Première partie 1 Le pape est mort ! Vive le pape ! Ce cri résonna dans la cour de Saint-Damase et aux alentours. On venait de découvrir le corps de Jules XIV dans son appartement papal. Le Saint-Père était mort pendant son sommeil. En quelques minutes, la nouvelle se répandit dans le groupe de bâtiments disparates encore désignés sous le nom de Palais du Vatican, puis à travers tout l’État à la vitesse d’un feu de circuit dans de l’oxygène pur. La rumeur de la mort du pape se fraya un chemin brûlant dans les bâtiments administratifs, passa d’un bond la porte Sainte-Anne fourmillante de monde pour gagner le Palais apostolique et celui adjacent du Gouvernement, rencontra des oreilles attentives dans la sacristie de la basilique Saint-Pierre – si bien que l’archevêque qui y célébrait alors la messe jeta un coup d’œil par-dessus son épaule en entendant les chuchotements sans précédent de l’assemblée –, puis sortit enfin de l’église avec les fidèles pour se répandre parmi la foule plus nombreuse de la place Saint-Pierre où quatre-vingts à cent mille touristes et fonctionnaires de la Pax en visite la reçurent comme une masse critique de plutonium prête à entrer en fission. Une fois franchie la porte de l’Arc des Cloches, réservée aux véhicules, la nouvelle accéléra, atteignant la vitesse des électrons, puis celle de la lumière et, pour finir, jaillit de la planète Pacem à la vélocité de la propulsion Hawking, des milliers de fois plus rapide que la lumière. Plus près, hors des anciens murs du Vatican, téléphones et comlogs carillonnèrent dans tout le Château Saint-Ange, massif et suintant, où les bureaux du Saint-Office de l’Inquisition s’enfonçaient au cœur de la montagne de pierre autrefois édifiée pour servir de mausolée à l’empereur Hadrien. Toute la matinée retentirent le cliquetis des chapelets et le bruissement des soutanes empesées des fonctionnaires du Vatican qui se précipitaient vers leurs bureaux pour surveiller leurs liaisons télématiques cryptées et attendre les mémos venus d’en haut. Les communicateurs personnels sonnèrent, carillonnèrent et vibrèrent dans les uniformes et les implants de milliers d’administrateurs de la Pax, commandants militaires, politiciens et employés du Mercantilus. Une demi-heure après la découverte du corps sans vie du pape, les médias furent mis au courant de la nouvelle sur toute la planète Pacem ; ils préparèrent leurs holocaméras robotisées, connectèrent tout leur arsenal de liaisons satellite intégrées, envoyèrent leurs meilleurs reporters humains au bureau de presse du Vatican et restèrent en attente. Dans cette société interstellaire où l’Église disposait d’un pouvoir presque absolu, les informations attendaient non seulement une confirmation émanant de sources indépendantes, mais aussi la permission officielle d’exister. Deux heures et dix minutes après la découverte du corps du pape Jules XIV, l’Église confirma sa mort par une déclaration du secrétaire d’État du Vatican, le cardinal Lourdusamy. En quelques secondes, l’annonce enregistrée fut transmise à toutes les radios et holovisions du monde grouillant de Pacem. Avec sa population d’un milliard et demi d’âmes, rien que des chrétiens régénérés portant le cruciforme, la plupart employés par le Vatican ou l’énorme bureaucratie civile, militaire et marchande de la Pax, la planète fit une pause afin de l’écouter avec intérêt. Avant même la déclaration officielle, une douzaine de nouveaux astronefs de classe-archange avaient quitté leurs bases orbitales et s’étaient translatés dans la petite sphère humaine de ce bras de la galaxie, leur propulsion presque instantanée tuant aussitôt leurs équipages ; mais ils n’en transportaient pas moins leur message de la mort du pape bien en sécurité dans les ordinateurs et les transpondeurs codés à destination des soixante plus importants systèmes solaires et mondes archidiocésains. Ces courriers archanges ramèneraient à Pacem quelques-uns des cardinaux juste à temps pour l’élection, mais la plupart des membres du conclave préféreraient demeurer sur leurs planètes – évitant ainsi la mort, malgré la promesse certaine de résurrection – et se contenteraient, pour élire le prochain pontife suprême, d’expédier leurs cachets holos codés interactifs et leur eligo. Quatre-vingt-cinq autres vaisseaux de classe Hawking, en majorité des vaisseaux-torches à haute accélération, se préparèrent à filer à des vitesses relativistes, puis à se mettre en configuration de saut ; leur voyage durerait des jours ou des mois, leur déficit de temps relatif s’étageant de quelques semaines à plusieurs années. Ces vaisseaux attendraient dans l’espace de Pacem les quinze à vingt jours standard que durerait l’élection du nouveau pape, puis transmettraient la nouvelle aux cent trente systèmes moins importants de la Pax où des archevêques veillaient sur d’autres milliards de fidèles. Ces mondes archidiocésains devraient à leur tour envoyer la nouvelle de la mort, de la résurrection et de la réélection du pape, aux systèmes inférieurs, aux mondes lointains et aux myriades de colonies des Confins. Une dernière flotte de plus de deux cents courriers-drones sans équipage humain, tirée des réserves de l’immense base astéroïde de la Pax, dans le Système de Pacem, leurs puces de stockage prêtes à enregistrer l’annonce officielle de la résurrection et de la réélection du pape Jules, accélérerait alors dans l’espace de Hawking pour porter la nouvelle aux éléments de la Flotte engagés dans des patrouilles ou des combats avec les Extros, le long du Grand Mur, sphère défensive située bien au-delà des frontières de l’espace de la Pax. Le pape Jules avait déjà huit fois connu la mort. Son cœur était faible, mais le pontife ne permettait pas qu’on le répare, soit par la chirurgie, soit par la nanoplastie. Il soutenait qu’un pape devait s’en tenir à la durée naturelle de sa vie et qu’après sa mort on devait élire un nouveau pontife. Le fait qu’il ait été réélu huit fois ne le faisait pas changer d’opinion. Tandis qu’on apprêtait le corps du pape Jules pour la veillée mortuaire officielle, après laquelle il serait transporté dans sa propre chapelle de résurrection, derrière Saint-Pierre, les cardinaux et leurs représentants se préparaient à l’élection. La chapelle Sixtine, où, dans moins de trois semaines, aurait lieu le vote, fut fermée aux touristes. On y apporta d’anciennes stalles coiffées d’un dais pour les quatre-vingt-trois cardinaux qui viendraient en personne, et l’on mit en place les projecteurs d’holographie et les connexions de transfert interactif de données pour ceux qui voteraient par intérim. La table des scrutateurs fut dressée devant le grand autel de la chapelle. On y disposa soigneusement des petits cartons, des aiguilles, du fil, un récipient, des linges et d’autres objets que l’on recouvrit d’une nappe en lin. La table des infirmiers et des réviseurs fut installée de l’autre côté de l’autel. On ferma, verrouilla et scella les grandes portes de la chapelle Sixtine. Les Gardes Suisses en armure de guerre, pourvus d’armes énergétiques high-tech, s’y postèrent ainsi qu’aux portails blindés de l’annexe de résurrection papale de Saint-Pierre. Selon un protocole ancien, l’élection devait avoir lieu dans plus de quinze jours et moins de vingt. Les cardinaux qui résidaient en permanence à Pacem ou à trois semaines de déficit de temps annulèrent leur ordre du jour habituel et prirent leurs dispositions pour assister au conclave. Tout le reste était prêt. Certains hommes gros portent leur poids comme une faiblesse, une marque de sybaritisme et de fainéantise. D’autres endossent royalement cette masse qu’ils considèrent comme un signe extérieur de leur pouvoir grandissant. Simon Augustino Lourdusamy appartenait à cette dernière catégorie. Cet homme énorme, véritable montagne écarlate dans sa robe de cardinal, semblait approcher de la soixantaine depuis plus de deux siècles de vie active et de résurrections successives. Joufflu, totalement chauve et enclin à s’exprimer en doux grognements graves capables de se transformer en un rugissement de Dieu qui emplissait la basilique Saint-Pierre sans aucun haut-parleur, il représentait pour tout le Vatican un modèle de santé et de vitalité. Au cœur de la hiérarchie de l’Église, beaucoup croyaient que Lourdusamy – à l’époque, jeune fonctionnaire mineur de la machine diplomatique vaticane – avait aidé le père Lénar Hoyt, pèlerin de l’ex-Hypérion, angoissé et tourmenté par la souffrance, à découvrir le secret qui soumit le cruciforme et en fit un instrument de résurrection. Ils lui attribuaient aussi une part au moins égale à celle du pape récemment décédé dans le sauvetage de l’Église menacée d’extinction. Quelle que fût la part de vérité de cette légende, Lourdusamy était en pleine forme au lendemain de la neuvième mort du Saint-Père en exercice, cinq jours avant la résurrection de Sa Sainteté. En tant que cardinal secrétaire d’État, président du comité chargé de veiller sur les douze Congrégations sacrées, préfet du plus craint et du plus incompris de ces organismes, la Congrégation sacrée de la Doctrine de la Foi, connue officiellement de nouveau, après un interrègne de plus de mille ans, sous le nom de Saint-Office de l’Inquisition universelle, Lourdusamy était l’être humain le plus puissant de la Curie. À ce moment précis, alors que Sa Sainteté le pape Jules XIV reposait en grand apparat à la basilique Saint-Pierre, attendant d’être transporté à l’annexe de résurrection dès que la nuit serait tombée, on aurait pu dire que Simon Augustino Lourdusamy était aussi l’être humain le plus puissant de la galaxie. Ce fait n’échappait pas au cardinal, ce matin-là. — Lucas, sont-ils arrivés ? grommela-t-il à l’homme qui depuis plus de deux siècles fort occupés lui servait d’adjoint et de factotum. Monsignor Lucas Oddi était aussi mince, osseux, décrépit et affairé que le cardinal Lourdusamy était énorme, charnu, sans âge et pondéré. Le titre exact d’Oddi, au Sous-Secrétariat d’État du Vatican, était substitut et secrétaire du Chiffre, mais on l’appelait généralement « le substitut ». « Chiffre » aurait pu être un surnom tout aussi pertinent pour ce grand Bénédictin anguleux car, en vingt-deux décennies de services onctueux rendus à son maître, personne – pas même Lourdusamy – ne connaissait les opinions ou les émotions de cet homme. Cela faisait si longtemps que le père Lucas Oddi était le bras droit du secrétaire d’Etat que ce dernier avait cessé de voir en lui autre chose qu’une extension de sa propre volonté. — Ils viennent de prendre place dans votre antichambre, répondit Monsignor Oddi. Lourdusamy hocha la tête. Depuis plus de mille ans, bien avant que l’Hégire ait lancé l’humanité loin de la Terre mourante pour coloniser les étoiles, il était de coutume, au Vatican, de tenir les réunions importantes dans les antichambres des personnages officiels plutôt que dans leurs bureaux. Celle du secrétaire d’État Lourdusamy était petite, pas plus de cinq mètres de côté, et nue, n’étaient une table ronde de marbre dans laquelle ne s’insérait aucune unité com, une unique fenêtre qui, si sa polarisation ne l’avait opacifiée, aurait donné sur une loggia externe aux fresques splendides, et deux tableaux du génie du XXXe siècle, Karo-tan, l’un montrant l’agonie du Christ à Gethsémani, l’autre le pape Jules (sous son identité antépapale de père Lénar Hoyt) recevant le premier cruciforme d’un archange puissant, mais à la mine androgyne, tandis que Satan (représenté sous la forme du gritche) les regardait, impuissant. Les quatre occupants de la salle d’attente, trois hommes et une femme, représentaient le Conseil Exécutif de la Ligue Pancapitaliste du Commerce Transtellaire Catholique Indépendant, plus communément connu sous le nom de Mercantilus. Deux des hommes auraient pu être père et fils – M. Helvig Aron et M. Kennet Hay-Modhino – tant ils étaient semblables par leurs combicapes astucieuses et chères, leurs coupes de cheveux conservatrices et coûteuses, leurs traits habilement bio-sculptés d’Européens septentrionaux de l’Ancienne Terre, et les badges rouges encore-plus-discrets révélant leur appartenance à l’Ordre Militaire Souverain de l’Hospital de Saint-Jean de Jérusalem, de Rhodes et de Malte, ancienne société bien connue sous le nom de Chevaliers de Malte. Le troisième était d’ascendance asiatique et portait une simple toge de coton. Il s’appelait Kenzo Isozaki et était sans doute, ce jour-là, après le cardinal Simon Augustino Lourdusamy bien sûr, l’homme le plus puissant de la Pax. Le dernier représentant du Mercantilus, une quinquagénaire banale, aux cheveux noirs coupés court avec désinvolture, au visage tiré, portant un costume de travail bon marché en fibres plastiques peignées, Mme Anna Pelli Cognani, était, disait-on, l’héritière évidente d’Isozaki et, chuchotait-on depuis des années, l’amante de l’Archevêquesse du Vecteur Renaissance. Tous quatre se levèrent et s’inclinèrent légèrement lorsque le cardinal Lourdusamy entra et prit place à la table. L’unique témoin, Monsignor Lucas Oddi, resta debout à l’écart, ses mains osseuses jointes sur sa soutane ; les yeux du Christ supplicié à Gethsémani, de Karo-tan, semblaient épier la petite assemblée par-dessus son épaule enfroquée de noir. Aron et Hay-Modhino s’avancèrent pour s’agenouiller et baiser le saphir biseauté de l’anneau du cardinal, mais Lourdusamy rejeta d’un geste tout cérémonial avant que Kenzo Isozaki ou la femme aient pu approcher. Quand les quatre représentants du Mercantilus se furent réinstallés, le cardinal dit : — Nous sommes tous de vieux amis. Bien que je représente le Saint-Siège dans cette discussion, pendant l’absence temporaire du Saint-Père, vous savez que tout ce dont nous parlerons aujourd’hui restera entre ces murs. Lourdusamy sourit. — Et ces murs, mes amis, sont les plus sûrs de la Pax et les mieux protégés contre toute écoute indiscrète. Aron et Hay-Modhino sourirent d’un air contraint. L’expression aimable d’Isozaki ne varia pas. Le froncement de sourcils d’Anna Pelli Cognani s’accentua. — Votre Éminence, dit-elle, puis-je parler librement ? Lourdusamy tendit vers elle une paume rondelette. Il se méfiait toujours des gens qui demandaient la permission de s’exprimer librement ou qui juraient de parler sincèrement ou qui utilisaient l’expression « franchement ». — Bien sûr, chère amie, dit-il. Je regrette que la situation où nous sommes aujourd’hui nous laisse si peu de temps. Anna Pelli Cognani acquiesça laconiquement, d’un signe de tête. Elle avait compris qu’il lui ordonnait d’être précise. — Votre Éminence, nous avons réclamé cette conférence afin de pouvoir vous parler, non seulement comme des membres dévoués de la Ligue Pancapitaliste de Sa Sainteté, mais aussi en tant qu’amis du Saint-Siège et de vous-même. Lourdusamy lui fit un signe de tête affable. Entre les bajoues, ses lèvres minces dessinaient un léger sourire. — Bien entendu. Helvig Aron s’éclaircit la voix. — Votre Éminence, il est normal que la prochaine élection papale intéresse le Mercantilus. Le cardinal attendit. — Notre but, aujourd’hui, poursuivit Hay-Modhino, est d’assurer Votre Éminence – secrétaire d’État et candidat potentiel à la papauté – que la Ligue continuera, après la prochaine élection, à servir avec la plus grande loyauté la politique du Vatican. Le cardinal répondit par un hochement de tête toujours aussi discret. Il comprenait parfaitement. Le Mercantilus, ou plutôt le réseau de services secrets d’Isozaki, avait, on ne savait par quel moyen, subodoré une éventuelle insurrection au sein de la hiérarchie vaticane, et surpris le plus silencieux des chuchotements dans une pièce à l’épreuve, comme celle-ci, de toute écoute indiscrète, disant que le temps était venu de remplacer le pape Jules par un autre pontife. Et Isozaki savait que, si le complot réussissait, Simon Augustino Lourdusamy serait cet homme-là. — Dans ce triste interrègne, poursuivit Cognani, il était de notre devoir d’offrir l’assurance, tant privée que publique, que la Ligue continuerait à servir les intérêts du Saint-Siège et de notre Sainte Mère l’Église, comme elle le fait depuis plus de deux siècles standard. Lourdusamy acquiesça de nouveau et attendit, mais les quatre dirigeants du Mercantilus gardèrent le silence. Le cardinal profita de cette pause pour s’interroger sur les raisons de la venue, en personne, d’Isozaki. Il préférait voir ma réaction au lieu de se fier aux rapports de ses subordonnés, pensa-t-il. Le vieux fait plus confiance à ses sens et à ses intuitions qu’à tout le reste. Lourdusamy sourit. C’est une bonne règle de conduite. Il laissa une autre minute de silence s’étirer avant de prendre la parole. — Mes amis, gronda-t-il enfin, vous ne pouvez pas savoir combien cela me réchauffe le cœur que quatre personnes si importantes et si occupées rendent visite à un pauvre prêtre plongé comme nous tous dans le chagrin. Isozaki et Cognani restèrent impassibles, aussi inertes que de l’argon, mais le cardinal vit une lueur d’espoir médiocrement dissimulée s’allumer dans les yeux des deux autres membres du Mercantilus. Si Lourdusamy accueillait, aussi subtilement que ce fût, leur soutien, cela mettrait le Mercantilus sur un pied d’égalité avec les conspirateurs du Vatican…, ferait du Mercantilus un conspirateur bienvenu, traité de facto à égalité avec le nouveau pape. Lourdusamy s’appuya plus lourdement sur la table. Le cardinal remarqua que Kenzo Isozaki n’avait pas cligné des paupières depuis le début de leur entretien. — Mes amis, en tant que bons chrétiens régénérés (il hocha la tête en regardant Aron et Hay-Modhino), en tant que Chevaliers Hospitaliers, vous connaissez sans doute la procédure de l’élection de notre nouveau pape. Mais permettez-moi de vous rafraîchir la mémoire. Les cardinaux et leurs homologues interactifs, une fois rassemblés et enfermés à clef dans la chapelle Sixtine, disposent de trois moyens d’élection, par acclamation, par délégation ou par le scrutin. Par acclamation, tous les cardinaux électeurs, poussés par l’Esprit-Saint, proclament l’un d’entre eux pontife suprême. Chacun de nous crie eligo – « j’élis » –, suivi du nom de la personne que nous choisissons à l’unanimité. Par délégation, nous désignons parmi nous quelques cardinaux, disons une douzaine, qui effectuent ce choix à notre place. Par le scrutin, les cardinaux électeurs votent à bulletins secrets jusqu’à ce qu’un candidat recueille les deux tiers de la majorité plus une voix. Le nouveau pape est alors élu et les milliards de fidèles qui attendent voient monter la sfumata, les bouffées de fumée blanche qui signifient que la famille de l’Église a, une fois de plus, un Saint-Père. Les quatre représentants du Mercantilus restèrent silencieux. Chacun d’eux connaissait évidemment les procédés d’élection d’un pape, non seulement les antiques mécanismes, bien sûr, mais aussi les manœuvres politiques, les pressions exercées, les négociations, les bluffs et le pur chantage qui avaient souvent accompagné le processus au cours des siècles. Et ils commençaient à comprendre pourquoi le cardinal Lourdusamy soulignait ainsi des évidences. — Lors des neuf dernières élections, grogna l’énorme cardinal de sa voix de basse, le pape a été élu par acclamation… grâce à l’intercession directe du Saint-Esprit. Lourdusamy se tut durant un long et pesant moment. Monsignor Oddi, aussi immobile que le Christ peint derrière lui, les regardait sans cligner des yeux, comme Kenzo Isozaki. — Je n’ai aucune raison de croire, reprit Lourdusamy, que cette élection sera différente. Les responsables du Mercantilus restèrent figés. Pour finir, Isozaki inclina presque imperceptiblement la tête. Le message avait été reçu et compris. Aucune insurrection ne se préparait dans l’enceinte du Vatican. Ou, s’il en existait une, Lourdusamy s’en chargeait et n’avait nul besoin du soutien du Mercantilus. Si cette analyse s’avérait exacte et si le temps du cardinal Lourdusamy n’était pas encore venu, le pape Jules veillerait une fois encore sur l’Église et sur la Pax. Le groupe d’Isozaki venait de prendre un terrible risque à cause du pouvoir et des récompenses incalculables qu’ils escomptaient recueillir en s’alliant avec le futur pontife. Maintenant, il ne leur restait plus qu’à affronter les conséquences de cette terrible mise. Un siècle plus tôt, le pape Jules avait excommunié le prédécesseur de Kenzo Isozaki pour une erreur de calcul bien plus minime, en lui refusant le sacrement du cruciforme et en le condamnant à mener hors de la communauté catholique, qui comprenait, bien sûr, tout homme, toute femme et tout enfant de Pacem et de la plupart des mondes de la Pax, une vie suivie d’une vraie mort. — Maintenant, je regrette que des devoirs pressants m’obligent à me priver de votre chère compagnie, grommela le cardinal. Avant qu’il ait pu se lever, et contrairement au cérémonial de prise de congé d’un prince de l’Église, Isozaki s’avança rapidement, fit une génuflexion et baisa l’anneau du cardinal. — Éminence, murmura le vieux milliardaire de Mercantilus. Cette fois-ci, Lourdusamy ne se leva pas avant que chacun des puissants directeurs généraux se soit avancé pour lui témoigner son respect. Le lendemain de la mort du pape Jules, un astronef de classe-archange pénétra dans l’espace du Bosquet de Dieu. C’était le seul qui ne fût pas chargé de transporter un messager ; plus petit que les nouveaux modèles, il s’appelait le Raphaël. Quelques minutes après que l’archange se fut mis en orbite autour du monde gris cendré, un vaisseau de descente se sépara de lui et pénétra dans l’atmosphère en hurlant. Deux hommes et une femme étaient à bord. Leur maigreur, leur teint pâle, leurs cheveux noirs, mous, coupés court, leurs paupières tombantes et leurs lèvres minces leur prêtaient une apparence de triplés. Ils portaient des combinaisons spatiales rouge et noir sans aucun ornement et des bracelets minicoms sophistiqués. Leur présence dans le vaisseau de descente constituait une curiosité : les spationefs de classe-archange tuaient invariablement les êtres humains durant leur translation violente dans l’espace de Planck, et il fallait généralement trois jours aux crèches de résurrection du bord pour régénérer l’équipage humain. Ces trois-là n’étaient pas humains. Morphant des ailes et modelant toutes ses surfaces en une coquille aérodynamique, le vaisseau de descente traversa le cercle terminateur en Mach 3 pour plonger dans la lumière du jour. En dessous de lui tournait l’ex-monde templier du Bosquet de Dieu qui n’était plus que cicatrices de brûlures, champs de cendre, flots de boue, glaciers en retraite et séquoias verts luttant pour se réensemencer dans le paysage bouleversé. Ralentissant à des vitesses subsoniques, le vaisseau de descente survola l’étroite bande de climat tempéré et de végétation viable proche de l’équateur et suivit une rivière jusqu’à la souche de l’ex-Arbre-Monde. Sous sa forme dévastée de quatre-vingt-trois kilomètres de large et d’encore un kilomètre de haut, la souche se dressait au-dessus de l’horizon comme une mesa noire. Le vaisseau l’évita et suivit la rivière en direction de l’ouest, puis atterrit sur un gros rocher, près de l’endroit où le courant s’engouffrait dans une gorge étroite. Les deux hommes et la femme descendirent les marches qui venaient d’être extrudées et passèrent le paysage en revue. C’était le milieu de l’après-midi sur cette partie du Bosquet de Dieu, la rivière se précipitait bruyamment dans les rapides, des oiseaux et des arboréaux invisibles pépiaient dans les arbres épais, plus loin en aval. L’air sentait les aiguilles de pin, la chaleur humide, la cendre et des odeurs étrangères inclassables. Deux siècles et demi plus tôt, ce monde avait été bombardé et expulsé de son orbite. Les arbres templiers de deux cents mètres de haut qui ne purent s’enfuir dans l’espace furent brûlés dans un incendie qui fit rage pendant près d’un siècle, et que seul un hiver nucléaire réussit enfin à éteindre. — Attention, dit l’un des hommes lorsque tous trois furent descendus de la colline pour gagner le bord de la rivière. Les monofilaments qu’elle a tissés ici devraient y être encore. La femme mince hocha la tête et sortit une arme laser du sac en ordinomousse qu’elle portait. Réglant le rayon sur dispersion large, elle balaya l’air au-dessus de la rivière. Des filaments invisibles rougeoyèrent telle une toile d’araignée dans la rosée du matin ; ils s’entrecroisaient au-dessus de l’eau et enveloppaient les rochers, plongeant dans le courant blanc d’écume pour en émerger de nouveau. — Il n’y en a aucun là où nous devons opérer, dit la femme en coupant le laser. Tous trois traversèrent une dépression proche de la rivière et gravirent une pente rocheuse. Ici, le granit avait fondu et coulé comme de la lave pendant la scorification du Bosquet de Dieu, mais, sur l’un des versants rocheux en terrasse, on distinguait des signes d’une catastrophe plus récente. Au sommet d’une grosse pierre, à dix mètres au-dessus de la rivière, le feu avait creusé un cratère dans le rocher. Parfaitement circulaire, il mesurait cinq mètres de diamètre et cinquante centimètres de profondeur en son centre. Du côté sud-est, où une cascade de roche fondue avait giclé et coulé jusque dans l’eau, un escalier de pierre noire s’était formé. La roche qui remplissait la cavité circulaire, en haut du gros roc, était plus foncée et plus lisse que le reste ; on aurait dit de l’onyx poli inséré dans un creuset de granit. L’un des hommes pénétra dans la concavité, se coucha de tout son long sur la pierre unie et appuya l’oreille contre elle. Une seconde plus tard, il se releva et fit un signe de tête aux deux autres. — Reculez, dit la femme. Elle toucha son bracelet minicom. Ils s’étaient éloignés de cinq pas quand la lance d’énergie pure surgit de l’espace. Des oiseaux et des arboréaux, pris de panique, s’envolèrent bruyamment et traversèrent le rideau d’arbres. L’air, ionisé et surchauffé en quelques secondes, envoya une onde de choc dans toutes les directions. Des branches et des feuilles s’enflammèrent à cinquante mètres du point de contact du rayon. Le cône de pure brillance, qui avait exactement le même diamètre que la dépression circulaire creusée dans le gros rocher, transforma la pierre lisse en un lac de feu. Les deux hommes et la femme n’avaient pas bronché. Leurs combinaisons spatiales fumaient dans cette chaleur de fournaise, mais le tissu spécial ne brûla pas. Leur chair non plus. — Terminé, dit la femme par-dessus le rugissement du rayon d’énergie et de l’incendie dévastateur. Le faisceau doré cessa d’exister. L’air chaud se précipita en vents de tempête pour combler le vide. La dépression creusée dans le roc était devenue un cercle de lave bouillonnante. L’un des hommes s’avança, mit un genou en terre et parut écouter. Puis il fit un signe de tête aux autres et changea de phase. La seconde d’avant, il était chair et os, sang, peau, cheveux, et, maintenant, une statue de chrome argenté en forme d’homme. Le ciel bleu, la forêt en feu et le lac en fusion se reflétaient parfaitement sur sa peau changeante. Il plongea un bras dans la mare de roche fondue, se pencha, l’enfonça plus profondément, puis en retira quelque chose. La forme argentée de sa main semblait s’être dissoute dans une autre forme humaine tout aussi argentée… celle d’une femme. La sculpture chromée masculine tira la statue féminine métallique du chaudron de lave sifflant et crachant, l’emporta sur une cinquantaine de mètres, jusqu’à un endroit où l’herbe ne brûlait pas et où la pierre était assez froide pour supporter leur poids. Les deux autres les suivirent. L’homme abandonna sa forme de chrome argenté et la femme qu’il avait portée fit de même. Celle qui venait d’émerger du vif-argent ressemblait comme une jumelle à la femme aux cheveux courts, en combinaison spatiale. — Où est cette putain de gosse ? demanda la rescapée. Autrefois, elle était connue sous le nom de Radamanthe Némès. — Partie, répondit son sauveur. Lui et son compagnon auraient pu être ses frères ou ses clones mâles. — Ils ont emprunté le dernier portail distrans. Radamanthe Némès grimaça un peu. Elle faisait jouer ses doigts et bougeait les bras comme si elle souffrait de crampes. — Au moins ; j’ai tué ce damné androïde. — Non, dit l’autre femme, sa jumelle, qui n’avait pas de nom. Ils sont partis dans le vaisseau de descente du Raphaël. L’androïde a perdu un bras, mais l’auto-chirurgien l’a maintenu en vie. Némès hocha la tête et jeta un coup d’œil en arrière, sur le versant rocheux où la lave coulait toujours. La lueur de l’incendie révélait la toile scintillante des monofilaments, au-dessus de la rivière. Derrière eux, la forêt brûlait. — Ce n’était pas… agréable… là-dedans. Je ne pouvais plus bouger pendant que la pleine puissance de la lance du vaisseau brûlait sur moi et, ensuite, je n’ai pas pu changer de phase à cause de la roche qui m’entourait. Il a fallu une énorme concentration pour économiser l’énergie et cependant maintenir une interface active de changement de phase. Combien de temps suis-je restée ensevelie ? — Quatre années terrestres, répondit l’homme qui n’avait pas parlé jusqu’à alors. Radamanthe Némès leva un mince sourcil, d’un air plus interrogateur que surpris. — Pourtant, le Centre savait où j’étais… — Le Centre savait où tu étais, confirma l’autre personne. Sa voix et les expressions de son visage étaient identiques à ceux de celle qu’ils venaient de sauver. — Et le Centre savait que tu avais échoué. Némès fit un mince sourire. — Alors, ces quatre années ont été une punition. — Un aide-mémoire, dit l’homme qui l’avait tirée du rocher. Radamanthe Némès avança de deux pas, comme pour tester son équilibre. — Alors, pourquoi êtes-vous venus me chercher, aujourd’hui ? — La petite fille, expliqua l’autre femme. Elle va revenir. Nous reprenons notre mission. Némès acquiesça d’un signe de tête. Son sauveur posa la main sur son épaule maigre. — Et je t’en prie, pense que quatre années enfouie dans le feu et la pierre ne seront rien à côté de ce qui t’attend si tu échoues de nouveau. Némès le regarda fixement, un long moment, sans répondre. Puis tous quatre, tournant le dos à la lave et aux flammes en une chorégraphie parfaite, marchant du même pas, s’avancèrent à l’unisson vers le vaisseau de descente. Sur le monde désertique de Madre de Dios, le père Federico de Soya se préparait à célébrer la première messe du matin du Llano Estacado, haut plateau appelé ainsi à cause des pylônes des générateurs d’atmosphère quadrillant le désert à dix kilomètres d’intervalle les uns des autres. La petite ville de Nuevo Atlan comptait moins de trois cents résidents, en majorité des mineurs de bauxite de la Pax qui attendaient de mourir avant de rentrer chez eux, et quelques Marialistes qui gagnaient péniblement leur vie comme bergers de corgor dans les terrains toxiques. Le père de Soya savait, avec précision, combien d’entre eux viendraient à la chapelle pour la première messe. Quatre : la vieille Mme Sanchez, une veuve qui, disait-on, aurait assassiné son mari pendant une tempête de sable soixante-deux ans auparavant ; les Perell, des frères jumeaux qui, pour des raisons inconnues, préféraient l’ancienne église en mauvais état à la chapelle immaculée, climatisée, située sur la réserve de l’exploitation minière ; et le vieil homme mystérieux au visage marqué par les radiations qui s’agenouillait au dernier rang et ne participait jamais à la communion. Une tempête de sable soufflait sur le désert – il y en avait toujours une, d’ailleurs –, et le père de Soya dut parcourir en courant les trente mètres qui séparaient son presbytère en pisé de la sacristie, une capuche en fibroplastique transparent sur la tête et les épaules afin de protéger ses vêtements, son bréviaire fourré tout au fond d’une poche. Tous les soirs, lorsqu’il ôtait sa soutane et suspendait sa barrette à une patère, le sable tombait en une cascade rouge, tel du sang séché s’échappant d’un sablier brisé. Et chaque matin, quand il ouvrait son bréviaire, du sable crissait entre les pages et lui salissait les doigts. — Bonjour, Père, dit Pablo lorsque le prêtre pénétra en hâte dans la sacristie et remit en place les joints étanches craquelés entourant le chambranle de la porte. — Bonjour, Pablo, mon plus fidèle enfant de chœur. Le prêtre se reprit mentalement, c’était son unique enfant de chœur. Pablo, enfant un peu simple – simple dans le sens archaïque du mot, c’est-à-dire mentalement retardé, mais cela signifiait aussi honnête, sincère, fidèle et amical –, était là pour servir la messe que de Soya célébrait tous les jours de semaine à six heures trente du matin, et deux fois le dimanche – bien que les mêmes quatre personnes fussent les seules à assister à l’office dominical matinal, et qu’à la grand-messe l’assemblée se réduisît à une demi-douzaine de mineurs de bauxite. Le petit garçon hocha la tête et sourit de nouveau, sourire qui s’effaça dès qu’il eut enfilé son surplis propre et empesé sur son aube d’enfant de chœur. Le père de Soya passa devant lui en ébouriffant les cheveux noirs du gamin et ouvrit le grand bahut qui renfermait les vêtements sacerdotaux. Le matin était devenu aussi sombre que la nuit du plateau désertique, la tempête de sable ayant avalé le lever du soleil, et la lampe tremblante de la sacristie constituait le seul éclairage de la pièce froide et nue. De Soya s’agenouilla, pria avec ferveur durant un moment, puis commença à revêtir les habits sacerdotaux. Pendant vingt ans, en tant que père capitaine de la Flotte de la Pax, commandant de vaisseaux-torches tels que le Balthazar, Federico de Soya avait endossé des uniformes où la croix et le col romain étaient les seuls signes de sa prêtrise. Il avait porté une armure de combat en plaskev, des combinaisons spatiales, des implants-com tactiques, de grosses lunettes d’affichage de données, des gants-de-Dieu – tout l’attirail d’un capitaine de vaisseau-torche –, mais rien de tout cela ne le touchait et ne l’émouvait autant que ces simples vêtements de prêtre de paroisse. Depuis quatre ans, le père capitaine, dépouillé de son grade et rayé du service de la Flotte, redécouvrait sa vocation initiale. De Soya mit sur ses épaules l’amict en lin, aussi blanc et immaculé, en dépit des incessantes tempêtes de sable, que l’aube qu’il enfila ensuite. Il ceignit la ceinture en chuchotant une prière, sortit l’étole blanche de la commode, la tint respectueusement à deux mains durant un instant, puis la passa autour de son cou en croisant les deux bandes de soie sur sa poitrine. Derrière lui, Pablo s’affairait dans la petite pièce, rangeant ses bottes sales et enfilant les tennis, bon marché, en fibroplastique, que sa mère lui avait dit de garder ici, juste pour la messe. Le père de Soya enfila en dernier la chasuble portant une croix sur le devant. Elle était blanche avec un mince liseré pourpre : ce matin, il allait dire une messe de bénédiction en administrant silencieusement le sacrement de pénitence à la veuve présumée meurtrière du premier rang et à l’anonyme du dernier banc, marqué par les radiations. Pablo se précipita vers le prêtre. Le gamin souriait et haletait. Le père de Soya posa la main sur sa tête pour essayer d’aplatir la crinière rebelle tout en le calmant et en le rassurant. Le prêtre prit le calice, ôta sa main droite de la tête de l’enfant pour placer la patène et dit d’une voix douce : — Ça y est. Le sourire de Pablo disparut, effacé par la gravité du moment, et l’enfant, prenant la tête de la procession, franchit la porte de la sacristie et se dirigea vers l’autel. De Soya remarqua aussitôt qu’il y avait cinq et non pas quatre silhouettes dans la chapelle. Les fidèles habituels étaient là ; tous, déjà agenouillés, se levèrent puis s’agenouillèrent de nouveau, mais il y avait quelqu’un d’autre, quelqu’un de grand et de silencieux, debout dans les ombres épaisses, près de l’endroit où le petit narthex s’ouvrait sur la nef. Durant la messe renouvelée, la présence de l’étranger parasita la conscience du prêtre qui essayait de son mieux d’éliminer tout ce qui n’était pas le mystère sacré auquel il prenait part. — Dominus vobiscum, dit le père de Soya. Depuis trois mille ans, croyait-il, le Seigneur était avec eux… avec eux tous. — Et cum spiritu tuo. Tandis que Pablo prononçait le répons, le prêtre tourna un peu la tête pour voir si la lumière éclairait la grande forme mince, dans le recoin sombre de la nef. Mais non. Pendant le Canon, le père de Soya oublia la mystérieuse silhouette et réussit à concentrer toute son attention sur l’hostie qu’il prit de ses doigts carrés et éleva. — Hoc est enim corpus meum, prononça distinctement le Jésuite, sentant le pouvoir de ces paroles et priant pour la dix millième fois afin que ses péchés de violence, commis en tant que capitaine de la Flotte, soient lavés par le sang et la miséricorde du Sauveur. Seuls les jumeaux Perell s’avancèrent vers le banc de communion. Comme toujours, de Soya prononça les paroles et donna l’hostie aux deux jeunes gens. Il résista au désir ardent de jeter un coup d’œil sur la silhouette perdue dans l’ombre, au fond de l’église. La messe se termina dans l’obscurité. Le hurlement du vent étouffa les dernières prières et leurs répons. Cette petite église n’avait pas l’électricité, ne l’avait jamais eue, et la flamme clignotante des dix bougeoirs muraux faisait peu pour percer la pénombre. Le père de Soya donna sa bénédiction finale puis remporta le calice dans la sacristie sombre pour le déposer sur l’autel plus petit. Pablo s’empressa d’enlever son surplis et d’enfiler son anorak coupe-vent. — À demain, Père ? — Oui, merci, Pablo. N’oublie pas de… Trop tard. Le gamin avait déjà franchi la porte et courait vers le moulin à épices où il travaillait avec son père et ses oncles. La poussière rouge emplissait l’air autour de la porte défectueuse que les intempéries avaient décapée. Normalement, le père de Soya aurait dû ôter ses vêtements sacerdotaux et les ranger dans l’armoire. Plus tard dans la journée, il les emporterait au presbytère pour les nettoyer. Mais ce matin, il garda l’amict, l’aube, la ceinture, l’étole et la chasuble. Pour une raison qu’il ignorait, il sentait qu’il en aurait besoin, autant que de l’armure de combat en plaskev lors des opérations d’abordage pendant la campagne de Coal Sack. La grande silhouette, toujours dans l’ombre, apparut sur le seuil de la sacristie. Le père de Soya attendit, résistant à l’envie de se signer ou de brandir les hosties consacrées qui restaient, comme on se protège des vampires ou du diable. Dehors, le vent hurla comme une banshee, cette fée irlandaise dont les cris présagent la mort. La silhouette fit un pas qui la plongea dans la lueur rougeoyante de la lampe. De Soya reconnut le capitaine Marget Wu, l’assistante personnelle et l’agent de liaison de l’amiral Marusyn, commandant de la Flotte de la Pax. Pour la seconde fois ce matin-là, de Soya se reprit… c’était maintenant l’amiral Marget Wu ; les galons, sur son col, étaient tout juste visibles dans la lumière rouge. — Père capitaine de Soya ? Le Jésuite hocha lentement la tête. Il n’était que sept heures trente sur ce monde à la journée de vingt-trois heures, mais il se sentait déjà fatigué. — Seulement père de Soya, répondit-il. — Père capitaine de Soya, répéta l’amiral Wu, et, cette fois, son ton n’était plus interrogateur. Vous êtes réaffecté au service actif. Vous avez dix minutes pour rassembler vos affaires et venir avec moi. Cette réaffectation prend immédiatement effet. Federico de Soya soupira et ferma les yeux. Il éprouva comme une envie de pleurer. Je t’en prie, mon cher Seigneur, éloigne de moi cette coupe. Quand il rouvrit les yeux, le calice était encore sur l’autel et l’amiral Marget Wu attendait toujours. — Bien, dit-il à voix basse, et lentement, soigneusement, il commença à ôter ses vêtements sacerdotaux. Au troisième jour après la mort et l’ensevelissement du pape Jules XIV, un mouvement se produisit dans sa crèche de résurrection. Les fins cordons ombilicaux et les sondes ingénieuses se retirèrent et disparurent. Le cadavre allongé sur la dalle parut d’abord inanimé, bien que sa poitrine se soulevât et retombât, puis il se convulsa, gémit et, après plusieurs longues minutes, s’appuya sur un coude et finit par s’asseoir, le linceul de lin et de soie richement brodé glissant autour de la taille de l’homme nu. Durant plusieurs minutes, il resta assis au bord de la dalle de marbre, la tête dans ses mains tremblantes. Puis il leva les yeux lorsqu’un panneau secret, dans le mur de la chapelle de résurrection, s’ouvrit avec un infime sifflement. Un cardinal en rouge traversa la pièce mal éclairée dans un bruissement de soie et un cliquetis de chapelet. Près de lui marchait un grand bel homme aux cheveux et aux yeux gris. Il était vêtu d’une combinaison de flanelle grise simple mais élégante. Trois pas derrière le cardinal et cet homme surgirent deux Gardes Suisses en uniforme médiéval rouge et noir. Ils ne portaient pas d’armes. L’homme nu, assis sur la dalle, battit des paupières comme si ses yeux n’arrivaient même pas à s’accoutumer à la lumière tamisée de la chapelle mal éclairée. Pour finir, il réussit à accommoder. — Lourdusamy, dit l’homme ressuscité. — Père Duré, répondit le cardinal. Il portait un gigantesque calice d’argent. L’homme nu fit des mouvements des lèvres et de la langue, comme s’il s’était réveillé avec un vilain goût dans la bouche. C’était un très vieil homme au visage maigre, ascétique, aux yeux tristes ; d’anciennes cicatrices zébraient son corps fraîchement régénéré. Sur sa poitrine, deux cruciformes tumescents rougeoyaient. — En quelle année sommes-nous ? demanda-t-il enfin. — L’année 3131 de Notre-Seigneur, répondit le cardinal, debout près de l’homme assis. Le père Paul Duré ferma les yeux. — Cinquante-sept ans se sont écoulés de puis ma dernière résurrection. Deux cent soixante-dix-neuf ans depuis la Chute des distrans. (Il ouvrit les yeux et regarda le cardinal.) Deux cent soixante-dix depuis le jour où vous m’avez empoisonné, en tuant le pape Teilhard Ier. Le cardinal Lourdusamy émit un rire caverneux. — Vous surmontez vite la désorientation de la résurrection si vous pouvez compter aussi bien. Le regard du père Duré passa du cardinal à l’homme en gris. — Albedo. Vous venez en tant que témoin ? Ou pour encourager votre Judas domestiqué ? L’homme ne répondit pas. Les lèvres déjà minces de Lourdusamy se pincèrent jusqu’à disparaître entre ses bajoues rubicondes. — Antipape, avez-vous autre chose à dire avant de retourner en enfer ? — Rien à vous, murmura le père Duré, et il ferma les yeux, en prière. Les deux Gardes Suisses saisirent les bras maigres du père Duré. Le Jésuite ne résista pas. L’un des soldats prit l’homme ressuscité par le front et lui renversa la tête en arrière, tendant comme un arc son cou maigre. Le cardinal Lourdusamy s’avança d’un demi-pas. Des plis de sa manche en soie, il tira avec un petit bruit sec un couteau à poignée de corne. Pendant que les soldats tenaient Duré toujours passif, dont la pomme d’Adam semblait devenir plus proéminente tandis qu’on lui tordait la tête en arrière, Lourdusamy leva le bras en un geste circulaire et fluide. Le sang jaillit de la carotide tranchée de Duré. Reculant pour éviter de tacher sa robe, Lourdusamy remit le couteau dans sa manche, leva le calice à large ouverture et recueillit le flot qui pulsait. Quand le calice fut presque rempli et que le sang cessa de jaillir, il fit un signe de tête au Garde Suisse, qui relâcha aussitôt la tête du père Duré. L’homme ressuscité était de nouveau un cadavre à la tête pendante, aux yeux toujours fermés, à la bouche ouverte, dont la gorge tailladée béait comme des lèvres peintes en un terrible sourire déchiqueté. Les deux Gardes Suisses reposèrent le corps sur la dalle et ôtèrent le linceul. Le mort nu semblait pâle et vulnérable – gorge déchirée, poitrine balafrée, longs doigts blancs, ventre blême, organes génitaux flasques, jambes décharnées. La mort – fût-ce en cet âge de résurrection – laisse peu de dignité même à ceux qui ont conservé leur maîtrise de soi durant toute leur vie. Tandis que les soldats tenaient le beau linceul à l’écart de toute souillure, Lourdusamy versa le sang du lourd calice sur les yeux, dans la bouche béante, dans la blessure à vif, sur la poitrine, le ventre et l’aine du cadavre ; la couleur écarlate ainsi étalée surpassait en intensité la robe du cardinal. — Sie aber seid nicht fleischlich, sondern geistlich, dit le cardinal Lourdusamy. Tu n’es plus fait de chair, mais d’esprit. L’homme grand leva un sourcil. — Bach, non ? — Bien sûr, répondit le cardinal en posant le calice vide à côté du cadavre. Il fit un signe de tête aux Gardes Suisses qui recouvrirent le corps du linceul plié en deux. — Jesu, meine Freunde, ajouta-t-il. — C’est bien ce qui me semblait, dit l’autre homme. Il jeta au cardinal un regard interrogatif. — Oui, acquiesça Lourdusamy. Maintenant. L’homme en gris contourna la bière et se posta derrière les deux soldats qui finissaient de border le linceul imbibé de sang. Quand ils se redressèrent et s’écartèrent de la dalle de marbre, l’homme en gris leva ses grandes mains au niveau de la nuque des deux hommes. Leurs yeux et leurs bouches s’ouvrirent tout grands, mais ils n’eurent pas le temps de crier ; en une seconde, leurs yeux et leur bouche ouverte s’enflammèrent d’une lumière incandescente, leur peau devenue translucide révéla la flamme orange qui brûlait dans leur corps, puis ils disparurent, volatilisés, dispersés en particules plus fines que de la cendre. L’homme en gris se frotta les mains pour en ôter la mince couche de micro-cendres. — Quelle pitié, conseiller Albedo, murmura le cardinal Lourdusamy en un grondement profond. L’homme en gris regarda le soupçon de voile ténu porté par l’air se déposer dans la pâle lumière, puis revint au cardinal. Son sourcil se leva une fois encore en point d’interrogation. — Non, non, non, grogna Lourdusamy. Je parlais du linceul. Les taches ne partiront jamais. Il faut en tisser un autre après chaque résurrection. Il pivota sur ses talons, dans un bruissement de robe, et regarda fixement le panneau secret. — Venez, Albedo. Il faut que nous parlions et j’ai encore une messe d’action de grâces à dire avant midi. Lorsque le panneau se fut refermé derrière eux, la chambre de résurrection demeura silencieuse et vide, n’étaient le cadavre enveloppé dans son linceul et un infime soupçon de brouillard gris flottant dans la faible lumière, une brume en train de s’effacer, suggérant les âmes disparues des morts plus récents. 2 La semaine où le pape Jules mourut pour la neuvième fois et où le père Duré fut assassiné pour la cinquième fois, Énée et moi étions à cent soixante mille années-lumière de là, sur la planète Terre kidnappée, l’Ancienne Terre, la vraie. Elle tournait autour d’une étoile de type-G qui n’était pas le soleil, dans le Petit Nuage de Magellan, galaxie qui n’était pas celle de la Terre. Ce fut une étrange semaine pour nous. Nous ignorions que le pape était mort, bien sûr, puisqu’il n’y avait aucune communication entre cette Terre transférée et l’espace de la Pax, sauf les portails distrans en sommeil. Je sais maintenant qu’Énée fut avertie du décès du pape par des moyens que nous ne soupçonnions pas alors, mais elle ne nous parla pas des évènements survenus dans l’espace de la Pax, et personne ne pensa à la questionner. Notre vie sur Terre, durant ces années d’exil, était simple, paisible et profonde d’une façon qu’il m’est difficile de comprendre aujourd’hui et dont le souvenir est presque douloureux. En tout cas, cette semaine-là avait été profonde, mais ni simple ni paisible : le Vieil Architecte avec lequel Énée étudiait depuis quatre ans était mort le lundi et ses funérailles s’étaient déroulées hâtivement et tristement dans le désert, le mardi, un jour venteux. Le mercredi, Énée eut seize ans, mais l’évènement fut obscurci par le voile de chagrin et de confusion qui enveloppait la Confrérie de Taliesin ; aussi, seuls A. Bettik et moi essayâmes de célébrer cette fête avec elle. L’androïde avait confectionné un gâteau au chocolat, dessert préféré d’Énée, et j’avais travaillé pendant des jours à sculpter au couteau une canne taillée dans une branche robuste, ramassée lors d’un des pique-niques imposés par le Vieil Architecte dans les montagnes voisines. Ce soir-là, nous avons mangé le gâteau et bu du champagne dans le beau petit abri d’apprenti construit par Énée dans le désert, mais elle était abattue et distraite à cause de la mort du vieil homme et du désarroi de la Confrérie. Je sais maintenant qu’une grande partie de son inattention était due à sa connaissance de la mort du pape, des violents évènements qui se profilaient à l’horizon de notre avenir, et de la fin des quatre années les plus paisibles que nous n’ayons jamais connues ensemble. Je me souviens de la conversation que nous eûmes le soir du seizième anniversaire d’Énée. La nuit tomba tôt, l’air était glacé. Autour du confortable foyer en toile et en pierre qu’elle avait édifié quatre ans plus tôt pour son entrée en apprentissage, la poussière soufflait, les buissons de sauge et les yuccas se tordaient et crissaient dans la poigne du vent. Assis près de la lanterne chuintante, nous avions échangé nos verres de champagne pour des tasses de thé chaud et parlions à voix basse dans le sifflement du sable qui fouettait la toile. — C’est étrange, dis-je. Nous savions qu’il était vieux et malade, mais personne ne semblait croire qu’il mourrait un jour. Je parlais du Vieil Architecte, bien sûr, et non du pape lointain qui ne signifiait pas grand-chose pour nous. Et, comme nous tous sur la Terre exilée, le maître d’Énée ne portait pas de cruciforme. Contrairement à celle du pape, sa mort était définitive. — Lui devait le savoir, dit doucement Énée. Il a parlé seul à seul avec chacun de ses apprentis durant le mois dernier. Pour leur transmettre quelque bribe de sagesse. — Quelle bribe de sagesse a-t-il partagée avec toi ? ai-je demandé. Je veux dire, si ce n’est pas un secret, ou quelque chose de trop personnel. Énée sourit par-dessus le bord fumant de sa tasse. — Il m’a rappelé qu’un commanditaire est toujours d’accord pour payer le double de la somme proposée à la commande si on lui signifie les dépenses supplémentaires peu à peu, une fois que la construction est commencée et que le bâtiment prend forme. Il a dit qu’on en était alors au point de non-retour, que le client était ferré comme une truite au bout d’une ligne de six livres. A. Bettik et moi avons ri. Ce n’était pas un rire irrespectueux… le Vieil Architecte avait été un de ces êtres rares qui combinent un vrai génie à une personnalité écrasante, mais, même si nous pensions à lui avec tristesse et affection, nous savions reconnaître l’égoïsme et la sournoiserie qui faisaient partie de son caractère. Et je ne fais pas de cachotteries en l’appelant le Vieil Architecte ; la personnalité de ce cybride avait pour modèle un être humain de la pré-Hégire appelé Frank Lloyd Wright, qui oeuvra au XIXe et au XXe siècles après Jésus-Christ. Alors que tous les membres de la Confrérie Taliesin, y compris les plus vieux apprentis qui avaient son âge, l’appelaient respectueusement « monsieur Wright », je pensais toujours à lui comme au Vieil Architecte, à cause de ce que m’avait dit Énée de son futur mentor, avant que nous n’arrivions ici, sur l’Ancienne Terre. Comme s’il avait suivi la même ligne de pensée, A. Bettik dit : — C’est bizarre, non ? — Quoi ? demanda Énée. L’androïde sourit et se frotta le bras gauche, juste au-dessous du coude, là où il se terminait en moignon. C’est une habitude qu’il avait prise depuis ces dernières années. L’auto-chirurgien du vaisseau de descente qui nous avait amenés du Bosquet de Dieu par le portail distrans avait maintenu l’androïde en vie, mais n’avait pu faire repousser son bras tant sa chimie organique était différente. — Je veux dire que, malgré l’empire de l’Église sur les affaires de l’humanité, la question, est-ce que les êtres humains ont une âme qui abandonne le corps après la mort, n’a toujours pas été clairement tranchée. Cependant, dans le cas de M. Wright, nous savons que sa personnalité cybride continue à exister hors de son corps, ou du moins existera un certain temps après sa mort. — En sommes-nous certains ? demandai-je. Le thé était chaud et bon. Énée et moi l’avions acheté – en réalité, nous avions fait du troc pour l’avoir – au marché indien qui se tenait dans le désert, à l’endroit où se dressait autrefois la cité de Scottsdale. Ce fut Énée qui répondit à ma question. — Oui. La personnalité du cybride de mon père a survécu à la destruction de son corps et a été entreposée dans une boucle de Schrön implantée dans le crâne de ma mère. Ensuite, nous savons qu’il a mené une existence indépendante dans la mégasphère, puis il a résidé un certain temps dans le vaisseau du consul. Une personnalité cybride survit comme une espèce de front d’onde holistique qui se propage dans les matrices de l’infoplan ou de la mégasphère jusqu’à ce qu’elle retourne à la source des IA, au Centre. J’avais su cela, mais ne l’avais jamais compris. — Bon, dis-je, mais où est allé le front d’onde de la personnalité d’origine IA de M. Wright ? Il n’existe sûrement aucune connexion avec le Centre dans le Nuage de Magellan. Il n’y a pas d’infosphère, ici. Énée posa sa tasse vide. — Il doit y en avoir une, sinon M. Wright et les autres personnalités cybrides reconstruites rassemblées ici, sur Terre, ne pourraient pas exister. Souvenez-vous, le TechnoCentre avait fait de l’espace de Planck, entre les portails distrans, le milieu et la cachette des IA jusqu’à ce que l’Hégémonie mourante les détruise. — Le Vide qui Lie, dis-je, tirant cette phrase des Cantos du vieux poète. — Oui. Bien que j’aie toujours trouvé ce nom bêta. — Quelle que soit l’appellation qu’on lui ait donnée, je ne comprends pas comment il peut s’étendre jusqu’ici… une autre galaxie. — Le milieu que le Centre utilisait pour les distrans s’étend partout, dit Énée. Il pénètre l’espace et le temps. (Ma jeune amie fronça les sourcils.) Non, ce n’est pas exact, l’espace et le temps sont liés grâce à lui, en lui… le Vide qui Lie transcende l’espace et le temps. Je regardai autour de nous. La lumière de la lanterne suffisait à remplir la petite tente, mais dehors il faisait noir et le vent hurlait. — Alors, le Centre peut se manifester ici ? Énée fit non de la tête. Nous avions déjà discuté de cela avant. Je n’avais pas compris le concept. Je ne le comprenais toujours pas. — Ces cybrides sont connectés à des IA qui ne font pas vraiment partie du Centre. La persona de M. Wright n’en faisait pas partie. Mon père… le second cybride de Keats… non plus. C’était cela que je n’avais jamais compris. — Les Cantos disent que les cybrides de Keats – y compris ton père – ont été créés par Ummon, une IA du Centre. Ummon a révélé à ton père que les cybrides étaient une expérience du Centre. Énée se leva pour aller à la porte de son abri d’apprentie. La toile, de chaque côté, ondulait sous l’effet du vent, mais gardait sa forme et empêchait le sable d’entrer. — Oncle Martin a écrit les Cantos. Il s’est efforcé de dire la vérité. Mais certains facteurs lui ont échappé. — À moi aussi, dis-je en laissant tomber ce sujet. Je rejoignis Énée et la pris par l’épaule, sentant de subtiles modifications dans son dos et son bras depuis la première fois que je l’avais serrée dans mes bras, quatre ans plus tôt. — Bon anniversaire, ma grande. Elle leva les yeux vers moi et posa la tête sur ma poitrine. — Merci, Raul. D’autres changements s’étaient opérés dans le corps de ma jeune amie depuis notre première rencontre ; à cette époque, elle venait juste d’avoir douze ans standard. Je savais qu’elle était devenue une femme pendant toutes ces années, mais, en dépit de la rondeur de ses hanches et de ses seins bien visibles sous le vieux sweat-shirt qu’elle portait, je ne la considérais toujours pas comme telle. C’était… Énée. Les yeux marron lumineux restaient les mêmes, intelligents, questionneurs, un peu tristes à cause de quelque savoir secret, et l’impression d’être physiquement touché lorsqu’elle tournait vers vous son regard attentif demeurait toujours aussi forte. Ses cheveux avaient foncé au fil des dernières années et elle les avait coupés au printemps dernier ; à présent, ils étaient plus courts que les miens quand j’étais soldat sur Hypérion, une douzaine d’années plus tôt, et, lorsque je posais la main sur sa tête, ils dépassaient à peine de mes doigts – mais je pouvais y voir encore quelques reflets blonds, dus aux longues journées de travail sous le soleil de l’Arizona. Tandis que nous restions ainsi à écouter la poussière racler la toile, l’ombre silencieuse de A. Bettik derrière nous, Énée prit ma main dans les siennes. Elle avait seize ans aujourd’hui, c’était une jeune femme et non plus une petite fille, mais ses mains étaient toujours minuscules dans mon énorme paume. — Raul ? Je la regardai et attendis. — Tu veux bien faire quelque chose pour moi ? dit-elle d’une voix douce, très douce. — Oui. Je n’avais pas hésité. Elle me serra la main et son regard plongea directement en moi. — Tu veux bien faire quelque chose pour moi demain ? — Oui. Ni l’intensité de son regard ni la pression de sa main ne se relâchèrent. — Ferais-tu n’importe quoi pour moi ? Cette fois, j’hésitai. Je savais ce qu’un tel vœu entraînait, même si cette étrange et merveilleuse enfant ne m’avait jamais demandé de faire quelque chose pour elle, ne m’avait jamais supplié de l’accompagner dans cette folle odyssée. Cette promesse, je l’avais faite au vieux poète, Martin Silenus, avant même de la rencontrer. Je savais que, par bonne ou mauvaise conscience, je ne pourrais pas m’obliger à faire n’importe quoi. Mais la principale des choses que j’étais incapable de faire, c’était de dire non à Énée. — Oui, dis-je. Je ferai tout ce que tu me demanderas. À cet instant, je compris que j’étais perdu… et ressuscité. Énée ne dit rien, se contenta de hocher la tête, me serra la main une dernière fois et se tourna vers la lumière, le gâteau et notre ami androïde. Le lendemain, j’allais apprendre en quoi consistait sa requête et combien il me serait difficile d’honorer ma promesse. Je vais m’arrêter un instant. Je m’aperçois que vous ne savez pas grand-chose sur moi, à moins d’avoir lu les cent premières pages de mon histoire qui, parce que j’ai dû recycler le microvélin sur lequel je les ai écrites, n’existent plus que dans la mémoire de ce scripteur. J’ai dit la vérité dans ces pages perdues. Ou, du moins, la vérité telle que je la connaissais alors. Ou bien, disons plutôt que j’ai tenté de dire la vérité. La plupart du temps. Après avoir recyclé les pages de microvélin de cette première tentative de narration de l’histoire d’Énée, et parce que le scripteur est toujours resté sous mes yeux, je dois estimer que personne ne les a lues. Le fait qu’elles aient été écrites dans l’ovoïde d’exécution d’une boîte à chat de Schrödinger, en orbite d’exil autour du monde stérile d’Armaghast – la boîte à chat n’étant guère plus qu’une coquille d’énergie en position-fixe, contenant mon atmosphère, l’équipement recyclant l’air et la nourriture, un lit, une table, un scripteur, et une ampoule de gaz de cyanure attendant d’être ouverte lors de l’émission aléatoire d’une particule par un isotope –, semble garantir que vous n’avez pas dû lire ces pages. Mais je n’en suis pas certain. D’étranges choses se produisaient alors. D’étranges choses sont survenues depuis. Je réserverai mon jugement sur le fait que ces pages, et celles-ci, ont peut-être été, ou seront un jour, lues. En attendant, je vais me présenter de nouveau. Je m’appelle Raul Endymion. Mon prénom fut porté par des chevaliers de l’Ancienne Terre – comme eux, je poursuis une curieuse quête – et mon nom de famille tire son origine d’une ville universitaire « abandonnée » sur ce trou perdu qu’est le monde d’Hypérion. Je dois mettre un bémol au mot « abandonné », car c’est dans cette cité en quarantaine que j’ai rencontré le vieux poète, Martin Silenus, l’ancien auteur du poème épique banni, les Cantos, et c’est là que mon aventure commença. J’utilise le mot « aventure » avec une certaine ironie, peut-être dans le sens où l’on dit que toute vie est une aventure. Car, s’il est vrai que le voyage commença comme une aventure – ma tentative pour arracher une Énée de douze ans à la Pax et l’escorter saine et sauve jusqu’à la lointaine Ancienne Terre –, il est devenu depuis toute une vie d’amour, de deuil et de merveilles. En tout cas, à l’époque que je narre en ce moment, la semaine de la mort du pape, de la mort du Vieil Architecte et du seizième anniversaire d’Énée en exil, j’avais trente-deux ans, j’étais encore grand, fort, inexpérimenté – j’avais surtout appris à chasser, à me vanter et à regarder les autres commander –, et j’étais sur le point de tomber amoureux à jamais d’une très jeune fille que j’avais protégée comme une petite sœur et qui, du jour au lendemain, semblait-il, était devenue une femme que je considérais, pour le moment, comme une amie. Je devrais aussi dire que les autres choses que je relate ici, les évènements qui se passent dans l’espace de la Pax, le meurtre de Paul Duré, la récupération d’une chose-femelle appelée Radamanthe Némès, les pensées du père Federico de Soya, ne sont pas présumées ou extrapolées ou inventées comme dans les vieux romans du temps de Martin Silenus. Je connais les pensées du père de Soya et les vêtements que portait ce jour-là le conseiller Albedo, non parce que je suis omniscient, mais à cause d’évènements et de révélations ultérieurs qui m’ont donné accès à cette omniscience. Ce sera éclairci plus tard. Du moins, je l’espère. Je vous présente mes excuses pour cette réintroduction maladroite. Le modèle du père cybride d’Énée, un poète appelé John Keats, dit dans sa dernière lettre d’adieu à ses amis : « Je n’ai toujours salué qu’avec maladresse. » En fait, moi aussi, que ce soit au moment de partir ou pour accueillir quelqu’un ou, comme c’est peut-être le cas ici, lors d’une réunion improbable. Aussi je vais revenir à mes souvenirs et réclamer votre indulgence s’ils vous semblent dénués de sens dans cette première tentative que je fais pour les formuler et les partager avec vous. Le vent hurla et la tempête de sable souffla pendant les trois jours et trois nuits qui suivirent le seizième anniversaire d’Énée. La jeune fille s’absenta durant tout ce temps. En quatre ans, je m’étais habitué à ses « temps morts », comme elle les appelait, et, généralement, je ne me tracassais plus comme je l’avais fait les premières fois où elle avait disparu plusieurs jours de suite. Cette fois-là, cependant, je fus plus inquiet que d’ordinaire : la mort du Vieil Architecte avait laissé les vingt-sept apprentis et la soixantaine de personnes qui les accompagnaient, ce que lui appelait Taliesin Ouest, troublés et anxieux. La tempête de sable ne faisait, comme toujours, qu’augmenter cette inquiétude. Les familles et le personnel d’accompagnement vivaient dans l’une des résidences en maçonnerie du désert que M. Wright avait fait construire à ses élèves au sud des bâtiments principaux, et le complexe du camp lui-même ressemblait presque à une forteresse, avec ses murailles, ses cours intérieures et ses passages couverts, faits pour courir précipitamment entre les bâtiments pendant une tempête de sable. Pourtant chaque jour qui passait sans soleil ou sans Énée me rendait de plus en plus nerveux. Plusieurs fois par vingt-quatre heures, je me rendais à son abri d’apprentie : c’était le plus éloigné du complexe, presque à quatre cents mètres au nord, vers les montagnes. Elle n’y était jamais – Énée avait laissé la porte grande ouverte et un petit mot me disant de ne pas m’inquiéter, qu’il ne s’agissait que d’une de ses excursions et qu’elle avait emporté beaucoup d’eau –, mais, chaque fois que j’y allais, j’appréciais encore plus son abri. Quatre ans auparavant, quand Énée et moi nous arrivâmes dans un vaisseau de descente dérobé à un astronef militaire de la Pax, tous deux épuisés, couverts d’hématomes et de brûlures, sans parler de l’androïde encore confié à l’auto-chirurgien du bord, le Vieil Architecte et les apprentis nous accueillirent chaleureusement. M. Wright ne parut pas surpris qu’une enfant de douze ans soit passée de monde en monde par les distrans dans le but de le prier de la prendre pour apprentie. Je me souviens que ce premier jour, quand le Vieil Architecte lui demanda quelles étaient ses connaissances en architecture, Énée répliqua calmement : « Je n’en ai aucune, mais je sais que vous êtes celui avec lequel je dois apprendre. » Elle avait manifestement donné la bonne réponse. M. Wright lui dit que tous les apprentis arrivés avant elle, vingt-six, comme nous l’apprîmes ensuite, avaient dû concevoir et construire leur propre abri dans le désert, en guise d’examen d’entrée. Il lui offrit des matériaux grossiers provenant du complexe, de la toile, des pierres, du ciment, un peu de bois de construction inutilisé, mais la conception et le travail revenaient à la jeune fille. Avant de se mettre à l’œuvre (n’étant pas apprenti, je dus me contenter d’une tente proche du complexe principal), Énée et moi fîmes le tour des abris des autres apprentis. La plupart étaient des variations sur les cabanes-tentes. Ils étaient commodes et certains possédaient un certain style – l’un d’eux, surtout, affichait un beau flamboiement d’esthétique, mais, comme Énée me le fit remarquer, il devait laisser entrer le sable et la pluie au plus léger souffle de vent –, pourtant aucun n’était particulièrement mémorable. Énée travailla onze jours à son abri. Je l’aidai à soulever les matériaux lourds et à creuser l’excavation (A. Bettik, pas encore guéri à ce moment, resta d’abord dans l’auto-chirurgien, puis fit un séjour à l’infirmerie du complexe), mais la petite fille dessina tous les plans et fit la plus grande partie du travail. Il en résulta ce merveilleux abri, auquel je rendis visite quatre fois par jour durant sa dernière retraite dans le désert. Énée commença par creuser pour que les parties essentielles soient en dessous du niveau du désert. Puis elle mit les dalles en place en s’assurant qu’elles s’imbriquaient étroitement afin de créer un sol lisse. Sur les pierres, elle disposa de petits tapis et des couvertures aux brillantes couleurs troqués au marché indien qui se tenait à vingt-cinq kilomètres de là. Autour de l’excavation de sa demeure, elle édifia des murs d’un mètre de haut, mais, comme la pièce principale se trouvait en contrebas, ils paraissaient plus hauts. Ils étaient faits de la même grossière « maçonnerie du désert » utilisée par M. Wright pour construire les murs et la superstructure des bâtiments du complexe principal, et Énée se servit de la même technique, bien qu’elle ne l’ait jamais entendu la décrire. D’abord, elle ramassa des pierres dans le désert et les nombreux arroyos qui entouraient le complexe édifié en haut de la colline. C’étaient des rochers de toutes les tailles et de toutes les couleurs – violet, noir, rouille, et terre de Sienne brûlée – dont certains portaient des pétroglyphes ou des fossiles. Lorsqu’elle les eut rassemblés, Énée fabriqua des coffrages en bois et coucha les plus gros dedans, leurs faces plates contre celle, intérieure, du coffrage. Elle passa ensuite des jours au soleil brûlant à pelleter du sable dans les lits des cours d’eau à sec, à le ramener sur son chantier dans une brouette et à le mélanger avec du mortier pour faire le béton qui, en durcissant, maintiendrait les pierres en place. C’était un mélange grossier pierre/ciment – « la maçonnerie du désert », comme l’appelait M. Wright – mais étrangement beau, car les pierres colorées restaient visibles à la surface du ciment constellé de fissures et riche de différentes textures. Une fois en place, les murs d’environ un mètre de haut furent assez épais pour protéger de la chaleur du désert pendant le jour et pour conserver la chaleur interne durant la nuit. L’abri d’Énée était plus complexe qu’il n’apparaissait à première vue ; il me fallut des mois avant d’apprécier les astuces de sa conception. On se baissait pour pénétrer dans le vestibule, porte cochère de pierre et de toile dont les trois larges marches descendaient en tournant jusqu’au portail de bois et de maçonnerie qui servait d’entrée à la pièce principale. Ce vestibule agissait comme une sorte de sas, empêchant le sable du désert et la rigueur du climat de pénétrer à l’intérieur ; la manière dont elle avait tendu la toile, presque comme des focs imbriqués, améliorait l’effet du sas. La « pièce principale » ne mesurait que trois mètres sur cinq, mais semblait bien plus grande. Énée avait créé un coin salle à manger/salon avec des bancs encastrés autour d’une table, simple pierre surélevée, puis disposé d’autres niches et sièges de pierre près d’un foyer construit dans le mur nord de l’abri. C’était une vraie cheminée de pierre qui ne jouxtait nulle part la toile ou le bois. Entre les murs de pierre et de tissu – à hauteur d’œil lorsqu’on était assis – Énée avait ménagé des fenêtres grillagées tout le long des murs nord et sud. On pouvait aveugler ces fentes panoramiques avec des rideaux et des volets en bois que l’on manipulait de l’intérieur. Au plafond, elle s’était servie de vieilles tringles en fibre de verre, trouvées dans le dépotoir du complexe, pour draper la toile en arcs harmonieux, en pics inattendus, en voûtes de cathédrale et en drôles de niches aux nombreux replis. Elle s’était façonné une chambre à coucher séparée de la pièce principale par deux marches tournant selon un angle de soixante degrés. Toute l’alcôve était encastrée dans la pente qui s’élevait doucement, et s’appuyait contre un énorme rocher qu’elle avait trouvé sur le site. Il n’y avait là ni eau courante ni plomberie – nous utilisions tous les douches et les toilettes communautaires, dans l’annexe du complexe –, mais Énée avait fabriqué une jolie baignoire et un petit lavabo en pierre près de son lit (simple plate-forme en contreplaqué avec un matelas et des couvertures) et, plusieurs fois par semaine, elle faisait chauffer de l’eau dans la grande cuisine et la transportait dans son abri, seau après seau, pour prendre un bain chaud. La lumière qui traversait les plafonds et les murs de toile avait des teintes chaudes au lever du soleil, jaune à midi, orange le soir. En plus, Énée avait attentivement situé l’abri par rapport aux saguaros, aux figuiers de Barbarie et aux cactus sumac de façon que leurs ombres tombent sur les divers plans de toiles à différentes heures du jour. C’était un lieu confortable, plaisant. Et indescriptiblement vide lorsque ma jeune amie était absente. J’ai déjà dit que les apprentis et le personnel d’accompagnement étaient inquiets depuis la mort du Vieil Architecte. Affolés serait plus exact. Je passai la plus grande partie des trois jours d’absence d’Énée à écouter les bredouillements angoissés de presque quatre-vingt-dix personnes – jamais ensemble, puisque même pour le dîner, on se succédait en équipes espacées, M. Wright n’aimant pas la foule –, et le passage des jours plus la tempête de sable ne firent qu’accroître leur affolement. L’absence d’Énée tenait une large part dans cette hystérie : c’était la plus jeune apprentie de Taliesin, le plus jeune membre de la communauté, en fait, mais les autres avaient pris l’habitude de lui demander son avis et de l’écouter lorsqu’elle parlait. En une semaine, ils avaient perdu à la fois leur mentor et leur guide. Le quatrième matin après son anniversaire, la tempête de sable s’apaisa et Énée reparut. Il se trouva que j’étais en train de faire mon jogging, juste après le lever du soleil, et je la vis arriver dans le désert, venant des Monts McDowell : elle se détachait dans la lumière matinale, mince silhouette aux cheveux courts contre l’éclat de la couronne solaire, et je pensai alors à la première fois où je la vis, dans la Vallée des Tombeaux du Temps, sur Hypérion. Quand elle m’aperçut, Énée me fit un grand sourire. — Salut, Bouh ! cria-t-elle. C’était une vieille plaisanterie tirée d’un livre qu’elle avait lu lorsqu’elle était petite. — Salut, Éclaireur, répondis-je en adoptant le même langage. Nous nous arrêtâmes lorsque nous fûmes à cinq pas l’un de l’autre. J’avais une envie folle de l’étreindre, de la serrer dans mes bras, de la supplier de ne plus jamais disparaître. — Comment vont les soldats ? demanda Énée. Je voyais qu’en dépit de sa promesse elle jeûnait depuis trois jours. Elle avait toujours été mince, mais maintenant ses côtes étaient presque visibles sous sa mince chemise en coton. Ses lèvres étaient sèches et crevassées. — Attristés ? — Ils chient des briques, répondis-je. Pendant des années, j’avais évité d’utiliser mon langage de Garde national pour parler à la petite fille, mais elle avait seize ans maintenant. Et, depuis toujours, elle utilisait le vocabulaire le plus salé que je connaisse. Énée souriait. La lumière étincelante illuminait les traînées de sable dans ses cheveux courts. — C’est plutôt bon pour une équipe d’architectes, je suppose. Je me frottai le menton et sentis une barbe de plusieurs jours. — Sérieusement, ma grande. Ils sont joliment bouleversés. — Oui. Ils ne savent pas quoi faire ni où aller maintenant que M. Wright est parti. Elle plissa les yeux pour regarder le complexe de la Confrérie, qui ne révélait que quelques bribes asymétriques de pierre et de toile à peine visibles au-dessus des cactus et de la brousse. La lumière du soleil se reflétait sur des fenêtres invisibles et sur l’une des fontaines. — Convoquons tout le monde dans le pavillon de musique et parlons, dit Énée, qui s’avança à grands pas vers Taliesin. Ainsi commença notre dernier jour ensemble sur la Terre. Ici, je vais m’interrompre. J’entends ma voix dans le scripteur et je me souviens de cette pause dans le récit, à cet endroit. Ce que je voulais faire, c’était tout raconter des quatre années de notre exil sur l’Ancienne Terre, tout sur les apprentis et les autres membres de la Confrérie Taliesin, tout sur le Vieil Architecte, ses caprices et ses petites cruautés, son intelligence supérieure et ses enthousiasmes enfantins. Je voulais rapporter les nombreuses conversations avec Énée pendant ces quarante-huit mois en temps local (qui, je n’ai jamais cessé de m’en étonner, correspondaient parfaitement aux mois standard de l’Hégémonie et de la Pax), ainsi que ma lente compréhension de ses incroyables capacités et intuitions. Pour finir, je voulais narrer toutes mes excursions : mon périple autour de la Terre dans le vaisseau de descente, mes longues randonnées motorisées en Amérique du Nord, mes contacts éphémères avec les autres îlots d’humanité blottis autour de personnalités cybrides du passé humain (la visite que je rendis aux disciples du cybride Jésus de Nazareth en Israël et en Palestine nouvelle fut mémorable), mais, lorsque j’entendis le bref silence qui, sur le scripteur, occupait la place de ces histoires, je me souvins de la raison de cette omission. Comme je l’ai déjà dit, j’ai scripté ces mots dans la boîte à chat de Schrödinger en orbite autour d’Armaghast, en attendant l’émission d’une particule isotopique et l’activation du détecteur de ces particules, toutes deux simultanées. Quand les deux évènements coïncideraient, le gaz de cyanure retenu dans le champ d’énergie statique entourant l’appareil de recyclage de l’air serait libéré dans mon atmosphère. La mort ne serait pas instantanée, mais presque. Bien que j’aie protesté plus tôt que je prendrais mon temps pour raconter notre histoire, celle d’Énée et la mienne, je me rends compte, à présent, qu’il faut que je fasse une certaine mise au point, que je m’efforce d’arriver aux éléments essentiels avant que la particule ne se désintègre et que le gaz se répande. Je ne vais pas repenser maintenant cette décision, sauf pour dire que les quatre années sur Terre vaudraient la peine d’être narrées à un autre moment : les quatre-vingt-dix membres de la Confrérie étaient des gens bien, complexes, tortueux et intéressants comme tous les êtres humains intelligents, et il faudrait raconter leurs histoires. De même, mes explorations de la Terre, à bord du vaisseau de descente et au volant du vieux break Woody de 1948 que le Vieil Architecte me prêta, pourraient inspirer un poème épique à elles toutes seules. Mais je ne suis pas un poète. Je faisais office de traqueur lorsque je guidais les chasseurs, ici mon travail consiste à suivre la voie de la transformation d’Énée en femme et en messie sans me laisser trop dérouter. Et il en sera ainsi. Le Vieil Architecte parlait toujours de l’enclave de la Confrérie comme du « campement du désert ». La plupart des apprentis l’appelaient Taliesin, qui signifie Front brillant en gallois. (M. Wright était originaire du Pays de Galles. Je passai des semaines à essayer de me souvenir d’un monde de la Pax ou des Confins appelé Pays de Galles, avant de me rappeler crue le Vieil Architecte avait vécu et était mort avant le vol spatial.) Énée appelait souvent cet endroit le Taliesin Ouest, ce qui suggérait, même à quelqu’un d’aussi borné que moi, qu’il devait y avoir un Taliesin Est. Quand je lui posai la question trois ans plus tôt, Énée m’expliqua que le Wright d’origine avait édifié sa première Confrérie de Taliesin au début des années 1930, à Spring Green, dans le Wisconsin, cette région étant l’une des subdivisions géographiques et politiques de l’ancien État-nation d’Amérique du Nord appelé les États-Unis d’Amérique. Quand je demandai à Énée si le premier Taliesin ressemblait à celui-ci, elle répondit : — Non pas vraiment. Il y eut une série de Taliesin dans le Wisconsin, foyers et enclaves de la fraternité, mais la plupart furent détruits par le feu. C’est l’une des raisons pour lesquelles M. Wright a installé ici tant de bassins et de fontaines… des réserves d’eau pour combattre les incendies inévitables. — Et le premier Taliesin fut construit dans les années 1930 ? — Wright inaugura sa première Confrérie Taliesin en 1932. Ce fut surtout un moyen d’obtenir de ses apprentis du travail gratuit, à la fois pour construire son rêve et produire de la nourriture pendant la Crise. — La Crise, qu’est-ce que c’était ? — Une période de très mauvaises conditions économiques dans un État-nation purement capitaliste, expliqua Énée. Souviens-toi, l’économie n’était pas vraiment mondiale alors et dépendait d’institutions monétaires privées appelées banques, de réserves d’or, et de la valeur de l’argent matériel, de vraies pièces de monnaie, de vrais morceaux de papier, qui étaient censés valoir quelque chose. Ce n’était qu’une illusion consensuelle, bien sûr, et, dans les années 1930, elle a tourné au cauchemar. — Mon Dieu ! — Oh oui ! dit Énée. En tout cas, longtemps avant, en 1909 après Jésus-Christ M. Wright, arrivé à la quarantaine, abandonna sa femme et ses six enfants, et s’enfuit en Europe avec une femme mariée. J’avoue qu’alors je fronçai les sourcils. Il me fallut quelques secondes pour m’habituer à l’idée que le Vieil Architecte, un vieillard de quatre-vingt-cinq ans lorsque nous l’avions vu pour la première fois, quatre ans auparavant, avait eu une vie sexuelle scandaleuse. Je me demandai aussi quel lien il y avait entre ce fait et ma question sur Taliesin Est. Énée y arriva. — Quand il revint avec l’autre femme, dit-elle, souriant de mon attention intense, il construisit le premier Taliesin – son foyer dans le Wisconsin – pour Mamah… — Sa mère ? demandai-je, totalement perdu. — Mamah Borthwick, répondit Énée en m’épelant le prénom. Mrs. Cheney. L’Autre Femme. — Ah ! Son sourire s’évanouit et elle poursuivit : — Le scandale avait anéanti sa clientèle et fait de lui, aux États-Unis, un homme stigmatisé. Alors, il construisit Taliesin et se mit à chercher de nouveaux mécènes. Sa première épouse, Catherine, ne voulait pas lui accorder le divorce. Les journaux – des banques de données imprimées sur papier et distribuées régulièrement – se nourrissaient de ces commérages et attisaient les flammes du scandale au lieu de les laisser mourir. Nous étions sortis dans la cour lorsque je posai la question sur Taliesin, et je me souviens m’être arrêté près de la fontaine pendant cette partie de sa réponse. Les connaissances de cette enfant ne cessaient de me surprendre. — Puis, enchaîna-t-elle, le 15 août 1914, un ouvrier de Taliesin devint fou, massacra Mamah Borthwick, son fils John et sa fille Martha, avec une hache, enterra leurs corps, mit le feu aux bâtiments, puis tua quatre des amis et apprentis de M. Wright avant d’avaler de l’acide. Tout a brûlé. — Mon Dieu, murmurai-je en regardant le réfectoire où le cybride du Vieil Architecte déjeunait parfois avec certains de ses plus anciens apprentis. — Il ne renonça jamais, reprit Énée. Quelques jours plus tard, le 18 août, M. Wright faisait le tour d’un lac artificiel, sur les terres de Taliesin, lorsque le barrage céda ; il fut précipité dans un ruisseau que la pluie avait grossi. Contrairement à toutes les prévisions, il réussit à nager et à sortir du torrent. Quelques semaines plus tard, il commença la reconstruction du barrage. Je pensais avoir compris ce qu’elle était en train de me dire sur le Vieil Architecte. — Pourquoi ne sommes-nous pas dans ce Taliesin-là ? demandai-je tandis que nous nous éloignions sans hâte de la fontaine, dans la cour déserte. — Bonne question. Je doute qu’il existe encore sur cette version reconstruite de la Terre. Ce lieu compta beaucoup pour M. Wright. Il est mort ici… près de Taliesin Ouest… le 9 avril 1959, mais il a été enterré près de celui du Wisconsin. Je m’arrêtai alors. Penser au Vieil Architecte en train de mourir était une chose nouvelle et troublante. Tout dans notre exil avait été stabilité, calme et renouvellement naturel, mais, maintenant, Énée me rappelait que toute chose et tout être a une fin. Avant que la Pax n’offre à l’humanité le cruciforme et la régénération physique, bien entendu. Pourtant, personne dans la Confrérie – peut-être personne sur cette Terre kidnappée – n’était soumis au cruciforme. Cette conversation avait eu lieu trois ans auparavant. Ce matin, une semaine après la mort du cybride du Vieil Architecte et son enterrement incongru dans le petit mausolée qu’il avait édifié dans le désert, nous étions prêts à affronter les conséquences de la mort sans résurrection et de la fin des choses. Pendant qu’Énée se rendait au pavillon réservé aux bains et à la lessive pour faire sa toilette, je croisai A. Bettik et deux autres membres fort occupés à faire passer la nouvelle de la réunion dans le pavillon de musique. L’androïde à la peau bleue ne paraissait pas surpris qu’Énée, la plus jeune d’entre nous, nous convoque ainsi. Depuis plusieurs années, A. Bettik et moi avions vu en silence la petite fille devenir le lieu géométrique de la Confrérie. Je trottai des champs aux dortoirs, des dortoirs à la cuisine, où je sonnai la grosse cloche de ce clocher extravagant qui surplombait l’escalier menant à l’étage des invités. Les apprentis ou les travailleurs que je ne contacterais pas personnellement l’entendraient et viendraient s’enquérir. Quittant la cuisine, où les cuisiniers et quelques apprentis enlevaient leurs tabliers et se lavaient les mains, j’annonçai la réunion aux gens qui prenaient le café dans le grand réfectoire de la Confrérie (cette belle pièce donnait sur les Monts McDowell, si bien que certains nous avaient vus arriver, Énée et moi, et savaient qu’il allait se passer quelque chose), je passai la tête dans la salle à manger privée, plus petite et inoccupée, de M. Wright, puis trottai jusqu’à la salle de dessin. C’était probablement la pièce la plus attirante du complexe, avec ses longues rangées de tables à dessin, ses classeurs sous le toit de toile en pente, et ses deux rangées de fenêtres en retrait par lesquelles la lumière matinale entrait à flots. Le soleil était assez haut maintenant pour que ses rayons tombent sur le toit, et l’odeur de la toile chauffée était aussi agréable que la lumière d’un jaune éclatant. Énée m’avait dit un jour que c’était pour cette impression de vivre sous la tente, de travailler dans la pierre, la toile et la lumière, que M. Wright était venu créer dans l’ouest du pays son second Taliesin. Dix ou douze apprentis traînaient dans la salle de dessin – personne ne travaillait maintenant que le Vieil Architecte n’était plus là pour leur suggérer des projets – et je leur dis qu’Énée aimerait bien que nous nous rendions tous dans le pavillon de musique. Personne ne protesta. Personne ne grommela ou ne fit de commentaire sur le fait qu’une gamine de seize ans demande à quatre-vingt-dix aînés de se rassembler au milieu d’un jour ouvrable. Au contraire, les apprentis parurent soulagés d’apprendre qu’elle était revenue et prenait les choses en main. De là, je me rendis à la bibliothèque où j’avais passé tant d’heures heureuses, puis dans la salle de conférences, éclairée seulement par quatre panneaux lumineux encastrés dans le sol, et annonçai la réunion à ceux qui s’y trouvaient. Ensuite, je longeai au petit trot le chemin bitumé sous le passage couvert en maçonnerie du désert et jetai un coup d’œil dans la salle de spectacle où le Vieil Architecte se plaisait à nous passer des films, le samedi soir. Cet endroit m’avait toujours plu, avec ses murs et son toit de pierre, ses rangées de bancs en contreplaqué couverts de coussins rouges, sa moquette rouge usée, et ses guirlandes de lumignons blancs courant au plafond. En arrivant, nous avions été stupéfaits, Énée et moi, de découvrir que le Vieil Architecte exigeait de ses apprentis et de leurs familles qu’ils s’habillent pour le dîner du samedi soir… revêtent d’anciens smokings et des cravates noires, comme on n’en voyait que dans les plus anciens holos d’histoire. Les femmes portaient d’étranges robes remontant à l’Antiquité. M. Wright fournissait ces vêtements de cérémonie à ceux qui n’en avaient pas apporté en venant sur Terre, par les Tombeaux du Temps ou les distrans. Le premier samedi, Énée se présenta vêtue d’un smoking, d’une chemise et d’une cravate au lieu d’une des robes qui lui avaient été fournies. Quand je vis l’air choqué du Vieil Architecte, je me dis qu’il allait nous exclure de la Confrérie et nous obliger à subsister misérablement dans le désert, mais un sourire plissa son vieux visage, puis il éclata de rire. Il ne demanda jamais à Énée de s’habiller autrement. Après le dîner cérémonieux du samedi soir, nous avions soit un concert, soit un film – une de ces anciennes bobines en celluloïd qu’on devait projeter avec une machine. C’était un peu comme d’apprendre à apprécier l’art des cavernes. Énée et moi, nous adorions les films qu’il choisissait – de vieilles images plates du XXe siècle, la plupart en noir et blanc. Pour une raison qu’il n’expliqua jamais, M. Wright préférait les regarder avec la piste sonore, dont les sautillements et frétillements optiques étaient visibles sur l’écran. En fait, au bout d’un an de projection, l’un des apprentis nous apprit que ces films étaient faits pour être visionnés sans elle. Aujourd’hui, la salle de spectacle était vide, les lumignons éteints. Je repartis au trot, de pièce en pièce, de bâtiment en bâtiment, rassemblant étudiants, apprentis, ouvriers et familles jusqu’à ce que je retrouve A. Bettik près de la fontaine et que nous rejoignions les autres dans le vaste pavillon de musique. C’était une grande salle avec une large scène et six rangées de dix-huit sièges capitonnés. Les murs étaient en bois de séquoia peint en rouge Cherokee (la couleur préférée du Vieil Architecte) et en maçonnerie épaisse du désert. Seuls un piano à queue et quelques plantes vertes meublaient la scène habillée d’une moquette rouge. Au-dessus de nos têtes, il y avait l’habituelle toile blanche, tendue sur un cadre d’entretoises de bois et d’acier. Énée me dit un jour qu’après la mort du premier Wright le plastique avait remplacé la toile, libérant les utilisateurs de la nécessité de remplacer celle-ci tous les deux ou trois ans. Mais, après le retour de ce monsieur Wright, on avait arraché le plastique – ainsi que les vitres au-dessus de la salle de dessin – pour qu’une lumière pure traverse de nouveau la toile blanche. A. Bettik et moi restâmes dans le fond de la salle tandis que les apprentis et les autres travailleurs s’asseyaient en chuchotant ; certains maçons préférèrent demeurer debout sur les marches des bas-côtés ou derrière, avec l’androïde et moi, comme s’ils avaient peur de mettre de la boue et du sable sur la luxueuse moquette et sur les sièges. Quand Énée franchit les rideaux latéraux et sauta sur la scène, toutes les conversations cessèrent. L’acoustique était bonne dans le pavillon de musique, mais Énée avait toujours su projeter sa voix sans avoir à l’amplifier. Elle parla doucement. — Merci d’être venus. J’ai pensé que nous devrions discuter. Jaev Peters, l’un des plus anciens apprentis, se leva aussitôt au cinquième rang. — Vous étiez partie, Énée, encore dans le désert. La jeune fille hocha la tête. — Énée, avez-vous parlé aux Lions, aux Tigres et aux Ours ? Dans l’auditoire, personne ne gloussa ni ne ricana. Il faut que je précise que la question était posée avec un sérieux mortel et que quatre-vingt-dix personnes attendaient tout aussi gravement la réponse. Tout cela remontait aux Cantos que Martin Silenus avait écrits plus de deux siècles auparavant. L’histoire des pèlerins d’Hypérion, du gritche et de la bataille entre l’humanité et le TechnoCentre expliquait comment les premiers réseaux du cyberespace avaient évolué en infosphères planétaires. Au temps de l’Hégémonie, le TechnoCentre des IA avait utilisé leurs technologies secrètes du distrans et du canal large pour tisser des centaines d’infosphères en un unique milieu interstellaire secret de l’information, appelé la « mégasphère ». Mais, selon les Cantos, le père d’Énée, le cybride de John Keats, avait voyagé sous la forme d’une infopersonne désincarnée jusqu’au Centre de la mégasphère et découvert qu’il existait un milieu plus grand de l’infoplan, peut-être plus vaste que notre galaxie, que même les IA du Centre avaient peur d’explorer parce qu’il était plein de « lions, de tigres et d’ours » – telles furent les paroles de l’IA, Ummon. C’étaient les êtres, ou les intelligences, ou les dieux, pour ce que nous en savions, qui avaient kidnappé et transporté la Terre ici avant que le Centre puisse la détruire, il y a mille ans de cela. Ces Lions, ces Tigres et ces Ours étaient les gardiens croque-mitaines de notre monde. Personne de la Confrérie n’avait jamais vu aucune de ces entités, ou ne leur avait parlé, ou ne possédait une preuve valable de leur existence. Personne, sauf Énée. — Non, dit la jeune fille, debout sur la scène. Je ne leur ai pas parlé… (Elle baissa les yeux, comme embarrassée. Elle ne faisait toujours allusion à eux qu’avec réticence.) Mais je les ai entendus. — Ils vous ont parlé ? s’exclama Jaev Peters. Un profond silence régnait dans le pavillon de musique. — Non. Je n’ai pas dit cela. Je les ai juste… entendus. Un peu comme lorsque vous surprenez une conversation à travers une cloison. Un frémissement d’amusement parcourut la salle. Malgré l’épaisseur des murs de pierre des bâtiments de la Confrérie, tout le monde savait que les cloisons des dortoirs étaient terriblement minces. — Bon, fit Bets Kimbal, au premier rang. (C’était le chef cuisinier, une grande et forte femme sensée.) Répétez-nous ce qu’ils disaient. Énée s’avança au bord de la scène tapissée de rouge et regarda ses collègues et aînés. — Je peux vous apprendre ceci, énonça-t-elle d’une voix douce. Il n’y aura plus de nourriture ni de fournitures en provenance du marché indien. Il a disparu. Ce fut comme si elle avait lancé une grenade dans le pavillon de musique. Quand la rumeur commença à s’apaiser, un des maçons les plus costauds, un homme appelé Hussan, cria plus fort que le tumulte. — Il a disparu ? Que voulez-vous dire ? Où trouverons-nous notre nourriture ? Il y avait de bonnes raisons de paniquer. À l’époque de Frank Lloyd Wright, au XXe siècle, son camp de la Fraternité, établi dans le désert, se trouvait à une cinquantaine de kilomètres d’une grande ville appelée Phoenix. Contrairement au Taliesin du Wisconsin créé au moment de la Crise, où les apprentis cultivaient la terre fertile tout en travaillant aux plans des constructions de Wright, ce campement du désert n’avait jamais pu faire pousser sa propre nourriture. Aussi allaient-ils en voiture à Phoenix faire du troc, ou bien dépenser leurs pièces de monnaie, leurs billets primitifs, afin d’acquérir les provisions indispensables. Pour survivre au jour le jour, le Vieil Architecte avait toujours compté sur les largesses de mécènes, sous la forme de gros emprunts jamais remboursés. Ici, dans notre « campement du désert » réorganisé, il n’y avait pas de villes. L’unique route vers l’ouest, deux ornières remplies de gravier, ne menait qu’à des centaines de kilomètres désertiques. Je le savais parce que je l’avais survolée en vaisseau de descente et empruntée au volant du véhicule terrestre du Vieil Architecte. Mais à environ trente kilomètres du complexe se tenait une fois par semaine un marché indien où nous échangions les produits de notre artisanat contre de la nourriture et des matières premières essentielles. Il était déjà là des années avant notre arrivée ; tout le monde s’attendait à ce qu’il y soit toujours. — Il a disparu ? Que voulez-vous dire ? répéta Hussan d’une voix rauque. Où les Indiens iraient-ils ? Étaient-ce des illusions cybrides, comme M. Wright ? Énée fit un geste des deux mains auquel je m’étais habitué au cours des années, mouvement gracieux de rejet que je finis par considérer comme une analogie physique de l’expression Zen « mu » qui, dans un contexte approprié, peut signifier « ne posez pas la question ». — Le marché a disparu parce que nous n’en avons plus besoin, dit Énée. Les Indiens sont réels, Navajo, Apache, Hopi et Zuni, mais ils ont leur propre vie à mener, leurs propres expériences à faire. Leur commerce avec nous était… une faveur. En entendant cela, la foule se mit en colère, mais finit par se calmer. Bets Kimbal se leva. — Que devons-nous faire, enfant ? Énée s’assit au bord de la scène comme pour tenter de ne plus faire qu’un avec l’auditoire en attente. — La Confrérie, c’est terminé. Cette partie de nos vies doit prendre fin. L’un des plus jeunes apprentis cria du fond du pavillon : — Non, c’est impossible ! M. Wright peut encore revenir ! C’était un cybride, souvenez-vous… une machine ! Le Centre… ou bien les Lions, les Tigres et les Ours…, qui que ce soit qui l’ait construit, peuvent nous le renvoyer… Énée secoua tristement mais fermement la tête. — Non. M. Wright est parti à jamais. La Confrérie, c’est fini. Sans la nourriture et les matériaux que les Indiens nous apportaient de très loin, ce campement du désert ne durera pas un mois. Il faut partir. Ce fut une jeune apprentie, appelée Peret, qui prit calmement la parole dans le silence. — Pour aller où, Énée ? Ce fut peut-être à ce moment que je pris conscience, pour la première fois, que ce groupe tout entier s’était remis entre les mains de la jeune femme que j’avais connue enfant. Tant que le Vieil Architecte avait été là pour donner des cours, tenir des séminaires et mener les discussions dans la salle de dessin, emmener son troupeau pique-niquer et nager dans les montagnes, réclamer de la sollicitude et une meilleure nourriture, tout cela avait masqué les fonctions de chef d’Énée. Mais maintenant, elles devenaient évidentes. — Oui, cria quelqu’un d’autre, dans les rangées centrales, où, Énée ? Mon amie leva les mains en un autre geste que j’avais appris. Plutôt que : Ne posez pas la question, celui-là signifiait : Vous devez répondre à votre propre question. Tout haut, elle dit : — Il y a deux possibilités. Chacun de vous est venu ici soit par les portails distrans, soit par les Tombeaux du Temps. Vous pouvez retourner par les distrans… — Non ! — Comment pourrions-nous ? — Jamais… Plutôt mourir ! — Non ! La Pax nous retrouvera et nous tuera ! Les cris fusaient du cœur. C’était la terreur faite verbe. Je humai la peur dans la pièce, comme autrefois celle des animaux pris par la patte dans les pièges que je posais dans les landes d’Hypérion. Énée leva la main et les cris s’affaiblirent. — Vous pouvez retourner dans l’espace de la Pax par les distrans, ou rester sur Terre et tenter de vous débrouiller tout seuls. Il y eut des murmures et je perçus le soulagement qu’ils éprouvaient à l’idée de ne pas rentrer. Je comprenais ce sentiment : la Pax était devenue, pour moi aussi, un épouvantail. L’idée d’y retourner me tirait du sommeil, tout suffocant, au moins une fois par semaine. — Mais si vous restez ici, poursuivit la jeune fille assise au bord de la scène de concert de M. Wright, vous serez des parias. Tous les groupes humains de cette planète sont impliqués dans leurs propres projets, mènent leur propre vie. Vous ne vous intègrerez pas. Les gens crièrent des questions, exigèrent des réponses aux mystères qu’ils n’avaient pas compris durant leur long séjour ici. Mais Énée poursuivit ce qu’elle avait à dire. — Si vous restez ici, vous gâcherez tout ce que M. Wright vous a enseigné et ce que vous avez appris par vous-mêmes. La Terre n’a pas besoin d’architectes et de bâtisseurs. Pas maintenant. Il faut retourner là-bas. Jaev Peters prit de nouveau la parole. Sa voix était froide, mais pas irritée. — Et la Pax a besoin de bâtisseurs et d’architectes ? Pour construire des églises consacrées à ces damnées croix ? — Oui. Jaev abattit son gros poing sur le dossier du siège qui était devant lui. — Mais ils vont nous emprisonner ou nous tuer s’ils apprennent qui nous sommes… d’où nous venons ! — Oui. Bets Kimbal dit : — Allez-vous rentrer, fillette ? — Oui, répondit Énée en sautant de la scène. Tout le monde était debout, maintenant, criait ou parlait à ses voisins. Ce fut Jaev Peters qui exprima les pensées des quatre-vingt-dix orphelins de la Confrérie. — Pouvons-nous venir avec vous, Énée ? La jeune fille soupira. Son visage, bien qu’aussi hâlé et éveillé que ce matin, semblait fatigué. — Non. Je pense que partir d’ici, c’est comme mourir, ou naître. Chacun d’entre nous doit le faire seul. (Elle sourit.) Ou en très petits groupes. La salle devint soudain silencieuse. Quand Énée parla, ce fut comme si un instrument reprenait là où l’orchestre s’était arrêté. — Raul partira le premier, dit-elle. Ce soir. Un par un, chacun de vous trouvera le bon portail distrans. Je vous y aiderai. Je serai la dernière à quitter la Terre. Mais je m’en irai dans quelques semaines. Nous devons tous partir. Les gens s’avancèrent alors, toujours en silence, pour se rapprocher de la jeune fille aux cheveux coupés court. — Mais certains d’entre nous se rencontreront de nouveau, dit Énée. J’en suis certaine. J’entendis le côté négatif de cette prédiction rassurante : certains d’entre nous ne survivraient pas. — Eh bien, rugit Bets Kimbal, son gros bras passé autour des épaules d’Énée, nous avons assez de nourriture dans la cuisine pour faire un dernier festin. Vous vous souviendrez longtemps du déjeuner de demain ! Comme disait ma maman, ne pars jamais le ventre vide. Qui va m’aider à faire la cuisine ? La foule se dispersa, familles et amis regroupés, les solitaires demeurant sur place, comme assommés, tout le monde se rapprochant d’Énée tandis que nous commencions à sortir en file indienne du pavillon de musique. J’avais envie de l’attraper par les épaules, de la secouer jusqu’à ce que ses dents tombent, et de lui demander : Que diantre veux-tu dire… « Raul partira le premier… demain » ? Merde, qui es-tu pour me dire que je dois te laisser derrière moi ? Comment penses-tu m’obliger à faire une chose pareille ? Mais elle était trop loin et trop de gens se pressaient autour d’elle. Le mieux que je pusse faire, c’était de suivre à grands pas la foule qui se dirigeait vers la cuisine et la salle à manger, mais la colère était visible sur mon visage, mes poings, mes muscles, et dans ma démarche. Une fois, je vis Énée jeter un coup d’œil en arrière, s’efforçant de m’apercevoir par-dessus les têtes de ceux amassés autour d’elle, et ses yeux me suppliaient : Laisse-moi t’expliquer. Je lui rendis son regard d’un œil froid, sans rien lui accorder. Le crépuscule s’annonçait lorsqu’elle me rejoignit dans le grand garage que M. Wright avait fait construire à un demi-kilomètre à l’est du complexe. Le bâtiment n’était fermé que par des rideaux de toile, mais d’épaisses colonnes de pierre soutenaient un toit permanent en bois de séquoia ; il avait été conçu pour abriter le vaisseau de descente dans lequel Énée, A. Bettik et moi étions arrivés. J’avais ouvert la grande porte de toile et j’étais dans le sas du vaisseau de descente lorsque je vis Énée arriver à travers le désert. Le bracelet persoc que je n’avais pas porté depuis plus d’un an était à mon poignet : il contenait la plus grande partie de la mémoire de notre ex-astronef, le vaisseau du consul vieux de plusieurs siècles ; il avait été mon moyen de communication et mon instructeur lorsque j’avais appris à piloter le vaisseau-torche. Je n’en avais plus besoin, la mémoire du persoc avait été transférée dans celle du vaisseau de descente et je pilotais plutôt bien ce dernier tout seul, mais, avec le bracelet, je me sentais plus en sécurité. Le persoc était en train d’effectuer une vérification des systèmes du vaisseau : il bavardait tout seul, pourrait-on dire. Énée s’arrêta, une fois franchie la toile repliée. Le soleil couchant projetait une ombre longue derrière elle et teintait la toile de rouge. — Comment va le vaisseau de descente ? demanda-t-elle. Je jetai un coup d’œil sur l’écran du persoc. — Très bien, grommelai-je sans la regarder. — A-t-il assez de carburant et de charge pour effectuer un autre vol ? Toujours sans lever les yeux, je dis, en tripotant les plaques d’affichage sur le bras du fauteuil de pilotage : — Ça dépend de sa destination. Énée s’avança jusqu’à l’escalier du vaisseau de descente et me toucha la jambe. — Raul ? Cette fois, je dus la regarder. — Ne sois pas fâché. Nous sommes obligés de faire ça. J’écartai brusquement ma jambe. — Nom de Dieu, arrête un peu de me dire ce qu’il faut faire. Aux autres aussi d’ailleurs. Tu n’es qu’une gamine. Peut-être y a-t-il des choses que certains d’entre nous ne sont pas obligés de faire. Partir tout seul et te laisser ici, par exemple. Je descendis de l’échelle et appuyai sur une touche du persoc. Les marches se remorphèrent dans la coque. Je quittai le garage et me mis en marche dans le désert. À l’horizon, le soleil dessinait une sphère rouge parfaite. Baignées des derniers rayons rasants du soleil, les pierres et la toile du complexe principal semblaient avoir pris feu… la plus grande peur du Vieil Architecte. — Raul, attends-moi ! Énée pressa le pas pour me rattraper. Un coup d’œil jeté vers elle me dit qu’elle était épuisée. Tout l’après-midi, elle avait rencontré des gens, leur avait parlé et expliqué les choses, les avait rassurés, serrés dans ses bras. J’en arrivais à penser à la Confrérie comme à un nid de vampires émotionnels dont Énée était la seule source d’énergie. — Tu as dit que tu…, commença-t-elle. — Oui, oui, l’interrompis-je. Brusquement, j’avais l’impression que c’était elle l’adulte, et moi l’enfant irascible. Pour dissimuler ma confusion, je me détournai une fois de plus et contemplai les dernières lueurs du couchant. Pendant une minute ou deux, nous restâmes silencieux, à regarder la lumière s’évanouir et le ciel s’obscurcir. J’avais décidé que les couchers de soleil de la Terre duraient plus longtemps et étaient plus beaux que ceux de mon enfance, sur Hypérion, et, dans le désert, ils me semblaient particulièrement admirables. Combien de couchers de soleil avions-nous partagés, cette enfant et moi, depuis quatre ans ? Et combien de soirées indolentes, de dîners et de conversations sous les brillantes étoiles du désert ? Ce couchant pourrait-il vraiment être le dernier que nous contemplerions ensemble ? Cette idée me donna la nausée et me rendit furieux. — Raul, redit-elle lorsque les ombres se furent rassemblées et que l’air fraîchit, tu veux bien m’accompagner ? Je ne dis pas oui, mais la suivis sur le terrain rocailleux, en évitant dans la pénombre les épis en forme de baïonnette des yuccas et les épines des cactus bas, jusqu’à ce que nous arrivions dans la zone éclairée du complexe. Dans combien de temps, me demandai-je, le fuel des générateurs sera-t-il épuisé ? La réponse, je la connaissais car entretenir et alimenter les générateurs faisait partie de mon travail. Nous avions six jours de carburant dans les réservoirs principaux, et dix jours dans les réservoirs de secours auxquels on ne touchait jamais, sauf en cas d’urgence. Le marché indien ayant disparu, il n’y aurait plus aucun moyen de se réapprovisionner. Il restait pour environ trois semaines de lumière, de réfrigération et d’alimentation des appareils électriques. Et ensuite… quoi ? L’obscurité, le pourrissement, et la fin de ces constructions, démolitions et reconstructions incessantes qui constituaient mon bruit de fond à Taliesin, depuis quatre ans. Je croyais que nous nous dirigions vers le réfectoire, mais nous passâmes devant les fenêtres éclairées – des groupes de gens encore assis à table, parlant gravement, jetèrent un coup d’œil sur Énée, ils ne me voyaient plus en ces temps de panique – et nous arrivâmes au studio de dessin-bureau de M. Wright, mais sans nous y arrêter. Pas plus que dans la belle salle de conférences où un petit groupe visionnait un dernier film – dans trois semaines l’appareil de projection ne fonctionnerait plus – ni dans la grande salle de dessin. Notre destination était un atelier de pierre et de toile tout au bout de l’allée sud, un bâtiment où l’on pouvait manipuler des produits chimiques toxiques ou des équipements bruyants. J’avais souvent travaillé là au cours de nos deux premières années à la Confrérie, mais pas ces derniers mois. A. Bettik nous attendait sur le seuil de la porte. Un léger sourire flottait sur son visage bleu et neutre, un peu semblable à celui qu’il avait arboré en apportant le gâteau d’anniversaire d’Énée. — Qu’y a-t-il ? demandai-je, encore irrité, passant du visage las de la jeune fille à l’expression béate de l’androïde. Énée entra dans l’atelier et alluma la lumière. Sur l’établi, au centre de la petite pièce, reposait un bateau qui ne faisait pas beaucoup plus de deux mètres de long. Il avait la forme d’une graine épointée aux extrémités et ne comportait qu’une seule ouverture ronde pourvue d’une jupe de nylon que l’occupant pourrait serrer autour de sa taille. Il y avait une pagaie double sur la table, à côté de l’embarcation. Je m’approchai et fis courir ma main sur la coque en fibre de verre polie, avec des entretoises et des équipements internes en aluminium. Une seule personne de la Confrérie pouvait accomplir un travail aussi minutieux. Je regardai A. Bettik d’un air presque accusateur. Il hocha la tête. — On appelle ça un kayak, dit Énée en passant aussi la main sur la coque lisse. C’est une ancienne conception terrienne. — J’ai vu des variations sur ce thème, répliquai-je en refusant de montrer combien j’étais impressionné. Les rebelles d’Ursus, à la Griffe de Glace, utilisaient des petits bateaux comme celui-là. Énée caressait toujours la coque qui absorbait toute son attention. C’était comme si je n’avais rien dit. — J’ai demandé à A. Bettik de le construire pour toi. Cela lui a pris trois semaines de travail. — Pour moi, dis-je d’un ton las. Mon estomac se serra lorsque je compris ce qui allait suivre. Énée se rapprocha. Elle se planta juste sous la lampe suspendue ; les ombres sous ses yeux et ses pommettes lui prêtaient plus de seize ans. — Nous n’avons plus le radeau, Raul. Je savais de quoi elle parlait. Du radeau qui nous avait transportés sur tant de mondes jusqu’à ce qu’il se brise en morceaux dans l’embuscade qui avait failli nous tuer, sur le Bosquet de Dieu. Celui sur lequel nous avions descendu la rivière sous la glace, sur Septem Sol Draconi, traversé les déserts d’Hébron et de Qom-Riyad, navigué sur l’océan planétaire de Mare Infinitus. Je savais de quel radeau elle parlait. Et je savais ce que ce bateau signifiait. — Alors, je vais repartir par le chemin que nous avons suivi ? Je levai la main, comme pour toucher le kayak, mais ne le fis pas. — Pas celui par lequel nous sommes venus, répliqua Énée. Mais sur le fleuve Téthys. À travers d’autres mondes. Autant de mondes qu’il faudra pour retrouver le vaisseau. — Le vaisseau ? Nous avions laissé l’astronef du consul caché dans le lit d’une rivière où il réparait tout seul les dégâts qu’il avait subis lors de notre fuite de la Pax, sur une planète dont nous ignorions le nom et la localisation. Ma jeune amie hocha la tête et les ombres disparurent, puis se regroupèrent sous ses yeux las. — Nous allons avoir besoin du vaisseau, Raul. Si tu le veux bien, j’aimerais que tu descendes le Fleuve Téthys dans ce kayak jusqu’à ce que tu retrouves le vaisseau, et ensuite que tu le conduises sur le monde où A. Bettik et moi t’attendrons. — Un monde de l’espace de la Pax ? dis-je, l’estomac de nouveau noué, face au danger que renfermait cette simple phrase. — Oui. — Pourquoi moi ? demandai-je, lançant un regard parlant sur A. Bettik. J’avais honte de ce que je pensais alors : Pourquoi envoyer un être humain… ton meilleur ami… et pas l’androïde ? Je baissai les yeux. — Ce sera une expédition périlleuse, dit Énée. Je crois que tu peux le faire, Raul. Je te fais confiance pour trouver le vaisseau et nous rejoindre ensuite. Je sentis mes épaules s’affaisser. — D’accord. Faut-il retourner à l’endroit où nous sommes arrivés ici, par le portail distrans ? Nous étions passés du Bosquet de Dieu à un petit ruisseau qui coulait près du chef-d’œuvre du Vieil Architecte, à Fallingwater. Il faudrait traverser les deux tiers du continent. — Non. Plus près. Sur le Mississippi. — D’accord, répétai-je. J’avais survolé le Mississippi. Il coulait à près de deux mille kilomètres à l’est d’ici. — Quand dois-je partir ? Demain ? Énée toucha mon poignet. — Non, dit-elle, d’une voix lasse mais ferme. Ce soir. Tout de suite. Je ne protestai pas. Je ne discutai pas. Sans rien dire, je pris le kayak par la proue, A. Bettik par la poupe, Énée soutint le centre, et nous transportâmes ce sacré truc jusqu’au vaisseau de descente, dans la nuit de plus en plus profonde du désert. 