DAN SIMMONS LES VOYAGES D’ENDYMION 5 Le gros vaisseau de spin se translata de l’espace de Hawking dans la double lumière rouge et blanche d’un système binaire proche. Tandis que les 684 300 membres du peuple de l’Hélice du Spectre d’Amoiete poursuivaient leurs rêves en sommeil cryotechnique profond, les cinq I.A. responsables du vaisseau se consultèrent. Elles étaient confrontées à un phénomène inhabituel. Quatre d’entre elles avaient estimé la chose assez importante pour sortir le vaisseau de spin de l’espace de Hawking C+. Une vive discussion s’était prolongée durant plusieurs microsecondes pour déterminer ce qu’il convenait de faire à présent. Le vaisseau de spin était merveilleux sous la lumière lointaine, rouge et blanche, des deux étoiles éclairant sa coque longue d’un kilomètre. La clarté stellaire jetait des éclats sur les quelque trois mille modules aménagés pour le sommeil profond par groupes de trente, formant des bras en rotation rapide sur un axe qui les faisaient ressembler à des pales de ventilateur en mouvement. Les modules proprement dits évoquaient une pierre précieuse aux trois mille facettes reflétant la lumière rouge et blanche. Les Énéens avaient adapté le vaisseau de manière que les moyeux des roues de spin, autour du grand axe central, soient inclinés, les trente premiers en arrière et les suivants, plus longs, en avant. De la sorte, les modules de sommeil profond se croisaient à quelques microsecondes près, formant une masse floue qui, lorsque le vaisseau était en plein spin, justifiait son nom : Hélice. Pour un observateur situé à quelques centaines de kilomètres de là, le spectacle pouvait évoquer la double hélice en rotation de l’ADN humain jetant des éclats à la lueur du double soleil. Les cinq I.A. décidèrent d’un commun accord qu’il valait mieux rentrer les modules de spin. Les moyeux changèrent d’abord d’orientation, jusqu’à ce que l’hélice brillante se transforme en trois mille bras de spin au carbone-carbone en train de ralentir, chacun avec, à son extrémité, son module ovoïde visible à travers le flou du mouvement. Puis les bras s’immobilisèrent avant de se rétracter le long de la coque, chaque module de sommeil allant se loger dans une cavité comme un œuf dans une boîte alvéolée. L’Hélice, qui désormais ressemblait moins à son nom qu’à une longue flèche à la tête bulbeuse et triangulaire abritant ses centres de commandement, son unité de propulsion Hawking et ses gros réacteurs de fusion renflés à l’arrière, morpha huit couches de protection sur les bras de spin et les modules au repos. À l’unanimité, les I.A. décidèrent de décélérer prudemment, sous 400 gravités seulement, en direction de l’étoile blanche de type G8, et de pousser le champ de confinement jusqu’à la classe 20. Aucune menace n’avait été décelée dans les deux systèmes de la binaire, mais la géante rouge, la plus éloignée, expulsait, comme il se doit, de vastes quantités de poussières et de débris stellaires, et l’I.A. la plus fière de ses capacités de navigation et de son sens de la prudence avait averti les autres que leur trajectoire en direction de la G8 devait à tout prix se tenir à bonne distance du point L1 du lobe de Roche en raison de la présence massive d’ondes de choc issues de l’héliosphère. En conséquence, les cinq I.A. se mirent en devoir de tracer un itinéraire de décélération vers l’intérieur du système, évitant ainsi le plus gros des perturbations héliosphériques. Les ondes de choc rayonnantes n’auraient posé aucun problème même si le champ de confinement n’avait été que de classe 3 ; mais, avec 684 300 humains à bord et sous leur responsabilité, aucune ne tenait à prendre le moindre risque. La décision suivante, inévitable, fut également unanime. En raison du détour et de la décélération vers le système G8, il fallait réveiller un certain nombre d’humains. Saïgyô, l’I.A. chargée des listes d’équipage, du planning des tâches et des profils psychologiques, qui s’était fait un devoir de rencontrer et de s’entretenir avec chacun des 684 300 passagers embarqués, hommes, femmes et enfants, mit plusieurs secondes à scruter ses listes avant d’arrêter son choix sur neuf personnes. Dem Lia reprit conscience sans éprouver aucun des symptômes de gueule de bois associés aux anciennes unités de fugue cryotechnique. Elle se sentait parfaitement alerte et en forme, assise au milieu de sa crèche de sommeil profond, avec à la main le traditionnel verre de jus d’orange que venait de lui tendre le bras articulé du module. — Une urgence ? demanda-t-elle d’une voix qui n’était pas plus pâteuse qu’après une bonne nuit de sommeil. — Rien ne menace le vaisseau ni la mission, lui répondit aussitôt Saïgyô. Nous avons seulement détecté une anomalie intéressante. Un vieux signal radio émis à partir d’un système qui pourrait constituer pour nous une source de réapprovisionnement. Aucun problème concernant les fonctions du vaisseau ou ses systèmes de vie. Tout va très bien. L’Hélice n’est absolument pas en danger. — À quelle distance sommes-nous du dernier système repéré ? demanda Dem Lia en buvant le reste de son jus d’orange et en enfilant son uniforme de bord orné d’un bandeau vert émeraude sur la manche et autour du turban. Son peuple, traditionnellement, portait la robe du désert – chacune des différentes familles en choisissait la couleur, selon celle du Spectre d’Amoiete qu’elle avait décidé d’honorer –, mais ce vêtement n’était pas très pratique à bord d’un vaisseau de spin où l’on était fréquemment sous gravité zéro. — Six mille trois cents années-lumière, répondit Saïgyô. Dem Lia ne sourcilla pas. — Combien d’années depuis notre dernier réveil ? demanda-t-elle doucement. Combien d’années de voyage au total en temps-vaisseau ? Quel déficit de temps au total ? — Neuf années-vaisseau et cent deux ans de déficit temporel. Temps-vaisseau total, trente-six ans. Déficit de temps total relatif à l’espace humain : quatre cent un ans, trois mois, une semaine et cinq jours. Dem Lia se frotta la nuque. — Combien d’entre nous avez-vous réveillés ? — Neuf. Dem Lia hocha la tête et décida de ne pas perdre plus de temps à bavarder avec l’I.A. Elle jeta un coup d’œil, un seul, aux quelque deux cents sarcophages scellés où sa famille et ses amis continuaient de dormir ; puis elle emprunta la ligne de transport principale du vaisseau pour gagner la passerelle de commandement, où les huit autres humains allaient bientôt se rassembler. Les Énéens avaient accédé à la demande du peuple de l’Hélice du Spectre d’Amoiete d’aménager la passerelle de commandement comme celle d’un ancien vaisseau-torche, elle-même inspirée des navires préhégiriens des océans de l’Ancienne Terre. L’un des postes d’observation était orienté vers le bas et Dem Lia fut heureuse de constater, en gagnant la passerelle, que le champ de confinement maintenait la gravité intérieure à 1 g. La passerelle proprement dite faisait environ 25 mètres de large et abritait des stations et noyaux de contrôle destinés aux différents spécialistes. Le centre de la salle était occupé par une large table ronde, comme il se doit, autour de laquelle les humains réveillés avaient commencé à prendre place. Ils buvaient du café en échangeant les plaisanteries habituelles sur leurs rêves en sommeil cryotechnique profond. Tout autour de la salle aux parois incurvées, de grandes baies donnaient sur le vide spatial, et Dem Lia demeura une minute à contempler les configurations d’étoiles peu familières. On voyait la coque, qui semblait interminable, de l’Hélice, avec l’éclat de la traînée de flammes de fusion, atténué par de puissants filtres. Cette traînée, longue de 8 kilomètres, était à présent orientée en direction de leur point de destination. Le système binaire, constitué d’une petite étoile blanche et d’une géante rouge, était parfaitement visible. Les baies d’observation, naturellement, n’étaient pas transparentes. Leurs récepteurs holo pouvaient modifier leur affichage ou s’opacifier en un clin d’œil ; mais, pour le moment, l’illusion était parfaite. Dem Lia reporta son attention sur les huit personnes assises à présent autour de la table ronde. Elle les connaissait toutes depuis leur période d’entraînement de deux ans avec les Énéens, mais aucune ne lui était vraiment proche. Toutes faisaient partie du groupe d’élite de moins de mille individus sélectionnés pour être éventuellement réveillés au cours du voyage. Elle recensa leurs couleurs de bandeau pendant que les présentations se faisaient et que le café circulait. Quatre hommes et cinq femmes. Dont l’une, plus jeune que Dem Lia, arborait elle aussi un bandeau émeraude, de sorte qu’on ne pouvait savoir à laquelle des deux le commandement allait échoir. Naturellement, la chose serait décidée par consensus ; mais le bandeau vert de la société des poètes de l’Hélice du Spectre d’Amoiete, le plus en symbiose avec la nature, impliquait, outre l’aptitude à commander et la maîtrise technologique, la volonté de protéger les espèces en voie de disparition. Or, compte tenu du très grand éloignement de l’espace humain, les 684 300 réfugiés d’Amoiete pouvaient être considérés comme une forme de vie en danger, et il était assez naturel que les verts, en cas de réveil inopiné, se voient confier le commandement général. En plus de la jeune émeraude – une rouquine nommée Res Sandre –, il y avait : un rouge, Patek Georg Dem Mio ; une jeune blanche, qui s’appelait Den Soa et que Dem Lia connaissait pour l’avoir côtoyée dans des simulations diplomatiques ; un ébène, Jon Mikaïl Dem Alem ; une jaune d’un certain âge, Oam Raï, que Dem Lia savait experte dans le fonctionnement des systèmes de bord ; un bleu aux cheveux blancs, nommé Peter Delem Dem Tae, spécialisé en psychologie ; une très jolie violette, probablement choisie pour ses connaissances en astronomie, du nom de Kem Loï ; enfin, un bandeau orange – leur soignant –, à qui Dem Lia avait eu l’occasion de parler à plusieurs reprises. Il s’appelait Samuel Ria Kem Ali, mais tout le monde le désignait sous le sobriquet de Doc Sam. Les présentations faites, un profond silence s’établit. Par les baies d’observation, le groupe regardait le système binaire avec son étoile blanche G8 presque perdue au milieu de l’éclat formidable de la queue de fusion de l’Hélice. Finalement, le bandeau rouge, Patek Georg, déclara : — Très bien. Nous attendons vos explications. La voix calme de Saïgyô retentit alors à travers tout le système de sonorisation du vaisseau et répondit : — Nous étions sur le point de commencer la recherche de mondes habitables de type terrestre lorsque nos capteurs et nos instruments d’astronomie se sont intéressés à ce système. — Un système binaire ? s’étonna Kem Loï, la violette. Sûrement pas la géante rouge, j’imagine. Le peuple de l’Hélice du Spectre d’Amoiete avait bien précisé les paramètres du type de planète que devait leur trouver le vaisseau : ressembler à la Terre, avec un soleil de type G2, et être classée au moins 9 sur l’échelle de Solmev, avec des océans bleus, des températures agréables… Le paradis, en somme. Ils s’étaient donné des dizaines de milliers d’années-lumière pour mener à bien leur quête. Et ils espéraient bien réussir un jour. — C’est vrai qu’il ne reste aucune planète dans le système de la géante rouge, convint Saïgyô avec une patience affable. Selon nos estimations, il s’agissait d’une naine jaune-blanc de type G2, qui… — Un vrai soleil, murmura le bandeau bleu Peter Delem, assis à la droite de Dem Lia. — C’est exact, répliqua Saïgyô. Il devait beaucoup ressembler à celui de l’Ancienne Terre. Nous avons établi qu’il était devenu instable lorsque, parvenu au stade principal de combustion d’hydrogène, il y a environ trois millions et demi d’années standard, avant d’entrer en expansion dans sa phase de géante rouge, il a englouti toutes les planètes qui se trouvaient dans le système. — La géante s’étend sur combien d’UA ? demanda Res Sandre, l’autre verte. — Une virgule trois environ. — Et il n’y a pas de planètes extérieures ? demanda Kem Loï. Les violets, à bord de l’Hélice, avaient pour spécialité les structures compliquées, les échecs, l’amour des aspects les plus complexes des relations humaines et l’astronomie. — Je pense qu’il resterait des géantes gazeuses ou des planétoïdes rocheux si elle s’étendait un tout petit peu plus loin que l’équivalent de l’orbite de l’Ancienne Terre ou d’Hypérion, reprit la violette. — Les mondes extérieurs n’étaient peut-être que de minuscules planétoïdes chassés par un dégazage continuel de particules lourdes, suggéra Patek Georg, le pragmatiste au bandeau rouge. — Peut-être n’y en a-t-il jamais eu aucun, murmura d’une voix triste Den Soa, la diplomate blanche. Au moins, cela voudrait dire qu’aucune vie n’a été détruite quand le soleil s’est transformé en géante rouge. — Saïgyô, demanda Dem Lia, pouvez-vous nous dire pourquoi nous sommes en train de décélérer en direction de cette étoile blanche ? Voulez-vous nous montrer les paramètres ? Images, trajectoires et colonnes de données apparurent au-dessus de la table. — Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda la jaune la plus âgée, Oam Raï, en montrant une image. — Un anneau forestier extro, répondit aussitôt Jon Mikaïl Dem Alem. À cette distance, sur toutes ces années ! Un vieux vaisseau d’ensemencement extro de l’Hégire nous a coiffés au poteau ! — Comment ça ? répliqua Res Sandre, l’autre verte. Il n’y a jamais eu de planète dans ce système, d’après ce que nous savons. N’est-ce pas, Saïgyô ? — Non, madame, répondit l’I.A. — Vous aviez l’intention de vous réapprovisionner sur leur anneau forestier ? demanda Dem Lia. Leur politique avait toujours été d’éviter toute planète ou avant-poste énéen, paxien ou extro dans leur longue quête loin de l’espace humain. — Cet anneau forestier orbital est d’une richesse exceptionnelle, admit Saïgyô. Mais la raison pour laquelle nous avons décidé de vous réveiller et d’entamer la décélération vers le système est que nous avons reçu un signal de détresse émanant de quelqu’un qui se trouve sur l’anneau ou à proximité. Ce signal, qui plus est, est émis sur une très ancienne fréquence codée de l’Hégémonie. Il est extrêmement faible, mais nous le captons depuis deux cent vingt-huit années-lumière. Un silence profond accueillit ces paroles. L’Hélice avait été lancée quatre-vingts ans après le Moment Partagé d’Énée, cet événement historique qui marquait le début d’une ère nouvelle pour la plus grande partie de l’humanité. Avant le Moment Partagé, la société paxienne, manipulée par l’Église, avait régné sur l’espace humain durant trois siècles. Les habitants de l’anneau forestier avaient donc raté toute l’histoire de la Pax, et sans doute aussi la plus grande partie de celle de l’Hégémonie d’avant la Pax. Sans compter qu’il fallait ajouter un déficit temporel de plus de quatre siècles pour l’Hélice. Si ces Extros faisaient partie de l’Hégire de l’Ancienne Terre ou d’un système quelconque de l’Ancien Voisinage des débuts de l’Hégémonie, ils avaient très bien pu demeurer à l’écart de toute la civilisation humaine pendant quinze siècles ou plus. — Très intéressant, déclara Peter Delem Dem Tae, dont la formation ruban bleu impliquait une connaissance approfondie de la psychologie et de l’anthropologie. — Saïgyô, voulez-vous nous rediffuser ce signal de détresse ? demanda Dem Lia. On entendit une série de sifflements parasites entrecoupés de petits bruits d’explosion et de modulation parmi lesquels ressortaient deux mots, peut-être électroniquement filtrés, prononcés avec un accent évoquant l’anglais du Retz au début de l’Hégémonie. — Que dit-il ? demanda Dem Lia. Je ne distingue pas très bien. — Aidez-nous…, murmura Saïgyô. La voix de l’I.A. était teintée d’une pointe d’accent asiatique. Elle était aussi généralement empreinte d’une intonation légèrement amusée, mais, à ce moment précis, elle parla avec le plus grand sérieux. Les neuf humains rassemblés autour de la table se regardèrent de nouveau en silence. Leur objectif avait été de laisser loin derrière eux l’espace énéen humain et posthumain pour permettre aux représentants de leur culture, celle de l’Hélice du Spectre d’Amoiete, de poursuivre leurs propres objectifs et d’aller à la rencontre de leur destin sans intervention énéenne. Mais les Extros n’étaient qu’une branche de l’espèce humaine parmi tant d’autres, qui avait tenté de définir son propre chemin évolutionnaire en s’adaptant à l’espace, en voyageant avec ses alliés les Templiers et en utilisant leurs connaissances génétiques secrètes pour faire pousser des anneaux forestiers orbitaux et même des arbres-étoiles sphériques encerclant complètement leurs soleils. — À combien estimez-vous le nombre d’Extros qui vivent sur l’anneau forestier orbital ? demanda