Dan Simon Ilium 2. Première partie 1. Peu de temps avant l'aurore, Hélène de Troie est réveillée par le hurlement des sirènes. Elle promène une main sur les coussins de son lit, mais Hockenberry, son amant du moment, a disparu - il s'est éclipsé en pleine nuit, pendant que les domestiques dormaient encore, ainsi qu'il le fait toujours à l'issue d'une nuit d'amour avec elle, comme s'il avait honte de ses actes, et sans doute marche-t-il en ce moment dans les ruelles et les venelles les plus obscures de la ville. Hockenberry est un homme bien triste et bien étrange, songe Hélène. Puis elle se souvient. Mon époux est mort. Cela fait neuf jours que la mort de Paris, tué par l'impitoyable Apollon, relève de la réalité - dans trois heures débuteront ses funérailles, auxquelles doivent participer Troyens et Achéens, si le char divin qui survole la cité d'Ilium ne l'a pas complètement détruite dans les prochaines minutes -, mais Hélène n'arrive toujours pas à croire que son Paris n'est plus. Paris, fils de Priam, terrassé sur le champ de bataille? Paris, mort? Paris, condamné à errer dans les cavernes de l'Hadès, privé de la beauté de son corps et de l'élégance de ses gestes? C'est impensable. Car il s'agit de Paris, l'homme splendide et juvénile qui l'a volée à Ménélas, se jouant des gardes pour l'emporter sur les vertes pelouses de Lacédémone. Paris, le plus attentionné de ses amants, même à l'issue de dix épuisantes années de guerre, qu'elle comparait en secret à «un étalon rompant ses liens, avec ses crins flottant épars sur ses épaules ». Hélène se glisse hors du lit pour se diriger vers le balcon donnant sur la rue, écarte les rideaux de gaze et émerge dans la lumière annonciatrice de l'aurore. On est en plein hiver et le sol de marbre lui glace les pieds. Le ciel est encore assez sombre pour lui permettre de distinguer les faisceaux de quarante ou cinquante projecteurs fouillant les hauteurs, en quête de la déité et de son char volant. Les explosions de plasma étouffées produisent des ondes concentriques sur le dôme d'énergie hémisphérique que les mora-vecs ont érigé pour protéger la ville. Soudain, quantité de rayons de lumière cohérente - des lances bleu azur, vert émeraude, rouge sang - jaillissent du périmètre défensif de la ville. Sous les yeux d'Hélène, une gigantesque explosion secoue les quartiers nord, déclenchant une onde de choc qui fait trembler les tours altières d'Ilium et frémir les longues boucles noires tombant sur ses épaules. Cela fait quelques semaines que les dieux leur larguent des charges explosives, dont la coque monomoléculaire à changement de phase quantique est capable de pénétrer le bouclier des moravecs. C'est du moins ce qu'ont tenté de lui expliquer Hoc-kenberry et cet amusant homoncule de métal dénommé Mahnmut. Hélène de Troie se soucie comme d'une guigne des machines. Paris est mort. Cette idée même est insupportable. Hélène s'était préparée à mourir à ses côtés le jour où les Achéens, conduits par Ménélas, son précédent époux, et par Agamemnon, le frère de celui-ci, abattraient les murailles d'Ilium, ainsi que le prédisait son amie Cassandre, la prophétesse, pour ensuite massacrer sans pitié tous les hommes et tous les garçons de la cité, en violer toutes les femmes et les vendre comme esclaves dans les îles grecques. Elle était prête à affronter ce jour - à périr de sa propre main ou de celle de Ménélas -, mais jamais elle n'aurait cru que Paris, son cher amant, divin et vaniteux, son fougueux étalon, périrait avant elle. Durant ces neuf ans et quelques de siège et de combats glorieux, Hélène avait compté sur les dieux pour protéger Paris et le renvoyer intact dans son lit. Et c'est ce qu'ils avaient fait. Et voilà qu'ils l'ont tué. Elle se rappelle la dernière fois qu'elle a vu son époux troyen, sortant de la cité dix jours auparavant pour affronter le dieu Apollon en combat singulier. Jamais Paris n'avait semblé plus sûr de lui, caparaçonné dans son élégante armure de bronze, la tête rejetée en arrière et les cheveux flottant telle la crinière d'un étalon, souriant de toutes ses dents à Hélène ainsi qu'à la foule qui l'acclamait au-dessus des portes Scées. Il s'était élancé, « sûr de ses pieds agiles », ainsi que le chantait l'aède préféré du roi Priam. Mais ses pieds ce jour-là l'avaient conduit au massacre, à la vindicte d'un Apollon furieux. Et maintenant il est mort, songe Hélène, et, s'il faut en croire les rumeurs qui me sont parvenues, son corps est réduit à une carcasse calcinée, ses os à des esquilles, son beau visage doré à un crâne au rictus obscène, ses yeux bleus à du suif, et à ses pommettes pendent des lambeaux de chair grillée pareils à... pareils à... à ces bouts de viande qu'on donne en offrande aux dieux avant le repas, des bouts de viande sélectionnés parce qu’ils sont les moins appétissants. Hélène frissonne en sentant sur sa peau la brise fraîche de l'aurore et contemple la fumée montant au-dessus de Troie. Trois roquettes antiaériennes jaillissent du campement achéen, situé au sud de la ville, et fondent sur le char divin en fuite. Hélène aperçoit alors ce dernier: un éclair aussi vif que l'étoile du matin, poursuivi par les sillages des trois projectiles grecs. Soudain, le point lumineux s'évanouit dans un saut quantique, et le ciel se retrouve totalement vide. Retournez à Olympos, dans votre forteresse assiégée, bande de couards, songe Hélène de Troie. Le signal de fin d'alerte retentit. Les rues situées en contrebas des appartements d'Hélène, sis dans la demeure de Paris, proche du palais de Priam à présent bien meurtri, s'emplissent soudain d'hommes affairés, des pompiers volontaires qui foncent vers le nord-ouest, où l'air hivernal est pollué par la fumée des incendies. Au-dessus des toits filent des machines volantes moravecs, que leur train d'atterrissage barbelé et leurs antennes pivotantes font ressembler à des frelons noirs et chitineux. S'il faut en croire les propos d'Hockenberry, sans parler de sa propre expérience, certaines d'entre elles assureront une couverture aérienne, hélas bien tardive, tandis que d'autres éteindront les flammes. Ensuite, Troyens et moravecs passeront des heures à extraire des ruines les corps broyés et calcinés. Comme Hélène connaît la quasi-totalité des habitants de la ville, elle se demande lesquels vont se retrouver dans les ténèbres d'Hadès par ce matin d'hiver. Le matin des funérailles de Paris. Mon bien-aimé. Mon bien-aimé stupide et trahi. Hélène entend ses domestiques s'agiter. Leur doyenne - la vieille Ethré, mère de Thésée et jadis reine d'Athènes, enlevée par les frères d'Hélène pour venger celle-ci - se tient sur le seuil de sa chambre. — Dois-je demander aux filles de te préparer un bain, maîtresse? s'enquiert Ethré. Hélène acquiesce. Après s'être attardée quelques instants encore sur le ciel qui s'éclaircit, contemplant la fumée au nord-ouest qui s'épaissit puis se dissipe, étouffée par les pompiers volontaires et les machines moravecs, puis les frelons rocvecs continuant de filer vers l'est dans le vain espoir de rattraper le char quantique, Hélène de Troie regagne l'intérieur de sa chambre, ses pieds nus chuchotant sur le marbre glacé. Elle doit se préparer à la cérémonie funèbre, où elle retrouvera Ménélas, son époux cocufié, qu'elle n'a pas vu depuis dix ans. Ce sera en outre la première fois qu'Hector, Achille, Ménélas et Hélène, sans parler de maints autres Troyens et Achéens, participeront ensemble à un événement public. Tout peut arriver. Seuls les dieux savent quelles seront les conséquences de cette horrible journée, se dit Hélène. Puis elle sourit en dépit de la tristesse qui l'habite. Ces temps-ci, il est totalement vain d'invoquer les dieux. Ces temps-ci, les dieux ne partagent plus rien avec les mortels - exception faite de la mort, de l'enfer et de la destruction que leurs divines mains sèment à la surface de la terre. Hélène de Troie rentre se baigner et s'habiller pour les funérailles. 2. Vêtu de sa plus belle armure, Ménélas le roux se tenait au garde-à-vous entre Odysseus et Diomède, raide et muet, fier et royal, au premier rang des héros achéens rassemblés dans l'enceinte d'Ilium pour honorer la mémoire de Paris, le fils de Priam, ce chien bouffeur de merde et voleur de femmes. Ménélas consacrait chacune des secondes dont il disposait à s'interroger sur la meilleure façon d'occire Hélène. Ça devrait lui être facile. Elle se trouvait juste en face de lui, sur le balcon royal surplombant la grand-place de Troie, à moins de cinquante pieds de distance de la délégation achéenne, à côté du vieux Priam. Avec un peu de pot, Ménélas se précipiterait sur elle avant que quiconque puisse l'intercepter. Et s'il n'avait pas de pot, si les Troyens avaient le temps de s'interposer entre son épouse et lui, Ménélas faucherait leurs rangs à coups d'épée. Ménélas n'était pas très grand - ce n'était ni un noble géant, comme son frère Agamemnon, absent de la cérémonie, ni un géant ignoble, comme cet enfoiré d'Achille -, et jamais il ne serait capable de bondir sur ce balcon; il devrait se frayer un chemin parmi la foule pour gagner l'escalier, bousculant et massacrant les Troyens à l'envi. Ce qui ne le dérangeait pas. Mais Hélène ne pouvait pas lui échapper. Un seul escalier permettait d'accéder au balcon royal depuis la place. Elle pouvait certes se réfugier dans le temple de Zeus, mais il n'aurait aucun mal à l'y suivre et à l'acculer dans un coin. Ménélas savait qu'il aurait le temps de la tuer avant de succomber aux assauts des Troyens outragés - parmi lesquels Hector, qui avait pris la tête de la procession en cours -, après quoi Achéens et Troyens s'affronteraient en masse, oubliant leur stupide guerre contre les dieux en faveur du conflit qui les opposait naguère. Certes, Ménélas perdrait sûrement la vie si la guerre de Troie reprenait aujourd'hui - un sort que partageraient Odysseus, Diomède et peut-être l'invulnérable Achille lui-même, vu qu'il n'y avait que trente Achéens pour assister aux funérailles de ce goret de Paris, trente contre les milliers de Troyens massés sur les remparts, sur la place et dans les rues séparant celle-ci des portes Scées. Ça en vaut quand même la peine. Cette idée transperça le crâne de Ménélas comme la pointe d'une lance. Ça en vaut quand même la peine - oui, même si tu dois y laisser ta peau — tuer enfin cette salope infidèle! En dépit du temps hivernal - la journée s'annonçait froide et grise -, la sueur coula sous son casque, s'insinuant dans sa courte barbe rousse pour goutter sur son plastron de bronze. Il avait souvent entendu ce bruit de goutte-à-goutte sur le métal, naturellement, mais c'était celui du sang de ses ennemis maculant leur armure. La main droite de Ménélas, posée sur le pommeau d'argent de son épée, en serra la poignée avec une férocité qui la laissa engourdie. J'y vais? Pas tout de suite. Pourquoi donc? Quand, alors? Pas encore. Les deux voix qui résonnaient dans son crâne - sa propre voix dédoublée, en fait, vu que les dieux ne lui parlaient plus - menaçaient de le rendre fou. Attends qu'Hector ait allumé le bûcher, et alors frappe. Ménélas battit des cils pour chasser la sueur de ses yeux. Il ignorait quelle voix avait émis cette suggestion - celle qui le poussait à l'action ou celle qui l'incitait à la prudence -, mais elle lui parut des plus sensées. La procession funèbre, qui venait tout juste d'entrer en ville par les portes Scées, transportait le cadavre calciné de Paris - pudiquement dissimulé sous un linceul de soie -à travers l'avenue principale de Troie pour lui faire gagner cette place, où l'attendaient d'innombrables rangées de héros et de dignitaires, les femmes - Hélène parmi elles - observant les événements depuis le balcon royal. Dans moins de quelques minutes, Hector, le frère aîné du défunt, allumerait le bûcher, et l'attention de tous se concentrerait sur les flammes en train de dévorer le corps déjà carbonisé. Le moment idéal pour passer à l'action - le temps qu'on me remarque, j'aurai planté ma lame dans le sein de cette traîtresse d'Hélène. La tradition voulait que les funérailles d'un personnage royal comme Paris, fils de Priam et prince de Troie, durent neuf jours, dont la plupart étaient consacrés à des jeux: courses de chars et autres compétitions athlétiques, conclues en général par le lancer de javeline. Mais, ainsi que le savait Ménélas, il s'était déjà écoulé neuf jours depuis qu'Apollon avait transformé Paris en carcasse rôtie, durée nécessaire aux bûcherons pour gagner les forêts du mont Ida, distantes de plusieurs lieues, et y collecter le bois nécessaire à la cérémonie. Les petites machines du nom de moravecs les avaient accompagnés, ainsi que leurs frelons et autres instruments de magie, au cas où les dieux les auraient attaqués. Ce qu'ils n'avaient pas manqué de faire, bien entendu. Mais les bûcherons avaient fait leur boulot. Il avait fallu attendre le dixième jour pour que le bois soit acheminé à Troie, bien que Ménélas et nombre de ses amis, notamment Diomède, son voisin immédiat dans le contingent achéen, aient considéré comme un gaspillage éhonté la confection d'un bûcher pour y brûler le corps putride de Paris, car cela faisait plusieurs mois que la ville de Troie comme les campements achéens sur le rivage étaient à court de combustible, les dix années de guerre ayant eu raison des arbres et même des arbustes des environs. Le champ de bataille était semé de souches. Cela faisait des lustres qu'il ne restait même plus une branche à cueillir. Les esclaves achéens faisaient cuire les repas de leurs maîtres sur des feux alimentés par des bouses séchées, ce qui n'améliorait ni le goût de la viande ni l'humeur des guerriers. À la tête du cortège funèbre s'avançait une procession de chars troyens, conduits par des chevaux dont les sabots, enveloppés de tissu noir, ne produisaient qu'un bruit étouffé sur les pavés des rues et de la place. Sur ces chars, silencieux derrière leurs conducteurs, se tenaient certains des plus grands héros d'Ilium, des combattants ayant survécu aux neuf ans de la guerre initiale et aux huit mois de ce terrible conflit contre les dieux. Venait d'abord Polydore, un fils de Priam, que suivait Mestor, l'autre demi-frère de Paris. Sur le char suivant, on trouvait Iphée, un allié des Troyens, puis Laodoque, fils d'Anténor. Venaient ensuite, sur leurs chars incrustés de joyaux, le vieil Anténor en personne, qui préférait la compagnie des guerriers à celle des autres notables, puis le capitaine Polyphète, puis Thrasydème, le célèbre écuyer de Sarpédon, l'un des chefs lyciens, tué par Patrocle plusieurs mois auparavant, lorsque les Troyens affrontaient les Grecs plutôt que les dieux. On découvrait derrière eux le noble Pylartès - à ne pas confondre avec son homonyme, tué par Ajax le Grand peu de temps avant la rupture avec les dieux, ce Pylartès-ci combattant souvent aux côtés d'Élase et de Moulios. On apercevait en outre dans cette procession Périme, fils de Mégas, ainsi qu'Épistor et Mélanippe. Ménélas les reconnaissait tous, ces hommes, ces héros, ces ennemis. Il avait contemplé mille fois leurs visages, grimaçants et sanguinolents sous le casque, par-delà l'espace meurtrier, peuplé d'épées et de javelines, qui le séparait de ses deux buts: Ilium et Hélène. Elle est à cinquante pieds de moi. Et personne ne s'attend à me voir attaquer. Derrière les chars s'avançaient des valets conduisant les animaux destinés à l'offrande: dix chevaux choisis parmi les moins vigoureux appartenant à Paris, ses chiens de chasse, un troupeau de moutons bien gras - un sacrifice de prix, vu la rareté de la viande et de la laine depuis que la cité était assiégée - et quelques vieux bestiaux chancelants, aux cornes tordues. Ces derniers n'avaient qu'une faible valeur sacrificielle - et à qui convenait-il d'adresser des offrandes maintenant que les dieux étaient des ennemis? -, mais leur graisse assurerait la bonne combustion du bûcher. Derrière les animaux sacrificiels s'avançaient plusieurs milliers de fantassins troyens, aux cuirasses étincelantes en ce jour hivernal, une masse s'étendant jusque sous les portes Scées et sur les plaines d'Ilium. En son sein progressait la bière de Paris, portée par douze de ses frères d'armes, des hommes naguère prêts à mourir pour le fils de Priam et pleurant à chaudes larmes tout en portant leur macabre fardeau. Le corps de Paris était recouvert d'un drap bleu, lequel disparaissait sous des milliers de mèches de cheveux - des symboles de deuil offerts par ses guerriers et ses parents les plus éloignés, Hector et les plus proches étant censés y ajouter les leurs juste avant l'ignition. Les Troyens n'avaient pas prié les Achéens de participer à ce tribut, et, s'ils l'avaient fait - et si Achille, le principal allié d'Hector en ces jours de folie, avait transmis leur requête ou, pis encore, avait élevé celle-ci au rang de consigne, ordonnant à ses Myrmidons de la faire respecter -, Ménélas aurait pris la tête de la révolte qui en eût résulté. Ménélas regrettait l'absence de son frère Agamemnon. Celui-ci savait toujours ce qu'il convenait de faire. C'était lui le commandant en chef des Argiens - ce n'était ni cet usurpateur d'Achille, ni ce prétentieux d'Hector, qui avait désormais le toupet de donner des ordres aux Argiens, aux Achéens et aux Myrmidons tout autant qu'aux Troyens. Non, le vrai chef des Grecs, c'était Agamemnon, et, s'il avait été là, il aurait tout fait pour que Ménélas n'attaque pas Hélène, à moins qu'il n'ait décidé de périr à ses côtés en l'aidant dans sa tentative. Mais cela faisait sept semaines qu'Aga-memnon et cinq cents de ses soldats étaient partis pour Mycènes à bord de leurs nefs noires - on n'attendait pas leur retour avant un bon mois -, officiellement pour recruter des troupes fraîches à opposer aux dieux, en réalité pour chercher des alliés dans leur révolte contre Achille. Achille. Le voilà à présent, ce traître tueur d'hommes, sur les talons d'un Hector sanglotant, lequel avançait derrière la bière, berçant dans ses mains énormes la tête de son frère défunt. En découvrant le corps de Paris, les milliers de Troyens massés sur la place et les remparts laissèrent échapper un gémissement. Les femmes présentes sur les toits et les murs - des femmes du peuple, et non celles de la famille royale - se mirent à pousser des hululements suraigus. Ménélas sentit ses bras se couvrir de chair de poule. Les pleureuses avaient toujours cet effet sur lui. Mon bras, tordu et brisé, se dit-il, attisant sa colère comme il l'aurait fait d'un feu défaillant. Achille - ce même demi-dieu qui passait devant lui, suivant la bière qui longeait le contingent de capitaines achéens - lui avait cassé le bras huit mois auparavant, le jour où le tueur d'hommes aux pieds rapides avait annoncé aux Achéens que Pallas Athéné venait de tuer son ami Patrocle et d'emporter son cadavre à Olympos dans le seul but de le narguer. Et de déclarer que Troyens et Achéens devaient cesser de se faire la guerre pour donner le siège à ce lieu sacré qu'était le mont Olympos. Agamemnon s'était opposé à ce projet - en fait, il s'était opposé à plein de choses: à l'arrogance d'Achille, qui usurpait le titre de roi des rois grecs lui appartenant de droit, au blasphème que représentait une guerre contre les dieux, et peu importait qu'Athéné ait tué l'ami de qui que ce soit - si tant est qu'Achille dise vrai -, et au fait que des dizaines et des dizaines de milliers de guerriers achéens passent sous le contrôle d'Achille. La réaction de ce dernier fut aussi simple que radicale: il était résolu à affronter quiconque s'opposerait à cette prise de pouvoir doublée d'une déclaration de guerre. Et il affronterait les Grecs en masse ou en combat singulier, au choix. Et que le survivant de cette bataille règne désormais sur les Achéens! Agamemnon et Ménélas, les fiers fils d'Atrée, avaient attaqué Achille armés de leur javeline, de leur épée et de leur bouclier, sous les yeux éberlués des capitaines achéens et de leurs milliers de soldats. Vétéran de maints combats, Ménélas n'était cependant pas considéré comme l'un des plus valeureux des héros achéens, mais son frère aîné passait pour le plus farouche combattant qui soit - du moins tant qu'Achille restait bouder sous sa tente, ce qu'il avait fait plusieurs semaines durant. Sa javeline atteignait presque toujours sa cible, son épée fendait les boucliers ennemis comme elle l'aurait fait d'un fin tissu, et jamais il ne succombait à la pitié, même lorsque le plus noble des adversaires l'implorait de l'épargner. Agamemnon était aussi altier, aussi musclé, aussi divin qu'Achille, mais son corps affichait bien plus de cicatrices récoltées au combat et on lisait dans ses yeux une fureur démoniaque lorsqu'il se rua sur Achille qui attendait patiemment l'assaut, une expression presque distraite sur son visage d'adolescent. Achille avait terrassé les deux Atrides comme s'ils n'étaient que des enfants. La puissante javeline d'Agamemnon rebondit sur sa chair comme si le fils de Pelée et de la déesse Thétis était protégé par l'un des boucliers invisibles des moravecs. Le vigoureux coup d'épée asséné par Agamemnon - assez vigoureux, avait songé Ménélas sur le moment, pour fendre en deux un bloc de pierre - s'était fracassé sur le splendide bouclier d'Achille. Puis Achille avait désarmé les deux hommes - jetant à la mer leurs javelines de rechange, ainsi que l'épée de Ménélas -, les traînant sur le sable et leur arrachant leur armure avec autant de facilité qu'un grand aigle dépouillant un cadavre de ses vêtements. Le tueur d'hommes aux pieds rapides avait alors cassé le bras gauche de Ménélas - capitaines comme fantassins avaient poussé un hoquet de surprise en entendant les os craquer comme des brindilles -, puis il avait écrasé le nez d'Agamemnon d'un coup de poing presque désinvolte, ne lâchant le roi des rois qu'après lui avoir défoncé quelques côtes. Achille avait planté sa sandale sur le torse d'un Agamemnon gémissant tandis que Ménélas gisait en geignant aux côtés de son frère. C'est seulement à ce moment-là qu'Achille avait tiré son épée du fourreau. — Soumettez-vous et jurez-moi allégeance, et je vous traiterai avec tout le respect dû aux fils d'Atrée, je vous honorerai ainsi qu'il sied à des capitaines et à des alliés en temps de guerre, déclara-t-il. Hésitez à m'obéir ne serait-ce qu'une seconde, et je précipiterai dans l'Hadès vos âmes de chiens avant que vos amis aient eu le temps de réagir, et ensuite je réduirai vos cadavres en pièces pour les jeter aux vautours, afin que jamais ils ne reçoivent de sépulture digne de votre rang. Haletant et grognant, manquant s'étouffer sur sa bile, Aga-memnon avait rendu les armes et juré allégeance à Achille. Ménélas, handicapé par une jambe meurtrie, quelques côtes enfoncées et un bras cassé, en avait fait autant une seconde plus tard. Ce jour-là, trente-cinq capitaines achéens avaient choisi de défier Achille. Il les avait tous vaincus en moins d'une heure, décapitant les plus courageux lorsqu'ils refusaient de se rendre et jetant leurs cadavres aux corbeaux, aux chiens et aux poissons, comme promis, et recueillant l'allégeance des vingt-huit autres. Aucun des grands héros achéens de la stature d'Agamemnon - Odysseus, Diomède, Nestor, le Grand et le Petit Ajax, Teucros -n'avait osé défier le tueur d'hommes aux pieds rapides. Après avoir entendu une nouvelle fois le récit des turpitudes d'Athéné, qui avait non seulement tué Patrocle mais en outre, ainsi qu'on l'apprendrait plus tard, massacré Scamandrios, le fils nouveau-né d'Hector, ils avaient juré sur-le-champ de déclarer la guerre aux dieux. Ménélas sentit une douleur à son bras - en dépit des soins que lui avait prodigués le guérisseur Podalire, fils d'Asclépios, les os ne s'étaient pas bien remis en place et lui faisaient mal par temps humide -, mais il résista à l'envie de se frictionner tandis que la procession funèbre de Paris, dont Achille fermait la marche, défilait lentement devant la délégation achéenne. On dépose maintenant le corps drapé dans son linceul à côté du bûcher funéraire, juste au-dessous du balcon ouvert dans le temple de Zeus. Les fantassins s'arrêtent de marcher. Sur les murs, les pleureuses cessent de gémir et de hululer. Dans le soudain silence qui suit, Ménélas entend le souffle rauque des chevaux, ainsi que le jet de pisse que l'un d'eux envoie sur le pavé. Hélénos, le vieux prophète qui se tient à côté de Priam, le premier conseiller d'Ilium, déclame un éloge funèbre aussitôt emporté par le vent marin qui vient de se lever, pareil au souffle glacial et réprobateur des dieux. Hélénos tend un couteau cérémo-niel à Priam qui, quoique presque chauve, conserve quelques mèches de cheveux gris pour des occasions comme celle-ci. Il en tranche une d'un coup de lame bien affûtée. Un esclave - affecté des années durant au service de Paris - recueille cette mèche dans un bol d'or et se dirige vers Hélène, qui reçoit le couteau des mains de Priam et le contemple durant une longue seconde, comme si elle envisageait de le planter dans son sein - ce qui ne manque pas d'alarmer Ménélas, qui voit lui échapper sa vengeance à présent imminente -, mais Hélène empoigne le couteau, saisit l'une de ses longues mèches et en coupe l'extrémité. Les cheveux noirs tombent dans le bol d'or et l'esclave se dirige vers cette folle de Cassandre, l'une des nombreuses filles de Priam. L'acheminement du bois depuis le mont Ida a été une épreuve pleine de dangers, mais le bûcher funèbre a fière allure. Si on avait édifié sur cette place un bûcher digne du rang du défunt, c'est-à-dire de cent pieds de côté, il n'y aurait pas eu de place pour l'assistance, aussi ne mesure-t-il que trente pieds sur trente, mais il est nettement plus haut que de coutume et arrive au niveau du balcon royal. Pour y accéder, on a bâti une plate-forme en bois aussi large qu'une estrade et pourvue de marches. D'épaisses poutres, prélevées dans le palais de Paris, soutiennent la gigantesque pile de combustible. Les porteurs déposent la bière au sommet du bûcher. Hector attend en contrebas, au pied des marches. Les animaux ont vite fait de succomber aux mains d'hommes passés maîtres dans l'art de la boucherie et du sacrifice religieux - et y a-t-il vraiment une différence entre les deux? se demande Ménélas. En quelques minutes à peine, bœufs et moutons ont la gorge tranchée, leur sang est recueilli dans de nouveaux bols céré-moniels, leur carcasse dépecée et leur viande parée. On enveloppe le corps de Paris dans des tranches de graisse, comme si l'on insérait de la viande brûlée entre des morceaux de pain. Puis on dépose autour du linceul les carcasses écorchées. Du temple de Zeus sort un groupe de femmes - des vierges en habit de cérémonie, le visage dissimulé par un voile - portant de lourdes jarres d'huile et de miel. Comme il leur est interdit de monter sur le bûcher, elles les tendent aux gardes du corps de Paris, ceux-là mêmes qui portaient sa bière, et ils les disposent autour de celle-ci avec un soin minutieux. On amène dix chevaux ayant appartenu à Paris, on choisit les quatre plus beaux, et Hector leur tranche la gorge avec le poignard de son frère, procédant avec une telle vivacité que ces fiers animaux de combat, pourtant doués d'une intelligence supérieure, n'ont même pas le temps de réagir. C'est Achille, animé d'un zèle et d'une force également surhumains, qui lance sur le bûcher les quatre lourds cadavres, dont chacun atterrit au-dessus de celui qui l'a précédé. L'esclave personnel de Paris conduit ensuite six des chiens préférés de son maître devant le bûcher. Hector passe de l'un à l'autre, leur caressant la tête et les grattant derrière l'oreille. Puis il marque une pause, comme s'il revoyait son frère jeter des reliefs à ses chiens et les mener à la chasse dans la montagne ou les marais. Il sélectionne deux des bêtes, fait signe à l'esclave de remmener les autres, empoigne les chiens par la peau du cou, comme s'il était sur le point de leur offrir un os ou une sucrerie, puis leur tranche la gorge avec une telle violence qu'il manque les décapiter. C'est Hector lui-même qui lance leurs cadavres sur le bûcher: ils atterrissent au-dessus des étalons, au pied de la bière. Et maintenant, une surprise. Vingt lanciers caparaçonnés de bronze, dix Troyens et dix Achéens, traînent une carriole. Sur cette carriole, il y a une cage. Dans cette cage, il y a un dieu. 3. Sur le balcon royal du temple de Zeus, Cassandre observait les funérailles de Paris avec une inquiétude qui ne cessait de croître. Lorsque la carriole apparut au centre de la place - tirée par des guerriers et non par des bœufs ou des chevaux -, la carriole transportant un dieu condamné, Cassandre manqua en défaillir. Hélène l'agrippa par le coude pour la soutenir. — Qu'y a-t-il? murmura son amie grecque, celle-là même qui, avec Paris, avait apporté à Troie souffrance et tragédie. — C'est de la folie, murmura Cassandre. Elle s'adossa au mur de marbre, sans préciser si elle évoquait sa propre folie, la folie que représentait le sacrifice d'un dieu, la folie inhérente à cette interminable guerre, la folie de Ménélas en contrebas - une folie qu'elle avait sentie monter durant l'heure écoulée, ainsi qu'une terrible tempête suscitée par Zeus. Elle-même ne savait pas ce qu'elle disait. Le dieu capturé, qui était retenu non seulement par les barreaux de fer plantés dans la carriole, mais aussi par le champ de force ovoïde des moravecs qui l'avaient pris au piège, s'appelait Dionysos, ou encore Dionysus, fils de Zeus et de Sémélé, dieu du vin, du sexe et de l'extase mystique. Cassandre, qui depuis sa plus tendre enfance rendait hommage à Apollon - le meurtrier de Paris -, avait néanmoins connu plus d'une communion intime avec Dionysos. Celui-ci était le seul prisonnier divin depuis le début des hostilités, et c'était la force d'Achille qui l'avait terrassé, la magie moravec qui l'avait paralysé, la ruse d'Odysseus qui l'avait conduit à la reddition et le champ de force moravec qui l'obligeait à participer aux funérailles, ondoyant autour de lui comme l'air chaud un jour d'été. Pour un dieu, Dionysos n'était guère impressionnant: de petite taille, six pieds de haut à peine, le teint pâle, légèrement bedonnant, il arborait une masse de boucles mordorées et une barbe duveteuse, à peine digne d'un adolescent. La carriole fit halte. Hector ouvrit la cage et, plongeant une main dans le champ de force semi-perméable, tira Dionysos jusqu'à la première marche du bûcher. Achille referma une main sur la nuque du dieu. — Un déicide, murmura Cassandre. Le meurtre d'un dieu. Folie et déicide. Hélène, Priam, Andromaque et les autres dignitaires présents sur le balcon ne l'écoutèrent point. Tous les regards étaient braqués sur le dieu pâle et sur les deux mortels bronzés qui l'encadraient. Alors que la voix chevrotante d'Hélénos avait été étouffée par le vent et le murmure de la foule, celle d'Hector, une voix de stentor, tomba comme une avalanche sur la cité et ses échos résonnèrent sur les murailles et les tours altières d'Ilium; peut-être l'entendit-on jusque sur les flancs du mont Ida, à plusieurs lieues à l'est. — Paris, mon frère bien-aimé... nous sommes rassemblés ici pour te dire adieu, et le dire si fort que tu l'entendras même là où tu te trouves, dans le séjour des morts. » Nous t'envoyons du miel doux, de l'huile précieuse, tes étalons préférés et tes chiens les plus loyaux... et je t'offre aussi ce dieu d'Olympos, ce fils de Zeus, dont la graisse nourrira les flammes de ce bûcher et hâtera ta venue dans l'Hadès. Hector dégaina son épée. Le champ de force disparut dans un frémissement, mais Dionysos était toujours retenu par ses fers. — Puis-je parler? demanda le petit dieu pâle. Sa voix portait beaucoup moins loin que celle d'Hector. Ce dernier hésita. — Que le dieu parle! lança Hélénos depuis le balcon, où il se tenait aux côtés de Priam. — Que le dieu parle! répéta Calchas, le devin achéen, qui se tenait près de Ménélas. Hector plissa le front mais acquiesça. — Prononce tes dernières paroles, fils bâtard de Zeus. Mais même si elles consistent en une supplique adressée à ton père, cela ne te sauvera pas aujourd'hui. Rien ne pourra te sauver. Aujourd'hui, tu es une offrande que je vais jeter sur le bûcher de mon frère. Dionysos se fendit d'un sourire, mais celui-ci était bien apeuré, surtout pour un dieu. — Troyens et Achéens, commença le petit dieu grassouillet à la barbe rare. Vous ne pouvez tuer un dieu immortel. Je suis né du ventre même de la mort, imbéciles. Lorsque j'étais enfant, l'enfant de Zeus, mes jouets étaient ceux que la prophétie attribuait au futur maître du monde: les dés, la balle, la toupie, les pommes d'or, la syrinx et la laine. » Mais les Titans, que mon père avait vaincus et jetés dans le Tartare, les enfers en dessous des enfers, le royaume du cauchemar qui s'étend sous le royaume des morts, là même où ton frère Paris flotte tel un pet oublié, les Titans se blanchirent la face avec de la craie, devenant pareils aux esprits des morts, m'attaquèrent de leurs mains blanches et nues, me découpèrent en sept morceaux et me jetèrent dans un chaudron placé au-dessus d'un trépied, lui-même placé au-dessus d'un feu bien plus ardent que ce ridicule bûcher que vous avez confectionné. — Tu as fini? s'enquit Hector en levant son épée. — Presque, répliqua Dionysos. Sa voix était plus forte et plus allègre, et les murs qui avaient naguère renvoyé l'écho de celle d'Hector accentuaient maintenant sa puissance. — Ils m'ont fait bouillir, puis ils ont fait rôtir mes morceaux au-dessus de sept feux, et l'odeur qui émanait de ma viande était si délicieuse que Zeus en personne est descendu parmi les Titans, espérant être invité au festin. Mais lorsqu'il a vu mon crâne d'enfant sur une broche et mes mains d'enfant dans le bouillon, père a frappé les Titans de sa foudre et les a renvoyés dans le Tartare, où ils résident encore à ce jour, en proie à la misère et à la terreur. — C'est tout? fit Hector. — Presque. Dionysos se tourna vers le roi Priam et ceux qui se tenaient autour de lui sur le balcon royal du temple de Zeus. La voix du petit dieu résonnait maintenant comme le tonnerre. — D'autres disent que mes membres bouillis furent dispersés sur la terre, où Déméter les récolta - et ainsi les mortels reçurent-ils la vigne dont ils tirent le vin. Un seul de mes membres juvéniles a survécu au feu et à la glèbe, et c'est Pallas Athéné qui l'a rapporté à Zeus, lequel a confié mon kradiaios Dionysos à Hipta, le nom qu'on donnait en Asie à Rhéa, la Grande Mère, afin qu'elle le porte comme coiffe. Si père a utilisé ce terme, kradiaios Dionysos, c'est pour faire un jeu de mots, car dans la langue des anciens, kradia signifie cœur alors que krada veut dire figuier, si bien que... — Ça suffit! s'écria Hector. Ce n'est pas en bavassant que tu prolongeras ta vie de chien. Finis ton discours en moins de dix mots, ou c'est moi qui le finirai pour toi. — Bouffe-moi, dit Dionysos. Saisissant son épée des deux mains, Hector décapita le dieu d'un coup, d'un seul. Les Troyens et les Grecs assemblés poussèrent un hoquet. Tous reculèrent d'un pas. Le corps sans tête de Dionysos resta immobile durant plusieurs secondes, chancelant à peine, jusqu'à ce qu'il s'effondre comme une marionnette dont on aurait coupé les fils. Hector agrippa sa tête, dont la bouche était restée grande ouverte, l'empoigna par sa barbe rare et la jeta au sommet du bûcher, afin qu'elle atterrisse entre les chiens et les chevaux. Puis, maniant son arme comme il l'aurait fait d'une hache, il se mit à frapper, tranchant les bras, puis les jambes, puis les géni-toires de Dionysos, jetant chaque pièce sur une partie différente du bûcher. Il veilla à ce qu'elles ne tombent pas trop près de la bière de Paris, car il faudrait par la suite trier les cendres afin de séparer les os révérés de Paris des restes impurs des chiens, des chevaux et du dieu. Pour finir, Hector découpa le torse en une douzaine de morceaux charnus, qui finirent pour la plupart sur le bûcher mais dont il réserva certains aux chiens de Paris qu'il avait épargnés, et que les esclaves avaient libérés afin qu'ils se mêlent à la foule sur la place. Alors que les derniers bouts d'os et de chair étaient réduits en pièces, un nuage noir monta des pitoyables reliefs de Dionysos - on aurait dit un essaim de moucherons noirs quasi invisibles, un petit cyclone de vapeur noire -, un nuage si tourmenté qu'Hector interrompit sa tâche quelques secondes et recula d'un pas. Tous alentour l'imitèrent, y compris les fantassins troyens et les héros achéens. Les femmes sur les remparts hurlèrent et se couvrirent la face de leurs voiles et de leurs mains. Puis le nuage se dissipa, Hector jeta sur le bûcher les derniers morceaux de viande rose et livide, puis jeta échine et côtes découvertes parmi les fagots de petit bois. Il se défit ensuite de son armure souillée de sang, qui fut emportée par ses assistants. Un esclave lui apporta une bassine emplie d'eau, et il nettoya ses bras, ses mains et son front ensanglantés, s'essuyant ensuite avec le tissu que lui tendait un autre esclave. À présent purifié, vêtu d'une tunique et chaussé de sandales, Hector leva le bol doré rempli de mèches de cheveux fraîchement coupées, monta au sommet du bûcher, là où la bière reposait sur son estrade de bois et de résine, et répandit sur le linceul de Paris les cheveux de ses proches, de ses amis et de ses camarades. Un coureur - le vainqueur de toutes les épreuves de course à pied organisées à Troie ces derniers temps - entra dans la ville par les portes Scées, porteur d'une torche, traversa en courant la foule de soldats et de citoyens, qui s'écartèrent sur son passage, et gravit les marches du bûcher jusqu'à s'arrêter devant Hector. Il lui tendit la torche crépitante, s'inclina et descendit les marches à reculons sans cesser de s'incliner. Ménélas lève les yeux vers le ciel, où de noires nuées s'avancent au-dessus de la ville. — Phœbos Apollon assombrit le jour, murmure Odysseus. Un vent froid se lève à l'ouest alors qu'Hector jette la torche sur le bois gorgé de graisse et de résine. On voit de la fumée, mais pas de feu. Ménélas, qui a toujours été plus excitable au combat que son frère Agamemnon, sans parler des autres héros et tueurs à sang froid des forces grecques, sent son cœur battre plus fort à mesure qu'approche le moment décisif. Peu lui chaut de savoir qu'il ne lui reste peut-être que quelques secondes à vivre, tant que cette salope d'Hélène doit le précéder dans l'Hadès. S'il n'en tenait qu'à Ménélas, fils d'Atrée, elle serait précipitée dans les profondeurs du Tartare, là où les Titans que vient d'évoquer le dieu Dionysos errent en hurlant dans les ténèbres, la souffrance et le fracas. Sur un geste d'Hector, Achille apporte à son ennemi de naguère deux gobelets pleins à ras bord, puis redescend les marches. Hector lève les deux gobelets. — Vent de l'ouest, vent du nord, Zéphyr le fanfaron et Borée le glacial, lancez une bourrasque pour allumer le bûcher où repose Paris, pleuré par tous les Troyens, et même par les Argiens respectueux! Viens, Borée, viens, Zéphyr, aidez-nous d'un souffle à embraser ce bûcher, et je vous dédierai de splendides victimes et de généreuses libations! Sur le balcon royal, Hélène murmure à l'oreille d'Andromaque: — C'est de la folie. De la folie. Notre bien-aimé Hector invoquant les dieux que nous affrontons au combat, afin qu'ils brûlent les restes du dieu qu'il vient de massacrer. Avant qu'Andromaque ait pu répondre, Cassandre part d'un rire tonitruant, s'attirant les regards réprobateurs de Priam et des vieillards qui l'entourent. Sans tenir compte de leur réaction, elle lance aux deux femmes: — De la folie, oui! Je vous ai dit que c'était de la folie. Et ce que prépare Ménélas, c'est aussi de la folie: Hélène, il va te massacrer, t'infliger un trépas aussi sanglant que celui de Dionysos. — Que dis-tu là, Cassandre? demande sèchement Hélène, soudain livide. L'intéressée se fend d'un sourire. — Je dis que tu vas mourir, femme. Et seul ce feu qui refuse de prendre retarde encore ton trépas. — Ménélas? — Ton digne époux, ricane Cassandre. Ton digne et précédent époux. Celui qui n'est pas en ce moment occupé à pourrir comme du compost sur un tas de bois. N'entends-tu point Ménélas qui halète en se préparant à te passer au fil de l'épée? Ne sens-tu point sa sueur? N'entends-tu point battre son cœur mauvais? Moi, je le puis. Andromaque se détourne de la cérémonie en cours pour se rapprocher de Cassandre, prête à la conduire de force à l'intérieur du temple, là où on ne pourra ni la voir ni l'entendre. Cassandre part d'un nouveau rire et brandit une dague, à la lame petite mais affûtée. — Si tu me touches, salope, je te taille en pièces, comme tu as taillé en pièces le bébé esclave que tu as fait passer pour ton fils. — Silence! siffle Andromaque, les yeux exorbités par la colère. Priam et son entourage manifestent à nouveau leur réprobation. De toute évidence, leur grand âge les empêche de saisir la teneur de cet échange, mais ils ne peuvent se méprendre sur sa tonalité. Les mains d'Hélène se mettent à trembler. — Cassandre, tu m'as dit toi-même que toutes les sinistres prédictions que tu as pu prononcer étaient erronées. Troie est toujours debout, alors qu'à t'en croire, elle aurait dû être détruite depuis des mois. Priam est en vie, alors qu'il aurait dû être tué dans le temple même où nous nous trouvons. Achille et Hector sont vivants, alors que tu affirmais qu'ils mourraient avant la chute de notre cité. Aucune d'entre nous n'a été réduite en esclavage, et tu n'as pas été exilée dans le palais d'Agamemnon - où, d'après toi, Clytemnestre allait tuer ce grand roi, ainsi que tes enfants et toi-même -, pas plus qu'Andromaque n'a échoué dans... Cassandre rejette la tête en arrière pour pousser un hurlement muet. Au-dessous du balcon, Hector continue d'offrir aux dieux du vent du vin coupé de miel et autres libations pour les convaincre d'allumer le bûcher de son frère. Si le théâtre existait à cette époque, les spectateurs jugeraient que le drame est en train de tourner à la farce. — Tout cela n'est plus, chuchote Cassandre. Elle s'entaille l'avant-bras avec le fil de sa dague. Son sang coule sur sa peau pâle et goutte sur le marbre, mais elle ne lui prête aucune attention. Ses yeux restent braqués sur Hélène et sur Andromaque. — Le futur d'hier n'est plus, mes sœurs. Les Moires nous ont abandonnés. Notre monde et son avenir ont cessé d'être, et c'est un autre monde - un autre kosmos des plus étranges - qui l'a remplacé. Mais le don de double vue dont m'a affligée Apollon ne m'a pas abandonnée, mes sœurs. Dans quelques secondes, Ménélas va se ruer ici pour planter son épée dans ton adorable mamelon, Hélène de Troie. Elle crache ces derniers mots sur un ton de sarcasme absolu. Hélène l'agrippe par les épaules. Andromaque lui arrache son arme. Puis les deux femmes entraînent leur cadette entre deux piliers, et de là dans la fraîcheur de la mezzanine du temple. La jeune voyante se retrouve adossée à la balustrade de marbre, serrée de près par les deux femmes pareilles à des Érinyes. Andromaque lui pose la dague sur la gorge. — Nous sommes amies depuis des années, Cassandre, siffle la femme d'Hector, mais si tu dis un mot de plus, espèce de cinglée, je t'égorge comme un cochon que l'on saigne. Cassandre sourit. Hélène pose une main sur le poignet d'Andromaque, mais on ne saurait dire si c'est pour la retenir ou pour l'encourager. Son autre main demeure sur l'épaule de Cassandre. — Ménélas va-t-il me tuer? demande-t-elle dans un murmure à la voyante tourmentée. — Il tentera ce jour de le faire par deux fois, et par deux fois il en sera empêché, répond Cassandre d'une voix atone. Elle ne semble voir ni l'une ni l'autre des deux femmes. Son sourire vire au rictus. — Quand frappera-t-il? demande Hélène. Et qui l'en empêchera? — La première fois, quand le bûcher de Paris s'allumera enfin, répond Cassandre, d'une voix aussi monocorde que si elle récitait un vieux conte pour enfants. La seconde, quand le bûcher aura fini de brûler. — Et qui l'empêchera de frapper? répète Hélène. — Ménélas sera d'abord arrêté par l'épouse de Paris. (Les yeux de Cassandre se sont révulsés, on n'en voit plus à présent que le blanc.) Ensuite, par Agamemnon et par Penthésilée, celle qui veut tuer Achille. — Penthésilée l'Amazone? dit Andromaque, d'une voix étonnée dont l'écho résonne dans le temple de Zeus. Elle est à mille lieues d'ici, tout comme Agamemnon. Comment pourraient-ils se manifester avant que le bûcher funéraire ait fini de se consumer? — Chut! lui fait Hélène, qui se retourne vers Cassandre, dont les yeux papillonnent avec frénésie. Tu dis que l'épouse de Paris empêchera Ménélas de me tuer quand le bûcher sera allumé. Comment y parviendrai-je? Comment? Cassandre s'effondre sur le sol, inanimée. Dissimulant la dague dans les replis de sa robe, Andromaque assène plusieurs gifles à sa cadette. Celle-ci ne daigne pas se réveiller. Hélène lui décoche un coup de pied. — Que les dieux la damnent! Comment puis-je me protéger de Mélénas? Nous ne disposons peut-être que de quelques minutes avant... Un rugissement monte des Troyens et des Achéens rassemblés sur la place. Les deux femmes entendent nettement un souffle soudain. Obéissants, les vents se sont engouffrés dans la ville par les portes Scées. La torche a communiqué sa flamme au bois. Le bûcher est allumé. 4. Sous les yeux de Ménélas, le vent d'ouest attisa les braises du bûcher funéraire, y faisant naître quelques langues de feu qui se transformèrent aussitôt en fournaise. À peine Hector était-il arrivé au pied des marches que la pile de bois s'embrasa de partout. C'est maintenant ou jamais, se dit Ménélas. La délégation achéenne avait rompu les rangs, cédant à la pression de la foule qui s'écartait du bûcher, et, profitant de la confusion, Ménélas quitta ses camarades argiens pour se faufiler parmi les fantassins troyens placés au premier rang. Puis il les contourna par la gauche, visant le temple de Zeus et l'escalier qui y conduisait. Il remarqua que la chaleur et les escarbilles - le vent soufflait en direction du balcon royal - avaient fait reculer Priam, Hélène et les autres, mais également - détail qui avait son importance - les soldats barrant l'accès à l'escalier, de sorte qu'il avait la voie libre. Comme si les dieux me venaient en aide. Et c'est peut-être le cas, songea-t-il. On entend dire chaque jour que tel Troyen ou tel Argien a repris le contact avec les dieux de naguère. Ce n'est pas parce que mortels et immortels se font désormais la guerre qu'on va renoncer aux liens du sang et aux bonnes vieilles habitudes. Parmi les pairs de Ménélas, il en connaissait des douzaines qui faisaient la nuit des offrandes aux dieux, comme ils l'avaient toujours fait, pour les affronter à nouveau le jour venu. Et Hector en personne ne venait-il pas d'invoquer Zéphyr et Borée, dieux du vent d'ouest et du vent du nord, pour l'aider à allumer le bûcher funèbre de son frère? Et ceux-ci ne s'étaient-ils pas exécutés, bien que le bûcher en question fût souillé des os et des tripes de Dionysos, le propre fils de Zeus, comme s'il se fut agi d'offrandes inadéquates comme on en jette aux chiens? Vivre de nos jours, c'est vivre dans la confusion, dit une voix dans l'esprit de Ménélas. Ne t'inquiète pas, répliqua une autre, la plus cynique, qui l'avait précédemment encouragé à tuer Hélène, tu ne vas pas vivre très vieux, mon gars. Ménélas marqua une pause au pied de l'escalier pour tirer son épée du fourreau. Personne ne le remarqua. Tous les regards étaient rivés au bûcher funéraire, qui brûlait et crépitait tout son soûl à trente pieds de là. Des centaines de soldats levèrent la main qui tenait leur épée pour se protéger les yeux et le visage de la chaleur des flammes. Ménélas posa le pied sur la première marche. L'une des vierges voilées qui avaient apporté l'huile et le miel émergea du portique du temple, à dix pieds à peine de Ménélas, et se dirigea vers les flammes. Tous les regards se tournèrent dans sa direction et Ménélas dut se figer sur sa marche et baisser son épée, car il se tenait juste derrière elle et ne souhaitait pas attirer l'attention sur lui. La femme arracha son voile. Un hoquet de stupeur monta des Troyens assemblés. — Œnoné! s'écria une femme sur le balcon. Ménélas se tordit le cou pour mieux voir. Priam, Hélène, Andromaque et quelques autres s'étaient avancés de quelques pas en percevant la rumeur de la foule. Ce n'était pas Hélène qui venait de crier, mais l'une des esclaves accompagnant les dignitaires. Œnoné? Ce nom lui était vaguement familier, et il l'associait à la période ayant précédé les dix années de guerre, mais sans pouvoir en dire davantage. Il ne pouvait se concentrer que sur les trente prochaines secondes. Seules quinze marches le séparaient d'Hélène, et personne n'était plus là pour lui barrer le passage. — Je suis Œnoné, l'épouse légitime de Paris! hurla la dénommée Œnoné, dont la voix était presque étouffée par la furie du vent et la vigueur des flammes. L'épouse légitime de Paris? Sous le coup de la surprise, Ménélas hésita. De plus en plus de Troyens sortaient du temple et des ruelles voisines pour savourer le spectacle. Quelques hommes s'installèrent sur l'escalier qu'il comptait emprunter. L'Argien roux se rappela alors ce qu'il avait entendu dire à Sparte, après l'enlèvement d'Hélène, à savoir que Paris était marié à une femme plutôt quelconque, de dix ans son aînée, et qu'il l'avait abandonnée du jour où les dieux l'avaient aidé à s'emparer d'Hélène. Œnoné. — Ce n'est pas Phœbos Apollon qui a tué Paris, fils de Priam, glapit la dénommée Œnoné. C'est moi! On entendit des jurons et des obscénités, et les soldats troyens les plus proches s'avancèrent vers la perturbatrice, comme pour la maîtriser, mais leurs camarades les retinrent. La majorité du public souhaitait entendre sa tirade. Ménélas aperçut Hector à travers les flammes. Le plus grand héros d'Ilium était réduit à l'impuissance, séparé qu'il était de cette vieille folle par le feu qui dévorait le cadavre de son frère. Œnoné se tenait si près des flammes que des plumets de vapeur montaient de sa robe. Celle-ci semblait mouillée, comme si elle s'était aspergée d'eau pour préparer son intervention. On distinguait nettement ses seins plantureux qui pendaient sous le tissu trempé. — Ce ne sont pas les flammes issues des mains de Phœbos Apollon qui ont tué Paris! reprit la harpie. Lorsque, il y a dix jours de cela, le dieu et mon époux ont disparu dans le temps ralenti, ce fut pour s'affronter en duel - un duel d'archers, comme l'avait prévu Paris. Mais l'homme comme le dieu ont raté leur coup. C'est un mortel - ce couard de Philoctète - qui a tiré la flèche fatale qui a terrassé mon époux! Et Œnoné de pointer du doigt le vieux Philoctète, qui se tenait près d'Ajax le Grand parmi les capitaines achéens. — Mensonges! hurla l'archer, qu'Odysseus venait à peine d'arracher à son île d'exil et de souffrance, des mois après le début de la guerre contre les dieux. Sans lui prêter attention, Œnoné se rapprocha des flammes. La peau de son visage et de ses bras nus rougit sous l'effet de la chaleur. La vapeur montant de ses vêtements se fît aussi épaisse que la brume. — Lorsque Apollon s'est TQ à Olympos, frustré de sa victoire, c'est ce lâche Argien rancunier qui a planté dans le ventre de mon époux une flèche empoisonnée! — Comment sais-tu cela, femme? intervint Achille, dont la voix était cent fois plus claironnante que celle de la veuve éplorée. Aucun de nous n'a suivi Apollon et le fils de Priam quand ils sont passés en temps ralenti. Personne n'a vu leur affrontement! — Découvrant la traîtrise à laquelle avait succombé mon époux, Apollon l'a TQ sur les flancs du mont Ida, où je demeure en exil depuis dix ans et plus... reprit Œnoné. On entendait monter quelques cris, mais la majorité des personnes présentes sur la place, ainsi que sur les remparts et les toits des immeubles voisins, observait un silence plein d'expectative. — Paris m'a suppliée de le reprendre... glapit la femme en pleurs. (Ses cheveux fumaient avec autant de fureur que sa robe, et même ses larmes semblaient s'évaporer.) Il se mourait du poison grec, qui lui marbrait de noir le ventre et les attributs virils, mais il m'a suppliée de le guérir. — Comment une mégère comme toi aurait-elle pu le guérir de ce poison? tonna Hector, prenant enfin la parole, d'une voix dont la résonance égalait celle d'un dieu. — Un oracle avait dit à mon époux que moi seule pourrais le guérir d'une telle plaie, répondit Œnoné d'une voix éraillée, soit qu'elle eût trop crié, soit qu'elle succombât à la chaleur. Ménélas entendait clairement son discours, mais il se dit que le gros de l'assistance en était bien incapable. — Il m'a suppliée dans son tourment, reprit-elle, il m'a priée d'appliquer un baume sur sa plaie mortelle. « Ne me déteste point, a imploré Paris. Si je t'ai délaissée, c'est parce que les Moires m'avaient ordonné d'aller vers Hélène. Comme je regrette d'avoir introduit cette créature dans le palais de Priam! Je t'en conjure, Œnoné, par l'amour que nous avons jadis partagé, par les vœux que nous avons jadis prononcés, pardonne-moi et guéris-moi. » Sous les yeux de Ménélas, elle fit deux pas de plus vers le bûcher, et les flammes vinrent lui lécher les pieds, racornissant le cuir de ses sandales. — Et j'ai refusé! beugla-t-elle à pleins poumons. Il est mort. Mon seul amour, mon seul amant, mon seul époux est mort. Il est mort dans d'atroces souffrances, en proférant des jurons obscènes. Aidée de mes servantes, j'ai tenté d'incinérer son corps - d'offrir à mon pauvre époux condamné par les Moires le bûcher de héros qu'il méritait -, mais les arbres étaient épais et durs à scier, et nous n'étions que de faibles femmes, et j'ai échoué à lui rendre cet honneur tout simple. Lorsque Phœbos Apollon a vu comme nous avions pauvrement traité ses restes, il a de nouveau pris son ennemi en pitié, il a TQ le cadavre de Paris sur le champ de bataille et l'a laissé émerger du temps ralenti, comme s'il avait péri lors du combat. » Je regrette de ne pas l'avoir guéri, conclut Œnoné. Je regrette ce que j'ai fait. Elle se tourna vers le balcon pour jeter un long regard dans sa f direction, mais sans doute l'épaisse fumée l'empêchait-elle de dis-. tinguer qui que ce soit, sans parler de la douleur qui devait affliger es yeux. — Mais au moins cette pétasse d'Hélène ne l'a-t-elle plus amais revu vivant. Un murmure monta des Troyens assemblés, qui tourna bientôt u grondement. Réagissant avec un temps de retard, une douzaine de soldats se récipitèrent vers Œnoné pour la capturer à des fins d'interrogatoire. Elle monta sur le bûcher funèbre. Ses cheveux s'embrasèrent, puis sa robe. Aussi incroyable, aussi impossible que cela paraisse, elle continua de gravir l'édifice en flammes, alors même que ses chairs étaient en train de se; consumer, de se calciner, de se rétracter comme du parchemin. Elle ne parut réagir que lors des dernières secondes précédant son trépas. Mais ses hurlements semblèrent résonner sur la place durant plusieurs minutes, plongeant la foule dans un silence stupéfait. Lorsque les Troyens reprirent la parole, ce fut pour exiger des Achéens qu'ils leur livrent Philoctète. Furieux, déconcerté, Ménélas leva les yeux vers le balcon. La garde royale de Priam entourait tous les dignitaires présents. Une muraille de boucliers troyens et une rangée de javelines troyennes lui barraient désormais le passage. Quittant sa marche d'un bond, Ménélas passa en courant près du bûcher, sentant la chaleur s'écraser sur ses joues ainsi qu'un poing et comprenant que ses sourcils étaient en train de cramer. Mais, en moins d'une minute, il avait regagné les rangs de ses camarades argiens. L'épée levée comme lui, Ajax, Diomède, Odysseus, Teucros et les autres avaient formé le cercle autour de Philoctète. Les centaines de soldats troyens qui entouraient les deux douzaines de Grecs levèrent leurs boucliers, puis leurs javelines, et marchèrent sur eux. Soudain, la voix d'Hector tonna, les figeant tous sur place. — Arrêtez! Je vous l'interdis! Les délires d'Œnoné ne signifient rien - si c'est bien Œnoné qui vient de s'immoler sous nos yeux, car je n'ai pas reconnu cette mégère. Elle était folle à lier! Mon frère est mort au combat, face à Phœbos Apollon. Les Troyens furieux ne semblaient point convaincus. Épées et javelines restaient levées. Ménélas parcourut du regard ses camarades condamnés, constatant que si Odysseus plissait le front et Philoctète n'en menait pas large, Ajax le Grand souriait de toutes ses dents, comme impatient de savourer le massacre qui lui coûterait la vie. Contournant le bûcher, Hector vint s'interposer entre les Grecs et les Troyens. Il ne portait sur lui ni arme ni armure, mais voilà qu'il apparaissait à tous comme l'ennemi le plus redoutable qui fût. — Ces hommes sont nos alliés, et je les ai invités personnellement aux funérailles de mon frère, s'écria Hector. Vous ne leur ferez aucun mal. Quiconque défie cet ordre périra de ma main. J'en fais le serment sur les os de mon frère! Achille s'écarta de l'estrade et leva son bouclier. Il était en armure et il était armé, lui. Il ne prononça aucun mot, ne fit aucun geste, mais tous les Troyens prirent conscience de sa présence. Leurs regards se portèrent sur leur chef de guerre, puis sur Achille, le tueur d'hommes aux pieds rapides, puis sur le bûcher funéraire où les flammes achevaient de consumer le corps de la femme, et ils baissèrent leurs armes. Ménélas sentit tout désir d'affrontement les déserter, vit la confusion se peindre sur leurs visages bronzés. Odysseus conduisit les Achéens vers les portes Scées. Ménélas et ses camarades abaissèrent leurs épées sans toutefois les remettre au fourreau. Les Troyens s'écartèrent devant eux telle une mer apaisée mais encore assoiffée de noyés. — Par les dieux... murmura Philoctète au centre du cercle qu'ils formaient, tandis qu'ils franchissaient les portes et passaient entre deux rangées de soldats troyens, je vous jure que... — Ferme ta gueule, vieux fou, lâcha le puissant Diomède. Un mot de plus avant qu'on ait atteint les nefs noires, et c'est moi qui te tue. Passé les piques achéennes, les tranchées défensives et les champs de force moravecs, la confusion régnait sur la grève, bien que nul ici n'ait pu être informé de la catastrophe qui venait d'être évitée à Troie. Ménélas s'éloigna de ses camarades pour se mettre à courir sur le sable. — Le roi est revenu! cria un piquier en le croisant, soufflant dans une corne comme un perdu. Le commandant en chef est de retour! Agamemnon? se dit Ménélas. Ce n'est pas possible, on ne l'attend pas avant un mois. Voire deux. Mais c'était bien son frère qui se tenait à la proue de la plus grande des trente nefs noires composant sa flottille. Son armure dorée brillait de mille feux tandis que les rameurs propulsaient le fin navire en direction du rivage. Ménélas s'avança dans les flots jusqu'à ce que ceux-ci recouvrent ses jambières de bronze. — Mon frère! hurla-t-il en agitant les bras comme l'eût fait un enfant. Quelles nouvelles rapportes-tu du pays? Où sont les guerriers que tu devais nous ramener? Séparé de la grève par soixante ou soixante-dix pieds, Pétrave de sa nef noire fendant fièrement les eaux, portée par une forte houle, Agamemnon porta une main à ses yeux comme pour se protéger du soleil de l'après-midi et cria en réponse: — Ils ont disparu, Atride! Ils ont tous disparu! 