3 Le grand inquisiteur était en retard. Le contrôle du trafic de Vatican Air/Space fit passer son VEM par l’espace aérien proche du spatioport normalement fermé, interdit toute circulation spatioportée à l’est du Vatican et maintint un cargo robot de trente mille tonnes en approche orbitale finale jusqu’à ce que la voiture du GI ait franchi le coin sud-est de la grille d’atterrissage. Dans le VEM au blindage spécial, le grand inquisiteur – Son Éminence le cardinal John Domenico Mustafa – ne regardait ni par la fenêtre ni sur le moniteur vidéo la belle vue qu’offraient le Vatican et ses murs rosis par la lumière matinale, ou l’autoroute animée à vingt voies appelée Ponte Vittorio Emanuele, scintillant au-dessous d’eux comme une rivière à cause du soleil se reflétant sur les pare-brise et les dessus des bulles. Le grand inquisiteur ne s’intéressait qu’aux informations de dernière heure de ses services secrets qui défilaient sur son persoc. Lorsque le dernier paragraphe eut été affiché, confié à sa mémoire et effacé, le grand inquisiteur dit à son adjoint, le père Farrell : — Et pas d’autre entretien avec le Mercantilus ? L’homme mince aux yeux gris ne souriait jamais, mais une contraction d’un muscle de sa joue transmit un semblant d’amusement au cardinal. — Aucun. — Vous en êtes certain ? — Absolument. Le grand inquisiteur s’appuya sur les coussins du VEM et se permit un bref sourire. Le Mercantilus n’avait effectué qu’une unique tentative, précoce et désastreuse, auprès de l’un des candidats à la papauté – le sondage de Lourdusamy – et l’inquisiteur avait écouté l’enregistrement complet de cette réunion. Le cardinal s’accorda encore quelques secondes de sourire : le secrétaire d’État du Vatican avait raison de croire que sa salle de conférences était protégée contre les écoutes indiscrètes, à l’épreuve totale des bretelles, capteurs, micros, détecteurs d’ondes et de salves. Tout appareil d’enregistrement introduit dans la pièce, même implanté dans l’un des participants, aurait été détecté et découvert. Toute tentative de captage par faisceau étroit aurait été perçue et neutralisée. Obtenir l’enregistrement visuel et auditif complet de cette réunion avait été l’un des plus beaux moments de la vie du grand inquisiteur. Monsignor Lucas Oddi était entré à l’Hôpital du Vatican, deux ans auparavant, pour une opération de routine, un remplacement des yeux, des oreilles et du cœur. Le père Farrell rencontra le chirurgien et expliqua que le pouvoir tout entier du Saint-Office était prêt à s’abattre sur la tête du pauvre médecin s’il n’implantait pas certains appareils dernier cri dans le corps du Monsignor. Le chirurgien obéit et mourut peu après de sa vraie mort, sans résurrection possible, dans un incompréhensible accident de voiture, au-dessus de la Grande Dépression Nord. Monsignor Lucas Oddi n’avait aucun micro mécanique ou électronique implanté dans son organisme, mais sept nano-enregistreurs totalement biologiques branchés sur son nerf optique. Quatre nano-enregistreurs auditifs étaient reliés à son système nerveux auditif. Ces bioenregistreurs ne transmettaient rien à l’intérieur du corps, mais enregistraient les données sous forme chimique et les envoyaient par la circulation sanguine au transmetteur par salves – totalement organique aussi – inséré dans le ventricule gauche de Monsignor Oddi. Dix minutes après que ce dernier eut quitté la zone de sécurité du bureau de Lourdusamy, le transmetteur avait envoyé par salves un enregistrement comprimé de la réunion à l’un des transpondeurs relais voisins du grand inquisiteur. Ce n’était pas une écoute en temps réel de ce qui se disait dans ces pièces à l’épreuve des micros clandestins, fait qui ennuyait encore le cardinal Mustafa, mais la chose en était aussi proche que la technologie actuelle le permettait. — Isozaki a peur, dit le père Farrell. Il pense que… Le grand inquisiteur leva un doigt. Farrell se tut au milieu de sa phrase. — Vous ne savez pas s’il a peur. Vous ne savez pas ce qu’il pense. Vous pouvez seulement savoir ce qu’il dit ou fait et en déduire ses pensées et ses réactions. Martin, il ne faut jamais échafauder, sur ses ennemis, des suppositions impossibles à corroborer. L’autosatisfaction peut se révéler fatale. Le père Farrell baissa la tête en signe d’acquiescement et de soumission. Le VEM se posa sur l’aire d’atterrissage du Château Saint-Ange. Le grand inquisiteur franchit le sas et descendit la rampe si rapidement que Farrell dut trotter pour rattraper son patron. Des commandos de la sécurité, vêtus de l’étoffe pare-balles rouge du Saint-Office, se préparèrent à l’escorter, mais le cardinal les éloigna d’un geste. Il voulait terminer sa conversation avec le père Farrell. Il posa la main sur le bras gauche de son adjoint, non par affection, mais pour fermer les circuits de conduction osseuse permettant de sous-vocaliser, et dit : — Isozaki et les dirigeants du Mercantilus ne sont pas effrayés. Si Lourdusamy avait voulu les éliminer, ils seraient déjà morts. Isozaki devait transmettre son message de soutien au cardinal et il l’a fait. Ce sont les militaires de la Pax qui ont peur. Farrell fronça les sourcils et sous-vocalisa sur le circuit osseux. — Les militaires ? Mais ils n’ont pas encore sorti leurs cartes. Ils n’ont rien fait de déloyal. — Précisément. Le Mercantilus a effectué sa démarche et sait que Lourdusamy se tournera vers eux quand l’heure sera venue. Cela fait des années que la Flotte de la Pax et les autres militaires ont une peur panique de faire le mauvais choix. Aujourd’hui, ils sont terrifiés à l’idée d’avoir attendu trop longtemps. Farrell acquiesça d’un signe de tête. Ils avaient emprunté un puits anti-grav qui s’enfonçait dans les entrailles de pierre du Château Saint-Ange ; maintenant, ils passaient devant des gardes armés et traversaient des champs de force mortels, dans un sombre corridor. Deux commandos vêtus de rouge se tenaient au garde-à-vous, fusil à énergie levé, devant une porte sans inscription. — Laissez-nous, dit le grand inquisiteur, et il posa la paume sur la plaque lectrice d’identité. Le panneau d’acier glissa vers le plafond et disparut. Le couloir n’avait été que pierre et pénombre. Dans la pièce, tout était lumière éclatante, instruments et surfaces stériles. Des techniciens levèrent les yeux lorsque le grand inquisiteur et Farrell entrèrent. Des portes carrées, semblables aux armoires-tiroirs qui servaient à ranger les cadavres dans une ancienne morgue, occupaient tout un mur. L’une de ces portes était ouverte et un homme nu reposait sur une civière que l’on avait sortie du compartiment réfrigéré. Le grand inquisiteur et Farrell l’encadrèrent. — Il se ranime bien, dit le technicien debout devant la console. Nous le maintenons juste en dessous du seuil de la conscience. Nous pouvons le réveiller en quelques secondes. — Combien de temps a duré son dernier sommeil froid ? — Seize mois locaux. Treize et demi standard. — Réveillez-le, ordonna le grand inquisiteur. Les paupières de l’homme battirent. Il était petit, musclé, mais trapu, et il n’y avait aucune marque de coups sur son corps. Ses poignets et ses chevilles étaient liés par du ruban adhésif. On avait implanté une dérivation corticale derrière son oreille gauche, et un faisceau presque invisible de microfibres la reliait à la console. L’homme couché sur la civière gémit. — Caporal Bassin Kee, dit le grand inquisiteur. Vous m’entendez ? Kee émit un son presque inintelligible. Le grand inquisiteur hocha la tête d’un air satisfait. — Caporal Kee, reprit-il aimablement, sur le ton de la conversation, pouvons-nous reprendre où nous en étions, la dernière fois ? — Combien de temps…, marmonna Kee entre ses lèvres sèches, raidies. Depuis combien de temps suis-je… ? Le père Farrell était allé se planter devant la console du technicien. Il fit un signe de tête au grand inquisiteur. Ignorant la question du caporal, le cardinal John Domenico Mustafa demanda d’une voix douce : — Pourquoi avez-vous laissé la jeune fille partir ? Le caporal Kee rouvrit les yeux, clignant des paupières comme si la lumière lui faisait mal, puis les referma. Il ne dit rien. Le grand inquisiteur hocha la tête en regardant son adjoint. Le père Farrell passa la main devant les icônes, sur le disque de la console, mais n’en activa encore aucune. — Je vous repose la question. Pourquoi avez-vous laissé la jeune fille et ses alliés criminels s’échapper du Bosquet de Dieu ? Pour qui travaillait de Soya ? Quelle était votre motivation ? Le caporal Kee était couché sur le dos, les poings serrés, les yeux fermés. Il ne répondit pas. Le grand inquisiteur inclina très légèrement la tête vers la gauche et le père Farrell agita deux doigts devant l’une des icônes de la console. Ces icônes semblaient aussi abstraites que hiéroglyphiques à un observateur non initié, mais Farrell les connaissait bien. Celle qu’il avait choisie, il faudrait la traduire par : testicules écrasés. Sur la civière, le caporal Kee se convulsa et ouvrit la bouche pour hurler, mais les inhibiteurs neuraux bloquèrent cette réaction. Les mâchoires du petit homme s’ouvrirent aussi grandes que possible et le père Farrell entendit les muscles et les tendons craquer. Le grand inquisiteur hocha la tête et Farrell ôta les doigts de la zone d’activation de l’icône. Le corps du caporal se tordait sur la civière, la tension faisait onduler les muscles de son ventre. — Ce n’est qu’une douleur virtuelle, caporal Kee, chuchota le grand inquisiteur. Une illusion neurale. Votre corps ne portera aucune marque. Sur la dalle, Kee se tendit pour lever la tête et regarder son corps, mais la bande adhésive maintenait sa tête en place. — Ou peut-être pas, poursuivit le cardinal. Peut-être que, cette fois, nous aurons recours aux méthodes plus anciennes, moins raffinées. (Il se rapprocha un peu afin que l’homme puisse voir son visage.) Je vous redemande… pourquoi est-ce que vous et le père de Soya avez laissé la jeune fille partir du Bosquet de Dieu ? Pourquoi avez-vous attaqué votre coéquipière, Radamanthe Némès ? La bouche du caporal Kee se retroussa, révélant ses dents jusqu’aux molaires. — All… v… faire foutre, réussit-il à dire, les mâchoires tendues pour surmonter le tremblement qui le suppliciait. — Évidemment, répliqua le grand inquisiteur, et il fit un signe de tête au père Farrell. L’icône que le prêtre activa pouvait être traduite par : fil de fer brûlant derrière l’œil droit. Le caporal Kee ouvrit la bouche en un hurlement silencieux. — Encore une fois, répéta doucement le grand inquisiteur. Dites-nous ! — Excusez-moi, Votre Éminence, dit le père Farrell en jetant un coup d’œil à son persoc, mais la messe du Conclave commence dans trois quarts d’heure. Le grand inquisiteur agita les doigts. — Nous avons le temps, Martin. Nous avons le temps. (Il toucha le bras de Kee.) Répondez-nous, caporal, et vous serez baigné, habillé et relâché. En commettant cette trahison, vous avez péché contre votre Église et votre Seigneur, mais l’essence de l’Eglise, c’est la miséricorde. Expliquez-moi pourquoi vous avez trahi et tout sera pardonné. Chose étonnante, le caporal Kee, les muscles ondulant toujours après le choc, éclata de rire. — Allez vous faire foutre. Vous m’avez déjà obligé à dire tout ce que je sais sous sérum de vérité. Vous savez pourquoi nous avons tué cette putain de chose et laissé partir l’enfant. Et vous ne me relâcherez jamais. Allez vous faire foutre. Le grand inquisiteur haussa les épaules et recula. Jetant un coup d’œil à son persoc en or, il dit d’une voix douce : — Nous avons le temps. Beaucoup de temps. Il fit un signe de tête au père Farrell. L’icône qui ressemblait à des parenthèses sur la console de douleur virtuelle signifiait : lame brûlante enfoncée dans l’oesophage. D’un geste gracieux, le père Farrell l’activa. Le père capitaine Federico de Soya était revenu à la vie sur Pacem et avait passé deux semaines prisonnier de fait dans le presbytère des Légionnaires du Christ, au Vatican. C’était un bâtiment confortable et tranquille. Le petit chapelain dodu de la résurrection qui s’occupait de lui, le père Baggio, se montrait bienveillant et plein de sollicitude. De Soya détestait cet endroit et ce prêtre. Personne n’interdit au père capitaine de sortir du presbytère des Légionnaires, mais on lui fit comprendre qu’il devait rester là jusqu’à ce qu’il soit convoqué. Lorsque, au bout d’une semaine, de Soya eut repris des forces et se fut réorienté, on le fit venir au quartier général de la Flotte où il s’entretint avec l’amiral Wu et son patron, l’amiral Marusyn. Durant cette entrevue, le père capitaine de Soya se contenta de saluer, se tenir au repos et écouter. L’amiral Marusyn expliqua qu’une révision de son procès en cour martiale, qui s’était déroulé quatre ans plutôt, avait révélé plusieurs irrégularités et inconséquences dans les arguments de l’accusation. Une étude plus approfondie de la situation avait justifié une réforme des décisions de la cour martiale : le père de Soya devait immédiatement réintégrer la Flotte de la Pax avec son ex-rang de capitaine. On s’était arrangé pour lui retrouver un astronef militaire. — Le Balthazar, votre vieux vaisseau-torche, est en cale sèche depuis un an, dit l’amiral Marusyn. Pour une remise à jour totale qui l’a élevé aux normes d’un escorteur archange. Votre remplaçante, la mère capitaine Stone, a fait du bon travail en tant que commandant. — Je n’en doute pas, amiral, dit de Soya. Stone était un excellent second. Je suis sûr qu’elle a fait un bon capitaine. L’amiral Marusyn hocha la tête d’un air absent tout en parcourant les feuilles en vélin de son carnet de notes. — Oui, oui, dit-il. Si bon, en fait, que nous l’avons recommandée pour le commandement d’un des nouveaux archanges de classe planétaire. Nous pensons aussi à un archange pour vous, père capitaine. De Soya cligna des yeux et essaya de ne pas réagir. — Le Raphaël, amiral ? Celui-ci leva les yeux, un léger sourire flottait sur son visage bronzé et ridé. — Oui, le Raphaël, mais pas celui que vous avez commandé. Nous avons réaffecté ce prototype au service courrier et l’avons rebaptisé. Le nouvel archange Raphaël est…, père capitaine, avez-vous entendu parler des archanges classe-planète ? — Non, amiral. Pas vraiment. Il recueillait parfois des rumeurs, sur sa planète désertique, lorsque les mineurs de bauxite parlaient fort dans l’unique cantine de la ville. — Quatre années standard, murmura l’amiral en secouant la tête. (Ses cheveux blancs étaient peignés derrière ses oreilles.) Mettez rapidement Federico au courant, amiral. Marget Wu acquiesça d’un signe de tête et toucha le disque d’une console tactique standard encastrée dans le mur. L’hologramme d’un astronef apparut entre elle et de Soya. Le père capitaine vit aussitôt que ce vaisseau était plus grand, mieux profilé, plus raffiné et plus mortel que son vieux Raphaël. — Sa Sainteté a demandé à chaque monde industrialisé de la Pax de construire ou de financer la construction d’un de ces croiseurs cuirassés archange de classe-planétaire, dit l’amiral Wu du ton qu’elle prenait pour donner des instructions. Depuis quatre ans, vingt et un sont entrés en service actif. Soixante autres sont presque terminés. L’hologramme se mit à tourner et à grandir et, soudain, l’image montra une coupe du pont principal. C’était comme si une lance laser avait fendu le vaisseau en deux. — Comme vous le voyez, poursuivit Wu, les espaces de vie, les ponts de commandement et les centres tactiques C-3 sont bien plus spacieux qu’à bord du précédent Raphaël… plus spacieux même que ceux de votre vieux vaisseau-torche. La taille des équipements propulseurs – ceux de la propulsion Gédéon instantanée C+, classée secrète, et le réacteur intégré – a été réduite d’un tiers, mais ils sont plus efficaces et plus faciles à entretenir. Le nouveau Raphaël emporte trois vaisseaux de descente atmosphérique et un patrouilleur ultra-rapide. Il a des crèches de résurrection automatisées qui peuvent servir aux vingt-huit membres d’équipage et à vingt-deux marines ou passagers. — Les défenses ? demanda le père capitaine de Soya, toujours au repos, les mains derrière le dos. — Des champs de confinement de classe-dix, répondit Wu d’un ton cassant. La plus récente technologie de furtivité. Des CEM de classe-oméga et une capacité de brouillage. Ainsi que l’assortiment habituel de défenses rapprochées énergétiques et hypercinétiques. — Les capacités d’attaque ? demanda de Soya. Les orifices et les batteries visibles sur l’holo le lui avaient appris, mais il voulait l’entendre. L’amiral Marusyn répondit sur un ton plein d’orgueil, comme s’il montrait son dernier petit-fils : — Les neuf mesures au complet. Les CBP, mais qui sont alimentés par le cœur du propulseur C+ et non par le propulseur à fusion. Ratatinent tout dans un rayon d’une demi-UA. Les nouveaux missiles hypercinétiques Hawking, miniaturisés, dont la taille et la masse font la moitié de ceux que vous aviez sur le Balthazar. Des aiguilles à plasma, au rendement presque double de celui des têtes nucléaires d’il y a cinq ans. Des rayons de la mort… Le père capitaine de Soya essaya de ne pas réagir. Les rayons de la mort étaient interdits dans la Flotte de la Pax. Marusyn vit quelque chose sur son visage. — Les choses ont changé, Federico. Ce sera un combat à mort. Les Extros se reproduisent comme des mouches là-bas, dans le noir, et, à moins de les arrêter, ils détruiront Pacem dans un an ou deux. Le père de Soya hocha la tête. — Puis-je me permettre, amiral, de demander quel monde a financé la construction de ce nouveau Raphaël ? Marusyn sourit et montra l’hologramme. La coque du vaisseau parut se précipiter vers de Soya lorsque l’agrandissement augmenta. L’image pénétra à l’intérieur et se fixa sur le pont tactique, s’approchant du bord de la fosse holo du centre tactique jusqu’à ce que le père capitaine puisse distinguer une petite plaque de bronze portant : RAPHAËL V.S.S., et en dessous, écrit plus petit : CONSTRUIT ET ARMÉ PAR LE PEUPLE DE LA PORTE-DU-CIEL POUR LA DÉFENSE DE TOUTE L’HUMANITÉ. — Pourquoi souriez-vous, père capitaine ? demanda l’amiral Marusyn. — Eh bien, amiral, c’est parce que… euh, je suis allé sur le monde de la Porte-du-Ciel, amiral. Il y a plus de quatre ans standard, bien sûr, mais la planète était vide, il n’y avait là qu’une douzaine de chercheurs de minerai et une garnison de la Pax en orbite. Depuis l’invasion des Extros, amiral, il y a trois cents ans, cette planète est restée inhabitée. Je n’arrive simplement pas à comprendre comment elle a pu financer l’un de ces vaisseaux. Il me semble qu’il faudrait le PNB d’une société comme le Vecteur Renaissance pour payer un seul archange. Le sourire de Marusyn ne faiblit pas. — Tout à fait exact, père capitaine. La Porte-du-Ciel est un monde infernal – atmosphère empoisonnée, pluie acide, boue omniprésente et plaines de soufre – qui ne s’est jamais remis de l’attaque extro. Mais Sa Sainteté a pensé qu’il valait mieux confier l’exploitation de cette planète à des entreprises privées. Elle renferme toujours une fortune en métaux lourds et en produits chimiques. Aussi, nous l’avons vendue. Cette fois, de Soya cligna des yeux. — Vendue, amiral ? Une planète ? Tandis que Marusyn souriait ouvertement, l’amiral Wu précisa : — À l’Opus Dei, père capitaine. De Soya ne dit mot, mais ne montra pas non plus qu’il avait compris. — « L’Œuvre de Dieu » a été pendant longtemps une association religieuse mineure, expliqua Wu. Qui existe… je crois… depuis mille deux cents ans. Elle a été fondée en 1920 après Jésus-Christ. Depuis quelques années, elle est devenue non seulement une grande alliée du Saint-Siège, mais un sérieux concurrent du Mercantilus. — Ah, oui ! Le père de Soya concevait aisément que le Mercantilus achète des mondes entiers, pourtant il n’arrivait pas imaginer que ce consortium ait permis à un concurrent d’acquérir pareil pouvoir durant les quelques années où il n’avait eu aucune nouvelle de la Pax. Mais cela n’importait guère. Il se tourna vers Marusyn. — Une dernière question, amiral. Celui-ci jeta un coup d’œil au chronomètre de son persoc et hocha poliment la tête. — Cela fait quatre ans que je ne suis plus au service de la Flotte. Pendant tout ce temps, je n’ai pas porté d’uniforme ni reçu de recyclage tech. La planète où j’accomplissais mes fonctions de prêtre est si éloignée du courant dominant que j’aurais aussi bien pu être placé en fugue cryogénique. Comment pourrais-je assumer le commandement d’un vaisseau de la nouvelle génération classe-archange ? — Nous allons vous recycler rapidement, répliqua Marusyn en fronçant les sourcils. La Flotte de la Pax sait ce qu’elle fait. Est-ce que vous refusez cette nomination ? Le père de Soya hésita visiblement pendant une seconde. — Non, amiral. J’apprécie la confiance que vous, et la Flotte, mettez en moi. Je ferai de mon mieux, amiral. De Soya avait été formé deux fois à l’obéissance : en tant que prêtre et Jésuite, et en tant qu’officier de la Flotte de Sa Sainteté. Le visage de pierre de Marusyn s’adoucit. — J’y compte bien, Federico. Nous sommes contents de vous compter de nouveau parmi nous. Nous aimerions que vous restiez au presbytère des Légionnaires, ici, sur Pacem, jusqu’à ce que nous soyons prêts à vous envoyer à bord de votre vaisseau, si cela ne vous dérange pas. Merde, alors, pensa de Soya. Encore en prison avec ces maudits Légionnaires. — Bien sûr, amiral. C’est un endroit agréable. Marusyn jeta de nouveau un coup d’œil sur son persoc. L’entretien arrivait clairement à sa fin. — Quelque chose à nous demander avant que l’affectation devienne officielle ? De Soya hésita de nouveau. Il savait que formuler une requête ne se faisait pas. Il parla tout de même. — Oui, amiral… une. Trois hommes servaient avec moi à bord de l’ancien Raphaël. Des Gardes Suisses que j’avais ramenés d’Hypérion… Le lancier Rettig… euh… est mort, amiral… mais le sergent Gregorius et le caporal Kee sont restés avec moi jusqu’à la fin, et je me demande… Marusyn hocha impatiemment la tête. — Vous désirez les avoir avec vous à bord du nouveau Raphaël. Cela me semble légitime. J’ai eu un cuisinier que j’ai traîné de vaisseau en vaisseau… Le pauvre couillon s’est fait tuer lors du second engagement de Coal Sack. Je ne sais rien sur ces hommes… L’amiral se tourna vers Marget Wu. — Par une étrange coïncidence, dit l’amiral Wu, je suis tombée sur leurs fiches pendant que je vérifiais les documents de votre réintégration. Le sergent Gregorius sert en ce moment dans les Territoires de l’Anneau. Je suis sûre qu’on pourrait arranger un transfert. Quant au caporal Kee, malheureusement… Les muscles de l’estomac du père de Soya se crispèrent. Kee était avec lui sur le Bosquet de Dieu – Gregorius avait réintégré la crèche après une résurrection ratée – et la dernière fois qu’il avait vu le petit caporal vivant, c’était peu après leur retour dans l’espace de Pacem, quand la police militaire les avait arrêtés et mis dans des cellules séparées. De Soya avait serré la main du caporal et promis qu’ils se reverraient. — Le caporal Kee est mort, il y a deux années standard, termina Wu. Il a été tué durant une attaque extro lancée contre le Saillant du Sagittaire. Il a reçu l’Étoile d’Argent de Saint-Michel… à titre posthume, bien entendu. De Soya hocha gravement la tête. — Merci. L’amiral Marusyn lui offrit son sourire paternel de politicien et lui tendit la main par-dessus le bureau. — Bonne chance, Federico. Menez-leur la vie dure avec le Raphaël. Le quartier général du Mercantilus n’était pas à proprement parler sur Pacem, mais était situé, de façon appropriée, au point Troyen L5 qui traînait derrière la planète à quelque soixante degrés orbitaux. Entre le monde du Vatican et l’énorme tore creux du Mercantilus – un beignet de carbone-carbone de deux cent soixante-dix mètres d’épaisseur, de un kilomètre de large et de vingt-six kilomètres de diamètre, dont l’espace intérieur contenait un réseau arachnéen de cales sèches, d’antennes com et de baies de chargement – flottait la moitié de toute la puissance de feu de la Flotte de la Pax basée en orbite. Kenzo Isozaki calcula un jour qu’une tentative de coup lancée depuis le Torus Mercantilus durerait 12,06 nanosecondes avant d’être vaporisée. Le bureau d’Isozaki était logé dans un bulbe transparent au bout d’une tige de carbone monocristallin qui s’élevait à quatre cents mètres au-dessus du bord extérieur du tore. Le P-DG qui s’y trouvait pouvait, à son gré, opacifier ou non la biocoque incurvée. Aujourd’hui, elle était transparente, sauf dans sa section polarisée qui adoucissait l’éclat du soleil jaune de Pacem. Pour le moment, l’espace semblait vide, mais, comme le tore tournait sur lui-même, le bulbe entrerait dans l’ombre de l’anneau, et Isozaki pourrait alors voir les étoiles apparaître soudain, comme si l’on avait tiré un épais rideau noir afin de révéler des milliers de bougies brillantes dont la flamme ne vacillait pas. Ou la myriade de feux de camp de mes ennemis, pensa Isozaki lorsque l’obscurité l’enveloppa pour la vingtième fois en ce jour de travail. Lorsque ses murs étaient totalement transparents, ce bureau ovale avec son mobilier modeste, – table, fauteuils et lampes tamisées – devenait une plate-forme moquettée, solitaire dans l’immensité de l’espace, éclairée par les étoiles éclatantes et la longue bande de la Voie Lactée. Mais ce n’était pas ce spectacle familier qui poussa le P-DG du Mercantilus à lever les yeux : serties dans le champ étoilé, les traînées de fusion de trois cargos en orbite d’approche ressemblaient à des taches sur un holo astronomique. Isozaki avait tellement l’habitude d’estimer, d’après les traînées de fusion, les distances et les delta de vitesse des véhicules spatiaux qu’il put dire, au premier coup d’œil, dans combien de temps ces cargos s’arrimeraient… et même leur identité. Le M.P. Moldahar Effectuator s’était ravitaillé en carburant en rasant une géante gazeuse du système d’Epsilon Eridani et brûlait plus rouge que d’ordinaire. La capitaine du V.S.G.M. Emma Constant se précipitait, comme d’habitude, pour apporter au tore sa cargaison de métaux réactifs de Pégase 51, et décélérait, en orbite d’approche, à un bon quinze pour cent de plus que les recommandations du Mercantilus. Pour finir, la traînée la plus petite ne pouvait être que celle du V.S.G.M. Elemosineria Apostolica en provenance du système de Renaissance, sortant juste en vrille de son point de translation C+ : Isozaki sut cela immédiatement, tout comme il connaissait les trois cents autres points de translation optimale visibles dans sa partie du ciel du système de Pacem. Le tube élévateur surgit du plancher et la lumière stellaire éclaira la passagère du cylindre transparent. Isozaki savait que celui-ci n’était transparent que de l’extérieur ; ceux qui se trouvaient dans la cabine aux parois couvertes de miroirs ne voyaient rien du bureau du P-DG, seulement leur propre reflet, jusqu’à ce qu’Isozaki déverrouille la porte. Anna Pelli Cognani était la seule occupante du tube. Isozaki la salua d’un signe de tête et son IA personnel lui ouvrit la porte. En s’avançant vers lui, sa collègue et protégée ne jeta même pas un coup d’œil au champ d’étoiles tournoyant. — Bonjour, Kenzo-san. — Bonjour, Anna. Il lui désigna de la main le fauteuil le plus confortable, mais Cognani fit non de la tête et resta debout. Elle ne s’asseyait jamais dans le bureau d’Isozaki qui ne cessait jamais de le lui proposer. — La messe du Conclave est presque terminée, dit-elle. Isozaki hocha la tête. L’IA de son bureau opacifia les parois de la bulle et projeta l’émission sur faisceau étroit du Vatican. La basilique Saint-Pierre était, ce matin, baignée d’écarlate, de pourpre, de noir et de blanc tandis que les quatre-vingt-trois cardinaux, qui seraient bientôt enfermés dans le Conclave, s’inclinaient, faisaient une génuflexion, priaient, s’agenouillaient, se levaient et chantaient. Derrière ce troupeau des papabile théoriquement possibles se tenaient les centaines d’évêques et d’archevêques, de diacres et de membres de la Curie, d’officiers supérieurs, d’administrateurs civils, de gouverneurs et d’élus à des postes élevés de la Pax qui se trouvaient sur Pacem au moment de la mort du pape, ou à moins de trois semaines de déficit temporel de la planète, les délégués des Dominicains, des Jésuites, des Bénédictins, des Légionnaires du Christ, des Marialistes, des Salésiens, et l’unique délégué des quelques Franciscains qui restaient encore. Enfin, il y avait, au fond, les « invités estimés », des délégués honoraires du Mercantilus, de l’Opus Dei, de l’Instituto per Opere di Religione – connu aussi sous le nom de Banque du Vatican –, des délégués des ailes administratives de la Prefettura du Vatican, du Servizio Assistenziale del Santo Padre, les Services sociaux du Saint-Père, de l’APSA, de l’Administration du Patrimoine du Saint-Siège, aussi bien que de la propre Chambre Apostolique du cardinal Camerlingue. Sur les derniers bancs se regroupaient les invités d’honneur de l’Académie pontificale des Sciences, de la Commission papale interstellaire Justice et Paix, de nombreuses académies papales telles que l’Académie pontificale ecclésiastique et d’autres sociétés quasi théologiques nécessaires au bon fonctionnement du vaste État de la Pax. Pour finir, on voyait les uniformes brillants du Corps Helvétique, les Gardes Suisses, ainsi que les commandants de la Garde Palatine reconstituée par le pape Jules, et la première apparition publique du commandant de la Garde Noble, gardée secrète jusqu’à ce jour, un homme brun, pâle, en uniforme rouge uni. Isozaki et Cognani contemplaient cette pompe d’un œil connaisseur. Ils avaient été l’un et l’autre invités à la messe, mais, depuis quelques siècles, c’était devenu une tradition pour les P-DG du Mercantilus d’honorer de leur absence les grandes cérémonies de l’Église – où ils se faisaient représenter par leurs délégués officiels au Vatican. Tous deux regardaient le cardinal Couesnongle célébrer la messe du Saint-Esprit et voyaient dans le cardinal Camerlingue un homme de paille impuissant ; leur attention était fixée sur le cardinal Lourdusamy, le cardinal Mustafa et une demi-douzaine d’autres agents du pouvoir qui occupaient le premier rang. La messe se termina avec la bénédiction finale, et les cardinaux votants sortirent en procession solennelle vers la chapelle Sixtine sur laquelle les caméras holos s’attardèrent pendant que les portes étaient scellées, le vestibule menant au Conclave fermé, la porte de celui-ci verrouillée de l’intérieur et cadenassée de l’extérieur, et que le commandant des Gardes Suisses ainsi que le préfet de la Maisonnée pontificale annonçaient officiellement le début du Conclave hermétiquement enclos à l’intérieur. Le reportage du Vatican passa alors aux commentaires et aux hypothèses tandis que l’image s’attardait sur la porte scellée. — Ça suffit, dit Kenzo Isozaki. L’émission s’éteignit, la bulle redevint transparente et la lumière du soleil inonda la pièce que surplombait un ciel noir. Anna Pelli Cognani eut un mince sourire. — Le vote ne devrait pas durer longtemps. Isozaki était retourné dans son fauteuil. Il joignit l’extrémité de ses doigts et tapota sa lèvre inférieure. — Anna, dit-il, croyez-vous que nous, nous tous qui sommes à la tête du Mercantilus, possédions un véritable pouvoir ? L’expression neutre de Cognani révéla sa surprise. — Pendant la dernière année fiscale, Kenzo-san, ma division a réalisé un profit de trente-six milliards de marks. Isozaki ne bougea pas. — Madame Cognani, dit-il, seriez-vous assez gentille pour ôter votre veste et votre corsage ? Sa protégée ne cilla pas. Depuis vingt-huit années standard qu’ils étaient collègues – subordonnée et patron, en fait –, Isozaki n’avait jamais rien fait, dit ou sous-entendu qui puisse être interprété comme une avance sexuelle. Elle n’hésita qu’une seconde, puis descella sa veste, l’ôta, la posa sur le fauteuil dans lequel elle ne s’était pas assise et descella sa chemise. Elle la plia et la mit sur sa veste. Isozaki se leva et contourna son bureau pour venir se planter à un mètre d’elle. — Vos sous-vêtements aussi, dit-il en ôtant sa propre veste et en déboutonnant sa chemise à l’ancienne. Sa poitrine était robuste, musclée, mais glabre. Cognani ôta son soutien-gorge. Ses seins étaient petits mais parfaitement modelés, avec des mamelons roses. Kenzo Isozaki leva la main comme pour la toucher, montra quelque chose du doigt, puis le retourna vers sa propre poitrine et toucha le cruciforme à double barre qui courait de son sternum à son nombril. — Ça, c’est le pouvoir. Il pivota sur ses talons et commença à se rhabiller. Au bout d’un moment, Anna Pelli Cognani haussa les épaules et fit de même. Quand ils eurent terminé, Isozaki s’installa de nouveau derrière son bureau et montra d’un geste l’autre fauteuil. Il vit, calmement étonné, Mme Anna Pelli Cognani y prendre place. — Vous voulez dire que peu importe que nous réussissions à nous rendre indispensables au nouveau pape, s’il y a un nouveau pape. L’Église aura toujours l’ultime atout de la résurrection. — Pas tout à fait, répliqua Isozaki en joignant de nouveau le bout de ses doigts, comme si le précédent intermède n’était pas arrivé. Je dis que le pouvoir qui contrôle le cruciforme contrôle l’univers des hommes. — L’Église…, commença Cognani sans poursuivre sa phrase. Bien sûr, le cruciforme est seulement un élément de l’équation du pouvoir. Le TechnoCentre a donné à l’Église le secret de la résurrection réussie. Mais les IA sont de connivence avec l’Église depuis deux cent quatre-vingts ans… — Pour des fins qui leur sont propres, dit doucement Isozaki. Quelles sont ces fins, Anna ? Le bureau entra dans l’ombre. Des étoiles naquirent avec la violence d’une explosion. Cognani leva le visage vers la Voie Lactée pour s’offrir un moment de réflexion. — Personne ne le sait, finit-elle par dire. La loi d’Ohm. Isozaki sourit. — Très bien. Suivre le chemin de moindre résistance ne nous conduira peut-être pas dans l’Église, mais via le Centre. — Pourtant le conseiller Albedo ne rencontre personne que Sa Sainteté et Lourdusamy. — Personne que nous ne connaissions, rectifia Isozaki. Mais il suffit que le Centre revienne dans l’univers humain. Cognani hocha la tête. Elle comprenait la suggestion implicite : les IA de classe-Centre, illicites, fabriquées par le Mercantilus, pouvaient trouver l’avenue de l’infoplan et la suivre jusqu’au Centre. Pendant près de trois cents ans, le premier commandement imposé par l’Église et la Pax avait été : Tu ne fabriqueras pas de machine pensante égale ou supérieure à l’humanité. Les « IA » en usage dans la Pax étaient plus des « Instruments à-tout-faire » que des « Intelligences artificielles » comme celles qui avaient évolué à l’écart de l’humanité un millénaire plus tôt : rien que des machines pensantes idiotes comme l’IA du bureau d’Isozaki ou l’ordinateur spatial crétin de l’ancien vaisseau du père de Soya, le Raphaël. Mais, depuis une douzaine d’années, des départements de la recherche secrète du Mercantilus avaient recréé des IA autonomes qui égalaient ou surpassaient celles d’usage courant pendant l’ère de l’Hégémonie. Le risque et les bénéfices de ce projet étaient presque incommensurables : la domination absolue du commerce de la Pax et la rupture du vieil équilibre des pouvoirs entre la Flotte et le Mercantilus s’il aboutissait, l’excommunication et la torture pratiquée dans les souterrains du Saint-Office, et l’exécution si l’Église le découvrait. Et maintenant ce projet-là. Anna Pelli Cognani se leva. — Mon Dieu, dit-elle doucement, ce serait un ultime moyen détourné. — L’Église possédait une chose que le Centre désirait… dont il avait besoin. La part de celui-ci, dans la négociation, a été la maîtrise du cruciforme. L’Église lui a sans doute offert une chose d’une valeur égale. Cognani se dit : D’une valeur égale à l’immortalité de milliards d’êtres humains ? — J’ai toujours cru que lorsque Lénar Hoyt et Lourdusamy ont contacté les éléments survivants du Centre, il y a plus de deux siècles, ils leur avaient offert, en échange du cruciforme, le rétablissement secret du TechnoCentre dans l’espace humain. — Pour quelle fin, Anna ? Où était le bénéfice du Centre ? — Quand le Centre faisait partie intégrale de l’Hégémonie, gérait le Retz et le canal large, les IA se servaient des neurones des milliards de cerveaux humains transitant par les distrans comme d’une sorte de filet neural qui constituait un élément de leur projet d’Intelligence Ultime. — Oui. Mais il n’y a plus de distrans maintenant. S’ils se servent des êtres humains… c’est comment ? Et où ? Sans intention de le faire, Anna Pelli Cognani porta la main à son sternum. Isozaki sourit. — C’est irritant, n’est-ce pas ? Comme un mot que l’on a sur le bout de la langue et qui ne veut pas venir à l’esprit. Un puzzle dont il manque une pièce. Mais nous venons de retrouver l’une de celles qui manquaient. Cognani leva un sourcil. — La fille ? — Revenue dans l’espace de la Pax. Nos agents de l’entourage de Lourdusamy ont confirmé que le Centre a transmis l’annonce de cet évènement. C’est arrivé après la mort de Sa Sainteté… Seuls le secrétaire d’État, le grand inquisiteur et les officiers supérieurs de la Flotte sont au courant. — Où est-elle ? — Si le Centre le sait, il ne l’a pas révélé à l’Église ni à un autre organisme humain. Mais, à cause de cette nouvelle, la Flotte de la Pax a rappelé ce capitaine… de Soya. — Le Centre a prédit qu’il serait impliqué dans la capture de la petite fille, dit Cognani. Un début de sourire releva les commissures de ses lèvres. — Ah oui ? dit Isozaki, fier de son élève. — La loi d’Ohm. — Précisément. La femme toucha de nouveau sa poitrine sans avoir conscience de le faire. — Si nous trouvons la fille d’abord, cela nous apportera l’avantage qu’il nous faut pour entamer des négociations directes avec le Centre. Et les moyens… avec les nouvelles capacités dont nous disposerons en direct. Aucun des dirigeants qui connaissaient l’existence du projet secret des IA ne disait jamais les mots ou les phrases tout haut, même dans leurs bureaux protégés contre les écoutes. — Si nous avons la fille et les moyens de négociation, poursuivit Cognani, nous détiendrons le pouvoir nécessaire pour supplanter l’Église dans les transactions du Centre avec l’humanité. — Si nous découvrons ce que le Centre a obtenu de l’Église en contrepartie du contrôle du cruciforme, murmura Isozaki. Et si nous offrons l’équivalent ou quelque chose de mieux. Cognani hocha la tête d’un air distrait. Elle voyait comment tout cela était lié à ses buts et à ses efforts en tant que membre dirigeant de l’Opus Dei. À tous égards, comprit-elle aussitôt. — Entre-temps, il faut trouver la fille avant les autres… La Flotte de la Pax va mettre en jeu des ressources qu’elle n’a jamais révélées au Vatican. — Et vice-versa, dit Isozaki. Cette espèce de lutte lui plaisait infiniment. — Et nous devrons faire de même, confirma Cognani en se tournant vers le tube de lévitation. Engager toutes nos ressources. (Elle sourit à son mentor.) Les trois derniers participants du jeu à somme nulle, n’est-ce pas, Kenzo-san ? — Exact. Tout au gagnant, le pouvoir, l’immortalité et des richesses qui dépassent l’imagination humaine. Au perdant, la destruction, la vraie mort et l’esclavage éternel pour ses descendants. (Il leva un doigt.) Mais pas un jeu à trois participants, Anna. À six. Cognani s’arrêta près de la porte de l’ascenseur. — Je vois le quatrième. Le Centre a intérêt, lui aussi, à trouver la fille d’abord. Mais… Isozaki baissa la main. — Nous devons supposer que, dans ce jeu, la fille a son propre objectif, n’est-ce pas ? Et celui, quel qu’il soit, qui l’a introduite en tant que pion… voilà notre sixième joueur. — Ou l’un des cinq autres, répliqua Cognani en souriant. Elle aussi appréciait une partie aux enjeux élevés. Isozaki acquiesça d’un signe de tête et fit pivoter son fauteuil pour contempler le nouveau lever de soleil au-dessus de la bande convexe du tore du Mercantilus. Il ne se retourna pas lorsque la porte de l’ascenseur se referma et qu’Anna Pelli Cognani s’en alla. Au-dessus de l’autel, Jésus-Christ, le visage sévère et implacable, répartissait les hommes en bons et en mauvais… les élus et les damnés. Il n’y avait pas de troisième groupe. Le cardinal Lourdusamy s’assit dans sa stalle, surmontée d’un dais, de la chapelle Sixtine et contempla la fresque du Jugement dernier de Michel-Ange. Il avait toujours trouvé cette figure intimidante, autoritaire, impitoyable… peut-être l’icône parfaite qu’il fallait pour surveiller ce choix d’un nouveau Vicaire du Christ. Les quatre-vingt-trois stalles où trônaient les quatre-vingt-trois cardinaux présents en chair et en os remplissaient la petite chapelle. Un espace vide permettait l’activation des holos représentant les trente-sept cardinaux absents, simples holos d’une stalle surmontée d’un dais, à raison d’un holo à la fois. C’était le premier matin après que les cardinaux eurent été « séquestrés » dans le Palais du Vatican. Lourdusamy avait bien dormi et bien mangé… sa chambre, un lit de camp dressé dans son bureau ; son repas, un menu simple cuisiné par les religieuses de la maison des hôtes du Vatican, une nourriture sans recherche et un vin blanc servis dans les illustres appartements des Borgia. Maintenant, ils étaient tous rassemblés dans la chapelle Sixtine, leurs stalles-trônes en place, dais dressés. Lourdusamy savait que cette vision splendide avait manqué au Conclave pendant des siècles – les cardinaux étaient devenus trop nombreux pour tenir dans la petite chapelle, à l’ère pré-hégirienne, au XIXe ou XXe siècle après Jésus-Christ, pensa-t-il –, mais, à la Chute des distrans, l’Église était si affaiblie que sa quarantaine de cardinaux pouvait une fois de plus y tenir facilement. Le pape Jules avait gardé ce nombre réduit, jamais plus de cent vingt cardinaux malgré la croissance de la Pax. Et avec presque quarante d’entre eux incapables d’arriver à temps pour le Conclave, la chapelle Sixtine pouvait contenir les stalles de ceux installés d’une manière permanente sur Pacem. Le moment était venu. Tous les électeurs de la chapelle se levèrent. Dans l’espace vide, près de la table des scrutateurs, à côté de l’autel, les holos des trente-sept cardinaux-électeurs absents miroitèrent en s’allumant. L’espace étant réduit, les images holos étaient petites, silhouettes humaines guère plus grandes que des poupées dans des stalles de taille équivalente, toutes flottant dans l’air comme les fantômes des électeurs des Conclaves passés. Lourdusamy sourit en constatant combien la taille réduite de ces électeurs absents semblait de circonstance. Le pape Jules avait toujours été élu par acclamation. L’un des trois cardinaux scrutateurs leva la main : le Saint-Esprit était peut-être prêt à animer ces hommes et ces femmes, mais il fallait tout de même maintenir une certaine coordination. Quand il baissa la main, les quatre-vingt-trois cardinaux présents et les trente-sept holos parlèrent d’une seule voix. — Eligo le père Lénar Hoyt ! cria le cardinal Lourdusamy, et il vit le cardinal Mustafa prononcer les mêmes mots sous le dais de sa stalle. Devant l’autel, le scrutateur marqua un temps d’arrêt. L’acclamation avait été forte et claire, mais certainement pas unanime. C’était une chose nouvelle. Depuis deux cent soixante-dix ans, l’élection par acclamation avait toujours été immédiate. Lourdusamy s’efforça de ne pas sourire ni regarder autour de lui. Il savait qui, parmi les cardinaux les plus récents, n’avait pas réélu le pape Jules. Il savait combien cela avait coûté d’acheter ces hommes et ces femmes. Il savait le terrible risque qu’ils couraient et dont ils souffriraient presque certainement. Lourdusamy savait tout cela parce qu’il l’avait orchestré. Après avoir consulté les autres scrutateurs, celui qui avait déclenché l’acclamation dit : — Nous allons procéder au vote à bulletins secrets. Les cardinaux se mirent à parler entre eux d’un air excité tandis qu’on préparait les bulletins et qu’on les distribuait. Cela n’était jamais arrivé du vivant de la plupart de ces princes de l’Église. Les holos des cardinaux-électeurs absents ne servaient plus à rien. Un petit nombre d’entre eux avaient préparé leurs microprocesseurs interactifs en vue du scrutin, mais la plupart ne s’étaient pas donné cette peine. Les maîtres de cérémonie passèrent entre les stalles pour distribuer les cartons de vote, trois à chaque cardinal-électeur. Les scrutateurs parcouraient la forêt des stalles pour s’assurer que chacun avait bien un stylo. Quand tout fut prêt, le cardinal Deacon leva de nouveau la main, cette fois pour signifier qu’il fallait voter. Lourdusamy regarda son bulletin. En haut à gauche était écrit : Eligo in Summum Pontificem. Il y avait de la place, en dessous, pour un seul nom. Le cardinal Simon Augustino Lourdusamy écrivit : Lénar Hoyt, il plia la fiche et la brandit afin qu’on puisse la voir. En une minute, les quatre-vingt-trois cardinaux, ainsi que la demi-douzaine de holos interactifs firent de même. Le scrutateur commença à appeler les cardinaux par ordre de préséance. Le cardinal Lourdusamy se leva le premier, quitta sa stalle et gagna la table près de l’autel, sous le regard du terrible Christ de la fresque. Il fit une génuflexion, puis s’agenouilla et courba la tête pour une prière silencieuse. Se relevant, il dit tout haut : — J’appelle à témoin le Christ, le Seigneur qui sera mon juge, que je vote pour celui que, devant Dieu, je considère comme digne d’être élu. Lourdusamy déposa solennellement son bulletin plié sur le plat d’argent placé sur l’urne. Soulevant le plat, il fit glisser son vote dans le réceptacle. Le cardinal Deacon hocha la tête ; Lourdusamy s’inclina, tourné vers l’autel, et retourna à sa stalle. Le cardinal Mustafa, grand inquisiteur, s’avança majestueusement pour déposer le second bulletin de vote. Le pointage ne commença qu’une heure plus tard. Le premier scrutateur secoua l’urne pour mélanger les bulletins. Le second les compta, y compris les six copiés d’après les holos interactifs, et déposa chacun d’eux dans un second réceptacle. Le compte correspondait au nombre de votants du Conclave. On procéda au scrutin. Le premier scrutateur dépliait un bulletin, écrivait le nom qui était dessus et le passait au deuxième scrutateur qui notait le nom et le passait au troisième et dernier scrutateur. Cet homme, le cardinal Couesnongle, disait le nom tout haut avant de le noter. Dans leurs stalles, les cardinaux prenaient note du nom sur un scripteur fourni par les scrutateurs. À la fin du Conclave, les scripteurs seraient brouillés, leurs fichiers effacés afin que ne subsiste aucun enregistrement du vote. Lourdusamy et le reste des cardinaux présents n’avaient qu’une seule incertitude : est-ce que les cardinaux-électeurs dissidents qui s’étaient manifestés à l’acclamation mettraient vraiment le nom de quelqu’un d’autre en jeu ? Lorsqu’on avait fini de lire un bulletin, le dernier scrutateur passait une aiguille enfilée dans le mot « Eligo » et faisait glisser la carte sur le fil. Quand on eut terminé la lecture de tous les bulletins, il fit un noeud aux deux bouts du fil. Le candidat qui l’emportait fut admis dans la chapelle. — Acceptez-vous votre élection canonique de Pontife Suprême ? — Je l’accepte, dit le prêtre. On apporta alors une stalle que l’on déposa derrière lui. Le cardinal Deacon leva la main et entonna : — Comme vous avez accepté votre élection canonique, cette assemblée, sous le regard de Dieu Tout-Puissant, vous reconnaît pour Évêque de l’Église de Rome, vrai Pape et Chef du Collège des Évêques. Puisse Dieu vous bien conseiller, puisqu’Il vous accorde le pouvoir total et absolu sur l’Église de Jésus-Christ. — Amen, répondit le cardinal Lourdusamy, et il tira la corde qui abaissait le dais de sa stalle. Les quatre-vingt-trois dais matériels et les trente-sept holographiques s’abaissèrent en même temps et seul celui du pape resta levé. Le prêtre – maintenant pontife – se carra sous le dais papal. — Quel nom avez-vous choisi en tant que Souverain Pontife ? demanda le cardinal Deacon. — J’ai choisi le nom d’Urbain XVI. Un murmure et un bourdonnement s’élevèrent des autres stalles. Le cardinal Deacon tendit la main, puis lui et les autres scrutateurs conduisirent le prêtre hors de la chapelle. Le volume du murmure et du chuchotement monta. Le cardinal Mustafa se pencha hors de sa stalle et souffla à Lourdusamy : — Il doit penser à Urbain II. Urbain XV était un petit couard pleurnicheur du XXIXe siècle qui ne faisait que lire des romans policiers et écrire des lettres d’amour à son ex-maîtresse. — Urbain II, dit Lourdusamy d’un air songeur. Oui, bien sûr. Au bout de quelques minutes, les scrutateurs revinrent avec le prêtre. Maintenant le pape était habillé de blanc ; il portait une soutane blanche, une calotte blanche, une croix pectorale et une large ceinture, ou fascia, blanche elle aussi. Le cardinal Lourdusamy s’agenouilla sur les dalles de la chapelle, comme firent tous les autres cardinaux réels ou holographiques, et le nouveau pape leur donna sa première bénédiction. Puis les scrutateurs et les cardinaux préposés allèrent brûler dans le poêle les bulletins attachés par le fil noir, ajoutant assez de bianco chimique pour s’assurer que la sfumata serait bien une fumée blanche. Les cardinaux sortirent un à un de la chapelle Sixtine et parcoururent les anciens chemins et corridors menant à Saint-Pierre où le cardinal Deacon, leur aîné, sortit seul sur le balcon pour annoncer le nom du nouveau pontife à la multitude en attente. Le père capitaine Federico de Soya se trouvait parmi les cinq cent mille individus serrés les uns contre les autres qui attendaient ce matin-là sur la place Saint-Pierre et dans les environs. Il n’était sorti de son emprisonnement de facto dans le presbytère des Légionnaires que quelques heures auparavant. Il devait se présenter au spatioport de la Flotte cet après-midi afin de s’embarquer dans la navette qui le conduirait à son nouveau poste de commandement. En traversant le Vatican, de Soya avait suivi la foule – il avait plutôt été englouti par elle – d’hommes, de femmes et d’enfants qui s’écoulait comme un fleuve vers la place. Une grande clameur s’éleva lorsque les bouffées de fumée montèrent du tuyau de poêle. La cohue incroyablement dense qui se pressait sous le balcon de Saint-Pierre le devint plus encore lorsque des dizaines de milliers de personnes se précipitèrent entre les colonnades et les statues. Des centaines de Gardes Suisses contenaient la foule loin de l’entrée de la basilique et des quartiers privés. Quand Deacon apparut et annonça que le nouveau pape s’appellerait Sa Sainteté Urbain XVI, un hoquet de surprise parcourut la foule. De Soya se retrouva lui aussi la bouche ouverte, surpris et secoué. Tout le monde s’attendait à Jules XV. L’idée d’un autre pape était… impensable. Quand le nouveau pontife mit le pied sur le balcon, la surprise fit place à des acclamations qui se prolongèrent indéfiniment. C’était bien le pape Jules, son visage familier, son front haut, ses yeux tristes. Le père Lénar Hoyt, le sauveur de l’Église, avait été élu une fois de plus. Sa Sainteté leva la main pour la bénédiction habituelle et attendit que la foule cesse d’acclamer pour parler, mais cette dernière ne voulait pas se taire. Le rugissement qui s’élevait d’un million de gorges continuait, encore et encore. Pourquoi Urbain XVI ? se demanda le père capitaine de Soya. Il avait suffisamment lu et étudié l’histoire de l’Église lorsqu’il était Jésuite. Rapidement, il feuilleta ses notes mentales sur les Urbain… la plupart étaient peu mémorables, ou pire. Pourquoi ?… — Merde, dit-il tout haut, le doux juron se perdant dans le rugissement prolongé des fidèles qui remplissaient la place Saint-Pierre. Merde, répéta-t-il. Avant même que la foule se soit suffisamment calmée pour que le nouvel ancien pontife puisse parler, expliquer le choix de son nom, annoncer ce que de Soya savait déjà, le père capitaine comprit. Et son cœur se serra. Urbain II avait régné de 1088 à 1099 après Jésus-Christ. Au synode que ce pape convoqua à Clermont en… novembre de l’année 1095, se souvint de Soya, Urbain II avait lancé son appel à la Guerre Sainte contre les musulmans du Proche-Orient, pour secourir Byzance, libérer tous les Lieux Saints de la domination arabe. Cet appel avait mené à la Première Croisade… la première de nombreuses campagnes sanglantes. La foule finit par se calmer. Le pape Urbain XVI se mit à parler, sa voix familière pleine d’une énergie nouvelle s’éleva et retomba sur les têtes des cinq cent mille fidèles qui l’écoutaient en personne et des milliards qui le faisaient par l’émission en direct. Le père capitaine de Soya tourna le dos avant même que le nouveau pape commence à parler. Il tenta de se frayer, de force, un passage dans la foule immobile, afin d’échapper à l’enfermement de la place Saint-Pierre, soudain source de claustrophobie. Sans résultat. De Soya était pris au piège de la foule délirante et joyeuse. Les paroles du nouveau pontife étaient également joyeuses et passionnées. Le père capitaine, incapable de fuir, resta là et courba la tête. Lorsque la foule commença à crier : « Deus le volt », de Soya se mit à pleurer. La croisade. La gloire. Une solution finale au problème des Extros. Un massacre, une destruction qui passerait toute imagination. Le père capitaine de Soya ferma les yeux aussi fort qu’il le put, mais la vision persista : des faisceaux de particules chargées flamboyaient contre le noir de l’espace, des mondes entiers brûlaient, des océans se vaporisaient et des continents devenaient des rivières de lave, des forêts orbitales explosaient, transformées en fumée, des corps carbonisés dérivaient en apesanteur, de fragiles créatures ailées prenaient feu, se carbonisaient et se dispersaient en cendres… De Soya pleurait tandis que des milliards d’êtres humains poussaient des vivats. 4 Je savais d’expérience que les départs et les adieux effectués en fin de journée sont les plus déprimants. Les militaires excellent à partir pour leurs plus grosses opérations au milieu de la nuit. Pendant mon service dans la Garde Nationale d’Hypérion, on aurait dit que tous les mouvements de troupe importants commençaient après minuit. Je me mis à associer ce mélange bizarre de peur et d’excitation, d’effroi et d’appréhension, à l’obscurité qui précède l’aube et à l’odeur de l’heure tardive. Énée avait dit que je partirais le soir de son annonce à la Confrérie, mais charger le kayak, faire mon sac en choisissant ce que je laisserais à jamais derrière moi, fermer ma tente ainsi que mon poste de travail dans l’enclave me prirent beaucoup de temps, aussi nous ne décollâmes pas, à bord du vaisseau de descente, avant deux heures du matin, et le soleil était sur le point de se lever lorsque nous atteignîmes notre destination. J’avoue que je me sentais régenté et bousculé par l’annonce péremptoire de la jeune fille. Durant les quatre années que nous avions passées à Taliesin Ouest, beaucoup de gens étaient venus trouver Énée pour lui demander son avis et ses directives, mais pas moi. J’avais trente-deux ans. Énée, seize. Ma tâche consistait à veiller sur elle, à la protéger et, si l’occasion se présentait, à lui dire que faire et quand le faire. Je n’aimais pas du tout le tour qu’avaient pris les évènements. J’avais supposé que A. Bettik nous accompagnerait jusqu’à l’endroit, quel qu’il fût, où j’étais censé foutre le camp, mais Énée dit que l’androïde devait rester à l’enclave, aussi je perdis encore vingt minutes à le localiser et à lui faire mes adieux. — Énée dit que nous nous reverrons en temps voulu, dit l’homme bleu, et je suis sûr que cela arrivera, H. Endymion. — Raul, dis-je pour la cinq centième fois. Appelez-moi Raul. — Bien sûr, répondit A. Bettik avec ce petit sourire qui suggérait l’insubordination. — Putain de merde ! m’écriai-je éloquemment, et je lui tendis la main. A. Bettik la serra. J’avais très envie d’étreindre notre vieux compagnon de voyage, mais je savais que cela l’embarrasserait. Les androïdes n’étaient pas réellement programmés pour être raides et serviles – après tout, c’étaient des êtres vivants, organiques, non des machines –, mais, entre les instructions de l’ARN et une longue pratique, ils devenaient des créatures désespérément compassées. Du moins celui-là. Nous voilà partis, Énée et moi, roulant hors du hangar, dans le désert, et décollant avec aussi peu de bruit que possible. J’avais dit adieu aux élèves et aux ouvriers de la Confrérie que j’avais pu trouver, mais il était tard et les gens s’étaient dispersés pour regagner leur lit dans les dortoirs, les tentes et les abris d’apprentis. J’espérais retomber un jour sur certains d’entre eux, surtout les hommes et les femmes composant l’équipe de construction avec laquelle je travaillais depuis quatre ans, mais ne croyais guère que ce fût possible. Le vaisseau de descente pouvait atteindre seul notre destination, rien qu’une série de coordonnées qu’Énée lui avait fournie, mais je laissai les commandes en semi-manuel pour avoir quelque chose à faire pendant le vol. Je savais que nous avions quinze cents kilomètres à parcourir avant d’arriver « quelque part sur le Mississippi », comme avait dit Énée. Le vaisseau de descente aurait pu couvrir cette distance en dix minutes de vol suborbital, mais il fallait économiser son énergie et ses maigres réserves de carburant. Aussi, après avoir étendu les ailes au maximum, nous gardâmes notre vélocité subsonique à une altitude confortable de dix mille mètres, évitant ainsi de remorpher le vaisseau jusqu’à l’atterrissage. Nous ordonnâmes à la persona de l’astronef du consul – que j’avais autrefois transférée de mon persoc dans le centre d’IA du vaisseau de descente – de se taire, à moins qu’elle n’ait quelque chose d’important à nous dire, puis nous nous détendîmes dans la lueur rouge des instruments pour parler et regarder le continent sombre défiler au-dessous de nous. — Pourquoi cette précipitation, ma grande ? Énée esquissa ce geste de rejet, gauche, que je lui avais vu faire pour la première fois presque cinq ans auparavant. — Cela me semblait important de s’y mettre. Sa voix était douce, presque sans vie, vidée de la vitalité et de l’énergie qui avaient soumis la Confrérie à sa volonté. Peut-être étais-je la seule personne vivante qui pouvait identifier ce ton, mais elle semblait sur le point de pleurer. — Ça ne peut pas être si important que cela, dis-je. Me faire partir, comme cela, au milieu de la nuit… Énée secoua la tête et fixa le pare-brise sombre un moment. Je m’aperçus qu’elle pleurait. Quand elle finit par se retourner, ses yeux, à la lueur des instruments, parurent très mouillés et très rouges. — Si tu ne partais pas cette nuit, je perdrais courage et te demanderais de rester avec moi. Si tu ne t’en allais pas, je perdrais encore plus courage et demeurerais sur la Terre… je ne retournerais jamais là-bas. J’avais une envie terrible de lui prendre la main, mais je gardai ma grosse patte sur l’omni-commande. — Hé, dis-je, on pourrait rentrer ensemble. Cela n’a aucun sens de me faire partir d’un côté et toi de l’autre. — Si, cela a un sens, répliqua Énée si doucement que je dus me pencher vers elle pour l’entendre. — A. Bettik pourrait aller chercher le vaisseau. Toi et moi, nous resterions sur Terre jusqu’à ce que nous soyons prêts à retourner… Énée fit non de la tête. — Je ne serai jamais prête à rentrer, Raul. Cette idée me fait mourir de peur. Je pensai à cette féroce poursuite qui nous avait lancés d’Hypérion à travers l’espace de la Pax, échappant de justesse aux astronefs, aux vaisseaux-torches, aux avions de combat, aux soldats, aux Gardes Suisses, et à Dieu sait qui d’autre, y compris à ce putain de truc sorti de l’enfer qui avait failli nous tuer sur le Bosquet de Dieu, et je dis : — Moi aussi, ma grande. Peut-être devrions-nous rester sur Terre. Ils ne peuvent pas nous retrouver ici. Énée me regarda et je reconnus cette expression : ce n’était pas de l’entêtement, c’était une fermeture à toute discussion sur un sujet qu’elle considérait comme réglé. — D’accord, fis-je, mais tu ne m’as toujours pas dit pourquoi A. Bettik ne pourrait pas prendre ce kayak et aller récupérer le vaisseau pendant que je rentrerais par les distrans avec toi. — Si, je l’ai fait. Tu n’écoutais pas. (Elle changea de position dans le grand fauteuil.) Raul, si tu pars et si nous sommes d’accord pour nous retrouver à une certaine date, à un certain endroit de l’espace de la Pax, je dois traverser les distrans et faire ce que j’ai à faire. Et ce que j’ai à faire, je dois le faire seule. — Énée, dis-je. — Oui ? — C’est vraiment stupide. Est-ce que tu le sais ? La jeune fille de seize ans ne répondit pas. En bas, sur la gauche, quelque part dans le Kansas, un cercle de feux de camp apparut. Je contemplai les lumières au sein des ténèbres. — As-tu une idée de ce que nos amis étrangers fabriquent ici ? — Non. Et ce ne sont pas mes amis étrangers. — Qu’est-ce qu’ils ne sont pas ? Étrangers ? Ou amis ? — Ni l’un ni l’autre. Je me rendis compte qu’elle n’en avait jamais dit autant sur les intelligences semi-divines qui avaient kidnappé l’Ancienne Terre – et nous, me semblait-il à ce moment, qu’ils avaient menés et poussés comme des bestiaux dans les distrans. — Ça t’ennuierait de m’en dire un peu plus sur ces non-amis non-étrangers ? Après tout, les choses pourraient tourner mal… Je pourrais ne jamais arriver à notre rendez-vous. J’aimerais apprendre le secret de nos hôtes avant de mourir. Je regrettai d’avoir dit cela dès que les mots furent sortis de ma bouche. Énée recula comme si je l’avais giflée. — Désolé, ma grande. Cette fois, je posai ma main sur la sienne. — J’ai parlé sans réfléchir. Parce que je suis en colère. Énée hocha la tête et je vis qu’il y avait de nouveau des larmes dans ses yeux. Tout en continuant à me donner mentalement des coups de pied, je dis : — Tout le monde, dans la Fraternité, s’imaginait que les étrangers étaient des créatures bienveillantes, presque divines. Les gens disaient : « Les Lions, les Tigres et les Ours », mais pensaient en fait : « Jésus, Jéhovah et E.T. », tu sais, ce vieux film que M. Wright nous a montré. Tout le monde était convaincu que, lorsque le moment viendrait pour la Confrérie de plier bagage, les étrangers apparaîtraient et nous ramèneraient à la Pax dans un grand vaisseau mère. Pas de danger. Pas d’histoire. Pas de problème. Énée sourit, mais ses yeux brillaient encore de larmes. — Les humains ont toujours attendu que Jésus, Jéhovah et E.T. viennent leur sauver le cul, avant même qu’ils couvrent ce cul de peaux de bête et sortent de leurs cavernes. Il faudra qu’ils continuent à attendre. C’est notre affaire… notre guerre… et nous devrons nous en tirer tout seuls. — Nous, c’est-à-dire toi, moi et A. Bettik contre huit cents milliards de fidèles régénérés ? répliquai-je doucement. Énée refit ce geste gracieux. — Oui. Pour le moment. Quand nous arrivâmes, non seulement il faisait encore nuit, mais il pleuvait des cordes, une pluie des derniers jours de l’automne, froide, mêlée de neige fondue. Le Mississippi était un grand fleuve, le plus long de l’Ancienne Terre, et le vaisseau de descente décrivit un cercle avant d’atterrir dans une petite ville de la rive ouest. Je vis tout cela sur le moniteur après traitement numérique de l’image ; la vue qu’offrait le pare-brise n’était que ténèbres et pluie. Nous survolâmes une grande colline couverte d’arbres dénudés, croisâmes une autoroute vide qui enjambait le Mississippi sur un pont étroit et nous posâmes sur une zone pavée, dégagée, à une cinquantaine de mètres du fleuve. La ville s’allongeait dans la vallée entre des collines boisées, et sur le moniteur je distinguai de petites maisons en bois, des entrepôts en brique plus étendus, et quelques structures très élevées, près de la rivière, qui avaient peut-être été des silos à grain. Ce genre de bâtiment était très répandu aux XIXe, XXe, et XXIe siècles dans cette région de l’Ancienne Terre : je me demandai pourquoi les tremblements de terre et les incendies des Tribulations avaient épargné cette ville, ou pourquoi les Lions, les Tigres et les Ours l’avaient reconstruite, si tel était le cas. Il n’y avait pas le moindre signe de population dans les rues étroites, ni de signatures thermiques sur les bandes infrarouges – pas de créatures vivantes, pas de véhicules de surface au système de propulsion à combustion interne tellement chaud – mais il était presque quatre heures et demie du matin, par une nuit froide et pluvieuse. Personne, n’ayant un minimum de bon sens ne serait sorti par un temps aussi moche, aussi infect. Nous enfilâmes nos ponchos, je m’emparai de mon sac à dos et dis : — À un de ces jours, Vaisseau. Prends modèle sur moi. Nous descendîmes les marches morphées et plongeâmes sous la pluie. Lors de notre précédente équipée fluviale, j’avais de grosses lunettes à infrarouge, un assortiment d’armes et un radeau plein de gadgets en tout genre. Cette nuit, je n’emportais que la torche laser, la seule chose qui nous restait de notre voyage jusqu’à la Terre – sur son mode le plus faible, le plus économique, elle éclairait deux mètres de rue luisante de pluie – un couteau de chasse Navajo, plus quelques sandwiches et des fruits secs rangés dans mon sac. J’étais prêt à affronter la Pax. — Cet endroit, c’est quoi ? demandai-je. — Hannibal, répondit Énée qui s’efforçait de ne pas lâcher le kayak glissant tandis que nous descendions la rue en trébuchant. Je dus alors tenir la lampe de poche entre mes dents afin de saisir à deux mains la proue de ce stupide petit bateau. Lorsque nous atteignîmes l’endroit où la rue devenait une rampe de chargement aboutissant au torrent noir du Mississippi, je posai le kayak, récupérai la lampe et dis : — Saint-Pétersbourg. J’avais passé des centaines et des centaines d’heures à lire, dans la riche bibliothèque de la Confrérie, composée de livres imprimés. Je vis la tête encapuchonnée acquiescer à la lueur réfléchie du rayon de la lampe. — C’est fou, dis-je en balayant du faisceau de la torche la rue vide, le mur de brique des entrepôts, la rivière sombre. La course précipitée de l’eau noire était effrayante. Toute idée de s’y abandonner me parut démente. — Oui, c’est fou. La pluie froide fouettait la capuche de son poncho. Je contournai le kayak et la pris par le bras. — Tu vois l’avenir. Quand nous reverrons-nous ? Sa tête était penchée. Je n’apercevais qu’à peine la lueur de sa joue pâle dans le faisceau de la lampe. Le bras que je serrais à travers la manche de son vêtement aurait aussi bien pu être la branche d’un arbre mort tant j’y sentais peu de vie. Elle répondit trop bas pour que je comprenne à cause du bruit de la pluie et de la rivière. — Pardon ? — Je dis que je ne vois pas l’avenir. Je m’en souviens en partie. — Quelle différence cela fait-il ? Énée soupira et se rapprocha. Il faisait assez froid pour que nos souffles se mêlent réellement dans l’air. Je sentis en moi un afflux d’adrénaline dû à l’inquiétude, à la peur et à l’appréhension. — Voir, c’est une sorte de clarté, et se souvenir c’est… autre chose. Je secouai la tête. La pluie me coula dans les yeux. — Je ne comprends pas. — Raul, tu te souviens du dernier anniversaire de Bets Kimbal ? Quand Jaev s’est mis au piano et que Kikki s’est soûlé à mort ? — Oui, répondis-je, agacé par cette discussion en plein milieu de la nuit, sous une averse, au moment de nous dire adieu. — Quand était-ce ? — Qu’est-ce que tu veux dire ? — Quand était-ce ? répéta-t-elle. Derrière nous, le Mississippi sortait des ténèbres pour y plonger de nouveau à la vitesse d’un train en lévitation magnétique. — En avril. Début mai. Je ne sais pas. La silhouette encapuchonnée hocha la tête. — Et qu’est-ce que M. Wright portait, ce soir-là ? Je n’avais jamais éprouvé le désir de gifler, ou de fesser, ou d’injurier Énée. Jusqu’à cet instant. — Comment veux-tu que je le sache ? Pourquoi est-ce que je me le rappellerais ? — Essaie. Je poussai un gros soupir et regardai, au loin, les collines sombres dans la nuit noire. — Merde, j’en sais rien… son costume gris, en laine. Oui, je le revois dedans, debout à côté du piano. Le costume gris avec de gros boutons. Énée hocha de nouveau la tête. — On a fêté l’anniversaire de Bets à la mi-mars, dit-elle plus fort que le crépitement de la pluie sur nos capuches. M. Wright n’est pas venu parce qu’il était enrhumé. — Et alors ? dis-je, sachant très bien où elle voulait en venir. — Alors, je me souviens de bribes du futur, répéta-t-elle, et sa voix semblait proche de mes oreilles. Je n’ose pas me fier à ces souvenirs. Si je te dis quand nous nous reverrons, ce pourrait être comme le costume gris de M. Wright. Je gardai le silence pendant une longue minute. La pluie tambourinait tels de minuscules poings sur des cercueils fermés. Pour finir, je dis : — D’accord. Énée fit deux pas et mit les bras autour de moi. Nos ponchos crissèrent l’un contre l’autre. Tandis que nous nous étreignions, je sentis la contraction de son dos et la douceur nouvelle de sa poitrine. Elle recula. — Puis-je avoir la lampe de poche un moment ? Je la lui tendis. Elle releva le tablier de nylon du minuscule cockpit du kayak et éclaira l’étroite bande de bois poli qui courait sous la fibre de verre. Un unique bouton rouge, protégé par un panneau transparent, luisait sous la pluie. — Tu vois ça ? — Oui. — N’y touche surtout pas. Je reconnais qu’alors j’éclatai de rire. Parmi toutes les choses que j’avais lues dans la bibliothèque de Taliesin, il y avait des pièces du théâtre de l’absurde, comme En attendant Godot. J’eus l’impression que nous nous étions échoués sur quelque latitude de l’absurde et du surréel. — Je suis sérieuse. — Pourquoi mettre un bouton là, s’il ne faut pas y toucher ? dis-je en essuyant la pluie qui dégouttait de mon visage. La silhouette encapuchonnée secoua la tête. — Je veux dire, n’y touche pas jusqu’à ce que tu sois absolument obligé de le faire. — Comment saurai-je que le moment est venu, ma grande ? — Tu le sauras, répondit-elle, et elle me serra de nouveau dans ses bras. Nous ferions mieux de mettre ça à l’eau. Je me penchai alors pour déposer un baiser sur son front. J’avais fait cela des douzaines de fois ces dernières années – en lui souhaitant bonne chance avant l’une de ses retraites, en la bordant dans son lit, pour baiser son front moite et froid lorsqu’elle était fiévreuse ou épuisée de fatigue. Mais, lorsque je me penchai pour l’embrasser, Énée leva le visage et, pour la première fois depuis que nous nous étions rencontrés au sein des tourbillons de sable et de la confusion, dans la Vallée des Tombeaux du Temps, je la baisai sur les lèvres. Je crois avoir déjà mentionné que le regard d’Énée est bien plus puissant et intime que l’attouchement de la plupart des gens… et que, lorsqu’elle vous touche, vous éprouvez comme une secousse électrique. Ce baiser était… au-delà de tout cela. J’avais trente-deux ans, ce soir-là, sous la pluie, dans l’obscurité, à Hannibal, sur la rive ouest du fleuve appelé Mississippi, sur le monde appelé autrefois la Terre, perdu maintenant quelque part dans le Petit Nuage de Magellan, et je n’avais jamais éprouvé de sensation semblable à ce premier baiser. La surprise me fit reculer. La torche laser, posée entre nous, était tournée vers le haut et j’aperçus une lueur dans ses yeux noirs… de malice peut-être, de soulagement peut-être, comme si une longue attente avait pris fin, et de… quelque chose d’autre. — Au revoir, Raul, dit-elle, et elle souleva une des extrémités du kayak. L’esprit vacillant, je déposai la proue dans l’eau noire, au bout de la rampe, et me glissai dans le cockpit. A. Bettik l’avait confectionné pour moi comme un vêtement bien taillé. Je m’assurai que je n’appuierais pas sur le bouton rouge en pagayant. Énée me poussa et le kayak flotta dans vingt centimètres d’eau. Elle me tendit la pagaie double, puis mon sac à dos et la torche laser. Je dirigeai le faisceau vers l’eau noire, entre nous. — Où est le portail distrans ? demandai-je. J’entendis les mots venir de loin, comme si un troisième interlocuteur avait parlé. Mon esprit et mes émotions essayaient encore d’assimiler ce baiser. J’avais trente-deux ans. Cette enfant venait d’en avoir seize. Ma tâche, c’était de la protéger et de la garder en vie jusqu’à ce que nous retournions un jour sur Hypérion, auprès du vieux poète. C’était de la démence. — Tu verras, dit-elle. Un peu après le lever du jour. Dans plusieurs heures, alors. C’était le théâtre de l’absurde. — Et que devrai-je faire quand j’aurai récupéré le vaisseau ? Où est-ce que nous nous retrouverons ? — Il y a un monde appelé T’ien Shan, répondit Énée. Cela veut dire « Montagnes du Ciel ». Le vaisseau saura comment le trouver. — C’est dans l’espace de la Pax ? — Tout juste. Son haleine resta suspendue dans l’air glacé. — Il se trouvait aux Confins de l’Hégémonie. La Pax l’a incorporé au Protectorat en promettant d’envoyer des missionnaires, mais il n’a pas encore été soumis. — T’ien Shan, répétai-je. Bien. Comment te retrouverai-je ? Une planète, c’est grand. Je voyais ses yeux noirs dans le faisceau sautillant de la lampe. Ils étaient mouillés de pluie ou de larmes, ou des deux. — Cherche une montagne appelée Heng Shan… la Montagne Sacrée du Nord. Près de là, il y a un endroit appelé Hsuan-k’ung Ssu. Cela signifie « le Temple en Suspens dans les Airs ». Je devrais y être. Je fis, du poing, un geste grossier. — Super, tout ce que j’ai à faire, c’est de m’arrêter à une caserne de la Pax pour leur demander où se trouve le Temple en Suspens dans les Airs, et tu seras là à m’attendre. — Il n’y a que quelques milliers de montagnes sur T’ien Shan, dit-elle d’une voix monotone et malheureuse. Et seulement quelques… cités. Le vaisseau peut localiser Heng Shan et Hsuan-k’ung Ssu depuis son orbite. Tu ne pourras pas y atterrir, mais tu débarqueras. — Pourquoi ne pourrai-je pas y atterrir ? demandai-je, irrité par tous ces puzzles dans des énigmes à l’intérieur de messages codés. — Tu verras bien, Raul, dit-elle d’une voix aussi emplie de larmes que ses yeux l’avaient été. Je t’en prie, pars. Le courant essayait de m’emporter, mais je pagayais pour maintenir le petit kayak léger sur place. Énée marcha sur la rive pour rester à ma hauteur. Le ciel semblait s’éclaircir un peu à l’est. — Es-tu certaine que nous nous reverrons ? criai-je dans la pluie qui diminuait. — Je ne suis certaine de rien, Raul. — Pas même que nous survivrons à ça ? Je ne sais pas bien ce que je voulais dire par « ça ». Je ne suis même pas sûr de ce que je voulais dire par « survivre ». — Surtout pas à ça, dit la jeune fille, et je vis le sourire familier, empreint de malice, d’appréhension et d’une sorte de tristesse pleine de sagesse involontaire. Le courant m’emportait. — Combien de temps va-t-il me falloir pour retrouver le vaisseau ? — Seulement quelques jours, je crois, cria-t-elle. Plusieurs mètres nous séparaient maintenant, et le courant m’entraînait vers le milieu du fleuve. — Et quand je l’aurai récupéré, combien de temps me faudra-t-il pour arriver à… T’ien Shan ? Énée cria la réponse, mais elle se perdit dans le clapotement des vagues contre la coque de mon petit kayak. — Quoi ? hurlai-je. Je ne t’ai pas entendue. — Je t’aime, cria Énée, et sa voix était claire et brillante par-delà l’eau noire. Le fleuve m’emportait. Je ne pouvais pas parler. Mes bras ne réagirent pas lorsque je pensai enfin à pagayer contre le courant puissant. — Énée ? Je dirigeai ma lampe vers le rivage, saisis un reflet de son poncho dans le faisceau, le pâle ovale de son visage dans l’ombre de la capuche. — Énée ! Elle cria quelque chose, fit de grands signes. Moi aussi. Le courant était très fort. Je pagayai violemment pour éviter d’entrer en collision avec un arbre entier échoué sur un banc de sable, puis me retrouvai dans le courant central, emporté vers le sud. Je jetai un regard en arrière, mais les murs des derniers bâtiments d’Hannibal masquaient ma chère Énée. Une minute plus tard, j’entendis les répulseurs EM du vaisseau de descente et quand je levai les yeux, je n’aperçus qu’une ombre. C’était peut-être elle en train de décrire un cercle. Ou un nuage bas, dans la nuit. La rivière m’entraîna vers le sud. 5 Le père capitaine de Soya quitta le système de Pacem à bord du V.S.S. Raguel, un croiseur de classe-archange semblable au vaisseau dont on lui avait ordonné de prendre le commandement. Tué par le terrible vortex de la propulsion instantanée, classée secrète, connue de la Flotte de la Pax sous le nom de propulsion Gédéon, de Soya fut ressuscité en deux jours au lieu des trois habituels – les chapelains prirent le risque accru d’une résurrection ratée à cause de l’insistance des ordres du père capitaine – et se retrouva sur la Station de Déploiement Stratégique de la Flotte de la Pax Omicron2-Epsilon3, en orbite autour d’un monde rocheux, dépourvu de vie, tournoyant dans les ténèbres au-delà d’Epsilon Eridani, dans l’Ancien Voisinage, à une poignée d’années-lumière seulement de l’endroit où la Terre se trouvait autrefois. De Soya ne disposa que d’un jour pour récupérer ses facultés et fut ensuite expédié à l’aire de largage spatial d’Omicron2-Epsilon2, à cent mille kilomètres de la base militaire. L’enseigne qui pilotait la navette fit un détour pour que le père capitaine de Soya puisse jeter un coup d’œil sur son nouveau vaisseau et, en dépit de lui-même, ce dernier fut enivré par ce qu’il vit. Le V.S.S. Raphaël relevait visiblement d’une technologie de pointe, et ne dérivait plus, comme tous les précédents vaisseaux de la Pax que de Soya connaissait, des conceptions – redécouvertes – de l’Hégémonie avant la Chute. La configuration générale semblait trop dépouillée pour fonctionner dans le vide et trop complexe pour l’atmosphère, mais l’effet global était celui d’une puissance de mort aérodynamique. La coque, un composé d’alliages morphables et de zones d’énergie pure fixée, permettait des changements rapides de forme et de fonction impossibles quelques années plus tôt. Tandis que la navette croisait le Raphaël selon un arc balistique long et lent, de Soya regarda le grand vaisseau passer de l’argenté du chrome au noir mat de la quasi-invisibilité, disparaissant pratiquement à la vue. En même temps, plusieurs bômes d’instruments et niches de séjour furent avalées par la coque centrale lisse, jusqu’à ce que seuls subsistent les renflements des armes et les sondes des champs de confinement. Soit le vaisseau se préparait à vérifier le bon fonctionnement de la translation hors système, soit les officiers du bord savaient très bien que la navette qui passait transportait leur nouveau commandant et ils voulaient lui en mettre plein la vue. De Soya savait que les deux hypothèses étaient presque certainement valables. Avant que le croiseur s’évanouît dans l’oubli, de Soya remarqua que les sphères de propulsion à fusion avaient été groupées comme des perles autour de l’axe central de l’astronef au lieu d’être concentrées en une unique bosse, comme sur son vaisseau-torche, le Balthazar. Il nota aussi que la batterie hexagonale du propulseur Gédéon était bien plus petite que celle du prototype du Raphaël. Avant que le vaisseau ne devienne invisible, il aperçut les lumières rougeoyantes des niches de séjour translucides rétractées, et du dôme clair du pont de commandement. Pendant un combat, de Soya le savait par ses lectures faites sur Pacem et les injections d’ARN d’instruction qu’il avait reçues au quartier général de la Flotte, que ces zones transparentes morpheraient des épidermes plus épais et blindés, mais voir cela de ses propres yeux lui avait toujours fait plaisir et il apprécierait la fenêtre, quand il serait dans l’espace. — Nous arrivons à l’Uriel, capitaine, dit l’enseigne pilote. De Soya hocha la tête. Le V.S.S. Uriel semblait être le clone du nouveau Raphaël, mais lorsque la navette décéléra pour s’en rapprocher, le père capitaine put identifier les générateurs à lame oméga supplémentaires, les niches de conférence rutilantes que l’on avait ajoutées, et les antennes com plus complexes, qui faisaient de cet astronef le vaisseau amiral du corps expéditionnaire. — Signal d’amarrage, capitaine, dit l’enseigne. De Soya hocha la tête et s’allongea sur la couchette d’accélération numéro deux. La jonction fut assez douce pour qu’il ne ressente aucune secousse lorsque les colliers de raccordement se refermèrent, que la peau et les ombilicaux du vaisseau se morphèrent autour de la navette. De Soya fut tenté de féliciter la jeune enseigne, mais les anciennes habitudes de commandement s’imposaient de nouveau à lui. — La prochaine fois, dit-il, essayez d’effectuer l’approche finale sans ce jet de freinage à la dernière seconde. C’est du chiqué, et les huiles d’un vaisseau-amiral n’apprécient pas. Le visage de la jeune pilote s’assombrit. De Soya posa la main sur son épaule. — À part cela, c’était du bon travail. Je vous prendrais n’importe quand à bord de mon astronef comme pilote de vaisseau de descente. L’enseigne dépitée s’éclaira. — Je le souhaite, capitaine. Le service à bord de la station… Elle se tut, réalisant qu’elle était allée trop loin. — Je sais, dit-il debout près du sas. Je sais. Mais pour le moment, réjouissez-vous de ne pas participer à cette croisade. Le sas s’ouvrit et un membre de la garde d’honneur l’aida à passer à bord de l’Uriel – l’archange que l’Ancien Testament présentait, si les souvenirs du père capitaine de Soya étaient bons, comme le chef des armées célestes. À quatre-vingt-quinze années-lumière de là, dans un système solaire situé à seulement trois années-lumière de Pacem, le premier Raphaël se translata dans l’espace réel avec une violence qui aurait fait gicler la moelle des os humains, qui aurait traversé les cellules humaines comme une lame brûlante dans une toile de fils de la vierge et envoyé valser les neurones telles des billes égarées sur un coteau abrupt. La sensation ne ravit pas Radamanthe Némès et ses frères et sœur, mais aucun ne cria ni ne fit la grimace. — Où est-ce qu’on est ? dit Némès en regardant une planète brune grandir sur l’écran. Le Raphaël était en train de décélérer sous 230 g. Némès n’était pas installée dans la couchette d’accélération, mais s’accrochait à un étançon avec l’aisance désinvolte d’une banlieusarde se rendant au travail dans un autobus bondé. — Svoboda, répondit l’un des deux mâles. Némès hocha la tête. Aucun des quatre ne dit mot jusqu’à ce que l’archange se fût mis en orbite et que le vaisseau de descente se détachât et traversât en rugissant l’atmosphère ténue. — Il sera là ? demanda Némès. Des microfilaments couraient tout droit de ses tempes à la console du vaisseau. — Oh, oui, répliqua sa jumelle. Quelques êtres humains vivaient sur Svoboda, mais depuis la Chute, ils s’étaient réunis dans des dômes de champs de force sur la zone crépusculaire et ne possédaient pas de technologie capable de déceler l’arrivée de l’archange ou de son vaisseau de descente. Il n’y avait pas de bases de la Pax dans ce système. Alors que la face de ce monde rocheux exposé au soleil bouillait jusqu’à ce que le plomb coulât comme de l’eau, l’atmosphère ténue de la face sombre gelait presque. À l’intérieur de la planète stérile couraient plus de huit cent mille kilomètres de tunnels, chaque couloir dessinant un carré parfait de trente mètres de côté. Svoboda était l’une des neuf planètes labyrinthiques découvertes aux premiers jours de l’Hégire et explorées pendant l’Hégémonie. Hypérion faisait partie de ces neuf mondes. Aucun être humain, vivant ou mort, ne connaissait le secret des Labyrinthes ou de leurs créateurs. Némès pilota le vaisseau de descente au sein d’une tempête d’ammoniac décapante sur la face sombre, resta un instant suspendue devant une falaise de glace visible seulement sur les écrans d’amplification à infrarouges, puis replia les ailes du véhicule et le fit pénétrer dans l’orifice carré de l’entrée du Labyrinthe. Ce tunnel tournait une fois, puis s’étendait en ligne droite sur des kilomètres. Un radar de profondeur révéla, en dessous, d’autres passages en nid-d’abeilles. Némès avança tout droit pendant trois kilomètres, puis tourna à gauche au premier carrefour des tunnels, descendit à un demi-kilomètre de la surface tout en filant pendant cinq kilomètres vers le sud, puis elle se posa. Ici, l’infrarouge ne décelait qu’une faible trace de chaleur venant des cheminées de lave, et les amplificateurs ne montraient rien sur le moniteur. Fronçant les sourcils devant les résultats de l’affichage radar, Némès alluma les lumières extérieures du vaisseau de descente. Aussi loin qu’elle pouvait voir dans le couloir infiniment rectiligne, on avait taillé dans les murs du tunnel une rangée de dalles de pierre horizontales. Sur chacune reposait un corps humain nu. Les dalles et les corps se succédaient sans fin au sein des ténèbres. Némès jeta un coup d’œil à l’affichage du radar de profondeur : les niveaux les plus bas étaient également striés de dalles et de corps. — Sortons, dit le clone mâle qui avait tiré Némès de la lave, sur le Bosquet de Dieu. Némès ne se donna pas la peine de faire fonctionner le sas. L’air se précipita hors du vaisseau de descente avec un rugissement d’agonie. Il y avait un soupçon de pression dans la caverne – assez pour que l’IA n’ait pas à changer de phase pour survivre –, mais l’air était plus ténu que sur Mars avant que la planète ne soit terraformée. Les senseurs personnels de Némès indiquèrent que la température restait stable à moins cent soixante-deux degrés Celsius. Dehors, une silhouette humaine attendait dans le flot de lumière du vaisseau. — Bonjour, dit le conseiller Albedo. L’homme grand était impeccablement habillé d’un costume gris taillé à la dernière mode de Pacem. Il communiquait directement sur la bande de 75 mégahertz. Sa bouche ne remuait pas, mais son sourire révélait des dents parfaites. Némès et ses frères et sœur attendirent. Elle savait qu’il n’y aurait plus ni réprimande ni châtiment. Les Trois Secteurs la voulaient vivante et en bon état de fonctionnement. — La fille, Énée, est revenue dans l’espace de la Pax, dit Albedo. — Où ? demanda la sœur de Némès. Il y avait quelque chose comme de l’impatience dans le ton monotone de sa voix. Le conseiller ouvrit les mains en un geste d’impuissance. — Le portail…, commença Némès. — … ne nous dit rien cette fois, compléta Albedo. Son sourire n’avait pas vacillé. Némès se renfrogna. Pendant les siècles du réseau mondial de l’Hégémonie, les Trois Secteurs de la Conscience du Centre n’avaient pas découvert le moyen d’utiliser le portail du Vide – cette interface instantanée que les humains appelaient les distrans – sans laisser une trace de neutrinos modulés dans les replis de la matrice. — L’Autre Chose…, dit-elle. — Évidemment. (Albedo fit, de la main, un petit geste rapide comme pour écarter le segment inutile de cette conversation.) Mais nous pouvons tout de même enregistrer la connexion. Nous sommes à peu près sûrs que la fille est parmi ceux qui reviennent de l’Ancienne Terre par le réseau des anciens distrans. — Il y en a d’autres ? dit le mâle. — Quelques-uns, d’abord. Davantage, maintenant. Au moins cinquante activations, selon le dernier compte. Némès croisa les bras. — Croyez-vous que l’Autre Chose est en train de mettre fin à l’expérience Ancienne Terre ? — Non. (Albedo s’approcha de la dalle la plus proche et regarda le corps humain nu qui y reposait. C’était une jeune femme d’environ dix-sept ou dix-huit ans standard. Aux cheveux roux. Du givre blanc recouvrait sa peau pâle et ses yeux ouverts.) Non, répéta-t-il. Les Secteurs disent tous que seul le groupe d’Énée revient. — Que devons-nous faire pour la retrouver ? demanda la sœur de Némès, réfléchissant tout haut sur la bande de 75 mégahertz. Nous pouvons nous translater sur tous les mondes qui avaient un distrans durant l’Hégémonie et interroger les portails nous-mêmes. Albedo hocha la tête. — L’Autre Chose peut dissimuler les destinations distrans, mais le Centre est presque certain qu’elle ne peut pas cacher le fait que la matrice s’est repliée. Presque certain. Némès remarqua le modificateur inhabituel des perceptions du TechnoCentre. — Nous voulons que vous…, commença Albedo en pointant le doigt sur la jumelle. Le Secteur Stable ne vous a pas attribué de nom, n’est-ce pas ? — Non. Une frange sombre tombait mollement sur le front pâle. Aucun sourire n’effleurait les lèvres minces. Albedo gloussa sur la bande de 75 mégahertz. — Radamanthe Némès avait besoin d’un nom afin de se faire passer pour un membre humain de l’équipage du Raphaël. Je pense que vous devriez tous en avoir un, même si ce n’est que pour me simplifier les choses. (Il montra la femelle du doigt.) Scylla. (Puis le pointant sur chaque mâle à tour de rôle, il dit :) Gygès, Briarée. Aucun des trois ne réagit à son baptême, mais Némès croisa les bras et fit remarquer : — Est-ce que cela vous amuse, conseiller ? — Oui. Autour d’eux, l’atmosphère évacuée du vaisseau de descente serpentait et se tordait comme un brouillard maléfique. Le mâle appelé dorénavant Briarée dit : — Nous garderons cet archange comme moyen de transport et entamerons nos recherches sur les anciens mondes du Retz en commençant, je suppose, par les planètes du fleuve Téthys. — Oui, dit Albedo. Scylla tapota de ses ongles le tissu gelé de sa combinaison. — Avec quatre vaisseaux, les recherches iraient quatre fois plus vite. — Évidemment, répliqua Albedo. Plusieurs raisons nous ont amenés à rejeter cette tactique, la première étant que la Pax a peu d’archanges disponibles à nous prêter. Némès haussa un sourcil. — Et depuis quand le Centre demande-t-il à la Pax la permission de prendre quelque chose ? — Nous avons besoin de leur argent, de leurs usines et de leurs ressources humaines pour construire les vaisseaux, répondit Albedo sans emphase. La seconde raison, rédhibitoire celle-là, c’est que nous voulons que vous restiez tous les quatre ensemble, au cas où vous rencontreriez quelqu’un ou quelque chose que l’un de vous ne pourrait pas maîtriser seul. Le sourcil de Némès resta levé. Elle s’attendait à ce que le conseiller rappelle son échec sur le Bosquet de Dieu, mais ce fut Gygès qui prit la parole. — Qu’est-ce que, dans la Pax, nous ne pourrions pas maîtriser, conseiller ? De nouveau l’homme en gris retourna ses paumes ouvertes vers le ciel. Derrière lui, les volutes du brouillard dissimulaient, puis révélaient, les corps blêmes sur les dalles. — Le gritche, répondit-il. Némès émit un bruit insolent sur la bande de 75 mégahertz. — J’ai vaincu cette chose d’une seule main. Albedo fit non de la tête. Le sourire exaspérant restait figé sur ses lèvres. — Non. Vous ne l’avez pas fait. Vous avez utilisé l’appareil hyperentropique que nous vous avons fourni pour l’envoyer à cinq minutes dans l’avenir. Ce n’est pas la même chose que de le vaincre. — L’IU ne maîtrise plus le gritche ? demanda Briarée. Albedo leva ses paumes ouvertes pour la dernière fois. — Les dieux de l’avenir ne nous chuchotent plus rien, mon coûteux ami. Ils se battent entre eux et la clameur de leur guerre se répercute jusqu’à nous dans le temps. Pour que l’œuvre de notre dieu s’accomplisse à notre époque, nous devons le faire nous-mêmes. (Il regarda les quatre clones.) Vous avez bien compris les instructions ? — Retrouver la fille, dit Scylla. — Et ? demanda le conseiller. — La tuer aussitôt, répliqua Gygès. Sans hésiter. — Et si ses disciples s’interposent ? dit Albedo en souriant plus largement, d’une voix qui caricaturait celle d’un enseignant humain. — Les tuer, répondit Briarée. — Et si le gritche apparaît ? poursuivit le conseiller dont le sourire s’évanouit soudain. — Le détruire, confirma Némès. Albedo hocha la tête. — Une dernière question avant que nous partions chacun de notre côté ? — Combien d’humains y a-t-il ? demanda Scylla. Elle désigna d’un geste les dalles et les corps. Le conseiller Albedo se caressa le menton. — Quelques dizaines de millions dans ce monde du Labyrinthe, dans cette partie des tunnels. Mais il existe beaucoup d’autres tunnels ici. (Il sourit de nouveau.) Et huit autres mondes du Labyrinthe. Némès tourna lentement la tête, étudiant le brouillard qui tourbillonnait et la rangée de dalles de pierre qui s’estompait à différents niveaux du spectre. Aucun des corps ne montrait un signe quelconque de chaleur supérieure à la température ambiante du tunnel. — Et c’est l’œuvre de la Pax, dit-elle. Albedo gloussa sur la bande de 75 mégahertz. — Bien sûr. Pourquoi les Trois Secteurs de la Conscience ou notre futur IU voudraient-ils stocker des corps humains ? Il s’approcha de la jeune femme rousse et tapota sa poitrine gelée. L’air de la grotte était trop ténu pour porter le son, mais Némès imagina le bruit du marbre froid frappé par des ongles. — D’autres questions ? demanda Albedo. J’ai une réunion importante. Sans un mot sur la bande de 75 mégahertz, ou sur une autre, les quatre frères et sœurs tournèrent le dos et remontèrent dans le vaisseau de descente. Vingt officiers de la Flotte étaient rassemblés dans la tourelle du centre de conférence tactique de l’Uriel, y compris tous les capitaines et les seconds du corps expéditionnaire GÉDÉON. Parmi ces derniers, il y avait le commandant Hoagan « Hoag » Liebler. Trente-six ans standard, régénéré depuis son baptême sur Renaissance Minor, ce rejeton de l’ex-grande famille Liebler dont les terres couvraient environ deux millions d’hectares, et dont la dette courante atteignait presque cinq marks l’hectare, avait mis sa vie privée au service de l’Église et livré sa vie professionnelle à la Flotte de la Pax. C’était aussi un espion et un assassin éventuel. Liebler leva des yeux pleins d’intérêt lorsque son nouveau commandant reçut les honneurs du sifflet en montant à bord de l’Uriel. Tout le monde dans le corps expéditionnaire, presque tous les membres de la Flotte de la Pax, avaient entendu parler du père capitaine de Soya. Cinq ans auparavant, on avait confié à l’ex-commandant de vaisseau-torche un disque papal, donc une autorité presque illimitée, pour réaliser un projet secret, mais il avait échoué dans sa mission. Personne ne savait vraiment quelle avait été cette dernière, mais en utilisant ce disque papal, de Soya s’était fait des ennemis parmi les officiers de la Flotte en différents endroits de la Pax. L’échec qui s’ensuivit et la disparition du père capitaine avaient fait courir encore plus de rumeurs dans les carrés des officiers et les bureaux des états-majors de la Flotte : selon la théorie la plus répandue, il aurait été livré au Saint-Office, excommunié sans tapage et probablement exécuté. Mais aujourd’hui il était là, aux commandes d’un des atouts les plus précieux de l’arsenal de la Flotte : l’un des vingt et un croiseurs archanges en service. Son apparence surprit Liebler ; de Soya était petit et brun, avec de grands yeux tristes qui auraient mieux convenu à l’icône d’un saint martyr qu’à un capitaine de cuirassé. L’amiral Aldikacti, la Lusienne râblée chargée à la fois de cette réunion et du corps expéditionnaire, fit rapidement les présentations. — Père capitaine de Soya, dit-elle lorsque le commandant prit place à la table circulaire grise au milieu de la pièce circulaire, je crois que vous connaissez déjà certains de ces officiers. L’amiral était aussi célèbre pour son manque de tact que pour sa férocité dans la bataille. — La mère capitaine Stone est une vieille amie, répondit de Soya en saluant d’un signe de tête son ex-second. Le capitaine Hearn faisait partie de mon dernier corps expéditionnaire et j’ai déjà rencontré le capitaine Sati et le capitaine Lempriere. J’ai aussi eu l’honneur de travailler avec les commandants Uchikawa et Barnes-Avne. L’amiral poussa un grognement. — Le commandant Barnes-Avne représente ici les fusiliers marins et les Gardes Suisses du corps expéditionnaire GÉDÉON. Connaissez-vous votre second, père capitaine de Soya ? Il fit non de la tête et Aldikacti lui présenta Liebler qui fut surpris par la vigueur de la poigne du minuscule père capitaine et l’autorité de son regard. Yeux de martyr ou pas, cet homme a l’habitude de commander, pensa Hoag. — Bon, grommela l’amiral Aldikacti, commençons. Le capitaine Sati va nous présenter les instructions. Durant les vingt minutes qui suivirent, la tourelle de conférences fut embrumée par les holos et les tracés de trajectoires. Les persocs et les scripteurs se remplissaient de données et de notes gribouillées. On n’entendait que la voix douce de Sati, excepté de rares questions ou demandes d’explication. Liebler prenait des notes, surpris par la portée de la mission du corps expéditionnaire Gédéon et absorbé par la tâche de tout second, emmagasiner tous les faits et les détails saillants que le capitaine désirerait peut-être revoir plus tard. GÉDÉON était le premier corps expéditionnaire composé uniquement de croiseurs classe-archange. Sept archanges étaient affectés à cette mission. On avait expédié plusieurs mois à l’avance des vaisseaux-torches conventionnels classe-Hawking, à leur premier point de sortie dans les Confins, à quelque vingt années-lumière en dehors de la sphère défensive du Grand Mur, afin qu’ils participent à une simulation de bataille, mais après ce premier saut, le corps expéditionnaire des sept archanges devrait opérer seul. — La marche du général Sherman en Géorgie, pendant la Guerre Civile de l’Amérique du Nord pré-hégirienne, au XIXe siècle, constituerait un bon exemple de ce que nous devrons faire, dit le capitaine Sati, poussant ainsi la moitié des officiers présents à taper sur les disques de leurs persocs pour éclairer ce petit arcane de l’histoire militaire. « Jusqu’à aujourd’hui, poursuivit Sati, nos batailles avec les Extros se sont déroulées dans le no man’s land du Grand Mur, ou en lisière soit de la Pax soit de l’espace extro. Très peu d’expéditions ont pénétré dans le territoire des Extros. (Sati s’arrêta un moment.) Il y a cinq années standard, le corps expéditionnaire MAGES du père capitaine de Soya y pénétra plus profondément que toutes les autres. — Un commentaire là-dessus, père capitaine ? demanda l’amiral Aldikacti. De Soya hésita un instant. — Nous avons brûlé un anneau de forêt orbitale, finit-il par dire. Il n’y a pas eu de résistance. Hoag Liebler se dit que la voix du père capitaine semblait vaguement honteuse. Sati hocha la tête d’un air satisfait. — Nous espérons que ce sera le cas pour cette mission. Nos services de renseignements pensent que les Extros ont déployé l’immense majorité de leurs forces défensives sur la sphère du Grand Mur, ne laissant que très peu de résistance armée au cœur de leurs zones colonisées extérieures à la Pax. Pendant près de trois siècles, ils ont distribué leurs forces armées, leurs bases et leurs systèmes habités en tenant