Den Soa, que sa formation de bandeau blanc destinait sans doute à devenir leur représentant diplomatique si le contact s’établissait un jour. — À sept cents millions sur l’arc de 30 degrés visible de ce côté du soleil, répondit l’I.A. S’ils occupent la plus grande partie ou la totalité de l’anneau, il est possible que leur population s’élève à plusieurs milliards d’individus. — Aucune trace d’Akerataelis ou de zeppelins ? demanda Patek Georg. Tous les grands anneaux forestiers et les sphères d’arbres-étoiles avaient été construits en collaboration avec ces deux espèces non humaines, qui s’étaient alliées aux Extros et aux Templiers à l’époque de la Chute de l’Hégémonie. — Aucune, répliqua Saïgyô. Mais si vous regardez l’image de l’anneau sur la fenêtre centrale, vous constaterez que nous en sommes encore très loin. Soixante-trois UA exactement. L’agrandissement est de l’ordre de dix mille. Ils se tournèrent tous ensemble vers la fenêtre. L’anneau-forêt ne leur semblait pas distant de plus de quelques milliers de kilomètres. Les feuilles vertes, les branches jaune et brun et le tronc central torsadé s’incurvaient jusqu’à se perdre hors de vue dans l’espace, sur fond d’étoile G8 flamboyante. — Il y a quelque chose qui ne va pas, murmura Dem Lia. — Il s’agit de l’anomalie qui, conjuguée avec le signal de détresse, nous a fait décider de vous réveiller, leur dit Saïgyô, dont la voix avait repris son léger accent ironique. Cet anneau forestier orbital n’est pas une bioconstruction extro ni templière. Le docteur Samuel Ria Kem Ali siffla doucement entre ses dents. — Un anneau forestier de construction étrangère, habité par des Extros d’origine humaine ! — Ce n’est pas tout, leur dit Saïgyô. Nous avons découvert autre chose depuis notre entrée dans le système. Soudain, la fenêtre de gauche fut remplie par l’image d’une machine, un vaisseau spatial si énorme et si monstrueux que cela défiait presque toute description. Une vue de l’Hélice s’incrusta dans un coin de l’écran, pour donner l’échelle. L’Hélice faisait un kilomètre de long. La base de l’autre vaisseau était plus de mille fois plus large. C’était une masse gigantesque, d’une laideur affreuse, hérissée de protubérances bulbeuses, insectoïdes, noires comme du charbon. On ne pouvait pas trouver plus horrible, ni dans l’évolution des formes organiques ni dans l’histoire des fabrications industrielles. Au centre et à l’avant, il y avait ce qui ressemblait à une gueule hérissée de dents d’acier, un gouffre bordé de ce qui paraissait constituer une interminable série de mandibules, d’organes déchiqueteurs et de rotors aiguisés comme des lames. — On dirait le rasoir de Dieu, commenta Patek Georg Dem Mio, dont l’ironie glacée était tempérée par un presque imperceptible tremblement de la voix. — Rasoir de Dieu, mon œil ! dit Jon Mikaïl Dem Alem à voix basse. (En tant qu’ébène, il avait pour spécialité, entre autres, les systèmes de support de vie, et il avait grandi dans l’une des énormes fermes de Vitus-Gray-Balianus B.) C’est plutôt une moissonneuse-batteuse sortie tout droit de l’enfer ! ajouta-t-il. — Où se trouve ce vaisseau ? demanda Dem Lia. Précédant sa demande, Saïgyô leur projetait déjà un graphique montrant leur trajectoire de décélération en direction de l’anneau forestier. Le vaisseau monstrueusement obscène suivait une courbe au-dessus de l’écliptique à une distance de quelque 28 UA devant eux. Il décélérait rapidement, mais pas de manière aussi agressive que l’Hélice, qui descendait droit sur l’anneau extro. Cependant, la courbe était on ne peut plus claire. Avec son taux de décélération actuel, la machine infernale intercepterait directement l’anneau dans exactement neuf jours standard. — C’est peut-être la raison de leur signal de détresse, conjectura Res Sandre. — Si je voyais ce truc-là s’approcher de ma planète, c’est sûr que je hurlerais si fort qu’on m’entendrait à deux cent vingt-huit années-lumière de distance, même sans radio, reconnut Den Soa, la jeune bandeau blanc. — Si nous avons commencé à capter leur signal à cette distance dans le temps, leur rappela Patek Georg, cela signifie ou bien que cette machine a décéléré très très lentement à son approche du système, ou bien… — … que ce n’est pas la première fois qu’elle vient, acheva Dem Lia. Elle ordonna à l’I.A. d’opacifier les baies et de les laisser conférer seuls. — Si nous commencions par assigner les différents rôles de chacun, ses devoirs, ses priorités, pour prendre les premières décisions ? demanda-t-elle d’une voix douce. Autour de la table, les huit autres hochèrent silencieusement la tête. Aux yeux d’un étranger à la culture de l’Hélice du Spectre, les cinq minutes qui suivirent auraient été particulièrement difficiles à suivre. Un consensus s’établit au bout des deux premières minutes, mais seule une petite partie de la discussion se fit par la parole. La combinaison de gestes de la main, de langage corporel, d’abréviations sonores et de hochements de tête silencieux que quatre siècles de cette culture avaient presque fait évoluer à la perfection fit, en l’occurrence, merveille. Les parents et grands-parents de ces individus avaient vécu dans la conviction qu’une structure de commandement et de discipline était indispensable. Un demi-million de leurs concitoyens avaient péri à l’occasion de la courte mais sanglante guerre contre les restes de la Pax sur Vitus-Gray-Balianus B, et cent mille autres avaient été tués quand les vandales de la même Pax en déroute étaient revenus dans leur système, trente ans plus tard, pour tout saccager. Mais les neuf étaient décidés à élire un chef par consensus et à prendre le plus de décisions possible ainsi. Les deux premières minutes passées, chacun avait sa fonction, et les subtilités de la répartition des tâches étaient réglées. Dem Lia avait le commandement. En cas de vote, sa voix était prépondérante si nécessaire. L’autre bandeau vert, Res Sandre, préférait superviser la propulsion et les systèmes techniques en collaboration avec l’I.A. réticente nommée Bashô. Elle comptait bien mettre à profit ce temps pris sur l’espace de Hawking pour faire ses inventaires. Le bandeau rouge Patek Georg ne surprit personne en acceptant la fonction d’officier principal de la sécurité, chargé à la fois du formidable système défensif du vaisseau et des éventuels contacts avec les Extros. Seule Dem Lia pouvait contester ses décisions dans l’utilisation de l’armement du vaisseau. La jeune bandeau blanc, Den Soa, avait la charge des communications et de la diplomatie ; mais elle demanda à Peter Delem Dem Tae, qui accepta aussitôt, de partager ces responsabilités avec elle. La formation de Peter en psychologie incluait des notions d’exopsychologie théorique. Doc Sam avait pour rôle de surveiller l’état de santé de chacun d’eux et d’étudier la biologie évolutionnaire des Extros et des Templiers, au cas où le contact se réaliserait. Le bandeau ébène, Jon Mikaïl Dem Alem, avait la responsabilité des systèmes de vie. Il devait non seulement s’occuper, avec l’aide de l’I.A. compétente, des systèmes de l’Hélice, mais également veiller à ce que les environnements adéquats soient aménagés pour accueillir des Extros à bord. Oam Raï, la plus âgée des neuf, maîtresse d’échecs du vaisseau, accepta de coordonner l’ensemble des systèmes de bord et de jouer le rôle de conseillère principale de Dem Lia à mesure de l’évolution de la situation. Kem Loï, l’astronome, reçut la direction de tous les dispositifs de détection à longue portée ; mais elle ne demandait, visiblement, qu’une seule chose, c’était d’avoir du temps libre pour le consacrer à l’étude du système binaire. — Personne n’a remarqué à quoi ressemble cette étoile blanche ? demanda-t-elle. — Tau Ceti, répliqua sans hésitation Res Sandre. Kem Loï hocha la tête. — Et vous avez dû constater l’anomalie concernant la disposition de l’anneau forestier. Elle n’avait, en effet, échappé à personne. Les Extros avaient une prédilection pour les étoiles de type G2, où ils pouvaient faire pousser leurs forêts orbitales à environ une UA du soleil. Mais l’anneau forestier vers lequel ils se dirigeaient ne tournait qu’à 0,36 UA de distance de son étoile. — Pratiquement le même éloignement qu’entre Tau Ceti Central et son soleil, murmura Patek Georg d’une voix songeuse. TC2, comme on l’appelait depuis plus de dix siècles, avait été jadis la planète centrale et la capitale de toute l’Hégémonie. Puis, sous la Pax, c’était devenu un monde périphérique, jusqu’au jour où un cardinal local s’était lancé dans un coup de force contre le pape en difficulté dans les derniers jours de la Pax. La plupart des cités reconstruites avaient alors été rasées. Quand l’Hélice avait quitté l’espace humain, quatre-vingts ans après la fin de cette guerre, les Énéens étaient en train de reconstruire et de repeupler l’ancienne capitale. Ils reconstituaient les superbes monuments classiques et les grands domaines, transformant les cités scorifiées en une Arcadie qui leur était réservée. Une fois les responsabilités distribuées, le groupe examina la question d’un éventuel réveil des membres de leurs familles en sommeil cryotechnique. Le peuple de l’Hélice du Spectre pratiquait la trine union : un homme et deux femmes, ou vice versa. Mais comme la plupart avaient leurs enfants avec eux à bord, cela compliquait sérieusement les choses. Jon Mikaïl évoqua un certain nombre de problèmes relatifs aux supports de vie, mais ils étaient mineurs. Tous convinrent cependant que le fait d’avoir leurs familles comme passagers ne ferait que compliquer les décisions à venir. Il valait mieux les laisser en sommeil profond. Les deux seules exceptions furent le mari et l’épouse de Den Soa. La jeune diplomate au bandeau blanc avoua qu’elle ne se sentirait pas vraiment en sécurité si elle n’avait pas ses deux amours auprès d’elle. Le groupe accéda de bon gré à sa requête, tout en lui recommandant gentiment que ses conjoints se tiennent à l’écart de la passerelle de commandement, sauf à être contraints de s’y rendre de façon impérative. Den Soa promit d’y veiller. On fit revenir Saïgyô, qui s’occupa immédiatement de ranimer les deux conjoints. Ils n’avaient pas d’enfants. Puis on passa à des discussions plus sérieuses. — Allons-nous vraiment pénétrer dans cet anneau pour nous mêler des problèmes de ces Extros ? demanda Patek Georg. En supposant que leur signal soit toujours d’actualité ! — Ils émettent sur des fréquences que nous n’utilisons plus depuis longtemps, fit remarquer la jeune Den Soa aux cheveux blonds, qui s’était psychée sur les systèmes de communication du vaisseau et semblait observer quelque chose par le biais de sa vision virtuelle. Cette machine monstrueuse se dirige toujours droit sur eux, ajouta-t-elle. — N’oublions pas, précisa le bandeau rouge, que notre politique a toujours été d’éviter tout contact avec des avant-postes humains susceptibles de nous causer des problèmes avant que nous n’ayons quitté l’espace exploré. Res Sandre, la verte responsable des machines, esquissa un sourire. — Notre ambition était d’éviter la Pax, les Extros et les Énéens ; mais il n’était pas prévu que nous pourrions un jour tomber sur des humains ou ex-humains à huit mille années-lumière des frontières connues de l’espace civilisé. — Cette incursion ne peut apporter que des problèmes à tout le monde, insista Patek Georg. Ils comprenaient tous les raisons de l’attitude du responsable de la sécurité. Au sein de l’Hélice du Spectre, les bandeaux rouges étaient connus pour leur courage, leur force de conviction politique et leur passion pour l’art, mais ils avaient aussi un sens aigu de la compassion envers les formes de vie différentes. Ses huit compagnons comprenaient parfaitement ce qu’il voulait dire quand il affirmait que le contact envisagé risquait de causer des ennuis à « tout le monde ». Il ne pensait pas seulement aux 684 291 âmes qui dormaient à bord d’un sommeil profond, mais aussi aux Extros et aux Templiers eux-mêmes. Ces orphelins de l’Ancienne Terre, ces membres d’un groupe humain à l’évolution totalement séparée, étaient restés à l’écart de l’histoire et de l’influence humaines durant au moins un millénaire, peut-être bien plus longtemps. Même un contact très bref pouvait mettre en danger toute la culture extro. — Nous sommes obligés d’aller voir si nous pouvons aider ces gens. En même temps, nous ferons nos réapprovisionnements, si possible, déclara Dem Lia d’une voix amicale mais catégorique. Saïgyô, combien de temps nous faudra-t-il, en décélérant au maximum compatible avec le maintien des champs de confinement internes, pour parvenir à un point situé à 5 000 kilomètres environ de la forêt orbitale ? — Trente-sept heures, répondit aussitôt l’I.A. — Ce qui nous donne un peu plus de sept jours d’avance sur cet horrible engin, estima Oam Raï. — Avez-vous songé, demanda Doc Sam, qu’il pourrait s’agir d’un engin fabriqué par les Extros pour traverser les champs d’impact de l’héliosphère en direction du système de la géante rouge ? Une sorte de train fantôme ? — Ça m’étonnerait, fit la jeune Den Soa sans percevoir l’ironie de l’homme plus âgé. — En tout cas, les Extros nous ont repérés, murmura Patek Georg, psyché dans le noyau de son système. Saïgyô, s’il vous plaît, pourriez-vous éclaircir à nouveau les fenêtres ? Même amplification que tout à l’heure. La salle fut soudain illuminée par une clarté solaire et stellaire et par la lumière que réfléchissait la forêt orbitale. Celle-ci ressemblait au haricot géant de Jack1. Courbée autour de l’étoile blanche à la luminosité insoutenable, elle se perdait dans le lointain. Mais le spectacle avait changé. Quelque chose de nouveau s’y était ajouté. — Nous sommes en temps réel ? demanda Dem Lia à voix basse. — Oui, répondit Saïgyô. Je pense que les Extros ont repéré notre traînée de fusion dès que nous sommes entrés dans le système. Ils viennent nous souhaiter la bienvenue. Des milliers, des dizaines de milliers de rubans de lumière palpitants avaient quitté l’anneau, s’éloignant, telles les lucioles éclatantes de l’Ancienne Terre ou les somptueuses diaphanes d’Alliance-Maui, de l’immense tresse de feuilles, d’écorce et d’atmosphère. Et tous ces points lumineux quittaient le système et se dirigeaient vers l’Hélice. — Pourriez-vous agrandir encore un peu l’image ? demanda Dem Lia. Elle s’adressait à Saïgyô, mais ce fut Kem Loï, déjà psychée sur le réseau optique du vaisseau, qui exécuta l’ordre. Papillons de lumière. Aux ailes d’une envergure de 200, 300, 500 kilomètres, captant le vent solaire, chevauchant les lignes de champ magnétique, se déversant depuis la petite étoile brillante. Pas seulement des dizaines, mais des centaines de milliers d’anges ailés ou de démons lumineux. — Espérons qu’ils ne sont pas animés de mauvaises intentions, déclara Patek Georg. — Espérons que nous saurons encore communiquer avec eux, chuchota la jeune Den Soa. Ils ont eu quinze cents ans pour infléchir leur évolution dans n’importe quel sens. Dem Lia posa délicatement la main sur la table, mais avec assez de force pour se faire entendre. — Je suggère que nous mettions un terme à ces spéculations et que nous nous préparions à cette rencontre, qui aura lieu dans… — Vingt-sept heures et huit minutes, si ces Extros continuent de venir à notre rencontre, intervint Saïgyô. — Res Sandre, demanda Dem Lia d’une voix douce, vous pourriez, avec l’aide de votre I.A. de propulsion, commencer à calculer nos paramètres de décélération finale de manière à ne pas carboniser des milliers de ces créatures. Ce ne serait pas très diplomatique. — S’ils ont de mauvaises intentions, insista Patek Georg, la traînée de fusion constituera notre meilleure arme contre… Dem Lia l’interrompit. Sa voix était douce, mais ne souffrait aucune contradiction. — Pas question de parler de guerre contre cette civilisation extro jusqu’à ce que nous ayons de plus amples informations sur ses motivations. Patek, vous pouvez procéder à l’examen des systèmes défensifs dont nous disposons à bord, mais je ne veux plus entendre parler d’action offensive jusqu’à ce que nous ayons eu une petite conversation privée à ce sujet, vous et moi. Patek Georg inclina la tête sans rien dire. — Autres questions ou commentaires ? demanda alors Dem Lia. Pas de réaction. Les neuf se levèrent alors pour vaquer à leurs différentes tâches. Vingt-quatre heures plus tard, ayant à peine dormi, Dem Lia se tenait seule, telle une divinité, au cœur du système de l’étoile blanche. La G8 embrasée ne se trouvait qu’à quelques mètres de son épaule. La tresse forestière était si proche qu’elle aurait pu la toucher en tendant le bras et la saisir dans sa main virtuelle de déesse tandis qu’au niveau de sa poitrine les centaines de milliers d’ailes lumineuses