PROLOGUE Ce n’était qu’un tout petit rien. Un dimanche soir, Claire, sa femme, est revenue d’un triathlon qu’elle avait terminé à la neuvième place, le dos cassé, les muscles courbaturés. Il l’a longuement massée avant qu’elle ne s’endorme. Le lendemain soir, comme elle souffrait toujours, il l’a de nouveau massée; son corps musculeux et pourtant si harmonieux était très tendu, mais à force de brasser il l’a détendue, à l’exception des muscles lombaires. Le matin suivant, la douleur s’était accrue et elle a décidé d’aller voir son ostéopathe, lequel, intrigué de n’avoir pu la soulager, l’orienta vers un rhumatologue. C’est lui qui a demandé des examens. Chaque seconde du moment passé dans le cabinet du spécialiste est inscrite dans sa mémoire : les grandes enveloppes que le médecin s’était fait adresser directement, ouvertes sans déchirures; son visage et son regard qu’il avait vidés de toute expression. Et lui, son effondrement intérieur quand il a fini par comprendre, ses coups d’œil, à la dérobée, à sa femme qui ne bougeait pas, même un cil. Comment avait-il pu rester là sans hurler? Comment peut-on avaler une pareille nouvelle et comment peut-on la dire sans y glisser l’ombre d’un espoir, même s’il n’y en a aucun? Cancer des poumons et des reins; espérance de vie, un an maximum. Il a résisté à l’envie de prendre la main de Claire : il se serait effondré. En sortant de la pièce, il a eu un geste, mais elle lui a dit : «Attends!» À la maison, elle s’est enfermée dans la chambre à coucher et il l’a entendue pleurer, longtemps. Enfin, elle est sortie, partie un moment dans la salle de bains avant de le rejoindre dans le salon, remaquillée, belle comme une brume d’été, désirable et fragile dans sa nuisette. Elle s’est couchée sur le divan, ses genoux à lui comme oreiller, puis a fermé les yeux tandis qu’il caressait ses cheveux blonds, son visage; et alors, alors seulement, il s’est mis à pleurer, en silence, sans pouvoir s’arrêter. Claire avait abandonné son travail, mais pas le sport; les médicaments neutralisant les douleurs, elle avait continué à courir, à nager et à pédaler. Après avoir consulté plusieurs spécialistes, convaincue de ne pas s’en sortir, elle avait refusé tout traitement à l’exception des calmants. Il avait, quand elle était à la maison, une femme adorable, attentionnée, un instant séduisante, le suivant émouvante. Elle lui offrit des moments d’abandon et de délicatesse, jusqu’à un matin où elle partit avec sa combinaison, ses lunettes et ses palmes. Les plongeurs la retrouvèrent par six mètres de fond, très loin de la plage où était garée sa mini; depuis, il a donné son matériel, sa voiture, mais il a conservé le petit sac étanche où elle gardait ses clés. Son dernier cadeau, involontaire, à la morgue pour l’identification : son corps ciselé, intact, à peine maigri, son visage lisse et serein. Il se souvient encore de son dernier baiser, avant qu’elle parte avec son sac de plongée sur l’épaule. Deux ans déjà. Il se demande souvent s’il aurait le courage de mourir avec cette élégance. Hormis le petit sac et quelques photos serrées dans son portefeuille, il a donné ou jeté tous les objets qu’elle avait laissés derrière elle; c’étaient autant de mines prêtes à exploser, à le cribler de leurs éclats d’émotion et de peine. Aujourd’hui, il ne vit plus que dans son travail, la seule envie qui le tient encore debout. Il s’appelle Eric Edner. Il ignore encore qu’il sera le premier témoin des évènements qui vont modifier la Terre à tout jamais. CHAPITRE I Ce n’était qu’un tout petit rien, un point minuscule dans l’espace, une poussière dans le fouillis d’étoiles, mais Edner fut le premier à le remarquer. Il était presque minuit, ce soir du 16 juin 2021. Il aurait dû être à la maison, mais même au bout de deux ans il avait encore du mal à supporter l’appartement vidé de la présence de Claire. Et puis il aimait bien l’atmosphère de l’observatoire à la nuit tombée, la compagnie de sa collègue Hélène Burns, un peu masculine, directe, pète-sec, compétente et chaleureuse. La mort de Claire avait raréfié les amis, et comme Eric ne s’était pas senti de chercher une liaison sentimentale, Hélène était devenue une pierre dans son gué, un point d’ancrage face au vide de sa vie altérée, pas assez attirante pour troubler sa libido qu’il ne tenait pas à réveiller, mais suffisamment féminine et bienveillante pour lui fournir un peu de la chaleur qu’il ne trouvait plus à la maison. Il se fichait de savoir si elle avait un ami ou si elle était lesbienne. Il consommait l’humanité qui rayonnait d’elle et allait jusqu’à apprécier ses remarques tranchantes, ses recadrages, aussi vigoureux que sous-tendus d’aménité. L’équipe de l’observatoire étant réduite, leurs horaires se chevauchaient assez souvent; quand elle n’était pas là, il se résignait à rentrer, son service fini. Il y avait aussi Husky, l’électronicien, de son vrai nom Jack Hurt, auxquels ses cheveux prématurément gris et ses yeux bleus très clairs valaient ce sobriquet qu’il accueillait avec le détachement d’un philosophe pyrrhonien. Husky ne calait jamais devant une panne, pas plus qu’il ne riait, bien qu’il parsemât sa présence de petites vannes en chapelets. Hélène était une remarquable scrutatrice, pourtant Eric fut le premier à détecter l’infime corps céleste. Enfin… infime ce soir-là, car deux nuits après la première observation il fut assez visible pour permettre un cliché que Rick — personne ne l’appelait autrement — expédia à diverses autorités, réclamant la dénomination d’Ednéria pour son caillou, au cas où il se laisserait satelliser dans le système solaire. Quelque temps plus tard, le 25 juin, sous les objectifs de tous les télescopes terriens, le corps céleste interrompit sa course à quelques encablures de la couronne de déchets et d’instruments spatiaux qui gravitait autour de la Terre. Les astronomes étaient dans un état de surexcitation fébrile et certains planifiaient déjà l’envoi de sondes exploratrices; les politiques et les militaires étaient sur les dents, ni inspirés quant à une action ni rassurés par les supputations scientifiques. Le reste de la population considérait l’évènement avec à peine plus de passion que toutes les fadaises quotidiennes que déversait sur eux le Niagara médiatique. Un soir que Rick se noyait dans l’incertitude en observant les images satellites d’Ednéria et en écoutant les commentaires tranchants d’Hélène Burns, un homme en complet veston, taillé comme un orang-outan, débarqua dans leur salle. — M’sieur Edner? — Oui, dit-il en faisant pivoter son fauteuil. — John Erdrich, agent de liaison auprès du gouvernement. Chaque mot était prononcé avec une sorte de lassitude désabusée et Rick, irrité, tenta une saillie. — Washington me demande? — Nous ne sommes pas dans un téléfilm. Comme vous êtes le découvreur de ce caillou de merde, on vous accorde une certaine légitimité; je viens donc à la pêche aux infos : comment vous vous êtes rendu compte du truc, les modifications que vous avez notées, votre analyse du machin… — Vous avez une formation scientifique? — Pas que je sache… — C’est parfait pour ce que j’ai à vous dire : il y a deux anomalies liées à cet astéroïde qui peuvent nous inquiéter. D’abord, la découverte d’un nouveau corps céleste résulte en général d’un perfectionnement des instruments; or là, mon bon vieux Hooker n’a bénéficié d’aucun changement depuis des années; en fait, Ednéria s’est matérialisée d’un coup, sans qu’on l’ait vue arriver, alors que nos télescopes fouillent les étoiles bien au-delà de son point d’apparition. Ensuite, un aérolithe qui freine, comme une voiture à un feu rouge, à distance d’observation de la Terre, ça ne s’est jamais vu; ce genre de monstre ça a une trajectoire, ça file; ça ignore, ça frôle ou ça emboutit les obstacles sur son chemin, mais ça ne met pas le frein à main. Ça change tout juste de vitesse selon les atmosphères traversées. Alors ma conclusion est simple : si j’étais vous, j’enverrais une sonde voyageuse pour nous faire un joli film et, après étude du document, une deuxième sonde pour aller prélever des échantillons. Surtout, pas d’exploration humaine avant ces actions préalables. — Oh, vu les budgets, ça risque pas… — Voilà, monsieur Erdrich, tout ce que je peux vous dire. — Bien. Nous nous reverrons, monsieur Edner. L’orang-outan leur tourna le dos et s’en alla. Hélène Burns lui cria : — Et surtout, fermez les portes derrière vous! Comme il acquiesçait avec un grognement, Hélène ne put se retenir d’un commentaire. — Lui, c’est un malin qui joue à l’australopithèque. Il fait l’âne pour avoir du son. Dans une réunion extraordinaire du conseil restreint des Nations Unies, les coups pleuvaient; cette cellule était constituée, pour chaque délégation, du président ou son vice-président, du chef d’état-major et d’un ministre, finances ou budget. Étaient représentés par un de ces trios, les USA, la Grande-Bretagne, la Chine, la France, l’Allemagne, le Brésil, le Japon, l’Australie et la Russie. Étaient exclus tous ceux qui n’avaient pas les puissances économiques, politiques, militaires et spatiales. L’Inde protestait vigoureusement face à son exclusion. Épaulés par les Britanniques, et le consentement muet des Chinois, les Américains voulaient fourbir leurs missiles et pulvériser le caillou; les autres étaient d’avis de diligenter une mission pour étudier Ednéria, les Russes et les Japonais rajoutant que, le corps céleste pouvant recéler des minerais précieux, mettre en poussière une telle opportunité témoignait d’un sens commercial émoussé. Au bout de trois heures d’emportements, de mauvaise foi, d’indignations et de menaces diverses, on créa une commission de surveillance internationale de neuf membres — un par nation — et on mit en alerte maximum tous les observatoires et les armées. La commission de surveillance se réunit une fois, le 9 juillet, et demanda les crédits pour une exploration avec prélèvements miniers, par sonde voyageuse. Il n’y eut pas d’autre réunion : les évènements de la nuit du 13 au 14 brouillèrent à ce point les cartes que le conseil restreint des Nations Unies reprit la main sans atermoiements. CHAPITRE II Le 14 juillet, un peu avant une heure du matin, Rick Edner fut tiré du sommeil par une amie parisienne — il était français par sa mère — qui, à en croire le second plan sonore de sa conversation, commençait à fêter avec énergie l’anniversaire de la révolution. Rick était moins tonique, car il s’était glissé dans les draps une quarantaine de minutes auparavant et se sentait comme un apnéiste des profondeurs qu’on arracherait à l’eau au milieu de sa descente. Mélanie était une fille sympathique, qui l’hébergeait quand il venait à Paris, mais là le cocktail de sa voix hystérique et de la cacophonie du fond ambiant lui vrillait les tempes, et une envie urgente de claquer son portable le submergea. Son réveil affichait une heure pile. Alors qu’il supputait les stratégies possibles pour rompre l’entretien, la voix de Mélanie disparut puis, après un bref grésillement, un air de jazz s’éleva de son portable. Au même instant, son téléviseur et son écran d’ordinateur s’allumèrent, diffusant la même musique. En fait, dans tous les pays du monde, tous les appareils capables de recevoir et de transmettre un message venaient de se mettre en marche, sans sollicitation humaine. Enfin, au bout du premier refrain la voix d’Errol Garner s’éteignit, remplacée par une autre, au timbre étrange, qui entama un discours en italien : «Buongiorno a tutti, mi chiamo Idoskor…» Rick qui, à la suite d’une lubie de sa mère, avait étudié l’italien et profité de deux mois de séjour d’immersion, put traduire, même linguistiquement rouillé et physiologiquement somnolent, grâce à la lenteur du phrasé. «Bonjour à tous, je m’appelle Idoskor, écrivain extra-terrestre, un des cinq responsables de notre expédition TERRE. L’astéroïde que vous voyez est en réalité notre vaisseau-base d’exploration. Ne tentez pas de manœuvre d’approche. Une communication comme celle-ci vous précisera demain, à la même heure, nos intentions : vous vous tiendrez prêts à écouter Disonkor, notre dignitaire, qui dirige la mission. Bonne nuit à tous.» Rick ne put s’empêcher de sourire à l’incongruité de la dernière phrase. *** Dans le bureau ovale de la Maison-Blanche, le général Lester, chef d’état-major, fulminait. — Qu’est-ce que c’est que ces foutaises?… Je vais faire tracer l’appel et envoyer le connard qui a inventé cette plaisanterie dans une cellule capitonnée! — Mais, général, il parlait italien… — Alors, téléphonez au président Ranieri et dites-lui de se remuer pour trouver ce crétin! — Je ne vais pas appeler mon collègue italien, Général, (le président, abîmé dans ses réflexions depuis un moment, avait élevé la voix sans brutalité), parce que la prononciation n’avait rien de naturel et qu’aussi bien on doit ce discours à un Irlandais. Par contre, je veux d’ici six heures GMT l’identité de ce perturbateur et comment il a fait pour parasiter tous nos appareils. Messieurs, au travail! Quatre heures plus tard, tous les responsables revinrent bredouilles, la mine dépitée. Le président examina tous ces hommes de sous ses sourcils. — Messieurs, je vous écoute, et ne m’amenez pas à penser que tout l’argent que vos administrations dévorent représente un investissement improductif. Le visage pâle, le patron de la NSA s’avança. — Monsieur le président… — A l’essentiel, Humphrey, à l’essentiel! — Bien. Nous sommes certains que l’homme qui parlait n’est pas italien; nos linguistes sont formels : la langue est grammaticalement parfaite, la prononciation impeccable, mais aucun Italien n’aurait discouru avec un phrasé aussi lent, et ses accents toniques avaient quelque chose de mécanique. — Donc vous ne pouvez même pas déterminer l’origine de notre orateur… Et le traçage de cet appel? — Nos meilleurs appareils n’étaient pas en fonction; nous n’avons aucun indice précis, car ceux qui marchaient ont été comme brouillés. Nos électroniciens admettent que rien n’est impossible techniquement, mais ne comprennent pas comment ce type a pu investir tous les réseaux, partout dans le monde. — Nous avons nous-mêmes tissé la toile qu’il a empruntée… Bon, à présent je sais que nous ne savons rien… Et la piste extra-terrestre, puisqu’il se prétend tel? Général Lester… — Foutaises! Nous sommes persuadés qu’il s’agit d’un pirate, d’un de ces petits génies qui se croient malins en bidouillant des conneries et qui démolissent le travail des gens sérieux. Il n’y a pas plus d’extra-terrestres sur ce foutu caillou que de vaseline sur mon cul! Dans l’hypothèse où ce rigolo tiendrait sa parole, demain à une heure du matin tous nos moyens de repérage seront en éveil; des satellites seront redéployés et des avions-radars spéciaux patrouilleront dans la haute atmosphère. Monsieur, nous le prendrons par les couilles et nous lui ferons regretter sa petite plaisanterie! — Petite… Le président gardait un flegme ironique tandis que les deux patrons de la CIA et de la NSA se bidonnaient en douce. — … Que de vaseline sur mon cul : mortel! — Il paraît que c’est un très bon chef, compétent et plutôt intelligent. — Alors pourquoi s’ingénie-t-il à parler comme un sergent instructeur des Marines? — Je ne sais pas, un besoin d’image, un complexe à combattre… Va savoir! En se levant, le président interrompit tous les chuchotements. — Comme aucune piste n’est avérée, autant attendre ce supposé appel de la nuit prochaine. Malgré tout, je veux que d’ici là vous m’envoyiez deux sondes vers la face cachée de ce vaisseau-astéroïde, histoire d’avoir un os à ronger. Selon la réalité de l’appel et son contenu, je convoquerai la cellule d’urgence. Messieurs… *** En réalité, ce furent cinq sondes qui se dirigèrent vers Ednéria dans la mesure où les Chinois, les Européens et les Russes furent tout autant titillés de curiosité que le président américain. Donc, et dans un ordre relatif, les cinq engins atteignirent l’astéroïde et, chacun son tour, cessèrent d’émettre, sans même réapparaître à la fin de leur demi-orbite autour du côté sombre d’Ednéria, comme s’ils s’étaient volatilisés. Du coup, dans les pays concernés par ces initiatives, on attendit le futur message avec un fond d’anxiété. Le 15 juillet à une heure du matin Rick était de service à l’observatoire, maintenu parfaitement éveillé par une série de cafés et l’excitation dans les paroles d’Hélène Burns commentant sans s’épuiser la disparition des sondes américaines. Son flot s’arrêta net à l’instant où tous les écrans d’ordinateur, et tout ce qui pouvait diffuser une image affichèrent, après un bref décrochage, une silhouette en plan braguette dont la définition se précisa en quelques secondes. C’était un homme au très long buste, habillé d’un vêtement gris bleu indéfinissable. Son visage surprenait : beau quoique de proportions inhabituelles; le teint brun mauve comme certaines améthystes; les yeux, aux paupières très foncées, animés par un iris ovale, sans pupille apparente, d’une nuance proche de celle du visage et parcouru d’une ombre dorée. «Sono Disenkor…» et cet italien qui manquait de timbre s’éleva de tous les écrans, de tous les téléphones, de tous les micros, de toutes les ferrailles qui pouvaient faire antenne. Pas un seul habitant de la Terre ne dormait : il était impossible d’échapper à la voix nette, mais atone. Hormis en Italie, les traducteurs, humains et artificiels, s’activaient. «… Je suis le chef de l’expédition TERRE. Sachez que nos intentions ne sont ni pacifiques ni belliqueuses. Notre planète d’origine, bien trop éloignée pour que vous puissiez la localiser avec vos instruments grossiers, porte un nom que vous jugeriez imprononçable et que nous simplifierons en Kor. La planète Kor, donc, est dix fois plus petite que la Terre et, malheureusement, en grande partie stérile. Les paysages sont désertiques et plats, à l’exception d’une zone de reliefs de mille kilomètres carrés où sont concentrés tous les végétaux; c’est un sanctuaire que seuls quelques gardes ont le droit d’arpenter. Pour tous les autres Koriens, quatre observatoires ont été aménagés en limite du parc. Chacun de nous voue à la Nature une passion telle qu’il accepte de n’accéder à ces belvédères que sur liste d’attente. « Le jour où nos ingénieurs physiciens ont résolu le problème du déplacement instantané, nous avons commencé une exploration systématique de l’univers à la recherche d’une planète végétalisée. « Il y a sept ans, nous avons découvert la Terre. Depuis, il nous a fallu le temps de vous observer, de vous étudier et d’élaborer notre projet. À présent, nous sommes là, décidés à faire de cette planète notre paradis de verdure. « Notre rôle est d’installer ce projet, selon des modalités dont nous traiterons dans la salle d’apparat du palazzo Pubblico à Sienne, le 20 juillet à une heure du matin, avec le plus haut représentant de chacun des pays suivants : Bhoutan, Italie, France, Papouasie, Tibet, Tanzanie, Nauru, Zaïre, Tonga, Nunavut, Oman, Brésil, Argentine, Égypte, Allemagne, Iran, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, Inde, Japon, Russie, Angleterre, USA et Chine. À l’exception de toute autre personne. « Notre délégation sera composée des cinq responsables de la mission; notre vaisseau se posera sur la Piazza del Campo que vous aurez rendue déserte avant notre arrivée.» La communication fut interrompue là, sans formule de politesse et tous les écrans du monde retrouvèrent leurs représentations ordinaires. Dans les minutes qui suivirent la fin de cette allocution, la cellule de crise se réunissait à la Maison-Blanche. Une barre soucieuse plissait le front du président. — Alors, messieurs, s’agit-il encore d’un canular? Qu’est-ce que vos appareils-espions ont à nous dire? Le patron de la NSA intervint. — Nos spécialistes sont formels : les émissions venaient de ce caillou à moins, hypothèse de certains, qu’un pirate ait utilisé des satellites orbitant à proximité; un dernier a proposé que, dans la mesure où nous ne connaissons pas les caractéristiques minérales de l’astéroïde, le pirate l’ait employé comme une sorte de réflecteur des communications… — Bien, et vous général Lester? — Notre étude des ondes corrobore les résultats de la NSA. À titre personnel, je continue à croire à une mystification d’un connard de génie et je pense que nous devrions envoyer quelques missiles pour réduire en miettes ce foutu caillou : ce serait déjà un problème de réglé. — J’enregistre la proposition, Général. Dans l’immédiat, je vais me contenter de préparer un voyage à Sienne. S’il s’agit d’une farce, je ferai un peu de tourisme; dans le cas contraire, nous verrons. Les journalistes étaient sur les dents, surmenés par la gestion de ce buzz du siècle. Le plus surprenant pour eux était l’absence de panique dans les populations. Certes, de nombreux citoyens, à l’image du général Lester, croyaient dur comme fer à une plaisanterie d’une sorte d’Orson Welles de la télétransmission, mais même ceux qui avaient un doute continuaient à vivre sans broncher, soit qu’ils étaient incapables de s’extraire des obligations du quotidien, soit qu’ils étaient suffisamment philosophes pour réaliser que s’ils devaient un jour être écrasés, que ce fût à la maison ou dans un abri supposé ne faisait aucune différence. Le discours du Korien n’entraîna que de rares effets collatéraux : apparition de clubs et de sectes des Amis de la planète Kor; des petits malins qui lancèrent des start-up d’abris anti extra-terrestres; quelques dépressifs qui saisirent le prétexte d’une invasion pour un suicide anticipé. Quand l’horloge de la basilique San Domenico sonna une heure, le monde presque entier était éveillé; la piazza del Campo avait été désertifiée et les représentants des vingt-cinq pays attendaient, assis dans la grande salle du palais, se demandant dans quelles proportions ils allaient se rendre ridicules. Car depuis le début de la nuit tout ce que la Terre comptait d’instruments de repérage et d’observation était tourné vers Ednéria, sans avoir perçu le moindre mouvement, le plus infime indice d’un déplacement dans l’espace. CHAPITRE III Et pourtant, à l’heure exacte, un appareil qui n’avait rien d’extraordinaire, quelque chose comme un Northrop B2 Spirit gris clair, se matérialisa au-dessus de la place vide avant d’atterrir dans un bruit feutré. Les yeux du monde s’écarquillèrent : une porte latérale s’abaissa pour devenir une banale rampe et, presque aussitôt, cinq silhouettes apparurent, marchant vers l’unique huissier — italien — qui avait été autorisé à pénétrer l’aire d’atterrissage pour accueillir, puis conduire les Koriens. Ce qui frappa d’emblée : leur taille, plutôt homogène, pas en dessous de deux mètres; la sobriété de leurs vêtements d’un gris satiné, sans boutons ni fermetures apparents, qui les habillaient comme une peau. Pour le reste, les éclairages ayant été diminués par une sorte de scrupule de courtoisie, il était difficile de se faire une opinion : deux bras, deux jambes, un bassin peu prononcé, presque des corps du modèle grec ancien. L’huissier les accompagna, à travers un itinéraire vidé de toute présence humaine, jusqu’à la grande salle du palais. Les chefs d’État se levèrent à leur entrée, mais restèrent paralysés près de leur chaise, les cinq géants ignorant ostensiblement toute manifestation de civilité. Quand ils furent assis, Disonkor, le chef de la délégation, posa à sa gauche un appareil, de la taille et de la forme d’un demi-pamplemousse. Le président français ne put retenir une question. — Monsieur… Disonkor le fixa, comme on regarde un serveur dans un restaurant chic. Bien que déstabilisé, le Français continua. — Monsieur, pouvez-vous nous dire la destination de l’objet que vous venez de poser sur la table? — Oui, mais ce sera la seule question que je tolérerai pour l’instant. Il va transmettre tout ce qui se dira ici à chaque habitant de la planète. Déjà les représentants américain, russe et chinois s’apprêtaient à protester : un geste de la main, tranchant comme un coup de faux, et l’étrange regard jaune-violet les en dissuadèrent. — À présent, je vais vous présenter notre délégation : Alisonkor, notre grand sage; Elotikor, notre ingénieur… Tous les regards s’échouèrent sur sa beauté comme sur un récif; c’était une femme, sidérante. Le Français et l’Italien étaient comme hypnotisés par le volume de sa poitrine. — … Eterikor, notre écologiste; Idoskor, notre écrivain, auquel vous devez le premier message. Je suis Disonkor, chef de cette mission : il me revient donc de vous expliquer les termes de notre projet et de fixer les limites de vos prérogatives. L’Américain, le Russe et le Chinois roulaient des yeux de furie. — En fait, nous avions prévu de vous contacter d’ici deux ans, mais les dégâts accélérés que vous faites subir à notre future villégiature nous ont contraints à anticiper cette expédition. Notre facilité de déplacement fait de votre planète un lieu très accessible. Ses reliefs, sa végétation, ses paysages en font une destination appréciable. Nous allons donc prendre nos dispositions pour que les Koriens puissent venir sur la Terre, jouir de cette Nature qu’ils vénèrent et qui leur fait tant défaut… au prix de quelques aménagements. Nous allons entamer une phase de concertation au cours de laquelle chaque membre de notre délégation vous entendra et dans six mois maximum nous passerons à la phase de réalisation. Maintenant, je vais écouter vos questions; chacun d’entre vous n’aura droit qu’à une seule, à mon initiative. Représentant du Bhoutan pour commencer… L’Américain, le Russe et le Chinois pâlirent de rage. — Monsieur Disonkor… — Monsieur suffira. — Oui… Vous nous avez présenté monsieur Eterikor comme écologiste : donnez-vous à ce mot les mêmes sens que sur Terre? — Non. Il ne désigne qu’un spécialiste des milieux naturels, chez nous la science supérieure. Italie… — Monsieur, pourquoi avez-vous choisi ma langue pour communiquer, plutôt que l’anglais ou l’espagnol? — Par pur souci sonore et culturel; je compte d’ailleurs m’installer en Italie. France… — Comment avez-vous prévu d’organiser la phase de négociation? Et avec qui? — Chacun de nous chapeautera un continent : Alisonkor l’Océanie; Elotikor l’Amérique; Eterikor l’Asie; Idoskor, l’Afrique et le Moyen-Orient; moi, l’Europe. Dans ces blocs, nous avons choisi selon nos critères cinq pays qui nous proposeront vingt représentants : nous sélectionnerons cinq d’entre eux. Il y aura donc vingt-cinq délégués par groupe de négociation, qui seront les interlocuteurs exclusifs de leur Korien de référence. Papouasie… À cet instant, l’Américain était cramoisi de colère et de frustration, le Chinois roulait des yeux furibonds, le Russe rongeait ses ongles pour s’empêcher de hurler, ou de taper sur la table avec sa chaussure comme un Kroutchev. Ils durent attendre l’intervention du Zaïre, de la Tanzanie, de Nauru et du Nunavut avant que Disonkor ne leur concède la parole. Pendant ce temps, sur la Piazza del Campo ne restaient que quelques carabinieri et les journalistes missionnés par leur radio, leur chaîne TV ou leur feuille de chou. De nombreux paparazzi et autant de curieux avaient déserté les lieux, lassés de contempler l’aéronef immobile et la place vide. Ceux qui étaient encore là tuaient le temps en fumant ou en débouchant des thermos de café ristretto. Personne n’avait accordé d’attention à un homme qui venait, dans l’ombre d’un redan, d’arracher tous ses vêtements. Bousculant deux carabiniers avant de sauter au-dessus d’une balustrade métallique, il se mit à courir sur la place tandis que journalistes, photographes et cameramen lâchaient cigarettes et cafés pour saisir l’évènement. L’exhibitionniste trottait en faisant l’avion alors que quelques policiers commençaient à investir l’espace. Ils ne purent rien faire. L’homme sprinta vers le vaisseau korien et la dernière image qu’on capta de lui fut celle d’un trentenaire, mince et musclé, aux cheveux bruns bouclés en bataille, le sexe bringuebalant. À l’instant où il toucha la carlingue, il se désintégra : il ne restait de lui qu’un cône de sable gris. Dans la grande salle du Palazzo Pubblico Disonkor donnait enfin la parole aux Américains. — USA… — Monsieur, je tiens à protester… — Une protestation n’est pas une interrogation, c’est une perte de temps. Votre question? Le traducteur lui ayant restitué dans l’oreillette tout le dédain de l’interruption korienne, le président américain avala péniblement l’humiliation subie devant des milliards de Terriens et s’efforça de maîtriser sa voix. — Si une nation, parce qu’elle désapprouve vos procédés et vos projets, s’estime légitime à une riposte par la force, comment réagiriez-vous? — Vu l’état primitif de vos armes de dissuasion, à votre place je n’essaierais même pas de froncer les sourcils; comprenez bien que nous ne tolérerons aucune manifestation d’agressivité. Chine… Quelque part satisfait de la honte infligée à l’américain, le président chinois avait retrouvé des couleurs et parla dans le micro labial pour la translation… — Envisagez-vous d’établir des rapports commerciaux avec certaines nations? — Si vous entendez par là une forme de commerce qui vous rapporterait de l’argent, c’est non. Je parlerais plutôt d’échange de services, avec un logique déséquilibre, vu l’arriération de votre civilisation. Russie… — Monsieur, les Koriens auraient-ils en tête de sanctuariser certaines régions et, à la limite, d’en réclamer la propriété? — Votre question sera un des objets de la concertation : elle est donc hors de saison… Messieurs, notre temps est précieux. Vous trouverez la liste des pays choisis pour constituer les blocs relationnels continentaux sur vos ordinateurs personnels. Vous nous soumettrez votre sélection des candidats à la délégation dans les vingt-quatre heures. Une journée de plus et vous aurez notre réponse; aucune contestation ne sera possible. Au revoir. Cet «arrivederci» — seul instant de courtoisie que s’accorda le chef korien — flottait encore dans l’air que les cinq immenses silhouettes disparaissaient déjà par la porte principale. Les Terriens arrachèrent leur COMHP (complexe oreillette-micro-haut-parleur) et, cherchant les confrères qui parleraient leur langue, se mirent à jacasser en désordre, évacuant leur trop-plein émotif. *** Humphrey, le patron de la NSA, n’avait jamais vu le président dans un tel état : congestionné, transpirant, un peu débraillé, hurlant. — Il m’a traité comme une merde! Humilié devant neuf milliards de personnes… Ma voix remplacée par celle d’un traducteur de cette langue de saltimbanques… Putain d’enfoirés d’extra-terrestres! Moi, le président de la première puissance mondiale, j’ai dû attendre que les Esquimaux et les Papous posent leur question avant de pouvoir placer la mienne. Merde! Pour qui se prennent-ils, ces Koriens? Ils vont me le payer : je leur ferai bouffer leur arrogance!! Général Lester, bordel, qu’est-ce que vous proposez? Le gradé nota avec satisfaction que son président venait de se révéler capable d’adopter le langage viril des hommes d’action. — Monsieur le président, j’ai huit missiles dans le désert de l’Arizona pointés vers ce caillou de merde et prêts à en faire des confettis. Ils n’attendent que votre ordre… — Et vous Jenkins, vous ne dites rien? Le ministre des Affaires étrangères leva un sourcil. — Monsieur, je n’avais encore jamais vu un entretien aussi unilatéral et aussi peu courtois, mais de là à déclencher les hostilités… Nous ne connaissons pas les forces des Koriens, les dégâts qu’ils peuvent nous infliger. Cependant, il est certain que leurs intentions, clairement exprimées, annoncent de graves préjudices pour notre nation. Il est impossible de ne pas réagir… — Continuez, Jenkins, continuez. — Si nous ne marquons pas le coup, nous serons la risée du monde. Une frappe de représailles risque d’être sans effets et de nous valoir une riposte sévère. Aussi je crains qu’il faille suivre le général… Un seul point m’inquiète : si leur vaisseau a échappé à tous nos appareils de repérage, à l’aller comme au retour, ils ont sans doute les moyens de détecter nos missiles, et peut-être de les neutraliser… Le directeur de la NSA intervint : — Et si nous leur envoyions des leurres? Trois tirs, un frontal et deux latéraux pour capter leur attention pendant que les huit vrais meurtriers, inscrits dans une trajectoire boomerang, viendraient les frapper par l’arrière après avoir dépassé l’axe du caillou, au moment où ils s’occuperaient des autres. — Pas mal, admit le général, mais je ne dispose que de seize missiles stratosphériques, dont huit de grande puissance. Il m’en faudrait le double pour mettre ces Koriens dans la trappe. — D’autres pays possèdent des armes équivalentes? — La Chine et la Russie, monsieur. Je sens bien les Chinois sur ce coup-là… — Bien, Général, j’en fais mon affaire. La mise en place de la vidéocommunication ne prit que quelques minutes. Les deux présidents et les deux chefs d’armée se retrouvèrent face à face. Ulcérés par la morgue des Koriens et sans inquiétude puisque les frappes ne visaient que les extra-terrestres, les Asiatiques ne se firent pas prier longtemps et une demi-heure plus tard les deux états-majors planifiaient l’opération Edneria : à neuf heures GMT, la Chine expédierait seize missiles vers l’astéroïde-vaisseau, huit vers le flanc est, huit vers la face sud. Pour leur part, les USA propulseraient seize Scuds-S, huit vers le côté ouest et les huit plus puissants dans une trajectoire en ellipse qui viendrait percuter Ednéria au nord-ouest. CHAPITRE IV À neuf heures précises, dans un parfait synchronisme, les engins furent lâchés. Tout commença par un désastre. Les armes chinoises avaient tout juste émergé de leur silo quand elles explosèrent : les deux bases de lancement et la région environnante furent instantanément anéanties. Par bonheur, il s’agissait de secteurs semi-désertiques, c’est-à-dire, vu l’acception chinoise de cet adjectif composé, vingt millions de personnes réduites en poussière. La base du Nevada connut le même sort, avec moins de pertes humaines. Seuls les huit Superscuds-S qui voguaient vers une destination masquée purent entamer leur vol fatal. Ils dépassèrent la ceinture de débris et de satellites puis leur course s’incurva; à l’instant où, au milieu de la courbe, ils se retrouvèrent pointés vers Ednéria, un engin jaillit de l’astéroïde, les rejoignit et les récolta dans ses alvéoles comme on cueille des champignons, avant de regagner le vaisseau minéral à vitesse modérée. Quelques minutes plus tard, le buste de Disonkor apparut sur les écrans de la Maison-Blanche. Le Korien commença, sans préambule. — Monsieur le président, je vous avais conseillé d’éviter toute manifestation d’agressivité. Au stade préparatoire de nos négociations, votre réaction est tout à fait disproportionnée. Je ne peux pas feindre d’ignorer une telle attaque, par conséquent une réplique s’impose. Pour les Chinois, la leçon est suffisante. Quant à vous, et pour que vous compreniez bien la dérision de votre emportement, nous allons jeter dans le néant l’une de vos plus grandes villes, à 10 h. GMT comme vous dites. Quoi qu’il en soit, j’attends votre liste de délégués avant demain matin. La communication s’interrompit. Le président et plusieurs de ses proches se regardaient avec des yeux hagards. Seul le général Lester se montra capable de réagir. — Monsieur, Monsieur… Le président le regarda d’un air absent. — … Avec votre autorisation, je vais mettre toutes nos métropoles en alerte rouge et activer nos contre-missiles. — Faites général, faites… Le chef de la Maison-Blanche était K.O. debout. Un silence de mort régnait dans le bureau ovale. Moins d’une heure pour prévenir une attaque : autant essayer d’éviter une balle une fois que le révolver a claqué. Jamais ils n’avaient ressenti une telle impuissance, un pareil découragement. À 9 h 45, Lester fit son retour, rayonnant. — Monsieur le Président, Monsieur le Président, cria-t-il du fond de la salle en marchant vers lui, ils se sont plantés! Ils viennent de nous expédier un missile qui n’a pas explosé! Il s’est enfoncé de six mètres dans la terre et il ne dépasse qu’un morceau d’un mètre cinquante. Une équipe de démineurs est en train de l’examiner, là-bas à Santa Clarita, au nord de Los Angeles… Nous allons avoir la liaison avec le capitaine Dust qui supervise l’opération. L’ambiance se réchauffa dans l’immense pièce : l’idée que la technologie des Koriens pût être faillible en réconforta plus d’un et dès qu’un écran spécifique fut installé le président — seul assis — et ses collaborateurs se disposèrent en arc de cercle pour ne rien perdre des images à venir. — Allo, ici le capitaine Dust, vous m’entendez! — Nickel, capitaine. — Ah, c’est vous général Lester. Mon ordonnance a l’habitude de ces mini-caméras, mais est-ce que la définition vous convient? — Les images sont excellentes, c’est du bon boulot. Capitaine, le président attend votre rapport. — A vos ordres, mon général : les démineurs tentent depuis dix minutes de trouver des points de démontage. L’objet est opaque au scanner… Herbie, approche-toi pour un gros plan! Comme vous pouvez le constater, la partie émergente de l’engin ressemble à une quille de bowling, si ce n’est que la boule du sommet est plus cylindrique que sphérique… Un de nos gars va lui appliquer un stéthoscope. Le patron de la NSA se pencha vers le président. — Monsieur, si je m’en tiens aux paroles de ce Disonkor la menace court jusqu’à dix heures : il n’est que neuf heures cinquante-neuf. — Je ne l’oublie pas Humphrey, mais j’ai l’impression que les Koriens viennent de montrer un petit signe de faiblesse et… — Bordel! Qu’est-ce que c’est que ça? La voix du capitaine Dust s’était tout à coup élevée d’un ton, avec une nuance d’inquiétude. — Le cylindre du sommet clignote… une lumière bleu-mauve, comme si le métal s’éclairait de l’intérieur. Herbie, cadre! À la Maison-Blanche, tous les regards fixaient l’éclat intermittent lorsque, à dix heures précises, la retransmission cessa d’un coup : plus d’images, plus de son. Le président leva les yeux vers le général Lester. — Nous avons plusieurs hélicoptères en survol au-dessus de Santa Clarita et de Los Angeles : dans un instant, nous aurons des images en différé. L’attention se concentra de nouveau sur les écrans balayés par la neige. Tout à coup, la tête et les épaules d’un militaire se matérialisèrent. Son visage semblait décomposé. — Lieutenant Santos, du service média; nous avons procédé à un montage pour vous offrir un point de vue progressif, du zoom de départ jusqu’aux prises aériennes éloignées, mon général. Il se tourna vers quelqu’un. — Envoyez… Les premiers plans montrèrent la tête de l’engin animée par sa pulsation lumineuse puis, brutalement, une sorte de brume bleu lavande s’échappa de son abdomen et envahit l’espace devant elle, couvrant un angle de 180 °. À la vitesse des marées les plus rapides, la masse bleue, qui paraissait à la fois ténue et dynamique, submergea la mégapole. Comme une vague, elle se répandit jusqu’à la moindre vallée en continuité urbaine et, arrivée dans le quartier des gratte-ciel, elle grimpa le long des façades pour avaler les bâtiments dans son onde terrifiante. Au fur et à mesure qu’elle avançait, sa vitesse s’amplifiait, à tel point que les hélicos durent prendre de la hauteur pour continuer à capter son mouvement d’ensemble. Cette lame aux chatoiements mauves n’investissait que les objets en contact avec le sol; les hélicoptères qui filmaient pouvaient évoluer à leur guise sans la moindre conséquence, dans la mesure où ils ne touchaient pas la masse nébuleuse. Apparemment, l’un d’eux, après que le raz-de-marée eut parcouru toute l’agglomération jusqu’à Temecula, s’enhardit à survoler les zones balayées par la brume bleue pour offrir des plans rapprochés des dégâts. La ville était dévastée d’une façon qu’aucun militaire, même le plus forcené, n’aurait pu imaginer. La nappe lavande s’étant instantanément dissipée, la caméra put saisir le néant qu’était devenu Los Angeles. La seule trace qui en restait était une sorte de sable grisâtre, à l’exclusion de tout autre vestige. Toute matière palpable avait muté en ces atomes pierreux : béton, métal, plastique, végétaux, liquides, corps humains. En un quart d’heure, la ville la plus étendue du monde venait de disparaître à tout jamais. Le film, d’un temps équivalent, repassait en boucle et ni le président ni ses collaborateurs n’arrivaient à s’arracher à la fascination de l’horreur, comme tous ceux qui en 2001 avaient été hypnotisés par le naufrage des Twin Towers. Le président fut le premier à sortir de l’hébétude. — Préparez-moi un hélico, j’ai besoin de voir pour le croire. En attendant, qui a une idée? Silence embarrassé. Même le général Lester était à court, alors qu’il bouillonnait d’une soupe d’impressions, de sentiments et d’émotions. Il était terrassé par l’ampleur des images et pourtant quelque part admiratif d’une si parfaite efficacité destructrice, avec dans son for intérieur l’idée confuse, encore tenue sous l’éteignoir de son subconscient, qu’une entente avec les Koriens pourrait leur procurer cette arme et leur livrer en pâture quelques ennemis irréductibles. Comme souvent ce fut le directeur de la NSA qui se décida à prendre la parole. — Monsieur, il me semble opportun de changer de stratégie… — Allez-y, Humphrey, je vous écoute. — Nous venons de prendre un sale uppercut. Il faut temporiser pour retrouver nos esprits. En même temps que nous négocierons, nous devrons étudier ces gens pour définir les limites de leurs forces et leurs éventuelles faiblesses. À mesure que nous en saurons plus sur eux, nous mettrons au point un système de défense et, sait-on jamais, une contre-attaque. — C’est bien, Humphrey, l’état ne vous paie pas pour des prunes… Je vais m’arranger pour faire patte de velours. Pendant que nous nous plierons aux lubies des Koriens vous travaillerez, le plus secrètement possible, à créer les contre-mesures à cette invasion. La Terre nous appartient : nous ne nous laisserons pas spolier comme si nous étions une tribu d’indigènes crasseux et incultes! John, dit-il en se tournant vers son conseiller, nous allons dresser la liste des candidats que nous demandent les extra-terrestres… On entendit enfin la voix du général Lester. — Monsieur, l’hélico vous attend pour aller à l’aéroport. — Parfait. John, prenez le nécessaire, nous travaillerons pendant le vol. Messieurs, au travail : le devenir de notre monde est entre nos mains! *** Ce que le président ignorait c’est que le monde ne nourrissait pas les mêmes sentiments que lui. Ainsi, tous les pays de la grande corne de l’Islam se réjouissaient sobrement de la déconfiture américaine, prêts à accueillir les Koriens s’ils se comportaient en bons musulmans. Les Russes prévoyaient de s’arc-bouter sur leur immense territoire et mettaient en batterie tout leur arsenal, tandis que les Chinois, ulcérés, échafaudaient des scénarios de vengeance, se voyant préparer un plat fatal, à manger froid bien entendu, mais qu’ils napperaient d’une sauce de sourires et de paroles lénifiantes. Les peuples bousculés ou rejetés par l’ordre mondial contemporain, tels que les Polynésiens, les Inuits et autres Amérindiens, commençaient à éprouver une violente sympathie pour les Koriens parce que, en grattant sous les paroles de Disonkor, ils bâtissaient le rêve d’une réhabilitation potentielle. Quant aux Européens, ils zébulonnèrent, toutes les éventualités de décision se diluant dans d’interminables discussions, de ratiocinations à n’en plus finir. De tout ce foutoir naquit un chapelet de commissions. Seule l’Italie buvait du petit-lait et, ronronnant comme un chat sous la caresse, s’apprêtait à héberger le plus prestigieux des représentants de Kor. *** Une heure après l’envoi de la dernière liste de candidatures, le visage impénétrable de Disonkor apparut sur les écrans. «Terriens, à l’instant où je vous parle les responsables des pays négociateurs reçoivent le résultat de notre sélection. Vous devez savoir que les futures négociations ne seront pas retransmises, car nous ne voulons pas que la vie laborieuse de la planète s’interrompe. Des comptes-rendus seront transmis aux médias à chaque fois qu’il y aura matière à le faire. Sachez que nos projets vous associent aux Koriens pour une refonte de la Terre, mais que nous ne pouvons admettre aucun geste d’hostilité : les Chinois l’ont appris à leurs dépens et les Américains ont pu juger de l’efficacité de notre “lavatrice blu” (les traducteurs connurent un moment de flottement devant cette expression). Pour ceux qui auraient du mal à comprendre, persuadez-vous très vite que la moindre agression sur la personne d’un Korien, ou contre nos installations, vous exposera à une punition terrifiante. Nous avons les moyens d’éradiquer toute vie sur Terre en quelques minutes, de vous infliger des souffrances dont nous n’avez même pas idée. La cruauté n’est pas dans nos gènes, la pitié non plus. Alors, écoutez la voix du bon sens et coopérez.» Le président américain reçut la liste des représentants retenus, à bord d’Air Force One. Plus tôt il avait survolé les vestiges non contaminés de Los Angeles en une visite éclair, car il n’y avait à voir qu’une étendue uniforme de cette espèce de sable léger comme un poivre clair. Le président, déjà déprimé par ce spectacle, avait subi avec peine l’intervention de Disonkor. S’apprêtant à consulter l’état des représentants sélectionnés, il s’attendit au pire, mais son nom figurait en tête de la nomenclature. Richard Demekis, chef de l’État. Vicki Mendez, ministre de l’Industrie. Ralph Nader jr, écologiste. Amanda Vasco, présidente du syndicat des patrons. Eric Edner, astronome. CHAPITRE V Trois semaines plus tard, le 8 août, le chef Korien s’installa à portée de Sienne (en tous cas pour son vaisseau) : il réquisitionna une admirable villa dans le golfe de Baratti, aux vergers d’agrumes sublimes. Il ne fit procéder qu’à deux aménagements : un salon de l’étage, au sud, devint sa chambre, avec bureau attenant, qu’il fit décorer dans le goût du quattrocento; une remise, à l’abri d’une haie de cyprès, céda sa place à une aire d’atterrissage pour son engin personnel. En ville, la petite clinique désaffectée Santa Maria et son héliport devinrent le centre de négociation du groupe Europe, au prix d’un mois de travaux ininterrompus. Sur chaque continent, les représentants koriens créèrent à leur goût un centre de ce type en se ménageant un logement à proximité. Alisonkor, le sage, s’établit à Mu’a dans les Tonga; Elotikor, l’ingénieure, dans le quartier du Presidio à San Francisco; Idoskor, l’écrivain, à Srinagar, au nord de l’Inde; Eterikor, l’écologiste, près de Kisangani en République Démocratique du Congo, avec vue sur les chutes du plus grand fleuve d’Afrique noire. Le jour où les vingt-cinq Européens pénétrèrent dans l’ancienne clinique, ils s’attendaient à tout, mais certainement pas à une telle série de surprises. Tout d’abord, pas la moindre trace d’un garde ou d’un vigile. Le personnel, exclusivement terrien, arborait une tenue grise aussi sobre que celle des Koriens sur laquelle était cousu un macaron indiquant leur nom et, par un logo, leur fonction : guide, secrétaire,… Ensuite, l’intérieur, de style Art moderne, tel qu’en concevait Mallet-Stevens, avait été transformé avec un goût parfait. Si des systèmes de protection et d’espionnage avaient été installés, ils étaient d’une discrétion confondante. Enfin, la salle de réunion avait quelque chose d’un grand salon cosy. À huit pas de la table ovale et ses seize sièges, un vaste espace avait été meublé de profonds fauteuils, de canapés et de tables basses disposés dans un désordre savant, comme une invite à des discussions plus intimes, ou plus détendues. C’est vers ce mobilier que les quinze représentants se dirigèrent et quand Disonkor arriva, il les trouva confortablement établis dans un brouhaha conséquent. Quelque chose comme un sourire passa dans ses yeux. Dès qu’il s’assit, tous le rejoignirent à la place signalée par un hologramme au dos du siège. Hormis les cinq Italiens, chacun s’équipa du kit de traduction posé devant lui, même si la plupart d’entre eux avaient entamé une initiation accélérée à la langue de Dante. D’ailleurs dans le monde entier, toute personne qui avait compétence et velléité pour donner des cours d’italien trouvait en une journée, quel que fût le pays, une masse d’élèves potentiels. À l’exception des chefs d’État, les représentants découvraient le Korien; les femmes, malgré sa froideur, regardaient avec attention sa prestance et son visage. Les hommes, un peu piqués d’être tous bien plus petits que lui, le dévisageaient en essayant d’éviter son regard. — Bonjour à tous. J’ai choisi de m’occuper de l’Europe parce que c’est le lieu du monde qui m’émoustille — ils crurent à une erreur de traduction — le plus et dans ce gâteau très stimulant j’ai longtemps hésité entre deux portions : la France et l’Italie. Vous connaissez mon choix… Disonkor s’arrêta un instant pour examiner l’air perplexe de ses interlocuteurs. Une ombre d’amusement passa sur ses traits, sans qu’une fossette ou une ridule s’y dessinât. — Je comprends votre surprise. Mes discours précédents, s’adressant à la Terre entière, étaient forcément plus rudes et plus sobres. Ici, nous sommes en petit comité, mus par un objectif précis, la parole peut être plus souple. Quant à ceux qui s’étonneraient de mes formules et de mes métaphores, ils doivent réaliser que, comme tout Korien, je suis passionné de littérature et que j’ai sans doute lu plus d’ouvrages de vos auteurs que le plus érudit de vos universitaires… Parenthèse fermée. Une hôtesse entra pour distribuer un rafraîchissement : dans un verre élégant de l’eau aromatisée à la verveine citronnelle pilée. Disonkor avala une gorgée avec distinction. Quinze paires d’yeux le fixant, il réalisa. — Ah, vous pensiez que nous ne buvions pas… L’eau existe sur Kor. Notre système digestif doit différer un peu du vôtre, car nos aliments sont le produit d’une synthèse minérale ou de végétaux du type lichen, mais tous les membres de l’expédition ont été préparés à la nourriture terrestre, et je fais honneur aux tortellinis alla panna et au Montepulciano. Rien de ce qu’ils vivaient depuis leur entrée dans la clinique ne correspondait à ce que les représentants avaient imaginé, jusqu’au verbe détendu du chef Korien qui finissait par inquiéter les politiciens de l’assemblée. — Il est temps de passer aux choses sérieuses : les grandes lignes de notre projet Terre. Nous n’avons