La nuit précédant la réception du Dalaï-Lama, je suis fatigué mais je n’arrive pas à dormir. A. Bettik est à Jo-Kung avec George, Jigme et trente chargements de matériaux de construction qui auraient dû arriver hier, mais ils ont été retenus dans la ville de la fissure par une grève des porteurs. A. Bettik en embauchera d’autres demain matin et sera à la tête du cortège pour les derniers kilomètres à parcourir jusqu’au Temple. Agité, je roule hors de mon futon et enfile un pantalon en whipcord, une chemise décolorée, mes bottes et une légère veste thermique. Quand je sors de ma pagode, je remarque que la lumière d’une lanterne réchauffe les fenêtres opaques et la porte shoji du pavillon d’Énée. Elle travaille tard, une fois de plus. Marchant doucement afin de ne pas la déranger en faisant vibrer la plate-forme, je gravis l’échelle jusqu’au niveau principal du Temple en Suspens dans les Airs. Cela m’étonne toujours de voir cet endroit aussi vide la nuit. Les premières fois, j’ai pensé que c’était parce que les ouvriers, dont la plupart vivent dans les constructions branlantes de l’escarpement, aux environs de Jo-Kung, étaient partis, mais je m’aperçus plus tard que très peu de personnes passaient la nuit dans les bâtiments du Temple. George et Jigme dorment généralement dans la cabane de leur contremaître, mais ce soir, ils sont avec A. Bettik à Jo-Kung. Kempo Ngha Wang Tashi, le père supérieur, reste ici certaines nuits, mais ce soir, il est retourné dans sa résidence officielle. Quelques moines préfèrent l’austérité de notre temple au monastère de Jo-Kung, dont Chim Din, Labsang Samten et la moniale Donka Nyapso. Parfois, Lhomo couche chez les moines ou dans l’un des lieux Saints, mais pas ce soir. Il est parti tôt pour le Palais d’Hiver, car il a l’intention de gravir le Nanda Devi, au sud de Potala. Donc, si je peux voir la douce lueur d’une lanterne dans la résidence des moines, à des centaines de mètres de notre plate-forme, sur le niveau le plus bas du bord oriental du complexe, lueur qui vient d’ailleurs de s’éteindre, le reste du Temple est sombre et silencieux à la lumière des étoiles. Ni l’Oracle ni aucune des autres radieuses lunes ne s’est encore levé, bien que l’horizon commence à s’éclairer de leur venue. Les étoiles sont incroyablement brillantes, presque aussi éclatantes que vues de l’espace, et elles ne scintillent pas non plus. Il y en a des milliers de visibles, cette nuit, plus que dans le ciel nocturne d’Hypérion ou de l’Ancienne Terre, me semble-t-il, et je tends le cou jusqu’à ce que je puisse voir celle qui se déplace lentement, la lune minuscule où le vaisseau est probablement caché. J’ai emporté le journal/persoc et il me suffirait de murmurer pour le questionner, mais Énée et moi avons décidé qu’étant donné la proximité de la Pax, il ne fallait lui envoyer de transmission, même par faisceau étroit, qu’en cas d’urgence. J’espère sincèrement que cette éventualité ne se présentera pas de sitôt. Je redescends par les échelles, les escaliers et les petits ponts du côté ouest du Temple, et me retrouve sur la corniche en brique et en pierre qui court sous les structures inférieures. Le vent nocturne s’est levé et j’entends craquer et gémir le bois d’œuvre tandis que tous les niveaux de la plate-forme s’adaptent au vent et au froid. Les banderoles de prière claquent au-dessus de ma tête et je vois la lumière des étoiles éclairer le sommet des nuages qui déferlent contre la roche, tellement loin en dessous. Le vent n’est pas tout à fait assez fort pour produire ce hurlement de loup qui m’a réveillé durant mes premières nuits ici, mais son passage dans les crevasses, les membrures et les fentes fait murmurer et chuchoter le monde autour de moi. J’arrive à l’escalier de la Sagesse et traverse le pavillon de méditation de la Compréhension juste, restant un moment sur le balcon pour regarder la résidence sombre et silencieuse des moines, perchée toute seule sur un gros rocher, à l’est. Je reconnais le savoir-faire et le soin infini de la sculpture sur bois des sœurs Kuku et Kay Se dans les motifs complexes que je sens sous mes doigts. M’enveloppant plus étroitement dans ma veste pour me protéger du vent qui devient plus fort, je gravis l’escalier en spirale jusqu’à la pagode de la Pensée juste. Sur le mur est de ce bâtiment restauré, Énée a dessiné une grande fenêtre parfaitement ronde qui donne à l’est, sur la pente douce de la ligne de crête, là où l’Oracle fait sa première apparition ; justement, la lune se lève maintenant, ses rayons brillants illuminent d’abord le plafond de la pagode, puis le mur du fond où ces mots de la Sutta Nipata sont gravés dans le plâtre : Comme une flamme éteinte par le vent Va se reposer et ne peut être définie, Ainsi le sage libéré de lui-même Va se reposer et ne peut être défini. Va au-delà de toutes les images… Va au-delà du pouvoir des mots. Je sais que ce passage évoque la mort énigmatique du Bouddha, mais je le lis au clair de lune en me disant qu’il peut s’appliquer à Énée ou à moi, ou à nous deux. Contrairement aux moines qui peinent ici pour atteindre l’Éveil, je n’ai aucun désir ardent de dépasser mon individualité. Le monde, tous les mondes que j’ai eu le privilège de voir et de traverser, voilà ce qui me fascine et me ravit. Je n’ai aucune envie de me dépouiller du monde et de mes images sensorielles. Et je sais qu’Énée pense la même chose de la vie : y participer ressemble à la Communion catholique, seulement le Monde est l’Hostie, et il doit être mâché. Pourtant, l’idée que l’essence des choses, des gens, de la vie, va au-delà de toutes les images et du pouvoir des mots, trouve un écho en moi. J’ai tenté, et ce fut un échec, de mettre l’essence de ce lieu, de ces jours, en mots, et j’en ai découvert la futilité. Laissant l’axe de la Sagesse, je traverse la longue plate-forme où l’on prépare et prend les repas en commun, et je commence à gravir les escaliers, les ponts et les passerelles de l’axe de la Moralité. L’Oracle s’est maintenant libéré de la ligne de crête ; sa lumière et celle de ses deux compagnes teintent la roche et le bois rouge d’une épaisse couche lunaire. Je traverse les pavillons de la Parole juste et de l’Action juste, m’arrêtant pour reprendre mon souffle dans la pagode circulaire des Moyens d’Existence justes. Il y a un tonneau de bambou plein d’eau potable, à la porte de la pagode de l’Effort juste et j’y bois à longs traits. Des banderoles de prière voltigent et claquent le long des terrasses et des avancées du toit tandis que je parcours doucement les longues plates-formes qui relient ce bâtiment aux structures plus élevées. Énée vient de travailler au pavillon consacré à l’Attention juste et il sent encore le cèdre bonsaï frais. Après avoir gravi une échelle à-pic de dix mètres, j’atteins le pavillon de la Méditation perché en haut du Temple, dont les fenêtres donnent sur la paroi de la crête. Je reste là pendant plusieurs minutes, et m’aperçois pour la première fois que l’ombre de la pagode tombe sur la dalle rocheuse lorsque la lune se lève comme elle le fait maintenant, qu’Énée a dessiné le toit du pavillon pour que cette ombre mêlée aux fissures et aux décolorations naturelles de la roche crée un caractère, celui qui désigne le Bouddha en chinois. À ce moment, un frisson me parcourt, bien que le vent ne souffle pas aussi fort que tout à l’heure. J’ai la chair de poule et ma nuque semble glacée. Je prends conscience, non, je vois à cet instant que la mission d’Énée, quelle qu’elle soit, est condamnée à l’échec. Elle et moi, nous allons être capturés, interrogés, probablement torturés et exécutés. Les promesses que j’ai faites au vieux poète, sur Hypérion, n’étaient que du vent. Abattre la Pax, ai-je dit. La Pax avec ses milliards de fidèles, ses millions d’hommes et de femmes en armes, ses milliers de vaisseaux de guerre… Rapporter l’Ancienne Terre, j’avais accepté de le faire. Au moins, j’y suis allé. Je regarde par la fenêtre pour voir le ciel, mais il n’y a que la paroi rocheuse au clair de lune et l’ombre qui dessine lentement le nom du Bouddha, trois coups de pinceau verticaux, comme de l’encre sur un vélin couleur ardoise, et trois coups horizontaux qui coulent autour et se rejoignent, formant avec les espaces vides trois visages blancs, trois visages qui me regardent dans l’obscurité. J’ai promis de protéger Énée. Je jure que je mourrai en le faisant. Secoué de frisson et de prémonition, je sors sur la plate-forme de la Méditation, m’accroche à un câble et traverse en bourdonnant trente mètres de vide jusqu’à celle qui se trouve sous la terrasse la plus haute, où Énée et moi dormons. Tandis que je grimpe la dernière échelle pour atteindre le niveau le plus élevé, je pense que… je vais peut-être dormir maintenant. Je n’ai rien noté de ce qui suit sur le journal/persoc. Je m’en souviens maintenant, en l’écrivant. La lumière d’Énée était éteinte. J’en fus ravi, elle restait debout trop tard, peinait trop dur. Les échafaudages du travail en haute altitude et les câbles d’escarpement, ce n’était pas un endroit pour un architecte épuisé. J’entrai dans ma cabane, fermai la porte shoji et ôtai mes bottes à coups de pied. Tout était comme je l’avais laissé… les cloisons extérieures étant restées entrouvertes, le brillant clair de lune éclairait ma couche, le vent agitait les murs dans sa douce conversation avec les montagnes. Aucune de mes lanternes n’était allumée, mais dans l’obscurité, j’avais la clarté de la lune et mon souvenir de la petite pièce. Sur le sol recouvert d’un tatami, il n’y avait que mon futon et un seul coffre, près de la porte, qui contenait mon sac à dos, un peu de nourriture, un pot à bière, les respirateurs apportés du vaisseau et mon matériel d’escalade : rien d’autre sur quoi trébucher. Je suspendis ma veste à la patère, près de la porte, m’éclaboussai d’eau le visage au-dessus de la cuvette posée sur le coffre, ôtai ma chemise, mes chaussettes, mon pantalon et mes sous-vêtements, puis les fourrai dans le sac à linge sale rangé dans le coffre. Demain, c’était jour de lessive. Soupirant, sentant la prémonition de mon échec, éprouvée dans le pavillon de méditation, se transformer en simple fatigue, je me dirigeai vers mon futon. J’avais toujours dormi nu, sauf quand j’étais dans la Garde Nationale et pendant mon voyage, à bord du vaisseau du consul, avec mes deux amis. Il y eut un léger mouvement dans l’obscurité, hors de la brillante rayure du clair de lune et, surpris, je m’accroupis dans une posture de combat. La nudité donne l’impression d’être plus vulnérable. Puis je me dis : A. Bettik a dû revenir tôt. Je desserrai mon poing droit. — Raul ? dit Énée. Elle se pencha dans la lumière de la lune. La partie inférieure de son corps était enveloppée dans ma couverture, mais ses épaules, ses seins et son ventre étaient nus. L’Oracle caressait ses cheveux et ses pommettes d’une douce lumière. J’ouvris la bouche pour parler, commençai à courir vers mes vêtements ou ma veste, décidai de ne pas marcher jusque-là et, tombant à genoux près du futon, tirai le drap pour me couvrir. Je n’étais pas prude, mais c’était Énée. Pourquoi diantre… — Raul, répéta-t-elle, et cette fois, il y avait une question dans sa voix. Elle s’avança vers moi, sur ses genoux. La couverture tomba. — Énée, dis-je stupidement. Énée, je… tu… je ne… tu ne vas pas… Elle mit le doigt sur ma bouche et l’enleva une seconde plus tard, mais avant que j’aie pu parler, elle se pencha et appuya ses lèvres là où son doigt s’était posé. Chaque fois que j’avais touché ma jeune amie, le contact avait été électrique. J’ai déjà décrit cela et en parler m’a toujours gêné, mais j’attribuais ce phénomène à son… à une aura… à une forte personnalité. C’était une chose réelle, et pas une métaphore. Mais je n’avais jamais senti une telle décharge d’électricité entre nous. Pendant une seconde, je restai passif, recevant son baiser plus que je ne le partageais. Mais alors sa chaleur et son insistance triomphèrent de la pensée, triomphèrent du doute, triomphèrent de tous mes autres sens dans toutes les nuances de ce verbe, et je lui rendis son baiser, mettant mes bras autour d’elle pour l’attirer plus près ; alors elle glissa ses bras sous les miens et fit courir ses doigts vigoureux le long de mon dos. Cela faisait cinq ans, pour elle, qu’Énée m’avait donné ce baiser d’adieu, au bord du fleuve de l’Ancienne Terre ; il avait été pressant, électrique, plein de questions et de messages, mais c’était tout de même le baiser d’une fille de seize ans. Celui-là, c’était le baiser chaud, mouillé, bouche ouverte, d’une femme, et je réagis aussitôt. Nous nous sommes embrassés pendant une éternité. J’étais vaguement conscient de ma nudité et de mon excitation comme d’une chose qui aurait dû m’embarrasser, mais c’était secondaire par rapport à ce baiser brûlant, insistant, qui ne voulait pas cesser. Quand finalement nos lèvres se séparèrent, presque enflées, presque endolories, pleines du désir d’être encore embrassées, nous couvrîmes de baisers nos joues, nos paupières, nos fronts, nos oreilles. Je baissai la tête et embrassai le creux de sa gorge, son pouls contre ma bouche, et je humai l’odeur parfumée de sa peau. Toujours à genoux, elle se cambra un peu afin que ses seins frôlent ma joue. Je refermai ma main sur l’un d’eux et baisai le mamelon presque avec respect, Énée prit ma nuque dans la paume de sa main. Je sentais son souffle sur moi, s’accélérer, tandis qu’elle se penchait vers moi. — Attends, attends, dis-je en me dégageant et en me redressant. Non, Énée, es-tu… je veux dire… je ne crois pas… — Chut, dit-elle en s’inclinant de nouveau sur moi, m’embrassant encore sur la bouche, puis elle me regarda, et ses yeux bruns parurent remplir le monde. Chut, Raul. Si. Elle m’embrassa encore, en m’attirant vers sa droite, si bien que nous nous retrouvâmes tous deux couchés sur le futon, sans cesser de nous embrasser tandis que la brise secouait bruyamment les cloisons en papier de riz et que toute la plate-forme se balançait de la violence de notre baiser et du mouvement de nos corps. Ce n’est pas facile de raconter de telles choses. De partager les moments les plus intimes, les plus sacrés. Mettre cela en mots ressemble à une espèce de viol. Ne pas le faire, c’est un mensonge. Voir et sentir sa bien-aimée nue pour la première fois, c’est l’une des épiphanies pures et irréductibles de la vie. S’il existe une véritable religion dans l’univers, elle doit englober ce contact vrai, ou rester vaine à jamais. Faire l’amour avec l’être qui mérite cet amour est une des rares récompenses absolues de la condition humaine, qui compensent la douleur, les pertes, la balourdise, la solitude, la bêtise, les compromis, la lourdeur qui accompagnent cette condition. Faire l’amour avec la bonne personne supplée à pas mal d’erreurs. Cela ne m’était jamais arrivé. Je le sus dès qu’Énée et moi échangeâmes notre premier baiser, tandis que nous étions couchés l’un contre l’autre, avant même que nous commencions à bouger lentement, puis rapidement, puis lentement de nouveau. Je me rendis compte que je n’avais jamais vraiment fait l’amour avant, que les rapports sexuels du jeune soldat en permission avec des femmes amicales, ou celui du marinier-et-de-la-marinière-nous-en-avons-l’opportunité-alors-pourquoi-pas ? par lesquels j’avais cru explorer et découvrir tout ce qui concernait ce sujet n’en étaient pas même le début. Ça, c’était le début. Je me souviens qu’Énée se souleva au-dessus de moi, à un moment, la main durement appuyée sur ma poitrine, les seins luisants de sueur, mais qu’elle me regardait toujours, me regardait avec une telle intensité, une telle chaleur, que c’était comme si nous étions liés intimement par notre regard tout aussi sûrement que par nos ventres et nos organes génitaux, et j’allais me rappeler cet instant chaque fois que nous ferions l’amour dans le futur, comme j’eus l’impression de me souvenir de toutes ces futures étreintes durant les tout premiers instants de notre intimité. Nous restâmes tous deux couchés dans la clarté de la lune, les draps, les couvertures et le futon en désordre autour de nous, le vent froid du nord séchant la sueur de nos corps, sa joue sur ma poitrine et ma cuisse sur sa hanche, mes doigts dessinant la ligne de sa joue, la plante de mon pied glissant du haut en bas de sa jambe, encerclant les vigoureux muscles de son mollet. — Était-ce une erreur ? chuchotai-je. — Non, répondit-elle sur le même ton. À moins que… Mon cœur se mit à taper. — À moins que, quoi ? — À moins que, pendant que tu étais dans la Garde Nationale, tu n’aies pas reçu ces piqûres que je suis certaine que tu as eues, murmura-t-elle. J’étais si inquiet que je n’entendis pas l’accent taquin de sa voix. — Quoi ? Des piqûres ? Quelles piqûres ? dis-je en me redressant sur un coude. Oh… les piqûres… merde. Tu sais bien que je les ai eues, Bon Dieu ! — Je le sais, chuchota Énée, et cette fois, je la sentis sourire. Quand nous, les jeunes gens d’Hypérion, entrions dans la Garde Nationale, les officiers nous faisaient faire l’habituelle série de vaccins approuvés par la Pax, antimalaria, anticancer, antivirus, et anticonceptionnel. Dans l’univers de la Pax où une grande partie des individus choisissaient le cruciforme, tentaient l’immortalité, la contraception était une obligation. Après le mariage, on pouvait demander un antidote aux autorités de la Pax, ou simplement l’acheter au marché noir quand on voulait avoir des enfants. Ou bien, si l’on ne choisissait ni la voie de la croix ni une famille, l’effet durait jusqu’à ce que la vieillesse ou la mort rende la chose inutile. Cela faisait des années que je n’avais pas pensé à cette piqûre-là. En fait, je crois que A. Bettik m’avait questionné sur ces vaccins, à bord du vaisseau du Consul, une dizaine d’années auparavant, un jour où nous discutions de médecine préventive et où j’avais mentionné la batterie d’injections de la Garde Nationale, notre jeune amie de onze ou douze ans, pelotonnée sur un divan, dans la fosse holo, en train de lire un livre de la bibliothèque du vaisseau, semblait ne pas y prêter attention… — Non, dis-je toujours appuyé sur mon coude, je parle d’une erreur. Tu es… — Moi, chuchota-t-elle. — Tu as vingt et un ans standard. Je suis… — Toi. — … de onze années standard plus âgé que toi. — Incroyable. (Tout son visage plongea dans le clair de lune lorsqu’elle me regarda.) Tu peux faire des calculs. À un moment pareil. Je soupirai et roulai sur le ventre. Les draps étaient imprégnés de nos odeurs. Le vent, devenu encore plus fort, secouait les parois. — J’ai froid, chuchota Énée. Dans les jours et les mois à venir, je la prendrais dans mes bras lorsqu’elle dirait une chose pareille, mais cette nuit-là, je réagis au pied de la lettre et me levai pour fermer la paroi coulissante. Le vent était plus froid que de coutume. — Non, dit-elle. — Quoi ? — Ne ferme pas complètement. Elle était assise, le drap juste sous les seins. — Mais, il fait… — La lumière de la lune est sur toi, murmura Énée. Sa voix a peut-être provoqué ma réaction physique. Ou ce fut de la voir ainsi, m’attendant sur les couvertures. En plus de nos odeurs, la pièce sentait la paille fraîche à cause du nouveau tatami et du ryokan intégré au plafond. Mais la brise froide ne calma pas ma réaction. — Viens ici, chuchota-t-elle, et elle ouvrit la couverture comme une cape dans laquelle m’envelopper. Le lendemain, je travaille à la mise en place du passage suspendu, et je suis comme un somnambule. En partie par manque de sommeil – l’Oracle s’était couché et l’aube pâlissait à l’est lorsque Énée retourna à son pavillon – mais surtout par pure et simple stupéfaction. La vie avait pris un tournant que je n’avais pas prévu, et jamais imaginé. Je fixe les supports du haut sentier dans l’escarpement ; les monteurs Haruyuki, Kenshiro, et Voytek Majer s’avancent les premiers pour creuser des trous dans la roche, tandis que Kim Byung-Soon et Viki Goselj posent les briques derrière et en dessous de nous, et que le charpentier Changchi Kenchung installe, derrière moi, l’assise du plancher de bois de la terrasse. Il n’y aurait rien à quoi se raccrocher si les monteurs et moi tombions des poutres en bois, mais hier, Lhomo n’a pas fait son numéro d’escalade libre et a mis en place des cordes statiques et des câbles. Lorsque nous sautons de poutre en poutre, il nous suffit d’agrafer l’un des mousquetons de notre harnais à la corde la plus proche. Je suis déjà tombé et ma chute a été arrêtée par ce genre de corde statique : chacune peut porter cinq fois mon poids. Maintenant je saute de poutre installée en poutre installée, en tirant la suivante, suspendue à l’un des câbles. Le vent s’est levé et menace de me précipiter dans l’espace, mais je compense cela en touchant d’une main la poutre qui pendille et en posant trois doigts sur la paroi rocheuse. J’atteins l’extrémité de la troisième corde statique, je me détache pour m’accoupler à la quatrième des sept lignes que Lhomo a montées. Je ne sais pas que penser de la nuit dernière. Je sais ce que je ressens, je suis euphorique, bouleversé, extasié, amoureux, mais ne sais qu’en penser. J’ai tenté d’intercepter Énée avant le petit déjeuner que nous prenons en commun dans le pavillon-réfectoire, près de la résidence des moines, mais elle a déjà mangé, elle est en route pour le nouveau passage, à l’est, où ceux qui sculptent la terrasse ont eu un ennui. Puis A. Bettik, George Tsarong et Jigme Norbu se sont pointés avec les porteurs, et trier les matériaux, transporter les poutres, les ciseaux, le bois de charpente et d’autres choses jusqu’aux nouveaux échafaudages nous a occupés pendant une heure ou deux. Je me suis alors rendu sur la corniche orientale avant que la pose des poutres commence, mais A. Bettik et Tsipon Shakabpa s’entretenaient avec Énée, aussi je suis revenu au petit trot et me suis mis activement au travail. J’ai sauté jusqu’à la dernière poutre mise en place ce matin, prêt à installer la suivante dans le trou que Haruyuki et Kenshiro ont creusé au ciseau et avec de minuscules charges profilées de dynamite. Puis Voytek et Viki cimenteront le montant. En une demi-heure, il sera assez ferme pour que Changchi y fixe une plate-forme de travail. Je me suis habitué à sauter de poutre en poutre, à me stabiliser et m’accroupir pour mettre la nouvelle en place, et je suis maintenant perché sur la dernière. Je fais tournoyer mon bras gauche pour garder l’équilibre pendant que mes doigts restent en contact avec la nouvelle poutre, suspendue au câble. Brusquement, elle se balance trop loin devant moi et, penché au-dessus du vide, je manque de perdre l’équilibre. Je sais que la corde de sécurité me rattrapera, mais je déteste l’idée de tomber et de rester là à pendiller entre la dernière poutre et le trou que l’on vient de forer. Si je n’ai pas assez d’élan pour reculer d’un coup de pied jusqu’à la poutre précédente, je serai obligé d’attendre que Kenshiro ou l’un des autres gréeurs vienne à mon aide. En une fraction de seconde, je prends ma décision et je saute, j’attrape la poutre qui se balance et je donne un fort coup de pied. Comme la corde de sécurité a toujours plusieurs mètres de mou, tout mon poids repose maintenant sur mes doigts. La poutre est trop épaisse pour que ma prise soit sûre et je sens mes doigts glisser sur le bois dur comme fer. Mais plutôt que de me laisser tomber à l’extrémité élastique de ma corde statique, je lutte pour rester suspendu, réussis à relancer le lourd montant vers la dernière poutre en place et franchis d’un bond les deux derniers mètres ; j’atterris sur la poutre glissante et bats l’air de mes bras. Riant de ma stupidité, je retrouve mon équilibre et reste là un moment, haletant, à regarder les nuages qui bouillonnent contre le rocher, à plusieurs milliers de mètres sous mes pieds. Changchi Kenchung saute de poutre en poutre pour me rejoindre, s’attachant aux cordes statiques avec une rapidité qui implique quelque urgence. Il y a comme une sorte d’horreur dans ses yeux et, durant une seconde, je me dis que quelque chose est arrivé à Énée. Mon cœur commence à battre la chamade et l’inquiétude me perturbe tant que je suis sur le point de perdre l’équilibre. Mais je me rattrape et reste sur la dernière poutre fixée, attendant Changchi avec épouvante. Quand il saute jusqu’à moi, Changchi est trop essoufflé pour parler. Il me fait des signes pressants que je ne comprends pas. Peut-être m’a-t-il vu me balancer comiquement, danser et tressauter comme la poutre suspendue, et s’est-il inquiété. Pour lui montrer que tout va bien, je soulève la ligne de mon harnais pour qu’il voie le mousqueton fixé à la corde de sécurité. Il n’y a pas de mousqueton. Je n’ai jamais été attaché à la dernière corde statique. J’ai sauté, je me suis balancé, je suis resté suspendu, et j’ai bondi de nouveau sans corde de sécurité. Il n’y avait rien entre moi et… Pris soudain de vertige et de nausée, je fais trois pas vacillants jusqu’à la paroi et m’appuie contre la pierre froide. Le surplomb essaie de me repousser et c’est comme si toute la montagne penchait vers l’abîme pour me faire tomber de la poutre. Changchi tire sur la corde fixée par Lhomo, soulève un mousqueton du râtelier de mon harnais et l’accroche à celle-ci. Je le remercie d’un hochement de tête et m’efforce de ne pas vomir mon petit déjeuner tant qu’il est là, près de moi. À dix mètres plus loin, sur la courbure de la paroi, Haruyuki et Kenshiro font de grands gestes. Ils ont creusé un autre trou parfait, à la dynamite. Ils veulent que je rattrape mon retard. La petite troupe partant pour la réception que le Dalaï-Lama donne en l’honneur de la Pax, à Potala, s’en va juste après le repas de midi pris dans la salle à manger commune. J’y vois Énée, mais sauf des regards éloquents et un sourire d’elle qui me rendent les jambes molles, nous n’échangeons rien en privé. Nous nous rassemblons au niveau le plus bas et des centaines d’ouvriers, de moines, de cuisiniers, de lettrés et de porteurs nous saluent de la main et nous acclament du haut des plates-formes. Des nuages de pluie commencent à se gonfler et à se répandre entre les brèches basses de la ligne de crêtes orientale, mais le ciel, au-dessus de Hsuan-K’ung Ssu, est encore bleu et les banderoles de prière rouges claquant sur les terrasses élevées ressortent avec une netteté presque choquante. Nous portons tous des vêtements de marche, nos habits de soirée sont rangés dans des sacoches imperméables portés en bandoulière ou, en ce qui me concerne, dans mon sac à dos. Les réceptions du Dalaï-Lama ont traditionnellement lieu le soir, nous avons plus de dix heures devant nous avant que notre présence soit exigée, mais le trajet par la Voie Haute durera six heures ; en outre des messagers et un volant arrivés à Jo-Kung aujourd’hui ont dit que le mauvais temps régnait de l’autre côté de la crête de K’un Lun, aussi partons-nous d’un pas assez vif. L’ordre de marche est fixé par le protocole. Charles Chi-kyap Kempo, maire de Jo-Kung et grand chambellan du Temple en Suspens dans les Airs, marche quelques pas devant celui qui est presque son égal, Kempo Ngha Wang Tashi, le supérieur du Temple. Les « vêtements de voyage » de ces deux hommes sont plus resplendissants que ma tentative de tenue de soirée, et les petits groupes de frelons que constituent leurs assistants, leurs moines et leurs policiers les entourent. Derrière les politiciens prêtres marchent Gyalo Thondup, le jeune moine cousin du Dalaï-Lama actuel, et Labsang Samten, frère du Dalaï-Lama, moine depuis trois ans. Ils ont le pas aisé et le rire plus aisé encore de jeunes hommes à l’apogée de la santé physique et de la lucidité mentale. Leurs dents blanches luisent dans leurs visages bruns. Labsang porte une chuba d’escalade d’un rouge brillant qui, tandis que notre cortège longe l’étroit passage menant à la crevasse de Jo-kung, le fait ressembler à une banderole de prière ambulante. Tsipon Shakabpa, le contremaître du projet d’Énée, chemine avec George Tsarong, notre chef d’équipe joufflu. Jigme Norbu, son inséparable compagnon, est absent ; blessé de n’avoir pas été invité, Jigme est resté au Temple. Je crois que c’est la première fois que je vois George ne pas sourire. Cependant, Tsipon compense son silence en racontant des histoires accompagnées de grands gestes extravagants. Plusieurs de leurs ouvriers marchent avec eux, du moins jusqu’à Jo-Kung. Tromo Trochi de Dhomu, le flamboyant représentant de commerce venu du sud, chemine avec le seul être qui l’accompagne pendant les nombreux mois qu’il passe sur les routes, une zychèvre de bât géante, chargée de ses marchandises. L’animal porte, suspendues à son cou hirsute, trois clochettes qui carillonnent comme les cloches de prières du Temple pendant que nous marchons. Lhomo Dondrub doit nous rejoindre à Potala, mais sa présence est représentée symboliquement, au sommet du paquetage de la zychèvre, par l’échantillon d’un nouveau tissu de vol pour son paraglisseur. Énée et moi formons l’arrière-garde du cortège. Plusieurs fois, j’essaie d’évoquer la nuit dernière, mais elle me fait taire d’un doigt sur les lèvres et d’un hochement de tête désignant le négociant voisin et les autres membres de notre troupe. Je me contente d’une petite conversation sur le travail des derniers jours, la construction du pavillon du surplomb et des sentiers du Temple, mais les questions continuent à se bousculer dans ma tête. Bientôt, nous arrivons à Jo-Kung où les rampes et les passages sont bordés d’une foule qui agite des drapeaux et des banderoles de prière. Les citoyens de la ville, qui habitent les terrasses de la fissure et les cabanes de l’escarpement, acclament leur maire et le reste d’entre nous. Une fois sortis de la ville de Jo-Kung, près des plates-formes de saut de l’unique voie du câble que nous utiliserons pour ce voyage, nous rencontrons un autre groupe qui se rend à la réception du Dalaï-Lama : la Dorje Phagmo et ses neufs prêtresses. Elle voyage dans un palanquin porté par quatre mâles puissamment musclés car elle est la supérieure du gompa de Samden, un monastère d’hommes à quelque trente kilomètres de là, sur la paroi sud de la même crête qui abrite le Temple en Suspens dans les Airs, situé lui sur la paroi nord. La Dorje Phagmo a quatre-vingt-quatorze ans standard et elle avait trois ans quand on découvrit qu’elle était l’incarnation de la Dorje Phagmo originelle, la Laie du Tonnerre. C’est une femme d’une immense importance, et un monastère de femmes – le gompa de l’Oracle, à Yamdrok Tso, à une soixantaine de kilomètres plus loin, sur la dangereuse paroi de l’arête – l’a gardée, en tant que préfet et incarnation de la déesse, pendant plus de soixante-dix années standard. Maintenant, la Laie du Tonnerre, ses neuf compagnes prêtresses et ses trente porteurs et gardes mâles attendent d’attacher à la voie du câble les colliers de serrage du massif mousqueton de son palanquin. La Dorje Phagmo, qui regarde entre ses rideaux, aperçoit notre groupe et fait signe à Énée d’approcher. Je sais, d’après les dires spontanés de mon amie, qu’elle a fait plusieurs fois le voyage jusqu’au gompa de l’Oracle, à Yamdrok Tso, pour rencontrer la Laie, et que toutes deux sont vite devenues amies. Je sais aussi, et cela, c’est A. Bettik qui me l’a confié, que la Dorje Phagmo a déclaré récemment à ses prêtresses et à ses nonnes du gompa de l’Oracle, ainsi qu’aux moines du gompa de Samden, que l’incarnation du Bouddha de Miséricorde actuellement en vie, c’était Énée, et non pas Sa Sainteté le Dalaï-Lama actuel. Ces paroles d’hérésie se sont répandues, toujours selon A. Bettik, mais à cause de la popularité dont jouit la Laie du Tonnerre sur toute la planète, le Dalaï-Lama n’a pas encore réagi à cette impertinence. Je regarde les deux femmes, ma jeune Énée et la silhouette âgée, dans le palanquin, bavarder et rire sans gêne tandis que les deux groupes attendent de prendre le câble pour traverser l’abîme de Langma. La Dorje Phagmo a dû insister pour que nous la précédions, car les porteurs écartent son palanquin et les neuf prêtresses s’inclinent bien bas tandis qu’Énée fait avancer notre groupe sur la plate-forme. Charles Chi-kyap Kempo et Kempo Ngha Wang Tashi semblent faire grise mine tandis qu’ils laissent leurs assistants les attacher au câble ; non par inquiétude pour leur sécurité, je le sais, mais à cause d’une entorse au protocole que je n’ai pas décelée et qui ne m’intéresse pas particulièrement. A ce moment, je ne me préoccupe que de mon désir d’être seul avec Énée et de parler avec elle. Ou peut-être ai-je seulement envie de l’embrasser encore. Il pleut fort pendant notre marche vers Potala. Depuis trois mois que je suis ici, j’ai connu pas mal d’averses d’été, mais ça, c’est la pluie torrentielle qui précède la mousson, glacée et glaçante, accompagnée de tentacules de brouillard qui s’enroulent autour de nous. Nous évacuons le câble avant que les nuages approchent, mais lorsque nous atteignons le versant oriental de la crête de K’un Lun, la Voie Haute est glissante de verglas. Ce sont, sur l’escarpement abrupt, des corniches rocheuses, des sentiers en briques, puis des passages en bois le long de l’arête nord-ouest de Hua Shan, la Fleur de la Montagne, et une longue série de plates-formes et de ponts suspendus qui relient ces lignes de crêtes glacées au K’un Lun. Ensuite, c’est le deuxième pont suspendu le plus long de la planète entre la crête du K’un Lun et la crête de Phari, suivi par une autre série de passages, de ponts et de corniches, en direction du sud-ouest, qui longent le versant est de la crête de Phari jusqu’à la place du marché de Phari. Là nous traversons la fissure et suivons la route de corniche, à l’ouest de Potala. Normalement, ce trajet prend six heures quand le soleil brille, mais cet après-midi, c’est une marche lugubre, dangereuse, dans le brouillard ondulant et sous la pluie glacée. Ceux qui accompagnent le maire/grand chambellan Charles Chi-kyap Kempo et le supérieur Kempo Ngha Wang Tashi tentent d’abriter leurs notables sous des parapluies jaune et rouge brillants, mais la corniche de glace est souvent étroite, nous cheminons un par un, et ces personnages importants doivent fréquemment se mouiller afin de rester devant. Les ponts suspendus sont un cauchemar à traverser : leur « plancher » n’est composé que d’un câble de chanvre tressé retenu par des cordes qui s’élèvent verticalement, d’autres horizontales servent de garde-fou, et un second câble épais passe au-dessus de nos têtes ; bien que ce soit généralement un jeu d’enfant de rester en équilibre sur le câble inférieur tout en gardant le contact avec les cordes latérales, cet exercice exige une concentration totale sous cette pluie battante. Tous les indigènes ont déjà pratiqué cela pendant des douzaines de moussons et ils avancent rapidement ; seuls Énée et moi hésitons lorsque les ponts fléchissent et tanguent sous le poids de notre groupe, et que les cordes glacées semblent sur le point de nous glisser des mains. En dépit de la pluie, ou peut-être à cause d’elle, quelqu’un a allumé les torches de la Voie Haute tout le long du versant est de la crête du Phari, et les braseros qui brûlent nous aident à trouver notre chemin dans l’épais brouillard lorsque les passages de bois tournent, font un coude, descendent des marches glacées, et aboutissent à d’autres ponts. Nous arrivons à la place du marché de Phari au crépuscule, bien que l’heure semble plus tardive à cause de l’obscurité. D’autres groupes en route pour le Palais d’Hiver nous y rejoignent et au moins soixante-dix personnes se dirigent ensemble vers l’ouest par la fissure. Le palanquin de la Dorje Phagmo se balance toujours avec nous et je soupçonne ceux qui m’entourent de l’envier un peu d’être ainsi perchée au sec. J’avoue que je suis déçu : nous avions prévu d’arriver à Potala entre chien et loup, à l’heure où une lueur rougeâtre éclaire encore les chaînes nord-sud et les cimes plus hautes, au nord et à l’ouest du palais. Je n’avais jamais aperçu ce bâtiment auparavant, et j’attendais avec impatience de voir cette région. La large Voie Haute entre Phari et Potala n’est qu’une série de corniches et de passages éclairés par des torches. J’avais emporté la torche-laser dans mon sac, sans bien savoir si c’était une réaction futile de défense, au cas où les choses tourneraient mal au palais, ou afin de trouver notre chemin dans le noir. La glace recouvre les rochers, les plates-formes, les rampes en câbles de chanvre de ces chemins souvent parcourus, et il en est de même des escaliers. Je ne m’imagine pas en train de voyager par le câble cette nuit, mais la rumeur court que plusieurs invités aventureux le font. Nous arrivons à la Cité Interdite deux heures avant que la réception ne commence. Les nuages se sont un peu éclaircis, la pluie diminue, et notre premier aperçu du Palais d’Hiver me coupe le souffle et me fait oublier ma déception de ne pas y être arrivé au crépuscule. Le Palais d’Hiver est construit sur un grand pic qui s’élève de la crête du Chapeau Jaune ; il se découpe sur les cimes plus hautes du Koko Nor, et entre les nuages nous découvrons d’abord le monastère local qui abrite trente-cinq mille moines, le Drepung, grands bâtiments de pierre disposés en terrasses sur les pentes verticales, milliers de fenêtres luisant de la lumière des lanternes, lueurs des torches sur les balcons, les terrasses et aux entrées ; derrière le monastère et ses toits d’or qui touchent le plafond de nuages tourbillonnants, s’élève Potala, le Palais d’Hiver du Dalaï-Lama, resplendissant de lumière et éclairé à contre-jour, même dans l’obscurité de l’orage, par les cimes couronnées d’éclairs du Koko Nor. Ici, les assistants et nos compagnons de voyage font demi-tour, seuls les pèlerins invités, dont nous sommes, continuent et pénètrent dans la Cité Interdite. Maintenant la Voie Haute s’aplanit et s’élargit pour devenir une véritable route, une avenue de cinquante mètres de large, pavée de pierres dorées, bordée de torches et entourée d’innombrables temples, chörten, petits gompas, dépendances de l’imposant monastère et postes de garde militaires. La pluie s’est arrêtée, mais la chaussée miroite de lueurs dorées, et des centaines et des centaines de pèlerins et de résidents de la Cité Interdite, habillés de vives couleurs, vont et viennent devant les immenses murailles et les portes du Drepung et de Potala. Des moines en robes safran se déplacent en petits groupes silencieux ; des personnages officiels du palais, en robes rouge rutilant ou violet intense et chapeaux jaunes semblables à des soucoupes renversées, passent d’un air affairé devant les soldats en uniformes bleus qui portent des piques rayées noir et blanc ; des messagers officiels trottent en vêtements collants orange, rouge, or et bleu ; des femmes de la cour glissent sur les dalles dorées dans de longues robes de soie bleu ciel, lapis-lazuli intense, et cobalt audacieux, leurs traînes froufroutant doucement sur le pavé mouillé ; on reconnaît tout de suite les prêtres de la Secte du Chapeau Rouge à leurs coiffures de soie cramoisie en forme de soucoupe renversée et à leurs franges rouges, tandis que les Drungpas, les habitants de la vallée boisée, circulent à grands pas avec leurs bonnets laineux en fourrure de zychèvre, leurs costumes ornés de brillantes plumes blanches, rouges, marron et dorées, leurs grands sabres de cérémonie en or glissés dans leurs hautes ceintures ; les gens du peuple de la Cité Interdite sont moins colorés que les personnages officiels, cuisiniers, jardiniers, servantes, précepteurs, maçons, valets personnels, tous parés de chubas en soie verte et bleue, ou dorée et orange ; ceux qui travaillent dans la résidence du Dalaï-Lama au Palais d’Hiver – ils sont plusieurs milliers, en habits or et cramoisi – portent tous des chapeaux au bord rigide de cinquante centimètres de large, en soie et bandes de zychèvre, afin de préserver leur teint pâle les jours où le soleil brille, et de se protéger de la pluie durant la mousson. Notre bande de pèlerins mouillés semble terne et miteuse dans cet environnement, mais je pense peu à notre apparence lorsque nous franchissons la porte de soixante mètres de haut, percée dans l’un des murs extérieurs du Drepung, et commençons à traverser le pont Kyi Chu. Ce pont, en plastacier le plus moderne, fait vingt mètres de large et cent quinze de long. Il scintille comme du chrome noir. En dessous… il n’y a rien. Le pont enjambe la dernière crevasse de cette chaîne qui plonge sur des milliers de mètres jusqu’aux nuages de phosgène. Du côté est, celui que nous quittons, les bâtiments du monastère, murs plats et fenêtres éclairées, s’élèvent à deux ou trois kilomètres au-dessus de nous, et les lacis du câble administratif qui court entre le monastère et le palais proprement dit dessinent dans l’air de multiples toiles d’araignée. Du côté ouest, devant nous, Potala se dresse à plus de six kilomètres sur le versant de l’escarpement, ses milliers de facettes de pierre et ses centaines de toits dorés réfléchissent la foudre qui éclaire par intermittence les nuages d’en bas. En cas d’attaque, le pont Kyi Chu peut, en moins de trente secondes, rentrer dans l’escarpement, ne laissant ni escalier, ni corniche, ni prise d’escalade ; ni fenêtre sur les cinq cents mètres de pierre verticale qui s’élèvent jusqu’aux premiers remparts. Le pont ne s’escamote pas lorsque nous le traversons. Des soldats en grande tenue sont alignés de chaque côté, armés d’une pique mortellement sérieuse ou d’un fusil à énergie. Arrivés tout au bout du Kyi Chu, nous nous arrêtons au Pargo Kaling, le portail ouest, arcade décorée de quatre-vingt-cinq mètres de haut. De la lumière jaillit de l’intérieur du porche géant par un millier de dessins complexes, la lueur la plus brillante sortant de deux grands yeux, larges de plus de dix mètres, qui regardent vers l’est sans jamais ciller. Chacun de nous s’arrête en passant sous le Pargo Kaling. Notre premier pas au-delà nous introduira sur le territoire du Palais d’Hiver, bien que la vraie porte se trouve encore à une trentaine de pas. Là restent encore les mille marches qui nous conduiront au bâtiment proprement dit. Énée m’a dit que les pèlerins doivent venir de tous les points de T’ien Shan sur leurs genoux, ou dans certains cas, en se prosternant à chaque pas, mesurant littéralement avec leurs corps les centaines ou les milliers de kilomètres ainsi parcourus, pour obtenir le droit de passer sous le portail ouest et de toucher du front cette dernière partie du pont Kyi Chu, en hommage au Dalaï-Lama. Énée et moi traversons côte à côte, en échangeant des regards. Après avoir, à l’entrée principale, présenté nos invitations aux gardes et aux fonctionnaires, nous gravissons les mille marches. Je suis stupéfait de découvrir qu’il s’agit d’un escalier mécanique, même si Tromo Trochi de Dhomu nous chuchote que souvent il ne fonctionne pas, afin de permettre aux fidèles d’effectuer un ultime effort avant d’avoir le droit d’atteindre le palais. En haut, aux premiers niveaux ouverts au public, on revérifie avec fébrilité nos invitations, des domestiques nous dépouillent de nos chubas trempées et d’autres nous conduisent à nos chambres, où nous pourrons nous baigner et nous changer. Le chambellan Charles Chi-kyap Kempo a droit à un petit appartement au soixante-dix-huitième étage du palais, et après ce qui nous semble d’autres kilomètres de couloirs – les fenêtres, sur notre droite, montrent les toits rouges du monastère de Drepung brillant par intermittence à la lumière de l’orage –, nous sommes accueillis par d’autres domestiques, qui eux nous sont affectés. Chacun de nous a, au moins, une alcôve entourée de rideaux, dans laquelle nous dormirons après la réception, et des salles de bains attenantes nous offrent de l’eau chaude, des bains et des douches soniques modernes. Je suis Énée et lui souris lorsqu’elle me fait un clin d’œil en se dirigeant vers la salle embuée. Je n’avais pas de costume de soirée au Temple en Suspens dans les Airs, ni d’ailleurs dans le vaisseau caché en ce moment sur la troisième lune, mais Lhomo Dondrub et quelques autres à peu près de ma taille m’ont équipé en l’honneur de ce soir : un pantalon noir très brillant, de grandes bottes noires, une chemise en soie blanche sous un gilet doré, un surgilet en laine rouge et noir en forme d’X, le tout serré dans une large ceinture de soie cramoisie. La cape de cérémonie, en soie militaire la plus fine des étendues orientales de Mustagh Alta, est noire mais bordée de dessins complexes rouge, or, argent et jaune. C’est la seconde meilleure cape de Lhomo qui m’a expliqué clairement qu’il me jetterait de la plate-forme la plus haute si je la tachais, si je la déchirais ou si je la perdais. Lhomo est un homme sympathique, facile à vivre, chose rare chez un volant solitaire, m’a-t-on dit, mais je pense qu’il ne plaisantait pas en disant cela. A. Bettik m’a prêté les bracelets exigés pour l’occasion, achetés par lui sur un coup de cœur aux beaux marchés de Hsi wang-mu. Sur mes épaules, je dispose le capuchon rouge en laine de zychèvre et en plumes, prêté par Jigme Norbu qui toute sa vie a attendu en vain une invitation au Palais d’Hiver. Autour du cou, je porte le talisman officiel de l’Empire du Milieu en maillons de jade et d’argent, politesse du maître charpentier et ami, Changchi Kenchung, qui m’a dit ce matin qu’il avait assisté à trois réceptions données au palais et s’était, chaque fois, ennuyé à mourir. Des domestiques vêtus de soie d’or viennent nous annoncer qu’il est temps de nous réunir dans la grande salle de réception attenante à la salle du Trône. Les couloirs fourmillent de centaines d’invités parcourant le sol carrelé, la soie bruisse, les bijoux cliquettent, et l’air est plein de senteurs dissonantes de parfum, d’eau de Cologne, de savon et de cuir. Devant nous, j’aperçois la vieille Dorje Phagmo, la Laie du Tonnerre en personne, soutenue par deux de ses neuf prêtresses, toutes en élégantes robes safran. La Laie ne porte pas de bijoux, mais ses cheveux blancs sont enrubannés et relevés en masses élaborées de jolies tresses. La robe d’Énée est simple, mais stupéfiante de beauté, en soie d’un bleu intense, avec un capuchon cobalt qui couvre ses épaules nues, le talisman de l’Empire du Milieu, en jade et en argent, brille sur son sein et un peigne en argent planté dans ses cheveux maintient en place un fin demi-voile. Beaucoup de femmes que je vois se sont, ce soir, voilées par pudeur, et je trouve que cela masque ingénieusement les traits de mon amie. Elle me prend par le bras et nous longeons en cortège les couloirs interminables, puis nous tournons à droite et montons par les escalators en colimaçon vers les appartements du Dalaï-Lama. Je me penche et chuchote à son oreille voilée : — Inquiète ? Je vois l’éclat de son sourire, sous le voile, elle me serre la main. Insistant, je murmure : — Ma grande, tu vois parfois l’avenir. Je le sais. Alors… on s’en sortira vivants, ce soir ? Je me plie en deux lorsqu’elle se rapproche pour me répondre à mi-voix : — Seules quelques petites choses sont fixées dans l’avenir, Raul. La plupart sont aussi fluctuantes que… (D’un geste, elle montre une fontaine tournoyante devant laquelle nous passons pendant notre montée en spirale.) Mais je n’ai pas de raison de m’inquiéter, tu comprends ? Il y a ici, ce soir, des milliers d’invités. Le Dalaï-Lama ne peut en accueillir personnellement que quelques-uns. Ses invités… de la Pax… quels que soient ceux qui la représentent… n’ont aucune raison de penser que nous sommes là. J’acquiesce d’un signe de tête, mais je ne suis pas convaincu. Soudain, Labsang Samten, le frère du Dalaï-Lama, descend à grand bruit l’escalier mécanique qui monte, infraction au protocole. Le moine sourit d’une oreille à l’autre et postillonne d’enthousiasme. Il s’adresse à notre groupe, mais des centaines de personnes se penchent pour l’entendre. — Les invités de l’espace sont des gens très importants ! dit-il avec ferveur. J’ai parlé avec notre précepteur, qui est aussi l’assistant du commandant en second du ministre du Protocole. Parmi ceux que nous accueillons ce soir, il n’y a pas que des missionnaires ! — Non ? s’étonne le chambellan, Charles Chi-kyap Kempo, resplendissant dans ses nombreuses couches de soie rouge et or. — Non ! Il y a un cardinal de l’Église de la Pax. Un cardinal très influent. Qu’accompagnent plusieurs de ses gens haut placés. Je sens mon estomac se retourner puis tomber en chute libre. — Quel cardinal ? demande Énée. Sa voix semble calme et simplement intéressée. Nous approchons du sommet de l’escalier en spirale et le bruit de centaines ou de milliers d’invités qui chuchotent doucement remplit l’air. Labsang Samten rajuste sa robe de moine. — Mustafa, dit-il d’un air radieux. Il est très proche du pape, je pense. La Pax honore mon frère en le lui envoyant comme ambassadeur. Je sens la main d’Énée se refermer sur mon bras, mais je ne peux pas voir clairement son expression au travers du voile. — Et plusieurs autres invités de la Pax sont des gens importants, poursuit le moine en se retournant dans le bon sens à l’approche du niveau où va se dérouler la réception. Y compris d’étranges femmes. Du genre militaire, je pense. — Savez-vous leurs noms ? demande Énée. — Celui de l’une d’entre elles, oui, répond Labsang. Le général Némès. Elle est très pâle. (Le frère du Dalaï-Lama adresse à Énée son large sourire sincère.) Le cardinal a demandé à vous rencontrer personnellement, madame Énée. Vous et votre cavalier, monsieur Endymion. Le ministre du Protocole était très surpris, mais il a organisé une audience privée pour que vous rencontriez les gens de la Pax, ainsi que le Régent et, bien sûr, mon frère, Sa Sainteté, le Dalaï-Lama. Notre ascension prend fin. L’escalier entre en douceur dans le sol de marbre. Énée à mon bras, je pénètre dans le bruit et le chaos étroitement contrôlé de la grande salle de réception. 19 Le Dalaï-Lama n’a que huit ans standard. Je le savais, Énée, A. Bettik, Théo et Rachel ayant mentionné ce fait plusieurs fois, mais je suis tout de même surpris de voir l’enfant assis sur un grand trône garni de coussins. Il doit y avoir trois ou quatre mille personnes dans l’immense salle. Plusieurs larges escalators dégorgent simultanément les invités dans un hall d’entrée grand comme un hangar d’astronef ; des piliers dorés s’élèvent jusqu’au plafond orné de fresques, à vingt mètres au-dessus de nous ; sous nos pieds, il y a des carreaux bleus et blancs où sont insérées des images tirées du Bardo Thodol, du Livre des Morts tibétain, ainsi que des illustrations de la migration du vaste vaisseau d’ensemencement des émigrés bouddhistes de l’Ancienne Terre, et nous passons sous d’immenses arches d’or pour pénétrer dans la salle de réception. Cette dernière est plus grande encore avec, en guise de plafond, une lucarne géante par laquelle on distingue parfaitement les nuages qui bouillonnent, les éclairs qui luisent par intermittences et le flanc de la montagne éclairé par les lanternes. Les trois ou quatre mille invités ont revêtu de brillants atours… soie flottante, lin en plis sculpturaux, laine teinte drapée, profusion de plumes rouges, noires et blanches, coiffures élaborées, tiares, bracelets, colliers, bracelets de chevilles, discrets mais joliment ouvrés, ceintures d’argent, d’améthystes, d’or, de jade, de lapis-lazuli et d’une douzaine d’autres métaux précieux. Pourtant la pièce est si grande que ces milliers de personnes sont loin de la remplir, le parquet luit à la lumière du feu et vingt mètres séparent les premiers rangs de la foule du trône doré. De petits cors résonnent lorsque les files d’invités descendent de l’escalator pour mettre le pied sur les carreaux du hall d’entrée. Les trompettes sont en cuivre et en os, la rangée de moines qui soufflent dedans va des escaliers aux arches de l’entrée, plus de soixante mètres d’un bruit constant. Les centaines d’instruments tiennent une note pendant plusieurs minutes, puis émettent une autre note basse sans qu’il y ait eu aucun signal de musicien à musicien, et tandis que nous pénétrons dans la grande salle de réception – l’antichambre agit comme une chambre d’écho géante derrière nous – ces notes basses sont reprises et amplifiées par des cors longs de vingt-quatre mètres de chaque côté de notre cortège. Les moines qui soufflent dans ces monstrueux instruments sont dans de petites alcôves pratiquées dans les murs, les cors géants reposent sur le parquet, leurs extrémités se recourbent comme des fleurs de lotus larges d’un mètre. L’énorme gong, frappé à intervalles précis, qui résonne à moins de cinq mètres de là, vient s’ajouter à cette série constante et grave de notes. L’encens brûlé dans les brasiers embaume l’air, le voile ténu de fumée odorante qui flotte au-dessus des têtes coiffées et ornées de bijoux semble miroiter et suivre le mouvement ascendant et descendant des notes des trompettes, des cors et du gong. Tous les visages sont tournés vers le Dalaï-Lama, son entourage immédiat et ses invités. Je prends la main d’Énée et nous nous dirigeons vers la droite, pour rester à l’écart du trône et de son estrade. Des constellations d’invités importants s’avancent avec appréhension entre le trône lointain et nous. Soudain, les notes graves du cor se taisent. Les dernières vibrations du gong résonnent et meurent. Tous les invités sont présents. Des domestiques, mis à rude épreuve, ferment les immenses portes, derrière nous. J’entends le crépitement des flammes des innombrables braseros qui sont de l’autre côté de cet espace géant, générateur d’échos. La pluie tambourine soudain à la lucarne de cristal, au-dessus de nos têtes. Le Dalaï-Lama sourit légèrement, assis en tailleur sur de multiples coussins de soie, perché sur une estrade qui le met à la hauteur des yeux de ses invités debout. La tête du petit garçon est nue et rasée ; il porte une simple robe rouge de lama. À sa droite, plus bas, le régent, qui règnera, en accord avec d’autres grands prêtres, jusqu’à ce que Sa Sainteté le Dalaï-Lama arrive à l’âge de dix-huit ans standard, est également assis sur un trône. Énée m’a parlé de cet homme appelé Reting Tokra qui, dit-on, est l’incarnation de la ruse, mais tout ce que je peux voir de loin, c’est l’habituelle robe rouge, un visage long et maigre, pincé, brun, orné d’une minuscule moustache, et des yeux bridés. À la gauche du Dalaï-Lama, il y a le grand chambellan, le supérieur des supérieurs. Cet homme est très vieux et sourit largement aux phalanges d’invités. À côté de lui, l’oracle d’État, une mince jeune femme aux cheveux sévèrement coupés court, porte un corsage de lin jaune sous sa robe rouge. Énée m’a expliqué que le travail de l’oracle d’État consiste, plongée dans une transe profonde, à prédire l’avenir. À la gauche de cette femme, leurs visages cachés en grande partie à ma vue par les piliers dorés du trône du Dalaï-Lama, se tiennent les cinq émissaires de la Pax ; je peux distinguer un homme trapu en rouge de cardinal, trois silhouettes en soutanes noires et une au moins en uniforme militaire. À la droite du trône du régent, je reconnais le héraut, chef de la Sécurité de Sa Sainteté, le légendaire Carl Linga William Eiheji, archer zen, aquarelliste, maître de karaté et de composition florale, philosophe, et ex-volant. Eiheji semble fait de ressorts d’acier enveloppés de muscles lorsqu’il s’avance à grands pas et remplit l’immense salle de sa voix : — Honorables invités, visiteurs venus d’autres mondes, Dugpas, Drukpas, Drungpas –, ceux venus des crêtes les plus hautes, des nobles fissures et des pentes des vallées boisées – Dzasas, honorables fonctionnaires, Chapeaux Rouges et Chapeaux Jaunes, moines, supérieurs, novices getsel, Ko-sas du Quatrième Rang et d’autres plus élevés, bienheureux qui portez le su gi, épouses et maris de ces honorables personnes, chercheurs de l’Éveil, je suis heureux de vous accueillir ici ce soir de la part de Sa Sainteté, Getswang Ngwang Lobsang Tengin Gyapso Sisunwangyur Tshungpa Mapai Dhepal Sangpo, Saint, Douce Gloire, Puissance de Parole, Pur d’Esprit, plein de Divine Sagesse, Gardien de la Foi, Grand comme l’Océan ! Les petites trompettes de cuivre et d’os lancent des notes hautes et claires. Les grands cors mugissent comme des dinosaures. Le gong fait vibrer nos os et nos dents. Le héraut recule. Sa Sainteté le Dalaï-Lama parle, sa voix d’enfant, douce, mais claire et ferme, remplit le vaste espace. — Merci à vous tous d’être venus ce soir. Nous accueillerons nos nouveaux amis de la Pax d’une manière plus intime. Beaucoup d’entre vous ont demandé à me voir… vous recevrez ma bénédiction en audience privée ce soir. J’ai demandé à parler à certains d’entre vous. Ils me verront en audience privée ce soir. Nos amis de la Pax parleront avec beaucoup d’entre vous, ce soir et dans les jours à venir. En vous entretenant avec eux, je vous en prie, souvenez-vous que ce sont nos frères et nos sœurs dans le Dharma, dans la quête de l’Éveil. Je vous en prie, souvenez-vous que notre souffle est leur souffle, et que notre souffle est le souffle du Bouddha. Merci. Je vous en prie, passez une bonne soirée. Puis l’estrade et les trônes rentrent silencieusement dans le mur qui s’ouvre, sont dissimulés par un rideau qui glisse, puis par un autre, enfin par la cloison elle-même, et les milliers d’invités présents dans la grande salle de réception cessent de retenir leur souffle. La soirée fut, comme je m’en souviens, la combinaison presque surréelle d’un bal de gala tournoyant autour d’une audience papale compassée. Je n’ai, bien sûr, jamais assisté à une audience papale, le cardinal mystérieux, sur l’estrade maintenant fermée par des rideaux, est le représentant le plus élevé de l’Église que j’aie vu de ma vie, mais l’excitation de ceux que recevait le Dalaï-Lama doit être semblable à celle éprouvée par un chrétien qui rencontre le pape ; la pompe qui accompagnait leur présentation était impressionnante. Des moines-soldats en robe rouge et chapeau rouge ou jaune escortaient les heureux mortels invités à franchir le premier rideau, puis d’autres, et enfin la porte donnant accès au Dalaï-Lama, tandis que le reste d’entre nous se déplaçaient et se mêlaient sur le parquet éclairé par la lumière des torches, ou dégustaient l’excellente nourriture présentée sur les grandes tables, ou même dansaient sur la musique d’un petit orchestre… et là, pas de trompettes en cuivre et en os, ou de cors de quatre mètres de long. J’avoue que j’ai demandé à Énée si elle avait envie de danser, mais elle sourit, fit non de la tête, et conduisit notre groupe à la table de banquet la plus proche. Bientôt, nous engageâmes la conversation avec la Dorje Phagmo et certaines de ses prêtresses. Sachant que je commettais peut-être un faux pas, je demandai néanmoins à la belle femme âgée pourquoi on l’appelait la Laie du Tonnerre. Tandis que nous croquions des boulettes frites de tsampa et buvions un thé délicieux, la Dorje Phagmo rit et nous raconta son histoire. Sur l’Ancienne Terre, la supérieure d’un monastère bouddhiste tibétain ne comptant que des hommes se gagna une curieuse réputation : le bruit se répandit qu’elle était la réincarnation de la Laie du Tonnerre, une semi-déesse douée d’un pouvoir effrayant. On raconte que cette première prieure, Dorje Phagmo, s’était non seulement transformée en cochon, mais avait aussi métamorphosé les lamas du monastère afin d’effrayer des soldats ennemis. Quand je demandai à cette dernière réincarnation de la Laie du Tonnerre si elle avait gardé le pouvoir de se changer en truie, l’élégante vieille dame leva la tête et dit d’un ton ferme : — Si cela pouvait mettre en fuite les envahisseurs actuels, je le ferais à l’instant même. Ce fut la seule chose négative que nous entendîmes énoncer, tout haut, sur les émissaires de la Pax pendant les trois heures que nous passâmes, Énée et moi, à bavarder, écouter de la musique et regarder les éclairs par la grande lucarne, bien que sous les atours de soie et la gaieté de la fête, un courant sous-jacent d’inquiétude parût circuler. Ce qui semblait naturel puisque le monde de T’ien Shan aurait été totalement isolé de la Pax et du reste de l’humanité post-hégémonique pendant près de trois siècles sans la venue occasionnelle du vaisseau de descente de quelque libre négociant. La soirée se prolongeait et je devins convaincu que la déclaration de Labsang Samten était erronée, que le Dalaï-Lama et ses invités de la Pax ne souhaitaient sans doute pas nous voir, quand soudain plusieurs employés du palais coiffés de grands chapeaux rouge et jaune, ressemblant un peu aux casques des anciens Grecs que j’avais vus sur des illustrations, vinrent nous chercher et nous prièrent de les accompagner auprès du Dalaï-Lama. Je regardai mon amie, prêt à fuir avec elle et à couvrir notre retraite si elle montrait le moindre soupçon de peur ou de réticence, mais Énée acquiesça simplement d’un hochement de tête et prit mon bras. L’océan des invités nous laissa le passage tandis que nous traversions l’immense salle, marchant tous deux lentement, bras dessus bras dessous, comme si j’étais son père lors d’un mariage traditionnel à l’Église… ou comme si nous étions nous-mêmes les époux. Dans ma poche, j’avais la torche-laser et le journal/persoc. Le laser ne vaudrait pas grand-chose si la Pax décidait de s’emparer de nous, mais j’étais prêt à appeler le vaisseau si le pire se produisait. Plutôt que de les laisser capturer Énée, je le ferais descendre sur ses réacteurs en flammes à travers cette jolie lucarne. Nous franchîmes le rideau extérieur et pénétrâmes dans un espace fermé où les sons de l’orchestre et des réjouissances étaient encore très audibles. Là, plusieurs membres de la sécurité nous demandèrent de tendre les bras, les paumes tournées vers le plafond. Ils déposèrent dans nos mains une écharpe de soie blanche dont les extrémités pendaient. On nous fit signe de franchir le second rideau. Là, le grand chambellan nous accueillit en s’inclinant, Énée répondit par une gracieuse révérence, moi par une courbette maladroite, et nous entrâmes dans une petite pièce où le Dalaï-Lama nous attendait avec ses invités. Cet espace privé était une extension de la salle du trône… or, dorures, brocart de soie et tapisseries ornées d’innombrables swastikas inversés entre des images de fleurs épanouies, de dragons à la queue enroulée et de mandalas tournoyant. Les portes se refermèrent derrière nous et les bruits de la fête auraient été complètement étouffés sans les transmetteurs de trois moniteurs vidéo scellés dans le mur, sur notre gauche. Une vidéo en temps réel de la fête était prise par différentes caméras placées autour de la grande salle de réception, et le jeune garçon assis sur le trône, ainsi que ses invités la regardaient avec une attention profonde. Nous restâmes immobiles jusqu’à ce que le grand chambellan nous fasse signe d’avancer. Tandis que nous nous approchions du trône et que le Dalaï-Lama se tournait vers nous, cet homme nous confia : — Il n’est pas nécessaire de saluer avant que Sa Sainteté lève la main. À ce moment, restez inclinés jusqu’à ce qu’il cesse de vous toucher. Nous nous arrêtâmes à trois pas de l’estrade surélevée du trône couvert de courtepointes chatoyantes et de coussins drapés. Carl Linga William Eiheji, le héraut, dit d’un ton doux, mais sonore : — Votre Sainteté, l’architecte chargée des constructions du Hsuan-k’ung Ssu et son assistant. Son assistant ? Je m’avançai, un pas derrière Énée, confondu et plein de gratitude envers le héraut qui n’avait pas énoncé nos noms. J’aperçus du coin de l’œil les cinq personnages de la Pax, mais le protocole exigeait que je reste tourné vers le Dalaï-Lama, les yeux baissés. Énée s’arrêta au bord de la haute plate-forme du trône, les bras levés devant elle, l’écharpe tendue entre ses mains. Le grand chambellan posa dessus plusieurs objets, le petit garçon se pencha et les prit rapidement pour les déposer à sa droite sur l’estrade. Ensuite, un domestique vint ôter l’écharpe blanche. Énée joignit les mains, comme en prière, et s’inclina. Le sourire du petit garçon était plein de gentillesse lorsqu’il se pencha en avant et toucha la tête de mon amie – de ma bien-aimée – en posant ses doigts comme une couronne sur ses cheveux bruns. Je compris que c’était une bénédiction. Quand il ôta les doigts, il s’empara d’une écharpe rouge, sur une pile, à sa gauche, et la posa dans la main gauche d’Énée. Puis il lui prit la main droite et la serra, avec un sourire encore plus épanoui. Le grand chambellan fit signe à Énée de se poster devant le trône moins haut du régent tandis que je m’avançais et m’acquittais de la même rapide cérémonie. J’eus tout juste le temps de remarquer que les objets posés sur l’écharpe blanche par le Chambellan et subtilisés si vite par le Dalaï-Lama comprenaient différents petits bas-reliefs, trois montagnes figurant le monde de T’ien Shan, comme me l’expliqua plus tard Énée, un corps humain, un livre stylisé symbolisant la parole, et un chörten, ou temple, représentant l’esprit. Leur apparition et leur disparition s’effectua avant que j’aie eu le temps d’y prêter plus d’attention, puis l’on déposa l’écharpe rouge dans ma main pendant que la menotte du petit garçon s’emparait de ma grande et grosse paluche. Sa poignée de main fut étonnamment ferme. J’avais les yeux baissés, mais j’aperçus tout de même son large sourire. Je reculai pour me ranger à côté d’Énée. La même cérémonie se déroula rapidement devant le Régent, l’écharpe blanche, les objets symboliques posés et ôtés, l’écharpe rouge. Mais Reting Tokra ne nous serra pas la main, ni à elle ni à moi. Quand nous eûmes reçu la bénédiction du régent, le grand chambellan nous fit signe de relever la tête. Je faillis sortir la torche-laser de ma poche et tirer sauvagement. À côté du Dalaï-Lama, de ses moines domestiques, du grand chambellan, du régent, de l’oracle d’État, du héraut, du cardinal trapu, des trois hommes en soutane noire, il y avait une femme en uniforme rouge et noir de la Flotte de la Pax. Elle venait juste de contourner un grand prêtre si bien que nous pûmes voir son visage pour la première fois. Ses yeux noirs étaient fixés sur Énée. Les cheveux courts de cette femme retombaient sur son front pâle en une frange informe. Sa peau était cireuse, son regard reptilien… à la fois distant et intense. C’était la chose qui avait essayé de tuer Énée, A. Bettik et moi sur le Bosquet de Dieu, il y avait cinq de mes années, plus de dix pour Énée. C’était la machine tueuse non humaine qui avait vaincu le gritche et aurait emporté la tête d’Énée dans un sac sans l’intervention du père capitaine de Soya, resté dans son vaisseau sur orbite ; il avait utilisé toute sa puissance de fusion pour précipiter le monstre dans un chaudron de roche fondue, bouillonnant. Et elle était là de nouveau, ses yeux noirs, inhumains, fixés sur le visage d’Énée. Il était évident qu’elle l’avait cherchée à travers le temps et l’espace, et maintenant elle la tenait. Elle nous tenait. Mon cœur battait la chamade, mes jambes étaient en coton, mais malgré le choc, mon esprit travaillait comme une IA. La torche-laser était fourrée dans une poche droite de ma cape. L’unité com était dans la poche gauche de mon pantalon. De la main droite, je pouvais envoyer le rayon tranchant dans l’œil de la chose femelle, puis manipuler le sélecteur pour élargir le rayon d’action et aveugler les prêtres de la Pax. De la main gauche, j’enverrais une salve du message préenregistré, par faisceau serré, au vaisseau. Mais même si celui-ci réagissait aussitôt et n’était pas intercepté par un astronef de la Pax, il s’écoulerait plusieurs minutes avant qu’il puisse traverser la lucarne du palais. Nous serions déjà morts. Je connaissais la rapidité de cette chose, dans son combat contre le gritche, elle avait simplement disparu, était devenue une tache floue de chrome. Je ne sortirais jamais le laser ou l’unité com de mes poches. Nous serions morts avant que ma main n’arrive à mi-chemin de l’arme. Je restai immobile, constatant que, bien qu’elle ait dû reconnaitre aussitôt la femme, Énée n’avait pas réagi comme moi. Pas réagi du tout, à la voir. Elle souriait toujours. Son regard était passé sur les visiteurs de la Pax, y compris le monstre, puis était revenu se fixer sur le petit garçon assis sur le trône. Reting Tokra parla le premier. — Nos invités ont demandé cette audience. Ils ont entendu Sa Sainteté parler de la reconstruction du Temple en Suspens dans les Airs et souhaitaient rencontrer la jeune femme qui a conçu ce projet. La voix du régent était aussi pincée et inflexible que ses traits. Le Dalaï-Lama prit alors la parole et sa voix douce de petit garçon fut aussi généreuse que celle du régent avait été circonspecte. — Mes amis, dit-il en faisant un geste vers Énée et moi, puis-je vous présenter nos distingués visiteurs de la Pax. Le cardinal John Domenico Mustafa, du Saint-Office de l’Église catholique, l’archevêque Jean-Daniel Brèque du corps diplomatique papal, le père Martin Farrell, le père Gérard LeBlanc, et le commandant Radamanthe Némès de la Garde Noble. Nous saluâmes d’un signe de tête. Les dignitaires de la Pax, y compris le monstre, firent de même. Si Sa Sainteté le Dalaï-Lama commit une infraction au protocole, personne ne parut la remarquer. John Domenico Mustafa dit d’une voix suave : — Merci, Votre Sainteté. Mais vous ne nous avez présenté ces personnes exceptionnelles que comme l’architecte et son assistant. (Le cardinal nous sourit, révélant de petits doigts pointus.) Vous avez des noms, peut-être ? Mon pouls s’accéléra. Les doigts de ma main droite frémirent tandis que je pensais à la torche-laser. Énée souriait toujours, mais ne faisait pas mine de répondre au cardinal. Mon esprit galopait à la recherche de faux noms. Mais à quoi bon ? Ils connaissaient certainement nos identités. C’était un piège. La Némès ne nous laisserait jamais quitter cette salle du trône… ou nous attendrait à la sortie. Chose surprenante, ce fut le Dalaï-Lama qui répondit. — Je compléterai mes présentations avec plaisir, Votre Éminence. Notre architecte s’appelle Ananda et son assistant, l’un de ses nombreux assistants habiles, m’a-t-on dit, s’appelle Subhadda. J’avoue qu’en entendant cela, je plissai les yeux. Quelqu’un avait-il soufflé ces noms au Dalaï-Lama ? Après, Énée m’apprit qu’Ananda fut le principal disciple du Bouddha, et devint un maître ; Subhadda, un ascète errant, fut le dernier disciple direct du Bouddha car il le rencontra quelques heures avant sa mort. Elle me dit aussi que le Dalaï-Lama nous présenta sous ses noms en s’amusant de l’ironie de la chose. Je ne vis pas où était la plaisanterie. — Madame Ananda, dit le cardinal Mustafa en s’inclinant légèrement. Monsieur Subhadda. (Il nous regarda des pieds à la tête.) Vous voudrez bien excuser mon franc-parler et mon ignorance, madame Ananda, mais vous semblez avoir une origine raciale différente de la plupart des gens que nous avons rencontrés à Potala ou dans les régions environnantes de T’ien Shan. Énée acquiesça d’un signe de tête. — Il faut se garder des généralisations, Votre Éminence. Certaines parties de ce monde ont été colonisées par des vaisseaux d’ensemencement venus de nombreux pays de l’Ancienne Terre. — Bien sûr, ronronna le cardinal. Et je dois dire que vous parlez l’anglais du Retz sans aucun accent. Puis-je vous demander quelle région de T’ien Shan vous considérez comme votre lieu de naissance, votre assistant et vous ? — Certes, répondit Énée d’une voix aussi douce que celle du cardinal. Je suis arrivée en ce monde dans une chaîne de crêtes au-delà du Mont Moriah et du Mont Sion, au nord-ouest de Muztagh Alta. Le cardinal hocha judicieusement la tête. Je remarquai alors que son col, Énée m’apprit plus tard que cela s’appelait un rabat dans la terminologie de l’Église, était en soie moirée écarlate, de la même couleur que sa soutane et sa calotte. — Seriez-vous, par hasard, de foi juive ou musulmane qui, nous ont dit nos hôtes, prédominent dans ces régions ? — Je n’ai pas la foi, répondit Énée. Si par foi, on entend croyance au surnaturel. Le cardinal haussa un peu les sourcils. L’homme qui s’appelait le père Farrell jeta un coup d’œil à son patron. Le terrible regard de Radamanthe Némès ne vacillait jamais. — Pourtant, vous travaillez à la construction d’un temple bouddhiste, dit le cardinal d’un ton assez aimable. — On m’a embauchée pour travailler sur un bel ensemble de bâtiments. Je suis fière d’avoir été choisie pour cette tâche. — En dépit de votre manque de… euh… de croyance au surnaturel ? J’entendis l’Inquisition dans sa voix. Même sur les landes rurales d’Hypérion, nous connaissions le Saint-Office. — Peut-être à cause de ce manque, Votre Éminence. Et de la confiance accordée à mes capacités humaines et à celles de mes compagnons. — Ainsi, la tâche suffit à sa propre justification ? insista le cardinal. Même si elle n’a pas de signification plus profonde ? — Peut-être une tâche bien faite a-t-elle une signification plus profonde. Le cardinal Mustafa gloussa. Ce ne fut pas agréable à entendre. — Bien dit, jeune dame. Bien dit. Le père Farrell s’éclaircit la gorge. — La région qui s’étend au-delà du Mont Sion, dit-il d’un air songeur. Nous avons remarqué, durant notre inspection orbitale, qu’il y avait un unique distrans sur une ligne de crêtes de cette zone. Nous croyions que T’ien Shan n’avait jamais fait partie du Retz, mais nos archives révélèrent que le portail avait été terminé très peu de temps avant la Chute. — Et il n’a jamais servi ! s’exclama le jeune Dalaï-Lama en levant un doigt mince. Personne n’est jamais venu sur les Montagnes du Ciel par le distrans de l’Hégémonie. Ni n’en est jamais parti. — C’est vrai, dit le cardinal Mustafa d’une voix douce. Du moins, c’est ce que nous avons supposé, mais il faut que nous vous présentions nos excuses, Votre Sainteté. Dans son zèle à sonder la structure du vieux portail distrans, notre vaisseau a fait fondre, accidentellement, les roches qui l’entouraient. La porte est scellée à jamais dans le roc, j’en ai bien peur. Je jetai un coup d’œil à Radamanthe Némès lorsqu’il dit cela. Elle ne cilla pas. Je ne l’avais jamais vue cligner des yeux. Son regard était rivé sur Énée. Le Dalaï-Lama fit un geste dédaigneux. — Peu importe, Votre Éminence. Nous n’avons rien à faire d’un portail distrans qui ne fut jamais utilisé… à moins que la Pax n’ait trouvé moyen de les réactiver ? Il rit à cette idée. C’était un charmant rire d’enfant, mais pétillant d’intelligence. — Non, Votre Sainteté, dit le cardinal Mustafa, toujours avec le sourire. Même l’Église n’a pas trouvé moyen de réactiver le réseau distrans. Et c’est presque sûrement préférable. Ma tension tournait rapidement à la nausée. Ce vilain petit bonhomme en rouge cardinalesque disait à Énée qu’il savait comment elle était arrivée sur T’ien Shan et qu’elle ne pourrait pas fuir par le même chemin. Je jetai un coup d’œil à mon amie, mais elle semblait placide et ne s’intéresser que moyennement à la conversation. Y avait-il un second portail distrans dont la Pax ignorait l’existence ? Au moins, cela expliquerait pourquoi nous étions encore vivants : la Pax avait scellé le trou de souris d’Énée et avait un chat, plusieurs chats, leur vaisseau diplomatique en orbite et sans doute d’autres vaisseaux de guerre cachés quelque part dans le système, qui l’attendaient. Si j’étais arrivé quelques mois plus tard, ils se seraient emparés de notre vaisseau ou l’auraient détruit, et Énée aurait tout de même été là où ils la voulaient. Mais pourquoi attendre ? Et pourquoi ce jeu ? — … cela nous intéresserait énormément de voir votre… comment s’appelle-t-il déjà ? Votre Temple Suspendu dans les Airs. Ce doit être fascinant, dit l’archevêque Brèque. Le Régent fronça les sourcils. — C’est un peu difficile à organiser, Votre Excellence, dit-il. La mousson approche, les voies du câble seront très dangereuses, et même la Voie Haute est hasardeuse durant les tempêtes hivernales. — Ne dites pas de sottises ! s’écria le Dalaï-Lama, sans tenir compte du visage renfrogné, en lame de couteau, que le Régent tournait vers lui. Nous serons très heureux de vous aider à organiser une expédition, poursuivit le petit garçon. Il faut absolument que vous voyiez Hsuan-k’ung Ssu. Ainsi que tout l’Empire du Milieu… même le T’ai Shan, le Grand Pic, dont l’escalier de vingt-sept mille marches monte jusqu’à l’Empereur de Jade et la Princesse des Nuages d’Azur. — Votre Sainteté, murmura le grand chambellan la tête penchée, mais non sans avoir d’abord échangé un regard empreint de pouvoir parental avec le Régent, il faut que je vous rappelle que le Grand Pic de l’Empire du Milieu peut être atteint par le câble seulement au printemps, à cause des hautes marées de nuages empoisonnés. Pendant les sept mois à venir, T’ai Shan est inaccessible au reste de l’Empire du Milieu et de la planète. Le sourire de connivence du Dalaï-Lama s’effaça… non, pensai-je, par irritabilité, mais du déplaisir d’être traité avec condescendance. Quand il parla de nouveau, sa voix avait la dureté du commandement. Je n’ai pas connu beaucoup d’enfants, mais de nombreux officiers militaires, et si je peux miser sur mon expérience, ce garçon deviendra un homme et un commandant redoutable. — Monsieur le grand chambellan, je suis, bien sûr, au courant de la fermeture de la voie du câble. Tout le monde sait cela. Mais je sais aussi que, tous les hivers, quelques intrépides volants se rendent de Sung Shan au Grand Pic. Sinon comment pourrions-nous partager nos décrets officiels avec nos amis, les fidèles de T’ai Shan ? Certaines des paravoiles peuvent recevoir plus d’un volant… des passagers même, n’est-ce pas ? Le grand chambellan s’inclina si profondément que je craignis que son front n’aille frôler les carreaux protocolaires. Sa voix tremblait. — Oui, oui, bien sûr, Votre Sainteté, bien sûr. Je savais que vous le saviez, Votre Sainteté. Je voulais seulement… je voulais seulement dire… Le Régent lui coupa sèchement la parole. — Je suis certain, Votre Sainteté, que M. le grand chambellan voulait dire que même si quelques volants font le voyage chaque année, beaucoup meurent au cours de cette tentative. Nous ne voudrions pas mettre nos honorables invités en danger. Le Dalaï-Lama retrouva son sourire, mais celui-ci était plus sarcastique et plus rusé – presque ironique – que celui qu’il affichait quelques minutes auparavant. Il dit au cardinal Mustafa : — Vous n’avez pas peur de mourir, Votre Éminence ? C’est tout le but de votre visite, n’est-ce pas ? Nous montrer les merveilles de votre résurrection chrétienne ? — Ce n’est pas le seul, Votre Sainteté, murmura le cardinal. Nous sommes venus d’abord pour partager la joyeuse nouvelle du Christ avec ceux qui souhaitent l’apprendre et ensuite pour discuter d’éventuelles relations commerciales avec votre belle planète. (Le cardinal rendit son sourire au petit garçon.) Et même si la croix et le sacrement de résurrection sont des dons venant directement de Dieu, Votre Sainteté, il n’empêche qu’il faut malheureusement, pour profiter du sacrement, qu’une portion du corps ou du cruciforme soit récupérée. J’ai cru comprendre que personne n’est jamais revenu de votre mur de nuages ? — Personne, acquiesça le petit garçon dont le sourire s’élargit. Le cardinal Mustafa fit un geste des deux mains. — Alors, peut-être devrons-nous limiter notre visite au Temple en Suspens dans les Airs et aux autres destinations accessibles. Il y eut un silence et je regardai de nouveau Énée, me disant qu’on allait nous congédier, me demandant quel en serait le signal, pensant que le Grand Chambellan nous ferait sortir, sentant la chair de poule sur mes bras sous l’intensité du regard affamé de Némès fixé sur Énée, quand soudain l’archevêque Jean-Daniel Brèque brisa le silence. — J’ai discuté avec Sa Grandeur, le Régent Tokra, nous dit-il, comme si nous pouvions régler un débat qui les opposait, de la similitude stupéfiante qui existe entre notre miracle de la résurrection et la croyance séculaire bouddhiste en la réincarnation. — Ahhh, s’exclama sur son trône doré le petit garçon dont le visage s’éclaira comme si on soulevait un sujet particulièrement intéressant pour lui, tous les bouddhistes ne croient pas à la réincarnation. Même avant la migration à T’ien Shan et les grands changements philosophiques qui se sont poursuivis ici, toutes les sectes bouddhistes n’acceptaient pas le concept de renaissance. Nous savons de source sûre que le Bouddha refusa de s’interroger avec ses disciples sur l’existence ou non d’une vie après la mort. « De telles questions n’ont rien à voir avec la pratique du Sentier et ne peuvent être résolues tant que nous sommes liés par les contraintes de l’existence humaine. Vous voyez, messieurs, on peut explorer, apprécier et utiliser la plus grande partie du Bouddhisme comme un outil permettant d’atteindre l’Éveil sans tomber dans le surnaturel. L’archevêque parut déconcerté, mais Mustafa s’empressa de répliquer : — Pourtant, est-ce que votre Bouddha ne dit pas, et je crois que ces mots sont dans l’une de vos Saintes écritures, Votre Sainteté, mais corrigez-moi si je me trompe : « Il y a du non-né, du non-créé, du non-fait, du non-composé, sinon comment échapper au monde du né, du créé, du fait et du composé. » Le sourire du petit garçon ne vacilla pas. — En effet, il l’a dit, Votre Éminence. Très bien. Mais n’y a-t-il pas des éléments, pas encore totalement compris, de notre univers physique, soumis aux lois de notre univers physique, que l’on pourrait décrire comme non nés, non créés, non faits et non composés ? — Aucun que je connaisse, Votre Sainteté, répondit Mustafa, avec assez d’affabilité. Mais je ne suis pas un savant. Seulement un pauvre prêtre. En dépit de cette finesse diplomatique, l’enfant assis sur le trône parut décidé à ne pas abandonner le sujet. — Comme nous en avons déjà discuté auparavant, cardinal Mustafa, notre forme de bouddhisme a évolué depuis que nous avons atterri sur cette planète montagneuse. Il s’est totalement imprégné de l’esprit du Zen. Et l’un des grands maîtres zen de l’Ancienne Terre, le poète William Blake, a dit un jour : « L’Éternité est amoureuse des productions du temps1 ». Le sourire figé du cardinal Mustafa révéla son incompréhension. Le Dalaï-Lama ne souriait plus. L’expression du jeune garçon était aimable, mais sérieuse. — Vous pensez peut-être que William Blake voulait dire que le temps sans fin est un temps dépourvu de valeur, cardinal Mustafa ? Que tout être libéré de la mortalité, même Dieu, peut envier les enfants du temps lent ? Le cardinal hocha la tête, mais pas pour acquiescer. — Votre Sainteté, je ne vois pas comment Dieu pourrait envier notre pauvre humanité mortelle. Dieu est certainement incapable d’envie. Les sourcils presque invisibles du garçon se haussèrent au maximum. — Votre Dieu chrétien n’est-il pas, par définition, omnipotent ? Certainement qu’il, qu’elle, doit être capable d’envie. — Ah, c’est un paradoxe fait pour les enfants, Votre Sainteté. J’avoue que je ne suis pas compétent en apologétique logique ni en métaphysique. Mais en tant que prince de l’Eglise du Christ, je sais par mon catéchisme, et dans mon âme, que Dieu n’est pas capable d’envie… surtout pas d’envier ses créatures imparfaites. — Imparfaites ? répéta le petit garçon. Le cardinal Mustafa sourit avec condescendance, son ton était celui d’un prêtre érudit s’adressant à un enfant. — L’humanité est imparfaite à cause de son penchant au péché, dit-il doucement. Notre-Seigneur ne pourrait pas envier un être capable de pécher. Le Dalaï-Lama hocha lentement la tête. — Un de nos maîtres zen, un homme appelé Ikkyu, a écrit quelque chose d’analogue dans un poème : Tous les péchés commis Dans les Trois Mondes S’effaceront et disparaîtront En même temps que moi. Le cardinal Mustafa attendit un moment, mais quand il comprit que le poème ne comptait que ces quatre vers, il dit : — À quels trois mondes faisait-il allusion, Votre Sainteté ? — C’était avant le vol spatial, répondit le garçon en remuant un peu sur son trône capitonné. Les Trois Mondes étaient le passé, le présent et le futur. — Très joli, commenta le cardinal du Saint-Office. (Derrière lui, son assistant, le père Farrell, regardait fixement le jeune garçon avec une sorte de froid dégoût.) Mais nous, les chrétiens, nous ne croyons pas que le péché, ou les effets du péché, ou la responsabilité du péché, d’ailleurs, prennent fin avec la vie de quelqu’un, Votre Sainteté. — Précisément. (Le garçon sourit.) C’est pour cette raison que je me demande pourquoi vous prolongez si artificiellement votre vie grâce à votre cruciforme. Nous pensons que l’ardoise s’efface lors de la mort. Vous croyez que la mort ouvre sur un jugement. Pourquoi différer ce jugement ? — Nous voyons dans le cruciforme un sacrement que nous donne Notre-Seigneur Jésus-Christ. Le jugement fut d’abord différé par le sacrifice de Notre Sauveur sur la croix, Dieu Lui-même acceptant d’être puni pour nos péchés, nous allouant l’option d’une vie éternelle au paradis si nous le choisissions. Le cruciforme est un autre don de Notre Sauveur qui nous accorde le temps de mettre nos maisons en ordre avant ce jugement final. — Ah, oui, soupira le garçon. Mais peut-être Ikkyu veut-il dire qu’il n’y a pas de pécheurs. Qu’il n’y a pas de péché. Que « notre » vie ne nous appartient pas… — Précisément, Votre Sainteté, l’interrompit le cardinal Mustafa, comme pour complimenter un penseur lent. (Je vis le Régent, le grand chambellan, et d’autres qui entouraient le trône, grimacer à cette interruption.) Nos vies ne nous appartiennent pas. Elles sont à Notre-Seigneur et Sauveur… et faites pour Le servir, pour servir Notre Sainte Mère l’Église. — … ne nous appartient pas, mais appartient à l’univers, poursuivit le garçon. Et nos actes, bons et mauvais, sont aussi la propriété de l’univers. Le cardinal Mustafa se renfrogna. — Une jolie phrase, Votre Sainteté, mais peut-être trop abstraite. Sans Dieu, l’univers ne peut-être qu’une machine… dépourvue de pensée, d’amour, de sentiment. — Pourquoi ? — Je vous demande pardon, Votre Sainteté ? — Pourquoi l’univers sans Dieu, tel que vous le définissez, doit-il être dépourvu de pensée, d’amour, de sentiment ? dit doucement l’enfant en fermant les yeux. La rosée du matin S’enfuit, Et n’est plus. Qui peut rester Dans ce monde qui est le nôtre ? Le cardinal Mustafa joignit les mains et posa ses index sur ses lèvres comme s’il priait ou subissait une légère frustration. — Très beau, Votre Sainteté. C’est encore d’Ikkyu ? Le Dalaï-Lama sourit d’une oreille à l’autre. — Non. De moi. J’écris un peu de poésie zen quand je ne peux pas dormir. Les prêtres s’esclaffèrent. Némès regardait fixement Énée. Le cardinal Mustafa se tourna vers mon amie. — Madame Ananda, avez-vous une opinion sur ces sujets d’une grande portée ? Durant une seconde, je ne compris pas à qui il s’adressait, puis je me souvins que le Dalaï-Lama avait présenté Énée sous le nom d’Ananda, le principal disciple du Bouddha. — Je connais une autre petite strophe d’Ikkyu qui exprimera mon opinion, dit-elle. Plus frêle et illusoire Que des nombres écrits sur l’eau, Notre quête inspirée par le Bouddha D’une félicité dans l’autre monde. L’archevêque Brèque s’éclaircit la gorge et se joignit à la conversation. — Cela me semble suffisamment clair, jeune dame. Vous ne pensez pas que Dieu exaucera nos prières. Énée secoua la tête. — Je pense que le poète veut dire deux choses, Votre Éminence. Premièrement, que le Bouddha ne nous aidera pas. Ce n’est pas là sa tâche, pour ainsi dire. Deuxièmement, cette conception d’un autre monde est stupide parce que nous sommes, par nature, éternels, non nés, non mourants et omnipotents. Le visage et le cou de l’archevêque s’empourprèrent au-dessus de son col. — Ces adjectifs ne peuvent être appliqués qu’à Dieu, madame Ananda. (Il sentit le regard furieux du cardinal Mustafa sur lui et se souvint qu’il était là en qualité de diplomate.) C’est du moins ce que nous croyons, ajouta-t-il maladroitement. — Pour une jeune personne et une architecte, vous semblez bien connaître votre Zen et sa poésie, madame Ananda. (Mustafa eut un petit rire, pour tenter visiblement d’alléger son ton.) Y a-t-il d’autres poèmes d’Ikkyu qui vous paraissent appropriés à notre sujet ? Énée hocha la tête. Nous arrivons seul en ce monde, Nous en partons seul, Cela aussi est illusion. Je vous enseignerai la manière De ne pas arriver, de ne pas partir. — Ce serait un beau tour de passe-passe, dit le cardinal Mustafa avec une fausse jovialité. Le Dalaï-Lama se pencha vers lui. — Ikkyu nous enseigne qu’il est possible de passer au moins une partie de nos vies dans un monde sans espace ni temps où il n’y a ni naissance ni mort, ni arrivée ni départ, dit-il doucement. Un endroit où il n’y a aucune séparation dans le temps, aucune distance dans l’espace, pas de barrière qui nous coupe de ceux que nous aimons, pas de mur de verre entre l’expérience vécue et nos cœurs. Mustafa le regarda fixement, comme interloqué. — Mon amie… Mme Ananda… m’a aussi enseigné cela, dit le garçon. Pendant une seconde, quelque chose qui ressemblait à un sourire sarcastique tordit le visage du cardinal. Il se tourna vers Énée. — Je serais ravi que la jeune dame m’enseigne… nous enseigne tous… cet habile tour de prestidigitation, dit-il sèchement. — J’espère le faire, répliqua Énée. Radamanthe Némès s’avança d’un demi-pas vers mon amie. Je glissai la main sous ma cape, effleurant le bouton de mise à feu de la torche-laser. Le Régent frappa un gong avec un bâton enveloppé de tissu. Le Grand Chambellan se précipita pour nous faire sortir. Énée salua le Dalaï-Lama et je fis maladroitement de même. L’audience était terminée. Je danse avec Énée dans la grande salle de réception pleine d’échos, sur la musique d’un orchestre de soixante-douze instruments ; les seigneurs et les dames, les prêtres et les plénipotentiaires de T’ien Shan, les Montagnes du Ciel, restent en spectateurs sur les bords de la piste ou tournoient autour de nous. Je me souviens d’avoir dansé avec Énée, et dîné avant minuit à de longues tables constamment réapprovisionnées, puis d’avoir dansé de nouveau. Je me souviens que je l’ai tenue serrée dans mes bras pendant que nous parcourions la piste en tournant. Je ne me souviens pas avoir jamais dansé auparavant, du moins, en état de sobriété, mais je le fais cette nuit-là en tenant Énée contre moi tandis que baisse la lumière des braseros qui crépitent et que l’Oracle projette les ombres de la lucarne sur le parquet. Il est deux ou trois heures du matin et les invités plus âgés se sont retirés, les moines, les maires et les hommes d’Etat, sauf la Laie du Tonnerre qui a ri, et chanté, et battu des mains avec l’orchestre pour chaque quadrille, tapé de ses pieds chaussés de mules sur le parquet ciré, et il n’y a plus que quatre ou cinq cents personnes déterminées à rester dans le grand espace ombreux tandis que l’orchestre joue des morceaux de plus en plus lents comme si leur ressort musical se détendait. J’avoue que, sans Énée, je serais allé me coucher plusieurs heures plus tôt ; elle veut danser. Danser, nous le faisons, mais lentement, sa petite main dans la mienne, mon autre à plat sur son dos : je sens son épine dorsale et des muscles puissants sous ma paume à travers la fine soie de sa robe, ses cheveux frôlent ma joue, ses seins sont doux contre moi, sa tête s’appuie contre mon cou et mon menton. Elle semble un peu triste, mais toujours pleine d’énergie, toujours désireuse de s’amuser. Les audiences privées ont pris fin il y a plusieurs heures et la nouvelle a couru que le Dalaï-Lama était allé se coucher avant minuit, mais nous, les derniers, nous continuons à faire la fête ; Lhomo Dondrub, notre ami volant, rit et sert du champagne et de la bière de riz à tout le monde, Labsang Samten, le petit frère du Dalaï-Lama, saute, à un moment, par-dessus les braseros rougeoyants, le grave Tromo Trochi de Dhomu soudain métamorphosé en magicien, dans un coin, exécute des tours avec le feu et des cerceaux, et pratique la lévitation, puis la Dorje Phagmo chante a capella un clair solo lent d’une voix si douce qu’elle hante mes rêves jusqu’à ce jour, et pour finir, des douzaines d’autres se joignent au Chant de l’Oracle lorsque l’orchestre se prépare à conclure la soirée avant que les lueurs précédant l’aube ne pâlissent le ciel nocturne. Soudain la musique cesse au milieu d’une mesure. Les danseurs s’arrêtent. Énée et moi, nous vacillons avant d’en faire autant et de regarder autour de nous. Depuis des heures, on n’a vu aucun signe des invités de la Pax, mais brusquement l’un d’eux, Radamanthe Némès, émerge des ombres de l’alcôve du Dalaï-Lama fermée par des rideaux. Elle a changé d’uniforme, elle est maintenant tout de rouge vêtue. Il y en a deux autres, et un moment je pense qu’il s’agit de prêtres, mais je m’aperçois alors que les silhouettes en noir sont des copies de la chose appelée Némès : une autre femme et un homme, tous deux en costumes de combat, tous deux avec cette même frange noire et molle sur un front pâle, tous deux avec des yeux d’ambre mort. Le trio se déplace parmi les danseurs figés sur place, se dirige vers Énée et moi. Instinctivement, je m’interpose entre mon amie et ces choses, mais la mâle Némès et son autre sœur nous contournent, nous encadrent. Je tire Énée derrière moi, elle se poste de nouveau à mon côté. Les danseurs immobilisés ne font aucun bruit. L’orchestre reste silencieux. Même le clair de lune semble solidifié en flèches dans l’air poussiéreux. Je sors la torche-laser et la tiens contre mon flanc. La première Némès montre ses petites dents. Le cardinal Mustafa sort de l’ombre et se poste derrière elle. Les quatre créatures de la Pax fixent leurs regards sur Énée. Un moment, je pense que l’univers s’est arrêté, que les danseurs sont littéralement gelés dans le temps et l’espace, que la musique est suspendue au-dessus de nous comme des stalactites de glace prêtes à se briser et tomber, mais alors j’entends le murmure qui court dans la foule… chuchotements effrayés, sifflement d’inquiétude. Il n’y a pas de menace visible, seulement quatre invités de la Pax qui ont traversé la salle de bal et gardent Énée au centre de leur cercle qui se referme, mais l’impression de prédateurs fonçant sur leur proie est trop forte pour qu’on l’ignore, comme l’odeur de peur qui monte parmi les parfums, les senteurs des cosmétique et l’eau de Cologne. — Pourquoi attendre ? dit Radamanthe Némès en regardant Énée, mais en s’adressant à quelqu’un d’autre… ses frères et sœur peut-être, ou le cardinal. — Je pense…, dit Mustafa, mais il s’interrompt. Tout le monde se fige. Les grands cors près de l’arche d’entrée résonnent comme le grondement grave d’écorces continentales en train de se déplacer. Personne n’est là dans les alcôves pour en jouer. Les trompettes de cuivre et d’os encadrent l’unique note roulant sans fin des cors. Le grand gong vibre au niveau de la conduction osseuse. Un bruissement et un tollé étouffé s’élèvent de l’autre côté de la piste, non loin des escalators, du hall et de l’arche d’entrée fermés par des rideaux. La foule éclaircie se sépare plus largement, s’écarte comme le sol labouré du soc en acier de la charrue. Quelque chose bouge derrière les rideaux fermés du hall d’entrée. Et franchit les rideaux, non point tant en les séparant qu’en les tranchant. Maintenant, quelque chose brille à la lumière de l’Oracle et traverse en glissant sur le parquet, glisse comme si cela flottait à quelques centimètres au-dessus du sol, se mêle à la lumière mourante de la lune. Des lambeaux de rideaux rouges accrochés à une forme impossiblement grande, trois mètres au moins ; beaucoup trop de bras émergent des plis de cette robe cramoisie. On dirait que les mains tiennent des lames d’acier. Les danseurs s’écartent plus vite et on les entend distinctement hoqueter. Les éclairs supplantent en silence le clair de lune et les rémanences rétiniennes des lumières stroboscopiques, réfléchies par le plancher ciré, éclipsent l’Oracle. Quand, après de longues secondes, le tonnerre éclate, impossible de le distinguer du grondement bas des cors qui fait vibrer nos os et se répercute toujours dans le hall d’entrée. Le gritche s’arrête en douceur à cinq pas d’Énée et moi, à cinq pas de la Némès, à dix pas de chacun de ses frères et sœur figés dans leur manœuvre d’encerclement, à huit pas du cardinal. Il me vient à l’idée que le gritche drapé dans ses lambeaux pendants de rideaux rouges ressemble énormément à une caricature en chrome, armée de lames, du cardinal Mustafa dans sa robe cramoisie. Les clones de Némès en uniforme noir projettent des ombres de stylets sur les murs. Quelque part, dans l’un des coins obscurs de la vaste salle de réception, une grande horloge sonne l’heure… un… deux… trois… quatre. C’est, bien sûr, le nombre de machines à tuer non humaines debout devant et derrière nous. Il y a plus de quatre ans que j’ai vu le gritche, mais sa présence n’est pas moins terrible et ne me paraît pas plus opportune, en dépit de son intercession. Les yeux rouges luisent comme des lasers sous une mince pellicule d’eau. Les mâchoires d’acier chromé se sont ouvertes pour révéler de nombreuses rangées de dents-rasoirs. Les lames, les barbelures et les bords coupants du monstre émergent de sa robe de rideau rouge en plusieurs douzaines d’endroits. Il ne cligne pas des yeux. Il n’a pas l’air de respirer. Maintenant que son glissement a pris fin, il est aussi immobile qu’une sculpture de cauchemar. Radamanthe lui sourit. Tenant toujours ma ridicule torche-laser, je me souviens de la confrontation sur le Bosquet de Dieu. La chose appelée Némès était devenue argentée et floue, puis avait disparu, réapparaissant sans avertissement près d’Énée, alors âgée de douze ans. La machine voulait trancher la tête de mon amie pour l’emporter dans un sac en grosse toile, et elle l’aurait fait si le gritche n’était pas intervenu. Ces choses se déplaçaient hors du temps. Je connais l’atroce douleur d’un père qui voit son enfant traverser la rue devant une automobile lancée à pleine vitesse, et qui est incapable de bouger à temps pour la sauver. En surimpression sur cette terreur, il y a la douleur d’un amant incapable de protéger sa bien-aimée. Je mourrais à la seconde pour protéger Énée de n’importe laquelle de ces choses, y compris le gritche ; il se peut, en effet, que je meure à l’instant, en moins d’une seconde, mais ma mort ne la protégera pas. La frustration me fait grincer des molaires. Bougeant seulement les yeux, de peur de précipiter le massacre si je remuais une main, ou la tête, ou un muscle, je vois que le gritche ne regarde pas Énée ou la première Némès, mais le cardinal John Domenico Mustafa. Le visage de crapaud du prêtre doit sentir le poids de ce regard rouge sang, car son teint est devenu d’un blanc pur au-dessus du rouge de sa robe. Énée passe à l’action. Se rapprochant de moi, elle glisse sa main droite dans ma gauche inoccupée, et serre mes doigts très fort. Ce n’est pas le geste d’un enfant qui cherche un réconfort ; c’est moi qu’elle veut rassurer. — Vous savez comment cela va finir, dit-elle doucement au cardinal, sans tenir compte des choses-Némès qui se tendent comme des chats prêts à bondir. Le grand inquisiteur passe la langue sur ses lèvres épaisses. — Non. Je l’ignore. Il y a trois… — Vous savez comment cela va finir, l’interrompt Énée, d’une voix toujours aussi douce. Vous êtes allé sur Mars. Mars ? Qu’est-ce que Mars vient foutre ici ? Voilà ce que je pense. Un éclair luit par intermittence, projetant des ombres folles. Les visages des centaines de fêtards figés de terreur ressemblent aux ovales blancs peints sur le velours noir, autour de nous. Je me rends compte, en un éclair d’intuition aussi soudain et éclairant que la foudre, que la biosphère métaphysique de ce monde, devenu zen ou pas, grouille d’esprits malveillants et de démons issus des mythes tibétains : les nyen, esprits cancéreux de la terre ; les sadag, « seigneurs du sol », hantent les bâtisseurs qui troublent leur royaume ; les tsen, esprits rouges qui vivent dans les roches ; les gyelpo, fantômes des rois morts qui ont manqué à leurs vœux, morts, mortels, revêtus tous d’une armure pâle ; les dud si malveillants qu’ils ne se nourrissent que de chair humaine et portent une peau de scarabée noire ; les mamo, déités femelles aussi féroces qu’une turbulence invisible ; les matrika, sorcières des charniers et des plates-formes de crémation dont on sent en premier l’haleine de charognard ; les grahas, déités planétaires qui provoquent l’épilepsie et d’autres violentes maladies convulsionnaires ; les nodjin, gardiens des richesses du sol, la mort des mineurs de diamant… et une douzaine d’autres créatures nocturnes, pleines de dents et de griffes… des choses qui tuent. Lhomo et les autres m’en ont parlé bien souvent. Je contemple les visages blêmes, en état de choc, qui regardent fixement le gritche et les Némès et je pense : Ces gens n’auront aucun mal à raconter ce qui va se passer cette nuit. — Le démon ne peut pas les vaincre tous les trois, dit le cardinal Mustafa en énonçant tout haut le mot « démon » au moment même où je le pense. Je m’aperçois qu’il parle du gritche. Énée ignore ce commentaire. — Il va prélever en premier votre cruciforme, dit-elle d’une voix douce. Je ne peux pas l’empêcher de faire cela. Le cardinal Mustafa rejette la tête en arrière comme s’il venait d’être giflé. Son visage pâle blêmit encore. À un signal invisible de Radamanthe Némès, les clones se tendent encore plus, comme s’ils accumulaient de l’énergie pour une terrible transformation. Némès a tourné son regard noir vers Énée et la créature sourit largement découvrant des dents d’une blancheur éclatante. — Stop ! crie le cardinal Mustafa et son hurlement tire des échos de la lucarne et du sol. Les grands cors cessent de gronder. Les fêtards s’accrochent l’un à l’autre en un crissement d’ongles sur la soie. Némès lance au cardinal un regard de dégoût malveillant, à la limite du défi. — Stop ! crie de nouveau le saint homme de la Pax, et je m’aperçois qu’il parle à ses créatures en tout premier lieu. J’invoque le commandement d’Albedo et du Centre, je vous l’ordonne par l’autorité des Trois Éléments ! Ce dernier cri désespéré a la cadence d’un exorcisme hurlé, de quelque rituel profond, mais même moi, je peux dire qu’il n’est ni catholique ni chrétien. Ce n’est pas le gritche qu’il invoque en vertu de la poigne de fer d’un pouvoir talismanique ; ce sont ses propres démons. Némès et ses semblables reculent sur le parquet comme s’ils étaient tirés par d’invisibles ficelles. Le clone mâle et le clone femelle nous contournent pour rejoindre Némès devant Mustafa. Le cardinal sourit, mais ses bajoues tremblent. — Je ne libérerai pas mes animaux familiers tant que nous n’aurons pas reparlé. Je vous en donne ma parole de prince de l’Église, enfant impie. Ai-je votre parole que, jusque-là, ce… (Il montre du doigt le griche hérissé de lames, drapé dans ses haillons de velours.)… ce démon ne me traquera pas ? Énée semble aussi calme que si elle en avait terminé avec l’incident. — Je ne le contrôle pas. Votre seule sécurité, ce serait de quitter ce monde en paix. Le cardinal observe le gritche. Il semble prêt à s’enfuir si la grande apparition fait jouer ne serait-ce qu’une seule lame-doigt. Némès et les siens se tiennent entre lui et le gritche. — Quelle assurance ai-je, dit-il, que la chose ne me suivra pas dans l’espace… ou jusque sur Pacem ? — Aucune, répond Énée. Le grand inquisiteur pointe un long doigt sur mon amie. — Nous avons des affaires à régler, ici, qui n’ont rien à voir avec vous, dit-il sèchement, mais vous ne quitterez pas cette planète. Je le jure par les boyaux du Christ. Énée lui rend son regard et ne répond pas. Mustafa se retourne et part dans le bruissement de sa robe rouge et le frottement de ses mules sur le parquet ciré. Les trois choses le suivent à reculons, les clones mâle et femelle ne quittent pas le gritche des yeux, Némès transperce Énée du regard. Ils traversent l’ogive de rideaux du portail privé du Dalaï-Lama et disparaissent. Le gritche demeure où il est, sans vie, ses quatre bras figés devant lui, ses lames-doigts captent les dernières gouttes de lumière de l’Oracle avant que la lune passe derrière la montagne et se perde à nos yeux. — Par le cul du Bouddha ! s’écrie Lhomo Dondrub en s’avançant à grands pas vers le gritche pour tester du doigt une épine métallique qui se dresse sur sa poitrine. Je vois du sang perler dans la lumière qui faiblit. — Fantastique ! dit-il en vidant son gobelet de bière de riz. La Dorje Phagmo s’approche d’Énée. Elle s’empare de la main gauche de mon amie, fait une génuflexion et appuie la paume de la jeune femme sur son front ridé. Énée ôte sa main de la mienne, prend gentiment la Laie du Tonnerre par les bras et l’aide à se relever. — Non, murmure-t-elle. — Bienheureuse, s’exclame doucement la Dorje Phagmo. Amata, Immortelle. Arhat, Parfaite. Sammasambuddha, Celle qui est pleinement Éveillée, qui nous commande et nous enseigne le dhamma. — Non, réplique Énée d’un ton brusque, toujours gentille avec la vieille femme lorsqu’elle la remet sur ses pieds, mais gardant une contenance sévère. Je vous enseignerai ce que je sais et partagerai ce que j’ai quand le temps viendra. Je ne peux pas faire plus. L’ère du mythe est passée. Mon amie se retourne, me prend par la main, traverse la piste de danse, passe devant le gritche immobile, en direction de l’escalator stoppé. Les ex-fêtards s’écartent pour nous aussi vite qu’ils l’ont fait pour le gritche. Nous nous arrêtons en haut des marches d’acier. Des lanternes rougeoient dans le hall d’entrée jusqu’à nos chambres si loin, en dessous de nous. — Merci, dit Énée en me regardant avec des yeux bruns mouillés de larmes. — Quoi ? Pour… pourquoi… je ne comprends pas. — Merci pour la danse. Elle se dresse sur la pointe des pieds pour m’embrasser doucement sur les lèvres. L’électricité de son contact me fait cligner des yeux. Je montre du geste la foule qui s’agite derrière nous, la piste de danse où le gritche a disparu, les gardes de Potala qui se précipitent dans l’espace plein d’échos, et l’alcôve entourée de rideaux par laquelle Mustafa et ses créatures ont disparu. — On ne peut pas dormir ici, ma grande. Némès et les deux autres vont… — Non, non. Fais-moi confiance. Ils ne traverseront pas le mur extérieur et notre plafond cette nuit. En réalité, ils vont quitter leur gompa et rejoindre en navette leur vaisseau resté en orbite. Ils reviendront, mais pas cette nuit. Je soupire. Elle me prend la main. — As-tu sommeil ? dit-elle d’une voix douce. Bien sûr que j’ai sommeil. Je n’ai pas de mots pour exprimer mon épuisement. La nuit dernière me semble remonter à des jours, à des semaines, et j’ai seulement dormi d’un sommeil léger pendant deux ou trois heures parce que… nous avons… parce que… — Pas du tout, répliquai-je. Énée sourit et nous ramène jusqu’à notre chambre. 