5. Le bûcher brûlera durant toute la nuit. Thomas Hockenberry, titulaire d'un B.A. en lettres obtenu au Wabash Collège, d'un M.A. et d'un Ph. D. en lettres classiques récoltés à Yale, jadis professeur titulaire à l'université de l'Indiana - responsable du département de lettres classiques jusqu'à son décès en 2006 des suites d'un cancer - et, plus récemment, pendant une période de dix ans sur les dix ans et huit mois écoulés depuis sa résurrection, scholiaste homérique au service des dieux olympiens, tenu de fournir à sa muse, une dénommée Mélété, un rapport quotidien sur le déroulement de la guerre de Troie et ses éventuelles divergences avec Y Iliade - les dieux étant aussi préalphabétisés que des bambins de trois ans -, Thomas Hockenberry, donc, s'éloigne de la grand-place et du bûcher funéraire de Paris peu de temps avant le crépuscule pour monter en haut de la deuxième tour la plus haute de Troie, un lieu pourtant dangereux du fait des dégâts qu'il a subis, afin d'y déguster en paix du pain, du fromage et du vin. Aux yeux d'Hockenberry, la journée qui s'achève a été aussi longue qu'étrange. Cette tour, où il lui arrive souvent de s'isoler, est plus proche des portes Scées que du centre de la cité et du palais de Priam, elle se trouve à l'écart des principales artères, et les entrepôts qui l'entourent sont totalement vides. Avant la guerre, c'était l'une des plus hautes de la ville, sa forme évoquait celle d'un minaret surmonté d'un bulbe, et un homme du xxe siècle aurait estimé sa hauteur à quatorze étages. Elle est fermée au public depuis qu'une bombe larguée par les dieux durant les premières semaines du conflit a démoli ses trois étages supérieurs et tranché son bulbe en oblique, laissant les pièces du haut exposées aux vents. Son puits principal présente d'inquiétantes fissures et son étroit escalier en spirale est jonché de gravats et de moellons. Lors de sa première visite, deux mois auparavant, Hockenberry a mis plusieurs heures pour se frayer un chemin jusqu'au onzième étage. À la demande d'Hector, les moravecs avaient barré l'entrée au moyen de rubans orange vif, plaçant en outre des pictogrammes censés prévenir les citoyens des dangers qu'ils couraient en ce lieu - à en croire le plus explicite, la tour risquait carrément de s'effondrer sur eux - et leur interdisant d'y pénétrer sous peine de châtiment royal. En moins de soixante-douze heures, les pillards avaient volé tout ce qui pouvait l'être, après quoi plus personne n'avait mis les pieds ici - à quoi bon fouiller un bâtiment vide? Hockenberry s'insinue entre les rubans orange, actionne sa lampe torche et gagne les étages supérieurs sans craindre d'être arrêté ou agressé. Il est armé d'un glaive et d'un coutelas. En outre, il est bien connu de tous: Thomas Hockenberry, fils de Duane, ami de... non, pas ami: interlocuteur occasionnel d'Achille mais aussi d'Hector, personnage public également familier des moravecs et des rocvecs... rares sont les Grecs ou les Troyens qui oseraient s'en prendre à lui. Quant aux dieux... eh bien, c'est une autre histoire. Hockenberry commence à haleter au troisième étage, il est franchement essoufflé au dixième et, lorsqu'il arrive au onzième, il émet des râles rappelant la Packard modèle 1947 que possédait jadis son père. Cela fait plus de dix ans qu'il observe ces demi-dieux humains - les Grecs comme les Troyens - occupés à faire la guerre, la fête et l'amour, évoquant des publicités pour le club de remise en forme le plus performant de la planète, sans parler des dieux, mâles et femelles, qui font penser quant à eux à des publicités pour le club de remise en forme le plus performant de l'univers, mais lui, Thomas Hockenberry, Ph. D., n'a jamais pris le temps de faire un peu de gym. Tu m étonnes, se dit-il. L'escalier suit l'axe de symétrie du bâtiment cylindrique. Comme les pièces sont dépourvues de portes, la lumière vespérale lui parvient grâce aux fenêtres découpées dans les murs, mais il règne néanmoins une pénombre tenace. La lampe torche lui permet de s'assurer qu'aucun nouveau moellon n'est tombé sur les marches. Au moins les murs sont-ils vierges de graffitis - l'un des rares avantages d'un illettrisme universel, de l'avis du professeur Thomas Hockenberry. Comme chaque fois qu'il atteint son petit havre au dernier étage du bâtiment décapité, dans un espace à ciel ouvert qu'il a débarrassé de ses gravats et du plus gros de ses débris de plâtre, il décide que ça valait la peine de monter jusque-là. Hockenberry s'assied sur son bloc de pierre préféré, pose son paquetage, range sa lampe torche - prêtée quelques mois plus tôt par un moravec - et attrape sa gamelle contenant du pain frais et du fromage desséché. Il n'oublie pas son outre de vin. Parfaitement à l'aise, sentant le vent venu de la mer caresser ses longs cheveux et sa barbe, coupant des tranches de fromage avec son coutelas pour les étaler sur son pain, Hockenberry contemple la vue qui s'offre à lui et se purge des tensions de la journée. Elle est splendide, cette vue. Elle se déploie sur trois cents degrés, seul un pan de mur encore debout l'empêchant d'être tous azimuts, et Hockenberry embrasse du regard la quasi-totalité de la ville en contrebas - le bûcher funéraire de Paris, distant de quelques centaines de mètres, lui semble tout proche -, les remparts où l'on allume présentement torches et feux de camp, et les campements achéens s'étalant sur des kilomètres le long de la côte, au nord comme au sud, et dont l'immense chapelet de feux de camp lui rappelle l'aperçu qu'il avait eu un jour en avion de Lake Shore Drive, la célèbre avenue de Chicago, tous ces immeubles résidentiels qui se paraient de lumière à la tombée de la nuit. Et voilà qu'il distingue, flottant sur la mer vineuse, la trentaine de nefs noires composant la flottille d'Agamemnon, qui mouillent encore au large alors qu'on aurait dû les amener sur la plage. Le camp d'Agamemnon, quasiment désert depuis six semaines, est empli ce soir-là de lumière et de bruit. Le ciel est loin d'être vide. Au nord-est, le dernier des trous ouverts dans l'espace-temps, un trou de brane, s'il a bien compris - on se contente désormais de l'appeler le Trou -, découpe dans le ciel troyen un disque où la plaine d'Ilium se fond dans l'océan martien. La terre brune d'Asie Mineure se transforme en sable rouge de Mars sans que la moindre fissure forme une solution de continuité. La soirée est moins avancée sur Mars, où s'attarde encore un crépuscule rougeoyant, de sorte que les contours du Trou se découpent avec netteté sur fond de ciel nocturne terrien. Il voit clignoter les balises de navigation rouges et vertes d'une vingtaine de frelons moravecs, qui patrouillent au-dessus du Trou et de la ville, survolant aussi la mer et poussant jusqu'aux flancs boisés du mont Ida, qui forme à l'est une ombre massive à peine entrevue. Le soleil vient tout juste de se coucher - un peu tôt, puisqu'on est en hiver -, mais les rues de Troie sont encore animées. Sur la place du marché, non loin du palais de Priam, les derniers marchands à avoir replié leurs échoppes s'éloignent en traînant leurs carrioles - en dépit du vent, Hockenberry entend grincer leurs roues sur le pavé -, mais les rues avoisinantes, peuplées de lupanars, de gargotes, d'établissements de bains et encore de lupanars, se remplissent de vives lumières et de formes furtives. Comme le veut la coutume troyenne, tous les carrefours de la cité, ainsi que tous les angles de son mur d'enceinte, sont éclairés la nuit durant par des braseros de bronze où brûlent des feux alimentés par l'huile ou par le bois, et les préposés à leur allumage sont en train d'achever leur ronde. Hockenberry distingue des formes obscures qui se pressent autour d'eux pour s'y réchauffer. À une exception près. Sur la grand-place d'Ilium, le bûcher funéraire de Paris brûle avec plus d'intensité que tous les autres feux de la ville, mais on ne voit qu'une seule silhouette auprès de lui - celle d'Hector, qui pleure et gémit tout son soûl, qui ordonne à ses soldats et à ses serviteurs de jeter du bois aux flammes dévorantes et qui, plongeant dans un bol d'or une coupe pourvue de deux anses, verse sur le sol du vin en quantités telles qu'on croirait que la terre ici est imbibée de sang. Hockenberry achève son frugal dîner lorsqu'il entend un bruit de pas dans l'escalier en spirale. Soudain, il sent son cœur battre plus fort et la peur lui assèche le palais. Quelqu'un l'a suivi jusqu'ici - cela ne fait guère de doute. L'intrus progresse d'une démarche légère, comme par souci de discrétion. C'est peut-être une faible femme qui fait les poubelles, songe-t-il, mais cet espoir s'envole aussitôt qu'il le formule; il entend résonner un léger écho métallique, comme le cliquetis d'une armure de bronze. En outre, il sait d'expérience que les femmes de Troie sont infiniment plus dangereuses que les hommes de son époque. Hockenberry se lève en faisant le moins de bruit possible, pose par terre son pain, son fromage et son outre de vin, dégaine son épée en silence et s'adosse au seul mur qui soit encore debout. Le vent se lève et fait gonfler sa cape rouge, sous laquelle il dissimule son arme. Mon médaillon TQ. De la main gauche, il caresse le petit téléporteur quantique, qui repose contre son torse sous le tissu de sa chemise. Pourquoi donc pensais-je ne posséder aucun objet précieux? Je ne peux plus utiliser ce gadget sans me faire aussitôt repérer par les dieux, mais il n'en est pas moins unique. Inestimable. Hockenberry empoigne sa lampe torche et la braque devant lui comme le taser dont il disposait naguère. Il regrette amèrement qu'on le lui ait confisqué. Il songe soudain que c'est peut-être un dieu qui vient le rejoindre au onzième étage. Il arrive que les maîtres d'Olympos se déguisent en mortels pour visiter Ilium. Et les dieux ont d'excellentes raisons de le tuer et de lui reprendre son médaillon TQ. Une silhouette émerge de l'escalier pour se dresser devant lui. Hockenberry actionne sa lampe torche et la braque sur l'intrus. Il s'agit d'une petite créature à peine humanoïde: ses jambes comme ses bras sont pourvus d'articulations contre nature, ses mains sont interchangeables et elle n'a pas de visage digne de ce nom; haute d'un mètre à peine, elle est pourvue d'un épiderme de plastique sombre et de métal gris, noir et rouge. — Mahnmut, dit Hockenberry en poussant un soupir de soulagement. Il écarte le faisceau de sa lampe de la plaque visuelle du petit moravec d'Europe. — Vous portez une épée sous votre cape, ou vous êtes tout simplement content de me voir? lui demande celui-ci en anglais. Hockenberry a l'habitude d'apporter du combustible chaque fois qu'il monte dans son refuge. Ces derniers mois, il a souvent dû se contenter de briquettes de bouse séchée, mais ce soir, il dispose de fagots à la douce odeur de forêt, vendus au marché noir par ces mêmes bûcherons qui sont aller couper et ramasser du bois pour le bûcher de Paris. Mahnmut et lui se sont assis autour d'un petit feu qui brûle allègrement. Le vent est glacial et Hockenberry se félicite de sa prévoyance. — Ça fait quelques jours que je ne vous ai pas vu, dit-il au petit moravec. Il contemple les reflets ondoyants des flammes sur les plaques visuelles de Mahnmut. — J'étais sur Phobos. Il faut quelques secondes à Hockenberry pour se rappeler que Phobos est l'une des lunes de Mars. La plus proche de la surface, pense-t-il. Ou alors la plus petite. Une lune, enfin. Il se tourne vers le gigantesque Trou qui s'ouvre à quelques kilomètres de Troie; la nuit est aussi tombée sur Mars et, si le disque formé par le Trou est encore perceptible, c'est uniquement parce que les étoiles de là-bas sont légèrement différentes de celles d'ici, plus brillantes, plus denses ou les deux. On n'aperçoit aucune des deux lunes martiennes. — Il s'est passé quelque chose d'intéressant pendant mon absence? s'enquiert Mahnmut. Hockenberry ne peut s'empêcher de glousser. Il relate au moravec les funérailles du matin et l'immolation d'Œnoné. — Peste! fait Mahnmut. L'ex-scholiaste suppose que le moravec s'efforce d'utiliser un idiome qu'il juge approprié à l'époque où a vécu son interlocuteur. Certaines fois, il met dans le mille; d'autres, comme aujourd'hui, il confine au risible. — Je ne me rappelle pas avoir lu dans Y Iliade que Paris était déjà marié, poursuit Mahnmut. — Je ne pense pas que ce détail soit mentionné dans le texte. Hockenberry s'efforce de se rappeler les cours qu'il donnait jadis. Jamais il n'a abordé le personnage d'Œnoné. — Voilà qui a dû constituer un épisode spectaculaire. — Oui, dit Hockenberry, mais bien moins que les accusations qu'elle a lancées à rencontre de Philoctète. — Philoctète? Mahnmut incline la tête sur le côté, en une mimique franchement canine. Pour une raison qu'il ignore, Hockenberry pense qu'il adopte cette attitude lorsqu'il accède à ses banques de mémoire. — Celui de la pièce de Sophocle? demande Mahnmut au bout d'une seconde. — Ouais. À l'origine, c'était le chef des Thessaliens de Méthoné. — Je ne crois pas l'avoir vu figurer dans Y Iliade, dit Mahnmut. Et je ne pense pas davantage l'avoir rencontré ici. Hockenberry secoue la tête. — Agamemnon et Odysseus l'avaient abandonné sur l'île de Lemnos alors qu'ils faisaient voile vers Ilium. — Pourquoi donc? s'enquiert Mahnmut. On perçoit une indéniable curiosité dans sa voix aux accents humains. — Essentiellement parce qu'il puait. — Ah bon? C'est pourtant le lot de tous ces héros ou presque. Hockenberry ne peut s'empêcher de tiquer. Il se rappelle s'être fait la même réflexion dix ans plus tôt, alors qu'il débutait son travail de scholiaste peu de temps après sa résurrection sur Olympos. Mais il avait cessé de s'en soucier au bout de six mois. Peut-être bien que je pue, moi aussi, songe-t-il. — Si Philoctète sentait aussi mauvais, précise-t-il, c'était à cause de sa blessure suppurante. — Une blessure? — Une morsure de serpent. Un serpent venimeux l'avait mordu lorsque... enfin, c'est une longue histoire. Le motif classique du héros puni pour avoir volé les dieux. Mais la plaie de Philoctète s'était tellement infectée qu'elle suintait le pus, empoisonnait l'atmosphère et le plongeait fréquemment dans des crises de folie furieuse. Sur les conseils d'Odysseus, Agamemnon a fini par le larguer sur l'île de Lemnos, le condamnant à y pourrir sur place, au sens littéral du terme. — Sauf qu'il a survécu, c'est ça? — Selon toute évidence. Les dieux l'ont maintenu en vie pour une raison connue d'eux seuls, mais sa jambe et son pied ne cessaient de pourrir, ce qui lui faisait souffrir le martyre. Mahnmut incline à nouveau la tête. — Oui... je me rappelle la pièce de Sophocle à présent. Odys-seus est allé le chercher après que le devin Hélénos, capturé par les Grecs, eut déclaré à ceux-ci qu'ils ne pourraient conquérir Troie que grâce à l'arc de Philoctète, un arc qui lui avait été offert par... par Héraclès? Par Hercule? — Oui, c'est de lui qu'il l'avait hérité, opine Hockenberry. — Je ne me souviens pas qu'Odysseus soit allé le chercher. Pour de bon, je veux dire. Lors des huit derniers mois. Hockenberry secoue la tête une nouvelle fois. — Cela s'est fait dans la discrétion. Odysseus s'est absenté trois semaines à peine, et tout le monde n'y a vu que du feu. Lorsqu'il est revenu, il a sorti un boniment du genre: j'ai ramené du vin et, sur le chemin, j'ai récupéré ce vieux Philoctète. — Néoptolème, le fils d'Achille, est l'un des principaux personnages de la pièce de Sophocle, reprend Mahnmut. Mais jamais il n'a rencontré son père du vivant de celui-ci. Ne me dites pas qu'il a débarqué ici, lui aussi. — Pas à ma connaissance, répond Hockenberry. On n'a vu arriver que Philoctète. Et son arc. — Et Œnoné affirme que c'est lui et non Apollon qui a tué Paris. — Exact. Hockenberry jette dans le feu quelques morceaux de bois. Emportées par le vent, des escarbilles montent vers les étoiles. Au-dessus de la mer, le ciel est noir de nuages. Sans doute pleuvra-t-il avant le lever du jour, se dit Hockenberry. Il lui arrive parfois de dormir ici, avec son paquetage en guise d'oreiller et sa cape en guise de couverture, mais il n'en fera rien cette nuit. — Mais comment Philoctète a-t-il pu passer en temps ralenti? demande Mahnmut. (Le moravec se lève pour aller jusqu'au bord de la terrasse, visiblement immunisé contre la peur du vide.) Seul Paris avait bénéficié de la technologie nécessaire à cette prouesse préalablement à son combat singulier avec Apollon, n'est-ce pas? — Vous êtes bien placé pour le savoir, rétorque Hockenberry. Ce sont les moravecs qui ont ainsi armé Paris afin qu'il soit de taille à affronter le dieu. Mahnmut revient auprès du feu, sans pour autant se rasseoir. Il tend les mains vers les flammes comme pour les réchauffer. Et c'est peut-être bien ce qu'il fait, se dit Hockenberry. Il sait que certains éléments du moravec sont de nature organique. — Certains des autres héros - Diomède, par exemple - sont toujours équipés des nano-amas que leur ont injectés Athéné ou l'un de ses collègues, dit Mahnmut. Mais vous avez raison: seul Paris en a été équipé il y a dix jours, en vue de son combat contre Apollon. — Et Philoctète n'était pas ici durant les dix dernières années, enchaîne Hockenberry. Qu'un dieu l'ait équipé des nanomèmes lui permettant de passer en temps ralenti, cela n'a pas de sens. Et il s'agit en fait d'une accélération et non d'un ralentissement, c'est ça? — En effet, dit le moravec. L'expression « temps ralenti » est mal choisie. Le sujet a bien l'impression que le temps s'est arrêté de couler - que les êtres et les choses autour de lui sont comme figés dans l'ambre -, mais c'est en fait son corps qui est passé en mode hyperrapide, son temps de réaction se mesurant en millisecondes. — Et pourquoi le sujet en question ne brûle-t-il pas? demande Hockenberry. Il aurait pu passer lui aussi en temps ralenti pour assister au combat opposant Paris à Apollon - en fait, il n'aurait pas hésité à le faire s'il s'était trouvé là au bon moment. Les dieux lui avaient farci les os et les veines de nanomèmes dans ce but précis, et il les avait maintes fois observés en train de préparer au combat l'un de leurs favoris troyens ou achéens. — Sous l'effet de la friction, reprend-il. Le frottement de Pair ou je ne sais quoi... Il laisse sa phrase inachevée. La science n'a jamais été son fort. Mais Mahnmut opine du chef comme s'il venait de dire quelque chose d'intelligent. — L'organisme du sujet en temps ralenti finirait effectivement par brûler - du simple fait du dégagement de chaleur interne – si les nano-amas n'étaient pas aussi conçus pour régler ce problème. La solution se trouve dans le champ de force nanogénéré. — Comme pour Achille? — Oui. — Et si c'était cela qui avait consumé Paris? Un dysfonctionnement des nanos? — Très improbable, répond Mahnmut en se rasseyant sur son petit bloc de pierre. Mais pourquoi ce Philoctète aurait-il tué Paris? Quel pouvait être son mobile? Hockenberry hausse les épaules. — Dans les récits troyens dus à d'autres auteurs qu'Homère, c'est Philoctète qui tue Paris. Avec son arc. Et une flèche empoisonnée. Exactement comme l'a décrit Œnoné. Homère mentionne même la prophétie selon laquelle la venue de Philoctète est nécessaire à la chute d'Ilium - dans le chant II, je crois bien. — Mais Grecs et Troyens sont désormais alliés. Hockenberry ne peut s'empêcher de sourire. — Une alliance des plus fragiles. Vous savez aussi bien que moi que chaque camp a sa part de complots et de rébellions en puissance. Achille et Hector exceptés, personne n'est ravi de faire la guerre aux dieux. Un soulèvement est inévitable, ce n'est qu'une question de temps. — Mais Achille et Hector forment un duo presque imbattable. Et plusieurs dizaines de milliers de soldats leur sont restés fidèles. — Pour le moment, tempère Hockenberry. Et peut-être que les dieux eux-mêmes commencent à mettre leur grain de sel. — Vous pensez qu'ils ont aidé Philoctète à passer en temps ralenti? Mais pour quoi faire? S'ils voulaient la mort de Paris, le plus simple était de laisser Apollon le tuer et, d'ailleurs, tout le monde est persuadé que c'est ce qui s'est passé. Ou l'était jusqu'à aujourd'hui. Jusqu'à ce qu'Œnoné lance ses accusations. Mais pourquoi le faire assassiner par un... (Mahnmut se tait, puis murmure:) Ah! oui. — Hé oui, fait Hockenberry. Les dieux veulent précipiter la mutinerie, se débarrasser d'Achille et d'Hector, et mettre un terme à l'alliance entre Grecs et Troyens afin qu'ils recommencent à s'entre-tuer. — D'où la flèche empoisonnée, dit le moravec. Paris survit assez longtemps pour communiquer l'identité de son meurtrier à son épouse - à sa première épouse. Les Troyens exigent vengeance et même les Grecs fidèles à Achille n'hésiteront pas à se défendre. S'est-il produit autre chose d'intéressant aujourd'hui? — Agamemnon est de retour. — Sans déconner? fait Mahnmut. Il faut vraiment que je lui parle à propos de son vocabulaire, se dit Hockenberry. J'ai l'impression de parler à un de mes première année de l'Indiana. — Exact, sans déconner, répète-t-il. Il est revenu un mois ou deux plus tôt que prévu, porteur de nouvelles assez surprenantes. Mahnmut se penche d'un air intéressé. Du moins c'est ainsi qu'Hockenberry interprète le langage corporel du petit cyborg humanoïde. Sur son visage lisse de métal et de plastique, on n'aperçoit rien d'autre que le reflet des flammes. Hockenberry s'éclaircit la gorge. — Les gens qui sont restés au pays ne sont plus là, déclare-t-il. Ils ont tous disparu. Il s'était attendu à une manifestation de surprise, mais le petit moravec attend la suite sans broncher. — Tous jusqu'au dernier, reprend Hockenberry. Non seulement à Mycènes, la première escale d'Agamemnon, mais partout ailleurs - non seulement sa femme Clytemnestre, son fils Oreste et le reste de la troupe, mais la population tout entière. Les cités sont désertes. Les tables sont couvertes d'aliments. Les chevaux meurent de faim dans les écuries. Les chiens gémissent dans les maisons vides. Les vaches attendent la traite dans les pâtures. Les moutons attendent la tonte. Et la même scène attendait Aga-memnon et ses nefs dans tout le Péloponnèse et au-delà - la Lacé-démone de Ménélas, vide - l'Ithaque d'Odysseus, vide... — Oui, fait Mahnmut. — Minute! dit Hockenberry. Vous n'êtes absolument pas surpris. Vous le saviez. Les moravecs savaient que les cités et les royaumes grecs étaient vides de leurs occupants. Comment? — Vous voulez dire: comment l'avons-nous su? C'est très simple. Depuis notre arrivée, nous surveillons tous ces lieux depuis l'orbite terrestre. Et nous y avons envoyé plusieurs drones afin de collecter des données. Nous avons beaucoup à apprendre de la Terre telle qu'elle était trois mille ans avant votre époque - c'est-à-dire trois mille ans avant les xxe et xxf siècles. Hockenberry en reste sans voix. Il savait déjà que les moravecs s'intéressaient à Troie, aux champs de bataille alentour, au Trou, à Mars, au mont Olympos, aux dieux, à une lune martienne ou à l'autre... Seigneur, ça ne leur suffisait donc pas? — Quand les gens ont-ils... disparu? réussit-il à articuler. D'après ce que dit Agamemnon, certains des aliments abandonnés sur les tables étaient encore frais. — Tout dépend de la définition que vous avez de la fraîcheur, réplique Mahnmut. Selon notre dispositif de surveillance, les gens ont disparu il y a quatre semaines et demie. Alors que la flottille d'Agamemnon était en vue du Péloponnèse. — Doux Jésus, murmure Hockenberry. — Oui. — Vous les avez vus disparaître? Avec vos satellites, vos sondes, que sais-je? ^ — Pas vraiment. À un instant donné, ils étaient là et, l'instant d'après, il n'y avait plus personne. C'est arrivé vers deux heures du matin, heure grecque, de sorte qu'il n'y avait pas grand-chose à voir... dans les cités grecques, je veux dire. — Dans les cités grecques, répète Hockenberry d'une voix atone. Vous voulez dire... que d'autres personnes ont disparu? En Chine, par exemple? — Oui. Une bourrasque souffle soudain sur leur aire, projetant des escarbilles dans toutes les directions. Hockenberry se protège le visage des mains, puis chasse les braises et les cendres qui se sont posées sur ses vêtements. Lorsque le vent se calme, il jette dans le foyer son dernier bout de bois. Exception faite de Troie et d'Olympos - lequel, ainsi qu'il l'a découvert huit mois plus tôt, ne se trouve même pas sur Terre -, Hockenberry n'a visité qu'un seul lieu depuis son retour, à savoir l'Indiana préhistorique, où il a déposé son collègue scholiaste Keith Nightenhelser alors que la Muse était prise de folie meurtrière, découvrant par la suite qu'il s'était intégré à une tribu d'Indiens. Sans même en avoir conscience, Hockenberry palpe le médaillon TQ sous sa chemise. Il faut que j'aille voir ce que devient Nightenhelser. C'est comme si le moravec lisait dans ses pensées. — Tous les êtres humains ont disparu, à l'exception de ceux qui se trouvaient à moins de cinq cents kilomètres de Troie, déclare-t-il. Les Africains. Les Indiens d'Amérique du Nord. Ceux d'Amérique du Sud. Les Chinois et les Aborigènes d'Australie. Les Polynésiens. Les Huns, les Danois et les futurs Vikings. Les proto-Mongols. Tous. Tous les habitants de la planète - nous estimions leur nombre à vingt-deux millions - se sont purement et simplement évaporés. — C'est impossible, proteste Hockenberry. — Apparemment. — Quelle puissance aurait... — Une puissance divine. — Pas ces dieux olympiens, quand même. Ce ne sont que des... que des... — Que des humanoïdes plus puissants que la moyenne? propose Mahnmut. Oui, c'est ce que nous pensons. Il y a d'autres énergies à l'œuvre dans cette histoire. — Dieu? murmure Hockenberry, qui a reçu une éducation bap-tiste plutôt stricte avant de renoncer à la foi en faveur de l'éducation. — Peut-être bien, répond le moravec, mais alors II a élu domicile sur la planète Terre. Au moment où Agamemnon et sa famille disparaissaient, des quantités colossales d'énergie quantique étaient libérées sur Terre ou en orbite terrestre. — Cette énergie venait de la Terre? répète Hockenberry. (H jette un regard circulaire sur la nuit, sur le bûcher funéraire, sur la cité qui commence à s'animer, sur les feux de camp achéens dans le lointain, sur les étoiles à l'infini.) Elle venait d'ici? — Pas de cette Terre, répond Mahnmut. De l'autre Terre. La vôtre. Et on dirait que nous allons y faire un tour. Le cœur d'Hockenberry se met à battre si fort qu'il craint un instant de succomber à un malaise. Puis il comprend que Mahnmut ne parle pas en fait de sa Terre - le monde du xxf siècle où il a vécu avant que les dieux le ressuscitent à partir de son ADN, de ses livres et de Dieu sait quoi d'autre, ce monde qui lui revient lentement en mémoire et où figuraient l'université de l'Indiana, son épouse et ses étudiants -, mais de la Terre concomitante à cette Mars terraformée, où plus de quatre mille ans se sont écoulés après que Thomas Hockenberry eut connu une première et malheureuse existence. Incapable de tenir en place, il se met à faire les cent pas parmi les ruines du onzième étage, allant du mur fracassé de la façade nord-est au précipice qui s'ouvre côté sud-ouest. Sa sandale heurte un caillou, qui échoue dans les rues enténébrées à l'issue d'une chute de trente mètres. Le vent fait gonfler sa cape et ébouriffe ses longs cheveux grisonnants. Sur le plan intellectuel, cela fait huit mois qu'il sait que la Mars visible par-delà le Trou coexiste avec une Terre future, sans parler du reste du système solaire, mais jamais il n'avait déduit de ce fait la conclusion qui s'impose maintenant à lui: cette autre Terre est là et elle l'attend. Les os de ma femme sont enfouis dans son sol, songe-t-il, puis il éclate de rire pour ne pas pleurer. Mes propres os sont enfouis dans son sol, bon sang! — Comment pouvez-vous aller sur cette Terre? À peine a-t-il posé cette question qu'il se rend compte de sa stupidité. Il sait pourtant que Mahnmut et son gigantesque ami Orphu sont arrivés sur Mars en provenance de Jupiter, accompagnés d'autres moravecs qui n'ont pas survécu à leur première rencontre avec les dieux. Ils ont des astronefs, Hockenbush. Même si la plupart des bâtiments moravecs et rocvecs sont apparus comme par magie grâce aux Trous quantiques ouverts suite à l'intervention de Mahnmut, il s'agit néanmoins de vaisseaux spatiaux. — Nous sommes en train de construire un vaisseau sur Phobos et dans son voisinage, répond le moravec à voix basse. Cette fois-ci, nous ne serons pas seuls. Ni désarmés. Hockenberry n'arrête pas de faire les cent pas. Arrivé au bord du précipice, il éprouve la subite tentation de faire le grand saut - une tentation qui le visite depuis l'enfance chaque fois qu'il se trouve dans un endroit élevé. Est-ce pour cela que j'aime bien venir ici? Parce que j'ai envie de sauter? De me suicider? Et il comprend que c'est vrai. Il prend conscience de la solitude qui est la sienne depuis huit mois. Et maintenant, Nightenhelser a disparu, lui aussi - avalé avec ses Indiens par l'aspirateur cosmique qui a englouti tous les habitants de cette Terre, mis à part ces pauvres crétins de Grecs et de Troyens. Hockenberry sait qu'il lui suffit de manipuler le médaillon TQ reposant sur son torse pour gagner l'Amérique du Nord en un rien de temps, pour partir à la recherche de son ami et collègue dans l'Indiana préhistorique où il l'a déposé huit mois plus tôt. Mais il sait aussi que les dieux n'auront aucune peine à suivre sa piste dans les interstices de Planck. C'est pour ça qu'il n'a plus touché à son médaillon depuis huit mois. Il regagne le feu de camp et se dresse au-dessus du petit moravec. — Pourquoi me racontez-vous tout ça? — Nous vous invitons à nous accompagner, répond Mahnmut. Hockenberry se laisse choir comme une masse. Au bout d'une minute, il réussit à demander: — Pourquoi, bon Dieu? À quoi pourrais-je vous servir dans une telle expédition? Mahnmut hausse les épaules d'une façon fort humaine. — Vous êtes originaire de ce monde, réplique-t-il. Sinon de cette époque. Il y a des humains sur cette Terre, vous savez. — Ah bon? Hockenberry a conscience de sa surprise et de sa stupidité. Jamais il n'avait pensé à poser la question. — Oui. Pas beaucoup - apparemment, la majorité des humains ont évolué au stade de posthumains, pour s'installer il y a quatorze cents ans dans des anneaux de cités orbitales -, mais, à en croire nos observations, il subsiste quelques centaines de milliers d'humains à l'ancienne. — Des humains à l'ancienne, répète Hockenberry, sans plus se soucier de dissimuler sa stupéfaction. Comme moi. — Exactement. Lorsque Mahnmut se lève, ses organes visuels arrivent à peine au niveau de la taille d'Hockenberry. Celui-ci, qui n'a jamais été un géant, comprend soudain ce que doit ressentir un dieu de l'Olympe face à un mortel ordinaire. — Nous estimons que vous devriez nous accompagner, reprend le moravec. Vous pourriez nous être d'une aide précieuse lorsque nous rencontrerons les humains de ce qui est votre avenir. — Doux Jésus! s'exclame à nouveau Hockenberry. Il se dirige une nouvelle fois vers le précipice, se rendant compte à quel point il lui serait facile de faire le grand saut. Cette fois-ci, les dieux ne prendraient plus la peine de le ressusciter. — Doux Jésus!... Hockenberry distingue la silhouette d'Hector près du bûcher funèbre de Paris, toujours occupé à verser du vin sur le sol et à ordonner à ses soldats de jeter du bois dans le feu. C'est moi qui ai tué Paris, se dit Hockenberry. C'est moi qui ai tué les hommes, les femmes, les enfants et les dieux qui ont péri depuis que je me suis morphé en Athénépour enlever Patrocle -pour faire semblant de le tuer - afin d'inciter Achille à attaquer les dieux. Hockenberry part soudain d'un rire amer, sans même se soucier de passer pour un cinglé auprès de la petite machine derrière lui. Mais je suis cinglé. Fou à lier. Si je n'ai pas fait le grand saut jusqu'ici, c'est en partie parce que cela aurait passé pour un abandon de poste... comme s'il était encore de mon devoir d'observer les événements, comme si j'étais encore un scholiaste tenu de faire son rapport à la Muse, elle-même tenue défaire le sien aux dieux. Je suis complètement cinglé. Pour la énième fois, il a envie de pleurer. — Voulez-vous nous accompagner sur Terre, docteur Hockenberry? demande Mahnmut à voix basse. — Oui, bien sûr, merde, pourquoi pas? Quand partons-nous? — Pourquoi pas tout de suite? rétorque le petit moravec. Le frelon devait planer à quelques centaines de mètres d'altitude, tous feux éteints. Voilà que la machine noire hérissée de barbelures tombe des ténèbres avec une telle soudaineté qu'Hoc-kenberry manque bel et bien de faire le grand saut. Une vive bourrasque l'aide à recouvrer son équilibre et il reprend pied sur le sol alors qu'une rampe se déroule depuis le ventre du frelon pour venir se poser sur la pierre. Hockenberry distingue une lueur rouge à l'intérieur de l'appareil. — Après vous, dit Mahnmut. 6. Le soleil venait de se lever et Zeus se trouvait seul dans le grand hall des dieux lorsque entra Héré, son épouse, qui tirait un chien au bout d'une laisse en or. — C'est lui? demanda le seigneur des dieux, assis l'air sombre sur son trône doré. — Oui. Héré détacha le chien. Il s'assit. — Fais venir ton fils, ordonna Zeus. — Lequel? — Le grand artificier. Celui qui bande tellement pour Athéné qu'il s'est un jour frotté contre sa cuisse, comme le ferait ce chien s'il était malpoli. Héré se dirigea vers la sortie. Le chien fit mine de la suivre. — Laisse ce chien ici, ordonna Zeus. Héré fit signe à l'animal de se ne pas bouger, et il s'exécuta. C'était un chien de belle taille, au poil ras et gris, au corps souple, avec des yeux marron clair où perçait un mélange paradoxal de ruse et de stupidité. Il se mit à arpenter le hall, ses griffes raclant le marbre autour du trône doré de Zeus. Il renifla les sandales et les orteils du maître de la foudre, du fils de Cronos. Puis il trottina jusqu'au bord du gigantesque bassin d'holovision, y jeta un coup d'œil et, ne voyant rien d'intéressant dans la neige tournoyante qui brouillait la surface de l'écran, se dirigea vers une colonne distante de quelques mètres. — Au pied! ordonna Zeus. Le chien le fixa un instant, puis détourna la tête. Il se mit à renifler la base de la colonne blanche d'une façon qui ne présageait rien de bon. Zeus siffla. Le chien releva vivement la tête et ses oreilles frémirent, mais il resta où il était. Zeus siffla une nouvelle fois et tapa des mains. Le chien accourut en se dandinant, la langue pendante, les yeux mouillés de bonheur. Zeus descendit de son trône et caressa la tête de l'animal. Puis il s'empara d'un couteau caché dans les replis de sa robe et, d'un puissant mouvement du bras, lui trancha la tête. Celle-ci alla rouler jusqu'au bord du bassin de vision, tandis que le corps du chien tombait comme une masse sur le sol, les pattes antérieures tendues devant lui, comme s'il venait de s'asseoir ainsi qu'on le lui avait ordonné et attendait sagement sa récompense. Héré et Héphasstos entrèrent dans le grand hall et s'avancèrent sur la vaste esplanade de marbre. — On joue encore avec les bêtes, mon seigneur? demanda Héré en s'approchant. En guise de réponse, Zeus eut un geste plein de dédain, puis il remit son arme en place et regagna son trône. Héphasstos, plutôt petit et trapu pour un dieu, mesurait à peine deux mètres de haut. Il évoquait un gros tonneau velu. Le dieu du feu était également boiteux et traînait sa jambe gauche comme un poids mort, ce qu'elle était en vérité. Il avait des cheveux en bataille, une barbe hirsute qu'on ne pouvait distinguer des poils de son torse et des yeux rougis qui semblaient ne jamais se fixer nulle part. On aurait cru de prime abord qu'il portait une armure, mais il s'agissait en fait d'un manteau d'Arlequin composé de centaines de trousses, de besaces, d'outils et autres appareils - les métaux précieux s'y mêlaient au plomb le plus vil, le cuir tanné aux poils tressés -, accrochés à une complexe résille de sangles et de ceinturons qui lui maillait le corps. Forgeron suprême, Héphasstos s'était jadis rendu célèbre à Olympos pour avoir créé des femmes en or, de jeunes vierges mécaniques capables de bouger, de sourire et de donner du plaisir aux hommes comme si elles étaient vivantes. On disait que c'était dans ses cuves alchimiques qu'avait été façonnée Pandore, la première femme. — Sois le bienvenu, artificier! tonna Zeus. J'aurais pu te convoquer plus tôt, mais nous n'avions ni chaudrons ni boucliers à réparer. Héphasstos s'assit près du corps décapité du chien. — Tu n'avais pas besoin de faire ça, marmonna-t-il. Vraiment pas besoin. — Il m'agaçait. Zeus leva le gobelet posé sur l'accoudoir de son trône doré et y but goulûment. Héphasstos fit rouler le cadavre de chien sur son flanc, passa une main sur sa cage thoracique comme pour lui caresser le ventre et pressa. Un carré de poils et de peau s'ouvrit. Plongeant la main dans les tripes du chien, le dieu du feu en retira un sachet translucide rempli de morceaux de viande et autres objets. Il y préleva un lambeau de chair rose et humide. — Dionysos, déclara-t-il. — Mon fils, ajouta Zeus. Il se frotta les tempes, comme las de toute cette histoire. — Dois-je confier ce reste aux cuves du Guérisseur, ô fils de Cronos? s'enquit le dieu du feu. — Non. Nous allons prier l'un des nôtres de le manger, afin que mon fils renaisse conformément à son vœu. Ce genre de communion occasionne quelque souffrance à l'hôte, mais peut-être que ça apprendra aux dieux et aux déesses d'Olympos à veiller sur mes enfants avec un peu plus d'attention. Zeus se tourna vers Héré, qui était venue s'asseoir sur la deuxième marche de son trône, le bras droit affectueusement posé sur sa cuisse, la main blanche lui touchant le genou. — Non, mon époux, dit-elle à voix basse. Je t'en supplie. Zeus sourit. — Alors, à toi de choisir, mon épouse. — Aphrodite, répondit Héré sans la moindre hésitation. Elle a l'habitude de se fourrer des bouts d'homme dans la bouche. Zeus secoua la tête. — Non, pas Aphrodite. Depuis qu'elle est sortie de sa cuve de soins, elle n'a rien fait qui mérite mon courroux. Pourquoi pas Pallas Athéné, l'immortelle qui a nous a infligé cette guerre contre les mortels en tuant bêtement Patrocle, le bien-aimé d'Achille? Et le fils nouveau-né d'Hector? Héré retira son bras. — Athéné nie avoir accompli de tels actes, fils de Cronos. Et les mortels affirment qu'Aphrodite était à ses côtés lorsque le bébé d'Hector a été occis. — Le bassin de vision a capturé les images du meurtre de Patrocle, mon épouse. Veux-tu que je te les repasse? La voix de Zeus, si basse qu'elle évoquait le grondement d'un tonnerre lointain même lorsqu'il chuchotait, trahissait une colère sans cesse croissante. On aurait dit qu'une tempête se levait au sein même du hall des dieux. — Non, seigneur, dit Héré. Mais, comme tu le sais, Athéné affirme que c'est Hockenberry, le scholiaste disparu, qui a adopté sa forme pour accomplir ces actes. Elle jure sur l'amour que tu lui inspires qu'elle... Zeus quitta son trône d'un bond et se mit à faire les cent pas. — Les bracelets de morphing dont étaient équipés les scho-liastes ne permettent pas à un mortel d'endosser la forme et la puissance d'un dieu, répliqua-t-il sèchement. C'est impossible. Même pour un instant seulement. C'est un dieu ou une déesse d'Olympos qui a fait cela - soit Athéné, soit une divinité ayant usurpé sa forme. Maintenant... choisis celui qui recevra le corps et le sang de mon fils Dionysos. — Déméter. Zeus caressa sa courte barbe blanche. — Déméter. Ma sœur? La mère de ma bien-aimée Persé-phone? Héré se leva, recula d'un pas et ouvrit ses bras blancs. — Y a-t-il sur cette montagne un dieu qui ne te soit pas apparenté, mon époux? Je suis ta sœur ainsi que ton épouse. Au moins Déméter a-t-elle déjà accouché de créatures fort étranges. Et elle n'a pas grand-chose à faire ces temps-ci, vu que les mortels ont cessé de semer et de récolter. — Qu'il en soit ainsi, déclara Zeus, qui ordonna à Héphasstos: Apporte la chair de mon fils à Déméter, et dis-lui que Zeus, son seigneur, lui ordonne de la manger afin de ramener mon fils à la vie. Réquisitionne trois de mes Érinyes pour veiller sur elle jusqu'à son terme. Le dieu du feu haussa les épaules et rangea le lambeau de chair dans l'une de ses besaces. — Souhaites-tu voir des images du bûcher de Paris? — Oui, fit Zeus. Il retourna s'asseoir sur son trône, tapotant au passage la marche qu'Héré venait de déserter. Obéissante, elle s'y rassit, mais elle s'abstint de poser un bras sur sa cuisse. Grommelant dans sa barbe, Héphœstos ramassa la tête de chien par les oreilles et se dirigea vers le bassin de visionnage. Il s'accroupit près du bord, attrapa dans une trousse un outil métallique à lame incurvée et fit jaillir de son orbite l'œil gauche du chien. Pas une goutte de sang ne coula. L'œil sortit sans peine, mais le nerf optique, une tresse de filaments rouges, verts et blancs, mit un long moment à se dérouler. Lorsqu'il eut retiré une soixantaine de centimètres de cordage luisant, il le trancha au moyen d'un autre outil provenant de sa panoplie. Mordillant à belles dents dans les couches de muqueuse et d'isolant, Héphasstos fit apparaître un fil d'or. Après l'avoir taillé, il le brancha sur une petite sphère de métal qu'il pécha dans une besace. Gardant celle-ci près de lui, il jeta dans le bassin le globe oculaire et les fibres nerveuses qui y restaient attachées. Le bassin s'emplit aussitôt d'images en trois dimensions. Le son enveloppa les dieux de toutes parts, retransmis par des haut-parleurs piézo-électriques dissimulés dans les murs et les colonnades. Ces images d'Ilium provenaient d'un chien, bien entendu: on y voyait surtout des genoux nus et des jambières de bronze. — Je préférais les retransmissions d'avant, marmonna Héré. — Les moravecs détectent et descendent tous nos drones, même ces foutus insectes, dit Héphœstos en passant en avance rapide pour accélérer la procession funéraire. Encore heureux que... — Silence, ordonna Zeus d'une voix dont l'écho résonna sur tous les murs. Là. On y est. Mets le son. Tous trois observèrent les dernières minutes du rituel, y compris le massacre de Dionysos aux mains d'Hector. Et ils virent le fils de Zeus regarder le chien droit dans les yeux lorsqu'il déclara: « Bouffe-moi. » — Tu peux arrêter, dit Héré lorsque l'on vit Hector lâcher sa torche sur le bûcher. — Non, dit Zeus. Continue. Une minute plus tard, le seigneur de la foudre quittait son trône pour se planter au bord du bassin holographique, le front ombrageux, les yeux en furie et les poings serrés. — Comment ce mortel d'Hector ose-t-il invoquer Borée et Zéphyr pour attiser le feu qui va dévorer les viscères, les tripes et les couilles d'un dieu? comment ose-t-il? Zeus se téléporta en un lieu connu de lui seul, et l'air produisit un bruit de tonnerre en comblant le vide correspondant à l'espace qu'il avait occupé une microseconde plus tôt. Héré secoua la tête. — Il assiste sans broncher ou presque au meurtre rituel de son fils Dionysos, mais il se met en rage quand Hector tente d'invoquer les dieux du vent. Notre père est en train de perdre la boule, Héphœstos. Poussant un grognement, son fils rembobina son gadget et le rangea dans sa besace, ainsi que la sphère de métal. Il glissa la tête de chien dans une sacoche. — As-tu besoin d'autre chose ce matin, fille de Cronos? Elle désigna la carcasse du chien, avec le panneau toujours ouvert dans son ventre. — Débarrasse-moi de ça. Une fois que son fils mal embouché eut pris congé, Héré porta une main à son sein et se TQ loin du grand hall des dieux. Personne ne pouvait se téléporter dans la chambre d'Héré, même pas Héré. Longtemps auparavant - si tant est qu'elle pût se fier à sa mémoire, toute mémoire étant suspecte ces temps-ci -, elle avait demandé à son fils Héphœstos d'user de tous ses talents d'artificier pour sécuriser ses appartements privés: des champs de force de flux quantique, semblables mais non identiques à ceux grâce auxquels les moravecs protégeaient Troie et le campement achéen de toute attaque divine, puisaient à l'intérieur des murs; la porte de sa ehambre était en titane renforcé au flux quantique, assez forte pour résister même à un Zeus furibond, et Héphaestos l'avait fermement fixée à des piédroits quantiques, l'équipant en outre d'un verrou télépathique actionné par un mot de passe qu'Héré changeait chaque jour. Elle ouvrit le verrou en question et entra, refermant derrière elle la barrière métallique étanche et se dirigeant vers la salle de bains, semant sur sa route sa robe et ses sous-vêtements vaporeux. Héré aux yeux de vache commença par se faire couler un bain, utilisant une eau provenant des sources les plus pures d'Olympos et chauffée par les machines infernales d'Héphaestos, alimentées par la lave de l'antique volcan. Elle se frictionna tout d'abord avec de l'ambroisie, éliminant de son étincelante peau blanche toute trace d'ombre et d'imperfection. Puis Héré aux bras blancs frictionna son corps éternellement adorable et séduisant avec un onguent à base d'olive, puis une huile parfumée. On disait que cette huile, réservée à son usage exclusif, était non seulement capable d'exciter toutes les divinités de sexe masculin présentes dans les palais au sol de bronze d'Olympos, mais que ses effluves dérivaient en outre jusqu'à la terre, où ils plongeaient des mortels innocents dans les affres du désir. Puis la fille du puissant Cronos coiffa les boucles luisantes de ses cheveux pour faire ressortir le galbe de ses joues et enfila une robe splendide qu'Athéné lui avait taillée sur mesure il y avait bien longtemps, lorsque toutes deux étaient amies. Son tissu soyeux, d'une ineffable douceur, était orné de maints motifs ouvragés, un magnifique brocart en forme de rose dû à la magie des doigts et du métier à tisser d'Athéné. Héré fixa cette tenue digne d'une déesse au moyen d'une broche dorée et d'une ceinture - placée de manière à faire ressortir ses seins - ornée d'une centaine de glands. Aux lobes percés de ses oreilles - qui pointaient au sein de ses boucles noires telles de timides créatures marines -, Héré fixa des boucles somptueuses, des grappes de mûres dont l'éclat argenté ne pouvait que conquérir un cœur masculin. Puis elle posa sur son front un voile doux et frais, tissé de fils d'or en suspension qui étincelaient comme le soleil au-dessus de ses pommettes rosies. Finalement, elle glissa ses pieds menus dans des sandales de cuir souple, dont elle noua les lanières d'or sur ses mollets lisses. Éblouissante de la tête aux pieds, Héré se planta devant le mur réfléchissant près de la porte de la salle de bains, examina son reflet en silence et murmura: — Tu as encore de beaux restes. Puis elle quitta ses appartements privés, s'avança dans le couloir de marbre peuplé d'échos, se toucha le sein gauche et se téléporta. Héré trouva Aphrodite, déesse de l'amour, en train de se promener sur le flanc sud du mont Olympos. La fin de la journée était proche, les temples et les demeures situés à l'est de la cal-deira étaient inondés de lumière, et Aphrodite admirait les touches d'or dont se parait l'océan martien au nord, ainsi que les glaciers des trois gigantesques volcans visibles à l'est, vers lesquels Olympos projetait une ombre longue de plus de deux cents kilomètres. Si cette vue imprenable était légèrement floue, c'était à cause du champ de force qui entourait Olympos et leur permettait de respirer, de survivre et de jouir d'une pesanteur quasi normale, et ce bien qu'ils se trouvassent à proximité du vide spatial, mais aussi à cause de la chatoyante égide que Zeus avait mise en place autour d'Olympos dès le début de la guerre. Le Trou que l'on voyait en contrebas - un disque découpé dans l'ombre d'Olympos, où luisait le couchant d'un autre monde et scintillaient les feux des mortels et les balises des engins mora-vecs - leur rappelait ce conflit en permanence. — Ma chère enfant, dit Héré à la déesse de l'amour, veux-tu me rendre un service, oserais-tu me le refuser? M'en veux-tu encore d'avoir aidé les Argiens ces dix dernières années pendant que tu défendais tes bien-aimés Troyens? — Reine des deux, répondit Aphrodite, bien-aimée de Zeus, demande-moi tout ce que tu voudras. Je t'obéirai avec joie. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour plaire à une déesse aussi puissante que tu l'es. Le soleil avait presque sombré, et les deux déesses étaient plongées dans la pénombre, mais Héré remarqua que la peau d'Aphrodite et son perpétuel sourire semblaient émettre leur propre lueur. La réaction d'Héré était celle d'une femme; elle n'aurait su imaginer les sentiments que pouvait éprouver à ce spectacle un dieu de sexe masculin, sans parler de ces mortels si faillibles. Elle prit son souffle - car les paroles qu'elle allait prononcer mettraient en branle l'intrigue la plus dangereuse qu'eût jamais conçue son intriguant cerveau - et déclara: — Donne-moi le pouvoir de susciter l'amour, de commander au désir - donne-moi les pouvoirs avec lesquels tu manipules les dieux comme les mortels! Le sourire d'Aphrodite resta en place, mais ses yeux clairs se plissèrent d'un rien. — Bien entendu, fille de Cronos, si telle est ta volonté... mais pourquoi celle qui repose déjà entre les bras du puissant Zeus aurait-elle besoin de mes petites ruses? Héré s'efforça de conserver une voix posée. Mais, comme tous les menteurs, elle ne put s'empêcher de donner des détails superflus. — Cette guerre me lasse, déesse de l'amour. Tous ces complots, toutes ces intrigues, tant parmi les dieux que dans les rangs des Argiens et des Troyens, ont fini par blesser mon cœur. J'ai décidé de me rendre au bout de l'autre terre, si généreuse, pour visiter Océan, cette fontaine dont sont issus tous les dieux, ainsi que mère Téthys. Ces deux êtres pleins de bonté m'ont élevée dans leur maison, Rhéa m'ayant confiée à eux lorsque Zeus au large front a chassé Cronos dans les profondeurs de la terre, sous les mers stériles et salées, pour nous construire une nouvelle demeure sur ce monde froid et rouge. — Mais pourquoi, Héré, demanda Aphrodite d'une voix douce, pourquoi as-tu besoin de mes charmes avant d'aller voir Océan et Téthys? Héré se fendit d'un sourire innocent. — Les dieux primordiaux se sont éloignés l'un de l'autre, et leur lit conjugal s'est refroidi. J'ai bien l'intention de les réconcilier et de leur faire oublier leurs anciennes querelles. Cela fait trop longtemps qu'ils vivent séparés, loin de leur couche d'amour - je veux les attirer à nouveau dans celle-ci, les attirer l'un vers l'autre, et jamais mes discours seuls ne pourront y parvenir. Je te prie donc, Aphrodite, au nom de l'amitié qui était jadis la nôtre et que je tiens aussi à voir refleurir, de me prêter l'un de tes secrets afin que j'aide Téthys à susciter de nouveau le désir d'Océan. Le charmant sourire d'Aphrodite se fit plus radieux encore. Le soleil avait disparu derrière l'horizon martien, le sommet d'Olympos était plongé dans les ténèbres, mais le sourire de la déesse de l'amour les réchauffa toutes les deux. — Il serait malvenu que je repousse ta requête si généreuse, ô épouse de Zeus, car ton époux, notre seigneur, est notre maître à tous. Cela dit, Aphrodite défit la ceinture passée autour de sa poitrine et prit dans sa main ce petit ruban de tissu et de microcircuits. Héré le fixa des yeux, la bouche soudain sèche. Vais-je oser poursuivre? Si Aphrodite découvre ce que je mijote, ses complices et elle m'attaqueront sans pitié. Si Zeus découvre ma traîtrise, il me détruira de façon définitive, et ni la cuve de soins ni le Guérisseur venu d'ailleurs ne pourront me rendre ma vie olympienne. — Explique-moi comment ça marche, demanda-t-elle dans un murmure à la déesse de l'amour. — Ce ruban recèle toutes les armes de la séduction, répondit Aphrodite sur le même ton. La chaleur de l'amour, la palpitation du désir, les sibilantes sinuosités du sexe, les cris rauques de l'amant et les murmures des mots doux. — Tout ça sur ce petit bout de tissu? Mais comment ça marche? — Il y a là-dedans une magie capable de rendre un homme fou de désir, chuchota Aphrodite. — Oui, oui, mais comment ça marche? Héré entendit l'impatience qui perçait dans sa voix. — Comment le saurais-je? répliqua la déesse de l'amour en riant. Ça faisait partie du package que j'ai reçu quand... quand il a fait de nous des dieux. Un spectre de phéromones? Des acti-vateurs hormonaux gonflés aux nanos? Un émetteur de microondes calé sur les centres cérébraux du sexe et du plaisir? Aucune importance... j'ai d'autres tours dans mon sac, mais celui-ci marche à la perfection. Prends-le, épouse de Zeus. Héré se fendit d'un sourire. Elle glissa le ruban entre ses seins, prenant à peine le soin de le dissimuler sous sa robe. — Comment je l'active? — Tu veux dire: comment aideras-tu mère Téthys à l'activer? demanda Aphrodite sans cesser de sourire. — Oui, oui. — Le moment venu, touche-toi le sein comme tu le ferais pour activer les nanodéclencheurs TQ, mais au lieu de visualiser ta destination, pose un doigt sur les microcircuits intégrés au tissu et formule des pensées salaces. — Ah bon? C'est tout? — C'est tout, mais ça suffit bien. Il y a tout un nouveau monde dans la trame de ce ruban. — Merci, déesse de l'amour, dit Héré sur un ton des plus formels. Au-dessus d'eux, des faisceaux laser poignardaient le champ de force. Un spationef ou un frelon moravec venait de franchir le Trou pour s'envoler vers l'espace. — Je sais que tu ne reviendras pas ici sans avoir accompli tes missions, dit Aphrodite. Quel que soit l'ardent désir qui habite ton cœur, je suis sûre qu'il sera assouvi. Héré ne put s'empêcher de sourire. Puis elle se toucha le sein - veillant à ne pas frôler le ruban coincé sur sa poitrine - et se téléporta, suivant la piste quantique que Zeus avait laissée derrière lui au sein des replis de l'espace-temps. 7. L'aube venue, Hector ordonna que l'on éteigne le bûcher avec du vin. Puis, assisté des plus fidèles camarades de Paris, il entreprit de fouiller les braises, rassemblant avec un soin infini les restes de l'autre fils de Priam en les séparant des cendres et des os calcinés provenant des chiens, des chevaux et du dieu déchu. Ces résidus gisaient sur la périphérie du feu, alors que ceux de Paris se trouvaient près du centre. Les joues mouillées de larmes, Hector et ses frères d'armes rassemblèrent les os de Paris dans une urne d'or qu'ils scellèrent avec deux couches de graisse, ainsi que le voulait la coutume lorsque le défunt était un brave de noble naissance. Puis, entamant une procession solennelle, ils la transportèrent dans les rues et les places animées - guerriers et paysans s'écartaient sur leur passage dans un silence respectueux -, pour gagner le terrain, à présent nettoyé de ses gravats, où s'était dressée l'aile sud du palais de Priam, démoli huit mois plus tôt par le premier bombardement olympien - les restes d'Hécube, reine de Troie, épouse de Priam, mère d'Hector et de Paris, y étaient déjà ensevelis -, et Hector, après avoir recouvert l'urne d'un carré de lin, la descendit lui-même dans le tumulus. — C'est ici, mon frère, que je dépose provisoirement tes os, déclara Hector devant les hommes qui l'avaient suivi, afin que la terre t'étreigne avant que je t'étreigne à mon tour dans les sombres cavernes de l'Hadès. Quand cette guerre aura pris fin, nous érigerons pour toi, ainsi que pour notre mère et pour tous ceux qui périront - et je serai probablement du nombre - un mausolée qui rappellera la maison de la mort. En attendant ce jour, mon frère, je te fais mes adieux. Puis Hector et ses hommes repartirent, et une centaine de héros troyens ensevelirent la tombe temporaire, y dressant un empilement de rochers et de gravats. Et puis Hector - qui n'avait pas dormi depuis deux jours pleins - partit à la recherche d'Achille, impatient de reprendre la lutte avec les dieux, plus assoiffé que jamais de leur ichor doré. Cassandre se réveilla à l'aube et constata qu'elle était presque nue sous sa robe déchirée, et que ses poignets comme ses chevilles étaient attachés aux montants d'un lit qui n'était pas le sien. Qu'est-ce que ça veut dire? se demanda-t-elle, craignant de s'être une nouvelle fois enivrée en compagnie d'un soudard aux mœurs déviantes. Puis elle se rappela le bûcher funéraire, la crise qui l'avait saisie au moment de son embrasement, Andromaque et Hélène se pressant autour d'elle. Merde, songea-t-elle. J'ai encore perdu une occasion de me taire. Elle parcourut la pièce du regard: pas de fenêtre, des moellons de belle taille, une certaine humidité dans l'air. Sans doute se trouvait-elle dans la cave des supplices d'un particulier. Cas-sandre se débattit en vain. Les cordes de soie, quoique douces au toucher, étaient solides et fermement liées. Merde, répéta-t-elle mentalement. Andromaque, l'épouse d'Hector, entra dans la pièce et considéra la sibylle. Elle avait les mains vides, mais Cassandre imaginait sans peine la dague nichée dans les replis de sa robe. Les deux femmes observèrent un long silence, et ce fut Cassandre qui le rompit. — S'il te plaît, mon amie, libère-moi. — Je devrais te trancher la gorge, mon amie, répliqua Andromaque. — Alors fais-le, salope. Inutile d'épiloguer. Cassandre ne craignait pas grand-chose, car même si ses visions ressemblaient à un kaléidoscope depuis huit mois, depuis que le futur d'antan n'était plus, jamais elle ne s'était vue périr aux mains d'Andromaque. — Cassandre, pourquoi as-tu proféré ces sottises à propos de la mort de mon bébé? Il y a huit mois, comme tu le sais très bien, Pallas Athéné et Aphrodite se sont introduites dans la chambre où dormait mon enfant et l'ont massacré ainsi que sa nourrice, nous signifiant par ce geste que les dieux d'Olympos étaient mécontents de mon époux, qui avait échoué à brûler les nefs argiennes, et que le petit Astyanax, que son père et moi appelions Scamandrios, avait été sacrifié « comme une génisse promise au massacre ». — Foutaises, rétorqua Cassandre. Débarrasse-moi de ces liens. Elle avait mal au crâne. Les plus saisissantes de ses prophéties la laissaient toujours avec une gueule de bois. — Dis-moi d'abord pourquoi tu as affirmé que j'avais substitué le bébé d'une esclave à mon Astyanax. (Les yeux d'Andromaque étaient glacials, et la dague venait d'apparaître dans sa main.) Comment aurais-je pu faire cela? Comment aurais-je su que les déesses allaient apparaître? Et pourquoi aurais-je agi de la sorte? Cassandre ferma les yeux en soupirant. — Il n'y avait pas de déesses, dit-elle d'une voix lasse où perçait néanmoins le mépris. (Rouvrant les yeux:) Quand tu as appris que Pallas Athéné avait tué Patrocle, l'ami très cher d'Achille - et peut-être s'agit-il d'un autre bobard -, tu as décidé, seule ou avec la complicité d'Hécube et d'Hélène, de tuer le bébé de ta nourrice, qui avait le même âge qu'Astyanax, et de tuer aussi cette dernière. Ensuite, tu as raconté à Hector, à Achille et à tous ceux qu'avaient attirés tes cris d'orfraie, que c'étaient les déesses qui avaient occis ton fils. Les yeux noisette d'Andromaque étaient aussi froids, aussi impitoyables que la glace qui s'obstine à tenir le torrent au début du printemps. — Pourquoi aurais-je agi de la sorte? répéta-t-elle. — Pour saisir une occasion rêvée d'accomplir le dessein des Troyennes. Le dessein que nous entretenons depuis des années. Détourner nos hommes de la guerre contre les Argiens - une guerre qui ne pouvait se conclure que par notre destruction à tous, ainsi que l'annonçaient mes prophéties. Excellente initiative, Andromaque. Je ne peux que louer ton courage et ton audace. — Sauf que, si tu dis vrai, mon acte a eu pour conséquence de déclencher une guerre contre les dieux, dont l'issue ne peut être que plus désespérée encore. Dans tes visions d'antan, au moins certaines d'entre nous survivaient-elles, même si elles étaient réduites en esclavage. Cassandre haussa les épaules, ce qui lui demanda un certain effort vu la position qui était la sienne. — Tu ne pensais qu'à sauver ton fils, qui aurait été condamné à une mort atroce si les événements avaient suivi le cours que nous attendions. Je comprends, Andromaque. Andromaque brandit sa dague. — Si tu répètes ce que tu as dit, et si la populace - troyenne ou achéenne - vient à te croire, cela signifie la mort de toute ma famille - Hector inclus. Seul ton trépas peut garantir ma sécurité. Cassandre regarda son aînée dans les yeux. — Mon don de double vue peut encore te servir, mon amie. Il peut même vous sauver - toi, ton Hector et ton Astyanax, où que tu l'aies planqué. Quand je suis en proie à l'une de mes visions, je ne contrôle pas ce que je dis, tu le sais parfaitement. Toi, Hélène et vos éventuelles complices, restez en permanence à mes côtés, ou bien faites-moi surveiller par des esclaves décidées, et qu'on me fasse taire de force si jamais je parle à tort et à travers. Et si un tiers a vent de mes propos, eh bien, tuez-moi. Andromaque hésita, se mordilla la lèvre inférieure, puis se pencha sur Cassandre et trancha le lien qui maintenait son poignet droit au montant du lit. — Les Amazones sont arrivées, déclara-t-elle tout en coupant les autres cordes. Ménélas passa toute la nuit à écouter son frère, réussissant sur la fin à parler un peu avec lui, et, lorsque apparut Aurore aux doigts de rose, il était résolu à passer à l'action. Des heures durant, il avait visité les campements achéens dressés le long de la plage, écoutant Agamemnon décrire l'horrible spectacle que présentaient leurs cités vides, leurs campagnes désertes et leurs ports abandonnés; les nefs grecques, privées de leurs équipages, flottaient sur les eaux de Marathon, d'Erétrie, de Chalcis, d'Aulis, d'Hermione, de Tirynthe, d'Hélos et autres villes portuaires. Horrifiés, les Achéens et les Argiens, les hommes venus de Crète, d'Ithaque, de Lacédémone, des Calydnes, de Bouprasion, de Doulichion, de Pylos, de Pharis, de Sparte, de Messe, de Thrace, d'Œchalie - les centaines de détachements grecs venus du continent, des îles rocheuses, du Péloponnèse - avaient ainsi appris que leurs cités étaient vides, leurs foyers désertés comme par la volonté des dieux - que les aliments pourrissaient sur les tables, que les vêtements traînaient sur les couches, que l'eau des bassins et des piscines virait au vert sale, que les armes n'étaient pas rangées dans leurs fourreaux. Sur la mer Egée, raconta Agamemnon de sa voix modulée de ténor, ce n'était que nefs vides ballottées par les vagues, aux voiles gonflées mais déchirées, et ce bien qu'il n'y eût aucun signe de tempête; durant leur voyage d'un mois, ils n'avaient vu qu'un ciel bleu et une mer d'huile, expliqua Agamemnon, mais les nefs n'en étaient pas moins vides: cargos athéniens aux soutes encore pleines, aux bancs jonchés de rames oisives, chalands perses vidés de leurs marins balourds et de leurs piquiers couards, felouques égyptiennes chargées de grains qui ne parviendraient jamais à destination. — Le monde a été vidé d'hommes, de femmes et d'enfants, proclamait Agamemnon à chaque campement, il ne reste plus que nous-mêmes et les rusés Troyens. Nous nous sommes détournés des dieux - pis encore, nous nous sommes retournés contre eux -, et les dieux nous ont enlevé ce que nous avons de plus cher: nos épouses et nos familles, nos pères et nos esclaves. — Sont-ils donc morts? lui demandait-on dans chaque campement. Ce cri du cœur se mêlait aux pleurs et aux lamentations. Le chagrin montait autour des feux argiens tout le long de la grève. En guise de réponse, Agamemnon levait les mains et observait un long, un très long silence. — Il n'y avait aucune trace de lutte, répondait-il finalement. Aucune trace de sang. Aucun cadavre pourrissant pour nourrir les chiens errants et les oiseaux tournant dans le ciel. Et, dans chaque campement, les courageux Argiens qui avaient accompagné Agamemnon, marins et gardes du corps, fantassins et capitaines, s'entretenaient en privé avec des camarades de leur rang. L'aube venue, tout le monde avait appris la terrible nouvelle, et les tremblements d'horreur cédaient la place aux frémissements de rage. Ménélas savait que cela servait le dessein des Atrides: convaincre les Achéens non seulement de reprendre la guerre contre les Troyens, afin d'en finir avec eux une bonne fois pour toutes, mais aussi de renverser ce tyran qu'était Achille aux pieds rapides. Dans quelques jours, voire dans quelques heures, Agamemnon serait redevenu le commandant en chef. L'aube venue, Agamemnon avait achevé sa tournée des campements grecs, les grands capitaines s'étaient éloignés - Diomède avait regagné sa tente, ainsi qu'Ajax Télamonide, dit le Grand, qui avait sangloté comme un enfant en apprenant que Salamine était aussi déserte que les autres cités, Odysseus, Idoménée et Ajax le Petit, qui avait hurlé à l'unisson de ses Locriens lorsque Agamemnon leur avait appris la triste nouvelle, et même ce bavard de Nestor - tous s'étaient retirés pour dormir quelques heures durant d'un sommeil agité. — Alors, raconte-moi comment se déroule la guerre contre les dieux, dit Agamemnon à Ménélas. Les deux frères étaient assis au centre du campement lacédé-monien, entourés par un contingent de capitaines, de gardes du corps et de piquiers également fidèles. Tous se tenaient à l'écart afin que leurs seigneurs puissent s'entretenir en privé. Ménélas le roux fit part à son frère aîné des récents événements: les ignobles affrontements quotidiens opposant la magie des moravecs aux armes divines, les rares combats singuliers, la mort de Paris et d'une centaine de guerriers moins connus, troyens et achéens, et les funérailles qui venaient de s'achever. Une heure plus tôt, on avait cessé de voir la fumée monter dans le ciel et les flammes rougeoyer derrière les remparts d'Ilium. — Bon débarras, commenta le royal Agamemnon, mordant à belles dents dans le porcelet qu'on avait fait rôtir pour le petit déjeuner. Je regrette seulement que ce soit Apollon qui ait tué Paris... J'aurais aimé le faire moi-même. Ménélas s'esclaffa, mangea une bouchée de porcelet, la fit passer avec un peu de vin et raconta à son cher frère comment Œnoné, la première épouse de Paris, avait fait une apparition inattendue pour s'immoler aussitôt après sur le bûcher. Agamemnon partit d'un grand rire. — Dommage qu'Hélène, ta traînée d'épouse, n'ait pas eu la même idée, mon frère. Ménélas opina, mais son cœur se serra lorsqu'il entendit prononcer le nom d'Hélène. À en croire cette cinglée d'Œnoné, pré-cisa-t-il, c'était Philoctète et non Apollon qui avait occis Paris, une révélation qui avait suscité la colère des Troyens, si bien que la petite délégation achéenne s'était hâtée de quitter la ville. Agamemnon se tapa sur la cuisse. — Formidable! L'avant-dernière pierre se met en place. Dans moins de deux jours, les Achéens seront passés du ressentiment à la rage meurtrière. Avant la fin de la semaine, nous serons de nouveau en guerre avec les Troyens, mon frère. Je le jure sur la terre du tumulus de notre père. — Mais les dieux... — Les dieux n'auront changé en rien, coupa-t-il avec une assurance absolue. Zeus restera neutre. Certains assisteront ces lavettes de Troyens. La majorité fera alliance avec nous. Mais, cette fois-ci, nous finirons le boulot. Dans moins de quinze jours, Ilium sera réduite en cendres... aussi sûrement que l'a été Paris. Ménélas acquiesça. Il aurait dû demander à son frère comment il allait s'y prendre pour faire la paix avec les dieux et renverser l'invincible Achille, mais ce n'était pas là le sujet qui le préoccupait au premier chef. — J'ai vu Hélène, dit-il, percevant le tremblement qui saisissait sa voix. Quelques secondes de plus, et je la tuais. Agamemnon essuya ses lèvres et sa barbe luisantes de graisse, but à sa coupe d'argent et arqua un sourcil pour lui signifier qu'il l'écoutait. Ménélas décrivit sa résolution, l'occasion qui s'était présentée à lui... et l'échec de sa tentative, suite à l'apparition d'Œnoné et aux accusations lancées contre Philoctète. — On a eu du pot de sortir vivants de la ville, conclut-il. Agamemnon plissa les yeux pour contempler les remparts d'Ilium. Une sirène moravec se mit à hurler, et des missiles foncèrent vers quelque invisible cible olympienne. Le champ de force protégeant le principal campement achéen vibra sur une tonalité un rien plus grave. — Tu devrais la tuer aujourd'hui, déclara le frère si sage de Ménélas. Tout de suite. Ce matin même. — Ce matin? Ménélas se lécha les lèvres. En dépit de la graisse de porc qui les maculait, elles étaient sèches. — Ce matin, répéta l'ancien et futur commandant en chef des armées grecques mobilisées pour le sac de Troie. Dans moins d'une journée, l'inimitié entre nos hommes et ces chiens de Troyens sera si grande que ces couards auront refermé à double tour leurs putains de portes Scées. Ménélas se tourna vers la cité. Les premiers feux du soleil hivernal coloraient ses murailles de rose. Il n'y comprenait plus rien. — Jamais ils ne me laisseront entrer... — Déguise-toi, coupa Agamemnon, qui but une nouvelle gorgée de vin et rota. Réfléchis ainsi que le ferait Odysseus... ainsi que le ferait une fouine. Ménélas, qui était aussi fier que son frère, ou que n'importe quel guerrier achéen, n'était pas sûr de goûter cette comparaison. — Comment pourrais-je me déguiser? Agamemnon désigna sa tente royale, dont la soie écarlate s'enflait sous le vent. — J'ai gardé la peau de lion et le casque clouté de défenses de sanglier que portaient Diomède et Odysseus lorsqu'ils ont tenté de voler le Palladion l'année dernière, dit-il. Avec ce casque pour cacher tes cheveux roux et ces défenses pour cacher ta barbe - sans parler de la peau de lion qui dissimulera ta glorieuse armure achéenne -, ces sentinelles à moitié endormies te prendront pour un de leurs alliés barbares et te laisseront passer sans problème. Mais hâte-toi - agis avant qu'on les ait relevées et avant que les portes ne soient refermées pour les quelques jours qui nous séparent de l'anéantissement d'Ilium. Ménélas ne consacra que quelques secondes à ruminer cette idée. Puis il se leva, gratifia son frère d'une tape sur l'épaule et entra dans la tente pour rassembler les éléments de son déguisement et ceux de son arsenal d'armes blanches. 8. Phobos ressemblait à une gigantesque olive couverte de poussière et striée de cannelures, pourvue d'une extrémité concave entourée de lumières. Mahnmut apprit à Hockenberry que cette concavité était un cratère baptisé Stickney et ces lumières celles de la base moravec. Durant le trajet, Hockenberry avait eu son content de giclées d'adrénaline. Il avait vu les frelons moravecs d'assez près pour remarquer qu'aucun d'eux n'était équipé de hublots, aussi supposait-il que seul un écran vidéo lui permettrait de visualiser l'extérieur. Il avait sous-estimé la technologie des moravecs de la ceinture d'astéroïdes - à en croire Mahnmut, ces frelons étaient de fabrication rocvec. En outre, Hockenberry s'était attendu à prendre place sur une couchette anti-g ou sur un siège de navette spatiale modèle xxe siècle, avec sangles et ceinture de sécurité. Or, il n'y avait pas la moindre couchette dans l'habitacle. Pas plus qu'un quelconque support, d'ailleurs. Hockenberry et le petit moravec semblaient flotter dans l'air, enveloppés par des champs de force invisibles. Ils étaient entourés de toutes parts par des hologrammes - à moins qu'il ne s'agisse de projections tridimensionnelles d'un réalisme saisissant. Non seulement ils étaient posés sur des sièges invisibles, mais, en outre, ceux-ci, et leurs corps avec, flottaient apparemment à plusieurs milliers de mètres d'altitude lorsque le frelon franchit le Trou à toute allure pour s'élancer vers le ciel au-dessus d'Olympus Mons. Hockenberry hurla. — L'affichage vous dérange? s'enquit Mahnmut. Hockenberry hurla de plus belle. Le moravec pianota sur des contrôles holographiques qui venaient d'apparaître comme par magie. Le panorama qui se déployait à leur nadir se réduisit jusqu'à devenir un écran de télé géant incrusté dans un sol métallique. Mais il resta le même tout autour d'eux: le sommet d'Olympus Mons, enveloppé dans ses champs de force - des lances d'énergie frappant le frelon et rebondissant sur son propre champ de force -, le ciel martien qui virait du bleu au rose, puis au noir, et voilà que le frelon émergeait de l'atmosphère et tournait sur lui-même, de sorte que le grand orbe martien sembla envahir les hublots virtuels. — C'est mieux, bredouilla Hockenberry. Il cherchait toujours à s'accrocher à quelque chose. Le champ de force sur lequel il était assis ne lui résistait pas, mais il ne semblait pas non plus disposé à le lâcher. — Doux Jésus! Le vaisseau venait de mettre les gaz à l'issue d'un virage à cent quatre-vingts degrés. Phobos semblait peser de toute sa masse au-dessus de leurs têtes. Il n'y avait pas un bruit. Pas un murmure. — Je vous demande pardon, dit Mahnmut. J'aurais dû vous avertir. Ce que vous apercevez à l'arrière, c'est Phobos. La plus petite des deux lunes de Mars, d'un diamètre d'une vingtaine de kilomètres... encore qu'il ne s'agisse pas à proprement parler d'une sphère, comme vous pouvez le voir. — On dirait une patate qui aurait servi de jouet à un chat, bafouilla Hockenberry. (La lune s'approchait à grande vitesse.) Ou alors une olive géante. — Une olive, oui, opina Mahnmut. C'est à cause du cratère à cette extrémité. Il s'appelle Stickney - du nom de l'épouse d'Asaph Hall, Angeline Stickney Hall. — Qui était... Asaph... Hall? articula Hockenberry. Un astronaute... ou bien un cosmonaute... ou alors?... Il avait trouvé quelque chose à quoi s'accrocher. Mahnmut. Apparemment, le petit moravec supportait de bonne grâce qu'on lui empoigne ses épaules de métal et de plastique. L'écran arrière s'emplit de flammes lorsque s'activa une tuyère quelconque. Hockenberry réussissait tout juste à maîtriser ses claquements de dents. — Asaph Hall était un astronome travaillant à l'observatoire de la Marine des États-Unis d'Amérique, sis à Washington, D.C., déclara Mahnmut sur le ton de la conversation. Le frelon piquait du nez. Et tournait de nouveau sur lui-même. Phobos et le cratère Stickney emplirent l'un des holohublots, puis tous les autres. Hockenberry était sûr que leur appareil allait se crasher et qu'il serait mort dans moins d'une minute. Il fouilla sa mémoire en quête d'une prière apprise pendant son enfance - et au diable son agnosticisme affiché! -, mais il ne trouva que la célèbre rengaine qui commençait par « Avant de m'endormir ce soir... » Cela lui parut approprié. Autant faire avec. -— Hall a découvert les deux lunes de Mars en 1877, disait Mahnmut. À ma connaissance, on n'a jamais su si Mrs. Hall était ravie ou nom de voir son nom donné à un cratère. Certes, il s'agissait de son nom de jeune fille. Hockenberry comprit soudain pourquoi ils allaient s'écraser et mourir. Personne ne pilotait cette putain de machine. Ils étaient les seuls occupants du frelon et les seuls contrôles - réels ou virtuels - qu'avait manipulés Mahnmut étaient ceux des images holographiques. Il envisagea brièvement de reprocher sa négligence au petit robot, mais vu que le cratère Stickney occupait maintenant la totalité des hublots avant et se rapprochait à une vitesse irrépressible, Hockenberry préféra ne rien dire. — C'est une lune des plus étranges, poursuivait Mahnmut. Un astéroïde capturé, en fait - tout comme Deimos, évidemment. Tous deux présentent cependant des différences notables. Phobos tourne à une altitude de six mille kilomètres environ - elle frôle l'atmosphère martienne, ou quasiment - et, si personne ne fait rien, elle s'écrasera sur la planète dans quatre-vingt-trois millions d'années environ. — À propos de s'écraser... C'est alors que le frelon ralentit pour se mettre à flotter au-dessus du cratère illuminé, y descendit en douceur et se posa à proximité d'une structure complexe faite de dômes, de poutrelles, de grues, de bulles jaunes lumineuses, de coupoles bleues, de flèches vertes, de véhicules en mouvement et de plusieurs centaines de petits moravecs s'affairant dans le vide. Un atterrissage si impeccable qu'Hockenberry ne le perçut que par l'entremise des vibrations dans le métal et le champ de force. — Enfin de retour chez soi! s'exclama Mahnmut. Enfin, ce n'est pas vraiment un chez-soi, mais... faites attention à votre tête en sortant. Cette porte est un peu basse pour un humain. Avant qu'Hockenberry ait pu émettre un commentaire ou un hurlement, la porte s'était ouverte et tout l'air contenu dans l'habitacle s'était échappé dans le vide spatial. Hockenberry, qui avait consacré ses études et sa vie aux lettres classiques, n'avait que peu de connaissances scientifiques, mais il avait vu en son temps suffisamment de films de science-fiction pour savoir quelles étaient les conséquences d'une soudaine décompression: les yeux qui enflent jusqu'à devenir gros comme des pamplemousses, les tympans qui explosent en geysers de sang, l'épiderme et les tissus qui se dilatent, se réchauffent et se déchirent, le vide spatial n'offrant aucune résistance aux pressions internes de l'organisme. Il ne se produisit rien de tel. Mahnmut s'arrêta sur la rampe. — Vous venez? demanda le petit moravec d'une voix de casserole. — Pourquoi ne suis-je pas mort? s'enquit Hockenberry. Il avait l'impression d'être enveloppé dans une feuille d'emballage à bulles. — C'est votre siège qui vous protège. — Mon siège? (Hockenberry jeta autour de lui un regard circulaire, sans distinguer quoi que ce soit.) Vous voulez dire que je dois rester assis sans bouger sous peine de mort? — Non, fit Mahnmut sur un ton amusé. Vous pouvez sortir. Le champ de force du siège vous suivra. Il a déjà pris en charge votre régulation thermique, votre nettoyage osmotique et le recyclage de votre oxygène - ce qui vous accorde trente minutes de marge -, sans parler de la pressurisation de votre environnement. — Mais le... le siège... fait partie du vaisseau, dit Hockenberry en se levant, sentant une bulle invisible suivre ses mouvements. Comment puis-je sortir du frelon? — En fait, c'est plutôt celui-ci qui fait partie du siège. Ayez confiance. Mais avancez avec prudence. Ce scaphe vous conférera un certain poids une fois que vous aurez gagné la surface, mais la gravité de Phobos est si faible qu'un simple coup de talon vous permettrait d'atteindre la vitesse de libération. Et Thomas Hockenberry pourrait dire adios à Phobos. Hockenberry se figea en haut de la rampe pour se cramponner au montant métallique de la porte. — Mais venez donc, lui dit Mahnmut. Ni le siège ni moi-même ne vous laisserons filer. Allons faire un tour là-dedans. Il s'y trouve d'autres moravecs qui souhaitent vous parler. Après avoir laissé Hockenberry en compagnie d'Asteague/Che et des autres intégrateurs du Consortium des Cinq Lunes, Mahnmut sortit du dôme pressurisé pour aller se promener dans le cratère Stickney. La vue était époustouflante. Le grand axe de Phobos était constamment pointé sur Mars et les ingénieurs moravecs l'avaient ajusté afin que la planète rouge se trouve toujours au-dessus de Stickney, emplissant la quasi-totalité du ciel encadré par les parois du cratère. La petite lune effectuait une rotation toutes les sept heures - le temps qu'il lui fallait pour tourner autour de Mars -, de sorte que le gigantesque disque rouge, aux océans bleus et aux volcans blancs, se mouvait doucement au-dessus d'elle. Il trouva son ami Orphu d'Io à quelques centaines de mètres d'altitude, parmi le fouillis de grues, de poutrelles et de câbles reliant le vaisseau terrien au cratère de lancement. Moravecs configurés pour le vide spatial, robots ingénieurs, rocvecs chitineux et superviseurs callistans s'affairaient sur le bâtiment et les poutrelles, évoquant une armée de pucerons scintillants. Les faisceaux des projecteurs et les rayons des torches balayaient la coque noire du gigantesque spationef. Des geysers d'étincelles jaillissaient des batteries d'autosoudeurs. Non loin de là, nichée dans les mailles de son berceau métallique, se trouvait La Dame noire, le sous-marin européen de Mahnmut. Quelques mois plus tôt, les mora-vecs avaient récupéré son épave dans sa cachette, une grotte sur la côte de la mer de Téthys, et l'avaient acheminée sur Phobos au moyen de remorqueurs spatiaux pour effectuer sur elle une série de réparations et de modifications, de façon à rendre le vaillant sous-marin opérationnel pour sa mission sur Terre. Mahnmut trouva son ami cent mètres au-dessus du sol, courant le long des câbles d'acier sous le ventre du vaisseau. Il le contacta sur leur ligne privée de naguère. — Est-ce Orphu que j'aperçois là? L'Orphu qui fut de Mars, et aussi d'Ilium, mais aussi et surtout d'Io? Est-ce bien cet Orphu? — Lui-même, répondit Orphu. Qu'elle fût transmise par radio ou par faisceau cohérent, la voix grondante d'Orphu frisait le subsonique. Activant les tuyères de sa carapace, le grand moravec franchit d'un bond les trente mètres qui le séparaient de la poutre où se perchait Mahnmut. Il s'accrocha à quelques mètres de lui au moyen de l'un de ses manipulateurs. Il existait des moravecs plus ou moins humanoïdes: Asteague/ Che, les moravecs de la ceinture et Mahnmut lui-même - à condition de forcer le trait. Orphu n'était pas du nombre. Conçu et façonné pour travailler dans le tore de plasma d'Io, exposé aux tempêtes irradiantes, magnétiques et gravitationnelles de l'espace jovien, il mesurait cinq mètres de long sur deux de haut, au bas mot, et ressemblait un peu à une grosse limule à laquelle on aurait greffé des pattes supplémentaires, des grappes de capteurs, des tuyères et des manipulateurs quasiment équivalents à des mains, et pourvue d'une carapace aussi ancienne que vérolée, si souvent réparée et ravaudée qu'on aurait juré qu'elle tenait grâce au mastic à carrosserie. — Mars tourne-t-elle toujours au-dessus de nous, mon ami? gronda Orphu. Mahnmut leva la tête vers le ciel. — Oui. Elle ressemble à un gigantesque bouclier rouge. J'aperçois Olympus Mons qui émerge du terminateur. Le petit moravec hésita un instant, puis reprit: — J'ai été navré d'apprendre que la dernière opération avait échoué. Sincèrement désolé. Orphu agita quatre de ses membres articulés. — Aucune importance, mon ami. À quoi servent des yeux organiques quand on dispose d'un imageur thermique, de petits spectrograpb.es de masse sur les genoux, de deux systèmes radar calibrés, d'un sonar et d'un cartographe laser? Ces merveilleux organes sensoriels ne sont aveugles qu'aux détails superflus, telles la planète Mars et les étoiles du ciel. — Oui, fit Mahnmut. Mais je suis néanmoins navré. Son ami avait perdu ses nerfs optiques organiques à l'issue de leur première rencontre avec un dieu olympien en orbite martienne - celui-ci avait pulvérisé leur spationef et leurs deux coéquipiers, et il avait bien failli les détruire, eux aussi. Orphu avait de la chance de s'en être tiré vivant et réparable, Mahnmut le savait bien, mais quand même... — As-tu livré Hockenberry? gronda Orphu. — Oui. Les intégrateurs primes sont en réunion avec lui. — Sacrés bureaucrates, commenta l'Ionien. Tu veux aller voir le vaisseau de plus près? — Bien sûr. Mahnmut sauta sur l'armure d'Orphu, s'y agrippa avec la plus solide de ses pinces et tint bon tandis que le moravec poids lourd, quittant la poutrelle d'un bond puissant, montait le long de la coque du vaisseau pour en faire le tour. Ils se trouvaient mille mètres au-dessus du sol et, pour la première fois, Mahnmut prit conscience de la taille du vaisseau terrien, qui ressemblait à un dirigeable gonflé à l'hélium attendant de lever l'ancre. Il était au moins cinq fois plus volumineux que le spationef à bord duquel, plus d'une année standard auparavant, quatre moravecs avaient rallié Mars depuis l'espace jovien. — Impressionnant, non? dit Orphu. Cela faisait plus de deux mois qu'il travaillait sur ce chantier avec les ingénieurs du Consortium des Cinq Lunes. — Il est gros, commenta Mahnmut. (Percevant la déception d'Orphu, il ajouta:) Et il est assez beau dans son genre - un bibendum bricolé par des balourds, boursouflé et bulbeux. Orphu partit de son rire de basse - comme à son habitude, Mahnmut pensa aux répliques d'un tremblement de glace sur Europe, ou à celles d'un tsunami. — Abus d'allitérations ânonnées par un astronaute angoissé, répliqua-t-il. Mahnmut haussa les épaules, s'en voulut en pensant que son ami ne verrait pas ce geste, puis comprit qu'il se trompait. Le nouveau radar qui équipait le grand moravec percevait tout excepté les couleurs. À en croire Orphu, il lui permettrait même de capter les changements d'expression d'un visage humain. Ce qui nous sera fort utile si Hockenberry est du voyage, songea Mahnmut. Comme s'il lisait dans ses pensées, ou dans ses banques de mémoire, Orphu déclara: — J'ai beaucoup réfléchi à la tristesse humaine ces derniers temps, et à la façon dont elle diffère de nos réactions de moravecs. — Oh! non, fît Mahnmut, tu as encore lu ce Français. — Proust. « Ce Français » s'appelle Proust. — Je sais. Mais pourquoi insistes-tu? Tu sais bien que la lecture des Souvenirs des choses passées te plonge toujours dans la dépression. — Le titre exact est À la recherche du temps perdu, corrigea Orphu d'Io. Je relisais le chapitre intitulé « Le Chagrin et l'Oubli ». Tu te souviens de ce passage: Albertine vient de mourir et Marcel, le narrateur, s'efforce en vain de l'oublier. — Formidable, railla Mahnmut. Voilà qui a dû te remonter le moral. Dans le même registre, je pourrais te prêter Hamlet. Orphu fit mine de n'avoir rien entendu. L'altitude qu'ils avaient atteinte leur permettait d'embrasser du regard la totalité du vaisseau et d'entrevoir le paysage extérieur au cratère Stickney. Mahnmut savait qu'Orphu était capable de se balader sans problème dans l'espace interplanétaire, mais il se sentait inquiet à l'idée qu'ils puissent échapper à l'attraction de Phobos et dériver loin de la base Stickney - le danger même dont il avait averti Hockenberry. — Pour couper tout lien avec Albertine, poursuivit Orphu, le malheureux narrateur doit parcourir sa mémoire et sa conscience, et affronter toutes les Albertine - celles de son souvenir, mais aussi celles qui ont suscité en lui désir et jalousie -, toutes ces Albertine virtuelles qu'il a créées mentalement lorsqu'il se demandait si elle n'allait pas voir d'autres femmes en douce. Sans parler de toutes les Albertine de son désir: la jeune fille qu'il avait à peine connue, la femme qu'il avait conquise sans pouvoir la posséder, la femme dont il avait fini par se lasser. — Se lasser, c'est le mot. Bien qu'ils aient communiqué par le biais d'une liaison radio, Mahnmut s'efforça d'exprimer au mieux la fatigue qu'il ressentait. — Et ce n'est pas fini, reprit Orphu sans paraître comprendre - mais peut-être s'en fichait-il. Pour progresser dans son chagrin, le pauvre Marcel - le personnage-narrateur a le même prénom que l'auteur, tu sais... minute! tu as bien lu ce livre, n'est-ce pas, Mahnmut? Tu m'as assuré que tu l'avais lu l'année dernière, quand nous voyagions vers le système intérieur. — Je l'ai... parcouru, dit le moravec d'Europe. 1. Remembrance of Things Past: titre de la première traduction anglaise de la Recherche. (N.d.T.) Même les soupirs d'Orphu frisaient le subsonique. — Bon, ainsi que je le disais, avant de pouvoir renoncer à Albertine, ce pauvre Marcel doit affronter non seulement cette légion d'Albertine issues de sa conscience, mais aussi tous les Marcel ayant perçu toutes ces Albertine: ceux qui l'avaient désirée par-dessus tout, les Marcel fous de jalousie, les Marcel indifférents, les Marcel dont le jugement était aveuglé par le désir, les... — Où veux-tu en venir, si tu veux en venir quelque part? Depuis un siècle et demi standard, Mahnmut s'intéressait exclusivement aux sonnets de Shakespeare. — Je veux en venir à l'extraordinaire complexité de la conscience humaine. Orphu fit tourner sa carapace de cent quatre-vingts degrés et activa ses tuyères, et ils regagnèrent l'abri tout relatif du cratère Stickney, du chantier et du vaisseau. Mahnmut tordit son petit cou pour jeter un coup d'œil à Mars pendant la manœuvre. Bien qu'il sût qu'il s'agissait d'une illusion, la planète lui parut plus proche. Olympus Mons et les volcans de Tharsis étaient presque hors de vue, Phobos survolant à présent une autre partie de la surface. — T'es-tu jamais demandé en quoi notre chagrin différait de celui que pouvait éprouver Hockenberry? Ou encore Achille? demanda Orphu. — Pas vraiment. Apparemment, Hockenberry est autant affecté par le caractère incomplet de sa mémoire que par l'absence de son épouse, de ses amis, de ses étudiants, et castera. Mais qui saurait dire ce que ressent un être humain? Et Hockenberry n'est qu'un être humain reconstitué - quelqu'un l'a reconstruit à partir de son ADN, de son ARN, de ses livres et de quelque programme d'extrapolation. Quant à Achille... quand il a du chagrin, il sort de sa tente et va tuer un homme. Voire plusieurs. — J'aurais bien aimé assister à son assaut contre les dieux, durant le premier mois de la guerre, dit Orphu. D'après la description que tu en as faite, c'était un véritable carnage. — En effet. J'ai verrouillé tout accès aléatoire à ces fichiers de ma mémoire non-organique tellement ils étaient traumatisants. — Voilà qui m'amène à un autre élément de ma réflexion proustienne. (Ils se posèrent sur la coque supérieure du vaisseau et le grand moravec enfonça des micropitons dans la couche d'isolant.) Nous avons recours à notre mémoire non organique lorsque notre mémoire neurale nous paraît douteuse. Les êtres humains n'ont que ce système de stockage imparfait régi par la neurochimie. Toutes les données dont ils disposent sont subjectives et colorées par l'émotion. Comment peuvent-ils se fier à leurs souvenirs? — Je ne sais pas, dit Mahnmut. Si Hockenberry nous accompagne sur Terre, peut-être pourrons-nous observer son esprit en action. — Je ne pense pas que nous aurons le loisir d'avoir des entretiens approfondis avec lui. Il y aura une phase initiale à forte accélération, une phase finale à décélération encore plus forte, sans parler de l'équipage pléthorique: trois douzaines de moravecs des Cinq Lunes et un millier de soldats rocvecs. — Ce coup-ci, on sera prêts à tout, hein? — J'en doute. Ce vaisseau transporte assez d'armes pour réduire la Terre en cendres. Cependant, nos plans ont tendance à négliger l'élément de surprise. Mahnmut sentit un malaise qui lui était familier: il l'avait déjà éprouvé en apprenant que le vaisseau les conduisant vers Mars était armé. — T'arrive-t-il de pleurer Koros III et Ri Po comme ton narrateur Proust pleure ses morts? demanda-t-il à l'Ionien. L'une des antennes radar d'Orphu s'orienta vers le petit moravec, comme pour déchiffrer son expression de la même façon qu'elle aurait déchiffré celle d'un humain. Sauf que Mahnmut était totalement inexpressif, bien entendu. — Pas vraiment, répondit Orphu. Nous ne les connaissions pas avant la mission et, durant le voyage, nous n'avons pas occupé le même compartiment qu'eux. Et puis Zeus nous... nous a eus. Ce n'étaient pour moi que des voix dans les circuits com, même s'il m'arrive parfois d'accéder à ma mémoire nono pour voir leurs images... pour honorer leur souvenir, je pense. — Oui, fit Mahnmut. Il faisait la même chose. — Sais-tu ce que disait Proust à propos de la conversation? Mahnmut réprima un soupir. — Quoi donc? — Il disait: « Quand nous causons avec un autre, ce n'est plus nous qui parlons; nous nous modelons alors à la ressemblance des étrangers et non d'un moi qui diffère d'eux. » — Donc, quand je cause avec toi, enchaîna Mahnmut sur leur ligne privée, je me modèle à la ressemblance d'une limule de six tonnes à la carapace cabossée, aux pattes multiples et aux yeux absents? — Tu peux toujours espérer y parvenir, gronda Orphu d'Io. Mais il faut vouloir saisir plus qu'on ne peut étreindre. 9. Penthésilée entra dans Ilium une heure après le lever du jour, suivie par douze de ses plus vaillantes camarades, qui chevauchaient derrière elle à deux de front. En dépit de la fraîcheur et de l'heure matinale, les Troyens s'étaient massés par milliers sur les remparts, mais aussi dans les rues entre les portes Scées et le palais temporaire de Priam, lançant des vivats à la reine des Amazones comme si elle arrivait à la tête d'une armée plutôt que d'un simple peloton. On agitait des mouchoirs, on frappait les boucliers de cuir à coups de lance, on pleurait, on criait, on jetait des fleurs sous les sabots des cavales. Un hommage que Penthésilée acceptait comme un dû. Déiphobe, fils de Priam, frère d'Hector et du défunt Paris, destiné aux yeux de tous à devenir le nouvel époux d'Hélène, accueillit l'Amazone et ses guerrières devant le palais de Paris, où Priam avait élu résidence. Cet homme large d'épaules, vêtu d'une armure étincelante et d'une cape rouge vif, coiffé d'un casque doré au cimier bien raide, leva le bras droit pour saluer la nouvelle venue. Derrière lui se tenaient quinze gardes du corps de Priam. — Salut à toi, Penthésilée, fille d'Ares, reine des Amazones! Sois la bienvenue ainsi que tes douze guerrières. Ilium tout entière t'honore de sa gratitude, toi qui viens en amie pour devenir notre alliée dans la guerre contre les dieux d'Olympos. Entre, viens te rafraîchir, reçois nos cadeaux et savoure l'hospitalité de Troie et sa reconnaissance. Hector, le plus noble de nos héros, regrette de n'avoir pu t'accueillir en personne, mais il a veillé toute la nuit devant le bûcher funèbre de notre frère et prend à présent un repos bien mérité. Penthésilée descendit avec souplesse de son gigantesque destrier, se mouvant avec une grâce stupéfiante vu le poids de son armure et de son casque. Elle empoigna des deux mains l'avant-bras de Déiphobe, le saluant ainsi que l'aurait fait un guerrier endurci. — Merci, Déiphobe, fils de Priam, héros d'une centaine de duels. Mes compagnes et moi-même te remercions et t'offrons nos condoléances, ainsi qu'à ton père et à toute votre famille - nous avons appris la mort de Paris il y a deux jours de cela -, et nous acceptons votre généreuse hospitalité. Mais avant de pénétrer dans la demeure de Paris, qui est maintenant le palais de Priam, je dois t'avertir que je ne viens pas parmi vous pour affronter les dieux, mais pour mettre fin à cette guerre une bonne fois pour toutes. Les yeux de Déiphobe, déjà protubérants en temps ordinaire, semblaient vouloir jaillir de leurs orbites. — Comment comptes-tu y parvenir, ô reine Penthésilée? demanda-t-il à la splendide Amazone. — C'est précisément ce que je suis venue vous dire. Allez, conduis-moi, ami Déiphobe. Il faut que je parle à ton père. Déiphobe expliqua à la reine des Amazones et à son peloton que si Priam avait élu domicile dans cette aile du palais de Paris, c'était parce que les dieux avaient détruit son palais royal huit mois plus tôt, dès le premier jour du conflit, tuant du même coup son épouse. Hécube, reine de Troie. — Les Amazones te présentent à nouveau leurs condoléances, Déiphobe. La triste nouvelle du décès de la reine est parvenue jusqu'à nos îles et nos terres lointaines. Comme ils entraient dans la salle du trône, Déiphobe s'éclaircit la gorge. — À ce propos, fille d'Ares, comment se fait-il que vous ayez survécu à la colère des dieux? Ainsi que notre cité l'a appris cette nuit, Agamemnon a durant son périple trouvé les îles grecques vides de toute présence humaine. Ce matin, les courageux défenseurs d'Ilium eux-mêmes tremblent de peur à l'idée que les dieux aient éliminé tous les peuples du monde, les Argiens et nous-mêmes exceptés. Comment se fait-il que vous ayez été épargnées, toi et ta race? — Ma race ne l'a point été, répondit Penthésilée d'une voix posée. Nous craignons que la terre des courageuses Amazones ne soit aussi vide que les contrées que nous avons traversées durant la dernière semaine de notre chevauchée. Mais Athéné nous a épargnées pour que nous puissions accomplir notre mission. Et la déesse a un message important pour le peuple d'Ilium. — Lequel? Penthésilée secoua la tête. — Il est destiné au roi Priam et à lui seul. Comme si ces mots étaient un signal, des trompes sonnèrent, des rideaux s'ouvrirent et Priam fit son entrée à pas lents, appuyé sur le bras de l'un des membres de sa garde personnelle. Moins d'un an s'était écoulé depuis que Penthésilée avait vu Priam en son palais pour la dernière fois, le jour où, accompagnée de cinquante Amazones, elle avait bravé les Achéens pour proposer une alliance à Troie; Priam lui avait dit que ce n'était pas utile pour le moment, mais il l'avait couverte d'or et de présents. La reine des Amazones resta muette de saisissement en découvrant le souverain. Priam, qu'elle avait toujours connu vénérable mais énergique, paraissait avoir vieilli de vingt ans en douze mois. Son dos jadis bien droit était voûté. Ses joues, d'ordinaire bien rondes et colorées par le vin ou la passion - c'était ainsi que Penthésilée l'avait découvert lorsque, enfant, elle s'était cachée derrière le trône de sa mère en compagnie de sa sœur Hippolyté pour regarder une délégation troyenne en visite -, étaient aujourd'hui creusées, comme si le vieillard avait perdu toutes ses dents. Du poivre et sel, ses cheveux et sa barbe avaient viré au gris terne. Ses yeux chassieux semblaient contempler des fantômes. Il faillit s'effondrer sur son trône d'or et de lapis-lazuli. — Je te salue, Priam, fils de Laomédon, noble souverain de la lignée de Dardanos, père du brave Hector, du regretté Paris et de l'accueillant Déiphobe, dit Penthésilée en mettant un genou à terre. (Quoique mélodieuse, sa jeune voix féminine résonnait avec force dans la vaste salle.) Reçois les louanges, les condoléances, les présents et les lances de Penthésilée, peut-être la dernière reine des Amazones, et de ses douze guerrières au plastron de bronze. — Ta compassion et ta loyauté sont les cadeaux les plus précieux à nos yeux, chère Penthésilée. — Je t'apporte également un message de Pallas Athéné, qui te permettra de mettre un terme à la guerre contre les dieux. Le roi inclina la tête sur le côté. Un hoquet de surprise monta de son entourage. — Pallas Athéné n'a jamais aimé Ilium, ma fille. Elle a toujours conspiré avec nos ennemis argiens pour détruire notre ville et tous ceux qui résident en ses murs. Et elle est aujourd'hui notre pire ennemie. Aphrodite et elle ont assassiné le bébé de mon fils Hector, Astyanax, le maître de la ville - déclarant que nos enfants et nous étions pareils à des génisses promises au sacrifice. Il n'y aura pas de paix avec les dieux tant que l'une de nos deux races sera encore de ce monde. Penthésilée, qui avait relevé la tête et braquait sur tous des yeux bleus pleins de défi, déclara: — L'accusation lancée contre Athéné et Aphrodite est infondée. La guerre est sans objet. Les dieux qui aiment Ilium souhaitent nous aimer et nous soutenir à nouveau - y compris Zeus le Père. Même Pallas Athéné aux yeux gris a rejoint le camp d'Ilium, du fait de l'infâme traîtrise des Achéens - celle d'Achille en particulier, qui l'a calomniée en prétendant qu'elle avait tué son ami Patrocle. — Les dieux nous font-ils une offre de paix? demanda Priam. Dans sa voix à peine audible perçait un espoir teinté de mélancolie. — Athéné fait bien davantage, répondit Penthésilée en se levant. Elle et les dieux qui aiment Troie vous offrent la victoire. — La victoire sur qui? intervint Déiphobe en venant se placer aux côtés de son père. Les Achéens sont désormais nos alliés. Ce sont eux, aidés des moravecs, ces êtres artificiels, qui ont protégé notre cité et nos campements de la foudre de Zeus. Penthésilée éclata de rire. Tous les hommes présents dans la salle s'émerveillèrent alors de sa beauté; la jeune reine des Amazones était splendide, aussi vive et animée qu'une jeune fille, et son corps moulé par l'armure de bronze était en même temps gracile et voluptueux. Mais les yeux, le visage de Penthésilée n'avaient rien de juvénile: ils débordaient de vitalité, d'animalité même, et d'une intelligence affûtée, et on y lisait une exaltation digne d'un guerrier. — La victoire sur Achille, qui a trompé ton fils Hector, et qui mène aujourd'hui Ilium à la ruine! s'écria-t-elle. La victoire sur les Argiens, les Achéens, qui ourdissent en ce moment même ta perte, la ruine de ta cité, la mort de tes autres fils et de tes petits-fils, la déchéance de tes épouses et de tes filles. Priam secoua la tête, non sans une certaine tristesse. — Nul ne peut triompher d'Achille aux pieds rapides, Amazone. Même pas Ares, qui par trois fois a péri de ses mains. Même pas Athéné, qui a fui devant ses assauts. Même pas Apollon, qui a dû regagner Olympos couvert de sang doré après l'avoir défié. Même pas Zeus, qui craint de l'affronter en combat singulier. Penthésilée secoua la tête, faisant cascader ses boucles d'or. — Zeus ne craint personne, noble Priam, fier descendant de Dardanos. Et il lui suffirait de brandir son égide pour détruire Troie en un clin d'œil - pour détruire jusqu'au monde qui est celui de Troie. Les lanciers pâlirent, et Priam lui-même frissonna à cette évocation de Y égide, la plus puissante, la plus divine, la plus mystérieuse des armes de Zeus. Tous ici savaient que même les dieux olympiens y étaient vulnérables. Uégide n'avait rien de commun avec les armes thermonucléaires que le dieu de la foudre avait larguées en vain sur les champs de force moravecs au début des hostilités. L'égide était authentiquement redoutable. — Je t'en fais serment, noble Priam, reprit la reine des Amazones. Avant que le soleil se soit couché sur ce monde ou sur l'autre, Achille aura péri. Je te jure sur le sang de ma mère et de mes sœurs que... Priam leva une main pour lui ordonner le silence. — Ne prononce pas de serment devant moi, jeune Penthésilée. Tu es comme une fille pour moi, et ce depuis ta plus tendre enfance. Défier Achille en combat singulier, c'est aller à une mort certaine. Qu'est-ce qui t'a poussée à venir à Troie pour y chercher le trépas? — Ce n'est pas le trépas que je cherche, seigneur, dit l'Amazone d'une voix où perçait la tension. C'est la gloire. — Les deux sont bien souvent indissociables, commenta Priam. Viens t'asseoir auprès de moi. Parlons en confidence. Il fit signe à Déiphobe et à sa garde de s'éloigner. Les deux douzaines d'Amazones s'écartèrent elles aussi des deux trônes. Penthésilée prit place sur le siège où s'était naguère assise Hécube, et que l'on avait récupéré dans les décombres pour le conserver en souvenir de la défunte souveraine. Posant son casque étincelant sur le large accoudoir, elle se pencha vers le vieillard. — Je suis pourchassée par les Érinyes, père Priam. Cela fait trois mois, jour pour jour, que je suis pourchassée par les Érinyes. — Mais pourquoi? (Priam se rapprocha d'elle, comme un prêtre des temps à venir écoutant la confession d'une fidèle.) Ces esprits vengeurs n'entreprennent de redresser un tort que lorsque plus aucun être humain ne peut le faire, ma fille; en particulier lorsque la victime et le coupable du tort en question sont liés par le sang. Tu n'as quand même pas frappé un membre de ta royale famille. — J'ai tué ma sœur Hippolyté, répondit Penthésilée d'une voix tremblante. Priam eut un mouvement de recul. — Hippolyté? Celle qui fut reine avant toi? L'épouse de Thésée? Nous avons entendu dire que la reine d'Athènes avait été tuée lors d'une partie de chasse, par quelqu'un qui l'avait prise pour un cerf. — Je ne voulais pas la tuer, Priam. Mais après que Thésée eut enlevé ma sœur - il avait profité d'une ambassade pour la séduire à bord de sa nef, l'emportant ensuite vers le large -, les Amazones avaient soif de vengeance. Cette année, comme les îles et le Péloponnèse n'avaient plus d'yeux que pour le siège de Troie, Athènes s'est retrouvée sans défense ou presque, le plus gros de ses héros étant partis, aussi avons-nous monté une flottille pour lui donner le siège - un siège bien modeste comparé à celui auquel les Argiens soumettaient Ilium - et envahir la forteresse de Thésée. — Nous en avons entendu parler, murmura le vieux Priam. Mais ce conflit s'est achevé sur un traité de paix, et les Amazones sont reparties, nous a-t-on dit. Et la reine Hippolyté est morte peu après, lors d'une partie de chasse organisée pour célébrer la paix retrouvée. — C'est ma lance qui l'a tuée, dit Penthésilée en se forçant à poursuivre. Les Athéniens étaient défaits, Thésée était blessé, et nous pensions alors pouvoir nous emparer de la cité. Notre seul but était d'arracher Hippolyté aux griffes de cet homme - qu'elle le veuille ou non -, et nous étions sur le point d'y parvenir lorsque Thésée a déclenché une contre-attaque qui nous a forcées à battre en retraite vers nos nefs pour y panser nos plaies. Nombre de mes sœurs ont alors péri. Nous étions le dos au mur, et la vaillance des Amazones a prévalu une nouvelle fois - nous avons repoussé Thésée et son armée à un jour de marche de leur cité. Mais ma javeline, que je braquais sur le cœur perfide de Thésée, s'est hélas plantée dans celui de ma sœur qui, vêtue d'une armure athénienne lui donnant l'allure d'un homme, se battait aux côtés de son seigneur et époux. — Contre les Amazones, chuchota Priam. Contre ses sœurs. — Oui. La bataille a pris fin dès que j'ai découvert l'identité de ma victime. Nous avons conclu la paix. Nous avons érigé près de l'Acropole une colonne blanche honorant la mémoire de ma noble sœur, et nous sommes reparties dans la honte et le chagrin. — Et les Érinyes désormais te pourchassent, pour venger le sang de ta sœur par toi répandu. — Tous les jours, sans trêve ni repos, dit Penthésilée. Ses grands yeux étaient humides. Ses joues, naguère rougies par l'émotion, était toutes pâles. Elle était d'une beauté à couper le souffle. — Mais, ma fille, que viennent faire dans cette tragédie Achille et notre guerre? — Ce mois-ci, fils de Laomédon, digne représentant de la lignée de Dardanos, Athéné m'est apparue. Elle m'a déclaré qu'aucune offrande de ma part ne pourrait apaiser les infernales Érinyes, mais que je pourrais racheter ma faute en gagnant Ilium accompagnée de douze de mes camarades pour y terrasser Achille en combat singulier, mettant ainsi un terme à cette guerre aberrante et restaurant la paix entre les dieux et les hommes. Priam se frotta le menton, où depuis la mort d'Hécube poussait une pelisse grise qu'il appelait sa barbe. — Nul ne peut terrasser Achille, Amazone. Mon fils Hector - le plus valeureux guerrier qu'ait jamais engendré Troie - y a échoué pendant huit ans. Il est à présent l'allié et l'ami du tueur d'hommes aux pieds rapides. Cela fait plus de huit mois que les dieux eux-mêmes s'efforcent de le tuer, et tous ont échoué devant sa colère: Ares, Apollon, Poséidon, Hermès, Hadès, Athéné elle-même - aucun d'eux n'a pu vaincre Achille. — C'est parce que aucun d'eux ne connaissait son point faible, murmura l'Amazone Penthésilée. Sa mère, la déesse Thétis, a trouvé un moyen de rendre invulnérable son fils mortel alors qu'il n'était qu'un nourrisson. Jamais il ne tombera au combat, sauf si on le frappe à son point faible. — Quel est ce point faible? bafouilla Priam. Où est-il? — J'ai juré à Athéné - sous peine de mort - de ne le révéler à personne, père Priam. Mais j'ai également juré d'en tirer profit pour tuer Achille de ma main d'Amazone, mettant ainsi un terme à cette guerre. — Si Athéné connaît le point faible d'Achille, pourquoi ne Pa-t-elle pas exploité pour le tuer lors du combat qui les a opposés, ô femme? Un duel à l'issue duquel Athéné, grièvement blessée, s'est TQ à Olympos en n'écoutant plus que sa terreur? — Lorsque Achille était enfant, les Moires ont décrété que ce serait un mortel qui découvrirait son point faible et le tuerait lors du siège d'Ilium. Mais l'œuvre des Moires est aujourd'hui défaite. Priam se redressa sur son trône. — Ainsi, Hector était bien destiné à tuer Achille aux pieds rapides, murmura-t-il. Si nous n'étions pas entrés en conflit avec les dieux, sa destinée se serait accomplie de cette manière. Penthésilée secoua la tête. — Non, pas Hector. C'est un autre mortel - un autre Troyen -qui devait prendre la vie d'Achille après que celui-ci eut tué Hector. L'une des Muses a appris cela de la bouche d'un scho-liaste, un esclave qui connaissait le futur. — Un voyant. Comme notre cher Hélénos ou encore Calchas, le prophète achéen. L'Amazone agita à nouveau ses boucles d'or. — Non, les scholiastes ne voyaient pas l'avenir - ils venaient de l'avenir, ai-je cru comprendre. Mais ils sont tous morts à présent, m'a dit Athéné. Cependant, la destinée d'Achille peut encore s'accomplir. Et je suis bien décidée à agir pour cela. — Quand? De toute évidence, le vieux Priam réfléchissait à tout ce qu'impliquait cette révélation. S'il régnait depuis plus de cinq décennies sur la plus grande cité du monde, ce n'était pas sans raison. Son fils Hector était désormais le frère de sang d'Achille, mais Hector n'était pas roi. C'était le plus noble guerrier d'Ilium, mais bien qu'il eût naguère tenu dans ses mains le destin de la ville et de ses habitants, jamais il n'y avait consacré les ressources de son esprit. Cette responsabilité était celle de Priam. — Quand? répéta ce dernier. Quand tuerez-vous Achille, toi et tes Amazones? — Aujourd'hui même, promit Penthésilée. Comme je te l'ai dit. Avant que le soleil se soit couché sur Ilium ou sur Olympos, que nous avons aperçu en arrivant au travers de ce trou dans le ciel. — Que souhaites-tu de moi, ma fille? Des armes? De l'or? Des richesses? — Uniquement ta bénédiction, noble Priam. Ainsi que des provisions. Et un lieu où mes sœurs et moi-même pourrons prendre un bref repos, puis nous armer de pied en cap avant de mettre un terme à cette guerre contre les dieux. Priam tapa des mains. Déiphobe, les gardes, les courtisans et les douze Amazones se mirent à portée de voix. Il ordonna que l'on serve à ces femmes des mets raffinés, qu'on mette à leur disposition des couches confortables, puis des bains chauds et des esclaves pour les masser et leur oindre le corps, et enfin que leurs treize chevaux soient nourris, bouchonnés et sellés lorsque Penthésilée serait prête à aller au combat l'après-midi venu. Penthésilée arborait un sourire plein d'assurance lorsqu'elle quitta la salle du trône à la tête de ses douze camarades. 