palpitaient et vacillaient, qui lui rappelèrent beaucoup la vie aquatique phosphorescente qu’il avait aperçue certaines nuits, en mer. L’énergie de cet endroit était toutefois différente. Elle changeait de forme devant ses yeux. À un moment, elle ressemblait à une constellation d’étoiles s’épanouissant d’un coup. Puis ce n’était plus cela. Les lumières se déplaçaient en tourbillons, ballottées et modelées par des courants successifs. À d’autres moments elles gagnaient et perdaient alternativement en intensité, à un rythme qui lui faisait penser à des battements de cœur. En examinant avec attention le sommet du piédestal, il vit une forme dessinée sur sa surface plane. Elle lui parut curieusement familière, mais il mit quelques secondes avant de se rendre compte que c’était la réplique gravée du symbole dont le tracé saillait légèrement de son front. Un fourmillement envahit ses doigts. Il avait cru que la chambre baignait dans un silence total, mais il s’était trompé. Il entendait quelque chose, à présent. Il tourna la tête d’un côté, puis de l’autre, certain que ces sons étaient hors de sa portée. Ils ne provenaient pas de l’intérieur de la pièce ni du piédestal, mais de l’intérieur du mur vivant. Il recula pour contempler l’ensemble du cadre. Comme en réponse, la constellation s’épanouit de nouveau devant lui, en une multitude de lumières qui palpitaient en harmonie les unes avec les autres. Il se rapprocha. Et c’est alors qu’il comprit. Les lumières ne se trouvaient pas à l’intérieur du cadre. Et ce n’étaient pas des lumières. Le mur était simplement une façon de voir ce qu’elles représentaient. Il sut alors ce qu’était cet endroit, et pourquoi il y était venu. Plus important encore, il sut ce qu’il devait faire. Il ne s’interrogea pas sur la nature de l’impulsion quand elle le saisit. Il alla se placer face au piédestal, et il courba le buste comme un paysan devant un roi, comme le croyant devant la preuve de l’existence de son dieu. Il se pencha en signe de révérence et d’humilité, et du front il toucha l’autel, pour marier la rune marquant son front à celle qui était gravée là. CHAPITRE SOIXANTE-SIX — TU N’ES PAS SÉRIEUX, DIT MENA. TU N’AS PAS L’INTENTION de tenter cela. Pas après ce qu’ils ont fait. Aliver faillit lui répondre qu’au contraire, il était sérieux comme la mort ; mais après les sujets dont ils avaient discuté une partie de la nuit, il jugea l’expression déplacée. — Je suis très sérieux, Mena. Et j’ai bien l’intention d’essayer. Je peux me tromper, mais je n’en ai pas l’impression. Ce pourrait justement être une façon d’aller au cœur des choses. Je sais que c’est difficile à entendre venant de moi. Mais étudions quand même la question sous tous ses angles. Si je n’arrive pas à te convaincre, je ne convaincrai personne. Ils étaient en conseil depuis déjà plusieurs heures, assis ensemble dans un abri vivant. Elya se trouvait au centre, avec le long corps de Kohl arrondi autour d’elle et des deux humains. Enveloppés dans des couvertures, Aliver et Mena étaient assis de part et d’autre d’une lampe à huile dont la flamme prodiguait lumière et chaleur. La nuit donnait de la voix au-dessus d’eux, mais les ailes déployées du dragon les recouvraient et étouffaient le bruit du vent. Un lieu inhabituel où tenir une réunion, mais c’était ce que le Dispensateur leur avait permis. Aliver en était plus reconnaissant qu’il n’aurait su l’exprimer. Mena ! Il était réellement devant Mena, de nouveau. Il avait fallu un peu de temps à sa sœur pour croire à la réalité de sa présence, mais lui l’avait reconnue dès le premier instant. C’était vraiment Mena qui avait touché son visage de ses doigts et essuyé ses larmes tout en pleurant elle-même. C’était elle qui était d’abord restée muette de stupéfaction, avant de se lancer dans un déluge de phrases et de déclarations entrecoupées. Aliver avait fait de son mieux pour en extraire des propos sensés. Parce que Mena – sa sœur, sa jeune, sage et talentueuse sœur, douceur et fureur à la fois, les deux faces de la lame d’une épée, l’une paisible, l’autre guerrière – en était venue à croire de nouveau en lui. Elle était plus mince que jamais, avec un visage hâve et des pellicules de peau morte qui se détachaient de son nez et de ses joues. Des gerçures profondes et sans doute douloureuses barraient ses lèvres. Elle n’était plus la fillette qu’il avait connue enfant. Ni la femme qu’il avait revue plus tard, dans le Teh. Ils avaient eu des existences très étranges. Il se rendait compte combien il l’aimait, quand bien même le destin les avait séparés pendant plus longtemps qu’il ne les avait réunis. Ilabo et Dram s’étaient envolés sur leurs dragons pour rejoindre les débris de l’armée de Mena, repousser les attaques des fréketes et protéger les soldats éreintés dans leur repli vers le sud. Seule une fraction des forces avec lesquelles Mena s’était mise en marche avait survécu. Quand ils arriveraient à destination, les rescapés seraient encore moins nombreux que la veille. Délirant à moitié d’épuisement et de chagrin, accablée par la vue des blessures horribles d’Elya et choquée par l’apparition d’Aliver, Mena ne s’était apaisée que lorsque Ilabo avait fait serment de mettre son armée en sécurité. — Tu n’es plus seule, à présent, avait dit Aliver. Là, en compagnie de la mère assoupie et de la fille qui les abritait, ils avaient abordé maints sujets d’importance. Dès qu’ils avaient commencé à parler, tout était sorti en un flot incontrôlé : les événements qui s’étaient succédé sur Acacia, la vérité sur ce que Corinn avait fait, l’arrivée de Shen et du Santoth, l’épisode au Carmelia, la malédiction sur la bouche de leur sœur, et les changements dont tous avaient subi les répercussions dans les jours qui avaient suivi. Tant de choses. Aliver avait confirmé la condamnation à mort qui les frappait, Corinn et lui. Il avait préféré révéler cette situation sans attendre, avant que Mena ne s’habitue à le voir évoluer de nouveau dans le monde des vivants. Les nombreuses informations que sa sœur lui fournit en retour ne manquèrent pas de le troubler. La haine qu’elle éprouvait pour les Auldeks embrasait ses prunelles quand elle parla d’eux. Le plus dur pour Aliver fut d’expliquer qu’il voulait faire la paix. Mais c’était la vérité, et c’est pourquoi il la lui exposa. — Tu n’es pas sérieux, répéta Mena. Ils ont failli tuer Elya. Ils y seraient arrivés, si tu n’étais pas intervenu. S’ils avaient… S’ils avaient réussi, je crois que je serais devenue folle. Je les aurais massacrés jusqu’au dernier, jusqu’à la dernière des âmes qu’ils… — Mena, je suis intervenu. Elya n’a pas succombé. Et je ne veux pas non plus que tu meures. Je ne veux pas de milliers et de milliers de morts supplémentaires… Ce qui arrivera forcément si nous continuons le combat. Elle darda sur lui un regard étincelant, mais il se dit que la lumière de la lampe exagérait l’expression de sa colère. Il l’espérait, en tout cas, car il n’avait encore jamais vu pareille sauvagerie dans le regard de sa sœur. — Je les hais, dit-elle. Il n’y a aucun moyen de faire la paix avec eux. — Et si je le trouvais, ce moyen ? Serais-tu prête à reconsidérer ta position ? — Ils ont dévoré les villageois de Tavirith. C’est un fait sur lequel on ne peut passer. On ne peut pas pardonner. — Je sais, dit Aliver, mais peut-être que la meilleure façon d’avancer est de réussir à faire la paix, sans pour autant tout pardonner. Ou à chercher le pardon dans la paix. Il ne s’agit pas de tout oublier, mais de mettre en avant la vie de ceux qui sont encore là. Mena, tu t’opposes à moi, mais tout ce que tu as fait ici, tu l’as fait pour les mêmes raisons. Dans toutes les décisions que tu as prises, je vois ta volonté de garder tes soldats en vie. C’est précisément ce que je propose. Si nous demandons aux milliers d’hommes qui escaladent en ce moment les pentes de la Bordure Méthalienne de rebrousser chemin pour courir vers une mort assurée, ils le feront. Si nous agissons ainsi, ils comprendront pourquoi nous le faisons. Ce sera la même chose que ce que notre famille a exigé d’eux depuis des générations. Leur nombre finira peut-être par fatiguer le bras des Auldeks ou émousser le tranchant de leurs lames. Mais ensuite ? Ce ne sera pas une défaite ? Quel monde restera-t-il pour eux, plus tard ? Mena ferma les yeux. — Ils ne te laisseront pas faire. — Tu as peut-être raison, mais je me dois d’essayer. — Ils veulent nous réduire tous en esclavage. Aliver tendit la main par-dessus la lampe et la posa sur son genou que cachait la couverture. — Cela, ils ne l’obtiendront jamais. Il n’est pas question de les laisser faire. Pas de concession. Pas de défaite. Je parle d’une paix qui ne nous détruira pas tous. Aide-moi à la réaliser. Dis-moi tout ce que tu sais sur eux. Aide-moi à toucher leurs âmes. C’est à elles que je devrai m’adresser. — Comment peux-tu seulement penser que c’est possible ? Il fit remonter sa main sous le menton de sa sœur, qu’il releva afin qu’elle puisse voir le fin sourire qu’il lui offrait. — Je suis Aliver. Je me suis vu offrir une seconde chance. Cette fois, je ne peux pas échouer. Et je n’échouerai pas. * * * Ce fut cette détermination qui fit sortir son âme de son corps deux nuits plus tard. Il venait de passer des heures à discuter avec sa sœur, l’avait réconfortée, avait assisté à la guérison miraculeuse des blessures d’Elya durant son sommeil, puis à l’arrivée massive de ses premières troupes ; il s’était envolé pour aller saluer les soldats épuisés de Mena, et s’était même entretenu avec Rialus Neptos, le traître qui s’était révélé être une mine de renseignements sur les envahisseurs… Après tout cela, quand l’heure était venue pour lui de dormir, Aliver s’était allongé en prévision de la nuit de travail acharné qui l’attendait. Il avait vu Devoth chevauchant sa monture ailée quand il était venu sauver Mena. Elle l’avait identifié. Aliver se servit de ces images pour tirer son esprit hors de son enveloppe charnelle et l’envoyer à la recherche de l’Auldek. Sa version du voyage par le rêve était peu ou prou comparable à celle que Corinn pratiquait, ou à celle qu’Hanish Mein avait utilisée pour communiquer à la fois avec ses défunts ancêtres et avec des vivants. Ce fut probablement grâce à ses années passées à n’être qu’un esprit éparpillé de par le monde qu’Aliver maîtrisa plus aisément l’exercice. La phase de séparation entre l’âme et le corps ne présenta pas de difficulté pour lui. Peut-être son corps avait-il déjà commencé la lente agonie qui bientôt le libérerait complètement. À peine s’était-il abîmé dans le sommeil qu’il s’éleva au-dessus du camp en pleine expansion de son armée. Il observa les tentes, les équipements et les animaux, les formes des soldats endormis et les innombrables feux, mais seulement le temps de prendre ses marques. Ensuite, il concentra ses pensées sur Devoth. L’esprit d’Aliver dériva vers le nord. Lentement d’abord, puis de plus en plus vite, jusqu’à ce que le monde glacé des Hautes-Terres défile sous lui, gris-blanc dans le clair de lune. Il atteignit le camp auldek, survola les masses fumantes, les corps allongés, les bêtes et les feux. Les tours ressemblaient à des montagnes posées sur un paysage onduleux. Leur nombre aurait pu l’impressionner, mais il n’eut pas le temps d’y réfléchir. Avant qu’il ne s’en rende compte, son âme trouva celle qu’elle recherchait et traversa sans bruit et sans impact la paroi de la tour. À l’intérieur, il découvrit une pièce spacieuse aux murs décorés d’épées et de haches, avec des tapisseries représentant des paysages citadins et montagneux qui n’appartenaient pas au Monde Connu. Une lampe réglée au minimum brûlait sur une table, mais même sans elle il aurait pu y voir. La lumière émanait de lui. Elle éclaira ce qu’il y avait alentour et emplit sa vision. Il s’immobilisa au pied d’un lit, et son aura envahit les lieux jusqu’à ce qu’il distingue la forme sous les couvertures. — Devoth, dit Aliver. Tu es Devoth, n’est-ce pas ? Chef du clan de Lvin. Lève-toi. Je sais que tu parles ma langue. La forme dans le lit passa de la position allongée à la position assise en un instant. La réaction fut d’une telle immédiateté qu’on aurait dit que l’homme attendait cet appel. Ses yeux se fixèrent sur la silhouette vacillante d’Aliver, et son visage exprima l’intensité de sa perplexité et de sa peur. Il bondit hors du lit, décrocha une hache de bataille au mur et fit volte-face en portant un coup circulaire assez violent pour couper en deux un homme au niveau de la taille. C’était ce qui aurait pu se produire si ce mouvement avait été exécuté par un corps physique, et si Aliver avait lui aussi été présent en chair et en os. Mais le corps de l’Auldek reposait toujours sous les couvertures, aussi immobile qu’auparavant. La hache que Devoth avait cru saisir était toujours suspendue au mur. L’esprit de l’Auldek se retourna vivement après ce coup qu’il n’avait pu assener. — Tu ne peux me vaincre de cette façon, lui dit Aliver quand l’autre le regarda de nouveau, encore plus terrifié qu’un moment plus tôt. Je suis un fantôme, vois-tu. Je suis quelqu’un qui a séjourné dans le royaume des morts et qui en est revenu. Je t’ai fait sortir de ton enveloppe charnelle afin que nous puissions parler. — Qui es-tu ? fit Devoth d’une voix rocailleuse, dans un acacian meurtri par un accent épais. — Aliver Akaran. — Non, celui-là n’est plus. Ne me mens pas ! Aliver croisa ses bras étincelants. — Regarde-moi bien, Devoth. Trouves-tu que je ressemble à n’importe quel homme que tu as pu connaître ? Je suis fait de vapeur et de lumière. Je suis celui qui est mort et qui pourtant vit. Regarde-moi et décide par toi-même. Il patienta sous l’examen du guerrier. Il mit ce temps à profit pour étudier lui aussi l’apparence de Devoth. Il y avait un aspect de son esprit qui déconcertait Aliver. Il distinguait les traits de l’Auldek et des versions de son corps faites de lumière. Mais Devoth avait plus d’un seul visage. Il y en avait d’autres sous la peau lumineuse de cet esprit. Plus l’Auldek restait immobile et plus Aliver voyait remuer les autres visages. Les enfants du Quota. — Quoi ? lança Devoth. Il contourna le lit, tenta de décrocher plusieurs armes et s’irrita manifestement de ce que ses mains traversent le bois et l’acier sans pouvoir rien saisir. — Que m’as-tu fait ? — Rien, pour l’instant, répondit Aliver. Nous sommes simplement en train de parler. Quand je te libérerai, tu pourras réintégrer ton corps physique. Devoth secoua la tête. Il voulut grimper sur le lit, mais il fut terrifié en se voyant s’enfoncer dans les couvertures. Il paraissait profiter d’une forme d’appui, sans qu’elle soit totale. Il était de ce monde, mais pas entièrement. — Regarde-moi, dit Aliver. L’Auldek s’exécuta, et tous les autres esprits en lui firent de même. Combien de visages incorporels se superposaient derrière le sien ? Aliver était incapable de les dénombrer, mais il les voyait tous. Et ils pouvaient le voir et l’entendre. — Je suis venu avec une armée qui éclipse la tienne. Tous les peuples du Monde Connu se sont unis contre vous. Leurs soldats se déversent sur ce plateau tel un fleuve remontant la pente d’une colline. Nous allons vous submerger. Je suis venu te dire de faire demi-tour, maintenant. Regagnez votre pays, et nous ne vous poursuivrons pas. Pour la première fois, l’esprit de Devoth donna l’impression de se ressaisir. — Non, dit-il d’une voix lente et nette. — Vous avez commis une erreur en venant jusqu’ici, une erreur qui causera l’anéantissement de tout ton peuple si vous ne regagnez pas vos terres. Réfléchis à cela : vous oubliez le passé. Je sais que c’est vrai. Vous oubliez votre propre passé, et c’est pourquoi vous avez emporté vos archives avec vous. Qu’allez-vous faire, maintenant qu’elles sont parties en fumée ? Vous avez déjà beaucoup perdu. Ce que vous avez perdu, jamais vous ne pourrez le récupérer, mais si vous vous entêtez à vouloir cette guerre, vous vous perdrez complètement. Que direz-vous à vos petits-enfants ? Rien, parce que vous aurez oublié. Vos petits-enfants ne sauront même pas la vérité sur vos origines. Ils ne pourront pas s’imaginer vos cités, ou le panorama qu’offre Avina, ou avoir la moindre idée de la beauté de l’Ushen Brae. Ils ne sauront rien de Lvinreth ou d’Amratseer. Tu dis que vous voulez retrouver vos vraies âmes, vieillir et mourir. Bien. Faites donc. C’est dans l’ordre naturel des choses. Mais si vous le faites ici, les enfants de vos petits-enfants ignoreront tout de ce que signifie être auldek. Tu comprends ce que je te dis là ? Ton peuple est déjà vaincu. C’est à toi de décider, maintenant, de l’ampleur de cette défaite. Restez ici et affrontez-nous, et vous serez les acteurs de votre propre anéantissement. — Ta sœur est possédée par le mal, déclara Devoth. C’est la vérité. Incendier nos archives… Sa forme spirituelle cracha, même si aucun jet de salive ne jaillit de sa bouche. — Mais les choses ne sont pas telles que tu les présentes. Nous pouvons prendre Acacia et retourner ensuite dans l’Ushen Brae, à notre convenance. Nous savons par où passer, à présent. Nous pouvons disposer des deux pays. Et pourquoi pas ? L’avenir appartient aux Auldeks. Le monde entier sera auldek. Quand nous vous aurons écrasés, personne ne pourra plus nous arrêter. Alors, pourquoi pas un monde entièrement auldek ? Derrière les paroles que Devoth prononçait, Aliver percevait d’autres voix. Elles étaient presque aphones, comme quelqu’un qui s’époumone derrière une vitre très épaisse. Elles possédaient pourtant une substance, mais il lui restait à apprendre comment les entendre. — Pourquoi ? dit Aliver. Alors que nous pourrions convenir d’une paix qui honorera nos deux nations. Le sourire de Devoth était celui de l’assurance. — C’est ce que tu veux ? Rien que cela ? Ah ! je sais que c’est un piège. Non, non, non, fit l’Auldek, narquois. Tu n’as pas de proposition satisfaisante à me faire. Ton monde est déjà à nous. Envoie donc tes soldats contre nous, ils périront. Nous sommes une grande armée. Il y a autant d’Enfants Divins qui combattent dans nos rangs qu’il y a d’Acacians dans les vôtres. Nous