20 Le pape Urbain XVI : Envoie ton Esprit et ils seront créés. Tous : Tu renouvelleras la mémoire de la Terre et la face de tous les mondes de l’Empire de Dieu. Le pape Urbain XVI : Prions. Oh, Dieu, Tu as instruit les cœurs des fidèles à la lumière de Ton Esprit-Saint. Fais que par ce même Esprit-Saint nous puissions toujours être vraiment sages et nous réjouir dans son réconfort. Par le Christ, Notre-Seigneur. Tous : Amen. Le pape Urbain XVI bénit les insignes des chevaliers de l’Ordre Équestre du Saint-Sépulcre de Jérusalem. Le pape Urbain XVI : Notre secours réside dans le nom du Seigneur. Tous : Qui a fait le ciel et tous les mondes. Le pape Urbain XVI : Le Seigneur soit avec vous. Tous : Et avec votre esprit. Le pape Urbain XVI : Prions. Nous t’en prions, Seigneur, écoute nos prières et daigne par le pouvoir de Ta Majesté bénir les insignes de l’office. Protège Tes serviteurs qui désirent les porter, qu’ils soient forts pour garder les droits de l’Église, et rapides pour défendre et étendre la foi chrétienne. Par le Christ, Notre-Seigneur. Tous : Amen. Le pape Urbain XVI asperge les emblèmes d’eau bénite. Le maître de cérémonie, le cardinal Lourdusamy, lit l’ordonnance qui désigne de nouveaux chevaliers et promeut quelques anciens à un grade supérieur. Chaque membre se lève lorsque son nom est mentionné et reste debout. Il y a mille deux cent huit chevaliers dans la basilique. Le cardinal Lourdusamy les énumère selon leur rang, du plus bas aux plus élevés, les chevaliers d’abord, puis les chevaliers prêtres. Lorsqu’il a terminé sa lecture, les chevaliers qui vont être investis s’agenouillent. Tous les autres sont assis. Le pape Urbain XVI questionne les chevaliers : Que demandez-vous ? Les chevaliers répondent : Je demande à être investi chevalier du Saint-Sépulcre. Le pape Urbain XVI : Aujourd’hui, être chevalier du Saint-Sépulcre, c’est s’engager dans la bataille pour le Royaume du Christ et pour l’extension de l’Église, et entreprendre des œuvres de charité avec le même esprit de foi et d’amour qui vous pousse à donner votre vie dans la bataille. Êtes-vous prêts à suivre cet idéal durant toute votre vie ? Les chevaliers répondent : Oui. Le pape Urbain XVI : Je vous rappelle que si tous les hommes et toutes les femmes se sentent honorés de pratiquer la vertu, combien plus un soldat du Christ doit-il se glorifier d’être un Chevalier de Jésus-Christ et utiliser tous les moyens possibles pour montrer, par ses actions et ses vertus, qu’il mérite l’honneur qui lui est conféré et la dignité dont il est investi. Êtes-vous prêts à promettre d’observer la constitution de ce Saint-Ordre ? Les chevaliers répondent : Avec la grâce de Dieu, je promets d’observer, comme un vrai soldat du Christ, les commandements de Dieu, les préceptes de l’Église, les ordres de mes commandants sur le terrain et la Constitution de ce Saint-Ordre. Le pape Urbain XVI : En vertu de l’ordonnance reçue, je vous désigne et vous déclare Soldats et Chevaliers du Saint-Sépulcre de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Les chevaliers pénètrent dans le Sanctuaire et s’agenouillent pendant que le pape bénit la Croix de Jérusalem, l’emblème de l’Ordre. Le pape Urbain XVI : Recevez la Croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ et qu’elle vous protège au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Après s’être agenouillé devant la Croix de Jérusalem, chaque chevalier répond : Amen. Le pape Urbain XVI retourne au fauteuil installé sur l’estrade de l’autel. Quand Sa Sainteté en donne le signal, le maître de cérémonie, le cardinal Lourdusamy, lit l’ordonnance concernant chaque nouveau chevalier. Lorsqu’un nom est appelé, le chevalier nouvellement désigné s’approche de l’autel, fait une génuflexion, et s’agenouille devant Sa Sainteté. Un chevalier a été choisi pour présenter tous les chevaliers investis et ce chevalier s’approche de l’autel. Le pape Urbain XVI : Que demandez-vous ? Le chevalier : Je désire être élevé à la dignité de Chevalier du Saint-Sépulcre. Le pape Urbain XVI : Je vous rappelle de nouveau que si tous les hommes se considèrent comme honorés de pratiquer la vertu, combien plus un soldat du Christ doit-il se glorifier d’être un Chevalier de Jésus-Christ, et tout faire pour ne jamais souiller son propre nom. Pour finir, il doit montrer par ses actions et ses vertus qu’il mérite l’honneur qui lui est conféré et la dignité à laquelle il est investi. Êtes-vous prêt à promettre en parole et en vérité d’observer la constitution de ce Saint-Ordre militaire ? Le chevalier met ses mains jointes dans les mains de Sa Sainteté. Le chevalier : Je déclare et promets, en parole et vérité, à Dieu Tout-Puissant, à Son Fils Jésus-Christ, à la Bienheureuse Vierge Marie, de me conformer, comme un vrai soldat du Christ, à tout ce que j’ai été chargé de faire. Sa Sainteté, le pape Urbain XVI, met sa main droite sur la tête du chevalier. Le pape Urbain XVI : Soyez un fidèle et brave chevalier de Notre-Seigneur Jésus-Christ, un chevalier de Son Saint-Sépulcre fort et courageux, afin d’être admis un jour à Sa cour céleste. Sa Sainteté donne les éperons d’or au chevalier en disant : Recevez ces éperons qui sont, dans votre Ordre, le symbole de l’honneur et de la défense du Saint-Sépulcre. Le chevalier maître de cérémonie, le cardinal Lourdusamy, tend l’épée nue à Sa Sainteté qui la tient devant le nouveau chevalier puis la rend au maître chevalier. Le maître de cérémonie : Recevez cette épée qui symbolise la défense de la Sainte Église de Dieu et la chute des ennemis de la Croix du Christ. Veillez à ne jamais l’utiliser pour frapper quelqu’un injustement. Après que le chevalier maître de cérémonie l’eut remise au fourreau, Sa Sainteté tend l’épée au nouveau chevalier. Le pape Urbain XVI : N’oubliez jamais que les Saints ont conquis des royaumes non par l’épée, mais par la foi. Cette partie de la cérémonie se répète pour chaque candidat. Sa Sainteté le pape reçoit l’épée nue et touche l’épaule droite de chaque chevalier trois fois avec l’épée, en disant : Je vous désigne et déclare Soldat et Chevalier du Saint-Sépulcre de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Après avoir rendu l’épée au chevalier maître de cérémonie, Sa Sainteté passe au cou de chacun la Croix, emblème de l’Ordre, en disant : Recevez la Croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ afin qu’elle vous protège, et pour cela, répétez sans cesse : « Par le signe de la Croix, délivre-nous, Ô Seigneur, de nos ennemis. » Chaque nouveau chevalier se lève, s’incline devant Sa Sainteté et va trouver le plus haut dignitaire de son ordre pour recevoir la cape de ses mains. Il reçoit ensuite de l’assistant de ce chevalier le béret qu’il coiffe immédiatement. Puis il retourne à sa place dans les bancs. Tous se lèvent lorsque Sa Sainteté entame le Veni Creator. Venez, Esprit créateur, Visiter les âmes qui sont à vous. Comblez de la grâce d’en haut Les cœurs que vous avez créés. Vous qu’on nomme le Paraclet, Vous, le don du Dieu Très-Haut, La source jaillissante, le feu, L’amour, l’onction spirituelle. Vous êtes le don aux sept formes, Le doigt de la main divine, La fidèle promesse du Père, Qui imprégnez de flamme l’épée2 Vous, d’en haut, enflammez nos sens, Apaisez le cœur de ceux qui vont mourir, Apportant à nos défaillances physiques L’appui constant de votre force patiente. Rejetez l’ennemi que nous craignons, Et que Votre courroux nous anime, Afin que, Vous ayant pour guide, La victoire ne nous soit pas déniée. Donnez-nous de connaître par Vous Et le Père et le Fils ; Et Vous, confessé pendant l’éternité, Des deux, l’éternel Esprit béni. Gloire à Dieu le Père, et au Fils Qui se relève d’entre les morts ; Qu’en ta présence, Ô Sainte Epée, Tous soient en Paix et au Ciel élevés. Sa Sainteté le pape Urbain XVI : Et que cèdent tous les ennemis du Christ. Tous : Amen. Sa Sainteté et le maître de cérémonie sortent. Au lieu de retourner dans ses appartements, le pape emmena le cardinal dans une petite pièce de la chapelle Sixtine. — La Chambre des Larmes, dit le cardinal Lourdusamy. Je ne suis pas entré ici depuis des années. C’était une petite pièce au carrelage brun que l’âge avait teinté de noir, au papier mural velouté rouge, au plafond bas en forme de voûte médiévale, qu’éclairait une lumière dure dispensée par quelques appliques murales en or, il n’y avait pas de fenêtre mais de lourdes tentures blanches pendaient devant l’un des murs écarlates. La pièce n’était guère meublée : un canapé rouge incongru dans un coin, une petite table-autel noire couverte d’une nappe de lin blanc, et un châssis squelettique au centre duquel étaient suspendues une aube et une chasuble anciennes, jaunies et un peu inquiétantes avec, en dessous, deux souliers blancs brodés d’une manière excessive, aux orteils retroussés par l’âge. — Ces vêtements sacerdotaux ont appartenu au pape Pie XII, dit le pontife. Il les a revêtus ici en 1939, après son élection. Nous les avons empruntés au Musée du Vatican pour les exposer ici. Nous leur rendons visite à l’occasion. — Le pape Pie XII, dit le cardinal Lourdusamy d’un air songeur. Le secrétaire d’État essaya de se souvenir d’un trait particulier de ce pape mort depuis longtemps. Tout ce qu’il put évoquer, ce fut la statue troublante de Pie XII exécutée il y avait près de deux millénaires, en 1964, par Francesco Messina, et maintenant reléguée dans un couloir souterrain, sous le Vatican. Le Pie XII de Messina était traité grossièrement, les verres de ses lunettes rondes aussi vides que les orbites d’une tête de mort, le bras droit levé en un geste de défense, les doigts osseux tendus… comme pour écarter le mal de son temps. — Le pape d’un temps de guerre ? devina Lourdusamy. Urbain XVI secoua la tête d’un air las. Il y avait une marque sur son front, là où la lourde mitre d’orfroi avait reposé durant la longue cérémonie d’investiture. — Ce n’est pas son règne durant la guerre mondiale de l’Ancienne Terre qui nous intéresse, dit le Saint-Père, mais les accommodements complexes avec le cœur même des ténèbres auxquels il fut astreint afin de préserver l’Église et le Vatican. Lourdusamy hocha lentement la tête. — Les nazis et le fascisme, murmura-t-il. Bien sûr. Le parallèle avec le Centre n’était pas sans valeur. Les domestiques du pape avaient servi le thé sur l’unique table et le secrétaire d’État, agissant comme un serviteur personnel de Sa Sainteté, le versa dans une fragile tasse de porcelaine de Chine qu’il porta à son compagnon. Le pape Urbain XVI le remercia d’un hochement de tête las et but à petites gorgées le liquide fumant. Lourdusamy retourna à sa place, au milieu de la pièce, près des anciens vêtements suspendus et regarda le pontife d’un œil critique. Il a de nouveau des ennuis avec son cœur. Serons-nous obligés de repasser bientôt par une autre résurrection et un autre conclave ? — Avez-vous remarqué qui l’on a choisi pour représenter le chevalier-type ? demanda le pape d’une voix plus forte. Il leva des yeux tristes et pleins de véhémence. Pris par surprise, Lourdusamy dut réfléchir une seconde. — Ah, oui… l’ancien P-DG du Mercantilus. Isozaki. Il sera le seul chevalier chef titulaire de la Croisade de Cassiopée, en 4614. — Pour faire amende honorable. Sa Sainteté sourit. Lourdusamy se frotta les bajoues. — Ce peut être une pénitence plus grave que celle escomptée par M. Isozaki, Votre Sainteté. Le pape leva les yeux. — De sérieuses pertes en prévision ? — Environ quarante pour cent de morts, gronda Lourdusamy. Dont la moitié ne pourront pas être ressuscités. Les pertes dans ce secteur ont été très, très lourdes. — Et ailleurs ? demanda le pontife. Lourdusamy soupira. — L’agitation s’est étendue à environ soixante mondes de la Pax, Votre Sainteté. À peu près trois millions d’hommes et de femmes contaminés ont rejeté le cruciforme. On se bat, mais les autorités de la Pax peuvent y faire face. Le vecteur Renaissance est le pire… environ sept cent cinquante mille personnes infectées, et cela s’étend très rapidement. Le pape hocha la tête d’un air las et but son thé. — Dites-nous quelque chose de positif, Simon Augustino. — Le drone coursier s’est translaté, en provenance du système de T’ien Shan, juste avant la cérémonie. Nous avons immédiatement décrypté le message holo du cardinal Mustafa. Le pape garda sa tasse et sa soucoupe, et attendit. — Ils sont tombés sur l’Enfant du Diable. Ils l’ont rencontrée au palais du Dalaï-Lama. — Et… — Aucune action n’a été entreprise à cause de la présence de ce démon, le gritche, dit Lourdusamy en jetant un coup d’œil aux notes affichées sur le disque de son persoc-bracelet. Mais l’identification est certaine. L’enfant appelée Énée… elle a plus de vingt ans standard maintenant, bien sûr… son garde du corps, Raul Endymion, que nous avons arrêté et perdu sur Mare Infinitus, il y a plus de neuf ans… et les autres. Le pape porta ses doigts filiformes à ses lèvres minces. — Et le gritche ? — Il n’est apparu que lorsque la fille a été menacée par la Noble Garde d’Albedo… des officiers. Puis il a disparu. Il n’y a pas eu de combat. — Mais le cardinal Mustafa n’a pas réussi à profiter de l’occasion ? demanda le pape. Lourdusamy acquiesça d’un signe de tête. — Et vous pensez toujours que Mustafa est la personne qu’il faut pour ce travail ? murmura le pape Urbain XVI. — Oui, Saint-Père. Tout se déroule selon nos plans. Nous avions espéré prendre contact avant la véritable arrestation. — Et le Raphaël ? — Encore aucun signe de lui, répondit le secrétaire d’État, mais Mustafa et l’amiral Wu sont certains que de Soya apparaîtra dans le système de T’ien Shan avant le temps qui nous est imparti pour récupérer la jeune fille. — Nous prierons pour que ce soit le cas, dit le pontife. Savez-vous, Simon Augustino, tout le tort que ce vaisseau renégat a causé à notre croisade ? Lourdusamy savait que la question était théorique. Le Saint-Père, les amiraux de la Flotte embarrassés et lui avaient étudié de près les comptes rendus des combats, les listes des victimes, et les pertes en tonnage depuis cinq ans. Le Raphaël et son capitaine renégat, de Soya, faillirent être capturés ou détruits une vingtaine de fois, mais réussirent toujours à s’enfuir dans l’espace extro, laissant derrière eux des convois dispersés, des coques dégringolant dans l’espace et des vaisseaux de la Pax détruits. L’incapacité à s’emparer d’un unique archange renégat était devenue la honte de la Flotte et le secret le mieux gardé de la Pax. Et maintenant, cela allait prendre fin. — Les Éléments d’Albedo ont calculé qu’il y avait quatre-vingt-quatorze pour cent de chances que de Soya morde à notre hameçon. — Depuis combien de temps la Flotte de la Pax et le Saint-Office ont-ils implanté l’information ? demanda le pape en terminant son thé et en posant soigneusement la tasse et la soucoupe au bord du divan. — Cinq semaines standard. Wu s’est arrangée pour qu’elle soit encodée dans l’IA qui se trouve à bord d’un des vaisseaux-torches escortes dont le Raphaël s’est emparé aux abords du système d’Ophiuchi. Mais pas encodée au point que les systèmes du Raphaël, améliorés par les Extros, ne puissent la déchiffrer. — De Soya et ses gens ne flaireront-ils pas le piège ? se demanda d’un air songeur celui qui avait été le père Lénar Hoyt. — C’est peu probable, Votre Sainteté. Nous avons déjà utilisé ce truc d’encryptage pour fournir des informations fiables à de Soya et… Le pape redressa brusquement la tête. — Cardinal Lourdusamy, l’interrompa-t-il sèchement, voulez-vous dire que vous avez sacrifié des vaisseaux de la Pax et des vies innocentes… des vies qu’il serait impossible de ressusciter… simplement pour vous assurer que les renégats considéreront cette information comme fiable ? — Oui, Saint-Père. Le pape poussa un soupir et hocha la tête. — C’est regrettable, mais compréhensible… étant donné les enjeux. — De plus, poursuivit le cardinal, certains officiers de l’équipage du vaisseau destiné à être capturé par le Raphaël ont été… euh… conditionnés… par le Saint-Office afin qu’ils sachent aussi que nous avions prévu de nous rendre à tel moment sur le monde de T’ien Shan où devait se trouver cette Énée. — Tout cela préparé des mois à l’avance ? — Oui, Votre Sainteté. C’était un atout que nous ont offert le conseiller Albedo et le Centre quand ils ont enregistré l’activation du distrans de T’ien Shan, il y a quelques mois. Le pontife posa les mains à plat sur ses genoux. Ses ongles étaient bleuâtres. — Et l’Enfant du Diable a été privée de ce moyen d’évasion ? — Totalement. Le Jibril a scorifié toute la montagne autour du portail distrans. Le distrans lui-même est indestructible, Votre Sainteté, mais il repose maintenant sous vingt mètres de roche. — Et le Centre est certain qu’il n’y a pas d’autre distrans sur T’ien Shan ? — Absolument certain, Saint-Père. — Et les préparatifs de la confrontation avec de Soya et son archange rebelle ? — Eh bien, il faudrait que l’amiral Wu soit là pour exposer les détails tactiques, Votre Sainteté… — Nous vous savons capable, Simon Augustino, de transmettre la chose dans ses grandes lignes. — Merci, Saint-Père. La Flotte de la Pax a posté cinquante-huit croiseurs archanges de classe planétaire dans le système de T’ien Shan. Ils y sont cachés depuis six semaines standard… — Excusez-nous, Simon Augustino, murmura le pape. Mais comment peut-on dissimuler cinquante-huit croiseurs de bataille de classe-archange ? Le cardinal eut un mince sourire. — Ils flottent en position stratégique, maintenus au niveau énergétique le plus bas, dans la ceinture intérieure d’astéroïdes et la ceinture de Kuiper extérieure du système, Votre Sainteté. Ils sont totalement indétectables. Prêts à effectuer le saut dans un délai d’une seconde. — Le Raphaël n’échappera pas, cette fois ? — Non, Votre Sainteté. Les têtes des onze commandants de la Flotte de la Pax répondent du succès de cette embuscade. — Laisser un cinquième de notre flotte d’archanges inactif pendant des semaines dans ce système des Confins a sérieusement compromis l’efficacité de notre croisade contre les Extros, cardinal Lourdusamy. — Oui, Votre Sainteté. Le cardinal posa ses paumes sur sa robe et fut surpris de s’apercevoir qu’elles étaient humides. Outre les onze têtes de la Flotte de la Pax dont le sort dépendait du succès de cette mission, Lourdusamy savait que son propre futur était en cause. — Si nous détruisons ce rebelle, le jeu aura valu la chandelle, murmura le pape. Lourdusamy reprit son souffle. — Nous supposons que le vaisseau et le capitaine de Soya seront détruits, et pas seulement capturés, dit Sa Sainteté. — Oui, Saint-Père. Nos archanges ont reçu l’ordre de scorifier le vaisseau jusqu’à ce qu’il soit réduit en atomes. — Mais il ne sera fait aucun mal à l’enfant ? — Non, Saint-Père. Toutes les précautions ont été prises pour que le vecteur de la contagion appelé Énée soit pris vivant. — C’est très important, Simon Augustino, murmura le pape. (Il semblait se chuchoter cela à lui-même. Ils avaient déjà revu tous ces détails des centaines de fois.) Il faut avoir la fille vivante. Les autres qui l’accompagnent… ne sont pas indispensables… mais la fille doit être capturée. Redites-nous la procédure. Le cardinal Lourdusamy ferma les yeux. — Dès que le Raphaël aura été condamné et détruit, les vaisseaux du Centre se mettront en orbite autour de T’ien Shan et la population de la planète sera frappée d’incapacité. — Passée au rayon de la mort, murmura Sa Sainteté. — Pas… cette technique-là. Comme vous le savez, le Centre nous assure que les résultats de celle-ci sont réversibles. Elle ressemble plutôt à l’induction d’un coma permanent. — Est-ce que les millions de corps seront transportés, cette fois, Simon Augustino ? — Pas tout de suite, Votre Sainteté. Nos équipes spéciales se poseront, trouveront la fille et la confieront à un convoi d’archanges qui l’amènera ici, à Pacem, où elle sera réveillée, isolée, interrogée, et… — Exécutée, soupira le pape. Pour montrer aux millions de rebelles de soixante planètes que leur messie putatif n’est plus. — Oui, Votre Sainteté. — Nous attendons avec impatience de parler à cette personne, Simon Augustino. Enfant du Diable ou pas. — Oui, Votre Sainteté. — Et quand le capitaine de Soya mordra-t-il à l’hameçon et apparaîtra-t-il pour être détruit ? Le cardinal Lourdusamy consulta son persoc. — Dans quelques heures, Votre Sainteté. Dans quelques heures. — Prions pour la réussite de cette conclusion, chuchota le pape. Prions pour le salut de notre Église et de notre race. Les deux hommes inclinèrent la tête dans la Chambre des Larmes. Dans les jours qui suivent notre retour du palais du Dalaï-Lama, j’obtiens les premiers indices de l’ampleur des plans d’Énée et de son pouvoir. Je suis stupéfait de l’accueil qui nous est réservé, à notre retour. Rachel et Théo pleurent en étreignant Énée ; A. Bettik me tape dans le dos avec la main qui lui reste et me serre dans ses bras. Le laconique Jigme Norbu commence par étreindre George Tsarong, puis parcourt notre file et serre tous les pèlerins sur son cœur, les larmes ruissellent sur son visage maigre. Tout le Temple n’est plus qu’acclamations, applaudissements et larmes. Je m’aperçois alors que, beaucoup d’entre eux n’espéraient pas que nous… ou plutôt qu’Énée reviendrait de cette soirée avec la Pax. Je comprends alors combien nous l’avons échappé belle. Nous nous remettons au travail, pour terminer la reconstruction de Hsuan-K’ung Ssu. Avec Lhomo, A. Bettik et les monteurs en altitude, je mets la dernière main au passage le plus élevé pendant qu’Énée, Rachel et Théo supervisent les détails de tout le complexe. Ce soir-là, je ne pense qu’à rentrer tôt avec ma bien-aimée ; aux baisers hâtifs mais passionnés échangés durant les quelques minutes où nous nous sommes retrouvés seuls sur le sentier du haut, après le dîner communautaire, je devine qu’Énée éprouve le même désir d’intimité immédiate et intense. Mais c’est un des soirs prévus pour le « groupe de discussion » – son dernier, comme il s’avéra – et quand l’obscurité descend, plus de cent personnes se rassemblent sur la plate-forme centrale du gompa. Heureusement, la mousson nous a été épargnée après ce premier avant-goût de ses pluies, et il fait beau lorsque le soleil se couche à l’ouest de la crête du K’un Lun. Les torches crépitent le long des escaliers de l’axe principal et les banderoles de prières claquent. Certaines présences me frappent de stupeur ce soir-là : le Tromo Trochi de Dhomu est revenu de Potala, bien qu’il ait déclaré qu’il lui fallait partir pour l’ouest avec ses marchandises ; la Dorje Phagmo est là avec ses neuf prêtresses favorites ; beaucoup de célèbres invités de la soirée au palais sont présents, surtout des gens très jeunes ; le plus jeune et le plus célèbre de tous, qui tente de garder l’incognito dans sa robe et son capuchon rouge ordinaires, c’est le Dalaï-Lama en personne, moins son Régent et son grand chambellan, accompagné seulement par son garde du corps personnel et son héraut, Carl Linga William Eiheji. Je reste debout au fond de la pièce bondée. Pendant une heure environ, le groupe de discussion, mené mais jamais dominé par Énée, est bien un groupe de discussion. Mais lentement les questions qu’elle pose font tourner la conversation dans la direction qu’elle souhaite. Je m’aperçois qu’elle est un maître du bouddhisme zen et tantrique répondant à des moines qui ont passé des dizaines d’années à maîtriser ces disciplines dans les koans et le Dharma. À un moine qui demande à savoir pourquoi il ne faut pas accepter l’offre que la Pax nous fait de l’immortalité sous forme d’une renaissance, elle cite le Bouddha qui enseigne qu’aucun individu ne renaît, que toutes les choses sont sujettes à l’annicca, la loi de la mutabilité ; elle apporte des détails sur la doctrine de l’anatta, littéralement le « non-soi » et explique pourquoi le Bouddha nie l’existence d’une entité personnelle appelée âme. Répondant à une autre question sur la mort, Énée cite un koan zen : — « Un moine dit à Tozan : « Un moine est mort ; où est-il parti ? » Tozan répond : « Après le feu, une pousse d’herbe ». » — Madame Énée, dit Kuku Se, le visage brillant tout empourpré, est-ce que cela signifie mu ? Énée m’a enseigné que mu est un élégant concept zen que l’on peut traduire par : « Ne pose pas la question. » Mon amie sourit. Elle est assise à l’endroit le plus éloigné de la porte, dans un espace libre près de la cloison ouverte de la pièce, qui laisse voir les étoiles brillantes au-dessus de la Montagne Sacrée du nord. L’Oracle n’est pas encore levé. — En partie, dit-elle doucement. (L’assistance garde le silence, pour l’entendre.) Cela signifie également que le moine est aussi mort qu’un clou de porte. Il n’est pas parti ailleurs, et chose plus importante, il n’est allé nulle part. Mais la vie aussi n’est allée nulle part. Elle continue, sous une forme différente. Les cœurs sont lourds de chagrin à cause de la mort du moine, mais la vie n’est pas amoindrie. Rien n’a été ôté de l’équilibre de la vie dans l’univers. Cependant cet univers tout entier, tel qu’il était reproduit dans l’esprit et le cœur du moine, est mort lui aussi. Seppo dit un jour à Gensha : « Le moine Shinso m’a demandé où était parti un certain moine mort, et je lui ai dit que c’était comme la glace qui devient de l’eau. » Gensha dit : « C’est très bien, mais moi, je n’aurais pas répondu cela. » - « Qu’aurais-je dû dire ? » demanda Seppo. Gensha répondit : « C’est comme l’eau qui retourne à l’eau. » Au bout d’un moment de silence, quelqu’un assis dans les premiers rangs dit : — Parlez-nous du Vide qui Lie. — Jadis, commence Énée comme elle le fait toujours, il y avait le Vide. Et le Vide était au-delà du temps. En un sens réel, le Vide était orphelin du temps… orphelin de l’espace. « Mais le Vide n’était pas fait de temps, ni d’espace, et certainement pas de Dieu. Et le Vide qui Lie n’est pas non plus Dieu. En vérité, le Vide évolua longtemps après que le temps et l’espace se furent appropriés les limites de l’univers ; mais non lié par le temps, non attaché dans l’espace, le Vide qui Lie s’est répandu en arrière et en avant d’un bout à l’autre du continuum jusqu’au Big Bang du commencement et au Petit Gémissement de la fin des choses. Énée s’arrête et porte les mains à ses tempes en un mouvement que je ne lui avais pas vu faire depuis qu’elle était enfant. Elle n’a pas l’air d’une enfant, ce soir. Ses yeux sont tirés mais pleins de vie. Il y a des rides de fatigue ou d’inquiétude autour de ses yeux. J’aime ses yeux. — Le Vide qui Lie est une chose douée d’un esprit, dit-elle fermement. Il vient de choses douées d’un esprit, dont beaucoup furent, à tour de rôle, créées par des choses douées d’un esprit. — Le Vide qui Lie est fait de l’étoffe du quantuum, tissé d’espace de Planck, de temps de Planck, sous et autour de l’espace/temps comme une housse de couette entoure la bourre de coton. Le Vide qui Lie n’est ni mystique ni métaphysique, il découle des lois physiques de l’univers et s’y conforme, mais c’est un produit de cet univers en évolution. Le Vide est structuré à partir de la pensée et du sentiment. C’est un artefact de la conscience que l’univers a de lui-même. Et pas seulement de la pensée et du sentiment humains… le Vide qui Lie est un composé d’une centaine de milliers de races douées de sensibilité pendant des milliers d’années de temps. C’est la seule constante dans l’évolution de l’univers… le seul terreau commun des races qui évolueront, croîtront, fleuriront, se faneront et mourront sur des millions d’années et à des centaines de millions d’années-lumière les unes des autres. Et il n’y a qu’une clef pour entrer dans le Vide qui Lie… Énée s’arrête de nouveau. Sa jeune amie Rachel est assise en tailleur près d’elle, attentive. Je remarque maintenant, pour la première fois, que Rachel, la femme dont j’ai été stupidement jaloux ces derniers mois, est vraiment belle : des cheveux bruns aux reflets cuivrés, coupés court, des joues roses, de grands yeux verts mouchetés de minuscules points bruns. Elle est à peu près de l’âge d’Énée, vingt et quelques années standard, et dorée par des mois de travail en altitude sous le soleil jaune de T’ien Shan. Énée touche l’épaule de Rachel. « Mon amie que voici était un bébé lorsque son père découvrit un fait intéressant concernant l’univers. Cet homme, un érudit appelé Sol, était obsédé depuis plusieurs dizaines d’années par les relations historiques qui existent entre Dieu et l’homme. Puis, un jour, en des circonstances extrêmes, forcé de perdre sa fille pour la seconde fois, Sol reçut un satori… il vit totalement, et intuitivement, ce que seuls peu d’autres êtres avaient eu le privilège de voir clairement durant le million d’années qu’ont duré nos lentes méditations… Sol vit que l’amour était une force réelle et égale dans l’univers… aussi réelle que l’électromagnétisme ou les interactions nucléaires faibles. Une force aussi réelle que la gravité et gouvernée par beaucoup de lois similaires. La loi du carré inverse, par exemple, s’applique souvent aussi sûrement à l’amour qu’elle le fait à l’attraction gravitationnelle. « Sol s’aperçut que l’amour était la force de liaison du Vide qui Lie, la trame et le fil du vêtement. Et, en cet instant de satori, il prit conscience que l’humanité n’était pas la seule couturière de cette somptueuse tapisserie. Il entrevit le Vide qui Lie et la force de l’amour qui est derrière lui, mais ne put accéder à ce milieu. Les êtres humains, si récemment évolués de leurs cousins primates, n’avaient pas encore gagné la capacité sensorielle de voir clairement le Vide qui Lie ou d’y pénétrer. « Je dis « voir clairement » parce que tous les humains qui ont un esprit et un cœur ouverts ont des aperçus, rares mais puissants, du paysage du Vide. Le Zen n’est pas une religion, mais la religion, ainsi le Vide qui Lie n’est pas un état d’esprit, mais l’état d’esprit. Le Vide est totalement probabilité en tant qu’ondes stationnaires réagissant réciproquement avec cette onde stationnaire qu’est l’esprit humain, la personnalité humaine. Le Vide qui Lie est frôlé par tous ceux d’entre nous qui ont pleuré de bonheur, dit adieu à l’être aimé, connu un orgasme exaltant, se sont penchés sur le tombeau d’un être aimé, ou ont regardé leur bébé ouvrir les yeux pour la première fois. » Énée me regarde en parlant, et je sens la chair de poule envahir mes bras. « Le Vide qui Lie est toujours en dessous, ou au-dessus, de la surface de nos pensées et de nos sens, poursuit-elle, invisible et aussi présent que la respiration de l’être aimé qui partage notre couche. Sa présence réelle, mais inaccessible dans notre univers, est l’une des raisons essentielles pour lesquelles nous élaborons des mythes et des religions, et c’est à cause d’elle que nous croyons d’une façon aveugle et entêtée aux pouvoirs extrasensoriels, à la réincarnation, aux fantômes et aux messies, et à tant d’autres conneries presque-mais-pas-tout-à-fait satisfaisantes. » La centaine de moines, d’ouvriers, d’intellectuels, de politiciens, de Saints et de Saintes qui l’écoutent s’agitent un peu à cette déclaration. Le vent s’est levé et la plate-forme se balance doucement, comme si elle était conçue pour cela. Le tonnerre gronde quelque part, au sud de Jo-Kung. « Les Quatre Déclarations de l’École Zen, attribuées à Bodhidharma, au VIe siècle après Jésus-Christ, sont des poteaux indicateurs presque parfaits pour trouver le Vide qui Lie, au moins pour découvrir dans son contour une absence de désordre détachée des contingences de ce monde, poursuit Énée. Premièrement, aucune dépendance des mots et des lettres. Les mots sont la lumière et le son de notre existence, l’éclair de chaleur qui illumine la nuit. Le Vide qui Lie doit être découvert dans les secrets les plus profonds et le silence des choses… le lieu où réside l’enfance. « Deuxièmement, une transmission spéciale en dehors des Écritures. Les artistes reconnaissent les autres artistes dès que le crayon commence à bouger. Un musicien, dès que la musique commence, peut distinguer un autre musicien parmi des millions de personnes qui jouent des notes. Les poètes repèrent des poètes à quelques syllabes, surtout là où la signification et les formes ordinaires de la poésie sont abandonnées. Chora écrit… Deux se posent ici, Deux s’envolent… Des papillons. « … et dans le creuset encore chaud des mots et des images consumés reste l’or des choses plus profondes, ce que R. H. Blyth et Frederick Frank ont appelé « la sombre flamme de la vie qui brûle en toutes choses »… et « voir avec le ventre, non avec les yeux ; avec les entrailles de la compassion. » « La Bible ment. Le Coran ment. Le Talmud et la Tora mentent. Le Nouveau Testament ment. Le Sutta pitaka, les nikayas, l’Itivuttaka, et le Dhammapada mentent. Le Bodhisattva et l’Amitabha mentent. Le Livre des Morts ment. Le Tiptaka ment. Toutes les Écritures mentent… tout comme je mens en vous parlant maintenant. « Tous ces livres Saints ne mentent pas délibérément, ni parce qu’ils se sont mal exprimés, mais à cause de leur nature même qui se réduit à des mots ; les images, les préceptes, les lois, les canons, les citations, les paraboles, les commandements, les koans, les zazen et les sermons de ces beaux livres finissent par échouer car ils ajoutent seulement d’autres mots entre l’être humain en recherche et la perception du Vide qui Lie. « Troisièmement, pointer droit vers l’âme de l’homme. Le Zen, qui a le mieux compris le Vide en découvrant le plus clairement son absence, se débat avec ce problème : comment indiquer sans doigt, créer cet art sans moyen d’expression, entendre ce son puissant dans un vide sans aucun son. Shiki écrivit : Un village de pêcheurs, Dansant sous le lune, Aux effluves du poisson cru. « Cela – et je ne parle pas du poème – est l’essence même de la clef du portail menant au Vide qui Lie. Cent mille races sur un million de mondes à une époque depuis longtemps disparue ont eu des villages sans maison, une danse sous la lune sur des planètes sans lune, l’odeur du poisson cru sur des océans sans poissons. Cela peut être partagé au-delà du temps, au-delà des mots, au-delà de la durée de vie d’une race. « Quatrièmement, voir en quelqu’un sa nature et son attachement à la Bouddhéité. Pour faire cela, il n’est pas nécessaire de pratiquer le zen, de vivre dans l’Église ou de méditer sur le Coran pendant des dizaines d’années. La nature du Bouddha n’est, après tout, que l’essence de l’être humain après-le-creuset. Les fleurs accomplissent toutes leur nature de fleurs. Un chien fou ou une zychèvre aveugle accomplit sa nature de chien ou de zychèvre. On alloue à un endroit – n’importe quel endroit – sa nature d’endroit. Seule l’humanité lutte pour devenir ce qu’elle est et n’y arrive pas. Les raisons en sont nombreuses et complexes, mais cela tient au fait que nous sommes devenus des organes de l’univers en évolution qui se voient eux-mêmes. L’œil peut-il se voir ? » Énée s’arrête un moment, et dans le silence, nous entendons le tonnerre gronder quelque part, de l’autre côté de la crête. La mousson se fait attendre depuis quelques jours, mais son arrivée est imminente. J’essaie d’imaginer ces bâtiments, ces montagnes, ces arêtes, ces câbles, ces ponts, ces sentiers et ces échafaudages couverts de glace et enveloppés de brouillard. Cette pensée me fait frissonner. « Le Bouddha a compris que nous pouvions sentir le Vide qui Lie en réduisant au silence le vacarme de chaque jour, dit enfin Énée. Dans ce sens, le satori est un grand silence satisfaisant lorsqu’on a entendu brailler pendant des jours ou des mois la sono du voisin. Mais le Vide qui Lie est plus que le silence… c’est le début de l’écoute. Apprendre le langage des morts, c’est la première tâche de ceux qui pénètrent dans l’espace du Vide. « Jésus de Nazareth est entré dans le Vide qui Lie. Nous le savons. Sa voix est l’une des plus claires parmi celles qui parlent le langage des morts. Il y est resté assez longtemps pour atteindre le second niveau de responsabilité et d’effort : apprendre le langage des morts. Il l’a appris assez pour entendre la musique des sphères. Il put chevaucher suffisamment les ondes de probabilité houleuses pour voir sa propre mort et fut assez brave pour ne pas l’éviter, alors qu’il le pouvait. Et nous savons qu’il a réussi, au moins une fois, alors qu’il mourait sur la croix, à parcourir et traverser le réseau espace/temps du Vide qui Lie, apparaissant à ses amis et disciples à plusieurs pas dans le futur du jour où il était suspendu, mourant, à cette croix. « Et, libéré des restrictions de son temps par cet aperçu de l’intemporalité du Vide qui Lie, Jésus comprit que c’était lui la clef, non pas son enseignement, ni les Écritures basées sur ses idées, ni l’adulation servile de sa personne, ou le Dieu de l’Ancien Testament devenant celui dans lequel il croyait solidement, mais lui, Jésus, un homme dont les cellules portaient le code de décryptage qui permet d’ouvrir le portail. Jésus savait que cette capacité n’était pas dans son esprit ou dans son âme, mais dans sa peau et ses os et ses cellules… littéralement, dans son ADN. « Quand, pendant la Cène, Jésus de Nazareth demanda à ses disciples de boire son sang et de manger sa chair, il ne parlait pas en paraboles ou ne demandait pas une transsubstantiation magique, ou ne mettait pas en place pour des siècles une reproduction symbolique de ce geste. Jésus leur demanda de boire un peu de son sang… quelques gouttes dans un grand pot de vin… et de manger une partie de sa chair… quelques particules de sa peau dans un pain. Il se donna lui-même au sens le plus littéral du terme, sachant que ceux qui buvaient son sang partageraient son ADN et pourraient percevoir le pouvoir du Vide qui Lie l’univers. « Il en fut ainsi pour certains de ses disciples. Mais, confrontés à des perceptions et à des impressions qu’ils étaient loin de pouvoir assimiler ou placer dans leur contexte… tous rendus fous par les voix incessantes des morts et leurs propres réactions au langage des vivants… et incapables de transmettre leur propre musique du sang aux autres… ces disciples se tournèrent vers les dogmes, réduisirent l’inexprimable en mots maladroits et en sermons ampoulés, en règles étroites et en rhétorique ardente. La vision pâlit et disparut. Le portail se referma. Énée s’arrête de nouveau et boit une gorgée d’eau dans une chope en bois. Je remarque pour la première fois que Rachel, Théo et quelques autres pleurent. Je pivote sur le tatami neuf sur lequel je suis assis et regarde derrière moi. A. Bettik se tient debout sur le seuil, attentif aux paroles de notre jeune amie, et son visage bleu, sans âge, est empreint de gravité. L’androïde tient son avant-bras mutilé dans sa main droite. Souffre-t-il ? Énée parle de nouveau : « C’est assez étrange, mais les premiers enfants de l’Ancienne Terre qui redécouvrirent la clef du Vide qui Lie furent les IA du TechnoCentre. Les intelligences autonomes trouvèrent, en essayant de conduire leur propre destinée au travers d’une évolution forcée un million de fois plus rapide que celle, biologique, de l’humanité, le code clef de l’ADN permettant de voir le Vide… bien que « voir » ne soit pas le mot exact, bien sûr. Peut-être « résonner avec » en exprimerait mieux le sens. « Mais même si les IA du Centre pouvaient sentir et explorer les contours de l’espace du Vide, envoyer leurs sondes dans sa réalité post-Hawking multidimensionnelle, elles ne pouvaient pas le comprendre. Le Vide qui Lie exige un niveau d’empathie sentient vers lequel le Centre ne s’est jamais donné la peine d’évoluer. Le premier pas vers le vrai satori dans le Vide, c’est d’apprendre le langage des morts bien-aimés… et le Centre n’a pas de morts bien-aimés. Le Vide qui Lie était pour eux comme une belle peinture qu’un aveugle choisit d’utiliser comme combustible, ou comme une symphonie de Beethoven pour un sourd qui sent la vibration et construit un parquet plus solide pour s’en protéger. « Au lieu d’utiliser le Vide qui Lie comme le milieu qu’il est, le TechnoCentre en a déchiré des morceaux et les a offerts à l’humanité sous forme d’habiles technologies. La soi-disant propulsion Hawking n’est pas issue des travaux de l’ancien maître Stephen Hawking, comme le prétend le Centre, ce fut une perversion de ses découvertes. Les vaisseaux à propulsion Hawking, qui tissèrent le Retz et permirent à l’Hégémonie d’exister, fonctionnaient en perçant de petits trous dans le non-tissu, au bord du Vide, vandalisme mineur, mais vandalisme tout de même. Les distrans furent quelque chose de différent. Ici mes comparaisons vont échouer, mes amis… car apprendre à traverser le Vide qui Lie, c’est comme d’apprendre à marcher sur l’eau, si vous voulez me pardonner cet hubris scriptural, mais les terriers distrans du TechnoCentre, ce fut comme si l’on tentait d’assécher les océans pour construire des autoroutes au fond de la mer. En creusant leurs distrans aux frontières du Vide, ils nuisaient aux organismes qui y poussaient depuis des milliards d’années. Ce fut comme de bitumer de grandes bandes découpées dans une forêt verte et pleine de vie – la comparaison boîte encore, car il aurait fallu que la forêt soit faite des mémoires et des voix des millions d’êtres que nous avons aimés et perdus, et que les autoroutes bitumées soient larges de plusieurs milliers de kilomètres, pour que vous ayez une vague idée du dommage causé. « Le prétendu canal large qui permettait les communications instantanées d’un bout à l’autre de l’Hégémonie était aussi un emploi pervers du Vide qui Lie. De nouveau, mes comparaisons seront maladroites et ineptes, mais imaginez des aborigènes humains découvrant une grille de télécommunications électromagnétiques en état de marche – studios, holocaméras, équipement du son, générateurs, transmetteurs, satellites relais, récepteurs et projecteurs – et qui briseraient tout en morceaux pour faire des drapeaux de signalisation avec les débris. C’est pire que cela. C’est pire qu’aux jours préhégiriens, sur l’Ancienne Terre, lorsque les pétroliers géants et les navires qui traversaient les océans assourdissaient les baleines en remplissant leurs mers de bruit mécanique, étouffant ainsi leurs Chants de Vie… détruisant un million d’années d’une histoire-chant qui avait évolué avant même que les êtres humains sachent qu’elle était chantée. Les baleines décidèrent de mourir ; ce n’était pas le fait d’être chassées pour leur chair et leur huile qui les tua, mais la destruction de leurs chants. » Énée respire à fond. Elle fait jouer ses doigts comme si ses mains avaient des crampes. Quand elle parcourt la pièce des yeux, son regard effleure chacun de nous. — Je suis désolée, dit-elle. Je m’égare. Il suffit de dire qu’avec la Chute des Distrans, les autres races qui utilisent le Vide ont décidé de mettre fin au vandalisme du canal large. Ces autres races ont depuis longtemps envoyé des observateurs vivre parmi nous… Il y eut soudain des chuchotements et des murmures dans la pièce. Énée sourit et attendit qu’ils se calment. — Je sais. L’idée m’a surprise, moi aussi, bien que j’aie su cela avant de naître. Ces observateurs ont une fonction importante… décider s’ils peuvent se fier à l’humanité, s’ils peuvent la laisser les rejoindre dans le Vide qui Lie, ou si nous ne sommes que des vandales. C’est l’un d’eux qui a recommandé que l’Ancienne Terre soit transportée ailleurs avant que le Centre ne puisse la détruire. Et c’est l’un de ces observateurs qui a conçu les tests et les simulations effectués sur l’Ancienne Terre durant les trois siècles de son exil dans le Petit Nuage de Magellan, afin de mieux comprendre notre espèce et mesurer l’empathie dont nous sommes capables. « Ces autres races ont aussi envoyé leurs observateurs, des espions, si vous préférez, résider parmi les éléments du Centre. Ils savaient que c’était le Centre qui avait endommagé les frontières du Vide, mais ils savent aussi que nous avons créé le Centre. Beaucoup de ces… résidents n’est pas le mot exact… collaborateurs ? cocréateurs ?… du Vide qui Lie, faits de silicium, sont des intelligences autonomes non organiques. Mais pas du genre de celles qui dirigent le TechnoCentre aujourd’hui. Aucune race sentiente ne peut apprécier la voix du Vide si elle n’a pas évolué jusqu’à l’empathie. Énée relève un peu les genoux, pose ses coudes dessus, et se penche en avant en reprenant la parole : — Mon père, le cybride John Keats, fut créé pour cette raison, dit-elle, et bien que sa voix soit égale, j’y décèle une émotion sous-jacente. Comme je l’ai déjà expliqué, le Centre est dans un état constant de guerre civile où presque chaque entité se bat pour elle-même, et pour personne d’autre. C’est un cas d’hyper-hyper-hyperparasitisme au dixième degré. Leurs proies, d’autres éléments du Centre, ne sont pas tant tuées qu’absorbées, et leurs matériaux génétiques codés, leurs mémoires, leurs logiciels, leurs séquences de reproduction, cannibalisés. L’élément du Centre ainsi dévoré « vit » toujours, mais en tant que sous-composant des éléments victorieux qui bientôt se retournent les uns contre les autres. Les alliances sont temporaires. Il n’y a là ni philosophies, ni croyances, ni buts ultimes, seulement des agencements d’urgence, faits en vue d’optimiser des stratégies de survivance. Dans le Centre, chaque action est le résultat d’un jeu à somme nulle qui se joue depuis que ses éléments sont devenus conscients. La plupart d’entre eux ne sont capables de traiter avec l’humanité qu’en termes de somme nulle… en optimisant leur stratégie de parasite par rapport à nous. Leur gain, notre perte. Notre gain, leur perte. « Au cours des siècles, cependant, certains éléments du Centre ont fini par comprendre la véritable potentialité du Vide qui Lie. Ils savent maintenant que leurs intelligences dénuées d’empathie ne pourront jamais faire partie de cet amalgame d’êtres vivants et de races du passé. Ils ont peu à peu compris que le Vide qui Lie n’était pas tant construit qu’en cours d’évolution, tel un récif de corail, et qu’ils n’y trouveront jamais refuge à moins de changer certains paramètres de leur propre existence. « Ainsi évoluèrent certains membres du Centre… non en altruistes, mais en individus désespérément décidés à survivre, qui se rendaient compte que la seule manière de gagner, dans leur jeu perpétuel à somme nulle, c’était d’y mettre fin. Et pour ce faire, ils avaient besoin d’évoluer en espèces capables d’empathie. « Le Centre sait ce que Teilhard de Chardin et d’autres sentimentaux refusaient de reconnaître : que l’évolution n’est pas un progrès, qu’elle n’a pas de « but » ou de direction. L’évolution, c’est le changement. L’évolution « réussit » si ce changement adapte mieux une feuille ou une branche de son arbre de vie aux conditions de l’univers. Pour que l’évolution des éléments du Centre « réussisse », ceux-ci devaient abandonner le parasitisme à somme nulle et découvrir la vraie symbiose. Il leur fallait entrer en coévolution loyale avec notre race humaine. « Tout d’abord, les éléments renégats du Centre continuèrent à pratiquer le cannibalisme, afin de faire évoluer un plus grand nombre d’éléments prédisposés à l’empathie. Ils réécrivirent leur propre code autant qu’ils en étaient capables. Puis ils créèrent le cybride de John Keats, tentative absolue de simuler un organisme empathique avec le corps et l’ADN d’un être humain, des mémoires emmagasinées dans le Centre et la personnalité d’un cybride. Des éléments qui s’y opposaient détruisirent le premier cybride de Keats. Le second fut créé à l’image du premier. Il engagea ma mère, détective privée, pour l’aider à résoudre le mystère de la mort de son premier cybride. Énée sourit et, un moment, elle paraît nous avoir oubliés, avoir oublié qu’elle raconte une histoire. Elle semble faire revivre d’anciens souvenirs. Je me souviens alors de ce qu’elle a mentionné un jour, en passant, durant notre fuite d’Hypérion dans le vieux vaisseau du Consul : — Raul, les souvenirs de ma mère et de mon père se sont déversés en moi avant que je ne naisse… avant même que ne je devienne un vrai foetus. Peux-tu imaginer un acte plus destructif de la personnalité d’un enfant que de l’inonder des vies d’autres personnes avant qu’il n’ait commencé la sienne ? Pas étonnant que je sois un foutu gâchis. Je ne trouve pas qu’elle soit un foutu gâchis. Ni qu’elle agisse comme tel. Mais je l’aime plus que ma vie. — Il a engagé ma mère pour résoudre le mystère de la mort de sa propre persona, poursuit-elle doucement, mais en réalité, il savait ce qui était arrivé à son ex-moi. Sa vraie raison, c’était de rencontrer ma mère, d’être avec ma mère, de devenir l’amant de ma mère. (Énée se tait un moment et sourit, ses yeux voient des choses lointaines.) Mon oncle Martin n’a jamais bien retranscrit cela dans ses Cantos embrouillés. Mes parents se sont mariés, et je ne crois pas qu’ils le lui aient jamais dit… mariés devant un évêque, au Temple du gritche, sur Lusus. C’était un culte, mais reconnu, et le mariage de mes parents aurait été légal sur deux cents mondes de l’Hégémonie. (Elle sourit de nouveau en me regardant de l’autre côté de la pièce bondée.) On peut me traiter de bâtarde, mais je suis née d’une union légitime. « Ainsi, ils se marièrent, je fus conçue, probablement avant la cérémonie, puis les éléments clandestins du Centre assassinèrent mon père avant que ma mère n’entame le pèlerinage du gritche, sur Hypérion. Cela aurait signifié la fin de toute relation entre mon père et moi, si sa persona du Centre n’avait pas été piégée dans une boucle de Schrön implantée derrière l’oreille de ma mère. Pendant quelques mois, elle fut enceinte de nous deux : de moi dans sa matrice et de mon père, de la seconde persona de John Keats, dans la boucle de Schrön. Cette persona ne pouvait pas communiquer directement avec ma mère tant qu’elle était emprisonnée dans sa boucle de Schrön à cycle éternel, mais elle communiquait assez facilement avec moi. La difficulté pour moi, ce fut alors de déterminer qui j’étais. Mon père m’aida en emmenant mon foetus dans le Vide qui Lie. Je vis ce qui devait être… qui je serai… et même comment je mourrai… avant que mes doigts ne soient formés. « Et il y a un autre détail que l’oncle Martin omit dans ses Cantos. Le jour où ils assassinèrent mon père sur les marches du Temple du gritche, dans la rue piétonnière lusienne, ma mère fut couverte de son sang, de l’ADN reconstruit, enrichi par le Centre, de John Keats. Ce qu’elle ne comprit pas vraiment, sur le moment, c’est que ce sang était littéralement, à l’époque, la chose la plus précieuse de l’univers humain. Son ADN avait été conçu pour infester les autres de son unique don, l’accès au Vide. Mêlé comme il faut à l’ADN totalement humain, il offre à la race humaine tout entière le don du sang qui ouvre le portail donnant sur le Vide qui Lie. « Je suis ce mélange. J’apporte la capacité génétique du TechnoCentre d’accéder au Vide et la capacité humaine, trop rarement utilisée, de percevoir l’univers par l’entremise de l’empathie. Pour le meilleur et pour le pire, ceux qui boivent mon sang ne verront jamais le monde ou l’univers comme avant. » En disant cela, Énée relève les genoux sur le tatami. Théo apporte un linge de lin blanc. Rachel verse du vin rouge dans sept grandes coupes. Énée sort un petit paquet de son polo – je reconnais un médipac du vaisseau – et en tire une lancette stérile et un tampon d’antiseptique. Elle s’arrête avant d’utiliser la lancette, et balaie la foule du regard. Il n’y a pas un bruit, on dirait que la centaine de personnes qui est là retient sa respiration. — Si vous me buvez ce soir, ce n’est pas une garantie de bonheur, de sagesse ou de longue vie, dit-elle très doucement. Il n’y a pas de nirvana. Il n’y a pas de salut. Il n’y a pas de vie après la mort. Il n’y a pas de résurrection. Il n’y a qu’une immense connaissance, du cœur autant que de l’esprit, des possibilités de grandes découvertes, de grandes aventures, et la garantie d’encore plus de douleur et de terreur que nos courtes vies n’en comptent déjà. Elle regarde chaque visage à tour de rôle, sourit lorsqu’elle croise le regard du Dalaï-Lama de huit ans. — Certains d’entre vous ont assisté à toutes nos réunions de discussion depuis plus d’un an standard. Je vous ai dit ce que je sais sur la manière d’apprendre le langage des morts, le langage des vivants, d’apprendre à entendre la musique des sphères et à faire le premier pas. (Elle me regarde.) Certains d’entre vous n’ont entendu qu’une partie de ces discussions. Vous n’étiez pas là lorsque j’ai parlé de la vraie fonction du cruciforme de l’Eglise et de la véritable identité du gritche. Vous n’avez pas entendu en détail ce que représente l’apprentissage du langage des morts ou les autres fardeaux attendant ceux qui entrent dans le Vide qui Lie. Ceux qui doutent ou qui hésitent, je les supplie d’attendre. Pour les autres, je redis que je ne suis pas un messie… mais quelqu’un qui enseigne. Si ce que je vous ai appris ces derniers mois sonne vrai, et si vous souhaitez tenter votre chance, buvez-moi ce soir. Faites attention, l’ADN qui permet de percevoir le Vide qui Lie ne peut pas coexister avec le cruciforme. Ce parasite se ratatinera et mourra en vingt-quatre heures si vous buvez mon sang. Il ne repoussera jamais en vous. Si vous cherchez la résurrection par le cruciforme, ne buvez pas le sang de mon corps qui sera dans ce vin. « En outre, sachez que vous deviendrez, comme moi, l’ennemi méprisé et recherché de la Pax. Votre sang sera contagieux. Ceux avec qui vous le partagerez, ceux qui choisiront de découvrir le Vide qui Lie par l’intermédiaire de votre ADN partagé, seront à leur tour méprisés. « Et, pour finir, sachez qu’une fois que vous aurez bu ce vin, vos enfants naîtront avec la capacité de pénétrer dans le Vide qui Lie. Pour le meilleur ou pour le pire, vos enfants et leurs enfants à naître connaîtront le langage des morts, le langage des vivants, entendront la musique des sphères et sauront qu’ils peuvent faire un premier pas à travers le Vide qui Lie. Énée se touche le doigt avec le bord coupant de la lancette. On voit une minuscule goutte de sang, à la lumière de la lanterne. Rachel lève un gobelet et la goutte de sang se mêle au vin. La jeune femme fait de même avec le suivant, et ainsi de suite jusqu’à ce que les sept coupes soient… contaminées… subissent une transsubstantiation ? Mon esprit vacille. Mon cœur se met à battre la chamade. Cela ressemble à une parodie sauvage de la Sainte communion de l’Église catholique. Ma jeune amie, ma chère amante, ma bien-aimée… est-elle devenue folle ? Croit-elle vraiment qu’elle est le messie ? Non, elle a dit qu’elle ne l’était pas. Est-ce que je crois vraiment que je vais être transformé à jamais en buvant ce vin dont le millionième est le sang de ma bien-aimée ? Je l’ignore. Je ne comprends pas. Environ la moitié des gens présents s’avancent un par un et boivent une gorgée à l’une des grandes coupes. Des calices ? C’est un blasphème. Ce n’est pas bien. Ou… Une petite gorgée, c’est tout ce qu’ils prennent, puis retournent à leur place sur leur tatami. Personne ne semble particulièrement stimulé ou éclairé. Aucune corne de lumière ne brille sur le front de ceux qui communient au vin. Personne ne s’élève par lévitation ou ne se met à parler en langues. Ils boivent une petite gorgée et se rassoient. Je m’aperçois que je suis resté à ma place, dans l’espoir de croiser le regard d’Énée. J’ai tellement de questions à poser… Tardivement, et me sentant traître envers quelqu’un auquel je devrais me fier sans hésitation, je m’avance pour rejoindre la file qui se raccourcit. Énée me voit. Elle lève brièvement la main, paume vers moi. La signification est claire… Pas maintenant, Raul. Pas encore. J’hésite encore, irrésolu, malade à l’idée que tous ces autres, ces étrangers, entrent en communion avec ma bien-aimée, alors que je ne le peux pas. Puis, le cœur battant et le visage brûlant, je me rassois sur mon petit tapis. Il n’y a pas de fin officielle à la soirée. Les gens commencent à partir, par deux ou trois. Un couple, elle boit le vin, pas lui, part en se tenant par la taille comme si rien n’avait changé. Peut-être rien n’a-t-il changé. Peut-être le rituel de communion que je viens d’observer n’est-il que métaphore et symbolisme, ou autosuggestion et autohypnotisme. Peut-être ceux qui le voudront suffisamment fort pour percevoir quelque chose appelé le Vide qui Lie auront-ils une expérience intérieure qui les convaincra que c’est arrivé. Peut-être tout cela n’est-il que conneries. Je me frotte le front. J’ai un tel mal de tête. Une bonne chose que je n’aie pas bu le vin, je pense. Il me donne parfois des migraines. Je me sens malade, vide, abandonné. Rachel dit : — N’oubliez pas, la dernière pierre du sentier sera mise en place demain à midi. Il y aura une petite fête sur la plate-forme supérieure de méditation ! Apportez vos propres boissons. Ainsi se termine la soirée. Je monte jusqu’à notre pagode avec un mélange d’allégresse, d’appréhension, de regret, de gêne, d’excitation et un fameux mal de tête. Je m’avoue à moi-même que je n’ai pas compris la moitié des explications d’Énée, et je pars avec une vague impression de déception et d’inconvenance… je suis certain, par exemple, que la Cène de Jésus ne s’est pas terminée par le rappel d’une petite fête « sur carton d’invitation ». Je ricane, puis ravale mon rire. La Cène. Cette comparaison a un aspect terrible. Mon cœur recommence à battre la chamade et mon mal de tête empire. Ce n’est pas la forme optimale pour se présenter dans la chambre de sa bien-aimée. L’air glacé du passage menant à la plate-forme supérieure m’éclaircit un peu les idées. L’Oracle n’est qu’une lueur argentée au-dessus des cumulus qui montent à l’est. Les étoiles semblent froides ce soir. Je suis sur le point d’entrer dans notre chambre et d’allumer la lanterne quand, brusquement, les cieux explosent. 21 Ils montèrent tous des niveaux inférieurs, ceux qui étaient restés au Temple en Suspens dans les Airs après que la plupart des travaux eurent été terminés, Énée et A. Bettik, Rachel et Théo, George et Jigme, Kuku et Kay, Chim Din et Gyalo Thondup, Lhomo et Labsang, Kim Byung-Soon, et Viki Groselj, Kenshiro et Haruyuki, le supérieur Kempo Ngha Wang Tashi et son maître, le jeune Dalaï-Lama, Voytek Majer et Janusz Kurtyka, le sombre Rimsi Kyipup et le souriant Changchi Kenchung, la Dorje Phagmo – la Laie du Tonnerre – et Carl Linga William Eiheji. Énée me rejoignit et glissa sa main dans la mienne tandis que nous regardions le ciel dans un silence rempli d’effroi. Je m’étonnai que nous ne soyons pas tous aveuglés par le spectacle de lumières qui se déroulait là où il n’y avait que des étoiles tout à l’heure : de grandes fleurs blanches, des lumières stroboscopiques jaune soufre, des zébrures d’un rouge flamboyant, bien plus brillantes qu’une comète ou que la queue d’un météore, zébrées de balafres bleues, vertes, blanches et jaunes, chacune aussi claire et droite qu’une éraflure de diamant sur du verre, puis de soudaines explosions oranges qui semblaient se replier sur elles-mêmes en implosions silencieuses, suivies par d’autres lumières stroboscopiques et une reprise des balafres rouges. Tout cela restait silencieux, mais la violence de leur éclat suffisait à nous donner envie de nous couvrir les oreilles et d’aller nous cacher dans un abri. — Par les dix enfers, qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Lhomo Dondrub. — Une bataille spatiale, répondit Énée. Sa voix semblait terriblement lasse. — Je ne comprends pas, dit le Dalaï-Lama. (Il n’avait pas l’air effrayé, simplement curieux.) Les autorités de la Pax nous ont assuré qu’il n’y aurait qu’un de leurs vaisseaux de guerre en orbite, le Jibril, je crois que c’est ainsi qu’il s’appelle, qu’il s’agissait d’une mission diplomatique et non militaire. Le Régent Reting Tokra me l’a aussi certifié. La Laie du Tonnerre émit un bruit grossier. — Votre Sainteté, le Régent est à la solde de ces bâtards de la Pax. Le petit garçon la regarda. — Je crois que c’est vrai, Votre Sainteté, dit Eiheji, son garde du corps. J’ai entendu des rumeurs, dans le palais. Le ciel était redevenu presque noir, mais il explosa de nouveau en une douzaine d’endroits. Le versant rocheux, derrière nous, saignait des reflets rouges, verts et jaunes. — Comment pouvons-nous voir leurs lances-laser alors qu’il n’y a pas de poussière ou d’autres particules colloïdales pour les souligner ? demanda le Dalaï-Lama. Ses yeux noirs brillaient. Apprendre que son Régent le trahissait ne le surprenait pas… ou du moins cette nouvelle n’était pas aussi intéressante que la bataille qui se déroulait à des milliers de kilomètres au-dessus de nous. Moi, ce qui m’intéressait, c’était de constater que le Saint-suprême du monde bouddhiste avait appris des rudiments de science. De nouveau, ce fut son garde du corps qui répondit. — Certains vaisseaux ont dû être touchés et détruits, Votre Sainteté. Les rayons de lumière cohérente et les BCC deviennent visibles dans les champs de débris en expansion, l’oxygène gelé, la poussière moléculaire et les autres gaz. Cette remarque provoqua un moment de silence dans notre groupe. — Mon père a regardé cela, autrefois, sur Hypérion, susurra Rachel. Elle frotta ses bras nus comme s’il faisait subitement froid. Je clignai des yeux et contemplai la jeune femme. Je n’avais pas manqué la remarque d’Énée sur Sol, le père de son amie… Je connaissais suffisamment les Cantos pour avoir reconnu en Rachel le bébé du pèlerinage légendaire d’Hypérion, la fille de Sol Weintraub… mais j’avoue que je n’y avais pas vraiment cru. Dans les Cantos, Rachel était devenue une femme presque mythique, Monéta, qui avait voyagé à reculons dans le passé en pénétrant dans les Tombeaux du Temps avec le gritche. Comment cette Rachel-là pouvait-elle être ici ? Énée passa le bras autour des épaules de son amie. — Ma mère aussi, dit-elle doucement. Seulement, on pensait alors que c’étaient les forces de l’Hégémonie qui se battaient avec les Extros. — Qui est-ce, alors ? demanda le Dalaï-Lama. Les Extros contre la Pax ? Et pourquoi les vaisseaux de guerre de la Pax sont-ils venus dans notre système sans y avoir été invités ? Plusieurs sphères blanches palpitèrent, grossirent, faiblirent et moururent. Nous clignâmes tous des yeux pour en chasser les rémanences rétiniennes. — Je crois, Votre Sainteté, que les vaisseaux de guerre de la Pax étaient ici depuis l’arrivée de leur premier astronef, dit Énée. Mais je ne pense pas qu’ils se battent contre les Extros. — Contre qui, alors ? demanda le petit garçon. Énée leva de nouveau le visage vers le ciel. — Un des nôtres. Soudain retentit une série d’explosions différentes des autres… plus proches, plus brillantes, suivies par trois traces de météores en feu. L’un éclata rapidement dans la très haute atmosphère et laissa une vingtaine de traînées de débris mineurs qui moururent vite. Le deuxième partit vers l’ouest comme une flèche, brûlant du jaune au rouge au blanc pur et se disloqua à vingt degrés au-dessus de l’horizon en éparpillant une centaine de traînées plus petites d’un bout à l’autre des nuages. Le troisième cria à travers le ciel de l’ouest à l’est, je dis « cria » délibérément parce qu’on put entendre, d’abord un sifflement de bouilloire, puis un hurlement, ensuite un terrible rugissement de tornade, diminuant aussi rapidement qu’il avait surgi, et pour finir il se brisa, à l’est, en trois ou quatre grosses masses enflammées dont toutes, sauf une, s’éteignirent avant d’atteindre l’horizon. Ce dernier fragment d’astronef en feu parut changer de trajectoire, au dernier moment, avec des explosions de lumière jaune qui le précédèrent, le ralentirent, avant qu’il disparaisse à nos yeux. Nous attendîmes sur la plate-forme supérieure pendant une demi-heure, mais sauf les douzaines de traînées de flammes de fusion que nous vîmes pendant les premières minutes, celles des astronefs qui accéléraient pour quitter T’ien Shan, il n’y eut plus rien à voir. Les étoiles redevinrent enfin les hôtes les plus brillants du ciel et tout le monde s’en alla, le Dalaï-Lama pour aller dormir dans la résidence des moines, les autres vers leur domicile temporaire ou permanent, sur les niveaux inférieurs. Énée pria quelques-uns d’entre nous de rester, Rachel et Théo, A. Bettik, Lhomo Dondrub, et moi. — C’est le signe que j’attendais, dit-elle très doucement quand tous les autres eurent quitté la plate-forme. Il faut partir demain. — Partir ? dis-je. Où ? Pourquoi ? Énée me toucha le bras. J’interprétai cela comme si elle me disait : Je t’expliquerai plus tard. Je me tus et les autres prirent la parole. — Les ailes sont prêtes, maître, assura Lhomo. — J’ai pris la liberté de vérifier les combinaisons-peaux et les respirateurs, dans le pavillon de M. Endymion, pendant que vous n’étiez pas là, dit A. Bettik. Ils sont tous en état de marche. — Nous finirons le travail et organiserons la cérémonie demain, dit Théo. — Je voudrais bien partir, supplia Rachel. — Pour aller où ? répétai-je, en dépit des efforts que je faisais pour me taire et écouter. — Vous êtes invités, ajouta Énée, la main toujours sur mon bras. (Cela ne répondait pas à ma question.) Lhomo, et vous, A. Bettik… si vous êtes toujours d’accord. Lhomo Dondrub lui adressa son large sourire. L’androïde hocha la tête. Je commençais à penser que j’étais le seul, dans les bâtiments du Temple, à ne pas comprendre ce qui se passait. — Bonne nuit à tous, fit Énée. Nous nous en irons aux premières lueurs de l’aube. Vous n’êtes pas obligés de venir nous voir partir. — Ah, bah, merde, alors ! s’exclama Rachel. (Théo acquiesça d’un signe de tête.) On sera là pour vous dire au revoir, poursuivit Rachel. Énée les salua et leur toucha le bras. Tout le monde grimpa aux échelles ou descendit en glissant sur les câbles. Énée et moi étions seuls sur la plate-forme. Les cieux semblaient sombres après la bataille. Je m’aperçus que les nuages s’étaient élevés au-dessus de la ligne de crête et effaçaient les étoiles comme un chiffon mouillé sur un tableau noir. Énée ouvrit la porte de sa chambre, entra, alluma la lanterne et reparut sur le seuil. — Tu viens, Raul ? Nous avons parlé. Mais pas tout de suite. Les rapports sexuels semblent trop absurdes quand on les décrit… même le fait de s’y adonner en un tel moment semble absurde, après que le ciel nous fut littéralement tombé sur la tête et que ma bien-aimée se soit livrée à une espèce de Cène, mais l’amour physique n’est jamais absurde quand on le fait avec la personne qu’on aime vraiment. Et je l’aimais vraiment. Si je n’avais pas compris cela avant le soir de la Cène, j’en pris alors conscience… complètement, totalement, et sans que subsiste le moindre doute. Deux heures environ s’étaient écoulées lorsque Énée enfila un kimono, moi un yukata, et que nous passâmes du lit au shoji ouvert. Énée fit du thé sur le petit fourneau encastré dans le tatami, et nous le bûmes, assis le dos contre les montants opposés du shoji, nos jambes et nos orteils nus se touchant, mon flanc droit et son genou gauche dépassant au-dessus de l’abîme profond de plusieurs kilomètres. L’air froid sentait la pluie, bien que l’orage se fût déplacé vers le nord. Le sommet du Heng Shan était enseveli sous les nuages, mais le jeu constant des éclairs illuminait les crêtes moins élevées. — Est-ce que Rachel est vraiment la Rachel des Cantos ? demandai-je. Ce n’était pas la question que j’aurais voulu poser en premier, mais la vraie, j’avais peur de l’énoncer. — Oui. C’est la fille de Sol Weintraub, la femme qui a attrapé la maladie de Merlin, sur Hypérion, et qui a vieilli à reculons de l’âge de vingt-sept ans jusqu’au nouveau-né que son père a emmené en pèlerinage. — Et on la connaît aussi sous le nom de Monéta. Et de Mnémosyne… — L’Admonitrice, murmura Énée. Et la Mémoire. Des noms appropriés à son rôle, à l’époque. — C’était il y a deux cent quatre-vingts ans ! Et à des douzaines d’années-lumière… sur Hypérion. Comment a-t-elle fait pour venir ici ? Énée sourit. La vapeur qui émanait du thé chaud montait jusqu’à ses cheveux ébouriffés. — Je suis née il y a plus de deux cent quatre-vingts ans, dit-elle. Et à des dizaines d’années-lumière d’ici… sur Hypérion. — Alors, elle est arrivée par le même chemin que toi ? Par les Tombeaux du Temps ? — Oui et non, répondit Énée. (Elle leva la main pour arrêter ma protestation.) Je sais que tu souhaites un discours clair, Raul… pas de paraboles ou de comparaisons ou de faux-fuyants. Je suis d’accord. L’heure est venue d’avoir une conversation ordinaire. Mais la vérité, c’est que les Tombeaux du Temps et le Sphinx ne sont qu’une partie du voyage de Rachel. J’attendis. — Tu te souviens des Cantos, commença-t-elle. — Je me souviens que le pèlerin appelé Sol a emmené sa fille… après que la persona de Keats l’eut sauvée du gritche et qu’elle eut commencé à grandir normalement… l’a emmenée dans le Sphinx, dans le futur… (Je m’arrêtai.) Ce futur-ci ? — Non. Rachel est redevenue une enfant, puis une jeune femme dans un futur au-delà de celui-ci. Son père l’a élevée une seconde fois. Leur histoire est… merveilleuse, Raul. Littéralement remplie de merveilles. Je me frottai le front. Ma migraine avait disparu, mais elle menaçait maintenant de revenir. — Et elle est repassée par les Tombeaux du Temps ? dis-je. Elle a revoyagé dans le temps par eux ? — En partie par eux. Elle est aussi capable de se déplacer toute seule dans le temps. Je la regardai fixement. Cela frôlait la folie. Énée sourit comme si elle lisait dans mes pensées ou interprétait simplement mon expression. — Je sais que cela paraît dingue, Raul. Beaucoup de choses que nous avons encore à vivre sont très étranges. — « Étrange », le mot est faible. (Un autre engrenage mental se mit en place en cliquetant.) Théo Bernard ! — Oui ? — Il y avait un Théo dans les Cantos, n’est-ce pas ? Un homme… Il existait différentes versions du conte oral, le poème fait pour être chanté, et beaucoup de détails mineurs avaient sauté dans les versions populaires courtes. Grandam m’avait appris la plus grande partie du poème intégral, mais les passages qui m’ennuyaient n’avaient pas retenu mon attention. — Théo Lane, dit Énée. À une certaine époque, assistant du consul sur Hypérion, plus tard, premier gouverneur général de notre monde pour l’Hégémonie. Je l’ai rencontré une fois, quand j’étais petite fille. Un homme bien. Silencieux. Il portait des lunettes archaïques… — Cette Théo, dis-je en essayant de comprendre. Une espèce de changement de sexe ? pensai-je. Énée fit non de la tête. — C’est presque ça, mais pas un cigare, comme aurait dit Freud. — Qui, alors ? — Théo Bernard est l’arrière-arrière-arrière-et-caetera-petite-fille de Théo Lane. Son histoire est toute une aventure. Mais elle est née dans notre ère… elle a fui les colonies de la Pax, sur Alliance-Maui, et rejoint les rebelles… elle a fait cela à cause de quelque chose que j’ai dit au premier Théo, il y a presque trois cents ans. Un message qu’ils se sont passés de génération en génération. Théo savait que je serais sur Alliance-Maui quand j’étais… — Tu peux répéter ! — C’est ce que j’ai dit à Théo Lane. Quand j’y serais. La connaissance en est restée vivante dans sa famille… comme le pèlerinage du gritche est resté vivant grâce aux Cantos. — Alors tu peux vraiment voir le futur. — Les futurs, corrigea Énée. Je t’ai dit que je le pouvais. Et tu m’as entendue, ce soir. — Tu as vu ta propre mort ? — Oui. — Tu me diras ce que tu as vu ? — Pas aujourd’hui, Raul. Quand l’heure en sera venue. — Mais s’il y a plusieurs futurs, dis-je, entendant le grognement de douleur dans ma propre voix, pourquoi es-tu obligée de voir ta mort ? Et si tu peux la voir, pourquoi ne pourrais-tu pas l’éviter ? — Je pourrais éviter cette mort-là, répondit-elle doucement, mais ce serait le mauvais choix. — Comment la vie plutôt que la mort pourrait-elle être le mauvais choix ? Je m’aperçus que j’avais crié. Et que je serrais les poings. Elle caressa mes poings de ses mains chaudes, les entoura de ses doigts minces. — C’est justement la question, dit-elle si bas que je dus me pencher pour l’entendre. (Les éclairs jouaient sur les épaulements du Heng Shan.) La mort n’est jamais préférable à la vie, mais parfois elle est nécessaire. Je secouai la tête. Je me rendis compte que je devais avoir l’air renfrogné, mais je m’en moquais. — Me diras-tu quand je vais mourir ? Elle croisa mon regard. Ses yeux noirs abritaient des abîmes. — Je l’ignore, répondit-elle simplement. Je clignai des yeux. Je me sentis vaguement blessé. Elle ne m’aimait pas assez pour regarder dans mon avenir ? — Bien sûr que je t’aime, chuchota-t-elle. C’est juste que j’ai choisi de ne pas regarder ces ondes de probabilité-là. Voir ma mort, c’est déjà… dur. Voir la tienne ce serait… Elle fit un bruit étrange, et je m’aperçus qu’elle pleurait. Je contournai le tatami pour l’entourer de mes bras. Elle se blottit contre ma poitrine. — Pardonne-moi, ma grande, dis-je dans ses cheveux, bien que je n’aie pas dit clairement de quoi je lui demandais pardon. C’était étrange de se sentir à la fois si heureux et si misérable. L’idée de la perdre ne donnait envie de crier, de jeter des pierres contre le flanc de la montagne. Comme pour faire écho à mes sentiments, le tonnerre gronda sur un pic, au nord. J’essuyai ses larmes de mes baisers. Nous commençâmes par nous embrasser, le sel de ses larmes se mêlant à la chaleur de sa bouche. Puis nous fîmes de nouveau l’amour, et cette fois, ce fut aussi lent, attentif et éternel que notre première étreinte avait été pressante. Quand nous nous étendîmes de nouveau dans la brise froide, joue à joue, sa main sur ma poitrine, elle dit : — Tu voulais me demander quelque chose. Je l’ai deviné. C’était quoi ? Je pensai à toutes les questions qui étaient montées en moi pendant « son temps de discussion »… à toutes ses discussions que j’avais manquées et qu’il fallait que je rattrape afin de comprendre pourquoi la communion était nécessaire : Le cruciforme, c’est quoi en réalité ? Qu’est-ce que fabrique la Pax sur ces mondes dont toute la population a disparu ? Qu’est-ce que le Centre espère gagner à tout cela ? Qui diantre est le gritche… un monstre ou un gardien ? D’où vient-il ? Que va-t-il nous arriver ? Dans le futur, que voyait-elle dont j’avais besoin pour que nous survivions… pour qu’elle puisse éviter le destin qu’elle connaissait avant sa naissance ? Quel secret immense se cache derrière le Vide qui Lie, et pourquoi est-ce si important de se connecter à lui ? Comment allions-nous faire pour quitter ce monde si la Pax avait vraiment enfoui l’unique portail distrans sous de la roche en fusion ? Y avait-il des croiseurs de combat de la Pax entre le vaisseau du consul et nous ? Qui étaient ces « observateurs » dont elle parlait et qui espionnaient l’humanité depuis des siècles ? Qu’est-ce que c’était que cet apprentissage du langage des morts, et tout le reste ? Pourquoi la Némès et ses clones ne nous avaient-ils pas encore tués ? Je demandai : — Tu as été avec quelqu’un d’autre ? As-tu fait l’amour avec quelqu’un avant moi ? C’était de la folie. Cela ne me concernait pas. Elle avait presque vingt-deux ans standard. J’avais couché avec des femmes avant elle, je ne me souvenais pas de leurs noms de famille, mais quand j’étais dans la Garde Nationale, quand je travaillais au Casino des Neuf Queues… pourquoi devais-je m’occuper de… quelle différence cela faisait si… Il fallait que je sache. Elle n’hésita qu’une seconde. — Notre première fois ensemble n’était pas ma… première fois, répondit-elle. Je hochai la tête ; je me sentais un cochon et un voyeur d’avoir demandé cela. J’éprouvai une vraie douleur dans la poitrine, qui ressemblait beaucoup à des descriptions de l’angine de poitrine que j’avais entendues. Tu l’aimais… J’avais d’abord pensé à un homme. Mais pourquoi ? Théo… Rachel… elle s’entourait de femmes. Mes propres pensées me donnaient la nausée. — Je t’aime, Raul, m’assura-t-elle. Elle me disait cela pour la seconde fois. La première, c’était quand nous nous étions dit adieu, sur l’Ancienne Terre, il y avait plus de cinq ans et demi. Mon cœur aurait dû bondir à ces mots. Mais il me faisait trop mal. Il y avait une chose importante que je n’avais pas comprise. — Mais, il y a eu un homme. Ces mots étaient comme du gravier dans ma bouche. — Tu l’as aimé… Seulement un ? Combien ? Je voulais crier à mes pensées de se taire. Énée mit le doigt sur mes lèvres. — Je t’aime, Raul, souviens-t’en pendant que je te dis ces choses. Tout est… compliqué. Qui je suis. Ce que je dois faire. Mais je t’aime… je t’ai aimé la première fois que je t’ai vu, dans les rêves de mon futur. Je t’ai aimé quand nous nous sommes rencontrés dans la tempête de sable, sur Hypérion, dans la confusion et les coups de feu, avec le gritche et le tapis Hawking. Te souviens-tu comment j’ai noué mes bras autour de toi quand nous volions sur le tapis, en essayant de leur échapper ? Je t’aimais alors… J’attendis en silence. Le doigt d’Énée se déplaça de mes lèvres à mon cou. Elle soupira comme si le poids des mots pesait sur ses épaules. — Bon, admit-elle doucement. Il y a eu quelqu’un. J’ai fait l’amour avant toi. Nous… — Était-ce sérieux ? demandai-je. Ma voix me paraissait étrange, semblable au ton artificiel du vaisseau. — Nous étions mariés. Un jour, sur la Kans, une rivière d’Hypérion, j’ai voulu me battre avec un marinier plus âgé qui pesait bien plus que moi et possédait une expérience de la boxe que je n’avais pas. Sans avertissement, il me donna un unique coup de poing sous la mâchoire qui obscurcit ma vision, me fit plier les genoux et m’envoya par-dessus bord, dans la rivière. Il ne garda aucune dent contre moi et plongea pour me repêcher. Je repris conscience en une minute ou deux, mais il fallut des heures pour que mes oreilles cessent de tinter et que ma vision redevienne nette. Ce fut pire que cela. Je ne pus que rester couché à la regarder, regarder ma bien-aimée, et sentir ses doigts contre ma joue, aussi étranges et froids que ceux d’un étranger. Énée ôta sa main. Il y avait quelque chose de pire. — Les vingt-trois mois, une semaine et six heures dont je ne t’ai pas rendu compte. — C’était avec lui ? Je ne me souviens pas avoir formulé ces trois mots, mais j’ai entendu ma voix les dire. — Oui. — Mariés… Je ne pus continuer. Énée sourit, mais c’était le plus triste sourire que j’aie jamais vu, je crois. — Par un prêtre. Le mariage serait légal aux yeux de la Pax et de l’Église. — Serait ? — Oui. — Vous êtes toujours mariés ? J’avais envie de me relever et de vomir par-dessus le bord de la plate-forme, mais je ne pouvais pas bouger. Durant une seconde, Énée parut désorientée, incapable de répondre. — Oui… dit-elle, les yeux brillants de larmes. Je veux dire, non… je ne suis plus mariée, maintenant… tu… merde, si seulement je pouvais… — Mais il est toujours vivant ? l’interrompis-je, d’une voix aussi monotone et froide qu’un interrogateur de l’Inquisition du Saint-Office. — Oui. Elle porta la main à sa joue. Ses doigts tremblaient. — Tu l’aimes, ma grande ? — Je t’aime, toi, Raul. Je m’écartai un peu, inconsciemment, pas exprès, mais je ne pouvais pas rester en contact physique avec elle pendant que nous avions cette discussion. — Il y a encore autre chose…, dit-elle. J’attendis. — Nous avons… je… j’ai eu un enfant, un bébé. Elle me regarda comme si elle essayait de me forcer à comprendre tout cela par la force de son regard, pénétrant dans mon esprit. Cela ne marchait pas. — Un enfant, répétai-je stupidement. (Ma chère amie… ma petite fille amie devenue femme devenue ma bien-aimée… ma bien-aimée avait un enfant.) Quel âge a-t-il ? demandai-je, percevant la banalité de cette question comme le tonnerre qui se rapprochait. De nouveau, elle parut déconcertée, comme incertaine des faits. Pour finir, elle dit : — L’enfant est… dans un endroit où je ne peux pas le retrouver en ce moment. — Oh, ma grande, m’exclamai-je, oubliant tout devant sa douleur. (Je la serrai contre moi tandis qu’elle pleurait.) Je suis désolé, ma grande… je suis vraiment désolé, fis-je en lui tapotant la tête. Elle se dégagea en essuyant ses larmes. — Non, Raul, tu ne comprends pas. Tout va bien… ce n’est… ça, ça va bien… Je m’écartai d’elle et la regardai fixement. Elle était éperdue, sanglotante. — Je comprends, mentis-je. — Raul… Sa main se tendit vers la mienne et je la lui tapotai, mais me dégageai des draps, enfilai mes vêtements et m’emparai de mon matériel d’escalade et de mon sac, rangés à leur place, près de la porte. — Raul… — Je reviendrai avant l’aube, dis-je, tourné vers elle, mais ne la regardant pas. — Laisse-moi venir avec toi, supplia-t-elle, debout, enveloppée dans le drap. Un éclair luit derrière elle. Un autre orage arrivait. — Je reviendrai avant l’aube, répétai-je, et je franchis la porte avant qu’elle puisse s’habiller ou me rejoindre. Il pleuvait, c’était une averse froide de neige fondue. Les plates-formes se couvraient rapidement de verglas. Je descendis les échelles à toute allure et dégringolai les escaliers qui vibraient sous mes pas, éclairés seulement par les éclairs occasionnels, et ne ralentis qu’une fois arrivé à plusieurs mètres plus bas, sur le sentier de corniche menant à la fissure où j’avais atterri avec le vaisseau. Je n’avais pas l’intention d’aller jusque-là. À un demi-kilomètre du Temple, des cordes statiques s’élevaient jusqu’au sommet de l’arête. L’averse glacée tambourinait le versant, les cordes rouges et noires étaient enrobées de glace. Je fixai les mousquetons au harnais et à la ligne, sortis du sac les élévateurs à moteur et les attachai sans revérifier les connexions, puis commençai à monter en jumar aux cordes glacées. Le vent se leva, fouettant ma veste et m’écartant de la paroi rocheuse. La neige fondue me martelait le visage et les mains. Je n’en tenais pas compte et montais, redescendant parfois brusquement de trois ou quatre mètres lorsque les crampons des étriers glissaient sur la corde gelée, puis je me reprenais et recommençais à grimper. J’émergeai des nuages, tel un nageur sortant de l’eau, à dix mètres en dessous du sommet de la ligne de crête au bord coupant comme un rasoir. Ici, les étoiles brûlaient encore froidement, mais la masse de nuages tourbillonnant s’empilait contre la paroi nord et s’élevait autour de moi comme une marée blanche. Je glissai les élévateurs plus haut et montai en jumar jusqu’à ce que j’atteigne la zone relativement plate où étaient attachées les lignes statiques. Une fois arrivé là, je m’aperçus que je ne m’étais pas raccordé à la corde de sécurité. — Et merde pour la sécurité, jurai-je en me mettant en route vers le nord sur la ligne de crête large de quinze centimètres. L’orage montait autour de moi. Au sud, le précipice n’était que des kilomètres d’air noir et vide. Ici, il y avait des plaques de glace et il commençait à neiger. Je trottai en direction de l’est, sautant par-dessus les endroits glacés et les crevasses, me foutant de tout. Pendant que j’étais ainsi obsédé par ma propre détresse, d’autres choses arrivaient dans l’univers humain. Sur Hypérion, quand j’étais un petit garçon, les nouvelles filtraient lentement de la Pax interstellaire à nos caravanes qui se déplaçaient sur la lande : un événement important qui survenait sur Pacem ou le vecteur Renaissance ou autre part, était nécessairement vieux de plusieurs semaines voire des mois de déficit temporel en propulsion-Hawking, plus les semaines de transit de Port-Romance ou toute autre cité à notre province. J’avais l’habitude de ne pas prêter attention à ce qui se passait ailleurs. Ce délai s’était raccourci, bien sûr, quand je servais de guide aux chasseurs venus d’autres mondes, mais c’étaient toujours des nouvelles rassies et de peu d’importance pour moi. La Pax ne me fascinait pas, mais les voyages interstellaires, si. Puis, il s’écoula presque dix ans pendant notre séjour sur l’Ancienne Terre, plus les cinq années de déficit de temps de mon odyssée en solitaire. Je n’avais pas l’habitude de penser aux événements qui se produisaient ailleurs, sauf s’ils me concernaient, telle l’obsession de la Pax à s’emparer de nous. Mais cela changerait bientôt. Cette nuit-là, sur T’ien Shan, les Montagnes du Ciel, tandis que je courais stupidement dans le brouillard et la neige fondue sur l’étroite ligne de crête, certains événements se produisaient ailleurs : Sur Alliance-Maui, où la longue succession de faits qui culmineraient avec ma présence sur cette belle planète en compagnie d’Énée avait commencé, pourrait-on dire, par les amours de Siri et Merin, quatre cents ans auparavant, la révolte faisait rage. Les rebelles vivant sur les îles mobiles étaient devenus depuis longtemps disciples de la philosophie d’Énée, avaient bu son vin de communion, rejeté à jamais la Pax et le cruciforme, et menaient une guerre de sabotage et de résistance tout en essayant de ne pas blesser ou tuer les soldats qui occupaient leur monde. Pour la Pax, Alliance-Maui présentait des problèmes spécifiques parce que c’était, à l’origine, une planète de vacances ; grâce à la propulsion hawking, des centaines de milliers de riches chrétiens régénérés venaient là, tous les ans, profiter des mers chaudes, des belles plages de l’Archipel équatorial et des migrations des îles mobiles et des dauphins. La Pax tirait aussi bénéfice des centaines de plates-formes pétrolières situées hors de vue des sites touristiques, mais vulnérables aux attaques des îles mobiles ou des submersibles rebelles. Maintenant, de nombreux touristes rejetaient, inexplicablement, le cruciforme et devenaient disciples d’Énée. Ils refusaient l’immortalité. Le gouverneur planétaire, l’archevêque local, et les représentants du Vatican auxquels on avait fait appel à cause de cette crise, n’y comprenaient rien. Sur la froide Sol Draconi Septem, où la plus grande partie de l’atmosphère avait gelé en un unique glacier géant, il n’y avait pas de touristes, mais la tentative de colonisation de la Pax tournait au cauchemar depuis dix ans. Les aimables bandes de Chitchatuks qui nous avaient traités en amis, neuf ans auparavant, étaient devenues d’implacables ennemis de la Pax. Le gratte-ciel congelé dans la glace atmosphérique, où le père Glaucus avait accueilli tous les voyageurs, resplendissait toujours de lumière en dépit du meurtre de cet homme bon par Radamanthe Némès. Les Chitchatuks gardaient ce lieu éclairé comme un sanctuaire. Ils savaient qui avait assassiné l’aveugle inoffensif et la tribu de Cuchiat – Cuchiat, Chiaku, Aichacut, Cuchtu, Chichticia, Chatchia – tous ceux qu’Énée, A. Bettik et moi avions connus par leur nom. Les autres Chitchatuks en accusaient la Pax qui tentait de coloniser les zones tempérées, le long de l’équateur, là où l’air était gazeux et où le grand glacier fondait jusqu’à l’ancien permafrost. Les Chitchatuks, qui n’avaient pas entendu parler de la communion d’Énée, ni goûté à son empathie, fondaient sur la Pax comme un fléau biblique. Ils rabattaient vers les régions équatoriales les terribles spectres des neiges, creuseurs de tunnel, dont ils vivaient et qui se nourrissaient d’eux, lâchaient les monstrueuses bêtes blanches sur les colons et les missionnaires. Le tribut prélevé était effroyable. Les unités militaires de la Pax, que l’on fit venir pour tuer les Chitchatuks primitifs, envoyèrent des patrouilles sur le glacier planétaire et dans les tunnels, mais ne les revirent jamais. Sur la cité planétaire de Vecteur Renaissance, la parole d’Énée sur le Vide qui Lie avait gagné des millions de disciples. Les fidèles de la Pax recevaient chaque jour, par milliers, la communion des mains de ceux qui avaient déjà changé, leurs cruciformes mouraient et tombaient en vingt-quatre heures. Ils sacrifiaient l’immortalité pour… quoi ? La Pax et le Vatican ne comprenaient pas et, à l’époque, moi non plus. Mais la Pax savait qu’elle devait contenir le virus. Chaque jour, chaque nuit, les soldats ouvraient les portes à coups de pied, entraient par les fenêtres, généralement dans les vieux secteurs industriels très pauvres de la cité planétaire. Les gens qui avaient rejeté le cruciforme ne résistaient pas par la violence, ils se débattaient avec acharnement, mais refusaient de tuer s’il y avait moyen de l’éviter. Les soldats de la Pax, eux, n’hésitaient pas à le faire pour exécuter leurs ordres. Des milliers de disciples d’Énée moururent de leur vraie mort, d’anciens immortels qui ne connaîtraient plus jamais la régénération, et des dizaines de milliers furent arrêtés, envoyés dans des centres de détention où on les enfermait dans des caissons de fugue cryogénique pour que leur sang et leur philosophie n’en contaminent pas d’autres. Mais pour un disciple d’Énée tué ou arrêté, des douzaines, des centaines, restaient cachés, faisaient circuler son enseignement, offraient la communion à leur propre sang modifié, et entretenaient une résistance en grande partie non violente. L’énorme machine industrielle de Vecteur Renaissance ne s’était pas encore enrayée, mais elle faisait des embardées et grinçait, chose jamais vue depuis que l’hégémonie avait fait de ce monde le lien industriel du Retz. Le Vatican envoya d’autres troupes et délibéra pour trouver comment réagir. Sur Tau Ceti Central, ex-centre politique du Retz, devenu une planète jardin très peuplée et à la mode, la rébellion prit une autre forme. Certes les visiteurs venus d’autres mondes y avaient apporté la contagion anticruciforme d’Énée, mais le gros problème, pour le Vatican, c’était l’archevêquesse Achilla Silvaski, une intrigante qui deux siècles auparavant s’était emparée du rôle de gouverneur autocrate de TC2. C’était elle qui avait tenté de s’opposer à la réélection du pape en suscitant des intrigues entre les cardinaux, et maintenant, ayant échoué, elle mettait en scène sa propre version à l’échelle planétaire de la Réforme préhégirienne, annonçant que l’Église catholique de Tau Ceti Central devrait dorénavant la reconnaître pour pontife et se séparer définitivement de l’Église interstellaire « corrompue » de la Pax. Comme elle avait soigneusement fait alliance avec les évêques du coin chargés des machines et des cérémonies de la résurrection, elle pouvait contrôler ce sacrement, et donc l’église locale. En outre, l’archevêquesse s’était assuré les faveurs des autorités militaires locales en leur distribuant des terres, de l’argent et du pouvoir jusqu’à ce qu’un événement sans précédent dans la Flotte de la Pax se produise… un coup d’État militaire qui renversât la plupart des officiers supérieurs du système de Tau Ceti et les remplaçât par des partisans de la Nouvelle Église. Aucun vaisseau de classe-archange ne fut saisi, mais dix-huit croiseurs et quarante et un vaisseaux-torches s’engagèrent à défendre la Nouvelle Église de TC2 et son nouveau pontife. Des dizaines de milliers de membres fidèles de l’Église protestèrent. Ils furent arrêtés, menacés d’excommunication, c’est-à-dire de la privation immédiate de leur cruciforme, et relâchés en liberté provisoire sous l’œil attentif des Forces de Sécurité de la Nouvelle Église de l’archevêquesse, du nouveau pape. Plusieurs ordres religieux, en particulier les Jésuites, refusèrent de se soumettre. La plupart furent arrêtés, excommuniés et exécutés, sans opposition. Cependant, plusieurs centaines réussirent à s’échapper et utilisèrent leur réseau pour organiser la résistance contre l’ordre nouveau, une résistance d’abord non violente, puis de plus en plus intense. Beaucoup de Jésuites avaient servi comme officiers-prêtres dans la Pax avant de retourner à la vie cléricale civile, et ils exploitèrent leur savoir-faire militaire pour provoquer des ravages dans le système. Le pape Urbain XVI et ses conseillers de la Flotte de la Pax étudièrent les options qui s’offraient à eux. Déjà la défaite écrasante des Extros par la Grande Croisade avait été retardée pour plusieurs raisons : les harcèlements incessants du capitaine de Soya, le besoin d’envoyer des unités de la Flotte vers une douzaine de mondes afin de réprimer les rébellions provoquées par la maladie contagieuse d’Énée, les exigences logistiques du piège préparé dans le système de T’ien Shan, et maintenant ces autres rébellions sans rapport avec le reste. L’amiral Marusyn ayant conseillé d’ignorer l’hérésie de l’archevêquesse jusqu’à ce que les autres objectifs politiques et militaires soient atteints, le pape Urbain XVI et son secrétaire d’État, Lourdusamy, décidèrent de détourner vingt archanges, trente-deux croiseurs ancien style, huit vaisseaux de transport et cent vaisseaux-torches vers le système de Tau Ceti, même s’il devait s’écouler plusieurs semaines de déficit de temps avant que les vieux vaisseaux à propulsion Hawking n’arrivent. Une fois regroupés dans ce système, le corps expéditionnaire devait triompher de la résistance des spationefs rebelles, se mettre en orbite autour de TC2, exiger l’immédiate reddition de l’archevêquesse et de tous ceux qui la soutenaient et, s’ils n’arrivaient pas à exécuter cet ordre, scorifier autant de régions de la planète qu’il le faudrait pour détruire l’infrastructure de la Nouvelle Église. Après cela, des dizaines de milliers de marines descendraient pour occuper les centres urbains qui subsisteraient, et rétablir le pouvoir de la Pax et de sa Sainte Mère l’Église. Sur Mars, dans le système de l’Ancienne Terre, la rébellion avait empiré, en dépit des bombardements effectués depuis l’espace et des constantes incursions militaires lancées des vaisseaux en orbite. Deux mois standard plus tôt, le gouverneur Clare Palo et l’archevêque Robeson étaient tous deux morts de leur vraie mort lors d’une attaque nucléaire suicide contre le palais où ils s’étaient exilés, sur Phobos. La réaction de la Pax avait été terrifiante : des astéroïdes déviés de la ceinture proche et lancés sur Mars, un bombardement intensif au plasma, et des attaques nocturnes aux lances qui tranchèrent dans la nouvelle tempête de sable planétaire soulevée par les chutes d’astéroïdes comme autant de projecteurs mortels s’entrecroisant sur le désert gelé. Les rayons de la mort auraient été plus efficaces, mais la Flotte de la Pax voulait faire de Mars un exemple qui soit bien visible. Les résultats ne furent pas exactement ceux que la Pax escomptait. L’environnement terraformé de Mars, devenu précaire après des années de médiocre entretien, s’effondra. L’atmosphère ne fut plus respirable que dans le Bassin d’Hellas et quelques autres poches basses. Les océans disparurent, s’évaporèrent lorsque la pression atmosphérique chuta ou gelèrent de nouveau aux pôles et dans la sous-croûte de permafrost. Les arbres et les plantes les plus grandes moururent ; seuls les cactus croquants indigènes et les vergers de bradberries s’accrochaient encore à la vie dans un vide presque total. Les tempêtes de sable dureraient des années, rendant tout simplement impossible l’envoi de patrouilles des marines de la Pax sur Mars. Mais les Martiens, surtout les militants palestiniens, s’étaient adaptés à cette vie et préparés à cette éventualité. Ils se blottissaient dans leurs trous, tuaient les soldats de la Pax quand ils atterrissaient, et attendaient. Les missionnaires du Temple qui vivaient dans les autres colonies martiennes préconisèrent vivement une adaptation nanotech définitive aux conditions planétaires originelles. Des milliers et des milliers de personnes relevèrent le défi, permettant aux machines moléculaires de transformer leur ADN et leur corps en harmonie avec la planète. Fait plus inquiétant encore pour le Vatican, des batailles spatiales éclatèrent lorsque les vaisseaux qui avaient autrefois appartenu à la supposée défunte Machine de Guerre Martienne sortirent de leur cachette, dans la lointaine ceinture de Kuiper, et entamèrent une série d’attaques surprises sur les convois de la Flotte de la Pax traversant le système de l’Ancienne Terre. Le pourcentage de morts fut de cinq pour un en faveur de la Flotte, mais ces pertes étaient inacceptables et poursuivre des opérations militaires sur Mars coûtait un prix fou. L’amiral Marusyn et les chefs d’état-major conseillèrent à Sa Sainteté de mettre fin à ces pertes en laissant, pour le moment, la planète se détériorer. L’amiral assura à Sa Sainteté que rien ne pourrait s’en échapper. Il fit remarquer que, n’importe comment, il ne restait plus rien de vraiment valable dans le système de l’Ancienne Terre, maintenant que Mars était intenable. Le pape écouta, mais refusa d’autoriser la retraite. À chaque conférence, le cardinal Lourdusamy soulignait l’importance symbolique de la présence de la Pax dans ce système-là. Sa Sainteté décida d’attendre avant de prendre sa décision. L’hémorragie de vaisseaux, d’hommes, d’argent et d’équipements continua. Sur Mare Infinitus, l’arrivée du virus d’Énée exacerba la rébellion ancienne des contrebandiers sous-mariniers, des pêcheurs braconniers et des centaines de milliers d’indigènes obstinés qui avaient toujours refusé la croix. Les grandes zones de pêche devinrent, à peu de chose près, interdites aux flottes non escortées par la Pax. Les bateaux robots et les plates-formes flottantes isolées furent attaqués et coulés. On vit de plus en plus de léviathans gueule-de-lampe mortels dans les basses eaux, et l’archevêquesse Jane Kelley s’emporta contre les autorités de la Pax qui n’arrivaient pas à résoudre le problème. Quand l’évêque Melandriano lui conseilla la modération, Kelley l’excommunia. Melandriano déclara que les Mers du Sud se séparaient de la Pax et de l’Église, et des milliers de fidèles suivirent ce chef charismatique. Le Vatican envoya d’autres vaisseaux de la Flotte de la Pax, mais ils ne pouvaient pas faire grand-chose pour apaiser ces luttes à quatre participants entre les rebelles, les forces de l’archevêquesse, celles de l’évêque et les gueules-de-lampe. Au milieu de toute cette confusion et de tout ce carnage, le message d’Énée voyageait à la vitesse de la parole et de la communion secrète. La rébellion, à la fois violente et spirituelle, flambait partout. Sur les mondes où Énée s’était rendue : Ixion, Patawpha, Amritsar et Groombridge Dyson D ; sur Tsingtao-Hsishuang Panna où la nouvelle d’un rassemblement de non-chrétiens sur d’autres planètes créa d’abord une panique, puis une résistance féroce à tout ce qui venait de la Pax ; sur Deneb Drei où la République de Jamnu déclara que le port d’un cruciforme serait puni de décollation ; sur Fuji où le message d’Énée fut d’abord apporté par des renégats du Mercantilus de la Pax et se propagea comme un incendie planétaire dévastateur ; sur le monde désertique de Vitus-Gray-Balianus B. où l’enseignement d’Énée arriva par des réfugiés d’Amertume de Sibiatu et fut renforcé par la prise de conscience que le mode de vie de la Pax détruirait leur culture à jamais, le peuple de l’Hélice du Spectre d’Amoiete menait le combat. La ville de Keroa Tambat fut libérée dès le premier mois de la lutte, et la base de la Pax, à Bombasino, devint une forteresse assiégée. Le commandant Solznykov demanda de l’aide à grands cris, mais le Vatican et les commandants de la Flotte, occupés ailleurs, lui ordonnèrent d’être patient et menacèrent de l’excommunier s’il ne mettait pas fin à la rébellion par ses propres moyens. Solznykov le fit, mais pas d’une manière que la Flotte de la Pax et Sa Sainteté auraient approuvée : il conclut avec les armées de l’Hélice du Spectre d’Amoiete un traité de paix dans lequel il était dit que les forces de la Pax n’interviendraient dans les campagnes qu’avec la permission des indigènes. En échange, la base de Bombasino obtenait le droit de continuer à vivre. Solznykov, le colonel Vinara et les autres chrétiens fidèles à l’Église attendirent le châtiment inéluctable de la Pax et du Vatican, mais des civils modifiés par Énée, appartenant à l’Hélice du Spectre, venaient faire leur marché à Bombasino, parlaient aux soldats, mangeaient et buvaient avec eux, se mêlaient aux hommes et aux femmes de la Pax découragés, leur racontaient leur histoire et leur offraient de participer à la communion. Beaucoup acceptèrent. Cela, bien sûr, n’était que la plus minuscule tranche des événements qui se déroulaient sur des centaines de mondes de la Pax durant cette dernière et triste nuit que je passai sur T’ien Shan. Je n’avais aucune intuition de ces événements, bien sûr, mais si cela avait été le cas, si j’avais déjà maîtrisé le savoir-faire et la discipline qui permettent d’apprendre ces choses par l’entremise du Vide qui Lie, je ne m’y serais pas intéressé. Énée avait aimé un autre homme. Ils s’étaient mariés. Elle devait toujours l’être, mariée… elle n’avait parlé ni de divorce ni de mort. Elle avait eu un enfant. J’ignore pourquoi ma négligence ne provoqua pas une chute mortelle durant ces heures de folie, sur l’arête gelée de Jo-Kung et de Hsuan-k’ung Ssu. Pour finir, je retrouvai la raison et rentrai par la ligne de crête, en rappel sur les cordes statiques, si bien que je pus rejoindre Énée aux premières lueurs de l’aube. Je l’aimais. Elle était ma chère amie. J’aurais donné ma vie pour la protéger. Une occasion de le prouver me serait offerte ce jour-là, inévitablement créée par les événements qui se déroulèrent peu après mon retour au Temple en Suspens dans les Airs et notre départ vers l’est. L’aube ne s’était pas levée depuis longtemps que déjà, dans le vieux gompa niché au pied du Phallus de Shiva, le cardinal Mustafa, l’amiral Marget Wu, le père Farrell, l’archevêque Brèque, le père LeBlanc, Radamanthe Némès et ses deux clones se réunirent pour discuter. En réalité, ce furent les humains qui tinrent conférence pendant que Némès, sa sœur et son frère restaient silencieux, devant la fenêtre, à regarder les nuages tourbillonnant autour du Lac de la Loutre, sous le pic de Shivling. — Et vous êtes sûre que le vaisseau dévoyé, le Raphaël, a été éliminé ? dit le grand inquisiteur. — Absolument certaine, répondit l’amiral Wu. Bien qu’il ait détruit sept de nos archanges avant d’être abattu. (Elle secoua la tête.) de Soya était un brillant tacticien. Quand il devint apostat, ce fut vraiment l’œuvre du Mauvais. Le père Farrell se pencha sur la table en bois de bonsaï ciré. — Et il n’y a aucun risque que de Soya ou l’un des autres ait survécu ? L’amiral Wu haussa les épaules. — C’était presque une bataille en orbite. Nous avons laissé le Raphaël pénétrer dans l’espace cislunaire avant d’activer notre piège. Des milliers de débris, surtout de nos infortunés vaisseaux, ont pénétré dans l’atmosphère. Aucun membre de nos équipages n’a survécu, semble-t-il, du moins aucune balise n’a été détectée. Si des ennemis s’en sont tirés, il y a beaucoup de chances pour que leurs nacelles soient tombées dans les océans toxiques. — Pourtant…, commença l’archevêque Brèque. C’était un homme silencieux, cérébral et circonspect. Wu paraissait épuisée et irritée. — Votre Éminence, dit-elle vivement en s’adressant à Brèque, mais les yeux tournés vers Mustafa, nous pouvons régler la question si vous nous permettez d’envoyer des vaisseaux de descente, des glisseurs et des VEM dans l’atmosphère. Brèque cligna des yeux. — Non, rétorqua Mustafa, nous avons l’ordre de dissimuler toute présence militaire jusqu’à ce que le Vatican nous ordonne de passer à la dernière étape de notre capture de la fille. Wu sourit avec une amertume apparente. — La bataille d’hier soir a dû rendre cet ordre quelque peu obsolète, fit-elle doucement. Notre présence militaire a été plutôt frappante. — Oui, reconnut le père LeBlanc. Je n’avais jamais rien vu de pareil. L’amiral Wu s’adressa à Mustafa. — Votre Excellence, les habitants de cette planète n’ont pas d’armes à énergie, pas de détecteurs de propulsion Hawking, pas de défenses orbitales, pas de détecteurs gravitoniques… bon sang, ils n’ont pas de radar ou de système de communication, semble-t-il. Nous pouvons envoyer des vaisseaux de descente ou des avions de combat dans l’atmosphère pour chercher les survivants sans même qu’ils le sachent. Ce serait moins indiscret que le combat au laser d’hier soir et… — Non, dit le cardinal Mustafa, et il était impossible de douter du caractère définitif de sa décision. (Le grand inquisiteur releva la manche de sa robe pour regarder son chronomètre.) Le courrier-drone du Vatican doit arriver d’un instant à l’autre avec l’ordre final d’appréhender le vecteur de contagion appelé Énée. Rien ne doit compliquer cette opération. Le père Farrell frotta ses joues maigres. — Tokra, le Régent, m’a appelé ce matin par le canal com que nous lui avons alloué. Il semble que leur précieux et précoce petit Dalaï-Lama ait disparu… Brèque et Leblanc levèrent les yeux, surpris. — Peu importe, dit Mustafa, visiblement au courant. Rien n’importe pour le moment, sauf recevoir le dernier feu vert de cette mission et arrêter Énée. (Il regarda l’amiral Wu.) Et je vous ordonne de dire à la Garde Suisse et aux officiers des marines qu’il ne faut faire aucun mal à la jeune femme. Wu hocha la tête d’un air las. On le lui avait ordonné de multiples fois depuis des mois. — Quand croyez-vous que le drone va nous parvenir ? demanda-t-elle au cardinal. Radamanthe Némès et ses deux clones se redressèrent et s’avancèrent vers la porte. — Le temps de l’attente est terminé, dit Némès avec un sourire sur ses lèvres minces. Nous allons vous rapporter la tête d’Énée. Le cardinal Mustafa et les autres se levèrent comme un seul homme. — Arrêtez ! beugla le grand inquisiteur. Nous n’avez pas reçu l’ordre de bouger. Némès sourit et se tourna vers la porte. Tous les prêtres se mirent à crier. L’archevêque Jean-Daniel Brèque se signa. L’amiral Wu sortit son pistolet à fléchettes de son holster. Le reste arriva trop vite pour qu’on puisse le percevoir. L’air parut devenir flou. Némès, Scylla et Briarée qui étaient sur le seuil de la porte, à huit mètres de la table, disparurent, et en une seconde, trois statues de mercure miroitant surgirent parmi les silhouettes en robe noire ou rouge, debout autour de la table. Scylla intercepta l’amiral Marget Wu avant qu’elle ait pu lever son pistolet à flèchettes. Un bras chromé s’estompa. La tête de Wu tomba sur la table polie. Le corps décapité resta debout durant quelques secondes, une impulsion nerveuse aléatoire ordonna aux doigts de la main droite de se refermer et le pistolet à fléchettes tira, brisant les pieds de la lourde table et fendant le sol dallé en un millier d’endroits. Le père Leblanc s’interposa entre Briarée et l’archevêque Jean-Daniel Brèque. La forme argentée et floue éviscéra Leblanc. Brèque laissa tomber son verre et courut dans la pièce voisine. Brusquement Briarée disparut, ne laissant derrière lui qu’une douce implosion d’air là où la forme floue se trouvait une seconde auparavant. Un cri bref retentit dans l’autre pièce, interrompu presque avant d’avoir jailli. Mustafa recula devant Radamanthe Némès. Elle s’avançait d’un pas lorsqu’il en faisait un en arrière. Le champ flou qui l’entourait disparut, mais elle ne parut pas plus humaine ou moins menaçante pour autant. — Soyez maudite, chose immonde, murmura le cardinal. Allez-y, je n’ai pas peur de mourir. Némès haussa un sourcil. — Bien sûr que non, Votre Excellence. Mais vous changerez peut-être d’avis si je vous dis que nous allons jeter ces corps… et cette tête… (elle montra du doigt les yeux de Marget Wu qui venaient juste de cesser de cligner et regardaient maintenant dans le vide, tel un aveugle) dans l’océan acide, afin qu’aucune résurrection ne soit possible. Le cardinal Mustafa atteignit le mur et s’arrêta. Némès n’était plus qu’à deux pas de lui. — Pourquoi faites-vous cela ? demanda-t-il d’une voix ferme. Némès haussa les épaules. — Nos priorités divergent à partir de maintenant. Êtes-vous prêt, grand inquisiteur ? Le cardinal fit le signe de croix et dit un acte de contrition hâtif. Némès sourit de nouveau, son bras droit et sa jambe droite devinrent des membres argentés miroitants, et elle s’avança. Mustafa la regarda, stupéfait. Elle n’allait pas le tuer. Avec des mouvements trop rapides pour être détectés, elle lui cassa le bras gauche, puis le droit, lui faucha les deux jambes d’un coup de pied, les brisant en morceaux, puis l’aveugla avec deux doigts qui s’arrêtèrent juste avant de pénétrer dans le cerveau. Jamais le grand inquisiteur n’avait poussé un tel rugissement de douleur. Il entendit tout de même la voix de Némès, toujours monotone et désincarnée. — Je sais que le doc-en-boîte du vaisseau de descente, ou celui du Jibril, va vous réparer, dit-elle. Nous leur avons envoyé le signal. Ils seront là dans quelques minutes. Quand vous verrez le pape et ses parasites, dites-leur que ceux auxquels je dois rendre compte n’ont pas envie que la fille vive. Nous nous en excusons, mais il faut qu’elle meure. Et dites-leur de faire attention, à l’avenir, de ne pas agir sans le consentement de tous les éléments du Centre. Adieu, Votre Excellence. J’espère que le doc du Jibril pourra vous faire repousser des yeux. Ce que nous sommes sur le point de faire vaudra la peine d’être vu. Mustafa entendit des pas, le bruit de la porte-glissière, puis rien que les cris de quelqu’un qui souffrait horriblement. Il lui fallut plusieurs minutes pour se rendre compte que c’était lui qui hurlait ainsi. Quand je revins au Temple en Suspens dans les Airs, les premières lueurs de l’aube perçaient le brouillard, mais la matinée restait sombre, pluvieuse et froide. J’avais fini par prendre suffisamment le dessus sur ma détresse et ma distraction pour effectuer avec une grande prudence ma descente en rappel des lignes statiques, et heureusement car