préparé aucun document parce que votre consommation de papier, et donc de végétaux, est une indignité. Pour les questions éventuelles, à l’entrée on vous a remis une bague : le chaton qui l’orne est un contacteur. Si vous appuyez dessus plus de trois secondes il s’allumera et je serai prévenu. Il ne réagit qu’au contact des doigts humains. Au moment où vous poserez votre question, il se désactivera, par identification sonore. N’échangez pas vos bagues, elles ont été réglées sur votre voix et vos empreintes digitales. Disonkor se tut, couvrit son visage de ses deux mains colossales, sembla se concentrer, comme excédé par la vacuité de ces explications techniques. Personne n’osait un mouvement, pas même se racler la gorge. Cela dura plus d’une minute et un malaise commençait à s’insinuer quand le Korien découvrit son visage. — Bien… Notre plan de refonte de la Terre comporte sept volets principaux, à savoir… Au même instant, un petit écran hologrammique se matérialisa devant chaque représentant : 1-Démolition et recyclage 2-Conversion énergétique 3-Redéploiement des métiers 4-Requalification agricole 5-Régénération végétale 6-Dénatalisation 7-Reprogrammation spirituelle — Je vais… Les quinze bagues brillaient de tout leur éclat et les regards exprimaient toutes les nuances du désarroi, de la stupéfaction et de l’incrédulité. Le masque glaçant qui tomba sur le visage de Disonkor calma toute ardeur. — Interruption non pertinente… Afin de désactiver vos bagues, vous allez, tous ensemble, répondre NON à la question que je vais vous poser… Interrompt-on un conférencier qui commence à peine son exposé? — Non, prononcèrent quinze voix, et toutes les bagues s’éteignirent. — Voilà qui est mieux. Nous aborderons chacun des volets du plan, l’un après l’autre, à raison d’une semaine maximum pour le traitement de chacun. Nos engagements s’appliqueront à toute l’Europe, mais à elle seule… Démolition et recyclage… Démolir quoi? Et pourquoi? Si nous n’intervenions pas, et au rythme constaté des déprédations, vous aurez ravagé d’immenses zones végétales d’ici un siècle. Une telle éventualité est insupportable, car elle menace à la fois nos futures villégiatures et votre propre avenir. Les hommes au pouvoir sont englués dans une idéologie périmée, dans la toile de leurs intérêts et depuis longtemps, se contentent de mots pour prévenir la frénésie suicidaire de votre civilisation. Donc le pouvoir doit être assumé par d’autres, en l’occurrence des extra-terrestres, assez courageux pour geler ce mouvement d’autodestruction. La première grande action sera de raser les zones artisanales et industrielles qui ont gangrené le pourtour des villes et gaspillé l’espace entre les cités. Monsieur le premier ministre anglais, je vous écoute… — Si vous faites cela, vous allez nous jeter dans une récession historique, nous tuer économiquement. Derrière nous, la population va s’y opposer : comptez-vous passer en force? Souhaitez-vous la misère des peuples? — Vous devez comprendre que vous n’aurez bientôt plus comme pouvoir que celui que nous voudrons bien vous accorder. Il n’est pas question de discuter de notre décision de réorganiser la Terre, mais seulement de définir les modalités qui vous la rendront supportable. — Alors, vous comptez nous aider dans cette tâche, par un soutien économique, ou technologique? — Pas du tout; notre rôle se limitera aux concepts. La part matérielle restera à votre charge. À vous de tirer parti de ce gigantesque travail de démolition pour rebondir et transférer des emplois. — Et quel sera le destin des terrains libérés? — La revégétalisation, bien entendu. Le «prime minister» prit un air accablé et se tourna vers son ministre du budget tandis qu’un représentant français accédait à la parole. — Monsieur… — Vous êtes bien le petit-fils de cet éminent Terrien que fut Pierre Rabhi? Le trentenaire acquiesça. — Parfait, allez-y… — Qu’entendez-vous par revégétalisation? Y incluez-vous une emprise agricole? — Je n’ignore pas l’histoire de vos paysages et je pourrais vous citer des passages des livres de Pitte et Luginbühl. À titre personnel, j’apprécie le contraste harmonieux des endroits sauvages et des paysages modelés par le travail agricole, c’est pourquoi je verrais bien les sols récupérés accueillir des pâtures, des vergers, et du maraîchage si la terre le permet… — Cela suppose de réinstaller tous les circuits courts : vous bouleversez tout l’édifice de la distribution! — Avez-vous le choix? Quand il put intervenir, le chancelier allemand explosa. — Votre projet est inacceptable! Vous pulvérisez soixante ans d’efforts pour faire de l’Europe une entité cohérente, moderne et confortable. Nous nous opposerons à un tel diktat! — Comment? Le chancelier arrondit sa bouche comme une carpe qui gobe une graine et n’en tira pas plus de son que le poisson au fond de son étang. — Je comprends que vous ayez du mal à assimiler ce transfert de pouvoir, mais à l’instant où nous sommes arrivés il est devenu inévitable. — Mais de quel droit vous nous priveriez de notre souveraineté, de notre libre arbitre… — Du droit qui s’exerce depuis toujours sur cette planète : celui du plus fort. — C’est un abus! — C’est la logique. Avez-vous demandé, les uns et les autres, aux humains des pays que vous avez colonisés autrefois, s’ils étaient d’avis d’être spoliés, employés comme des serfs, considérés comme des sous-hommes, logés dans des galetas misérables et nourris de ce que leurs maîtres ne voulaient pas? Il n’y eut que le silence pour répondre à l’interrogation du Korien. *** Au bout de six jours, Disonkor mit un terme aux tractations. Les représentants n’avaient obtenu aucune retouche dans les objectifs, pas le moindre délai dans les réalisations; à peine une relative liberté dans la façon de procéder. Les chefs d’État avaient connu l’humiliation d’être traités comme les autres participants et, dans l’estime de l’extra-terrestre, s’étaient fait damer le pion par l’italien Adriano Pellazzi, écrivain-cinéaste, et Jean-Paul Rabhi, l’ingénieur agronome français, activiste notoire de la CRIIRAD (l’association des lanceurs d’alerte sur les radiations, menée par un ingénieur en physique nucléaire) et du mouvement Colibri. Ils avaient été mis en demeure d’exécuter, avec résultats et dans un délai de six mois, une opération-test de refonte. Pour la France, il s’agissait de redonner à l’étang de Berre une qualité paysagère depuis longtemps sinistrée, aux conditions suivantes : déplacement d’une partie des populations, de l’aéroport, des industries — en particulier pétrochimiques, désurbanisation à l’exception des cœurs anciens de Martigues, Berre et Marignane. Au cas où l’avancement des travaux témoignerait d’une incapacité ou d’une mauvaise volonté manifeste, il serait fait usage de la «lavatrice blu». Le 26 août, la réception des cinq représentants français à l’Hôtel du conseil régional Provence Côte d’Azur tourna à l’émeute : les habitants menacés de déménagements autoritaires, les ouvriers en passe de voir disparaître leurs usines, les élus piétinés, les commerçants assommés, tout un peuple envahit Marseille, du grand escalier de la gare Saint-Charles jusqu’aux pointes, Pharo et Fort Saint-Jean, de la tenaille qui enserre le port. Les esprits étaient dans un tel état d’exaspération qu’au premier heurt avec un groupe de CRS la foule s’embrasa. À l’origine, un mouvement de foule projeta deux hommes vers un policier qui, croyant à une agression, les frappa à coups de matraque. Ils se défendirent comme ils purent, très vite flanqués de camarades accourus à la rescousse. Pour dégager leur collègue, les CRS chargèrent. Beaucoup de gens vivaient depuis des décennies dans une quasi-misère, poisseuse et sans espoir, et toutes les frustrations, tous les refoulements, jaillirent soudain dans une frénésie de violence et de destruction : voitures, abris bus, vitrines, panneaux, rien n’échappa au saccage. Des bateaux furent vandalisés dans la darse. Les affrontements se prolongeant, des casseurs arrivèrent, puis des petites frappes des quartiers nord affluèrent en troupes : les forces de l’ordre durent sortir les lacrymogènes, les fusils à balles caoutchouc, les tasers. Des blessés, dont certains gravement, mobilisèrent une cohorte d’ambulances. On aurait pu penser que les bons pères de famille, les commerçants rassis, les employés modestes, allaient rompre les rangs devant l’escalade de brutalité, mais en réalité de nouvelles vagues de la France d’en bas déferlèrent dans les rues et l’insurrection dépassa les compétences des personnels de sécurité. Ce n’est qu’au petit jour que la troupe des casseurs et des révoltés reflua sous les coups de compagnies républicaines débarquées en nombre et la rumeur d’une arrivée des commandos de l’infanterie de marine. Comme la marée abandonne derrière elle les débris de la laisse, les vagues de la rébellion laissèrent tout le centre-ville dans un état de désolation. Et comme souvent, la police arrêta les moins réactifs, les moins rapides, les moins intelligents, tous ceux qui voulurent s’extraire du théâtre de l’action avec un temps de retard. Galvanisés par le combat, les habitants de Marignane et de Vitrolles décidèrent de s’organiser pour contrer tout envahissement de leur territoire; les maires, ayant reçu l’avis que les camions de la société EFAG — un géant des Travaux Publics — allaient arriver avec une armée de démolition, tentèrent de raisonner la foule, subirent un début de lynchage et ne durent de survivre qu’à une fuite éperdue rendue possible par le courage de quelques policiers municipaux. Quand les semi-remorques d’EFAG arrivèrent aux panneaux annonçant l’aéroport ils se heurtèrent à un barrage de plots en ciment et de véhicules divers; des pierres et toutes sortes de projectiles fusèrent de derrière ces remparts et des talus surplombant l’autoroute, détériorant les premières lignes des transporteurs. Une foule agitée hurlait sa colère derrière la digue de béton et de fer, insultant les jaunes qui venaient «bousiller leur chez eux». Plus aucune circulation n’irriguait la ville et l’aéroport. Lorsqu’il fut mis au courant, Disonkor donna quelques consignes avant de reprendre sereinement le cours des négociations qui débutaient sur le sujet de la conversion énergétique. Relayé par le préfet, puis tous les canaux d’information, un avis d’évacuation totale de l’aéroport circula, laissant une heure à toute personne pour s’éloigner de l’aire d’action de la «mort bleue» comme la surnommaient les Français. Cinquante-neuf minutes plus tard, le même engin qu’en Californie, en bien plus petit, piqua dans le tarmac de la piste 2, clignota trente secondes avant de diffuser son poison bleu-mauve sur 360 °. À la presque immédiate dissolution du nuage, chacun put constater qu’il ne restait rien des avions, de la tour de contrôle, des voitures sur les parkings, de l’aérogare et de tout humain qui aurait eu la stupidité de vouloir assister au spectacle en direct absolu, le tout remplacé par des couches de sable gris. Dès qu’ils apprirent la nouvelle, les insurgés de l’autoroute, abasourdis puis ulcérés, lâchèrent une grêle de projectiles au-delà de leurs barricades, mais n’écorchèrent que le bitume, car, entre temps, l’armada s’était repliée en ordre : il était descendu, des semi-remorques, quatre bulldozers et autant de grues à boules montées sur chenilles. Protégés par des boucliers qui venaient d’être montés, les quatre monstres terrassiers se jouèrent des cubes de béton et lorsqu’ils attaquèrent la première rangée de véhicules les défenseurs du verrou montèrent dans leurs voitures et se replièrent sur le centre ville. Alors la légion mécanique emprunta la bretelle d’accès à l’aéroport et, partant des parkings restés intacts, entama la couche de bitume et de ballast qu’elle déversait dans des camions-benne gigantesques, lesquels dressèrent une montagne de déchets sur l’autoroute du soleil. Les pelles géantes, grattant jusqu’à la terre, firent disparaître les reliefs de ce qui avait été l’aéroport de Marseille : toutes les voies d’accès furent éliminées, les parties plates furent nivelées, les creuses comblées, notamment avec le sable gris laissé par la vague bleue. Ainsi commença la désurbanisation des rivages de l’étang de Berre. CHAPITRE VI À San Francisco, le 17 août, les quinze membres du groupe Amérique pénétrèrent pour la première fois dans le bâtiment du Pier 39, ancien entrepôt de briques et d’acier reconverti en magasins et devenu à présent centre de négociation. Ils ressentaient une vague appréhension, mêlée d’une certaine curiosité pour la seule femme extra-terrestre qu’il était donné de voir. Elotikor dominait l’assemblée de toute sa beauté, de toute sa taille, surpassant même le président américain qui s’enorgueillissait de son mètre quatre-vingt-dix. Sa voix, plutôt grave, était agréable, mais avec un fond de froideur qui tuait toute velléité d’interruption. Son italien était parfait, jusqu’à la moindre intonation. Les quinze représentants reçurent leur bague dans une salle bien plus spartiate qu’à Sienne; même grande table ovale, mêmes chaises ergonomiques, mais pas d’espace de discussions privées avec table basse et canapés. Les lieux bien isolés, clairs et spacieux, étaient sans une once de fantaisie. La Korienne commença sans préambules. — Nous avons un projet qui sera, de toute façon, réalisé : la seule marge dont vous disposez concerne les modalités de son exécution. Soit vous vous opposez à tout et vous subirez des pertes phénoménales, soit vous vous accommodez à notre vision des choses et vous vous maintiendrez. Cependant, n’espérez pas perpétuer votre façon de vivre actuelle : elle est incompatible avec nos intérêts et ceux de la planète qui vous abrite. Voici un hologramme qui vous expose les sept étapes de l’opération de sauvetage de la Terre. Je vous laisse regarder et j’écouterai ensuite vos questions sur la première étape, notre sujet de négociation de la semaine… On aurait pu croire que deux ou trois mêmes sentiments auraient investi l’assemblée, mais en fait chacun tissait son propre faisceau mental selon ses convictions, son idéologie et ses intérêts. Pour ne prendre que les représentants des USA, ils sentaient fuser dans leur cerveau un feu d’artifice de contradictions. Demekis, le président, jugeant son autorité menacée, se demandait comment la protéger, balançant entre des envies d’entente, de vengeance et d’autoritarisme. Vicki Mendez, la ministre de l’Industrie, apercevait devant elle un océan d’emmerdements tout autant qu’une incroyable stimulation à rebondir, à balayer les vieilles lunes, avec au plus profond d’elle-même le germe enfoui de ses racines amérindiennes. Amanda Vasco, qui régnait sur la toute puissante association des patrons, enfouissait non sans mal un ressentiment d’être, pour une fois, surpassée en autorité et supputait les bases d’une politique d’arrangements, se demandant dans quelle mesure la Korienne était manipulable. Nader junior, architecte paysagiste, écologiste convaincu, se réjouissait de la volonté des extra-terrestres de stopper l’ahurissante dégradation de la planète, tout en redoutant la radicalité de leur méthode. Quant à Edner, il naviguait dans un marais d’incertitudes et parvint tout de même à décrocher la première intervention. — Je comprends la logique qui lie recyclage et démolition, mais qu’est-ce qui justifie l’importance des démantèlements? — Si nous avions eu connaissance de l’état de votre planète, il aurait fallu intervenir il y a plus de quarante ans; c’est donc l’ampleur du temps perdu qui légitime celle de l’action de refonte. À dire vrai, la présence humaine devra être divisée par cinq si nous voulons sauver la Terre. Monsieur Nuniak… Le représentant Inuit parla d’une voix unie et calme. — Vous avez le pouvoir de nous effacer de ce monde et de jouir d’une Terre sans hommes, pourtant, tout en voulant diminuer notre nombre et notre emprise sur la planète, vous ne parlez pas de nous éliminer complètement : pourquoi? — Parce que nous ne serons pas les jardiniers de ce Nouveau Monde; c’est à vous que reviendra ce rôle. Vous aurez la charge d’entretenir la beauté et l’harmonie que nous viendrons consommer. Avant cela, il faut d’abord les rétablir et cela suppose d’arrêter le gaspillage des espaces naturels et la reproduction incontrôlée de votre espèce. Monsieur Demekis… — Vous n’imaginez quand même pas que nous allons démonter nos usines, ruiner nos industries et notre commerce. C’est un abus de pouvoir; vous ne pouvez pas disposer de cette planète comme si elle vous appartenait. Nous en sommes les premiers habitants! — Je n’imagine rien, monsieur le président des États-Unis, je vais réaliser, puisqu’en ma qualité de grand ingénieur j’aurai l’autorité d’analyse sur tout ce qui se fera, quel que soit le continent… mais je veillerai particulièrement sur l’exécution du projet dans votre pays. Et n’espérez pas me leurrer avec des mots, des déclarations d’intention, comme vous le faites depuis des décennies dans ces sommets grotesques où vous décrétez l’urgence, où vous vous enivrez de beaux sentiments, bien décidés à ne rien faire jusqu’à la réunion suivante. Si vous lanternez, si vous ne jouez pas le jeu, nous vous éradiquerons. Quant à l’argument que vous occupiez la Terre bien avant nous, je vous conseille de le garder bien précieusement pour le jour où vous retrouverez l’âme des Indiens que vous avez anéantis et des millions de bisons que vous avez massacrés. De tout ce que j’ai pu apprendre sur votre nation, rien ne justifie plus mon mépris que ce culte que vous vouez à votre Buffalo Bill, ce sinistre boucher, ce crétin qui exhibait les reliques de son inhumanité dans les cirques. Sur Kor, la seule idée d’un tel holocauste est incompréhensible. — Et quatre millions d’Angelins, ça ne vous chiffonne pas… — Vous n’avez plus la parole, monsieur Demekis. Elle s’adressa alors à Natti Raitipu, Brésilienne d’Amazonie, dont le peuple était menacé par un projet de barrage, l’invitant à s’exprimer sans interdits. — Merci madame. Je vous ai bien écoutée : est-ce que je peux comprendre que les Koriens sont prêts à nous rétablir dans nos droits et à nous éviter de disparaître, suite à la destruction de notre environnement? — Vous ne vous trompez pas; toutes nos études ont abouti au même résultat : les peuples premiers sont ceux qui respectent le mieux leur milieu et, comme nous, ils ont développé une philosophie de la Nature. Nous attendons donc de vous une adhésion sans réserves à notre projet et vous aurez droit à notre attention particulière. Quand la réunion prit fin, Demekis et Vicki Mendez regagnèrent sous escorte leur résidence temporaire de Las Vegas — en fait l’ancienne villa de 5200 m2 de G.B.J. Henderson. Le président invita Amanda Vasco à s’agréger à la cellule de crise qui continuait à fonctionner officieusement, réduite aux patrons de la NSA et de la CIA, au général Lester, à quelques ministres et au conseiller du président. Le conseil se tenait dans l’abri antiatomique de la résidence truffée de caméras, d’alarmes et de brouilleurs, gardée en permanence par un corps de Marines. Demekis avait le masque des mauvais jours. — Je n’ai pas eu le choix : j’ai dû entériner ce projet de folie… détruire des zones artisanales et industrielles entières! Ils vont nous mettre à genoux! Nous allons revenir à l’âge de pierre. Vous l’auriez vue, cette garce! Elle a quelque chose contre nous, n’est-ce pas Vicki? — Oui, elle est décidée à nous enfoncer. Il n’y en a que pour les sous-développés! Si vous voulez tirer votre épingle du jeu, il vaut mieux sortir d’une tribu que de Harvard! — Si seulement nous pouvions contrôler cette vague bleue… Rien de neuf à ce sujet, Lester? — Rien, monsieur. Dans les échantillons de ce sable, nous avons trouvé des traces de substances qui n’existent pas sur Terre. Elles résistent à toute analyse : nous ne sommes donc pas près de les copier, et encore moins de faire des essais pour créer des protections. Le seul point positif c’est que, apparemment, cette arme est conçue pour ne pas détériorer la terre. Par conséquent, on pourrait utiliser cette matière pour se protéger. — Vu leur philosophie, ça n’est pas illogique qu’ils épargnent la terre. Bien, bien… Et vous, Humphrey, est-ce que vous avez progressé sur la physiologie des Koriens? — Oui, monsieur, et c’est assez surprenant. De toute évidence, ils se fichent que nous les étudiions. Votre belle Korienne est passée sous le portique où nous avions dissimulé divers appareils de mesure et de spectrographie sans broncher. Elle devait pourtant se douter de quelque chose! — Les résultats, Humphrey, les résultats! — Ils ne sont pas très différents de nous, mais ils n’ont rien d’absolument identique. Par exemple, leurs organes internes sont à peu près les mêmes, répartis autrement, et de proportions sans rapport avec les nôtres. Le foie et le cœur sont plus gros, l’estomac bien plus petit. Nous supposons qu’ils sont vulnérables et mortels, mais il nous manque des prélèvements, notamment de peau et d’os, pour en savoir plus… — Ne comptez pas sur moi, Humphrey, je ne tiens pas à me faire arracher la tête par cette beauté vénéneuse… Si seulement il en débarquait quelques autres qu’on pourrait un peu plus approcher! À propos, c’est étrange : ils n’ont même pas d’escorte, pas un Korien pour les protéger. Le directeur de la CIA intervint. — Soit ils sont persuadés d’avoir un contrôle mental sur nous, soit ils possèdent une forme de protection, invisible pour nous. Mais, monsieur, le personnel à leur service est bien obligé de les approcher… — Excellent, Johns; vous les avez infiltrés? — Non. Elotikor a choisi son personnel, mais j’ai une idée… J’ai carte blanche? — Foncez, Johns! Par contre, si vous êtes découvert vous avez assez d’imagination pour vous figurer ce que vous risquez avec cette jolie dame… — J’assumerai, monsieur. — Bien, alors examinons le plan de démantèlement de… *** Chacun des cinq Koriens avait son créneau d’intervention quotidienne, vers vingt et une heures, heure locale, dans les principaux médias. En général, ils se contentaient d’une synthèse de la journée de négociation et d’un bref commentaire d’éclaircissement. Dès qu’ils abandonnaient l’antenne, les chaînes diffusaient un journal où passaient les images autorisées des pourparlers, des réactions de personnalités, puis les autres nouvelles devenues d’un intérêt mineur. À la fin des informations, des émissions de débat sur le projet TERRE avaient pris la place des sempiternelles séries policières et autres films d’action, rejetés en fin de soirée. L’agitation brûlait les esprits. L’énormité de ce qui se discutait engendrait toutes les réactions : une majorité, tout en se torturant l’esprit, ne pensait absolument pas à bouger, son énergie intégralement absorbée par le souci de survivre. À l’opposé, d’autres échafaudaient des intrigues, ou mettaient en place des procédures d’autoprotection, ou songeaient à placer leurs billes dans des régions primitives, lieux qui semblaient attirer la bienveillance des Koriens. Un homme, pourtant, installé dans la galaxie du Boswash comme un aigle dans son aire, pensait autrement que les autres et s’apprêtait à agir de façon irrémédiable. Wayne Shorter, américain d’origine australienne, avait mené une vie décousue : élément efficace, mais parfois difficile à contrôler chez les Marines, il avait consacré huit ans de sa vie à la Légion étrangère; ayant basculé, ensuite, dans des corps de mercenaires dont il fut souvent le chef, la disparition des tyranneaux africains l’avait mis au chômage et il s’était reconverti dans la protection rapprochée. La modeste boîte qu’il dirigeait lui permettait de vivre sans lui fournir l’exaltation que lui procuraient ses activités passées. Ses meilleurs moments, il les connaissait avec quelques amis lors de week-ends spéciaux pendant lesquels il pouvait respirer l’odeur des armes et accéder à un ersatz d’action. Le spectacle, à la télévision, de la vague bleue anéantissant Los Angeles l’avait empli d’une rage d’impuissance; les négociations qui avaient suivi l’avaient rendu comme fou. Lui pour qui le Tea Party constituait un ramassis de couilles molles hurla devant sa télé et brisa sa bouteille de Root Beer sur l’accoudoir de son fauteuil à l’annonce des zones promises aux premiers démantèlements : Chicago, Detroit, Buffalo… Ce fut pire quand, sur CBS, on annonça les grandes lignes de la conversion énergétique : l’idée qu’on allait le priver tôt ou tard, de sa clim, de son 4X4 et de son quad le rendit marteau. Il attrapa la matraque plombée qu’il tenait toujours à portée de sa main (aucun petit con de dealer ou de voleur de rien n’avait eu, par malchance, la bonne idée de venir lui offrir la petite gâterie d’une agression à domicile) et mit en pièces le poste, frappant jusqu’à l’épuisement pour vider le paquet de merde qui obstruait depuis quelques années sa respiration d’homme. Le soir même, avec l’assentiment de quelques vieux amis, il créa l’Escadron noir : au départ, huit hommes bien décidés à jouer aux citoyens ordinaires, tout en semant l’anarchie, avant de se déclarer en lutte contre l’occupant et tous les collabos qui iraient téter leurs mamelles. À l’instant où le groupe de mercenaires s’instituait en Escadron noir, c'est-à-dire le dernier jour d’août, la demeure d’Elotikor était infiltrée par une créature du FBI. La somptueuse villa qu’elle occupait en limite du parc du Presidio bénéficiait du système de sécurité installé par le précédent propriétaire — à son goût pas assez indemnisé de son départ forcé — et rien d’autre. Le personnel recruté par la Korienne se réduisait à quatre personnes : Atinaa Tamahori, surnommé Nighthawk, un Fidjien gigantesque, le seul à vivre sur place. Taciturne, méfiant, d’une force inquiétante, il était aussi malléable qu’une barre d’acier et dévoué corps et âme à sa patronne, qu’il était le seul à pouvoir regarder dans les yeux. C’est lui qui avait conseillé la cuisinière, la femme de ménage et le jardinier, tous maoris. De ce côté-là, il n’y avait pas de possibilité de s’insinuer. La maison ayant été entièrement rénovée, il fallut un miracle pour qu’un hasard permît une tentative de pénétration. Le grille-pain que la cuisinière avait utilisé pour les tartines du petit déjeuner, après avoir craché les derniers toasts, continua à chauffer (sans doute un défaut de fabrication) puis s’enflamma sans provoquer de réaction du disjoncteur; quand la cuisinière sentit l’odeur de brûlé, elle redescendit à toutes jambes, suivie par Nighthawk. L’extincteur à poudre arrêta le feu sur le plan de travail. Le colosse, qui venait de neutraliser le fusible, démonta la prise et, constatant que le câble fumait d’une combustion lente, déconnecta la ligne au tableau avant d’arracher le fil à l’aide d’une pince, creusant une vaste cicatrice dans le mur et le décor de faïence qui le couvrait. L’intervention d’un électricien devenue nécessaire, Tamahori sélectionna une entreprise qui avait pignon sur rue et demanda à son directeur de lui envoyer son meilleur ouvrier : c’est cet homme qui fut approché par le FBI. En échange d’une enveloppe gonflée de billets, il s’engagea à transmettre toute information, notation ou incident qu’il capterait au cours de son intervention; à taire la mission confiée, même à ses proches; à n’utiliser, pour la transmission des renseignements, que la voie orale, d’homme à homme, avec le chef Johns, à l’exclusion de tout autre moyen tel que téléphone, ordinateur, document papier… L’excellent artisan mit cinq jours pour regainer la ligne, passer les fils neufs et, surtout, reconstituer le décor détérioré. Il livra un travail parfait dans la cuisine et, chaque soir, un rapport détaillé de ses observations. Le lendemain de leur dernier entretien, Johns, après avoir épluché et ventilé ses notes, rejoignit l’équipe de la cellule de crise à Las Vegas. Demekis et Mendez avaient bossé toute la semaine sous la cravache mentale de la Korienne sur le chantier numéro 4, celui de la requalification agricole. Se parlant à voix basse, ils paraissaient exténués. Le président portait tout le poids de son monde intime fissuré dans ses paupières alourdies et violâtres. — Vicki, aux prochaines élections, je vais me faire massacrer. Putain, j’ai signé ce papier! Disparition des produits chimiques dans un délai de cinq ans… Tu vas voir la gueule des managers de Dow et Monsanto! Agriculture de proximité, suppression des brevets pour les semences, plafonnement de la surface des exploitations, interdiction d’utiliser des ouvriers étrangers : encore trois semaines à avaler ces foutaises, à signer des accords qui me font gerber et à supporter la tronche glacée de Cruella. Ça va être long, Vic, très long! Si seulement… Ah, Johns, je vous attendais! Asseyez-vous et faites-moi oublier mon Pearl Harbor quotidien! — Monsieur, ce type que nous avons introduit chez la Korienne est un petit malin; il a butiné comme un pro… — Merde! Johns, arrêtez de me faire languir. Alors, cette Elotikor… — Cet électricien, avec sa bouille sympathique, a réussi à faire parler les femmes, mais pas le géant polynésien. Celui-là, c’est un bloc! Notre gars me disait que même quand il n’était pas avec lui il avait l’impression de sentir ses yeux dans sa nuque… Elle nage une heure tous les matins dans la piscine, elle a un corps à damner un saint : pas un homme ne peut la regarder sans en être troublé. Pas de pudeur particulière. Pas frileuse. La femme de ménage n’a jamais vu trace de produits de beauté : la couleur de ses paupières et le dessin de ses sourcils sont naturels… — Bon Dieu, Johns, j’ai l’impression de feuilleter Cosmopolitan! — Attendez, monsieur, vous n’avez encore rien entendu. La même domestique ne nettoie la chambre qu’en sa présence et lorsqu’Elotikor quitte la maison, elle active un système qui verrouille la porte et les stores de la pièce, ils sont comme soudés! J’en conclus que sa chambre à coucher recèle quelques petits secrets, et comme il n’existe aucun lieu inviolable… Nous avons de bons spécialistes. Humphrey intervint. — À moins qu’à l’intérieur sévisse ce rayon qui a carbonisé un curieux à Sienne, tu sais, le type à poil qui a voulu toucher leur vaisseau… — Si on veut goûter à l’omelette, il faudra bien casser quelques œufs. On verra bien. Et puis il faut aussi se défaire du Fidjien, un vrai crampon d’acier! Et pas question de toucher un de ses cheveux, elle serait capable de nous cramer Washington en punition! Je reprends : madame ne mange pas de chair, hormis du poisson, des fruits, des légumes et des céréales. Plutôt un bel appétit. Elle élimine, comme nous tous, mais quant à recueillir un échantillon… Peu de sel, pas de sucre du tout… — Ce serait à gratter : leur organisme ne l’assimile peut-être pas. Ils ont bien des petites faiblesses, bon Dieu! Continuez, Johns… — Elle ne boit que de l’eau aromatisée avec des feuilles de simples pilées. Que ce soit la cuisinière ou la femme de ménage, elles n’ont jamais perçu d’odeur en l’approchant; ni parfum ni effluves corporels. D’après elles, son humeur reste égale; en général aimable, sans qu’elle sourie jamais. Elle se sert de l’italien avec toute personne étrangère à la maison; en revanche, elle parle le polynésien avec les quatre larbins… L’électricien avait retenu quelques mots et je les ai fait vérifier. Demekis souffla entre ses dents. — La petite cachottière… je suis sûr qu’elle comprend l’anglais. — Ça ne m’étonnerait pas, il paraît qu’elle transpire l’intelligence… Je termine avec les deux meilleurs morceaux. Mon gars, je vous l’ai dit, un petit futé a obtenu l’autorisation de travailler jusqu’au soir, l’avant-dernier jour, et en passant devant la porte de la chambre (le polynésien sur le cul) il l’a entendue discuter dans une langue inconnue, avec une articulation étrange; il a accepté de se soumettre à une séance d’écoute de tous les parlers mondiaux. S’il s’avère, par élimination, que ce qu’il a capté est de l’extra-terrestre, nous saurons qu’elle communique de sa chambre avec les autres : raison de plus pour s’intéresser à cette pièce… — Excellent, Johns, mais vous vous souvenez… — Oui, président, «si vous êtes découvert vous savez ce que vous risquez avec cette jolie dame». — OK, Johns, finissez… — Son vaisseau personnel est protégé par cette onde qui vous torréfie sur place; apparemment, elle désactive cette défense en tendant la main vers la coque. Nous ne savons pas si elle est équipée d’une sorte de télécommande, en tout cas ce rayon ne fait pas de détails. Le chien du jardinier a uriné sur un des pieds rétractables de l’engin : il n’est resté qu’une poignée de sable du clebs et de sa pisse! — Vous m’avez fait plaisir, Johns! Continuez votre job… Je ne peux pas croire qu’ils n’aient pas une faille, une vulnérabilité atteignable. Le jour où nous l’aurons trouvée, nous préparerons notre riposte et nous renverrons ces colonisateurs de merde dans le néant qu’ils n’auraient jamais dû quitter! *** Le premier mouvement de soutien des extra-terrestres à se développer avec une certaine importance avait été créé par Josh Rukecht, un mennonite de l’Utah; sous le nom de FTK (Fraternité Terre-Kor), ce groupe de quelques personnes se gonfla en un mois de plusieurs milliers de membres, et chaque jour poussait sa vague d’adhérents. Au bout d’un mois le FTK commença à se structurer, draina des fonds conséquents, loua des locaux pour ses permanences et, avec un prosélytisme sans complexes, se mit à prôner l’amitié terro-korienne. Le jour où l’association atteignit le million de membres, son «guide», Josh Rukecht, sollicita une entrevue avec Elotikor. Celle-ci accorda un rendez-vous pour le samedi suivant, à la stupéfaction douloureuse de plusieurs négociateurs du groupe Amérique qui, sur ce même motif, essuyaient de méprisants refus depuis des semaines. Les médias firent leurs choux gras de la nouvelle et encore plus de la conférence de presse du guide suprême de la FTK qui se répandit en paroles sirupeuses sur la personne d’Elotikor, loua son ouverture d’esprit, appela tous les humains à rejoindre son mouvement. Il se garda de mentionner qu’elle ne l’avait gardé qu’un quart d’heure. Wayne Shorter, debout dans le loft où il réunissait son Escadron noir, regardait en direct la péroraison de Rukecht. Il ne saisit pas sa matraque plombée qui pendait le long de sa cuisse; il se contenta de deux courtes phrases. — Ça y est : les veaux courent vers l’abattoir. Il est temps d’agir… Le mercredi suivant, aux alentours de dix-neuf heures, une réunion des responsables locaux de la FTK se tenait dans un vaste bureau de la septième avenue, à Manhattan. Un peu plus tard dans la soirée une puissante moto s’arrêta sous les fenêtres. Le passager descendit calmement, extirpa un bazooka de ce qui ressemblait à un étui de saxophone et expédia, avec une sûreté de main impressionnante, une roquette à travers une vitre du deuxième étage. L’explosion avait à peine soufflé la pièce que les bikers étaient déjà repartis; deux pâtés de maisons plus loin, le passager récupéra son propre engin. Avant que la moindre réaction des autorités soit sortie d’un état larvaire, ils avaient atteint le Connecticut et, sous les lumières tamisées d’un Howard Johnson, Shorter et son complice s’offrirent un plat de frites arrosées d’une Budweiser, un large triangle de tarte aux pommes et un café français. Les témoins de la scène submergèrent les enquêteurs dans un flot de contradictions. Les seules certitudes tenaient en trois points : ils étaient deux, vêtus de cuir et casqués; la moto n’avait rien de particulier et personne ne pouvait indiquer sa marque; la plaque d’immatriculation était illisible. Plusieurs minutes avant la déflagration, Sean Brodie, le responsable de la branche new-yorkaise de la FTK, accueillait ses délégués; ravi du succès phénoménal de sa section, il prenait le temps de plaisanter avec chacun. Une fois l’assemblée assise autour du vaste rectangle de mélaminé, il entama l’ordre du jour. C’est à l’instant où il annonçait une journée d’action nationale que l’attentat se produisit. Pour la plupart des participants, le mot «nationale» se referma sur l’éternité. La violence d’un tel moment n’est pas transmissible; la bascule de la normalité à l’inconcevable est si brutale que, pendant un temps relatif, les survivants ne saisissent rien de la réalité et de son horreur. Brodie était encore en vie. Projeté dans un coin de la salle, adossé à une cloison, il contemplait d’un œil vide le cataclysme de la pièce : la table démembrée, éparpillée sur le parquet synthétique. Des corps déchirés, à peine reconnaissables, jonchaient le sol; partout des morceaux humains, une main, un bras, un pied dans une chaussure; partout du sang, des mottes de chair, l’odeur puissante de l’explosif, des gémissements, des râles. Brodie aperçut le tronc décapité de son ami Will avant de réaliser que sa propre jambe gauche avait été arrachée au-dessus du genou, laissant échapper son sang sans espoir. Avant de mourir, il contempla, hébété, le pied nu, le mollet, le tibia, l’articulation cagneuse qui avaient été les siens avec l’indifférence d’un étranger. *** Dans les faits, ce n’est pas Josh Rukecht qui bénéficia du premier entretien personnel avec un Korien, mais Adriano Pellazzi. Comme les rencontres entre l’Italien et l’extra-terrestre Disonkor étaient restées dans le domaine privé, la foule et les médias figèrent l’évènement pour l’histoire à travers la figure de l’imprécateur de la Fraternité Terre-Kor. Rukecht, après avoir été la figure de proue d’une collaboration avec les extra-terrestres, était en train de gagner une nouvelle légitimité, depuis l’attentat de la septième avenue, dans le rôle du martyr. Ses diatribes contre les terroristes captivaient un vaste public; il fallait reconnaître à ce quadragénaire râblé, taillé comme un lutteur, un talent de tribun : raccourcis parfois primaires, mais efficaces, sens de la formule et de l’image, facilité de la répartie, culot monstre qui faisait de lui, malgré ses lacunes et à l’instar des meilleurs hommes politiques, une sorte de monsieur «Jesaistout», capable de toujours répondre et même d’embarrasser des interlocuteurs plus savants que lui. De plus, son visage quelconque à l’exception d’une superbe barbe noire taillée à trois centimètres de la peau — était transcendé par la parole, s’illuminait, attirant l’œil comme une cuillère capte l’attention d’un brochet affamé. Pellazzi, l’Européen, était taillé sur un tout autre patron : de taille médiocre, mince de visage et de corps, une tête à la Jim Caviezel, sans jamais le chercher il séduisait imparablement ceux qu’il croisait. Cela tenait-il à sa beauté, à la lumière de ses yeux amusés, à sa voix nette et confortable, à son intelligence bienveillante, à une chaleur d’imagination? Aucun de ceux qui l’approchaient n’aurait su le dire, mais tous succombaient, non sans une secrète délectation, à une attirance fraternelle qui rendait amer le fait de n’être pas de ses amis. Même ses ennemis, jusqu’aux politiques, ne pouvaient se défendre d’un réflexe de sympathie; même sa femme — et Dieu sait si la vie conjugale effrite et ronge le noyau tendre de nos rapports — se laissait encore charmer malgré dix-huit ans d‘intimité. Avec cela, friand de tout, érudit discret, toujours prêt à sortir son autodérision de sa poche au cas où une phlébite mentale attaquerait ses chevilles : il fallait au moins cela pour que Disonkor en fît sa première relation terrienne. À la clôture de la séance du 28 août qui achevait la semaine de discussions passionnées sur la conversion énergétique, le Korien l’invita à un souper dominical à la Buchetta, sa résidence du port de Baratti. Quatre heures ensemble, entrecoupées de silence et de contemplation, où Pellazzi eut la liberté de questionner, de contester, sans avoir à manipuler le chaton d’une bague spéciale. Et même si leurs entretiens avaient adopté, depuis, une certaine fréquence, chaque minute de cette journée unique était imprimée dans la mémoire de l’Italien. Ils avaient mangé dans un petit salon du rez-de-chaussée, ouvert au sud et à l’est sur l’admirable verger d’agrumes qui, du côté du levant, s’épaulait contre des oliviers centenaires dont les cimes dessinaient une mantille argentée au-dessus des arbres ponctués de fruits : citrons, oranges, mandarines, clémentines, limes, bigarades, bergamotes… Derrière le moutonnement étincelant des oliviers, un bois de chênes pubescents grimpait jusqu’au sommet de la colline San Mateo. Dans cette pièce, Pellazzi fut impressionné par le raffinement, sans ostentation ni surcharge, de la table, du décor et du moindre détail de son ordonnancement. Quand le maître d’hôtel, ayant ouvert la bouteille de canaiolo blanc, se retira, le Korien fixa son invité. — Adriano… Je peux vous appeler Adriano? Cela ne constitue pas une familiarité blessante? Ou un mépris des usages? — Non, pas du tout. Mais moi… — Disonkor me semble convenir. Même si ce mot ne représente qu’imparfaitement mon véritable nom. Les prénoms n’existent pas sur Kor; en fait, nos patronymes comportent au moins trois syllabes parce qu’ils indiquent à la fois le sexe, la famille d’origine, l’individu dans cette famille; la terminaison atteste notre appartenance et notre attachement à la planète. À partir d’un certain degré d’intimité — avec un fils ou une épouse, par exemple — nous n’employons que la syllabe d’identité personnelle. — Votre structure familiale est identique à la nôtre? — À peu près, mais nous n’avons pas plus de deux enfants, parfois moins. Conséquence, notre population fluctue autour de trois cents millions et une lignée n’est difficile ni à connaître ni à rassembler… Si nous faisions honneur à ces asperges vertes et leur vinaigrette à l’avocat… Avant sa deuxième bouchée, Pellazzi laissa rouler sous sa langue une gorgée du blanc souple au bouquet délicat. Dès qu’ils eurent fini leur plat, le maître d’hôtel, averti par un procédé aussi discret que mystérieux, arriva portant le corps du repas, avant de repartir avec la vaisselle devenue inutile. Disonkor, soulevant la cloche en argent qui préservait sa chaleur, découvrit un carré d’agneau à la noix rose et au pourtour croustillant, cerné par des petits pois frais, des cœurs d’artichaut et de laitue saisis avec des oignons doux de Florence. — Disonkor, votre caillou, là-haut… — Cet astéroïde gravitait depuis si longtemps autour de Kor… Plutôt que de construire un gigantesque vaisseau, nous avons préféré aménager notre vieux satellite en profitant de sa partie concave pour y installer une base opérationnelle. Si nous vous laissions visiter la face cachée de notre «lithonef», vous verriez une sorte de ville avec des logements en surface, des ateliers et des garages ménagés dans des anfractuosités, naturelles ou creusées. Nous avons donné à cela assez belle allure… Et puis, connaissant votre impulsivité, nous avons opté pour une arrivée discrète. Au vu de vos réactions, nous n’avions pas tort… Disonkor se tut et piqua une bouchée d’agneau qu’il mangea sans accompagnement, laissant les saveurs de la viande inonder son palais. De temps à autre, il jetait un regard à son hôte, comme s’il cherchait à deviner le fil muet de ses réflexions, puisque l’esprit ne prend jamais de repos, même pour engendrer des futilités ou des incongruités. À l’instant où il reposa sa fourchette, le Korien fixa Pellazzi. — Adriano, depuis mes derniers mots une question brûle vos lèvres, je le sens… — Vous me permettez bien n’importe quelle question? Sans me massacrer avec ces yeux glaçants que vous prenez parfois dans les réunions? — Osez, Adriano. Si je ne veux pas répondre, j’éluderai, respectant en cela une coutume terrienne. — Bien… À vous fréquenter, on finit par penser les Koriens comme des êtres assez proches de nous, capables de raffinement, d’écoute et de certains sentiments. Et pourtant, vous avez tué quatre millions d’hommes sans hésiter, à titre d’exemple. Vous n’appelleriez pas cela des représailles disproportionnées? — Je pourrais vous rétorquer que les missiles qui nous étaient adressés n’avaient pas vertu d’avertissement et que, s’ils nous avaient touchés, ils auraient détruit près de dix mille des nôtres, mais je préfère m’intéresser au fond de votre question. Elle est double, car elle comporte à la fois une interrogation sous-jacente sur nos ressemblances, et finalement notre nature profonde, ainsi que ce POURQUOI dont je comprends qu’il vous enferme dans une contradiction. Je ne vous apprendrai pas qui nous sommes, car connaître quelqu’un est affaire de temps et d’attention, encore plus s’il vient d’une autre planète. D’ailleurs, feriez-vous confiance à un homme qui exposerait sa personnalité au premier contact, qui déballerait son cirque intime sans vergogne à la première approche? Évidemment non. Le plaisir et le prix d’une relation c’est le délai, comme les Terriens semblent l’avoir oublié… — Que voulez-vous dire? — Que vous ne savez pas attendre. Vous voulez consommer tout, tout de suite, quitte à vivre un long désert plus tard. Vous confondez hédonisme et gloutonnerie de la vie, en occultant les résultats destructeurs de cette rage de jouir. Ce n’est pas digne d’un esthète. Si j’avais su qu’en mangeant ce plat j’aurais compromis la survie d’un troupeau, je n’aurais accepté ni de le consommer, ni même de laisser abattre l’animal. Comment ceux qui ont tué le dernier couple de dodos ont-ils pu ne pas être incendiés par cette question : puis-je prendre la responsabilité de faire disparaître une race d’êtres vivants? Mon plaisir de déguster cette viande s’augmente de la certitude que je n’ai pas nui ou contribué à nuire pour me la procurer; dans la situation inverse, je préfère y renoncer. — Alors vous rendez le POURQUOI du grand écart encore plus aigu. Comment, car c’est plutôt un COMMENT, pouvez-vous disserter sur les délicatesses de la gastronomie et expédier des millions d’humains dans le néant? — C’est en vous-mêmes que se trouve la réponse. Vous vous souvenez de ma première allocution… J’avais dit «Nos intentions ne sont ni pacifiques ni belliqueuses». Que penseriez-vous d’un nouveau voisin avec lequel vous parleriez des limites de vos propriétés et qui vous expédierait son poing dans la figure, comme ça? La propension des Terriens à l’agressivité et à la destruction ne nous laisse pas le choix; c’est parce que nous avons tout étudié de vous que nous sommes obligés de recourir à une violence extrême. Si nous ne l’avions fait, nous nous serions mis en danger. Et tous risques ne sont pas encore exclus… — Mais alors, pourquoi ne pas nous avoir rayés simplement de la surface du globe? — Parce que nous n’éprouvons pas d’animosité, pas de besoin de violence. Vous êtes une gêne plus qu’une menace. Nous sommes prêts à partager la planète sauf que, poussés par une soif sans bornes de posséder, d’aménager et d’exploiter, vous être en train de dénaturer ce qui pourrait se présenter comme un paradis. Vous ne vous posez jamais certaines questions? À quoi sert d’être toujours plus nombreux? Quel bénéfice spirituel nous en tir… L’arrivée du maître d’hôtel interrompit Disonkor. Il desservit avant de disposer devant eux deux assiettes superposées, l’une pour le fromage, l’autre pour le dessert, ainsi que les couverts adéquats. Il transféra, de l’immense plateau qu’il avait apporté, les deux derniers plats : sur une planche d’olivier, un chèvre crémeux, suffisamment affiné pour que son pourtour fonde comme du beurre; dans un élégant ravier, une salade de fruits réduits à leur pulpe, parsemés de miettes de crumble, le tout légèrement flambé à la fameuse grappa de Molini di Triora, appelée le lait de limace, ou d’escargots. — Adriano, je vous ai surtout fait venir pour parler cinéma et littérature… — Vous me permettez une dernière question à propos de votre monde? — Je vous écoute… — J’essaie de m’imaginer Kor, mais je n’arrive pas à me figurer cet îlot de verdure dans un océan d’aridité! Climatologiquement, ça ne tient pas : vu l’immensité de votre désert, le cycle de l’eau devrait être quasi impossible. Et l’existence de ce reste de végétation laisse supposer que la planète a été couverte d’arbres et de prairies à une époque reculée… — Notre civilisation est vieille d’un million de vos années, les traces d’une explication de l’état de notre biosphère se sont effacées avec le temps. Que ce soit un cataclysme naturel ou une inconséquence humaine, la fragilité de ce vestige végétal nous a porté à cet amour de la nature viride et profuse (dans de rares occasions le Korien laissait échapper ainsi des indices d’une maîtrise encore assez livresque de la langue). Chacune de nos actions est colorée par notre respect pour elle. Le pire crime sur Kor est de tuer un arbre. Quant à l’infécondité définitive des sols, des générations ont affronté le problème sans parvenir à comprendre le phénomène ni à le résoudre. Toute plantation de graine, de rejet ou de bouture a abouti à un échec. Les pluies ont beau tomber, le sol reste désespérément stérile. Il n’existe qu’une plante qui parvient à pousser sur nos grands regs : son bulbe est enfoui à plus de six mètres de profondeur et ne se réveille qu’au bout d’un mois de précipitations continues, c'est-à-dire une à deux fois par décennie. À ce moment-là, nos déserts se couvrent de fleurs rouges à perte de vue. Tous les Koriens prennent alors leur vaisseau et planent au-dessus de cette vision qui saisit le cœur d’une euphorie incontrôlable. *** Depuis le démantèlement du commerce de masse et de l’industrie lourde sur les rives de l’étang de Berre, la région de Marseille était devenue un condensé — ce qu’elle avait toujours plus ou moins été — de paradoxes, à présent portés à leur paroxysme. La quasi-disparition des temples clinquants de la consommation, l’impossibilité de se déplacer en avion et l’effondrement de certains types d’emploi entraînaient des clivages tels que des familles ou des amitiés explosaient là où d’autres se resserraient en un noyau puissant, dur et déterminé. Comme dans toute situation extrême, les personnalités s’accusaient et, les masques de la banalité ayant éclaté, chacun révélait aux autres, et parfois à lui-même, son courage, sa veulerie, sa droiture ou sa malveillance. L’argent s’étant fait plus rare, un marché noir commençait déjà à réunir parasites et nantis alors que des audacieux montaient des coopératives citoyennes et tentaient de fédérer les énergies de voisins qui se disaient à peine bonjour jusque-là. La clientèle s’étant en partie asséchée, parmi les traficoteurs des quartiers nord certains passèrent au crime débridé, prêts à saigner leur mère si on y mettait le