pourrions n’envoyer que nos esclaves au combat, et ils moissonneraient ton armée pour nous. — Mais ce sont des esclaves, Devoth. Les esprits piégés dans celui de l’Auldek acclamèrent la vérité de ce propos. Ils entendaient donc clairement Aliver. Celui-ci essaya de les entendre, lui aussi. Il pressa avec sa conscience contre cette barrière invisible et intangible, guetta des échos venus d’un endroit où les sons n’existaient pas. — Ils nous sont dévoués. Ton discours est un piège, et il ne me fait pas peur. — Tu ne sais pas encore ce que j’ai à te proposer. — Je n’ai pas besoin de savoir ce que tu veux me proposer. Aliver ferma ses yeux spirituels et se tint parfaitement immobile. Et il entendit. Des paroles, des pensées et des émotions s’épanouirent en lui, et c’étaient celles des enfants. Elles étaient à vif, pleines de jeunesse, de vie, apeurées, emprisonnées, implorantes. Elles lui donnaient des noms. Il y avait un garçon appelé Nik, un autre appelé Drü. Une fille, Hanna, le héla d’une voix tellement suppliante qu’il eut du mal à ne pas ouvrir les yeux. Et Allis, Erin, Ravi… Tant de noms, dont chacun appartenait non à Devoth, mais à quelqu’un qui aurait dû connaître une vraie vie. Je suis désolé, leur dit Aliver. Ils ne pouvaient l’entendre, mais il le répéta à de nombreuses reprises. — Je vais quand même te présenter ma proposition, dit-il quand il rouvrit les yeux, d’une voix lente et claire pour être certain que l’Auldek comprendrait bien. Toi et tous les autres Auldeks qui t’accompagnent affranchirez vos esclaves du Quota. Vous leur direz qu’ils sont libres de faire ce qu’ils veulent. Vous les enverrez à notre camp, afin que nous puissions leur parler et nous assurer qu’ils agissent bien de leur plein gré, quel que soit leur choix. Vous, Auldeks, renoncerez à cette guerre. Vos tours rebrousseront chemin avec vous et vous rentrerez dans vos foyers, sans plus verser le sang dans le Monde Connu. Vous ferez le serment solennel de ne pas punir les autres habitants de l’Ushen Brae une fois que vous y serez de retour. Chaque Auldek fera individuellement ce serment, et prendra sa déité totémique pour témoin. Un tel serment serait impossible à enfreindre, n’est-ce pas ? — S’il était fait, oui. — Nous enverrons peut-être des navires pour embarquer les habitants de votre pays qui le désirent, mais ils sont libres de décider. S’ils choisissent de rester dans l’Ushen Brae, vous devrez trouver ensemble les termes d’une cohabitation pacifique. Cela aussi, vous en ferez le serment. Dans un premier temps, l’Auldek avait écouté avec incrédulité. Plus Aliver parlait et plus il penchait la tête de côté pour mieux entendre. Quand l’Acacian eut fini, l’esprit de Devoth se mit à sourire. — C’est tout ? Et que nous proposez-vous en retour ? Il n’y avait pas la moindre note de sincérité dans cette question, mais Aliver y répondit avec le plus grand sérieux. Les enfants emprisonnés dans le chef de clan avaient commencé à énumérer leur lieu de naissance. Ils semblaient redouter qu’il ne les croie pas. Ils lui adressaient des souvenirs, des émotions, des images de ce que leur foyer était pour eux. Sous ce déluge, Aliver dut recourir à toute sa concentration pour ne pas perdre le fil de son échange avec Devoth. — Nous ferons quatre choses pour vous, dit-il. Premièrement, nous vous accorderons la paix, sans que vous ayez à craindre notre vengeance. Notre passé restera notre passé. Nous n’oublierons pas vos crimes, mais nous n’en garderons pas rancune dans nos cœurs. Les enfants lui hurlèrent de ne pas oublier les crimes de ces monstres. Ils n’appartenaient pas au passé, lui dirent-ils. Ils étaient toujours emprisonnés dans le corps des Auldeks. — C’est très généreux de votre part, railla Devoth. — En effet. Deuxièmement, nous vous laisserons repartir sans intervenir. Personne ne vous pourchassera. Je ne te hanterai plus. Troisièmement, nous vous remettrons les enfants numreks. — Les enfants numreks ? — Oui, ceux qui ont survécu. Ma sœur les a capturés, mais elle ne les a pas tués. Ils ne sont pas nombreux, mais ils pourraient constituer la première étape de votre futur et des générations à venir. Nous vous ferons ce présent. — Et c’est tout ? — Il y a une quatrième chose. — Ah ! oui ? Et c’est la meilleure, sûrement ? — C’est bien possible. — Dis-moi ce que c’est, alors. — Je te le dirai, mais pas cette nuit. Je te le dirai en personne, sur la plaine qui s’étend au sud d’ici, quand nos deux armées se rencontreront. Viens me parler alors, Devoth. Toi et tous les autres Auldeks. Viens me voir devant ton armée, avec toute ta grande armée derrière toi. Et je te dirai ce qu’est cette quatrième chose. Mais pour l’heure, retourne à ton sommeil. Réveille-toi au matin, et souviens-toi de ce que j’ai dit. Va, Devoth, va dormir. Pendant une seconde, il sembla que l’Auldek allait refuser d’obéir, qu’il avait autre chose à dire, mais l’ordre était puissant. Son esprit glissa vers le corps sous les couvertures. Aliver vit les âmes prisonnières attirées avec lui. Il les entendit, qui criaient sans émettre de son, qui le suppliaient. La vision de leurs visages angoissés avait de quoi briser le cœur le plus dur, mais il attendit l’ultime instant pour faire ce qu’il avait prévu. Il sentait qu’il n’y avait qu’à cette occasion fugace qu’il parviendrait à ses fins. Juste au moment où l’esprit de Devoth commençait à réintégrer son corps physique, Aliver se précipita. Il passa à travers l’Auldek avec les bras ouverts, empli d’amour, de honte, de chagrin et d’espoir, et il implora le pardon pour ceux qui l’avaient précédé. Il se saisit des âmes enfantines. Et il les libéra toutes. CHAPITRE SOIXANTE-SEPT UNE CAVERNE OUVRANT DANS UN AFFLEUREMENT ROCHEUX à l’extrême limite des Îles du Lointain, au-delà de Thrain et Padishdok, dans l’obscurité d’une nuit nuageuse. L’air et la mer engagés dans un combat furieux. Ce n’était pas un endroit que l’on aurait volontiers choisi pour se reposer, et c’était pourtant ce que Corinn et Hanish savaient qu’ils devaient faire. Sur le dos de Po, ils avaient parcouru des centaines de lieues, et tout au long de leur trajet les sorciers s’étaient rassemblés pour leur donner la chasse. Ils avaient exigé du dragon toute la rapidité dont il était capable au-dessus de l’océan, et ils avaient laissé le Santoth loin derrière eux, mais pas assez pour que les Hérauts ne les rattrapent pas bientôt. Bien qu’il ne montrât aucun signe de fatigue, Po avait mérité une pause. Après avoir replié ses ailes, il se percha en sentinelle au-dessus d’eux, aussi immobile et noir que le roc humide. Corinn espérait que ses blessures guériraient. Elle le pensait. L’agitation dans l’esprit du dragon s’était dissipée. Blessé, certes, mais toujours résolu. Elle faisait de son mieux pour qu’une partie de son esprit reste en contact permanent avec lui et avec les autres dragons. Chacun d’eux lui était fidèle, mais elle sentait leur désir commun de liberté. Quand elle ne serait plus là, personne d’autre ne pourrait les soumettre. Il nous alertera, dit-elle, s’ils arrivent plus vite que prévu. Hanish se tenait à l’entrée de la caverne et scrutait la nuit comme s’il effectuait son propre tour de garde. — Je le sais, répondit-il. Je ne doute pas de lui. Je ne fais que regarder, c’est tout. Rien que regarder. Les parois rocheuses autour d’eux leur procuraient le seul abri possible contre le déchaînement du vent et des vagues. Un petit feu était leur unique source de lumière. Corinn l’alimentait avec ce que ses serviteurs avaient fourré dans ses sacoches de selle : une tente pliante avec ses montants en bambou, des biscuits secs et durs qui brûlaient aussi bien que du bois et que de toute façon elle ne pouvait pas manger, des rouleaux de parchemin dont elle n’aurait jamais l’usage, les sacs en cuir eux-mêmes. Mes serviteurs : que penseraient-ils de moi s’ils me voyaient maintenant ? Bien qu’elle tirât un peu de chaleur du feu, elle savait qu’elle aurait pu rester dans l’air humide sans en être affectée. Tout comme elle n’avait rien avalé de solide ou liquide depuis des jours. Elle était aussi vide qu’il était possible de l’être, et pourtant elle continuait à poursuivre le but qu’elle s’était fixé. Elle envoya une pensée à Hanish : Ils sont tous derrière nous. — Tu en es sûre ? Oui. Je ne peux pas dire combien ils sont. Leur nombre ne m’apparaît jamais, mais je sais qu’ils sont tous là. Ils ont une énergie différente. Elle vibre à l’unisson, à présent, et tend vers un seul objectif. — Nous rattraper ? Exactement. — Nous avons tous ces coquins aux trousses donc, comme nous le souhaitions, dit Hanish en se retournant vers elle et le feu. Ah ! ah ! Prenez donc ! Il frappa l’air d’un geste exagérément ample qui fit sourire Corinn. Ou plutôt, qui lui fit savoir qu’elle aurait souri, si cela lui avait été possible. Il s’écarta de l’entrée de la caverne et vint s’asseoir près du feu. Il se frotta les mains et les exposa aux flammes, paumes ouvertes. Les vieilles habitudes sont difficiles à perdre, se dit Corinn. — Je suppose que nous y sommes, alors, dit le Mein. Nous disposons de quelques heures encore. Jusqu’à l’aube, peut-être. Ensuite, il n’y aura plus que les Flots Gris pour nous. Tu connais un moyen d’appeler ce ver géant ? Je n’aurai pas besoin de le faire. Il entend le Chant encore plus nettement que le Santoth. Il me le dit depuis des années. C’est simplement que je n’écoutais pas. Je le soupçonne de déjà savoir que nous arrivons. — Ah ! Donc le ver nous attend. J’imagine que ce n’est pas la première fois que nous avons affaire à des vers, toi comme moi. Non, mais je préfère celui-là aux sénateurs et aux Ligueurs. Il est sans pareil. Il ne me parle pas vraiment, le terme « parler » ne convient pas. C’est plus proche de la façon dont je communique avec Po. Il pense vers moi. Il est très ancien, Hanish. Je crois que c’est une des créations du Dispensateur, quand le monde était encore jeune, avant Élenet, avant n’importe quelle autre créature de ce monde. Il a un esprit paisible. Il n’est pas méchant, mais il sait que nous ne devons pas parler la langue du Dispensateur. C’est une des choses qui lui importent. — Et qu’arrivera-t-il au juste, quand nous aurons trouvé cette créature ? Tu ne m’as pas encore donné de détails à ce sujet. Je l’ignore, répondit Corinn. Ce n’était pas entièrement la vérité. Elle savait. Le ver lui-même lui avait montré ce qui se produirait par des images qu’elle avait longtemps crues issues d’un cauchemar. À présent, ces images correspondaient très précisément au sort qu’elle recherchait. Néanmoins ce n’étaient pas des choses qu’elle pouvait dire. Pas même à Hanish. Je pense qu’il nous suffira de le trouver, dit-elle. Le reste viendra naturellement. — Très bien, mon amour, dit Hanish, le reste viendra naturellement. Tu devrais dormir, maintenant, si tu le peux. Même rien qu’un peu. Le prochain vol sera long. Viens. D’un geste, il l’invita à poser la tête sur sa cuisse. Elle le fit et, sans être sollicité, il se mit à parler. Corinn était allongée et contemplait le jeu des flammes sur les parois de la caverne. Elle s’émerveillait de ce que, même maintenant et avec tout ce qui était arrrivé et tout ce qui allait arriver, elle apprenait encore sur la manière d’aimer cet homme. Comment était-il possible qu’elle fût en mesure d’appuyer sa tête sur la cuisse d’un fantôme et qu’elle découvre des choses qu’il ne lui avait jamais révélées de son vivant ? Comment pouvait-elle sentir sa chaleur corporelle, la texture de sa tunique contre sa joue, le poids de sa main qu’il avait posée sur son épaule ? Elle s’efforça d’écouter ce qu’il racontait, mais après un moment elle ne s’intéressa plus qu’au son de sa voix. Celle-ci réussissait à être sincère et, en même temps, elle niait que l’existence fût autre chose qu’une grande récréation. Corinn se nourrissait de ses paroles. Elle souhaitait avoir la même équanimité que lui, et elle se demandait si c’était ainsi qu’elle l’acquerrait, en le laissant combler ses lacunes. Plus tard, après qu’Hanish se fut tu parce qu’il la croyait endormie, elle se remémora un autre rêve. Celui-là n’avait aucun rapport avec le ver. Elle ne l’avait fait qu’une seule fois, ce matin où elle avait exécuté coup sur coup trois opérations magiques, dont celle qui avait fait revenir Aliver à la vie. Dans ce songe, elle conduisait un attelage qui venait de Calfa Ven. Aaden était pris de nausées, et elle descendait pour marcher un peu sur le chemin, afin de ne pas sentir l’odeur des vomissures. Aliver et Hanish marchaient un temps à côté d’elle, puis ils se mettaient à effectuer des sauts périlleux avant de se transformer en feuilles que la brise emportait. Pour une raison qui lui échappait, elle avait sifflé un air pour eux. Tu es réel ? demanda-t-elle. Il était toujours assis dans la même position, et il lui caressait lentement les cheveux, comme s’il comptait les mèches une à une. — Oui, bien sûr. Tu es sûr que tu m’aimes ? — Corinn, tu es l’unique femme qui ait jamais eu mon cœur entier. Tu l’avais dans ma vie, tu l’as encore dans ma mort et tu l’auras toujours. Pourquoi ? En posant cette question, elle ne cherchait pas des louanges ou un faux réconfort. Elle voulait réellement savoir. Parfois, quand elle repensait à toutes les erreurs qu’elle avait commises, elle se jugeait indigne de l’amour d’autrui. Indigne de la confiance de qui que ce soit. Elle se l’était prouvé bien des fois, et de bien des manières. — Qui peut dire pourquoi une personne en aime une autre ? Je t’aime pour les choses que j’aime chez toi. Je t’aime pour les choses que je déteste en toi. Je pense que tu m’aimes aussi, Corinn : moi, celui qui t’aurait tuée. Ne me demande pas de trouver un sens à tout cela, et je ne te le demanderai pas non plus. Mon cœur t’appartiendra aussi longtemps que tu le voudras. Le veux-tu ? Oui. — Alors il est à toi. Dans la vie comme dans l’après-vie. Heureux que la chose soit réglée. Il se pencha en avant et déposa un baiser sur la peau abîmée, là où la bouche aurait dû se trouver. Il n’était qu’un fantôme, un être vaporeux qu’aucun autre regard excepté celui de Barad ne pouvait voir, mais elle aimait toujours la chaleur de son toucher. Là, dans cette petite caverne en bordure des Flots Gris, les yeux clos, elle eut l’impression que chaque baiser brillait d’une douceur dorée, et que chacun était une palpitation lumineuse au sein d’un océan de ténèbres. * * * Plus tard ce matin-là, quand le soleil apparut à l’horizon et souligna d’une lumière écarlate la crête des vagues grises, Po déploya ses ailes et emporta de nouveau le couple dans les airs. Quand ils prirent de l’altitude, ils aperçurent leurs poursuivants. Ils couraient toujours à la surface de l’eau, gravissant et redescendant le relief de la houle. Implacables. Po vira vers l’ouest. Devant eux ne s’étendaient que des montagnes mouvantes et liquides, et ce qui restait de leurs vies. CHAPITRE SOIXANTE-HUIT DÈS QUE LE VAISSEAU S’ÉCARTA DU QUAI, LETHEL ORDONNA au pilote de lui faire prendre de la vitesse. Il s’installa dans le siège qu’il avait fait fabriquer spécialement pour l’occasion et installer sur le pont lustré, en hauteur – un poste d’observation idéal d’où regarder le navire du Lothan Aklun dévorer la distance le séparant de sa destination. — Et ne traînons pas ! cria-t-il avant de boucler les sangles autour de sa taille. Le pilote s’éclipsa et bientôt le bateau se déplaça grâce au pouvoir infusé en lui. Il s’élança sur l’eau en suivant un arc de cercle qui les éloigna de la maison sur laquelle le Ligueur avait jeté son dévolu, au sommet d’une des îles les plus escarpées de la Barrière. Il fila plein nord pour longer l’île avant d’infléchir sa course à l’ouest. Quand l’étendue libre du Chenal apparut, le navire donna la pleine mesure de sa rapidité, glissant et rebondissant sur les vagues à une allure que Lethel n’avait encore jamais expérimentée. Il s’accrochait à son siège et riait de joie chaque fois que l’écume l’aspergeait. Il adorait la vitesse. Très vite sa chevelure ressembla à un nid d’oiseau en désordre accroché à l’arrière de son crâne en pointe. Il retint sa calotte d’une main et s’abandonna à l’exultation du voyage. Quand ils rejoignirent la flotte d’invasion, les masses majestueuses des vaisseaux labouraient la houle en direction d’Avina. Lethel ordonna à son pilote de louvoyer à une allure folle entre les barges et les plus gros navires. Il ne pouvait s’en empêcher. Il riait comme un idiot. À chaque gerbe d’écume qui l’éclaboussait, chaque virage qui tirait son corps d’un côté ou de l’autre, il rejetait la tête en arrière et s’esclaffait de façon incontrôlable. Et dire que pendant toutes ces années la Ligue avait évité de se lancer dans des campagnes militaires ! Quelle perte de temps ! À son avis, cette invasion était une mascarade. Il était impossible qu’ils soient vaincus. L’issue était déjà écrite. Ils possédaient la force de frappe, des milliers de soldats d’Ishtat, l’armée des esclaves du Quota entraînés par sire El. Ils avaient les moyens de débarquer les troupes où bon leur semblerait, exactement comme il l’avait expliqué à Dariel Akaran et Mór des Êtres Libres. En vérité, il ne lui restait plus qu’une chose à faire : jouir du spectacle. Le pilote les fit passer dans l’espace étroit qui séparait deux barges. Leur navire les frôla et fusa en avant de l’armada. La côte d’Avina s’étirait devant lui, brillamment éclairée par le soleil matinal. Malgré sa couleur morne, la digue grouillait de vie. Les Êtres Libres, venus se défendre, songea Lethel. Comme c’est charmant ! Ils foncèrent vers le rivage. Le pilote força l’allure et le Ligueur lâcha sa calotte, qui s’envola aussitôt, pour s’agripper des deux mains à son siège. Au tout dernier instant, le pilote fit bifurquer violemment le navire. Dans sa glissade, le flanc incliné du bateau souleva un geyser d’eau qui vint frapper la digue et inonda une bonne portion du quai courant le long de la base des murailles de la cité. Cette surface plane en pierre ferait une merveilleuse plate-forme sur laquelle déposer leurs soldats. Le vaisseau continua sa course parallèle à la terre qu’il arrosa au