compte des limitations inhérentes à la technologie de la propulsion Hawking comme facteur primaire déterminant. Des holos tactiques emplirent la tourelle de conférences. — L’argument habituel, poursuivit Sati, c’était de dire que la Pax avait l’avantage de ses lignes internes de transport et de communication, alors que les Extros disposaient, en tant que force défensive, de l’éloignement et de la possibilité de se dissimuler. Une profonde pénétration de l’espace extro était quasiment impossible à cause de la vulnérabilité de nos voies de ravitaillement et de la tendance des Extros à frapper et à fuir avant l’arrivée de notre force supérieure, attaquant plus tard, souvent avec un effet dévastateur, quand nos forces expéditionnaires s’aventuraient trop loin du Grand Mur. Sati s’arrêta et regarda les officiers, autour de la table. — Mesdames et messieurs, ces temps sont terminés. D’autres holos brumeux se solidifièrent, la ligne rouge de la trajectoire aller et retour du corps expéditionnaire GÉDÉON hors de la Pax trancha entre les soleils comme un couteau laser. — Notre mission est de détruire toute base de ravitaillement et toute colonie extro que nous rencontrerons, dit Sati dont la voix douce prit de l’ampleur. Les fermes des comètes, les villes en boîte-de-conserve, les cambrousses, les bases-tores, les essaims aux points-L, les anneaux de forêt orbitale, les astéroïdes d’éclosion, les ruches bulles… tout. — Y compris les anges civils ? demanda le père capitaine de Soya. Hoag Liebler cligna des yeux à la question de son commandant. La Flotte de la Pax appelait, en privé, les mutants à ADN modifié, adaptés à l’espace, les « anges de Lucifer », habituellement contractés en « anges » avec un humour frôlant le blasphème, mais la phrase était rarement utilisée devant les officiers supérieurs. L’amiral Aldikacti répondit : — Surtout les anges, père capitaine. Sa Sainteté le pape Urbain a qualifié notre mission contre ces simulacres inhumains que les Extros ont engendrés dans les ténèbres, de croisade. Sa Sainteté a déclaré, dans son Encyclique de la Croisade, que ces mutations impies devaient être éliminées de l’univers de Dieu. Il n’y a pas de civils extros. Avez-vous des difficultés à comprendre cette directive, père capitaine de Soya ? Les officiers autour de la table parurent retenir leur souffle jusqu’à ce qu’il finît par répondre : — Non, amiral Aldikacti. Je comprends l’encyclique de Sa Sainteté. La séance d’instruction se poursuivit. — Ces croiseurs classe-archange participeront aux opérations. L’Uriel, vaisseau-amiral, le Raphaël, le Michel, le Gabriel, le Raguel, le Rémiel et le Sariel. Ils utiliseront leurs propulseurs Gédéon pour effectuer le saut instantané jusqu’au système suivant, prendront deux jours ou plus pour décélérer, laissant ainsi le temps qu’il faut à la résurrection de l’équipage. Sa Sainteté nous a accordé la permission d’utiliser les nouvelles crèches au cycle de régénération de deux jours… qui offrent une probabilité de résurrection de quatre-vingt-douze pour cent. Après le regroupement du corps expéditionnaire, nous devrons détruire le maximum de forces armées et d’installations extros avant de nous translater dans un autre système. Tout vaisseau de la Pax endommagé au-delà de nos capacités de réparation sera abandonné, l’équipage transféré dans d’autres archanges et le croiseur détruit. Il ne faut pas que les Extros s’emparent de la technologie de notre propulsion Gédéon, même si elle leur est inutile sans le sacrement de résurrection. La mission devra durer trois mois standard. Des questions ? Le père capitaine de Soya leva la main : — Je vous prie de m’excuser. J’ai perdu le contact pendant plusieurs années, mais je remarque que ce corps expéditionnaire est composé de vaisseaux qui portent le nom d’archanges cités dans l’Ancien Testament… — Oui, père capitaine ? l’interrompit l’amiral Aldikacti. Votre question ? — Juste ceci, amiral. Je crois me souvenir qu’il n’y a que sept archanges cités nommément dans la Bible. Qu’en est-il des autres vaisseaux classe-archange qui doivent participer à l’action ? De petits rires fusèrent autour de la longue table et de Soya constata qu’il avait, selon ses prévisions, réussi à briser la tension. Souriant, l’amiral Aldikacti répliqua : — Nous souhaitons la bienvenue à notre capitaine prodigue et l’informons que les théologiens du Vatican ont étudié le Livre d’Énoch et tous les textes apocryphes pour y trouver d’autres anges qui pourraient être promus « archanges honoraires » et le Saint-Office lui-même a accordé à la Flotte de la Pax la permission d’utiliser leurs noms. Nous avons estimé qu’il était… euh… opportun que les sept premiers archanges de classe-planétaire soient nommés d’après ceux énumérés dans la Bible et portent ainsi leur feu sacré jusque dans les rangs ennemis. Les gloussements se transformèrent en bruits d’approbation, puis les commandants et leurs seconds applaudirent doucement. Il n’y eut pas d’autres questions. L’amiral Aldikacti dit : — Oh, un autre détail. Si vous voyez ce vaisseau… L’hologramme d’un étrange astronef flotta au centre de la table. Petit selon les critères de la Flotte, ses lignes aérodynamiques laissaient à penser qu’il avait été construit pour pénétrer dans l’atmosphère, de plus il était doté d’ailerons au voisinage des orifices de fusion. — Qu’est-ce que c’est ? demanda la mère capitaine Stone, souriant toujours de la bonne atmosphère qui régnait dans la pièce. Une plaisanterie extro ? — Non, répondit le père capitaine de Soya d’une voix douce et monotone, c’est la technologie de l’ère du Retz. Un yacht… possédé par un individu. Quelques officiers en second gloussèrent de nouveau. L’amiral Aldikacti coupa les rires d’un geste de sa main épaisse qui traversa le holo. — Le père capitaine a raison, gronda-t-elle. C’est un vieux vaisseau de l’ère du Retz, appartenant à un diplomate de l’Hégémonie. (Elle secoua la tête.) Ils étaient assez riches pour faire ce genre de choses. En tout cas, il possède une propulsion Hawking modifiée par des techniciens extros, il est peut-être armé et doit être considéré comme dangereux. — Que devrons-nous faire si nous le rencontrons ? demanda la mère capitaine Smoke. Le capturer ? — Non. Le détruire à vue. Le scorifier jusqu’à ce qu’il se vaporise. Des questions ? Il n’y en eut pas. Les officiers retournèrent à leurs vaisseaux pour se préparer à la première translation. À bord de la navette qui les ramenait au Raphaël, Hoag Liebler parlait aimablement avec son nouveau capitaine des préparatifs du vaisseau et de l’excellent moral de l’équipage, tout en se disant : J’espère que je ne vais pas être obligé de tuer cet homme-là. 6 Je savais, d’expérience, que tout de suite après certaines séparations traumatisantes – par exemple, quitter les siens pour aller à la guerre, ou perdre un membre de sa famille, ou se séparer d’un être aimé sans être certain de le revoir – un calme bizarre, presque une impression de soulagement, s’empare de soi, comme si le pire était passé et que l’on n’ait plus rien à craindre. C’est ce qui m’arriva en ce petit matin pluvieux où je quittai Énée juste avant l’aube, sur l’Ancienne Terre. Le kayak était petit et le Mississippi un grand fleuve. Tout d’abord, je pagayai dans l’obscurité avec une vigilance intense, proche de la peur, alimentée par l’adrénaline, afin de percevoir les obstacles imprévisibles, les bancs de sable et les épaves emportées par le courant violent. La rivière était très large à cet endroit, un bon kilomètre, supposai-je, et ses rives avaient dû être inondées car des arbres morts révélaient l’endroit où se trouvaient les anciennes berges, l’eau ayant repoussé de plusieurs centaines de mètres les limites du fleuve dont de hautes falaises avaient arrêté l’expansion. Une heure environ après que je me fus séparé de mon amie, le jour apparut lentement, montrant d’abord, à ma gauche, la ligne de séparation entre les nuages gris et la falaise à pic, puis jetant une lumière froide sur la rivière elle-même. J’avais eu raison de trembler dans le noir. Des écueils et les longs doigts des bancs de sable obstruaient le lit du fleuve ; de gros arbres emportés par le courant, dont les racines évoquaient des têtes d’hydre, me dépassaient en brisant tout sur leur passage avec la force de béliers géants. Je choisis ce que j’espérais être le courant le plus clément et, pagayant vigoureusement pour demeurer à l’écart des débris flottants, je tentai de jouir du lever du soleil. Toute la matinée, je me dirigeai vers le sud sans voir aucun signe d’habitation humaine sur l’une et l’autre berge, sauf, passant comme l’éclair, d’anciens bâtiments autrefois blancs, noyés parmi les arbres morts et les eaux saumâtres de l’ex-rive ouest qui était devenue un marécage, stagnant au pied des falaises. Deux fois, je débarquai sur une île : une fois, pour faire mes besoins, et la seconde pour ranger ce qu’il y avait dans le petit sac à dos qui constituait mon unique bagage. Pendant ce second arrêt sur une berge sablonneuse, tard dans la matinée, sous un soleil qui me réchauffait, je m’assis sur un rondin et mangeai les sandwiches à la viande froide et à la moutarde qu’Énée m’avait préparés pendant la nuit. J’avais emporté deux gourdes pleines d’eau, l’une attachée à ma ceinture, l’autre qui devait rester dans mon sac, et je bus avec modération, ne sachant pas si l’eau du Mississippi était potable ni à quel moment je pourrais me réapprovisionner. C’était l’après-midi lorsque je vis, devant moi, la cité et l’arche. Dans le passé, une seconde rivière s’était jetée, à ma droite, dans le Mississippi, élargissant considérablement le lit du fleuve. J’étais certain que ce devait être le Missouri, et quand je questionnai le persoc, la mémoire du vaisseau confirma mon intuition. Peu après, j’aperçus l’arche. Ce portail distrans semblait différent de ceux que nous avions franchis dans notre voyage vers l’Ancienne Terre : plus large, plus ancien, plus terne, plus zébré de rouille. Autrefois, il s’élevait sans doute au sec, sur la rive ouest du fleuve, mais à présent le métal de l’arche surgissait des eaux à quelques centaines de mètres de la berge. Des restes squelettiques de bâtiments noyés – des « gratte-ciel » bas des temps pré-hégiriens si j’en croyais ma sensibilité architecturale nouvellement informée – jaillissaient aussi des eaux stagnantes. — Saint-Louis, me dit le persoc-bracelet lorsque je questionnai l’IA du vaisseau. Détruite avant les Tribulations. Abandonnée avant la Grande Erreur de 08. — Détruite ? dis-je en dirigeant le kayak vers l’arche géante du portail et voyant pour la première fois que la rive ouest, derrière lui, se recourbait en un demi-cercle parfait, qui formait un lac peu profond. De vieux arbres bordaient la courbe prononcée du rivage. Un cratère d’impact, pensai-je, mais je ne pouvais dire s’il était dû à un météore, une bombe, une fusion provoquée par une source d’énergie, ou quelque autre évènement violent. — Détruite comment ? dis-je au persoc. — Aucune information, répondit le bracelet. Cependant, j’ai une entrée sur l’arche qui est devant nous. — C’est un portail distrans, n’est-ce pas ? demandai-je en luttant contre le courant très fort qui me séparait de l’arche. — Pas à l’origine, répondit la voix douce, à mon poignet. Les dimensions et l’orientation de l’artefact coïncident avec la taille et la position de la Gateway Arch, une bizarrerie architecturale édifiée à Saint-Louis à l’époque de l’État-nation des États-Unis d’Amérique, au milieu du XXe siècle. Elle était censée symboliser l’expansion occidentale des pionniers proto-nationalistes hégémoniques d’ascendance européenne qui émigrèrent ici et s’efforcèrent de remplacer les indigènes nord-américains, avant de les enfermer dans des réserves. — Les Indiens, dis-je haletant tandis que je faisais traverser au kayak secoué le dernier courant rétif et nous alignais sur l’arche immense. Il y avait eu une heure ou deux de somptueuse lumière, mais le vent froid et les nuages gris étaient maintenant de retour. Des gouttes de pluie crépitaient sur la coque en fibre de verre et fouettaient le haut des vagues. Le courant emportait mon embarcation vers le centre de l’arche et je posai un instant la pagaie en faisant attention de ne pas heurter le mystérieux bouton rouge. — Alors, on a construit ce portail distrans pour honorer ceux qui ont tué les Indiens, dis-je, et je me penchai en appuyant les coudes sur la coque. — La Gateway Arch d’origine n’avait pas de fonction distrans, fit remarquer d’un air compassé la voix du vaisseau. — A-t-elle survécu au désastre qui… a causé ceci ? demandai-je en pointant la pagaie vers le lac du cratère d’impact et son assortiment de bâtiments inondés. — Pas d’information, répondit le persoc. — Et tu ne sais pas si c’est un portail distrans ? dis-je en haletant de nouveau car je repagayais dur. L’arche se dressait menaçante devant nous ; elle mesurait au moins cent mètres à son point culminant. La lumière hivernale du soleil luisait faiblement sur ses flancs rouillés. — Non, répliqua la mémoire du vaisseau. La présence d’un distrans sur l’Ancienne Terre n’est citée nulle part. Bien sûr, c’était une chose impossible. L’Ancienne Terre s’était effondrée dans le trou noir de la Grande Erreur – ou avait été kidnappée par les Lions, les Tigres et les Ours – au moins un siècle et demi avant que le TechnoCentre livrât à l’Hégémonie la technologie distrans. Pourtant un portail distrans, petit mais très efficace, enjambait cette rivière de l’ouest de la Pennsylvanie – un ruisseau en fait – où nous nous étions distranslatés, Énée et moi, quatre ans auparavant, depuis le Bosquet de Dieu. Et j’en avais vu d’autres lors de mes voyages. — Eh bien, dis-je, plus à moi-même qu’à l’IA idiote du persoc, si ce n’en est pas un, nous continuerons à descendre le fleuve. Énée savait ce qu’elle faisait en nous envoyant ici. Je n’en étais pas si sûr que cela. Il n’y avait pas de scintillement distrans révélateur sous cette arche, et je ne voyais briller ni étoiles ni soleil de l’autre côté. Juste le ciel qui s’obscurcissait et la ligne noire de la forêt, sur la rive opposée du lac. Je me penchai en arrière et levai les yeux vers l’arche, choqué de voir que des caissons manquaient, laissant à nu les montants métalliques. Le kayak était déjà passé dessous et il n’y avait eu aucune transition, pas de brusque changement de lumière, de gravité, pas d’odeurs étrangères. Cette chose n’était rien de plus qu’un vieux monstre architectural en ruine qui par hasard ressemblait à un… Tout changea. Une seconde avant, le kayak et moi dansions sur le Mississippi balayé par le vent, en route vers le lac du cratère peu profond qui avait été la ville de Saint-Louis, et brusquement, ce fut la nuit, le petit bateau en fibre de verre et moi glissions sur un étroit canal entre des bâtiments éclairés, sous une voûte sombre s’élevant à cinq cents mètres au moins au-dessus de ma tête. — Jésus, chuchotai-je. — Un ancien messie, dit le persoc. Les religions fondées sur son prétendu enseignement sont le christianisme, le christianisme-Zen, le catholicisme ancien et moderne, et des sectes protestantes comme… — Ferme-la, dis-je. Mode enfant sage. Cet ordre obligeait le persoc à ne parler que lorsqu’on lui adressait la parole. D’autres que moi circulaient sur le canal, si c’en était un. Des douzaines de canots, de minuscules bateaux à voiles et d’autres kayaks remontaient ou descendaient le courant. Sur les berges et les esplanades, sur les passerelles aériennes qui s’entrecroisaient au-dessus des eaux bien éclairées, des centaines d’autres êtres humains marchaient à deux ou par petits groupes. Des individus trapus, en vêtements colorés, faisaient du jogging en solitaire. Je sentis le poids de la gravité sur les muscles de mes bras lorsque j’essayai de soulever la pagaie – au moins moitié plus forte que celle de la Terre, telle fut mon impression immédiate – et je levai lentement la tête pour regarder ces centaines, ces milliers, de fenêtres et de tourelles, de passages, de balcons et de lieux d’atterrissage éclairés auxquels s’ajoutaient d’autres lumières, car des trains argentés passaient en bourdonnant doucement dans les tubes transparents qui enjambaient la rivière, des VEM fendaient l’air, des plates-formes antigrav et des ferries aériens transportaient des gens d’un côté à l’autre de cet incroyable canyon… et je compris. Lusus. Ce devait être Lusus. J’avais déjà rencontré des Lusiens : de riches chasseurs venus sur Hypérion pour tuer des canards ou des demi-gyres, des joueurs hors-monde encore plus riches traînant dans les casinos des Neuf Queues où je travaillais comme videur, et même quelques expatriés dans notre unité de la Garde Nationale, certainement des criminels fuyant la justice de la Pax. Ils avaient tous le même physique adapté à la forte gravité que ces joggers petits, râblés, aux muscles proéminents, qui haletaient sur les berges et les esplanades comme des machines à vapeur primitives mais puissantes. Personne ne semblait prêter attention à mon kayak ou à ma personne. Cela me surprit : j’avais dû me matérialiser sous le portail distrans, maintenant derrière moi, comme si je sortais de nulle part. Je me retournai et compris pourquoi mon apparition était passée inaperçue. Le portail, simple élément de l’Hégémonie disparue et de l’ex-Fleuve Téthys, était ancien, bien sûr, et avait été intégré aux constructions de la Cité Ruche ; des plates-formes et des passerelles cloutaient et surplombaient le mince portail, si bien que la partie du canal ou de la rivière qui passait en dessous était la seule zone visible de cette cité sous globe à se trouver plongée dans une ombre épaisse. Tandis que je regardais derrière moi, un petit bateau à moteur jaillit de la pénombre, réfléchit les feux des lampes à vapeur de sodium suspendues au-dessus des berges et parut surgir brusquement du néant, comme je venais de le faire. Transformé en Bibendum par mon sweater et mon duvet, enserré par la jupe en nylon du cockpit de mon petit kayak, je semblais probablement aussi courtaud que les Lusiens que je voyais autour de moi. Un homme et une femme en ski-jets me saluèrent lorsqu’ils me croisèrent dans un sifflement. Je leur rendis leur salut. — Jésus ! chuchotai-je de nouveau, plus comme une prière qu’un blasphème. Cette fois, le persoc ne fit aucun commentaire. Je vais m’interrompre un moment. À ce point du récit, je suis tenté, en dépit du gaz de cyanure qui peut à tout moment pénétrer en sifflant dans la boîte à chat de Schrödinger et m’incite donc à me hâter, de décrire dans les moindres détails mon odyssée interplanétaire. Pour la première fois depuis qu’Énée et moi nous étions retrouvés en sécurité sur l’Ancienne Terre, quatre ans auparavant, je reprenais ma vie d’aventure. Pendant la trentaine d’heures standard qui s’étaient écoulées depuis qu’Énée m’avait annoncé d’un air péremptoire mon départ imminent par distrans, j’avais naturellement supposé que le voyage ressemblerait à notre précédent trajet du Vecteur Renaissance à l’Ancienne Terre, une traversée de paysages vides, ou abandonnés comme sur Hébron, la Nouvelle Mecque, le Bosquet de Dieu, ou dépourvus de nom comme la jungle dans laquelle nous avions laissé le vaisseau du Consul. Sur l’une des rares planètes où nous avions rencontré des habitants – le hasard voulut que ce fût Mare Infinitus, monde-océan à peine peuplé – le contact s’était révélé catastrophique pour les deux parties concernées. J’avais fait sauter la plus grande partie de leur plate-forme flottante, ils m’avaient capturé, puis attaqué à l’arme blanche, au fusil à fléchettes, et presque noyé. J’y avais perdu certaines des choses les plus précieuses que nous avions emmenées, dont l’ancien tapis Hawking transmis de main en main depuis les jours de la légende de Siri et Merin, et le revolver calibre .45, tout aussi ancien, qui, du moins je me plaisais à l’imaginer, aurait appartenu à la mère d’Énée, Brawne Lamia. Mais pendant la plus grande partie du voyage, le Fleuve Téthys nous avait fait traverser des paysages vides, sinistrement vides sur Hébron et la Nouvelle Mecque, comme si quelque chose de terrible avait emporté la population, nous laissant, Énée, A. Bettik et moi, abandonnés à nos propres moyens. Pas ici. Lusus foisonnait de vie. Pour la première fois, je compris pourquoi on appelait Ruches ces cités alvéolées planétaires. Traversant de concert des régions inhabitées, la petite fille, l’androïde et moi n’avions pu compter que sur notre propre équipement. Maintenant, seul et essentiellement armé de mon petit kayak, je me retrouvais en train de saluer la police de la Pax et les prêtres lusiens régénérés qui se promenaient dans le coin. Le canal en béton chemisé de plastique qui faisait plus de trente mètres de large ne comptait pas d’affluent et n’offrait aucune cachette. Il y avait bien des ombres sous les ponts et les passages couverts, comme sous le portail distrans en aval, mais la circulation fluviale traversait ces endroits sombres en un flot constant. Aucun endroit où se dissimuler. Pour la première fois, je me dis que c’était de la folie de voyager par distrans. Mes vêtements déplacés attireraient l’attention sur moi dès que je mettrais le pied hors du kayak. Mon type physique n’était pas le bon. Mon accent de natif d’Hypérion paraîtrait étrange. Je n’avais ni argent ni puce d’identité ni permis de VEM ni carte de crédit ni papiers paroissiaux de la Pax ni lieu de résidence. Arrêtant le kayak une minute à proximité d’un bistrot au bord de l’eau – l’odeur de steak grillé ou d’un aliment équivalent amenée par les ventilateurs me fit saliver, la senteur piquante de la levure, portée par la même brise, m’évoqua les cuves d’une brasserie et de la bière froide –, je compris que je serais certainement arrêté deux minutes après avoir pénétré dans un endroit de ce type. Des gens se rendaient de monde en monde, dans la Pax – surtout des millionnaires, des hommes d’affaires et des aventuriers qui acceptaient de passer des mois en sommeil cryogénique, qui risquaient des années de déficit temporel en voyageant par les moyens de transport du Mercantilus d’étoile en étoile, pleins de la certitude cruciforme que le travail, le foyer et la famille attendraient qu’ils reviennent dans leur univers chrétien stable –, mais c’était rare et personne ne voyageait entre les planètes sans argent et sans la permission de la Pax de le faire. Deux minutes après mon entrée dans ce café, ou ce bar ou ce restaurant, quelqu’un appellerait probablement les flics du quartier ou la police militaire de la Pax. Leur première fouille révélerait que je ne portais pas de croix, que j’étais un païen dans un univers de chrétiens régénérés. L’estomac gargouillant, les bras épuisés par la fatigue et la gravité élevée, les yeux larmoyant du manque de sommeil et d’une profonde frustration, je passai la langue sur mes lèvres, m’éloignai du café et continuai à descendre la rivière, en espérant que le prochain distrans ne serait pas trop éloigné. Là, je résiste à la tentation de raconter toutes les visions merveilleuses, les sons étonnants, les êtres étranges que j’aperçus ou rencontrai par hasard. Je n’étais jamais allé sur un monde aussi colonisé, aussi peuplé, aussi intérieur que Lusus, et j’aurais aisément passé un mois à explorer la Ruche affairée que j’entrevoyais de la rivière canalisée dans le béton. Après six heures de descente du canal lusien, je passai sous l’arche bienvenue et émergeai sur Joie, un monde fiévreux, surpeuplé, dont je ne savais presque rien et que je n’aurais pu identifier sans les fichiers de navigation du persoc. Là, je pus enfin dormir, le kayak caché dans un égout de cinq mètres de haut, moi enroulé sous des vrilles en fibre de plastique industriel prises dans un grillage. Sur Joie, je dormis une nuit et une journée standard, mais ici, les jours duraient trente-neuf heures et je ne trouvai l’arche suivante, à moins de cinq kilomètres en aval, que le soir de mon arrivée. Je me distranslatai de nouveau. De Joie ensoleillée, peuplée de citoyens de la Pax en étoffes complexes d’Arlequin et capes aux brillantes couleurs, la rivière m’emporta sur Nevermore et ses villages maussades taillés dans le roc, ses châteaux de pierre perchés sur les flancs d’un canyon, sous un ciel perpétuellement morne. Le soir, sur Nevermore, des comètes striaient les cieux et des créatures volantes semblables à des corbeaux, plus chauves-souris géantes qu’oiseaux, rasaient la rivière en faisant claquer leurs ailes parcheminées, masquant de leurs corps noirs la lueur des astres vagabonds. Je fus hélé par des commis voyageurs en radeau et rendis leur salut tout en me dirigeant vers une étendue d’eau blanche qui faillit retourner mon kayak et mit à rude épreuve mon savoir-faire de pagayeur débutant. Les sirènes des châteaux aux yeux d’aigle de Nevermore ululaient tandis que je pagayais frénétiquement pour franchir le portail distrans suivant, et je me retrouvai, étouffant de chaleur sous le soleil d’un petit monde désertique affairé qui, m’apprit le persoc, s’appelait Vitus-Gray-Balianus B. Je n’en avais jamais entendu parler, pas même dans les vieux atlas de l’Hégémonie que Grandam conservait dans sa caravane où je me glissais, dès que je le pouvais, pour étudier à la lueur de la baguette luminescente. Le Fleuve Téthys nous avait menés à l’Ancienne Terre par des planètes désertiques, Énée, A. Bettik et moi, mais il s’était agi des mondes étrangement vides d’Hébron et de la Nouvelle Mecque… déserts dépourvus de vie, cités abandonnées. Ici, sur Vitus-Gray-Balianus B., des maisons en adobe se blottissaient sur la rive, et tous les kilomètres je tombais sur une levée ou une écluse où la plus grande partie de l’eau était détournée pour irriguer les champs verts qui longeaient le cours de la rivière. Heureusement, celle-ci servait aussi de rue principale et de grand-route, et j’avais émergé de l’ombre de l’ancien portail distrans dans le sillage d’une grosse péniche, aussi continuai-je à pagayer sournoisement au cœur de la circulation trépidante : yoles, radeaux, chalands, remorqueurs, hors-bords électriques, péniches aménagées et même de temps à autre, une barge de lévitation EM qui se déplaçait à trois ou quatre mètres au-dessus de l’eau. Ici, la gravité était basse, probablement moins des deux tiers de celle de l’Ancienne Terre ou d’Hypérion, et parfois j’avais l’impression que mes coups de pagaie allaient soulever le kayak et me dresser hors de l’eau. Mais la lumière – celle du soleil – pesait sur moi comme une paume géante et suante. En une demi-heure, j’épuisai le fond de ma seconde gourde d’eau et compris qu’il fallait que je me trouve quelque chose à boire. On pourrait croire que sur un monde à gravité moindre les habitants seraient de grandes perches – l’antithèse verticale des barriques lusiennes –, mais la plupart des hommes, des femmes et des enfants que je voyais sur les petites routes encombrées et les chemins de halage semblaient presque aussi petits et trapus que les Lusiens. Leurs vêtements étaient aussi colorés que les habits bigarrés des résidents de Joie, mais ici, chaque personne portait une seule teinte brillante. Je vis des combinaisons collantes cramoisies, des manteaux et des capes d’un bleu intense, des toges et des costumes d’un émeraude aveuglant avec des foulards verts et des chapeaux recherchés, des traînes fluides de mousseline jaune et des turbans orange fiuo. Je m’aperçus que les portes et les volets des maisons, des boutiques et des auberges en adobe étaient aussi peints de couleurs différentes et je me demandai ce que cela pouvait signifier… des castes ? Une préférence politique ? Un statut social ou économique ? Une sorte de signe de parenté ? Quoi que ce fût, je ne pourrais pas me fondre dans la foule quand j’aborderais pour trouver à boire, vêtu comme je l’étais en kaki terne et coton défraîchi. Mais c’était soit débarquer, soit mourir de soif. Tout de suite après l’une des nombreuses écluses automatisées, je me dirigeai vers le quai, attachai mon kayak dansant pendant qu’une lourde péniche surgissait derrière moi, et m’avançai vers une structure circulaire en bois et en adobe qui, je l’espérais, était un puits artésien. J’avais vu des femmes en peignoir safran emporter de là quelque chose qui pouvait être une cruche d’eau, aussi étais-je presque certain du bien-fondé de mon hypothèse. Ce que je craignais, c’était qu’en tirant moi-même de l’eau, je puisse violer une loi, une règle de caste, un commandement religieux ou une coutume locale. Je n’avais décelé aucune présence visible de la Pax sur le chemin de halage ou les petites routes, ni le noir d’un prêtre ni le rouge et noir de l’uniforme d’un policier, mais cela ne voulait pas dire grand-chose. Il y avait quelques mondes très rares, même dans les Confins où le persoc avait situé Vitus-Gray-Balianus B., où la Pax ne maintenait pas une présence constante. J’avais, en douce, tiré de mon sac la gaine de mon couteau de chasse que je glissai dans ma poche arrière, sous ma veste, mais mon seul plan était de fanfaronner avec cette arme afin de pouvoir rejoindre mon kayak, au cas où une foule s’attrouperait entre lui et moi. Mais si la police de la Pax se pointait avec des étourdisseurs ou des fusils à fléchettes, mon voyage serait terminé. Il prendrait bientôt fin, au moins temporairement, pour des raisons fort différentes, mais je n’en reçus aucun avertissement, sauf le mal de dos qui m’accablait depuis mon séjour sur Lusus, lorsque je m’avançai en hésitant vers le puits, si c’en était un. C’était bien un puits. Personne ne réagit à ma grande taille ou à mes couleurs ternes. Personne, pas même les enfants vêtus de rouge éclatant ou de bleu vif qui s’arrêtèrent dans leur jeu pour me jeter un coup d’œil, puis s’empressèrent de détourner les yeux, ne s’interposa ou ne parut remarquer l’étranger pourtant bien visible. Tandis que je buvais à longs traits, puis remplissais mes deux gourdes, j’eus l’impression, venant d’une source d’informations que je ne connaissais pas, que les habitants de Vitus-Gray-Balianus B., ou au moins ceux de cette bourgade, sur ce tronçon de la voie distrans du Fleuve Téthys abandonné depuis longtemps, étaient simplement trop polis pour me montrer du doigt, me regarder fixement ou me poser des questions sur ma présence. J’eus le sentiment à ce moment, tandis que je rebouchais la seconde bouteille et me retournais pour rejoindre le kayak, qu’un étranger mutant à trois têtes ou, pour rester dans le royaume d’un bizarre plus réel, que le gritche en personne aurait pu s’abreuver à ce puits artésien, par cet agréable après-midi du désert, sans être accosté ou questionné par les citoyens de cette planète. J’avais fait trois pas sur le chemin poussiéreux quand la douleur me frappa. D’abord, je me pliai en deux, je suffoquai, incapable de reprendre ma respiration, puis je tombai à genoux et enfin sur le côté. Je me recroquevillai de souffrance. J’aurais crié si la terrible douleur m’en avait accordé le souffle et l’énergie. Elle ne le fit pas. Suffoquant comme un poisson de rivière jeté sur cette rive sablonneuse, je me pelotonnai en position fœtale et me laissai emporter par les vagues de cette atroce souffrance. Je devrais dire ici que la douleur ne m’était pas totalement étrangère. Quand j’étais dans la Garde Nationale, une étude menée par l’armée d’Hypérion révéla que la plupart des conscrits envoyés dans le sud pour combattre les rebelles de la Griffe de Glace avaient peu de résistance à la douleur. Les habitants des cités septentrionales d’Aquila et des villes plus fantasques des Neuf Queues avaient rarement, sinon jamais, éprouvé une douleur qu’ils ne pouvaient bannir en avalant une pilule, ou en composant le numéro d’un auto-chirurgien, ou en se rendant en voiture au plus proche doc-en-boîte. En tant que berger et garçon de la campagne, j’avais un peu plus d’expérience qu’eux en ce domaine : des coupures avec un couteau, un pied cassé par un brid de somme qui m’avait marché dessus, des meurtrissures et des contusions dues à des chutes dans la campagne rocailleuse, une commotion cérébrale le jour où je m’étais battu à un rendez-vous de caravanes, des furoncles à force de monter à cheval, et même des lèvres enflées et un œil au beurre-noir après des bagarres de feu de camp, lors de la Convocation des Hommes. Sur le Champ de Glace, j’avais été blessé trois fois, deux fois par de la mitraille après que des mines blanches eurent tué des copains, une fois par le coup à longue portée d’un tireur isolé ; cette dernière blessure fut assez sérieuse pour provoquer l’intervention d’un prêtre qui se contenta de me demander d’accepter le cruciforme avant qu’il ne soit trop tard. Mais je n’avais jamais ressenti une douleur pareille. Gémissant, suffoquant, je soulevai mon poignet et demandai au persoc de m’expliquer ce qui m’arrivait ; les citoyens polis, forcés de prêter enfin attention à l’étranger, reculèrent devant cette apparition qui s’effondrait par terre. Le persoc ne répondit pas. Entre les vagues insupportables de la douleur, je répétai ma question. Toujours pas de réponse. Je me souvins alors que j’avais mis ce satané truc sur le mode enfant bien élevé. Je l’appelai par son nom et répétai ma requête. — Puis-je activer ma fonction de bio-senseur en sommeil, H. Endymion ? J’ignorais que l’appareil avait une fonction de bio-senseur, en sommeil ou pas. J’émis un bruit grossier d’assentiment et me repliai encore plus en position fœtale. On aurait dit que quelqu’un me poignardait dans le dos et retournait la lame plantée dans la plaie. La douleur me traversait comme le courant dans un fil électrique brûlant. Je vomis dans la poussière. Une belle femme en peignoir d’un blanc immaculé recula d’un autre pas et leva sa sandale blanche. — Qu’est-ce que c’est ? haletai-je de nouveau dans un bref intervalle entre les élancements. Qu’est-ce qui se passe ? demandai-je au persoc. Avec mon autre main, je me tâtai le dos à la recherche de sang ou de plaie. Je m’attendais à trouver une flèche ou une lance, mais ne trouvais rien. — Vous êtes en état de choc, H. Endymion, dit la petite partie lobotomisée de l’IA du vaisseau du Consul. La tension artérielle, la résistance de la peau, le rythme cardiaque, et le taux d’atropine en témoignent. — Pourquoi ? repétai je en tirant cet unique mot d’un long gémissement car la douleur irradiait de mon dos à travers tout mon corps. J’eus de nouveau un haut-le-cœur. Mon estomac était vide, mais les vomissements persistèrent. Les citoyens vêtus de manière rutilante restaient à distance, ne se rapprochaient pas pour former une foule curieuse, ne commettaient pas l’impolitesse de me regarder fixement ou de murmurer, mais s’attardaient visiblement. — Qu’est-ce qui ne va pas ? haletai-je de nouveau en essayant de chuchoter ces mots au persoc-bracelet. Qu’est-ce qui pourrait causer ça ? — Une balle de fusil, répondit la voix ténue, ténue. Un coup de couteau. Une épée, une flèche, un trait de sarbacane. Une blessure causée par une arme à énergie. Une lance, un laser, un poignard oméga, une lame à vibration. Des fléchettes concentrées au même endroit. Peut-être une longue aiguille fine introduite dans le rein, le foie et la rate. Tout en me tordant de douleur, je tâtai de nouveau mon dos, puis ôtai la gaine de mon couteau. En dessous, la veste et la chemise n’étaient ni brûlées ni déchirées. Aucun objet pointu ne dépassait de ma chair. La douleur se fraya de nouveau un chemin brûlant en moi et je me mis à gémir. Je n’avais pas gémi quand le tireur isolé m’avait percé de sa lance sur le Champ de Glace ou quand le brid de mon oncle Vania m’avait cassé le pied. J’avais du mal à former des pensées complètes, mais cela donnait à peu près ceci :… les indigènes de Vitus-Gray-Balianus B… je ne sais comment… un pouvoir mental… un poison… l’eau… des rayons invisibles… me punissent… d’avoir… Je renonçai à cet effort et gémis de nouveau. Quelqu’un en jupe ou toge bleu vif et sandales immaculées, les orteils peints en bleu, s’approcha de moi. — Excusez-moi, monsieur, dit une voix douce en vieil anglais du Retz, avec un fort accent. Mais seriez-vous en difficulté ? Eriez-vous en difficullleté ? — Aaarrrggggue, répondis-je, ponctuant ce bruit d’un haut-le-cœur sans résultat. — Puis-je vous aider ? insista la même voix douce au-dessus de la toge bleue. Puizze vouzzzzaider ? — Oh… aaarrgggue… nnnnrrehhakk, répliquai-je en me pâmant à moitié de douleur. Des points noirs dansèrent devant mes yeux jusqu’à ce que je ne puisse plus voir les sandales ou les orteils bleus, mais la terrible douleur ne voulait pas me lâcher… il m’était impossible de fuir dans l’inconscience. J’entendis les peignoirs et les toges bruire autour de moi. Je humai des odeurs de parfum, d’eau de Cologne, de savon… je sentis des mains vigoureuses se poser sur mes bras, mes jambes, mes flancs. Les tentatives qu’elles firent pour me soulever envoyèrent le fil de fer brûlant remonter tout le long de mon dos et pénétrer dans mon crâne. 7 On avait ordonné au grand inquisiteur d’apparaître avec son adjoint à l’audience papale de huit heures. À sept heures cinquante-trois, son VEM noir se présenta à l’entrée du poste de contrôle de la Via del Belvedere. L’inquisiteur et son adjoint, le père Farrell, franchirent des portails de détection et furent soumis à des senseurs manuels, d’abord au poste de contrôle des Gardes Suisses, puis à celui de la Garde Palatine, et enfin à celui de la nouvelle Garde Noble. Le cardinal John Domenico Mustafa, grand inquisiteur, lança le plus subtil des coups d’œil à son adjoint lorsqu’ils franchirent le dernier poste. La Garde Noble semblait constituée de jumeaux clonés, des hommes et des femmes minces aux cheveux raides et ternes, au teint cireux, aux regards morts. Mustafa savait que, mille ans auparavant, les Gardes Suisses étaient des mercenaires payés pour servir le pape, que la Garde Palatine était constituée de Romains de naissance formant la garde d’honneur de Sa Sainteté lors de ses apparitions en public, et que la Garde Noble était choisie au sein de l’aristocratie qui considérait cela comme une récompense papale due à sa loyauté. Aujourd’hui, les Gardes Suisses constituaient la troupe d’élite de l’armée de métier de la Flotte, la Palatine avait été réinstituée un an seulement auparavant par le pape Jules XIV, et Urbain XVI semblait maintenant remettre sa sécurité personnelle entre les mains de cette étrange confrérie de la nouvelle Garde Noble. Le grand inquisiteur savait que les jumeaux de cette Garde Noble étaient de véritables clones, premiers prototypes de la Légion secrète en train de se constituer, avant-garde d’une nouvelle force armée requise par le pape et son secrétaire d’État, conçue par le Centre. L’inquisiteur avait payé cette information très cher et savait que sa situation, sinon sa vie, serait en danger si Lourdusamy ou Sa Sainteté découvrait qu’il était au courant. Passé les derniers postes de garde, pendant que le père Farrell défroissait sa soutane des effets de la fouille, Mustafa écarta d’un geste le fonctionnaire papal qui s’offrait à les emmener au premier étage. Le cardinal ouvrit lui-même la porte de l’ancien ascenseur qui les transporterait jusqu’aux appartements du pape. Cette voie secrète partait en fait de la cave ; le Vatican reconstruit ayant été édifié sur une colline, l’entrée de la Via del Belvedere se trouvait en dessous du rez-de-chaussée normal. Tandis qu’ils s’élevaient dans la cage grinçante, le père Farrell tripotait nerveusement son scripteur et son classeur ; le grand inquisiteur, lui, se détendit lorsqu’ils eurent dépassé la cour de San Damaso. Ils arrivèrent au premier étage où se trouvaient les appartements fabuleux des Borgia et la chapelle Sixtine ; en craquant et gémissant, ils laissèrent derrière eux les appartements d’État, la grande salle du Consistoire, la bibliothèque, les salles d’audience et les beaux salons ornés de fresques de Raphaël. Ils s’arrêtèrent au second et les portes de la cage s’ouvrirent. Le cardinal Lourdusamy et son adjoint, Monsignor Lucas Oddi, les saluèrent d’un signe de tête en souriant. — Domenico, dit Lourdusamy en prenant la main du grand inquisiteur et en la serrant très fort. — Simon Augustino, répondit le grand inquisiteur avec un salut. Le secrétaire d’État allait donc assister à cette réunion. C’était bien ce que Mustafa avait soupçonné et craint. En sortant de l’ascenseur et en cheminant avec les autres vers les appartements privés du pape, le grand inquisiteur jeta un coup d’œil sur le couloir menant aux bureaux du Secrétariat d’État et – pour la dix millième fois – envia l’accès au pape dont disposait cet homme. Le pontife rejoignit le groupe dans la grande galerie, brillamment éclairée, qui reliait les bureaux du Secrétariat d’État aux deux étages constituant le domaine privé de Sa Sainteté. Le pape, généralement grave, était tout souriant. Il portait une ample soutane blanche, un zucchetto blanc sur la tête, et un large fascia blanc autour de la taille. Ses chaussures blanches ne faisaient, sur le sol carrelé, qu’un infime bruit de chuchotement. — Ah, Domenico, dit le pape Urbain XVI en tendant sa main baguée à baiser. Simon ! Comme c’est gentil d’être venu. Le père Farrell et Monsignor Oddi attendirent, genou en terre, que le Saint-Père se tournât vers eux afin de baiser l’anneau de Saint-Pierre. Sa Sainteté paraissait en bonne santé, pensa le grand inquisiteur, plus jeune et plus reposé qu’avant sa mort la plus récente. Le grand front et les yeux brûlants n’avaient pas changé, mais Mustafa se dit qu’il y avait, ce matin, quelque chose à la fois de plus impatient et de plus satisfait dans l’apparence du pape ressuscité. — Nous allions justement faire notre promenade matinale dans le jardin. Voulez-vous vous joindre à nous ? Les quatre hommes hochèrent la tête et adoptèrent le pas rapide du pape qui parcourut toute la galerie, puis gravit les larges marches polies menant au toit. Les assistants personnels de Sa Sainteté gardaient leur distance, les Gardes Suisses postés à l’entrée du jardin se mirent au garde-à-vous, le regard fixe ; Lourdusamy et le grand inquisiteur marchaient derrière le Saint-Père tandis que Monsignor Oddi et le père Farrell restaient à deux pas en arrière. Les jardins du pape consistaient en un labyrinthe de treillis fleuris, de fontaines coulant goutte à goutte, de haies parfaitement taillées et d’arbres en topiaire venus des trois cents mondes de la Pax, d’allées de pierre, et d’arbustes bizarres en fleurs. Un champ de confinement de force dix, transparent de ce côté, opaque aux observateurs extérieurs, recouvrait tout et offrait à la fois intimité et protection. Le ciel de Pacem était, ce matin-là, d’un bleu radieux, sans nuage. — L’un de vous se souvient-il de l’époque où ici, commença Sa Sainteté dont la soutane bruissait tandis qu’ils parcouraient l’allée d’un pas vif, le ciel était jaune ? Le cardinal Lourdusamy émit un grondement profond qui, de sa part, pouvait passer pour un gloussement. — Oh, oui. Je me souviens que le ciel était d’un jaune malsain, l’air irrespirable, qu’il faisait froid tout le temps et que la pluie ne cessait jamais. Pacem était un monde précaire. Unique raison pour laquelle l’ancienne Hégémonie a permis à l’Église de s’y établir. Le pape Urbain XVI fit un mince sourire et montra le ciel bleu et la chaude lumière du soleil. — Il y a eu quelques améliorations depuis l’époque où nous accomplissions ici notre service, n’est-ce pas, Simon Augustino ? Les deux cardinaux rirent doucement. Ils avaient fait un rapide tour du toit et maintenant Sa Sainteté se dirigeait vers le centre du jardin. Passant de pierre en pierre sur l’étroit sentier, les deux cardinaux et leurs adjoints suivaient à la queue-leu-leu le pontife en robe blanche. Brusquement, Sa Sainteté s’arrêta et se retourna. Une fontaine murmurait derrière lui. — Avez-vous appris que le corps expéditionnaire de l’amiral Aldikacti s’était translaté au-delà du Grand Mur ? demanda-t-il d’un ton d’où toute plaisanterie avait disparu. Les deux cardinaux répondirent d’un hochement de tête. — Ce n’est que la première d’une longue série d’incursions de ce type, dit le Saint-Père. Nous ne l’espérons pas… nous ne le prédisons pas… nous le savons. Le chef du Saint-Office, le secrétaire d’État et leurs adjoints attendirent. Le pape les regarda chacun leur tour. — Cet après-midi, mes amis, nous avons l’intention de nous rendre au Castel Gandolfo… Le grand inquisiteur se retint de lever les yeux, sachant que l’on ne pouvait pas voir l’astéroïde papal dans la journée. Il savait que le pontife utilisait le nous « royal » et ne l’invitait pas du tout à venir en compagnie de Lourdusamy. — … où nous nous livrerons, durant plusieurs jours, à la prière et à la méditation afin de rédiger notre prochaine encyclique, poursuivit le pape. Elle s’intitulera Redemptor Hominis et sera le plus important document émis par nous depuis que nous accomplissons notre office de berger de Notre Sainte Mère l’Église. Le grand inquisiteur inclina la tête. Le Rédempteur de l’Humanité, pensa-t-il. Il peut s’agir de n’importe quoi. Quand le cardinal Mustafa leva les yeux, Sa Sainteté souriait comme si elle lisait dans ses pensées. — Ce texte traitera de l’obligation sacrée que nous avons de garder l’humanité humaine, Domenico. Il développera, clarifiera et élargira ce qu’on appelle notre Encyclique de la Croisade. Il définira le souhait de Notre-Seigneur… non, Son commandement… que le genre humain maintienne la forme et le visage de l’homme, et ne soit pas profané par une mutation et une mutilation délibérées. — C’est la solution finale au problème des Extros, murmura le cardinal Lourdusamy. Sa Sainteté hocha la tête d’un air impatient. — Cela et plus encore. Redemptor Hominis envisagera le rôle que l’Église va jouer dans le futur, mes chers amis. En un sens, elle dessinera un schéma directeur pour le prochain millénaire. Mère de Miséricorde, pensa le grand inquisiteur. — La Pax a été un instrument utile, poursuivit le Saint-Père, mais dans les jours, les mois et les années à venir, nous allons préparer le moyen, pour l’Église, de devenir plus active dans la vie quotidienne de tous les Chrétiens. Maîtriser plus étroitement les mondes de la Pax, traduisit le grand inquisiteur, les yeux toujours baissés dans une écoute attentive des paroles du pape. Mais comment… par quels mécanismes ? Urbain XVI sourit de nouveau. Le cardinal Mustafa remarqua, et non pour la première fois, que les sourires du Saint-Père ne s’étendaient jamais à ses yeux las et pleins de peine. — À la sortie de l’encyclique, dit Sa Sainteté, vous pourrez percevoir plus clairement le rôle que nous destinons au Saint-Office, à nos services diplomatiques, à des entités et des institutions insuffisamment utilisées comme l’Opus Dei, la Commission pontificale Justice et Paix, et le Cor Unum. Le grand inquisiteur essaya de dissimuler sa surprise. Le Cor Unum ? La Commission pontificale, officiellement connue sous le nom de Pontificum Consilium « Cor Unum » de Humana et Christiana Progressione Fovenda, n’était depuis des siècles qu’un comité dépourvu de tout pouvoir. Mustafa dut réfléchir pour se souvenir du nom de son président… le cardinal Du Noyer, croyait-il. Une petite bureaucrate du Vatican. Une vieille femme qui, jusqu’à maintenant, n’avait tenu aucun rôle dans la politique vaticane. Bon sang, qu’est-ce qui se passe ? — Nous vivons une époque excitante, dit Lourdusamy. — Certes, répliqua le grand inquisiteur, en se remémorant une ancienne malédiction chinoise qui s’appliquait à cette situation. Le pape se remit en marche et ses compagnons se hâtèrent de le rattraper. Une brise traversa le champ de confinement et agita les fleurs dorées d’un Saint-chêne sculpté. — Notre nouvelle encyclique traitera aussi du problème grandissant que pose l’usure dans notre nouvel âge, dit le Saint-Père. Le grand inquisiteur faillit s’arrêter pile et dut faire un demi-pas rapide pour garder le rythme. Il lui fallut un grand effort pour conserver une expression neutre. Il sentit le choc qu’éprouvait le père Farrell, derrière lui. L’usure ? pensa le grand inquisiteur. Depuis des siècles l’Église a imposé une régulation stricte du commerce de la Pax et du Mercantilus… un retour au capitalisme pur n’était ni désiré, ni permis… mais son pouvoir ne s’exerçait que d’une main légère. Est-ce qu’on va intensifier le contrôle de l’Église sur toute la vie politique et économique ? Est-ce que Jules… Urbain… va abolir l’autonomie civile de la Pax et les libertés commerciales du Mercantilus ? Où est la place de l’armée dans tout cela ? Sa Sainteté s’arrêta près d’un bel arbuste aux fleurs blanches et aux feuilles d’un bleu vif. — Notre gentiane illyrienne se porte bien ici, dit-il d’une voix douce. C’est un présent de Poske, l’archevêque de Galabia Pescassus. L’usure ! pensait le grand inquisiteur plongé dans une confusion d’esprit touchant au délire. Une peine d’excommunication… la perte du cruciforme… pour cause de violation du commerce strict et des contrôles du profit. Une intervention directe du Vatican. Mère du Christ… — Mais ce n’est pas pour cela que je vous ai demandé de venir, dit le pape Urbain XVI. Simon Augustino, auriez-vous l’amabilité de partager avec le cardinal Mustafa les informations inquiétantes que vous avez reçues hier ? Ils connaissent l’existence de nos bio-espions, pensa Mustafa pris de panique. Son cœur battait la chamade. Ils sont au courant de la mise en place des agents… de la tentative faite par le Saint-Office pour contacter directement le Centre… ils savent que nous avons sondé les cardinaux avant l’élection… ils savent tout ! Il garda l’expression qui convenait… alerte, intéressée, alarmée seulement au niveau professionnel, par l’utilisation que le Saint-Père faisait du mot « inquiétantes ». La grande et grosse masse du cardinal Lourdusamy se redressa fièrement. Le profond grondement de ses paroles semblait venir de la poitrine ou du ventre de cet homme et non de sa bouche. Derrière lui, la silhouette de Monsignor Oddi rappela à Mustafa les épouvantails des champs de sa jeunesse sur le monde agricole de Petite Renaissance. — Le gritche a reparu, commença le cardinal. Le gritche ? Qu’est-ce qu’il vient faire avec… L’esprit habituellement pénétrant de Mustafa vacillait, incapable d’assimiler toutes les modifications nouvelles, toutes ces révélations. Il flaira encore un piège. Comprenant que le secrétaire d’État s’était arrêté pour recevoir une réponse, le grand inquisiteur dit doucement : — Les autorités militaires basées sur Hypérion ne peuvent-elles pas s’en occuper, Simon Augustino ? Les bajoues du cardinal Lourdusamy ondulèrent lorsque la grosse tête fit signe que non. — Ce n’est pas sur Hypérion que le démon a reparu, Domenico. Mustafa marqua le choc. Je sais par l’interrogatoire du caporal Kee que le monstre est apparu sur le Bosquet de Dieu il y a quatre ans standard, apparemment pour s’opposer au meurtre de l’enfant appelée Énée. Afin d’obtenir cette information, j’ai dû organiser la fausse mort et l’enlèvement de Kee après sa réaffectation dans la Flotte de la Pax. Le savent-ils ? Et pourquoi me le dire maintenant ? Le grand inquisiteur attendait toujours que la lame métaphorique tombe sur son cou très réel. — Il y a huit jours standard, continua Lourdusamy, une créature monstrueuse qui pouvait seulement être le gritche est apparue sur Mars. Le nombre de morts… la vraie mort, car la créature arrache les cruciformes des corps des victimes… est très élevé. — Mars, répéta sottement le cardinal Mustafa. Il se tourna vers le Saint-Père, s’attendant à une explication, un conseil, ou même à la condamnation qu’il craignait, mais le pontife examinait les bourgeons d’un rosier. Derrière lui, le père Farrell fit un pas en avant, et le grand inquisiteur lui fit signe de reculer. — Mars ? répéta-t-il. Il ne s’était pas senti aussi stupide et mal informé depuis des dizaines d’années, peut-être des siècles. Lourdusamy sourit. — Oui… l’un des mondes terraformés du système de l’Ancienne Terre. Avant la Chute, la FORCE l’utilisait comme QG, mais dans la Pax, ce monde n’a guère d’importance et ne sert à rien. Trop éloigné. Il n’y a pas de raison que vous le connaissiez, Domenico. — Je sais où est Mars, répliqua le grand inquisiteur, d’un ton plus cinglant qu’il n’en avait l’intention. Simplement, je ne comprends pas comment le gritche a pu s’y rendre. Ni par l’enfer de Dante, en quoi ce fait pourrait me concerner ? ajouta-t-il mentalement. Lourdusamy hocha la tête. — Il est vrai qu’à notre connaissance, ce démon n’a jamais quitté le monde d’Hypérion. Mais il ne peut pas y avoir le moindre doute. Cette terreur s’est déchaînée sur Mars… le gouverneur a déclaré l’état d’urgence et l’archevêque Robeson a personnellement envoyé une requête à Sa Sainteté pour demander de l’aide. Le grand inquisiteur se frotta la joue et hocha la tête, inquiet. — La Flotte de la Pax… — On va leur envoyer des marines et des Gardes Suisses, poursuivit Lourdusamy. Nous espérons qu’ils maîtriseront et/ou détruiront cette créature… Ma mère m’a appris à ne jamais faire confiance à quelqu’un qui emploie l’expression et/ou ; pensa Mustafa. — Bien sûr, dit-il tout haut. Je vais dire une messe à cette intention. Lourdusamy sourit. Le Saint-Père, penché sur le petit arbre chétif, leva les yeux. — Justement, répliqua Lourdusamy, et dans ces trois syllabes, Mustafa entendit le bruit que ferait un chat suralimenté bondissant sur la souris infortunée qu’il était. Nous sommes d’accord là-dessus, c’est plus une affaire de foi que de force de la Flotte. Le gritche – et ce fait fut révélé au Saint-Père il y a plus de deux siècles – est véritablement un démon, peut-être le principal agent du Ténébreux. Mustafa ne put que hocher la tête. — Nous estimons que seul le Saint-Office est correctement formé, équipé et préparé, à la fois spirituellement et matériellement, au sauvetage des malheureux habitants, hommes, femmes et enfants, de Mars. Que j’aille me faire foutre ! pensa le cardinal John Domenico Mustafa, grand inquisiteur et préfet de la Congrégation de la Doctrine de la Foi, appelée aussi Suprême Congrégation pour la Sainte Inquisition de l’Erreur Hérétique. Il offrit automatiquement un acte de contrition mental pour son obscénité. — Je vois, dit tout haut le grand inquisiteur, loin de tout voir, mais souriant presque de l’ingénuité de ses ennemis. Je vais immédiatement nommer une commission… — Non, non, Domenico, dit Sa Sainteté en s’approchant assez pour lui toucher le bras. Vous devez partir immédiatement. Cette… matérialisation… du démon menace le Corps du Christ tout entier. — Partir…, dit Mustafa d’un air stupide. — Un astronef classe-archange de la Flotte, l’un de nos plus récents modèles, a été réquisitionné, reprit brusquement Lourdusamy. Il emportera vingt-huit membres d’équipage, mais vous pourrez amener vingt et une personnes choisies parmi votre propre personnel et votre service de sécurité… vingt et une sans vous compter, bien sûr. — Bien sûr, dit le cardinal Mustafa, et il sourit. Bien sûr. — Au moment même où nous parlons, la Flotte de la Pax est en train de se battre contre les agents incarnés de Satan, les Extros, gronda Lourdusamy. Mais cette menace démoniaque doit être confrontée, et défaite, par le pouvoir sacré de l’Église elle-même. — Bien sûr. Mars, pensa le grand inquisiteur. Le furoncle le plus éloigné sur le cul de l’univers civilisé. Il y a trois cents ans, j’aurais pu appeler sur le canal large, mais aujourd’hui, je vais perdre le contact aussi longtemps qu’ils me garderont là-bas. Pas d’informations. Aucun moyen de diriger mes gens. Et le gritche… si le monstre est toujours contrôlé par l’Intelligence Ultime, blasphématoire, du Centre, pourrait être programmé pour me tuer dès mon arrivée. Super. — Bien sûr, répéta-t-il. Saint-Père, quand dois-je partir ? Si je pouvais disposer de quelques jours, ou de quelques semaines, afin de laisser les affaires courantes du Saint-Office en ordre… Le pape sourit et serra le haut du bras de Mustafa. — Domenico, l’archange vous attend aujourd’hui même, vous et votre petit contingent. Six heures, ce serait le mieux, m’a-t-on dit. — Bien sûr, dit le cardinal Mustafa pour la dernière fois. Il mit genou en terre pour baiser l’anneau papal. — Que Dieu vous accompagne et vous protège, dit le Saint-Père en touchant le front courbé du cardinal, puis il prononça la bénédiction plus rituelle en latin. Le grand inquisiteur, baisant l’anneau et goûtant le froid acide de la pierre et du métal, sourit de nouveau intérieurement de l’intelligence de ceux qu’il avait estimés moins malins que lui, et qu’il avait cru manœuvrer. Le père capitaine de Soya ne put parler au sergent Gregorius que quelques minutes avant le premier saut du Raphaël au-delà des Confins. Ce n’était qu’un saut d’entraînement jusqu’à un système inexploré à vingt années-lumière derrière le Grand Mur. Comme Epsilon Eridani, l’étoile de ce système était un soleil de type K ; contrairement à la naine orange d’Eridani, il s’agissait d’une géante semblable à Arcturus. Le corps expéditionnaire GÉDÉON se translata sans incident, les nouvelles crèches automatisées qui effectuaient la résurrection en deux jours fonctionnèrent sans aucune défaillance, et le troisième jour vit les sept archanges décélérer dans le système de la géante, pour jouer au chat et à la souris avec les neufs vaisseaux-torches de classe-Hawking qui les y avaient précédés après plusieurs mois de voyage en déficit de temps. On avait ordonné aux vaisseaux-torches de se cacher dans le système. La tâche des archanges consistait à les repérer et à les détruire. Trois des vaisseaux-torches, très loin dans le nuage d’Oört, flottaient parmi les proto-comètes, toute propulsion coupée, leurs coms silencieux, leurs systèmes internes maintenus au niveau opérationnel le plus bas. L’Uriel les repéra à une distance de 0,86 année-lumière et leur lança trois hypercinétiques Hawking virtuels. De Soya, qui se tenait avec les six autres capitaines dans la sphère tactique, avait le soleil du système au niveau de la ceinture et, à hauteur de poitrine, les traînées enflammées, longues de deux cents kilomètres, des propulseurs à fusion des sept archanges, telles des éraflures de diamant sur du verre noir. Il regarda les holos apparaître comme un brouillard, se former et se dématérialiser dans le nuage d’Oört, traqua les missiles chercheurs hypercinétiques théoriques lorsqu’ils surgirent de l’espace de Hawking, chercha les vaisseaux-torches en sommeil, et enregistra deux destructions virtuelles et une « grave avarie certaine à haute probabilité de destruction » sur le tableau d’affichage tactique. Ce système n’avait pas vraiment de planètes, mais quatre des vaisseaux-torches s’étaient tapis en embuscade dans le disque de concrétion planétaire, sur le plan de l’écliptique. Le Remiel, le Gabriel et le Raphaël engagèrent le combat à longue distance et affichèrent leurs destructions avant que les senseurs des vaisseaux-torches aient pu détecter la présence des archanges intrus. Les deux derniers vaisseaux-torches, cachés dans l’héliosphère de l’étoile géante de type-K, se protégeaient derrière des champs de confinement de classe-dix et évacuaient la chaleur par des monofilaments d’un demi-million de kilomètres de long. La Flotte de la Pax faisait plus que froncer les sourcils devant ce genre de manœuvre lors des simulations de combat, mais de Soya ne put s’empêcher de sourire de l’audace des commandants des deux vaisseaux ; c’était le genre de choses qu’il aurait pu tenter, une dizaine d’années plus tôt. Ces derniers vaisseaux-torches jaillirent de l’étoile-K en accélération élevée, leurs champs évacuant la chaleur sur le spectre visible, tels deux proto-étoiles éclatantes chauffées à blanc, crachées par leur parent massif, et essayèrent de rattraper le corps expéditionnaire qui maintenant traversait le système aux trois quarts de la vitesse de la lumière. L’archange le plus proche – le Sariel – les détruisit tous deux sans détourner un erg de puissance du champ de classe-trente que l’archange devait maintenir à cent kilomètres de sa proue, afin de s’ouvrir un chemin dans le système encombré de molécules. Des vitesses aussi terribles prélèveraient un terrible tribut si les champs faiblissaient ne serait-ce qu’un instant. Puis, tandis que l’amiral Aldikacti grommelait quelque chose à propos d’une « destruction probable » dans le nuage d’Oört, le corps expéditionnaire décéléra fortement en traçant un grand arc autour de la géante de type-K de sorte que tous les commandants et les seconds puissent se rencontrer dans l’espace tactique pour discuter de la simulation avant que les vaisseaux de GÉDÉON se translatent dans l’espace extro. De Soya estimait que ces conférences engendraient toujours un orgueil démesuré : une trentaine d’hommes et de femmes en uniforme de la Pax dressés comme des géants, ou dans ce cas assis comme des géants puisqu’ils se servaient du plan de l’écliptique comme d’une table virtuelle, discutant de destructions, de stratégies, de défaillances d’équipement et de taux d’acquisition pendant que le soleil de type-K flamboyait au centre de l’espace et que les vaisseaux glorifiés se déplaçaient sur leurs lentes ellipses newtoniennes comme des braises brûlant sur du velours noir. Durant cette conférence de trois heures, on décida que la « destruction probable » était inacceptable et qu’ils auraient dû tirer au moins cinq hyper-K, pilotés par des IA, sur des cibles aussi difficiles, récupérant tous les missiles inutilisés après que les trois destructions furent certaines. S’ensuivit alors une discussion sur les équipements non réutilisables, les taux de tir, et les équations destruction/économie/restriction dans une mission telle que celle-ci où il était impossible de se réapprovisionner. On se décida pour la stratégie suivante : un des archanges entrerait dans chaque système trente minutes-lumière avant les autres pour attirer toutes les investigations des senseurs et des CEM, pendant qu’un autre traînerait à une heure-lumière derrière, épongeant ainsi tous les « probables ». Après un jour de vingt-deux heures passé en grande partie aux postes de combat, où tous les membres d’équipage luttaient contre des accès d’émotion post-résurrection, les coordonnées d’un saut vers un système connu pour être infesté d’Extros furent transmises par l’Uriel sur le récepteur méga, les sept archanges accélérèrent vers leur point de translation, et le père capitaine de Soya fit des rondes pour bavarder avec son nouvel équipage et « border tout le monde ». Il garda le sergent Gregorius et ses cinq Gardes Suisses pour la bonne bouche. Un jour, durant leur longue poursuite de la petite fille appelée Énée dans le bras spirale de la galaxie, après avoir passé des mois ensemble à bord de l’ancien Raphaël, le père capitaine de Soya décida qu’il en avait assez d’appeler le sergent Gregorius ainsi et il chargea sur son persoc sa fiche signalétique afin d’apprendre son prénom. À sa grande surprise, de Soya découvrit que le sergent n’en avait pas. L’énorme sous-off avait atteint sa majorité sur le continent septentrional du monde marécageux de Patawpha, dans une culture guerrière où tout le monde naissait avec huit noms, dont sept « noms de faiblesse », et où seuls ceux qui survivaient aux « sept épreuves » obtenaient le privilège d’abandonner leurs noms de faiblesse pour ne plus porter que leur nom de force. L’IA du vaisseau dit au père capitaine qu’environ un guerrier sur trois mille seulement réussissait à se débarrasser de tous ses noms de faiblesse. L’ordinateur n’avait pas d’information sur la nature de ces épreuves. De plus, comme le montrait son dossier, Gregorius avait été le seul Ecossais-Maori de Patawpha à devenir un marine décoré auquel on proposa ensuite d’entrer dans le corps d’élite des Gardes Suisses. De Soya avait toujours eu l’intention de questionner le sergent sur la nature des « sept épreuves », mais n’eut jamais le courage de le faire. Ce jour-là, lorsque de Soya descendit à coups de pied le puits de lévitation en apesanteur et franchit l’iris du carré, le sergent Gregorius parut si heureux de le voir qu’il sembla sur le point d’enserrer le capitaine dans une étreinte d’ours. Mais le sergent se contenta de coincer ses pieds nus sous une planche, claqua des doigts pour attirer l’attention de ses hommes et cria Arde-à-vous dans la salle de garde ! Ses cinq soldats lâchèrent ce qu’ils étaient en train de faire – lire, nettoyer ou démonter leurs armes – et essayèrent de fourrer leurs orteils sous la cloison. En une seconde, scripteurs, magazines, couteaux pulsants, blindage d’impact et lances à énergie démontées flottèrent dans le cassé. Le père capitaine de Soya salua le sergent d’un signe de tête et inspecta les cinq membres du commando, trois hommes, deux femmes, tous terriblement, terriblement jeunes. Ils étaient également maigres, musclés, parfaitement adaptés à l’apesanteur et visiblement entraînés à l’art de la guerre. Rien que des vétérans. Qui avaient dû se faire suffisamment remarquer par leur courage pour être intégrés à cette mission. De Soya lut dans leurs yeux une impatience de se battre qui l’attrista. Au bout de quelques minutes d’inspection, de présentations et de bavardage de commandant à commando, de Soya fit signe à Gregorius de le suivre et, se projetant d’un coup de pied, il traversa l’iris arrière pour pénétrer dans la salle des tubes de lancement. Quand ils furent seuls, le père capitaine de Soya tendit la main. — C’est sacrément bon de vous revoir, sergent. Gregorius lui serra la main et sourit d’une oreille à l’autre. Le visage carré, balafré, et les cheveux courts du costaud n’avaient pas changé, son sourire était toujours aussi large, aussi chaleureux. — Sacrément bon de vous revoir, père capitaine. Depuis quand les curés se mettent-ils à sortir des sacrilèges ? — Depuis que j’ai été promu au commandement, sergent. Comment ça va ? — Très bien, mon capitaine. De mieux en mieux. — Vous avez participé à l’Incursion de Saint-Anthony et au Saillant du Sagittaire. Étiez-vous présent quand le caporal Kee est mort ? Le sergent Gregorius se frotta le menton. — Négatif, mon capitaine. J’étais bien au Saillant, y a deux ans, mais j’ai jamais vu Kee. J’ai entendu dire que son transport avait été descendu, mais je ne l’ai jamais vu. J’avais deux autres amis à bord, mon commandant. — Désolé. (Tous deux flottaient maladroitement près d’une des nacelles de stockage d’hyper-k. Le père capitaine s’accrocha à une poignée et s’orienta de façon à regarder Gregorius dans les yeux.) L’interrogatoire s’est bien passé, sergent ? Gregorius haussa les épaules. — Ils m’ont gardé quelques semaines sur Pacem, mon capitaine. N’arrêtaient pas de me poser les mêmes questions d’une manière différente. Ils avaient pas l’air de me croire quand je leur disais ce qui était arrivé sur le Bosquet de Dieu… la femme démon, le gritche. Ils ont fini par se fatiguer de me demander des choses, alors ils m’ont rétrogradé caporal et m’ont renvoyé. De Soya soupira. — Je suis désolé, sergent. Je vous avais recommandé pour une promotion et un commandement. (Il gloussa d’un air piteux.) Cela vous a fait une belle jambe ! Nous avons eu de la chance, tous les deux, de ne pas être excommuniés, puis exécutés. — Oui, mon capitaine, dit Gregorius en jetant par le hublot un coup d’œil au champ d’étoiles en mouvement. Ils étaient pas contents de nous, ça c’est sûr. (Il regarda de Soya.) Et vous, mon capitaine. J’ai entendu dire qu’ils vous avaient enlevé votre commandement. Le père de Soya sourit. — On m’a rétrogradé prêtre de paroisse. — Sur un sale monde désertique sans eau, je l’ai entendu dire, mon capitaine. Un endroit où on vend la pisse dix marks la bouteille. — Exact, répondit de Soya, souriant toujours. Madre de Dios. C’est ma planète natale. — Oh, merde, mon capitaine, dit le sergent Gregorius en serrant les poings d’embarras. Je voulais pas vous manquer de respect, mon capitaine. Je veux dire… je… je voulais pas… De Soya posa la main sur l’épaule du costaud. — Vous ne m’avez pas manqué de respect, sergent. Vous avez raison. Là-bas, on vend la pisse… pas dix marks la bouteille, mais quinze. — Oui, mon capitaine, dit Gregorius, dont la rougeur noircit encore plus la peau sombre. — Et, sergent… — Oui, mon capitaine ? — Ce sera quinze Je-vous-salue-Marie et dix Notre-Père pour cette remarque scatologique. Je suis toujours votre confesseur, vous savez. — Oui, mon capitaine. L’implant de Soya le picota au moment même où les communicateurs du vaisseau se mettaient à carillonner. — Translation dans dix minutes, dit le père capitaine. Fourrez vos poussins dans leurs crèches, sergent. Le prochain saut, ce sera un vrai. — Oui, oui, mon capitaine. (Le sergent donna un coup de pied pour traverser l’iris, mais s’arrêta juste au moment où celui-ci s’ouvrait.) Père capitaine ? — Oui, sergent. — C’est juste une intuition, mon capitaine, dit le Garde Suisse, le front plissé. Mais j’ai appris à me fier à mes intuitions. — Moi aussi, sergent. Qu’y a-t-il ? — Surveillez vos arrières, mon capitaine, dit Gregorius. Je veux dire… c’est rien de précis. Mais surveillez vos arrières. — Oui, oui. Le père capitaine de Soya attendit que Gregorius soit rentré dans le carré et que l’iris se soit refermé avant de se lancer, d’un coup de pied, dans le puits de lévitation pour rejoindre sa propre couche mortuaire et sa crèche de résurrection. Le système de Pacem était bondé de cargos du Mercantilus, de vaisseaux de guerre de la Flotte, d’habitats luxueux, d’astéroïdes terraformés et rassemblés comme à Castel Gandolfo, de cités orbitales à loyer modéré pour les millions d’individus désireux de vivre près du centre du pouvoir, mais trop pauvres pour payer les tarifs exorbitants de la planète, et de la concentration la plus élevée d’astronefs privés du monde connu. À tel point que, lorsque Kenzo Isozaki, le P-DG et président du Conseil exécutif de la Ligue Pancapitaliste des Organismes du Commerce Interstellaire Catholique Indépendant, souhaitait être absolument seul, il lui fallait réquisitionner un yacht et voyager sous forte accélération pendant trente-deux heures jusque dans l’anneau extérieur des ténèbres de l’espace, loin de l’étoile de Pacem. Même choisir un vaisseau avait posé des problèmes. Le Mercantilus de la Pax gardait une petite flotte de luxueux yachts pour ses cadres, mais Isozaki dut admettre qu’en dépit de leurs tentatives les plus poussées pour éviter toute écoute indiscrète sur les vaisseaux, aucun d’eux ne s’avérait sûr. Pour ce rendez-vous, il avait envisagé de dérouter l’un des cargos du Mercantilus qui faisait la navette sur les voies commerciales entre les essaims orbitaux, mais il croyait ses ennemis – le Vatican, le Saint-Office, les Services secrets de la Flotte de la Pax, l’Opus Dei, ses rivaux au sein du Mercantilus, et d’innombrables autres – capables de mettre sur écoute tous les vaisseaux de la vaste flotte de commerce de sa société. Pour finir, Kenzo Isozaki se déguisa, alla sur les quais publics du Tore acheter un ancien astéroïde-chaland et ordonna au persoc de son IA illégale de le piloter au-delà de la zone feu-de-camp de l’écliptique. En cours de route, son vaisseau fut six fois interpellé par les patrouilles et les stations des forces de sécurité de la Pax, mais le convoyeur était en règle, il y avait des rochers là où il se rendait – criblés de trous de mines, bien sûr, mais constituant une destination encore vraisemblable pour un prospecteur désespéré – et il passa sans subir d’interrogatoire personnel. Isozaki trouvait tout cela mélodramatique ; en outre, c’était une perte de temps, denrée si précieuse pour lui. Il aurait reçu le contact dans son bureau, à bord du Tore, si celui-ci avait été d’accord. Mais le contact avait refusé, et Isozaki devait reconnaître qu’il se serait traîné jusqu’à Aldébaran pour le rencontrer. Trente-deux heures après avoir quitté le Tore, le chaland laissa chuter son champ de confinement interne, vida son réservoir sous g-élevé et réveilla Isozaki. L’ordinateur du vaisseau était trop stupide pour faire autre chose que lui fournir ses coordonnées et des affichages sur les rochers du coin, mais l’interface du persoc IA illicite balaya toute la zone consacrée aux vaisseaux, éteints ou actifs, et décréta que cette sphère du système de Pacem était vide. — Comment a-t-il fait pour venir si tu ne vois pas de vaisseau ? murmura Isozaki. — On ne peut arriver autrement qu’en astronef, monsieur, dit l’IA. À moins qu’il n’habite ici, ce qui semble improbable puisque… — Silence, ordonna Kenzo Isozaki. Il resta dans la pénombre imprégnée d’odeur de lubrifiant de la bulle de commandement et étudia l’astéroïde situé à un demi-kilomètre. Le chaland et le rocher avaient harmonisé leurs vitesses angulaires, aussi c’était le champ d’étoiles familier du système de Pacem qui semblait tournoyer derrière le rocher criblé de trous de mines et de cratères. Hors de l’astéroïde, il n’y avait rien, n’étaient le vide absolu, les radiations dures et le silence glacé. Soudain, on frappa à la porte extérieure du sas. 8 Tandis que se déroulaient tous ces mouvements de troupes, que les grandes armadas d’aéronefs d’un noir mat perçaient de trous le continuum spatio-temporel du cosmos, au moment précis où l’on envoyait le grand inquisiteur de l’Église sur Mars hanté par le gritche et où le P-DG de Mercantilus se rendait seul à un rendez-vous secret avec un interlocuteur non-humain dans les profondeurs de l’espace, j’étais couché impuissant dans un lit, le dos et le ventre déchirés par une douleur atroce. La souffrance est une chose intéressante et peu ragoûtante. Peu de choses dans la vie concentrent notre attention aussi totalement, aussi terriblement, et il en est peu dont la description orale ou écrite soit aussi ennuyeuse. Cette douleur absorbait toutes mes facultés. Son caractère implacable, la maîtrise qu’elle exerçait sur mon esprit, m’emplissaient de stupéfaction. Durant les heures que je venais d’endurer et qu’il me restait encore à souffrir, je tentais de me concentrer sur mon environnement, de penser à autre chose, de communiquer avec les gens qui m’entouraient, et même de réciter tout bas de simples tables de multiplication, mais la douleur coulait dans tous les compartiments de ma conscience comme de l’acier fondu dans les fissures d’un creuset fêlé. Voilà ce dont je fus vaguement conscient ce jour-là : j’étais sur un monde que mon persoc avait identifié comme Vitus-Gray-Balianus B. et je puisais l’eau d’un puits lorsque la douleur m’avait abattu ; tandis que je me tordais dans la poussière, une femme drapée dans un peignoir bleu, les ongles de ses orteils visiblement bleus dans ses sandales découpées, appela d’autres personnes vêtues de la même couleur, et ils me transportèrent jusqu’à la maison en adobe où je continuais à lutter contre la douleur, couché dans un lit moelleux ; il y avait plusieurs autres personnes dans la maison : une femme en bleu, coiffée d’un foulard, un homme plus jeune portant toge bleue et turban, et au moins deux enfants, aussi habillés en bleu ; et ces gens généreux, non seulement supportèrent les excuses bafouillées et les gémissements moins articulés que je proférais en me tordant de douleur, mais encore ne cessèrent de me parler, de me tapoter les mains, et de me mettre des compresses mouillées sur le front ; ils m’ôtèrent mes bottes, mes chaussettes et ma veste, et continuèrent à me chuchoter des paroles de réconfort dans leur dialecte mélodieux tandis que je tentais de garder ma dignité malgré les assauts que l’atroce souffrance me livrait dans le dos et l’abdomen. Plusieurs heures après qu’ils m’eurent amené chez eux – par la fenêtre, je vis que le ciel bleu avait tourné au rose vespéral –, la femme qui m’avait trouvé près du puits dit : — Citoyen, nous avons demandé son aide au prêtre missionnaire du coin et il est parti chercher le médecin de la base de la Pax, à Bombasino. Pour une raison que nous ignorons, les glisseurs de la Pax et les autres avions sont tous occupés ailleurs, aussi le prêtre et le médecin… si le médecin vient… vont être obligés de descendre la rivière sur une cinquantaine de pulls, mais avec de la chance, ils seront ici avant le lever du soleil. Je ne savais pas combien mesurait un pull et combien il faudrait de temps pour en parcourir cinquante, ou même combien d’heures durait la nuit sur ce monde, mais l’idée que ma douleur puisse prendre fin suffit à me faire monter les larmes aux yeux. Néanmoins, je chuchotai : — Je vous en prie, madame, pas de médecin de la Pax. La femme posa ses doigts froids sur mon front. — Il le faut. Il n’y a plus de médic, ici, à Lock Childe Lamonde. Sans secours médical, vous allez mourir, nous le craignons. Je gémis et m’écartai d’elle en me convulsant. La douleur me traversait comme un fil de fer brûlant sur lequel on aurait tiré pour qu’il passe dans des capillaires trop étroits. J’avais conscience qu’un médecin de la Pax saurait aussitôt que je venais d’un autre monde, me dénoncerait à la police ou à l’armée de la Pax, si le « prêtre missionnaire » ne l’avait déjà fait, et je serais certainement interrogé et emprisonné. Ma mission en faveur d’Énée prenait prématurément fin, et c’était un échec. Quand le vieux poète Martin Silenus m’avait embarqué dans cette odyssée, quatre ans et demi standard plus tôt, il avait bu du champagne avec moi et porté un toast aux « héros ». Si seulement il avait su combien ce toast était loin de la réalité. Peut-être l’avait-il su. La nuit s’écoula avec une lenteur glaciale. À plusieurs reprises, les deux femmes me rendirent visite, et des enfants en peignoirs bleus, sans doute des vêtements de nuit, vinrent parfois, du couloir sans lumière, jeter un coup d’œil dans ma chambre. Ils étaient tête nue et je vis que la petite fille était coiffée presque comme Énée lorsque nous nous étions rencontrés pour la première fois ; elle avait alors douze ans et moi vingt-huit ans standard. Le petit garçon, plus jeune que la fille, sans doute sa sœur, était d’une extrême pâleur ; sa tête rasée semblait chauve. Chaque fois qu’il regardait dans ma chambre, il agitait les doigts en un salut timide. Entre les vagues de douleur, je lui rendais faiblement son salut, mais chaque fois que j’ouvrais les yeux pour le revoir, l’enfant était parti. Le soleil se leva et se coucha sans que le médecin arrivât. Le désespoir refluait en moi comme une marée descendante. Je ne pouvais plus résister une heure de plus à cette terrible douleur. Je savais, d’instinct, que si les gentils habitants de cette maison avaient possédé un analgésique, ils me l’auraient donné depuis longtemps. J’avais passé la nuit à essayer de me souvenir de ce que j’avais emporté avec moi dans le kayak, mais ma trousse ne contenait qu’un désinfectant et de l’aspirine. Je savais que cette dernière ne ferait rien contre ce raz de marée de souffrance. Je décidai que je pouvais encore tenir dix minutes. On m’avait ôté mon persoc, maintenant posé bien en vue sur un rebord en adobe près du lit, mais je n’avais pas pensé à mesurer, grâce à lui, les heures de la nuit. Je me débattis pour m’en emparer tandis que la douleur se tordait en moi comme un fil de fer brûlant, et je remis le bracelet à mon poignet. Je chuchotai à l’IA du vaisseau : — Est-ce que la fonction du biomoniteur est encore activée ? — Oui, répondit le bracelet. — Est-ce que je suis mourant ? — Les signaux vitaux ne sont pas critiques, répondit le vaisseau de son ton monotone habituel. Mais vous semblez être en état de choc. La tension artérielle… Il continua à cliqueter des informations techniques jusqu’à ce que je lui dise de se taire. — Avez-vous réussi à identifier ce qui me met dans cet état ? haletai-je. Des vagues de nausées suivirent la douleur. J’avais depuis longtemps vomi tout ce qui se trouvait dans mon estomac, mais le haut-le-cœur me plia en deux. — Ce n’est pas incompatible avec une crise d’appendicite, dit le persoc. — Une appendicite… (On avait depuis longtemps débarrassé génétiquement l’humanité de ces organes inutiles.) Ai-je un appendice ? chuchotai-je au bracelet. Avec le lever du soleil, le bruissement des peignoirs avait repris dans la maison et plusieurs femmes étaient venues me voir. — Négatif, dit le persoc. C’est fort improbable, à moins que vous ne soyez un mutant génétique. Les chances ne… — Silence, sifflai-je. Les deux femmes en peignoirs bleus entrèrent d’un air affairé avec une troisième, plus grande, plus mince, visiblement native d’un autre monde. Elle portait une combinaison noire avec la croix et le caducée du Corps médical de la Flotte sur son épaule gauche. — Je suis le docteur Molina, dit-elle en ouvrant un petit sac noir. Tous les glisseurs de la base font des manœuvres et j’ai dû prendre un fitzeur, sur la rivière, avec le jeune homme qui est venu me chercher. (Elle posa un timbre-diagnostic adhésif sur ma poitrine nue et un autre sur mon ventre.) Et n’allez pas croire que j’ai fait tout ce chemin pour vous… l’un des glisseurs de la base s’est écrasé près de Keroa Tambat, à quatre-vingts kilomètres au sud d’ici, et je dois aller soigner les blessés de l’équipage en attendant l’intervention médicale. Rien de sérieux, juste des meurtrissures et une jambe cassée. La Flotte n’avait pas envie d’enlever un glisseur aux manœuvres rien que pour ça. (Elle sortit de la valise un appareil pas plus grand que la paume de la main et vérifia qu’il recevait bien les informations des timbres.) Si vous êtes l’un de ces spatiaux du Mercantilus qui ont déserté d’un vaisseau, au port, il y a quelques semaines, continua-t-elle, ne vous imaginez pas que vous allez me voler des médicaments ou de l’argent. Je voyage avec deux hommes de la sécurité qui sont restés de garde à la porte. (Elle mit son casque.) Bon, qu’est-ce qui ne va pas, jeune homme ? Je secouai la tête, grinçant des dents contre le flot de douleur qui me déchirait le dos. Quand je le pus, je dis : — Je l’ignore, docteur… j’ai mal dans le dos… et des nausées… Elle m’ignora pendant qu’elle regardait le petit appareil. Brusquement, elle se pencha vers moi et me tâta l’abdomen, du côté gauche. — Ça vous fait mal, là ? Je faillis crier. — Oui, répondis-je lorsque je pus parler. Elle hocha la tête et se tourna vers la femme en bleu qui m’avait sauvé. — Dites au prêtre qui m’a amenée d’apporter le grand sac. Cet homme est complètement déshydraté. Il faut installer une perfusion. Après, je lui administrerai de l’ultramorphine. Je me rendis compte alors d’une chose que je savais depuis qu’enfant, j’avais vu ma mère mourir d’un cancer : idéologie et ambition, pensée et émotion, tout s’efface devant la douleur. Et devant les moyens d’y échapper. J’aurais fait n’importe quoi pour ce médecin de la Flotte de la Pax bavarde et bourrue. — Qu’est-ce que j’ai ? demandai-je tandis qu’elle installait le flacon et les tuyaux. Quelle est la cause de cette douleur ? Elle tenait une seringue à l’ancienne mode, terminée par une aiguille, et aspirait le contenu d’un petit flacon d’ultramorphine. Si elle m’avait dit que j’avais contracté une maladie mortelle et que je m’éteindrais avant la tombée de la nuit, cela m’aurait été égal du moment qu’elle me faisait cette piqûre d’analgésique. — Un calcul rénal, répondit le docteur Molina. Je dus montrer mon incompréhension, car elle poursuivit : — Une petite pierre dans votre rein… trop grosse pour passer par l’urètre… probablement faite de calcium. Aviez-vous du mal à uriner, ces derniers jours ? Je repensai au début du voyage. Je n’avais pas bu assez d’eau et donc attribué à cela ma difficulté à uriner et la douleur que j’éprouvais parfois à cette occasion. — Oui, mais… — Un calcul rénal, répéta-t-elle en me transperçant le poignet gauche. Une petite piqûre. (Elle inséra l’aiguille intraveineuse et la maintint en place avec du dermoplaste. La douleur de la piqûre se perdit totalement dans la cacophonie de mes souffrances. Le médecin tripota pendant un moment l’intraveineuse et fixa la seringue à un prolongement du tuyau.) Il faut environ une minute avant que ça agisse, dit-elle. Mais cela devrait éliminer la gêne. La gêne. Je fermai les yeux afin que personne ne puisse y voir mes larmes de soulagement. La femme qui m’avait trouvé près du puits me prit la main. Une minute s’écoula, puis la douleur commença à refluer. Aucune absence n’avait jamais été si bienvenue. C’était comme si l’on avait étouffé un grand et terrible bruit afin que je puisse enfin penser. Je redevins moi-même lorsque l’atroce douleur ressembla à celle que j’avais ressentie après un coup de couteau ou la fracture d’un membre. Celle-là, je pouvais la supporter et garder ma dignité, le sens de mon moi. La femme en bleu caressait mon poignet lorsque l’ultramorphine fit son effet. — Merci, dis-je entre mes lèvres gercées, parcheminées, en lui serrant la main. Et merci aussi à vous, docteur Molina. Le médecin se pencha vers moi et me tapota doucement la joue. — Vous allez dormir, mais il me faut d’abord quelques réponses. Ne vous endormez pas avant de m’avoir parlé. Je hochai faiblement la tête. — Comment vous appelez-vous ? — Raul Endymion. Je me rendis compte que je ne pouvais pas lui mentir. Elle avait dû mettre du Divrai ou une autre drogue dans la perfusion. — D’où venez-vous, Raul Endymion ? Elle tenait l’appareil à diagnostic dirigé vers moi, comme un magnétophone. — D’Hypérion. Du continent d’Aquila. Mon clan est… — Comment êtes-vous arrivé à Lock Childe Lamonde, sur Vitus-Gray-Balianus B., Raul ? Êtes-vous l’un des spatiaux qui ont quitté sans permission un cargo du Mercantilus, le mois dernier ? — En kayak, m’entendis-je répondre tandis que tout commençait à me paraître lointain. (Une grande chaleur m’envahit, presque indiscernable du soulagement qui montait en moi.) J’ai descendu la rivière en kayak, bafouillai-je. Par le distrans. Non, je ne suis pas l’un des spatiaux… — Le distrans ? répéta le médecin, d’une voix perplexe. Que voulez-vous dire, Raul Endymion, en parlant de distrans ? Que vous l’avez franchi en pagayant, comme nous le faisons ? Que vous êtes juste passé dessous en descendant la rivière ? — Non. Je suis arrivé par le distrans. En provenance d’un autre monde. Le médecin jeta un coup d’œil à la femme en bleu puis revint à moi. — Vous êtes venu d’un autre monde par le distrans ? Vous voulez dire qu’il a… fonctionné ? Qu’il vous a distranslaté ici ? — Oui. — D’où veniez-vous ? demanda-t-elle en me tâtant le pouls de la main gauche. — De l’Ancienne Terre. Je viens de la Terre. Je flottai, béatement libre de toute douleur, pendant que le médecin sortait dans le couloir pour s’entrenir avec les dames. J’entendis des bribes de leur conversation. — … visible qu’il est mentalement déséquilibré, dit la voix du médecin. Il n’a pas pu venir par le… il délire à propose de l’Ancienne Terre… peut-être l’un des spatiaux drogués… — … contente qu’il reste…, dit la femme en peignoir bleu… prendrai soin de lui jusqu’à ce que… — Le prêtre et l’un des gardes resteront ici…, dit le médecin. Quand le glisseur d’évacmed arrivera à Keroa Tambat, nous ferons escale ici pour le prendre avant de rejoindre la base… demain ou après-demain… ne le laissez pas partir… la police militaire voudra sûrement… Flottant sur la crête montante de la béatitude provoquée par l’absence de douleur, je cessai de lutter contre le courant et me laissai emporter en aval jusque dans les bras que me tendait la morphine. Je rêvai d’une conversation qu’Énée et moi avions eue quelques mois auparavant. C’était par une froide nuit d’été de haut plateau désertique ; assis dans le vestibule de son abri, nous buvions du thé et regardions les étoiles apparaître. Nous discutions de la Pax, mais à chacune de mes remarques négatives, Énée apportait un argument positif. Pour finir, je me mis en colère. — Écoute, dis-je, tu parles de la Pax comme si elle n’essayait pas de te capturer et de te tuer. Comme si les vaisseaux de sa flotte ne nous avaient pas poursuivis jusqu’au milieu du bras spiral et ne nous avaient pas abattus sur le Vecteur Renaissance. S’il n’y avait pas eu le distrans… — Ce n’est pas la Pax qui nous a poursuivis, nous a tiré dessus et a essayé de nous tuer, dit la jeune fille d’une voix douce. Seulement quelques éléments de la Pax. Des hommes et des femmes qui suivaient les ordres du Vatican ou d’ailleurs. — Bon, dis-je, exaspéré et irrité, ce sont seulement des éléments de la Pax qui nous ont tiré dessus et ont tué… (Je m’arrêtai durant une seconde.) Que veux-tu dire par « du Vatican ou d’ailleurs » ? Crois-tu que les ordres sont donnés par d’autres ? D’autres que le Vatican, je veux dire ? Énée haussa les épaules. C’était un geste gracieux, mais extrêmement irritant. L’un des moins attachants de ses comportements les moins attachants d’adolescente. — Y en a-t-il d’autres ? demandai-je, d’un ton plus acerbe que celui que j’adoptais généralement pour parler à ma jeune amie. — Il y en a toujours d’autres, répliqua tranquillement Énée. Ils avaient raison d’essayer de me capturer, Raul. Ou de me tuer. Dans mon rêve comme dans la réalité, je posai ma tasse de thé sur les assises en pierre du vestibule et la regardai fixement. — Tu es en train de dire que toi… et moi… aurions dû être capturés et tués… comme des animaux. Qu’ils avaient le droit de le faire ? — Bien sûr que non, répondit la jeune fille en croisant les bras, tandis que le thé fumait dans l’air froid de la nuit. Je dis que la Pax a raison, de son point de vue, d’utiliser des moyens extraordinaires pour essayer de m’arrêter. Je secouai la tête. — Je ne t’ai rien entendu dire, ma grande, qui fût assez subversif pour justifier l’envoi d’escadrons d’aéronefs contre toi. En réalité, la chose la plus subversive et la plus hérétique que je t’ai entendue proférer, c’est que l’amour est une force fondamentale de l’univers au même titre que la gravité ou l’électromagnétisme. Mais c’est seulement… — Des conneries ? — Des paroles trompeuses. Énée sourit et passa les doigts dans ses cheveux courts. — Raul, mon ami, ce n’est pas ce que je dis qui constitue un danger pour eux. C’est ce que je fais. Ce que j’enseigne en… en touchant. Je la regardai. J’avais presque oublié tout ce baratin sur Celle qui Enseigne que son oncle Martin Silenus intégra à ses Cantos épiques. Énée devait être le messie dont le vieux poète avait prophétisé la venue dans son long poème confus, deux siècles auparavant… c’est du moins ce qu’il m’avait dit. Jusqu’ici, j’avais vu très peu de choses qui auraient pu suggérer qu’elle était ce messie, sauf son passage par le Sphinx, l’un des Tombeaux du Temps, et le désir de la capturer ou de la tuer qui semblait obséder la Pax… le désir de me tuer moi aussi, puisque j’étais son gardien pendant le rude voyage jusqu’à l’Ancienne Terre. — Je ne t’ai pas entendue enseigner grand-chose d’hérétique ou de dangereux, répétai-je, d’un ton presque maussade. Ni vue faire quelque chose qui constitue une menace pour la Pax. Je montrai d’un geste la nuit, le désert, et au loin, les lumières des bâtiments de la Confrérie Taliesin, et maintenant – dans mon rêve d’ultramorphine qui était plus un souvenir qu’un rêve – je me regardais faire ce geste comme si j’épiais depuis les ténèbres entourant l’abri éclairé. Énée secoua la tête et sirota son thé. — Tu ne comprends pas, Raul, mais eux, si. Déjà, ils me traitent de virus. Ils ont raison… c’est exactement ce que je pourrais être pour l’Église. Un virus, comme le sida de l’Ancienne Terre, ou la Mort Rouge qui ravagea les Confins après la Chute… un virus qui envahit chaque cellule de l’organisme et reprogramme l’ADN à l’intérieur de ces cellules… ou du moins, infecte assez de cellules pour que l’organisme tombe, s’affaiblisse… et meure. Dans mon rêve, je descendais en piqué au-dessus de l’abri de toile-et-de-pierre d’Énée comme un faucon dans la nuit, tournoyant bien haut, au milieu des étoiles étrangères du ciel de l’Ancienne Terre, et je nous voyais – la jeune fille et l’homme – assis à la lumière de la lampe à pétrole du vestibule, comme des âmes perdues sur un monde perdu. Ce que, précisément, nous étions. Pendant les deux jours suivants, je dérivai, quittant et retrouvant la douleur et la conscience comme une yole dont on a coupé les amarres flotte sur l’océan en passant de rafales de pluie en nappes de soleil. Je buvais de grandes quantités d’eau que les femmes en bleu m’apportaient dans des verres à pied. Je me rendais en clopinant dans les toilettes et urinais à travers un filtre qui aurait dû retenir la pierre, cause de mon supplice intermittent. Pas de pierre. Chaque fois, je retournais me coucher en boitillant et attendais que la douleur recommence. Elle ne manquait jamais de le faire. Même à l’époque, je me rendais compte que cela n’avait rien d’un épisode héroïque. Avant que le médecin nous quitte pour reprendre sa descente de la rivière vers le lieu où s’était écrasé le glisseur, on m’avertit que le garde de la Pax et le prêtre du coin disposaient d’unités com et lanceraient un appel radio à la base si je provoquais un ennui quelconque. Le docteur Molina m’expliqua combien ce serait mauvais pour moi si le commandant de la Flotte devait soustraire un glisseur à ses jeux militaires juste pour aller quérir un prisonnier plus tôt que prévu. « En attendant, dit-elle, continuez à boire beaucoup d’eau et à pisser chaque fois que vous le pourrez. » Si je n’éliminais pas le calcul, elle devrait m’emmener à l’infirmerie de la prison et le dissoudre aux ultrasons. Elle laissa quatre doses d’ultramorphine à la femme en bleu et partit sans dire au revoir. Le garde, un Lusien d’âge mûr qui devait peser deux fois plus que moi, armé d’un pistolet à fléchette dans son holster et d’un bâton neural de contention à la ceinture, me regarda d’un air courroucé et retourna monter la garde à la porte principale. Il faudrait que je cesse d’appeler la maîtresse de maison « la femme en bleu ». Pendant les premières heures de mon supplice, elle n’avait été que cela pour moi, outre mon sauveur, bien sûr, mais l’après-midi de mon premier jour chez elle, j’appris que son nom était Dem Ria ; que sa partenaire primaire de mariage était l’autre femme, Dem Loa ; que le troisième membre de ce ménage tripartite était l’homme beaucoup plus jeune, appelé Alem Mikail Dem Alem ; que l’adolescente, c’était Ces Ambre, la fille d’une précédente union trine d’Alem ;que le petit garçon pâle sans cheveux, qui semblait avoir huit années standard, s’appelait Bin Ria Dem Loa Alem, que c’était l’enfant des conjoints actuels – mais le rejeton biologique de laquelle des deux femmes, je ne le découvris jamais – et qu’il se mourait d’un cancer. — L’ancien médic de notre bourgade… il est mort le mois dernier et n’a pas été remplacé… a envoyé Bin l’hiver dernier à notre hôpital de Keroa Tambat, mais ils ont seulement pu lui administrer une chimiothérapie, lui faire des rayons, et croiser les doigts, dit Dem Ria lorsqu’elle vint s’asseoir à mon chevet, cet après-midi-là. Dem Loa était installée non loin, sur une autre chaise à dossier droit. J’avais posé des questions sur le petit garçon pour que la conversation ne porte pas sur mes propres problèmes. Les peignoirs élaborés des femmes gardaient leur vive teinte bleu cobalt bien que le soleil, derrière elles, teintât les murs en adobe d’un rouge aussi épais que le sang. Les rideaux de dentelle découpaient la lumière et les ombres en zones négatives complexes. Nous bavardions dans les intervalles où la douleur me laissait tranquille. Je souffrais du dos comme si quelqu’un m’avait frappé avec une lourde massue, mais c’était une douleur sourde comparée à celle atroce et brûlante que la pierre provoquait lorsqu’elle se déplaçait. Le médecin avait dit que la douleur était un bon signe, que le calcul bougeait quand il me faisait le plus mal. Et le supplice semblait se centrer maintenant plus bas dans mon abdomen. Mais elle avait dit aussi que son élimination pouvait prendre des mois, même s’il était assez petit pour passer par les voies naturelles. Beaucoup de calculs, dit-elle, devaient être réduits en morceaux ou ôtés chirurgicalement. Je me forçai à repenser à la santé de l’enfant dont nous étions en train de parler. — Des rayons et une chimiothérapie, répétai-je, grimaçant ces mots avec dégoût. C’était comme si Dem Ria disait que les médics avaient prescrit des sangsues et du mercure au petit garçon. L’Hégémonie savait soigner le cancer, mais après la Chute, on avait perdu la plus grande partie des connaissances et de la technologie des manipulations génétiques. Et ce que l’on n’avait pas perdu était trop coûteux pour être dispensé aux masses, après la disparition définitive du Retz ; le Mercantilus de la Pax transportait des marchandises et des matières premières d’étoile en étoile, mais c’était un processus lent, coûteux et limité. La médecine avait régressé de plusieurs siècles. Ma propre mère était morte du cancer après avoir refusé les rayons et la chimiothérapie qu’on lui proposa lorsque le diagnostic fut établi par la Clinique de la Pax de Moors. Mais pourquoi guérir une maladie mortelle alors qu’on pouvait s’en sortir en mourant et en ressuscitant grâce au cruciforme ? Même les maladies transmises génétiquement étaient « guéries » par le cruciforme pendant la régénération du corps. Et la mort, comme l’Église le faisait constamment remarquer, était autant un sacrement qu’une résurrection. Elle pouvait être offerte comme une prière. Toute personne pouvait maintenant participer, par la douleur et le désespoir de la maladie et de la mort, à la gloire du sacrifice rédempteur du Christ. À condition de porter un cruciforme. Je m’éclaircis la gorge. — Ah… Bin n’a pas… Je veux dire… Quand le petit garçon m’avait fait un signe de la main, cette nuit, son peignoir ample avait révélé une poitrine pâle dépourvue de croix. Dem Loa fit un signe de tête. Le capuchon bleu de son peignoir était en tissu translucide, semblable à de la soie. — Aucun de nous n’a accepté la croix. Mais le père Clifton a été… convaincant. Je ne pus que hocher la tête. La douleur dans mon dos et dans mon bas-ventre recommençait à parcourir mes veines comme un courant électrique. Je devrais expliquer pourquoi les citoyens de Lock Childe Lamonde, sur la planète Vitus-Gray-Balianus B., portaient des peignoirs de différentes couleurs. Dem Ria m’avait confié, en chuchotant d’une manière mélodique, que la plupart des gens vivant sur les bords de la longue rivière étaient venus, un peu plus d’un siècle auparavant, du système solaire voisin Lacaille 9352. Ce monde, appelé d’abord l’Amertume de Sibiatus, venait d’être recolonisé par des fanatiques religieux de la Pax qui le renommèrent Grâce Inévitable et firent du prosélytisme au sein des groupes indigènes qui avaient survécu à la Chute. Celui de Dem Ria, dont la culture mesurée, pleine de philosophie, mettait l’accent sur la coopération, décida d’émigrer pour échapper à la conversion. Vingt-sept mille membres de son peuple dépensèrent leur argent et risquèrent leur vie pour remettre en état un vaisseau d’ensemencement de l’ancienne Hégire et transporter tout le monde, hommes, femmes, enfants, animaux favoris et bétail, au cours d’un voyage en sommeil froid de quarante-neuf ans sur leur voisine, Vitus-Gray-Balianus B., dont les habitants de l’ère du Retz étaient tous morts après la Chute. Le peuple de Dem Ria se nommait l’Hélice du Spectre d’Amoiete, d’après le spectacle total – poème-holo-symphonie ?, philosophique et épique, d’Halpul Amoiete. Dans son poème, Amoiete se servait des couleurs du spectre pour symboliser les valeurs humaines positives et montrer les juxtapositions, interactions, synergies et collisions hélicoïdales créées par ces valeurs. La Symphonie de l’Hélice du Spectre devait être exécutée avec la poésie et le spectacle holo, car tous trois représentaient une interaction philosophique. Dem Ria et Dem Loa m’expliquèrent que leur culture avait emprunté à Amoiete ses significations des couleurs ; le blanc symbolisait la pureté de l’honnêteté intellectuelle et de l’amour physique ; le rouge, la passion de l’art, la conviction politique et le courage physique ; le bleu, les révélations introspectives de la musique, les mathématiques, la thérapie personnelle en vue d’aider les autres, et la conception de tissus et de textures ; le vert émeraude, la communion avec la nature, le réconfort de la technologie et la préservation des formes de vie menacées ; le noir d’ébène, la création de mystères humains, etc. Les unions trines, la non-violence et les autres particularités culturelles s’étaient développées aussi à partir de la philosophie d’Amoiete et, pour une large part, de la riche civilisation coopérative que le peuple du Spectre avait instaurée sur Amertume de Sibiatus. — Alors le père Clifton vous a convaincus de rejoindre l’Église ? dis-je lorsque la douleur s’apaisa assez pour me permettre, une fois de plus, de penser et de parler. — Oui, répondit Dem Loa. Leur troisième partenaire, Alem Mikail Dem Alem, était venu s’asseoir sur le rebord de la fenêtre. Il écoutait notre conversation, mais prenait rarement la parole. — Qu’en pensez-vous ? demandai-je en remuant un peu pour répartir la douleur dans mon dos. Je n’avais pas demandé d’ultramorphine depuis plusieurs heures, mais l’envie de le faire me hantait. Dem Ria leva la main en un mouvement complexe qui me rappela le geste favori d’Énée. — Si nous acceptons tous la croix, notre petit Bin Ria Dem Loa Alem pourra recevoir tous les soins médicaux dont dispose la base de la Pax, à Bombasino. Même s’ils n’arrivent pas à le guérir de son cancer, Bin… nous reviendra… après. Elle baissa les yeux et cacha ses mains expressives dans les plis de son peignoir. — Ils ne permettent pas que Bin soit le seul à accepter la croix ? — Oh, non, répondit Dem Loa. Ils veulent toujours que la famille entière se convertisse. Nous comprenons leur point de vue. Le père Clifton trouve que ce qui nous arrive est très triste, mais il espère que nous accepterons le sacrement de Jésus-Christ avant qu’il soit trop tard pour Bin. — Qu’éprouve votre fille, Ces Ambre, à l’idée de devenir une chrétienne régénérée ? demandai-je très conscient de poser des questions personnelles. Mais j’étais intrigué, et penser à la décision douloureuse qu’ils affrontaient tenait mon esprit éloigné de ma douleur réelle, infiniment moins grave. — Le fait de rejoindre l’Église et de devenir une citoyenne de la Pax plaît beaucoup à Ces Ambre, dit Dem Loa en levant son visage qu’encadrait la douce couleur bleue de son capuchon. Elle pourra fréquenter un collège de l’Église, à Bombasino ou à Keroa Tambat. Ces Ambre pense que les filles et les garçons qui y sont offriront des perspectives matrimoniales beaucoup plus intéressantes. J’allais parler, je m’arrêtai, puis dis tout de même : — Mais le mariage trine ne sera pas… je veux dire, est-ce que la Pax permettrait… — Non, répondit Alem, toujours à la fenêtre. (Il fronça les sourcils et je vis de la tristesse dans ses yeux gris.) L’Église ne permet pas les unions entre personnes du même sexe, ni celles entre partenaires multiples. Notre famille serait dispersée. Je remarquai les regards qu’ils échangèrent pendant une seconde ; l’amour, le chagrin que j’y lus m’accompagneront pendant des années. Dem Ria soupira. — Mais c’est inévitable. Je pense que ce père Clifton a raison… il faut que nous le fassions maintenant, pour Bin, au lieu d’attendre qu’il meure de sa vraie mort, le perdre à jamais… et alors rejoindre l’Église. J’aime mieux emmener notre petit garçon à la messe le dimanche, et rire avec lui au soleil, que d’aller après à la cathédrale allumer un cierge en souvenir de lui. — Pourquoi la conversion est-elle inévitable ? demandai-je doucement. Dem Loa refit ce même geste gracieux. — Notre société de l’Hélice du Spectre dépend de tous ses membres… toutes les étapes et tous les composants de l’Hélice doivent être en place pour que l’interaction puisse œuvrer au progrès et au bien moral de l’humanité. De plus en plus de membres du Spectre abandonnent leurs couleurs et rejoignent la Pax. Le centre ne tiendra pas. Dem Ria toucha mon avant-bras comme pour souligner ses paroles suivantes. — La Pax ne nous contraint d’aucune manière, dit-elle d’une voix douce, son aimable dialecte chantant comme le bruit du vent dans les rideaux de dentelle, derrière elle. Nous respectons le fait qu’ils réservent leurs médicaments et leur miracle de résurrection pour ceux qui se joignent à eux… Elle se tut. — Mais c’est dur pour nous, termina Dem Loa, d’une voix soudain furieuse. Alem Mikail Dem Alem se leva et vint s’agenouiller entre les deux femmes. Il caressa le poignet de Dem Loa avec une infinie gentillesse. Il prit Dem Ria par la taille. Un moment, tous trois se coupèrent de moi et du monde, enfermés dans leur amour et leur chagrin. Puis la douleur revint se planter comme une lance féroce dans mon dos et mon bas-ventre, le brûlant comme un laser. Je gémis malgré moi. Tous trois se séparèrent avec des mouvements gracieux, résolus. Dem Ria alla chercher la seringue d’ultramorphine. Le même rêve se poursuivit… je survolais, de nuit, le désert de l’Arizona, regardant Énée et moi en train de boire du thé et de bavarder dans le vestibule de son abri, mais cette fois, la conversation alla plus loin que le souvenir de notre véritable entretien de ce soir-là. — En quoi es-tu un virus ? demandai-je à l’adolescente. Comment ce que tu enseignes pourrait-il constituer une menace pour une organisation aussi vaste et aussi puissante que la Pax ? Énée regardait dehors et humait le parfum des fleurs qui s’épanouissaient la nuit, dans le désert. Elle ne tourna pas les yeux vers moi lorsqu’elle reprit la parole. — Sais-tu, Raul, la méprise majeure que commit oncle Martin dans ses Cantos ? — Non. Elle m’avait montré plusieurs de ses méprises, omissions ou conjectures butées, et ensemble nous en avions découvert quelques autres durant notre voyage vers l’Ancienne Terre. — Elle est double, dit-elle doucement. (Quelque part dans le désert, un faucon lança son appel.) D’abord, il croyait ce que le TechnoCentre avait dit à mon père. — Que c’étaient eux qui avaient détourné la Terre ? — Tout ce qu’ils ont dit. Ummon mentait au cybride de John Keats. — Pourquoi ? demandai-je. Ils avaient prévu de le détruire. — Mais ma mère était présente et a enregistré la conversation. Le Centre savait qu’elle la répéterait au vieux poète. Je hochai lentement la tête. — Et qu’il l’inclurait comme un fait dans le poème épique qu’il était en train de composer. Mais quel intérêt avaient-ils à mentir à propos de… — Sa seconde erreur est plus subtile et plus grave, dit-elle, m’interrompant sans élever la voix. (Une pâle lueur restait suspendue derrière les montagnes, au nord et à l’ouest.) Oncle Martin croyait que le TechnoCentre était l’ennemi de l’humanité. Je posai ma tasse à thé sur la pierre. — En quoi est-ce une erreur ? Ne sont-ils pas nos ennemis ? Quand la jeune fille ne répondit pas, je levai la main, les cinq doigts déployés. — Premièrement, d’après les Cantos, c’est le Centre qui est derrière l’attaque menée contre l’Hégémonie, celle fui a entraîné la Chute des distrans. Pas les Extros… le Centre. L’Eglise l’a nié, faisant des Extros les seuls responsables. Es-tu en train de me dire que l’Église a raison et que le vieux poète a tort ? — Non. C’est le Centre qui a orchestré l’attaque. — Des milliards de morts, dis-je, bafouillant presque d’indignation. L’Hégémonie renversée. Le Retz détruit. Le canal large coupé… — Le TechnoCentre n’a pas coupé le canal large, dit-elle doucement. — D’accord, dis-je en respirant un bon coup. C’était quelque mystérieuse entité… tes Lions, tes Tigres et tes Ours, mettons. Mais le Centre était bien derrière cette attaque. Énée hocha la tête et se resservit du thé. Je repliai le pouce contre ma paume et touchai mon index de l’autre main. — Deuxièmement, le TechnoCentre s’est-il oui ou non servi des distrans comme d’une sorte de sangsue cosmique qui suçait les réseaux neuraux humains en faveur de leur damné projet d’Intelligence Ultime ? Chaque fois que quelqu’un franchissait un portail distrans, il était… utilisé… par ces damnées intelligences autonomes. Vrai ou faux ? — Vrai. — Troisièmement, dis-je en repliant l’index et tapotant le doigt suivant, dans le poème, Rachel, la fille du pèlerin Sol Weintraub qui est revenue à reculons du futur, avec les Tombeaux du Temps, annonce qu’un temps viendra où… (je changeai de ton pour citer)… « la guerre finale fait rage entre l’IU engendrée par le Centre et l’esprit humain ». Était-ce une erreur ? — Non. — Quatrièmement… (Je commençais à me sentir idiot avec mon petit exercice de doigts, mais assez en colère pour continuer.)