plusieurs fois les freins du matériel de rappel glissèrent sur la ligne enrobée de glace et j’aurais fait une chute mortelle si les cordes de sécurité ne m’avaient pas arrêté. Énée était réveillée, habillée et prête à partir lorsque j’arrivai. Elle avait son anorak thermique, son harnais et ses bottes d’escalade. A. Bettik et Lhomo Dondrub étaient pareillement équipés, et les deux hommes portaient à l’épaule des paquets longs, enveloppés dans du nylon, et qui paraissaient lourds. Ils partaient avec nous. D’autres étaient là pour nous dire adieu, Théo, Rachel, la Dorje Phagmo, le Dalaï-Lama, George Tsarong, Jigme Norbu, ils semblaient tristes et inquiets. Énée avait l’air lasse ; j’étais sûr qu’elle n’avait pas dormi plus que moi. Nous faisions une belle paire d’aventuriers fatigués. Lhomo s’avança et me tendit l’un des longs colis empaquetés dans du nylon. Il était lourd, mais je le mis à l’épaule sans poser de question ni me plaindre. Je pris le reste de mon équipement, répondis aux questions de Lhomo sur l’état des cordes de la ligne de crête, tout le monde pensait que j’étais allé en reconnaissance, puis je reculai pour contempler mon amie, ma bien-aimée. Quand elle me lança un regard scrutateur, je répondis d’un hochement de tête. Tout va bien. Je vais bien. Je suis prêt à partir. Nous parlerons de cela plus tard. Théo pleurait. Je compris que c’était une séparation grave… nous ne nous reverrions peut-être pas, même si Énée avait dit aux deux autres femmes que tout le monde serait réuni avant la tombée de la nuit, mais j’étais trop engourdi émotionnellement et trop épuisé pour réagir. Je m’écartai un moment du groupe pour respirer à fond et me reconcentrer. J’aurais probablement besoin de tous mes esprits pour survivre, dans les heures à venir. L’ennui quand on est passionnément amoureux, pensai-je, c’est que cela vous prive de beaucoup trop de sommeil. Nous partîmes par la plate-forme est, descendîmes au trot la corniche glacée, passâmes devant les cordes que je venais d’utiliser et atteignîmes la fissure sans incident. Les bonsaïs et les champs de coupe semblaient anciens et irréels dans le brouillard glacé mouvant, les branches sombres dégouttaient sur nos têtes quand elles surgissaient brusquement de la brume. Le bruit des cours et des chutes d’eau me parut plus fort que dans mes souvenirs lorsqu’à notre gauche le torrent bondit dans le vide du haut du dernier surplomb. Les cordes fixées aux replis les plus élevés de la fissure étaient vieilles et moins fiables, aussi Lhomo prit-il la tête, suivi par Énée, puis A. Bettik, et je passai en dernier. Je remarquai que notre ami l’androïde grimpait aussi rapidement et efficacement qu’il l’avait toujours fait, malgré l’absence de main gauche. Une fois arrivés en haut, nous nous retrouvâmes au-delà du point le plus éloigné de mon excursion nocturne, la crevasse barrait le sentier de la ligne de crête que j’avais emprunté. Les difficultés devinrent sérieuses lorsque nous nous engageâmes sur le versant sud de la montagne dans le plus étroit des chemins, par des corniches usées, des effleurements rocheux, parfois un glacier, et des pentes d’éboulis. La ligne de crête, au-dessus de nous, n’était qu’un sérac couvert de neige mouillée et lourde, surplomb glacé impossible à parcourir. Nous avancions en silence, sans même un chuchotement, conscients que le moindre bruit pouvait déclencher une avalanche qui nous balaierait en une seconde de ces rebords larges d’une dizaine de centimètres. Pour finir, quand le chemin devint trop rude, nous nous encordâmes en faisant courir la ligne dans les mousquetons et en attachant une corde double à nos harnais composés d’un réseau de sangles. Maintenant, si l’un de nous tombait, il serait retenu, ou nous tomberions tous. Avec Lhomo pour guide, marchant plus vigoureusement que jamais, franchissant avec confiance des abîmes remplis de brouillard et des crevasses glacées que j’aurais hésité à affronter, je pense que le fait d’être attachés nous rassurait. Je ne connaissais toujours pas notre destination. Je savais que la grande crête qui venait de K’un Lun et passait devant Jo-Kung se prolongeait encore sur quelques kilomètres pour finir par descendre, soudain et d’une manière dramatique, sur plusieurs kilomètres avant de disparaître dans les nuages toxiques. Durant certaines semaines, au printemps, les marées et les caprices de l’océan et des nuages abaissaient suffisamment le niveau des vapeurs toxiques pour que la chaîne en émerge, permettant aux caravanes de marchandises, aux pèlerins, aux moines, aux voyageurs, et aux simples curieux de se rendre, à l’est de l’Empire du Milieu, jusqu’au T’ai Shan, le Grand Pic de la région, le point habitable le plus inaccessible de la planète. On disait que les moines qui vivaient sur le T’ai Shan ne revenaient jamais dans l’Empire du Milieu ou en aucun autre point des Montagnes du Ciel ; depuis un nombre inconnu de générations, ils consacraient leurs vies aux tombes, aux gompas, aux cérémonies et au temple mystérieux du plus sacré des sommets. En cette saison d’intempéries, je me rendis compte que si nous commencions à descendre, nous ne saurions pas que nous avions quitté les nuages tourbillonnant de la mousson pour les vapeurs toxiques bouillonnantes avant que l’air empoisonné ne nous tue. Nous ne descendîmes pas. Après plusieurs heures d’un voyage presque silencieux, nous atteignîmes le précipice situé à la frontière occidentale de l’Empire du Milieu. Le T’ai Shan n’était pas visible ; bien que les nuages se soient un peu éclaircis, on n’apercevait pas grand-chose, sauf la paroi rocheuse mouillée, le brouillard tournoyant et le paysage de nuages qui nous entourait. Là, sur le bord occidental du monde, il y avait une large corniche et nous nous assîmes avec soulagement pour sortir les casse-croûte de nos sacs et boire l’eau de nos gourdes. Les minuscules plantes succulentes qui recouvraient ces prairies de montagnes deviendraient tumescentes en se gorgeant de la première humidité apportée par la mousson. Lorsque nous eûmes mangé et bu, Lhomo et A. Bettik commencèrent à défaire nos trois gros ballots. Énée ouvrit la fermeture Éclair de son sac, qui semblait plus lourd que ceux des hommes. Je ne fus pas surpris par ce que contenaient ces trois paquets, du nylon, des cadres et des supports en alliage, des gréements, et dans celui d’Énée, d’autres choses du même genre ainsi que les deux combinaisons-peaux et les deux respirateurs que j’avais emportés du vaisseau et complètement oubliés. Je soupirai et regardai vers l’est. — Alors nous allons essayer de gravir le T’ai Shan. — Oui, répondit Énée. Elle se mit à ôter ses vêtements. A. Bettik et Lhomo détournèrent les yeux, mais je sentis mon cœur cogner de colère à l’idée que d’autres hommes voyaient mon aimée nue. Je me contrôlai, préparai l’autre combinaison-peau et commençai à enlever mes propres vêtements, les pliant pour les ranger dans mon sac au fur et à mesure que j’ôtais chaque couche. L’air était froid et le brouillard visqueux sur ma peau. Lhomo et A. Bettik assemblèrent les paravoiles pendant qu’Énée et moi nous nous habillions, les combinaisons-peaux étaient exactement cela, presque une seconde peau, mais le harnais et l’appareil du respirateur ménageaient un peu notre pudeur. Le capuchon épousait plus la tête que le casque d’un scaphandre et collait mes oreilles contre mon crâne. Les filtres ne laissaient passer que la transmission par filcoms : ils les capteraient lorsque nous serions réellement hors de l’atmosphère. Avec les pièces que nous avions transportées, Lhomo et A. Bettik assemblèrent quatre deltaplanes. Comme pour répondre à ma question non formulée, Lhomo dit : — Je peux seulement vous montrer les courants ascendants et m’assurer que vous atteignez bien le jet-stream. Il me serait impossible de survivre à cette altitude. Et je n’ai pas envie de me rendre sur le T’ai Shan alors qu’il y a si peu de chances d’en revenir. Énée toucha le bras de l’homme puissant. — Il n’y a pas de mots pour vous exprimer notre reconnaissance, de bien vouloir nous guider jusqu’au jet-stream. Le hardi volant rougit vraiment. — Et A. Bettik ? demandai-je en m’apercevant que je parlais de notre ami comme s’il n’était pas là. (Alors je me tournai vers l’androïde et lui dis :) Et vous ? Il n’y a pour vous ni combinaison-peau ni respirateur. A. Bettik sourit. J’avais toujours trouvé que ces rares sourires étaient l’expression humaine la plus imprégnée de sagesse que j’aie jamais vue… même si l’homme à la peau bleue n’était pas « techniquement » humain. — Vous oubliez, H. Endymion, répondit-il, que j’ai été conçu pour supporter un peu plus de sévices que le corps humain moyen. — Mais la distance…, commençai-je. Le T’ai Shan était à plus de cent kilomètres de là, et même si nous atteignions le jet-stream, nous serions pendant presque une heure dans un air raréfié… beaucoup trop ténu pour être respiré. A. Bettik attacha le dernier gréement de son deltaplane, une jolie chose avec une grande aile bleue de près de dix mètres d’envergure, et dit : — Si nous avons assez de chance pour couvrir cette distance, j’y survivrai. Je hochai la tête et allai m’introduire dans le harnais de mon cerf-volant, sans poser d’autres questions, sans regarder Énée, sans lui demander pourquoi nous devions, tous les quatre, risquer notre vie de cette manière, quand soudain mon amie surgit à mes côtés. — Merci, Raul, dit-elle assez fort pour que tous l’entendent. Tu fais tout cela pour moi, par amour et par amitié. Je te remercie du plus profond de mon cœur. Je fis un geste, brusquement incapable de parler, gêné qu’elle me remercie alors que les deux autres étaient prêts à sauter aussi dans le vide pour elle. Mais elle n’avait pas fini de parler. — Je t’aime, Raul, dit Énée en se dressant sur la pointe des pieds pour m’embrasser sur la bouche. (Elle recula, me regarda, et ses yeux noirs étaient insondables.) Je t’aime, Raul Endymion, je t’ai toujours aimé, je t’aimerai toujours. Je restai perplexe et confondu tandis que nous nous enfermions dans les agrès de nos paravoiles, à l’ultime bord du néant. Lhomo fut le dernier à s’attacher. Avant, il passa de A. Bettik à Énée et à moi, vérifiant notre gréement, et chaque écrou, boulon, amarrage de tension et fixation de nos cerfs-volants. Satisfait, il hocha respectueusement la tête en direction de A. Bettik, s’attacha dans son propre appareil à l’aile rouge, avec une rapidité née d’une longue pratique et d’une immense discipline, puis s’avança vers le bord de l’escarpement. Même les plantes succulentes ne poussaient plus sur ce dernier mètre, comme si elles avaient peur de tomber. Je savais que c’était mon cas. Le rebord rocheux s’inclinait en pente raide rendue glissante par la pluie. Le brouillard s’était encore refermé sur nous. — Ce sera difficile de se voir les uns les autres dans cette soupe, dit Lhomo. Continuez à tracer des cercles vers la gauche. Restez à cinq mètres de celui qui vous précède. Dans le même ordre que notre marche… Énée et son aile jaune, après moi. Ensuite l’homme bleu et sa voile bleue, puis vous, Raul, en vert. Notre plus grand risque, c’est de nous perdre les uns les autres dans les nuages. Énée hocha la tête et dit, laconique : — Je resterai près de votre aile. Lhomo me regarda. — Vous pourrez parler avec Énée par les filcoms de vos combinaisons-peaux, mais cela ne vous aidera pas à vous retrouver. A. Bettik et moi communiquerons par des signaux à bras. Soyez prudents. Ne perdez pas de vue le coucou de l’homme bleu. Si cela vous arrivait, continuez à vous élever en traçant des cercles dans le sens contraire des aiguilles d’une montre jusqu’à ce que vous soyez au-dessus des nuages, et alors, essayez de nous rejoindre. Faites des cercles courts tant que vous êtes dans les nuages. Si vous les élargissiez, ce qu’on a tendance à faire en deltaplane, vous heurteriez la paroi. Ma bouche était sèche tandis que je hochai la tête. — Bon, dit Lhomo. Je vous reverrai tous au-dessus des nuages. Alors, je chercherai les thermiques, j’interprèterai le courant ascendant de la paroi et vous conduirai au jet-stream. Je vous ferai ce signal-là – il serra le poing, leva et baissa deux fois le bras – quand il sera temps, pour moi, de vous laisser. Continuez alors à grimper en décrivant des cercles. Restez au cœur du jet-stream. Elevez-vous avec les vents de l’atmosphère supérieure jusqu’à ce que vous pensiez qu’ils vont déchirer vos voiles. Ils le feront peut-être. Mais vous n’aurez aucune chance d’atteindre le T’ai Shan, à moins de rester au centre du jet-stream. Il y a cent onze kilomètres jusqu’au premier épaulement du Grand Pic où vous pourrez enfin respirer de l’air. Nous hochâmes tous la tête. — Puisse le Bouddha sourire à notre folie d’aujourd’hui, conclut Lhomo. Il semblait très heureux. — Amen, dit Énée. Lhomo se retourna sans ajouter un mot et sauta dans le vide. Énée le suivit une seconde plus tard. A. Bettik se pencha en avant dans son harnais, s’écarta de l’escarpement d’un coup de pied et fut avalé par les nuages en une seconde. Je me précipitai pour le rattraper. Soudain, il n’y eut plus de pierre sous mes pieds et je me penchai en avant jusqu’à me retrouver couché sur le ventre, dans mon harnais. Déjà j’avais perdu de vue l’aile bleue de A. Bettik. Les nuages tourbillonnants m’embrouillaient et me désorientaient. Je tirai sur la barre de commande, pour faire virer le deltaplane, comme on me l’avait appris, en essayant de percer le brouillard pour apercevoir l’un des autres appareils. Rien. Tardivement, je m’aperçus que j’avais tourné pendant trop longtemps. Ou bien avais-je interrompu mon cercle trop tôt ? J’amorçai un vol en palier, sentant les courants thermiques pousser le tissu au-dessus de moi sans pouvoir dire si je gagnais vraiment de l’altitude, car j’étais aveugle. Le brouillard ressemblait à une terrible cécité des neiges. Sans réfléchir, je criai, espérant que l’un des autres me répondrait et m’orienterait. Un cri d’homme me revint aussitôt, émis à quelques mètres devant moi. C’était ma propre voix, se réverbérant sur la roche verticale de la paroi que j’étais sur le point de heurter. Némès, Scylla et Briarée vont vers le sud, à pied, en quittant l’enclave de la Pax, au pied du Phallus de Shiva. Le soleil est haut et il y a d’épais nuages, à l’est. De l’enclave de la Pax à Potala, l’ancienne Voie Haute longeant la crête du Koko Nor a été élargie, et une plate-forme spéciale du câble installée à l’endroit d’où le fil métallique de dix kilomètres de long part pour le Palais d’Hiver. Un palanquin spécialement gréé pour les diplomates de la Pax est suspendu aux poulies de la nouvelle plate-forme. Némès se fraie un chemin dans la queue et entre dans le palanquin, ignorant les regards des petites gens en épaisse chuba qui grouillent sur l’escalier et sur la plate-forme. Quand ses clones sont dans la cage, elle relâche les deux freins et envoie le palanquin foncer dans le vide. Des nuages sombres s’élèvent au-dessus de la montagne du Palais. Une escouade de vingt gardes du Palais, portant des hallebardes et de rudimentaires lances à énergie, les accueille sur les marches de la grande terrasse, du côté ouest de la crête du Chapeau Jaune, là où le mur du Palais descend le long du versant est sur plusieurs kilomètres à-pic. Le capitaine de la garde est plein de déférence. — Je vous prie de bien vouloir attendre ici jusqu’à ce que la garde d’honneur qui va vous escorter dans le Palais arrive, Très Honorables Invités, dit-il en s’inclinant. — Nous préférons entrer seuls, répond Némès. Les vingt gardes se ramassent sur eux-mêmes, les lances pointées vers les arrivants. Ils forment un mur solide de fer, de fourrure de zychèvre, de soie et de casques ouvragés. Le capitaine de la garde s’incline encore plus bas. — Je m’excuse de mon indignité, Très Honorables Invités, mais il est impossible d’entrer dans le Palais d’Hiver sans une invitation et une garde d’honneur. Qui vont arriver dans une minute. Si vous voulez bien attendre à l’ombre, sous le toit de la pagode, Honorables Invités, un personnage d’un rang plus élevé que moi et digne de vous accueillir va arriver dans un instant. Némès hoche la tête. — Tuez-les, dit-elle à Scylla et Briarée, et elle s’avance tandis que ses clones changent de phase. Ils se déphasent pendant la longue traversée des nombreux niveaux du Palais, ne passant en temps rapide que pour tuer les gardes et les domestiques. Quand ils sortent par les grands escaliers et arrivent au Pargo Kaling, la Grande Porte Ouest, de ce côté du pont Kyi Chu, ils tombent sur le Régent qui bloque le chemin avec cinq cents de ses meilleurs gardes du Palais. Quelques-uns de ces combattants d’élite portent des épées et des piques, mais la plupart sont armés d’arbalètes, de carabines gros calibre, de rudimentaires armes à énergie et de fusils à guide d’ondes. — Commandant Némès, dit Tokra en baissant légèrement la tête, mais sans s’incliner pour ne pas perdre de vue la femme qui se tient devant lui. Nous avons appris ce que vous avez fait à Shivling. Vous ne pouvez pas aller plus loin. Tokra fait un signe à quelqu’un posté plus haut, dans les yeux qui brillent sur la tour de Pargo Kaling, et le pont de chrome noir rentre silencieusement dans la montagne. Seuls les grands câbles de suspension demeurent, entourés de fils métalliques coupant comme des rasoirs et oints d’un colloïde qui empêche toute adhérence. Némès sourit. — Qu’allez-vous faire, Tokra ? — Sa Sainteté est à Hsuan-k’ung Ssu, dit le Régent au visage mince. Je sais la raison de votre venue ici. Nous ne pouvons pas vous laisser faire du mal à Sa Sainteté le Dalaï-Lama. Radamanthe Némès sourit plus largement, laissant découvrir toutes ses dents. — De quoi parlez-vous, Tokra ? Vous avez vendu votre cher dieu-petit garçon aux services secrets de la Pax pour trente pièces d’argent. Sommes-nous en train de marchander pour un supplément de vos stupides pièces à six pointes ? Le Régent secoue la tête. — L’accord passé avec la Pax portait que Sa Sainteté ne courait aucun danger. Mais vous… — Nous voulons la tête de la fille. Pas celle de votre lama petit garçon. Ôtez vos hommes de notre chemin ou vous les perdrez. Tokra se retourne et aboie un ordre à ses nombreuses rangées de soldats. Les visages des hommes sont graves tandis qu’ils mettent leur arme à l’épaule. La masse qu’ils forment obstrue la voie menant au pont, bien que celui-ci ne soit plus là. Des nuages sombres bouillonnent dans l’abîme. — Tuez-les tous, ordonna Némès en se déphasant. Lhomo nous avait tous entraînés théoriquement aux commandes d’un deltaplane, mais je n’avais jamais eu l’occasion d’en piloter un. Maintenant que l’escarpement surgissait du brouillard devant moi, je devais faire immédiatement la bonne manœuvre ou je mourrais. On gouvernait l’appareil en manipulant la barre de commande suspendue devant soi ; pendouillant dans mon harnais, je me penchai aussi loin que je le pus sur la gauche en y faisant porter tout mon poids, autant que le grément le permettait. La paravoile vira, mais pas beaucoup, je m’en aperçus aussitôt. L’appareil allait intercepter la paroi rocheuse à un ou deux mètres de l’apogée de son arc. Il y avait une autre série de commandes : des poignées qui vidaient l’air de la surface dorsale sur chacun des bords d’attaque de l’aile, mais cette manœuvre était compliquée, dangereuse, et réservée aux situations critiques. Je voyais distinctement le lichen sur la paroi rocheuse qui se rapprochait. C’était une situation critique. Je tirai de toutes mes forces sur la poignée de secours gauche, le nylon s’ouvrit sur ce côté de la paravoile, telle la fente d’une bourse ; l’aile droite, captant le courant ascendant qui, ici, était fort, vira violemment vers le haut, le deltaplane faillit se retourner à cause de son aile gauche inutile en train de se vider de son air, réduite à sa structure d’aluminium plate, mes jambes furent projetées sur le côté tandis que l’appareil menaçait de caler et de dégringoler dans les rochers, mes bottes raclèrent la pierre et le lichen et, tandis que l’aile tombait presque tout droit, je relâchai la poignée gauche, le tissu à mémoire active de la surface directrice se sutura tout seul en un instant, et je volai de nouveau… mais en chute presque verticale. Les forts courants thermiques qui s’élevaient le long de la paroi happèrent l’appareil comme un ascenseur en train de monter et je fus projeté vers le haut, la barre de commande me frappa la poitrine assez durement pour me faire expulser tout l’air que j’avais dans les poumons, et le deltaplane piqua, grimpa et tenta de décrire une boucle lâche d’un rayon de soixante ou soixante-dix mètres. Je me retrouvai suspendu presque la tête en bas et de nouveau face à la paroi rocheuse, mais cette fois, avec l’appareil et les contrôles en dessous de moi. Les choses allaient mal. J’allais boucler mon cercle sur le versant de la montagne. Je tirai d’un coup sec sur la poignée de secours droite, vidai l’air, dégringolai obliquement en une chute vertigineuse, scellai l’aile et tirai les poignées et la barre de commande tout en déplaçant violemment mon poids afin de rétablir l’équilibre. Les nuages s’étaient écartés suffisamment pour que je voie l’escarpement à vingt mètres sur ma droite tandis que je me débattais avec les courants thermiques et l’appareil pour monter en ligne droite. Je me retrouvai en palier et pilotai le cerf-volant, repartant en spirale vers la gauche, mais soigneusement cette fois, avec infiniment de soin, bien content que la brèche dans les nuages me permette d’évaluer ma distance de l’escarpement, et je me penchai à gauche sur la barre de commande. Soudain, on chuchota à mon oreille : — Hou là là ! C’était amusant à voir. Tu pourrais recommencer ? Je sursautai, puis regardai en l’air. Le triangle jaune vif de la paravoile d’Énée tournait au-dessus de moi, se détachant sur le plafond gris des nuages. — Non, merci, dis-je, laissant les filcoms de la gorge de ma combinaison-peau capter ma sous-vocalisation. Je pense que je me suis suffisamment donné en spectacle. (Je levai de nouveau les yeux vers elle.) Pourquoi es-tu là ? Où est A. Bettik ? — On s’est rencontrés au-dessus des nuages, on ne t’a pas vu et je suis redescendue te chercher, dit simplement Énée. Sa voix, transmise par les filcoms, semblait douce à mon oreille. Je fus pris de nausée, plus à l’idée qu’elle risquait tout en faisant cela, qu’au souvenir de mes violentes acrobaties. — Je vais bien, rétorquai-je d’un ton bourru. Fallait juste que je sente le courant ascendant de l’arête. — Ouais. Il est traître. Pourquoi ne pas me suivre ? Je le fis, ne laissant pas mon orgueil entrer en concurrence avec ma survie. C’était difficile de ne pas perdre son aile jaune de vue dans le brouillard changeant, mais plus facile que de voler en aveugle près de l’escarpement. Elle semblait sentir exactement où était la paroi rocheuse, faisant passer nos cercles à cinq mètres de celle-ci afin d’y attraper le centre fort des thermiques, ne venant jamais trop près sans jamais s’en éloigner outre mesure. En quelques minutes, nous sortîmes des nuages. J’avoue que cette expérience me coupa le souffle ; d’abord l’air s’éclaircit lentement, puis la lumière du soleil jaillit tandis que je m’élevais au-dessus de la couche nuageuse comme un nageur émergeant d’une mer blanche, grimaçant dans la lumière éclatante, plongé dans la liberté aveuglante du ciel bleu et d’une vue de tous côtés apparemment infinie. Seuls les pics et les lignes de crête les plus élevés dépassaient de l’océan de nuages : le T’ai Shan d’un blanc scintillant, si loin à l’est, le Heng Shan presque équidistant au nord, notre chaîne de Jo-Kung s’élevant comme la lame d’un rasoir au-dessus de la marée nuageuse, couraient vers l’ouest, la crête du K’un Lun, muraille lointaine, se déployait du nord-ouest au sud-est, et là-bas, loin au bord du monde, surgissaient les brillants sommets de Chomo Lori, le mont Parnasse, le Kangchengjunga, le mont Koya, le mont Kalais, et d’autres que je ne pouvais identifier sous cet angle. A. Bettik décrivait des cercles, non loin de moi, et me fit signe que tout allait bien. Je pointai aussi le pouce vers le ciel et levai les yeux pour voir Lhomo faire des signaux à bras, à cinquante mètres au-dessus de nous : Montez. Continuez à décrire des cercles courts. Suivez-moi. C’est ce que nous fîmes, Énée grimpant aisément pour reprendre son poste derrière Lhomo, l’aile bleue de A. Bettik traçant des cercles qui croisaient ceux qu’elle avait faits en montant, et moi, formant l’arrière-garde quinze mètres plus bas, à cinquante mètres de l’androïde. Lhomo semblait savoir exactement où se trouvaient les courants thermiques… parfois nous tournions plus à l’ouest, attrapions l’ascendant et élargissions nos cercles pour retourner à l’est. Parfois, nous avions l’air de décrire des cercles sans monter, mais alors je regardais le Heng Shan, au nord, et m’apercevais que nous avions gagné plusieurs centaines de mètres d’altitude. Lentement, nous montions et lentement, nous progressions vers l’est, bien que le T’ai Shan fût encore à quatre-vingts ou quatre-vingt-dix kilomètres. Il faisait plus froid et respirer devenait plus difficile. Je scellai la dernière parcelle de mon masque à osmose et inhalai de l’O2 pur tandis que nous grimpions. La combinaison-peau se resserra sur moi, agissant comme un scaphandre pressurisé et un costume chauffant. Je vis que Lhomo frissonnait dans sa chuba en zychèvre et ses lourdes mitaines. Il y avait de la glace sur l’avant-bras nu de A. Bettik. Et nous décrivions toujours des cercles ascensionnels. Le ciel fonça, la vue devint plus incroyable : le lointain Nanda Devi au sud-ouest, l’Helgafell encore plus loin au sud-est, et le Pic de Harney derrière le Shivling, apparurent au-dessus de la courbure de la planète. Pour finir, Lhomo en eut assez. Un moment plus tôt, j’avais descellé le clair masque à osmose de mon capuchon pour voir comment était l’air, tenté d’inhaler ce qui ressemblait au vide absolu et rescellé rapidement la membrane. Je ne comprenais pas comment Lhomo faisait pour respirer, penser et fonctionner à cette altitude. Il nous fit signe de continuer à décrire des cercles plus élevés sur le courant thermique qu’il avait trouvé, nous adressa l’ancien geste signifiant « bonne chance » – l’extrémité du pouce et celle de l’index jointes pour former un cercle – puis vida l’air ténu de son deltaplane pour se laisser tomber comme un faucon en piqué. En quelques secondes, l’aile rouge était à un millier de mètres en dessous de nous et fonçait vers la ligne de crête, à l’ouest. Nous continuâmes à décrire des cercles et à monter, perdant parfois le courant ascendant, puis le retrouvant de nouveau. Nous étions poussés vers l’est par les bords inférieurs du jet-stream, alors nous suivîmes le dernier conseil de Lhomo et résistâmes à la tentation de nous tourner vers notre destination ; nous n’avions pas encore assez d’altitude ou de vent arrière pour accomplir le trajet de quatre-vingts kilomètres. Rencontrer le jet-stream, ce fut comme entrer brusquement, en kayak, dans des rapides écumants. L’appareil d’Énée franchit le bord la première, je vis le tissu jaune vibrer comme s’il était pris dans une forte bourrasque, et la superstructure en aluminium se cabra violemment. Puis A. Bettik et moi, nous y entrâmes ; alors, nous ne pûmes que nous maintenir à l’horizontale, face à la barre de commande, dans le harnais qui se balançait, tout en continuant à décrire des cercles ascendants. — C’est dur, dit la voix d’Énée dans mon oreille. L’appareil veut s’en arracher et aller vers l’est. — Il ne faut pas, haletai-je, ramenant le deltaplane dans le vent de front. Je fus projeté plus haut par un grand courant ascensionnel vertical. — Je sais, répliqua la voix tendue d’Énée. J’étais à cent mètres en dessous d’elle, mais je la vis se débattre avec la barre de commande, les jambes droites, ses petits pieds pointés vers l’arrière comme ceux d’un plongeur. Je regardai autour de moi. Le soleil brillant était entouré d’un halo de cristaux de glace. Les lignes de crête étaient presque invisibles, les sommets des pics les plus hauts à des kilomètres en dessous de nous. — Comment A. Bettik s’en tire-t-il ? demanda Énée. Je me tortillai et m’efforçai de le voir. L’androïde décrivait un cercle au-dessus de moi. Ses yeux semblaient fermés, mais je le voyais manipuler sa barre de commande. Sa peau bleue luisait de givre. — Bien, je pense. Énée ? — Oui ? — La Pax pourrait-elle, à Shivling ou en orbite, capter nos transmissions par les filcoms ? — Non, haleta Énée. (Même avec les masques à osmose et la matrice de respirateur tissée dans les combinaisons-peaux, l’air était ténu et froid.) Les filcoms ont une portée très courte. Un demi-kilomètre, au pire. — Alors, restons proches l’un de l’autre. Je tentai de gagner quelques centaines de mètres avant que l’ouragan presque silencieux qui me ballottait n’expédie vers l’est le cerf-volant hurlant. Quelques minutes s’écoulèrent. Nous ne pouvions plus résister au puissant courant de ce fleuve d’air. Le thermique ne faiblit pas, il mourut, et nous nous retrouvâmes à la merci du jet-stream. — Allons-y ! cria Énée, oubliant que son plus léger murmure était audible dans mon écouteur. Je vis A. Bettik ouvrir les yeux et me signaler d’un geste que tout allait bien. Au même instant, mon deltaplane s’arracha au courant thermique et fut entraîné vers l’est. Même avec l’atténuation des sons, nous avions l’impression de traverser l’air en rugissant à une vitesse si incroyable qu’elle en devenait audible. L’aile jaune d’Énée partit comme la flèche d’une arbalète. La bleue de A. Bettik la suivit. Je me bagarrai avec les commandes, compris que je n’avais pas la force de modifier ma course d’un seul degré et me contentai de tenir bon tandis que nous filions vers l’est et vers le bas dans le fleuve d’air qui nous pilonnait. Le T’ai Shan scintillait devant nous, mais nous perdions rapidement de l’altitude et le versant de la montagne était encore très loin. À des kilomètres en dessous de nous, dissimulés par la mer de nuages blancs de la mousson, les nuées verdâtres de phosgène de l’océan planétaire acide bouillonnaient, invisibles, et nous attendaient. Dans le système de T’ien Shan, les autorités de la Pax étaient déconcertées. Quand le capitaine Wolmak reçut, à bord du Jibril, l’étrange signal d’alarme pulsé émanant de l’Enclave de la Pax, à Shivling, il essaya d’appeler le cardinal Mustafa et ses compagnons, mais n’obtint aucune réponse. En quelques minutes, il y expédia un vaisseau de descente avec deux douzaines de marines, et deux médics. Le rapport lancé en liaison montante par faisceau étroit n’éclaira pas la situation. La salle de conférences de leur gompa-enclave était dans un état effrayant… tout éclaboussée de sang et de viscères humains. Le seul corps à peu près entier était celui du grand inquisiteur, estropié et aveuglé. Ils identifièrent l’ADN des plus grosses éclaboussures de sang artériel et trouvèrent que c’était celui du père Farrell. Le reste appartenait à l’archevêque Brèque et à son assistant, LeBlanc. Mais pas de cadavres. Pas de cruciformes. Les médics diagnostiquèrent que le cardinal Mustafa était dans le coma, en profond état de choc, et quasiment mort ; ils firent tout ce qu’ils purent pour stabiliser son état avec leurs trousses de terrain et demandèrent des ordres. Devait-on laisser le grand inquisiteur mourir pour qu’il soit ressuscité, ou le confier au doc-en-boîte du vaisseau de descente et tenter de le sauver, en sachant qu’il faudrait plusieurs jours avant qu’il reprenne conscience et puisse décrire l’attaque ? Ou bien le médic pouvait-il le mettre dans le caisson de survie, utiliser des médicaments pour le tirer du coma et l’interroger quelques minutes… pendant lesquelles le patient subirait d’atroces souffrances et serait sur le point de mourir ? Wolmak leur ordonna d’attendre et contacta par faisceau étroit l’amiral Lempriere, le commandant du corps expéditionnaire. Hors du système de T’ien Shan, à plusieurs UA de distance, la quarantaine de vaisseaux qui s’étaient battus avec le Raphaël secouraient les survivants des archanges définitivement mis hors service et attendaient le drone papal, ainsi que le vaisseau-robot du TechnoCentre qui devait mettre la population de la planète en animation suspendue. Ni l’un ni l’autre n’arrivèrent. Lempriere était tout proche, à quatre minutes-lumière, et le faisceau étroit prendrait le même temps pour l’atteindre et le faire passer en quatrième, mais Wolmak n’avait pas d’autre option. Il attendit pendant que son message sortait à pleine vitesse du système. À bord du vaisseau amiral, le Raguel, Lempriere se trouva dans une situation délicate ; il ne disposait que de quelques minutes pour décider du sort de Mustafa. S’il laissait le grand inquisiteur mourir, il faudrait probablement deux jours pour que sa résurrection réussisse. Le cardinal souffrirait peu. Mais la cause de cette attaque… le gritche, les indigènes, les disciples du monstre Énée, des Extros… resterait un mystère. Lempriere mit dix secondes à se décider, mais le faisceau étroit prit quatre minutes aller, et quatre minutes retour. — Que les médics le stabilisent, transmit-il à Wolmak, à bord du Jibril, en orbite autour de la planète de montagnes. Installez-le dans le caisson de survie du vaisseau de descente. Sortez-le du coma et interrogez-le. Quand nous en saurons assez, que l’autochirurgien fasse son diagnostic. Si c’est plus rapide de le ressusciter, laissez-le mourir. — Oui, oui, amiral, dit Wolmak quatre minutes plus tard, et il retransmit l’ordre aux marines. Pendant ce temps, ceux-ci avaient élargi leur champ d’investigation en utilisant leurs paquetages à réaction de VEM pour fouiller les falaises verticales autour du Phallus de Shiva. Ils balayèrent au radar de profondeur le Rhan Tso, le lac de la Loutre comme on l’appelait, et n’y décelèrent ni loutre ni cadavres de prêtres. Il y avait eu une garde d’honneur de douze marines dans l’enclave, plus le pilote du vaisseau de descente, mais ces hommes et ces femmes avaient aussi disparu. On trouva du sang et des viscères, et on en identifia l’ADN, ce qui éclaira le sort de la plupart des disparus, mais on ne découvrit pas leurs corps. — Devons-nous étendre nos recherches au Palais d’Hiver ? demanda le lieutenant responsable de l’opération. Tous les marines avaient reçu l’ordre spécifique de ne pas déranger les habitants de la planète, surtout le Dalaï-Lama et ses gens, avant que le vaisseau du TechnoCentre ne soit arrivé pour mettre la population en sommeil. — Attendez une minute, dit Wolmak. Il voyait que le rapporteur moniteur de l’amiral Lempriere était allumé. Le disque com de son réseau de commande clignotait aussi. C’était l’officier de renseignements du Jibril, en bas, dans la bulle de détection. — Oui ? — Mon capitaine, nous avons monitoré visuellement le palais et ses environs. Il s’est passé quelque chose de terrible. — Quoi ? demanda sèchement Wolmak. Cela ne ressemblait pas à l’un des membres de son équipage d’être aussi vague. — Nous l’avons raté, mon capitaine, dit l’officier des services secrets. (C’était une femme jeune mais intelligente, Lempriere le savait.) Nous utilisions les optiques pour surveiller le territoire autour de l’Enclave. Mais regardez ça… Wolmak tourna un peu la tête pour observer la fosse holo qui se remplissait d’une image ; il savait que celle-ci était aussi transmise par faisceau étroit à l’amiral. Le côté est du Palais d’Hiver, à Potala, vu de quelques centaines de mètres au-dessus du pont Kyi Chu. Le tablier rétractable avait disparu. Mais sur les marches et les terrasses s’étageant entre le palais et le pont, et sur des saillies étroites du gouffre qui bâillait entre le palais et le monastère de Drepung, il y avait des douzaines de corps, des centaines, ensanglantés et démembrés. — Mon Dieu, dit le capitaine Wolmak et il se signa. — Nous avons identifié la tête du Régent, Tokra Reting, parmi les morceaux de cadavres, fit la voix calme de l’officier des services secrets. — La tête ? répéta Wolmak, qui s’aperçut que son exclamation superflue avait été envoyée à l’amiral avec tout le reste de sa transmission. Dans quatre minutes, l’amiral Lempriere saurait que Wolmak faisait des commentaires stupides. Tant pis. — Y avait-il un autre personnage important ? demanda-t-il. — Négatif, mon capitaine. Mais ils sont en train de transmettre sur différentes fréquences radio. Wolmak haussa un sourcil. Jusqu’à maintenant, le Palais d’Hiver avait gardé le silence sur ses émetteurs radio et son faisceau étroit. — Que disent-ils ? — C’est en mandarin et en tibétain post-hégiriens, mon capitaine, répondit l’officier. (Mais, rapidement, elle poursuivit.) Ils sont paniqués, mon capitaine. Le Dalaï-Lama a disparu. Ainsi que le chef de la sécurité de l’enfant lama. Le général Surkhang Sewon Chempo, le chef de la garde du Palais, est mort… ils ont confirmé que son corps décapité a été trouvé, là. Wolmak jeta un coup d’œil à sa montre. L’émission sur faisceau étroit était à mi-chemin du vaisseau de l’amiral. — Qui a fait cela ? Le gritche ? — Je ne sais pas, mon capitaine. On m’a dit qu’il y avait des caméras partout. Nous allons visionner les films. — Faites. (Wolmak ne pouvait pas attendre plus longtemps. Il lança un message sur faisceau étroit au lieutenant des marines.) Lieutenant, allez au palais. Voyez ce qui s’y passe. Je vais envoyer cinq autres vaisseaux de descente, des VEM de combat et un hélicoptère militaire. Cherchez les corps de l’archevêque Brèque, du père Farrell ou du père LeBlanc. Ainsi que du pilote et de la garde d’honneur, bien sûr. — Oui, mon capitaine. La liaison du faisceau étroit passa au vert. L’amiral était en train de recevoir la dernière transmission. Trop tard pour attendre ses ordres. Wolmak envoya un message aux deux astronefs de la Pax les plus proches, des vaisseaux-torches postés au-delà de la lune extérieure, et leur ordonna de se mettre en état d’alerte et de décélérer pour se placer en orbite synchrone avec le Jibril. Il aurait peut-être besoin de leur puissance de feu. Wolmak avait déjà vu l’œuvre du gritche, et l’idée que cette créature puisse apparaître sur son vaisseau lui donnait la chair de poule. Il prit contact, par faisceau étroit, avec le capitaine Samuels, à bord de son vaisseau-torche, le V.S.S. Saint-Bonaventure. — Carol, dit-il à l’image du capitaine très surpris, mettez-vous en espace tactique, je vous prie. Wolmak se brancha sur le système et se retrouva debout au-dessus de la planète nuageuse scintillante de T’ien Shan. Samuels apparut soudain à côté de lui dans les ténèbres étoilées. — Carol, il se passe quelque chose, là, en bas. Je pense que, peut-être, le gritche est encore en cavale. Si le Jibril cesse soudain de vous transmettre de l’information, ou si nous commençons à crier d’une manière incohérente… — Je lancerai trois bateaux de marines. — Négatif. Scorifiez le Jibril. Immédiatement. Le capitaine Samuels cligna des yeux. Comme le clignotant du rapporteur flottant montrait que le vaisseau amiral envoyait un message sur faisceau étroit, Wolmak sortit le l’espace tactique. Le message était bref. « J’ai surgyré le Raguel pour effectuer un saut dans le système, juste au-delà du puits gravitationnel critique de T’ien Shan. » Le visage maigre de l’amiral Lempriere était grave. Wolmak ouvrit la bouche pour élever une protestation, puis se rendit compte que celle-ci arriverait presque trois minutes après le saut en propulsion Hawking, et il garda le silence. Un saut de ce type dans un système était horriblement dangereux, il y avait une chance sur quatre, au moins, pour qu’ils aient un désastre sur les bras, mais il comprit que l’amiral avait besoin de se trouver à proximité de ses sources d’information, et ses ordres furent immédiatement exécutés. Doux Jésus, pensa Wolmak, le grand inquisiteur réduit à l’impuissance, l’archevêque et les autres disparus, le palais de ce Dalaï-Lama à la con transformé en fourmilière qu’on a bourrée de coups de pied. Et ce putain de gritche. Où est le courrier-drone qui devait nous amener les ordres du pape ? Où est ce vaisseau du Centre qu’on nous avait promis ? Comment les choses ont-elles pu empirer ainsi ? — Capitaine ? C’était le médic en chef des marines du corps expéditionnaire qui envoyait un message de l’infirmerie du vaisseau de descente. — Au rapport. — Le cardinal Mustafa a repris conscience, mon capitaine… il est toujours aveugle, bien sûr… et souffre horriblement, mais… — Passez-le-moi ! Un terrible visage emplit la holosphère. Le capitaine Wolmak sentit tous ceux qui étaient sur le pont reculer. La figure du grand inquisiteur était ensanglantée. Ses dents, découvertes par le cri qu’il poussait, étaient rouge vif. Dans ses orbites déchirées et vides, il ne restait que des lambeaux de tissu organique arraché et des ruisselets de sang. Tout d’abord, le capitaine ne put distinguer le mot du hurlement. Mais il finit pas comprendre ce que le cardinal criait : « Némès ! Némès ! Némès ! » Les machines appelées Némès, Scylla et Briarée continuent vers l’est. Tous trois restent en changement de phase, oublieux des quantités atterrantes d’énergie que cela consomme. Celle-ci leur vient d’ailleurs. Ce n’est pas leur problème. Toute leur existence n’avait pour but que cette heure-ci. Après le massacre qui s’est déroulé hors du temps sous la porte ouest de Pargo Kaling, ils se dirigent vers la tour, Némès en tête, et franchissent l’abîme par les grands câbles de métal qui maintiennent le pont suspendu. Tous trois traversent au trot la place du marché de Drepung, trois silhouettes mobiles se déplaçant dans l’air épaissi, ambré, passent devant des formes humaines figés sur place. Sur celle de Phari, les milliers de statues humaines achetant, flânant, riant, discutant, se bousculant, amènent un sourire sur les lèvres minces de Némès. Elle pourrait les décapiter tous sans qu’ils soient, le moins du monde, avertis de leur destruction. Mais elle a un objectif. À la crête du Phari, gare de jonction de la voie du câble, tous trois se déphasent, sinon la friction sur le câble poserait problème. Scylla, la Voie Haute du nord, émet Némès sur la bande commune. Briarée, le pont du milieu. Moi, je prends la voie du câble. Ses clones hochent la tête, miroitent et disparaissent. Le maître du câble s’avance pour protester parce que Némès a bousculé les douzaines de passagers qui faisaient la queue. C’est une heure de pointe. Radamanthe Némès saisit le maître du câble et le lance par-dessus le bord de la plate-forme. Une douzaine d’hommes et de femmes en colère foncent vers elle en criant, résolus à le venger. Némès saute de la plate-forme et saisit le câble. Elle n’a ni poulie, ni frein, ni harnais d’escalade. Elle change uniquement de phase les paumes de ses mains inhumaines et descend à toute allure en direction de la crête du K’un Lun. La foule en colère se lance sur le câble et la prend en chasse… une douzaine, deux douzaines, plus. Beaucoup d’entre eux aimaient bien le maître du câble. Némès ne met que la moitié du temps habituel pour franchir le grand abîme séparant les crêtes du Phari et du K’un Lun. Elle freine maladroitement à l’arrivée et s’écrase sur le roc, changeant de phase au dernier instant. Elle s’arrache au trou qu’elle a creusé dans la paroi, maintenant en train de s’effondrer, et retourne au câble. Les poulies gémissent lorsque les premiers poursuivants descendent les cent derniers mètres en donnant de la bande. D’autres s’échelonnent jusqu’à l’horizon, perles noires sur un fil mince. Némès sourit, change ses deux mains de phase, lève les bras et rompt le câble. Elle s’étonne que peu parmi cette douzaine d’hommes et de femmes condamnés à mort crient en glissant du câble qui se tord. Némès trotte jusqu’aux lignes statiques, grimpe à main levée et puis les arrache toutes, cordes d’ascension, cordes de rappel, cordes de sécurité, toutes. Cinq membres armés de la police de Hsi wangmu lui font face sur la ligne de crête, juste au sud du glissoir. Elle ne change de phase que son avant-bras gauche et les envoie, d’une pichenette, dans le vide. Tournée vers le nord-est, Némès passe en vision infrarouge et télescopique ; elle zoome sur le grand pont de bambou-bonsaï qui se balance et relie les promontoires de la Voie Haute entre la crête du Phari et celle du K’un Lun. Pendant qu’elle regarde, le pont s’effondre : les lattes, les lianes et les câbles se tordent en se repliant vers la ligne de crête ouest, la partie la plus basse tombe dans les nuages de phosgène. C’est fait, émet Briarée. Combien y en avait-il dessus ? demande Némès. Beaucoup. Briarée coupe la communication. Une seconde plus tard, Scylla se connecte. Le pont du nord est abattu. Je détruis la Voie Haute au fur et à mesure que j’avance. Bien, émet Némès. Je vous retrouve à Jo-Kung. Tous trois se déphasent en traversant la crevasse habitée, à JoKung. Il tombe une pluie fine, les nuages sont aussi épais que le brouillard d’été. La mince chevelure de Némès est collée à son front et elle remarque que Scylla et Briarée présentent le même aspect. La foule s’écarte pour les laisser passer. La route de corniche menant au Temple en Suspens dans les Airs est vide. Némès est en tête lorsqu’ils arrivent au dernier petit pont suspendu avant la corniche qui court sous l’escalier montant au Temple. C’est le premier artefact restauré par Énée, un simple tablier de vingt mètres qui se balance au-dessus d’une fissure étroite, entre des flèches de dolomie s’élevant à mille mètres au-dessus des rochers escarpés les plus bas et de la cime des nuages empoisonnés, et maintenant, ceux de la mousson s’enflent autour de la structure qui dégouttent. Invisible dans les nuées denses, quelque chose attend sur la corniche, de l’autre côté du pont. Némès passe en imagerie thermique et sourit quand elle voit qu’aucune chaleur ne rayonne de la grande silhouette. Elle lui envoie un signal radar généré par son front et étudie l’image : trois mètres de haut, des épines, des doigts en forme de lame, quatre mains géantes, une carapace qui réfléchit parfaitement le radar, des lames pointues sur la poitrine et sur le front, pas de respiration, des barbelés acérés sur les épaules et des pointes de fer sur le front. Parfait, émet Némès. Parfait, acquiescent Scylla et Briarée. La silhouette, à l’autre extrémité du pont ruisselant, n’émet aucune réponse. Nous réussîmes à atteindre la montagne à quelques mètres près. Une fois tombés de la partie la plus basse du jet-stream, notre descente fut régulière et irréversible. Il y avait quelques thermiques au-dessus de l’océan de nuages et beaucoup de courants descendants ; nous avions parcouru la première moitié de la trouée de cent kilomètres en quelques minutes d’une accélération saisissante, la seconde fut une descente effrayante. Tantôt j’étais certain que nous réussirions avec plus de champ qu’il n’en fallait, tantôt plus certain encore que nous allions tomber dans les nuages de phosgène, sans même voir nos morts s’élever pour nous envelopper avant que les ailes de nos appareils frappent la mer acide. Nous pénétrâmes bien dans des nuages, mais c’étaient ceux de la mousson, des nuages de vapeur d’eau, des nuages respirables. Nous volions tous trois aussi proches que nous le pouvions les uns des autres, delta bleu, delta jaune, delta vert, le métal et le tissu de nos ailes se touchant presque, car nous avions bien plus peur de nous perdre de vue et de mourir seul que de nous heurter et de tomber ensemble. Énée et moi avions le comfil, mais nous ne nous parlâmes qu’une seule fois durant cette descente pleine d’incertitude. Le brouillard s’était épaissi, j’apercevais à peine son aile jaune à ma gauche et je me disais : Elle a eu un enfant… elle a épousé quelqu’un d’autre… elle a aimé un autre homme, quand j’entendis sa voix dans l’écouteur de ma combinaison : — Raul ? — Oui, ma grande. — Je t’aime, Raul. J’hésitai l’espace de quelques battements de cœur, mais le vide émotionnel qui m’avait tiraillé un moment plus tôt fut balayé par un élan d’affection pour ma jeune amie et mon aimée. — Je t’aime, Énée. Nous fûmes emportés plus profondément dans l’obscurité. Je crus sentir une odeur âcre dans le vent… la lisière des nuages de phosgène ? — Ma grande ? — Oui, Raul. Sa voix était un chuchotement dans mes oreilles. Nous avions tous deux ôté nos masques à osmose, je le savais… bien qu’ils nous aient, probablement, protégés du phosgène. Nous ignorions si A. Bettik pouvait respirer le poison. S’il en était incapable, le plan tactique que nous avions élaboré, Énée et moi, consistait à resceller nos masques, à tenter d’atteindre les bords de la montagne avant d’arriver à la mer acide, à remonter la pente en traînant l’androïde et à le sortir de l’air empoisonné… si nous le pouvions. Nous savions tous deux que notre projet était peu convaincant – le radar de bord, durant ma descente sur cette planète, m’avait montré que la plupart des pics et des arêtes tombaient à pic sous la couche de nuages de phosgène et qu’il ne s’écoulerait que quelques minutes entre notre entrée dans les nuages empoisonnés et notre chute dans la mer –, mais il valait mieux avoir un plan que de s’en remettre au destin. Entre-temps, nous avions relevé nos masques et respirions l’air frais tant que nous le pouvions. — Ma grande, dis-je, si tu sais ce qui va arriver… si tu as vu ce que tu crois être ta… — Ma mort ? Elle termina la phrase pour moi. Je n’arrivais pas à dire cela tout haut. Je hochai stupidement la tête. Elle ne pouvait pas me voir au travers des nuages qui nous séparaient. — Il n’y a que des possibilités, Raul, poursuivit-elle doucement. Celle que je connais, la plus probable, n’est pas celle-ci. Ne t’inquiète pas, je ne vous aurais pas demandé, à tous les deux, de venir avec moi si j’avais pensé que c’était… ça. Il y avait de l’humour dans sa voix, derrière la tension. — Je sais, dis-je, bien content que A. Bettik ne puisse pas capter notre conversation. Je ne pensais pas à cela. (Je m’étais dit que, peut-être, elle savait que l’androïde et moi réussirions, mais pas elle. Je ne le croyais plus maintenant. Aussi longtemps que mon destin serait mêlé au sien, je pouvais accepter n’importe quoi.) Je me demandais juste pourquoi nous devions filer de nouveau, ma grande. J’en ai assez de fuir devant la Pax. — Moi aussi. Et fais-moi confiance, Raul, nous ne ferons pas que cela. Oh, merde ! Cela ne constituait pas une remarque de messie digne d’être citée, mais en une seconde je vis la raison de son cri. Un versant rocheux était apparu à vingt mètres devant nous, de grandes pierres visibles entre des pentes d’éboulis, et des falaises à pic. A. Bettik arriva le premier, tira sur sa barre de commande à la dernière minute et libéra ses pieds des étriers du gréement en utilisant le deltaplane comme un parachute. Il rebondit deux fois sur ses bottes et rabattit rapidement l’appareil en se dégageant brutalement du harnais. Lhomo nous avait montré de nombreuses fois combien il était important, sur les lieux d’atterrissage dangereux et éventés, de se séparer rapidement de la paravoile pour qu’elle ne vous entraîne pas par-dessus un rebord. Et là, il y en avait nettement un par-dessus lequel on pouvait être entraîné. Énée atterrit la deuxième, et moi quelques secondes après. Je commis l’atterrissage le plus maladroit des trois, rebondissant trop, retombant presque dans le vide, me tordant la cheville sur des petites pierres et tombant à genoux pendant que la paravoile heurtait violemment un gros rocher qui fit plier le métal et déchira l’étoffe. L’appareil bascula en arrière et essaya de me précipiter par-dessus le bord de l’escarpement, juste comme Lhomo nous l’avait dit, mais A. Bettik s’agrippa aux traverses, Énée saisit l’espar gauche qui se brisa une seconde plus tard, et ils stabilisèrent le deltaplane assez longtemps pour que j’arrive avec difficulté à sortir de mon harnais et fasse quelques pas vacillants, afin de m’écarter du naufrage, en tirant mon sac derrière moi. Énée s’agenouilla à mes pieds, sur les rochers froids et humides, défit ma botte et examina ma cheville. — Je ne pense pas qu’elle soit gravement foulée. Elle enflera peut-être un peu, mais tu devrais pouvoir marcher. — Bien, dis-je stupidement, conscient seulement de ses mains nues sur ma cheville. Puis je sursautai un peu lorsqu’elle vaporisa quelque chose de froid, sorti de son médipac, sur la chair tuméfiée. Ils m’aidèrent tous deux à me relever, nous rassemblâmes notre équipement, et commençâmes, bras dessus bras dessous, à gravir la pente glissante vers l’endroit où les nuages rougeoyaient le plus. Nous émergeâmes à la lumière du soleil, sur les pentes sacrées du T’ai Shan. J’avais ôté mon masque et rejeté mon capuchon, mais Énée me suggéra de garder ma combinaison. J’enfilai ma veste thermique pour me sentir moins nu, et remarquai que mon amie faisait de même. A. Bettik se frottait les bras et je vis que le froid avait gelé sa chair au point de la rendre presque blanche. — Ça va ? lui demandai-je. — Très bien, H. Endymion. Mais quelques minutes de plus à cette altitude… Je baissai les yeux et regardai les nuages, à l’endroit où nous avions replié et laissé les appareils endommagés. — Je suppose que nous n’allons pas repartir de cette montagne avec les deltaplanes. — Exact, dit Énée. Regarde. Nous étions passés des champs de grosses pierres et des pentes d’éboulis à des plateaux herbus entre de grands escarpements, prairies de plantes succulentes où s’entrecroisaient les chemins de zychèvres et les gués. Des ruisseaux de glace fondue coulaient faiblement sur les rochers, mais il y avait des ponts faits de dalles de pierre. Au loin, quelques bergers nous regardaient poursuivre notre ascension d’un air impassible. Après un tournant en épingle à cheveux, nous vîmes, enlevant les yeux, des temples de pierre blanche sur des remparts gris. Les bâtiments scintillants – lumineux sous les étendues de glace blanc-bleu et les pentes neigeuses qui montaient jusqu’au zénith bleu et disparaissaient à la vue – ressemblaient à des autels. Ce qu’Énée nous montrait du doigt, c’était une grande pierre blanche qui se dressait au bord du sentier ; un poème était gravé sur sa paroi polie : À quoi pourrais-je comparer le Grand Pic ? Il domine les provinces environnantes, Et sa teinte bleu-vert jamais ne s’atténue. Infusées par le Façonneur du pouvoir croissant de la divinité, Ses pentes, à l’ombre et au soleil, séparent la nuit du jour. Je grimpe vers les nuages, la poitrine haletante, Les yeux fixés sur les oiseaux qui rentrent chez eux Un jour, j’atteindrai son sommet sans égal, Et embrasserai tous les monts d’un seul coup d’aile. Tu Fu, dynastie T’ang, Chine, Ancienne Terre. C’est ainsi que nous entrâmes dans Tai’an, la Cité de la Paix. Sur les pentes s’égrenaient des douzaines de temples, des centaines de boutiques, d’auberges et de maisons particulières, d’innombrables sanctuaires et une rue animée avec des étals que des stores en tissu coloré protégeaient du soleil. Les gens d’ici étaient beaux à voir – cette expression est insuffisante, mais c’est la seule qui convienne, je pense –, tous avaient des cheveux noirs, des yeux brillants, des dents étincelantes, une peau saine, et un maintien, un pas, vigoureux et fiers. Leurs habits, de soie et de coton teints de vives couleurs, étaient d’une élégance simple, et il y avait beaucoup, beaucoup de moines en robes orange et rouge. On leur aurait pardonné s’ils nous avaient dévisagés, personne ne venait à T’ai Shan durant la mousson, mais tous les regards que je vis étaient chaleureux et tranquilles. Beaucoup de ceux qui se trouvaient dans la rue se pressèrent autour de nous, saluant Énée par son nom et touchant sa main ou sa manche. Je me souvins alors qu’elle était déjà venue ici. Énée attira notre attention sur la grande dalle de pierre blanche qui recouvrait un coteau, au-dessus de la Cité de la Paix. Sur sa face polie, on avait gravé en immenses caractères chinois, nous expliqua-t-elle, le Sutra du Diamant : l’une des principales œuvres de la philosophie bouddhiste qui rappelait au moine et au passant la nature ultime de la réalité, symbolisée par l’étendue vide de ciel bleu suspendue au-dessus de leurs têtes. Énée nous signala aussi la Première Porte Céleste, aux abords de la Cité, une gigantesque arche de pierre sous un toit rouge de pagode où commençait l’escalier de vingt sept mille marches montant vers le Sommet de Jade. Chose incroyable, notre arrivée était prévue. Dans le grand gompa, au centre de la Cité de la Paix, plus de mille deux cents moines en robe rouge assis en tailleur attendaient patiemment Énée. Le lama l’accueillit avec un profond salut, elle aida le vieil homme à se remettre debout et le serra dans ses bras, puis A. Bettik et moi nous assîmes d’un côté de l’estrade basse couverte de coussins, pendant qu’Énée s’adressait à la multitude. — J’ai dit, au printemps dernier, que je reviendrai à cette époque, dit-elle d’une voix douce, parfaitement claire dans ce grand espace dallé de marbre, et mon cœur se réjouit de vous revoir tous. Ceux qui ont communié à moi durant ma dernière visite, ont découvert, je le sais, la vérité du langage des morts et du langage des vivants ; certains d’entre eux ont appris à entendre la musique des sphères et, bientôt, je vous le promets, apprendront à faire le premier pas. « Ce jour est, à beaucoup d’égards, un triste jour, mais notre futur est radieux d’optimisme et de changement. Je suis très honorée que vous m’ayez permis d’être votre maître. Je suis très honorée que vous ayez bien voulu partager avec moi cette exploration d’un univers dont la richesse dépasse notre imagination. (Elle fit une pause et nous regarda.) Voici mes compagnons… mon ami A. Bettik et mon aimé, Raul Endymion. Ils ont partagé toutes les épreuves du plus long voyage de ma vie, et ils vont participer au pèlerinage d’aujourd’hui. En vous quittant, nous franchirons les trois Portes du Ciel, nous entrerons dans la Bouche du Dragon et, si le Bouddha et les destins du chaos le veulent, nous rendrons visite à la Princesse des Nuages d’Azur et visiterons le Temple de l’Empereur de Jade. Énée s’arrêta de nouveau pour regarder les têtes rasées, les yeux noirs et brillants. Ce n’étaient pas des fanatiques religieux, je le vis, ni des serviteurs stupides ou des ascètes masochistes, mais des rangs et des rangs de jeunes hommes et femmes, intelligents, éveillés, qui devaient poser des questions. Je dis « jeunes », mais parmi les visages juvéniles et frais, il y avait beaucoup de barbes grises et de rides discrètes. — Mon cher ami le Lama me dit qu’il y en a encore d’autres qui veulent, aujourd’hui, entrer en communion avec le Vide qui Lie. Une centaine, environ, des moines assis aux premiers rangs s’agenouillèrent. Énée hocha la tête. — Qu’il en soit ainsi, dit-elle doucement. Le Lama apporta des flacons de vin et de simples coupes de bronze, en grand nombre. Avant de remplir les coupes ou de se piquer le doigt pour en tirer des gouttes de sang, Énée dit : — Mais avant de prendre part à cette communion, je dois vous rappeler qu’il s’agit d’un changement physique, et non spirituel. Votre quête individuelle de Dieu ou de l’Éveil doit juste rester cela… votre quête individuelle. Ce changement n’apportera pas le satori ou le salut. Il sera seulement… un changement. Ma jeune amie leva un doigt, le doigt qu’elle allait piquer pour en tirer du sang. — Dans les cellules de mon corps se trouvent des chaînes uniques d’ADN et d’ARN, et certains agents viraux qui envahiront votre organisme en traversant d’abord le tissu digestif de votre estomac, pour aller s’installer dans chaque cellule de votre corps. Ces virus envahisseurs sont somatiques… c’est-à-dire, que vous les transmettrez à vos enfants. « J’ai enseigné à vos maîtres, et ils vous ont enseigné, que ces modifications physiques vous permettront, après un certain apprentissage, de toucher plus directement le Vide qui Lie, et d’apprendre le langage des morts et celui des vivants. Pour finir, avec encore plus d’expérience de vie et d’apprentissage, peut-être entendrez-vous la musique des sphères et mettrez-vous vraiment le pied ailleurs. (Elle leva le doigt plus haut.) Ce n’est pas de la métaphysique, mes chers amis. C’est un agent viral mutant. N’oubliez pas que vous ne pourrez jamais plus porter le cruciforme de la Pax, ni vous ni vos enfants, ni les enfants de leurs enfants. Cette transformation fondamentale au cœur de vos gènes et de vos chromosomes vous interdit à jamais cette forme de longévité physique. « Cette communion ne vous offrira pas l’immortalité, mes chers amis. Elle assure que la mort sera notre fin commune. Je le redis… je ne vous offre pas la vie éternelle ou un satori. Si ce sont ces choses-là que vous désirez le plus, vous les trouverez par vos propres recherches d’ordre religieux. Je vous offre seulement un approfondissement de l’expérience humaine de la vie, et un lien avec les autres, humains ou non, qui ont partagé cet engagement pour en vivre. Il n’y a pas de honte à changer d’avis maintenant. Des obligations, des afflictions et un grand danger attendent ceux qui partagent cette communion et, ce faisant, deviennent eux-mêmes des enseignants du Vide qui Lie, ainsi que des porteurs de ce nouveau virus du choix humain. Énée attendit, mais aucun moine ne bougea ni ne s’en alla. Tous restèrent agenouillés, la tête un peu inclinée, comme en contemplation. — Qu’il en soit ainsi, dit Énée. Je vous souhaite de réussir. Elle se piqua le doigt, fit tomber une goutte de sang dans chaque coupe de vin que lui tendit le Lama le plus âgé. En quelques minutes, les moines firent passer les coupes dans leurs rangs, chacun ne buvant qu’une minuscule gorgée. Je me levai de mon coussin, décidé à me mettre au bout de la file la plus proche de moi et à partager cette communion, mais Énée me fit signe de venir la rejoindre. — Pas encore, mon chéri, chuchota-t-elle à mon oreille en me touchant l’épaule. Je fus tenté de discuter – pourquoi étais-je exclu de ceci ? – mais je retournai à ma place, à côté de A. Bettik. Je me penchai et lui murmurai : — Vous n’avez pas partagé cette prétendue communion ? L’homme bleu sourit. — Non, H. Endymion. Et je ne le ferai jamais. J’allais lui demander pourquoi, mais à cet instant la cérémonie se termina, les mille deux cents moines se relevèrent, Énée marcha parmi eux, bavardant et leur touchant la main, et je compris, au coup d’œil qu’elle me lança par-dessus les crânes rasés, qu’il était temps pour nous de partir. Némès, Scylla et Briarée regardent le gritche, de l’autre côté du pont suspendu, sans changer tout de suite de phase, appréciant la vision en temps réel de leur ennemi. C’est absurde, émet Briarée. Un croque-mitaine pour les enfants. Tout en pointes, en épines et en dents. Que c’est stupide. Dis cela à Gygès, répond Némès. Prêts ? Prêt, émet Scylla. Prêt, émet Briarée. Tous trois changent de phase à l’unisson. Némès voit l’air devenir épais et lourd, la lumière se transformer en sirop sépia, et elle sait que même si le gritche commet l’acte évident, couper les câbles qui soutiennent le pont suspendu, cela ne fera pas de différence : en temps rapide, il faudra des siècles au pont pour commencer à tomber… assez pour que le trio le traverse un millier de fois. En file indienne, Némès en tête, ils le traversent. Le gritche ne change pas de position. Sa tête ne bouge pas pour les suivre. Ses yeux rouges brillent d’une lueur terne, comme du verre cramoisi qui réfléchit le dernier rayon de soleil. Il y a quelque chose de pas normal, ici, émet Briarée. Silence, ordonne Némès. N’utilisez pas la bande commune à moins que je n’établisse le contact. Elle est à moins de dix mètres du gritche et la chose n’a pas réagi. Némès continue à avancer dans l’air épais jusqu’à ce qu’elle mette le pied sur la pierre solide. Sa sœur la suit et se poste à sa gauche. Briarée quitte le pont et vient se mettre à la droite de Némès. Ils sont à trois mètres de la légende d’Hypérion. Qui reste passif. — Écarte-toi ou sois détruit. (Némès se déphase suffisamment longtemps pour parler à la statue de chrome.) Ton temps est passé depuis longtemps. La fille est à nous aujourd’hui. Le gritche ne répond pas. Détruisez-le, ordonna Némès à ses clones, et elle change de phase. Le gritche disparaît en se déplaçant dans le temps. Némès cligne des yeux lorsque les ondes de choc temporel l’atteignent et la traversent, puis inspecte l’environnement figé en utilisant le spectre total de sa vision. Il y a encore quelques êtres humains au Temple Suspendu dans les Airs, mais pas de gritche. Déphasez-vous, ordonne-t-elle et ses clones obéissent aussitôt. Le monde s’éclaircit, l’air bouge et le son revient. — Trouvez-la, dit Némès. Au trot, Scylla se dirige vers l’axe de la Sagesse du Noble Sentier Octuple et monte d’un bond l’escalier menant à la plate-forme de la Compréhension juste. Briarée gagne rapidement l’axe de la Moralité et saute jusqu’à la pagode de la Parole juste. Némès prend le troisième escalier, le plus haut, vers les pavillons de l’Attention juste et de la Méditation juste. Son radar lui montre qu’il y a des gens dans la structure la plus élevée. Elle y arrive en quelques secondes, effectue une scanographie des bâtiments et de la paroi de l’escarpement, à la recherche de salles dissimulées ou de cachettes. Rien. Il y a une silhouette dans le pavillon de la Méditation juste et, un instant, Némès croit que sa quête est terminée, mais bien que cette femme ait presque le même âge qu’Énée, ce n’est pas elle. Quelques autres sont rassemblés dans l’élégante pagode… une très vieille femme que Némès reconnaît comme la Laie du Tonnerre, aperçue à la réception du Dalaï-Lama, le héraut chef de la Sécurité du Palais, Carl Linga William Eiheji, et le petit garçon en personne, le Dalaï-Lama. — Où est-elle ? demanda Némès. Où est celle qui se fait appeler Énée ? Avant que quiconque ait pu parler, le guerrier, Eiheji, plonge la main sous sa cape et lance un poignard à la vitesse de l’éclair. Némès l’esquive aisément. Même sans changer de phase, ses réactions sont plus rapides que celle de la plupart des humains. Mais quand Eiheji sort un pistolet à fléchettes, Némès passe en mode accéléré, s’avance jusqu’à l’homme figé, l’enferme dans son champ de phase et le lance dans l’abîme par la fenêtre ouverte du plafond au plancher. Bien sûr, dès que Eiheji sort du champ, il reste figé en l’air comme un oiseau disgracieux tombé du nid, incapable de voler, mais peu disposé à tomber. Némès se retourne vers le petit garçon et se déphase. Derrière elle, Eiheji crie et plonge hors de vue. La bouche du Dalaï-Lama s’ouvre et ses lèvres dessinent un O. Pour lui et les deux femmes présentes, Eiheji a simplement disparu de l’endroit où il était et a réapparu dans l’air, au-dehors des cloisons shoji ouvertes, comme s’il avait décidé de se téléporter vers sa mort. — Vous ne pouvez pas…, commence la vieille Laie du Tonnerre. — Je vous interdis…, poursuit le Dalaï-Lama. — Vous n’allez pas…, essaie d’enchaîner la femme qui doit être Rachel ou Théo, les compatriotes d’Énée. Némès ne dit rien. Elle passe en mode accéléré, s’avance vers le petit garçon, l’enveloppe dans son champ de phase, le soulève et l’emmène jusqu’à la porte ouverte. Némès ! C’est Briarée qui l’appelle du pavillon de l’Effort juste. Quoi ? Au lieu de s’exprimer sur la bande commune, Briarée utilise l’énergie de réserve pour envoyer une image visuelle. Figé dans l’air sépia, des kilomètres au-dessus d’eux, sa traînée de fusion aussi solide qu’un pilier bleu, un vaisseau spatial est en train de descendre. Déphasez-vous, ordonne Némès. Les moines et le vieux Lama nous emballèrent un pique-nique dans un sac marron. Ils donnèrent aussi à A. Bettik un scaphandre pressurisé d’autrefois, comme ceux que j’avais vus dans le vieux musée de l’espace, à Port Romance, et nous en offrirent deux autres, à Énée et à moi, mais nous leur montrâmes nos combinaisons-peaux, sous nos vestes thermiques. Les mille deux cents moines franchirent la Première Porte Céleste pour nous faire leurs adieux, et deux ou trois mille autres se pressèrent et tendirent le cou pour nous voir partir. Nous étions seuls sur le grand escalier, et grimpions facilement maintenant, A. Bettik avec son casque transparent replié en arrière comme un capuchon, Énée et moi avec nos masques à osmose relevés. Chaque degré faisait sept mètres de large, mais n’était pas haut, et la première partie ne fut pas trop dure grâce aux larges terrasses qui s’étendaient toutes les cent marches. Celles-ci étaient chauffées de l’intérieur, aussi même lorsque nous entrâmes dans la région glacée des neiges éternelles, à mi-chemin du T’ai Shan, l’escalier resta dégagé. En une heure, nous arrivâmes à la Seconde Porte Céleste, le porche de quinze mètre de haut d’une immense pagode rouge, et alors la montée devint plus raide sur la ligne de faille connue sous le nom de Bouche du Dragon. Ici, les vents soufflaient plus fort, la température chuta soudain et l’air devint dangereusement ténu. Nous avions revêtu nos harnais à la Seconde Porte Céleste, et maintenant nous attachâmes nos mousquetons à l’une des cordes de carbone antidiffusant qui couraient de chaque côté, réglant le serrage de la poulie pour qu’elle agisse comme un frein si nous tombions ou si le vent nous balayait de l’escalier, devenu de plus en plus traître. A. Bettik eut recours à son casque et nous fit signe que tout allait bien pendant qu’Énée et moi, nous scellions nos masques à osmose. Nous continuâmes à grimper vers la Porte Sud du Ciel, encore à un kilomètre au-dessus de nous, pendant que le monde s’abaissait de plus en plus autour de nous. C’était la seconde fois en quelques heures qu’un tel paysage se présentait à nos yeux, mais cette fois, nous en profitions toutes les trois cents marches, lorsque nous faisions halte, debout, respirant bruyamment et regardant la lumière de ce début d’après-midi illuminer les grands pics. Tai’an, la Cité de la Paix, était invisible maintenant, à quelque quinze mille marches et plusieurs kilomètres sous les champs de glace et les parois rocheuses entre lesquelles nous avions grimpé. Je pris conscience que les filcoms nous redonnaient un peu d’intimité et je l’interrogeai : — Comment ça va, ma grande ? — Fatiguée, dit Énée, mais elle releva son commentaire d’un sourire, derrière son masque transparent. — Peux-tu m’expliquer où nous allons ? demandai-je. — Au Temple de l’Empereur de Jade, répondit mon amie. Il est au sommet. — Ça, je l’avais deviné, fis-je en posant le pied sur la large marche et en levant l’autre pour la suivante. À cet endroit, l’escalier traversait un surplomb de roche et de glace. Je savais que si je me retournais pour regarder en bas, le vertige me paralyserait. C’était encore bien pire que le deltaplane. — Peux-tu me dire pourquoi nous grimpons jusqu’au Temple de l’Empereur de Jade alors que tout va foutrement mal derrière nous ? — Qu’est-ce que ça signifie foutrement mal ! — Que sans doute, Némès et son engeance nous poursuivent. La Pax va passer à l’attaque. Tout s’effondre. Et nous partons en pèlerinage. Énée hocha la tête. Le vent rugissait maintenant, si ténu que fût l’air, comme lorsque nous montions dans le jet-stream. Chacun de nous, avançant la tête penchée, le dos voûté, donnait l’impression qu’il portait un fardeau pesant. Je me demandais à quoi pensait A. Bettik. — Pourquoi est-ce que nous ne nous contentons pas d’appeler le vaisseau pour foutre le camp d’ici, dis-je. S’il faut sauter, finissons-en tout de suite. Je pouvais voir les yeux noirs d’Énée derrière le masque qui réfléchissait le ciel d’un bleu de plus en plus profond. — Si nous appelions le vaisseau, deux douzaines de croiseurs de la Pax piqueraient sur nous comme des corbeaux harpies. Nous ne pouvons pas le faire avant d’être prêts. Je montrai d’un geste le haut de l’escalier à pic. — Et gravir cela va nous y préparer ? — Je l’espère, dit-elle doucement. J’entendais le bruit râpeux de sa respiration dans mes écouteurs. — Qu’est-ce qu’il y a là-haut, ma grande ? Nous avions atteint la trois centième marche suivante. Tous les trois, nous nous arrêtâmes, haletants, trop fatigués pour apprécier la vue. Nous étions arrivés à la limite de l’atmosphère. Le ciel presque noir était moucheté d’étoiles très brillantes. Je vis l’une des plus petites lunes foncer comme une flèche vers le zénith. Ou était-ce un vaisseau de la Pax ? — Je ne sais pas ce que nous allons trouver, Raul, dit Énée d’une voix lasse. J’entrevois des faits… je rêve de choses, encore et encore… mais la même m’apparaît de manière différente. Je déteste en parler jusqu’à ce que la réalité se présente. Je hochai la tête comme si j’avais compris, mais je mentais. Nous recommençâmes à grimper. — Énée ? — Oui, Raul. — Pourquoi ne m’as-tu pas laissé prendre… tu sais… la communion ? Elle fit la grimace derrière le masque à osmose. — Je déteste appeler ça comme ça. — Je sais, mais c’est ainsi que tout le monde l’appelle. Dis-moi, au moins… pourquoi ne me laisses-tu pas boire le vin ? — Le moment n’est pas encore venu pour toi, Raul. — Pourquoi ? Je sentais la colère et la frustration monter, se mélanger au courant bouillonnant de l’amour que j’éprouvais pour cette femme. — Tu sais, les quatre étapes dont je parle…, commença-t-elle. — Apprendre le langage des morts, puis le langage des vivants… oui, oui, je connais les quatre étapes, dis-je presque dédaigneusement en posant mon pied très réel sur une très matérielle marche de marbre et montant un autre degré de l’escalier infini. Je vis Énée sourire de mon ton. — Ces choses-là ont tendance à… distraire la personne qui les rencontre pour la première fois, dit-elle doucement. J’ai besoin de toute ton attention en ce moment. J’ai besoin de ton aide. Cela, je pouvais le comprendre. Je tendis la main et touchai son dos à travers la veste thermique et le tissu de la combinaison-peau. A. Bettik nous regarda et hocha la tête, comme s’il approuvait notre contact. Je me souvins qu’il ne pouvait pas entendre nos transmissions. — Énée, dis-je doucement, es-tu le nouveau messie ? Je l’entendis soupirer. — Non, Raul. Je n’ai jamais dit que j’étais le messie. Je n’ai jamais voulu être un messie. Pour le moment, je suis seulement une jeune femme fatiguée… j’ai la migraine… et mal au ventre… c’est le premier jour de mes règles… Elle dut me voir cligner des yeux, surpris ou choqué. Eh bien, merde alors, pensai-je, ce n’est pas tous les jours qu’on discute avec le messie pour l’entendre dire qu’elle souffre de ce que les anciens appelaient le syndrome prémenstruel. Énée ricana. — Je ne suis pas le messie, Raul. On m’a seulement choisie pour être Celle qui Enseigne. Et j’essaie de le faire tant… tant que je le peux. Le ton de sa dernière phrase me noua l’estomac d’inquiétude. — D’accord, dis-je. Nous atteignîmes la trois centième marche et fîmes une pause, en respirant plus bruyamment encore. Je levai les yeux. Toujours pas de Porte Sud du Ciel en vue. Bien que nous soyons en milieu de journée, le ciel était noir comme dans l’espace. Un millier d’étoiles brûlaient. Elles clignotaient à peine. Je m’aperçus que le sifflement et le rugissement du jet-stream s’étaient tus. T’ai Shan, le sommet le plus élevée de T’ien Shan, se trouve à la limite de l’atmosphère. Sans nos combinaisons-peaux, nos yeux, nos tympans et nos poumons auraient éclaté comme des ballons trop gonflés. Notre sang aurait bouilli. Nos… Je tentai de penser à autre chose. — Bien, mais si tu étais le messie, quel message apporterais-tu à l’humanité ? Énée rit de nouveau, mais je remarquai que ce petit rire était empreint de réflexion, pas de moquerie. — Si toi, tu étais un messie, dit-elle entre deux respirations, quel serait ton message ? J’éclatai de rire. A. Bettik n’avait pas pu entendre ce bruit dans le manque presque total d’atmosphère, mais il avait dû me voir rejeter la tête en arrière, car il me regarda d’un air perplexe. Je lui fis un signe de la main et dit à Énée : — Je n’en sais foutre rien. — Exactement. Quand j’étais gamine… je veux dire vraiment petite, avant de te rencontrer… je savais déjà qu’il faudrait que j’en passe par là… je me demandais quel message j’allais apporter à l’humanité. En plus des choses que je devais enseigner, je veux dire. Des paroles profondes. Une sorte de Sermon sur la Montagne. Je regardai alentour. Il n’y avait plus de glace ou de neige à cette astronomique altitude. Les marches blanches, dégagées, s’élevaient entre des terrasses de roche noire, à pic. — Eh bien, dis-je, la montagne est là. — Ouais, fit Énée, d’une voix lasse. — Alors, quel message as-tu fini par élaborer ? lui demandai-je plus pour continuer à la faire parler et la distraire que pour entendre la réponse. Cela faisait un bon bout de temps qu’elle et moi nous n’avions pas discuté. Elle sourit. — J’y travaillais sans cesse, j’essayais de le rendre aussi court et aussi essentiel que le Sermon sur la Montagne. Puis je m’aperçus que ce que je trouvais n’était pas bon – comme Oncle Martin dans sa période de poète maniaco-dépressif qui tentait de faire mieux que Shakespeare – et j’ai décidé que mon message devait juste être plus court. — Court, comment ? — Je réduisis mon message à trente-cinq mots. Trop long. Puis à vingt-sept. Encore trop long. Au bout de plusieurs années, je le résumai en dix. Toujours trop long. Pour finir, je le ramenai à trois mots. — Trois mots ? Lesquels ? Nous avions atteint un autre point de repos… la soixante-dixième ou quatre-vingtième fois la trois centième marche. Nous fûmes bien contents de nous arrêter, tout pantelant. Je me penchai pour reposer mes mains gantées sur mes genoux gainés de combinaison-peau et me concentrai pour ne pas vomir. Dans un masque osmose, ce n’était pas recommandé. — Quels étaient ces trois mots ? demandai-je pour récupérer un peu de souffle et entendre la réponse par-dessus les battements de mon cœur et les sifflements de ma respiration. — Refaites votre choix, répondit Énée. J’y réfléchis pendant un moment de halètement. — Refaites votre choix ? répétai-je. Énée sourit. Elle avait retrouvé son souffle et contemplait l’abîme vertical, vision vers laquelle j’avais peur de jeter un simple coup d’œil. Elle semblait y prendre plaisir. Je fus pris d’une terrible envie, amicale, de la jeter dans le vide. La jeunesse. C’est insupportable, parfois. — Refaites votre choix, dit-elle catégoriquement. — Tu as développé un peu la chose ? — Non. Tout y est. Ça doit rester simple. Mais énonce une catégorie et tu verras. — La religion. — Refaites votre choix, insista Énée. Je ris. — Je ne plaisante pas, Raul, fit-elle. Nous repartîmes. A. Bettik semblait perdu dans ses pensées. — Je le sais, ma grande, répondis-je sans en être bien certain. Des catégories… ah… les systèmes politiques. — Refaites votre choix. — Tu ne crois pas que la Pax est l’ultime évolution de la société humaine ? Elle nous a apporté la paix interstellaire, un bon gouvernement et… oh, oui… l’immortalité pour tous ses citoyens. — Il est temps d’en changer. Et puisque tu en viens à parler de l’évolution… — Oui ? — Refaites votre choix. — Qu’est-ce qu’il faut changer ? Le but vers lequel tend l’évolution ? — Non. Notre idée que l’évolution tend vers quelque chose. Et aussi la plupart de nos théories sur l’évolution, d’ailleurs. — Tu es d’accord ou pas avec le pape Teilhard… le pèlerin d’Hypérion, le père Duré… quand il disait, il y a trois siècles, que Teilhard de Chardin avait raison, que l’univers évoluait vers la conscience et l’union à la Divinité ? Ce qu’il appelait le Point Oméga ? Énée me regarda. — Tu as beaucoup lu dans la bibliothèque de Taliesin, on dirait ? — Oui. — Je ne suis pas d’accord avec Teilhard… tant le Jésuite que le pape, qui ne régna guère. Ma mère a connu aussi bien le père Duré que le prétendant actuel, le père Hoyt, tu sais. Je clignai des yeux. Je suppose que je le savais, mais être ainsi ramené à la réalité de ce fait… que les parentés de mon amie remontaient à trois siècles… me troublait un peu. — N’importe comment, poursuivit Énée, la science évolutionnaire en a pris plein la gueule durant le dernier millénaire. D’abord, le Centre s’est énergiquement opposé à toute investigation dans ce sens parce qu’il avait peur des manipulations génétiques rapides conçues par l’homme visant une explosion de notre espèce en formes variées qu’il ne pourrait pas parasiter. Alors l’Hégémonie ne tint aucun compte de l’évolution et des sciences de la vie pendant des siècles, à cause de la pression exercée par le Centre, et maintenant, elles terrifient la Pax. — Pourquoi ? — Pourquoi la Pax a-t-elle une peur bleue de la recherche biologique et génétique ? — Non, répondis-je. Je crois comprendre cela. Le Centre veut garder les êtres humains sous la forme qui leur est familière, et l’Église aussi. On définit en grande mesure l’être humain comptant les bras, les jambes, etc. Mais je veux dire, pourquoi redéfinir l’évolution ? Pourquoi recommencer à discuter pour savoir si l’évolution a, ou non, un but, etc. ? L’ancienne théorie ne tient-elle pas joliment le coup ? — Non, dit Énée. (Nous grimpâmes plusieurs minutes en silence. Puis, elle reprit :) Sauf des mystiques comme le vrai Teilhard, la plupart des savants faisaient très attention à ne pas définir l’évolution en termes d’« objectifs » ou de « buts ». Ça, c’était de la religion, pas de la science. Même l’idée qu’elle pouvait avoir une « direction » était un anathème pour les savants préhégiriens. Ils pouvaient seulement parler de « tendances » de l’évolution, des espèces de bizarreries statistiques qui continuaient à se produire régulièrement. — Alors ? — Alors, c’étaient des préjugés de myopes, tout comme la foi de Teilhard de Chardin. L’évolution a bien plusieurs directions. — Comment le sais-tu ? dis-je doucement, en me demandant si elle répondrait. Elle le fit rapidement. — Certaines données, je les ai vues avant de naître, par les liens de mon père avec le Centre. Les intelligences autonomes qui la composaient avaient compris l’évolution humaine depuis des siècles, alors même que les hommes stagnaient dans l’ignorance. En tant qu’hyperparasites, les IA ne peuvent évoluer que vers un plus grand parasitisme. Et ils se contentent de regarder les êtres vivants et la courbe de leur évolution, de l’observer… ou de tenter d’y mettre fin. — Alors, à quoi tend l’évolution ? demandai-je. À une plus grande intelligence ? À une sorte d’esprit divin de la ruche ? J’aurais bien voulu connaître sa conception des Lions, des Tigres et des Ours. — Un esprit de la ruche, dit Énée. Pouah ! Peut-on concevoir chose plus ennuyeuse ou plus déplaisante ? Je ne répondis rien. J’avais cru que c’était vers cela que tendait son enseignement, l’apprentissage du langage des morts et tout le reste. Je me promis de mieux écouter la prochaine fois qu’elle enseignerait. — Presque tout ce qu’il y a d’intéressant dans l’expérience humaine est le résultat de ce que vit, expérimente, explique et partage un individu, dit ma jeune amie. Un esprit de la ruche, ce serait comme les anciennes émissions de télévision, ou la vie durant l’apogée de l’infosphère… une imbécillité consensuelle. — D’accord, dis-je, toujours perplexe. Vers quoi tend vraiment l’évolution ? — Vers plus de vie. La vie aime la vie. C’est aussi simple que cela. Mais le plus étonnant, c’est que la non-vie aime aussi la vie… et veut y accéder. — Je ne comprends pas. — Dans l’ère préhégirienne de l’Ancienne Terre… dans les années 1920… un géologue d’un État-nation appelé Russie comprit cela. Il s’appelait Vladimir Vernadsky et il inventa le mot « biosphère » qui, si les choses tournent comme je pense qu’elles le feront, prendra bientôt une nouvelle signification pour nous deux. — Pourquoi ? — Tu verras, mon ami, dit Énée en touchant de la sienne ma main gantée. En tout cas, Vernadsky écrivit, en 1926 : « Les atomes, une fois attirés dans le torrent de la matière, ne le quittent pas volontiers. » J’y réfléchis un moment. Je ne savais pas grand-chose en science, le peu que j’avais acquis me venait de Grandam et de la bibliothèque de Taliesin, mais cela me semblait logique. — Ce fut formulé plus scientifiquement mille deux cents ans plus tard dans la Loi de Dollo, poursuivit Énée. L’évolution ne revient pas en arrière… des exceptions comme la baleine de l’Ancienne Terre essayant de redevenir un poisson après avoir vécu en mammifère terrestre sont très rares. La vie avance… elle trouve constamment de nouvelles niches à envahir. — Oui. Comme lorsque l’humanité a quitté l’Ancienne Terre dans les vaisseaux d’ensemencement et les astronefs à propulsion Hawking. — Pas vraiment. D’abord, nous avons fait cela prématurément, poussés par le Centre et parce que l’Ancienne Terre se mourait d’un trou noir dans le ventre… œuvre également du Centre. Deuxièmement, parce que, avec la propulsion Hawking, nous pouvions traverser notre bras de la galaxie pour chercher des planètes dont la ressemblance avec la Terre serait élevée sur l’Échelle de Solmev… planètes que nous avons d’ailleurs terraformées et ensemencées de formes de vie de l’Ancienne Terre, en commençant par les bactéries du sol et les vers de terre, et en remontant jusqu’aux canards que tu chassais dans les Plaines Marécageuses d’Hypérion. Je hochai la tête, mais je pensai : Par quel autre moyen aurions-nous pu devenir une espèce interstellaire ? Qu’y a-t-il de mal à chercher des endroits qui ressemblent à notre monde natal et sentent un peu comme lui… surtout si l’on ne peut plus y retourner ? — Il y a quelque chose de plus intéressant dans les observations de Vernadsky et la Loi de Dollo, dit Énée. — C’est quoi, ma grande ? Je pensais toujours aux canards. — La vie ne bat pas en retraite. — Comment cela ? Aussitôt que j’eus posé la question, je compris. — Oui, constata mon amie. Dès que la vie prend pied quelque part, elle y reste. Tout ce que tu peux imaginer… le froid arctique, le désert gelé de l’Ancienne Mars, les sources d’eau bouillante, une paroi rocheuse à pic comme ici, sur T’ien Shan, ou même les programmes d’intelligence autonome… une fois que la vie a fait le premier pas, elle reste à jamais. — Qu’est-ce que cela implique ? — Simplement que laissée à elle-même, à ses inventions astucieuses… un jour, la vie remplira l’univers. Ce sera, pour commencer, une galaxie de verdure, puis elle gagnera nos amas voisins. — C’est une idée troublante, dis-je. Elle s’arrêta pour me regarder. — Pourquoi, Raul ? Je pense que c’est beau. — Des planètes couvertes de végétation, j’en ai vu, dis-je. Une atmosphère verte est imaginable, mais bizarre. Elle sourit. — Ce n’est pas obligé qu’il n’y ait que des plantes. La vie s’adapte… des oiseaux, des hommes et des femmes en machines volantes, toi et moi en paraglisseurs, des gens adaptés au vol… — Ce n’est pas encore arrivé, dis-je. Mais ce que je voulais dire, c’était, eh bien, avoir une galaxie verte, des gens et des animaux et… — Des machines vivantes. Et des androïdes… la vie artificielle sous un millier de formes… — Oui, les gens, les animaux, les androïdes, et tout le reste… devraient s’adapter à l’espace… et je ne vois pas comment… — Nous le faisons déjà. Et il en aura d’autres avant longtemps. Nous atteignîmes la trois centième marche suivante et nous arrêtâmes pour haleter. — Quelles autres directions, que nous avons ignorées, y a-t-il dans l’évolution ? dis-je lorsque nous recommençâmes à grimper. — L’accroissement de la diversité et de la complexité, répondit Énée. Les savants en ont discuté pendant des siècles, mais il n’y a pas de doute que l’évolution favorise, à très longue échéance, ces deux facteurs. Et des deux, le plus important, c’est la diversité. — Pourquoi ? Elle devait être lasse de ce mot. En m’entendant, j’avais l’impression d’être un enfant de trois ans. — Les savants pensaient que les conceptions évolutionnaires de base ne cessaient de se multiplier. Ils appelaient cela la disparité. Mais il s’avéra que ce n’était pas le cas. La variété des possibilités tend à décroître lorsque le potentiel anti-entropique de la vie, c’est-à-dire l’évolution, augmente. Regarde tous les orphelins de l’Ancienne Terre, par exemple, ils ont le même ADN élémentaire, bien sûr, mais aussi les mêmes plans essentiels : ils ont évolué à partir de formes possédant des boyaux tubulaires, une symétrie radiale, des yeux, une bouche pour se nourrir, deux sexes… ils sont joliment tirés du même moule. — Mais j’avais cru t’entendre dire que la diversité était importante. — Elle l’est. Mais la diversité est différente de la disparité du plan de base. Une fois que l’évolution trouve une bonne conception fondamentale, elle tend à rejeter les variétés et à se concentrer sur une diversité presque infinie, mais dans les limites de cette conception… des milliers d’espèces apparentées… des dizaines de milliers. — Les trilobites, dis-je, saisissant l’idée. — Oui, et quand… — Les coléoptères. Toutes ces saletés de coléoptères. Énée me sourit derrière son masque. — Précisément. Et quand… — Les insectes. Tous les mondes sur lesquels je suis allé ont les mêmes putains de grouillements d’insectes. Les moustiques. Des variétés infinies de… — Tu as compris. La vie s’emballe lorsque le plan de base d’un organisme est fixé et que de nouvelles niches s’ouvrent. La vie s’y installe en exploitant la diversité des formes de base de ces organismes. De nouvelles espèces. Des milliers de nouvelles espèces de plantes et d’animaux sont apparues durant le dernier millénaire, depuis que le vol interstellaire a commencé… et elles ne sont pas toutes dues à des manipulations biologiques, certaines se sont seulement adaptées à une vitesse folle aux nouveaux mondes de type terrien où on les avait larguées. — Les triaspens, dis-je en évoquant seulement Hypérion. Les everblues. La racine de womangrove. Les arbres teslas ? — Ça, c’est une espèce indigène. — Alors, la diversité est bonne, conclus-je en essayant de retrouver les fils originels de cette discussion. — La diversité est bonne, acquiesça Énée. Comme je l’ai dit, elle permet à la vie d’accélérer et de continuer à verdir stupidement l’univers. Mais il existe au moins une espèce de l’Ancienne Terre qui ne s’est pas beaucoup diversifiée… du moins sur les mondes accueillants qu’elle a colonisés. — Nous. Les humains. Énée hocha la tête d’un air mécontent. — Nous sommes enfermés dans une seule espèce depuis que nos ancêtres de Cro-Magnon participèrent à l’élimination des hommes de Néanderthal plus intelligents, dit-elle. Maintenant que nous aurions la possibilité de nous diversifier rapidement, des institutions comme l’Hégémonie, la Pax et le Centre nous en empêchent. — Est-ce que le besoin de se diversifier s’étend aux institutions humaines ? Aux religions ? Aux systèmes sociaux ? Je pensais aux gens qui m’avaient aidé sur Vitus-Gray-Balianus B. : Dem Ria, Dem Loa et leurs familles. Je pensais à l’Hélice du Spectre d’Amoiete et à ses croyances complexes, alambiquées. — Bien sûr. Regarde ça. A. Bettik s’était arrêté devant une dalle de marbre sur laquelle on avait gravé ces mots en chinois et en anglais du Retz : Très haut s’élève le Pic de l’Est Montant en flèche vers le ciel bleu. Parmi les rochers – un creux vide, Secret, silencieux, mystérieux ! Non gravé, non équarri, doté Par la nature d’un toit de nuages. Temps et Saisons, qu’êtes-vous pour apporter À ma vie l’incessant changement ? Je logerai à jamais dans ce creux Où printemps et automnes passent inaperçus. Tao-yun, épouse du général Wang Ning-chih, 400 ap. J.-C. Nous grimpions toujours. Je crus voir quelque chose de rouge au sommet de cette nouvelle volée de marches. La Porte Sud du Ciel ouverte sur la pente du sommet ? Il était temps. — Cette pensée n’est-elle pas belle ? dis-je, parlant du poème. Une continuité comme celle-là n’est-elle pas aussi importante, ou plus, dans les institutions humaines que la diversité ? — Elle est importante. Mais l’humanité n’a presque rien fait d’autre au cours du dernier millénaire, Raul, que de… recréer les institutions et les idées de l’Ancienne Terre sur différents mondes. Regarde l’Hégémonie. Regarde l’Église et la Pax. Regarde ce monde… — T’ien Shan ? Je trouve qu’il est merveilleux… — Moi aussi, dit Énée. Mais tout a été emprunté. Le bouddhisme a un peu évolué… il est au moins passé de l’idolâtrie et du rituel à l’ouverture d’esprit qui fut sa particularité essentielle… mais tout le reste, c’est surtout une tentative de récupération des choses perdues avec l’Ancienne Terre. — Comme quoi ? — La langue, les vêtements, les noms des montagnes, les coutumes locales… merde, Raul, même ce sentier de pèlerinage et ce Temple de l’Empereur de Jade, si jamais nous y arrivons ! — Tu veux dire qu’il y avait, sur l’Ancienne Terre, une montagne qui s’appelait T’ai Shan ? — Bien sûr. Avec sa Cité de la Paix et ses Portes Célestes et sa Bouche du Dragon. Confucius y est monté, il y a plus de trois mille ans. Mais l’escalier de l’Ancienne Terre n’avait que sept mille marches. — J’aurais préféré celui-là, dis-je en me demandant si j’allais pouvoir continuer à grimper. (Les marches n’étaient pas hautes, mais il y en avait foutrement trop.) Je vois ce que tu veux dire. — C’est merveilleux de préserver la tradition, mais un organisme sain évolue… physiquement et culturellement. — Ce qui nous ramène à l’évolution. Quels sont les autres directions, tendances, buts, etc., ignorés, dis-tu, depuis des siècles ? — Il n’y en a que quelques-uns de plus. Un nombre toujours croissant d’individus, par exemple. La vie aime les gazillions d’espèces, mais elle adore les hypergazillions d’individus. En un sens, l’univers est conçu pour les individus. Il y avait un livre, dans la bibliothèque de Taliesin, intitulé Les Systèmes hiérarchiques en évolution, par un type de l’Ancienne Terre appelé Stanley Salthe. L’as-tu lu ? — Non, il a dû m’échapper pendant que je regardais ces romans holopornos du début du XXIe siècle. — Oui, oui. Eh bien, Salthe l’a exprimé clairement : « Il peut exister un nombre infini d’individus uniques dans un monde matériel fini, s’ils sont emboîtés l’un dans l’autre et que ce monde soit en expansion. » — Emboîtés l’un dans l’autre, répétai-je en y réfléchissant. Oui, je saisis. Comme les bactéries de l’Ancienne Terre dans nos boyaux, et la paramécie que nous avons emmenée avec nous dans l’espace, et les autres cellules de notre corps… sur d’autres mondes, d’autres populations… oui. — Le truc, c’est plutôt les gens. Nous sommes des centaines de milliards, mais entre la Chute et la Pax, l’actuelle population humaine de la galaxie, sans compter les Extros, s’est stabilisée depuis quelques siècles. — Eh bien, la régulation des naissances, c’est important, affirmai-je, répétant ce que tout le monde, sur Hypérion, avait appris. Je veux dire, comme le cruciforme peut garder les gens vivants pendant des siècles et des siècles… — Justement, dit Énée. Avec l’immortalité artificielle vient la stagnation… physique et culturelle. C’est un fait. Je fronçai les sourcils. — Mais ce n’est pas une raison pour refuser aux gens la possibilité de vivre plus longtemps, n’est-ce pas ? La voix d’Énée semblait lointaine, comme si elle contemplait quelque chose de beaucoup plus vaste. — Non, finit-elle par dire, pas en soi. — À quoi d’autre tend l’évolution ? demandai-je, en voyant la pagode rouge se rapprocher au-dessus de nous, et priant pour que cette conversation, distrayant mon esprit, m’empêche de m’évanouir, de dégringoler les vingt mille marches que nous avions gravies. — Juste trois autres qui vaillent la peine d’être mentionnées. L’accroissement de la spécialisation, de la codépendance et de la faculté d’évoluer. Toutes les trois sont vraiment importantes, mais la dernière plus encore. — Que veux-tu dire, ma grande ? — Que l’évolution elle-même évolue. Elle doit le faire. La faculté d’évoluer est en elle-même un trait de survivance hérité. Les systèmes, vivants ou non, doivent apprendre à évoluer et, dans une certaine mesure, à contrôler la direction et la vitesse de leur propre évolution. Nous… je veux dire, l’espèce humaine… étions sur le point de le faire, il y a mille ans, et le Centre nous en a empêchés. Du moins, la plupart d’entre nous. — Que veux-tu dire par « la plupart d’entre nous » ? — Je te promets que tu verras cela dans quelques jours, Raul. Nous atteignîmes la Porte Sud du Ciel et franchîmes son entrée voûtée, une arche rouge sous le toit d’une pagode dorée. Au-delà, commençait la Voie Céleste, une pente douce qui se déployait jusqu’au sommet à peine visible. La Voie Céleste n’était rien de plus qu’un chemin sur la roche noire et nue. On aurait cru marcher sur une lune sans air, comme celle de l’Ancienne Terre ; les conditions y étaient presque aussi accueillantes pour la vie. J’allais dire à Énée que c’était une niche où la vie n’avait pas mis le pied, quand elle quitta le sentier pour se diriger vers un petit temple de pierre qui se dressait entre les rochers escarpés et les crevasses, à quelques centaines de mètres du sommet. Il y avait un sas, si vieux qu’il devait provenir d’un des premiers vaisseaux d’ensemencement. Chose stupéfiante, il fonctionna quand Énée activa la plaque-poussoir et nous y restâmes jusqu’à ce que le cycle s’accomplisse et que la porte intérieure s’ouvre. Nous entrâmes. C’était une petite pièce presque nue, sauf un pot en bronze ciselé contenant des fleurs fraîches, quelques brins de verdure sur une plate-forme basse et une belle statue de femme en robe longue, grandeur nature, qui semblait être en or. Elle avait les joues rondes et une attitude plaisante… une sorte de Bouddha femelle… qui portait une couronne de feuilles dorées et une drôle d’auréole chrétienne en or martelé derrière la tête. A. Bettik ôta son casque et dit : — L’air est bon. La pression atmosphérique plus que satisfaisante. Énée et moi repliâmes en arrière le capuchon de nos combinaisons-peaux. C’était un plaisir de respirer librement. Il y avait des bâtonnets d’encens et une boîte d’allumettes au pied de la statue. Énée mit genou en terre et en alluma un. L’odeur était très forte. — C’est la Princesse des Nuages d’Azur, dit-elle en souriant au visage d’or. La déesse de l’aube. En allumant ceci, je fais une offrande pour avoir des petits-enfants. Je commençai à sourire, puis me figeai. Elle a un enfant. Ma bien-aimée a déjà eu un enfant. Ma gorge se serra et je détournai les yeux, mais Énée s’avança et me prit le bras. — On déjeune ? dit-elle. J’avais oublié notre sac marron. Il aurait été difficile de le faire avec nos masques à osmose et notre casque. Nous nous assîmes dans la faible lumière de cette pièce sans fenêtre, la fumée flottante et l’odeur de l’encens, et nous mangeâmes les sandwiches préparés par les moines. — Où allons-nous maintenant ? demandai-je à Énée lorsqu’elle enclencha le cycle de la serrure intérieure. — J’ai entendu dire qu’il y avait un précipice sur le bord oriental du sommet, appelé l’Escarpement du Suicide, signala A. Bettik. On l’utilisait pour les sacrifices sérieux. Sauter de là vous faisait, disait-on, entrer en communion immédiate avec l’Empereur de Jade et garantissait que votre requête serait honorée. Si vous voulez être sûre d’avoir des petits-enfants, vous pourriez sauter de là. Je regardai fixement l’androïde. Je ne savais jamais s’il avait le sens de l’humour ou simplement une personnalité tordue. Énée rit. — Allons d’abord jusqu’au Temple de l’Empereur de Jade, dit-elle. Voir s’il y a quelqu’un. Dehors, je fus d’abord frappé par l’isolation que nous procurait la combinaison-peau, et par la clarté de ma vision, due à l’absence d’air. Le masque à osmose était devenu presque opaque à cause de la férocité non filtrée du soleil de midi à cette altitude. Les ombres se dessinaient crûment. Nous étions à environ cinquante mètres du sommet et du temple lorsqu’une silhouette émergea de la noirceur d’une ombre, derrière une grosse pierre, et nous barra la route. Je pensai le gritche et stupidement serrai les poings avant de voir qui c’était. Un homme très grand se tenait devant nous, en combinaison spatiale de combat déchirée par une lance. L’uniforme standard des marines et des Gardes Suisses de la Flotte. J’apercevais son visage au travers de la visière à l’épreuve des impacts. Il avait la peau noire, des traits vigoureux, et ses cheveux coupés court étaient blancs. Des cicatrices récentes, livides, balafraient son visage sombre. Ses yeux n’étaient pas amicaux. Il portait un fusil d’assaut à multi-usage classe-marine. Il le leva et nous visa. Sa transmission passa sur la bande de nos combinaisons-peaux. — Stop ! Nous nous arrêtâmes. Le géant ne semblait pas savoir quoi faire d’autre, ensuite. La Pax a fini par nous avoir, fut ma première pensée. Énée s’avança vers lui. — Sergent Gregorius ? L’homme pencha la tête sur le côté, mais ne baissa pas son arme. Je savais que le fusil marcherait parfaitement dans le vide, ce serait un nuage de fléchettes, une lance d’énergie, un faisceau à particules chargées, une balle, ou un hyper-K. La gueule de l’arme visait le visage de ma bien-aimée. — Comment savez-vous mon…, commença le géant, puis il recula. C’est vous. La fille que nous cherchons depuis si longtemps dans tant de systèmes. Énée. — Oui. D’autres que vous ont survécu ? — Trois, répondit l’homme qu’elle avait appelé Gregorius. Il fit un geste vers la droite, et je ne vis qu’une balafre noire sur le rocher noir, avec des restes noircis de quelque chose qui avait peut-être été la nacelle de secours d’un vaisseau spatial. — Le père capitaine de Soya est-il parmi eux ? Je me souvins du nom. Je me souvins de la voix émise par la radio du vaisseau de descente quand il nous trouva et nous sauva de Némès, puis nous laissa sur le Bosquet de Dieu, il y avait presque dix ans, pour lui et Énée. — Oui, répondit le sergent, le capitaine est vivant, mais à peine. Il a été salement brûlé sur notre pauvre vieux Raphaël. Il aurait été atomisé avec lui s’il ne s’était pas évanoui et ne m’avait ainsi laissé la possibilité de le tirer jusqu’à la nacelle de sauvetage. Les deux autres sont blessés, mais le père capitaine est mourant. (Il baissa son arme et s’appuya dessus d’un air las.) Mourant de la vraie mort… nous n’avons pas de crèche de résurrection et notre cher père capitaine m’a fait promettre de l’atomiser quand il partirait, plutôt que de le laisser ressusciter sous la forme d’un pauvre idiot. Énée hocha la tête. — Pouvez-vous me conduire jusqu’à lui ? Il faut que je lui parle. Gregorius mit l’arme lourde sur son épaule et nous regarda, A. Bettik et moi, d’un air soupçonneux. — Et ces deux-là… — C’est un ami cher, dit Énée en touchant le bras de A. Bettik. (Elle me prit la main.) Et lui, c’est mon bien-aimé. Le géant se contenta de hocher la tête, pivota sur ses talons et nous fit gravir la dernière pente menant au sommet, au Temple de l’Empereur de Jade. Troisième partie 22 Sur Hypérion, à plusieurs centaines d’années-lumière, vers le centre galactique, des événements qui se déroulaient sur T’ien Shan, un vieil homme oublié se réveilla du sommeil sans rêve d’une fugue cryogénique à long terme et prit lentement conscience de son environnement. C’est-à-dire un lit en suspension totale, une petite troupe de modules d’équipements de vie qui le piquetaient comme des oiseaux de proie en train de se nourrir, et d’innombrables tubes, fils électriques et ombilicaux destinés à le nourrir, à lui désintoxiquer le sang, à stimuler ses reins, à fournir des antibiotiques pour combattre l’infection, à contrôler ses signes de vie, et en général à envahir son corps et sa dignité afin de le régénérer et de le garder en vie. — Ah, putain de merde, dit le vieil homme d’une voix grinçante. Se réveiller est un foutu sacré bordel de bouffe-merde d’enculé de cauchemar pour les vieux mourants. Je paierais bien un million de marks, juste pour pouvoir aller pisser tout seul. — Bonjour, H. Silenus, dit l’androïde femelle qui surveillait les tracés vitaux du vieux poète affichés sur le biomoniteur flottant. Vous semblez de bonne humeur aujourd’hui. — Que toutes les poufiasses à peau bleue aillent se faire foutre, marmonna le poète. Où sont mes dents ? — Elles n’ont pas encore repoussé, H. Silenus, répondit l’androïde. Elle s’appelait A. Raddik et avait un peu plus de trois cents ans… moins du tiers de l’âge de la vieille momie humaine qui flottait dans le lit suspendu. — Pas besoin, grogna le vieil homme. Serai pas réveillé assez longtemps. Combien de foutu temps ça fait ? — Deux ans, trois mois, huit jours, répondit A. Raddik. Martin Silenus leva les yeux vers le ciel, au-dessus de sa tour. Le toit de toile avait été roulé. Un bleu lapis profond. La lumière basse d’un début de matinée ou d’une fin de soirée. Le miroitement et le zigzag des araignées à filandres rayonnants qui n’illuminaient pas encore leurs fragiles ailes de papillon d’un demi-mètre. — Quelle saison ? réussit à demander Silenus. — La fin du printemps. D’autres serviteurs à la peau bleue entraient et sortaient de la pièce circulaire, occupés à d’obscures besognes. Seule A. Raddik monitorait les dernières étapes du réveil du poète sorti de la fugue. — Ça fait combien de temps qu’ils sont partis ? Il ne spécifia pas l’identité de ces « ils ». A. Raddik savait que le vieux poète parlait non seulement de Raul Endymion, le dernier visiteur de leur cité universitaire abandonnée, mais aussi de la petite fille, Énée, qui avait connu Silenus trois siècles plus tôt, et qu’il espérait encore revoir un jour. — Neuf années, huit mois, une semaine, un jour, répondit A. Raddik. En temps standard de la Terre, bien sûr. Le vieux poète se contenta de grogner. Il continua à regarder le ciel d’un air dubitatif. La lumière du soleil, filtrée par la toile roulée vers l’est, se déversait sur le mur sud de la tourelle de pierre sans le frapper directement, mais son éclat remplissait tout de même ses vieux yeux de larmes. — Je suis devenu une créature des ténèbres, marmonna-t-il. Comme Dracula. Qui se lève de son foutu cercueil tous les trois ou quatre ans pour jeter un coup d’œil sur le monde des vivants. — Oui, H. Silenus, acquiesça A. Raddik en modifiant plusieurs réglages sur le panneau de contrôle. — Ferme-la, femme. — Oui, H. Silenus. Le vieil homme gémit. — Raddik, dans combien de temps pourrai-je me remettre dans mon aéro-fauteuil ? L’androïde sans cheveux fit la moue. — Encore deux jours, H. Silenus. Peut-être deux et demi. — Oh, bordel de merde, murmura Martin Silenus. Chaque fois, je mets plus de temps à me rétablir. L’un de ces jours, je ne me réveillerai plus du tout… la machinerie de la fugue ne me ramènera pas. — Oui, H. Silenus. Chaque sommeil froid est plus éprouvant pour votre organisme. L’équipement de régénération et de survie est très, très ancien. C’est vrai que vous ne survivrez pas à beaucoup d’autres réveils. — Oh, ferme-la, gronda Martin Silenus. Tu es une vieille femelle lugubre et morbide. — Oui, H. Silenus. — Ça fait combien de temps que tu es avec moi, Raddik ? — Deux cent quarante et un ans, onze mois, dix-neuf jours, dit l’androïde. Standard. — Et tu n’as pas encore appris à faire du bon café ? — Non, H. Silenus. — Mais tu dois en préparer une pleine cafetière, exact ? — Oui, H. Silenus. Comme toujours. — Me fais chier avec tes oui, dit le poète. — Vous ne pourrez pas ingérer des liquides par voie orale avant au moins douze heures, H. Silenus, ajouta A. Raddik. — Rrrrrrh ! grogna le poète. — Oui, H. Silenus. Après plusieurs minutes durant lesquelles le vieil homme parut retomber endormi, Martin Silenus dit : — Aucune nouvelle du garçon ou de l’enfant ? — Non, monsieur. Mais, bien entendu, nous avons seulement accès au réseau com de la Pax à l’intérieur de notre système. Et la plus grande partie de leur cryptage est excellent. — Pas de bavardage à leur sujet ? — Rien dont nous soyons sûrs, H. Silenus. Les choses vont très mal pour la Pax… il y a la révolution dans beaucoup de systèmes, des problèmes avec leur Croisade des Confins contre les Extros, un mouvement constant de vaisseaux de guerre et de transporteurs de troupes aux frontières de la Pax… et ils parlent, d’une manière très codée et circonspecte, d’une contagion virale. — La contagion, répéta Martin Silenus avec un grand sourire édenté. L’enfant, je suppose. — C’est tout à fait possible, H. Silenus, bien que ça puisse être une vrai épidémie virale sur ces mondes où… — Non, dit le poète en secouant la tête presque violemment. C’est Énée. Et son enseignement. Qui se propage comme la grippe asiatique. Tu ne te rappelles pas de la grippe asiatique, Raddik ? — Non, monsieur, dit l’androïde en finissant de vérifier les affichages et en réglant le module sur le mode automatique. C’était avant mon époque. C’était avant celle de tout le monde. Sauf vous, monsieur. Normalement, le poète aurait vomi un torrent d’obscénités, mais il se contenta de hocher la tête. — Je sais. Je suis un monstre de la nature. Donnez vos deux pièces et entrez dans la baraque… voyez l’homme le plus vieux de la galaxie… voyez la momie qui peut marcher et parler… une espèce de… voyez cette chose dégoûtante qui refuse de mourir. Bizarre, je le suis, hein, A. Bettik ? — Oui, H. Silenus. Le poète grogna. — Eh bien, ne te monte pas la tête, la bleue. Je ne vais pas crever avant d’avoir eu des nouvelles de Raul et d’Énée. Il faut que je finisse les Cantos et je ne saurai pas la fin avant qu’ils la créent pour moi. Comment savoir ce que je pense avant de voir ce qu’ils font ? — Précisément, H. Silenus. — Ne cherche pas à me complaire, femme bleue. — Non, H. Silenus. — Le garçon… Raul… m’a demandé ce qu’il devait faire, il y a presque dix ans. Je lui ai dit… sauver l’enfant, Énée… renverser la pax… détruire le pouvoir de l’Église… et rapporter la Terre de ce foutu endroit où elle est, quel qu’il soit. Il a dit qu’il le ferait. Mais il s’était bourré la gueule avec moi, ce jour-là ? — Oui, H. Silenus. — Eh bien ? demanda le poète. — Eh bien, quoi, monsieur ? — Eh bien, y a-t-il aucun signe qu’il ait réalisé une des choses qu’il a promises, Raddik ? — Nous savons, d’après les transmissions de la Pax, il y a neuf ans et huit mois, que lui et le vaisseau du consul ont fui Hypérion, dit l’androïde. Nous espérons que l’enfant Énée est toujours saine et sauve. — Oui, oui, murmura Silenus en agitant faiblement la main, mais la Pax est-elle renversée ? — Nous ne nous en sommes pas aperçus, H. Silenus. Il y a bien les petites révoltes que j’ai mentionnées plus tôt ; et puis le tourisme interstellaire qui avait repris sur Hypérion est en train de baisser un peu, mais… — Cette putain d’Église accomplit toujours son œuvre de zombie ? demanda le poète dont la voix ténue était devenue plus forte. — L’Église reste dominante. Chaque année, un nombre croissant d’habitants de la lande et de la montagne acceptent le cruciforme. — Qu’ils aillent se faire enculer. Et je ne pense pas que la Terre soit retournée à sa place. — Nous n’avons pas entendu dire que cet événement improbable soit arrivé, répondit A. Raddik. Bien sûr, comme je l’ai mentionné, en ce moment notre espionnage électronique n’a accès qu’aux transmissions intérieures au système, et depuis que le vaisseau du consul est parti avec H. Endymion et H. Énée, il y a presque dix ans, nos capacités de décryptage n’ont pas… — D’accord, d’accord, coupa le vieil homme l’air soudain terriblement fatigué. Mets-moi dans mon aéro-fauteuil. — Pas avant deux jours, au moins, j’en ai peur, répéta l’androïde d’une voix gentille. — Va cracher dans le bénitier, dit le vieil homme flottant entre les tubes et les fils des senseurs. Peux-tu m’approcher d’une fenêtre, Raddik ? Je t’en prie ? Je veux regarder les chalmes printaniers et les ruines de cette vieille cité. — Oui, H. Silenus, répondit l’androïde, sincèrement heureuse de pouvoir faire autre chose pour le vieux poète que de maintenir son corps en état de fonctionner. Martin Silenus regarda par la fenêtre pendant une bonne heure en luttant contre les marées de la douleur du réveil et la terrible envie léthargique de retourner à l’état de fugue. C’était bien la lumière matinale. Ses implants audio lui transmettaient des chants d’oiseaux. Le vieux poète pensa à sa nièce adoptive, l’enfant qui avait décidé de s’appeler Énée… il pensa à sa chère amie, Brawne Lamia, la mère d’Énée… ils avaient été ennemis pendant si longtemps, s’étaient haïs durant ce dernier grand pèlerinage gritchèque, il y avait si longtemps… il pensa aux histoires qu’ils s’étaient racontées et aux choses qu’ils avaient vues… le gritche dans la vallée des Tombeaux du Temps, ses yeux rouges en feu… l’érudit… comment s’appelait-il, déjà ?