passage. Sa vitesse était telle que les yeux de Lethel larmoyèrent dans le vent. Il réussit quand même à regarder les silhouettes sur le mur. Quelques-unes leur lancèrent des pierres, mais aucune ne visa correctement. Pour toute réponse, Lethel les réprimanda en agitant l’index. * * * Un peu plus tard, revenu à l’arrière de la flotte, il observa la suite des événements à distance prudente. Il repéra la grosse goélette que les sires Faleen et El avaient choisie pour l’occasion. Du moins, il pensait que l’on pouvait appeler ainsi ce bâtiment. S’il ressemblait assez peu à l’idée que lui-même se faisait d’une goélette, sur le plan de la taille et de la capacité de chargement, il estimait le terme approprié. Avec plusieurs ponts et son équipement visant le confort, le vaisseau était envahi par les soldats d’Ishtat, les membres du personnel, les parasites divers et les concubines. Lorsqu’il était arrivé avec son armée, El avait eu la touchante attention d’amener à ses pairs un grand nombre de ces dames peu farouches. La plupart, apparemment, occupaient les ponts supérieurs. — Ils ne s’intéressent même pas à ce qui se passe, marmonna Lethel. Il fit un signe de la main pour attirer l’attention de quelqu’un et lui indiquer que l’assaut venait de débuter. Il renonça vite à ces efforts. Les événements devenaient trop intéressants pour qu’il se laisse distraire par autre chose. Les barges approchèrent du rivage en premier. Quoique massives, chargées de soldats, de béliers et de tours mobiles, leur tirant d’eau était assez faible pour leur permettre d’accoster directement au quai, avec seulement cinq ou six mètres de profondeur. Il semblait que toutes ces embarcations ajoutaient simplement une extension à la berge, mais une extension où grouillaient les soldats. Les barges stoppèrent à courte distance du quai. Les grandes balistes, avec leurs projectiles destinés à éventrer les fortifications, furent armées. Quand elles tirèrent, leurs carreaux barbelés fendirent l’air à une vitesse fulgurante. Ils percutèrent les murs de pierre dans un bruit sourd d’explosion, pénétrèrent profondément dans les moellons et envoyèrent voler des myriades de débris. Chaque trait était attaché par une corde aux barges. Les projectiles toujours plus nombreux frappèrent les murailles. Les soldats accrochaient l’extrémité de leurs cordes aux ancres dépassant des barges. Ensuite ils réarmaient et tiraient de nouveau. Les imbéciles en haut des murailles se cachaient derrière les parapets. Ils se mettaient à l’abri à chaque fois qu’un projectile envoyait dans l’air un nuage de débris. — Vous ne comprenez donc rien ? maugréa Lethel. Ayant été informé la veille seulement du déroulement de l’assaut, le Ligueur savait, lui, que ce n’était pas l’impact des traits qu’ils auraient dû redouter, mais ce qui se passerait ensuite. Une fois qu’un nombre suffisant de traits furent fichés dans la muraille, les balistes cessèrent de tirer. En temps normal, Lethel l’avait appris, un système de treuil permettait de tendre au maximum les cordes reliant les projectiles au vaisseau. Celles-ci exerçaient une traction sur les flèches, dont les barbelures s’écartaient alors dans la maçonnerie et arrachaient des sections entières de mur, ce qui ouvrait des brèches par lesquelles les envahisseurs pouvaient s’introduire dans la cité ennemie. D’ordinaire, cette opération était lente, dangereuse pour les attaquants à cause de la tension des cordes et de la possibilité de défaillances mécaniques. Mais ici, les circonstances n’avaient rien d’habituel. Cette fois-ci, les barges se contentèrent de s’éloigner du rivage. Les cordes pendantes se raidirent. Au moyen d’une petite longue-vue, Lethel vit les dégâts qu’elles provoquèrent sur toute la longueur de la muraille. À certains endroits, un seul bloc de pierre se descella, mais à d’autres un pan entier s’écroula avant que le trait ne s’en dégage. Les moellons cascadèrent vers la mer, entraînant dans leur chute des débris divers et des Êtres Libres qui hurlaient de terreur. Lethel posa la longue-vue afin d’applaudir, puis il la reprit pour observer la suite. Sur quelle partie des fortifications se trouvait donc Dariel Akaran ? Et Mór, ou bien cette femme-oiseau, ou quelqu’un d’autre qu’il pût reconnaître ? La confusion était considérable. Il ne parvenait pas à comprendre ce que les défenseurs faisaient, tant ils se comportaient comme des fourmis affolées par la pression qu’exerce le pied d’un enfant sur leur fourmilière, courant dans tous les sens. Il pensa à exiger une longue-vue plus puissante, mais à cause du tangage de son navire, il ne parviendrait jamais à suivre les mouvements d’une même personne. Les barges se rapprochèrent du mur pour une seconde attaque. Comme pour la première, les défenseurs ne purent rien faire sinon s’agiter et se mettre à l’abri. Des morceaux entiers de muraille s’effondrèrent. Ce qui était juste : ces fortifications étaient d’une laideur impardonnable. Dans sa peur des dangers venus de la mer, le Lothan Aklun n’avait rien trouvé de mieux que de lui tourner le dos, laissant le rivage morne et sans installation. Plutôt qu’à une façade, la muraille ressemblait au faubourg négligé d’une ville. Que l’ensemble s’écroule donc ! La Ligue veillerait à redonner un aspect esthétique à ce littoral. Avina deviendrait un des premiers ports marchands du monde, un fleuron du commerce pour une nation que la Ligue allait façonner à sa convenance. Pourquoi suis-je autant en retrait ? s’étonna Lethel. Par-dessus son épaule, il cria au pilote de les faire avancer. Tandis que le navire se rapprochait de la côte pour que le Ligueur ait une meilleure vue de l’ensemble, les barges donnèrent l’assaut une fois encore. Elles vinrent heurter le quai et s’immobilisèrent. Les premiers contingents de soldats sautèrent au sol. Ils investirent la plate-forme et escaladèrent les monceaux de décombres. Les défenseurs eurent le mérite de se précipiter à la rencontre de l’envahisseur. Dans leur exubérance, ils parurent oublier qu’ils étaient censés rester en sécurité à l’intérieur de la cité. Ils déclenchèrent l’affrontement sur les quais. Seuls les premiers rangs des troupes débarquées pouvaient engager le combat, mais c’était très bien ainsi. Ils massacreraient les défenseurs jusqu’à ce que ceux-ci se rendent ou s’enfuient. Lethel espérait plutôt qu’ils choisiraient la dernière option. Qu’ils s’égaillent dans les rues de la cité, avec les soldats d’Ishtat sur leurs talons ! Et qu’ils se fassent tuer jusqu’au dernier ! Cela ne le gênait nullement. Les nouveaux maîtres n’avaient pas besoin d’eux. Dans les années à venir, la Ligue pourrait repeupler et reconstruire cette cité selon ses propres critères. Des murailles écroulées, des rebelles exterminés. Sur le moment, la chose n’était guère plaisante à voir, mais pour avoir des fondations solides, il fallait toujours passer par une phase de démolition. Lethel n’avait toujours pas aperçu l’Akaran. Certes, il s’intéressa à un individu qui semblait coordonner la défense, mais ce n’était pas Dariel. Il avait les cheveux plus sombres que le prince, qui formaient une tignasse emmêlée collée à son crâne. Après avoir désigné un endroit et un autre du doigt, après avoir crié et gesticulé, il plongea dans la mêlée au pied de la muraille. Quand il le remarqua pour la première fois, Lethel pensa que le son provenait de la cité assiégée. Il avait déjà vécu un tremblement de terre, alors qu’il séjournait sur la côte talayenne, et l’étrangeté qui soudain plana dans l’air lui rappela ces moments singuliers qui précèdent les vibrations dans le sol. Il redressa la longue-vue, certain que la partie supérieure des remparts était en train de s’écrouler, ou quelque chose de ce genre. Rien de tel ne se produisait. Et les combats continuaient. Ce qui arriva ensuite, Lethel en fut moins effrayé que profondément dérouté. Les vibrations prirent de l’ampleur. Il plissa le front, ce qui fit onduler le trait fin de ses sourcils épilés. Les combattants cessèrent de s’affronter. Ils avaient dû entendre, eux aussi. Et c’est alors que la mer devint… plate. Non pas calme, mais plate comme la surface d’un miroir. Toutes les ondulations à sa surface s’évanouirent, comme si l’eau était devenue aussi lisse qu’une immense pierre polie. Lethel vit le phénomène avec une extrême clarté, surtout quand son poste d’observation privilégié changea. Il décolla du pont, si brusquement qu’il n’eut pas le temps de crier. Son siège arraché du navire s’éleva avec lui. Il resta suspendu dans l’air, avec une vue surprenante de la mer en contrebas. Tournant la tête de droite à gauche, il put constater que les milliers de soldats encore à bord des transports étaient la proie du même phénomène et flottaient dans le vide. Ligueurs, membres d’équipage et concubines tournaient lentement sur eux-mêmes dans l’air, et leurs bras et leurs jambes exécutaient au ralenti autour d’eux une pantomime de la panique. Très inhabituel, se dit Lethel, certain qu’on ne l’avait mis au courant de rien d’approchant lors de la séance préparatoire. S’ensuivit un moment d’immobilité totale, avant que le monde change une fois encore. Les vaisseaux propulsés par des âmes se disloquèrent, comme s’ils explosaient sous une pression invisible, à cela près que ce n’était pas vraiment une explosion. Il n’y eut aucun son. Pas de flammes ni de fumée, aucun débris fusant dans l’air. Seulement un éclair et un gauchissement de la texture même du monde. En un instant, tous les vaisseaux disparurent. Celui de Lethel s’évanouit sous lui, de même que les frégates, les goélettes et les bricks, et aussi les barges. Le tout cessa simplement d’exister. Alors les gens qui attendaient en l’air – et ils étaient des milliers – tombèrent à l’eau dans de grandes gerbes d’éclaboussures. Quand il refit surface, après avoir perdu la maîtrise de ses émotions et de ses fonctions corporelles au moment de l’impact, Lethel eut la certitude qu’on n’avait jamais mentionné le risque de ce phénomène. Non, personne ne lui avait rien dit sur ce qui se passait maintenant. CHAPITRE SOIXANTE-NEUF LES DEUX JOURS SUIVANTS VIRENT UN FLOT HUMAIN CONTINU arriver sur les Hautes-Terres. Pas seulement des soldats, puisqu’il y avait chez les nouveaux venus des jeunes et des vieux, des femmes, des boulangers et des cuisiniers, des marchands offrant leurs denrées, des ouvriers proposant leur force de travail pour n’importe quelle tâche à exécuter. On aurait dit que tous les habitants de l’Empire étaient venus soutenir l’effort de guerre, en apportant tout ce qu’ils possédaient de susceptible d’y contribuer. Tandis qu’Aliver leur expliquait comment et pourquoi ils devaient briser le cercle vicieux de l’addiction au nectar, il leur enjoignait de ne pas laisser faiblir leur détermination. Manifestement, il n’avait rien à craindre sur ce point. Anath l’Ancien, Sinper et Ioma Ou de Bocoum se présentèrent. Ils arrivèrent dans un attelage bâché qui semblait très déplacé en ces lieux, dans le désordre morne d’un camp de guerre en pleine expansion. Ils sollicitèrent une entrevue avec Aliver. Le roi la leur accorda, mais il la voulut brève. Il voyait bien que ces hommes cherchaient seulement à s’insinuer dans ses bonnes grâces, en exagérant leur rôle dans le retour de Shen auprès de lui, afin de trouver un moyen de tirer bénéfice de la situation. Aliver ne leur donna rien. Dès qu’il ne serait plus là, ils tenteraient de s’accaparer le pouvoir et de s’adjuger des postes d’influence en arguant de leurs liens avec Shen. Il avait déjà fait de son mieux pour laisser un héritage derrière lui, dans ce coffret confié au Sénat, à Alécia. Il consacra davantage de temps à Rialus Neptos, car ce que le petit homme avait à lui dire était en rapport direct avec son projet. Et il décida de ne parler à personne d’autre, hormis ceux dont il avait besoin pour mettre fin à cette guerre. Les Auldeks approchèrent, eux aussi. Devant eux, les fréketes multipliaient leurs évolutions aériennes et lançaient des sarcasmes incompréhensibles à distance. Ils n’osèrent pas s’avancer trop près. Il aurait suffi aux dragons de quitter le sol pour les mettre en fuite. Un matin, l’armée ennemie envahit l’horizon, et à la mi-journée elle fit halte pour établir son camp. Le décor était planté. La toundra serait leur champ de bataille. La rencontre qu’Aliver avait arrangée avec Devoth aurait lieu le lendemain, devant les deux armées, chacune prête à l’assaut. Kelis arriva, épuisé d’avoir couru à travers le Continent en compagnie de son ami Naamen, et Aliver n’aurait pu être plus heureux de les accueillir. — J’ai besoin de votre aide, dit-il. J’ai besoin que chacun de vous combatte avec moi d’une manière totalement inédite. Il se tenait devant le petit groupe qu’il avait réuni : Mena, Kelis, Naamen, Perrin, Haleeven et Rialus. — Ce que je vais vous dire maintenant doit rester entre nous. Je vais vous demander une chose que peu d’autres personnes pourraient comprendre, et je vais vous le demander afin que nous atteignions un objectif que peu de gens imagineraient à notre portée. Mena sait ce que j’ai l’intention de faire. Elle est sceptique, ce que je comprends fort bien. Néanmoins, elle m’a aidé à sélectionner chacun d’entre vous pour cette entreprise. Elle a elle-même conversé dans son sommeil avec l’esprit de notre sœur. Perrin, Mena m’a dit que tu ne t’es aperçu de rien, mais que tu as été assez aimable pour offrir ton corps physique comme réceptacle à un esprit autre que le tien. Le jeune officier aurait difficilement pu paraître plus perplexe. — Corinn t’a également contacté, Rialus, par-delà une distance énorme. Tu dois donc posséder une bonne sensibilité au monde des esprits. Kelis, tu es né avec un don pour le rêve extérieur au monde éveillé. Naamen, peu de gens ont passé autant de temps que toi dans une atmosphère chargée de sorcellerie. Haleeven, je crois savoir que votre peuple en savait plus depuis des générations sur la façon d’entrer en contact avec les morts. Le vieux Mein acquiesça. — Ce sont ces caractéristiques chez chacun de vous que je veux utiliser. Avant de vous dire ce que je veux que nous fassions, je me dois de vous expliquer pourquoi. Il s’assit pour être plus proche d’eux. — Je vais faire la paix avec les Auldeks. — Non ! s’exclama Rialus. Aussitôt surpris de sa propre témérité, il ajouta d’un ton plus mesuré : — Que… Qu’est-ce que vous venez de dire ? Aliver le répéta. Il vit sur leurs traits l’inquiétude et le doute auxquels il s’attendait, comme ceux qu’avait affichés Mena. Et comme avec elle, il prit le temps de s’expliquer, en spécifiant bien qu’il n’était nullement question d’entériner une reddition ou une défaite. Les deux camps avaient beaucoup plus à gagner dans cet accord qu’en continuant à s’affronter. Quand il eut fini de s’exprimer, leur doute et leur inquiétude s’étaient quelque peu modifiés. Ils demeuraient, mais plus ou moins apaisés chez chacun d’eux. Une fois encore, Rialus fut le premier à retrouver sa langue : — Votre Majesté, c’est… cela ne peut pas se produire. Même si nous leur faisons cette offre, ils n’accepteront jamais. Vous ne les connaissez pas comme je les connais. Ils sont sans peur. Sans pitié. Ils n’ont aucun respect pour la vie. Pas plus la leur que celle d’autrui. Je les ai vus manger de la chair humaine ! — Pourquoi l’ont-ils fait, Rialus ? — Je vous l’ai dit ! s’emporta encore le petit homme, qui, devant sa propre audace, prit immédiatement le même air penaud qu’auparavant. Votre Majesté, je l’ai expliqué. Ils pensaient que cela les rendrait fertiles. Ils voulaient avoir des enfants. Ils sont tellement obsédés par… — Par la vie ? C’est donc la vie qui les obsède. Ils n’ont pas une attitude naturelle envers la vie. Ils en sont avides, et plus que tout ils veulent être parents. Tu ne le dirais pas ainsi ? Neptos réfléchit un moment, et il donna l’impression de ne pas aimer ce qu’il répondit : — Oui, mais ils sont tout autant avides de guerre et de conquêtes, et de meurtres. Ce sont des êtres vils. Tout simplement vils ! — Ils ne sont pas « tout simplement vils ». Ils sont plus complexes. Si on ne le perçoit pas, il ne reste que deux solutions : les anéantir, ou être anéanti par eux. Je veux plus que ces deux choix. Rialus, tu as dit toi-même que naguère les Auldeks ont édifié des cités magnifiques. Tu as dit qu’ils récitent des poèmes d’amour et qu’ils racontent des histoires de vaillance au combat. Tu as dit qu’ils dressent des oiseaux à voleter autour d’eux, et même à se poser dans leur bouche ! Tu as dit que dans leur pays, manger de la chair humaine était un crime. Et tu as dit être convaincu que leurs codes d’honneur avaient plus d’importance pour eux que les nôtres pour nous. Ne m’en veux pas d’utiliser ton propre témoignage contre toi, mais le peuple que tu m’as décrit n’est pas « tout simplement vil ». Quant à ce qu’il y a de vil en eux, leur manière de se servir de nos enfants comme esclaves, par le corps et par l’âme… c’est une horreur à laquelle nous sommes associés. Neptos secoua la tête. — Je prie pour que vous les anéantissiez jusqu’au dernier. — Je prie pour quelque chose de mieux, rétorqua Aliver. Perrin, le jeune capitaine de Mena, prit la parole pour la première fois : — Si nous faisons la paix avec eux, qu’est-ce qui les empêchera de redevenir nos ennemis, plus tard ? Ils ont souffert pour arriver jusqu’ici. Nous n’y sommes pas pour rien. Il baissa les yeux sur ses mains, qui étaient bandées. Des gelures récoltées lors de la longue fuite des soldats de Mena vers le sud, avec les Auldeks qui ne cessaient de les harceler. Il avait perdu au moins une phalange à chaque doigt. Il en savait long sur la souffrance, même si cela ne se voyait pas vraiment sur son visage juvénile. Quel groupe nous formons, pensa Aliver. Perrin avec ses deux mains estropiées et bandées. Kelis avec une main moitié chair, moitié métal. Naamen, né avec un bras atrophié, et si frêle. Rialus, avec son nez pelé qui reniflait continuellement, aussi nerveux qu’une souris, le regard toujours en alerte. Haleeven, naguère ennemi farouche, à présent personnage grave qui l’observait à l’arrière du petit groupe. Et Mena, contusionnée, l’épaule