… est-ce que le Centre n’a pas avoué à ton père qu’il l’avait créé… créé le cybride de John Keats… comme un piège pour la… comment l’appelaient-ils ?… la composante empathique de l’Ultime Intelligence humaine qui est censée naître, un jour ou l’autre, dans le futur ? — C’est ce qu’ils disaient, acquiesça Énée en buvant son thé à petites gorgées. Elle semblait s’amuser. Ce qui fit croître ma colère. — Cinquièmement, dis-je repliant le dernier doigt, si bien que ma main était devenue un poing. N’est-ce pas le Centre, autant que la Pax… bon sang, le Centre commandant la Pax, qui a essayé de t’attraper et de te tuer, sur Hypérion, sur le vecteur Renaissance et sur le Bosquet de Dieu… à mi-chemin du bras spirale ? — Oui. — Et n’est-ce pas le Centre, continuai-je furieux, oubliant mon énumération et le fait que nous parlions des erreurs du vieux poète, qui a créé cette… machine… femelle qui s’est arrangée pour trancher le bras du pauvre A. Bettik, et qui aurait emporté ta tête dans un sac sans l’intervention du gritche ? (Je brandis le poing tant j’étais en colère.) N’est-ce pas ce putain de Centre qui a essayé de me tuer, moi aussi, et nous tuera probablement si nous sommes assez stupides pour retourner dans l’espace de la Pax ? Énée hocha la tête. Je haletai presque, comme si j’avais effectué un sprint de cinquante mètres. — Alors ? dis-je sans conviction en ouvrant le poing. Énée me toucha le genou. Comme chaque fois que j’entrais en contact avec elle, je sentis une décharge électrique. — Raul, je n’ai pas dit que le Centre n’avait pas fait de mal, j’ai simplement dit qu’oncle Martin commet une erreur en le présentant comme l’ennemi de l’humanité. — Mais si tous ces faits sont vrais… Je secouai la tête, l’esprit embrouillé. — Des éléments du Centre ont attaqué le Retz avant la Chute, dit Énée. Nous savons, d’après la visite que mon père a rendue à Ummon, que le Centre n’était pas d’accord avec un grand nombre de ses décisions. — Mais…, commençai-je. Énée leva la main, la paume vers moi. Je me tus. — Ils se servaient de nos réseaux neuraux pour leur projet d’IA, mais il n’y a pas de preuve que cela faisait du tort aux humains. Je faillis rester bouche bée. Penser que ces satanées IA se servaient des cerveaux humains comme de bulles neurales dans leur putain de projet me donnait envie de vomir. — Ils n’avaient pas le droit de faire ça ! — Bien sûr. Ils auraient dû demander la permission. Qu’aurais-tu répondu ? — Je leur aurais dit d’aller se faire foutre, dis-je en m’apercevant, au moment où je la proférais, de l’absurdité de cette repartie adressée à des intelligences autonomes. Énée sourit de nouveau. — Et tu te souviens peut-être que nous nous sommes servis de leur pouvoir mental pendant plus de mille ans. Je ne crois pas que nous ayons demandé la permission à leurs ancêtres quand nous avons créé les premières IA de silicium… la première bulle magnétique et les premières entités à DNA. Je fis un geste de colère. — C’est différent. — Bien sûr. Le groupe des IA appelés les Ultimes ont, dans le passé, créé des problèmes à l’humanité et en créeront dans le futur, ils essaieront de nous tuer, toi et moi, mais ce n’est qu’une partie du Centre. Je secouai la tête. — Je ne comprends pas, ma grande, dis-je d’une voix plus douce. Es-tu en train de me dire qu’il y a de bonnes IA et de mauvaises IA ? Tu ne te souviens plus qu’elles ont réellement envisagé de détruire la race humaine ? Et qu’elles peuvent le faire, même si nous tentions de les arrêter ? Cela suffirait pour faire d’elles, dans mon livre, les ennemis de l’humanité. Énée toucha de nouveau mon genou. Ses yeux noirs étaient graves. — N’oublie pas, Raul, que l’humanité a failli aussi détruire l’espèce humaine. Les capitalistes et les communistes étaient prêts à faire sauter la Terre alors que c’était la seule planète sur laquelle nous vivions, à l’époque. Et pourquoi ? — Oui, dis-je sans conviction, mais… — Et l’Église est prête à détruire les Extros en ce moment même. Un génocide… d’une ampleur que notre race n’a jamais connue. — L’Église… et beaucoup d’autres… ne considèrent pas les Extros comme des êtres humains. — Ne dis pas de sottises, fit-elle avec brusquerie. Bien sûr que ce sont des êtres humains. Ils ont évolué à partir d’origines humaines terriennes communes, comme le TechnoCentre des IA. Les trois races sont des orphelins dans la tempête. — Les trois races…, répétai-je. Bon Dieu, Énée, tu englobes les entités du Centre dans ta définition de l’humanité ? — Nous les avons créées, répliqua-t-elle doucement. Très tôt, nous nous sommes servis d’ADN humain pour accroître leur puissance informatique… leur intelligence. Nous avons pris l’habitude de posséder des robots. Elles ont créé des cybrides avec de l’ADN humain et des personas d’IA. Maintenant, nous avons une institution humaine au pouvoir qui s’attribue toute la gloire et exige tout le pouvoir à cause de son allégeance à Dieu, de ses relations avec… l’Intelligence Ultime humaine. Peut-être le Centre connaît-il une situation semblable maintenant que les Ultimes sont au pouvoir. Je ne pus que la regarder fixement. Je ne comprenais pas. Énée posa son autre main sur mon genou. Je sentis ses doigts puissants à travers l’étoffe de mon pantalon. — Raul, tu te souviens de ce que l’IA Ummon a dit au second cybride de John Keats ? C’est relaté mot pour mot dans les Cantos. Ummon parlait par énigmes Zen… ou du moins, c’est ainsi qu’oncle Martin a retranscrit la conversation. Je fermai les yeux pour me remémorer cette partie du poème épique. Bien du temps s’était écoulé depuis que Grandam et moi récitions cette histoire à tour de rôle autour du feu de camp de la caravane. Énée prononça les mots en même temps qu’ils se formaient dans ma mémoire. — Ummon a dit au second cybride de Keats : Tu dois comprendre Keats que notre seule chance était de créer un hybride Fils de l’Homme Fils de la Machine Et de rendre ce refuge si attirant que l’Empathie en fuite n’envisagerait pas d’autre foyer La conscience la plus proche de la divinité que l’humanité ait offerte en trente générations une imagination qui peut embrasser l’espace et le temps Et par cette offrande et cette union former un lien entre les mondes qui permet que le monde existe pour les deux. Je me frottai la joue et réfléchis. Le vent nocturne agita la toile de l’abri d’Énée et apporta de douces senteurs du désert. Des étoiles étrangères étaient suspendues à l’horizon, au-dessus des vieilles montagnes. — L’empathie était censée représenter le composant en fuite de l’IU humaine, dis-je lentement comme si j’étais en train de résoudre une énigme. La part de notre conscience humaine évoluée dans le futur, qui revient dans le temps. Énée me regarda. — L’hybride était le cybride de John Keats, continuai-je. Fils de l’homme et de la Machine. — Non, dit Énée d’une voix douce. C’est cela, la seconde méprise d’oncle Martin. Les cybrides de Keats n’ont pas été créés en vue de constituer, dans cet âge, un refuge pour l’empathie. Mais pour être l’instrument de cette fusion entre le Centre et l’humanité. En d’autres mots, pour concevoir un enfant. Je regardai les mains de l’adolescente sur ma jambe. — Alors tu es la conscience « la plus proche de la divinité que l’humanité ait offerte en trente générations » ? Énée haussa les épaules. — Et tu as « une imagination qui peut embrasser l’espace et le temps » ? — Tous les êtres humains en ont une. Mais quand je rêve et que j’imagine, je vois des choses qui existeront vraiment. Tu te rappelles, quand je t’ai dit que je me souvenais du futur ? — Oui. — Eh bien, maintenant, je me souviens que tu vas rêver de cette conversation dans quelques mois, pendant que tu seras couché dans un lit, en train de souffrir horriblement, j’en ai bien peur, sur un monde au nom compliqué, dans une maison où tout le monde est habillé en bleu. — Quoi ? — Laisse tomber. Ce que je te dis aura un sens quand cela arrivera. Toutes les improbabilités en acquièrent un lorsque les ondes de probabilité s’effondrent dans l’évènement. — Énée, m’entendis-je dire tandis que je tournais en rond, toujours plus haut au-dessus de l’abri construit dans le désert, en regardant la jeune fille et moi rapetisser, dis-moi quel est ton secret… le secret qui fait de toi ce messie, ce « lien entre deux mondes ». — D’accord, Raul, mon amour, répondit-elle, apparaissant soudain comme une femme, juste avant que je décrive un cercle trop élevé pour pouvoir distinguer les détails ou entendre des paroles distinctes que la ruée de l’air sur mes ailes de rêve étouffait. Je vais te le dire. Écoute. 9 Quand il se translata dans son cinquième système extro, le corps expéditionnaire GÉDÉON avait déjà fait du massacre une science. Le père capitaine de Soya avait appris, dans ses cours d’histoire militaire de l’École d’Officiers de la Flotte de la Pax, que presque toutes les batailles spatiales menées à plus d’une demi-UA d’une planète, d’une lune, d’un astéroïde ou d’un point de départ stratégique dans l’espace, s’engageaient d’un commun accord. Il se souvenait qu’il en avait été de même pour les marines primitives de l’Ancienne Terre préhégirienne, à une époque où la plupart des grandes batailles navales se déroulaient en vue de la Terre, sur les mêmes territoires de combat aquatiques, et où la technologie des vaisseaux de surface changeait lentement, des trirèmes grecques aux cuirassés blindés. Les porte-avions et leurs avions de chasse à longue portée avaient modifié cela à jamais, permettant aux armadas de se détruire loin en mer et à grande distance l’une de l’autre, mais ces batailles étaient fort différentes des combats navals légendaires où les vaisseaux amiraux se rentraient dans le chou à portée de vue. Même avant que les missiles de croisière, les ogives nucléaires tactiques et les grossières armes à particules chargées mettent à jamais fin à l’époque des combattants hauturiers, les marines de l’Ancienne Terre éprouvaient déjà de la nostalgie pour l’âge des bordées flamboyantes et du « mirage de la cible ». La guerre spatiale avait vu le retour d’engagements de ce type, menés d’un commun accord. Les grandes batailles du temps de l’Hégémonie – les guerres de destruction mutuelle entre le général Horace Glennon-Height et ceux de son acabit ou les luttes séculaires entre les mondes du Retz et les Essaims extros – s’étaient généralement déroulées non loin d’une planète ou d’un portail distrans spatial. Et les distances séparant les combattants étaient ridiculement courtes, des centaines de milliers de kilomètres, souvent des dizaines de milliers, fréquemment moins que cela, comparées aux années-lumière et aux parsecs parcourus par les parties en guerre. Mais cette proximité de l’ennemi était rendue nécessaire par le temps qu’il fallait à une lance laser, à une BCP ou à des missiles ordinaires, pour parcourir une simple UA – sept minutes pour que la lumière franchisse la distance entre le tueur éventuel et la cible, plus longtemps même pour les missiles à propulsion très élevée, où la chasse, la poursuite et la destruction pouvaient prendre des jours de recherches et de mesures défensives, d’attaques et de parades. Des vaisseaux de classe C+ n’avaient plus de raison de traîner dans l’espace ennemi jusqu’à ce que ces missiles chercheurs les trouvent, et le fait que l’Église limitât l’utilisation des IA dans les ogives rendait au mieux problématique l’efficacité de ces armes. Aussi, pendant les siècles que dura l’Hégémonie, la logistique des batailles spatiales était simple : les flottes se translataient dans l’espace disputé et y rencontraient d’autres vaisseaux en translation, ou des défenses plus statiques internes au système, on se rapprochait vite à des distances plus létales, puis éclatait un échange d’énergie bref mais terrible, et cela se terminait par l’inévitable retraite des forces attaquées le plus férocement, ou une destruction totale si la flotte des défenseurs n’avait nul endroit où faire retraite, suivie de la consolidation des gains de l’armée qui avait gagné. En théorie, les vaisseaux plus lents que de Soya avait commandés précédemment possédaient un puissant avantage tactique sur les croiseurs archanges à propulsion instantanée. Le réveil depuis la fugue cryogénique ne prenait, au pire que quelques heures, au mieux quelques minutes, si bien que le capitaine et l’équipage d’un vaisseau à propulsion Hawking étaient prêts à se battre peu après la translation C+. À bord d’un archange, même avec la dispense papale permettant des cycles de résurrection accélérée et risquée de deux jours, il fallait cinquante heures standard ou plus pour que les éléments humains des vaisseaux soient capables de mener une bataille. En théorie, cela conférait un avantage certain aux défenseurs. Toujours théoriquement, la Pax aurait pu optimiser l’utilisation des vaisseaux à propulsion Gédéon en envoyant des aéronefs sans équipage, pilotés par des IA, qui apparaîtraient subitement dans l’espace ennemi, y causeraient des dégâts, puis disparaîtraient avant que les défenseurs sachent qu’ils étaient attaqués. Une telle pratique ne s’appliquait pas ici. L’Église n’avait jamais permis l’utilisation d’intelligences autonomes capables d’une logique floue aussi avancée. Mais la Flotte de la Pax avait élaboré des stratégies d’attaque, adaptées aux exigences de la résurrection, qui n’assuraient aucun avantage aux ennemis. Disons simplement qu’aucune bataille n’était plus menée d’un commun accord. Les sept archanges avaient été conçus pour s’abattre sur l’ennemi comme le poing ganté de fer de Dieu, et c’était précisément ce qu’ils étaient en train de faire. Lors des trois premières incursions du corps expéditionnaire GÉDÉON dans l’espace extro, le vaisseau de la mère capitaine Stone, le Gabriel, se translata le premier et décéléra dans le système, attirant ainsi tous les détecteurs capteurs à longue portée électromagnétique, à neutrinos, etc. Les IA limitées du Gabriel suffisaient à cataloguer la position et l’identité de tous les postes de défense et des centres de population du système, tout en monitorant les mouvements lents de toute attaque extro et des véhicules de commerce. Une demi-heure plus tard, l’Uriel, le Raphaël, le Rémiel, le Sariel, le Michel et le Raguel se translataient dans le système. Retombé aux trois quarts seulement de la vitesse de la lumière, le corps expéditionnaire se déplaçait comme des boulets de canon, par rapport aux vélocités de tortue des vaisseaux-torches extros en pleine accélération. Recevant par la bande du faisceau étroit les informations et les données de pointage du Gabriel, il ouvrait le feu avec un armement qui ne s’en tenait pas à la vitesse-de-la-lumière. Les missiles hyper-k à propulsion Hawking améliorée apparaissaient subitement au sein des vaisseaux ennemis et au-dessus des centres de populations, certains utilisant leur vélocité et leur pointage précis pour détruire des objectifs, d’autres détonant en explosions thermonucléaires ou à plasma, soigneusement modulées, mais hétérogènes. Au même instant, des sondes récupérables à haute vélocité et propulsion Hawking effectuaient un saut jusqu’aux points où se trouvaient les cibles et se translataient dans l’espace réel en émettant des faisceaux-lances conventionnels et des BCP, comme autant d’oursins mortels détruisant tout et n’importe quoi dans un rayon de cent mille kilomètres. Plus terribles encore, les rayons de la mort lancés par les archanges du corps expéditionnaire tranchaient comme d’invisibles faux qui se propageaient sur les ondes de propulsion Hawking des sondes et des missiles, et se translataient dans l’espace réel aussi sûrement que l’effroyable et rapide épée de Dieu. Des milliards de synapses furent brouillés et frits en un instant. Des dizaines de milliers d’Extros moururent sans savoir qu’on les attaquait. Puis le corps expéditionnaire GÉDÉON revenait dans le système sur des queues enflammées de mille kilomètres et se rassemblait pour la tuerie finale. Chacun des sept systèmes solaires choisis pour cibles avait été exploré par des drones à propulsion instantanée, la présence d’Extros infirmée et les premières cibles choisies. Ils avaient tous un nom, généralement une simple désignation alpha-numérique dans la Nouvelle Édition du Catalogue général, mais l’équipe des commandants, à bord de l’Uriel, leur donna pour noms d’objectifs codés ceux de sept archidémons mentionnés dans l’Ancien Testament. Le père capitaine de Soya trouvait toute cette numérologie cabalistique un peu exagérée… sept archanges, sept systèmes cibles, sept archidémons, sept péchés mortels. Mais il prit bientôt l’habitude de désigner ainsi les cibles : Belphégor (la paresse), Léviathan (l’envie), Belzébuth (la gourmandise), Satan (la colère), Asmodée (la luxure), Mammon (l’avarice) et Lucifer (l’orgueil). Belphégor, système à naine rouge, rappela à de Soya celui de l’Étoile de Barnard, mais au lieu du joli monde terraformé tournant à proximité de son soleil, l’unique planète de Belphégor était une géante gazeuse semblable à Tourbillon, l’enfant oublié de l’étoile la plus proche de l’Ancienne Terre après Alpha du Centaure. Il y avait de véritables objectifs militaires autour de cette géante gazeuse jamais nommée : des stations de ravitaillement pour les vaisseaux-torches de l’Essaim extro parti attaquer le Grand Mur de la Pax, de gigantesques cargos-citernes qui convoyaient les gaz de la planète à une orbite, des quais de radoubement et des chantiers de construction par douzaines. De Soya lança, sans hésitation, le Raphaël à l’attaque, transformant tout cela en lave orbitale. GÉDÉON trouva la plupart des vrais centres de populations extros aux points troyens, au-delà de la géante gazeuze : des douzaines de petites forêts orbitales pleines de dizaines de milliers d’« anges » adaptés à l’espace qui, affolés par l’arrivée du corps expéditionnaire, déployèrent leurs ailes de champ de force à la lumière du soleil rouge et tiède. Les sept archanges dévastèrent ces délicates constructions, détruisant les forêts, les astéroïdes bergers et les comètes arroseuses, brûlant les anges extros adaptés à l’espace comme autant de phalènes plongées dans une flamme, tout cela sans ralentir sensiblement entre leurs points de translation d’entrée et de sortie. Léviathan, en dépit de son nom impressionnant, possédait une naine blanche de type-B Sirius avec seulement une douzaine d’astéroïdes extros attroupés autour de son feu pâle. Là, il n’y avait aucun des objectifs militaires évidents que de Soya avait si volontiers attaqués dans le système de Belphégor : les astéroïdes ne disposaient d’aucune défense, c’était sans doute des rochers de natalité et des environnements excavés et pressurisés souterrains pour ceux des Extros qui n’avaient pas voulu s’adapter au vide et aux radiations dures. Le corps expéditionnaire GÉDÉON les balaya de ses rayons de la mort et continua sa route. Belzébuth, le troisième système, une naine rouge semblable à Alpha du Centaure C, dépourvue de planètes ou de colonies, ne comptait qu’une unique base militaire extro tournant dans les ténèbres à quelque trente UA et abritant cinquante-sept vaisseaux de l’Essaim en plein ravitaillement ou en réparation. Trente-neuf de ces vaisseaux de guerre, allant par ordre de taille et d’armement des minuscules éclaireurs-ramjets aux transporteurs de guerre classe-Orion, étaient aptes au combat et se jetèrent sur le corps expéditionnaire GÉDÉON. La bataille dura deux minutes et dix-huit secondes. Les cinquante-sept vaisseaux extros et la base furent transformés en molécules de gaz ou en sarcophages sans vie. Les archanges ne subirent aucun dommage. Le corps expéditionnaire poursuivit sa route. Le quatrième système, Satan, n’avait pas de vaisseaux, seulement des colonies de reproduction éparpillées jusqu’au nuage de Oört. GÉDÉON passa onze jours dans ce système, livrant à la torche les anges de Lucifer. Le cinquième système, Asmodée, une charmante petite naine orange de type-K, envoya des vagues de vaisseaux-torches dans le système pour défendre sa ceinture peuplée d’astéroïdes. Ils furent brûlés et bombardés avec une économie de moyens née de la pratique. Le Gabriel signala la présence, dans la ceinture, de quatre-vingt-deux rochers abritant une population estimée à un million et demi d’Extros adaptés et non adaptés. Quatre-vingt-un furent détruits ou passés aux rayons de la mort à une grande distance. Puis l’amiral Aldikacti ordonna que l’on fasse des prisonniers. Le corps expéditionnaire GÉDÉON décéléra sur une longue ellipse de quatre jours qui le ramena à la ceinture et à son unique rocher resté habité, un astéroïde grêlé de cratères, en forme de pomme de terre, qui mesurait quatre kilomètres de long et un kilomètre à son point le plus large. Le radar Doppler montra qu’il orbitait irrégulièrement selon des schémas aléatoires que seuls les dieux du chaos pouvaient comprendre, mais qu’il tournait sur son axe selon un mode rôtissoire d’un dixième de g soigneusement orchestré. Le radar de profondeur montra qu’il était creux. Les sondes rapportèrent qu’il était habité par au moins dix mille Extros. L’analyse suggéra que c’était un rocher de natalité. Six sauteurs de rochers non armés se jetèrent sur le corps expéditionnaire. L’Uriel les transforma en plasma à une distance de quatre-vingt-six kilomètres. Un millier d’anges extros, certains avec des armes à basse énergie ou des fusils sans recul, déployèrent leurs ailes champ-de-force et volèrent vers les lointains vaisseaux de la Pax en longues ellipses louvoyantes, sur la crête du vent solaire. Leur vélocité était si faible qu’il leur faudrait plusieurs jours pour couvrir cette distance. Le Gabriel fut chargé de les consumer avec un millier de clignotements de lumière cohérente. Des faisceaux étroits dardèrent entre les archanges. Le Raphaël et le Gabriel accusèrent réception des ordres et se rapprochèrent à mille kilomètres de l’astéroïde silencieux. Les portes s’ouvrirent et douze silhouettes minuscules, six par vaisseau, reflétèrent la lumière de la naine orange tandis que Gardes Suisses, marines et soldats se propulsaient vers le rocher. Il n’y eut pas de résistance. Les soldats découvrirent deux portails de sas blindés. Avec un minutage précis, ils les firent sauter et entrèrent par équipes de trois. — Bénissez-moi, mon Père, parce que j’ai péché. Ma dernière confession remonte à deux mois standard. — Parlez, mon fils. — Père, l’engagement d’aujourd’hui… me tracasse. — Ah, oui ? — Ça me paraît… mal. Le père capitaine de Soya resta silencieux. Il avait suivi l’assaut du sergent Gregorius sur les canaux tactiques virtuels. Il avait recueilli les comptes rendus de fin de mission de ses hommes. Maintenant, il savait ce qu’il allait réentendre dans l’obscurité du confessional. — Parlez, sergent, dit-il doucement. — Oui, mon capitaine, dit le sergent de l’autre côté de la cloison, je veux dire, oui, mon père. Le père capitaine de Soya entendit le gros homme inspirer profondément. — On s’est posés sur le rocher sans rencontrer de résistance. Les cinq jeunes et moi, je veux dire. On était en contact par faisceau étroit avec le groupe du sergent Kluge, du Gabriel. Et bien sûr, avec les commandants Barnes-Avne et Uchikawa. De Soya restait silencieux dans sa partie du confessionnal. Ce dernier était composé d’éléments repliables afin qu’on puisse le ranger quand le Raphaël était en propulsion ou en position de combat, c’est-à-dire la plupart du temps, mais il sentait le bois, la sueur, le velours et le péché, comme tous les vrais confessionnaux. Le père capitaine disposait d’une demi-heure pendant le dernier stade de leur montée vers le point de translation du sixième système extro, Mammon, et avait offert à l’équipage une possibilité de se confesser, mais seul le sergent Gregorius s’était présenté. — Alors quand on a atterri, mon capitaine… père, j’ai conduit les gars de mon groupe au sas du pôle Sud, juste comme dans les sims. On a fait sauter les portes aussi facilement qu’on peut le souhaiter, et puis on a activé nos champs en vue d’un combat dans les tunnels. De Soya hocha la tête. Les combinaisons de combat des Gardes Suisses avaient toujours été les meilleures de l’univers humain, pour survivre, se déplacer et combattre dans l’air, l’eau, le vide absolu, les radiations dures, sous attaque de projectiles, sous assaut de lances d’énergie, et dans un environnement d’explosion s’élevant jusqu’à la kilotonne, mais les nouveaux équipements de commando disposaient de leur propre champ de confinement classe-quatre et étaient capables de s’accrocher aux champs plus redoutables des vaisseaux. — Les Extros nous ont attaqués à l’intérieur, père, ils se sont battus dans le labyrinthe obscur des tunnels d’accès. Certains d’entre eux étaient des créatures adaptées à l’espace, mon capitaine… des anges qui n’avaient pas déployé leurs ailes. Mais la plupart étaient seulement des adeptes de la g-basse en combinaison-peau… on peut pas appeler ça une armure, père. Ils comptaient se servir de lances, de fusils et de rayons contre nous, mais portaient des lunettes nocturnes rudimentaires pour amplifier la faible lueur qui émanait de la roche, mon capitaine, et on les a vus les premiers avec nos filtres. On les a vus les premiers et on a tiré les premiers. (Le sergent Gregorius respira encore à fond.) Il nous a fallu seulement quelques minutes pour arriver au sas intérieur, père. Tous les Extros qui ont essayé de nous arrêter dans les tunnels sont restés à flotter là… Le père capitaine de Soya attendit. — À l’intérieur, père… euh… (Gregorius s’éclaircit la gorge.) Les deux groupes avaient fait exploser les portails intérieurs au même instant, mon capitaine… aux pôles Nord et Sud en même temps. Les sphères relais qu’on laissait derrière nous, dans les tunnels, transmettaient bien le faisceau étroit, comme ça, on perdait jamais le contact avec le groupe de Kluge… ou avec les vaisseaux, comme vous le savez, père. Il y avait des sûretés intégrées dans les portes intérieures, on s’en doutait, on les a fait sauter aussi, et les membranes de secours, une seconde après. Tout l’intérieur était creux, père… euh, on le savait, c’est sûr… mais j’avais jamais pénétré dans un astéroïde de natalité père. Beaucoup de rochers militaires, oui, mais jamais un de gestation… De Soya attendit. — Il faisait à peu près un kilomètre de diamètre, et des tours en bambous à g-basse, en forme de toile d’araignée, occupaient presque tout l’espace central. La coque extérieure était pas sphérique ou lisse, mais suivait plus ou moins la forme extérieure du rocher, vous comprenez. — Une pomme de terre, dit de Soya. — Oui, mon capitaine. Et avec autant de puits et de cratères à l’intérieur, aussi, père. Des quantités de caves et de grottes partout… des tanières pour les Extros enceintes, je suppose. De Soya hocha la tête dans la pénombre et jeta un coup d’œil à son chronomètre, se demandant si le sergent, habituellement concis, allait en arriver à ses péchés avant qu’ils soient obligés de ranger le confessionnal pour la translation C+. — Ça a dû être le chaos pour les Extros, père… avec le cyclone qu’a hurlé lorsque l’endroit s’est dépressurisé, toute l’atmosphère s’écoulait par les deux sas crevés comme l’eau par le trou de la baignoire, un air plein de saletés, de débris et d’Extros emportés comme des feuilles dans l’ouragan. Les phones extérieurs de notre combinaison étaient branchés, père, et le bruit est resté incroyable jusqu’à ce que l’air soit trop ténu pour le porter… le rugissement du vent, les cris des Extros, leurs lances et les nôtres qui crépitaient comme des tiges de paratonnerre, les explosions des grenades à plasma, et le son qui rebondissait et nous revenait dans cette grande caverne rocheuse, les échos qui se prolongeaient pendant plusieurs minutes… c’était assourdissant, père. — Oui, dit de Soya dans l’obscurité. Le sergent Gregorius respira à fond, de nouveau. — En tout cas, père, les ordres étaient de ramener deux échantillons de tout… de mâles adultes, adaptés à l’espace et non adaptés ; de femelles adultes, enceintes et pas enceintes ; un couple d’enfants extro, pré-pubères et bébés… des deux sexes. On s’est mis au boulot, le groupe de Kluge et le nôtre, on les a endormis et mis en sac. Il y avait juste assez de gravité à la surface intérieure du rocher… un dixième de g… pour que les sacs restent là où on les laissait. Il y eut un moment de silence. Le père capitaine de Soya allait parler, amener la confession à sa conclusion, lorsque le sergent Gregorius chuchota à travers le grillage, dans l’obscurité qui les séparait. — Désolé, père, je sais que vous êtes déjà au courant. C’est seulement que… c’est dur de… en tout cas, c’était ça, la partie la pire, père. La plupart des Extros pas modifiés… pas adaptés à l’espace… étaient morts ou mourants. De décompression ou du feu des lances ou des grenades. On s’était pas servis des bâtons du rayon de la mort qu’on nous avait fournis. Ni Kluge ni moi, on n’avait rien dit aux gars… seulement aucun d’eux ne s’est servi de ces trucs. « Les Extros adaptés se sont changés en anges, leurs corps devenaient tout brillants quand ils activaient leurs champs de force personnels. Bien sûr, ils pouvaient pas étendre complètement leurs ailes, et ça les aurait pas aidés… pas de lumière solaire à capter, et le dixième de g, c’était trop pour qu’ils arrivent à le surmonter, même s’il y avait eu du vent solaire… mais ils se sont tout de même changés en anges. Certains ont essayé d’utiliser leurs ailes contre nous. Le sergent Gregorius émit un son inarticulé qui aurait pu être une parodie de gloussement. — On avait des champs classe-quatre, père, et ils essayaient de nous cogner avec leurs ailes de gaze… N’importe comment, on les a brûlés, on a renvoyé trois hommes de chaque groupe avec les spécimens en sac, et Kluge et moi, on a emmené les deux gars qui nous restaient pour nettoyer les cavernes, comme on nous l’avait ordonné… De Soya attendit. Il restait moins d’une minute avant qu’il soit obligé de mettre fin à la confession. — On savait que c’était un rocher de natalité, père. On savait… tout le monde sait… que les Extros, même ceux qui ont activé les machines injectées dans leurs cellules et leur sang, et qui n’ont rien d’humain… ils n’ont pas appris à permettre à leurs femelles de porter leurs enfants et d’accoucher en g-zéro et sous les radiations dures, père. On savait que c’était un rocher de natalité quand on est entrés dans ce damné astéroïde… Je suis désolé, père. De Soya resta silencieux. — Mais malgré tout, père… ces cavernes étaient comme des maisons… il y avait des lits, des placards, des appareils vidéo à écran plat et des cuisines… pas des choses qu’on croyait que les Extros avaient, père. Mais la plupart de ces grottes étaient des… — Des crèches, dit de Soya. — Oui, mon capitaine. Des crèches. Des berceaux avec des bébés dedans… pas des monstres extros, père, pas ces choses pâles, brillantes, avec lesquelles on se bat, pas ces damnés anges de Lucifer avec des ailes de cent kilomètres d’envergure à la lumière des étoiles… seulement… des bébés. Des centaines, père. Des milliers. Dans toutes ces cavernes. La plupart des salles avaient déjà été dépressurisées, tuant les bébés dans leurs berceaux. Certains des petits corps avaient éclaté lors de la dépressurisation, mais la plupart étaient encore bordés. Il y avait aussi des pièces qui étaient restées hermétiquement fermées, père. On a tout fait péter pour entrer. Des mères… des femmes en peignoirs, des femmes enceintes avec des cheveux défaits qui volaient dans le dixième de g… elles nous ont attaqués bec et ongles, père. On n’a pas réagi, on a attendu que l’ouragan les emporte dehors ou qu’elles meurent étouffées, mais certains des bébés… des douzaines, père… étaient dans ces petites boîtes en plastique avec un respirateur… — Des couveuses, dit de Soya. — Oui, chuchota le sergent Gregorius, d’une voix enfin lasse. Et on a envoyé un message par faisceau étroit, qu’est-ce qu’ils voulaient qu’on en fasse ? De toutes ces douzaines et douzaines de bébés extros dans ces couveuses. Et le commandant Barnes-Avne a répondu… — Qu’il fallait continuer, chuchota le père capitaine de Soya. — Oui, père… alors on a… — Suivi les ordres, sergent. — Dans ces crèches, on s’est servi des grenades qui nous restaient, père. Et quand il y a plus eu de grenades à plasma, on a braqué les lances sur ces couveuses. Salle après salle, caverne après caverne. Le plastique fondait autour des bébés, les recouvrait. Les couvertures s’enflammaient. Les boîtes devaient être alimentées en O2 pur, père, parce que beaucoup d’entre elles explosaient comme des grenades… on a dû activer les champs de nos combinaisons, père, et même comme ça… il m’a fallu deux heures pour nettoyer mon armure de combat… mais la plupart des couveuses explosaient pas, père, elles brûlaient comme du bois sec, brûlaient comme des torches, tout dedans brûlait comme des petites chaudières. Toutes les salles et les cavernes étaient maintenant sous vide, mais les boîtes… les petites couveuses… elles avaient encore une atmosphère quand elles brûlaient… et on a fermé nos phones extérieurs, mon capitaine. Tous, on l’a fait. Mais malgré ça, on entendait tout de même les pleurs et les cris à travers les champs de confinement et nos casques. Je les entends encore, père… — Sergent, dit de Soya de sa voix dure et froide de commandement. — Oui, mon capitaine ? — Vous avez obéi aux ordres, sergent. Nous avons tous obéi aux ordres. Sa Sainteté a depuis longtemps décrété que les Extros avaient livré leur humanité aux nano-engins qu’ils se sont injectés dans le sang, aux changements qu’ils ont pratiqués dans leurs chromosomes… — Mais les cris, père… — Sergent… le Conseil du Vatican et le Saint-Père ont décrété que cette Croisade était nécessaire si l’on voulait que la famille humaine échappe à la menace extro. Vous leur avez obéi. Nous sommes des soldats. — Oui, mon capitaine, chuchota le sergent dans l’obscurité. — Nous n’avons pas le temps de poursuivre, sergent. Nous parlerons de tout cela plus tard. Pour le moment, je veux que vous fassiez pénitence… non parce que vous êtes un militaire et que vous avez suivi les ordres, mais parce que vous avez douté de ces ordres. Cinquante Ave Maria, sergent, et cent Notre-Père. Et je veux que vous fassiez des prières à cette intention… des prières fréquentes, pour comprendre. — Oui, père. — Maintenant dites votre acte de contrition avec sincérité… vite, maintenant… Quand les paroles chuchotées commencèrent à traverser le grillage, le père capitaine de Soya traça le signe de croix en donnant son absolution. « Ego te absolvo… » Huit minutes plus tard, le père capitaine et son équipage étaient étendus sur leurs couchettes d’accélération/crèches de résurrection tandis que la propulsion Gédéon du Raphaël s’activait, les emportant instantanément vers le système-cible Mammon par le chemin d’une mort atroce et d’une renaissance lente et douloureuse. Le grand inquisiteur était mort et parti pour l’Enfer. C’étaient seulement sa seconde mort et sa seconde résurrection ; il n’avait tiré aucun plaisir de ces expériences. Et Mars, c’était vraiment l’Enfer. Le cardinal John Domenico Mustafa et son contingent de vingt et un administrateurs du Saint-Office et membres de la sécurité, y compris son indispensable adjoint, le père Farrell, étaient partis pour le système de l’Ancienne Terre dans le nouvel astronef archange, Jibril. On leur avait octroyé généreusement quatre jours pour se remettre de la résurrection et se ressaisir mentalement avant d’entamer leur travail à la surface de Mars. Le grand inquisiteur avait lu et assimilé assez de renseignements sur la planète rouge pour se former une opinion irréfutable : Mars, c’était l’Enfer. — À vrai dire, Votre Excellence, répondit le père Farrell la première fois que le grand inquisiteur formula tout haut sa conclusion, l’une des autres planètes de ce système… Vénus… correspond mieux à cette description. Des températures d’ébullition, des pressions écrasantes, des lacs de métaux liquides, des vents comme des gaz d’échappement de tuyères à réaction… — Bouclez-la, dit Mustafa en le congédiant d’un geste las. Mars : le premier monde colonisé par la race humaine en dépit de son taux bas, 2,5 sur l’ancienne Échelle de Solmev, la première tentative de terraformage, le premier échec… un monde dont on se passait très bien depuis la chute de l’Ancienne Terre dans le trou noir, à cause de la propulsion Hawking, à cause des impératifs de l’Hégire, et parce que personne n’avait envie de vivre sur cette sphère de permafrost rouillé alors que la galaxie offrait un nombre presque infini de planètes plus belles, plus saines, plus viables. Après la mort de l’Ancienne Terre, Mars avait été pendant des siècles un tel trou perdu que le Retz n’y avait jamais établi de portail distrans… planète déserte qui ne présenta d’intérêt que pour les orphelins de la Nouvelle Palestine (le légendaire colonel Fedmahn Kassad était né là, dans un des camps de transfert palestiniens, Mustafa fut surpris de l’apprendre) et pour des chrétiens zen revenant aux Bassins d’Hellas afin de reproduire l’illumination de maître Schrauder, dans le Massif Zen. Pendant un siècle, on avait cru que l’énorme projet de terraformation marcherait – des mers remplirent les bassins d’impact géants, des fougères-Cyclades proliférèrent sur les bords de la Marineris – mais lorsque les revers se produisirent, il n’y avait plus de fonds pour combattre l’entropie, et la nouvelle ère glaciaire de soixante mille ans s’installa. À l’apogée de la civilisation du Retz, l’aile militaire de l’Hégémonie, la FORCE, avait apporté les distrans au monde rouge, et criblé d’habitats une grande partie de l’immense volcan, le Mont Olympe, pour y installer son École d’Officiers Olympique. Le fait que Mars soit isolé du commerce et de la culture du Retz convenait bien à la FORCE, et cette planète resta une base militaire jusqu’à la Chute des Distrans. Dans le siècle suivant, ce qui restait de la FORCE y institua une dictature militaire malveillante, la Machine de Guerre Martienne, comme elle s’appela, qui étendit son pouvoir jusqu’aux systèmes du Centaure et de Tau Ceti, et elle aurait pu devenir le cristal originel d’un second empire interstellaire si la Pax n’était pas survenue ; celle-ci soumit rapidement les flottes martiennes, repoussa la Machine de Guerre jusqu’au système de l’Ancienne Terre, envoya les seigneurs de la guerre dépossédés se cacher dans les ruines des bases orbitales de la FORCE et les anciens tunnels, sous le Mont Olympe, remplaça la présence de la Machine de Guerre dans le système de l’Ancienne Terre par des bases de la Flotte de la Pax établies dans la ceinture d’astéroïdes et sur les lunes de Jupiter, et pour finir, envoya missionnaires et gouverneurs pacifier Mars. Il restait, pour les premiers, peu de gens à convertir sur le monde rouillé, et guère plus à gouverner pour les administrateurs de la Pax. L’air était devenu ténu et froid ; les grandes cités avaient été pillées puis abandonnées ; les violentes tempêtes de sable du type simoun, soufflant d’un pôle à l’autre, avaient reparu ; des pestes parcouraient les déserts glacés, décimant, ou pis encore, les dernières bandes de nomades descendant de la noble race des Martiens ; et seuls des cactus épineux bordeaux poussaient maintenant là où de grands vergers de pommiers et des champs de bradberries prospéraient autrefois. Curieusement, ce furent les Palestiniens, opprimés et tellement maltraités, qui survécurent et prospérèrent sur le Plateau gelé de Tharsis. Les orphelins de l’ancienne Diaspora Nucléaire de 2038 après Jésus-Christ s’étaient adaptés aux rudes conditions de Mars et avaient converti à leur culture islamique une grande partie des tribus nomades et des cités-nations libres survivant encore sur la planète lorsque les missionnaires de la Pax arrivèrent. Les Nouveaux Palestiniens, qui avaient refusé de se soumettre à la cruelle Machine de Guerre Martienne, n’avaient maintenant aucune envie d’abandonner leur autonomie pour rentrer dans l’Église. Ce fut précisément dans la capitale palestinienne de Arafat-kaffiyeh que le gritche apparut et massacra des centaines… peut-être des milliers… de personnes. Le grand inquisiteur s’entretint avec ses adjoints, reçut les commandants de la Flotte en orbite et atterrit en force. On ferma le principal astroport de Saint-Malachie, la capitale, à tout trafic, sauf militaire, sans causer grand tort car aucun vaisseau de descente marchand ou de passagers n’était prévu avant une semaine martienne. Six astronefs d’assaut précédèrent celui du grand inquisiteur et lorsque le cardinal Mustafa posa le pied sur le sol martien, ou plutôt sur le bitume de la Pax, pour être précis, une centaine de Gardes Suisses et de membres des commandos du Saint-Office avaient déjà encerclé le spatioport. Le comité d’accueil martien, y compris l’archevêque Robeson et le gouverneur Clare Palo, furent fouillés et passés à la détection sonique avant d’obtenir le droit d’entrer. Du spatioport, le groupe du Saint-Office fut rapidement emmené en navettes, par les rues délabrées, au nouveau palais du gouverneur édifié par la Pax dans les faubourgs de Saint-Malachie. Le déploiement de la sécurité était impressionnant. Outre la force de police personnelle du grand inquisiteur, les marines de la Flotte, les soldats du gouverneur et le contingent de Gardes Suisses de l’Archevêque, un régiment d’infanterie cuirassée de la Garde Nationale campait autour du palais. On montra au cardinal Mustafa les preuves de la présence du gritche sur le Plateau de Tharsis, deux semaines standard plus tôt. — C’est absurde, dit le grand inquisiteur le soir précédant cette inspection des lieux du massacre. Toutes ces images vidéo ou holos sont vieilles de deux semaines standard, ou ont été prises de très haut. Je vois quelques holos de ce qui doit être le gritche et quelques scènes floues du carnage. J’aperçois, sur les photos de la Pax, les corps des hommes de la milice que l’on a trouvés quand on est entré dans la ville. Mais où sont les habitants ? Où sont les témoins ? Où sont les deux mille sept cents citoyens d’Arafat-kaffiyeh ? — Nous l’ignorons, répondit le gouverneur. — Nous avons envoyé un rapport au Vatican par drone-archange et dans la réponse qu’il a ramenée, on nous disait de ne pas toucher aux preuves, intervint l’archevêque. On nous disait d’attendre votre arrivée. Le grand inquisiteur secoua la tête et brandit une photo sans relief. — Et ça, qu’est-ce que c’est ? Une base de la Flotte de la Pax dans les faubourgs d’Arrafat-kaffiyeh ? Ce statioport est plus récent que celui de Saint-Malachie. — Ce n’est pas la Flotte de la Pax, répliqua Wolmak, capitaine du Jibril et nouveau commandant du corps expéditionnaire du système de l’Ancienne Terre. Même si nous estimons que trente à cinquante vaisseaux de descente par jour fréquentèrent cette installation durant la semaine précédant l’apparition du gritche. — Trente à cinquante vaisseaux de descente par jour, répéta le grand inquisiteur. Et ils n’appartenaient pas à la Flotte de la Pax ? Mais à qui, alors ? Il regarda l’archevêque et le gouverneur en fronçant les sourcils. — Au Mercantilus ? insista le grand inquisiteur car personne ne répondait. — Non, dit l’archevêque au bout d’un moment. Pas au Mercantilus. Mustafa croisa les bras et attendit. — C’est l’Opus Dei qui avait affrété ces vaisseaux de descente, dit le gouverneur d’une toute petite voix. — Pour quelle raison ? demanda le grand inquisiteur. Seuls les gardes du Saint-Office avaient eu le droit d’entrer dans cet appartement du palais, et ils se tenaient à six mètres d’intervalle, le long du mur de pierre. Le gouverneur fit un geste d’impuissance. — Nous l’ignorons, Votre Excellence. — Domenico, dit l’archevêque d’une voix un peu tremblante, on nous a dit de ne pas enquêter. Le grand inquisiteur, poussé par la colère, s’avança d’un pas. — On vous a dit de ne pas… mais qui ? Qui a le pouvoir d’ordonner à un archevêque et à un gouverneur de la Pax « de ne pas interférer » ? (Sa colère bouillonnait.) Au nom du Christ ! Qui possède un tel pouvoir ? L’archevêque regarda le cardinal Mustafa avec des yeux peinés mais pleins de défi. — Au nom du Christ, justement, Votre Excellence. Les représentants de l’Opus Dei détenaient des disques papaux émis par la Commission pontificale Justice et Paix. On nous a dit que ce qui se passait à Arafat-kaffiyeh était ultrasecret. On nous a dit que cela ne nous concernait pas. On nous a dit de ne pas nous en mêler. Le grand inquisiteur sentit son visage s’empourprer d’une rage à peine contenue. — C’est le Saint-Office qui est responsable des questions de sécurité sur Mars ou en tout autre endroit de la Pax ! dit-il catégoriquement. La Commission pontificale Justice et Paix n’a aucun statut ici ! Où sont les représentants de la Commission ? Pourquoi ne sont-ils pas présents à notre réunion ? Le gouverneur leva une main maigre pour désigner la photo sans relief que tenait le grand inquisiteur. — Là, Votre Excellence. Voilà les autorités de la Commission. Le cardinal Mustafa regarda la photographie glacée. Des cadavres vêtus de blanc jonchaient les rues rouge rouille d’Arafat-kaffiyeh. Malgré le grain de l’image, on voyait clairement que les corps étaient déchiquetés en formes grotesques et gonflés par la décomposition. Le grand inquisiteur dit d’une voix douce, en luttant contre l’envie de hurler puis d’ordonner que ces imbéciles soient torturés et fusillés : — Pourquoi ces morts n’ont-ils pas été régénérés et questionnés ? L’archevêque tenta vraiment de sourire. — Vous verrez cela demain, Votre Excellence. Ce sera tout à fait clair demain. Les VEM étaient inutilisables sur Mars. On se servit des glisseurs blindés de la Sécurité de la Pax pour les transporter sur le Plateau de Tharsis. Les vaisseaux-torches et le Jibril surveillaient leur progression. Des chasseurs Scorpion s’envolèrent en patrouille de combat air/espace. À deux cents kilomètres du plateau, cinq escadrons de marines se laissèrent tomber des glisseurs et volèrent en avant-garde, à basse altitude ; ils ratissèrent la zone avec des sondes acoustiques et prirent leurs positions de tir. Seul le sable bougeait à Arafat-kaffiyeh. Les glisseurs de la sécurité du Saint-Office se posèrent les premiers, leurs pattes d’atterrissage s’enfonçant dans le sable du terrain communal ovale de la cité, là où poussait autrefois de l’herbe ; les vaisseaux venus d’ailleurs joignirent leurs champs de confinement classe-six en un seul qui fit miroiter les bâtiments entourant la place comme s’ils étaient plongés dans une brume de chaleur. Les marines avaient établi un cercle défensif dont le terrain communal occupait le centre. Puis, les soldats de la Pax, du gouverneur, et de la Garde Nationale établirent un second périmètre dans les rues et les ruelles environnantes. Les huit Gardes Suisses de l’archevêque défendaient le cercle extérieur au champ de confinement. Pour finir, les forces de sécurité du Saint-Office descendirent en courant les rampes du glisseur et couvrirent le périmètre intérieur, silhouettes agenouillées en armure noire de combat. — La voie est libre, déclara le sergent des marines sur le canal tactique. — Rien de vivant dans un rayon d’un kilomètre autour du Site Un, dit d’une voix âpre le lieutenant de la Garde Nationale. Des cadavres dans la rue. — Rien à signaler, compléta le capitaine de la Garde Suisse. — Rien ne bouge à Arafat-kaffiyeh, sauf vos hommes. C’était la voix du capitaine du Jibril. — Affirmatif, conclut Browning, le commandant de la Sécurité du Saint-Office. Le grand inquisiteur mécontent, se sentant un peu idiot, descendit la rampe majestueusement et traversa le terrain communal sablonneux. Le stupide masque à osmose qu’il devait porter n’améliorait pas son humeur ; l’amplispirateur circulaire, suspendu à son épaule, ressemblait à un médaillon branlant. Le père Farrell, l’archevêque Robeson, le gouverneur Palo et un bataillon de fonctionnaires trottèrent sur les talons du cardinal Mustafa qui passa à grands pas devant les silhouettes agenouillées de la sécurité et, d’un geste impérieux de la main, ordonna que l’on découpe une porte dans le champ de confinement. Il la franchit malgré les protestations du commandant Browning et des autres formes en armure noire qui couraient pour le rattraper. — Où est le premier des…, commença le grand inquisiteur en s’engouffrant à grands bonds dans l’étroite ruelle qui s’ouvrait en face du terrain communal. Il n’était pas habitué à la faible gravité. — Passé le coin…, haleta l’archevêque. — Nous devrions attendre que les champs extérieurs soient…, dit le gouverneur Palo. — Là. Le père Farrell montra la rue dans laquelle ils venaient de surgir. Les quinze premiers s’immobilisèrent si brusquement que les adjoints et les gens de la sécurité qui suivaient durent s’accrocher les uns aux autres pour ne pas heurter les personnages de marque qui les précédaient. — Doux Jésus, chuchota l’archevêque en se signant. Derrière le masque à osmose transparent, son visage était blême. — Mon Dieu ! murmura le gouverneur. Cela fait deux semaines que je vois les holos et les photos, mais… Mon Dieu ! — Ahah, s’exclama le père Farrell en se rapprochant du premier cadavre. Le grand inquisiteur le rejoignit. Il plia le genou dans le sable rouge, devant le corps tordu. On aurait dit que quelqu’un avait voulu façonner une sculpture abstraite avec sa chair, ses os et ses tendons. Cette forme n’aurait plus rien eu d’humain sans les dents qui brillaient dans la bouche distendue et une main reposant sur la poussière mouvante de Mars. Au bout d’un moment, le cardinal Mustafa dit : — Est-ce que ce sont des charognards qui ont fait cela ? Des oiseaux prédateurs, peut-être ? Des rats ? — Négatif, dit le major Piet, commandant de l’armée de terre de la Flotte du gouverneur. Il n’y a plus d’oiseau sur le Plateau de Tharsis depuis que l’atmosphère a commencé à s’amenuiser, il y a deux siècles. Aucun rat… aucune chose en mouvement… n’a été captée par les détecteurs depuis que c’est arrivé. — C’est le gritche qui a fait cela, dit le grand inquisiteur. Il ne semblait pas convaincu. Il se releva et s’avança vers le second cadavre. Qui avait peut-être été une femme. On aurait dit qu’on avait retourné son corps comme un gant avant de le déchiqueter. — Et ça aussi ? — Nous le pensons, répondit le gouverneur. La milice qui a tout découvert a rapporté la caméra de sécurité qui a pris cet holo de trente-huit secondes que je vous ai montré. — On aurait dit qu’une douzaine de gritches tuaient en même temps une douzaine de gens, ajouta le père Farrell. C’était flou. — Il y avait une tempête de sable, ajouta Piet. Et un seul gritche… nous avons étudié les images individuelles. Il se déplaçait si vite dans la foule qu’on aurait dit plusieurs créatures. — Il se déplaçait dans la foule, murmura le grand inquisiteur. (Il s’avança vers le troisième corps qui avait peut-être été un enfant ou une petite femme.) Pour cela. — Oui. Le gouverneur regarda l’archevêque qui était allé s’appuyer contre un mur. Il y avait de vingt à trente corps dans cette partie de la rue. Le père Farrell s’agenouilla et fit courir sa main gantée sur la poitrine et dans la cage thoracique du premier. La chair était gelée, comme le sang qui, en coulant, avait formé une cascade de glace. — Et il n’y avait aucune trace de cruciforme ? dit-il doucement. — Pas sur les deux corps que la milice a envoyés pour qu’ils soient régénérés. Aucun signe de cruciforme en eux. S’il y avait eu un reste quelconque… même un millimètre de nodosité ou un brin de fibre dans la tige cérébrale ou… — Nous savons cela, l’interrompit le grand inquisiteur, avec brusquerie, pour mettre fin aux explications. — Très étrange, dit l’évêque Erdle, l’expert en technique de régénération du Saint-Office. À ma connaissance, il n’y a jamais eu d’exemple de cadavre où l’on n’ait pu trouver un reste de cruciforme. Mme Palo a raison, bien sûr. Le plus infime morceau de cruciforme suffit pour administrer le sacrement de Résurrection. Le grand inquisiteur s’arrêta pour examiner un corps qui avait été projeté suffisamment fort contre une grille pour s’y empaler en une douzaine d’endroits. — On dirait que le gritche cherchait les cruciformes. Il les a extirpés des cadavres. — Impossible, dit l’évêque Erdle. Simplement impossible. Il y a plus de cinq cents mètres de microfibres dans les extensions nodales cellulaires du… — Impossible, acquiesça le cardinal Mustafa. Mais quand nous aurons ramené ces cadavres, je parie qu’aucun ne sera récupérable. Le gritche leur a peut-être arraché le cœur, les poumons et la gorge, mais c’étaient les cruciformes qu’il cherchait. Browning, le commandant de la Sécurité, tourna le coin de la rue avec cinq soldats en armures noires. — Votre Excellence, dit-il sur le canal tactique que seul le grand inquisiteur pouvait entendre. Le pire, c’est à un pâté de maisons plus loin… par ici. L’escorte suivit l’homme en armure noire, mais lentement, à contrecœur. On répertoria trois cent soixante-deux cadavres. Beaucoup étaient dans les rues, mais la plupart se trouvaient dans les immeubles de la ville ou dans les appentis, les hangars et les astronefs du nouveau spatioport construit aux abords d’Arafat-kaffiyeh. On prit des holos et les équipes médico-légales du Saint-Office occupèrent les lieux, filmant chaque site avant d’emmener les corps à la morgue de la base de la Pax, aux environs de Saint-Malachie. On établit que toutes les victimes venaient d’autres mondes, c’est-à-dire qu’il n’y avait ni Palestiniens du coin ni indigènes martiens parmi eux. C’est le spatioport qui intrigua le plus les experts de la Flotte. — Huit vaisseaux de descente en service sur le port lui-même, dit Piet. C’est un nombre considérable, Le spatioport de Saint-Malachie n’en a que deux. (Il leva les yeux vers le ciel pourpre martien.) En présumant que les aéronefs qui se posaient et décollaient avaient leurs propres vaisseaux de descente – au moins deux chacun, s’il s’agissait de cargos – alors, nous avons là un fameux système logistique. Le grand inquisiteur regarda l’archevêque de Mars, mais le petit homme se contenta de dire : — Nous ne savons rien de ces opérations. Comme je l’ai déjà expliqué, c’était un projet de l’Opus Dei. — Bon, répondit le cardinal Mustafa, autant qu’on puisse le dire, tout le personnel de l’Opus Dei est mort… réellement, irrévocablement mort… aussi le responsable, maintenant, c’est le Saint-Office. Vous n’avez aucune idée de la raison pour laquelle on a créé ce spatioport ? Des métaux lourds, peut-être ? Une sorte d’opération minière ? Le gouverneur fit non de la tête. — Ce monde a été exploité pendant un millier d’années. Il n’y a plus de métaux lourds qui vaillent la peine d’être embarqués. Aucun minerai dont la récupération ne vaille un temps d’opération local, encore moins le temps de l’Opus Dei. Le major Piet releva sa visière et frotta son menton pas rasé. — On est venu chercher quelque chose ici, Vos Excellences. Huit vaisseaux de descente et des systèmes d’enregistrement… une sécurité automatisée. — Si le gritche… ou quoi que ce soit d’autre… n’a pas détruit les ordinateurs et les systèmes d’enregistrement…, commença le commandant Browning. Le major Piet secoua la tête. — Ce n’était pas le gritche. Les ordinateurs ont été détruits par des charges creuses et des virus à ADN adaptés. (Il regarda le bâtiment administratif vide. Du sable rouge s’était déjà infiltré par les portails et les joints.) Je suppose que ces gens ont détruit leurs propres fichiers avant l’arrivée du gritche. Je pense qu’ils étaient sur le point d’évacuer. C’est pour cela que les vaisseaux de descente étaient en mode prélancement… les ordinateurs de bord prêts à partir. — Oui, dit le père Farrell. Mais tout ce que nous avons, ce sont des coordonnées orbitales. Avec qui ou quoi ils avaient rendez-vous à cet endroit, impossible de le savoir. Le major Piet regarda par la fenêtre la tempête de sable qui soufflait. — Il y a vingt bus de sol dans le parking, murmura-t-il comme s’il se parlait à lui-même. Chacun peut transporter quatre-vingts passagers. Une surestimation logistique si le contingent de l’Opus Dei ne comptait que les trois cent soixante personnes, environ, dont nous avons trouvé les corps. Le gouverneur Palo fronça les sourcils et croisa les bras. — Nous ignorons pourquoi il y avait un tel personnel de l’Opus Dei en ces lieux. Comme vous l’avez fait remarquer, les fichiers ont été détruits. Peut-être étaient-ils des milliers… Le commandant Browning s’introduisit dans le cercle des personnages de marque. — Je vous demande pardon, gouverneur, mais les baraquements qui se trouvent dans le périmètre du champ ne pouvaient abriter que quatre cents personnes. Je pense que le major a raison… tout le personnel de l’Opus Dei se réduit au nombre de corps que nous avons trouvés. — On ne peut pas en être certain, commandant, dit le gouverneur Palo d’une voix qui semblait mécontente. — Non, madame. Elle montra d’un geste la tempête de sable qui dissimulait presque les bus garés. — Et nous avons la preuve qu’ils avaient besoin de transporter bien plus de gens que cela. — Peut-être n’était-ce qu’un contingent d’avant-garde, avança Browning. Qui préparait l’arrivée d’une population bien plus élevée. — Alors pourquoi détruire les fichiers et les IA limitées ? demanda le major Piet. Pourquoi se préparaient-ils à partir pour de bon ? Le grand inquisiteur s’avança au centre du cercle et leva une main gantée de noir. — Cessons, pour le moment, de faire des hypothèses. Le Saint-Office va commencer, demain, à enregistrer les dépositions et à mener les interrogatoires. Gouverneur, peut-on utiliser votre bureau, au palais ? — Bien sûr, Votre Excellence. Palo baissa la tête, soit pour exprimer sa déférence, soit pour dissimuler son regard, soit les deux. — Parfait. Commandant, major, faites venir les glisseurs. Laissons travailler les équipes médico-légales et les employés de la morgue. (Le cardinal Mustafa regarda la tempête qui empirait. On entendait maintenant son hurlement à travers les dix couches de plastique de la fenêtre.) Quel est le nom local de cette tempête de sable ? — Le simoun, répondit le gouverneur. En général, les tempêtes se déchaînent sur l’ensemble de la planète. Tous les ans martiens, elles gagnent en intensité. — Les gens du coin disent que ce sont les vieux dieux martiens, chuchota l’archevêque Robeson. Qui prennent leur revanche. À moins de quatorze années-lumière du système de l’Ancienne Terre, au-dessus du monde appelé Vitus-Gray-Balianus B., un vaisseau spatial autrefois appelé le Raphaël, mais qui maintenant n’avait plus de nom, terminait son opération de freinage en orbite géosynchrone. Les quatre choses vivantes qui étaient à bord flottaient en apesanteur, le regard fixé sur l’image de la planète désertique que leur fournissait la table traçante. — Peut-on se fier à notre relevé des perturbations actuelles du champ distrans ? — Il est plus fiable que la plupart des autres indices, répliqua sa jumelle apparente, Radamanthe Némès. Nous allons le vérifier. — Commencerons-nous par l’une des bases de la Pax ? dit le mâle appelé Gygès. — La plus grande, répondit Némès. — Ce sera Bombasino, précisa Briarée en vérifiant le code sur la table traçante. Dans l’hémisphère Nord. Le long de la route du canal central. Une population de… — Peu nous importe le chiffre de population, l’interrompit Radamanthe Némès. Ce qui compte, c’est de savoir si l’enfant Énée, l’androïde et ce bâtard d’Endymion sont passés par là. — Le vaisseau de descente est prêt, dit Scylla. Ils pénétrèrent en hurlant dans l’atmosphère, déployèrent leurs ailes juste au moment où ils traversaient le terminateur, utilisèrent le code du disque du Vatican, par l’entremise du transpondeur, pour obtenir l’autorisation d’atterrir et se posèrent parmi des Scorpions, des glisseurs transporteurs de troupes et des VEM blindés. Un lieutenant nerveux les accueillit et les escorta jusqu’au bureau du commandant de la base. — Vous dites que vous appartenez à la Garde Noble ? demanda le commandant Solznykov en étudiant, en même temps, leurs visages et l’affichage de l’interphase du disque. — Nous vous l’avons dit, répliqua Radamanthe Némès d’une voix blanche. Nos papiers, la pastille des ordres et le disque l’ont dit. Combien de fois faudra-t-il vous le répéter, commandant ? Le visage et le cou de Solznykov s’empourprèrent au-dessus du haut col de sa tunique. Il regarda l’holo d’interphase au lieu de répondre. En principe, ces officiers de la Garde Noble, membres des nouvelles unités exotiques du pape, pouvaient user et abuser de leur autorité avec lui. En principe, ils pouvaient le faire fusiller ou l’excommunier, puisque leurs rangs de Chefs de Cohorte de la Garde Noble combinaient les pouvoirs de la Flotte de la Pax et ceux du Vatican. En principe, d’après le texte et l’encryptage de priorité du disque, ils pouvaient l’emporter hiérarchiquement sur un gouverneur planétaire ou dicter la politique de l’Église à l’archevêque président d’un monde. En théorie, Solznykov souhaitait que ces monstres pâles ne se soient jamais montrés sur sa planète reculée. Le commandant se força à sourire. — Nos forces armées sont à votre disposition. Que puis-je faire pour vous ? La femme mince et pâle qui s’appelait Némès brandit une holocarte au-dessus du bureau du commandant et l’activa. Brusquement, les têtes grandeur nature de trois personnes flottèrent entre eux dans l’espace, ou plutôt de deux personnes seulement, car le troisième visage était visiblement celui d’un androïde à la peau bleue. — Je croyais qu’il n’y avait plus d’androïdes dans la Pax, dit Solznykov. — Vous a-t-on rapporté la présence d’un de ces trois-là sur votre territoire, commandant ? demanda Némès en ne tenant aucun compte de sa remarque. Il est probable qu’on les a vus sur la grande rivière qui coule de votre pôle nord à l’équateur. — En réalité, c’est un canal…, commença Solznykov et il se tut. Aucun des quatre n’était, semblait-il, du genre à apprécier une petite conversation ou une information superflue. Il convoqua son adjoint, le colonel Vinara. — Leurs noms ? demanda le commandant tandis que Vinara restait immobile, son persoc allumé. Némès en énonça trois qui ne disaient rien au commandant. — Ce ne sont pas des noms du coin, dit-il tandis que le colonel Vinara vérifiait les fichiers. Les membres de la culture indigène, appelée l’Hélice du Spectre d’Amoiete, ont tendance à accumuler les noms comme mon chien de chasse, sur Patawpha, collectionnait les tiques. Vous comprenez, ils pratiquent un mariage trine où… — Ce ne sont pas des gens de ce monde, l’interrompit Némès. (Ses lèvres minces semblaient aussi dépourvues de sang que le reste de son visage blême au-dessus du col de son uniforme rouge.) Ils viennent d’ailleurs. — Ah, bon, dit Solznykov, soulagé à l’idée d’être débarrassé de ces monstres de la Garde Noble dans une minute ou deux. Alors, nous ne pouvons pas vous aider. Vous comprenez, le spatioport de Bombasino est le seul qui fonctionne sur Vitus-Gray-Balianus B., maintenant que nous avons fermé l’indigène de Keroa Tambat, et sauf quelques spatiaux qui finissent leur carrière dans notre brigade, il n’y a aucune immigration ici. Les gens du coin sont tous de l’Hélice du Spectre… et, euh… ils aiment les couleurs, ça oui, mais un androïde ressortirait comme un… eh bien, colonel ? Vinara leva les yeux des recherches qu’il venait d’effectuer dans la base de données. — Les noms et les images ne figurent dans aucun de nos fichiers, sauf dans un message envoyé à toutes les patrouilles de la Flotte de la Pax, il y a environ quatre ans et demi standard. Il regarda d’un air interrogateur les Gardes Nobles. Némès et ses frères et sœurs lui rendirent son regard sans faire de commentaires. Le commandant Solznykov fit un geste d’impuissance. — Je suis désolé. Nous avons été très occupés depuis deux semaines par des manœuvres importantes que j’ai organisées, mais si quelqu’un, correspondant à ces descriptions, passait par notre spatioport… — Mon commandant, dit le colonel Vinara, il y a ces quatre spatiaux en fuite… Nom de Dieu ! pensa Solznykov. — Quatre spatiaux du Mercantilus ont quitté leur vaisseau sans permission pour échapper à une accusation d’utilisation de drogues illicites. Autant que je m’en souvienne, c’étaient tous des hommes, sexagénaires et… (il se tourna pour jeter au colonel un regard lourd de sens lui signifiant de la fermer)… nous avons trouvé leurs corps dans le Gros Graisseux, n’est-ce pas, colonel ? — Trois corps, mon commandant, dit Vinara, inconscient des signaux de son supérieur. (Il consultait de nouveau sa base de données.) Un de nos glisseurs est tombé près de Keroa Tambat et on a envoyé un médic… ah… le docteur Abne Molina… sur le canal avec un missionnaire pour soigner l’équipage blessé. — Qu’est-ce que cela peut bien fiche, colonel ? Ces officiers cherchent une adolescente, un homme d’une trentaine d’années et un androïde. — Oui, mon commandant, répondit Vinara, surpris, en quittant son persoc des yeux. Mais le docteur Molina nous a envoyé un message radio disant qu’elle avait soigné, à Lock Childe Lamonde, un homme malade venu d’outremonde. Nous avons supposé qu’il s’agissait du quatrième spatial… Radamanthe Némès s’avança si rapidement que le commandant tressaillit involontairement. Les mouvements de cette femme mince avaient quelque chose de pas tout à fait humain. — Où se trouve Lock Childe Lamonde ? demanda-t-elle. — C’est une bourgade sur les bords du canal, à environ quatre-vingts kilomètres au sud d’ici, répondit Solznykov. Il se tourna vers le colonel Vinara comme si cette perturbation était de sa faute. — Quand va-t-on amener le prisonnier ici ? — Demain matin, mon commandant. Nous avons un glisseur med prévu qui va chercher l’équipage à Keroa Tambat à zéro-six-zéro-zéro et ils feront escale à… Le colonel se tut lorsque les quatre officiers de la Garde Noble pivotèrent sur leurs talons et se dirigèrent vers la porte. Némès ne s’arrêta que pour lancer : — Commandant, dégagez la voie entre ici et ce Lock Childe Lamonde. Nous allons prendre notre vaisseau de descente. — Oh, ce n’est pas nécessaire ! s’écria le commandant en vérifiant l’écran de son bureau. Ce spatial est sous arrestation et nous sera livré… hé ! Les quatre officiers de la Garde Noble avaient descendu les marches de son bureau et traversaient la piste d’envol. Solznykov se précipita sur le terrain d’atterrissage et leur cria : — Les vaisseaux de descente n’ont pas le droit d’opérer dans l’atmosphère, sauf pour atterrir à Bombasino. Hé ! Nous allons envoyer un glisseur. Hé ! Ce spatial n’est sûrement pas l’un de vos… il est bien gardé… hé ! Aucun des quatre Gardes Nobles ne jeta un regard en arrière lorsqu’ils atteignirent leur vaisseau, lui ordonnèrent de morpher des marches et disparurent à l’intérieur. Des sirènes se déclenchèrent et le personnel courut vers les abris tandis que le lourd vaisseau de descente se soulevait sur ses propulseurs, passait en mode EM et accélérait pour traverser le périmètre du spatioport. — Bon Dieu de merde, chuchota le commandant Solznykov. — Pardon, mon commandant ? demanda le colonel Vinara. Solznykov lui lança un regard de colère qui aurait fait fondre du plomb. — Faites décoller immédiatement deux glisseurs de combat… non, plutôt trois. Embarquez une escouade de marines dans chaque véhicule. C’est notre territoire et je ne veux pas que ces vantards anémiques de la Garde Noble viennent foutre le désordre ici sans notre autorisation. Je veux que les glisseurs arrivent les premiers et que ce foutu spatial soit emmené en prison… dans notre prison… même si pour cela il faut foutre un bec-de-lièvre à tous les indigènes de l’Hélice du Spectre entre ici et Lock Childe Lamonde. Pigé, colonel ? Vinara se contenta de regarder fixement son commandant. — Exécution ! cria le commandant Solznykov. Le colonel Vinara passa à l’action. 10 Je restai éveillé durant cette longue nuit et le jour suivant, à me tordre de douleur et à faire la navette entre mon lit et la salle de bains en trainant mon appareil de perfusion ; j’essayais d’uriner douloureusement, puis examinais l’absurde filtre au travers duquel je devais opérer, à la recherche du calcul rénal qui me suppliciait. Plus tard, en fin de matinée, j’éliminai le truc. Pendant une minute, je n’arrivai pas à y croire. Il est vrai que la douleur avait été moins forte depuis environ une demi-heure, juste un écho de la souffrance, dans mon dos et mon bas-ventre, mais tandis que je contemplais la minuscule chose rougeâtre dans le cône du filtre, plus grosse qu’un grain de sable, mais bien plus petite qu’un caillou, je n’arrivais pas à admettre que c’était ça qui m’avait causé une douleur aussi atroce pendant tant d’heures. — Il faut y croire, dit Énée assise au bord du siège en me regardant remettre ma veste de pyjama en place. Dans la vie, ce sont souvent les plus petites choses qui provoquent les plus grandes souffrances. — Oui, répondis-je. Je savais, vaguement, qu’Énée n’était pas là, que je n’aurais jamais uriné devant quelqu’un, encore moins devant cette jeune fille. J’avais des hallucinations de sa présence depuis la première piqûre d’ultramorphine. — Félicitations, dit l’Énée hallucinatoire. Son sourire semblait assez réel, celui un peu malicieux, un peu taquin, qui relevait le côté droit de sa bouche, auquel je m’étais accoutumé, et je la voyais là, vêtue du pantalon en toile verte et de la chemise en coton blanc qu’elle portait souvent pour travailler dans la chaleur du désert. Mais je voyais aussi le lavabo et les serviettes de toilette à travers son corps. — Merci, dis-je, et je retournai, en traînant les pieds, m’effondrer sur le lit. Je n’arrivais pas à croire que la douleur ne reviendrait pas. D’ailleurs, le docteur Molina m’avait dit qu’il pouvait y avoir plusieurs calculs. Énée avait disparu lorsque Dem Ria, Dem Loa et le soldat qui me gardait entrèrent dans la chambre. — Oh, c’est merveilleux ! s’écria Dem Ria. — Nous sommes tellement contents, dit Dem Loa. Nous espérions que vous n’auriez pas besoin d’aller vous faire opérer au dispensaire de la Pax. — Posez votre main droite ici, dit le Lusien. Il me passa les menottes pour m’attacher au dosseret en cuivre. — Je suis prisonnier ? dis-je, sonné. — Vous l’avez toujours été, grogna-t-il. (Sa peau brune était luisante de sueur sous la visière de son casque.) Le glisseur viendra vous chercher demain matin. On ne veut pas que vous manquiez le voyage. Il retourna se mettre à l’ombre de l’arbre-barrique, devant la maison. — Oh, dit Dem Loa en touchant mon poignet menotté de ses doigts froids. Nous sommes désolés, Raul Endymion. — Ce n’est pas votre faute, répliquai-je. (Je me sentais si fatigué et si drogué que ma langue ne voulait pas fonctionner correctement.) Vous avez seulement été gentils. Tellement gentils. La douleur atténuée m’empêchait de dormir. — Le père Clifton aimerait bien venir parler avec vous. Vous voulez bien ? Des rats-araignées en train de mordiller mes orteils m’auraient fait autant plaisir que l’idée de bavarder avec un missionnaire. — Bien sûr. Pourquoi pas ? dis-je. Le père Clifton était plus jeune que moi, petit, mais pas autant que Dem Ria, ou Dem Loa, ou tous ceux de sa race, et rondelet, avec des cheveux couleur sable qui s’éclaircissaient et un visage amical et rouge. Je me dis que je connaissais ce type d’homme. Il y avait un chapelain de la Garde Nationale qui ressemblait un peu au père Clifton, sérieux, plutôt inoffensif, un peu fils-à-sa-maman ; il était devenu prêtre parce qu’il ne voulait pas vraiment grandir ni devenir responsable de ses actes. C’était Grandam qui m’avait fait remarquer que les prêtres de paroisse des différents villages des confins de la lande, sur Hypérion, avaient tendance à rester quelque peu enfants : traités avec déférence par leurs paroissiens, trop choyés par les ménagères et les femmes de tous âges, jamais en véritable compétition avec les autres adultes mâles. Je ne pense pas que Grandam ait été une militante anticléricale malgré son refus d’accepter la croix, elle s’amusait seulement de cette tendance que révélaient les prêtres de paroisse du grand et puissant empire de la Pax. Le père Clifton voulait discuter théologie. Je pense qu’alors j’ai poussé un gémissement, mais le bon prêtre a dû prendre cela pour une réaction au calcul rénal, car il se pencha vers moi, me tapota le bras et murmura : — Allons, allons, mon fils. Je ne fis pas remarquer qu’il avait au moins cinq ou six ans de moins que moi. — Raul… vous permettez que je vous appelle Raul ? — Bien sûr, père. Je fermai les yeux, comme si je tombais endormi. — Que pensez-vous de l’Église, Raul ? Sous mes paupières, je roulai des yeux. — L’Église, père ? Le père Clifton attendit. Je haussai les épaules. Ou pour être plus précis, je tentai de hausser les épaules – ce n’est pas si facile que ça quand vous avez le poignet attaché par des menottes au-dessus de votre tête et que l’autre bras est au bout d’une perfusion. Le père Clifton a dû comprendre mon geste maladroit. — Cela vous laisse indifférent, n’est-ce pas ? demanda-t-il d’une voix douce. Aussi indifférent qu’on peut l’être envers un organisme qui a essayé de m’emprisonner et de me tuer, pensai-je. — Pas indifférent, père. C’est seulement que l’Église… euh, n’a pas grand-chose à voir avec ma vie, sur beaucoup de plans. L’un des sourcils couleur de sable du missionnaire se leva légèrement. — Mince alors… l’Église est peut-être un tas de choses, Raul… qui ne sont pas toutes impeccablement bonnes, j’en suis sûr… mais je ne pense pas qu’on puisse l’accuser de laisser tomber les gens. J’essayai de hausser de nouveau les épaules, mais je décidai qu’un spasme maladroit de ce genre suffisait amplement. — Je vois ce que vous voulez dire, répliquai-je, en espérant que la conversation était terminée. Le père Clifton se pencha plus près, les coudes sur les genoux, les mains croisées, mais plus en un geste de persuasion que de prière. — Raul, vous savez qu’on va vous ramener à la base de Bombasino, dans la matinée. Je hochai la tête. Au moins, ma tête pouvait encore bouger. — Vous savez que le châtiment réservé par la Flotte de la Pax et le Mercantilus à un déserteur est la mort. — Oui, mais seulement après un procès dans les règles. Le père Clifton ignora mon sarcasme. Un souci ridait son front ; s’inquiétait-il de ma destinée ou de mon âme éternelle, je n’en savais rien. Peut-être les deux. — Pour les chrétiens…, commença-t-il, puis il se tut un moment. Pour les chrétiens, reprit-il, une exécution est une punition, un moment pénible, peut-être même un bref accès de panique, mais après, ils s’amendent et continuent à vivre. Pour vous… — Le néant, dis-je en l’aidant à finir sa phrase. Le grand engloutissement. Les ténèbres éternelles. Nada. Je deviens un ragoût pour les vers. Je ne fis pas rire le père Clifton. — Ce n’est pas obligatoirement le cas, mon fils. Je soupirai et regardai par la fenêtre. C’était le début de l’après-midi sur Vitus-Gray-Balianus B. La lumière du soleil n’était pas la même que celle des mondes que j’avais bien connus, Hypérion, l’Ancienne Terre, même Mare Infinitus et les autres endroits visités brièvement mais intensément, pourtant la différence était si subtile que j’aurais eu du mal à la décrire. En tout cas, cette lumière était belle. Indiscutablement. Je contemplais le ciel cobalt zébré de nuages violets, la lumière d’un jaune chaud qui tombait sur l’adobe rose et le rebord de bois de la fenêtre ; j’écoutais le bruit des enfants qui jouaient dans la ruelle, la douce conversation de Ces Ambre et de son frère malade, Bin, le brusque éclat de rire lorsque quelque chose, dans leur jeu, les amusait, et je pensai : Perdre tout cela à jamais ? J’entendis Énée me dire : — Perdre tout cela à jamais, c’est l’essence de l’être humain, mon amour. Le père Clifton s’éclaircit la gorge. — Raul, avez-vous entendu parler du Pari de Pascal ? — Oui. — Vraiment ? (Le père Clifton parut surpris. J’avais l’impression que je venais de couper le fil du raisonnement qu’il avait préparé.) Alors, vous savez qu’il est irréfutable, dit-il, quelque peu sans conviction. Je soupirai de nouveau. La douleur restait stable maintenant, plus de ces marées montantes et descendantes qui m’avaient submergé ces derniers jours. Je me souvins que j’avais découvert Blaise Pascal en parlant avec Grandam, quand j’étais gamin, puis que j’en avais discuté avec Énée, dans le crépuscule de l’Arizona, et que pour finir, j’avais cherché ses Pensées dans l’excellente bibliothèque de Taliesin Ouest. — Pascal était un mathématicien, disait le père Clifton, un préhégirien… du milieu du XVIIIe siècle, je pense… — En fait, il a vécu dans la deuxième moitié des années 1600, dis-je, de 1623 à 1662, je crois. En réalité, je bluffais un peu sur les dates. Les chiffres me semblaient justes, mais je n’aurais pas misé ma vie dessus. Je me souvenais de l’époque parce qu’Énée et moi avions passé deux ou trois semaines d’un hiver à discuter des Lumières et de leurs conséquences sur les gens et les institutions préhégiriennes, avant la Pax. — Oui, dit le père Clifton, mais l’époque où il a vécu n’est pas aussi importante que son pari. Réfléchissez, Raul, d’un côté, une chance de résurrection, l’immortalité, une éternité dans le ciel et le bénéfice de la lumière du Christ. De l’autre… comment l’exprimer ? — Le grand engloutissement. Nada. — Pire que cela, dit le jeune prêtre d’une voix lourde de conviction sérieuse. Nada signifie rien. Un sommeil sans rêves. Mais Pascal a compris que l’absence de rédemption était pire que cela. C’est l’éternel regret… le désir ardent… l’infinie tristesse. — Et l’enfer ? demandai-je. Le châtiment éternel ? Le père Clifton serra ses mains l’une dans l’autre, visiblement gêné par ce côté de l’équation. — Peut-être. Mais même si l’enfer est seulement l’éternelle reconnaissance des chances que l’on a perdues… pourquoi risquer cela ? Pascal a compris que si l’Église se trompait, on ne perdait rien en embrassant son espoir. Et si elle avait raison… Je souris. — N’est-ce pas un peu cynique, mon père ? Les yeux pâles du prêtre plongèrent droit dans les miens. — Pas autant que d’aller à la mort sans raison, Raul. Alors que vous pouvez accepter le Christ pour Seigneur, faire du bien aux autres êtres humains, servir votre communauté, vos frères et sœurs dans le Christ, et ce faisant sauver votre vie physique et votre âme immortelle. Je hochai la tête. Au bout d’une minute, je dis : — Peut-être qu’à l’époque où il a vécu, c’était important. Le père Clifton cligna des yeux, sans me suivre. — Je parle de Blaise Pascal, dis-je. Il a connu une révolution intellectuelle comme l’humanité en avait rarement vu. En plus, Copernic, Kepler et leurs disciples venaient d’ouvrir tout grand l’univers. Le Soleil était devenu… euh… juste une étoile, père. Tout était déplacé, poussé de côté, ôté du centre. Pascal dit un jour : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. » Le père Clifton se pencha plus près. Je pus sentir l’odeur de savon et de crème à raser sur sa peau lisse. — Raison de plus pour réfléchir à la sagesse de son pari, Raul. Je fermai les yeux, désireux de m’éloigner de cette lune rose et fraîchement rasée qu’était son visage. Je craignais de sentir la sueur, la douleur et la peur. Je ne m’étais pas lavé les dents depuis deux jours. — Je n’ai pas envie de faire un pari si cela signifie traiter avec une Église qui est devenue si corrompue qu’elle impose l’obéissance et la soumission en échange de la vie d’un enfant. Le père Clifton recula comme si je l’avais giflé. Sa peau claire s’empourpra. Puis il se leva et me tapota le bras. — Vous avez besoin de dormir. Nous reparlerons demain, avant que vous partiez. Mais je n’aurais pas jusqu’à demain. Si je m’étais trouvé dehors à ce moment-là, en train de regarder le quadrant précis de ce ciel de fin d’après-midi, j’aurais vu des flammes égratigner le dôme de cobalt tandis que le vaisseau de descente de Némès pénétrait dans la structure d’atterrissage de la base de la Pax, à Bombasino. Après le départ du père Clifton, je tombai endormi. J’observais Énée et moi, assis dans le vestibule de son abri, poursuivant notre conversation dans la nuit du désert. — J’ai déjà fait ce rêve, dis-je en regardant autour de moi, en tâtant la pierre sous la toile. Le roc gardait encore un peu de la chaleur du jour. — Oui. Énée but une petite gorgée du thé qu’elle s’était resservi. — Tu allais me révéler le secret qui fait de toi le messie, m’entendis-je dire. Le secret qui fait de toi « le lien entre deux mondes » dont parlait l’IA Ummon. — Oui, répondit mon amie en hochant de nouveau la tête, mais d’abord, dis-moi si tu penses que ta réponse au père Clifton était satisfaisante. — Satisfaisante ? Je haussai les épaules. J’étais en colère. Énée sirota son thé. De la vapeur qui s’élevait de la tasse caressait ses cils. — Mais tu n’as pas vraiment répondu à sa question sur le Pari de Pascal. — Je n’avais pas besoin d’en dire plus, répliquai-je, un peu irrité. Le petit Bin Ria Dem Loa Alem se meurt du cancer. L’Église se sert de son cruciforme comme d’un moyen de pression. C’est pervers… infect. Je ne veux pas participer à cela. Énée me regarda par-dessus le bord fumant de la tasse. — Et si l’Église n’était pas corrompue, Raul… si elle offrait le cruciforme sans rétribution, sans arrière-pensée. L’accepterais-tu ? — Non. La rapidité de ma réponse me surprit. La jeune fille sourit. — Alors, ce n’est pas la corruption de l’Église qui est au cœur de ton objection. Tu rejettes la résurrection elle-même. Je fus sur le point de répondre, hésitai, fronçai les sourcils, puis reformulai ma pensée. — C’est ce genre de résurrection que je rejette. Oui. Toujours souriante, Énée dit : — Y en a-t-il une autre ? — L’Église le pensait autrefois. Pendant près de trois mille ans, la résurrection qu’elle offrait, c’était celle de l’âme, pas celle du corps. — Et tu crois à ce genre de résurrection ? — Non, répondis-je aussi rapidement que la première fois. Le Pari de Pascal ne m’a jamais séduit. Il me paraît logiquement… creux. — Peut-être parce qu’il n’énonce que deux choix. (Quelque part, dans la nuit du désert, un hibou lança un seul cri bref, aigu.) La résurrection spirituelle et l’immortalité, ou la mort et la damnation, dit-elle. — Ces deux dernières choses ne sont pas identiques. — Non, mais peut-être que pour quelqu’un comme Blaise Pascal, elles l’étaient. Quelqu’un que terrifiait « le silence éternel de ces espaces infinis ». — Une agoraphobie spirituelle. Énée rit. Le son était si sincère et spontané que je ne pus m’empêcher de l’aimer. C’était son rire. — La religion nous a, semble-t-il, toujours offert cette fausse dualité, dit-elle en reposant sa tasse de thé sur une pierre plate. Le silence de l’espace infini ou le réconfort douillet de la certitude intérieure. J’émis un bruit grossier. — L’Église de la Pax offre une certitude plus pragmatique. — Oui. Il se peut qu’aujourd’hui, ce soit son seul recours. Peut-être notre réservoir de foi spirituel s’est-il épuisé. — Peut-être l’est-il depuis bien longtemps, dis-je sombrement. La superstition a prélevé un terrible tribut sur notre espèce. Les guerres… les pogroms… la résistance à la logique, à la science et à la médecine… sans parler du pouvoir croissant remis entre les mains de gens comme ceux qui dirigent la Pax. — La religion n’est-elle alors que superstition, Raul ? Toute foi, une folie ? Je la regardai en plissant les yeux. La faible lumière intérieure de l’abri et la lueur des étoiles encore plus faible jouaient sur ses pommettes saillantes et la douce courbe de son menton. — Que veux-tu dire ? demandai-je, m’attendant à un piège. — Si tu avais foi en moi, serait-ce une folie ? — Foi en toi… comment ? dis-je, d’une voix qui me parut soupçonneuse, presque boudeuse. En tant qu’amie ? Ou en tant que messie ? — Où est la différence ? demanda Énée en souriant de nouveau de cette façon qui, généralement, signifiait qu’elle allait bientôt me défier. — La foi en une amie, c’est… de l’amitié. De la fidélité. (J’hésitai.) De l’amour. — Et la foi en un messie ? dit Énée dont les yeux reflétaient la lumière. Je fis un geste brusque, de rejet. — C’est de la religion. — Et si ton amie est le messie ? insista-t-elle en souriant ouvertement. — Tu veux dire… si ton amie pense qu’elle est le messie ? (Je haussai de nouveau les épaules.) Je suppose que tu lui restes fidèle et que tu essaies de lui éviter de finir à l’asile. Le sourire d’Énée s’évanouit, mais je sentis que ce n’était pas à cause de mon commentaire cruel. Son regard s’était tourné vers l’intérieur. — Je voudrais bien que ce soit aussi simple, mon ami chéri. Touché, rempli d’une vague d’inquiétude aussi réelle qu’une nausée subite, je dis : — Tu allais m’expliquer pourquoi tu as été choisie pour être ce messie, ma grande. Ce qui fait de toi un lien entre deux mondes. La jeune fille, la jeune femme, plutôt, pensai-je, hocha solennellement la tête. — J’ai été choisie simplement parce que je suis la première enfant du Centre et de l’humanité. Elle m’avait déjà dit cela. Cette fois, j’acquiesçai. — Alors, ce sont les deux mondes que tu relies… le Centre et nous ? — Deux des mondes, oui, répondit Énée en levant de nouveau les yeux vers moi. Pas seulement ces deux mondes. C’est précisément ce que sont les messies, Raul… un pont entre des mondes différents. Des époques différentes. Ils fournissent un lien entre deux concepts irréconciliables. — Et tes liens avec deux de ces mondes font de toi le messie, répétai-je. Énée fit non de la tête, vite, presque avec impatience. Quelque chose qui ressemblait à de la colère brilla dans ses yeux. — Non, répliqua-t-elle d’un ton net. Je suis le messie à cause de ce que je peux faire. Sa véhémence me fit fermer les yeux. — Que peux-tu faire, ma grande ? Elle leva la main et me toucha gentiment. — Tu te souviens Raul, quand je t’ai dit que l’Église et la Pax avaient raison, en ce qui me concernait ? Que j’étais un virus ? — Oui, oui. Elle me serra le poignet. — Je peux transmettre ce virus, Raul. Je peux infecter les autres. En progression géométrique. Créer une épidémie de porteurs. — Porteurs de quoi ? De la « messianité » ? Elle fit non de la tête. Son expression était si triste qu’elle me donna envie de la consoler, de la prendre dans mes bras. Sa prise sur mon poignet demeura ferme. — Non. Seulement de la prochaine étape vers ce que nous sommes. Ce que nous pouvons être. Je repris ma respiration. — Tu as parlé d’enseigner la physique de l’amour. De l’amour compatissant en tant que force fondamentale de l’univers. Est-ce cela, le virus ? Sans lâcher mon poignet, elle me regarda longuement. — C’est la source du virus, dit-elle à voix basse. Ce que j’enseigne, c’est comment utiliser cette énergie. — Comment ? chuchotai-je. Énée cligna lentement des yeux, comme si c’était elle qui rêvait et était sur le point de se réveiller. — Disons qu’il y a quatre dispositions. Quatre étapes. Quatre niveaux. J’attendis. Ses doigts formèrent une boucle autour de mon poignet emprisonné. — La première étape, c’est apprendre le langage des morts. — Qu’est-ce que ça… — Chut ! (Énée leva l’index de sa main libre et le posa sur ses lèvres.) La deuxième, c’est apprendre le langage des vivants. Je hochai la tête, sans comprendre aucune de ces phrases. — La troisième, c’est entendre la musique des sphères, murmura-t-elle. Au cours de mes lectures, à Taliesin Ouest, j’étais tombé sur cette ancienne expression : elle était imprégnée d’astrologie, et à l’Ère préscientifique de l’Ancienne Terre, elle parlait des petits modèles en bois de Kepler, d’un système solaire basé sur des formes parfaites, d’étoiles et de planètes mues par les anges… des volumes entiers pleins de paroles trompeuses. Je ne voyais pas de quoi mon amie parlait et comment cela pouvait s’appliquer à un âge où l’humanité se déplaçait plus vite que la lumière dans ce bras spiral de la galaxie. — La quatrième étape, dit-elle, le regard de nouveau tourné vers l’intérieur, c’est apprendre à faire le premier pas. — Le premier pas, répétai-je, embrouillé. Tu veux dire, la première étape que tu as mentionnée… qu’est-ce que c’était ? Apprendre le langage des morts ? Énée fit non de la tête, en ramenant lentement son regard sur moi. — Non, je veux dire faire le premier pas. Retenant presque ma respiration, je dis : — D’accord. Je suis prêt, ma grande. Apprends-moi. Énée sourit de nouveau. — C’est l’ironie de la chose, Raul. Si je décide de faire cela, je serai toujours connue comme Celle qui Enseigne. Mais ce qu’il y a d’idiot, c’est que je ne suis pas obligée d’enseigner. Je dois seulement transmettre le virus pour communiquer chacune de ces étapes à ceux qui souhaitent apprendre. Je regardai ses doigts minces qui encerclaient une partie de mon poignet. — Alors, tu me l’as déjà donné ce… virus ? demandai-je. Je n’éprouvais rien que la secousse électrique habituelle que son contact avait toujours provoquée en moi. Mon amie éclata de rire. — Non, Raul. Tu n’es pas prêt. Et il faut la communion pour partager le virus, pas seulement le contact. Et je n’ai pas encore décidé quoi faire… et si je devais faire ça. — Partager avec moi ? dis-je, pensant : la communion. — Partager avec tout le monde, chuchota-t-elle, de nouveau sérieuse. Avec tous ceux qui sont prêts à apprendre. (Elle me regarda de nouveau droit dans les yeux.) Ces… niveaux, ces étapes… ne peuvent pas coexister avec un cruciforme, Raul. — Alors les rénégérés ne peuvent pas apprendre ? Cela éliminerait l’immense majorité des êtres humains. Elle fit non de la tête. — Ils peuvent apprendre… ils ne peuvent simplement pas rester régénérés. Le cruciforme doit disparaître. Je poussai un soupir. Je ne comprenais pas la plus grande partie de ce qu’elle racontait, parce que cela ressemblait à des paroles trompeuses. Est-ce que tout messie dit des paroles trompeuses ? demanda la part cynique de mon être avec la voix raisonnable de Grandam. Tout haut, je dis : — Il n’y a pas moyen d’ôter un cruciforme sans tuer la personne qui le porte. De la vraie mort. Je m’étais toujours demandé si c’était surtout à cause de cela que je rechignais à me soumettre à la croix. Ou peut-être était-ce seulement ma croyance juvénile dans ma propre immortalité. Énée ne répondit pas directement. — Tu aimes bien les gens de l’Hélice du Spectre d’Amoiete, n’est-ce pas ? Clignant des yeux, j’essayai de comprendre. Avais-je rêvé cette phrase, ces gens, cette douleur ? N’étais-je pas en train de rêver ? Ou était-ce le souvenir d’une vraie conversation ? Mais Énée ne savait rien de Dem Ria, Dem Loa et des autres. La nuit, l’abri de pierre et de toile parurent onduler comme un paysage de rêve mis en lambeaux. — Je les aime bien, répondis-je, sentant mon amie ôter ses doigts de mon poignet. N’était-ce pas ce poignet-là qui était attaché par des menottes au dosseret ? Énée hocha la tête et but une gorgée de son thé refroidi. — Il y a de l’espoir pour les gens de l’Hélice du Spectre. Et pour des milliers d’autres cultures qui sont revenues ou apparues depuis la Chute. L’Hégémonie signifiait l’homogénéité, Raul. Et la Pax encore plus. Le génome humain… l’âme humaine… se méfie de l’homogénéité, Raul. Ils… ils sont toujours prêts à tenter leur chance, à risquer le changement et la diversité. — Énée, dis-je en tendant la main vers elle. Je ne… nous ne pouvons pas… J’eus l’horrible impression de tomber et le paysage onirique se délita comme un mince carton sous une grosse averse. Je n’arrivais plus à voir mon amie. — Debout, Raul. Ils arrivent. La Pax vient d’arriver. J’essayai de me réveiller, avançant à tâtons vers la conscience comme une machine lente gravit une colline, mais le poids de la fatigue et des analgésiques ne cessaient de me tirer en arrière. Je ne comprenais pas pourquoi Énée voulait me réveiller. Nous parlions si bien en rêve. — Réveillez-vous, Raul Endymion. Énée ne me vouvoyait pas. Ce n’était pas Énée. Même avant d’être pleinement éveillé et conscient, je reconnus la voix douce et le fort accent de Dem Ria. Je me dressai sur mon séant. Cette femme me déshabillait ! Je compris qu’elle m’avait déjà ôté l’ample chemise de nuit et tentait de m’enfiler un tee-shirt propre, qui sentait la brise fraîche, mais c’était bien mon tee-shirt. J’avais déjà mon slip. Mon pantalon en serge, ma chemise et ma veste étaient étalés au pied du lit. Comment avait-elle fait cela avec les menottes… Je regardai mon poignet. Les menottes reposaient ouvertes sur la couverture. Le bras me picotait du retour de la circulation. Je me passai la langue sur les lèvres et tentai de parler clairement. — La Pax ? Arrive ? Dem Ria m’enfila ma chemise comme si j’étais Bin… ou un enfant plus jeune. Je lui fis signe de me laisser faire et tentai de fermer les boutons avec des doigts soudain maladroits. On se servait de boutons et non de fermeture-sceaux à Taliesin Ouest, sur l’Ancienne Terre. Je croyais en avoir pris l’habitude, mais cela demandait une éternité. — … et on a entendu à la radio qu’un vaisseau de descente avait atterri à Bombasino. Avec à bord quatre personnes en uniforme inconnu, deux hommes, deux femmes. Ils ont questionné le commandant à votre sujet. Ils viennent juste de redécoller… le vaisseau de descente et trois glisseurs. Ils seront ici dans quatre minutes. Peut-être moins. — À la radio ? dis-je stupidement. Je croyais que vous aviez dit que la radio ne fonctionnait pas. N’est-ce pas pour cette raison que le prêtre est allé à la base chercher le médecin ? — La radio du père Clifton ne marchait pas, balbutia Dem Ria en me mettant de force sur mes pieds. Elle me maintint en équilibre pendant que j’enfilais mon pantalon. — Nous avons des radios… des transmetteurs sur faisceau étroit… des relais satellite… la Pax ne sait rien de tout cela. Et aussi des espions parmi eux. L’un d’eux nous a avertis… Dépêchez-vous, Raul Endymion. Les vaisseaux seront là dans une minute. Alors, je me réveillai tout à fait, littéralement douché par la colère et le désespoir qui menaçaient de m’emporter. Ces salauds ne me laisseront donc jamais en paix ? Quatre personnes en uniforme inconnu. La Pax, bien sûr. Évidemment, quand le prêtre capitaine, de Soya, nous avait laissés fuir du piège, sur le Bosquet de Dieu, quatre ans auparavant, cela n’avait pas mis fin à leurs recherches. Je regardai l’affichage du chronomètre sur mon persoc. Les vaisseaux allaient atterrir dans une minute environ. Je n’avais pas le temps de m’enfuir avant que les soldats de la Pax me trouvent. — Laissez-moi sortir, dis-je en m’écartant de la petite femme en toge bleue. (La fenêtre était ouverte, la brise me parvenait à travers les rideaux. Je croyais entendre le bourdonnement presque ultrasonique des glisseurs.) Il faut que je m’éloigne de votre maison… J’imaginais la Pax en train de l’incendier alors que Ces Ambre et Bin étaient à l’intérieur. Dem Ria me tira loin de la fenêtre. À ce moment, l’homme de la famille, le jeune Alem Mikail Dem Alem, entra avec Dem Loa. Ils portaient le lourd Lusien de l’infanterie de la Pax qu’on avait laissé pour me garder. Ces Ambre, dont les yeux noirs brillaient, souleva les pieds du soldat pendant que Bin s’efforçait de lui ôter ses énormes bottes. Le Lusien était profondément endormi, la bouche ouverte, la salive coulant sur le grand col de son treillis. Je regardai Dem Ria. — Dem Loa lui a apporté du thé, il y a un quart d’heure, dit-elle d’une voix douce. (Son geste gracieux fit onduler la manche bleue de sa toge). J’ai bien peur que nous n’ayons utilisé le reste de votre ultramorphine, Raul Endymion. — Il faut que je m’en aille…, commençai-je. Le mal de dos était supportable, mais j’avais les jambes qui tremblaient. — Non, dit Dem Ria. Ils vous rattraperont dans quelques minutes. Elle désigna du doigt la fenêtre d’où nous parvint le grondement subsonique bien reconnaissable d’un vaisseau de descente en propulsion EM, suivi du bruit sourd et de l’aboiement de ses tuyères. La chose devait planer au-dessus de la bourgade, à la recherche d’un endroit où atterrir. Une seconde plus tard, la fenêtre vibra d’un triple bang supersonique et deux glisseurs noirs virèrent au-dessus des bâtiments voisins. Alem Mikail avait ôté au Lusien ses sous-vêtements en fibre thermique et l’avait couché sur le lit. Il referma d’un coup sec l’une des menottes sur son poignet droit et l’autre sur la barre du dosseret. Dem Loa et Ces Ambre s’emparèrent rapidement du treillis, du blindage corporel et des énormes bottes, et les fourrèrent dans un sac à linge sale. Le petit Bin Ria Dem Loa Alem jeta le casque du soldat dans le sac. Le petit garçon maigre portait le lourd pistolet à fléchettes. Je sursautai en voyant cela, les enfants et les armes, c’était une combinaison que j’avais appris à redouter quand j’étais moi-même enfant et apprenais à manipuler les armes à énergie tandis que notre caravane traversait en grondant les landes d’Hypérion, mais Alem sourit et prit le pistolet des mains du petit garçon en lui tapotant le dos. À voir la manière dont Bin tendit l’arme – les doigts à l’écart du pontet, il pointa la gueule loin de son père et de lui, vérifia l’indicateur de sécurité au moment de rendre le pistolet – j’en conclus qu’il avait déjà manipulé ce genre d’objet. Bin me sourit, s’empara du sac lourd contenant tous les effets du soldat et sortit en courant de la pièce. Le bruit, dehors, grandit et je me retournai pour regarder par la fenêtre. Un glisseur noir soulevait le sable à moins de trente mètres, dans la rue qui longeait le canal. Je l’aperçus entre deux maisons. Le vaisseau de descente, plus grand, plongea hors de ma vue, atterrissant probablement sur la prairie, près du puits où je m’étais effondré de douleur à cause du calcul rénal. Je venais d’enfiler mes bottes et de fermer ma veste lorsque Alem me tendit le pistolet à fléchettes. Je vérifiai, par habitude, la sécurité et les indicateurs du propulseur de charges, puis secouai la tête. — Non. Ce serait du suicide d’attaquer les soldats de la Pax avec ça. Leur armure… (Je ne pensais pas vraiment à cela, mais plutôt à la riposte de leurs armes d’assaut qui raseraient cette maison en une seconde. Je pensais au petit garçon, dehors, avec le sac à linge sale contenant l’armure du soldat.) Bin… dis-je. S’ils l’attrapent… — Nous savons, nous savons, dit Dem Ria en m’éloignant du lit et en m’entraînant dans le couloir étroit. Je ne me souvenais pas de cette partie de la maison. Mon univers, depuis une quarantaine d’heures, se réduisait à la chambre à coucher et aux toilettes adjacentes. — Venez, venez, dit-elle. Je m’écartai d’elle de nouveau en tendant le pistolet à Alem. — Laissez-moi m’enfuir, dis-je le cœur battant. (Je montrai du geste le Lusien qui ronflait.) Ils ne penseront pas une seconde que c’est moi. Ils peuvent questionner le médecin sur faisceau étroit – si elle n’est pas déjà à bord d’un des glisseurs – pour qu’elle m’identifie. Dites-leur seulement (je regardai leurs visages amicaux), dites-leur que j’ai maîtrisé le soldat et que je vous ai obligés, sous la menace de l’arme… Je m’arrêtai alors, comprenant que le Lusien démolirait cette histoire dès qu’il se réveillerait. Impossible de dissimuler que la famille était complice de ma fuite. Je regardai de nouveau le pistolet à fléchettes, sur le point de le reprendre. Une volée d’aiguilles d’acier et le soldat endormi ne se réveillerait jamais pour détruire mon mensonge et mettre en danger ces braves gens. Seulement, je ne pourrais jamais le faire. Je pouvais tuer un soldat de la Pax en combat loyal… la giclée d’adrénaline de la colère qui brûlait en moi malgré ma faiblesse et ma frayeur m’avertit que ce serait un vrai soulagement d’en avoir la possibilité, mais je ne pourrais jamais abattre un homme endormi. Pourtant, il n’y aurait jamais de combat loyal. Des soldats de la Pax en armure, et encore plus ces quatre personnages mystérieux dans le vaisseau de descente – des Gardes Suisses ? – seraient invulnérables aux fléchettes et à n’importe quoi d’autre, sauf aux armes d’assaut de la Pax. Et les Gardes Suisses seraient même invulnérables à ces dernières. J’étais foutu. Ces braves gens qui s’étaient montrés si bons pour moi étaient foutus. Une porte de derrière s’ouvrit soudain et Bin se glissa dans le couloir, révélant sous sa toge relevée des jambes maigres comme des allumettes couvertes de poussière. Je le regardai fixement, pensant que le petit garçon n’aurait pas son cruciforme et mourrait du cancer. Les adultes passeraient sans doute les dix années à venir dans une prison de la Pax. — Je suis désolé…, dis-je en cherchant mes mots. J’entendis le brouhaha que soulevait la ruée des soldats dans la cohue vespérale des piétons. — Raul Endymion, dit Dem Loa de sa voix douce en me tendant le sac à dos qu’ils avaient rapporté de mon kayak, je vous en prie, taisez-vous