10. La téléportation dans l'espace de Planck - un terme inconnu de la déesse Héré - est théoriquement instantanée, mais cette expression n'a guère de sens dans un tel espace. On laisse forcément des traces en traversant les interstices dans la maille spatiotemporelle, et les dieux et les déesses, grâce aux nanomèmes et à la réingénierie cellulaire qui étaient partie intégrante de leur être, savaient suivre ces traces sans plus d'effort qu'un chasseur expérimenté, tout comme la déesse Artémis aurait traqué un cerf dans la forêt. Héré suivit donc la piste sinueuse de Zeus dans le néant plan-ckien, remarquant qu'il n'avait pas emprunté l'une des tresses les plus fréquentées, comme celles débouchant sur Ilium ou sur le mont Ida. Il avait gagné un autre point de l'antique terre d'Ilium. Elle se matérialisa dans une vaste salle bien connue d'Athéné. Sur un mur, à côté d'un carquois, on apercevait la trace laissée par un arc gigantesque, et au centre de la pièce se trouvait une longue table couverte d'élégants gobelets, de bols et d'assiettes dorées. Zeus leva vers elle des yeux étonnés; il avait réduit sa taille à un peu plus de deux mètres afin de pouvoir s'asseoir sur une chaise et caressait derrière les oreilles un chien au museau gris. — Seigneur, salua Héré. Comptes-tu également décapiter ce chien? Zeus ne daigna pas sourire. — Peut-être le devrais-je, gronda-t-il. Ne serait-ce que par pitié. (Son front demeurait ombrageux.) Reconnais-tu cet endroit et ce chien, mon épouse? — Oui. C'est la demeure d'Odysseus, sur Ithaque la rude. Ce chien se nomme Argos, et c'est Odysseus qui l'a élevé dès son plus jeune âge, ne l'abandonnant que pour partir à Troie. — Et l'animal attend toujours son retour, acheva Zeus. Mais Pénélope, elle, a disparu, ainsi que Télémaque. Les prétendants qui commençaient à se rassembler ici comme des charognards, attirés par la beauté, la richesse et les domaines de Pénélope, se sont également évanouis, à l'instar de tous les habitants de cette île, et même du monde entier, exception faite des quelques milliers que l'on trouve autour de Troie. Plus personne n'est là pour nourrir ce clébard. Héré haussa les épaules. — Tu pourrais l'envoyer à Ilium afin qu'il se repaisse des restes de Dionysos, ton propre à rien de fils. Zeus secoua la tête. — Pourquoi es-tu si cruelle avec moi, mon épouse? Et pourquoi m'as-tu suivi ici, alors que je voulais m'isoler pour réfléchir à l'étrange rapt des peuples de ce monde? Héré s'approcha du dieu des dieux à la barbe blanche. Elle redoutait sa colère - entre tous les êtres, mortels et immortels, il était le seul capable de la détruire. Elle craignait de passer à l'acte, mais sa résolution n'était pas pour autant entamée. — Très Haute Majesté, fils de Cronos, je compte m'absenter pendant quelques sols. Je ne tenais pas à ce que nous nous quittions sur une note discordante. Faisant un pas de plus, elle toucha du doigt la ceinture d'Aphrodite dissimulée sous son sein droit. Elle sentit la pièce s'emplir soudain d'énergie sexuelle, sentit un flot de phéromones monter de son corps. — Où vas-tu donc passer ce temps, alors qu'Olympos et Troie s'affrontent sans répit, mon épouse? gronda Zeus. Ses narines palpitèrent et il la fixa soudain avec attention, sans plus se soucier du chien Argos. — Avec l'aide de Nyx, je pars dans les confins de la terre déserte pour rendre visite à Océan et à mère Téthys, qui préfèrent ce monde à notre Mars si froide, comme tu le sais bien, mon époux. Elle fit trois pas supplémentaires, se retrouvant à portée de la main de Zeus. — Pourquoi choisir ce jour pour leur rendre visite, Héré? Ils se sont passés de toi pendant des siècles, depuis que nous avons dompté le Monde rouge et investi Olympos. — J'espère mettre fin à leur éternelle querelle, dit Héré de son air le plus aguicheur. Cela fait trop longtemps qu'ils vivent séparés, que la colère qui habite leur cœur les empêche de faire l'amour. Je voulais te dire où je me rendais afin que tu ne me frappes point de ta colère divine, au cas où tu aurais mal interprété un départ clandestin pour les domaines d'Océan. Zeus se leva. Héré sentait l'excitation qui montait en lui. Seuls les plis de sa robe divine dissimulaient son désir. — Pourquoi se presser, Héré? Il la dévorait des yeux. En le voyant ainsi, Héré se remémora les caresses que lui dispensaient la langue et les mains de son frère, époux et amant. — Pourquoi traîner, mon époux? — Pour aller voir Océan et Téthys, tu peux attendre demain ou après-demain, voire jamais, dit Zeus en s'avançant vers Héré. Aujourd'hui, restons donc ici pour nous perdre dans l'amour! Viens, mon épouse... Levant la main, Zeus balaya d'une décharge invisible les gobelets, les assiettes et les reliefs qui encombraient la table. Il arracha une tenture au mur et l'étala sur le bois brut. Héré recula d'un pas et porta les mains à ses seins, comme si elle était sur le point de se TQ. — Que dis-tu, seigneur Zeus? Tu as envie de faire l'amour ici? Dans la demeure abandonnée d'Odysseus et de Pénélope, sous les yeux de ce chien? Et si tous les dieux nous observaient par le biais de leurs bassins, de leurs visionneurs, de leurs holo-murs? Si l'amour est ton bon plaisir, attends que je sois revenue du domaine abyssal d'Océan, et nous ferons l'amour dans ma propre chambre, dont l'habileté d'Héphaîstos assure l'intimité... — Non! tonna Zeus. (C'était maintenant son corps tout entier qui enflait, et ses boucles grises effleuraient le plafond.) Ne te soucie pas des regards indiscrets. J'envelopperai la demeure d'Odysseus, l'île d'Ithaque tout entière, d'un nuage d'or si dense que même les yeux les plus perçants de l'univers, qu'ils appartiennent à un mortel ou à un immortel, ou même à Prospéra ou encore à Sétébos, jamais ne pourront le percer pour espionner nos ébats. Déshabille-toi! Un nouveau geste de sa main aux doigts épais, et le bâtiment tout entier se mit à vibrer sous l'effet du champ de force et du nuage protecteur qui l'englobaient. Le chien Argos s'enfuit en courant, le poil hérissé par la décharge énergétique. Agrippant Héré par les poignets, Zeus l'attira contre lui de sa main droite et, de la gauche, lui dénuda la poitrine sans ménagement. La ceinture d'Aphrodite tomba avec la robe tissée par Athéné, mais cela n'avait aucune importance: la densité de phé-romones dans l'air était telle qu'Héré aurait pu s'y déplacer à la nage. Zeus la souleva d'un bras et la jeta sur la tenture recouvrant la table. Heureusement, songea-t-elle, qu'Odysseus avait fabriqué celle-ci à partir de planches provenant d'un navire échoué sur les récifs de son île. Zeus lui arracha sa robe, et elle se retrouva nue. Puis il se déshabilla à son tour. Héré avait bien souvent contemplé le divin phallus de son époux en érection, mais ce spectacle la laissait toujours le souffle coupé. Tous les dieux étaient montés comme... eh bien, comme des dieux, mais, lorsqu'il avait jadis fait d'eux des Olympiens, Zeus avait gardé pour lui les attributs les plus impressionnants. La verge dure au gland pourpre qui se pressait entre les blanches cuisses d'Héré était le seul sceptre dont le roi des dieux avait besoin pour susciter la terreur sacrée chez les mortels et l'envie chez les autres dieux, et bien qu'il l'eût exhibée trop fréquemment au goût d'Héré - ses appétits étaient à la hauteur de sa taille et de sa vigueur -, elle considérait cette partie de sa haute majesté comme sa propriété exclusive. Cependant, au risque de récolter des bleus, Héré garda serrés ses genoux et ses cuisses. — Tu me désires, mon époux? Zeus respirait par la bouche. Ses yeux étaient fous. — Je te désire, mon épouse. Jamais femme, mortelle ou immortelle, n'a fait battre avec plus d'ardeur mon cœur et ma bite. Ecarte les jambes! — Jamais? demanda Héré, les cuisses toujours serrées. Même la femme d'Ixion, avec laquelle tu as engendre Pirithoos, qui rivalisa avec les dieux en matière de sagesse et de... — Non, même la femme d'Ixion, aux seins veinés de bleu, ne m'a pas fait cet effet-là. Zeus obligea Héré à écarter les genoux et s'avança entre ses cuisses blanches, lui caressant le ventre d'un phallus brûlant de désir. — Même pas Danaé, la fille d'Acrisios, que tu as elle aussi aimée? — Même pas Danaé. Zeus se pencha sur elle pour lui lécher les mamelons, le gauche puis le droit. Il insinua une main entre ses cuisses. Elle mouillait déjà - sa propre impatience ajoutait à l'effet de la ceinture d'Aphrodite. — Même si, par tous les dieux, les seules chevilles de Danaé auraient suffi à faire jouir tout homme normalement constitué! ajouta-t-il. — Elle a dû te les montrer plus d'une fois, mon seigneur, haleta Héré. Car elle t'a donné une ribambelle de fils. Lui passant une main sous les fesses, Zeus la serra davantage contre lui. L'extrémité brûlante de son sceptre lui battait les cuisses, les baptisant de son impatience virile. Il était tellement excité qu'il n'arrivait pas à la pénétrer, tournant autour de sa vulve comme un jeune puceau. Lorsqu'il lui lâcha les seins pour se guider de la main gauche, Héré l'agrippa par le poignet. — Me désires-tu plus que jadis Europe, la fille de Phœnix? murmura-t-elle, impatiente. — Oui, bien plus qu'Europe, souffla Zeus. Il lui empoigna la main pour la poser sur son membre. Elle enserra celui-ci mais sans l'insérer en elle. Pas encore. — As-tu plus envie de moi que jadis de Sémélé, l'irrésistible mère de Dionysos? — Plus que de Sémélé, oui, oui. Il accentua l'emprise de la main d'Héré sur son membre et poussa, mais il était tellement gorgé de sang que la pénétration vira au coup de boutoir. Héré se retrouva soulevée de soixante centimètres dans les airs. Il l'attira de nouveau contre lui. — Et plus qu'Alcmène de Thèbes, pantela-t-il, bien que ma semence, ce jour, eût engendré l'invincible Héraclès. — Me désires-tu plus que tu n'as désiré la blonde Déméter le jour où... — Oui, oui, bon sang, plus que Déméter. Il écarta encore un peu plus les jambes d'Héré et, de sa seule main droite, la souleva trente centimètres au-dessus de la table. Elle ne put s'empêcher de s'ouvrir à lui. — Me désires-tu plus que tu n'as désiré Léda le jour où tu as pris l'aspect d'un cygne pour t'accoupler à elle, lui battant les flancs de tes grandes ailes et la pénétrant de ton grand... — Oui, oui, s'étouffa Zeus. Ferme-la, s'il te plaît. Et il la pénétra. L'ouvrit comme un gigantesque bélier cornu aurait pu ouvrir les portes Scées si les Grecs étaient parvenus à entrer dans Ilium. Au cours des vingt minutes suivantes, Héré manqua défaillir à deux reprises. Zeus était passionné mais non expéditif. Il prenait son plaisir avec ardeur mais retardait le moment de sa jouissance avec la retenue d'un ascète de l'hédonisme. Lorsque Héré sentit pour la deuxième fois sa conscience sombrer sous les assauts poisseux de son époux - la table de dix mètres de long vibrait et tremblait sur ses pieds, les fauteuils et les sofas se renversaient, le plafond s'effritait, l'antique demeure d'Odysseus menaçait de s'effondrer -, elle se dit: Pas question: je dois garder mes esprits quand Zeus atteindra la jouissance, sinon j'aurai déployé en vain toutes mes ruses. Elle s'ordonna de rester lucide, bien qu'ayant déjà eu quatre orgasmes. Le grand carquois d'Odysseus tomba sur le carreau, y dégorgeant des flèches barbelées et peut-être empoisonnées, alors que Zeus parvenait au point culminant de sa passion. Il lui empoignait les fesses d'une main, exerçant sur elle une si forte pression qu'elle sentit craquer ses divines hanches, tandis que, de l'autre, il l'agrippait par les épaules, l'empêchant de glisser sur la table secouée de vibrations. Puis il explosa en elle. Héré poussa un hurlement et, en dépit de sa résolution, perdit connaissance l'espace de quelques secondes. Lorsqu'elle rouvrit les yeux, elle sentit sur elle la masse de son époux - pris par l'extase, il avait involontairement retrouvé sa taille de cinq mètres -, sentit sa barbe qui lui râpait les seins, le sommet de son crâne - ses cheveux étaient trempés de sueur -qui lui chatouillait la joue. Héré leva un doigt sous l'ongle duquel l'habile Héphaestos avait inséré une aiguille et une ampoule. Faisant mine de caresser les boucles de son époux, elle souleva son ongle et lança l'injection; à peine si on entendit un sifflement, couvert par leur souffle court et les battements de leurs cœurs. Cette drogue s'appelait Sommeil absolu, un nom que quelques microsecondes suffirent à justifier. En un rien de temps, Zeus ronflait en bavant sur sa poitrine malmenée. Héré dut mobiliser toute ses divines forces pour écarter la masse de son époux, se défaire de son membre à présent mollissant et se dégager de ses bras et de ses jambes. La robe offerte par Athéné n'était plus qu'une guenille. Héré ne valait guère mieux. Son corps était couvert de bleus et d'égratignures, ses muscles meurtris, son ventre tuméfié. Lorsqu'elle se redressa, la divine semence du roi des dieux coula le long de sa cuisse. Héré l'épongea avec ce qui restait de sa vêture. Récupérant la ceinture d'Aphrodite, elle se rendit dans le vestiaire de Pénélope, l'épouse d'Odysseus, une pièce adjacente à la chambre où se trouvait leur grand lit conjugal, bâti à partir d'un olivier pour montant, avec des incrustations d'or, d'argent et d'ivoire, et des courroies d'un cuir rouge éclatant sur lesquelles reposaient douces peaux de mouton et riches couvertures. Des coffres au parfum de camphre posés près du bassin, Héré sortit quantité de robes - Pénélope et elle avaient à peu près la même taille, et la déesse n'avait qu'à se morpher pour ajuster les vêtements à ses mesures -, jetant finalement son dévolu sur une robe de soie couleur pêche, avec une ceinture brodée pour soutenir ses seins meurtris. Avant de l'enfiler, elle se fit couler un bain, utilisant l'eau contenue dans les chaudrons de cuivre que Pénélope avait préparée à cette fin des jours ou des semaines auparavant. Plus tard, lorsqu'elle se fut habillée et gagna d'un pas hésitant la salle à manger, elle considéra un moment la grande carcasse nue et bronzée qui ronflait sur la table. Et si je le tuais? se demanda-t-elle. Ce n'était pas la première fois - ni même la millième - que la reine entretenait cette idée en voyant et en écoutant son seigneur endormi. Elle savait qu'elle n'était pas la seule dans son cas. Combien d'épouses - mortelles ou divines, défuntes ou encore à naître - avaient senti cette idée leur traverser l'esprit, telle l'ombre d'un nuage sur un sol rocheux? Si je le pouvais, est-ce que je le tuerais? Si c'était possible, le ferais-je sans tarder? Mais Héré choisit de se préparer à gagner les plaines d'Ilium par téléportation quantique. Pour le moment, tout se déroulait conformément à son plan. D'un instant à l'autre, Poséidon, l'ébran-leur du sol, allait pousser les Atrides à agir. Dans quelques heures, voire plus tôt, Achille serait mort - des mains d'une femme, en plus, même s'il s'agissait d'une Amazone, le talon percé par une javeline empoisonnée - et Hector isolé. Et si Achille déjouait l'attaque de l'Amazone, Athéné et Héré disposaient d'un plan de rechange. La révolte des mortels aurait pris fin lorsque Zeus se réveillerait, à condition qu'Héré le laisse émerger du Sommeil absolu: si on ne lui administrait pas l'antidote requis, il dormirait jusqu'à ce que la demeure d'Odysseus soit tombée en poussière. Mais Héré le réveillerait sans doute bien avant cela, à condition qu'elle ait atteint son but plus tôt que prévu, et jamais le seigneur des dieux ne saurait que c'était la drogue plutôt que la fatigue qui avait eu raison de lui. Qu'elle décide ou non de réveiller son époux, la guerre des hommes contre les dieux aurait pris fin, la guerre de Troie aurait repris son cours, le statu quo serait restauré et le fait voulu par Héré et ses complices serait bel et bien accompli1. Tournant le dos au fils de Cronos endormi, Héré sortit de la maison d'Odysseus - car personne, même une reine, ne pouvait se TQ à l'intérieur du champ de force érigé par Zeus -, se débattit dans la muraille d'énergie comme un nouveau-né avec sa coiffe et se téléporta à Troie, triomphante. 11. Hockenberry ne reconnut aucun des moravecs qui le rencontrèrent à l'intérieur de la bulle bleue, dans le cratère Stickney, sur la lune Phobos. En entendant le déclic émis par le champ de force qui se désactivait, l'exposant aux éléments, il avait paniqué et retenu son souffle pendant plusieurs secondes - persuadé de se trouver encore dans le vide - puis il avait senti la pression de l'air sur sa peau, un air d'une température des plus clémentes, aussi s'était-il aventuré à inspirer pendant que le petit Mahnmut lui présentait les moravecs qui s'avançaient vers eux avec la solennité d'une délégation officielle. Un moment des plus embarrassants. Puis Mahnmut s'était éclipsé, laissant Hockenberry seul avec les étranges machines organiques. — Soyez le bienvenu, docteur Hockenberry, dit le plus proche des cinq moravecs qui lui faisaient face. J'espère que le voyage de Mars à ici s'est passé sans encombre. L'espace d'une seconde, Hockenberry se sentit pris d'une vague nausée en s'entendant donner du « docteur ». Mahnmut s'était déjà adressé à lui en utilisant son titre, mais au cours de la décennie qu'avait duré sa seconde vie, presque personne... non, personne tout court ne l'avait appelé ainsi, hormis peut-être son collègue Nightenhelser, et encore ne l'avait-il fait que par dérision. — Merci, oui... je veux dire... excusez-moi, je n'ai pas bien compris vos noms. Je vous demande pardon. J'étais... distrait. J'ai cru que j'allais mourir quand mon siège m'a laissé tomber, acheva-t-il pour lui-même. 1. En français dans le texte. (N.d.T.) Le petit moravec opina. — Je n'en doute pas, dit-il. Il y a beaucoup d'activité dans cette bulle, et l'atmosphère en transmet sans peine le bruit. On ne pouvait mieux dire. La gigantesque bulle bleue, recouvrant une surface d'un hectare au bas mot - Hockenberry n'avait jamais été doué pour estimer distances et superficies, sans doute, pensait-il, parce qu'il n'avait jamais pratiqué de sport -, grouillait de grues et autres machines, plus grandes encore que les buildings de sa bonne ville de Bloomington, Indiana, de globes organiques palpitants qui évoquaient des flans mobiles de la taille d'un court de tennis, de centaines de moravecs - tous s'affairant à une tâche quelconque - et de globes flottants dispensant lumière et rayons laser capables de trancher, de fondre et de souder. La seule chose qui lui semblait familière dans ce capharnaûm, quoiqu'elle y fût complètement déplacée, c'était la table ronde en bois de rose qui se trouvait à dix mètres de lui. Elle était entourée de six sièges de hauteur variable. — Mon nom est Asteague/Che, déclara le petit moravec. Je suis européen, comme votre ami Mahnmut. — Européen? répéta bêtement Hockenberry. Il s'était rendu une fois en France, pour y passer ses vacances, et une fois à Athènes, pour y assister à un symposium d'hellénistes, et bien qu'il y eût rencontré des gens... différents de lui, aucun ne ressemblait à cet Asteague/Che; celui-ci était plus grand que Mahnmut, atteignant sans doute un mètre vingt, et plus humanoïde - surtout côté mains -, mais il était recouvert du même matériau, mi-métal, mi-plastique, jaune canari plutôt que gris-noir. Hockenberry pensa à un ciré qu'il adorait porter étant enfant. — D'Europe, dit Asteague/Che sans paraître irrité. La lune glacée de Jupiter. La patrie de Mahnmut. Et la mienne. — Mais oui, fit Hockenberry. (Il se sentit rougir, ce qui ne fit qu'accroître sa confusion.) Pardon. Mais oui. Je savais que Mahnmut venait d'une lune. Pardon. — Mon titre... encore que « titre » soit un terme trop formel, celui de « fonction » serait plus approprié... ma fonction est celle de prime intégrateur du Consortium des Cinq Lunes. Hockenberry s'inclina d'un iota, comprenant qu'il était en présence d'un politicien. Ou à tout le moins d'un haut fonctionnaire. Il ignorait les noms des quatre autres lunes. Il avait entendu parler d'Europe durant sa première vie et se rappelait qu'à la fin du XXe siècle et au début du XXIe, on découvrait une nouvelle lune jovienne toutes les semaines - du moins le lui semblait-il -, mais leurs noms lui échappaient. Peut-être ne leur en avait-on pas donné avant sa mort. Et puis, il avait toujours préféré le grec au latin et estimait que la plus grosse planète du système solaire aurait dû être baptisée Zeus plutôt que Jupiter... même si cela aurait pu prêter à confusion dans les circonstances présentes. — Permettez-moi de vous présenter à nouveau mes collègues, conclut Asteague/Che. Sa voix rappelait quelque chose à Hockenberry, et il l'identifia soudain: elle ressemblait à celle de l'acteur James Mason. — Le grand gentleman à ma droite est le général Beh bin Adee, commandant du contingent de moravecs de combat venu de la Ceinture des astéroïdes. — Docteur Hockenberry, dit le général Beh bin Adee. Enchanté de faire enfin votre connaissance. Le grand moravec ne lui tendit pas la main, vu qu'il n'en avait point - il n'était équipé que de pinces barbelées, avec une myriade de manipulateurs motorisés. Un gentleman, se dit Hockenberry. Un rocvec. Au fil des huit derniers mois, il avait vu des milliers de rocvecs, sur les plaines d'Ilium et autour d'Olympos, des humanoïdes tout noirs, mesurant deux mètres de haut, tout comme le général, des statues mouvantes assemblées à partir de barbelures, de crochets, de crêtes chiti-neuses et de dentelures acérées. De toute évidence, la beauté n'est pas un critère de sélection - naturelle ou artificielle - dans la Ceinture des astéroïdes, se dit-il en son for intérieur. — Tout le plaisir est pour moi, général... Beh bin Adee, dit-il en s'inclinant. — À ma gauche, continua l'intégrateur prime Asteague/Che, l'intégrateur Cho Li, de la lune Callisto. — Bienvenue sur Phobos, docteur Hockenberry, dit Cho Li. La douceur de sa voix était quasiment féminine. Les moravecs ont-ils un sexe? se demanda Hockenberry. Il avait toujours considéré Mahnmut et Orphu comme des robots masculins, et les rocvecs semblaient exsuder la testostérone. Mais chacune de ces créatures était dotée d'une personnalité bien distincte, alors pourquoi ne seraient-elles pas sexuées? — Intégrateur Cho Li, répéta Hockenberry en s'inclinant derechef. Le Callistan - Callistoïde? Callistonien? - était plus petit qu'Asteague/Che, mais moins gracile et moins humanoïde. Encore moins que Mahnmut. À son grand étonnement, Hockenberry aperçut des morceaux de chair rose sous le plastique et l'acier de sa carapace articulée. L'intégrateur Cho Li évoquait un Quasi-modo miniature, composé de rebuts métalliques et de pièces détachées d'automobile, avec des bras désossés, une multitude d'yeux de toutes les tailles et une étroite mâchoire rappelant la fente d'une boîte aux lettres. Vu son nom, c'étaient peut-être bien des ingénieurs chinois qui étaient à l'origine de sa conception. — Derrière Cho Li se tient Suma IV, poursuivit Asteague/Che de sa voix mielleuse. Suma IV est originaire de la lune Ganymède. Proche d'un être humain par sa taille et ses proportions, Suma IV ne l'était point par son apparence. Haut d'un mètre quatre-vingt-dix environ, le Ganymédien était pourvu d'un torse, d'un bassin, de bras et de jambes à peu près normaux, avec le bon nombre de doigts à chaque main - sauf qu'il était gainé dans une enveloppe liquide d'un gris métallisé, une matière que Mahnmut appelait fullerène. Mais Hockenberry n'en avait vu jusque-là que sur la coque d'un frelon. Découvrir une personne... ou un moravec... qui l'utilisait comme combinaison, c'était plutôt déconcertant. Pas autant toutefois que les yeux démesurés du moravec, des yeux pourvus de centaines de facettes étincelantes. Hockenberry ne put s'empêcher de se demander si Suma IV ou ses semblables n'avaient pas débarqué sur la Terre de son temps... par exemple à Roswell, dans le Nouveau-Mexique. Suma IV avait-il de la famille congelée dans la Zone 51? Non, se rappela-t-il, ces créatures ne sont pas des extraterrestres. Ce sont des entités mi-robotiques, mi-organiques que les hommes ont conçues et construites pour les disperser dans le système solaire. Des siècles et des siècles après ma mort. — Comment allez-vous, Suma IV? dit Hockenberry. — Enchanté de faire votre connaissance, docteur Hockenberry, répondit le moravec ganymédien. Sa voix ne rappelait en rien James Mason, pas plus qu'elle n'était féminine; l'être de lumière aux yeux de mouche graillon-nait comme une lessiveuse chargée de cailloux. — Permettez-moi de vous présenter le dernier représentant de notre consortium, reprit Asteague/Che. Rétrograde Sinopessen, d'Amalthée. — Rétrograde Sinopessen? répéta Hockenberry en réprimant un rire nerveux. Comme il aurait voulu s'étendre, s'endormir et se réveiller dans son bureau, dans sa vieille maison blanche proche de l'université de l'Indiana! — Oui, Rétrograde Sinopessen, dit Asteague/Che en dodelinant de la tête. Le moravec ainsi nommé s'avança en trottinant sur ses pattes d'araignée argentées. Hockenberry remarqua que M. Sinopessen avait à peu près la taille d'un transformateur pour train électrique, bien qu'étant nettement plus brillant, avec des nuances d'aluminium dans les reflets, et que ses huit pattes étaient fines au point d'en être presque invisibles. Sur la surface et à l'intérieur de la boîte brillaient une multitude d'yeux, ou de diodes, ou d'ampoules - au choix. — Je suis ravi, docteur Hockenberry, dit la boîte d'une voix de basse rivalisant avec les grondements subsoniques d'Orphu d'Io. J'ai lu tous vos livres et tous vos articles. Du moins ceux qui ont été conservés dans nos archives. Ils sont excellents. C'est un honneur de vous rencontrer en personne. — Merci, dit Hockenberry, qui se sentait bien stupide. Il considéra les cinq moravecs, puis les centaines de créatures qui s'agitaient dans la bulle pressurisée, s'affairant sur des machines qui lui étaient incompréhensibles, puis se tourna vers Asteague/Che et lui dit: — Bon, qu'est-ce qu'on fait? — Et si nous nous asseyions autour de cette table pour discuter de notre imminente expédition sur Terre et de votre éventuelle participation? suggéra l'intégrateur prime européen du Consortium des Cinq Lunes. — D'accord, fit Thomas Hockenberry. Pourquoi pas? 12. Hélène était seule et désarmée lorsque Ménélas réussit enfin à la coincer. Le jour qui suivit les funérailles de Paris débuta de fort bizarre façon, et les choses ne firent qu'empirer à mesure que passaient les heures. Il y avait dans l'air hivernal une odeur de peur et d'apocalypse. De bon matin, alors qu'Hector portait en terre les cendres de son frère, Andromaque fit parvenir un message à Hélène. La femme d'Hector, assistée par l'une de ses servantes, une esclave originaire de Lesbos à qui on avait jadis arraché la langue et qui était toute dévouée à la société secrète des Troyennes, avait enfermé cette cinglée de Cassandre dans ses appartements secrets, situés à proximité des portes Scées. — Qu'est-ce que ça veut dire? demanda Hélène en arrivant sur les lieux. Cassandre ignorait l'existence de ces appartements. Elle devait continuer à l'ignorer. Et voilà que la fille de Priam, la prophétesse folle, s'y trouvait affalée sur une banquette en bois. L'esclave lesbienne, que l'on avait renommée Hypsipyle, en souvenir de la mère d'Eunéos engendré des œuvres de Jason, tenait un coutelas dans sa main tatouée. — Elle sait, répondit Andromaque. (La femme d'Hector semblait épuisée, comme si elle n'avait pas dormi de la nuit.) Elle sait tout à propos d'Astyanax. — Mais comment? Ce fut Cassandre qui lui répondit, sans même lever la tête. — Je l'ai vu lors d'une de mes transes. Hélène soupira. Leur société secrète comptait naguère sept membres. Andromaque, la femme d'Hector, et sa belle-mère Hécube, l'épouse de Priam, en étaient les fondatrices. Elles avaient recruté Théano, épouse d'Anténor mais aussi grande prêtresse du temple d'Athéné. Ensuite était venue Laodice, fille d'Hécube. Les quatre femmes avaient alors mis Hélène dans le secret: leur but était de mettre fin à la guerre, de sauver leurs époux et leurs fils d'une mort certaine, d'échapper à l'asservissement que leur imposeraient les Achéens vainqueurs. Hélène s'était sentie honorée d'être intégrée aux Troyennes - elle n'était pas née dans cette cité, mais c'était elle qui lui avait apporté le malheur - et, aux côtés d'Hécube, d'Andromaque, de Théano et de Laodice, elle avait œuvré des années durant pour trouver une troisième voie: mettre un terme à la guerre de façon honorable, sans payer le prix de la défaite. Elles n'avaient pu faire autrement que de recruter Cassandre, la plus jolie mais aussi la plus démente des filles de Priam. Apollon lui avait conféré le don de double vue, dont les Troyennes avaient grand besoin pour ourdir leurs intrigues. En outre, Cassandre avait découvert leur existence à l'occasion d'une transe, et parlait à tort et à travers de cette société secrète de femmes troyennes qui se réunissait dans les caves du temple d'Athéné, si bien que c'était le seul moyen de garantir son silence. La septième et dernière Troyenne, qui était aussi la plus âgée, était Hérophilé, la « bien-aimée d'Héré », doyenne des sibylles et prêtresse d'Apollon Sminthéen. Grâce à ses talents, elle interprétait les rêves de Cassandre de façon bien plus efficace que celle-ci. Lorsque Achille, le tueur d'hommes aux pieds rapides, affirmant que Pallas Athéné elle-même avait tué son bien-aimé Patrocle, avait renversé Agamemnon pour lancer les Achéens dans une guerre contre les dieux, les Troyennes avaient saisi leur chance. Sans consulter Cassandre - la prophétesse étant bien trop instable en ces ultimes jours censés précéder la chute de Troie -, elles avaient fait assassiner la nourrice d'Andromaque et son bébé, Andromaque proclamant ensuite - à grand renfort de cris et de pleurs hystériques - que Pallas Athéné et la déesse Aphrodite avaient massacré le jeune Astyanax, le fils d'Hector. Celui-ci, à l'instar d'Achille, était devenu fou de chagrin et de colère. La guerre de Troie s'était achevée. La guerre contre les dieux avait commencé. Troyens et Achéens avaient ensemble franchi le Trou pour assiéger Olympos avec leurs nouveaux alliés, ces divinités mineures du nom de moravecs. Et durant le premier bombardement infligé par les dieux - avant que les moravecs ne protègent Ilium avec leurs champs de force -, Hécube avait péri. Ainsi que sa fille Laodice. Ainsi que Théano, la plus aimée des prêtresses d'Athéné. Trois des sept Troyennes n'avaient pas survécu au premier jour des hostilités par elles-mêmes voulues. Puis avaient péri des centaines de guerriers et de civils chers à leur cœur. Et ça continue? songea Hélène, qui se sentait sombrer dans un abîme plus profond encore que le deuil. — Comptes-tu tuer Cassandre? demanda-t-elle à Andromaque. La femme d'Hector tourna vers elle des yeux glacials. — Non, dit-elle au bout d'un temps, je vais lui montrer Sca-mandrios, mon Astyanax. Ménélas pénétra sans difficulté dans la ville grâce à sa peau de lion et à son casque clouté. Il se glissa dans un groupe de Barbares alliés des Troyens pour tromper les sentinelles, après les funérailles de Paris et avant la bruyante arrivée des Amazones. Le jour s'était à peine levé. Il évita les environs de l'ancien palais de Priam, car il savait que c'était là qu'Hector et ses capitaines inhumeraient les cendres de Paris, et quantité de ces héros troyens risquaient de reconnaître la peau de lion de Diomède et le casque clouté orné de défenses de sanglier. Il dépassa la place du marché noire de monde et, empruntant des venelles sinueuses, déboucha sur une placette, devant le palais de Paris où Priam avait élu résidence et où Hélène demeurait toujours. Des gardes d'élite étaient en poste devant les portes, naturellement, ainsi que sur les remparts et les terrasses. Odysseus lui avait naguère indiqué l'emplacement des appartements d'Hélène, et il fixa intensément les rideaux de son balcon, mais son épouse ne daigna pas se montrer. Deux lanciers en armure de bronze y montaient la garde, ce qui signifiait sans doute qu'Hélène ne se trouvait pas chez elle ce matin - lorsqu'ils vivaient dans leur modeste palais de Lacédé-mone, elle refusait de laisser entrer des sentinelles dans ses appartements privés. Il se trouvait sur cette placette une taverne proposant du vin et du fromage, dont le propriétaire avait installé ses tables dans la ruelle, et Ménélas y prit son petit déjeuner, le payant avec les pièces d'or troyennes qu'il avait eu la présence d'esprit de prélever dans les coffres d'Agamemnon. Il s'attarda des heures sur cette terrasse - donnant régulièrement la pièce au tavernier pour assurer sa tranquillité - et écouta les ragots que colportaient les Troyens qui passaient sur la place ou s'asseyaient près de lui. — Sa Grâce est-elle à la maison aujourd'hui? demanda une première mégère. — Pas depuis ce matin, répondit une seconde. D'après ma petite Phœbé, cette mijaurée est sortie dès potron-minet, mais ce n'était pas pour s'incliner devant la sépulture de son cher et tendre, oh! que non. — Qu'allait-elle faire, alors? demanda la première mégère. C'était de loin la plus édentée des deux, et elle avait du mal à mâcher son fromage. Elle se pencha vers la seconde pour mieux saisir ses confidences, mais l'autre était sourde comme un pot et ne s'exprimait que par hurlements. — A en croire la rumeur, ce vieux bouc de Priam insiste pour que Sa Grâce - cette traînée d'étrangère - épouse l'un de ses autres fils, et pas l'un des bâtards qu'il a semés aux quatre vents, oh! que non - et pourtant, ce n'est pas ce qui manque dans la contrée -, non, il la destine à ce gros lard prétentieux de Déiphobe, et les cendres de Paris n'auront pas encore refroidi que tous deux se retrouveront dans le même lit. — C'est pour bientôt, alors. — Oui, très bientôt. Dès aujourd'hui, peut-être. Déiphobe attend une occasion de tringler cette pétasse depuis le jour - maudit soit-il! - où Paris l'a fait entrer dans notre ville, alors, à l'heure où nous parlons, je te parie qu'il a déjà entamé le rituel de Dionysos, voire la cérémonie de mariage. Les deux vieillardes gloussèrent de concert, s'étouffant sur leur pain et leur fromage. Furieux, Ménélas quitta son siège d'un bond et se mit à arpenter les ruelles du quartier, la main gauche serrant sa javeline et la droite la poignée de son épée. Déiphobe? Où habite-t-il, ce Déiphobe? Il aurait eu la tâche plus facile avant le début de la guerre contre les dieux. À l'époque, les enfants de Priam qui étaient encore célibataires - bien que certains eussent plus de cinquante ans - demeuraient dans le gigantesque palais au centre de la cité - un lieu que les Achéens comptaient investir dès qu'ils auraient triomphé des défenses troyennes -, mais le bombardement divin qui avait marqué le premier jour des hostilités avait eu pour effet d'exiler les princes et leurs sœurs dans des résidences, certes luxueuses, mais dispersées un peu partout. Une heure après avoir quitté la taverne, Ménélas errait encore au sein d'une foule qui sembla soudain prise de démence: Pen-thésilée et ses douze Amazones passaient dans la rue au galop. Il dut s'écarter pour ne pas être frappé par le destrier de la reine. La jambière ouvragée de celle-ci effleura sa cape. Elle ne daigna pas lui accorder le moindre regard. Ménélas fut tellement frappé par la beauté de Penthésilée qu'il faillit tomber à la renverse sur le pavé jonché de crottin. Par Zeus! ce corps de jeune vierge caparaçonné dans une splendide armure étincelante! Et ces yeux! Ménélas - qui n'avait pas eu l'occasion de croiser une Amazone sur le champ de bataille - n'avait jamais rien vu de semblable. Tel un voyant en pleine transe, il suivit la procession en trébuchant, gagnant le palais de Paris à la suite de la foule. L'Amazone y fut accueillie par Déiphobe et, voyant qu'Hélène brillait par son absence, Ménélas se dit que les vieilles mégères s'étaient trompées. Du moins pour ce qui concernait la destination d'Hélène au sortir de chez elle. Après avoir contemplé un long moment la porte qui venait de se refermer sur Penthésilée, comme l'aurait fait un jeune pâtre transi d'amour, Ménélas se ressaisit et se remit à errer dans les rues. Midi allait bientôt sonner. Il savait qu'il n'avait pas beaucoup de temps - Agamemnon comptait déclencher la révolte contre Achille en milieu de journée afin que les hostilités reprennent au crépuscule - et, pour la première fois, il prenait vraiment conscience de l'étendue de Troie. Quelle chance avait-il de retrouver Hélène à temps dans cette vaste cité? Quasiment aucune, conclut-il, car dès que les premiers cris de bataille résonneraient dans les rangs argiens, les portes Scées se refermeraient et la garde serait doublée. Ménélas serait pris au piège. Il se dirigeait donc vers les portes en question, en proie à la triple nausée de l'échec, de la haine et de l'amour, à moitié satisfait de n'avoir point trouvé Hélène et écœuré à l'idée qu'il n'avait pu la tuer, lorsqu'il tomba sur une sorte d'émeute. Il l'observa quelque temps, incapable de s'arracher à ce spectacle, bien que l'agitation en cours menaçât de prendre des proportions démesurées. Des commères s'empressèrent de lui résumer la situation. Apparemment, les femmes de Troie avaient puisé quelque inspiration dans l'arrivée de Penthésilée et de son peloton d'Amazones - lesquelles devaient à présent dormir sur les coussins du roi Priam -, et le bruit avait couru que la reine avait fait vœu de tuer Achille, et Ajax aussi, si on lui en laissait le temps, et aussi tout capitaine achéen se dressant sur son chemin, cette Amazone-là étant impatiente d'en découdre. Voilà qui avait éveillé des sentiments enfouis mais non évanouis chez les femmes de Troie (à ne pas confondre avec les Troyennes survivantes), qui s'étaient précipitées dans les rues, sur les remparts, et jusque sur le chemin de ronde, où les sentinelles débordées avaient cédé devant ce flot hurlant d'épouses et de filles, de sœurs et de mères. C'est alors qu'une femme du nom d'Hippodamie, non point l'épouse de Pirithoos mais celle de Tisiphonos - un capitaine troyen si dénué d'importance que Ménélas ne l'avait jamais croisé sur le champ de bataille, n'en avait même jamais entendu parler -, c'est alors qu'Hippodamie, donc, s'était mise à haranguer les femmes de Troie, les plongeant dans une hystérie quasi meurtrière. Tout en se mêlant à la foule, Ménélas tendit l'oreille. — Mes sœurs! s'écria Hippodamie. C'était une femme aux bras robustes et aux hanches larges, plutôt séduisante dans son genre. Ses cheveux, qui flottaient librement sur ses épaules, s'agitaient comme une oriflamme quand elle secouait la tête. — Mes sœurs! Pourquoi ne nous battons-nous pas aux côtés de nos hommes? Pourquoi nous lamentons-nous sur le sort réservé à Ilium - le sort réservé à nos enfants - sans jamais agir pour le conjurer? Sommes-nous donc plus faibles que les garçons imberbes de Troie, qui cette année ont lutté et péri pour défendre notre cité? Sommes-nous moins souples, moins sérieuses que nos fils? La foule de femmes rugit son approbation. — Nous partageons le couvert, le jour, l'air et le lit des hommes de notre ville, hurla Hippodamie aux larges hanches, pourquoi ne partageons-nous pas avec eux les rigueurs du combat? Sommes-nous donc si faibles? — Non! hurlèrent le millier de femmes massées sur les remparts. — Y a-t-il parmi nous une femme, une seule, qui n'ait perdu un époux, un frère, un père, un fils, un parent dans cette guerre contre les Achéens? — Non! — Y a-t-il parmi nous une femme, une seule, qui ignore quel serait notre destin si les Achéens venaient à gagner cette guerre? — Non! — Alors, cessons de rester oisives! beugla Hippodamie au sein du vacarme. La reine des Amazones a juré de tuer Achille avant le coucher du soleil, et elle est venue de très loin pour se battre au nom d'une cité qui n'est pas la sienne. Allons-nous rester les bras croisés quand nous pourrions lutter pour notre foyer, pour nos hommes, pour nos enfants, pour notre vie et notre avenir? — Non! Cette fois-ci, ce cri de guerre se prolongea et quantité de femmes se mirent à courir sur la place, à bondir sur les remparts, et Ménélas faillit être emporté par le flot. — Aux armes! hurla Hippodamie. Jetez votre laine et votre rouet, jetez votre métier à tisser, endossez une armure, emparez-vous d'une épée, retrouvez-moi devant la porte! Les gardes et les badauds, tous les hommes qui avaient accueilli la tirade de la femme de Tisiphonos par des ricanements, se planquèrent sur les pas de porte et dans les ruelles pour ne pas être écrasés par la meute de femmes. Ménélas en fit autant. Il filait en direction des portes Scées - toujours grandes ouvertes, grâces aux dieux - lorsqu'il aperçut Hélène au coin d'une rue. Comme elle ne regardait pas dans sa direction, elle ne le vit point. Elle était en compagnie de deux femmes et, après leur avoir fait ses adieux, elle s'engagea dans une rue. Seule. Ménélas fît halte, reprit son souffle, toucha la poignée de son épée, fit demi-tour et la suivit. — Théano a fait cesser cette folie, dit Cassandre. Théano s'est adressée à la foule et a raisonné ces femmes exaltées. — Théano est morte depuis plus de huit mois, déclara Andro-maque d'une voix glaciale. — Dans l'autre présent, poursuivit Cassandre de la voix monocorde qu'elle adoptait en état de transe. Dans l'autre futur. Théano a mis un terme à cela. Toutes ont écouté la grande prêtresse du temple d'Athéné. — Eh bien, Théano a été bouffée par les vers. Elle est aussi froide que la bite de Paris, dit Hélène. Personne n'a arrêté cette meute. Les femmes retournaient déjà sur la place pour se diriger vers les portes Scées, qu'elles franchissaient en une parodie de défilé militaire. De toute évidence, elles étaient allées faire un tour chez elles pour s'y confectionner une armure de fortune: le casque de bronze d'un père, au cimier déplumé ou carrément absent, le vieux bouclier d'un frère, l'épée ou la javeline d'un époux ou d'un fils. L'armure était trop grande, la javeline trop lourde, et ces femmes cliquetantes ressemblaient à des enfants qui jouent à la guerre. — C'est de la folie, murmura Andromaque. De la folie. — Tout ce qui s'est passé depuis la mort de Patrocle, l'ami très cher d'Achille, n'est que de la folie, enchaîna Cassandre, dont les yeux semblaient brûler de leur propre démence. Mensonges. Contrefaçons. Instabilité. Elles avaient passé plus de deux heures dans l'appartement ensoleillé d'Andromaque, situé au tout dernier étage, en compagnie de Scamandrios, le bébé de dix-huit mois « tué » par la volonté des dieux, que la ville tout entière avait pleuré et que son père avait décidé de venger en affrontant l'Olympe. Scamandrios - surnommé Astyanax, « le maître de la cité » - était en pleine forme, sous l'œil vigilant de sa nouvelle nourrice et des soldats ciliciens qui montaient la garde vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ces hommes, jadis prêts à mourir pour le roi Eétion, le père d'Andromaque, mais épargnés par Achille lors de la chute de Thèbe, étaient désormais tout dévoués à ce qui restait de leur famille royale. Le bébé, qui ne cessait de babiller et de courir dans tous les sens, reconnut sa tante Cassandre, qu'il n'avait pourtant pas vue depuis huit mois, et se précipita vers elle les bras tendus. Cassandre l'étreignit, éclata en sanglots, et les trois Troyennes et les deux esclaves - la nourrice et la tueuse - passèrent les deux heures suivantes à jouer avec le garçonnet, discutant longuement une fois qu'il se fut endormi. — Tu comprends maintenant pourquoi il te faut garder le silence, avait dit Andromaque à l'issue de cette visite. Si notre secret tombe dans des oreilles indiscrètes - dans d'autres oreilles que les nôtres, en fait -, Scamandrios périra ainsi que tu l'avais prophétisé: jeté du haut des remparts, le crâne fracassé sur les rochers. Cassandre, de teint pâle par nature, avait viré au livide et s'était remise à pleurer. — J'apprendrai à tenir ma langue, dit-elle au bout d'un temps, même si je ne puis la contrôler. Ta servante y veillera, conclut-elle en désignant Hypsipyle. Entendant alors une rumeur et des cris de femmes, elles s'étaient dirigées vers le mur d'enceinte, sans prendre la peine de se voiler, pour voir ce qui se passait. Hélène eut envie d'intervenir à plusieurs reprises durant la harangue d'Hippodamie. Ce fut seulement quand il fut trop tard, quand les femmes se furent éclipsées pour revenir de leurs domiciles armées de pied en cap, courant dans tous les sens comme des abeilles dont on aurait renversé la ruche, qu'elle comprit que Cassandre avait raison. Leur vieille amie Théano, la grande prêtresse du toujours respecté temple d'Athéné, aurait fait cesser cette stupide agitation. De sa voix de prêcheuse, elle aurait tonné: « Quelle folie! », retenant aussitôt l'attention de la foule, et elle aurait ramené ces femmes à la raison. Théano leur aurait expliqué que cette fameuse Penthésilée - qui n'avait encore rien fait pour Troie, excepté proférer des promesses à son roi vieillissant, puis aller faire une sieste - était la fille du dieu de la guerre. Y avait-il une fille de dieu parmi les exaltées grouillant sur cette place? L'une d'elles était-elle issue d'Ares? En outre, aurait fait remarquer Théano à la foule soudain silencieuse, les Grecs ne s'étaient pas battus pendant dix ans ou presque, affrontant des héros comme le valeureux Hector, et allant parfois jusqu'à les faire reculer, pour sesoumettre aujourd'hui à des femmes sans expérience du combat. A moins que vous n'ayez appris en secret à mener un cheval et un char, à lancer la javeline à une demi-lieue de distance et à parer les coups d'épée avec un bouclier, à moins que vous n'ayez assez de courage pour décoller la tête hurlante d'un homme de son corps meurtri, rentrez chez vous - c'était ce que leur aurait dit Théano, Hélène n'en doutait pas -, reposez votre épée et reprenez votre fuseau, laissez à vos hommes le soin de vous protéger et de décider de l'issue de cette guerre. Et la foule se serait alors dispersée. Mais Théano n'était plus là. Pour reprendre la délicate formule d'Hélène, Théano était aussi froide que la bite de Paris. Et c'est ainsi qu'un bataillon de femmes mal fagotées partait en guerre, fonçant vers le Trou pour gagner les contreforts d'Olympos, bien résolues à tuer Achille avant que l'Amazone Penthésilée ait achevé sa sieste. Hippodamie fut parmi les dernières à passer les portes Scées, vêtue d'une armure d'emprunt à demi sanglée - elle semblait dater d'un autre âge, peut-être de la guerre contre les centaures -, dont les plaques de bronze mal fixées cliquetaient en rebondissant sur sa forte poitrine. L'oratrice populiste avait perdu le contrôle du peuple. Comme n'importe quel politicien, elle tenait à marcher en tête du cortège, mais elle aurait du mal à y parvenir. Hélène, Andromaque et Cassandre - la prophétesse aux yeux rougis étant déjà serrée de