bandée et le bras en écharpe, prête à le dégager dans la seconde pour brandir de nouveau une épée. Un groupe extraordinaire, oui… — Mais dans dix ans ? insista Perrin. Dans vingt ? Qui peut affirmer qu’ils ne reviendront pas nous envahir ? Je ne voudrais pas que les générations futures aient à les affronter parce que nous ne l’avons pas fait. — Moi non plus. Mais il est également possible que les générations futures voient en eux des amis. Peut-être rendrons-nous ce monde meilleur pour tous, un jour. Je suis un idéaliste, Perrin. Tu as entendu parler de moi ? Le jeune homme sourit et hocha la tête. — Que puis-je faire d’autre que nous offrir la possibilité de trouver ce qu’il y a de meilleur en nous-mêmes ? — Je peux témoigner que de telles choses sont possibles, inervint alors Haleeven. Les ennemis peuvent devenir des amis. Et pour ne pas paraître nostalgique, il ajouta : — Mais nos soldats l’accepteront-ils ? Tous ces gens sont venus pour combattre, non ? — Ils sont venus pour continuer à vivre. Ils sont venus parce que continuer à vivre impliquait qu’il faudrait peut-être se battre. Mais c’est la paix qu’ils veulent, et non la guerre qui la précède. Si nous pouvons trouver une fin honorable à ce conflit, tous les soldats seront d’accord, bien sûr. Plus tard, certains jugeront peut-être que c’était une solution de lâches, mais j’espère qu’ils y trouveront plutôt une source d’inspiration. Mena et Rialus, et peut-être vous aussi, Perrin et Haleeven, vous pensez que les Auldeks n’accepteront rien d’autre que la victoire telle qu’ils la conçoivent. Aujourd’hui même, à cet instant, c’est probablement vrai. Mais demain, si vous m’apportez votre concours, je crois que nous pouvons les amener à penser différemment. M’aiderez-vous ? — Bien sûr, répondit Perrin. J’en suis. Qu’avez-vous en tête ? Comme personne n’élevait plus d’objection, Aliver expliqua son plan du mieux qu’il put. * * * — Ils pensent que tu es frappé de folie, dit Mena une fois que les autres eurent épuisé leurs questions, argumenté, pour finalement s’éparpiller, toujours perplexes, dans le jour déclinant. Aliver sourit. — Oui, mais cela leur passera bientôt. Avant que j’arrive, c’était toi qu’ils pensaient atteinte de folie. Il décela les effluves naissants d’un ragoût qu’on avait mis à mijoter pour le dîner. Ce qui le fit sourire encore. Il pouvait compter les jours qui lui restaient sur ses doigts, mais il connaissait toujours la faim quand son estomac était vide. — Comment se porte Elya ? demanda-t-il. — Beaucoup mieux. Je pense qu’elle est remise autant qu’elle peut l’être. Son corps a retrouvé tout son potentiel, à l’exception de l’aile que le frékete a déchirée. À mon avis, elle pourrait la soigner si elle le voulait, mais… je ne sais pas. C’est peut-être moi qui l’imagine ou qui pense à sa place, mais j’ai le sentiment que le but qu’il y avait derrière cette blessure est ce qu’elle redoute. C’était un acte trop mauvais. Elle n’était pas censée être agressée de la sorte. — Et avec le temps ? — Elle fera guérir son aile aussi, oui, je le crois. Mais il faudra que nous nous éloignions d’ici. — S’est-elle rapprochée de ses enfants ? — Non, répondit Mena. Je vois bien qu’elle les reconnaît. Elle les observe. Ils viennent souvent vers elle, mais elle les chasse en sifflant. Ils sont beaucoup plus imposants qu’elle, et pourtant ce sont eux qui la craignent. Corinn les lui a enlevés. J’ignore si je réussirai à le lui pardonner. Aliver ferma les yeux, acquiesça et souffla lentement. — Je sais, dit-il. Avec sa main valide, Mena massa son bras blessé. Il était guéri aussi, prétendait-elle, mais seulement dans la mesure où il pouvait l’être. Ce bras avait essayé de se séparer de son corps en plusieurs occasions, la première alors qu’elle n’était qu’une jeune fille ballottée par le ressac de Vumu, la main crispée sur une épée trop lourde pour qu’elle puisse seulement la soulever. L’épaule avait été soignée au contact d’Elya, mais cela ne signifiait pas qu’elle n’avait pas souffert du temps et des épreuves. — Mena, dit Aliver, je vais mourir. — Tu me l’as déjà dit, mais je ne suis pas obligée de le croire jusqu’à ce que cela se produise. Sire Dagon est un menteur. Je ne lui ferais pas confiance pour me dire s’il neige ou non dehors. — Tu as changé, Mena. Avant que tu viennes ici, jamais tu n’aurais parlé de neige. Tu aurais dit : « Je ne lui ferais pas confiance pour me dire s’il pleut ou non dehors. » Sur Acacia, nous avons vu la neige si rarement ! Juste cette fois-là, en réalité. C’est la seule neige dont je garde le souvenir. Il se racla la gorge et toussota un peu. Quand il se fut calmé, le souvenir s’en était allé. — Je peux le sentir. Crois-moi. J’ai déjà connu la mort. Je sais ce que l’on ressent à son approche. Je n’ai pas peur. J’aimerais beaucoup avoir plus de temps à passer avec ceux que j’aime. C’est la seule chose que je regrette vraiment. Cela et… le fait que je n’aie pas vécu mieux chaque jour. J’aurais pu… Il interrompit le fil de sa phrase du tranchant de sa main, et il chassa les mots non prononcés d’un geste. — Il est difficile de ne pas parler de regrets, mais je ne le ferai pas. Une perte de temps, le regret. Il se pencha en avant et prit les mains de sa sœur dans les siennes. — Mena, je me demande constamment si je pourrais vivre dans un monde où les Auldeks seraient en paix avec nous. Puis-je trouver le moyen de passer outre les crimes qu’ils ont commis et les souffrances qu’ils ont infligées ? Puis-je accomplir toutes les choses qui suivront si ce conflit se résoud par un accord de paix entre nous ? J’ai du mal à l’imaginer. Il la dévisagea pendant de longues secondes. — Quand je me pose ces questions, la réponse qui me vient est « oui ». Oui, bien sûr. Je serais fou de laisser une seule personne de bien périr si ce n’est pas absolument indispensable. C’est ce que font les tyrans, pas les rois. » Le fait est que je ne vivrai pas dans ce monde. Alors je me pose les mêmes questions, mais en pensant au monde dans lequel vous continuerez de vivre, toi, et Aaden, et Shen. Et tu sais ce qu’il arrive à ma réponse ? Elle se modifie. Elle se transforme en un “oui” encore plus ferme. Je ne pense pas seulement que vous pourriez vivre dans ce monde, je pense que vous devriez y vivre. Je pense que ce sera un monde dont vous serez fiers. — C’est beaucoup me demander. — Mena, c’est la seule chose que je te demanderai. Corinn et moi fondons de grands espoirs en toi. * * * Plus tard cette même nuit, Aliver quitta une fois encore son enveloppe physique endormie. Il traversa le toit de sa tente et plana juste au-dessus. Pendant un moment il resta là, seul, avec ce monde paisible autour de lui, mis à part les loups qui hurlaient quelque part, au loin. Il sut qu’il n’était plus seul quand il entendit la voix de Mena qui lui annonçait sa présence. Un peu plus tard, Haleeven les retrouva, puis ce fut Perrin, nimbé de lumière tandis qu’il avançait vers eux. Bientôt ils furent tous réunis autour de lui. Leurs esprits d’énergie pure et de lumière, qui flottaient au-dessus de la terre. — Très bien, dit Aliver, venez récolter avec moi. Venez, cette tâche vous plaira. Souvenez-vous, nous ne tuons pas, nous libérons des innocents. Venez moissonner les âmes avec moi. Et il les mena vers le nord et les Auldeks assoupis. CHAPITRE SOIXANTE-DIX C’EST INCROYABLE À QUEL POINT UNE VAGUE PEUT ÊTRE DIFFÉRENTE d’une autre, se disait Corinn. Elle ne l’aurait jamais soupçonné avant ces jours entiers passés à survoler l’eau. Mais elle avait assez vite remarqué les vagues bouillonnantes et celles qui montaient en crête, celles qui gonflaient en un arrondi harmonieux et celles aussi tranchantes que des lames, les vagues lisses et noires comme la pierre, et celles qui se frangeaient d’écume. Certaines coupaient en diagonale la course des autres. Certaines aussi changeaient de caractéristiques et de nuance sous ses yeux. Et puis il y avait celles qui s’élevaient telles des montagnes liquides, si énormes qu’elles modifiaient les courants d’air au-dessus d’elles et obligeaient Po à fournir un effort pour maintenir sa course. Dariel a vu tout cela avant moi, songea-t-elle. Stupéfiante était aussi l’intensité de la vie qui grouillait dans les eaux. Bien sûr, on trouvait de vastes étendues grises et désertiques. Mais plus loin, on voyait également des bancs de poissons affleurer à la surface en nombre si grand qu’ils changeaient l’aspect de la mer. Elle vit des multitudes de poissons d’argent dont les rangs serrés dessinaient des reflets et des ondulations quand ils se lançaient dans une danse effrénée pour fuir les prédateurs. Presque toute une matinée, ils survolèrent des îles faites d’algues qui flottaient sur la mer, dans un enchevêtrement si dense que les créatures qui vivaient dessus détalèrent comme des petites antilopes quand l’ombre de Po les poursuivit. Une nuit, la luminescence de la vie dans les profondeurs éclipsa l’éclat des étoiles. Et une fois, elle put admirer les contours illuminés d’un troupeau de baleines, massives et fantomatiques, qui allaient avec une grâce majestueuse. Derrière toutes ces merveilles, leurs poursuivants couraient et continuaient de les pousser de l’avant. Parfois, eux aussi prenaient l’apparence de géants dont chaque foulée semblait parcourir des lieues. À d’autres moments, ce n’étaient que des hommes, des êtres humains minuscules dans l’immensité de l’océan. Po restait hors de portée de leur sorcellerie, mais Corinn les entendait qui lui parlaient. Pendant quelque temps, ils essayèrent de la convaincre de cesser sa fuite. Il leur fallait le livre, mais une fois qu’il serait en leur possession, ils affirmèrent qu’ils la guériraient du sort qui la privait de bouche. Ils étudieraient Le Chant avec elle. Bien qu’elle ne fût pas dupe, il émanait d’eux une puissance de persuasion certaine. C’était étrange, cette frontière ténue qui séparait leurs voix chaudes et apaisantes de la vérité maléfique qui les possédait. Et derrière ces deux aspects ils étaient la même entité, d’une force qui puisait dans une essence identique. Jamais elle ne se laissa aller à les croire. Les mises en garde murmurées d’Hanish l’y aidaient grandement, qui la maintenaient dans le droit chemin qu’elle s’était choisi. Finalement, ils abandonnèrent les faux-semblants et se mirent à la harceler. Jamais ils n’abandonneraient, lui dirent-ils. Elle avait déjà échoué. Elle les avait laissés revenir en ce monde. Elle ne pouvait pas s’opposer à eux. Elle n’était pas Tinhadin, elle ne possédait ni sa force ni sa voix. Ils la traqueraient jusqu’aux confins du monde, s’il le fallait. Elle ne pourrait pas leur échapper éternellement. Ils la rattraperaient demain, ou le jour suivant. Mais ils finiraient par la rattraper. Le Chant nous appartient ! Il est déjà à nous. Tes jours sont comptés. Elle ne savait pas s’ils disaient cela parce qu’ils étaient au courant du poison lent qui courait dans ses veines, ou parce qu’ils avaient l’intention d’abréger eux-mêmes son existence. Elle ne leur offrit aucune réponse. Hanish ne parlait plus. Il avait posé le menton sur son épaule et contemplait le même monde aquatique qu’elle. C’était aussi bien. Il n’y avait rien de plus à dire. Ils volaient, simplement. * * * Puis vint le jour qu’ils attendaient. Sous eux, la mer se mit soudain à frémir de la présence de créatures innombrables. L’instant d’avant, elle était déserte. Celui d’après, des léviathans blancs envahissaient sa surface. Ils étaient des centaines. Des créatures énormes qu’elle n’avait vues qu’en peinture, des tableaux qu’à l’époque elle avait taxés d’irréalisme. — Les loups marins, dit Hanish. Po ne les aimait pas. D’abord il rugit à leur vue, parce qu’il croyait sentir en eux une nouvelle malédiction issue du Santoth. Corinn l’apaisa. Prenant soin de ne pas le laisser voir les images qu’elle avait d’un futur très proche, elle le fit virer sur l’aile en une lente boucle sans fin. — Pourquoi fais-tu cela ? Je l’ai rêvé. — Ah. Elle savait qu’Hanish était prêt à ajouter un sarcasme, mais il se contint. Je l’ai rêvé. Puisqu’il en était ainsi, elle fit la seule chose possible. Elle fit ce que le rêve lui avait montré. Elle mena Po dans cette spirale aérienne descendante. Chaque fois qu’elle effectuait un cercle, elle voyait le Santoth à l’horizon, qui se rapprochait d’eux. Ils n’avaient pas fait partie du rêve, mais ils feraient partie de la réalité. Les loups marins adoptèrent alors un comportement qu’Hanish jugea des plus singuliers. — Que font-ils, au nom du Dispensateur ? murmura-t-il. Mais Corinn s’y était attendue. Ils copiaient les évolutions circulaires de Po. Ils tournaient et tournaient en resserrant leurs rangs. Ils nageaient dans un mouvement parcouru d’une pulsation étrange, et leurs corps d’un blanc spectral se chevauchaient, prolongés par leurs tentacules, tandis que leurs yeux suivaient le vol du dragon au-dessus d’eux. Il devenait de plus en plus difficile d’en distinguer un de ses congénères. Plus ils se serraient les uns contre les autres, moins ils se différenciaient. Ce sont ses guetteurs, dit Corinn. C’est ce qu’ils font depuis toujours, ils guettent la présence du Chant d’Élenet sur chaque navire qui croise dans leurs parages. Quand de la pointe d’une aile Po rasa la mer, ils étaient tellement serrés ensemble qu’on ne voyait plus l’eau entre eux. Et lorsque Corinn demanda au dragon de se poser sur leurs dos, ceux-ci s’étaient agglomérés pour constituer une surface plane et circulaire. Corinn dut recourir à toute sa force de conviction pour obtenir de Po qu’il obéisse. Finalement il le fit uniquement parce qu’elle lui avait promis qu’il pourrait s’envoler dès qu’Hanish et elle seraient descendus de son dos. Les pattes de Po dansèrent une gigue étrange sur cette surface. Elle était plate et étrangement lisse, quoique faite de grands corps marins blancs, de tentacules entrelacés et d’immenses yeux ronds qui les regardaient fixement. Po réussit à n’en toucher aucun pendant le temps qu’il fallut à Corinn pour sauter à bas de sa monture avec Le Chant d’Élenet. Alors il reprit l’air en poussant un cri guttural. C’était un son étrange, qu’elle ne l’avait encore jamais entendu produire. Sans trop savoir comment, elle comprit sa signification. Il lui conseillait de faire vite. Il n’aimait pas cet endroit, et il avait hâte de le quitter. Hanish se tenait auprès d’elle. — Et maintenant, Corinn ? Maintenant, nous appelons le ver. Elle s’était demandé comment il réagirait à cette déclaration. Quand il le fit, elle sut que c’était parfait. — D’accord. J’espère qu’il viendra vite. Il tourna la tête en direction des Hérauts, silhouettes imposantes qui, dans leur course, fendaient l’air du couperet de leur bras pendant que leurs pieds soulevaient des gerbes d’eau. Corinn tint le livre devant elle. Ses paumes passèrent sur le cuir ancien de sa reliure. Ses doigts caressèrent les pages usées comme des feuilles d’arbre élimées. Et en faisant ces gestes, elle sentit s’éveiller la créature. Elle était quelque part sous eux, très loin, enchâssée dans les profondeurs de l’océan. Viens, je l’ai apporté. Le ver ne lui répondit pas par une image ou une pensée claire, ni même par des mots, mais par une sensation. La sensation d’un corps gigantesque qui s’arrachait aux fonds marins, et dans les ténèbres se tournait vers la surface avant de s’élever par d’amples ondulations. Il arrive. Elle rouvrit les yeux. Elle vit d’abord Hanish, debout devant elle, ses yeux gris rivés aux siens. Je n’aurais pas pu le faire sans toi. — Bien sûr que si, dit-il, mais je suis heureux que tu n’aies pas été obligée d’agir ainsi. Le Santoth s’était beaucoup rapproché. Les sorciers semblaient encore plus grands, et leurs silhouettes allongées touchaient presque le ciel. Elle pouvait les entendre, à présent, qui se propulsaient par leur Chant, de plus en plus rapidement, plus désireux que jamais de s’emparer du livre. Corinn l’ouvrit, détacha son regard des Hérauts et commença à lire. Le Chant s’épanouit en elle. Il s’enroula et dansa autour d’elle. Il l’enveloppa, ainsi qu’Hanish, dans des rubans d’énergie. Il accentua la course du Santoth, et il cingla la queue de la créature qui gisait très loin sous eux, l’attirant vers la surface. Quand les Hérauts arrivèrent près d’eux, on aurait pu croire qu’ils allaient déferler tels des géants sur l’étrange plate-forme au milieu de l’océan. Ils conservèrent cette taille monstrueuse jusqu’au dernier moment. Dans les airs, Po battit en retraite et rugit un avertissement sauvage à leur adresse. À l’instant où leurs pieds se posèrent sur les loups marins, les sorciers rapetissèrent. Leurs corps incroyablement étirés se rétractèrent, et ils abordèrent la plate-forme avec la taille d’hommes normaux. Des silhouettes enveloppées dans leurs capes grises, usées, ravagées par le temps, le mal et la désolation. L’intensité du moment faisait tressauter leurs yeux saillants. — Donne-le-moi, dit Nualo en tendant la main. Donne-le-moi ! Quand elle baissa les yeux sur cette main crevassée par le temps, Corinn comprit enfin ce que Leeka avait voulu leur dire, à Aliver et elle, avant de mourir, sans avoir pu terminer sa phrase : « Ils ne peuvent pas vous prendre Le Chant. Il faut que vous le leur donniez. » Ils s’alignèrent face à elle, pareils à des hommes affamés devant un festin qu’elle seule était en mesure de leur accorder… et ils étaient impuissants. L’espace d’un instant, la joie embrasa Corinn. S’ils étaient dans l’incapacité de lui prendre le livre, pourquoi ne le conserverait-elle pas ? Ils ne détenaient pas le pouvoir sur elle dont ils s’étaient vantés. Elle pouvait… Puis cette folie éphémère se dissipa. Non, elle n’avait pas le droit de le conserver. Elle ne disposait pas de la vie pour s’en servir encore et, même maintenant, entourée par les volutes de beauté qui flottaient toujours autour d’elle, elle savait que le Chant ne devait plus être entonné, par aucune bouche humaine. Jamais. Vous ne devez pas le posséder, dit-elle. Aucun de nous ne doit le posséder. Tout se termine maintenant. Ici. La rage convulsa les traits de Nualo. Il fit monter un sort du fond de son