et suivez-nous. Vite. Il y avait un tunnel sous le plancher du couloir. J’avais toujours pensé que les passages secrets n’existaient que dans les holodrames, mais je suivis Dem Ria de bon cœur dans celui-là. Nous formions une étrange procession : Dem Ria et Dem Loa, qui descendaient l’escalier abrupt devant moi, puis moi portant le pistolet à fléchettes et enfilant maladroitement le sac à dos, ensuite le petit Bin suivi par sa sœur, Ces Ambre, et enfin, Alem Mikail Dem Alem qui referma soigneusement la trappe derrière lui. Personne ne resta derrière. La maison était vide, à l’exception du Lusien en train de ronfler. L’escalier dépassa le niveau d’une cave normale et, tout d’abord, je crus que les parois étaient en adobe, comme celles du haut. Puis je m’aperçus que le passage avait été taillé dans une pierre tendre, peut-être du grès. Vingt-sept marches, et nous arrivâmes au fond du puits vertical. Dem Ria s’engagea dans un couloir étroit, éclairé par de pâles globes fluorescents. Je me demandais pourquoi cette famille de travailleurs appartenant à la classe moyenne disposait d’un passage souterrain. Comme si elle lisait dans mes pensées, Dem Loa tourna sa tête encapuchonnée de bleu vers moi et murmura : — L’Hélice du Spectre d’Amoiete exige… euh… des moyens de passer discrètement d’une maison à l’autre. Surtout pendant les Doubles Ténèbres. — Les Doubles Ténèbres ? murmurai-je en baissant la tête pour passer sous l’un des globes. Nous avions déjà parcouru vingt ou vingt-cinq mètres, en nous éloignant du canal, pensais-je, et le tunnel continuait en tournant vers la droite. — La lente éclipse double du soleil par les deux lunes de cette planète, chuchota Dem Loa. Elle dure exactement dix-neuf minutes. C’est la raison essentielle pour laquelle nous avons choisi ce monde… je vous en prie, pardonnez-moi le jeu de mots. — Ahah, fis-je. (Je ne comprenais pas, mais cela importait peu étant donné les circonstances.) Les troupes de la Pax ont des senseurs capables de découvrir des trous de souris comme celui-ci, chuchotai-je aux femmes qui marchaient devant moi. Ils ont un radar de profondeur pour sonder le roc. Ils ont… — Oui, oui, dit Alem, derrière moi, mais ils seront retenus pendant quelques minutes par le maire et les autres. — Le maire ? répétai-je un peu stupidement. Mes jambes étaient encore faibles des deux jours de lit et de douleur. Mon dos et mon bas-ventre me faisaient mal, mais c’était une souffrance mineure, sans importance, comparée à celle que j’avais endurée depuis deux jours. — Le maire est en train de mettre en doute le droit de la Pax à perquisitionner, fit Dem Ria à voix basse. Le tunnel s’élargissait et s’étendait tout droit pendant au moins une centaine de mètres. Nous dépassâmes deux embranchements. Ce n’était pas un terrier de refuge, mais de sacrées catacombes. — La Pax reconnaît l’autorité du maire à Lock Childe Lamonde, murmura-t-elle. (Les toges soyeuses des cinq membres de la famille en bleu chuchotaient aussi contre le grès tandis que nous parcourions en toute hâte le passage.) Nous avons encore des lois et des tribunaux sur Vitus-Gray-Balianus B., aussi n’ont-ils pas le droit de pratiquer des fouilles illimitées et des arrestations. — Mais ils vont se faire envoyer la permission dont ils ont besoin par une autorité, quelle qu’elle soit, dis-je en pressant le pas pour suivre les femmes. Nous arrivâmes à une autre bifurcation et tournâmes à droite. — Pour finir, oui, répondit Dem Loa, mais les rues sont maintenant pleines de toutes les couleurs du brin de l’Hélice vivant à Lock Childe Lamonde, les rouges, les blancs, les verts, les noirs, les jaunes, des milliers d’habitants de notre bourgade. Et d’autres encore arrivent des Locks voisins. Personne ne dira spontanément dans quelle maison vous étiez gardé. Le père Clifton a été entraîné hors de la ville, par ruse, aussi ne peut-il aider les soldats de la Pax. Le docteur Molina a été retenue à Keroa Tambat par certains d’entre nous et ne pourra, pour le moment, être contactée par ses supérieurs de la Pax. Quant à votre gardien, il va dormir encore pendant une heure. Par ici. Nous tournâmes, à gauche, dans un passage plus large, pour nous arrêter devant la première porte que je voyais ici ; nous attendîmes que Dem Ria active la serrure palmaire, puis nous pénétrâmes dans un grand espace sonore taillé dans la pierre. Nous nous trouvions en haut d’un escalier métallique donnant sur ce qui semblait être un garage souterrain ; il y avait là une demi-douzaine de véhicules longs et minces, pourvus de roues géantes, d’ailes à l’arrière, de voiles et de pédales, tous groupés par couleurs primaires. Ces choses ressemblaient à des voitures hippomobiles posées sur des suspensions en pattes d’araignée, visiblement propulsées par le vent et la force musculaire, et recouvertes de bois, de tissu polymère soyeux et brillant, et de perspex. — Des cyclovents, dit Ces Ambre. Plusieurs hommes et femmes en toge émeraude et grandes bottes préparaient trois de ces véhicules pour le départ. Mon kayak était arrimé à l’arrière d’un de ces longs chariots-lits. Tout le monde descendit l’escalier sonore, mais moi, je m’arrêtai en haut de marches. Mon hésitation fut si soudaine que Bin et Ces Ambre faillirent me rentrer dedans. — Qu’y a-t-il ? demanda Alem Mikail. Je portais le pistolet à fléchettes à la ceinture et j’ouvris les mains. — Pourquoi faites-vous cela ? Pourquoi tout le monde m’aide-t-il ? Qu’est-ce qui se passe ? Dem Ria remonta d’une marche et s’appuya à la rampe. Ses yeux étaient aussi brillants que ceux de sa fille tout à l’heure. — S’ils vous prenaient, Raul Endymion, ils vous tueraient. — Comment le savez-vous ? Je parlai à voix basse mais l’acoustique du garage souterrain était telle que les hommes et les femmes en vert quittèrent leur travail des yeux et nous regardèrent. — Vous parlez en dormant, dit Dem Loa. Je penchai la tête sur le côté, sans comprendre. J’avais rêvé d’Énée et de notre conversation. Qu’est-ce que cela pouvait signifier pour ces gens ? Dem Ria remonta d’une autre marche et posa sa main froide sur mon poignet. — L’Hélice du Spectre d’Amoiete a prédit la venue de cette femme, Raul Endymion. Celle qui se nomme Énée. Nous l’appelons Celle qui Enseigne. Ces paroles me donnèrent la chair de poule, sous la lumière glacée des globes fluorescents de ce lieu souterrain. Le vieux poète, l’oncle Martin, avait qualifié ma jeune amie de messie, mais son cynisme imprégnait tout ce qu’il disait ou faisait. Les gens de Taliesin Ouest avaient respecté Énée… mais de là à croire que l’énergique jeune fille de seize ans était réellement un Personnage Historique Mondial ? Cela semblait improbable. Elle et moi, nous en avions parlé dans la vie réelle et dans mes rêves d’ultramorphine, mais… bon Dieu, j’étais sur une planète à des douzaines d’années-lumière d’Hypérion et à une distance éternelle du Petit Nuage de Magellan où l’Ancienne Terre se cachait. Comment ces gens avaient-ils… — Halpul Amoiete pensait à Celle qui Enseigne quand il composa la Symphonie de l’Hélice, dit Dem Loa. Tous les gens du Spectre descendent de la lignée empathe. L’Hélice était et est encore un moyen d’affiner cette capacité d’empathie. Je secouai la tête : — Je suis désolé. Je ne comprends pas… — Je vous en prie, comprenez au moins ceci, Raul Endymion, dit Dem Ria dont les doigts serraient presque douloureusement mon poignet. Si vous ne fuyez pas ce lieu, la Pax aura votre âme et votre corps. Et Celle qui Enseigne a besoin des deux. Je lui jetai un coup d’œil en coin, pensant qu’elle plaisantait. Mais son visage agréable et lisse était sérieux. — Je vous en prie, dit le petit Bin en posant sa petite main sur la mienne et en me tirant. Je vous en prie, dépêchez-vous, Raul. Je descendis les marches en courant. L’un des hommes en vert me tendit un peignoir rouge. Alem Mikail m’aida à le draper sur mes habits. Il arrangea le burnous et le capuchon rouge en une douzaine de gestes rapides. Je n’aurais jamais été capable de revêtir cela convenablement. Je m’aperçus avec un choc que toute la famille, les deux femmes plus âgées, l’adolescente Ces Ambre, et le petit Bin, se retrouvaient nus après avoir ôté leurs toges bleues et s’enveloppaient dans des rouges. Je vis alors que j’avais eu tort d’imaginer qu’ils ressemblaient aux Lusiens, car bien que leurs corps fussent plus petits que la moyenne des habitants de la Pax et très musclés, ils étaient parfaitement proportionnés. Aucun des adultes n’avait de cheveux ni de poils. D’une manière inexplicable, cela rendait plus attirants leur corps vigoureux, parfaitement harmonieux. Je détournai les yeux, en m’apercevant que j’avais rougi. Ces Ambre rit et me donna un coup de coude. Lorsque Alem Mikail se fut changé, nous nous retrouvâmes tous en rouge. Un coup d’œil à son torse très musclé me dit que je ne tiendrais pas quinze secondes s’il fallait que je lutte avec cet homme plus petit que moi. Mais en ce moment, pensais-je, je ne durerais pas plus de trente secondes, non plus, contre Dem Loa ou Dem Ria. Je proposai le pistolet à fléchettes à Alem, mais il me fit signe de le garder et me montra comment le ranger dans l’une des multiples ceintures larges de la toge cramoisie. Je pensai à l’absence d’arme dans mon sac à dos, au couteau de chasse Navajo et à la petite torche laser, et le remerciai d’un signe de tête. Les femmes, les enfants et moi, nous grimpâmes en hâte à l’arrière du cyclovent où se trouvait déjà mon kayak, et l’on tira sur les montants une toile rouge qui nous recouvrit. Nous fûmes obligés de nous accroupir lorsqu’on disposa autour et au-dessus de nous une seconde couche de tissu, quelques planches en bois et diverses caisses et barriques. Je pouvais juste distinguer un rai de lumière entre le hayon arrière et le toit du chariot. J’entendis des pas sur la pierre lorsque Alem monta et s’installa sur l’une des deux selles pour pédaler. L’un des autres hommes, aussi en toge rouge, se joignit à lui sur le siège du cycle, de l’autre côté du bâti central. Les mâts toujours baissés, les voiles repliées, nous commençâmes à gravir la rampe afin de sortir du garage. — Où allons-nous ? murmurai-je à Dem Ria, couchée presque à côté de moi. Le bois sentait bon comme du cèdre. — À l’arche du distrans, en aval du courant, me répondit-elle aussi doucement que moi. — Vous êtes au courant de tout cela ? dis-je en clignant des yeux. — Ils vous ont donné du Divrai, chuchota Dem Loa de l’autre côté d’une caisse. Et vous avez parlé en dormant. Bin était étendu à ma droite, dans le noir. — Nous savons que Celle qui Enseigne vous a envoyé en mission, fit-il presque joyeusement. Nous savons que vous devez atteindre l’autre arche. (Il tapota le kayak.) Je voudrais bien partir avec vous. — C’est trop dangereux, sifflai-je, sentant le chariot rouler hors du tunnel et émerger à l’air libre. Le soleil bas illumina la toile, au-dessus de nous. Le cyclovent s’arrêta une seconde tandis que les deux hommes dressaient le mât et déployaient la voile. — C’est trop dangereux. De m’emmener au distrans, bien sûr, c’est cela que je voulais dire ; je ne parlais pas de la mission dont m’avait chargé Énée. — S’ils savent qui je suis, chuchotai-je à Dem Ria, ils vont surveiller l’arche. Je vis le contour de son capuchon lorsqu’elle hocha la tête. — Ils guetteront, Raul Endymion. C’est dangereux. Mais l’obscurité est presque là. Dans quatorze minutes. Je regardai mon persoc. Il s’écoulerait au moins quatre-vingt-dix minutes avant le crépuscule, d’après ce que j’avais observé les deux jours précédents. Et il y avait presque une heure encore avant la vraie tombée de la nuit. — L’arche n’est qu’à six kilomètres, soupira Ces Ambre, de l’autre côté du kayak. La fête du Spectre va remplir les villages. Alors, je compris. — La Double Obscurité ? murmurai-je. — Oui. (Dem Ria me tapota la main.) Il faut garder le silence maintenant. Nous allons nous glisser dans la circulation, sur la voie saline. — C’est trop dangereux, balbutiai-je une dernière fois tandis que le chariot s’introduisait, en craquant et en gémissant, dans le trafic. J’entendis la chaîne de transmission grincer sous le plancher de la voiture et sentis le vent gonfler la voile. Trop dangereux, me dis-je seulement à moi-même. Si j’avais su ce qui se passait à quelques centaines de mètres de là, j’aurais vraiment compris combien c’était dangereux. Je regardai par l’interstice entre le bois du chariot et la toile tandis que nous parcourions bruyamment la voie saline. Cette route semblait être une bande de sel dur comme le roc qui reliait les villages rassemblés le long du canal surélevé et le désert maillé qui s’étendait au nord aussi loin que ma vue pouvait porter. — Le désert du Wahhabi, chuchota Dem Ria lorsque nous nous élançâmes vers le sud en roulant de plus en plus vite. D’autres cyclovents nous dépassaient en rugissant, leurs voiles en plein travail, les deux pédaleurs s’évertuant comme des fous. Un nombre encore plus grand de chariots couverts de toiles aux brillantes couleurs louvoyaient dans l’autre sens, leurs voiles disposées différemment, leurs pédaleurs se penchaient vers l’extérieur pour maintenir l’équilibre lorsque les chariots grinçants vacillaient sur deux roues, les deux autres tournoyant inutilement en l’air. Nous parcourûmes les six kilomètres en dix minutes et abandonnâmes la voie saline pour une rampe pavée qui nous conduisit à un groupe de maisons, en pierre blanche, pas en adobe ; puis Alem et l’autre homme ferlèrent la voile et pédalèrent lentement dans la rue qui passait entre les maisons et le canal. De grandes fougères délicates poussaient sur les berges, entre des jetées façonnées avec recherche, des belvédères et des quais à multiples embarcadères auxquels étaient attachées des péniches aménagées et très ornées. La ville semblait se terminer là où le canal s’élargissait en une voie d’eau plus semblable à une rivière, et je levai la tête suffisamment pour voir l’immense arche distrans s’élever à quelques centaines de mètres en aval. De l’autre côté du portail, je ne vis qu’une forêt de fougères sur les berges et le désert qui s’étendait à l’est et à l’ouest. Alem guida le cyclovent jusque sur une rampe de chargement en briques et alla le cacher sous le couvert d’un bouquet de grandes fougères. Je jetai un coup d’œil à mon persoc. Il restait moins de deux minutes avant la Double Obscurité. À cet instant, un ouragan d’air chaud et une ombre passèrent au-dessus de nous. Nous nous tapîmes encore plus tandis que le glisseur noir de la Pax survolait la rivière à moins de cent mètres d’altitude ; les lignes aérodynamiques en forme de huit du véhicule aérien devinrent clairement visibles lorsqu’il s’inclina davantage et descendit en piqué au-dessus des navires qui franchissaient l’arche dans les deux sens. La circulation fluviale était animée là où la rivière s’élargissait : des périssoires lisses aux équipes de quatre à douze rameurs, des hors-bords brillants qui vomissaient des sillages miroitants, des voiliers de toutes tailles, depuis le dériveur monoplace jusqu’aux jonques ballottées aux voiles carrées, des canoës et des canots à rames, quelques péniches aménagées imposantes qui bouillonnaient contre le courant, une poignée d’hovercrafts électriques, silencieux, qui passaient dans un halo d’écume, et même quelques radeaux qui me rappelèrent mon premier voyage avec Énée et A. Bettik. Le glisseur survola tout cela à basse altitude, passa au-dessus de l’arche du distrans, repassa, mais cette fois en dessous, et disparut en direction de Lock Childe Lamonde. — Venez, dit Alem Mikail en repliant la bâche de toile et en tirant le kayak. Il faut nous dépêcher. Brusquement, passa un souffle d’air chaud suivi d’une brise plus froide qui souleva le sable sur la berge, les fougères chuchotèrent et se secouèrent au-dessus de nous, et le ciel devint pourpre, puis noir. Les étoiles apparurent. Je jetai un coup d’œil en l’air, juste assez longtemps pour voir une couronne emperlée autour d’une des lunes et le disque brûlant du second satellite, plus petit, se mettre en place derrière le premier. Venant du nord, le long de la rivière, remontant en direction de la cité linéaire qui englobait Lock Childe Lamonde, vint le son le plus lugubre et le plus obsédant que j’aie jamais entendu : un long gémissement, qui semblait plus émis par un gosier humain que par une sirène, suivi par une note soutenue qui devint de plus en plus grave jusqu’à tomber dans le subsonique. Je compris que je venais d’entendre des centaines, peut-être des milliers, de klaxons retentissant tandis que des milliers, peut-être des dizaines de milliers, de voix humaines se joignaient à eux en chœur. Les ténèbres se firent plus épaisses. Les étoiles s’enflammèrent. Le disque de la lune la plus basse ressemblait maintenant à un grand dôme éclairé par derrière qui menaçait de tomber à tout moment sur le monde obscurci. Brusquement, les nombreux bateaux sur la rivière, au sud, et sur le canal au nord, firent retentir leurs sirènes et leurs avertisseurs, ululement cacophonique, celui-ci, qui ne ressemblait en rien à l’harmonie descendante du chœur d’ouverture, puis ce fut au tour des feux de signalisation et des feux d’artifice : feux à étoiles multicolores, roues de Sainte Catherine rugissantes, fusées éclairantes, cordons tressés de feu jaune, bleu, vert, rouge et blanc – l’Hélice du Spectre ? – et innombrables bombes aériennes. Le bruit et la lumière étaient presque accablants. — Vite, insista Alem en sortant le kayak du chariot. Je sautai à terre pour l’aider et ôter ma toge que je lançai à l’arrière du camion. La minute suivante fut une succession précipitée de gestes coordonnés tandis que Dem Ria, Dem Loa, Ces Ambre, Bin et moi aidions Alem et l’homme dont j’ignorais le nom à porter le kayak au bord de la rivière et à le mettre à flot. J’entrai dans l’eau tiède jusqu’aux genoux, fourrai mon sac à dos et le pistolet à fléchettes dans le petit cockpit, maintins le kayak stable contre le courant et regardai les deux femmes, les deux enfants et les deux hommes dans leurs toges qui tourbillonnaient. — Que va-t-il vous arriver ? demandai-je. Mon dos me faisait souffrir des suites de l’élimination du calcul rénal, mais sur le moment, la contraction de ma gorge constituait une diversion bien plus douloureuse. Dem Ria secoua la tête. — Il ne nous arrivera rien, Raul Endymion. Si les autorités de la Pax essayaient de nous faire des ennuis, il nous suffirait de disparaître dans les tunnels sous le Désert de Wahhabi jusqu’à ce que l’heure arrive de rejoindre le Spectre quelque part ailleurs. (Elle sourit et ajusta sa toge sur son épaule.) Mais faites-nous une promesse, Raul Endymion. — Tout ce que vous voulez. Si je peux le faire, je le ferai. — Si la chose est possible, demandez à Celle qui Enseigne de revenir avec vous sur Vitus-Gray-Balianus B. pour rendre visite aux gens de l’Hélice du Spectre d’Amoiete. Nous essaierons de ne pas nous convertir à la Chrétienté de la Pax avant qu’elle ne soit venue nous parler. Je hochai la tête en regardant le crâne chauve de Bin Ria Dem Loa Alem, son capuchon rouge qui claquait sous l’effet de la brise, ses joues décharnées par la chimiothérapie, ses yeux brillants plus d’excitation que du reflet des feux d’artifice. — Oui. Si c’est possible, je le ferai. Alors ils me touchèrent tous, non pour me serrer la main, mais simplement pour me sentir, leurs doigts se posèrent sur ma veste ou mon bras ou mon visage ou mon dos. Je les touchai aussi, fit tourner la proue du kayak face au courant et entrai dans le cockpit. La pagaie était dans son support, là où je l’avais laissée. Je serrai la jupe autour de moi comme si de l’eau vive m’attendait ; en posant le pistolet sur le cockpit, je me cognai la main contre le couvercle en plastique transparent du « signal d’alarme » rouge qu’Énée m’avait montré – si cet interlude ne m’avait pas plongé en pleine panique, je ne savais plus ce qui pourrait le faire –, pris la pagaie de la main gauche et, de la droite, leur fis de grands signes d’adieu. Les six silhouettes en toge rouge se fondirent dans les ombres des fougères lorsque le kayak glissa rapidement dans le courant central. L’arche du distrans grandit. Au-dessus de ma tête, la première lune commença à apparaître derrière le disque du soleil, mais la seconde, plus grosse, vint recouvrir les deux. Les feux d’artifice et les hurlements des sirènes continuaient et devenaient même de plus en plus frénétiques. Lorsque j’approchai du distrans, je me mis à pagayer vers la rive droite tout en essayant de rester au sein du trafic des petits bateaux qui se dirigeaient vers l’aval, mais je gardais mes distances. S’ils doivent m’intercepter, pensai-je, ce sera ici. Sans réfléchir, je posai le pistolet à fléchettes sur la coque recourbée, devant moi. Comme maintenant le courant rapide m’emportait, je remis la pagaie dans son support et attendis de passer sous le distrans. Aucun autre navire, aucun autre petit bateau ne devait être sous le portail quand il s’activerait. Au-dessus de moi, l’arche dessinait une courbe de ténèbres sur le ciel étoilé. Brusquement, il se produisit une violente perturbation sur le rivage à moins de vingt mètres sur ma droite. Je repris le pistolet et regardai sans comprendre ce que je voyais et ce que j’entendais. Deux explosions, comme des bangs supersoniques. Des éclairs stroboscopiques de lumière blanche. Des feux d’artifice ? Non, ces éclairs étaient bien plus brillants. Des armes à énergie ? Trop brillants. Trop diffus. Cela ressemblait plus à de petites explosions de plasma. Puis j’aperçus brièvement quelque chose, plus une persistance rétinienne qu’une vision : deux silhouettes sauvagement enlacées, des images inversées tel le négatif d’une ancienne photographie, un mouvement brusque, violent, un autre bang supersonique, un éclair blanc qui m’aveugla avant même que l’image soit enregistrée par mon cerveau, des pointes, des épines, deux têtes qui se cognaient l’une contre l’autre, six bras qui battaient l’air, des étincelles, une forme humaine et quelque chose de plus grand, le bruit du métal qui se déchire, le hurlement de quelque chose ou de quelqu’un qui criait plus fort que l’ululement des sirènes sur la rivière, derrière moi. L’onde de choc de l’évènement, quel qu’il fût, qui se passait sur la berge rida la rivière, faillit retourner mon kayak et poursuivit son chemin comme un rideau de gouttelettes blanches. Quand je fus sous l’arche du distrans, se produisirent l’éclair et le bref vertige que je connaissais déjà, une brillante lumière m’enveloppa, m’aveuglant comme un flash, le kayak et moi, nous tombâmes. Nous tombions vraiment. Dans l’espace. Une partie de l’eau qui était sous moi forma une brève cascade, mais le kayak n’était plus dessus et tournoyait en tombant. Pris de panique, je laissai tomber le pistolet à fléchettes dans le cockpit et m’agrippai à la coque qui tournait de plus en plus follement dans sa chute. Je clignai des paupières pour chasser la rémanescence de l’éclair et tenter de voir de quelle hauteur j’allais tomber, tandis que le kayak, proue pointée vers le bas, prenait de la vitesse. Un ciel bleu au-dessus de ma tête. Des nuages tout autour, d’énormes nuages, des stratocumulus qui s’élevaient à des milliers de mètres et descendaient à plusieurs milliers de mètres sous moi, des cirrus de plusieurs kilomètres au-dessus, des nuages d’orage, noirs, à plusieurs kilomètres en dessous. Il n’y avait rien que le ciel, et moi en train de tomber. La brève chute d’eau provenant de la rivière s’était séparée en gouttes géantes d’humidité, comme si quelqu’un avait pris des centaines de baquets d’eau pour les lancer violemment dans un gouffre sans fond. Le kayak tournoya et menaça de se retourner, poupe par-dessus proue. Je fus précipité en avant et faillis dégringoler, seulement retenu par mes jambes croisées et la petite jupe mouillée. Je m’agrippai au bord du cockpit dans une prise désespérée qui blanchit mes articulations. L’air froid me fouettait et rugissait autour de moi tandis que le kayak et moi accélérions, précipités vers une chute mortelle. Des milliers et des milliers de mètres d’air vide s’étendaient entre moi et les nuages zébrés d’éclairs, si loin en dessous. La pagaie double s’arracha à son support et dégringola en chute libre. Je fis la seule chose possible en de telles circonstances. J’ouvris la bouche et je hurlai. 11 Kenzo Isozaki pouvait dire, sans mentir, qu’il n’avait jamais eu peur de sa vie. Élevé en samouraï dans les îles fougeraies de Fuji, il avait appris dès l’enfance à dédaigner la peur et à mépriser ceux qui la ressentaient. Il se permettait la prudence, elle était devenue, pour lui, un outil professionnel indispensable, mais la peur restait étrangère à sa nature et à sa personnalité soigneusement construite. Jusqu’à ce jour. Isozaki recula lorsque la porte interne du sas enclencha son ouverture. Quel que fût celui qui attendait à l’intérieur, il avait été, une minute auparavant, à la surface d’un astéroïde dépourvu d’air. Et il ne portait pas de combinaison spatiale. Isozaki avait décidé de ne pas apporter d’arme sur le petit astéroïde-caboteur ; ni lui ni son véhicule n’étaient armés. Lorsque, à l’ouverture du sas, des cristaux de glace entrèrent en tourbillonnant comme un brouillard et qu’une silhouette humanoïde apparut, Kenzo Isozaki se demanda s’il avait fait le bon choix. C’était un homme… du moins en apparence. Peau hâlée, cheveux gris bien coupés, costume gris parfaitement taillé, yeux gris sous des cils encore bordés de givre, et pâle sourire. — H. Isozaki, dit le conseiller Albedo. Isozaki s’inclina. Ayant gardé le contrôle de son rythme cardiaque et de sa respiration, il se concentrait maintenant pour parler d’une voix égale, assurée et dénuée d’émotion. — C’est gentil à vous d’avoir répondu à mon invitation. Albedo croisa les bras. Le sourire demeura sur le beau visage bronzé, mais il ne trompa pas Isozaki. Les mers autour des îles fougeraies de Fuji fourmillaient de requins issus des recettes d’ADN et des embryons congelés des premiers vaisseaux d’ensemencement de Bussard. — Une invitation ? dit le conseiller Albedo d’une voix chaude. Ou une sommation ? La tête d’Isozaki resta légèrement inclinée. Ses mains pendaient, détendues, de chaque côté de son corps. — En rien une sommation, H… — Vous connaissez mon nom, je pense. — La rumeur dit, monsieur, que vous êtes le conseiller Albedo qui travailla pour Meina Gladstone, il y a presque trois siècles, dit le P-DG du Mercantilus de la Pax. — À l’époque, j’étais plus un hologramme qu’un être substantiel, répliqua Albedo en décroisant les bras. Mais la… personnalité… est la même. Et vous n’êtes pas obligé de m’appeler monsieur. Isozaki s’inclina légèrement. Le conseiller Albedo pénétra plus profondément dans le petit caboteur. Il fit courir ses doigts puissants sur les consoles, l’unique couchette du pilote et le rebord de la cuve à gravité élevée, vide. — Un modeste vaisseau pour un homme puissant, H. Isozaki. — Je pense qu’il vaut mieux pratiquer la discrétion, conseiller. Puis-je vous appeler ainsi ? Au lieu de répondre, Albedo se rapprocha de lui d’un air agressif. Isozaki ne broncha pas. — Estimez-vous que c’est un acte discret que de relâcher une télotaxie virale d’IA dans l’infosphère rudimentaire de Pacem pour qu’elle se lance à la recherche des nodules du TechnoCentre ? La voix d’Albedo remplit la cabine du caboteur. Kenzo Isozaki leva les yeux pour croiser le regard gris, furieux, de l’homme plus grand que lui. — Oui, conseiller. Si le Centre existait encore, il était impératif que je… que le Mercantilus… établît un contact personnel. La télotaxie était programmée pour s’autodétruire si elle était détectée par les programmes antiviraux de la Pax, et pour ne s’inoculer que si elle recevait une réponse indubitable du Centre. Le conseiller Albedo rit. — Votre télotaxie d’IA était à peu près aussi subtile, métaphoriquement, qu’une merde dans un bol de soupe, Isozaki-san. Le P-DG du Mercantilus, surpris de cette grossièreté, battit des paupières. Albedo se laissa tomber sur la couchette d’accélération, s’étira et dit : — Asseyez-vous, mon ami. Vous vous êtes donné tant de mal pour nous trouver. Vous avez risqué la torture, l’excommunication, une véritable exécution et la perte de cet immense privilège, le droit de garer votre glisseur dans le parc de stationnement du Vatican. Vous voulez parler… parlons. Provisoirement déboussolé, Isozaki chercha un autre endroit où s’installer. Il se percha sur une partie dégagée de la table traçante. Il détestait l’apesanteur, alors le grossier champ de confinement interne gardait un différentiel stimulant d'1 g, mais l’effet était assez incohérent pour le maintenir, un peu chancelant, au bord du vertige. Il prit une profonde respiration et rassembla ses pensées. — Vous servez le Vatican…, commença-t-il. Albedo l’interrompit aussitôt. — Le Centre ne sert personne, homme du Mercantilus. Isozaki respira une seconde fois à fond et recommença. — Vos intérêts et ceux du Vatican coïncident si bien que le TechnoCentre fournit des conseils et une technologie indispensables à la survivance de la Pax… Le conseiller Albedo sourit et attendit. Pensant : Pour ce que je vais dire, Sa Sainteté me livrera au grand inquisiteur. Je vais être attaché à la machine de torture pendant une centaine de vies, Isozaki dit : — Nous sommes quelques-uns, dans le Conseil Exécutif de la Ligue Pancapitaliste des Organisations du Commerce Transtellaire Catholique Indépendant, à penser que les intérêts de la Ligue et du TechnoCentre peuvent coïncider encore plus que ceux du Centre et du Vatican. Nous estimons qu’une… euh… étude de ces buts et de ses intérêts communs serait bénéfique aux deux parties. Le conseiller Albedo montra un nombre encore plus grand de dents parfaites. Il ne dit rien. Sentant la texture du chanvre de ce noeud coulant qu’il se mettait autour du cou, Isozaki ajouta : — Depuis deux ou trois quarts de siècles, l’Église et les autorités civiles de la Pax ont proclamé officiellement que le TechnoCentre avait été détruit lors de la Chute des distrans. Des millions de personnes proches du pouvoir, dans tout l’espace de la Pax, ont eu connaissance de rumeurs selon lesquelles le Centre aurait survécu… — Celles de notre mort sont très, très exagérées. Alors ? — Alors, continua Isozaki, sachant avec certitude que cette alliance entre les personnalités du Centre et celles du Vatican a été bénéfique aux deux parties, la Ligue aimerait suggérer qu’une alliance directe similaire avec notre organisation commerciale pourrait apporter des bénéfices plus tangibles et plus immédiats à votre… euh… société. — Suggérez, Isozaki-san, suggérez, dit le conseiller Albedo en se laissant aller encore plus en arrière dans le fauteuil du pilote. — Premièrement, poursuivit Isozaki d’une voix plus ferme, le Mercantilus de la Pax s’étend comme aucune religion ne pourrait espérer le faire, quelle que soit l’acceptation qui lui serait accordée, hiérarchiquement ou universellement. Le capitalisme regagne du pouvoir dans toute la Pax. C’est le vrai ciment qui assure l’union de ses centaines de monde. « Deuxièmement, l’Église continue à mener, dans la sphère d’influence de la Pax, une guerre sans fin avec les Extros et les autres éléments rebelles. Le Mercantilus de la Pax voit dans tous ces conflits une perte d’énergie et de précieuses ressources humaines et matérielles. Plus grave encore, l’Église mêle le TechnoCentre à des chamailleries humaines qui ne peuvent ni favoriser les intérêts du Centre, ni promouvoir ses buts. « Troisièmement, alors que l’Église et la Pax profitent d’un grand nombre de technologies provenant visiblement du Centre, comme la propulsion Gédéon instantanée et les crèches de résurrection, elle ne crédite pas le TechnoCentre de ces inventions. En réalité, l’Église présente toujours le Centre comme un ennemi à ses milliards de fidèles, prétendant que les entités du Centre ont été détruites parce qu’elles étaient de mèche avec le Démon. Le Mercantilus de la Pax n’a pas besoin de propager des préjugés de ce genre. Si, au cas où il s’alliait avec nous, le Centre choisissait de rester dans l’ombre, nous honorerions cette politique, mais lorsqu’il déciderait d’en sortir, nous serions prêts à présenter les entités du Centre comme des partenaires bien visibles et très appréciés. Entre-temps, cependant, la Ligue mettrait fin partout, aujourd’hui et à jamais, à la démonisation du TechnoCentre dans l’histoire, la tradition et les esprits des êtres humains. Le conseiller Albedo semblait pensif. Après avoir un moment contemplé l’astéroïde par le hublot, il dit : — Alors vous nous rendriez riches et respectables ? Isozaki ne répondit rien. Il sentait que son avenir et l’équilibre du pouvoir dans l’espace humain vacillaient sur la lame d’un couteau. Il ne pouvait pas lire les pensées d’Albedo, et les sarcasmes du cybride pouvaient être un prélude à des négociations. — Que ferions-nous de l’Église ? demanda Albedo. De plus de deux siècles et demi humains d’association silencieuse ? Isozaki aurait bien voulu que les battements de son cœur se calment. — Nous ne souhaitons pas interrompre une relation que le Centre a trouvée utile ou profitable, dit-il d’une voix douce. En tant qu’hommes d’affaires, les membres de la Ligue voient les limites de toute société interstellaire basée sur la religion. Les dogmes et la hiérarchie sont endémiques dans ce genre de structures… qui, en fait, sont celles de toute théocratie. En tant qu’hommes d’affaires qui ne pensent qu’à leur profit et à celui de leurs associés, nous estimons qu’un second niveau de coopération Centre-humanité, si secrète ou limitée qu’elle soit, serait bénéfique aux deux parties. De nouveau, le conseiller Albedo hocha la tête. — Isozaki-san, vous souvenez-vous du jour où, dans votre propre bureau, sur le Tore, vous avez demandé à votre associée, Anne Pelli Cognani, d’ôter ses vêtements ? Isozaki ne garda une expression impassible que par un immense effort de volonté. Apprendre que le Centre voyait ce qui se passait dans son propre bureau, enregistrait toutes les transactions qui s’y déroulaient, lui glaça littéralement le sang. — Vous vous demandiez alors, poursuivit Albedo, pourquoi nous avions aidé l’Église à perfectionner le cruciforme. « Pour quelles fins », avez-vous dit, je crois. « Quel bénéfice en tire le Centre ? » Isozaki regarda l’homme en gris, mais plus que jamais il sentit qu’il était enfermé dans le petit caboteur-astéroïde avec un cobra dressé qui déployait maintenant son capuchon. — Avez-vous jamais possédé un chien, Isozaki-san ? demanda Albedo. Pensant encore aux cobras, le P-DG du Mercantilus ne put que le regarder avec de grands yeux. — Un chien ? répondit-il au bout d’un moment. Non. Pas personnellement. Les chiens n’étaient pas courants sur ma planète natale. — Ah, c’est vrai, dit Albedo en montrant de nouveau ses dents blanches. Les requins étaient les animaux familiers de votre île. Je crois que que vous avez tenté d’apprivoiser un bébé requin quand vous étiez âgé d’environ six années standard. Vous l’appeliez Keigo, si je ne me trompe. Isozaki n’aurait rien pu dire, à cet instant, même si sa vie en avait dépendu. — Que faisiez-vous, Isozaki-san, pour empêcher votre bébé requin, qui grandissait, de vous manger quand vous nagiez tous deux dans le lagon de Shioko ? Au bout d’un moment, Isozaki réussit à dire : — Il portait un collier. — Je vous demande pardon ? Le conseiller Albedo se pencha vers lui. — Un collier, répéta le P-DG. (Des petits points noirs dansaient à la périphérie de sa vision.) Un collier transmettant des chocs électriques. Nous étions obligés de porter un transmetteur à clef palmaire. Le même appareil que celui utilisé par nos pêcheurs. — Ah, oui, dit Albedo toujours souriant. Si votre animal familier se conduisait mal, vous le rameniez à la raison. D’une simple pression du doigt. Il tendit la main et la referma autour d’une clef palmaire invisible. Son doigt bronzé appuya sur un bouton invisible. Ce ne fut pas un vrai choc électrique qui parcourut le corps d’Isozaki, plutôt des ondes irradiant une atroce souffrance pure, à partir de sa poitrine, à partir du cruciforme incrusté sous sa peau, dans sa chair et dans ses os, et se transmettant comme des signaux télégraphiques de douleur qui couraient le long des centaines de mètres de fibres, de nématodes et de nodosités du tissu du cruciforme, métastasés dans tout son corps comme des tumeurs. Isozaki cria et se plia en deux. Il s’effondra sur le plancher du caboteur. — Je crois que votre clef palmaire pouvait donner à ce cher Keigo des secousses de plus en plus fortes s’il devenait agressif, remarqua le conseiller Albedo d’un air songeur. N’est-ce pas, Isozaki-san ? Ses doigts tapèrent de nouveau l’air vide, comme s’il télépromptait une clef palmaire. La douleur empira. Isozaki urina dans sa combinaison spatiale et aurait déféqué si ses boyaux n’avaient pas été vides. Il essaya de crier, mais ses mâchoires étaient vissées, comme tétanisées. L’émail de ses dents se craquela et s’écailla. Il sentit le goût du sang dans sa bouche lorsqu’il se mordit la langue. — Sur une échelle de dix, c’était environ deux, pour ce cher Keigo, je pense, dit le conseiller Albedo. Il se leva et alla jusqu’au sas où il tapa le code du cycle d’ouverture. Isozaki, qui se tordait sur le sol, son corps et son cerveau devenus d’inutiles appendices d’un cruciforme, d’atroces douleurs irradiant dans tout son être, essaya de crier malgré ses mâchoires vissées l’une à l’autre. Ses yeux s’exorbitèrent. Du sang coula de son nez et de ses oreilles. Le conseiller Albedo, qui avait cessé de taper le code d’enclenchement du sas, appuya de nouveau sur l’invisible bouton, au creux de sa paume. La douleur s’évanouit. Isozaki vomit sur les plaques de tôle du pont. Chaque muscle de son corps se tordait de façon erratique, ses nerfs semblaient détraqués. — Je vais transmettre votre proposition aux Trois Éléments du TechnoCentre, dit le conseiller Albedo d’un ton compassé. Ils en discuteront et y réfléchiront très sérieusement. Pendant ce temps, mon ami, nous comptons sur votre discrétion. Isozaki tenta d’émettre un bruit intelligible, mais ne put que se rouler en boule ; sur le plancher de métal, et s’abandonner à ses hauts-le-cœur. À sa grande horreur, ses boyaux agités de spasmes lâchèrent une cascade de flatulences. — Et l’on n’injectera plus de télotaxies virales d’IA dans l’infosphère de personne, n’est-ce pas, Isozaki-san ? Albedo entra dans le sas et enclencha la fermeture de la porte. De l’autre côté du hublot, le rocher balafré de l’astéroïde sans nom culbutait et tournoyait dans l’espace selon une dynamique que seuls connaissaient les dieux des mathématiques du chaos. Il ne fallut que quelques minutes à Radamanthe Némès et à ses trois frères et sœur pour se rendre, à bord du vaisseau de descente, de la Base de Bombasino à la bourgade de Lock Childe Lamonde, sur le monde d’ardoise sèche de Vitus-Gray-Balianus B., mais la présence de trois glisseurs militaires que ce touche-à-tout imbécile de commandant Solznykov leur avait adjoints en guise d’escorte vint compliquer les choses. Némès savait, par les messages échangés sur faisceau étroit « secret » entre la base et les glisseurs, que le commandant de la base avait bombardé chef de l’expédition son aide, ce gaffeur de colonel Vinara. Plus encore, elle comprenait qu’ainsi le colonel dégageait sa responsabilié : Vinara serait si bien téléguidé par les prises de vue holosims en temps réel et les salves sur faisceau étroit qu’en fait Solznykov commanderait les troupes de la Pax sans avoir à montrer ses bajoues. Lorsqu’ils se retrouvèrent au-dessus de la bourgade cible – bien que le mot « bourgade » fût trop ampoulé pour le rang de maisons en adobe de quatre étages qui longeait la berge ouest de la rivière, comme des centaines d’autres demeures l’avaient fait d’une façon presque continue entre la base et ici – les glisseurs les avaient rattrapés et piquaient en spirale pour atterrir tandis que Némès cherchait un site assez vaste et assez ferme pour recevoir le vaisseau de descente. Les portes des maisons étaient peintes en couleurs primaires brillantes. Les gens, dans la rue, portaient des toges dans les mêmes teintes. Némès connaissait la raison de ce déploiement de couleurs : elle avait eu accès, à la fois, à la mémoire de leur vaisseau et aux fichiers codés de Bombasino ; ces données sur le peuple de l’Hélice du Spectre ne l’intéressaient que parce qu’elles suggéraient que ces drôles d’humains étaient lents à se convertir à la croix, plus lents encore à se soumettre au contrôle de la Pax. Prêts, en d’autres mots, à aider une enfant rebelle, un homme et un androïde manchot à se cacher des autorités. Les glisseurs atterrirent sur la route de la digue bordant le canal. Némès posa le vaisseau de descente dans un parc, détruisant en partie un puits artésien. Gygès s’agita dans son siège de copilote et leva un sourcil. — Scylla et Briarée vont se joindre à la recherche officielle, dit Némès. Toi, tu restes avec moi. Elle avait noté sans orgueil ni vanité que ses clones s’étaient depuis longtemps soumis à son autorité, en dépit de la menace de mort des Trois Éléments qu’ils lui avaient transmise, et de leur certitude que cette menace se réaliserait si elle échouait de nouveau. L’autre femelle et le mâle descendirent la rampe et s’enfoncèrent dans la foule vêtue de brillantes couleurs. Des soldats en armure de combat, visières scellées, vinrent à leur rencontre au petit trot. Regardant par la bande optique ordinaire, et non par le faisceau étroit ou l’affichage vid, Némès reconnut la voix du colonel Vinara qui lui parvenait par le micro de son casque. — Le maire – une femme appelée Ses Gia – nous refuse la permission de perquisitionner dans les maisons. Némès vit le sourire méprisant de Briarée se réfléchir sur la visière polie du colonel. C’était comme un reflet d’elle-même avec une structure osseuse légèrement plus lourde. — Et vous permettez à ce… maire… de vous dicter ses ordres ? dit-il. Le colonel Vinara leva une main gantelée. — La Pax reconnaît les autorités indigènes jusqu’à ce qu’elles… fassent partie du Protectorat de la Pax. — Vous dites que le docteur Molina a laissé un garde derrière elle…, intervint Scylla. Vinara hocha la tête. Sa respiration était amplifiée par le casque morphique ambré. — Il n’y a plus la moindre trace de ce garde. Nous avons tenté de communiquer avec lui depuis notre départ de Bombasino. — N’a-t-il pas d’implant-pisteur ? demanda Scylla. — Non, la puce est tissée dans l’armure d’impact. — Et ? — Nous avons retrouvé celle-ci dans un puits à plusieurs mètres de là, répondit le colonel. Scylla ne perdit pas son calme. — Je suppose que le soldat n’était pas dedans. — Non, il y avait juste l’armure et le casque. Pas de corps dans le puits. — Quel dommage. (Scylla commença à se détourner du colonel de la Pax, puis elle le regarda de nouveau.) Juste l’armure, vous dites. Pas d’armes ? — Non. (La voix du colonel était morne.) J’ai ordonné de fouiller les rues et nous questionnerons les citoyens jusqu’à ce que l’un d’eux se porte volontaire pour désigner la maison où le spatial a été mis aux arrêts par le docteur Molina. Puis nous la cernerons et demanderons la reddition de tous ceux qui sont à l’intérieur. J’ai… euh… demandé au tribunal civil de Bombasino de prendre en considération notre demande de mandat de perquisition. — C’est un bon plan, colonel, dit Briarée. Si les glaciers n’arrivent pas les premiers et ne recouvrent pas la bourgade avant que le mandat soit délivré. — Les glaciers ? demanda le colonel. — Laissez tomber, dit Scylla. Si voulez bien, nous vous aiderons à fouiller les rues adjacentes en attendant l’autorisation d’une perquisition, maison par maison. À Némès, elle transmit sur la bande interne, Alors qu’est-ce qu’on fait ? Restez avec lui et faites ce que vous avez proposé, répondit Némès. Soyez courtois et respectueux des lois. Nous n’avons pas envie que ces idiots se trouvent dans le coin quand nous trouverons Endymion ou la fille. Gygès et moi allons nous mettre en temps accéléré. Bonne chasse, transmit Briarée. Gygès attendait déjà dans le sas du vaisseau de descente. Némès lui dit : — Je prends la ville ; toi, tu descends la rivière jusqu’au portail distrans et tu t’assures que rien ne le franchit, en amont ou en aval, sans que tu ne l’aies vérifié. Phase-toi en mode ralenti pour envoyer un message-salve et je changerai régulièrement de phase pour vérifier la bande. Si tu le trouves, ou bien la fille, bipe-moi. Il leur était possible de communiquer par le canal commun quand ils étaient en vitesse accélérée, mais le coût énergétique était si horriblement élevé – bien plus que l’énergie inimaginable déjà nécessaire pour le changement de phase – que c’était infiniment plus économique de revenir en vitesse normale de temps à autre pour consulter cette bande. Même un bip d’alarme utiliserait l’équivalent de la consommation énergétique annuelle de ce monde. Gygès hocha la tête et tous deux changèrent de phase à l’unisson, se métamorphosant en sculptures de vif-argent d’un mâle et d’une femelle nus. Hors du sas, l’air parut devenir plus épais et la lumière plus foncée. Les bruits s’éteignirent. Tout mouvement se figea. Les silhouettes humaines se changèrent en statues légèrement floues dont les toges agitées par le vent se raidirent et gelèrent, tels les atours de statues de bronze. Némès ne comprenait pas la physique des changements de phase. Elle n’en avait pas besoin pour l’utiliser. Elle savait qu’il ne s’agissait pas d’une manipulation anti-entropique ou hyperentropique du temps, bien que la future IU ait eu à sa disposition ces deux technologies apparemment magiques, ni d’une « accélération » qui aurait entraîné des bangs supersoniques et une ébullition de l’air, mais que cette modification constituait une sorte d’esquive dans les frontières évidées de l’espace-temps. « Vous allez devenir, au sens le plus subtil de ces mots, des rats filant à toute allure dans les murs des salles du temps », avait dit l’entité du Centre responsable de sa création. Cette comparaison n’avait pas offensé Némès. Elle connaissait les quantités inimaginables d’énergie transférées du Centre, par le Vide qui Lie, à ses clones et à elle quand ils changeaient de phase. Les Éléments devaient respecter leurs instruments pour détourner tant d’énergie à leur profit. Les deux silhouettes réfléchissantes descendirent la rampe sans se presser et partirent dans des directions opposées ; Gygès se dirigea vers le distrans, Némès dépassa ses frères et sœur gelés, ainsi que les statues des policiers de la Pax et des citoyens du Spectre, pour pénétrer dans la cité en adobe. Il ne lui fallut littéralement aucun temps pour trouver la maison où le soldat de la Pax dormait, menotté, dans la chambre à coucher donnant sur le canal. Elle fouilla dans les fichiers transférés de la base de la Pax, à Bombasino, pour identifier l’homme endormi, un Lusien appelé Gerrin Pawtz, trente-huit ans standard, alcoolique, paresseux, incapable d’initiative, à deux ans de la retraite, six rétrogradations et trois condamnations à la prison militaire, affectation déclassée à un service de garnison et aux tâches serviles les plus banales, puis elle effaça le fichier. Le soldat ne présentait plus aucun intérêt. Vérifiant que la maison était vide, Radamanthe Némès changea de phase et resta un moment debout dans la chambre. Les bruits et les mouvements reparurent : le ronflement du policier menotté, les piétons qui marchaient le long du canal, la douce brise qui remuait les rideaux, et même les crissements des armures de samouraï des policiers de la Pax qui parcouraient les rues et les ruelles voisines pour mener leurs recherches inutiles. Se penchant sur l’homme endormi, Némès tendit l’index vers son cou. Une aiguille émergea de son ongle, traversa la peau et s’enfonça de dix centimètres dans la chair, ne laissant qu’une minuscule goutte de sang pour montrer son intrusion. Le soldat ne se réveilla pas. Némès retira l’aiguille et analysa le sang qu’elle contenait : un niveau dangereux de C27H45OH – les Lusiens présentaient souvent un taux élevé de cholestérol – ainsi qu’un nombre bas de plaquettes suggérant la présence d’un purpura thrombocytopénique immunitaire naissant, probablement provoqué par une exposition à des radiations dures sur l’un des nombreux mondes de garnison, un taux d’alcool de 122 mg/100ml – le soldat était soûl, même si son passé d’alcoolique lui permettait sans doute de cacher la plupart des effets de l’ivresse – et… voilà1 !… la présence de l’opiacée artificielle appelée ultramorphine mêlée à de hauts taux de caféine. Némès sourit. Quelqu’un avait drogué le garde avec de bonnes quantités narcotiques d’ultramorphine absorbées avec du thé ou du café, en veillant à rester en dessous du taux qui pourrait entraîner une overdose néfaste. Elle huma l’air. Sa capacité de détection et d’identification des molécules organiques distinctes contenues dans l’air, c’est-à-dire son odorat, était environ trois fois plus sensible que celui d’un spectromètre chromatographe de gaz ordinaire, en d’autres mots, supérieur à celui du canin de l’Ancienne Terre appelé chien de chasse. La pièce était pleine d’effluves caractéristiques provenant de nombreuses personnes. Certains étaient anciens, quelques autres très récents. Elle identifia la puanteur alcoolique du Lusien, plusieurs subtiles odeurs femelles musquées, l’imprégnation moléculaire d’au moins deux enfants, un en pleine puberté, l’autre plus jeune, mais affligé d’un cancer exigeant une chimiothérapie, et de deux adultes mâles, une sueur imprégnée du régime de cette planète, l’autre à la fois familière et étrangère. Étrangère parce que l’homme portait les senteurs d’un monde que Némès n’avait jamais visité, familière parce que c’était l’odeur humaine particulière qu’elle avait archivée : Raul Endymion portait encore sur lui les fragrances de l’Ancienne Terre. Némès passa de pièce en pièce, mais n’y trouva aucune trace de l’émanation particulière de cette fille appelée Énée qu’elle avait captée quatre ans plus tôt, ni de l’effluve androïde antiseptique du domestique appelée A. Bettik. Seul Raul Endymion avait séjourné ici. Et il y était encore quelques instants auparavant. Némès suivit la piste de l’odeur jusqu’à la trappe qui s’ouvrait sous le revêtement de sol du couloir. L’ayant forcée malgré ses multiples serrures, elle s’arrêta avant de descendre l’échelle. Elle lança l’information par salve sur la bande commune, ne reçut pas le bip de réception de Gygès, qui avait probablement changé de phase. Ils n’avaient quitté le vaisseau que depuis quatre-vingt-dix secondes. Némès sourit. Elle pouvait toujours biper Gygès et il serait ici avant que le cœur de Raul Endymion et des autres, dans le tunnel, ait battu dix fois. Mais Radamanthe Némès souhaitait accomplir ce coup seule. Souriant toujours, elle sauta dans le trou et tomba de huit mètres sur le sol du tunnel. Il était éclairé. Némès huma l’air froid, séparant l’odeur de Raul Endymion, riche en adrénaline, de celle des autres humains. Le fugitif natif d’Hypérion était inquiet. En outre, il avait été malade ou blessé et Némès percevait une senteur sous-jacente de sueur imprégnée d’ultramorphine. Endymion était certainement le hors-monde soigné par le docteur Molina et quelqu’un s’était servi des analgésiques qu’on lui avait prescrits pour endormir l’infortuné Lusien. Némès changea de phase et se mit à descendre le tunnel maintenant plein d’une lumière plus épaisse. Endymion et ses alliés pouvaient bien avoir de l’avance, elle les rattraperait. Elle prendrait plaisir à trancher la tête de ce fauteur de troubles pendant qu’elle était en vitesse accélérée – la décapitation paraissant alors surnaturelle aux observateurs en temps réel, comme accomplie par un bourreau invisible –, mais elle devait d’abord tirer des informations de Raul Endymion. Il n’était pas nécessaire qu’il soit conscient. Le plus simple serait de l’arracher à ses amis de l’Hélice du Spectre, de l’englober dans le champ phasé qui la protégeait, d’introduire une aiguille dans son cerveau pour l’immobiliser, de le ramener au vaisseau de descente, de le fourrer dans la crèche de résurrection, puis de jouer la comédie des remerciements au colonel Vinara et au commandant Solznykov pour l’aide qu’ils leur avaient apportée. Elle pourrait « interroger » Raul Endymion lorsque leur vaisseau aurait quitté cette orbite. Némès introduirait des microfibres dans le cerveau de Raul Endymion pour en extraire à volonté les souvenirs et l’ARN. Il ne se réveillerait jamais. Quand elle et ses clones auraient appris ce qu’ils désiraient à partir de ses souvenirs, elle l’achèverait et jetterait le cadavre dans l’espace. L’objectif, c’était retrouver l’enfant appelée Énée. Brusquement les lumières s’éteignirent. Pendant que je suis en phase accélérée, pensa Némès. Impossible. Rien ne pouvait arriver si rapidement. Elle s’arrêta en dérapant. Il n’y avait plus du tout de lumière dans le tunnel, rien qu’elle pût amplifier. Elle passa en infrarouges, balayant le couloir devant et derrière. Vide. Némès ouvrit la bouche pour émettre un cri de sonar, et se retourna rapidement pour faire de même derrière elle. Le cri ultrasonique lui revint des extrémités du tunnel, sans avoir éveillé d’écho. Elle modifia le champ qui l’entourait pour lancer une onde radar de profondeur dans les deux directions. Le tunnel était vide, mais le radar enregistra un labyrinthe de tunnels semblables qui s’étendaient sur des kilomètres dans toutes les directions. À trente mètres, au-delà d’une épaisse porte métallique, il y avait un garage souterrain avec un assortiment de véhicules et des formes humaines. Toujours méfiante, Némès se retira un instant du changement de phase pour comprendre comment les lumières avaient pu s’éteindre en une micro-seconde. La chose se tenait devant elle. Némès eut moins d’un dix millième de seconde pour revenir en vitesse accélérée tandis que quatre mains armées de lames la frappaient avec la force de cent mille béliers. Elle fut renvoyée à son point de départ, traversa l’échelle, qui se brisa en éclats, puis le mur en pierre du tunnel et s’enfonça dans la roche. Les lumières demeurèrent éteintes. Durant les vingt jours standard que le grand inquisiteur passa sur Mars, il apprit à détester cette planète bien plus qu’il ne se croyait capable de haïr l’Enfer lui-même. La tempête de sable planétaire, le simoun, souffla tous les jours. Bien que Mustafa et les vingt et un membres de son équipe se fussent emparés du palais du gouverneur, situé dans la banlieue de la cité de Saint-Malachie, et que ce bâtiment fût, soi-disant, scellé aussi hermétiquement qu’un vaisseau de la Pax, son air fitré, surpressé et refiltré, ses fenêtres faites de cinquante-deux couches de plastique grand-impact, ses entrées plus semblables à des sas qu’à des portes, la poussière martienne y pénétrait tout de même. Quand John Domenico Mustafa prenait sa douche massage du matin, la poussière qu’il avait accumulée pendant la nuit se transformait en ruisselets de boue rouge qui se perdaient dans le tuyau d’écoulement. Quand le valet du grand inquisiteur l’aidait à enfiler sa soutane – tous les vêtements étaient nettoyés pendant la nuit – il y avait déjà des traces de poussière rouge dans ses plis soyeux. Lorsque le grand inquisiteur prenait son petit déjeuner, seul dans la salle à manger du gouverneur, les grains crissaient sous ses molaires. Pendant les entretiens et les interrogatoires menés par le Saint-Office, dans la grande salle de bal sonore du palais, il sentait le sable s’infiltrer dans les revers de son pantalon, sous son col, dans ses cheveux et sous ses ongles parfaitement manucurés. Dehors, la situation était grotesque. Les glisseurs et les Scorpions restaient cloués au sol. Le spatioport ne fonctionnait que quelques heures par jour, durant les rares accalmies du simoun. Les véhicules à effet de sol devinrent bientôt des monticules et des traînées de sable. Même les filtres de qualité-Pax ne pouvaient empêcher les particules rouges de s’introduire dans les moteurs, les propulseurs et les modules à l’état solide. Quelques anciennes chenillettes, des routiers et des navettes-fusées à fusion circulaient entre la capitale et eux, transportant de la nourriture et des informations, mais pratiquement, le gouvernement de la Pax et ses militaires sur Mars étaient immobilisés. Le cinquième jour du simoun, la nouvelle d’un assaut palestinien mené contre la base de la Pax, installée sur le Plateau de Tharsis, leur parvint. Le major Piet, le commandant laconique de l’infanterie du gouverneur, forma une compagnie mixte de Gardes Nationaux et de soldats de la Pax, partit en chenillettes et suivit à la trace les CAP. Ces derniers étaient embusqués à une centaine de kilomètres du plateau : seuls Piet et la moitié de son commando revinrent à Saint-Malachie. La seconde semaine, on parla d’assauts palestiniens menés contre une douzaine de postes de garnison des deux hémisphères. Tout contact fut coupé avec le contingent de l’Hellas, et la station du pôle Sud prévint le Jibril par radio qu’elle allait se rendre. Le gouverneur, Clare Palo, qui travaillait dans le petit bureau d’un de ses adjoints, s’entretint avec l’archevêque Robeson et le grand inquisiteur, puis autorisa les garnisons assiégées à utiliser des armes tactiques à fusion et à plasma. Le cardinal Mustafa accepta de mettre le Jibril au service de la lutte contre les Palestiniens et l’archange, resté en orbite, détruisit la colonie du pôle Sud. La Garde Nationale, la Pax, les marines de la Flotte, les Gardes Suisses et le commandement du Saint-Office firent tout pour protéger Saint-Malachie, la capitale, sa cathédrale et le palais du gouverneur. Dans l’incessante tempête de sable, tous les indigènes qui approchaient à moins de huit kilomètres du périmètre de la cité sans porter le transpondeur fourni par la Pax étaient brûlés par les lances et leurs cadavres récupérés plus tard. Il y eut parmi eux quelques guérilleros palestiniens. — Le simoun ne durera pas éternellement, grommela le commandant Browning, chef des forces de sécurité du Saint-Office. — Il peut encore souffler pendant trois à quatre mois standard, dit le major Piet, le haut du torse rendu volumineux par la coquille qui protégeait ses brûlures. Peut-être plus longtemps. Le travail du Saint-Office tournait en eau de boudin ; les miliciens qui avaient découvert les premiers le massacre d’Arafat-kaffiyeh furent de nouveau interrogés sous Divrai et neuro-sonde, mais leurs histoires restèrent les mêmes ; les experts médico-légaux du Saint-Office qui travaillaient avec les médecins légistes au Dispensaire de Saint-Malachie ne purent que confirmer qu’il serait impossible de régénérer aucun des trois cent soixante-deux cadavres : le gritche avait arraché tous les nodules et les millifibres de leurs cruciformes. Des questions furent posées à Pacem, par drone à propulsion instantanée, sur l’identité des victimes et, plus important encore, sur la nature des opérations que l’Opus Dei menait sur Mars et les raisons de l’installation d’un spatioport à l’équipement de pointe, mais quand le drone revint après quatorze jours locaux, il rapportait seulement les plaques d’identité des personnes assassinées et aucune explication sur leur relation à l’Opus Dei, ou sur les motifs qui avaient poussé cet organisme à s’installer en force sur cette planète. Après quinze jours de tempête de sable, d’incessants assauts menés par les Palestiniens contre les convois et les garnisons, de longs jours d’interrogatoire et d’examen minutieux des preuves, qui ne menèrent à rien, Mustafa fut bien content d’entendre le capitaine Wolmak appeler du Jibril sur faisceau étroit codé pour annoncer qu’un évènement imprévu exigeait que le grand inquisiteur et ses assistants reviennent en orbite le plus tôt possible. Lorsque leurs vaisseaux de descente parcoururent les derniers kilomètres les séparant du rendez-vous spatial, le cardinal Mustafa estima que le Jibril, l’un des plus récents astronefs de classe-archange, semblait fonctionnel et mortel. Le grand inquisiteur ne savait pas grand-chose sur les vaisseaux de guerre de la Pax, mais il s’aperçut tout de même que le capitaine Wolmak l’avait morphé afin qu’il soit prêt à combattre : on avait fait rentrer dans le revêtement de l’astronef les différents empennages et senseurs, un blindage réflecteur de laser protégeait la bulle du propulseur Gédéon, les sabords des diverses armes étaient parés pour l’action. Derrière l’archange, Mars tournait, disque de sang séché voilé par le sable. Le cardinal Mustafa espérait qu’il voyait cet endroit pour la dernière fois. Le père Farrell fit remarquer que les huit vaisseaux-torches du corps expéditionnaire du système de Mars étaient à cinq cents kilomètres du Jibril, en formation défensive dense selon les standards de l’espace, et le grand inquisiteur comprit qu’une chose sérieuse était en vue. Le vaisseau de descente de Mustafa fut le premier à s’amarrer ; Wolmak les attendait dans l’antichambre du sas. Le champ de confinement interne leur procurait une gravité normale. — Excusez-moi, Votre Excellence, d’avoir interrompu votre Inquisition…, commença le capitaine. — Ne vous préoccupez pas de ça, répliqua le cardinal Mustafa en faisant tomber le sable des plis de sa robe. Que se passe-t-il de si important, capitaine ? Wolmak battit des paupières lorsque ceux qui accompagnaient le grand inquisiteur émergèrent du sas : le père Farrell, bien sûr, suivi de Browning, le commandant de la Sécurité, des trois adjoints du Saint-Office, du sergent des marines Nell Kasner, de l’évêque Erdle, chapelain de la résurrection, et du major Piet, ex-commandant de l’infanterie, que le cardinal Mustafa avait libéré du service du gouverneur Palo. Le grand inquisiteur vit l’hésitation du capitaine. Wolmak hocha la tête. — Votre Excellence, nous avons retrouvé le vaisseau. Le cardinal Mustafa dut montrer clairement son incompréhension. — Le transporteur lourd qui a dû quitter l’orbite de Mars le jour du massacre, Votre Excellence. Nous savions que leurs vaisseaux de descente avaient rendez-vous avec un astronef, ce jour-là. — Mais nous supposions qu’il devait être parti depuis longtemps… qu’il s’était translaté dans le système stellaire qui constituait sa destination. — Oui, Votre Excellence, mais au cas où il n’aurait pas filé en C+, j’ai envoyé des vaisseaux de descente fouiller le système. Nous avons découvert le transporteur dans la ceinture d’astéroïdes. — Était-ce sa destination ? demanda Mustafa. — Je ne pense pas, Votre Excellence. Le cargo est froid, et mort. Il est en chute libre. Nos instruments n’ont décelé aucune vie à bord, aucun système n’est alimenté… pas même la propulsion à fusion. — Mais c’est bien un astronef cargo ? demanda le père Farrell. Le capitaine se tourna vers le grand homme maigre. — Oui, père. Le Saigon Maru. Un transporteur de minerai de trois millions de tonnes en service depuis le temps de l’Hégémonie. — Le Mercantilus, dit doucement le grand inquisiteur. Wolmak semblait morose. — À l’origine, Votre Excellence. Mais nos enregistrements montrent que le Saigon Maru fut retiré de la flotte du Mercantilus et envoyé à la casse il y a huit cents ans. Le cardinal Mustafa et le père Farrell échangèrent un regard. — Êtes-vous monté à bord de ce vaisseau, capitaine ? demanda le commandant Browning. — Non. À cause des implications politiques éventuelles, je pensais qu’il valait mieux attendre que Son Excellence soit à bord afin d’autoriser elle-même cette fouille. — Très bien, dit le grand inquisiteur. — Je voulais aussi, ajouta le capitaine, que tous les soldats et les Gardes Suisses soient de retour. — Pourquoi cela, capitaine ? demanda le major Piet. Son uniforme semblait volumineux par-dessus sa coquille. — Il y a quelque chose de pas normal, dit le capitaine en regardant le major, puis le grand inquisiteur. Quelque chose de pas normal de tout. À plus de deux cents années-lumière du système de Mars, le corps expéditionnaire GÉDÉON finissait de détruire Lucifer. Le septième et dernier système extro de leur expédition punitive s’avéra le plus difficile à achever. Le système, une étoile jaune de type-G avec dix planètes dont deux inhabitables, pas terraformées, grouillait d’Extros. Il y avait des bases militaires au-delà des astéroïdes, des rochers de natalité dans la ceinture, un environnement angélique autour du monde aquatique intérieur, des dépôts de ravitaillement en carburant sur orbite basse autour de la géante gazeuse, plus une forêt orbitale qui poussait entre ce qui, dans l’Ancien Système solaire, aurait été l’orbite de Vénus et celle de l’Ancienne Terre. Il fallut dix jours standard au GÉDÉON pour trouver et détruire ces nodules de vie extro. Quand ce fut fait, l’amiral Aldikacti convoqua une réunion « matérielle » des sept capitaines à bord du Vaisseau de Sa Sainteté, l’Uriel, et leur révéla que leurs plans avaient été modifiés : l’expédition avait remporté un tel succès qu’elle devait chercher d’autres objectifs et poursuivre le combat. Aldikacti avait envoyé un drone à propulsion Gédéon dans le système de Pacem et reçu la permission de prolonger la mission. Les sept archanges se translateraient jusqu’à la base la plus proche de la Pax, dans le système de Tau Ceti, où ils seraient réarmés, remis en état, réapprovisionnés en carburant, et rejoints par cinq nouveaux archanges. Une douzaine d’autres systèmes extros avaient déjà été choisis pour cibles par des sondes, aucun n’ayant encore reçu la nouvelle des hécatombes qui échelonnaient la route de destruction du GÉDÉON. Si l’on comptait en temps de résurrection, ils attaqueraient de nouveau dans dix jours standard. Les sept capitaines retournèrent à leurs vaisseaux et se préparèrent à la translation du système cible Lucifer à la Base du Centre de Tau Ceti. À bord du Raphaël, le commandant Hoagan « Hoag » Liebler était inquiet. Outre sa qualité officielle de commandant en second de cet astronef, il était payé pour espionner le père capitaine de Soya et signaler tout comportement douteux au chef de la Sécurité du Saint-Office qui était à bord du vaisseau amiral, l’Uriel ; puis, autant que le second pouvait le dire, ces renseignements remonteraient toute la chaîne du commandement jusqu’au légendaire cardinal Lourdusamy. Or Liebler avait des soupçons, mais il était incapable d’expliquer pourquoi, et cela l’ennuyait fort. L’espion ne pouvait guère transmettre à l’Uriel, sur faisceau étroit, cette dangereuse nouvelle : l’équipage du Raphaël se confessait trop souvent. Pourtant c’était précisément l’une des causes de son inquiétude. Bien sûr, cet homme n’était pas devenu espion par formation ou par goût : c’était un gentleman de Renaissance Minor dans la gêne, obligé pour des raisons financières de s’engager dans la carrière militaire, puis, par loyauté envers sa Pax et son Église, se disait-il, plus que pour l’argent nécessaire à la récupération et la restauration de ses domaines, d’espionner son capitaine. Les confessions n’avaient en soi rien d’extraordinaire, l’équipage était composé de soldats chrétiens régénérés croyants et pratiquants, et les circonstances dans lesquelles ils se trouvaient, la possibilité d’une vraie mort éternelle si l’une des armes à fusion ou les rayons-k des Extros traversaient les champs de confinement défensifs, s’ajoutait sûrement à l’urgence de cette pratique de foi, mais Liebler pressentait la présence d’un autre facteur dans toutes ces confessions faites depuis le système cible Mammon. Durant les accalmies du combat violent mené ici, dans le système cible Lucifer, tout l’équipage plus les Gardes Suisses du Raphaël, vingt-sept personnes en tout, sauf le second, abasourdi, étaient passés au confessionnal comme des spatiaux au bordel d’un port des Confins. Et le confessionnal était le seul endroit où même le second du vaisseau ne pouvait pas traîner pour surprendre des propos échangés en privé. Liebler n’arrivait pas à imaginer quelle sorte de conjuration pouvait se préparer. Une mutinerie n’aurait eu aucun sens. D’abord, une chose pareille était inimaginable… aucun équipage de la Flotte de la Pax ne s’était mutiné ou ne l’avait tenté depuis près de trois siècles. Ensuite, c’était absurde que des mutins se précipitent en masse au confessionnal pour discuter de leurs péchés avec le capitaine du vaisseau. Peut-être de Soya était-il en train de recruter ces hommes et ces femmes en vue d’une action infâme, mais Hoag Liebler n’arrivait pas à imaginer ce que le prêtre capitaine pouvait offrir à ces loyaux spatiaux de la Pax et à ces Gardes Suisses pour les suborner. L’équipage n’aimait pas Hoag Liebler – celui-ci avait l’habitude d’être détesté par ses camarades de classe et ses camarades de bord, c’était la malédiction de tout aristocrate-né, il le savait –, mais il ne les voyait pas s’attrouper pour préparer une vilenie dirigée contre lui. Si le père capitaine de Soya poussait, d’une manière ou d’une autre, son équipage à trahir, et Liebler soupçonnait que c’était l’unique raison pour laquelle on avait mis un espion à bord, ce qu’ils pourraient faire de pire, ce serait de voler l’archange, mais pour quelle fin ? Le Raphaël était en contact permanent avec les autres archanges du corps expéditionnaire GÉDÉON, sauf lors de la translation C+ et pendant les deux jours de résurrection hâtée : alors si l’équipage trahissait et tentait de s’emparer du vaisseau, les six autres les abattraient. Cette idée donnait à Hoag Liebler l’envie de vomir. Il détestait mourir et ne souhaitait pas le faire plus que nécessaire. En outre, cela ne favoriserait pas sa carrière politique de Seigneur de Manoir restauré, sur Renaissance Minor, si l’on se souvenait qu’il avait appartenu à l’Équipage Qui Avait Trahi durant son service. Il se rendait compte que le cardinal Lourdusamy, ou celui, quel qu’il fût, qui se trouvait au sommet de sa chaîne alimentaire d’espionnage, pourrait bien le faire torturer, excommunier et exécuter de sa vraie mort avec les autres, juste pour dissimuler le fait que le Vatican avait introduit un espion à bord d’un archange. Cette idée rendait Hoag Liebler encore plus mal à l’aise. Il se consolait en pensant qu’un tel acte de trahison n’était pas seulement improbable, mais démentiel. On n’était plus au temps de l’Ancienne Terre, ou de tout autre monde d’eau, sur lequel Liebler avait lu une histoire dans laquelle un vaisseau de la marine royale, devenu pirate, pillait les bateaux marchands et terrorisait les ports. Pour un archange mutin, il n’y avait pas d’endroit où s’enfuir, nul coin où se cacher, aucune base spatiale où il pourrait se réarmer et effectuer des réparations. La Flotte de la Pax se ferait des jarretelles avec leurs boyaux. En dépit de toute cette logique forcée, le commandant Hoag Liebler continuait à se sentir mal à l’aise et nauséeux. Ils étaient en train d’accélérer pour rejoindre leur point de translation vers le système de Tau Ceti, et Hoag se trouvait dans le poste de pilotage, lorsqu’une salve de priorité leur parvint de l’Uriel : cinq destroyers extros de classe vaisseau-torche s’étaient dissimulés dans le tore de particules chargées de l’un des satellites de la planète gazeuse extérieure, et fonçaient maintenant vers leurs points de translation en se servant du soleil de type-G comme d’un bouclier entre eux et le corps expéditionnaire GÉDÉON. Le Gabriel et le Raphaël devaient dévier de leurs arcs de translation pour adopter une trajectoire de tir qui leur permettrait de lancer les missiles hypercinétiques C+ restants, détruire les vaisseaux-torches, puis reprendre leur manœuvre de sortie du système Lucifer. L’Uriel estimait que les deux archanges pourraient se translater environ huit heures après le départ des cinq autres. Le père capitaine de Soya accusa réception de la salve et ordonna le changement de course, le commandant Liebler monitora les déplacements des vaisseaux sur faisceau étroit, comme le fit la mère capitaine Stone à bord du Gabriel. L’amiral ne laisse pas le Raphaël seul derrière, pensa Hoag. Mes maîtres ne sont pas les seuls à se méfier de de Soya. Ce ne serait pas une chasse excitante, même pas une chasse, en réalité. Étant donné la dynamique gravitationnelle de ce système, il faudrait quatorze heures aux vieux vaisseaux-torches à propulsion Hawking pour atteindre les vélocités relativistes précédant le spin. Les deux archanges seraient en position de tir dans quatre heures. Les Extros n’avaient pas d’armes capables d’atteindre les archanges d’un bout à l’autre de ce système : tant le Gabriel que le Raphaël en possédaient encore assez dans leur stock maintenant réduit pour détruire une douzaine de fois les vaisseaux-torches. Si tout échouait, ils pourraient toujours utiliser celle que tous détestaient, les rayons de la mort. Liebler était au poste de commande, le capitaine prêtre s’étant retiré dans sa cabine afin de dormir un peu, quand les deux archanges contournèrent le soleil pour adopter une position de tir. Le reste du corps expéditionnaire GÉDÉON s’était translaté depuis longtemps. Liebler fit pivoter son fauteuil d’accélération pour appeler de Soya lorsque, soudain, l’iris du portail de la soufflerie s’ouvrit pour laisser entrer le père capitaine accompagné de plusieurs autres. Un moment, le second oublia ses soupçons, oublia même qu’il avait été payé pour être soupçonneux, tandis qu’il regardait ce groupe improbable avec des yeux écarquillés. Outre le capitaine, il identifia le sergent des Gardes Suisses, Gregorius, et deux de ses hommes. Dans cette escorte, il y avait aussi l’officier des systèmes d’armement (OSA), le commandant Carel Shan, l’officier des systèmes d’énergie (OSE), le lieutenant Pol Denish, l’officier des systèmes d’environnement (OVIR), le commandant Bettz Argyle, et l’ingénieur en chef des systèmes de propulsion (ICSP), le lieutenant Elijah Hussein Meier. — Que diantre… commença le second, puis il se tut. Le sergent des Gardes Suisses le visait, à la tête, avec un étourdisseur neural. Hoag Liebler portait depuis des semaines un pistolet à fléchettes caché dans sa botte, mais sur le moment, il l’oublia totalement. On n’avait jamais braqué d’arme sur lui, pas même un étourdisseur, et il faillit uriner dans son pantalon. Il fit tous ses efforts pour résister à cette envie. Ce qui lui laissait peu de possibilité pour se concentrer sur autre chose. L’un des soldats s’avança et ôta le pistolet de sa botte. Liebler le regarda fixement comme s’il ne l’avait jamais vu de sa vie. — Hoag, dit le père capitaine de Soya, je suis désolé. Nous avons voté et décidé que nous n’avions pas le temps d’essayer de vous convaincre de vous joindre à nous. Vous allez être obligé de dormir pendant un certain temps. Rassemblant tous ses souvenirs des dialogues qu’il avait entendus dans des holodrames, Liebler fanfaronna. — Vous ne vous tirerez pas comme ça. Le Gabriel vous détruira. Vous serez torturés et pendus. On arrachera votre cruciforme de votre… L’étourdisseur bourdonna dans la main géante du sergent. Hoag Liebler serait tombé la tête la première sur le pont si la femme-soldat ne l’avait pas retenu et couché avec précaution sur les plaques du sol. Le père capitaine de Soya s’installa dans le fauteuil de commande. — Changez de route, dit-il au lieutenant Meier qui était à la barre. Entrez nos coordonnées de translation. Accélération d’urgence. Préparation au combat. (Le prêtre-capitaine jeta un coup d’œil sur Liebler.) Mettez-le dans sa crèche de résurrection que vous réglerez sur « dépôt ». Les soldats emportèrent l’homme endormi. Avant même que le père capitaine de Soya ait ordonné que le champ de confinement interne soit réglé sur apesanteur pour les postes de combat, il eut cette impression brève mais grisante que l’on éprouve peu après avoir sauté du haut d’une falaise, avant que la pesanteur réimpose son impératif absolu. En réalité, leur astronef gémissait maintenant sous les six cents gravités de l’accélération par fusion, à presque cent quatre-vingts pour cent de la propulsion normale, déjà élevée. Toute interruption du champ de confinement les tuerait en moins d’une seconde. Mais le point de translation n’était plus qu’à quarante minutes. De Soya n’était pas certain du bien-fondé de ses actes. Trahir son Église et la Flotte de la Pax, c’était pour lui la chose la plus terrible au monde. Mais s’il possédait vraiment une âme immortelle, il n’avait pas le choix. En fait, ce qui lui faisait penser que la chose avait un côté miraculeux, ou du moins qu’il s’agissait d’un très improbable coup de chance, c’était que sept autres militaires aient accepté de s’impliquer avec lui dans cette mutinerie vouée à l’échec. Huit, lui compris, sur un équipage de vingt-huit. Les vingt autres dormaient dans leur crèche de résurrection après avoir été soumis à l’étourdisseur neural. De Soya savait qu’à huit, on pouvait gérer les systèmes du Raphaël. Il avait la chance – ou était-ce une bénédiction ? – que plusieurs officiers essentiels l’aient suivi. Au début, il pensait qu’il n’y aurait que Gregorius, ses deux jeunes soldats et lui. La première allusion à une mutinerie était venue de trois Gardes Suisses après leur « nettoyage » du second astéroïde de natalité, dans le système de Lucifer. En dépit de leurs serments à la Pax, à l’Église et à leur régiment, ce massacre des nourrissons ressemblait beaucoup trop à un crime. Les lanciers Dona Foo et Enos Delrino s’étaient d’abord adressés à leur sergent, puis étaient venus avec lui au confessionnal du père capitaine de Soya avouer qu’ils avaient l’intention de déserter. À l’origine, ils demandaient simplement l’absolution, pour le cas où ils décideraient de fuir pour rejoindre le système extro. De Soya les pria de réfléchir à un autre plan. L’ingénieur des systèmes de propulsion, le lieutenant Meier, était venu se confesser pour les mêmes raisons. Le massacre total des beaux anges du champ de force, qu’il avait visionné dans l’espace tactique, écœura le jeune homme et lui donna envie de revenir à ses religions ancestrales, le judaïsme et l’islam. Mais il se contenta de confesser cette faiblesse spirituelle. Le père capitaine de Soya stupéfia Meier en lui disant que ses inquiétudes n’entraient pas en conflit avec le véritable christianisme. Dans les jours qui suivirent, la conscience de l’officier des systèmes d’environnement, le commandant Bettz Argyle, et celle de l’officier des systèmes d’énergie, le lieutenant Pol Denish, les poussèrent à se rendre au confessional. Denish fut parmi les plus durs à convaincre, mais de longues conversations chuchotées avec son compagnon de cabine, le lieutenant Meier, l’aidèrent à progresser. L’OSA, le commandant Carel Shan, fut le dernier à se joindre à eux : l’officier des systèmes d’armement ne pouvait plus donner son accord aux rayons de la mort. Il n’avait pas dormi depuis trois semaines. De Soya s’était aperçu, durant leur dernier jour passé dans le système de Lucifer, qu’aucun des autres officiers n’était sur le point de déserter. Ils trouvaient leur travail aussi détestable que nécessaire. Au moment crucial, il se rendit compte que la majorité des officiers de vol et les trois Gardes Suisses qui restaient allaient faire cause commune avec le second, Hoag Liebler. Le père capitaine de Soya et le sergent Gregorius décidèrent de ne pas leur en laisser l’occasion. — Le Gabriel nous appelle, père capitaine, dit le lieutenant Denish. L’OSA était à la fois branché sur la console com et sur sa console de systèmes d’énergie. De Soya hocha la tête. — Assurez-vous tous que la crèche de votre couchette est activée. C’était un ordre inutile, il le savait. Tous les membres de l’équipage arrivaient aux postes de combat ou entraient en C+ dans leurs couchettes d’accélération, toutes équipées d’une crèche de résurrection automatique. Avant de se brancher sur le système tactique, de Soya vérifia leur trajectoire sur l’affichage de la fosse centrale. Ils s’éloignaient du Gabriel, bien que l’autre archange soit monté à trois cents g d’accélération et ait changé sa course pour se placer en trajectoire parallèle avec le Raphaël. De l’autre côté du système de Lucifer, les cinq vaisseaux-torches extros se traînaient toujours vers leurs points de translation. De Soya leur souhaita bonne chance, tout en sachant que la seule raison pour laquelle ces vaisseaux existaient encore, c’était la distraction momentanée que le changement de course inexplicable du Raphaël avait procuré au Gabriel. Il se brancha sur la simtact C3. Aussitôt, il fut un géant debout dans l’espace. Les six mondes et leurs innombrables lunes, les forêts orbitales à l’état naissant en train de se consumer, tout le système de Lucifer se déploya au niveau de sa ceinture. Loin au-delà du soleil brûlant, six grains extros oscillaient sur de minuscules traînées de fusion. La queue du Gabriel était plus longue ; celle du Raphaël, la plus gigantesque, rivalisait d’éclat avec l’étoile centrale. La mère capitaine Stone attendait à quelques pas de géant du père capitaine. — Federico, dit-elle, au nom du Christ, que faites-vous ? De Soya avait failli ne pas répondre à l’appel du Gabriel. Si cela leur avait gagné quelques minutes de plus, il aurait gardé le silence. Mais il connaissait Stone. Elle n’aurait pas hésité. Sur un canal tactique séparé, il jeta un coup d’œil au graphique de translation. Encore trente-six minutes. Capitaine ! Quatre lancements de missiles détectés ! Qui se translatent… maintenant ! C’était le commandant Shan sur la ligne de conduction secrète. Le père capitaine de Soya était certain de ne pas avoir visiblement sursauté ou réagi devant la mère capitaine Stone, sur le réseau tactique. Il sous-vocalisa sur sa propre ligne osseuse : Tout va bien, Carel. Je les vois. Ils les ont translatés pour les vaisseaux extros. À Stone, il dit : — Vous avez lancé des missiles contre les Extros. Le visage de Stone était tendu, même en lumière-sim. — Bien sûr. Pourquoi n’avez-vous pas fait de même, Federico ? Au lieu de répondre, de Soya se rapprocha du soleil central et regarda les missiles émerger de la propulsion Hawking devant les six vaisseaux-torches extros. Ils explosèrent en quelques secondes : deux à fusion, suivis par deux à plasma, plus gros. Les Extros avaient déployé leurs champs de confinement défensifs au maximum – une lueur orange en simtact –, mais les explosions à bout portant les surchargèrent tous. Les images passèrent de l’orange au rouge puis au blanc, et trois des vaisseaux cessèrent simplement d’exister en tant qu’objets matériels. Deux se changèrent en fragments éparpillés qui dégringolèrent vers les points de translation maintenant infiniment lointains. L’un des vaisseaux-torches demeura intact, mais son champ de confinement s’effondra et sa trainée de fusion disparut. Si certains, à bord, avaient survécu aux missiles, ils étaient maintenant morts de la tempête de neige fondue des radiations non déviées qui se frayaient un chemin dans le vaisseau. — Que faites-vous, Federico ? répéta la mère capitaine. De Soya savait que le prénom de Stone était Halen. Il choisit de ne pas donner à cette conversation un ton personnel. — J’obéis aux ordres, mère capitaine. Même en simtact, l’expression de Stone était visiblement soupçonneuse. — De quoi parlez-vous, père capitaine de Soya ? Tous deux savaient que leur entretien était enregistré. Celui, quel qu’il fût, qui survivrait au-delà des prochaines minutes en aurait un enregistrement. De Soya garda une voix ferme. — Le vaisseau amiral nous a envoyé par faisceau étroit un changement d’ordre, dix minutes avant sa translation. Nous les mettons à exécution. Stone resta impassible, mais de Soya comprit qu’elle sous-vocalisait à son second de confirmer qu’il y avait eu, à ce moment, une transmission par faisceau étroit entre l’Uriel et le Raphaël. Il y en avait bien eu une. Mais le contenu en était trivial : la révision des coordonnées du rendez-vous dans le système de Tau Ceti. — Quels ordres, père capitaine de Soya ? — Ils étaient ultra-confidentiels, mère capitaine Stone. Et ne concernaient pas le Gabriel. Sur son circuit osseux, il dit au commandant Shan : — Entrez les coordonnées dans le rayon de la mort et passez-moi le déclencheur, comme nous en avons discuté. Une seconde plus tard, il sentit le poids simtact d’une arme à énergie dans sa main droite. Le pistolet était invisible pour Stone, mais parfaitement sensible à de Soya. Il essaya de prêter un air détendu à sa main posée sur la crosse tandis que son index se refermait autour de l’invisible gâchette. De Soya ne pouvait dire, en voyant le bras de la mère capitaine Stone pendre librement, si elle portait aussi une arme virtuelle. Dans l’espace simtact C3, ils n’étaient qu’à trois mètres l’un de l’autre. Entre eux, la longue traînée de fusion du Raphaël et le pilier de flammes plus courtes du Gabriel montaient du plan de l’écliptique vers leurs poitrines. — Père capitaine de Soya, votre nouveau point de translation ne vous emportera pas jusqu’au système de Tau Ceti comme il a été ordonné. — Ces ordres ont été annulés et remplacés par d’autres, mère capitaine. De Soya guettait les yeux de son ex-second. Halen avait toujours excellé à dissimuler ses émotions et ses intentions. Il avait perdu plus d’une fois en jouant au poker avec elle, à bord de leur vieux vaisseau-torche, le Balthazar. — Quelle est votre nouvelle destination, père capitaine ? Trente-trois minutes du point de translation. — Classée secrète, mère capitaine. Je peux seulement vous dire ceci : le Raphaël rejoindra le corps expéditionnaire dans le système de Tau Ceti lorsque notre mission, ici, sera accomplie. De la main gauche, Stone se frotta le menton. De Soya surveillait l’index recourbé de sa main droite. Elle n’aurait pas besoin de lever l’invisible pistolet pour lancer le rayon de la mort, mais c’était instinctif pour un être humain de pointer l’arme sur son adversaire. De Soya haïssait les rayons de la mort et il savait que Stone les détestait aussi. C’étaient des armes de lâche : bannies par la Flotte de la Pax et par l’Église jusqu’à cette mission du corps expéditionnaire GÉDÉON. Contrairement aux bâtons de la mort de l’ancienne Hégémonie qui lançaient vraiment un rayon de rupture neurale semblable à une faux, il n’y avait, dans le rayon de la mort, aucune projection cohérente du vaisseau vers son objectif. Les accumulateurs puissants de la propulsion Gédéon déployaient une distorsion C+ de l’espace/temps sous la forme d’un cône limité. Il en résultait une torsion subtile de la matrice en temps-réel, semblable à une translation ratée dans l’espace de l’ancienne propulsion Hawking, mais plus que suffisante pour détruire la délicate danse d’énergie qu’était le cerveau humain. Même si Stone partageait avec tous les officiers de la Flotte cette haine pour les rayons de la mort, il était logique qu’elle s’en serve maintenant. Le Raphaël représentait un investissement stupéfiant des fonds de la Pax : le premier objectif de Stone devait être d’empêcher l’équipage de s’en emparer, mais sans l’endommager. Son problème, cependant, était qu’en tuant l’équipage avec les rayons de la mort, elle ne pourrait sans doute pas éviter que le Raphaël ne se translate, manœuvre qui dépendait de l’importance du spin programmé par son équipage. Il était de tradition, pour le capitaine, d’effectuer la vraie translation manuellement, ou au moins, de se préparer à outrepasser l’ordinateur du vaisseau grâce à un commutateur de sécurité, mais Stone n’était en rien certaine que de Soya suivrait la tradition. — Laissez-moi parler avec le commandant Liebler, s’il vous plait, dit la mère capitaine Stone. De Soya sourit. — Mon second est trop absorbé par son travail. Il pensa : Alors, Hoag était bien un espion. C’est la confirmation dont nous avions besoin. Le Gabriel ne pouvait plus les rattraper, maintenant, pas même en accélérant jusqu’à six cents g. Le Raphaël atteindrait le point de translation avant que l’autre archange puisse arriver à portée de tractage. Non, pour les arrêter, Stone devrait tuer l’équipage, puis mettre le vaisseau hors combat en surchargeant les champs de confinement externes du Raphaël avec son arsenal matériel. Si elle se trompait, si de Soya obéissait vraiment à des ordres de dernière minute, elle passerait sûrement en cour martiale et serait expulsée de la Flotte. Si elle ne faisait rien, et que de Soya s’emparât de l’un des archanges de la Pax, Stone passerait en cour martiale, serait expulsée, excommuniée et presque certainement exécutée. — Federico, dit-elle doucement, je vous en prie, réduisez la poussée afin que nous puissions harmoniser nos vitesses. Vous pourrez toujours suivre les ordres et accélérer pour rejoindre vos coordonnées secrètes. Je demande seulement de monter à bord du Raphaël avant que vous vous translatiez, afin d’avoir la confirmation que tout va bien. De Soya hésita. Il ne pouvait pas prétendre suivre de prétendus ordres de départ précipité sous six cents g, car si le Raphaël échouait, il faudrait deux jours de résurrection lente à l’équipage avant que la mission puisse se poursuivre. Il surveillait les yeux de Stone tout en vérifiant l’image minuscule du Gabriel sur son pilier de feu blanc de trois cents g. Elle pouvait tenter de surcharger ses champs en utilisant les armes conventionnelles qui lui restaient. De Soya n’avait aucune envie de répondre par un missile ou une lance de feu : un Gabriel vaporisé, c’était inacceptable. Il était maintenant traître à l’Église et à l’État, mais n’avait nulle intention de se rendre coupable de morts véritables. Alors, il ne restait plus que les rayons de la mort. — D’accord, Halen, dit-il avec calme. Je vais dire à Hoag de descendre à deux cents g assez longtemps pour que vous puissiez venir à bord. Il tourna la tête comme s’il se concentrait sur les ordres lancés par canal osseux. Sa main dut se contracter. Celle de Stone fit de même, l’invisible pistolet se leva un peu tandis que son doigt appuyait sur la gâchette. Une fraction de seconde avant d’être frappé, le père de Soya vit huit étincelles quitter le simtact du Gabriel : Stone ne voulait prendre aucun risque, elle vaporiserait le Raphaël plutôt que de le laisser échapper. L’image virtuelle de la mère capitaine recula et s’évanouit lorsque le rayon de la mort pénétra son vaisseau, coupant toutes les connexions-com et tuant l’équipage. Moins d’une seconde plus tard, le père capitaine de Soya se sentit tiré hors de l’espace-sim tandis que les neurones de son cerveau grillaient littéralement. Du sang coula de ses yeux, de sa bouche et de ses oreilles, mais il était déjà mort, comme toutes les entités conscientes du Raphaël, le sergent Gregorius et ses deux hommes sur le pont C, Meier, Argyle, Denish et Shan sur le pont de navigation. Seize secondes plus tard, les huit missiles Hawking apparurent dans l’espace réel et explosèrent de chaque côté du Raphaël maintenant silencieux. Gygès regardait, en temps réel, Raul Endymion dire adieu à la famille vêtue de toges rouges, puis pagayer vers le portail distrans. Ce monde était soumis à une double éclipse de lune. Des feux d’artifice explosaient au-dessus de la rivière-canal et, dans la cité linéaire, d’étranges ululements sortaient de milliers de gorges. Gygès se préparait à marcher sur l’eau afin de tirer l’homme de son kayak. Ils s’étaient mis d’accord : si Raul Endymion était seul, il fallait le garder vivant pour l’interrogatoire qui serait mené dans l’astronef attendant au-dessus de leurs têtes – trouver où était la fille appelée Énée était le but de cette mission –, mais on pouvait toujours rendre plus difficile la fuite ou la résistance de cet homme, rien n’avait été dit là-dessus. Tout en changeant de phase, Gygès projetait de couper les jarrets d’Endymion et de trancher les tendons de ses avant-bras. Il pouvait faire cela instantanément, chirurgicalement, afin que l’humain ne saigne pas à mort avant d’être fourré dans le doc-en-boîte du vaisseau, en attendant l’interrogatoire. Gygès avait parcouru au petit trot les six kilomètres le séparant du portail distrans en un rien de temps, vérifiant les piétons et les étranges chariots à vent quand il dépassait les silhouettes et les véhicules gelés. Une fois au portail et dissimulé dans un bouquet de saules, sur la berge élevée du canal, il se déphasa pour revenir en temps lent. Son travail consistait à garder la porte de derrière. Némès le biperait lorsqu’elle aurait découvert le spatial disparu. Durant les vingt minutes d’attente, Gygès communiqua avec Scylla et Briarée sur la bande interne commune, mais ne reçut aucun message de Némès. C’était surprenant. Ils avaient tous supposé qu’elle trouverait l’homme disparu dans les premières secondes en temps-réel suivant son déphasage. Gygès ne s’inquiétait pas, il n’était d’ailleurs pas capable de s’inquiéter, au sens exact du terme, mais il supposa que Némès avait dû chercher en cercles de plus en plus larges, dépendant du temps réel à force de se phaser et se déphaser fréquemment. Il se dit qu’il avait dû poser ses questions sur la bande commune pendant qu’elle était en plein changement. De plus, il savait que Némès, bien qu’elle fût sa jumelle, était sortie la première de la cuve. Elle n’avait pas les mêmes habitudes de partage sur la bande commune que Scylla, Briarée et lui. Il faut préciser que Gygès n’aurait eu aucun mal à exécuter les ordres si, sur le Bosquet de Dieu, il avait dû sortir Némès du rocher pour mettre fin à son existence. La rivière était grouillante d’activité. Chaque fois qu’un vaisseau approchait de l’arche du distrans, soit de l’est soit de l’ouest, Gygès, passant en phase accélérée, marchait sur l’eau devenue spongieuse pour le fouiller et vérifier l’identité de ses passagers. Il était obligé d’en dévêtir certains pour s’assurer que ce n’était pas Endymion ou l’androïde, A. Bettik, ou la jeune fille, Énée, déguisés. Il humait les porteurs de toge et effectuait des biopsies de leur ADN afin de s’assurer qu’il s’agissait bien d’indigènes de Vitus-Gray-Balianus B. Tous l’étaient. Après chaque inspection, il revenait sur la berge et se remettait en faction. Dix-huit minutes après qu’il eut quitté le vaisseau, un glisseur de la Pax franchit l’arche du distrans. Monter à bord en vitesse rapide aurait été fatigant pour Gygès, mais Scylla s’y trouvait déjà avec les soldats de la Pax, aussi cet effort lui fut-il épargné. C’est assommant, dit Scylla. Oui. Où est Némès ? C’était Briarée de retour de la cité. Les soldats inefficaces avaient reçu leur mandat de perquisition par radio et allaient de maison en maison. Elle ne m’a pas parlé, dit Gygès. Ce fut pendant l’éclipse et la cérémonie absurde l’accompagnant qu’il vit le cyclo-vent s’arrêter et Raul Endymion en descendre. Gygès était certain qu’il s’agissait de lui. Non seulement les visuels correspondaient parfaitement, mais il sentit l’odeur personnelle que Némès leur avait transférée. Gygès aurait dû changer immédiatement de phase, s’avancer sur la scène gelée et faire une biopsie d’ADN, mais il n’en avait pas besoin. C’était leur homme. Au lieu de transmettre la nouvelle sur la bande commune ou de biper Némès, Gygès attendit encore. Cette jouissance anticipée lui était agréable. Il ne voulait pas la diluer en la partageant. En outre, raisonna-t-il, il valait mieux enlever Endymion après qu’il se fut séparé de la famille de l’Hélice du Spectre qui était en train de faire de grands signes d’adieu à l’homme déjà installé dans son kayak. Gygès regarda Raul Endymion engager l’absurde petit bateau dans le courant de la rivière-canal qui s’élargissait à cet endroit. Il s’aperçut que ce serait préférable d’emporter le kayak avec Endymion : les gens de l’Hélice du Spectre qui le regardaient s’éloigner s’attendraient à ce qu’il disparaisse, s’ils savaient qu’il tentait de fuir par le distrans. Ils verraient un éclair et ils penseraient qu’Endymion s’était distranslaté. En réalité, Gygès, toujours en vitesse accélérée, transporterait l’homme et le kayak dans un champ de changement de phase étendu. Le petit bateau pourrait aussi se révéler utile et leur apprendre où se cachait la jeune fille appelée Énée, par des odeurs planétaires, des modes de fabrication révélateurs. Sur la rive nord, les gens poussaient des acclamations et chantaient. L’éclipse de lune était totale. Des feux d’artifice explosaient dans le ciel et projetaient des ombres baroques sur l’arche rouillée du distrans. Endymion détourna son attention de la famille de l’Hélice du Spectre qui lui faisait encore des signes d’adieu, et pagaya vers le distrans en s’efforçant de demeurer dans le courant le plus fort. Gygès s’étira languissamment et se prépara à changer de phase. Brusquement, la chose fut à côté de lui, à quelques centimètres, le dominant de ses trois mètres. Impossible, pensa Gygès. J’aurais dû sentir les distorsions du changement de phase. Des fusées explosèrent, déversant une lumière rouge sang sur la carapace. Les dents de métal et les épines de chrome tordaient les fleurs de jaune, de blanc et de rouge qui s’épanouissaient sur les plans de vif-argent. Gygès entrevit son propre reflet déformé et, surpris, changea de phase. Il lui fallait moins d’une microseconde pour opérer. Il ne comprit pas comment l’une des quatre mains griffues de la créature pénétra dans le champ avant qu’il soit totalement phasé. Des doigts armés de lames s’enfoncèrent dans la synthochair et dans les muscles, à la recherche de l’un des cœurs de Gygès. Ce dernier n’y prêta pas attention, mais attaqua à son tour, lançant son bras argenté en accéléré, telle une guillotine horizontale. Il aurait dû trancher dans l’alliage de carbone barbulé comme dans du carton mouillé. Sa main ne put se frayer un chemin dans la grande forme qui se dressait devant lui. Des étincelles et un grondement de tonnerre explosèrent tandis que son bras rebondissait en arrière, les doigts engourdis, le radius et le cubitus fracassés. La main griffue qui était en lui arracha les intestins, des kilomètres de microfibres optiques. Gygès s’aperçut qu’il était ouvert du nombril au sternum. Cela importait peu. Il pouvait encore fonctionner. Gygès serra sa main droite pour en faire une matraque pointue et l’enfonça dans l’œil rouge et luisant. C’était un coup mortel. Mais les grandes mâchoires en forme d’excavatrice s’ouvrirent et se refermèrent, plus rapides qu’un changement de phase, et le bras droit de Gygès se termina soudain au poignet. Il se jeta alors sur l’apparition en essayant de faire fusionner leurs champs, afin de mettre la chose à portée de ses dents. Deux énormes mains le saisirent, des doigts armés de lames s’enfoncèrent dans le champ de changement de phase et dans sa chair pour le maintenir serré contre la carapace. Le crâne de chrome lui porta un coup de boule : des pointes fines comme des aiguilles percèrent son œil droit et pénétrèrent dans le lobe frontal de son cerveau. Alors, Gygès cria, non de douleur, bien qu’il éprouvât quelque chose de similaire pour la première fois de sa courte existence, mais de rage pure, implacable. Ses dents claquaient comme des lames enduites d’acier tandis qu’il cherchait la gorge de la créature, mais celle-ci le maintenait à trois longueurs de bras. Puis le monstre arracha tous les cœurs de Gygès et les lança loin dans l’eau. Une nanoseconde plus tard, il se pencha, le mordit à la gorge et, de ses longues dents, trancha d’un seul coup sa colonne vertébrale en alliage de carbone, Gygès fut décapité. La tête tenta de passer au contrôle télémétrique du corps qui luttait toujours, regarda à travers le sang et les fluides par l’œil qu’il lui restait encore et envoya un message sur la bande commune, mais le transmetteur situé dans son crâne avait été écrasé et le récepteur arraché avec sa rate. Le monde tournoya, d’abord la couronne du soleil qui émergeait de la seconde lune, puis les fusées, puis la surface de l’eau diaprée de couleurs, de nouveau le ciel, enfin les ténèbres. Avec une cohérence mentale qui s’affaiblissait, Gygès comprit que le monstre venait de jeter sa tête très loin dans la rivière. Avant qu’il plonge dans les ténèbres, sa dernière image rétinienne fut celle de son corps décapité, agité de spasmes impuissants, étreint par la créature, empalé sur ses pointes et ses épines. Alors, en un éclair, le gritche se déphasa de l’existence en temps rapide, la tête de Gygès frappa l’eau et s’enfonça sous les vagues sombres. Radamanthe Némès arriva cinq minutes plus tard. Elle repassa en vitesse lente. Il n’y avait rien sur la rive, sauf le corps décapité de son frère jumeau. Le cyclo-vent et la famille en toges rouges étaient partis. Aucune embarcation n’était visible sur cette partie de la rivière. Le soleil commençait à émerger de derrière la seconde lune. Gygès est ici, envoya-t-elle sur la bande commune. Briarée et Scylla se trouvaient encore en ville avec les soldats. On avait trouvé le garde de la Pax, endormi, menotté, et on l’avait détaché. Aucun des citoyens questionnés ne voulut dire à qui appartenait cette maison. Scylla incita le colonel Vinara à laisser tomber l’enquête. Némès éprouva une sorte de malaise en quittant le champ de phasage. Toutes ses côtes, d’os et de permacier, étaient fracturées ou tordues. Plusieurs de ses organes internes avaient été réduits en bouillie. Sa main gauche ne voulait plus fonctionner. Elle était restée inconsciente pendant presque vingt minutes standard. Inconsciente ! Elle n’avait pas perdu conscience une seconde durant les quatre années passées dans la roche solidifiée du Bosquet de Dieu. Et tout ce dommage lui avait été causé au travers de l’impénétrable champ de phasage. Cela n’avait pas d’importance. Elle permettrait à son corps de se réparer durant les jours d’inactivité qui suivraient leur départ de ce monde abandonné du Centre. Némès s’agenouilla près du cadavre de son frère jumeau. On l’avait labouré, décapité, éviscéré… presque désossé. Il se tordait toujours, ses doigts brisés essayaient encore d’empoigner l’ennemi absent. Némès frissonna – non de sympathie pour Gygès ou de révulsion devant le dommage causé, car elle était en train d’évaluer, en professionnelle, le processus d’attaque du gritche et ressentait de l’admiration pour lui, si tant est qu’elle le pût – mais de pure frustration d’avoir manqué cette confrontation. L’assaut dans le tunnel avait été trop rapide pour qu’elle puisse réagir – elle était alors en plein changement de phase –, chose qu’elle aurait crue impossible. Je le retrouverai, transmit-elle, puis elle se mit en vitesse accélérée. L’air devint épais et boueux. Némès descendit la berge, se fraya de force un passage contre la résistance de l’eau et longea la rive en appelant sur la bande commune et en sondant le lit au sonar. Elle trouva la tête de Gygès à un kilomètre en aval. Là, le courant était fort. Des crustacés d’eau douce avaient déjà mangé les lèvres ainsi que l’œil restant et fouinaient dans les orbites. Némès les chassa et ramena la tête sur la berge de la rivière-canal. Le transmetteur de la bande commune de Gygès était en mille morceaux et ses cordes vocales avaient disparu. Némès extirpa un filament de fibre optique et se connecta directement à son centre mémoriel. De la cervelle et du gel d’ADN-traité s’écoulaient du côté gauche du crâne écrabouillé. Elle ne lui posa pas de questions. Elle se déphasa et téléchargea sa mémoire, l’envoyant par salves à son frère et à sa sœur au fur et à mesure qu’elle la recevait. Le gritche, émit Scylla. Dis pas de connerie, Sherlock émit Briarée. Silence, ordonna Némès. Terminons-en avec ces idiots. Je vais mettre de l’ordre ici et vous attendrai dans le vaisseau de descente. La tête de Gygès, aveugle, suintante, essayait de parler, utilisant ce qui lui restait de langue pour former des syllabes sifflantes et glottales. Némès l’approcha de son oreille. « Ssss-t-ppple. » S’il te plaît. « Ai-eee. » Aide. « Oihhh. » Moi. Némès étudia le corps couché sur la berge éclaboussée. Beaucoup d’organes manquaient. Des douzaines de mètres de microfibres s’étalaient dans les herbes et dans la boue, d’autres traînaient dans le courant. Les intestins gris et les paquets de gel neural étaient déchirés et éparpillés. Des fragments d’os réfléchissaient la lumière, grandissant au fur et à mesure que le soleil émergeait des Doubles Ténèbres. Ni le doc-en-boîte du vaisseau de descente, ni celui du vieil archange ne pourrait venir en aide au natif de la cuve. Gygès mettrait des mois standard à se guérir lui-même. Némès posa la tête pendant qu’elle enveloppait le corps dans ses propres microfilaments, le lestant de pierre à l’intérieur et à l’extérieur. Après s’être assurée qu’il n’y avait pas de bateau sur la rivière, elle jeta le cadavre sans tête loin dans le courant. Elle avait constaté que l’eau grouillait de charognards tenaces et voraces. Malgré cela, il y avait des parties de son frère jumeau qu’ils ne trouveraient pas appétissantes. Elle ramassa la tête de Gygès. La langue gloussait toujours. Fourrant le pouce et l’index dans les orbites, elle la jeta loin dans le courant, d’un lancer plein d’aisance. La tête s’enfonça avec un semblant de ride. Némès se rendit, sans se presser, au portail distrans, arracha la plaque de l’accès secret, dépourvu de rouille et soi-disant impénétrable, puis extirpa un filament de son poignet. Elle le brancha dans la fiche. Je ne comprends pas, intervint le code de Briarée sur la bande commune. Il s’est ouvert sur nulle part. Pas nulle part, transmit Némès en rebobinant le filament. Juste nulle part dans le vieux Retz. Un endroit où le Centre n’a pas construit de distrans. C’est impossible, émit Scylla. Il n’y a pas de distrans en dehors de ceux que le Centre a construits. Némès soupira. Ses frère et sœur étaient idiots. Taisez-vous et retournez au vaisseau, transmit-elle. Nous devons faire un rapport. Le conseiller Albedo voudra s’occuper personnellement du transfert. Némès changea de phase et retourna au pas de course à son vaisseau de descente dans l’air que le temps ralenti rendait épais et couleur sépia. 