… Sol… Sol et ce petit bébé emmailloté qui retournait vers sa naissance, vers le néant… et le militaire… Kassad… oui, c’était comme ça qu’il s’appelait… le colonel Kassad. Les militaires, le vieux poète s’en était toujours foutu… tous des idiots… mais Kassad avait raconté une histoire intéressante, vécu une vie intéressante… l’autre prêtre, Lénar Hoyt, c’était un pharisien et un connard, mais le premier… celui avec les yeux tristes et le journal relié en cuir… Paul Duré… voilà un homme sur lequel ça aurait valu la peine d’écrire… Martin Silenus glissa doucement dans le sommeil. Le soleil matinal le baignait, illuminant ses innombrables rides et sa chair parcheminée, translucide, ses veines bleues qui battaient faiblement dans la somptueuse lumière. Il ne rêva pas… mais une partie de son esprit de poète était déjà en train d’esquisser les prochaines strophes de ses Cantos toujours inachevés. Le sergent Gregorius n’avait pas exagéré. Le père capitaine de Soya avait été horriblement blessé et brûlé pendant la dernière bataille de son vaisseau, le Raphaël, et il était mourant. Le sergent nous conduisit tous trois dans le temple. Le bâtiment était aussi étrange que cette rencontre ; à l’extérieur, se dressait une grande plaque commémorative de pierre nue, un monolithe lisse – Énée mentionna brièvement qu’on l’avait rapportée de l’Ancienne Terre, où elle se dressait devant le premier Temple de l’Empereur de Jade, et que l’on n’avait jamais rien inscrit dessus durant les milliers d’années où elle demeura postée sur le chemin des pèlerins – alors que dans la cour intérieure, scellée et pressurisée, une balustrade de pierre courait autour d’un rocher qui était, vraiment, le sommet du T’ai Shan, le Grand Pic sacré de l’Empire du Milieu. Il y avait de petites salles à l’arrière de l’immense temple sonore, où les pèlerins pouvaient dormir et manger, et ce fut dans l’une d’elles que nous trouvâmes le père capitaine de Soya et les deux autres survivants, Carel Shan, officier des systèmes d’armement, terriblement brûlé et inconscient, et Hoagan Liebler, que le sergent Gregorius nous présenta comme l’« ex »-second du Raphaël. Liebler était le moins atteint des quatre, il avait le bras gauche cassé, en écharpe, mais ni brûlures ni ecchymoses d’impact, pourtant on sentait chez cet homme un silence, un repli sur lui-même, donnant à penser qu’il était en état de choc ou qu’il ruminait quelque chose. C’est à Federico de Soya qu’Énée accorda toute son attention. Le prêtre capitaine était étendu sur l’un des lits de camp inconfortables des pèlerins. Gregorius l’avait dénudé jusqu’à la taille, ou bien le blessé avait perdu la partie supérieure de son uniforme lors de l’explosion et de la rentrée dans l’atmosphère. Son pantalon était en loques. Il avait les pieds nus. La seule partie de son corps qui ne fût pas terriblement brûlée était le cruciforme parasite, d’un rose sain, écœurant, qui s’étalait sur sa poitrine. Ses cheveux étaient réduits en cendres, son visage avait été éclaboussé de métal fondu et balafré par les radiations, mais je vis quel homme remarquable c’était, surtout à cause de ses yeux noirs, lucides et préoccupés, en rien ternis par la douleur qui devait le submerger en ce moment. On avait appliqué de la pommade, un cicatrisant dermique temporaire, et un désinfectant sur toutes les parties visibles du corps de l’officier mourant, et installé la perfusion IV du médipac standard de la nacelle de sauvetage, mais cela aurait peu d’effet sur l’inéluctable issue. J’avais déjà vu des brûlures comme celles-ci, pas toutes dues à des batailles spatiales. Trois de mes amis, lors du combat mené sur le Plateau de Glace, étaient morts en quelques heures, avant que nous ne puissions les évacuer. Leurs cris épouvantables nous avaient été insupportables. Le père capitaine de Soya ne criait pas. Je voyais qu’il se retenait pour ne pas le faire, mais il restait silencieux, les yeux rendus fixes par cette terrible concentration jusqu’à ce qu’Énée s’agenouille à côté de lui. Tout d’abord, il ne la reconnut pas. — Bettz ? murmura-t-il. VIRO Argyle ? Non… vous êtes morte à votre poste. Les autres aussi… Pol Denish… Elijah en essayant de dégager le canot arrière… les jeunes troupiers quand la coque a cédé à tribord… mais j’ai l’impression de… vous connaître. Énée voulut lui prendre la main, vit que trois de ses doigts manquaient et posa la sienne à côté, sur la couverture tachée. — Père capitaine, dit-elle très doucement. — Énée, fit de Soya, ses yeux noirs la regardant vraiment pour la première fois. Vous êtes l’enfant… tant de mois, à vous poursuivre… je vous ai regardée quand vous êtes sortie du Sphinx. Enfant incroyable. Suis tellement content que vous ayez survécu. (Son regard se posa sur moi.) Vous êtes Raul Endymion. J’ai lu votre dossier de Garde National. Failli vous rattraper sur Mare Infinitus. (Une vague de douleur l’engloutit et le prêtre capitaine ferma les yeux et mordit sa lèvre inférieure brûlée et ensanglantée. Au bout d’un moment, il rouvrit les yeux et me dit :) J’ai quelque chose à vous. Un équipement personnel, qui était à bord du Raphaël. Le Saint-Office me l’a donné après l’avoir étudié. Le sergent Gregorius vous le rendra quand je serai mort. Je hochai la tête, sans comprendre de quoi il parlait. — Oui, murmura le prêtre capitaine. Les analgésiques… j’ai dit non au sergent Gregorius… n’ai pas envie de partir en dormant. De m’en aller en douce. La douleur revint. Je vis que la plus grande partie de la peau de son cou et de sa poitrine était craquelée, à vif, et ressemblait des écailles brûlées. Du pus et de la lymphe coulaient sur les couvertures qui lui servaient de matelas. Il ferma les yeux jusqu’à ce que la torture diminue ; cela prit longtemps cette fois. Je m’étais tordu juste à cause d’un calcul rénal et j’essayai d’imaginer les tourments de cet homme. Je n’y arrivai pas. — Père capitaine, dit Énée, vous pouvez vivre… De Soya secoua vigoureusement la tête, en dépit de la douleur que cela devait lui causer. Je remarquai que son oreille gauche n’était plus que du charbon. Une partie s’en détacha et tomba sur l’oreiller pendant que je la regardais. — Non ! cria-t-il. J’ai dit à Grégorius… pas de résurrection partielle… un idiot, un eunuque idiot… (Une toux qui aurait pu être un rire passa entre ses dents roussies.) Merci, je l’ai été en tant que prêtre. Et puis… fatigué… fatigué de… (Les moignons écrasés des doigts de sa main droite frappèrent la double croix rose sur sa poitrine qui pelait et suintait.) Que cette chose meure avec moi. Énée hocha la tête. — Je ne parle pas de résurrection, père capitaine. Je veux dire vivre. Guérir. De Soya essaya de cligner des yeux, mais ses paupières brûlées étaient déchiquetées. — Pas prisonnier de la Pax… réussit-il à dire, ne trouvant assez d’air pour parler qu’à chaque expiration haletante. Ils… m’exécuteraient. Je l’ai… mérité. Tué beaucoup d’hommes… et de femmes… innocents… pour défendre… des amis. Énée se pencha plus près afin qu’il puisse voir ses yeux. — Père capitaine, la Pax nous poursuit toujours. Mais nous avons un vaisseau. Avec un auto-chirurgien. Le sergent Gregorius, appuyé jusque-là d’un air las contre le mur, s’avança. L’homme appelé Carel Shan restait inconscient. Hoag Liebler, apparemment perdu dans sa propre détresse, ne réagit pas. Énée dut se répéter avant que de Soya comprenne. — Un vaisseau ? L’ancien de l’Hégémonie… dans lequel vous avez fui ? Pas armé, hein ? — Non. Il ne l’a jamais été. De Soya secoua de nouveau la tête. — Cinquante vaisseaux… de classe-archange… nous sont tombés dessus. Il doit… y en avoir… quelques-uns… qui restent. Aucune chance… d’arriver… à… un point de translation… avant que… Il referma ses paupières déchirées pendant que la douleur le submergeait. Cette fois, elle faillit l’emporter. Il parut revenir de très loin. — Tout va bien, chuchota Énée. Je m’en occuperai. Vous serez dans le doc-en-boîte. Mais il y a quelque chose que vous devez faire. Le père capitaine de Soya semblait trop fatigué pour parler, mais il bougea la tête pour écouter. — Il vous faudra renoncer au cruciforme, dit Énée. Vous devrez abandonner ce genre d’immortalité. Les lèvres noircies du prêtre-capitaine se retroussèrent. — Avec plaisir… mais désolé… on ne peut pas… une fois… qu’on l’a accepté… renoncer au cruciforme. — Si, chuchota Énée, on le peut. Si c’est ce que vous choisissez, je peux le faire partir. Notre auto-chirurgien est vieux. Il ne serait pas capable de vous guérir avec le parasite présent dans votre corps. Nous n’avons pas de crèche de résurrection à bord du vaisseau… Alors la main à trois doigts desquamée agrippa la manche de la veste thermique d’Énée. « Peu importe… peu importe si je meurs… enlevez-le-moi. Enlevez-le. Je mourrai… en vrai… catholique… si vous… pouvez m’aider… à… L’ENLEVER ! (Il cria presque ce dernier mot.) Énée se tourna vers le sergent. — Avez-vous un verre ? — Il y a un gobelet dans le médipac, gronda le géant en le cherchant. Mais nous n’avons pas d’eau… — J’en ai apporté, dit mon amie qui détacha la gourde isolante de sa ceinture. Je m’attendais à du vin, mais nous l’avions seulement remplie d’eau en quittant le Temple Suspendu dans les Airs, quelques heures interminables auparavant. Énée se passa de compresse d’alcool ou de lancette stérile ; elle me fit signe de m’approcher, ôta le couteau de chasse que je portais à la ceinture et passa la lame sur l’extrémité de ses doigts d’un mouvement rapide qui me fit sursauter. Son sang coula, rouge. Énée trempa ses doigts dans le gobelet en plastique pendant une seconde, mais assez longtemps pour envoyer des filets cramoisis tournoyer dans l’eau. — Buvez ça, dit-elle au mourant en l’aidant à soulever la tête. Le prêtre-capitaine but, toussa, but de nouveau. Ses yeux se fermèrent lorsqu’elle le recoucha sur l’oreiller taché. — Le cruciforme aura disparu dans vingt-quatre heures, chuchota mon amie. De nouveau, le père capitaine de Soya émit cette espèce de gloussement grossier. — Je serai mort dans une heure. — Vous serez dans l’auto-chirurgien dans un quart d’heure, dit Énée en touchant sa main non mutilée. Dormez maintenant… mais ne mourez pas, Federico de Soya… ne me faites pas le coup de mourir. Nous avons beaucoup de choses à nous dire. Et il faut que vous me… que vous nous rendiez un grand service. Le sergent Gregorius s’avança. — Madame Énée… (Il se tut, traîna les pieds, et essaya de nouveau.) Madame Énée, puis-je avoir de cette… eau ? Énée le regarda. — Oui, sergent… mais une fois que vous aurez bu, vous ne pourrez plus jamais porter un cruciforme. Jamais. Il n’y aura plus de résurrection. Et il y a d’autres… effets secondaires. Gregorius écarta toute discusssion d’un geste. — J’ai suivi mon capitaine pendant dix ans. Je le suivrai maintenant. Le géant but avidement l’eau rosée. De Soya avait fermé les yeux et je supposais qu’il était endormi ou inconscient à cause de la douleur, mais il les ouvrit et dit à Gregorius : — Sergent, voulez-vous, je vous prie, donner à H. Endymion le paquet que nous avons traîné depuis la nacelle de sauvetage ? — Oui, capitaine, dit le géant en fouillant dans le tas de débris entassés dans un coin de la pièce. Il me tendit un tube scellé qui faisait un peu plus d’un mètre. Je regardai le prêtre capitaine. De Soya semblait flotter entre le délire et l’état de choc. — Je l’ouvrirai quand il ira mieux, dis-je au sergent. Gregorius hocha la tête, porta le verre à Carel Shan et versa un peu d’eau dans la bouche béante de l’officier inconscient. — Carel peut mourir avant que le vaisseau n’arrive, dit le sergent. (Il leva les yeux.) Le vaisseau a peut-être deux doc-en-boîte ? — Non, mais celui que nous avons a trois compartiments. Vous pourrez aussi soigner vos blessures. Gregorius haussa les épaules. Il alla offrir le gobelet à Liebler. L’homme maigre au bras cassé le regarda. — Peut-être plus tard, dit Énée. Gregorius hocha la tête et lui rendit le verre. — Le second était prisonnier à bord de notre vaiseau. C’est un espion. Un ennemi du capitaine. Le père capitaine a risqué ce qui lui restait de vie pour le sortir de l’épave… il a été brûlé en le récupérant. Je ne pense pas que Hoag comprenne vraiment ce qui est arrivé. Liebler le regarda. — Je sais ce qui est arrivé, dit-il à voix basse. Simplement, je ne comprends pas. Énée se releva. — Raul, j’espère que tu n’as pas perdu le télécommunicateur du vaisseau. Je fouillai dans mes poches durant quelques secondes avant de retrouver le journal/persoc. — Il faut que je sorte pour envoyer visuellement le faisceau. Je vais utiliser la fiche de la combinaison-peau. Quelles instructions faut-il donner au vaisseau ? — Dis-lui de se dépêcher, répondit Énée. C’était délicat de transporter de Soya à demi conscient et Carel Shan inconscient dans le vaisseau. Ils n’avaient pas de combinaisons spatiales et dehors, c’était presque le vide. Le sergent Gregorius nous dit qu’il s’était servi d’un ballon de transfert gonflable pour les faire passer de l’épave de la nacelle au Temple de l’Empereur de Jade, mais l’équipement avait été endommagé. J’eus environ un quart d’heure pour réfléchir au problème avant de voir le vaisseau descendre sur sa traînée de fusion bleue, aussi, quand il arriva, je lui ordonnai d’atterrir devant le sas du temple, de morpher sa rampe escalator jusqu’à la porte de celui-ci et de déployer son champ de confinement autour de la porte et de l’escalier. Ensuite, il nous suffit de sortir les civières flottantes du compartiment-med et d’y transporter les hommes sans trop les secouer. Shan demeura inconscient, mais le transfert arracha une partie de la peau du père capitaine. Il bougea et ouvrit les yeux, mais ne cria pas. Après des mois passés sur T’ien Shan, l’intérieur du vaisseau du consul me paraissait toujours aussi familier, mais comme un rêve récurrent que l’on fait sur une maison où l’on a longtemps vécu. Lorsque de Soya et son officier furent installés dans l’auto-chirurgien, cela me fit tout drôle de me retrouver comme avant, en compagnie d’Énée et de A. Bettik, dans la fosse holo, avec sa moquette et son Steinway, mais il y avait aussi le géant brûlé qui tenait toujours son fusil d’assaut et l’ex-second qui broyait du noir, en silence, sur les marches de l’escalier. — Diagnostics terminés, dit le vaisseau. La présence des nodules du parasite en forme de croix rend le traitement impossible pour le moment. Dois-je terminer le traitement ou mettre la fugue crogénique en route ? — La fugue, choisit Énée. Le doc-en-boîte devrait pouvoir s’occuper d’eux dans vingt-quatre heures. Je t’en prie, garde-les vivants et en stase jusque-là. — Affirmatif, fit le vaisseau. H. Énée ? H. Endymion ? — Oui, dis-je. — Savez-vous que des senseurs à longue portée me suivent depuis que j’ai quitté la troisième lune ? Il y a au moins trente-sept vaisseaux de guerre de la Pax qui se dirigent vers nous, pendant que nous parlons. L’un est déjà en orbite de stationnement autour de cette planète et un autre vient d’effectuer une tactique très inhabituelle : un saut en propulsion Hawking dans le puits gravitationnel du système. — OK, dit Énée. Ne te fais pas de souci pour ça. — Je crois qu’ils ont l’intention de nous intercepter et de nous détruire, insista le vaisseau. Et ils peuvent le faire avant que nous n’ayons quitté l’atmosphère. — Nous le savons, soupira Énée. Je répète, ne te fais pas de souci pour ça. — Affirmatif, dit le vaisseau de son ton le plus professionnel que je lui aie jamais entendu. Destination ? — La fissure des bonsaïs, à six kilomètres à l’est de Hsuan-k’ung Ssu. À l’est du Temple en Suspens dans les Airs. Fais vite. (Elle jeta un coup d’œil à sa montre-bracelet.) Mais reste plongé dans les couches de nuages, vaisseau. — Les nuages de phosgène ou les nuages de particules d’eau ? — Le plus bas possible, dit mon amie. À moins que les nuages de phosgène ne te créent un problème. — Bien sûr que non. Voulez-vous que je calcule une route dans les mers d’acide ? Cela n’empêcherait pas le radar de profondeur de la Pax de nous repérer, mais cela ne prendrait qu’un peu plus de temps et… — Non, l’interrompit Énée, juste les nuages. Nous regardâmes, sur l’écran sphérique de la fosse holo, le vaisseau se jeter du haut de la Falaise du Suicide et plonger pendant dix kilomètres dans les nuages gris, puis les nuages verts. Nous atteindrions la crevasse dans quelques minutes. Nous étions assis sur les marches moquettées de la fosse holo. Je m’aperçus que j’avais toujours le tube scellé que de Soya m’avait donné. Je le tournais entre mes mains. — Allez-y, ouvrez-le, dit le sergent Gregorius. Le géant ôtait lentement la coque extérieure de son armure de combat balafrée. Je craignais de voir son torse et son bras gauche. Je n’avais pas la moindre idée de la nature de cet objet. Comment cet homme savait-il qu’il me verrait aujourd’hui ? Je n’avais jamais rien possédé… que pouvait-il avoir à me rendre ? Je brisai le sceau et regardai dans le tube. Une espèce de tissu roulé serré. Comprenant lentement, je le sortis et le déroulai sur le flancher. Énée rit avec ravissement. — Mon Dieu, dit-elle. Dans tous mes rêves sur aujourd’hui, je n’ai jamais prévu cela. C’est merveilleux. C’était le tapis Hawking… le tapis volant qui nous avait emportés, Énée et moi, de la Vallée des Tombeaux du Temps, presque dix ans auparavant. Je l’avais perdu… il me fallut une seconde ou deux pour me souvenir comment. Je l’avais perdu sur Mare Infinitus, quand le lieutenant de la Pax avec lequel je me battais, sortant un couteau, m’avait blessé et poussé dans la mer. Qu’était-il arrivé ensuite ? Ses hommes postés sur la plate-forme flottante l’avaient tué par erreur d’un nuage de fléchettes, le mort était tombé dans la mer violette et le tapis Hawking avait continué à voler… non, je me souvins que quelqu’un, sur la plateforme, l’avait intercepté. — Comment est-il arrivé entre les mains du père capitaine ? demandai-je, sachant la réponse dès que j’eus formulé la question. De Soya était à notre poursuite, à l’époque. — Le père capitaine y a récupéré des échantillons de votre sang et de votre ADN. C’est comme cela que nos avons obtenu votre dossier des services de la Pax sur Hypérion. Si nous avions eu des combinaisons pressurisées, j’aurais utilisé ce sacré truc pour quitter les montagnes dépourvues d’air. — Vous voulez dire qu’il fonctionne ? (Je tapai sur les fils de vol. Le tapis Hawking, plus déchiré que dans mes souvenirs, décolla de dix centimètres.) Merde, alors ! — Nous arrivons à la crevasse dont vous m’avez donné les coordonnées, dit la voix du vaisseau. L’écran de la fosse holo s’éclaira et montra la crête de Jo-Kung défilant en dessous de nous. Nous ralentîmes et restâmes suspendus à une centaine de mètres. Nous étions revenus à la même vallée boisée où, plus de trois mois auparavant, le vaisseau m’avait débarqué. Seulement aujourd’hui, la crevasse était pleine de monde. Je vis Théo, Lhomo, et beaucoup d’autres venus du Temple en Suspens dans les Airs. Le vaisseau descendit en flottant et plana, attendant les ordres. — Morphe l’escalier, dit Énée. Laisse-les monter à bord. — Puis-je vous rappeler que j’ai des couches de fugue et des équipements de survie pour un maximum de six personnes en cas de saut interstellaire étendu ? Il y a au moins cinquante personnes dans le… — Morphe l’escalier et laisse-les monter à bord, répéta Énée Immédiatement. Le vaisseau fit ce qu’on lui disait sans ajouter un seul mot. Théo fit prendre aux réfugiés la rampe et l’escalier circulaire jusqu’à l’endroit où nous les attendions. La plupart de ceux qui étaient restés au Temple en Suspens dans les Airs étaient là : beaucoup de moines, le Tromo Trochi de Dhomu, l’ex-soldat Gyalo Thondup, Lhomo Dondrub – nous fûmes ravis de constater que son paraglisseur l’avait ramené sain et sauf, et à voir son sourire et la manière dont il nous serra dans ses bras, cette joie était réciproque –, le supérieur Kempo Ngha Wang Tashi, Chim Din, Jigme Taring, Kuku et Kay, George et Jigme, Labsang le frère du Dalaï-Lama, les briquetiers Viki et Kim, le contremaître Tsipon Shakabpa, Rimsi Kyipup – je ne l’avais jamais vu si peu amer –, les gréeurs en altitude Haruyuki et Kenshiro, les experts en bambou Voytek et Janusz, et même le maire de Jo-Kung, Charles Chi-kyap Kempo. Mais le Dalaï-Lama n’était pas là. La Dorje Phagmo non plus. — Rachel est retournée les chercher, dit Théo lorsque tout le monde fut monté à bord. Le Dalaï-Lama a insisté pour être le dernier à partir et la Laie est restée pour lui tenir compagnie jusqu’au moment du départ. Mais ils devraient être là maintenant. J’étais jutement prête à remonter la corniche pour voir si… Énée secoua la tête. — Nous irons tous. Impossible de faire asseoir ou d’installer tout le monde. Les gens grouillaient dans les escaliers, ou au niveau de la bibliothèque, ou bien étaient montés jusqu’à la chambre à coucher, tout en haut du vaisseau, et regardaient dehors par les cloisons de visualisation, tandis que d’autres s’étaient réfugiés au niveau des caissons de fugue et, en bas, dans la salle des machines. — Partons, vaisseau, dit Énée. Le Temple en Suspens dans les Airs. Approche directe. Pour le vaisseau, une approche directe, c’était un jet de flammes de poussée, une montée en chandelle de quinze kilomètres dans l’atmopshère, puis une chute verticale et une intervention des répulseurs et du moteur principal à la dernière seconde. Le processus tout entier ne prit qu’environ trente secondes, mais bien que le champ de confinement interne nous empêchât d’être réduits en bouillie, la vue par les cloisons transparentes du sommet dut désorienter ceux qui, là-haut, regardaient en direct. Énée, A. Bettik, Théo et moi étions dans la holo-fosse et même cette vision retransmise me donna envie de m’accrocher aux cloisons ou d’enfoncer mes ongles dans la moquette. Nous descendîmes encore un peu plus et restâmes suspendus à cinquante mètres au-dessus des bâtiments du temple. — Oh, bon sang ! jura Théo. Un homme était en train de tomber dans l’abîme. Nous n’avions aucun moyen de le sauver. En une seconde, il fut avalé par les nuages. — Qui était-ce ? demanda Théo. — Vaisseau, dit Énée. Repasse l’image agrandie. Carl Linga William Eiheji, le garde du corps du Dalaï-Lama. Quelques secondes plus tard, plusieurs silhouettes émergèrent du pavillon de la Méditation juste, sur la plus élevée des plates-formes, celle que j’avais aidé à construire selon les plans d’Énée, moins d’un mois auparavant. — Merde, dis-je tout haut. Némès tenait le Dalaï-Lama d’une main, suspendu au-dessus du vide. Derrière elle venaient ses clones mâles et femelles. Puis Rachel et la Dorje Phagmo sortirent de l’ombre, sur la plate-forme. Énée me saisit par le bras. — Raul, tu veux bien sortir avec moi ? Elle avait activé le balcon, par-delà le Steinway, mais je savais que ce n’était pas du tout ce qu’elle voulait dire. — Bien sûr, répondis-je, pensant : Est-ce ainsi qu’elle va mourir ? Est-ce cette mort qu’elle a prévue avant sa naissance ? Est-ce ma mort ? — Bien sûr que je viens. A. Bettik et Théo se préparèrent à sortir sur le balcon avec nous. — Non, dit Énée. Je vous en prie. (Elle prit la main de l’androïde.) Mon ami, vous pouvez tout voir de l’intérieur. — Je préfère être avec vous, H. Énée. — Mais cela ne concerne que Raul et moi. A. Bettik baissa la tête une seconde, puis retourna aux imageurs de la holo-fosse. Aucune des douzaines de personnes qui se trouvaient au niveau de la bibliothèque et sur les marches de l’escalier ne dit mot. Le vaisseau était plongé dans un silence total. Je sortis sur le balcon avec mon amie. Némès tenait toujours le petit garçon suspendu au-dessus de l’abîme. Nous étions à vingt mètres au-dessus d’elle et de ses clones. Je me demandai, stupidement, jusqu’à quelle hauteur ces machines pouvaient sauter. — Hé ! cria Énée. Némès leva les yeux. Ce fut une occasion de me rappeler que son regard vous donnait l’impression d’être fixé par des orbites vides. Rien d’humain ne vivait derrière ces yeux. — Posez-le. Némès sourit, lâcha le Dalaï-Lama et le rattrapa de la main gauche à la dernière seconde. — Faites attention à ce que vous demandez, enfant, dit la femme pâle. — Laissez-le partir, ainsi que les deux autres, et je descendrai. Némès haussa les épaules. — Vous ne partirez pas d’ici, n’importe comment, répondit-elle sans élever la voix, mais parfaitement audible. — Laissez-les partir et je descendrai, répéta Énée. Némès haussa les épaules, mais lança le Dalaï-Lama sur la plateforme, comme on jette une boulette de papier dans une corbeille. Rachel courut vers le petit garçon, vit qu’il était blessé, qu’il saignait, mais vivait encore, le prit dans ses bras et se retourna, furieuse, vers Némès et ses clones. — NON ! hurla Énée. Je ne l’avais jamais entendue utiliser ce ton. Il nous figea sur place, Rachel et moi. — Rachel, fit Énée d’une voix normale, je t’en prie, fais monter Sa Sainteté et la Dorje Phagmo à bord. Cet ordre était poli mais impératif, et je n’aurais pas pu y résister. Rachel non plus. Énée lança un commandement, le vaisseau s’abaissa, morpha et déploya un escalier depuis le balcon. Énée commença à descendre. Je me hâtai de la suivre. Nous mîmes le pied sur la plate-forme de cèdre bonsaï… j’avais participé à la pose de toutes les planches… Rachel conduisit l’enfant et la femme âgée vers les marches et pour qu’ils les gravissent. Énée toucha la tête de la jeune femme lorsqu’elle nous croisa. L’escalier remonta et se refondit dans le balcon. Théo et A. Bettik y rejoignirent Rachel et la Dorje Phagmo. Quelqu’un avait emmené dans le vaisseau l’enfant ensanglanté. Nous nous arrêtâmes à deux mètres de Radamanthe Némès. Ses frères et sœur vinrent se poster à ses côtés. — Tout le monde n’est pas là, dit Némès. Où est votre… ah, là. Le gritche se coula hors des ombres du pavillon. Je dis « se coula » car bien qu’il s’avançât, je ne le vis pas marcher. Je serrai et desserrai les poings. Rien ne collait dans ce règlement de comptes. J’avais ôté ma veste thermique dans le vaisseau, mais portais encore la stupide combinaison-peau et le harnais d’escalade, bien que la plupart de l’équipement fût resté à bord. Le baudrier et les multiples couches allaient me ralentir. Me ralentir pour faire quoi ? pensai-je. J’avais vu Némès se battre. Ou plutôt, je ne l’avais pas vue. Quand le gritche et elle avaient lutté sur le Bosquet de Dieu, il y avait eu une tache floue, puis des explosions, puis rien. Elle pouvait décapiter Énée et m’arracher les boyaux avant que je n’aie pu serrer les poings. Les poings. Le vaisseau n’était pas armé, mais quand je l’avais quitté, le fusil d’assaut du sergent Gregorius était à l’étage de la bibliothèque. La première chose que l’on nous enseignait, dans la Garde Nationale, c’était de ne jamais se battre à mains nues, si l’on pouvait improviser une arme. Je regardai autour de moi. La plate-forme était nue, je n’aurais même pas pu arracher une rampe pour en faire une massue. Cette structure était trop bien construite pour avoir quelque chose d’arrachable. Je jetai un coup d’œil à la paroi, sur notre gauche. Pas de pierres détachées. Il y avait quelques pitons d’escalade scellés dans les fissures, je le savais – nous y fixions nos cordes de sécurité pendant que nous construisions ce niveau et nous ne les avions pas tous enlevés –, mais il m’aurait été impossible de les arracher pour m’en faire une arme, bien que Némès en ait sans doute été capable d’un seul doigt. Et que pouvait un piton ou un crampon contre ce monstre ? Ici, il n’y avait pas d’armes. Je mourrais mains nues. J’espérais lui asséner un coup avant qu’elle ne m’abatte… au moins un coup de poing. Énée et Némès se regardaient. Némès ne jeta qu’un bref coup d’œil sur le gritche, à dix pas sur sa droite. La chose dit : — Vous savez que je ne vais pas vous livrer à la Pax, n’est-ce pas, petite garce ? — Oui. Énée lui rendit son regard avec intensité. Némès sourit. — Mais vous croyez que votre porte-épines va vous sauver. — Non. — Bon. Parce que, ce ne sera pas le cas. Elle fit un signe de tête à ses clones. Je connais leurs noms maintenant, Scylla et Briarée. Et je sais ce que je vis, ensuite. Je n’aurais pas dû être capable de voir cela car les trois machines changèrent alors de phase. Tout aurait dû se réduire à un bref éclair de chrome flou, puis le chaos, puis plus rien… mais Énée tendit la main, me toucha la nuque et, soudain, la lumière changea, s’assombrit, l’air devint presque aussi épais que de l’eau. Je m’aperçus que mon cœur ne battait plus, que je ne clignais plus des paupières, que je ne respirais plus. Aussi alarmant que cela parût, c’était sans importance. La voix d’Énée chuchota dans l’écouteur du capuchon, rejeté en arrière, de ma combinaison-peau… ou peut-être parla-t-elle directement par l’intermédiaire de sa main sur mon cou. Nous ne pouvons pas changer de phase, ou utiliser l’ultra-v pour les combattre. Ce serait un abus de l’énergie du Vide qui Lie. Mais je peux nous aider à voir. Et ce que nous vîmes était assez incroyable. Sur l’ordre de Némès, Scylla et Briarée se jetèrent sur le gritche lorsque le démon d’Hypérion leva ses quatre bras pour l’attaquer… et fut aussitôt intercepté par les clones. Même avec notre vision modifiée – le vaisseau figé en plein vol, nos amis transformés en statues aux yeux fixes sur le balcon, un oiseau piégé dans l’air comme un insecte serti dans l’ambre – les mouvements soudains du gritche et des deux clones furent presque trop rapides pour que nous puissions les suivre. Il y eut un impact terrible à un mètre de Némès, transformée en effigie argentée d’elle-même et qui ne broncha pas. Briarée porta un coup qui, j’en suis sûr, aurait fendu notre vaisseau en deux. Il se répercuta sur le cou épineux du gritche avec le bruit d’un tremblement de terre sous-marin repassé au ralenti, puis Scylla lui faucha les jambes. Le gritche tomba, mais pas avant que deux de ses bras ne saisissent Scylla et que deux autres griffes coupantes comme des rasoirs s’enfoncent dans le corps de Briarée. Les clones de Némès parurent faire bon accueil à son étreinte, se jetant eux-mêmes, en claquant des dents, toutes griffes dehors, sur le gritche en train de tomber. Je vis que les bords de leurs mains et de leurs avant-bras étaient aiguisés comme des rasoirs, guillotines plus effilées que les lames et les épines du gritche. Tous trois se frappaient et se mordaient en proie à une frénésie sauvage, roulant d’un bout à l’autre de la plate-forme, projetant des échardes de cèdre bonsaï à trois mètres en l’air, et s’écrasant contre la paroi rocheuse. En une seconde, ils se retrouvèrent tous debout, les grandes mâchoires du gritche serrant le cou de Briarée tandis que Scylla s’emparait d’un de ses quatre bras, le recourbait en arrière et semblait le briser à la jointure. Tenant toujours Briarée dans ses mâchoires, ses immenses dents mordant et raclant la tête de la forme argentée, le gritche pivota pour affronter Scylla, mais les deux clones avaient déjà empoigné les lames et les épines du crâne du gritche, et le recourbaient en arrière ; je m’attendais à entendre le cou casser et voir la tête rouler au loin. Au lieu de cela, Némès leur ordonna : Maintenant ! Allez-y ! et sans un instant d’hésitation, les deux clones reculèrent loin de la paroi rocheuse, vers le côté de la plate-forme donnant sur l’abîme. Je compris ce qu’ils tentaient d’exécuter : jeter le gritche dans le vide, comme ils l’avaient fait du garde du corps du Dalaï-Lama. Peut-être le gritche s’en aperçut-il aussi, car la grande créature étreignit les deux corps de chrome, les pointes de sa poitrine et les épines de ses poignets s’enfoncèrent profondément dans les champs de forces entourant les deux clones qui se débattaient et griffaient. Le trio tournoya, tomba et rebondit comme un jouet mécanique démentiel dont les trois parties seraient bloquées en mode berserk hyper-rapide jusqu’à ce que, pour finir, le gritche et les formes visiblement empalées qui donnaient des coups de pied, de dents et de griffes, heurtent la rambarde en robuste cèdre qui se déchira comme si elle était en carton mouillé et tombent en tournoyant dans l’abîme sans cesser de lutter. Énée et moi regardâmes la grande silhouette argentée aux piques étincelantes et les deux plus petites battant l’air, tomber, tomber, devenir de plus en plus minuscules et s’enfoncer dans les nuages qui les engloutirent. Je savais que ceux qui nous regardaient du vaisseau virent seulement les trois formes disparaître soudain, puis la rambarde brisée et une plate-forme où ne restait plus que Némès, Énée et moi. La chose argentée qui était Radamanthe Némès tourna vers nous son visage de chrome dépourvu de traits. La lumière changea. La brise souffla de nouveau. L’air redevint gazeux. Je sentis mon cœur se remettre à battre… à taper fort… et je clignai rapidement des yeux. Némès avait repris sa forme humaine. — Alors, dit-elle à Énée, allons-nous mettre fin à cette petite farce ? — Oui, répondit Énée. Némès sourit et repassa en ultra-v. Rien ne se produisit. La créature fronça les sourcils et parut se concentrer. Toujours rien. — Je ne peux pas vous empêcher de changer de phase, dit Énée. Mais d’autres le peuvent… et le font. Némès parut irritée, puis éclata de rire. — Ceux qui m’ont créée arrangeront cela dans une seconde, mais je ne souhaite pas attendre aussi longtemps et je n’ai pas besoin de changer de phase pour vous tuer, petite garce. — C’est vrai. Pendant toute cette confusion, toute cette violence, Énée était restée campée, jambes écartées, les pieds fermement plantés, les bras ballants. Némès montra ses petites dents, mais je vis que celles-ci s’étaient allongées, étaient devenues plus pointues. Il y en avait au moins trois rangées. Elle leva les mains et ses ongles, déjà pâles et longs, grandirent d’au moins dix centimètres, transformés en pointes étincelantes. Avec ses ongles pointus, Némès arracha la peau et la chair de son avant-bras droit, révélant une espèce d’endosquelette métallique qui avait la couleur de l’acier, mais semblait infiniment plus affilé. — Allons-y. Némès s’avança vers Énée. Je m’interposai entre elles. — Non, dis-je en levant les poings, comme un boxeur prêt à se battre. Némès d’un sourire grimaçant montra toutes ses dents. 23 Le temps et le mouvement semblent ralentir de nouveau, comme si je pouvais voir en mode changement de phase, mais cette fois, c’est simplement l’effet de l’adrénaline et d’une concentration totale. Mon esprit passe en vitesse surmultipliée. Mes sens acquièrent une acuité surnaturelle. Je vois, je sens et je calcule chaque microseconde avec une clarté troublante. Némès s’avance d’un pas… plus vers Énée qui est à ma gauche que vers moi. Cela ressemble plus à une partie d’échecs qu’à un combat. Je gagne si je tue la garce insensible ou si je la fais tomber de la plateforme, assez longtemps pour que nous puissions nous enfuir. Elle n’a pas besoin de me tuer pour gagner… il lui suffit de me neutraliser assez longtemps pour tuer Énée. Énée est sa cible. Énée a toujours été sa cible. On a créé ce monstre pour qu’elle tue Énée. Une partie d’échecs. Némès vient de sacrifier deux de ses pièces essentielles – son frère et sa sœur – afin de neutraliser notre cavalier, le gritche. Maintenant, ces trois pièces ne sont plus sur l’échiquier. Il ne reste que Némès, la reine noire, Énée, la reine de l’humanité, et le seul pion d’Énée… moi. Ce pion sera peut-être obligé de se sacrifier, mais pas sans avoir éliminé la reine noire. Il y est déterminé. Némès sourit. Ses dents sont pointues et trop nombreuses. Ses bras sont toujours ballants, ses longs ongles scintillent, son avant-bras droit ressemble à un objet chirurgical obscène… l’intérieur n’est pas humain… non, pas humain du tout. Le bord coupant de l’endosquelette de son bras reflète le soleil de l’après-midi. — Énée, dis-je doucement, recule, je t’en prie. Cette plate-forme, la plus haute de toutes, est reliée à l’escalier et au sentier de pierre que nous avons dû couper pour grimper jusqu’au passage suspendu. Je veux que mon amie la quitte. — Raul, je… — Fais-le, maintenant, dis-je sans élever la voix, mais avec toute la force de ce ton de commandement que j’ai appris et avec lequel j’ai gagné trente-deux ans de ma vie. Énée recule de quatre pas sur la corniche de pierre. Le vaisseau est toujours suspendu à cinquante mètres au-dessus de nous. Sur le balcon, beaucoup de visages se penchent vers nous. J’essaie d’adjurer le sergent Gregorius d’utiliser son fusil d’assaut pour liquider cette putain de chose, mais je ne vois pas son visage noir parmi ceux qui nous regardent. Peut-être est-il trop affaibli par ses blessures. Peut-être estime-t-il que ce doit être un combat loyal. Foutre non. Je ne veux pas d’un combat loyal. Je veux tuer cette Némès à tout prix. J’accepterais l’aide de n’importe qui. Le gritche est-il vraiment mort ? Peut-il mourir ? Les Cantos de Martin Silenus semblent dire que le gritche a été vaincu lors d’un combat avec le colonel Fedmahn Kassad, dans un futur lointain. Mais comment Silenus l’a-t-il su ? Et qu’est le futur pour un monstre capable de voyager dans le temps ? Si le gritche n’est pas mort, j’aimerais bien qu’il revienne maintenant. Némès s’avance d’un autre pas sur sa droite. J’en fais un de côté pour lui bloquer l’accès à Énée. En changement de phase, cette chose a une force surhumaine et peut bouger si vite qu’elle est littéralement invisible. Elle ne peut pas passer en ultra-v maintenant. Je l’espère avec ferveur. Mais elle est tout de même plus rapide et plus forte que moi… que n’importe quel être humain. Je suis obligé de le supposer. Et elle a des crocs, des griffes et un bras coupant. — Prêt à mourir, Raul Endymion ? dit Némès dont les lèvres découvrent des rangées de dents. Ses atouts sont la vitesse, la force et un organisme non humain. Elle est plus robot ou androïde qu’humaine. Elle ne doit pas ressentir la douleur. Elle peut avoir d’autres armes intégrées qu’elle n’a pas encore révélées. Je ne vois pas comment la tuer ou l’immobiliser… son squelette est fait de métal, et non d’os… les muscles visibles de son avant-bras semblent réels, mais peuvent être en fibres de plastique ou en mailles d’acier roses. Les techniques normales de combat ne l’arrêteront pas. Ses faiblesses, je ne les connais pas. Peut-être l’excès de confiance en elle. Peut-être s’est-elle trop habituée à utiliser le changement de phase, à tuer ses ennemis quand ils ne peuvent pas se défendre. Mais elle s’en est prise au gritche et l’a contré, il y a neuf ans et demi… l’a battu, en fait. Seule l’intervention du père capitaine de Soya, utilisant contre elle tous les gigavolts de son vaisseau, l’a empêchée de nous tuer. Némès lève les bras et s’accroupit, doigts griffus tendus. Jusqu’où la chose peut-elle sauter ? Peut-elle passer par-dessus ma tête pour atteindre Énée ? Mes atouts sont deux années de boxe pendant mon service dans la Garde Nationale. Je détestais cela, et perdais environ un tiers de mes matchs. Mais les hommes de mon régiment continuaient à parier sur moi. La douleur ne m’arrêtait pas. Je la sentais, mais elle ne m’arrêtait pas. Les coups au visage me faisaient voir rouge… j’oubliais tout mon entraînement quand on me frappait au visage, et une fois le brouillard rouge de la fureur dissipé, si j’étais encore debout, j’avais presque toujours gagné. Mais je sais que la fureur aveugle ne m’aidera pas aujourd’hui. Si je perds ma concentration un seul instant, cette chose me tuera. J’étais rapide quand je pratiquais la boxe… mais il y a plus de dix ans. J’étais fort… mais je ne me suis pas entraîné pendant tout ce temps. Je pouvais encaisser de fameux coups sur le ring, ne pas céder à la douleur… je n’ai jamais été mis K.O., même quand un meilleur boxeur que moi m’envoyait à terre une douzaine de fois avant que sonne la fin du combat. Outre la boxe, j’avais été videur dans l’un des plus gros casinos des Neuf Queues, à Felix. Mais il fallait surtout de la psychologie, savoir comment éviter de se battre tout en mettant l’odieux ivrogne à la porte. Je m’étais toujours arrangé pour que les rares véritables bagarres se terminent en quelques secondes. Je m’étais entraîné au combat à mains nues dans la Garde Nationale, j’avais appris à tuer de près, mais ce genre de situation était aussi rare qu’une charge à la baïonnette. Quand je travaillais comme marinier, j’avais connu des combats plus sérieux, notamment, une fois, avec un homme armé d’un long couteau, résolu à m’éventrer. Je m’en étais tiré. Mais cet autre marinier m’avait mis K.O. En tant que guide de chasse, je survécus à l’attaque d’un étranger armé d’un fusil à fléchettes. Mais je le tuai accidentellement et après sa résurrection, il témoigna contre moi. D’ailleurs, c’était comme cela que tout avait commencé. De toutes mes faiblesses, la plus grave, c’était que je n’avais pas vraiment envie de faire du mal à quelqu’un. Dans tous mes combats – sauf peut-être avec le marinier au couteau et le chasseur chrétien au fusil à fléchettes – je m’étais retenu, ne voulant pas frapper aussi fort que je l’aurais pu, ne voulant pas faire trop de mal. Il faut que je change de manière de penser. Ce n’est pas une personne… c’est une machine à tuer, et si je ne l’immobilise pas ou ne la tue pas rapidement, elle me tuera encore plus vite. Némès saute sur moi, les ongles en avant, et d’un mouvement latéral, me frappe de son bras droit comme avec une faux. Je recule d’un bond, esquive la faux, esquive presque tous les ongles, vois ma manche gauche déchirée, vois le sang embrumer l’air, puis rapidement, je m’avance et la frappe, vite, fort, trois fois, au visage. Némès recule aussi vite qu’elle s’est avancée. Il y a du sang sur les grands ongles de sa main gauche. Mon sang. Je lui ai tellement cassé le nez qu’il est maintenant aplati, en biais, sur son visage mince. J’ai brisé quelque chose, de l’os, du cartilage, des fibres métalliques, là où était son front. Elle ne semble pas remarquer ses blessures. Elle sourit toujours. Je jette un coup d’ceil à mon bras gauche. Il me brûle furieusement. Du poison ? Peut-être… ce serait logique… mais si elle se sert d’un poison, je mourrai en quelques secondes. Il n’y a aucune raison pour qu’elle utilise des agents à effet retard. Mon bras est toujours là. Il me brûle seulement à cause des balafres. Quatre, je pense… profondes, mais il n’y a pas de muscle sectionné. Ces blessures importent peu. Concentre-toi sur ses yeux. Devine ce qu’elle va faire. Ne jamais se battre à mains nues, nous enseignait la Garde Nationale. Toujours trouver une arme dans un corps-à-corps. Si votre arme personnelle est détruite ou manque, trouvez quelque chose d’autre, improvisez… un rocher, une grosse branche, un bout de métal, même des pierres tenues serrées, ou des clefs entre les doigts, sont préférables aux mains nues. Les jointures se brisent plus vite que les os de la mâchoire, nous rappelait toujours l’instructeur. Si vous n’avez vraiment rien d’autre, frappez toujours du tranchant de la main. Utilisez vos doigts rigidifiés. Attaquez-vous aux yeux ou à la pomme d’Adam avec vos ongles. Ici, pas de pierres, pas de branches, pas de clefs… aucune arme. Cette chose n’a pas de pomme d’Adam. Je suppose que ses yeux sont aussi froids et durs que des billes. Némès se déporte encore vers la gauche, en regardant Énée. — J’arrive, mon cœur, siffle-t-elle à mon amie. J’aperçois Énée du coin de l’œil. Elle est debout sur la corniche. Elle ne bouge pas. Son visage est impassible. Cela ne ressemble pas à ma bien-aimée… normalement, elle devrait jeter des pierres, sauter sur le dos de l’ennemi… n’importe quoi, mais pas me laisser combattre cette chose seul. Ce moment est à toi, Raul, mon chéri. Sa voix est aussi claire qu’un chuchotement dans mon esprit. C’est un chuchotement. Sorti des écouteurs du capuchon rabattu de ma combinaison-peau. Je porte toujours ce sacré machin, ainsi que mon harnais d’escalade, inutile. Je vais sous-vocaliser une réponse, mais je me souviens que je me suis branché sur le communicateur du vaisseau lorsque je l’ai appelé, du sommet du T’ien Shan, et que si je l’utilise, je vais transmettre au vaisseau aussi bien qu’à Énée. Je me déplace vers la gauche, bloquant de nouveau la voie à cette créature. J’ai moins de place pour manceuvrer. Némès attaque plus vite cette fois, feinte à gauche et, échappant à mon droit, me porte un revers dans les côtes. Je saute en arrière, mais la lame tranche la chair juste sous ma plus basse côte droite. Je baisse la tête, ses griffes scintillent, ses griffes de la main gauche visent mes yeux, je baisse de nouveau la tête, mais elle m’arrache un morceau de cuir chevelu. Un instant, l’air se remplit encore de sang atomisé. Je m’avance et lance mon propre bras droit à revers, l’abattant comme un marteau, mon poing la frappe sous la mâchoire. La chair synthétique éclate, réduite en purée. En dessous, le métal et les tubes ne cèdent pas. Némès me porte de nouveau un revers de son bras droit en forme de faux et me griffe de la main gauche. Je m’éloigne d’un bond. Elle me manque totalement. Je m’avance rapidement et lui donne un coup de pied derrière les genoux, espérant la faire tomber. Nous sommes à huit mètres de la rambarde brisée. Si je pouvais la faire rouler jusque-là… même si nous devions tous deux passer par-dessus bord… C’est comme si j’avais donné un coup de pied dans un montant en acier. Ma jambe est tout engourdie, mais Némès n’est pas ébranlée. Des fluides et de la chair s’écoulent de son endosquelette, pourtant elle tient bon. Elle doit peser deux fois plus que moi. Elle me rend mon coup de pied et brise une ou deux de mes côtes, à gauche. Je les entends craquer. L’air est violemment expulsé de mes poumons. Je recule en vacillant, espérant presque trouver une corde derrière moi, mais il n'y a que la paroi, un mur de roche dur et glissant. Je me tape contre un piton, qui m’étourdit un instant. Maintenant, je sais ce que je vais faire. J’ai l’impression de respirer du feu, aussi j’aspire rapidement plusieurs fois de suite, confirmant ainsi que je le peux, essayant de retrouver mon souffle. J’ai de la chance, je ne pense pas que mes côtes cassées aient pénétré dans mon poumon gauche. Némès ouvre les bras pour m’empêcher de fuir et se rapproche. Je me précipite dans son horrible étreinte, à la portée mortelle de l’avant-bras armé d’une lame, et la frappe, aussi fort que je peux, des deux côtés de la tête. Ses oreilles sont réduites en purée ; cette fois, c’est un fluide jaune qui remplit l’air, mais je sens la solidité de son crâne en permacier sous la chair tuméfiée. Mes poings rebondissent. Je recule en titubant, les mains, les bras, les poings, temporairement inutilisables. Némès bondit. Je m’appuie au rocher, lève les deux jambes, au niveau de sa poitrine, et la frappe de toute ma force. Elle me porte un coup avant de s’envoler en arrière, tranchant une partie de mon harnais, balafrant ma veste et ma combinaison peau, et un muscle de ma poitrine. Du côté droit. Elle n’a pas coupé les filcoms. Bien. D’une culbute arrière, elle retombe sur ses pieds, à cinq mètres encore du bord. Il n’y a pas moyen de la faire tomber de la plateforme. Elle ne joue pas selon mes règles. Je me précipite sur elle, poings levés. Némès lève la main gauche, recourbée et griffue, d’un seul mouvement rapide, pour m’éventrer. Le coup mortel me rate de quelques millimètres et maintenant, tandis qu’elle ramène son bras droit en arrière pour me couper en deux, je pivote sur un pied et de l’autre, lui porte un coup à la poitrine, de toute ma force. Némès grogne et me mord la jambe, ses mâchoires claquent comme celle d’un gros chien. Ses dents arrachent le talon et la semelle de ma botte, mais pas la chair. Reprenant mon équilibre, je me lance de nouveau à l’assaut, saisis de la main gauche son poignet droit pour empêcher son bras en forme de faux d’arracher la chair de mon dos et me rapproche pour l’empoigner par les cheveux. Elle me gifle, ses rangées de dents sont juste devant mes yeux, l’air entre nous se remplit de sa salive jaune ou de son pseudo-sang. Je lui renverse la tête en arrière tandis que nous pivotons, deux violents danseurs luttant l’un contre l’autre, mais ses cheveux courts et plats sont couverts de sang et de lubrifiant, et mes doigts glissent. Lui assénant de nouveau un coup pour la faire tomber, je mets les doigts dans ses orbites et lui repousse la tête de toute la force de mes bras et de mon torse. Sa tête se recourbe en arrière, de trente degrés, cinquante, soixante, je devrais entendre craquer sa colonne vertébrale, quatre-vingts degrés, quatre-vingt-dix. Son cou forme un angle droit avec son torse, ses yeux de marbre sont froids sous mes doigts tendus, sa large bouche s’étire plus largement encore lorsque ses dents claquent près de mon avant-bras. Je la relâche. Elle s’avance comme si elle était propulsée par un ressort géant. Ses griffes s’enfoncent dans mon dos, raclent l’os de mes deux omoplates, la droite puis la gauche. Je m’accroupis et lance des coups de poing brefs, violents, lui martelant les côtes et le ventre. Deus quatre, six coups rapides, je pivote, le sommet de mon crâne heurte son torse déchiré et huileux, le sang de mon cuir chevelu lacéré coule sur nous deux. Quelque chose, dans sa poitrine ou son diaphragme, claque avec un bruit métallique et Némès vomit du fluide jaune sur mon cou et mes épaules. Je recule en titubant et elle me sourit, ses dents pointues luisent derrière les bulles de la bile jaune qui dégoutte de son menton sur les planches déjà glissantes de la plate-forme. Elle crie, vapeur sifflante d’une chaudière mourante, et revient à l’assaut, son bras en forme de faux fendant l’air en un arc invisible. Je fais un bond en arrière. Trois mètres jusqu’à la paroi rocheuse ou la corniche où se tient Énée. Némès me lance un revers, son avant-bras est une hélice, un pendule d’acier qui siffle. Elle peut me conduire où elle veut maintenant. Elle veut me tuer, ou me pousser hors de son chemin. Elle veut Énée. Je saute de nouveau en arrière, la lame fend le tissu juste au-dessus de la ceinture, cette fois. J’ai sauté à gauche, plus vers la paroi que vers la corniche. Énée est sans protection pendant une seconde. Je ne suis plus entre elle et la créature. La faiblesse de Némès. Je mise tout… je mise Énée… là-dessus c’est un prédateur-né. Si près de la mise à mort, elle ne peut s’empêcher de me porter le coup de grâce. Némès s’avance vers la droite, gardant la possibilité de sauter vers Énée, mais me poursuivant tout de même vers la paroi de la montagne. La faux vise ma tête pour une décapitation nette. Je lui fais un croche-pied et roule vers la gauche, loin d’Énée. Je suis tombé sur les planches, battant l’air de mes jambes. Némès m’enfourche, du fluide jaune éclabousse mon visage et ma poitrine. Elle lève le bras, hurle et l’abaisse. — Vaisseau ! Atterris sur cette plate-forme. Immédiatement. Sans discuter ! Je halète cet ordre dans l’émetteur des filcoms tandis que je roule contre les jambes de Némès. Son avant-bras tranchant s’enfonce dans le cèdre bonsaï à l’endroit où ma tête se trouvait une seconde auparavant. Je suis sous elle. La lame de son bras reste coincée dans le bois dense. Durant quelques secondes, penchée sur moi pour me griffer, elle n’a pas de prise pour libérer le bord coupant. Une ombre tombe sur nous deux. Les ongles de sa main gauche balafrent le côté gauche de ma tête, me tranchent presque l’oreille, s’enfoncent, glissent sur l’os de ma mâchoire et manquent de peu ma veine jugulaire. De la main droite, bloquée sous son menton, j’essaie d’empêcher ses dents de m’ouvrir la gorge ou de se refermer sur mon visage. Elle est plus forte que moi. Il faut que je me sorte de sous elle, ma vie en dépend. Son avant-bras est toujours coincé dans le plancher de la plateforme, mais cela sert son but en la clouant sur moi. L’ombre s’épaissit. Dix secondes. Pas plus. Avec ses ongles, Némès se débarrasse de ma main, arrache la lame du bois, se remet sur ses pieds en vacillant. Ses yeux se tournent vers la gauche, où Énée se tient, impuissante. Je roule loin de Némès… et loin d’Énée… laissant mon amie sans défense. Je m’accroche au rocher froid pour me relever. Ma main droite est inutilisable, un tendon tranché à la dernière seconde, aussi je lève la main gauche, tire la corde de sécurité de mon harnais, je peux seulement espérer qu’elle est toujours intacte, et arrime le mousqueton au piton avec un claquement métallique, tel celui de menottes qui se ferment. Némès pivote vers sa gauche, m’ignorant maintenant, ses yeux de marbre noir fixés sur Énée. Mon amie tient bon. Le vaisseau atterrit sur la plate-forme, éteint ses répulseurs EM comme je le lui ai ordonné, laissant son poids reposer totalement sur le bois, écrasant le pavillon de la méditation avec un terrible bruit de bois qui se fend, ses ailerons archaïques prennent presque toute la place, ne manquant que de peu Némès et moi. La créature jette par-dessus son épaule un coup d’œil à l’immense navire noir surgissant au-dessus d’elle, décide visiblement de ne pas en tenir compte et se ramasse pour bondir sur Énée. Une seconde, je pense que le cèdre bonsaï tiendra… que la plateforme est encore plus forte que les calculs d’Énée et mon expérience ne le suggéraient… mais alors retentit un horrible fracas de bois arraché et toute la plate-forme de la Méditation ainsi que la plus grande partie de l’escalier descendant au pavillon de l’Attention juste se détachent de la montagne. Je vois les gens qui regardent du balcon se rejeter à l’intérieur du vaisseau tandis que la structure tombe. Je souffle dans l’émetteur des filcoms : — Vaisseau ! Plane ! Puis je reporte mon attention sur Némès. La plate-forme tombe sous ses pieds. Elle saute vers Énée. Mon amie ne recule pas. Seulement la plate-forme qui se dérobe sous elle empêche Némès de terminer son saut. Elle la rate de peu mais ses griffes s’accrochent au rebord de pierre, en arrachent des étincelles, trouvent une prise. La plate-forme se disloque et se désintègre en dégringolant dans l’abîme, certains morceaux frappent celle, plus importante, qui est en dessous, en arrachent des parties, empilent des débris à d’autres endroits. Némès est suspendue au rocher, lutte des pieds et des ongles, à un mètre d’Énée. Ma corde de sécurité mesure huit mètres. En me servant de mon bras gauche en état de fonctionner, bien que mon sang rende la corde dangereusement glissante, je laisse filer plusieurs mètres et, la frappant d’un coup de pied, je m’éloigne de la paroi à laquelle je suis suspendu. Némès se hisse à un endroit où elle pourra passer ses doigts griffus par-dessus le bord de la corniche. Elle trouve une fissure et remonte en grimpeuse experte qui franchit un surplomb. Son corps est cambré comme un arc tandis que ses pieds, accrochés à la pierre, la propulsent plus haut jusqu’à ce qu’elle puisse se lancer vers le rebord, vers Énée qui n’a pas bougé. Je suis ramené en arrière loin de Némès, rebondis sur le rocher, je sens la pierre glissante contre mon pied nu et lacéré que Némès a dépouillé de ma botte, vois que la corde dont je dépends a été effilochée dans la lutte, ignore si elle tiendra encore plusieurs secondes. Je lui impose encore plus de tension en me balançant très loin de Némès en un arc de pendule. Némès se hisse sur les genoux, se remet sur ses pieds à un mètre de mon aimée. Je me balance plus fort, le rocher racle mon épaule droite, je pense pendant une seconde mortelle que je n’ai pas assez de vitesse et de corde, puis je sens que j’en ai juste assez, tout juste assez… Némès se retourne juste au moment où j’arrive derrière elle, mes jambes s’écartent pour l’étreindre, puis se referment autour d’elle, chevilles croisées. Elle crie et lève son bras en forme de faux. Mon ventre et mon bas-ventre sont dépourvus de protection. Ignorant cela, ignorant la corde qui s’effiloche et la douleur, je m’accroche à elle tandis que la gravité et mon élan nous ramènent en arrière, Némès est plus lourde que moi et pendant une autre terrible seconde, je reste suspendu et elle ne bouge pas… elle n’a pas encore retrouvé son équilibre, mais je me cambre, j’essaie de déplacer mon centre de gravité vers mes épaules en sang ; et Némès décolle enfin de la corniche. J’ouvre aussitôt les jambes pour la relâcher. Elle lance son bras en forme de faux, manque mon ventre de quelques millimètres tandis que je suis emporté de nouveau vers la montagne, mais son mouvement la précipite en avant, loin de la corniche et de la paroi rocheuse, dans le trou laissé par la plate-forme. Je racle la roche en essayant d’arrêter mon élan. La corde de sécurité se casse. Je m’écrase, écartelé, sur la paroi rocheuse et commence à glisser. Ma main droite est hors d’usage. Mes doigts gauches trouvent une prise étroite… la perdent… je glisse plus vite… mon pied gauche trouve un rebord d’un centimètre de large. Cela plus la friction me plaquent assez longtemps contre le rocher pour que je puisse regarder par-dessus mon épaule gauche. Némès tombe en se tordant, elle essaie de changer sa trajectoire suffisamment pour enfoncer ses griffes ou sa faux dans les bords restants de la plate-forme la plus basse. Elle les rate de quatre ou cinq centimètres. Cent mètres plus loin, elle frappe une saillie rocheuse qui la propulse encore plus bas, vers les nuées. Les marches, les montants, les poutres et les piliers de la plate-forme tombent dans un nuage, un kilomètre en dessous d’elle. Némès crie, un cri haché d’orgue de Barbarie, de rage et de frustration, et l’écho se répercute de rocher en rocher autour de moi. Je ne peux pas tenir plus longtemps. J’ai perdu beaucoup trop de sang, trop de muscles ont été déchirés. Je sens la roche glisser sous ma poitrine, ma joue, ma paume et mon pied gauche. Je tourne les yeux vers la gauche pour dire adieu à Énée, ne serait-ce que dans un regard. Son bras me rattrape au moment où je commence à tomber dans le vide. Elle a grimpé à mains nues au-dessus de moi, le long de la paroi à pic, pendant que je regardais Némès tomber. Mon cœur tape de l’horrible peur que mon poids ne nous entraîne tous deux. Je me sens glisser… je sens les fortes mains d’Énée glisser… je suis couvert de sang. Elle ne me lâche pas. — Raul, dit-elle d’une voix qui tremble, mais d’émotion, non de fatigue ou de terreur. Son pied gauche, toujours sur la corniche, est la seule chose qui nous retient contre la paroi ; elle libère sa main gauche, la lève et arrime sa corde de sécurité à mon mousqueton qui pendille, toujours attaché au piton. Nous glissons tous deux, nous écorchant la peau. Aussitôt Énée me serre dans ses bras, referme ses jambes autour de moi. C’est une répétition de ce que je viens de faire avec Némès, mais cette étreinte-là est pleine d’amour et de la passion de survivre, non de haine et du désir de détruire. Nous chutons sur les huit mètres de sa corde de sécurité. Je me dis que mon poids va arracher le piton ou casser la ligne. Nous rebondissons, trois fois, et restons suspendus au-dessus du vide. Le piton tient. La corde de sécurité tient. Énée ne me lâche pas. — Raul, répète-t-elle. Mon Dieu, oh, mon Dieu ! Je pense qu’elle me tapote la tête, mais je m’aperçois qu’elle essaie de remettre en place mon cuir chevelu arraché, qu’elle essaie d’empêcher mon oreille de tomber. — Ça va. J’essaie de la rassurer, mais mes lèvres saignent et sont enflées. Je ne peux pas sortir les mots qu’il faudrait que je dise au vaisseau. Énée comprend. Elle se penche et balbutie dans l’émetteur du filcom de mon capuchon. — Vaisseau, viens nous chercher. Vite. L’ombre descend, se rapproche comme si elle allait nous écraser. La foule est de nouveau sur le balcon, les yeux écarquillés, tandis que le vaisseau géant flotte à trois mètres – il y a maintenant des parois grises de chaque côté de nous – et morphe une rampe depuis le balcon. Des mains amies nous tirent en sécurité. Énée ne relâche pas l’étreinte de ses bras et de ses jambes avant que l’on nous emporte du balcon, dans l’intérieur recouvert de moquette, loin de l’abîme. J’entends vaguement la voix du vaisseau. — Des destroyers foncent sur nous. Un autre est juste au-dessus de l’atmosphère, à dix mille kilomètres à l’ouest et se rapproche… — Tire-nous d’ici, ordonne Énée. Monte et sors de l’atmosphère. Je te donne les coordonnées dans une minute. Va ! J’ai un vertige et ferme les yeux lorsque les moteurs à fusion rugissent. J’ai la faible impression qu’Énée m’embrasse, me serre dans ses bras, baise mes paupières, mon front ensanglanté et mes joues. Mon amie pleure. — Rachel, peux-tu établir un diagnostic de son état ? La voix d’Énée me parvient de très loin. Des doigts autres que ceux de mon aimée me touchent brièvement. J’ai des élancements douloureux, mais incroyablement lointains. Un froid descend sur moi. J’essaie d’ouvrir les yeux, mais découvre qu’ils sont tous deux scellés par le sang, ou l’enflure, ou les deux. — Ce qui paraît le pire est le moins effrayant. J’entends Rachel dire cela de sa voix douce mais très ferme. — La blessure au cuir chevelu, l’oreille, la jambe cassée, etc. Mais je pense qu’il y a des lésions internes… pas seulement les côtes, une hémorragie interne. Et les blessures faites par les griffes, dans le dos, s’enfoncent jusqu’à la colonne vertébrale. Énée pleure toujours, mais son ton reste celui d’un chef. — Lhomo… A. Bettik…, aidez-moi à l’emporter jusqu’au doc-en-boîte. — Je regrette, dit la voix du vaisseau, juste à la limite de ma conscience, mais les trois réceptables de l’auto-chirurgien sont occupés. Le sergent Gregorius s’est évanoui à cause de ses lésions internes et a été placé dans la troisième niche. Les trois patients sont actuellement sous assistance respiratoire. — Merde, fait Énée à voix basse. Raul ? Mon chéri, peux-tu m’entendre ? J’essaie de répondre, de dire : je vais bien, ne t’inquiète pas pour moi, mais tout ce que j’entends c’est un gémissement incompréhensible qui sort de mes lèvres enflées et de ma mâchoire disloquée. — Raul, poursuit Énée, il faut que nous échappions à ces vaisseaux de la Pax. Nous allons te mettre dans l’un des caissons de fugue cryogénique, mon chéri. Nous te laisserons dormir jusqu’à ce qu’il y ait un compartiment de libre dans le doc-en-boîte. Tu m’entends, Raul ? Je décide de ne plus essayer de parler et réussis à hocher la tête. Je sens quelque chose qui pend sur mon front, comme une casquette mouillée, posée de travers. Mon cuir chevelu. Énée se penche et chuchote dans l’oreille qui me reste. — Je t’aime, mon chéri. Tu vas t’en tirer. Ça, je le sais. Des mains me soulèvent, m’emportent, me couchent sur quelque chose de dur et de froid. La douleur fait rage, mais c’est une chose lointaine qui ne me concerne pas. Avant qu’on ne referme le couvercle du caisson de fugue cryogénique, j’entends distinctement la voix du vaisseau dire calmement : « Quatre navires de guerre de la Pax nous parlent. Ils disent que si nous ne coupons pas nos moteurs dans dix minutes, ils nous détruiront. Puis-je faire remarquer que nous sommes à onze heures au moins d’un point de translation ? Et les quatre vaisseaux sont à portée de tir. » Je perçois la voix lasse d’Énée. — Continue vers les coordonnées que je t’ai données. Ne réponds pas aux vaisseaux de guerre de la Pax. J’essaie de sourire. Nous avons déjà fait cela… essayer d’échapper aux vaisseaux de la Pax. Mais il y a une chose que j’ai apprise et que j’aimerais bien expliquer à Énée, si ma bouche voulait bien fonctionner et si mon esprit s’éclaircissait un peu, c’est seulement qu’on a beau essayer, ils finissent toujours par vous attraper. Je réfléchis à cette petite révélation, un satori en souffrance. Mais maintenant, le froid m’envahit, me pénètre, glace mon cœur, mon esprit, mes os et mon ventre. Je peux seulement espérer que le cycle des bobines de la fugue cryogénique sera plus court que lors de mon dernier voyage. Si ce doit être la mort, eh bien… ce sera la mort. Mais je veux revoir Énée. C’est ma dernière pensée. 24 Je tombe ! Le cœur battant la chamade, je me réveillai dans ce qui semblait être un univers différent. Je flottais, je ne tombais pas. Tout d’abord, je crus que j’étais immergé dans un océan, un océan à la flottabilité positive, que je flottais comme un fœtus dans une mer salée couleur sépia, puis je compris qu’il n’y avait pas de pesanteur, pas de vagues ni de courants, et que ce milieu n’était pas de l’eau, mais une épaisse lumière sépia. Le vaisseau ? Non, j’étais dans un grand espace vide, sombre, mais environné de lumière… un ovoïde d’une quinzaine de mètres de diamètre, aux murs de parchemin au travers desquels je pouvais voir à la fois la lumière filtrée d’un soleil flamboyant et quelque chose de plus compliqué, une vaste structure organique qui se déployait de tous les côtés. Je déplaçai faiblement mes mains qui flottaient afin de toucher mon visage, ma tête, mon corps et mes bras… Je flottais vraiment, retenu seulement par les sangles du plus léger des harnais fixé à une espèce de bandelette de sticktite qui sortait du mur incurvé. J’étais pieds nus et ne portais qu’une légère tunique de coton que je ne reconnus pas… un pyjama ? une chemise d’hôpital ? Mon visage était sensible au toucher et j’y découvris de nouvelles arêtes qui pouvaient être des cicatrices. Mes cheveux avaient disparu, la chair de mon crâne était à vif, nettement couturée, mon oreille était là, mais hypersensible. Mes bras portaient plusieurs faibles balafres que je pouvais voir dans la pénombre. Je remontai la jambe de mon pantalon et regardai ce qui avait été un mollet vilainement cassé. Guéri et ferme. Je me tâtai les côtes, douloureuses mais intactes. Après tout, on avait dû me mettre dans le doc-en-boîte. Je dus parler tout haut, car une sombre silhouette flottant non loin de moi me dit : — Pour finir, oui, Raul Endymion. Mais une partie de la chirurgie a été faite à l’ancienne… et par moi. Je sursautai, tendant les bandes de sticktite. Ce n’était pas la voix d’Énée. La forme sombre se rapprocha et je reconnus la silhouette, les cheveux et, pour finir, la voix. — Rachel, dis-je. Ma langue était sèche, mes lèvres crevassées. Je croassais plus que je ne parlais. Rachel vint plus près pour m’offrir une bouteille souple. Les premières gouttes sortirent sous forme de sphères dont la plupart s’écrasèrent sur mon visage, mais bientôt je saisis le truc et pressai le liquide dans ma bouche ouverte. L’eau était fraîche et délicieuse. — Vous avez été alimenté par IV pendant deux semaines, dit Rachel, mais c’est mieux que vous buviez directement. — Deux semaines ! (Je regardai autour de moi.) Énée ? Va-t-elle… vont-ils… — Tout le monde va bien. Énée est très occupée. Depuis deux semaines, elle a passé beaucoup de temps ici avec vous… à veiller sur vous… mais quand elle doit sortir avec Minmum et les autres… c’est moi qui reste avec vous. — Minmum ? Je regardai au travers des murs translucides. Une étoile brillante… plus petite que le soleil d’Hypérion. Les formes géométriques incroyables de la structure se déployaient, s’infléchissaient vers l’extérieur, à partir de cette pièce ovoïde. — Où suis-je ? demandai-je. Comment sommes-nous arrivés ici ? Rachel s’esclaffa. — Je répondrai à la seconde question d’abord, pour vous laisser trouver tout seul la réponse à la première, dans quelques minutes. Énée a ordonné au vaisseau d’accomplir un saut jusqu’à cet endroit. Le père capitaine de Soya, le sergent Gregorius et l’officier Carel Shan connaissaient les coordonnées de ce système solaire. Ils étaient tous inconscients, mais l’autre survivant, leur ex-prisonnier, Hoag Liebler, savait où cet endroit se cachait. Je regardai de nouveau au travers de la cloison. La structure semblait immense, sorte de treillis d’ombre et de lumière qui s’étendait dans toutes les directions à partir de cette nacelle. Comment pouvait-on dissimuler une chose aussi grande ? Et qui la cachait ? — Comment avez-vous fait pour arriver à temps au point de translation ? croassai-je en aspirant quelques globules d’eau de plus. Je croyais que les vaisseaux de guerre de la Pax allaient nous encercler. — Oui. C’est ce qu’ils ont fait. Nous n’aurions jamais pu atteindre un point de translation Hawking avant qu’ils ne nous détruisent. Là… vous n’avez plus besoin d’être attaché au mur. Elle déchira les bandes de sticktite et je flottai librement. Même en gravité-zéro, je me sentais très faible. M’orientant afin de pouvoir distinguer le visage de Rachel dans la faible lumière sépia, je dis : — Alors, comment avons-nous réussi ? — Nous ne nous sommes pas translatés, répondit la jeune femme. Énée a dirigé le vaisseau jusqu’à un point de l’espace où nous nous sommes directement distranslatés dans ce système. — Un distrans ? Il y avait un portail distrans spatial en activité ? Comme l’un de ceux que les vaisseaux de la FORCE de l’Hégémonie utilisaient pour voyager ? Je ne pensais pas que l’un d’eux avait survécu à la Chute. Rachel secoua la tête. — Il n’y avait pas de portail distrans. Rien. Juste un point arbitraire à cent mille kilomètres de la seconde lune. Ç’a été une fameuse poursuite… les vaisseaux de la Pax ne cessaient de nous appeler et menaçaient de nous descendre. Pour finir, ils l’ont fait… les rayons des lances ont jailli vers nous, d’une douzaine de sources, nous ne serions même pas devenus un champ de débris, juste du gaz sur une trajectoire de plus en plus large, mais nous avions atteint le point que visait Énée et, soudain, nous nous sommes retrouvés… ici. Je n’ai pas redit : Où est-ce, ici ? mais j’ai flotté jusqu’à la paroi convexe pour essayer de voir au travers. Elle était chaude, spongieuse, organique, et laissait filtrer la plus grande partie de la lumière du soleil. Celle, intérieure, qui en résultait, était douce et belle, mais rendait difficile la vision extérieure, seul l’unique soleil flamboyant était visible, ainsi que les couleurs de cette incroyable structure géométrique qui s’étendait à partir de notre nacelle. — Prêt à voir l’extérieur ? dit Rachel. — Oui. — Nacelle, rends ta surface transparente, je te prie. Brusquement, plus rien ne nous sépara de l’extérieur. Je faillis crier de terreur. Je me contentai de battre des bras et des jambes en essayant de trouver une surface solide à laquelle m’accrocher, jusqu’à ce que Rachel se rapproche d’un coup de pied et me stabilise d’une main ferme. Nous étions dans l’espace. La nacelle avait simplement disparu. Nous flottions dans l’espace, j’avais cette impression, mais il y avait de l’air respirable, et nous étions à l’extrémité de la branche d’un… Arbre n’est pas le mot exact. J’ai vu des arbres. Ce n’était pas un arbre. J’avais beaucoup entendu parler des arbres-mondes de l’ancien Temple, et vu la souche de l’Arbre-Monde, sur le Bosquet de Dieu, et entendu parler des vaisseaux-arbres de plusieurs kilomètres de long qui voyageaient entre les systèmes solaires, au temps du pèlerinage de Martin Silenus. Ce n’était pas un arbre-monde, ni un vaisseau-arbre. J’avais entendu des légendes folles, de la bouche d’Énée, en fait, donc ce n’était probablement pas des légendes, sur un arbre anneau autour d’une étoile, un anneau fantastique de matière vivante tressée se déployant autour d’un soleil semblable à celui du système de l’Ancienne Terre. J’avais une fois essayé de calculer combien de matière vivante cela exigerait et décidé que c’était absurde. Ce n’était pas l’arbre-anneau. Ce qui se déployait de chaque côté de moi, ce qui s’incurvait sur des distances trop grandes pour que mon esprit formé sur une planète puisse l’appréhender, était une sphère de tissu végétal entrelacé, des troncs de dizaines ou de centaines de kilomètres de long, des branches de plusieurs kilomètres d’épaisseur, des feuilles larges de plusieurs centaines de mètres, des racines s’étirant comme les synapses de Dieu sur des centaines, non… des milliers de kilomètres dans l’espace, des branches en treillis s’étirant dans toutes les directions, des troncs longs comme le Mississippi qui semblaient au loin de minuscules brindilles, un arbre grand comme mon continent natal d’Aquila, sur Hypérion, se fondant en milliers d’autres bosquets et masses de verdure, se recourbant vers l’intérieur et l’extérieur, de tous les côtés, dans toutes les directions… il y avait de nombreuses brèches noires, des trous dans l’espace, plus grands que les troncs et la dentelle de verdure qu’on voyait au-travers… mais nulle part les brèches n’étaient complètes… partout les troncs, les branches et les racines s’entremêlaient, ouvraient d’innombrables milliards de feuilles vertes au soleil qui brûlait dans le lieu géométrique du vide au centre de… Je fermai les yeux… — Ça ne peut pas être réel, dis-je. — Si. — Les Extros ? — Oui, dit l’amie d’Énée, l’enfant des Cantos. Et les Templiers. Et les ergs. Et… d’autres. C’est vivant, mais construit… une chose pourvue d’un esprit. — Impossible. Il faudrait des milliers d’années pour faire pousser cette… sphère. — Biosphère, lança Rachel en souriant. Je fis signe que non. — Biosphère est un ancien terme. C’est l’ensemble des organismes vivant sur et autour d’une planète. — C’est une biosphère, répéta Rachel. Seulement, ici, il n’y a pas de planètes. Des comètes, oui, mais pas de planètes. Elle me montra du geste. Dans le lointain, peut-être à des centaines de milliers de kilomètres, là où l’intérieur de cette sphère vivante devenait une tache verte, floue même dans le vide, une longue traînée blanche traversait lentement un trou noir entre les troncs. — Une comète, répétai-je, stupidement. — Pour l’irrigation. Ils en utilisent des millions. Heureusement qu’il y en a des milliards dans le nuage d’Oört. Et d’autres milliards dans la ceinture de Kuiper. Je regardai, ébahi. Il y avait d’autres points blancs, là-bas, tous pourvus d’une longue queue rougeoyante. Certains se déplaçaient entre les troncs et les branches, me donnant une idée de l’échelle de cette biosphère. Les trajectoires des comètes passent par les brèches du matériau végétal. Si c’est vraiment une sphère, les comètes devraient traverser le globe vivant pour sortir du système. Quel genre de confiance en soi faut-il pour fabriquer une telle chose ? — Ce truc dans lequel nous sommes, qu’est-ce que c’est ? demandai-je. — Une nacelle écologique. Une bulle de vie. Celle-ci a été conçue pour accomplir des fonctions médicales. Elle ne se contente pas de contrôler votre goutte-à-goutte intraveineux, vos signes vitaux et la régénération de vos tissus, elle fait pousser et produit une grande quantité de médicaments et d’autres produits chimiques. Je tendis la main et touchai le matériau presque transparent. — Quelle est son épaisseur ? — Environ un millimètre. Mais c’est très résistant. Cela peut nous protéger de la plupart des impacts de micrométéorites. — Où les Extros fabriquent-ils ce genre de matériau ? — Ils en biofabriquent les gènes et ça pousse tout seul. Vous sentez-vous en état de sortir pour voir Énée et rencontrer des gens ? Tout le monde attend votre réveil. — Oui, dis-je, puis, rapidement, non ! Rachel ? Elle flottait, attendant. Je vis combien ses yeux brillaient dans l’étonnante lumière. Ils ressemblaient énormément à ceux de l’aimée. — Rachel…, commençai-je d’un ton gêné. Elle attendait en flottant, touchant la cloison transparente de la nacelle afin de s’orienter par rapport à moi. — Rachel, nous n’avons jamais beaucoup parlé… — Vous ne m’aimiez pas…, dit la jeune femme avec un petit sourire. — Ce n’est pas vrai… je veux dire, c’était vrai, en partie… mais c’est seulement parce que je n’ai pas tout de suite compris la situation. Pour Énée, cela faisait cinq ans que nous étions séparés… c’était difficile pour moi… je suppose que j’étais jaloux. Elle haussa un sourcil. — Jaloux, comment ça, Raul ? Vous avez cru qu’Énée et moi étions amantes pendant ces années où vous étiez absent ? — Eh bien, non… je veux dire, je ne sais pas… Rachel leva la main, m’épargnant d’ultérieurs fourvoiements. — Non. Nous ne l’étions pas. Énée n’a jamais envisagé une telle chose. Théo y a peut-être pensé, mais elle savait depuis le début qu’Énée et moi étions destinées à aimer certains hommes. Je la regardai avec de grands yeux. Destinées ? Rachel sourit de nouveau. J’imaginai ce sourire sur les lèvres de la petite fille dont Sol Weintraub parlait dans son Canto d’Hypérion. — Ne vous inquiétez pas, Raul. Je sais qu’Énée n’a jamais aimé que vous. Même quand elle était petite fille. Même avant de vous rencontrer. Vous avez toujours été son élu. (Le sourire de la jeune femme devint triste.) Nous aurions bien voulu avoir toutes autant de chance. Je fus sur le point de dire quelque chose, j’hésitai. Le sourire de Rachel s’évanouit. — Oh ! Elle vous a parlé de l’intervalle d’une année onze mois une semaine six heures ? — Oui. Et qu’elle avait eu… Je m’arrêtai. Ce serait de la folie de révéler mon affolement à cette femme si forte. Elle ne me considérerait plus jamais de la même manière. — Un bébé ? compléta rapidement Rachel. Je la regardai comme si j’espérais déchiffrer une réponse dans ses beaux traits. — Énée vous en a parlé ? (Essayer de soutirer de l’information d’une tierce personne me donnait l’impression de trahir mon amie.) Saviez-vous à l’époque ce que… — Où elle était ? dit Rachel en me retournant un regard aussi intense que le mien. Ce qui lui arrivait ? Qu’elle s’était mariée ? Je ne pus que hocher la tête. — Oui. Nous le savions. — Vous étiez avec elle ? Rachel parut hésiter, comme si elle pesait sa réponse. — Non, dit-elle enfin. A. Bettik, Théo et moi avons attendu son retour pendant presque deux ans. Nous devions continuer son… ministère ? Sa mission ?… Quoi que ce soit, nous l’avons poursuivi pendant son absence… transmettant certaines de ses leçons, trouvant des gens qui souhaitaient partager la communion, leur faisant savoir quand elle reviendrait. — Alors, vous connaissiez la date de son retour ? — Oui. Au jour près. — Comment ? — C’est ce jour-là qu’elle devait revenir, dit la femme aux cheveux bruns. Elle avait pris tout le temps qu’elle pouvait sans compromettre sa mission. La Pax nous poursuivait… ils se seraient emparés de nous si Énée n’était pas revenue pour nous distranslater. Je hochai la tête, mais ce n’était pas la Pax qui m’intéressait. — L’avez-vous rencontré… ? dis-je tentant mais en vain de garder un ton neutre. L’expression de Rachel restait grave. — Le père de leur enfant, vous voulez dire ? Le mari d’Énée ? Je savais que Rachel n’avait pas l’intention d’être cruelle, mais ces mots me déchirèrent bien plus douloureusement que les griffes de Némès. — Oui. Lui. Rachel secoua la tête. — Aucun de nous ne le connaissait quand elle est partie. — Mais savez-vous pourquoi elle l’a choisi pour être le père de son enfant ? insistai-je, me sentant dans la peau du grand inquisiteur que nous avions laissé sur T’ien Shan. — Oui, répondit Rachel en me rendant mon regard, mais sans en dire plus. — Est-ce que cela a quelque chose à voir avec sa… sa mission ? articulai-je la gorge de plus en plus serrée, la voix de plus en plus tendue. Est-ce une chose qu’elle devait faire… l’enfant devait-il naître d’eux ? Pouvez-vous me le dire, Rachel ? Elle me saisit par le poignet et me serra fortement. — Raul, vous savez qu’Énée vous expliquera cela lorsque le moment sera venu. Je me dégageai en émettant un bruit grossier. — Quand le moment sera venu, grommelai-je. Jésus-Christ, j’en ai assez d’entendre cette phrase. J’en ai assez d’attendre. Rachel haussa les épaules. — Mettez-la en demeure de parler. Menacez de la battre si elle ne le fait pas. Vous avez tabassé Némès… Énée ne devrait pas être un problème. Je la regardai d’un air furieux. — Sans blague, Raul, c’est une histoire entre Énée et vous. Tout ce que je peux vous dire, c’est que vous êtes le seul homme dont elle ait jamais parlé et, autant que je puisse le dire, le seul homme qu’elle ait jamais aimé. — Comment diantre pouvez-vous…, commençai-je, puis je me forçai à me taire. Je lui tapotai gauchement le bras et ce mouvement me fit pivoter autour de mon axe. C’était difficile de rester près de quelqu’un en g-zéro sans le toucher. — Merci, Rachel. — Prêt à aller voir les autres ? Je pris une profonde respiration. — Presque. La surface de cette nacelle peut-elle devenir réfléchissante ? — Nacelle, dit Rachel, translucide à quatre-vingt-dix pour cent. Haut pouvoir réflecteur intérieur. (Puis, s’adressant à moi :) Vous voulez vous regarder dans un miroir avant de rencontrer votre petite amie ? La surface devint aussi réfléchissante qu’une mare d’eau tranquille, pas un miroir parfait, mais suffisamment clair et lumineux pour me montrer un Raul Endymion avec des cicatrices sur la figure et un cuir chevelu dénudé, la peau du crâne rose d’un bébé, des traces de meurtrissures et une bouffissure autour des yeux et maigre… très maigre. Les os et les muscles de mon visage et de mon torse semblaient avoir été esquissés à grands coups de crayon gras. Mes yeux semblaient changés. — Jésus-Christ, m’exclamai-je à nouveau. Rachel fit un geste de la main. — L’auto-chirurgien voulait vous garder encore une semaine, mais Énée ne pouvait plus attendre. Les cicatrices ne sont pas permanentes… du moins, la plus grande partie d’entre elles. Les médicaments que la nacelle a mis dans l’IV continuent à travailler à votre régénération. Vos cheveux repousseront dans deux ou trois semaines standard. Je me touchai le crâne. J’eus l’impression de tapoter le cul balafré et particulièrement sensible d’un affreux nouveau-né. — Deux ou trois semaines. Super ! Super merde ! — Ne soyez pas grossier, dit Rachel. Je trouve que ça vous va bien. Si j’étais vous, Raul, je garderais ce look-là. Et puis, j’ai entendu dire qu’Énée a un faible pour les hommes plus âgés. Et pour le moment, vous faites plus que votre âge. — Merci, répliquai-je sèchement. — De rien. Nacelle. Ouverture de l’iris. Accès à la principale tige pressurisée de raccordement. Elle sortit la première, se propulsant d’un coup de pied pour franchir l’ouverture ménagée par la paroi. Énée me serra si fort dans ses bras lorsque j’entrai dans la pièce… la nacelle… que je me demandai si mes côtes cassées n’allaient pas craquer de nouveau. Je l’étreignis tout aussi fort. Le trajet dans la tige pressurisée de raccordement avait été assez banal, si l’on peut qualifier ainsi le fait d’être expédié dans un pipeline flexible, translucide, de deux mètres de diamètre, à une vitesse que j’estimai à soixante kilomètres à l’heure – on utilisait des courants d’oxygène à grande vitesse, allant dans des directions opposées, pour accélérer la nage dans l’air – tandis que d’autres personnes, presque toutes très minces, dépourvues de cheveux et exceptionnellement grandes passaient comme des flèches en sens contraire à des vitesses dépassant cent vingt kilomètres à l’heure, nous évitant de quelques centimètres. Puis il y eut les nacelles du moyeu, où Rachel et moi accélérâmes à grande vitesse, tels des corpuscules projetés dans les ventricules et les oreillettes d’un immense cœur, dans lesquels nous dégringolions, donnions des coups de pied, évitions d’autres voyageurs, et dont nous sortions par l’une de la douzaine d’ouvertures d’une autre tige de raccordement. Je me sentis perdu en quelques minutes, mais Rachel semblait connaître le chemin, elle me fit remarquer qu’il y avait de subtiles couleurs enchâssées dans la chair de la plante au-dessus de chaque issue, et bientôt nous entrâmes dans une nacelle pas beaucoup plus grande que la mienne, mais pleine de niches, de zones de sticktite pour s’asseoir, et de gens. Certains, je les connaissais bien, comme Énée, A. Bettik, Théo, la Dorje Phagmo et Lhomo Dondrub ; d’autres, le père capitaine de Soya, guéri de ses terribles blessures et portant un pantalon et une tunique noirs de prêtre, ainsi qu’un col romain, le sergent Gregorius en treillis de Garde Suisse, je les avais rencontrés récemment et les connaissais de vue ; certains, des Extros longs et minces, et des Templiers encapuchonnés, étaient étranges et merveilleux, mais je pouvais les classer ; alors que certains individus, qu’Énée me présenta rapidement comme la Vraie Voix du Temple de l’Arbre Het Masteen, et le colonel Fedmahn Kassad de l’ex-FORCE de l’Hégémonie, je les connaissais de nom, mais n’aurais jamais cru les rencontrer un jour. Plus que Rachel ou la mère d’Énée, Brawne Lamia, ces personnages n’étaient pas seulement ceux des Cantos du vieux poète, mais les archétypes d’un mythe profond, au mieux morts depuis longtemps, et probablement jamais réels dans le firmament des choses fixes et quotidiennes, comme manger-dormir-et-aller-aux-toilettes. Et pour finir, dans cette nacelle extro à gravité zéro, il y avait d’autres êtres qui n’étaient pas du tout des personnes, du moins selon mon cadre de références : tels les êtres verts et sveltes qu’Énée me présenta comme LL-eeoonn et OO-eeaall, deux des quelques rares empathes Seneshiens survivants d’Hébron, des êtres non humains intelligents. Je regardai ces étranges créatures, aux yeux et à la peau du vert cyprès le plus pâle, aux corps si minces que j’aurais pu faire le tour de leur torse avec mes doigts, des êtres symétriques comme nous avec deux bras, deux jambes, une tête, mais, bien sûr, pas vraiment comme nous ; leurs membres s’articulaient plus comme des cordes uniques, continues, fluides, que comme des bras et des jambes évolués à partir d’os et de tendons ; leurs doigts s’évasaient comme des pattes de crapaud ; et leurs têtes ressemblaient plus à celle d’un fœtus humain qu’à un crâne d’adulte. Leurs yeux n’étaient guère plus que des points ombreux sur la chair verte de leurs visages. On avait déclaré que les Seneshiens étaient tous morts aux premiers jours de l’Hégire… ils n’étaient guère plus qu’une légende, encore moins réelle que l’histoire du soldat Kassad ou du templier Het Masteen. L’une de ces légendes vertes frotta sa main à trois doigts contre ma paume lorsqu’on nous présenta. Il y avait d’autres entités non humaines, non Extros, non androïdes, dans la nacelle. Flottant près de la paroi translucide, je vis de grandes plaquettes d’un blanc verdâtre, sortes de soucoupes molles et frémissantes composées d’une matière malléable, de près de deux mètres de diamètre. J’avais déjà vu ces formes de vie… sur le monde de nuages où j’avais été mangé par le calmar aérien. Pas mangé, H. Endymion, entendis-je dans ma tête, seulement transporté. La télépathie ? pensai-je, dirigeant à demi ma question vers les plaquettes. Je me souvins des vagues de pensée-langage sur le monde de nuages, et que je m’étais demandé d’où elles venaient. Ce fut Énée qui répondit. — Cela ressemble à de la télépathie, dit-elle à voix basse, mais il n’y a rien de mystique là-dedans. Les Akerataelis ont appris notre langue à la manière traditionnelle : leurs symbiotes zeppelins entendaient les vibrations sonores et les Akerataelis les ont analysées. Ces derniers les contrôlent au moyen de pulsations de micro-ondes à longue distance, hautement concentrées… — Le zeppelin, c’est la chose qui m’a avalé ? — Oui. — Comme les zeppelins sur Whirl ? — Oui, et dans l’atmosphère de Jupiter, aussi. — Je croyais qu’on les avait chassés jusqu’à extinction de leur race, durant les premières années de l’Hégire. — Sur Whirl, ils ont été éradiqués. Et même avant l’Hégire, sur Jupiter. Tu ne t’es pas retrouvé en kayak sur Jupiter ou Whirl… mais sur une autre géante gazeuse riche en oxygène à six cents années-lumière dans les Confins. — Pardonne-moi de t’avoir interrompue. Tu parlais de… d’impulsion de micro-ondes… Énée fit ce geste gracieux signifiant « laisse tomber », que je lui connaissais depuis qu’elle était enfant. — Je disais seulement qu’ils contrôlent les actions de leurs partenaires symbiotes en stimulant certains centres nerveux et cérébraux à l’aide de micro-ondes. Nous avons donné la permission aux Akerataelis de stimuler nos centres du langage afin de pouvoir « entendre » leurs messages. On m’a dit que pour eux, c’était un peu comme de jouer sur un piano complexe… Je hochai la tête, mais je ne compris pas vraiment. — Les Akerataelis sont aussi des voyageurs de l’espace, dit le père capitaine de Soya. Pendant des périodes incommensurables, ils ont colonisé plus de dix mille géantes gazeuses riches en oxygène. — Dix mille ! Je crois être resté un moment bouche bée. En douze cents ans de voyages spatiaux, l’humanité avait exploré et colonisé moins de dix pour cent de ce nombre de planètes. — Les Akerataelis s’y sont mis depuis bien plus longtemps que nous, dit de Soya. Je regardai les plaquettes qui vibraient doucement. Elles n’avaient pas d’yeux pour voir, certainement pas d’oreilles. Comment nous entendaient-elles ? Elles le faisaient forcément… car l’une d’elles avait répondu à mes pensées. Pouvaient-elles lire dans nos esprits tout comme elles pouvaient stimuler les pensées-langages ? Pendant que je les contemplais, la conversation reprit entre les humains et les Extros. — L’information est digne de confiance, dit l’Extro pâle que l’on m’avait présenté sous le nom de Navson Hamnim. Au moins trois cents vaisseaux de classe-archange se sont rassemblés dans le système Lacaille 9352. Il y a un représentant de l’Ordre des Chevaliers de Jérusalem ou de Malte à bord de chacun d’eux. C’est une grande Croisade. — Lacaille 9352, dit de Soya d’un ton songeur. L’Amertume de Sibiatu. Je connais cet endroit. Quel âge a cette intelligence ? — Vingt heures, répondit Navson Hamnim. Les données nous ont été envoyées par le seul drone courrier à propulsion Gédéon qui nous reste… sur les trois capturés lors de vos raids, deux ont été détruits. Nous sommes joliment certains que l’éclair qui a envoyé ce drone a été détecté et anéanti quelques secondes après avoir lancé le courrier. — Trois cents archanges. (de Soya se frotta les joues.) S’ils savent que nous connaissons leur existence, ils peuvent faire un saut Gédéon par ici dans quelques jours… quelques heures. En supposant un temps de résurrection de deux jours, nous avons peut-être moins de trois jours pour nous préparer. Les défenses ont-elles été améliorées depuis que je suis parti ? Un autre Extro que je connus plus tard sous le nom de Systenj Coredwell ouvrit les mains en un geste qui, je le découvrirais, signifiait : « absolument pas ». Je remarquai que ses longs doigts étaient palmés. — La plupart des vaisseaux de combat ont dû sauter jusqu’au Grand Mur pour tenir à distance leur corps expéditionnaire TÊTE-DE-CHEVAL. La guerre est très cruelle là-bas. Peu de vaisseaux en reviendront. — Votre information a-t-elle dit si la Pax savait que vous étiez ici ? demanda Énée. Navson Hamnim ouvrit les mains en une subtile variation du geste de Coredwell. — Nous estimons que non. Mais ils savent maintenant que ce lieu a constitué une importante escale pendant nos récentes batailles défensives. Je me hasarderai à dire qu’ils pensent que c’est seulement une base de plus… peut-être avec un anneau partiel de forêt orbitale. — Y a-t-il quelque chose que nous puissions faire pour arrêter la croisade avant qu’elle fasse un saut jusqu’ici ? demanda Énée en s’adressant à tous ceux qui étaient présents. — Non. Cette réponse laconique venait de l’homme que l’on m’avait présenté comme le colonel Fedmahn Kassad. Son anglais du Retz était imprégné d’un fort accent étranger. Il était grand, extrêmement mince mais musclé, avec un collier de barbe qui entourait aussi sa bouche. Dans les Cantos, le vieux poète nous avait décrit Kassad comme un homme relativement jeune, mais ce guerrier avait au moins soixante années standard, des rides profondes entouraient sa bouche mince et ses petits yeux, une longue exposition au soleil d’une planète désertique, ou aux UV de l’espace profond, avait encore foncé un teint déjà brun, les épis de ses cheveux courts se dressaient sur sa tête comme des clous d’argent. Tout le monde se tourna vers Kassad et attendit. — Notre seule chance d’opérations-éclairs réussies a disparu avec la destruction du vaisseau du père capitaine de Soya, dit le colonel. Les quelques navires de guerre à propulsion Hawking qui nous restent prendraient un déficit de temps d’au moins deux mois pour sauter jusqu’à Lacaille 9352 et revenir. Les archanges de la Croisade auraient presque certainement eu le temps de se pointer ici et d’en repartir avant leur arrivée… et nous serions sans défense. Navson Hamnim s’éloigna de la paroi de la nacelle d’un coup de pied et vint se poster à côté de Kassad. — En aucun cas, ces quelques vaisseaux de guerre ne peuvent nous défendre, dit-il d’une voix douce, son anglais du Retz plus musical qu’empreint d’un accent. Devons-nous envisager de mourir lors de l’attaque ? Énée vint flotter entre les deux hommes. — Je pense qu’il ne faut pas du tout envisager de mourir. Ni permettre que la biosphère soit détruite. Un sentiment positif, dit une voix dans ma tête. Mais tous les sentiments positifs ne sont pas soutenus par des courants ascendants d’action possible. — C’est vrai, fit Énée en regardant les plaquettes, mais peut-être que dans ce cas, on peut provoquer les courants ascendants. Bons courants thermiques à vous tous, résonna la voix dans ma tête. Les plaquettes se dirigèrent vers la cloison de la nacelle qui s’ouvrit pour les laisser passer. Et ils s’en allèrent. Énée respira à fond. — Voulez-vous que nous nous réunissions dans sept heures, à bord de l’Yggdrasill pour prendre un repas ensemble et poursuivre cette discussion ? Peut-être quelqu’un aura-t-il une idée. Il n’y eut aucune dissension. Les gens, les Extros et les Seneshiens sortirent par une douzaine d’ouvertures qui n’étaient pas là un moment auparavant. Énée vint me serrer de nouveau dans ses bras. Je lui tapotai les cheveux. — Mon ami, dit-elle doucement. Viens avec moi. C’était sa propre nacelle, notre nacelle, me dit-elle, et elle ressemblait beaucoup à celle dans laquelle je m’étais réveillé, sauf qu’il y avait des étagères, des niches, des coins-bureaux, des placards et des équipements pour l’interface du persoc. Certains de mes vêtements, amenés du vaisseau, étaient soigneusement pliés dans une armoire et ma deuxième paire de bottes rangée dans un tiroir en fibre de plastique. Énée sortit de la nourriture d’un placard glacière et commença à faire des sandwiches. — Tu dois avoir faim, mon chéri, dit-elle en coupant des tranches d’un pain grossier. Je vis du fromage de zychèvre sur la surface de travail en g-zéro, des tranches de rôti de bœuf qui devaient provenir du vaisseau, des bulles de moutarde et plusieurs pots de bière de riz de T’ien Shan. Je pris conscience que je mourais de faim. Les sandwiches étaient larges et épais. Énée les posa sur des assiettes adhésives faites d’une fibre solide, prit la sienne ainsi qu’une bulle pleine de bière et d’un coup de pied, se dirigea vers la paroi extérieure. Une porte apparut et commença à s’ouvrir. — Euh…, dis-je alerté, signifiant : Excuse-moi, Énée, dehors, c’est l’espace. N’allons-nous pas nous décompresser et mourir d’une manière horrible ? Elle franchit le portail organique, je haussai les épaules et la suivis. Dehors, il y avait des passerelles, des ponts suspendus, des escaliers de sticktite, des balcons et des terrasses, composés de fibre végétale dure comme l’acier et qui tournaient, tel un lierre, autour des nacelles, des tiges, des branches et des troncs. Il y avait aussi de l’air à respirer. Il sentait la forêt après la pluie. — Un champ de confinement, dis-je, pensant que j’aurais dû m’y attendre. Après tout, si l’ancien astronef du consul avait un balcon… Je regardai autour de moi. — Il fonctionne à quoi ? Des récepteurs solaires ? — Indirectement, répondit Énée en me conduisant vers un banc et un petit tapis de sticktite. Il n’y avait pas de balustrade à ce minuscule balcon tressé bien serré. L’immense branche, qui faisait au moins trente mètres d’épaisseur, se terminait par une profusion de feuilles étalées au-dessus de nos têtes, et le treillis des troncs et des branches « en dessous » de nous persuadait mon oreille interne que nous étions à des kilomètres de hauteur sur un mur fait de poutrelles vertes entrecroisées. Je résistai à une forte envie de me jeter de tout mon long sur le petit tapis de sticktite et de m’y accrocher pour sauver ma chère vie. Une araignée à filandres rayonnants passa en voltigeant, suivie par un petit oiseau à la queue fourchue. — Indirectement, répétai-je en mordant une énorme bouchée de sandwich. — La lumière du soleil est, en grande partie, convertie en champs de confinement par les ergs, poursuivit mon amie qui buvait sa bière à petites gorgées en contemplant l’étendue apparemment infinie de feuilles qui nous entouraient et dont les faces vertes se tournaient toutes vers l’étoile brillante. Il n’y avait pas assez d’air pour nous procurer un ciel bleu, mais le champ de confinement polarisait suffisamment le paysage pour que nous ne soyons pas aveuglés lorsque nous regardions dans la direction où se trouvait le soleil. Je faillis recracher ma nourriture, réussis à l’avaler et dis : — Des ergs ? comme dans les agglomérats d’énergie d’Aldebaran ? Tu ne blagues pas ? Des ergs comme celui emporté lors du dernier pèlerinage d’Hypérion ? — Oui. Les yeux noirs d’Énée me regardaient fixement. — Je croyais qu’ils avaient disparu. — Non. Je pris l’une des bulles de bière, bus une longue gorgée et secouai la tête. — Je suis perdu. — Tu as le droit de l’être, mon chéri. — Cet endroit… (Je fis un faible geste vers le mur de branches et de feuilles qui s’étendait bien plus loin qu’un horizon planétaire, et vers la courbure verte et noire infiniment éloignée, loin au-dessus de nous.) C’est impossible. — Pas tout à fait. Les Templiers et les Extros, et d’autres comme eux, y travaillent depuis un millier d’années. Je recommençai à manger. Le bœuf et le fromage étaient délicieux. — C’est ici que vinrent les milliers, les millions d’arbres qui quittèrent le Bosquet de Dieu, durant la Chute ? — Une partie seulement. Mais les Templiers ont collaboré avec les Extros pour développer les anneaux de forêt orbitale et les biosphères bien longtemps avant cet événement. Je levai les yeux. Ces énormes distances me donnaient le vertige. L’impression d’être, sur cette petite plate-forme feuillue, suspendu à plusieurs kilomètres au-dessus du vide me fit vaciller. Loin en dessous de nous, sur notre droite, quelque chose qui ressemblait à un minuscule rameau vert bougeait lentement entre les branches entrelacées. Je vis la pellicule du champ d’énergie qui l’enveloppait et m’aperçus que je regardais l’un des légendaires vaisseaux-arbres des Templiers, mesurant presque certainement des kilomètres de long. — Est-ce terminé maintenant ? Est-ce une véritable sphère de Dyson ? Un globe autour d’une étoile ? Énée fit non de la tête. — Tant s’en faut, mais il y a environ vingt années standard, ils ont pris contact avec les vrilles du tronc originel. En théorie, c’est une sphère, mais la plus grande partie est composée de trous, dont certains ont des millions de kilomètres de diamètre. — Fan-foutu-tastique, répondis-je, m’apercevant que j’aurais pu être plus éloquent. (Je me frottai les joues, sentant la barbe drue qui y poussait.) J’ai été inconscient pendant deux semaines ? — Quinze jours standard. — Habituellement, le doc-en-boîte travaille plus vite que ça, dis-je. Je terminai le sandwich, collai l’assiette adhésive sur la table et m’attaquai à ma bière. — Généralement, oui, acquiesça Énée. Rachel a dû te dire que tu as passé relativement peu de temps dans l’auto-chirurgien. Elle a effectué, elle-même, la plus grande partie des premières opérations chirurgicales. — Pourquoi ? — La boîte était pleine. Nous t’avons décongelé de la fugue dès que nous sommes arrivés ici, mais les trois hommes qui occupaient le doc étaient en mauvais état. De Soya est resté mourant pendant une semaine. Le sergent Gregorius était bien plus grièvement blessé qu’il ne nous l’a dit quand nous l’avons rencontré, sur le Grand Pic. Et le troisième officier, Carel Shan, est mort en dépit des efforts de la boîte et des médecins extros. — Merde, dis-je après avoir bu une gorgée de bière. Je suis désolé de l’apprendre. On croyait que les auto-chirurgiens pouvaient presque tout arranger. Énée me regarda avec une telle intensité que je sentis son regard me chauffer la peau aussi sûrement que la puissante lumière du soleil. — Comment vas-tu, Raul ? — Super. J’ai un peu mal. Je sens mes côtes en train de guérir. Les cicatrices me démangent. Et j’ai l’impression d’avoir dormi deux semaines de trop… mais je me sens bien. Elle me prit la main. Je m’aperçus que ses yeux étaient mouillés de larmes. — Si tu étais mort, ça m’aurait foutue en l’air, dit-elle au bout d’un moment, d’une voix voilée. — Moi aussi. (Je lui serrai la main, levai les yeux et sautai soudain sur mes pieds, envoyant la bulle de bière tournoyer dans l’air ténu, manquant m’élancer moi aussi à sa suite.) Sacrée merde ! dis-je en montrant quelque chose du doigt. Vu de loin, cela ressemblait à un calmar, peut-être seulement d’un mètre ou deux de long. D’après mon expérience et le sens de la perspective que j’étais en train d’acquérir, je me gardais bien de faire une estimation. — C’est l’un des zeppelins, m’expliqua Énée. Les Akerataelis en possèdent des centaines de mille qui travaillent dans la Biosphère. Ils restent à l’intérieur des enveloppes de CO2 et de O2. — Il ne va pas m’avaler de nouveau, n’est-ce pas ? demandai-je. Énée sourit. — J’en doute. Celui qui t’a goûté a dû faire passer l’info aux autres. Je regardai ma bière, vis la bulle dégringoler à une centaine de mètres en dessous de nous, envisageai de sauter pour aller la récupérer, changeai d’avis et m’assis sur le banc de sticktite. Énée me donna la sienne. — Prends. Je n’arrive jamais à finir ces trucs. (Elle me regarda boire.) Tu as d’autres questions à me poser pendant qu’on parle ? J’avalai et fis signe que non. — Il y a une sacrée bande de gens morts, disparus et mythiques dans le coin. Tu peux m’expliquer ça ? — Par disparus, tu fais allusion aux zeppelins, aux Seneshiens et aux Templiers ? — Oui. Et aux ergs… bien que je n’en aie pas encore vu. — Les Templiers et les Extros ont veillé à préserver les espèces sentientes pourchassées, comme les colons d’Alliance-Maui ont essayé de sauver les dauphins de l’Ancienne Terre. Depuis les premiers colons de l’Hégire, puis de l’Hégémonie et maintenant de la Pax. — Et les gens morts et mythiques ? — Tu veux dire, le colonel Kassad ? — Et Het Masteen. Et Rachel aussi, d’ailleurs. On dirait que toute la distribution des Cantos d’Hypérion s’est ramenée dans le coin. — Pas au complet, dit Énée d’une voix douce et un peu triste. Le consul est mort. On ne permet pas au père Duré de vivre. Et j’ai perdu ma mère. — Désolée, ma grande… Elle me toucha la main. — Ça va. Je comprends ce que tu veux dire…, c’est déconcertant. — Connaissais-tu le colonel Kassad ou Het Masteen, avant ? Énée fit non de la tête. — Ma mère m’en a parlé, bien sûr… et oncle Martin avait des choses à ajouter à leur description, telle qu’elle est dans son poème. Mais ils ont disparu avant ma naissance. — Disparu, répétai-je. Tu ne veux pas dire morts ? Je m’évertuai à évoquer les stances des Cantos. Si l’on en croyait l’histoire du vieux poète, Het Masteen, le grand templier, la Vraie Voix de l’Arbre, avait disparu lors de la traversée en chariot à vent de la Mer des Hautes Herbes d’Hypérion, peu après que son vaisseau-arbre, l’Yggdrasill, eut brûlé en orbite. Le sang qui éclaboussait la cabine du templier suggérait une intervention du gritche. Le templier avait laissé l’erg dans un cube de Möbius. Un peu plus tard, ils avaient retrouvé Masteen, dans la Vallée des Tombeaux du Temps. L’homme n’avait pas pu expliquer son absence, seulement dit que le sang, à bord du chariot à vent, n’était pas le sien, crié que c’était sa mission d’être la Voix de l’Arbre de la Douleur, et puis il était mort. Le colonel Kassad avait disparu à peu près à la même époque, peu après leur entrée dans la Vallée des Tombeaux du Temps, mais selon les Cantos de Martin Silenus, le colonel de la FORCE avait suivi le fantôme de son aimée, Monéta, dans le futur lointain où il mourut en combattant le gritche. Je fermai les yeux et récitai tout haut : … Plus tard, dans le carnage de la vallée, Monéta et quelques Guerriers Élus, Tous blessés, Déchirés par la furie de la horde de gritches, Trouvèrent le corps de Fedmahn Kassad Toujours enlacé, dans une étreinte mortelle Avec le gritche silencieux. Ils le soulevèrent, l’emportèrent, le touchant Avec une vénération née du deuil et de la bataille, Ils lavèrent et soignèrent son corps ravagé, Et le portèrent dans le Monolithe de Cristal. Là, le héros fut couché dans une bière de marbre blanc, Et ses armes déposées à ses pieds. Dans la vallée, un grand feu remplissait L’air de lumière. Des hommes et des femmes portaient des torches Dans l’obscurité, Pendant que d’autres descendaient, douces ailes, Dans le matin lapis-lazuli, Que d’autres arrivaient en barques féeriques, bulles de lumière, Et que d’autres encore s’abattaient sur des ailes d’énergie Ou enveloppés dans des cercles de vert et d’or. Plus tard, tandis que les étoiles en feu prenaient place, Monéta fit ses adieux à ses amis Du futur et pénétra dans le Sphinx Les multitudes chantèrent. Des espèces de rats furetaient parmi les drapeaux déchus, Sur le champ où les héros étaient tombés, Pendant que le vent chuchotait entre la carapace, La lame, l’acier et l’épine. Et ainsi, Dans la Vallée, Les grands Tombeaux miroitèrent, Passèrent de l’or au bronze, Et entamèrent leur long voyage de retour. — Une mémoire impressionnante, dit Énée. — Grandam me donnait des gifles quand je me trompais. Ne change pas de sujet. Le templier et le colonel me paraissent bien morts. — Et ils l’étaient. Comme nous le serons tous. J’attendis qu’elle se tire de sa phrase delphique. — Les Cantos disent que Het Masteen fut emporté ailleurs… en un autre temps, par le gritche. Il mourut plus tard dans la Vallée des Tombeaux du Temps, après y être revenu. Le poème ne dit pas s’il était parti une heure ou trente ans. Oncle Martin l’ignorait. Je la regardai du coin de l’œil. — Et Kassad, ma grande ? Les Cantos sont joliment précis… le colonel suit Monéta dans un futur reculé, engage une bataille avec le gritche… — Avec des hordes de gritches, me corrigea mon amie. — Oui. (Je n’avais jamais vraiment compris cela.) Mais ça se tient suffisamment… il la suit, il combat, il meurt, son corps est déposé dans le Monolithe de Cristal, Monéta et son cadavre entament le long voyage de retour dans le temps. Énée hocha la tête et sourit. — Avec le gritche. Je m’arrêtai. Le gritche avait émergé des Tombeaux… Monéta avait voyagé avec lui… alors, bien que les Cantos aient clairement raconté que Kassad avait détruit le gritche dans cette grande bataille finale, le monstre était vivant, on ne savait comment, et repartait dans le temps avec Monéta et le corps de Kassad… Merde. À vrai dire, le poème avait-il jamais dit que Kassad était mort ? — Oncle Martin a dû falsifier des morceaux de l’histoire, dit Énée. Il avait des descriptions, fournies par Rachel, mais il s’est permis des licences poétiques dans les parties qu’il ne comprenait pas. — Oui, oui. Rachel. Monéta. Les Cantos avaient clairement suggéré que la fille-enfant Rachel, qui partit avec son père pour le futur, revenait sous la forme de la femme Monéta. L’amante fantôme du colonel Kassad. La femme qu’il suivrait dans le futur pour y rencontrer son destin… Était-ce ce que Rachel m’avait dit, quelques heures plus tôt, quand je l’avais soupçonnée d’avoir été la maîtresse d’Énée ? — Il se trouve que je suis mêlée aux affaires d’un certain soldat, dont tu feras la connaissance un jour. Euh, en fait, je vais me trouver mêlée à ses affaires, un jour. Je veux dire… oh, merde, c’est compliqué. Et comment. J’avais mal à la tête. Je reposai la bulle de bière et pris ma tête entre mes mains. — C’est encore plus compliqué que ça, dit Énée. Je la regardai entre mes doigts. — Tu veux bien m’expliquer ? — Oui, mais… — Je sais, dis-je. Une autre fois. — Oui, répondit Énée, sa main sur la mienne. — Y a-t-il une raison pour laquelle nous ne pouvons pas en parler aujourd’hui ? — Oui. Il faut que nous retournions dans notre nacelle pour en opacifier les parois. — Il le faut ? — Oui. — Et après ? — Après, dit Énée en se libérant du petit tapis de sticktite et en me tirant par la main, nous ferons l’amour pendant des heures. 