être, mais avant qu’il ait eu le temps de le prononcer, le ver surgit. Comme lorsqu’elle avait eu cette vision où il avalait toute l’île d’Acacia, la créature ouvrait une gueule démesurée. Elle émergea sous un gonflement subit de l’eau, immense anneau qui engloba tout : les loups marins, les gens debout sur eux, la mer alentour. La gueule jaillit de la surface autour d’eux et s’éleva vers le ciel. Elle dressa une muraille circulaire d’où l’eau cascadait, incrustée de bernacles et parsemée d’algues, dont Corinn ne put appréhender l’énormité. Une forte odeur marine imprégna l’air. Et toujours, la gueule montait plus haut. Les Hérauts du Santoth tentèrent d’échapper au piège en bondissant, mais ils échouèrent. Ils rugirent de rage et frappèrent avec leur sorcellerie dévoyée. Nualo tendit ses mains griffues vers le livre, il supplia Corinn de le lui donner. Elle éloigna Le Chant de lui quand les loups marins sous le sorcier se séparèrent. Il tomba et se débattit dans l’eau, au milieu d’eux. Les créatures rompirent leur union et envoyèrent les Hérauts se débattre parmi leurs tentacules et la houle puissante de leurs corps. Seuls ceux qui se trouvaient directement sous Corinn restèrent soudés. La reine serra le livre contre sa poitrine et se tourna vers Hanish. Il lui rendit son regard. Il tendit la main et prit une des siennes. Ils restèrent tous deux ainsi, seuls éléments statiques dans le tumulte environnant. Le Mein ouvrit la bouche pour dire quelque chose. Mais au lieu de parler, il sourit. De toutes les choses qu’il aurait pu dire ou faire, ce sourire fut la plus parfaite. C’était un sourire triste, résigné, mais aussi plein d’assurance, qui réussit à exprimer que tout était comme il fallait, pour la meilleure des conclusions possibles. Il disait que là où ils allaient, il n’y avait rien à redouter. Alors la gueule de la créature se referma autour d’eux. Elle cessa son mouvement ascendant et lentement, lourdement, elle retomba dans la mer. Un temps, Po le dragon survola le bouillonnement écumeux qu’elle avait créé en disparaissant, et il poussa des cris de détresse. Il décrivit des cercles dans le ciel tandis que sous lui les eaux se calmaient, les vagues et le vent réinvestissaient leur royaume, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que la mer. CHAPITRE SOIXANTE ET ONZE SEUL DANS LA PIÈCE QU’ON LUI AVAIT ALLOUÉE, DARIEL ÉCOUTAIT LE murmure d’une foule de plus en plus nombreuse. Il ne pouvait que se remémorer la multitude de voix qu’il avait senties dans ce mur lumineux, sur Lithram Len. C’était le même son à bien des égards, mais ici, sur la grand-place d’Avina, les gens rassemblés laissaient libre cours à une joie exubérante. Ils avaient une bouche avec laquelle parler, des mains pour applaudir, et ils étaient libres d’aller dans ce monde. Ils avaient une vie dont profiter, maintenant plus que jamais. Tel n’avait pas été le cas pour les esprits que la sorcellerie emprisonnait dans ce mur et reliait d’une façon incompréhensible aux vaisseaux dont ils constituaient la source d’énergie. Dariel n’espérait pas éclaircir ce mystère un jour. Il espérait même ne jamais en savoir plus. La maîtrise de la sorcellerie était ce qui avait poussé les Lothans à des actes de vengeance qui avaient réduit en esclavage le monde entier, et eux-mêmes avec lui, pendant des générations. Il se contenterait de constater qu’en se penchant cérémonieusement, il avait appliqué la rune à son front sur sa jumelle gravée dans la plaque supérieure du piédestal. Sa peau vivante était entrée en contact avec cette matière étrange, possédée d’un éclat singulier. Une clé. C’était ce que Nâ Gâmen lui avait donné. Une clé qui avait déverrouillé la cage aux âmes et libéré les esprits dont le Lothan Aklun se servait pour propulser ses navires. Dès qu’il l’eut fait, le mur lumineux s’était enténébré. Il n’y avait plus eu que silence et immobilité. Il avait ressenti une secousse d’énergie, mais elle venait d’ailleurs. Dans la chambre secrète, la cage aux âmes avait simple cessé d’être, et les êtres enchaînés s’étaient évanouis dans la liberté. — Je les ai libérés, dit Dariel. Ou bien… vous les avez libérés. C’était une autre chose avec laquelle il allait devoir apprendre à vivre : Nâ Gâmen et lui partageraient son âme aussi longtemps qu’ils vivraient dans le corps mortel de Dariel. Il en prit conscience et rectifia : — Nous les avons libérés. Bashar frôla sa jambe. Il caressa le chien. Pas encore adulte, mais déjà assez grand pour que Dariel n’ait pas à se pencher pour le toucher. Tout en muscles longs et en os robustes. Un chasseur. La crête courant à contresens sur son dos était plus hérissée et rêche que jamais. L’animal regarda Cashen, allongé, qui les observait, et remua la queue. À voir les coussinets épais de leurs pattes, Dariel avait fini par estimer que Birké n’avait pas exagéré. Ils seraient énormes, et bientôt. — Nous les avons libérés, répéta-t-il. — Oui, répondit une voix. C’est ce que nous avons fait. Mór se tenait sur le seuil de la pièce, sa silhouette se découpant sur le fond lumineux derrière elle. Dariel ne pouvait voir son visage, mais il reconnut sa voix et son corps. Elle entra, encore plus belle maintenant que la lampe l’éclairait. — Ces vêtements te vont bien, dit-elle en ajustant le col de sa cape neuve en lin, et elle parut encore plus apprécier sa mise. Tu es prêt ? Il répondit qu’il l’était, mais la jeune femme ne fit pas mine de l’entraîner vers la réunion qui se tenait en son honneur. Elle scruta son visage tatoué comme le sien. Elle examina son front d’où la rune avait disparu. Sa peau était aussi lisse qu’avant le passage du stylet manié par le Veilleur. Une fois qu’elle avait servi, la clé avait disparu avec les vaisseaux d’âmes. — Au moins tu conserveras ces marques shiviths, dit-elle. — Et je n’oublierai jamais qui me les a implantées dans la peau, répondit-il. C’était assez douloureux, si je me souviens bien. Mór baissa la tête en riant doucement. — Nous avons fait un long chemin, Dariel Akaran. Je vais te dire une chose… Elle se pencha pour être un peu plus près de lui et murmura : — Je suis une femme qui est d’abord sensible à la beauté des autres femmes. Je suis ainsi faite. Mais si j’appréciais les hommes… Il se pourrait que j’aie envie d’explorer ce domaine avec toi. Dariel fut heureux qu’elle recule. Il avait les joues en feu. — Je ne t’ai jamais révélé ce que Nâ Gâmen m’a dit sur le Mont Céleste, dit Mór en s’éloignant de quelques pas pour aller faire courir un doigt sur le bord du bureau. Je n’ai pas mis sa parole en doute, mais je n’ai pas voulu l’accepter non plus. D’abord, il a dit que tu avais une destinée à accomplir ici. Que ton histoire, qu’elle se termine bien ou non, serait étroitement mêlée à l’histoire de notre nation. Je lui ai dit que j’avais en horreur le sang qui coule dans tes veines. Sais-tu ce qu’il m’a répondu ? — Non. Quoi ? — Que c’était ton sang d’Akaran qui te rendait capable de grandeur. J’ai pensé que c’était une sottise, mais plus je réfléchis à tout ce qu’il m’a montré, plus je crois qu’il n’aurait pas pu achever sa tâche sans la bénédiction d’un Akaran. Est-ce que cela te semble juste ? Dariel acquiesça, et elle l’imita. — La deuxième chose, c’est qu’il a confirmé que la force spirituelle de mon frère était toujours en Devoth. Au plus profond de lui, a-t-il dit, tout près de sa véritable personnalité. J’ai toujours pensé que mon souvenir était vrai, et il l’est. Elle ramassa un stylet et du pouce éprouva le grain du manche en bois. — Il a dit aussi que si je partais à sa recherche pour le tuer, j’y parviendrais peut-être, mais qu’alors je risquais de ne pas revenir dans l’Ushen Brae. Je pouvais avoir soit ma vengeance, soit un avenir parmi les Êtres. Il ne semblait pas penser que j’aurais les deux. Elle tapota la paume de son autre main avec le stylet. Cessa. Baissa les yeux et parut étonnée de ce qu’elle avait entre les doigts. — Et que désires-tu le plus ? — J’ai toujours voulu les deux, mais j’avais juré de lutter pour les Êtres Libres. Je pensais qu’une fois notre victoire acquise je partirais traquer Devoth jusqu’au bout de la terre et que je lui arracherais chaque âme avec une lame, jusqu’à ce que je trouve Ravi. Je l’aurais fait. — Je te crois. — Je l’aurais fait, mais à présent ce n’est plus nécessaire. Ravi a été libéré. — Libéré ? Comment le sais-tu ? — Je l’ai senti quand c’est arrivé. Je suis toujours restée sensible à sa force vitale, Dariel. Chaque jour depuis qu’il m’a été enlevé, j’ai su qu’il vivait toujours, emprisonné. Tu me trouvais bizarre. Tu l’aurais été aussi si tu avais dû vivre avec ça. Elle laissa retomber le stylet sur le bureau. — Bref. J’ai senti que son âme se libérait. J’ignore comment c’est arrivé. Je ne sais pas si Devoth est mort. Je sais seulement que c’était une chose différente de ce que tu as fait avec les vaisseaux d’âmes. Là-bas, dans tes contrées, Ravi a trouvé la paix. * * * Dans la grand-salle, un peu plus tard, Mór mena Dariel devant le Conseil des Anciens. Yoen et les autres anciens l’attendaient. Dès que leur était parvenue la nouvelle que le prince acacian avait été reconnu comme étant Rhuin Fá, ils s’étaient mis en route depuis l’Île Céleste et avaient fait tout le voyage à pied jusqu’à Avina. Ils étaient arrivés la veille. Pendant qu’ils cheminaient, ils ne s’étaient pas doutés qu’une bataille brève mais cruciale se déroulait, ni qu’ils entreraient dans une cité en liesse, avec la Ligue défaite et les vaisseaux d’âmes disparus. Un grand nombre d’envahisseurs s’étaient noyés, mais d’autres avaient été sauvés des eaux et attendaient maintenant, en qualité de prisonniers, qu’on décide de leur sort. Mór poussa Dariel dans le cercle des anciens. Il demeura là, bras ballants, assez embarrassé. Bien qu’il ne fût pas resté longtemps dans l’Île Céleste, il les connaissait tous. Peut-être sa gêne provenait-elle de sa nouvelle tenue. Il s’était écoulé un certain temps depuis qu’il avait porté pour la dernière fois des vêtements propres, repassés, aux coutures soignées. Ou bien c’était à cause de la foule massée sur la place en contrebas. Il l’entendait encore mieux maintenant, car le brouhaha qui montait d’elle lui parvenait par les fenêtres grandes ouvertes donnant sur la terrasse, à l’autre bout de la salle. Se retrouver le héros de tant de personnes était de nature à vous faire tourner la tête. De quoi rendre nerveux le jeune Spratling, se dit Dariel. C’était peut-être aussi dû à cette atmosphère solennelle qui planait dans cet endroit, et à laquelle il ne s’était pas attendu. Tout le monde le regardait, les anciens autour de lui, Mór et Skylene, Tunnel et Birké, mais aussi tous ces Êtres dont il était devenu si proche dans l’Ushen Brae. Un peu en retrait, il vit Melio et Clytus, Geena et les autres venus de si loin pour le retrouver. Tous étaient sains et saufs, sans séquelles des escarmouches menées pour qu’il puisse accomplir sa part dans cette histoire. Eux aussi l’observaient. Il eut le sentiment qu’ils étaient tous au courant d’un fait que lui seul ignorait. — J’ai une histoire à te conter, dit Yoen. Il s’adressait à Dariel, mais il haussa le ton pour que tout le monde puisse entendre. — C’est une histoire vraie. Les histoires vraies ne sont pas toujours les meilleures, mais celle-ci est assez réussie. Il y a de cela bien des années, des centaines d’années, durant les premiers temps de l’installation des Êtres Libres au Lac Céleste… Il interrompit son récit pour préciser : — C’était bien avant mon époque, au cas où tu te poserais la question. Il attendit que les rires polis aient cessé. Il avait l’air toujours aussi frêle, et ses cheveux emmêlés contrastaient avec le soin porté à sa longue robe. Sa claudication s’était aggravée, sans aucun doute à cause de la longue marche, et il s’appuyait fortement sur sa canne. — Un jour, un Lothan découvrit notre petite colonie, reprit-il. Les Êtres furent sous le choc, car aucun Lothan n’était jamais parti à leur recherche avant celui-ci. Les Auldeks eux-mêmes ne s’aventuraient pas aussi loin. Mais ils n’avaient aucune raison de s’alarmer. Ce Lothan ne les traquait pas. Il accomplissait une mission personnelle. Il leur expliqua qu’il en était venu à haïr les agissements de ses semblables. Il emmenait ses enfants du Quota – ceux qui vivaient en lui comme ceux qui l’accompagnaient physiquement – pour se retirer dans le Rath Batatt. Tu connais cet homme. C’était Nâ Gâmen. » Avant de repartir, il donna quelque chose aux villageois. Il ôta de son poignet un bracelet fait de l’or le plus pur. Il dit que ce n’était pas véritablement un bracelet. C’était un anneau de bras que portait le premier enfant du Quota qu’il avait aimé. Il l’appela un tuvey, bien qu’en réalité ce ne fût qu’un colifichet d’enfant. Il nous l’offrit, ainsi qu’un arbrisseau d’une essence commune dans tes contrées, Dariel. Un acacia. Il planta l’abrisseau, après avoir glissé le bracelet autour de son tronc mince. Il déclara à ces Êtres Libres que le jour viendrait où le commerce du Quota prendrait fin. Un jour, une personne arriverait parmi nous, qui aurait le pouvoir de tout changer. Une personne bonne. Une personne qui se conduirait en monarque. Un homme ou une femme dont le cœur serait pur et dont les intentions seraient nobles. Cette personne aurait le pouvoir de libérer nos esprits emprisonnés. Il a dit que lorsque viendrait ce jour – quand nous saurions que cette personne était arrivée parmi nous –, nous ferions un grand feu autour de cet arbre. Un signal lumineux qui annoncerait la libération du monde. Et quand ce feu s’éteindrait, nous devrions ramasser le cercle d’or dans les cendres afin de voir s’il avait conservé sa forme. » Nous avons agi selon ses instructions. Nous avons laissé l’anneau d’or autour du tronc de l’arbrisseau, et nous avons attendu le jour où nous pourrions allumer le feu. L’idée était plaisante, mais rien ne s’est passé comme tout le monde le souhaitait. L’attente s’est révélée beaucoup plus longue que nous le pensions. Elle a dépassé largement les deux ou trois générations auxquelles nous l’avions estimée. L’arbrisseau est devenu un arbre, les générations ont passé. L’arbre a grossi et grandi. Les années ont continué de s’écouler. L’anneau d’or s’est tendu sur le tronc, et s’est élevé en même temps que l’arbre croissait. Celui-ci a fini par avaler le cercle d’or sous son écorce, et il a continué à pousser. Pendant des générations, l’anneau a été invisible. Et puis je suis né, et toi aussi, Dariel, ainsi que tous les gens présents dans cette salle et sur la place, là, au-dehors. Le vieillard désigna la terrasse qui surplombait la foule. Il avait marché en rond tout en parlant, le regard errant de-ci, de-là, toujours bienveillant quand il se posait sur un membre de son auditoire. Il le reporta sur Dariel. — Sais-tu de quel arbre je parle ? Le prince se souvint de l’acacia sacré qu’il avait vu depuis le flanc de colline dominant le village près du Lac Céleste, et il hocha la tête. — Avant de venir ici, nous l’avons brûlé. Nous avions foi en toi, Dariel Akaran. Il se trouve que nous avions raison. Et regarde ce que nous avons trouvé dans les cendres… Yoen s’était immobilisé à côté d’une petite table sur laquelle était posé un coffret très simple. Dariel n’y avait pas prêté attention auparavant. Yoen l’ouvrit, plongea la main à l’intérieur, et en sortit un fin bandeau d’or tordu. Le brandissant au-dessus de sa tête, afin que tous le voient, il s’approcha de Dariel. — À l’origine, c’était un anneau de bras pour enfant. Aujourd’hui, il ressemble plutôt à une couronne. Il fit halte devant Dariel. L’anneau n’était plus qu’un simple cercle doré. Aucune pierre précieuse n’y était sertie. Nulle gravure ne le décorait. La seule particularité rehaussant la beauté du métal précieux était la forme onduleuse que ses années à l’intérieur de l’arbre lui avaient imprimée. — Il est magnifique, dit Dariel. Yoen approuva d’un petit mouvement de la tête. — Personne ici ne dira le contraire. Tu es Rhuin Fá, notre sauveur, celui venu nous libérer. Ce bandeau te revient, et tu peux en faire ce que tu veux. J’espère que tu en feras un usage plein de sagesse. — Ce n’est pas pour moi. C’est trop précieux. — Nous croyons qu’il te revient. Il t’a toujours été destiné. Tu peux en ceindre ton front, si tu le souhaites, et demander aux gens de reconnaître ton autorité. Je pense qu’ils l’accepteraient. Tenant dans la main le cercle d’or étiré et tordu – un bracelet d’enfant agrandi par la pousse d’un acacia –, Dariel réfléchit à la portée de l’instant. C’était là, dans les courbes du métal. Dans les prunelles de Yoen. Sur les visages des anciens autour de lui, et derrière eux sur ceux de ses compagnons. Tous attendaient sa décision. À lui de décider s’il voulait demander à tous ces gens de le faire roi de l’Ushen Brae. L’exaltation du moment l’étourdit. Son esprit filait au-dessus de ce continent dont il n’avait vu qu’une petite partie. Il pensa aux ruines d’Amratseer, aux sommets déchiquetés du Rath Batatt et aux rapides tumultueux de la Sheeven Lek. Il se rappela le nom d’endroits dont il avait entendu parler sans jamais s’y rendre. Par le Grand Dispensateur, il pourrait reconstruire la cité antique de Lvinreth. Il ne l’avait jamais vue, mais l’idée d’une ville taillée dans la pierre blanche, loin au nord, où les lions des neiges parcouraient les rues de concert avec les habitants… Il en avait le souffle coupé. Il pouvait être roi et créer une culture différente de tout ce qui existait dans le Monde Connu. Meilleure. Plus juste. Le rêve d’une nation comme celle qu’avait dû imaginer Aliver. Un jour peut-être, Birké et lui escaladeraient le Rath Batatt. Avec Bashar et Cashen, ils iraient chasser, et ils marcheraient au hasard jusqu’à ce qu’ils aient découvert les merveilles cachées au-delà de cette chaîne montagneuse. Ce serait une vie magnifique. Mais… il scruta le visage de Melio, le vit qui l’observait, la mine soucieuse. Clytus également. Et Geena. Même Kartholomé. S’ils n’étaient pas venus pour le retrouver, il aurait pu donner une autre réponse à Yoen. Il aurait pu saisir cette chance d’une vie sans pareille