près par la redoutable Hypsipyle -s'étaient séparées, et Hélène s'était dirigée vers le palais de Paris, sachant que Priam voulait fixer le plus vite possible la date de son mariage avec le répugnant Déiphobe. Mais, en chemin, elle s'était éloignée de la foule pour faire un détour par le temple d'Athéné. Les lieux étaient déserts, bien entendu - ces temps-ci, rares étaient ceux qui venaient rendre hommage à la déesse tenue pour responsable de la mort d'Astyanax et de la guerre contre les Olympiens -, et elle marqua une longue pause dans la pénombre parfumée à l'encens, savourant le calme qui y régnait, et contempla la gigantesque statue dorée de la déesse. — Hélène. L'espace d'un instant, Hélène de Troie crut que la déesse s'exprimait avec la voix de son ex-époux. Puis elle se retourna lentement. — Hélène. Ménélas se tenait à moins de dix pieds de distance, les jambes écartées, les sandales bien plantées sur le sol de marbre noir. En dépit de la faible lueur des chandelles votives allumées par les vierges, Hélène distinguait nettement sa barbe rousse, son visage furibond, l'épée dans sa main droite, le casque orné de défenses de sanglier dans la gauche. — Hélène. Ce mot était apparemment le seul que le roi guerrier et cocu pouvait articuler à présent qu'il était sur le point d'assouvir sa vengeance. Hélène envisagea de fuir en courant et comprit que ce serait inutile. Ménélas l'intercepterait si elle tentait de sortir, et son époux était en outre l'un des coureurs les plus rapides de Lacé-démone. Jadis, ils disaient souvent en riant que, s'il leur naissait un fils, il serait trop rapide pour qu'ils le rattrapent si jamais ils voulaient lui donner une fessée. Il ne leur était né aucun fils. — Hélène. Hélène croyait avoir entendu toutes sortes de râles masculins - du râle de la mort à celui de l'orgasme -, mais jamais elle n'avait entendu un homme rendre ainsi les armes devant la souffrance. Les sonorités de son propre nom lui devenaient étrangères. — Hélène. Ménélas s'avança d'un pas décidé et leva son épée. Hélène ne fit pas mine de fuir. Éclairée par les cierges et la déesse à l'éclat doré, elle tomba à genoux, leva les yeux vers son époux légitime, les baissa et ouvrit sa robe, dénudant ses seins dans l'attente de la lame. 13. — Pour répondre à votre dernière question, dit l'intégrateur prime Asteague/Che, nous devons nous rendre sur Terre parce que c'est sur cette planète ou dans son voisinage que se trouve la source de toute cette activité quantique. — Peu de temps après notre rencontre, répliqua Hockenberry, Mahnmut m'a dit que si vous les aviez envoyés sur Mars, Orphu et lui, c'était précisément parce que cette activité trouvait apparemment son origine sur Mars, et plus précisément sur Olympus Mons. — C'est ce que nous pensions lorsque nous avons tiré profit de la capacité TQ des Olympiens pour ouvrir ces Trous afin de relier la Ceinture et l'espace jovien, d'une part, à Mars et à la Terre de l'époque d'Ilium, d'autre part. Mais nous pouvons désormais déduire de nos connaissances technologiques que le centre et la source de cette activité se trouvent sur Terre, Mars n'en étant que le réceptacle... à moins que le terme de cible ne soit plus approprié. — Vos connaissances ont donc évolué à ce point en l'espace de huit mois? — Depuis que nous avons emprunté les tunnels quantiques olympiens, nos connaissances en la matière ont au moins triplé, répondit Cho Li, qui semblait le plus expert du lot. C'est au cours des huit derniers mois que nous avons effectué la majorité de nos découvertes en matière de gravité quantique, par exemple. — Et qu'avez-vous donc découvert? Hockenberry ne s'attendait guère à comprendre une explication scientifique, mais les moravecs commençaient à éveiller ses soupçons. Ce fut Rétrograde Sinopessen, le transformateur à pattes d'araignée, qui lui répondit dans un grondement incongru. — Tout ce que nous avons pu apprendre est terrifiant. Absolument terrifiant. Voilà un mot que Hockenberry comprenait sans peine. — Parce que ce machin quantique est instable? D'après Mahnmut et Orphu, vous le saviez déjà avant de les envoyer sur Mars. C'est donc pire que vous ne le pensiez? — Non seulement il faut prendre ce facteur en considération, dit Asteague/Che, mais en outre nous comprenons mieux la façon dont la ou les forces derrière ces prétendus dieux utilisent ce champ d'énergie quantique. La ou les forces derrière ces prétendus dieux. Hockenbeny releva cette formulation sans la commenter pour le moment. — À savoir? demanda-t-il. — Les Olympiens font voler leurs chars en exploitant les distorsions - les replis - du champ quantique, répondit Suma IV le Ganymédien. La lumière se reflétait sur ses yeux à facettes en vagues irisées. — Et c'est grave? — Autant que si vous utilisiez une arme thermonucléaire pour alimenter un éclairage domestique, répliqua Cho Li d'une voix douce. Les énergies mises en œuvre sont presque incommensurables. — Dans ce cas, pourquoi les dieux n'ont-ils pas gagné cette guerre? Il me semble que vos ressources technologiques sont à la hauteur des leurs... y compris l'égide de Zeus. Ce fut Beh bin Adee, le général rocvec, qui lui répondit. — Les dieux n'utilisent qu'une infime fraction de l'énergie quantique déployée à proximité de Mars et d'Ilium. Nous ne pensons pas qu'ils comprennent la technologie dont ils tirent leur puissance. On la leur a... prêtée. — Mais qui? Hockenberry fut pris d'une soudaine soif. Il se demanda si les moravecs avaient pensé à équiper leur bulle pressurisée d'un distributeur de nourriture et de boisson pour humains. — C'est pour le découvrir que nous partons pour la Terre, dit Asteague/Che. — Pourquoi utilisez-vous un vaisseau spatial? — Je vous demande pardon? fit Cho Li de sa voix douce. Comment, sinon, voyager entre les mondes? — Comme vous êtes venus sur Mars: en passant par un Trou. Asteague/Che secoua la tête d'une façon qui n'était pas sans rappeler Mahnmut. — Il n'existe aucun tunnel quantique reliant Mars à la Terre. — Mais vous avez ouvert des Trous pour venir ici depuis la Ceinture et l'espace jovien, n'est-ce pas? dit Hockenberry, qui sentait la migraine le gagner. Pourquoi ne pas procéder de la même manière? Cho Li prit la parole. — Mahnmut a réussi à positionner notre transpondeur en quinconce relativement au flux quantique d'Olympos. Nous n'avons aucun agent sur Terre ou dans l'espace terrien qui puisse procéder de même. L'un de nos objectifs est précisément de combler cette lacune. Nous emporterons à bord de notre vaisseau un transpondeur d'un modèle plus récent. Hockenberry opina, bien que n'étant pas sûr de comprendre ce qu'on venait de lui dire. Il s'efforça de se rappeler la définition du mot « quinconce ». Ne s'agissait-il pas d'un rectangle avec un point en son centre de symétrie? Ou d'un motif caractérisant une feuille ou un pétale de fleur? Tout ce qu'il savait, c'était que ce terme était lié au chiffre cinq. Asteague/Che se pencha au-dessus de la table. — Docteur Hockenberry, puis-je vous donner une idée ce qui nous terrifie dans cette utilisation frivole de l'énergie quantique? — Je vous en prie. Quelle politesse, songea Hockenberry, qui avait passé bien trop de temps en compagnie des héros troyens et achéens. — Durant les neuf années que vous avez passées entre Olympos et Ilium, n'avez-vous rien remarqué d'anormal en ce qui concernait la pesanteur? — Euh... eh bien, si... je me suis toujours senti un peu plus léger à Olympos. Avant même de savoir que ce lieu se trouvait sur Mars, ce que vous m'avez fait comprendre. Mais cela n'a rien d'anormal, n'est-ce pas? La gravité martienne est inférieure à la gravité terrienne, c'est ça? — Très inférieure, dit Cho Li, d'une voix qu'Hockenberry trouva soudain flûtée. Elle est égale à trois virgule soixante-douze mètres par seconde. — Ce qui signifie? — Qu'elle équivaut à trente-huit pour cent de la pesanteur terrestre, précisa Rétrograde Sinopessen. Et vous passiez tous les jours par téléportation quantique de la gravité terrestre à celle d'Olympos. Avez-vous remarqué cette variation de soixante-deux points, docteur Hockenberry? — Appelez-moi Thomas, je vous en prie. Soixante-deux points? Ça veut dire que sur Mars j'aurais dû flotter comme un ballon... faire des bonds de vingt ou trente mètres. Grotesque et ridicule. — Vous n'avez remarqué aucune différence, affirma Asteague/ Che. — Pas vraiment, admit Hockenberry. Il se sentait un peu plus léger en regagnant Olympos après avoir passé la journée à observer la guerre de Troie - non seulement quand il se trouvait dans les hauteurs, mais aussi lorsqu'il regagnait les baraquements des scholiastes situés au pied du volcan. Qu'il marche ou qu'il porte un fardeau, il se sentait bien moins fatigué, mais... soixante-deux points? Non, ce n'était pas possible. — Bon, d'accord, je sentais une différence, mais pas tant que ça. — Cela n'a rien d'étonnant, docteur Hockenberry, car la gravité de la planète Mars sur laquelle vous avez passé les dix dernières années - et sur laquelle nous livrons bataille depuis huit mois - équivaut à quatre-vingt-treize virgule quatre-vingt-deux pour cent de la pesanteur terrestre. Hockenberry rumina ce chiffre durant quelques instants. — Et alors? fit-il. Les dieux ont tripoté la gravité, de même qu'ils ont pourvu la planète d'une atmosphère et de quelques océans. Ce sont des dieux, après tout. — Ils ont des moyens, mais ne sont pas ce qu'ils semblent, dit Asteague/Che. — C'est vraiment un exploit d'altérer la gravité d'une planète? s'enquit Hockenberry. Suivit un long silence, durant lequel les moravecs n'affichèrent aucune réaction, mais Hockenberry était sûr qu'ils communiquaient entre eux, par radio ou par un autre moyen, et se disaient quelque chose du genre: Comment expliquer la situation à ce béotien? Ce fut Suma IV le Ganymédien qui s'y colla. — C'est un exploit hors du commun. — Encore plus difficile à réaliser que la terraformation de la Mars originelle en moins d'un siècle et demi, renchérit Cho Li. Laquelle constitue une impossibilité. — La gravité, c'est la masse, ajouta Rétrograde Sinopessen. — Ah bon? fit Hockenberry, qui ne se souciait plus de passer pour un crétin intégral. J'ai toujours cru que c'était ce qui attirait les objets vers le bas. — La gravité est une action de la masse sur l'espace-temps, poursuivit l'araignée argentée. La Mars actuelle a une densité égale à trois virgule quatre-vingt-seize fois celle de l'eau. La Mars originelle - la planète telle que nous pouvions encore l'observer il y a un siècle à peine - était d'une densité égale à trois virgule quatre-vingt-quatorze fois celle de l'eau. — Ça ne fait guère de différence, fit remarquer Hockenberry. — En effet, acquiesça Asteague/Che. Et cela, n'explique en aucune manière une augmentation de cinquante-six pour cent de l'attraction martienne. — Car la gravité est aussi une accélération, ajouta Cho Li de sa voix mélodieuse. Hockenberry était complètement perdu. Il était venu ici pour s'informer de la prochaine expédition sur Terre et de son éventuelle participation à celle-ci, pas pour suivre une remise à niveau pour lycéen déficient en matières scientifiques. — Donc, les dieux - ou ceux qui se cachent derrière eux - ont altéré la gravité martienne. Et vous estimez que c'est grave. — C'est très grave, docteur Hockenberry, dit Asteague/Che. La ou les entités qui ont ainsi manipulé la gravité martienne jouissent d'une maîtrise totale de la gravité quantique. Les Trous... comme on les appelle à présent... sont des tunnels quantiques qui distordent et manipulent la gravité. — Des trous-de-ver, dit Hockenberry. Je connais. (Grâce à Star Trek, ce qu'il s'abstint de préciser.) Des trous noirs. Et des trous blancs. Voilà qui épuisait le vocabulaire dont il disposait. À la fin du xxe siècle, même des profanes comme lui savaient que l'univers grouillait de trous-de-ver susceptibles de connecter divers endroits de la galaxie et que, pour voyager dans un trou-de-ver, on devait entrer dans un trou noir et ressortir par un trou blanc. Ou vice versa. Asteague/Che secoua la tête à la manière de Mahnmut. — Pas des trous-de-ver. Des trous de brane... de membrane. Apparemment, les posthumains établis en orbite terrestre ont créé des trous-de-ver temporaires à partir de trous noirs, mais les trous de brane - et il n'en reste qu'un seul pour relier Mars à Ilium, rappelez-vous, les autres se sont dégradés après être devenus instables - ne sont pas des trous-de-ver. — Si vous tentiez de passer par un trou-de-ver ou un trou noir, vous n'y survivriez pas, ajouta Cho Li. — Vous seriez spaghettifié, renchérit le général Beh bin Adee. À l'entendre, c'était là une perspective des plus réjouissantes. — Être spaghettifié... commença Rétrograde Sinopessen. — Je crois que j'ai compris, dit Hockenberry. Donc, le fait que l'adversaire utilise comme il le fait la gravité quantique et ces trous de brane quantiques le rend encore plus terrifiant à vos yeux. — Oui, dit Asteague/Che. — Et vous avez décidé de rallier la Terre à bord d'un vaisseau spatial pour découvrir l'identité de celui qui a ouvert ces trous, terraformé Mars et sans doute créé les dieux. — Oui. — Et vous souhaitez que je vous accompagne. — Oui. — Pourquoi? Quelle contribution pourrais-je donc apporter à... (Hockenberry se tut et toucha l'objet glissé sous sa tunique, le disque qui pesait sur son torse.) Le médaillon TQ. — Oui, fit Asteague/Che. — Peu de temps après votre arrivée, je vous ai prêté ce médaillon pendant six jours. J'ai cru que vous ne me le rendriez jamais. Et vous m'avez soumis à des tests... analyse sanguine, analyse d'ADN, la totale. Je pensais que vous seriez en mesure de reproduire ce gadget à des milliers d'exemplaires. — Si nous avions pu en reproduire une douzaine... une demi-douzaine... ne serait-ce qu'un seul, la guerre contre les dieux serait finie et Olympos occupé, déclara le général Beh bin Adee. — Il nous est impossible de dupliquer ce système TQ, dit Cho Li. — Pourquoi? s'enquit Hockenberry, dont la migraine commençait à devenir insoutenable. — Ce médaillon TQ est expressément conçu pour votre corps et votre esprit, dit Asteague/Che de sa voix à la James Mason. L'un comme l'autre ont été... fabriqués sur mesure pour faire fonctionner le médaillon TQ. Hockenberry rumina cette révélation. Puis il secoua la tête et palpa une nouvelle fois le médaillon sous sa tunique. — Ça n'a aucun sens. Ce gadget n'a rien d'ordinaire, vous savez. Avant d'en hériter, je devais comme tout bon scholiaste suivre une procédure bien précise pour regagner Olympos. C'étaient les dieux qui nous téléportaient là-haut, une manœuvre du genre « Remonte-nous, Scotty », si vous voyez ce que je veux dire... mais je présume que cela ne signifie rien pour vous. — Bien au contraire, déclara le transformateur pour train électrique à pattes d'araignée. J'adore ce programme. Je possède des enregistrements de tous les épisodes. La première série est de loin la meilleure... je me suis toujours demandé s'il n'existait pas une relation romantico-charnelle entre le capitaine Kirk et monsieur Spock. Hockenberry ravala la réplique qui lui brûlait les lèvres. — Écoutez, dit-il au bout d'un temps, c'est la déesse Aphrodite qui m'a donné ce médaillon TQ afin que je puisse espionner Athéné, qu'elle avait l'intention de tuer. Mais durant les neuf années précédentes, j'avais travaillé comme scholiaste et effectué quantité d'allers-retours entre Ilium et Olympos. Comment a-t-on pu fabriquer mon corps « sur mesure » en fonction de ce médaillon alors que personne ne pouvait savoir que... Il laissa sa phrase inachevée. Sa migraine menaçait de tourner à la nausée. Il se demanda si l'air de cette bulle bleue n'était pas un peu vicié. — À l'origine, vous avez été... reconstruit... pour faire fonctionner ce médaillon, déclara Asteague/Che. Tout comme les dieux l'ont été pour se TQ sans accessoire. Nous en sommes persuadés. La solution de cette énigme se trouve peut-être sur Terre, ou alors en orbite terrestre, dans l'une des centaines de milliers de cités et de stations posthumaines. Hockenberry s'affala sur sa chaise. Lorsqu'ils avaient pris place autour de la table, il avait remarqué que son siège était le seul à être pourvu d'un dossier. Ces moravecs étaient bien prévenants. — Si vous souhaitez que je participe à cette expédition, c'est parce que je pourrai me téléporter ici en cas de pépin. Ma fonction sera similaire à celle d'une balise de sécurité à bord d'un sous-marin nucléaire de mon époque. L'équipage ne lançait ce gadget qu'en dernière extrémité. — Oui, fit Asteague/Che. C'est précisément pour cela que nous souhaitons votre présence. Hockenberry tiqua. — Au moins êtes-vous franc, je dois le reconnaître. Quels sont les objectifs de cette expédition? — Premier objectif: localiser la source de cette énergie quan-tique, dit Cho Li. Et la désactiver si possible. Elle représente une menace pour l'ensemble du système solaire. — Deuxième objectif: entrer en contact avec d'éventuels survivants, humains ou posthumains, sur la surface ou en orbite, et les interroger sur les mobiles de cette histoire de dieux et d'Ilium, et sur les dangereuses manipulations quantiques concomitantes, déclara Suma IV, le Ganymédien à l'épiderme liquide. — Troisième objectif: dresser l'inventaire des tunnels quantiques - des trous de brane - existants, connus ou inconnus, et voir s'ils peuvent être utilisés pour le voyage interplanétaire, voire interstellaire, ajouta Rétrograde Sinopessen. — Quatrième objectif: dénicher les entités extraterrestres qui ont pénétré dans le système solaire il y a quatorze cents ans, les véritables déités qui manipulent ces Olympiens infantiles, et tenter de raisonner avec elles, dit le général Beh bin Adee. Et les détruire si le dialogue s'avère impossible. Asteague/Che conclut de sa voix si policée: — Cinquième objectif: rapatrier sur Mars notre équipage humain et moravec... en vie et en bon état. — Voilà au moins un objectif que j'approuve, commenta Hockenberry. Son cœur battait à tout rompre et sa migraine avait viré à la névralgie, ce qui lui rappelait les pires moments de sa carrière d'étudiant. Il se leva. Les cinq moravecs l'imitèrent. — Quel délai de réflexion m'accordez-vous? demanda-t-il. Si vous avez prévu de partir dans moins d'une heure, ce sera sans moi. Je veux réfléchir sérieusement à la question. — Le vaisseau ne sera prêt à partir que dans quarante-huit heures, répondit Asteague/Che. Souhaitez-vous rester ici en attendant de prendre votre décision? Nous vous avons préparé une habitation conforme à vos besoins dans un secteur tranquille de... — Je préfère retourner à Ilium, coupa Hockenberry. Je serai davantage en état de réfléchir une fois là-bas. — Nous allons préparer votre frelon en vue d'un départ immédiat, dit Asteague/Che. Cela dit, il semble que les événements se précipitent, si j'en crois les rapports que me transmettent nos moniteurs sur place. — C'est toujours pareil, râla Hockenberry. Il suffit que je m'absente quelques heures pour qu'il arrive quelque chose d'intéressant. — Ce qui se passe à Ilium et à Olympos est si intéressant, en fait, que vous risquez de ne plus vouloir partir, docteur Hockenberry, intervint Rétrograde Sinopessen. Ce que je comprendrais parfaitement, étant donné votre intérêt pour l'Iliade. Hockenberry soupira et secoua sa pauvre tête. — J'ignore quelles péripéties agitent Ilium et Olympos, mais une chose est sûre: elles n'ont plus aucun rapport avec lIliade. La plupart du temps, je suis aussi dépassé que peut l'être cette malheureuse Cassandre. Un frelon traversa la paroi incurvée de la bulle bleue, vint planer au-dessus de la table et se posa non loin de là. Sa rampe d'accès se déroula. Mahnmut apparut à sa porte. Hockenberry salua la délégation moravec d'un hochement de tête. — Je vous ferai connaître ma décision dans les quarante-huit heures, dit-il, et il se dirigea vers l'appareil. — Docteur Hockenberry? dit la voix de James Mason. Il se retourna. — Nous souhaitons emmener avec nous un Grec ou un Troyen, dit Asteague/Che. Nous vous serions reconnaissants de nous aider dans notre choix. — Mais pourquoi? Pourquoi s'encombrer d'un humain de l'Âge du bronze? D'un individu qui a vécu et qui est mort sept mille ans avant l'époque actuelle de la Terre? — Nous avons nos raisons, répondit l'intégrateur prime. Qui nous conseilleriez-vous de choisir au débotté? Hélène de Troie, songea Hockenberry. Aménagez-nous une suite nuptiale dans votre vaisseau spatial, et je vous garantis une expédition des plus mémorables. Il se demanda à quoi ressemblerait le sexe en apesanteur. Sa migraine l'empêcha de développer le sujet. — Est-ce un guerrier qu'il vous faut? demanda-t-il. Un héros? — Pas nécessairement, répondit le général Beh bin Adee. Nous emmenons une centaine de nos guerriers. Nous avons besoin d'un personnage de la guerre de Troie comme atout supplémentaire. Hélène de Troie, lui souffla une voix intérieure. Parmi ses nombreux atouts, on compte... Il secoua la tête. — Achille ferait un candidat idéal, dit-il.. Il est invulnérable, vous savez. — En effet, dit Cho Li de sa douce voix. Nous l'avons discrètement analysé et nous savons pourquoi il est invulnérable. — C'est parce que sa mère, la déesse Thétis, l'a trempé dans les eaux du... commença Hockenberry. — En fait, coupa Rétrograde Sinopessen, c'est parce que quelqu'un... ou quelque chose... a distordu la matrice de probabilité quantique entourant monsieur Achille dans des proportions tout à fait improbables. — D'accord, fit Hockenberry, qui ne comprenait pas un traître mot de cette explication. Alors, que dites-vous d'Achille? — Je ne pense pas qu'il souhaiterait nous accompagner, n'est-ce pas, docteur Hockenberry? dit Asteague/Che. — Euh... non. Pourriez-vous l'y contraindre? — À mon avis, cette manœuvre serait plus risquée que toutes celles que nous aurons à effectuer dans le cadre de notre visite à la troisième planète, gronda le général Beh bin Adee. Tiens, un rocvec doué du sens de l'humour? — Qui d'autre ferait l'affaire à part Achille? demanda Hockenberry. — Nous attendons vos suggestions. Il nous faut une personne courageuse mais intelligente. Hardie mais sensée. Quelqu'un avec qui nous puissions communiquer. Une personnalité flexible, pour ainsi dire. — Odysseus, déclara Hockenberry sans hésiter un instant. C'est Odysseus qu'il vous faut. — Pensez-vous qu'il accepterait de nous accompagner? demanda Rétrograde Sinopessen. Hockenberry inspira profondément. — Si vous lui dites que Pénélope l'attend au terminus, il est capable de vous suivre en enfer. — Nous ne pouvons pas lui mentir, dit Asteague/Che. — Moi, si. Et j'en serais ravi. Que je vous accompagne ou non, je vous servirai d'intermédiaire pour recruter Odysseus. — Nous vous en serions reconnaissants, dit Asteague/Che. Il nous tarde de connaître votre décision, et vous avez quarante-huit heures pour la prendre. L'Européen tendit le bras et Hockenberry constata qu'il y avait à son extrémité une main relativement humanoïde. Il la serra et rejoignit Mahnmut à bord du frelon. La rampe se rétracta. Le siège invisible l'agrippa. Ils sortirent de la bulle. 14. Impatient et furieux, Achille arpente la grève au pied d'Olympos, face à mille de ses plus valeureux Myrmidons, et, en attendant de tuer le champion que les dieux lui auront envoyé ce jour-là, il se remémore le premier mois de la guerre - une période que Troyens et Argiens ont baptisée « la Colère d'Achille ». Les dieux s'étaient TQ en masse depuis les hauteurs de l'Olympe, sûrs de leurs champs de force et de leurs machines sanguinaires, prêts à passer en temps ralenti pour échapper à la vindicte des mortels, ignorant que les moravecs, ce petit peuple industrieux, ces nouveaux alliés d'Achille, disposaient de formules et d'enchantements pour contrer les leurs. Ares, Hadès et Hermès arrivèrent les premiers, surgissant aux sein des rangs troyens et achéens pendant que le ciel explosait. Les lignes de force suivirent les flammes, jusqu'à ce qu'Olympos et l'armée mortelle se transforment en un amas de dômes, de flèches et de vagues de flammes chatoyantes. La mer se mit à bouillir. Les petits hommes verts coururent vers leurs felouques. Uégide de Zeus frémit et devint visible à mesure qu'elle absorbait l'assaut énergétique des moravecs. Achille n'avait d'yeux que pour Ares et ses acolytes fraîchement débarqués, Hadès, les yeux rouges sous son armure de bronze noir, et Hermès, les yeux noirs sous son armure rouge d'insecte. — Que l'on dispense la mort à ces mortels! hurla Ares. Le dieu de la guerre, qui mesurait douze pieds de haut, dirigea vers les rangs argiens sa chatoyante majesté. Hadès et Hermès couraient sur ses talons. Tous trois levèrent une javeline qui ne manquerait pas d'atteindre sa cible. Sauf que chacune rata la sienne. Achille n'était pas destiné à mourir ce jour-là. Et jamais il ne mourrait des mains d'un immortel. La première lance effleura le puissant bras droit du tueur d'hommes aux pieds rapides, sans même l'égratigner. La deuxième se planta dans son superbe bouclier, mais la couche d'or polarisé, forgée par un dieu, en bloqua la pointe. La troisième rebondit sur son casque doré sans même y laisser une éraflure. Les trois dieux levèrent la main pour lancer sur lui des décharges énergétiques. Grâce aux nanochamps intégrés à son organisme, il les dispersa en s'ébrouant, comme l'aurait fait un chien mouillé. Ares et Achille se fracassèrent l'un contre l'autre ainsi que deux montagnes. Sous l'effet du choc, des centaines de Grecs, de Troyens et de dieux en perdirent l'équilibre, se retrouvant à terre alors que la bataille commençait à peine. Ares fut le premier à se ressaisir. Levant haut son épée écarlate, il l'abaissa afin de décapiter proprement ce parvenu de mortel. Esquivant le coup, Achille planta son épée dans le corps du dieu de la guerre, taillant dans son armure divine et dans ses tripes, jusqu'à ce qu'un ichor doré inonde le mortel comme l'immortel, jusqu'à ce que les divins boyaux du dieu de la guerre dégorgent leur contenu sur le sol martien. Trop surpris pour s'effondrer, trop outré pour mourir, Ares fixa ses entrailles qui se dévidaient sur le sol en tremblotant. S'étirant au maximum, Achille agrippa Ares par son casque et l'obligea à descendre à sa hauteur, projetant des postillons humains sur ses traits parfaits. — Goûte donc à la mort, idole sans tripes! Puis, avec l'enthousiasme d'un boucher attaquant une longue journée, il lui trancha les mains au niveau des poignets, puis les jambes à celui des genoux, et enfin les bras. Sous les yeux horrifiés des autres dieux, la tête d'Ares, nimbée d'un nuage de mouchetures noires, continua de hurler bien après qu'Achille l'eut tranchée. Hermès, qui était aussi ambidextre qu'il était redoutable, leva sa seconde javeline. Achille bondit alors avec une telle vivacité que tous crurent qu'il s'était téléporté. Empoignant la lance du dieu, il voulut la lui arracher des mains. Hermès lui résista. Hadès tenta de le frapper aux genoux, mais le tueur d'hommes bondit dans les airs, esquivant la lame d'acier noir. Comprenant que jamais il n'aurait le dessus, Hermès lâcha sa javeline et décida de se TQ en lieu sûr. Mais les moravecs avaient activé leur champ. Personne ne se téléporterait avant la fin du combat. Hermès dégaina son épée, dont la lame incurvée était des plus redoutables. Achille trancha le bras du tueur de géants au niveau du coude, et glaive et avant-bras tombèrent sur le riche sol écarlate de Mars. — Pitié! s'écria Hermès, qui tomba à genoux et ceignit la taille d'Achille de son bras subsistant. Pitié, je t'en supplie! — Pas de pitié. Et Achille débita le dieu en petits morceaux dorés et frémissants. Hadès se mit à reculer, ses yeux rouges emplis de terreur. Les dieux tombaient par centaines dans le piège tendu par les humains, attaqués de toutes parts par Hector et ses Troyens, par Achille et ses Myrmidons, par tous les héros grecs, et les champs de force moravecs les empêchaient de se TQ. Pour la première fois de mémoire de combattant, dieux et héros, demi-dieux et mortels, panthéon et piétaille s'affrontaient d'égal à égal ou presque. Hadès passa en temps ralenti. Le monde cessa de tourner. L'air s'épaissit. L'écume des vagues se figea sur la grève rocheuse. Les oiseaux s'immobilisèrent en plein vol. Hadès, haletant, s'autorisa un haut-le-cœur. Il était hors de portée des mortels. Achille le rejoignit dans le temps ralenti. — C'est... im... possible... dit le seigneur des morts dans l'air poisseux comme du sirop. — Meurs, toi qui es la mort! hurla Achille. Et il planta la lance de son père Pelée dans la gorge du dieu, juste au-dessous des mentonnières noires qui protégeaient les pommettes squelettiques d'Hadès. L'ichor doré jaillit au ralenti. Écartant le bouclier ouvragé d'Hadès, Achille enfonça son épée dans le ventre et l'échiné du dieu de la mort. Quoique mourant, ce dernier lui asséna un coup qui aurait fendu en deux une montagne. Mais la lame noire glissa sur le torse d'Achille comme si elle ne l'avait même pas touché. Achille n'était pas destiné à mourir ce jour-là, et jamais il ne mourrait des mains d'un immortel. Hadès, lui, allait bel et bien périr - même si ce ne devait être que provisoirement, au sens où l'entendrait un humain. Il tomba de tout son poids, enveloppé dans un tourbillon de noirceur, comme s'il était happé par un cyclone d'onyx. Manipulant sans effort conscient une nanotechnologie sophistiquée, semant le désordre dans des champs de probabilité quantique déjà bien éprouvés, Achille émergea du temps ralenti pour rejoindre le champ de bataille. Zeus avait déserté celui-ci. Les autres dieux s'égaillaient, pris de panique, en oubliant de lever l'égide derrière eux. Grâce à la magie moravec dont on l'avait investi ce matin même, Achille pénétra les champs énergétiques les moins puissants, pourchassant les dieux jusqu'au pied d'Olympos. Ce fut là que le massacre commença pour de bon. Mais tout cela s'est produit aux premiers temps de la guerre. Aujourd'hui - le lendemain des funérailles de Paris -, aucun dieu ne se présente pour l'affronter. Comme son allié Hector est absent et que les soldats des forces troyennes, placés sous le commandement d'Énée, se tiennent tranquilles dans leur secteur, Achille décide de préparer une prochaine offensive contre Olympos avec ses capitaines achéens et les artilleurs moravecs. Le plan d'attaque est des plus simples: pendant que les armes nucléaires et énergétiques des moravecs activeront l'égide sur les contreforts, Achille et cinq cents de ses meilleurs hommes prendront place à bord de trente frelons pour forcer une autre partie du champ énergétique située à mille lieues d'ici, de l'autre côté d'Olympos, foncer vers le sommet et porter le fer dans les demeures des dieux. Si des Achéens venaient à être blessés, ou à perdre courage une fois dans la citadelle de Zeus, les frelons les évacueraient une fois éventé l'élément de surprise. Achille a l'intention de rester au sommet de l'Olympe jusqu'à ce qu'il soit transformé en charnier, jusqu'à ce que palais et temples blancs soient réduits à l'état de ruines calcinées. Après tout, se dit-il, Héraclès n'a-t-il pas jadis abattu à lui seul les remparts d'Ilium, conquérant la cité sans l'aide de quiconque? Pourquoi les halls d'Olympos seraient-ils sacro-saints? Depuis le lever du jour, Achille s'attend à voir débarquer une armée conduite par Agamemnon et son crétin de frère, Ménélas, bien décidés à reprendre le contrôle des forces achéennes afin de relancer le conflit précédent, celui qui opposait les mortels aux mortels, prêts à s'aplatir devant ces dieux traîtres et couards, mais l'ex-commandant en chef aux yeux de chien et au cœur de cerf ne s'est pas montré. Achille a résolu de le tuer dès qu'il ferait mine de se révolter. Lui et son frère rouquin, ainsi que toute personne disposée à se ranger du côté des Atrides. Cette histoire de cités vidées de leurs habitants n'est qu'une ruse d'Agamemnon pour inciter ces lâches d'Achéens à la rébellion. Ainsi donc, lorsque le centurion en chef Mep Ahoo, le rocvec barbelé responsable de l'artillerie et des bombardements énergétiques, cesse de s'intéresser à la carte qu'ils examinent à l'abri d'une toile de soie pour annoncer que sa vision binoculaire vient de repérer une étrange armée en provenance d'Ilium via le Trou, Achille n'est nullement surpris. La surprise vient quelques minutes plus tard, lorsque Odysseus - celui d'entre eux qui est doué des yeux les plus perçants -précise: — Ce sont des femmes. Des femmes de Troie. — Des Amazones, tu veux dire? demande Achille en sortant au soleil d'Olympos. Une heure plus tôt, Antiloque, fils de Nestor et frère d'armes d'Achille, est venu en char pour leur annoncer la venue de treize Amazones, dont la reine, Penthésilée, a fait serment de tuer Achille en combat singulier. Le tueur d'hommes aux pieds rapides a souri de toutes ses dents en apprenant la nouvelle. Lui, qui a combattu et terrassé dix mille Troyens et des vingtaines de dieux, ne va pas se laisser impressionner par un serment de femme. Odysseus fait non de la tête. — Ces femmes sont environ deux cents, toutes équipées d'armures trop grandes pour elles, fils de Pelée. Rien à voir avec des Amazones. Elles sont trop grasses, trop courtaudes, trop vieilles-j'en vois même qui paraissent éclopées. — À chaque jour qui passe, grommelle l'ombrageux Diomède, fils de Tydée et roi d'Argos, nous sombrons un peu plus dans la folie. Teucros, demi-frère d'Ajax le Grand et archer sans pareil, demande: — Veux-tu que j'alerte les sentinelles, noble Achille? Que je leur demande d'intercepter ces femmes, dont la présence en ce lieu ne peut être inspirée que par la démence, et de les renvoyer à leurs métiers à tisser? — Non, répond Achille. Allons à leur rencontre, voyons ce qui amène ici ces femmes, les premières à s'aventurer dans le Trou, à Olympos et dans un camp achéen. — Peut-être cherchent-elles Énée et leurs époux troyens, qui se trouvent à plusieurs lieues d'ici, suggère Ajax le Grand, fils de Télamon et chef des Salaminiens, qui ce matin-là sont stationnés sur le flanc gauche des Myrmidons. — Peut-être. Achille semble amusé et un peu irrité, mais pas convaincu pour autant. Il s'avance sous le soleil olympien, moins brillant que celui de Troie, à la tête d'une compagnie de rois, de capitaines, de subalternes et d'hommes de troupe. Il s'agit bien d'une meute de femmes venues de Troie. Alors qu'elles ne sont plus qu'à un demi-stade, Achille fait halte, imité par la cinquantaine de héros qui le suit, et attend que cette mauvaise troupe arrive à son niveau. Le tueur d'hommes aux pieds rapides pense à un troupeau d'oies caquetantes. — Vois-tu des nobles parmi elles? demande-t-il à Odysseus tandis que la horde franchit bruyamment les quelques dizaines de pieds de sol rouge qui les séparent. Des épouses ou des filles de héros? Andromaque, Hélène ou Cassandre aux yeux fous, ou encore Médésicaste ou la vénérable Castianire? — Non, répond en hâte Odysseus. Je ne vois aucune femme de valeur, ni par la naissance ni par le mariage. Je ne reconnais que la dénommée Hippodamie - cette grande vache, là-bas, avec la javeline et le long bouclier, semblable à celui que porte Ajax le Grand -, qui m'a jadis rendu visite à Ithaque en compagnie de son époux, un grand voyageur troyen du nom de Tisiphonos. Pénélope lui a fait visiter nos jardins et elle m'a confié par la suite que cette femme était aussi amère qu'une grenade trop tôt cueillie et que la beauté ne lui procurait aucun plaisir. Achille, qui distingue nettement les nouvelles venues, enchaîne: — Elle-même n'a rien d'une beauté. Philoctète, avance-toi vers elles, ordonne-leur de faire halte et demande-leur ce qu'elles font ici, sur le champ de bataille où nous affrontons les dieux. — Pourquoi moi, fils de Pelée? geint le vieil archer. Vu l'accusation qu'on a lancée contre moi hier, lors des funérailles de Paris, il me semble que je ne devrais-Achille se tourne vers lui et le fait taire d'un regard. — Je t'accompagne pour te tenir la main, gronde Ajax le Grand. Teucros, viens avec nous. Deux maîtres archers et un maître lancier, voilà qui devrait pouvoir tenir cette volaille, même si les choses tournent mal. Les trois hommes se détachent du contingent d'Achille. Ensuite, tout va très vite. Philoctète, Teucros et Ajax s'arrêtent à vingt pas des femmes en armure de fortune, en formation désordonnée et visiblement à bout de souffle, et l'ancien commandant des Thessaliens et ancien naufragé s'avance vers elles, serrant dans sa main gauche le légendaire arc d'Héraclès et levant la droite en signe de paix. L'une des femmes les plus jeunes, qui se tient à droite d'Hip-podamie, lance sa javeline. Aussi incroyable que cela paraisse, elle atteint Philoctète en pleine poitrine - Philoctète, qui a survécu dix ans à une morsure venimeuse et à la colère des dieux -, juste au-dessus de son armure légère, et le traverse de part en part, tranchant son épine dorsale et le tuant sur le coup. — Tuez cette salope! hurle Achille, furibond, qui tire son épée du fourreau alors même qu'il se met à courir. Teucros, qui essuie un feu erratique de flèches et de javelines, n'a pas besoin de ce genre d'encouragement. Plus rapide que l'éclair, il encoche une flèche, bande son arc, et une tige de deux coudées traverse la gorge de la femme qui vient d'occire Philoctète. Hippodamie et une trentaine de femmes encerclent alors Ajax le Grand, cherchant maladroitement à le frapper avec les longues lances et les épées massives de leurs époux, de leurs pères ou de leurs fils. Ajax, fils de Télamon, se tourne un instant vers Achille, lui adressant ainsi qu'à ses compagnons un regard apparemment amusé, puis il dégaine sa longue épée, désarme Hippodamie sans paraître trop se fatiguer et lui coupe la tête, aussi à l'aise que s'il fauchait des mauvaises herbes dans son jardin. Les autres femmes, saisies par la démence, se ruent sur les deux hommes. Teucros décoche flèche sur flèche dans leurs yeux, leurs cuisses, leurs seins ballottants et - au bout d'un temps - dans leurs dos. Ajax le Grand achève celles qui sont assez stupides pour s'attarder, ravageant leurs rangs tel un géant moissonnant des petits enfants, ne laissant que des cadavres sur son sillage. Lorsque Achille, Odysseus, Diomède, Nestor, Chromios, Ajax le Petit, Antiloque et les autres arrivent sur les lieux, c'est pour y trouver une quarantaine de femmes mortes ou mourantes, dont certaines poussent leur ultime râle sur le sol rouge gorgé de sang, les autres fuyant à toutes jambes en direction du Trou. — Au nom d'Hadès, qu'est-ce que ça signifie? halète Odysseus. Arrivé au niveau d'Ajax le Grand, il doit contourner les corps gisant autour de lui, des corps dont la posture, gracieuse ou non, ne lui est que trop familière: tous ont péri de mort violente. Le fils de Télamon a un large sourire. Le sang des femmes de Troie constelle son visage et macule son armure et son épée. — Il m'est déjà arrivé de tuer des femmes, dit le géant mortel, mais, que les dieux m'en soient témoins, jamais avec autant de plaisir! Calchas, fils de Thestor, le plus pénétrant de leurs devins, sort alors des rangs achéens. — Ceci n'est pas bon. Ceci n'est pas bon du tout. — Silence, fait Achille. Il porte une main à son front pour se tourner en direction du Trou, où les dernières femmes en armure viennent de disparaître, pour être remplacées par des silhouettes plus massives. — Quoi encore? maugrée le fils de Pelée et de la déesse Thétis. On dirait des centaures. Chiron, mon mentor et ami, serait-il venu nous prêter main-forte? — Ce ne sont pas des centaures, dit Odysseus, au regard perçant et à l'esprit vif. Ce sont d'autres femmes. À cheval. — Tu veux dire qu'elles les montent? demande le vieux Nestor en plissant les yeux. Elles ne mènent pas des chars? — Non, elles les chevauchent ainsi que les légendaires cavaliers des temps anciens, dit Diomède, qui peut à présent les distinguer. Personne ne monte plus à cheval en cette époque moderne, où on préfère conduire des chars; cependant, quelques mois plus tôt, avant la trêve, Odysseus et Diomède ont dû monter à cru des chevaux troyens pour fuir un campement où ils s'étaient introduits en pleine nuit. — Les Amazones, dit Achille. 15. Temple d'Athéné. Ménélas s'avance, le visage cramoisi, le souffle court; Hélène est à genoux devant lui, la tête basse, ses seins blancs dénudés. Il se dresse au-dessus d'elle. Il lève son épée. Le cou si pâle qui s'offre à lui est aussi mince qu'un roseau. La lame, affûtée avec soin, va trancher sans fléchir la peau, la chair, les os. Ménélas se fige. — N'hésite pas, mon époux, murmure Hélène d'une voix qui tremble à peine. Ménélas aperçoit près de son sein gauche, lourd et veiné de bleu, son pouls qui bat à tout rompre. Il empoigne son épée des deux mains. Mais il ne l'abaisse pas. — Sois damnée, souffle-t-il. Sois damnée. — Oui, répond Hélène sans lever la tête. La statue d'or à l'effigie d'Athéné les contemple de toute sa hauteur dans la pénombre aux senteurs d'encens. Ménélas étreint la poignée de son épée avec la ferveur d'un étrangleur. Ses bras se mettent à vibrer, tant il est partagé entre le désir de décapiter sa femme et celui de n'en rien faire. — Pourquoi devrais-je t'épargner, infidèle connasse? siffle Ménélas. — Tu n'as aucune raison de le faire, mon époux. Je suis une connasse infidèle. Nous t'avons trahi tous les deux, mon con et moi. Finissons-en. Exécute ta juste sentence de mort. — Arrête de m'appeler « mon époux », bon sang! Hélène lève la tête. Ses yeux noirs sont ceux-là mêmes qui hantent les rêves de Ménélas depuis dix ans. — Tu es mon époux. Tu l'as toujours été. Mon seul époux. Ménélas manque la tuer à ce moment-là, tant ces paroles sont pénibles à entendre. La sueur coule à grosses gouttes de son front et de ses joues, s'écrasant sur la robe toute simple d'Hélène. — Tu m'as abandonné... tu nous as abandonnés, ta fille et moi, pour fuir avec ce... ce... gamin. Ce bellâtre. Ce pagne moulant autour d'une bite. — Oui. Hélène baisse à nouveau la tête. Ménélas aperçoit un grain de beauté qui lui est familier, sur la nuque, à la base du cou, à l'endroit précis où la lame va frapper. — Pourquoi? réussit-il à articuler. C'est la dernière parole qu'il prononcera avant de la tuer ou de lui pardonner... ou les deux. — Je mérite la mort, murmure-t-elle. Pour les péchés que j'ai commis contre toi, contre notre fille, contre notre pays. Mais ce n'est pas de ma volonté que j'ai quitté notre palais de Sparte. Ménélas serre les dents avec une telle force qu'il les entend craquer. — Tu étais parti, chuchote Hélène, son épouse, sa tortionnaire, la salope qui l'a trahi, la mère de son enfant. Tu étais toujours parti. Avec ton frère. Parti chasser, guerroyer, baiser, piller. Le vrai couple, c'était Agamemnon et toi - moi, je n'étais que la femelle qu'on engrosse et qui reste à la maison. Quand le rusé Paris, aussi matois qu'Odysseus mais sans la sagesse de celui-ci, m'a prise de force, mon époux n'était pas là pour me protéger. Ménélas respire par à-coups. Son épée semble lui murmurer à l'oreille, exigeant que coule le sang de cette salope. Il y a dans son crâne une telle cacophonie qu'il entend à peine la douce voix d'Hélène. Une voix dont le souvenir l'a tourmenté quatre mille nuits durant et qui, à présent, le propulse par-delà la folie. — Je suis aujourd'hui pénitente, mais cela n'importe plus. Je suis aujourd'hui suppliante, mais cela n'importe plus. Dois-je te dire combien de fois, au cours des dix dernières années, je me suis emparée d'un couteau ou j'ai confectionné un nœud coulant, pour être arrêtée dans mon élan par mes domestiques ou les espions de Paris, qui me suppliaient de penser à ma fille si mon propre sort m'était indifférent? Mon enlèvement, ma longue captivité, tout cela résulte des actes d'Aphrodite et non des miens. Mais tu peux me libérer aujourd'hui, d'un geste décisif de ta lame familière. Fais-le, mon cher Ménélas. Dis à notre enfant que je l'aimais et que je l'aime encore. Et toi, sache que je t'aimais et que je t'aime encore. Poussant un hurlement, Ménélas lâche son épée, qui atterrit sur le carreau du temple, et tombe à genoux près de son épouse. Il sanglote comme un enfant. Hélène le débarrasse de son casque, lui pose une main sur la nuque et l'attire contre ses seins nus. Elle ne sourit pas. Non, elle ne sourit pas, n'est même pas tentée de le faire. Elle sent la barbe râpeuse, les larmes et le souffle chaud de Ménélas sur ses seins, des seins qui ont servi d'oreillers à Paris, à Hockenberry, à Déi-phobe et à tant d'autres depuis que Ménélas l'a touchée pour la dernière fois. Connasse infidèle, en effet, songe Hélène de Troie. Nous le sommes toutes. Elle ne considère pas cette scène comme une victoire. Elle était prête à mourir. Elle est très, très lasse. Ménélas se relève. Furieux, il essuie sa moustache maculée de larmes et de morve, ramasse son épée et la remet au fourreau. — N'aie plus peur, mon épouse. Ce qui est fait est fait - la faute incombait à Paris et à Aphrodite, pas à toi. Je vois sur le marbre la cape et le voile d'une vierge vouée à la déesse. Enfile-les, et nous quitterons à jamais cette ville condamnée. Hélène se lève à son tour, effleure l'épaule de son mari sous l'étrange peau de lion, que Diomède porta naguère pour tuer des Troyens, et se vêt en silence de la cape et du voile blancs. Ils sortent du temple ensemble. Hélène n'arrive pas à croire qu'elle va quitter Ilium. Au bout de dix ans, franchir les portes Scées et renoncer à cette vie pour l'éternité? Et Cassandre? Et les plans qu'elle a élaborés avec Andromaque et les autres? Et sa responsabilité dans la guerre contre les dieux, que leurs machinations ont contribué à déclencher? Et ce pauvre Hockenberry, et leurs pitoyables amours? Hélène sent son esprit s'envoler comme une colombe lâchée sur le toit d'un temple lorsqu'elle comprend que tout cela ne la concerne plus. Elle va appareiller pour Sparte en compagnie de son époux légitime - comme il lui avait manqué, lui et sa... simplicité -, elle va revoir sa fille, qui est maintenant devenue une femme, et les dix dernières années lui apparaîtront comme un mauvais rêve tandis qu'elle abordera le crépuscule de sa vie, sans rien perdre de sa beauté, ainsi que l'ont voulu les dieux. Elle a droit à un sursis, dans tous les sens du terme. Tous deux marchent dans la rue, comme en plein rêve, lorsque les cloches retentissent, les cors résonnent sur les remparts, les crieurs se mettent à hurler. Bientôt sonnent tous les signaux d'alarme de la cité. Les cris deviennent compréhensibles. Ménélas fixe Hélène, le visage à moitié caché par son ridicule casque de sanglier, et Hélène lui rend son regard, le visage dissimulé par son voile et sa capuche. En cet instant, dans leurs yeux se lisent la terreur et la confusion, pimentées d'une appréciation sarcastique de l'ironie de la situation. Les portes Scées sont fermées et barricadées. Les Achéens attaquent à nouveau. La guerre de Troie a repris. Ils sont piégés. 