miroitantes convergeaient vers l’Hélice, dont la queue de fusion de décélération était maintenant réduite à néant. Les pieds de Dem Lia ne reposaient sur rien, si ce n’est le noir de l’espace. La forêt orbitale lui arrivait à la taille et les étoiles formaient une énorme sphère de constellations et de poussière galactique loin au-dessus de sa tête et autour d’elle. Soudain, Saïgyô fut là à côté d’elle. Le moine du XIe siècle avait pris sa posture virtuelle coutumière : jambes croisées, il flottait sereinement juste au-dessus du plan de l’écliptique, à quelques mètres de distance respectueuse de Dem Lia. Nu-pieds, sans chemise, il avait un ventre rebondi qui ajoutait à l’impression de respectabilité émanant de son visage joufflu, de ses yeux légèrement strabiques et de ses pommettes vermeilles. — Ces Extros ont une manière extraordinaire de surfer avec les vents solaires, murmura Dem Lia. Saïgyô hocha la tête. — Vous remarquerez cependant qu’ils chevauchent les ondes de choc uniquement dans le sens des lignes de champ magnétique. C’est ce qui leur permet d’atteindre des pointes de vitesse remarquables. — On en parle, mais je ne les ai jamais visualisées. Vous pourriez peut-être… Aussitôt, le système solaire au milieu duquel ils discutaient se transforma en un réseau complexe de lignes de champ rayonnant à partir de l’étoile G8, d’abord courbes puis aussi droites et régulières qu’un barrage de rayons laser. Ce dispositif élaboré apparaissait en rouge, tandis que les rayons cosmiques aux chemins plus aléatoires, venus de toute la galaxie, figuraient en bleu. Ils suivaient, la plupart du temps, les lignes magnétiques, dont ils s’écartaient occasionnellement, en bonds sinusoïdaux, comme des saumons remontant un cours d’eau, pour aller frayer dans le ventre de l’étoile. Dem Lia remarqua que les lignes issues des pôles nord et sud du soleil étaient souvent entortillées sur elles-mêmes, ce qui provoquait, de proche en proche, la déformation d’ondes cosmiques destinées autrement à suivre tout droit les lignes polaires. Pour changer un peu de métaphore, Dem Lia imagina des spermatozoïdes en train de faire la course en direction d’un ovule étincelant, luttant contre les vents solaires et les ondes magnétiques, repoussés par les ondes de choc qui balayaient les lignes de champ comme quelqu’un qui secoue un fil d’une toile ou fait claquer un fouet. — Ça s’agite, dit-elle en voyant la trajectoire de fuite de la multitude d’Extros secoués par les fronts d’ondes ioniques, magnétiques et cosmiques. Ils luttaient pour se stabiliser à grands mouvements amples de leurs ailes vibrantes d’énergie radiante tandis que les vents solaires se propageaient en avant puis en arrière le long des lignes magnétiques, portés finalement en avant par l’onde de choc déferlante qui accompagnait les brusques rafales, rattrapant progressivement les ondes plus lentes, créant des tsunamis temporaires qui s’éloignaient puis revenaient tel un ressac puissant vers le rivage ardent du soleil G8. Les Extros semblaient relativement à l’aise au milieu de toute cette confusion de lignes géométriques, lignes rouges, lignes de champ magnétique, lignes jaunes ioniques, lignes bleues cosmiques et fronts d’ondes en mouvement de toutes les couleurs du spectre. Dem Lia se tourna vers l’endroit où l’héliosphère bouillonnante de la géante rouge rencontrait celle, non moins agitée, de la G8. La tempête de lumières et de couleurs qui faisait rage à cet endroit la fit penser à un océan effervescent, multicolore et phosphorescent, qui venait se briser au pied des falaises d’un continent d’énergie déchaînée, tout aussi multicolore et effervescent. Quel spectacle ! — Reprenez l’affichage normal, demanda-t-elle. Aussitôt, les étoiles, l’anneau forestier, les Extros en mouvement et l’Hélice en train de décélérer redevinrent visibles, les deux derniers étant moins clairement apparents du fait de la différence d’échelle. — Saïgyô, demanda Dem Lia, pourriez-vous inviter les autres I.A. à venir ici ? Le moine souriant haussa les sourcils. — Toutes ici, en même temps ? — Oui. Elles apparurent rapidement, mais pas instantanément, à des intervalles d’une seconde ou deux les unes des autres. La première fut Dame Murasaki, encore plus petite que la déjà menue Dem Lia, vêtue d’une robe au style datant de trois mille ans et d’un kimono qui coupa le souffle à la commandante de bord intérimaire. « Que de beauté l’Ancienne Terre recelait sans y prêter attention ! », songea Dem Lia tandis que Dame Murasaki s’inclinait poliment devant elle en glissant ses mains menues dans les manches de sa robe. Elle avait le visage enfariné, presque blanc, les lèvres et les yeux très maquillés, et ses longs cheveux noirs étaient apprêtés de manière si élaborée que Dem Lia, qui avait porté les siens courts presque toute sa vie, ne soupçonnait même pas ce qu’il fallait de patience et de soins pour démêler, rouler, fixer, natter, lisser et laver une telle masse. Une seconde plus tard, Ikkyû s’avança virtuellement d’un pas assuré à travers le vide entourant l’Hélice. Cette I.A. avait choisi la personnalité âgée d’un poète zen depuis longtemps disparu. Son image semblait avoir environ soixante-dix ans. Ikkyû était un peu plus grand que la moyenne des Japonais, avec une calvitie prononcée, des rides de préoccupation en travers du front et des plis de rire autour de ses yeux brillants. Avant leur départ, Dem Lia avait consulté les banques de données du vaisseau pour se documenter sur ce moine, poète, musicien et calligraphe du XVe siècle. Apparemment, quand le vrai Ikkyû, le personnage historique, avait eu soixante-dix ans, il était tombé amoureux d’une chanteuse aveugle de quarante ans plus jeune que lui et avait scandalisé son entourage de jeunes moines en la faisant venir vivre au temple avec lui. Dem Lia l’aimait bien. Ce fut ensuite le tour de Bashô. Le grand maître du haïku avait choisi d’apparaître sous la forme d’un paysan japonais dégingandé du XVIIe siècle, portant le chapeau pointu et les sabots de sa profession. Il y avait toujours un peu de terre sous ses ongles. Ryôkan entra d’un mouvement gracieux dans le cercle. Il portait de magnifiques robes d’un bleu superbe à galon doré et ses cheveux longs étaient noués en queue de cheval. — Je vous ai demandé de venir ici tous ensemble, leur exposa Dem Lia d’une voix ferme, en raison de la nature complexe de cette rencontre avec les Extros. Il ressort de la lecture du livre de bord que l’un d’entre vous n’a pas approuvé l’idée de se distranslater de l’espace de Hawking pour répondre à cet appel de détresse. — C’est moi, déclara Bashô. Il s’exprimait en anglais moderne postérieur à la Pax, mais sa voix avait les accents rocailleux et gutturaux d’un samouraï. — Pourquoi ? demanda Dem Lia. Bashô fit un geste vague de sa main osseuse. — Les priorités du programme sur lequel nous nous étions mis d’accord ne prévoyaient pas une telle éventualité. À mon sens, il y avait un potentiel de danger trop élevé par rapport à notre objectif réel, qui est de trouver un monde à coloniser. Dem Lia fit un geste en direction de l’essaim d’Extros qui se rapprochait du vaisseau. Ils n’étaient plus maintenant qu’à quelques milliers de kilomètres. Ils avaient annoncé leurs intentions pacifiques à la radio, sur les anciennes fréquences, depuis un peu plus d’un jour standard. — Et vous pensez toujours qu’il y a un risque ? demanda-t-elle à l’I.A. — Oui, répondit Bashô. Dem Lia hocha la tête en fronçant légèrement les sourcils. C’était toujours ennuyeux lorsque les I.A. n’étaient pas unanimes sur les questions cruciales. Mais c’était justement pour de tels cas que les Énéens les avaient laissées autonomes après l’effondrement du TechnoCentre. Et c’était pour cela aussi qu’elles étaient cinq à voter. — Les autres, de toute évidence, ont estimé que le risque était acceptable ? Dame Murasaki répondit de sa petite voix modeste, à peine un souffle : — Nous avons vu là une excellente occasion de nous réapprovisionner en vivres et en eau. En ce qui concerne les implications culturelles, elles étaient plus de votre ressort que du nôtre. C’était donc à vous de décider. Naturellement, nous n’avions pas encore détecté la présence de cet énorme vaisseau spatial dans le système lorsque nous avons quitté l’espace de Hawking pour nous y translater. Cela aurait peut-être eu des conséquences sur notre décision. — Il s’agit, déclara Ikkyû avec enthousiasme, d’une culture extrohumaine, comprenant sans doute une assez importante population de Templiers. Il est possible qu’elle n’ait eu aucun contact avec l’univers humain extérieur depuis les tout premiers jours de l’Hégémonie. Si c’est le cas, nous sommes là en présence de l’avant-poste le plus éloigné de l’ancienne hégire. De toute l’humanité, même. C’est une merveilleuse occasion d’apprendre une multitude de choses. Dem Lia hocha la tête avec impatience. — Nous ne sommes plus qu’à quelques heures du point de rencontre. Vous avez entendu leur message radio. Ils disent qu’ils veulent nous souhaiter la bienvenue et discuter avec nous, et nous leur avons rendu la politesse. Nos langages ne sont pas différents au point que les micros-perles ne puissent se charger de traduire nos conversations en simultané. Mais comment avoir l’assurance que leurs intentions sont bien pacifiques ? Ryôkan se racla la gorge. — N’oublions pas que, depuis plus de dix siècles, les guerres contre les Extros ont toujours été provoquées, d’abord par l’Hégémonie, puis par la Pax. Les premières colonies extros dans l’espace lointain étaient essentiellement pacifiques, et il est probable que celle-ci n’a jamais eu vent d’aucun conflit. Saïgyô gloussa du haut de son confortable perchoir aérien. — N’oublions pas non plus que, pendant les guerres de la Pax contre les Extros, ces humains pacifiques et conditionnés à vivre dans l’espace ont appris, pour se défendre, à fabriquer et à utiliser des vaisseaux-torches, des croiseurs Hawking améliorés, des armements au plasma, et même quelques engins de guerre à propulsion Gédéon pris à l’ennemi. (Il agita ses bras nus.) Nous avons scanné tous ces Extros qui viennent vers nous, et aucun n’est armé. Pas même d’un épieu de bois. Dem Lia hocha la tête. — Kem Loï m’a montré certains indices astronomiques selon lesquels on peut penser que leur vaisseau d’ensemencement a été très vite arraché à son poste de garage orbital. Peut-être quelques années ou même quelques mois après leur arrivée. Le système ne comporte aucun astéroïde, et le nuage d’Oört a été chassé hors de leur portée. Il ne serait pas étonnant qu’ils soient dépourvus de toute capacité métallurgique ou industrielle. — Commandante, intervint Bashô d’un air soucieux, ce ne sont que des conjectures invérifiables pour le moment. Ce que nous savons, c’est que les Extros ont suffisamment modifié leur anatomie pour se doter d’ailes à champ de force capables de se déployer sur des centaines de kilomètres. S’ils s’approchent suffisamment du vaisseau, ils peuvent, en théorie, se servir de l’effet plasma conjugué de ces ailes pour essayer d’ouvrir une brèche dans nos champs de confinement et attaquer le vaisseau. — Anéantis par des anges à coups d’ailes, murmura Dem Lia d’un air songeur. Quelle fin ironique ce serait pour nous ! Les I.A. ne firent pas de commentaire. — Qui travaille le plus directement avec Patek Georg Dem Mio sur les questions de stratégie défensive ? demanda Dem Lia, rompant le silence. — Moi, répondit Ryôkan. Elle le savait déjà, mais voulait s’assurer que ce n’était pas Bashô. Patek Georg était suffisamment parano comme cela dans ses relations avec les I.A. sur cette question. — Quelles vont être ses recommandations dans la réunion entre humains qui va avoir lieu d’ici quelques minutes ? demanda-t-elle sans autre préambule. Ryôkan hésita de manière à peine perceptible. Les I.A. avaient le sens de la discrétion et de la loyauté envers les humains avec qui elles travaillaient dans leur spécialité, mais elles comprenaient aussi les impératifs du commandant de bord élu. — Patek Georg va recommander l’extension à 100 kilomètres du champ de confinement extérieur de classe 20, murmura Ryôkan. Toutes nos armes à énergie rayonnante devront être en état d’alerte et dirigées sur les trois cent neuf mille deux cent cinq Extros qui viennent vers nous. Dem Lia haussa très légèrement les sourcils. — Et combien de temps faudrait-il pour atomiser plus de trois cent mille petites cibles individuelles ? demanda-t-elle d’une voix faible. — Deux secondes six, répondit aussitôt Ryôkan. Dem Lia secoua la tête. — Ryôkan, vous voudrez bien rapporter cette conversation à Patek Georg, en lui disant que je ne veux pas d’un champ de confinement réglé à 100 kilomètres, mais qu’il devra être maintenu à sa valeur actuelle de 1 kilomètre. Il peut rester en classe 20. C’est une bonne chose que les Extros puissent se faire une idée de sa puissance défensive. Mais il n’est pas question, à ce stade, que nos systèmes d’armes les prennent pour cible. Il est à présumer qu’ils peuvent voir aussi nos faisceaux de balayage. Ryôkan, vous pouvez procéder avec Patek Georg à toutes les simulations de combat que vous voudrez, pour mettre toutes les chances de notre côté, mais n’armez pas les engins rayonnants et ne faites aucun repérage de cible tant que je n’en aurai pas donné l’ordre. Ryôkan s’inclina. Bashô fit tourner ses rouages virtuels dans tous les sens, mais ne fit aucun commentaire. Dame Murasaki agita son éventail devant son visage en disant : — Vous êtes bien confiante. Dem Lia ne sourit pas. — Jamais à cent pour cent, dit-elle. Ryôkan, avec Patek Georg, vous allez régler le champ de confinement de telle sorte que, si les Extros tentent de le percer avec du plasma concentré au moyen de leurs ailes solaires, il se transforme instantanément en un champ de classe 35 sur un rayon de 500 kilomètres. Ryôkan hocha la tête. Ikkyû murmura avec un sourire : — Je ne sais pas si les Extros seraient capables de surfer sur une pareille vague, commandante. Il est à peu près certain que leurs systèmes d’énergie personnelle ne suffiraient pas à maintenir leurs fonctions vitales et qu’ils seraient incapables de décélérer sur une demi-UA ou plus. Dem Lia hocha la tête. — C’est leur problème et non le nôtre. Mais je ne pense pas que les choses en arrivent là. Merci à vous tous d’être venus me parler. Les cinq silhouettes humaines géantes disparurent. La rencontre fut pacifique et efficace. La première question que les Extros avaient envoyée par radio à l’Hélice vingt-quatre heures plus tôt avait été : — Appartenez-vous à la Pax ? Au début, cela avait sidéré Dem Lia et les autres. Ils supposaient que ces gens avaient perdu tout contact avec l’espace humain longtemps avant la naissance de la Pax. Mais le bandeau ébène, Jon Mikaïl Dem Alem, avait murmuré : — Le Moment Partagé. Ça ne peut être que ça, oui… Les neuf humains s’étaient regardés en silence. Tout le monde comprenait ce qu’il voulait dire. Le « Moment Partagé » d’Énée, durant son supplice et son assassinat perpétré par la Pax et le TechnoCentre, avait touché tous les humains disséminés dans l’espace colonisé. L’effet de résonance gestalt dans le Vide qui Lie avait transmis les pensées et les souvenirs de la jeune femme agonisante, par l’intermédiaire des fils de texture quantique de l’univers susceptibles de propager l’empathie à tous les êtres appartenant à la souche humaine de l’Ancienne Terre, qui s’étaient ainsi trouvés réunis un bref instant. Mais ici, à une distance de plusieurs milliers d’années-lumière ? Dem Lia s’avisa soudain que cette pensée était stupide. Le Moment Partagé d’Énée, datant de près de cinq siècles, s’était propagé dans tout l’Univers en suivant les lignes de texture quantique du Vide qui Lie. Il avait dû toucher des races et des cultures si éloignées qu’aucune technologie de communication ou de voyage ne permettait de les atteindre. Il avait ajouté la première voix humaine dotée de conscience à la conversation empathique qui se poursuivait depuis près de douze milliards d’années entre espèces sentientes et sensibles. Pour la plupart, ces espèces s’étaient éteintes ou avaient évolué au-delà de leur forme d’origine depuis longtemps. C’étaient les Énéens qui avaient appris tout cela à Dem Lia. Mais leurs souvenirs empathiques résonnaient encore dans le Vide qui Lie. Il était clair que ces Extros avaient dû connaître le Moment Partagé cinq siècles plus tôt. — Non, nous ne sommes pas de la Pax, avaient-ils répondu par radio aux trois cent mille et quelques créatures ailées qui s’approchaient de l’Hélice. La Pax a été presque totalement anéantie il y a environ quatre cents ans. — Avez-vous à bord des disciples d’Énée ? avaient alors demandé les Extros. Dem Lia et ses compagnons avaient