prix, tandis que d’autres — et jusqu’à leurs anciens complices — se découvraient des vertus, une exigence morale, assurant la protection des braves gens et la chasse aux délinquants. Des zones entières de la capitale provençale présentaient une allure qui rappelait son vieil autrefois : rares voitures à cause des prix astronomiques du carburant; lessives aux fenêtres pour économiser l’électricité gloutonnée par les sèche-linge; garages transformés en ateliers de récupération; espaces verts, jardins dans des résidences, terrains vagues et tout ce que les urbanistes appellent des délaissés, en passe de devenir des potagers. Partout s’organisaient des milices d’immeuble, de lotissement, de quartier, pour protéger les biens, souvent dérisoires, que l’avidité des fainéants et des bons à rien destinait au pillage. Partout une atmosphère électrique planant sur des bulles d’une chaleur humaine reconstituée. Le secteur de Marignane et les rivages de l’étang de Berre avaient subi, en un laps de temps inimaginable auparavant, une transformation radicale. D’abord, le maire et ses adjoints ne voyant plus de perspectives à leur mandat (adieu les honneurs, les grands projets structurants, les discours devant une foule complice ou ébaubie, les articles dans le Provençal) désertèrent l’hôtel de ville avant de se replier sur leurs résidences secondaires d’Allauch, Roquevaire ou Auriol. La commune se trouva un chef en la personne de Guy Flamencq, technicien de l’ONF, élu vert d’opposition, dont la personnalité s’imposa naturellement et sans contradictions. Un des rares à n’avoir pas déserté les couloirs de la mairie, Flamencq n’avait rien de ce qui constitue un chef dans l’imaginaire des peuples, c'est-à-dire une stature au-dessus de la moyenne, un verbe haut, une gueule, une tendance spontanée à la tyrannie. Son autorité ne lui était pas venue de sa taille (médiocre), de sa voix (bien distincte, mais sans puissance) ou de ses paroles (peu de mots, aucun d’inutile), ni même de son visage sympathique de quinquagénaire grisonnant (pas de quoi décrocher une panouille dans un téléfilm régional). Non, les gens l’avaient choisi comme meneur pour sa fidélité au poste, son calme, sa franchise, sa détermination et son intelligence, pour une fois certains de ne pas être leurrés par un hâbleur qui ne fait que singer toutes ces qualités. Flamencq, après avoir contacté Jean-Paul Rabhi, membre comme lui de Colibri, obtint une aide substantielle en activant les réseaux de la solidarité écologique : arbres fruitiers en haute tige; graines, éclats et mères de divers légumes provenant de Kokopelli (Association qui préserve la biodiversité des semences et des légumes); semences de céréales; sacs de farine de la minoterie de Malijai (Minoterie bio près de Manosque, dans les Alpes de Haute Provence). De l’outillage fut récupéré peu avant le démontage du Géant du bricolage qui occupait huit hectares à Vitrolles, en une opération commando nocturne où tous moyens de transport furent utilisés : dos d’homme, poneys et chevaux du centre d’équitation, quelques ânes, deux tracteurs avec des remorques à vendange, trois charrettes à bras extirpées d’une remise poussiéreuse. Pas de pick-up ou de camionnette, car l’entreprise EFAG ayant continué à neutraliser avec méthode la plupart des voies de liaison, n’en laissant qu’une entre chaque commune. Les tracteurs, trop bruyants, avaient été laissés à distance. Cette nuit-là, par son sang-froid et sa fermeté Flamencq gagna ses galons de maréchal. Le bureaucrate discret sut entraîner, se multiplier, obtenir la réussite. Dans des lieux qui allaient se désertifier, il comprit l’opportunité qui s’offrait à lui et aux six mille personnes qui n’avaient pas fui Marignane : construire un monde nouveau. Et dans le même temps, il envisagea tous les risques internes et tous les dangers extérieurs que cela comportait. Rabhi l’ayant assuré que les voies ferrées seraient maintenues et même renforcées et que les Koriens avaient sanctuarisé les réservoirs pétroliers de Berre au profit des habitants de l’étang — les compagnies ayant accepté cette perte sous la menace d’une vague bleue qui aurait nettoyé les installations de Fos — Flamencq disposait de quelques atouts. La refonte de rives de Berre permit l’essor, ou la reconversion, d’une poignée d’entreprises qui entrevoyaient un avenir national prometteur dans la démolition, le démontage, le terrassement et le recyclage. En revanche, plusieurs grandes enseignes commerciales virent se profiler le moment où il faudrait se replier sur les grandes villes, dans un marché en pleine récession; les chiffres d’affaires plongeaient, les acheteurs se contractaient, trois dirigeants historiques poussèrent même la conscience professionnelle jusqu’à se suicider. En fait, la région marseillaise était devenue l’épicentre d’un séisme qui allait ébranler la France entière, sans qu’on pût évaluer l’ampleur du tsunami qui suivrait. CHAPITRE VII Le front des Terriens dans le groupe Amérique ne brillait pas par son unité. Les Canadiens faisaient profil bas, se dissimulaient derrière le Nunavut des Inuits, membre choyé de la conférence, dont ils avaient permis la renaissance sur leur territoire, espérant tirer quelques marrons du feu sans trop se brûler. Les Brésiliens et les Argentins, sans abandonner leurs acquis, accueillaient les changements imposés avec une dose de fatalisme et l’optimisme de ceux qui pensent que tout peut toujours se reconstruire. Quant aux Américains, leurs rangs étaient gangrenés par la division, même si les discours semblaient s’aligner. Nader junior et Edner n’étaient pas hostiles à la reconversion, mais l’un était fervent d’une évolution rapide — frustré des années, comme tous les écologistes, par le mépris général, les lazzis et la mauvaise foi — laquelle serait pilotée par un pouvoir politique régénéré, tandis que l’astronome rêvait d’un retour aux sources, à la lumière d’une science devenue pure, mais sans la tutelle envahissante des Koriens. Le trio Demekis, Mendez, Vasco affichait une bonne volonté manifeste malgré des indignations spasmodiques, brûlant en catimini de reprendre la main et de balayer la morgue korienne dans le sang. Quand le FTK enregistra son dix millionième membre, Demekis s’intéressa à cette frange grandissante de son électorat et, faisant d’une pierre deux coups, en vrai raminagrobis qui se frotte aux genoux de sa maîtresse, institua un Secrétariat d’État aux Relations Terrokoriennes. Il installa son siège dans le quartier de Woodminster à Oakland. Il plaça à sa tête le sénateur Connolly, un homme placide et rassis, friand d’honneurs et de respectabilité, qui ne viendrait pas «lui chier dans les pieds» et ne se signalerait pas par des foucades. Le bâtiment qui abritait ce Secrétariat était une sorte de mini Maison-Blanche, ancienne demeure d’un banquier ruiné par la crise des subprimes (un qui regardait le doigt pendant que ses confrères fauchaient la lune) dans laquelle logeait le département des archives du Comté, lequel fut déplacé sans ménagements et de façon express. C’est imbu de cette toute fraîche création que le président se cala dans son siège du centre de Pier 39, le matin du lundi 21 septembre, pour reprendre les négociations. À première vue, l’œil d’Elotikor ne semblait pas le considérer avec un surplus de tendresse, mais Demekis espérait bien trouver l’occasion d’évoquer son action de lécheur de bottes, plus exactement de talons aiguille. Contrairement à Disonkor en Europe, Elotikor n’ouvrait jamais une séance par une formule de politesse, préférant trancher tout de suite dans le lard de la discussion. — Nous arrivons à l’avant-dernier chantier : la dénatalisation. Je vous rappelle l’objectif : votre population doit être divisée par cinq. À vous de proposer un délai supportable, pour vous… et pour nous. Plusieurs participants se rembrunirent. — Je suis impatiente d’entendre vos remarques, monsieur Demekis… Vous notez qu’aujourd’hui je vous donne la parole le premier! — Merci, madame. Vous aurez réalisé que ces négociations ne sont en fait, pour nous, qu’une suite de renonciations. Nous l’acceptons parce que nous essayons d’assimiler votre philosophie : vous ne pouvez pas nier notre bonne volonté… À preuve le secrétariat d’État aux Relations terrokoriennes que je viens de créer (le visage d’Elotikor resta d’une insensibilité absolue), mais j’attire votre attention sur le fait qu’avec ce sujet vous touchez au plus profond de notre âme terrienne : la nécessité de procréer est dans nos gènes, dans notre culture, dans notre sang! Le président américain se sentit assez satisfait de son intervention jusqu’à ce qu’Elotikor réponde. — Je vais accepter de perdre de vue l’objectif précis de cette session, exceptionnellement. Quelqu’un peut-il me justifier la nécessité de se reproduire comme des lapins? Madame Juninho… La présidente brésilienne, fille blonde de la gentry sociale démocrate de Rio, fit admirer ses aptitudes linguistiques en s’exprimant dans un italien excellent. Ceux qui n’avaient pas montré autant de facilité ou d’assiduité et n’étaient pas encore capables de se passer du kit de traduction en conçurent une certaine rancœur. — Une démographie soutenue, c’est l’assurance d’un dynamisme national, du maintien de la consommation et de l’équilibre des comptes sociaux. Un pays très peuplé est un pays fort; avec vingt millions d’habitants, vous ne représentez rien, vous n’existez pas. À cet instant, Demekis regarda avec amour la brésilienne, qui n’était pourtant pas son genre, et attendit avec délectation la réponse d’Elotikor. — Le défaut de votre raisonnement c’est que vous superposez deux variables dont l’une est sans cesse en progression et dont l’autre est immuable, donnée dans une forme finie. L’occupation humaine est exponentielle alors que la Terre se présente dans un état achevé. La distorsion entre les deux variables est telle qu’elle ne peut se dénouer que par une rupture, sous la forme d’une crise majeure et destructrice. Quant à vos arguments, étant donné la proportion colossale de pauvres dans votre monde je crains qu’ils ne soient caducs. Voyez comme les Chinois ont été embarrassés pour équilibrer leurs comptes sociaux depuis la fin de la dernière décennie, lorsqu’ils ont dû absorber huit millions de retraités chaque année! Un nouveau-né, c’est un futur consommateur en même temps qu’un emploi à fournir, à rétribuer. Que vous soyez dix ou cent millions, le problème se déplace en même temps que sa solution. Enfin, le Canada, ici présent, vous fournit la preuve qu’une population modérée sur un immense territoire n’est pas moins puissante qu’une autre… Fin de la parenthèse. J’attends à présent vos propositions de calendriers de dénatalisation. Demekis sortit excédé des anciens docks de San Francisco. Ils n’avaient obtenu qu’un délai de quarante ans — deux petites générations — pour atteindre le résultat imposé de division par cinq. Et l’accord était assujetti à la présentation de bilans semestriels qui refléteraient le succès de cette asphyxie des naissances. Pire, un examen quinquennal déciderait de la poursuite du plan ou d’une résolution expéditive par la vague bleue. Une pluie diluvienne tombait sur la baie et, malgré les parapluies de ses sbires, le président se retrouva les pieds et les chevilles trempés avant d’avoir trouvé refuge dans la limousine blindée. — Bon Dieu, Vicki, quelle journée de merde! Cruella n’a jamais été aussi en forme. Le Tea party va m’attaquer au lance-flammes! Diviser les naissances par cinq… Pourquoi pas se jeter du Golden Gate en tenue de démineur?! S’il ne restait pas encore un chantier à aborder la semaine prochaine, je dirais que nous avons touché le fond. Pour aujourd’hui, j’ai ma dose… Demekis ne savait pas que la soirée allait ajouter une couche à son monticule d’idées noires. *** Il était près de vingt heures à Woodminster. La pluie avait cessé et dans le quartier résidentiel les rares passants étaient des hommes qui faisaient pisser leur chien et quelques hauts fonctionnaires ou gens du business, mâle ou femelle, qui filaient, gênés de rentrer à une heure aussi précoce. L’éclairage urbain, réduit pour ne pas gêner les riverains, maintenait une demi-pénombre — une demi-clarté pour les optimistes — sur les trottoirs et les toits-terrasses des petits immeubles de standing. C’est sur ces hauteurs que s’étaient embusqués quatre tireurs de l’Escadron noir : dans leur objectif à visée infrarouge, ils observaient les allées et venues de huit vigiles, deux par côté de la maison. Seul le sniper au nord scrutait deux hommes de plus, les policiers militaires qui gardaient l’entrée principale : lourd portail métallique, allée macadamisée, placette de retournement pour les voitures flanquée de pelouses sans le moindre arbre. Devant les pignons est et ouest les arbustes et les haies ne parvenaient pas à masquer les déplacements des gardiens. En revanche, le tireur posté devant la façade sud devait composer avec le feuillage de deux liquidambars et d’un magnolia. Cela ne l’empêcha nullement de faire mouche : à vingt heures quinze précises, les quatre fusils longue portée vomirent, dans un bruit étouffé par les silencieux, leurs frelons d’acier et étendirent dix corps. Dans les secondes suivantes, une paire de motos s’arrêta discrètement en face de l’entrée du Secrétariat aux Relations Terrokoriennes. Pendant que les conducteurs faisaient disparaître les cadavres des MP, les passagers entrèrent dans la résidence. Équipés d’une tenue noire, d’une cagoule, d’un sac à dos et d’un pistolet Nagant, ils commencèrent par vérifier le travail des snipers, disposant les corps dans un coin d’ombre. Un garde fut achevé, par précaution. Alors que les tireurs, ayant déserté leurs toits-terrasses, se fondaient dans la nuit, ils ouvrirent avec précaution la porte d’entrée et se glissèrent dans le hall sans que les trois derniers gardiens — trop confiants dans l’efficacité de leurs collègues de l’extérieur — les remarquent. Les vigiles discutaient, jetant un œil sur celui qui, assis, surveillait distraitement les écrans. Un réflexe professionnel — ou une qualité intrinsèque — amena l’un d’eux à se retourner, sous l’intuition d’un mouvement furtif. Il venait de localiser les intrus quand la balle traversa son crâne entre les deux sourcils. Les autres n’eurent guère plus de chances : l’homme debout reçut son projectile en plein cœur, l’homme assis vit son occiput voler en éclats et s’affala sur la table de contrôle. Les deux ombres s’approchèrent pour évaluer leur travail; l’une d’elle chuchota. — Putain, Wayne, t’as assuré. Pile dans la glabelle! Un tir de champion olympique. — Bouge! Il reste le gros et la vieille à se farcir. Si t’es sage, j’te laisserai le chien… Le rez-de-chaussée était réservé aux activités officielles : pièce de réception donnant sur le jardin au sud, salle de réunion ouverte à l’est, bureau de Connolly à l’ouest, secrétariat, hall et refuge des vigiles au nord. Les appartements privés tenaient tout l’étage, desservis par un escalier à double révolution. Partout un luxe cossu, confortable, sans mauvais goût. Le secrétaire d’État était vautré, comme son épouse, sur un fauteuil club, devant un écran de home cinéma : entre eux, sur une table roulante, reposaient deux plateaux d’un repas composé de viande froide, de crudités, de nombreux godets de sauce, de raisin et de muffins au chocolat. Pour monsieur, une ginger ale, pour madame une eau gazeuse. À leurs pieds, sur une carpette sphérique, un bouledogue à la trogne ratatinée, aux yeux exorbités. Les silhouettes noires furent si discrètes que le chien, plus ou moins assoupi, ne broncha pas. Shorter et son partenaire prirent le temps de contempler cet exquis tableau de famille. Les vastes dossiers ne laissaient dépasser que des demi-crânes. Entre eux, alternativement, une main piquait du pain de mie, un grain de raisin, un gâteau. Le bouledogue ne se mit à gronder faiblement qu’une fois les tireurs arrivés à trois pas de leurs victimes. Madame Connolly engouffrait un demi-cake quand la balle fit sauter sa calotte crânienne : du sang et de la cervelle giclèrent sur le tapis, sur le parquet et sur l’écran géant. Monsieur Connolly avait commencé à tourner la tête à l’instant où le plomb percuta sa tempe, avec le même effet explosif que pour sa femme. Sous l’impact, son buste bascula vers l’avant. Le chien s’était dressé. — Vas-y Doug, t’as bien bossé. — Merci, Wayne. Une balle, un couinement et l’animal se coucha de tout son long. Il ne haleta guère plus d’une trentaine de secondes. Drew se pencha sur lui. — Putain, qu’est-ce qu’il est laid! Une bonne chose de faite… En repartant, Shorter attrapa une tranche de rosbif étalée sur un carré de pain de mie. Avant de manger, il ne put se retenir. — Il y avait bien viande froide au menu… Et sur le palier. — Le Nagant avec modérateur Bramit, on n’a jamais fait mieux pour les travaux domestiques. Il fut impossible de déterminer l’origine de l’appel apparu sur le Net à 21 h 23, mais quelques minutes plus tard il envahissait le flux électronique et dans la plupart des rédactions on le déchiffrait comme un palimpseste médiéval. Expéditeur : ESCADRON NOIR. Suivait, à la lecture, le logo d’un loup tenant un lance-roquette avec une patte, sur fond noir, puis le bref discours d’une voix déformée. «Après avoir démoli ces couilles molles de collabos de la neuvième avenue à New York, nous venons de liquider ce soir la honte de la nation, le symbole de notre asservissement à ces Koriens de merde : le Secrétaire aux Relations Terrokoriennes. Lui, sa femme et ses larbins ont connu une mort rapide et méritée qui attend, potentiellement, tous ceux qui lécheront des culs extra-terrestres. Voilà, maintenant, vous savez que nous existons. Nous sommes l’Escadron noir… Ah, je voulais m’excuser : désolé d’avoir sali les murs fraîchement repeints de Mister Connolly.» On entendit l’orateur pouffer avant que le message s’interrompe. *** De toute évidence, chaque Korien menait les négociations à sa manière : Elotikor tranchait, méprisait certains de ses interlocuteurs sans avoir, pour autant, exigé le début d’une réalisation, là où Disonkor, plus souple dans la discussion, souvent courtois, avait obligé les Européens à des opérations tests de grande envergure. En Asie, Idoskor, l’écrivain, avait suscité une vague de sympathie; seul Korien artiste, il avait gagné des cœurs par sa connaissance profonde des peuples, un intérêt réel pour les Terriens. En établissant un lien entre la refonte de la Terre et un retour aux sources culturelles et spirituelles, il avait provoqué dans le groupe l’adhésion du Bhoutan et du Tibet. Les Japonais, sensibles à l’évocation de leurs racines, et les Indiens, traversés par un courant néo-gandhiste, se ralliaient à lui. Le groupe Asie était le seul où des actions de démantèlement avaient été menées sans l’ordre d’un Korien. Seule la Chine résistait au charme d’Idoskor, entêtée à maintenir la croissance galopante qui l’avait poussée à détruire l’âme de ses villes et à ensevelir une partie inconsidérée de ses campagnes sous un linceul de béton. Alisonkor, le sage, vivait sur son île océanienne, tranquille. Plébiscité par ses interlocuteurs de Nauru, de Tonga et de Papouasie, il était l’icône de la constellation d’îles du Pacifique où, à la consternation des étrangers qui désertaient petit à petit, les indigènes envoyaient paître l’économie de marché et reprenaient le chemin d’une existence «primitive». Un intellectuel fidjien inventa même un mot qui se répandit comme une traînée de poudre : le «précookisme», très vite transformé en «prekuki». L’idée contenue étant de retrouver l’art de vivre des Polynésiens avant l’arrivée de Cook et de tous les explorateurs de la même farine. Deux pays nageaient à contre-courant avec une brutalité de pensée ahurissante : l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Mais ils avaient fort à faire avec les mouvements indépendantistes maoris et aborigènes, ignominieusement rejoints et soutenus par de jeunes descendants de sujets britanniques. Eterikor, l’écologiste, était celui qui connaissait les plus fortes résistances. Profondément technicien, il n’avait pas de sentiments pour ses interlocuteurs et supportait mal leurs protestations qu’il qualifiait de gesticulations. Le respect de la Nature lui avait été inculqué, mais il le pratiquait sans composante émotionnelle. L’accomplissement de lui-même, il le projetait dans une planification impeccable de la conversion écologique et sa réussite parfaite. L’élément humain (et ici terrien) ne valait que comme main-d’œuvre, pas vraiment comme partenaire d’élaboration : aussi était-il exaspéré par les palabres des uns, les raisonnements chicaniers ou à l’emporte-pièce des autres. Il ne répondait à certaines questions que par des silences consternés et méprisants. Par bonheur, les Congolais le traitaient avec déférence et quand il retrouvait son nid d’aigle et la vue des chutes du fleuve, il jetait la chape de tension qui le tenait tout au long des débats. Les plus acharnés contre lui, et souvent de façon insidieuse, étaient les représentants égyptiens, Omanais et Iraniens, qui signaient des compromis avec l’intention de se torcher avec à la première occasion. Le jour où il aborda le chantier de la dénatalisation l’hostilité anti-korienne augmenta de plusieurs crans, mais ce ne fut rien à côté de la révolte haineuse que suscita, un lundi matin, son exposé de la reprogrammation spirituelle. — Nos meilleurs spécialistes ont analysé toutes vos religions à travers des cribles différents comme l’histoire, la sociologie, la métaphysique… Ils sont tous arrivés à une même conclusion : bénéfiques dans l’intime, néfastes dans la sphère publique. Humaines à l’échelle individuelle, elles sont menacées de monstruosité à la dimension collective. La seule dévotion officielle qui sera tolérée est l’amour de la Nature. L’affection pour un Dieu ne sera acceptée que si elle s’exprime dans un cadre privé. Une interdiction, sans exceptions, touchera les activités suivantes : religieux professionnel ou officiel; rassemblement cultuel de plus de vingt personnes; racolage spirituel ou pécuniaire sur la voie publique ou sur un réseau médiatique. Les lieux de culte seront démolis, ceux présentant un intérêt architectural seront reconvertis. Pour ce type de séance, les journalistes disposent de tout un vocabulaire qui euphémise ou non l’évènement : agitée, tendue, houleuse, musclée, critique… Mais rien ne peut rendre compte du flux de haine qui s’y exsuda, autant à travers des sous-entendus fielleux que des objurgations victimaires. Eterikor mit un terme brutal à la cacophonie dès le deuxième jour, contraignant les représentants, sous la menace de la vague bleue, à signer un projet qu’ils considéraient comme un assassinat. Le soir même, une fatwa était lancée contre le grand satan korien. Le monde musulman était prêt à se soulever face à l’infidèle extra-terrestre. *** L’exposition, par Elotikor, du projet de reprogrammation spirituelle ne souleva pas la même tempête dans le groupe Amérique. Notamment aux USA, pays où la religion est souvent une posture politique fournissant une absolution au libéralisme sauvage, où une vaste fraction de la population ignore toute pratique d’un culte. Certes, cela provoqua indignations, protestations, implorations, mais déjà les esprits échafaudaient les stratégies de détournement. Le monde occidental était trop sécularisé pour jouer sa vie sur un principe religieux depuis longtemps émoussé. Par contre, les résistances se cristallisèrent quand vint l’heure des premiers démantèlements américains. Pour un businessman, peu importe le secteur du moment qu’il y a du travail, un marché potentiel. Comme en Europe, les patrons les plus réactifs réinvestissaient leurs billes dans les activités générées par la refonte. Dans la guerre souterraine qu’il menait contre les extra-terrestres Demekis ne trouva des alliés, par l’intermédiaire d’Amanda Vasco, que chez les managers des entreprises coincées dans leur segment de marché, que les délais réduits accordés par les Koriens mettaient dans l’impossibilité de se retourner avant la blessure mortelle : chimie, armement lourd, aviation… L’esprit humain est ainsi fait que du moment qu’une chose est du domaine de la probabilité, son accomplissement, fût-il logique ou presque inéluctable, est conçu comme une illusion, au mieux une perspective millénaire. Ainsi le réchauffement climatique, tant qu’il se limita au lent naufrage d’îles océaniques et à la dévoration des rivages du Bangladesh, resta rejeté dans un avenir nébuleux et lointain, pollué d’un relent d’obscurantisme diffusé par les climatosceptiques. Dans les années où les côtes de Big Sur cédèrent à la mer plusieurs villas de luxe, l’angoisse trouva enfin un chemin dans le cerveau anesthésié de l’américain moyen. De même, pour le gigantesque chantier de déconstruction des vastes emprises commerciales et industrielles (toute cette architecture de tôle ondulée qui avait englouti prairies, forêts, rivières dans un appétit insatiable de développement, mot-paravent de toutes les exactions) : la conscience d’un bouleversement effectif ne toucha guère les esprits avant le premier rugissement d’un Caterpillar. Comme, autrefois, des militants écologistes s’étaient enchaînés à des troncs pour combattre la construction d’un aéroport, des ouvriers, arborant les signes de leur révolte — chemise de bûcheron et casque de chantier — formèrent des barrages humains devant les grues, les bulldozers, les bus de démolisseurs, les pelles et les camions benne qui venaient anéantir le rêve américain. Cette résistance donna l’occasion à la technologie korienne d’étaler son ingéniosité et sa puissance à travers la démonstration d’un nouvel instrument. Le système des chaînes humaines ayant contaminé tous les états, l’ensemble des chantiers se trouva bloqué. L’intervention korienne déverrouilla la situation en une demi-journée. Les armées de démolition déployées à distance, les résistants furent avertis que dans un délai de dix minutes toute vie humaine présente sur un des lieux de démantèlement serait anéantie. Les ouvriers et les employés qui défendaient leurs usines, leurs entrepôts ou leurs magasins, répondirent partout par des insultes, des quolibets, des bras d’honneur et des jets de pierre. Neuf minutes plus tard, une sphère de la taille d’une balle de base-ball arriva dans quelques endroits concernés tels que Chicago, Detroit, Silicon Valley et se mit à voleter au-dessus des grappes humaines, expédiant par intermittence un étroit rayon bleu qui les désintégrait. Ceux qui essayaient de fuir étaient promptement rattrapés et éliminés. Dès qu’une aire était nettoyée, la boule disparaissait dans les airs. Peu après, d’autres équipes de résistants tentèrent de réinvestir les zones promises à la démolition : une sphère réapparut aussitôt, à chacun de ces endroits, et les fit disparaître en quelques instants. Ne se sentant pas de taille, l’opposition abandonna le terrain et, le feu vert une fois donné, les équipes de démantèlement prirent possession de leurs nouveaux champs de manœuvre. Un matin, quelque part au bord du lac Michigan, une grue à boule broyait la dernière maison d’un lotissement qui avait vécu niché dans un environnement de magasins et d’aciéries. Assis sur un tertre, son propriétaire, Jack Nicols, observait, les larmes aux yeux, la disparition progressive de ce qui lui avait coûté un tiers de son salaire pendant trente ans. Le hasard avait fait qu’à côté de lui un coéquipier du même laminoir — qu’ils avaient vu émietter une quinzaine plus tôt — un indien d’origine séminole, assistait au même spectacle. Le blanc pleurait sans pouvoir se contrôler. — Putain, ils n’ont pas le droit de nous faire ça! Ça va être quoi not’ vie, maintenant? Et le séminole se pencha vers lui, le regard lointain. — Je ne m’en réjouis pas, mais aujourd’hui tu éprouves le même désespoir que mes ancêtres le jour où ils ont contemplé les prairies, les forêts, les lacs et les rivières avec la certitude qu’avant peu ils perdraient le droit d’y galoper, d’y chasser et d’y pêcher, parce que la prairie serait stérilisée, le ruisseau emprisonné, les bois abattus. Certains ont préféré mourir plutôt que de survivre dans leur monde saccagé. Leur âme était dans la terre qu’on a souillée, dans les pierres sacrées qu’on a dynamitées, alors ils ont fait le deuil des odeurs de sous-bois et d‘eaux, de la caresse du vent sur les herbes de la plaine, des ciels libres et changeants, avant de s’effacer du monde, sans plus aucun espoir dans leur cœur. Vivre cela c’est une douleur dont on n’a pas idée. Maintenant, tu sais… — Putain, tu parles… on croirait que t’as fait des études… On vous a vraiment fait cette saloperie? — Et même pire, Jack… À côté de vos anciens, les Koriens sont des gentlemen. Jusqu’à présent. Ils ont bien ratatiné quatre millions d’Américains, mais ils ne nous ont pas encore vraiment maltraités. Imagine-toi dans la peau d’un des miens au dix-huitième siècle. Tu as une vie dure parce qu’il y a la faim et le froid de l’hiver, parfois les attaques de tes ennemis, les accidents qui brisent le corps, mais tu es un homme libre. Tu aimes dormir contre la peau du monde, chasser les animaux que tu respectes, fouler les espaces que ne limitent ni murs ni routes. Tu as compris depuis des siècles que l’homme et la Terre ne font qu’un et que le pire sacrilège c’est de briser le lien qui vous unit. Tu n’as pas conscience d’une vie rude ou brutale : c’est une existence qui te remplit et tu te sens un être plein et solide, à sa place dans son cosmos. Jusqu’au jour où un étranger arrive, avec la puissance de ses armes, et considère ton territoire comme sa future propriété. Dans ses projets, il n’y a guère de place pour toi et quand tu réagis il te traite de sauvage. À présent que tu es son inférieur, il peut disposer de ta femme, de tes terres; tes richesses il les paie avec l’alcool et le plomb. Comme cadeau, il te laisse la syphilis, l’alcoolisme et des réserves où te parquer. Toi qui étais le loup des steppes tu deviens le corniaud de ton maître, encore heureux quand il te fournit ta pâtée. Tes croyances et tes valeurs sont ridiculisées, les lieux sacrés où tu communiais avec la Terre et tes ancêtres sont profanés, lotis, goudronnés, banalisés. Crois-moi, Jack, toutes les larmes de ton corps ne suffiraient pas à saler le lac de tristesse de mon peuple. Souhaite juste que les Koriens soient moins cruels que vos ancêtres… — Putain, Wizz, j’en peux plus. J’me sens mal. — Toi aussi tu vois disparaître le monde que tu aimais. Tu en saigneras jusqu’à la fin de ta vie… Il n’y a pas de médecine pour cette blessure. *** Au soir de l’exécution du secrétaire Connolly, Demekis fut sur le point de démissionner. Il était rompu aux roueries du métier : berner ou piétiner les autres, mentir comme un arracheur de dents, corrompre ou se faire des obligés, accepter compromis et compromissions, flirter cyniquement avec la justice, toujours donner l’impression de maîtriser même ce que l’on ne comprend pas ou qu’on ignore, tout cela il le pratiquait avec un art consommé, sans scrupules ni remords, mais aujourd’hui la situation devenait tellement foutraque qu’il perdait toutes prises et songeait à filer du bateau avant le naufrage prévisible. La déclaration du chef de l’Escadron noir puis les images du massacre de Woodminster le déprimaient à un tel point qu’il ne supporta plus de rester dans le confortable bunker de Las Vegas. Accompagné de Vicki Mendez, il se fit prêter une viper et, après avoir envoyé balader tous les agents de sécurité, roula une heure comme un fou furieux. En plein désert, il arrêta la voiture puis, assis sur le capot, ils allumèrent un havane. — Vicki, je suis en train de perdre les pédales. Les Koriens me rendent fou et je vais me retrouver dans un étau, écrasé entre le FTK, les terroristes de l’Escadron noir et mes ennemis politiques qui comptent les points. Je suis en train de me vider de mon énergie, je me sens comme un oignon dont la chair se dessèche et qui n’aura bientôt plus de pulpe. À trente ans, j’étais une belle âme, je débordais d’idées généreuses, je voulais me donner aux autres. Et puis j’ai voulu être le premier, j’ai renoncé à tout ce que j’avais de beau à l’intérieur, j’ai tué l’homme que j’étais; et tout ça pour quoi? Tu peux me le dire? — Je ne sais plus, Richard… J’ai peur d’être aussi paumée que toi. Ces Koriens ont mis un sacré bordel! Je crois qu’avant de nous sauver de nous-mêmes ils nous auront anéantis dix fois. — Putain, Vicki, ce serait si simple… Une bonne accélération, sans ralentir au premier tournant, un vol au-dessus des rochers et on laisse les autres se démerder avec ce foutoir! — C’est assez tentant, mais même si on doit se faire coloniser, j’aimerais bien assister à la fin de la partie. Souviens-toi de ce que disent les entraîneurs de basket : le panier de la dernière seconde, celui qui arrache la victoire, c’est le plus beau. Tant que la fin ne sera pas sifflée, j’aimerais essayer de doubler les Koriens, même si pour l’instant je ne possède pas le coup pour les dépasser. — Pas mal, Vicki, je commence à croire que tu es encore un peu plus vivante que moi. En tous cas, tu remues plus… Monte, on va rentrer, tranquilles, en discutant. CHAPITRE VIII Silencieux, Disonkor et Pellazzi regardaient s’épanouir la fleur de thé dans l’élégante théière transparente; tout en colorant l’eau de manière subtile, la boule de feuilles prenait l’apparence d’une pivoine au cœur d’un jaune lumineux. Les deux hommes, face à la baie vitrée, contemplaient le paysage où l’art des paysans et les espaces moins domestiqués composaient un tableau harmonieux, qui parlait à l’âme de ceux qui avaient encore un œil pour voir. Sur la table disposée entre les deux fauteuils, la fleur de thé avait achevé sa métamorphose et Disonkor versa l’infusion dans les tasses fines comme une coquille d’œuf. Le parfum volatile du liquide commença à les atteindre. Pellazzi n’aurait pas donné le nom d’amitié à ce qui les rapprochait. À l’origine, une sympathie, une affinité, une attirance, qui se confirment, que l’on pousse jusqu’à la limite qu’impose la différence de culture, de caractère ou d’humeur. Disonkor, s’il avait abandonné sa morgue, n’avait pas perdu ses jugements acides et une franchise abrupte, tout en protégeant un espace intime et proprement korien que Pellazzi aurait tant voulu entrevoir. L’Italien acceptait cette résistance, mais, par d’infimes et tenaces tentatives, essayait régulièrement d’ouvrir une fissure dans cette muraille. D’autres fois, il plaidait avec tact la cause de son humanité terrienne. Il déglutit lentement la première gorgée et laissa la saveur envahir sa bouche. — Adriano, je vais devoir partir en France pour quelque temps. Cela vous laissera du temps pour préparer nos prochaines controverses. Pellazzi se contenta de sourire. — Vous, les Italiens, vous arrivez presque à m’étonner : alors que la plupart des Européens crient et gémissent devant nos plans de conversion, vous commencez déjà à vous adapter, vous recomposez un art de vivre plutôt que de vous accrocher à l’actuel… — Sans doute parce que nous voyons dans la mutation que vous nous imposez l’occasion de retrouver notre âme latine. Et puis, les incompétents politiques qui nous ont souvent dirigés nous ont appris à nous débrouiller par nous-mêmes, à survivre en chantant, même dans la poisse la plus totale. Vous n’êtes pas le plus mauvais gouvernement que nous ayons eu… Disonkor, quel est pour vous le pays le plus «korien» de la Terre? — Sans hésiter, le Bhoutan, le pays où l’arbre est sacré. Ils ont compris qu’ils ne sont pas les propriétaires du monde. — Pourtant nous avons des actes de propriété. Aussi quand vous délogez des hommes des lieux qui leur appartiennent vous commettez une injustice, n’est-ce pas? — Il n’y a pas de justice en ce domaine, sinon chacun aurait eu sa part au moment où la civilisation a inventé l’appropriation! Ce que vous n’avez pas parfaitement compris c’est que vous n’êtes pas plus légitime qu’une fourmi ou un tigre à occuper cette planète. Notre intrusion dans votre monde vous permet d’apprécier votre impact sur la vie qui vous entoure. — Dans quel sens? — Quand vous rasez un bois, nivelez puis goudronnez sa terre pour en faire un parking, vous en chassez sans états d’âme tous les organismes vivants qui l’habitaient depuis longtemps. Plus vous vous étalez, plus diminue l’espace des autres formes de vie. Vos grands singes, par exemple, disparaissent, car chaque année une édification humaine vient réduire leur domaine. Comme les animaux ne peuvent ni se plaindre ni s’organiser pour protester, leur affaire est réglée. Lorsque nous vous imposons de rendre à la nature une zone urbaine, nous vous faisons sentir les brûlures du même arbitraire, l’iniquité de la force. Nous vous montrons juste un peu plus d’humanité que vous vis-à-vis des autres hôtes de la planète. — Disonkor, si un Terrien avait tenu ce discours ces dernières années il aurait été ridiculisé, méprisé, peut-être haï. — Alors, vous avez de la chance que nous soyons venus. Ils restèrent un bon quart d’heure dans la contemplation du paysage, partageant le silence, jusqu’à ce que Pellazzi, sans tourner la tête, l’interrompît. — Je me demande à quoi ressemblent vos villes… — L’espace ne nous manquant pas, nos cités sont conçues en demi-cercles concentriques qui ne dépassent pas deux étages et les bâtiments d’habitation sont individuels, suffisamment décalés pour que chacun bénéficie du maximum de lumière et de vue. — Et le style? — Difficile à décrire… Pour ne pas vous laisser sans réponse je répondrai un style nouille retouché par Gaudi et inspiré par les architectures dogon et m’zabite. Un nouveau silence s’installa, Disonkor envahi par le souvenir de sa planète, l’Italien parti dans les méandres de son imagination. *** De nombreux Français vivaient l’ère korienne dans une sorte de confusion d’idées et le sentiment d’une nouvelle précarité : leur quotidien, quoique bousculé, ne différait pas brutalement de ce qu’il était un an plus tôt, mais les signes de changement ne laissaient aucune place à l’illusion. Leur avenir serait différent de ce qu’ils avaient prévu, sans doute moins glorieux, certainement irréversible. Pour la majorité, l’expérience de la zone de Berre avait quelque chose de lointain, d’impalpable. Beaucoup vivaient, tout en pronostiquant le pire, avec le secret espoir de se «démerder», se construisant un petit château de cartes de la débrouille… Jusqu’au jour où le président Fromentin annonça officiellement les grandes lignes du plan de conversion. Tous les arrangements, les petites supputations et les perspectives pourtant médiocres volèrent en éclats. À l’exception de quelques départements tels que la Creuse, la Lozère ou le Cantal, aucun endroit n’était épargné. Aucun Français n’arrivait à se figurer le résultat de la réduction imposée par les Koriens : un cinquième des surfaces bâties devait disparaître dans les deux années à venir. Sous la surface artificiellement unifiée de la société, les ferments d’injustice levèrent et firent exploser la mince couche de conformisme qui donnait l’illusion d’une cohésion. L’ampleur des bouleversements était telle que la nation se fragmenta immédiatement — beaucoup n’ayant plus rien à perdre — et sombra dans la violence. Galvanisés par les premières démolitions dans les banlieues pavillonnaires et un début d’élimination des zones commerciales, les écologistes politiques de tous poils se constituèrent en mouvement unifié, le MPE (Mouvement Pour l’Environnement), pour imposer dans ses plus extrêmes limites la charia environnementale. Devant ce terrorisme vert, la droite dure et l’extrême-droite, rejointes par des syndicalistes effarés de la saignée dans les emplois, bâtirent le FFU (Front Français Urbanophile) et se livrèrent à un activisme politique agressif, à des opérations coups de poing contre les permanences écologistes. À l’image du Front Terre-Kor aux États-Unis, et sur l’initiative de chefs d’entreprises, de banquiers encore en appétit et de quelques journalistes inféodés, se créa le collectif PROKOR dont les objectifs se résumaient à préparer le nouveau monde sous protectorat korien. Un quart des citoyens s’éparpilla dans plusieurs partis et groupuscules répondants à un phénomène de génération spontanée, quand une moitié du pays, engluée dans le marasme social depuis des décennies, ne trouvait la force que de survivre au jour le jour, sans horizon, sans espoir. Ce qu’aucun politique n’avait prévu c’était la vitesse à laquelle les nouveaux mouvements se radicalisèrent, la montée de la violence entre les groupes opposés et l’apparition d’autonomes, en fait des bataillons de pilleurs qui, comme toutes les milices et armées de libération bidon du globe, rassemblent des tordus et des fainéants pour lesquels la torture, le viol et le meurtre sont des activités bien plus nobles que de se casser les reins sur une terre ingrate. Quand une opération commando du FFU contre une permanence écologiste laissa douze morts, les crânes explosés à coups de battes de base-ball et de barres à mine, le gouvernement décréta un demi-état d’urgence sans réaliser qu’il mettait le feu aux poudres, jetant certains dans une clandestinité ultra-violente. Le 13 octobre, lorsque Disonkor arriva en France, on pouvait parler d’insurrection. Les journaux faisaient leurs choux gras des attentats, des règlements de compte entre factions et des assassinats sordides. Comme aux plus belles heures de l’Occupation certains profitèrent de la confusion générale pour se venger d’une humiliation ou se débarrasser d’un parent gênant. L’armée, envoyée en renfort de policiers complètement débordés, ne sut pas gérer un conflit auquel elle n’était pas — philosophiquement — préparée : à Sarcelles, des extrémistes ayant abattu trois fantassins, des soldats répliquèrent à l’arme lourde. La nuit qui suivit, le quartier fut mis à feu et à sang : les éclairages détruits, on tirait à l’aveuglette et celui qui offrait sa silhouette dans la quasi-pénombre était abattu comme un lapin, parfois même par un de ses propres frères d’armes. Des abrutis et des vicieux, se sentant une âme de sniper, se perchaient au sommet des tours et s’offraient un carton avec tout ce qui bougeait. Une sorte de folie de désespoir et d’autodestruction s’emparait d’une population, chaque jour plus nombreuse. Dans toutes les villes, l’activité était en partie paralysée : les braves gens se terraient; ceux qui en avaient le moyen filaient à l’étranger, en quête d’un pays encore pacifique. Le président Fromentin avait le visage d’une momie. Quelques mois plus tôt, il était un septuagénaire pétillant, auquel on ne donnait pas son âge : quelques semaines avaient suffi pour lui composer le masque d’un homme épuisé, terrassé. Il tendit à Disonkor une main sans énergie. Il n’arrivait même plus à sourire. Dès que Fromentin lui eut résumé la situation, l’étayant sur des rapports et des photos, le Korien remarqua : — Je vois que les Français sont redevenus imprévisibles, fidèles à eux-mêmes… Pourtant l’opération de l’étang de Berre, malgré quelques ratés, semble en voie de réussir… — Parce que nous n’avons pas encore touché à la métropole. Vous allez voir quand nous commencerons à attaquer les zones commerciales de Plan de campagne, ou d’Aubagne et du val d’Huveaune… — «La verte vallée de l’Huveaune» écrivait Marcel Pagnol. Un instant, Fromentin se demanda si le Korien n’était pas en train de le chambrer. — Monsieur, il n’y a plus d’argent dans les caisses, la société part en miettes, la police n’y arrive plus, l’armée perd les pédales : je crois que je vais démissionner! — Parfait. Vous êtes mûr pour notre projet Terre. Voilà ce que je vous propose… L’état d’urgence fut décrété, un couvre-feu absolu s’appliquant de vingt et une heures à huit heures du matin. Toute personne en mouvement, surprise à l’extérieur des bâtiments, serait éliminée par les sphères mises à disposition par Disonkor. Le Korien avait bien précisé qu’il s’agissait d’une action ponctuelle, le temps que le président reprenne la situation en main. Ceux qui tentèrent de résister furent dissous par le rayon bleu ou liquidés par les soldats que l’on avait équipés d’une puce d’identification qui les mettait à l’abri de l’arme extra-terrestre. En moins d’une semaine, les cités retrouvèrent un semblant de calme. Les isolés restaient dangereux, mais seraient traqués par la sécurité intérieure. Les mouvements organisés les plus radicaux disparurent dans la clandestinité, sans renoncer à leurs projets malveillants; les autres, à la condition de respecter certaines règles, se virent offrir des tribunes et une certaine légitimité. Le couvercle posé sur la marmite contenait momentanément les bouillons. Le pays en voie de pacification, Disonkor entraîna Fromentin sur les rives de l’étang de Berre. Il laissa son vaisseau sur le tarmac de la base de Salon et s’embarqua avec le président français, venu en TGV, dans un Gazelle. Le Korien avait accepté le principe de la visite sur un engin aussi rudimentaire parce qu’il permettait une vision panoramique des lieux et qu’il n’était pas question que ce Terrien mette les pieds dans son aéronef et se fasse une idée de la technologie extra-terrestre. Ils commencèrent leur promenade par Berre-l’Étang : la zone était en plein démantèlement. La raffinerie, la base aéronavale et les hangars commerciaux étaient en cours de démontage, tous les matériaux triés méticuleusement. Seules demeuraient quelques citernes pour assurer l’approvisionnement en carburant, le temps nécessaire à la transition. Le secteur Vitrolles-Marignane offrait un aspect surprenant pour un visiteur qui n’y serait pas venu depuis au moins un an. L’éradication de l’aire industrielle et de la zone aérospatiale avait libéré un vaste espace et la ville, diminuée d’un certain nombre d’habitations, avait retrouvé une harmonie avec son site. Fromentin bougonna. — Visuellement, ça se défend, mais comment les gens vivent, là-dedans? — Nous allons voir, répondit Disonkor. L’hélicoptère se posa sur la place où les attendait Flamencq, le maire. S’il y avait eu des survivants de cette époque, ils auraient trouvé à la cité un petit air d’après-guerre; la voilure avait été réduite dans toutes les dépenses et, malgré un entretien devenu aussi méticuleux qu’économe, les rues étaient moins tape-à-l’œil, les boutiques qui avaient résisté moins rutilantes, les voieries un peu moins flambantes. Tout en leur montrant de nouveaux vergers, Flamencq leur avoua : — Le prix à payer pour votre mutation est très élevé. Nous avons perdu près de quatre-vingts pour cent de la population, partie sur Marseille, les emplois locaux ont fondu. Ceci dit, la plupart de ceux qui travaillaient à l’aéroport n’habitaient pas Marignane… Enfin! Pour l’instant, nous survivons. Sans l’aide du GEA nous n’y serions pas arrivés. Fromentin fronça les sourcils. — Le GEA? — Le groupe des écologistes actifs. Rien à voir avec vos politicards du MPE. Le mouvement Colibri a fédéré les associations qui ont partagé leurs analyses et leurs actions. On leur doit le matériel agricole lourd, les semences, une grande partie des arbres et les farines qui nous empêchent de crever de faim. En contrepartie, nous leur donnerons une partie de nos récoltes d’amandes et d’abricots, et l’énergie de nos bras quand ils le voudront. Le maire avait l’allure d’un homme harassé, mais pas déprimé. En survolant La Mède, rendue à un état de village provençal, Fromentin ne put s’empêcher de dire : — Tout cela est bien joli, monsieur, mais je ne crois pas que ce modèle soit transposable à la France entière. — Il le faudra bien, pourtant. — Vous voyez les difficultés et les souffrances qui attendent ceux qui appliquent votre transition!? — Et alors? Vous êtes-vous demandés si les Tahitiens rêvaient d’abandonner leur vie de pêche, de cueillette et de sieste —ponctuée de quelques combats tribaux, je vous l’accorde, quand vous avez débarqué chez eux? — Soit… Le secteur semble pacifié, mais tous les problèmes ont été déplacés sur la métropole. Marseille est surpeuplée, instable : en coupant ses tentacules industriels et commerciaux, vous avez jeté dans le chômage des gens qui ne vivent plus que de petits trafics et se livrent une concurrence mortelle. Une vraie cocotte-minute dont on aurait soudé le sifflet. — Ça, c’est votre problème, monsieur le président. Vous avez lutté pour obtenir ce poste… À vous de montrer que cet acharnement ne vaut pas que pour les campagnes politiques. Fromentin le regardait, soufflé. — Si votre pays devait s’installer dans le désordre, nous aurions recours à nos solutions, comme vous le savez expéditives. Je vous donne un an pour réussir. Alors qu’ils survolaient Martigues, dont le démantèlement semblait traîner, le Korien s’exclama : — Ah, la Venise provençale! Elle n’a plus vraiment de quoi inspirer un compositeur… Une nouvelle fois, Fromentin eut l’impression de se faire chambrer, mais n’osa pas répliquer. Évitant Istres, l’hélicoptère piqua au nord pour regagner la base de Salon. *** Les ravages du prékuki s’étendirent jusqu’à la Nouvelle-Zélande et l’Australie, remontant même vers l’Indonésie. C’était le sujet d’un conseil restreint des ministres à Camberra. Le président Gibbs venait de donner la parole à Pat Ferguson, chargé de mission pour une évaluation du développement et des effets du précookisme dans la nébuleuse Pacifique. Ferguson, de taille moyenne, un air de jeunesse, parlait d’une voix nette et tranchante. — La propagation de l’épidémie de précookisme a été foudroyante dans les Îles; en quelques semaines, des lieux où l’on vivait normalement, comme Tonga, Fidji ou les Molluques, ont été gagnés par cette philosophie, dont le premier axiome est de ne pas en foutre une rame — si vous me permettez l’expression, monsieur le président. Grâce au système de la «préférence indigène» (les polynésiens occupant tous les emplois subalternes) la chienlit a été quasi-immédiate : plus d’ouvriers dans les exploitations agricoles, plus une manœuvre sur les ports et les chantiers, même chose pour les personnels dans les hôpitaux, les magasins et les administrations. Bien entendu, comme tous les fainéants travaillent quand même de l’estomac, pillage en douce des boutiques d’alimentation et des plantations récemment abandonnées. Il a été question d’envoyer la police, mais les agents de base sont polynésiens à quatre-vingt-quinze pour cent… Nous avons pensé qu’il suffisait d’attendre qu’ils se ratatinent tout