16. — Pourrais-je voir le vaisseau? demanda Hockenberry. Le frelon venait d'émerger de la bulle bleue du cratère Stickney et grimpait vers le disque rouge de Mars. — Le vaisseau terrien? dit Mahnmut. Bien sûr. Sur un ordre émis par le moravec, le frelon fit demi-tour, contourna le chantier et prit de l'altitude pour venir se mettre à quai près d'une écoutille des niveaux supérieurs du gigantesque spationef articulé. Hockenberry souhaite visiter le vaisseau, dit Mahnmut à Orphu d'Io, communiquant par faisceau cohérent. Une seconde de bruit de fond, puis: Pourquoi pas? En embarquant avec nous, il risque sa vie. Pourquoi n'aurait-il pas droit à une visite guidée? Asteague/Che et les autres auraient dû lui en proposer une. — Quelle est la longueur de cet appareil? demanda Hockenberry à voix basse. Derrière les hublots holographiques, le vaisseau semblait haut de plusieurs kilomètres. — Elle équivaut à la hauteur de l'Empire State Building de votre XXe siècle, répondit Mahnmut. Mais cette construction-ci a davantage de rondeurs et de reliefs. Il ne s'est jamais déplacé en zéro g, émit Mahnmut. La gravité de Phobos ne peut que le désorienter. Les champs de déplacement sont prêts, répliqua Orphu. Je vais les régler sur zéro virgule huit g en axe latéral et fixer la pression à une atmosphère. Quand vous arriverez dans le sas avant, l'environnement sera respirable et confortable à ses yeux. — C'est bien grand pour la mission dont ils m'ont parlé, non? dit Hockenberry. Je sais que vous devez y embarquer des centaines de soldats rocvecs, mais ce bâtiment paraît quand même démesuré. — Peut-être souhaiterons-nous ramener divers objets, dit Mahnmut. Où es-tu? demanda-t-il à Orphu. Je me trouve sur la partie inférieure de la coque, mais je vous retrouverai dans la grande salle des pistons. — Quoi donc, des roches? Des échantillons de sol? Hockenberry n'était qu'un jeune homme lorsque l'être humain avait marché sur la Lune pour la première fois. Il se revit assis dans le jardin de ses parents, fasciné par les images en noir et blanc de la mer de la Tranquillité que diffusait une petite télé posée sur la table de pique-nique, avec une rallonge courant jusqu'à la maison, tandis qu'une demi-lune bien visible flottait au-dessus des branches du chêne. — Plutôt des gens, répondit Mahnmut. Des milliers, voire des dizaines de milliers de gens. Accrochez-vous, on arrive. D'un ordre muet, le moravec ferma les holohublots; trois cents mètres de coque de spationef vus du haut d'un frelon, il y avait de quoi donner le vertige à n'importe qui. Hockenberry limita questions et commentaires au strict minimum durant la visite du vaisseau. Il s'était attendu à découvrir une technologie inimaginable - consoles virtuelles disparaissant sur une simple commande mentale, sièges d'énergie pure, environnement de gravité zéro où les notions de haut et de bas perdaient tout leur sens -, mais il avait plutôt l'impression de se trouver dans un gigantesque vapeur du XKe siècle ou du début du XXe. Le Titanic, voilà, il était à bord du Titanic. Il y avait des consoles bien solides, en métal et en plastique. Des couchettes bien concrètes, et plutôt encombrantes, de quoi accueillir une trentaine de moravecs - leurs proportions n'étaient pas tout à fait humaines -, ainsi que des soutes tout en longueur, avec des bat-flanc de métal et de Nylon fixés à leurs cloisons. Des niveaux entiers abritaient des râteliers et des sarcophages high-tech prêts à héberger un millier de guerriers rocvecs, lui expliqua Mahnmut; durant le voyage, ils seraient placés dans un état intermédiaire entre la mort et la conscience. Contrairement à ce qui s'était passé l'an dernier, précisa le petit moravec, ils seraient armés et prêts à en découdre. — Animation suspendue, commenta Hockenberry. Il n'avait pas réussi à éviter tous les films de science-fiction. Sur la fin de sa vie, il s'était même abonné au câble. — Pas vraiment, corrigea Mahnmut. Mais à peu près. Il y avait des échelles, des escaliers, des ascenseurs et toutes sortes de mécanismes anachroniques. Il y avait des sas, des laboratoires et des armureries. Les meubles - car il y avait des meubles - étaient massifs et encombrants, comme si leur poids ne posait pas de problème. Il y avait des bulles d'astrogation depuis lesquelles on avait vue sur les parois du cratère Stickney, sur Mars et sur le chantier grouillant de moravecs. Il y avait des réfectoires, des coqueries, des dortoirs et des salles de bains, autant d'aménagements destinés aux humains, si jamais on devait en embarquer à bord, précisa Mahnmut. — Combien de passagers pouvez-vous accueillir? s'enquit Hockenberry. — Jusqu'à dix mille. Il siffla. — Il s'agit donc d'une arche de Noé? — Non, répliqua le petit moravec. Le navire de Noé mesurait trois cents coudées de long sur cinquante de large et trente de haut. Ce qui correspond à cent cinquante mètres de long, vingt-cinq de large et quinze de haut. Il était pourvu de trois ponts, ce qui représente un volume de trente-neuf mille deux cents mètres cubes, soit un tonnage de treize mille neuf cent soixante tonneaux. Ce vaisseau est deux fois plus long, voire davantage, son diamètre est une fois et demie plus élevé - bien que certaines sections, ainsi que vous l'avez constaté, soient plus bulbeuses, tels les habitats cylindriques et les soutes - et sa masse est d'environ quarante-six mille tonnes. Comparée à lui, l'arche de Noé n'était qu'une vulgaire chaloupe. Hockenberry s'aperçut qu'il n'avait rien à répondre à cela. Mahnmut le conduisit dans une cabine d'ascenseur en acier, et ils descendirent de plusieurs niveaux, passant devant les soutes où serait logée La Dame noire, le sous-marin européen de Mahnmut, et aboutissant dans ce que le moravec appela « les magasins de stockage des charges ». Hockenberry trouva à cette formulation des relents militaires, mais il se trompait sûrement. Il décida de garder les questions pour plus tard. Ils trouvèrent Orphu d'Io dans la salle des machines, que le grand moravec avait baptisée grande salle des pistons. Hockenberry se déclara ravi de le voir désormais pourvu de pattes et de capteurs - il savait cependant qu'on n'avait pas pu restaurer ses yeux -, et tous deux passèrent quelques minutes à discuter de Proust et du chagrin avant de reprendre la visite. — Je ne sais pas, déclara finalement Hockenberry. Vous m'avez décrit le vaisseau qui vous avait amenés de Jupiter, et son niveau technologique me semblait incompréhensible. Tout ce que je vois ici me paraît... ressemble... je ne sais comment l'exprimer. Orphu émit un grondement. En l'entendant parler, Hockenberry songea - pour la énième fois, peut-être - que le grand moravec lui rappelait Falstaff. — Vous avez sans doute l'impression d'être dans la salle des machines du Titanic. — En effet. Est-ce normal? (Hockenberry s'efforça de ne pas avoir l'air plus ignare qu'il ne l'était.) Enfin, votre technologie moravec a quatre mille ans de plus que celle du Titanic. Quatre mille ans de plus que celle du xxf siècle où j'ai vécu. Alors... pourquoi? — Parce que ce vaisseau est construit à partir de plans datant du milieu du xxe siècle, gronda Orphu d'Io. Nos ingénieurs voulaient un bâtiment performant, capable de nous conduire sur Terre le plus vite possible. Soit en cinq semaines environ. — Mais Mahnmut et vous m'avez dit qu'il ne vous avait fallu que quelques jours pour venir de Jupiter! Et je me rappelle vous avoir entendus parler de voiles de bore, de fusiopropulseurs... autant de termes que je suis incapable de comprendre. Vous n'en avez pas sur ce vaisseau? — Non, répondit Mahnmut. Pour nous rendre dans le système intérieur, nous avons exploité l'énergie du tube de flux d'Io ainsi qu'un accélérateur linéaire en orbite jovienne - un système sur lequel nos ingénieurs travaillent depuis plus de deux siècles. Nous n'avons rien de semblable en orbite martienne. Nous avons dû partir de zéro pour construire ce vaisseau. — Mais pourquoi utiliser une technologie du XXe siècle? Hockenberry contempla les gigantesques pistons et arbres de transmission qui effleuraient le plafond, haut d'une bonne vingtaine de mètres. Ça ressemblait bien à la salle des machines du Titanic dans le film du même nom, mais en plus grand, avec plus de pistons, plus de bronze, d'acier et de fer. Plus de leviers. Plus de valves. Et tous ces trucs qui ressemblaient à des amortisseurs géants. Et toutes ces jauges, qui paraissaient conçues pour mesurer la pression de la vapeur et non une quelconque fusion. L'air empestait l'acier et le cambouis. — Nous disposions des plans, répondit Orphu. Nous disposions de la matière première, soit qu'elle provienne de la Ceinture, soit qu'elle ait été extraite de Phobos et de Deimos. Nous disposions des unités de pulsation... Il laissa sa phrase inachevée. — Les unités de pulsation? répéta Hockenberry. Qu'est-ce que c'est? Toi et ta grande gueule, émit Mahnmut. Tu t'attendais à quoi, à ce que je lui dissimule leur présence? Franchement, oui... du moins jusqu'à ce que nous nous soyons rapprochés de quelques millions de kilomètres de la Terre, de préférence avec Hockenberry à notre bord. Il risque de remarquer l'effet produit par les unités de pulsation lors du départ, ce qui ne pourra qu'éveiller sa curiosité. — Les unités de pulsation sont... des petits réacteurs à fission, dit Mahnmut à voix haute. Des bombes atomiques. — Des bombes atomiques? répéta Hockenberry. Des bombes atomiques? À bord de ce vaisseau? Combien y en a-t-il? — Vingt-neuf mille sept cents dans les magasins de stockage des charges que vous avez vus tout à l'heure, dit Orphu. Plus trois mille huit de réserve entreposées ici, sous la salle des machines. — Trente-deux mille bombes atomiques, dit Hockenberry à voix basse. Vous vous attendez à du grabuge une fois arrivés sur Terre, dirait-on. Mahnmut secoua sa tête rouge et noir. — Ces unités de pulsation vont servir à nous propulser. À nous amener sur Terre. Hockenberry écarta les bras en signe d'incompréhension. — Ces gigantesques pistons sont... eh bien, ce sont des pistons, dit Orphu. Durant les premières heures du voyage, nous allons éjecter une bombe toutes les trente secondes à travers un trou creusé au centre du plateau de poussée qui se trouve au-dessous de nous - par la suite, le rythme sera d'environ une bombe par heure. Mahnmut enchaîna: — À chaque cycle, nous éjectons une charge - vous risquez de voir un nuage de vapeur dans l'espace -, nous aspergeons le plateau de graisse pour prévenir son ablation, ainsi que celle du tube d'éjection, puis la bombe explose et le jet de plasma vient frapper le plateau de poussée. — Ça ne risque pas de le détruire? demanda Hockenberry. Sans parler du vaisseau dans son ensemble? — Pas du tout, répondit Mahnmut. Vos scientifiques ont mis ce dispositif au point dès les années 1950. Le plasma pousse violemment le plateau vers l'avant, ce qui actionne ces gigantesques pistons. Au bout de quelques centaines d'explosions, le vaisseau aura atteint une vitesse respectable. — Et ces jauges? demanda Hockenberry en désignant un cadran qui semblait conçu pour mesurer la pression de la vapeur. — Celle-ci mesure la pression de la vapeur, répondit Orphu d'Io. Sa voisine mesure celle de l'huile. Au-dessus de vous se trouve un régulateur de voltage. Vous avez raison, docteur Hockenberry... le chef mécanicien du Titanic serait plus à son aise ici qu'un ingénieur de la NASA de votre époque. — Quelle est la puissance de ces bombes? On le lui dit? émit Mahnmut. Evidemment, répondit Orphu. Il est un peu tard pour mentir à notre hôte. — La puissance de chaque charge est légèrement supérieure à quarante-cinq kilotonnes, dit Mahnmut. — Quarante-cinq kilotonnes multipliées par plus de trente mille bombes, murmura Hockenberry. Ne risquent-elles pas de laisser un sillage radioactif entre Mars et la Terre? — Elles sont relativement propres, dit Orphu. Pour des bombes à fission. — Quelle est leur taille? Hockenberry constata soudain que la température était plus élevée dans la salle des machines que dans le reste du vaisseau. La sueur gouttait sur son front, ses lèvres et son menton. — Montons au niveau supérieur, dit Mahnmut, qui se dirigea vers un escalier en colimaçon suffisamment large pour laisser passer Orphu. Nous allons vous montrer. La salle que découvrit Hockenberry devait mesurer cinquante mètres de diamètre et vingt-cinq de hauteur. La quasi-totalité de son volume était occupée par des râteliers, des tapis roulants, des leviers, des chaînes et des toboggans. Mahnmut pressa un gros bouton rouge, et les tapis roulants, chaînes et trieuses s'ébranlèrent en ronronnant, convoyant des centaines de milliers de petits conteneurs argentés qui ressemblaient furieusement à des boîtes de Coca-Cola. — On dirait les entrailles d'un distributeur de Coca, dit Hockenberry, soucieux de détendre l'atmosphère de plus en plus pesante. — Ce système a été conçu par la société Coca-Cola vers 1959, gronda Orphu d'Io. Les plans et la conception d'ensemble proviennent de l'usine d'Atlanta, en Géorgie. — Une pièce de vingt-cinq cents, et hop! vous avez votre Coca, dit Hockenberry d'une voix blanche. Ou plutôt votre bombe de quarante-cinq kilotonnes, prête à exploser à la poupe du vaisseau. Et des milliers comme elle. — Exact, fit Mahnmut. — Pas tout à fait, corrigea Orphu d'Io. Rappelez-vous que ce système date de 1959. Une pièce de dix cents suffit. L'Ionien émit un grondement si puissant qu'il fit vibrer les conteneurs argentés dans leurs anneaux métalliques. De retour dans le frelon, qui filait vers le disque rouge de Mars, Hockenberry demanda à Mahnmut: — J'ai encore une question à vous poser... Ce vaisseau, est-ce qu'il a un nom? — Oui. Certains d'entre nous ont estimé que c'était nécessaire. Nous avons d'abord pensé à Orion... — Pourquoi? Hockenberry fixait le hublot arrière, derrière lequel s'éloignaient Phobos, le cratère Stickney et le gigantesque spationef. — C'est ainsi que vos scientifiques du XXe siècle avaient baptisé leur projet de vaisseau à propulsion nucléaire, répondit le petit moravec. Mais, au bout du compte, les intégrateurs primes responsables de l'expédition terrienne ont accepté le nom qu'Orphu et moi leur avons proposé. — À savoir? Hockenberry se cramponna à son siège invisible comme le frelon entamait son entrée dans l'atmosphère martienne. — La Reine Mab, dit Mahnmut. — Allusion à Roméo et Juliette. Une idée à vous, sans aucun doute. Digne d'un fan de Shakespeare. — Non, une idée d'Orphu, aussi bizarre que cela paraisse. Ils survolaient à présent les volcans de Tharsis, filant vers Olympus Mons et le trou de brane donnant sur Ilium. — En quoi ce nom convient-il à votre vaisseau? Mahnmut secoua la tête. — Orphu n'a pas répondu à cette question, mais il a gratifié Asteague/Che et les autres d'un extrait de la pièce. — Lequel? Mahnmut récita: Vrai? Alors je vois bien que la reine Mab Vous a rendu visite, l'accoucheuse Des songes parmi les fées! Elle qui vient, Pas plus volumineuse qu'une agate A un index d'échevin, derrière un attelage D'infimes créatures, se poser Au bout du nez des hommes dans leur sommeil. Son chariot est la coque d'une noisette Aménagée par un écureuil-menuisier Ou l'un de ces vieux vers qui trouent le bois, L'un et l'autre depuis le fond des âges Les carrossiers des fées. Les rayons de ses roues Sont faits de longues pattes de faucheux, La capote, d'un élytre de sauterelle, Les guides, des toiles les plus fines de l'araignée, Les colliers, des iridescences humides du clair de lune, Le fouet, d'un os de grillon, et sa mèche, C'est un fil de la Vierge. Et le cocher, Un moucheron de petite taille, au manteau gris, Qui n'est pas la moitié du petit ver rond Que l'on extrait du doigt des filles flemmardes. Voici dans quelle pompe elle va nuit après nuit Au galop dans la tête des amoureux, et alors ils rêvent d'amour, Sur les genoux des courtisans, qui rêvent aussitôt de courbettes, Sur les doigts des hommes de loi, qui rêvent aussitôt d'honoraires, Sur les lèvres des dames, qui rêvent aussitôt de baisers, Mais que Mab irritée afflige souvent de cloques... — ... et caetera, et caetera, conclut le moravec. — ... et caetera, et caetera, répéta Thomas Hockenberry, Ph. D. Olympus Mons, l'Olympe des dieux, occupait la totalité des hublots avant. À en croire Mahnmut, le volcan s'élevait à présent vingt et un mille deux cent quatre-vingt-sept mètres au-dessus du niveau de la mer - soit quatre mille cinq cents mètres de moins que l'altitude qu'on lui attribuait à l'époque d'Hockenberry. C'est déjà bien assez, songea celui-ci. Et là-haut, sur son sommet - son sommet herbu -, sous Y égide étincelante qui accrochait la lumière matinale, demeuraient des créatures vivantes. Des dieux, qui plus est. Les dieux. Des créatures occupées à guerroyer, à respirer, à se quereller, à comploter, à s'accoupler, comme les humains qu'Hockenberry avait connus lors de sa précédente existence. En cet instant, le nuage de dépression qui s'était accumulé au-dessus de lui durant les derniers mois se dissipa soudain - tout comme les nuées blanches qu'il voyait s'éloigner d'Olympos, poussées par le vent venu du nord, de cet océan qu'on appelait la mer de Téthys -, en cet instant, Thomas C. Hockenberry, docteur es lettres classiques, était heureux, totalement heureux, d'être vivant. Qu'il décidât ou non de participer à cette expédition terrienne, il n'aurait donné sa place pour rien au monde, même si on lui avait proposé de changer d'époque ou de lieu. Mahnmut fit virer le frelon pour foncer sur le flanc est d'Olympus Mons, visant le trou de brane et Ilium. 17. Une fois sortie du champ d'exclusion qui enveloppait la demeure d'Odysseus, Héré se téléporta directement au sommet d'Olympos. Tout autour du lac de la Caldeira, les pentes herbues et les colonnades blanches étincelaient à la douce lumière du soleil lointain. Poséidon, l'ébranleur du sol, se TQ près d'elle. — C'est fait? Le dieu du tonnerre est endormi? — Le dieu du tonnerre ne tonne plus qu'en ronflant, répliqua Héré. Et sur Terre? — Tout se passe comme prévu, fille de Cronos. Les conseils et les exhortations que nous avons murmurés aux oreilles d'Aga-memnon et de ses capitaines vont bientôt porter leurs fruits. Profitant de l'absence d'Achille - qui campe comme à son habitude sur la plaine rouge à nos pieds -, le fils d'Atrée exhorte ses troupes à se révolter contre les Myrmidons et autres alliés d'Achille encore présents dans le campement. Ensuite, ils marcheront sur les murs et les portes grandes ouvertes d'Ilium. — Et les Troyens? demanda Héré. — Hector dort encore, épuisé par sa nuit de veille devant le bûcher funèbre de son frère. Énée se trouve au pied d'Olympos, mais il ne prendra aucune initiative contre nous en l'absence d'Hector. Déiphobe est aux côtés de Priam et discute avec lui des intentions des Amazones. — Et Penthésilée? — Il y a moins d'une heure qu'elle s'est éveillée, ainsi que ses douze compagnes, et elles se sont armées en prévision du combat mortel qui les attend. Elles viennent tout juste de sortir de la cité sous les vivats, pour traverser ensuite le trou de brane. — Est-ce que Pallas Athéné les accompagne? — Me voilà. (L'intéressée, caparaçonnée dans sa splendide armure d'or, venait de se matérialiser près de Poséidon.) Penthésilée court à sa perte... et à celle d'Achille. La confusion règne en maîtresse parmi les mortels. Héré se tourna vers la déesse, posa une main sur son glorieux poignet armé d'or. — Je sais que cette tâche t'a été pénible, ma sœur d'armes. Achille est ton favori depuis le jour de sa naissance. Pallas secoua sa splendide tête casquée. — Il a cessé de l'être. Ce mortel a menti en proclamant que j'avais tué et emporté son ami Patrocle. Il a levé son épée contre moi, et contre tous mes frères et sœurs olympiens. Il me tarde de le voir partir pour les sombres cavernes de l'Hadès. — Quant à moi, c'est Zeus que je redoute, coupa Poséidon. Son armure, d'un vert océanique, était décorée de vagues, de poissons, de pieuvres, de léviathans et de requins. En guise de visière pour lui protéger les yeux, son casque arborait des pinces de crabe. — Grâce à la potion d'Héphaestos, notre terrible majesté va passer sept jours et sept nuits à ronfler comme un porc, dit Héré. Il est vital pour nous de respecter ce délai pour parvenir à nos fins: la mort ou l'exil d'Achille, la restauration d'Agamemnon à la tête des Argiens, la chute d'Ilium ou, à tout le moins, la reprise de la guerre sans le moindre espoir de solution pacifique. Alors, Zeus sera contraint d'accepter la situation. — Sa colère sera néanmoins terrible, dit Athéné. Héré s'esclaffa. — Tu oses évoquer devant moi la colère du fils de Cronos? À côté de lui, Achille ressemble à un gamin braillard et capricieux. Mais laisse-moi le soin de m'occuper du Père. Je me chargerai de Zeus une fois nos objectifs atteints. Maintenant, il faut-Avant qu'elle ait pu achever sa phrase, d'autres dieux et déesses se manifestèrent sur la vaste pelouse qui s'étendait devant le hall des dieux, sur les rives du lac de la Caldeira. Des chars volants, tirés par des hologrammes de chevaux fringants, convergèrent de toutes parts pour se poser sur l'herbe. Les dieux et les déesses se répartirent en trois groupes: le premier se pressait autour d'Héré, d'Athéné, de Poséidon et autres champions de la cause grecque; le deuxième se massait autour d'Apollon - le plus ardent défenseur des Troyens -, de sa sœur Artémis, d'Ares, de sa sœur Aphrodite, de leur mère Léto, de Déméter et autres partisans d'Ilium; quant aux membres du troisième groupe, ils n'avaient pas encore choisi leur camp. L'affluence quantique se poursuivit jusqu'à ce que plusieurs centaines d'immortels soient rassemblés sur la pelouse. — Que faites-vous ici, vous tous? s'écria Héré d'une voix amusée. Il n'y a donc personne pour garder les remparts d'Olympos? — Tais-toi, intrigante! répliqua Apollon. C'est toi qui as ourdi ce complot visant à la chute d'Ilium. Et nul ne sait où se trouve le seigneur Zeus, qui seul pourrait y mettre un terme. — Oh! fit Héré aux bras blancs, le seigneur à l'arc d'argent est donc terrifié par les événements au point de vouloir se réfugier dans les bras de son père? Ares, dieu de la guerre, qui venait d'achever son troisième séjour dans les cuves de soins et de résurrection, conséquence de son troisième combat contre Achille, se plaça aux côtés de Phœbos Apollon. — Femelle, gronda le tempétueux seigneur des batailles, qui grandit jusqu'à atteindre une taille de quinze pieds, si nous continuons à tolérer ton existence, c'est uniquement parce que tu es l'épouse incestueuse de notre seigneur Zeus. Héré partit d'un rire calculé pour être le plus irritant possible. — Épouse incestueuse? Voilà qui n'est pas sans ironie, venant d'un dieu qui couche plus souvent avec sa sœur qu'avec toute autre femme, divine ou mortelle. Ares leva sa longue lance. Apollon empoigna son arc puissant et y glissa une flèche. Aphrodite saisit son propre arc, plus petit mais néanmoins meurtrier. — Comptes-tu nous inciter à la violence contre notre reine? demanda Athéné, qui s'interposa entre Héré et les armes dressées contre celle-ci. Tous les dieux présents avaient activé leur champ de force personnel en voyant se lever arcs et lance. — Inciter à la violence? répéta Ares, le visage cramoisi. Quelle insolence! N'est-ce pas toi, Pallas Athéné, qui a naguère encouragé Diomède, fils de Tydée, à me blesser d'un coup de pique? N'est-ce pas toi qui m'as frappé de ta lance immortelle, te croyant dissimulée par le nuage d'invisibilité que tu avais invoqué autour de toi? Athéné haussa les épaules. — Cela se passait sur le champ de bataille. Et mon sang s'était échauffé. — C'est la seule excuse que tu as trouvée, immortelle salope? beugla Ares. Ton sang s'était échauffé? — Où est Zeus? demanda Apollon à Héré. — Je ne suis pas la gardienne de mon époux, rétorqua Héré aux bras blancs. Même s'il en a parfois besoin. — Où est Zeus? répéta Apollon, seigneur à l'arc d'argent. — Durant les jours à venir, Zeus ne se souciera plus des affaires humaines et divines, répondit Héré. Peut-être ne reviendra-t-il jamais. C'est nous, les Olympiens, qui allons décider du sort du monde. Sans lever son arc, Apollon y encocha une lourde flèche thermosensible. Thétis, la déesse de la mer, la Néréide, la fille de Nérée - le seul et unique vieillard de la mer -, la mère d'Achille, qu'elle avait enfanté du mortel Pelée, s'interposa entre les deux factions. Elle ne portait pas d'armure, n'étant vêtue que d'une robe ouvragée dont les broderies évoquaient algues et coquillages. — Mes sœurs, mes frères, mes cousins, cessez là ce déchaînement de colère et de fierté, qui risque de nous être néfaste, à nous et à nos enfants mortels, et de nous valoir l'ire de notre Père tout-puissant, qui reviendra un jour - car, où qu'il se trouve, il reviendra un jour -, rempli de colère et porteur de sa foudre meurtrière. — Oh, la ferme! s'écria Ares, empoignant sa lance de la main droite comme pour se préparer à frapper. Si tu n'avais pas plongé ton lardon geignard dans le fleuve sacré pour le rendre immortel ou presque, Ilium aurait triomphé il y a dix ans de cela. — Je n'ai plongé personne dans un quelconque fleuve, rétorqua Thétis, se dressant de toute sa hauteur et croisant sur sa poitrine ses bras aux fines écailles. Ce sont les Moires elles-mêmes qui ont promis mon cher Achille à son fabuleux destin. Peu après sa naissance - et suivant en cela l'impérieuse commande mentale des Moires -, j'ai étendu mon fils dans le feu céleste, le purgeant de l'héritage mortel de son père par la douleur et la souffrance - mais mon Achille, quoique encore bébé, n'a pas pleuré une seule larme! Toute la nuit durant je lui ai infligé de terribles brûlures. Le jour venu, j'ai oint ses jeunes chairs calcinées de l'ambroisie même qui nous sert à rafraîchir nos corps immortels - une ambroisie dont la puissance était renforcée par la secrète alchimie des Moires. Et j'aurais fait de mon bébé un immortel, j'aurais réussi à lui offrir la divinité, si je n'avais pas été surveillée par mon misérable époux, cet humain de Pelée, qui, voyant notre fils unique se convulser au sein des flammes, l'a attrapé par le talon pour le soustraire au feu céleste, quelques minutes à peine avant que puisse se parfaire sa déification. » Alors, sourd à mes objections comme le sont tous les époux, ce crétin bien intentionné de Pelée a confié notre bébé à Chiron, le plus sage des centaures et le mieux disposé envers les humains, le mentor d'innombrables héros, qui a veillé sur lui durant toute son enfance, le guérissant par des onguents et des simples connus des seuls centaures, puis le faisant grandir en force en le nourrissant de foies de lion et de moelle d'ours. — Dommage que ce petit salopard n'ait pas péri brûlé vif, commenta Aphrodite. Folle de rage, Thétis se précipita sur la déesse de l'Amour, armée en tout et pour tout de ses ongles aussi coupants que des arêtes de poisson. Aussi calme que si elle jouait au tir à la cible lors d'un pique-nique en famille, Aphrodite banda son arc et logea une flèche dans le sein gauche de Thétis. La Néréide s'effondra, tuée sur le coup, et son essence prédivine s'éleva dans les airs, tel un essaim d'abeilles noires. Personne ne se précipita vers elle pour la conduire d'urgence au Guérisseur et à ses cuves grouillantes d'asticots bleus. — Meurtrière! hurla une voix venue des abysses. Nérée, le vieillard de la mer en personne, émergea des profondeurs insondables du lac de la Caldeira, où s'il s'était exilé huit mois plus tôt, voyant que ses océans terrestres étaient envahis par les hommes et les moravecs. — Meurtrière! tonna de nouveau le géant amphibien. Dressé au-dessus des eaux sur une hauteur de cinquante pieds, ses boucles et sa barbe évoquant une masse convulsive d'anguilles sinueuses, il projeta sur Aphrodite un faisceau d'énergie pure. La déesse de l'Amour creusa dans la pelouse une tranchée de cent pieds de long et, si le champ de force né de son sang divin la préserva de la destruction totale, il n'empêcha pas son corps adorable de souffrir de multiples brûlures et contusions avant de se fracasser sur deux des colonnes du hall des dieux, puis sur le mur en granité de celui-ci. Ares, son frère aimant, planta sa lance dans l'oeil droit de Nérée. Poussant un rugissement si fort qu'on l'entendit jusqu'à Ilium et au-delà, le vieillard de la mer arracha lance et globe oculaire, puis disparut sous les vagues à l'écume rougie. Phcebos Apollon, comprenant que la guerre finale venait de commencer, leva son arc avant qu'Héré ou Athéné aient le temps de réagir, et tira deux flèches thermosensibles visant le cœur. Il était si rapide que même un œil d'immortel n'aurait pu percevoir son geste. Mais les flèches - forgées dans du titane incassable, enveloppées d'un champ quantique qui leur permettait de pénétrer dans un champ de force - se figèrent avant d'avoir atteint leurs cibles. Puis fondirent. Apollon en resta bouche bée. Athéné éclata de rire, rejetant en arrière sa tête casquée. — Tu as oublié, dieu parvenu, qu'en cas de départ ou d'absence de Zeus, Végide est programmée pour nous obéir, à Héré et à moi. — Tu as ouvert les hostilités, Phœbos Apollon, dit doucement Héré aux bras blancs. Éprouve à présent toute la force de la rage d'Héré et de la colère d'Athéné. Elle eut un geste à peine perceptible et un rocher bordant le lac, qui devait peser une bonne demi-tonne, s'arracha au sol d'Olympos pour fondre sur Apollon, franchissant le mur du son à deux reprises avant de frapper l'archer à la tempe. Apollon s'envola dans un fracas tonitruant d'or, d'argent et de bronze, boulant sur une longueur de sept perches, après quoi il s'immobilisa, ses boucles maculées de poussière et de boue. Athéné se retourna, lança une de ses javelines, qui retomba de l'autre côté du lac de la Caldeira, transformant la demeure d'Apollon en champignon de fumée, et ses débris de marbre, de granité et d'acier montèrent vers le champ de force protégeant le sommet. Déméter, la sœur de Zeus, lança vers Héré et Athéné une onde de choc qui ne fit que rebondir sur leur égide palpitante, mais qui catapulta Héphasstos sur une hauteur de trois cents pieds, l'envoyant atterrir loin du sommet d'Olympos. En guise de représailles, Hadès à l'armure rouge projeta un cône de feu noir qui oblitéra tout sur son passage - les temples, mais aussi la terre, l'eau et l'air. Les neuf Muses le rejoignirent en hurlant. Des éclairs jaillirent des chars surgis du néant, et Athéné déploya tous les chatoiements de l'égide. Ganymède, l'échanson des dieux, qui n'était pas entièrement immortel, fut pris sous le feu et hurla comme sa chair divine embrasée se détachait de ses os mortels. Eurynomé, fille d'Océan, se rallia au camp d'Athéné, mais succomba sous les assauts d'une douzaine d'Erinyes, qui convergèrent sur elle tels de gigantesques vampires. Elle eut le temps de pousser un cri, puis elle fut emportée loin du champ de bataille, par-delà les demeures incendiées. Les dieux gagnèrent qui un abri, qui son char. Certains choisirent de se TQ, mais la plupart se regroupèrent en deux camps antagonistes de part et d'autre du lac de la Caldeira. On vit fleurir des vagues d'énergie rouges, vertes, violettes, bleues, dorées, irisées, à mesure que divers dieux fusionnaient leurs champs personnels pour façonner des boucliers collectifs. Jamais les dieux ne s'étaient affrontés de cette manière - impitoyables, ils ne faisaient pas de quartier, oubliant jusqu'à la considération qu'un dieu peut avoir pour un autre vaincu, doutant de la possibilité d'une résurrection aux multiples mains du Guérisseur, d'un simple séjour dans ses cuves de soins... et ne craignant plus l'intervention de Zeus le Père. D'ordinaire, le maître de la foudre était toujours là pour les retenir, les cajoler, les menacer, afin qu'ils évitent de tuer leur prochain. Aujourd'hui, ils avaient la bride sur le cou. Poséidon se TQ sur Terre pour superviser la destruction de Troie par les Achéens. Ares se leva, laissant derrière lui un sillage d'ichor doré, et rallia à lui une soixantaine de dieux outragés - tous fidèles à Zeus, tous partisans de Troie. Héphœstos se téléporta sur le champ de bataille, y répandant un banc de brume noire et délétère. La guerre des dieux qui débuta en cet instant se répandit en quelques heures sur la totalité d'Olympos et jusque dans Ilium. Lorsque vint le crépuscule, le sommet d'Olympos était en flammes et une partie du lac de la Caldeira s'était vaporisée, la lave venant remplacer l'eau. 18. Penthésilée, chevauchant vers Achille, savait sans l'ombre d'un doute que toute sa vie avant ce jour - jusqu'à la dernière des heures, jusqu'à la dernière des minutes - n'était qu'un prélude à la gloire qui serait bientôt sienne. Tout ce qu'elle avait pu accomplir jusqu'ici, des séances d'entraînement les plus pénibles aux combats les plus gratifiants ou les plus déchirants, n'était que simple préparation. Durant les heures à venir, elle allait affronter son destin. Soit elle triompherait d'Achille, le condamnant à périr, soit ce serait elle qui mourrait, se voyant - sort infamant! -condamnée à la honte et à l'oubli pour l'éternité. L'Amazone Penthésilée n'avait aucune intention de subir un sort infamant. En émergeant de sa sieste dans le palais de Priam, elle s'était sentie forte et heureuse. Elle s'était accordé un bon bain et, plus tard, en s'habillant - face au miroir de métal poli dont était pourvu son logis -, elle avait pris soin de son visage et de son corps comme elle le faisait rarement, sinon jamais. Penthésilée savait qu'elle correspondait aux canons de la beauté tels que les édictaient les hommes, les femmes et les dieux. Elle s'en souciait comme d'une guigne. Cela importait peu à son âme de guerrière. Mais ce jour-là, tandis qu'elle endossait lentement ses habits propres et son armure étincelante, elle prit le temps d'admirer sa propre beauté. Après tout, songea-t-elle, ce serait la dernière chose que verrait Achille, le tueur d'hommes aux pieds rapides. Âgée d'une vingtaine d'années, l'Amazone avait un visage de femme-enfant et de grands yeux verts qui semblaient plus grands encore lorsqu'ils s'encadraient dans ses boucles blondes. Si ses lèvres fermes ne souriaient que rarement, elles n'en étaient pas moins pleines et roses. Le corps qui se reflétait sur le métal poli était musclé et bronzé par des heures passées à nager, à combattre et à chasser au soleil, mais il n'était nullement décharné. Elle avait les hanches larges d'une vraie femme, mais aussi un derrière un peu trop gros, ce qu'elle remarqua avec une moue réprobatrice en bouclant sa ceinture d'argent sur sa taille de guêpe. Les seins de Penthésilée étaient plus ronds et plus fermes que ceux de bien des femmes, y compris parmi ses camarades Amazones, et leurs mamelons étaient roses plutôt que marron. Elle était toujours vierge et avait l'intention de le rester jusqu'à la fin de ses jours. Sa sœur aînée - elle grimaça en repensant à la mort d'Kippolyté -s'était certes laissé séduire par les ruses d'un homme velu, qui l'avait enlevée pour en faire une reproductrice; mais jamais elle ne ferait ce choix. Tout en s'habillant, Penthésilée attrapa un petit flacon d'argent en forme de grenade et en fit couler un baume magique et parfumé, dont elle s'oignit la poitrine, au niveau du cœur, puis le ventre, au-dessus du duvet doré qui montait de son sexe. Telles étaient les instructions de la déesse Aphrodite, qui lui était apparue le lendemain du jour où Pallas Athéné lui avait confié sa mission. Aphrodite lui avait assuré qu'elle avait concocté ce parfum - encore plus puissant que l'ambroisie - à seule fin de subjuguer le seul Achille, qui ne pourrait manquer de succomber au désir. Penthésilée disposait donc de deux armes secrètes: la javeline que lui avait donnée Athéné, une arme qui ne ratait jamais sa cible, et le charme d'Aphrodite. Elle avait l'intention de porter à Achille un coup mortel pendant que le tueur d'hommes serait paralysé par le désir. L'une de ses camarades, sans doute Clonia, sa fidèle capitaine, avait briqué son armure royale avant de s'endormir, et l'or et le bronze étincelaient dans le miroir métallique. Les armes de Penthésilée étaient à portée de main: son arc et son carquois, empli de flèches bien droites à l'empenne rouge, son épée - plus courte que celle d'un homme, mais parfaitement équilibrée et tout aussi meurtrière en combat rapproché - et sa hache à deux fers, l'arme de prédilection des Amazones en temps ordinaire. Mais pas aujourd'hui. Elle soupesa la lance qu'Athéné lui avait donnée. On aurait dit qu'elle ne pesait rien, qu'elle volait déjà vers sa cible. Sa longue pointe barbelée n'était pas en bronze, ni même en fer, mais en quelque métal forgé sur Olympos. Un métal que rien ne pouvait ternir. Que nulle armure ne pouvait arrêter. Cette pointe était trempée dans le poison le plus meurtrier que connaissaient les dieux. Il suffirait qu'elle pique le talon mortel d'Achille pour que le poison se diffuse jusque dans son cœur, paralysant le héros en quelques secondes, l'envoyant dans l'Hadès en quelques instants. Le métal bourdonnait dans la main de Penthésilée. Cette arme était aussi impatiente qu'elle de meurtrir la chair d'Achille et de le terrasser, d'emplir ses yeux, sa bouche et ses poumons de la noirceur de la mort. Sur le ton de la confidence, Athéné avait raconté à Penthésilée l'origine de l'invulnérabilité d'Achille: souhaitant rendre son bébé immortel, Thétis l'avait plongé dans le feu céleste, dont Pelée l'avait arraché avant qu'il ait pu achever son œuvre. Le talon d'Achille est mortel, avait murmuré Athéné, son ensemble de probabilité quantique n'a pas été altéré... Penthésilée n'avait rien compris à ce discours, hormis qu'elle allait tuer Achille, le tueur d'hommes - qui se doublait d'un tueur de femmes, et même d'un violeur: pendant que les Achéens se reposaient sur leurs lauriers et sur leurs culs, Achille et ses brutes de Myrmidons avaient conquis près d'une vingtaine de cités sur la côte, infligeant les derniers outrages à leur population féminine. Quoique la terre des Amazones fût fort lointaine, la jeune Penthésilée savait qu'il y avait en fait deux guerres de Troie: le siège d'Ilium, une succession de combats acharnés suivis de longues périodes de repos et de festins, et les raids destructeurs menés par Achille, qui ravageait l'Asie Mineure depuis une décennie. Dix-sept villes avaient succombé à ses assauts. Mais c'est aujourd'hui son tour. La cité que traversèrent Penthésilée et ses camarades était envahie par la panique et la confusion. À en croire les crieurs postés sur les remparts, les Achéens se rassemblaient derrière Aga-memnon et ses capitaines. Comme Hector se reposait et qu'Énée se trouvait au front des troupes, de l'autre côté du Trou, les Grecs allaient frapper la ville par traîtrise. Penthésilée remarqua des femmes errant dans les rues, vêtues d'armures dépareillées, comme si elles jouaient aux Amazones. Et voilà que les sentinelles sonnaient le cor, voilà que les portes Scées se refermaient derrière Penthésilée et ses guerrières. Sans prêter attention aux soldats troyens qui se mettaient en formation sur la plaine, entre les remparts de la cité et les campements achéens, Penthésilée chevaucha vers l'est, vers le Trou gigantesque. Elle avait aperçu celui-ci lors de son arrivée, mais son cœur battit quand même avec plus de force. Haut de plus de deux cents pieds, le Trou découpait dans le ciel hivernal un cercle parfait, dont le quart inférieur disparaissait dans le sol rocheux à l'est de la ville. Depuis le nord et l'est - ainsi qu'elle avait pu le constater lors de son arrivée -, il était absolument invisible: on ne voyait qu'Ilium et la mer, sans aucun signe de sorcellerie dans le paysage. Le Trou ne se manifestait que si on l'approchait par le sud-ouest. Achéens et Troyens - divisés en deux colonnes distinctes mais pas encore antagonistes - sortaient précipitamment du Trou, à pied ou en char, comme obéissant à un ordre d'évacuation. Ils avaient dû recevoir des instructions de leurs commandements respectifs, se dit Penthésilée, et renonçaient à défier les dieux pour se préparer à reprendre leur ancien conflit. Cela n'avait aucune importance à ses yeux. Penthésilée devait tuer Achille, et malheur à l'Achéen - ou au Troyen - qui commettrait l'erreur de se trouver sur son chemin. Elle avait déjà envoyé dans l'Hadès des légions de guerriers, et elle était prête à recommencer si nécessaire. Elle retint son souffle en menant ses deux colonnes d'Amazones à travers le Trou, mais lorsqu'elle émergea de l'autre côté, elle n'éprouva qu'une vague sensation de légèreté, ainsi qu'un bref éblouissement et quelque difficulté à respirer - lorsqu'elle pensa à reprendre son souffle -, comme si elle s'était retrouvée au sommet d'une montagne. Son cheval, également sensible à ces subtiles altérations, se mit à renâcler, mais elle eut vite fait de le maîtriser. Elle ne pouvait détacher ses yeux d'Olympos. La montagne emplissait l'horizon à l'ouest... non, elle emplissait le monde... non, elle était le monde. Droit devant, par-delà les petits groupes d'hommes et de moravecs, plus les quelques cadavres qui jonchaient le sol rouge et qu'elle ne voyait pas, n'ayant désormais qu'indifférence pour tout ce qui n'était pas Olympos, se dressaient des falaises verticales hautes de plusieurs dizaines de stades, le socle de la demeure des dieux, et au-dessus d'elles, cette montagne dont les flancs ne cessaient de monter, et de monter encore... — Ma reine. Penthésilée entendit une voix, la reconnut au bout d'un temps comme étant celle de Bremusa, la plus haut gradée de son peloton après la fidèle Clonia, mais ne lui prêta pas plus d'attention qu'à l'océan limpide qui s'étendait à leur droite, ou aux grandes têtes de pierre qui en bordaient le rivage. Tout cela ne signifiait rien comparé à l'incommensurable réalité d'Olympos. Penthésilée se redressa sur sa selle élégante pour suivre les contours de la montagne, qui s'élevait de plus en plus haut, plus haut encore que le ciel d'azur... — Ma reine. Penthésilée se tourna vers Bremusa, bien décidée à la réprimander, mais s'aperçut que toutes ses guerrières avaient fait halte derrière elle. La reine des Amazones s'ébroua, comme pour achever de sortir d'un rêve, et fit demi-tour pour les rejoindre. Pendant qu'elle s'abandonnait à sa fascination pour Olympos, les Amazones avaient croisé des femmes égarées de ce côté du Trou - des femmes qui pleuraient, hurlaient, saignaient, couraient, chancelaient, tombaient. Clonia avait mis pied à terre pour s'agenouiller près de l'une d'elles, lui calant la tête sur ses cuisses. Cette femme semblait vêtue d'une étrange robe écarlate. — Qui? demanda Penthésilée, baissant les yeux vers la malheureuse, qui lui semblait effroyablement lointaine. Elle vit alors que la route qu'elles avaient suivie était jonchée de plaques d'armure abandonnées. — Les Achéens, murmura la mourante. Achille... Si elle avait endossé une armure, cela ne lui avait servi à rien. On lui avait tranché les seins. Elle était presque nue. Ce n'était pas une robe qui recouvrait sa peau, mais une couche de son propre sang. — Emmenez-la à... Penthésilée n'acheva pas sa phrase. La femme était morte. Clonia remonta en selle et reprit sa place, à droite de Penthésilée, un peu en arrière. La reine sentit la rage qui émanait de sa camarade, aussi ardente qu'un feu de joie. — En avant! Elle lança son destrier. Sa hache était fixée au pommeau de sa selle. Sa main droite tenait la lance d'Athéné. Ce fut au galop qu'elles se dirigèrent vers le petit groupe d'hommes. Les Achéens se penchaient sur des cadavres, sans doute pour les dépouiller. Leurs rires gras résonnaient dans l'air ténu. Une quarantaine de femmes avaient péri ici. Penthésilée ralentit l'allure, mais les deux colonnes d'Amazones durent se disperser. Un cheval, même entraîné à la guerre, n'aime pas piétiner un cadavre, et ceux-ci - des cadavres de femmes, sans exception -étaient si proches les uns des autres que les destriers avançaient avec un luxe de précautions, posant leurs sabots sur le sol entre les membres tordus et les crânes fracassés. Les Achéens cessèrent de dépouiller et de peloter leurs proies. Penthésilée estima leur nombre à une centaine, mais elle ne reconnut personne parmi eux. Aucun des grands héros grecs ne s'était mêlé à cette racaille. À deux ou trois stades de là, un groupe d'hommes à l'allure plus noble regagnait le gros de l'armée achéenne. — Visez-moi ça, encore des femmes! dit le plus crasseux des charognards à deux pattes. Et cette fois-ci, elles nous ont apporté des chevaux. — Quel est ton nom? demanda Penthésilée. L'homme sourit, révélant une denture en piètre état. — Je m'appelle Molion et j'hésite: dois-je commencer par te violer ou par te tuer? — Décision difficile pour un esprit aussi limité que le tien, répondit posément Penthésilée. J'ai jadis rencontré un Molion, mais c'était un Troyen, l'écuyer de Thymbrée. Et puis, c'était un homme bien vivant, alors que tu n'es qu'un chien crevé. Poussant un grondement, Molion dégaina son épée. Sans daigner mettre pied à terre, Penthésilée le décapita d'un coup de hache. Puis elle frappa les flancs de son cheval, et trois hommes périrent piétines avant d'avoir eu le temps de lever leurs boucliers. Poussant un cri à glacer les sangs, ses douze Amazones se jetèrent dans la mêlée à ses côtés, écrasant les Achéens quand elles ne les massacraient pas à la hache ou à l'épée, pareilles à des moissonneuses maniant la faux. Les hommes qui résistaient périrent. Ceux qui fuyaient aussi. Penthésilée tua les sept qui étaient occupés à dépouiller les cadavres avec Molion et ses trois premières victimes. Ses camarades Euandra et Thermodoa se préparaient à achever le dernier Achéen - un soudard particulièrement laid qui, entre deux suppliques geignardes, déclara s'appeler Thersite - mais Penthésilée, à leur grande surprise, leur ordonna de le laisser partir. — Porte ce message à Achille, à Diomède, aux deux Ajax, à Odysseus, à Idoménée et aux autres héros que je vois sur cette crête, en train de nous observer, tonna-t-elle. Dis-leur que moi, Penthésilée, reine des Amazones, fille d'Ares, bien-aimée d'Athéné et d'Aphrodite, je suis venue mettre fin à la misérable vie d'Achille. Dis-leur que je suis prête à l'affronter en combat singulier s'il en est d'accord, mais que mes Amazones et moi sommes résolues à les tuer tous s'ils nous résistent. Va! Thersite le contrefait s'en fut aussi vite que le lui permettaient ses jambes flageolantes. Le bras droit de Penthésilée, la peu avenante mais courageuse Clonia, s'approcha d'elle. — Que dis-tu là, ma reine? Nous ne pouvons affronter tous les héros achéens. Chacun d'eux est déjà une légende... ensemble, ils sont invincibles, et jamais treize Amazones ne pourront les conquérir. -— Sois calme et décidée, ô ma sœur, répliqua Penthésilée. Notre victoire dépend de la volonté des dieux tout autant que de la force de nos bras. Une fois Achille occis, les autres Achéens fuiront - tout comme ils ont fui devant Hector et les Troyens lorsque leurs chefs moins prestigieux tombaient devant eux. Et à ce moment-là, nous chevaucherons à bride abattue, franchirons à nouveau ce Trou maudit des dieux et brûlerons leurs nefs avant que ces prétendus héros aient repris leurs esprits. — Nous te suivrons dans la mort, ô ma reine, murmura Clonia, tout comme nous t'avons jadis suivie dans la gloire. — C'est encore la gloire qui nous attend, ma sœur bien-aimée. Regarde. Cette face de rat de Thersite a transmis notre message et les capitaines achéens se dirigent vers nous. Vois comme l'armure d'Achille brille plus que les autres! Allons à leur rencontre sur ce champ de bataille dégagé qui s'offre à nous. Elle talonna son cheval massif, et les treize Amazones foncèrent au galop vers Achille et les Achéens. 19. — Quel rayon bleu? demanda Hockenberry. Ils discutaient de la disparition des habitants de la Terre d'Ilium - hormis ceux qui se trouvaient dans un rayon de cinq cents kilomètres autour de Troie - tandis que Mahnmut dirigeait le frelon vers Mars, Olympos et le trou de brane. — C'est un rayon bleu émanant de Delphes, dans le Péloponnèse, expliqua le moravec. Il est apparu le jour où le reste de la population humaine s'est évaporé. Nous avons cru tout d'abord à une émission de tachyons, mais nous n'en sommes plus si sûrs. Il existe une théorie - une théorie, rien de plus - selon laquelle tous les humains ont été réduits à leurs composants fondamentaux, en termes de cordes de Calabi-Yau, puis cryptés et projetés dans l'espace interstellaire au moyen de ce rayon. — Et il part de Delphes? Hockenberry, s'il était ignare en matière de tachyons et de cordes de Calabi-Machin, savait beaucoup de choses sur Delphes et son oracle. — Oui, je peux vous le montrer si vous le souhaitez, cela ne nous prendra que dix minutes. Le plus étrange dans cette histoire, c'est qu'il existe un rayon bleu similaire à celui-ci sur la Terre du présent, notre destination, mais il émane de Jérusalem. — De Jérusalem, répéta Hockenberry. (Le frelon piquait sur le Trou, secoué comme un bateau en pleine tempête, et il se cramponnait aux accoudoirs invisibles de son siège.) Ces rayons s'envolent dans les airs? Dans l'espace? Pour aller où? — Nous l'ignorons. Ils ne semblent pas avoir de destination bien définie. Ils restent perceptibles sur une longue distance, ils suivent la rotation de la Terre, mais - ici comme là-bas - ils finissent par sortir du système solaire, et ni l'un ni l'autre ne paraît viser une étoile, un amas ou une galaxie quelconque. Par ailleurs, cette émission se double d'une réception. En d'autres termes, il y a un flot d'énergie tachyonique dirigé vers Delphes - et vers Jérusalem aussi, je présume -, par conséquent... — Minute, coupa Hockenberry. Vous avez vu ça? Ils venaient de traverser le trou de brane en frôlant son arc supérieur. — Oui, fit Mahnmut. Je n'ai pas distingué les détails, mais on aurait dit que des humains s'affrontaient sur les positions occupées d'ordinaire par les troupes achéennes détachées à Olympos. Et regardez, là, droit devant. Le moravec régla les holohublots sur zoom et Hockenberry découvrit les Grecs et les Troyens en train de se battre devant les murailles d'Ilium. Les portes Scées - ouvertes en permanence depuis huit mois - étaient closes. — Doux Jésus, murmura-t-il. — Oui. — Mahnmut, pouvons-nous revenir sur les lieux du premier affrontement? Sur le côté martien du trou de brane? J'ai cru voir quelque chose d'étrange. Ce qu'il avait vu, c'était un escadron de cavalerie - un peloton, plutôt - en train de charger l'infanterie achéenne. Or, aucun des deux camps n'utilisait la cavalerie. — D'accord, dit Mahnmut. Le frelon exécuta un demi-tour pour foncer à nouveau vers le Trou. Mahnmut, est-ce que tu me reçois toujours? demanda la voix d'Orphu sur le faisceau cohérent, relayé par les transpondeurs qu'ils avaient enterrés sous le Trou. Haut et clair. Le docteur Hockenberry est toujours avec toi? Oui. Reste sur ce canal. Il ne doit pas savoir que nous sommes en contact. Avez-vous remarqué quelque chose d'inhabituel? Oui. Nous allions justement voir ça de plus près. Des cavaliers affrontant les hoplites argiens côté Mars, et les Argiens affrontant les Troyens côté Terre. — Vous ne pouvez pas passer en mode furtif? demanda Hoc-kenberry. (Le frelon volait à soixante mètres d'altitude environ et se trouvait à quinze cents mètres d'une douzaine de cavaliers, qui fonçaient sur une cinquantaine de fantassins achéens.) Camoufler notre présence? Nous rendre un peu plus discrets? — Bien sûr que si. Mahnmut activa le mode furtif intégral et ralentit. Non, je ne parle pas des activités humaines, émit Orphu. N'as-tu rien remarqué à propos du trou de brane? Mahnmut tourna vers le trou en question non seulement ses organes oculaires, mais aussi tous les capteurs du frelon. Tout a l'air normal de ce côté-là. — Atterrissons derrière Achille et ses hommes, proposa Hoc-kenberry. Est-ce qu'on peut le faire discrètement? — Bien sûr. Mahnmut fit virer le frelon en douceur et le posa à trente mètres des Achéens. D'autres personnes quittaient les rangs de l'armée grecque pour se diriger vers eux. Le moravec distingua quelques rocvecs parmi elles, notamment le centurion en chef Mep Ahoo. Ce qui se passe n'a rien de normal, lui dit Orphu. Nous captons d'importantes fluctuations dans le trou de brane et dans le reste de l'espace membranaire. Et il se passe quelque chose au sommet d'Olympos - tous nos capteurs quantiques et gravifiques sont saturés. Nous captons des traces d'explosions à la fission, à la fusion et au plasma. Mais c'est surtout le trou de brane qui nous inquiète. Quels sont les paramètres d'anomalie? s'enquit Mahnmut. Jamais il n'avait pris la peine de se familiariser avec les arcanes de la théorie W ou de ses précédents historiques, la théorie M et la théorie des cordes, alors qu'il aurait eu le temps de le faire durant ses croisières sous-marines sur Europe. La plupart des données en sa possession provenaient d'Orphu et des banques de mémoire de Phobos, dont il avait exploité les ressources afin de mieux cerner la nature des trous qu'il avait contribué à ouvrir entre la Ceinture et Mars - sans parler de cette Terre parallèle -et de comprendre pourquoi ils avaient presque tous disparu au cours des derniers mois. Les capteurs Strominger-Vafa-Susskind-Sen nous donnent des taux de BPS montrant une disparité croissante entre la masse minimale de la brane et sa charge, émit Orphu. BPS? répliqua Mahnmut. Il savait que la nouvelle était inquiétante, mais n'était pas sûr de se rappeler pourquoi. Bogomol'nyi, Prasard, Sommerfield, répondit Orphu, qui semblait s'adresser à un enfant un peu demeuré. L'espace de Calabi-Yau à proximité de ta position est en train de subir une déchirure spatiale sous la forme d'une transition conifold. — Parfait! s'exclama Hockenberry en quittant d'un bond son siège invisible pour foncer vers la rampe en train de se déployer. Si seulement j'avais encore ma panoplie de scholiaste - le bracelet de morphing, le micro directionnel, le harnais de lévitation... Vous venez? -— Une seconde, dit Mahnmut. Veux-tu dire par là que le trou de brane devient instable? Je veux dire par là qu'il va s'effondrer d'un instant à l'autre, émit Orphu. Nous avons ordonné aux moravecs et aux rocvecs se trouvant à Ilium et le long de la côte de foutre le camp le plus vite possible. Nous pensons qu'ils ont le temps de remballer leur matériel, mais les frelons et les navettes vont décoller dans moins de dix minutes et filer à Mach 3. Attends-toi à quelques bangs supersoniques. Cela laissera Ilium vulnérable aux attaques aériennes et aux incursions d'Olympiens par TQ. Mahnmut était horrifié par cette perspective. Ils allaient bel et bien abandonner leurs alliés grecs et troyens. Ce n'est plus notre problème, gronda Orphu d'Io. Asteague/Che et les autres intégrateurs ont lancé l'ordre d'évacuation. Si ce trou de brane se referme — ce qu'il ne tardera pas à faire, Mahnmut, tu peux me croire sur parole -, nous perdrons nos huit cents techniciens, artilleurs et autres personnels en poste sur cette Terre. Ils ont déjà reçu leurs ordres. Ils courent un gros risque en prenant le temps d'empaqueter leurs missiles, leurs projecteurs énergétiques et autres armes lourdes, mais les intégrateurs ne tiennent pas à laisser ce matériel sur place, même si on le met hors d'état de fonctionner. Puis-je aider en quoi que ce soit? Mahnmut se tourna vers l'écoutille, découvrant Hockenberry courant à toutes jambes vers Achille et ses hommes. Il se sentait inutile; s'il abandonnait Hockenberry ici, le scholiaste risquait de périr au combat. S'il ne décollait pas illico pour foncer vers le Trou, d'autres moravecs risquaient de se retrouver à jamais coupés de leur univers d'origine. Un instant, je consulte les intégrateurs et le général Beh bin Adee, émit Orphu. (Le canal cohérent se rouvrit au bout de quelques secondes.) Reste où tu es pour le moment. Tu es le mieux placé de nos observateurs. Peux-tu caler tous tes émetteurs sur Phobos et sortir du frelon pour intégrer tes images à la liaison? Oui. Mahnmut désactiva le mode furtif - il ne voulait pas que les Achéens et les rocvecs qui arrivaient en masse se cognent sur la coque - et se précipita au-dehors pour rattraper Hockenberry. Comme il s'approchait du groupe d'Achéens, Hockenberry éprouva une sensation croissante d'irréalité, teintée d'un fort sentiment de culpabilité. Tout cela est ma faute. Si je n'avais pas endossé la forme d'Athéné pour kidnapper Patrocle, il y a huit mois de cela, Achille n'aurait pas déclaré la guerre aux dieux et rien de tout cela ne serait arrivé. Si quelqu'un meurt aujourd'hui, j'en serai responsable. Ce fut Achille qui l'accueillit, tournant le dos au peloton de cavalerie. — Sois le bienvenu, Hockenberry, fils de Duane. Une cinquantaine d'Achéens, rois, capitaines et hommes de troupe, attendaient l'arrivée des cavalières - celles-ci étaient suffisamment proches pour qu'Hockenberry les identifie comme des femmes, caparaçonnées dans de splendides armures -, parmi lesquels il reconnut Diomède, les deux Ajax, Idoménée, Odysseus, Podarcès et son jeune ami Ménippos, Sthénélos, Euryale et Sti-chios. Mais l'ex-scholiaste fut quelque peu surpris de découvrir Thersite l'ergoteur aux côtés d'Achille; en temps normal, jamais le tueur d'hommes aux pieds rapides n'aurait toléré la présence de ce détrousseur de cadavres — Que se passe-t-il? Le grand demi-dieu blond haussa les épaules. — Nous avons vécu un jour fort étrange, fils de Duane. D'abord, les dieux ont refusé de venir nous affronter. Ensuite, une bande de folles troyennes nous a attaqués, tuant par surprise l'infortuné Philoctète. Et voici qu'arrivent des Amazones, qui ont elles aussi tué nos hommes, du moins c'est ce que prétend cette face de rat. Des Amazones. Mahnmut arriva en courant. La plupart des Achéens, qui s'étaient habitués à la présence de cette petite créature de plastique et de métal, ne lui accordèrent qu'un bref regard avant de se tourner à nouveau vers les cavalières. — Que se passe-t-il? demanda le petit moravec en anglais. Ce fut dans une tout autre langue qu'Hockenberry lui répondit. — « Ducit Amazonidum lunatis agmina peltis Penthesilea furens, mediisque in milibus ardet, aurea subnectens exsertœ cin-gula mammœ bellatrix, audetque viris concurrere virgo. » — Ne m'obligez pas à télécharger du latin, protesta Mahnmut. Il désigna les gigantesques chevaux qui faisaient halte à cinq mètres d'eux, soulevant un nuage de poussière qui engloutit les capitaines achéens. Hockenberry traduisit: — «À la tête des escadrons des Amazones, armées de boucliers en forme de lune, la fougueuse Penthésilée; les seins découverts et soutenus par un baudrier d'or, l'héroïne brille par son ardeur au milieu des combats et ose se mesurer, vierge, avec des guerriers. » — Génial, commenta le moravec sur un ton sarcastique. Mais cette citation latine... ce n'est pas Homère, je suppose? — Virgile, chuchota Hockenberry dans le silence soudain, où le choc d'un sabot de cheval sur le sol semblait assourdissant. Il semble que nous soyons entrés dans l'Enéide. — Vraiment génial. Les techniciens rocvecs ont fait tous leurs paquets et seront prêts à quitter la Terre dans cinq minutes dernier délai, émit Orphu. Et il y a autre chose qu'il faut que tu saches. Nous avançons la mise à feu de la Reine Mab. De combien? demanda Mahnmut en sentant se serrer son cœur en grande partie organique. Nous avions laissé à Hockenberry quarante-huit heures pour se décider et convaincre Odysseus de nous accompagner. Eh bien, il ne lui reste plus qu'une heure, à tout casser. Je dirais même quarante minutes, le temps d'anesthésier et d'entasser tous ces rocvecs, puis de stocker leurs armes dans les soutes. Si tu n'as pas rappliqué à ce moment-là, tu resteras ici, toi aussi. Et La Dame noire? Mahnmut n'avait pas achevé de contrôler les nombreux systèmes de son submersible. On est en train de la charger en ce moment même, répondit Orphu depuis le vaisseau terrien. Je sens les secousses jusqu'ici. Tu finiras ta check-list dans l'espace. Ne traîne pas, mon vieil ami. Orphu coupa la communication, et on n'entendit plus que des grésillements sur le faisceau cohérent. Hockenberry, qui s'était glissé au deuxième rang du contingent achéen, constata que les destriers des Amazones étaient d'une taille impressionnante, aussi gros que des chevaux de trait, genre percheron ou clydesdale. Les guerrières étaient treize en tout, et Virgile avait dit vrai: leur armure laissait le sein gauche découvert. Il y avait de quoi distraire l'adversaire. Achille s'avança de trois pas. Il fit halte si près de la monture de la première Amazone qu'il aurait pu lui caresser les naseaux. Il n'en fit rien. — Que veux-tu, femme? Il avait une voix très douce pour un homme de sa carrure et de sa force. — Je suis Penthésilée, fille d'Ares, dieu de la guerre, et d'Otrèré, reine des Amazones, dit cette femme superbe juchée sur son cheval. Et c'est ta mort que je veux, Achille, fils de Pelée. Achille rejeta la tête en arrière et éclata de rire. C'était un rire détendu, enjoué, et, en l'entendant, Hockenberry sentit ses poils se hérisser. — Dis-moi, femme, demanda Achille d'une voix douce, où trouves-tu le courage de nous défier, nous, les plus puissants héros de cette ère, nous qui avons osé assiéger Olympos? La plupart d'entre nous sont issus du sang du fils de Cronos, de Zeus le Père en personne. Tiens-tu vraiment à nous affronter, femme? — Les autres peuvent se retirer s'ils le souhaitent, répondit Penthésilée d'une voix claire et posée. Je n'ai nulle querelle avec Ajax, fils de Télamon, ni avec les fils de Tydée, de Deucalion et de Laerte, pas plus qu'avec tous les hommes rassemblés ici. Toi seul es mon ennemi, fils de Pelée. Ceux qu'elle avait cités - Ajax le Grand, Diomède, Idoménée et Odysseus - sursautèrent, se tournèrent vers Achille et éclatèrent de rire à l'unisson. Les autres Achéens se joignirent à eux. Une bonne cinquantaine de guerriers argiens arrivèrent en renfort, accompagnés du centurion en chef Mep Ahoo. La tête de Mahnmut pivota en silence dans sa direction; à l'insu d'Hockenberry, rocvec et moravec discutaient de l'effondrement imminent du trou de brane. — Tu as offensé les dieux en tentant en vain d'investir leur demeure! s'écria Penthésilée, dont la voix résonna à une centaine de mètres à la ronde. Tu as offensé les paisibles Troyens en tentant en vain d'investir leur cité. Mais aujourd'hui, tu vas mourir, Achille, tueur de femmes. Prépare-toi au combat. — Eh bien! dit Mahnmut en anglais. — Doux Jésus, murmura Hockenberry. Poussant un cri strident dans leur langue natale, les treize Amazones talonnèrent leurs chevaux, ceux-ci firent un bond, et les flèches et les javelines fendirent les airs, et leurs pointes de bronze frappèrent les armures et les boucliers. 