soupiré. Ces Extros attendaient peut-être la venue d’un messager énéen, un quelconque prophète, quelqu’un qui leur apporterait le sacrement de l’ADN d’Énée pour qu’ils puissent à leur tour devenir énéens. — Non, avaient-ils répondu par radio. Nous ne sommes pas des disciples d’Énée. Ils avaient tenté de leur expliquer qu’ils faisaient partie de l’Hélice du Spectre d’Amoiete et que les Énéens les avaient aidés à construire ce vaisseau et à l’adapter à leur très long voyage. Mais, après un long silence, un nouveau message radio leur avait demandé : — Y a-t-il quelqu’un à votre bord qui ait rencontré en personne Énée ou son bien-aimé Raul Endymion ? De nouveau, les neuf avaient échangé des regards perplexes. Saïgyô, assis en tailleur sur le plancher à quelque distance de la table de conférence, avait alors répondu lui-même d’une voix sereine : — Personne ici n’a connu Énée. Sur les trois conjoints de la famille du Spectre qui a caché et aidé Raul Endymion lorsqu’il était souffrant sur Vitus-Gray-Balianus B, deux ont trouvé la mort lors de la guerre contre la Pax, une mère, Dem Ria, et le père biologique, Alem Mikaïl Dem Alem. Le fils de cette trine union, Bin Ria Dem Loa Alem, a été lui aussi tué dans un bombardement de la Pax. La fille d’Alem Mikaïl, issue d’un précédent mariage trin, a été portée disparue et présumée décédée. La survivante de la trine union, Dem Loa, a accepté le sacrement pour devenir énéenne quelques semaines après le Moment Partagé. Elle s’est distransportée pour ne plus jamais revenir sur Vitus-Gray-Balianus B. Dem Lia et les autres attendirent la suite. Ils savaient que l’I.A. ne se serait jamais donné la peine d’intervenir s’il n’y avait pas une suite à cette histoire. — Il se trouve, continua Saïgyô en hochant la tête, que leur fille adolescente, Ces Ambre, présumée morte à l’occasion des massacres de civils de l’Hélice du Spectre à la base de Bombasino de la Pax, avait en fait été déportée, en compagnie de plus d’un millier d’enfants et d’adolescents, sur un monde-forteresse de la Pax nommé Sainte Theresa, où elle fut élevée dans la foi des chrétiens régénérés. Elle reçut le cruciforme et vécut sous la tutelle des gardes religieux de la Pax pendant neuf années standard, à l’issue desquelles ce monde fut libéré par les Énéens. C’est seulement alors que Dem Loa apprit que sa fille était encore en vie. — Elles se sont retrouvées ? demanda la jeune et jolie Den Soa, la diplomate, qui avait les larmes aux yeux. Ces Ambre a pu se libérer du cruciforme ? — Il y eut des retrouvailles, murmura Saïgyô. Dem Loa se distranslata sur place dès qu’elle apprit la nouvelle. Ces Ambre décida de se faire retirer le cruciforme par les Énéens, mais déclara refuser le sacrement de l’ADN d’Énée que lui proposait sa belle-mère de trine union pour qu’elle devienne énéenne à son tour. Son dossier indique qu’elle demanda à retourner sur Vitus-Gray-Balianus B pour y retrouver les vestiges de la culture à laquelle ses ravisseurs l’avaient prématurément arrachée. Elle y demeura près de soixante années standard, exerçant le métier de professeur et adoptant le bandeau bleu de sa famille. — Elle a enduré le cruciforme mais refusé de devenir énéenne, commenta Kem Loï, l’astronome, comme si la chose était impossible à croire. — Elle est à bord, en sommeil profond, leur dit Dem Lia. — C’est exact, confirma Saïgyô. — Quel âge avait-elle quand elle a embarqué ? demanda Patek Georg. — Quatre-vingt-quinze années standard, répondit l’I.A. en souriant. Mais comme tous les humains à bord, elle a bénéficié de la médecine énéenne dans les années qui ont précédé le départ, et son aspect physique et ses capacités intellectuelles sont ceux d’une femme d’une soixantaine d’années. Dem Lia se frotta la joue. — Saïgyô, voulez-vous réveiller la citoyenne Ces Ambre ? Den Soa, pourriez-vous être présente à son réveil et lui expliquer la situation avant l’arrivée des Extros ? Ils semblent plus intéressés par quelqu’un qui a connu en personne le mari d’Énée que par une explication détaillée sur l’Hélice du Spectre. — Futur mari seulement, à l’époque, rectifia le bandeau ébène, Jon Mikaïl, qui péchait parfois par excès de pédantisme. Raul Endymion n’était pas encore marié avec Énée à l’époque de son court séjour sur Vitus-Gray-Balianus B. — Je serai honorée de rester en compagnie de Ces Ambre jusqu’à ce que les Extros soient là, déclara Den Soa avec un grand sourire. Pendant que la masse des Extros se tenait à bonne distance, 500 kilomètres, les trois ambassadeurs furent escortés à bord. Il avait été établi par radio qu’ils pourraient supporter sans inconvénient le dixième de la gravité normale, et on avait réglé à cette valeur le champ de confinement de la magnifique bulle-solarium située en arrière et au-dessus de la passerelle de commandement. L’éclairage et les sièges avaient été adaptés. Pour le confort des représentants de l’Hélice, il était préférable de conserver une certaine notion de haut et de bas. Et Den Soa avait pensé que les Extros se sentiraient plus à l’aise parmi la végétation luxuriante du solarium. Le vaisseau avait morphé sans peine un grand sas au sommet de la bulle, et il ne restait plus qu’à attendre l’arrivée des ambassadeurs, qui s’approchaient très lentement du vaisseau. Deux d’entre eux, leurs ailes déployées, en remorquaient un troisième, plus petit, en scaphandre transparent. Les Extros, qui respiraient de l’air sur leur anneau, avaient l’habitude d’une atmosphère comportant cent pour cent d’oxygène, et c’était la raison pour laquelle on avait décidé de les recevoir dans le solarium. Dem Lia se sentit légèrement euphorique au moment où ses invités prenaient place dans leurs fauteuils adaptés. Elle se demanda si c’était à cause de l’oxygène ou de la nouveauté de cette rencontre. Une fois installés, les Extros mirent un certain temps à étudier leurs cinq interlocuteurs de l’Hélice. Il y avait là Dem Lia, Den Soa, Patek Georg, le psychologue Peter Delem Dem Tae et Ces Ambre, au visage avenant, cheveux blancs coupés court, les mains sagement croisées sur les genoux. L’ex-professeur avait insisté pour porter sa belle robe bleue à capuche, mais il avait fallu coudre quelques languettes adhésives à des endroits stratégiques pour empêcher le vêtement de se soulever ou de gonfler comme un ballon à partir du sol au moindre mouvement. La délégation extro se composait d’un ensemble d’individus des plus intéressants. À gauche, dans le fauteuil basse-gravité le plus élaboré, se trouvait un vrai Extro adapté à l’espace. Présenté sous le nom de Cavalier Lointain, il faisait près de 4 mètres de haut. À côté de lui, Dem Lia se sentit toute petite. Le peuple de l’Hélice du Spectre était généralement de stature trapue, non pas parce qu’il avait vécu des siècles sur des planètes à gravité élevée, mais à cause de son patrimoine génétique. Sous bien des aspects, les Extros s’étaient écartés de la morphologie humaine standard. Leurs bras et leurs jambes n’étaient plus que de longs appendices filiformes attachés à leur maigre torse. Les doigts de cet homme devaient bien mesurer 20 centimètres de long. Chaque parcelle de son corps qui semblait pratiquement nu sous la pellicule de compression antitranspiration qui lui collait à la peau était protégée par un champ de force autonome, sorte d’amplification de l’aura humaine naturelle, qui lui permettait de survivre dans le vide spatial. Les crêtes saillantes que l’on voyait au niveau de ses épaules et de ses omoplates permettaient de déployer les ailes qui captaient le vent solaire et les lignes de force magnétiques. Son visage génétiquement transformé n’avait quasiment plus rien d’humain. Ses yeux n’étaient guère plus que des fentes noires derrière d’épaisses membranes nictitantes. En lieu et place des oreilles, il avait, sur le côté de la tête, une grille évoquant un récepteur radio. Sa bouche était une étroite fente sans lèvres. Il communiquait par l’intermédiaire de glandes émettrices situées dans son cou. La délégation de l’Hélice du Spectre, au courant de toutes ces transformations, était munie de bouchons d’oreille spéciaux qui, non contents de leur relayer les émissions radio de Cavalier Lointain, leur permettaient aussi de communiquer avec leurs I.A. sur un canal protégé. Le deuxième Extro n’était que partiellement adapté à l’espace. Sa morphologie était nettement plus humaine. Il faisait 3 mètres de haut, et ses membres étaient également filiformes, mais il n’était pas entouré d’un champ de force ectoplasmique permanent. Son visage et ses yeux étaient minces et osseux, et il était complètement chauve. Il parlait un anglais des débuts du Retz, pratiquement sans accent. Il s’était présenté en tant que Maître-Rameau et Historien Keel Redt, et il devint vite évident qu’il jouerait le rôle de porte-parole du groupe, faute d’en être le chef véritable. À la gauche du Maître-Rameau se tenait une Templière au crâne chauve, à la structure osseuse délicate, aux traits vaguement asiatiques et aux grands yeux communs à tous les Templiers. Elle portait la robe de bure et la capuche traditionnelles. Elle s’était présentée sous le nom de Voix de l’Arbre Authentique Reta Kasteen, et son parler très doux avait des accents étrangement musicaux. Après les présentations, Dem Lia vit que les deux Extros et la Templière ne cessaient de dévisager Ces Ambre, qui leur souriait aimablement en retour. — Comment se fait-il que vous vous soyez aventurés si loin à bord d’un tel vaisseau ? demanda le Maître-Rameau Keel Redt. Dem Lia expliqua leur décision de fonder une colonie nouvelle de l’Hélice du Spectre d’Amoiete à l’écart de l’espace humain et énéen. Elle dut répondre ensuite aux inévitables questions sur les origines de leur civilisation et s’acquitta de cette tâche de la manière la plus succincte possible. — Si je comprends bien, déclara la Voix de l’Arbre Authentique Reta Kasteen, toute votre structure sociale est basée sur un opéra, un simple divertissement, joué une seule fois, il y a plus de six cents années standard ? — Pas toute la structure, répliqua Den Soa. Les civilisations s’adaptent et changent en fonction des conditions et des impératifs, naturellement. Mais les bases et les fondations de notre culture, c’est vrai, sont contenues dans l’unique représentation d’un opéra dû à l’artiste, compositeur, philosophe et poète holiste Halpul Amoiete. — Et qu’est-ce que ce… poète… pense d’une société bâtie autour de son unique opéra multimédia ? demanda le Maître-Rameau. La question était délicate, mais Dem Lia se contenta de sourire en disant : — Nous ne le saurons jamais. Le citoyen Amoiete est mort dans un accident de montagne un mois après la représentation de son opéra, et les premières communautés de l’Hélice du Spectre n’ont fait leur apparition que vingt ans plus tard. — Vous vénérez cet homme ? demanda le Maître-Rameau. Ce fut Ces Ambre qui répondit : — Non. Aucun membre de l’Hélice du Spectre n’a jamais divinisé Halpul Amoiete, même si son nom fait partie de la désignation de notre culture. Mais nous le respectons et nous nous efforçons de vivre conformément aux valeurs et aux objectifs qu’il nous a transmis à travers son art dans cette unique et extraordinaire représentation. Le Maître-Rameau hocha la tête comme s’il s’estimait satisfait de cette réponse. La voix douce de Saïgyô se fit alors entendre à l’oreille de Dem Lia. — Ils émettent en audio et vidéo sur bande étroite cohérente relayée par les Extros de l’extérieur en direction de l’anneau forestier. Dem Lia regarda les trois êtres assis en face d’elle, et s’attarda plus longuement sur Cavalier Lointain, l’Extro totalement adapté à l’espace. Ses yeux humains étaient presque totalement invisibles derrières ses grosses membranes nictitantes polarisées, qui le faisaient ressembler à un insecte. Saïgyô, voyant la direction du regard de Dem Lia, chuchota de nouveau à son oreille : — Oui, c’est lui qui émet. Dem Lia joignit le bout des doigts de ses deux mains, qu’elle porta devant sa bouche pour mieux dissimuler la subvocalisation. — Vous avez écouté ce qu’ils émettent ? — Oui, bien sûr. C’est une simple retransmission audio et vidéo de cette conversation, sans signal secondaire ni retour de la part des Extros de l’extérieur ou de ceux de l’anneau. Dem Lia hocha imperceptiblement la tête. Dans la mesure où l’Hélice enregistrait absolument tout ce qui se passait ici, y compris balayage holo, analyse infrarouge, examen par résonance magnétique du fonctionnement cérébral, plus une douzaine d’autres observations cachées mais non moins inquisitrices, elle ne pouvait décemment pas leur en vouloir d’enregistrer cette rencontre. Mais ses joues s’empourprèrent soudain. Infrarouge, résonance magnétique, balayage électronique, il était à peu près certain que l’Extro adapté à l’espace pouvait voir tout cela. Cet homme, si toutefois on pouvait encore le désigner ainsi, vivait dans un environnement où il était capable de voir le vent solaire, de sentir les lignes de champ magnétique et de suivre les ions séparés et même les rayons cosmiques coulant autour de lui et à travers lui dans le vide spatial profond. Elle subvocalisa : — Arrêtez tous les capteurs du solarium à l’exception des caméras holo. Le silence de Saïgyô marqua son assentiment. Dem Lia remarqua que Cavalier Lointain clignait soudain les yeux, comme si quelqu’un venait d’éteindre des projecteurs puissants qui l’aveuglaient. L’Extro se tourna alors vers Dem Lia et lui adressa un léger signe de tête. L’étrange trou qui lui servait de bouche, isolé du monde extérieur par sa pellicule de champ de force et son plasma ectodermique, se tordit en ce qui pouvait être interprété comme un sourire. La jeune Templière Reta Kasteen était en train de dire : — … et nous avons donc laissé derrière nous ce qui était en train de devenir le Retz pour quitter l’espace humain à peu près à l’époque où l’Hégémonie était en train de s’établir. Nous avions quitté le système de Centauri quelque temps après la fin de l’Hégire. Régulièrement, notre vaisseau d’ensemencement faisait une incursion dans l’espace réel. Les Templiers se sont joints à nous au passage dans le secteur du Bosquet de Dieu. C’est ainsi que nous avons pu avoir des nouvelles par mégatrans, et parfois de vive voix, sur l’évolution de la société interstellaire du Retz. Mais nous avons poursuivi notre chemin. — Pourquoi si loin ? demanda Patek Georg. — Tout simplement, répondit le Maître-Rameau, à cause d’un problème technique à bord. Notre vaisseau nous a maintenus en fugue cryotechnique profonde pendant des siècles, au cours desquels son programme n’a pas su reconnaître les systèmes susceptibles d’abriter un arbre-monde orbital. Quand il s’est finalement aperçu de son erreur, douze cents d’entre nous étaient déjà morts dans leurs crèches de fugue, qui n’étaient pas conçues pour un si long séjour. Le vaisseau a été pris de panique et s’est mis à quitter l’espace de Hawking à chaque système, pour n’y trouver que l’habituelle configuration d’étoiles inapte à abriter un anneau forestier de conception templière ou même hostile à la survie d’une colonie d’Extros. Nous savons, d’après les archives de bord, qu’il a même failli porter son choix sur un système binaire consistant en un trou noir en train d’absorber une voisine géante rouge. — Le disque d’accrétion aurait constitué pour vous un très beau spectacle, murmura Den Soa en ébauchant un sourire. Le Maître-Rameau plissa ses lèvres minces. — C’est exact, en attendant qu’il nous tue quelques semaines ou quelques mois plus tard. Au lieu de quoi, utilisant ses dernières facultés de raisonnement encore intactes, le vaisseau décida d’accomplir un nouveau saut et découvrit la solution idéale. Un système double, avec l’héliosphère de l’étoile blanche où nous pouvions survivre, et un anneau forestier déjà construit. — Il y a combien de temps ? demanda Dem Lia. — Mille deux cent trente années standard et quelques, émit Cavalier Lointain. La Templière se pencha en avant pour continuer son récit. — La première chose que nous avons découverte, c’est que cet anneau forestier n’avait rien à voir avec la technologie biogénétique que nous avions mise en œuvre sur le Bosquet de Dieu pour édifier en secret nos merveilleux arbres-étoiles. L’ADN était si différent dans ses alignements et ses fonctions que nous aurions pu, en essayant de le modifier, causer la mort de la forêt orbitale tout entière. — Vous auriez pu bâtir votre propre anneau autour de celui-là, fit remarquer Ces Ambre, ou bien essayer d’édifier une sphère arbre-étoile, comme d’autres Extros l’ont fait ailleurs. La Voix de l’Arbre Authentique Reta Kasteen hocha la tête. — C’était justement notre intention. Nous avions déjà commencé à déplacer les noyaux protogènes à quelques centaines de kilomètres