dans l’Ushen Brae. Mais ils étaient venus, et cette existence ne serait pas pour lui. Ils étaient venus pour le ramener chez lui, sur Acacia, auprès de Wren. Si elle était toujours vivante et qu’il pouvait revivre avec elle, plus jamais il ne serait séparé d’elle. Jamais. Il fallait qu’il rentre. Il devait faire voile avec Melio, en espérant que l’avenir prévoyait aussi de le hisser au rang d’oncle, celui de l’enfant que son ami désirait avoir avec Mena. — Non, je ne peux pas accepter, dit-il en regardant autour de lui tous ces gens silencieux qui guettaient sa décision. J’aime les Êtres Libres. J’ai appris à aimer l’Ushen Brae, et je ne vous serai jamais assez reconnaissant pour tout ce que vous m’avez offert. Mais… Son regard passa sur Mór. — Je dois rentrer chez moi. Il alla vers la jeune femme et lui mit le bandeau en or – la couronne – dans les mains. — Si c’est à moi de décider ce que je souhaite, je la donne à Mór. Pourquoi pas une reine plutôt qu’un roi ? Une mère pour la nation. Allez demander aux gens dehors ce qu’ils pensent de cette idée. Quand Mór baissa un regard stupéfait sur le trésor qu’elle tenait, Dariel tourna les talons et s’éloigna. Dans le silence presque total, ses pas résonnèrent fortement sur le dallage de marbre. Il ne regarda pas en arrière, bien qu’il en eût très envie. Il voulait la voir émerger dans la lumière du jour, la couronne à la main, pour demander aux Êtres de donner un nom à leur avenir. Il se fit une image mentale de la scène. C’est ainsi qu’il la vit, et il sortit avec cette vision à l’esprit, en se disant que c’était une belle vision, oui, une très belle vision. Il était déjà engagé dans le couloir quand ses pas ralentirent. Il voulait revenir en arrière. Que faisait-il ? Il aimait cet endroit ! S’il était venu ici dans des conditions différentes, il aurait très bien pu y rester à jamais. Mais il avait vécu loin de son foyer pendant trop longtemps. Il ne pouvait pas oublier ceux qu’il aimait là-bas. Non, il devait partir. Il devait rentrer chez lui. Il fit encore quelques pas avant d’entendre la clameur qui montait de la grand-place. Il continua de s’éloigner, en priant pour que personne ne voie les larmes qui soudain inondaient son visage. Un effort et il repartit. Mais il n’alla pas très loin. Il prit appui contre le mur et regarda le monde se liquéfier. Il n’était même pas sûr de la raison pour laquelle il pleurait, si c’était pour ce pays ou pour l’autre, de tristesse ou de joie. Il écoutait le calme puis les acclamations, ces moments occupés par la voix d’une seule personne. Il n’arrivait pas à saisir ce qui se disait, mais il était heureux pour eux. Les Êtres Libres étaient en train de devenir une vraie nation. Les enfants qui avaient été volés à leurs parents avaient enfin… — Dariel ! Il se remit à marcher, mais à cause de sa vision brouillée il n’était pas certain du couloir flanqué de colonnes qu’il devait prendre pour sortir du bâtiment. Anira le rattrapa alors qu’il hésitait. Il voulut lui cacher son visage, mais elle lui prit le menton. — Quelqu’un t’a-t-il dit ce que signifie Rhuin Fá ? demanda-t-elle. Ils ne te l’ont pas révélé avant parce que cela aurait pu affecter tes décisions. Il fallait que tu sois pur, et que tu agisses selon tes seuls choix. Au moment où elle lui dit cela, Dariel se rendit compte qu’il savait ce que ce nom signifiait. Simplement, il n’y avait pas repensé depuis que Nâ Gâmen lui avait fait le présent de la langue du Lothan Aklun. Mais oui, il savait. Avant même qu’Anira ne le lui explique. — Dariel, cela veut dire « Celui qui complète le cercle ». Elle le prit par les épaules et le secoua doucement. Puis elle approcha son visage du sien et l’embrassa. Ce n’était pas un geste sensuel, juste un geste d’affection entre deux amis. — Tu comprends ? Celui qui complète le cercle. Rhuin Fá, les entends-tu ? Ils t’appellent. Je crois que certains d’entre eux veulent rentrer avec toi. Je crois… que beaucoup d’entre eux veulent rentrer avec toi, chez eux. Ils veulent embarquer sur le plus gros vaisseau de la Ligue. Ils veulent que tu en sois le capitaine, et que tu les ramènes chez eux. CHAPITRE SOIXANTE-DOUZE — CE NE SONT PAS DE MAUVAIS PETITS, DIT DELIVEGU. Ils n’étaient pas très bavards au début, mais ils se sont détendus au fil du voyage. Demandez-leur de vous parler de la guerre et ils vous casseront les oreilles. Littéralement. Il ébouriffa la chevelure déjà indisciplinée du garçon à côté de lui. Ce geste trahissait une évidente sincérité, quoique teintée de paternalisme. Aliver avait toujours pris Delivegu pour un fanfaron doublé d’un arrogant, bien qu’il n’ait jamais pu exprimer cette opinion quand il était encore sous l’emprise de la magie de Corinn. Delivegu fanfaronnait toujours un peu, mais il avait accompli la mission qu’Aliver lui avait confiée. Il les avait rejoints la nuit précédente, à temps espérait-il pour que leur arrivée puisse jouer un rôle dans ce qui devait se dérouler aujourd’hui. — Merci, Delivegu, dit-il. Vous vous êtes bien débrouillé. Les enfants numreks se serraient en un groupe nerveux autour du Senivale. Le plus âgé avait à peine plus de dix ans, le plus jeune pas plus de cinq ou six. Aliver ne pouvait avoir de certitude sur le sujet, mais il ne pensait pas se tromper de beaucoup. Il détectait chez les aînés la flamme d’une rébellion récente, et chez les plus jeunes ce regard fixe des gamins trop effrayés par le monde pour s’en détourner une seule seconde. Ce n’étaient que des enfants. Ceux de ses ennemis, certes, mais des enfants avant tout. Ils étaient sept, le nombre exact du rêve de Kelis. Il se rappelait que le Talayen les avait appelés « ses » enfants. Il avait rêvé qu’Aliver en avait sept. Et ils étaient maintenant devant lui. Et si Shen avait été capturée de la même manière ? Ou Aaden ? songea-t-il. L’hypothèse n’avait rien d’inconcevable. Dans un monde où les Auldeks combattaient pour vaincre, les enfants de sa propre famille auraient pu être à la merci de l’ennemi, comme ceux-là l’étaient. — Je ne vous veux aucun mal, leur dit-il. Je sais qu’on a été cruel envers vous. Peut-être avez-vous vu ce que ma sœur a infligé à vos parents, dans le Teh. Je suis désolé de ce qui est arrivé. J’espère que vous vivrez très longtemps, et que le passage des années effacera ce souvenir. Je ne peux pas changer ce qui s’est passé, pas plus que vous ne pouvez empêcher les crimes qui ont poussé la reine à ressentir un aussi terrible courroux. Connaissez-vous la raison de sa colère, ce jour-là ? Vos parents avaient comploté pour assassiner son fils. Plus que toute autre chose, c’est ce qui l’a mise dans cet état de rage folle dont vous avez été témoins. Je peux comprendre cette folie, mais je n’en veux aucune part. J’ai un enfant, moi aussi. Cette dernière phrase le stoppa net dans son élan. Quoi qu’il ait eu l’intention de dire ensuite, il ne s’en souvenait plus. Il resta assis un moment, à dévisager les enfants l’un après l’autre, tout en cherchant à se remémorer ce qu’il avait voulu leur expliquer. Rien ne vint. « J’ai un enfant, moi aussi » n’était pas une phrase d’introduction, mais de conclusion. — Vous aimeriez voir l’Ushen Brae ? demanda-t-il. Ils mirent un certain temps à répondre, avec l’aide de Delivegu. Finalement, chacun d’eux déclara qu’il voulait voir l’Ushen Brae. — C’est un pays inconnu pour vous, et il ne sera plus tel qu’il était quand vos parents l’ont quitté. Ils ne trouvèrent rien à répondre. Pourquoi en aurait-il été autrement ? Ils ne connaissaient pas l’Ushen Brae. Ils connaissaient Acacia, en revanche, et ils savaient que ce pays n’avait pas été tendre avec eux. — Si les Auldeks acceptaient de vous prendre avec eux, seriez-vous d’accord pour les suivre ? Les réponses furent plus rapides, cette fois. Bien sûr qu’ils seraient d’accord. Aliver se leva et se dirigea vers l’entrée de la tente. Arrivé devant le rabat de toile, il fit halte un instant et déclara : — Je vais essayer de vous renvoyer chez vous. La décision ne m’appartient pas, mais je ferai ce que je peux. * * * La multitude des soldats rassemblés à quelques centaines de pas d’eux constituait une force impressionnante. Aliver ne leur accorda qu’un coup d’œil rapide, cependant. Il n’avait aucune envie de contempler les milliers de guerriers et les centaines de bêtes et de machines de guerre déployées contre lui. Sa propre armée était tout aussi nombreuse. L’humanité unie du Monde Connu se tenait en une masse compacte derrière lui. Des gens venus de toutes les provinces, avec leurs diverses langues, caractéristiques physiques et coutumes. Aujourd’hui, ils combattraient et mourraient, tout comme les Auldeks. Pour des raisons différentes, mais avec la même férocité. Les dragons de Corinn s’élanceraient dans les airs et s’opposeraient aux fréketes. Cette journée pouvait être celle d’un affrontement sanglant inimaginable. Le bois et la poix avaient été amassés. Il suffisait que la flamme de la torche les touche. Il restait concentré sur la délégation qui lui faisait face. Devoth, Sabeer et les autres chefs de clan se tenaient immobiles, à quelques pas. Aliver ne les avait vus qu’en tant qu’êtres spirituels, nimbés d’une lumière douce et diaphane. Pourtant, il savait que les individus qui se tenaient devant lui à présent n’étaient pas les mêmes que quelques jours auparavant. La morgue contenue dans le rire de Devoth, cette nuit-là, son assurance, la certitude que sa mort était encore loin de lui, tout cela s’était évanoui. Ils étaient hagards, abasourdis. Leur regard était alourdi par l’épuisement. Mena scrutait leurs visages comme si elle n’en reconnaissait aucun. Derrière sa sœur et lui, Aliver avait fait venir le petit groupe avec lequel il avait opéré le raid spirituel, la nuit précédente. C’était à lui de terminer ce qu’ils avaient commencé, mais il éprouvait un réconfort certain à sentir la présence de ces personnes de confiance dans son dos. Les deux délégations avaient déposé leurs armes avant de se rejoindre entre les deux armées. Si les Auldeks les attaquaient maintenant, ses amis et lui périraient. Mais si cela se produisait, cela voudrait dire qu’il avait échoué, et il ne pourrait plus rien faire pour changer le cours des choses. Devoth prit la parole le premier : — Que nous avez-vous fait ? demanda-t-il en acacian. — Rien qui ne soit justifié, répondit Aliver. Il s’exprimait sans la moindre trace de bravade dans la voix. Sans dérision ni colère, il réussissait à faire passer sa fermeté, mais aussi son empathie. Il n’avait pas eu à s’exercer pour maîtriser ce ton, parce qu’il correspondait à son état d’esprit, tout simplement. — L’autre matin, au réveil, tu t’es senti différent, n’est-ce pas ? Tu n’en as pas soufflé mot aux autres, parce que tu te sentais faible. Tu te sentais effrayé, d’une façon que tu n’avais encore jamais connue. Du moins, d’une façon que tu ne te souviens pas avoir déjà connue. — Non, gronda Devoth. Malgré son regard sauvage, son « non » était étrangement passif. Il niait l’évidence. Mais il voulait en savoir plus. Et les autres également. — Tu étais seul, alors, poursuivit Aliver. Mais quand les autres Auldeks se sont réveillés, ce matin, ils ont éprouvé la même chose que toi. Ils n’en ont peut-être parlé à personne. Je sais que vous êtes un peuple fier. Et qu’auriez-vous dit, alors que vous ne pouvez pas expliquer pourquoi le monde vous semble différent aujourd’hui de ce qu’il était pour vous hier ? Je vais vous l’expliquer, parce que je n’y suis pas étranger. Voulez-vous savoir ce que nous vous avons fait ? — Nous vous avons déjà posé cette question, dit Sabeer. — Devoth vous a-t-il parlé de mon offre de paix ? — Oui, répondit Sabeer. — L’avez-vous également entendue dans vos songes, énoncée par moi ou par une des personnes qui se tiennent derrière moi ? Le silence des Auldeks avait valeur de réponse. — L’offre de paix que je vous ai faite est toujours valable aujourd’hui. Je le jure devant mon dieu, le Grand Dispensateur qui, je le crois, a créé ce monde. Ceux qui vous ont rendu visite dans vos rêves étaient bien réels, eux aussi. Ils vous ont délivré mon message, mais ils vous ont également pris quelque chose. Ils vous ont pris les âmes que vous aviez capturées et les ont libérées dans la mort. Voilà pourquoi le monde vous semble différent aujourd’hui. Parce que ce matin, vous vous êtes réveillés mortels. Vous ne possédez plus que la vie avec laquelle vous êtes nés. Une seule âme, fragile, vous sépare désormais de l’au-delà. Les autres Auldeks le regardaient fixement. Leurs visages étaient devenus des masques rigides. Ils étaient pétrifiés, comme déjà morts. Aliver faillit sourire. Vous pensez que je vous ai déjà tués. Il n’en est rien. C’est moi qui compte le nombre de respirations auxquelles j’ai encore droit. Allons, finissons-en rapidement. — Vous nous avez volé nos vies ? murmura Devoth. — Non. Vous les aviez volées aux enfants que nous vous avions envoyés. Votre péché a été de les prendre en vous, le nôtre de vous les envoyer. Ces dernières nuits, nous avons œuvré à racheter notre faute, et la vôtre. — Vous nous avez dépouillés, dit Devoth. — Nous vous avons rendus de nouveau auldeks ! répliqua Aliver. Vous ne vous rappelez même plus qui vous étiez. Naguère, vous étiez mortels. Vous n’en avez pas gardé le souvenir, mais à cette époque, avant que vous vous vendiez au Lothan Aklun, vous étiez de véritables Auldeks. Vous viviez et vous mouriez. Vous vous mariiez et vous aviez des enfants. Je sais ces choses sur vous. Rialus Neptos vous a parlé de nous ? Il nous a parlé de vous. Devoth n’accorda pas le moindre coup d’œil au petit Acacian. À la différence de Sabeer, qui braqua sur lui des yeux étincelants. Sans même se retourner, Aliver sut que Rialus se recroquevillait sous ce regard. — Vous aimiez la vie et vous redoutiez la mort, et c’est ainsi que l’on vit ! La vie n’est pour nous qu’un cadeau temporaire. Tous ceux d’entre nous qui sont capables de réfléchir un peu savent que nos jours sont comptés. C’est la beauté de la chose. Nous devons profiter de la vie maintenant, parce qu’elle passe. Vous avez oublié cela, et ensuite vous avez oublié que vous aviez oublié. Nous vous avons rendu ce cadeau. Car il s’agit bien d’un cadeau que nous vous faisons. Je sais que vous aviez comme projet de revenir à votre âme première, ici, dans le Monde Connu. C’est une des raisons de votre venue. Vous nous auriez tués ou réduits en esclavage d’abord, ce que je ne puis permettre. Aussi, prenez les présents que nous vous avons faits. Renoncez au reste. Oubliez les anciens crimes. Oubliez encore ceux que vous vouliez commettre. Oubliez, et retournez dans vos foyers. Emportez avec vous un futur dans lequel vous pourrez être réellement vous-mêmes. L’expédition qui vous a menés jusqu’ici ne sera pas un échec. Ce n’est pas une défaite, Devoth. Vous êtes venus pour trouver un moyen de vivre de nouveau. Vous êtes venus pour redevenir fertiles. Vous êtes venus pour mettre fin à cette existence de maîtres d’esclaves, et redevenir ce que vous étiez auparavant. Tout cela, vous pouvez l’avoir. Laissez-moi vous montrer à quoi l’avenir peut ressembler. Avant que quelqu’un dans la délégation auldek puisse répondre, Aliver se retourna et lança un ordre. Un instant plus tard, le mur de soldats se fendit et les enfants numreks s’avancèrent dans l’étroit passage laissé libre. Tous les sept marchaient d’un pas hésitant. Aliver leur fit signe d’approcher. — Venez ! Que vos oncles et vos tantes puissent vous voir. Venez ! Les jeunes Numreks s’arrêtèrent à l’écart des Acacians, mais ils semblaient rechigner à aller plus près des Auldeks. Sabeer leur dit quelque chose dans leur langue. Plusieurs répondirent. De la main, elle leur fit signe d’avancer. L’homme à côté d’elle s’accroupit et ouvrit les deux bras dans une attitude d’accueil. Les enfants approchèrent un peu plus. Les adultes leur adressèrent différentes questions. Ils posèrent les doigts sur leurs épaules encore chétives, les étreignirent ou leur prirent le visage dans les mains. Allek, fils du Numrek Calrach, qui était venu pour représenter son père, se fraya un chemin parmi ses aînés et appela une des fillettes. En l’apercevant, elle délaissa la femme qui lui caressait les cheveux et courut vers lui. Elle sauta dans ses bras et le jeune homme se tourna pour essayer de dissimuler les sanglots qui déchiraient sa poitrine. Aliver leur laissa un moment avant de reprendre la parole : — Je vous avais dit que je vous amènerais ces enfants. Ils sont là. Emmenez-les dans votre pays, et apprenez-leur comment devenir des Auldeks. Je crois que cela vous procurera de grandes joies, à vous comme à eux. — Nous n’avons pas dit que nous acceptions ta proposition, déclara Devoth. Il était resté captivé par le visage d’un jeune garçon, mais à présent il s’était relevé et ses traits s’étaient de nouveau durcis. — Non, mais c’est parce que je ne vous ai pas encore révélé le dernier aspect de ma proposition. Je t’ai promis de te le dire maintenant, et je vais le faire. Aliver releva le menton et désigna la multitude qui composait l’armée de Devoth. — Ces soldats esclaves qui se battent pour toi, laisse-les décider de leur vie, dès maintenant. Ils peuvent retourner dans l’Ushen Brae avec toi ou nous rejoindre : ils seront les bienvenus. Il n’y aura aucun châtiment pour les combats qui ont eu lieu avant ce jour. Tu vas le leur expliquer. Si tu ne le fais pas, nous leur dirons que vous, Auldeks, êtes tous mortels. Tu peux penser qu’ils vous aiment et qu’ils sont loyaux envers vous, pour ma part je pense qu’ils vous craignent. Ils vous croient invincibles. C’est ce qui les empêche de se révolter contre vous. S’ils savaient que vous êtes mortels, tout comme eux, ils ne vous regarderaient plus avec des yeux d’esclaves. Celui-là, là-bas. Quel est son nom ? Il désigna un Lvin qui se tenait devant un groupe d’Enfants Divins. L’homme les observait, menton relevé comme s’il humait l’air. Son visage était d’une blancheur de neige, encadré par des tresses épaisses d’une chevelure blanche évoquant la crinière d’un lion des neiges. Il était tout aussi majestueux que son modèle félin, et peut-être plus