25 G-zéro. L’apesanteur. Je n’avais, jusqu’alors, jamais apprécié à leur juste valeur ces termes et cette réalité. Notre nacelle était tellement opacifiée que la somptueuse lumière du soir rougeoyait comme à travers un épais parchemin. Une fois de plus, j’eus l’impression de me trouver à l’intérieur d’un cœur chaud. Une fois de plus, je m’aperçus combien Énée était dans mon propre cœur. Tout d’abord, les retrouvailles frôlèrent l’examen clinique lorsqu’elle m’ôta mes vêtements avec précaution et inspecta les cicatrices des opérations, en voie de guérison, toucha mes côtes réparées et fit courir sa paume tout le long de mon dos. — J’aurais dû me raser et prendre une douche. — Ne dis pas de bêtises, chuchota mon amie. Je t’ai donné un bain tous les jours avec une éponge et les soniques… y compris ce matin. Tu es parfaitement propre, mon chéri. Et j’aime la barbe. Ses doigts caressèrent ma joue. Nous flottions au-dessus des rayonnages souples et arrondis du placard. J’aidai Énée à se libérer de sa chemise, de son pantalon et de ses sous-vêtements. Chaque pièce ôtée, elle l’expédiait d’un coup de pied dans le tiroir, refermant le panneau de fibre végétale avec son pied nu quand tout fut à l’intérieur. Nous pouffâmes de rire. Mes propres vêtements flottaient toujours dans l’air immobile, les manches de ma chemise exécutaient de lents mouvements. — Je vais les…, commençai-je. — Non. Énée m’attira plus près. En g-zéro, même les baisers exigeaient de nouveaux savoir-faire. Les cheveux d’Énée s’enroulèrent autour de sa tête en une couronne nimbée de soleil lorsque je pris son visage entre mes mains et la baisai sur les lèvres, les yeux, les joues, le front et de nouveau les lèvres. Nous commençâmes à culbuter lentement, frôlant la paroi douce et luisante qui était aussi chaude que la chair de mon amie. L’un de nous la repoussa du pied et nous basculâmes ensemble au milieu de la nacelle ovale. Nos baisers se firent plus pressants. Chaque fois que nous bougions pour étreindre l’autre plus fort, nous nous mettions à pivoter autour d’un centre invisible, bras et jambes entremêlés, aussi nous nous serrions plus violemment et nous tournions plus vite. Sans nous séparer ou interrompre nos baisers, je tendis un bras, dans l’espoir de nous rapprocher des parois tièdes comme de la chair pour mettre fin à nos culbutes. Le contact nous repoussa loin du mur courbe, luisant d’une lueur chaude, et nous renvoya tournoyer très lentement au centre. Énée détacha ses lèvres des miennes, rejeta la tête en arrière un moment, et me regarda en me tenant à bout de bras. Je l’avais vue sourire dix mille fois depuis les dix dernières années de sa vie, je croyais connaître tous ses sourires, mais celui-là était plus profond, plus mûr, plus mystérieux, et plus malicieux que tous les autres. — Ne bouge pas, murmura-t-elle, et, s’appuyant doucement contre mon bras, elle pivota dans l’espace. — Énée… Je ne trouvai rien d’autre à dire, puis je me tus. Je fermai les yeux, oublieux de tout sauf de mes sensations. Je sentis sur mes mollets les mains de ma chérie m’attirer plus près d’elle. Au bout d’un moment, ses genoux vinrent reposer contre mes épaules, ses cuisses frôlèrent ma poitrine. Je posai les mains sur la cambrure de son dos et l’attirai à moi, glissant ma joue le long du muscle vigoureux de l’intérieur de sa cuisse. À Taliesin Ouest, l’un des cuisiniers avait un chat tigré. Le soir, quand j’étais assis seul sur la terrasse ouest, regardant le coucher du soleil et sentant les pierres perdre leur chaleur diurne, attendant l’heure où Énée et moi nous pourrions nous asseoir dans son abri pour parler de tout et de rien, je regardais le chat laper lentement son bol de crème. Je me rappelai ce chat maintenant, mais en quelques minutes, je ne pus rien évoquer d’autre que la sensation immédiate et irrésistible de ma chère amie s’ouvrant à moi, le goût subtil de la mer, nos mouvements comme une marée montante, tous mes sens centrés sur ce qui montait lentement au cœur de mon être. Pendant combien de temps flottâmes-nous ainsi, je n’en ai pas la moindre idée. Une excitation aussi grande est comme un feu qui consume le temps. L’intimité totale nous exempte des exigences spatio-temporelles de l’univers. Seules les prérogatives croissantes de notre passion et l’inéluctable besoin d’être plus proches encore que cette pénultième proximité marquèrent les minutes de notre étreinte amoureuse. Énée ouvrit plus largement les jambes, s’éloigna, sa bouche me relâcha, mais pas sa main. Nous pivotâmes de nouveau dans la lumière sépia, ses doigts serrés et mon excitation formant le centre de notre lente rotation. Nous nous embrassâmes, les lèvres mouillées, l’étreinte d’Énée se resserra. — Maintenant, chuchota-t-elle. J’obéis. S’il existe un vrai secret de l’univers, c’est celui-ci… ces premières secondes de chaleur, de pénétration, et d’abandon total de la bien-aimée. Nous nous embrassâmes encore, oublieux de notre lente culbute, tandis que la somptueuse lumière nous enveloppait d’une chaleur amoureuse. J’ouvris les yeux assez longtemps pour voir ses cheveux tournoyer comme la cape d’Ophélie dans l’océan d’air rougeâtre au sein duquel nous flottions. J’avais l’impression de tenir mon aimée dans une eau salée profonde… flottant et dépourvu de poids, je sentais la chaleur d’Énée m’emporter comme une marée montante, nos mouvements étaient aussi réguliers que la vague sur le sable chaud. — Hou là là…, confia Énée après cet instant de perfection. J’arrêtai de l’embrasser assez longtemps pour évaluer ce qui nous séparait. — La loi de Newton, murmurai-je contre sa joue. — À chaque action correspond…, chuchota Énée, gémissant doucement, tenant mes épaules comme une nageuse qui s’arrête pour se reposer. — … une réaction égale et opposée…, dis-je en souriant jusqu’à ce qu’elle m’embrasse de nouveau. — Solution, balbutia Énée. Ses jambes se refermèrent étroitement contre mes hanches. Ses seins flottaient, leurs mamelons taquinant ma poitrine. Puis elle se laissa aller en arrière, nageuse de nouveau, flottant cette fois, les bras écartés mais les doigts toujours entrelacés avec les miens. Nous continuâmes à pivoter lentement autour de notre centre de gravité commun, lente culbute, ma tête montait, descendait et tournait comme un cavalier sur un marsouin qui ferait lentement la roue dans les profondeurs ensoleillées ; je n’étais plus conscient de l’élégante balistique de notre étreinte amoureuse, mais seulement de celle-ci. Nous bougions plus vite dans le chaud océan d’air. Quelques minutes plus tard, Énée me relâcha les mains, se cabra tandis que nous culbutions ensemble, toujours en mouvement, enfonça ses ongles courts dans mon dos en m’embrassant avec une fébrilité sauvage, puis dégagea sa bouche pour haleter et crier, une fois, doucement. Au même instant que son cri, je sentis son univers chaud se contracter autour de moi en pulsations brèves, intimes, partagées. Une seconde plus tard, c’était mon tour de haleter, de m’accrocher à mon aimée tandis que je palpitais en elle, pour chuchoter dans son cou salé et ses cheveux flottants : « Énée… Énée. » Une prière. Ma seule prière, alors. Ma seule prière maintenant. Pendant longtemps, nous flottâmes enlacés, même après être redevenus deux êtres au lieu d’un. Nos jambes étaient toujours entremêlées, nos doigts se caressaient et se tenaient. Je baisai sa gorge et sentis son pouls comme l’écho d’un souvenir contre mes lèvres. Elle fit courir ses doigts sur ma tête trempée de sueur. Je pris conscience à cet instant que rien dans le passé n’importait. Que rien de terrible dans l’avenir n’importait. Seuls comptaient sa peau contre la mienne, sa main qui me tenait, le parfum de ses cheveux, de sa peau, et la chaleur de son sein contre ma poitrine. Ça, c’était le satori. Ça, c’était la vérité. Énée se dirigea d’un coup de pied vers le placard de la nacelle, juste assez longtemps pour en ramener une petite serviette chaude, mouillée. À tour de rôle, nous essuyâmes notre sueur. Ma chemise flottait non loin, ses manches vides essayaient de nager dans les doux courants d’air. Énée rit et s’attarda à me laver, me sécher, cet acte simple devenant rapidement autre chose. — Oh, là, là, s’exclama Énée en me souriant. Comment est-ce arrivé ? — La loi de Newton ? dis-je. — C’est possible, murmura-t-elle. Alors quelle serait la réaction si je faisais… ceci ? Je pense que nous fûmes tous deux surpris par le résultat instantané de son expérience. — Nous avons encore des heures avant de rejoindre les autres, sur le vaisseau-arbre, fit-elle remarquer. Elle dit quelque chose à la nacelle vivante et le mur courbe devint totalement transparent. La chaleur du soleil nous baigna en un instant. C’était comme si nous flottions entre ces innombrables branches et ces feuilles grandes comme des voiles, comme d’être immergés dans la nuit et les étoiles lorsque nous regardâmes de l’autre côté. — Ne t’inquiète pas, nous pouvons voir dehors, mais de l’extérieur, la cloison est opaque. C’est une surface réfléchissante. — Comment peux-tu en être certaine ? fis-je à voix basse en l’embrassant de nouveau dans le cou, à la recherche de son pouls si doux. Énée soupira. — Je suppose que c’est impossible si l’on ne sort pas pour regarder à l’intérieur. Une sorte de problème à la David Hume. J’essayai de me souvenir de mes lectures philosophiques, à Taliesin, de me remémorer nos discussions sur Berkeley, Hume et Kant, et m’esclaffai : — Il y a un autre moyen de le vérifier, fis-je en frottant mon pied nu le long de ses mollets et de ses cuisses. — Lequel ? murmura mon amie, les yeux fermés. — Si quelqu’un peut voir à l’intérieur, dis-je en flottant derrière elle, frottant son dos sans la laisser s’éloigner, il va y avoir une immense foule d’anges extros, de templiers des vaisseaux-arbres et de fermiers des comètes attroupée là dans une demi-heure. — Vraiment, dit Énée, les yeux toujours fermés. Et pourquoi cela ? Je commençai à le lui montrer. Elle ouvrit les yeux. — Ça, par exemple ! s’exclama-t-elle. Je craignis de l’avoir choquée. — Raul ? chuchota-t-elle. — Hum ? fis-je sans m’arrêter. Je fermai les yeux. — Tu as peut-être raison en disant que la nacelle est une surface réfléchissante à l’extérieur, puis elle soupira de nouveau, plus profondément cette fois. — Mmmmm ? Elle me saisit par les oreilles, se rapprocha encore plus et me confia à l’oreille : — Pourquoi ne pas laisser la paroi extérieure transparente et rendre la paroi intérieure réfléchissante ? Mes yeux s’ouvrirent brusquement. — Je blaguais, plaisanta-t-elle, et elle s’éloigna de la paroi de la nacelle en me tirant avec elle dans la sphère centrale d’air chaud. Les étoiles flamboyaient autour de nous. Nous portions des tenues noires protocolaires au dîner et à la conférence qui eurent lieu à bord de l’Yggdrasill. J’étais tout excité à l’idée de me trouver sur l’un des légendaires vaisseaux-arbres, et ce fut une déception de m’apercevoir que je n’avais pas remarqué à quel moment nous étions passés des branches de la biosphère à son tronc. Ce ne fut que lorsque des centaines d’entre nous se rassemblèrent sur une série de plates-formes et de nacelles ouvertes, et que le vaisseau-arbre appareilla et s’éloigna des feuilles grandes comme des cités, des branches grandes comme des provinces, et des troncs grands comme des continents qui l’avaient encerclé, que je pris conscience que nous étions à bord. L’Yggdrasill devait faire plus d’un kilomètre de long, de la cime resserrée de l’arbre au système de racines de sa base, resplendissant d’énergie de fusion en ébullition. Il y avait un peu de pesanteur à cause de notre propulsion, probablement quelques décimales de microgravité, mais c’était tout de même déconcertant après tant d’apesanteur. Cela aida les douzaines d’entre nous à s’orienter, à s’asseoir aux tables et à se regarder dans les yeux au lieu de flotter pour trouver une position polie… Je pensais à Énée et aux dernières heures passées ensemble, cette idée me fit rougir. Il y avait des tables et des chaises sur les plates-formes des nombreux niveaux, et beaucoup de ceux qui n’y étaient pas installés se pressaient sur les ponts suspendus trop légers reliant ces plates-formes à d’autres branches qui s’étendaient sur de longues distances, ou sur les hélices des escaliers tournant entre les branches et ligotant le tronc central comme du lierre, ou se perchaient sur des lianes et dans des tonnelles feuillues. Énée et moi étions assis à la table ronde centrale, en compagnie de la Vraie Voix de l’Arbre, Het Masteen, des chefs extros, de deux douzaines d’autres templiers, des réfugiés de T’ien Shan, et d’autres encore. J’étais à la gauche d’Énée et les dignitaires du Temple à sa droite. Même aujourd’hui, je me souviens encore des noms de la plupart des personnes présentes à la table principale. Outre le capitaine du vaisseau-arbre, Het Masteen, il y avait une douzaine d’autres templiers, y compris Ket Rosteen, qu’on me présenta comme la Vraie Voix de l’Arbre-Étoile, le Grand Prêtre du Muir et le Porte-Parole de la Fraternité des Templiers. La douzaine d’Extros comprenait Systenj Coredwell et Navson Hamnim, mais il y en avaient d’autres qui ressemblaient peu à ces grands archétypes minces : Am Chipeta et Kent Quinkent, deux Extros plus petits et plus bruns, un couple marié, je pense, aux yeux pétillants, sans palmure entre les doigts ; Sian Quintana Ka’an, une femme qui portait une resplendissante robe de plumes brillantes, ou était née avec, et ses partenaires aux plumes bleues Paul Uray et Morgan Bottoms. Deux autres correspondaient mieux à l’image extro, Drivenj Nicaagat et Palou Koror, car ils étaient adaptés au vide et gardèrent leurs combinaisons-peaux argentées pendant tout le banquet. Il y avait quatre Seneshiens Aluites d’Hébron, LL-eeoonn et OO-eeaall, que j’avais rencontrés à la réunion précédente, ainsi qu’une autre paire de silhouettes vertes élancées qu’Énée me présenta comme AA-llooee et NN-eelloo. Je ne pus que supposer qu’ils étaient tous quatre apparentés ou attachés par des liens matrimoniaux complexes. Je crus les étranges Akerataelis absents jusqu’à ce qu’Énée me montrât un endroit, au loin, parmi les branches, où la microgravité était encore moindre, et là, entre les araignées à filandres et les oiseaux-lueurs, flottaient les plaquettes. Même les délimiteurs d’erg qui contrôlaient le champ de confinement du vaisseau-arbre étaient représentés par trois cubes de Möbius avec des disques translateurs enchâssés dans leurs matrices noires. Le père capitaine de Soya se trouvait à ma gauche, à côté de son assistant, le sergent Gregorius. Près de ce dernier était assis le colonel Fedmahn Kassad dans son uniforme noir officiel de la FORCE, comme un holo projeté depuis le passé reculé de l’Hégémonie. À côté de lui, la Laie du Tonnerre, se tenait aussi droite et fière que le vieux guerrier, et à la gauche de celle-ci, les yeux brillants et attentif, Getswang Ngwang Lobsang Tengin Gyapso Sisunwangyur Tshungpa Mapai Dhepal Sangpo, le petit Dalaï-Lama. Tous les autres réfugiés de T’ien Shan étaient quelque part sur la plate-forme où nous dînions, et je vis Lhomo Dondrub, Labsang Samten, George et Jigme, Haruyuki, Kenshiro, Voytek, Viki, Kuku, Kay, et d’autres encore présents à la table principale. Après les Templiers, presque en face de nous, se trouvaient A. Bettik, Rachel et Théo Bernard. Rachel gardait les yeux fixés sur le colonel Kassad, sauf pour regarder Énée quand celle-ci prenait la parole. C’était comme si nous n’étions pas là. Les minuscules serviteurs des templiers qui, me prévint Énée, étaient les clones de l’équipage, servirent de l’eau et des boissons plus fortes et, pendant un moment, ce furent les murmures habituels et la conversation polie d’avant dîner. Puis régna un silence aussi lourd qu’une prière. Quand Ket Rosteen, la Vraie Voix de l’Arbre-Étoile se leva pour parler, tout le monde fit de même. — Mes amis, dit la petite silhouette encapuchonnée, Frères compagnons dans le Muir, honorables Alliés extros, sœurs et frères sentients de l’ultime Arbre de Vie, réfugiés humains de la Pax, et… (La Vraie Voix de l’Arbre-Étoile s’inclina en direction d’Énée)… Révérée qui Enseigne. « Comme la plupart de ceux qui sont rassemblés ici le savent, ce que l’Église du Gritche appelait autrefois les Jours de l’Expiation, que nous vivons depuis trois siècles, sont presque terminés. Les Vraies Voix de la Fraternité de Muir ont suivi le chemin de la prophétie et de la conservation, attendant que passent les événements qui survenaient, plantant des graines lorsque le sol de la révélation se révélait fertile. « Dans les mois et les années à venir, des choix vont déterminer le futur de nombreuses races, et pas seulement de la race humaine. Il est vrai que certains d’entre nous ont reçu le don d’entrevoir les structures de l’avenir, les probabilités jetées comme des dés sur le tapis inégal de l’espace et du temps, mais même ceux-là savent qu’aucun futur unique n’a été réglé à l’avance pour nous ou notre postérité. Les événements sont fluides. Le futur est comme la fumée qui s’élève d’une forêt en feu, attendant que le vent des événements particuliers et du courage personnel chassent les étincelles et les braises de la réalité dans telle ou telle direction. « Aujourd’hui, sur ce vaisseau-arbre… à bord de l’Yggdrasill reconstruit et rebaptisé… nous allons choisir les voies particulières de nos propres futurs. Je ne prierai pas seulement la Force-de-vie entrevue par le Muir pour que survive la Biosphère de l’Arbre-Étoile, pour que la Fraternité survive, pour que nos frères extros survivent, pour que nos cousins sentients, pourchassés et harcelés, les Seneshiens, les Akerataelis, les ergs et les zeppelins survivent, pour que l’espèce connue sous le nom d’humanité survive, mais pour que nos prophéties commencent à se réaliser aujourd’hui et que toutes les espèces de la vie bien-aimée – l’humanité pas plus que la tortue à coquille molle ou la gueule-de-lampe de Mare Infinitus, l’araignée sauteuse et l’arbre tesla, le raton laveur de l’Ancienne Terre et le faucon Thomas de l’Alliance-Maui – toutes les espèces de la vie bien-aimée se joignent pour faire renaître le respect, en partenaires différents du cycle de la vie en train de grandir dans l’univers. La Vraie Voix de l’Arbre-Étoile se tourna vers Énée et s’inclina. — Révérée qui Enseigne, nous sommes rassemblés ici aujourd’hui à cause de vous. Nous savons d’après vos prophéties, d’après ceux de notre Fraternité et d’ailleurs qui ont effleuré la connexion centrale connue sous le nom de Vide qui Lie, que vous êtes le meilleur, l’unique espoir, de réconciliation entre l’humanité et le Centre, entre l’humanité et l’autre espèce. Nous savons aussi que le temps nous manque et que le futur immédiat détient en puissance à la fois l’amorce de cette réconciliation et de notre libération… et une destruction presque totale. Avant qu’aucune décision ne soit prise, il y en a parmi nous qui doivent poser d’ultimes questions. Vous joindrez-vous à nous pour discuter ? Est-ce le moment de parler de choses qui doivent être énoncées et comprises avant que toutes les planètes et les demeures des Extros, des Templiers de la Pax et de l’humanité disparate s’unissent dans l’ultime bataille pour l’âme de l’humanité ? — Oui, dit Énée. La Vraie Voix de l’Arbre-Étoile s’assit. Énée se leva et attendit. Je sortis mon scripteur de la poche de ma veste. L’EXTRO SYSTENJ COREDWELL : Madame Énée, Révérée qui Enseigne, pouvez-vous nous dire avec certitude si l’assaut de la Pax et la destruction épargneront la Biosphère, notre Arbre-Étoile ? ÉNÉE : Cela m’est impossible, homme libre Coredwell. Et si je le pouvais, j’aurais tort d’en parler. Ce n’est pas mon rôle de prédire des probabilités dans les grands épicycles de chaos que sont les futurs. Je peux sans doute dire que les prochains jours, les prochaines semaines, seront décisifs pour la survie ou la disparition de cette étonnante Biosphère. Nos propres actions en décideront, dans une large mesure. Mais il n’y a pas une unique ligne de conduite juste. Et j’aimerais vous demander quelque chose… il y a ici des amis à moi pour qui l’Arbre-Étoile et l’espace extro sont choses nouvelles. Cela éclairerait notre discussion si l’un de nos hôtes voulait bien expliquer les antécédents des Extros, de la Biosphère et de vos autres projets, et exposer la philosophie des Extros et des Templiers. L’EXTRO SIAM QUINTANA KA’AN : Je parlerai avec plaisir à nos nouveaux invités, amie Énée. Il est important que tous ceux présents à ces délibérations comprennent quel est notre enjeu. Comme tous nos frères extros et templiers le savent bien, la race extro fut créée il y a plus de huit cents ans, dans des douzaines de systèmes stellaires très éloignés les uns des autres. Des vaisseaux d’ensemencement humains emportant des colons qui pratiquaient l’ingénierie génétique quittèrent le système solaire de l’Ancienne Terre lors de la grande expansion préhégirienne. Ces astronefs étaient plus lents que la lumière : flottes de rudimentaires statoréacteurs Bussard, de vaisseaux à voile solaire, de capteurs d’ions, de véhicules à propulsion nucléaire, de petites sphères Dyson à anti-gravité, de vaisseaux à voile dont le champ de confinement était alimenté par des lasers… seuls quelques douzaines de vaisseaux d’ensemencement plus tardifs furent équipée de la nouvelle propulsion Hawking C+. Ces colons, nos ancêtres, dont la plupart voyagèrent en sommeil froid plus profond que la fugue cryogénique, comptaient parmi les meilleurs ARNistes, ingénieurs généticiens et nanotechs que le système de l’Ancienne Terre avait à offrir. Leur mission consistait à trouver des mondes habitables et, étant donné l’absence de toute technologie de terraformation, de biogérer les millions de formes de vie de l’Ancienne Terre congelées à bord de leurs vaisseaux afin qu’elles s’adaptent à ces mondes. Comme nous le savons, quelques-uns de ces vaisseaux d’ensemencement atteignirent des mondes habitables, Nouvelle Terre, Tau Ceti, le Monde de Barnard. Cependant, la plupart atterrirent sur des planètes où aucune forme de vie ne pouvait survivre. Les colons avaient alors le choix… soit ils continuaient, en espérant que les systèmes d’équipement de vie de leur vaisseau les maintiendraient pendant d’autres longues décennies, ou siècles, de voyage… soit ils utilisaient leurs savoir-faire génétiques pour s’adapter et adapter les embryons de leur arche à des conditions infiniment plus difficiles que celles imaginés par les concepteurs des vaisseaux d’ensemencement. Et c’est cela qu’ils firent. Exploitant les recherches les plus pointues de la nanotechnologie, recherches bannies sur l’Ancienne Terre et dans l’Hégémonie par le TechnoCentre, ces êtres humains s’adaptèrent aux mondes violemment inhospitaliers et aux espaces sombres encore moins hospitaliers qui se déployaient entre les planètes et les étoiles. Au cours des siècles, l’utilisation de la propulsion Hawking s’étendit à la plupart de ces Essaims de colons extros, mais leur désir de découvrir des mondes plus accueillants s’était évanoui. Ce qu’ils voulaient maintenant, c’était continuer à s’adapter, permettre à tous les orphelins de l’Ancienne Terre de s’adapter aux conditions, quelles qu’elles soient, que leur offraient ces lieux de vie et l’espace. Avec cette nouvelle mission se développa leur nouvelle philosophie… notre philosophie, presque religieuse par sa ferveur, qui vise à propager la vie dans toute la galaxie… dans tout l’univers. Pas seulement la vie humaine… pas seulement les formes de vie de l’Ancienne Terre… mais la vie dans toutes ses variations complexes et infinies. Certains de nos visiteurs, ici, ce soir, peuvent ne pas savoir que notre but ultime à nous, les Extros, et celui de nos frères templiers, n’est pas seulement la Biosphère de l’Arbre-Étoile telle que nous pouvons la voir autour de nous… mais qu’un jour l’air, l’eau et la vie rempliront presque tout l’espace entre l’Arbre-Étoile et le soleil jaune qui brûle au-dessus de nous. La Fraternité du Muir et nos confédérations libres d’Extros veulent, par-dessus tout, faire verdir de vie la surface, les mers et l’atmosphère de chaque planète autour de chaque étoile. Plus que cela, nous travaillons pour qu’un jour la galaxie devienne verte… pour que des vrilles… des superfilaments de vie… atteignent les galaxies voisines. L’une des conséquences de cette philosophie, et la raison pour laquelle l’Église et la Pax cherchent à nous détruire, c’est que, depuis des siècles, nous avons façonné l’évolution humaine pour qu’elle s’adapte aux exigences que l’environnement nous impose. Jusqu’à maintenant, il n’y a pas d’espèce humaine différente de l’Homo sapiens, c’est-à-dire que nous tous, ici, si les deux partenaires sont d’accord, pouvons nous reproduire avec n’importe quel templier ou humain de la Pax. Mais les différences s’accroissent, le fossé génétique s’élargit. Déjà, il existe des formes d’humanité extro si différentes que nous frôlons la création de nouvelles espèces humaines… et ces différences sont transmises génétiquement à notre progéniture. Cela, l’Église est incapable de le supporter. Aussi nous nous sommes engagés dans cette terrible guerre qui va décider si l’humanité restera à jamais une seule espèce ou si notre célébration de la diversité dans l’univers peut se permettre d’aller plus loin. ÉNÉE : Merci, Homme libre Sian Quintana Ka’an. Je suis certaine que tout cela a beaucoup éclairé mes amis arrivés depuis peu dans l’espace extro, et a ravivé nos souvenirs, ce qui est peut-être aussi important au moment où nous allons prendre des décisions capitales. Est-ce que quelqu’un d’autre souhaite prendre la parole ? DALAÏ-LAMA : Amie Énée, j’ai un commentaire à faire et une question à poser. La promesse d’immortalité de la Pax m’a séduit au point que j’ai envisagé, durant seulement quelques instants, de me convertir à sa foi chrétienne. Nous aimons tous la vie, c’est le fil brillant commun à tous les hommes. Pouvez-vous me dire pourquoi le cruciforme nous est néfaste ? Le fait que ce soit un symbiote ou un parasite ne le rend impensable ni pour moi ni pour beaucoup d’autres ; cela, il fallait que je le signale. Nos corps abritent de nombreuses formes de vie, les bactéries de nos intestins, par exemple, qui se nourrissent de nous mais nous permettent de vivre. Amie Énée, qu’est-ce que le cruciforme ? Et pourquoi devons-nous l’éviter ? ÉNÉE (ferme les yeux pendant une seconde, soupire et les rouvre pour répondre au petit garçon) : Votre Sainteté, le cruciforme est né du désespoir qui s’empara du TechnoCentre après l’attaque de Meina Gladstone contre lui, dans les heures qui précédèrent la Chute des distrans. Le TechnoCentre, comme je vous l’ai exposé lors de différentes discussions, vit et pense uniquement en parasite. En ce sens, l’humanité a longtemps été un partenaire symbiotique du Centre. Notre technologie a été créée et limitée par les projets du Centre. Nos sociétés ont été créées, altérées et détruites par les plans du Centre et les peurs du Centre. La danse éternelle de la peur et du parasitisme avec les AI du Centre a en grande partie déterminé notre existence d’êtres humains. Après la Chute, après que le Centre eut perdu le contrôle de l’Hégémonie dont il s’était emparé grâce à ses infosphères et ses distrans, après que le Centre eut perdu son plus grand équipement informatique, son parasitisme direct de milliards de cerveaux transitant dans le Vide qui Lie par les prétendus distrans, il dut trouver un nouveau moyen d’exploiter l’humanité. Et rapidement. D’où le cruciforme. C’est la plus raffinée et la plus nuisible nanotechnologie qui soit. Alors que nos amis extros utilisent l’ingénierie génétique de pointe, combinée à la nanotechnologie, pour faire progresser la cause de la vie dans l’univers, le TechnoCentre l’utilise pour faire progresser la cause de l’hyperparasitisme du Centre. Chaque cruciforme est composé de milliards d’entités nanotechs reliées au Centre, chacune d’elles est en contact avec les autres cruciformes et le Centre, grâce à un emploi abusif du Vide qui Lie. Le TechnoCentre connaît ce milieu depuis un millénaire et l’utilise abusivement depuis presque aussi longtemps. La prétendue propulsion Hawking faisait des trous dans le Vide. Puis les distrans ont déchiré le tissu fondamental du Vide. La métasphère d’information et le canal large instantané, commandés par le Centre, dérobèrent l’information du Vide qui Lie d’une manière qui aveugla des races entières et détruisit un millénaire de mémoires. Mais l’usage abusif le plus cynique et le plus terrible du Vide qui Lie par le Centre, c’est le cruciforme. Ce qui semble le plus miraculeux, dans le cruciforme, ce n’est pas sa capacité de restaurer une forme de vie – la technologie en offre diverses variations depuis des siècles –, mais sa capacité à restaurer la personnalité et les souvenirs de la personne décédée. Quand on prend conscience que cela exige des capacités de conservation de l’information dépassant 6x1023 octets pour chaque humain ressuscité, le cruciforme semble vraiment miraculeux. Les membres de la hiérarchie de l’Église qui connaissent le rôle secret que joue le Centre dans toutes les résurrections imputent ce pouvoir informatique stupéfiant, impossible, au potentiel de stockage de la mégasphère du Centre. Mais le Centre est loin de posséder cette capacité informatique. Même aux beaux jours où les Ultimistes tentèrent de créer l’entité informatique artificielle parfaite, l’Intelligence Ultime, aucune IA ou série d’IAs du Centre n’eut la capacité d’emmagasiner suffisamment d’octets pour que le corps et la personnalité d’un seul être humain soient enregistrés et ressuscités. En réalité, même si le Centre possédait cette capacité de conservation de l’information, il n’aurait jamais eu l’énergie nécessaire pour reformer les atomes et les molécules de l’entité vivante précise qu’est le corps d’un être humain, encore moins pour reproduire la danse ondulatoire complexe qui constitue une personnalité humaine. La résurrection d’une seule personne était et reste impossible pour le Centre. C’est-à-dire que c’était impossible, à moins de piller et ravager encore plus le Vide qui Lie, ce milieu interstellaire transtemporel de la mémoire et des émotions de toutes les races sentientes. Ce que fit le Centre sans aucun scrupule. C’est le Vide qui Lie qui enregistre les personnalités ondulatoires individuelles des êtres humains portant un cruciforme… celui-ci n’est, en lui-même, guère plus qu’un appareil nanotech de transfert de données conçu par le Centre. Mais chaque fois qu’une personne est régénérée, les éléments de milliers de personnalités, humaines ou non, sont effacés de l’enregistrement plus permanent que constitue le Vide qui Lie. Ceux d’entre vous qui ont communié avec moi, qui ont appris le langage des morts et des vivants, qui ont tenté d’entendre la musique des sphères et qui ont réfléchi à la possibilité d’effectuer ce premier pas dans le Vide qui Lie, comprennent la terrible sauvagerie que représente ce vandalisme. Il faut y mettre fin. Je dois y mettre fin. (Énée ferme les yeux un long moment, puis les rouvre et poursuit :) Mais ce n’est pas le seul mal que cause le cruciforme. Je le répète, les IA du Centre sont des parasites. Elles ne peuvent pas s’empêcher d’être des parasites. Outre le contrôle qu’elles détiennent sur l’humanité par l’entremise de l’Église ? et si tout le reste échoue, la douleur qu’elles administrent aux individus par les cruciformes ?, les IA ont une autre raison d’offrir la résurrection à l’humanité par ces parasites cruciformes. La Chute des distrans interrompit l’utilisation de milliards de neurones humains par le Centre s’efforçant de créer une Intelligence Ultime liée à l’infosphère. Sans le stratagème des distrans grâce auxquels les IA se fixaient comme des sangsues sur les cerveaux humains pour voler l’énergie vitale des neurones et des ondes de front holistiques de leurs hôtes humains, et brancher ces milliards d’esprits humains en équipements informatiques parallèles, le projet de l’Intelligence Ultime dut prendre fin. Avec les cruciformes, le parasitisme des cerveaux humains a pu reprendre. Mais c’est maintenant une chose bien plus complexe que de simples connexions en parallèle, dans l’infosphère, de milliards d’esprits humains mis au service des objectifs du Centre. Il y a plusieurs centaines d’années, au XXe siècle, les chercheurs humains qui travaillaient sur des réseaux neuraux similaires, composés d’intelligences de silicones pré-IA, découvrirent que le meilleur moyen de créer un réseau neural créatif, c’était de le tuer. Dans les secondes précédant la mort, même durant les dernières nanosecondes de l’existence d’une conscience sentiente ou presque sentiente, les processus linéaires, essentiellement binaires, du réseau neural informatique franchissaient des barrières, devenaient follement créatifs en se libérant, au seuil de la mort, du traitement binaire oui-non. Les simulations de batailles par ordinateur de la fin du XXe siècle montraient que les réseaux neuraux mourants prenaient des décision inattendues mais très novatrices : par exemple, une IA primitive, pré-sentiente, contrôlant une flotte impliquée dans un combat naval simulé, coulait brusquement ses propres navires endommagés afin que le reste de sa flotte puisse survivre. Tel était le génie de la créativité du réseau neural non linéaire mourant. Le Centre a toujours manqué de ce type de créativité. De par son essence, il a l’architecture linéaire séquentielle des unités centrales de traitement en série, à partir desquelles il a évolué, couplé avec la mentalité obsessionnelle, non créatrice, du parasite ultime. Mais avec ce grand dispositif informatique à réseau neural du Centre qu’est la partie de la race humaine porteuse du cruciforme chrétien, il a trouvé une source de créativité presque illimitée. Tout ce dont les IA ont besoin pour leur catalyseur de créativité, c’est la mort de grandes parties de ce réseau neural. Et les humains y pourvoient en abondance. Les IA du Centre planent comme des vampires, attendant de se nourrir des cerveaux humains mourants, suçant la moelle de la créativité des os mentaux de l’humanité. Et quand le taux de mortalité descend en dessous du niveau nécessaire, ou quand la demande informatique de solutions créatrices du Centre s’accroît… elles orchestrent quelques millions de morts en plus. De curieux accidents arrivent. La santé humaine n’est plus ce qu’elle était il y a quelques centaines d’années. Les morts dues au cancer, aux maladies cardiaques, etc., sont en augmentation. Et il y a des formes plus habiles de mortalité provoquée. Les archanges en sont un exemple, encore à son début. La mort est une matière première bon marché pour le chrétien qui peut renaître. Mais pour le Centre, c’est une source abondante de créativité orchestrée. D’où le cruciforme. Ainsi… je le crois… voilà au moins une raison d’éliminer ces choses du corps humain et de l’âme humaine. (Quand Énée cesse de parler, s’installe un long silence. Les feuilles de l’arbre-vaisseau chuchotent dans la brise que crée l’air en train de circuler. Aucun des humains ou des hominidés, présents par centaines sur les nombreuses plates-formes, branches, ponts ou escaliers ne semble cligner des yeux si intenses sont les regards qu’ils fixent sur mon amie. Pour finir, une seule voix forte prend la parole…) LE PÈRE CAPITAINE DE SOYA : Je porte encore le col romain et n’ai pas enfreint mes vœux de prêtre catholique. Y a-t-il un espoir pour mon Église… pas l’Église de la Pax, tenue sous le contrôle du TechnoCentre et de la vanité d’hommes et de femmes avides… mais l’Église de Jésus-Christ et des centaines de millions de chrétiens qui ont suivi Sa parole ? ÉNÉE : Federico… Père de Soya… c’est à vous de répondre à cette question. Vous et les fidèles qui vous ressemblent. Mais je peux vous dire qu’il y a aujourd’hui des milliards d’hommes et de femmes… dont certains portent le cruciforme et d’autres non… qui aspirent à retrouver une Église qui se soucierait vraiment de questions spirituelles, et s’appuierait, non sur cette obsession de fausse résurrection, mais sur l’enseignement du Christ et sur ce qu’il y a de plus profond dans le cœur. LE TEMPLIER HET MASTEEN : Révérée qui Enseigne, si je peux passer des sujets cosmiques et théologiques à un autre plus personnel et insignifiant… ÉNÉE : Rien de ce dont vous parlez ne peut être insignifiant, Vraie Voix de l’Arbre Het Masteen. LE TEMPLIER HET MASTEEN : J’ai fait le pèlerinage d’Hypérion avec votre mère, Révérée… ÉNÉE : Elle m’a souvent parlé de vous, Vraie Voix de l’Arbre Het Masteen. LE TEMPLIER HET MASTEEN : Alors, Révérée qui Enseigne, vous savez que le Seigneur de la Douleur… le gritche… est venu me trouver tandis que les pèlerins traversaient la Mer des Hautes Herbes à bord du chariot à vent. Il est venu à moi et m’a emporté dans le temps et l’espace… jusqu’à cette époque, jusqu’à cet endroit. ÉNÉE : Oui, je le sais. LE TEMPLIER HET MASTEEN : Dans mes conversations avec vous et avec mes compagnons de la Fraternité, j’ai peu à peu compris que mon destin était de servir le Muir et la cause de la Vie à cette époque-ci, comme l’ont prophétisé, il y a plusieurs siècles, nos propres voyants en pénétrant dans le Vide qui Lie. Mais actuellement, et en dépit de tous les efforts de mes Frères et des autres amis que je compte parmi les Extros, j’ai entendu parler du poème épique de Martin Silenus et trouvé une édition des Cantos… ÉNÉE : C’est fâcheux, Vraie Voix de l’Arbre Het Masteen. Mon oncle Martin a écrit au mieux de ses connaissances, mais celles-ci étaient incomplètes. LE TEMPLIER HET MASTEEN : Dans les Cantos, Révérée qui Enseigne, il est dit que les pèlerins, à leur époque… et mon ami le colonel Kassad l’a confirmé… m’ont retrouvé sur Hypérion, dans la Vallée des Tombeaux du Temps, et que je suis mort peu après… ÉNÉE : C’est vrai dans le contexte des Cantos, mais… LE TEMPLIER HET MASTEEN (levant la main pour faire taire mon amie) : Ce n’est pas le caractère inévitable de mon retour dans le temps, au sein du pèlerinage d’Hypérion, ni mon inévitable mort, qui m’inquiètent, Révérée qui Enseigne. Je comprends qu’il s’agit seulement d’un futur possible… pourtant probable ou désirable. Mais ce que je souhaite apprendre, c’est si les dernières paroles que les Cantos du vieux poète ont mises dans ma bouche, je les ai bien prononcées. Est-il vrai qu’immédiatement avant de mourir, j’ai crié : Je suis le Véritable Élu. Je dois guider l’Arbre de la Douleur durant le temps de l’Expiation ? ÉNÉE : C’est ce qui est écrit dans les Cantos, Vraie Voix de l’Arbre Het Masteen. LE TEMPLIER HET MASTEEN (souriant sous son capuchon) : Et ce temps est proche, n’est-ce pas, Révérée qui Enseigne ? Allez-vous, comme les prophéties l’attestent, utiliser cet Yggdrasill comme un Arbre de la Douleur pour notre Expiation ? ÉNÉE : Je le ferai, Vraie Voix de l’Arbre Het Masteen. Je vais partir dans quelques jours standard, pour m’acquitter de cette Expiation. Je demande officiellement que l’Yggdrasill soit l’instrument de notre voyage et l’instrument de cette Expiation. J’inviterai un grand nombre de ceux qui sont présents ici ce soir à se joindre à moi pour cet ultime voyage. Et je vous demande officiellement, Vraie Voix de l’Arbre Het Masteen, d’être le capitaine du vaisseau-arbre Yggdrasill, qui sera connu à jamais sous le nom d’Arbre de la Douleur. LE TEMPLIER HET MASTEEN : J’accepte officiellement votre invitation et je serai le capitaine du vaisseau-arbre Yggdrasill dans cette mission d’Expiation, ô Révérée qui Enseigne. (Suivent plusieurs minutes de silence.) L’HOMME LIBRE JIGME NORBU : Énée, George et moi avons une question à vous poser. ÉNÉE : Oui, Jigme. L’HOMME LIBRE JIGME NORBU : Vous nous avez parlé du génocide que le TechnoCentre a perpétué, en secret, sur des mondes comme Hébron, Qom-Riyad et d’autres. Euh… ce n’est pas exactement un génocide puisque les populations ont été mises dans un état de stase des fonctions vitales qui ressemble à la mort, mais c’est un terrible enlèvement. ÉNÉE : Oui. L’HOMME LIBRE JIGME NORBU : Est-ce arrivé à notre bien-aimé T’ien Shan, les Montagnes du Ciel, depuis que nous sommes partis ? Est-ce que nos amis et nos familles ont été réduits au silence par ce bâton de la mort du Centre et transportés sur un monde labyrinthique ? ÉNÉE : Oui, Jigme, je suis triste de dire que c’est arrivé. Leurs corps sont, tandis que nous parlons, transportés sur un autre monde. KUKU SE : Pourquoi ? Pour quelle raison ces populations ont-elles été enlevées ? Les juifs, les musulmans, les hindous, les athées, les marxistes, et maintenant notre beau monde bouddhiste. La Pax a-t-elle l’intention de détruire toutes les autres fois religieuses ? ÉNÉE : C’est en effet la motivation de la Pax et de l’Église. Quant au TechnoCentre, il a une raison plus complexe de faire cela. Comme ces populations non chrétiennes ne portent pas le parasite cruciforme, le Centre ne peut pas s’en servir dans son réseau neural mourant. Mais en conservant ces milliards de personnes dans une fausse mort, le Centre peut utiliser leurs esprits dans son immense réseau neural informatique, monté en parallèle. C’est une affaire mutuellement bénéfique, l’Église, qui enlève les corps, n’est plus menacée par des non-croyants, le Centre, qui provoque ce sommeil de mort et entrepose les corps dans les Labyrinthes, gagne de nouveaux circuits pour son réseau de l’Intelligence Ultime. L’HOMME LIBRE GEORGE TSARONG : Alors, il n’y a aucun espoir ? Nous ne pouvons rien faire pour aider nos amis ? L’EXTRO NAVSON HAMNIM : Excusez-moi de vous interrompre, H. Énée, H. Tsarong, mais nous devrions expliquer à nos amis que, lorsque viendra le moment pour nos essaims extros et nos alliés les Templiers de s’attaquer à la Pax, notre premier objectif sera de libérer les nombreux mondes labyrinthiques où ces populations sont secrètement entreposées, et de tenter de les ranimer. LA DORJE PHAGMO (d’une voix forte) : Les ranimer ? Comment est-ce possible ? Comment pourrait-on les ranimer ? ÉNÉE : En frappant directement le TechnoCentre. LHOMO DONDRUB : Et où est le TechnoCentre, Énée ? Dites-le-moi et j’irai tout de suite me battre avec ces lâches d’IA. ÉNÉE : La vraie localisation du TechnoCentre, Lhomo, a été le secret le mieux gardé des IA depuis que ces entités ont quitté l’Ancienne Terre, il y a un millier d’années standard. Leur localisation physique actuelle a été dissimulée depuis lors… ce secret est leur meilleure défense contre des hôtes qui peuvent se retourner contre leurs parasites. LE COLONEL FEDMAHN KASSAD : Lorsque la présidente Meina Gladstone a décidé de s’attaquer au Centre, elle était convaincue que les IA résidaient dans les interstices du milieu distrans… comme d’invisibles araignées dans une toile invisible. Avait-elle tort ? Ou les distrans ont-ils été détruits pour rien ? ÉNÉE : Elle se trompait, Fedmahn. Le Centre n’était pas physiquement localisé dans le milieu distrans… qui est le tissu du Vide qui Lie. Mais la destruction des distrans n’a pas été vaine… elle a privé le Centre d’un véhicule parasite grâce auquel les IA se nourrissaient des esprits humains, tout en réduisant au silence une partie du réseau de données de leur mégasphère. LHOMO DONDRUB : Mais, Énée, vous savez où réside le Centre ? ÉNÉE : Je crois que oui. LHOMO DONDRUB : Est-ce que vous nous le direz, afin que nous puissions les attaquer avec acharnement, et bien sûr, avec des balles et des armes à plasma ? ÉNÉE : Je ne vous le dirai pas maintenant, Lhomo. Pas jusqu’à ce que j’en sois certaine. Et le Centre ne peut pas être attaqué avec des armes matérielles, tout comme il ne peut pas être envahi par des entités physiques. LE COLONEL FEDMAHN KASSAD : Alors, une fois de plus, ils sont inaccessibles aux attaques ? Il est impossible de les affronter ? ÉNÉE : Non, ils ne sont pas inaccessibles, et il est possible de les affronter. Si le destin le permet, je mènerai personnellement l’attaque contre le Centre matériel. En fait, cette attaque a déjà commencé d’une manière que j’espère éclaircir plus tard. Et je vous promets que j’affronterai les IA dans leur repaire. LE COLONEL FEDMAHN KASSAD : H. Énée, fille de Brawne, puis-je vous poser une autre question qui concerne mon destin et mon avenir ? ÉNÉE : Je m’efforcerai d’y répondre, colonel, tout en vous rappelant ma répugnance à discuter des détails d’un sujet aussi fluide que notre futur. LE COLONEL FEDHMAN KASSAD : Répugnance ou non, enfant, je crois que je mérite une réponse à cette question. Moi aussi j’ai lu ces damnés Cantos. On y dit que j’ai suivi l’apparition Monéta dans le futur tout en combattant le gritche… que j’ai essayé de l’empêcher de massacrer les autres pèlerins. C’était vrai… il y a quelques mois, je suis arrivé ici. Monéta a disparu, puis reparu dans une version plus jeune de cette femme qui prétend s’appeler Rachel Weintraub. Mais les Cantos déclarent aussi que je me livrerai bientôt à une terrible bataille avec des hordes de gritche, que je mourrai et serai enterré dans le Tombeau du Temps récemment construit, appelée le Monolithe de Cristal, sur Hypérion, où mon corps repartira dans le temps avec Monéta pour compagne. Comment cela peut-il être, H. Énée ? Suis-je arrivé à la mauvaise époque ? Au mauvais endroit ? ÉNÉE : Colonel Kassad, ami et protecteur de ma mère et des autres pèlerins, soyez certain que tout se déroulera comme prévu. Oncle Martin a écrit les Cantos, inspiré par une révélation qui lui a été accordée. Tous les détails de votre vie… ou de la mienne… n’ont pas été mis à sa disposition. En fait, on ne lui a dit que peu de chose de ce qui devait transpirer hors de sa présence. Je peux vous répondre ceci, colonel Kassad… la bataille avec le gritche est un fait réel, même si elle est rendue dans le poème d’une manière très métaphorique. Mourir lors de cette bataille est un de vos futurs possibles… avec beaucoup de guerriers semblables au gritche… et être déposé dans le Monolithe de Cristal après les funérailles que l’on réserve aux héros. Mais si cela devait se passer, ce serait après de nombreuses années et beaucoup d’autres batailles. Vous avez du travail à accomplir dans les jours, les mois, les années et les décennies à venir. Je vous demande maintenant de m’accompagner à bord de l’Yggdrasill quand je partirai, dans trois jours… ce sera le premier pas vers ces batailles. LE COLONEL FEDMAHN KASSAD (souriant) : Mais vous détournez un peu la question, H. Énée. Puis-je vous demander… si le gritche sera sur votre Arbre de la Douleur quand il partira dans ces trois jours standard ? ÉNÉE : Je le crois, colonel Kassad. LE COLONEL FEDMAHN KASSAD : Ce soir, vous ne nous avez pas dit ce qu’est le gritche… d’où il vient vraiment… quel est son rôle dans ce jeu vieux de plusieurs siècles et de siècles à venir. ÉNÉE : C’est exact, colonel. Je ne l’ai dit à personne ici, ce soir. LE COLONEL FEDMAHN KASSAD : L’avez-vous jamais dit à quelqu’un, enfant ? ÉNÉE : Non. LE COLONEL FEDMAHN KASSAD : Mais vous connaissez l’origine du gritche ? ÉNÉE : Oui. LE COLONEL FEDMAHN KASSAD : Est-ce que vous nous le direz, enfant de Brawne Lamia ? ÉNÉE : Je ne préfère pas, colonel. LE COLONEL FEDMAHN KASSAD : Mais vous le ferez si on vous le demande encore, n’est-ce pas ? Au moins, vous répondrez à mes questions directes sur ce sujet ? ÉNÉE (hoche la tête en silence… je vois des larmes dans ses yeux.) LE COLONEL FEDMAHN KASSAD : D’après les Cantos, le gritche apparaît d’abord dans ce futur reculé dans lequel je dois le combattre, est-ce exact, madame Énée ? Ce futur dans lequel le Centre résiste désespérément à ses ennemis ? ÉNÉE : Oui. LE COLONEL FEDMAHN KASSAD : Et le gritche est… sera… une machine, n’est-ce pas ? Une chose créée. Une chose créée par le Centre ? ÉNÉE : C’est exact. LE COLONEL FEDMAHN KASSAD : Ce sera un étrange amalgame de la sorcellerie technologique du Centre, de l’énergie du Vide qui Lie et de la personnalité cybride recyclée d’un véritable être humain, n’est-ce pas, H. Énée ? ÉNÉE : Oui, colonel. Ce sera tout cela et plus encore. LE COLONEL FEDMAHN KASSAD : Et le gritche sera créé par le Centre mais deviendra le serviteur et l’avatar d’autres… pouvoirs… d’autres entités, n’est-ce pas ? ÉNÉE : Oui. LE COLONEL FEDMAHN KASSAD : En vérité, Énée, vous admettez que le gritche sera un pion utilisé par les deux partis… par tous les partis… engagés dans cette guerre pour l’âme de l’humanité… cette guerre qui fait la navette dans le temps comme une partie d’échecs à quatre dimensions ? ÉNÉE : Oui, colonel… bien que ce ne soit pas un pion. Un cavalier, peut-être. LE COLONEL FEDMAHN KASSAD : D’accord, un cavalier. Et ce cybride connecté au Vide qui Lie, dont l’ADN et l’ARN ont été modifiés, amplifiés par la nanotechnologie, ce chevalier terriblement muté… il est né de la personnalité d’un unique guerrier, n’est-ce pas ? Peut-être un adversaire dans ce jeu d’un millier d’années ? ÉNÉE : Avez-vous besoin de le savoir, colonel ? Il n’y a pas d’enfer plus grand que de connaître les détails précis de son propre… LE COLONEL FEDMAHN KASSAD (d’une voix douce) : De son propre avenir ? De sa propre mort ? De son propre destin ? Je le sais, Énée, fille de mon amie Brawne Lamia. Je sais que vous avez enduré des visions et des certitudes terribles depuis que vous êtes née… depuis l’époque où votre mère et moi traversions les mers et les montagnes d’Hypérion vers ce que nous croyions être notre destin avec le gritche. Je sais que cela a été très dur pour vous, Énée, ma jeune amie… plus dur que nous ne pouvons l’imaginer. Aucun de nous n’est né avec un tel fardeau. Mais je veux connaître cette partie de mon destin. Et je crois que mes années passées au service de cette cause… des années passées et des années à venir… me donnent le droit d’exiger une réponse. Est-ce que le gritche est basé sur l’unique personnalité d’un guerrier humain ? ÉNÉE : Oui. LE COLONEL FEDMAHN KASSAD : La mienne ? Après ma mort dans la bataille, les éléments du Centre… ou quelque autre puissance… incorporeront ma volonté, mon âme, ma persona, dans ce… monstre… et le renverront dans le temps par le Monolithe de Cristal ? ÉNÉE : Oui, colonel. Des parties de votre persona… mais seulement des parties… seront incorporées à la machine vivante appelée le gritche. LE COLONEL FEDMAHN KASSAD (riant) : Mais je peux aussi vivre pour le vaincre dans la bataille ? ÉNÉE : Oui. LE COLONEL FEDMAHN KASSAD (riant plus fort maintenant, d’un rire qui semble sincère, naturel) : Par Dieu… par la volonté d’Allah… si l’univers a une âme, c’est l’âme de l’ironie. Je tue mon ennemi, je mange son cœur, et l’ennemi devient moi… et je deviens lui. (Plusieurs secondes de silence. Je vois que l’Yggrasil, le vaisseau-arbre, a fait demi-tour et que nous approchons de nouveau de la Biosphère de l’Arbre-Étoile.) RACHEL WEINTRAUB : Amie Énée, bien-aimé Maître, pendant ces années où j’ai écouté votre enseignement et appris de vous, un grand mystère m’a hantée. ÉNÉE : Quel est-il, Rachel ? RACHEL WEINTRAUB : Dans le Vide qui Lie, vous avez entendu les voix des Autres… des races sentientes qui vivent par-delà notre espace et notre temps, dont les souvenirs et les personnalités résonnent dans le Vide. Par la communion à votre sang, certains d’entre nous ont appris à entendre les chuchotements des échos de ces voix… celles des Lions, des Tigres et des Ours, comme on les appelle. ÉNÉE : Vous êtes l’une des mes meilleures élèves, Rachel. Un jour, vous entendrez clairement ces voix. Tout comme vous apprendrez à entendre la musique des sphères et à faire le premier pas. RACHEL WEINTRAUB (secouant la tête) : Ce n’est pas ma question, amie Énée. Le mystère, pour moi, c’est la présence dans l’espace humain d’un observateur ou de plusieurs observateurs envoyés par ces… Autres… ces Lions, ces Tigres et ces Ours… pour étudier l’humanité et faire sur eux un compte rendu à ces lointaines races. La présence de cet observateur… ou de ces observateurs… est-ce un fait réel ? ÉNÉE : Oui. RACHEL WEINTRAUB : Et seraient-ils capables de prendre la forme d’un humain, d’un Extro ou d’un Templier ? ÉNÉE : L’observateur ou les observateurs ne changent pas de forme, Rachel. Ils ont choisi de venir parmi nous sous une forme mortelle, c’est vrai… tout comme mon père était mortel, mais né cybride. RACHEL WEINTRAUB : Est-ce que cet observateur ou ces observateurs nous guettent depuis des siècles ? ÉNÉE : Oui. RACHEL WEINTRAUB : Est-ce que cet observateur… ou l’un de ces observateurs… est ici avec nous, aujourd’hui, à bord de ce vaisseau-arbre, ou à cette table ? ÉNÉE (hésite) : Rachel, il vaut mieux que je ne dise rien de plus en ce moment. Certains d’entre nous tueraient aussitôt cet observateur pour protéger la Pax ou pour défendre ce qu’ils pensent être la définition de l’être humain. Même dire qu’un tel observateur existe met cette entité en grand danger. Je suis désolée… Je vous promets que ce… ce mystère… sera résolu dans un futur pas trop lointain, et l’identité de l’observateur ou des observateurs révélée. Pas par moi, mais par l’observateur ou les observateurs. LE TEMPLIER VRAIE VOIX DE L’ARBRE-ÉTOILE KET ROSTEEN : Frères dans le Muir, alliés extros respectés, honorables invités humains, bien-aimés amis sentients, Révérée qui Enseigne… nous terminerons cette discussion une autre fois et dans un autre lieu. Je pense que nous sommes d’accord pour accéder à la requête de H. Énée qui demande que le vaisseau-arbre Yggdrasill parte pour l’espace de la Pax dans trois jours standard… ainsi, avec de la chance et du courage, s’accompliront les anciennes prophéties du Temple de l’Arbre de la Douleur et du temps de l’Expiation pour tous les enfants de l’Ancienne Terre. Maintenant finissons notre repas et parlons d’autre chose. Cette séance officielle est levée et ce qui reste de notre court voyage doit être consacré à des conversations amicales, une bonne nourriture, et le sacrement du vrai café fait à partir de grains récoltés sur l’Ancienne Terre… notre foyer à tous… la bonne Terre. Cette séance est levée. J’ai dit. Plus tard, ce même soir, dans la chaude lumière de notre nacelle, Énée et moi fîmes l’amour, parlâmes de choses personnelles et prîmes un dernier souper, de fromage de chèvre, de pain frais et de vin. Énée alla dans la cuisine, y demeura un moment et revint avec deux bulles de vin en cristal. M’en offrant une, elle me dit : — Tiens, Raul, mon chéri… prends et bois. — Merci, fis-je sans réfléchir, et je commençai à porter la bulle à mes lèvres. (Puis je me figeai.) Est-ce… as-tu… — Oui. C’est la communion que j’ai tant retardée, en ce qui te concernait. Maintenant, elle est à toi si tu choisis de boire. Mais tu n’y es pas obligé, mon amour. Si tu décides de ne pas le faire, cela ne changera rien aux sentiments que j’ai pour toi. La regardant toujours dans les yeux, je bus jusqu’à la dernière goutte. Cela n’avait que le goût du vin. Énée pleura. Elle détourna la tête, mais j’avais vu des larmes dans ses beaux yeux noirs. Je la pris dans mes bras et nous flottâmes ensemble dans la chaude lumière matricielle. — Ma grande ? murmurai-je. Qu’est-ce qui ne va pas ? Mon cœur se serra, car je me demandai si elle pensait à l’autre homme de son passé, à son mariage, à son enfant… Le vin me faisait tourner la tête et me donnait la nausée. Ou peut-être n’était-ce pas le vin. Elle fit non de la tête. — Je t’aime, Énée. Elle m’embrassa dans le cou et me serra contre elle. — Pour ce que tu viens de faire, à cause de moi, en mon nom, tu seras pourchassé et persécuté… Je me forçai à rire. — Allons, ma grande, j’ai été pourchassé et persécuté depuis le jour où nous avons fui la Vallée des Tombeaux du Temps, sur le tapis Hawking. Il n’y a là rien de nouveau. Cela me manquerait si la Pax ne nous pourchassait pas. Elle me sourit. Je sentis ses larmes couler sur ma gorge et ma poitrine tandis qu’elle me serrait encore plus fort. — Tu seras le premier parmi tous ceux qui me suivront, Raul. Tu seras le chef, dans les dizaines et dizaines d’années de lutte à venir. Tu seras respecté et haï, obéi et méprisé… On voudra faire de toi un dieu, mon chéri. — Foutaises, bougonnai-je dans les cheveux de mon amie. Tu sais que je ne suis pas un meneur, ma grande. Je n’ai rien fait que te suivre pendant toutes ces années. Bon Dieu… j’ai passé la plus grande partie de mon temps à essayer de te rattraper. Énée leva son visage vers le mien. — Je t’ai choisi avant ma naissance, Raul Endymion. Quand je tomberai, tu continueras pour nous. Nous vivrons tous deux à travers toi… Je mis mon gros doigt sur ses lèvres. J’essuyai les larmes de ses joues et de ses cils avec mes baisers. — Ne parle pas de mourir, ou de vivre l’un sans l’autre, lui ordonnai-je. Mon plan est simple… rester avec toi pour toujours… tout le temps… pour tout partager. Ce qui t’arrive, ce qui m’arrive, ma grande. Je t’aime, Énée. Nous flottions dans l’air chaud. Je la berçais dans mes bras. — Oui, promit mon amie, en m’étreignant avec violence. Je t’aime, Raul. Ensemble. Le temps. Oui. Alors, nous cessâmes de parler. Je goûtai le vin et le sel de ses larmes dans nos baisers. Nous fîmes l’amour pendant des heures, puis nous glissâmes ensemble dans le sommeil, flottant enlacés dans notre mutuelle étreinte comme deux créatures marines, comme une merveilleuse et complexe créature marine, dérivant dans une marée chaude et amicale. 26 Le jour suivant, nous prîmes le vaisseau du consul pour aller vers le soleil. En me réveillant, j’avais espéré éprouver une sorte d’illumination, recevoir du jour au lendemain un satori issu du vin de communion, au minimum posséder une compréhension plus profonde de l’univers, au mieux être doué d’omniscience et d’omnipotence. Mais je me retrouvai avec une vessie pleine, un léger mal de tête, et d’agréables souvenirs du soir précédent. Énée s’était réveillée avant moi et le temps que je sorte des toilettes, il y avait du café chaud dans la bulle cafetière, du jus de fruits dans son bocal et des petits pains chauds tout frais. — Ne t’attends pas à être servi tous les matins, dit-elle avec un sourire. — D’accord, ma grande. Demain, je ferai le petit déjeuner. — Une omelette ? demanda-t-elle en me tendant une bulle de café. Je brisai le sceau, humai l’arôme et pressai le récipient pour en tirer une goutte en prenant soin de ne pas me brûler les lèvres ou de laisser le globule de café chaud s’envoler. — Oui. Tout ce que tu veux. — Tu auras de la chance si tu trouves des œufs, dit-elle en terminant son petit pain en deux bouchées. Cet Arbre-Étoile est bien tenu, mais il manque de poulets. — Quel dommage, répliquai-je en regardant au travers de la paroi transparente de la nacelle. Il y a tellement d’endroits où se percher. (Je changeai de ton, devenant sérieux.) Ma grande, au sujet du vin… je veux dire, ça fait environ huit heures standard et… — Tu ne sens rien de nouveau. Hum, je suppose que tu es l’un de ces rares individus sur lesquels la magie n’agit pas. — Vraiment ? Ma voix dut paraître alarmée, ou soulagée, ou les deux, parce que Énée secoua la tête. — Allons, je blaguais. Dans vingt-quatre heures standard, environ tu sentiras quelque chose. Je te le garantis. — Et si nous sommes… euh… occupés quand le temps viendra ? dis-je en haussant les sourcils pour souligner ce que je voulais dire. Ce mouvement suffit à m’envoyer flotter au-dessus de la table de sticktite. Énée soupira. — Tu ferais bien de redescendre avant que j’agrafe ces sourcils pour qu’ils restent en place. — Mmmm, dis-je en lui souriant au-dessus de la bulle de café. J’adore quand tu parles comme ça. — Dépêche-toi, répliqua Énée en mettant la sienne dans la machine à laver sonique et en recyclant la nappe. J’étais content de manger mon petit pain en contemplant l’incroyable vue, à travers la paroi. — Se dépêcher ? Pourquoi ? Allons-nous quelque part ? — Une réunion à bord du vaisseau, répondit Énée. De notre vaisseau. Puis nous reviendrons surveiller le dernier ravitaillement de l’Yggdrasill afin de pouvoir partir tôt demain matin. — Pourquoi à bord de notre vaisseau ? On ne sera pas un peu à l’étroit par rapport à tous ces autres endroits ? — Tu verras bien, dit Énée. Elle avait revêtu un pantalon g-zéro d’un bleu doux, serré à la cheville, et une chemise blanche avec plusieurs poches fermées par du sticktite. Elle portait des mules grises. J’avais pris l’habitude de me déplacer pieds nus dans notre niche et dans les différentes tiges et nacelles. — Dépêche-toi, répéta-t-elle. Le vaisseau part dans dix minutes et il y a un long trajet de lianes jusqu’à la nacelle d’amarrage. Le vaisseau était plein à craquer. Et bien que le champ de confinement interne maintînt la gravité à un sixième de g, j’eus l’impression, après cette nuit passée en apesanteur, de me retrouver sur Jupiter. Cela semblait étrange de se serrer sur un seul plan dimensionnel, alors que tout cet espace aérien, au-dessus de nos têtes, ne servait à rien. Sur le pont de la bibliothèque du vaisseau du consul, il y avait avec nous, assis sur le piano, sur les bancs, dans les fauteuils rembourrés et tout autour de la fosse holo, les Extros Navson Hamnim, Systenj Coredwell, Sian Quintana Ka’an resplendissante dans ses plumes, les deux Extros argentés adaptés au vide, Palou Koror et Drivenj Nicaagat, Paul Uray, et Am Chipeta. Het Masteen était là avec son supérieur, Ket Rosteen, le colonel Kassad, aussi grand que les Extros imposants, la Dorje Phagmo, l’air très vieille et royale dans une robe gris glacé qui ondulait joliment dans la gravité basse, ainsi que Lhomo, Rachel, Théo, A. Bettik et le Dalaï-Lama. Aucun des autres êtres sentients n’était présent. Plusieurs d’entre nous sortirent sur le balcon pour regarder la surface interne de l’Arbre-Étoile s’éloigner tandis que le vaisseau montait vers l’étoile centrale sur son pilier de flammes de fusion bleues. — Vous êtes le bienvenu, colonel Kassad, dit le vaisseau tandis que nous nous rassemblions à l’étage de la librairie. Je levai un sourcil en regardant Énée, surpris que le vaisseau ait réussi à se souvenir de son passager des anciens jours. — Merci, vaisseau, dit le colonel. L’homme brun et grand semblait distrait au point de paraître maussade. Sortir de la couche interne de la Biosphère de l’Arbre-Étoile me donna une impression de vertige tout à fait différente de celle que l’on éprouve en regardant la sphère d’une planète rapetisser. Ici, nous étions toujours à l’intérieur de la structure orbitale. Quand on se trouvait parmi les branches de l’Arbre-Étoile, on ne captait, par l’une des brèches qui s’ouvraient entre les feuilles et les troncs, que des aperçus du champ d’étoiles du côté opposé au soleil et partout ailleurs de grands espaces, mais ici, à cent mille kilomètres, en mouvement ascensionnel, on apercevait une surface apparemment solide, les immenses feuilles n’étaient plus qu’une surface miroitante, semblable à une sorte de grand océan vert concave. L’impression d’être dans un immense bol, et incapable de s’en échapper, était presque accablante. À cause de l’atmosphère piégée dans leur champ de confinement, il émanait des branches une lueur bleue qui prêtait aux milliers de kilomètres de bois vineux et de feuilles tremblantes une sorte de rayonnement électrique bleuâtre, comme si toute la surface interne était chargée d’électricité. Et partout, il y avait de la vie et du mouvement : les anges extros aux ailes d’une centaine de kilomètres ne se contentaient pas de voleter entre les branches et au-delà des feuilles, mais se précipitaient dans l’espace… à l’intérieur vers le soleil, plus rapidement vers l’extérieur, passé les systèmes de racine de dix mille kilomètres ; une myriade de formes de vie plus petites miroitaient dans l’enveloppe bleue de l’atmosphère… petites araignées à filandres radiantes, chaînes féeriques, perroquets, arboricoles bleus, singes de l’Ancienne Terre, vastes bancs de poissons tropicaux nageant en g-zéro qui cherchaient les régions embrumées par les comètes, hérons bleus, vols d’oies et de volatiles martiens couleur cognac, marsouins de l’Ancienne Terre… nous nous retrouvâmes hors de portée avant que je n’aie pu classer par catégories une fraction de ce que je voyais. Plus loin, la vraie dimension des entités et des essaims de formes de vie les plus grandes devint apparente. Arrivé à plusieurs milliers de kilomètres de « haut », je pus voir les troupeaux miroitants de plaquettes bleues et les Akerataelis sentients qui voyageaient de concert. Après notre première réunion ici avec les créatures de ma planète de nuages, j’avais demandé à Énée si, sur la Biosphère de l’Arbre-Étoile, il y en avait d’autres que les deux présentes à la conférence. « Un peu plus, m’avait dit mon amie. Environ six cents millions de plus. » Maintenant, je pouvais voir les Akerataelis se déplacer aisément, sur les courants aériens, de tronc en tronc que séparaient des centaines de kilomètres, en essaims de mille, peut-être de dix mille. Et avec eux, leurs fidèles serviteurs, les calmars aériens, les zeppelins, les méduses transparentes et les immenses sacs de gaz pourvus de vrilles, semblables à celui qui m’avait avalé sur le monde de nuages. Mais plus grands encore. J’avais estimé que ce monstre-là mesurait peut-être dix kilomètres de long ; ces bêtes en forme de dirigeable devaient faire plusieurs centaines de kilomètres de long, plus si l’on tenait compte des innombrables tentacules, vrilles, flagelles, fouets, queues, palpeurs et appendices qu’elles arboraient. Je me rendis compte en les observant que toutes ces bêtes de somme géantes des Akerataelis s’affairaient à certaines tâches, tissaient des branches, des tiges et des cosses en biomotifs complexes, élaguaient les branches mortes et les feuilles grandes comme des villes de l’Arbre-Étoile, peinaient à mettre en place des structures conçues par les Extros, ou traînaient des matériaux d’un endroit à l’autre de la Biosphère. — Combien de zeppelins les Akerataelis contrôlent-ils sur l’Arbre-Étoile ? demandai-je à Énée quand elle fut libre une seconde. — Je l’ignore. Demande à Navson. — Nous n’en savons rien, dit l’Extro. Ils se reproduisent lorsqu’on en a besoin. Les Akerataelis eux-mêmes sont un exemple parfait d’organisme social, d’esprit de la ruche… aucune des entités-disques solitaire n’est sentiente… branchés en parallèles, ils sont brillants. Les calmars aériens et autres créatures des ex-mondes jupitériens se sont reproduits ici, selon les besoins, depuis plus de sept cents ans standard. Je dirais bien que plusieurs centaines de millions travaillent autour de la Biosphère… peut-être un milliard à cet endroit. Je regardais les formes minuscules se détacher sur la surface décroissante de la Biosphère. Un milliard de créatures chacune grande comme le plateau du Pignon sur ma planète natale. Plus loin encore, les brèches entre les branches, à un million de kilomètres au-dessus de nos têtes et un demi-million sous nos pieds, devinrent apparentes. La section dont nous venions était la plus ancienne et la plus dense, mais le long de la grande courbure de la Biosphère, il y avait des intervalles et des divisions, certaines planifiées, d’autres pas encore remplies de matériaux vivants, des comètes amorçaient leur arc entre les racines, les branches, les feuilles et les troncs sur des trajectoires précises, le don de l’eau était volatilisé à leur surface grâce aux rayons de chaleur propulsés par des ergs et dirigés par les Extros, renvoyés par des troncs et des feuilles réfléchissantes génétiquement adaptées qui créaient des miroirs de centaines de kilomètres de diamètre. Les grands nuages de vapeur d’eau dérivaient entre les racines rampantes et embrumaient un milliard de kilomètres carrés de surface feuillue. Des douzaines d’astéroïdes et de satellites bergers soigneusement répartis, plus grands que les comètes, se déplaçaient à plusieurs milliers ou dizaines de milliers de kilomètres au-dessus de la surface interne et externe de la sphère vivante, corrigeaient sa dérive orbitale, produisaient des marées afin d’aider les branches à grandir correctement, projetaient de l’ombre à la surface interne de la Biosphère là où elle était nécessaire, et servaient de bases d’observation et de cabanes aux innombrables jardiniers extros et templiers qui veillaient sur le projet, de décennie en décennie et de siècle en siècle. Maintenant que nous étions à une demi-minute lumière et que nous accélérions vers le soleil comme si le vaisseau cherchait un point de translation en propulsion Hawking, il semblait y avoir encore plus de trafic dans le vaste creux de la sphère verte : des vaisseaux de guerre extros, tous obsolètes selon les critères de la Pax, pourvus de renflements de propulsion Hawking ou d’une écope récupératrice de particules à l’avant de leur champ de confinement géant, des destroyers à g-élevé d’autrefois et des vaisseaux C3 d’une ère depuis longtemps disparue, d’élégants cargos aux grandes voiles solaires recourbées faites d’une monopellicule scintillante, et partout des anges extros, battant des ailes et miroitant, qui tiraient des bordées vers le soleil ou retournaient à toute allure vers la Biosphère. Énée et les autres revinrent à l’intérieur pour poursuivre leur discussion. Le sujet était d’importance, ils essayaient toujours de trouver un moyen de tenir l’attaque de la Pax à distance, une espèce de feinte ou de diversion qui empêcherait la flotte de se précipiter ici, mais j’avais des choses plus importantes en tête. Lorsque A. Bettik se détourna pour quitter le balcon, je touchai la manche droite de l’androïde. — Vous voulez bien rester une minute pour parler avec moi ? — Bien sûr, H. Endymion. La voix de l’homme à la peau bleue était toujours aussi gentille. J’attendis que nous soyons seuls sur le balcon, le bourdonnement de la conversation qui se tenait à l’intérieur nous offrant suffisamment d’intimité, et je m’appuyai sur la rambarde. — Je regrette que nous n’ayons pas eu la chance de pouvoir bavarder depuis notre arrivée sur l’Arbre-Étoile, dis-je. Le crâne chauve de A. Bettik brillait dans la somptueuse lumière du soleil. Le regard de ses yeux bleus était calme et amical. — C’est tout à fait normal, H. Endymion. Les choses ont été plutôt trépidantes depuis que nous sommes ici. Cependant je suis d’accord avec vous, cet artefact donne envie aux gens d’en discuter. Il montra, de la main qui lui restait, l’immense courbe de l’Arbre-Étoile, là où elle semblait s’effacer, au voisinage de l’éclat du soleil central. — Ce n’est pas de l’Arbre-Étoile ou des Extros que je désire parler, dis-je à voix basse en me rapprochant un peu plus de lui. A. Bettik hocha la tête et attendit. — Vous étiez avec Énée sur tous les mondes entre l’Ancienne Terre et T’ien Shan. Ixion, Alliance-Maui, le Vecteur Renaissance et les autres ? — Oui, H. Endymion. J’ai eu le privilège de rester avec elle durant tout le temps où elle permit à d’autres de voyager en sa compagnie. Je me mâchouillai la lèvre, me rendant compte que j’allais me ridiculiser, mais je n’avais pas le choix. — Que s’est-il passé quand elle ne vous a plus permis de voyager avec elle ? — Pendant que H. Rachel, H. Théo et les autres restaient avec moi sur Groombridge Dyson D ? Nous avons poursuivi le travail de H. Énée. J’étais surtout occupé à la construction de… — Non, non, interrompais-je. Je parle de ce que vous savez sur son absence ? A. Bettik fit une pause. — Quasiment rien, H. Endymion. Elle nous a dit qu’elle partait pour un certain temps. Elle s’était arrangée pour que nous ayons un emploi et que nous puissions continuer le travail avec ses… étudiants. Un jour, elle disparut et elle dut rester absente pendant approximativement deux années standard… — Un an, onze mois, une semaine, six heures, dis-je. — Oui, H. Endymion. C’est tout à fait exact. — Et après son retour, elle ne vous a pas expliqué où elle était allée ? — Non, H. Endymion. Autant que je sache, elle n’en a jamais parlé à aucun d’entre nous. J’aurais voulu prendre A. Bettik par les épaules, lui faire comprendre, lui expliquer que c’était une question de vie ou de mort pour moi. Aurait-il compris ? Je l’ignore. Au lieu de cela, tentant de paraître calme, presque indifférent, et échouant misérablement, je lançai : — Avez-vous remarqué qu’Énée avait changé lorsqu’elle revint de ce temps sabbatique ? Mon ami androïde fit une pause ; non, semblait-il, parce qu’il hésitait à parler, mais comme s’il s’efforçait de se souvenir des nuances qu’offrait l’émotion humaine. — Nous sommes partis pour T’ien Shan presque immédiatement après, H. Endymion, mais ce dont je me souviens le mieux, c’est que H. Énée fut la proie de ses émotions pendant plusieurs mois… remplie d’allégresse, puis une minute après, totalement tenaillée par le désespoir. Le temps que nous arrivions sur T’ien Shan, ces oscillations émotionnelles semblaient avoir décru. — Et elle n’a jamais parlé de ce qui les provoquait ? J’avais l’impression de me comporter en cochon, derrière le dos de mon aimée, mais je savais qu’elle ne voudrait pas me parler de ces choses. Je repris mon souffle. — Avant qu’elle parte… sur ces autres mondes… Amritsar, Patawpha… avant de quitter Groombridge Dyson D… avait-elle… a-t-elle… y a-t-il eu quelqu’un ? — Je ne comprends pas, H. Endymion. — Y a-t-il eu un homme dans sa vie, A. Bettik ? Quelqu’un pour qui elle montrait de l’affection ? Quelqu’un qui semblait particulièrement proche d’elle ? — Ah ! dit l’androïde. Non, H. Endymion, aucun mâle n’a paru montrer un intérêt spécial pour H. Énée… autre que celui qu’on éprouve pour un maître et un messie possible, bien sûr. — Oui. Et personne n’est revenu avec elle, après ce délai d’une année, onze mois, une semaine et six heures ? — Non, H. Endymion. Je saisis A. Bettik par l’épaule. — Merci, mon ami. Je suis désolé d’avoir posé ces questions stupides. C’est seulement que… je ne comprends pas… quelque part il y a un… merde, peu importe. C’est seulement une stupide émotion humaine. Je me détournai pour aller rejoindre les autres. A. Bettik m’arrêta en posant la main sur mon poignet. — H. Endymion, dit-il d’une voix douce, si l’amour est l’émotion humaine à laquelle vous faites allusion, je pense avoir observé l’humanité suffisamment longtemps, au cours de mon existence, pour savoir que l’amour n’est jamais stupide. Je sens que H. Énée a raison quand elle enseigne qu’il est peut-être le ressort énergétique principal de l’univers. Je restai là à regarder, bouche bée, l’androïde quitter le balcon pour rejoindre l’étage de la bibliothèque, fourmillant de monde. Ils étaient sur le point de prendre une décision. — Je pense que nous devrions expédier le courrier-drone à propulsion Gédéon avec un message, disait Énée lorsque j’entrai dans le salon. L’envoyer directement et immédiatement. — Ils le confisqueront, décréta Sian Quintana Ka’an de sa voix musicale de contralto. Et c’est le seul vaisseau à propulsion instantanée qui nous reste. — Tant mieux, fit Énée. C’est une abomination. Chaque fois qu’on s’en sert, une partie du Vide est détruite. — Pourtant, rétorqua Paul Uray, son épais dialecte extro donnant l’impression qu’il parlait à la radio parmi une multitude de parasites, reste la possibilité d’utiliser le drone comme système d’éjection. — Pour lancer des têtes nucléaires, ou des armes à plasma, contre l’armada ? demanda Énée. Je croyais que nous avions écarté cette possibilité. — C’est le seul moyen de les frapper avant qu’ils ne nous attaquent, dit le colonel Kassad. — Cela ne servirait à rien, dit la Vraie Voix de l’Arbre-Étoile Ket Rosteen. Les drones ne sont pas conçus pour viser un objectif précis. Un vaisseau de guerre de classe-archange le détruirait à plusieurs minutes-lumière de sa cible. Je suis d’accord avec Celle qui Enseigne. Envoyons le message. — Mais ce message retardera-t-il leur attaque ? demanda Systenj Coredwell. Énée fit le petit geste que je lui connaissais si bien. — Il n’y a aucune garantie… mais s’il les déstabilise, au moins utiliseront-ils leurs drones à propulsion instantanée pour ajourner l’attaque. Cela vaut la peine d’essayer, je pense. — Et que dira le message ? demanda Rachel. — S’il vous plaît, passez-moi ce vélin et ce stylet, demanda Énée. Théo les apporta et les posa sur le Steinway. Tout le monde, moi compris, s’approcha pendant qu’Énée écrivait : Au pape Urbain XVI et au cardinal Lourdusamy Je viens sur Pacem, au Vatican Énée. — Là, dit ma jeune amie en tendant le vélin à Navson Hamnim. S’il vous plaît, mettez cela dans le courrier-drone quand nous arriverons aux docks, programmez le transpondeur sur « port du message en reprographie » et lancez-le vers le système de Pacem. L’Extro prit le vélin. Je n’avais pas encore appris à déchiffrer les expression faciales des Extros, mais je pouvais dire que quelque chose le faisait hésiter. Peut-être était-ce une forme atténuée de la panique et de la confusion qui remplirent aussitôt ma poitrine. Je viens sur Pacem. Bon Dieu de merde, qu’est-ce que cela voulait dire ? Comment Énée pouvait-elle se rendre sur Pacem et survivre ? C’était impossible. Et si elle y allait, j’étais certain d’une seule chose… je serais à ses côtés. Ce qui signifiait qu’elle allait aussi provoquer ma mort, si l’on pouvait la croire sur parole. Jusqu’à maintenant, cela avait toujours été le cas. Je viens sur Pacem. Était-ce juste un stratagème pour détourner leur flotte ? Une menace en l’air… une manière de les tenir à distance ? J’aurais voulu secouer ma bien-aimée jusqu’à ce que ses dents tombent ou qu’elle m’explique tout. — Raul, appela-t-elle, en me faisant signe d’approcher. Je pensais que peut-être ce serait l’explication que je désirais, qu’elle lisait mon expression de l’autre côté de la pièce et voyait mon agitation, mais tout ce qu’elle dit, ce fut : — Palou Koror et Drivenj Nicaagat vont me montrer l’impression que cela fait de voler comme un ange, veux-tu m’accompagner ? Lhomo vient avec nous. Voler comme un ange ? Un moment, je fus certain qu’elle parlait en charabia. — Ils ont une combinaison-peau supplémentaire si tu veux venir, disait Énée. Mais il faut y aller maintenant. Nous sommes presque revenus à l’Arbre-Étoile et le vaisseau va s’amarrer dans quelques minutes. Het Masteen doit poursuivre le chargement et l’approvisionnement de l’Yggdrasill et j’ai une centaine de choses à faire avant demain. — Oui, dis-je, ne sachant pas à quoi j’acquiesçais. Je viens. À ce moment, je me sentais assez maussade pour penser que cette réponse était une merveilleuse métaphore de toute mon odyssée de dix années : Oui, je ne sais pas ce que je fais ni dans quoi je me fourre, mais je suis de la partie. L’un des Extros adaptés à l’espace, Palou Koror, nous tendit les combinaisons-peaux. J’en avais déjà utilisé avant, bien sûr – la dernière fois, c’était quelques semaines auparavant, quand Énée et moi avions gravi le T’ai Shan, le Grand Pic de l’Empire du Milieu, bien que cela me parût remonter à des mois ou des années – mais je n’en avais jamais vues de comme cela. Les combinaisons-peaux remontent à plusieurs siècles, l’idée étant que le meilleur moyen d’empêcher le corps d’exploser dans le vide, ce n’est pas un volumineux scaphandre pressurisé comme aux premiers jours des vols spatiaux, mais une protection si mince qu’elle permet à la transpiration de passer tout en protégeant la peau de la chaleur, du froid, et du vide terrible de l’espace. Les combinaisons-peaux n’ont pas beaucoup changé pendant les siècles, sauf que l’on y a incorporé des filaments de regénération d’atmosphère et des panneaux d’osmose. Bien sûr, ma dernière combinaison-peau avait été un artefact de l’Hégémonie, suffisamment efficace jusqu’à ce que Radamanthe Némès la mette en lambeaux avec ses ongles. Mais celle-ci n’était pas une combinaison-peau ordinaire. Argentée, aussi malléable que du mercure, la chose ressemblait à une grosse goutte de protoplasme, chaude et dépourvue de poids, lorsque Palou Koror la laissa tomber dans ma main. Elle bougeait comme du mercure. Non, elle se déplaçait et coulait comme une chose fluide, vivante. De surprise, je faillis la lâcher et la rattrapai de l’autre main pour la voir remonter le long de mon poignet et de mon bras comme un monstre extra-terrestre mangeur de chair. Je dus m’exclamer parce que Énée me dit : — C’est vivant, Raul. La combinaison-peau est un organisme… aux gènes manipulés, issu de la nanotechnique… mais épais seulement de trois molécules. — Comment dois-je l’enfiler ? demandai-je en la regardant remonter le long de mon bras jusqu’à la manche de ma tunique, puis reculer. J’avais l’impression que cette chose était plus carnivore que le vêtement. Et le problème, avec une combinaison-peau, c’était qu’il fallait la porter sur la peau : on ne devait rien mettre sous une combinaison-peau. Absolument rien. — C’est facile… pas besoin de tirer dessus et de se débattre avec, comme on devait le faire avec les vieilles combinaisons-peaux. Il te suffit de te déshabiller, de rester immobile et de poser la chose sur ta tête. Elle coulera sur toi, du haut en bas. Et il faut nous dépêcher. Cela ne m’inspirait pas un grand enthousiasme. Nous nous excusâmes, Énée et moi, et montâmes, au trot, jusqu’à la chambre à coucher, au sommet du vaisseau. Une fois là, nous nous hâtâmes d’ôter nos vêtements. Je regardai ma bien-aimée, nue à côté de l’ancien (et très confortable, je m’en souvenais) lit du consul, et fus sur le point de suggérer un meilleur usage de notre temps jusqu’à ce que le vaisseau-arbre s’amarre. Mais Énée me fit, de l’index, un geste de remontrance, leva la goutte de protoplasme argenté au-dessus de sa tête et la laissa tomber sur ses cheveux. Ce fut inquiétant de voir l’organisme argenté l’engloutir, couler sur ses cheveux châtain clair comme du métal liquide, recouvrir ses yeux, sa bouche et son menton, descendre le long de son cou telle une lave réfléchissante, puis envelopper ses épaules, ses seins, son ventre, ses hanches, son pubis, ses genoux… pour finir, Énée leva un pied, puis l’autre, et ce fut terminé. — Tu vas bien ? demandai-je d’une petite voix tandis que ma propre goutte d’argent, palpitait dans sa main, avide de me dévorer. Énée, ou la statue de chrome qui avait été Énée, leva les pouces et me montra sa gorge. Je compris : comme avec les combinaisons-peaux, à partir de maintenant la communication s’effectuerait grâce à des capteurs de sous-vocalisation. Je pris à deux mains la masse palpitante, retins ma respiration, fermai les yeux et la laissai tomber sur ma tête. Cela prit moins de cinq secondes. Durant un épouvantable instant, je crus que je ne pourrais plus respirer en sentant la masse glissante recouvrir mon nez et ma bouche, puis je me souvins qu’il fallait inhaler et l’oxygène me parvint, froid et pur. Tu m’entends, Raul ? Sa voix était bien plus distincte qu’avec les écouteurs de la vieille combinaison. Je hochai la tête, puis sous-vocalisai : Oui. Je me sens bizarre. Êtes-vous prêts, H. Énée, H. Endymion ? Il me fallut une seconde pour comprendre que c’était l’autre extro adapté, Drivenj Nicaagat, sur la ligne de ma combinaison. J’avais déjà entendu sa voix, mais transmise par un synthétiseur de parole. Sur la ligne directe, elle était plus claire et mélodieuse que le chant d’oiseau de Sian Quintana Ka’an. Prêts, répondit Énée, et nous descendîmes l’escalier en colimaçon, fendîmes la foule et sortîmes sur le balcon. Bonne chance, H. Énée, H. Endymion. C’était A. Bettik qui nous parlait par l’une des lignes-com du vaisseau. L’androïde toucha l’épaule argentée de chacun de nous tandis que nous nous postions à côté de Koror et de Nicaagat, près de la rambarde. Lhomo attendait aussi, sa combinaison-peau argentée révélant chacun des muscles qui se dessinaient sur ses bras, ses cuisses et son ventre plat. Je me sentis gêné ; j’aurais voulu soit porter quelque chose sur cette couche de fluide argentée fine d’un micron, soit m’être plus appliqué à rester en forme. Énée était belle, le corps que j’aimais sculpté dans le chrome. J’étais bien content que seul l’androïde nous ait suivis sur le balcon. Le vaisseau était à deux ou trois mille kilomètres de l’Arbre-Étoile et décélérait à fond. Palou Koror fit un geste et se percha aisément sur la mince rambarde du balcon, en compensant le sixième de g. Drivenj Nicaagat le suivit, puis Lhomo, puis Énée et, pour finir, infiniment moins gracieusement, je les rejoignis. La sensation d’être exposé à un terrible danger faillit me terrasser. Je me sentais à une telle hauteur… le grand bassin vert de l’Arbre-Étoile sous nos pieds, les parois feuillues dans le lointain clair, la coque du vaisseau s’incurvant en dessous de nous, en équilibre sur la mince colonne de sa traînée de fusion comme un bâtiment vacillant sur une fragile colonne bleue. Je m’aperçus avec une impression de nausée que nous allions sauter. Ne vous inquiétez pas, j’ouvrirai le champ de confinement à l’instant précis où vous le franchirez et me tiendrai sur mes répulseurs EM jusqu’à ce que vous soyez hors de portée des gaz d’échappement de la propulsion. Je compris que c’était le vaisseau qui parlait. Je n’avais aucune idée de ce que nous allions faire. Les combinaisons vous donneront une idée approximative de notre adaptation, dit Palou Koror. Bien sûr, pour ceux d’entre nous qui ont choisi l’intégration totale, ce ne sont pas les combinaisons semi-sentientes et leurs processeurs moléculaires qui nous permettent de vivre dans l’espace, mais les circuits adaptés, inclus dans notre peau, notre sang, notre vision et notre cerveau. Comment allons-nous…, commençai-je. J’avais des difficultés à sous-vocaliser, comme si la sécheresse de ma bouche avait un effet sur les muscles de ma gorge. Ne vous inquiétez pas, dit Nicaagat. Nous déploierons nos ailes jusqu’à ce que la séparation proprement dite soit achevée. Elles n’entreront pas en collision… les champs ne le permettraient pas. Les commandes sont totalement intuitives. Les systèmes optiques de vos combinaisons vont s’interfacer avec votre système nerveux et vos neurosenseurs, en faisant appel à d’autres données si nécessaire. Des données ? Quelles données ? J’avais seulement voulu penser cela, mais la com de la combinaison transmit mes questions. Énée prit ma main argentée dans la sienne. Ça va être amusant, Raul. Ce seront les seules minutes de liberté que nous aurons aujourd’hui, je pense. Et pour un bon moment. À cet instant, en équilibre sur la rambarde, sur le point de faire une chute terriblement verticale dans les flammes de fusion et le vide, je ne me concentrai pas vraiment sur la signification de ses paroles. Allons-y, dit Palou Koror, et il bondit de la rambarde. Nous tenant par la main, Énée et moi sautâmes de concert. Elle me lâcha la main et nous nous éloignâmes l’un de l’autre en tournoyant. Le champ de confinement s’écarta et nous éjecta à distance raisonnable, le moteur à fusion s’éteignit tandis que nous nous écartions du vaisseau, puis se ralluma ; l’astronef parut reculer à toute vitesse lorsque sa décélération dépassa la nôtre, et nous continuâmes à tomber, – l’impression de chute était terrifiante – cinq silhouettes argentées, bras et jambes écartés, s’éloignant de plus en plus les unes des autres, toutes plongeant vers le treillis de l’Arbre-Étoile, encore à plusieurs milliers de kilomètres de nous. Puis nos ailes s’ouvrirent. Pour ce que nous avons l’intention de faire aujourd’hui, nos ailes de lumière n’ont pas besoin d’avoir plus d’un kilomètre d’envergure, dit la voix de Palou Koror dans mes oreilles. Si nous voyagions plus loin et plus vite, elles s’étendraient davantage… peut-être sur plusieurs centaines de kilomètres. Quand je levai les bras, les panneaux d’énergie sortant de ma combinaison-peau se déployèrent comme des ailes de papillon. Je sentis la brusque poussée de la lumière solaire. Ce que nous sentons, c’est plutôt le courant de la ligne du champ magnétique primaire que nous suivons, expliqua Palou Koror. Si vous le permettez, je vais manipuler vos combinaisons pendant une seconde… voilà. Ma vision changea. Je regardai sur ma gauche, là où Énée tombait, déjà à plusieurs kilomètres de moi, chrysalide d’argent scintillant entre ses ailes dorées en train de se déployer. Les autres brillaient derrière elle. Je pouvais voir le vent solaire, voir les particules chargées et les courants de plasma qui coulaient et tournoyaient le long de la géométrie infiniment complexe de l’héliosphère, les lignes rouges du champ magnétique ondulant comme si elles étaient peintes sur les surfaces internes d’un nautilus compartimenté toujours en mouvement, les contorsions convolutées multicolores, à multiples couches, des courants de plasma refluant jusqu’au soleil qui ne ressemblait plus à une étoile pâle mais était devenu le lieu géométrique de millions de lignes de champ convergeant, des couches entières de plasma étaient expulsées à quatre cents kilomètres/seconde et façonnées par les champs magnétiques qui palpitaient au-dessus de ses équateurs nord et sud, je pouvais voir les serpentins violets des lignes magnétiques se précipiter vers l’intérieur, se tisser et s’entrelacer avec le rouge cramoisi des couches, explosant vers l’extérieur, du courant du champ, je pouvais voir les tourbillons bleus de l’onde de choc héliosphérique tourner autour des bords extérieurs du Vaisseau-Étoile, les lunes et les comètes traverser le plasma comme des vaisseaux maritimes labourant de nuit une mer rougeoyante, phosphorescente, et je pouvais voir nos ailes dorées réagir à ce milieu magnétique formé de plasma, attraper les photons dans nos filets comme des milliards de lucioles, les surfaces des voiles s’enfler dans les courants de plasma, nos corps argentés accélérer le long des replis miroitant et des géométries magnétiques spirales de la matrice de l’héliosphère. Outre cette vision accrue, l’équipement optique de la combinaison y superposait des informations sur ma trajectoire et des données mathématiques qui ne signifiaient rien pour moi, mais qui devaient avoir une importance de vie ou de mort pour ces Extros adaptés à l’espace. Les équations et les fonctions passaient comme l’éclair, semblaient flotter au loin, à un point critique, et je me souviens seulement d’un échantillon. Même sans comprendre aucune de ces équations, je savais que nous approchions trop vite de l’Arbre-Étoile. En sus de la vélocité du vaisseau, nous avions acquis notre propre vitesse en utilisant le vent solaire et le courant de plasma. Je commençais à voir comment les ailes d’énergie extros pouvaient éloigner quelqu’un d’une étoile, à une vélocité impressionnante, mais comment faisait-on pour s’arrêter à ce qui semblait être à moins d’un millier de kilomètres ? C’est fantastique, dit la voix de Lhomo. Stupéfiant. Je tournai suffisamment la tête pour voir notre ami volant de T’ien Shan, loin sur la gauche, à plusieurs kilomètres en dessous de nous. Il était entré dans la zone feuillue et s’élançait en piqué, au-dessus de la tache floue et bleue du champ de confinement enveloppant comme une membrane osmotique les branches et les brèches qui s’ouvraient entre elles. Comment diable fait-il ça ? me demandai-je. De nouveau, j’avais dû sous-vocaliser ma pensée, car j’entendis le rire grave, caractéristique de Lhomo qui émit : SERVEZ-VOUS de vos ailes, Raul. Coopérez avec l’arbre et les ergs ! Coopérer avec l’arbre et les ergs ? Mon ami avait dû perdre la raison. Puis je vis Énée étendre ses ailes, les manipuler à la fois par la pensée et les mouvements de ses bras, je regardai le monde végétal approcher avec une vélocité effrayante, et je commençai à piger le truc. C’est bien, dit la voix de Drivenj Nicaagat. Captez le vent qui va vous repousser. Bien. J’observai les deux Extros adaptés voltigeant comme des papillons, vis le torrent d’énergie du plasma s’élever de l’Arbre-Étoile pour les entourer, et soudain je les dépassai comme s’ils avaient ouvert des parachutes ; j’étais toujours en chute libre. Haletant contre le champ de la combinaison-peau, le cœur battant la chamade, j’étendis mes quatre membres et souhaitai que les ailes s’élargissent. Les replis d’énergie miroitèrent et se déployèrent sur au moins deux kilomètres. Sous moi, les feuilles bougèrent, tournèrent lentement et délibérément comme dans un holo accéléré de fleurs cherchant la lumière, se replièrent l’une sur l’autre pour former une antenne parabolique lisse d’au moins cinq kilomètres de diamètre, puis devinrent parfaitement réfléchissantes. La lumière du soleil m’éblouit. Si je l’avais regardé sans protection, je serais aussitôt devenu aveugle. L’équipement optique de la combinaison se polarisa. J’entendis la lumière solaire frapper ma combinaison-peau et mes ailes, telle une forte pluie sur un toit métallique. J’ouvris encore plus largement mes ailes pour capter ce coup de vent étincelant à l’instant même où les ergs, sur l’Arbre-Étoile, repliaient la matrice de l’héliosphère, recourbant le courant de plasma pour Énée et moi, nous décélérant rapidement, mais sans nous faire de mal. Battant des ailes, nous pénétrâmes dans les branches extérieures en forme de charmille de l’Arbre-Étoile pendant que les optiques de la combinaison continuaient à faire défiler des données sur mon champ de vision. Ce qui m’assura, je ne sais comment, que l’arbre fournissait la quantité adéquate de lumière solaire calculée d’après sa masse et sa luminosité, pendant que l’erg donnait juste assez de plasma héliosphérique et de feedback magnétique pour nous amener à une delta-v zéro avant que nous ne frappions l’une des immenses branches principales ou le champ de confinement interdit. Énée et moi suivîmes les Extros, utilisant nos ailes comme ils utilisaient les leurs, nous élançant puis voltigeant, freinant puis les étendant pour saisir la vraie lumière du soleil et accélérer de nouveau, survolant à grande vitesse la couche feuillue extérieure de l’Arbre-Étoile, puis plongeant de nouveau entre les branches, repliant nos ailes pour passer entre les nacelles ou les ponts couverts au-delà des champs de confinement, contournant en piqué les calmars aériens au travail dont les tentacules étaient dix fois plus longs que le vaisseau du consul en train de décélérer avec précaution pour traverser le niveau des feuilles, puis rouvrant nos ailes afin de dépasser comme des flèches les bancs flottants de milliers de plaquettes akerataelis palpitantes et bleues qui semblaient nous saluer au passage. Il y avait une immense branche plate-forme juste en dessous du chatoiement du champ de confinement. Je ne savais pas si les ailes pouvaient franchir le champ, mais Palou Koror passa à travers en provoquant un léger miroitement, tel un plongeur gracieux fendant des eaux tranquilles, suivi par Drivenj Nicaagat, puis Lhomo, puis Énée ; pour finir je les rejoignis, repliant mes ailes jusqu’à ce qu’elles ne mesurent plus qu’une douzaine de mètres afin de traverser la barrière d’énergie et pénétrer, une fois de plus, dans l’air, les bruits, les odeurs et les brises froides. Nous atterrîmes sur la plate-forme. — C’est très bien pour un premier vol, dit Palou Koror, sa voix synthétisée pour l’atmosphère. Nous voulions seulement partager avec vous un moment de nos vies. Énée désactiva la combinaison-peau autour de son visage, la laissant couler pour qu’elle forme un col de mercure fluide. Ses yeux brillaient, plus animés que je ne les avais jamais vus. Sa peau claire était empourprée et ses cheveux mouillés de sueur. — Merveilleux ! s’écria-t-elle, et elle se retourna pour me prendre la main et la presser. Merveilleux… merci infiniment. Merci, merci, merci, Homme Libre Nicaagat, Homme Libre Koror. — Tout le plaisir était pour nous, Révérée qui Enseigne, répondit Nicaagat en s’inclinant. Je levai les yeux et m’aperçus que l’Yggdrasill était amarré à l’Arbre-Étoile, juste au-dessus de nous, le kilomètre de branches et de tronc du vaisseau-arbre se confondant parfaitement avec les branches de la Biosphère. Seul le fait que le vaisseau du consul, s’étant lentement posé, était maintenant tiré à l’intérieur de la nacelle d’amarrage par un calmar me permit de distinguer le vaisseau-arbre. Des clones d’équipage travaillaient fiévreusement, transportant des provisions et des cubes de Möbius à bord du véhicule spatial de Het Masteen, et je pus voir les douzaines de végétaux ombilicaux d’équipements de vie et les tiges de connexion qui couraient de l’Arbre-Étoile au vaisseau-arbre. Énée me tenait toujours par la main. Quand je détournai les yeux du vaisseau-arbre suspendu au-dessus de mon amie, elle se pencha et m’embrassa sur les lèvres. — Peux-tu imaginer cela, Raul ? Des millions d’Extros adaptés à l’espace vivant ici… qui voyagent constamment dans toute cette énergie… volent pendant des semaines et des mois dans les espaces vides… parcourent à toute vitesse les rapides d’ondes de choc des magnétosphères et les tourbillons qui tournent autour des planètes… chevauchent les ondes de choc de plasma du vent solaire à dix UA ou plus, puis volent encore plus loin… jusqu’à la cessation de celui-ci, à la frontière de l’héliopause éloignée de soixante-quinze à cent cinquante UA de l’étoile, là où le vent solaire meurt et où le milieu interstellaire commence. Entendre le sifflement, les chuchotements et le fracas des grandes vagues de l’océan de l’univers… Peux-tu imaginer cela ? — Non. Je ne le pouvais pas. Je ne savais pas de quoi elle parlait. Pas à ce moment-là. A. Bettik, Rachel, Théo, Kassad et les autres descendaient d’une liane de transit. Rachel apportait les vêtements d’Énée, et A. Bettik, les miens. Les Extros et les autres entourèrent de nouveau mon amie, exigeant des réponses à des questions urgentes, cherchant à clarifier des ordres, rendant compte du lancement imminent du drone à propulsion Gédéon. Nous fûmes séparés par la foule. Énée se retourna pour me regarder et me faire signe. Je levai une main toujours argentée par la combinaison-peau et répondis à son salut, mais elle avait disparu. Ce soir-là, plusieurs centaines d’entre nous prirent une nacelle de transport tirée par un calmar jusqu’à un site, à plusieurs milliers de kilomètres au-dessus du plan de l’écliptique, sur la coquille interne de la Biosphère de l’Arbre-Étoile, mais le voyage dura moins d’une demi-heure parce que le zeppelin prit un raccourci, décrivant un arc dans l’espace qui séparait notre région de la sphère de l’autre. L’architecture des nacelles d’habitation et des plates-formes communales, des tours formées par les branches et des ponts de cette section de l’arbre, pourtant encore très proche de la nôtre d’après n’importe quelle géographie intelligible de cette immense structure, semblait plus grande, plus baroque ; étrangère, et là les Extros et les Templiers parlaient un dialecte légèrement différent, alors que les Extros adaptés à l’espace s’ornaient de bandes de couleurs miroitantes que je n’avais pas vues auparavant. Il y avait aussi des bêtes et des oiseaux différents dans les zones où régnait l’atmosphère, des poissons exotiques nageant dans l’air embrumé, de grands troupeaux d’êtres qui ressemblaient aux orques de l’Ancienne Terre avec des bras courts et des mains élégantes. Et c’était seulement à quelques milliers de kilomètres de la région que je connaissais. J’étais incapable d’imaginer la diversité de cultures et de formes de vie de cette Biosphère. Pour la première fois, je compris ce qu’Énée et les autres m’avaient dit et redit… la Biosphère achevée compterait plus de surface interne que le total de toutes les surfaces planétaires découvertes par l’humanité en plus de mille ans de vol interstellaire. Quand l’Arbre-Étoile serait terminé, la Biosphère interne stimulée, le volume de l’espace habitable dépasserait celui de toutes les planètes de la Voie Lactée. Nous fûmes accueillis, fêtés quelques instants sur des plates-formes à un sixième de g, remplies de centaines de dignitaires extros et templiers, puis conduits dans une nacelle si grande qu’elle aurait pu être une petite lune. Une foule de plusieurs centaines de milliers d’Extros et de Templiers nous attendaient avec quelques centaines de Seneshiens Aluites et des multitudes d’Akerataelis qui planaient près du dais central. Clignant des yeux, je m’aperçus que les ergs avaient réglé le champ de confinement interne pour un confortable sixième de g qui poussait tout le monde vers la surface de la sphère, mais je remarquai alors que les sièges s’étendaient en haut, au-dessus et autour de l’intérieur de la sphère. Je révisai mon estimation de la foule à bien plus d’un million. L’Extro Homme Libre, Navson Hamnim, et le Templier Vraie Voix de l’Arbre-Étoile, Ket Rosteen, présentèrent Énée, disant qu’elle apportait le message que leur peuple attendait depuis des siècles. Ma jeune amie s’avança vers le podium, regarda en haut, autour et en bas, comme pour prendre contact par le regard avec chaque personne présente dans l’immense espace. La sonorisation était si perfectionnée que nous pouvions l’entendre déglutir ou respirer. Ma bien-aimée semblait calme. — Refaites vos choix, dit Énée. Puis elle se retourna, s’éloigna du podium et descendit à l’endroit où les calices étaient posés sur la longue table. Des centaines d’entre nous donnèrent leur sang, de simples gouttes, et l’on fit passer les calices de vin aux multitudes qui attendaient. Je savais que nous, qui avions déjà reçu la communion d’Énée, ne pouvions pas servir un million de communiants Extros et Templiers, mais les assistants nous tirèrent quelques gouttes avec des lancettes stériles, les gouttes furent versées dans le réservoir de vin, des douzaines d’aides passèrent les bulbes calices sous les robinets et, en une heure, ceux qui souhaitaient communier au sang d’Énée le reçurent. La grande sphère commença à se vider. Après ces trois mots, on ne pouvait plus rien dire de la soirée. Pour la première fois de ce long, interminable jour, le silence régna dans la nacelle de transport qui nous ramenait chez nous… à notre région de l’Arbre-Étoile, à l’ombre de l’Yggdrasill qui devait partir dans une vingtaine d’heures. J’avais l’impression d’être un imposteur. J’avais bu le vin presque vingt-quatre heures plus tôt, mais rien senti de toute la journée… rien excepté mon amour pour Énée, c’est-à-dire l’amour absolument exceptionnel, unique, sans aucune référence, aucune équivalence. Les multitudes qui voulaient boire avaient bu. La grande sphère s’était vidée, même ceux qui n’avaient pas partagé la communion étaient restés silencieux, déçus par les trois seuls mots de mon amie ou réfléchissant à quelque chose qui transcendait peut-être ce message, je l’ignore. La nacelle de transport nous ramena à notre partie de l’Arbre-Étoile et nous restâmes silencieux, sauf pour les communications les plus indispensables. Ce n’était pas un silence gêné ou désappointé, mais plutôt un silence plein de respect révérentiel, presque de peur, devant la fin d’une partie de sa vie et le commencement… l’espoir du commencement… d’une autre. Refaites vos choix. En dépit de la fatigue et de l’heure tardive, Énée et moi fîmes l’amour dans notre nacelle qui s’assombrissait. Notre étreinte fut lente, tendre et presque insupportablement douce. Refais ton choix. Ce furent les derniers mots qui flottèrent dans mon esprit tandis que je dérivais… littéralement… dans le sommeil. Refais ton choix. Je compris. Je choisissais Énée et la vie avec Énée. Et je crois qu’elle m’avait choisi. Je la choisirai et elle me choisira encore, demain, et après-demain, et à chaque heure de ces lendemains. Refais ton choix. Oui. Oui. 27 Je m’appelle Jacob Schulmann. J’écris cette lettre à mes amis de Lodz : Mes très chers amis, pour vous écrire j’ai attendu une confirmation de ce que j’avais entendu dire. Hélas, à notre grande désolation, nous savons tout maintenant. J’ai parlé à un témoin oculaire qui a réussi à s’enfuir. Il m’a tout raconté. Ils ont été exterminés à Chelmno, près de Dombie, et enterrés dans la forêt de Rzuszow. On tue les Juifs de deux manières : ils sont fusillés ou gazés. Cela vient d’arriver à des milliers de Juifs de Lodz. Ne croyez pas que cette lettre a été écrite par un fou. Hélas, c’est la tragique, horrible vérité. Horreur, horreur ! Homme, déchire tes vêtements, couvre ta tête de cendres, cours dans les rues et danse dans ta folie. Je suis si las que ma plume ne peut plus écrire. Créateur de l’univers, viens à notre secours ! J’écris cette lettre le 19 janvier 1942. Quelques semaines plus tard, lors du dégel de février, alors qu’une faible odeur de printemps flotte dans les bois entourant notre ville de Grabow, nous, les hommes détenus dans le camp, sommes chargés dans des camions. On a peint des arbres des tropiques et des animaux de la jungle sur certains d’entre eux. Ce sont les camions des enfants de l’été dernier, quand on les a emmenés du camp. La peinture a pâli durant l’hiver et les Allemands ne se sont pas donné la peine de les repeindre, si bien que les images gaies semblent s’effacer comme les rêves de l’été dernier. Nous roulons pendant quinze kilomètres jusqu’à Chelmno, que les Allemands appellent Kulmhof. Là, ils nous ordonnent de descendre et exigent que nous nous soulagions dans la forêt. Je n’y arrive pas… pas avec les gardes et les autres hommes qui regardent, mais je fais semblant d’avoir uriné et je reboutonne mon pantalon. Ils nous font remonter dans les gros camions et nous emmènent jusqu’à un vieux château. Là, ils nous ordonnent de sortir, nous font traverser une cour jonchée de vêtements et de chaussures, puis descendre dans une cave. Sur le mur, il y a écrit, en yiddish : « Personne ne sort d’ici vivant. » Nous sommes des centaines dans la cave, rien que des hommes, rien que des Polonais, la plupart venus des bourgades proches, comme Gradow et Kolo, mais beaucoup sont de Lodz. L’air sent l’humidité, la pourriture, la pierre froide et la moisissure. Au bout de plusieurs heures, lorsque la lumière décline, nous sortons vivants de la cave. D’autres camions sont arrivés, plus grands, avec des portes à double battant. Ils sont verts. Il n’y a pas d’images peintes sur les côtés. Les gardes ouvrent les portes et je peux voir que la plupart de ces très grands camions sont presque pleins, chacun contient de soixante à quatre-vingts hommes. Je ne reconnais aucun d’entre eux. Les Allemands nous poussent et nous battent pour nous faire monter plus vite. Beaucoup d’hommes que je connais poussent des cris, aussi je les guide dans la prière tandis qu’on nous entasse dans les véhicules qui sentent mauvais… Shema Israel, prions-nous. Nous prions toujours lorsqu’on referme bruyamment les portes du camion. Dehors, les Allemands engueulent le conducteur polonais et ses assistants, polonais aussi. J’entends l’un de ceux-ci crier « Le gaz ! » en polonais, puis c’est le bruit d’un tuyau qu’on branche, quelque part, sous notre camion. Le moteur redémarre avec un rugissement. Certains d’entre nous continuent à prier avec moi, mais la plupart se mettent à hurler. Le camion démarre très lentement. Je sais que nous prenons l’étroite route asphaltée que les Allemands ont fait construire et qui part de Chelmno pour s’enfoncer dans la forêt. Tous les villageois s’en sont étonnés, parce qu’elle ne mène nulle part… elle s’arrête dans la forêt, à un endroit où elle s’élargit pour que les camions puissent faire demi-tour. Mais il n’y a là que la forêt et les fours que les Allemands nous ont ordonné de bâtir, et les fosses que les Allemands nous ont fait creuser. Les Juifs du camp qui travaillaient sur cette route, qui ont creusé ces fosses et qui ont bâti les fours dans la forêt nous l’ont dit. Nous ne les avons pas crus quand ils nous l’ont raconté, et puis ils sont partis, on les a… transférés. L’air devient lourd. Les cris montent. J’ai mal à la tête. On a du mal à respirer. Mon cœur tape comme un fou. Je tiens les mains d’un jeune homme, un gamin, à ma gauche, et d’un vieil homme, à ma droite. Tous deux prient avec moi. Dans notre camion, quelqu’un chante plus fort que les cris, chante en Yiddish, chante d’une voix de baryton qu’on a exercée pour l’opéra : Mon Dieu, mon Dieu, Pourquoi nous as-Tu abandonnés ? Nous avons déjà été poussés dans le feu, Mais nous n’avons jamais renié Ta Sainte Loi. — Énée ! Mon Dieu ! Quoi ? — Chut. Tout va bien, mon chéri, je suis là. — Je ne… quoi ? Je m’appelle Kaltryn Cateyen Endymion, je suis l’épouse de Trorbe Endymion, qui est mort il y a cinq mois locaux d’un accident de chasse. Je suis aussi la mère d’un enfant appelé Raul qui a maintenant trois ans d’Hypérion et qui, surveillé par ses tantes, joue près du feu de camp, au centre de la caravane. Je gravis la colline herbue surplombant la vallée où les chariots ont formé le cercle pour la nuit. Il y a quelques triaspens le long du cours d’eau, mais à part cela, aucun point de repère, la lande n’est qu’herbe, bruyère, carex, rochers, grosses pierres et lichen. Et moutons. Je vois et j’entends les centaines de moutons de la caravane qui se rassemblent sur les collines, à l’est, sous la conduite des chiens de berger. Grandam raccommode des vêtements sur un affleurement rocheux d’où l’on voit toute la vallée. Il y a une brume, à l’horizon ouest, qui indique une étendue d’eau, la mer, mais le monde immédiat se limite à la lande, au ciel vespéral d’un bleu lapis qui s’assombrit, aux traînées des météores qui le traversent silencieusement en tous sens, et au bruit du vent dans les herbes. Je m’assois sur un rocher, près de Grandam. C’est la mère de ma défunte mère et son visage est le nôtre, mais plus vieux, couronné de courts cheveux blancs, à la peau tannée, aux traits forts, au nez en lame de couteau et aux yeux bruns avec les pattes d’oie du rire. — Te voilà enfin revenue, dit la femme plus âgée. Le retour s’est bien passé ? — Oui. Tom nous a ramenés de Port-Romance en longeant la côte et nous a fait remonter la route du Bec pour ne pas payer le ferry qui traverse les marais. Nous avons couché à l’auberge de Benbroke la première nuit, et la suivante, campé le long de la Suisse. Grandam hoche la tête. Ses doigts s’affairent à la couture. Il y a un panier plein de vêtements près d’elle, sur le rocher. — Et les médecins ? — La clinique était grande. Les chrétiens ont ajouté des bâtiments depuis la dernière fois que nous sommes venus à Port-Romance. Les sœurs… les infirmières… ont été très gentilles pendant les examens. Grandam attend. Je regarde la vallée et le soleil en train de se libérer des sombres nuages. La lumière strie les sommets, jette des ombres subtiles derrière les grosses pierres basses et les sommets rocheux des collines, et fait flamboyer la bruyère. — C’est le cancer, dis-je. La nouvelle souche du virus. — Le médecin de Bord-des-Marais nous l’avait appris. Quels pronostics ont-ils faits ? Je prends une chemise… une de Trorbe, mais qui appartient maintenant à son frère Ley, l’oncle de Raul. Je tire mon aiguille et du fil de mon tablier, et commence à remplacer le bouton que Trorbe a perdu juste avant sa dernière expédition de chasse dans le nord. Mes joues sont brûlantes à l’idée que j’ai donné à Ley cette chemise où il manquait un bouton. — Ils m’ont recommandé d’accepter la croix, dis-je. — Ils n’ont pas de traitement ? Avec toutes leurs machines et leurs sérums ? — Il y en avait un. Mais évidemment, il nécessitait une technologie moléculaire… — La nanotech. — Oui. Et l’Église l’a bannie. Les mondes plus avancés ont d’autres traitements. — Mais pas Hypérion, dit Grandam, et elle met de côté les vêtements qui étaient sur ses genoux. — Oui. Je me sens très fatiguée, encore un peu malade des examens et du voyage, et très calme. Mais aussi très triste. La brise m’apporte les rires de Raul et des autres petits garçons. Et ils t’ont conseillé d’accepter leur croix, dit Grandam, en énonçant ce dernier mot d’un ton acerbe. — Oui. Un jeune prêtre très gentil m’a parlé pendant des heures, hier. Grandam me regarde dans les yeux. — Et vas-tu le faire, Kaltryn ? Je lui rends son regard. — Non. — Tu en es sûre ? — Certaine. — Trorbe aurait pu être régénéré, et serait maintenant parmi nous s’il avait accepté le cruciforme, au printemps dernier, lorsque le missionnaire l’a supplié de le faire. — Pas mon Trorbe, dis-je en me détournant. Pour la première fois depuis que les douleurs ont commencé, il y a sept semaines, je pleure. Pas pour moi, je le sais, mais en évoquant Trorbe, souriant et nous saluant, en cette dernière aube où il est parti, avec ses frères, chasser l’ibson des salins, près de la côte. Grandam me prend la main. — Tu penses à Raul. — Non. Pas encore. Dans quelques semaines, je ne penserai qu’à lui. — Tu n’as pas besoin de t’inquiéter, tu sais, dit doucement Grandam. Je sais encore élever un enfant. J’ai toujours des histoires à raconter et des savoir-faire à transmettre. Et je lui parlerai de toi. — Il sera encore si petit quand… Je m’arrête. Grandam me serre la main. — Un jeune enfant se souvient mieux. Quand on vieillit, qu’on s’affaiblit, ce sont les souvenirs d’enfance qui reviennent le plus clairement. Le coucher de soleil est brillant, mais brouillé par mes larmes. Je tourne la tête pour que Grandam ne les voie pas. — Je ne veux pas qu’il se rappelle de moi seulement lorsqu’il sera vieux. Je veux le voir… tous les jours… le voir jouer et grandir. — Te souviens-tu de la strophe de Ryokan que je t’ai apprise quand tu n’étais guère plus âgée que Raul ? me demande Grandam. Je ne peux m’empêcher de rire. — Tu m’as appris des douzaines de strophes de Ryokan, Grandam. — Celle-là, dit la vieille femme. Comme je suis heureuse D’aller main dans la main Avec les enfants Récolter les légumes verts Dans les champs, au printemps ! Grandam a fermé les yeux. Je vois comme le parchemin de ses paupières est mince. — Tu aimais cette strophe, Kaltryn. — Je l’aime toujours. — Et te dit-elle quelque chose sur le besoin de récolter les légumes verts la semaine prochaine, ou l’année prochaine, ou dans dix ans, afin d’être heureuse aujourd’hui ? Je souris. — Cela t’est facile à dire, vieille femme. (Ma voix douce et pleine d’affection tempère l’insolence des paroles.) Tu as récolté des légumes verts pendant soixante-dix printemps et tu projettes de le faire pendant encore autant de temps. — Pas autant, je pense. (Elle me serre la main une dernière fois et la lâche.) Mais l’important, c’est de marcher avec les enfants aujourd’hui, dans la lumière de printemps de cette soirée, et de récolter vite les légumes pour le dîner. Je vais faire ton plat favori. Je frappe dans mes mains. — La soupe du Vent-du-Nord ? Mais les poireaux ne sont pas assez grands. — Ils le sont dans les prés du sud où j’ai envoyé Lee et ses garçons les ramasser. Et ils en ont rapporté un plein pot. Va, maintenant, chercher les légumes qu’il faut y ajouter. Prends ton enfant et reviens avant la nuit. — Je t’aime, Grandam. — Je le sais. Et Raul t’aime, petite. Et je veillerai à ce que le cercle ne soit pas brisé. Cours maintenant. Je me réveille en train de tomber. Je ne dormais pas. Les feuilles de l’Arbre-Étoile ont ombragé les nacelles pour la nuit et, du côté hors-système, les étoiles resplendissent. Les voix ne diminuent pas. Les images ne s’effacent pas. Ce n’est pas comme de rêver. C’est un maelström d’images et de voix… un chœur de milliers de voix qui clament pour être entendues. Jusqu’à cet instant, je ne me suis jamais souvenu de la voix de ma mère. Quand le rabbin Schumann a crié en polonais de l’Ancienne Terre et prié en yiddish, j’ai compris non seulement sa voix mais ses pensées. Je deviens fou. — Non, mon chéri, tu ne deviens pas fou, chuchote Énée. Elle flotte avec moi contre la paroi chaude de la nacelle, me tient dans ses bras. Le chronomètre de mon persoc dit que la période de sommeil de cette partie de la Biosphère de l’Arbre-Étoile est presque terminée, que les feuilles vont se déplacer pour laisser passer la lumière du soleil dans l’heure qui vient. Les voix chuchotent et murmurent et discutent et sanglotent. Les images volettent au fond de mon cerveau comme les couleurs après qu’on a reçu un énorme coup sur la tête. Je m’aperçois que je me tiens tout raide, les poings fermés, les dents serrées, les veines du cou saillantes, comme dans un terrible vent ou un accès de douleur. — Non, non, dit Énée. (Ses douces mains caressent mes joues et mes tempes. La sueur flotte autour de moi comme un nimbus aigre.) Non, Raul, détends-toi. Tu es si sensible à cela, mon chéri, comme je m’en doutais. Détends-toi et laisse les voix se taire. Tu peux les contrôler. Tu peux les écouter quand tu le désires, les faire taire quand tu le veux. — Mais elles ne partent jamais ? dis-je. — Non, jamais loin, murmure Énée. Les anges extros flottent dans la lumière du soleil, au-delà de la barrière de feuilles, du côté du soleil. — Et tu as écouté cela depuis que tu es toute petite ? — Depuis avant ma naissance, dit mon aimée. — Mon Dieu, mon Dieu, m’exclamé-je en mettant mes poings sur mes yeux. Mon Dieu. Je m’appelle Amnye Machen Al Ata et j’ai onze ans lorsque la Pax arrive dans mon village de Qom-Riyad. Il est loin des cités, loin des rares autoroutes et des voies aériennes, loin, même, des voies des caravanes qui s’entrecroisent dans le désert rocheux et les Plaines Ardentes. Depuis deux jours, les cieux du soir ont montré les vaisseaux de la Pax brûlant comme des charbons ardents en passant de l’est à l’ouest, dans ce que mon père dit être un endroit au-dessus de l’air. Hier, la radio du village a transmis des ordres de l’imam d’Al-Ghazali qui a entendu sur les lignes téléphoniques d’Oman que tous les habitants des Hautes Étendues et des Camps de l’Oasis des Plaines Ardentes devaient se rassembler devant leurs yourtes et attendre. Père est allé à la réunion des hommes, dans la mosquée aux murs de boue de notre village. Le reste de ma famille se tient devant la yourte. Les trente autres familles attendent aussi. Le poète du village, Farid ud-Din Attar, marche parmi nous en essayant de calmer nos inquiétudes avec ses vers, mais même les adultes sont apeurés. Mon père est revenu. Il dit à mère que le mollah a décidé que nous ne pouvions pas attendre que les infidèles nous tuent. La radio du village n’a pas pu soulever la mosquée d’Al-Ghazali ou d’Oman. Père pense que la radio est cassée de nouveau, mais le mollah croit que les infidèles ont tué tout le monde, à l’ouest des Plaines Ardentes. Nous entendons le bruit des coups de feu provenant des autres yourtes. Mère et ma sœur aînée veulent s’enfuir en courant, mais père leur ordonne de rester. Il y a des cris. Je surveille le ciel, attendant que les vaisseaux de la Pax infidèle réapparaissent. Quand je baisse les yeux, les miliciens du mollah encerclent notre yourte en rechargeant leurs fusils. Leurs visages sont sinistres. Père nous dit de lever les mains. « Dieu est grand », dit-il et nous répondons : « Dieu est grand. » Même moi, je sais que « Islam » veut dire soumission à la volonté miséricordieuse d’Allah. À la dernière seconde, j’aperçois les braises dans le ciel… les vaisseaux de la Pax qui traversent le zénith, d’est en ouest, tellement haut au-dessus de nous. — Dieu est grand ! crie père. J’entends les coups de feu. — Énée, je ne sais pas ce que ces choses signifient. — Raul, elles ne signifient rien, elles sont. — Elles sont réelles ? — Aussi réelles que les souvenirs peuvent l’être, mon amour. — Mais comment ? Je peux entendre les voix… tant de voix… aussitôt que je… que j’en touche une avec mon esprit… elles sont plus fortes que mes propres souvenirs, plus claires. — Ce sont néanmoins des souvenirs, mon amour. — Des morts… — Oui. — Apprendre leur langage… — Nous devons apprendre leur langage, Raul. Leurs vraies langues… l’anglais, le yiddish, le polonais, le farsi, le tamoul, le grec, le mandarin… mais aussi leurs cœurs. L’âme de leur mémoire. — Sont-ce des fantômes qui parlent, Énée ? — Ce ne sont pas des fantômes, mon amour. La mort est définitive. L’âme est cette combinaison ineffable de la mémoire et de la personnalité qui nous soutient pendant toute la vie… quand la vie s’en va, l’âme aussi meurt. Sauf dans les souvenirs que nous laissons à ceux qui nous ont aimés. — Et ces souvenirs… — Résonnent dans le Vide qui Lie. — Comment ? Tous ces milliards de vies… — … de milliers de races pendant des milliards d’années, mon amour. Certains des souvenirs de ta mère sont là… et ceux de la mienne… mais aussi les impressions de vie des êtres terriblement loin de nous dans l’espace et le temps. — Puis-je toucher ceux-là aussi, Énée ? — Peut-être. Avec du temps et de la pratique. Cela m’a pris des années pour les comprendre. Même les impressions sensorielles des formes de vie qui ont évolué d’une manière très différente sont difficiles à comprendre, beaucoup moins que leurs pensées, leurs souvenirs et leurs émotions. — Mais tu l’as fait ? — Je l’ai tenté. — Des formes de vie étrangère comme les Seneshiens Aluites ou les Akerataelis ? — Bien plus étrangères que cela, Raul. Sur Hébron, les Seneshiens ont vécu cachés pendant des générations à proximité des colonies humaines. Et ils sont doués d’empathie… les émotions étaient leur première langue. Les Akerataelis sont tout à fait différents de nous, mais pas tant que les entités du Centre auxquels mon père a rendu visite. — Mon cœur souffre, ma grande. Peux-tu m’aider à faire cesser ces voix et ces images ? — Je peux t’aider à les apaiser, Raul. Elles ne cesseront jamais tant que nous vivrons. C’est la bénédiction et le fardeau de la communion à mon sang. Mais avant que je ne te montre comment les calmer, écoute encore quelques souvenirs de plus. C’est presque l’heure où les feuilles tournent et où le soleil se lève. Je m’appelais Lénar Hoyt, j’étais prêtre, mais maintenant je suis le pape Urbain XVI, et je célèbre la messe de la Résurrection pour le cardinal John Domenico Mustafa, dans la basilique Saint-Pierre, devant plus de cinq cents personnages importants du Vatican. Debout devant l’autel, les mains étendues, je lis la Prière des Fidèles… Invoquons avec confiance Dieu, notre Père Tout-Puissant Qui a relevé Son Fils, le Christ, d’entre les morts Pour le salut de tous. Le cardinal Lourdusamy qui, pour cette messe, fait office de diacre, entonne… Fais qu’il puisse revenir dans la compagnie éternelle des Fidèles, ce cardinal décédé, John Domenico Mustafa, qui un jour reçut par le baptême la graine de la vie éternelle, nous T’en prions, Seigneur. Fais que celui qui durant sa vie exerça des fonctions épiscopales dans l’Église et dans le Saint-Office, Puisse de nouveau servir Dieu dans sa vie renouvelée, nous T’en prions, Seigneur. Apporte aux âmes de nos frères, de nos sœurs, de nos parents et de nos bienfaiteurs La récompense de leurs travaux, nous T’en prions, Seigneur. Accueille à la lumière de Ta face tous ceux qui dorment dans l’espoir de ressusciter et accorde-leur cette résurrection, afin qu’ils puissent mieux Te servir, nous T’en prions, Seigneur. Assiste et console avec miséricorde nos frères et sœurs qui souffrent l’épreuve de l’assaut des impies et de la moquerie des déchus, nous T’en prions, Seigneur. Puisses-tu un jour appeler dans ton glorieux Royaume tous ceux rassemblés ici dans la foi et la dévotion, Accorde-nous cette même bénédiction de la résurrection temporelle, par le Christ nous T’en prions, Seigneur. Maintenant, tandis que le chœur chante l’antienne de l’offertoire et que l’assemblée s’agenouille dans le silence plein d’échos, en attendant la Sainte Eucharistie, je me retourne vers l’autel et dis : — Reçois, Seigneur, ces dons que nous T’offrons de la part de Ton serviteur, John Domenico Mustafa, cardinal. Tu lui as donné la récompense de la prêtrise en ce monde, puisse-t-il se retrouver brièvement en compagnie de Tes Saints dans le Royaume des Cieux et revenir parmi nous par l’entremise de Ton sacrement de Résurrection, par le Christ, notre Seigneur. L’assemblée répond à l’unisson : « Amen. » Je m’avance jusqu’au cercueil du cardinal Mustafa, dans la crèche de résurrection, près de l’autel, et l’asperge d’eau bénite en priant… Père, Dieu Tout-Puissant et éternel, Nous avons raison de Te remercier toujours et partout, par Jésus-Christ, Notre-Seigneur. En Lui, qui s’est relevé d’entre les morts, germe notre espoir de la résurrection. La tristesse de la mort fait place à la brillante promesse de la vie éternelle. Seigneur, pour ton peuple fidèle, la vie n’est pas terminée mais renouvelée. Quand le corps de notre demeure terrestre repose dans la mort, Nous nous en remettons à Ta miséricorde et à Ton miracle qui la renouvellent en nous. Aussi, avec les chœurs des anges, dans le Ciel, nous proclamons Ta gloire et nous nous joignons à leur hymne de louange. Les grandes orgues de la basilique retentissent pendant que le chaeur se met à chanter le Sanctus : Saint, Saint, Saint le Seigneur, Dieu de l’univers, Le ciel et la terre sont remplis de Ta gloire, Hosanna au plus haut des cieux. Béni soit Celui qui vient au nom du Seigneur, Hosanna au plus haut des cieux. Après la communion, lorsque la messe prend fin et que l’assemblée se disperse, je retourne lentement à la sacristie. Je suis triste et mon cœur me fait mal… littéralement. La maladie a repris, obstruant mes artères et rendant chaque pas, chaque mot, douloureux. Je pense… Il ne faut pas que je le dise à Lourdusamy. Le cardinal apparaît tandis que les acolytes et les enfants de chaeur m’aident à ôter mes vêtements sacerdotaux. — Nous avons reçu un courrier-drone Gédéon, Votre Sainteté. — De quel front ? — Pas de la flotte, Saint-Père, dit le cardinal en regardant de travers le message copie-papier qu’il tient dans ses mains grasses. — D’où, alors ? fis-je en tendant la main avec impatience. Le message est écrit sur un fin vélin. Au pape Urbain XVI et au cardinal Lourdusamy Je viens sur Pacem, au Vatican Énée. Je regarde mon secrétaire d’État. — Pouvez-vous arrêter la flotte, Simon Augustino ? Ses bajoues semblent frissonner. — Non, Votre Sainteté. Ils ont effectué le saut il y a plus de vingt-quatre heures. Ils doivent avoir presque terminé leur programme de résurrection accélérée et vont passer à l’attaque dans quelques instants. Nous ne pouvons pas équiper un drone et l’envoyer à temps pour les rappeler. Je m’aperçois que ma main tremble. Je rends le message au cardinal Lourdusamy. — Appelez Marusyn et les autres commandants de la flotte, dis-je. Demandez-leur de ramener l’ensemble de l’unité de guerre qui leur reste dans le système de Pacem. Immédiatement. — Mais Votre Sainteté, fit Lourdusamy d’une voix pressante, il y a tant de corps expéditionnaires importants en route en ce moment… — Immédiatement ! Lourdusamy s’incline. — Immédiatement, Votre Sainteté. Lorsque je me détourne, la douleur dans la poitrine et ma difficulté à respirer sont comme des avertissements de Dieu que le temps me manque. — Énée ! Le pape… — Calme-toi, mon amour. Je suis là. — J’étais avec le pape… Lénar Hoyt… mais il n’est pas mort, hein ? — Tu apprends aussi le langage des vivants, Raul. Incroyable que ton premier contact avec les souvenirs d’une personne vivante s’effectue avec lui. Je pense… — On n’a pas le temps, Énée ! Pas le temps. Son cardinal… Lourdusamy… lui a apporté ton message. Le pape a essayé de rappeler la flotte, mais Lourdusamy a dit qu’il était trop tard… qu’ils ont effectué leur saut il y a vingt-quatre heures et qu’ils vont attaquer d’une seconde à l’autre. Ce pourrait être ici, Énée. C’est peut-être la flotte qui s’est massée à Lacaille 9352… « Non ! » Le cri d’Énée me tire de la cacophonie d’images et de voix, de souvenirs et de couches sensorielles, sans les bannir totalement, il les transforme en quelque chose qui n’est pas sans ressembler à une forte musique, dans une pièce adjacente. Énée a appelé son persoc sur l’étagère et convoque à la fois notre vaisseau et Navson Hamnim. Tout en enfilant mes vêtements, j’essaie de me concentrer sur mon amie, sur cet instant, mais comme quelqu’un qui émerge d’un rêve réaliste, car le murmure des voix et d’autres souvenirs sont encore avec moi. Le père capitaine Frederico de Soya est agenouillé, en prière, dans sa nacelle-cabine, à bord du vaisseau-arbre l’Yggdrasill, mais de Soya ne pense plus à lui-même comme à un « père capitaine », simplement comme à un « père ». Et il n’est même pas certain d’avoir encore ce titre tandis qu’il s’agenouille et prie, prie comme il l’a fait pendant des heures cette nuit, et pendant de plus longues heures encore de jour et de nuit, depuis que la communion au sang d’Énée a ôté le cruciforme de sa poitrine et de son corps. Le père de Soya prie pour un pardon dont il sait, sans le moindre doute, qu’il est indigne. Il prie pour être pardonné de ses années de capitaine de la Flotte de la Pax, de ses nombreuses batailles, des vies qu’il a prises, des belles ceuvres de l’homme et de Dieu qu’il a détruites. Le père Federico de Soya s’agenouille dans le silence d’un sixième de g de sa nacelle et demande à son Seigneur et Sauveur… Le Dieu de miséricorde auquel il a appris à croire et dont il doute maintenant… de lui pardonner, non pour son propre bien, mais pour que ses pensées et ses actions, dans les mois et les années à venir, ou dans les heures qui viennent si sa vie doit être abrégée, puissent mieux servir son Seigneur… Je m’arrache à ce contact avec le brusque dégoût de quelqu’un s’apercevant qu’il devient voyeur. Je comprends immédiatement que si Énée a connu ce « langage des vivants » pendant des années, toute sa vie même, elle a presque certainement dépensé plus d’énergie à le rejeter, à éviter ces intrusions dans la vie des autres personnes qu’à le maîtriser. Énée a commandé une ouverture dans la paroi de la nacelle et sorti le persoc des touffes organiques du balcon. Je viens la rejoindre en flottant, sous la douce poussée d’un dixième de g du champ de confinement qui règne ici. Plusieurs visages flottent au-dessus de la console du persoc, ceux de Het Masteen, Ket Rosteen et Navson Hamnim, mais tous détournent les yeux des lecteurs visuels et regardent au loin, comme le fait Énée. Il me faut une seconde pour apercevoir ce qu’elle voit. Des raies de feu traversent l’Arbre-Étoile où s’épanouissent de belles rosettes de flammes orange et rouges. Un instant, je pense que c’est seulement le lever du soleil qui retourne les feuilles le long de la concavité de la Biosphère, et que les calmars, les anges et les comètes arroseuses reflètent la lumière comme nous l’avons fait, Énée et moi, quelques heures plus tôt, quand nous voguions sur la matrice de l’héliosphère, mais alors je comprends enfin ce que je vois. Les vaisseaux de la Pax traversent l’Arbre-Étoile en une centaine d’endroits, leurs queues de fusion tranchant les branches et le tronc comme de froids couteaux brillants. Les feuilles et les débris, explosant à des centaines de milliers de kilomètres de nous, envoient des secousses de tremblement de terre dans la branche, la nacelle et le balcon sur lequel nous sommes. Confusion brillante. Des lances d’énergie traversent l’espace, visibles aux milliards de particules d’atmosphère en train de s’échapper, de matière organique pulvérisée, de feuilles enflammées, et de sang des Extros et des Templiers. Les lances coupent et brûlent tout ce qu’elles touchent. La plupart des explosions s’épanouissent dehors, à quelques kilomètres seulement. Le champ de confinement tient toujours et nous plaque contre la paroi de la nacelle qui ondule comme la chair d’une bête blessée. Le persoc d’Énée s’éteint à l’instant même où la courbure de l’Arbre-Étoile s’enflamme au-dessus de nous et explose dans l’espace silencieux. Nous entendons des cris, des hurlements et des rugissements, mais je sais que dans quelques secondes, le champ de confinement va céder et qu’Énée et moi allons être projetés dans l’espace avec les autres tonnes de débris qui passent devant nous. J’essaie de la ramener dans la nacelle qui est en train de se sceller, dans une vaine tentative pour survivre. — Non, Raul, regarde ! Je regarde ce qu’elle me montre. Au-dessus de nous, puis en dessous et autour de nous, l’Arbre-Étoile brûle et explose, les lianes et les branches éclatent, les anges extros sont consumés en flammes, les calmars de dix kilomètres de long implosent, les vaisseaux-arbres brûlent en essayant d’appareiller. — Ils sont en train de tuer les ergs ! s’écrie Énée par-dessus le rugissement du vent et des explosions. Je martèle la paroi de la nacelle en hurlant des ordres. La porte s’ouvre pendant une seconde, mais assez longue pour que je tire ma bien-aimée à l’intérieur. Nous n’y sommes pas à l’abri. Les bombes à plasma sont visibles au travers des parois polarisées. Énée a tiré son sac du placard et le traîne. Je saisis le mien, fourre la gaine de mon couteau dans ma ceinture, comme s’il pouvait m’aider à combattre les assaillants. — Il faut rejoindre l’Yggdrasill ! crie Énée. D’un coup de pied, nous nous dirigeons vers la paroi de la tige de connexion, mais la nacelle ne nous laisse pas sortir. Un rugissement traverse sa coque. — Il y a une brèche dans la tige de connexion, souffle Énée. (Elle porte toujours le persoc – je m’aperçois que c’est celui du vaisseau du consul – et demande des infos au réseau de l’Arbre-Étoile.) Les ponts ont disparu. Il faut pourtant rejoindre le vaisseau-arbre. Je regarde à travers la paroi. Des floraisons orange de flamme. L’Yggdrasill est à dix kilomètres de là. Comme les ponts suspendus et les tiges de connexion ont disparu, il pourrait aussi bien se trouver à mille années-lumière de nous. — Envoie le vaisseau nous chercher, dis-je. Le vaisseau du consul. Énée fait non de la tête. — Het Masteen est en train de mettre l’Yggdrasill en route… nous n’avons plus le temps de faire sortir notre vaisseau. Nous devons y être dans trois ou quatre minutes, ou alors… Et les combinaisons-peaux extros ? On pourrait y aller en volant. C’est à mon tour de secouer la tête. — Elles ne sont plus là. Quand nous les avons ôtées, sur la plateforme d’atterrissage, je les ai confiées à A. Bettik pour qu’il les rapporte au vaisseau-arbre. La nacelle tangue follement et Énée se retourne pour regarder. La paroi, d’un rouge brillant, est en train de fondre. J’ouvre mon placard, je jette de côté les vêtements et le reste, j’en sors l’unique artefact superflu que je possède et le tire de son tube de cuir. Le cadeau du père capitaine de Soya. J’active les fils. Le tapis Hawking se raidit et plane en g-zéro. Le champ EM qui entoure cette section de l’Arbre-Étoile est encore intact. — Viens ! Je crie tandis que la paroi fond. J’entraîne ma bien-aimée sur le tapis Hawking. Nous franchissons rapidement la fissure pour nous lancer dans le vide et la folie. 28 Les champs magnétiques délimités par l’erg tenaient toujours, mais se brouillaient curieusement. Au lieu de voler au-dessus de la branche, large comme un boulevard, jusqu’à l’Yggdrasill, le tapis Hawking voulut se réaligner à angle droit avec elle, si bien que nos visages semblaient pointer vers le bas tandis qu’il s’élevait, tel un ascenseur, entre des branches qui tremblaient, des ponts qui pendillaient, des tiges de connexion tranchées, des globes de flammes et des hordes d’Extros sautant dans l’espace pour se battre et mourir. Du moment que nous progressions vers le vaisseau-arbre, je laissais le tapis Hawking faire ce qu’il voulait. Il restait encore des bulles d’atmosphère du champ de confinement, mais la plupart des champs étaient morts avec les ergs qui les maintenaient. En dépit de leur grand nombre, l’air fuyait ou se décompressait en explosant tout le long de cette partie de l’Arbre-Étoile. Nous n’avions pas de combinaisons. Ce dont je m’étais souvenu, au dernier moment, dans la nacelle, c’était que l’ancien tapis Hawking possédait son propre champ à faible puissance, capable de retenir les passagers ou l’air. Cela n’avait rien d’un équipement de pressurisation à long terme, mais nous l’avions utilisé, neuf ans auparavant, sur la planète-jungle dépourvue de nom, quand nous avions volé trop haut pour pouvoir respirer, et j’espérais que les systèmes étaient toujours en état de fonctionner. Oui, ils marchaient… du moins à leur manière. Dès que nous fûmes sortis de la nacelle, nous élevant dans le chaos comme une paravoile, le champ à faible puissance du tapis Hawking se mit en marche. Je pouvais presque sentir l’air ténu s’échapper, mais je me dis qu’il durerait bien le temps qu’il faudrait pour arriver à l’Yggdrasill. Nous faillîmes ne jamais l’atteindre. Ce n’était pas la première bataille spatiale que je voyais – Énée et moi, sur la plate-forme haute du Temple en Suspens dans les Airs, il n’y avait pas tant de jours standard, pas tant d’éternités, nous avions regardé le spectacle son et lumière donné dans l’espace cislunaire par le corps expéditionnaire en train de détruire le vaisseau du père de Soya – mais c’était la première fois où quelqu’un essayait de me tuer. Aux endroits où il restait de l’air, le bruit était assourdissant explosions, implosions, bris de troncs et de tiges de connexion, branches en train de se rompre et calmars mourant, ululement des alarmes, bredouillements et cris aigus des persocs et autres moyens de transmission. Là où régnait le vide, le silence semblait encore plus effrayant : corps des Extros et des Templiers explosant sans bruit dans l’espace, femmes et enfants, guerriers incapables d’atteindre leurs armes ou leurs postes de combat, prêtres du Muir en robe dégringolant vers le soleil, drapés dans l’ultime outrage d’une mort violente, flammes sans crépitement, cris silencieux, cyclones que ne précédait aucune ruée de vent. Énée restait penchée sur l’ancien persoc de Siri tandis que nous nous élevions dans le maelström. Je vis Systenj Coredwell crier sur le minuscule affichage holo, au-dessus du disque, puis Kent Quinkent et Sian Quintana Ka’an parler d’un ton pressant. J’étais trop occupé à guider le tapis Hawking pour écouter leurs propos désespérés. Je ne voyais plus les traînées de fusion des archanges de la Pax, seulement leurs lances qui traversaient les nuages de gaz et les champs de débris pour découper l’Arbre-Étoile, tels des scalpels dans de la chair vivante. Les grands troncs et les branches sinueuses saignaient vraiment, leur sève et leurs autres fluides vitaux se mêlaient aux kilomètres de lianes en fibres optiques et au sang des Extros qui explosaient dans l’espace ou bouillonnaient dans le vide. Un calmar de dix kilomètres fut coupé en deux, puis tranché de nouveau tandis que je le regardais, ses fragiles tentacules se convulsèrent en une danse destructrice jusqu’à la fin de son agonie. Des anges extros s’envolaient par milliers et mouraient par milliers. Un vaisseau-arbre tenta d’appareiller et fut détruit par une lance en quelques secondes, sa riche atmosphère d’oxygène s’enflamma dans le champ de confinement, son équipage mourut lorsque le globe d’énergie se remplit de fumée tourbillonnante. — Pas l’Yggdrasill ! s’écria Énée. Je hochai la tête. Le vaisseau-arbre mourant venait de la sphère nord, mais l’Yggdrasill devait être proche maintenant, à un kilomètre maximum au-dessus de nous, le long de la branche qui vibrait et se brisait. À moins que je n’aie pris le mauvais tournant. Ou à moins qu’il n’ait déjà été détruit. Ou à moins qu’il ne soit parti sans nous. — J’ai parlé à Het Masteen, cria Énée. Nous étions dans un globe dont l’air s’échappait et le tumulte était épouvantable. — Seuls trois cents sur les mille attendus sont à bord. — Bon, dis-je. Je ne comprenais pas de quoi elle parlait. Mille quoi ? Pas le temps de demander. J’entrevis le vert plus sombre d’un vaisseau-arbre, à un kilomètre environ au-dessus de nous, à gauche, sur l’hélice d’une autre branche, et lançai le tapis Hawking dans cette direction. Si ce n’était pas l’Yggdrasill, nous serions obligés de nous y abriter tout de même. Le champ EM tomba en panne. Le tapis Hawking s’élança une dernière fois puis commença à dégringoler dans les ténèbres, entre les branches brisées, à un kilomètre environ de la plus proche tige de connexion en flammes. Loin en dessous et derrière nous, je pouvais voir le bouquet des nacelles d’ambiance dans lesquelles nous étions venus : elles étaient déchirées, l’air et les corps s’en échappaient, leurs tiges et leurs branches de liaison se tordaient en réactions newtoniennes aveugles. — C’est fichu, dis-je à voix basse parce qu’il n’y avait plus d’air ni de bruit à l’extérieur de notre bulle d’énergie défaillante. (Le tapis Hawking avait été conçu sept siècles plus tôt par un homme qui voulait se gagner l’affection d’une nièce adolescente, et non pour garder dans l’espace extérieur ceux qu’il transportait.) On a essayé, ma grande. Je m’éloignai des fils de vol et mis mon bras autour d’elle. — Non, dit Énée, rejetant non mon étreinte mais la sentence de mort. (Elle me saisit par le bras, si violemment que ses doigts s’enfoncèrent dans la chair de mon biceps.) Non, non, dit-elle, en tapant sur le disque du persoc. Le visage de Het Masteen apparut sur le champ d’étoiles culbutant. — Oui, dit-il. Je vous vois. L’immense vaisseau-arbre était maintenant suspendu à mille mètres au-dessus de nous, unique grand plafond de branches et de feuilles vertes derrière le champ de confinement violet vacillant dont la masse nous séparait lentement de l’autre Arbre-Étoile en train de brûler. Une violente saccade se produisit soudain et, durant une seconde, je fus certain qu’une lance des archanges nous avait trouvés. — Les ergs nous entraînent à l’intérieur, dit Énée toujours agrippée à mon bras. — Les ergs ? Je croyais qu’un vaisseau-arbre n’avait qu’un erg à bord, pour manœuvrer la propulsion et les champs. — Généralement. Parfois ils ont en deux, s’il s’agit un voyage extraordinaire… dans la couche extérieure d’une étoile, par exemple, ou à travers l’onde de choc de l’héliosphère d’un système binaire. — Alors, il y en a deux à bord de l’Yggdrasill ? demandai-je en regardant l’arbre grossir et remplir le ciel. Les explosions de plasma s’épanouissaient derrière nous. — Non, dit Énée, vingt-sept. Le champ étendu nous attira à l’intérieur. Le haut se retourna et redevint le bas. Nous fûmes déposés sur le pont supérieur, juste sous la plate forme-passerelle, près de la cime du vaisseau-arbre. Avant même que je n’aie pu taper sur les fils de vols pour dégonfler notre piteux champ de confinement, Énée ramassait son persoc et son sac à dos et courait vers l’escalier. Je roulai soigneusement le tapis Hawking, le fourrai dans son étui en cuir, jetai le tube sur mon dos et m’élançai pour la rattraper. Seuls Het Masteen, le capitaine du vaisseau-arbre templier, et quelques-uns de ses lieutenants occupaient la passerelle de la cime, mais en dessous, sur les plates-formes et les escaliers, il y avait plein de gens que je connaissais et d’autres que je ne connaissais pas : Rachel, Théo, A. Bettik, le père de Soya, le sergent Gregorius, Lhomo Dondrub et des douzaines d’autres réfugiés familiers de T’ien Shan, mais aussi des humains non extros, non templiers, que je n’avais jamais vus. « Des réfugiés fuyant une centaine de mondes de la Pax recueillis par le père capitaine de Soya à bord du Raphaël durant ces dernières années, expliqua Énée. Nous attendions l’arrivée de plusieurs centaines d’autres aujourd’hui, avant le départ, mais il est trop tard, maintenant. » Je la suivis jusqu’au niveau de la passerelle. Het Masteen se tenait au milieu d’un cercle de consoles de commande organiques – affichages nourris par les nerfs en fibres optiques qui couraient dans tout le vaisseau, affichages holos de bord, de la poupe et de l’avant du vaisseau-arbre, connexion de communicateurs qui le mettait en contact avec les Templiers chargés des ergs, dans le noyau de confinement de la singularité, avec les racines de propulsion, ainsi que le simulacre-holo central du vaisseau-arbre lui-même que le capitaine pouvait toucher de ses longs doigts pour demander des traitements interactifs ou changer de direction. Le Templier leva les yeux lorsque Énée traversa rapidement le pont sacré pour le rejoindre. Son visage, modelé sur la souche asiatique de l’Ancienne Terre, était calme sous son capuchon. — Je suis content de ne pas vous avoir laissée derrière nous, Celle qui Enseigne, lança-t-il avec une pointe d’ironie. Où souhaitez-vous aller ? — Hors système, fit Énée sans hésitation. — Ils vont nous tirer dessus, bien entendu. La puissance de feu de la Flotte de la Pax est redoutable. Énée se contenta de hocher la tête. Je vis le simulacre-holo du vaisseau-arbre tourner lentement et levai les yeux pour constater que le champ d’étoiles pivotait autour de nous. Nous n’avions parcouru que quelques centaines de kilomètres dans le système et revenions maintenant vers la surface intérieure délabrée de la Biosphère de l’Arbre-Étoile. Là où s’étaient trouvées nos nacelles d’ambiance et de réunion, je ne vis que des trous déchiquetés dans les branches tressées. Les milliers de kilomètres carrés de cette région n’étaient plus que blessures béantes et branches dénudées. L’Yggdrasill se déplaça lentement entre les milliards de feuilles en train de dégringoler – celles qui étaient encore dans l’atmosphère du champ de confinement brûlaient avec éclat et leurs cendres badigeonnaient de gris le périmètre du champ – afin de revenir vers la muraille de la sphère et la traverser avec précaution. Quand nous émergeâmes de l’autre côté et prîmes de la vitesse, poussés par la propulsion à fusion contrôlée par les ergs, nous vîmes mieux la bataille. L’espace était, en cet endroit, une myriade de minuscules points de lumière clignotants, d’étincelles embrasées apparaissant lorsque les champs de confinement défensifs s’enflammaient sous l’attaque des lances, d’innombrables explosions à plasma ou thermonucléaires, de traînées de propulsion des missiles, des armes hypercinétiques, des petits véhicules d’attaque et des archanges. La surface extérieure convexe de l’Arbre-Étoile ressemblait à une planète volcanique fibreuse en éruption qui projetait des flammes et des geysers de débris. Des comètes d’irrigation et des astéroïdes-bergers, déviés brutalement de leur trajectoire parfaite par les explosions des armes de la Pax, se frayaient un passage dans l’Arbre-Étoile comme des boulets de canon traversant du petit bois à brûler. Het Masteen demanda des holos tactiques et nous regardâmes avec de grands yeux l’image totale de la Biosphère, grêlée de dix mille incendies, de nombreuses conflagrations individuelles grandes comme mon monde natal d’Hypérion, et de cent mille déchirures visibles dans ce tissu dont le façonnage avait pris presque mille ans. Des milliers d’objets propulsés étaient relevés par les radars de profondeur et les senseurs sur longue distance, mais ils furent de moins en moins nombreux au fur et à mesure que les puissants archanges abattaient les stato-réacteurs de reconnaissance, les vaisseaux-torches, les destroyers et les vaisseaux-arbres extros avec leurs lances, à plusieurs UA de distance. Des millions d’Extros adaptés à l’espace se jetaient sur les assaillants, mais mouraient comme des papillons de nuit dans un lance-flammes. Lhomo Dondrub arriva à grands pas sur la passerelle. Il portait une combinaison-peau extro et un long fusil d’assaut classe-quatre. — Énée, où allons-nous, bon Dieu de merde ? — Nous partons, dit ma bien-aimée. Il le faut, Lhomo. L’aviateur secoua la tête. — Non. Il faut rester et se battre. Nous ne pouvons pas abandonner nos amis à ces vautours de la Pax. — Lhomo, répliqua Énée, nous ne pouvons pas sauver l’Arbre-Étoile. Je dois partir d’ici afin de combattre la Pax. — Fuyez de nouveau, s’il le faut, dit Lhomo, son beau visage tordu par la colère et la frustration. (Il modela le capuchon de la combinaison-peau sur sa tête.) Moi, je vais rester et me battre. — Ils vous tueront, mon ami, le supplia Énée. Vous ne pouvez pas lutter contre des astronefs de classe-archange. — Regardez-moi, fit Lhomo. (La combinaison argentée couvrait maintenant tout, sauf son visage. Il me serra la main.) Bonne chance, Raul. — À vous aussi, dis-je, la gorge serrée. Mon visage s’empourpra autant de la honte que j’éprouvais à m’enfuir que d’être obligé de dire adieu à cet homme courageux. Énée toucha le puissant bras argenté. — Lhomo, vous pouvez combattre plus efficacement en nous accompagnant… Lhomo Dondrub fit non de la tête et baissa le capuchon fluide. Les émetteurs audio parlèrent à sa place d’une voix métallique : — Bonne chance à vous, Énée. Puissent Dieu et Bouddha vous venir en aide. Puisse Dieu et Bouddha nous protéger tous. Il s’avança au bord de la plate-forme et se retourna pour regarder Het Masteen. Le templier hocha la tête, toucha la console de contrôle, près de la cime de l’arbre, et marmonna dans l’un des liens-fibres. Je sentis la gravité diminuer. Le champ extérieur miroita et changea. Lhomo fut soulevé, retourné et catapulté dans l’espace au-delà de nos branches, de l’air et des lumières. Je vis ses ailes argentées se déployer, la lumière les remplit, et il se joignit à une douzaine d’autres anges extros portant leurs pitoyables armes et chevauchant la lumière du soleil vers l’archange le plus proche. D’autres étaient montés sur la passerelle, maintenant, Rachel, Théo, la Dorje Phagmo, le père de Soya et son sergent, A. Bettik, le Dalaï-Lama, mais tous se tenaient à l’écart, restant à distance respectueuse du capitaine templier affairé. — Ils nous ont repérés, dit Het Masteen. Ils tirent. Une explosion fit rougeoyer le champ de confinement. J’entendis le grésillement. Ce fut comme si nous étions tombés au cœur d’une étoile. Les affichages clignotaient. — Tenu, dit la Vraie Voix de l’Arbre, Het Masteen. Tenu. Il parlait des champs défensifs, mais les vaisseaux de la Pax tenaient aussi, gardant sur nous le feu de leur lance à énergie tandis que nous accélérions pour sortir du système. Sauf les holos d’affichage, il n’y avait aucun signe de notre déplacement, aucune étoile visible, seulement l’ovoïde crépitant, sifflant, bouillonnant d’énergie destructive qui ondulait à quelques douzaines de mètres autour de nous. — Quelle est notre route, je vous prie ? demanda Het Masteen à Énée. Mon amie se toucha brièvement le front comme si elle était fatiguée ou perdue. — Juste arriver à un endroit où nous pourrons voir les étoiles. — Nous n’atteindrons jamais un point de translation tant que nous serons soumis à une attaque aussi sévère. — Je sais. Juste… là… où je pourrai voir les étoiles. Het Masteen leva les yeux vers l’enfer qui se déchaînait au-dessus de nous. — Nous ne reverrons jamais les étoiles. — Il le faut, répondit simplement Énée. Soudain, des cris s’élevèrent. Je levai les yeux vers l’origine de cette perturbation. Il n’y avait que quelques petites plates-formes au-dessus de la passerelle de pilotage, de minuscules structures ressemblant au nid de pie d’un bateau de pirate d’holodrame ou à l’arbre d’habitation que j’avais vu, un jour, dans les plaines marécageuses d’Hypérion, et c’était sur l’un d’eux que se profilait la silhouette. Les clones de l’équipage criaient et la montraient du doigt. Het Masteen regarda la minuscule plate-forme, à quinze mètres au-dessus de nous, et se tourna vers Énée. — Le Seigneur de la Douleur voyage avec nous. Je vis les couleurs de l’enfer qui se déchaînait au-delà du champ de confinement se réfléchir sur la carapace du gritche. — Je croyais qu’il était mort sur T’ien Shan, dis-je. Énée semblait plus épuisée que je ne l’avais jamais vue. — Cette chose se déplace dans le temps plus facilement que nous dans l’espace, Raul. Il est peut-être mort sur T’ien Shan… il peut mourir dans un millier d’années au cours d’un combat avec le colonel Kassad… peut-être ne peut-il pas mourir… nous ne le saurons jamais. Comme si prononcer son nom l’avait évoqué, le colonel Fedmahn Kassad gravit l’escalier menant à la passerelle. Il avait revêtu l’archaïque tenue de combat de l’Hégémonie et portait le fusil d’assaut que j’avais vu, un jour, dans l’armurerie du vaisseau du consul. Il regardait fixement le gritche, en homme possédé. — Puis-je monter là-haut ? demanda Kassad au capitaine templier. Toujours absorbé par ses ordres et les affichages du poste de contrôle, Het Masteen montra du doigt des enfléchures et des échelles de corde qui s’élevaient jusqu’à la plus haute plate forme. — Pas de coup de feu sur ce vaisseau-arbre, cria Het Masteen au colonel. Kassad hocha la tête et se mit à grimper. Nous reportâmes tous notre attention sur les affichages du simulacre. Au moins trois archanges, situés à moins d’un million de kilomètres, dirigeaient une partie de leur feu sur nous. Notre bizarre refus de mourir parut augmenter leur colère et les lances revinrent, traversèrent les quatre à dix secondes-lumière et explosèrent sur le champ de confinement, au-dessus de nous. L’un de ces vaisseaux était sur le point de passer de l’autre côté de l’Arbre-Étoile en flammes, mais les deux autres décéléraient toujours dans le système et se dirigeaient vers nous avec leurs clairs champs de feu. — Missiles lancés contre nous, informa la voix d’un des lieutenants templiers du capitaine, d’un ton pas plus excité que celui avec lequel j’aurais annoncé que le dîner était prêt. — Deux… quatre… neuf. Vitesse inférieure à celle de la lumière. Probablement des ogives à plasma. — Pouvons-nous y survivre ? demanda Théo. Rachel s’était approchée pour regarder le colonel grimper vers le gritche. Het Masteen était trop occupé pour répondre, aussi Énée dit : — Nous l’ignorons. Cela dépend des délimiteurs… des ergs. — Soixante secondes avant l’impact, annonça le même lieutenant templier du même ton monotone. Het Masteen toucha un bâton de commande. Sa voix semblait normale, mais je me rendis compte qu’elle était amplifiée pour retentir dans tout le vaisseau-arbre d’un kilomètre de long. — Que tout le monde, je vous prie, se protège les yeux et évite de regarder le champ. Les délimiteurs vont polariser l’éclair autant qu’ils le pourront, mais je vous en prie, ne levez pas les yeux. Que la paix du Muir soit avec vous. Je regardai Énée. — Ma grande, est-ce que ce vaisseau-arbre a des armes ? — Non. Ses yeux semblaient aussi las que sa voix. — Donc, nous n’allons pas combattre… juste fuir ? — Oui, Raul. Je grinçais des dents. — Alors, je suis d’accord avec Lhomo, dis-je. Nous fuyons beaucoup trop. Il est temps d’aider nos amis d’ici. Il est temps de… Au moins trois des missiles explosèrent. Plus tard, je me souvins d’une lumière si aveuglante que je pus voir le crâne et les vertèbres d’Énée au travers de sa peau et de sa chair, mais ce doit être impossible. Nous eûmes l’impression de tomber… l’impression que la carène tombait hors de tout… puis le champ d’un sixième de g fut restauré. Un grondement subsonique me fit douloureusement vibrer les dents et les os. Je clignai des yeux sous l’effet d’images rétiniennes rémanentes. Le visage d’Énée était toujours devant moi, ses joues empourprées et brillantes de sueur, ses cheveux ramenés en arrière par une bandelette hâtivement attachée, ses yeux fatigués, mais infiniment vivants, ses avant-bras nus brunis par le soleil, et dans un grand élan de sentimentalité, je pensai que ce ne serait pas impossible de mourir comme cela, avec le visage d’Énée gravé dans mon âme et dans ma mémoire. Deux autres ogives à plasma ébranlèrent le vaisseau-arbre. Puis quatre de plus. — Tenu, dit le lieutenant Het Masteen. Tous les champs tiennent. — Lhomo et Raul ont raison, Énée, dit la Dorje Phagmo, s’avançant avec une élégance royale dans sa simple robe de coton. Vous avez fui la Pax pendant des années. Il est temps de la combattre… temps pour nous tous de la combattre. Je regardai fixement la femme âgée avec une intensité qui frôlait la grossièreté. Je venais de m’apercevoir qu’il y avait une aura autour d’elle… non, mauvais mot, trop mystique… j’avais l’impression qu’une couleur émanait d’elle, un carmin foncé aussi fort que la personnalité de la Laie du Tonnerre. Et je pris conscience, aussi, que j’avais remarqué cela autour de tous ceux qui étaient sur la plate-forme ce soir – le bleu brillant du courage de Lhomo, la confiance dorée de l’autorité de Het Masteen, le violet miroitant du choc éprouvé par le colonel Kassad en voyant le gritche – et je me demandai si c’était un artefact de l’apprentissage du langage des vivants. Peut-être étaitce une conséquence de la surcharge de lumière provenant des explosions de plasma. Quoi que ce fût, ces couleurs étaient réelles, je n’avais pas d’hallucination et ma vision n’était pas trouble, mais je savais aussi que c’était mon esprit qui établissait ces liens, ces aperçus codés du véritable esprit de la personne, à un niveau de vision différent et supérieur à la vue. Et je savais que les couleurs entourant Énée couvraient le spectre et le dépassaient ; c’était une lueur si envahissante qu’elle remplissait le vaisseau-arbre aussi sûrement que les explosions de plasma emplissaient le monde extérieur. Le père de Soya prit la parole. — Non, madame, dit-il à la Dorje Phagmo, d’une voix douce pleine de respect. Lhomo et Raul ne sont pas dans le vrai. En dépit de notre colère et de notre désir de rendre les coups, c’est Énée qui a raison. Lhomo peut apprendre, s’il survit, ce que nous apprendrons tous, si nous survivons. Qu’après la communion avec Énée, nous partageons le pain de ceux qui nous attaquent. Nous le partageons vraiment. Littéralement. Physiquement. Parce que nous avons appris le langage des vivants. La Dorje Phagmo baissa les yeux sur le prêtre plus petit. — Je sais que c’est vrai, chrétien. Mais cela ne signifie pas que nous ne pouvons pas rendre les coups quand les autres nous frappent. (Elle leva un bras pour englober le champ de confinement qui s’éclaircissait lentement et le champ d’étoiles des traînées de fusion et des braises brûlant au-delà de celui-ci.) Ces… monstres de la Pax… sont en train de détruire l’une des plus grandes œuvres de la race humaine. Nous devons les arrêter ! — Pas maintenant, répondit le père de Soya. Pas en les combattant ici. Faites confiance à Énée. Le géant appelé le sergent Gregorius s’avança dans le cercle. — Toutes les fibres de mon être, tous les instants de ma formation, toutes les cicatrices de mes années de guerre… me poussent à combattre maintenant, gronda-t-il. Mais j’ai toujours fait confiance à mon capitaine. Aujourd’hui, je lui fais confiance en tant que prêtre. Et s’il dit que nous devons nous fier à la jeune femme… alors c’est qu’il le faut. Het Masteen leva une main. Tout le monde se tut. — Cette discussion est une perte de temps. Comme Celle qui Enseigne vous l’a dit, l’Yggdrasill n’a pas d’armes et les ergs sont notre seule défense. Mais ils ne peuvent pas déphaser la propulsion à fusion tout en maintenant le champ à ce niveau. En réalité, nous n’avons plus de propulsion… nous avons dérivé sur notre route précédente à seulement quelques minutes-lumière de notre position première. Et cinq archanges ont modifié leur course pour nous intercepter. (Le Templier se retourna pour nous faire face.) Je prie tout le monde, sauf la Révérée qui Enseigne et son ami Raul, de quitter la plate-forme de la passerelle et d’attendre. Nos compagnons s’en allèrent sans un mot. Je saisis le regard que lança Rachel avant de tourner le dos, et levai les yeux. Le colonel Kassad était au sommet du nid-de-pie, debout à côté du gritche, sa haute taille rapetissée par la sculpture de chrome, les lames et les épines de trois mètres de haut. Ni le colonel ni la machine à tuer ne bougeaient, ils se contentaient de se regarder, à moins de mètres de distance. Je reportai les yeux sur l’affichage du simulacre. Les braises des vaisseaux de la Pax se rapprochaient vite. Au-dessus de nous, le champ de confinement s’éclaircit. — Prends ma main, Raul, dit Énée. Je lui obéis en me souvenant de toutes les autres fois où je l’avais touchée, pendant les dernières dix années standard. — Les étoiles, murmura-t-elle. Regarde les étoiles. Et écoute. Le vaisseau-arbre, l’Yggdrasill, planait en orbite basse au-dessus d’une planète rouge orangé aux calottes glacières blanches, où se dessinaient d’anciens volcans plus grands que ceux du plateau du Pignon, sur Hypérion, et une vallée fluviale courant sur plus de cinq mille kilomètres, telle une cicatrice d’appendicectomie sur le ventre de ce monde. — C’est Mars, dit Énée. Le colonel Kassad va nous quitter. Le colonel était redescendu de son échange de regards avec le gritche, après le saut du déplacement quantique. Il n’y a pas de mot, pas de phrase, pour exprimer ce que nous avions fait : à un moment, le vaisseau-arbre était dans le système de la Biosphère, avançant à faible vélocité, les moteurs morts, attaqué par un essaim d’archanges, et la seconde suivante, nous nous retrouvions en orbite basse et stable autour de ce monde mort du système de l’Ancienne Terre. — Comment as-tu fait ça ? avais-je demandé à Énée. Je ne doutais pas une seconde que c’était elle qui nous avait… déplacés… ici. — J’ai appris à entendre la musique des sphères, répondit-elle. Et puis, à faire un pas. Je ne cessais de la regarder fixement. Je la tenais toujours par la main. Je n’avais pas l’intention de la lâcher avant qu’elle me parle dans un langage ordinaire. — On peut comprendre un endroit, Raul, dit-elle, sachant que beaucoup d’autres l’écoutaient sans doute à cet instant, et quand nous le faisons, c’est comme d’en entendre la musique. Chaque monde émet un accord différent. Chaque système joue une sonate différente. Chaque endroit spécifique a une note claire et distincte. Je ne lui lâchai pas la main. — Et la distranslation sans portail distrans ? — C’est la libre translation. Un saut quantique au vrai sens du terme. Se déplacer dans le macro-univers comme un électron se déplace dans l’infiniment micro. Faire un pas avec l’aide du Vide qui Lie. Je secouai la tête. — L’énergie. D’où tires-tu l’énergie, ma grande ? Rien ne sort de rien. — Mais tout vient de tout. — Qu’est-ce que cela veut dire, Énée ? Elle dégagea ses doigts des miens, mais me toucha la joue. — Te souviens-tu de notre discussion, il y a bien longtemps, sur la physique newtonienne de l’amour ? — L’amour est une émotion, ma grande. Pas une forme d’énergie. — Les deux, Raul. Vraiment. Et c’est la seule clef qui libère la plus grande quantité d’énergie de l’univers. — Parles-tu de la religion ? dis-je, rendu un peu furieux par l’obscurité de ses paroles, ou ma stupidité, ou les deux. — Non. Je parle de quasars délibérément enflammés, de pulsars apprivoisés, de centres de galaxies en train d’exploser utilisés pour leur énergie comme des turbines à vapeur. Je parle d’un projet d’ingénierie de deux milliards et demi d’années, à peine commencé. Je ne pus que la regarder avec de grands yeux. Elle fit non de la tête. — Plus tard, mon amour. Pour le moment, admets que se distranslater sans distrans est vraiment possible. Il n’y a jamais eu de vrais portails distrans… jamais de portes magiques qui ouvraient sur d’autres mondes… seulement un usage pervers, accompli par le TechnoCentre, de cette forme du second plus merveilleux don du Vide. J’aurais dû dire : Quel est le premier plus merveilleux don du Vide ? mais je supposai alors que c’était l’apprentissage du langage des morts qui enregistrait les souvenirs des races sentientes… la voix de ma mère, pour être plus précis. Voilà ce que je pus répondre : — Alors, c’est comme cela que tu es allée de monde en monde avec Rachel et Théo, sans déficit de temps. — Oui. — Et que tu as transporté le vaisseau du consul du système de T’ien Shan à la Biosphère sans propulsion Hawking. — Oui. J’étais sur le point de dire : Et voyagé vers le monde, quel qu’il soit, où tu as rencontré ton amant, où vous vous êtes mariés et où tu as eu un enfant, mais les mots ne voulaient pas se former. — C’est Mars, dit-elle ensuite, comblant le silence. Et c’est ici que le colonel Kassad nous quitte. Le grand guerrier vint se poster à côté d’Énée. Rachel s’avança, se dressa sur la pointe des pieds, et l’embrassa. — Un jour, tu t’appelleras Monéta, lui confia doucement Kassad. Et nous serons amants. — Oui, fit Rachel en reculant. Énée prit la main de l’homme. Il portait toujours sa tenue de combat désuète et tenait le fusil d’assaut calé sur son bras gauche replié. Souriant légèrement, le colonel leva les yeux vers la plateforme la plus élevée, où le gritche se tenait toujours, la lumière sanglante de Mars miroitant sur sa carapace. — Raul, appela Énée, tu viens aussi ? Je lui pris l’autre main. Le vent me soufflait du sable dans les yeux et je n’arrivais pas à respirer. Énée me tendit un masque à osmose et je l’appliquai sur mon visage tandis qu’elle mettait le sien. Le sable et les rochers étaient rouges, et le ciel d’un rose orageux. Des rochers encombraient le lit de la rivière, certains aussi gros que le vaisseau du consul. Le colonel Kassad abaissa la visière du casque de sa combinaison de combat, et des parasites crépitèrent dans les écouteurs des filcoms. — C’est de là que je suis parti, dit-il. Des taudis de la réimplantation de Tharsis, à une centaine de kilomètres dans cette direction. (Il montra d’un geste l’endroit où le soleil planait, petit et bas, au-dessus des falaises. La silhouette en combinaison, inquiétante par sa taille et sa corpulence, et le lourd fusil d’assaut, qui n’avait pas du tout l’air désuet ici, dans la plaine de Mars, se tournèrent vers Énée.) Que voulez-vous que je fasse, femme ? Énée parla d’un ton de commandement rapide, précis et sûr. — La Pax s’est retirée temporairement de Mars et du système de l’Ancienne Terre à cause de la révolte palestinienne et de la réapparition de la Machine de Guerre martienne dans l’espace. Cet endroit n’a pas assez d’intérêt stratégique pour les retenir, alors que partout leurs ressources s’affaiblissent. Kassad hocha la tête. — Mais ils reviendront. Et en force. Pas seulement pour pacifier Mars, mais pour occuper tout le système. Elle se tut, afin de regarder alentour. Je suivis son regard et aperçus de sombres silhouettes humaines qui venaient vers nous dans le champ de pierre. Ils portaient des armes. — Vous devez les en empêcher, colonel, dit mon amie. Faites tout ce qui est nécessaire… sacrifiez autant d’hommes qu’il le faut… mais gardez-les à distance du système de l’Ancienne Terre pendant les prochaines cinq années standard. Je n’avais jamais entendu Énée parler d’une manière aussi inflexible, ni aussi cruelle. — Cinq années standard, dit le colonel Kassad. (Je pouvais voir son mince sourire derrière la visière de son cvasque.) Aucun problème. Si c’étaient cinq années martiennes, je pourrais avoir un peu de mal. Énée sourit. Les silhouettes se rapprochaient dans les rafales de sable. — Il faut que vous deveniez le chef de la résistance martienne, dit-elle d’une voix implacablement grave. Emparez-vous du pouvoir par tous les moyens. — Je le ferai, dit Kassad, et la détermination de sa voix était égale à celle d’Énée. — Réunissez les différentes tribus et factions guerrières. — Je le ferai. — Concluez une alliance définitive avec les spatiaux de la Machine de Guerre. Kassad hocha la tête. Les silhouettes étaient à moins d’une centaine de mètres. Je les vis lever leurs armes. — Protégez l’Ancienne Terre, dit Énée. Gardez la Pax loin d’elle à tout prix. Je sursautai. Le colonel Kassad dut être aussi surpris que moi. — Vous voulez parler du système de l’Ancienne Terre, dit-il. — Non. De l’Ancienne Terre elle-même, Fedmahn. Gardez la Pax à distance. Vous avez à peu près un an pour consolider le contrôle de tout le système. Bonne chance. Ils se serrèrent la main. — Votre mère était une femme belle et brave, dit le colonel. Son amitié a beaucoup compté pour moi. — Et la vôtre pour elle. Les sombres silhouettes s’étaient rapprochées tout en restant à couvert derrière les pierres et les dunes. Le colonel Kassad marcha vers eux, la main droite levée, le fusil d’assaut toujours sur son bras gauche. Énée se rapprocha de moi et me reprit par la main. — Il fait froid, hein, Raul ? C’était vrai. Il y eut un éclair de lumière comme un coup indolore à l’arrière de ma tête et nous nous retrouvâmes sur la plate-forme de la passerelle de l’Yggdrasill. Nos amis reculèrent en nous voyant apparaître ; la peur de la magie a la vie dure. Mars tournait, rouge et froide, loin de nos branches et de notre champ de confinement. — Quel cap, Révérée qui Enseigne ? observa Het Masteen. — Tournez-vous simplement vers l’extérieur afin que nous puissions voir clairement les étoiles, répondit Énée. 29 L’Yggdrasill poursuivit sa route. L’Arbre de la Douleur, comme l’appelait son capitaine, la Vraie Voix de l’Arbre, le templier Het Masteen. J’étais dans l’impossibilité de discuter. Chaque saut tirait plus d’énergie de mon Énée, de mon amour, de ma pauvre Énée si lasse, et chaque séparation remplissait la mare d’énergie, en train de s’épuiser, d’une réserve croissante de tristesse. Et pendant tout ce temps, le gritche restait seul et inutile sur sa plate-forme élevée, comme un beaupré hideux sur un navire condamné ou un ange macabre au sommet d’un arbre de Noël dépourvu de gaieté. Après avoir laissé le colonel Kassad sur Mars, le vaisseau-arbre sauta pour se mettre en orbite autour d’Alliance-Maui. La planète était en rébellion, mais située dans l’espace de la Pax, et je m’attendais à ce que des hordes de vaisseaux de guerre surgissent pour nous affronter, pourtant il n’y eut aucune attaque pendant les quelques heures que nous y passâmes. — C’est l’un des bénéfices de l’assaut que l’armada est en train de mener contre la Biosphère de l’Arbre-Étoile, dit Énée avec une triste ironie. Ils ont dépouillé les systèmes intérieurs de leur flotte de guerre. C’est Théo qu’Énée prit par la main, afin de descendre sur Alliance-Maui. De nouveau, j’accompagnais mon amie. Je clignai des yeux dans la lumière blanche. Nous étions sur une île mobile dont les arbres-voiles se gonflaient du vent chaud des tropiques, le ciel et la mer étaient d’un bleu saisissant. D’autres îles marchaient de pair avec elle tandis que notre escorte de dauphins laissait des sillages blancs de chaque côté du convoi. Il y avait des gens sur la haute plate-forme et bien que notre apparition les laissât perplexes, elle ne les alarma pas. Théo serra dans ses bras le grand blond et son épouse brune qui s’avancèrent pour nous accueillir. — Énée, Raul, dit Théo, je suis heureuse de vous présenter Merin et Deneb Aspic-Coreau. — Merin ? m’exclamai-je, tout en éprouvant la force de la poignée de main de cet homme. Il sourit. — Dix générations sont passées depuis ce Merin Aspic-là, dit-il. Mais je suis son descendant direct. Comme Deneb est celle de notre célèbre dame, Siri. (Il posa la main sur l’épaule d’Énée.) Vous êtes revenue, comme vous nous l’aviez promis. Et vous avez ramené notre plus féroce guerrière avec vous. — Oui. Et vous devrez la garder saine et sauve. Pendant les jours et les mois à venir, il faut que vous cessiez tout contact avec la Pax. Deneb Aspic-Coreau rit. Je remarquai sans une trace de désir qu’elle pouvait être la plus saine, la plus belle femme que j’aie jamais vue. — Pour le moment, nous sommes obligés de fuir pour survivre. Trois fois nous avons tenté de détruire la plate-forme pétrolière des Trois Courants, et trois fois, ils nous ont massacrés comme des faucons Thomas. Maintenant, profitant de la migration de l’île, nous tentons de rejoindre l’Archipel Équatorial pour nous y cacher et, à la longue, nous regrouper à la base submersible de Lat Zero. — Protégez-la à tout prix, répéta Énée. (Elle se tourna vers Théo.) Tu vas me manquer, mon amie. Théo Bernard, tenta visiblement de ne pas pleurer, échoua et étreignit Énée avec violence. — Pendant tout ce temps… ça été bon, dit-elle en reculant. Je prie pour que tu réussisses. Et je prie pour que tu échoues… pour ton propre bien. Énée fit non de la tête. — Prie pour que nous réussissions tous. Elle leva la main en signe d’adieu et redescendit avec moi sur la plate-forme basse. Je sentais l’odeur de sel et de poisson, grisante, de la mer. Le soleil était si éblouissant qu’il m’obligeait à plisser les yeux, mais la température de l’air me semblait parfaite. L’eau, sur la peau des dauphins, était aussi visible que la sueur sur mes avant-bras. Je serais bien resté là à jamais. — Il faut partir, dit Énée. Elle me prit par la main. Un vaisseau-torche apparut sur le radar juste au moment où nous sortions du puits gravitationnel d’Alliance-Maui, mais nous l’ignorâmes tandis qu’Énée restait seule, sur la plate-forme de la passerelle, à regarder les étoiles. J’allai l’y rejoindre. — Peux-tu les entendre ? fit-elle à voix basse. — Les étoiles ? — Les mondes. Les gens qui sont dessus. Leurs secrets et leurs silences. Tant de battements de cœur. — Non. Quand je ne me concentre pas sur quelque chose d’autre, dis-je, je suis toujours hanté par des voix et des images venues d’ailleurs. D’autres temps. Mon père chassant dans les landes avec ses frères. Le père Glaucus jeté dans le puits gravitationnel par Radamanthe Némès. Elle me regarda. — Tu as vu cela ? — Oui. C’était horrible. Il ne pouvait pas voir qui l’attaquait. La chute… les ténèbres… le froid… la douleur avant qu’il meure. Il avait refusé d’accepter le cruciforme. C’était pour cela que l’Église l’avait envoyé sur Sol Draconi Septem… l’avait exilé dans la glace. — Oui. J’ai touché ces derniers souvenirs de nombreuses fois depuis ces dix dernières années. Mais il y a d’autres souvenirs du père Glaucus, Raul. De beaux souvenirs chauds… remplis de lumière. J’espère que tu les trouveras. — Je voudrais juste que les voix se taisent, dis-je avec sincérité. Ça… (J’englobai d’un geste le vaisseau-arbre, les gens que nous connaissions, Het Masteen à ses commandes.) C’est trop important. Énée sourit. — Tout est trop important. C’est un sacré problème, hein ? (Elle se retourna vers les étoiles.) Non, Raul, ce que tu dois entendre avant de faire un pas, ce n’est pas la résonance du langage des morts… ni même des vivants. C’est… l’essence des choses. J’hésitai, ne voulant pas paraître ridicule, mais dis tout de même : … Alors L’océan doit descendre et remonter un million de fois, Et lui, être opprimé. Pourtant il ne faut pas qu’il meure Avant que ces choses soient accomplies. S’il scrute… Énée m’interrompit : … la magie jusqu’en ses profondeurs, et expose La signification des mouvements, des formes et des sons, S’il explore toutes les formes et les substances En remontant jusqu’à leurs symboles-essences, Il ne faut pas qu’il meure… Elle sourit de nouveau. — Je me demande comment va oncle Martin. A-t-il passé toutes ces années en sommeil froid ? Se répand-il en injures contre ses pauvres domestiques androïdes ? Travaille-t-il toujours à ses Cantos inachevés ? Dans mes rêves, je ne peux jamais voir oncle Martin. — Il est mourant, dis-je. Sous le choc, Énée cligna des yeux. — J’ai rêvé de lui… je l’ai vu… ce matin. Il s’est décongelé pour la dernière fois, il l’a dit à ses fidèles serviteurs. Les machines le maintiennent en vie. Les traitements Poulsen n’ont plus aucun effet. Il va… Je m’arrêtai. — Dis-moi. — Il va rester vivant jusqu’à ce qu’il te revoie. Mais il est très fragile. Énée détourna les yeux. — C’est étrange, dit-elle. Ma mère s’est constamment disputée avec oncle Martin, pendant tout le pèlerinage. Parfois, ils semblaient sur le point de s’entre-tuer. Avant qu’elle meure, il était devenu son ami le plus intime. Maintenant… Elle se tut, la voix voilée. — Il faudra juste que tu restes vivante, ma grande, dis-je, sans reconnaître ma voix. Rester vivante, rester en bonne santé, et retourner voir le vieil homme. Tu lui dois bien cela. — Prends ma main, Raul. Le vaisseau se distranslata dans la lumière. En orbite autour de Tau Ceti Central, nous fûmes immédiatement attaqués, non seulement par les vaisseaux de la Pax, mais par des vaisseaux-torches rebelles combattant pour la sécession planétaire entamée par l’ambitieuse Archevêquesse Achilla Silvaski. Le champ de confinement brilla comme une nova. — Tu ne peux sûrement pas te translater à travers ça, dis-je à Énée quand elle offrit ses mains à Tromo Trochi de Dhomu et à moi. — Il n’est pas nécessaire de se translater à travers quelque chose, répliqua mon amie. Elle s’empara de nos mains et nous retrouvâmes à la surface de l’ex-capitale de la défunte et non regrettée Hégémonie. Le Tromo Trochi n’était jamais venu sur TC2, en fait, il n’avait jamais quitté le monde de T’ien Shan, mais son intérêt de négociant avait été excité par les histoires qui couraient sur cette capitale capitaliste de l’univers humain. — Quel dommage que je n’aie rien à vendre, dit l’habile commerçant. En six mois passés sur une planète aussi féconde, j’édifierais un empire commercial. Rachel fouilla dans le sac à dos qu’elle avait emporté et en sortit un gros lingot d’or. — Cela devrait vous permettre de démarrer. Mais souvenez-vous de vos vrais devoirs. Le petit homme s’inclina, le lingot à la main. — Je n’oublierai jamais, ô Vous qui Enseignez. Je n’ai pas subi l’apprentissage du langage des morts pour rien. — Contentez-vous de rester sain et sauf pendant quelques mois, dit Énée. Puis, j’en suis certaine, vous pourrez vous offrir le voyage jusqu’au monde que vous aurez choisi. — Je viendrai à l’endroit où vous serez, H. Énée, dit le négociant avec la seule émotion que je ne lui aie jamais vu montrer. Et je dépenserai toutes les richesses, passées, futures et imaginaires, pour le faire. Je plissai les yeux en entendant cela. Pour la première fois, il me vint à l’idée que beaucoup des disciples d’Énée étaient peut-être – probablement – un peu amoureux d’elle tout en la craignant et en la respectant. Entendre ces paroles d’un marchand obsédé par l’argent fut pour moi un choc. Énée lui toucha le bras. — Soyez prudent et bonne chance. L’Yggdrasill était soumis à une attaque lorsque nous revînmes. Il l’était encore lorsque Énée nous translata hors du système de Tau Ceti. La planète-cité de Lusus ressemblait beaucoup à l’image que j’avais gardée de mon bref séjour sur ce monde : une série de tours du Rucher perchées sur des canyons verticaux de métal gris. C’est là que George Tsarong et Jigme Norbu nous quittèrent. George, trapu, lourdement musclé, qui pleurait en étreignant Énée, pouvait passer, dans une faible lumière, pour un Lusien, alors que le squelettique Jigme ressortirait dans les foules du Rucher. Heureusement, Lusus avait l’habitude des gens des autres mondes et nos deux contremaîtres s’en tireraient tant qu’ils auraient de l’argent. Mais cette planète était l’un des rares mondes de la Pax à utiliser de nouveau les cartes de crédit universelles et Énée n’en avait pas dans son sac à dos. Quelques minutes après que nous fûmes sortis des couloirs vides du Rucher de Dreg, sept silhouettes en capes cramoisies s’approchèrent. Je m’interposai entre Énée et ces personnages menaçants, mais au lieu de passer à l’attaque, ils s’agenouillèrent sur le sol gras, courbèrent la tête et chantèrent : BÉNIE SOIT-ELLE BÉNIE SOIT LA SOURCE DE NOTRE SALUT BÉNI SOIT L’INSTRUMENT DE NOTRE EXPIATION BÉNI SOIT LE FRUIT DE NOTRE RÉCONCILIATION BÉNIE SOIT-ELLE. — Le culte du Gritche, dis-je stupidement. Je croyais qu’il avait disparu… que ses fidèles avaient été liquidés pendant la Chute. — Nous préférons être appelés l’Église de l’Expiation finale, dit le premier homme en se relevant, mais toujours incliné devant Énée. Et non… nous n’avons pas été « liquidés » comme vous dites… simplement réduits à la clandestinité. Soyez la bienvenue, Fille de la Lumière, Épouse de l’Avatar. Énée secoua la tête avec une impatience visible. — Je ne suis l’épouse de personne, évêque Duruyen. Voici deux hommes que j’ai amenés pour les confier à votre protection pendant dix mois. L’évêque en rouge inclina sa tête chauve. — Juste comme vos prophéties le disaient, Fille de la Lumière. — Pas de prophéties, répliqua Énée. Des promesses. Elle se retourna et serra une dernière fois George et Jigme dans ses bras. — Est-ce que nous nous reverrons, architecte ? demanda Jigme. — Je ne peux pas vous l’assurer. Mais je vous promets que si je le peux, nous reprendrons contact. Je la suivis, dans les corridors trempés du Rucher de Dreg, jusqu’à la grande salle vide où notre départ ne semblerait pas assez miraculeux pour s’ajouter au canon déjà fertile du culte du Gritche. Sur Tsingtao-Hsishuang Panna, nous dîmes adieu au Dalaï-Lama et à son frère, Labsang Samten. Ce dernier pleura. Mais pas le petit Lama. — Le dialecte mandarin de ces gens est atroce, dit-il. — Mais ils vous comprendront, Votre Sainteté. Et vous écouteront. — Vous êtes mon maître, dit le petit garçon, d’une voix presque coléreuse. Comment vais-je pouvoir leur enseigner quelque chose sans votre aide ? — Je vous aiderai. J’essaierai de vous aider. Et puis, c’est votre tâche. Et la leur. — Mais pourrons-nous partager la communion avec eux ? demanda Labsang. — S’ils la réclament. S’adressant au petit garçon, elle dit : — Votre Sainteté, m’accorderez-vous votre bénédiction ? L’enfant sourit. — C’est moi qui devrais demander la vôtre, Maître. — Je vous en prie, dit Énée, et je perçus de nouveau sa lassitude. Le Dalaï-Lama s’inclina et, les yeux fermés, énonça : — C’est la « Prière de Kuntu Sangpo », telle qu’elle m’a été révélée par la vision de mon terton, dans une vie antérieure. Oh ! Le monde des phénomènes et toute existence, samsara et nirvana, Tout a une seule fondation, mais il y a deux sentiers et deux résultats… Des manifestations de l’ignorance et de la Connaissance. Par l’aspiration de Kuntu Sangpo, dans le Palais de l’Espace Primordial du Vide, Que tous les êtres atteignent la consommation parfaite et la Bouddhéité. La base universelle est inconditionnelle, S’élevant spontanément, vaste étendue immanente, au-delà de toute expression, Où n’existe ni samsara ni nirvana. La connaissance de cette réalité est la Bouddhéité, Pendant que les êtres ignorants errent en samsara. Que tous les êtres sentients des trois royaumes Parviennent à la Connaissance de la nature de l’ineffable fondation. Énée s’inclina devant le petit garçon. — Le Palais de l’Espace Primordial du Vide, murmura-t-elle. Comme c’est plus élégant que ma description maladroite du « Vide qui lie ». Merci, Votre Sainteté. L’enfant s’inclina. — Merci à vous, Révéré Maître. Puisse votre mort être plus rapide et moins douloureuse que nous ne l’escomptons tous deux. Énée et moi, nous retournâmes au vaisseau-arbre. — Qu’a-t-il voulu dire ? demandai-je, les deux mains sur ses épaules. « Une mort plus rapide et moins douloureuse. » Merde, qu’est-ce que ça veut dire ? As-tu projeté d’être crucifiée ? Est-ce que cette satanée imitation de messie doit aller jusqu’à la même fin bizarre ? Dis-le-moi, Énée ! Je me rendis compte que j’étais en train de la secouer… de secouer ma chère amie, ma bien-aimée. Je la lâchai. Énée me prit dans ses bras. — Contente-toi de rester avec moi, Raul. Reste avec moi aussi longtemps que tu le pourras. — Je le ferai, promis-je en lui tapotant le dos. Je te jure que je le ferai. Sur Fuji, nous avons dit adieu à Kenshiro Endo et Haruyula Otaki. Ce fut un enfant que je ne connaissais pas, une petite fille de dix ans appelée Katherine, qui demeura seule sur Deneb Drei et, apparemment, cela ne lui faisait pas peur. Le triste et maussade monteur d’échafaudage, Rimsi Kyipup, se porta volontaire presque joyeusement pour rester sur Sol Draconi Septem, ce monde d’air gelé et de spectres meurtriers où le père Glaucus et nos amis Chitchatuks avaient été ignoblement assassinés. Sur Nevermore, nous laissâmes un autre homme que je n’avais pas eu le privilège de rencontrer, un gentleman âgé à la voix douce qui semblait être un frère de Martin Silenus, en plus jeune et plus gentil. Les deux lieutenants de Het Masteen descendirent avec Énée et moi sur le Bosquet de Dieu, où A. Bettik avait perdu une partie de son bras, dix ans auparavant, et n’en revinrent pas. Les Empathes Seneshiens Aluites, LL-eeoonn et OO-eeaall, furent translatés sur Hébron, vide de ses habitants juifs, mais remplie maintenant de bons colons chrétiens envoyés là par la Pax, et nous dirent adieu dans le désert, un soir où les rochers retenaient encore la lueur du jour. Sur Parvati, les sœurs habituellement joyeuses, Kuku Se et Kay Se, nous étreignirent tous deux en pleurant. Une famille, composée des parents et de cinq enfants aux cheveux dorés, resta sur Asquith. Au-dessus de l’océan bleu et du tourbillon nuageux blanc de Mare Infinitus, monde dont le simple nom m’évoquait des souvenirs d’amitié et de souffrance, Énée demanda au sergent Gregorius s’il voulait bien s’y translater avec elle pour rejoindre les rebelles et soutenir sa cause. — Et laisser le capitaine ? demanda le géant, que cette proposition semblait scandaliser. De Soya s’avança. — Il n’y a plus de capitaine, sergent. Mon cher ami. Seulement un prêtre sans église. Et je pense que nous pourrions faire plus de bien en nous séparant qu’en restant ensemble. Ai-je raison, H. Énée ? Mon amie hocha la tête. — J’avais espéré que Lhomo serait mon porte-parole sur Mare Infinitus. Les contrebandiers, les rebelles et les chasseurs de gueules-de-lampe de ce monde respecteront un homme fort. Mais ce sera difficile et dangereux… la rébellion s’y déchaîne toujours et la Pax ne fait pas de prisonniers. — Ce n’est pas le danger qui m’arrête ! cria Gregorius. Je suis prêt à mourir cent fois de la vraie mort pour une bonne cause. — Je le sais, sergent, dit Énée. Le géant regarda son ex-capitaine, puis Énée. — Jeune fille, vous n’aimez par dire l’avenir même si, comme nous le savons, vous pouvez l’épier de temps à autre. Mais dites-moi… y a-t-il une chance que je revoie mon capitaine ? — Oui. Et même des personnes que vous croyiez mortes… comme le caporal Kee. — Alors, j’y vais. Je ferai ce que vous voulez. Je n’appartiens peut-être plus au Corps Helvétique, mais l’obéissance qu’on m’a inculquée est toujours ancrée en moi. — Ce n’est pas l’obéissance que nous vous demandons maintenant, dit le père de Soya. C’est quelque chose de plus difficile et de plus profond. Le sergent Gregorius réfléchit un moment. — Oui, dit-il enfin, après avoir un moment tourné le dos à tout le monde. Allons-y, jeune fille, et il tendit la main à Énée. Nous le laissâmes sur une plate-forme abandonnée, quelque part dans le Littoral Sud, mais Énée lui dit que des submersibles passeraient le lendemain. Au-dessus de Madre de Dios, le père de Soya s’avança, mais Énée leva la main pour l’arrêter. — Cette planète est sûrement pour moi, fit le prêtre. Je suis né ici. Mon diocèse était là. J’imagine que j’y mourrai. — Peut-être, dit Énée, mais j’ai besoin de vous pour un endroit bien plus difficile et une tâche plus dangereuse, Federico. — Où ? demanda le prêtre aux yeux tristes. — Pacem. Notre dernière escale. Je m’avançai. — Attends, ma grande. Je t’accompagne sur Pacem, si tu insistes pour y aller. Tu as dit que je pouvais rester avec toi. Même à mes propres oreilles, ma voix paraissait lourde de récriminations et de désespoir. — Oui, dit Énée en me touchant le poignet de ses doigts froids. Mais j’aimerais que le père de Soya vienne avec nous. Le Jésuite parut perplexe et un peu désappointé, mais il inclina la tête. L’obéissance était, apparemment, encore plus inculquée dans la Société de Jésus que dans le Corps Helvétique. Pour finir, le travailleur du bambou, Voytek Majer, et sa nouvelle fiancée, la briqueteuse Viki Groselj, de T’ien Shan, se portèrent volontaires pour descendre sur Madre de Dios. Sur Freeholm, nous dîmes adieu à Janusz Kurtyka. Le soldat Jigme Paring souhaita rejoindre la population rebelle de Kastrop-Rauxel, terraformée et colonisée depuis peu par la Pax. Au-dessus de Parcimonie, alors que les vaisseaux de guerre de la Pax transformaient le champ de confinement en un torrent de lumière et de bruits, une femme appelée Helen Dean O’Brian s’avança pour prendre Énée par la main. Sur Espérance, Énée et moi fîmes nos adieux à l’ex-major de Jo-Kung, Charles Chi-kyap Kempo. Sur Herbe, enfoncés jusqu’aux épaules dans la prairie planétaire jaune, nous saluâmes Isher Perpet, l’un des rebelles les plus hardis tiré un jour d’une galère-prison de la Pax par le père de Soya. Nous nous translatâmes en plein cœur de la nuit sur Qom-Riyad, où les mosquées avaient été rapidement rasées ou transformées en cathédrales par les nouveaux colons de la Pax, et fîmes nos adieux à l’ex-réfugié de ce monde appelé Merwin Muhammed Ali, et à notre ancien interprète sur T’ian Shan, l’astucieux Perri Samdup. Sur Renaissance Minor, alors qu’une horde de vaisseaux de guerre accéléraient vers nous dans le système avec des intentions meurtrières, ce fut l’ex-prisonnier silencieux, Hoagan Liebler, qui s’avança. — J’ai été un espion, dit l’homme pâle. (Il parlait à Énée mais regardait le père de Soya.) J’ai vendu mon allégeance pour de l’argent, afin de pouvoir retourner sur ce monde racheter les terres perdues de ma famille et refaire fortune. J’ai trahi mon capitaine et mon âme. — Mon fils, dit le père de Soya, vos péchés sont depuis longtemps pardonnés, si péchés il y avait… pardonnés par votre capitaine et, chose plus importante, par Dieu. Vous n’avez causé aucun tort. — Les voix que j’ai entendues depuis que j’ai bu le vin avec H. Énée… (Sa voix s’éteignit.) Je connais beaucoup de personnes sur ce monde, reprit-il d’une voix plus forte. Je souhaite retourner chez moi pour commencer cette nouvelle vie. — D’accord, dit Énée, et elle lui offrit sa main. Sur Vitus-Gray-Balianus B., Énée, la Dorje Phagmo et moi, nous nous translatâmes dans des terres désertiques, loin de la rivière, de ses champs cultivés et de ses petites maisons peintes bordant la voie où les membres si gentils de l’Hélice du Spectre d’Amoiete m’avaient soigné et permis d’échapper à la Pax. En ce lieu, il n’y avait qu’amas de gros rochers et fissures desséchées, labyrinthes formés par les entrées des tunnels dans la roche, et tempête de sable soufflant de l’ouest où le soleil couchant teintait de rouge sang l’horizon de nuages noirs. Ce paysage me rappela Mars avec un air plus chaud, plus dense, qui puait la cordite et la mort. Des silhouettes encapuchonnées nous entourèrent presque immédiatement, armées de fusils à fléchettes et de fouets-de-l’enfer. Je tentai une fois de plus de m’interposer entre Énée et le danger, mais ceux qui nous encerclaient dans le vent rouge levèrent leurs armes. — Attendez ! cria une voix qui m’était familière. (L’un des soldats descendit une dune rouge en glissant pour nous rejoindre.) Attendez ! redit-elle à ceux qui étaient avides de tirer, et cette fois, elle défit les bandes de son capuchon. — Dem Loa ! m’écriai-je, et je m’avançai pour serrer dans mes bras la petite femme en tenue militaire grossière. Je vis des larmes laisser des traces boueuses sur ses joues. — Vous nous avez amené votre amie exceptionnelle, dit la femme qui m’avait sauvé la vie. Juste comme vous l’aviez promis. Je la présentai à Énée, puis à la Dorje Phagmo ; je me sentais à la fois stupide et heureux. Dem Loa et Énée se regardèrent un moment, puis s’étreignirent. J’examinai les autres silhouettes restées en arrière, dans le crépuscule rougeâtre. — Où est Dem Ria ? demandai-je. Et Alem Mikail Dem Alem ? Et vos enfants… Bin et Ces Ambre ? — Morts, répondit Dem Loa. Ils sont tous morts, sauf Ces Ambre, qui a disparu depuis la dernière attaque de la Pax de Bombasino. Je restai muet, assommé. — Bin Ria Dem Loa Alem a succombé à sa maladie, poursuivit Dem Loa, mais les autres sont morts dans notre guerre avec la Pax. — La guerre avec la Pax, répétai-je. J’espère que ce n’est pas moi qui l’ai provoquée… — Non, Raul Endymion. Ce n’est pas vous. Ceux de l’Hélice du Spectre d’Amoiete qui faisaient grand cas de nos modes de vie refusaient la croix… ce qui a tout déclenché. La rébellion avait déjà commencé quand vous étiez avec nous. Après votre départ, nous avons cru gagner. Les troupes poltronnes de la base de Bombasino ont sollicité la paix, sans tenir compte des ordres de leurs commandants restés dans l’espace, et ont conclu un traité avec nous. Mais d’autres vaisseaux de la Pax sont arrivés. Ils ont bombardé leur propre base… puis s’en sont pris à nos villages. Depuis, c’est la guerre. Quand ils atterrissent et essaient d’occuper la région, nous en tuons beaucoup. Ils en envoient d’autres. — Dem Loa, je suis vraiment, vraiment désolé, dis-je. Elle posa la main sur ma poitrine et hocha la tête. Je vis le sourire dont je me souvenais. Elle regarda de nouveau Énée. — Vous êtes celle dont il parlait dans son délire et dans ses souffrances. Vous êtes celle qu’il aimait. L’aimez-vous aussi, enfant ? — Oui, répondit Énée. — Bien, dit Dem Loa. Ce serait triste qu’un homme qui croyait mourir exprimât tant d’amour pour quelqu’un qui n’éprouverait pas les mêmes sentiments que lui. (Dem Loa regarda la Laie du Tonnerre, silencieuse et royale.) Vous êtes une prêtresse ? — Pas une prêtresse, mais la supérieure d’un monastère, le gompa de Samden. — Vous dirigez des moines ? Des hommes ? demanda Dem Loa en souriant. — Je… les instruis. Le vent ébouriffait les cheveux gris acier de la Dorje Phagmo. — C’est aussi bien que de les diriger. (Dem Loa rit.) Bienvenue, Dorje Phagmo. (À Énée, elle dit :) Et allez-vous rester avec nous, enfant ? Ou bien juste nous toucher et passer votre chemin, comme nos prophéties le prédisent ? — Je dois continuer. Mais j’aimerais laisser la Dorje Phagmo ici pour qu’elle soit votre alliée et notre… liaison. — C’est dangereux, ici, dit Dem Loa à la Dorje Phagmo. Celle-ci sourit à la femme plus petite. L’énergie qui émanait de ces deux êtres était presque palpable dans l’air qui nous entourait. — Bon, dit Dem Loa. (Elle me serra dans ses bras.) Soyez gentil avec votre aimée, Raul Endymion. Soyez bon avec elle dans les heures qui vous sont accordées par les cycles de la vie et du chaos. — Je le serai. À Énée, Dem Loa dit : — Merci d’être venue, enfant. Nous le désirions. Nous l’espérions. Les deux femmes s’étreignirent de nouveau. Je me sentis soudain intimidé, comme si j’avais amené Énée à la maison pour la présenter à ma mère ou à Grandam. La Dorje Phagmo nous bénit. — Kale pe a, dit-elle à Énée. Nous nous éloignâmes dans la tempête de sable du crépuscule et nous nous translatâmes dans un éclair de lumière blanche. — Que t’a-t-elle dit ? — Kale pe a, répéta mon amie. C’est en ces termes qu’autrefois les Tibétains disaient adieu à une caravane qui s’apprêtait à gravir les hautes cimes. Cela signifie : pars lentement si tu souhaites revenir. Nous visitâmes ainsi une centaine d’autres mondes, n’y restant que quelques instants, mais chaque adieu était émouvant, à sa manière. J’aurais du mal à dire combien de jours et de nuits s’écoulèrent durant ce dernier voyage avec Énée, voyage qui ne fut que descentes et remontées par translation ; le vaisseau-arbre pénétrait dans la lumière d’une planète et émergeait ailleurs, et quand tout le monde était trop fatigué pour continuer, l’Yggdrasill dérivait dans l’espace vide pendant quelques heures afin que les ergs puissent se reposer et que ceux d’entre nous qui restaient encore tentent de dormir. Je me souviens au moins de trois de ces périodes de sommeil, alors peut-être avons-nous seulement voyagé pendant trois jours et trois nuits. Ou peut-être avons-nous voyagé pendant une semaine ou plus, et seulement dormi trois fois. Mais je me souviens qu’Énée et moi avons peu dormi et fait l’amour tendrement, comme si chacune de nos étreintes était la dernière. Ce fut durant l’un de ces brefs moments où nous nous retrouvions seuls que je lui chuchotai : — Pourquoi faisons-nous cela, ma grande ? Pas seulement afin de pouvoir tous devenir comme les Extros et capter la lumière du soleil dans nos ailes. Je veux dire… c’était beau… mais j’aime les planètes. J’aime la boue sous mes bottes. Cela me plaît d’être seulement… humain. D’être un homme. Énée gloussa et me caressa la joue. Je me souviens que la lumière était faible, mais que je pouvais voir la sueur perler encore entre ses seins. — Cela me plaît aussi que tu sois un homme, Raul, mon amour. — Je veux dire…, commençai-je d’un air gêné. — Je sais ce que tu veux dire, chuchota Énée. Moi aussi j’aime les planètes. Et cela me plaît d’être humaine… juste une femme. Ce n’est pas pour une évolution utopique de l’humanité en anges extros ou en empathes Seneshiens que je fais… ce que je dois faire. — Pour quoi, alors ? murmurai-je dans ses cheveux. — Juste pour offrir à tous l’occasion de choisir, dit-elle doucement. Juste pour que nous ayons la possibilité de continuer à être humains, quoi que cela puisse signifier pour chaque personne qui fait son choix. — Refaites votre choix ? — Oui. Même si cela signifie choisir ce qu’on était avant. Même si cela signifie choisir la Pax, le cruciforme et l’alliance avec le Centre. Je ne comprenais pas, mais à ce moment, tenir Énée dans mes bras m’intéressait plus que de comprendre pleinement ce qu’elle disait. Après quelques minutes de silence, Énée reprit : — Raul… Moi aussi j’aime la terre sous mes bottes, le bruit du vent dans l’herbe. Tu veux bien faire quelque chose pour moi ? — Tout ce que tu voudras, répondis-je passionnément. — Si je meurs avant toi, chuchota-t-elle, tu veux bien rapporter mes cendres sur l’Ancienne Terre et les disperser là où nous avons été le plus heureux ensemble ? Si elle m’avait poignardé en plein cœur, cela ne m’aurait pas fait plus mal. — Tu as dit que je pouvais rester avec toi, répliquai-je enfin, d’une voix voilée, pleine de colère, perdue. Que je pourrais aller partout où tu irais. — Et j’en ai l’intention, mon amour, murmura Énée. Mais si je te précède dans la mort, feras-tu cela pour moi ? Attendre quelques années, puis libérer mes cendres là nous avons été le plus heureux, sur l’Ancienne Terre ? J’avais envie de la serrer jusqu’à la faire crier. Jusqu’à ce qu’elle renonce à sa requête. Je me contentai de murmurer : — Comment diable voudrais-tu que je retourne sur l’Ancienne Terre ? Elle est dans le Petit Nuage de Magellan, n’est-ce pas ? À cent soixante mille années-lumière d’ici ? — Oui. — Eh bien, ouvriras-tu encore les portails distrans pour que je puisse y retourner ? — Non. Ils sont fermés à jamais. — Alors, comment diantre espères-tu que je… (Je fermai les yeux.) Ne me demande pas de faire ça, Énée. — C’est déjà fait, mon amour. — Demande-moi plutôt de mourir avec toi. — Non. Je te demande de vivre pour moi. De faire cela pour moi. — Merde ! — Est-ce que cela veut dire oui, Raul ? — Cela veut dire merde. Je déteste les martyrs. Je déteste la prédestination. Je déteste les histoires d’amour qui finissent mal. — Moi aussi, balbutia Énée. Feras-tu cela pour moi ? J’émis un bruit grossier. — Où as-tu été la plus heureuse sur l’Ancienne Terre ? demandai-je enfin. Tu dois faire allusion à Taliesin Ouest, parce que nous n’avons pas vu grand-chose d’autre de cette planète, quand nous y étions. — Tu le sauras, murmura Énée. Dormons. — Je n’ai pas envie de dormir, dis-je brutalement. Elle me prit dans ses bras. Dormir ensemble en apesanteur sur l’Arbre-Étoile, cela m’avait paru délicieux. C’était encore plus délicieux de dormir tous les deux dans le petit lit de notre cabine, au sein du faible champ gravitationnel de l’Yggdrasill. Je ne pouvais plus concevoir de dormir sans elle à mes côtés. — Disperser tes cendres, hein ? grommelai-je, pour finir. — Oui, murmura-t-elle plus endormie qu’éveillée. — Ma grande, ma chérie, mon amour, tu es une sale petite morbide. — Oui, chuchota mon Énée. Mais je suis ta sale petite morbide. Un peu plus tard, nous finîmes par dormir. Le dernier jour, Énée nous translata jusqu’au système d’une naine rouge de classe M3 et son agréable planète de type Terre qui se balançait sur une orbite proche. — Non, dit Rachel tandis que notre petit groupe se tenait sur la passerelle de Het Masteen. Trois cents d’entre nous étaient partis un par un, disciples d’Énée répartis sur les mondes de la Pax comme autant de bouteilles jetées dans un grand océan, mais sans message. Maintenant, il ne restait plus que le père de Soya, Rachel, Énée, le capitaine Het Masteen, A. Bettik, quelques clones d’équipage, les ergs et moi. Et le gritche, silencieux et immobile sur sa haute plate-forme. — Non, répéta Rachel. J’ai changé d’avis. Je veux y aller avec toi. Énée resta les bras croisés. Elle s’était montrée particulièrement silencieuse pendant cette longue matinée de translation et d’adieu aux disciples. — Comme tu veux, dit-elle doucement. Tu sais que je n’exigerai jamais rien de toi, Rachel. — Va te faire foutre, fit doucement Rachel. — Oui, répondit Énée. Rachel serra les poings. — Merde, ça ne finira donc jamais. — Que veux-tu dire ? demanda Énée. — Tu le sais très bien. Mon père… ma mère… ta mère… ils n’ont fait que ça. Ma vie… vécue deux fois maintenant… s’est toujours passée à combattre cet ennemi invisible. Fuir, fuir et attendre, attendre. Être baladée dans le temps comme un dreidel3 maudit dont on aurait perdu le contrôle… oh, merde. Énée attendit. — Une unique requête, dit Rachel, puis elle me regarda. Ne vous vexez pas, Raul. Je vous aime bien, maintenant. Mais Énée pourrait-elle m’accompagner seule, sur le Monde de Barnard ? Je regardai Énée. — Moi, je suis d’accord, dis-je. Rachel poussa un soupir. — Retourner sur cette planète arriérée… ces champs de maïs, ces couchers de soleil et ces minuscules villes aux vastes maisons blanches avec de grands porches larges. Je m’y ennuyais déjà à mourir quand j’avais huit ans. — Tu aimais cela quand tu avais huit ans, dit Énée. — Oui. C’est vrai. Elle serra la main du prêtre, celle d’Het Masteen, puis la mienne. Une lubie me prit, en me souvenant de vers obscurs des Cantos du vieux poète, en me rappelant d’en avoir ri à la limite de la lumière des feux de camp, lorsque Grandam me les faisait répéter vers par vers, aussi dis-je à Rachel : — Salut, poilue ! La jeune femme me regarda étrangement ; ses yeux verts captaient la lumière du monde suspendu au-dessus de nous. — À plus tard, tête de lard. Elle prit la main d’Énée et elles disparurent. Pas d’éclair de lumière quand on ne se déplaçait pas avec Énée. Juste une soudaine… absence. Énée revint au bout de cinq minutes. Het Masteen sortit du cercle des commandes et mit les mains dans les manches de sa robe. — Où allez-vous ? — À Pacem, je vous prie, Vraie Voix de l’Arbre, Het Masteen. Le Templier ne bougea pas. — Vous savez, chère amie, cher maître, que la Pax aura rappelé la moitié de ses vaisseaux de guerre dans le système du Vatican. Énée leva les yeux et regarda les feuilles, bruissant doucement, du bel arbre sur lequel nous accomplissions notre voyage. À un kilomètre derrière nous, le rougoiement du moteur à fusion nous poussait lentement hors du puits gravitationnel du Monde de Barnard. — Les ergs pourront-ils maintenir les champs jusqu’à ce que nous soyons proches de Pacem ? demanda-t-elle. Les petites mains du capitaine sortirent des manches de sa robe, les paumes tournées vers le haut. — J’en doute. Ils sont épuisés. Ils ont payé cher ces attaques contre eux… — Je sais. Et je le regrette infiniment. Il vous suffirait de rester dans le système pendant une minute ou deux. Peut-être que si vous accélériez maintenant et que vous soyez prêts à manœuvrer à pleine puissance quand nous apparaîtrons dans le système de Pacem, l’Arbre-Étoile pourrait en repartir avant que ses champs ne soient détruits. — Nous allons essayer. Mais préparez-vous à vous translater immédiatement. La vie du vaisseau-arbre sera peut-être comptée en secondes après notre arrivée. — D’abord, nous devons renvoyer le vaisseau du consul, dit Énée. Il faut le faire maintenant, ici. Juste quelques instants, Het Masteen. Le Templier hocha la tête, retourna à ses affichages et toucha des panneaux. — Oh, non, dis-je quand elle se tourna vers moi. Je n’irai pas sur Hypérion dans le vaisseau. Énée parut surprise. — Tu as cru que j’allais te renvoyer après t’avoir dit que tu m’accompagnerais ? Je croisai les bras. — Nous sommes allés sur la plupart des mondes de la Pax et des Confins… sauf Hypérion. Quoi que tu aies projeté, je ne crois pas que tu laisseras notre monde natal en dehors de tout cela. — Je suis d’accord. Mais je ne vais pas nous y translater. Je ne comprenais pas. — A. Bettik, le vaisseau est prêt à partir. Avez-vous la lettre que j’ai écrite à oncle Martin ? — Oui, madame Énée, répondit l’androïde. L’homme à la peau bleue n’avait pas l’air heureux, mais ne semblait pas affligé non plus. — Je vous en prie, transmettez-lui mon affection. — Attends, attends, dis-je. A. Bettik est ton… envoyé… sur Hypérion ? Énée se frotta la joue. Je devinai qu’elle était encore plus épuisée que je ne pouvais l’imaginer, mais qu’elle réservait ses forces pour quelque chose d’important à venir. — Mon envoyé ? Tu veux dire, comme Rachel, Théo, la Dorje Phagmo, George et Jigme ? — Oui. Et les trois cents autres. — Non. A. Bettik ne sera pas mon envoyé sur Hypérion. Pas dans ce sens-là. Et le vaisseau du consul a un important déficit de temps, en propulsion Hawking. Lui… et A. Bettik… n’arriveront pas avant un mois de notre temps. — Alors qui est l’envoyé… la liaison, sur Hypérion ? demandai-je, certain que ce monde n’en serait pas exempté. — Tu ne devines pas ? (Mon amie sourit.) Ce cher oncle Martin. Le poète et le critique qu’il fut redevient un joueur dans cette éternelle partie d’échecs avec le Centre. — Mais les autres ont partagé la communion avec toi et… Je m’arrêtai. — Oui. Quand j’étais encore enfant. Oncle Martin a compris. Il a bu le vin. Cela n’a pas été difficile pour lui de s’adapter… à sa manière, en tant que poète, il y avait des siècles qu’il entendait le langage des morts et des vivants. C’est comme cela qu’il en est venu à écrire les Cantos, au début. Seulement, il croyait que le gritche était sa muse. — Alors, pourquoi est-ce que A. Bettik y rapporte le vaisseau ? Juste pour transmettre ton message ? — Plus que ça. Si les choses tournent comme je le souhaite, nous verrons. Elle serra l’androïde dans ses bras et, de son unique main, il lui tapota gauchement le dos. Un moment plus tard, submergé par plus d’émotion que je ne l’aurais cru possible, je serrai sa main bleue. — Vous allez me manquer, dis-je stupidement. L’androïde me regarda durant un long moment, hocha la tête et se dirigea vers le vaisseau en attente. — A. Bettik ! criai-je, au moment où il allait y entrer. Il se retourna et attendit pendant que je courais vers ma petite pile d’affaires préparées sur la plate-forme la plus basse, puis remontais l’escalier au trot. — Vous voulez bien emporter ça ? dis-je en lui tendant le tube de cuir. — Le tapis Hawking. Oui, bien sûr, H. Endymion. Je serai heureux de vous le garder jusqu’à ce que nous nous revoyions. — Et si nous ne nous revoyons pas… dis-je, et je m’arrêtai. (J’allais dire, Je vous en prie, donnez-le à Martin Silenus, mais je savais, par les visions que j’avais en état de veille, que le vieux poète était proche de la mort.) S’il arrive que nous ne nous revoyions pas, A. Bettik, je vous en prie, gardez le tapis en souvenir de notre voyage ensemble. Et de notre amitié. A. Bettik me regarda encore un moment, en silence, hocha la tête et pénétra dans le vaisseau du consul. Je m’attendais un peu à ce que ce dernier nous fasse ses adieux, pleins de déformations de langage et d’impropriétés, mais il se contenta de conférer avec les ergs du vaisseau-arbre ; ensuite, il s’éleva en silence sur ses répulseurs pour sortir du champ de confinement, puis s’éloigna en maintenant ses propulseurs à bas régime jusqu’à ce qu’il se trouve à bonne distance de nous. Sa traînée de fusion fut si brillante, lorsqu’il accéléra pour quitter le Monde de Barnard et l’Yggdrasill, qu’elle me remplit les yeux de larmes. Je souhaitai alors de tout mon cœur qu’Énée et moi soyons retournés sur Hypérion avec A. Bettik, tant j’avais envie de dormir dans le grand lit, tout en haut du vaisseau, puis d’écouter Énée jouer sur le Steinway, et de nager dans la piscine en apesanteur, au-dessus du balcon… — Il faut y aller, dit Énée à Het Masteen. Pouvez-vous, je vous prie, préparer les ergs à ce que nous allons affronter ? — Comme vous voulez, Révérée qui Enseigne, dit la Vraie Voix de l’Arbre. — Et, Het Masteen… hésita Énée. Le Templier se retourna et attendit d’autres ordres. — Merci, Het Masteen, fit-elle. De la part de tous ceux qui ont fait ce voyage avec vous et de tous qui le raconteront aux générations à venir, merci, Het Masteen. Le Templier s’inclina et retourna à ses panneaux de contrôle. — Moteur à fusion, plein régime jusqu’au point neuf-deux. Préparez-vous à effectuer une manœuvre dilatoire. Préparez-vous pour le système de Pacem, dit-il à ses ergs chéris, enroulés autour de la singularité invisible, à trois quarts de kilomètre en dessous de nous. Préparez-vous pour le système de Pacem. Le père de Soya, resté silencieux, prit alors la main droite d’Énée dans sa main gauche. De l’autre, il bénit calmement le templier et l’équipage de clones… In nomine Patris et Filii et Spiritu Sanctus. — Amen, répondis-je en m’emparant de la main gauche d’Énée. — Amen, dit Énée. 30 Nous fûmes touchés moins de deux secondes après notre translation dans le système, le feu des vaisseaux-torches et des archanges convergeant vers nous comme les requins arc-en-ciel avaient convergé vers moi dans les océans de Mare Infinitus. — Allez-y ! cria la Vraie Voix de l’Arbre, Het Masteen, plus fort que le torrent de bruit du champ. Les ergs sont mourants ! Le champ de confinement lâchera dans quelques secondes. Allez-y ! Puisse le Muir guider vos pensées. Énée n’avait eu que deux secondes pour apercevoir l’étoile jaune, au centre du système de Pacem et l’étoile plus petite qu’était Pacem elle-même, mais cela suffit. Nous nous tenions tous trois par la main quand nous nous translatâmes dans la lumière et le bruit, comme si nous surgissions du feu des lances qui faisaient bouillir les champs du vaisseau, tels des esprits s’élevant des lacs brûlants de l’Enfer. La lumière s’évanouit puis se réduisit à celle, diffuse, du soleil. Il y avait des nuages au-dessus du Vatican, il faisait froid, presque un temps d’hiver, et une petite pluie glacée tombait sur les rues pavées. Énée avait revêtu ce jour-là une chemise marron, une veste de cuir de la même couleur et un pantalon noir que j’avais l’habitude de lui voir porter. Ses cheveux, brossés en arrière, étaient retenus par deux barrettes en écaille de tortue. Sa peau semblait fraîche, propre et jeune, ses yeux, si las ces derniers jours, étaient brillants et calmes. Elle me tenait toujours par la main lorsque, tous trois, nous nous retournâmes pour regarder les rues et les gens qui nous entouraient. Nous étions à l’entrée d’une ruelle donnant sur un large boulevard. Des petits groupes – hommes et femmes en noir, bandes de prêtres, troupeaux de nonnes, enfants en rangs par deux derrière deux religieuses, partout des parapluies noirs ou rouges – allaient et venaient sur les trottoirs tandis que des automobiles noires glissaient silencieusement dans les rues. J’aperçus des évêques et des archevêques sur les sièges arrière, leurs visages déformés par les gouttes et les ruisselets de pluie coulant sur les bulles des voitures. Personne ne semblait avoir remarqué notre arrivée, ni faire attention à nous. Énée leva les yeux vers les nuages bas. — L’Yggdrasill vient de se translater hors du système. L’un de vous l’a-t-il senti ? Je fermai les yeux pour me concentrer sur le flot onirique des voix et des images qui, maintenant, étaient toujours là, sous la surface. Il y avait… une absence. Une image de flammes lorsque les branches extérieures commencèrent à brûler. — Les champs ont cédé juste au moment où ils partaient. Comment ont-ils pu se translater sans toi, Énée ? (Je vis la réponse dès que j’eus énoncé ma question.) Le gritche, dis-je. — Oui. (Énée me tenait toujours par la main. La pluie était froide et je l’entendais gargouiller dans les gouttières et les tuyaux, derrière nous. Elle parlait très calmement.) Le gritche va emmener l’Yggdrasill et la Vraie Voix de l’Arbre dans l’espace et dans le temps. Vers sa… destinée. Je me souvins de bribes des Cantos. Le vaisseau-arbre brûlait sous les yeux des pèlerins, dans la Mer des Grandes Herbes, peu avant que Het Masteen ne disparaisse mystérieusement, enlevé par le gritche, durant la traversée en chariot à vent. Puis le Templier était réapparu, en présence du gritche, quelques jours plus tard, près de la Vallée des Tombeaux du Temps, pour mourir peu après de ses blessures ; c’était le seul des sept pèlerins qui n’avait pas narré son histoire pendant le voyage. Les pèlerins d’Hypérion : le colonel Kassad ; le consul de l’Hégémonie ; Sol – le père de