seuls, mais c’était sans compter avec les Koriens. Dès que les propriétaires blancs ont été partis — je vous parlerai tout à l’heure du problème de la vague de rapatriés — notre ami extra-terrestre, le «Dieu» de ces peuples qu’ils appellent Kor-Tiki, s’est empressé de leur donner un petit coup de pouce. Exemple : les plantations de fruits, après un mois d’abandon, ont subi des invasions d’insectes qui n’avaient plus à craindre les traitements chimiques. Alisonkor a mis en service des sphères d’acier de la taille d’une balle de golf qui patrouillent entre les arbres et les plantes, apparemment programmées pour des types particuliers de nuisibles, et qui désintègrent tous les insectes non désirés, à raison d’un passage par jour. Je vous passe le reste de ses bonnes actions… Résultats des initiatives de «Kor-Tiki» : le foutoir a gangrené jusqu’au moindre archipel. Les indigènes reviennent à la paillotte, la chasse, la pêche et la sieste. En échange d’autres services, les mâles du Pacifique ont accepté le principe d’une stérilisation après le deuxième enfant! Voici donc un résumé de la situation… Un, il n’y a plus un sou à tirer de toutes ces îles. Deux, nous devons absorber un afflux de rapatriés et d’Occidentaux qui n’ont pas voulu se replier sur les pays asiatiques dans un contexte de récession ahurissant. Trois, les Maoris chez nos amis néo-zélandais et nos aborigènes commencent à remuer salement et ne vont pas tarder à exiger des territoires où ils pourraient vivre à la façon de leurs ancêtres. Enfin, encore plus grave, une partie de nos jeunes se sont pris de sympathie pour des courants primitivistes et, prétextant que nous ne leur offrons aucune perspective de travail ou de bonheur, se transforment en néo-beatniks, prônent la crasse, se font tatouer des signes ethniques et vont grossir la horde des bons à rien qu’on voit traîner le long des spots de surf. Voilà, monsieur le président, un bref aperçu de l’épidémie de pré-cookisme. — Et si on éliminait «Kor-Tiki»? — J’y ai pensé, monsieur le président. À supposer qu’ils n’aient pas d’autres grands sages en réserve, il faudrait trouver un indigène renégat pour l’élimination, de telle façon que le meurtre passe pour l’action d’un dérangé de chez eux. Si nous envoyons un des nôtres, on peut être sûr de voir une de nos villes rasée à blanc, au minimum. — Bien, monsieur Ferguson, je vais envisager votre proposition avec les services concernés. Après tout, c’est un coup à tenter… Y pourrons-nous quelque chose si un forcené polynésien tue Kor-Tiki dans un accès de folie!? Des rires sarcastiques répondirent à cette dernière question. Il fallut quatre mois aux services spéciaux pour recruter un homme natif de Vanuatu du nom de Tamuha et le préparer à sa mission. Il avait été débauché de son commando d’infanterie de marine par la promesse d’une retraite anticipée et un «contrat» d’un million de dollars dont une moitié serait versée à sa banque avant son départ en expédition. Pourtant habitué à des entraînements impitoyables, Tamuha, large comme tous les polynésiens, dur de muscles et de tête, subit entre autres de longues séances de natation et de navigation en va’a, car le sous-marin furtif qui l’amènerait au large de Tonga l’abandonnerait à plusieurs milles de la côte. Le navire attendrait un soir de belle mer vu que Tamuha devrait assembler la pirogue et son balancier sur le pont, avant que des matelots lui passent tout son matériel et que, ayant jupé son embarcation, il parte pour sa course meurtrière. Sa préparation physique était complétée par des séances avec un psy qui s’appliquait à effacer le peu d’inhibitions qui peuplait encore son esprit, à flatter son ego pour qu’il se persuade de la valeur héroïque de son acte, à susciter en lui une haine aveugle de tous ceux qui s’opposeraient à sa mission. Un matin, le sous-marin Thundershark appareilla dans le port de Brisbane, sortit de la baie et plongea pour un lent voyage vers l’est, direction la fosse de Tonga. *** Alors que les Australiens tentaient d’endiguer le raz-de-marée du pré-cookisme, Idoskor, l’écrivain, intervint en mondovision, l’avant-dernier jour de septembre, pour exposer les fondements de la seule croyance qui serait officiellement tolérée, son caractère laïque assurant sa neutralité : le «nalash», que les journalistes et les intellectuels s’empressèrent d’affubler d’une terminaison pseudo-savante en parlant de nalashisme. Le sympathique Korien commença par expliquer la création du mot. — Nous avons cherché un terme identifiable dans plusieurs langues et nous avons abouti à un acronyme imparfait. Voici quatre de ses traductions, en italien, en français, en anglais et en espagnol : Natura prima del L’uomo, Ambizione… Salvare Homo habilis Nature Avant L’homme, Ambition… Sauver l’Humanité Nature Ahead (of) Living, Ambition… Save Humankind Naturaleza Antes deL hombre, Ambición… Salvar a la Humanidad. Nous sommes partis de notre seul principe : qui détruit la Nature, détruit l’humain, tôt ou tard. Sachant que sans les plantes et l’eau la vie devient impossible, chacun fera siennes les lois suivantes : — Ne toucher un espace naturel qu’en cas d’absolue nécessité. — Renoncer à toute exploitation industrielle des espaces naturels. — Remplacer dans l’année tout arbre, coupé ou arraché, par un jeune plant… — Admettre que toutes les formes de vie sont d’égale importance. — Transmettre aux enfants les valeurs du NALASH. Seront punis de très lourdes peines, les crimes suivants : Coupes à blanc. Destruction d’un arbre vénérable. Empoisonnement, sous quelque forme que ce soit, de terre, eau ou végétaux. Braconnage d’espèces menacées. Modification d’un paysage, par engins ou explosifs, sans autorisation korienne. Quand Idoskor eut terminé son exposé, il se contenta d’ajouter : — La pensée du Nalash est à inscrire en vous-même, jusqu’à ce que vous la ressentiez comme une évidence, une nécessitée, qu’elle devienne une conviction puissante et heureuse… Contrairement aux religions, qui sont interdites de toute manifestation publique sous peine de répression, le Nalash est libre d’expression et de traduction concrète. Au même moment dans le centre de négociation de Kisangani, Eterikor, l’ingénieur écologiste, qui venait de suivre ce discours, reprenait le cours d’une consultation avec les autorités religieuses. Ses interlocuteurs, déjà chauffés à blanc par une heure de palabres, fulminaient, comme fouettés par la dernière phrase de l’écrivain korien. Les Maronites étaient particulièrement remontés et leur grand mollah, ayant obtenu la parole, explosa de colère. — Aucun chien d’infidèle, même venu des étoiles, ne peut nous interdire de prier en public et se permettre de voler nos mosquées. Je vous déclare la guerre sainte! Nous ne serons pas aussi stupides que les Américains, nous ne vous enverrons ni armée ni avions, mais chaque grain de sable du désert cachera un musulman qui sera la conscience d’Allah et préparera son venin pour la morsure. La foule de vos ennemis invisibles guettera votre faiblesse, jusqu’à la nuit des temps s’il le faut! Eterikor l’interrompit : — C’est votre droit de pérorer inutilement, mais sachez que nous n’aurons pas d’indulgence pour vous… Vu l’échauffement des esprits, je propose de remettre sine die ces discussions. Vous me ferez signe quand vous serez calmés. À ce moment-là, nous pourrons reparler des contenus admissibles de vos religions et des limites que nous entendons mettre à leur exercice. Ses interlocuteurs, ulcérés, quittèrent bruyamment la salle, le mollah allant jusqu’à cracher sur le sol. Eterikor reçut un soutien inattendu de plusieurs mouvements de jeunes arabes; en quête de «nouveaux printemps» ils s’étaient constitués en partis d’étudiants libres-penseurs et manifestèrent dans plusieurs pays d’Afrique du Nord et du Proche-Orient. Ils portaient, comme signe distinctif, des chaussures de sport commercialisées par une petite entreprise française, les perùs. Ces produits du commerce équitable, de style ethnique, étaient le signe de leur contestation et de leur unité. La répression de leurs mouvements par les Lames du Saint (des milices qui régnaient par la terreur dans le silence des gouvernements) fut effroyable : égorgements, massacre à l’arme lourde, empalements. Une photo d’un jeune manifestant, qui n’eut jamais l’opportunité d’en envoyer une seconde, fit le tour de la planète : on y voyait en premier plan une perùs abandonnée, sur un fond de feux et de massacres en cours. Si la révolte étudiante finit par s’éteindre, de ce jour les sneakers colorées devinrent le symbole de la pensée martyrisée. Quelque temps plus tard, Eterikor reçut de nouveau les autorités religieuses : l’entretien ne fut guère plus long. Devant l’inflexibilité du Korien et les restrictions exorbitantes à la pratique officielle des religions, les délégations abandonnèrent la partie, cette fois-ci calmement et apparemment résignées. Eterikor leur avait fait clairement comprendre qu’il ne voulait plus les rencontrer, à moins qu’ils ne vinssent prêter allégeance. Il en avait assez de gâcher son énergie dans des débats stériles et ne désirait plus que se consacrer au chantier de transition écologique, avec des hommes de bonne volonté qui ne le harcèleraient pas comme des mouches thanatophages. Il s’offrit quand même le plaisir de leur jeter au visage l’assassinat des jeunes libres-penseurs. Dans l’instant, il ne rêvait plus que de son nid d’aigle, du vaste salon ouvert sur les rapides du fleuve, d’une eau fraîche parfumée à la mélisse et de la présence silencieuse de ses trois serviteurs noirs. Il s’engouffra dans son vaisseau, vola au-dessus du Congo jusqu’aux cataractes, jusqu’à cette puissance d’une beauté infinie, avant de rebrousser chemin puis de se poser sur l’aire d’atterrissage de sa résidence. Plus tard, sur sa terrasse en okoumé, il regardait les reliefs de la Maïko s’empourprer au couchant. Enfoncé dans un fauteuil relax, il sirotait son eau aromatisée, saisissant par bribes les parfums des plats que faisait mijoter sa cuisinière congolaise. Son corps se détendait dans la souplesse du cuir. Il s’imbibait des bruits lointains, des odeurs renouvelées et des beautés du crépuscule, se demandant comment les Terriens avaient pu autant abîmer les cadeaux profus de la Nature. Alors que Mohenda, le mari de la cuisinière, dressait la table du souper, le jardinier, profitant du relatif rafraîchissement, nettoyait des budleias. Il ne prêta aucune attention aux huit ombres qui se glissaient entre les arbres. Une lame affûtée comme un rasoir ouvrit sa gorge et, très vite, il s’effondra sur un buisson. Un homme resta en faction près du cadavre. Puis ce fut la cuisinière, qui tomba comme une masse et dont ils poussèrent le corps sous une table. Un des assassins éteignit les feux sous les casseroles et, parce qu’un de ses complices lui jetait un regard d‘incompréhension, murmura : — Faudrait pas que la maison brûle : les photographes n’auraient plus rien d’intéressant à prendre… Mohenda, le mari de la malheureuse, n’eut pas le temps de gémir : l’un des trois hommes lui saisit la tête en le bâillonnant et le renversa sur le sol. Avant qu’il ait esquissé un geste, un autre lui trancha la carotide comme à un mouton tandis que le dernier poussait sa lame jusqu’au cœur. Pendant ce temps, les quatre derniers tueurs avaient atteint le seuil de la porte-fenêtre, à deux pas du siège d’Eterikor qui naviguait encore dans ses pensées. Tout à coup, il devina une présence, sans réagir pour autant, habitué au glissement feutré des pas de Mohenda. Ce n’est qu’à la dernière seconde qu’il capta une anomalie. Trop tard. Un assaillant immobilisa ses jambes, deux bloquèrent ses bras et ses épaules. Il n’était pas assez fort pour se dégager. Pas de débâcle dans son esprit : il comprenait parfaitement ce qui allait suivre, il se demanda seulement comment on pouvait tuer quelqu’un aussi lâchement. Le quatrième plongea ses doigts dans les cheveux du Korien, lui tira la tête en arrière, et tout en criant dans un italien appris par cœur «Au nom d’Allah, pars en Enfer!» lui ouvrit lentement le cou d’une oreille à l’autre. Ensuite, tout le groupe s’affaira dans l’obscurité à une tâche étrange, l’un prenant quelques photos dans les lueurs du flash de son portable. Enfin, ils déguerpirent dans la nuit. *** En Italie, la matinée suivante, Pellazzi avait rendez-vous avec Disonkor à l’entrée du Palais Matistrale : il avait obtenu du propriétaire qu’il leur montre sa collection de curiosités confectionnées dans le cristal, le jade et l’obsidienne. On savait que ces objets existaient, mais, hormis une trentaine de privilégiés, personne n’avait pu les voir sinon, parfois, sous la forme de clichés en noir et blanc assez peu excitants. Quand le Korien arriva, Pellazzi remarqua tout de suite une certaine altération dans le visage de l’extra-terrestre et lorsqu’ils se serrèrent la main Disonkor saisit l’interrogation muette dans le regard de l’italien; comme il y lisait plus de préoccupation que de curiosité, il devança la question. — Ce matin, je suis inquiet : chacun d’entre nous porte ce que vous appelleriez une puce qui nous maintient en liaison vitale avec les autres. Comme celle d’Eterikor est désactivée depuis des heures, j’ai demandé une vérification aux autorités de Kisangani. D’ordinaire, cette technologie est totalement fiable… L’attente de la réponse est crispante. Pellazzi regarda avec étonnement l’immense silhouette : c’était la première fois qu’il voyait le Korien troublé et pour dissiper un malaise naissant il proposa de commencer la visite, avec un enthousiasme forcé. Le propriétaire leur ouvrit une vitrine, leur prêta des gants en peau de chamois et sortit une théière de jade. Même si Disonkor examinait les merveilles qu’on lui tendait, on sentait que son esprit était ailleurs. D’un coup, il se figea, concentré sur un message qui lui parvenait par une invisible oreillette. La transformation de son visage fut terrifiante au point que Pellazzi et leur hôte regrettèrent de l’avoir vue : ses traits n’avaient pas bougé, mais son teint avait incroyablement pâli et l’expression de ses yeux était effrayante. Il prit visiblement sur lui-même pour lancer : — Désolé, je dois partir immédiatement. Dès qu’il sut, Pellazzi demeura un long moment atterré : les policiers africains avaient trouvé les cadavres des trois domestiques dans la maison avant de découvrir celui d’Eterikor attaché, comme Jésus, sur une croix grossière dressée au milieu du jardin. En un éclair, cette image traversa le monde et l’angoisse saisit la plupart des humains. Paradoxalement, les Koriens disparurent pendant près de trois jours. Après un bref passage à Kisangani pour récupérer le mort, Disonkor quitta la Terre pour Ednéria, rejoint par ses trois autres compagnons. Toute la planète s’interrogea sur ce qu’ils y firent et n’obtint des réponses que bien des années plus tard. Même quand ils furent revenus, ils restèrent d’une étonnante discrétion. Si l’on pouvait attendre d’Alisonkor qu’il reprenne sa positon à Tonga sans faire de vagues, qu’Idoskor l’écrivain regagne ses montagnes indiennes dans un certain calme et qu’Elotikor reste la femme distante et glacée qu’on connaissait, par contre chacun s’attendait à ce que Disonkor déchaîne la foudre korienne. Or le chef des extra-terrestres, après avoir regagné sa villa de Baratti, assura ses consultations comme à l’accoutumée. Seule dérogation à ses habitudes, il ignora Pellazzi pendant une semaine. Al-Qaïda anti-kor revendiqua le meurtre de l’écologiste et promit l’enfer aux Koriens et à tous leurs valets païens. Le septième jour après le meurtre, Disonkor déclencha l’apocalypse. Le délai dans l’exécution tenait à ce que les Koriens — on se demande comment — avaient exfiltré les chrétiens et les juifs de toute la corne du Maghreb, les regroupant dans un camp de toile au Soudan. Dans la nuit du 15 août, un mystérieux engin sillonna la mégapole du Caire, déterminant des zones de frappe distinctes. Le samedi à l’aube, à l’instant où les muezzins entamèrent l’appel à la prière, un mur de feu spontané emprisonna les cairotes dans une enceinte impitoyable. Au fur et à mesure qu’il calcinait tout ce qui s’offrait à son appétit en avançant vers le centre, il resserrait son étreinte. L’eau et les retardateurs des pompiers étaient impuissants à seulement le freiner. Lorsqu’ils virent les premiers bâtiments s’effondrer et quelques torches humaines courir dans les rues, les habitants furent saisis de panique et, dans le désordre le plus total, se mirent à refluer vers le cœur de la ville. Certains, en voiture, essayèrent avec leur famille de trouver une faille dans le piège de feu; s’ils n’avaient pas péri dans l’explosion de leur véhicule, enflammé par la chaleur insoutenable, ils finissaient par rejoindre la masse qui engorgeait la cité. Les mouvements de foule devinrent vite incontrôlables, les communications par portables commandant des déplacements soudains. Les plus riches et les plus puissants imaginèrent d’échapper à l’holocauste par la voie des airs : dans leurs limousines, ils gagnèrent aérodromes et héliports où les attendaient des engins prêts à décoller. Ceux qui possédaient un hélicoptère personnel avaient déjà quitté le sol. À l’instant où le premier aéronef s’éleva dans les turbulences de l’air surchauffé, des sphères apparurent dans le ciel : tout engin qui essayait de s’extraire de la zone d’incendie par l’altitude était immédiatement désintégré. Quelques migs d’une base extérieure furent envoyés contre les sphères et pulvérisés avant même d’avoir armé leurs missiles. La ceinture de feu rétrécissant inexorablement arriva le moment où la surface encore intacte fut saturée de gens et de véhicules. Les bouchons humains étaient devenus si compacts qu’il était impossible d’avancer, ne fût-ce que d’un demi-mètre. Comme la vague de flammes poussait sa déferlante avec une lenteur implacable, les gens agglutinés entendaient les hurlements de douleur, sentaient l’odeur de chair brûlée et l’haleine cuisante du feu, avant de mourir à leur tour, impuissants à bouger, partageant leurs ultimes soubresauts avec leurs voisins agonisants. Au-dessus des zones calcinées, les sphères extra-terrestres laissèrent approcher les hélicoptères des chaînes télé, qui enregistraient des scènes atroces, les téléobjectifs fixant même les visages déformés par la terreur et le désespoir. Elles filmèrent aussi quelques scènes brutales : pour gagner quelques mètres, des hommes tuaient sauvagement ceux qui étaient devant eux, se ménageant un chemin à coups de couteau; d’autres, pour bouger un peu ou ne pas être étouffés, entreprenaient d’étrangler leurs voisins — plutôt femmes ou enfants — et piétinaient les corps de tous ceux qui succombaient. Une seule artère s’aéra momentanément : un blindé, transportant l’unique dirigeant qui n’avait pas voulu s’envoler, le général Lafkaoui, traça un chemin de corps et de tôles écrasés jusqu’à la limite de la vieille ville. Là, un escadron de bérets verts prit en charge le gradé et l’accompagna jusqu’à la mosquée Al-Azhar. Se réfugier là ne paraissait qu’une action dérisoire et désespérée jusqu’au moment où l’on apprit que les flammes s’étaient mystérieusement éteintes alors qu’elles léchaient les premiers murs de deux médinas : le souk de Khân al-Kalili et le quartier copte. Un immense espoir courut dans le noyau ancien et déjà Lafkaoui envisageait d’échapper à cet enfer et se voyait reconstituer un pouvoir à Alexandrie ou Port-Saïd. Il y rêva trois minutes, le temps que les sphères, ayant anéanti tout engin volant, viennent traquer jusqu’au fond des vieilles pierres le moindre humain. Quand il ne resta plus un être vivant dans les vestiges du Caire, elles s’évanouirent dans la stratosphère. Un frisson de terreur avait parcouru l’échine du Maghreb et les pays du Proche-Orient, puis, l’homme finissant toujours par s’accommoder de l’extermination de son voisin s’il se juge à l’abri, un certain soulagement gagna l’Islam rescapé. Sentiment trompeur. Les sphères réapparurent bientôt et entreprirent — à l’exception de quelques monuments exceptionnels — d’éradiquer tous les lieux de culte et les musulmans qui y priaient, de l’Afrique saharienne à la pointe du Bosphore. Le jour du meurtre d’Eterikor marqua une rupture dans l’attitude des Koriens : jusque-là, ils avaient considéré les Terriens comme nuisibles à la planète, à présent ils les savaient capables d’attenter à la vie d’un extra-terrestre. Leur confiance se réduisit à encore moins de personnes et ils mirent en place des systèmes de surveillance et de protection dans leurs habitations et pour leurs déplacements. À l’exception de cela, ils reprirent leurs activités comme avant. Trois semaines après l’exécution du 8 octobre, un nouveau Korien s’installa dans la résidence sécurisée près des chutes du Congo. Disonkor l’annonça en un bref discours planétisé. «Je ne reviendrai pas sur l’ignoble assassinat d’Eterikor et la juste punition qui s’en est suivi. À la mesure de notre réaction, vous pouvez imaginer ce que sera notre réplique dans le cas d’une troisième agression… Notre confiance et notre indulgence ont été entamées : il vous sera difficile de les rétablir. Mon ami Lisukor a repris le poste d’Eterikor et s’efforcera de poursuivre sa tâche. L’Islam est à présent une religion interdite, même à titre privé et les sphères feront respecter cet arrêt. Toute personne récitant un verset du Coran sera instantanément éliminée. Quant aux autres religions, elles ne seront plus tolérées que dans le cadre intime ou philosophique. Quelques communautés autarciques dans des monastères ou des lamaseries seront autorisées, mais toute manifestation leur sera interdite en dehors de leur lieu de vie. « Enfin, ce qui reste du Caire sera réinvesti par ceux que nous avions temporairement exilés, la ville étant déclarée terre interdite pour tous ceux qui se réclament serviteurs d’Allah.» Ce moment matérialisa le début de la lente disparition de l’Islam et la régression inéluctable des autres religions. À tel point que le Vatican devint un état laïque, le pape et son personnel tentant de se reconvertir dans un syncrétisme écologique. *** Quand la nouvelle du châtiment égyptien atteignit le sous-marin Thundershark, Tamuha avait abandonné le navire et déjà parcouru près de quatre milles nautiques. Il propulsait sans difficultés sa pirogue en carbone kevlar, chargée de ses armes, de deux bombes, d’une tenue de combat nocturne, de voiles de camouflage pour l’embarcation. Il était vêtu d’une tenue étanche souple avec laquelle il pouvait nager au besoin. Attachée sur son sternum, la balise de localisation pour les sous-mariniers qui le suivaient à distance. La nuit tombée, il se guida à l’aide du compas fluorescent fixé sur le pont amovible de son va’a. Il se sentait parfaitement bien, le mouvement bien huilé de la pagaie piochant dans l’eau à peine ridée lui procurant une sensation de puissance inouïe. Il était à deux milles du rivage au moment où le commandant du Thundershark reçut en communication le ministre Norton, chef des armées. — Capitaine, comme il était prévu vous n’avez aucun moyen de communiquer avec Tamuha… — Absolument, monsieur. — Bien. Vous le suivez grâce à la balise… Où est-il? — Il approche de la côte. — Vous pouvez le récupérer? — Négatif, monsieur : le temps d’approcher notre navire, de lancer un zodiac, le marsouin sera déjà parti en trottant vers son objectif. — Bon, nous n’avons pas le choix, c’est ça ou risquer de voir l’Australie griller comme le Caire… Activez la neutralisation et essayez de récupérer le matériel. — A vos ordres, monsieur. Le disque métallique que le marsouin portait sur sa poitrine n’était pas seulement un instrument de localisation, mais l’assurance tous risques du gouvernement australien : une sorte de bombe antipersonnel qui, à l’origine, ne devait éclater que l’assassinat de Kor-Tiki réalisé. De telle façon que le corps d’un extrémiste polynésien devait être retrouvé, mutilé par un de ses propres explosifs déclenché par maladresse. De retraite anticipée, de deuxième versement, il n’avait jamais été question. Déjà, les premiers 500000 dollars s’étaient mystérieusement envolés du compte bancaire de Tamuha et son nom avait disparu des registres de l’armée. La lune qui s’était levée au-dessus des collines lui permettait de deviner le profil de la côte. Un quart d’heure à ramer et il échouerait la pirogue sur le sable. Déjà, il croyait entendre le ressac. Un vent de terre lui apportait des odeurs grasses de végétation. À la seconde où le doigt du commandant appuya sur le bouton de la commande à distance, la charge explosa. En général, les armes à sous-munitions, cachées dans le sol, ont des effets aléatoires : elles blessent à tout coup, tuent rarement, vous arrachant une jambe, ou deux, un bras ou une main. Mais placée contre une poitrine le résultat fut définitif. Elle agit comme un gigantesque coup de tronçonneuse, détachant le haut du buste qui coula immédiatement avec bras et tête. L’équipe de recherche du sous-marin retrouva la pirogue, poussée par la brise des collines, toujours flottante. La coque avait eu un coup de chaud, l’équipement était intact, une moitié du pagayeur était restée coincée dans l’habitacle. Tout espoir de freiner le pré-cookisme venait de couler. CHAPITRE IX Dans la salle austère du Pier 39, Elotikor recevait une délégation de chefs d’entreprise, d’industriels, emmenés par Amanda Vasco et Vicki Mendez. Consultation purement américaine, même si de nombreux décideurs du monde entier attendaient avec impatience de connaître les marges de manœuvre qu’étaient prêts à concéder les Koriens. La présidente des patrons ouvrit le feu. — Comme nous ne pouvons prendre aucune décision sans votre aval, nous venons vous proposer nos projets de conversion. Je sais que cela n’est pas votre problème, mais nous avons cherché des solutions pour que des millions de gens ne sombrent pas dans la misère. — Et pour rétablir vos marges, je suppose… Vasco évita le regard de la Korienne et ne réagit pas à la provocation. Elle attendit un signe pour continuer. Elotikor se contenta d’un coup de menton princier. — Voici les grandes lignes de notre projet : à partir des périmètres à détruire ou à transformer que vous nous avez communiqués, nous avons pu établir qu’une bonne moitié de nos grandes entreprises peut se reconvertir dans les prochains mois sur les créneaux de la démolition, du traitement des déchets, de l’entretien des infrastructures épargnées et… — Je veux les listes, les détails des activités; si je les autorise, elles devront signer une charte de respect de l’environnement. En cas de manquement, fermeture temporaire de l’unité concernée. Au troisième, disparition de l’entreprise. Vasco eut du mal à déglutir. — Ça n’est pas un peu… draconien? — Pas de mon point de vue. Regardez Los Angeles : aujourd’hui, plus de problèmes de pollution, de circulation ou d’espace. Le vide est une solution incomparable… Rivé sur son siège, Vicki Mendez s’empourpra et subit plusieurs minutes les effets d’une colère rentrée, réalimentée par la condescendance d’Elotikor. — Reprenez, je vous prie. — La remise en état des terres désurbanisées, leur transformation en zones de culture et de forêts selon vos critères, si l’on y rajoute diverses activités résultant du rétablissement des circuits courts, mobiliseraient une partie des forces entrepreneuriales, mais certains de nos fleurons comme Dow, Monsanto ou Du Pont vont rester sur le carreau… Pourriez-vous, ne serait-ce que le temps de la reconversion, infléchir votre politique sans-chimie… — Certainement pas. Si nous n’étions pas arrivés, la confrérie de vos gentils chimistes aurait continué son œuvre mortifère. Voilà des décennies qu’ils sont avertis des problèmes et qu’ils singent les ignorants, font le gros dos, jouent la montre… Ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes. Sans notre intervention, ils seraient allés au bout de leur logique, sans considération des conséquences de leur entêtement pour les futurs humains. — C’est une fin de non-recevoir? intervint Mendez. — C’est un simple non. Ils étaient prêts à risquer la vie des autres et de la planète pour leur profit : qu’ils mettent à profit le peu de vie qui leur reste pour éviter de mourir. L’espace d’un instant, Mendez partagea la rage de tuer qui poussait les terroristes. Une nouvelle fois, il lui fallut du temps pour se calmer. Les entretiens avec Elotikor l’épuisaient et, paradoxalement, ouvraient en elle une appréciation nouvelle du monde. Le problème de l’asservissement de ses lointains ancêtres et des peuples des origines, leur incompréhensible impuissance devant leur anéantissement programmé, prenaient pour elle une densité sans commune mesure avec le sentiment distant qu’elle leur avait prêté jusque-là, au fil de ses lectures. Elle était elle-même, aujourd’hui, une ancienne possédante de pouvoir manipulée comme une marionnette, une fantoche qui se rétrécissait tous les jours, qui ne sauvait plus grand-chose, à peine la face, et encore. Le soleil plombait encore sur le Golden Gate qu’Elotikor avait regagné sa résidence du Presidio. Elle avait l’art de casser le dialogue, d’abattre en vol les bavards. Elle commençait à prendre un certain plaisir, comme une chatte géante ayant planté ses griffes dans la queue de ses souris, à jouer avec ces Terriens qui s’étaient crus puissants, à les observer tandis qu’ils réalisaient le délitement de leur orgueil. Mais elle ne perdait pas de vue sa mission d’ingénieur et appliquait à la réussite du Projet TERRE toute son implacable énergie. *** Adriano Pellazzi pensa ne jamais revoir Disonkor jusqu’au jour où il reçut un message du Korien l’invitant à son havre de la Buchetta. À l’instant où ils se retrouvèrent, Pellazzi était étranglé par un malaise, guettant les indices de froideur sur le visage et dans les paroles de l’extra-terrestre. Il se sentait lourd de honte et de révolte, déchiré dans son humeur entre le spectacle de l’ignoble mascarade de crucifixion et l’agonie du Caire dans les flammes. Les tumultes de sa pensée et de ses sentiments le paralysaient presque et il finit par craindre que Disonkor n’interprétât son mutisme comme un signe de dédain. Mais le Korien lui adressa un regard qui lui parut bienveillant, en l’invitant à s’asseoir dans les fauteuils disposés vers le golfe de Baratti. — Installez-vous Adriano, nous avons à parler. Les troubles de ces dernières semaines ne changeront rien aux accommodements de notre relation. Je suis capable de faire le tri entre un humain comme vous et son frère à la pensée corrompue. Disons que mon seuil de tolérance aux errements de certains Terriens s’est rétréci. — Disonkor, j’ai encore du mal à admettre que vous puissiez être à la fois aussi raffiné et aussi cruel. — Je n’ai aucune cruauté… Il est paradoxal que l’espèce qui a inventé le crime sadique, la torture et l’holocauste puisse me prêter des intentions malsaines. L’autodafé du Caire, certes un peu théâtral, était la mise en scène punitive d’un crime avec préméditation, et signature infâme. Les Terriens ont réussi à nous entraîner aux limites de la colère, un sentiment exceptionnel sur Kor, et il y a eu un moment où j’aurais volontiers désintégré toute la zone nord de l’Afrique… — J’admets que le meurtre d’Eterikor est ignoble, mais il a été le fait d’une fraction d’extrémistes! — L’intolérance est une gangrène et la complaisance lui ouvre des voies. Quand vos frères de religion déraillent, vous devez les dénoncer et les combattre avec acharnement, sinon vous êtes leur complice. Tolérer que des Chrétiens, des Juifs ou des Hindouistes, et je peux rebattre ces cartes dans tous les sens, soient assassinés au nom d’Allah, c’est le début d’un crime. — Oui, mais vingt millions de brûlés c’est cher payer la mort d’un Korien… — Adriano, certains Terriens sont complètement imperméables à la vertu éducative des sanctions pénales. Vos tribunaux ne désengorgent pas. Pourtant, il vous faut toujours construire des prisons et le crime ne connaît jamais de crise. Vous croyez vos punitions efficaces? — Vous êtes presque cynique, Disonkor. — Non, pas plus que je ne suis cruel. J’ai étudié toute l’histoire de l’humanité : la pourriture et la malveillance sont si incrustées parmi vous que le courage et l’intelligence n’ont jamais réussi à les en extirper. Comme une maladie, la malfaisance voit éclore ses germes chez quelques individus, dans toutes les générations, et anéantit les rêves d’harmonie de la majorité des hommes. Alors, vingt millions d’âmes qui ont rejoint Allah, c’est une sanction salutaire. — Mais vous ne ressentez pas un peu de pitié pour tous ces gens disparus. Il y avait des enfants dans cette foule, des innocents… — Ce serait possible si nous la pratiquions sur Kor, mais comme nous ne nous livrons ni à l’appauvrissement ni à l’exécution de nos semblables, nous avons peu l’occasion de nous exercer. Maintenant, si les Terriens nous en donnaient des exemples à profusion je pourrais m’en inspirer. Malheureusement, une simple journée de nouvelles du monde suffirait à me convaincre que vous êtes de mauvais professeurs en matière de pitié. Dans la baie, le libeccio venait de se lever et le golfe turquoise commençait à blanchir sous la course des vagues. Pellazzi fixa le Korien un instant avant de lancer : — Disonkor, j’ai saisi : vous êtes un sophiste! Vous retournez toute pensée à votre avantage. — Non. Je suis juste un étranger qui voit votre monde d’un œil neuf, le huron de Voltaire, le persan de Montesquieu. Et si vous étiez dans mon regard, il ne vous resterait guère d’indulgence pour la fourmilière terrienne. Paradoxalement, le massacre égyptien calma Wayne Shorter. Les images de l’incendie du Caire et la pâtée mise aux musulmans furent si douces à son cœur que pendant quarante-huit heures il vécut sans éprouver le besoin de défoncer un crâne, de manier une arme ou des explosifs. Jusqu’au moment où deux nouvelles, en elles-mêmes mineures, vinrent rallumer sa bile. Au cours de ces consultations dont elle faisait à présent ses délices, Elotikor avait décrété que des formations aux métiers de réparateur devaient être mises sur pied et qu’avant quatre ans toutes les villes américaines devraient disposer d’un nombre conséquent d’artisans qualifiés et d’échoppes de réparation. Alors que Demekis, Mendez et Vasco, l’œil vide et la bouche ouverte, essayaient de digérer la nouvelle et ses conséquences, la Korienne se délecta de leur porter l’estocade en leur annonçant que la notion d’obsolescence programmée était périmée et qu’elle se réjouissait des mutations à venir dans l’industrie manufacturière. Peu après, elle exigea l’arrêt de la fabrication des quads et des 4x4 citadins. Quand il apprit ces nouvelles, Shorter vit s’évaporer instantanément sa réserve de tendresse pour le monde et retrouva sa haine ordinaire, rassurant ses camarades de l’Escadron noir que deux jours d’indulgence de leur leader avaient menés aux limites du mal-être. Le coup de matraque qui ébranla le meuble le plus proche leur sembla aussi délicieux qu’une giclée d’eau glacée lorsque la torpeur d’un mauvais réveil tarde à se dissiper. — Bon, les gars, il est temps de revenir aux affaires. Les lécheurs de fion pullulent de nouveau : un petit rappel à l’ordre s’impose, mais cette fois-ci je vois un truc plus organisé. Pas du coup par coup. Et même, pour montrer qu’on est des artistes, y mettre un peu d’effets, que ça pète de plus en plus fort… Comme un crescendo! — Wayne, y a que toi pour inventer des mots pareils. — Imbécile, c’est de l’italien… Doug, trouve-moi une feuille de papier et un crayon : j’ai envie de me faire un petit schéma. Et ce fut le feu d’artifice de l’Independance Day à la sauce Shorter : un meeting en plein air de la Fraternité Terro-Korienne canardé au fusil longue portée, un Armalon PR avec silencieux, les deux tueurs au mieux de leur forme couchant une cinquantaine de militants avant de s’évanouir dans le dédale urbain; un magasin de produits bio et de matériel à énergie douce, ses vendeurs et ses clients, pulvérisés au lance-roquette, tir à la volée d’un roadster lui-même désintégré par la même arme (le propriétaire ayant reçu une balle dans chaque œil ne risquait pas de déposer plainte); enfin, plusieurs plastiquages d’objectifs divers, avant l’indispensable revendication via internet. Le soir même, Shorter, d’excellente humeur, harangua ses troupes. — Les mecs, vous êtes trop bons. Pas une égratignure, pas une chasse de flic, pas un raté… je vous offre un gueuleton au Pizza King. Avant cela, je vous demande un moment d’attention : il est temps de préparer notre chef-d’œuvre, le truc qui va nous propulser au top. Là, c’est préparation au millimètre, professionnalisme absolu, risques et adrénaline maximum. Interdit aux couilles molles. Shorter regardait ses compagnons avec un rictus gourmand. — Arrête, Wayne, tu nous fais baver! Accouche, bordel, j’en peux plus… — Moi, j’ai une idée! — Vas-y, Doug, je t’écoute… — Tu vas constituer une armée : ce sera plus l’escadron, mais la légion noire. — Pour qu’on se fasse gauler par les Koriens, ou ces pourris de la NSA. Non, non, on reste en mode guérilla. Notre coup de maître ce sera de liquider cette salope d’extra-terrestre. Histoire de montrer aux Arabes qu’il n’y a pas qu’eux! — Mais, Wayne, ils vont mettre le pays à feu et à sang pour la venger!! — Ça m’excite, rien que de penser aux représailles… Comme pour l’autre, ils viendront récupérer le corps et nous on les attendra. Imaginez qu’on arrive à les défoncer tous les cinq... même si on doit tous y laisser la peau. Vous ne trouvez pas ça bandant? — Wayne, j’en chialerais presque. Je crois que je n’ai pas été heureux comme ça depuis la mort de mon putain de beau-père. Shorter attrapa Kowalski par les épaules et le serra brièvement contre lui. — Le problème avec toi, Doug, c’est que t’es un sentimental. *** Leur future cible sortait de sa piscine après une longue séance de nage. Nighthawk l’attendait avec une serviette et un rafraîchissement. Un léger dandinement trahissait une gêne, une hésitation inhabituelle chez le Fidjien. Il vit dans le regard d’Elotikor qu’elle avait déjà capté son embarras et se lança. Comme toujours quand ils étaient en tête à tête, ils parlaient polynésien. — J’ai quelque chose à vous demander… — Ça n’est pas souvent, Atinaa. Je t’écoute. — J’ai un cousin qui pourrait me rendre visite bientôt… Nous sommes très proches, comme des frères. Le problème c’est que je suis en permanence ici… et je me vois mal lui dire d’aller loger chez d’autres, ou dans un hôtel. Alors… — Pas la peine d’aller plus loin. La villa est bien assez grande : je vais faire aménager le bureau à côté de ta chambre… Il te ressemble? — Le même gabarit. Chez nous il est considéré comme le beau gosse de la famille, et ça ne lui plaît pas. Vaea est un intellectuel, un des dirigeants du mouvement Aloa qui milite pour un retour au monde des origines. Aujourd’hui, il est à fond dans le prekuki. Il aime beaucoup Alisonkor et je sais qu’un de ses rêves est de vous rencontrer. — C’est parfait. Il aura donc l’occasion de me voir. Atinaa, demande à Maraea de me préparer de la moussaka, du riz complet et une salade de trois melons, j’ai réunion au Pier 39 à 14 heures. L’après-midi même, la Korienne se tenait à la grande table ovale devant Demekis, Mendez, Vasco, Nader junior et Edner. L’astronome, aux positions d’ordinaire mesurées, s’emporta quand Elotikor laissa entendre que les Koriens ne voulaient plus que leur lithonef soit observé, insinuant avec ironie que l’espace était assez encombré de corps célestes pour que les Terriens ne perdissent pas leur temps à épier leur base. — Mais… scruter le ciel c’est l’essence même de notre activité. Elle ne peut supporter de restrictions. Il n’y a pas d’astronomie sans liberté d’étudier l’univers! — Vous devrez pourtant faire avec. Il serait souhaitable que vous ne nous obligiez pas à neutraliser vos appareils. Je suppose que je peux compter sur vous pour être raisonnable, monsieur Edner… Rick se tut, à la fois étranglé par la révolte et se retenant de provoquer la colère de la Korienne. Dans la nuit, il parla longuement avec Hélène Burns et Husky : après des heures de conversation, ils échafaudèrent un projet fou. Le jour où Vaea Tamahori arriva à San Francisco, il faisait un temps splendide : l’écharpe de brume, restée au niveau de la mer, rampait sous le Golden Gate jusqu’à Bolinas Bay au nord et jusqu’aux plages de Daly city au sud. Des rives du lac Merced au Mont Davidson les collines vibraient de lumière sous un ciel lavande. Il n’était pas onze heures quand le taxi déposa le visiteur devant le portail où l’attendait Atinaa. Les deux hommes s’embrassèrent, l’un, Vaea, un peu moins corpulent que l’autre. De la baie vitrée du salon, Elotikor les regarda monter vers la maison. Le nouveau venu portait de longs cheveux sombres; les deux grands arcs de ses sourcils surplombaient des yeux immenses, presque tendres, mais le maxillaire anguleux rendait, avec harmonie, une virilité au visage. La démarche souple et l’allure du corps sous les tissus laissaient deviner un physique sportif. Quand Atinaa lui présenta l’étranger, qu’elle le vit dans chacun de ses détails, elle éprouva un étrange sentiment, à tel point qu’elle écourta les présentations. Un sourd pressentiment encombrait son esprit, irritant dans son imprécision. Elle se montra distante quelques jours avant de demander à Maraea, la cuisinière, de lui préparer un repas tahitien pour trois. Lorsque le personnel fut parti, ils dînèrent dans le jardin d’hiver. Elotikor interrogea Vaea sur sa philosophie, se montra plusieurs fois mordante et finit par se détendre dès qu’elle fut convaincue que le cousin était taillé dans le même bois qu’Atinaa, quel que fût l’angle d’attaque. Un peu plus tard dans la nuit, juste avant d’aller se coucher, Vaea confia à son cousin qu’il n’avait jamais rencontré une femme aussi belle et intelligente, et regretta qu’elle fût extra-terrestre, ce qui signifiait bien qu’elle n’était pas à la portée d’un humain. Atinaa lui expédia une bourrade dans l’épaule. — N’y pense même pas, aroarii. *** Alors que certains pays, comme la Suisse, s’enfonçaient dans un marasme discret et que d’autres, à l’image de l’Italie, tiraient leur épingle du jeu, la France continuait à vivre dans les crises, les soubresauts et les déchirements. Malgré l’aide de Disonkor Fromentin se sentait toujours dépassé et à la suite d’une tentative d’attentat lors d’un déplacement dans le Sud-est, il décida de passer la main. Il commença par dissoudre l’Assemblée : l’alliance centre droit et centristes de gauche qui tenait les rênes, et une fragile majorité au parlement, explosa. La droite orthodoxe, depuis longtemps marginalisée, ne parvint pas à se trouver un chef, pas plus que les mouvements atomisés depuis des lustres, tels que communistes et radicaux. Les socialistes libéraux, réduits depuis vingt ans à la peau de chagrin, reprirent quelques couleurs, mais la partie se joua entre la droite extrême du FFU, la puissante phalange écologiste du MPE et l’incisif rassemblement du PROKOR. Les instituts de sondage, en quasi-faillite, ne purent arroser les médias de leurs prévisions si bien qu’au soir du 8 novembre la surprise du résultat fut totale. Le vote se faisant par le net, il fut annoncé instantanément, à 19 heures, à la clôture du scrutin : PROKOR 47 % FFU 24 % MPE 15 % SOC. LIB. 10 % Et pour les autres, les miettes. Vivien Dassault, le président du PROKOR, se félicita du résultat et promit de rétablir la croissance en plaçant le pays sous protectorat korien. Fulgence Maréchal, le leader du FFU, ulcéré par la défaite, cracha son mépris pour les «collabos» du PROKOR et proclama la guerre législative contre la troisième colonne du XXIe siècle. Xavier de Mongimbault, chef du MPE, traita sa défaite par la langue de bois, laissant entendre que le refus de Jean-Paul Rabhi de lui accorder son soutien avait pesé lourd dans la balance. Un représentant LIBSOC fit sourire la France entière en annonçant le futur retour de la gauche libérale, «la seule à pouvoir rétablir un semblant de justice sociale dans ce pays désorganisé». Dassault rencontra peu après le chef de l’expédition korienne à Sienne. — Monsieur Disonkor… — Monsieur suffit. — Très bien. Monsieur, mes ministres et moi sommes venus vous assur… — Abrégez… Vous avez bien une question, ou une proposition? — En effet, nous aimerions vous soumettre notre «projet des deux cents propositions», dont le calendrier, que vous avez reçu sur le net, n’était qu’une ébauche. — Bien. Donnez-le-moi, je vais le lire. Le Korien tendit la main. — Tout de suite!? Devant le froncement de sourcils de Disonkor le président français pressa son porte-parole qui apporta le dossier de cent vingt feuillets au chef extra-terrestre. Celui-ci se mit à feuilleter comme si chaque page n’avait contenu qu’une photo. Croyant à de la désinvolture, Dassault s’empourpra, blessé d’un tel dédain pour ce qui avait demandé plusieurs jours de travail acharné. Enfin, Disonkor ferma la chemise cartonnée et leva la tête. — Parfait. Je refuse les propositions 137 à 200; nous vous aiderons pour les 16, 22, 34, 59, 72, 95, 101, 108, 109 et 125. Je ne m’oppose pas aux autres, mais vous devrez vous débrouiller seuls. Constatant l’air pincé du Français, Disonkor ajouta : — Vous voulez que j’énumère vos deux cents propositions, ou que je récite la première page? Vous oubliez que je suis Korien… Le développement de votre intelligence est encore à un stade archaïque. Je vous remercierai de ne pas me prêter une telle arriération. Face au regard tranchant et ironique, Dassault se rapetissa. — Il ne suffit pas que vous ayez appelé votre mouvement PROKOR pour que je vous estime. Faites vos preuves; nous verrons après. Le président français s’apprêtait à se lever quand le Korien l’arrêta. — À propos, vous pouvez me renseigner sur un bruit qui court : la «nébuleuse verte» du Sud-est, ça veut dire quelque chose? Dassault se raidit. — Vaguement, monsieur. Ce serait une sorte de coordination de citoyens qui irait de Fréjus à Lunel. Des gens qui ne reconnaissent plus les politiques prétendent récupérer les terrains pour les cultiver ou semer des prairies, détruire les résidences secondaires inhabitées depuis deux ans ou construites en dehors de la légalité. Un ramassis de paysans, de petits artisans, et qui sais-je encore… — Monsieur le président, je vous conseille de ne pas leur mettre de bâtons dans les roues. Pendant que Dassault blêmissait, Disonkor lui fit signe de la main que l’entretien était fini. Le même jour en soirée, dans le sous-sol d’une villa de Dreux, Yves Leterrier, officier d’active, avait rassemblé les douze apôtres du FFU qui refusaient de laisser le champ libre au PROKOR : trois femmes et huit hommes, décidés, furieux, prêts à tout. À la fin de la réunion, les objectifs du groupe étaient clarifiés, les actions planifiées. Rien ne serait laissé au hasard. Resté seul avec sa compagne, un des moteurs de la phalange, Leterrier prolongea la soirée. Il savait que le sommeil le fuirait longtemps : un moment d’une telle intensité, les émotions violentes qu’il engendre, ne risquaient pas de se résorber en un souffle. Essayer de se coucher eût été du temps perdu. Il remplit deux ballons de Brouilly et les posa sur la table basse du salon. Cynthia, à genoux en biais sur un fauteuil, les pieds nus, se pencha pour attraper un verre. Il s’installa sur le divan. — Je ne pense pas que nous profiterons beaucoup de notre retraite… Je suis même certain que nous n’arriverons pas jusque-là. Elle se contenta de sourire, tout en sirotant. Il la regarda comme s’il la découvrait : son visage plein à la bouche bien fendue, délicieuse; ses yeux bleus qui donnaient des envies de tendresse, deux pièges adorables; ses hanches fines accentuées par le fort évasement du bassin. Certains lui trouvaient de grosses fesses; lui aimait cette région généreuse de sa croupe qui lui offrait l’abondance et la douceur et dont il aurait dévoré jusqu’au moindre pli. Enfin, il détailla celui de ses pieds le plus visible, à la fois fin et charnu, dont les ongles peints appelaient insensiblement sur sa bouche le souvenir de la pulpe de cerise. Personne, la voyant ainsi, n’aurait deviné un membre des commandos de parachutistes, qu’aucun de ses collègues masculins n’aurait traité avec condescendance. Il s’arracha à sa contemplation. — L’important est que nous parvenions à déstabiliser le pouvoir et à rendre de nouvelles élections inévitables. Si les autres membres du FFU font un bon travail de propagande, nous pourrons remettre les pendules à l’heure. — Tu penses revendiquer nos actions violentes? — Non. Nous devons rester dans l’ombre, pour garder nos entrées dans les cercles politiques. Nous devons frapper les esprits, inquiéter les dirigeants, mais garder notre façade de respectabilité. Nous ne nous découvrirons que s’il n’y a plus d’échappatoire… Le but n’est pas d’y laisser notre peau… C’est juste le risque, comme en opération. — J’ai hâte d’y être. Elle se leva pour le rejoindre sur le divan. Il serra ses jambes et elle s’étendit à plat ventre, reposant son visage et ses seins sur les cuisses de son compagnon. Elle cambra légèrement ses reins, tout à fait consciente de l’effet qu’elle provoquerait. Il adorait ce genre de moment, quand elle feignait l’abandon, quand elle faisait de son corps un cadeau. Elle se retourna et il chercha ses lèvres. Six mois plus tard… CHAPITRE X Rick Edner avait agrégé à son trio d’origine un certain nombre d’amis scientifiques que les mouvements de la société et l’omniprésence des Koriens avaient indisposés, avant de les révolter : quelques astronomes, des ingénieurs, deux éthologues, autant de botanistes. Parents et amis proches étaient admis, comme les conjoints, à condition d’accepter le principe du projet. Edner, alors qu’il travaillait sur les derniers éléments logistiques, arrêta le nombre de ses troupes à deux cent soixante. Par le jeu des familles, il gagna, entre autres, deux menuisiers, un jardinier, un peintre en bâtiment, une athlète de haut niveau, trois électriciens-électroniciens. Enfin, il recruta deux bûcherons, non sans mal, et un ancien berger, français, reconverti dans la distribution alimentaire animale au Québec. Chaque personne contactée, à l’exception des enfants, était informée des moindres détails de l’opération, de la philosophie du projet, avant d’être cuisinée par Edner ou Hélène Burns. Celui qui se montrait tiède était refoulé, avec ménagement, ainsi que sa famille. Ceux