20. Le long de la côte de l'océan Boréal martien, que les habitants d'Olympos appellent la mer de Téthys, les petits hommes verts - également connus sous le nom de zeks - ont érigé plus de onze mille têtes de pierre. Chacune d'elles mesure vingt mètres de haut. Elles sont toutes identiques et représentent le visage d'un vieil homme au nez aquilin, aux lèvres minces, au front haut, aux sourcils froncés, au crâne dégarni, au menton volontaire et aux tempes recouvertes de longs cheveux qui lui cachent les oreilles. Le matériau de ces sculptures provient de gigantesques carrières creusées dans les falaises de ce chaos qu'on a baptisé Noctis Labyrinthus, et qui se trouve à l'extrémité occidentale de la mer intérieure, longue de quatre mille deux cents kilomètres, occupant la faille baptisée Vallès Marineris. Près des carrières de Noctis Labyrinthus sont amarrées des barges de cent mètres de long, sur lesquelles les petits hommes verts chargent les blocs de pierre non dégrossis afin de les transporter à l'autre bout de Vallès Marineris. Une fois que ces barges entrent dans la mer de Téthys, des felouques à voiles triangulaires les guident le long de la côte, où plusieurs centaines de PHV s'activent à décharger les blocs de pierre pour les sculpter à même le sable. Lorsque l'effigie du vieil homme est complète, exception faite de l'arrière de la tête qui repose sur le sol, les zeks la placent sur le socle préparé à son intention et transportent l'ensemble jusqu'à sa destination, ce qui les oblige parfois à négocier des obstacles tels que falaises et marécages, puis ils hissent la tête en position verticale, s'aidant de treuils, de poulies et de câbles de guidage. La manœuvre s'achève lorsqu'ils placent dans le socle une excroissance conçue pour bloquer la tête sur celui-ci. Quelques-uns s'attardent le temps de sculpter des mèches de cheveux sur la nuque, pendant que la majorité des autres s'affaire déjà sur la tête suivante. Tous ces visages identiques sont tournés vers la mer. La première tête est apparue il y a un peu moins d'un siècle et demi, en années terriennes, là où les vagues de la mer de Téthys viennent lécher le pied d'Olympus Mons, et depuis lors, les petits hommes verts ont progressé vers l'est en érigeant une tête tous les kilomètres, faisant le tour de Tempe Terra, une grande péninsule en forme de champignon, obliquant vers le sud pour pénétrer dans l'estuaire de Kasei Vallès, puis s'engageant dans les marécages de Lunas Planum au sud-est, parcourant ensuite les deux grèves de Chryse Planitia, les deux falaises bordant Vallès Marineris et - au cours des huit derniers mois - virant au nord-est pour parcourir les hauteurs d'Arabia en direction des archipels boréaux, Deuteronilus et Protonilus Mensae. Aujourd'hui, cependant, tout travail a cessé et plus d'une centaine de felouques ont transporté les PHV - des hominidés verts à la peau translucide, mesurant un mètre de haut, se nourrissant par photosynthèse, pourvus de grands yeux noirs mais n'ayant ni bouche ni oreilles - sur une plage de Tempe Terra située à deux cents kilomètres de la grève d'Olympus Mons. De l'endroit où ils se trouvent, on distingue à l'ouest l'île volcanique d'Alba Patera, et, très loin au sud-ouest, l'imposante masse d'Olympus Mons visible par-delà l'horizon incurvé. Les têtes de pierre se dressent au sommet d'une falaise, à quelques centaines de mètres du rivage, et c'est sur une large plage étale que se sont rassemblés les sept mille trois cent trois zeks, formant une masse verte qui occulte le sable, exception faite d'un demi-cercle de cinquante et un mètres de diamètre. Plusieurs heures s'écoulent tandis que les petits hommes verts attendent en silence, leurs yeux noirs comme le charbon fixés sur la zone de sable vide. Felouques et barges oscillent doucement sur les vagues de la mer de Téthys. On n'entend que le souffle du vent d'ouest, qui soulève de temps à autre une bourrasque de sable qui vient gifler les peaux vert pâle, ou qui siffle en courant à travers les buissons poussant au pied de la falaise. Soudain, une odeur d'ozone - que les zeks ne peuvent capter, n'ayant pas de nez -, suivie par une série de coups de tonnerre. Quoique dépourvus d'oreilles, les PHV captent ces déflagrations par l'entremise de leur peau ultrasensible. Deux mètres au-dessus de la plage apparaît soudain un rhomboïde rouge tridimensionnel d'une quinzaine de mètres de large. Il augmente de taille tout en se rétrécissant en son milieu, jusqu'à ressembler à un couple de losanges accolés. Une minuscule sphère émerge au point de contact, se métamorphosant peu à peu en un ovale vert tridimensionnel, qui empiète peu à peu sur la figure d'origine. Ovale et rhomboïde se mettent à tourner dans des sens opposés, projetant du sable à cent mètres de hauteur. Les PHV observent le phénomène d'un air impavide. L'ensemble ovale/rhomboïde tourne si vite qu'il dessine à présent une sphère, complétant par symétrie la progression de la figure d'origine. Un cercle de dix mètres de diamètre apparaît dans les airs et semble s'enfoncer dans le sable, jusqu'à ce qu'un trou de brane tranche l'espace-temps. Comme il s'agit d'un trou nouveau-né, sa feuille protectrice est encore visible: des pétales et des couches d'énergie configurés sur onze dimensions qui protègent le sable, l'air, la planète Mars et l'univers tout entier de cette dégénérescence délibérée du tissu spatio-temporel. Du trou émerge en tressautant une sorte de carriole propulsée à la vapeur et reposant sur une roue unique, des gyroscopes camouflés assurant l'équilibre de sa masse de métal et de bois. Une fois sorti du trou, le véhicule s'immobilise au centre de l'espace que les zeks ont laissé dégagé. Une porte ouvragée s'ouvre sur son flanc et un marchepied se déplie, telle la pièce d'un puzzle alam-biqué en trois dimensions. Quatre voynix - des bipèdes métalliques de deux mètres de haut, au torse puissant et à la tête pareille à une masse posée à même leurs épaules - descendent de la carriole et, s'aidant de leurs organes manipulateurs plutôt que des lames à l'extrémité de leurs bras, entreprennent d'assembler un appareil des plus complexes, parmi les éléments duquel figurent des tentacules d'argent s'achevant par des petits projecteurs paraboliques. Une fois leur tâche accomplie, les voynix reculent pour se placer près du véhicule et se figent comme des statues. Un homme ou la projection d'un homme se manifeste alors, sous la forme d'un chatoiement dans l'air qui acquiert peu à peu un semblant de solidité, encadré par les projecteurs montés sur tentacules. C'est un vieil homme vêtu d'une robe bleu décorée de splendides broderies représentant des symboles astronomiques. Il s'appuie sur un bâton de pèlerin. Sa masse est suffisamment importante, ses pieds chaussés de sandales dorées suffisamment solides, pour laisser des empreintes dans le sable. Ses traits sont identiques à ceux des statues sur la falaise. Le mage s'avance au bord de la mer limpide et attend. Peu après, les eaux frémissent et une forme gigantesque émerge des vagues molles. Le spectacle évoque davantage une île surgissant des abysses que le débarquement d'une baleine, d'un dauphin, d'un serpent de mer ou d'un dieu océanique. L'eau coule de ses replis et de ses fissures comme elle avance vers la grève. Les zeks s'écartent pour la laisser passer. De par sa forme et sa couleur, cette chose ressemble à un tita-nesque cerveau. Ses tissus sont roses - exactement comme un cerveau humain -, et leurs circonvolutions accentuent encore la ressemblance, mais la comparaison s'arrête là, car cette chose est pourvue de multiples paires d'yeux, nichées dans les replis de tissu rose, et d'une myriade de mains: des petites mains préhensiles, montant elles aussi des replis roses, dont le nombre de doigts semble aléatoire et dont les ondulations évoquent des anémones de mer soumises à un courant glacé, des mains plus robustes, à l'extrémité de bras poussant de part et d'autre des paires d'yeux, et - visibles à présent que la créature, grande comme une maison, émerge des eaux pour fouler le sable - des grosses mains locomotrices sur ses flancs et sur son ventre, d'un blanc livide ou d'un gris blafard, aussi volumineuses qu'un cheval sans tête. La chose s'avance tel un crabe sur le sable mouillé, forçant les PHV à reculer, puis fait halte à moins de deux mètres du vieil homme en robe bleue qui, après avoir reculé de quelques pas pour ne pas gêner sa progression, s'immobilise d'un air décidé et fixe calmement sa multitude d'yeux d'un jaune glacial. Qu'as-tu fait de mon adorateur préféré? demande en silence la chose aux mains multiples. — Il se déchaîne sur le monde une nouvelle fois, j'en ai peur, soupire le vieillard. Quel monde? Il y en a tellement. — La Terre. Quelle Terre? Il y en a tellement. — La mienne, répond le vieil homme. La vraie. La chose aux multiples mains émet grâce à divers orifices cachés une sorte de gargouillis, évoquant une baleine qui reniflerait de l'eau salée. Prosper, où est ma prêtresse? Mon enfant? — Quel enfant? demande l'homme. Cherches-tu ta putain, corbeau-truie aux yeux bleus, ou la semence de sorcière, ce petit fauve aux taches rousses qui jamais n'eut forme humaine et qu'elle mit bas sur la grève de mon monde? Le mage a prononcé les mots grecs sus et korax, qui signifient respectivement « truie » et « corbeau », ce qui le fait sourire, tout autant que l'expression « mettre bas ». Sycorax et Caliban. Où sont-ils? — La chienne a disparu. Le petit lézard est libre. Mon Caliban s'est échappé du rocher où tu l'avais confiné des siècles durant? — Je viens de te le dire. Tu devrais troquer tes yeux surnuméraires contre des oreilles. A-t-il dévoré tous les misérables mortels de ton monde? — Pas tous. Pas encore. Le mage désigne de son bâton les nombreuses représentations de son visage qui se dressent en haut de la falaise derrière lui. — Es-tu flatté d'être ainsi observé, ô toi aux mains multiples? Le cerveau émet à nouveau son reniflement visqueux. Je compte laisser ces hommes verts s'agiter encore quelque temps, puis je déclencherai un tsunami pour les noyer tous et mettre à bas tes pathétiques effigies trop curieuses. — Pourquoi ne pas le faire tout de suite? J'en serais capable, tu le sais. On jurerait que cette réponse s'accompagne d'un rictus. — Je ne le sais que trop, être maléfique, réplique Prospéro. Mais anéantir cette race constituerait le plus grave de tes nombreux crimes. Les zeks sont la compassion même, la loyauté incarnée, et, contrairement aux dieux de ce monde que tu as altérés par pur caprice, ils ont conservé leur état originel, ils demeurent tels que je les ai créés. C'est moi qui leur ai donné forme. Je n'en éprouverai que plus déplaisir à les tuer. A quoi peuvent servir ces énigmes muettes et chlorophylliennes? On dirait des bégonias ambulants. — Ils n'ont pas de voix, mais ils n'en sont pas pour autant muets. Ils communiquent entre eux grâce à des paquets de données génétiquement modifiés, qui passent d'une cellule à l'autre par simple toucher. Lorsqu'ils doivent s'entretenir avec un être qui n'est point de leur espèce, l'un d'eux se porte volontaire pour lui donner son cœur, et il meurt en tant qu'individu mais est aussitôt absorbé par les autres, de sorte qu'il perdure en eux. C'est splen-dide. Manesque exire sepulcris, siffle mentalement Sétébos aux mains multiples. Tout ce que tu as fait, c'est faire sortir les morts de leurs sépultures. Tu joues le jeu de Médée. Sans prévenir, Sétébos pivote sur ses mains locomotrices et projette un membre anguiforme de vingt mètres de long se terminant par une main préhensile. Celle-ci frappe de plein fouet un petit homme vert près du rivage, s'enfonce dans son torse, se referme sur son cœur et le lui arrache. Le corps sans vie du zek s'effondre sur le sable, se vidant de ses fluides internes. Un autre PHV se précipite sur lui pour absorber le plus possible de son essence cellulaire. Rétractant son membre meurtrier, Sétébos presse le cœur vert comme il le ferait d'une éponge, puis le jette au loin. Son cœur était aussi vide et muet que sa tête. Il ne contenait aucun message. — Aucun qui te soit destiné, opine Prospéro. Mais celui que j'ai reçu m'enjoint de ne plus parler étourdiment à mes ennemis. Les autres en souffrent toujours. Les autres sont censés souffrir. C'est pour cela que nous les créons, toi et moi. — Oui, et à cette fin nous avons la clé de l'officier comme aussi celle de l'offiee, pour accorder tous les cœurs de l'État à l'air qui complaît à notre oreille. Mais tes créations sont insultantes, Sétébos - Caliban, en particulier. Ton monstrueux enfant, enfouissant mon tronc princier sous son lierre, en a drainé la sève. Une tâche qu'il était né pour accomplir. — Né? (Prospéra a un petit rire.) Ton bâtard de sorcière est venu au monde en suintant des charmes d'une prêtresse doublée d'une putain - chauves-souris, crapauds, cafards, hommes changés en pourceaux -, et le petit lézard aurait transformé ma Terre en porcherie si je n'avais pas adopté ce traître pour lui apprendre le langage, le loger dans ma grotte, le traiter humainement et lui montrer toutes les qualités du genre humain... pour ce que cela nous a servi, à moi, au monde et à cet esclave archimenteur! Toutes les qualités du genre humain, répète Sétébos dans un reniflement moqueur. (Il avance de cinq pas sur ses mains locomotrices, et son ombre recouvre le vieil homme.) Je lui ai appris la puissance. Tu lui as appris la souffrance. — Lorsque, à l'instar des êtres de ta vile race, il ne savait plus ce qu'il voulait dire et s'est mis à jacasser comme une brute, je l'ai justement confiné dans un roc, où je lui ai tenu compagnie sous une autre forme. Tu as exilé Caliban sur un rocher en orbite où tu as délégué l'un de tes hologrammes pour le narguer et le torturer durant des siècles, ô mage menteur. — Le torturer? Non. Mais lorsqu'il m'a désobéi, j'ai infligé des crampes à l'horrible amphibien, j'ai perclus ses os de douleur, et le fracas de ses rugissements a fait trembler les autres fauves de cette île orbitale à présent échouée. Et j'agirai de même quand je l'aurai capturé. Trop tard. Sétébos a un reniflement de mépris. Tous ses yeux se braquent sur le vieil homme en robe bleue. Ses doigts frémissent et ondoient. Comme tu l'as dit toi-même, mon fils, dont j'ai toutes les raisons d'être fier, se déchaîne sur ton monde. Je le savais déjà, évidemment. Je ne tarderai pas à l'y rejoindre. Ensemble, et avec l'aide des milliers de petits calibani que tu as eu l'obligeance de créer lorsque tu demeurais encore parmi les posthumains et approuvais leur monde condamné, le père et son fils-petit-fils ravageront ton orbe vert pour en faire un lieu plus plaisant. — Un marécage, tu veux dire. Peuplé d'odeurs atroces, de créatures plus atroces encore, de toutes formes de noirceur et de tous les miasmes qui montent des fonds, des boues et des mares, et de la puanteur que causera la chute de Prosper. Oui. On dirait que le titanesque cerveau danse sur ses multiples pattes à doigts, entraîné par une musique ou des cris de douleur qu'il est seul à entendre. — Alors, Prosper ne doit pas tomber, murmure le vieil homme. Il ne doit pas tomber. Mais tu tomberas, mage. Tu n'es que l'ombre de la rumeur de l'embryon d'une noosphère — la personnification d'une pulsation de vaine information, dénuée d'âme comme de centre, le grommellement insensé d'une espèce depuis longtemps réduite à la sénilité, un pet cybernétique emporté par le vent. Tu vas tomber, ainsi que ta biopute baptisée Ariel. Prospéra lève son bâton comme pour frapper le monstre. Puis il l'abaisse pour s'appuyer dessus, comme vidé soudainement de toute énergie. — Ariel demeure loyale et fidèle à notre Terre. Jamais elle ne vous servira, ni toi, ni ton fils monstrueux, ni ta sorcière aux yeux bleus. Sa mort même nous servira. — Ariel est la Terre, monstre, souffle Prospéra. Ma chérie est venue à la conscience lorsque la noosphère s'est entrelacée avec la biosphère consciente. Irais-tu jusqu'à tuer un monde pour satisfaire ta rage et ta vanité? Oh! oui. Sétébos se propulse sur ses doigts géants, saisit le vieil homme avec cinq de ses mains et l'approche de deux de ses grappes d'yeux. Où est Sycorax? — Elle pourrit. Circé est donc morte? La fille et concubine de Sétébos ne peut pas mourir. — Elle pourrit. Où? Comment? — Âge et malignité l'ont ployée en cerceau, que j'ai roulé pour faire d'elle un poisson, et elle pourrit à présent par la tête. Se fendant d'un éternuement morveux, Sétébos arrache les jambes de Prospéra pour les jeter à la mer. Puis la créature lui arrache les bras, les engloutissant dans une gueule qui vient de s'ouvrir au creux de ses replis les plus profonds. Pour finir, elle dévide l'intestin du vieil homme, l'avalant comme s'il s'agissait d'une longue nouille. — Cela t'amuse-t-il? s'enquiert la tête de Prospéra, juste avant d'être broyée par des doigts grisâtres et plongée entre les mâchoires de l'être aux mains multiples. Un peu plus loin, des tentacules d'argent frémissent et des projecteurs paraboliques s'illuminent. Prospéra refait son apparition, à une certaine distance toutefois. — Tu es un être insipide, Sétébos. Toujours enragé, toujours affamé, mais insipide et lassant. Je finirai par dénicher ton soi corporel, Prospéro. Fais-moi confiance. Sur ta Terre ou dans sa croûte, au fond de ses mers ou sur son orbite, je dénicherai la masse organique que tu étais jadis, et la mâchonnerai avec lenteur et volupté. Cela ne fait pas le moindre doute. — Insipide, répète le mage d'un air profondément triste. Quel que soit le sort qui attend tes dieux d'argile et les zeks que j'ai façonnés sur Mars - sans parler de mes bien-aimés hommes et femmes sur la Terre d'Ilium -, nous nous retrouverons bientôt. Sur Terre cette fois. Et la longue guerre qui fut la nôtre s'achèvera enfin, pour le meilleur et pour le pire. Oui. La créature aux mains multiples recrache sur le sable des reliefs sanguinolents, pivote sur ses mains locomotrices et regagne la mer en trottinant, jusqu'à ce qu'on ne distingue plus d'elle qu'un faible geyser rougeoyant en son sommet à demi immergé. Prospéro soupire. Il adresse un signe de tête aux voynix, se dirige vers le PHV le plus proche et le serre dans ses bras. — J'ai grande envie de vous parler et d'entendre vos pensées, mes bien-aimés, mais mon vieux cœur ne supporterait pas de voir encore mourir l'un de vous. Alors, en attendant que je m'aventure ici une nouvelle fois, je vous en conjure: corragio! Courage! Corragio! Les voynix s'avancent et éteignent le projecteur. Le mage s'évanouit. Avec un soin infini, les voynix replient les tentacules d'argent, chargent la machine dans la carriole et disparaissent dans l'habitacle éclairé de rouge. Le marchepied se replie. Le moteur se met à vrombir. La carriole archaïque décrit en cahotant un cercle dans le sable, autour duquel les zeks s'écartent en silence, puis elle traverse le trou de brane et disparaît. Quelques secondes plus tard, le trou de brane rétrécit, se fond dans sa feuille colorée d'énergie pure en onze dimensions, rétrécit à nouveau et, soudain, il n'est plus là. Pendant un moment, on n'entend que le murmure léthargique des vagues s'écrasant mollement sur la plage. Puis les PHV se dispersent pour embarquer à bord de leurs barges et de leurs felouques, prêts à sculpter et à ériger de nouvelles têtes de pierre. 21. Alors même qu'elle talonnait son cheval et se préparait à lancer sa javeline meurtrière, Penthésilée constata qu'elle avait négligé deux points d'une importance capitale. Premièrement - aussi incroyable que cela paraisse -, elle se rappela qu'Athéné ne lui avait pas précisé lequel des deux talons du tueur d'hommes était vulnérable, et qu'elle n'avait même pas pensé à le lui demander. Elle avait supposé qu'il s'agissait du droit - telle était l'image qu'elle avait visualisée: Pelée saisissant le bébé par le talon droit pour l'arracher au feu céleste -, mais Athéné s'était contentée de lui dire que l'un des talons d'Achille était mortel. Prévoyant qu'il lui serait difficile d'atteindre le talon du héros, même armée de la lance enchantée d'Athéné - il y avait peu de chances pour qu'Achille prenne la fuite en la voyant -, Penthésilée avait ordonné à ses camarades amazones de s'en prendre aux Achéens placés derrière lui. Elle avait l'intention de frapper le tueur d'hommes aux pieds rapides au moment où il se retournerait pour recenser les morts et les blessés, comme le ferait tout capitaine digne de ce nom. Pour mener à bien cette stratégie, elle était obligée de se retenir, de laisser ses sœurs partir seules à l'offensive. C'était totalement contraire à sa nature de guerrière, car elle aurait dû être la première à porter le fer chez l'ennemi, et bien que toutes eussent compris qu'il fallait agir ainsi pour abattre le tueur d'hommes, la reine n'en était pas moins rouge de honte lorsque les cavalières entrèrent en contact avec les hommes, son propre cheval restant en retrait derrière elles. Elle prit alors conscience de sa seconde erreur. Elle se trouvait sous le vent par rapport à Achille. Le plan de Penthésilée dépendait en partie du parfum offert par Aphrodite, mais ce crétin musculeux devait le sentir afin que ce plan s'accomplisse. Il faudrait que le vent tourne - ou que Penthésilée se rapproche du guerrier blond jusqu'à le frôler - pour que le charme finisse par opérer. Et merde, songea la reine des Amazones tandis que ses camarades tiraient leurs flèches et lançaient leurs javelines. Je m'en remets aux Moires, chacun pour soi et Hadès contre tous! Ares - père! -, protège-moi! Elle s'attendait à moitié à voir apparaître le dieu de la guerre, ainsi peut-être qu'Athéné et Aphrodite, puisque toutes deux souhaitaient qu'Achille périsse en ce jour, mais on ne vit surgir ni dieu ni déesse, et les chevaux s'empalèrent sur des piques levées à la hâte, et les lances frappèrent des boucliers brandis dans la précipitation, et les irrésistibles Amazones se heurtèrent aux inébranlables Achéens. De prime abord, il sembla que la chance et les dieux favorisaient les Amazones. Nombre de leurs chevaux s'empalèrent sur les lances argiennes, mais tous franchirent les lignes ennemies. Quelques Grecs reculèrent; d'autres tombèrent. Les Amazones, qui cernaient à présent la cinquantaine de guerriers entourant Achille, donnèrent avec fougue de la lance et de l'épée. Clonia, celle de ses lieutenants que Penthésilée aimait entre toutes, et la plus habile à l'arc de toutes les Amazones, lâchait flèche sur flèche à une vitesse surhumaine. Chacune de ses cibles se tenait derrière Achille, qui était contraint de se retourner chaque fois qu'un homme tombait. Ménippos s'effondra, une longue flèche en travers de la gorge. Son ami le puissant Podarcès, fils d'Iphicle et frère du défunt Protésilas, tenta de planter sa lance dans la cuisse de Clonia, mais l'Amazone Bremusa l'en empêcha, fracassant son arme puis lui coupant le bras au niveau du coude d'un puissant coup d'épée. Deux des sœurs d'armes de Penthésilée, Euandra et Thermodoa, se retrouvèrent à terre - leurs destriers s'étaient dérobés sous elles, frappés en plein cœur par les lances achéennes -, mais elle se relevèrent aussitôt, se placèrent dos à dos, empoignèrent leurs boucliers et résistèrent vaillamment aux assauts des Grecs déchaînés. Penthésilée s'aligna aux côtés de ses camarades Alcibia, Der-machia et Dérione pour lancer la deuxième vague de l'assaut. Elles frappèrent les visages barbus qui grimaçaient derrière les boucliers. Une flèche achéenne vint ricocher sur le casque de Penthésilée, lui brouillant la vue l'espace d'un instant. Où est Achille? Brièvement désorientée, la reine des Amazones finit par apercevoir le tueur d'hommes, qui se trouvait à vingt pas de là, entouré de l'élite des capitaines achéens: les deux Ajax, Idoménée, Odysseus, Diomède, Sthénélos, Teucros. Poussant un cri de guerre, elle frappa les flancs de son cheval, l'encourageant à fondre sur l'ennemi. À cette seconde précise, la mêlée sembla s'éclaircir alors qu'Achille se tournait vers l'un de ses hommes, Evénor de Dili-chium, que Clonia venait d'atteindre d'une flèche dans l'oeil. Penthésilée vit alors les mollets d'Achille sous les lanières de ses jambières, ses chevilles crasseuses, ses talons calleux. La javeline d'Athéné sembla vibrer entre ses mains lorsqu'elle la leva pour la jeter de toutes ses forces. L'arme enchantée frappa le talon droit du tueur d'hommes aux pieds rapides... et rebondit. Achille sursauta, se retourna et braqua sur Penthésilée des yeux d'un bleu glacial. Le sourire qu'il lui adressa était horrible. Les Amazones se battaient au corps à corps avec les Achéens, et la chance commençait à tourner. Bremusa lança sa javeline sur Idoménée, mais le fils de Deu-calion leva son bouclier d'un geste presque machinal, et la lance se brisa en deux. Celle qu'il brandissait alla se planter sous le sein gauche de Bremusa la rousse, la traversant de part en part. Elle tomba de sa cavale écumante, et une demi-douzaine d'Argiens de basse extraction se disputèrent son armure. Poussant un cri de rage à ce spectacle, Alcibia et Dermachia foncèrent sur Idoménée, mais les deux Ajax s'emparèrent des rênes de leurs destriers, les contraignant à faire halte. Lorsque les deux Amazones s'empressèrent de mettre pied à terre, Diomède, fils de Tydée, les décapita d'un seul coup de sa puissante épée. Sous les yeux horrifiés de Penthésilée, la tête d'Alcibia, dont les yeux cillaient encore, roula aux pieds d'Odysseus, qui l'empoigna par les cheveux pour la brandir en riant. Sentant qu'un Argien quelconque la frappait à la jambe, elle lui plongea sa seconde lance dans le torse jusqu'à lui percer les tripes. L'homme s'effondra en poussant un cri muet, emportant son arme avec lui. Elle s'empara de sa hache de guerre et talonna son cheval, le guidant avec ses seules jambes. Dérione, qui chevauchait à sa droite, fut désarçonnée par Ajax le Petit, fils d'Oïlée. Gisant sur le dos, le souffle coupé, elle allait ramasser son épée lorsque Ajax partit d'un grand rire et la cloua au sol d'un coup de lance, pesant de tout son poids sur elle jusqu'à ce qu'elle ne bouge plus. Clonia tenta de lui loger une flèche dans le cœur. Elle s'écrasa sur son armure. C'est à ce moment-là que Teucros, le fils bâtard de Télamon, l'archer suprême, l'atteignit de trois flèches presque simultanément: la première lui traversa la gorge, la deuxième perça son armure pour se ficher dans son ventre, la troisième s'enfonça si profondément dans son sein gauche que seuls étaient visibles l'empenne et trois pouces de bois. L'amie très chère de Penthésilée tomba morte au pied de sa cavale en sang. Euandra et Thermodoa étaient toujours debout, luttaient toujours dos à dos - quoique blessées, le corps en sang, à demi mortes d'épuisement -, lorsque la marée achéenne reflua autour d'elles, laissant la place à Mérion, fils de Mole, ami d'Idoménée et commandant en second des Cretois, qui lança sur elles deux javelines - une de chaque main. Leurs lourdes pointes déchirèrent l'armure légère que portaient les deux femmes, et Thermodoa et Euandra mordirent la poussière. Toutes les Amazones étaient tombées. Penthésilée souffrait d'une centaine de plaies, mais aucune n'était mortelle. Les fers de sa hache étaient maculés de sang argien, mais cette arme était désormais trop lourde pour elle, aussi y renonça-t-elle en faveur de son glaive. La voie était libre jusqu'à Achille. Comme pour obéir à la volonté d'Athéné, la javeline encore intacte qu'elle avait lancée sur le talon droit d'Achille se trouvait tout près de la patte antérieure droite de son cheval fourbu. En temps normal, la reine des Amazones n'aurait eu aucun mal à la ramasser, même sur un destrier lancé au galop, mais elle était trop fatiguée, son armure était trop pesante, et sa monture n'avait plus la force de courir, aussi Penthésilée se laissa-t-elle glisser le long de sa selle, se baissant pour ramasser la lance alors que deux flèches lancées par Teucros effleuraient son casque. Lorsqu'elle se releva, elle ne voyait plus personne excepté Achille. Les autres Achéens hurlants n'étaient que des masses floues. — Lance-la encore, dit Achille sans se départir de son horrible sourire. Penthésilée mit toutes les forces de son corps dolent dans son jet, visant les cuisses nues et musclées d'Achille, bien visibles sous son splendide bouclier circulaire. Achille se baissa, vif comme une panthère. La lance d'Athéné se fracassa sur son bouclier. Immobile sur le sable, Penthésilée empoigna de nouveau sa hache tandis qu'Achille, sans cesser de sourire, levait sa longue javeline, la lance légendaire que le centaure Chiron avait forgée pour son père Pelée, la lance qui ne ratait jamais sa cible. Achille frappa. Penthésilée leva son bouclier en croissant. La lance le transperça sans même ralentir, puis transperça son armure, déchira ses chairs, ressortit dans son dos et s'enfonça dans le thorax de sa monture, lui transperçant également le cœur. La reine des Amazones et son destrier churent ensemble dans la poussière, les jambes de Penthésilée s'envolant dans les airs pour se retrouver un instant parallèles à la lance fichée dans sa poitrine. Achille s'approcha, l'épée à la main, et Penthésilée s'efforça de ne pas le perdre de vue à mesure que le monde s'enté-nébrait devant elle. La hache tomba de ses doigts gourds. — Bordel de merde, murmura Hockenberry. — Amen, fit Mahnmut. L'ex-scholiaste et le petit moravec ne s'étaient pas éloignés d'Achille durant tout le combat. Ils le rejoignirent tandis qu'il contemplait le corps encore convulsif de Penthésilée. — « Tum sœva Amazon ultimus cecidit metus », murmura Hoc-kenberry. « Puis tomba la cruelle, l'Amazone, et avec elle enfin nos dernières terreurs. » — Encore Virgile? demanda Mahnmut. — Non, Pyrrhus, dans Les Troyennes, de Sénèque. Il se produisit alors une fort étrange chose. Tandis que divers Achéens se massaient autour de Penthésilée pour la dépouiller de son armure, Achille croisa les bras et se planta devant elle, ouvrant grandes ses narines comme pour humer l'odeur de sang, de sueur et de mort. Puis le tueur d'hommes aux pieds rapides porta ses mains à son visage, se voila la face et se mit à pleurer. Ajax le Grand, Diomède, Odysseus et les autres capitaines, qui étaient venus voir de près la reine des Amazones, s'écartèrent stupéfaits. Indifférents aux sanglots du demi-dieu, cette face de rat de Thersite et ses acolytes continuèrent à détrousser la guerrière, arrachant son casque à sa tête dodelinante et laissant couler en cascade ses longues boucles blondes. Rejetant la tête en arrière, Achille partit d'un gémissement rappelant celui qu'il avait poussé lorsque Hockenberry, déguisé en Athéné, avait censément tué et kidnappé Patrocle. Les capitaines s'écartèrent un peu plus de la femme morte et de son cheval mort. D'un coup de couteau, Thersite trancha les lanières maintenant en place le plastron de Penthésilée, entaillant la douce chair de la reine dans son empressement de charognard. Elle était maintenant presque nue, son corps meurtri et tailladé mais toujours parfait n'étant plus recouvert que d'une jambière, d'une ceinture d'argent et d'une sandale. La lance de Pelée la clouait toujours à la carcasse de sa cavale, et le fils de Pelée ne faisait pas mine de la reprendre. — Écartez-vous, dit Achille. La plupart des hommes lui obéirent sur-le-champ. Le répugnant Thersite, qui tenait calée sous un bras l'armure de Penthésilée et sous l'autre son casque ensanglanté, ricana grassement tout en la dépouillant de sa ceinture. — Comme tu es stupide, fils de Pelée, de sangloter ainsi sur cette salope, de pleurer bêtement sa beauté. Désormais, elle n'est plus bonne qu'à engraisser les asticots. — Écarte-toi, dit Achille d'une voix horriblement monocorde. Les larmes sillonnaient ses joues maculées de poussière. Enhardi par cette démonstration de sensibilité féminine, Ther-site fit celui qui n'avait pas entendu et tira sur la précieuse ceinture d'argent pour la dégager; ce faisant, il imprima un mouvement saccadé aux hanches de Penthésilée, qu'il accompagna de façon obscène, comme s'il voulait copuler avec le cadavre. Achille avança d'un pas et le frappa de son poing nu, lui fracassant la pommette et les mâchoires, faisant jaillir de sa gueule de rat jusqu'à la dernière de ses dents jaunies et l'envoyant voler au-dessus de la reine et de son cheval, pour atterrir dans la poussière où il se mit à cracher le sang par le nez et la bouche. — Il n'y aura pour toi ni tombe ni tumulus, espèce de bâtard, déclara Achille. Tu t'es naguère gaussé d'Odysseus, et Odysseus t'a pardonné. Tu viens de te gausser de moi, et je t'ai tué pour ta peine. Nul ne peut railler impunément le fils de Pelée. Va, descends dans l'Hadès, que les ombres savourent à leur tour ton esprit si fin. Thersite s'étouffa sur son sang et sa bile, puis il mourut. Lentement - presque amoureusement -, Achille retira sa lance de la terre, du cadavre du destrier, puis du corps tremblant de Penthésilée. Tous les Achéens reculèrent à nouveau d'un pas, interdits devant les pleurs et les gémissements du tueur d'hommes. — « Aurea cui postquam nudavit cassida frontem, vicit vic-torem candida forma virum », murmura Hockenberry. « Quand elle eut dépouillé son front du casque d'or, elle triompha, par sa beauté, de son vainqueur lui-même. » (Se tournant vers Mahnmut:) Elégies de Properce, livre troisième, onzième poème. Le moravec lui tirailla la main. — Quelqu'un va composer une élégie en notre honneur si nous ne filons pas d'ici. Et vite. — Pourquoi? fit Hockenberry en regardant autour de lui. Les sirènes hurlaient. Les soldats rocvecs se mêlaient aux armées achéennes en mouvement pour les encourager à franchir le Trou au plus vite, à grand renfort de signaux d'alarme et d'appels lancés à plein volume. C'était la retraite générale, chars et fantassins couraient vers le Trou, mais ce n'étaient pas les haut-parleurs moravecs qui avaient déclenché la manœuvre: Olympos entrait en éruption. La terre... enfin, le sol martien... était secouée par un séisme. L'air était imprégné de soufre. Derrière les guerriers troyens et achéens, le sommet d'Olympos rougeoyait sous son égide, et des colonnes de flammes en jaillissaient sur une hauteur de plusieurs kilomètres. On apercevait déjà des coulées de lave sur les hauteurs d'Olympus Mons, le plus grand volcan du système solaire. On voyait s'élever un nuage de poussière rouge, on sentait monter l'odeur de la peur. — Que se passe-t-il? demanda Hockenberry. — Les dieux ont déclenché une sorte d'éruption là-haut et le trou de brane va disparaître d'une minute à l'autre, répondit Mahnmut. Prenant Hockenberry par la main, il s'éloigna de l'endroit où Achille venait de s'agenouiller devant feu la reine des Amazones. Toutes les guerrières avaient été dépouillées de leur armure et, à l'exception du groupe de capitaines achéens, les guerriers fonçaient à toutes jambes vers le Trou. Il faut que vous fichiez le camp, dit la voix d'Orphu d'Io sur le faisceau cohérent. Oui, émit Mahnmut, on voit l'éruption jusqu'ici. Ce n'est pas le pire. A en croire nos mesures, l'espace de Calabi-Yau est en train de se replier pour former un trou noir et un trou-de-ver. Les vibrations des cordes sont totalement instables. Peut-être qu'Olympus Mons ne va pas pulvériser cette région de Mars, mais le trou de brane disparaîtra dans quelques minutes à peine. Récupère Hockenberry et Odysseus, et amène-les dans le vaisseau. Mahnmut fouilla du regard la masse confuse d'armures et de muscles, puis repéra Odysseus à une trentaine de pas, en grande conversation avec Diomède. Odysseus? Hockenberry n'a pas eu le temps de discuter avec lui, encore moins de le convaincre de nous accompagner. Avons-nous vraiment besoin d'Odysseus? C'est ce qu'a conclu l'analyse de l'intégrateur prime, répliqua Orphu. Au fait, ton capteur vidéo est resté branché durant tout le combat. Sacré spectacle! Pourquoi avons-nous besoin d'Odysseus? insista Mahnmut. Le sol trembla de plus belle. La mer naguère placide devenait agitée; des gerbes d'écume fleurissaient parmi les récifs. Comment le saurais-je? gronda Orphu d'Io. Tu méprends pour un intégrateur prime? As-tu une idée de la façon dont je dois m'y prendre pour persuader Odysseus de quitter ses amis, ses camarades et la guerre en cours pour se joindre à nous? Dans une minute, tous les capitaines, à l'exception d'Achille, auront regagné leurs chars pour passer de l'autre côté du Trou. L'odeur de soufre et les grondements du volcan sèment la panique chez les chevaux... et chez les hommes aussi, d'ailleurs. Comment pourrais-je capter l'attention d'Odysseus en un moment pareil? Un peu d'initiative, émit Orphu. Ce n'est pas cela qui a fait la renommée des commandants de sous-marin sur Europe? L'esprit d'initiative? Secouant la tête, Mahnmut se dirigea vers le centurion en chef Mep Ahoo, qui exhortait les Achéens à s'engouffrer dans le trou de brane. En dépit de ses haut-parleurs, la cacophonie ambiante - volcan, sandales et sabots - étouffait presque totalement sa voix, ce qui n'empêchait pas les humains de fuir à toutes jambes. Centurion en chef? demanda Mahnmut en établissant la liaison sur le canal tactique. Le rocvec mit sa carcasse de deux mètres de haut en position de garde-à-vous. A vos ordres! En théorie, Mahnmut n'exerçait aucun commandement dans l'armée moravec, mais, en pratique, les rocvecs le considéraient, ainsi qu'Orphu, comme l'équivalent d'un haut gradé tel que le légendaire Asteague/Che. Montez à bord de mon frelon et attendez de nouvelles instructions. A vos ordres! Confiant à l'un de ses congénères le soin de poursuivre sa tâche, Mep Ahoo gagna l'aéronef au petit trot. — Je dois convaincre Odysseus de monter à bord du frelon, hurla Mahnmut à Hockenberry. Voulez-vous m'aider? Hockenberry, dont les yeux allaient du sommet embrasé d'Olympos au trou de brane frémissant, accorda au petit moravec un regard distrait mais acquiesça et se dirigea vers le groupe de capitaines achéens. Mahnmut sur les talons, il dépassa les deux Ajax, Idoménée, Teucros et Diomède, pour s'arrêter devant un Odysseus qui contemplait Achille d'un air soucieux. Le rusé tacticien semblait perdu dans ses pensées. — Débrouillez-vous pour qu'il monte à bord, chuchota Mahnmut. — Fils de Laerte, lança Hockenberry. Odysseus se tourna vivement vers lui. — Qu'y a-t-il, fils de Duane? — Nous avons des nouvelles de ton épouse. — Quoi? (Un rictus aux lèvres, Odysseus empoigna son épée.) De quoi parles-tu? — De ton épouse, Pénélope, la mère de Télémaque. Elle nous a fait parvenir un message grâce à la magie moravec. — Rien à foutre, de la magie moravec! gronda Odysseus en jetant un regard noir à Mahnmut. Va-t'en, Hockenberry, et emmène cette abomination avec toi, avant que je vous vide tous les deux de la gorge aux génitoires. Je ne sais pas pourquoi, mais... j'ai toujours pensé que vous étiez en partie responsables de notre présente infortune, ces moravecs et toi. — Pénélope te prie de te rappeler ton lit, improvisa Hockenberry. Il espérait avoir conservé des souvenirs fiables de V Odyssée. En règle générale, il se cantonnait à Y Iliade et laissait son collègue Smith enseigner la seconde épopée homérique. — Mon lit? fit Odysseus en s'écartant des autres capitaines. Qu'est-ce que tu racontes? — Elle affirme que, si nous te décrivons ton lit nuptial, cela te convaincra que le message émane bien d'elle. Odysseus tira son épée du fourreau et en posa la lame affûtée sur l'épaule d'Hockenberry. — Tu ne m'amuses pas. Décris-moi ce lit. À chaque nouvelle erreur, je trancherai un de tes membres. Hockenberry résista à l'envie de fuir ou de se souiller. — Le cadre de ce lit, nous a dit Pénélope, est incrusté d'or, d'argent et d'ivoire, et tu y as tendu des courroies d'un cuir rouge éclatant pour tenir en place les douces couvertures. — Bah! cette description conviendrait à toute couche royale. Va-t'en. Diomède et Ajax le Grand suppliaient Achille, toujours à genoux, de les suivre et de laisser là le cadavre de la reine des Amazones. Le trou de brane vibrait de façon nettement perceptible et son pourtour devenait flou. L'éruption était si bruyante qu'on devait hurler pour se faire entendre. — Odysseus! insista Hockenberry. C'est important. Entends le message que t'adresse la belle Pénélope. Le petit homme barbu tourna des yeux furibonds vers le scho-liaste et le moravec. Il brandissait toujours son épée. — Dis-moi où j'ai déplacé le lit après que mon épouse et moi fûmes entrés dans notre demeure, et peut-être garderas-tu tes bras. — Il n'a jamais bougé, répondit Hockenberry, dont le cœur battait la chamade mais dont la voix demeurait ferme. Quand tu as bâti ton palais, nous dit Pénélope, il poussait au centre de l'enceinte un vigoureux olivier, là où se trouve aujourd'hui votre chambre. Tu as coupé la frondaison de cet olivier, nous dit-elle, tu en as équarri le fût jusques à la racine, et tu l'as pris pour montant où cheviller le reste. Telles sont les paroles qu'elle a prononcées, afin que tu saches que le message émanait bel et bien de sa bouche. Odysseus garda les yeux fixés sur lui durant une longue minute. Puis il remit son épée au fourreau et dit: — Donne-moi ce message, fils de Duane. Et fais vite. Il leva les yeux vers le ciel assombri et l'Olympe rugissant. Soudain, un escadron de frelons et d'appareils de transport surgirent au travers du Trou, conduisant en lieu sûr les techniciens rocvecs. Une série de bangs supersoniques secoua le sol martien, et les hommes en fuite se baissèrent et se protégèrent la tête par réflexe. — Retirons-nous près de la machine moravec, fils de Laerte. Il s'agit d'un message confidentiel. Se frayant un chemin dans la masse de guerriers en fuite, ils se dirigèrent vers l'aéronef noir, dont le train d'atterrissage évoquait des pattes d'insecte. — Maintenant, dépêche-toi, ordonna Odysseus en refermant sa poigne sur l'épaule d'Hockenberry. Vous avez votre taser? demanda Mahnmut à Mep Ahoo. Affirmatif. Etourdissez Odysseus et chargez-le à bord du frelon. Prenez les commandes. Nous partons immédiatement pour Phobos. Le rocvec toucha la nuque d'Odysseus, une étincelle crépita, et le colosse barbu s'effondra dans les bras barbelés du soldat moravec. Mep Ahoo le glissa dans l'habitacle puis bondit dans celui-ci et activa les répulseurs. Après avoir jeté un regard autour de lui - aucun des Achéens n'avait remarqué l'escamotage d'un de leurs capitaines -, Mahnmut gagna le frelon à son tour. — Venez, lança-t-il à Hockenberry. Le Trou va s'effondrer d'une seconde à l'autre. Si vous ne vous remuez pas, vous serez piégé sur Mars jusqu'à votre dernière heure. (Un regard vers le volcan.) Qui ne tardera pas à sonner, si ça continue comme ça. — Je ne pars pas, déclara Hockenberry. — Ne soyez pas ridicule! s'emporta Mahnmut. Regardez donc autour de vous. Tous les pontes achéens - Diomède, Idoménée, les deux Ajax, Teucros -, ils sont tous en train de fuir. — Tous sauf Achille, dit Hockenberry en s'approchant pour se faire entendre. Il commençait à pleuvoir des braises volcaniques, qui tambourinaient sur la coque du frelon. — Achille a perdu l'esprit, répliqua Mahnmut. Et si j'ordonnais à Mep Ahoo de l'étourdir, lui aussi? se demanda-t-il. Comme s'il avait lu dans son esprit, Orphu le contacta par faisceau cohérent. Mahnmut l'avait oublié, mais il transmettait toujours images et son en temps réel à Phobos et à la Reine Mab. Abstiens-toi d'user de la force, émit-il. Nous lui devons bien cela. Qu'il prenne sa décision tout seul. Quand il l'aura fait, il sera mort, répliqua Mahnmut. Il l'a déjà été. Peut-être souhaite-t-il l'être à nouveau. — Allez! Montez! lança Mahnmut. Nous avons besoin de vous sur le vaisseau terrien, Thomas. Hockenberry tiqua en l'entendant prononcer son prénom. Puis il fît non de la tête. — Vous ne voulez pas revoir la Terre? cria le,petit moravec. Le frelon commençait à être secoué par les vibrations sismiques du sol martien. Des nuages de cendres et de soufre tourbillonnaient autour du trou de brane, qui semblait avoir rétréci. Mahnmut se dit que s'il réussissait à capter l'attention d'Hockenberry pendant une ou deux minutes, l'humain n'aurait pas d'autre choix que de l'accompagner. Hockenberry s'écarta du frelon et désigna d'un geste les derniers des Achéens en fuite, les cadavres des Amazones et de leurs chevaux, les lointaines murailles d'Ilium et les armées qui s'affrontaient devant elles, à peine visibles par-delà le trou de brane à présent animé de fortes oscillations. — C'est moi qui ai causé ce foutoir. Ou du moins j'y ai contribué. Je me dois d'essayer de réparer les dégâts. Mahnmut désigna lui aussi la bataille qui faisait rage. — Ilium est perdue, Hockenberry. Les rocvecs ont évacué leurs champs de force, leurs défenses aériennes et leurs champs anti-TQ. Hockenberry sourit tout en se protégeant le visage des projections de braise et de cendres. — « Et quœ vagos vincina prospiciens Scythas ripam catervis Ponticam viduis ferit excisa ferro est, Pergannum incubuit sibi », cria-t-il. Je hais le latin, songea Mahnmut. Réflexion faite, je hais les latinistes distingués. — Encore Virgile? demanda-t-il. — Sénèque! rétorqua Hockenberry. « Et même celle... » Pen-thésilée, bien sûr... «celle que les Scythes nomades aperçoivent au loin, courant, là-bas, au bord de la mer Noire, avec ses troupes de femmes sans époux. Mais à la fin, le fer t'a transpercée, Pergame... » c'est-à-dire, Ilium, Troie... « Pergame, et tu t'es affaissée. » — Venez, et grouillez-vous le cul, Hockenberry! — Bonne chance, Mahnmut, dit l'intéressé en reculant. Donnez le bonjour de ma part à la Terre et à Orphu. Ils me manqueront, tous les deux. Il fit demi-tour et se mit à courir au petit trot, passant sans s'arrêter près d'Achille, qui pleurait toujours devant le corps de Penthésilée - le tueur d'hommes était désormais seul parmi les morts, tous les vivants ayant fui -, puis, alors que le frelon de Mahnmut décollait et filait vers l'espace, Hockenberry fonça à toutes jambes vers le Trou qui commençait visiblement à se refermer. Deuxième partie 22. Après des siècles de chaleur semi-tropicale, l'hiver était tombé sur le château d'Ardis. Il n'y avait pas de neige, mais seules les feuilles les plus têtues restaient accrochées aux arbres des forêts environnantes, une blancheur matinale matérialisait pendant une heure l'ombre portée du manoir - Ada passait la matinée à observer la pelouse ouest, où le givre battait lentement en retraite vers le bâtiment, jusqu'à se réduire à une mince bande - et, à en croire les visiteurs venus du pavillon fax, distant de deux kilomètres, les deux rivières qui croisaient la route charriaient quelques blocs de glace. Ce jour-là - l'un des plus courts de l'année -, Ada fit le tour de la demeure le soir venu afin d'allumer les nombreuses bougies et lampes à pétrole, se déplaçant avec grâce en dépit de ses cinq mois de grossesse. Le vieux manoir, bâti plus de dix-huit cents ans auparavant, avant le dernier fax, était relativement confortable; sur les soixante-huit pièces qu'il comptait, un peu moins de deux douzaines étaient chauffées par des cheminées, jusque-là utilisées dans un but d'agrément ou de décoration. Quant aux autres, Harman y avait installé des poêles Franklin, qu'il avait construits lui-même après en avoir siglé les plans, et ils dégageaient une telle chaleur ce soir-là qu'Ada sentit la somnolence la gagner tandis qu'elle faisait le tour du rez-de-chaussée, puis gravissait l'escalier pour éclairer les pièces des étages. Elle marqua une pause devant la grande fenêtre cintrée à l'extrémité du couloir du deuxième étage. Pour la première fois depuis des millénaires, songea-t-elle, les forêts reculaient devant les haches des hommes - qui ne cherchaient pas uniquement du bois de chauffage. Grâce aux pâles feux du crépuscule hivernal, elle distinguait au travers du verre gondolé par la pesanteur la masse gênante mais rassurante de la palissade courant sur la pelouse côté sud. Ce mur d'enceinte protégeait le château d'Ardis sur la totalité de son pourtour, à une distance qui allait de trente mètres à une centaine, là où il longeait la lisière de la forêt. On avait aussi abattu des arbres pour ériger des miradors aux angles de la palissade, et d'autres encore pour abriter dans des chalets et des baraquements les quelque quatre cents personnes demeurant à présent dans le domaine d'Ardis, les tentes ayant été repliées à la fin de l'été. Où est Harman? Cela faisait des heures qu'Ada refoulait cette interrogation de plus en plus pressante - les tâches domestiques étaient là pour la distraire -, mais elle ne pouvait plus désormais ignorer son inquiétude. Peu de temps après le lever du jour, son amant - ou plutôt « époux », pour utiliser le terme archaïque qui avait sa préférence - était parti en compagnie d'Hannah, de Petyr et d'Odysseus, qui insistait ces derniers temps pour qu'on l'appelle Personne; ils avaient emporté avec eux un droski tracté par un bœuf et comptaient rayonner sur une quinzaine de kilomètres, afin de rapporter du gibier ainsi que du bétail égaré. Ils auraient dû rentrer depuis longtemps. Il m'avait promis d'être de retour avant la nuit. Ada redescendit au rez-de-chaussée pour aller dans la cuisine. Cette pièce, qui des siècles durant n'avait été fréquentée que par les serviteurs et les voynix, qui y livraient de temps à autre de la viande provenant de leurs abattoirs, était devenue un centre d'activité humaine. Ce soir-là, c'étaient Emme et Reman qui supervisaient les préparatifs - il fallait servir chaque soir une cinquantaine de couverts - et une douzaine d'hommes et de femmes s'affairaient à cuire le pain, laver la salade et rôtir la viande à la broche, produisant une joyeuse cacophonie qui ne tarderait pas à déboucher sur un festin convivial. Emme fit un signe à Ada. — Ils sont rentrés? — Pas encore, répondit Ada avec un sourire, faisant de son mieux pour paraître insouciante. — Ils ne tarderont pas, dit Emme en lui tapotant la main. Pour la énième fois, avec une bouffée de colère qu'elle regretta aussitôt, car elle aimait bien Emme, Ada se demanda pourquoi les gens se sentaient ainsi autorisés à tapoter et à caresser une femme du seul fait qu'elle était enceinte. — Bien sûr, dit-elle. Et j'espère qu'ils rapporteront un peu de venaison, et au moins quatre des boeufs qui se sont enfuis... non, deux bœufs et deux vaches, ce serait encore mieux. — Nous avons besoin de lait, opina Emme. Après lui avoir tapoté la main une nouvelle fois, elle retourna devant la grande cheminée. Ada décida d'aller dehors. L'espace d'une seconde, le froid lui coupa le souffle, mais elle avait pris son châle et le resserra autour de ses épaules et de sa gorge. L'air glacial picotait ses joues rou-gies par la chaleur de la cuisine, et elle s'attarda quelques instants dans le patio de derrière pour laisser ses yeux s'habituer à l'obscurité. Et puis zut! Levant la main gauche, paume tournée vers le ciel, elle invoqua la fonction proxnet en visualisant un triangle vert inscrit dans un cercle jaune. C'était la cinquième fois en deux heures qu'elle tentait le coup. L'ovale bleu se forma lentement au-dessus de sa paume, mais l'image holographique demeurait brouillée par les parasites. Selon Harman, ces défaillances occasionnelles du proxnet, du farnet et même de la fonction localisation n'étaient pas imputables à leurs organismes - les nanomachines étaient toujours là, dans leur sang comme dans leurs gènes, avait-il ajouté en riant -, mais probablement aux satellites et aux astéroïdes-relais des anneaux p et e, qui subissaient l'interférence des averses météoriques quotidiennes. Levant les yeux vers le ciel vespéral, Ada vit les anneaux polaire et équatorial qui tournaient telles deux bandes entrecroisées, composés chacun de milliers d'objets lumineux. Durant la quasi-totalité de ses vingt-sept ans d'existence, ces anneaux avaient été pour elle un spectacle des plus rassurants - c'était là que se trouvaient la firmerie, où leurs corps étaient renouvelés tous les vingts, et les demeures des posthumains, qui veillaient sur eux et dont ils rejoindraient les rangs à l'issue de leur cinquième et dernier vingt -, mais, ainsi que le leur avait enseigné l'éprouvante aventure d'Harman et de Daeman, les anneaux étaient vides de posthumains et représentaient pour eux tous une horrible menace. Depuis des siècles, le cinquième vingt était un mensonge, un dernier fax dont la destination était la mort, aux mains d'un monstre cannibale du nom de Caliban. Les étoiles filantes - il s'agissait en fait des débris des deux objets orbitaux dont Harman et Daeman avaient provoqué la collision huit mois plus tôt - traversaient le ciel d'ouest en est, mais cette averse météorique était bénigne