de l’endroit où nous avions mis le vaisseau à l’abri, dans les frondaisons de l’anneau étranger, lorsque… Elle s’interrompit, comme si elle cherchait ses mots. — Le Destructeur est arrivé, émit Cavalier Lointain. — Le Destructeur, c’est le vaisseau qui vient en ce moment sur votre système ? demanda Patek Georg. — Celui-là même, émit Cavalier Lointain comme s’il éructait un blasphème. — Un monstre sorti de l’enfer, ajouta le Maître-Rameau. — Il a détruit votre vaisseau d’ensemencement, murmura Dem Lia en hochant la tête. C’était donc la raison pour laquelle les Extros ne possédaient pas de métal ni de forêt orbitale ceinturant celle qu’ils avaient trouvée là. Cavalier Lointain secoua la tête. — Il a dévoré le vaisseau d’ensemencement en même temps que plus de 28 000 kilomètres d’anneau forestier : feuilles, fruits, cosses à oxygène, capillaires d’eau, et même nos nœuds protogènes. — Il y avait alors beaucoup moins d’Extros totalement adaptés à l’espace, expliqua Reta Kasteen. Ils essayèrent de sauver les autres, mais ne purent les empêcher de mourir par milliers à la suite de cette première visite du Destructeur… ou Dévoreur. Nous avons plusieurs noms pour cette machine. — Un engin du diable, commenta le Maître-Rameau. Dem Lia se dit qu’il devait parler littéralement. Ces gens avaient dû bâtir toute une religion autour de la haine de cette machine. — Elle revient souvent ? demanda Den Soa. — Tous les cinquante-sept ans, répondit la Templière. Jour pour jour. — Du système de la géante rouge ? interrogea Den Soa. — Oui, émit Cavalier Lointain. De l’étoile infernale. — Si vous connaissez sa trajectoire, suggéra Dem Lia, ne pouvez-vous pas savoir d’avance quelles parties de l’anneau elle… dévastera ou… dévorera ? Vous éviteriez de coloniser ces secteurs, ou vous les feriez évacuer à temps. L’anneau doit être en grande partie désert. Sa surface représente un demi-million d’Ancienne Terre ou d’Hypérion au bas mot. Le Maître-Rameau Keel Redt sourit de nouveau. — À peu près vers l’époque où nous sommes, à sept ou huit jours standard de distance, le Destructeur, en dépit de sa masse, achève son cycle de décélération et exécute une manœuvre complexe qui le conduit vers une région peuplée de l’anneau. Toujours une région peuplée. Il y a cent quatre ans, sa trajectoire finale l’a mené vers un ensemble de cosses à oxygène où plus de vingt millions de nos Extros, en partie seulement adaptés à l’espace, s’étaient établis avec leurs tubes de transit, leurs ponts, leurs tours, leurs cités-belvédères et leurs cosses de vie artificielles, qu’ils avaient mis plus de six cents ans à terminer. — Tout cela complètement détruit, murmura d’un ton triste la Voix de l’Arbre Authentique Reta Kasteen. Dévoré, moissonné. — Et beaucoup de vies ont été perdues ? demanda Dem Lia dans un souffle. Cavalier Lointain secoua la tête. — Des millions d’Extros adaptés se sont précipités sur les lieux pour évacuer les oxygénophiles, et moins d’une centaine ont péri. — Vous avez essayé de communiquer avec cette… machine ? demanda Peter Delem Dem Tae. — Depuis des siècles, répondit Reta Kasteen d’une voix vibrante d’émotion, nous utilisons à cet effet la radio, les faisceaux étroits, les masers et les quelques transmetteurs holo qu’il nous reste. Cavalier Lointain et les siens ont même tenté, avec leurs champs d’ailes groupés par milliers, de lancer des signaux sémaphoriques codés de manière très simple… Les cinq membres de l’Hélice du Spectre attendirent la suite. — Sans aucun résultat, fit le Maître-Rameau d’une voix neutre. La machine vient, choisit un secteur peuplé de l’anneau et le fauche. Nous n’avons jamais obtenu la moindre réponse. — Nous pensons qu’elle est très ancienne et totalement automatique, expliqua Reta Kasteen. Elle date peut-être de plusieurs millions d’années et doit suivre un programme établi à l’époque où l’anneau a été construit. Elle moissonne d’énormes sections avec leurs rameaux, leurs branches et leurs tubules contenant des millions de litres d’eau produite par l’anneau. Puis elle retourne dans le système de l’étoile rouge, en attendant de revenir le jour fixé. — Nous pensions qu’il restait une planète dans le système de la géante rouge, émit Cavalier Lointain. Un monde qui nous serait caché en permanence de l’autre côté de ce soleil maudit. Peuplé de gens qui auraient construit cet anneau comme source de nourriture, sans doute avant que leur soleil de type G2 ne se transforme en étoile géante, et qui continuent de le moissonner malgré la détresse que cela nous occasionne. Mais nous avons changé d’avis. Il n’existe pas de telle planète. Nous sommes aujourd’hui convaincus que le Destructeur agit de manière automatique, en fonction d’une programmation aveugle, et qu’il s’acharne gratuitement sur notre anneau et nos colonies. Ceux qui vivaient dans le système de la géante rouge ont dû fuir depuis longtemps. Dem Lia aurait voulu que Kem Loï, l’astronome, soit là. Mais elle était sur la passerelle, en train d’observer leur environnement spatial. — Nous n’avons vu aucune planète lors de notre approche du système, déclara la commandante au bandeau vert. Il me semble très improbable qu’un monde propice à la vie ait pu survivre à la transformation de l’étoile G2 en géante rouge. — Ce qui est sûr, c’est que le Destructeur, à chacun de ses voyages, passe très près de cette terrible étoile rouge, déclara le Maître-Rameau. Il reste peut-être là-bas une structure artificielle quelconque : un habitat spatial, des astéroïdes creux, un environnement où les habitants ne pourraient survivre qu’en moissonnant cet anneau végétal. Ce qui n’excuse en aucune manière les carnages, au demeurant. — Une civilisation capable de construire une telle machine aurait eu les moyens de fuir lorsque l’étoile a atteint son moment critique, estima Patek Georg en se tournant vers Cavalier Lointain. N’avez-vous jamais essayé de détruire cette machine ? Le sourire sans lèvres sous le champ ectodermique tressaillit à la manière d’un lézard au milieu du visage étrange de Cavalier Lointain. — De nombreuses fois. Des dizaines de milliers d’Extros transformés ont donné leur vie pour cette cause. Mais la machine a des défenses rayonnantes qui nous réduisent en cendres dès que nous nous en approchons à moins de 100 000 kilomètres. — Peut-être un simple dispositif de défense antimétéorite, estima Dem Lia. Le sourire de Cavalier Lointain s’élargit encore, grotesquement. — C’est possible, mais c’est une arme particulièrement redoutable. Mon père y a perdu la vie lors de notre dernière attaque. — Vous n’avez pas essayé d’aller dans le système de la géante rouge ? demanda Peter Delem. — Nous n’avons plus de vaisseau spatial, lui rappela la Templière. — Et vos ailes ? insista Peter. Il était visiblement en train de calculer dans sa tête le temps qu’il faudrait à un Extro ailé pour faire l’aller-retour. Des dizaines d’années, sans doute, mais c’était quand même à leur portée. Cavalier Lointain avança sa main aux doigts démesurés. — Les turbulences sont trop fortes dans l’héliosphère. Nous avons cependant essayé des centaines de fois. Dans ces expéditions, des dizaines d’entre nous prenaient le départ, mais pratiquement aucun ne revenait. J’ai perdu un frère dans une tentative de ce genre il y a un peu plus de six années standard. — Cavalier Lointain a lui aussi été gravement blessé, une fois, murmura Reta Kasteen. Ils étaient soixante-huit, parmi les meilleurs, et deux seulement sont revenus. Toutes nos ressources médicales restantes ont été consacrées à le sauver. Il a séjourné deux ans dans une cuve de régénération. Dem Lia se racla la gorge. — Qu’attendez-vous de nous ? Les deux Extros et la Templière se penchèrent en avant. Le Maître-Rameau Keel Redt prit la parole en leur nom. — Si, comme vous le pensez et comme nous en avons acquis la conviction, il ne reste plus de monde habité dans le système de la géante rouge, détruisez cette machine sans attendre. Pulvérisez-la. Sauvez-nous d’une malédiction gratuite, insensée et sans fin. Nous vous récompenserons de toutes les manières en notre pouvoir. Vivres, eau, techniques génétiques avancées, connaissances astronomiques, tout ce que vous voudrez. Les représentants de l’Hélice du Spectre échangèrent des regards. Finalement, Dem Lia murmura : — Si vous n’êtes pas trop inconfortablement installés, nous aimerions nous retirer un instant pour discuter de cette question. Ces Ambre se fera un plaisir de vous tenir compagnie pendant ce temps si vous le désirez. Le Maître-Rameau fit un geste de ses longs bras aux mains énormes. — Nous sommes très bien ici. Et nous sommes ravis de cette occasion de parler à la vénérable H. Ambre2, qui a connu en personne le mari d’Énée. Dem Lia remarqua que la jeune Templière, Reta Kasteen, semblait littéralement transportée de joie à cette perspective. — Vous nous communiquerez ensuite votre décision ? émit Cavalier Lointain. Son corps cireux, ses paupières massives et sa physiologie étrange donnaient le frisson à Dem Lia. Cet être qui se nourrissait de pure lumière captait suffisamment d’énergie pour pouvoir déployer des ailes solaires électromagnétiques sur des centaines de kilomètres. Il recyclait l’air qu’il respirait, ainsi que ses déchets et son eau, vivait dans un environnement de froid absolu, de chaleur, de rayonnement et de vide poussé. L’être humain avait accompli, à n’en pas douter, un long chemin depuis les premiers hominidés africains de l’Ancienne Terre. Et si nous disons non, songea Dem Lia, trois cent mille et quelque Extros en colère adaptés comme lui à l’espace se jetteront éventuellement sur notre vaisseau de spin tels les Hawaïens retournant leur ire contre le capitaine Cook quand il les surprit en train d’arracher des clous à la coque de son navire. Le bon capitaine se fit non seulement tuer de manière horrible, mais éviscérer, brûler, ébouillanter et découper en petits morceaux. Mais elle chassa aussitôt cette pensée. Les Extros n’allaient pas attaquer l’Hélice. Elle le savait par intuition. De toute manière, s’ils nous attaquaient, ils seraient réduits en poussière en deux secondes six. Elle se sentait coupable, légèrement nauséeuse d’avoir pensé de telles choses. Elle prit rapidement congé des Extros et descendit sur la passerelle accompagnée des trois autres. — Vous l’avez vraiment vu ? Le mari d’Énée ? demanda la Voix de l’Arbre Authentique Reta Kasteen, le souffle court. Ces Ambre eut un sourire. — J’avais quatorze ans. C’était il y a longtemps. Il voyageait d’un monde à l’autre par distrans. Il est resté quelques jours chez mes parents dans ma deuxième trine famille. Il était souffrant. Un calcul rénal. Puis les soldats de la Pax l’ont fait prisonnier en attendant l’arrivée de quelqu’un qui devait l’interroger. Mes parents l’ont aidé à s’échapper. Je ne l’ai donc vu que très peu, il y a très longtemps. (De nouveau, elle sourit.) Et il n’était pas encore le mari d’Énée à l’époque, ne l’oubliez pas. Il n’avait pas reçu le sacrement de son ADN, il ne soupçonnait même pas ce que le sang et les enseignements de celle-ci pouvaient accomplir en faveur de la race humaine. — Mais vous l’avez vu, insista le Maître-Rameau Keel Redt. — Oui. Il délirait la plupart du temps et souffrait énormément. Les soldats de la Pax l’avaient menotté au lit de mes parents. Reta Kasteen se pencha en avant pour demander : — Y avait-il une sorte de… d’aura autour de lui ? — Vous pouvez le dire ! fit Ces Ambre avec un gloussement amusé. Il a fallu que mes parents lui donnent un bain et le savonnent de la tête aux pieds. Cela faisait des jours et des jours qu’il voyageait sans relâche. Les deux Extros et la Templière se laissèrent aller en arrière, apparemment déçus. — Excusez-moi de plaisanter avec ça, continua Ces Ambre. Je sais quel rôle a joué Raul Endymion dans votre histoire. Mais ces événements sont si anciens… La confusion régnait sur Vitus-Gray-Balianus B. Moi, je n’étais encore qu’une adolescente qui rêvait de quitter sa communauté pour recevoir le cruciforme dans une cité de la Pax. Ses trois interlocuteurs, les deux plus humains du moins, demeurèrent bouche bée. — Vous… étiez volontaire… pour accepter la présence en vous de ce… ce parasite ? demanda la Templière. En tant qu’acteurs du Moment Partagé d’Énée, tous les humains, où qu’ils fussent, avaient vu, compris et ressenti intimement la force de la réalité cachée derrière le « cruciforme d’immortalité », qui n’était qu’une masse parasitaire de noyaux I.A. servant à créer un TechnoCentre dans l’espace réel en mettant à profit les neurones et les synapses des parasités de toutes les manières possibles, souvent en n’hésitant pas à tuer son hôte pour se servir de son réseau neuronal au plus fort de sa créativité, durant les quelques secondes de dissolution synaptique précédant la mort. Après quoi l’Église utilisait la technologie du Centre pour ressusciter le sujet, le cruciforme devenant plus fort et plus structuré en réseau à chaque mort suivie de résurrection. Ces Ambre haussa les épaules. — Pour moi, cela signifiait uniquement l’immortalité, à l’époque. Et aussi l’occasion d’échapper à notre village poussiéreux pour connaître la vraie vie, celle de la Pax. Les trois envoyés des Extros la regardaient avec de grands yeux incrédules. Ces Ambre prit à deux mains le décolleté de sa robe et l’abaissa suffisamment pour leur montrer, à la base du cou, le départ de la cicatrice à l’endroit où les Énéens lui avaient retiré le cruciforme. — Quand ils m’ont kidnappée, ils m’ont conduite sur l’un des mondes qu’ils contrôlaient encore et j’ai gardé leur cruciforme pendant neuf ans, expliqua-t-elle d’une voix à peine audible pour les ambassadeurs. Tout cela s’est passé en grande partie après le Moment Partagé d’Énée et la révélation des intentions du Centre de nous asservir avec ces instruments répugnants. La Voix de l’Arbre Authentique Reta Kasteen se leva pour prendre la main de Ces Ambre dans la sienne. — Vous avez pourtant refusé de devenir énéenne lorsqu’on vous a libérée. Vous avez préféré retrouver les restes de votre ancienne culture. Ces Ambre sourit. Il y avait des larmes dans ses yeux, qui semblèrent soudain beaucoup plus âgés. — C’est exact. J’avais le sentiment que je devais bien cela aux miens, pour les avoir désertés en temps de crise. Il fallait continuer de porter le flambeau de l’Hélice du Spectre. Ces guerres nous avaient causé tant de pertes… Et nous avons perdu encore davantage lorsque les Énéens nous ont proposé de nous joindre à eux. Il n’est pas facile de refuser de devenir l’égal d’un dieu. Cavalier Lointain émit un grognement qui ressemblait à une forte perturbation radio. — C’est notre plus grande peur après le Destructeur. Il ne reste plus personne en vie sur l’anneau forestier à avoir connu le Moment Partagé. Nous n’avons plus que des récits détaillés sur la gloire que cela représentait, sur l’empathie, sur la force de cohésion du Vide qui Lie et sur l’annonce faite par Énée que de nombreux Énéens seraient désormais capables de se distranslater librement en n’importe quel point de l’univers. L’Église d’Énée, ici, s’est développée au point que vingt-cinq pour cent au moins de nos ressortissants seraient prêts à renoncer à leur héritage extro ou templier pour devenir énéens à la seconde même. Ces Ambre se frotta la joue en souriant de nouveau. — Il est évident qu’aucun Énéen n’est encore venu dans ce système. Mais il ne faut pas oublier qu’Énée a catégoriquement interdit l’existence d’une Église qui la vénère, l’adore ou la béatifie. C’est l’un des enseignements cruciaux du Moment Partagé. — Nous le savons, murmura Reta Kasteen. Mais, en l’absence de choix ou de connaissance, les cultures se tournent souvent vers la religion. Et l’une des raisons pour lesquelles nous avons salué l’arrivée de votre puissant vaisseau avec tant d’enthousiasme et d’émotion était que nous espérions trouver un ou plusieurs Énéens à bord. — Les Énéens ne voyagent pas à bord de vaisseaux spatiaux, fit remarquer Ces Ambre d’une voix douce. Les trois ambassadeurs hochèrent la tête. — Si un tel jour devait arriver, émit Cavalier Lointain, chaque Extro et chaque Templier devraient décider pour eux-mêmes en leur âme et conscience. En ce qui me concerne, je continuerai toujours à surfer sur les grandes vagues du vent solaire. Dem Lia et ses trois compagnons revinrent à ce moment-là. — Nous avons décidé de vous aider, dit la commandante. Mais il va falloir faire vite. Il n’était absolument pas question pour Dem Lia et les autres humains ou I.A. de l’Hélice de mettre un seul instant leur vaisseau en danger dans une confrontation directe avec le Destructeur, le Moissonneur ou quel que soit le nom que les Extros pouvaient choisir de donner à leur Némésis. Ce n’était pas juste un effet des