qui le pouvaient participaient au financement, les autres s’engageaient dans les préparatifs. Même les plus jeunes avaient à s’impliquer, dans la mesure de leurs faibles moyens. Et quand, au soir du 12 mai, le convoi s’ébranla sur la Road 101, aucun des habitants de l’ex-pays le plus puissant du monde n’aurait pu imaginer que cette caravane transportait les éléments d’un projet qui irait à l’encontre de ce que le monde s’ingéniait à produire depuis les débuts de l’ère industrielle comme fantasme de la modernité. *** Six mois — qui ne sont rien à l’échelle de la vie sur Terre — suffirent pour jeter à bas bien des certitudes, autant de catéchismes politiques ou économiques, et à peu près autant d’orgueils. Évidemment, la résistance humaine aux changements imposés ralentit ici ou là les bouleversements, mais aux USA la broyeuse korienne, sous le doigt impitoyable d’Elotikor, pela la croupe du libéralisme jusqu’au derme. On était frappé par les révolutions en marche dans certains endroits. Ainsi, profitant de certains démantèlements et de l’effondrement du prix des terrains — quand ils n’étaient pas purement et simplement abandonnés — les Amishs investirent des terres de la constellation urbaine du Boswash que la spéculation immobilière leur avait soufflées. Ceux qui ne pouvaient voir dans un champ qu’une réserve de terrains à viabiliser et construire durent, lorsqu’ils n’avaient pas déserté la région, souffrir la disparition de tous ces hangars commerciaux, ces parkings et ces voies qui avaient été objets de leurs désirs, signes triomphants de la modernité et preuve du raffinement de leur civilisation. Pire encore, dès que les monceaux de plaques de goudron ou de béton s’en allaient dans la benne d’un 32 tonnes, les agriculteurs arriérés aux chapeaux noirs arrivaient avec des tracteurs vétustes et se mettaient à retourner la terre. Certains même poussaient la provocation jusqu’à labourer avec une charrue tirée par des chevaux bâtis comme des percherons. Aucun homme doué, ne serait-ce que d’une miette de l’esprit de progrès, ne pouvait affronter un tel spectacle sans en avoir le cœur navré. Ailleurs, sur le pourtour des grands lacs, les suites de la déconstruction s’avéraient encore plus cruelles : là où, quelques mois auparavant, se dressaient des panneaux orientant l’automobiliste vers des zones artisanales, des aires industrielles ou des technopoles, il ne restait qu’un désert piqueté de rares végétaux, parfois les prémices de vergers et de maraîchers dans lesquels la variété des essences heurtait l’œil. Et parfois, abomination absolue, évidence d’un monde décadent, on y avait planté des hectares de baliveaux, de jeunes arbres qui reconstitueraient une forêt… Enfin, le témoignage le plus manifeste du bouleversement en marche c’était le dégraissage du réseau routier : des somptueuses deux fois six voies ramenées au tiers, des contre-allées et des routes superposées disparues, des ouvrages d’art mis en poudre et rendus à la carrière qui avait vu naître leur premier matériau. Des collines de goudron étaient élevées dans certains endroits pour tenir lieu de réserves au bitume de futures réfections. Les ciments et les bétons pulvérisés regarnissaient les saignées d’où ils avaient été extraits. Ensuite, les sphères koriennes vitrifiaient ces matériaux avant qu’une couche de terre fût disposée sur cette roche reconstituée, puis complantée. L’un des aspects les plus criants de l’hostilité korienne à l’urbanisation humaine résidait dans le rasage de toute construction, légale ou illégale, dans les zones sensibles, les sites admirables, tous ces lieux que s’étaient arrogés quelques privilégiés; ceux qui, sans le moindre scrupule, avaient accaparé la beauté à leur unique profit, alors que leur activité professionnelle consistait souvent à loger des gens dans des bâtiments vertigineux de tristesse et de banalité qui prenaient leur part dans l’enlaidissement de la Terre. Ainsi disparurent sous les coups des engins de démolition, le reste des villas de Big Sur, les villages pour nantis d’Aspen, les résidences forestières de Colorado Springs, les somptueuses demeures des Keys de Floride. Ce mouvement général épargnait pourtant une partie des villes et plusieurs états, comme si Elotikor tenait à une certaine progressivité, à moins qu’elle ne fût incapable de tout réaliser à la fois, ou encore — mais ceux que cette hypothèse titilla eurent la prudence de la garder pour eux — que le climat californien commençât à la porter vers une certaine nonchalance. C’est ainsi que Dallas conservait son immobilier anarchique ou que le Maryland ignorait tout plan de désurbanisation. En politique, Demekis vacillait parce que Nader junior lui taillait des croupières pendant que les ultras du Tea Party le démolissaient sans retenue et que Josh Rukecht du FTK se découvrait des ambitions. Réduit à la dimension d’un président de paille par les Koriens, il ne pouvait se prévaloir de résultats diplomatiques ni d’un bilan économique, même si les grandes entreprises de la démolition, de la production arboricole et du paysagisme florissaient. Lassée de ne quasiment plus le voir, sa femme avait abandonné leur résidence du Connecticut pour un appartement dominant Central Park, où elle retrouvait toutes les libertés d’une vie de célibataire. Au désespoir de son service de sécurité, qui ne pouvait le surveiller que par la caméra d’un drone, Demekis partait seul de plus en plus souvent dans la viper noire pour calmer ses nerfs. Il y eut un soir de mai où il s’en alla pousser son moteur sur la route en corniche de Red Rock Canyon. Vitres avalées par les portières, il respirait l’air chargé de lourds parfums après l’orage de l’après-midi. Le couchant orangeait les bosquets et les chênes verts. Il roulait inconsidérément vite, coupant les virages. Par chance, la chaussée était déserte. Dans la voiture qui venait de franchir un col, les riffs en béton de Tush vibraient; la musique des ZZ Top le saisissait jusqu’à la moelle, les sons et les odeurs envahissaient le moindre atome de son corps, finissant par agir comme un anesthésique. Soudain, l’espion volant qui le suivait capta le spectacle irréel de la viper filant droit au premier tournant. Demekis traça sa route vers l’éternité en volant au-dessus des sumacs. Ses dernières impressions : l’arôme pénétrant des genévriers et le silence dans sa tête où s’étaient effacés les bruits du moteur et le hurlement de la guitare. Sa dernière idée : tout à coup plus rien n’avait d’importance. Le vice-président aux abonnés absents, Vicki Mendez fut propulsée à un poste qui avait beaucoup perdu de son charme, avec le consentement d’Elotikor qui commençait à l’apprécier depuis que sa fibre indienne s’était réveillée et qu’elle s’ouvrait doucement à une autre vision de l’avenir des USA. Le changement qui s’était opéré en elle éclata à l’occasion de ce transfert du pouvoir et elle-même le vit éclore avec une pointe d’étonnement. De la révélation à la certitude, le chemin fut court. S’entourant, pour ses ministres les plus proches, de Nader Jr et de Ted Rifkin (un descendant du fameux économiste apostat) elle dessina dans l’urgence les contours d’une sorte de new deal, dans lequel les volontés koriennes constituaient les fondations; ensuite, plutôt que de subir les transformations, Mendez opta pour une véritable refonte des philosophies sociale, urbaine et économique. Même si des points restaient nébuleux ou ébauchés, la cohérence et l’énergie de sa vision politique frappaient tout le monde, jusqu’à ses adversaires, jusqu’au Tea Party qui ne parvenait plus à dresser un réquisitoire solide et à Josh Rukecht qui voyait le champ fauché sous ses pieds. La masse des Américains retrouva un espoir et, ce qui s’était éteint depuis une décennie, un début de confiance dans son dirigeant. Un seul homme n’y trouvait pas son compte : Dwayne Shorter, qui en arriva à démantibuler l’accoudoir de son fauteuil préféré dans une crise de matraquage forcené. Kowalski et Johnson attendirent que son visage se décongestionne et qu’il aspire la salive aux commissures de ses lèvres avant de bouger. Jusque-là, ils se contentèrent d’entendre le torrent d’insultes et de borborygmes sans chercher à y pêcher une phrase compréhensible. Le petit-fils d’immigré polonais fut le premier à affronter son regard. — Putain, Dwayne, tu me foutrais presque la trouille! — Cool, Doug, la crise est passée. Quel pays de merde… Heureusement, on est presque prêts… Dire que certains vont imaginer que l’Escadron noir a traficoté la bagnole de cette couille molle de Demekis. Si c’était vrai, encore! Et on a ramassé cette lèche-fion de Mendez… Une crypto-écologiste qui jette le masque. Les enfants, ça fait trop longtemps qu’on ne parle plus de nous. Deux semaines et nous serons prêts : on va faire son affaire à Cruella, et un tir aux pigeons extra-terrestres si ses copains débarquent. On est dans le couloir, juste avant de déboucher sur le stade, nous ne devons plus vivre ni penser que pour la mission. Moi, je vais me purifier, comme un vrai samouraï… Je ne vais plus baiser jusqu’à mon rendez-vous avec Elotikor! — Putain, Dwayne, je pourrais pas répéter ce que tu viens de dire, mais je peux t’assurer que c’était rudement beau, glissa Kowalski, l’œil humide. — Je te l’ai déjà dit, Doug, t’es un sentimental : ça te perdra. *** Vaea Tamahori fit des pieds et des mains pour être désigné comme rapporteur de l’Assemblée des Peuples Premiers du Pacifique. Sous la présidence paternelle de Kor-Tiki, les premières réunions avaient été un succès dont le Fidjien devait rendre compte à Elotikor. L’essentiel tenait en ce que, de toute la zone océanienne, seuls quelques noyaux urbains de Nouvelle-Zélande et d’Australie, où s’entassaient les réfractaires blancs, résistaient au prékuki. Partout, les reliefs de la civilisation occidentale étaient peu à peu désossés puis évacués dans des tankers pour un futur recyclage. Sur les archipels, on ne trouvait plus la moindre voiture; encore quelques hors-bord que flanquaient à présent des pirogues de plus en plus nombreuses, et de moins en moins de maisons en ciment chassées par les paillotes. Alisonkor ne ménageait pas son aide à cette population devenue amie : semences et arbres fruitiers améliorés, promesses de subsistance; destruction de tous navires de pêche étrangers qui viendraient piller les eaux en cours de repeuplement; amélioration de la résistance des bois de construction; engagement à mettre à disposition des navettes koriennes et leur pilote en cas d’urgence (les passagers n’auraient accès qu’à la soute); enfin, un plan ambitieux d’exhaussement des îles les plus menacées par la montée des mers, sur le principe d’un apport des sables créés par la «lavatrice blu» et leur fixation par des sphères ouvrières. C’est tout cela que Tamahori venait exposer et Elotikor comptait bien utiliser le Fidjien pour quelques conférences pédagogiques à destination des édiles et des décideurs qui renâclaient encore devant le new deal de la présidente Mendez. Vaea, lui, ne rêvait que de respirer de nouveau le même air que la Korienne. Elle le regarda monter dans l’allée goudronnée, à côté de son cousin, et se surprit à se réjouir de son arrivée. Elle aimait bien son allure, son intelligence, son caractère trempé, mais de là à ressentir ce plaisir… Elle y voyait un sentiment disproportionné. Ils ne parlèrent que le lendemain matin de la réunion de l’Assemblée des Peuples Premiers en petit-déjeunant sur la terrasse, dans le confort d’une fraîcheur tempérée par les premiers rayons sur les côtes du Pacifique. Atinaa, qui se levait tôt, après avoir préparé le breakfast était parti renouveler le stock de fruits et de céréales dont la Korienne raffolait. Les domestiques ne viendraient pas avant une heure; du coup, ils mirent à profit ces instants de quiétude et, tout en mangeant, discutèrent avec feu, ravis, chacun à sa façon, de la tournure que prenait l’évolution de l’Océanie. Elotikor se sentait en confiance et osa parler de ses doutes comme de ses espoirs de voir réussir le new deal de Mendez, lui dévoilant un peu d’elle-même, ce qu’elle n’avait fait, jusqu’à présent, et à demi-mot, qu’avec Atinaa. Alors qu’ils avaient épuisé leur sujet, la Korienne se tourna vers la mer pour s’emplir du paysage, d’une délicatesse de pastel à cette heure-là. D’un geste vif, sans préméditation, Vaea caressa les longs cheveux défaits d’Elotikor, lui disant en polynésien : — Je sais que je suis indigne de toi, mais tu es ma plus belle femme du monde. Et le mot belle allait bien au-delà du physique. Puis, avant même que la jeune femme eût réagi, il attrapa sa main dont il embrassa le dos avec tendresse. Elle ne la retira pas, elle ne se mit pas en colère, juste surprise puis flattée qu’un homme que l’on pouvait considérer comme un des plus beaux spécimens de l’espèce lui eût rendu hommage. Un court moment de silence suivit, puis le portail automatique commença à s’ouvrir, annonçant le retour d’Atinaa. Cet incident n’eut ni suite ni réplique, jusqu’au jour dramatique du 3 juin. Elotikor vivait ses heures les plus sereines depuis son arrivée sur Terre, en particulier grâce à l’apaisement provoqué par le new deal de Mendez. Vaea avait rencontré de nombreuses personnalités hostiles à cette politique et, sans les convaincre tous, avait contribué à ce que les esprits acceptent un temps d’essai, un délai de six mois pour juger des effets du projet présidentiel. Il était dix-huit heures passées. Sur la terrasse de la résidence, entre chien et loup, Elotikor exécutait ses mouvements quotidiens de relaxation, surveillée par les deux cousins un peu en retrait. Vaea admirait les formes allongées de la Korienne que certaines poses mettaient en valeur. Dans le calme de cette soirée de printemps, quelque chose comme une déflagration les agressa soudain. Un hummer équipé d’un pare-buffle venait de pulvériser le portail automatique et, alors que la sonnerie d’alarme retentissait, deux motards prenaient position devant l’entrée dévastée. En moins de trois secondes Atinaa analysa la situation; il poussa Elotikor vers la maison et lui ordonna de se verrouiller dans sa chambre avec son système de défense korien, puis il entraîna Vaea vers son placard-armurerie. Il lui commanda de rester devant la chambre de la Korienne. Il n’avait pas fini de donner cet ordre que la porte d’entrée et une baie vitrée du salon explosaient, livrant passage aux agresseurs. Atinaa avait activé la télécommande d’alerte qui ne le quittait jamais et il savait que s’il résistait trois minutes cette attaque échouerait. Le commando d’intervention était toujours arrivé dans ce laps de temps lors des exercices; passé ce délai, l’action des attaquants perdrait de son tranchant. Les chicanes du couloir qui desservait les pièces lui semblaient, pour une fois, une bénédiction. Là où elles ralentissaient d’ordinaire ses évolutions, elles empêchaient à présent le déboulé des assaillants. Atinaa avait réagi, après le défoncement du portail, avec un tel automatisme — forgé au fil d’innombrables séances de mise en condition — qu’il n’eut pas conscience des gestes qui l’avaient équipé du pistolet mitrailleur uzi, du masque à gaz avec lunettes anti-flash et du gilet pare-balles enfilé à même le sweat-shirt. La suite fut à la fois brutale, rapide en considération du temps réel, lente au vu du délai d’arrivée du commando ou de l’envie de progression de l’escadron noir. Les hommes de Shorter auraient pu détruire la maison à l’explosif, au lance-roquettes, mais l’assaut constituait leur Graal, la seule façon qui leur semblait susceptible de laisser une trace digne dans l’Histoire. Sous l’impact des balles, des angles de murs explosaient, des éclats de cloison voltigeaient dans les couloirs. Tim Cork et Drew Johnson menaient l’attaque. Ils réalisèrent trop tard que leurs balles ne faisaient qu’ébranler le Fidjien. Alors qu’ils allaient viser la tête, ils furent tronçonnés par une rafale de l’uzi. Derrière eux, Doug Kowalski, équipé de lunettes teintées, jeta une grenade au plâtre vers Tamahori, mais une rafale tirée à l’aveuglette fit éclater ses deux genoux. Dans son dos, Shorter attendait la fenêtre de tir : le moment venu, il ajusta le géant dont la balle de réplique se perdit dans le plafond. Atteint au cou, le polynésien s’affaissa sur lui-même et quand Shorter l’enjamba il l’acheva en lui traversant le crâne d’une tempe à l’autre. Vaea n’était pas le même adversaire, moins aguerri, plus prévisible. Il le leurra aisément. Une ombre aurait suffi à le faire tirer et sa balle inutile écorcha un mur. Il n’eut pas la chance d’en tirer une deuxième : Shorter épaula très vite pour toucher le cœur et vit le Fidjien reculer en battant des ailes puis s’abattre sur le dos. Déjà, il fonçait, conscient des secondes qui filaient et des impondérables que cela entraînait. Un chargeur expédié dans la porte l’érafla à peine. À l’intérieur de la pièce, Elotikor faisait connaissance avec un sentiment nouveau, plutôt désagréable : la peur. Non pas pour elle-même, elle se savait parfaitement à l’abri de sa bulle mauve; en réalité, elle tremblait pour les deux Fidjiens que les échos de la bataille lui laissaient imaginer blessés, plus ou moins gravement. Lorsqu’elle entendit Shorter s’acharner sur la serrure, elle comprit que ses compagnons avaient été touchés et une angoisse intolérable la saisit. À l’extérieur de la chambre, Shorter venait d’appliquer une charge contre le chambranle. Il se recula, l’actionna… C’était comme s’il avait souffloté dessus! Il en resta là. Dehors, le bruit d’une fusillade l’avertit de l’arrivée du commando d’intervention : il était temps de déguerpir. Il récupéra Doug au passage et, le chargeant sur son dos, le porta jusqu’au véhicule blindé. Le hummer démarra au quart de tour, dévala l’allée goudronnée après un demi-tour qui laboura la pelouse, s’arrêta un instant devant l’entrée, offrant sa protection au motard survivant auquel un geste suffit pour qu’il enfourche et disparaisse. Une seule voiture prit en chasse Shorter tandis que le reste du commando courait vers le bâtiment. Le chef du groupe, Tejay Hobbs, ordonna qu’on s’occupe des hommes à terre. De son côté, il courut à la chambre d’Elotikor et frappa à la porte. — Madame, madame, vous allez bien? Vous pouvez sortir, les terroristes sont en fuite! Elle reconnut la voix de Hobbs et neutralisa l’onde de défense. À sa sortie de la chambre, elle aperçut tout de suite Vaea étendu, un homme accroupi en train de l’examiner. Elle n’aurait jamais imaginé ressentir un tel désarroi à la vue d’un Terrien en détresse physique. Son corps s’était glacé, sa respiration devenait heurtée. Un cri s’était formé en elle, qu’elle réprima : Vaea ne devait pas mourir, sinon sa vie en serait altérée, pour toujours. Elle s’inclina à son tour pendant que le commando giflait à petites tapes le blessé. — Je ne suis pas médecin, mais il devrait s’en sortir. En pleine épaule : il a eu de la chance, le tireur n’a pas pris le temps d’ajuster. Dix centimètres plus bas c’était le cœur. Tenez, il ouvre les yeux. Quand il la regarda, Elotikor sentit son sang refluer et d’un coup elle pensa à Atinaa. Elle le trouva très vite. Plus personne à côté du corps : elle sut qu’il était mort. Elle s’agenouilla contre celui qui avait été une présence aimée et posa une main sur ses joues. Elle ne pleurait pas, mais un vide atroce la vrillait, trouvant son chemin en elle, la livrant à un chagrin sec. Pour la première fois de sa vie, elle ne savait pas ce qu’elle devait faire, elle ne commandait pas à son esprit. Un médecin et des infirmiers arrivèrent. Le docteur constata en un instant les décès, puis Elotikor le suivit jusqu’à Vaea que deux auxiliaires couchaient sur un brancard. Il eut la force de lui serrer le bout des doigts de sa main valide. Elle lui avoua la mort de son cousin et, un peu plus loin, le vit disparaître dans l’ambulance. Il pleurait en silence. Dès qu’elle le sut en de bonnes mains et qu’elle eut commandé les préparatifs pour Atinaa, elle embarqua dans son vaisseau. On ne la revit plus pendant dix jours, à part un aller-retour pour l’enterrement d’Atinaa sur les îles Fidji. En revenant, elle s’installa dans une suite sécurisée du Hyatt pendant que des artisans réparaient et transformaient la résidence du Presidio. L’aménagement intérieur fut entièrement repensé, destiné à recevoir la protection du rayon mauve dans son intégralité. À l’entrée du parc, un portail blindé remplaça l’ancien en résine. Dès que le chirurgien donna le feu vert, Vaea fut libéré. Sur l’héliport de l’hôpital, l’engin d’Elotikor l’attendait. Elle l’accompagna jusqu’au poste de pilotage — il fut le premier Terrien à recevoir ce signe de confiance — et ils entrèrent ensemble dans la villa rénovée. À sa façon abrupte, l’extra-terrestre lui demanda : — Veux-tu prendre la place d’Atinaa? Rien ne me le fera oublier, mais je ne peux vivre ici sans un homme dans lequel j’ai une confiance totale. À part toi, je n’en connais pas. À l’évocation de son cousin, Vaea sentit monter une larme, qu’il ne laissa pas s’épanouir. Il refit le geste qui, quelques jours plus tôt, l’avait tant surprise : il attrapa sa main et y déposa un baiser. Elle considéra que la réponse était oui. *** Dwayne Shorter libéra tous les survivants de l’Escadron noir, qu’il considéra comme temporairement dissous. Il trouva une fourgonnette, y entassa diverses affaires et quelques armes avant d’y installer Doug sur un lit de camp équipé d’un matelas gonflable. Auparavant, il lui avait fait donner les premiers soins par un médecin marron. Ayant complété le chargement avec huit jours de nourriture, il déguerpit vers le nord par les routes secondaires, progressant en crabe vers le Canada. Il roulait sans hâte, ne s’arrêtant que dans les lieux déserts, hormis pour faire le plein. Il mangeait dans des boîtes chauffées sur un feu de bois, dormait à même le sol à l’abri d’un dais qu’il tirait du toit de son véhicule jusqu’à deux vieux mâts de tente. Pas de motels, pas de restaurants, pas de drugstores : il ne faisait confiance à personne. Et il n’avait pas tout à fait tort : Vaea ayant pu le décrire, les services spécialisés avaient fini par mettre un nom sur le portrait-robot avant de fournir des clichés tout à fait ressemblants. Aussitôt, Elotikor mit sa tête à prix, offrant une grasse récompense à qui lui ramènerait l’homme ou son cadavre. Dans cette période d’assèchement salarial, les candidats furent légion. Les heures de liberté de Shorter étaient comptées. Celui-ci parvint à Lloydminster, une bourgade de l’Alberta équipée d’un hôpital dont le chirurgien, ancien médecin militaire, l’avait connu en Afghanistan. Après avoir réalisé plusieurs radios, il opéra Doug. Dès qu’il revint de la salle d’intervention, il attrapa Wayne par le bras. — J’ai fait le maximum pour qu’il n’y ait pas de complications, mais il ne marchera jamais plus comme avant, sans doute pas sans cannes. Il ne pourra plus courir. Quand il vit la grimace de Dwayne, il ajouta : — Même s’il avait été opéré plus tôt, le résultat aurait été le même. La rafale a émietté ses genoux. Le chirurgien attendit six jours avant de dire la vérité à Kowalski, un jour où Shorter s’était absenté. Celui-ci se contenta de dire : — OK. Bien reçu. La nuit même il parvint (on se demande comment) à se traîner jusqu’à la fenêtre et à plonger du quatrième étage, tête la première. À son retour Shorter retrouva son copain à la morgue. Dès que la secrétaire eut saisi sur son ordinateur le dossier mortuaire, le net offrit aux plus malins des chasseurs de primes le lieu de résidence de Dwayne. Le temps qu’il organise l’enterrement de son ami, les deux premiers vautours se posèrent à Lloydminster. Le premier essaya de cueillir l’ancien marine au moment où il sortait discrètement par un portail latéral, dans un coin isolé du cimetière. Sa seule erreur fut de penser que Shorter était venu désarmé : celui-ci corrigea ce défaut de réflexion d’une balle entre les deux yeux — son tir préféré — et, le corps s’étant affaissé entre deux tombes, s’esquiva. Le second, déjà plus consistant, tenta de le surprendre dans son véhicule : à l’affût tout près, il courut plié jusqu’à la fourgonnette. Quand il se redressa d’un coup, il ne vit pas le chauffeur. Il avait omis le bon usage du rétroviseur. Avant de mettre le contact, Shorter temporisait toujours et ne démarrait qu’après quelques panoramiques sur ses arrières. Il n’y avait pas de cloison entre la cabine du conducteur et l’espace derrière : Shorter s’y était glissé pour ouvrir la fenêtre latérale, coulissante. Au bruit du glissement sur le métal le chasseur se retourna et, apercevant le canon d’un nagant pointé sur lui, ouvrit la bouche en rond. Un deuxième cercle dans son front vint ajouter une symétrie circulaire à son visage. Shorter se jeta au volant et disparut en direction du Québec. CHAPITRE XI S’il était concevable de voir s’étioler certains secteurs, il était plus surprenant de constater que le monde acceptait, malgré un fond de résistance encore vigoureux, le passage à une civilisation moins frénétique. Les gros perdants c’étaient les voraces, tous les accros aux profits rapides et conséquents que la conjoncture ralentie et les préconisations koriennes mettaient au sevrage de leur business violent et impitoyable, de leur vie insensée à force de tension et de gaspillage. Mais ceux qui depuis des décades constituaient la masse bringuebalée, asservie et précarisée, sentirent peu de différence; au contraire, certains chefs d’État, soutenus ouvertement pas les Koriens, osaient, comme Mendez aux USA, redistribuer les cartes et édulcorer leur société. Certains métiers avaient beaucoup perdu de leur attrait : ainsi, celui d’astronaute n’attirait plus personne depuis que les extra-terrestres n’autorisaient que les vols non habités. Les metteurs en scène de science-fiction avaient dû se recycler, leurs films ne rapportant plus un kopeck. En revanche, les rangs des jardiniers ne cessaient de s’épaissir, les professions de chercheurs et d’agriculteurs en biodynamique étaient de plus en plus convoitées, et les artisans réparateurs avaient retrouvé un pignon sur la rue qu’on avait cru perdu dans les limbes du néo-libéralisme. À présent, même dans les pays où l’on avait eu la religion de la poubelle en cas de panne, on pouvait prolonger la vie de ses chaussures, de son téléviseur ou de son fauteuil. Prouvant par là la qualité d’adaptation de l’espèce humaine, la majorité des industriels se mirent à fournir des produits solides, un peu moins sophistiqués, dont chaque pièce, promise à une usure normale, était susceptible d’être remplacée. Évidemment, on y perdit sur les chapitres du renouvellement de gamme, du design évolutif et des innovations technologiques mirobolantes. Le tableau du monde n’était pas idyllique. Les quotas d’extraction des ressources imposés par les Koriens avaient privé la plupart des habitants de la planète de l’usage de nombreux éléments de confort, notamment tous les loisirs qui consommaient avidement, jusque-là, des carburants. Les Koriens veillaient à ce que personne ne meure de faim ou de froid, mais laissaient à la charge des Terriens le soin de produire et de répartir ce qui était nécessaire à une vie humaine décente. On rencontrait, surtout dans les pays occidentalisés, beaucoup de gens qui vivaient chichement, qui peinaient tout le jour pour s’en sortir à peine. Pourtant, une partie d’entre eux avait retrouvé un espoir, un soupçon de foi en l’avenir. Tandis que d’autres désespéraient et ne rêvaient que d’un retour à leur existence d’avant; au bon vieux temps où l’on prenait sa voiture sans se poser de questions, où l’on remplissait à craquer un caddie de délicieuses saloperies, où l’on jetait sans états d’âme un appareil en panne avant d’aller acheter illico son remplaçant, où l’on se promenait tout l’hiver dans son appartement en short et torse nu. Enfin, il y avait ceux qui n’acceptaient pas cette frugalité, cette privation de la surabondance et qui se constituèrent, ici ou là, en groupes, en sociétés anonymes dont le but était de contourner les freins et les interdictions extra-terrestres : toute une population de braconniers, de chapardeurs et d’aigrefins qui entendaient continuer le pillage. Les mieux organisés fondèrent des sociétés dont les titres comptaient obligatoirement l’un de ces mots : biologique, environnement, vert, durable, nature. Le plus redoutable de ces trusts de pirates avait choisi l’acronyme NEW — pour New Environnemental World — et sévissait dans tout marché qui s’offrait à son appétit. Ainsi, les chaudières à bois remplaçant de plus en plus les machines à mazout dans les maisons individuelles, NEW profitait de sa branche entretien et valorisation de sous-bois et friches pour envoyer des équipes en double : des ouvriers payés au noir abattaient des arbres de moyenne futaie qui étaient ensuite commercialisés en douce. NEW, étant également fournisseur agréé de briquettes et de pellets, truquait les factures, complétant certaines livraisons officielles avec des lots clandestins au-dessous du prix du marché. Le PDG de NEW était une femme, Nancy Riddey, amie d’université d’Amanda Vasco. La patronne des patrons avait participé au financement de l’entreprise. Ulcérée de n’avoir reçu aucun portefeuille dans le gouvernement Mendez (elle qui l’avait toujours soutenue dans les réunions du groupe Amérique) elle tentait de mettre sur pied un parti d’opposition et considérait avec sympathie les activités de son ancienne condisciple, lesquelles correspondaient à son éthique d’entrepreneuse et constituaient un pied de nez au despotisme korien. Elle ne pouvait que se réjouir de la réussite de NEW qui, grâce à l’entregent de Riddey, se parait d’une aura de vertu et de compétence, tandis que chaque mois la multinationale en développement ajoutait un produit frauduleux à son catalogue : sable, uranium, coquillages, gibiers, plantes protégées… *** — Quand même, vous ne pouvez pas asservir l’humanité, même pour une noble cause. — Qui parle d’asservissement? Est-ce un Korien qui a inventé le concept de machine à bananes? Disonkor savoura un instant l’air égaré de Pellazzi. Il ne lui arrivait que très rarement de prendre sa culture en défaut, mais dans ce cas son ignorance paraissait totale. — Je me demande si ce n’est pas sous la plume d’Albert Londres que j’ai aperçu cette mention. Un contremaître blanc qui faisait tirer un tronc gigantesque à des noirs pieds nus en leur administrant des coups de trique, lui disait à peu près : «Aucune machine ne peut remplacer le nègre — du point de vue rentabilité. Il faudrait être millionnaire. Le moteur à bananes, il n’y a rien de mieux.» Il me semble l’avoir lu dans Terre d’ébène… Nous ne sommes pas venus vous transformer en esclaves, juste tempérer les désordres que vous avez jetés sur votre planète. En quelque sorte, nous avons entrepris de rectifier une confusion, entre consommer et consumer… — Par asservir j’entendais plier à ses vues, contraindre à adopter le mode de vie du dominant, entraver le libre arbitre! — Adriano, j’apprécie quand vous avancez dans la conversation comme une araignée, en essayant de m’emmailloter dans les fils de vos paradoxes. Malheureusement, vous ne pourrez jamais m’enfermer dans un cocon, parce qu’il me manque, comme à tout Korien, deux défauts qui empoisonnent votre humanité : la perversité et l’obsession du profit. La plupart des grandes régressions terriennes sont nées de la cruauté et du lucre. L’histoire du monde tourne autour de la spoliation. — L’empathie excessive confine à la bêtise, ou à la niaiserie. Et sans les attraits d’un bénéfice à faire, notre société se serait contentée d’une vie assez fruste. C’est le désir de l’argent qui fouette la recherche technologique. — Vous vous faites l’avocat du diable, Adriano : ce n’est pas votre meilleur registre. Sans perspective de profit, l’humain chercherait quand même à inventer… Votre problème est plutôt la répartition aberrante des rétributions; vous tiendriez compte de l’importance vitale, l’homme le mieux payé du monde serait un agriculteur. Pellazzi sourit de ce qui était à la fois une conviction pour le Korien et une provocation à son encontre. Il préféra botter en touche et sauta du coq à l’âne. — Vous mangez des animaux sur Kor? — Non. Il n’en existe que dans la petite zone végétalisée et nous n’aurions pas assez de nourriture pour des troupeaux. Si nous avions disposé de prairies et de champs de céréales, je pense que nous aurions pratiqué une sorte d’élevage doux. Peut-être aurions-nous consommé de la viande… Malgré tout, nous n’aurions pas considéré les animaux comme des instruments, des objets alimentaires. Manger, pourquoi pas? Mais en aimant et en respectant. Vos peuples «primitifs» l’avaient parfaitement compris. Si nous avions été cannibales, nous vous aurions engraissés puis abattus avec la plus grande tendresse et le soin de préserver la ressource. Devant l’œil ironique de Disonkor, Pellazzi aiguisait sa réplique lorsque le Korien reçut un message dans sa mystérieuse oreillette. — Bien. Je me prépare. J’arriverai dans une demi-heure. L’air doublement interrogatif de l’écrivain-cinéaste l’amusa. — Je ne vous dirai rien du minuscule appareil amovible qui me tient en relation avec Edneria; je peux juste vous dire que notre lithonef capte toutes les transmissions. Ils viennent de m’avertir d’un problème avec le président français. Décidément, ce petit pays est aussi délicieux qu’imprévisible! Le capitaine Leterrier était un homme méthodique : sans déroger à ses obligations militaires, sans négliger ses activités politiques, il avait minutieusement préparé l’enlèvement du président de la République. Les membres de son groupe avaient été répartis en cinq couches opérationnelles : la première devait assurer l’enlèvement, sur la route de la maison de week-end du chef de l’État; les trois suivantes achemineraient l’otage vers le lieu de détention, les changements d’équipes permettant de brouiller les pistes; la dernière couche était censée assumer la captivité et la réalisation du but ultime de l’opération. Leterrier n’avait pas laissé un millimètre à l’improvisation. En cas d’imprévu, les membres de chaque couche avaient l’ordre formel d’arrêter l’action en cours, d’informer les autres et de se retrouver autour de leur chef pour actualiser les objectifs. Le samedi 30 mai, à dix heures du matin, une colonne de trois véhicules déboucha de l’Élysée; encadrée par deux 4x4 d’une marque de luxe, une berline confortable emmenait le président et sa femme vers son refuge de La Hague. Il y possédait une maison à l’écart d’Omonville-La-Rogue, dernière habitation avant les solitudes de la pointe Jardeheu, où il venait goûter le calme et l’isolement qui lui faisaient défaut à Paris. Il aurait pu venir par la voie des airs, mais l’avion ne l’aurait déposé qu’à Maupertus, l’aéroport de Cherbourg, les quarante kilomètres jusqu’à Omonville restant à accomplir dans l’hélicoptère présidentiel. Bien que descendant d’une famille d’avionneurs, il considérait le SA315B lama comme une cible bien trop facile pour un terroriste un peu aguerri. De toute façon, il préférait le confort de sa voiture blindée, plus discrète, que son chauffeur avait le droit de pousser à 200 km/h, ce qui mettait Omonville à deux bonnes heures de Paris. La seule concession à l’aéronautique résidait dans la sécurisation de son trajet à partir du ciel, au moyen d’un SA 342 Gazelle, qui ne décrochait qu’à un kilomètre de la maison, après s’être assuré que cette dernière encablure était sans danger. Ce soir-là, le ciel était splendide; comme souvent dans le Cotentin, la marée avait éparpillé les nuages pommelés qui encombraient l’horizon et une lumière douce réchauffait le vallon menant à la mer. L’hélicoptère Gazelle, après avoir vérifié la tranquillité des dernières longueurs du parcours, revint en survolant le cortège sombre. Il avait à peine disparu au loin quand les hommes de Leterrier éliminèrent tout camouflage et passèrent à l’attaque. La consigne était de ne tirer que par nécessité : c’était un kidnapping, pas un assassinat. Dans le chapelet d’explosifs qui avaient été sertis dans le goudron, quatre firent mouche : la première voiture se souleva de l’arrière puis retomba sur ses jantes dénudées; celle du président fut secouée d’un long frisson; la dernière subit une demi-extraction de son moteur qui se mit à fumer. Dans tous les véhicules, les passagers étaient en état de choc. Les vitres des deux 4x4 étant entr’ouvertes, les premiers assaillants, sur leur trial, n’eurent qu’à glisser une grenade narcotique dans les habitacles et à surveiller une réaction, l’arme au poing. Une voiture banalisée vint se ranger derrière la colonne clouée au sol, prête à partir vers Diélette. Les deux dernières motos entourèrent la berline présidentielle. Le chauffeur, encore groggy, n’eut pas le réflexe de verrouiller et reçut une décharge de taser avant d’avoir récupéré. Un motard arracha Dassault à son siège après une courte décharge et aidé d’un comparse il l’assit dans la discrète berline qui démarra tout de suite. Une ultime grenade anesthésiante aida la présidente à oublier momentanément ce moment affreux. À l’instant où s’éteignit, sur la colline, le bruit de moteur de la dernière moto, il ne s’était pas écoulé plus de huit à dix minutes depuis la disparition du gazelle. Les motards se disséminèrent sans problèmes, mais la deuxième équipe de transmission — en fait, la troisième couche — se heurta à un bec. Dans la maison d’Omonville, le chef de la sécurité s’était alarmé dès qu’il avait vu s’éteindre le témoin du contact permanent avec sa voiture de tête. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour comprendre, en remontant la route, la vérité de la situation. Bien qu’il n’y eût aucun indice d’une direction des fuyards, il obtint l’établissement de barrages filtrants, aléatoires, qu’on éloignait régulièrement du lieu de l’enlèvement pour tenir compte de la progression des ravisseurs. L’un d’eux arrêta, entre autres véhicules, la fourgonnette d’un plombier. En quelques secondes, le contrôle se transforma en scène de combat. Les deux artisans dans la cabine avant sortirent chacun un calibre et couchèrent les deux gendarmes qui s’approchaient, avant de démarrer en trombe. Ce fut le début d’une fusillade plutôt désordonnée et pourtant meurtrière. Qui plus est, un motard complice, qui devait suivre l’utilitaire des ravisseurs, traversa le barrage désorganisé et y lâcha une grenade qui ravagea les derniers gendarmes valides. Des dix hommes qui assuraient ce contrôle, tous gisant, trois étaient gravement blessés, cinq sonnés, les deux derniers sourds et aveuglés, incapables de se relever dans l’instant. Dès qu’ils le purent, ils déclenchèrent l’alerte, mais à part la fourgonnette on ne trouva rien. Il faut dire que l’incident était survenu à proximité de l’ultime point de relais. Leterrier qui attendait dans un puissant tout terrain, Cynthia à ses côtés, prit livraison du président anesthésié et embarqua le cadavre du passager de la fourgonnette, atteint par une balle dans la carotide. Les trois autres hommes s’installèrent dans une petite familiale amenée par Cynthia; l’un d’eux, un des gardiens de Dassault à l’arrière de l’utilitaire, avait le bras serré dans les pansements, sous un gros blouson, un projectile ayant traversé la tôle. Le conducteur enclencha la première et la modeste voiture grise s’effaça dans la nuit. Leterrier se loua d’avoir sillonné tous les itinéraires possibles entre cet ultime relais et la fermette prévue pour la détention. Il lui fallut plus de deux heures pour abattre quatre-vingts kilomètres par des pistes forestières, des chemins empierrés pour les tracteurs et des routes où il était délicat de se croiser. Quand il rangea son véhicule dans le hangar de bois délavé, d’allure presque misérable, il ressentit comme le claquement d’un verrou dans son corps, ses épaules et sa colonne se libérant d’un sabot de fonte qui les oppressait depuis l’apparition de la troisième équipe. Ensuite, avec l’aide de Cynthia, il transporta le cadavre de leur camarade dans la chambre froide, ménagée dans la cave, avant d’installer Dassault dans une chambre. Un lien de précaution à chaque cheville, ils le couchèrent sur un lit bateau. Une piqûre dosée avec modération assura au chef de l’État, et pour plusieurs heures, un repos que bien des insomniaques lui auraient envié. Puis ils descendirent à la cuisine et s’accordèrent un frugal repas : quiche, salade, coulommiers, crème caramel. Avant de se coucher, ils se douchèrent. Leterrier élimina avec plaisir la couche de transpiration qui avait recouvert son corps sous le coup de la tension et de l’incertitude, sans s’attarder sous l’eau chaude. Lorsqu’il rejoignit sa compagne dans leur chambre, il la trouva en nuisette, étendue sur le flanc, lisant la tête appuyée sur sa main gauche. À son entrée, elle lui jeta un regard gourmand, un appel de feu, le genre d’invitation qui ne se refuse jamais. Quand Dassault émergea des limbes il sentit d’abord les lacets qui enserraient se chevilles, puis sa tête que martelait un curieux mal de crâne : une névralgie courait derrière ses sourcils comme si la pale d’une centrifugeuse à douleurs venait frotter l’os à ce seul endroit. Il en était là de son hébétude lorsque la porte de la chambre s’ouvrit : Cynthia entra, l’examina un instant avant de défaire ses liens. — Venez, lui dit-elle en lui tendant un bras pour l’aider à se relever. À l’instant où il fut sur ses pieds, sous l’effet d’un mélange d’exaspération et d’irréflexion, il voulut la bousculer. Il se fit cueillir par un coup en pleine face qui le rassit. — Cette fois-ci, venez, sans faire de conneries… Je pourrais vous faire beaucoup plus mal… Ça ne me dérangerait pas! Dans la cuisine, dès qu’il fut attablé, Leterrier servit du thé et des tranches de pain grillé. Comme il était affamé, Dassault mangea sans poser de questions et constata, avec une pointe d’étonnement, qu’il ne sentait plus la névralgie depuis la claque de la jeune femme. Leterrier fourragea dans une poêle posée sur un dessous de plat et servit des œufs. Tout en attaquant le blanc, qu’il découpait méthodiquement pour ne pas percer le jaune qu’il gardait pour la bonne bouche, il commença, sur le ton d’une conversation ordinaire : — Bon… La méthode pour vous soustraire à la surveillance de vos gorilles était un peu radicale, mais je ne pense pas que vous auriez répondu à une invitation plus courtoise. Alors, je vais être bref : vous avez sans doute compris que nous ne vous avons pas amené ici pour vous assassiner et votre éventuel décès ne résulterait que d’un dommage collatéral. Par conséquent, tout se passera bien pour vous si vous me rédigez une belle lettre de démission de votre charge présidentielle et une demande express au président du sénat d’assumer l’intérim tout en préparant très activement de nouvelles élections. Il est temps de mettre un terme à la chienlit. — Et si je refuse? — C’est vraiment la situation que j’aimerais éviter. Je suis un homme d’action, pas un tortionnaire, mais si vous m’y forcez je vous briserai toutes les phalanges des deux mains, une à une, avec un marteau de charpentier. Je vous certifie que vous ne serez pas près avant longtemps de signer un document officiel… Dassault déglutit péniblement. Ne l’ayant jamais mis à l’épreuve, il ignorait quel serait son degré de courage devant la douleur, mais le feu de son imagination lui peignait avec un réalisme très cru certains détails de cette petite séance de manucure. Il déclara qu’il acceptait la renonciation, échafaudant déjà comment, une fois sain et sauf, il déferait cette absurdité. Leterrier sourit. — Ah, deux détails : je ne vous relâcherai qu’à l’instant où le processus des élections aura abouti et nous joindrons à votre lettre d’abdication un petit mot déconseillant toute recherche intempestive de cette chambre d’hôte. À la seconde où quelqu’un nous découvrirait, je vous mettrais une balle dans la tête. Quelques heures plus tard, Disonkor arrivait à Paris. Il y apprit la nouvelle de la démission du chef de l’État par l’intéressé, au téléphone; réduisant le président du sénat au rôle de potiche, il mit en place des élections, prévues pour le dimanche 21 juin, trois semaines plus tard. Il avait également investi quatre candidats : Dylan Larmik (PS), Hervé Bouise (FFU), Loïc Prigent (Démocrate, ex-PROKOR), et surtout Jean-Paul Rabhi (GEA) qui avait accepté de mener campagne avec le soutien insistant de Disonkor. Vote au scrutin à un tour à la proportionnelle. Vingt et un jours plus tard, à l’issue d’une campagne sans affiches ni tracts, avec des programmes disponibles sur le net et relayés par radios et chaînes de télé, sans débats contradictoires, sans meetings, 66 % des Français, depuis longtemps lassés des politiciens professionnels et persuadés que rien de pire ne leur arriverait, portèrent Rabhi au pouvoir avec un zest d’irrévérence et un fond d’espoir qui n’osait pas encore dire son nom. Une fois retirés les 10 % de bulletins blancs, il ne restait que 24 % de miettes pour les trois autres candidats. Prigent (8,2 %) prit acte de la décision des Français, Larmik (2,7 %) espéra des jours meilleurs pour la démocratie sociale tandis que Bouise (13,3 %) parla d’erreur tragique et prédit l’apocalypse. Leterrier, à l’instant des résultats, atterré comme il ne l’avait jamais été de sa vie, relâcha Dassault. Il tint longuement Cynthia dans ses bras, puis ils quittèrent leur repaire, encore incertains de leur avenir, envisageant une clandestinité dans laquelle on ne pouvait exclure ni violence ni radicalité. *** Quelques semaines plus tôt, sur la Nationale Cascades highway, le convoi d’Edner remontait la vallée de la Skagit River, comme celui d’un cirque sobre où alternaient des semi-remorques chargés de conteneurs ou de mobil-home, des camping-cars, des breaks et quelques motos. Conduisant le premier véhicule, il admirait les flots bleus qui couraient sur un lit de galets, croyant deviner le dos gris d’une truite brune ou imaginant la masse fuselée d’un saumon coho. Peu après le confluent avec la Bacon Creek, il s’engagea à gauche sur une route à voie unique qui suivait le cours de cet affluent de la Skagit et ne s’arrêta qu’à la fin de la section goudronnée qui débouchait sur une sorte d’esplanade de galets damés. Les reliefs d’arbres — écorces, pulpe déchirée, quelques troncs — laissaient penser que cette aire avait été aménagée pour entreposer et charger des grumes abattues par les bûcherons, mais ces restes grisés par les saisons témoignaient que cette activité avait cessé depuis quelques années. Edner installa ses troupes : tout ce qui faisait office d’habitation fut installé dans une clairière qui bordait la piste en terre prolongeant la place de galets; tout ce qui contenait du matériel fut disposé judicieusement pour permettre allées et venues, débarquements ou travail sur place. On était au mois de mai. Le climat vigoureux de l’état de Washington faisait patte de velours pour la cohorte de rebelles : un ciel sec, parcouru de cumulus, maintenait 17 ° sur la troupe qui se mit à travailler d’arrache-pied dès le lendemain du jour d’arrivée. Pendant que les autres mettaient en place les installations nécessaires à l’alimentation en eau et à son chauffage, en électricité de faible voltage, ainsi que des fours et des capteurs solaires, Edner, Hélène, Husky, un agronome et un bûcheron partirent à la recherche du meilleur emplacement pour édifier leur cité. En moins d’une demi-journée, ils trouvèrent l’endroit : un secteur d’épicéas plantés avec un écartement et une régularité tels que l’accrochage des maisons de bois ne serait pas insurmontable. Edner avait négocié l’achat d’une scierie assez proche que le libéralisme décomplexé avait conduit à la fermeture. Restée en l’état depuis cinq ans, les machines sous bâches dans leur hangar, tous bois sciés mis au sec sous un abri ventilé, elle se révéla précieuse dans l’édification de Treetown. Avec une certaine honte, Edner réalisa que sans cette miraculeuse opportunité, et malgré ses préoccupations d’anticiper jusqu’au moindre détail, ils auraient été bien en peine de tenir le moindre des délais qu’ils s’étaient fixés. Au contraire, l’ancien patron de l’entreprise n’ayant pas voulu désespérer d’une éventuelle reprise de l’activité, le matériel était en excellent état. Et même, intrigué par les projets de ses acheteurs, il les interrogea, et quand il fut mis au courant, il proposa, malgré ses soixante-treize ans, son aide pour la remise en marche. Enfin, si Edner avait sous-évalué leur capacité à fournir le matériau de base des habitations, il avait en revanche sélectionné les futurs habitants avec discernement, car le chantier se mit en place avec une aisance presque inquiétante. Le tout conjugué, les travaux se trouvèrent très avancés le soir du 14 juillet, jour anniversaire du message d’Idoskor considéré comme le premier contact avec les Koriens. Le temps exceptionnellement clément, le labeur acharné des menuisiers et des bûcherons, l’aide sans éparpillement de chacun, permirent que ce soir-là — et Edner tenait à la valeur symbolique du moment — la communauté se réunît pour célébrer l’installation officielle de Treetown, même si l’ouvrage restait à achever. Ce que tous considéraient comme une cité était quasi indécelable à une certaine distance, c'est-à-dire au-delà d’une centaine de mètres. Les maisons, à une hauteur moyenne de huit mètres, disparaissaient dans leur intrication avec les arbres, tout autant que les passerelles et les larges escaliers à paliers qui y donnaient accès. Seule la géométrie anguleuse des bois profilés pouvait attirer l’œil, mais la masse de la forêt autour et des frondaisons au-dessus constituaient un camouflage imparable. Les habitations à une seule pièce variaient de surface en fonction de la composition du foyer. Elles n’étaient pas construites, comme beaucoup de cabanes arboricoles, autour d’un tronc; en fait, à la base Edner et ses troupes avaient conçu un jeu de poutres parfois fixées par des tiges filetées, parfois maintenues par serrage, avec des systèmes de tampons pour tenir compte des mouvements et de la croissance des arbres. Sur ce quadrillage de madriers avait été cloué un solide plancher sur près d’un hectare, ceint d’un garde-fou sur son pourtour et offrant des surfaces variées telles que des rues en pin douglas tortueuses, mais larges, des excroissances toujours investies par des chalets et surtout, la fierté d’Edner, une placette construite autour de l’arbre