dangereux. — Menteus Nemré, répondit Rialus. — Comment penses-tu qu’il réagirait s’il apprenait qu’un seul coup de son épée peut t’anéantir ? J’ai une vague idée de la réponse, mais pourquoi ne pas lui poser la question ? Nous pourrions l’appeler pour savoir ce qu’il en pense. Qu’en dis-tu ? — Nous lui avons procuré une existence agréable, dit Devoth. La certitude dont il avait toujours fait preuve s’était enfuie de lui avec les âmes volées. Il tenait le même discours, mais il n’y croyait plus. — Tu ne sais pas tout ce que nous lui avons donné, ajouta-t-il. Aliver regardait Menteus Nemré, et celui-ci avait remarqué l’attention dont il était l’objet. Ses yeux restaient fixés sur eux. — Vous ne lui avez pas donné la liberté. Vous ne lui avez pas montré le respect que mérite un égal. Et je le soupçonne de désirer cela plus que tout. Comme eux tous. Je peux me tromper, Devoth, mais je crois que, si je leur dévoilais maintenant la vérité sur votre mortalité, vous n’auriez pas une seule armée à affronter. Vous en auriez deux. Je crois même que votre propre armée vous massacrerait avec plus de joie que tous ceux qui se tiennent derrière moi. Il regarda Devoth au fond des yeux et demanda : — Allons-nous tenter l’expérience ? * * * Plus tard ce même jour, après que Devoth eut répondu par la négative à la suggestion d’Aliver, l’Auldek s’entretint avec ses frères. Il revint apporter la réponse tant espérée. Aliver écouta alors tous les serments individuels de paix qu’il put et, quand il pensa que celle-ci était réellement acquise, et doublée d’un engagement à protéger tous les Acacians demeurant dans l’Ushen Brae, il demanda à Mena de le remplacer. Il y avait encore une très longue file d’Auldeks qui attendaient pour prêter serment. Sa sœur accepta de terminer pour lui. Elle lui prit la main alors qu’il se levait et la tint dans la sienne un moment, comme si elle se répétait la phrase qu’elle s’apprêtait à prononcer. Finalement, elle déclara : — Je vais finir cette tâche. Aliver la quitta sans effusion particulière, comme s’il voulait simplement aller voir les soldats. C’est d’ailleurs ce qu’il fit. Ils étaient soulagés et joyeux, et il voulait partager avec eux ces émotions. Mais quand les doigts de la mort effleurèrent son épaule, il ne chercha pas à leur échapper. Ils étaient proches de lui depuis longtemps déjà, et il ne pouvait pas leur refuser leur dû, encore moins après cette journée qu’ils l’avaient laissé terminer. Son heure était venue. Il espérait que Mena ne lui en voudrait pas trop de ne pas lui avoir fait ses adieux, mais il pensait qu’elle les verrait dans chacune des actions qu’il avait menées depuis que Corinn l’avait libéré de son sort. Mieux valait qu’elle prenne le relais, puisque c’était le rôle que l’avenir lui réservait, de toute façon. Il marcha aussi longtemps qu’il le put, saluant les soldats et serrant des mains, jusqu’à ce qu’il trouve une allée déserte entre les tentes alignées. Il s’allongea sur un lit de camp sous un pan de toile. Puis, après réflexion, il se releva et sortit le lit sous le ciel. Il contempla le tapis dense des nuages qui semblaient si proches dans le crépuscule. Quand les premiers flocons tombèrent, il ferma les yeux et sentit leur baiser froid sur ses joues, ses paupières et ses lèvres. Il rouvrit les yeux encore une fois lorsqu’il entendit le rugissement de Po. Il vit l’ombre ténébreuse du dragon passer au-dessus de lui, et il entendit les autres enfants d’Elya qui répondaient à leur frère. Il allait refermer les yeux quand un homme cria. Il y eut le fracas de quelque chose que l’on renverse, une série de claquements, de cliquetis, et des grognements agités. Sans savoir comment, Aliver comprit ce qui se passait. Po volait sans cavalier, et il appelait les autres à le rejoindre. Au sol, les trois dragons étaient en train de déchiqueter leurs harnais pour se libérer. Il perçut le froissement de leurs ailes qui se déployaient, les os qui claquaient en s’emboîtant, et le son caractéristique de l’envol. Il sentait la panique dans les voix qui s’élevaient, mais lui-même n’en éprouvait aucune. Corinn avait dit, ou plutôt écrit, que les créatures leur seraient fidèles tant qu’elle-même vivrait. Ensuite, elles changeraient certainement de comportement. En les écoutant qui s’interpellaient tout en prenant de l’altitude dans la nuit ouatée de neige, Aliver comprit que le changement avait commencé, et il sut que sa sœur l’avait précédé dans l’au-delà. — Corinn… Il avait été accaparé par ses propres tâches au point de presque oublier le combat de sa sœur contre le Santoth. Tout lui revenait, à présent, et il sut qu’elle avait triomphé des Hérauts. — Tu as réussi, n’est-ce pas ? Je sais que tu as réussi. Merci. Yeux clos, il resta étendu là longtemps, et il sentit la neige le recouvrir d’un manteau, pendant qu’il remerciait sa sœur. Ce n’était pas uniquement pour avoir sauvé le monde du Santoth qu’il lui était reconnaissant. Il la remerciait pour lui-même, pour lui avoir permis de savoir, à la fin, qu’elle était merveilleuse, qu’il l’aimait complètement, sans aucune réserve. Comme un frère devait aimer sa sœur. Un peu plus tard, il ne sentit plus la neige. Il cessa de sentir quoi que ce soit. Une pensée lui vint, qui aurait pu le faire rire, mais il n’avait déjà plus de lèvres pour rire. Aliver Akaran, songea-t-il, regarde ce que tu as fait. Tu t’es débrouillé pour qu’ils puissent de nouveau t’appeler le Roi des Neiges. Cela ne le gênait pas vraiment. Il avait toujours aimé la consonance de ce surnom. Auparavant, il était usurpé. À présent, peut-être le méritait-il. CHAPITRE SOIXANTE-TREIZE LES FLÛTES ANNONCÈRENT MIDI. ELLES RÉSONNÈRENT D’ABORD dans les hauteurs d’Acacia, au sommet du palais, puis la mélodie cascada vers la ville basse. C’était très beau, un son que Mena n’aurait jamais cru réentendre un jour. Elle se tenait sur le balcon du bureau de Corinn et contemplait le spectacle qu’offrait l’île dans l’éclat de la lumière printanière. Comment se pouvait-il qu’un son aussi merveilleux existât dans ce monde, le même monde qui avait résonné du fracas de la guerre, du hurlement des vents arctiques, des cris de douleur et de rage des hommes et des femmes ? Il ne lui semblait pas possible que les images qui avaient constitué sa vie pendant les six derniers mois soient réelles, si celle-là l’était. Ou que la vue de ces flèches et de la mer scintillante soit autre chose qu’un rêve, si cette autre version de la vie était une réalité. Il lui faudrait beaucoup de temps pour arriver à accepter cela et trouver un moyen d’y faire face seule. Elle était revenue, mais pas Aliver. Et Corinn ne reviendrait jamais. Dariel et Melio étaient sortis des limites du Monde Connu, et personne ne pouvait dire ce qu’il était advenu d’eux. Elle était seule. Au moins la dépouille d’Aliver avait-elle entamé le long voyage de retour, escortée par une armée qui avait aimé son frère. Enfermé dans un cercueil très simple, son corps effectuait un dernier voyage tout autour du Continent. Mena espérait que l’idée aurait plu à Aliver. Elle pensait que oui. Elle imaginait qu’il aurait été très heureux que son corps soit porté pendant tout le trajet sur les épaules d’anciens esclaves qui quelques semaines plus tôt garnissaient les rangs de l’armée ennemie. Ils étaient innombrables, ceux qui avaient demandé à rester et avaient imploré l’honneur de porter Aliver jusque chez lui, sur Acacia. Il y avait là une forme de justesse, la fin de maux très anciens. Oui, se dit-elle, il aurait beaucoup aimé cela. Elle entendit quelqu’un entrer dans le bureau et repassa dans cette pièce. Rhrenna, l’ancienne secrétaire particulière de sa sœur, l’attendait, très droite, un paquet de papiers serrés contre sa poitrine. — J’ai des nouvelles d’Alécia, annonça-t-elle. Bien sûr. La Meine avait toujours du nouveau. Depuis le retour de Mena sur l’île, quelques jours plus tôt, Rhrenna s’était comportée comme si elle était son assistante depuis toujours. Elle avait été d’une grande aide et avait guidé la princesse à travers son propre palais avec autant de diligence que si elle s’était occupée d’une visiteuse de marque. Et Mena l’était un peu. Peut-être n’était-elle pas revenue comme elle en était partie, et peut-être ne se sentirait-elle plus jamais la même. Ou peut-être que sans Aliver et Corinn, Acacia elle-même avait changé. — Je préférerais que vous ayez des nouvelles des Autres Contrées, dit Mena. De bonnes nouvelles concernant Dariel et Melio me suffiraient amplement. — Toujours rien de ce côté-là, j’en ai peur. Ces nouvelles, néanmoins… Votre Majesté, peut-être devriez-vous vous asseoir. Rhrenna s’était toujours montrée d’une courtoisie sans faille avec elle, mais elle ne l’avait encore jamais appelée Majesté. — Pourquoi, j’ai donc l’air si malade ? Comme pour voir en quoi son apparence pouvait inquiéter Rhrenna, elle baissa les yeux sur elle-même et faillit sursauter. Une robe ! Elle avait déjà oublié qu’elle portait une robe. Un vêtement de coton léger, propre et repassé, brodé de fils d’or, qui tombait en vagues douces jusqu’au sol. Il lui faudrait sans doute passer par une période d’adaptation. Elle avait bien fait de revenir directement à Acacia avec Elya. Elle avait besoin de temps pour se remémorer comment on vivait quand on n’était pas en campagne, comment porter une robe et se réveiller dans un climat tempéré, et comment ne pas penser constamment aux vies qui dépendaient de chacune de ses décisions. Mais le conseil de Rhrenna n’avait rien à voir avec sa robe. — Vous avez l’air très bien, la rassura-t-elle. C’est simplement que… Les décrets viennent d’être ouverts et lus devant le Sénat. Ils… risquent de vous surprendre. La secrétaire avait maintenant toute son attention. Ne sachant pas encore décrypter l’expression de la Meine, la princesse sentit naître en elle cette tension familière qui chez elle accompagnait l’appréhension. — Que s’est-il passé ? — Ce n’est pas une chose à laquelle vous vous attendez, dit Rhrenna qui regarda autour d’elle. J’ai le sentiment que ce serait mieux s’il y avait quelqu’un d’autre dans cette pièce avec nous. — Dites simplement de quoi il retourne. — Aliver et Corinn… vous ont nommée reine. Mena la regarda d’un air ébahi. — Ils ont tous deux reconnu que leurs enfants respectifs, étant illégitimes, ne pouvaient occuper le trône. C’est ainsi qu’ils ont expliqué leur décision, en tout cas. Vous êtes la seule prétendante directe et légitime au trône. Vous seule êtes mariée, avec un jour la possibilité d’avoir un héritier recevable légalement. Rhrenna marqua une pause et observa Mena pour s’assurer qu’elle suivait bien la logique du raisonnement. — Le Sénat a donné son accord. Ses membres ont déjà ratifié les décrets. Ils n’avaient pas le choix, puisqu’ils les avaient acceptés quand Aliver les leur a confiés dans un coffret scellé. Je vous en ai parlé, vous vous souvenez ? Il l’a fait avant de s’envoler sur son dragon pour aller vous rejoindre. Et si l’on tient compte de l’amour que les gens portent au Roi des Neiges, personne ne contestera ses souhaits, ni ceux de Corinn. Vous devez être la prochaine reine d’Acacia. Personne ne s’y oppose. Et si, moi, je m’y oppose ? se dit Mena. — Il y a autre chose. Le contraire eût été étonnant… — Vous devriez le lire vous-même. La secrétaire lui tendit le document, mais Mena ne fit pas le moindre mouvement pour le prendre. Après un moment, la Meine continua : — Aliver et Corinn ont demandé à ce que soit créée une alliance des nations, et non plus un empire. Ils l’ont appelée l’Alliance Sacrée. Elle se tut de nouveau pendant quelques secondes, puis : — Vous ne voulez vraiment pas lire ce qu’ils… — Rhrenna, parlez, je vous en prie ! — C’est un projet dont la mise en place exigera un certain temps, dit la secrétaire en consultant les documents. Pour l’heure, vous êtes la souveraine de l’Empire. Il vous reviendra de superviser l’établissement d’un gouvernement dans chacune des cinq provinces. Dans dix ans – ou après dix ans de paix et de calme, si tout va bien –, les provinces accéderont à l’autonomie politique. Elles feront toujours partie intégrante de l’Empire, je pense. Mais dans vingt ans, les nations sont destinées à devenir réellement indépendantes. Le projet est bien sûr beaucoup plus détaillé, mais je vous ai exposé sa ligne directrice. Finalement, Acacia sera une nation parmi d’autres. Des nations égales. Elle déposa les documents sur le bureau. — Maintenant que j’y pense, je comprends pourquoi les sénateurs n’ont pas voulu s’opposer. L’autonomie. Vous savez combien cela fera de nouveaux souverains ? Et je n’ose pas imaginer la confusion qui en résultera. Mais alors même qu’elle se faisait cette réflexion, Mena se sentie envahie par le soulagement. Il y aurait une certaine confusion, certainement, mais une confusion qui ne reposerait plus sur les épaules d’une seule personne. Elle, en l’occurrence. Ils m’ont prise au piège et libérée en même temps. Aliver, tu m’avais dit que Corinn et toi fondiez beaucoup d’espoirs en moi. Maintenant je comprends. Ou plutôt, je commence à comprendre. * * * Plus tard cet après-midi-là, Mena alla chercher Aaden et Shen à la fin de leur cours avec Barad. Celui-ci faisait la classe en plein air, à l’endroit même où, avec sa sœur et ses frères, elle avait suivi l’enseignement de Jason. Elle repartit aussitôt avec les enfants, car elle ne tenait pas à s’attarder trop longtemps avec le précepteur aux yeux de pierre. Elle était consciente de ne pouvoir échapper aux souvenirs qui peuplaient le palais, mais elle pouvait au moins se soustraire au regard de Barad, qui lisait en elle comme dans un livre ouvert. Une autre chose à laquelle elle devrait s’accoutumer. Un autre sujet vis-à-vis duquel elle aurait besoin de faire peu à peu confiance à la sagesse de ses aînés. Les enfants se montrèrent d’un calme inhabituel pendant qu’ils marchaient. Ce fut seulement en arrivant sur la terrasse d’Elya et en entendant la créature les accueillir de quelques notes flûtées qu’ils retrouvèrent la parole pour poser des questions sur ce que Barad leur avait dit : — C’est vrai ? demanda Aaden. — Beaucoup de choses sont vraies. À laquelle fais-tu allusion ? — Tu vas devenir la reine, répondit Shen. Elle agissait ainsi, parfois, et le garçon avait le même genre de réactions. Ils finissaient la pensée de l’autre, comme s’ils l’avaient eue en commun. À la manière de jumeaux, songea Mena. Un gamin à la peau et aux yeux clairs, une fillette au teint olivâtre et au regard de nuit. Très différents, sans l’être vraiment. Depuis qu’elle était auprès d’eux, ce n’était pas la première fois qu’elle se demandait quel physique aurait eu leur enfant, si Melio et elle… Mais c’était une pensée trop difficile à affronter. Elle la repoussa, avec la certitude qu’elle avait devant elle une vie entière à regretter de ne pas avoir eu cet enfant quand ils le pouvaient. Le fardeau serait lourd à porter. — C’est ce qu’on m’a dit, reconnut-elle. Je n’avais pas prévu une telle chose. Je ne… sais pas ce que cela signifie, en fait. Vraiment, je ne sais pas. Elle regarda les deux enfants sans cacher son désarroi. — Désolée, mais c’est trop nouveau pour moi. Je ne sais pas. — Melio sera roi, quand il reviendra, dit Aaden. Mena n’avait pas eu le temps de considérer cet aspect de la situation. Et autant elle aimait Melio, autant elle avait du mal à l’imaginer dans ce rôle. — Alors espérons qu’il revienne. — C’est ce que je demande au Dispensateur chaque matin, déclara Aaden. Chaque matin, je le prie de faire revenir Dariel et Melio. Je veux les revoir, moi aussi. J’en ai très envie. Le garçon tourna la tête. Il contempla Elya qui lissait ses plumes, et fit mine d’être fasciné par ce spectacle. Mais Mena n’était pas dupe. Elle avait perçu l’émotion qu’il s’efforçait de ne pas laisser transparaître dans ses dernières paroles. Elle faillit lui dire qu’elle aussi priait pour la même chose. Elle voulait tant que Melio soit de retour auprès d’elle qu’elle avait l’impression d’un manque intérieur permanent. Ce vide l’avait constamment affligée pendant la guerre, mais elle en avait beaucoup plus conscience maintenant, chez elle. À son retour sur Acacia, quand elle avait découvert Wren avec un bébé prénommé Corinn dans les bras, tout lui avait paru mieux et pire à la fois. Mena était ravie d’être tante pour la troisième fois, ravie de savoir que Dariel vivait toujours en cet enfant et que Corinn serait honorée par la même occasion. Quel père Dariel aurait été ! Elle n’imaginait personne qui fût plus apte que lui à remplir ce rôle. Hélas ! ce serait Rialus Neptos qui bientôt débarquerait sur l’île et rencontrerait sa propre fille pour la première fois. Peut-être ferait-il un bon père, après tout. Mena n’en avait aucune idée. En dépit du ressentiment qu’elle était en droit d’avoir toujours à son encontre, il avait joué un rôle non négligeable dans le sauvetage de la nation. Le destin empruntait parfois des chemins très étranges. — Ma mère est contente, dit Shen. Elle a dit que comme ça, je n’aurai pas à m’inquiéter d’être reine. — Tu te serais inquiétée ? L’enfant retint la première réponse qui lui venait aux lèvres et prit le temps de réfléchir. — Je préfère que ce soit toi. — Moi aussi, déclara Aaden en se retournant. Ne dis pas à Mère que je… Les mots lui avaient échappé, et il laissa la phrase en suspens. Il se détourna de nouveau, mais sa tante ne le laissa pas faire. — Oh ! mon chéri, viens. Elle attira le garçon à elle, le serra fort et du regard invita Shen à les rejoindre. Les bras refermés autour des deux enfants, elle murmura : — Vous êtes bons amis, tous les deux, maintenant, n’est-ce pas ? Je pense que cela ferait plaisir à vos parents. À Melio et Dariel aussi. Et j’en suis moi-même très heureuse. Écoutez, le monde nous surprend tous. Moi autant que vous. Il a même surpris Corinn et Aliver. Il trouve toujours le moyen de nous surprendre. Parfois, cela rend les choses difficiles. C’est ce qui s’est passé récemment. Mais ce ne sera pas toujours aussi dur. Nous sommes passés par tant d’épreuves… — Ma tante, qu’allons-nous devenir ? demanda Shen. Mena recula le buste pour contempler le