impératifs technologiques si les 3 000 modules de support de vie qui abritaient les 684 300 pionniers de l’Hélice du Spectre en sommeil cryotechnique profond étaient de forme ovoïde. Littéralement, ils avaient mis tous leurs œufs dans le même panier et n’avaient nullement l’intention d’exposer ce panier dans un conflit. Déjà, Bashô et quelques autres I.A. s’inquiétaient de la proximité du vaisseau tueur. On pouvait très bien livrer un combat spatial à 28 UA de distance. En effet, s’il fallait aux lasers traditionnels, aux armes à rayonnement ou aux armes à particules de charge plus de 196 minutes pour parcourir de telles distances, l’Hégémonie, la Pax et les Extros avaient mis au point des missiles hypercinétiques capables d’emprunter l’espace de Hawking et de surgir pour détruire un vaisseau avant même que les radars n’aient annoncé leur présence. Cependant, dans la mesure où ce « faucheur » venait à son rendez-vous à des vitesses infraluminiques, il semblait improbable qu’il soit doté d’armements C+. Cela dit, « improbable » est un mot qui a plus d’une fois, depuis des temps immémoriaux, réduit à néant les prévisions et la destinée des guerriers les plus puissants. À la demande des ingénieurs de l’Hélice, les Énéens avaient construit le vaisseau de manière essentiellement modulaire. Quand leur utopie se concrétiserait, qu’ils atteindraient la planète parfaite gravitant autour de l’étoile idéale, plusieurs sections se détacheraient pour se transformer en sondes, navettes, atterrisseurs, submersibles ou stations spatiales. Chacun des 3 000 modules de survie avait la capacité de se poser à la surface pour fonder une colonie autonome. Il était prévu, cependant, de grouper les sites d’atterrissage après une étude minutieuse du terrain. Lorsque l’Hélice aurait fini de déployer et de faire descendre à la surface ses cosses, ses modules, ses sondes, ses navettes, sa passerelle de commandement et son cœur de fusion, il resterait bien peu de chose en orbite à part les énormes réacteurs de propulsion Hawking et leur programme de maintenance, ainsi que les robots chargés de les conserver en parfait état durant des siècles, sinon des millénaires. — Nous allons prendre la sonde d’exploration interplanétaire pour aller voir ce Destructeur d’un peu plus près, déclara Dem Lia. Il s’agissait d’un de leurs plus petits modules, plus adapté au vide spatial qu’à l’entrée dans l’atmosphère d’une planète. Il possédait quelques capacités de morphage, mais surtout, comparé aux autres engins d’exploration pacifique de l’Hélice, il était armé jusqu’aux dents. — Pourrions-nous vous accompagner ? demanda le Maître-Rameau Keel Redt. Aucun d’entre nous ne s’est jamais approché à moins de 100 000 kilomètres de cette machine de mort. Aucun n’est revenu pour le dire, en tout cas. — Mais certainement, répliqua aussitôt Dem Lia. La sonde peut contenir une quarantaine de personnes, et nous ne sommes que trois à y aller. Nous maintiendrons le champ de confinement interne à un dixième de g, et nous adapterons les sièges. La sonde, qui ressemblait davantage à un ancien vaisseau-torche de combat qu’à un quelconque autre engin, accélérait sous 250 gravités à la rencontre de la machine infernale. Ses champs de confinement internes étaient réglés sur redondance infinie et ses champs externes à leur maximum, force 12. Dem Lia pilotait pendant que Den Soa essayait de communiquer avec le vaisseau géant par tous les moyens disponibles. Elle envoyait des messages de paix sur toutes les bandes, depuis les fréquences radio primitives jusqu’aux salves modulées de tachyons. Sans obtenir la moindre réponse. Patek Georg Dem Mio était relié au réseau ombilical virtuel de défense/contre-attaque de son siège-couchette. Les passagers, installés à l’arrière du petit poste de commandement de la sonde, observaient attentivement ce qui se passait. Saïgyô avait décidé de les accompagner aussi et sa massive représentation holo était assise en tailleur, torse nu, sur une plateforme située devant le hublot d’observation principal. Dem Lia veillait à ne pas faire route directement sur l’engin monstrueux, pour le cas où il serait simplement équipé de défenses antimétéorites. S’ils continuaient sur leur trajectoire actuelle, ils passeraient au large à plusieurs dizaines de milliers de kilomètres au-dessus du plan de l’écliptique. — Son radar vient de nous repérer, annonça Patek Georg quand ils furent à 600 000 kilomètres de l’engin et commencèrent à décélérer. Il s’agit d’un radar passif. Pas de système d’acquisition armé. Leur sonde est incapable de leur dire si notre engin est habité ou non. Dem Lia hocha la tête. — Saïgyô, dit-elle, lorsque nous serons à 200 000 kilomètres, vous changerez de trajectoire de manière à nous injecter sur une orbite de collision avec cet engin. Le moine joufflu hocha la tête. Quelques minutes plus tard, le moteur principal et les réacteurs auxiliaires de la sonde changèrent de régime. Le fond d’étoiles bascula dans les hublots et le Destructeur emplit la baie d’observation principale. L’image était amplifiée comme s’ils se trouvaient à 500 kilomètres à peine de la machine infernale. Celle-ci était d’une laideur incroyable et avait été visiblement conçue uniquement pour l’espace. À son avant se dressaient d’énormes dents métalliques, ainsi que des lames en rotation, logées dans des réceptacles qui ressemblaient à des mandibules. Le reste faisait penser aux ruines d’un vieil habitat spatial auquel on aurait ajouté sans discernement, au fil des millénaires, d’innombrables verrues, excroissances, bulbes, tumeurs et filaments. — Distance : 183 000 kilomètres, décroissante, annonça Patek Georg. — Regardez comme il est tout noirci, chuchota Den Soa. — Et marqué de partout, émit Cavalier Lointain. Aucun de nous ne l’avait jamais contemplé d’aussi près. Regardez les strates des cratères dans les dépôts de carbone. On dirait une vieille lune noire criblée depuis très longtemps par de minuscules météorites. — Mais bien entretenue, grogna le Maître-Rameau. Il fonctionne encore parfaitement, pour notre plus grand malheur. — Distance : 120 000 kilomètres, décroissante, leur dit Patek Georg. Le radar d’exploration vient d’être renforcé par un radar d’acquisition. — Mesures défensives ? interrogea Dem Lia d’une voix calme. Ce fut Saïgyô qui répondit. — Champ de classe 12 en place. Redondance infinie. Déflecteurs RCC activés. Contre-missiles hypercinétiques en alerte. Écrans plasma au maximum. Contre-missiles armés, sous contrôle positif. Cela signifiait simplement que Dem Lia et Patek Georg n’avaient plus qu’à donner l’ordre de les lancer. Et Saïgyô le ferait à leur place si jamais ses passagers humains étaient tués. — Distance : 105 000 kilomètres, décroissante, annonça Patek Georg. V-delta relative en diminution à 100 mètres par seconde. Trois nouveaux radars d’acquisition verrouillés. — Pas d’autres émissions ? demanda Dem Lia d’une voix tendue. — Négatif, répondit Den Soa de sa console virtuelle. Cette machine, à l’exception de son radar primitif, est totalement aveugle, sourde et muette. Aucun signe de vie à bord. Ses communications internes indiquent qu’elle possède… une certaine mesure d’intelligence, mais pas d’I.A. véritable. Des ordinateurs, vraisemblablement. Plusieurs séries d’ordinateurs physiques. — Physiques ! répéta Dem Lia, choquée. Vous voulez dire du silicium, des… puces ? Cette technologie de l’âge de pierre ? — Ou un peu au-dessus, confirma Den Soa devant sa console. Nous détectons des lectures de mémoire-bulle magnétique, mais rien de plus perfectionné. — Cent mille kilomètres…, annonça Patek Georg, qui s’interrompit aussitôt pour dire : Elle nous tire dessus ! Les champs de confinement externes s’illuminèrent moins d’une seconde. — Une douzaine de RCC et deux rayons laser primitifs, annonça Patek Georg de son poste d’observation virréel. Sans grande force. Un champ de classe 1 aurait suffi à les arrêter. De nouveau, le champ de confinement s’illumina brièvement. — Même combinaison, rapporta Patek. En un peu plus faible. Nouvel éclair. — Encore plus faible, dit Patek. J’ai l’impression qu’elle nous envoie tout ce qu’elle a. Elle est en train d’épuiser ses réserves. Ce n’est probablement qu’un système de défense antimétéorite. — Ne soyons pas trop confiants, déclara Dem Lia. Mais testons ses défenses. Den Soa prit un air choqué. — Vous allez l’attaquer ? — Nous allons voir si nous sommes capables de l’attaquer, plutôt. Patek, Saïgyô, vous allez cibler le sommet de cette protubérance, là… (Elle pointa son stylet laser sur une saillie noircie, criblée de cratères, en forme d’aileron, qui pouvait être un radiateur de 2 kilomètres de haut.) Envoyez-leur un rayon d’énergie, suivi d’un missile hypercinétique… — Commandante ! protesta Den Soa. Dem Lia se tourna vers la jeune femme en portant un doigt à ses lèvres. — Un missile hypercinétique sans sa tête au plasma. Ciblez le bord d’attaque inférieur de la machine, juste au niveau de cette ouverture… Patek Georg relaya l’ordre à l’I.A. Les coordonnées de tir s’affichèrent et furent confirmées. Le RCC alla instantanément au but, creusant un trou de 70 mètres de large dans l’aileron-radiateur. — Il a déployé un champ de classe 0,6, annonça Patek Georg. J’ai l’impression que c’est le maximum dont il est capable. Le missile hypercinétique s’enfonça dans le champ de confinement comme dans du beurre et il en résulta une déchirure de soixante mètres dans le métal noirci de la gueule du monstre. Tous les passagers de la sonde purent observer l’impact silencieux et le jet fascinant de métal vaporisé et de débris venus de l’intérieur qui s’éparpillèrent dans l’espace. La machine monstrueuse n’eut pas d’autre réaction. — Si nous avions laissé la tête du missile et visé au ventre, murmura Dem Lia, votre machine aurait explosé sur un rayon de 500 kilomètres. Le Maître-Rameau Keel Redt se pencha en avant sur son siège-couchette. Malgré la gravité réglée à un dixième de g, les harnais de maintien étaient en place, et le sien était activé. — Je vous en conjure ! dit-il en luttant pour se redresser au maximum. Détruisez-la maintenant. Empêchez-la de continuer ! Dem Lia se tourna vers les deux Extros et la Templière. — Pas encore, dit-elle. Nous devons d’abord regagner l’Hélice. — Cela va nous faire perdre un temps précieux, émit Cavalier Lointain sans intonation discernable. — C’est vrai, reconnut Dem Lia, mais il nous reste encore un peu plus de six jours avant la moisson. La sonde commença à s’éloigner du monstre qu’elle venait de marquer de deux nouveaux cratères béants. — Vous n’avez donc pas l’intention de le détruire ? demanda le Maître-Rameau tandis qu’ils accéléraient vers l’Hélice. — Pas tout de suite, lui dit Dem Lia. Il est possible qu’il remplisse encore une fonction pour le compte de ceux qui l’ont fabriqué. La jeune Templière semblait au bord des larmes. — Vos propres instruments, beaucoup plus performants que nos télescopes, vous ont indiqué qu’il n’existe aucune planète dans le système de la géante rouge. Dem Lia hocha la tête. — Oui, mais vous avez vous-mêmes suggéré la possibilité de l’existence d’un habitat spatial, de cités de métal ou d’astéroïdes creux… Nous n’avons pas eu le temps de procéder à une exploration complète. Notre intention était d’assurer avant tout la sécurité de notre vaisseau. Nous ne cherchions pas à examiner en détail le système de la géante rouge. — Et sur la foi d’une si infime possibilité, vous êtes prêts à risquer la vie de millions d’entre nous ? demanda le Maître-Rameau extro d’une voix neutre mais tendue. Saïgyô murmura alors doucement dans le circuit subaudio de Dem Lia : — Les I.A. ont analysé des scénarios où plusieurs millions d’Extros utilisaient leurs ailes solaires pour lancer une attaque concentrée sur l’Hélice. Dem Lia attendit la suite sans cesser de regarder le Maître-Rameau dans les yeux. — Nous pourrions les vaincre, conclut l’I.A., mais nous serions probablement endommagés dans l’affrontement. Dem Lia s’adressa au Maître-Rameau. — Nous allons conduire l’Hélice dans le système de la géante rouge, dit-elle. Vous pouvez venir avec nous si vous le désirez. — Combien de temps prendra l’aller-retour ? voulut savoir Cavalier Lointain. Dem Lia laissa répondre Saïgyô. — Neuf jours sous poussée de fusion maximale, estima l’I.A. Mais il ne pourrait s’agir que d’une manœuvre au périhélie, sans possibilité de nous attarder pour explorer chaque astéroïde à la recherche de formes de vie. Les deux Extros étaient en train de secouer la tête. Reta Kasteen abaissa son capuchon sur ses yeux. — Il y a une autre possibilité, murmura Dem Lia. À l’intention de Saïgyô, elle montra du doigt l’image de l’Hélice, qui occupait maintenant la totalité de la baie d’observation principale. Des milliers d’Extros aux ailes énergétiques s’écartaient pour laisser passer la sonde qui décélérait doucement dans le champ de confinement du vaisseau et se préparait à la manœuvre d’amarrage. Ils se réunirent tous dans le solarium pour prendre leur décision : les dix humains (l’épouse et l’époux de Den Soa avaient été invités à prendre part au vote, mais avaient préféré rester en bas, dans les quartiers de l’équipage), les cinq I.A. et les trois représentants du peuple de l’anneau forestier. Le faisceau étroit de Cavalier Lointain continuait de transmettre son signal audio et vidéo aux trois cent mille Extros qui entouraient le vaisseau et aux milliards qui attendaient sur l’anneau. — Je vous résume la situation, déclara Dem Lia dans le lourd silence qui régnait sur le solarium. Vous savez tous que ce vaisseau est équipé d’un réacteur Hawking amélioré par les Énéens. Lorsque nous entrons en propulsion supraluminique, nous dégradons la texture du Vide qui Lie, mais des milliers de fois moins que les vaisseaux de la Pax ou de l’ancienne hégémonie. Les Énéens nous ont autorisés à le faire pour ce voyage. (La petite femme au turban entouré d’un bandeau vert s’interrompit un instant pour regarder les Extros et la Templière, puis continua.) Nous pourrions arriver dans le système de la géante rouge en… — Quatre heures pour la surgyration à des vitesses relativistes et ensuite le saut, calcula Res Sandre. Environ six heures pour décélérer dans le système. Deux jours pour rechercher une présence vivante. Et dix heures pour revenir. — En tenant compte des contretemps toujours possibles, nous serions de retour environ deux jours avant la date prévue pour le début du fauchage par le Destructeur, poursuivit Dem Lia. Si nous ne trouvons aucune trace de vie dans le système de la géante rouge, nous utiliserons la sonde pour détruire le robot moissonneur. — Mais… Le Maître-Rameau, qui commençait à protester avec un sourire ironique étrangement humain, fut aussitôt interrompu. — Mais il est extrêmement dangereux d’utiliser un réacteur Hawking dans un système binaire aussi serré, lui dit Dem Lia d’une voix calme. Non seulement les sauts à courte distance sont toujours risqués, mais compte tenu de la quantité de gaz et de débris que la géante rouge déverse… — Vous avez tout à fait raison, émit Cavalier Lointain. Ce serait de la folie. Mon clan s’est transmis la technologie de génération en génération. Et je sais qu’aucun commandant de vaisseau d’ensemencement extro ne tenterait jamais un saut dans ce système binaire. La Voix de l’Arbre Authentique Reta Kasteen les dévisagea l’un après l’autre. — Pourtant, avec toute la puissance de vos réacteurs de fusion… Dem Lia hocha la tête. — Bashô, combien de temps nous faudrait-il pour aller explorer le système de la géante rouge en utilisant nos réacteurs de fusion à leur poussée maximale ? demanda-t-elle. — Trois jours et demi de temps de transit jusqu’à l’autre système, répondit l’I.A. aux joues caves, plus deux jours d’exploration, plus trois jours et demi pour le retour. — On ne peut pas raccourcir ce délai ? demanda Oam Raï, le bandeau jaune. Réduire les marges de sécurité ? Pousser les réacteurs de fusion au maximum ? Ce fut Saïgyô qui répondit. — Le voyage aller et retour de neuf jours suppose déjà qu’on supprime toutes les marges de sécurité et qu’on pousse les réacteurs de fusion à cent douze pour cent de leur capacité. (Il secoua la tête d’un air navré.) Non, ce que vous demandez est impossible. — Mais le réacteur Hawking…, commença Dem Lia tandis que tous ceux qui étaient présents dans le solarium retenaient leur respiration, à l’exception de Cavalier Lointain, qui n’avait jamais respiré à proprement parler. Quelles sont les probabilités de désastre, si nous tentons de l’utiliser ? Dame Murasaki fit un pas en avant. — Les deux translations, pour entrer dans l’espace de Hawking et en sortir, se situeront beaucoup trop près du lobe de Roche du système binaire. Selon nos estimations, la probabilité d’une