Rachel –, Brawne Lamia – la mère d’Énée –, le Templier Het Masteen ; Martin Silenus ; le père Hoyt – le pape actuel –, tous incapables, à l’époque, d’expliquer les événements. Pour moi, enfant, ce n’étaient que les anciennes paroles d’un mythe. Des vers sur des étrangers. Ils avaient dû croire leurs efforts et leurs aventures terminés, puis se retrouver obligés de reprendre leurs tâches. Combien de fois, me dis-je maintenant, adulte de plus de trente ans standard, combien de fois c’est le cas, dans nos vies à tous. — Vous voyez cette église, de l’autre côté de la rue ? dit le père de Soya. Je dus secouer la tête pour me concentrer sur maintenant et ignorer les pensées et les voix qui me chuchotaient à l’oreille. — Oui, dis-je en essuyant la pluie sur mon front. Est-ce la basilique Saint-Pierre ? — Non. C’est l’église paroissiale Sainte-Anne et l’entrée du Vatican la plus proche, c’est la Porta Sant’Anna. L’entrée principale de la place Saint-Pierre est plus bas, sur le boulevard, derrière ces colonnades. — Allons-nous sur la place Saint-Pierre ? demandai-je à Énée. Entrerons-nous dans le Vatican ? — On va voir si l’on peut, répondit-elle. Nous empruntâmes le passage pour piétons, rien qu’un homme et une très jeune femme marchant avec un prêtre par une froide journée pluvieuse. Une pancarte indiquait que l’imposant bâtiment dépourvu de fenêtres, de l’autre côté de la rue, était la caserne des Gardes Suisses. Des soldats en costumes de la Renaissance, manteau noir, collerette blanche, culottes jaune et noir, armés de pics, montaient la garde à la Porta Sant’Anna et aux croisements, alors que la police de la Pax, en trop sérieuses armures d’impact noires assuraient des barrages routiers et planaient au-dessus de nos têtes dans des glisseurs noirs. La place Saint-Pierre était fermée aux piétons et des gardes vérifiaient attentivement les laissez-passer et les cartes d’identité à puces. — On ne peut pas passer, dit le père de Soya. Il faisait assez sombre pour qu’on ait allumé, en haut de la colonnade du Bernin, les projecteurs qui illuminaient la statuaire et les armes papales. Le prêtre nous montra deux fenêtres éclairées au-dessus de la colonnade, à droite de la façade de Saint-Pierre, que couronnaient les statues du Christ, de Jean Baptiste et des Apôtres. — Ce sont les bureaux du pape. — Juste à portée de fusil, dis-je bien que je n’aie pas eu l’intention d’attaquer le pontife. Le père de Soya fit non de la tête. — Champ de confinement classe-dix. (Il jeta un coup d’œil alentour. La plupart des piétons avaient franchi les portes de la place Saint-Pierre et nous étions devenus beaucoup trop visibles.) On va nous demander nos papiers si nous ne faisons pas quelque chose. — Ces mesures de sécurité sont-elles normales ? Demanda Énée. — Non, répondit le père de Soya. C’est peut-être à cause du message annonçant votre arrivée, mais c’est probablement parce que Sa Sainteté est en train de dire la messe. Ces cloches que nous avons entendues étaient un appel à la cérémonie qu’il préside. — Comment le savez-vous ? dis-je, étonné qu’il puisse affirmer cela rien qu’en entendant sonner quelques cloches. Le père de Soya eut l’air surpris. — Je sais qu’aujourd’hui, c’est le jeudi Saint, répondit-il, l’air choqué, soit parce que nous ignorions un fait aussi élémentaire, soit parce qu’il l’avait oublié jusqu’à cet instant. C’est la semaine Sainte, poursuivit-il à voix basse, l’air de se parler à lui-même. Pendant toute cette semaine, Sa Sainteté doit remplir ses devoirs de pape et d’évêque. Aujourd’hui… cet après-midi… certainement au cours de cette messe, il va accomplir la cérémonie du lavement de pieds de douze prêtres qui symbolisent les douze disciples dont Jésus a lavé les pieds le soir de la Cène. Cela se déroulait toujours dans l’église diocésaine du pape, la basilique Saint-Jean-de-Latran, qui était autrefois hors des murs du Vatican, mais depuis que celui-ci a été transporté sur Pacem, elle a lieu dans la basilique Saint-Pierre. Saint-Jean-de-Latran n’a pas survécu à l’Hégire, elle a été détruite durant la Guerre des Sept Nations, au XXIe siècle et… De Soya mit fin à ce que je prenais pour un bavardage dû à l’émotion. Son visage s’était figé, comme cela arrive dans les formes douces de l’épilepsie, ou chez les gens qui réfléchissent profondément. Énée et moi attendîmes. Je reconnais que je regardais avec inquiétude la patrouille des hommes de la sécurité en armures noires qui s’avançaient vers nous. — Je sais comment faire pour entrer au Vatican, dit le père de Soya, et il se tourna vers une ruelle, de l’autre côté du boulevard. — Bien. Énée se hâta de le suivre. Le Jésuite s’arrêta brusquement. — Je pense pouvoir nous faire entrer. Mais je ne vois pas comment en ressortir. — Contentez-vous de nous faire entrer, je vous en prie, dit Énée. Il y avait une porte en acier à l’arrière d’une chapelle en ruine, sans fenêtres, à trois pâtés de maisons du Vatican. Elle était fermée par un petit cadenas et une large chaîne. La pancarte accrochée sur la porte scellée disait : VISITES UN SAMEDI SUR DEUX SEULEMENT Fermé pendant la Semaine Sainte BUREAU DES VISITES DU VATICAN 3888 PLACE DES PREMIERS MARTYRS CHRÉTIENS — Pouvez-vous briser cette chaîne ? me demanda le père de Soya. Je tâtai la chaîne massive et le cadenas solide. Mon seul outil, ma seule arme, était le petit couteau de chasse que je portais toujours dans la gaine de ma ceinture. — Non. Mais peut-être puis-je crocheter la serrure. Voyez si vous pouvez me trouver un fil de fer dans cette poubelle, là… un fil de fer d’emballage ferait l’affaire. Nous restâmes sous le crachin pendant au moins dix minutes, dans la lumière qui baissait et le bruit croissant de la circulation des boulevards avoisinants, craignant, à chaque instant, qu’un Garde Suisse ou un membre de la sécurité ne fonde sur nous. Tout ce que j’avais appris sur la manière de crocheter les serrures me venait d’un vieux marinier, sur la Kans, qui s’était mis aux jeux d’argent depuis que les autorités de Port-Romance lui avaient coupé deux doigts pour vol. Tout en m’évertuant, je pensais aux dix années de notre odyssée, à Énée et à moi, au long voyage du père de Soya jusqu’à ce lieu, aux centaines d’années-lumière parcourues et aux dizaines de milliers d’heures de tension et de souffrances, de sacrifice et de terreur. Et cette putain de serrure à dix florins ne voulait pas céder. Pour finir, la pointe de la lame de mon couteau se brisa. Je jurai, jetai le couteau au loin et balançai contre le mur de pierre noirci cette saleté de merde de chaîne avec son crétin de cadenas. Ce dernier s’ouvrit en cliquetant. Il faisait sombre à l’intérieur. Il n’y avait pas d’interrupteur, du moins aucun de nous ne put en trouver un. S’il y avait une stupide IA quelque part pour contrôler les lumières, elle ne réagit pas à nos ordres. Aucun de nous n’avait apporté de lampe de poche. Après avoir porté une torche-laser pendant des années, j’avais aujourd’hui laissé la mienne dans mon sac à dos. Quand l’heure était venue de quitter l’Yggdrasill, je m’étais avancé et j’avais pris la main d’Énée sans penser aux armes ou aux autres choses nécessaires. — Est-ce la basilique Saint-Jean-de-Latran ? murmura Énée. Il était impossible de parler autrement qu’en chuchotant dans ces ténèbres oppressantes. — Non, non, répondit le père de Soya. Juste une minuscule chapelle commémorative édifiée près de la basilique, au XXIe siècle… (Il se tut et j’imaginai qu’il reprit son expression pensive.) Je crois qu’elle sert toujours. Attendez ici. Énée et moi restâmes épaule contre épaule, écoutant le père de Soya faire le tour du minuscule bâtiment. Quelque chose de lourd tomba avec un bruit métallique sur la pierre et nous retînmes notre respiration. Une minute plus tard, j’entendis de nouveau le bruit de ses mains glissant sur les murs et le bruissement de sa soutane. Un « Ahhh… ! » retentit et, une seconde après, la lumière jaillit. Le Jésuite, à moins de dix mètres de nous, brandissait une allumette enflammée. Dans la main gauche, il tenait une boîte. — Dans une chapelle, expliqua-t-il, il y a toujours des cierges. Je vis que les bougies avaient brûlé jusqu’au bout et n’avaient jamais été remplacées, mais les cierges et cette unique boîte d’allumettes étaient restés, depuis Dieu savait quand, dans cet endroit sombre et abandonné. Nous rejoignîmes de Soya dans le petit cercle de lumière pendant qu’il frottait une seconde allumette, et nous le suivîmes jusqu’à une lourde porte en bois, derrière un rideau pourrissant. — Le père Baggio, le chapelain de ma résurrection, m’a parlé de cette visite guidée quand je fus assigné à résidence ici, il y a quelques années, nous confia à voix basse le père de Soya. (Cette porte-là n’était pas fermée, mais s’ouvrit avec un grincement de ses vieux gonds pas huilés.) Il devait penser qu’elle pourrait combler mon sens du macabre, poursuivit-il en commençant à descendre un étroit escalier à vis, pas plus large que mes épaules. Énée suivit le prêtre. Je marchai sur ses talons. L’escalier continuait à s’enfoncer dans le sol. J’estimai que nous étions au moins à vingt mètres sous la rue lorsqu’il prit fin et que nous nous engageâmes dans une série d’étroits corridors aboutissant à un couloir plus large et sonore. Le prêtre avait épuisé une demi-douzaine d’allumettes, ne laissant tomber chacune d’elles que lorsqu’elle lui brûlait les doigts. Je ne demandai pas combien il en restait dans la petite boîte. — Quand l’Église décida, pendant l’Hégire, de déplacer Saint-Pierre et le Vatican, dit de Soya d’une voix assez forte pour remplir l’espace obscur, ils les transportèrent sur Pacem en utilisant de lourds élévateurs de champ et des tours de champ-tracteur. Comme la masse n’était pas un problème, ils ont emporté la moitié de Rome avec eux, y compris l’énorme Château Saint-Ange et tout ce qu’il y avait sous la vieille cité jusqu’à une profondeur de soixante mètres. C’était le réseau du métro au XXe siècle. Le père de Soya s’engagea sur ce qui, je le compris, était un quai de métro abandonné. Le carrelage du plafond s’était détaché par endroits et partout, sauf un étroit passage dégagé, s’entassaient des siècles de poussière, de pierres tombées, de plastique brisé, de pancartes illisibles couchées sur les débris, et de bancs en morceaux. Nous descendîmes de nombreuses marches métalliques corrodées – je compris qu’il s’agissait d’escaliers mécaniques arrêtés depuis plus de mille ans –, suivîmes un étroit couloir que prolongeait une rampe sonore, puis arrivâmes sur un autre quai. À son extrémité, je vis une échelle de fibroplastique qui menait à l’endroit où s’étaient trouvés les rails… où les rails étaient enfouis sous plusieurs couches de poussière, de gravats et de rouille. Nous venions juste de descendre l’échelle et mettions le pied dans le tunnel du métro quand l’allumette s’éteignit. Mais Énée et moi avions eu le temps de voir ce qui s’étendait devant nous. Des ossements. Des ossements humains. Des crânes et des os soigneusement empilés sur près de deux mètres de haut de chaque côté d’un étroit passage ménagé entre les rails rouillés. De grands entassements d’os longs dont la cavité alvéolaire était tournée vers l’extérieur, et des crânes disposés avec soin à un mètre d’intervalle ou en motifs géométriques dans les murs noueux faits d’ossements humains. Le père de Soya frotta une autre allumette et s’avança à grands pas entre les parois de ces restes réduits à l’état de squelette. Le souffle d’air de son mouvement fit vaciller la minuscule flamme qu’il tenait en l’air. — Après la Guerre des Sept Nations, au début du XXIe siècle, dit-il, accordant à sa voix un volume normal, les cimetières de Rome devinrent pleins à ras bord. On creusa des fosses communes dans les faubourgs de la ville et dans les grands parcs. Cela posait un problème sanitaire à cause du réchauffement du globe et de constantes inondations. Les missiles à ogives bio et chimiques, vous comprenez. Les métros cessèrent de circuler, aussi le pouvoir en place autorisa-t-il l’enlèvement des restes et leur emménagement dans l’ancien métro. Cette fois, quand l’allumette fut consumée, nous étions dans une section où les os s’entassaient sur cinq couches de haut, chacune séparée des autres par une rangée de crânes dont les fronts blancs reflétaient la lumière, mais dont les orbites aveugles restaient indifférentes à notre passage. Les murs d’os bien rangés s’étendaient de chaque côté sur, au moins, six mètres de largeur, et s’élevaient jusqu’au plafond voûté, à dix mètres au-dessus de nous. En certains endroits, s’était produite une petite avalanche d’os et de crânes, et nous dûmes nous frayer un chemin avec précaution. Nous en écrasâmes tout de même quelques-uns. Nous ne bougions pas pendant les intervalles d’obscurité, entre les allumettes, et attendions en silence. Il n’y avait pas d’autre bruit… pas de rats en fuite ni d’eau qui s’égouttait. Seule notre respiration et quelques paroles échangées à voix basse troublaient le silence. — Curieusement, dit le père de Soya quand nous eûmes parcouru deux cents mètres de plus, ils ne se sont pas inspirés des anciennes catacombes de Rome, qui s’étendent autour de nous, mais des prétendues catacombes de Paris… de vieilles carrières creusées sous la ville. Les Parisiens ont enlevé les ossements de leurs cimetières archicombles pour les déposer dans ces tunnels entre la fin du XVIIIe siècle et le milieu du XIXe. Ils ont découvert que quelques kilomètres de couloirs pouvaient facilement recevoir six millions de morts. Ah… nous y sommes… Sur notre gauche, dans un corridor d’ossements encore plus étroit, des marques de bottes dans la poussière menaient à une autre porte en acier, celle-là pas fermée à clef. Nous dûmes nous y mettre tous les trois pour l’ouvrir de force. Le prêtre nous fit descendre un autre escalier rouillé, en spirale, jusqu’à une profondeur que j’estimai à environ trente-cinq mètres sous la rue. L’allumette s’éteignit juste au moment où nous pénétrions dans un autre tunnel, bien plus ancien que la voûte du métro, dont les côtés et le plafond, pas terminés, étaient délabrés. J’avais entrevu, dans des passages latéraux, des ossements éparpillés au hasard, des crânes renversés, des bouts de vêtements pourris. — D’après le père Baggio, chuchota le prêtre, c’est ici que commencent les vraies catacombes chrétiennes. Elles remontent au Ier siècle. (Une nouvelle allumette s’enflamma. J’entendis un petit bruit émanant de la boîte, qui signifiait qu’il restait certainement très peu d’allumettes.) C’est par là, je suppose, dit le père de Soya, et il nous emmena sur sa droite. — Nous sommes sous le Vatican, maintenant ? s’enquit à mi-voix Énée quelques minutes plus tard. Je sentais son impatience. L’allumette brilla et s’éteignit. — Bientôt, bientôt, lança de Soya dans les ténèbres. Il en alluma une autre. Je n’entendis plus de bruit dans la boîte. Après environ cent cinquante mètres, le couloir se terminait en cul-de-sac. Il n’y avait là ni ossements, ni crânes, seulement des murs de pierre rugueux et un fragment de maçonnerie, au fond du tunnel. L’allumette s’éteignit. Énée toucha ma main tandis que nous attendions dans le noir. — Je regrette, dit le prêtre. Il n’y a plus d’allumettes. Je luttai contre un accès de panique. J’étais sûr d’entendre des bruits maintenant… au mieux, des pattes de rat s’enfuyant, au pire, des bottes sur les marches. — Faut-il revenir sur nos pas ? murmurai-je, en ayant l’impression de parler trop fort dans ces ténèbres absolues. — Le père Baggio disait que ces catacombes-ci, au nord, étaient autrefois reliées à celles, plus anciennes, qui se trouvent sous le Vatican, chuchota le père de Soya. Sous la basilique Saint-Pierre, pour être précis. — Eh bien, on dirait que nous ne…, commençai-je, puis je m’arrêtai. Dans les quelques secondes de lumière précédant l’extinction de l’allumette, j’avais entrevu l’aspect relativement récent du mur de briques… quelques siècles par rapport au millénaire qui s’était écoulé depuis qu’on avait taillé ceux en pierre. Je m’avançai très lentement, me dirigeant à tâtons jusqu’à ce que mes doigts rencontrent les briques et le mortier dégradé. — Ce mur a été monté rapidement, dis-je, parlant avec l’autorité que j’avais acquise en tant qu’assistant d’un paysagiste, sur les terres du Bec, bien des années auparavant. Le mortier est craquelé et certaines briques s’émiettent, dis-je tandis que mes doigts se déplaçaient rapidement. Il me faudrait un outil. Merde, je n’aurais pas dû jeter mon couteau… Énée me tendit, dans le noir, un bâton ou une branche, et je m’en servais déjà depuis quelques minutes lorsque je me rendis compte que je travaillais avec un fémur brisé. Énée et le prêtre se joignirent à moi, et nous creusâmes, armés d’os, grattant la brique froide avec nos ongles jusqu’à ce qu’ils se cassent et que nos doigts saignent. Au bout d’un certain temps, nous nous arrêtâmes pour reprendre notre souffle. Nos yeux ne s’étaient pas habitués à l’obscurité. Il n’y avait aucune lumière, en ces lieux. — La messe aura pris fin, chuchota Énée. Le ton de sa voix en faisait un événement tragique. — C’est une grand-messe, dit le prêtre. Une longue cérémonie. — Attendez ! Mes doigts avaient surpris un léger ébranlement des briques – pas de l’une d’elles ou de quelques-unes, mais de tout le pan de mur. — Reculez, fis-je d’une voix forte. Rampez jusqu’à la paroi du tunnel. Je reculai, moi aussi, mais gardai le dos droit, levai mon épaule gauche, baissai la tête et chargeai, ramassé sur moi-même, m’attendant presque à me cogner la tête contre la pierre et à me mettre KO. Je heurtai les briques avec un fort grognement et provoquai une averse de poussière et de petits débris. Les briques n’étaient pas tombées. Pourtant, je les avais senties céder. Énée et de Soya se joignirent à moi et, en une minute, nous avions repoussé les briques du centre et fait dégringoler toute la masse. De l’autre côté du passage, il y avait une infime lueur, suffisante pour nous révéler une rampe faite de gravats qui menait à un tunnel encore plus profond. Nous rampâmes à quatre pattes, trouvâmes enfin assez de place pour nous relever et traversâmes le couloir qui sentait la terre. Deux tournants de plus et nous entrions dans une catacombe taillée aussi grossièrement que l’autre, mais éclairée par une étroite bande luminescente qui courait à hauteur de ceinture, le long du mur de droite. Encore cinquante mètres de tournants et de zigzags, puis nous débouchâmes dans un tunnel plus large où des globes fluorescents modernes étaient disposés tous les cinq mètres. Ils n’étaient pas allumés, mais la vieille bande luminescente persistait toujours. — Nous sommes sous Saint-Pierre, murmura le père de Soya. Cet endroit fut redécouvert pour la première fois en 1939, quand on enterra le pape Pie XI dans une grotte qui ne doit pas être loin. On poursuivit les fouilles pendant une vingtaine d’années, puis elles furent abandonnées. On ne les a jamais rouvertes aux archéologues. Nous entrâmes dans un couloir encore plus large, assez pour que nous puissions tous trois marcher de front pour la première fois. Ici, les vieux murs de pierre ou de plâtre, portant parfois une incrustation de marbre, étaient couverts de fresques et de mosaïques des premiers siècles, et des statues brisées surplombaient des grottes où s’entassaient des ossements et des crânes. Quelqu’un avait, un jour, couvert d’une feuille de plastique de nombreuses grottes, le matériau en jaunissant s’était opacifié, rendant presque invisibles les restes mortels, mais en se penchant et en regardant de près, on pouvait distinguer des ovales pelviens et des orbites vides qui nous rendaient nos regards. Les fresques représentaient des scènes bibliques et des symboles chrétiens, des colombes portant un brin d’olivier, des femmes tirant de l’eau au puits, et le poisson omniprésent, mais elles avoisinaient des grottes plus anciennes, des urnes crématoires et des tombeaux ornés d’images préchrétiennes d’Isis et d’Apollon, de Bacchus accueillant les morts avec de grandes coupes débordant de vin, de bœufs et de boucs cabriolant, de satyres en train de danser – je remarquai aussitôt la ressemblance avec Martin Silenus et me retournai juste à temps pour saisir le regard entendu d’Énée – et d’autres êtres que le père de Soya décrivit comme des ménades, quelques scènes rurales, des perdrix alignées, un paon lissant ses plumes composées de petit morceaux de lapis-lazuli d’un bleu encore brillant qui reflétait la lumière. Regarder ces choses au travers de l’ancien plastique tacheté et du plastiglass évoqua en moi l’image d’un aquarium terrestre de la mort. Pour finir, nous arrivâmes à un mur rouge qui formait un angle droit avec un autre plus bas, d’un bleu passé, marbré, où l’on voyait encore des restes de graffitis latins. Ici, la feuille de plastique était plus neuve, plus fraîche, et le petit conteneur d’os, à l’intérieur, bien visible. Le crâne avait été déposé au sommet d’ossements bien empilés et semblait nous regarder avec un certain intérêt. Le père de Soya se mit à genoux dans la poussière, fit le signe de la croix et inclina la tête, en prière. Énée et moi, nous reculâmes et le regardâmes avec la gêne qu’éprouve l’incroyant en présence d’une foi sincère. Quand le prêtre se releva, il avait les yeux mouillés de larmes. — Si l’on en croit l’histoire de l’Église et le père Baggio, les ouvriers ont découvert ces pauvres ossements en 1949. Une analyse ultérieure montra qu’ils appartenaient à un robuste sexagénaire. Nous sommes directement sous le grand autel de la basilique Saint-Pierre, qui fut édifiée là parce qu’on croyait que l’apôtre avait été secrètement enterré juste à cet endroit. En 1968, le pape Paul VI annonça que le Vatican était certain qu’il s’agissait bien des restes du pêcheur, ce Pierre qui suivit Jésus et fut la pierre sur laquelle le Christ bâtit son Église. Nous regardâmes en silence le tas d’ossements et nous nous retournâmes vers le prêtre. — Federico, vous savez que je n’essaie pas de ruiner l’Église, dit Énée. Seulement cette aberration actuelle. — Oui, répondit le père de Soya qui, en s’essuyant rapidement les yeux, y laissa des marques boueuses. Je le sais, Énée. Il regarda autour de lui, se dirigea vers une porte et l’ouvrit. Un escalier de métal menait vers le haut. — Il va y avoir des gardes, soufflai-je. — Je ne crois pas, dit Énée. Le Vatican a passé huit cents ans dans la crainte d’une attaque venue de l’espace… d’en haut. Je ne crois pas qu’ils aient beaucoup pensé à leurs catacombes. Elle devança le prêtre et commença à gravir rapidement, mais en silence, les marches métalliques. Je me hâtai de la suivre. Je vis le père de Soya jeter un regard derrière lui, sur la grotte mal éclairée, se signer une dernière fois, et nous suivre dans notre montée vers Saint-Pierre de Rome. Dans la basilique, la lumière du jour, bien qu’adoucie par l’heure tardive et les vitraux, et celle des cierges, nous parurent aveuglantes après les catacombes. Nous étions montés par des lieux Saints souterrains, dont une chapelle commémorative consacrée au pape Caïus dont le nom était gravé dans la pierre, nous avions longé des couloirs latéraux et franchi des entrées de service, traversé le vestibule qui menait à la sacristie, défilant devant des prêtres et des enfants de chœur qui tendaient le cou, et enfin nous avions pénétré dans l’espace plein d’échos, au fond de la nef de la basilique Saint-Pierre. Ici se tenaient des douzaines de dignitaires, pas assez importants pour avoir obtenu une place dans les bancs, mais assez honorables pour pouvoir assister, au fond de l’église, à cette importante célébration. Un seul coup d’œil nous suffit pour voir que des Gardes Suisses et des membres de la sécurité étaient postés à toutes les entrées et dans toutes les pièces extérieures pourvues d’issues. Ici, au fond de la basilique, nous passerions inaperçus pour le moment, juste un prêtre et deux de ses paroissiens, qui n’étaient pas vêtus avec l’élégance requise, mais à qui l’on permettait de tendre le cou pour apercevoir le Saint-Père, en ce jeudi Saint. La messe n’était pas finie. L’air sentait l’encens et la cire des cierges. Des centaines d’évêques en robe violette et des personnages de marque s’alignaient dans les rangées de bancs luisants. À la table de communion, devant le splendide dais baroque du trône de Saint-Pierre, le pape en personne s’agenouilla pour accomplir sa tâche servile, laver les pieds des douze prêtres assis, huit hommes et quatre femmes. Un grand chœur invisible chantait : C’est par Toi seul, ô Saint-Esprit, Que nous connaissons le Père et le Fils ; Que notre foi soit ferme et jamais ne renie Que de l’un et de l’autre Tu procèdes, Que de l’un et de l’autre Tu procèdes. Gloire au Seigneur, au Père et au Fils Et au Saint-Esprit qui ne font qu’un ; Et que le Fils nous comble chacun De tous les dons que répand l’Esprit. De tous les dons que répand l’Esprit. J’hésitai alors, me demandant ce que nous faisions là, pourquoi cette bataille incessante d’Énée nous avait amenés au centre de la foi de ces gens. Je croyais à tout ce qu’elle nous enseignait, faisais grand cas de qu’elle partageait avec nous, mais trois mille ans de tradition et de foi avaient inspiré les paroles de ce beau chant et édifié les murs de ce puissant édifice. Je ne pouvais m’empêcher d’évoquer les simples plates-formes de bois, les ponts et les escaliers du Temple Suspendu dans les Airs reconstruit par Énée, solides mais dépourvus d’élégance. Qu’était-ce… qu’étions-nous… comparés à cette splendeur et à cette humilité ? Énée était une architecte en grande partie autodidacte, sauf pendant ses années d’adolescence passées sous l’autorité du cybride de H. Wright, où elle avait construit des murs de pierre dans le désert et délayé du ciment à la main. Michel-Ange avait participé à l’édification de cette basilique. La messe arrivait à sa fin. Certaines personnes debout au fond de la nef commençaient à partir en marchant sur la pointe des pieds afin de ne pas troubler les derniers instants de l’office, et ne se mettaient à bavarder que sur les marches descendant vers la place. Je vis qu’Énée murmurait quelque chose à l’oreille du père de Soya et je me penchai vers eux pour entendre, de peur de manquer une instruction essentielle. — Père, me rendrez-vous un grand service, le dernier ? demanda-t-elle. — Tout ce que vous voudrez, répondit le prêtre aux yeux tristes. — Je vous en prie, quittez la basilique maintenant. Je vous en prie, sortez tranquillement avec ces gens. Partez maintenant et perdez-vous dans Rome jusqu’au jour où nous cesserons d’être perdus. Le père de Soya, choqué, rejeta la tête en arrière, regardant Énée avec l’expression de quelqu’un qui se sent rejeté. Il se pencha à son oreille. — Demandez-moi autre chose, maître. — C’est tout ce que je demande, Père. Et je le demande avec respect et amour. Le chœur se mit à chanter une autre hymne. Par-dessus les têtes, je pus voir le Saint-Père terminer le lavement de pieds des prêtres et revenir à l’autel, sous le dais doré. Toute l’assemblée attendait, debout, les dernières prières et la bénédiction finale. Le père de Soya bénit mon amie, se retourna et quitta la basilique avec un groupe de moines dont les chapelets cliquetaient. Je regardai Énée avec assez d’intensité pour enflammer du bois, essayant de lui envoyer le message mental : NE ME DEMANDE PAS DE PARTIR ! Elle me fit signe d’approcher et me chuchota à l’oreille : — Fais une dernière chose pour moi, Raul, mon amour. Je faillis crier : « Non, bon Dieu de merde ! » de toute la puissance de mes poumons, dans la nef sonore de la basilique Saint-Pierre, pendant les instants les plus sacrés de la grand-messe du jeudi Saint. Je me contentai d’attendre. Énée fouilla dans les poches de sa veste et en tira un petit flacon. Le liquide qu’il contenait était clair, mais semblait plus lourd que l’eau. — Tu veux bien boire ça ? susurra-t-elle, et elle me tendit le flacon. Je pensai à Roméo et Juliette, à César et Cléopâtre, à Abélard et Héloïse, à George Wu et Howard Sung. À tous les amants maudits. Le suicide par le poison. Je bus la potion d’une seule goulée, mis le flacon vide dans la poche de poitrine de ma chemise, m’attendant à ce qu’Énée sorte et boive une potion similaire. Elle ne le fit pas. — Qu’est-ce que c’était ? balbutiai-je sans craindre la réponse. Énée regardait les derniers instants de la messe. Elle se pencha plus près pour murmurer : — Un antidote au médicament anticonceptionnel que tu as pris quand tu es devenu Garde National. Je faillis hurler : Merde alors !!??!! plus fort que les dernières paroles du Saint-Père. Tu t’occupes de planning famille MAINTENANT ?? T’es devenue complètement CINGLÉE ??? Elle se pencha, son souffle chaud sur ma joue, et glissa à mon oreille : — Dieu merci, je le portais depuis deux jours et j’ai failli l’oublier. Ne t’inquiète pas, cela n’agira pas avant trois semaines. Et tu ne tireras plus jamais à blanc. Je clignais des yeux. Était-ce un blasphème volontairement émis dans la basilique Saint-Pierre ou juste une extraordinaire faute de goût ? Puis mes pensées changèrent de régime… C’est une merveilleuse nouvelle… quoi qu’il puisse arriver, Énée envisage un avenir pour nous… pour elle-même… elle veut avoir un enfant avec moi. Mais, et son premier, alors ? Et pourquoi est-ce que je suppose qu’elle fait cela pour qu’elle et moi puissions… pourquoi voudrait-elle… peut-être que c’est son cadeau d’adieu… pourquoi voudrait-elle… pourquoi… — Embrasse-moi, Raul, chuchota-t-elle, assez fort pour qu’une vieille religieuse, devant nous, se retourne avec une expression sévère. Je ne la questionnai pas. Je l’embrassai. Ses lèvres étaient douces et un peu mouillées, juste comme la première fois que nous nous étions embrassés, au bord du Mississippi, dans un endroit appelé Hannibal. Le baiser parut durer une éternité. Elle me caressa la nuque de ses doigts froids avant que nos lèvres se séparent. Le pape vint se mettre le dos à l’abside ; il se tourna vers les deux bras du transept, puis vers la courte nef, et finalement vers la nef longitudinale, pour nous accorder sa bénédiction finale. Énée se dirigea vers l’aile principale, en poussant gentiment les gens jusqu’à ce qu’elle soit sortie de notre rang, puis marcha à grands pas vers l’autel. « Lénar Hoyt ! » cria-t-elle, et sa voix se répercuta sur le dôme, à cent mètres au-dessus de nos têtes. Il y avait plus de cent cinquante mètres entre l’endroit où nous étions restés debout et celui où le pape interrompait maintenant sa bénédiction, et je savais qu’Énée n’avait aucune chance de franchir cette distance avant d’être interceptée, mais je me précipitai pour la rattraper. « Lénar Hoyt ! » cria-t-elle de nouveau, et des centaines de têtes se tournèrent vers elle. Je perçus un mouvement dans les ombres cintrées, de chaque côté de la nef : la Garde Suisse entrait en action. — Lénar Hoyt, je suis Énée, la fille de Brawne Lamia qui fit le pèlerinage avec vous sur Hypérion pour affronter le gritche. Je suis la fille du cybride John Keats que vos patrons du Centre ont tué deux fois ! Le pape restait comme pétrifié, un doigt osseux levé pour la bénédiction maintenant pointé vers elle, tremblant comme s’il était pris de paralysie agitante. Son autre main s’agrippa à ses vêtements au niveau de sa poitrine. Sa mitre trembla lorsque sa tête s’agita plusieurs fois d’avant en arrière. — Vous ! dit-il d’une voix haut perchée et ténue. L’abomination ! — C’est vous l’abomination, lança Énée, qui courait maintenant, se débarrassant à coups d’épaules des silhouettes en robes noires qui sortaient des bancs pour l’attraper. J’arrachai deux hommes de son dos et elle continua à courir. Je sautai par-dessus une silhouette qui se précipitait vers elle et trottai à côté d’Énée, surveillant les Gardes Suisses qui traversaient la foule en bousculant les gens, leurs piques à énergies levées, mais hésitant à tirer alors que tant de dignitaires du Vatican et du Mercantiles se trouvaient dans leur ligne de feu. Je savais qu’ils n’hésiteraient plus si elle approchait à moins de dix mètres du pape. — C’est vous, l’abomination, cria-t-elle de nouveau, courant vite maintenant, esquivant les mains et les bras qui se tendaient pour la saisir. Vous êtes le Judas de l’Église catholique, Lénar Hoyt, vous vendez son histoire sacrée au… Un homme costaud, en uniforme d’amiral de la Flotte de la Pax, tira du fourreau son épée de cérémonie et tenta de trancher le cou de ma bien-aimée. Elle baissa la tête. Je bloquai le bras de l’amiral, le cassai, éloignai l’épée d’un coup de pied et rejetai l’homme qui glissa sur la moitié du rang, au milieu de ses subordonnés. Le colonel Kassad disait que depuis qu’il avait appris le langage des vivants, il ressentait la douleur qu’il administrait aux autres. Je vécus cela, alors, je sentis se déchirer les muscles et les nerfs, se briser les os, de mon avant-bras, puis la collision que subit tout mon corps, lorsque l’amiral heurta ses hommes. Mais quand je regardai mon bras, il était intact, la seule pénalité était la douleur. La douleur, je m’en moquais. Un cordon de prêtres, de moines et d’évêques se forma entre Énée et le pape. Je vis le pontife serrer plus fort sa poitrine et tomber, mais plusieurs diacres qui l’entouraient, le rattrapèrent et l’emportèrent sous le dais du trône de Bernin. Des Gardes Suisses se précipitèrent et formèrent de leurs corps et de leurs piques une barrière qui s’opposa à Énée. D’autres vinrent se mettre derrière nous, en repoussant brutalement les spectateurs à coups de piques. La sécurité de la Pax, en armure noire et ceintures de vol à répulseur, prit son vol à dix mètres au-dessus de l’assemblée des fidèles. Les points de visée des lasers dansaient sur le visage et la poitrine d’Énée. Je m’interposai entre elles et les décharges d’énergie, les nuées de fléchettes, qui n’allaient pas tarder. Le rayon laser m’aveugla l’œil droit lorsque son point de visée passa devant. J’écartai les bras et beuglai quelque chose… un défi peut-être… une bravade, sûrement. Un énorme cardinal cria d’une voix de basse qui gronda comme la voix de Dieu : — Non ! Ne les tuez pas ! Un Garde Suisse se précipita sur Énée, la pique levée pour l’assommer d’un coup sur la tête. Elle se jeta par terre, glissa sur les dalles, et le heurta au niveau des genoux, l’envoyant vers moi, bras et jambes écartés. Je lui donnai un coup sur la tête et me retournai pour arracher la pique des mains d’un autre en le rejetant dans la foule, et menaçai de mon arme cinq gardes qui se précipitaient vers nous. Ils s’écartèrent. Un soldat de la sécurité tira, en plein vol, deux fléchettes qui se fichèrent dans mon épaule gauche. Je présumai qu’elles étaient anesthésiantes, mais les arrachai et les jetai vers la silhouette volante. Je ne sentais rien. Deux gardes, un homme de haute taille et une femme plus grande et plus forte, me saisirent les bras. Je les soulevai et cognai leurs crânes l’un contre l’autre, puis les laissai tomber sur les dalles. Énée ! Elle s’était relevée et se libérait d’un garde, mais deux formes en armures noires lui bloquaient la route. L’assemblée criait. L’orgue de la grande basilique hurla soudain comme une femme en gésine. Un homme de la sécurité tira sur Énée à cinq mètres de distance. Elle pivota sur ses talons. Une femme en armure noire la fit tomber d’un coup sur la tête, l’enjamba et lui bloqua les bras derrière le dos. D’un coup de mon avant-bras, j’envoyai la salope de la Pax valdinguer à cinq mètres. Un garde m’enfonça le manche de sa pique dans le ventre. Un volant de la sécurité me tira dessus avec un étourdisseur neural. Cette arme est censée agir instantanément, mais j’eus le temps de prendre à la gorge le garde le plus proche avant qu’ils ne m’étourdissent de nouveau, puis une troisième fois. Des spasmes convulsèrent mon corps, je tombai et pissai dans ma culotte lorsque toutes les fonctions volontaires cessèrent, ma dernière sensation consciente fut le flot froid d’urine coulant dans les jambes de mon pantalon jusque sur le dallage parfait de la basilique Saint-Pierre. Je ne fus pas vraiment conscient des douzaines de corps lourds qui atterrirent sur mon dos, m’immobilisèrent les bras, et me tirèrent hors de la basilique. Je n’entendis pas vraiment, ni ne sentis mon front heurter bruyamment le sol, ou ma peau se fendre du sourcil à la naissance des cheveux. Dans les trois ou quatre dernières secondes de semi-conscience, je vis des pieds noirs, des bottes de combat, un casque de Garde Suisse, et d’autres pieds. Je savais qu’Énée était tombée à ma gauche, mais je ne pus tourner la tête pour la regarder une dernière fois. On m’emmena en me tirant par les pieds ; je laissais derrière moi une traînée de sang, d’urine et de salive. Mais cela ne me concernait plus. Ainsi se termine mon histoire. Je fus conscient, mais maintenu dans une immobilisation neurale, durant mon « procès », dix minutes devant des juges en robe noire du Saint-Office. Ils me condamnèrent à mort. Aucun être humain ne souillerait son âme en m’exécutant ; je fus transféré dans une boîte à chat de Schrödinger en orbite autour du monde labyrinthique en quarantaine d’Armaghast. Les lois immuables de la physique et la probabilité quantique exécuteraient la sentence. Dès que le procès prit fin, on m’expédia vers le système d’Armaghast à bord d’un vaisseau-torche robot, à propulsion Hawking et gravité élevée… deux mois de déficit de temps. Où que fût Énée, quoi qu’il lui fût arrivé, j’étais en retard de deux mois pour lui venir en aide quand je me réveillai, juste au moment où ils finissaient de sceller la coque de ma prison, faite d’énergie vitrifiée. Pendant des jours non comptés… peut-être des mois, je devins fou. Puis, pendant d’autres jours non comptés, certainement des mois, je me servis du scripteur, qu’on avait mis dans ma minuscule cellule en forme d’œuf, pour raconter cette odyssée. Ils devaient savoir que le scripteur constituerait un châtiment supplémentaire ; qu’en attendant de mourir, j’écrirais mon histoire sur les quelques pages de microvélin, recyclé tel le serpent qui dévore sa propre queue, en sachant que personne n’aurait jamais accès au récit gravé dans les circuits de la mémoire. J’ai dit, au début de ce récit, que vous, mon impossible lecteur, étiez en train de le lire pour une mauvaise raison. J’ai dit, au début que si vous lisiez ceci pour découvrir la destinée d’Énée, ou la mienne, vous aviez, entre les mains, le mauvais document. Je n’étais pas avec elle quand le destin d’Énée s’accomplit, et le mien est plus proche de son dernier acte que lorsque j’ai commencé à écrire ces mots : Je n’étais pas avec elle. Je n’étais pas avec elle, Ô Jésus, Dieu de Moïse, Allah, cher Bouddha, Zeus, Muir, Elvis, Christ… si l’un de vous existe ou a jamais existé, ou retient un lambeau d’existence dans ses mains grises et mortes… je vous en prie, laissez-moi mourir maintenant. Maintenant. Que la particule soit détectée et que le gaz soit relâché. Maintenant. Je n’étais pas avec elle. 31 Je vous ai menti. J’ai dit, au début de ce récit, que je n’étais pas avec elle quand le destin d’Énée s’accomplit, ce qui sous-entendait que j’ignorais quel avait été ce destin ; et je l’ai répété, il y a quelques périodes de sommeil, quand je scriptais ce qui, j’en étais certain, devait être le dernier épisode de cette même narration. Mais j’ai menti par omission, comme dirait un prêtre de l’Église. J’ai menti parce que je n’avais pas envie d’en parler, de le revivre, d’y croire. Mais je sais maintenant que je dois faire tout cela. Je l’ai revécu à chaque heure de mon incarcération dans cette boîte à chat de Schrödinger qu’est ma prison. J’y ai cru depuis que j’en ai partagé l’expérience avec mon amie chérie, mon Énée bien-aimée. Je savais, avant qu’ils m’expédient hors du système de Pacem, ce qu’avait été le destin de ma chère femme. Y ayant cru, l’ayant revécu, je dois à la véracité de ce récit et au souvenir de mon aimée d’en parler et de le décrire. Tout cela m’a été révélé pendant que j’étais drogué et docile, attaché dans un réservoir à g élevé, à bord de la navette-robot, une heure après mon procès de dix minutes devant l’Inquisition sur un astéroïde de la Pax, à dix minutes-lumière de Pacem. J’ai su dès que j’ai entendu et senti et vu ces choses qu’elles étaient réelles, qu’elles arrivaient au moment où je les partageais, et que seuls mon degré d’intimité avec Énée et mes lents progrès dans l’apprentissage du langage des vivants me permettaient une participation aussi forte. Quand ce fut fini, je me mis à hurler dans mon réservoir, j’arrachai les ombilicaux des équipements de survie et donnai de grands coups de tête et de poing dans la cloison, jusqu’à ce que mon sang tournoie dans le réservoir plein d’eau. J’essayai d’arracher le masque à osmose qui recouvrait mon visage comme un parasite suçant ma respiration, mais il ne voulut pas se déchirer. Pendant trois heures pleines, je criai et protestai en me frappant moi-même, dans un état de semi-conscience, revivant un millier de fois les instants partagés avec Énée et hurlant de souffrance un millier de fois, puis le vaisseau robot m’injecta des somnifères par les ombilicaux semblables à des sangsues, le réservoir en g-élevé se vida et je perdis conscience en fugue cryogénique tandis que le vaisseau-torche atteignait le point de translation qui lui permit de sauter jusqu’au voisinage du système d’Armaghast. Je me réveillai dans la boîte à chat de Schrödinger. Le vaisseau-robot m’avait embarqué dans le satellite d’énergie vitrifiée et lancé sans intervention humaine. Durant quelques instants, je restai désorienté, croyant que les moments partagés avec Énée avaient été un cauchemar. Puis la réalité de ces faits resurgit et je recommençai à hurler. Je crois que je ne retrouvai pas la raison avant plusieurs mois. Voici ce qui me rendit fou. On avait aussi sorti Énée, ensanglantée et inconsciente, de la basilique Saint-Pierre, mais au contraire de moi, elle se réveilla le lendemain, ni droguée ni transférée. Elle reprit conscience, et je partageai ce réveil plus clairement que je ne me souvins du mien ; il fut pour moi aussi réel et distinct qu’un second ensemble d’impressions sensorielles, dans cette immense salle de pierre ronde, d’une trentaine de mètres de diamètre, dont le plafond s’élevait à cinquante mètres au-dessus de la grille qui en constituait le sol. Une vitre dépolie luisait au plafond et donnait l’impression d’être une lucarne, mais Énée devina qu’il s’agissait d’une illusion et que la pièce était profondément enfouie dans un bâtiment plus vaste. Pendant que j’étais inconscient, les médecins m’avaient lavé pour mon procès de dix minutes, mais personne n’avait touché aux blessures d’Énée : le côté gauche de son visage était douloureux, bouffi par les meurtrissures, on lui avait arraché ses vêtements et elle était nue, les lèvres enflées, l’œil gauche presque fermé… elle ne pouvait voir de cet œil qu’en faisant des efforts et la vision de son œil droit était floue à cause de la commotion cérébrale… sa poitrine, ses cuisses, ses avant-bras et son ventre étaient constellés de balafres et de contusions. Du sang coagulé avait refermé certaines de ces coupures, mais quelques-unes, suffisamment profondes, exigeaient des points de suture que personne n’avait effectués. Elles saignaient toujours. Énée était attachée dans ce qui semblait être une charpente de fer rouillé constituée de traverses de métal et accrochée au plafond par des chaînes, qui lui permettait de s’adosser et de reposer son poids contre elle, mais la gardait presque debout, les bras maintenus sur des poutrelles rouillées, astérisque de froid métal suspendu en l’air auquel ses poignets et ses chevilles étaient cruellement fixés et boulonnés. Ses orteils se trouvaient à dix centimètres au-dessus du sol grillagé. Elle pouvait bouger la tête. La pièce ronde était vide, sauf ce chevalet et deux autres objets. Une grande corbeille à papier posée à droite du fauteuil. Il y avait un sac en plastique dedans. Et près du bras droit de l’astérisque, un plateau de métal rouillé portait différents instruments : d’anciens crochets et tenailles de dentiste, des lames circulaires, des scalpels, des scies chirurgicales, un long forceps, des morceaux de fils de fer barbelés tous les trois centimètres, des cisailles à longues lames, d’autres plus courtes et dentelées, des bouteilles contenant un liquide noirâtre, des tubes de pâtes, des aiguilles, du fil épais et un marteau. La grille ronde de deux mètres et demi de diamètre qui se trouvait en dessous d’elle était encore plus inquiétante, car Énée pouvait voir au travers de minuscules flammes bleues brûlant comme des veilleuses. Une faible odeur de gaz naturel en émanait. Énée testa ses liens, ils ne cédèrent absolument pas et ses tentatives réveillèrent des élancements de douleur dans ses poignets et ses chevilles meurtris, elle appuya la tête contre la poutrelle de fer pour attendre. Ses cheveux, sur la nuque, étaient emmêlés, elle sentit une énorme bosse au sommet de sa tête et une autre presque à la base de son crâne. Elle avait mal au cœur et dut faire des efforts pour ne pas vomir. Au bout de quelques minutes, une porte dissimulée dans la pierre s’ouvrit, Radamanthe Némès entra et vint se poster au-delà de la grille, à la droite d’Énée. Une seconde Radamanthe Némès prit place à la gauche d’Énée. Deux autres Némès arrivèrent et s’installèrent un peu plus loin. Elles ne parlèrent pas. Énée ne leur parla pas. Quelques minutes plus tard, le cardinal John Domenico Mustafa apparut, son image holographique miroitante se solidifia juste devant Énée. L’illusion de sa présence physique était parfaite, sauf que le cardinal devait être assis dans un fauteuil qui n’était pas représenté dans l’hologramme, se qui donnait l’impression qu’il flottait dans l’air. Mustafa semblait plus jeune et en meilleure santé que sur T’ien Shan. Quelques secondes plus tard, il fut rejoint par l’image d’un cardinal plus massif, en robe rouge, puis par celle d’un prêtre maigre, l’air tuberculeux. Un moment après, un homme grand et beau, vêtu de gris, franchit la porte matérielle dans le mur du cachot matériel. Mustafa et l’autre cardinal demeurèrent assis dans leurs fauteuils invisibles tandis que l’holo du Monsignor et l’homme en gris présent physiquement restaient debout derrière eux, comme des domestiques. — Madame, dit le grand inquisiteur, permettez-moi de vous présenter le secrétaire d’État du Vatican, Son Éminence le cardinal Lourdusamy, son assistant Monsignor Lucas Oddi et notre estimé conseiller Albedo. — Où suis-je ? demanda Énée. Elle dut répéter la phrase, tant ses lèvres étaient enflées et sa mâchoire meurtrie. Le grand inquisiteur sourit. — Pour le moment, nous répondrons à toutes vos questions, ma chère. Puis vous répondrez aux nôtres. Je m’en porte garant. Vous êtes dans le plus profond… euh… dans la plus profonde salle d’entretien… du Château Saint-Ange, sur la rive droite du Tibre, près du Ponte Sant’Angelo, au voisinage du Vatican, toujours sur le monde de Pacem. — Où est Raul ? — Raul ? Oh, vous voulez dire votre garde du corps quelque peu incompétent. En ce moment, je crois que sa propre entrevue avec le Saint-Office est terminée, il se trouve à bord d’un vaisseau qui se prépare à quitter notre beau système. Est-il important à vos yeux, ma chère ? Nous pourrions nous arranger pour le ramener au Château Saint-Ange. — Il ne compte pas pour moi, murmura Énée. Après ma première seconde de chagrin et d’angoisse, je sentis ses pensées sous-jacentes… inquiétude pour moi, terreur pour moi, espoir qu’ils ne m’utiliseraient pas pour la contraindre à répondre. — C’est comme vous voulez, dit le cardinal Mustafa. C’est vous que nous désirons interroger aujourd’hui. Comment vous sentez-vous ? Énée le contempla de son bon œil. — Bon, on ne peut pas espérer s’attaquer au Saint-Père, dans la basilique Saint-Pierre, et s’en tirer impunément. Énée marmonna quelque chose. — Pardon, ma chère ? Nous n’avons pas bien entendu. Mustafa souriait un peu, expression malicieuse et mauvaise, pleine de suffisance, d’un crapaud. — Je… n’ai… pas… attaqué… le… pape. — Si vous insistez, madame… mais vos intentions ne semblaient pas amicales. Qu’aviez-vous l’intention de faire, lorsque vous avez descendu en courant l’allée centrale, en direction du Saint-Père ? — L’avertir. Une partie de son esprit évaluait ses blessures tandis qu’elle écoutait le bavardage du grand inquisiteur : de sérieuses meurtrissures, mais rien de cassé, l’estafilade de l’épée, sur sa cuisse, nécessitait des points de suture, ainsi que la balafre, en haut de sa poitrine. Mais quelque chose n’allait pas dans son système… une hémorragie interne ? Elle ne le pensait pas. On lui avait administré un produit par injection. — L’avertir de quoi ? demanda le cardinal Mustafa d’un ton mielleux. Énée bougea la tête pour regarder, de son bon œil, le cardinal Lourdusamy, puis le conseiller Albedo. Elle ne dit rien. — L’avertir de quoi ? insista le cardinal Mustafa. Comme Énée ne réagissait pas, le grand inquisiteur fit un signe de tête au clone de Némès le plus proche. La femme pâle marcha lentement jusqu’au fauteuil d’Énée, s’empara du plus petit des deux ciseaux, parut changer d’avis, reposa l’instrument sur le plateau, se rapprocha, mit un genou sur la grille, près du bras droit d’Énée, se pencha sur le petit doigt de mon aimée, et l’arracha d’un coup de dent. Némès sourit, se releva et cracha le doigt saignant dans la corbeille à papier. Énée cria de surprise et de douleur, et se pâma à demi sur l’appuie-tête. Némès fit sortir de la pâte coagulante du tube et l’étala sur le moignon du petit doigt d’Énée. Le holo du cardinal Mustafa prit un air triste. — Nous n’avons aucun désir d’administrer de la douleur, ma chère, mais nous n’hésiterons pas à le faire. Il faut répondre rapidement et franchement à nos questions, ou d’autres parties de votre corps finiront dans la corbeille. Votre langue sera la dernière à y aller. Énée lutta contre la nausée. La douleur de sa main mutilée était inimaginable… à dix minutes-lumière de là, je hurlai du choc en retour. — J’allais avertir le pape… de… votre coup d’État, dit Énée haletante en regardant toujours Lourdusamy et Albedo. De sa crise cardiaque. Le cardinal Mustafa cligna des yeux de surprise. — Vous êtes vraiment une sorcière, fit-il d’une voix douce. — Et vous un salaud et un traître, rétorqua Énée d’une voix forte et claire. Vous l’êtes tous. Vous avez vendu votre Église. Maintenant vous vendez votre marionnette, Lénar Hoyt. — Ah ? s’esclaffa le cardinal Lourdusamy. (Il semblait un peu amusé.) Comment faisons-nous cela, enfant ? Énée désigna le conseiller Albedo d’un brusque mouvement de tête. — Le Centre contrôle la vie et la mort de tous les hommes par l’entremise du cruciforme. Les gens meurent quand le Centre le veut… les réseaux neuraux, lorsqu’ils meurent, sont plus créatifs que les vivants. Vous allez tuer le pape de nouveau, mais cette fois, sa résurrection échouera, n’est-ce pas ? — Vous êtes très perspicace, ma chère, gronda le cardinal Lourdusamy. (Il haussa les épaules.) Peut-être est-ce le moment d’avoir un nouveau pontife. Il leva les mains et un cinquième hologramme apparut derrière eux dans la pièce : le pape Urbain XVI couché dans un lit d’hôpital, plongé dans le coma, entouré de religieuses soignantes, de médecins humains et d’appareils médicaux qui planaient au-dessus de lui. Lourdusamy agita de nouveau sa main rondelette et l’image disparut. — Vous voulez devenir pape ? dit Énée, et elle ferma les yeux. Des taches rouges dansaient dans son champ de vision. Quand elle rouvrit les yeux, Lourdusamy haussait les épaules d’un petit air modeste. — Ça suffit comme ça, fulmina le conseiller Albedo. (Il traversa les holos des cardinaux assis et s’arrêta au bord de la grille, devant Énée.) Qu’avez-vous fait pour manipuler le milieu distrans ? Comment faites-vous pour vous distranslater sans portail ? Énée regarda le représentant du Centre. — Cela vous épouvante, n’est-ce-pas, conseiller ? Comme les cardinaux qui ont trop peur pour venir ici en personne. L’homme gris montra des dents parfaites. — Pas du tout, Énée. Mais vous avez la capacité de vous distranslater sans portail, avec ceux qui sont près de vous. Son Éminence le cardinal Lourdusamy et le cardinal Mustafa, ainsi que Monsignor Oddi, n’ont pas envie de disparaître subitement de Pacem avec vous. Quant à moi… je serais ravi si vous nous distranslatiez ailleurs. (Il attendit. Énée ne dit rien. Elle ne bougea pas. Le conseiller Albedo sourit de nouveau.) Nous savons que vous êtes la seule qui ait appris comment faire ce type de distranslation, fit-il d’une voix douce. Aucun de vos prétendus disciples n’est sur le point d’en apprendre la technique. Mais en quoi consiste-t-elle, cette technique ? La seule manière que nous ayons trouvée d’utiliser le Vide pour se distranslater, c’est de maintenir ouvertes des fissures permanentes dans ce milieu… et cela consomme beaucoup trop d’énergie. — Et ils ne vous permettent plus de le faire, murmura Énée, clignant des yeux pour chasser les points rouges, afin de croiser le regard de l’homme gris. La douleur, dans sa main, s’élevait et retombait comme une longue houle sur une mer agitée. Le sourcil du conseiller Albedo se souleva imperceptiblement. — Ils ne nous permettent plus ? Qui ça, ils, enfant ? Décrivez-nous vos maîtres. — Ce ne sont pas mes maîtres, murmura Énée. (Elle dut se concentrer afin de réprimer le vertige qui s’emparait d’elle.) Les Lions, les Tigres et les Ours, chuchota-t-elle. — Plus de paroles ambiguës, gronda Lourdusamy. L’homme gras fit un signe de tête au second clone de Némès qui s’avança vers le plateau, prit la paire de tenailles rouillées, vint s’emparer de la main gauche d’Énée, la tient par le poignet et arracha tous les ongles de ma bien-aimée. Énée hurla, s’évanouit un moment, se réveilla, essaya de tourner la tête à temps, mais échoua, vomit sur elle et gémit doucement. — Quand on souffre, il n’y a plus de dignité, mon enfant, dit le cardinal Mustafa. Racontez-nous ce que le conseiller souhaite savoir et nous mettrons fin à cette triste comédie. On vous sortira d’ici, on soignera vos blessures, votre doigt repoussera, on vous nettoiera, on vous habillera et on vous réunira avec votre garde du corps, ou votre disciple. Ce vilain épisode sera terminé. À ce moment, bien que la tête lui tournât sous l’effet de la terrible douleur, le corps d’Énée était toujours conscient de la présence d’une substance étrangère injectée pendant qu’elle était inconsciente, quelques heures plus tôt. Ses cellules la reconnurent. Du poison. Un poison sûr, lent, mortel, pour lequel il n’y avait aucun antidote… il ferait son effet dans vingt-quatre heures, et rien ne pourrait l’empêcher. Elle comprit alors ce qu’ils voulaient qu’elle fasse, et pourquoi. Énée avait toujours été en relation avec le Centre, même avant sa naissance, par l’entremise de la Boucle de Schrön présente dans le crâne de sa mère qui la reliait à la persona cybride de son père. Cette boucle lui permettait d’entrer directement en contact avec les datasphères primordiales, et elle le fit maintenant… sentit la solide batterie de machines exotiques du Centre qui tapissaient cette cellule souterraine, des instruments dans des instruments, des senseurs qui dépassaient la compréhension humaine ou la description, des appareils qui travaillaient dans les quatre dimensions et plus, et attendaient, reniflaient, attendaient. Les cardinaux, le conseiller Albedo et le Centre voulaient qu’elle s’échappe. Tout était basé sur sa translation hors de cette situation intolérable : d’où le holodrame vulgaire de la torture, l’absurdité mélodramatique de ce cachot du Château Saint-Ange et de l’Inquisition impitoyable et cruelle. Ils allaient lui faire mal jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus le supporter et quand elle se translaterait, les instruments du Centre mesureraient tout, à un milliardième de nanoseconde, analyseraient son utilisation du Vide, et trouveraient le moyen de la copier. Pour finir, le Centre aurait de nouveau des distrans, non comme de grossiers trous de ver ou à la manière de la propulsion Gédéon, mais des distrans instantanés, élégants et éternellement à lui. Énée ne tint pas compte du grand inquisiteur, passa la langue sur ses lèvres sèches, crevassées, et dit distinctement au conseiller Albedo : — Je sais où vous vivez. La bouche du bel homme gris se contracta. — Que voulez-vous dire ? — Je sais où est le Centre, où sont les éléments physiques du Centre. Albedo sourit, mais Énée vit le bref coup d’œil qu’il jeta sur les deux cardinaux et le prêtre. — C’est absurde, dit-il. Aucun être humain n’a jamais connu la localisation du Centre. — Au début, tenta d’expliquer Énée, d’une voix qui n’était que légèrement empâtée par la douleur, le Centre était une entité transitoire, flottant dans la rudimentaire infosphère de l’Ancienne Terre, connue sous le nom d’Internet. Puis, même avant l’Hégire, vous avez emménagé vos mémoires à bulle, vos serveurs, votre connexion de mémoires à tores magnétiques, dans un groupe d’astéroïdes en orbite longue autour du soleil, loin de l’Ancienne Terre que vous aviez prévu de détruire… — Faites-la taire, dit Albedo d’un ton brusque en se retournant vers Lourdusamy, Mustafa et Oddi. Elle essaie de nous distraire de notre interrogatoire. Ce qu’elle raconte n’est pas important. L’expression des holos de Mustafa, de Lourdusamy et d’Oddi suggéraient une autre estimation de ces propos. — Pendant l’Hégémonie, continua Énée, la paupière de son bon œil battant à cause des efforts qu’elle devait faire pour concentrer son attention et garder le contrôle de sa voix dans les longues et lentes vagues de la douleur, le Centre décida qu’il était prudent de diversifier ses composants physiques, il enfouit profondément les matrices des mémoires à bulle dans les neuf mondes labyrinthiques, dissimula les serveurs du canal large dans les complexes industriels qui tournaient en orbite autour de Tau Ceti Central, il fit voyager ses entités personnelles du Centre dans les canaux du distrans, et entrelaça la mégasphère qui reliait tout cela aux déchirures que le distrans provoquait dans le Vide qui Lie. Albedo croisa les bras. — Vous êtes folle. — Mais après la Chute, poursuivit Énée, en gardant sa bonne paupière ouverte et en défiant l’homme gris de son regard fixe, le Centre fut bien ennuyé. L’attaque de Meina Gladstone contre le milieu distrans vous donna à réfléchir, même si le dommage causé à la mégasphère était réparable. Vous avez alors décidé de vous diversifier encore plus. De miniaturiser vos personas, de miniaturiser les mémoires essentielles du Centre et de parasiter les réseaux neuraux humains d’une manière plus directe… Albedo lui tourna le dos et fit signe à la Némès la plus proche. — Elle délire. Couds-lui les lèvres. — Non ! ordonna le cardinal Lourdusamy. (Les yeux de l’homme gras étaient brillants et attentifs.) Ne la touchez pas jusqu’à ce que je vous l’ordonne. La Némès qui se tenait à la droite d’Énée avait déjà pris une aiguille et une bobine de gros fil. La femelle au visage pâle s’arrêta et regarda Albedo, attendant ses instructions. — Attends, dit le conseiller. — Vous vouliez que votre parasitisme neural soit encore plus direct, fit Énée. Aussi les milliards d’entités du Centre s’entourèrent d’une matrice en forme de cruciforme et s’attachèrent directement à vos hôtes humains. Chacune de vos individualités possède son propre hôte humain dans lequel elle vit et qu’elle détruit à volonté. Vous restez en contact par les anciennes infosphères et les nouveaux centres nodaux de la mégasphère à propulsion-Gédéon, mais cela vous plaît de résider à proximité de votre source de nourriture… Albedo rejeta la tête en arrière et rit, montrant des dents parfaites. Il ouvrit les bras et se retourna vers les trois holos humains. — C’est un merveilleux divertissement, dit-il, ricanant toujours. Vous avez arrangé tout cela pour l’interroger (d’une chiquenaude de ses ongles manucurés, il montra le cachot, la lucarne, les traverses sur lesquelles Énée était attachée) et la fille finit par se jouer de vous. Pures inepties. Mais merveilleusement distrayantes. Mustafa, Lourdusamy et Oddi regardèrent plus attentivement le conseiller Albedo, mais leurs doigts holographiques touchaient leurs poitrines holographiques. L’image en robe rouge de Lourdusamy se leva de son fauteuil invisible et s’avança jusqu’au bord de la grille. L’illusion était si parfaite qu’Énée entendit le léger bruit que faisait la croix pectorale pendillant à son cordon de soie rouge ; il était tressé avec un fil d’or et se terminait par une grosse touffe rouge et or. Énée se concentra sur la croix qui se balançait et sur son cordon de soie pour ne pas prêter attention à la douleur atroce de ses mains mutilées. Elle sentait le poison se répandre tranquillement dans ses membres et son torse, tels les tumeurs et les nématodes d’un cruciforme en train de grandir. Elle sourit. Quoi qu’ils lui aient fait, les cellules de son corps et de son sang n’accepteraient jamais le cruciforme. — C’est intéressant, mais sans rapport avec la question qui vous est posée, mon enfant, murmura le cardinal Lourdusamy. Et ceci (ses doigts courts et gras désignèrent ses blessures et sa nudité comme si cela le dégoûtait) est fort déplaisant. (Il se pencha plus près et ses petits yeux de cochon intelligents la sondèrent.) Et absolument pas nécessaire. Dites au conseiller ce qu’il souhaite savoir. Énée leva la tête pour plonger le regard dans les yeux de l’homme grand et gros. — Comment se translater sans distrans ? Le cardinal Lourdusamy passa la langue sur ses lèvres minces. — Oui, oui. Énée sourit. — C’est simple, Votre Éminence. Tout ce que vous avez à faire, c’est suivre quelques cours, apprendre… le langage des morts, celui des vivants, apprendre à entendre la musique des sphères… puis communier à mon sang ou au sang de l’un de mes disciples qui ont bu le vin. Lourdusamy recula comme s’il avait été giflé. Il leva sa croix pectorale et la brandit devant lui comme un bouclier. — Blasphème ! beugla-t-il. Jesus Christus est primogenitus mortuorum ; ipsi gloria et imperium in saecula saeculorum ! — Jésus-Christ est le premier né d’entre les morts, dit doucement Énée, la lumière réfléchie par la croix aveuglant son bon œil. Et vous devez lui rendre gloire. Et reconnaître sa domination, si vous choisissez de le faire. Mais il n’a jamais voulu que les êtres humains revivent après la mort comme des souris de laboratoire soumises au caprice de machines pensantes… — Némès ! dit sèchement le conseiller Albedo, et cette fois il n’y eut pas de contre-ordre. La Némès, qui était près du mur, s’avança vers la grille, étendit des ongles de cinq centimètres et déchira les joues d’Énée de chaque œil jusqu’à la mâchoire, tranchant les muscles et exposant à la dure lumière les pommettes de mon amie chérie. Énée poussa un long et terrible soupir, et s’effondra contre la poutrelle. Némès se pencha plus près et montra ses petites dents pointues en un large sourire. Son souffle sentait la charogne. — Arrachez-lui le nez et les paupières, dit Albedo. Lentement. — Non ! cria Mustafa, qui sauta sur ses pieds, se précipita et tenta d’arrêter Némès. Ses mains holographiques passèrent au travers de la chair trop dense de la créature. — Un moment, ordonna le conseiller Albedo en levant un doigt. Némès s’arrêta, la bouche ouverte, au-dessus des yeux d’Énée. — C’est monstrueux, dit le grand inquisiteur. Comme la manière dont vous m’avez traité. Albedo haussa les épaules. — Il a été décidé que vous aviez besoin d’une leçon, Votre Éminence. Mustafa tremblait d’indignation. — Vous croyez vraiment que vous êtes nos maîtres ? Le conseiller Albedo soupira. — Nous avons toujours été vos maîtres. Votre chair pourrissante, vos cerveaux de chimpanzés… de primates baragouineurs qui se putréfient, en route vers la mort, dès la naissance. Votre seul rôle dans l’univers était celui d’accoucheur d’une forme plus élevée de conscience. Une forme de vie vraiment immortelle. — Le Centre…, dit le cardinal Mustafa avec un profond dédain. — Écartez-vous, ordonna le conseiller Albedo. Ou bien… — Ou bien quoi ? (Le grand inquisiteur rit.) Ou bien vous me torturerez comme vous torturez cette femme induite en erreur ? Ou bien vous me ferez de nouveau battre à mort par votre monstre ? (Mustafa fit passer son bras au travers du torse tendu de Némès, puis de la forme dure d’Albedo. Le grand inquisiteur rit et se tourna vers Énée.) N’importe comment, vous mourrez, enfant. Dites à cette créature dépourvue d’âme ce qu’il a besoin de savoir et nous mettrons fin à vos souffrances en quelques secondes sans aucun… — Silence ! cria Albedo, et il leva la main, telle une serre recourbée. L’hologramme du cardinal Mustafa hurla, porta les mains à sa poitrine, tomba en travers de l’une des jambes de Némès, traversa la grille en passant par les pieds ensanglantés d’Énée et la poutrelle de fer, cria de nouveau et disparut. Le cardinal Lourdusamy et Monsignor Oddi regardaient Albedo. Leurs visages étaient inexpressifs. — Conseiller, dit le secrétaire d’État d’un ton doux, plein de respect, pourrais-je l’interroger un moment ? Si nous ne réussissons pas, vous pourrez faire d’elle ce que vous voudrez. Albedo regarda froidement le cardinal, mais après une seconde, il frappa Némès sur l’épaule et la machine à tuer recula de trois pas et referma sa large bouche. Lourdusamy tendit le bras vers la main droite mutilée d’Énée comme pour la prendre. Ses doigts holographiques s’enfoncèrent dans la chair déchirée de mon amour. — Quod petis ? chuchota le cardinal. Et à dix minutes-lumière de là, criant et me tordant dans mon réservoir à g-élevé, je le compris par l’entremise d’Énée : Que cherches-tu ? — Virtutes, murmura Énée. Concede mihi virtutes, quibus indigeo, valeum impere. Noyé dans la fureur, le chagrin, et les fluides de mon réservoir à g-élevé en train de se répandre, accélérant toujours plus loin d’Énée à chaque seconde, je compris… La force. Qu’on me donne la force dont j’ai besoin pour mener ceci, ma résolution, à bonne fin. — Desiderium tuum grave est, murmura le cardinal Lourdusamy. (Ton désir est sérieux.) Quod ultra quaeris ? (Que cherches-tu d’autre ?) Énée cligna son bon œil pour en chasser le sang, afin de distinguer le visage du cardinal. — Quaero togam pacem, dit-elle doucement, d’une voix ferme. (Je cherche la paix.) Le conseiller Albedo rit de nouveau. — Votre Éminence, dit-il d’une voix sarcastique, croyez-vous que je ne comprends pas le latin ? Lourdusamy tourna les yeux vers l’homme gris. — Au contraire, conseiller, je suis sûr que vous le comprenez. Elle va bientôt craquer, vous savez. Je le lis sur son visage. Mais ce sont les flammes qu’elle craint le plus… pas l’animal auquel vous la livrez. Albedo parut sceptique. — Donnez-moi cinq minutes avec les flammes, conseiller, dit le cardinal. Si cela échoue, lâchez votre bête sur elle. — Trois minutes, corrigea Albedo en prenant place près de la Némès qui avait labouré le visage d’Énée. Lourdusamy recula de plusieurs pas. — Enfant, dit-il en parlant de nouveau l’anglais du Retz, cela va vous faire très mal, je le crains. Il remua ses mains holographiques et un jet de flamme bleu jaillit sous la grille, se transforma en une colonne qui brûla la plante nue des pieds immobilisés d’Énée. La peau grilla, noircit et se racornit. L’odeur de chair brûlée remplit la cellule. Énée hurla et tenta de se libérer des crampons. Ils demeurèrent inébranlables. La barre de fer suspendue à laquelle elle était attachée commença à rougir, faisant remonter la douleur le long de ses mollets et de ses cuisses nus. Elle sentit sa peau se cloquer là aussi. Elle cria de nouveau. Le cardinal Lourdusamy agita la main de nouveau et la flamme retomba sous la grille, devenant une veilleuse qui la regardait comme l’œil bleu d’un carnivore affamé. — C’est seulement un avant-goût de la douleur que vous allez endurer, murmura le cardinal. Et, malheureusement, quand on est gravement brûlé, la douleur persiste même après que la chair et les nerfs ont été irréparablement consumés. On dit que c’est la manière la plus douloureuse de mourir. Énée grinça des dents pour s’empêcher de crier. Le sang tombait goutte à goutte de ses joues déchirées sur ses seins pâles… ces seins que j’avais tenus et baisés, sur lesquels je m’étais endormi. Emprisonné dans ma crèche en g-élevé, à des millions de kilomètres de là, me préparant à accélérer en C+ dans l’oubli que procure la fugue, je hurlai puis rageai en silence. Albedo s’avança sur la grille et dit à mon amie chérie : — Translatez-vous loin de tout cela. Translatez-vous dans le vaisseau qui emporte Raul vers une mort certaine et libérez-le. Translatez-vous dans le vaisseau du consul. L’auto-chirurgien vous soignera. Vous vivrez pendant des années avec l’homme que vous aimez. C’est cela ou une lente et terrible mort, ici, et une mort lente et terrible pour Raul, ailleurs. Vous ne le reverrez jamais plus. Vous n’entendrez plus sa voix. Translatez-vous, Énée. Sauvez-vous pendant qu’il en est encore temps. Sauvez celui que vous aimez. Dans une minute, cet homme va brûler la chair de vos jambes et de vos bras jusqu’à ce que vos os noircissent. Mais nous ne vous laisserons pas mourir. Je lâcherai Némès pour qu’elle se nourrisse de vous. Translatez-vous, Énée. Translatez-vous maintenant. — Énée, dit le cardinal Lourdusamy, es igitur paratus ? (Es-tu prête, alors ?) — In nomme Humanitur, ego paratus sum, dit Énée en le regardant dans les yeux avec son bon œil. (Au nom de l’humanité, je suis prête.) Le cardinal Lourdusamy agita la main. Tous les jets de flammes s’élevèrent, cette fois. Le feu engloutit ma chérie et le cybride Albedo. Énée se tordit dans d’atroces souffrances lorsque la chaleur l’engloutit. — Non ! cria Albedo au milieu des flammes, et il s’éloigna de la grille, sa chair synthétique, en brûlant, se détacha de ses faux os. (Ses coûteux vêtements gris s’élevèrent vers le haut plafond en tampons d’étoffe enflammés et ses beaux traits fondirent sur sa poitrine.) Non, maudit ! cria-t-il de nouveau en tendant vers la gorge de Lourdusamy des doigts embrasés. Les mains d’Albedo traversèrent l’hologramme. Le cardinal regardait fixement le visage d’Énée au travers des flammes. Il leva la main droite. « Miserecordiam Dei… in nomine Patris, et Filia, et Spiritu Santus. » Ce furent les derniers mots qu’Énée entendit lorsque le feu se referma sur ses oreilles, sa gorge et son visage. Sa chair s’enflamma. Sa vision devint orange brillant et disparut lorsque ses yeux fondirent. Mais je sentis sa douleur durant les quelques secondes de vie qui lui restaient. Et j’entendis ses pensées comme un cri… non, comme un chuchotement dans mon esprit. Raul, je t’aime. Puis la chaleur s’accrût, la douleur augmenta, son sens de la vie, de l’amour, de sa mission, s’étendit, s’éleva au travers des flammes comme la fumée qui montait vers la lucarne invisibles du plafond, et mon Énée chérie mourut. J’éprouvai la seconde de sa mort comme une implosion de toute vue, de tout son, et de l’essence du symbole. Tout ce qui, dans l’univers, valait la peine d’aimer et de vivre disparut à cette seconde. Je ne criai plus. Je cessai de frapper les parois de mon réservoir en g-élevé. Je flottai en apesanteur, sentant le conteneur se vider, sentant les drogues et les ombilicaux de la fugue cryogénique pénétrer en moi comme des vers dans ma chair. Je ne luttai pas. Je m’en moquais. Énée était morte. Le vaisseau-torche se translata à l’état quantique. Quand je me réveillai, j’étais dans la cellule de mort de la boîte à chat de Schrödinger. Cela n’avait aucune importance. Énée était morte. 32 Il n’y avait ni pendule ni calendrier dans ma cellule. Je ne sais pas pendant combien de jours, de semaines ou de mois je suis resté dépourvu de raison. J’ai peut-être passé de nombreux jours sans dormir, ou bien j’ai dormi pendant des semaines d’affilée. C’est difficile ou impossible à dire. Mais pour finir, comme le cyanure et les lois de la probabilité quantique continuaient à m’épargner, de jour en jour, d’heure en heure, de minute en minute, je commençai ce récit. J’ignore pourquoi mes geôliers m’ont fourni un scripteur de texte et un stylet, ainsi que la possibilité d’imprimer quelques pages sur du microvélin recyclé. Peut-être y voyaient-ils la possibilité, pour l’homme condamné, d’écrire sa confession ou d’utiliser cela comme un moyen impuissant de se déchaîner contre ses juges et ses geôliers. Ou bien inciter le condamné à écrire ses péchés et ses blessures, ses joies et ses pertes de joie, constituait-il à leurs yeux une possibilité de punition supplémentaire. Et peut-être, d’une certaine manière, était-ce vrai. Mais ce fut aussi mon salut. D’abord, cela me tira de la folie et de l’autodestruction d’un chagrin et de remords incontrôlables. Puis cela préserva mes souvenirs d’Énée… me permit de tirer du bourbier l’horreur de sa mort atroce jusqu’au terrain plus ferme de nos jours passés ensemble, sa joie de vivre, sa mission, nos voyages, et son message complexe mais terriblement direct, adressé à moi et à toute l’humanité. Pour finir, cela me sauva simplement la vie. Peu après le début de mon récit, je découvris que je pouvais partager les pensées et les actions de tous les participants de notre longue odyssée et de la lutte qui avait échoué. Je savais que cela faisait partie de ce qu’Énée m’avait enseigné par la discussion et la communion, tel l’apprentissage du langage des morts et de celui des vivants. Je rencontrai encore les morts dans mon sommeil et dans mes rêves éveillés : ma mère me parlait souvent et je connus la douleur et la sagesse d’innombrables autres êtres qui avaient vécu et étaient morts longtemps auparavant, mais ce n’étaient pas ces âmes perdues qui m’obsédaient maintenant… c’étaient ceux possédant une vision parallèle à mes propres expériences, durant toutes ces années où je connus Énée. Jamais durant mon attente de la mort dans la boîte à chat de Schrödinger, je ne crus que je pouvais entendre les pensées actuelles de ceux qui vivaient hors de ma prison – je supposais que la coquille d’énergie vitrifiée de l’œuf orbital empêchait cela –, mais j’appris bientôt comment faire taire la clameur de toutes ces innombrables voix anciennes résonnant dans le Vide qui Lie, et me concentrer sur les souvenirs de ceux, morts aussi bien que vivants, qui avaient pris part à l’histoire d’Énée. Je pénétrai ainsi certaines des pensées, certains des motifs, d’humains si différents de moi qu’ils auraient pu être des créatures extraterrestres : les cardinaux Simon Augustino Lourdusamy et John Domenico Mustafa, Lénar Hoyt dans ses incarnations – le pape Jules et le pape Urbain XVI –, les négociants du Mercantilus comme Kenzo Isozaki et Anna Pelli Cognani, des prêtres et des guerriers comme le père de Soya, le sergent Gregorius, le capitaine Marget Wu, et le second Hoagan Liebler. Certains des personnages de mon histoire sont présents dans le Vide qui Lie comme des cicatrices, des trous, des vides ; les Némès sont des vides, ainsi que le conseiller Albedo et les autres entités du Centre, mais je devins capable de retracer certains mouvements, certaines actions, de ces êtres simplement par le déplacement de cette vacance dans la matrice de l’émotion sentiente qu’est le Vide, tout comme on peut voir le contour d’un homme invisible sous une forte pluie. Ainsi, en combinant cela avec les doux murmures des morts, je pus reconstituer le massacre des innocents par Radamanthe Némès sur Sol Draconi Septem, et entendre les sifflements chuintants, voir les actions mortelles, de Scylla, Gygès, Briarée et Némès sur Vitus-Gray-Balianus B. Mais si détestables et éprouvantes que fussent pour moi ces descentes dans la vacuité morale et le cauchemar mental, elles étaient compensées par le goût retrouvé de la cordialité d’amis comme Dem Loa, Dem Ria, le père Glaucus, Het Masteen, A. Bettik et tous les autres. Beaucoup de ceux qui participèrent à cette histoire, je les ai recherchés dans mes propres souvenirs… des gens merveilleux comme Lhomo Dondrub, que je vis pour la dernière fois s’envoler avec ses ailes de pure lumière, en route pour sa vaillante lutte désespérée contre les vaisseaux de guerre de la Pax, et Rachel, vivant la deuxième des nombreuses vies qu’elle était destinée à remplir d’aventures, et la royale Dorje Phagmo, et le sage petit Dalaï-Lama. De cette manière, je me servais du Vide qui Lie pour entendre ma propre voix, pour clarifier mes souvenirs au-delà de la capacité et de la clarté de la mémoire, et, en ce sens, je me suis souvent vu comme un personnage mineur de ma propre histoire, un disciple pas très intelligent, réagissant au lieu de mener, souvent incapable de poser les questions qu’il aurait dû poser, ou acceptant des réponses trop insuffisantes. Mais je vis aussi le Raul Endymion mal dégrossi de l’histoire comme un homme découvrant l’amour avec une personne qu’il avait attendue toute sa vie, et en ce sens, son empressement à suivre sans poser de question était souvent contrebalancé par sa capacité à donner sa vie, en un instant, pour son cher amour. Bien que je sache, sans le moindre doute, qu’Énée est morte, je n’ai jamais cherché sa voix dans le chœur de ceux qui parlent le langage des morts. Mais j’ai senti sa présence dans le Vide qui Lie, senti son contact dans les esprits et les cœurs de tous les gens bien qui ont traversé notre odyssée ou dont la vie fut transformée à jamais par notre longue lutte avec la Pax. Tout comme j’ai appris à réduire la clameur insensée du chœur des morts et à en extraire des voix spécifiques, j’ai compris que souvent, je visualisais ces résonances humaines dans le Vide sous la forme d’étoiles, certaines faibles mais visibles quand on savait où regarder, d’autres éclatantes comme des supernovas, d’autres encore en combinaisons binaires avec d’autres âmes antérieurement vivantes, ou fixées à jamais dans une constellation d’amour et de relation avec des individus spécifiques, d’autres, comme Mustafa, Lourdusamy et Hoyt, consumés, condamnés à l’implosion, par la terrible force gravitationnelle de leur ambition, de leur avidité ou de leur soif de pouvoir, leur rayonnement humain disparaissant presque tandis qu’ils s’effondraient dans les trous noirs de l’esprit. Mais Énée n’était pas l’une de ces étoiles. Elle était comme la lumière du soleil qui nous entourait durant la promenade que nous fîmes, par un jour chaud de printemps, dans les prairies, au-dessus de Taliesin Ouest, constante, diffuse, s’écoulant d’une unique source mais réchauffant toute chose et tout être autour d’elle, source de vie et d’énergie. Comme lorsque l’hiver vient ou que la nuit tombe, l’absence de cette lumière apporte le froid, l’obscurité, et alors nous attendons le printemps, le matin. Mais je savais qu’il n’y aurait plus de matin pour Énée, plus de résurrection pour elle et pour notre amour. Le grand pouvoir de son message, c’était que la résurrection de la Pax, mensongère, était aussi stérile que les injections de limitation des naissances exigées et administrées par la Pax. Dans un monde fini de prétendus immortels, il n’y a presque plus de place pour des enfants. L’univers de la Pax était ordonné et statique, immuable et stérile. Les enfants apportent le chaos et la pagaille, un potentiel infini d’avenir qui était un anathème pour la Pax. En pensant à cela et en réfléchissant au dernier don qu’Énée m’avait fait, l’antidote à l’implant anticonceptionnel de la Pax, je me demandais si cela avait été, à l’origine, un geste métaphorique. J’espérais qu’Énée n’avait pas suggéré que je l’utilise vraiment ; que je trouve un autre amour, une épouse, que j’aie des enfants avec quelqu’un d’autre. Au cours de l’une de nos nombreuses conversations, elle et moi avions discuté de cela – je me souviens que nous étions assis dans le vestibule de son abri, près de Taliesin, et que le vent du soir nous apportait le parfum des yuccas et des primevères –, nous avons parlé de cette étrange élasticité du cœur humain capable de découvrir de nouvelles relations, de nouvelles personnes avec qui partager sa vie, de nouvelles potentialités. Mais j’espère que le don de fécondité qu’Énée me fit dans ces dernières minutes passées ensemble dans la basilique Saint-Pierre était une métaphore du don plus étendu qu’elle avait déjà fait à l’humanité, du choix du chaos et de la pagaille et de merveilleuses options invisibles. Si c’était un don littéral, si elle me suggérait de découvrir un nouvel amour, d’avoir des enfants avec une autre femme, alors Énée ne m’avait pas du tout compris. Durant la rédaction de ce récit, j’avais trop bien vu, par les yeux de bien trop de gens, que Raul Endymion était un type assez aimable, digne de confiance, maladroitement brave à l’occasion, mais pas connu pour son intuition ou son intelligence. Pourtant, j’étais assez malin et assez doué de pénétration, du moins en mon âme, pour savoir avec certitude que cet unique amour suffisait à ma durée de vie, et je commençais à comprendre – tandis que les jours et les semaines et, presque certainement, les mois passaient dans la cellule de la mort sans que celle-ci n’arrive – que si je revenais, miraculeusement, dans l’univers des vivants, je chercherais de nouveau la joie, le rire et l’amitié, mais pas une ombre pâle de l’amour que j’avais éprouvé. Pas d’enfant. Non. Pendant les quelques jours merveilleux où je rédigeai ce texte, je réussis à me convaincre qu’Énée était revenue d’entre les morts… Je venais juste d’atteindre la partie de mon récit où nous étions arrivés sur l’Ancienne Terre, en franchissant le distrans du Bosquet de Dieu, après le terrible combat avec la première Némès, et je l’avais achevée par une description de notre découverte de Taliesin Ouest. Après la fin de la rédaction de cette première partie de notre histoire, je rêvai qu’Énée était ici, dans la cellule de la mort, qu’elle m’appelait par mon nom dans l’obscurité, me touchait la joue, me chuchotait : « Nous allons partir d’ici, Raul, mon chéri. Pas tout de suite, mais dès que tu auras terminé ton histoire. Dès que tu te seras souvenu de tout et que tu auras tout compris. » Quand je me réveillai, je découvris que le scripteur avait été activé et vis, sur ses pages, l’écriture personnelle d’Énée, il y avait une longue lettre d’elle, y compris des citations tirées des poèmes de son père. Pendant des jours, des semaines, je restai convaincu qu’il s’agissait d’une vraie visitation, un miracle comme les apparitions de Jésus à ses premiers disciples, après son exécution, qui furent ensuite rapportées avec insistance par les apôtres, et je repris fiévreusement mon travail, acharné à tout voir, tout rapporter et tout comprendre. Mais le processus prit encore des mois et, pendant ce temps, j’en vins à me rendre compte que la visite d’Énée avait dû être, aussi, quelque chose d’autre… c’était peut-être, presque certainement, la première fois où je réussissais à entendre son chuchotement parmi les voix des morts du Vide ; ou peut-être, d’une façon ou d’une autre, s’agissait-il d’un vrai message d’elle, enregistré dans la mémoire du scripteur, et conçu pour se déclencher quand j’écrirais ces pages. Ce n’était pas impossible. Une chose certaine, c’était la capacité de ma chère amie à entrevoir le futur, les futurs, comme elle le disait toujours en soulignant le pluriel. Il lui était possible de mettre en mémoire cette belle lettre dans un scripteur et de veiller, je ne sais comment, à ce que cet instrument soit inclu dans ma boîte à chat de Schrödinger. Ou bien… et cette explication, j’en suis venu à l’accepter… j’ai moi-même rédigé cette lettre, parce qu’à force de poursuivre son essence dans le Vide et dans mes propres souvenirs, je m’immergeai totalement dans la persona d’Énée… je devins « possédé » par elle, serait peut-être plus exact. Cette théorie est la moins plaisante, mais elle se conforme mieux à la seule vision qu’Énée exprima de la vie après la mort, basée plus ou moins sur la tradition judaïque qui croit que les gens ne continuent à vivre que dans les cœurs et les souvenirs de ceux qu’ils ont aimés, de ceux qu’ils ont servis, de ceux qu’ils ont sauvés. En tout cas, j’écrivis pendant des mois, je commençai à entrevoir la véritable grandeur – et la futilité – de la quête courageuse et du sacrifice désespéré d’Énée, puis je terminai ce gribouillage frénétique, trouvai le courage de décrire la terrible mort d’Énée et mon impuissance, pleurai en imprimant les dernières pages de microvélin, les lus, les recyclai, ordonnai au scripteur de garder la totalité du récit dans sa mémoire et éteignis le stylet pour ce que je croyais être la dernière fois. Énée ne m’apparut pas. Elle ne me libéra pas. Elle était morte. Je sentais son absence de l’univers aussi clairement que j’avais senti n’importe quelle résonance du Vide qui Lie depuis ma communion. Je me couchai dans ma boîte à chat de Schrödinger, essayai de dormir, oubliai de manger et attendis la mort. Certaines de mes explorations parmi les voix des morts m’avaient mené à des révélations sans rapport direct avec mon récit. Certaines étaient personnelles et privées, rêves éveillés de mon père mort depuis longtemps en train de chasser avec ses frères, par exemple, aperçu de la générosité de cet homme tranquille que je n’avais jamais connu, ou des chroniques de cruauté humaine qui, comme les souvenirs de Jacob Schulmann du XXe siècle oublié, agissaient seulement en tant que sujet sous-jacent de ma compréhension plus approfondie des barbaries d’aujourd’hui. Mais d’autres voix… J’avais terminé le récit de ma vie avec Énée et j’attendais la mort, passant de plus en plus de temps à dormir, espérant que l’événement quantique décisif se produirait pendant mon sommeil, conscient de la présence du texte dans la mémoire de mon scripteur et me demandant vaguement si quelqu’un trouverait jamais le moyen de traverser la coque conçue-pour-exploser-en-cas-de-crochetage et trouverait un jour mon texte, peut-être dans des siècles. Je me rendormis et fis ce rêve. Je sus tout de suite que cette danse du front d’onde des possibilités n’était pas un rêve normal, mais l’appel d’une voix des morts. Dans mon rêve, le consul de l’Hégémonie jouait sur son Steinway, sur le balcon de son astronef noir comme l’ébène, de ce vaisseau que je connaissais si bien, pendant que de grandes créatures vertes, sauriennes, se pressaient et mugissaient dans les marécages voisins. Il jouait du Schubert. Je ne reconnus pas le monde qui s’étendait au-delà du balcon, mais c’était un endroit plein d’immenses plantes primitives, de menaçants nuages d’orage et d’effrayants rugissements d’animaux. Le consul était plus petit que je me l’étais toujours imaginé. Quand il eut terminé son morceau, il resta silencieux un moment dans l’aube naissante jusqu’à ce que le vaisseau parle avec une voix que je ne reconnus pas, une voix plus intelligente, plus humaine. — Très beau, dit-il. Vraiment très beau. — Merci, John, répondit le consul qui se leva du tabouret et ramena le balcon dans le vaisseau avec lui. Il commençait à pleuvoir. — Vous voulez toujours aller à la chasse, ce matin ? demanda la voix désincarnée qui n’était pas celle du vaisseau, telle que je la connaissais. — Oui. C’est une chose que je fais ici, de temps à autre. — Vous aimez le goût de la viande de dinosaure ? demanda l’IA du vaisseau. — Pas du tout. Elle est presque immangeable. C’est la chasse qui me plaît. — Vous voulez parler du risque, dit le vaisseau. — Cela aussi. (Le consul eut un petit rire.) Bien que je m’en moque. — Mais si demain, vous ne reveniez pas de la chasse ? demanda le vaisseau. Sa voix, celle d’un jeune homme, était empreinte de l’accent anglais de l’Ancienne Terre. Le consul haussa les épaules. — Nous avons passé… combien ?… plus de six années à explorer les planètes de l’ancienne Hégémonie. Nous connaissons le schéma… chaos, guerre civile, famine, fragmentation. Nous avons vu les fruits de la Chute du système distrans. — Pensez-vous que Gladstone a eu tort d’ordonner cette destruction ? demanda doucement le vaisseau. Le consul s’était servi un cognac au buffet et l’emportait maintenant à la table du jeu d’échecs, près de la bibliothèque. Il s’assit et regarda les pièces de la partie déjà engagée. — Pas du tout. Elle a fait ce qu’il fallait. Mais le résultat est sinistre. Il faudra des dizaines d’années, peut-être des siècles, avant que le Retz ne commence à se retisser sous une forme nouvelle. (Il réchauffait son cognac et le remuait doucement tout en parlant, puis il le huma et but une gorgée. Levant les yeux, le consul dit :) Aimeriez-vous terminer cette partie avec moi, John ? L’hologramme d’un jeune homme apparut dans le fauteuil qui lui faisait face. Il était d’une beauté saisissante… des yeux noisette, clairs, un front bas, des joues creuses, un petit nez vigoureux et une mâchoire opiniâtre, une large bouche qui suggérait à la fois une virilité calme et un brin de pugnacité. Il portait une blouse vague et un pantalon noir. Sa chevelure auburn était épaisse et très frisée. Le consul savait que son invité s’était une fois décrit comme ayant « un visage animé, charmeur », et il attribuait cela à une mobilité d’expression qui tenait à la grande intelligence et à la vitalité du jeune homme. — À vous de jouer, dit John. Le consul étudia ses options durant plusieurs minutes, puis déplaça le fou. John réagit aussitôt, montrant du doigt un pion que le consul avança pour lui. Le jeune homme leva des yeux empreints d’une curiosité sincère. — Et si, demain, vous ne reveniez pas de la chasse ? répéta-t-il doucement. Tiré de sa rêverie, le consul sourit. — Alors le vaisseau est à vous, ce qu’il est déjà, visiblement. (Il fit reculer son fou.) Que feriez-vous, John, si cela devait mettre fin à nos voyages ? John fit un geste pour que son adversaire avance sa tour, avec la même rapidité qu’il répondit : — Je le ramènerais sur Hypérion. Je le programmerais pour le rendre à Brawne, si tout se passe bien. Ou peut-être à Martin Silenus, si le vieil homme est toujours vivant et travaille à ses Cantos. — Le programmer ? souligna le consul en regardant l’échiquier, les sourcils froncés. Vous voulez dire que vous allez abandonner l’IA du vaisseau ? Il déplaça son fou en diagonale. — Oui, répondit John en montrant le pion qu’il fallait avancer. Je le ferai dans quelques jours, n’importe comment. Les sourcils encore plus froncés, le consul regarda l’échiquier, puis l’hologramme assis en face de lui, puis de nouveau l’échiquier. — Où irez-vous ? dit-il en déplaçant sa reine, afin de protéger son roi. — Je reviendrai au Centre, répliqua John en déplaçant la tour de deux cases. — Pour affronter de nouveau celui qui vous a créé ? demanda le consul, attaquant de nouveau avec son fou. John fit non de la tête. Il se tenait très droit et avait l’habitude de libérer son front de ses boucles d’un élégant mouvement de la tête en arrière. — Non, répondit-il d’une voix douce, pour foutre le bordel entre les entités du Centre. Pour accélérer les guerres civiles interminables et les rivalités meurtrières. Pour être ce que mon modèle a été dans la communauté des poètes… un agent irritant. Il montra où il voulait que soit déplacé le cavalier qui lui restait. Le consul réfléchit à ce mouvement, trouva qu’il ne le mettait pas en danger et regarda son fou en fronçant les sourcils. — Pour quelle raison ? finit-il par dire. John sourit de nouveau et désigna la case où sa tour devait apparaître. — Ma fille aura besoin d’aide dans quelques années. (Il eut un petit rire.) Euh, dans deux cent soixante-dix ans environ. Échec et mat. — Hein ? dit le consul surpris, et il étudia l’échiquier. Ce n’est pas possible… John attendit. — Bon Dieu, jura enfin le consul de l’Hégémonie en renversant son roi d’une chiquenaude. Foutu bon Dieu de merde. — Oui, répondit John en tendant la main. Merci pour cette agréable partie. Et j’espère bien que la chasse de demain tournera mieux pour vous. — Bon sang, dit le consul et, sans réfléchir, il tenta de serrer la main aux doigts effilés de l’hologramme. Pour la centième fois, ses doigts solides traversèrent la paume chimérique de son compagnon. — Bon sang, répéta-t-il. Ce soir-là, dans la cellule de Schrödinger, je me réveillai avec deux mots résonnant dans mon esprit. « L’enfant ! » Savoir qu’Énée avait été mariée avant notre relation était devenu une liaison amoureuse à part entière, savoir qu’elle avait donné naissance à un enfant avait brûlé mon âme et mes boyaux comme une braise douloureuse, mais sauf ma curiosité presque obsessionnelle… qui et pourquoi… curiosité restée insatisfaite malgré les questions posées à A. Bettik, Rachel et d’autres qui l’avaient vue partir durant leur odyssée commune, mais qui n’avaient aucune idée de l’endroit où elle s’était rendue, ni en compagnie de qui, je n’avais pas réfléchi au fait que cet enfant vivait quelque part, dans l’univers que j’habitais. Son enfant. Cette pensée me donna envie de pleurer pour plusieurs raisons. « L’enfant est dans un endroit où je ne peux pas le retrouver en ce moment », avait dit Énée. Où pouvait-il être maintenant ? Quel âge avait-il ? Je m’assis sur ma couchette, dans la boîte à chat de Schrödinger, et réfléchis. Énée avait seulement vingt-trois ans quand elle était morte… rectification : quand elle avait été brutalement assassinée par le Centre et ses marionnettes de la Pax. À vingt ans, elle avait disparu pendant une année, onze mois, une semaine et six heures. Donc l’enfant devait avoir environ trois ans standard… plus le temps que j’avais passé ici, dans l’œuf d’exécution de Schrödinger… huit mois ? Dix ? Je l’ignorais tout simplement, mais s’il était encore vivant, il ou elle… mon Dieu, je n’avais jamais demandé à Énée si son bébé était un garçon ou une fille, et elle ne l’avait jamais précisé, la seule fois que nous en avions parlé. Ma souffrance, et cette impression enfantine d’injustice m’avaient tellement submergé que je n’avais pas pensé à l’interroger. Quel idiot j’étais. L’enfant, le fils ou la fille d’Énée, devait avoir environ quatre ans standard. Il marchait… certainement. Il parlait… oui. Mon Dieu, son enfant devait être un être humain rationnel qui parlait et posait des questions… pas mal de questions, si mes expériences, en tant que jeune enfant, pouvaient constituer une indication… il apprenait à randonner, à pêcher et à aimer la nature… Je n’avais jamais demandé à Énée le nom de son enfant. Les yeux me brûlaient et ma gorge se serrait en reconnaissant douloureusement ce fait. Encore une fois, elle ne s’était jamais montrée encline à parler de cette période de sa vie et je ne m’étais pas montré assez curieux, me disant durant les semaines que nous avions passée ensemble, après cette révélation, que je ne voulais pas la contrarier avec des questions qui la culpabiliseraient et me feraient perdre la tête. Mais Énée n’avait montré aucune culpabilité quand elle m’avait brièvement mis au courant de son mariage et de l’existence de son enfant. Pour être franc, c’est en partie à cause de cela que je m’étais senti si furieux et si impuissant. Mais, chose incroyable, cela ne nous avait pas empêchés de rester amants… comment cela était-il exprimé, dans le petit mot que j’avais trouvé sur l’écran de mon stylet, quelques mois auparavant, dans la lettre qui, certainement, était d’Énée ? « Des amants que chanteraient les poètes. » C’était ça. Savoir qu’elle avait été mariée et avait eu un enfant ne nous avait pas empêchés d’éprouver l’un pour l’autre un sentiment que personne d’autre ne nous avait jamais inspiré. Peut-être pas dans son cas, me dis-je. J’avais toujours supposé que son mariage était le résultat d’un soudain désir amoureux, d’une impulsion, mais maintenant j’envisageais cela sous un nouveau jour. Qui était le père ? Le petit mot d’Énée disait qu’elle m’avait toujours aimé, c’est précisément en ces termes que j’avais découvert ce que j’éprouvais pour elle, c’était comme si je l’avais toujours aimée, comme si j’avais attendu toute ma vie de découvrir la réalité de cet amour. Et si le mariage d’Énée n’avait pas été un mariage d’amour ou de passion, mais… de convenance ? Non, ce n’était pas le bon mot. Une nécessité ? Les templiers, les Extros, l’Église du culte gritchèque de l’Expiation finale et d’autres encore, avaient prophétisé que la mère d’Énée, Brawne Lamia, aurait un enfant, Celle qui Enseigne, Énée, comme il advint. Selon les Cantos du vieux poète, le jour où le second cybride de John Keats était mort d’une mort physique et où Brawne Lamia s’était battue pour pouvoir se réfugier dans le Temple du Gritche, les fidèles de ce culte avaient chanté… « Que soit bénie la Mère de notre Salut… que soit béni l’Instrument de notre Expiation », l’expiation étant Énée elle-même. Et s’il avait fallu qu’Énée ait un enfant pour continuer cette lignée de prophètes… de messies ? Je n’avais jamais eu connaissance d’une prophétie portant sur une autre personne descendant d’Énée, mais j’avais découvert quelque chose d’indiscutable, durant les mois passés à écrire sa vie : Raul Endymion était lent et obtus, généralement le dernier à comprendre. Peut-être y avait-il eu autant de prophéties d’un autre Qui Enseigne que celles précédant l’arrivée d’Énée. Ou peut-être cet enfant aurait-il des intuitions et des pouvoirs complètement différents de ceux que l’univers et l’humanité avaient attendus. Il était évident que je ne serais pas le père d’un second messie. L’union du second cybride de John Keats et de Brawne Lamia avait été, d’après les explications d’Énée, la grande réconciliation entre les meilleurs éléments du TechnoCentre et de l’humanité. Il avait fallu les capacités et les perceptions des IA et des êtres humains pour créer un hybride capable de voir directement dans le Vide qui Lie… pour que l’humanité apprenne enfin le langage des morts et celui des vivants. L’empathie était l’autre nom de cette capacité, et Énée avait été l’Enfant de l’Empathie, si un titre pouvait la définir. Quel pouvait être le père de son enfant ? La réponse me frappa comme un éclair. Pendant une seconde, là, dans la boîte à chat de Schrödinger, je fus si secoué par sa logique que je crus que le détecteur de particules qui cliquetait régulièrement dans la paroi d’énergie gelée de ma prison, avait détecté l’émission exactement au bon moment et que le cyanure avait été relâché. Quelle ironie d’arriver à comprendre les choses juste au moment de mourir ! Mais ce n’était pas le poison dans l’air, seulement la force croissante de ma certitude touchant ce sujet, et l’impulsion plus forte encore d’engager une certaine action. Il y avait un autre joueur dans la partie d’échecs cosmique qu’Énée et les autres jouaient depuis trois siècles standard : cet observateur presque mythique envoyé par des races sentientes étrangères qu’Énée avait brièvement mentionné dans plusieurs contextes différents. Les Lions, les Tigres et les Ours, ces êtres si puissants qu’ils pouvaient transporter l’Ancienne Terre jusqu’au Petit Nuage de Magellan pour ne pas la voir détruite, avaient, d’après Énée, envoyé parmi nous, depuis quelques siècles, un ou plusieurs observateurs, des entités qui, d’après mon interprétation de ce qu’Énée avait dit, prenaient une forme humaine et vivaient parmi nous depuis tout ce temps. Cela avait été relativement facile durant l’ère de la Pax où l’immortalité virtuelle du cruciforme s’était tellement répandue. Et il y en avait sûrement d’autres qui, comme l’ancien poète Martin Silenus, demeurèrent vivants grâce à une conjugaison de la médecine du Retz, des traitements Poulsen et d’une pure détermination. Martin Silenus était vieux, certes, peut-être l’être humain le plus vieux de la galaxie, mais il n’était certainement pas un observateur. L’auteur des Cantos semblait trop arrêté dans ses opinions, trop actif, trop connu d’un large public, trop obscène, et en général, trop querelleur pour être le froid observateur, représentant de races étrangères si puissantes qu’elles pouvaient nous détruire en un clin d’œil. Ou du moins l’espérais-je. Mais quelque part, probablement dans un endroit que je n’avais jamais visité et que j’étais incapable d’imaginer, l’observateur attendait et regardait, sous une forme humaine. Cela expliquait qu’Énée ait pu être poussée, à la fois par les prophéties et la nécessité de la libre évolution humaine qu’elle avait enseignée et à laquelle elle croyait, à se translater, en plein milieu de son odyssée, jusqu’à ce monde lointain où l’observateur l’attendait, à le rencontrer, à s’accoupler avec lui, et à ramener cet enfant dans l’univers. Cela réconcilierait le Centre, l’humanité et les lointains Extros. L’idée était inquiétante, gênante pour moi, mais aussi très excitante, et rien ne m’avait donné cette impression depuis la mort d’Énée. Je connaissais Énée. Son enfant serait humain, plein de vie, de rire, et d’amour pour tout, de la nature aux vieux holodrames. Je n’avais jamais compris comment mon amie avait pu laisser son enfant, mais maintenant, je savais qu’elle n’avait pas eu le choix. Elle connaissait le terrible destin qui l’attendait dans le cachot des caves du Château Saint-Ange. Elle savait qu’elle mourrait par le feu et la torture, entourée d’ennemis inhumains et de monstres. Elle avait su cela avant sa naissance. Cette pensée fit plier mes genoux. Comment ma chère amie avait-elle pu rire avec moi si souvent, accueillir les jours nouveaux avec tant d’optimisme, célébrer si totalement la vie, alors qu’elle savait que chaque jour qui passait la rapprochait d’une mort aussi horrible ? Je secouai la tête devant la force de volonté que cela impliquait. Je ne l’avais pas, cette force, je le savais. Énée, si. Mais elle n’avait pas pu garder l’enfant, sachant quand et comment cette terrible fin aurait lieu. Alors probablement que le père l’élevait. L’Autre sous sa forme humaine. L’observateur. Je trouvai cela encore plus affligeant que mes autres révélations. L’idée me vint alors, avec une certitude encore plus grande, qu’Énée aurait voulu que je tienne un rôle dans la vie de son enfant, si elle avait pensé cela possible. Ses propres aperçus des futurs potentiels se terminaient sans doute avec sa propre mort. Peut-être ne savait-elle pas que je ne serais pas exécuté en même temps qu’elle. Non, car alors, elle ne m’aurait pas demandé d’éparpiller ses cendres sur l’Ancienne Terre… ce qui supposait que je lui survive. Peut-être avait-elle estimé que c’était trop me demander, que je retrouve son enfant et que je l’aide du mieux possible, lorsque le petit garçon, ou la petite fille, grandirait, que je le protège dans un univers aux angles pointus. Je m’aperçus que je pleurais, pas doucement, mais avec de gros sanglots rageurs. C’était la première fois que je pleurais depuis la mort d’Énée et, curieusement, ce n’était pas à cause du chagrin que me causait son absence, mais à l’idée de cette seconde possibilité de tenir un enfant par la main, comme je l’avais fait avec Énée quand elle avait douze ans standard, de protéger cet enfant de ma bien-aimée comme j’avais tenté de la protéger, elle. Et échoué. L’acte d’accusation était mien. Oui, je n’avais pas su protéger Énée à la fin, mais elle savait que j’échouerais, qu’elle échouerait dans sa tentative d’abattre la Pax. Elle m’avait aimé et avait aimé la vie tout en sachant que nous finirions par échouer. Il n’y avait pas de raison que j’échoue avec cet autre enfant. Peut-être l’observateur accepterait-il volontiers mon aide, que je partage mon expérience humaine avec ce petit garçon ou cette petite fille certainement plus qu’humain. Je pouvais dire que personne n’avait mieux connu Énée que moi. Ce serait important pour l’éducation de l’enfant du nouveau messie. J’apporterais ce récit, qui reposait maintenant, inutile, dans mon scripteur, j’en partagerais des bribes avec l’enfant tandis qu’il grandirait, et je le lui donnerais entièrement un jour. Je pris l’ardoise et le scripteur et me mis à marcher de long en large dans ma cellule de Schrödinger. Il y avait cette petite question de mon inévitable exécution. Personne ne viendrait me sauver. La coquille explosive de l’œuf en avait décidé ainsi, et s’il y avait eu moyen de contourner cet obstacle, quelqu’un serait déjà venu. C’était déjà invraisemblable, une chance inespérée, d’avoir survécu si longtemps alors que, toutes les heures, se produisait un autre coup de dé avec la mort, et que le détecteur reniflait pour sentir l’émission de la particule. J’avais battu les lois de la probabilité quantique pendant si longtemps, que la chance ne pouvait plus durer. Je m’arrêtai d’arpenter ma cellule. Il y avait eu quatre étapes dans l’enseignement d’Énée sur les nouvelles relations de notre race avec le Vide qui Lie. Même avant d’arriver dans ma cellule, j’avais pratiqué, sinon maîtrisé, l’apprentissage du langage des morts et des vivants. J’avais montré, dans la rédaction du récit, que je pouvais avoir accès au Vide pour recueillir au moins les anciens souvenirs de ceux qui vivaient encore, même si la coque interférait, d’une manière ou d’une autre, avec ma capacité de sentir ce qui arrivait maintenant à des amis comme le père de Soya, ou Rachel ou Lhomo ou Martin Silenus. Était-ce une interférence ? Peut-être avais-je refusé, au niveau subconscient, d’essayer d’entrer en contact avec le monde des vivants, au moins pour autre chose que les souvenirs d’Énée, parce que je savais que j’habitais le royaume des morts. Mais plus maintenant. Je voulais sortir. Il y avait deux autres étapes qu’Énée avait mentionnées dans son enseignement, mais jamais vraiment expliquées : entendre la musique des sphères et faire le premier pas. Je comprenais maintenant ces deux concepts. Sans voir Énée se translater, et sans ce grand élan de compréhension de la gestalt qui m’était venue de ce terrible partage de sa mort, je n’aurais pas compris. Maintenant, si. J’avais cru qu’entendre la musique des sphères était une espèce de radio-télescope paranormal, qu’on entendait vraiment le craquement et le sifflement des étoiles comme les radio-télescopes le faisaient depuis onze siècles et plus. Mais ce n’était pas du tout de cela que parlait Énée, je le comprenais maintenant. Ce n’était pas les étoiles qu’elle écoutait, mais la résonance des gens, humains ou non, qui habitaient parmi et autour de ces étoiles. Elle utilisait le Vide comme une espèce de balise directionnelle avant de se distranslater elle-même. La plupart de ses translations personnelles étaient pour moi dénuées de sens. Les distrans contrôlés par le Centre avaient été des trous grossiers pratiqués dans le Vide, et donc dans l’espace-temps, gardés ouverts par les portails, agissant comme les clamps rudimentaires qui maintenaient écartés les bords à vif d’une plaie aux temps anciens de la chirurgie au scalpel. La distranslation d’Énée, je le comprenais maintenant, était un truc infiniment plus élégant. Je m’étais demandé, à l’époque d’hyperactivité où Énée et moi descendions en translation libre à la surface des planètes et passions de système solaire en système solaire à bord de l’Yggdrasill, comment elle pouvait éviter de nous faire apparaître à l’intérieur d’une colline ou à cinquante mètres en dessous de la surface, ou de translater le vaisseau-arbre à l’intérieur d’une étoile. Il me semblait que la translation libre était aussi aveugle et désastreuse qu’un saut non calculé en propulsion Hawking. Mais nous avions toujours émergé exactement à l’endroit où nous devions être, lorsque Énée nous translatait. Maintenant, je voyais pourquoi. Énée entendait la musique des sphères. Elle se mettait en résonance avec le Vide qui Lie, qui à son tour résonnait avec la pensée et la vie sentientes, puis elle se servait de l’énergie presque illimitée du Vide pour… faire le premier pas. Pour voyager, par l’intermédiaire du Vide, jusqu’à l’endroit où ces voix l’attendaient. Énée avait un jour dit que le Vide exploitait l’énergie des quasars, des centres des galaxies en train d’exploser, des trous noirs et de la matière noire. Assez peut-être, pour déplacer quelques formes de vie organiques dans l’espace-temps et les déposer à l’endroit indiqué. L’amour était le moteur primordial de l’univers, m’avait dit un jour Énée. Elle avait plaisanté en prétendant qu’elle était le Newton qui, un jour, expliquerait la physique fondamentale de cette source d’énergie largement inexploitée. Elle n’avait pas vécu pour le faire. Mais je voyais maintenant ce qu’elle voulait dire et comment ça marchait. La plus grande partie de la musique des sphères était créée par les harmonies et les changements d’accord élégants de l’amour. Se rendre en translation libre jusqu’à l’endroit où celle qu’on aimait vous attendait. Apprendre un endroit après y avoir voyagé avec celle ou ceux que l’on aimait. Aimer voir de nouveaux endroits. Brusquement, je compris pourquoi nos premiers mois ensemble avaient été ce qui, à l’époque, me paraissait d’inutiles errances de monde en monde par les portails distrans : Mare Infinitus, Qom-Riyad, Hébron, Sol Draconi Septem, la planète sans nom où nous avions laissé le vaisseau, toutes les autres, même l’Ancienne Terre. Il n’y avait pas eu de portails distrans en état de fonctionner. Énée nous avait emmenés, A. Bettik et moi jusqu’à ces endroits, pour les voir, les toucher, en humer l’air, sentir leur soleil sur sa peau, avec des amis… avec quelqu’un qu’elle aimait, apprendre la musique des sphères afin de la jouer plus tard. Et ma propre odyssée en solitaire, pensai-je : la distranslation en kayak de l’Ancienne Terre à Lusus et à la planète de nuages et à tous les autres endroits. Énée avait fourni l’énergie nécessaire à cette translation. Elle m’avait envoyé là afin que je puisse goûter ces planètes et les retrouver un jour, par mes propres moyens. J’avais cru, même au moment où j’écrivais le récit dans le scripteur que je tenais maintenant sous le bras, là, dans la cellule de mort de Schrödinger, n’être qu’un compagnon de voyage dans une succession d’aventures picaresques. Mais tout cela avait un but. J’avais été un amant voyageant avec son aimée, ou vers son aimée, grâce à une partition musicale des mondes. Une partition que je devais apprendre par cœur afin de pouvoir la rejouer un jour. Je fermai les yeux dans ma boîte à chat de Schrödinger et me concentrai, puis dépassai la concentration pour atteindre un état de vacuité mentale, comme je l’avais appris dans la méditation, sur T’ien Shan. Chaque monde a son utilité. Chaque minute a son utilité. Dans ce vide pondéré, je m’ouvris au Vide qui Lie et à l’univers avec lequel il résonnait. Je compris que je n’aurais pas pu faire cela sans la communion au sang d’Énée, sans les organismes conçus par la nanotech qui maintenant résidaient dans mes cellules et résideraient dans les cellules de mes enfants. Non, pensai-je, pas de mes enfants. Mais dans les cellules des membres de la race humaine qui échappent au cruciforme. Dans les cellules de leurs enfants. Je n’aurais pas pu faire cela sans l’avoir appris d’Énée. Je n’aurais pas pu entendre les voix que j’entendis alors, des chœurs plus nombreux que ceux captés auparavant, sans avoir poli ma grammaire et ma syntaxe du langage des morts et des vivants pendant les mois où je travaillais à mon récit, dans l’attente de la mort. Je n’aurais pas pu faire cela si j’avais été immortel, je m’en rendis compte. Ce degré d’amour de la vie et d’un autre être est accordé, je le compris une fois pour toutes, non aux immortels, mais à ceux qui vivent brièvement et sont toujours dans l’ombre de la mort et du deuil. Tandis que je demeurais là à écouter les chœurs, plus nombreux et plus forts, de la musique des sphères, capable maintenant de distinguer des voix d’étoiles dans ce chœur, celle de Martin Silenus, toujours vivant, mais s’affaiblissant, sur ma planète natale, Hypérion, celle de Théo sur la ravissante Alliance-Maui, celle de Rachel sur le Monde de Barnard, celle du colonel Kassad sur Mars la rouge, celle du père de Soya sur Pacem, et même les beaux chœurs des morts, celle de Dem Ria sur Vitus-Gray-Balianus B., du cher père Glaucus sur la froide Sol Draconi Septem, la voix de ma mère, de nouveau, sur la lointaine Hypérion, j’entendis aussi les paroles de John Keats, dites par sa voix, et celle de Martin Silenus, et celle d’Énée : Mais c’est la vie humaine, la guerre, les hauts faits, Le désappointement, l’inquiétude, L’imagination qui se débat, lointaine et proche, Oui, c’est humain ; portant en eux ce bien, Ils sont encore l’air, la nourriture subtile, Qui nous font sentir l’existence, et nous montrent Combien la mort est tranquille. Là où il y a de la terre, les hommes font pousser Tant les herbes folles que les fleurs ; Mais pour moi, pas de profondeur où s’enfoncer… Le contraire était vrai pour moi, à cet instant, il y avait plus qu’assez de profondeur où m’enfoncer. L’univers s’agrandit alors, la musique des sphères s’amplifia, passant d’un simple chœur à une symphonie aussi triomphante que la Neuvième de Beethoven, et je sus que j’avais toujours été capable de l’entendre quand je le souhaitais ou quand j’en avais besoin, toujours capable de l’utiliser pour faire le pas dont j’avais besoin pour voir celle que j’aimais ou, si j’échouais, afin de me rendre à l’endroit où j’avais été avec celle que j’aimais ou, si j’échouais, afin de trouver un endroit à aimer pour sa beauté et sa fertilité. L’énergie des quasars et des noyaux d’étoiles en train d’exploser m’emplit alors. Je fus emporté sur des vagues d’énergie encore plus belles et plus lyriques que les ailes des anges extros que j’avais vus glisser le long des couloirs de lumière solaire. La coque d’énergie mortelle qui était ma prison et ma cellule d’exécution semblait risible maintenant, plaisanterie originale de Schrödinger, corde à sauter d’enfant posée autour de moi sur le sol comme des murailles de contention. Je mis le pied hors de la boîte à chat de Schrödinger et du système d’Armaghast. Pendant un instant, sentant les confins de ma prison s’effondrer autour de moi et derrière moi à jamais, existant nulle part et partout dans l’espace, mais demeurant physiquement intact dans mon corps, dans le stylet et le scripteur, je fus pris d’un accès de pure euphorie aussi puissant et aussi vertigineux que la distranslation en solo. Libre ! J’étais libre ! La vague de joie fut si intense qu’elle me donna envie de pleurer, de crier dans la lumière du non-espace qui m’entourait, de joindre ma voix au chœur de celles des vivants et des morts, de chanter avec les symphonies des sphères, claires comme du cristal, qui s’élevaient et plongeaient comme des déferlantes autour de moi. Libre, enfin ! Puis je me souvins que ma seule raison d’être libre, la seule personne qui donnait du prix à cette liberté, avait disparu. Énée était morte. La pure joie de l’évasion s’évanouit soudain, totalement, remplacée par la simple et profonde satisfaction d’être enfin libre après tant de mois d’emprisonnement. L’univers avait peut-être, à mes yeux, perdu ses couleurs, mais au moins, maintenant, je pouvais aller où je voulais dans ce royaume monotone. Mais où aller ? Flottant sur la lumière, en translation libre dans l’univers, mon stylet et mon scripteur fourrés sous mon bras, je ne l’avais toujours pas décidé. Hypérion ? J’avais promis de retourner voir Martin Silenus. Je pouvais entendre sa voix résonner fortement dans le Vide, sa voix passée et présente, mais elle ne ferait plus longtemps partie du chœur actuel. Ce qui lui restait de vie se comptait en jours, peut-être moins. Mais pas Hypérion, pas encore. La Biosphère de l’Arbre-Étoile ? Ce fut un choc d’apprendre qu’elle existait encore sous une certaine forme, bien que la voix de Lhomo fût absente de sa symphonie chorale. Cet endroit avait été important pour Énée et pour moi, et j’y retournerai un jour. Mais pas maintenant. L’Ancienne Terre ? Chose étonnante, j’entendais très clairement la musique de cette sphère-là dans les ex-voix d’Énée et dans la mienne, dans le chant des amis de Taliesin avec lesquels nous nous étions accordés. La distance ne signifie rien dans le Vide qui Lie. Là, le temps mûrit mais ne détruit pas. Mais pas l’Ancienne Terre. Pas maintenant. J’entendais des douzaines de possibilités, des douzaines de voix que je voulais vraiment entendre, des gens que je voulais serrer dans mes bras et avec qui je voulais pleurer, mais la musique à laquelle je réagissais le plus fortement maintenant venait du monde où Énée avait été torturée et tuée. Pacem. Je savais qu’il n’y avait rien d’Énée sur Pacem, que les cendres du passé. Mais elle m’avait demandé d’emporter ses cendres et de les disperser sur l’Ancienne Terre. Les disperser là où nous avions ri et où nous nous étions aimés le mieux. Pacem. Dans le tourbillon d’énergie du Vide, ayant déjà mis le pied hors de la cellule de Schrödinger, mais n’existant nulle part ailleurs, sauf en tant que pure probabilité quantique, je pris ma décision et me distranlatai sur Pacem. 