visage que la fillette levait vers elle. — Quelle drôle de question ! Je ne sais rien du futur, ma petite. Je ne sais que ce qui s’est déjà passé, et ce que je souhaite qu’il arrive. Et même ainsi, je sais que je ne comprendrai jamais réellement ce qui s’est passé. J’en suis toujours déconcertée. Et, je le sais déjà, ce que je souhaite pour l’avenir ne se produira sans doute pas exactement comme je l’imagine. Shen loucha. C’était une réaction tellement inattendue et bizarre que dans un premier temps Mena s’en inquiéta. Quand le regard de la gamine revint à la normale, elle comprit le sens de la mimique et sourit en hochant la tête. — Tu as raison. La vie est tellement déconcertante qu’il y a de quoi loucher, parfois. — Mais qu’est-ce que tu imagines ? demanda Aaden. Je sais, tout ne se passera pas forcément de cette façon, mais quand même : dis-nous. — Vous voulez que j’expose l’avenir tel que je le vois, avec seulement mes espoirs et mes craintes ? Les deux enfants acquiescèrent. — D’accord. Eh bien… Mena s’assit sur un canapé et leur fit signe de l’imiter. Ils prirent place de chaque côté d’elle, et chacun posa la tête sur une cuisse de la jeune femme. Elya avait cessé de lisser ses plumes et les observait. Mena leva les yeux et son regard se perdit dans le vague. — Ce que j’imagine, c’est que vous aurez une existence magnifique, dit-elle, et que vous connaîtrez beaucoup de petites déceptions. Vous ne saurez pas pourquoi, mais il y aura toujours des échecs. Vous lutterez pour la grandeur et la justice, et vous aiderez à faire de notre nation un pays merveilleux. Je compte sur vous pour cela. Vous serez tous deux de grands personnages, mais cela ne vous empêchera pas d’échouer dans des entreprises qui vous tiendront à cœur, ni d’être déçus par quelques personnes – y compris parmi celles qui vous aiment. Vous vivrez de grandes histoires d’amour, vous aurez des amis dévoués et vous ferez partie du grand arbre des Akarans. Jamais vous ne serez seuls. Et pourtant, certains de ceux que vous aimez le plus vous trahiront, ou vous jalouseront, ou convoiteront ce qu’ils croient que vous avez et qu’ils n’ont pas. Il vous arrivera de vous sentir étrangement isolés, même au sein d’une foule de gens, en dépit du bruit et de l’attention que l’on réclamera de vous. Vous vous découvrirez des talents propres, sans jamais comprendre pourquoi c’est à vous qu’ils ont été donnés. Il se peut que vous maudissiez ce monde parce que toujours il tourne et change, et pourtant ce mouvement sera la musique sur laquelle vous danserez. Et quand arrivera la fin, je l’espère, vous en viendrez à penser que la vie telle que vous l’aurez vécue n’aurait pu être différente, ni meilleure ni pire. Vous trouverez du sens à accepter bien des choses que vous ne pouvez pas comprendre ni changer. Si vous vivez très longtemps, vous serez gagnés par la lassitude, et ce sera normal, parce que vous aurez fait de votre mieux pendant toutes ces années. Aaden fit mine de tourner la tête pour la regarder, mais Mena posa doucement la paume de la main sur sa joue pour qu’il reste tranquille. — Vous porterez dans le futur tout ce qui a toujours été pour nous. Vous porterez vos mères et vos pères. Vous porterez tout ce qui a été Acacia, tout ce qui a été le Talay, tout ce qui a été le Mein, et vous porterez plus encore : des présents et des souvenirs qui défient la mesure. Tout cela vit en vous. Et grâce à vous, les jours à venir seront meilleurs que les jours qui ont précédé celui-ci. Mena s’interrompit. Elle fléchit les doigts posés sur les deux enfants. — Du moins, c’est ce que j’imagine. Je peux me tromper. Je ne suis pas très âgée moi-même. Certains disent que la plus grande partie de ma vie est encore devant moi. Mais, mes chéris, c’est ainsi que j’imagine votre futur. J’aimerais qu’il soit davantage, mais je sais aussi que c’est un monde infini qui s’ouvre à vous, au-delà de ce que vous pouvez imaginer maintenant. Elle se tut une fois de plus. Elle ne savait pas comment ils allaient réagir, s’ils ne seraient pas trop attristés. Ce n’était pas ce qu’elle voulait, mais elle ne pouvait pas leur mentir. Et elle fut surprise par le calme avec lequel ils répondirent. Surprise, aussi, par les mots simples qu’ils choisirent, et qui lui firent monter les larmes aux yeux. — Alors qu’il en soit ainsi, dit Shen. Et un instant plus tard, Aaden lui fit écho : — Oui, qu’il en soit ainsi. Après un court silence, la fillette dit : — Mena ? — Oui, ma chérie ? Mais ce fut Aaden qui exprima leur trouble. — Tu as dit beaucoup de choses que ma mère m’a écrites dans sa lettre. Shen l’a lue. Et toi, Mena, tu l’as lue ? — Non. — Curieux, poursuivit le garçon, parce qu’elle a écrit la même chose. Presque. — Seulement « presque » ? Qu’a-t-elle écrit de différent ? — Elle a écrit tout ce que tu viens de dire, répondit Shen, et elle a ajouté qu’il nous appartiendrait de faire en sorte que tout se passe encore mieux que cela. Quand nous serons grands, nous ferons mieux, même si elle ne savait pas de quelle façon nous le ferions. — Et c’est ce que nous ferons, affirma Aaden. Mena ferma les yeux. Elle releva légèrement la tête, comme si elle avait besoin de humer l’air. Quand ses paupières se rouvrirent, elle fut heureuse que les enfants ne voient pas ses larmes. Elle fut heureuse que ses mains posées sur leurs têtes les empêchent de bouger. — Bien sûr, c’est ce que vous ferez, dit-elle. C’est pourquoi vous êtes nés. ÉPILOGUE SIRE DAGON S’ATTARDA SUR LE QUAI APRÈS LE DÉPART des autres pour la cérémonie. Il sortit de l’ombre que projetait l’Enchanteur et resta un moment à contempler le vaisseau. C’était là le nouveau domicile de Son Éminence sire Grau l’Enchanté. Malgré ses nombreux ponts superposés, l’Enchanteur n’était pas le plus grand des bricks de la Ligue, mais il était le plus précieux et le plus sacré. Il ne mouillait jamais plus de quelques jours au même endroit, ne communiquait jamais son itinéraire, et pendant la plus grande partie de l’année n’entretenait aucun contact avec le reste de la Ligue. Il sillonnait les mers du monde, se laissait porter par les grands courants, épousait le rythme des marées et des saisons. Et pendant tout ce temps, les Ligueurs extatiques à son bord goûtaient à une béatitude sans fin. Sire Grau, qui venait tout juste de rejoindre le cercle de ces privilégiés, avait devant lui la perspective d’une croisière éternelle dans un paradis onirique. Le bâtard, songea Dagon. Espèce de sale menteur sournois. J’espère que ce vaisseau sombrera corps et biens. Il lança un regard vif alentour pour s’assurer que personne n’était assez proche pour avoir pu capter ses pensées. Jamais il ne laisserait un tel venin lui échapper au sein du Conseil, mais il n’appartenait plus au Conseil, à présent. Les Ligueurs, les soldats d’Ishtat et les ouvriers qui s’éloignaient en direction de la ville ne lui prêtaient aucune attention. Il aurait aimé ne pas devoir dissimuler ce qu’il pensait, comme il venait de le faire pendant toute la cérémonie. Il s’était tenu à côté de ses frères pendant le rituel de l’Extase de Grau, et il avait vu celui-ci grimper dans la coquille qui serait son paradis éternel, puis le sarcophage avait été hissé à bord du vaisseau. Dagon avait même entonné avec les autres les chants sacrés qui honoraient le sire pour la vie qu’il avait consacrée au service de la Ligue. Quelle hypocrisie. Pourquoi croirait-on que j’éprouve autre chose que de la haine pour lui ? Il a ruiné mon existence. La sienne se concluait sur un échec complet, par la faute de Grau et de ses manigances. Parce qu’il avait été obligé de renoncer à la fortune amassée pour s’offrir l’Extase – fortune dont une certaine partie avait permis de solder le compte de Grau –, Dagon ne vivrait jamais assez vieux pour appartenir au cercle de ces privilégiés. Le plus jeune des novices de la Ligue occupant une place dans le cercle extérieur avait un avenir plus prometteur que lui. Dagon ne suivit pas les autres. Il marcha jusqu’à l’autre extrémité du quai et scruta le lointain, au-delà de l’immensité océane, à l’ouest, puis au sud. Il posa une main sur un pylône tronqué, la section épaisse de ce qu’il savait être le sommet d’un tronc d’arbre énorme, qui plongeait très profondément dans les eaux du port. Au loin, un brick venant de l’ouest attira son regard. C’était un de ces bâtiments massifs qu’on utilisait le plus souvent pour franchir les Flots Gris. Il n’avait pas souvenir que le retour d’un brick fût prévu, mais il avait eu d’autres préoccupations ces derniers temps. Il s’efforça de tirer un peu de réconfort du fait qu’ici, en sécurité sur Orlo, il pouvait se tenir au courant des dernières nouvelles venues du monde. Le tumulte des événements s’étudiait mieux à distance. Il préférait de beaucoup réfléchir aux soubresauts que vivait le Monde Connu en emplissant ses poumons de la brise marine venue de l’ouest et en contemplant la lente glissade du soleil vers l’horizon liquide, comme il le faisait maintenant. Il tirait même une certaine satisfaction à se trouver en quelque sorte confirmé dans ses positions par les événements récents. — Qui, parmi vous, mes frères, avait-il demandé lors de la dernière réunion du Conseil, préférerait être prisonnier de la Mer Intérieure plutôt que libre entre les deux continents ? Le silence en réponse lui avait fait très plaisir, en dépit de la mauvaise humeur qu’il cachait mal. Tout en observant l’approche du brick et le coucher du soleil, il dressa le catalogue de ce qu’il savait des derniers événements. Tout d’abord, la reine Corinn n’était plus. Personne ne savait ce qu’il était advenu d’elle, mais elle n’était jamais revenue de sa confrontation avec le Santoth. Morte, disparue. Bon débarras. Un soir Po, son dragon, avait survolé l’île d’Acacia pendant quelque temps, en décrivant des cercles, mais il ne s’était pas posé. Il avait rassemblé autour de lui ses frère et sœurs, et tous avaient pris la direction du nord, délivrés de leur harnais et rugissant du plaisir d’être libres. Une liberté sauvage, et monstrueuse. Elya, leur mère, n’avait rien pu faire pour les retenir. Elle-même avait choisi de rester fidèle à Mena. Aliver avait réussi à instaurer une trêve avec les Auldeks. Il les avait même renvoyés chez eux avec sa bénédiction incarnée par des enfants numreks, ainsi qu’un coffre à jouets. C’est du moins ce que prétendait la plaisanterie qui circulait parmi les Ligueurs. Le manque de nectar n’avait pas eu les effets d’apathie mortelle que leurs recherches avaient prévus. C’était grâce à Aliver, disait la rumeur populaire ; grâce à une forme de la magie qu’il avait employée pour aider les masses à se sevrer de la brume pendant la guerre contre Hanish Mein. Les gens avaient donc survécu. Le roi, en revanche, s’était très vite alité, puis éteint ! Dagon avait bien tenté d’en revendiquer une partie du mérite, mais – injustice suprême ! – c’était Grau qui se l’était approprié. Aucun blâme pour lui, uniquement des récompenses. Salut à vous, Grau ! Dagon cracha une glaire dans l’air et la regarda retomber dans l’eau en contrebas. Elle flotta un instant, puis la gueule ovale d’un poisson apparut sous elle et l’aspira. Le brick était maintenant assez proche pour que le Ligueur guette le moment où il ferlerait la grand-voile. Il y avait des marins dans les haubans, mais ils ne s’occupaient pas des voiles. Le navire n’allait peut-être pas faire escale à Orlo, mais à Thrain. Et puis il y avait tous ces bruits sur Mena devenue reine. Une manœuvre très habile de sa part, qui évitait toute manipulation déplaisante sur les deux rejetons illégitimes. Les Ligueurs n’arrivaient pas à déterminer si la couronne lui avait été attribuée ou si c’était elle qui avait intrigué pour la coiffer. Mena n’avait jamais donné l’impression de guigner le trône, mais les Akaran – et plus particulièrement les femmes Akaran – s’étaient déjà révélés imprévisibles. Quant à cette idée d’« Alliance Sacrée » de nations indépendantes… une lubie d’Aliver, manifestement. Nathos doutait qu’il en résulte autre chose qu’une nouvelle série de conflits, mais Revek avait fait valoir que ce pouvait être tout bénéfice pour la Ligue. Le concept impliquait l’émergence de nouveaux monarques sur tout le Continent, dont Mena. Pour la Ligue, le potentiel d’enrichissement qu’il y aurait à les exploiter était considérable. Aussi morose que cette pensée le rendît, Dagon devait bien admettre qu’elle n’était pas sans fondement. La Ligue restaurerait peu à peu son hégémonie commerciale sur le Monde Connu. Les sires Faleen, El et Lethel avaient très certainement déjà mis l’Ushen Brae en coupe réglée. Les Auldeks étaient probablement sur le chemin du retour, mais ils ne constituaient plus une menace sérieuse. Pour nombre de membres de la Ligue – les Extatiques, bien sûr, mais aussi les plus jeunes –, l’avenir demeurait plein de promesses. — Mais pas pour toi, Dagon… Il interrompit le fil de ses pensées en constatant que le brick n’avait pas réduit sa vitesse. Il grossissait de seconde en seconde, et son étrave continuait de fendre les flots avec la même impétuosité. Il allait passer beaucoup trop près des quais. Des cris d’alerte confirmèrent qu’il n’était pas le seul à le penser. Dagon pouvait entendre le sifflement singulier de la proue écartant les eaux. Il commença à reculer. Il s’immobilisa quand il vit les matelots grimpés dans les haubans déployer un pavillon. Le rectangle de tissu s’étira dans le vent et claqua. Le Ligueur sentit le sang refluer de son visage. Il reconnut immédiatement l’emblème – comment aurait-il pu en être autrement ? Il avait vécu des années sous un tel drapeau, quand il habitait Acacia. L’Arbre des Akarans, la silhouette noire d’un acacia sur fond de soleil jaune. On ne pouvait s’y tromper, même si celui-ci n’était pas aussi bien dessiné que sur la bannière flottant au-dessus du palais. Cela n’avait aucun sens. Une plaisanterie de mauvais goût ? Un des sires avait-il perdu l’esprit pendant le voyage de retour ? Sur le pont, quelqu’un faisait de grands signes et criait. Dagon l’ignora et chercha à apercevoir un crâne conique qui aurait trahi la présence d’un de ses pairs. — Sire Dagon ! le héla l’autre. Sire Dagon ! Le Ligueur plissa les yeux pour mieux voir. L’homme se déplaçait le long du bastingage à mesure que le navire longeait le quai. D’autres personnes étaient massées sur le pont, qui s’exclamaient et faisaient de grands gestes, elles aussi. Mais la silhouette isolée retenait désormais toute l’attention de Dagon. Tandis qu’il courait, les autres s’écartaient vivement. L’homme semblait être dans un état d’euphorie proche de la folie. Il pointa l’index sur sa poitrine et clama : — Regardez-moi ! Vous me voyez ? Bien qu’il ne pût distinguer ses traits, le Ligueur savait que l’inconnu affichait un sourire radieux. Concentré qu’il était sur l’homme, Dagon n’écouta pas les mises en garde des gens autour de lui. La vague soulevée par la proue du brick le frappa avec une force telle qu’il fut soulevé et rejeté en arrière. Il glissa longuement sur la jetée et chercha quelque chose à quoi s’agripper. Il percuta une bitte d’amarrage. L’air fut brutalement expulsé de ses poumons, et pendant un court instant le reflux de l’eau le maintint sur place, agrippé au pylône de bois tronqué. Quand enfin il réussit à se remettre sur pied, haletant, dégoulinant d’eau et tête nue, le navire avait presque dépassé la jetée. — C’est moi, votre vieil ami Dariel Akaran ! cria le fou sur le brick. Spratling ! Je suis un peu pressé, maintenant. Pas le temps de m’arrêter pour bavarder. Trop de bonnes nouvelles à répandre. Mais je reviendrai bientôt régler nos affaires ! La poupe du brick s’éloigna de la jetée, et Dagon perdit de vue le prince durant un moment. Puis le jeune homme apparut de nouveau, sur la dunette arrière. — Dites à vos frères que Spratling est de retour ! Et qu’il ne revient pas seul ! Il désigna la silhouette massive à côté de lui, un colosse gris qui se hissa sur le bastingage, fit demi-tour, baissa son pantalon et se trémoussa pour agiter son postérieur. Alors que le navire s’éloignait rapidement, Dagon entendit à peine le brouhaha des gens qui couraient autour de lui, et il remarqua à peine les Ligueurs qui envahissaient la jetée pour observer le navire lancé vers l’est. Il s’assit sur une bitte d’amarrage. Sa main s’éleva vers sa tête pour ôter sa calotte et la poser sur ses genoux, mais il n’avait plus de calotte. Il la chercha, le regard vague, puis renonça et contempla le vaisseau qui disparaissait déjà au loin. Il aurait pu penser à mille choses, mais ce qui s’imposa à son esprit était une simple phrase que Grau avait prononcée, quand ils étaient ensemble sur Acacia. Il avait dit : « Quel intérêt de choisir le Ravissement si tout doit s’écrouler dans quelques années ? » Sire Dagon eut un rire bas. Quel intérêt, en effet ? se dit-il. Quel intérêt ? D’une façon perverse, et en dépit de l’ampleur désastreuse de ce qui venait d’être révélé, il se sentait un peu mieux qu’un moment plus tôt. Il se demanda même s’il ne pourrait pas obtenir l’accès au navire des Extatiques, juste le temps de trouver la cabine de Grau. Il tambourinerait à son sarcophage et lui dirait : « Je m’en veux vraiment de vous réveiller, mon frère, mais vous ne devinerez jamais… Vous ne devinerez jamais… » Fin REMERCIEMENTS Cette trilogie a été un long voyage, pour moi, mais aussi pour les gens qui m’ont accompagné depuis le début. J’aimerais réitérer ici mes remerciements à chaque personne déjà citée dans les deux tomes précédents. Pour celui-ci en particulier, je me dois de commencer par Gudrun, ma première lectrice, celle qui a donné son approbation avant tout le monde, celle qui m’a fait croire en ce roman. Cette fois, j’ai aussi profité de l’aide d’une seconde catégorie de lecteurs, et ce livre s’est vu amélioré grâce à Alison Hartman Adams, Hannah Strom-Martin et Erin Underwood. En France, Carola Strang et toute l’équipe du Pré aux Clercs m’ont encouragé d’une manière merveilleuse. Quant à Gerry Howard et Sloan Harris, ils m’ont aidé à surmonter bien des épreuves et des tourments pour arriver à ce résultat. Merci à tous.