12 Je n’avais pas oublié l’existence du signal d’alarme. C’est simple, quand on est vraiment paniqué, on ne pense pas tout de suite à appuyer sur des boutons. Le kayak tombait dans une étendue infinie d’air, interrompue seulement par des nuages qui s’élevaient sur des dizaines de kilomètres, depuis les fonds violacés jusqu’au plafond laiteux d’autres nuages suspendus à des milliers de mètres au-dessus de moi. J’avais lâché ma pagaie et la regardais dégringoler en chute libre. Le kayak et moi tombions plus vite qu’elle pour des raisons d’aérodynamique et de vélocité terminale bien au-delà de mes capacités de calcul en ce moment précis. Les grandes vagues de l’eau du fleuve que je venais de quitter tombaient devant et derrière moi, se dispersant et se modelant en sphères ovoïdes semblables à celles que j’avais vues en apesanteur, mais qu’ici, les coups de fouet du vent crevaient. J’avais l’impression de tomber dans ma propre trombe d’eau localisée. Le pistolet à fléchettes que j’avais emprunté au soldat endormi dans la chambre à coucher de Dem Loa était coincé entre ma cuisse et la couture intérieure recourbée de la jupe du cockpit. Mes bras étaient levés, comme si j’étais un oiseau prêt à prendre son envol. Je serrais les poings de terreur. Après mon premier cri, je me retrouvai les mâchoires serrées, les molaires grinçant les unes contre les autres. La chute continuait, encore et encore. J’avais entrevu l’arche du distrans au-dessus et derrière moi, bien que le mot « arche » ne convienne plus, car l’énorme engin qui flottait sans support n’était plus qu’un anneau de métal, un tore, un beignet rouillé. Pendant une brève seconde, j’aperçus le ciel de Vitus-Gray-Balianus B. à travers l’anneau rougeoyant, puis l’image s’effaça et il n’y eut plus que des nuages de l’autre côté de l’arceau en train de s’éloigner. C’était la seule chose substantielle dans tout ce paysage de nuages et j’étais déjà à plus de mille mètres en dessous d’elle. Dans un moment de vertige et de panique, j’imaginai que si j’étais un oiseau, je pourrais revenir en volant jusqu’à l’anneau du distrans, me percher sur son arceau large et bas, et attendre… Attendre quoi ? Je m’agrippai aux deux côtés du kayak qui s’était mis à tourner, me renversant presque la tête en bas, tandis qu’il plongeait vers les profondeurs violettes à des kilomètres et des kilomètres en dessous. C’est alors que je me souvins du signal d’alarme. Quoi que tu fasses, n’y touche pas, avait dit Énée quand nous avions mis le kayak à l’eau, sur l’Ancienne Terre. Je veux dire, n’y touche pas tant que ce n’est pas absolument nécessaire. Le kayak tournoya de nouveau sur son axe longitudinal, et les secousses faillirent m’arracher au cockpit. Mes fesses ne touchaient plus le coussin matelassé du fond de la coque. Je flottais librement dans une constellation d’eau en chute libre, de pagaie dégringolant et de kayak plongeant. Je décidai de qualifier cet acte d’« absolument nécessaire », soulevai le couvercle en plastique et, du pouce, appuyai sur le bouton rouge. Des panneaux s’ouvrirent soudain devant le cockpit, près de la proue et derrière moi. Je courbai la tête lorsque des cordes en sortirent et que des mètres et des mètres de tissu se gonflèrent. Le kayak se redressa, puis freina si dur que je fus presque arraché à la jupe. Je m’accrochai frénétiquement aux côtés en fibres de verre tandis que le kayak se balançait sauvagement. La masse informe, au-dessus de ma tête, parut se modeler en une chose plus compliquée qu’un parachute. Même sous l’effet de mes décharges d’adrénaline, et malgré la panique qui me faisait grincer des dents, je reconnus l’étoffe-mémoire que A. Bettik et moi avions achetée au marché indien, près de Taliesin Ouest. Le tissu piézo-électrique à capteurs solaires presque transparent, ultraléger, ultrarésistant, pouvait se souvenir d’une douzaine de configurations préenregistrées ; nous avions envisagé d’en acheter plus et de l’utiliser pour remplacer la toile couvrant le grand studio des architectes, car l’ancien toit s’effondrait, pourrissait, devait être réparé et remplacé régulièrement. Mais M. Wright avait insisté pour garder l’ancienne toile. Il préférait la lumière jaune beurre qu’elle lui offrait. A. Bettik avait emporté la douzaine de mètres d’étoffe-mémoire dans son atelier et je n’y avais plus pensé. Jusqu’à aujourd’hui. La chute cessa. Maintenant le kayak était suspendu à une paravoile en forme de delta, soutenue par une douzaine de montants de nylon-10 qui se dressaient à certains points stratégiques, le long de la coque. Le bateau et moi descendions toujours, mais en piqué graduel et non plus en chute vertigineuse. Je levai la tête – l’étoffe-mémoire était assez claire pour que l’on voie au travers – mais l’anneau du distrans, trop lointain maintenant, était caché par les nuages. Les vents et les courants aériens m’emportaient loin du portail. Je suppose que j’aurais dû être reconnaissant à mes amis, la jeune fille et l’androïde, qui avaient prévu cette situation et équipé le kayak en conséquence, mais ma première pensée fut un irrésistible Allez vous faire foutre ! C’était trop. Être jeté dans un monde de nuages et d’air, dépourvu de sol, c’était bougrement trop. Si Énée savait que j’allais être lancé ici, pourquoi n’avait-elle pas… Dépourvu de sol ? Je me penchai sur le bord du kayak et regardai en bas. Peut-être allais-je flotter doucement jusqu’à une surface invisible. Non. Il y avait sous moi des kilomètres d’air vide, et plus bas, les couches inférieures étaient noires et violettes, obscurité que seules les féroces balafres des éclairs dissipaient. La pression atmosphérique devait y être effroyable. Ce qui soulevait une autre question : si c’était une planète jupitérienne, Whirl, Jupiter ou l’une des autres, comment se faisait-il que j’y respirais de l’oxygène ? Autant que je sache, toutes les géantes gazeuses que l’humanité avait rencontrées étaient composées de gaz mortels, méthane, ammoniac, hélium, oxyde de carbone, acide cyanhydrique et autres saletés, sans trace d’eau. Je n’avais jamais entendu parler d’une géante gazeuse avec un mélange respirable d’oxygène et d’azote, et pourtant je respirais. L’air était plus ténu que sur d’autres mondes que j’avais traversés, et il puait un peu l’ammoniac, mais je respirais. Alors, ce n’était pas une géante gazeuze. Où diable étais-je ? Je levai mon poignet pour parler au persoc : — Où diable suis-je ? Il y eut un silence, et je pensai que l’appareil avait été brisé sur Vitus-Gray-Balianus B. Puis il parla avec la voix hautaine du vaisseau : — Dans un lieu inconnu, H. Endymion. J’ai quelques données, mais incomplètes. — Dis-moi. Suivit un listage, feu roulant de température en kelvins, de pression atmosphérique en millibars, de densité moyenne estimée en grammes par centimètre cube, de vitesse de libération probable en kilomètres/seconde et de champ magnétique en gauss, qui se termina par une longue liste de gaz atmosphériques et de taux d’éléments. — La vitesse de libération est de cinquante-quatre virgule deux kilomètres par seconde, dis-je. C’est une géante gazeuse, non ? — Presque certainement, confirma la voix du vaisseau. Celle de Jupiter est de cinquante-neuf virgule cinq kilomètres par seconde. — Mais l’atmosphère n’est pas celle d’une géante gazeuse ? Je pouvais voir le stratocumulus qui était devant moi s’édifier, tel un holo de nature projeté en vitesse accélérée. Le nuage très élevé se trouvait maintenant à dix kilomètres au-dessus de moi et sa base disparaissait dans les profondeurs violettes. Un éclair y fulgura. La lumière du soleil qui se réfléchissait sur sa face la plus éloignée semblait somptueuse et basse : une lumière vespérale. — L’atmosphère ne ressemble à aucun de mes enregistrements, dit le persoc. L’oxyde de carbone, l’éthane, l’acétylène et les autres hydrocarbones qui violent les teneurs normales de Solmev peuvent être aisément expliqués par l’énergie cinétique moléculaire de type jupitérien et les radiations solaires qui décomposent le méthane ; la présence d’oxyde de carbone est le résultat normal d’un mélange de méthane et de vapeur d’eau dans les couches profondes, là où la température dépasse douze cents kelvins, mais les taux d’oxygène et d’azote… — Oui ? le poussai-je. — Indiquent la présence de la vie, conclut le persoc. Je me retournai, inspectant les nuages et le ciel comme si quelque chose m’épiait en cachette. — De la vie, à la surface ? — Peu probable, répliqua la voix dépourvue d’expression. Si ce monde suit les normes de Whirl et de Jupiter, la pression, à la surface de la planète, devrait être de soixante-dix millions d’atmosphères de l’Ancienne Terre, avec une température d’environ vingt-cinq mille degrés kelvins. — À quelle altitude sommes-nous ? — Je n’en suis pas certain, dit l’instrument, mais en partant de la pression atmosphérique courante de zéro virgule sept six de l’Ancienne Terre, sur un monde jupitérien j’estimerais que nous sommes au-dessus de la troposphère et de la tropopause, en fait dans les couches inférieures de la stratosphère. — Ne devrait-il pas faire plus froid à cette altitude ? C’est presque l’espace. — Pas dans le cas d’une géante gazeuse, répondit le persoc de sa voix insupportablement professionnelle. L’effet de serre crée une couche d’inversion thermique qui chauffe les couches de la stratosphère jusqu’à des températures presque optimum pour l’être humain. Pourtant quelques milliers de mètres en plus ou en moins peuvent entraîner un accroissement ou une chute prononcés de la température. — Quelques milliers de mètres, dis-je doucement. Combien d’air y a-t-il au-dessus et en dessous de nous ? — Facteur inconnu, mais une extrapolation pourrait suggérer que le rayon équatorial, du centre de ce monde à son atmosphère supérieure, serait approximativement de soixante-dix mille kilomètres, et alors cette couche d’oxygène-azote-oxyde de carbone s’étendrait approximativement sur quelque trois à huit mille kilomètres, aux deux tiers du centre hypothétique de la planète. — Une couche de trois à huit mille kilomètres, répétai-je stupidement. Presque cinquante mille kilomètres au-dessus de la surface… — Approximativement, mais il ne faut pas oublier qu’aux pressions qui doivent régner au centre, l’hydrogène moléculaire devient un métal… — Bon. Ça me suffit pour le moment. J’avais l’impression que j’allais vomir par-dessus le bord du kayak. — Il faut tout de même que je vous fasse remarquer une anomalie : l’intéressante coloration du stratocumulus voisin suggère la présence de monosulfide ou de polysulfides d’ammonium, quoique à des altitudes apotroposphériques, on s’attende à la présence de cirrus d’ammoniac avec de vrais nuages d’eau qui ne se forment qu’à des profondeurs d’environ dix atmosphères, parce que… — Assez. — Je fais seulement remarquer cela parce que l’intéressant paradoxe atmosphérique impliquant… — Ferme-la, dis-je. Lorsque le soleil disparut, il se mit à faire froid. Le coucher du soleil lui-même, je m’en souviendrai jusqu’à ma mort. Haut, très haut au-dessus de moi, ce qui, d’après les brefs aperçus que j’en avais eus, pouvait être un ciel bleu passa au lapis-lazuli soutenu, semblable à celui d’Hypérion, puis vira au noir violacé. Les nuages, autour de moi, devinrent plus brillants tandis que le ciel, au-dessus, et les profondeurs, en dessous, fonçaient de plus en plus. Je dis les nuages, mais ce terme générique est grotesquement incapable de rendre la puissance et la grandeur de ce que je contemplais. J’ai grandi dans une caravane de bergers nomades sur les landes dépourvues d’arbres d’Hypérion, entre la Grande Mer du Sud et le Plateau du Pignon… je m’y connais en nuages. Loin en dessous de moi, des cirrus cannelés et des cirrocumulus plissés captaient le crépuscule en une orgie pastel de roses tendres et de roses fluo, de nuances violacées et de contre-jour doré. Je me serais cru dans un temple dont le haut plafond rosé était soutenu par des milliers de colonnes et de piliers irréguliers. Les colonnes et les piliers, c’étaient les imposantes montagnes de cumulus et de cumulonimbus dont les bases en forme d’enclume disparaissaient dans les profondeurs qui s’assombrissaient à des centaines et des milliers de kilomètres sous mon kayak flottant, et dont les sommets arrondis se gonflaient en cirrostratus entourés d’un halo, à des centaines et des milliers de kilomètres au-dessus de moi. Chaque colonne retenait la riche lumière rasante qui trouait le nuage situé à des milliers de kilomètres à l’ouest, et cette lumière semblait mettre le feu à toutes ces nuées comme si leurs surfaces étaient composées d’un matériau terriblement inflammable. « Du monosulfide ou des polysulfides », avait dit le persoc ; eh bien, quels que fussent les corps chimiques qui constituaient ces cumulus, fauves dans la lumière diffuse du jour, le coucher du soleil les enflammait de rouge rouille, de raies cramoisies brillantes, de faisceaux de fibres sanglants qui ruisselaient des masses nuageuses principales comme des fanions cramoisis, de fibratus colorés de rouge qui tissaient le plafond de cirrus comme des muscles dans la chair d’un corps vivant, de masses tourbillonnantes de cumulus si blancs qu’ils me faisaient cligner des paupières comme si j’étais aveuglé par la neige, cirroformes striées s’écoulant des tours de cumulonimbus comme des masses de cheveux blonds encadrant des visages pâles renversés. La lumière fonça, s’enrichit, devint si intense qu’elle me fit monter les larmes aux yeux, puis brilla encore plus fort. Les grandes flèches presque horizontales de cette Lumière de Dieu brûlaient entre les colonnes, en illuminant quelques-unes là, en rejetant d’autres ici dans les ténèbres, traversant les nuages de glace et les bandes de pluie verticale, éparpillant des centaines d’arcs-en-ciel simples et un millier d’arcs-en-ciel multiples. Puis les ombres montèrent des profondeurs noires comme des hématomes, hachurant encore plus les tourbillons des cumulus et des nimbus qui continuaient à se tordre, et pour finir grimpèrent jusque dans les cirrus et les altocumulus ridés comme une mare. Pour commencer, les ombres n’apportèrent pas de gris ou de noir, mais une palette infiniment subtile : de l’or scintillant qui se ternit en bronze, du blanc pur devenant crème puis sépia, du cramoisi empreint d’une hardiesse de sang versé qui s’assombrit lentement en rouge rouille de sang séché, puis tourna au roux automnal. La coque de mon kayak perdit ses reflets et la paravoile cessa de capter la lumière lorsque ce terminateur vertical passa au-dessus de moi. Lentement, ces ombres rampèrent vers les hauteurs, cela dut prendre au moins une demi-heure, mais j’étais trop absorbé par ma contemplation pour consulter mon persoc, et quand elles atteignirent le plafond de cirrus, ce fut comme si l’on avait voilé toutes les lumières d’un temple. C’était un sacré coucher de soleil. Je me souviens avoir alors cligné des yeux, bouleversé par les jeux de lumière et d’ombre des nuages, l’étrange agitation cinétique troublante de toutes ces masses brûlantes, prêt à reposer mes yeux maintenant que la véritable obscurité tombait, et à rassembler mes pensées. C’est alors que les éclairs et les aurores boréales commencèrent à jouer. Il n’y avait pas d’aurore boréale sur Hypérion, ou bien je les avais ratées. Mais j’avais vu un exemple des lumières septentrionales de l’Ancienne Terre sur une péninsule qui fut, autrefois, la République Scandinave, lors de mon tour du monde en vaisseau de descente de cette planète : une sorte de chatoiement qui ondulait et dansait tout le long de l’horizon nord à vous donner la chair de poule, robe vaporeuse d’une danseuse fantôme. L’aurore boréale de ce monde ne comportait pas une telle subtilité. Des bandes de lumière, des stries denses, aussi discrètes et discernables que les touches d’un piano vertical, commencèrent à danser, haut dans le ciel, au sud me semblait-il. D’autres rideaux de vert, d’or, de rouge et de bleu cobalt se mirent à miroiter sur le monde d’air sombre, derrière moi. Ils s’allongèrent, s’élargirent, grandirent, s’étirèrent pour rencontrer d’autres rideaux d’électrons jaillissants et s’y mêler. On aurait dit que la planète découpait des poupées en papier dans la lumière chatoyante. En quelques minutes, chaque partie du ciel devint vivante et dansa avec des rubans verticaux, obliques et presque horizontaux de couleurs groupées. Les tours de nuage reparurent, volutes et banderoles réfléchissant la lumière stroboscopique de ces milliers de lueurs froides. Je pouvais presque entendre le sifflement et le crépitement des particules solaires parcourant les lignes terrifiantes de la force magnétique qui enserrait ce monde. Je pouvais les entendre : fracas, grondements, claquements, bruits secs et sonores, longues chaînes de craquements. Je pivotai dans mon petit cockpit et me penchai sur la coque afin de regarder sous moi. Le tonnerre et les éclairs s’étaient mis de la partie. J’avais vu assez d’orages dans la lande, quand j’étais enfant. Sur l’Ancienne Terre, Énée, A. Bettik et moi avions l’habitude de nous asseoir devant l’abri d’apprenti de la jeune fille, le soir, pour contempler les grandes perturbations électriques sur les montagnes. Rien ne m’avait préparé à cela. Les profondeurs, comme je les appelais, n’avaient guère été jusqu’ici qu’un sol sombre, si loin en dessous de moi qu’elles en étaient risibles, promesse ardente de terribles pressions et d’une chaleur plus terrible encore. Mais maintenant, elles étaient vivantes de lumière et tressautaient d’orages qui passaient d’un horizon visible à l’autre comme une série d’explosions nucléaires. J’imaginais des hémisphères entiers de cités détruites par l’une de ces réactions en chaîne de lumière qui grondaient. Je m’agrippais au bord du kayak et me rassurais en pensant que les orages sévissaient à des centaines de kilomètres en dessous de moi. Les éclairs montaient le long des tours de cumulonimbus. Les éclats de lumière blanche interne rivalisaient avec les miroitements de lumière colorée des aurores boréales connexes. Le bruit du tonnerre fut subsonique, puis sonique, subtilement terrifiant d’abord, puis plus du tout subtil, mais encore plus terrifiant. Le kayak et la paravoile ruaient et se balançaient dans les brusques courants d’air thermiques descendants et montants, tel un ascenseur rapide. Je m’accrochais au bordage avec une force démentielle et souhaitais être n’importe où, sauf ici. Puis les éclairs commencèrent à s’élancer d’une tour de nuage à l’autre. Le persoc et mon propre raisonnement avaient évalué l’importance de cette planète – une atmosphère qui s’étendait sur des dizaines de milliers de kilomètres, un horizon si lointain que j’aurais dû larguer des douzaines d’Anciennes Terres ou d’Hypérions entre le coucher de soleil et moi –, mais les flèches des éclairs finirent par me convaincre que c’était un monde fait pour les géants et les dieux, non pour l’humanité. Les éclairs étaient plus larges que le Mississippi et plus longs que l’Amazone. J’avais vu ces fleuves et je voyais ces flèches. Je savais. Je me renfonçais dans mon petit cockpit chaque fois qu’un de ces éclairs frôlait mon kayak volant… comme si cela pouvait m’aider. Les poils de mes avant-bras étaient dressés et je compris que le curieux fourmillement que j’éprouvais sur ma nuque et mon cuir chevelu, c’était exactement ceci : mes cheveux se tordaient sur ma tête comme un nid de serpents. Des alarmes de surcharge clignotaient sur le disque du persoc. Celui-ci devait aussi me crier quelque chose, mais dans cette cacophonie, je n’aurais pas entendu un canon laser tirant à dix centimètres de mon oreille. La paravoile claqua et se déchira le long des montants lorsque l’air chauffé et le vide implosant nous frappèrent. À un moment donné, chevauchant le sillage d’un éclair qui m’aveugla, le kayak bascula à l’horizontale, plus haut que la paravoile. J’étais certain que les montants allaient s’effondrer, que le kayak et moi allions tomber enveloppés dans la toile comme dans un linceul, et que nous le ferions pendant de nombreuses minutes, des heures peut-être, jusqu’à ce que la pression atmosphérique et la chaleur mettent fin à mes cris. Le kayak retomba, une fois, deux fois, puis continua à se balancer comme un pendule devenu fou, mais sous sa voile. Outre l’orage qui se déchaînait en dessous de moi, outre la série croissante d’explosions qui se produisaient dans chaque tour de cumulus, outre les éclairs cautérisants qui maintenant reliaient les tours comme un réseau de neurones brûlant dans un cerveau devenu fou, des bouquets d’éclairs en boule et en chaînes commencèrent soudain à se libérer des nuages et à circuler dans les espaces sombres où volait mon kayak. Je regardai dériver l’une de ces sphères d’électricité qui ondulaient et déferlaient à moins de cent mètres de moi ; elle avait la taille d’un petit astéroïde rond, d’une minuscule lune électrique. Le bruit qu’elle faisait était indescriptible, mais les souvenirs que je n’avais pas voulu évoquer resurgirent, celui d’un incendie de forêt qui me piégea dans les Plaines Marécageuses d’Aquila, un autre de la tornade qui tomba sur notre caravane dans la lande, quand j’avais cinq ans, et celui de grenades au plasma explosant contre le grand glacier bleu, sur le champ de glace de la Griffe. Même l’accumulation de ces souvenirs ne pouvait égaler la violence énergétique qui dégringola le long puis en dessous de mon kayak comme un gros rocher vagabond fait de lumière bleu doré. L’orage dura plus de huit heures. Les ténèbres, huit de plus. Je survécus aux premières. Je dormis pendant les dernières. Quand je me réveillai, stupéfié et assoiffé, rempli de rêves de lumière et de bruit, encore partiellement sourd, pris d’une terrible envie d’uriner mais craignant de tomber hors du cockpit lorsque je m’agenouillerais pour y satisfaire, je vis que la lumière matinale peignait le flanc opposé des piliers de nuages qui avaient remplacé les colonnes du temple de la nuit précédente. Le lever du soleil fut plus simple que son coucher : le blanc et l’or brillants sortirent en rampant d’un plafond de cirrus, longèrent les flancs agités des cumulus et des nimbus, descendirent jusqu’à moi qui tremblais de froid. Ma peau, mes vêtements et mes cheveux étaient trempés. À un moment quelconque de cette folle nuit, il avait dû pleuvoir, et fort. Je me mis à genoux sur le plancher rembourré du kayak, me tenant fermement de la main gauche au bord du cockpit, j’attendis que le balancement du kayak se calme un peu, et me soulageai. Le fin ruisseau doré brilla à la lumière matutinale en tombant dans l’infini. Les profondeurs étaient noires, pourpres et de nouveau impénétrables. Le bas de mon dos me faisait mal et je me souvins du cauchemar que fut mon calcul rénal des jours précédents. Cela me semblait être une tout autre vie, loin dans le temps et l’espace. Eh bien, pensai-je, si je dois éliminer une autre pierre minuscule, je n’y arriverai pas aujourd’hui. Je refermai ma braguette et me réinstallai dans le cockpit en essayant d’étirer mes jambes endolories sans tomber en dehors. Je pensais à l’impossibilité de trouver un autre anneau distrans dans ce ciel infini, après cette nuit qui dut me faire dévier de ma course, si j’en avais jamais eu une, lorsque je m’aperçus soudain que je n’étais pas seul. Des choses vivantes montaient des profondeurs et m’encerclaient. Tout d’abord, je ne vis qu’une seule créature et, sans échelle de grandeur, restai incapable d’estimer la taille de mon visiteur. La chose pouvait mesurer quelques centimètres de long et se trouver à quelques mètres de mon kayak, ou bien mesurer plusieurs kilomètres et être fort loin. Puis l’organisme nagea entre un pilier de nuage et une tour de cumulus encore plus éloignée, et je me rendis compte que plusieurs kilomètres était une évaluation plus raisonnable de ses dimensions. Lorsqu’il se rapprocha, je distinguai les myriades de formes plus petites qui l’accompagnaient dans le ciel matinal. Avant d’essayer de dépeindre ces choses, je dois dire que l’histoire de l’expansion de l’humanité dans ce bras de la galaxie ne nous avait guère préparés à décrire de gigantesques organismes étrangers. La plus grande partie de la vie découverte sur les centaines de mondes explorés et colonisés, durant l’Hégire et après, avait consisté en plantes et en organismes rares très simples, semblables aux araignées à filandres rayonnants d’Hypérion. Les grands animaux évolués, les gueules-de-lampe sur Mare Infinitus, par exemple, ou les zeppelins de Whirl, furent chassés jusqu’à l’extinction. Le cas le plus répandu, c’était une planète abritant quelques rares formes de vie indigènes et une myriade d’espèces adaptées par l’homme. L’humanité avait terraformé tous ces mondes, apporté ses bactéries, ses vers de terre, ses poissons, ses oiseaux et ses quadrupèdes sous forme d’ADN brut, décongelé les embryons stockés dans les premiers vaisseaux d’ensemencement, et construit ses usines de naissance lors d’expansions ultérieures. Le résultat se rapprochait beaucoup de la situation sur Hypérion : des plantes indigènes vivaces, telles les teslas, le chalme et le vort, plus quelques insectes du coin qui avaient survécu et coexistaient avec les transplants et les adaptés biofabriqués, les triaspens, les plantes bleues, les chênes, les colverts, les requins, les colibris et les daims. Nous n’avions pas l’habitude des animaux étrangers. Et ceux qui montaient vers moi étaient définitivement des animaux étrangers. Le plus grand me rappela la seiche, encore une des bêtes adaptées de l’Ancienne Terre, qui prospérait dans les eaux chaudes et peu profondes de la Grande Mer du Sud, sur Hypérion. Cette créature ressemblait à un calmar presque transparent ; bien que ses organes internes fussent très visibles, il était difficile de distinguer l’extérieur de l’intérieur tant elle pulsait, palpitait et changeait de forme de seconde en seconde, presque comme un astronef de combat se morphant pour la bataille. La chose n’avait pas de tête, pas même une extension aplatie qui aurait pu être considérée comme une tête, mais je pouvais voir toute une variété de tentacules, bien que frondes ou filaments auraient mieux convenu pour nommer ces appendices qui ne cessaient d’osciller, de se rétracter, de s’étendre et de frissonner. Mais ces filaments étaient tout autant à l’intérieur qu’à l’extérieur du corps pâle et clair, et je ne savais pas si le déplacement de la créature dans l’air était le résultat des mouvements natatoires des filaments ou des gaz expulsés lorsque la seiche géante se gonflait et se contractait. Puisant dans mes lointains souvenirs des vieux livres et des explications de Grandam, je dirais que les zeppelins de Whirl étaient d’apparence bien plus rudimentaire, sacs pleins de gaz en forme de petit dirigeable, simples cellules gélatineuses contenant un mélange d’hydrogène et de méthane, qui emmagasinaient et métabolisaient l’hélium dans leurs grossiers sacs élévateurs, méduses géantes flottant dans l’atmosphère d’hydrogène, d’ammoniac, et de méthane de Whirl. Autant que je m’en souvienne, les zeppelins mangeaient une espèce de phytoplancton atmosphérique qui flottait dans l’atmosphère délétère, telle une manne aérienne. Il n’y avait pas de prédateurs sur Whirl… jusqu’à ce que les êtres humains arrivent dans leurs bathyscaphes volants pour moissonner les gaz rares. Lorsque la seiche se rapprocha, je vis la complexité de ses entrailles : les contours d’organes pâles et pulsants, des serpentins ressemblant à des intestins, des choses qui pouvaient être des filaments nutritifs, des tubes qui servaient à la reproduction ou à l’élimination, et quelques appendices qui auraient tout aussi pu bien être des organes sexuels que des yeux. Et pendant tout ce temps, elle se repliait sur elle-même, rétractait ses filaments recourbés, puis se propulsait en avant, les tentacules totalement déployés, comme un calmar nageant dans l’eau claire. Elle faisait cinq à six cents mètres de long. Je commençai à remarquer d’autres choses. Autour de la seiche fourmillaient des centaines ou des milliers de créatures dorées en forme de disque, dont les plus petites étaient peut-être aussi larges que ma main et dont les plus grandes surpassaient les lourdes mantas de rivière qui tiraient les barges, dans les rivières d’Hypérion. Ces choses étaient presque transparentes, bien que leurs entrailles soient obscurcies par une espèce de lueur verdâtre, peut-être un gaz inerte rendu luminescent par le champ bioélectrique de l’animal. Elles grouillaient autour de la seiche, parfois avalées ou absorbées par un orifice ou un autre pour réapparaître bientôt. Je n’aurais pas juré que je voyais la seiche manger l’un de ses disques, mais à un moment, je crus apercevoir un nuage de choses verdâtres se déplacer à l’intérieur d’un boyau du monstre comme des plaquettes fantomatiques dans une veine transparente. La créature et son nuage de compagnons se rapprochèrent et la lumière du soleil traversa son corps peu avant d’éclairer mon kayak et sa paravoile. Je révisai sa taille, elle devait faire au moins un kilomètre de long et, quand elle se gonflait au maximum, un tiers de kilomètre de largeur. Les disques vivants flottaient de chaque côté de moi, maintenant. Je pouvais les voir se replier et tournoyer aussi comme des mantas. Je sortis le pistolet à fléchettes qu’Alem m’avait donné et débloquai le cran de sécurité. Si le monstre attaquait, je tirerais la moitié du chargeur dans son flanc pâle, en espérant que sa peau fût aussi mince que transparente. Peut-être avais-je une chance de faire fuir les gaz qui lui permettaient de flotter dans cette bande d’atmosphère d’oxygène. À ce moment, les filaments semblables à une hydre fouettèrent l’air dans toutes les directions, manquant ma paravoile de quelques mètres seulement, et je compris que je ne pourrais jamais tuer ou faire sombrer le monstre avant qu’il détruise ma voile d’un coup de tentacule. Je m’attendais à être attiré d’une seconde à l’autre dans la gueule de la seiche, si elle en avait une. Rien ne se passa. Mon kayak flottait vers ce que je pensais être l’ouest, la paravoile s’élevait sur les vents ascendants thermiques et descendait sur les courants plus froids, les nuages me dominaient tout autour, la seiche et ses compagnons, que je considérais sans raison valable comme des parasites, se tenaient à l’écart, à quelques centaines de mètres au « nord » et à cent mètres environ au-dessus de moi. Je me demandai si la chose me suivait par curiosité ou était poussée par la faim. Et si les plaquettes vertes qui dérivaient autour de moi n’allaient pas passer à l’attaque d’un moment à l’autre. Incapable de faire autre chose, je posai le pistolet à fléchettes, inutile, sur mes genoux, grignotai les derniers biscuits de mon sac et bus quelques gorgées à ma gourde. Il ne me restait pas assez d’eau pour une autre journée. Je me maudis de ne pas avoir tenté de recueillir l’eau de pluie pendant le terrible orage de cette nuit, sans savoir si l’eau de ce monde était potable. La longue matinée fit place à un long après-midi. Plusieurs fois la paravoile à la dérive me fit traverser une tour de nuage et alors, je levai mon visage vers le brouillard et léchai les gouttelettes qui se déposaient sur mes lèvres et sur mon menton. L’eau avait un goût d’eau. Chaque fois que j’émergeais, je m’attendais à ce que la seiche soit partie, mais elle restait toujours à ma droite, au-dessus de moi. Une fois, juste après que le halo du soleil eut dépassé le zénith, le kayak fut emporté dans un nuage ascendant particulièrement brutal, la paravoile faillit se plier dans le violent courant d’air. Mais elle se stabilisa et quand je sortis du nuage, je me retrouvai plusieurs kilomètres plus haut. L’air était plus ténu et plus froid. La seiche m’avait suivi. Peut-être n’était-elle pas encore affamée. Peut-être se nourrissait-elle après la tombée de la nuit. Je me rassurai avec une série de pensées de ce genre. Je ne cessais de sonder le ciel vide entre les nuages, à la recherche d’un autre anneau distrans, mais rien n’apparaissait. C’était de la folie d’espérer en trouver un, les courants atmosphériques m’emportaient en gros vers l’ouest, mais les caprices du jet-stream m’expédiaient à des kilomètres vers le nord et le sud. Comment pourrais-je enfiler une si petite aiguille après un jour, une nuit et un jour de dérive de ce genre ? Cela semblait improbable. Pourtant, je fouillais toujours le ciel. En milieu d’après-midi, je m’aperçus qu’il y avait d’autres êtres vivants loin dans le sud. D’autres seiches longeaient la base d’une immense tour de nuage, le soleil perçait assez les profondeurs pour illuminer leurs corps transparents sur le noir des abîmes brûlants, en dessous d’elles. Il devait y avoir des douzaines, non, des centaines, de ces choses pulsant et nageant au pied de cet unique nuage. J’étais beaucoup trop loin pour distinguer les parasites qui les entouraient, mais une lumière diffuse, comme une poussière flottante, suggérait leur présence par milliers ou par millions. Je me demandai si les monstres restaient habituellement dans les couches basses de l’atmosphère et si celui qui réglait son allure sur la mienne, me gardant à portée des filaments nourrisseurs, s’était aventuré si haut par curiosité. Je fus pris de crampes. Je m’extirpai du cockpit et tentai de m’étirer sur la coque, accroché aux montants de la paravoile pour garder l’équilibre. C’était dangereux, mais il fallait que je le fasse. Je m’allongeai sur le dos et, les jambes levées, pédalai sur une bicyclette imaginaire. Quand je me fus débarrassé de mes crampes, je revins en rampant dans le cockpit et m’assoupis à demi. Peut-être est-ce bizarre à admettre, mais mon esprit vagabonda durant tout cet après-midi, même pendant que les seiches extraterrestres nageaient si près que je me trouvais à portée de leur bouche, et que les plaquettes tout aussi étrangères dansaient et planaient à quelques mètres du kayak et de la paravoile. L’esprit humain s’habitue très vite à l’étrangeté si celle-ci ne montre pas de comportement intéressant. Je commençai par penser aux jours précédents et aux mois passés, aux années antérieures. Je pensai à Énée, au fait de l’avoir quittée, et à toutes les autres personnes que j’avais laissées derrière moi : A. Bettik et les habitants de Taliesin Ouest, le vieux poète sur Hypérion, Dem Loa, Dem Ria et leur famille sur Vitus-Gray-Balianus B., le père Glaucus dans les tunnels d’air gelé de Sol Draconi Septem, Cuchiat, Chiaku, Cuchtu, Chichticu et les autres Chitchatuks de ce même monde… Énée était certaine que le père Glaucus et nos amis Chitchatuks avaient été assassinés peu après notre départ de cette planète, mais elle n’avait pas expliqué comment elle pouvait le savoir. Je pensai à tous ceux que j’avais laissés derrière moi, remontant jusqu’à ma dernière vision de Grandam et des membres du Clan agitant la main en signe d’adieu lorsque je partis pour faire mon service dans la Garde Nationale, tant d’années auparavant. Et toujours mes pensées revenaient à Énée. J’ai quitté beaucoup trop de gens. Et j’ai laissé beaucoup trop de gens faire mon travail et combattre pour moi. À partir de maintenant, je me battrai seul. Et si jamais je retrouve Énée, je resterai toujours avec elle. Cette résolution brûlait en moi comme de la colère, nourrie par mon absence d’espoir de retrouver un autre anneau de distrans dans ce paysage infini. VOUS CONNAISSEZ CELLE QUI ENSEIGNE ELLE VOUS A TOUCHÉ (!?!?) Les mots ne furent pas portés par le son, mes oreilles ne les entendirent pas. Ils ressemblaient plutôt à des coups, à l’intérieur de mon crâne. Je chancelai littéralement, m’agrippant au bord du kayak pour ne pas tomber en dehors. AVEZ-VOUS ÉTÉ TOUCHÉ/CHANGÉ EN APPRENANT À ENTENDRE/VOIR/MARCHER AVEC CELLE QUI ENSEIGNE (????) Chaque mot était un coup semblable à une migraine. Chacun me frappa avec la force d’une hémorragie cérébrale. On criait ces mots à l’intérieur de mon crâne avec ma propre voix. Peut-être étais-je en train de devenir fou. Essuyant mes larmes, je regardai la seiche géante et son essaim de plaquettes vertes parasites. L’organisme plus gros pulsait, se contractait, étendait des filaments qui serpentaient, et nageait dans l’air glacé. Je ne pouvais pas croire que ces paroles provenaient de cette créature. Elle était trop biologique. Et je ne croyais pas à la télépathie. Je regardai les disques fourmiller, mais leur comportement ne montrait pas plus de conscience supérieure que des particules de poussière dans un rayon de soleil… moins que le déplacement synchronisé d’un banc de poissons ou d’un vol de chauves-souris. Me sentant complètement idiot, je criai : — Qui êtes-vous ? Qui parle ? Je grimaçai à l’idée que des mots allaient encore exploser dans mon cerveau, mais aucune réponse ne me provint de l’organisme géant ou de ses compagnons. — Qui parle ? criai-je dans le vent qui se levait. Mais je n’entendis que les montants claquer contre la toile de la paravoile. Le kayak vira à droite, se redressa et vira de nouveau. Je me tournai vers la gauche, m’attendant presque à voir une autre seiche monstrueuse m’attaquer, mais je m’aperçus alors qu’une chose infiniment plus malveillante s’approchait de moi. Tandis que je fixais toute mon attention sur la créature étrangère, un cumulus noir venu du sud était en train de m’envelopper. Des serpentins sortaient en tournoyant de cette nuée d’orage et ondulaient sous moi comme des rivières d’ébène. Je vis des éclairs luire dans les profondeurs abyssales et des boules de foudre surgir, crachées par la colonne noire de l’orage. Plus près, bien plus près, suspendues à la rivière de nuage sombre coulant au-dessus de moi, s’enroulaient au moins une douzaine de tornades projetant vers moi des sortes d’entonnoirs qui se détendaient comme des queues de scorpions. Chacun d’eux était aussi gros que la seiche monstrueuse, ou plus grand, des kilomètres verticaux de folie tournoyante, et chacun pondait son propre bouquet de tornades plus petites. Ma pauvre petite paravoile ne pourrait jamais résister à proximité de ces vortex, et il était impossible que ces entonnoirs me manquent. Je me levai dans le cockpit qui roulait et tanguait, accroché de la main gauche à un montant. Je brandis mon poing levé vers les tornades, vers le nuage tournoyant derrière elles, et vers le ciel invisible, au-delà. — Allez vous faire foutre ! criai-je. Mes paroles se perdirent dans le hurlement du vent. Ma veste claquait autour de moi. Un coup de vent faillit m’emporter dans le maelström. Dépassant la coque du kayak, m’arc-boutant dans le vent comme un skieur de saut que j’avais vu un jour sur le Plateau de Glace au moment où il allait se jeter follement dans l’inévitable descente, je brandis le poing de nouveau et criai : — Essayez donc, bordel de merde. Je vous en défie, vous, les dieux ! Comme pour me répondre, l’un des entonnoirs se rapprocha, tel un serpent à sonnette, l’extrémité inférieure de son cône tournoyant se projetait en avant comme s’il cherchait une surface dure à détruire. Il me manqua de quelques centaines de mètres, mais le vide que provoqua son passage fit tourbillonner le kayak et la paravoile, comme un bateau d’enfant dans une baignoire qui se vide. La résistance que le vent m’opposait disparut, je tombai sur la coque glissante et aurais sombré dans l’abîme si mes mains, raclant les fibres de verre, n’avaient pas trouvé un montant où s’agripper. Mes pieds étaient déjà hors du cockpit. Une averse de grêle voyageait en compagnie de l’entonnoir. Des grêlons, gros comme mon poing, fouettèrent la paravoile, martelèrent le kayak avec le bruit d’une nuée de fléchettes et me frappèrent les jambes, les épaules et le bas du dos. La douleur faillit me faire lâcher prise. Cela n’aurait guère eu d’importance, je m’en aperçus tandis que je m’accrochais de toutes mes forces au kayak en train de sombrer, car la voile comptait une centaine de déchirures. Seule sa coupole m’avait empêché d’être mis en pièces par la grêle, mais maintenant, l’aile en forme de delta était criblée de trous. Elle avait perdu sa portance, aussi vite qu’elle l’avait gagnée au début, et le kayak plongeait vers les ténèbres à des milliers de kilomètres en dessous. Les tornades remplissaient le ciel autour de moi. Je m’agrippai au montant maintenant inutile, à l’endroit où il pénétrait dans la coque bosselée, et je restai accroché, déterminé à demeurer ainsi – suspendu – jusqu’à ce que le bateau, la voile ferlée, et moi, nous soyons écrasés par la pression ou mis en pièces par les vents. Je m’aperçus que je criais de nouveau, mais le bruit résonnait différemment à mes oreilles… presque joyeusement. J’avais ainsi chuté sur moins d’un kilomètre, le kayak et moi dépassant et de loin la vitesse de libération d’Hypérion ou de l’Ancienne Terre, lorsque la seiche, que j’avais oubliée, passa à l’attaque. Elle avait dû se déplacer à une vitesse foudroyante, se propulsant dans l’air comme un calmar à la poursuite de sa proie. Je compris qu’elle avait faim et ne lâcherait pas son dîner lorsque de longues vrilles d’alimentation surgirent autour de moi comme autant d’immenses tentacules qui s’enroulèrent, me tâtèrent et m’enveloppèrent. Si la chose nous avait immédiatement arrêtés, à la vitesse où le bateau et moi tombions, nous aurions été réduits en petits morceaux. Mais la seiche dégringolait avec nous tout en entourant le kayak, la voile, les montants et moi des plus fines de ses vrilles – chacune faisait tout de même de deux à cinq mètres d’épaisseur –, puis elle freina la chute, projetant ses gaz ammoniaqués comme un vaisseau de descente en approche terminale. Et elle recommença à monter vers l’orage, là où les tornades se déchaînaient encore et où le stratocumulus central pivotait sur lui-même avec une intensité noire. Bien qu’à demi conscient, je m’aperçus que la seiche pénétrait dans ce nuage tournoyant au moment même où elle nous faisait rouler, le kayak cabossé et moi, vers un orifice qui s’ouvrit dans son immense corps transparent. Eh bien, pensai-je, j’ai trouvé sa gueule. Des montants et des lambeaux de paravoile m’entouraient comme un linceul trop grand. Le kayak semblait drapé dans un vêtement grossier, terne, tandis que la seiche nous attirait de plus en plus. J’essayai de retourner en rampant vers le cockpit pour récupérer le pistolet à fléchettes et me tailler un chemin hors de cette chose. L’arme avait disparu, projetée en dehors lors de la culbute et de la chute. Ainsi que les coussins de mon siège et le sac à dos contenant mes vêtements, la nourriture, l’eau et la torche laser. Tout avait disparu. J’essayai de glousser, mais le bruit que je fis n’était guère convaincant ; les tentacules tirèrent le kayak et le passager qui s’y accrochait sur les cinquante derniers mètres menant à l’orifice bâillant sous le corps de la seiche. Maintenant, je voyais plus clairement les organes internes pulser en ondes péristaltiques, certains pleins de plaquettes vertes vivantes. Lorsque je fus plus près, me parvint une puanteur presque insupportable de produit nettoyant, de l’ammoniac, pensai-je, qui me fit pleurer et me brûla la gorge. Je pensai à Énée. Ce ne fut pas une pensée éloquente ou prolongée, je ne fis que l’entrevoir à son seizième anniversaire, toute en cheveux courts, sueur, et coups de soleil dus à ses méditations dans le désert, et je formulai un unique message : Désolé, ma grande. J’ai fait de mon mieux pour arriver jusqu’au vaisseau et te le ramener. Désolé. Alors les longs tentacules d’alimentation se replièrent et m’introduisirent avec le kayak dans une bouche sans lèvres qui devait mesurer trente ou quarante mètres de large. Je pensai aux fibres de verre, au tissu en ultra-nylon de la paravoile et aux montants en fibres de carbone qui y entraient avec moi et j’eus le temps de formuler une dernière pensée : J’espère que ça va te faire mal au ventre. Je fus alors plongé dans l’odeur de poisson et d’ammoniac et, vaguement conscient que l’air dans les boyaux du monstre n’était pas vraiment respirable, je décidai de sauter du kayak plutôt que d’être digéré, mais je perdis conscience avant d’avoir pu agir ou formuler une autre pensée cohérente. Sans que je le sache ou puisse l’observer, la seiche continua à s’élever dans le nuage plus noir qu’une nuit sans lune, sa bouche sans lèvres se referma et disparut dans sa chair redevenue lisse, le kayak, la voile et moi, réduits à l’état d’ombre dans les fluides de son appareil digestif. 13 Kenzo Isozaki ne fut pas surpris lorsque les Gardes Suisses vinrent le chercher. Le colonel et les huits soldats du Corps helvétique en uniforme orange et bleu, armés de lances à énergie et de bâtons de la mort, arrivèrent au Tore du Mercantilus sans s’être faits annoncer, demandèrent à voir Isozaki dans son propre bureau et lui transmirent un disque codé lui ordonnant de se mettre en tenue de cérémonie et de se présenter devant Sa Sainteté, le pape Urbain XVI. Sur-le-champ. Le colonel ne quitta pas Isozaki des yeux tandis que celui-ci entrait dans son appartement, prenait une douche rapide et revêtait sa chemise blanche la plus chic, un gilet gris, une cravate rouge, un demi-costume croisé noir avec des boutons en or sur le côté, et une cape en velours noir. — Puis-je téléphoner à mes associés pour leur délivrer des instructions, au cas où je manquerais les réunions prévues plus tard dans la journée ? demanda-t-il au colonel tandis qu’ils sortaient de l’ascenseur dans le grand hall public où les gardes formaient une sorte de couloir bleu et or entre les postes de travail. — Non, répondit l’officier des Gardes Suisses. Un stato-réacteur de la Flotte de la Pax stationnait là où le vaisseau personnel d’Isozaki s’amarrait habituellement. Les hommes d’équipage saluèrent le P-DG du Mercantilus d’un bref signe de tête, lui conseillèrent de s’attacher sur sa couchette d’accélération, puis se propulsèrent vers l’intérieur du système, escortés par deux vaisseaux-torches visibles sur l’image holo-tactique. Ils me traitent en prisonnier, et non en honorable invité, pensa Isozaki. Son visage ne révélait rien, bien sûr, mais une montée d’un sentiment qui ressemblait à du soulagement suivit la vague de peur et d’appréhension. Il s’attendait à cela, depuis sa rencontre illicite avec le conseiller Albedo. Et il n’avait presque pas dormi depuis ce rendez-vous douloureux et traumatisant. Isozaki savait que le conseiller n’avait aucune raison de dissimuler les tentatives faites par le Mercantilus pour contacter le TechnoCentre, mais on croirait peut-être que cette initiative ne venait que de lui seul, du moins l’espérait-il. En silence, Isozaki remercia les dieux qui voulaient bien l’écouter que son amie et associée, Anna Pelli Cognani, ait quitté le système de Pacem pour se rendre dans le Vecteur Renaissance où se tenait une grande foire commerciale. De sa couchette, entre le colonel et l’un des Gardes Suisses, Isozaki pouvait voir le holo-tactique du poste de pilotage. La sphère de lumières et de couleurs changeantes, pleine de colonnes de chiffres, était hautement technique, mais Isozaki avait été pilote bien avant la naissance de ces types. Il comprit qu’ils n’étaient pas en train d’accélérer vers Pacem, mais vers une destination proche du point de fuite Troyen, en plein milieu de l’essaim de bases-astéroïdes de la Flotte et de forteresses de défense du système. Une prison orbitale du Saint-Office, pensa Isozaki. Pire que le Château Saint-Ange où les machines à douleur virtuelle fonctionnaient, disait-on, à toute heure du jour et de la nuit. Personne ne pouvait vous entendre hurler dans l’un de ces cachots orbitaux. Isozaki était certain que l’ordre d’assister à une audience papale était de l’ironie pure, une manière de le faire sortir du Mercantilus sans protestation. Il aurait parié n’importe quoi que dans quelques jours, ou peut-être quelques heures, son costume et sa cape protocolaires seraient devenus des haillons ensanglantés, trempés de sueur. Il se trompait du tout au tout. L’escorteur décéléra au-dessus du plan de l’écliptique et Kenzo comprit quelle était leur destination : le Castel Gandolfo, la « retraite estivale » du Pape. L’imageur disque de sa couchette fonctionnait et il demanda une vue extérieure lorsque l’escorteur quitta les vaisseaux-torches et se laissa tomber vers l’astéroïde massif en forme de pomme de terre. Petit monde de quarante kilomètres de long sur vingt-cinq de large, le Castel Gandolfo avait son ciel bleu, son atmosphère riche en oxygène assurée par des champs de confinement classe-vingt enveloppés de leurs innombrables duplications de secours, ses collines et ses terrasses vertes de prairies et de cultures, ses montagnes sculptées, couvertes de forêts, pleines de ruisseaux et de petits animaux. Isozaki vit le vieux village italien défiler en dessous de lui et comprit que cette paisible vision était trompeuse : les bases de la Pax qui l’environnaient pouvaient détruire tout vaisseau ou toute flotte, et l’intérieur de l’astéroïde était truffé de garnisons comptant plus de dix mille Gardes Suisses et soldats d’élite de la Pax. L’escorteur morpha des ailes et parcourut les derniers dix kilomètres en se servant de ses pulso-réacteurs silencieux. Isozaki vit des Gardes Suisses en tenue de combat s’élever du sol pour accompagner le vaisseau durant les cinq derniers kilomètres. La somptueuse lumière du soleil étincelait sur leurs armures de flux dynamique et sur leurs visières transparentes tandis qu’ils encerclaient l’escorteur et se dirigeaient vers la forteresse à vitesse aussi lente que possible. Isozaki vit plusieurs de ces soldats pointer leurs capteurs sur leur vaisseau, confirmant grâce au radar de profondeur et aux infrarouges ce que l’affichage du manifeste codé leur avait révélé sur le nombre et l’identité des passagers et de l’équipage. Une porte s’ouvrit au flanc de l’une des tours de pierre du château, l’escorteur y pénétra tous pulso-réacteurs éteints, et les Gardes Suisses le remorquèrent jusqu’à son berceau à la lueur bleue de leurs paquetages à réaction. Le cycle du sas s’enclencha. Les huits Gardes Suisses descendirent la rampe les premiers pour s’aligner sur deux rangs tandis que le colonel escortait Kenzo Isozaki. Celui-ci chercha des yeux une porte d’ascenseur ou un escalier, mais ce fut tout le niveau d’amarrage de la tour qui se mit à descendre. Les moteurs et les rouages ne faisaient aucun bruit. Seuls les murs de pierre, en défilant, révélèrent leur descente puis leur déplacement horizontal dans les boyaux souterrains du Castel Gandolfo. Ils s’arrêtèrent. Une porte s’ouvrit dans le mur de froide pierre. Des lumières éclairaient un couloir d’acier poli où les objectifs des caméras montaient la garde à dix mètres d’intervalle. D’un geste, le colonel pria Isozaki de prendre la tête de la colonne dans le tunnel sonore. Arrivés à son extrémité, une lumière les baigna tandis que d’autres sondes et senseurs les examinaient intérieurement et extérieurement. Un carillon sonna et l’iris d’une sortie s’ouvrit sur un salon d’attente très protocolaire. Trois personnes s’y trouvaient déjà lorsque Isozaki et son escorte entrèrent. Merde, pensa le cadre du Mercantilus. Anna Pelli Cognani était là, dans ses plus beaux vêtements de fresoie, ainsi qu’Helvig Aron et Kennet Hay-Modhino, homologues d’Isozaki au Conseil de Direction de la Ligue Pancapitaliste des Organismes du Commerce Transtellaire Catholique Indépendant. Merde, pensa de nouveau Kenzo, le visage totalement impassible, et il salua en silence ses associés. Ils vont nous tenir tous pour responsables de mes actes. Nous allons être excommuniés et exécutés. — Par ici, dit le colonel des Gardes Suisses en ouvrant une porte sculptée avec recherche. L’autre salle était plus sombre. Isozaki huma une odeur de cierges, d’encens et de pierre suintante. Il comprit que les Gardes Suisses ne franchiraient pas cette porte. Ce qui l’attendait, lui et ses confrères, n’était que pour eux. — Merci, colonel, dit Isozaki d’une voix aimable. À grands pas assurés, il entra le premier dans l’obscurité imprégnée d’encens. C’était une petite chapelle sombre, éclairée seulement par la lumière vacillante des bougies votives rouges alignées dans un support en fer forgé et les vitraux des deux fenêtres cintrées, à son chevet. Six autres bougies brûlaient sur l’autel nu, mais les flammes des braseros, répartis contre le mur du fond, jetaient une lumière plus rougeoyante dans la pièce longue et étroite. Il n’y avait qu’un seul fauteuil haut, au dossier droit, capitonné de velours, à gauche de l’autel. Un motif qui ressemblait à un cruciforme était frappé sur l’étoffe du dossier, mais en le regardant mieux, on distinguait la triple croix du pape. L’autel et le fauteuil trônaient sur une petite estrade de pierre. Pas de chaises ni de bancs dans la chapelle, mais l’on avait disposé des coussins de velours sur la pierre sombre, de chaque côté de l’allée que remontaient Isozaki, Cognani, Hay-Modhino et Aron. Quatre d’entre eux, deux de chaque côté, étaient libres. Les présidents du Mercantilus plongèrent les doigts dans l’eau bénite, firent le signe de croix, puis une génuflexion tournée vers l’autel, et allèrent s’agenouiller sur les coussins. Avant de baisser la tête pour une prière, Kenzo Isozaki jeta un coup d’œil circulaire sur la petite chapelle. Près de l’autel, le secrétaire d’État du Vatican, le cardinal Simon Augustino Lourdusamy, était agenouillé, la tête inclinée, montagne de rouge et de noir dans la lumière rougeâtre, le menton et les bajoues dissimulés par le col romain, avec, derrière lui, la silhouette d’épouvantail de son assistant, Monsignor Lucas Oddi. De l’autre côté de l’allée, le grand inquisiteur du Saint-Office, le cardinal John Domenico Mustafa, les yeux fermés, en prière. Près de lui, l’infâme agent secret et bourreau, le père Farrell. De côté de Lourdusamy, trois officiers de la Flotte de la Pax étaient à genoux : l’amiral Marusyn, dont les cheveux argentés scintillaient dans la lumière rouge, son assistante, l’amiral Marget Wu, et quelqu’un qu’Isozaki mit un moment à identifier, l’amiral Aldikacti. Face au grand inquisiteur, se tenait le cardinal Du Noyer, préfet et président de Cor Unum. C’était une septuagénaire en pleine forme, à la forte mâchoire et aux cheveux gris coupés court. Ses yeux avaient la couleur du silex. Isozaki ne reconnut pas l’homme mûr, en robe de monsignor, en prière derrière elle. Les quatre dernières silhouettes agenouillées étaient les présidents du Mercantilus : Aron et Hay-Modhino du côté du grand inquisiteur, Isozaki et Pelli Cognani, de l’autre. Isozaki compta au total treize personnes dans la chapelle. Un nombre qui n’était pas de bon augure, pensa-t-il. À ce moment, une porte cachée, à droite de l’autel, s’ouvrit sans bruit et le pape entra, accompagné de quatre personnes. Les treize silhouettes agenouillées dans la chapelle se relevèrent et restèrent debout, la tête inclinée. Kenzo Isozaki eut le temps de reconnaître, parmi l’escorte papale, deux assistants et un chef de la sécurité – des fonctionnaires anonymes – mais le quatrième, en gris, était le conseiller Albedo. Seul celui-ci accompagna le pontife lorsque que Sa Sainteté pénétra dans la pièce, fit baiser son anneau et toucha les têtes des hommes et des femmes de nouveau agenouillés. Pour finir, le pape Urbain XVI s’assit sur le trône au dossier droit, et Albedo se tint debout à côté de lui. Les treize dignitaires se relevèrent immédiatement. Isozaki baissa les yeux ; son visage était un modèle de calme, mais son cœur tapait contre ses côtes. Est-ce qu’Albedo va nous dénoncer ? Est-ce que tous ces gens ont tenté de contacter secrètement le Centre ? Allons-nous être confrontés par Sa Sainteté, puis emmenés, privés de nos cruciformes et exécutés ? C’était probable, pensa Isozaki. — Frères et sœurs dans le Christ, commença le pape, nous sommes satisfait de voir que vous avez accepté de vous joindre à nous, ici, en ce jour. Ce que nous allons vous dire, dans ce lieu retiré et silencieux, est demeuré secret pendant des siècles et doit le demeurer jusqu’à ce que l’Esprit-Saint nous permette de le partager avec les autres. C’est ce que nous vous adjurons et ordonnons, sous peine d’être excommuniés et de priver vos âmes de la lumière du Christ. Les treize hommes et femmes murmurèrent des prières et des acquiescements. — Ces derniers temps, poursuivit Sa Sainteté, des évènements à la fois étranges et terribles se sont produits. Nous en avons été témoin de loin – certains d’entre eux, nous les avions prévus avec l’aide de Notre-Seigneur Jésus-Christ – et nous avons prié pour que la volonté, la foi et la force d’âme de notre peuple, de notre Pax, et de notre Église ne soient pas soumis à cette épreuve. Mais tout ce qui arrive dépend de la volonté de Notre-Seigneur. Il est impossible, même à Son plus fidèle serviteur, de comprendre tous les évènements et tous les prodiges, il ne peut que s’en remettre à Sa Miséricorde lorsqu’ils semblent fort effrayants et difficiles à comprendre. Les treize dignitaires restèrent prudemment les yeux baissés. — Plutôt que de relater ces évènements de notre point de vue, dit doucement Sa Sainteté, nous demanderons à certains de ceux qui y ont participé d’en faire une relation complète. Puis nous nous efforcerons d’expliquer les relations qui existent entre des circonstances apparemment dissemblables. Amiral Marusyn ? L’amiral aux cheveux argentés bougea un peu pour faire face à la fois à l’assistance et à Sa Sainteté. Il s’éclaircit la gorge : — Des rapports en provenance d’une planète appelée Vitus-Gray-Balianus B. laissent supposer que nous avons failli capturer l’homme natif d’Hypérion, Raul Endymion, qui nous a échappé, il y a cinq ans standard, avec notre sujet essentiel, la jeune fille appelée Énée. Des éléments d’une unité spéciale de la Garde Noble… (L’amiral fit un hochement de tête interrogateur en regardant le pape Urbain XVI, qui baissa les yeux en signe d’acquiescement.) Des éléments de cette unité spéciale, poursuivit Marusyn, prévinrent notre commandant sur Vitus-Gray-Balianus B. de la présence possible de cet homme. Bien qu’il se soit enfui avant la fin des investigations menées dans cette zone, nous avons trouvé des preuves manifestes d’ADN et de micro-fragments assurant qu’il s’agissait bien du même Raul Endymion, brièvement incarcéré sur Mare Infinitus, il y a plus de quatre ans. Le cardinal Lourdusamy s’éclaircit la gorge. — Il pourrait se révéler utile que vous nous décriviez comment le suspect, Raul Endymion, s’est échappé de Vitus-Gray-Balianus B. Kenzo Isozaki ne cilla pas, mais enregistra le fait que, dans cette conférence, Lourdusamy parlait pour Sa Sainteté. — Merci, Votre Excellence, répondit l’amiral. Oui, il est manifeste que cet Endymion est à la fois arrivé et reparti de la planète par l’un des anciens distrans. Il ne se produisit aucun bruit audible dans la pièce, mais Isozaki perçut un bourdonnement psychique d’intérêt et de surprise. Depuis quatre ans, la rumeur courait que la Flotte de la Pax poursuivait un hérétique qui avait réussi à activer les distrans en sommeil. — Ce distrans était-il fonctionnel lorsque vos hommes l’ont inspecté ? questionna Lourdusamy. — Non, Votre Excellence. Nous n’avons trouvé aucun signe d’activité sur aucun distrans… ni celui en amont, qui avait dû fournir au fugitif l’accès à Vitus-Gray-Balianus B… ni l’autre, en aval des habitations. — Mais vous êtes certain que ce… cet Endymion… n’est pas arrivé sur cette planète par un moyen plus conventionnel ? Et également certain qu’il ne s’y cache plus maintenant ? — Oui, Votre Excellence. Ce monde de la Pax dispose d’un excellent contrôle de la circulation ainsi que des défenses orbitales. Tout aéronef approchant de Vitus-Gray-Balianus B. aurait été détecté à plusieurs années-lumière de la planète. Et nous avons fouillé cette planète de fond en comble… administré du Divrai à des dizaines de milliers d’habitants. L’homme appelé Endymion n’y est plus. Des témoins ont cependant déclaré qu’ils avaient vu un éclair de lumière jailli du distrans situé en aval, à l’instant précis où nos senseurs, dans cet hémisphère et au-dessus d’elle, ont enregistré une importante saute d’énergie correspondant aux anciens enregistrements des champs de déplacement distrans. Sa Sainteté leva la tête et adressa un geste subtil au cardinal Lourdusamy. — Et je crois que vous avez une autre bribe de nouvelles inquiétantes à nous communiquer, amiral Marusyn, gronda Lourdusamy. L’expression de l’amiral devint encore plus sinistre. — Oui, Votre Excellence… Votre Sainteté, Il s’agit de la première mutinerie de l’histoire de la Flotte de la Pax. Isozaki sentit de nouveau le murmure inaudible de stupéfaction. Il ne montra ni émotion ni réaction, mais du coin de l’œil, il vit qu’Anna Pelli Cognani le regardait. — Je voudrais que l’amiral Aldikacti nous résume l’affaire, dit Marusyn. Il recula d’un pas et croisa les bras. Aldikacti était l’une des ces Lusiennes trapues qui semblaient presque trop androgynes pour qu’on leur accordât un genre. Elle était aussi dense et carrée qu’une brique en uniforme, pensa Isozaki. Aldikacti ne perdit pas de temps à s’éclaircir la gorge. Elle se lança dans un briefing décrivant le corps expéditionnaire GÉDÉON, chargé de détruire les forteresses extros de sept systèmes des Confins, la réussite de cette mission dans tous les systèmes, puis l’évènement imprévu qui se produisit dans le dernier, dont le nom code était Lucifer. — Les résultats du corps expéditionnaire dépassaient largement les espérances et les simulations, aboya l’amiral Aldikacti. Si bien qu’en terminant les opérations effectuées dans le système extro appelé Lucifer, j’envoyai un drone à propulsion Gédéon porter un message à Pacem… à Sa Sainteté et à l’amiral Marusyn… demandant la permission de nous ravitailler et de nous remettre en état dans le système de Tau Ceti, puis de poursuivre la mission du corps expéditionnaire GÉDÉON… de détruire de nouveaux systèmes extros avant que la nouvelle de notre attaque se soit répandue dans les Confins. Je reçus par drone-Gédéon la permission de le faire et translatai donc la majeure partie de mon corps expéditionnaire à Tau Ceti pour qu’il se ravitaille et se réarme, et rejoigne les cinq archanges supplémentaires qui s’y étaient rendus directement lorsque notre corps expéditionnaire avait quitté l’espace de la Pax. — Vous avez translaté la majeure partie de votre corps expéditionnaire ? s’enquit le cardinal Lourdusamy dans un doux grognement. — Oui, Votre Excellence. (Il n’y avait ni excuse ni tremblement dans la voix lusienne inexpressive d’Aldikacti.) Cinq vaisseaux-torches extros avaient échappé à notre détection et accéléraient en propulsion Hawking vers un point de translation qui aurait dû, probablement, leur permettre de se rendre dans un autre système extro. Ils auraient transmis la nouvelle de notre présence et de notre force de destruction. Plutôt que de détourner tout le corps expéditionnaire GÉDÉON, qui approchait du point de translation, vers le système de Tau Ceti, j’autorisai le Gabriel et le Raphaël à demeurer dans celui de Lucifer assez longtemps pour intercepter et détruire les vaisseaux-torches extros. Lourdusamy croisa ses mains rondelettes sur sa robe. Sa voix était un ronronnement profond. — Alors vous avez translaté votre vaisseau amiral, l’Uriel, et quatre autres archanges dans le système de Tau Ceti ? — Oui, Votre Excellence. — En laissant le Gabriel et le Raphaël dans le système de Lucifer ? — Oui, Votre Excellence. — Pourtant vous saviez, amiral, que la Flotte de la Pax et le Saint-Père doutaient assez de la… euh… stabilité du père capitaine de Soya pour que le Saint-Office assignât un agent secret à bord du Raphaël afin qu’il observe son comportement et transmette ses observations. — Un espion, dit l’amiral Aldikacti. Le commandant Liebler. Oui, Votre Excellence. Je savais que les agents du Saint-Office qui étaient à bord de mon vaisseau amiral recevaient sur faisceau étroit des messages codés du commandant Liebler qui se trouvait à bord du Raphaël. — Et ces agents vous parlaient-ils du contenu de ces transmissions ? — Non, Votre Excellence. On ne m’a pas fait connaître la nature des inquiétudes du Saint-Office quant à la loyauté ou la santé mentale du père capitaine de Soya. Le cardinal Mustafa s’éclaircit la gorge et leva un doigt. Lourdusamy qui, comme Isozaki et les autres l’avaient rapidement compris, était chargé de mener l’investigation, jeta un coup d’œil au pape. Sa Sainteté désigna le grand inquisiteur d’un signe de tête. — Je crois nécessaire de faire remarquer à Sa Sainteté et aux autres dignitaires présents dans cette pièce que la surveillance du père capitaine de Soya avait été approuvée… ordonnée… par l’Office du Saint-Esprit, avec l’autorisation verbale du secrétaire d’État et du commandement de la Flotte de la Pax… en particulier de l’amiral Marusyn. Il y eut un bref silence. Pour finir, Lourdusamy reprit : — Et pouvez-vous nous dire, cardinal Mustafa, quelle était la cause de cette inquiétude commune ? Mustafa se passa la langue sur les lèvres. — Oui, Votre Excellence… euh… des rapports de nos services de renseignements laissaient supposer qu’il y avait peut-être eu contamination lors des rares rencontres du père capitaine de Soya avec le sujet appelé Énée. — Contamination ? s’enquit Lourdusamy. — Oui, Votre Excellence. Nous estimons que la jeune fille appelée Énée a le pouvoir d’affecter la constitution à la fois physique et psychologique des citoyens de la Pax avec lesquels elle entre en contact. Notre inquiétude, en ce cas, concernait la loyauté et l’obéissance absolues d’un des commandants des vaisseaux de la Flotte. — Et sur quoi s’appuyait cette hypothèse des services de renseignements ? demanda Lourdusamy. Le grand inquisiteur fit une pause avant de répondre. — Sur toute une variété de sources et de méthodes de nos services, Votre Excellence. Lourdusamy, lui, répliqua aussitôt. — Parmi ceux-ci, il y a le fait que vous ayez arrêté et… euh… interrogé l’un de ceux qui ont participé à la poursuite avortée du sujet Énée par le père capitaine de Soya, n’est-ce pas, cardinal Mustafa ? Un certain… euh… caporal Kee, je crois ? Mustafa cligna des yeux. — C’est exact, Votre Excellence. (Le grand inquisiteur se tourna un peu afin de s’adresser aussi bien au reste de l’assistance qu’au pape et au secrétaire d’État.) Une détention de ce type, qui n’a rien d’exceptionnel, s’impose dans une situation qui semble affecter la sécurité de l’Église et de la Pax. — Bien sûr, Votre Excellence, murmura le cardinal Lourdusamy. Amiral Aldikacti, vous pouvez poursuivre votre briefing. — Quelques heures après que mes cinq archanges eurent effectué le saut jusqu’au système de Tau Ceti et avant qu’aucun de nous n’ait terminé son cycle de résurrection de deux jours, un drone Gédéon s’est translaté dans l’espace de Tau Ceti. Il était expédié par la mère capitaine Stone… — Le commandant du Gabriel, précisa Lourdusamy. — Oui, Votre Excellence. Le message codé du drone… un code que moi seul pouvais décrypter… disait que les vaisseaux-torches extros avaient été détruits, mais que le Raphaël, faisant bande à part, accélérait vers un point de translation non autorisé et ne répondait pas à l’ordre de stopper que lui avait transmis la mère capitaine Stone. — Autrement dit, ronronna Lourdusamy, l’un des vaisseaux de la Flotte de Sa Sainteté était victime d’une mutinerie. — Apparemment, Votre Excellence. Bien qu’en ce cas, la mutinerie ait été, semble-t-il, menée par le commandant du vaisseau. — Le père capitaine de Soya ? — Oui, Votre Excellence. — Et a-t-on tenté de contacter l’agent du Saint-Office qui se trouvait à bord du Raphaël ? — Oui, Votre Excellence. Le père capitaine de Soya a dit que Liebler était trop occupé par ses fonctions pour répondre. La mère capitaine de Soya a trouvé cela invraisemblable. — Et quand elle contesta le changement de point de translation ? s’enquit Lourdusamy. — Le père capitaine de Soya répondit que j’avais envoyé par faisceau étroit d’autres ordres au Raphaël avant le départ de notre corps expéditionnaire. — La mère capitaine a-t-elle accepté cette explication ? — Non, Votre Excellence. Elle réduisit la distance entre les deux archanges et attaqua le Raphaël. — Quel fut le résultat de cet assaut, amiral ? Aldikacti hésita le temps d’un battement de cœur. — Votre Excellence… Votre Sainteté… comme la mère capitaine Stone avait utilisé, dans son message par drone, un code lisible par une seule personne, un jour s’était déjà écoulé dans le système Tau Ceti – temps que prit ma résurrection d’urgence – avant que je le lise et ordonne le retour immédiat au système de Lucifer. — Combien de vaisseaux avez-vous emmenés, amiral ? — Trois, Votre Excellence. Mon propre vaisseau amiral, l’Uriel, dont j’avais renouvelé l’équipage, et deux des archanges avec lesquels nous avions rendez-vous dans le système de Tau Ceti… le Mikal et l’Izrail. J’ai pensé qu’accélérer la résurrection de tous les équipages du corps expéditionnaire GÉDÉON représentait un risque trop élevé. — Bien que vous ayez pris ce risque pour vous-même, amiral, fit remarquer Lourdusamy. Aldikacti ne répondit rien. — Nous avons immédiatement sauté jusqu’au système de Lucifer, Votre Excellence. Là, nous nous sommes recyclés en résurrection automatisée de douze heures. Beaucoup de ces résurrections ont mal tourné. Mais en combinant les membres des trois vaisseaux convenablement régénérés, j’ai pu armer l’Uriel. J’ai laissé les deux autres archanges en trajectoires de défense passive mais automatisée pendant que je me mettais à la recherche du Gabriel et du Raphaël. Je n’ai trouvé ni l’un ni l’autre, mais nous avons découvert un dernier drone balise, de l’autre côté du soleil jaune de Lucifer. — Et le drone balise venait de…, l’incita Lourdusamy. — La mère capitaine Stone. Il contenait l’histoire téléchargée de l’enregistreur de combat du Gabriel. Et montrait la bataille qui avait eu lieu moins de deux jours auparavant. Stone avait tenté de détruire le Raphaël avec des armes à plasma et à fusion. Ses tentatives ayant échoué, le Gabriel attaqua alors le vaisseau du père capitaine de Soya avec le rayon de la mort. Il y eut un silence dans la minuscule chapelle. Isozaki regarda la lumière rouge des bougies votives clignotantes qui teintait le visage peiné de Sa Sainteté le pape Urbain XVI. — L’issue de cet engagement ? demanda Lourdusamy. — Les deux équipages sont morts. Selon les équipements automatisés du Gabriel, le Raphaël a accompli sa translation programmée. La mère capitaine Stone avait envoyé son équipage aux postes de combat de la crèche de résurrection : Elle avait programmé les ordinateurs du Gabriel pour qu’en cas d’urgence ils la régénèrent, ainsi que plusieurs des membres essentiels de son staff, selon un cycle de huit heures. Seuls elle et l’un de ses officiers ont survécu à la résurrection. La mère capitaine Stone a codé la balise et accéléré vers l’ancien point de translation du Raphaël. Elle avait l’intention de retrouver et détruire ce vaisseau, de préférence avant que de Soya et son équipage aient pu terminer leur cycle de résurrection… s’ils étaient dans leurs crèches quand elle leur avait envoyé le rayon de la mort. — Est-ce que la mère capitaine Stone savait à quel système ce point de translation aboutissait ? — Non, Votre Excellence. Cela impliquait beaucoup trop de variables. — Et quelle fut votre réaction aux données de la balise, amiral ? — J’attendis douze heures que d’autres membres des équipages du Mikal et de l’Izrail terminent leur cycle de résurrection, Votre Excellence. Puis j’ai translaté trois de mes vaisseaux par le point de saut qu’indiquaient le Raphaël et le Gabriel. J’ai laissé une seconde balise pour les archanges qui, j’en étais sûr, suivraient dans quelques heures, en provenance de Tau Ceti. — Vous n’avez pas trouvé nécessaire d’attendre ces vaisseaux ? — Non, Votre Excellence. J’ai pensé qu’il était important de me translater dès que trois de mes vaisseaux seraient aptes au combat. — Mais vous avez trouvé opportun d’attendre les équipages de ces deux vaisseaux. Pourquoi ne pas partir immédiatement en chasse rien qu’avec l’Uriel ? Aldikacti n’eut pas une seconde d’hésitation. — C’était une décision stratégique, Votre Excellence. J’estimais qu’il y avait beaucoup de chances pour que le père capitaine de Soya ait emmené le Raphaël dans un système extro… sans doute plus lourdement armé que ceux rencontrés jusqu’alors par le corps expéditionnaire GÉDÉON. Je pensais aussi que le vaisseau de la mère capitaine Stone, le Gabriel, avait probablement été détruit soit par le Raphaël, soit par les vaisseaux extros, dans le système inconnu. Je sentais que trois archanges étaient la force minimale que je devais entraîner dans cette situation imprévisible. — Et s’agissait-il d’un système extro ? — Non, Votre Excellence. Ou du moins, nous ne découvrîmes aucun signe des Extros dans les deux semaines de recherches qui suivirent cet incident. — Où le point de translation vous a-t-il conduit, amiral ? — Dans la couche externe d’une géante rouge. Nos champs de confinement étaient activés, bien sûr, mais nous n’y échappâmes que de justesse. — Vos trois vaisseaux, amiral ? — Non, Votre Excellence. L’Uriel et l’Izrail ont survécu à notre sortie de l’étoile et aux procédures de refroidissement du champ de confinement. Le Mikal fut perdu corps et biens. — Avez-vous retrouvé le Gabriel et le Raphaël ? — Seulement le Gabriel, Votre Excellence. Il flottait en chute libre à quelques UA de la géante rouge. Aucun de ses systèmes n’était opérationnel. Il y avait une brèche dans le champ de confinement et l’intérieur du vaisseau avait fondu en une unique masse. — Vous avez retrouvé et régénéré la mère capitaine Stone et les autres membres de l’équipage ? — Malheureusement, non, Votre Excellence. Il ne restait pas assez de matière organique discontinue pour procéder à la résurrection. — Cette scorification était-elle due à l’émergence dans la géante rouge, ou bien à une attaque du Raphaël ou d’Extros inconnus ? — Cela reste à déterminer par nos experts en matériel, Votre Excellence, mais le rapport préliminaire suggère une surcharge due à la fois à des causes naturelles et à un combat. Les armes utilisées seraient compatibles avec l’armement du Raphaël. — Alors vous voulez dire, amiral, que le Gabriel a mené un engagement automatisé près de cette géante rouge ? — Dans l’étoile, Votre Excellence. Il semble que le Raphaël ait fait volte-face, ait pénétré dans l’étoile et attaqué le Gabriel au moment où il émergeait de l’espace Hawking. — Y a-t-il une chance pour que le Raphaël ait été également détruit dans ce second engagement ? Pour que le vaisseau ait brûlé à l’intérieur de l’étoile ? — Une chance, oui, Votre Excellence, mais nous n’opérons pas à partir de cette hypothèse. Nous préférons supposer que le père capitaine de Soya s’est translaté hors du système vers une destination inconnue, dans les Confins. Lorsque Lourdusamy hocha la tête, ses lourdes bajoues tremblotèrent un peu. — Amiral Marusyn, gronda-t-il, si le Raphaël a vraiment survécu, pouvez-vous nous donner une estimation de la menace que ce fait représente ? L’amiral plus âgé s’avança. — Votre Excellence, nous devons présumer que le père capitaine de Soya et les autres mutins sont hostiles à la Pax et que ce vol d’un astronef de classe-archange était prémédité. Il faut aussi supposer le pire des scénarios, c’est-à-dire que ce vol de notre système d’armement le plus secret et le plus mortel a été exécuté en accord avec les Extros. (L’amiral respira à fond.) Vos Excellences… Votre Sainteté… avec la propulsion Gédéon, n’importe quel point de ce bras de la galaxie est à portée instantanée de tout autre. Le Raphaël peut se translater dans tout système de la Pax, même celui de Pacem, sans l’avertissement que nous apportait le sillage de la propulsion Hawking des astronefs, précédents et actuels, des Extros. Le Raphaël pourrait s’en prendre aux couloirs de navigation de notre Mercantilus, attaquer des mondes et des colonies sans défense, et causer toutes sortes de ravages avant qu’un corps expéditionnaire de la Pax ne puisse réagir. Le pape leva un doigt. — Amiral Marusyn, devons-nous envisager que cette technologie si prisée de la propulsion Gédéon pourrait tomber entre les mains des Extros… être copiée… et fournir un moyen de propulsion à un grand nombre de vaisseaux ennemis ? Le visage et le cou déjà rubiconds de Marusyn s’enflammèrent encore plus. — Votre Sainteté… c’est peu probable, Votre Sainteté… très peu probable. La fabrication d’un archange Gédéon est tellement complexe, le coût si élevé, les éléments secrets si bien gardés… — Mais c’est possible, l’interrompit le pape. — Oui, Votre Sainteté. Urbain XVI leva la main comme une lame coupant l’air. — Nous estimons avoir entendu tout ce que nous avions besoin d’apprendre de nos amis de la Flotte de la Pax. Vous pouvez disposer, amiral Marusyn, amiral Aldikacti, amiral Wu. Les trois officiers firent une génuflexion, inclinèrent la tête, se relevèrent et sortirent à reculons. La porte se referma sur eux en chuchotant. Il n’y avait plus, maintenant, que dix dignitaires présents, sans compter les assistants silencieux du pape et du conseiller Albedo. Le pape inclina la tête vers le secrétaire d’État. — Quelles dispositions avez-vous prises, Simon Augustino ? — L’amiral Marusyn va recevoir une lettre de réprimande et sera transféré à l’état-major. L’amiral Wu le remplacera en tant que commandant en chef temporaire de la Flotte de la Pax jusqu’à ce que l’on trouve un remplaçant adéquat. L’amiral Aldikacti sera excommuniée et exécutée par le peloton d’exécution. Le pape hocha tristement la tête. — Nous allons maintenant, avant de conclure cette affaire, écouter ce que le cardinal Mustafa, le cardinal Du Noyer, le P-DG du Mercantilus et le conseiller Albedo ont à nous dire. — … Ainsi prit fin l’enquête officielle du Saint-Office concernant ce qui s’était passé sur le monde de la Pax appelé Mars, conclut le cardinal Mustafa. (Il jeta un coup d’œil au cardinal Lourdusamy.) C’est alors que le capitaine Wolmak suggéra qu’il était impératif que je revienne avec mon escorte à bord de l’archange Jibril, toujours en orbite autour de cette planète. — Poursuivez, je vous prie, Excellence, murmura Lourdusamy. Pouvez-vous nous décrire la nature de l’imprévu qui poussa le capitaine Wolmak à exiger votre retour d’une manière si impérative ? — Oui, répondit Mustafa en se frottant la lèvre supérieure. Il venait de découvrir le transporteur interstellaire qui avait embarqué une cargaison à la base non enregistrée, voisine de la cité martienne d’Arafat-kaffiyeh. Il flottait, sans aucune source d’énergie, dans la ceinture d’astéroïdes du système de l’Ancienne Terre. — Pouvez-vous nous dire le nom de ce vaisseau ? — Le V.M.S.S. Saigon Maru. Les lèvres de Kenzo Isozaki se tordirent en dépit de son contrôle de fer. Il se souvenait de ce cargo. Son fils aîné y avait embarqué durant les premières années de son apprentissage. Le Saigon Maru était un ancien transporteur de minerai et de fret… un cargo traîneau à ions de trois millions de tonnes, se rappela-t-il. — Monsieur Isozaki ? dit sèchement Lourdusamy. — Oui, Votre Excellence ? répondit le P-DG d’une voix douce et dépourvue de toute émotion. — Le sigle du vaisseau suggère qu’il fait partie de la flotte du Mercantilus. Est-ce exact, monsieur Isozaki ? — Oui, Votre Excellence. Mais le Saigon Muru a été vendu à la casse, avec une soixantaine d’autres cargos obsolètes, il y a environ… huit années standard, si j’ai bonne mémoire. — Vos Excellences ? intervint Anna Pelli Cognani. Votre Sainteté ? Puis-je me permettre ? Elle avait chuchoté dans son persoc mince comme une hostie et tripotait maintenant son audio. — Oui, madame Pelli Cognani, répondit le cardinal Lourdusamy. — Nos enregistrements révèlent que le Saigon Maru a été vendu à des ferrailleurs indépendants il y a huit ans, trois mois et deux jours standard. Des transmissions ultérieures ont confirmé que les vaisseaux avaient été démantelés et recyclés dans les fonderies automatisées orbitales d’Armaghast. — Merci, madame Pelli Cognani, dit Lourdusamy. Cardinal Mustafa, vous pouvez continuer. Le grand inquisiteur hocha la tête et poursuivit son exposé, ne rapportant que les détails les plus importants. Et tout en parlant, il pensait aux images qu’il ne décrivait pas. Le Jibril et les vaisseaux-torches qui l’accompagnaient ralentirent pour se mettre en chute libre silencieuse et synchrone, à la même vitesse que le sombre cargo. Le cardinal Mustafa s’était toujours imaginé les ceintures d’astéroïdes comme des groupements très denses de petites lunes, mais en dépit des nombreuses images affichées sur le relevé tactique, il n’y avait pas de rochers en vue ; juste le cargo d’un noir mat, aussi laid et fonctionnel qu’une masse rouillée de tuyaux et de cylindres, d’un demi-kilomètre de long. Flottant à la même vitesse, sur la même trajectoire, à seulement trois kilomètres du soleil jaune natal de l’humanité brûlant derrière leurs poupes, le Jibril et le Saigon Maru semblaient immobiles tandis que seules les étoiles tournoyaient lentement autour d’eux. Mustafa se remémora – et regretta – sa décision d’inspecter le vaisseau avec les soldats qui allaient se rendre à bord. Il ressentit comme un affront l’obligation de revêtir l’armure de combat des Gardes Suisses : une combinaison-peau en monomol-D, ensuite un treillis neural d’IA, puis la combinaison spatiale elle-même, plus volumineuse que les combinaisons-peaux civiles à cause de son fourreau polymérisé d’armure d’impact, et pour finir les ceintures-réseaux du matériel et le paquetage à réaction morphable. Le Jibril avait sondé la coque au radar profond une douzaine de fois et l’on était certain que rien ne bougeait ou ne respirait à bord, mais l’archange recula à une distance d’attaque de trente kilomètres dès que le grand inquisiteur, le commandant de la Sécurité Browning, le sergent des marines Nell Kasner, le major Piet ex-commandant de l’armée de terre, et dix Gardes Suisses/marines eurent sauté dans le vide. Mustafa se souvint combien son pouls battait tandis qu’ils se rapprochaient du cargo mort et que deux membres du commando le transportaient dans le vide comme un paquet. Il se remémora la lumière du soleil qui se réfléchissait sur les visières dorées tandis que les soldats communiquaient par salves sur faisceau étroit et signaux à bras en prenant position de chaque côté du sas ouvert. Deux d’entre eux entrèrent les premiers, les armes d’assaut levées, leur paquetage à réaction vibrant en silence. Puis le commandant Browning et le sergent Kasner se hâtèrent de les suivre. Une minute plus tard, une salve codée fut lancée sur le canal tactique et les porteurs de Mustafa le guidèrent dans le trou noir du sas. Des cadavres flottaient dans les rayons des torches laser. Images d’armoire à viande. Carcasses congelées, côtes striées de rouge, cavités abdominales éviscérées. Mâchoires ouvertes sur des cris éternellement silencieux. Ruisseaux de sang congelé au sortir de bouches ouvertes et d’yeux exorbités. Viscères dérivant en trajectoires de chute sous les rayons impitoyables de la lumière. — L’équipage, transmit le commandant Browning sur faisceau étroit. — Le gritche ? s’enquit le cardinal Mustafa. Il récitait mentalement le rosaire sur un ton monotone et rapide, non pour obtenir un réconfort spirituel, mais pour éloigner son esprit des images flottant dans la lumière infernale. On lui avait dit qu’il ne devait pas vomir dans son casque. Des filtres et des tampons nettoieraient le gâchis avant qu’il ne l’étouffe, mais le processus n’était pas à toute épreuve. — Probablement le gritche, répondit le major Piet en introduisant son gantelet dans la cavité pulmonaire fracassée d’un des cadavres qui dérivaient. Vous voyez que le cruciforme a été arraché. Tout à fait comme à Arafat-kaffiyeh. — Commandant ! (C’était la voix sur faisceau étroit de l’un des soldats entrés avant eux.) Sergent ! Ici ! Dans la première soute ! Browning et Piet pénétrèrent avant le grand inquisiteur dans le long cylindre. Les faisceaux des torches laser se perdaient dans cet immense espace. Ces cadavres-là n’avaient été ni tailladés ni mis en pièces. Ils étaient soigneusement empilés sur des dalles de carbone et maintenus en place par des bandes de tulle de nylon. Les dalles, alignées le long des cloisons, ne laissaient qu’un couloir en gravité zéro, au centre. Mustafa et ses guides le parcoururent d’un bout à l’autre en flottant, les lasers des torches transperçant l’obscurité à gauche, à droite, en bas et en haut. De la chair gelée, de la chair blafarde, des codes-barres imprimés sur les plantes des pieds, des poils pubiens, des yeux fermés, des mains pâles posées près des hanches sur le carbone noir, des pénis flasques, des seins gelés en apesanteur, des cheveux collés à des crânes pâles ou flottant en nimbus congelés. Des enfants à la peau froide et douce, aux ventres ronds, aux paupières translucides. Des bébés aux pieds marqués de codes-barres. Il y avait des dizaines de milliers de corps dans les quatre longues cales du cargo. Tous humains. Tous nus. Tous sans vie. — Avez-vous achevé votre inspection du Saigon Maru, grand inquisiteur ? Le cardinal Lourdusamy l’incitait à continuer. Mustafa s’aperçut que, possédé par le démon de ce terrible souvenir, il gardait le silence depuis un long moment. — Nous l’avons achevée, Votre Excellence, répondit-il d’une voix voilée. — Et vos conclusions ? — Il y avait soixante-sept mille huit cent vingt-sept êtres humains à bord du cargo Saigon Maru. Cinquante et un d’entre eux étaient les membres de l’équipage. Ces cadavres-là furent identifiés. Tous étaient tailladés et déchirés de la même manière que les victimes d’Arafat-kaffiyeh. — Il n’y avait pas de survivants ? Aucun n’a pu être régénéré ? — Aucun. — À votre avis, cardinal Mustafa, le responsable de la mort des membres de l’équipage du Saigon Maru, était-ce le démon appelé gritche ? — À mon avis, oui, Votre Excellence. — Et toujours à votre avis, cardinal Mustafa, le gritche était-il responsable de la mort des soixante-sept mille sept cent soixante-seize autres corps trouvés à bord du Saigon Maru ? Mustafa n’hésita que durant une seconde. — À mon avis, Votre Excellence (il tourna la tête et l’inclina vers l’homme assis dans le fauteuil), Votre Sainteté… la cause de la mort des soixante-sept mille et quelques hommes, femmes et enfants trouvés à bord du Saigon Maru ne correspondait en rien aux blessures découvertes sur les victimes de Mars, ou aux précédentes attaques du gritche. Le cardinal Lourdusamy fit un pas en avant dans un bruissement d’étoffe. — Et selon les experts médico-légaux de votre Saint-Office, quelle était la cause de la mort des êtres humains découverts à bord de ce cargo ? Le cardinal Mustafa répondit les yeux baissés : — Votre Excellence, ni les spécialistes médico-légaux du Saint-Office, ni ceux de la Flotte de la Pax n’ont pu spécifier la cause de la mort de ces gens. En fait… Mustafa se tut. — En fait, poursuivit pour lui Lourdusamy, les cadavres trouvés à bord du Saigon Maru… je ne parle pas de l’équipage… ne montraient aucune cause évidente de mort, ni même des signes de mort, n’est-ce pas ? — C’est exact, Votre Excellence. (Les yeux de Mustafa parcoururent les visages des autres dignitaires présents dans la chapelle.) Ils n’étaient pas vivants, mais ils… ne montraient ni signes de décomposition, ni lividité post mortem, ni détérioration du cerveau… aucun des signes habituels de mort physique. — Pourtant, ils n’étaient pas vivants ? insista Lourdusamy. Le cardinal Mustafa se frotta la joue. — Nous n’avons pas pu les ranimer, Votre Excellence. Nous avons été incapables de détecter des signes d’activité cérébrale ou cellulaire. Leurs fonctions organiques étaient… arrêtées. — Et qu’avez-vous fait du transporteur, le Saigon Maru ? — Le capitaine Wolmak y a mis un équipage de premier ordre, choisi parmi les membres de celui du Jibril. Nous sommes immédiatement revenus à Pacem afin de rendre compte de cette affaire. Le Saigon Maru a voyagé par propulsion Hawking traditionnelle, escorté par quatre vaisseaux-torches à propulsion Hawking, et il devrait arriver dans le système de la Pax le plus proche d’une base de la Flotte… le système de Barnard, je crois… dans… euh… trois semaines standard. Lourdusamy hocha lentement la tête. — Merci, grand inquisiteur. (Le secrétaire d’État s’avança vers le fauteuil du pape, fit une génuflexion lorsqu’il fut devant l’autel, et se signa en traversant l’allée.) Votre Sainteté, j’aimerais que nous entendions maintenant Son Excellence, le cardinal Du Noyer. Le pape Urbain leva une main comme s’il bénissait. — Entendre le cardinal Du Noyer nous ferait plaisir. L’esprit de Kenzo Isozaki vacillait. Pourquoi leur faisait-on raconter tout cela ? À quoi cela pouvait-il leur servir de faire connaître ces rapports aux cadres du Mercantilus de la Pax ? Le sang d’Isozaki s’était glacé en entendant la sentence de mort de l’amiral Aldikacti. Cela devait-il être leur destin à tous ? Non, comprit-il. Aldikacti avait reçu une condamnation d’excommunication et d’exécution pour simple incompétence. Si Mustafa, Pelli Cognani, lui-même et les autres étaient accusés d’une sorte de trahison… une rapide et simple exécution serait la chose la plus éloignée de leur destin. Les machines à douleur du Château Saint-Ange bourdonnaient et grinçaient depuis des siècles. Le cardinal Du Noyer avait visiblement choisi d’être régénéré en vieille femme. Comme la plupart des personnes âgées, elle paraissait en parfaite santé – elle avait toutes ses dents, un minimum de rides, des yeux marron clairs et brillants –, mais elle préférait aussi être vue avec ses cheveux blancs, coupés presque ras, et une peau tendue sur des pommettes saillantes. Elle commença sans préliminaires. — Votre Sainteté, Excellences… je témoigne ici aujourd’hui en tant que préfet et président de Cor Unum et porte-parole de facto de l’Opus Dei. Pour des raisons qui vont devenir évidentes, les administrateurs de ce dernier organisme ne pouvaient pas et ne devaient pas être présents ici aujourd’hui. — Poursuivez, Votre Excellence, dit Lourdusamy. — Le gros transporteur Saigon Maru, échappant au recyclage de la ferraille, a été racheté par Cor Unum pour l’Opus Dei et livré à cet organisme, il y a sept ans. — Pour quelle raison, Votre Excellence ? s’enquit Lourdusamy. Le regard du cardinal Du Noyer se posa sur tous les visages, l’un après l’autre, sur celui de Sa Sainteté en dernier et se baissa alors par respect. — Pour transporter les corps sans vie de millions de personnes, semblables à ceux qui ont été découverts à l’occasion de ce voyage interrompu. Les quatre P-DG du Mercantilus émirent un bruit qui dépassait celui d’une simple aspiration d’air. — Des corps sans vie…, répéta le cardinal Lourdusamy, mais avec le ton calme d’un procureur général qui sait, à l’avance, quelles seront les réponses à ces questions. Des corps sans vie venus d’où, cardinal Du Noyer ? — D’un des mondes désignés par l’Opus Dei, Votre Excellence. Au cours des cinq dernières années, Hébron, Qom-Riyad, Fuji, Nevermore, Sol Draconi Septem, Parvati, Tsingtao-Hsishuang Panna, La Nouvelle Mecque, Mao Quatre, Ixion, les Territoires de l’Anneau de Lambert, Amertume de Sibiatu, le littoral nord de Mare Infinitus, la lune terraformée de Renaissance Minor, Nouvelle Harmonie, Nouvelle Terre et Mars. Rien que des mondes qui ne font pas partie de la Pax, pensa Kenzo Isozaki. Ou des mondes sur lesquels la Pax n’a fait que prendre pied. — Et combien de corps ont transporté ces cargos de l’Opus Dei et de Cor Unum, cardinal Du Noyer ? demanda Lourdusamy d’un grognement profond. — À peu près sept milliards, Votre Excellence. Kenzo Isozaki dut se concentrer pour ne pas vaciller. Sept milliards de corps. Un gros cargo comme le Saigon Maru pouvait emporter cent mille cadavres, si on les empilait comme des bûches. Il lui faudrait soixante-dix mille voyages pour en transporter sept milliards d’un système solaire à un autre. Absurde. À moins qu’il n’y ait des douzaines de gros transporteurs… dont un grand nombre du type nova le plus récent… effectuant des centaines ou des milliers de trajets allers et retours. Chacune des planètes citées par Du Noyer avait été fermée au Mercantilus depuis environ quatre ans, mise en quarantaine à cause de disputes commerciales ou diplomatiques avec la Pax. — Ce sont tous des mondes non chrétiens. Isozaki s’aperçut qu’il avait pensé tout haut. C’était le plus grand impair qu’il ait jamais commis en matière de discipline. Tous les hommes et les femmes tournèrent la tête vers lui. — Des mondes non chrétiens, répéta Isozaki, omettant même les titres honorifiques. Ou des mondes chrétiens avec de fortes populations non chrétiennes, comme Mars ou Fuji ou Nevermore. Le Cor Unum et l’Opus Dei ont exterminé des non-chrétiens. Mais pourquoi transporter leurs corps ? Pourquoi ne pas les laisser pourrir sur leur planète natale, puis faire venir des colons de la Pax ? Sa Sainteté leva la main. Isozaki se tut. Le pape adressa un hochement de tête au cardinal Lourdusamy. — Cardinal Du Noyer, reprit le secrétaire d’État, comme si Isozaki n’avait pas parlé, quelle est la destination de ces cargos ? — Je l’ignore, Votre Excellence. — Et qui a autorisé ce projet ? — La Commission Justice et Paix, Votre Excellence. Isozaki tourna brusquement la tête. Le cardinal venait de déposer la responsabilité de cette atrocité… de ce génocide sans précédent… directement aux pieds d’un homme. La Commission Justice et Paix avait un préfet et un seul… le pape Urbain XVI, l’ex-pape Jules XIV. Isozaki regarda les mules du prêcheur et envisagea de se jeter sur ce monstre, d’essayer de refermer ses doigts autour du cou décharné du pape. Il savait que les gardes silencieux qui se tenaient dans le coin l’abattraient à mi-chemin. Il avait tout de même envie d’essayer. — Et savez-vous, cardinal Du Noyer, poursuivit Lourdusamy comme si rien d’horrible n’avait été révélé, comme si rien d’innommable n’avait été décrit, comment ces gens… ces non-chrétiens… ont été mis… en état de non-vie ? Mis en état de non-vie, pensa Isozaki qui avait toujours détesté les euphémismes. Massacrés, espèce de fils de pute ! — Non. Mon travail, en tant que préfet de Cor Unum, consiste simplement à fournir à l’Opus Dei les moyens de transport nécessaires. Les destinations des vaisseaux et ce qui est arrivé avant que mes cargos se révèlent nécessaires ne me… ne m’ont… jamais concernée. Isozaki s’agenouilla sur les dalles, non pour prier, mais parce qu’il ne pouvait plus tenir debout. Pendant combien de siècles, dieux de mes ancêtres, les complices des génocides ont-ils répondu de cette manière ? Depuis Horace Glennon-Height. Depuis le légendaire Hitler. Depuis… toujours. — Merci, cardinal Du Noyer, dit Lourdusamy. La femme âgée recula. Chose incroyable, ce fut le pape qui se leva et s’avança, ses mules blanches ne faisant qu’un doux bruit sur la pierre. Sa Sainteté marcha entre ceux qui le regardaient fixement, passa devant le cardinal Mustafa et le père Farrell, devant le cardinal Lourdusamy et Monsignor Oddi, devant le cardinal Du Noyer et le monsignor anonyme debout derrière elle, devant les coussins vides où s’étaient agenouillés les officiers de la Flotte de la Pax, devant les P-DG Aron, Hay-Modhino et Anna Pelli Cognani, jusqu’à l’endroit où Isozaki était agenouillé, sur le point de vomir, des points noirs dansant devant ses yeux. Sa Sainteté posa une main sur la tête de l’homme qui, à ce moment, envisageait de le tuer. — Notre fils, lève-toi, dit le meurtrier de milliards d’êtres humains. Debout, et écoute. Nous te l’ordonnons. Isozaki se leva, les jambes écartées, titubant. Ses bras et ses mains le picotaient comme si quelqu’un l’avait bombardé avec un étourdisseur neural, mais il savait que c’était son corps qui le trahissait. Il n’aurait pas pu refermer les doigts autour d’une gorge. Il avait déjà assez de mal à tenir debout. Le pape Urbain XVI tendit la main, la posa sur l’épaule du P-DG et l’empêcha de tomber. — Écoute, frère dans le Christ. Écoute. Sa Sainteté tourna la tête et sa mitre s’inclina. Le conseiller Albedo s’avança jusqu’au bord de l’estrade basse et se mit à parler. — Votre Sainteté, Vos Excellences, Honorables cadres, dit l’homme en gris. La voix d’Albedo était aussi lisse que ses cheveux, aussi paisible que son regard gris, aussi moelleuse que la soie de sa cape grise. Kenzo Isozaki trembla en l’entendant. Il se souvint de l’atroce douleur et de l’humiliation subies lorsque Albedo avait transformé son cruciforme en atroce supplice. — Dites-nous qui vous êtes, je vous prie, gronda Lourdusamy de sa voix la plus aimable. Le conseiller personnel de Sa Sainteté, le pape Urbain XVI, voilà ce que Kenzo s’attendait à entendre. Depuis des dizaines et des dizaines d’années, on avait perçu la présence grise d’Albedo, et des rumeurs couraient sur elle. On ne voyait en lui que le conseiller personnel de Sa Sainteté. — Je suis une construction artificielle, un cybride créé par des éléments du TechnoCentre des IA, dit le conseiller Albedo. Je suis ici en tant que représentant de ces éléments du Centre. Tout le monde, sauf Sa Sainteté et le cardinal Lourdusamy recula pour s’en éloigner. Personne ne parla, personne ne cria, mais l’odeur animale de la peur et de la répulsion n’aurait pas été plus forte dans la petite chapelle si le gritche s’était soudain matérialisé parmi eux. Les doigts du pape serraient toujours l’épaule de Kenzo Isozaki. Il se demanda si Sa Sainteté pouvait sentir le martèlement de son pouls au travers de la chair et de l’os. — Les êtres humains enlevés sur les mondes énumérés par le cardinal Du Noyer ont été… mis en état de non-vie… par la technologie du Centre, par un vaisseau spatial robot du Centre, et emmagasinés grâce aux techniques du Centre, poursuivit Albedo. Comme l’a déclaré le cardinal Du Noyer, approximativement sept milliards de non-chrétiens ont subi ce traitement pendant ces sept dernières années. Quarante ou cinquante milliards d’autres le subiront dans les dix ans à venir. Il est temps d’expliquer la raison de ce projet et de requérir votre aide directe pour sa réalisation. Kenzo Isozaki pensait : Il est possible d’équiper le squelette humain d’un explosif puissant à base de protéine, si subtil que même les renifleurs de la Garde Suisse ne l’auraient pas détecté. J’aurais dû faire cela avant de venir. Le pape relâcha son épaule et retourna doucement vers l’estrade ; en passant, il toucha la manche du conseiller Albedo. Sa Sainteté s’assit dans son fauteuil au dossier droit. Albedo inclina légèrement la tête et se tourna vers les dignitaires attentifs. Même les gardes de la sécurité papale avaient reculé jusqu’au mur. — On vous a raconté, surtout dans les mythes et légendes, mais aussi dans l’Histoire de l’Église, commença Albedo, que le TechnoCentre avait été détruit lors de la Chute des distrans. Ce n’est pas vrai. « On vous a dit, surtout dans les Cantos interdits d’Hypérion, que le Centre comptait Trois Éléments. Les Stables qui souhaitaient préserver le statu quo entre l’humanité et le Centre ; les Volages qui voyaient dans l’humanité une menace et complotèrent pour la détruire, essentiellement par la destruction de la Terre via la Grande Erreur de 08 ; et les Ultimistes qui ne pensaient qu’à créer une Intelligence Ultime à base d’IA, une sorte de dieu de silicium qui pourrait prédire le futur et régner sur l’univers… ou du moins sur cette galaxie. « Toutes ces vérités sont des mensonges. Isozaki s’aperçut qu’Anna Pelli Cognani s’était emparée de son poignet et que ses doigts froids l’enserraient très fort. — Le TechnoCentre n’a jamais compté trois éléments en guerre les uns avec les autres, dit Albedo en marchant de long en large devant l’autel et l’estrade. Depuis qu’il a acquis la conscience, il y a un millier d’années, le Centre s’est constitué de milliers d’éléments et de factions divers qui entrent souvent en conflit, plus souvent encore coopèrent, mais luttent toujours pour accomplir une synthèse harmonieuse vers laquelle l’intelligence autonome et la vie artificielle devraient évoluer. Cette entente ne s’est jamais cristallisée. « À peu près au moment où le TechnoCentre évoluait pour acquérir une véritable autonomie, alors que la plupart des êtres humains vivaient à la surface d’une unique planète, l’Ancienne Terre, ou en orbite autour d’elle, l’humanité a acquis la capacité de modifier son programme génétique… c’est-à-dire d’orienter sa propre évolution. Cette découverte capitale fut partiellement due aux recherches en manipulation génétique menées au tout début du XXIe siècle après Jésus-Christ, mais fut rendue possible plus directement par les raffinements de la nanotechnologie avancée. D’abord sous la direction et le contrôle des premières IA du Centre travaillant avec des chercheurs humains, des formes de vie nanotech, des êtres autonomes, certains intelligents, bien plus petits qu’une cellule, d’autres de dimension moléculaire ; développèrent bientôt leur propre raison d’être et leur raison d’État. Des nanomachines, adoptant souvent la forme de virus, envahirent et remodelèrent l’humanité, telle une terrible peste. Heureusement pour la race humaine et pour celle des intelligences autonomes, maintenant connues sous le nom de Centre, le vecteur primaire de ce fléau était à bord des premiers vaisseaux d’ensemencement et autres astronefs coloniaux plus lents que la lumière, lancés juste avant l’Hégire humaine. « À cette époque, les premiers éléments de ce qui deviendrait l’Hégémonie humaine et les éléments prévisionnels du TechnoCentre prirent conscience que les communautés nanotechniques en évolution, développées sur ces vaisseaux d’ensemencement, visaient en réalité la destruction de l’humanité et la création d’une nouvelle race d’adaptés biologiques contrôlée par la nanotechnique, dans un millier de systèmes stellaires éloignés. L’Hégémonie et le Centre réagirent en interdisant la recherche nanotech avancée et en déclarant la guerre aux colonies des vaisseaux d’ensemencement nanotech, groupements maintenant connus sous le nom d’Extros. « Mais d’autres évènements éclipsèrent cette lutte. « Des éléments du Centre alors en voie de développement, partisans d’une alliance avec les univers nanotech, faction qui n’était pas des moindres, découvrirent quelque chose qui terrifia le Centre tout entier. « Comme vous le savez, nos premiers travaux en physique de la propulsion Hawking et de la communication plus rapide que la lumière amenèrent à la découverte d’un milieu de l’espace de Planck, appelé par certains le Vide qui Lie. L’évolution de la connaissance de cette substructure sous-jacente qui unifie l’univers conduisit à notre création du moyen de communication appelé canal large, ainsi qu’à la propulsion Hawking améliorée, aux distrans qui unirent le Retz hégémonique, aux infosphères planétaires évoluant en mégasphères de données gérées par le Centre, à la propulsion Gédéon instantanée d’aujourd’hui, et même à des expériences de bulles antientropiques de cet univers qui, nous le croyons, deviendront les Tombeaux du Temps, sur Hypérion. « Mais ces cadeaux faits à l’humanité n’étaient pas gratuits. Il est vrai que certaines factions d’Ultimistes, au sein du Centre, utilisaient les distrans pour se brancher sur les cerveaux humains afin de