destruction totale de l’Hélice est de deux pour cent ; celle d’une avarie des systèmes de huit pour cent ; et celle d’un dysfonctionnement spécifique des modules de support de vie de six pour cent. Dem Lia se tourna vers les Extros et la Templière. — Six pour cent de risque de perte de milliers de nos parents et amis en sommeil profond, que nous avons fait le serment de protéger jusqu’à ce que nous arrivions à destination ! Deux pour cent de risque de voir notre civilisation tout entière s’éteindre d’un seul coup ! Cavalier Lointain hocha la tête. — J’ignore quelles merveilles de technologie vos amis énéens ont ajoutées à votre vaisseau, émit-il, mais je serais plutôt d’avis que ces chiffres sont largement en dessous de la vérité. Ce système ne permet pas le saut Hawking. Il y eut un silence prolongé. Finalement, Dem Lia murmura : — Nous pourrions détruire cette machine sans savoir s’il y a des vies, une espèce entière, peut-être, même si c’est très improbable, qui dépendent d’elle, dans le système de l’étoile rouge, pour leur survie. Mais cela ne nous est pas possible. Notre code moral nous l’interdit. Reta Kasteen répondit d’une toute petite voix : — Nous comprenons. — Nous pourrions aussi faire le voyage par propulsion traditionnelle pour explorer le système, reprit Dem Lia. Cela signifie que vous auriez à subir une dernière fois les ravages du Destructeur, mais nous reviendrions l’anéantir si nous ne trouvions aucune trace de vie dans le système. — Piètre consolation pour les millions d’entre nous qui perdraient tout, et peut-être la vie, murmura le Maître-Rameau. — En effet, reconnut Dem Lia. Cavalier Lointain se leva alors, se laissant aléatoirement flotter sous la gravité réduite, et prit la parole du haut de ses 4 mètres. — Ce problème ne vous concerne pas, émit-il. Vous n’avez aucune raison de risquer la vie de votre peuple. Nous vous remercions d’avoir envisagé… Dem Lia leva la main pour l’interrompre au milieu de sa phrase. — Nous allons passer au vote. Il s’agit de savoir si nous allons faire le saut dans l’espace de Hawking jusqu’au système de la géante rouge et retour avant que votre Destructeur ne commence son œuvre. S’il y a là-bas une civilisation non humaine, nous serons peut-être en mesure de communiquer avec elle pendant les deux jours dont nous disposons. La machine pourra alors être éventuellement reprogrammée. Nous sommes tous d’accord pour penser qu’il y a très peu de chances pour qu’elle ait « dévoré » accidentellement votre vaisseau d’ensemencement à son premier passage après votre arrivée dans le système. Le fait qu’elle ne fauche que les secteurs colonisés par vous sur un anneau dont la surface représente un demi-million d’Hypérion semble indiquer qu’elle est programmée pour ça, comme s’il s’agissait d’éliminer des parasites ou des mauvaises herbes. Les trois ambassadeurs hochèrent la tête. — Lorsque nous voterons, continua Dem Lia, il faudra que la décision soit unanime. Un seul « non », et nous n’utiliserons pas l’espace de Hawking. Saïgyô, assis en tailleur sur la table, se leva pour rejoindre les quatre autres I.A., qui étaient restées debout. — Pour mémoire, murmura le petit moine grassouillet, je vous informe que les I.A. ont voté à l’unanimité contre toute tentative de manœuvre dans l’espace de Hawking. Dem Lia hocha la tête. — C’est noté, dit-elle. Mais je vous rappelle que, dans les décisions de cette sorte, les voix des I.A. ne sont pas prises en compte. Seuls les ressortissants de l’Hélice du Spectre d’Amoiete peuvent décider de leur propre sort. (Elle se tourna vers les neuf autres humains.) Sur l’usage de la propulsion Hawking, oui ou non ? Nous devrons rendre compte des conséquences de notre choix devant tous nos compatriotes en sommeil. Ces Ambre ? — Oui. La femme en bleu semblait aussi sereine que le regard étonnamment clair de ses grands yeux tranquilles. — Jon Mikaïl Dem Alem ? — Oui, fit le spécialiste au bandeau ébène d’une voix lourde. Oui de tout mon cœur. — Oam Raï ? La femme au bandeau jaune hésitait. Personne à bord ne mesurait mieux qu’elle les risques que leur décision ferait courir au vaisseau. Deux pour cent de risque d’être détruits, cela devait lui paraître obscène. Posant un doigt sur ses lèvres, elle murmura, comme si elle réfléchissait tout haut : — Il y a deux civilisations en jeu dans cette décision, et peut-être trois. — Oam Raï ? répéta Dem Lia. — Oui, fit cette dernière d’un ton résigné. — Kem Loï ? demanda Dem Lia en se tournant vers l’astronome. — Oui, répondit la jeune femme d’une voix un peu tremblante. — Patek Georg Dem Mio ? Le spécialiste de la sécurité au bandeau rouge eut un large sourire. — Oui. Comme on dit : qui ne risque rien n’a rien. Cela irrita Dem Lia. — Vous décidez au nom de 684 288 dormeurs qui ne sont peut-être pas aussi téméraires. Le sourire de Patek Georg ne le quitta pas. — Je vote oui. — Docteur Samuel Ria Kem Ali ? Le toubib avait l’air aussi troublé que Patek était déterminé. — Il y a tant d’inconnues à ce problème…, dit-il. Mais… c’est oui, il faut en avoir le cœur net. — Peter Delem Dem Tae ? demanda Dem Lia en se tournant vers le psychologue au bandeau bleu. Il était en train de mâchonner l’extrémité d’un crayon qu’il regarda en souriant avant de poser l’objet sur la table. — Oui. — Res Sandre ? L’espace d’une seconde, les yeux de la femme au bandeau vert semblèrent lancer des éclairs de défi, presque de colère. Dem Lia se prépara à un veto et aux conséquences que cela entraînerait. — Oui, murmura Res Sandre. Moralement, nous ne pouvons pas faire autrement. Il ne restait que la plus jeune du groupe. — Den Soa ? La femme au bandeau blanc dut s’éclaircir la voix pour parler. — Oui, dit-elle. Il faut aller voir sur place. Tous les regards se tournèrent alors vers la commandante élue. — Je vote oui, dit-elle. Saïgyô, préparez-vous à une accélération maximale vers le point de translation en propulsion Hawking. Kem Loï, avec Res Sandre et Oam Raï, vous allez calculer le meilleur point de translation pour une recherche de formes de vie à travers le système. Maître-Rameau Redt, Cavalier Lointain et Voix de l’Arbre Authentique Kasteen, si vous préférez nous attendre ici, nous allons préparer le sas. Si vous souhaitez nous accompagner, nous appareillons immédiatement. Le Maître-Rameau répondit sans même consulter les autres : — Nous préférons vous accompagner, citoyenne Dem Lia. Elle hocha la tête. — Cavalier Lointain, dites aux vôtres de s’éloigner du vaisseau. Nous allons passer au-dessus du plan de l’écliptique, mais notre traînée de fusion va être aussi mortelle que l’haleine d’un dragon. L’Extro adapté à l’espace émit en réponse : — Je les ai déjà prévenus, commandante. Ils se réjouissent du spectacle à venir. — Espérons, grogna Dem Lia, que nous n’avons pas accepté de prendre tant de risques uniquement pour un simple spectacle. L’Hélice accomplit le saut sans problème, excepté un léger incident du côté des systèmes de bord secondaires. À une distance de 3 UA de la surface de la géante rouge, ils entreprirent d’étudier le système. Cela devait prendre deux jours dans leurs estimations, mais l’exploration fut achevée en moins de vingt-quatre heures. Ils ne découvrirent ni planète cachée, ni planétoïde, ni astéroïde creux, ni comète aménagée, ni habitat spatial artificiel. Pas le moindre signe de vie. Lorsque l’étoile G2 avait fini de se transformer en géante rouge, trois millions d’années plus tôt au bas mot, ses noyaux d’hélium s’étaient mis à brûler leurs propres cendres en un deuxième cycle de réactions de fusion à haute température au cœur de l’étoile, en même temps que se poursuivait la fusion de l’hydrogène des débuts dans les couches fines éloignées du cœur. Le processus avait engendré des atomes de carbone et d’oxygène qui s’étaient ajoutés à la réaction, et le résultat n’avait pas tardé à se manifester sous la forme de la résurgence temporaire de l’étoile en tant que géante rouge. De toute évidence, il n’y avait jamais eu ni planètes extérieures, ni géantes gazeuses, ni astéroïdes autour de ce soleil. Les éventuelles planètes inférieures avaient été englouties depuis longtemps, durant l’expansion de l’étoile. Les dégazages, expulsions de matière et rayonnements lourds avaient nettoyé le système de tout ce qui dépassait la taille d’une météorite de fer-nickel. — Et voilà, dit Patek Georg. — Puis-je autoriser les I.A. à débuter la phase d’accélération vers le point de translation de retour ? demanda Res Sandre. Les ambassadeurs extros avaient été installés dans le poste de commandement sur des sièges-couchettes spécialement adaptés. Personne, parmi les spécialistes du Spectre d’Amoiete, ne se plaignait de la gravité d’un dixième, car tous, à l’exception de Ces Ambre, étaient sanglés dans des sièges de commandement qui les mettaient directement en contact avec le vaisseau sur plusieurs niveaux. Les Extros, qui étaient demeurés discrets pendant la plus grande partie des recherches, se tournèrent vers Dem Lia, postée à la console centrale, pour voir sa réaction. — Pas encore, dit-elle en tapotant sa lèvre inférieure de la phalange de son doigt plié. Saïgyô, avez-vous scruté l’intérieur de l’étoile ? Ils étaient maintenant à moins d’une UA de sa surface bouillonnante. — Juste assez pour une analyse sommaire, répondit l’I.A. de sa voix affable. Rien qui ne soit typique d’une géante rouge parvenue à ce stade. Sa luminosité est de deux mille fois celle de son compagnon G8. Le cœur ne réserve pas non plus de surprise. Les noyaux d’hélium sont visiblement liés malgré leur tendance naturelle à se repousser électriquement. — Quelle est la température de surface ? demanda Dem Lia. — Environ 3 000 degrés Kelvin, répondit Saïgyô. À peu de chose près, la moitié par rapport à l’époque où l’étoile était un soleil de type G2. — Oh ! mon Dieu ! murmura Kem Loï de sa couchette située dans le noyau de la station d’astronomie. Vous ne songez pas à… — Sondez l’étoile au radar de profondeur, je vous prie, ordonna Dem Lia. Les holos graphiques apparurent un peu moins de vingt minutes plus tard, alors qu’ils tournaient autour de la géante rouge. — Il y a une planète rocheuse encore en orbite, confirma Saïgyô. Environ les quatre cinquièmes de la taille de l’Ancienne Terre. Le radar a détecté des fosses océaniques et des lits fluviaux asséchés. — Elle devait ressembler à la Terre, estima Doc Sam, jusqu’à ce que le soleil en expansion ait vaporisé toute son eau et aspiré son atmosphère. Dieu ait pitié de ceux qui vivaient ici. — À quelle profondeur est-elle située dans la troposphère solaire ? demanda Dem Lia. — Moins de 150 000 kilomètres, répondit aussitôt Saïgyô. La commandante hocha la tête. — Poussez les champs de confinement au maximum, ordonna-t-elle. Nous allons y faire un petit tour. C’est comme si on nageait sous la surface d’une mer toute rouge, pensa Dem Lia tandis qu’ils s’approchaient de la planète rocheuse. Au-dessus d’eux, l’atmosphère extérieure de l’étoile tournoyait en spirale. Des tornades de champs magnétiques montaient des profondeurs avant de se dissiper, et leur champ de confinement commençait à rougeoyer malgré les trente câbles micromonofilaments qu’ils traînaient derrière eux sur 160 000 kilomètres pour leur servir de radiateurs. Une heure durant, l’Hélice demeura à moins de 20 000 kilomètres de la surface de ce monde, qui aurait pu être à une époque l’Ancienne Terre ou Hypérion. Différents capteurs leur montraient sa constitution à travers les tourbillons de poussières rouges. — Une escarbille, murmura Jon Mikaïl Dem Alem. — Oui, mais une escarbille pleine de vie, ajouta Kem Loï, qui se trouvait au noyau d’exploration principal. Elle fit apparaître une vue holo fournie par le radar de profondeur. — Une vraie structure en nid d’abeilles, expliqua-t-elle. Il y a des océans à l’intérieur. Avec au moins trois milliards d’entités sentientes. J’ignore si elles sont humanoïdes, mais elles ont des machines, des moyens de transport mécaniques et des ruchers qui ressemblent à des cités. On aperçoit même le hangar d’accostage où leur moissonneur vient s’amarrer tous les cinquante-sept ans. — Toujours pas de contact intelligible ? demanda Dem Lia. L’Hélice n’avait cessé d’émettre des appels en langage mathématique de base sur toutes les fréquences et par tous les moyens technologiques disponibles à bord du vaisseau, des radiomasers aux modulations à base de tachyons. Il y avait eu quelques fragments d’émission abscons en retour. — Ils envoient des ondes de gravité modulées, déclara Ikkyû. Mais ce ne sont pas des réponses à nos signaux mathématiques ou géométriques. Ils captent nos émissions électromagnétiques, mais ne les comprennent pas. Et nous sommes incapables de déchiffrer leurs pulsations gravitoniques. — Combien de temps va-t-il falloir pour étudier ces modulations de manière à mettre au point un alphabet commun ? demanda Dem Lia. Ikkyû prit un air peiné. — Des semaines au moins. Des mois, plus probablement. Et peut-être des années. Les humains, les Extros et la Templière le regardèrent, déçus. — Désolé, murmura Ikkyû en écartant les bras. L’humanité, jusqu’ici, n’a contacté que deux races non humaines, et ce sont elles qui ont trouvé le moyen de communiquer avec nous. Ces êtres… sont véritablement différents à tous points de vue. Il y a trop peu de points communs. — Nous ne pouvons pas rester ici éternellement, déclara Res Sandre dans son noyau technique. Nous détectons de puissantes perturbations magnétiques qui montent vers nous du cœur de l’étoile. Et nous n’avons pas les moyens de dissiper assez rapidement la chaleur. Il faut repartir au plus vite. Soudain, Ces Ambre, qui disposait d’une couchette mais n’avait aucun poste de service, se leva, flotta à un mètre au-dessus du pont sous la gravité réduite de un dixième de g, émit un gémissement, puis s’affaissa lentement sur le pont, perdant conscience. Doc Sam la rattrapa une fraction de seconde avant Dem Lia et Den Soa. — Que personne d’autre ne quitte son poste, ordonna la commandante. Ces Ambre ouvrit ses yeux d’un bleu étonnant. — Ils sont si différents…, murmura-t-elle. Rien d’humain… Ils respirent de l’oxygène, mais pas comme les empathes seneshiens… Modulaires… cerveaux multiples… si fibreux… Dem Lia lui souleva la tête. — Pouvez-vous communiquer avec eux ? demanda-t-elle d’une voix anxieuse. Leur transmettre des images ? Ces Ambre hocha faiblement la tête. — Envoyez-leur l’image de leur faucheuse, associée à celle des Extros. Montrez-leur les dégâts qu’elle commet. Faites-leur comprendre que les Extros sont des créatures… humaines, sentientes. Qui occupent l’anneau forestier, mais sans l’endommager… Ces Ambre hocha plusieurs fois la tête et ferma les yeux. Un moment plus tard, elle se mit à pleurer. — Ils sont… tellement navrés, gémit-elle. La machine ne leur rapporte… aucune image. Uniquement de la nourriture, de l’air et de l’eau. Elle est programmée… comme vous l’avez suggéré, Dem Lia, pour éliminer les parasites. Ils sont… désolés d’avoir coûté la vie à tant d’Extros. Ils proposent… de se suicider collectivement… si cela peut racheter leur faute. — Mais non, mais non, fit Dem Lia en prenant dans ses mains celles de la femme en larmes. Dites-leur que ce ne sera pas nécessaire. (Elle saisit Ces Ambre aux épaules.) Je sais que ce sera difficile, mais vous devez leur demander si leur machine peut être reprogrammée. S’ils peuvent faire en sorte qu’elle épargne les colonies extros. Ces Ambre ferma les yeux durant plusieurs minutes. À un moment, elle donna l’impression de ne plus respirer. Puis ses yeux magnifiques s’ouvrirent grands, et elle murmura : — Ils sont en train de transmettre les signaux pour la reprogrammer. — Nous recevons de nouveaux trains de pulsations gravitoniques modulées, annonça Saïgyô. Impossible de les interpréter. — Pas besoin de traduction, lui dit Dem Lia en haletant. (Elle souleva Ces Ambre dans ses bras et la porta sur son siège-couchette.) La seule chose à faire, reprit-elle, c’est les enregistrer et les transmettre au Destructeur à notre retour là-bas. (Elle pressa la main de Ces Ambre entre les siennes.) Pouvez-vous leur faire part de nos remerciements et leur dire adieu ? Ces Ambre eut un sourire pâle. — C’est déjà fait, murmura-t-elle. — Saïgyô, ordonna Dem Lia, sortez-nous d’ici au plus vite. Accélération maximale vers le point de translation. L’Hélice surmonta sans dommages l’épreuve du saut de retour dans le système G8. Le Destructeur avait déjà infléchi sa trajectoire en direction de régions peuplées de l’anneau forestier, mais Den Soa émit à son intention l’enregistrement des modulations gravitoniques alors qu’ils étaient encore en train de décélérer, et le faucheur monstrueux réagit en faisant entendre d’indéchiffrables borborygmes gravitoniques de son