maître sur laquelle ils avaient pu dresser les tables de la fête. Ce séquoia, l’un des rares de ce secteur, avait été ceint d’un banc sans qu’aucun fer n’eût pénétré sa pulpe. Sans oser le dire, certains s’étaient déjà placés sous sa protection et ne pouvaient s’empêcher de le regarder avec respect. Outre le fait d’être entré dans des maisons à l’isolation parfaite, on se réjouissait aussi de la force industrieuse de ceux qui avaient permis l’alimentation en eau, froide et à 40 °C, de ceux qui avaient mis en place un réseau de communication discret, de ceux auxquels on devait une production d’électricité modeste, mais vitale, de ceux qui avaient édifié les serres et préparé les récoltes d’après-demain. Edner, qui avait tout subi, la mort de sa femme, son incompréhension des Koriens et son impuissance devant le désordre, sentit comme un accomplissement devant le bonheur chargé d’espoir qui se lisait sur les visages, à la lumière clairsemée des frondaisons. Il réalisait à la fois le poids de sa responsabilité et sa chance de pouvoir tenter cette expérience de liberté. Il était persuadé que les Koriens, pétris du respect des arbres, n’oseraient jamais intervenir dans leur colonie, même s’ils s’autorisaient quelques activités illégales ou subversives. Son principal souci résultait d’un doute qui le taraudait : arriveraient-ils à l’autosuffisance sous un climat aussi rude? En filigrane, des questions passaient : leur coexistence, leur pérennité, leurs actions, peut-être leur rayonnement. À l’heure anniversaire des premiers mots koriens sur Terre quelques appareils, bien qu’éteints, se mirent à crachoter. Sur ceux qui pouvaient transmettre une image, le visage de Disonkor apparut tandis que sa voix semblait sortir du moindre bout de ferraille. — Habitants de la Terre, il y a un an, jour pour jour, un message de mon ami Idoskor vous prévenait de notre arrivée. Je vous laisse juger de l’opportunité de fêter cet anniversaire ou de vous en désespérer. Certains d’entre vous ont compris qu’il fallait accompagner les changements de civilisation. Ceux qui s’y opposent encore plieront inexorablement ou seront anéantis. Malgré deux faux pas, que nous avons sanctionnés sévèrement, mais sans cruauté inutile, nous ne refusons pas d’aider les Terriens amicaux, comme ceux du Pacifique, pour adoucir la transition qu’exige notre projet. En revanche, ceux qui espèrent l’infléchir, la ralentir ou l’altérer, se trompent tragiquement. Cortès et Pizarre ont-ils envisagé d’épargner les Amérindiens? Cook ou Bougainville ont-ils rembarqué dans leurs vaisseaux, sans idée de retour sur les Îles, dans le but de préserver le mode de vie des Polynésiens? Coopérer est la seule attitude raisonnable que vous puissiez tenir. Je m’en tiendrai là sur ce sujet, car l’objet de cette communication est ailleurs. Demain, deux de nos aéronefs quitteront Ednéria pour une zone sanctuarisée dans le parc national des North Cascades. L’un y déposera une sorte de hameau de fabrication korienne dont les matériaux entreront en mimétisme avec l’environnement. De l’autre, plus petit, débarqueront vingt-quatre des pionniers qui travaillent depuis douze mois dans notre lithonef : ils ont bien mérité les quinze jours d’immersion dans cette nature intacte. Les soixante kilomètres carrés de cette aire protégée sont interdits de survol ou de pénétration à tout humain, hormis les agents forestiers agréés et ceux des indiens skagits qui, voulant retrouver leur mode de vie ancestral, ont demandé à pousser leurs excursions nomades, leurs chasses, pêches et cueillettes, jusqu’à un mille de notre villégiature. Des sphères se chargeront de faire respecter l’interdiction des lieux par élimination immédiate, je le signale aux curieux professionnels et aux amateurs de sensations fortes. D’ici la fin de juillet, vingt-trois autres de ces hameaux seront installés dans des parties admirables du monde, que nous avons fait nettoyer de leurs scories terriennes. À la fin de l’année, tous les Koriens d’Ednéria auront bénéficié d’un séjour de ressourcement et dès janvier suivant des vacanciers de Kor viendront profiter des beautés de la Terre. N’escomptez pas de retombées touristiques… conclut Disonkor, le visage impassible, mais l’œil brûlant d’ironie. Cette brève allocution fournit de confortables tirages aux rares quotidiens qui avaient survécu aux deux premières décennies du XXIe siècle. Les chaînes de télévision, trois jours durant, organisèrent jusqu’à la nausée des débats d’experts qui dissertèrent sur une forme de colonisation larvée — on se jeta à la figure la bande de Gaza et Israël —, un anschluss extra-terrestre, un pastiche des plus médiocres romans de science-fiction. Évidemment, les petits malins firent, comme toujours en ces occasions, étalage de leur présence d’esprit et de leur sagacité : journalistes, cameramen et photographes planquèrent longtemps aux limites de la zone interdite avant de se lasser à force de voir les mêmes oiseaux, les mêmes fientes de blaireaux, de fouines ou de cervidés. Le seul dérivatif à l’ennui mortel qui finissait par crisper leurs mâchoires et leurs épaules, c’était l’arrivée, dans les débuts, d’un olibrius décidé à violer la zone protégée. Il y en eut malheureusement fort peu; pas de quoi monopoliser les doigts des deux mains et des deux pieds. La plupart s’enfonçaient dans la forêt pour ne plus réapparaître. L’un d’eux, cependant, permit quelques clichés et films aussi distrayants que nets. Après avoir annoncé ses intentions, ce Rambo de province, fourrageant dans son pick-up, se harnacha de la pointe des rangers au sommet du crâne, s’équipant d’un fusil lance-roquettes, d’un pistolet à la hanche, d’un couteau de chasse à la cuisse. Apparemment, la testostérone lui tenait lieu de cerveau, car, plutôt que de s’introduire par un lieu touffu et protégé par les arbres, il entra dans les lieux interdits par une sorte de toundra, les mottes et les ornières ralentissant sa marche. Il n’était pas à mi-chemin de la lisière des bois quand la boule bleue apparut. Le rayon mauve le désintégra, le fusil lance-roquettes voltigea avant de retomber dans la boue. Personne n’éprouva l’envie d’aller le récupérer, mais ce soir-là lecteurs et spectateurs se virent récompensés d’une friandise médiatique. Après quelques semaines de désœuvrement, le sanctuaire korien fut déserté. Même la transmission par un satellite de la destruction d’un hélicoptère, frété par un magnat des médias, n’enraya pas le désintérêt général. Une trentaine de drones, amateurs comme professionnels, connurent le même sort que l’hélico; quelques faux indiens se firent voler dans les plumes et quelques vrais — des renégats — furent mis en pièces par leurs frères revenus à l’état sauvage, comme on disait dans les bons westerns. Puis le monde retourna à ses préoccupations quotidiennes. CHAPITRE XII L’ère de la présidence Jean-Paul Rabhi commença, ponctuée d’incidents qui n’entamèrent jamais la confondante sérénité du chef de l’État. Le début de son mandat constitua une période de turbulences, comme si un dieu acharné avait vu d’un œil néfaste l’arrivée de cet amoureux de la Nature aux commandes d’un pays moderne. La première salve fut tirée par Dassault qui, aussitôt remis de sa séquestration, s’acharna à obtenir l’invalidation du mandat de Rabhi. Au bout de trois semaines de paralysie du pouvoir et de désordre à l’Assemblée, Disonkor exprima sa contrariété à l’ex-président et dès le lendemain la vie politique française reprit son train habituel. Pendant ces vingt et un jours de flottement, le mauvais esprit retrouva de la vigueur. Des communautés de communes — c'est-à-dire une capitale régionale et ses petites villes environnantes vassalisées — préparèrent en secret une forme d’indépendance, s’organisant pour dénoncer, le jour venu, l’autorité jacobine de Paris tout en comptant sur l’inertie du pouvoir et la désorganisation des forces de l’ordre. Ils étaient persuadés, d’ailleurs, que les Koriens ne bougeraient pas le petit doigt pour si peu. Dans le reste du pays, toute la plus infâme racaille des villes (enfin ce qu’il en restait) tenta de revenir aux affaires. Dans la plus écœurante brutalité, ils essayèrent de remettre au pas les femmes qui michetonnaient encore, de relooker trafic et vente de drogue et d’alcools frelatés, de donner un nouveau souffle au racket, ce denier du diable et de la fange, dont il faut dire que l’État était un des premiers pratiquants. Des groupuscules néo-nazis anti-koriens plastiquèrent des cibles, dénommées furoncles de la honte : des permanences du GEA de Rabhi et, pour faire bonne mesure, du MPE, les vieux routiers de la verdure politique; des bureaux du PROKOR, considérés comme les collabos d’origine; enfin, le siège historique du FFU, ce rassemblement de la droite dure et de l’extrême-droite molle leur paraissant un modèle de veulerie républicaine. Si on y ajoute quelques initiatives individuelles du style fou qui soulève sa soupape à fantasmes, rancunier qui assouvit une vengeance moisie, ambitieux qui élimine des concurrents et conjoint qui ne supporte plus de voir la figure de son alter ego, on peut imaginer ces deux mois de bouillonnements, d’errements. Seulement, Rabhi était né sous une bonne étoile. Une fois Dassault mis sous l’éteignoir, il débaucha sans peine les quelques personnalités intègres des oppositions et, comme il n’était pas à la tête d’un vrai parti — en général truffé d’ambitieux, de politicards blanchis sous le harnais et d’orgueilleux primesautiers — il les intégra sans remous au gouvernement le plus mélangé de l’Histoire. Le PS, le FFU et le PROKOR, dépouillés d’une partie de leurs meilleurs éléments, n’opposèrent aux incroyables décisions du président qu’une résistance de pure forme. Pire, comme il vivait sobrement, fidèle à sa femme et sans boursouflure égotique, ses adversaires n’avaient même pas le plaisir de le titiller sur ses frais de bouche, son avion personnel, ou de lâcher quelque indiscrétion fielleuse dans l’oreille d’un journaliste. Les quelques mensonges que tentèrent des incorrigibles tombèrent comme des bouses sous le cul d’une vache face à la franche simplicité du chef de l’État. Quand le grand Lyon, le grand Lille, le grand Nantes, le grand Toulouse et le grand Marseille, annoncèrent qu’ils faisaient sécession, se déclarant Aire autonome du Lyonnais, de la Flandre, de la Bretagne, du Languedoc et de la Provence, Rabhi n’entra pas dans une fureur de tyranneau : il s’enferma avec ses ministres une nuit entière. Le lendemain matin, il informa les mutins que leur autorité ne s’exercerait que sur un périmètre de quarante kilomètres à partir du centre de la capitale administrative et qu’ils ne pourraient tirer approvisionnements et nourritures que de ce seul périmètre. Tout ce qui serait importé d’au-delà serait soumis à des taxes effarantes. Dans la mesure où leur autorité était reconnue, les nouvelles entités se soumirent à la décision du président, mais durent envisager de revoir totalement les modes de gestion de leur espace. En particulier, il leur fallut repenser la place faite aux zones agricoles, rendant amère la concession faite autrefois d’immenses espaces cultivés, sacrifiés à de grands stades et des galeries marchandes aujourd’hui désertés. La racaille des villes dut déchanter rapidement : la plupart des gens étaient arrivés à un tel état de précarité et de désespoir que la peur n’avait plus prise sur eux. Lorsqu’une de ces saloperies humaines, qui torturent des femmes pour les faire tapiner ou exécutent des commerçants qui refusent l’extorsion, montrait le bout de son nez, sa vie était écourtée, presque furtivement, par la rencontre d’une barre de fer avec son crâne, et tant d’autres accidents anodins, mais définitifs. Bien de ceux qui avaient tremblé pendant des générations se transformaient en justicier de l’ombre, avec la force irrépressible de ceux qui ne courberont plus jamais l’échine. Les groupuscules néo-nazis, étant entrés assez vite en concurrence, passèrent aussi rapidement de la guerre des revendications à la guerre tout court. Le ministre de l’Intérieur suivit de loin, mais sans négligence, le jeu de massacre jusqu’au moment où les survivants, essorés, furent arrêtés, jugés puis conduits à la prison de plein air de Guyane, la toute nouvelle création du gouvernement, à savoir deux hectares débroussaillés en pleine jungle, à quarante kilomètres de toute civilisation. Soixante-dix-sept condamnés furent déposés dans une clairière, récemment aménagée, avec ce qu’il fallait d’outils pour abattre des arbres et construire des habitations, de graines et de plants pour cultiver leur nourriture. Les rations alimentaires fournies couvrant un trimestre, ils n’avaient que trois mois pour apprendre à survivre seuls. Les seules armes qui leur avaient été données étaient des coutelas, des arcs et des flèches, libres à eux de les utiliser pour se trucider les uns les autres ou chasser le gibier, plutôt abondant. L’idée de fuir cette clairière pouvait être tentante, mais saugrenue, vu les multiples dangers à tendance mortifère qui les attendaient aux environs. Il était prévu d’étendre la peine de prison en plein air à tous les droits communs récidivistes qui échapperaient aux bons soins des citoyens exaspérés. Le ministre de l’Intérieur se louait de ce nouveau mode de détention — en fait l’enfant de son imagination — d’autant plus qu’il s’annonçait économique, car l’acheminement en cargo puis en hélico et la fourniture de matériel constituaient une dépense négligeable au regard de la construction et de l’entretien d’une centrale, de la masse salariale des personnels de surveillance, de l’entretien des prisonniers, des réparations de leurs éventuelles déprédations. Le 15 juillet, dans son discours de politique générale, Rabhi dégoupilla trois bombes. Après avoir annoncé des mesures courageuses, de bon sens, susceptibles de redonner du cœur à ses concitoyens, il déclara : «… Comme je pense que nous nous nourrissons d’actes symboliques, pour matérialiser la rupture avec un monde cupide, aveugle et obstiné, nous allons procéder au démontage total de trois sites : Eurodisney à Marne-la-Vallée, la nébuleuse commerciale de la grande plaine d’Île de France, l’aéroport Charles de Gaulle à Roissy. Bien entendu, les terres seront restaurées et rendues à leur vocation agricole…» Ce fut le soir de l’infarctus de l’ex-président Dassault, le soir où celui qui avait été son kidnappeur décida, avec sa seule compagne, d’éliminer le chef de l’exécutif dément. Dès l’instant, Leterrier et Cynthia commencèrent à projeter les bases de leur attentat puis, ayant travaillé tard dans la nuit, firent l’amour avec une furie délicieuse. Comme, en leur temps, les paysans chassés des terres que des générations s’étaient transmises, les employés des trois sites organisèrent grèves, délégations et manifestations. Ils furent reçus à Matignon; leurs effectifs ayant fondu suite au marasme du transport aérien, des loisirs et du commerce excentré, le Premier ministre vint plutôt aisément à bout de leur résistance, arguant en particulier que la fermeture de leurs lieux d’emploi n’était qu’une question de mois. En revanche, il s’engagea sur un plan de reconversion localisé et individualisé, à élaborer avec les intéressés et basé sur les principes environnementaux du GEA. Le gouvernement dans sa totalité, convaincu jusqu’à la moelle par les thèses et la conviction de Rabhi, vivait dans la volonté de résultat et chacun de ses membres se tenait strictement aux consignes du chef : pas de paroles gratuites, pas de promesses; des engagements, de l’exemplarité et du pragmatisme. Et les citoyens, bien que conscients de la frugalité qui leur était promise, adhéraient, parce qu’ils voyaient leurs dirigeants vivre comme eux, le président ayant clairement mis en rapport train de vie indécent et recherche immédiate d’emploi, sans indemnités. Les ricanements des députés de l’opposition devinrent jaunes alors que les journalistes du Canard Enchaîné faisaient grise mine, obligés de se rabattre sur les pitoyables frasques de quelques dinosaures du Palais Bourbon, amourettes de vieux lubriques, magouilles dérisoires, chicanes pathétiques. Même les traders survivants de la Défense avaient le sarcasme mou et ne croyaient plus vraiment que cette fois-ci les marchés viendraient morigéner l’effronté Rabhi, comme ils l’avaient fait dans le passé de quelques présidents qui s’étaient laissés emporter par un élan de lyrisme et de générosité sociale. Le résultat stupéfiant d’un mois de travail sur la reconversion des sites fut qu’une grande partie des employés, des femmes notamment, accepta d’entrer dans des formations para-agricoles, sûre de bénéficier d‘un coup de pouce de la technologie korienne. On ne put empêcher quelques nostalgiques de venir contempler, la larme à l’œil, les chantiers de démontage, la lente disparition d’un siècle de progrès technique. Le tout récent ex-président d’Eurodisney, au comble du désespoir, envisagea de s’immoler par le feu sur la place Blanche Neige. Au dernier moment, frappé par l’image de son corps en train de brûler et l’idée des souffrances qui s’en suivraient, il se contenta d’incendier un déguisement de Pluto, qu’un conducteur d’engins écrasa dans la minute avec la lame de son bulldozer. *** Dwayne Shorter vivait un enfer. Comme un oiseau poursuivi par un incendie, il ne pouvait se poser nulle part : sa photo était partout, réaffichée chaque jour à la télé, et chacun, jusqu’aux plus arriérés des nemrods du Middle West, rêvait de le dégommer au gros calibre et de toucher le pactole promis par la Korienne. En un mois, il se déplaça vingt-six fois et tua vingt chasseurs de prime, dont deux femmes. Cinq policiers voulurent contrôler ses papiers et ne virent que du plomb. Un géant parvint à le garrotter quelques secondes avant qu’il ne le calme en lui enfonçant son canif de ceinture entre les testicules. Un type essaya de le coincer à l’étage d’un motel miteux où il était entré pour prendre une douche. Posté comme un chasseur à l’affût devant les portes de l’ascenseur, il comprit trop tard qu’il venait de tirer dans le miroir : Shorter, couché en chien de fusil, l’ajusta à la tête, deux de ses dents finissant plantées dans le plafond crasseux. Une auto-stoppeuse qui l’avait reconnu immédiatement, après l’avoir bien allumé, l’attira dans les fourrés. Quand elle le pensa parti dans la dérive du plaisir, et alors qu’elle le chevauchait, elle attrapa le cran d’arrêt qui ne la quittait jamais — histoire de décourager les conducteurs qui prenaient leurs désirs pour des réalités — et frappa. Shorter avait anticipé : il se contenta de bloquer le bras de la jeune femme au coude et au poignet, puis, en une fraction de seconde, retourna l’arme sans la lui enlever, plongeant toute la lame sous le cœur. Il tint la fille encore un moment et dès qu’il eut joui il fit basculer le corps sans vie. L’employé d’un drugstore qu’il avait braqué, auquel il avait laissé la vie en lui disant «Oublie-moi!», eut l’idée de le suivre à distance à sa sortie du magasin. Chasseur, il avait deux carabines dans son 4X4. Sur les routes désertes de l’Arizona, il resta prudemment loin de Shorter, sans le perdre, et quand celui-ci s’arrêta dans un coin désert pour un bivouac, il attendit le milieu de la nuit pour approcher du campement sommaire. Arrivé à distance de tir, il aligna le corps recroquevillé sous les couvertures, étendu entre la camionnette et le feu mourant. Il fit mouche, mais son tir engendra un écho. Au deuxième écho, il comprit, tout en sentant une seconde guêpe d’acier se planter dans sa poitrine, que Shorter l’avait repéré depuis longtemps et l’avait attiré tranquillement dans un traquenard. Toutes les autres tentatives pour le liquider furent banales, vite étouffées dans l’élimination du tueur présumé. Aucun ne se risqua à essayer de l’arrêter. Malgré tout, à force de tensions, de mauvaises nuits, l’ancien marine vit s’émousser ses facultés de vigilance, de vitesse d’exécution. Jusqu’à une nuit où un type, sorti d’on ne sait où, arriva à le coincer au moment où il s’apprêtait à fracturer la porte d’une épicerie. L’homme avait dû le pister longuement et Shorter avait certainement baissé sa garde, usé par l’épuisement. Un infime éclat sur le verre de la vitrine, en fait l’ombre d’un mouvement, lui sauva la vie. Geste d’esquive instinctif : une balle se perdit dans son avant-bras gauche. Le temps d’une rotation pour se mettre en position de tir, une autre déchira le lobe de son oreille droite avant de fracasser la porte vitrée. Il tira au jugé et réussit à atteindre le ventre. L’agresseur, s’étant plié par réflexe, exposa un instant la blancheur de son visage et de son crâne rasé au regard de Shorter. La seconde balle du fugitif lui arriva en pleine face, alors qu’il se redressait précipitamment. À cet instant, Shorter comprit qu’il était au bout du rouleau et décida de jeter sa dernière carte. Il préférait mourir dans une dernière attaque plutôt qu’abattu par un sombre connard dans un moment de faiblesse. Comptant sur la suffisance d’Elotikor, il lui proposa un rendez-vous à l’endroit qui lui conviendrait. Il lui expliquerait les motifs de son attaque du 3 juin et les raisons objectives qu’il avait de haïr les Koriens. Il se doutait bien que la belle extra-terrestre n’en croirait pas un mot, mais ce serait pour elle une occasion unique de se venger, et il comptait bien là-dessus. Elotikor accepta de le recevoir dans le salon de sa résidence du Presidio, seule à seul, parfaitement consciente que Shorter ne viendrait que pour la tuer, pourtant résolue à l’affronter en tête à tête pour assouvir pleinement cette envie de vengeance, aussi nouvelle qu’excitante pour elle. Elle ne prévint personne de cette entrevue, pas même le commando d’intervention, plus que jamais attaché à sa protection depuis l’attentat. Seul Vaea le sut : il crut devenir fou de rage et de stress quand elle lui fit comprendre que ce serait une affaire entre elle et Shorter. — Ton rôle sera de l’accueillir, de lui enlever ses armes et de le conduire au salon où je l’attendrai. — Tu veux que j’amène cet animal féroce jusqu’à toi et que je reparte tranquillement pour attendre le résultat des opérations dehors! Demande-moi plutôt de me couper les veines! Je ne suis pas un lâche et… — Je n’en doute pas. De tous les Terriens tu es celui que j’aime le plus, mais tu feras ce que je t’ordonne. Je te promets un baiser quand ce sera fini… Vaea crut deviner un éclair de complicité dans l’expression d’Elotikor. — Et si tu meurs? demanda le polynésien. — Alors tu n’auras pas le baiser… Rassure-toi, je te le promets, long. Et brûlant. Le Fidjien dodelina, l’air renfrogné et la Korienne lui caressa la nuque. Le soir du rendez-vous Vaea tournait sur la terrasse comme un ours à la chaîne. Après la mort de son cousin, il s’apprêtait à vivre le pire moment de son existence. Il claquait des dents, puis transpirait, puis marmonnait, puis se désespérait, tandis qu’Elotikor lisait calmement dans le salon en sirotant un verre d’eau aromatisée à la mélisse fraîche. Le polynésien était en train de se dire qu’il fallait qu’il explose, d’une façon ou d’une autre, lorsque le bruit d’un moteur mal réglé s’approcha, puis s’éteignit à proximité de la grille d’entrée. Un coup de sonnette : Vaea descendit à la rencontre du visiteur, tendu comme l’élingue d’un remorqueur en traction. En voyant les deux silhouettes remonter dans la lumière jaunâtre des globes du jardin, Elotikor revit une seconde les deux cousins côte à côte à la première venue de Vaea, mais Shorter, bien que solide, n’avait pas la carcasse d’Atinaa. Dans le vestibule d’entrée, Vaea, tremblant d’énervement et de frustration, palpa la poitrine, les bras, les hanches et les jambes de Shorter. Il le délesta du pistolet logé dans son holster, du canif à sa ceinture et d’un coutelas serré sur le mollet, sous le pantalon. Puis il lui fit signe de le suivre. Il ouvrit la porte du salon, laissa entrer Shorter. Assise dans un grand fauteuil, dos à la fenêtre, Elotikor attendait, apparemment sereine. Dès qu’il s’installa en face d’elle, l’ancien marine remarqua que les éclairages ne jouaient pas en sa faveur : la Korienne savait à quoi s’en tenir sur ses intentions. Pourtant elle avait déjà commis une erreur : Vaea n’était pas un professionnel et, malgré son application, avait ignoré le couteau extra plat niché dans le creux lombaire. Déjà en s’approchant et surtout en s’asseyant, Shorter, grâce à un dispositif astucieux, une sorte de tunnel en soie, avait fait glisser l’arme de son dos à la poche en soufflet de sa cuisse droite. Il avait même eu le temps de faire béer ce qu’il fallait le rabat de cette poche. Shorter savait l’extra-terrestre trop intelligente pour se laisser absorber par des platitudes : il préféra capter son attention par l’agression verbale. — Si je vous disais que je hais les Koriens et que mon seul bonheur serait de vous voir tous ratatinés comme des cafards sous une de mes rangers… — Vous ne m’apprendriez pas grand-chose. Qu’est-ce que nous vous avons fait au juste que vous n’avez déjà fait à vos semblables? — La Terre n’est pas votre monde et à moins de nous réduire tous en sable gris, il y aura toujours des hommes quelque part pour se lever et essayer de vous éliminer. Et même si vous nous exterminez, vous devrez vivre avec l’idée que le prix que vous avez payé votre belle petite villégiature, c’est l’holocauste d’un peuple, vous qui avez scrupule à abattre des animaux! — Vous êtes atteint, bien plus que les autres Terriens, par ce mélange d’agressivité et d’inconséquence. Cette planète ne vous appartient pas plus qu’à une fourmi ou un brin d’herbe. Quant à vous exterminer, c’est sans doute ce que vous feriez si vous étiez à notre place, mais je ne suis pas certaine que vous puissiez comprendre ce paradoxe… Shorter jugea que le moment était venu : c’était un geste qu’il maîtrisait à la perfection. Sa main sur sa cuisse, à toucher la poche. Dans le même mouvement, croiser la jambe droite sur la gauche, le couteau glissant automatiquement vers les doigts prêts à le saisir. Ensuite, comme la foudre, une lame qui file dans l’espace pour se planter quelque part entre deux côtes, au défaut, par la porte de la mort. Quelque chose clocha dans l’enchaînement : il avait pourtant bien saisi le manche et amorcé le geste fatal, ultra rapide. Alors, pourquoi son avant-bras, la main encore crispée sur l’arme, gisait-il sur le sol, comme découpé par un scalpel invisible? Il se leva et comprit quand un fin rayon mauve, jailli d’une bague que portait Elotikor, coupa net sa jambe droite au-dessus du genou. Il tomba lourdement sur le dos lorsque le rayon trancha sa cuisse gauche, sans douleur, sans saignement, avec une netteté admirable. Il était totalement à la merci de la Korienne qui se leva pour le toiser. — Il est temps de payer la mort d’Atinaa. Shorter sut qu’il s’offrait sa dernière bravade. — Si j’en avais la possibilité je vous cracherais bien à la gueule. Elotikor activa le rayon mauve et l’incisa lentement, commençant par les testicules, puis sillonnant le ventre, la poitrine. À l’instant où elle attaqua la gorge, Shorter était à l’agonie. Il murmura «shit» juste avant que sa tête se fende et que ses yeux se révulsent. — Vaea, appelle une ambulance et un légiste. Et après, viens me voir. Quand le Fidjien arriva, après ses coups de téléphone, il découvrit les cinq morceaux du meurtrier d’Atinaa. L’absence de sang et la netteté des coupures rendaient à la fois irréelle et atone la vision de ce cadavre tronçonné. Vaea se sentit soulagé par la mort de son ennemi, même si elle ne refermait pas la blessure du deuil, ne le soulageait pas du poids de l’absence. Malgré les questions qui le traversaient devant cette incroyable exécution, il se garda d’interroger Elotikor. Il se contenta du plaisir de la voir intacte, aussi calme qu’au moment de recevoir son ennemi. Une fois que le légiste et le policier eurent rédigé leur rapport, les ambulanciers emportèrent les parties du cadavre à la morgue. À cet instant seulement Vaea se détendit. Voyant Elotikor à nouveau plongée dans sa lecture, il alla dans la salle de bains, se doucha, s’habilla de frais avant de rejoindre la belle extra-terrestre. Dans le salon, une surprise l’attendait : profitant de sa brève absence, elle avait installé une statuette dans une niche qui avait été ménagée lors de la réfection de la villa. C’était un tiki à l’effigie d’Atinaa; en dépit du style simpliste de la représentation, on reconnaissait sans peine Tamahori… Atinaa aurait sa place à jamais auprès de deux personnes qui l’avaient aimé. Vaea se figea un moment devant le tiki, un sourire sur les lèvres tout en luttant contre des larmes qui ne demandaient qu’à perler. Elle en profita pour s’approcher de lui, l’entoura de ses bras et posa sa bouche sur la sienne. Elle dirigea le baiser, s’aventura dans les caresses de ses lèvres. Tout à coup, elle ne maîtrisa plus rien. Vaea portait le feu dans sa bouche et dans son corps. Elle se recula brusquement, presque irritée de cette faiblesse soudaine, alarmée aussi, car son corps et ses lèvres avaient encore soif. Vaea quitta la pièce avec un demi-sourire. *** Un homme habitait encore le loft que Wayne Shorter et les siens avaient squatté. Alors que les autres survivants de l’Escadron noir s’étaient éparpillés, sans espoir de refondation, Russell Cobants avait gardé toute sa hargne et maintenu l’esprit du groupe dans leur lieu favori. Il était ce motard que Shorter avait couvert avec son hummer pour qu’il survive aux balles du commando d’intervention. Ce jour-là, il avait échappé à la voiture qui le poursuivait; après des jours d’errance, quand il avait été sûr de ne pas ramener de mouches au nid, il avait réinvesti le loft, y attendant Shorter et Kowalski. Il avait appris le suicide de Doug, mais l’espoir de revoir Dwayne avait maintenu son énergie. Le jour où il vit les images crapoteuses du corps tronçonné de Shorter — un journaliste avait acheté un préposé pour une séance photo à la morgue — Cobants pensa un long moment aux diverses façons de se tuer avant que, petit à petit, son écœurement se mue en colère. Il s’arrêta à une décision : tant qu’il aurait un souffle de vie, sa seule préoccupation serait de venger Shorter, de massacrer Elotikor, aussi insurmontable que parût la tâche. *** Il s’appelait Terence Fishman. Il trouvait son nom et son prénom ridicules, malgré tout il avait rejeté l’idée d’utiliser un pseudonyme dans son activité de reporter-photographe, pigiste pour quelques solides journaux. C’était un rusé, un débrouillard. Culotté et courageux, il avait su jusqu’à présent rapporter les clichés et les scoops qui lui permettaient de vivre confortablement. Il était certain que quelques photos de Koriens en villégiature lui vaudraient un joli pactole et renforceraient sa notoriété. Le seul obstacle à cette réalisation volait à plusieurs mètres au-dessus du sol et vous réduisait à néant avant que vous ayez fait cent pas. Il chercha alors un moyen de leurrer l’adversaire. Les sphères étaient forcément programmées puisqu’elles ne touchaient pas aux animaux. On pouvait penser qu’elles identifiaient la chaleur corporelle, le morphotype, la façon de se déplacer, le type de poils. Il s’arrêta à trois idées simples : éliminer les signes trop humains, se rapprocher de l’allure végétale, contrefaire sa façon de bouger. Il lui fallut plusieurs semaines pour réussir à marcher comme un félin, en observant Rroo, son propre chat. Dans son appartement, il le suivait, imitant son pas souple, son déhanchement élégant. Parfois, Rroo s’arrêtait net, intrigué par cette filature, miaulant sa désapprobation. Il parvint à régler sa démarche artificielle dans la même période où il reçut le vêtement retouché par une couturière amateur : une combinaison en isolant multicouches, aluminium et feutre, qui rendait le corps opaque à tout capteur thermique, et dont les épaules, le haut du dos et de la poitrine, ainsi que les bras et les cuisses, avaient été renforcés avec des poches souples en géotextile remplies de sphaignes ensemencées de graminées à croissance rapide. Fishman avait inventé la tenue furtive pour échapper aux redoutables vigiles extra-terrestres. Il misait sur sa tenue pour tromper les nettoyeuses volantes; le pari était risqué, mais l’argent qu’il en espérait bâillonnait ses craintes. Un matin à l’aube, après avoir rangé son break sous les arbres, il enfila son vêtement avec mille précautions : la structure était solide, par contre les plantes qui le couvraient l’étaient moins. Il n’emportait qu’un petit appareil numérique avec sa carte mère. Pour masquer son crâne, il avait confectionné un couvre-chef à l’aide d’un béret basque renversé, équipé d’une jugulaire. Le fond garni d’une crêpe de celluloïd, il l’avait rempli d’une sorte de gâteau de sphaigne planté de stolons de millepertuis. Quand il pénétra dans la zone interdite, il sentit s’accélérer son pouls et se demanda si les sphères possédaient des critères cardiaques dans leurs données de repérage. Trois minutes plus tard, il était encore en vie. Transpirant, alourdi par son attirail, mais en vie. Un instant après, il sortit sa boussole et son bout de carte du secteur avant de prendre la direction du hameau korien. Il l’aperçut au bout de cinq heures de marche, à midi passé. Il trouva un poste d’observation derrière un bosquet de sumacs et commença par épier les extra-terrestres avec ses jumelles. Plusieurs d’entre eux étaient assis sur des fauteuils sinueux, immobiles comme des marbres. On ne savait s’ils se suffisaient de capter la lumière et la chaleur du soleil, ou s’ils étaient abîmés dans la contemplation du paysage. D’autres, qui s’affairaient, circulaient d’un toit-terrasse à un autre, apparaissaient et disparaissaient par la baie vitrée qui tenait lieu de façade sud aux douze logements superposés en pyramide. Dès qu’il en eut son soûl de les observer, il se mit à les photographier sous toutes les coutures. Il venait de réussir un cliché sensationnel — un mâle et une femelle échangeant ce qui ressemblait à un baiser — lorsqu’une main gigantesque se posa sur la jardinière d’herbes des champs qui couvrait son épaule. — Terrien, suis-moi ! Un Korien imposant se tenait derrière lui. Sa voix et son attitude ne paraissaient ni amicales ni hostiles, pourtant Fishman n’envisagea aucune tentative de l’ordre de la fuite ou de la résistance. Il fut conduit au sommet du hameau et invité dans la première des trois maisons. La face sud étant totalement translucide, le visiteur pensa qu’elle était composée de baies coulissantes avant de tomber en stupéfaction quand l’extra-terrestre, avec un mouvement souple, tira ce qu’il avait pris pour du verre comme un rideau, laissant le salon, d’une simplicité trappiste, béant sur la forêt. Le matériau des murs et des cloisons ressemblait à du bois qui aurait conservé quelque chose d’organique; en l’observant, avant d’être intercepté, il avait remarqué que sa couleur et sa luminosité évoluaient selon le moment de la journée. Le Korien s’exprimait dans un anglais impeccable. — Je vais prévenir notre chef pour savoir ce que je dois faire de vous. Puis, dans un langage incompréhensible, il appela. Deux Koriennes arrivèrent : une femme, belle, mais moins qu’Elotikor et ce qui ressemblait à une enfant, déjà presque de sa taille. Son hôte revint à l’anglais. — Voici ma compagne et notre fille. C’est la première fois qu’elles voient un Terrien de près. — Vous allez m’éliminer? — Certainement pas. Quelle idée bizarre! Non. Seulement, je ne sais pas du tout quelle est la conduite à tenir. Sur Ednéria, je suis ingénieur dans la maintenance, je ne prends que des décisions techniques. — Je peux vous poser des questions… — Bien sûr. Le visage du Korien était détendu, sans expression particulière. — Je croyais que vous ne parliez qu’italien. — Ah… En fait nous pouvons nous exprimer dans n’importe lequel de vos dialectes. C’est Disonkor qui a imposé l’italien. Nous le maîtrisons tous, mais, à tout hasard, nous apprenons la langue de notre pays de villégiature. — Et vous maîtrisez tous aussi bien… — Pour un Korien, tous vos parlers sont faciles… Maintenant, je vous quitte pour un instant. L’immense silhouette disparut derrière une sorte de cloison mouvante. La femme, assise, et l’enfant, debout, regardaient Fishman sans un mot, les yeux grand ouverts et celui-ci finit par se sentir mal à l’aise de cette observation muette. À son soulagement, l’homme réapparut. — Je dois vous laisser partir. Vous reviendrez à votre véhicule par le même chemin. Si vous récidivez, attendez-vous à une forme de punition. Avant de partir, donnez-moi votre appareil, je vais retirer quelque chose… Je vous accompagne jusqu’aux arbres. Au moment où ils pénétraient dans la forêt, le Korien lança : — Très astucieux votre tenue. Fishman s’injuria de ne pas avoir emporté une seconde carte mère : il aurait pu tenter une substitution. Les photos auraient valu de l’or. Le chemin du retour lui parut long, lui laissant le temps de remâcher sa déception et sa colère. Fishman était aussi teigneux qu’astucieux. Il revint cinq jours plus tard avec un argentique muni d’un puissant téléobjectif et des lunettes à infrarouge. Ayant repéré une éminence à portée du hameau korien, il avait prévu de prendre quelques photos, dès l’aube si les extra-terrestres se montraient, et de filer avant qu’ils aient pu le remarquer. Malheureusement pour lui, son hôte avait soigneusement examiné son vêtement de protection et, sur ses indications, la programmation des sphères fut enrichie, leur permettant de capter le volume de l’encéphale, la pilosité et la structure osseuse à travers dix centimètres de terre végétale. Ainsi, lorsque le reporter entra dans le bois une sphère se plaça à la verticale de son crâne, puis, l’ayant identifié, le réduisit en poudre. CHAPITRE XIII Un après-midi d’octobre, une berline noire s’immobilisa devant les serres de Treetown, premières installations repérables de la colonie. Un homme à la carrure sportive en descendit et se dirigea vers ceux qui s’affairaient dans les plantations. — Bonjour. Je viens voir Eric Edner. Je m’appelle John Erdrich, agent de liaison auprès du gouvernement. Pendant que le jardinier partait vers le bois, Erdrich s’appuya contre la portière conducteur de sa voiture et alluma une cigarette. Il s’offrit au soleil doux, fasciné comme un gosse par les brillances qui fulguraient sur l’eau de la Bacon creek. Le spectacle d’une truitelle qui marsouina pour gober un insecte le ravit et, l’espace de quelques secondes, il oublia l’homme qu’il était, lourd d’échecs, d’insignifiance et de frustrations. Il allumait une deuxième cigarette à l’instant où une voix s’éleva dans son dos. — Alors, monsieur Erdrich… Ça fait déjà plus d’un an. Il se retourna et vit Edner, flanqué de cette brune taillée comme un pick-up, mais pas si vilaine. — Monsieur Edner… Misses Burns… — Vous ne m’apportez pas d’ennuis, au moins. — Non, non. Plutôt des informations… Euh, vous pensez que c’est un bon endroit pour parler? — Pour l’instant, oui! Vous devez être un peu dépaysé : pas de caméras, pas de rues avec des voitures en planque, pas de télémicros. Vous ne vous sentez pas nu quand même… — Ouais, que serait le monde sans l’ironie… OK. Ce bord de rivière me convient. Voilà… Je peux vous fournir des détails sur la surveillance dont vous êtes l’objet de la part de Koriens. Je peux aussi vous expliquer leur façon de vous appréhender et les limites qu’ils ont fixées à partir desquelles ils se résoudraient à intervenir. Je souhaite aussi… mais là, vous n’allez pas me prendre au sérieux. — Dites toujours. — J’aimerais me mettre à votre service et peut-être plus tard être candidat à habiter Treetown. Edner observa dans un clignement d’yeux la silhouette d’orang-outan et une sensation d’incongruité envahit son esprit. Derrière lui, Hélène commenta : — Je te l’avais dit, un malin qui joue à l’australopithèque… — C’est bien monsieur Erdrich, suivez-nous! Inutile de fermer votre voiture, ici le mot voleur n’a pas de sens. L’agent spécial fut décontenancé de n’apercevoir Treetown qu’une fois le nez dessus ou presque. Les images satellites écrasaient toute profondeur et il n’avait pas imaginé, à travers ce que laissaient deviner les frondaisons, la hauteur et l’étendue de la cité, l’ingéniosité de l’installation, sa symbiose avec les arbres. Dans l’escalier à paliers, il ne put retenir une question. — Vous n’avez pas d’autre type d’accès; quand vous serez vieux, il faudra vous monter avec un palan… Hélène ne put s’empêcher de sourire. — Nous préparons une rampe d’accès… quatre-vingts mètres de long. Vous pourrez venir en chaise roulante, le jour où une balle perdue vous aura calmé. Il aima son regard où brillaient le défi et l’amusement. — Je retiens l’invitation. Erdrich s’était attendu à quelque chose d’assez primitif; en réalité, Treetown était un assemblage réussi de matériaux nobles, chauds et d’équipements de haute technologie. Il apprécia tout de suite la fluidité et le calme des voies de circulation, la sérénité et la douceur du logement où on l’introduisait. Personne ne semblait chômer et pourtant on ne percevait pas cette frénésie à laquelle se sentait obligé tout salarié des métropoles modernes. Dans la pièce unique que partageaient apparemment Edner et Burns — il éprouva la brève morsure de la jalousie — Erdrich joua cartes sur table. — Vous êtes installés près d’une zone sensible, la première villégiature korienne, autant vous dire que les extra-terrestres vous ont à l’œil. Ils examinent tout ce que nous captons, c'est-à-dire vos déplacements, vos activités visibles, vos livraisons de matériels. Comme nous, ils ont bien compris que vous n’étiez pas venus ici pour jouer les robinsons. La supputation la plus fréquente imagine Treetown comme un phalanstère de gens qui s’affranchissent de certaines contraintes pour étudier le monde et l’univers à leur guise… Je me trompe? — Continuez. — Le gouvernement se balance de vos activités. Les Koriens les regardent avec un intérêt amusé, mais ils vous tireront l’oreille dès qu’ils estimeront que vous venez bourdonner trop près de leur village… Un agent de liaison pourrait vous éviter des contrariétés, des mauvaises surprises. — J’ai fréquenté Elotikor : elle n’est pas du genre facile et je ne vois pas comment vous pourriez être utile dans nos rapports avec sa majesté korienne… — Détrompez-vous, je suis un des Terriens qu’elle ne déteste pas trop, et je m’entendais bien avec son ancien homme de confiance, Atinaa Tamahori. Je pense que son cousin Vaea, qui a pris la suite, est prêt à me faire confiance… Vous ne risquez pas grand-chose : si je me montre efficace, je vous demanderai juste d’examiner ma candidature à devenir citoyen de Treetown. Husky, qui les avait rejoints, fut le premier à donner son avis. — Je suis pour. Les autres opinèrent et avant d’être reconduit l’agent spécial fut autorisé à visiter l’appartement : soixante mètres carrés au niveau du plancher, cuisine américaine, coin bureau près d’une fenêtre à l’ouest sans vis-à-vis, partie salon avec table à rallonges et un divan pour trois, chambre unique en mezzanine —bien que conscient de la petitesse de son soulagement, il se réjouit de constater que les lits se faisaient face. Au centre, le poêle suspendu lui parut minuscule. Edner comprit son regard. — Vous ne connaissez pas les bâtiments à énergie positive? Ceci dit, à partir de -10 ° on ne peut plus se passer de calorifère. Erdrich admira la façon dont toutes les traces de la technologie avaient été camouflées pour devenir une sorte d’ornement sobre. Il aurait aimé rester plus longtemps sur la place au séquoia où il aperçut un groupe d’enfants en compagnie de ce qui ressemblait à une institutrice. Enfin, alors qu’il échangeait quelques mots avec Hélène Burns, seule à le raccompagner, il vit arriver, dans un 4x4 déjà ancien, un homme âgé particulièrement bien charpenté. Burns le présenta. — Voici Rupert Stiglitz, oui comme l’économiste, qui nous a vendu sa scierie et nous a aidés à la remettre en marche. Il est aussi adjoint au maire de Marblemount. À présent, c’est un ami. Erdrich apprécia la poignée de main dépourvue de brutalité, la paume sèche. Lui qui avait soulevé de la fonte et pouvait casser des objets avec une seule main, n’avait jamais pu supporter les prétentieux qui vous broient les doigts pour étaler leur force supposée. Quand il avait le bonheur de retrouver un de ces imbéciles, il lui laissait un souvenir marquant, un véritable coup de pilon qu’il appelait la pince du tourteau. Il repartit avec le sourire tandis que Stiglitz lançait à Hélène : — Alors, beauté, j’ai vu ton œil. Tu aimes les hommes bien bâtis. Les mecs comme moi, quoi… Le septuagénaire ne forçait pas sa nature : il était né optimiste, il n’avait pas besoin de paraître enjoué, il se levait ainsi tous les matins. Son énergie et sa bonne humeur rayonnaient et son petit espace dans la communauté de Treetown s’était ouvert très vite. Les gens positifs sont bienvenus partout. Ce n’était pourtant pas un naïf et si sa sympathie pour les colons était réelle, il n’en perdait pas de vue pour autant les intérêts de Marblemount. Il était parfaitement conscient du formidable vivier constitué par cette communauté d’hommes et de femmes qui rivalisaient d’intelligence, de compétences, et représentaient une opportunité inespérée pour le village; lequel déclinait doucement, déjà pâli comme le fantôme qu’il devenait. Mais par-dessus tout, la venue des Edneriens offrait à Stiglitz l’occasion d’apaiser une blessure qui, en dépit de son dynamisme viscéral, ne le laissait jamais tout à fait en repos. Il avait été éduqué dans le respect du travail : on ne gâchait pas celui des autres, on ne galvaudait pas le sien. Jusqu’à l’âge de soixante-sept ans il avait cru que la société américaine récompensait invariablement, tôt ou tard, ceux qui se retroussaient les manches et livraient du bon boulot. Il se souvenait encore de son père et de sa fierté à la fin de sa carrière de monteur aérien qu’il résumait par un «I did my job» qui résonnait toujours dans sa mémoire. La crise de sa filière, six ans plus tôt, avait jeté à bas ses convictions. Sa scierie, réputée et rentable, fut ruinée en moins d’une année. Tout avait commencé avec la folie de l’huile de schiste et du pétrole bitumineux : pour libérer les gigantesques surfaces nécessaires à leur exploitation, il avait fallu abattre des kilomètres carrés de forêt. Le contrat d’abattage fut confié à la holding TRUSTIT. Elle embaucha des bûcherons roumains sous-payés et inonda le marché nord-américain de bois à prix cassés. La spéculation s’en mêla et passa dans son laminoir tout ce qui n’avait pas une dimension internationale. Stiglitz perdit de gros clients, les endettements contractés pour renouveler des machines devinrent mortels. Quand il mit la clé sous la porte il connut la plus grande tristesse de sa vie, laquelle lui injecta cette pensée vénéneuse : un type cravaté, qui n’a jamais plongé sa main dans l’humus d’une forêt, quelque part dans les bureaux d’un de ces centres financiers qui chancrent toute ville, avait le pouvoir d’abattre une entreprise où l’on ne comptait pas ses heures, où le produit fini était d’une qualité irréprochable, où les perspectives de clientèle semblaient inscrites dans la pérennité. Il n’en avait pas perdu son bon naturel, mais il conservait au fond de lui une vulnérabilité qui ne demandait qu’à refaire surface. L’idée d’une précarité aussi arbitraire, de la facilité avec laquelle on bafoue les valeurs officiellement proclamées, le navrait au point qu’il préférait l’ensevelir. Pourtant, il savait qu’un rien suffisait à remonter le seau d’acide du trou profond de son esprit; aussi avait-il vu très vite dans les projets d’Edner la possibilité de colmater cette faille, cette lézarde qui mettait un frein à son appréhension heureuse de l’univers. *** Le 16 octobre ne fut pas un jour comme les autres. Attiré par une visite privée, la nuit, de la galerie Borghèse, Disonkor avait accepté l’invitation à souper de Pellazzi, dans son appartement de Rome. Situé au dernier étage d’un vieil immeuble, proche du Janicule, ce sept pièces était de ceux qui bénéficiaient d’une vue citadine aérée par la verdure des grands arbres et nourrit par l’enchevêtrement des toitures dont l’anarchie régalait l’œil. À peine entré, Disonkor fut cueilli par une sensation de bien-être, sans doute touché par le sol de tomettes ambrées, les meubles en pin anglais, les fresques au plafond d’où pendait un lustre à pampilles, le fumet renversant d’un osso bucco. Une femme charmante, avec une tresse impressionnante de cheveux noirs dans le dos et un corps généreux, lui offrait un large sourire. — Ah! Voici le chef des envahisseurs! Une lueur s’alluma dans l’œil du Korien. — Et qui n’a pas fini de vous envahir… Carmina, je suppose… Et Adriano? — Il va revenir : la botte de cresson lui a semblé fanée, il est allé en acheter une autre. Venez. Ils traversèrent le reste du vestibule d’entrée, puis une salle à manger de transition jouxtant une pièce aveugle, une sorte de vestiaire, avant d’atteindre un vaste salon. Ils continuèrent jusqu’à la terrasse où étaient dressés trois fauteuils en fer autour d’une table ronde en métal. La vue sur Rome au crépuscule saisissait le regard. Quand Pellazzi arriva, la conversation roulait son train. Disonkor n’était pas déçu par la délicieuse quadragénaire, certain qu’il avait été qu’Adriano n’avait pas pu épouser une belle potiche, une beauté acariâtre ou une intellectuelle desséchée, mais une femme de la même farine. Pellazzi, qui venait de nettoyer la salade, plongea dans la discussion. — J’ai bien entendu? — Oui, oui, je vais proposer que l’Europe adopte l’esperanto comme langue commune. — Mais il y a déjà l’anglais! — Non. C’est la langue d’un pays; je préfère un langage synthétique, qui est neutre culturellement. — Et l’italien? — La langue pour le plaisir… et pour apprendre la relativité à certains. — Vous avez dit proposer, intervint Carmina, mais j’ai remarqué que vos propositions ont, en général, force d’affirmation. — Adriano, vous m’aviez caché que votre femme était aussi caustique… Ou alors elle se venge de vos absences, quand vous venez me voir… — Je ne suis pas si mesquin. Seulement, j’éprouve souvent le sentiment que vous n’avez guère d’estime pour les Terriens. — C’est vrai, nous avons une estime sélective… fondée sur des années d’étude et quelques expériences. Pour être honnête, il y a eu un moment où nous nous sommes posé la