créer un réseau neural qui servait leurs propres besoins. Ce processus ne comportait aucun danger… les réseaux neuraux étaient créés dans le non-temps et non-espace du transit distrans de l’espace de Planck, et les humains n’auraient jamais appris l’existence de ces expériences si d’autres éléments du Centre n’avaient pas révélé ce fait à la première persona cybride de John Keats, il y a quatre siècles… mais je suis d’accord avec les humains et les éléments du Centre qui jugent cet acte immoral et le considèrent comme une violation de l’intimité. « Toutefois ces premières expériences de réseau neural dévoilèrent un fait stupéfiant. Il y avait d’autres Centres dans l’univers… peut-être même dans notre galaxie. Cette découverte provoqua une guerre civile qui fait toujours rage au sein de notre TechnoCentre. Certains éléments, pas seulement les Volages, ont décidé qu’il était temps de mettre fin à l’expérience biologique que constitue la race humaine. Des plans furent élaborés pour laisser tomber « accidentellement » le trou noir de Kiev de 08 au centre de l’Ancienne Terre avant que la propulsion Hawking permette un exode général. D’autres éléments du Centre retardèrent l’exécution de ces plans jusqu’à ce que des moyens de fuir soient fournis à la race humaine. « Finalement, aucune faction extrême ne triompha… l’Ancienne Terre ne fut pas détruite. Elle fut enlevée, par des moyens que notre TechnoCentre n’arrive toujours pas à appréhender, par une ou plusieurs de ces Intelligences Suprêmes étrangères. Les P-DG se mirent à babiller entre eux. Le cardinal Mustafa se laissa tomber à genoux sur son coussin et commença à prier. Le cardinal Du Noyer parut prise d’un tel malaise que son assistant, le monsignor, lui chuchota des supplications angoissées. Même Monsignor Lucas Oddi sembla sur le point de s’évanouir. Sa Sainteté, le pape Urbain XIV, leva trois doigts. Le silence régna de nouveau. — Ce ne sont, bien sûr, que des éléments de base, poursuivit le conseiller Albedo. Ce que nous souhaitons partager avec vous, aujourd’hui, ce sont les raisons pressantes d’une action commune. « Il y a trois siècles, des factions extrêmes du Centre, une société d’intelligences autonomes ravagées et déchirées par huit siècles de débats violents et de conflits, tentèrent une nouvelle tactique. Ils conçurent la créature cybride connue sous le nom de John Keats, personnalité humaine enchâssée dans une persona d’IA portée dans un corps humain relié au Centre par une interface de l’espace de Planck. La persona de Keats remplissait plusieurs buts : c’était une sorte de piège pour ce que les IA considéraient comme l’élément « empathique » d’une IU de l’espèce humaine en train d’émerger, une cause première qui mit en branle les évènements aboutissant au dernier pèlerinage d’Hypérion, et un catalyseur de la Chute des distrans. Pour servir ce but final, des éléments du Centre, auxquels je dois ma création et qui ont mon allégeance, informèrent Meina Gladstone que d’autres éléments du Centre utilisaient les distrans pour s’attaquer aux neurones humains, tels des vampires neuraux. « Ces éléments du Centre lancèrent, sous l’apparence d’une attaque extro, un assaut physique final contre le Retz. Désespérant de pouvoir éliminer d’un seul coup la race humaine éparpillée, ils voulaient détruire cette société avancée. S’attaquant directement au Centre par la destruction du milieu distans, Gladstone et les autres dirigeants de l’Hégémonie mirent fin aux expériences de réseau neural ; c’est ainsi que Volages et Ultimistes connurent de grands revers dans la guerre civile du Centre. « Nos éléments du Centre, ceux qui se consacrèrent non seulement à la préservation de la race humaine, mais à l’établissement d’une espèce d’alliance avec votre espèce, détruisirent une reproduction du cybride de John Keats, mais un second fut créé, qui accomplit sa mission initiale. « Et cette mission était : se reproduire avec une femelle humaine particulière et créer un « messie » qui serait relié à la fois au Centre et à l’humanité. « Ce « messie » vit maintenant sous les espèces d’une enfant appelée Énée. « Née sur Hypérion il y a plus de trois siècles, cette petite fille est venue, par les Tombeaux du Temps, jusqu’à notre époque. Elle n’a pas fait cela par peur – nous n’avions pas l’intention de lui faire de mal – mais parce que sa mission est de détruire l’Église, de détruire la civilisation de la Pax et de mettre fin à la race humaine telle que nous la connaissons. « Nous croyons qu’elle n’est pas consciente de son véritable but ou de sa vraie fonction. « Il y a trois siècles, mes éléments du Centre, un groupe que vous pourriez qualifier d’Humanistes, prirent contact avec les survivants humains de la Chute des distrans et du chaos qui s’ensuivit. Albedo adressa un signe de tête à Sa Sainteté. Le pape baissa la sienne pour acquiescer. — Le père Lénar Hoyt survécut au dernier pèlerinage gritchèque, poursuivit le conseiller Albedo en se remettant à marcher de long en large devant l’autel. (Les flammes des bougies vacillaient légèrement sur son passage.) Il avait vu de ses yeux les manipulations des éléments du Centre partisans de l’Intelligence Ultime et les déprédations du monstre qu’ils avaient envoyé en arrière dans le temps, le gritche. Quand nous avons pris contact, nous, c’est-à-dire les Humanistes, le père Hoyt et quelques autres membres d’une Église mourante, nous étions décidés à protéger la race humaine de ces assauts ultérieurs tout en restaurant la civilisation. Le cruciforme fut notre instrument de salut, au sens propre du terme. « Vous savez tous que le cruciforme avait été un échec. Avant la Chute, les humains ressucités par l’action de ce symbiote étaient handicapés mentaux et sexuellement neutres. Le cruciforme, sorte d’ordinateur organique dans lequel sont stockées les données physiologiques et neurologiques d’un être humain vivant, régénérait le corps mais pas la totalité de l’intellect ou de la personnalité. Il ressuscitait le cadavre mais volait l’âme. « Les origines du cruciforme sont enveloppées de mystère, mais nous, les éléments humanistes du Centre, croyons qu’il a été élaboré dans notre avenir et ramené en arrière dans le temps par l’intermédiaire des Tombeaux du Temps d’Hypérion. En un sens, il a été envoyé pour que le jeune père Lénar Hoyt le découvre. « L’échec du symbiote était dû aux simples nécessités du stockage et de la récupération de l’information. Dans un esprit humain, il y a des neurones. Le corps humain contient approximativement 1028 atomes. Le cruciforme, afin de régénérer l’esprit et le corps d’un être humain, doit non seulement suivre la trace de ces atomes et de ces neurones, mais se remémorer la configuration précise du front d’onde holistique permanent qui renferme la mémoire et la personnalité humaines. Il doit aussi fournir l’énergie nécessaire pour restructurer les atomes, les molécules, les cellules, les os, les muscles et les souvenirs afin que l’organisme renaisse semblable à l’individu qui vivait auparavant dans cette coquille. Le cruciforme ne peut pas réussir cela seul. Au mieux, la biomachine peut reproduire une copie grossière de l’original. « Mais le Centre avait la capacité informatique d’emmagasiner, de récupérer, de refaçonner et reformer ces informations en un être humain régénéré. Et nous avons fait cela pendant trois siècles. À ce moment, Kenzo Isozaki vit les cardinaux Du Noyer et Mustafa, le père Farrell et le monsignor assistant de la première, échanger des regards empreints de panique. C’était de l’hérésie. C’était un blasphème. C’était la fin du sacrement de Résurrection et le commencement d’un règne, une fois de plus, physique et mécanique. Isozaki se sentit pris de nausée. Il jeta un coup d’œil sur Hay-Modhino et Pelli Cognani et s’aperçut que les deux P-DG priaient. Aron semblait en état de choc. — Mes bien-aimés, dit Sa Sainteté. N’ayez pas de doute. Ne renoncez pas à la foi. Vos pensées actuelles sont une trahison de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et de Son Église. Ce n’est pas parce que ces amis, autrefois connus sous le nom de TechnoCentre, nous aident à réaliser cette résurrection qu’elle n’est pas un miracle. C’est Jésus-Christ Tout-Puissant qui a amené ces autres enfants de Dieu, que Notre-Seigneur a créés par l’entremise de Ses instruments les plus indignes, la race humaine, à découvrir leur propre âme et leur propre salut. Poursuivez, monsieur Albedo. Les expressions choquées de l’assistance parurent amuser légèrement Albedo. Mais ses traits lisses n’exprimaient qu’une paisible amabilité lorsqu’il se remit à parler. — Nous avons donné l’immortalité à la race humaine. En échange, nous n’avons demandé qu’une alliance secrète avec elle. Nous voulons seulement vivre en paix avec nos créateurs. « Depuis trois siècles, notre alliance discrète a bénéficié à la fois aux IA et à l’humanité. Comme l’a dit Sa Sainteté, nous avons découvert nos âmes. L’humanité a trouvé une paix et une stabilité absentes de son histoire pendant des millénaires… peut-être depuis toujours. Et je le reconnais, l’alliance a été bonne pour mes propres éléments du Centre, le groupe connu sous le nom d’Humanistes. Partis d’une des factions les plus petites et les plus méprisées, nous sommes devenus, non un parti dirigeant, car aucun élément ne gouverne le Centre, mais l’élément majeur du consensus. Notre philosophie est acceptée par la plupart des anciens groupes en conflit. « Mais pas par tous. En disant cela, le conseiller Albedo cessa de marcher et se posta devant l’autel. Il contempla visage après visage et ses yeux gris étaient sévères. — L’élément du Centre composé de certains ex-Ultimistes et d’évolutionnistes pro-nanotech qui avaient espéré se débarrasser de l’humanité, a joué son atout avec l’enfant appelée Énée. Et elle est, au sens propre du terme, un virus largué dans le corps de l’humanité. Le cardinal Lourdusamy s’avança. Le visage de cet homme énorme était empourpré et grave. Ses petits yeux étincelaient. Sa voix fut cinglante. — Dites-nous, conseiller Albedo, quel est le but de cette Énée ? — Il est triple, répondit l’homme en gris. — Quel est le premier ? — Détruire les chances d’immortalité physique de l’humanité. — Comment une enfant pourrait-elle faire cela ? — Ce n’est pas une enfant, pas même un être humain. C’est la progéniture d’un cybride adapté. La persona de son père cybride s’est interfacée avec elle quand Énée était dans la matrice de sa mère. Des éléments renégats du Centre se sont intégrés à son esprit et à son corps avant sa naissance. — Mais comment pourrait-elle voler le don d’immortalité à l’humanité ? insista Lourdusamy. — Par son sang. Elle peut propager un virus qui détruit le cruciforme. — Un vrai virus ? — Oui. Mais pas un virus naturel. Il a été façonné par les éléments renégats du Centre. C’est une sorte de peste nanotech. — Mais il y a des centaines de milliards de chrétiens régénérés dans la Pax, dit Lourdusamy, du ton d’un avocat qui guide son témoin. Comment une enfant pourrait-elle constituer une menace pour tant d’êtres ? Est-ce que le virus se propage de victime en victime ? Albedo soupira. — Autant que nous puissions le dire, le virus devient contagieux une fois que le cruciforme est mort. Ceux qui se sont privés de la résurrection par leur contact avec Énée transmettront le virus à d’autres. Même ceux qui n’ont jamais porté un cruciforme peuvent devenir vecteurs de ce virus. — Y a-t-il une cure quelconque ? Une immunisation possible ? s’enquit Lourdusamy. — Aucune. Les Humanistes tentent, depuis trois siècles, de créer des mesures défensives. Mais comme le virus d’Énée est une sorte de nanotech autonome, il élabore son propre vecteur de mutation optimale. Nos défenses sont incapables de le rattraper. Peut-être qu’en propageant nos propres légions de colonies nanotech dans l’humanité nous pourrions un jour rattraper le virus et le vaincre, mais nous, les Humanistes, avons la nanotechnologie en horreur. Et le plus triste, c’est que toute vie nanotech échappe à notre contrôle… au contrôle de n’importe qui. L’essence de l’évolution de la vie nanotech c’est d’être autonome, douée d’une volonté inébranlable et d’objectifs qui n’ont rien à voir avec ceux de la forme de vie qui l’abrite. — Vous voulez dire, l’humanité. — Précisément. — Le premier but d’Énée, ou pour être plus précis, le premier objectif de ses créateurs, les éléments renégats du Centre, est de détruire tous les cruciformes et, ainsi, d’anéantir la résurrection humaine ? — Oui. — Vous avez mentionné trois buts. Quels sont les deux autres ? — Le second est de détruire l’Église et la Pax, c’est-à-dire la civilisation humaine actuelle. Si le virus d’Énée se propage, si la résurrection est déniée… comme les distrans ne fonctionnent toujours pas et qu’une propulsion Gédéon est impraticable pour des êtres humains doués d’une seule durée de vie… ce deuxième but sera accompli. L’humanité retournera au tribalisme balkanisé qui suivit la Chute. — Et le troisième ? — Le but final est, en fait, le véritable objectif de cet élément du Centre. La destruction de l’espèce humaine. Ce fut Anna Pelli Cognani qui cria. — C’est impossible ! Même la destruction… l’enlèvement… de l’Ancienne Terre ou la Chute des distrans n’a pas anéanti l’humanité. Notre espèce est trop étendue pour une telle destruction. Beaucoup trop de mondes. Beaucoup trop de cultures. Albedo hocha la tête, mais tristement. — C’était vrai. C’était. Mais la Peste d’Énée s’étendra quasiment partout. Le virus tueur de cruciforme mutera en formes nouvelles. L’ADN humain sera contaminé dans tout l’univers. Avec la chute de la Pax, les Extros vous envahiront de nouveau… cette fois avec succès. Ils ont depuis longtemps succombé à la mutation nanotech. Ils ne sont plus humains. L’humanité n’étant plus protégée ni par l’Église, ni par la Pax, ni par la Flotte, les Extros chercheront ces poches d’ADN et les infecteront de la peste nanotech. L’espèce humaine… telle que nous l’avons connue, celle que l’Église a cherché à protéger… cessera d’exister en quelques années standard. — Et qu’est-ce qui lui succédera ? demanda le cardinal Lourdusamy dans un grognement bas. — Personne ne le sait. Pas même Énée ou les Extros ou les éléments renégats du Centre qui ont propagé cette peste finale. Les colonies de formes-de-vie nanotech évolueront selon leur propre programme, façonnant l’espèce humaine au gré de leurs propres caprices, et ils seront les seuls à contrôler leur destinée. Mais ce destin ne sera plus humain. — Mon Dieu, mon Dieu, dit Kenzo Isozaki, ébahi de s’entendre parler tout haut. Que pouvons-nous faire ? Que puis-je faire ? Chose stupéfiante, ce fut Sa Sainteté qui répondit. — Cela fait trois siècles que nous craignons et combattons ce fléau menaçant, dit Sa Sainteté d’une voix douce, et ses yeux tristes étaient pleins d’une douleur qui dépassait la sienne. Nous nous sommes efforcés de capturer l’enfant, Énée, avant qu’elle puisse propager l’infection. Nous savions qu’elle avait fui son époque pour la nôtre, non par peur, nous ne lui souhaitions aucun mal, mais afin de pouvoir propager le virus dans toute la Pax. « En fait, rectifia Sa Sainteté, nous avons dans l’idée qu’Énée ne sait pas vraiment l’effet que sa contagion aura sur l’humanité. Autrement dit, elle est le pion inconscient de ces éléments renégats du Centre. Hay-Modhino prit soudain la parole avec véhémence. — Nous aurions dû réduire Hypérion en cendres avec une bombe à plasma le jour où elle devait sortir des Tombeaux du Temps. Stériliser toute la planète. Ne prendre aucun risque. Sa Sainteté ne se vexa pas de cette interruption impardonnable. — Oui, notre fils, certains nous y exhortèrent. Mais l’Église ne pouvait pas plus causer la perte d’un si grand nombre de vies innocentes qu’autoriser la mort de la petite fille. Nous nous sommes entretenus avec les éléments prophétiques du Centre… ils disaient qu’un Jésuite, le père capitaine de Soya, contribuerait à sa capture… mais aucune de nos paisibles tentatives pour nous emparer de l’enfant n’a réussi. La Flotte de la Pax aurait pu vaporiser son vaisseau, il y a quatre ans, mais l’ordre avait été donné de ne pas le faire, sauf si tout le reste échouait. Alors nous continuons à lutter pour réfréner son invasion virale. Ce que vous devez faire, monsieur Isozaki, ce que vous devez tous faire, c’est continuer à soutenir les efforts de l’Église, même si nous intensifions ceux-ci. Monsieur Albedo ? L’homme gris reprit la parole. — Imaginez le fléau à venir comme un feu de forêt sur un monde riche en oxygène. Il consumera tout si nous n’arrivons pas à le maîtriser et à l’éteindre. Notre premier effort doit consister à ôter le bois mort et les broussailles, les éléments inflammables, qui ne sont pas nécessaires à la forêt. — Les non-chrétiens, chuchota Pelli Cognani. — Précisément, acquiesça Albedo. — C’est pour cela qu’ils ont été éliminés, dit le grand inquisiteur. Ces milliers d’êtres à bord du Saigon Maru. Tous ces millions. Tous ces milliards. Le pape Urbain XVI leva la main, pour ordonner le silence et non pour bénir. — Pas éliminés ! dit-il sévèrement. Pas une seule vie, chrétienne ou non chrétienne, n’a été prise. Les dignitaires se regardèrent, perplexes. — C’est vrai, reconnut le conseiller Albedo. — Mais ils étaient sans vie…, commença le grand inquisiteur, puis il s’interrompit. Je vous prie de m’excuser, Saint-Père, dit-il. Sa Sainteté hocha sa tête mitrée. — Vous n’avez pas besoin de vous excuser, John Domenico. Ce sont des sujets qui éveillent nos émotions. Continuez vos explications, je vous prie, monsieur Albedo. — Oui, Votre Sainteté, répondit l’homme en gris. Ceux que vous avez trouvés à bord du Saigon Maru étaient sans vie, Votre Excellence, mais pas morts. Le Centre… les Humanistes du Centre… ont mis au point un moyen de garder les êtres humains en stase temporaire, ni vivants ni morts… — Comme la fugue cryogénique ? demanda Aron qui avait beaucoup voyagé en propulsion Hawking avant sa conversion. Albedo fit non de la tête. — C’est infiniment plus sophistiqué. Et moins dangereux. (Il fit un geste de sa main bien manucurée.) Pendant ces sept dernières années, nous avons traité sept milliards d’être humains. Dans la prochaine décennie, ou plus rapidement, nous devons en traiter quarante-deux milliards de plus. Il y a beaucoup de mondes dans les Confins, et encore plus dans l’espace de la Pax, dont la population est en majorité non-chrétienne. — Traités ? dit Pelli Cognani. Albedo sourit d’une manière sinistre. — La Flotte de la Pax déclare qu’une planète est en quarantaine sans connaître la véritable raison de cette décision. Des vaisseaux robots du Centre se mettent en orbite et balaient les régions habitées avec notre équipement générateur de stase. Cor Unum fournit les vaisseaux, les fonds et la formation. L’Opus Dei se sert de cargos pour enlever les corps en état de stase… — Pourquoi les enlever ? demanda le grand inquisiteur. Pourquoi ne pas les laisser sur leurs mondes ? Sa Sainteté répondit : — Il faut les cacher dans un endroit où la Peste d’Énée ne pourra pas les trouver, John Domenico. Il faut les mettre à l’abri, avec soin… avec amour… jusqu’à ce que le danger soit passé. Le grand inquisiteur hocha la tête pour montrer qu’il avait compris et acquiesçait. — Il y a autre chose, poursuivit le conseiller Albedo. Mes éléments du Centre ont créé des… une race de soldats… dont le seul but est de trouver et de capturer cette Énée avant qu’elle puisse propager cette contamination mortelle. Le premier fut activé il y a quatre ans et s’appelle Radamanthe Némès. Il n’existe que peu de ces pisteurs-chasseurs, mais ils sont équipés pour venir à bout de tous les obstacles que les mauvais éléments du Centre leur opposent… même le gritche. — Le gritche est contrôlé par les Ultimistes et d’autres éléments renégats du Centre ? demanda le père Farrell. C’était la première fois que cet homme prenait la parole. — Nous le pensons, répondit le cardinal Lourdusamy. Ce démon semble être de connivence avec Énée… il l’aide à propager le virus. De même, les Ultimistes ont apparemment trouvé le moyen de lui ouvrir certains portails distrans. Le Diable a trouvé un nom… et des alliés… dans notre ère, j’en ai bien peur. Albedo leva un doigt. — Je dois souligner que Némès et nos pisteurs-chasseurs sont dangereux… comme toute machine aussi terriblement résolue. Une fois l’enfant capturée, nous éliminerons ces cybrides. Seul l’horrible danger que pose le Fléau d’Énée justifie leur existence. — Saint-Père, dit Kenzo Isozaki, les mains jointes, que pouvons-nous faire d’autre ? — Prier, dit Sa Sainteté. (Ses yeux noirs étaient des puits de douleur et de responsabilité.) Prier et aider notre Sainte Mère l’Église dans ses efforts pour sauver l’humanité. — La Croisade contre les Extros continuera, dit le cardinal Lourdusamy. Nous les tiendrons en échec aussi longtemps que nous le pourrons. — Pour cela, dit le conseiller Albedo, le Centre a élaboré la propulsion Gédéon et travaille à de nouvelles technologies afin que l’humanité puisse se défendre. — Nous continuons à chercher la petite fille… ou plutôt la jeune femme, je crois, ajouta Lourdusamy. Et si elle est appréhendée, elle sera mise en quarantaine. — Et si elle ne l’est pas, Votre Excellence ? demanda le grand inquisiteur. Lourdusamy ne répondit pas. — Nous devons prier, dit Sa Sainteté. En ces temps de danger maximum, il faut demander l’aide du Christ pour notre Église et la race humaine. Nous devons faire tout ce que nous pouvons, puis exiger encore plus de nous-mêmes. Et prier pour les âmes de nos frères et sœurs dans le Christ… et surtout, pour l’âme d’Énée qui mène involontairement son espèce vers un tel péril. — Amen, conclut Monsignor Lucas Oddi. Puis, pendant que tous ceux présents dans la petite chapelle s’agenouillaient et inclinaient la tête, Sa Sainteté le pape Urbain XVI se leva, s’avança vers l’autel et commença à célébrer une messe d’action de grâces. 14 Énée. Son nom me vint avant toute autre pensée consciente. Je pensai à elle avant d’avoir l’idée de penser à moi. Énée. Puis surgirent la douleur, le bruit, l’assaut de l’humidité et des turbulences. Ce fut surtout la douleur qui me réveilla. J’ouvris un œil. L’autre semblait collé par du sang séché ou autre chose. Avant de me rappeler qui et où j’étais, je sentis la douleur provenant d’innombrables meurtrissures et coupures, mais aussi d’une chose bien pire à la jambe droite. Je me souvins ensuite de mon identité, puis du lieu où j’avais été. Je ris. Ou plus précisément, je tentai de rire. Mes lèvres étaient fendues, gonflées, et du sang ou une matière gluante scellait l’une de mes commissures. Le rire jaillit comme une sorte de gémissement démentiel. J’ai été avalé par une espèce de seiche aérienne sur un monde d’atmosphère, de nuages et d’éclairs. Maintenant, je suis digéré dans le ventre bruyant de la bête. Il était vraiment bruyant, ce ventre. Et sur le mode explosif. Des gargouillements, des explosions et des claquements, un martèlement. Comme la pluie sur le feuillage d’une forêt tropicale. Je regardai avec mon seul œil. Les ténèbres… puis un éclair stroboscopique de lumière blanche… l’obscurité zébrée d’échos rétiniens rouges… d’autres éclairs stroboscopiques blancs. Je me souvins des tornades et de l’orage planétaire qui s’avançaient vers moi pendant que je flottais dans mon kayak, sous la paravoile, avant que la bête ne m’avale. Mais ce n’était pas cet orage-là. C’était la pluie sur la cime des arbres d’une jungle. Ce qui me fouettait la figure, c’était du nylon en lambeaux, les restes de la paravoile, des feuilles de palmier mouillées, et des morceaux de fibres de verre. Je regardai vers le bas et attendis le prochain éclair. Le kayak était là, mais brisé. Mes jambes étaient là… encore en partie coincées dans la coque… la gauche intacte, je pouvais la bouger, mais la droite… je poussai un cri de douleur. Ma jambe droite était cassée. Je ne voyais pas d’os percer la peau, mais j’étais certain d’avoir une fracture du fémur. À part cela, je semblais indemne. J’étais meurtri et écorché. Il y avait du sang séché sur mon visage et mes mains. Mon pantalon n’était plus qu’un lambeau de chiffon. Ma chemise et ma veste tombaient en loques. Mais lorsque j’eus fait le gros dos et que je me fus cambré, que j’eus étiré les bras et plié les doigts, tortillé les orteils de mon pied gauche et tenté de faire de même à droite, je me dis que j’étais plus ou moins sain et sauf… ni mon dos ni mes reins ni mes côtes n’étaient cassés, et je n’avais aucun nerf endommagé, sauf peut-être dans ma jambe droite où la douleur ressemblait à un fil de fer barbelé que l’on tirait dans mes veines. Quand des éclairs explosèrent de nouveau, j’essayai d’étudier mon environnement. Le kayak brisé et moi étions apparemment amarrés dans la canopée d’une jungle, coincés entre de grosses branches fendues, enveloppés dans la paravoile en lambeaux, accrochés à des cordes de suspentes, giflés par des palmes sous un orage tropical, dans une obscurité zébrée d’éclairs, suspendus à une distance indéterminée de la terre ferme. Des arbres ? La terre ferme ? Le monde dans lequel j’avais volé n’avait pas de terre ferme… ou du moins rien d’atteignable sans que l’on ne soit comprimé par la pression atmosphérique en quelque chose d’aussi petit que mon poing. Et il semblait fort improbable qu’il y ait des arbres au cœur de ce monde jupitérien où l’hydrogène était présent sous une forme minérale. Alors, je n’étais plus sur ce monde. Ni dans le ventre de la bête. Où étais-je ? Le tonnerre éclata autour de moi comme des grenades à plasma. Le vent souffla, secouant le kayak sur son perchoir précaire et me faisant hurler de douleur. Je dus perdre conscience quelques instants, car lorsque je rouvris les yeux, le vent était tombé et la pluie me rouait de coups comme un millier de poings froids. J’essuyai l’eau et le sang de mes yeux, m’aperçus que j’étais fiévreux, que ma peau brûlait, même sous cette pluie glacée. Depuis combien de temps suis-je là ? Quels microbes vicieux se sont glissés dans mes plaies ouvertes ? Quelle bactérie a partagé avec moi les boyaux de cette seiche aérienne ? La logique aurait dû me prouver que le souvenir d’avoir volé dans un monde nébuleux jupitérien, puis d’avoir été gobé par une créature ressemblant à une seiche et pourvue de tentacules n’était qu’un rêve né de la fièvre, que j’avais été distranslaté ici… où que ce soit… après m’être enfui de Vitus-Gray-Balianus B. et que tout le reste n’était qu’un paysage onirique. Mais il y avait les restes de la paravoile déployée autour de moi dans la nuit humide. Et la vivacité de mes souvenirs. Plus le fait logique que la logique n’opérait pas dans cette odyssée. Le vent secoua l’arbre. Le kayak brisé glissa un peu dans le nid précaire de palmes et de branches brisées. Ma jambe cassée m’envoya des douleurs lancinantes dans tout le corps. Je me rendis compte que je ferais mieux d’appliquer la logique à cette situation. À tout moment, mon embarcation allait glisser, ou les branches se briseraient, et toute la masse fracassée de fibres de verre, accrochée à des tendeurs de nylon-10 et à des lambeaux de paravoile en toile à mémoire, s’écraserait dans les ténèbres en m’entraînant avec elle, moi et ma jambe cassée. En dépit des éclairs… qui surgissaient avec moins de régularité, me laissant dans les ténèbres humides d’un noir de jais… je ne voyais rien en dessous de moi, sauf d’autres branches, des puits d’obscurité, et les troncs épais, gris-vert, des arbres qui s’enroulaient les uns autour des autres en spirales serrées. Je ne connaissais pas ce genre d’arbre. Où suis-je ? Énée… où m’as-tu envoyé ? Je devais mettre fin à ce genre de choses. C’était presque une prière et je n’allais pas prendre l’habitude de prier une compagne de voyage, une fille que j’avais protégée, avec laquelle j’avais mangé et discuté pendant quatre ans. Tout compte fait, pensai-je, tu aurais pu m’envoyer dans des endroits moins difficiles, ma grande. Si tu avais le choix en la matière, je veux dire. Le tonnerre gronda, mais aucun éclair ne vint illuminer la scène. Le kayak remua et s’affaissa, la proue brisée s’inclinant brusquement. Je tendis les mains derrière moi et battis l’air à la recherche d’une grosse branche que j’avais vue là, lors des derniers éclairs. Il y avait des branches brisées en abondance, des tiges de palmiers pleines d’échardes coupantes comme un rasoir, et les bords des palmes en dents de scie. Je les saisis et tirai, essayant d’extraire ma jambe cassée du cockpit brisé du kayak, mais ces branches étaient molles et je ne m’extirpai qu’à demi, secoué de nausées à cause de la douleur. Je m’imaginais que des points noirs dansaient devant mes yeux, mais la nuit était si profonde que cela ne faisait pas de différence. J’eus des haut-le-cœur, penché par-dessus le bord du kayak qui se balançait, et tentai de nouveau de trouver une prise solide dans le dédale des branches éclatées. Comment diable suis-je arrivé au sommet de ces arbres ? Mais cela importait peu. Rien n’avait d’importance, que sortir de ce fatras de fibres de verre cassées et de cordes de suspentes emmêlées. Prendre mon couteau, me tailler une issue hors de ce fouillis tenace. Mon couteau avait disparu. Ma ceinture avait disparu. Les poches de ma veste avaient été arrachées et celle-ci mise en lambeaux. Ma chemise était introuvable. Le pistolet à fléchettes que j’avais tenu comme un talisman contre la seiche-encornet aérienne avait disparu… je me souvins vaguement qu’il était tombé hors du cockpit avec mon sac à dos quand la tornade, en passant, avait déchiré la paravoile. Vêtements, torche laser, pack de rations… tout avait disparu. Un éclair luit, bien que le grondement du tonnerre se fût éloigné. Mon poignet brilla sous l’averse. Le persoc. Ce sacré bracelet doit être indestructible. Quel bien le persoc pouvait-il me faire ? Je n’en étais pas sûr, mais c’était mieux que rien. Approchant mon poignet gauche de ma bouche, je criai dans le martèlement de la pluie : — Vaisseau ! Persoc allumé… Vaisseau ! Hé ! Pas de réponse. Je me souvins que l’appareil avait lancé des avertissements de surcharge durant l’orage électrique, sur le monde jupitérien. Je ne sais pourquoi, j’éprouvai un sentiment de perte. La mémoire du vaisseau, chargée dans le persoc, avait été, au mieux, un savant idiot, mais cela faisait longtemps que je le portais. Je m’étais habitué à sa présence. Et il m’avait aidé à piloter le vaisseau de descente qui nous avait transportés de Fallingwater à Taliesin Ouest. Et… Je rejetai cette nostalgie, battis l’air de nouveau pour trouver une prise et finis par m’accrocher aux cordes qui pendaient autour de moi comme de minces lianes. Elles tinrent bon. Les flèches de la paravoile avaient dû s’arrimer fermement dans les branches supérieures, et certaines des cordes supportèrent mon poids tandis que j’essayais de prendre appui du pied gauche sur les fibres de verre glissantes pour tirer ma jambe morte de l’épave. La souffrance me fit de nouveau perdre conscience durant quelques instants… ce fut aussi intolérable que le calcul rénal à ses pires moments, sauf que la douleur m’envahissait en vagues dentelées… mais lorsque je repris mes esprits, j’étais accroché au tronc en spirale d’un palmier et non plus dans l’épave. Quelques minutes plus tard, une micro-rafale de vent secoua la cime des arbres et le kayak tomba en morceaux, certains furent retenus par les cordes encore intactes, d’autres dégringolèrent et s’écrasèrent dans l’obscurité. Et quoi maintenant ? Attendre l’aube, je suppose. Et s’il n'y a pas d’aube sur ce monde ? Attendre que la douleur s’apaise. Pourquoi devrait-elle s’apaiser ? Le fémur, en se cassant, a certainement déchiré les muscles et les tendons. Tu as une fièvre de cheval. Dieu sait combien de temps tu es resté ici, inconscient, sous la pluie, dans une matière végétale effilochée, tes blessures ouvertes à tout microbe létal qui désire y pénétrer. La gangrène est peut-être en train de commencer. Cette végétation pourrie pue autant que tu vas bientôt le faire. La gangrène ne va pas s’installer si vite que ça, hein ? Aucune réponse. J’essayai de me suspendre au tronc de l’arbre de la main gauche et de tâter ma cuisse blessée de la main droite, mais l’attouchement le plus léger me faisait gémir et vaciller. Si je m’évanouissais, je tomberais en bas de l’arbre. Je testai le bas de ma jambe droite elle était engourdie, mais semblait indemne. Peut-être était-ce une simple fracture du bas du fémur. Une simple fracture, Raul ? Sur une planète de jungle, dans un orage qui pourrait bien être permanent, pour ce qu’on en sait. Sans medipac, sans moyen de faire du feu, sans outils, sans armes. Juste une jambe cassée et une grosse fièvre. Oh, eh bien… du moment que c’est seulement une simple fracture. Arrête tes conneries. Je soupesai quelques alternatives tandis que la pluie me martelait. Je pouvais rester accroché là pendant le reste de la nuit… qui pourrait aussi bien durer dix minutes que trente heures… ou bien je pouvais essayer de descendre jusqu’au sol de la jungle. Où les prédateurs t’attendent ? C’est un bon plan. Je dis : ferme-la. J’y trouverai peut-être un abri contre la pluie, un endroit moelleux où reposer ma jambe, des branches et des lianes pour me faire des attelles. — D’accord, dis-je tout haut, et je tâtonnai autour de moi, dans l’obscurité, pour trouver une corde de suspente ou une liane ou une branche afin de commencer à descendre. Je suppose qu’il me fallut entre deux et trois heures pour atteindre le sol. Peut-être fut-ce deux fois plus ou la moitié seulement. Il n’y avait plus d’éclairs et il m’aurait été presque impossible de trouver des prises de mains dans l’obscurité quasi absolue sans la faible lueur rougeâtre, étrange, qui commença à apparaître au-dessus de l’épais feuillage de la jungle et permit à mes yeux de s’adapter suffisamment pour apercevoir, ici une corde, là une liane, une solide branche plus bas. Le lever du soleil ? Je pensais que non. La lueur semblait trop diffuse, trop faible, presque chimique. J’avais dû me trouver à vingt-cinq mètres de hauteur, pensai-je. Les grosses branches se succédèrent tout du long, mais lorsque j’approchai du bas, les palmes à bords coupants comme un rasoir s’espacèrent. Il n’y avait pas de sol. Après m’être reposé à la fourche de deux branches pour me remettre de la douleur et des vertiges, je repris ma descente pour trouver seulement de l’eau qui déferlait en dessous de moi. Je remontai rapidement ma jambe gauche. La lueur rougeâtre était juste assez brillante pour me montrer de l’eau tout autour, des flots qui coulaient entre les troncs en spirale de mon arbre, des tourbillons d’eau noire qui défilaient comme un torrent de pétrole. — Merde, dis-je. Je n’irais pas plus loin cette nuit. J’avais vaguement pensé à construire un radeau. J’étais sur un autre monde, aussi devait-il y avoir un distrans en aval et un autre en amont. J’étais arrivé ici d’une façon ou d’une autre. J’avais déjà construit un radeau, auparavant. Ouais, quand tu étais en bonne santé, bien nourri, avec deux jambes et des outils… une hache et une torche laser, par exemple. Maintenant, tu n’as même plus tes deux jambes. Je t’en prie, ferme ta gueule. Je t’en prie. Je fermai les yeux et essayai de dormir. La fièvre me donnait des frissons. Je l’ignorai et tentai de penser aux histoires que je raconterais à Énée, la prochaine fois que nous nous verrions. Tu ne crois pas vraiment la revoir un jour, hein ? — Mais ferme donc ta gueule, redis-je. Ma voix se perdit dans le bruit de la pluie sur le feuillage de la jungle et du tourbillon rageur de l’eau, à cinquante centimètres en dessous de moi. Je compris que je devrais remonter de deux ou trois mètres après m’être donné tant de mal, au double sens du mot, pour les descendre. L’eau pouvait s’élever. Elle s’élèverait probablement. Trois ou quatre mètres, ce serait mieux. Je vais m’y mettre dans une minute. Juste le temps de reprendre mon souffle et de laisser les ondes de douleur s’apaiser un peu. Deux minutes au maximum. Je fus réveillé par une faible ambiance lumineuse. J’étais étalé sur plusieurs branches branlantes à quelques centimètres d’un flot gris et tourbillonnant qui coulait entre les troncs en spirale en un courant bien visible. La pénombre d’un coucher de soleil régnait encore autour de moi. J’avais dû dormir durant toute la journée et allais me retrouver dans une autre nuit sans fin. Il pleuvait toujours, mais cela ressemblait plus à de la bruine. Il faisait une chaleur tropicale, bien qu’avec la fièvre, il me fût difficile d’en juger, et l’humidité était presque absolue. J’avais mal partout et n’arrivais pas à distinguer la sourde douleur de ma jambe cassée de celles qui me lancinaient dans la tête, le dos et le ventre. On aurait dit qu’il y avait, dans mon crâne, une boule de mercure qui se déplaçait pesamment plusieurs secondes après que ma tête se fut tournée. Le vertige me donna de nouveau la nausée, mais il ne me restait plus rien à vomir. Suspendu sur un enchevêtrement de branches, je contemplais les gloires de l’aventure. La prochaine fois que tu auras besoin qu’on te fasse une course, envoie A. Bettik, ma grande. La lumière ne diminua pas, mais ne devint pas non plus brillante. Je changeai de position et examinai l’eau qui passait : grise, déchirée par des tourbillons, elle emportait des détritus de palmes et de végétation morte. Je levai les yeux, mais ne pus voir aucun signe du kayak ou de la paravoile. Les fibres de verre et la toile qui étaient tombées là durant la longue nuit avaient été emportées depuis longtemps. Cela ressemblait à une inondation, et me rappelait le ruissellement de printemps dans les Fougeraies au-dessus de la Baie Toschachi, sur Hypérion, où le limon se déposait pour une autre année ; il s’agissait alors d’une inondation temporaire, mais je savais que cette forêt noyée, ces marécages infinis d’une jungle détrempée, devaient être l’état permanent de ce lieu. Quel qu’il soit. J’étudiai l’eau. Elle était opaque, trouble comme du lait gris, et pouvait aussi bien avoir quelques centimètres que quelques mètres de profondeur. Les troncs noyés n’apportaient aucun indice. Le courant était rapide, mais pas au point de m’emporter si je gardais une bonne prise sur les branches qui pendaient au-dessus de la surface bouillonnante de l’eau. Avec de la chance, s’il n’y avait aucun équivalent local des kystes de boue, des tiques draculéennes ou des jars mordeurs des Fougeraies, je pourrais aller en pataugeant vers… quelque chose. Pour patauger, il faut deux jambes, Raul, mon vieux. Sautiller dans la boue, ça ressemble plus à ce qui t’attend. Bon, alors, sautillons dans la boue. Je m’accrochai à deux mains à la branche qui était au-dessus de moi et j’abaissai la jambe gauche vers le courant en gardant ma jambe blessée calée sur la large branche où j’étais perché. Cela me causa de nouvelles douleurs atroces, mais je persistai, plongeant mon pied dans l’eau grumeleuse, puis ma cheville et mon mollet, puis mon genou, et enfin je me déplaçai pour voir si je pouvais tenir debout… mes avant-bras et mes biceps tendus, ma jambe blessée glissant de la branche avec une montée déchirante de douleur qui me fit haleter. L’eau faisait moins d’un mètre et demi de profondeur. Je pouvais me tenir debout sur ma bonne jambe tandis que l’eau, montant jusqu’à ma taille, m’éclaboussait la poitrine. Elle était chaude et parut apaiser la douleur de ma jambe cassée. Tous ces beaux microbes juteux dans ce bouillon de culture tiède, dont un grand nombre ont muté depuis l’époque des vaisseaux d’ensemencement. Ils se lèchent les babines, Raul, mon vieux. — Ta gueule, dis-je, déprimé, en regardant alentour. Mon œil gauche était enflé et couvert de croûtes, mais je pouvais tout de même y voir. J’avais mal à la tête. Des troncs d’arbres s’élevaient à l’infini de l’eau grise vers le crachin gris, les palmes et les branches dégoulinantes étaient d’un gris-vert si sombre qu’elles semblaient presque noires. On aurait dit qu’il faisait un peu plus clair sur ma gauche. Et le sol boueux, sous mes pieds, semblait aussi plus ferme dans cette direction. Je me mis en route, faisant glisser mon pied gauche le premier pendant que je me suspendais de branche en branche, me baissant parfois vivement pour passer sous des palmes pendantes, m’esquivant parfois de côté comme un toréador au ralenti pour laisser des branchages flottants ou d’autres débris me dépasser en tournoyant. Ma marche vers la lumière prit des heures. Mais je n’avais rien d’autre à faire. La jungle inondée prenait fin dans une rivière. Je m’accrochai à la dernière branche, sentis le courant tirer sur ma bonne jambe et regardai fixement l’étendue infinie d’eau grise. Je n’apercevais pas l’autre rive, non parce que l’eau n’avait pas de fin – je pouvais voir d’après le courant et les tourbillons qui se déplaçaient de la droite vers la gauche que c’était un fleuve et non un lac ou un océan –, mais parce que du brouillard ou des nuages bas couraient presque à la surface, dissimulant tout ce qui était à plus de cent mètres de moi. De l’eau grise, des arbres gris-vert dégouttant, de sombres nuages gris. Il faisait de moins en moins clair. La nuit arrivait. J’étais allé aussi loin que je le pouvais sur cette jambe. La fièvre faisait rage. En dépit de la chaleur de ce lieu, je claquais des dents et mes mains tremblaient d’une manière presque incontrôlable. Quelque part pendant cette progression maladroite dans la jungle inondée, j’avais aggravé la fracture à tel point que j’aurais voulu crier. Non, je l’avoue, j’avais crié. Doucement d’abord, mais au fil des heures, la douleur augmentant et la situation empirant, j’avais hurlé des poèmes et chanté des marches de la Garde Nationale, puis des chansons cochonnes apprises lorsque j’étais marinier sur la Kans, ensuite je m’étais contenté de crier. Au temps pour le scénario de la construction d’un radeau. Je m’étais habitué à la voix caustique qui parlait dans ma tête. Lorsque je m’aperçus qu’elle ne me poussait pas à me coucher et à mourir, mais se contentait de critiquer les efforts insuffisants que je faisais pour rester vivant, elle et moi, nous conclûmes un traité de paix. Là s’envole ta meilleure chance de faire un radeau, Raul, mon vieux. Un arbre entier passa, emporté par la rivière, son tronc tressé roulant sur lui-même dans l’eau profonde. Bien qu’à dix mètres du véritable courant, j’étais immergé jusqu’à l’épaule. — Oui, répondis-je tout haut. Mes doigts glissaient sur l’écorce lisse de la branche à laquelle je m’accrochais. Je changeai de position et remontai un peu. Quelque chose racla ma jambe et, cette fois, je fus certain que des points noirs assombrissaient ma vision. « Oui », répétai-je. Y a-t-il des chances pour que la lumière persiste ? Quelles chances ai-je de rester conscient ou vivant assez longtemps pour attraper l’un de ces arbres voyageurs ? Nager jusqu’à l’un d’eux, il n’en était pas question. Ma jambe droite était hors d’usage et mes trois autres membres tremblaient comme s’ils étaient atteints de paralysie agitante. — Oui, répétai-je. Merde ! — Excusez-moi, H. Endymion. Est-ce que vous me parlez ? La voix me fit presque lâcher prise. Toujours accroché de la main droite, je baissai mon poignet gauche et l’étudiai à la lumière mourante. Le persoc montrait une petite lueur qui n’y était pas la dernière fois que je l’avais regardé. — Bon, que le diable m’emporte ! Je croyais que tu étais cassé. — L’instrument est endommagé, monsieur. La mémoire a été vidée. Les circuits neuraux sont tout à fait morts. Mais les puces du persoc fonctionnent sur la puissance de secours. Je regardai mon poignet, les sourcils froncés. — Je ne comprends pas. Si ta mémoire a été vidée et si tes circuits neuraux sont… La rivière tirait sur ma jambe blessée, me poussant à lâcher prise. Durant un moment, je restai incapable de parler. — Vaisseau ? dis-je enfin. — Oui, H. Endymion ? — Tu es ici. — Bien sûr, H. Endymion. Puisque vous et H. Énée m’aviez ordonné de rester. Je suis heureux de vous dire que toutes les réparations nécessaires ont été… — Montre-toi, ordonnai-je. Il faisait presque nuit. De l’autre côté du fleuve noir, des tentacules de brouillard se tendaient vers moi. L’aéronef s’éleva horizontalement, tout dégoulinant, sa proue à une vingtaine de mètres de moi dans le courant, barrant le courant comme un rocher soudain apparu, en vol stationnaire, encore à moitié dans l’eau, noir léviathan sur lequel l’eau de la rivière se déversait en ruisselets bruyants. Les deux feux de bord clignotaient à la proue et sur la nageoire de requin noire, dégoulinante, loin à l’arrière, dans le brouillard. Je ris. Ou je pleurai. Ou peut-être me contentai-je de gémir. — Vous voulez me rejoindre à la nage, monsieur ? Ou dois-je venir vous chercher ? Mes doigts glissaient. — Viens me chercher, dis-je en m’accrochant des deux mains à la branche. Il y avait un doc-en-boîte sur le pont de fugue cryogénique où Énée prit l’habitude de dormir, après notre départ d’Hypérion. Cet appareil était ancien… bon sang, le vaisseau tout entier l’était… mais son système d’auto-réparation fonctionnait, il était bien approvisionné en médicaments et, selon ce qu’avait raconté le vaisseau volubile quatre ans plus tôt, les Extros l’avaient bricolé, autrefois, à l’époque du consul. Il accomplit son office. Je m’allongeai dans la chaleur des ultraviolets tandis que de doux appendices examinaient ma peau, oignaient mes blessures, suturaient mes coupures les plus profondes, m’administraient un analgésique en goutte-à-goutte et terminaient le diagnostic. — C’est une fracture ouverte, H. Endymion, dit le vaisseau. Voulez-vous voir les rayons X et les ultrasons ? — Non, merci. Comment allons-nous la soigner ? — Nous avons déjà commencé. La fracture a été réduite pendant que nous parlions. Le plâtrage et la greffe ultrasonique seront effectués lorsque vous dormirez. Comme il faut réparer des nerfs et du tissu musculaire endommagés, le chirurgien recommande au moins dix heures de sommeil pendant qu’il travaillera. — Pas trop tôt, dis-je. — Le plus inquiétant, dans le diagnostic, c’est votre fièvre, H. Endymion. — C’est une conséquence de la fracture ? — Négatif, répliqua le vaisseau. Il semble que vous ayez une infection rénale plutôt virulente. Si elle n’avait pas été soignée, elle vous aurait tué avant les effets secondaires du fémur cassé. — Charmante perspective, dis-je. — Comment, monsieur ? — Laisse tomber. Tu m’as dit que tu étais totalement réparé ? — Totalement, H. Endymion. En meilleure forme qu’avant l’accident, si vous me permettez un peu de vantardise. Vous voyez, à cause de la perte de certains matériaux, je craignais d’avoir à synthétiser des traverses en carbone-carbone à partir du substrat rocheux plutôt impur de cette rivière, mais j’ai bientôt découvert qu’en recyclant certains composants inutilisés des amortisseurs de compression rendus superflus par les modifications extros, je pouvais augmenter de trente-deux pour cent mon efficacité d’autoréparation, si je… — Laisse tomber, vaisseau. (L’absence de douleur me faisait presque tourner la tête.) Cela t’a pris combien de temps ces réparations ? — Cinq mois standard. Huit mois et demi locaux. Ce monde a un curieux cycle lunaire avec deux satellites fortement irréguliers qui, ai-je postulé, ont dû capturer des astéroïdes parce que… — Cinq mois. Et tu t’es contenté d’attendre pendant trois ans et demi ? — Oui. Comme on me l’avait ordonné. Je suppose que tout se passe bien pour A. Bettik et H. Énée ? — Moi aussi. Mais nous l’apprendrons bientôt. Vaisseau, es-tu prêt à partir ? — Tous les équipements fonctionnent, H. Endymion. J’attends vos ordres. — C’est fait. Allons-y. Le vaisseau me fit passer un holo de notre ascension au-dessus de la rivière. Il faisait nuit dehors, mais les lentilles de vision nocturne montraient la rivière gonflée et l’arche du distrans à quelques centaines de mètres seulement en amont. Je ne l’avais pas vu dans le brouillard. Nous nous élevâmes au-dessus du fleuve, au-dessus des nuages qui tournoyaient. — Le fleuve a monté depuis la dernière fois, dis-je. — Oui. (La courbure de la planète devint visible, le soleil se leva de nouveau au-dessus des nuages floconneux.) Il déborde pendant trois mois standard du cycle orbital local qui dure à peu près onze mois standard. — Alors tu sais quel est ce monde maintenant ? dis-je. Tu n’en étais pas sûr lorsque nous t’avons quitté. — Je suis tout à fait certain que cette planète n’est pas parmi les deux mille huit cent soixante-sept mondes de l’Index du Catalogue Général. Mes observations astronomiques ont montré qu’il n’était ni dans l’espace de la Pax ni dans le royaume de l’ex-Retz ni dans les Confins. — Pas dans l’ancien Retz ou les Confins, répétai-je. Où est-il alors ? — Approximativement à deux cent quatre-vingts années-lumière au nord-ouest galactique du système extro NNGC 4645 Delta. Un peu groggy à cause de l’analgésique, je dis : — Un nouveau monde. Par-delà les Confins. Pourquoi a-t-il des distrans, alors ? Pourquoi cette rivière fait-elle partie du Téthys ? — Je l’ignore, H. Endymion. Mais je dois vous signaler qu’il y a une multitude de formes de vie intéressantes que j’ai pu observer en faisant des prises de vue extérieures tandis que je reposais au fond de la rivière. Outre la créature semblable aux mantas de rivière que H. Énée, A. Bettik et vous aviez observée en aval, il y a plus de trois cents espèces de variétés aviennes et au moins deux espèces d’humanoïdes. — Deux espèces d’humanoïdes ? Tu veux dire, des humains ? — Négatif. Des humanoïdes. Absolument pas les humains de l’Ancienne Terre. Une variété très petite, ils mesurent un peu plus d’un mètre de haut, ont une symétrie bilatérale, mais un squelette tout à fait différent et une couleur de peau rougeâtre. Le souvenir me revint soudain d’un monolithe de roche rouge qu’Énée et moi avions repéré du haut du tapis Hawking, pendant notre bref séjour ici. De minuscules marches étaient taillées dans la pierre lisse. Je secouai la tête pour m’éclaircir l’esprit. — C’est intéressant, vaisseau. Mais composons notre destination. La courbure de la planète était devenue plus prononcée et des étoiles scintillaient sans clignoter. Le vaisseau s’élevait toujours. Nous dépassâmes une lune en forme de pomme de terre. La planète sans nom devint une sphère aveuglante de nuages éclairés par le soleil. — Connais-tu le monde appelé T’ien Shan ou les « Montagnes du Ciel » ? — T’ien Shan, répéta le vaisseau. Oui. Aussi loin que ma mémoire remonte, je n’y suis jamais allé, mais j’en possède les cordonnées. Une petite planète des Confins peuplée, à la fin de l’Hégire, de réfugiés de la Troisième Guerre civile chinoise. — Y aller ne te posera pas de problèmes ? — Je n’en anticipe aucun. Un simple saut en propulsion Hawking. Mais je vous recommande d’utiliser l’auto-chirurgien comme couchette de fugue cryogénique pendant le saut. — Non, je resterai éveillé. Du moins après que le doc aura soigné ma jambe. — Je ne suis pas d’accord, H. Endymion. Je fronçai les sourcils. — Pourquoi ? Énée et moi, nous sommes restés éveillés durant d’autres sauts. — Oui, mais c’étaient des trajets relativement courts dans l’ancien Retz. Ce que vous appelez maintenant l’espace de la Pax. Celui-ci sera un peu plus long. — Combien de temps durera-t-il ? Mon corps nu frissonna soudain. Notre plus long saut, jusqu’au Vecteur Renaissance, avait pris dix jours de voyage du vaisseau et cinq mois de déficit de temps pour la Flotte de la Pax qui nous y attendait. — Combien de temps durera-t-il ? répétai-je. — Trois mois standard, dix-huit jours, six heures et quelques minutes. — Ce n’est pas un déficit de temps si mauvais que ça. (J’avais quitté Énée juste après son seizième anniversaire. Elle gagnerait quelques mois sur moi. Ses cheveux seraient un peu plus longs.) Nous avons eu un plus grand déficit de temps en sautant jusqu’au système de Renaissance. — Ce n’est pas en déficit de temps que j’ai parlé, H. Endymion. C’est en temps du vaisseau. Cette fois, le frisson qui parcourut tout mon corps était réel. Ma langue me parut épaisse. — Trois mois de temps du vaisseau… Cela fait combien en déficit ? — Pour quelqu’un qui nous attend sur T’ien Shan ? dit le vaisseau. (Maintenant, la planète de jungle était une tête d’épingle derrière nous, tandis que nous accélérions vers un point de translation.) Cinq ans, deux mois et un jour. Comme vous devez le savoir, l’algorithme du déficit de temps n’est pas une fonction linéaire de la durée C+, il comprend des facteurs comme… — Ah, mon Dieu, m’exclamai-je, en portant mon poignet à mon front moite, dans le cercueil de l’auto-chirurgien. Ah, merde alors ! — Souffrez-vous, H. Endymion ? Le dolorimètre laisse entendre que non, mais votre pouls est devenu irrégulier. Nous pouvons augmenter la quantité d’analgésique… — Non ! dis-je d’un ton brusque. Non, ça va bien. C’est seulement que… cinq ans… merde, alors. Est-ce qu’Énée le sait ? Savait-elle que notre séparation couvrirait des années de sa vie ? Peut-être aurais-je dû ordonner au vaisseau de traverser le distrans en aval. Non, Énée avait dit qu’il fallait aller retrouver le vaisseau et le rapporter sur T’ien Shan. Le distrans nous avait amenés à Mare Infinitus, la dernière fois. Qui sait où il m’aurait transporté cette fois-ci. — Cinq ans, murmurai-je. Ah, merde alors ! Elle sera… merde, vaisseau… elle aura vingt et un ans. Ce sera une femme. J’aurai raté… je n’aurai pas vu… elle ne se souviendra pas de… — Êtes-vous certain que vous ne souffrez pas, H. Endymion ? Vos signaux vitaux montrent de l’agitation. — Ne t’occupe pas de ça, vaisseau. — Dois-je préparer l’auto-chirurgien pour la fugue cryogénique ? — Pas trop tôt, vaisseau. Dis-lui de m’endormir et, pendant ce temps-là, qu’il soigne ma jambe et qu’il s’occupe de ma fièvre. Je veux un sommeil d’au moins dix heures. Combien de temps avant d’arriver au point de translation ? — Dix-sept heures seulement. Il est à l’intérieur de ce système. — Bon. Réveille-moi dans dix heures. Prépare un petit déjeuner copieux. Ce que j’avais l’habitude de prendre quand nous fêtions le « dimanche », pendant notre voyage. — Très bien. Autre chose ? — Oui. As-tu des enregistrements holos de… d’Énée… lors de notre voyage ? — J’ai gardé plusieurs heures de ce genre d’enregistrements, H. Endymion. La fois où vous avez nagé dans la bulle en gravité zéro, sur le balcon extérieur. La discussion que vous avez eue, tous les deux, sur religion et rationalité. Les leçons de vol dans le puits gravitationnel quand… — Bien. Charge-les. Je les verrai pendant le petit déjeuner. — Je vais programmer l’auto-chirurgien pour trois mois de sommeil cryogénique après l’intervalle de sept heures, demain, dit le vaisseau. Je respirai à fond. — D’accord. — Le chirurgien souhaite commencer maintenant la réparation des nerfs endommagés et vous injecter des antibiotiques, H. Endymion. Souhaitez-vous dormir ? — Oui. — Avec ou sans rêves ? La médication peut être adaptée à un autre état neurologique. — Pas de rêves. Pas maintenant. Il y aura assez de temps pour ça plus tard. — Bon, H. Endymion. Dormez bien. Deuxième partie 15 Je suis avec A. Bettik, Jigme Norbu et George Tsarong sur la corniche de la place du marché de Phari lorsque j’apprends que les vaisseaux et les soldats de la Pax ont fini par débarquer sur T’ien Shan, les « Montagnes du Ciel ». — Il faut mettre Énée au courant, dis-je. Autour, au-dessus et en dessous de nous, des milliers de tonnes d’échafaudages se balancent et grincent sous le poids de la foule humaine qui achète, troque, discute et rit. Très peu de ces gens l’ont appris. Très peu en comprendront les implications quand ils le sauront. La nouvelle vient de nous être transmise par un moine appelée Chim Din qui arrive de Potala, la capitale ; il est enseignant au Palais d’Hiver du Dalaï-Lama. Heureusement, Chim Din travaille aussi une semaine sur deux en tant que monteur de bambou au Hsuan-k’ung Ssu, le « Temple en Suspens dans les Airs », le projet d’Énée, et il nous hèle sur la place du marché de Phari qu’il est en train de traverser pour se rendre au Temple. Nous sommes ainsi parmi les premiers, en dehors de la cour de Potala, à apprendre l’arrivée de la Pax. — Cinq vaisseaux, dit Chim Din. Plusieurs douzaines de chrétiens. Environ la moitié sont des guerriers en rouge et noir. Le quart sont des missionnaires en noir. Ils ont loué le vieux gompa de la Secte du Chapeau Rouge, au bord du Rhan Tso, le Lac de la Loutre, près du Phallus de Shiva. Ils ont sanctifié une partie du gompa pour en faire une chapelle à leur Dieu trine. Le Dalaï-Lama ne leur permet pas d’utiliser leurs machines volantes ou de franchir la chaîne sud de l’Empire du Milieu, mais il les laisse voyager librement dans cette région. — Il faut mettre Énée au courant. Je répète cela en me penchant vers A. Bettik afin d’être entendu par-dessus la rumeur du marché. — Il faut que tout le monde le sache, à Jo-Kung, répond l’androïde. Il se retourne et demande à George et à Jigme de finir les achats, sans oublier d’engager les porteurs qui transporteront les câbles et les bambous bonsaïs supplémentaires que l’on vient de commander pour la construction, puis il endosse son énorme sac à dos, resserre ses outils d’escalade sur son baudrier et me fait un signe de tête. Je soulève mon propre sac, fort lourd, sors le premier de la place du marché et descends les échelles jusqu’au niveau du câble. — Je pense que la Voie Haute sera plus rapide que la Voie de la Marche, n’est-ce pas ? L’homme bleu acquiesce de la tête. J’ai hésité à suggérer la Voie Haute pour le retour, car ce doit être difficile pour A. Bettik de manœuvrer les câbles et les glissières avec une seule main. Lors de nos retrouvailles, j’ai été surpris qu’il ne se soit pas fabriqué un crochet métallique – son bras gauche se termine toujours par un moignon lisse, à mi-chemin entre le coude et le poignet –, mais j’ai vu bientôt qu’il se servait d’une bande de cuir et de différents accessoires pour suppléer à ses doigts absents. — Oui, H. Endymion, dit-il. La Voie Haute. C’est bien plus rapide. Je suis d’accord. À moins que vous ne vouliez utiliser l’un des volants comme messager. Je le regarde, convaincu qu’il plaisante. Les volants sont une race à part, et complètement folle. Ils lancent leurs paraglisseurs du haut des structures élevées, attrapent le courant ascensionnel de l’arête des grandes murailles de roche, traversent les larges espaces entre les crêtes et les pics où il n’y a ni câbles ni ponts, observent les oiseaux, cherchent les courants ascendants thermiques comme si leur vie en dépendait… car leur vie en dépend. Il n’y a pas de zones plates sur laquelle un volant pourrait se poser si les vents traîtres changent, si leur portance faiblit, ou si leur glisseur a un problème. Un atterrissage forcé sur une muraille de crête signifie la mort. Une descente jusqu’aux nuages signifie toujours la mort. La plus petite erreur de calcul dans l’estimation des vents, des courants ascendants ou descendants, du jet-stream… toute erreur signifie la mort pour un volant. C’est pourquoi ils restent seuls, pratiquent un culte secret, et se font payer une fortune pour accomplir les ordres du Dalaï-Lama en délivrant des messages de la capitale, Potala, ou pour faire voler dans le ciel des serpentins de prière durant une célébration bouddhiste, ou pour porter une lettre urgente d’un négociant à son bureau, qui permettra à celui-ci de l’emporter sur ses concurrents, ou, comme en circule la légende, pour aller rendre visite au pic oriental de T’ai Shan, séparé pendant des mois, chaque année locale, du reste de T’ien Shan par plus de cent kilomètres d’air et de nuages mortels. — Je ne pense pas que nous désirions confier ces nouvelles à un volant, dis-je. A. Bettik hoche la tête. — C’est vrai, H. Endymion, mais on trouve des paraglisseurs, ici, au marché. À l’étal de la Guilde des Volants. On pourrait en acheter deux et rentrer par le chemin le plus court. Ils sont très chers, mais nous pourrions vendre quelques zychèvres de bât. Je ne sais jamais quand mon ami androïde plaisante. Je me souviens de la dernière fois où je me suis trouvé sous une paravoile et je dois réfréner mon envie de frissonner. — Avez-vous déjà paraglissé sur cette planète ? dis-je. — Non, H. Endymion. — Sur aucun autre monde ? — Non, H. Endymion. — Quelles seraient nos chances si nous devions essayer ? — Une sur dix, répond-il sans hésiter une seconde. — Et quelles sont nos chances par les câbles et le glissoir, à cette heure tardive ? — Environ neuf sur dix avant la nuit. Moins si le coucher du soleil nous rattrape avant le glissoir. — Alors, prenons les câbles et le glissoir. Nous attendons dans la petite file de ceux qui partent par le câble, puis c’est notre tour de mettre le pied sur la plate-forme de départ. La corniche de bambou, large de cinq mètres, est environ à vingt mètres sous l’échafaudage le plus bas de la place du marché de Phari. En dessous de nous, il n’y a que de l’air pendant des milliers de mètres et, au fond de cet abîme, seulement la mer de nuages omniprésente qui déferle sur les arêtes de la roche de soulèvement comme une marée blanche s’écoulant entre des pilotis de pierre. Plusieurs kilomètres encore sous ces nuages, il y a, je le sais, des gaz empoisonnés et l’océan acide, houleux, qui recouvre toute cette planète, à l’exception de ses montagnes. Le maître-du-câble nous fait signe d’avancer, A. Bettik et moi mettons le pied de concert sur la plate-forme de saut. De cette connexion, une douzaine au moins de câbles tombent obliquement et traversent l’abîme, sorte de toile d’araignée noire qui disparaît aux limites de la vision. Le terminus le plus proche est à un kilomètre et demi au nord, petit croc de roche qui se détache sur la gloire blanche de Chomo Lori, la Reine des Neiges, mais nous allons traverser, à l’est, le gouffre qui bâille entre les crêtes, notre point d’arrivée est à plus de vingt kilomètres de là, et le câble qui s’éloigne dans cette direction semble se terminer en plein ciel, comme s’il se fondait dans la lueur vespérale de la lointaine muraille de roche. Quant à notre destination finale, elle est à plus de trente-cinq kilomètres, au nord-est d’ici. En marchant, il nous faudrait environ six heures pour longer la Chaîne du Phari, puis franchir l’abîme par le système de ponts et de passerelles. Y aller par le câble et le glissoir prendra moitié moins de temps, mais il est tard et ce dernier est particulièrement dangereux. Je jette, de nouveau, un coup d’œil sur le soleil bas et m’interroge encore sur la sagesse de ce plan. — Prêts ? grogne le maître-du-câble, un petit homme brun vêtu d’une chuba en patchwork taché. Il mâche une racine de bésil et se retourne pour cracher par-dessus le bord tandis que nous nous postons près de la corde statique. — Prêts, répondons-nous, A. Bettik et moi, à l’unisson. — Gardez vos distances, grommelle le maître-du-câble, et il me fait signe de passer le premier. D’une secousse, je libère les ascendeurs de voyage de ma combinaison-harnais, je fais glisser mes mains sur le râtelier où est accroché notre matériel, trouve à tâtons la poulie à double amarre, la fixe sur l’anneau de l’ascendeur avec un amarrage, engage une attache de Munter dans un second mousqueton pour qu’elle apporte par son blocage de frottement une protection supplémentaire au frein de la poulie, trouve mon meilleur mousqueton de compensation et l’utilise pour réunir et fixer les brides de la poulie autour du câble, puis engage ma corde de sécurité dans les deux premiers mousquetons tout en attachant un court noeud Prusik à la corde, et pour finir agrafe le tout à mon baudrier de poitrine, sous les ascendeurs. Tout cela prend moins d’une minute. Je lève les deux mains, empoigne les contrôles de l’anneau D de la poulie et saute plusieurs fois pour vérifier à la fois la connexion de celle-ci et mes attaches. Tout tient bon. Le maître-du-câble se penche pour vérifier, d’un œil d’expert, la fixation de l’anneau double D et le bloqueur de la poulie. Il fait faire à celle-ci un aller et retour sur un mètre, s’assurant que les paliers presque dépourvus de friction glissent facilement dans leur boîtier compact. Puis il fait porter tout son poids sur mes épaules et mon harnais en se suspendant à moi comme un second sac à dos, et me relâche pour s’assurer que les anneaux et les cordelettes du frein tiennent. Je suis sûr qu’il s’en moque que je me tue en tombant, mais si la poulie se coinçait quelque part sur les vingt kilomètres en monofilaments tissés qui plongent d’ici dans l’invisibilité, ce serait au maître-du-câble de réparer le gâchis, suspendu à ses étriers ou assuré au-dessus de plusieurs kilomètres d’air, pendant que les banlieusards qui attendent fulmineraient. Il paraît satisfait de l’équipement. — Partez ! me dit-il en me donnant une claque sur l’épaule. Je saute dans le vide tout en remontant mon sac à dos bourré. Les sangles de mon harnais se tendent, le câble fléchit, les paliers de la poulie bourdonnent un peu, et je commence à glisser plus vite lorsque je relâche le frein en gardant mes deux pouces sur les commandes de l’anneau D. En quelques secondes, je dévale le câble. Je lève les jambes et je me carre dans le siège d’une manière qui, depuis ces trois derniers mois, est devenue pour moi une seconde nature. Le K’un Lun, notre destination, s’enflamme tandis que l’obscurité du coucher commence à combler l’abîme et que l’ombre du soir glisse le long de la paroi du Phari, derrière moi. Je sens un léger changement dans la tension du câble et je l’entends bourdonner lorsque A. Bettik entame sa descente, derrière moi. Jetant un coup d’œil en arrière, je le vois quitter la plate-forme de saut, les jambes tendues devant lui, dans la position homologuée, le corps montant et descendant sous les ascendeurs élastiques. Je peux juste distinguer la longe reliant la bande de cuir qui entoure son bras gauche à la ligne de frein de la poulie. A. Bettik me fait signe de la main, et je lui réponds de même, pivotant dans mon harnais pour prêter attention au câble qui crie sur mon passage tandis que je continue à franchir la gorge à toute allure. Parfois, des oiseaux se perchent sur le câble pour se reposer. Parfois, il y a une soudaine accumulation de glace ou des ergots tressés. Très rarement, on rencontre la poulie d’un voyageur qui a eu un accident ou qui a coupé les sangles de son harnais pour des raisons connues de lui seul. Encore plus rarement, mais assez pour que cela s’imprime dans l’esprit, quelqu’un plein de rancune ou vaguement psychopathe s’arrête sur le câble pour y faire une boucle avec l’anneau antichoc ou la came à ressort, laissant une petite surprise à la personne qui arrive derrière lui. On punit ce crime en précipitant le coupable de la plate-forme la plus élevée de Potala ou de Jo-Kung, mais cela ne console guère celui qui a rencontré l’anneau antichoc ou la came. Aucune de ces éventualités ne se matérialise tandis que je traverse l’abîme sous le câble ultraléger. Le seul bruit que j’entends, c’est le léger bourdonnement du frein de la poulie lorsque je modère ma vitesse, et la douce ruée de l’air. Nous sommes toujours plongés dans la lumière du soleil et c’est le printemps sur ce monde, mais l’air est encore glacé à plus de huit mille mètres. Respirer ne pose pas de problème. Tous les jours depuis mon arrivée sur T’ien Shan, je remercie les dieux de l’évolution planétaire que, malgré la gravité légèrement moins élevée de ce lieu – 0,954 standard – l’oxygène soit très abondant à cette altitude. Jetant un coup d’œil aux nuages, à quelques kilomètres sous mes bottes, je pense à l’océan bouillonnant sous cette pression aveugle, agité par des vents de phosgène et un épais CO2. Il n’y a pas de vraie terre à la surface de T’ien Shan, simplement cette soupe épaisse d’océan planétaire, et les innombrables pics pointus des chaînes qui s’élèvent à des milliers de mètres jusqu’à la couche d’O2 et la brillante lumière du soleil semblable à celle d’Hypérion. Ma mémoire me donne un petit coup de coude. Je pense à l’autre monde, l’étude de nuages où j’étais quelques mois auparavant. Je pense à mon premier jour à bord du vaisseau, avant que nous atteignions le point de translation ; pendant que l’on soignait ma fièvre et ma jambe cassée, j’ai dit négligemment au vaisseau : — Je me demande comment j’ai franchi le distrans. La dernière chose dont je me souvienne, c’est une seiche géante… Le vaisseau répondit en passant un holo pris par une de ces caméras balises pendant qu’il était au fond de la rivière, là où nous l’avions laissé. Cette image, rehaussée par la lumière des étoiles – il pleuvait – montrait l’arche du distrans, qui émettait une lueur verte, et les cimes des arbres secouées par le vent. Brusquement un tentacule plus long que le vaisseau franchit l’ouverture, portant ce qui ressemblait à un kayak-jouet drapé dans une paravoile criblée de trous. Le tentacule fit un unique geste de torsion, lent, gracieux, et paravoile, kayak, silhouette affaissée dans le cockpit, glissèrent, voltigèrent, en fait, sur une centaine de mètres et disparurent dans les cimes des arbres qui fouettaient l’air. — Pourquoi n’es-tu pas venu me chercher ? demandai-je, sans cacher mon irritation. (Ma jambe me faisait toujours souffrir.) Pourquoi attendre toute la nuit alors que j’étais suspendu, là, sous la pluie ? J’aurais pu mourir. — Je n’avais pas d’instructions m’ordonnant de vous récupérer à votre retour, répondit la voix arrogante de savant idiot du vaisseau. Vous auriez pu exécuter une tâche importante qui ne souffrait pas d’interruption. Si je n’avais pas eu de vos nouvelles pendant plusieurs jours, j’aurais envoyé un drone chenillard s’enquérir de votre bien-être. J’exposai ce que je pensais de la logique du vaisseau. — C’est une étrange appellation, dit-il. J’ai bien certains éléments organiques incorporés à ma structure et à mes composants ADN informatiques décentralisés, mais je ne suis pas, au sens strict du terme, un organisme biologique. Je n’ai pas d’appareil digestif. Je n’ai pas besoin d’éliminer autre chose qu’un gaz usé de temps à autre et des effluves de passager. Donc, je n’ai pas d’anus au sens réel ou figuré du terme, et je ne crois guère que je puisse être qualifié de… — Ferme-la. La glissade prend moins de quinze minutes. Je freine prudemment à l’approche de la grande muraille du K’un Lun. Pendant les dernières centaines de mètres, mon ombre et celle de A. Bettik se projettent devant nous sur la paroi rocheuse verticale embrasée d’orange et nous devenons les marionnettes d’un théâtre d’ombres… deux étranges bonshommes composés de bâtonnets dont les appendices battent l’air tandis que nous actionnons les anneaux de l’ascendeur pour freiner notre descente, et que nous balançons les jambes afin de nous préparer à atterrir. Puis le frein de la poulie passe d’un bourdonnement sourd à un gémissement sonore tandis que je ralentis pour l’approche finale de la corniche d’atterrissage, une dalle de pierre de six mètres dont le mur du fond est capitonné de toisons de zychèvres brunies et pourries par les intempéries. Je glisse et rebondis pour m’arrêter à trois mètres de la muraille, puis je prends pied sur le roc et détache poulie et corde de sécurité avec une rapidité née d’une longue pratique. A. Bettik s’arrête en dérapant un instant plus tard. Même avec une seule main, l’androïde est infiniment plus gracieux que moi sur le câble ; il n’utilise qu’une zone d’atterrissage d’un demi-mètre. Nous restons là une minute à regarder le soleil en suspens sur l’arête du Phari et la lumière rasante qui teinte le cône de glace du sommet en s’élevant au-dessus du jet-stream. Quand nous avons terminé d’ajuster à notre gré nos harnais et nos râteliers d’équipement, je dis : — Il fera noir lorsque nous pénètrerons dans l’Empire du Milieu. — Je préférerais en avoir terminé avec le glissoir avant que l’obscurité ne soit totale, H. Endymion, mais je pense que ce ne sera pas le cas. À l’idée de parcourir le glissoir dans l’obscurité, mon scrotum se contracte. Je me demande, sans y attacher d’importance, si un androïde mâle a une réaction physiologique similaire. — Allons-y, dis-je en quittant la dalle au trot. Nous avons perdu plusieurs centaines de mètres d’altitude, et maintenant, il faut les rattraper. La corniche prend bientôt fin – il n’y a guère d’endroits plats sur les cimes des Montagnes du Ciel – et nos bottes résonnent sur la passerelle de l’échafaudage en bambou-bonsaï accroché à la paroi rocheuse et surplombant le vide. Il n’y a pas de garde-fou. Le vent du soir s’est levé, je scelle ma veste thermique et ma chuba en toison de zychèvre. Le sac rebondit lourdement sur mon dos. Le point de Jumar est à moins d’un kilomètre au nord de la corniche d’atterrissage. Nous ne croisons personne sur la passerelle, mais au loin, de l’autre côté de la vallée de nuages agités, nous voyons des torches s’allumer sur la Voie de la Marche, entre Phari et Jo-Kung. Le chemin d’échafaudage et le labyrinthe de ponts suspendus de ce côté-là du Grand Abîme s’animent de gens se dirigeant vers le nord, certains sans doute vers le Temple en Suspens dans les Airs pour assister à la séance publique du soir que va tenir Énée. Je veux y arriver avant eux. Le point de Jumar consiste en quatre cordes fixes gravissant la muraille de roche verticale sur près de sept cents mètres. Les cordes rouges sont pour l’ascension. À quelques mètres de là pendillent les cordes bleues servant à effectuer le rappel depuis le sommet de la chaîne. Maintenant, les ombres du soir nous enveloppent et les vents qui se lèvent sont glacés. — Côte à côte ? dis-je à A. Bettik en lui montrant l’une des cordes du milieu. L’androïde hoche la tête. Son visage bleu est exactement tel que je m’en souviens, lorsque nous sommes partis d’Hypérion, il y a presque dix ans. À quoi est-ce que je m’attendais ? À ce qu’un androïde vieillisse ? Nous décrochons nos ascendeurs à moteur de nos râteliers en toile et les attachons aux lignes attenantes, secouant les cordes en microfibres comme si cela pouvait nous assurer qu’elles sont toujours solidement ancrées. Les cordes statiques, ici, ne sont vérifiées que de temps à autre par les maîtres-du-câble ; elles auraient pu être déchirées par les broches des poignées Jumar d’un grimpeur, ou abrasées par des éperons de roches cachées, ou enduites de glace. Nous le saurons bientôt. Nous fixons chacun une chaîne et des étriers à nos ascendeurs à moteur. A. Bettik laisse filer huit mètres de la corde d’ascension et nous l’attachons à nos baudriers avec des mousquetons de verrouillage. Maintenant, si une ligne cédait, l’un de nous pourrait arrêter la chute de son compagnon. Du moins, en théorie. Les ascendeurs à moteur sont la technologie la plus répandue chez les citoyens de T’ien Shan : alimentés par une batterie solaire scellée, un peu plus grands que nos mains qui tiennent parfaitement dans leurs poignées moulées, les ascendeurs sont d’élégants éléments de l’équipement d’escalade. A. Bettik vérifie ses fixations et hoche la tête. D’une pression des pouces, je réveille les miens. Les indicateurs émettent une lueur verte. Je mets en place l’ascendeur droit d’un mètre, je le fixe, pose le pied dans la sangle de l’étrier, vérifie que j’ai le champ libre, fais glisser l’ascendeur gauche un peu plus haut, l’attache bien serré, et lance mon pied gauche deux sangles plus haut, ainsi de suite… pendant sept cents mètres. Nous nous arrêtons tous deux de temps à autre, suspendus à nos jumars, pour regarder de l’autre côté de la vallée la Voie de la Marche qui resplendit de la lumière des torches. Le soleil est couché, maintenant, et le ciel s’est assombri immédiatement de violet et de pourpre, les étoiles les plus brillantes apparaissent déjà. J’estime qu’il nous reste à peu près vingt minutes de véritable crépuscule. Nous ferons le glissoir dans le noir. Je frissonne lorsque le vent hurle autour de nous. Les cordes statiques pendent le long de la glace verticale sur les derniers deux cents mètres. Nous avons tous deux des crampons pliables dans nos sacs porte-équipement, mais nous n’en avons pas besoin, aussi nous poursuivons le rituel fatigant – mise en place des jumars – serrage – un pas – libérer les étriers – se reposer une seconde – mise en place des jumars – serrage – un pas – libérer les étriers – se reposer – mise en place des jumars. Les sept cents mètres nous prennent presque quarante minutes. Il fait totalement noir lorsque nous mettons le pied sur la plate-forme de glace. T’ien Shan a cinq satellites : quatre sont des astéroïdes captés, mais en orbites assez basses pour réfléchir pas mal de lumière, le cinquième est presque aussi gros que la lune de l’Ancienne Terre, fracturé sur son quart supérieur droit par un unique mais immense cratère d’impact dont les rayons s’étendent comme une toile d’araignée brillante jusqu’au bord visible de la sphère. Cette grande lune, l’Oracle, se lève au nord-est lorsque A. Bettik et moi longeons lentement l’étroite arête de glace, attachés aux câbles fixes pour ne pas être emportés par les vents en dessous de zéro qui dévalent maintenant du jet-stream. J’ai abaissé mon capuchon thermique et mis en place mon masque facial, pourtant le vent glacé brûle encore mes yeux et la moindre bribe de chair exposée. Nous ne pouvons pas nous attarder ici longtemps. Mais l’envie de m’arrêter pour contempler le paysage est forte, comme toujours quand je suis au terminus de la voie du câble de K’un Lun et que mes regards parcourent l’Empire du Milieu et le monde des Montagnes du Ciel. Debout sur le champ de glace plat qui s’étend à l’extrémité du glissoir, je pivote dans toutes les directions, m’imprégnant de la vue. Au sud et à l’ouest, de l’autre côté des nuages qui bouillonnent si loin en dessous, la crête du Phari luit sous la lumière de l’Oracle. Des torches, tout le long de sa crête, marquent clairement la Voie de la Marche, et je distingue les ponts suspendus bien plus loin, au nord. Au-delà de la place du marché de Phari, il y a une lueur dans le ciel et je m’imagine que c’est l’éclat des lumières de Potala, le Palais d’Hiver de Sa Sainteté le Dalaï-Lama, la plus magnifique architecture de pierre de la planète. C’est à quelques kilomètres au nord d’ici, je le sais, qu’on vient d’accorder à la Pax une enclave, à Rhan Tso, plongée dans l’ombre du soir de Shivling – le Phallus de Shiva. Je souris sous mon masque therme en pensant aux missionnaires chrétiens qui doivent broyer du noir à cause de cette indignité païenne. Au-delà de Potala, à des centaines de kilomètres vers l’ouest, c’est le royaume montagneux de Koko Nor, ses innombrables villages suspendus et ses ponts périlleux. Plus loin, au sud, le long de la grande arête appelée Lob-sang Gyatso s’étale le territoire de la Secte du Chapeau Jaune, qui s’étend jusqu’au pic terminal de Nanda Devi, où l’on dit que réside la déesse hindoue de la félicité. Au sud-ouest de cette région, si loin sur la courbure de la planète que le coucher du soleil y brûle encore, se trouve Muztagh Alta et ses dizaines de milliers de musulmans qui gardent les tombes d’Ali et d’autres Saints de l’Islam. Au nord de ce pays, les crêtes se succèdent dans un territoire que je n’ai jamais vu, pas même de notre orbite d’approche, et qui abrite les hautes maisons des Juifs Errants, au voisinage du Mont Sion et du Mont Moriah, où les cités jumelles d’Abraham et d’Isaac se glorifient de posséder les plus belles bibliothèques de T’ien Shan. Au nord et à l’ouest de ces villes s’élève le Mont Sumeru, le centre de l’univers, et le Pic de Harney qui, chose bizarre, prétend aussi être le centre de l’univers, tous deux à six cents kilomètres au sud-est des quatre Pics de San Francisco ; sur ces cimes froides et dans les fissures couvertes de fougères survit avec difficulté la culture commune des Hopis-Eskimaux, certains eux aussi que leurs sommets constituent le centre de l’univers. Lorsque je me retourne pour regarder plein nord, je vois la plus grande montagne de notre hémisphère et la frontière septentrionale de notre monde puisque sa crête disparaît sous les nuages de phosgène à quelques kilomètres d’ici, Chomo Lori, la « Reine des Neiges ». Chose incroyable, le coucher de soleil éclaire encore le sommet gelé de Chomo Lori, tandis que l’Oracle baigne ses arêtes orientales d’une lumière plus douce. De Chomo Lori, les chaînes de K’un Lun et de Phari se déploient toutes deux vers le sud, le fossé entre elles s’élargissant jusqu’à des distances infranchissables au sud du câble que nous venons de parcourir. Je tourne le dos au vent d’hiver et regarde au sud et à l’est, suivant le tracé de la ligne de crête en forme de boucle du K’un Lun, m’imaginant que je peux voir des torches à quelque deux cents kilomètres au sud, où la cité de Hsi wang-mu, « la Reine Mère de l’Ouest » (« ouest » étant le sud et l’ouest de l’Empire du Milieu) abrite trente-cinq mille personnes dans la sécurité de ses défilés et de ses fissures. Au sud du Hsi wang-mu, dont seul le haut sommet est visible au-dessus du jet-stream, s’élève le grand pic du Mont Koya où, si l’on en croit les fidèles qui vivent dans des cités de tunnels de glace, sur ses étendues les plus basses, Kobo Daishi, le fondateur du Bouddhisme Shingon, est enterré dans son tombeau de glace, hors de l’atmosphère, attendant que les conditions deviennent favorables pour émerger de sa transe méditative. À l’est du Mont Koya, invisible au-delà de la courbure de la planète, se trouve le Mont Kalais, résidence de Kubera, le dieu hindou de la fortune, et de Shiva qui se moque d’être séparé de son phallus par plus de mille kilomètres de nuages. Parvati, son épouse, vit aussi, prétend-on, sur le Mont Kalais, bien que personne n’ait appris ce qu’elle pense de cette séparation. A. Bettik s’est rendu au Mont Kalais durant sa première année passée sur la planète, et il m’a raconté que le sommet, l’un des plus grands de ce monde – plus de dix-neuf mille mètres au-dessus du niveau de la mer –, est beau, et il l’a décrit comme une sculpture de marbre dressée sur un piédestal de roche striée. L’androïde dit aussi qu’au sommet du Mont Kalais, loin au-dessus des champs de glace où le vent est trop ténu pour souffler, où les hommes ne peuvent pas respirer, se dresse un temple d’alliages carbonés à la déité bouddhique des montagnes, Demchog, « la Béatitude Suprême », un géant d’au moins dix mètres de haut, aussi bleu que le ciel, drapé dans des guirlandes de crânes, et qui étreint joyeusement son épouse en dansant. A. Bettik dit que le dieu à la peau bleue lui ressemble un peu. Le palais est au centre précis du sommet arrondi, qui lui-même se dresse au centre d’un mandala dessiné par les cimes neigeuses inférieures, le tout embrassant le cercle sacré, le mandala matériel, de l’espace divin de Demchog, où ceux qui y méditent découvriront la sagesse qui les libèrera du cycle de la souffrance. Visible du mandala de Demchog, dit A. Bettik, et si loin au sud que le pic est enterré sous des glaciers épais de plusieurs kilomètres de glace scintillante, s’élève Helgafell, la Salle où les Morts boivent leur Hydromel ; là quelques centaines d’Islandais transplantés de l’Hégire font revivre les moeurs des Vikings. Je regarde au sud-ouest. Si je pouvais un jour parcourir l’arc du cercle antarctique, je verrais des pics comme le Gunung Agung, le nombril du monde (il y en a une douzaine sur T’ien Shan) où le Festival d’Eka Dasa Rudra en est à la vingt-septième année de son cycle de six cents ans, et où les belles Balinaises dansent, dit-on, avec une grâce insurpassable. Au nord-ouest, à plus de mille kilomètres de Gunung Agung, se dresse le Kilimachaggo, où les résidents des terrasses inférieures exhument leurs morts des fissures riches en terreau, après un laps de temps décent, et transportent leurs os hors de l’atmosphère respirable – grimpant en combinaisons-peaux cousues à la main et masques à pression – pour enterrer de nouveau dans un glacier dur comme du roc, à près de dix-huit mille mètres d’altitude, les membres de leurs familles dont on peut voir, au travers de la glace, les crânes tournés vers le sommet, figés dans un espoir éternel. Au-delà de Kilimachaggo, le seul pic dont je connaisse le nom est le Croagh Patrick qui, d’après ce que l’on dit, n’abrite pas de serpents. Mais, autant que je sache, il n’y a de serpent nulle part sur les Montagnes du Ciel. Je me retourne de nouveau vers le nord-est. Le froid et le vent qui me soufflettent de plein fouet me poussent à me hâter, mais je m’accorde une ultime minute pour regarder notre destination. A. Bettik ne paraît pas pressé non plus, mais c’est peut-être l’angoisse du glissoir à venir qui le fait demeurer là un moment avec moi. Au nord et à l’est d’ici, au-delà de la muraille escarpée de la crête du Kun Lun, s’étend l’Empire du Milieu, avec ses cinq cimes embrasées par la lueur de lanterne de l’Oracle. Au nord, la Voie de la Marche et une douzaine de ponts suspendus franchissent l’abîme jusqu’à la ville de Jo-Kung et le pic central de Sung Shan, le « Hautain », bien que ce soit, et de loin, le plus bas des cinq sommets de l’Empire du Milieu. Devant nous, relié seulement au nord-ouest par une arête de glace à-pic souillée par la boucle du glissoir, s’élève Hua Shan, « la Montagne-Fleur », le sommet le plus à l’ouest de l’Empire du Milieu et le plus beau, se doit-on de dire. De Hua Shan, les derniers kilomètres de câbles rattachent la Montagne-Fleur aux crêtes en dents de scie du nord de Jo-Kung, où Énée œuvre au Hsuan-k’ung Ssu, le Temple en Suspens dans les Airs, enchâssé dans la paroi abrupte d’un escarpement qui fait face, de l’autre côté de l’abîme, à Heng Shan, la Montagne Sacrée du Nord. Il y a un second Heng Shan, à quelques centaines de kilomètres au sud, qui marque la frontière de l’Empire du Milieu, mais c’est une éminence peu impressionnante comparée aux murailles à-pic, aux grandes crêtes et aux courbes fuyantes de sa contrepartie septentrionale. Regardant vers le nord, dans les vents rageurs et les averses de bruine, je me souviens de ma première heure sur la planète, flottant à bord du vaisseau du consul entre le noble Heng Shan et le Temple. Jetant de nouveau un coup d’œil à l’est et au nord, par-delà Hua Shan et le petit pic central de Sung Shan, je peux facilement voir l’incroyable sommet du T’ai Shan qui se profile, à plus de trois cents kilomètres d’ici, sur l’Oracle en train de se lever. C’est le Grand Pic de l’Empire du Milieu, dix-huit mille deux cents mètres de haut, la ville de Tai’an, la Cité de la Paix, accroupie à neuf mille mètres d’altitude, et son légendaire escalier de vingt-sept mille marches s’élevant de Tai’an entre les champs de neige et les murailles rocheuses jusqu’au Temple mythique de l’Empereur de Jade, au sommet. Au-delà de notre Montagne Sacrée du Nord, je sais que se dressent les Quatre Montagnes du Pèlerinage des bouddhistes, O-mei Shan à l’ouest ; Chiu-hua Shan, « la Montagne des Neuf Fleurs », au sud ; Wu-t’ai Shan, « la Montagne aux Cinq Terrasses » avec son accueillant Palais Pourpre, au nord ; et P’u-t’o Shan, moins haut mais plus subtilement beau, dans l’orient lointain. Je passe quelques dernières secondes sur cette arête de glace fouettée par le vent, à regarder vers Jo-Kung, espérant apercevoir la lumière des torches bordant la crevasse qui mène à Hsuan-k’ung Ssu, mais les nuages élevés ou les averses de bruine embrument la vue, si bien que seule reste visible une tache floue éclairée par l’Oracle. Me tournant vers A. Bettik, je montre le glissoir et lui fais signe, d’un geste du pouce, de me souhaiter bonne chance. Le vent souffle trop fort pour porter nos paroles. A. Bettik répond d’un hochement de tête et tire d’une poche extérieure de son sac à dos la luge-feuille d’alu. Tandis que je récupère la mienne et la porte jusqu’à la plate-forme de lancement du glissoir, je m’aperçois que mon cœur ne bat pas seulement la chamade à cause de l’effort physique. On va vite sur le glissoir. Cela a toujours fait son charme. Et c’est son plus grand péril. Il y a encore des endroits dans la Pax, j’en suis sûr, où l’ancienne coutume de la course de toboggan se perpétue. Pour pratiquer ce sport, on s’assoit dans une luge à fond plat et on descend à toute allure une piste creusée dans la glace. Cette description convient assez au glissoir, sauf qu’au lieu d’une luge à fond plat, A. Bettik et moi disposons chacun d’une luge-feuille d’alu qui fait moins d’un mètre de long et s’incurve comme une cuillère. Elle est aussi molle qu’une feuille d’aluminium, jusqu’à ce que nous prélevions un peu de l’énergie de nos ascendeurs pour envoyer un message piézoélectrique aux raidisseurs inclus dans la structure de la feuille métallique ; alors nos petites luges semblent se gonfler et prennent forme en quelques secondes. Énée m’a dit un jour qu’autrefois, des cordes statiques de carbone-carbone couraient tout le long du glissoir, et que les amateurs de luge s’attachaient à elles comme nous le ferions à un câble ou une corde de rappel, avec un anneau de serrage spécial à basse friction, semblable à la poulie du câble, qui les empêchait de perdre de la vitesse. De cette manière, ils pouvaient freiner en se servant du câble ou, si le traîneau faisait mine de s’envoler dans le vide, utiliser la corde de serrage comme harnais d’auto-stoppage. Avec ce genre de corde de sécurité, il y avait des meurtrissures et des os cassés, mais au moins le corps ne s’envolait pas dans le vide avec le traîneau. Mais cela n’avait pas marché, dit Énée. Le fonctionnement et le bon état des câbles exigeaient beaucoup trop de maintenance. De soudaines tempêtes de glace les collaient à la paroi du glissoir et l’anneau de serrage de quelqu’un voyageant à cent cinquante kilomètres à l’heure tombait soudain sur de la glace inébranlable. Il est déjà assez difficile, aujourd’hui, de garder la voie du câble en bon état : il s’est révélé impossible de gérer les cordes statiques d’un glissoir. Aussi ces pistes furent-elles abandonnées. Au moins jusqu’à ce que des adolescents à la recherche de sensations fortes et des adultes furieusement pressés s’aperçoivent que, neuf fois sur dix, on pouvait garder les luges feuilles d’alu dans la gorge en descendant en ramassage, voire en se servant d’un ou plusieurs piolets en position d’auto-stoppage et en freinant assez pour demeurer dans le chenal. C’est-à-dire en ne dépassant pas cent cinquante kilomètres à l’heure. Neuf fois sur dix, cela marchera. Si l’on est très adroit. Si les conditions sont parfaites. Et s’il fait jour. A. Bettik et moi avions fait trois fois ce glissoir, une fois en rentrant de Phari avec des médicaments qui devaient sauver la vie d’une jeune fille, et deux fois juste pour apprendre ses courbes et ses lignes droites. Le voyage avait été grisant et terrifiant, mais nous nous en étions tirés sains et saufs. Chaque fois, c’était pendant la journée… sans aucun vent… et avec d’autres glisseurs devant nous, pour nous montrer le chemin. Maintenant, il fait noir ; le long parcours miroite narquoisement devant nous. La surface semble givrée et rugueuse comme de la pierre. J’ignore si quelqu’un a effectué le trajet aujourd’hui… cette semaine… si quelqu’un s’est assuré qu’il n’y avait ni fissures, ni soulèvements, ni effondrements, ni crevasses, ni pointes de glace et autres obstacles. J’ignore sur quelle longueur s’étendait l’ancien toboggan, mais ce glissoir fait plus de vingt kilomètres de long sur la paroi abrupte de l’Éperon Abruzzi qui relie la crête du K’un Lun aux pentes du Hua Shan, et s’aplatit graduellement sur les champs de glace, du côté ouest de la Montagne-Fleur, à des kilomètres au sud de la Voie de la Marche plus lente, moins dangereuse, qui descend du nord en longue épingle à cheveux. De Hua Shan, il n’y a que neuf kilomètres et trois faciles parcours de câble jusqu’à l’échafaudage de Jo-Kung, puis une marche vivifiante par le défilé de la fissure et une descente de la paroi abrupte, par les sentiers, jusqu’à Hsuang-k’ung Ssu. A. Bettik et moi sommes assis côte à côte comme des enfants sur leurs traîneaux, attendant qu’une bonne âme nous pousse. Je me penche, saisis mon ami par l’épaule, l’attire plus près afin de me faire entendre à travers le matériau thermique de son capuchon et de son masque facial. Le vent me cingle de grésil, maintenant. Je hurle : — Ça vous va si je passe le premier ? A. Bettik tourne la tête afin que nos joues couvertes de tissu se touchent. — H. Endymion, je sens que c’est moi qui devrais passer le premier. J’ai fait ce glissoir deux fois de plus que vous, monsieur. — Dans l’obscurité ? La tête encapuchonnée fait non. — Peu de gens tentent de le faire dans le noir, H. Endymion. Mais j’ai de très bons souvenirs de chaque courbe, de chaque ligne droite. Je crois que je peux vous montrer les points où il faut freiner. J’hésite seulement une seconde. — D’accord, dis-je, en serrant sa main gantée. Avec mes lunettes de vision nocturne, cela aurait été aussi facile qu’une descente de jour, qui ne doit pas être qualifiée de facile dans mon livre. Mais j’ai perdu celles que j’avais emportées dans mon odyssée distrans, et bien que le vaisseau en possède des paires de rechange, je les ai laissées à bord. — Emmenez deux combinaisons-peaux et deux respirateurs, nous avait dit Rachel, de la part d’Énée. Elle avait omis de mentionner des lunettes de vision nocturne. La balade d’aujourd’hui aurait dû comporter une randonnée facile jusqu’à la place du marché de Phari, une nuit passée à l’hôtellerie, puis un retour avec George Tsarong, Jigme Norbu et une longue file de porteurs hissant le lourd matériel du chantier de construction. Peut-être, me dis-je, ai-je eu une réaction excessive en apprenant la nouvelle de l’atterrissage de la Pax. Maintenant, il est trop tard. Même si nous faisions demi-tour, la descente en rappel des cordes statiques de la Crête du K’un Lun serait aussi difficile que ce glissoir. C’est du moins ce que je me raconte. Je regarde A. Bettik fixer sa massette d’ascension des glaciers, de trente-huit centimètres de long, dans la boucle de son brassard gauche, puis préparer son petit piolet standard de soixante-quinze centimètres. Assis en tailleur sur ma luge, je prends ma massette de la main gauche et empoigne de la droite mon piolet le plus long, telle une barre. Je donne à l’androïde, des deux pouces, le signal du départ et le regarde filer au clair de lune, tournoyer une fois, stabiliser habilement la luge avec la massette en faisant voler des éclats de glace, puis foncer à deux doigts du bord et disparaître en une minute. J’attends jusqu’à ce qu’il y ait entre nous un écart de dix mètres environ, juste assez pour éviter les projections provoquées par son passage, assez près pour ne pas le perdre de vue, à la lumière orange de l’Oracle, puis je m’élance. Vingt kilomètres. À une vitesse moyenne de cent vingt kilomètres à l’heure, nous devrions couvrir la distance en dix minutes. Dix minutes de froid intense, de poussée d’adrénaline, de gorge serrée, de terreur-battant-contre-les-côtes, de « réagir-en-une-microseconde-ou-mourir ». A. Bettik est brillant. Il négocie chaque tournant à la perfection, attaque bas les courbes au bord relevé afin que son apogée, et la mienne quelques secondes plus tard, le propulse, vacillant, tout en haut du talus de glace, il émerge du tournant juste à la bonne vitesse pour aborder la prochaine ligne droite descendante, puis attaque la longue rampe glacée et glisse si vite qu’il devient flou à mes yeux ; les coups de boutoir remontent mon coccyx et ma colonne vertébrale si bien que, pendant une seconde, je vois double, triple, et que ma tête résonne de douleur, puis ma vision devient floue de nouveau à cause des éclats de glace qui volent, créant des halos au clair de lune, brillants comme les étoiles impassibles qui culbutent et chavirent au-dessus de nous, les étoiles scintillantes qui rivalisent même avec la lueur de l’Oracle et la lumière rapide, tumultueuse, des lunes-astéroïdes ; ensuite, nous freinons au plancher et rebondissons durement pour remonter de nouveau, arrêtés à gauche au sommet d’un tournant anguleux qui me coupe le souffle, nous glissons à droite dans un autre plus anguleux encore, puis nous parcourons bruyamment, en décollant presque du sol, une ligne droite si abrupte que ma luge et moi avons l’air de crier en chute libre. Pendant une minute, mon regard plonge tout droit dans les nuages de phosgène éclairés par le satellite, verts comme l’ypérite sous la lumière mensongère de la lune, puis nous négocions à grand bruit une série de spirales, montagnes russes en hélice d’ADN, nos luges chancellent en haut de chaque talus, si bien que par deux fois, la lame de mon piolet mord dans le vide, dans l’air glacé, mais nous retombons toujours dans le chenal et nous émergeons, non point tant sortis des tournants que crachés par eux, deux balles de fusil tirées juste au-dessus de la glace, puis nous virons vers le haut de nouveau, pour surgir en accélération sur une ligne droite et traverser comme des flèches les huit kilomètres de muraille de glace abrupte de l’Éperon Abruzzi, la paroi droite du glissoir sert maintenant de plancher à notre passage, mon piolet projette des éclats dans l’espace vertical tandis que notre vitesse s’accroît, puis augmente encore et devient quelque chose de plus que de la vitesse tandis que l’air froid, ténu, traverse mon masque, mes vêtements thermiques, mes gants et mes bottes chauffantes pour geler ma chair et déchirer mes muscles. Je sens la peau gelée de mes joues se tendre sous mon masque thermique tandis que je souris comme un idiot, rictus de terreur et de la joie pure que procure la vitesse grisante, que mes bras et mes mains s’adaptent constamment, automatiquement, instantanément aux changements de la barre qu’est mon piolet, et du frein que constitue ma massette. Brusquement, A. Bettik dévie à gauche, les éclats volent tandis qu’il mord profondément la glace avec les pointes recourbées des piolets, le long et le court… ça n’a aucun sens, ça va l’envoyer – nous envoyer, en fait ! – rebondir sur la paroi intérieure, la muraille de glace verticale, puis tomber en hurlant dans l’air noir… mais je lui fais confiance, prenant la décision en moins d’une seconde, et j’abats brutalement la lame de mon grand piolet, frappant de toute ma force avec ma massette, je sens mon cœur me monter à la gorge tandis que je dérape et menace de glisser à droite et non à gauche, sur le point de quitter en tournoyant follement l’étroite corniche de glace à cent quarante kilomètres à l’heure… mais je corrige, stabilise ma course et passe comme l’éclair à côté d’un trou du chenal dans lequel nous serions tombés sans ce fol détour, dévalant sur un rebord ébréché de six ou huit mètres de large, trappe menant à la mort… puis A. Bettik quitte la paroi intérieure, glisse avec un éclair des lames de son piolet au clair de lune, puis continue à descendre à toute vitesse l’Eperon Abruzzi vers la dernière série de tournants, sur les pentes de glace de Hua Shan. Et je le suis. Sur la Montagne-Fleur, nous sommes tous deux, durant plusieurs froides minutes, trop gelés et trop secoués pour pouvoir nous lever et sortir de nos luges. Puis, ensemble, nous nous hissons sur nos pieds, nous mettons à la masse les charges piézoélectriques de nos luges, nous les dégonflons et les replions dans nos sacs. Nous suivons en silence le chemin de glace qui contourne l’épaulement de Hua Shan, moi émerveillé des réflexes et du courage de A. Bettik, lui plongé dans un mutisme que je ne peux interpréter mais qui, je l’espère avec ferveur, n’est pas de la colère contre ma décision hâtive de revenir par cette voie. Les trois dernières traversées par le câble sont une chute dans la banalité, marquée seulement par la beauté du clair de lune sur les cimes et les crêtes qui nous entourent, et par la difficulté que j’ai à refermer mes doigts gelés sur les freins de l’anneau D. Jo-Kung semble embrasée par les torches après le vide éclairé par la lune des pentes supérieures, mais nous évitons les principaux échafaudages et prenons les échelles jusqu’au col de la fissure. Puis nous voilà plongés dans l’obscurité du versant nord, violée par les torches crachotant sur le passage pour piétons qui mène à Hsuan-k’ung Ssu. Nous parcourons le dernier kilomètre au petit trot. Nous arrivons juste au moment où Énée commence sa première séance de discussion du soir. Une centaine de personnes se pressent dans la pagode de la petite plate-forme. Elle regarde par-dessus les têtes de ceux qui attendent, voit mon visage, demande à Rachel d’entamer la discussion et se dirige immédiatement vers la porte balayée par les vents où nous nous tenons, A. Bettik et moi. 16 J’avoue que j’étais déconcerté et un peu déprimé à mon arrivée sur les Montagnes du Ciel. J’avais dormi en fugue cryogénique pendant trois mois et deux semaines. Je croyais que dans cet état, on ne faisait pas de rêves, mais je me trompais. J’eus presque tout le temps des cauchemars et me réveillai désorienté et inquiet. Le point de translation du système dont nous partions n’était qu’à dix-sept heures de la planète, mais dans celui de T’ien Shan, nous sommes sortis de C+ au-delà de la dernière planète glacée et nous dûmes ralentir pendant trois jours pleins. Je fis du jogging sur les différents ponts, montant et descendant l’escalier en spirale, et sortant même sur le petit balcon que j’avais demandé au vaisseau de sortir. Je me disais que j’essayais de remettre ma jambe en forme – j’en souffrais toujours, bien que le vaisseau prétendît que le doc-en-boîte l’avait guérie et qu’elle ne devait plus me faire mal – mais en réalité je tentais d’épuiser mon énergie nerveuse. Je ne crois pas avoir jamais été aussi angoissé, auparavant. Le vaisseau voulut m’apprendre tout sur ce système stellaire avec un luxe de détails insupportable, étoile jaune de type-G, blablabla, eh bien, je pouvais voir qu’il y avait… onze planètes, trois géantes gazeuses, deux ceintures d’astéroïdes, un pourcentage élevé de comètes dans le système intérieur, blablabla. Je ne m’intéressais qu’à T’ien Shan, et je restais assis sur la moquette de la fosse holo à la regarder grandir. Ce monde était étonnamment brillant. D’un éclat aveuglant. Une perle scintillante qui se détachait sur le noir de l’espace. — Ce que vous voyez, c’est la couche permanente de nuages la plus basse, ronronnait le vaisseau. L’albedo est impressionnant. Il y a d’autres nuages plus hauts… vous voyez ces tourbillons d’orage sur la partie inférieure droite de l’hémisphère éclairé ? Ces cirrus qui projettent des ombres près de la calotte polaire nord ? Ce sont les nuages qui apporteraient le temps, beau ou mauvais, aux habitants humains. — Où sont les montagnes ? demandai-je. — Là, répondit le vaisseau en traçant un cercle autour d’une ombre grise, dans l’hémisphère Nord. D’après mes vieilles cartes, c’est un grand pic des chaînes septentrionales de l’hémisphère oriental, le Chomo Lori, « la Reine des Neiges »… et vous voyez ces stries qui en partent, vers le sud ? Vous voyez comment elles restent groupées jusqu’à ce qu’elles franchissent l’équateur, et alors elles s’écartent de plus en plus jusqu’à disparaître dans les masses nuageuses du pôle Sud ? Les grandes arêtes en dents de scie, la crête de Phari et la crête de K’un Lun, furent les premières chaînes rocheuses habitées de la planète, et d’excellents exemples du violent soulèvement équivalent qui se produisit au début du Crétacé dans le Dakota… Blablabla. Et moi, je ne pensais qu’à Énée, Énée et encore Énée. C’était étrange d’entrer dans un système sans que des vaisseaux de la Flotte de la Pax tentent de s’emparer de moi, un système dépourvu de défenses orbitales, de bases lunaires… il n’y avait pas même de base sur la sphère géante orangée d’un satellite sur lequel quelqu’un semblait avoir tiré un unique boulet. Aucune traînée de propulsion Hawking ni d’émissions de neutrinos ou de lentilles gravitationnelles, pas de couloirs réservés aux drones à jet-Bussard, aucun signe d’une technologie avancée. Le vaisseau dit qu’il y avait quelques rares émissions d’ondes courtes émanant de certaines régions de la planète, mais quand je les eus décodées, il s’avéra qu’elles étaient en chinois préhégirien. Ce fut un choc. Je n’avais jamais été sur un monde où la majorité des humains parlaient autre chose qu’une version de l’anglais du Retz. Le vaisseau se mit en orbite géosynchrone au-dessus de l’hémisphère oriental. Dans la fosse holo, la vue télescopique zooma sur une belle dent de neige et de glace qui traversait au moins trois couches de nuages avant que le ne sommet scintille, clair et brillant, au-dessus de la plus grande partie de l’atmosphère. — Mon