cru avant de modifier sa course vers un secteur éloigné et désert. Cavalier Lointain leur montra, sur faisceau étroit, des holos des manifestations d’allégresse auxquelles se livraient les Extros dans tous les rameaux, cités, plates-formes, branches, tours et modules de l’anneau. Puis il cessa d’émettre. Ils s’étaient rassemblés dans le solarium, à l’exception des I.A. Humains, Extros et Templière faisaient cercle autour de Ces Ambre, qui avait les yeux fermés. Den Soa murmura d’une voix tranquille : — Les… êtres… de cette planète… ont nécessairement édifié leur anneau forestier avant l’entrée en expansion de leur étoile. Ils ont aussi construit ce vaisseau moissonneur. Pourquoi n’ont-ils pas choisi plutôt de quitter leur planète ? — Ce monde était – est – le leur, articula Ces Ambre à voix basse, les yeux toujours fermés. Comme des… enfants…, ils n’ont pas voulu… partir de chez eux… parce qu’il fait noir dehors, très noir… C’est le vide. Ils aiment… leur monde natal. Ces Ambre rouvrit alors les yeux en esquissant un sourire pâle. — Pourquoi ne pas nous avoir dit que vous étiez énéenne ? demanda Dem Lia d’une voix douce. Les mâchoires de la femme âgée se crispèrent. — Je ne le suis pas. Ma mère, Dem Loa, m’a transmis le sacrement du sang d’Énée par l’intermédiaire du sien, bien entendu après m’avoir sortie de l’enfer de Sainte Theresa, mais j’ai décidé de ne pas faire usage des pouvoirs énéens. Je n’ai pas voulu suivre les autres. J’ai préféré rester avec les Amoiete. — Vous avez pourtant communiqué par télépathie avec… commença à dire Patek Georg. Elle l’interrompit en secouant vivement la tête. — Il ne s’agit pas de télépathie. Il s’agit de se… connecter au Vide qui Lie. D’écouter le langage des morts et des vivants à travers le temps et l’espace, par pure empathie. Comme si vous puisiez dans des souvenirs qui ne seraient pas les vôtres. Cette femme de quatre-vingt-quinze ans qui en paraissait soixante porta la main à son front. — C’est si fatigant… Je me suis battue des années pour ne pas prêter attention à ces voix… pour ne pas entendre ces souvenirs… Le sommeil cryotechnique, à côté, c’est si… reposant… — Et les autres pouvoirs énéens ? demanda Dem Lia de la même voix douce. Avez-vous essayé de vous distransporter librement ? Ces Ambre secoua la tête, la main en visière au-dessus de ses yeux. — Je ne voulais pas apprendre à connaître les secrets des Énéens, dit-elle d’une voix qui semblait exténuée. — Mais vous en seriez capable, si vous le désiriez, fit Den Soa, impressionnée. Dans la même seconde, vous pourriez faire l’aller-retour sur Vitus-Gray-Balianus B, ou Hypérion, ou Tau Ceti Central, ou encore l’Ancienne Terre, pas vrai ? Ces Ambre jeta à la jeune femme un regard farouche. — Je refuse de faire ça ! — Vous allez continuer le voyage avec nous en sommeil profond jusqu’à notre destination finale ? demanda l’autre bandeau vert, Res Sandre. Jusqu’à la colonie de l’Hélice du Spectre ? — Oui, lança Ces Ambre d’un air de défi. — Comment allons-nous annoncer cela aux autres ? demanda Jon Mikaïl Dem Alem. La présence d’une Énéenne même potentielle dans la colonie va changer… toutes les données. Dem Lia se leva. — En tant que commandante élue pour quelques instants encore, amis concitoyens, je pourrais me contenter de donner un ordre, mais je vous appelle plutôt à voter. Je pense qu’il appartient à Ces Ambre, et uniquement à elle, de décider de ce qu’il faut révéler sur ses… dons au peuple de l’Hélice du Spectre. Elle pourra le faire quand elle le voudra… ou jamais, si telle est sa décision. Elle se tourna vers ses huit compagnons. — Pour notre part, nous nous engagerons à ne jamais dévoiler son secret. Je le répète, elle seule aura le droit d’en parler, si elle le désire, et au moment de son choix. Ceux qui sont en faveur de cette proposition, levez la main. Ils furent unanimes à l’approuver. Elle se tourna alors vers les Extros et la Templière. — Saïgyô m’affirme que vous n’avez rien retransmis de ce que nous venons de dire. Cavalier Lointain hocha la tête. — Et le contact entre Ces Ambre et les non-humains à travers le Vide qui Lie ? — L’enregistrement est détruit. Ces Ambre fit un pas vers les Extros. — Mais vous voulez toujours un échantillon de mon sang, contenant l’ADN sacramentel d’Énée. Vous préférez avoir le choix. Les longues mains du Maître-Rameau Keel Redt étaient tremblantes. — Ce n’est pas à nous de décider de diffuser l’information ou de distribuer le sacrement, dit-il. Il faudrait pour cela une réunion à huis clos des Sept Conseils et la consultation de l’Église d’Énée, ou bien… De toute évidence, l’Extro souffrait à l’idée que des millions, des milliards de ses compatriotes pourraient décider de quitter à jamais l’anneau forestier en se distransportant dans l’espace humain-énéen ou ailleurs. Leur univers ne serait plus jamais le même. — Nous n’avons pas le droit, tous les trois, poursuivit-il, de refuser cela au nom de notre communauté. — Mais nous hésitons à vous demander…, commença la Voix de l’Arbre Authentique Reta Kasteen. Ces Ambre secoua la tête et fit un signe à Doc Sam. Le toubib tendit au Templier un flacon incassable contenant une petite quantité de sang. — Nous venons de le prélever, expliqua-t-il. — Ce sera à vous de décider, murmura Ces Ambre. Il en a toujours été ainsi. C’est votre privilège et votre malédiction. Le Maître-Rameau Keel Redt contempla le flacon un long moment avant de le prendre dans ses mains tremblantes pour le mettre à l’abri dans une poche de son armure-champ de force. — Il sera intéressant de voir ce qui va se passer, dit-il. Dem Lia eut un sourire. — C’est une vieille imprécation originaire de l’Ancienne Terre, vous savez. De la Chine : Puissiez-vous connaître des temps intéressants. Saïgyô morpha le sas, et les ambassadeurs extros sortirent pour regagner leur forêt orbitale avec leurs centaines de milliers de compagnons ailés surfant sur les vents solaires le long des lignes de force magnétiques tels des vaisseaux de lumière portés par des courants rapides. — Si ça ne vous fait rien, déclara Ces Ambre avec un petit sourire, j’aimerais retourner dans ma crèche de sommeil profond. J’ai trouvé le temps un peu long, ces dernières quarante-huit heures. Les neuf avaient décidé d’attendre que l’Hélice ait translaté avec succès dans l’espace de Hawking avant de retourner en sommeil profond. Ils étaient encore dans le système de type G8, accélérant pour s’éloigner de l’écliptique et du magnifique anneau forestier qui occultait à présent le petit soleil blanc. Oam Raï montra du doigt la baie d’observation arrière en disant : — Regardez ça. Les Extros s’étaient retournés pour leur dire adieu. Des milliards d’ailes de pure énergie captaient la lumière solaire. Une journée dans l’espace de Hawking, durant laquelle les neuf procédèrent à une mise au point avec les I.A., suffit à établir que le vaisseau était en parfait état de fonctionnement. Les bras de spin et les modules de sommeil profond avaient été vérifiés, ils avaient retrouvé leur trajectoire initiale et tout allait bien. Un par un, ils regagnèrent leurs crèches. D’abord Den Soa et ses conjoints, puis tous les autres. Dem Lia fut la dernière. Assise dans sa crèche quelques secondes avant que le couvercle ne se referme, elle appela, de sa voix de commandement : — Saïgyô ! Le petit moine bouddhiste grassouillet apparut aussitôt. — Saviez-vous que Ces Ambre était énéenne, Saïgyô ? — Non. — Comment est-ce possible ? Le vaisseau a des fiches médicales et génétiques complètes sur chacun de ses passagers. Vous le saviez forcément. — Non, Dem Lia. Je vous assure que le profil médical de Ces Ambre correspondait tout à fait à celui d’une citoyenne normale de l’Hélice du Spectre. Aucun signe d’ADN énéen posthumain, aucune clé dans son dossier psychologique. Dem Lia demeura un instant le front plissé face à l’hologramme. Puis elle murmura : — Les fiches ont été falsifiées, dans ce cas. Peut-être par sa mère, ou par elle-même. — Oui, Dem Lia. Appuyée sur un coude à l’intérieur de la crèche, l’humaine demanda d’un air songeur : — À votre connaissance, ou à celle des autres I.A., pourrait-il y avoir d’autres Énéens à bord ? — À notre connaissance, non. Dem Lia sourit. D’une voix douce, qui s’adressait plus à elle-même qu’à l’I.A., elle murmura : — Énée enseignait que l’évolution a une direction et un déterminisme. Elle évoquait le jour où tout l’univers serait verdoyant de vie. La diversité, disait-elle, est l’une des meilleures stratégies mises en œuvre par l’évolution. Saïgyô hocha la tête sans répondre. Dem Lia se laissa aller en arrière et posa la tête sur son oreiller. — Nous pensions que les Énéens s’étaient montrés particulièrement généreux avec nous en nous aidant à préserver notre culture, ce vaisseau, la colonie lointaine que nous allons fonder. Mais j’imagine qu’ils ont ainsi aidé mille petites communautés à se lancer dans l’espace inconnu. Ce qu’ils veulent, c’est la diversité. Pas seulement celle des Extros, mais toutes les autres. Ils veulent que nous soyons nombreux à répandre leur don divin. Elle regarda l’I.A., mais le visage toujours souriant du moine bouddhiste n’exprimait rien. — Au revoir, Saïgyô. Prenez bien soin du vaisseau pendant notre sommeil. Elle referma le couvercle de la crèche, et le module entreprit aussitôt de la plonger dans le sommeil cryotechnique. — Oui, Dem Lia, répondit le moine à la femme déjà endormie. L’Hélice continuait de décrire son grand arc à travers l’espace de Hawking. Les bras de spin et les modules de survie tissaient leur double hélice complexe sur le fond mouvant de fausses couleurs et de pulsations quadridimensionnelles qui avaient remplacé les étoiles. À l’intérieur du vaisseau, les I.A. avaient arrêté la gravité des champs de confinement, l’atmosphère et la lumière. Le vaisseau poursuivait sa course dans l’obscurité. Puis, un jour, environ trois mois standard après leur départ du système binaire, les ventilateurs se mirent à bourdonner, les lumières s’allumèrent et la gravité du champ de confinement s’activa. Les 684 300 colons continuaient de dormir. Soudain, trois silhouettes apparurent dans la coursive principale, à mi-chemin entre le poste de commandement et l’écoutille d’accès au premier cercle de bras porte-modules de vie. La figure centrale faisait plus de 3 mètres de haut. Elle avait quatre bras, et était hérissée de piquants et de plaques d’armure reliées par des fils chromés tranchants comme des rasoirs. Ses yeux à facettes rougeoyaient. Elle demeura figée à l’endroit où elle s’était matérialisée. La silhouette de gauche était celle d’un homme d’âge moyen, encore jeune, aux cheveux gris bouclés, aux yeux noirs, aux traits avenants. Très bronzé, il portait une chemise légère en coton bleu, un short vert et des sandales. Il fit un signe de tête à la femme qui l’accompagnait et se dirigea vers le poste de commandement. La femme était plus âgée, certainement beaucoup plus que ne la faisaient paraître les traitements médicaux énéens qu’elle avait reçus. Elle portait une robe d’un bleu très pur. Elle s’avança jusqu’à l’écoutille, prit l’ascenseur jusqu’au troisième bras de spin et suivit l’allée qui menait au cœur du module de vie sous une gravité de 1 g. Elle s’arrêta devant l’une des crèches, puis essuya d’un revers de main la glace et la condensation accumulées sur la visière du sarcophage relié à son système de surveillance par un ombilical. — Dors bien, Ces Ambre, ma chérie, murmura Dem Loa en caressant du doigt le plastique transparent à hauteur de la joue de sa belle-fille de trine union. Dors en paix. Sur la passerelle de commandement, l’homme de 3 mètres se tenait parmi les représentations virtuelles des I.A. — Bienvenue parmi nous, Petyr, fils d’Énée et d’Endymion, déclara Saïgyô en inclinant légèrement la tête. — Merci, Saïgyô. Comment allez-vous tous ? Ils lui répondirent en des termes qui transcendaient le langage ou les mathématiques. Petyr hocha la tête, plissa légèrement le front et toucha l’épaule de Bashô. — Il y a trop de conflits en toi, Bashô ? Tu voudrais les aplanir ? La haute silhouette humaine au chapeau pointu et en sabots répondit : — Oui, Petyr, s’il te plaît. L’humain serra l’I.A. aux épaules en une étreinte amicale. Ils gardèrent tous deux les yeux fermés quelques instants. Lorsque Petyr le lâcha, le sombre Bashô eut un large sourire. — Merci, Petyr. L’humain s’assit sur le bord de la table en disant : — Voyons un peu où nous allons. Un holocube de 4 mètres sur 4 apparut devant eux. Les étoiles y étaient reconnaissables. Le long voyage de l’Hélice en dehors de l’espace humain-énéen y figurait en rouge. Sa trajectoire projetée était tracée en pointillés bleus. Ils se prolongeaient en direction du centre de la galaxie. Petyr se leva, tendit la main à l’intérieur du cube holo et toucha une petite étoile qui se trouvait juste à droite de la trajectoire en pointillés. Aussitôt, tout le secteur s’agrandit. — Il serait intéressant d’explorer ce système, murmura l’humain avec un sourire tranquille. Étoile sympathique de type G2, avec sa quatrième planète à 7,6 sur la bonne vieille échelle de Solmev. Elle serait un peu plus haut si elle n’avait pas contracté, dans son évolution, quelques mauvais virus et engendré des bêtes sauvages particulièrement redoutables. — Six cent quatre-vingt-cinq années-lumière, fit remarquer Saïgyô. Plus quarante-trois pour les corrections de trajectoire. Pas si loin que ça. Petyr hocha la tête. Dame Murasaki agita son éventail devant son visage peinturé. Elle eut un sourire provocateur pour demander : — Quand nous arriverons, Petyr-san, est-ce que les méchants virus auront disparu ? L’humain haussa les épaules. — La plupart, Dame Murasaki. La plupart. Mais les bêtes sauvages seront encore là. Il serra la main de chacune des I.A. avant de murmurer : — Faites attention à vous, mes bons amis. Et prenez bien soin de nos protégés. Petyr retourna d’un pas sautillant jusqu’à la créature cauchemardesque de 3 mètres de haut hérissée de lames et de chromes qui attendait au milieu de la coursive principale. Dem Loa le rejoignit dans un frou-frou de sa robe bleue sur la moquette du pont. — Prête ? lui demanda Petyr. Elle hocha la tête. Le fils d’Énée et de Raul Endymion posa alors la main sur le monstre immobile, la paume à plat à côté d’une épine courbe de 15 centimètres. Tous trois disparurent sans un bruit. L’Hélice arrêta de nouveau sa gravité induite par champ de confinement, coupa ses générateurs d’atmosphère et ses lumières et continua silencieusement sa route, non sans opérer au moment voulu quelques infimes corrections de trajectoire. DAN SIMMONS Il s’est illustré dans le domaine de l’horreur, avec des romans aussi remarquables et saisissants que L’Échiquier du mal, Le Chant de Kali ou Nuit d’été. Il peut tout autant exceller dans le thriller : il vient de publier aux États-Unis un roman inspiré d’une anecdote de la vie d’Hemingway. Quel que soit le genre qu’il aborde, il lui impose sa marque et déploie un talent exceptionnel qui fait de lui le meilleur auteur américain des littératures de l’imaginaire. Mais c’est dans le registre de la science-fiction que son empreinte est la plus flagrante. Avec Hypérion, roman événement et véritable livre-univers, il a donné au genre un ouvrage emblématique aussi ambitieux sur le plan littéraire que sur le plan conjectural. Trois autres romans (La Chute d’Hypérion, Endymion, L’Éveil d’Endymion) sont venus compléter ce qui constitue aujourd’hui le cycle majeur de la S-F des années 90. La nouvelle que nous publions prend place dans l’univers d’Hypérion. Elle a été écrite pour l’anthologie de Robert Silverberg, Far Horizons, dont la traduction paraîtra aux éditions J’ai Lu en l’an 2000. Le cycle d’Hypérion décrit une civilisation galactique d’un futur lointain appelé l’Hégémonie, dont l’essor repose sur le Retz, un réseau de portes distrans permettant de passer d’un monde à l’autre. L’effondrement de cette civilisation est provoqué à la fois par le TechnoCentre, un groupe d’intelligences artificielles (I.A.) ayant échappé au contrôle humain, et par l’apparition d’une Église, la Pax, qui grâce à un parasite, le cruciforme, accorde l’immortalité à ses membres. En faisant mettre au supplice une jeune femme qui prêche contre son absolutisme, la Pax provoquera sa propre chute : le Moment Partagé d’Énée révélant à tous, d’un bout à l’autre de l’univers, la vérité sur l’Église et le TechnoCentre… Illustration de couverture : Miles Hyman 1Jack et le haricot magique est un célèbre conte traditionnel anglais pour enfants. (N.d.T.) 2Ici, comme dans toute la saga Hypérion/Endymion, la lettre « H » devant un nom propre signifie « humain », de même que « A » (par exemple A. Bettik) signifie « androïde ». (N.d.T.) ?? ?? ?? ?? 2