question : les habitants de cette planète doivent-ils survivre? — Vraiment!? — Nous n’aurions pas eu d’états d’âme, pas plus que vous n’en auriez à détruire une fourmilière. Nous vous aurions anéanti sans provoquer de souffrances. La lavatrice blu aurait fait le tour du globe et le lendemain le souvenir même de votre existence se serait dissout dans le néant… Carmina l’interrompit. — Et pourquoi sommes-nous encore là? — Parce que vous avez eu l’idée du sublime; vous avez inventé la musique, les arts plastiques, les miracles de l’architecture, la gastronomie. Et l’amour. Tout à l’heure en regardant la ville se transmuer au couchant, je me disais que cela justifiait les plus lointains voyages. Malheureusement, une partie de votre humanité me fait horreur et je ne me sens aucune indulgence pour vos perversités. Votre barbarie échappe complètement à mon entendement. Qu’on puisse vitrioler le visage d’une femme qui vous résiste, lapider des épouses adultères, raser et pendre par les pieds des jeunes femmes qui ont fauté avec l’ennemi, tout cela dépasse les facultés de mon imagination. Les Koriens ont pourtant un sens très exigeant de la fidélité, d’une promesse donnée, du respect des autres. Pour autant, ils sont incapables d’exploiter leurs prochains en les traînant dans la misère, de les torturer ou de les tuer de sang-froid. Seule votre propre barbarie a rendu nécessaire l’écrasement de Los Angeles et la crémation du Caire. Même en tuant Wayne Shorter, Elotikor, quoiqu’ayant cédé à l’impulsion de la vengeance, n’a fait que renvoyer ce psychopathe à sa monstruosité. La femme de Pellazzi fut frappée par les émotions qui teintaient le visage, pourtant peu mobile, du Korien et se reprochant de l’avoir lancé sur ces sujets, posa une question inattendue. — Disonkor, vous êtes marié? — Au sens terrien du terme, j’ai une compagne et deux progénitures. Ils me manquent. Comme j’ai décidé de m’installer durablement à Baratti, je vais leur demander de me rejoindre… Mais cet osso bucco agace mes sinus depuis trop longtemps! Vous n’êtes pas affamés? Quand Carmina se leva pour aller chercher les plats chauds dans la cuisine, Disonkor adressa à Adriano un regard d‘une telle intensité qu’il en fut longuement troublé? Non pas gêné, mais remué, parce qu’il avait cru y lire sa souffrance de la séparation et la reconnaissance de leur amitié. Carmina revint avec la préparation fumante et une nouvelle question. — Sur Kor, vous ne vous disputez jamais? — Si. Notre différence vient de ce que nous apprenons dès l’enfance à régler les conflits dans le calme; libres de paroles, interdits d’invective. — C’est ce que nous voudrions tous, mais le plus souvent la passion l’emporte. — Il est vrai que nous avons moins de carburants disponibles pour ce genre d’explosions. Si vous enleviez aux Terriens le goût du lucre, l’ambition forcenée, la passion disproportionnée et la maladie de la frustration, vous diminueriez de façon spectaculaire les sources d’oppositions. — Presque trop beau pour être vrai… Décidément, cette femme lui plaisait : il rencontrait tellement de larves chafouines que cette franchise sans colère le rafraîchissait. Elle n’en avait pas fini. — Finalement, peu importe le mal que vous pourriez nous faire, du moment que vous nous redonneriez l’espoir… — Vous vous en pensez capables, Disonkor, intervint Adriano. — Si nos projets ont cette vertu, tant mieux, mais ce n’est pas leur but. Maintenant, nous ne pouvons pas faire pire que vous… Vous croyez vraiment que vous suscitez l’espoir quand vous construisez un avenir où il n’est question que de rembourser des dettes, de travailler dans le stress et la précarité, d’affronter des dérèglements environnementaux? Il faudrait demander à vos jeunes générations… Un peu plus tard dans la nuit, après la visite au musée Borghèse, Adriano s’inquiéta. — Disonkor, vous ne craignez pas une agression, comme votre amie de San Francisco? — Non. Je suis moins médiatique. D’ailleurs, si je ne vous blesse pas en désirant regagner seul mon vaisseau, j’activerai ma bague de protection : celui qui essaierait de me toucher serait bien secoué… Merci pour ce moment délicieux. Carmina, Adriano, à bientôt. Et le Korien partit avec un geste furtif de la main. Le couple regarda s’éloigner la haute silhouette, percevant quelque chose d’incongru dans le spectacle de celui qui dirigeait l’Europe, et d’une certaine façon le monde, engagé dans une flânerie évidente. Encore ignoraient-ils que l’extra-terrestre avait prévu une multitude de détours dans son itinéraire de retour, s’accordant les délices du badaud, déjà comblé à l’idée de longer les rives du Tibre ou d’explorer les venelles du Trastevere. *** Il y a des gens qui considèrent les grandes périodes d’apaisement avec angoisse, persuadés que, comme ces bonaces marines qui précèdent un coup de tabac, elles cachent en leur sein les germes d’une tempête effroyable. Pour une fois ils eurent raison : l’Asie, qu’on aurait crue assoupie, entra en ébullition et les plus gros bouillons apparurent au Japon et en Chine. Dans la nébuleuse qui court d’Hiroshima à Kawasaki les premiers ferments contre l’acceptation d’un ordre du monde hyperpolicé, castrateur et uniformisant, passèrent inaperçus. Quelques amateurs résolus d’un Japon mythique se fédérèrent dans le mouvement Wara, ainsi nommé en hommage au philosophe-botaniste Fukuoka, leur référence absolue. Ici et là, ces amoureux d’un pays de légende parvinrent à investir des quartiers excentrés encore constitués de maisons traditionnelles. Dans leur environnement immédiat, ils se révélèrent d’excellents prosélytes et de redoutables défenseurs d‘espaces verts et d’agriculteurs survivants. Le mouvement prit une ampleur inattendue quand deux milliardaires, Akiro Miwa et Noriko Ozu, décidèrent de rejoindre ses rangs. Sans la moindre ambition politique, le Wara gagna des disciples, tout le petit peuple des cols blancs qui avaient cru au dogme du progrès et se retrouvaient doublement cocufiés : les emplois s’étaient raréfiés autant que les salaires avaient fondu; leur environnement, sacrifié au nom de l’emploi et de la croissance, était à présent bétonné et dévasté. Les Tokyoïtes, pourtant habitués comme beaucoup d’Asiatiques à vivre dans la concentration urbaine, souffraient depuis les années 2010 de l’éradication des zones végétales : les changements imposés par les Koriens agirent comme des révélateurs de l’insupportable, jusque-là refoulé. C’est pourquoi, sans bruit excessif, l’esprit du Wara s’empara de millions de Japonais (par dérision les journalistes appelèrent ses adeptes les wabisabites) et lorsque les politiques voulurent réagir, le mal était fait. Comme d’habitude, ils ne surent parler que de «situation inquiétante» et de «nécessité de réformes», pour finir par envoyer les troupes antiémeutes sur les chantiers de quelques «grands travaux» que ces obscurantistes voulaient empêcher. Les émeutiers potentiels étant partout, les autorités s’épuisèrent à remettre leurs projets pharaoniques en marche, puis renoncèrent quand les coûts devinrent exorbitants et qu’Idoskor exprima clairement sa sympathie pour le Wara. La violence nippone s’exprimait plus dans le radicalisme de la pensée que dans les actes. Certains parlaient de révolution feutrée. Il en alla tout autrement en Chine : dans ce pays on avait engendré une sorte de monstre qui se nourrissait de lui-même, tout en absorbant la totalité de ce qui passait à portée de sa mâchoire. Son appétit suivant une courbe exponentielle, l’entretenir se révélait sans cesse plus coûteux, en ressources, en terres, en misère humaine. Ceux qui voulaient le nommer peinaient à l’appeler : croissance forcenée, capitalisme d’État, modernisme économique? De toute façon, les mots n’avaient plus ni poids ni importance devant la réalité de ce Léviathan, dont chacun voyait les dévastations et que personne n’envisageait de contredire ou d’arrêter. La dévoration des terres agricoles allait au rythme hallucinant d’un département français par trimestre, les ouvriers acceptaient des salaires honteux pour s’aligner sur la main-d’œuvre au noir venue du Bangladesh, pourtant personne ne parlait de l’intolérable parce que la Chine était devenue la première puissance économique du monde. Puis étaient venus les Koriens avec leur catéchisme inversé et leur force insurpassable. Les dirigeants du Parti et les patrons des grandes entreprises enragèrent de se voir ôter le trophée si chèrement gagné. Ils optèrent donc, après le fameux anéantissement de leurs missiles nucléaires, pour une stratégie du toujours plus sous une humble façade, ce que certains appelleraient se divertir à petit bruit. Et ils pensèrent ne pas avoir eu tort puisque depuis plus d’un an les Koriens semblaient les ignorer. Comme souvent quand on surveille son adversaire d’un seul côté, l’inattendu arriva de l’autre; en l’occurrence, l’ennemi surgit de l‘intérieur. Selon ce remarquable principe que lorsqu’on possède de grandes entreprises qui excellent à construire des bâtiments, des autoroutes et des équipements logistico-industriels on concocte des projets de nouveaux quartiers, de voies plus rapides et de zones encore plus d’activités, plusieurs «grands chantiers» virent le jour. La valetaille des paysans expropriés était déjà soumise à son sort, résignée à échanger sa vie primitive dans les champs et sous la rigueur du climat pour un deux-pièces avec vue imprenable sur les tours voisines, du même béton pimpant. L’erreur ce fut l’autoroute TransOccident, qui prévoyait de poser son double ruban d’asphalte au milieu des plaines de la région de Pinglu, le but ultime étant d’aller construire des villes dans la région semi-déserte du Xinjiang. Les paysans du Shanxi, qui vivaient sous terre pour épargner le moindre mètre carré de cette terre arable que leurs ascendants leur avaient transmise comme une richesse, ne comprirent pas que ce sacrifice pût être balayé d’un revers de main administratif. Il ne s’agissait pas de simples propriétaires terriens, mais de dépositaires d’un bien ancestral, et leur révolte fut l’étincelle dans la poudrière. Refus d’évacuer, chaînes humaines, sabotages nocturnes : devant ces empêchements le gouvernement agit comme de coutume. La troupe pour calmer les récalcitrants, de gros engins pour nettoyer le terrain. Les paysans eurent l’intelligence de constituer leur première ligne avec les anciens, eux les témoins de la transmission, et tous volontaires. Les militaires et les conducteurs de bulldozer marquèrent une hésitation puis, sermonnés vertement, foncèrent, persuadés que ce cordon de fragiles vieillards s’éparpillerait en un instant. Ils ne bougèrent pas. Les armes et les pelles géantes broyèrent de la chair, des os, des vies. De la deuxième ligne plut une grêle de câbles, de boulons, de pierres et de barres d’acier qui étoilèrent les pare-brise et les visières de casque, grippèrent des moyeux et des mécanismes. Les troupes en fauchèrent une partie avant qu’un ordre express les oblige à reculer. Bien trop tard : le satan satellitaire et son diable informatique — quelle fut la part des Koriens? — répandirent les images dans le monde entier et les semences de la révolte en Chine. Le lendemain à l’aube, cinq cent mille manifestants envahirent le champ de bataille et réduisirent en miettes les engins militaires et civils. Le pouvoir ne voulant pas céder un pouce de terrain, s’en suivit une sorte de guerre civile tous azimuts : régions urbaines contre régions agricoles; travailleurs pauvres contre tenants du libéralisme; citoyen contre un État totalitaire; autorités contre anarchistes. La révolution culturelle put passer pour un duel entre gentlemen tant les rancœurs, les frustrations et l’exaspération éclatèrent sans limites et sans cohérence. Certains alliés de la veille devenaient les ennemis du lendemain. Des groupes de révolutionnaires plastiquaient pour un oui ou pour un non. Les trafics les plus divers se donnaient libre cours. Sous les yeux médusés de la planète, le premier pays du monde offrait un spectacle sordide. Partout des morts, des assassinats, des règlements de compte. Aucun auteur de science-fiction n’aurait pu imaginer une implosion aussi rapide et barbare, rejetant dans l’anecdotique tous les martyrs du Proche-Orient. Plusieurs régions firent sécession, à commencer par le Tibet, rejoint ensuite par le Yunnan, le Sichuan, le Gansu et la Mongolie intérieure. Chaque jour on voyait exploser des bâtiments, des infrastructures. C’était comme si tout ce que des générations de Chinois avaient subi avait investi les gens comme un poison et les poussait vers une démence meurtrière, une sorte de suicide, de saut sans espoir dans l’irréversible. Tout ce que les gens avaient muré dans leur inconscient depuis des décennies, comme des gaz délétères, s’échappait d’une fissure pour s’enflammer aussitôt : c’était leurs vies entières étranglées par la peur d’être privés de travail, le souci de l’assiette vide — et aucun n’avait connu l’époque où des paysans chinois en avaient été réduits à manger de l’herbe et de la terre —, les blessures des vexations, de l’humiliation, du mépris. Tout à coup, sous la poussée de ces pulsions inflammables, les actions les plus extrêmes devenaient possibles, sans commune mesure avec les problèmes qui avaient soulevé la première lame de la révolte. Rien de ce qui caractérise un conflit incohérent ne fut évité. Les médias du reste du monde en firent leurs délices pendant plus de deux mois, jusqu’au moment où les Koriens, atterrés, se réunirent et décidèrent de résoudre la crise. Le 3 janvier de la nouvelle année, à 9 h 15 heure locale, ils annoncèrent que les villes, de Guangxi à Shenyang et selon un arc de cercle qui frôlerait le Yunnan, le Sichuan et le grand plateau du Nord, seraient effacées dans un délai d’une heure. En quelques minutes toute violence cessa. Médusés, les citadins ne surent que faire. Quelques-uns tentèrent bien d’abandonner leur ville pour se réfugier dans une campagne devenue lointaine, mais la plupart saisirent l’inanité de s’enfuir. L’urbanisation, à laquelle ils avaient contribué, dressait d’insurmontables obstacles à tout exode. Embouteillages et distances étaient rédhibitoires. Seuls quelques privilégiés — fortune ou politique — trouvèrent une échappatoire aérienne. Contrairement à ce qu’avait vécu Le Caire, les sphères extra-terrestres restèrent invisibles. Les membres du parti communiste, parmi les premiers à détaler, firent ainsi connaissance avec la vie d’austérité et d’imprévus qu’ils avaient trouvée jusque-là si profitable pour les petites gens. À dix heures quinze, quatre missiles se plantèrent dans le sol de Pékin, chacun à un des angles de la Cité Impériale : les Koriens eurent la délicatesse d’épargner ce vestige admirable. Pour le reste, la lavatrice blu produisit son effet habituel. À la différence des Angelins les habitants étaient prévenus de ce qui allait leur arriver et, jusqu’à la seconde de leur anéantissement, les caméras et les portables transmirent les images des réactions devant la vague bleue, de ce qui était vécu à l’intérieur des bâtiments. Une fois informés de l’enclenchement du processus ou en apercevant le nuage bleu à l’horizon, les individus réagirent différemment. Alors qu’il était trop tard, certains tentèrent de fuir, pris d’une révulsion devant cette mort en marche, pendant que d’autres se suicidaient, tuaient, quêtaient un dernier rut ou fumaient un cigare sur leur terrasse. Plus rares, quelques-uns priaient, lisaient un texte sublime. Des sceptiques continuaient à jouer à la bourse de Shanghaï, des drogués de l’image écarquillaient les yeux devant leur écran d’ordinateur ou de télévision. Les plus sereins montèrent sur les toits des tours pour voir venir la faucheuse et ne pas brader ce moment unique de la vie. La lavatrice blu n’était pas une de ces armes stupides qui pulvérisent tout dans un vacarme assourdissant, dans les puanteurs d’explosif et les nuages de poussière suffocants. À la fois impalpable et ravageuse, elle allait, sans cesse accélérant, et saisissait tout dans sa gangue fatale. Ce qui frappait c’était le silence. Les gratte-ciel s’évanouissaient avec la lenteur d’une poudre, sans plus de bruit que la neige. Ceux qui s’étaient enfermés dans une chambre n’entendirent rien. Un homme se filma, étendu sur son lit, sa webcam à la main. Grâce à l’excellente définition de l’appareil tous les Terriens purent voir le mur de sa chambre se transformer en un flou bleuté, puis la vague dévastatrice avança vers lui avant de le toucher, ses pieds et le bout du lit se dématérialisant à ce contact. Il tenait encore sa caméra que, jusqu’à son sternum, son corps n’avait plus d’existence. Un autre film, pris dans les bureaux en plateau ouvert du Beijing Morning Post, livra un témoignage étonnant sur l’arme korienne : tandis qu’elle recouvrait les bâtiments comme une nappe véloce, une fois à l’intérieur elle semblait perdre de sa densité et ne progressait qu’à la vitesse d’un homme au pas, pas moins redoutable. Les images transmises par la vidéosurveillance en couleurs de cette salle imprimèrent un mélange d’horreur et de quiétude dans les esprits. La paroi nord devint bleue, puis quelque chose comme un rideau de gaze glissa dans la pièce immense. Emprises dans la lenteur, les choses semblaient surréelles : un journaliste l’attendit sans bouger, le bras gauche tendu, et la regarda engloutir sa main avant de se dissoudre en entier. Ses collègues, presque tous tassés contre la cloison sud, eurent l’impression de voir sa chair se réduire en sable. Une femme pleurait, couchée en chien de fusil sur une table : on entendit ses sanglots jusqu’à ce que la vague bleue commençât à ronger ses omoplates. Un secrétaire devenu à moitié fou courait dans tous les sens : le brouillard happa la moitié de sa jambe en extension et à l’appui suivant il s’affala. Pour certains cette disparition inexorable avait quelque chose de doux, pour d’autres sa lenteur même la rendait hideuse, insupportable. La plus grande zone de peuplement chinoise fut transformée en un désert de sable gris, à perte de vue, et l’on jugea à ce spectacle l’immensité des espaces que les hommes avaient consommés, principalement depuis un siècle. Seuls des campagnards de ces régions survécurent. Étant devenus majoritaires, ils décidèrent de proclamer la Chine république agricole, de bannir tout parti politique et de commencer par constituer des entités locales. Plus tard, ils se fédéreraient avant de confier la gestion des affaires du pays à de hauts fonctionnaires. Dans leurs habitations en puits les paysans du Shanxi honorèrent les mânes de leurs ancêtres et les sacrifiés de la révolte. Le monde prit acte de la naissance de la nouvelle république et retourna à ses préoccupations quotidiennes. CHAPITRE XIV Alors que les Chinois se taillaient en pièces et bien avant que la majorité d’entre eux fût réduite en sable gris, deux des agglomérations françaises qui avaient obtenu leur autonomie durent déchanter : ces deux filles du Rhône s’étaient imaginées conquérantes et régénérées, puisqu’affranchies de la tutelle nationale. À Lyon, tous les décideurs se voyaient les mains libres, pensaient retrouver le fil de la croissance aminci par les crises financières périodiques et usé jusqu’aux limites de la rupture par les projets koriens. Les dossiers d’équipements structurants ne manquaient pas : rocades, voies souterraines, nouvelles lignes de métro, technopoles, zones d’activités, éco-quartiers, gymnases, stades,… Le quasi-embargo du président Rabhi porta un coup fatal à toute cette force d’innovation. Avec l’aide de la technologie extra-terrestre, la qualité du contrôle des transports était telle qu’il avait fallu très vite renoncer à la contrebande des produits surtaxés. L’ancienne cité de la soie dut vivre chichement. Pire, ceux-là mêmes qui venaient de relever la tête se virent contraints de geler des terrains dans les banlieues convoitées et d’y pérenniser l’activité des agriculteurs en place ou de solliciter des candidats au maraîchage. Des promoteurs se virent arracher le pain de la bouche : des terres achetées au prix du mètre carré agricole en voie de déclassement. La période, qui s’était annoncée radieuse, fut en fait la plus sombre pour tous ceux que l’esprit d’entreprise animait. À part quelques félons qui profitèrent du changement d’air. Les plus remarquables d’entre eux furent les deux patrons des Pêcheries Rhône — Saône. Jugeant l’état des fleuves et des grandes rivières scandaleux, les Koriens avaient imposé un chantier de dépollution rapide, allant jusqu’à précipiter le processus d’épuration par le démantèlement brutal des combinats industriels qui jalonnaient l’eau. C’est ainsi que les panneaux qui, sur les quais de Saône ou les berges du Rhône, interdisaient la consommation du poisson avaient fini par disparaître. Le lendemain de la signature par Rabhi de l’arrêté d’autonomie, deux anciens condisciples d’une école de commerce fondèrent les Pêcheries Rhône Saône (PRS), obtinrent pour une misère un droit de pêche de Givors à Montluel pour le fleuve, de Givors à Trévoux pour la rivière, ainsi que la concession, à but piscicole, de tous les canaux et plans d’eau de Miribel-Jonage. Ensuite, ils trouvèrent un banquier qui avait flairé le bon coup et investirent dans un bâtiment sous-employé, le musée des Confluences, qu’ils transformèrent en siège social, en usine de transformation, en marché de gros et de demi-gros; le port de plaisance tout proche trouva un emploi logique, les bateaux de pêcheurs y venant à quai pour décharger leurs caisses. Les deux jeunes patrons réussirent le tour de force de reconvertir une centaine de chômeurs, notamment en pêcheurs professionnels. La sélection et la formation des candidats était assurée par un maître des chaluts de Douarnenez qui se vit confier par la suite la direction du secteur pêche. La réussite de cette entreprise fut exemplaire. Presque aussi bien, la société Touvélos, installée dans un espace déserté de la Goutte d’or, développa au bon moment la fabrication, la réparation et l’entretien des bicyclettes. Son patron, Guy Belmier, avait osé anticiper. Quand cet ancien marchand de cycles avait créé sa boîte, le mouvement naissait tandis que, l’essence atteignant dix euros le litre, la plupart des voitures ne sortaient plus des garages. Hormis les habitants de Caluire, de Fourvière et de la Croix-Rousse, les citadins se mirent à regarder les vélos avec un œil bienveillant. C’est le moment où Belmier lança son Vélurb, en fait un vélo tricycle à la structure allégée, équipé d’une coque démontable ultra légère qui tenait l’usager à l’abri de la pluie. Il proposa deux versions, avec et sans assistance électrique. En un trimestre, il se retrouva à la tête d’une entreprise de cent cinquante employés. Toutes les pièces de son engin étaient évolutives, prêtes à s’adapter aux besoins du client, aux modifications de son physique, de sa santé ou de ses goûts. L’amour du vélo ne fut pas un engouement passager, comme tant de modes qui avaient traversé le début du siècle, et les plus étonnants de ses effets furent une certaine désaffection du VéloV», la création de rues cyclables et surtout — par le transfert d’usagers — la disparition des légendaires bouchons du tunnel de Fourvière. Un peu comme les remous de la Saône, les turbulences lyonnaises avaient quelque chose de feutré; même le mouvement le plus violent n’aboutissait qu’à une convulsion silencieuse en surface. Tout le contraire de Marseille où tout commençait par le tumulte avant de se résoudre, selon le destin. Il faut dire aussi que les conditions géographiques n’étaient pas les mêmes : l’approvisionnement en eau douce ou la disponibilité de surfaces arables ne relevaient pas des mêmes facilités dans le Midi. Quand le gouvernement parla de taxes pour tous les produits extérieurs (hors carburants, eau, électricité, acier, verre, fruits et légumes ne poussant qu’à l’étranger) tous les combinards du dimanche et leurs homologues plus professionnels se frottèrent les mains. L’avenir s’annonçait radieux pour leurs trafics juteux, le marché noir, les produits de contrebande. Ils n’avaient pas soupçonné la nasse dans laquelle le pouvoir les avait enfermés : lorsqu’ils constatèrent que les livraisons clandestines n’arrivaient pas, que les véhicules étaient systématiquement détruits et que les traficoteurs récidivistes étaient menacés de la prison en plein air, leur enthousiasme baissa, comme leurs ambitions. Dès que les autorités marseillaises comprirent que l’étau ne se desserrerait pas, elles durent, la mort dans l’âme, procéder à des révisions déchirantes. La première décision du maire, reniflant la faillite municipale, fut de démissionner et de laisser à son premier adjoint, Catherine Audibert, une femme courageuse, le soin d’affronter les bonheurs à venir. Que faire de deux millions d’habitants au sang chaud, sur un territoire aride et très urbanisé? Elle passa sous les fourches caudines, monta voir Rabhi pour lui remettre son certificat d’autonomie, accepta les reproches et n’obtint que des aménagements, dont le total rétablissement de l’activité portuaire, mais rien sur le chapitre de l’alimentation locale. Au contraire, le président lui imposa le projet Huveaune qui lui valut quelques semaines de révolution. L’idée était que, la capitale provençale ayant englouti ses espaces agricoles, il fallait recréer une sorte de couloir fertile tout le long du seul cours d’eau permanent. Quand ils virent les listes des expropriations, des destructions de zones commerciales et artisanales, les Marseillais concernés devinrent comme fous. Les manifestations devant la mairie centrale et sur la Canebière dégénérèrent et virent voler boulons, pierres, clés à molette, barres de fer et quelques cocktails molotov. Malgré les arrestations, la furie ne retombait pas et l’arrivée des premières équipes de démanteleurs, épaulés par les CRS, fut marquée par de terribles affrontements, causant morts et blessures. Mais les révoltés continuaient à camper dans les zones menacées, souvent à même le bitume. La moindre rumeur, le moindre mouvement, déclenchaient des agressions, des émeutes. La plupart des membres du conseil municipal avaient des amis, des parents, des connaissances parmi les insurgés. Déjà les dockers commençaient à s’agiter, par solidarité. Tout le long ruban d’usines, de hangars et de magasins qui jalonnait la vallée de l’Huveaune était devenu inaccessible, sous tension permanente et Catherine Audibert dut demander secours au chef de l’État, lequel appela Disonkor à la rescousse. Le Korien accepta, non sans laisser échapper ce qui ressemblait à un soupir et en se demandant si un jour la France le laisserait en repos. Catherine Audibert tenta une dernière médiation sur le parking de l’usine Pulco où elle rencontra les meneurs de la contestation. Elle ne tint pas un quart d’heure. Alors qu’elle déclarait «Vous devez choisir : soit le démontage avec recyclage des matériaux et plan de reconversion, soit la destruction par les sphères koriennes à partir de minuit…» des projectiles fusèrent de la foule et la maire de Marseille dut fuir sous le déluge, ses protecteurs et elle-même blessés, sa voiture criblée, au cri scandé de «Casse-toi, salope!» Dans la soirée les insurgés se réunirent : avec l’intervention des Koriens ils comprenaient qu’ils avaient perdu la partie. Dans le court laps de temps qui leur restait, ils improvisèrent la mise à sac des bâtiments, emportant ce qui était transportable et de valeur. La nouvelle ayant traversé la cité, les pilleurs se bousculèrent bientôt et quand les sphères bleues apparurent à l’heure dite, une grande partie des biens meubles avait disparu. Partant d’Aubagne, elles réduisirent en poudre les succursales automobiles, la fabrique de jus de citron, une aciérie, tout ce qui avait été bâti jusqu’aux limites du lit supérieur de la rivière et n’épargnèrent que le club de kayak local, c'est-à-dire cinq modules algéco posés à l’embouchure, facétie qui laissa plus d’un Marseillais perplexe. Dès le lendemain des engins commencèrent à récupérer le sable gris, expédié au comblement d’une carrière désaffectée. Huit jours plus tard, des tracteurs creusèrent les premiers sillons dans les terres restaurées de Napollon, en y répandant les montagnes de crottin venues de tous les centres équestres du secteur. La propriété des terrains, inconstructibles, revenait à l’État qui les louait pour une somme symbolique, à raison d’un hectare pour les légumes et de cinq pour les fruitiers. Il fallut trier dans les nombreux dossiers de demande d’exploitation, la priorité étant donnée à ceux qui possédaient une formation agricole. Un plan d’aménagement du cours d’eau, ambitieux et attentif au paysage, prévoyait d’optimiser l’irrigation et de rendre à la vallée de l’Huveaune la fraîcheur qu’avait vantée Pagnol. Ce fut, pour certains Marseillais attachés à un urbanisme dynamique, un triste moment. *** Six mois : c’est le temps qu’il fallut à Leterrier et Cynthia pour mettre sur pied leur expédition fatale. Ils furent notamment retardés par un fait troublant, une donnée inhabituelle concernant un président de la République. Après des semaines de recherche ils durent céder à l’évidence : la sécurité de Rabhi à l’Élysée n’était assurée que par le planton de service et un secrétaire-garde du corps qui logeait sur place dans une petite chambre. Longtemps, ils pensèrent qu’il y avait un loup, que leurs investigations présentaient des lacunes, jusqu’au jour où, ayant épuisé toutes les sources, ils acceptèrent cette quasi-inexistence de protection rapprochée. Le seul élément qui leur échappait était l’éventuelle déconnexion du système d’alarme — bien dans l’esprit du nouveau chef de l’État, un bruit dont ils n’eurent aucune confirmation. Inconvénient minime : ce type de défense, parfaitement connu, ne les retarderait guère dans la chronologie de leur expédition. Leur action fut programmée pour la nuit du 16 février, car le lendemain, au cours d’un conseil des ministres extraordinaire, Rabhi devait présenter un plan de dépolitisation européen élaboré par Disonkor. Avec l’assentiment de Cynthia, Leterrier avait choisi cette date, car il était persuadé que le président veillerait tard, pour réétudier ses dossiers. Et il ne s’était pas trompé. Entrés facilement par les jardins de l’Élysée, ils entamèrent le tour de la bâtisse vers vingt-trois heures et aperçurent Rabhi dans un fauteuil, des dossiers sur les genoux, un feuillet en mains. Alors qu’ils l’observaient le frôlement d’un pas sur l’herbe se fit entendre : c’était le secrétaire, Enzo Rossi, lui aussi en ronde, qui meublait l’attente en prenant l’air. Il n’était pas question qu’il se couche avant son patron et, le connaissant bien, il se doutait qu’il ne s’arrêterait pas de travailler avant minuit. Il était en train de se demander si son chef lui accorderait une journée pour le mariage de sa soeur quand une masse, surgie d’un buisson, le jeta à terre, serrant ses jambes dans un étau. Avant toute réaction il fut séché par un coup de matraque aussi violent que précis. Leterrier se releva de son placage de rugbyman et chuchota à Cynthia : — Je vois que tu n’as pas perdu la main… il n’est pas près de se réveiller. Il n’a pas l’air trop lourd, je peux le porter sur mon dos jusqu’à sa chambre… Je n’ai pas envie de le laisser traîner là dehors, on ne sait jamais. Fouille-le! Cynthia se pencha, calme, méthodique. Elle leva la tête, interloquée. — Merde! Il n’a pas d’arme! Elle reprit sa fouille et extirpa des vêtements anthracite un portable et une télécommande d’appel. Elle interrogea Leterrier du regard. — Je la reconnais : elle permet de biper en urgence du personnel d’intervention, style GIGN. Aucun rapport avec le système d’alarme. On va rentrer là dedans comme à la maison. Dans la pénombre Cynthia sécurisa la progression du monstre à deux corps qui la suivait. Elle avait tellement étudié les plans du bâtiment qu’ils ne mirent pas cinq minutes pour arriver à la chambre du secrétaire. Dans les couloirs, éclairés par des veilleuses, pas un bruit : dans la partie réduite où Rabhi avait logé sa famille, sa femme et ses deux fils dormaient. Cynthia ouvrit la porte de la pièce avec un imperceptible cliquètement puis aida son compagnon à coucher Rossi, tout habillé, installé comme s’il avait cédé à la force d’un petit coup de pompe nocturne. — Le somnifère! Je ne veux pas courir le risque d’un réveil prématuré. En une poignée de secondes, elle sut extraire de son sac à dos une seringue déjà armée, la planta dans la saignée du bras dégagée par Leterrier et expédia la dose de narcotique dans l’organisme de Rossi. Dans la lumière orange des veilleuses ils glissèrent à travers les corridors, deux oiseaux de nuit volant sans à coups, jusqu’au bureau présidentiel. Pour en ouvrir la porte, Cynthia se fit aussi discrète qu’en manipulant celle de la chambre de Rossi, mais le président devait avoir une ouïe parfaite, car il se retourna à l’instant où ils entraient dans le bureau. — Vous savez que ce n’est plus l’heure des visites… Et il se leva. Leterrier sortit son pistolet, malgré tout un peu décontenancé. Le président souriait. — Il n’y aurait que cette jolie dame, j’aurais pu espérer une effraction libertine, mais vous et votre pistolet m’obligez à penser qu’il est question d’extorsion, de rapt ou d’exécution. Leterrier était presque bluffé par le calme insensé de Rabhi, qui ne composait pas : ni tics, ni pâleur, ni voix qui tremble. En s’approchant, il l’examina : cet homme n’avait rien d’extraordinaire. Taille médiocre, corps trop fin, visage quelconque, vêtu à cette heure-là comme un jardinier. Et puis tout à coup, il découvrit son regard et se sentit happé par des yeux qui brûlaient d’intelligence et d’humanité. — Maintenant que je remarque le silencieux, j’opterais plutôt pour une exécution. Le président continuait à sourire. — Il est très facile de me tuer, et comme il n’y a plus ni caméras ni micros, vous jouirez d’une impunité absolue. Ceci dit, vous ne serez pas très avancés : les modifications législatives, qui seront de toute façon adoptées, prévoient que Disonkor peut pourvoir au remplacement d’un chef d’État par un de ses ministres, en cas d’urgence. Mauvais temps pour les incrustés. Il faudra s’habituer à ne plus être homme politique à vie, monsieur Leterrier. Le militaire se renfrogna. — Je vous ai reconnu, ainsi que votre compagne, Cynthia Rydalevski. Même si nous ne vous poursuivons pas avec acharnement, vous êtes connus de nos services… Vous êtes pressés? Leterrier ne put retenir un sourire devant l’aplomb du président et se résigna à lui parler. — Vous n’avez donc pas peur de mourir? — L’important c’est ce que nous faisons de bien, pas ce que nous sommes. Je ne serais pas heureux de renoncer à la vie, mais je souffrirais bien plus de devenir incapable d’agir pour ma planète. Mon existence est sans importance puisqu’un jour ou l’autre je m’effacerai de ce monde. Dites-moi, vous ne risquez absolument rien… Je présume que vous avez neutralisé Enzo et j’ai supprimé toute autre surveillance, alors accordez-moi une demi-heure. Passé ce délai, si je ne vous ai pas ébranlé, envoyez-moi votre morceau de plomb dans la tête. Vous verrez que je ne tremblerai pas plus que maintenant en vous parlant. Leterrier se tourna vers Cynthia qui fit oui de la tête. — Bien. Venez vous asseoir. Je ne suis pas James Bond, je ne jaillirai pas de mon fauteuil pour vous arracher votre arme! Votre pensée politique est bien celle du FFU? C’est en vertu des principes d’extrême-droite que vous voulez m’éliminer? — Parce que vous êtes le président le plus nocif que la France ait jamais élu. — Je crains de comprendre : je suis la chienlit, vous êtes l’ordre. Vous croyez donc encore au père Noël libéral et à tous les beaux joujoux de sa hotte qu’il vous a promis. Et j’entends libéral de gauche comme de droite… Leterrier répondit par une moue. — Vous n’êtes pas aveugle, capitaine Leterrier. Vous avez vu comme les idéaux du conseil de la Résistance ont été bafoués, grignotés et finalement piétinés. Le siècle le plus moderne est celui de la précarité, de la misère que l’on cache, de l’arrogance des profiteurs, des conflits aussi barbares que ceux de l’Antiquité. Alors vous voulez revenir au bon vieil ordre, à la main d’acier dans le gant de feu! ? — Je veux juste remettre le type qu’il faut à la tête du pays. — En me supprimant? Peine perdue. Votre champion vous tromperait, comme ceux qui l’ont précédé : un coup de vernis autoritaire et il se dépêchera de baiser la main des puissants avant de garnir son coffre-fort… Le destin est tellement incertain et cruel. — Je ne mords pas à l’ironie. — Tant mieux. Alors je vais vous parler sans filtres. Je me fiche que vous me fassiez sauter le crâne ou pas : quelqu’un prendra ma place aussitôt. Et n’espérez pas que les Koriens vous laissent remonter sur scène. Je crois à l’honnêteté de votre pensée, je vous demande de ne pas mettre en doute la mienne. Comme Lévi-Strauss n’aimait pas les voyages, je déteste la politique, en tous cas la caricature qu’elle est devenue, et ma seule motivation est de participer à la prochaine évolution. À défaut d’y parvenir, ma vie sera un échec. — Vous pouvez préciser… — La mutation du Nalash. Avant l’arrivée des Koriens notre espoir était mourant. Chacun d’entre nous s’habituait au pire, se mentait sur les conséquences de notre veulerie, je ne dirai pas aveuglement parce qu’il y a longtemps que tout le monde sait. Nos adversaires étaient très forts : ils avaient réussi à faire passer des intérêts privés pour des nécessités publiques, leur immobilisme pour un progrès et les environnementalistes pour des nuisibles. Vous, comme les autres, ne vous étonniez plus du dessèchement des forêts méditerranéennes, des inondations répétées en toutes saisons, des hordes de réfugiés climatiques, de la disparition quotidienne d’animaux. Comme si on pouvait danser sur les cadavres en se disant que la peste aura disparu le lendemain… — Le FFU a toujours eu un volet écologique dans ses programmes! — N’employez pas ce mot, c’est une coque vide, une mue de cigale. L’écologie est une science; moi, je suis défenseur de l’environnement et je professe le Nalash. Si nos visiteurs étaient restés sur Kor, nous serions allés au bout de notre logique, nous aurions continué à ignorer toutes les lignes rouges, malgré les intelligences et les militants qui crient depuis cinquante ans, malgré les preuves tangibles, malgré la peur des dérèglements… Quel âge avez-vous? — Trente-huit ans, je suis né en 1983. — Si vous allez au terme logique de votre vie, vous verrez les conséquences désastreuses de nos aberrations. Aujourd’hui, elles sont devenues inévitables. Nous ne tuerons pas la planète, nous l’altérerons. Les hommes ont préparé leur lit de douleur… s’il ne devient pas une couche mortuaire. Surtout quand on pense aux jolies bombes à retardement que des décennies de chimie inoculée à tous les tissus de la planète nous ont préparées. Et vous voulez nous ramener à l’ordre ancien!! Le vingtième siècle est mort et avec lui toutes les illusions de la croissance éternelle. — Vous n’aurez jamais la poigne nécessaire. — Allez dire cela à ceux qui purgent une peine de prison en plein air. L’ignominie humaine me fait vomir autant que vous et je ne me sens aucune indulgence pour les cancers récidivants. Je tends la main à la première faute, je gifle à la seconde. — Attention, vous parlez presque comme un homme politique! — Je vous croyais ennemi de l’ironie… Le temps qui m’était imparti est bientôt écoulé. Venez avec moi, je vais vous montrer quelques dossiers confidentiels. Devant l’hésitation du couple, Rabhi ajouta : — Vous imaginez encore un coup fourré? Vous êtes presque amusants… Vous avez pourtant dû étudier mon caractère, au moins autant que mes habitudes. — Cynthia, passe devant. Vous, dirigez-nous! Si quelque chose ne me plaît pas, je vous abats tout de suite. Leterrier et sa compagne ne quittèrent l’Élysée que vers trois heures du matin. Rabhi, toujours vivant, essayait de réparer son énergie dans le sommeil. Tandis qu’ils s’éloignaient dans leur tout terrain, Cynthia, installée côté passager, revoyait les yeux magnétiques du président, entendait sa voix calme et persuasive. Comme son compagnon, elle n’avait pas pu résister à la chaleur humaine qui émanait de cette personnalité. Une fois qu’on avait admis sa franchise, son honnêteté, plus rien ne lui résistait. Son intelligence faisait le reste. Elle l’avait même cru quand il leur avait assuré qu’il ne les ferait pas poursuivre, qu’il allait les amnistier et leur offrir la possibilité d’une réintégration. Elle, si facilement sceptique, dure au mal, qui avait surmonté bien des peurs, avait du mal à réaliser que ce bout d’homme les avait retournés en quelques heures. Cette nuit-là ils firent l’amour presque tendrement, presque apaisés. Quelques semaines plus tard, ils proposèrent à Rabhi de renforcer sa garde à l’Élysée, pour lui éviter que deux excités dans leur genre ne réussissent leur coup, et le président accepta. Enzo Rossi ne sut jamais qui l’avait agressé. *** Disonkor ne rencontrait plus Pellazzi sans sa femme : il était délicieusement émoustillé par la pugnacité intellectuelle de Carmina et quand le couple le harcelait sans lui laisser le temps de souffler, il retrouvait presque les plaisirs des hautes palabres de Kor avec ses amis d’esprit, qui lui manquaient. Dans une semaine ordinaire, il rencontrait un nombre considérable d’individus, mais il ne se privait sous aucun prétexte de sa demi-journée ou de sa soirée avec les Pellazzi. Selon son humeur et la disponibilité de ses amis, Rome ou Baratti les voyait se réunir. Quelle que fût l’option, le Korien prenait son vaisseau, restait dans la capitale ou les emmenait au bord de la Méditerranée. Chaque voyage relevait du même processus. Disonkor les faisait entrer par la rampe déclive dans une sorte de sas; ils savaient qu’à droite se trouvait la soute et à gauche la cabine de pilotage où deux sièges les attendaient. Le Korien décollait, volait à basse altitude cinq à six minutes, puis actionnait le mode de déplacement instantané. Ils se retrouvaient alors proches de leur destination et leur pilote achevait leur voyage par une approche à vitesse réduite. Ce qui avait frappé Pellazzi la première fois qu’il avait volé sur le navire korien, c’était la sobriété de l’aménagement et particulièrement du poste de pilotage. Un avion de ligne présentait vingt fois plus d’écrans, de cadrans, de jauges. Les quelques voyants du tableau de bord ne s’allumaient qu’à l’instant où Disonkor s’asseyait, sans doute activés par une cellule de reconnaissance logée dans le siège, le seul accessoire qui présentât une singularité. Avec son allure de fauteuil ergonomique, il trompait son monde. Dès qu’on y était installé on ressentait son caractère organique et, sans ceinture ni courroie, il vous enserrait dans une douce camisole qui ne laissait que les bras et la tête de libres. Pour le rassurer, Disonkor lui avait dit qu’en cas d’imprévu l’étreinte se relâchait instantanément. Ce jour-là il les avait invités pour un repas «original». Vers midi trente ils virent le vaisseau se poser sur son aire coutumière, un cercle de terre battue, vestige du sanctuaire d’Isis, sur le Janicule. Dès qu’ils eurent embarqué, il suivit la procédure ordinaire. Chaque phase ayant duré le temps habituel, ils furent étonnés de ne pas découvrir, à travers la verrière panoramique du pare-brise central, la courbe lumineuse de la baie de Baratti. Sous leurs yeux une ville dessinait les contours d’un haricot, aérée par les masses vertes des bois et des plantations. La brillance de trois lacs dominait le paysage. Disonkor se tourna vers eux, l’œil pétillant. — Srinagar, Cachemire. Nous sommes les invités de mon ami Idoskor. Peu après ils atterrirent sur une pelouse du jardin monumental de Nishat Bag, au bord du lac Dal. L’écrivain les attendait près d’un arbre, seul, une tunique et un pantalon de soie au-dessus de son vêtement korien. Les deux extra-terrestres se tinrent longuement les mains, paumes à plat, avant qu’Idoskor ne se tourne vers le couple. — Bonjour, Carmina et Adriano. Ne vous formalisez pas, notre ordre des préséances n’est pas le vôtre, cela ne veut pas dire que je vous ignore. Au contraire, Disonkor m’a parlé de vous et j’en avais conçu une certaine curiosité. Suivez-moi, je vous prie. Il les conduisit jusqu’à un houseboat, amarré à la berge, aux allures de palais, à cette différence près qu’il n’avait qu’un étage et que toutes les ornementations, les festons, les colonnes et les ouvertures en arc étaient en bois. Voyant que les Italiens dévoraient des yeux la décoration du bâtiment, l’écrivain lâcha un bref commentaire. — Une route passait tout le long de cette rive : je l’ai fait détruire pour que les jardins se retrouvent les pieds dans l’eau. Quant à l’intérieur, comme j’ai tout trouvé à mon goût je n’ai rien changé, à part mon lit… L’ancien était trop petit. La salle à manger donnait sur le Dal et au-delà du monde incandescent du lac, on devinait le bruissement ocre de la cité, les contreforts du massif du Dachigam à l’est, le moutonnement de la forêt de Badgam dominé par les crêtes enneigées des Diskhil plus au sud. Idoskor avait la même passion de la nourriture que Disonkor et les trois plats disposés sur la nappe d’organdi rivalisaient de finesse, pourtant Pellazzi semblait embarrassé et le chef Korien s’en aperçut. — Adriano, vous avez quelque chose sur le cœur… Vous pouvez parler, je n’ai pas de secrets pour Idoskor. — Je ressens toujours cette même contradiction : votre raffinement, votre culture, me font ressortir la brutalité de l’anéantissement de plus d’un milliard de Chinois… Et tout à coup, j’ai l’impression d’être une sorte de collabo, ou un type qui cautionne l’injustifiable au nom d’un amour commun de l’Art et de la littérature! — Je vous comprends, intervint Idoskor, mais croyez-vous que nous ayons pris notre décision à la va-vite? Nous ne sommes pas des machines et nos opinions ont divergé. Ce sont des éléments objectifs qui nous ont fait basculer vers une solution radicale. — Los Angeles, Le Caire, les musulmans, c’était déjà énorme! Là, quand même, quarante villes d’un à plusieurs millions d’habitants transformées en poussière : comment peut-on justifier cela? — Vous avez raison, le nombre est colossal… Pour autant, est-ce que l’acte est monstrueux? Nous ne raisonnons pas comme vous : notre premier critère est la sécurité de la planète, or la situation devenait incontrôlable. D’après nos observations, des missiles nucléaires avaient été déployés. Malgré nos demandes, les Chinois n’avaient ni réduit leur arsenal ni infléchi leur politique d’aménagement brutal de la Nature. Leurs derniers projets d’urbanisation étaient criminels, mais nous avons surtout craint que les généraux n’aient l’index chatouilleux à force de garder les yeux rivés sur l’arme atomique. — J’ai bien compris que personne n’est mort en souffrant… Malgré tout, pouvez-vous disposer ainsi de l’existence de tant d’hommes? — Avons-nous jamais éliminé quelqu’un par fantaisie ou par plaisir? Votre propre espèce se montre-t-elle plus regardante à sacrifier la vie? Nous n’abusons pas de notre supériorité, simplement nos solutions ne sont pas à votre échelle ordinaire. Combien de ceux qui ont disparu ne pouvaient espérer qu’une vie d’oppression, de misère spirituelle? Vous pensez qu’il était préférable qu’ils persistent à nager dans un monde qui les écrasait, qui ne leur offrait que de tristes perspectives? Le problème des Terriens vient de ce que le pouvoir est rarement dans les mains des hommes remarquables. Dire qu’il s’est trouvé des gens pour laisser régner un Cauescu, un Khadafi, un Mobutu, un Pinochet! Vous êtes une espèce dangereuse, autant pour les autres que pour vous-mêmes et nous ne pouvons tolérer la moindre menace. Je suis persuadé que notre intervention en Chine va pacifier bien des tueurs de masse potentiels et nous nous serons protégés aussi bien que nous vous aurons rendu service… Carmina, qui venait de terminer une bouchée, l’interrompit. — Idoskor, vous êtes presque aussi convaincant que Disonkor, mais vous devez admettre que, quelles que soient les affinités qui nous rapprochent, nous éprouverons toujours ce sentiment de duplicité au fond de nous-mêmes… Presque une schizophrénie. — Je ne vous en fais pas reproche. Vous devez simplement nous rendre cette justice que nous n’avons jamais agressé les premiers, que nous n’avons pas installé une armée pour tyranniser les Terriens et que les pays qui savent nous écouter vivent paisiblement. Comme ici… Pellazzi s’étonnait encore que, même dans la polémique, les Koriens ne s’irritaient pas. Il n’avait vu qu’une fois la colère dans les yeux de Disonkor, le lendemain de l’assassinat d’Eterikor, et il aurait préféré ne l’avoir jamais vue. Il reprit la main. — C’est vrai que vous avez la réputation de vivre en harmonie avec les Indiens. Une question me chiffonne… Comment leur avez-vous fait accepter le plan de dénatalisation? — Avec de la patience. J’ai commencé par mériter leur confiance. Il ne m’a pas été difficile d’apprendre l’Hindi et tous les dialectes, alors, quand j’ai rencontré des responsables je pouvais saisir les nuances de leurs pensées. Je pouvais aussi exprimer les miennes dans toute leur palette. Bien entendu, j’avais lu de quoi m’imprégner de la psychologie de ce peuple. Je pense que j’ai gagné leur respect le jour où j’ai fait paraître une nouvelle version du Mahabharata, saluée par les universitaires. J’ai essayé de me mettre dans leur peau, je me suis fait à moi-même les objections et le jour où j’ai voulu les convaincre j’étais prêt. Tous commençaient par invoquer la religion, comme si Dieu était le responsable du planning familial. Après venait la tradition et je leur faisais remarquer que c’est en son nom qu’une partie des hommes opprimaient leurs semblables. Ils passaient ensuite à l’argument du dynamisme démographique et ses corollaires économiques. Je leur répondais que sur Kor la population variait peu et que nous n’étions ni en voie de disparition ni en faillite. Ils finissaient toujours par une question : qui s’occupera de moi quand je serai vieux? — Exact. Les retraites, c’est insoluble… incompatible avec votre plan, glissa Carmina. — L’idée est de stabiliser les populations à un chiffre qui rende toute forme de développement soutenable (c'est-à-dire bien inférieur au peuplement du monde à notre arrivée) puis de mettre en place un système multiple qui