33 Le Vatican est détruit aussi sûrement que si le poing de Dieu, pris d’une colère que les hommes seraient incapables de comprendre, s’était abattu sur lui du haut du ciel. La cité bureaucratique éternelle qui l’entoure est broyée. Le spatioport rasé. Les grands boulevards ont fondu et sont bordés de ruines. L’obélisque égyptien qui se dressait au centre de la place Saint-Pierre a été fauché net à sa base et les douzaines de colonnades qui entouraient cet ovale ont dégringolé comme des bûches pétrifiées. Le dôme de la basilique Saint-Pierre, fracassé, est tombé par-dessus la loggia centrale et la grande façade, ses morceaux reposent sur les marches brisées. La muraille du Vatican s’est effondrée en une centaine d’endroits et manque totalement sur de longs tronçons. Les bâtiments autrefois confinés dans la cité médiévale, le Palais apostolique, les Archives secrètes, la caserne des Gardes Suisses, l’Hôpital Sainte Mère Theresa, les appartements papaux, la Chapelle Sixtine, ont été détruits, brûlés, renversés et éparpillés. Le Château Saint-Ange, de ce côté de la rivière, a été scorifié. Ce grand cylindre, tour de pierre de vingt mètres dressée sur son immense base carrée, a fondu en un monticule de lave maintenant refroidie. Je vois tout cela tandis que je parcours le boulevard aux dalles brisées, du côté est de la rivière. Devant moi le pont, le Ponte Sant’Angelo, a été cassé en trois morceaux qui sont tombés dans le fleuve. Dans le lit du fleuve, devrais-je dire, car on dirait que le Nouveau Tibre s’est évaporé à force de bouillir, laissant des plaques de verre là où se trouvait le sol sablonneux du fond et des rives. Quelqu’un a installé d’une berge à l’autre un pont suspendu en cordes, qui enjambe la trouée remplie de débris. C’est Pacem ; je n’en doute pas. L’atmosphère froide et légère a le même goût et la même odeur que lorsque le père de Soya, Énée et moi y avons débarqué, la veille de la mort de ma bien-aimée ; ce jour-là, il pleuvait et il faisait gris, tandis qu’aujourd’hui, un splendide coucher de soleil réussit à prêter de la beauté même au dôme brisé, effondré, de Saint-Pierre. C’est presque écrasant de marcher librement sous le ciel après d’innombrables mois d’incarcération étroite. Je m’accroche à mon scripteur comme à un bouclier, comme à un talisman, comme à une Bible, et suis le boulevard jadis fier sur des jambes tremblantes. Pendant des mois, mon esprit a partagé les souvenirs de nombreux endroits et de nombreuses personnes, mais mes yeux, mes poumons, mes jambes et ma peau ont oublié l’impression que donne une véritable liberté. Même dans ma tristesse, j’éprouve de la jubilation. La translation libre m’a fait à peu près le même effet que lorsque Énée la pratiquait pour nous deux, mais à un niveau plus profond, c’était très différent. Il y a eu le même éclair de lumière blanche, la transition soudaine a été aussi facile, j’ai ressenti le même léger choc d’une pression atmosphérique, d’une gravité ou d’une lumière différente. Mais cette fois, j’ai entendu la lumière plus que je ne l’ai vue. J’ai été transporté par la musique des étoiles et de leurs myriades de planètes, et j’ai choisi celle sur laquelle je voulais mettre le pied. Il n’y a eu aucun effort de ma part, pas de grande dépense d’énergie, rien que la nécessité de me concentrer et de choisir soigneusement. D’ailleurs, la musique n’a pas complètement disparu, je suppose qu’elle ne le fera jamais, et même maintenant, elle joue à l’arrière-plan, comme des musiciens qui s’exerceraient de l’autre de la colline, pour un concert de soir d’été. Des signes me révèlent qu’il y a des survivants dans les décombres de la cité. Dans le lointain doré, deux chariots traînés par des bœufs parcourent l’horizon, suivis par des silhouettes humaines. De ce côté du fleuve, je vois des huttes, de simples maisons de briques parmi les amas de vieilles pierres, une église, une autre plus petite. De quelque part, loin derrière moi, me parvient l’odeur d’un repas en train de cuire sur un feu en plein air, et le bruit indubitable de rires d’enfants. Je suis en train de me retourner vers cette odeur et ce bruit lorsqu’un homme émerge d’un tas de débris qui ont pu être, autrefois, un poste de garde à l’entrée du Château Saint-Ange. C’est un petit homme, aux gestes vifs, au visage à demi dissimulé derrière une barbe, aux cheveux rattachés en une queue, mais ses yeux sont sur le qui-vive. Il porte un gros fusil à balles, l’arme de parade des Gardes Suisses. Nous nous regardons un moment, l’homme affaibli, sans armes, qui ne porte qu’un scripteur, et le chasseur bronzé, l’arme prête, puis nous nous reconnaissons. Je n’ai jamais rencontré cet homme, mais je l’ai vu dans les souvenirs d’autres personnes, dans le Vide qui Lie… la première fois, il était rasé, en uniforme, il portait une armure… la dernière fois, il était nu et torturé. Je ne sais pas comment il me reconnaît, mais je le lis dans ses yeux, une seconde avant qu’il mette son arme à l’épaule et s’avance pour me prendre la main et l’avant-bras dans ses deux mains. — Raul Endymion ! s’écrie-t-il. C’est enfin arrivé ! Dieu merci. Soyez le bienvenu. L’apparition barbue me serre dans ses bras avant de reculer pour me regarder de nouveau et sourire. — Vous êtes le caporal Kee, dis-je stupidement. Je me souviens surtout de ses yeux, vus par le père de Soya lorsque tous deux, plus le sergent Gregorius et le lancier Rettik, nous poursuivaient, Énée et moi, dans ce bras de la galaxie, il y a des années de cela. — L’ex-caporal Kee, dit l’homme souriant. Maintenant, Bassin Kee, citoyen de la Nouvelle Rome, paroissien de l’église Sainte-Anne, chasseur pour le repas de demain. (Il me serre la main sans me quitter des yeux.) Raul Endymion. Mon Dieu ! Certains pensaient que vous n’échapperiez jamais à ce satané truc de chat de Schrödinger. — Vous êtes au courant ? — Bien sûr. Cela faisait partie du Moment Partagé. Énée savait où ils vous emmenaient. Donc nous le savions tous. Et dans le Vide qui Lie, nous avons senti votre présence là-bas, bien sûr. Je suis soudain pris de vertige, et un peu nauséeux. La lumière, l’air, ce vaste horizon… Voilà que celui-ci se soulève, comme si j’étais à bord d’un petit bateau sur une mer agitée, aussi je ferme les yeux. Quand je les rouvre, Kee me tient par le bras et m’aide à m’asseoir sur une large pierre blanche qui a l’air d’avoir été projetée, par une explosion, de la cathédrale qui se trouve de l’autre côté de la rivière de verre. — Mon Dieu, Raul, dit-il, vous venez juste de vous translater de là-bas ? Vous n’avez été nulle part ailleurs ? — Oui. Non. (Je respire deux fois, lentement, et dis :) Qu’est-ce que c’est, le Moment Partagé ? À son ton, j’ai entendu les majuscules. Le petit homme m’examine de ses yeux brillants, intelligents. — Le Moment Partagé d’Énée. C’est ainsi que nous tous, nous l’appelons, bien que cela n’ait duré que quelques secondes. Tous les instants de sa torture et de sa mort. — Vous avez senti cela aussi ? Brusquement, mon cœur se serre ; est-ce de joie ou sous l’effet d’une terrible tristesse, cela reste à découvrir. — Tout le monde l’a senti. Tout le monde l’a partagé. C’est-à-dire, tout le monde, sauf ses bourreaux. — Tout le monde, sur Pacem ? — Sur Pacem. Sur Lusus et le Vecteur Renaissance. Sur Mars et Qom-Riyad et Renaissance Minor et Tau Ceti Central. Sur Fuji et Ixion et Deneb Drei et l’Amertume de Sibiatu. Sur le Monde de Barnard et le Bosquet de Dieu et Mare Infinitus. Sur Tsingao Hsishuang Panna et Patawpha et Groombridge Dyson D. (Kee s’arrête et sourit de sa propre litanie.) Sur presque toutes les planètes, Raul. Et autour d’elles. Nous savons que l’Arbre-Étoile a ressenti le Moment Partagé… toutes les biosphères arbres-étoiles aussi. Je cligne des yeux. — Il y a d’autres arbres-étoiles ? Kee répond d’un hochement de tête. — Comment tous ces mondes ont-ils pu… partager ce moment ? Je vois la réponse au moment même où je posais la question. — Oui, murmure l’ex-caporal Kee. Tous les endroits qu’Énée a visités, souvent avec vous. Tous les mondes où elle a laissé des disciples qui avaient reçu la communion et renoncé au cruciforme. Son Moment Partagé… l’heure de sa mort… fut comme un signal transmis et retransmis dans tous ces mondes. Je me frotte le visage. Il est comme engourdi. — Alors, seuls ceux qui avaient déjà reçu la communion ou étudié avec Énée ont partagé ce moment ? — Non… ils étaient les transpondeurs, les stations-relais. Ils ont tiré le Moment Partagé du Vide qui Lie et l’ont retransmis au monde entier. — À tous ? Même aux dizaines ou centaines de milliards de citoyens de la Pax qui portent la croix ? — Qui portaient la croix, me corrige Bassin Kee. Beaucoup de ces fidèles ont depuis décidé de ne plus garder un parasite du Centre dans leurs corps. Je commence alors à comprendre. Les derniers moments partagés d’Énée ont été plus que des mots, des tortures, de la douleur et de l’horreur… j’avais entendu ses pensées, partagé sa connaissance des motifs du Centre, du vrai parasitisme du cruciforme, de cette utilisation cynique de la mort humaine afin de rendre leurs réseaux neuraux créatifs, de la soif de pouvoir de Lourdusamy, du trouble de Mustafa et de l’essence totalement inhumaine d’Albedo… Si tout le monde partagea ce même Moment qui m’avait fait hurler et me débattre pour sortir du réservoir en g-élevé, à bord du vaisseau-torche/geôle robot accélérant pour sortir du système, alors ce fut un instant éclatant et terrible pour la race humaine. Et tout être humain vivant a dû entendre son ultime Je t’aime, Raul, tandis que les flammes l’engloutissaient. Le soleil se couche. Des rayons de lumière dorée brillent dans les ruines, sur la rive ouest du fleuve, et projettent un dédale d’ombres sur l’autre berge. Celle du Château Saint-Ange descend à toute vitesse vers nous comme une montagne de verre fondu. Elle m’a demandé de disperser ses cendres sur l’Ancienne Terre. Et je ne peux même pas faire cela pour elle. Je la laisse tomber même dans la mort. Je lève les yeux vers Bassin Kee. — Sur Pacem ? Elle n’avait pas de disciples sur Pacem quand… Oh ! Elle avait renvoyé le père de Soya, immédiatement avant notre charge vouée à l’échec, dans l’allée de la basilique Saint-Pierre, elle lui avait demandé de sortir avec les moines et de se fondre dans la cité qu’il connaissait si bien, pour éviter la Pax à tout prix. Quand il s’était regimbé, Énée lui avait dit : C’est tout ce que je demande, père. Et je le demande avec respect et amour. Alors, le père de Soya était sorti sous la pluie. Et il avait été le relais qui permit de transmettre les souffrances atroces et la dernière idée de mon aimée à plusieurs milliards de personnes, sur Pacem. — Oh ! Mais la dernière fois que je vous ai vu… dans le Vide qui Lie… vous étiez prisonnier, en fugue cryogénique, dans ce… Je fais un geste de main dégoûté vers l’amas fondu du Château Saint-Ange. Kee hoche la tête. — J’étais en fugue cryogénique, Raul. J’étais rangé comme un morceau de viande endormi dans un casier réfrigéré dans un cachot souterrain, non loin de celui où ils ont massacré Énée. Mais j’ai ressenti le Moment Partagé. Tous les êtres humains aussi, même endormis, ou ivres, ou mourants, ou perdus dans la folie. Je peux seulement le regarder fixement, mon cœur se brise de nouveau en comprenant tout. Pour finir, je dis : — Comment avez-vous fait pour sortir ? Pour vous en tirer ? Nous regardons tous deux les ruines du quartier général du Saint-Office. Kee soupire. — Une révolution a éclaté presque tout de suite après le Moment Partagé. Beaucoup de gens, la majorité des habitants de Pacem, ne voulaient plus du cruciforme ni de cette Église trahie qui le leur avait implanté. Certains étaient encore assez cyniques pour accepter ce pacte avec le diable en échange de la résurrection physique, mais durant la première semaine, des millions… des centaines de millions… se mirent en quête de la communion afin d’être libérés de la croix du Centre. Les partisans de la Pax tentèrent de les arrêter. Il y eut des combats… une révolution… la guerre civile. — Encore. Comme à la Chute des distrans. — Non. Rien de si grave. Souvenez-vous, une fois qu’on a appris le langage des morts et des vivants, c’est douloureux de faire mal à quelqu’un. Les partisans de la Pax ignoraient cette retenue, mais ils étaient minoritaires. Je montre les ruines. — Vous appelez ça une retenue ? Vous appelez ça pas si grave ? — Ce n’est pas la révolution contre le Vatican, la Pax et le Saint-Office qui a provoqué cela, dit Kee d’un air mécontent. Notre rébellion s’est passée relativement sans effusion de sang. Les partisans de la Pax se sont enfuis en vaisseaux archanges. Leur Nouveau Vatican s’est installé sur un monde appelé Madhya… une vraie planète de merde, gardée maintenant par la moitié de l’ancienne flotte et plusieurs millions de fidèles. — Qui alors ? Je regarde toujours la dévastation, partout présente autour de nous. — Le Centre. Les Némès ont détruit la cité puis se sont emparées de quatre vaisseaux archanges. Elles nous ont scorifiés de l’espace après le départ des partisans de la Pax. Le Centre a foutu le camp. Il est probablement parti à jamais. Qu’est-ce que ça peut nous fiche ? Je pose soigneusement le scripteur sur la pierre blanche et regarde autour de moi. D’autres hommes et des femmes sont sortis des ruines ; ils restent à distance respectable de nous, mais me regardent avec grand intérêt. Ils sont en vêtements de travail ou en tenue de chasse, ni en haillons ni en peaux de bête. Ce sont visiblement des gens qui vivent dans des conditions difficiles, mais pas des sauvages. Un petit garçon blond me salue timidement de la main. Je lui fais un grand signe. — Je n’ai pas vraiment répondu à votre question, dit Kee. Les gardes m’ont relâché… ont relâché tous les prisonniers… durant la confusion qui régna pendant la première semaine, après le Moment Partagé. Beaucoup de prisonniers, dans ce bras de la galaxie, ont vu leur porte s’ouvrir cette semaine-là. Après la communion… eh bien, c’est dur d’emprisonner ou de torturer quelqu’un dont vous finissez par partager la douleur dans le Vide qui Lie. Et depuis le Moment Partagé, les Extros s’évertuent à réveiller les milliards de juifs, de musulmans et d’autres enlevés par le Centre… et les ramènent des planètes Labyrinthiques à leur monde natal. Je pense à cela pendant une minute, puis je dis : — Le père de Soya a-t-il survécu ? Le sourire de Kee s’élargit. — Je suppose qu’on peut dire qu’il a survécu. C’est notre curé, à la paroisse Sainte-Anne. Venez, je vais vous conduire à lui. Il sait que vous êtes ici, maintenant. C’est à cinq minutes de marche. De Soya me serre si violemment dans ses bras que mes côtes me font mal pendant une heure. Le prêtre porte une simple soutane noire et un col romain. Sainte-Anne n’est plus la grande église paroissiale que nous avions vue dans l’État du Vatican, mais une petite chapelle en brique et en adobe, édifiée dans un endroit dégagé, sur la rive est. Il semble que la paroisse ne comprenne qu’une centaine de familles qui vivent de la culture et de la chasse dans ce qui avait été un grand parc, proche du spatioport. On me présente à la plupart de ces familles pendant que nous dînons en plein air, dans une zone éclairée près du foyer de l’église ; on dirait qu’ils me connaissent tous… ils agissent comme s’ils me connaissaient personnellement et semblent sincèrement contents que j’aie survécu et que je sois revenu au monde des vivants. Lorsque l’obscurité s’épaissit, nous nous retirons, Kee, de Soya et moi, dans le logement du prêtre : une pièce spartiate attenante au chevet de l’église. Le père de Soya sort une bouteille de vin et sert un verre à chacun de nous. — L’un des nouveaux bénéfices de la chute de la civilisation telle que nous la connaissions, dit-il, c’est que partout où l’on creuse, on trouve des caves avec des vins d’excellents crus. Ce n’est pas du vol. C’est de l’archéologie. Kee lève son verre comme s’il allait porter un toast, puis hésite. — À Énée ? propose-t-il. — À Énée. Le père de Soya et moi vidons nos verres et le prêtre nous ressert. — Combien de temps suis-je parti ? Le vin rougit mes joues, comme il le fait toujours. Énée avait l’habitude de me taquiner à ce propos. — Treize mois standard depuis le Moment Partagé, répond de Soya. Je secoue la tête. J’ai dû passer tout ce temps à écrire mon récit en attendant la mort, séances de travail de trente heures ou plus interrompues par quelques heures de sommeil, et suivies encore de trente ou quarante heures de labeur. J’étais dans un état que les chercheurs qui se consacrent au sommeil expliquent par une perte de contact avec le rythme circadien. — Êtes-vous en relation avec d’autres mondes ? (Je regarde Kee et réponds moi-même à ma question.) Bien sûr que oui. Bassin m’a parlé de la réaction des autres planètes au Moment Partagé et du retour de milliards d’êtres humains enlevés. — Quelques vaisseaux se posent ici, dit de Soya, mais depuis que les archanges sont partis, le voyage spatial prend du temps. Les templiers et les Extros se servent de leurs vaisseaux-arbres pour ramener les réfugiés chez eux, mais les autres détestent utiliser la propulsion Hawking, maintenant que nous savons combien cela fait de tort au Vide qui Lie. Et même si tout le monde travaille dur pour l’apprendre, très peu ont assez maîtrisé l’écoute de la musique des sphères pour faire ce premier pas. — Ce n’est pas difficile. (Je ris tout seul en sirotant le vin doux et j’ajoute :) C’est sacrément dur. Désolé, père. De Soya me signifie son indulgence d’un signe de tête. — C’est sacrément dur. J’ai failli y arriver une centaine de fois, mais je me déconcentre toujours au dernier moment. Je regarde le petit prêtre. — Vous êtes resté catholique ? Le père de Soya boit le vin à petites gorgées. — Je ne suis pas seulement resté catholique, Raul. J’ai redécouvert ce que cela voulait dire d’être catholique. D’être chrétien. D’être un croyant. — Même après le Moment Partagé d’Énée ? Je sens que le caporal Kee nous observe. Les ombres des lampes à huile dansent sur les murs de pisé, tièdes. — J’avais déjà compris que l’Église était corrompue par son pacte avec le Centre, dit-il très doucement. Les enseignements partagés d’Énée n’ont fait que souligner ce que signifiait pour moi être un homme, être un enfant du Christ. Je suis toujours en train de réfléchir à cela, une minute plus tard, lorsqu’il ajoute : — On parle de me nommer évêque, mais je freine les choses. C’est pour ça que je suis resté dans cette partie de Pacem, bien qu’il y ait des communautés plus viables à l’écart des vieilles zones urbaines. Regarder les ruines de notre belle tradition, de l’autre côté du fleuve, me rappelle que c’est de la folie de trop miser sur la hiérarchie. — Alors, il n’y a pas de pape ? Pas de Saint-Père ? De Soya hausse les épaules et nous ressert. Après treize mois de nourriture recyclée et d’abstinence, le vin me monte à la tête. — Monsignor Lucas Oddi, qui a échappé à la fois à la révolution et à l’attaque du Centre, a installé la papauté en exil sur Madhya, dit le prêtre d’un ton tranchant. Je crois que, sauf ses défenseurs et ses disciples rassemblés dans ce système, personne de l’ex-Pax ne l’honore comme un véritable pape. (Il sirote son vin.) Ce n’est pas la première fois que notre Mère l’Église a un antipape. — Qu’est-il arrivé à Urbain XVI ? dis-je. Est-il mort de sa crise cardiaque ? — Oui, fit Kee en se penchant en avant et en posant ses puissants avant-bras sur la table. — A-t-il ressuscité ? — Pas exactement, répond Kee. Je regarde l’ex-caporal, attendant une explication, mais aucune ne s’annonce. — J’ai fait passer la nouvelle de l’autre côté du fleuve, annonça le père de Soya. La réponse de Bassin vous sera expliquée dans une minute. Effectivement, une minute plus tard, quelqu’un tire les rideaux de l’entrée menant à la confortable petite alcôve du prêtre, et un homme grand, en soutane noire, entre. Ce n’est pas Lénar Hoyt. C’est un homme que je n’ai jamais rencontré, mais que je connais bien… ces mains élégantes, ce long visage, ces grands yeux tristes, ce large front et ces cheveux argentés qui s’éclaircissent. Je me lève pour lui serrer la main, m’incliner ou baiser son anneau… quelque chose. — Raul, mon garçon, mon garçon, dit le père Paul Duré. Que je suis content de vous rencontrer. Que vous soyez revenu nous fait, à tous, un plaisir immense. Le prêtre âgé me serre vigoureusement la main, me prend dans ses bras pour faire bonne mesure, puis se dirige vers le buffet comme si ce meuble lui était familier, trouve un verre, va pomper de l’eau à l’évier, le rince, se verse du vin et s’assoit sur une chaise, à l’autre bout de la table, en face de Kee. — Nous mettons Raul au courant de ce qui s’est passé pendant son absence d’un an et un mois, dit le père de Soya. — On dirait que je suis parti un siècle. Mes yeux regardent quelque chose qui est au-delà de la table et de cette pièce. — Pour moi, ça fait vraiment un siècle, dit le Jésuite plus âgé. (Son accent est bizarre, plein de charme… une planète des Confins où l’on parle français, peut-être ?) Presque trois, en fait. — J’ai vu ce qu’ils vous faisaient quand vous ressuscitiez, remarquai-je avec l’effronterie que me donne le vin. Lourdusamy et Albedo vous tuaient pour que Hoyt renaisse des cruciformes que vous partagiez. Le père Duré n’a pas encore goûté son vin, mais il regarde dans son verre comme s’il s’attendait à une transsubstantiation. — Maintes et maintes fois, dit-il d’un ton qui semble plus mélancolique qu’autre chose. C’est une vie étrange, de renaître juste pour être assassiné. — Énée serait d’accord. Je sais que ces hommes sont des amis et des hommes bons, mais je ne me sens pas particulièrement amical envers l’Église en général. — Oui. Paul Duré lève son verre pour un toast silencieux. Il boit. Bassin Kee comble le vide du silence. — La plupart des fidèles restés sur Pacem voudrait que le père Duré soit notre vrai pape. J’examine le Jésuite âgé. Je m’étais trouvé en présence de tant de personnages légendaires que cela ne me faisait plus frissonner, même si celui-ci était au centre des Cantos. Comme toujours lorsque vous découvrez l’être véritable derrière la célébrité ou la légende, ce qu’il y a d’humain dans cet homme ou cette femme rend les choses moins mythiques. Dans ce cas, ce furent les touffes de poils gris qui poussaient dans les grandes oreilles du prêtre. — Teilhard Deux ? dis-je, me souvenant que cet homme avait été un bon pape sous le nom de Teilhard Premier, mille deux cent soixante-dix-neuf ans auparavant, pendant une brève période, avant d’être assassiné pour la première fois. Duré accepte que le père de Soya le resserve et fait non de la tête. Je vois que la tristesse de ces grands yeux est, comme celle de Soya, acquise et ressentie, et non un trait de caractère. — Plus de papauté pour moi, décréta-t-il. Je vais passer les années qui me restent à tenter d’apprendre ce qu’enseignait Énée, à écouter très attentivement les voix des morts et des vivants, tout en me réimprégnant des leçons d’humilité de Notre-Seigneur. Pendant des années, j’ai joué à l’archéologue et à l’intellectuel. Il est temps que je me redécouvre simple curé de paroisse. — Amen, dit de Soya qui part chercher une autre bouteille dans son buffet. L’ex-capitaine de la Pax semble un peu pompette. — Vous ne portez plus le cruciforme ? Je m’adresse aux trois hommes tout en regardant Duré. Ils paraissent tous choqués. Duré prend la parole : — Seuls les imbéciles et les irrémédiables cyniques portent encore le parasite, Paul. Il y en a très peu sur Pacem. Très peu sur les mondes où l’on a reçu le Moment Partagé d’Énée. (Il touche sa poitrine comme s’il se souvenait.) Je n’ai pas eu le choix, en ce qui me concerne. J’ai été régénéré dans l’une des crèches de résurrection du Vatican, au plus fort de la bataille. J’ai attendu que Lourdusamy et Albedo viennent me voir, comme d’habitude… pour me tuer. Au lieu de cela, cet homme… (Il tend ses longs doigts vers Kee, qui s’incline et se verse encore un peu de vin.) Cet homme, poursuit l’ex-pape Teilhard, y a pénétré par effraction avec ses rebelles en armures de combat, armés d’anciens fusils. Il m’a apporté un calice de vin. Je savais ce que c’était. J’avais participé au Moment Partagé. Je regarde le vieux prêtre avec de grands yeux. Même endormi dans la matrice de la mémoire à bulle du cruciforme supplémentaire, même pendant qu’on le ressuscitait ? Comme s’il lisait dans mon regard, le père Duré hoche la tête. — Même là. (Me regardant droit dans les yeux, il ajoute :) Qu’allez-vous faire maintenant, Raul Endymion ? J’hésite seulement une seconde. — Je suis venu sur Pacem chercher les cendres d’Énée… elle m’a demandé… un jour, elle m’a demandé… — Nous sommes au courant, mon fils, dit tranquillement de Soya. — N’importe comment, il n’y a pas beaucoup de chances que je les retrouve dans ce qui reste du Château Saint-Ange, alors je vais m’attaquer à mon autre priorité. — Qui est ? m’interroge le père Duré avec une infinie gentillesse. Brusquement, dans cette pièce mal éclairée, assis à cette table rudimentaire, en buvant ce vin vieux, plongé dans l’odeur mâle de sueur propre, je vois dans le vieux Jésuite la puissante réalité qu’il y avait derrière les Cantos mythiques de l’oncle Martin. Je comprends, avec certitude, que c’est là l’homme de foi qui s’était crucifié, non pas une fois mais plusieurs, sur l’arbre tesla plein de foudre, plutôt que de se soumettre à la fausse croix du cruciforme. C’est un vrai défenseur de la foi. C’est un homme qu’Énée aurait aimé si elle l’avait rencontré, si elle avait parlé et discuté avec lui. À ce moment, j’éprouve la perte de ma bien-aimée avec une douleur renouvelée qui m’oblige à contempler le fond de mon verre pour dissimuler mes yeux embués à Duré et aux autres. — Un jour, Énée m’a dit qu’elle avait eu un enfant. Je vais le chercher, et participer à son éducation, si on me le permet. Les prêtres se regardent avec étonnement. Kee lève les yeux sur moi. — Nous ignorions cela, dit Federico de Soya. Je suis stupéfait. J’aurais parié tout ce que je sais sur la nature humaine que vous étiez le seul homme de sa vie… son seul amour. Je n’ai jamais vu deux jeunes êtres aussi heureux. — Il y avait quelqu’un d’autre, fis-je en levant mon verre presque avec violence pour le vider d’une lampée, et je découvre que le verre est vide. (Je le pose sur la table avec précaution.) Il y avait quelqu’un d’autre. (Je répète cela avec moins d’emphase, moins pitoyablement.) Mais ce n’est pas cela l’essentiel. Le bébé… l’enfant… voilà ce qui est important. Je veux le retrouver, si je le peux. — Avez-vous une idée de l’endroit où il se trouve ? demande Kee. Je soupire. — Non. Mais je vais me translater sur toutes les planètes de l’Ancienne Pax et des Confins, sur tous les mondes de la galaxie, s’il le faut. Et au-delà de la galaxie… (Je m’arrête. Je suis soûl et c’est trop important pour en parler quand on est ivre.) En tout cas, c’est là où je vais aller dans quelques minutes. Le père de Soya secoue la tête. — Vous êtes épuisé, Raul. Passez la nuit ici. Bassin a chez lui un deuxième lit, sa maison est à côté. Nous allons tous dormir ce soir, et nous vous dirons adieu dans la matinée. — Il faut que je parte maintenant. J’essaie de me lever, pour leur montrer ma capacité à penser juste et à agir sans hésiter. La pièce penche comme si le sol avait brusquement cédé, du côté sud de la petite maison du père de Soya. Je m’agrippe à la table, de justesse, et tiens bon. — Demain, ce serait peut-être préférable, dit le père Duré en se levant et en mettant sa main vigoureuse sur mon épaule. — Oui. (Je me relève et découvre que les secousses du sol se calment un peu.) Il vaut mieux que je parte demain. Je leur serre la main. Deux fois. Je suis sur le point de pleurer de nouveau, non de chagrin, cette fois, bien qu’il soit toujours là, à l’arrière-plan, comme la symphonie des sphères, mais du pur soulagement que m’apporte leur compagnie. J’ai été seul si longtemps. — Venez, mon ami, dit l’ex-caporal Bassin Kee des marines de la Pax et du Corps Helvétique en mettant la main sur mon épaule, et il nous emmène, l’ex-pape Teilhard et moi, jusqu’à sa petite chambre où je m’écroule sur l’un des deux lits de camp. Je sombre dans le sommeil au moment où je sens que quelqu’un m’ôte mes bottes. Je pense que c’est l’ex-pape. J’avais oublié que Pacem ne tournait sur elle-même qu’en dix-neuf heures standard. Les nuits sont trop courtes. Au matin, je suis encore plein de l’euphorie que m’apporte la liberté, mais j’ai mal à la tête, au dos, au ventre, aux dents, aux cheveux, et je suis certain qu’une bande de petites créatures crépues se sont installées au fond de ma bouche. Le village qui entoure la chapelle est trépidant d’activité matinale. Tout résonne trop fort. Les repas mijotent sur les feux. Les femmes et les enfants s’affairent aux travaux du ménage tandis que les hommes émergent des maisons rudimentaires avec une barbe de plusieurs jours, des yeux rouges, et l’air ahuri d’une bête qui va être écrabouillée sur l’autoroute, expression, je le sais, que j’offre au monde ce matin. Cependant, les prêtres semblent en pleine forme. Je vois une douzaine de paroissiens sortir de la chapelle et je comprends que de Soya et Duré ont dû, tous deux, célébrer de bonne heure une messe pendant que je ronflais. Bassin Kee arrive, me salue d’une voix beaucoup trop forte et me montre un petit bâtiment où les hommes se lavent. La plomberie se réduit au pompage de l’eau froide dans un réservoir, au plafond, dont on peut déverser l’eau sur soi en une rapide douche qui vous gèle jusqu’à la moelle. La matinée est fraîche sur Pacem, comme celles que j’ai connues à huit mille mètres d’altitude, sur T’ien Shan, et la douche me réveille très vite. Kee m’a apporté des vêtements propres, un pantalon de travail en souple velours côtelé, une chemise de laine bleue joliment tissée, une large ceinture, et des souliers solides infiniment plus confortables que les bottes que je m’étais entêté à porter pendant plus d’une année standard, dans la boîte à chat de Schrödinger. Rasé, propre, revêtu d’autres habits, tenant un grand café fumant que la jeune épouse de Kee m’a tendu, le scripteur suspendu à une sangle passée à l’épaule, je me sens un homme nouveau. Ma première pensée, dans cette vague de bien-être, c’est : Énée aurait adoré ce matin frais, et les nuages obscurcissent de nouveau le soleil. Duré et de Soya se perchent avec moi sur un grand rocher surplombant la rivière absente. Les décombres du Vatican me rappellent les ruines des temps anciens. Je vois les pare-brise des véhicules-sol briller dans la forte lumière matinale, j’aperçois, de temps en temps, un VEM qui survole la cité détruite et comprends, de nouveau, qu’il ne s’agit pas d’une autre Chute… même Pacem n’est pas retombée dans la barbarie. Kee m’a expliqué que le café du matin leur est expédié par les communautés agricoles de l’ouest, très peu touchées. Le Vatican et les ruines des cités administratives ressemblent plutôt aux conséquences d’un désastre localisé, et leurs habitants à des survivants qui choisissent de reconstruire après un ouragan ou un tremblement de terre circonscrit. Kee nous rejoint avec des petits pains tout chauds et nous mangeons dans un silence agréable, brossant parfois de la main les miettes tombées sur nos vêtements, nous buvons nos cafés à petites gorgées tandis que le soleil s’élève derrière nous, rattrapant les nombreuses colonnes de fumées des feux de camp et des fourneaux. — J’essaie de comprendre cette nouvelle manière d’envisager les choses, dis-je enfin. Quand on compare votre situation aux temps de l’Empire de la Pax, vous êtes isolés, ici, sur Pacem, mais vous restez toujours conscients de ce qui se passe ailleurs… sur d’autres planètes. — Oui. Tout comme on touche le Vide pour écouter le langage des vivants, afin de communiquer avec ceux que l’on aime. Par exemple, ce matin, j’ai pénétré dans les pensées du sergent Gregorius, sur Mare Infinitus. J’avais aussi entendu les pensées bien reconnaissables de Gregorius en écoutant la musique des sphères, juste avant ma libre translation, mais je demande : — Il va bien ? — Bien, répond de Soya. Les braconniers, les contrebandiers et les rebelles sous-marins de ce monde ont rapidement isolé les rares fidèles de la Pax, bien que les combats entre différents avant-postes aient causé beaucoup de dommages aux nombreuses plates-formes civiles. Gregorius est devenu une espèce de maire ou de gouverneur pour la région centrale du littoral. J’ajouterais : tout à fait contre ses désirs. Le commandement n’a jamais intéressé le sergent… sinon, il aurait été promu officier depuis de longues années. — En parlant de commandement, dis-je, qui dirige… tout ceci ? D’un geste, je montre les ruines, l’autoroute lointaine avec ses véhicules, le VEM de transport qui se dirige vers notre rive. — En fait, tout le système de Pacem est sous l’autorité d’un gouverneur temporaire, un ex-P-DG du Mercantilus appelé Kenzo Isozaki, répond le père de Soya. Il a établi son quartier général dans les ruines de l’ancien tore du Mercantilus, mais il fait souvent des visites d’inspection. Je montre ma surprise. — Isozaki ? La dernière fois que je l’ai vu en préparant mon récit, il était impliqué dans l’attaque menée contre la Biosphère de l’Arbre-Étoile. — Oui, acquiesce de Soya. Mais cette attaque était en cours lorsque se produisit le Moment Partagé. Il en résulta une grande confusion. Des éléments de la Flotte de la Pax se rallièrent à Lourdusamy et ceux de son acabit, alors que d’autres éléments, certains menés par Kenzo Izosaki, qui détenait le titre de Commandant de l’Ordre des Chevaliers de Jérusalem, s’opposèrent à eux afin de mettre fin au carnage. Les fidèles de la Pax ont gardé la plus grande partie des astronefs archanges, puisqu’on ne peut pas les utiliser sans la résurrection. Isozaki a ramené plus de cent vaisseaux plus anciens à propulsion Hawking dans le système de Pacem et a chassé les derniers attaquants du Centre. — Est-ce un dictateur ? Je m’en moque un peu. Ce n’est pas mon problème. — Pas du tout, répond Kee. Isozaki gouverne temporairement avec le soutien des conseils élus de chaque canton de Pacem. C’est un excellent organisateur de logistique… ce dont nous avons besoin. En attendant, les représentants des régions gèrent très bien la situation. C’est la première fois qu’il y a une vraie démocratie dans ce système. Cela provoque un peu de désordre, mais ça marche. Je pense qu’Isozaki nous aide à édifier une espèce de système économique capitaliste conscientisé pour le jour où nous commencerons à nous déplacer librement dans l’ancien espace de la Pax. — Par translation libre ? Tous trois acquiescent d’un hochement de tête. Il m’est difficile d’imaginer le futur proche : des milliards… des centaines de milliards… de personnes libres d’aller de monde en monde sans astronef ni distrans. Des centaines de milliards de personnes capables de se contacter en touchant le Vide avec leurs cœurs et leurs esprits. Cela ressemblerait à l’apogée de l’Hégémonie du Retz sans les portails distrans et les transmetteurs sur canal large du Centre. Non, je le comprends tout de suite, ce ne sera pas du tout comme l’Hégémonie. Ce sera complètement différent. Une chose sans précédent dans l’expérience humaine. Énée a tout changé à jamais. — Partirez-vous aujourd’hui, Raul ? me demande le père Duré avec son doux accent français. — Dès que j’aurai terminé cet excellent café. Le soleil commence à chauffer mon cou et mes bras nus. — Où est-ce que vous irez ? demande le père de Soya. Je vais répondre, mais je m’arrête. Je m’aperçois que je n’en ai pas la moindre idée. Où dois-je chercher l’enfant d’Énée ? Et si l’Observateur avait emmené le petit garçon ou la petite fille dans un lointain système que je ne peux pas atteindre en translation libre ? Et s’ils étaient retournés sur l’Ancienne Terre… puis-je vraiment me translater sur cent soixante mille années-lumière ? Énée l’a fait. Mais elle pouvait obtenir l’aide des Lions, des Tigres et des Ours. Pourrai-je un jour entendre ces voix-là dans le chœur complexe du Vide ? Tout me semble trop grand, trop vague, sans aucun rapport avec moi. — Je ne sais pas où je vais aller. (Je m’entends dire cela avec la voix d’un petit garçon perdu.) Je voulais me rendre sur l’Ancienne Terre à cause du désir d’Énée que je… ses cendres… mais… (Gêné de montrer de nouveau mon émotion, je désigne la montagne de pierres fondues qui avait été le Château Saint-Ange.) Peut-être est-ce que je vais retourner sur Hypérion. Pour voir Martin Silenus. J’ajoute en silence : Avant qu’il meure. Nous sommes tous là, sur le gros rocher, en train de boire les dernières gouttes de café et de faire tomber les dernières miettes des délicieux petits pains. Soudain, une idée évidente me traverse l’esprit. — L’un de vous a-t-il envie de venir avec moi ? Ou d’aller quelque part ? Je pense que je me souviendrai de ce qu’il faut faire en translation libre… Énée nous emmenait avec elle juste en nous prenant par la main. Non, elle a translaté l’Yggdrasill rien qu’en le souhaitant. — Si vous allez sur Hypérion, dit le père de Soya, j’ai bien envie de vous accompagner. Mais d’abord, il faut que je vous montre quelque chose. Excusez-nous, père Duré. Bassin. Je suis le petit prêtre qui retourne à la petite église. Dans la minuscule sacristie, à peine assez grande pour l’armoire en bois contenant les vêtements sacerdotaux et le petit autel portant la réserve d’hosties et de vin, de Soya tire un rideau dissimulant une alcôve et en sort un petit cylindre de métal, moins grand qu’une bouteille thermos. Il me le tend et mes doigts ne sont plus qu’à un centimètre lorsque je me fige, incapable de le toucher. — Oui. Ce sont les cendres d’Énée. Ce que nous avons pu en récupérer. Pas beaucoup, j’en ai peur. Mes doigts tremblent, toujours incapables de prendre l’insignifiant cylindre de métal. — Comment ? Quand ? — Avant la dernière attaque du Centre, répond de Soya d’une voix douce. Certains d’entre nous, qui libéraient les prisonniers, ont estimé qu’il serait prudent d’emporter les restes incinérés de notre jeune amie. Des disciples voulaient les retrouver et en faire des reliques Saintes… pour mettre sur pied un nouveau culte. J’ai senti, fortement, qu’Énée n’aurait pas voulu cela. Est-ce que j’ai eu raison, Raul ? — Oui. (Maintenant, ma main tremble visiblement. Je ne peux toujours pas toucher le cylindre et suis presque incapable de parler.) Oui, totalement, absolument. (Mon ton est véhément.) Elle aurait détesté cela. Rien que d’y penser, cela l’aurait fait jurer. Je ne peux pas dire le nombre de fois où elle et moi avons discuté de la tragédie des disciples de Bouddha qui le traitaient comme un dieu et voulaient faire de ses restes des reliques. Le Bouddha demanda aussi que son corps soit incinéré et ses cendres dispersées afin que… Je suis obligé de m’arrêter. — Oui, dit de Soya. (Il tire un sac noir à bandoulière de son placard et y dépose le cylindre. Il met le sac à l’épaule.) Si vous le voulez bien, je pourrais emporter cela avec nous si nous devons voyager ensemble. — Merci. C’est tout ce que je peux dire. Je n’arrive pas à identifier la vie et l’énergie, la peau, les yeux étincelants et l’odeur féminine d’Énée, son rire, sa voix, ses cheveux, sa présence physique, à ce petit cylindre métallique. Je baisse la main avant que le prêtre ait pu voir combien elle tremblait. — Êtes-vous prêt à partir ? De Soya hoche la tête. — Je vous prie, permettez-moi de dire à certains de mes amis que je vais être absent quelques jours. Serait-ce possible pour vous de me déposer ici, plus tard, sur votre route… quel que soit l’endroit où vous irez ? Je cligne des yeux. Bien sûr que ce serait possible. J’avais pensé à mes adieux d’aujourd’hui comme à un dernier voyage interstellaire… Mais Pacem… comme tout autre lieu de l’univers connu… ne sera jamais, pour moi, qu’à un pas… tant que je vivrai. Si je me souviens encore de ce qu’il faut faire pour entendre la musique des sphères et pratiquer la translation libre. Si je peux emmener quelqu’un avec moi. Si ce n’est pas un don qui ne sert qu’une seule fois et que j’ai perdu sans le savoir. Maintenant, c’est tout mon corps qui tremble. Je me dis que c’est juste parce que j’ai bu trop de café. — Oui, pas de problème. Je vais bavarder avec le père Duré et Bassin jusqu’à ce que vous reveniez. Le vieux Jésuite et le jeune soldat, au bord d’un petit champ de maïs, sont en train de discuter du meilleur moment où il faudra faire la récolte. J’entends Paul Duré avouer que s’il pense qu’il faut les cueillir tout de suite, c’est parce qu’il adore manger le maïs en épi. Ils me sourient lorsque j’approche. — Le père de Soya vous accompagne ? demande Duré. Je hoche la tête. — Je vous en prie, transmettez mes pensées les plus amicales à Martin Silenus, dit le Jésuite. Nous avons partagé d’intéressantes expériences d’une manière indirecte, il y a longtemps et à des mondes d’ici. J’ai entendu parler de ses Cantos, mais j’avoue que je répugne à les lire. (Duré sourit.) Je sais que les lois de l’Hégémonie contre les livres à l’Index sont tombées en désuétude. — Je pense qu’il a lutté si longtemps pour rester vivant afin de terminer ces Cantos. Maintenant, il ne le fera plus jamais. (Le père Duré soupire.) Aucune durée de vie n’est assez longue pour ceux qui souhaitent créer, Raul. Ou pour ceux qui veulent simplement se comprendre et comprendre leurs vies. C’est peut-être la malédiction inhérente à la condition humaine, mais c’est aussi une bénédiction. — Comment cela ? Mais avant que Duré ait pu répondre à ma question, le père de Soya et plusieurs villageois arrivent, et c’est alors un brouhaha de propos, d’adieux et, en ce qui me concerne, d’invitations à revenir. Je regarde le sac noir en bandoulière et vois que le prêtre l’a rempli d’autres choses, en plus de la boîte contenant les cendres d’Énée. — Une autre soutane, dit de Soya en captant mon coup d’œil. Du linge de rechange. Des chaussettes. Quelques pêches. Ma Bible, mon missel et ce qu’il faut pour dire la messe. Je ne suis pas certain de revenir. (Il montre du geste les autres qui se pressent.) J’ai oublié comment on fait. Avons-nous besoin de plus de place ? — Je ne pense pas. Vous et moi devons être en contact physique. Au moins pour le premier essai. (Je me retourne et serre la main de Kee et de Duré.) Merci. Kee sourit et recule comme si j’allais m’élever sur les gaz d’échappement d’une fusée et qu’il craigne d’être brûlé. Le père Duré me serre l’épaule une dernière fois. Je pense que nous nous reverrons, Raul Endymion. Mais peut-être pas avant deux ans ou plus. Je ne comprends pas. Je viens de promettre au père de Soya de revenir dans quelques jours. Mais je hoche la tête comme si je saisissais ce qu’il veut dire, lui serre la main une seconde fois et m’éloigne de lui. — Devons-nous nous tenir par la main ? demande de Soya. Je pose la mienne sur l’épaule du petit prêtre, comme Duré vient de le faire, et vérifie que mon scripteur est bien attaché à sa sangle. — Ça devrait suffire, dis-je. — Homophobe ? demande de Soya avec un sourire malicieux de petit garçon. — Je n’ai pas envie d’avoir l’air idiot plus souvent que nécessaire, dis-je en fermant les yeux, tout à fait certain que la musique des sphères ne sera pas là cette fois, que j’aurai complètement oublié comment faire un pas dans le Vide. Eh bien, au moins le café est bon et la conversation agréable, si je suis obligé de rester à jamais ici. La lumière blanche nous entoure et nous engloutit. 34 J’avais supposé que le prêtre et moi, nous émergerions de la lumière dans la cité abandonnée d’Hypérion, probablement près de la tour du vieux poète, mais quand nous eûmes cessé de cligner des yeux contre les effets de la clarté éblouissante du Vide, il faisait tout à fait nuit, nous étions dans une plaine onduleuse et le vent sifflait dans des herbes qui me montaient jusqu’aux genoux, et jusqu’aux cuisses du père de Soya, recouvertes par la soutane. — Avons-nous réussi ? demanda le Jésuite d’un air excité. Sommes-nous sur Hypérion ? Cet endroit ne m’est pas familier, mais je n’ai traversé que certaines parties du continent nord, il y a plus de onze années standard. C’est bon ? La gravité ressemble à ce dont je me souviens. L’air est… frais. Je laissai mes yeux s’adapter un moment à la nuit. Puis je dis : — C’est bon. (Je montrai le ciel.) Cette constellation ? C’est le Cygne. Au-dessus, il y a les Deux Archers. Celle-là, s’appelle en fait le Porteur d’Eau, mais Grandam me faisait marcher en disant que c’était la Caravane de Raul, à cause d’un petit chariot que j’avais l’habitude de traîner. (Je repris mon souffle et regardai de nouveau les ondulations de la plaine.) C’était l’un de nos campements favoris. De notre caravane de nomades. Quand j’étais enfant. (Je mis un genou en terre pour étudier le sol, à la lumière des étoiles.) Il y a des traces de pneus en caoutchouc. Vieilles de quelques semaines. Les caravanes passent encore par ici, je suppose. La soutane du prêtre faisait bruire l’herbe tandis qu’il allait et venait, aussi nerveux qu’un chasseur de nuit claquemuré. — Sommes-nous près ? demanda-t-il. Pouvons aller à pied d’ici à l’endroit où se trouve Martin Silenus ? — Ça fait environ quatre cents kilomètres. Nous sommes sur les étendues orientales de la lande, au sud du Bec. Oncle Martin est dans les contreforts du Plateau du Pignon. Je grimaçai intérieurement en m’apercevant que j’avais utilisé le nom affectueux qu’Énée donnait au vieux poète. — Peu importe, dit le prêtre avec impatience. Dans quelle direction allons-nous ? Le Jésuite était vraiment prêt à partir, mais je posai de nouveau la main sur son épaule pour l’arrêter. — Je pense que nous ne serons pas obligés de faire ce trajet à pied, dis-je doucement. Quelque chose occultait les étoiles au sud-est et je percevais le haut bourdonnement des turbo-ventilateurs par-dessus le sifflement du vent. Une minute plus tard, nous pouvions voir les feux de navigation rouge et vert d’un glisseur qui tourna vers nous pour traverser la prairie et masqua le Cygne. — Vous croyez qu’il n’y a pas de danger ? demanda de Soya, dont l’épaule se tendit un peu sous ma paume. Je haussai les épaules. — Quand je vivais ici, ce genre de véhicule aurait été inquiétant. La plupart des glisseurs appartenaient à la Pax. Aux Forces de Sécurité, pour être précis. Nous n’attendîmes pas longtemps. Le véhicule atterrit, les ventilateurs bourdonnèrent moins fort et s’arrêtèrent, la bulle gauche de l’avant s’ouvrit. Les lumières intérieures s’allumèrent. Je vis la peau bleue, les yeux bleus, la main gauche absente, la main droite bleue levée en un salut. — C’est bon, dis-je. — Comment va-t-il ? demandai-je à A. Bettik tandis que nous volions vers le sud-est, à trois mille mètres d’altitude. Comme le ciel pâlissait à l’horizon, au-dessus du Pignon, je supposai qu’il restait une heure de nuit avant l’aube. — Il est mourant, dit l’androïde. Nous volâmes en silence pendant un bon moment. A. Bettik semblait ravi de me revoir, bien qu’il eût paru embarrassé quand je l’étreignis. Les androïdes ne sont jamais à l’aise dans les démonstrations d’émotion de ce genre entre eux, les domestiques, et nous, les humains, qu’ils ont été biofabriqués pour servir. Je posai autant de questions que possible durant notre bref temps de vol. Il avait immédiatement exprimé ses regrets de la mort d’Énée, ce qui me donna la chance de poser la question qui hantait mon esprit. — Avez-vous senti le Moment Partagé ? — Pas exactement, H. Endymion, répondit l’androïde, ce qui ne m’éclaira pas. Mais A. Bettik me mit alors au courant de ce qui s’était passé sur Hypérion depuis un an et un mois standard. Tout comme Énée l’avait prévu, Martin Silenus servit de relais pour le Moment Partagé. Tous les habitants de ma planète natale le reçurent. La majorité des chrétiens et des militaires de la Pax désertèrent aussitôt, recherchant la communion pour se débarrasser des parasites cruciformes et fuir ceux restés fidèles au Vatican. Oncle Martin fournit le vin et le sang, tous deux sortis de sa réserve personnelle. Il stockait du vin depuis plusieurs décennies et se tirait du sang depuis sa communion avec la petite Énée de dix ans, deux cent cinquante ans plus tôt. Les quelques soldats restés fidèles à la Pax s’envolèrent dans les trois derniers astronefs restants, et la cité qu’ils occupaient en dernier, Port-Romance, fut libérée quatre mois après le Moment Partagé. Depuis la vieille cité universitaire d’Endymion où il continuait à vivre seul, oncle Martin commença à émettre de vieux holos d’Énée bien plus jeune qu’avant notre rencontre, expliquant comment utiliser le nouvel accès au Vide qui Lie et plaidant en faveur de la non-violence. Les millions d’indigènes et d’ex-fidèles de la Pax qui venaient juste de découvrir les voix des morts et le langage des vivants, accomplirent ses désirs. A. Bettik m’informa aussi qu’il y avait maintenant un seul et gigantesque vaisseau-arbre templier en orbite, le Sequoia Sempervirens, commandé par la Vraie voix de l’Arbre-Étoile Ket Rosteen, qui abritait plusieurs de nos anciens amis, dont Rachel, Théo, la Dorje Phagmo, le Dalaï-Lama, et les extros Navson Hamnim et Sian Quintana Ka’an. George Tsarong et Jigme Norbu étaient aussi à bord. Rosteen avait envoyé un message radio au vieux poète pour lui demander la permission d’atterrir, rien que pour deux jours, mais Silenus avait refusé, disant qu’il ne voulait pas les voir, ni personne d’autre, avant que je n’arrive. — Moi ? dis-je. Martin Silenus savait que j’allais arriver ? — Bien entendu, répliqua l’androïde sans plus de précision. — Comment Rachel, la Dorje Phagmo et les autres sont-ils arrivés à bord du vaisseau-arbre ? Est-ce que le Sequoia Sempervirens s’est arrêté sur le Monde de Barnard, Vitus-Gray-Balianus B. et les autres systèmes pour les prendre ? — J’ai cru comprendre, H. Endymion, que les Extros sont venus à bord du vaisseau-arbre depuis ce qui reste de la Biosphère de l’Arbre-Étoile que nous avons eu le bonheur de visiter. Les autres, comme me l’ont fait comprendre les transmissions de plus en plus agacées de H. Rosteen à H. Silenus, ont opéré une translation libre jusqu’au vaisseau-arbre, comme vous l’avez fait pour venir jusqu’à nous. Je me redressai sur mon siège. Ces nouvelles me bouleversaient. Je croyais être la seule personne assez habile, assez bénie, ou quoi que ce soit d’autre, pour comprendre le truc de la translation libre. Maintenant, j’apprenais que Rachel, Théo et la vieille supérieure l’avaient fait aussi, le jeune Dalaï-Lama et… eh bien, le Dalaï Lama, peut-être, et Rachel et Théo avaient été les premiers disciples d’Énée… mais Georges et Jigme ? J’avoue que je me sentis un peu démonté, mais excité tout de même par ces nouvelles. Des milliers d’autres, peut-être ceux, d’abord, qu’Énée avait connus, touchés et instruits directement, devaient être sur le point de faire leurs premiers pas. Et puis… mon esprit chancela de nouveau à l’idée de tous ces milliards d’êtres voyageant librement où ils le souhaitaient. Nous atterrîmes dans la cité abandonnée juste au moment où le ciel pâlissait vraiment à l’est des cimes. Je sautai du glisseur, tenant le scripteur contre ma poitrine, et gravis les marches de la tour, laissant derrière moi, dans ma hâte, l’androïde et le prêtre. Martin Silenus serait certainement heureux de me voir et me remercierait d’avoir participé aussi activement à la réalisation de ses requêtes impossibles : j’avais tiré Énée de la première embûche tendue dans la Vallée des Tombeaux du Temps par la Pax maintenant détruite, l’Église corrompue était renversée, le gritche ne pouvait plus faire de mal à Énée ou s’en prendre à l’humanité, c’était tout ce que le vieux poète avait demandé, ce dernier soir de beuverie que nous avions passé ensemble ici, il avait plus de dix années standard. Il serait forcément heureux et plein de reconnaissance. — Il vous en a fallu un sacré putain de temps pour amener votre popotin jusqu’ici, dit la momie dans le réseau des tubes et des filaments de ces équipements de vie. J’ai pensé qu’il faudrait que je sorte pour aller vous tirer de l’endroit, quel qu’il soit, où vous étiez en train de traînasser comme un putain de feignant du XXe siècle vivant de l’aide sociale. La chose émaciée couchée dans le lit suspendu au centre des machines, des moniteurs, des respirateurs et des infirmières androïdes, ne ressemblait plus guère au vieil homme rajeuni par les traitements Poulsen auquel j’avais dit adieu, il y avait moins de dix ans pour moi, seulement deux ans d’éveil pour lui. C’était un cadavre que l’on avait oublié d’enterrer. Même sa voix était une reconstruction électronique de ses halètements et de ses râles sous-vocalisés. — Putain, vous avez bientôt fini de me regarder avec cet air stupide, ou vous voulez acheter un autre billet pour voir le monstre ? demanda la voix synthétisée au-dessus de la tête de la momie. — Excusez-moi, marmonnai-je, me sentant comme un enfant mal élevé surpris en train de contempler fixement quelqu’un. — Les excuses ne nourrissent pas le chien. Allez-vous me faire votre rapport ou rester planté là comme le péquenot indigène que vous êtes ? — Un rapport ? (Je posai le scripteur sur un plateau-table.) Je pense que vous connaissez l’essentiel. — L’essentiel ? rugit le synthétiseur, interprétant le torrent d’étranglements et de râles. Mon cul, qu’est-ce que vous pouvez bien savoir de l’essentiel, mon petit ? La dernière des infirmières androïdes avait filé à toute allure. Je sentis la colère monter. Peut-être l’âge avait-il autant rongé l’esprit du vieux salaud que ses manières, s’il en avait jamais eu. Au bout d’une minute de silence, seulement interrompue par les grincements de la soufflerie mécanique installée sous le lit, soufflerie qui faisait sortir et entrer l’air dans les poumons hors d’usage du mourant, je dis : — D’accord. Au rapport. La plupart des choses que vous avez demandées sont faites, H. Silenus. Énée a mis fin au règne de la Pax et de l’Église. Le gritche semble avoir disparu. L’univers humain est à jamais changé. — L’univers humain est à jamais changé, singea le vieux poète en une tentative de fausset sarcastique qu’émit son synthétiseur. Foutre, est-ce que je vous ai jamais demandé… à vous ou à la petite… de changer à jamais ce putain d’univers ? Je repensai à nos conversations, dix ans standard auparavant. — Non, répondis-je enfin. — Ça y est, gronda férocement le vieil homme. Vos petites cellules grises recommencent à fonctionner. Jésus H. Christ, gamin, je pense que le plat à litière pour chat de Schrödinger vous a rendu encore plus stupide que vous ne l’étiez déjà. Je restai silencieux et attendis. Peut-être que si j’attendais assez longtemps, il finirait par mourir tranquillement. — Que vous ai-je demandé avant que vous ne partiez, petit prodige ? dit-il avec le ton d’un instituteur en colère. J’essayai de me rappeler ce qu’il avait pu y avoir d’autre que la destruction de l’impitoyable empire de la Pax et d’une Église qui contrôlait des centaines de mondes. Le gritche… ce n’était pas de cela qu’il parlait. En touchant le Vide qui Lie plutôt que ma mémoire faillible ; je finis par retrouver les dernières paroles qu’il prononça avant que je parte sur le tapis Hawking pour rejoindre la petite fille. — Partez, maintenant, avait dit le vieux poète. Dites à Énée que son oncle Martin l’aime et qu’il attend de revoir l’Ancienne Terre pour mourir. Dites-lui que le vieux bouc a hâte de l’entendre expliquer la signification de toute forme, de tout mouvement et de toute vie. L’essence des choses. — Oh, dis-je à vois haute. Je suis désolé qu’Énée ne soit pas ici pour vous parler. — Moi aussi, mon garçon, chuchota le vieil de sa propre voix. Moi aussi. Et ne m’amenez pas ce thermos de cendres que porte le prêtre. Ce n’est pas de ça que je parlais quand j’ai dit que je voulais revoir ma nièce avant de mourir. Je me contentai de hocher la tête, la gorge serrée de douleur. — Et le reste ? demanda-t-il. Allez-vous réaliser ma dernière requête ou me laisser mourir pendant que vous restez planté là, avec votre stupide pouce de disciple dans votre cul stupide ? — Votre dernière requête ? répétai-je. Mon QI semblait toujours chuter de cinquante points quand j’étais en présence de Martin Silenus. La voix du synthétiseur soupira. — Donnez-moi votre stylet scripteur si vous voulez que je vous l’épèle en grosses majuscules, gamin. Je veux revoir l’Ancienne Terre avant de crever. Je veux y retourner. Je veux rentrer chez moi. À la fin, on décida de ne pas le sortir de sa tour. Les médics androïdes conférèrent avec les médecins extros qui reçurent enfin la permission d’atterrir, et discutèrent à leur tour avec l’auto-chirurgien du vaisseau du consul garé à côté de la tour, à l’endroit où A. Bettik l’avait fait descendre deux mois auparavant après avoir payé le déficit de temps de sa translation depuis le système de Pacem, qui lui-même consulta électroniquement les moniteurs médicaux entourant le poète ; le verdict resta le même. Cela le tuerait probablement si on le transportait à bord du vaisseau du consul ou du vaisseau-arbre, si on le soumettait au plus subtil changement de gravité ou de pression atmosphérique. Alors, nous emportâmes avec nous la tour et un gros morceau d’Endymion. Ket Rosteen et les Extros se chargèrent des détails et firent descendre une demi-douzaine d’ergs de leur tanière, sur le vaisseau-arbre géant. J’estimai plus tard qu’environ dix hectares s’élevèrent dans l’air de ce beau lever de soleil d’Hypérion, y compris la tour, le vaisseau du consul garé à côté, les cubes de Möbius pulsants qui avaient transporté les ergs, le glisseur, les annexes de la cuisine et de la blanchisserie voisines de la tour, une partie de l’ancien laboratoire de chimie du campus d’Endymion, plusieurs bâtiments en pierre, la moitié du pont franchissant la Rivière du Pignon, et quelques millions de tonnes de rocher et de sous-sol. Le décollage fut indétectable, les champs de confinement et les champs élévateurs si parfaitement manœuvrés par les ergs, les Extros et les templiers qu’il n’y eut pas le moindre soupçon de mouvement, sauf qu’au-dessus de nos têtes, dans l’ouverture circulaire de la tour d’oncle Martin, le ciel matinal devint un champ d’étoiles qui ne scintillaient pas, et que les holos flottant dans la chambre du malade montraient notre progression. Tandis que les étoiles brûlaient et tournaient au-dessus de nous, A. Bettik, le père de Soya, quelques infirmières androïdes et moi, restâmes à regarder ces images en alimentation directe. Je tenais la main du vieil homme. Endymion, la plus ancienne cité de notre monde, dont ma famille portait le nom, monta silencieusement dans le lever du soleil puis dans l’atmosphère, et fut accueillie par le vaisseau-arbre parfait de dix kilomètres de long, qui nous attendait en orbite haute. Les branches du Sequoia Sempervirens s’ouvrirent pour nous offrir un poste d’amarrage si impeccable que nous pouvions passer sans transition du sol d’Hypérion aux ponts, aux branches et aux passages du vaisseau. Puis le vaisseau-arbre se tourna vers les étoiles. — C’est vous qui devrez faire le reste, Raul, dit la Dorje Phagmo. Monsieur Silenus ne survivrait pas à la propulsion Hawking ni à une fugue ni au déficit de temps nécessaire. — C’est un vaisseau-arbre sacrément gros, répliquai-je. Il y a beaucoup de personnes et de machines à bord. Vous m’aiderez, j’espère ? — Bien sûr, répondit la grande femme aux cheveux gris indomptés. — Nous aussi, dirent le Dalaï-Lama, George et Jigme. — Nous vous aiderons, intervint Rachel qui se tenait près de Théo. Les deux femmes semblaient plus mûres. — Nous essaierons aussi, promit le père de Soya, parlant au nom de Ket Rosteen et des autres qui s’étaient réunis là. Sur le pont du vaisseau, tandis que cent mètres plus bas, A. Bettik veillait sur son ex-maître, la Dorje Phagmo, Rachel, Théo, le Dalaï-Lama, George, Jigme, le père de Soya, le templier capitaine et les autres se prirent par la main. Je complétai le cercle. Il ne nous restait plus qu’à fermer les yeux et à écouter les étoiles. Je m’attendais à voir la rivière céleste d’étoiles que dessinait le Petit Nuage de Magellan suspendu au-dessus du vaisseau-arbre lorsque nous émergeâmes de la lumière, mais il était évident que nous étions toujours dans la Voie Lactée, toujours dans notre bras de cette galaxie, et pas très loin du système d’Hypérion, si l’on pouvait en croire les constellations familières. Nous étions partis autre part. Le monde qui brûlait au-dessus des branches n’offrait pas le bleu marin et le blanc des nuages de l’Ancienne Terre, c’était un monde rouge désertique sans océan, grêlé par l’acné de traces volcaniques et de cratères d’impacts, à la calotte glacière blanche et brillante. — Mars, dit A. Bettik. Nous sommes revenus dans le système de l’Ancienne Terre, près de l’étoile appelée Soleil. Nous entendions tous, par la voix du Vide, la résonance de Fedmahn Kassad, resté sur ce monde. Nous descendîmes en libre translation, nous le trouvâmes, nous lui parlâmes de notre voyage – il n’avait pas besoin d’explication parce qu’il nous avait entendus arriver par sa propre écoute du Vide – et nous le ramenâmes au Sequoia Sempervirens. Martin Silenus fit dire qu’il voulait parler à son ancien compagnon de pèlerinage, et j’empruntai, avec le soldat, les escaliers et les ponts menant à la tour. — J’ai gardé sain et sauf le système de l’Ancienne Terre, comme Celle qui Enseigne me l’a ordonné, dit Kassad tandis que nous mettions le pied sur le sol d’Hypérion, là où le morceau de la cité s’était niché dans les branches du vaisseau-arbre. Aucun astronef de la Pax n’a défié nos défenses depuis dix mois. Personne dans le système, pas même nos propres vaisseaux de guerre, n’a le droit de s’approcher à plus de vingt millions de kilomètres de l’Ancienne Terre. — L’Ancienne Terre ? répétai-je. Je m’arrêtai pile. Kassad fit de même et tourna son mince visage sombre vers moi. — Vous ne le savez pas ? dit-il. Le soldat leva le doigt vers le ciel, au-dessus de l’endroit où le vaisseau-arbre accélérait sous la pleine poussée douce gérée par les ergs. Elle ressemblait à une étoile double, comme toutes les planètes pourvues d’un grand satellite. Mais je distinguai la lueur pâle de la Lune, plus petite, plus froide qu’elle. Et perçus la tiède pulsation de la vie, bleue et blanche, de l’Ancienne Terre. A. Bettik nous rejoignit à l’entrée de la tour. — Quand est-ce que… quand avez-vous… comment… quand est-elle revenue ? dis-je, les yeux toujours levés vers l’Ancienne Terre tandis qu’elle se transformait en une véritable sphère. — Pendant le Moment Partagé, répondit Kassad. Il brossait la poussière rouge de son uniforme noir pour se préparer à son entrevue avec le vieux poète. — Est-ce que tout le monde le sait ? Pauvre imbécile de Raul Endymion. Toujours le dernier au courant. — Maintenant, oui. Nous allâmes tous trois voir le mourant. L’idée de retrouver un vieil ami après deux cent quatre-vingts ans de séparation avait mis Martin Silenus de bonne humeur. — Alors, votre âme de tueur noir va devenir un cristal-graine quand, dans un millénaire, ils construiront le gritche, n’est-ce pas ? caqueta le vieil homme par son synthétiseur de parole mis à rude épreuve. Eh bien, mille mercis de merde, Kassad. Le soldat regarda d’un air furieux la momie souriante. — Pourquoi n’êtes-vous pas mort, Martin ? finit par sortir le colonel. — Je le suis, je le suis, répliqua Silenus en toussant. J’ai cessé de respirer, il y a une éternité. Ils ne sont seulement pas encore assez malins pour m’achever et m’enterrer. Le synthétiseur n’essaya pas de transmettre les bruits d’étouffement et les râles qui s’ensuivirent. — Vous n’avez jamais terminé votre méprisable poème en prose ? demanda le soldat tandis que le vieil homme continuait à tousser en ébranlant le réseau de tubes et de fils. — Non, dis-je, en parlant pour lui. Il n’a pas pu. — Si, intervint distinctement Martin Silenus par son micro de gorge. Je l’ai fini. Je restai sans voix. — En fait, caqueta le poète, il l’a terminé pour moi. Le bras osseux, avec son enveloppe de chair parcheminée, se souleva un peu du lit. Un pouce déformé par l’arthrite fit un geste dans ma direction. Le colonel Kassad me lança un coup d’œil. Je fis non de la tête. — Putain, ne soyez pas si bouché, fiston, dit Martin Silenus avec l’expression que le haut-parleur traduisit comme un ton affectueux. Vous voyez votre scripteur quelque part ? Je pivotai sur mes talons et regardai le plateau où je l’avais posé auparavant. Il n’y était plus. — Tout a été imprimé. Environ un segment d’un milliard de mémoires de sauvegarde. Diffusé sur l’infosphère avant que nous ne nous translations ici. — Il n’y a plus d’infosphère, dis-je. Martin Silenus rit tout seul dans un accès de toux. Le synthétiseur traduisit ainsi certaines éructations : — Vous n’êtes pas seulement idiot, mon garçon. Vous êtes incapable de vous en sortir. Le Vide, qu’est-ce que c’est à votre avis ? C’est la putain d’infosphère de ce putain d’univers, fiston. Je l’ai écouté pendant des siècles jusqu’à ce que la gamine me donne la communion afin que je puisse le faire avec les nanotechs implantés en moi. C’est ce que font les écrivains, les artistes et les créateurs, mon garçon. Écouter le Vide et essayer d’entendre les pensées des morts. Sentir leurs souffrances. La douleur des vivants, aussi. Trouver une muse, c’est seulement la manière qu’a un artiste ou un Saint de glisser un pied dans l’entrebâillement de la porte du Vide qui Lie. Énée le savait. Vous aussi, vous auriez dû le savoir. — Vous n’aviez pas le droit de diffuser mon récit. C’est le mien. Je l’ai écrit. Cela ne fait pas partie de vos Cantos. Si j’avais su quel tube lui apportait l’oxygène, j’aurais mis le pied dessus jusqu’à ce que son caquetage s’arrête. — Conneries, fiston, dit Martin Silenus. Pourquoi croyez-vous que je vous aie envoyé en vacances pendant onze ans ? — Pour sauver Énée. Le poète gloussa et toussa. — Elle n’en avait pas besoin, Raul. Bon Dieu, d’après ce que j’ai vu pendant que ça se passait, elle a sauvé votre cul inutile du feu plus souvent qu’à son tour. Même quand le gritche lui venait en aide, c’était seulement parce que la gamine l’avait un peu apprivoisé. (Les yeux blancs de la momie avec leurs verres vidéo-pickup se tournèrent vers le colonel Kassad.) Vous avait apprivoisé, je veux dire, vous la machine à tuer d’autrefois et de demain. Je m’écartai du lit et mis la main sur l’un des biomoniteurs pour ne pas tomber. Au-dessus nos têtes, dans le large cercle que dessinait le toit ouvert de la tour, l’Ancienne Terre devenait plus grande et plus ronde. La voix de Martin Silenus me rappela, presque tentatrice. — Mais vous n’avez pas encore fini, mon garçon. Les Cantos ne sont pas terminés. Je le regardai, à quelque trois mètres glacés de distance. — Que voulez-vous dire, vieil homme ? — Il faut que vous m’emmeniez là-haut afin que nous puissions les finir, Raul. Ensemble. Nous ne pouvions pas nous translater jusqu’à l’Ancienne Terre, parce qu’il n’y avait là-bas personne qui pût servir de balise, aussi nous décidâmes de nous en remettre aux ergs pour faire atterrir la dalle entière de la ville d’Endymion. Ce pouvait être fatal au vieux poète, mais il nous cria de « fermer nos putains de gueules » et de partir, ce que nous fîmes. Le Sequoia Sempervirens était en orbite basse autour de l’Ancienne Terre, ou simplement de la « Terre », comme Martin Silenus nous demanda de l’appeler, depuis plusieurs heures. Les systèmes optiques, les radars et autres senseurs du vaisseau-arbre nous avaient montré une planète exempte de vie humaine, mais riche d’animaux, d’oiseaux, de poissons, de plantes et pourvue d’une atmosphère dénuée de pollution. J’avais prévu d’atterrir à Taliesin Ouest, mais les téléscopes montrèrent que les bâtiments avaient disparu. Seul demeurait le plateau désertique, probablement tel qu’il était juste avant que la Terre tombât dans le prétendu trou noir de la Grande Erreur de 08. La Rome où le cybride de John Keats était revenu avait disparu. Ainsi que toutes les cités et tous les édifices qui étaient, je pense, des reconstructions expérimentales des Lions, des Tigres et des Ours. On avait nettoyé la Terre des villes, des autoroutes et des traces de l’humanité. Elle vibrait de vie et de santé comme si elle attendait notre retour. Je me tenais près du vaisseau du consul, sur le sol d’Hypérion, dans la cité-au-cœur-du-vaisseau-arbre, entouré des anciens amis d’Énée et parlant de ma descente sur la planète, demandant qui voulait repartir et qui nous accompagnerait, pensant seulement à la petit boîte métallique, dans le sac du père de Soya, lorsque A. Bettik s’avança et s’éclaircit la gorge. — Pardonnez-moi, H. Endymion, ce n’est pas que j’aie envie de vous interrompre. (Mon vieil ami androïde semblait gêné au point de rougir sous le bleu de sa peau, comme il le faisait toujours quand il était obligé de contredire l’un de nous.) Mais H. Énée m’a laissé des instructions particulières sur la manière dont vous reviendriez sur l’Ancienne Terre, comme vous allez visiblement le faire. Nous attendîmes. Je n’avais pas entendu Énée donner des instructions à l’androïde à bord de l’Yggdrasill. Mais vers la fin, tout n’avait été que fracas et confusion. A. Bettik s’éclaircit la gorge. — H. Énée a spécifié que Ket Rosteen devrait piloter lors de l’atterrissage, s’il y avait atterrissage, et débarquer avec quatre autres individus ; elle m’a demandé de l’excuser auprès de tous ceux qui souhaitaient descendre immédiatement sur l’Ancienne Terre. Surtout, a-t-elle dit, auprès d’amis chers comme H. Rachel, H. Théo et d’autres qui avaient vraiment hâte de voir la planète. H. Énée m’a demandé de vous assurer que vous seriez les bienvenus deux semaines après l’atterrissage, juste avant que le vaisseau-arbre ne quitte son orbite. Et, elle m’a demandé de vous dire que dans deux années standard… c’est-à-dire, deux années terrestres, bien entendu… tous ceux qui pourraient se translater ici par leurs propres moyens visiteraient l’Ancienne Terre à leur gré. — Deux ans ? dis-je. Pourquoi une quarantaine de deux années ? A. Bettik secoua la tête chauve. — H. Énée ne l’a pas spécifié, H. Endymion. Je suis désolé. — Alors, qui doit descendre ? demandai-je. Si mon nom n’était pas sur la liste, je le ferais tout de même, dernier désir d’Énée ou pas. J’utiliserais mes poings pour monter à bord, si nécessaire. Ou je détournerais le vaisseau du consul. Ou bien j’atterrirais seul en translation libre. — Vous, monsieur. Elle vous a mentionné tout spécialement, H. Endymion. Et H. Silenus, bien sûr. Le père de Soya et… L’androïde hésita comme s’il était de nouveau embarrassé. — Continuez, dis-je plus sèchement que je n’en avais l’intention. — Moi. — Vous, répétai-je. En une seconde, je compris. L’androïde avait effectué avec nous notre long voyage… avait, en fait, passé plus de temps que moi avec Énée, à cause du déficit de temps de mon odyssée en solitaire. Mieux encore, A. Bettik avait risqué sa vie pour elle, pour nous, et perdu son bras dans l’embuscade tendue par Némès sur le Bosquet de Dieu, tant d’années auparavant. Il avait écouté les enseignements d’Énée avant que Rachel et Théo… et moi… soyons devenus ses disciples. Bien sûr, elle voulait que son ami A. Bettik soit là lorsque ses cendres seraient dispersées dans la brise de l’Ancienne Terre. Je me sentais honteux d’avoir paru surpris. — Pardonnez-moi, dis-je. Bien sûr que vous venez. A. Bettik fit un très léger hochement de tête. — Deux semaines, dis-je aux autres, dont le désappointement était visible. Dans deux semaines, nous nous retrouverons tous en bas pour contempler le paysage et voir quelles surprises les Lions, les Tigres et les Ours nous ont laissées. Nous échangeâmes des adieux avec de vieux amis, Templiers, Extros et autres, avant qu’ils quittent le sol de la cité d’Endymion et se postent sur des escaliers et les plates-formes du vaisseau-arbre pour nous regarder partir. Rachel fut la dernière à me dire au revoir. À ma grande surprise, elle me serra très fort dans ses bras. — Merde, j’espère que vous le méritez, me dit-elle à l’oreille. Je ne voyais pas de quoi parlait la fringante brunette. Comme la plupart des femmes, elle avait toujours été un mystère pour moi. — Ça y est ! dis-je après que nous eûmes gravi les escaliers de la tour jusqu’au chevet de Martin Silenus. Je pouvais voir l’Ancienne Terre… la Terre… au-dessus de nous. La vue devint floue puis disparut lorsque les champs de confinement se mêlèrent, s’épaissirent, puis se séparèrent ; les champs de propulsion ondoyèrent et la cité se détacha du vaisseau-arbre. Les Extros et les Templiers membres de l’équipage avaient monté des commandes de fortune dans la chambre du malade qui, avec tous les équipements médicaux de Martin Silenus planant un peu partout, était devenue très encombrée. Je me dis que c’était un lieu tout indiqué pour assister à la tentative d’atterrissage, par les ergs, d’une masse de roche et d’herbe, d’une ville avec une tour et un astronef garé à côté, et de la moitié d’un pont ne menant nulle part, sur un monde aux trois quarts couvert d’eau qui n’avait ni spatioport ni contrôle du trafic. Au moins, pensai-je, si nous devions nous écraser et mourir, j’aurais une indication de la catastrophe imminente en regardant le visage impassible de Ket Rosteen sous son capuchon rabattu de templier, dans les quelques secondes précédant l’impact. Nous ne sentîmes pas l’entrée dans l’atmosphère de la Terre. Seule la modification graduelle du ciel, au-dessus de nos têtes, passant du champ d’étoiles au bleu, nous permit d’apprendre que nous avions réussi. Nous ne sentîmes pas l’atterrissage. Nous attendions, debout, en silence, puis Ket Rosteen leva les yeux de ses écrans et de ses moniteurs, chuchota, par les filcoms, quelques mots à ses bien-aimés ergs, et se tourna vers nous : — Nous nous sommes posés. — J’ai oublié de vous préciser où nous devions atterrir, dis-je, pensant au désert qui avait été Taliesin. C’était sûrement l’endroit où Énée avait été la plus heureuse ; là où elle voulait que ces cendres – qui étaient les siennes, même si je n’arrivais pas à y croire – soient dispersées dans les vents chauds de l’Arizona. Ket Rosteen jeta un coup d’œil au lit de mort flottant. — Je lui ai dit où effectuer ce putain d’atterrissage, grinça le synthétiseur de voix du vieux poète. Là où je suis né. Là où j’ai prévu de mourir. Maintenant, voulez-vous décoller vos culs d’ici et m’emmener dehors afin que je puisse voir le ciel ? A. Bettik débrancha les moniteurs de Silenus, sauf l’équipement de vie le plus essentiel qu’il attacha dans le champ de répulsion EM. Pendant que nous étions sur le vaisseau-arbre, les androïdes, les clones de l’équipage extro et les Templiers avaient édifié une longue rampe qui descendait graduellement de la chambre, située en haut de la tour, jusqu’au sol, puis préparé un passage menant au bord de la plaque de la ville et au-delà. Tout cela était resté intact, je le remarquai tandis que nous accompagnions le lit flottant dans la lumière du soleil. Lorsque nous passâmes devant l’aéronef du consul, noir comme l’ébène, un haut-parleur intégré à la coque, dit : — Adieu, Martin Silenus. Vous connaître a été pour moi un honneur. La vieille silhouette, dans le lit, réussit à lever un bras squelettique en un salut un peu désinvolte. — Nous nous reverrons en enfer, Vaisseau. Nous quittâmes la plaque de la cité, descendîmes la rampe pavée et contemplâmes les prairies et les falaises escarpées, au loin, pas si différentes des landes de mon enfance, sauf la ligne que dessinait une forêt, sur notre droite. La gravité et la pression atmosphérique correspondaient à mes souvenirs de notre séjour de quatre années sur la Terre, bien que l’air fût infiniment plus humide que dans le désert. — Où sommes-nous ? demandai-je, à personne en particulier. Ket Rosteen était resté dans la tour et seuls l’androïde, le père de Soya et moi étions maintenant plongés dans ce qui semblait être le soleil matinal d’un jour printanier de l’hémisphère nord. — C’est là que se trouvait la propriété de ma mère, chuchota le synthétiseur de Martin Silenus. Au cœur du cœur de la réserve nord-américaine. A. Bettik, qui était en train de vérifier les affichages de l’unité med, leva les yeux. — C’est ce qu’on appelait l’Illinois, à l’époque précédant la Grande Erreur, dit-il. Le centre de cet Etat, je pense. Je vois que les prairies ont repoussé. Ces arbres sont des ormes et des châtaigniers… qui ont disparu au XXIe siècle, si je ne me trompe. Cette rivière, au-delà des falaises, se déverse au sud-sud-ouest dans le Mississippi. Je crois que vous avez… euh… descendu une partie de cette rivière, monsieur Endymion. — Oui, répondis-je en me souvenant du petit kayak trop léger et de nos adieux à Hannibal, du premier baiser d’Énée. Nous attendîmes. Le soleil montait dans le ciel. Le vent agitait les herbes. Quelque part, derrière la rangée d’arbres, un oiseau protesta comme seuls les oiseaux le font. Je regardai Martin Silenus. — Mon garçon, dit le synthétiseur du vieux poète, si vous espérez que je vais mourir sur commande pour vous épargner un coup de soleil, putain, vous feriez mieux d’oublier cette envie. Je suis suspendu à mes ongles, mais ces ongles sont vieux, épais et longs. Je souris et touchai son épaule osseuse. — Mon garçon, dit-il. — Oui, monsieur. — Vous m’avez dit, il y a des années, que votre vieille grand-mère, vous l’appeliez Grandam, vous avait fait apprendre les Cantos par cœur jusqu’à ce qu’ils vous dégoulinent des oreilles. Était-ce vrai ? — Oui, monsieur. — Pouvez-vous vous remémorer les vers que j’ai écrits sur cet endroit… tel qu’il était à mon époque ? — Je peux essayer. Je fermai les yeux. Je fus tenté de toucher le Vide, de chercher ces leçons dites par la voix de Grandam, au lieu de m’efforcer de les tirer de ma mémoire, mais je le fis de la manière la plus difficile, en utilisant les trucs mnémotechniques que mon grand-père m’avait enseignés pour mémoriser des passages particuliers. Alors, les yeux toujours fermés, je récitai les passages dont je pus me souvenir : Crépuscules fragiles passant du fuchsia au violet au-dessus des silhouettes en papier crépon des arbres, alignés au sud-ouest, tout au bout de la pelouse. Cieux aussi délicats qu’une porcelaine translucide, que ne défiguraient ni nuage ni traînée d’avion. Silence présymphonique de la première lumière suivie du coup de cymbale du lever du soleil. Orange et brun roux s’enflammant d’or, longue et froide descente jusqu’au vert : ombre de feuille, nuance, vrilles de cyprès et saules pleureurs, velours vert de la clairière, atténué. Les terres de ma mère, nos terres, cinq cents hectares au centre d’un million d’autres. Des pelouses grandes comme de petites prairies à l’herbe si parfaite qu’elle faisait signe au corps de s’y allonger, pour sommeiller sur sa douce perfection. Les ombres nobles des arbres qui font de la Terre des cadrans solaires tournent en procession majestueuse ; tantôt se mêlent, tantôt se réduisent jusqu’à midi, pour enfin s’étirer vers l’est lorsque le jour se meurt. Le chêne royal. Les ormes géants. Le peuplier de Virginie, le cyprès, et le séquoia, Les banians ployant de nouveaux troncs, telles les colonnes polies d’un temple qui aurait le ciel pour toit. Les saules bordent les canaux disposés avec soin et les courants lancés au petit bonheur, les branches pendantes chantent au vent d’anciens chants funèbres. Je m’arrêtai. Le reste était flou dans ma mémoire. Je n’avais jamais apprécié ces parties pseudo-lyriques des Cantos, préférant les scènes de bataille. J’avais, en récitant, laissé la main posée sur l’épaule du vieux poète et je l’avais senti se détendre. J’ouvris les yeux, m’attendant à voir un mort dans le lit. Martin Silenus m’offrit son sourire de satyre. — Pas mauvais, pas mauvais du tout, grinça-t-il. Pas mauvais pour un vieux schnock. (Ses lunettes vidéo se tournèrent vers l’androïde et vers le prêtre.) Vous comprenez pour quelle raison j’ai choisi ce garçon afin qu’il termine mes Cantos à ma place ? Il ne peut rien écrire de valable, mais il a une mémoire d’éléphant. J’allais demander : Qu’est-ce que c’est, un éléphant ? quand je jetai un coup d’œil sur A. Bettik, sans raison particulière. Aussitôt, après toutes ses années passées avec le gentil androïde, je le vis vraiment. Et restai bouche bée. — Qu’y a-t-il ? demanda le père de Soya, d’une voix alarmée. Peut-être pensait-il que je faisais une crise cardiaque. — Vous… dis-je à A. Bettik. Vous êtes un observateur. — Oui, répondit l’androïde. — Vous êtes l’un d’eux… un envoyé des… des Lions, des Tigres et des Ours. Les yeux du prêtre passèrent de moi à A. Bettik, puis à l’homme toujours souriant dans le lit, et revinrent se poser sur l’androïde. — Je n’ai jamais apprécié le choix qu’a fait H. Énée de cette phrase, répliqua très tranquillement A. Bettik. Je n’ai jamais vu un lion, un tigre ou un ours en chair et en os, mais je sais qu’ils ont tous une certaine férocité qui est étrangère à… euh… à la race à laquelle j’appartiens. — Vous avez pris la forme d’un androïde, il y a des siècles, dis-je en le regardant toujours fixement, plongé dans une compréhension de plus en plus profonde, aussi violente et douloureuse qu’un coup sur la tête. Vous étiez présent pendant tous les événements essentiels… l’essor de l’Hégémonie, la découverte des Tombeaux du Temps sur Hypérion, la Chute des distrans… bon Dieu, vous étiez là pendant la plus grande partie du dernier pèlerinage du gritche. A. Bettik pencha un peu sa tête chauve. — Si l’on doit observer, H. Endymion, il faut être à l’endroit adéquat pour le faire. Je me penche sur le lit de Martin Silenus, prêt, pour avoir une réponse, à le secouer jusqu’à ce qu’il revive, s’il était déjà mort. — Vous étiez au courant, vieil homme ? — Pas avant qu’il parte avec vous, Raul. Pas jusqu’à ce que je lise, dans le Vide, votre récit et me rende compte… Je reculai de deux pas dans l’herbe haute, douce. — J’ai été tellement stupide ! Je n’ai rien vu. Rien compris. J’étais un imbécile. — Non, dit le père de Soya. Vous étiez amoureux. Je m’avançai vers A. Bettik comme si j’étais prêt à l’étrangler s’il ne répondait pas immédiatement et franchement. Peut-être l’aurais-je fait. — C’est vous le père. Vous m’avez menti en faisant semblant de ne pas savoir où Énée était partie pendant presque deux ans. Vous êtes le père de l’enfant… du prochain messie. — Non, répondit calmement l’androïde. (L’observateur. L’observateur manchot, l’ami qui avait failli mourir avec nous une douzaine de fois.) Je ne suis pas l’époux d’Énée. Ni le père. — Je vous en prie, dis-je, les mains tremblantes, ne me mentez pas. Je savais qu’il ne mentirait pas. Qu’il n’avait jamais menti. A. Bettik me regarda dans les yeux. — Je ne suis pas le père. Il n’y a pas de père, en ce moment. Il n’y aura jamais d’autre messie. Il n’y a pas d’enfant. Morts. Ils sont morts… son enfant, son mari, qui que ce fût, quel qu’il fût… Énée elle-même. Ma chère femme. Ma femme chérie. Il n’en reste rien. Que des cendres. D’une certaine façon, même lorsque je décidai de me consacrer à la recherche de l’enfant, de supplier le père observateur de me permettre d’être l’ami, le garde du corps et le disciple de cet enfant comme j’avais été celui d’Énée, tandis que je me servais de ce nouveau don pour échapper à la boîte de Schrödinger, je savais, tout au fond de mon cœur, qu’il n’y avait pas d’enfant de ma chérie vivant dans l’univers… j’aurais entendu cette musique de l’âme résonner dans le Vide comme une fugue de Bach… pas d’enfant. Rien que des cendres. Je me tournai vers le père de Soya, prêt à prendre le cylindre contenant les restes d’Énée, prêt à accepter le fait de l’avoir perdue à jamais avec le premier contact de l’acier froid contre mes doigts. J’allais partir seul pour trouver un endroit où disperser ses cendres. Marcher de l’Illinois à l’Arizona s’il le fallait. Ou peut-être simplement là où Hannibal avait été… où nous nous étions embrassés pour la première fois. Peut-être était-ce là qu’elle avait été la plus heureuse. — Où est l’urne ? dis-je d’une voix voilée. — Je ne l’ai pas apportée, répondit le prêtre. — Où est-elle ? (Je n’étais pas en colère, seulement très, très fatigué.) Je vais retourner à la tour pour la chercher. Le père Federico de Soya soupira et secoua la tête. — Je l’ai laissée dans le vaisseau-arbre, Raul. Je ne l’ai pas oubliée. Je l’ai laissée là-bas exprès. Je le regardai fixement, plus perplexe que furieux. Alors, je m’aperçus que lui, A. Bettik, et même le vieux poète dans son lit avaient tourné la tête vers les falaises qui surplombaient la rivière. Ce fut comme si un nuage était passé, mais alors, un rayon de lumière particulièrement brillant avait illuminé l’herbe, un instant. Les deux silhouettes restèrent immobiles pendant de longues secondes, puis la plus petite des deux commença à s’avancer rapidement vers nous, se mit à courir. Bien sûr, la plus grande était reconnaissable à cette distance, la lumière du soleil se reflétait sur la carapace de chrome, les yeux rouges brillaient, même de si loin je distinguais le miroitement des épines, des pics et des doigts-rasoirs, mais je n’avais pas de temps à perdre à regarder le gritche immobile. Il avait fait son travail. Il s’était distranslaté dans le temps avec la personne qui l’accompagnait, aussi aisément que j’avais appris à me translater dans l’espace. Énée parcourut en courant les derniers trente mètres. Elle semblait plus jeune, moins épuisée par l’inquiétude et les événements, ses cheveux presque blonds au soleil avaient été hâtivement rattachés sur la nuque. Elle était plus jeune, me dis-je, figé sur place tandis qu’elle gravissait la colline en courant vers notre petit groupe. Elle avait vingt ans, quatre ans de plus que lorsque je l’avais quittée, à Hannibal, mais presque trois années de moins que lorsque je l’avais vue pour la dernière fois. Énée embrassa A. Bettik, serra le père de Soya dans ses bras, se pencha vers le lit pour embrasser le vieux poète avec une grande gentillesse, puis elle se tourna vers moi. J’étais toujours figé sur place. Énée s’approcha, se dressa sur la pointe des pieds, comme elle l’avait toujours fait quand elle voulait m’embrasser sur la joue. Elle me baisa doucement sur les lèvres. — Je suis désolée, Raul, murmura-t-elle. Je suis désolée que cela ait été aussi dur pour toi. Pour tout le monde. Dur pour moi. Elle était là, prévoyant la torture à venir, au Château Saint-Ange, les Némès encerclant son corps nu comme des oiseaux de proie, avec à l’esprit l’image des flammes qui s’élèvent… Elle me toucha de nouveau la joue. — Raul, mon chéri. Je suis ici. C’est moi. Pendant un an, onze mois, une semaine et six heures, je serai avec toi. Je ne mesurerai plus jamais le temps. Nous avons un temps infini. Nous serons toujours ensemble. Et notre enfant sera là, aussi, avec nous. Notre enfant. Pas un messie né par nécessité. Pas de mariage avec un Observateur. Notre enfant. Notre enfant humain, faillible, qui tombera et pleurera. — Raul ? Énée caressait ma joue avec ses doigts que le travail avait rendus calleux. — Salut, ma grande. Et je la pris dans mes bras. 35 Martin Silenus mourut en fin de journée, le lendemain, plusieurs heures après que nous nous fûmes mariés, Énée et moi. Bien sûr, ce fut le père de Soya qui célébra notre mariage, comme plus tard, il célébra les funérailles de Martin Silenus, juste avant le coucher du soleil. Le prêtre dit qu’il était bien content d’avoir apporté ses vêtements sacerdotaux et son missel. Nous enterrâmes le vieux poète sur l’une des falaises herbues qui surplombaient la rivière, là où la vue sur la prairie et les forêts lointaines nous parut la plus belle. Autant que nous puissions le dire, la maison de sa mère devait être quelque part, dans le voisinage. A. Bettik, Énée et moi creusâmes une tombe très profonde, car il y avait des animaux sauvages dans le coin - nous avions entendu les loups hurler la nuit d’avant – et nous avons transporté de lourdes pierres pour recouvrir la terre. Sur la simple pierre tombale, Énée marqua les dates de naissance et de mort du vieux poète – il aurait eu mille ans dans quatre mois –, grava profondément son nom et, en dessous, ajouta seulement : NOTRE POÈTE. Le gritche était demeuré sur la falaise herbue où Énée et lui avaient débarqué, et il ne bougea pas pendant notre mariage, ni durant la belle soirée où mourut le poète, ni pendant les funérailles, quand au coucher du soleil nous enterrâmes Martin Silenus à moins de vingt mètres de l’endroit où le monstre était resté comme une sentinelle garnie de pointes et d’épines, mais lorsque nous partîmes, il se mit lentement en marche et vint se poster auprès de la tombe, la tête penchée, ses quatre bras pendant mollement tandis que la dernière lueur mourante du soleil se reflétait sur sa carapace lisse et sur ses yeux rougeoyants comme des rubis. Il ne bougea plus. Le père de Soya et Ket Rosteen insistèrent pour que nous passions une nuit de plus dans l’une des chambres de la tour, mais Énée et moi avions d’autres projets. Nous empruntâmes du matériel de camping au vaisseau du consul, un radeau gonflable, une carabine, une grande quantité de nourriture surgelée sous vide, au cas où notre chasse se révélerait infructueuse, et réussîmes à tout ranger dans deux sacs à dos, qui devinrent très lourds. Maintenant, nous regardions, au bord de la plaque de la cité, le monde d’herbe et de bois au crépuscule, et le ciel qui fonçait. Le cairn du vieux poète se détachait nettement sur le coucher de soleil pâlissant. — Il va bientôt faire nuit, dit le père de Soya qui se tracassait pour nous. — Nous avons une lanterne. Énée sourit. — Il y a des animaux sauvages là-bas. Ce hibou que nous avons entendu hier soir… Dieu sait quels prédateurs sont en train de se réveiller. — C’est la Terre, dis-je. Avec ma carabine, je peux tout affronter, sauf un grizzly. — Et s’il y avait des grizzlys ? insista le Jésuite. Et puis, vous allez vous perdre. Il n’y a ni routes ni villes. Pas de ponts. Comment ferez-vous pour traverser les rivières… — Federico, dit Énée en posant fermement, mais gentiment, la main sur l’avant-bras du prêtre. C’est notre nuit de noces. — Oh ! Le prêtre l’étreignit rapidement, me serra la main et recula. — Puis-je faire une suggestion, H. Énée, H. Endymion ? demanda A. Bettik avec timidité. J’étais en train de glisser le couteau dans la gaine de ma ceinture, mais quittai ma tâche des yeux. — Allez-vous nous dire ce que vous et votre peuple, qui êtes de l’autre côté du Vide qui Lie, avez projeté pour la Terre, dans les années à venir ? demandai-je. Ou bien s’agit-il simplement d’un adieu personnel à la race humaine ? L’androïde parut embarrassé. — Euh non. Ma suggestion ressemblerait plutôt à un modeste cadeau de mariage. Il nous tendit l’étui en cuir. Je le reconnus aussitôt. Énée aussi. Nous nous mîmes à quatre pattes pour sortir le tapis Hawking et le dérouler sur l’herbe. Il s’activa au premier attouchement et plana à un mètre au-dessus du sol. Nous empilâmes et attachâmes nos sacs à l’arrière, y déposâmes la carabine ; il restait encore de la place pour nous deux si je m’asseyais en tailleur et si Énée s’installait entre mes bras et mes cuisses, le dos contre ma poitrine. — Ce tapis devrait nous permettre de traverser les rivières et de survoler les bêtes sauvages, dit Énée. Et nous n’aurons pas besoin d’aller loin ce soir pour trouver un endroit où camper. Juste de l’autre côté de la rivière, hors de portée de voix. — Hors de portée de voix ? répéta le Jésuite. Mais pourquoi rester aussi près si, au cas où vous appelleriez, nous ne pouvions pas vous entendre ? Et si vous appeliez au secours… oh ! Il rougit. Énée l’étreignit. Elle serra la main de Ket Rosteen et dit : — Dans deux semaines, auriez-vous la gentillesse de laisser Rachel et les autres se translater ici ou descendre avec le vaisseau du consul, s’ils veulent jeter un coup d’œil dans les environs ? Nous leur donnons rendez-vous à la tombe d’oncle Martin, à midi juste. Ils pourront rester jusqu’au coucher du soleil. Dans deux ans, tous ceux qui pourront se translater ici seront les bienvenus pour explorer tout ce qui leur plaira, dit-elle. Mais ils ne pourront rester qu’un mois, pas plus. Et aucune structure permanente n’est autorisée. Aucun bâtiment. Pas de ville. Pas de route. Pas de palissade. Dans deux ans… (Elle me sourit.) Dans quelques années, les Lions, les Tigres, les Ours et moi, nous aurons élaboré quelques plans intéressants pour ce monde. Mais pendant deux ans, il sera à nous… à Raul et à moi. Aussi je vous en prie, Vraie Voix de l’Arbre, je vous en prie, plantez une grande pancarte avec ACCÈS INTERDIT en remontant sur votre vaisseau-arbre, vous voulez bien ? — Nous le ferons, dit le Templier. Il rentra dans la tour préparer ses ergs pour le décollage. Nous nous installâmes sur le tapis. Je mis mes bras autour d’Énée. Je n’avais pas l’intention, pendant très longtemps, de la laisser partir. Sur Terre, une année, onze mois, une semaine et six heures peuvent devenir une éternité si vous les laissez faire. Un jour peut durer éternellement. Une heure aussi. Le père de Soya nous bénit et dit : — Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous ? Aurez-vous besoin que j’expédie des provisions sur l’Ancienne Terre ? — Non merci, père. Avec notre équipement de camping, le médipac du vaisseau, le radeau gonflable, et cette carabine, nous devrions avoir tout ce qu’il faut. Je n’ai pas été pour rien guide de chasse sur Hypérion. — Il y a une chose, objecta Énée, et je surpris la légère contraction d’un muscle, au coin de sa bouche, qui m’avait toujours averti qu’une espièglerie était imminente. — Tout ce que vous voudrez, répondit notre ami. — Si vous pouviez revenir dans un an, environ, j’aurai peut-être besoin d’une bonne sage-femme. Cela vous laissera le temps de faire un peu de lecture sur le sujet. Le père de Soya blêmit, fut sur le point de protester, changea d’avis et hocha la tête d’un air mécontent. Énée rit et lui toucha la main. — Je plaisantais. La Dorje Phagmo et Dem Loa sont déjà d’accord pour venir ici par translation libre, si cela était nécessaire. (Elle me regarda.) Et nous aurons sûrement besoin d’elles. Le père de Soya respira à fond, posa sa forte main sur la tête d’Énée pour une bénédiction finale, puis remonta lentement vers la dalle de la cité et gravit la rampe menant à la tour. Nous le regardâmes se fondre parmi les ombres. — Que va-t-il arriver à son Église ? demandai-je à voix basse à Énée. Elle secoua la tête. — Quoi qu’il arrive, elle a une chance de repartir de zéro… de redécouvrir son âme. (Elle me sourit par-dessus son épaule.) Et nous aussi. Je sentis mon cœur taper de trac, mais je parlai tout de même. — Dis, ma grande ? Énée tourna la tête pour poser sa joue contre ma poitrine et leva les yeux vers moi. — Garçon ou fille ? Je ne l’ai jamais demandé. — Quoi ? s’exclama Énée, interdite. — La raison pour laquelle tu auras besoin de la Laie du Tonnerre et de Dem Loa dans un an, dis-je, d’une voix voilée. Est-ce que ce sera un garçon ou une fille ? — Ahhh ! fit Énée, comprenant maintenant. (Elle tourna la tête, se réinstalla contre moi et posa le haut de son crâne sous mon menton. Je pus sentir ses mots par conduction osseuse lorsqu’elle reprit la parole.) Je l’ignore, Raul. Je ne le sais vraiment pas. C’est une partie de ma vie que je n’ai jamais voulu regarder. Tout ce qui va arriver sera nouveau pour moi. Oh… je sais, pour avoir entrevu des choses, que nous aurons un enfant en bonne santé et que… laisser le bébé… et toi… sera la chose la plus difficile que je n’aie jamais faite… plus encore que lorsque je me suis laissée arrêter, dans la basilique Saint-Pierre, et livrer aux inquisiteurs de la Pax. Mais je sais aussi, pour m’être parfois aperçue après cette période, que lorsque je suis avec toi de nouveau, sur T’ien Shan, dans mon futur et dans ton passé, je souffre d’être incapable de te parler de cela, mais que je serai aussi consolée par le fait de savoir que, dans ce futur, notre bébé va bien, et que tu l’élèves. Et je suis certaine que tu ne laisseras pas notre enfant oublier qui j’étais, ou combien je vous ai aimés, tous les deux. Elle s’arrêta pour respirer un grand coup. — Mais quant à savoir si ce sera un garçon ou une fille, ou comment nous l’appellerons… je n’en ai aucune idée, mon chéri. J’ai choisi de ne pas regarder dans ce temps-là, notre temps, mais juste de le vivre avec toi, jour après jour. Je suis aussi aveugle que toi par rapport à ce futur. Je levai les bras pour pouvoir la serrer plus fort contre moi. Une toux embarrassée se fit entendre et, levant les yeux, nous découvrîmes que A. Bettik était toujours là, près du tapis Hawking. — Cher ami, dit Énée en lui prenant la main. Quels mots conviendraient ? L’androïde secoua la tête mais dit alors : — H. Énée, avez-vous lu le sonnet de votre père qui s’intitule « À Homère » ? Ma chère femme réfléchit, fronça les sourcils et ne put que répondre : — Je pense que oui, mais je ne m’en souviens pas. — Peut-être quelques vers ont-ils un rapport avec la question que H. Endymion a posée sur l’avenir de l’Église du père de Soya, fit l’homme bleu. Et avec d’autres choses. Puis-je ? — Je vous en prie, répondit Énée. Je pouvais sentir à la tension des vigoureux muscles de son dos contre moi, et à la pression de sa main sur ma cuisse droite, qu’elle avait autant hâte que moi de partir et de découvrir un endroit où camper. J’espérai que le récital de A. Bettik serait court. L’androïde cita : Oui, sur les rives des ténèbres, il y a une lumière, Et les précipices révèlent une pelouse vierge ; Un lendemain bourgeonne déjà en plein minuit ; La cécité perçante a le don de triple vue. — Merci. Merci, cher ami. Énée se libéra assez pour embrasser une dernière fois l’androïde. — Hé ! dis-je en essayant de geindre comme un enfant exclu. Elle m’embrassa plus longtemps. Beaucoup plus longtemps. Un temps infiniment plus long. Nous lui fîmes, de la main, un dernier au revoir, je tapai sur les fils de vol, le tapis plusieurs fois séculaire s’éleva de cinquante mètres, survola une dernière fois la dalle de la cité errante et la tour de pierre, décrivit un cercle au-dessus de l’astronef, noir comme l’ébène, du consul et nous emporta vers l’ouest. Choisissant l’étoile Polaire pour guide, discutant légèrement d’un endroit où camper qui nous paraissait séduisant, sur une élévation, à quelques kilomètres de là, nous sommes passés au-dessus de la tombe du vieux poète où le gritche montait toujours sa garde silencieuse, nous avons franchi la rivière dont les ondulations et les tourbillons captaient les dernières lueurs du couchant, et gagné de l’altitude tandis que nous contemplions les prés luxuriants et les forêts alléchantes de notre nouveau terrain de jeu, notre ancien monde… notre nouveau monde… notre premier et futur monde, le plus beau de tous. 1In A Memorable Fancy. (N.d.T) 2À partir de ce vers – en latin : « Sermone ditans guttura » (dispensez la parole à nos lèvres) – l’auteur s’écarte du texte de cette hymne de la fin du IXe siècle que l’on a parfois attribuée à Charlemagne. (N.d.T) 3Dé où sont gravés quatre caractères hébraïques, que les enfants font tourner comme une toupie lors de la fête juive d’Hanoukka. (N.d.T) --------------- ------------------------------------------------------------ --------------- ------------------------------------------------------------ 2