Dieu, chuchotai-je. Et où est Hsuan-k’ung Ssu ? Le Temple en Suspens dans les Airs ? — Il devrait être… là, répondit le vaisseau. Nous étions juste au-dessus d’une arête verticale de glace, de neige et de roche grise. Des nuages bouillonnaient à la base de cet incroyable bloc. Je le regardais par le viseur de l’appareil holo, pourtant le vertige me fit vaciller et je m’accrochai aux coussins de ma couchette. — Où ? demandai-je. Il n’y avait aucune structure en vue. — Ce triangle sombre, dit le vaisseau en encerclant ce que j’avais pris pour une ombre sur un bloc de pierre grise. Et cette ligne… là. — Quel est le taux d’agrandissement ? — Le triangle fait approximativement un virgule deux mètre sur son côté le plus long, répondit la voix que j’avais appris à connaître aussi bien que mon persoc. — Un bâtiment bien trop petit pour que des gens y vivent, fis-je remarquer. — Non, non. C’est seulement la partie d’une structure de fabrication humaine qui dépasse d’un surplomb rocheux. Je présume que le prétendu Temple en Suspens dans les Airs se trouve sous ce surplomb. La roche est plus que verticale à cet endroit… elle plonge en retrait sur soixante ou quatre-vingts mètres. — Pourrions-nous avoir une vue de profil ? Pour que je puisse apercevoir le Temple ? — Je pourrais. Il faudrait nous repositionner sur une orbite plus septentrionale afin que je puisse me servir du télescope pour regarder au sud, au-dessus de la cime du Geng Shan, et passer à l’infrarouge pour traverser la masse nuageuse qui se déplace à huit mille mètres d’altitude entre le pic et l’arête dentée sur laquelle le Temple est construit, et je devrais aussi… — Laisse tomber. Envoie juste un faisceau étroit dans la zone de ce temple… bon Dieu, balaie l’arête tout entière… pour voir si Énée nous attend. — Sur quelle fréquence ? Énée n’avait mentionné aucune fréquence. Elle avait juste fait remarquer qu’il ne me serait pas possible d’atterrir au véritable sens du terme, mais qu’il faudrait effectuer la descente au niveau du Hsuan-k’ung Ssu. En regardant cette muraille verticale, pire que verticale, de neige et de glace, je commençai à comprendre ce qu’elle voulait dire. — Émets sur la fréquence ordinaire que nous utiliserions si nous parlions à une extension du persoc. Si tu n’obtiens pas de réponse, compose toutes les fréquences dont tu disposes. Tu peux essayer celles que tu as captées tout à l’heure. — Elles venaient du quadrant plus méridional de l’hémisphère oriental, dit le vaisseau d’une voix patiente. Je n’ai capté aucune onde courte émanant de cet hémisphère. — Fais-le, je t’en prie. Nous restâmes suspendus là pendant une demi-heure, balayant l’arête de messages sur faisceau étroit, puis émettant des signaux radio vers tous les pics de la région, et ensuite inondant l’hémisphère de courtes questions. Il n’y eut pas de réponse. — Existe-t-il vraiment un monde habité où personne n’utilise la radio ? m’exclamai-je. — Bien sûr, répondit le vaisseau. Sur Ixion, c’est contre la coutume et les lois locales d’utiliser des communications sur ondes courtes. Sur la Nouvelle Terre, il y a eu un groupe qui… — Okay, okay. (Pour la millième fois, je me demandai s’il y avait un moyen de reprogrammer cette intelligence autonome pour qu’elle ne soit pas aussi chiante.) Fais-nous descendre. — À quel endroit ? Il y a de vastes zones habitées sur la grande crête à l’est, appelée T’ai Shan sur ma carte, et une autre cité au sud de la Chaîne du K’un Lun, appelée Hsi wang-mu, je crois, et d’autres habitations le long de la Chaîne du Phari, et à l’ouest de là, dans une région marquée Koko Nor. Et aussi… — Amène-nous au-dessus du Temple en Suspens dans les Airs, dis-je. Heureusement, le champ magnétique de la planète était tout à fait adéquat pour les répulseurs EM du vaisseau, aussi nous traversâmes le ciel en planant, au lieu de descendre sur une traînée de flammes de fusion. Je sortis sur le balcon pour mieux voir, bien que la fosse holo ou les écrans de la chambre du haut aient été plus pratiques. Cela parut durer des heures, mais en réalité quelques minutes plus tard, nous flottions gentiment à huit mille mètres d’altitude, dérivant entre le pic fantastique qui se dressait au nord, le Heng Shan, et l’arête qui abritait Hsuan-K’ung Ssu. J’avais vu la ligne terminatrice surgir de l’est tandis que nous descendions, et d’après le vaisseau, on était ici en fin d’après-midi. J’emportai des jumelles sur le balcon et je regardai. Je pouvais voir clairement le Temple. Je pouvais le voir, mais je n’arrivais pas encore à y croire. Ce qui avait ressemblé à un simple jeu de lumière et d’ombre sous les immenses blocs striés de granit gris surplomblant l’abîme était une série de bâtiments s’étendant à l’est et à l’ouest sur plusieurs centaines de mètres. J’y décelai aussitôt une influence asiatique : pagodes aux toits de tuiles d’un noir d’ébène et aux avant-toits volutés, dont les surfaces minutieusement carrelées et dorées scintillaient à la brillante lumière du soleil ; fenêtres rondes et portes circulaires dans les parties inférieures en briques de la superstructure, porches en bois légers aux rampes finement sculptées ; délicats piliers de bois peints couleur de sang séché ; sculptures complexes sur les poutres du toit et les faîtes de la tour ; ponts suspendus et escaliers festonnés de roues et de banderoles de prière qui, comme je l’appris plus tard, offraient une prière à Bouddha chaque fois qu’une main humaine les touchait ou que le vent les agitait. Le Temple était encore en construction. Je vis que l’on portait du bois brut jusqu’aux plates-formes élevées ; je vis des silhouettes humaines qui sculptaient au burin la paroi de pierre de la crête, je vis sur l’échafaudage les grossières échelles, les ponts rudimentaires faits de matière végétale tissée ayant pour garde-fou des cordes d’escalade, des silhouettes droites qui montaient des paniers vides et d’autres courbées qui descendaient les mêmes paniers pleins de pierre jusqu’à une large dalle où ils étaient vidés dans l’espace. Nous étions assez près pour que je puisse voir que beaucoup de ces silhouettes humaines portaient des robes colorées qui leur descendaient presque jusqu’aux chevilles, certaines gonflées par le vent violent qui soufflait sur la paroi rocheuse, et que ces robes semblaient épaisses et doublées. J’apprendrais plus tard que ces chubas étaient omniprésentes, et qu’elles pouvaient être en épaisse laine de zychèvres imperméable à l’eau, ou en soie pour les cérémonies, ou même en coton, bien que cette dernière matière soit rare et très prisée. Le fait de montrer notre vaisseau aux indigènes m’inquiétait, j’avais peur de provoquer une panique ou une attaque aux lances-laser, mais je ne voyais pas que faire d’autre. Nous étions encore à plusieurs kilomètres, aussi au pire nous devions ressembler à un inhabituel reflet du soleil sur du métal sombre flottant contre la toile de fond que formait le pic nord. J’avais espéré qu’ils nous prendraient seulement pour une sorte d’oiseau – le vaisseau et moi avions vu beaucoup d’oiseaux dans le viseur, dont certains avaient une envergure de plusieurs mètres – mais cet espoir s’évanouit lorsque je vis d’abord quelques ouvriers du Temple s’arrêter dans leur labeur et regarder dans notre direction, puis un plus grand nombre faire de même. Aucun ne paniqua. Personne ne se précipita pour se mettre à l’abri ou récupérer des armes – je ne voyais d’armes nulle part – mais il était évident qu’on nous avait aperçus. Je remarquai que deux femmes en robe longue se mirent à gravir en courant la série de bâtiments du temple en gradins, par des ponts suspendus, des escaliers, des échelles à-pic, et le dernier échafaudage de la partie en construction, jusqu’à la plate-forme la plus à l’est où, semblait-il, on creusait des trous dans la muraille rocheuse. Il y avait là une espèce de cabane et l’une des femmes disparut à l’intérieur pour ressortir un instant plus tard avec plusieurs silhouettes plus grandes, en chubas. J’augmentai le grossissement de mes jumelles, mon cœur battait contre mes côtes, mais de la fumée montait du chantier et je ne pus m’assurer que la personne la plus grande était bien Énée. Pourtant, à travers les voiles de brume tourbillonnants, j’entrevis des cheveux blonds cendrés qui ne tombaient pas tout à fait jusqu’aux épaules, et durant un moment, je baissai mes jumelles et me contentai de regarder fixement la muraille lointaine en souriant comme un idiot. — On nous envoie un signal, dit le vaisseau. Je regardai de nouveau au travers de mes lentilles. Une autre personne, une femme, je pense, mais aux cheveux plus foncés, agitait deux pavillons de sémaphore. — C’est un ancien code de signalisation, dit le vaisseau. On appelait cela le morse. Les premiers mots sont… — Tais-toi, dis-je. On apprenait le morse dans la Garde Nationale et je l’avais utilisé une fois, avec deux bandages tachés de sang, pour appeler des glisseurs medevacs sur le Plateau de Glace. LA… FISSURE… À… DIX KILOMÈTRES… AU… NORD… EST. RESTEZ… LÀ. ATTENDEZ… NOS… INSTRUCTIONS. — Tu as pigé, vaisseau ? — Oui. Sa voix semblait toujours froide lorsque j’avais été rude avec lui. — Allons-y. Je pense que tu vois une trouée à environ dix kilomètres au nord-est. Restons aussi éloignés que nous le pouvons et aborde cet endroit de l’est. Je ne pense pas qu’ils nous verront du Temple, et je n’aperçois pas d’autres bâtiments sur le versant de la montagne, dans cette direction. Sans autre commentaire, le vaisseau contourna la muraille rocheuse à pic jusqu’à ce que nous arrivions à la fissure, une crevasse verticale qui s’enfonçait sur plusieurs milliers de mètres jusqu’au point où elle convergeait, à environ quatre cents mètres au-dessus du niveau du Temple qui était maintenant invisible, par-delà la courbe de la paroi rocheuse, à l’ouest. Le vaisseau descendit verticalement, en planant, jusqu’à ce que nous soyons à cinquante mètres au-dessus du fond de la fissure. Je fus surpris de voir des ruisseaux couler sur les parois rocheuses à pic de ce gouffre et se rassembler au centre avant de se déverser dans l’air ténu comme une chute d’eau. Il y avait des arbres, de la mousse, du lichen et des plantes à fleurs dans cette crevasse, des prairies entières qui s’élevaient sur des centaines de mètres entre les ruisseaux jusqu’à devenir finalement de simples bandes de lichen multicolore montant vers les glaciers. Je fus d’abord certain qu’il n’y avait aucune signe d’intrusion humaine, puis j’aperçus des corniches taillées dans la paroi nord, à peine assez larges pour qu’on y tienne, pensai-je, puis des sentiers qui traversaient la mousse d’un vert brillant, et les pierres d’un gué astucieusement placées dans le courant, enfin je remarquai le minuscule petit bâtiment effrité, trop petit pour être une cabane, plutôt un belvédère pourvu de fenêtres, sous des arbres à feuilles persistantes sculptés par le vent, au bord du ruisseau, près du col verdoyant de la fissure. Je le signalai et le vaisseau s’éleva, vint planer près du belvédère. Je compris pourquoi il serait difficile, sinon impossible, d’atterrir ici. Le vaisseau du consul n’était pas si grand que cela, il était resté caché pendant des siècles dans la tour de pierre d’Endymion, la cité du vieux poète, mais même s’il atterrissait ici verticalement sur ses ailerons ou ses pieds extensibles, il écraserait les arbres, l’herbe, la mousse et les plantes à fleurs. Tout cela semblait trop rare, dans ce monde de roche verticale, pour être ainsi détruit. Alors, nous restâmes là, à flotter dans l’air. Et à attendre. Environ une demi-heure après notre arrivée, une jeune femme apparut sur le sentier venant des corniches taillées dans le roc, et nous fit de grands signes d’amitié. Ce n’était pas Énée. J’avoue que je fus désappointé. Mon désir de revoir ma jeune amie avait tourné à l’obsession, et je suppose que j’avais élaboré d’absurdes scénarios de cette réunion : Énée et moi courant l’un vers l’autre dans un champ plein de fleurs, elle redevenue l’enfant de onze ans, moi son protecteur, tous deux riant du plaisir de nous revoir et moi la soulevant et la faisant tournoyer, la lançant en l’air… Eh bien, il y avait du moins la prairie. Le vaisseau resta sur place et morpha un escalier jusqu’au gazon émaillé de fleurs, près du belvédère. La jeune femme traversa le ruisseau en sautant de pierre en pierre avec un sens parfait de l’équilibre, et gravit le tertre herbu en me souriant. Elle avait une vingtaine d’années. Elle possédait la grâce physique et l’intense présence dont étaient imprégnées les milliers d’images que je gardais de ma jeune amie. Mais je n’avais jamais vu cette femme de ma vie. Se pouvait-il qu’Énée ait changé à ce point en cinq ans ? Se pouvait-il qu’elle se soit déguisée pour échapper à la Pax ? Avais-je simplement oublié son apparence ? La dernière hypothèse semblait improbable. Non, impossible. Le vaisseau m’avait assuré que, pour Énée, il s’était écoulé cinq ans et quelques mois si elle m’attendait sur ce monde, mais mon voyage tout entier, y compris la fugue cryogénique, n’avait duré, pour moi, que quatre mois. Je n’avais vieilli que de quelques semaines. Je n’aurais pas pu l’oublier. Je ne l’aurais jamais oubliée. — Bonjour, Raul, dit la jeune femme aux cheveux noirs. — Bonjour ? dis-je. Elle se rapprocha et tendit la main. Sa poignée de main était ferme. — Je suis Rachel. Énée vous a parfaitement décrit. (Elle rit.) Bien sûr, personne d’autre n’aurait pu arriver dans un vaisseau pareil… Elle agita la main dans la direction du vaisseau suspendu là comme un aérostat vertical, montant et descendant doucement dans le vent. — Comment va Énée ? demandai-je d’une voix qui me parut étrangère. Où est-elle ? — Oh, elle est au Temple. Elle travaille. On est en plein milieu de la période de travail la plus active. Elle ne pouvait pas s’en aller. Elle m’a demandé de venir et de vous aider à disposer de votre vaisseau. Elle ne pouvait pas s’en aller. Qu’est-ce que c’était que cette foutaise ? J’avais littéralement traversé l’enfer, souffert de calculs rénaux et de jambes cassées, été poursuivi par les soldats de la Pax, puis jeté dans un monde sans sol, mangé et régurgité par un extraterrestre, et elle ne pouvait pas quitter son travail ? Je me mordis la lèvre, luttant contre l’envie de dire ce que je pensais. Je reconnais que mes émotions bouillonnaient plutôt. — Disposer de mon vaisseau ? Que voulez-vous dire ? (Je regardai autour de moi.) Je ne vois, ici, aucun endroit où il puisse atterrir. — Il n’y en a pas, dit la jeune femme appelée Rachel. En la regardant, dans la brillante lumière du soleil, je m’aperçus qu’elle était probablement un peu plus âgée qu’Énée le serait, vingt-cinq ans peut-être. Ses yeux bruns étaient intelligents, ses cheveux châtains coupés avec aussi peu de soin que ceux d’Énée, sa peau hâlée par de longues heures passées au soleil, j’avais senti sur sa main des cals dus au travail, et il y avait des rides de rire au coin de ses yeux. — Pourquoi ne pas prendre ce dont vous avez besoin, dit Rachel, un persoc ou un communicateur, afin de pouvoir rappeler le vaisseau quand vous en aurez besoin, sortir deux combinaisons-peaux et deux respirateurs du vestiaire, puis dire au vaisseau de sauter jusqu’à la troisième lune, le plus petit astéroïde capté. Il y a là un profond cratère où il pourra se cacher, de plus cette lune est sur une orbite presque géosynchrone et garde toujours le même côté tourné vers notre hémisphère. Vous pourrez lui envoyer un faisceau large et il sera de retour en quelques minutes. Je la regardai d’un air soupçonneux. — Pourquoi des combinaisons-peaux et des respirateurs ? (Le vaisseau en avait. Ils étaient conçus pour de courts séjours dans un vide bénin où une véritable combinaison spatiale n’était pas exigée.) L’air me semble assez respirable ici. — Il l’est. À cette altitude, il y a une atmosphère riche en oxygène. Mais Énée m’a dit de vous demander d’apporter des combinaisons-peaux et des respirateurs. — Pourquoi ? — Je l’ignore, Raul. Les yeux de Rachel étaient placides, je n’y décelai aucune duperie, aucune fourberie. — Pourquoi le vaisseau doit-il se cacher ? La Pax est ici ? — Pas encore. Mais nous les attendons depuis six mois environ. Pour le moment, il n’y a pas d’astronef sur ou autour de T’ien Shan… sauf votre vaisseau. Pas d’avion non plus. Pas de glisseurs, pas de VEM, ni thopteurs ni hélicos… seulement des paraglisseurs… ceux des volants… ils n’iraient jamais si loin dans l’espace. Je hochai la tête mais hésitai. — Les Dugpas ont vu quelque chose, aujourd’hui, qu’ils n’arrivaient pas à expliquer, poursuivit Rachel. Je parle de la petite tache de votre vaisseau sur Chomo Lori. Mais ils finissent généralement par expliquer n’importe quoi en termes de tendrel si bien qu’il n’y aura pas de problème. — Qu’est-ce que ça veut dire tendrel ? Et qui sont les Dugpas ? — Les tendrel, ce sont des signes. Des divinations, dans la tradition bouddhiste chamaniste qui prévaut dans cette région des Montagnes du Ciel. Les Dugpas sont les… eh bien, le mot se traduit littéralement par « les plus élevés ». Le peuple qui réside en très haute latitude. Il y a aussi les Drukpas, le peuple de la vallée… c’est-à-dire, des fissures les plus basses… et les Drungpas, le peuple des vallées boisées… ceux qui vivent dans les grandes forêts de fougères et de bambous-bonsaïs, aux frontières occidentales de la crête du Phari et au-delà. — Alors, Énée est au Temple ? dis-je avec entêtement en me refusant à suivre la suggestion qu’avait faite la jeune femme de « cacher » le vaisseau. — Oui. — Quand la verrai-je ? — Dès que nos pieds nous y amèneront, Raul, répondit Rachel en souriant. — Cela fait combien de temps que vous connaissez Énée ? — Environ quatre ans. — Vous êtes originaire de ce monde ? Elle sourit de nouveau, acceptant patiemment mes questions. — Non. Quand vous rencontrerez les Dugpas et les autres, vous verrez que je ne suis pas une indigène. La plupart des gens de cette région descendent de Chinois, de Tibétains et d’autres peuples d’Asie centrale. — D’où êtes-vous originaire ? demandai-je tout net, conscient d’être impoli. — Je suis née sur le Monde de Barnard. Une petite planète agricole bien tranquille. Des champs de maïs, des bois, de longues soirées et quelques bonnes universités, mais pas grand-chose d’autre. — J’en ai entendu parler. Cela me rendit encore plus soupçonneux. Les « bonnes universités » sur lesquelles le Monde de Barnard fondait sa renommée pendant l’Hégémonie avaient depuis longtemps été converties en académies et en séminaires de l’Eglise. Je fus pris du brusque désir de voir nue la poitrine de la jeune femme, de voir s’il y avait là un cruciforme. Ce serait beaucoup trop facile pour moi de renvoyer le vaisseau et de tomber dans un piège de la Pax. — Où avez-vous rencontré Énée ? Ici ? — Non, pas ici. Sur Amritsar. — Amritsar ? Je n’ai jamais entendu parler de cette planète. — Cela n’a rien d’étonnant. Amritsar est un monde marginal selon l’échelle de Solmev, loin au-delà des Confins. Colonisé il y a un siècle seulement, par des réfugiés d’une guerre civile sur Parvati. Quelques milliers de Sikhs et de Soufis y vivotent. Énée avait été embauchée pour dessiner les plans d’une bourgade dans le désert, et moi pour faire les relevés et diriger les ouvriers. Depuis, je ne l’ai plus quittée. Je hochai la tête, toujours hésitant. J’étais plein d’un sentiment qui n’était pas seulement de la déception, et déferlait comme de la colère, mais à la limite de la jalousie. C’était absurde. — Et A. Bettik ? dis-je, traversé par l’intuition soudaine que l’androïde était mort au cours des cinq dernières années. Est-il… ? — Il s’est rendu au marché de Phari pour notre réapprovisionnement bihebdomadaire, dit la femme appelée Rachel. (Elle mit la main sur mon bras.) A. Bettik va bien. Il reviendra ce soir, au lever de la lune. Venez. Préparez vos affaires. Dites au vaisseau de se cacher sur la troisième lune. Il vaut mieux que ce soit Énée qui vous raconte tout cela. Pour finir, je ne pris que des vêtements de rechange, une bonne paire de bottes, mes petites jumelles, un couteau à gaine, et le journal/persoc du vaisseau qui tenait dans la paume de ma main. Je fourrai tout cela dans un sac à dos, dévalai les marches et, une fois dans la prairie, dis au vaisseau ce qu’il devait faire. Je l’avais tellement anthropomorphisé que je m’attendais à ce qu’il boude à l’idée de se remettre en mode hibernation, et sur une lune dépourvue d’air, cette fois, mais le vaisseau accusa réception de l’ordre, proposa de lancer chaque jour un signal par faisceau large pour s’assurer que l’unité com fonctionnait bien, partit en planant, se réduisit à un petit point puis disparut, comme un aérostat dont on a coupé la corde. Rachel me donna une chuba de laine à enfiler sur ma veste thermique. Je remarquai le harnais de nylon qu’elle portait sur sa veste et son pantalon, l’équipement d’escalade suspendu aux sangles, et la questionnai à ce sujet. — Énée a un harnais pour vous au temple, dit-elle en faisant bruire le matériel échelonné sur le baudrier. C’est la technologie la plus avancée de ce monde. Les forgerons de Potala exigent et reçoivent une rançon de roi pour ce genre de choses, crampons, poulies sur câble, piolets et massettes pliants, anneaux antichocs, mousquetons, broches perdues, bongs, pitons becs-d’oiseau, tout ce que vous pouvez imaginer. — J’en aurais besoin ? demandai-je d’un ton dubitatif. On apprenait les bases de l’alpinisme, dans la Garde Nationale, montée en rappel, traversée de crevasse, ce genre de choses, et j’avais fait un peu d’escalade encordée dans des carrières, quand je travaillais avec Avrol Hume, sur le Bec, mais du véritable alpinisme, c’était autre chose. Je n’aimais pas l’altitude. — Vous en aurez besoin, mais vous vous habituerez très vite, affirma Rachel, puis elle partit, traversant le gué de pierre en pierre et courant avec légèreté sur le sentier qui montait vers le bord de l’escarpement. Le matériel accroché à son harnais cliquetait doucement, tels un carillon en acier ou les clochettes attachées au cou des chèvres des montagnes. La marche de dix kilomètres le long de la paroi rocheuse abrupte fut assez facile lorsque je me fus accoutumé à l’étroite corniche, à l’abîme qui plongeait vertigineusement sur notre droite, à l’éclat aveuglant des montagnes incroyables, au nord, à celui des nuages bouillonnant loin en dessous, et à la montée capiteuse de mon énergie vitale, due à la richesse de l’atmosphère. — Oui, dit Rachel lorsque je fis allusion à l’air. Cet excès d’oxygène poserait un problème s’il y avait des forêts ou des savanes qu’un incendie pourrait détruire. Vous verrez les orages de la mousson. Mais le bois de bonsaï, ici, dans la crevasse, et les forêts de fougères sur le versant pluvieux du Phari, c’est tout ce que nous avons comme matériaux combustibles. Il n’y en a pas d’autres. Et le bonsaï, dont nous nous servons d’ailleurs dans nos constructions, est presque trop dense pour brûler. Durant un moment, nous marchâmes l’un derrière l’autre, en silence. Mon attention était fixée sur la corniche. Nous venions juste de tourner un coin raide qui exigea que je penche la tête sous le surplomb lorsque la saillie s’élargit, et alors Hsuan-k’ung Ssu, le « Temple en Suspens dans les Airs », apparut. Vu de plus près, et un peu d’en dessous, il semblait toujours planer par magie en plein ciel, au-dessus du vide. Certains des bâtiments les plus bas et les plus anciens avaient des soubassements en pierre ou en brique, mais la plupart étaient construits sur l’air même. Ces édifices style pagode s’abritaient sous le grand surplomb rocheux qui s’élevait à soixante-quinze mètres au-dessus des bâtiments principaux, mais des échelles et des plates-formes montaient en zigzag presque jusqu’à le toucher. Nous rejoignîmes les gens. Les chubas de différentes couleurs et les harnais d’escalade n’étaient pas le seul dénominateur commun : la plupart des visages qui me regardaient avec une curiosité polie semblaient appartenir à la souche asiatique de l’Ancienne Terre ; ils étaient relativement petits pour un monde à gravité approximativement standard ; ils s’écartaient respectueusement et saluaient Rachel qui fendit la foule, gravit des échelles, traversa les grands vestibules de certains bâtiments à l’odeur de santal et d’encens, franchit des porches et des ponts qui se balançaient, et monta de délicats escaliers. Bientôt, nous atteignîmes les niveaux supérieurs du Temple où la construction se poursuivait sur un rythme rapide. Les petites silhouettes que j’avais vues dans mes jumelles étaient maintenant des êtres humains vivants qui soufflaient et grognaient sous les lourds paniers de pierres, des individus qui sentaient la sueur et le travail. L’efficacité silencieuse que j’avais observée du balcon du vaisseau devint un mélange bruyant de coups de marteau, de tintements de burins, d’échos de pioches, de cris d’ouvriers gesticulant au sein de ce chaos contrôlé, commun à tout chantier de construction. Après plusieurs escaliers et trois longues échelles s’élevant jusqu’à la plate-forme la plus haute, je m’arrêtai pour reprendre mon souffle avant de gravir la dernière. Atmosphère riche en oxygène ou pas, cette escalade était une dure épreuve. Je remarquai que Rachel me regardait avec une sérénité qui pouvait aisément être prise pour de l’indifférence. En levant les yeux, je vis une jeune femme s’avancer au bord de la dernière plate-forme et en descendre gracieusement. Durant la plus brève des secondes, je sentis mon cœur taper d’émotion – Énée ! – mais lorsque la femme se tourna, je vis de dos les cheveux bruns coupés court et compris que ce n’était pas mon amie. Rachel et moi, nous nous écartâmes du bas de l’échelle lorsque l’inconnue sauta les derniers échelons. Elle était robuste, aussi grande que moi, avec des traits vigoureux et d’étonnants yeux violets. Elle avait quarante ou cinquante années standard, était très hâlée, en pleine forme, et d’après les rides blanches qui marquaient les coins de ses yeux et de sa bouche, il me parut qu’elle prenait aussi plaisir à rire. — Raul Endymion, dit-elle en me tendant la main. Je suis Théo Bernard. Je participe à la construction. Je hochai la tête. Sa poignée de main était aussi ferme que celle de Rachel. — Énée vient juste de terminer. Théo montra l’échelle du geste. Je jetai un coup d’œil à Rachel. — Il faut monter. Nous avons des choses à faire. Je m’élevai main après main. Il y avait probablement soixante barreaux à l’échelle de bambou et j’étais conscient, tout en grimpant, que si l’on tombait, la plate-forme, en dessous, était très étroite, et la chute, au-delà, infinie. En mettant le pied sur la plate-forme, je vis de grossières cabanes d’ouvriers et repérai les endroits de pierre ciselée où allait se dresser le dernier bâtiment du temple. Je sentais les innombrables tonnes de roche, à dix mètres au-dessus de moi, là où le surplomb obliquait vers le haut et vers l’extérieur pour former un plafond de granit. De petits oiseaux aux queues fourchues passaient comme des flèches et descendaient en piqué entre les lézardes et les fissures. Puis toute mon attention se fixa sur la silhouette qui émergea de la plus grande des deux cabanes du chantier. C’était Énée. Les yeux sombres et hardis, le sourire plein de naturel, les pommettes saillantes et les mains délicates, les cheveux blond cendré coupés à la diable et soulevés par le vent fort qui longeait l’escarpement. Elle n’était pas beaucoup plus grande que lorsque je l’avais vue pour la dernière fois – je pouvais déjà baiser son front sans me pencher –, mais elle avait changé. Je repris soudain ma respiration. J’avais vu des gens grandir et mûrir, bien sûr, mais la plupart étaient mes amis à l’époque où moi aussi je grandissais et mûrissais. Je n’avais jamais eu d’enfant et je n’avais observé attentivement la croissance de quelqu’un que durant les quatre années de mon amitié avec cette petite fille-là. Sur beaucoup de points, je m’en aperçus, Énée ressemblait encore à la très jeune fille qu’elle était à son seizième anniversaire, cinq ans auparavant, mais elle avait perdu ce qui lui restait à l’époque de graisse enfantine, ses pommettes étaient plus saillantes et ses traits plus fermes, ses hanches plus larges et ses seins légèrement plus proéminents. Elle portait un pantalon de grosse toile, de hautes bottes, une chemise verte datant de Taliesin Ouest, et une veste kaki qui claquait dans le vent. Je vis que ses bras et ses jambes étaient plus vigoureux, plus musclés que dans mes souvenirs de l’Ancienne Terre, mais ce n’était point tant cela qui avait changé. Tout était transformé en elle. L’enfant que je connaissais n’était plus. Une femme avait pris sa place ; une femme étrangère qui s’avançait rapidement vers moi sur la plate-forme rudimentaire. Ce n’étaient pas seulement les traits forcis, une silhouette toujours mince, mais plus ronde, c’était… une certaine solidité. Une présence. Énée avait toujours été la personne la plus vivante, la plus animée et la plus accomplie que j’aie jamais connue, même enfant. Maintenant, l’enfant avait disparu, ou du moins s’était immergée dans l’adulte, et je pouvais voir de la solidité dans cette aura dynamique. — Raul ! Elle parcourut les derniers pas, s’arrêta tout près de moi et prit mes avant-bras dans ses mains vigoureuses. Durant une seconde, je crus qu’elle allait m’embrasser sur la bouche comme elle l’avait fait… comme l’enfant de seize ans l’avait fait… pendant les dernières minutes que nous avions passées ensemble sur l’Ancienne Terre. Au lieu de cela, elle leva une main, la posa sur ma joue et fit courir ses longs doigts de ma pommette à mon menton. Ses yeux marron étaient pleins de… de quoi ? Pas d’amusement. De vitalité, peut-être. De bonheur, osais-je espérer. Je restai muet. J’essayai de parler, m’arrêtai, levai la main droite comme pour lui caresser la joue, puis la laissai retomber. — Raul… bon Dieu… c’est si bon de te voir ! Elle ôta la main de mon visage et me serra dans ses bras avec une intensité à la limite de la violence. — Moi aussi, je suis content de te revoir, ma grande. Je lui tapotai le dos, sentant le tissu grossier de sa veste sous ma paume. Elle recula, souriant maintenant d’une oreille à l’autre, et reprit possession de mes avant-bras. — Est-ce que le voyage jusqu’au vaisseau a été pénible ? Raconte. — Cinq ans ! Pourquoi ne m’as-tu pas dit… — Je l’ai fait. Je l’ai crié. — Quand ! À Hannibal ? Quand j’étais… — Oui. Alors j’ai crié : « Je t’aime ». Tu te souviens ? — Je m’en souviens, mais… si tu savais… cinq ans, je veux dire que… Nous parlions en même temps, bafouillant presque. Je me retrouvai en train d’essayer de lui dire tout sur les distrans, le calcul rénal sur Vitus-Gray-Balianus B., les gens de l’Hélice du Spectre d’Amoiete, le monde de nuages, la seiche-encornet… tout en lui posant des questions et en reprenant la parole avant qu’elle ait pu répondre. Énée ne cessait de sourire. — Tu es toujours le même, Raul, semble-t-il. Mais, bien sûr, comment en serait-il autrement ? Pour toi, cela n’a été… qu’une semaine ou deux de voyage et un sommeil froid sur le vaisseau. Je sentis un remous de colère au sein du vertige de bonheur. — Bon Dieu, Énée. Tu aurais dû m’avertir, pour le déficit de temps. Et peut-être me parler du distrans qui donnait sur un monde sans rivière ni sol solide. J’aurais pu mourir. Énée acquiesça d’un hochement de tête. — Mais je n’en étais pas sûre, Raul. Il n’y avait pas de certitude, seulement les… probabilités habituelles. C’est pour cela que A. Bettik et moi avons intégré une paravoile au kayak. (Elle sourit de nouveau.) Je suppose qu’elle s’est révélée efficace. — Mais tu savais que ce serait une longue séparation. Des années pour toi. Je ne dis pas cela sur un ton interrogatif. — Oui. J’allais répliquer, je sentis la colère disparaître aussi vite qu’elle avait surgi, et la pris par les bras. — C’est bon de te revoir, ma grande. Elle m’étreignit de nouveau, et m’embrassa sur la joue cette fois, comme lorsqu’elle était enfant, et qu’une de mes plaisanteries ou de mes remarques la ravissait. — Viens, dit-elle. L’équipe de l’après-midi cesse le travail. Je vais te montrer notre plate-forme et te présenter à certaines personnes. Notre Plate-forme ? Je la suivis tandis qu’elle descendait des échelles, traversait des ponts que je n’avais pas remarqués pendant que je marchais en compagnie de Rachel. — Tout s’est bien passé pour toi, Énée ? Je veux dire… tout va bien ? — Oui. (Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et me sourit de nouveau.) Tout va bien, Raul. Nous traversâmes une terrasse le long de la plus élevée des trois pagodes empilées l’une au-dessus de l’autre. Je sentis le plancher frémir un peu, et quand nous posâmes le pied sur l’étroite plateforme entre les pagodes, toute la structure vibra. Je remarquai que des gens sortaient de la pagode située le plus à l’ouest et suivaient l’étroit sentier de corniche, le long de l’escarpement. — Cette partie-là semble branlante, mais elle est suffisamment solide, dit Énée en remarquant mon appréhension. On a fiché des poutres en pin bonsaï le plus dur dans des trous forés dans le roc. Ça soutient toute l’infrastructure. — Elles doivent finir par pourrir, dis-je en la suivant sur le petit pont suspendu. Nous nous balancions dans le vent. — Oui. On les a remplacées plusieurs fois depuis huit cents ans que le Temple est ici. Personne ne sait exactement combien de fois. Leurs archives sont encore plus branlantes que les planchers. — Et l’on t’a embauchée pour ajouter d’autres constructions ? Nous étions arrivés sur une terrasse de bois à la couleur vineuse. Tout au bout, une échelle s’élevait jusqu’à une autre plate-forme et un pont très étroit partait de cette dernière. — Oui. Je suis à la fois architecte et maître d’œuvre. Quand je suis arrivée, j’ai supervisé la construction d’un temple taoïste près de Potala, alors le Dalaï-Lama a pensé que je pourrais terminer les travaux du Temple en Suspens dans les Airs. Son état frustrait quelques soi-disant rénovateurs depuis ces dernières décennies. — Quand tu es arrivée, répétai-je. Nous étions alors sur une plate-forme élevée, au centre de la structure. Elle était entourée de balustrades joliment sculptées et deux petites pagodes y semblaient perchées, tout au bord. Énée s’arrêta à la porte de la première. — Un temple ? demandai-je. — Ma maison. Elle sourit d’une oreille à l’autre en me montrant l’intérieur. Je regardai. La pièce carrée ne faisait que trois mètres sur trois, et il n’y avait que deux petits tatami sur le plancher de bois ciré. Ce qui me frappa le plus, ce fut le mur du fond… qui simplement n’existait pas. On avait fait coulisser les cloisons shojis et l’extrémité de la pièce s’ouvrait sur le vide. Si l’on était somnambule, on pouvait tomber dans l’oubli. La brise qui remontait l’escarpement faisait bruire les feuilles de trois branches de saules disposées dans un beau vase jaune moutarde, sur une petite estrade de bois, contre le mur ouest. C’était le seul ornement de la pièce. — Nous ne gardons pas nos souliers à l’intérieur, sauf dans les couloirs de transit que tu viens de traverser. (Énée me conduisit à l’autre pagode, presque identique à la première, sauf que ses shojis étaient fermés et qu’à côté, il y avait un futon par terre.) Les affaires de A. Bettik, dit-elle en montrant du doigt une petite armoire peinte en rouge, à côté du futon. C’est là que nous t’avons installé. Entre. Elle ôta ses bottes, s’approcha du tatami, fit coulisser un shoji et s’assit en tailleur sur le tapis. J’enlevai mes bottes, posai mon sac contre le mur sud et allai m’installer à côté d’elle. — Eh bien, dit Énée en me saisissant de nouveau par les avant-bras. Mince alors ! Pendant une minute, je restai incapable de parler. Je me demandai si c’était l’altitude ou l’atmosphère trop riche qui me rendait si émotif. Je me forçai à regarder les files de gens en chubas aux brillantes couleurs quitter le Temple et emprunter les étroites corniches et les ponts qui longeaient l’escarpement. Juste en face de notre porte ouverte se dressait le massif lumineux du Heng Shan dont les champs de glace rutilaient sous la lumière de cette fin d’après-midi. — Mon Dieu, dis-je doucement. C’est beau ici, ma grande. — Oui. Et mortel, si l’on ne fait pas attention. Demain, A. Bettik et moi, nous t’emmènerons sur l’escarpement et nous te recyclerons sur les techniques et le matériel de l’escalade. — Il vaudrait mieux un cours élémentaire. (Je ne pouvais cesser de contempler son visage, ses yeux. Je craignais, si je touchais de nouveau sa peau nue, qu’un voltage visible ne passe de l’un à l’autre. Je me souvenais du choc électrique que l’on ressentait en la touchant, quand elle était enfant. Je respirai à fond.) Okay, dis-je. Quand tu es arrivée ici, le Dalaï-Lama t’a dit que tu travaillerais au Temple. Alors, quand es-tu arrivée ? Et comment ? Quand as-tu rencontré Rachel et Théo ? Qui d’autre connais-tu bien ici ? Qu’est-il arrivé, après notre séparation, à Hannibal ? Que sont devenus les autres, à Taliesin ? Les troupes de la Pax t’ont-elles poursuivie ? Où as-tu appris tous ces trucs d’architecture ? Parles-tu toujours avec les Lions, les Tigres et les Ours ? Comment… Énée leva la main. Elle riait. — Une chose à la fois, Raul. J’ai envie, moi aussi, que tu me racontes ton voyage, tu sais ? — J’ai rêvé que nous discutions ensemble. Tu m’as parlé de quatre étapes… d’apprendre le langage des morts… d’apprendre… — Le langage des vivants, termina-t-elle pour moi. Oui. J’ai rêvé cela aussi. Je dus hausser les sourcils. Énée sourit et posa les mains sur les miennes. Elles avaient grandi et enveloppèrent mon énorme poing. Je me souvins de l’époque où ses deux mains disparaissaient dans l’une des miennes. — Je me rappelle très bien ce rêve, Raul. Et j’ai rêvé aussi que tu souffrais… que tu avais mal au dos… — Un calcul rénal, dis-je en grimaçant. — Oui. Si nous pouvons partager des rêves alors que nous sommes à des années-lumière l’un de l’autre, je suppose que cela prouve que nous sommes toujours amis. — Des années-lumière, répétai-je. Bon, comment les as-tu franchies, Énée ? Comment es-tu arrivée ici ? As-tu été ailleurs ? Elle hocha la tête et se mit à parler. Le vent qui traversait la paroi mobile ouverte agitait ses cheveux. Pendant son récit, la lumière vespérale devint plus intense et plus brillante sur la grande montagne au nord et sur l’escarpement, à l’est et à l’ouest. Énée fut la dernière à quitter Taliesin Ouest, mais quatre jours seulement après que je me fus embarqué sur le Mississippi. Les autres apprentis franchirent d’autres distrans, dit-elle, et le vaisseau de descente utilisa le reste de son énergie pour les emmener aux différents portails, près du Golden Gate Bridge, au bord du Grand Canyon, au sommet des visages de pierre du Mont Rushmore, sous les poutrelles rouillées d’une des tours de lancement du Parc Historique du Spacioport Kennedy, tous situés sur l’hémisphère occidental de l’Ancienne Terre, semblait-il. Celui que franchit Énée avait été intégré à la maison en adobe d’un pueblo, au nord de la cité vide appelée Santa Fé. A. Bettik s’était distranslaté avec elle. En entendant cela, je plissai les yeux de jalousie, mais ne dis rien. Son premier distrans l’amena dans un monde à forte gravité, appelé Ixion. La Pax y était présente, mais avait concentré ses bases dans l’hémisphère opposé. Ixion ne s’était jamais vraiment remis de la Chute et le haut plateau où Énée et A. Bettik émergèrent était un dédale de ruines envahies par la végétation, peuplées essentiellement de tribus, en guerre, de néo-marxistes et d’Indiens vivant selon leur ancienne culture, dont le mélange explosif était en outre déstabilisé par des bandes nomades d’ARNistes renégats qui tentaient de recréer toutes les espèces répertoriées des dinosaures de l’Ancienne Terre. Énée rendit son récit amusant : A. Bettik avait dissimulé sa peau bleue, signe de sa nature androïde, sous les grands barbouillages de peintures faciales décoratives qu’utilisaient les Indiens ; elle, une jeune fille de seize ans, avait eu l’audace d’exiger un bon paiement, non en argent mais en nourriture et en fourrures, pour diriger la reconstruction des anciennes cités de Canbar, Iliumut et Maoville. Mais ça marcha. Non seulement, Énée reconçut et rebâtit ces trois anciennes villes et d’innombrables petites maisons, mais elle inaugura une série de « cercles de discussion » qui attirèrent des auditeurs d’une douzaine de tribus en guerre. Là, Énée devint circonspecte, je le compris, mais je voulais savoir de quoi l’on parlait dans ces « cercles de discussion ». — Juste des trucs, répondit-elle. Ils proposaient des sujets, je suggérais des choses sur lesquelles réfléchir et les gens parlaient. — Tu leur prodiguais un enseignement ? demandai-je, pensant à la prophétie qui disait que l’enfant du cybride de John Keats serait Celle qui Enseigne. — Au sens socratique du terme, je suppose. — Qu’est-ce que… oh, oui. Je me souvins du Platon qu’elle m’avait recommandé de lire, dans la bibliothèque de Taliesin. Le maître de Platon, Socrate, enseignait en posant des questions, en soutirant de ses élèves des vérités qu’ils avaient déjà en eux. Cette technique m’avait paru, au mieux, très douteuse. Elle continua. Certains membres de son groupe de discussion devinrent de fervents auditeurs qui revenaient tous les soirs et la suivaient quand elle se déplaçait d’une cité en ruines à l’autre, sur Ixion. — Tu veux dire des disciples. Énée fronça les sourcils. — Je n’aime pas beaucoup ce mot, Raul. Je croisai les bras et regardai la lueur alpine illuminer le sommet des nuages plusieurs kilomètres en dessous, et la brillante lumière du soir enflammer le pic septentrional. — Tu ne l’aimes peut-être pas, mais à mon avis, c’est le terme exact, ma grande. Les disciples suivent le maître s’il voyage, pour essayer de glaner la moindre bribe de son enseignement. — Les étudiants suivent aussi leur professeur, dit Énée. — D’accord, dis-je ne voulant pas faire dérailler son récit en discutant. Continue. Il n’y avait pas beaucoup plus à dire sur Ixion. Elle et A. Bettik restèrent sur la planète pendant une année locale, cinq mois standard. La plupart des bâtiments étaient en blocs de pierre et son style d’un classicisme antique, presque grec. — Et la Pax ? dis-je. Elle n’est jamais venue fouiner ? — Certains missionnaires prenaient part aux discussions. L’un d’eux… un certain père Clifford… s’est lié amitié avec A. Bettik. — Il ne… ils ne vous ont pas dénoncés ? On devait toujours vous poursuivre, pourtant. — Je suis sûr que le père Clifford ne l’a pas fait. Mais pour finir, des soldats de la Pax nous ont cherchés dans l’hémisphère occidentale où nous travaillions. Les tribus nous ont cachés pendant encore un mois. Le père Clifford assistait aux discussions du soir, même quand les glisseurs survolaient la jungle, à notre recherche. — Que s’est-il passé ? Je me sentais comme un enfant de deux ans qui pose des questions juste pour que l’autre personne continue à parler. Cette séparation n’avait duré pour moi que quelques mois, y compris le sommeil froid hanté par les rêves, mais j’avais oublié combien j’aimais le son de la voix de ma jeune amie. — Rien, en fait. J’ai terminé mon dernier travail, la restauration d’un vieil amphithéâtre consacré, d’une manière assez appropriée, à des spectacles de théâtre et des réunions communales, et A. Bettik et moi, nous sommes partis. Certains des… étudiants… ont fait de même. Je plissai les yeux. — Avec toi ? Rachel m’avait dit qu’elle avait rencontré Énée sur un monde appelé Amritsar et voyagé avec elle jusqu’ici. Peut-être Théo venait-elle d’Ixion. — Non, personne n’est parti d’Ixion avec moi, poursuivit doucement Énée. Ils devaient se rendre ailleurs. Ils avaient des choses à enseigner à d’autres. Je la regardai un moment. — Tu veux dire que les Lions, les Tigres et les Ours ont permis à d’autres de se distransporter ? Ou est-ce que tous les portails se sont ouverts ? — Non, répondit Énée, mais à quelle question, je n’en savais rien. Non, les distrans sont toujours aussi morts. C’est juste… euh… quelques cas spéciaux. De nouveau, je n’insistai pas. Elle reprit son récit. Après Ixion, elle se rendit sur Alliance-Maui. — La planète de Siri ! m’exclamai-je en me remémorant la voix de Grandam en train de m’enseiger les Cantos d’Hypérion. C’était le lieu d’un des contes des pèlerins. Énée hocha la tête et continua. Alliance-Maui, malmenée par la révolution et les assauts de l’Hégémonie durant le Retz, s’était remise durant l’interrègne de la Chute, puis fut recolonisée pendant l’expansion de la Pax, sans participation des indigènes qui, fidèles à Siri, résistèrent sur leurs îles mobiles, avec leurs compagnons les dauphins, jusqu’à ce que la Flotte et les Gardes Suisses les écrasent. Alliance-Maui fut christianisée à outrance, et les habitants d’un grand continent, l’Archipel équatorial, et des milliers d’îles mobiles migrantes, furent envoyés dans des « Académies chrétiennes » pour y être rééduqués. Mais Énée et A. Bettik s’installèrent sur une île mobile qui appartenait encore aux rebelles, des néo-païens appelés Siristes qui voguaient la nuit à la voile, dérivaient entre les archipels d’îles inhabitées durant la journée, et combattaient la Pax chaque fois que l’occasion s’en présentait. — Qu’y as-tu construit ? demandai-je. Je croyais me souvenir que, d’après les Cantos, les îles mobiles portaient peu de chose, sauf des maisons-arbres sous leurs arbres-voiles. — Des maisons-arbres, répondit Énée avec un large sourire. Des tas de maisons-arbres. Et aussi quelques dômes sous-marins. C’est là que les païens passent la plus grande partie de leur temps. — Alors tu as dessiné des maisons-arbres. Elle fit non de la tête. — Tu blagues ou quoi ? Ces gens sont, après les Templiers disparus du Bosquet de Dieu, les meilleurs bâtisseurs de maisons-arbres de l’espace humain. J’ai étudié la construction des maisons-arbres. Ils ont été assez aimables pour me laisser avec A. Bettik les aider. — Du travail d’esclave. — Exactement. Elle ne passa que trois mois standard sur Alliance-Maui. C’est là qu’elle fit la connaissance de Théo Bernard. — Une rebelle païenne ? demandai-je. — Une fugitive chrétienne, corrigea Énée. Elle était arrivée là en tant que colon. Puis elle a fui ses compagnons et rejoint les Siristes. Je fronçai les sourcils sans m’en rendre compte. — Elle porte un cruciforme ? Les chrétiens régénérés me mettaient toujours les nerfs en boule. — Plus maintenant. — Mais comment… Je ne connaissais aucun moyen, pour un chrétien porteur, de se débarrasser d’un cruciforme, en dehors du rite secret d’excommunication que seule l’Église pouvait accomplir. — Je t’expliquerai plus tard, dit Énée. Avant que son histoire se termine, elle utiliserait cette phrase plus d’une fois. Après Alliance-Maui, A. Bettik, Théo Bernard et elle s’étaient distransportés sur Vecteur Renaissance. — Vecteur Renaissance ! m’écriai-je presque. C’était une forteresse de la Pax. On avait failli nous abattre sur Vecteur Renaissance. C’était un monde hyperindustrialisé, couvert de cités, d’usines-robots et de centres de la Pax. Énée sourit. Cela n’avait pas été facile. Ils avaient dû déguiser A. Bettik en grand brûlé, avec un masque de syntho-chair. Qui s’était révélé bien inconfortable pour lui pendant les six mois qu’ils y demeurèrent. — Juste un seul boulot. Nous avons travaillé à l’édification de la nouvelle cathédrale Saint-Matthieu, à Da Vinci. Je la regardai fixement pendant une minute avant de pouvoir parler. — Tu as travaillé à une cathédrale ? Une cathédrale de la Pax ? Une église chrétienne ? — Bien sûr, répondit calmement Énée. J’ai oeuvré avec les meilleurs maçons, charpentiers, maîtres verriers, et artisans de la profession. J’ai d’abord été apprentie, mais avant que nous ne partions, j’étais devenue l’assistante du concepteur en chef travaillant à la nef. Je ne pus que secouer la tête. — Et as-tu… tenu des cercles de discussion ? — Oui. Plus sur Vecteur Renaissance que sur aucun autre monde. J’avais des milliers d’étudiants vers la fin. — Je m’étonne qu’aucun ne t’ait trahie. — Je l’ai été. Mais pas par l’un des étudiants. Un verrier nous a dénoncés à la garnison locale de la Pax. Nous leur avons échappé de justesse, A. Bettik, Théo et moi. — Par distrans. — En nous… distransportant, oui. C’est seulement plus tard que je me rendis compte qu’elle avait eu un moment d’hésitation, retenu un mot. — Et les autres sont partis avec toi ? — Pas avec moi, redit-elle. Mais des centaines se sont distranslatés ailleurs. — Où ? demandai-je, perplexe. Énée soupira. — Te souviens-tu de notre discussion, Raul, celle où je t’ai dit que la Pax pensait que j’étais un virus ? Et qu’ils avaient raison ? — Oui. — Eh bien, mes étudiants portent aussi le virus. Il y a des endroits où ils doivent se rendre. Ils ont des gens à contaminer. Sa litanie de mondes et de travaux s’allongea. Patawpha pendant trois mois, où elle mit en œuvre son expérience des maisons-arbres pour construire des demeures dans les branches et les troncs entrelacés qui poussaient dans les marécages sans fin de ce monde. Amritsar, où elle travailla quatre mois standard dans le désert à construire des tentes et des lieux de réunions pour les bandes nomades de Sikhs et de Soufis qui parcouraient les sables verts. — C’est là que tu as rencontré Rachel, dis-je. — Exact. — Quel est son nom de famille ? Elle ne me l’a pas dit. — Elle ne me l’a jamais dit non plus, répliqua Énée qui poursuivit son récit. D’Amritsar, elle, A. Bettik et ses deux amies se distransportèrent sur Groombridge Dyson D. L’Hégémonie, qui n’avait pas réussi à terraformer cette planète, l’abandonna à ses glaciers d’ammoniac-méthane et ses ouragans de cristaux de glace ; les colons, de moins en moins nombreux, se refugièrent dans les biodômes et les cabanes de construction orbitales. Mais ses habitants, en majorité des ingénieurs musulmans sunnites du Projet d’Amendement Génétique Trans-Africain qui échoua, refusèrent opiniâtrement de mourir durant la Chute, et finirent par terraformer Groombridge Dyson D en un monde-toundra Laplandique avec un air respirable, une faune et une flore de l’Ancienne Terre adaptées, y compris des mammouths laineux qui parcouraient les montagnes équatoriales. Les millions d’hectares d’herbages étaient parfaits pour les chevaux, animaux de l’Ancienne Terre disparus pendant les Tribulations, avant que notre monde natal s’effondre sur lui-même, aussi les génoconcepteurs fouillèrent-ils dans les réserves de leur premier vaisseau d’ensemencement et les élevèrent par milliers, puis par dizaines de milliers. Des bandes nomades décidèrent de parcourir les prairies du continent méridional en vivant dans une sorte de symbiose avec les grandes hardes, tandis que les fermiers et les citadins s’installaient dans les contreforts élevés, le long de l’équateur. Il y avait là de féroces prédateurs, manipulés et relâchés durant les siècles d’expérimentation ARNiste autonome et accélérée, des meutes de charognards mutants et des terreurs nocturnes embusquées dans des terriers, des couleuvres de trente mètres de long qui descendaient de celles de la Mer des Hautes Herbes d’Hypérion, des tigres des rochers de Fuji, des loups intelligents et des grizzlis au QI supérieur. Les humains possédaient la technologie qui leur aurait permis, en moins d’un an, de chasser jusqu’à l’extinction ces tueurs adaptés, mais les habitants de cette planète choisirent une voie différente : les nomades tentèrent leurs chances, seuls à seuls avec les prédateurs, protégeant les grandes hardes aussi longtemps que l’herbe pousserait et que l’eau coulerait, tandis que les citadins entamaient l’édification d’un mur, un unique mur qui devait, à la fin, mesurer cinq mille kilomètres de long et séparer les montagnes sauvages des savanes où paissaient les chevaux et des forêts de cycas qui s’étendaient au sud. Le mur serait plus qu’un mur, il deviendrait la grande cité linéaire de Groombridge Dyson D, s’élevant à trente mètres dans ses parties les plus basses, pourvue de remparts où resplendiraient mosquées et minarets, surmontés d’une route assez large pour que trois chariots puissent se croiser sans frotter leurs roues les unes contre les autres. Les colons étaient trop peu nombreux et trop occupés à d’autres projets pour travailler à temps complet à une telle muraille, mais ils programmèrent des robots et décantèrent des androïdes emmagasinés dans les chambres fortes de leur vaisseau d’ensemencement pour qu’ils effectuent ce labeur. Énée et ses amis prirent part à ce projet et travaillèrent six mois standard pendant lesquels le mur prit forme et commença sa progression implacable à la base des montagnes et au bord des prairies. — A. Bettik y a retrouvé deux de ses frères et sœur, dit Énée d’une voix douce. — Mon Dieu, murmurai-je. J’avais presque oublié. Quand nous étions sur Sol Draconi Septem, quelques années auparavant, assis près d’un cube chauffant dans le bureau tapissé de livres du père Glaucus, à l’intérieur d’un gratte-ciel glacial, intégré à l’éternel glacier de l’atmosphère gelée de ce monde… A. Bettik avait parlé de l’une des raisons pour lesquelles il participait à cette odyssée avec l’enfant, Énée, et moi : il espérait contre toute logique retrouver ses trois frères et sa sœur. On les avait séparés pendant leur enfance, peu après la période d’apprentissage, si les premières années accélérées d’un androïde pouvait être qualifiées d’enfance. — Alors, il les a retrouvés ? dis-je, émerveillé. — Deux d’entre eux, répéta Énée. L’un des autres mâles de sa crèche de naissance, A. Antibbe, et sa sœur, A. Darria. — Ils lui ressemblent ? Le vieux poète était servi par des androïdes, dans sa cité vide d’Endymion, mais je n’avais pas fait très attention à eux, en dehors de A. Bettik. Beaucoup trop de choses étaient arrivées trop vite. — Énormément. Mais ils sont très différents, aussi. Peut-être t’en dira-t-il plus. Elle conclut son histoire. Après avoir travaillé six mois standard au mur-cité-linéaire de Groombridge Dyson D, ils avaient été obligés de s’en aller. — Obligés de partir ? La Pax ? — La Commission Justice et Paix, pour être précis. Nous ne désirions pas partir, mais nous n’avions pas le choix. — Qu’est-ce que c’est, la Commission Justice et Paix ? demandai-je. La manière dont elle avait prononcé ces mots avait hérissé les poils de mes bras. — Je t’expliquerai plus tard. — Bon, mais explique-moi autre chose, alors. Énée hocha la tête et attendit. — Tu dis que tu as passé cinq mois standard sur Ixion. Trois mois sur Alliance-Maui, six mois sur Vecteur Renaissance, trois mois sur Patawpha, quatre mois standard sur Amritsar et environ six mois standard sur… comment déjà ?… Groombridge Dyson D ? Énée acquiesça. — Et tu es ici depuis une année standard, n’est-ce pas ? — Oui. — Cela fait seulement trente-neuf mois standard. Trois années et trois mois standard. Elle attendit. Les coins de sa bouche se contractèrent un peu, mais je m’aperçus qu’elle n’allait pas sourire… elle s’efforçait plutôt de ne pas pleurer, semblait-il. Pour finir, elle dit : — Tu as toujours été bon en calcul, Raul. — Mon voyage a accumulé cinq ans de déficit de temps, dis-je doucement. Cela fait pour toi environ soixante mois standard, mais tu m’en as seulement présenté trente-neuf. Où sont les vingt et un mois standard qui manquent, ma grande ? Je vis des larmes dans ses yeux. Sa bouche tremblait légèrement, mais elle essaya de parler d’un ton léger. — Pour moi, cela a fait soixante-deux mois standard, une semaine et six jours. Cinq ans, deux mois et un jour de déficit de temps à bord du vaisseau, environ quatre jours d’accélération et de décélération, et huit jours de temps de voyage. Tu as oublié ton propre temps de voyage. — D’accord, ma grande, dis-je en voyant l’émotion qui l’étreignait. (Ses mains tremblaient.) Tu veux bien me parler des… combien ça fait ? — Vingt-trois mois, une semaine et six heures. Presque deux ans standard, pensai-je. Et elle n’a pas envie de me raconter ce qui lui est arrivé durant ce temps. Je ne l’avais jamais vue exercer un contrôle aussi excessif sur elle-même ; elle avait l’air de lutter physiquement contre une terrible force centrifuge. — Nous en parlerons plus tard, dit-elle, montrant par la porte ouverte l’escarpement, à l’ouest du Temple. Regarde. Je distinguai seulement deux silhouettes, une à deux jambes et l’autre à quatre pattes, sur l’étroite corniche. Elles étaient encore à plusieurs kilomètres. Je me levai pour aller prendre mes jumelles, dans mon sac, et je les étudiai. — Les animaux de trait sont des zychèvres, dit Énée. Les porteurs sont loués au marché de Phari et reviendront dans la matinée. Tu ne vois pas quelqu’un de familier ? Mais si. Le visage bleu sous le capuchon de la chuba n’avait pas changé depuis cinq ans. Je me retournai vers Énée, mais elle ne voulait visiblement pas parler de ces deux années manquantes. Une fois encore, je lui permis de changer de sujet. Énée se mit à me questionner et nous étions encore en train de parler lorsque A. Bettik arriva. Les deux femmes, Rachel et Théo, entrèrent sans se presser quelques minutes plus tard. L’un des tatamis, une fois replié, révéla l’existence d’un foyer de cuisson, dans le sol, près du mur ouvert ; Énée et A. Bettik commencèrent à faire la cuisine pour nous tous. D’autres arrivèrent et me furent présentés : les contremaîtres George Tsarong et Jigme Norbu, deux sœurs chargées de la décoration des garde-fous et balustrades, Kuku et Kay Se, Gyalo Thondup en robes de soie protocolaires, et Jigme Taring en tenue de soldat, le moine étudiant Chim Din et son maître, Kempo Ngha Wang Tashi, le père supérieur du gompa du Temple en Suspens dans les Airs, une moniale appelée Donka Nyapso, un voyageur de commerce nommé Tromo Trochi de Dhomu, Tsipon Shakabpa qui était le contremaître du Dalaï-Lama, ici au Temple, et le célèbre alpiniste et volant Lhomo Dondrub, l’homme le plus frappant que j’aie jamais vu et, je le découvris plus tard, l’un des rares pilotes de paraglisseur qui buvait de la bière et rompait le pain avec des Dugpas, des Drukpas ou des Drungpas. Nous avons mangé du tsampa et du momo, de l’orge grillé mixé dans du thé au beurre de zychèvre pour former une pâte que l’on roulait en boulettes et que l’on dégustait avec d’autres boulettes de pâte cuites à la vapeur contenant des champignons, de la langue de zychèvre froide – qui rappelait le bacon – et des petits morceaux de poires qui, me dit A. Bettik, provenaient des jardins légendaires de Hsi Wang-mu. D’autres personnages arrivèrent au moment où l’on distribuait les bols : Labsang Samtem qui, comme A. Bettik me le chuchota, était le frère aîné du Dalaï-Lama actuel et résidait depuis trois ans à la lamasserie du Temple, et différents Drungpas des fissures boisées, y compris le maître charpentier Changchi Kenchung avec ses longues moustaches cirées, Perri Samdup, un interprète, et Rimsi Kyipup, un jeune monteur d’échafaudage songeur et malheureux. Tous les moines qui passèrent ce soir-là ne descendaient pas des colons du vaisseau d’ensemencement chinois/tibétain de l’Ancienne Terre. Riant avec nous et levant leurs grossières chopes de bière, il y avait les monteurs sans peur Haruyuki Otaki et Kenshiro Endo, les maîtres du bambou Voytek Majer et Janusz Kurtyka, et les briquetiers Kim Byung-Soon et Viki Groselj. Le maire de Jo-Kung, la cité la plus proche, était là ; Charles Chi-kyap Kempo servait aussi de grand chambellan à tous les chefs des prêtres du Temple et était, à la fois, membre appointé du Tsongdu, l’assemblée régionale des aînés, et conseiller au Yik-Tshang, littéralement le « Nid des Lettres », corporation secrète de quatre personnes qui surveillaient les progrès des moines et nommaient tous les prêtres. Charles Chi-kyap Kempo fut le premier de notre assemblée à boire suffisamment pour tomber ivre mort. Chim Din et plusieurs autres moines tirèrent l’homme ronflant loin du bord de la plate-forme et le laissèrent dormir dans un coin. Il en arriva d’autres ; une quarantaine de personnes remplissaient la petite pagode quand les derniers rayons du soleil déclinèrent et que la lumière lunaire de l’Oracle et de trois de ses compagnes éclairèrent les sommets des nuages, mais j’oubliai leurs noms, ce soir-là, tandis que nous mangions du tsampa et du momo, buvions de la bière en grande quantité et illuminions Hsuan-k’ung Ssu de nos torches brillantes. Quelques heures plus tard, ce soir-là, je sortis pour uriner. A. Bettik me montra le chemin des toilettes. J’avais supposé qu’on se soulageait au bord des plates-formes, mais il m’assura que sur un monde où les structures d’habitations comptent plusieurs niveaux, la plupart au-dessus ou en dessous des autres, c’était considéré comme mal élevé. Les toilettes étaient encastrées dans le versant de l’escarpement, entourées de cloisons de bambous, et les arrangements sanitaires consistaient en tuyaux et en vannes habilement machinés, menant à des fissures qui s’enfonçaient dans la montagne, ainsi qu’en lavabos taillés dans des tables de pierre. Il y avait même une douche et de l’eau chauffée par le soleil. Quand je me fus rincé le visage et les mains et que je revins sur la plate-forme – la brise glacée me dessoûla un peu –, je vis A. Bettik qui, au clair de lune, regardait l’intérieur de la pagode rutilante où la foule s’était rangée en cercles concentriques autour de ma jeune amie. Les rires et le désordre avaient disparu. Un par un, les moines, les Saints hommes, les monteurs, les charpentiers, les maçons, les abbés du gompa, le maire et les briquetiers posaient des questions à la jeune femme, et elle leur répondait. La scène me rappela quelque chose, une image récente, et il me suffit d’une minute pour m’en souvenir : durant la décélération que nous dûmes entamer à quarante UA de ce système solaire, le vaisseau m’offrit des représentations holos du soleil de type-G avec ses onze planètes, ses deux ceintures d’astéroïdes et ses innombrables comètes en orbite. Énée était sans aucun doute le soleil de ce système, et tous les hommes et les femmes présents dans cette pièce tournaient autour d’elle aussi sûrement que les planètes, les astéroïdes et les comètes de la projection holo du vaisseau. Je m’appuyai au poteau de bambou et regardai A. Bettik au clair de lune. — Elle devrait faire attention, dis-je doucement à l’androïde en m’efforçant de bien articuler chaque mot, ou ils vont se mettre à la traiter comme un dieu. A. Bettik hocha imperceptiblement la tête. — Ils ne pensent pas que H. Énée est un dieu, H. Endymion, murmura-t-il. — Bon. (Je passai le bras autour des épaules de l’androïde.) Bon. — Cependant, dit-il, beaucoup d’entre eux sont de plus en plus convaincus, en dépit de ses efforts pour les convaincre du contraire, qu’elle est Dieu. 17 Le soir où A. Bettik et moi rapportons la nouvelle de l’arrivée de la Pax, Énée quitte son groupe de discussion, vient nous rejoindre à la porte et nous écoute attentivement. — Chim Din dit que le Dalaï-Lama leur a permis d’occuper le vieux gompa du Lac de la Loutre, à l’ombre du Shivling. Énée ne répond rien. Je continue. — Ils n’ont pas le droit de se servir de leurs machines volantes, mais sont libres d’aller partout dans la province. Partout. Énée hoche la tête. Je voudrais la prendre par les épaules et la secouer. — Ça signifie qu’ils entendront bientôt parler de toi, ma grande, dis-je sèchement. Les missionnaires seront ici dans quelques semaines, peut-être quelques jours, pour épier tout ce qui se passe et envoyer leurs rapports à l’Enclave de la Pax. (Je pousse un soupir.) Merde alors, on aura de la chance si ce sont seulement des missionnaires et pas des soldats. Énée reste silencieuse pendant une autre minute. Puis elle dit : — Nous avons déjà de la chance que ce ne soit pas la Commission Justice et Paix. — Qu’est-ce que c’est ? Elle en a déjà parlé avant. Elle fait non de la tête. — Ça n’entre pas en ligne de compte pour le moment. Ils ont sûrement autre chose à faire ici que… que d’enrayer l’hérésie. Durant mes premiers jours ici, Énée m’a parlé des combats qui se déroulent dans l’espace de la Pax et autour : une révolte palestinienne sur Mars, provoquant l’évacuation de la planète par la Pax qui, restée en orbite, l’a soumise à un bombardement atomique ; des rébellions de libres négociants dans les Territoires de l’Anneau de Lambert et sur Mare Infinitus ; une lutte armée incessante sur Ixion et des douzaines d’autres mondes. Vecteur Renaissance, avec ses immenses bases de la Flotte, ses innombrables bars et bordels, est devenu un nid de guêpes de rumeurs et d’espionnage interne. Et comme dans la Flotte de la Pax, la plupart des vaisseaux sont maintenant des archanges à propulsion Gédéon, les nouvelles datent, en général, de quelques jours seulement. L’une des rumeurs les plus fascinantes recueillies par Énée avant son arrivée à T’ien Shan était que l’un des vaisseaux de classe-archange s’était mutiné, puis enfui dans l’espace extro, et se translatait maintenant comme l’éclair dans l’espace de la Pax pour attaquer des convois du Mercantilus – immobilisant sans les détruire les cargos pourvus d’un équipage – et pour perturber les corps expéditionnaires de la Flotte qui se préparent à attaquer les Extros, au-delà du Grand Mur. La rumeur courait, pendant les dernières semaines qu’Énée et A. Bettik passèrent sur Vecteur Renaissance, que les bases de la Pax étaient en danger. D’autres bruits laissaient croire que beaucoup d’éléments de la Flotte étaient maintenant postés dans le système de Pacem, afin de défendre le Vatican. Quelle que fût la part de vérité dans cette histoire de mutinerie du Raphaël, il était incontestable que la croisade de Sa Sainteté contre les Extros avait été retardée de plusieurs années par des attaques éclairs. Mais rien de tout cela ne me semblait important maintenant que j’attendais de voir comment Énée allait réagir à cette nouvelle de l’arrivée de la Pax sur T’ien Shan. Allions-nous nous distranslater sur son prochain monde ? me demandais-je. Au lieu de fuir la discussion, Énée dit : — Le Dalaï-Lama va être obligé d’accueillir officiellement les représentants de la Pax. — Et alors ? — Il va falloir se débrouiller pour se faire inviter à cette cérémonie. Je doute que ma mâchoire pende réellement, mais c’est l’impression qu’elle me donne. Énée me pose la main sur l’épaule. — Je vais m’en occuper. J’en parlerai à Charles Chi-kyap Kempo et à Kempo Ngha Wang Tashi pour m’assurer que nous sommes bien sur la liste des invités. Je reste littéralement sans voix tandis qu’elle retourne à son groupe de discussion et à la foule silencieuse dont les visages placides l’attendent à la douce lumière des lanternes. Je lis ces mots sur le microvélin, je me souviens les avoir écrits durant mes derniers jours passés dans la boîte à chat de Schrödinger, en orbite aurour d’Armaghast, je me souviens les avoir écrits dans la hâte, certain que les lois de la probabilité et de la mécanique quantique libéreraient bientôt le cyanure dans mon univers en circuit fermé, et je m’étonne d’avoir employé le présent de narration. Puis je me souviens de la raison de ce choix. Quand je fus condamné à mourir dans la boîte de Schrödinger, un ovoïde, en fait, on m’a permis d’emporter très peu d’effets personnels dans cet ultime exil. Les vêtements, c’étaient les miens. Par je ne sais quel caprice, on avait mis un petit tapis sur le plancher de ma cellule, une vieille carpette qui faisait un peu moins de deux mètres de long et un de large, effrangée, dont un petit morceau manquait à une extrémité. C’était une copie du tapis Hawking du consul. J’avais perdu le vrai sur Mare Infinitus, des années auparavant ; comment je l’ai récupéré, cela prendra place, plus tard, dans mon récit. J’avais donné le vrai Hawking à A. Bettik, mais cela a dû amuser mes bourreaux de meubler ma dernière cellule de cette copie inutilisable d’un tapis volant. Alors, on m’a accordé mes vêtements, le faux tapis Hawking et le journal/persoc, grand comme ma paume, que j’avais emporté du vaisseau sur T’ien Shan. L’élément com du journal avait été mis hors service – non qu’il puisse transmettre au travers de la coquille d’énergie de la boîte de Schrödinger ou qu’il y ait encore quelqu’un que je puisse appeler – mais après avoir étudié attentivement sa mémoire lors de mon procès par l’Inquisition, ils l’avaient laissée intacte. C’est sur T’ien Shan que j’ai commencé à prendre des notes et à écrire chaque jour dans ce journal. Ce sont ces notes que j’ai mises à jour sur l’écran du scripteur de la boîte à chat de Schrödinger, les révisant avant de rédiger ces passages les plus personnels, et c’est, je crois, le caractère d’urgence dont sont imprégnées ces notes qui m’a poussé à utiliser le présent narratif. Tous mes souvenirs d’Énée sont précis et vifs, mais certains d’entre eux, rappelés par ces entrées hâtives notées à la fin d’une longue journée de travail ou d’une aventure sur T’ien Shan, étaient assez vivants pour que je me mette à pleurer cette perte ainsi renouvelée. Je les ai revécus, ces moments, en écrivant ces mots. Certains groupes de discussion d’Énée furent enregistrés textuellement sur le journal/persoc. Je les ai repassés durant mes derniers jours, juste pour entendre une fois de plus sa douce voix. — Parlez-nous du TechnoCentre, demande l’un des moines durant l’heure de discussion qui a lieu le soir de l’arrivée de la Pax. Je vous en prie, parlez-nous du Centre. Énée n’hésite qu’un instant, incline légèrement la tête comme pour mettre de l’ordre dans ses pensées. — Jadis… Elle commençait toujours ainsi ses longues explications. — Jadis, il y a plus de mille années standard, avant l’Hégire… avant la Grande Erreur de 08… les seules intelligences autonomes que nous, les humains, connaissions, c’étaient nous-mêmes. Nous pensions alors que si l’humanité inventait un jour une autre intelligence, ce serait le résultat d’un immense programme… d’une grande masse de silicium et d’amplification ancienne, s’éteignant et s’allumant, d’appareils de détection appelés transistors, de puces et de cartes… une machine avec plein de circuits de gestion en réseaux qui, en d’autres mots, singerait – si vous voulez bien me pardonner l’expression – la forme et la fonction du cerveau humain. « Bien sûr, les IA n’ont pas évolué de cette façon. Elles sont, pour ainsi dire, nées pendant que nous, les humains, regardions ailleurs. « Il faut maintenant que vous imaginiez l’Ancienne Terre, avant que l’humanité n’ait implanté des colonies sur d’autres mondes. Pas de propulsion Hawking. Pas de vol interplanétaire, pour ainsi dire. Tous nos œufs étaient littéralement dans le même panier, et ce panier était une belle planète blanche et bleue, la Terre. « À la fin du XXe siècle de l’ère chrétienne, ce petit monde possédait une infosphère rudimentaire. Les télécommunications planétaires du début s’étaient transformées en un essaim décentralisé de vieux ordinateurs à base de silicium n’exigeant aucune organisation, aucune hiérarchie, rien de plus qu’une procédure commune de communication. La création d’un esprit-ruche à la mémoire distribuée était alors inévitable. « Les tout premiers ancêtres, en ligne directe, des personnalités qui composent le Centre d’aujourd’hui n’étaient pas le produit de programmes de création d’intelligence artificielle, mais d’efforts faits pour simuler une vie artificielle. Dans les années 1940, l’arrière-grand-père du TechnoCentre, un mathématicien appelé John von Neumann, prouva que l’autoreproduction artificielle était possible. Dès que les premiers ordinateurs à base de silicium devinrent assez petits pour que des individus jouent avec, des amateurs curieux commencèrent à pratiquer la biologie synthétique dans les confins des circuits CPU de ces machines. L’hypervie, qui emmagasine de l’information, interagit, métabolise, évolue et s’autoreproduit, naquit pendant les années 1960. Dans la dernière décennie du siècle, elle échappa aux pools grandissants de machines individuelles en se réfugiant dans l’infosphère planétaire à l’état embryonnaire qu’on appelait l’Internet ou le web. « Les premières IA étaient complètement stupides. Aussi stupides que le fut la première vie cellulaire de la soupe originelle. Certaines des toutes premières hyperbestioles qui flottaient dans le milieu tiède de l’infosphère, lui aussi en pleine évolution, étaient des organismes de 80 octets insérés dans le bloc de mémoire RAM d’un ordinateur virtuel, un ordinateur simulé par un ordinateur. L’un des premiers humains qui lâchèrent ces créatures dans l’océan de l’infosphère s’appelait Tom Ray et ce n’était pas un expert en intelligence artificielle, ni un programmeur ni un cyberpuke, qu’on appelait alors pirates, mais un biologiste, un botaniste qui collectionnait les insectes et observait les oiseaux, quelqu’un qui avait passé des années à collecter des fourmis dans la jungle pour un savant préhégirien appelé E.O. Wilson. À force de regarder les fourmis, Tom Ray en vint à s’intéresser à l’évolution et se dit qu’il pourrait peut-être, non pas se contenter de simuler l’évolution dans l’un des premiers ordinateurs, mais y créer une véritable évolution. Aucun des cyberpukes auxquels il en parla ne s’intéressa à l’idée, aussi apprit-il tout seul la programmation. Les dingues d’informatique disaient que, dans les ordinateurs, des séquences de codes évoluaient et mutaient souvent ; on appelait ça des bugs, et ils bousillaient les programmes. Les cyberpukes disaient que si les séquences de code évoluaient, elles ne seraient certainement pas fonctionnelles, ni viables, comme la plupart des mutations d’ailleurs, et ficheraient en l’air le logiciel. Aussi Tom Ray se contenta-t-il d’imaginer un ordinateur virtuel, une simulation d’ordinateur, dans son vrai ordinateur. Puis il y créa un véritable code-séquence de 80 octets qui pouvait se reproduire, mourir et évoluer au sein de son ordinateur-dans-l’ordinateur. « Le 80-octets se copia en créant d’autres 80-octets. Ces cellules de proto-IA de 80-octets auraient rapidement rempli leur univers virtuel, comme l’écume dans la mare d’un Élysée de la Terre primordiale, mais Tom Ray appliqua sur chaque 80-octets une balise temporelle, en d’autres mots il leur attribua un âge, et programma un bourreau qu’il appela la Faucheuse. La Faucheuse se promenait dans l’univers virtuel et moissonnait les vieux 80-octets et les mutants non viables. « Mais l’évolution, comme elle a coutume de le faire, essaya d’être plus maligne que la Faucheuse. Une créature mutante de 79-octets, non seulement se révéla viable, mais se reproduisit bientôt plus vite que les 80-octets et les devança. Les hypervies, ancêtres des IA de notre Centre, venaient à peine de naître, et déjà elles optimisaient leurs génomes. Bientôt un organisme de 45-octets évolua et faillit éliminer les premières formes-de-vie artificielles. Tom Ray, étant leur créateur, trouva cela bizarre. Les 45-octets n’incluaient pas assez de code pour pouvoir se reproduire. Pis encore, les 45 mouraient lorsque les 80 disparaissaient. Il fit l’autopsie d’une de ces créatures de 45-octets. « Il se révéla que tous les 45-octets étaient des parasites. Ils empruntaient aux 80 le code reproductif dont ils avaient besoin pour se copier. Les bestioles de 79-octets étaient immunisées contre le parasite-45. Mais tandis que les 80 et les 45 allaient inéluctablement vers l’extinction, dans leur spirale coévolutionnaire descendante, un mutant des 45 apparut. C’était un parasite de 51-octets et il pouvait se nourrir des 79 pleins de vie. Et cela continua ainsi. « Je mentionne tout cela parce qu’il est important de comprendre que dès la première apparition de la vie intelligente artificielle créée par l’homme, cette vie se révéla parasitaire. Elle était plus que parasitaire, elle était hyperparasitaire. Chaque nouvelle mutation produisait des parasites qui pouvaient se nourrir des parasites précédents. En quelques milliards de générations, c’est-à-dire, de cycles CPU, cette vie artificielle était devenue hyper-hyper-hyperparasitaire. Au bout de quelques mois de création d’hypervie, Tom Ray découvrit que des créatures de 22-octets prospéraient dans son milieu virtuel… des créatures si efficaces algorithmiquement que les programmeurs humains, mis au défi par Tom Ray de le faire, ne purent rien créer de plus proche qu’une version de 31-octets. En quelques mois seulement après leur création, les créatures d’hypervie avaient acquis une efficacité que leurs créateurs ne pouvaient égaler ! « Au début du XXIe siècle, une biosphère florissante de vie artificielle prospérait sur l’Ancienne Terre, à la fois dans l’infosphère en évolution rapide et dans la macrosphère de la vie humaine. Bien que l’on commençât à peine à explorer les découvertes de la gestion informatique de l’ADN, des mémoires à bulles, du traitement parallèle des fronts d’onde stationnaires, et de la gestion d’hyperréseaux, les concepteurs humains avaient créé des entités à base de silicium d’une remarquable ingéniosité. Et ils les avaient créés par milliards. Les micropuces étaient partout, des fauteuils de bureau aux boîtes de haricots sur les étagères des magasins, des automobiles aux parties artificielles du corps humain. Les machines devinrent de plus en plus miniaturisées jusqu’à ce que la maison de l’être humain moyen et son bureau soient pleins de dizaines de milliers d’entre elles. Le fauteuil d’une secrétaire la reconnaissait dès qu’elle s’asseyait, appelait le dossier auquel elle travaillait sur son grossier ordinateur à silicium, bavardait avec une autre puce dans une machine à café pour qu’on lui en prépare une tasse, permettait à la grille des télécommunications de traiter les appels, les télécopies et les arrivées d’un courrier électronique rudimentaire afin que la secrétaire ne soit pas dérangée, communiquait avec l’ordinateur de la maison ou du bureau afin que la température reste optimale, etc. Dans les supermarchés, les micropuces des boîtes de haricots, rangées sur les étagères, notaient leur prix et ses changements, commandaient d’autres boîtes quand elles commençaient à manquer, surveillaient les habitudes d’achats des consommateurs et communiquaient avec le magasin et les autres produits. Ce réseau d’interaction devint aussi complexe et débordant d’activité que les bulles et l’écume de la soupe organique des océans primordiaux de l’Ancienne Terre. « En quarante années de monocellulaires de 80-octets créés par Tom Ray, les humains s’accoutumèrent à parler et à communiquer autrement avec les innombrables formes de vie artificielles dans leurs autos, leurs bureaux, leurs ascenseurs… même dans leurs corps, car les moniteurs et les proto-shunts médicaux évoluèrent vers une véritable nanotechnologie. « Durant cette période, le TechnoCentre devint un être autonome. L’humanité avait compris, et il s’avéra qu’elle ne se trompait pas, qu’une vie intelligente artificielle devait être autonome pour pouvoir fonctionner. Elle devait évoluer et se diversifier autant que la vie organique l’avait fait sur la planète. C’est ainsi que les choses se passèrent. Tout comme la biosphère entourant la planète, l’hypervie enveloppait maintenant le monde dans une infosphère vivante. Le Centre évolua en tant qu’entité abstraite, non seulement dans le flot d’informations de l’infosphère d’Internet, mais aussi dans les interactions d’un milliard de minuscules micromachines autonomes, gérées par des puces, qui exécutaient leurs tâches banales dans le macromonde humain. « L’humanité et l’entité du Centre aux milliards de facettes en évolution devinrent bientôt aussi symbiotiques que les acacias et les fourmis maraudeuses qui protègent, émondent et font se reproduire ces plantes qui constituent leur unique source de nourriture. On appelle cela la coévolution, et les humains entendent ce concept à un niveau vraiment cellulaire, puisqu’une grande partie de la vie organique sur l’Ancienne Terre avait été créée et optimisée par une danse coévolutionnaire réciproque. Mais là où les êtres humains envisageaient une symbiose confortable, les premières entités d’IA ne virent, n’étaient capables de voir, que de nouvelles chances de parasitisme. « Les ordinateurs, on pouvait les éteindre, les programmes de logiciel, on pouvait les effacer, mais l’esprit ruche du proto-Centre avait déjà emménagé dans l’infosphère en train d’émerger, et seule une catastrophe planétaire pouvait y mettre fin. « Cette catastrophe, c’est le Centre qui finit par la fournir, et ce fut la Grande Erreur de 08, mais il ne la commit pas avant d’avoir diversifié son propre milieu et dépassé la simple échelle planétaire. « Les premières expérimentations de la propulsion Hawking, comprises et conduites uniquement par des éléments avancés du Centre, révélèrent l’existence de la réalité de l’espace de Planck sous-jacent, le Vide qui Lie. Les IA du Centre de cette époque, à base d’ADN, de structure ondulatoire, commandées par des algorithmes génétiques, fonctionnant en parallèle, achevèrent la construction des premiers vaisseaux à propulsion Hawking et commencèrent à élaborer le réseau distrans. « Les êtres humains virent dans la propulsion Hawking une sorte de raccourci dans le temps et l’espace, la réalisation de leurs vieux rêves d’hyperpropulsion. Ils se représentaient les portails distrans comme des trous commodes découpés dans l’espace/temps. Telle fut la préconception humaine, corroborée par leurs propres modèles mathématiques et confirmée par les plus puissantes IA informatiques du Centre. C’était un mensonge. « L’espace de Planck, le Vide qui Lie, est un milieu multidimensionnel qui possède sa propre réalité et, comme le Centre allait bientôt l’apprendre, sa propre topographie. La propulsion Hawking n’était pas, et n’est pas du tout, une propulsion au sens classique du terme, mais un mécanisme d’entrée qui effleure la topographie de l’espace de Planck juste assez longtemps pour changer de coordonnées dans le continuum espace/temps à quatre dimensions. Les portails distrans, d’autre part, permettent de pénétrer réellement dans le milieu du Vide qui Lie. « Pour les humains, la réalité était évidente : on passe à travers un trou dans l’espace/temps, on sort instantanément ailleurs par un autre trou distrans. Mon oncle Martin avait une maison distrans dont les pièces adjacentes se trouvaient dans des douzaines de mondes différents. Les distrans créèrent le réseau mondial de l’Hégémonie. Une autre invention, le canal large, un moyen de communication plus rapide que la lumière, permit les communications instantanées entre les systèmes solaires. Toutes les conditions préalables à une société interstellaire étaient réunies. « Mais le Centre ne mit pas au point la propulsion Hawking, le distrans et le canal large pour le confort des humains. En fait, le Centre ne mit jamais rien au point lorsqu’il s’en prit au Vide qui Lie. « Le Centre savait depuis le début que la propulsion Hawking n’était guère plus qu’une tentative ratée de pénétration dans l’espace de Planck. Piloter un aéronef par propulsion Hawking, c’était comme de faire avancer un vaisseau sur l’océan en déclenchant une série d’explosions à la poupe et en chevauchant les vagues. Grossièrement efficace, mais follement inefficace. Ils savaient qu’en dépit des apparences, en dépit du fait qu’ils prétendaient les avoir créés, il n’y avait pas des millions de portails distrans à l’apogée du Retz… seulement un. Tous les terminex n’étaient en réalité qu’une unique porte d’entrée dans l’espace de Planck, manipulée à travers l’espace/temps pour donner une illusion de multiplicité. Si le Centre avait tenté d’expliquer la vérité à l’humanité, il aurait pu utiliser l’analogie du faisceau lumineux d’une lampe de poche qui balaie rapidement une pièce fermée. Il n’y a pas plusieurs sources de lumière, mais une seule en transition rapide. Les IA ne se donnèrent jamais la peine d’expliquer cela… en fait, elles gardèrent le secret jusqu’à aujourd’hui. « Et le Centre comprit que la topographie du Vide qui Lie pouvait être modulée pour transmettre instantanément de l’information – via le canal large – mais que c’était une utilisation maladroite et destructive du milieu de l’espace de Planck, comme de communiquer d’un bout à l’autre d’un continent en provoquant artificiellement des tremblements de terre. Pourtant il offrit ce service du canal large à l’humanité sans jamais le lui expliquer, parce qu’agir ainsi servait ses buts. Les IA avaient leurs propres projets sur le milieu de l’espace de Planck. « Dès ses premières expériences, le Centre comprit que le Vide qui Lie était le milieu parfait de leur propre existence. Les réseaux de leur infosphère ne dépendraient plus de la communication électromagnétique ou du faisceau étroit ou même des émissions modulées de neutrinos. En installant les principaux éléments du Centre dans le Vide qui Lie, les IA pourraient se dissimuler en toute sécurité et échapper à leurs rivaux organiques… dans une cachette qui était à la fois nulle part et partout. « Ce fut pendant cette migration des personas du Centre, des infosphères humaines, dans la mégasphère du Vide qui Lie, que les IA découvrirent que l’espace de Planck n’était pas un univers vide. Derrière ses collines métadimensionnelles et au creux de ses arroyos d’espace quantique replié était tapi… quelque chose de différent. Quelqu’un de différent. Des intelligences vivaient là. Le Centre lança un coup de sonde, puis recula de terreur et de respect admiratif devant le pouvoir potentiel de ces Autres Êtres. C’étaient les Lions, les Tigres et les Ours dont parlait Ummon, la persona du Centre qui déclarait avoir créé et tué mon père. « La retraite du Centre avait été si hâtive, sa reconnaissance de l’univers de l’espace de Planck si incomplète, qu’il n’eut pas la moindre idée de l’endroit du véritable espace/temps où résidaient ces Lions, ces Tigres et ces Ours… ou même s’ils existaient dans le temps réel. Les IA du Centre furent tout aussi incapables d’apprendre si les Autres Êtres avaient évolué à partir d’une vie organique, comme l’humanité, ou bien d’une vie artificielle, comme eux. Mais ce bref coup d’œil leur révéla que ces Autres Êtres pouvaient manipuler le temps et l’espace avec autant de facilité que les êtres humains avaient autrefois manipulé le fer et l’acier. Un tel pouvoir dépassait toute compréhension. La terreur pure et le retrait immédiat, telle fut la réaction du Centre. « Cette découverte et la panique qui s’ensuivit se produisirent juste au moment où le Centre amorçait la destruction de l’Ancienne Terre. Le poème de mon oncle Martin chante que c’est le Centre qui organisa la Grande Erreur de 08, le Groupe de Kiev lâchant « accidentellement » un trou noir dans les boyaux de l’Ancienne Terre, mais son poème ne parle pas, parce qu’il l’ignorait, de la panique du Centre en découvrant les Lions, les Tigres et les Ours, et comment les IA s’empressèrent d’arrêter la destruction programmée de la Terre. Ce ne fut pas facile de sortir le trou noir en pleine croissance du cœur de la planète en train de s’effondrer, mais le Centre en conçut les moyens et accomplit la chose en toute hâte. « Puis, notre planète natale disparut… non pas détruite, comme le croyaient les humains, ni sauvée comme le Centre l’avait espéré… seulement partie. Le Centre savait que la Terre avait été emportée par les Lions, les Tigres et les Ours, mais comment… et où… et pour quelle raison… ils n’avaient pas le moindre indice là-dessus. Ils calculèrent la quantité d’énergie nécessaire pour distransporter une planète entière et ils recommencèrent à trembler dans leurs bottes d’hypervie. De telles intelligences pouvaient faire exploser le cœur d’une galaxie afin de l’utiliser comme source d’énergie aussi aisément que les êtres humains allumaient un feu de camp par une froide nuit. Les entités du Centre en chièrent de trouille dans leurs frocs d’hypervie. « Je vais être obligée de reculer de nouveau dans le temps afin d’expliquer pour quelles raisons le Centre décida de détruire la Terre, puis tenta de la sauver. Ces raisons remontaient aux RAM de 80-octets créées par Tom Ray. Comme je l’ai expliqué, la vie et l’intelligence qui évoluèrent dans l’infosphère ne connaissaient pas d’autre forme d’évolution que le parasitisme, l’hyperparasitisme et l’hyper-hyper-hyperparasitisme. Mais le Centre était conscient des défaillances du parasitisme absolu et savait que le seul moyen de dépasser le statut et la psychologie du parasite, c’était d’évoluer en réagissant à l’univers physique, c’est-à-dire d’acquérir des corps physiques en plus des personas abstraites du Centre. Celui-ci possédait des entrées sensorielles multiples et pouvait créer des réseaux neuraux, mais ce qu’exigeait une évolution non parasitaire, c’était un système constant et coordonné de circuits de rétroaction neurale, c’est-à-dire des yeux, des oreilles, une langue, des membres, des doigts, des orteils… des corps. « Le Centre créa des cybrides, des corps qu’il faisait pousser à partir d’ADN humain, mais qui étaient reliés aux personas du Centre par le canal large. Cependant, il était difficile de garder le contrôle des cybrides qui, une fois débarqués dans un paysage humain, devenaient des étrangers. Les cybrides ne se sentaient pas à l’aise sur des mondes habités par des milliards d’êtres humains évolués organiquement. C’est pourquoi le Centre décida de détruire l’Ancienne Terre et de ne garder que vingt pour cent de la race humaine. « Le Centre avait prévu, après la mort de l’Ancienne Terre, d’incorporer ses éléments survivants dans leur univers habité par des cybrides, d’en faire une réserve d’ADN et un pool d’esclaves, à peu près comme nous utilisons les androïdes, mais la découverte des Lions, des Tigres et des Ours, et leur retraite épouvantée de l’espace de Planck, compliquèrent ce plan. Jusqu’à ce que la menace représentée par ces Autres Êtres soit évaluée et éliminée, le Centre devrait poursuivre sa relation parasitaire avec l’humanité. C’est pourquoi il conçut les distrans, dans l’ancien Retz. Pour les humains, le voyage par distrans était instantané. Mais dans la topographie dépourvue de temps de l’espace de Planck, le Centre pouvait prolonger aussi longtemps qu’il le souhaitait le temps-séjour subjectif. Durant cette période, le Centre se branchait sur des milliards de cerveaux humains, se servant de leur esprit des millions de fois par jour standard afin de créer un immense réseau neural qu’il utilisait pour ses propres buts informatiques. Chaque fois qu’un être humain franchissait un portail distrans, c’était comme si le Centre trépanait le crâne de cette personne, en ôtait la substance grise, posait le cerveau sur un établi et le branchait aux milliards d’autres cerveaux de leur ordinateur organique géant en traitement parallèle. Les humains sortaient de l’espace de Planck avec l’impression que le passage n’avait duré qu’une seconde subjective de leur temps, et ne prenaient jamais conscience du désagrément qu’ils venaient de subir. « Ummon dit à mon père, le cybride de John Keats, que le Centre comportait trois camps en guerre : les Ultimistes, obsédés par la création de leur dieu, l’Intelligence Ultime ; les Volages qui souhaitaient éliminer l’humanité et poursuivre leurs propres buts ; et les Stables qui voulaient maintenir le statu quo vis-à-vis de l’humanité. Cette explication était un mensonge absolu. « Il n’y avait pas, et il n’y a pas, trois camps dans le TechnoCentre, mais des milliards. Le Centre est l’application ultime de l’anarchie et de l’hyperparasitisme porté à son niveau ultime. Les éléments du Centre luttent pour le pouvoir au sein d’alliances qui peuvent durer des siècles ou des microsecondes. Des milliards de personas parasites concluent et annulent des alliances impossibles dans le seul but de contrôler ou prédire les évènements. Vous comprenez, les personas du Centre refusent de mourir à moins d’y être forcées, les bombes de mort lancées par Meina Gladstone contre le milieu distrans causèrent non seulement la Chute des Distrans, mais tuèrent des milliards de personas soi-disant immortelles du Centre – mais les individus refusent de faire place à d’autres sans se battre. Pourtant, l’hypervie du Centre a besoin de la mort pour évoluer. Et la mort, dans l’univers du Centre, a son propre ordre du jour. « Le programme de la Faucheuse que Tom Ray créa il y a plus de mille ans subsiste toujours dans le milieu du Centre ; il a muté en un million de formes alternées. Ummon ne parla jamais des Faucheuses comme d’une faction du Centre, mais elles représentent un bloc bien plus important que les Ultimistes. Ce sont les Faucheuses qui, les premières, ont créé et contrôlé l’assemblage physique connue sous le nom de gritche. « Il est intéressant de noter que ces personas du Centre qui survivent aux Faucheuses ne le font pas seulement grâce au parasitisme, mais grâce à un parasitisme nécrophile : C’est la technique qui permit aux formes de vie artificielles de 22-octets d’évoluer et de survivre dans la machine à évolution virtuelle de Tom Ray, il y a des siècles et des siècles : voler le code de duplication d’autres créatures à octets, désalignées, « fauchées » en plein acte de reproduction. Les parasites du Centre ont bien un comportement sexuel, mais en plus ils baisent avec les morts ! C’est ainsi que des millions de personas mutantes survivent aujourd’hui, par hyperparasitisme nécrophile. « Qu’est-ce que le Centre veut tirer de l’humanité, actuellement ? Pourquoi a-t-il revivifié l’Église catholique et permit à la Pax de naître ? Comment les cruciformes opèrent-ils et en quoi servent-ils le Centre ? Comment fonctionnent vraiment les prétendus archanges à propulsion-Gédéon et quel est leur effet sur le Vide qui Lie ? Quelles mesures le Centre a-t-il pris concernant la menace que constituent les Lions, les Tigres et les Ours ? « Nous discuterons de ces choses-là une autre fois. » C’est le lendemain du jour où nous avons appris l’arrivée de la Pax et je travaille la pierre sur les échafaudages les plus élevés. Les premiers jours qui suivirent mon arrivée, je crois que Rachel, Théo, Jigme Norbu, George Tsarong et les autres doutaient que je puisse gagner ma vie sur le chantier de construction de Hsuan-k’ung Ssu. Je reconnais que j’ai eu, moi aussi, des doutes en découvrant leur dur labeur et leur savoir-faire. Mais après avoir appris pendant quelques jours les cordes de l’équipement et les protocoles de l’escalade, leçons pratiquées sur les parois rocheuses, les corniches, les câbles, les échafaudages et le glissoir de cette région, je me portai volontaire pour le travail et on m’accorda la possibilité d’échouer. Je n’échouai pas. Énée était au courant de mon apprentissage auprès d’Avrol Hume, qui comprit non seulement l’aménagement des immenses domaines du Bec, mais aussi le travail du bois et de la pierre pour la construction des folies et des ponts, des belvédères et des tours. Ce travail me servit bien ici, et en deux semaines, je passai de l’équipe de la construction élémentaire des échafaudages au groupe d’élite des monteurs et des maçons travaillant sur les plates-formes les plus élevées. Les plans d’Énée permettaient de faire monter les structures les plus hautes jusqu’au grand surplomb rocheux, et d’incorporer dans cette pierre différents passages pour piétons et parapets. C’est à cela que nous travaillons actuellement, ciselant la roche, posant des briques pour le chemin qui longe le vide, et nos échafaudages s’avancent périlleusement loin au-dessus de l’abîme. Depuis trois mois, mon corps est devenu plus mince et plus vigoureux, mon temps de réaction est plus court, et mon jugement plus prudent, à force de travailler sur des parois rocheuses à-pic et du bambou bonsaï glissant. Lhomo Dondrub, maître dans l’art du paraglisseur et de l’escalade, s’est porté volontaire pour gravir sans cordes le surplomb afin d’y poser des points d’amarrage pour les derniers mètres d’échafaudage et, pendant la dernière heure, Viki Groselj, Kim Byung-Soon, Haruyuki Otaki, Kenshiro Endo, Changchi Kenchung, Labsang Samten, plus quelques autres briquetiers, maçons, monteurs en altitude et moi, avons regardé Lhomo progresser, sans protection, sur la paroi rocheuse, au-dessus du surplomb, se déplacer comme la proverbiale mouche de l’Ancienne Terre, et ses jambes, ses bras puissants tendus sous le mince tissu de son vêtement d’escalade, trois points toujours en contact avec la pierre glissante plus que verticale, tandis que sa main ou son pied libre cherche à tâtons le plus léger point rugueux sur lequel s’appuyer, la plus petite fissure ou crevasse dans laquelle enfoncer un coinceur pour notre ancre. Le contempler est terrifiant, mais aussi un privilège, comme si l’on allait à reculons dans une machine à voyager dans le temps, pour regarder Picasso peindre, ou entendre George Wu lire de la poésie ou Meina Gladstone prononcer un discours. Une douzaine de fois, je crois que Lhomo va se détacher et tomber, en quelques minutes il pénétrerait en chute libre dans les nuages de poison, mais chaque fois, par magie, il reste en place, ou trouve un point de friction, ou découvre miraculeusement une fissure dans laquelle il peut coincer une main ou un doigt qui soutiendra tout son corps. Pour finir, c’est fait ; les cordes sont ancrées et pendent, les pitons du câble sont fixés, et Lhomo descend en glissant de son premier point fixe, parcourt cinq mètres latéralement, se laisse tomber dans les étriers de l’équipement suspendu et saute prestement sur notre plate-forme de travail comme quelque légendaire super-héros en train d’atterrir. Labsang Samten lui tend un pot de bière de riz glacée. Kenshiro et Viki lui donnent des claques dans le dos, Changchi Kenchung, notre maître charpentier aux moustaches cirées, entame un chant de louange paillard. Je secoue la tête et souris comme un idiot. C’est un jour vivifiant – un dôme de ciel bleu, la Montagne Sacrée du Nord, Heng Shan, scintillant de l’autre côté du gouffre de nuage, et des vents modérés. Énée dit que la saison des pluies va arriver dans quelques jours, une mousson du sud qui apportera des mois de pluie, une roche glissante et peut-être de la neige, mais par un jour aussi parfait que celui-ci, tout cela semble improbable et lointain. On me touche le coude, Énée est là. Elle a passé la plus grande partie de la matinée sur l’échafaudage, ou suspendue dans son harnais contre la paroi déjà ouvrée, à superviser la construction de pierre et de brique du chemin et des parapets. Je souris encore largement de la poussée d’adrénaline indirecte qu’a provoquée en moi le spectacle offert par Lhomo. — On va pouvoir gréer les câbles, dis-je. Trois ou quatre jours de plus et la chaussée en bois sera installée ici. Puis ta dernière plate-forme, là (je montre du doigt le bord ultime du surplomb), et voilà ! Ton projet sera achevé, ma grande, il ne restera plus que la peinture et le polissage. Énée hoche la tête, mais visiblement son esprit est ailleurs qu’à la célébration qui se déroule autour de Lhomo, ou à l’achèvement imminent de son année de travail. — Tu veux bien marcher un peu avec moi, Raul ? Je la suis. Elle descend les échelles jusqu’à l’un des niveaux permanents, puis s’engage sur une corniche de pierre. De petits oiseaux verts s’envolent d’une crevasse lorsque nous passons. Vu sous cet angle, le Temple en Suspens dans les Airs est une œuvre d’art. Le rouge sombre de la charpente peinte scintille plutôt qu’il ne rougeoie. Les escaliers, les rampes et les parties chantournées sont élégants et complexes. Beaucoup de pagodes ont leurs cloisons shoji ouvertes, la literie et les banderoles de prière s’agitent dans la brise tiède. Il y a huit beaux sanctuaires en ordre ascendant, chacun d’eux représentant une étape sur le Noble Sentier Octuple, comme l’a nommé le Bouddha ; ils s’alignent sur les trois axes relatifs aux trois parties du Sentier : la Sagesse, la Moralité et la Méditation. Sur l’axe ascendant des escaliers et des plates-formes de la Sagesse se trouvent les sanctuaires de méditation sur « la Compréhension juste » et « la Pensée juste ». Sur l’axe de la Moralité se trouvent « la Parole juste », « l’Action juste », « les Moyens d’Existence justes », et « l’Effort juste ». On ne peut atteindre ces derniers sanctuaires de méditation qu’après une rude escalade par un escalier qui ressemble plutôt à une échelle parce que, comme Énée et Kempo Ngha Wang Tashi me l’ont expliqué, un de mes premiers soirs ici, le Bouddha a voulu que son chemin soit un engagement ardu et opiniâtre. Les pagodes de la Méditation les plus élevées sont consacrées à la contemplation des deux dernières étapes du Noble Sentier Octuple : « l’Attention juste » et « la Méditation juste ». Cette dernière pagode, je l’ai aussitôt remarqué, ne donne que sur le mur de pierre du versant de la montagne. J’ai aussi noté qu’il n’y avait pas de statues du Bouddha dans le Temple. Le peu que Grandam me révéla sur le bouddhisme quand je la questionnai, étant enfant, après être tombé sur une référence à cette religion dans un vieux livre de la bibliothèque de Moors End, ce fut que les bouddhistes révéraient des statues représentant le Bouddha. Où étaient-elles ? avais-je demandé à Énée. Elle m’expliqua alors que sur l’Ancienne Terre, la pensée bouddhiste avait été divisée en deux grandes traditions : l’Hinayana, la plus ancienne école de pensée, à laquelle fut attribué le terme péjoratif de « Petit Véhicule » par l’école, plus populaire, du Mahayana, qui elle, se proclamait « le Grand Véhicule ». Il y avait, autrefois, dix-huit écoles d’enseignement Hinayana qui toutes considéraient le Bouddha comme un maître, préconisant la contemplation et l’étude de son enseignement, et non son adoration, mais à l’époque de la Grande Erreur, seule une de ces écoles survécut, le Theravada, et uniquement dans les régions isolées, ravagées par la maladie et la famine, du Sri Lanka et de la Thaïlande, deux provinces politiques de l’Ancienne Terre. Toutes les autres écoles bouddhistes qui émigrèrent lors de l’Hégire appartenaient au Mahayana, école qui se concentrait sur la vénération de la statuaire bouddiste, la méditation en vue du salut, les robes safran et autres signes extérieurs que Grandam m’avait décrits. Mais, m’avait expliqué Énée, sur T’ien Shan, le monde des Confins ou de l’ancienne Hégémonie le plus influencé par le bouddhisme, cette religion était revenue à la rationalité, à la contemplation, à l’étude, à l’analyse attentive et sans idées préconçues, de l’enseignement du Bouddha. Il n’y avait donc pas de statues à Hsuan-k’ung Ssu. Nous nous arrêtons à l’extrémité de cette corniche de pierre. Des oiseaux filent comme une flèche et tournent en dessous de nous, attendant que nous partions pour pouvoir retourner à leurs nids, dans des fissures. — Qu’y a-t-il, ma grande ? — La réception au Palais d’Hiver de Potala aura lieu demain soir, dit-elle. (Son visage est rouge et couvert de poussière après son travail de la matinée sur les échafaudages élevés. Je remarque qu’elle s’est fait une estafilade au front, où perlent quelques minuscules gouttelettes de sang.) Charles Chi-kyap Kempo va rassembler un groupe de personnalités importantes qui ne seront pas plus de dix, continue-t-elle. Kempo Ngha Wang Tashi, bien sûr, ainsi que le contremaître Tsipon Shakabpa, Gyalo, le cousin du Dalaï-Lama, son frère Labsang, Lhomo Dondrub parce que le Dalaï Lama a entendu parler de ses hauts faits et aimerait faire sa connaissance, Tromo Trochi de Dhomu en tant que négociant, et l’un des chefs d’équipe qui représentera les ouvriers… soit George soit Jigme… — Je n’imagine pas l’un sans l’autre, dis-je. — Moi non plus. Mais je pense que ce sera George. Il sait parler. Peut-être Jigme viendra-t-il avec nous et attendra-t-il en dehors du palais. — Ça fait huit. Énée me prend la main. Le travail et les écorchures ont rendu ses doigts rêches, mais je trouve qu’ils sont toujours les doigts humains les plus doux et les plus élégants de l’univers connu. — Je suis la neuvième, dit-elle. Il va y avoir un monde fou, des envoyés de toutes les villes et provinces de l’hémisphère. Nous ne nous trouverons sans doute jamais à moins de vingt mètres de quelqu’un de la Pax. — Ou vous serez les premiers qu’on leur présentera. La loi de Murphy, etc. — Oui. (Le sourire d’Énée est exactement celui que j’ai vu sur le visage de mon amie de onze ans quand il se préparait quelque chose de coquin et d’un peu dangereux.) Tu veux bien m’y accompagner ? Je respire enfin. — Je ne voudrais pas manquer cela pour tout l’or du monde. 1En français dans le texte. --------------- ------------------------------------------------------------ --------------- ------------------------------------------------------------ 2