assure aux anciens une vie sereine. Insatisfaite, Carmina insista. — Aucun système n’est durable en dessous d’un retraité pour trois actifs. — Si, mais il faut changer de philosophie. En se tenant à votre proportion, il faudrait presque tripler la population mondiale tous les quarante-cinq ans… Dans un siècle, vous ne contrôleriez plus rien. Carmina ne put retenir une question. — Vous envisagez de nous aider à résoudre ce problème? — Nous le faisons déjà en vous obligeant à réduire votre nombre. Vous savez bien que vous n’arriviez plus à gérer tous vos déchets, à arrêter l’effondrement de certaines populations animales, à combattre les effets du dérangement climatique… Vous attendiez quoi? Si vos arrière-petits-enfants pouvaient être là, vous croyez qu’ils vous jugeraient tendrement? Imaginez leurs questions : pourquoi avez-vous consommé sans mesure le pétrole que la Terre avait mis de millions d’années à enfanter? Pourquoi avez-vous dilapidé les trésors de la biodiversité?... Ils vous en poseraient des dizaines et vous n’auriez que votre honte pour leur répondre. Carmina le regarda, suave et malicieuse. — Vous savez, Idoskor, si vous n’étiez pas si forts, bien des hommes vous auraient mis en pièces en entendant ce genre de discours. Au fond, avec vous c’est l’écologie au bazooka. L’écrivain parut amusé. — Pouvez-vous concevoir que, pris sous l’angle de la masse, nous ne vous estimons guère plus développés que les peuplades noires ou américaines à l’époque où vous les avez colonisées? L’Italienne en resta bouche bée. — Alors, mesurez la différence entre l’humanité de notre traitement et celui que vous avez fait subir à vos conquis. Avec nous, personne n’a fini à fond de cale, des chaînes aux pieds… À la fin du dîner, la discussion avait dévié sur la littérature et les Pellazzi, pourtant érudits, mesurèrent leur ignorance devant les connaissances et la finesse d’analyse d’Idoskor. Tout à coup, celui-ci changea de registre. — Comme disent les Français «Il n’est de bonne compagnie qui ne se quitte.» J’ai une rencontre dans un peu plus d’une heure et la ponctualité est une qualité korienne. Je dois penser à me préparer. Avant de vous quitter, et après tout ce que vous avez pu considérer comme des horreurs, je tiens à vous dire que, même si je n’estime pas tous les Terriens, j’en aime certains. D’ailleurs, à ce propos, j’ai besoin de parler à Disonkor seul à seul… Les Pellazzi se levèrent, mais Idoskor les retint. — Attendez, encore une chose, un cadeau. Je vous ai fait brocher un de mes livres sur le Nalash; il est mi poétique mi philosophique. Ce sera du grain à moudre pour une future rencontre… Disonkor s’approcha d’eux et leur demanda de l’attendre dans le parc. Dès qu’ils eurent disparu, il se mit à parler en korien à son ami. — «J’en aime certains» as-tu dit? Je crains le pire… Qu’est-ce que tu as fait? — Les Terriennes ne me faisaient aucun effet, même les belles Indiennes au teint proche du nôtre, jusqu’au jour où ma soif de voyage m’a amené en Irlande. J’y ai rencontré une rousse aux yeux verts et pour la première fois je me suis senti moins indifférent. J’en ai croisé d’autres, une en Suède, une en Ukraine, et face à chacune mes sensations m’ont confirmé cette attirance, mais rien de plus. Il y a quelques mois, une nouvelle attachée culturelle a pris son poste à l’ambassade d’Angleterre. J’ai fait sa connaissance à un cocktail organisé pour la sortie de mon Mahabharata. Comment te dire… J’ai été emporté immédiatement par ses cheveux auburn, ses yeux en amande, sa peau de nacre. Intelligente, sensible… — Sans que ce soit interdit, nous étions d’accord pour éviter les relations de ce type avec les Terriens. — … — Et je présume que vous avez consommé… L’écrivain se contenta d’opiner. — Elle n’a pas été troublée par notre particularité sexuelle? — Non. Je crois même qu’elle y a pris goût, à tel point que… — Idoskor, ne me fais pas languir! — Elle est enceinte de deux mois. — Logique. Décidément, ce séjour sur Terre ne manque pas de charme. Tu me feras rencontrer cette beauté un de ces jours… La nouvelle est assez importante pour que nous ayons un powow ce soir. Lorsque Disonkor les rejoignit dans le jardin, les Pellazzi crurent discerner sur son visage un mélange de préoccupation et d’amusement. *** Dans une salle de réunion de la base 51 au Nevada, à mille cinq cents mètres sous terre, les anti-koriens, adversaires du new deal de Mendez, attendaient l’arrivée du général Lester pour une communication. Ce groupe, principalement constitué d’officiers ulcérés et de patrons exaspérés, s’était formé après la mort de Demekis, lorsqu’il était apparu que la nouvelle présidente trahissait les valeurs de la vraie Amérique. Les PDG de Monsanto, Dow, Amazon y côtoyaient généraux et amiraux, rassemblés dans la détestation des Koriens et de Mendez, leur «soubrette». Un cri de satisfaction accueillit le général Lester qui s’assit immédiatement au bout de la table et entama son sujet sans détour. — Mes amis, je crois que nous n’avons gaspillé ni notre argent ni notre énergie. De tous ceux qui ont rejoint notre combat un homme vient d’émerger. Il s’agit d’un ingénieur de la NASA, Neill Adams, spécialisé dans la propulsion. Il a eu une idée de génie : tromper les Koriens en utilisant leur propre technique. Si nos missiles avaient atteint les envahisseurs, ils les auraient pulvérisés, sinon, pourquoi les auraient-ils interceptés, et pourquoi nous auraient-ils punis? Donc, notre problème n’est pas de disposer d’une arme létale, mais plutôt de la faire parvenir à la cible. Adams propose d’utiliser une sorte d’Edneria miniature, un aérolithe contenant de quoi faire sauter leur caillou de merde! Encore plus fort : il suggère un tir à blanc, l’envoi d’un rocher sans charge explosive qui passerait très près des Koriens, histoire de tester leur réaction. Il m’a même parlé d’un second tir désamorcé; si les extra-terrestres ne bougent pas, nous leur envoyons le troisième, chargé à mort. Bordel! Si Dieu le veut, ce coup-ci on les tient, mes amis! Une clameur d’enthousiasme lui répondit et c’est par pure curiosité — et non pas pour asseoir leur jugement — que les participants prirent connaissance des éléments techniques et des dernières nouvelles, en particulier qu’Adams avait déjà procédé à des essais concluants de vol téléguidé d’un roc de quatre tonnes. Ils étaient tous les yeux rivés à l’écran quand Lester fit projeter le schéma en coupe du mégalithe évidé avec ses trois compartiments : un pour la charge nucléaire, un pour le carburant, un pour le moteur. Les photos de la masse en vol étaient confondantes : la future arme avait l’allure débonnaire d’un de ces débris minéraux qui sillonnent l’espace; il suffisait, à l’instant où l’engin dépasserait Edneria, d’éteindre ses réacteurs pour qu’il fasse figure de simple météorite. Plusieurs mois passèrent avant que l’arsenal soit prêt. Si Lester était un homme parfois emporté ou excessif dans son langage, ce n’était pas un imbécile et, au vu des représailles de la précédente tentative, il ne donna son feu vert qu’à l’instant où il pensa avoir examiné tous les points faibles de l’opération. Par un simple hasard, ce fut la veille du troisième anniversaire de l’arrivée korienne. Depuis plus d’un mois, une navette s’était arrimée à une des rares stations orbitales autorisées par les extra-terrestres, à l’opposé d’Edneria. Elle avait été équipée pour servir de base de lancement aux trois «fireballs» (le général était un fan de Deep Purple), le téléguidage se faisant à partir du sol. Dans la salle souterraine d’Arizona, pas un absent; personne n’aurait voulu manquer ce moment dans cette pièce, mieux dotée que celles de la Nasa, et beaucoup préféraient attendre là, à l’abri, au cas où les Koriens en réchapperaient et n’apprécieraient pas le cadeau. La dernière idée du prolifique Adams, qui lui valut un juron admiratif de Lester, avait été d’expédier les trois aérolithes à quelques minutes d’intervalle afin d’accréditer l’idée d’une vague de corps volants. À 23 h 51, la fireball one surgit dans l’espace. Adams, aux manettes, commanda sa trajectoire pour simuler un vol qui aurait frôlé la Terre, avant de la faire passer au large d’Edneria. Il réduisit le moteur dès qu’il considéra que la combustion était visible de la lithonef extra-terrestre. Aucune réaction. À 23 h 57, la numéro deux jaillit de la navette. Adams opéra de la même manière, mais amena la fireball à effleurer la station korienne. Aucune réaction. Dans le QG troglodyte l’excitation était à son comble. À 00 h 03, le caillou mortel s’envola, dans la même orbite que ses prédécesseurs. Adams le fit passer un peu plus loin que le deuxième et, au moment opportun, le fit basculer à tribord, cap sur Edneria. Aucune réaction. Debout devant l’écran de contrôle les conjurés, tels des supporters de football, retenaient leur explosion de joie devant l’occasion de but. Alors que l’impact était imminent, un engin à alvéoles vint cueillir la fireball et l’emporta vers la face cachée d’Edneria. En une fraction de seconde, l’abattement figea l’assemblée. Ils avaient pensé voir le ballon franchir la ligne : il n’en était rien. Un silence amer, des regards qui s’évitent, une immobilité de vaincus : la consternation et la déception étaient tellement fortes que le patron de Monsanto ne put retenir ses larmes. Le général fut le premier à réagir. — Mes amis, nous avons été si près de réussir… À présent, il nous faut assumer les conséquences de nos actes. Vous êtes libres de rester dans la base ou de repartir chez vous. Je présume que nous connaîtrons notre sort demain. Hormis Vasco et Riddey tout le monde opta pour un week-end sous terre. Le lendemain, il fallut attendre jusqu’à onze heures l’intervention de Disonkor. «Hier, aux environs de minuit et quart, un quarteron de réfractaires a expédié une bombinette malveillante vers Edneria, sous couvert d’une ruse grossière. Cette agression injustifiée vaut sanction. Toutefois, comme plusieurs peuples de la planète ont établi des relations satisfaisantes avec nous, aucun humain ne sera touché. Notre réplique interviendra d’ici deux jours, au plus tard. Bonne journée.» Un soulagement parcourut le QG enterré, puis les USA, puis la Terre entière. Le surlendemain matin, la lumière naissante révéla la nature de la punition. Les sphères n’avaient pas chômé, car tout engin porteur d’armes ou d’explosifs avait été réduit en poussière. Nulle part à la surface du globe ne subsistait le moindre tank, avion, hélicoptère ou navire de combat, à l’exception de ceux sous abri. À Toulon, à Vladivostok, à Norfolk, les darses étaient quasiment vides, avec juste un mince dépôt de sable neuf au fond de leur bassin. Bien que monumentale, l’étendue du désastre réjouit les fabricants d’armes qui s’apprêtèrent à mobiliser leurs usines pour répondre au boom à venir… Jusqu’à la deuxième intervention de Disonkor, ponctuel à onze heures. «Je suis persuadé que beaucoup d’entre vous nous remercient dans leur for intérieur, en particulier ceux que nous avons libérés des champs de mines qui empoisonnaient leur vie. Toute arme qui se trouvait à l’air libre a été réduite en poussière, ainsi que son éventuel contenant. Celles qui ont échappé à la destruction devront être exposées, d’ici le coucher du soleil, à l’extérieur de leur lieu de stockage : nos sphères s’en occuperont cette nuit. Pour les silos à missiles, il suffira de les laisser ouverts. Enfin, à partir de demain huit heures, toute personne, civil ou militaire, qui sortira d’un bâtiment équipée d’une arme — à l’exception des matraques et tasers pour les forces de l’ordre — sera prise en charge par une sphère et éliminée aussitôt. Amis Terriens, je vous souhaite une excellente journée.» La dernière phrase de Disonkor enflamma les rédactions et l’on glosa longtemps sur sa connotation. Les plus acharnés se déchiraient, tenant, les uns pour l’ironie, les autres pour le début d’un sentiment de sympathie. Quelques pragmatiques laissèrent entendre que le chef Korien sous-entendait simplement qu’on allait enfin vivre un peu tranquille sur la planète. Ce qui restait à vérifier. *** Quand il comprit qu’il ne pourrait jamais assouvir sa vengeance, jamais laver l’honneur de l’Escadron noir, Russell Cobants commença par hurler son impuissance, jusqu’à ce que ses poumons le brûlent et que sa gorge devienne du carton. Dans sa tête un cyclone d’idées, rien qui pût se fixer plus d’une dizaine de secondes. Il éprouvait comme un vertige, emporté dans cette fuite mentale, et une angoisse insoutenable coula en lui comme un béton liquide dans un coffrage. La seule pensée qu’il parvint à stabiliser fut que, s’il n’arrivait pas à briser ce maelstrom, il allait sombrer dans la folie. Il fureta dans sa réserve ultime et trouva une bouteille de vodka à l’herbe de bison. Le bruit du bouchon l’apaisa comme l’ouverture d’un tube d’aspirine. Au quatrième verre, son esprit retrouva la terre ferme : considérant que jusqu’au lendemain huit heures l’usage des armes n’activerait pas les sphères, il décida de s’offrir une folle nuit, une équipée sauvage en compagnie de quelques bons amis : mauser, kalachnikov, nagant,… Tout le reste de la journée, il démonta ses armes, les bichonna puis lustra sa moto. Au début de la nuit il se paya un repas plantureux : pickles mayonnaise, T bone avec un saladier de frites, trois parts de tarte au citron meringuée. Le tout arrosé par l’ambre aromatique de quelques cannettes, des Samuel Adams. Il avait invité Lola, une paumée, déjantée juste ce qu’il faut, qu’il emmenait parfois en virée, qui n’avait pas une hygiène irréprochable, mais une croupe et une paire de seins à réveiller un mort. Vers vingt-trois heures, la fête commença et Cobants ne fut pas déçu. À croire que tous les fêlés, les maniaques de la gâchette, les violents compulsifs, avaient eu la même idée que lui et s’étaient donné rendez-vous dans la basse ville. Comme échauffement il truffa trois branleurs qui se la jouaient Matrix, en encore plus lourd. Plus tard, un type planqué derrière des poubelles essaya de l’intercepter alors qu’il rôdait dans la huitième rue : la balle ricocha sur l’arrière de son casque. Il se mit à couvert et à la première ouverture fit exploser la tête du sniper avec une dum-dum maison. Dans son dos, Lola gloussait, amusée, excitée et surtout chargée d’une pincée de poudre, générosité de Cobants. Ce fut une nuit merveilleuse : tout ce que ses sacoches pouvaient contenir servit. Il s’offrit même un face à face à l’arme blanche contre un irascible, qui n’avait vu des marines qu’au cinéma et s’effondra au premier coup de lame. Vers une heure du matin, il fit une pause et enfourcha sauvagement sa cavalière, pas mécontente. Il dut se retenir pour ne pas lui arracher un téton avec ses incisives ou ne pas planter ses dents dans le fruit généreux de sa fesse droite. Ensuite, il s’accorda une copieuse resucée, les prétendants à la baston continuant à affluer. Bien que plusieurs quartiers fussent parcourus par les coups de feu, pas un policier ne patrouillait dans les rues. Aux premières lueurs de l’aube, Cobants entra dans Central Park, dénicha un coin tranquille, presque bucolique, et s’y installa après avoir éliminé les éventuels gêneurs. Il s’installa sur une couverture posée à même la pelouse, la moto tout près, un fusil et un pistolet d’un côté, Lola roucoulante et gentiment défoncée de l’autre. D’une main, il commença à siroter un Glenfiddich vieilli dans le chêne, de l’autre il attaqua le décolleté de sa partenaire, déjà électrisé par la chaleur et le velours de ses seins. L’aube semblait avoir chassé les excités de l’obscurité. Lola, requinquée par une gorgée de whisky, eut la reconnaissance torride, au point que Cobants se sentit un moment de tendresse pour elle. Il eut même la délicatesse de la caresser jusqu’à l’orgasme avant qu’elle ne s’endorme lourdement. À huit heures précises, adossé au rocher, il monta son lance-roquettes, l’empoigna et attendit. Trente secondes plus tard, deux sphères planaient au-dessus de lui, de la taille d’un ballon de hand. Il tira. Il ne sut jamais s’il en avait dégommé une. Lorsque Lola émergea de sa léthargie, elle eut beau appeler, pas de Russell. Pas plus de moto ni d’armes, juste quelques taupinières de sable gris. Dans la journée, la collecte et la destruction des armes se fit sans incident, hormis quelques dealers et souteneurs distraits, crétins ou suicidaires. Par ailleurs, la dépression se mit à contaminer les rangs de l’armée et des terroristes du monde entier. *** Sans effacer son souvenir, Vaea avait pris la place d’Atinaa. Simplement, l’affection qu’Elotikor portait à son nouvel homme de confiance gagnait chaque jour en profondeur. Elle se défendait de l’attirance physique qui faisait parfois trembler ses doigts, mais elle s’offrait comme une coque accueillante à la personnalité du fidjien. Leur identité de sensations et une symbiose spirituelle les rapprochaient toujours un peu plus. Sa fierté combattait ses sens; son esprit lui exposait constamment la vertu de cet homme qui, bien que bouillant de sentiments et de désirs, s’obligeait à ne pas même l’effleurer si ce contact pouvait passer pour une caresse déplacée. Elotikor savait qu’elle était assise sur une bombe sans se résoudre à rendre les armes. Parmi les rôles de Vaea il y avait celui de secrétaire; il venait d’empoigner le téléphone blanc et entendit la voix de Vicki Mendez. Elotikor comprit et attrapa l’appareil. — Oui, présidente. — Madame, vu les derniers évènements il est important que je vous rencontre. J’ai voyagé cette nuit, je suis à la villa Henderson, à Las Vegas. Disponible… — Bien, à seize heures, dans mon bureau du Pier 39. La pièce où Elotikor recevait pour les entretiens privés étonna Mendez : aucune photo, deux pans occupés par les livres du sol au plafond, un modeste bureau d’angle et, occupant presque tout l’espace, une sorte de salon meublé de quatre fauteuils autour d’une table basse. La présidente paraissait nerveuse. — Bonjour, madame Mendez, nous aurions pu converser par visiophone, il n’était pas utile de vous déplacer. — Non, madame, je voulais vous regarder en vous parlant. Je crois que nous avons établi des relations d’une certaine franchise : vu l’importance du sujet, je n’ai pas voulu d’une transmission trop neutre, ou qui m’aurait trahie. Et puis ce sera pour moi l’occasion de quelques visites imprévues. — Alors, je vous écoute. Mendez fixa un instant le regard d’Elotikor avant de commencer et fut frappé d’y trouver quelque chose de changé : toujours distant, ironique, mais moins hautain, en quelque sorte tempéré par l’affleurement d’un début de bienveillance. — Droit dans les yeux, je veux vous assurer que nous n’avons rien à voir avec cette agression stupide et… — Vous avez fait près de quatre mille kilomètres pour me dire cela?! Nous avons tout de suite identifié les coupables… Le général Lester ne passera même pas en cour martiale. L’inconséquence d’un petit groupe ne doit pas être imputée à tous. Elle se tut et posa sur Mendez un étrange regard, au point que celle-ci évacua sa gêne dans une toux provoquée. La Korienne se décida à parler. — Vous avez donc si peur de nous? — Votre puissance est terrifiante. Si l’envie vous en prend, demain vous pouvez nous rayer de l’univers. J’ai l’impression constante que, malgré nos progrès, nous sommes en sursis. — Ce que vous dites serait presque blessant. Contrairement à celles de beaucoup de Terriens, nos paroles sont fiables : il n’a jamais été question de vous anéantir, sauf quand nous étions au stade des discussions sur Kor. Je vais vous avouer quelque chose : hormis sur quelques vaisseaux-stations, dont un qui veille sur ma planète en permanence, il n’existe pas d’armes sur Kor. Nous avons inventé la lavatrice blu et les sphères pour l’expédition TERRE, parce que, vous ayant étudiés, nous étions convaincus d’essuyer des gestes d’agressivité. — Nous sommes donc si pervertis? — Je vous en laisse juge. Plongez-vous dans l’Histoire ou l’actualité : la défiance, l’oppression et les coups sont vos premiers réflexes. Mendez se borna à baisser la tête pendant qu’Elotikor laissait s’installer le silence. La présidente finit par se redresser. — En réalité, je dois vous remercier… sans arrière-pensées. Même si vous avez ruiné l’industrie de l’armement, votre sanction a fait pour la paix dans ce monde ce que nous n’avons jamais eu le courage d’entreprendre. — J’enregistre votre remerciement, mais notre action n’a pas extirpé votre violence congénitale. Ce n’est d’ailleurs ni notre préoccupation ni dans nos possibilités et je crains que des hommes trouveront toujours de quoi étriper et terroriser leurs semblables. Simplement, ils nuiront à une échelle réduite. Si nous avions voulu éliminer tous risques, il aurait fallu détruire les couteaux, les fourchettes, les pieux, les outils, les pierres,… Il ne serait rien resté sur Terre. Pas même l’eau! — Vous avez raison. Permettez-moi… Vous allez m’obliger à recycler beaucoup de gens et de bâtiments, et Dieu sait que je croule déjà sous le travail, pourtant, pour la première fois depuis que vous avez débarqué, je suis presque contente que vous soyez là! Elles échangèrent encore quelques idées, partagèrent des impressions, avant que Mendez prenne congé. Elotikor travailla jusqu’au crépuscule. À la nuit tombée, elle arriva dans sa maison du Presidio, détendue comme elle ne l’avait jamais été. Elle entrevoyait la fin de sa mission sur Terre, partagée entre l’envie de retrouver Kor et le désir de profiter encore des charmes de la Californie. Dans le salon, la table était dressée avec raffinement et un petit paquet était déposé contre une des deux assiettes; à son ruban était attachée une étiquette au nom d’Eloti. Alors qu’elle commençait à le dénouer, elle sentit la présence de Vaea avant d’entendre sa voix. — Je ne connais pas ta date de naissance, ton calendrier n’est sans doute pas le mien, mais j’ai trouvé qu’aujourd’hui serait plausible. Il avança avec un plateau chargé du souper qu’il avait concocté en fonction de ses gourmandises à elle : un assemblage de cœurs de frisée, batavia et roquette, truffé de paillettes de parmesan; une longe d’espadon cuite sur un lit de fleur de sel et de grains de fenouil, servie avec un mélange de quinoa revenu dans des languettes de champignons et d’artichauts; une salade de vingt fruits macérée dans un cocktail de vieux cognac et de vanille. Elle finit de déballer le cadeau, un bijou tahitien taillé dans un coquillage caramel clair, de la taille d’un gros ongle de pouce, sur lequel l’artiste avait gravé un tableau miniature, la déesse Hina, la mère des hommes. Elle le glissa autour de son cou et se regarda dans un miroir. Sur sa peau sombre, l’ongle laiteux tranchait et ajoutait quelque chose à sa beauté déjà si peu humaine. Dans son dos, Vaea l’observait. Elle se retourna pour une accolade, mais trouva sa bouche. Elle ne résista pas à ce baiser et le laissa se prolonger au-delà de ce qu’elle aurait cru tolérer. Elle sut instantanément que ce soir-là ils auraient un contact corporel. En mangeant elle comprit que cet homme, pas plus cuisinier qu’un autre, avait mis tous ses sentiments dans ce repas; chaque plat était un aveu de tendresse, un appel à l’intimité. Plus tard, elle s’étendit sur le divan, position dans laquelle elle s’abandonnait au fluide des pensées avant de parvenir aux rêves de la méditation, une plage où le silence, la lenteur et le calme régnaient seuls. À la phase où elle était prête à s’abandonner, une main toucha le bijou. Elle leva les yeux : Vaea, accroupi sur le tapis, examinait le coquillage. — Quand tu l’as essayé tout à l’heure ton vêtement était plus échancré, et maintenant le pendentif est sur le tissu? — Nos vêtements sont semi-organiques : ils s’adaptent à la morphologie, nous pouvons jouer sur leur taille. — J’aimerais revoir ce bijou sur ta peau… Elotikor ouvrit un V dans sa combinaison en la tirant vers son nombril avec son index, à partir de l’encolure. Vaea passa sa main sous la cordelette, saisit l’ongle de nacre et, regardant le motif : — Tu es au moins aussi belle qu’Hina. En reposant le pendentif, il laissa le dos de sa main effleurer la naissance de sa poitrine. Elle le fixait, sans expression apparente. Comme il lui avait vu faire, il accrocha le tissu avec son index et le tira jusqu’au nombril, sans qu’elle ne proteste. Pas plus quand il se mit à humer la peau de son ventre et de ses seins à présent découverts. Elle ne portait aucun parfum; en parcourant son épiderme mauve, il ne sentit qu’un arôme de sous-bois au printemps, une odeur végétale mature qui le propulsa dans un désir profond. Elle saisit sa nuque et exigea un long baiser, puis le ramena à son exploration initiale, avec une simple pression pour lui faire comprendre qu’à présent il devait caresser du bout des lèvres. Il avait parfaitement compris comment jouer avec le vêtement korien et, par modestes tirées, il se mit à dévoiler la chair d’Elotikor. Quand elle n’eut plus de tissu que sous les hanches, elle l’arrêta et lui parla en polynésien. — Tu crois que je vais me laisser peler comme un fruit sans rien exiger de toi? Elle se redressa et dès qu’il fut levé déboutonna sa chemise flottante. À l’instant de leur commune nudité elle apprécia la musculature de Vaea, plus conséquente que celle de la plupart des Koriens, tout en retenant un geste de surprise devant son unique sexe. Ils se serrèrent l’un contre l’autre. Pour l’instant, ce contact suffisait à entretenir le plaisir. En même temps qu’il embrassait son cou, il en goûtait la saveur de sève et de fleur. Puis ils se caressèrent et chacun s’abandonna au vagabondage heureux dans les trésors du corps inconnu. Sans hâte, sans brutalité, ils ouvrirent la cage à leur désir, s’abandonnèrent dans la coque charnelle de l’autre, attentifs à son plaisir, presque étouffés sous la violence des sensations. L’orgasme incendia Vaea. Les sens encore éperdus, il chercha tendrement celui d’Elotikor et, malgré ses craintes, y parvint. Ils restèrent longtemps étreints. Pelotonné contre elle, il se sentait petit, mais rassuré, installé dans la tiédeur de sa peau et les parfums un peu plus marqués de résine et d’humus qu’exhalait sa chair, comme s’il se reposait dans les bras d’Hina. Elle ne disait rien, ne bougeait pas, alors que tout son être était un grappin rivé à un rocher paisible et chaleureux. Le lendemain matin, elle accepta un baiser lorsqu’ils se retrouvèrent au petit déjeuner. — Notre relation ne pourra s’exprimer que dans la maison, à condition que nous soyons seuls. Partout ailleurs, nous garderons une distance, notre réserve habituelle. Il acquiesça d’un sourire. Elle lui dit : — Je tiens à toi. Et elle prit sa main dans la sienne. Comme il l’avait fait en d’autres temps il porta ses doigts fins jusqu’à sa bouche et les embrassa doucement. *** Devant le parlement, Rabhi présentait les dernières mesures de sa refonte politique dont la base était le politocitoyen : tous les décrets allaient dans le même sens, celui de la disparition des politiciens professionnels. Le président ne voulait plus voir ces vieux baroudeurs dont les cicatrices étaient procès et combines, ces parrains qui régnaient sur une cour de nervis. Un mandat correspondait à une sorte de service civil au cours duquel l’élu mettait sa carrière entre parenthèses. Dans une vie, tout citoyen pouvait obtenir trois investitures. Ensuite, il rendait son tablier pour retrouver les joies de son premier métier. Au fur et à mesure que le président égrainait les nouvelles lois, l’opposition se rembrunissait : élections sans affichages, sans meetings; disparition progressive des partis remplacés par des collectifs constitués à partir des programmes des candidats; aucun financement public des campagnes; professions de foi et débats gratuits sur tous les médias, à durées égales; droit de regard de Disonkor, ou le Korien qui le remplacerait,… Quand Rabhi annonça le sextennat présidentiel avec référendum révocatoire à mi-parcours, des protestations s’élevèrent des opposants. Le chef de l’État laissa passer l’orage et reprit le fil de son discours, mais jusqu’à son terme des murmures parcoururent les rangs de ses adversaires. Les nouvelles mesures jetaient à bas des siècles de règne sans partage du spécialiste. Rabhi lui-même s’était volontairement démuni contre l’insatisfaction populaire. Au risque du désordre, c’était, à son sens, le prix de la démocratie. Ulcérés, les membres du FFU et du PROKOR unirent leur force et dans un baroud d’honneur sabre au clair mobilisèrent, comme si leur vie en dépendait, tous ceux qui se sentaient encore de protester avec eux, pour une manifestation monstre aux abords de l’Élysée. Ils vidèrent les derniers trésors cachés, les ultimes caisses noires, et le dimanche suivant deux cent mille personnes agitant des fanions orange occupèrent la place de la Concorde avant de remonter glorieusement l’avenue des Champs-Élysées. Les caciques du PROKOR et du FFU savourèrent leur triomphe cinq jours, pas plus : alors que, forts de leur réussite, ils venaient de demander une session extraordinaire à l’Assemblée et une entrevue avec le président, le samedi suivant l’impensable se produisit. Aidés par on ne sait qui et utilisant au mieux les ressources du Net, la jeunesse d’Île de France et des régions limitrophes organisa une contre-manifestation pour balayer, selon son expression, les «relents de moisissure». Le résultat fut un coup de massue : grands collégiens, lycéens, étudiants, jeunes salariés, tous chaussés des sneakers multicolores Perùs, se retrouvèrent un bon million. Les opposants à Rabhi, qui pensaient avoir bu la lie du calice depuis belle lurette, furent écrasés par cette cinglante réponse; la jeunesse, dont ils avaient toujours fourbi leurs discours, la caution muette et commode de leurs ambitions, les trahissait, les humiliait. Et pendant ce temps, le président (qui n’avait même pas eu à parler pour être défendu) se trouvait en visite dans le Midi. Rabhi commença par la nébuleuse marseillaise, encore parcourue de soubresauts, agitée de trafics, parfois brûlée d’intolérance, mais toujours sur ses jambes. L’hémorragie d’activités avait été stoppée avec la renaissance du port autonome, la reconcentration sur Fos et le plan ambitieux, imposé par Audibert, de reconstruction de la cité. Elle était partie d’une idée simple : puisque Marseille devait relocaliser et gagner en autonomie, notamment alimentaire, elle avait décidé de libérer toutes les terres aptes à la culture et de reloger les expropriés dans les quartiers où se dressaient des barres d’immeubles entourées de vastes zones de parkings, d’espaces verts dévastés et de diverses friches. Elle voulait, une fois les lieux débarrassés de leurs mammouths de béton, y reconstituer un maillage serré de rues comme au centre-ville, lesquelles seraient bordées en continu d’habitations de quatre étages maximum, dont les rez-de-chaussée seraient occupés par des commerces et des ateliers artisanaux. Elle se donna dix ans pour réhabiliter les terres d’un arc de cercle tiré d’Ensuès-La-Redonne à Cassis en passant par Plan-de-Cuques et Aubagne, autant pour transférer la population, en particulier celle des quartiers nord, prioritaire dans l’exode. Rabhi fut surpris de trouver des gens plutôt bienveillants, qui avaient retrouvé un brin de confiance dans leurs politiques et espéraient passer un jour d’une austérité, parfois proche de la misère, à une simple frugalité. Le temps de la sobriété serait pour plus tard. D’abondance, pour l’instant, ils n’en rêvaient plus. Les seuls à exprimer leur mécontentement étaient les anciens privilégiés qui souffraient de ne plus pouvoir satisfaire leurs fantaisies, de ne plus écraser personne par leur train de vie. L’autre catégorie d’insatisfaits se recrutait parmi les fainéants professionnels, ceux qui avaient vécu en ponctionnant les autres, souvent sous la menace d’une arme, ou qui, par un coup de dé véreux trouvaient de quoi vivre six mois. Pour les uns, le rabotage des salaires et pour les autres un biotope devenu hostile (disparition des armes, réduction draconienne des aides publiques, appauvrissement des clients-victimes) provoquèrent un véritable mal-être, dont le reste de la population se contrefichait. Malgré toutes les difficultés qui se dressaient encore à l’horizon, le président repartit plutôt rasséréné de Marseille, empruntant le train régional La Blancarde-Salon pour sa visite à Marignane. Lui qui était venu au début de l’opération Étang de Berre assurer Flamencq du soutien de Colibri eut du mal à reconnaître la cité réduite aux dimensions d’un bourg, d’un très gros village. Alors qu’il parcourait une plantation d’amandiers, même un coup d’œil circulaire ne parvint pas à réveiller sa mémoire et à reconstituer le fatras d’habitations, de voies et de zones commerciales d’avant. Le plus remarquable était le calme; impossible dans ce paysage paisible de retrouver l’enfer bruyant et hétéroclite du temps de l’aéroport. Voyant le président ravi, Flamencq voulut poser un bémol. — Nous commençons tout juste à sortir de la pénurie. Sans l’aide de Colibri nous aurions crevé de faim. Le temps de reconstituer les terres, d’arriver à maturité des plantations, d’établir des circuits de distribution et d’échanges… Nous pouvons remplir nos assiettes, mais la plupart d’entre nous ne savent plus ce qu’est un salaire à quatre chiffres. — Vous avez retrouvé une activité réelle ou vous en êtes encore à la subsistance? — Nous sortons à peine de la survie. Et je ne vous cache pas que sans la fourniture gratuite de fioul, offerte par les Koriens, et le renforcement du trafic ferré à prix très bas, nous n’aurions jamais réussi. — Vous êtes optimiste? — Nous y arriverons, surtout si Marseille retrouve son équilibre et a besoin des produits que nous pouvons lui fournir… Regardez, cinq hectares d’amandiers, une complète réussite. Des moutons paissaient au milieu des arbres, surveillés par un berger adossé à un tronc et un bâtard noirâtre qui serrait de près les vagabonds. Suivant le regard de Rabhi, Flamencq ajouta : — Un de nos nouveaux habitants. Il vient du Larzac. — Et les autres? — Un seul autre, avec sa femme : un jeune pêcheur professionnel. Je n’aurais jamais cru que le stock de poissons puisse se reconstituer aussi vite dans l’étang. Il fournit la ville et fabrique de la poutargue qu’il expédie par le train. — Comment vous débrouillez-vous pour les paiements? — En euros avec l’extérieur, en monnaie locale sur place. — Qu’est-ce que je peux faire pour vous? — Continuez. Aidez cette femme incroyable à remettre Marseille sur pieds, nous avons besoin d’une métropole qui tourne. Sinon, quand vous dirigiez Colibri, vous nous avez tellement aidés, alors… — Donc, rien d’autre. — Ah, si! J’ai entendu parler de mini sphères koriennes qui détruisent les nuisibles… Si c’était possible… surtout pour lutter contre la mouche de l’olivier. — Bien. Je reviendrai dans six mois : je verrai si vous allez mieux et vous jugerez si j’ai agi en suffisance. En fin d’après-midi, le chef de l’État reprit le train avec Rossi, Cynthia et Leterrier pour ne pas manquer la correspondance avec le TGV vers Paris. Dans le rapide qui filait vers la capitale, Rabhi lut un article particulièrement bien documenté sur les mutations à l’échelle du monde. Comment le monde avait-il pu changer autant en trois années?! Bien entendu, l’influence des extra-terrestres avait pesé lourd, mais les certitudes de l’ultralibéralisme semblaient tellement bien enracinées. Le journaliste détaillait ce qu’il appelait les signes d’atterrissage. «L’instabilité politique des premiers mois suivant l’arrivée des Koriens régresse, la frénésie de projets échafaudés à la hâte — presque tous des échecs — retombe; l’hostilité à l’encontre des extra-terrestres diminue. Le phénomène le plus remarquable, et à nouveau la preuve des qualités d’adaptation de l’homme, réside dans la redistribution des métiers. La finance a divisé ses effectifs par vingt, mais Wall Street, Tokyo, Londres, Paris et Francfort ont retrouvé une dynamique, d’autant qu’ils ont fini par comprendre que les Koriens, du moment qu’on ne nuit pas à la planète, se fichent des embrouillaminis spéculatifs terriens. Quelques professions sont sinistrées, notamment les constructeurs d’autoroutes réduits au marché de l’entretien, les fabricants de véhicules gourmands ou de loisirs, les piscinistes, les créateurs de golfs, les voyagistes et tout ce qui a trait à l’aviation. En revanche, des métiers presque disparus renaissent, deviennent nécessités. Par exemple, la régulation d’espèces animales devenues invasives offre des emplois à nombre de chasseurs-piégeurs, du travail aux fabricants de pièges, d’arbalètes et d’arcs, seules armes autorisées — chichement — par les Koriens. Pour protéger des aérodromes, des champs ou des maisons, on fait partout appel à des maîtres louvetiers. Les armuriers, qui avaient vu le vide s’ouvrir sous leurs pieds, ont repris quelques couleurs : leur nouvelle dénomination est armurier-coutelier. Ils vendent des arbalètes — dont ils assurent réglage et entretien —, des arcs de chasse et de loisir, des frondes et des lance-pierres, ainsi qu’un éventail impressionnant de couteaux, très demandés, dont ils assurent l’aiguisage de précision. Ils proposent même l’affûtage des rasoirs à main revenus à la mode, principalement les sabres et les modèles à lame amovible. À ce propos, il est à noter qu’aux USA on assiste à un retour du poil, surtout de la barbe, seul succédané acceptable du revolver qui matérialisait si bien la virilité américaine. Enfin, le banditisme n’ayant pas disparu avec les armes à feu, le retour en force du surin et du coupe-sifflet semble avoir redistribué les cartes du caïdat, les nerveux de la gâchette étant contraints de céder le pouvoir aux as du couteau. Même la terreur qu’inspiraient gangs, mafias et cartels n’est plus ce qu’elle était, car, à moins de tomber sur un lanceur d’élite, le moindre amateur de bo-jutsu armé d’un respectable bâton peut mettre en déroute trois à quatre reîtres venus le molester. Partout fleurissent les échoppes : sellier, bourrelier, cordonnier,… Autre signe des temps, le géant Monsanto, après avoir spectaculairement maigri, a retouché son nom en Mondesano et élabore des produits phytosanitaires respectant les normes de la bio-agronomie. Comme les Koriens, contrairement aux Terriens des décennies passées, n’acceptent pas de croire qu’une molécule toxique s’évapore au contact du sol, chaque nouveauté doit être homologuée. C'est-à-dire que placée dans un récipient ouvert elle est aspirée par une sphère qui l’emporte sur Ednéria pour analyses. Mondesano ne se risquera pas à contourner un refus des laboratoires extra-terrestres…» Quand il eut achevé l’article, Rabhi jugea que l’avenir s’annonçait passionnant, à condition que les bouleversements climatiques légués par les générations précédentes ne vinssent pas anéantir leurs chances. *** Si le fond de l’humanité restait fidèle à lui-même, l’ordre du monde était modifié et de ce point de vue les Koriens pouvaient considérer avoir réussi. On ne pouvait dire que la Terre était pacifiée, les extra-terrestres ne se mêlant pas de réformer les mœurs ou de réduire les conflits, mais elle était apaisée. Une partie des névroses sociales s’était dégonflée, beaucoup de ses défauts s’étaient estompés : les paranoïas collective et individuelle, la schizophrénie environnementale, la cupidité, la cruauté. Les levains du vice continuaient à fermenter, mais le climat ne leur donnait pas l’opportunité de s’épanouir. En Océanie, le prekuki avait triomphé, jusqu’à Tahiti que les métropolitains désertaient, les Polynésiens retournant par essaims aux paillotes, à chasse, pêche et cueillette, à la pirogue, entraînés par le bonheur de leurs cousins du Pacifique. Le mouvement touchait jusqu’aux premiers habitants d’Hawaï qui, profitant du délitement de l’autorité américaine, envoyaient balader les riches retraités à Rolex et réinvestissaient les zones sauvages de l’archipel. Il ne restait plus que quelques grosses agglomérations australiennes et néo-zélandaises pour maintenir un semblant de modernisme, encore devaient-elles compter avec les restrictions koriennes et la gangrène intellectuelle qui avait porté presque toute la jeunesse à sympathiser avec les indigènes, à adopter leur laisser-aller vestimentaire et leur allure hirsute, à refuser tout travail incompatible avec les longues séances de surf, de morey ou de kayak. En Asie, Sri Idoskor avait conquis l’Inde et le sous-continent envisageait sereinement de redescendre en dessous d’un milliard d’habitants et de circuler à bicyclette pour ses besoins ordinaires. Le bébé terrokorien aux yeux vert-mauve, à la peau de thé au lait d’amande et aux cheveux sombres moirés de fulgurances rousses, était l’objet d’une adoration inouïe. Si la République agricole de Chine, avec ses deux cents millions d’âmes ne se signalait plus à l’attention du monde, la mégapole japonaise résistait encore à l’influence korienne, même inexorablement infiltrée par les tenants du Wara qui rachetaient des quartiers désertés, évacuaient les matériaux récupérables, demandaient l’intervention d’une mini vague bleue et y édifiaient des quartiers néo-edokko, deux quarts maisons traditionnelles, un quart potagers, un quart vergers et espaces verts. En Afrique, le korien le plus discret laissait muer le continent en douceur. Lui, l’écologiste, concentrait son énergie sur la reconstitution des terres asséchées, érodées ou polluées, sur le combat contre l’avancée des déserts, sur la sauvegarde de la diversité animale. Depuis la disparition de l’Islam, aucune opposition d’envergure n’était apparue et Lisukor observait avec indifférence les pratiques animistes qui fleurissaient, dans la mesure où elles se contentaient de manifestations intimes, en petit comité, sans religieux officiel. En Amérique, les faisceaux de résistance n’avaient pas lâché prise bien que chaque jour vît leurs rangs s’amenuiser et leur influence décroître. Parmi les citoyens, beaucoup encore pensaient à leur vie d’avant avec nostalgie. Pour eux, la société de gaspillage et de pollution avait du bon et ils regrettaient de ne plus pouvoir s’offrir un petit trip routier avec un monstre à quatre roues motrices pour le plaisir de rouler, ou de ne plus pouvoir claquer six cents dollars pour acheter des frivolités dans un centre commercial grand comme quatre cathédrales. Sans les hochets de la consommation, ces Américains-là étaient confrontés au vide de leur existence et sans qu’elle fût vraiment malheureuse, leur vie était devenue morne. Un seul évènement les tira de leur petite grisaille : le procès NEW. La multinationale coulait des jours aussi paisibles que crapuleux : il fallut l’intervention du hasard pour précipiter sa chute. Un jour, en fin de journée, à la demande et en présence de Vaea, Elotikor avait reçu John Erdrich; elle appréciait la personnalité de l’agent des services spéciaux, mais ne pouvait se retenir d’une réticence à cause de ses fonctions. Dès qu’il lui montra sa lettre de démission visée par l’administration elle abandonna ses préventions. En fait, Erdrich quittait son service de liaison pour Treetown et, avant d’abandonner la Californie, aurait aimé assurer la tranquillité du village rebelle : il agit comme un médiateur, expliqua, décrivit, et finalement invita la Korienne à se rendre compte par elle-même. C’est ce que fit Elotikor, quelques semaines plus tard. À l’atterrissage du vaisseau, Vaea à ses côtés, elle fut reçue par Erdrich, Edner, Burns et Husky. Elotikor put observer jusqu’au moindre instrument de la ville. Elle aima l’atmosphère résineuse de la colonie; elle remarqua aussi quelques gestes furtifs, mais sans ambiguïté entre Burns et Erdrich, tout en écoutant Edner. — Tout le bois de construction provient de la scierie; il était au séchage depuis trois ans. Notre système de tampons réglables évite que nos installations ne blessent les arbres. Nous n’en avons pas coupé un seul et nous disposons encore de quelques réserves… Je vous dis cela parce que je sais que nous sommes en limite d’une de vos zones de villégiature. Si un jour nous avions un besoin incontournable de grumes, nous solliciterions une autorisation officielle… Ce qui n’est pas le cas de tout le monde… L’œil de la Korienne s’alluma. — Que voulez-vous dire? — Vous savez, nous sommes une minorité à scruter le ciel; tous les autres scientifiques explorent d’autres domaines. Parmi nous, il y a deux botanistes et un dendrologue qui partent régulièrement, parfois accompagnés de nos bûcherons et de notre chasseur. Ces dernières semaines, ils ont remarqué, en limite des zones d’entretien, des traces de coupes fraîches, malgré d’évidents efforts pour les maquiller. Les souches sont recouvertes d’humus et de branchages, mais il reste toujours un peu de pulpe, de copeaux pas encore grisés. Si vous ne l’avez pas autorisé, on peut considérer que quelqu’un pratique l’abattage sauvage… C’est ainsi que commença l’affaire NEW. Le soir même, Elotikor alerta Ednéria où un système d’observation fut mis en place aussitôt et il ne fallut pas un mois pour que les ramifications de l’entreprise soient explorées et toutes ses magouilles mises à jour. En procédure accélérée, le procès passionna trois semaines durant l’opinion mondiale. En l’absence de circonstances atténuantes, le verdict fut exemplaire : la multinationale NEW était dissoute, sans espoir d’indemnisation pour ses actionnaires; Nancy Riddey et les membres du conseil d’administration étaient condamnés à dix ans de prison ferme, tous les autres responsables et les ouvriers inculpés, à deux ans de travail non rémunéré sur un chantier de dépollution. Le marché de la partie saine de l’entreprise fut redistribué à plusieurs opérateurs. Enfin, Amanda Vasco, soupçonnée de complaisance, échappa au tribunal, mais perdit la totalité de ses investissements, son poste de patronne des patrons et son éligibilité à vie. L’un des mérites de ce procès fut d’avoir exposé toutes les actions néfastes dont étaient capables des gens sans scrupules et bien des Terriens finirent par en être révoltés, sans réaliser que les mêmes forfaits sévissaient depuis des décennies. *** Pellazzi s’étonnait toujours de pouvoir lire sur le visage de Disonkor, alors que celui-ci paraissait, vu d’un œil ordinaire, tout à fait impassible. Ce jour-là, quand l’extra-terrestre arriva pour les emmener à Baratti, l’italien perçut très vite un rayonnement et il fut à peine surpris lorsque le Korien lui annonça la nouvelle. Ils marchaient dans le verger d’agrumes. Certains arbres croulaient sous les fruits or et orange, lumineux dans le vert sombre des feuilles, d’autres saturaient l’air de leur parfum, des centaines de fleurs parsemant le feuillage comme les étoiles crémeuses d’une neige végétale. Alors que Disonkor grattait la peau d’un citron qu’il venait de ramasser pour en sentir l’arôme, il déclara : — Ma compagne a accepté de me rejoindre… À notre prochaine rencontre, elle sera à mes côtés. — Je vous sentais différent, aujourd’hui, je ne m’étais pas trompé. C’est une très bonne nouvelle, Disonkor. — Oui, et puis j’aurai enfin l’occasion de parler avec une Korienne, rajouta Carmina, ça me changera des conversations avec des mâles dominants. Disonkor leva un œil brillant et complice sur l’Italienne avant de continuer. — Cela ne fait pas une semaine que je lui ai demandé : j’ai préféré attendre une période calme. Les trois premières années de notre installation auraient été moins favorables à son adaptation… Je ne dirais pas que la Terre est à présent un monde idyllique, sans mafias ni menteurs professionnels, mais elle a déjà pris un petit air korien. Carmina ne put s’empêcher de réagir. — Ah, revoilà la vieille supériorité korienne. Disonkor, ça veut dire quoi «un petit air korien»? — Par exemple que des gens qui régnaient en semant la confusion, l’anxiété ou la culpabilité, toujours prêts à utiliser la griffe invisible de la peur, ont été réduits à l’insignifiance. — C’est bien ce que je disais, c’est la Saint Korien! — Que voulez-vous, Carmina, les Terriens sont doués de raison, mais souvent dépourvus du sens du raisonnable. Et puis il y a tellement de questions que vous ne voulez pas vous poser, comme… Existe-t-il un sens, une philosophie du travail? Quelle est la nécessité de défendre la beauté du monde? Pourquoi les espèces sauvages vont vers l’extinction alors que nous proliférons? Voilà ce qui vous fait défaut : accepter les interrogations qui vous dérangent. Vous ne supportez pas tous ces endroits de votre conscience qui râpent, qui irritent et que vous vous obstinez à cacher. Mais, venez, j’ai envie d’un jus de clémentines fraîches… et de regarder la mer du petit salon. Alors qu’ils allaient s’asseoir face à la Méditerranée, Pellazzi sortit un paquet de la poche intérieure de son blouson, de toute évidence un livre, enveloppé dans un papier grenat. — Je n’ai pas trouvé mieux pour vous exprimer mon sentiment : quoi qu’il arrive dans le futur, vous avez marqué durablement la vie des Terriens, et la mienne à jamais. Merci pour ces heures passées ensemble. Le Korien déchira le papier et examina la couverture puis feuilleta plusieurs pages. Il s’agissait d’une épreuve de La révolution d’un seul brin de paille, annotée par Fukuoka, pour laquelle le japonais n’avait pas accordé de bon à tirer. Disonkor leva la tête et, sans que rien ne le laisse présager, son visage esquissa un sourire. POSTFACE En mettant le point final à Dévastation, le 30 octobre 2014, je ne pouvais pas prévoir les attentats du 7 janvier et du 13 novembre 2015, pas plus que je ne connaissais le livre en préparation de Michel Houellebecq, Soumission : toutes ressemblances entre certains passages de mon livre et ces évènements résultent d’une pure coïncidence. Tous rapprochements seraient abusifs. BIBLIOGRAPHIE Hier, la Terre, 2014 Dévastation, 2015 Ma gueule ouverte, 2015 [https://archive.org/details/MaGueuleOuverte/page/n3] Les frères de la nuit, 2018 L'écologie décomplexée, 2019 Billets d'humeur sur le blog YADUPEKU Court-métrage Hier, la Terre sur Youtube BIOGRAPHIE Né à Nice, coureur de bois, de rivières et de montagnes, Daniel Mathieu pratique le kayak de mer, le vélo et l'escalade. Amateur de second degré, il résume sa philosophie en deux phrases : la terre serait invivable sans les femmes, l'eau, les arbres, et surtout le Côtes-de-Beaune ; comme Camus, il pense qu'il n'y a pas de vanité intelligente. Contact : labesse06@gmail.com Blog : http://yadupeku.blogspot.com/