comparée aux bombardements qu'ils avaient subis les premières semaines après la Chute. Ada réfléchit à cette expression, universellement acceptée ces derniers mois. La Chute. La chute de quoi? La chute des ruines de l'astéroïde qu'Harman et Daeman avaient détruit à l'instigation de Prospéro, la chute des serviteurs, du réseau électrique, de la classe servile des voynix, qui avaient échappé au contrôle des humains cette nuit-là... la nuit de la Chute. Cette fameuse nuit, Ada le comprenait à présent, avait vu tomber non seulement le ciel, mais aussi le monde tel qu'ils le connaissaient depuis plus de quatorze siècles, eux et les générations d'humains à l'ancienne qui les avaient précédés. Ada sentit remonter la nausée dont elle avait souffert lors des trois premiers mois de sa grossesse, mais la cause en était l'angoisse plutôt que son état. L'inquiétude lui donnait la migraine. Elle désactiva mentalement la fonction proxnet, faisant disparaître l'image brouillée, activa le farnet - qui ne fonctionnait pas davantage -, puis la fonction localisation, nettement plus primitive, mais la femme et les trois hommes qu'elle recherchait n'étaient pas assez proches pour qu'apparaisse une quelconque lumière, rouge, verte ou orange. Elle désactiva l'ensemble. Invoquer des fonctions lui donna envie de lire. Elle leva les yeux vers les fenêtres éclairées de la bibliothèque, apercevant les personnes qui y étaient occupées à sigler, et regretta de ne pas pouvoir les rejoindre; comme elle aurait voulu caresser de la main les volumes récemment arrivés qui s'entassaient sur les tables, voir les mots en lettres dorées couler le long de ses bras pour lui emplir le cœur et l'esprit. Mais elle avait déjà dévoré quinze forts volumes ce jour-là, et la seule idée d'en sigler un de plus éveillait à nouveau sa nausée. Lire - ou du moins sigler -, ça ressemble beaucoup à la grossesse, se dit-elle, plutôt contente de cette métaphore. On se sent envahi d'émotions et de réactions pour lesquelles on n'est pas encore prêt... on se sent beaucoup trop plein, on ne se sent plus soi-même, on est catapulté vers un destin incertain, vers un avenir où tout risque d'être chamboulé. Elle se demanda comment Harman jugerait cette métaphore - il savait se montrer sévère lorsqu'il critiquait les siennes propres, elle le savait - puis elle sentit son malaise passer de l'estomac au cœur à mesure que le souci montait de nouveau en elle. Où sont-ils? Où est-il? Pourvu que mon amour n'ait rien! Le cœur d'Ada battait la chamade lorsqu'elle se dirigea vers le cubilot d'Hannah, échafaudage branlant bâti autour d'une fournaise rougeoyante, objet d'une surveillance de tous les instants à présent que le bronze, le fer et autres métaux leur étaient nécessaires pour fabriquer des armes. Ce soir-là, c'était Loes, un ami d'Hannah, qui entretenait la flamme en compagnie d'un groupe d'hommes plus jeunes. — Bonsoir, Ada Uhr, lança le grand homme élancé. Quoique la connaissant depuis des années, il n'avait jamais renoncé à la traditionnelle formule de politesse. — Bonsoir, Loes Uhr. Des nouvelles des miradors? — Non, hélas. Loes descendit de son perchoir au-dessus du cubilot. Ada remarqua distraitement qu'il s'était rasé la barbe et que la chaleur du feu lui avait rougi les joues. Et, malgré les risques de neige, il était carrément torse nu. — Y aura-t-il un moulage ce soir? s'enquit Ada. Hannah veillait à la prévenir en cas de moulage - c'était un spectacle à ne pas manquer, surtout la nuit -, mais Ada, n'étant pas responsable au premier chef de la fournaise, ne s'intéressait que médiocrement à cet élément de leur nouvelle vie. — Demain matin, Ada Uhr. Et je suis sûr qu'Harman Uhr et les autres ne vont pas tarder. Les anneaux et les étoiles sont si brillants qu'ils ne risquent pas de s'égarer. — Oh! oui, bien sûr. Et Daeman Uhr, est-ce que tu l'as vu? Loes s'épongea le front, échangea quelques paroles avec l'un des porteurs de bois et lança: — Daeman Uhr est parti ce soir pour Paris-Cratère, tu ne te rappelles pas? Il va chercher sa mère pour la ramener à Ardis. — Oui, c'est vrai, fit Ada en se mordant la langue. Il est parti avant la tombée du soir, au moins? Je l'espère bien, en tout cas. Ces dernières semaines, les voynix avaient augmenté la fréquence de leurs attaques sur la route du pavillon fax. — Oui, Ada Uhr. Il a minuté son départ de façon à arriver au pavillon en fin d'après-midi. Et il s'était armé d'une arbalète. Il attendra que le soleil se soit levé à Ardis avant de revenir avec sa mère. — Bien, fit Ada. Elle se tourna vers la palissade, qui longeait la forêt côté nord. La colline était déjà plongée dans l'obscurité, de lourds nuages noirs ayant chassé la lumière du couchant, et elle imaginait sans peine les ténèbres qui devaient régner sous les arbres. — Rendez-vous après dîner, Loes Uhr. — Bonne soirée en attendant, Ada Uhr. Elle se coiffa de son châle pour se protéger du vent qui se levait. Ses pas la portaient vers l'entrée nord, mais elle se refusa à héler les sentinelles en poste dans le mirador de crainte de les distraire. En outre, elle avait déjà passé une heure là-haut, en fin d'après-midi, presque heureuse de guetter la campagne au nord. C'était avant que l'angoisse commence à la ronger. Ada longea le château d'Ardis sur sa façade est, saluant les gardes armés de lances en poste près de l'allée circulaire. On avait allumé les torches le long de celle-ci. Pas question de regagner l'intérieur du château. Il y avait là trop de chaleur, trop de rires, trop de conversations. Elle aperçut la jeune Peaen, en grande conversation sous le porche avec un de ses admirateurs, qui avait quitté Oulanbat pour Ardis après la Chute - c'était l'une des plus ferventes disciples d'Odysseus à l'époque où il leur transmettait son savoir, avant qu'il ne se renferme sur lui-même et se fasse appeler Personne -, et Ada fit demi-tour pour regagner une cour latérale, peu désireuse de prendre part au débat qui semblait les agiter. Et si Harman mourait? Et s'il était déjà mort, quelque part dans le noir? Dès qu'elle eut traduit ses craintes en mots, elle se sentit mieux, libérée de sa nausée. Les mots étaient pareils à des objets, ils rendaient une idée plus solide - comme si un nuage de gaz délétère se cristallisait en un cube répugnant que l'on pouvait néanmoins tourner et retourner, afin d'en étudier toutes les répugnantes facettes. Et si Harman mourait? Elle n'en mourrait pas - Ada était une réaliste et elle le savait. Elle vivrait, elle donnerait la vie à leur enfant, et peut-être aimerait-elle encore. La nausée revint à cette idée, et elle s'assit sur un banc de pierre glacé depuis lequel elle avait vue sur le cubilot flamboyant et sur la porte nord un peu plus loin. Ada savait qu'elle n'avait jamais aimé avant Harman; alors même qu'elle se voulait amoureuse, elle avait su dès l'adolescence que ce que le monde d'avant la Chute appelait amour n'était que flirts et amourettes; jamais elle n'avait aimé, ni la vie, ni les autres, ni elle-même. Avant Harman, jamais Ada n'avait connu cette plénitude que l'on éprouve en dormant auprès de l'être aimé - en dormant, pas seulement en couchant, et en se réveillant auprès de lui en pleine nuit, en sentant son bras posé sur elle tandis qu'elle se rendormait, lorsqu'elle se réveillait à nouveau, l'aube venue. Elle savait tout d'Harman, ses murmures secrets et inconscients, et aussi son odeur - une odeur d'homme et de grand air, où affleuraient le parfum du cuir de la sellerie, des écuries qu'elle apercevait derrière le cubilot, et le fumet d'automne montant de l'humus de la forêt. Les mains d'Harman avaient laissé leurs empreintes sur son corps, et pas seulement au cours de leurs fréquentes étreintes amoureuses, mais aussi lorsqu'il les posait doucement sur son épaule ou sur son bras, ou encore au creux de ses reins. Et le poids de son regard lui manquerait autant que le contact de ses mains, elle le savait; en fait, la conscience qu'il avait d'elle, les attentions qu'il avait pour elle, avaient fini par devenir presque palpables. Ada ferma les yeux et s'autorisa à sentir la grosse main d'Harman se refermant autour de la sienne - elle avait des doigts longilignes, lui les avait larges et courts, et sa main calleuse était toujours chaude. Comme sa chaleur lui manquerait! Mais ce qui lui manquerait le plus si Harman venait à mourir - outre bien entendu l'essence de son bien-aimé -, ce serait l'incarnation de son avenir qu'il représentait désormais. Pas de son destin, mais de son avenir - cette ineffable sensation que le mot demain signifiait qu'elle verrait Harman, qu'elle rirait avec Harman, mangerait avec lui, parlerait avec lui de leur enfant à naître, irait même jusqu'à se quereller avec lui; ce qui lui manquerait avant tout, c'était cette certitude de vivre plutôt que de seulement exister, cette promesse chaque jour renouvelée de s'engager aux côtés de son bien-aimé dans l'infinie variété des choses. Assise sur son banc de pierre, sous un ciel où les anneaux tournaient doucement, où l'averse météorique gagnait en intensité, face à son ombre longiligne sur la pelouse blanchie, Ada se rendit compte qu'il était plus facile d'envisager sa propre mort que celle d'un être cher. Ce n'était pas exactement une révélation - elle avait déjà imaginé semblable chose à maintes reprises, Ada avait beaucoup, beaucoup d'imagination -, mais la réalité, la totalité de son sentiment la bouleversait. À l'instar de la nouvelle vie qui croissait en elle, l'amour qu'elle avait pour Harman, la peur qu'elle avait de le perdre, l'infusait littéralement - c'était quelque chose qui non seulement la dépassait, mais qui dépassait aussi ses capacités, mentales comme affectives. Ada s'était attendue à aimer l'amour avec Harman - partager son corps avec lui, apprendre le plaisir qu'il pouvait lui donner -, mais, ainsi qu'elle l'avait découvert à mesure qu'ils devenaient plus proches, on eût dit que chacun d'eux découvrait un nouveau corps, une entité qui n'était ni lui, ni elle, mais quelque chose qu'ils partageaient sans pouvoir l'expliquer. Ada n'avait parlé de cela à personne - même pas à Harman, bien qu'elle sût qu'il partageait ce sentiment -, et sans doute avait-il fallu que survienne la Chute pour que ce mystère émerge librement chez les humains. Les huit mois qui s'étaient écoulés depuis la Chute auraient dû être pour elle une période d'épreuves et de tristesse: ses serviteurs avaient cessé de fonctionner, elle avait dit adieu à une vie d'aisance et de fêtes, le monde qu'elle avait toujours connu avait disparu à jamais, sa mère - qui, avec deux mille autres, avait refusé de quitter le domaine de Loman, situé sur la côte est, jugeant Ardis trop dangereux - était morte l'automne précédent lors d'une attaque de voynix qui n'avait laissé aucun survivant, sa cousine et amie Virginia avait disparu de son domaine de Chom, au nord du cercle polaire, elle devait désormais se soucier de nourriture et de chauffage, de sécurité et de survie, elle savait désormais que la firmerie n'existait plus, que le paradis promis des anneaux p et e n'était qu'un mythe, que la mort les attendait tous, qu'ils n'avaient même plus droit à une durée de vie de cinq-vingts, qu'ils pouvaient périr n'importe quand... tout cela aurait dû paraître terrifiant, oppressant même, à une jeune femme de vingt-sept ans. Elle avait été heureuse. Plus heureuse que jamais. Tous ces nouveaux défis qui se présentaient à elle, la nécessité qu'elle avait de se montrer courageuse, de faire confiance aux autres et de leur confier sa vie, tout cela avait fait son bonheur. Sans parler de son amour pour Harman, lequel l'aimait en retour comme jamais ne l'aurait permis le monde d'antan, un monde de fax, de fêtes, de serviteurs, de luxe et de liaisons éphémères. Et si elle se sentait malheureuse chaque fois qu'il partait pour une expédition de chasse, pour un raid chez les voynix ou un voyage en sonie, destination le Golden Gâte à Machu Picchu ou quelque autre site antique, à moins que sa soif de connaissance ne le conduise dans l'une des trois cents et quelques communautés survivantes - une bonne moitié de l'espèce humaine a péri depuis la Chute, et jamais nous n'avons été un million, nous le savons maintenant, ce chiffre que les posthumains nous avaient jeté en pâture n'était qu'un mensonge -, elle était heureuse chaque fois qu'il revenait, et son bonheur devenait suprême chaque jour qu'il passait auprès d'elle dans ce château d'Ardis aujourd'hui si dangereux. Elle continuerait de vivre si son bien-aimé Harman venait à mourir - elle survivrait et se battrait, donnerait le jour à son enfant et relèverait, peut-être aimerait-elle à nouveau, elle le savait -, mais elle savait aussi que la joie farouche, céleste de ces huit derniers mois aurait à jamais disparu. Arrête ces bêtises, s'ordonna-t-elle. Elle se leva et ajusta son châle, et elle se dirigeait vers la porte du château lorsque sonna la cloche du mirador, lorsque retentit la voix d'une sentinelle. — Trois personnes approchent depuis la forêt! Interrompant leur tâche, tous les hommes de service au cubilot saisirent qui une lance, qui un arc ou une arbalète, et foncèrent vers la palissade. Les sentinelles en poste dans les cours est et ouest convergèrent elles aussi vers les échelles. Trois personnes. L'espace d'un instant, Ada demeura figée sur place. Ils étaient partis à quatre ce matin. Et ils avaient emmené un droski tracté par un bœuf. S'ils revenaient sans véhicule ni bête de trait, cela signifiait qu'il était arrivé quelque chose de grave; dans le cas d'une blessure bénigne - une cheville foulée, une jambe cassée -, le droski aurait servi à transporter le blessé. — Trois personnes approchent de la porte nord! cria la sentinelle. Ouvrez la porte! Elles transportent un corps! Ada laissa choir son châle et courut à toutes jambes vers l'entrée nord. 23. Harman avait déjà un sinistre pressentiment plusieurs heures avant l'attaque des voynix. Cette expédition n'avait rien de nécessaire. Odysseus - non, il fallait désormais l'appeler Personne, se rappela-t-il, même si, pour lui, le colosse à la barbe poivre et sel serait toujours Odysseus -souhaitait rapporter de la viande fraîche, récupérer une partie du bétail enfui et explorer les collines au nord du domaine. Petyr avait proposé de partir en sonie, mais Odysseus lui avait objecté qu'ils auraient des difficultés à repérer les vaches, même sous des arbres effeuillés par l'automne. Et puis, il avait envie de chasser. — Les voynix aussi, avait rétorqué Harman. Ils sont un peu plus audacieux chaque semaine. Odysseus - Personne - s'était contenté de hausser les épaules. Harman s'était joint à l'expédition, bien qu'étant persuadé que tous avaient mieux à faire. Hannah avait prévu de fondre du fer le lendemain matin, et son absence risquait de retarder les opérations. Petyr s'affairait à cataloguer les centaines de livres arrivés au cours des deux dernières semaines afin de déterminer ceux qu'il fallait sigler en priorité. Personne lui-même parlait de prendre le sonie pour partir à la recherche de cette fameuse usine robotique du lac jadis dénommé Michigan. Et Harman aurait sans doute consacré sa journée à tenter de pénétrer l'allnet en quête de nouvelles fonctions, à moins qu'il n'ait accompagné Daeman à Paris-Cratère pour l'aider à chercher sa mère. Mais Personne, qui, d'ordinaire, partait toujours seul en chasse, souhaitait cette fois-ci être accompagné. Et cette pauvre Hannah, qui était amoureuse de Personne-Odysseus depuis le jour, neuf mois plut tôt, où elle l'avait rencontré au Golden Gâte à Machu Picchu, avait insisté pour être de l'expédition. Petyr, qui avait débarqué à Ardis avant la Chute pour être le disciple d'Odysseus, à l'époque où le vieil homme enseignait encore son étrange philosophie, et qui n'était plus aujourd'hui que le disciple d'Hannah, pour laquelle il se morfondait d'amour, insistait lui aussi pour venir. Harman, enfin, avait accepté de se joindre à eux parce que... eh bien, il n'était pas vraiment sûr de le savoir. Peut-être ne souhaitait-il pas laisser seuls avec des armes ces trois amoureux que détestaient les astres. Plus tard, alors qu'il marchait derrière le trio en question et repensait à ces mots, Harman ne put s'empêcher de sourire. Il était tombé sur cette expression la veille, alors qu'il lisait - lisait et non siglait - Roméo et Juliette. Il avait passé les deux derniers jours à s'enivrer de Shakespeare, absorbant trois pièces d'un coup. Il s'étonnait encore de pouvoir marcher et discuter avec son prochain. Son esprit était plein à ras bord de cadences sublimes, d'un torrent de vocabulaire et d'une vision de la condition humaine qu'il n'aurait jamais cru pouvoir acquérir en une seule existence. De quoi vous mettre les larmes aux yeux. Mais s'il devait pleurer, se dit-il non sans honte, ce ne serait pas à cause de la beauté et de la grandeur de ces pièces; le concept même de théâtre était nouveau pour lui, pour son monde postalphabétisé. Non, son chagrin serait surtout égoïste, car il s'en voulait amèrement d'avoir attendu ses cinq-vingts ou presque pour découvrir Shakespeare. Comme il avait joué un rôle crucial dans la destruction de la firmerie, il savait pertinemment que celle-ci ne faxerait plus les humains à l'ancienne dans l'anneau e le jour de leur cinquième vingt - ni à quelque autre occasion que ce soit, d'ailleurs -, mais quand vous avez vécu quatre-vingt-dix-neuf ans dans la certitude que votre centième anniversaire serait le dernier, vous avez du mal à vous persuader du contraire! À l'approche du crépuscule, ils progressaient lentement en haut d'une falaise, retournant au bercail à l'issue d'une journée gâchée. C'était le bœuf tractant le droski qui réglait leur allure. Avant la Chute, ce véhicule était manœuvré par des voynix et équipé de gyroscopes lui permettant de tenir sur une seule roue, mais à présent qu'il n'était plus alimenté en énergie, il était impossible de l'utiliser tel quel, aussi l'avait-on vidé de ses rouages afin de le pourvoir d'un essieu et de deux roues, la traction étant assurée par un bœuf attelé à des brancards eux aussi modifiés. Aux yeux d'Harman, cette charrette mal bricolée était horriblement primitive, mais il s'agissait du premier véhicule à roues construit par le genre humain en plus de quinze cents ans de non-histoire. Cela aussi lui mettait les larmes aux yeux. Ils avaient parcouru six kilomètres en direction du nord, longeant un affluent de la rivière jadis nommée l'Ekei et, bien longtemps avant, l'Ohio, ainsi que l'avait appris Harman. Le droski était censé transporter les carcasses des cerfs qu'ils ne manqueraient pas de tuer - bien qu'on ait déjà vu Personne en porter une sur ses épaules sur des distances impressionnantes - et ils étaient obligés de calquer leur allure sur celle du bœuf. À intervalles réguliers, deux d'entre eux s'éloignaient du véhicule pour s'enfoncer dans la forêt, armés d'un arc ou d'une arbalète. Petyr avait emporté un fusil à fléchettes - l'une des rares armes à feu du domaine -, mais ils préféraient faire le moins de bruit possible. Quoique dépourvus d'oreilles, les voynix avaient une ouïe excellente. Les trois humains à l'ancienne avaient consulté leurs paumes durant toute la matinée. Pour une raison inconnue, les voynix échappaient au champ des fonctions localisation, farnet et allnet, mais ils apparaissaient sur les relevés proxnet. D'un autre côté, ainsi qu'Harman et Daeman l'avaient appris neuf mois plus tôt, lorsque Savi les avait emmenés dans un lieu du nom de Jérusalem, les voynix utilisaient eux aussi le proxnet... pour repérer les humains. Mais cela n'avait pas grande importance ce jour-là. Quand vint midi, plus aucune fonction ne répondait. Tous quatre durent se fier à leurs yeux, redoubler de prudence et guetter la lisière de la forêt lorsqu'ils traversaient un pré ou progressaient au sommet d'une falaise. Le vent soufflant du nord-ouest était glacial. Tous les dispensaires avaient cessé de fonctionner depuis la Chute, avant laquelle on n'avait guère besoin de vêtements chauds, aussi les trois humains à l'ancienne portaient-ils des manteaux de fourrure et des capes en laine de fabrication grossière. Odysseus... Personne, qui semblait invulnérable au froid, portait sa tenue de chasse habituelle, plastron et pagne court, et s'était drapé dans une petite couverture rouge pour avoir un peu de chaleur. Ils ne virent pas un seul cerf, ce qui était étrange. Heureusement, ils ne croisèrent pas non plus d'allosaure, ni un quelconque dinosaure recombiné. On estimait à Ardis que les quelques dinos écumant encore la région avaient migré au sud en cette période de froid. Malheureusement, les tigres à dents de sabre qui avaient débarqué l'été précédent ne les avaient pas suivis. Personne leur montra des traces fraîches non loin de celles des bovidés qu'ils suivaient depuis le matin. Petyr vérifia qu'il avait inséré dans son fusil un chargeur de fléchettes de cristal. Ils firent demi-tour après avoir trouvé près d'un précipice les os épars et sanguinolents de deux des bovins disparus. Dix minutes plus tard, ils découvraient la dépouille d'un tigre à dents de sabre: lambeaux de peau, touffes de poils, vertèbres, crâne et dents incurvées. Soudain en alerte, Personne fit un tour complet sur lui-même pour scruter tous les arbres et rochers environnants. Il tenait sa longue lance des deux mains. — C'est un autre tigre qui a fait ça? demanda Hannah. — Oui, ou alors un voynix, répondit Personne. — Les voynix ne mangent pas, dit Harman, aussitôt conscient de la stupidité de cette remarque. Personne secoua la tête. Le vent agitait ses boucles grises. — Non, mais ce tigre a peut-être attaqué une meute de voynix. Ensuite, il a pu être dévoré par ses congénères, ou alors par des charognards. Regardez ces traces de griffes sur la terre meuble. Juste à côté, on distingue des traces de coussinets laissées par des voynix. Harman ne vit lesdites traces que lorsque Personne les désigna une nouvelle fois. Ils avaient donc fait demi-tour, mais ce crétin de bœuf refusait de presser l'allure, bien que Personne l'y ait encouragé de la hampe de sa lance, et parfois de la pointe. Les roues et l'essieu grinçaient bruyamment, et ils durent réparer un moyeu qui s'était défait. Le ciel se fît plus bas, le vent plus glacial, et l'obscurité s'accentua alors que trois kilomètres les séparaient encore du domaine. — Ils garderont notre dîner au chaud, lança Hannah. Abstraction faite de son désespoir amoureux, la jeune femme athlétique était d'un tempérament optimiste. Mais son sourire semblait forcé. — Que dit le proxnet? demanda Personne. Le vieux Grec n'était équipé d'aucune fonction. D'un autre côté, son organisme à l'antique, vierge des manipulations nano-génétiques élaborées durant les deux précédents millénaires, échappait aux fonctions localisation, farnet, proxnet et autres. — Je n'ai que des parasites, répondit Hannah. Elle fixa quelques instants l'ovale bleu flottant au-dessus de sa paume, puis le désactiva. — Eh bien, ils ne peuvent pas nous repérer, eux non plus, dit Petyr. Le jeune homme portait son fusil à fléchettes en bandoulière et tenait fermement sa lance d'une main; il ne quittait pas Hannah des yeux. Ils reprirent leur progression, rythmée par les grincements du droski, dans un champ dont les hautes herbes leur râpaient les jambes. Harman jeta un regard aux mollets de Personne-Odysseus, sanglés par les lanières de ses sandales, et se demanda pourquoi sa peau était vierge d'estafilades. — Apparemment, nous avons perdu notre journée, commenta Petyr. Personne haussa les épaules. — Nous savons qu'un animal de grande taille traque les cerfs à proximité d'Ardis, dit-il. Il y a un mois, j'aurais tué deux ou trois bêtes au cours d'une journée comme celle-ci. — Un nouveau prédateur? dit Harman, soudain anxieux. — Peut-être. À moins que les voynix n'aient entrepris de massacrer le gibier et de chasser le bétail afin de nous affamer. — Ils ne sont pas assez malins pour ça, quand même? demanda Hannah. Les humains à l'ancienne avaient toujours considéré ces créatures mi-organiques, mi-mécaniques comme des esclaves stupides, seulement capables d'obéir aux ordres et programmés, tout comme les serviteurs, pour prendre soin des humains et les protéger. Mais les serviteurs ne répondaient plus depuis la Chute, et les voynix étaient devenus franchement dangereux. Personne haussa les épaules une nouvelle fois. — Bien qu'ils puissent fonctionner de façon autonome, les voynix ne font qu'obéir aux ordres. Et ce depuis toujours. Quant à savoir qui les leur donne, je n'en suis pas très sûr. — Ce n'est pas Prospéra, murmura Harman. À l'issue de notre passage dans la ville dénommée Jérusalem, qui grouillait littéralement de voynix, Savi nous a dit que c'était la noosphère baptisée Prospéro qui avait créé Caliban et les calibani pour se protéger des voynix. Ces derniers ne sont pas de ce monde. — Savi, maugréa Personne. Je n'arrive pas à croire que la vieille est morte. — C'est pourtant vrai, dit Harman. Il était là, ainsi que Daeman, lorsque ce monstre de Caliban avait tué Savi, emportant ensuite son cadavre dans les profondeurs de l'île orbitale. — Depuis combien de temps la connaissais-tu, Odysseus... Personne? demanda-t-il Le vieil homme frotta sa courte barbe grise. — Combien de temps? En temps réel, je ne l'ai connue que quelques mois... mais ces quelques mois se répartissaient sur plus d'un millénaire. Il nous est parfois arrivé de coucher ensemble. Choquée, Hannah se figea sur place. Personne s'esclaffa. — Elle dans sa cryocrèche, moi dans mon sarcophage du Golden Gâte. En tout bien, tout honneur. Comme deux bébés, chacun dans son berceau. Si je voulais employer à tort le nom d'un de mes compatriotes, je dirais que notre relation était purement platonique. (Il partit d'un grand rire qui n'eut aucun écho chez ses compagnons.) Ne crois pas tout ce qu'a pu te dire cette vieille sorcière, Harman. Elle mentait souvent et elle ne comprenait pas grand-chose. — C'était la femme la plus sage que j'aie jamais connue, rétorqua Harman. Jamais je ne reverrai quelqu'un comme elle. Personne le gratifia d'un sourire qui n'avait rien d'amical. — La seconde partie de ton assertion est exacte. Ils durent franchir un ruisseau qui se jetait dans la rivière qu'ils longeaient, avançant avec précaution sur des rochers et des troncs d'arbre jetés en travers de son lit. Vu la température, ils ne tenaient pas à mouiller leurs vêtements. Le bœuf négocia l'obstacle sans trop de peine. Petyr, qui était passé le premier, était planté sur la berge, le fusil à la main, pendant que les trois autres le rejoignaient. L'itinéraire qu'ils avaient choisi pour le retour était parallèle à la piste empruntée pour l'aller. Leur restait à franchir une colline boisée, puis un pré rocailleux et un champ dégagé, et ils seraient au château d'Ardis, où les attendaient la chaleur, un bon repas et un abri tout relatif. Un banc de nuages noirs occultait le soleil au sud-ouest. Au bout de quelques minutes, ils durent avancer à la lueur des anneaux. Il y avait deux lanternes dans le droski, et Harman avait chargé des bougies dans son sac à dos, mais ils n'en auraient besoin que si les nuages venaient à cacher les étoiles. — Je me demande si Daeman a retrouvé sa mère, dit Petyr, qui semblait avoir du mal à rester silencieux trop longtemps. — Je regrette qu'il ne m'ait pas attendu, enchaîna Harman. Ou du moins qu'il n'ait pas attendu qu'il fasse jour là-bas. Paris-Cratère n'est plus très sûr ces temps-ci. Personne laissa échapper un grognement. — Aussi incroyable que cela paraisse, Daeman est celui d'entre vous qui semble le plus capable de se débrouiller tout seul. Il t'a bien surpris, n'est-ce pas, Harman? — Pas vraiment, répondit l'intéressé. C'était un mensonge, et il le savait. Lorsqu'il avait fait la connaissance de Daeman, un peu moins d'un an plus tôt, celui-ci lui était apparu comme un homme puéril, geignard et grassouillet, qui ne pensait qu'à chasser les papillons et à séduire les jeunes femmes. En fait, Harman était sûr qu'il n'était venu à Ardis que dans le but de séduire sa cousine Ada. Lors de leurs premières aventures, Daeman s'était montré râleur et timoré. Mais les événements l'avaient changé en profondeur, et bien plus que lui-même, Harman était bien obligé de l'avouer. C'était un Daeman affamé mais résolu - amaigri de vingt kilos et infiniment plus agressif - qui avait affronté Caliban en combat singulier dans la quasi-apesanteur de l'île orbitale de Prospéro. Et c'était grâce à lui que Harman et Hannah avaient survécu à leurs épreuves. Depuis la Chute, Daeman se montrait plus taciturne, plus grave, et il s'était fait un devoir de suivre l'enseignement d'Odysseus en matière de survie et de combat. Harman était un peu envieux. Il s'était considéré comme le chef naturel de la communauté d'Ardis - c'était lui l'aîné, le plus sage, le seul homme à savoir lire et à avoir envie de lire, le seul qui sût que la Terre était ronde -, mais il était bien obligé de reconnaître que les épreuves dont Daeman était sorti renforcé l'avaient par contre affaibli, tant sur le plan physique que mental. Est-ce une question d'âge? Physiquement, Harman avait l'aspect d'un quadragénaire, comme tous les hommes proches de leurs cinq-vingts avant la Chute. Les asticots bleus et les bains bouillonnants des cuves de la firmerie, qu'il avait pu observer de lui-même en orbite, l'avaient rajeuni lors de ses quatre précédents séjours. Et mentalement? Il ne pouvait pas s'empêcher d'être inquiet. Peut-être que la vieillesse était inéluctable, quels que soient les efforts dépensés pour entretenir l'organisme. En outre, Harman ne s'était pas remis de sa blessure à la jambe, infligée huit mois plus tôt, et il boitait toujours. Il n'y avait plus de firmerie pour le requinquer dans ses cuves, plus de serviteurs pour lui appliquer des bandages. Harman savait que sa jambe ne se rétablirait jamais tout à fait, qu'il boiterait jusqu'à l'heure de sa mort - et cela ne faisait qu'accroître la tristesse qui l'habitait ce jour-là. Ils s'avancèrent en silence dans la forêt. Chacun d'eux semblait perdu dans ses pensées. C'était au tour d'Harman de guider le bœuf, qui se montrait de plus en plus rétif, de plus en plus buté, à mesure que montait l'obscurité. Il suffirait que ce stupide bestiau fasse un pas de côté pour que le droski heurte un arbre, et ils auraient le choix entre passer la nuit sur place, réparer cette saleté de machine ou rentrer sans elle. Aucune de ces solutions n'était acceptable. Harman jeta un regard à Odysseus-Personne, qui ralentissait le pas pour ne pas le distancer, à Hannah, qui jetait à Personne des regards énamourés, à Petyr, qui en jetait d'autres à Hannah, et il fut pris d'une violente envie de s'asseoir par terre et de pleurer sur ce pauvre monde qui n'avait que le temps de survivre. Il repensa à l'incroyable pièce de théâtre qu'il venait de lire - Roméo et Juliette - et se demanda si l'on pouvait vraiment guérir la nature humaine de ses folies à coups d'évolution prétendument dirigée, de nano-ingénierie et de manipulations génétiques. Peut-être n'aurais-je pas dû laisser Ada tomber enceinte. Telle était l'idée qui le hantait le plus. Elle voulait un enfant. Lui aussi. En outre, cas unique depuis des siècles, tous deux voulaient fonder une famille: l'homme souhaitait rester auprès de la femme et de l'enfant, tous deux souhaitaient élever celui-ci plutôt que de confier cette tâche aux serviteurs. Si, avant la Chute, tous les humains à l'ancienne connaissaient leur mère, rares étaient ceux qui savaient - ou souhaitaient savoir - qui était leur père. Dans un monde où tous les hommes conservaient jeunesse et vitalité jusqu'à leur cinquième et dernier vingt, où la population était limitée - trois cent mille individus tout au plus -, où la vie culturelle se cantonnait à une succession de fêtes et de réceptions, et où la jeunesse et la beauté étaient prisées par-dessus tout, les accouplements incestueux ne pouvaient manquer de se produire fréquemment. Harman s'en était inquiété après qu'il eut appris à lire et découvert les cultures du passé et leurs valeurs depuis longtemps perdues - trop tard, trop tard -, mais il était bien le seul dans son cas avant la Chute. Chaque femme était équipée de nanocapteurs génétiquement modifiés qui lui permettaient de choisir, parmi plusieurs paquets de sperme stockés dans son organisme après chaque coït, celui qui fertiliserait son ovule, et ces mêmes capteurs éliminaient les donneurs qui lui étaient apparentés. Toute consanguinité était impossible. La nanoprogrammation empêchait ces stupides humains de commettre cette stupidité-là. Mais à présent, tout a changé, songea Harman. Ils auraient besoin de familles pour survivre, pas seulement aux attaques de voynix et autres épreuves consécutives à la Chute, mais aussi à la guerre dont Odysseus avait annoncé le prochain déclenchement. Le vieux Grec refusait d'en dire plus sur cette prophétie, qu'il avait énoncée la nuit de la Chute, mais il avait prévu un conflit d'envergure, que certains associaient à la guerre de Troie dont ils avaient joui comme d'un spectacle grâce à leurs turins, avant que les microcircuits de ceux-ci aient cessé de fonctionner. « De nouveaux mondes apparaîtront dans ta cour », avait-il déclaré à Ada. Alors qu'ils débouchaient sur le dernier pré les séparant de la forêt voisine du domaine, Harman se rendit compte qu'il était épuisé et terrifié. Il était las de toujours devoir décider de ce qu'il convenait de faire - de quel droit avait-il détruit la firmerie et vraisemblablement libéré Prospéro, de quel droit se faisait-il le chantre de la famille, de la nécessité de se regrouper pour survivre? Que savait-il donc du monde, lui qui avait passé le plus clair de ses quatre-vingt-dix-neuf ans d'existence à fuir la sagesse comme le savoir? Avions-nous le droit d'autoriser Ada à tomber enceinte? Tous deux avaient décidé qu'il était sensé de fonder une famille dans ce nouveau monde - même si ce dernier était pour le moment plein de dangers et d'incertitude -, bien que la notion de famille fût des plus étranges pour eux, qui avaient peine à s'imaginer parents de plusieurs enfants. Au cours des quinze cents ans qu'avait duré le règne des posthumains, chaque femme n'avait eu droit qu'à un seul rejeton. Ada et Harman avaient été saisis de vertige en se rendant compte que rien ne leur interdisait d'en avoir plusieurs, à condition que la biologie le leur permette. Il n'y avait plus de liste d'attente, plus de demande d'autorisation à formuler par l'entremise des serviteurs. D'un autre côté, ils ne savaient pas si un humain pouvait avoir plus d'un enfant. Peut-être que la génétique et la nanoprogrammation ne le permettaient plus. Ils avaient décidé de mettre le premier bébé en route sans tarder, tant qu'Ada était encore jeune et qu'ils avaient la possibilité de montrer à leurs semblables, non seulement à Ardis mais aussi dans les autres communautés, ce que représentait une famille où le père était présent. Tout cela terrifiait Harman. Il était persuadé d'avoir raison, mais cela le terrifiait quand même. Premièrement, il n'était pas sûr que la mère et l'enfant survivent à l'accouchement sans l'assistance de la firmerie. Aucun humain à l'ancienne n'avait jamais assisté à une naissance; pomme la mort, la naissance était une étape que l'on franchissait tout seul, dans l'anneau e. Et c'était une expérience si traumatisante qu'elle devait être effacée de la mémoire, tout comme la renaissance accordée avant la Chute à tout humain souffrant d'une mort accidentelle ou prématurée - voir le cas de Daeman, qui s'était fait tuer et dévorer par un allosaure. Quant aux mères, pas plus que leurs enfants, elles ne gardaient de souvenirs de l'accouchement. À un stade précis de la grossesse, et sur communication des serviteurs, la future mère était faxée à la firmerie, d'où elle revenait deux jours plus tard, mince et en parfaite santé. Durant les mois qui suivaient, le bébé dépendait entièrement des serviteurs pour sa santé et son alimentation. Bien que sa mère ait tendance à rester en contact avec lui, ce n'était pas elle qui l'élevait. Quant au père, non seulement il ne connaissait pas son enfant, mais en outre, il ignorait même qu'il en avait engendré un, car son dernier contact avec la mère remontait probablement à des années, voire à des dizaines d'années. Harman et les autres lisaient quantité de livres sur l'ancienne pratique de l'accouchement - un processus effroyablement barbare et dangereux, même lorsqu'il se déroulait dans le cadre d'un hôpital, la version primitive d'une fumerie, et sous le contrôle de professionnels -, mais aucun d'eux n'avait assisté à une naissance. À l'exception de Personne. Le Grec, qui avait jadis vécu dans cet âge irréel de sang et de violence révélé par le turin, affirmait avoir expérimenté en partie le processus de la naissance, notamment celle de son fils Télémaque. La sage-femme d'Ardis, c'était lui. Et dans ce nouveau monde sans médecins, dont aucun des habitants n'était capable de soigner blessures et maladies, même les plus bénignes, Odysseus-Personne faisait figure de maître guérisseur. Il savait tout sur les cataplasmes. Il savait comment recoudre une plaie. Comment réduire une fracture. Au cours du périple de dix ans ou presque qu'il avait effectué après avoir échappé aux griffes d'une dénommée Circé, il avait appris les techniques médicales les plus modernes telles que se laver les mains et nettoyer son couteau avant de se livrer à la chirurgie. Neuf mois plus tôt, Odysseus affirmait qu'il s'attarderait à Ardis tout au plus quelques semaines. Aujourd'hui, songea Harman, si jamais il faisait mine de partir, une cinquantaine de personnes se jetteraient sur lui pour le retenir de force, tant la communauté dépendait de son expertise: il savait fabriquer des armes, chasser, préparer la venaison, cuire au feu de bois, forger le métal, coudre et repriser, programmer le sonie, soigner et guérir... et aider une parturiente à accoucher. Ils apercevaient enfin le pré par-delà la forêt. Les nuages engloutissaient les anneaux et l'obscurité s'accentuait. — Je voulais voir Daeman aujourd'hui... commença Personne. Ce fut tout ce qu'il eut le temps de dire. Les voynix tombèrent des arbres telles de gigantesques araignées silencieuses. Il y en avait une bonne douzaine. Tous avaient déployé leurs lames meurtrières. Deux d'entre eux atterrirent sur le bœuf et lui tranchèrent la gorge. Deux autres visaient Hannah, et ils lui tailladèrent la peau et les vêtements. Elle recula d'un bond, tenta de lever et d'armer son arbalète, mais les créatures la frappèrent et se préparèrent à l'achever. Poussant un hurlement, Odysseus activa son épée - un cadeau de Circé, avait-il confié naguère -, qui se mit aussitôt à vibrer, et l'abattit sur les voynix. Fragments de membres et de carapace jaillirent dans les airs, et Harman se retrouva sous une averse de sang blanc et d'huile bleue. Un voynix atterrit sur son dos et lui coupa le souffle, mais il réussit à échapper à ses lames. Un deuxième se reçut sur le sol à quatre pattes et se releva d'un bond, aussi rapide qu'un cauchemar ambulant. Empoignant sa lance alors même qu'il se redressait, Harman la planta dans le monstre à l'instant où son congénère lui labourait le dos de ses lames. On entendit une explosion saccadée: le fusil de Petyr. Une salve de fléchettes frôla l'oreille d'Harman, et le voynix qui menaçait son dos s'effondra après avoir effectué un tour complet sur lui-même, hérissé de projectiles en cristal. Mais le premier voynix repartait à l'attaque. Harman lui planta de nouveau sa lance dans le torse, réussissant à le terrasser, mais son arme lui échappa des mains. Il voulut la récupérer, mais dut y renoncer, préférant saisir son arc pour affronter les trois autres voynix qui se précipitaient vers lui. Les quatre humains s'adossèrent au droski, encerclés par huit voynix qui convergeaient sur eux, leurs lames luisant sous les feux du jour mourant. Hannah ficha deux carreaux d'arbalète dans le torse du monstre devant elle. Terrassé, il n'en continua pas moins à avancer, se traînant sur ses membres griffus. Odysseus-Personne avança d'un pas et le trancha en deux d'un coup d'épée. Trois voynix fondirent sur Harman. Il était acculé. La flèche qu'il décocha sur le plus menaçant rebondit sur son torse, et ils furent sur lui. Harman se baissa, sentit une lame lui taillader la jambe, roula sous le droski - l'entêtante odeur du sang de bœuf lui emplit les narines et le palais - et se releva de l'autre côté. Les trois voynix sautèrent par-dessus le véhicule pour le rejoindre. Pivotant sur lui-même, Petyr vida son chargeur sur eux. Criblés de fléchettes se comptant par milliers, les trois créatures tombèrent dans un nuage de sang et d'huile de machine. — Couvrez-moi pendant que je recharge! cria Petyr, plongeant une main dans sa poche pour s'emparer d'un nouveau chargeur et l'insérer dans son arme. Harman lâcha son arc - il ne lui servait à rien en combat rapproché -, dégaina son glaive, qu'Hannah avait forgé à peine deux mois plus tôt, et s'attaqua aux deux formes métalliques les plus proches. Mais ces monstres étaient trop rapides. Le premier l'esquiva. Le second le désarma d'un coup de battoir. Montant d'un bond sur le droski, Hannah planta un carreau d'arbalète dans le dos du voynix qui s'acharnait sur Harman. Après avoir fait mine de se retourner, il repartit à l'attaque, levant ses bras métalliques pour mieux déployer ses lames. Il n'avait ni bouche ni yeux. Harman se baissa vivement et, prenant appui sur ses mains, décocha au monstre un coup de pied dans les genoux. Autant vouloir dégager un conduit métallique coulé dans du béton. Les cinq voynix survivants foncèrent sur Harman et Petyr avant que ce dernier ait eu le temps de lever son fusil. Et c'est alors qu'Odysseus, poussant un cri de rage meurtrière, fît le tour du droski en bondissant et se précipita sur eux, tenant des deux mains son épée vrombissante. Les cinq monstres convergèrent sur lui, faisant tournoyer leurs lames jusqu'à les rendre invisibles. Hannah leva son arbalète, mais aucune cible nette ne s'offrait à elle. Odysseus s'était planté au sein de la masse mouvante et meurtrière, et tout allait beaucoup trop vite. Harman attrapa l'une des lances de rechange dans le droski. — Odysseus, baisse-toi! hurla Petyr. Le vieux Grec s'exécuta, mais on n'aurait su dire s'il avait entendu cet ordre ou s'il venait tout simplement d'être blessé. Il avait réussi à occire deux des créatures, mais les trois autres étaient toujours debout. BRRPPPPPPPPPPPPRRRRMRRRRRRRRPPPPPBRPPPPPP. Le bruit du fusil à fléchettes en mode automatique évoquait celui d'une lame de bois glissée entre les pales d'un ventilateur lancé à plein régime. Les voynix se retrouvèrent projetés à deux mètres de distance, le corps criblé de plus de dix mille fléchettes de cristal, comme si on avait plaqué sur leur carapace une mosaïque de verre brisé. — Doux Jésus! hoqueta Harman. Le voynix blessé par Hannah se releva derrière elle, de l'autre côté du droski. Mobilisant ce qu'il lui restait de force, Harman lui planta sa lance dans le torse. La créature chancela, retira la lance, la cassa en deux. Harman replongea dans le droski, s'empara d'une autre lance. Hannah logea deux carreaux dans la créature. Le premier rebondit sur sa carapace, allant se perdre sous les arbres, mais le second s'enfonça profondément dans son corps. Surgissant du droski comme un diable de sa boîte, Harman lui planta la dernière lance dans le torse. Le monstre tressauta, recula d'un pas. Après avoir remué la pointe de la lance dans la plaie, Harman la reprit en main, la planta une nouvelle fois dans la créature, fouailla les entrailles de celle-ci, puis repartit à la manœuvre depuis le début. Le voynix s'effondra sur les racines d'un orme vénérable. Harman se précipita sur lui et, sans se soucier des lames qui s'agitaient encore au bout de ses membres, l'enfourcha, leva bien haut la pointe dégoulinante de sa lance, la planta dans la carapace, la ressortit, la planta de nouveau, visant le bas-ventre, la remua pour commettre le maximum de dégâts, la ressortit à nouveau - réussissant à effriter la carapace - et la plongea une nouvelle fois, avec une telle force qu'il sentit la pointe s'enfoncer dans le sol. Alors il ressortit la lance, encore une fois, la souleva, encore une fois, la planta, la ressortit, la... — Harman, fît Petyr en lui posant une main sur l'épaule. Il est mort, Harman. Il est mort. Harman leva la tête. Il ne reconnaissait pas Petyr, il respirait avec difficulté. Un bruit atroce parvint à ses oreilles, et il comprit que c'était son propre souffle. Il faisait beaucoup trop noir. Les nuages dissimulaient totalement les anneaux et il faisait beaucoup trop noir sous les arbres. Les ombres pouvaient receler une cinquantaine de voynix prêts à leur sauter dessus. Hannah alluma une lanterne. Pas un seul voynix dans la bulle de lumière qui venait d'apparaître. Ceux qui étaient tombés ne bougeaient plus. Mais Odys-seus, lui aussi, était resté à terre. — Odysseus! Sans lâcher sa lanterne, Hannah descendit d'un bond du véhicule, écarta d'un coup de pied le cadavre de voynix qui gisait en travers d'Odysseus. Petyr la rejoignit en courant, s'agenouilla auprès du guerrier terrassé. Harman s'avança aussi vite que le lui permettaient ses jambes flageolantes. Les entailles qui striaient son dos et ses jambes commençaient à le faire souffrir. — Oh! fit Hannah. À genoux devant Odysseus, elle levait la lanterne pour mieux l'examiner. Sa main tremblait. — Oh! répéta-t-elle. Les lames des voynix avaient tranché les lanières qui maintenaient en place le plastron d'Odysseus-Personne. Son torse était sillonné de plaies profondes. Un méchant coup lui avait sectionné l'oreille gauche et ouvert le cuir chevelu. Mais ce fut en découvrant son bras droit qu'Harman poussa un petit cri. Bien décidés à lui faire lâcher l'épée de Circé - ce qu'il s'était refusé à faire; elle vibrait toujours dans sa main -, les voynix s'étaient acharnés sur son bras, le réduisant en charpie et parvenant presque à l'arracher à son épaule. La lanterne éclairait d'une lueur crue le sang et les tissus déchirés. Harman aperçut des éclats d'os. — Mon Dieu, murmura-t-il. Durant les huit mois qui s'étaient écoulés depuis la Chute, personne, ni à Ardis ni dans les autres communautés, n'avait survécu à des blessures de cette gravité. Hannah avait posé la main gauche sur le torse sanguinolent d'Odysseus, et la droite tapait le sol sur un rythme saccadé. — Je ne sens pas son cœur, déclara-t-elle d'une voix presque posée. (Seuls ses yeux écarquillés traduisaient son angoisse.) Je ne sens pas son cœur. — Chargeons-le dans le droski... commença Harman. Il sentit monter en lui un vertige, une nausée dont il avait déjà fait l'expérience. Le sang coulait d'abondance de son dos et de sa jambe. — Au diable, le droski! rétorqua Petyr. Le jeune homme fit tourner la poignée de l'épée de Circé, dont la lame cessa de vibrer et redevint visible. Il la tendit à Harman, ainsi que le fusil à fléchettes et deux chargeurs de rechange. Puis il mit un genou à terre, souleva Odysseus, dont on n'aurait su dire s'il était mort ou inconscient, et le cala sur son épaule. — Hannah, ouvre la marche et éclaire-nous. Recharge ton arbalète. Harman, ferme la marche et sers-toi du fusil si nécessaire. Si quelque chose fait mine de bouger, tire. Il s'avança en chancelant vers le pré, le corps sanguinolent du Grec sur les épaules, et, ironie de l'histoire, c'était l'image de celui-ci qu'il évoquait, lorsque Odysseus revenait de la chasse avec une carcasse de cerf. Harman acquiesça, jeta sa lance, passa l'épée de Circé à sa ceinture, empoigna le fusil à fléchettes et sortit de la forêt sur les talons des deux autres survivants. 24. En arrivant à Paris-Cratère, Daeman regretta de ne pas s'être faxé en plein jour. Ou de ne pas avoir attendu qu'Harman ou un autre soit disponible pour l'accompagner. Il était cinq heures du soir lorsqu'il avait atteint la palissade du pavillon fax, à quinze cents mètres de distance du château d'Ardis; à Paris-Cratère, il était une heure du matin, il faisait nuit noire et il pleuvait à verse. Il avait choisi le pavillon le plus proche du domi de sa mère - un pavillon nommé Hôtel Invalide, pour une raison inconnue de tous -, et il en sortit l'arbalète à la main, prêt à riposter à la première attaque. En découvrant la ville à travers l'eau qui coulait du toit de l'édifice, il eut l'impression de se trouver derrière une cascade ou un rideau liquide. L'irritation le gagna. Les survivants de Paris-Cratère négligeaient de garder leurs pavillons fax. Sous l'impulsion d'Ardis, un bon tiers des communautés survivantes avaient édifié une palissade autour de leurs pavillons, qui étaient surveillés en permanence, mais les habitants de Paris-Cratère refusaient de les imiter. Personne ne savait si les voynix utilisaient le fax pour se déplacer - ce n'était sans doute pas nécessaire, vu qu'ils étaient omniprésents sur la planète -, mais on n'en aurait pas la certitude tant que certaines communautés refuseraient de se montrer vigilantes. Cela dit, si Ardis avait adopté cette politique, c'était surtout pour limiter le nombre des réfugiés qui y affluaient depuis la Chute. Lorsqu'on avait constaté que les serviteurs ne répondaient plus et que l'énergie n'était plus distribuée, la première réaction avait été de chercher de la nourriture et un abri sûr, et des dizaines et des dizaines de milliers de personnes s'étaient faxées un peu partout, allant jusqu'à couvrir une cinquantaine d'étapes en une douzaine d'heures, ne repartant qu'après avoir pillé les réserves locales. Rares étaient les communautés qui avaient pensé à protéger celles-ci; et il n'existait pas d'abri sûr. Ardis avait été parmi les premières à armer ses ressortissants et à refouler les réfugiés terrorisés, à moins qu'ils ne possèdent un talent essentiel à la survie. Malheureusement, au bout de quatorze cents ans et quelques d'« inutilité foncière à la sauce éloï», pour citer Savi, personne ou presque n'avait un tel talent. Un mois après la Chute, Harman avait critiqué l'égoïsme d'Ardis lors d'une séance du conseil et demandé à ce que l'on envoie auprès des autres survivants des émissaires chargés de leur enseigner comment récolter les céréales, renforcer la sécurité, élever le bétail et l'abattre pour consommer sa viande; plus tard, lorsqu'il eut découvert la fonction de siglage, il avait organisé des séminaires pour apprendre comment exploiter l'information contenue dans les vieux livres. Ardis s'était également livré au commerce des armes et avait distribué des plans permettant de fabriquer des arbalètes et des carreaux, des arcs et des flèches, des lances, des pointes, des couteaux, et castera. Heureusement, la plupart des humains à l'ancienne avaient pris l'habitude de coiffer le turin, introduit un demi-vingt plus tôt, et grâce à cela, ils s'étaient familiarisés avec les armes les plus simples. Pour finir, Harman avait envoyé des agents dans les trois cents et quelques nœuds fax recensés, afin d'interroger les survivants sur les légendaires dispensaires et usines robotiques. L'émissaire d'Ardis leur montrait l'un des fusils récupérés au musée du Golden Gâte à Machu Picchu et leur expliquait que les communautés humaines auraient besoin de milliers d'armes similaires pour survivre à une attaque en règle des voynix. Alors qu'il contemplait la ville enténébrée, délavée par la pluie et les eaux de ruissellement, Daeman comprit qu'il aurait été difficile de faire garder tous ses pavillons fax; huit mois plus tôt, Paris-Cratère était l'une des cités les plus importantes de la planète, avec vingt-cinq mille résidents et une douzaine de portails fax en état de marche. À présent, s'il fallait en croire les amis de sa mère, il restait ici un peu moins de trois mille personnes. Les voynix avaient toute latitude pour errer dans les rues, ramper sur les vieilles galeries et grimper sur les façades des tours résidentielles. Il était grand temps pour lui d'extraire sa mère de cette ville. S'il s'était incliné devant sa volonté de s'enraciner ici, c'était uniquement parce qu'il avait passé toute sa vie - un peu moins de deux vingts - à satisfaire le moindre de ses caprices. Cela dit, son refuge semblait relativement sûr. Une centaine de survivants, en majorité des hommes, avaient sécurisé le complexe résidentiel en bord de cratère où Marina, la mère de Daeman, possédait un splendide domi. Sur les toits étaient installées des citernes recueillant l'eau de pluie, une ressource naturelle que le climat de Paris-Cratère garantissait en abondance. Les jardins en terrasse étaient devenus des potagers et les pelouses des prés, où paissaient des bœufs récupérés dans les enclos où les voynix les parquaient jadis. Un marché hebdomadaire se tenait dans les Champs-Ulysse tout proches, où tous les habitants des quartiers ouest se retrouvaient pour troquer de la nourriture, des vêtements et autres produits de première nécessité. Ils disposaient même de vin, acheminé par fax depuis les lointaines communautés viticoles. Ils avaient des armes, parmi lesquelles des arbalètes achetées à Ardis, quelques fusils à fléchettes et même un projecteur énergétique récupéré dans un musée souterrain abandonné que l'on avait mis au jour après la Chute. Aussi stupéfiant que cela paraisse, cette dernière arme fonctionnait encore. Mais si Marina avait choisi de rester à Paris-Cratère, c'était à cause de ce vieux salaud de Goman, qui était son amant en titre depuis près d'un vingt. Daeman avait toujours détesté Goman. Paris-Cratère était surnommée la Ville lumière et c'était ainsi que Daeman l'avait connue en grandissant, avec ses lumiglobes flottant sur les rues et les boulevards, ses tours électrifiées de la base au sommet, ses milliers de lanternes et l'édifice de trois cents mètres de haut dont la masse étincelante symbolisait la grandeur de la cité... mais aujourd'hui, les globes brisés gisaient sur le pavé, le réseau électrique s'était évanoui, la plupart des lanternes étaient éteintes ou occultées par des volets clos, et quant à la Putain énorme, elle était terne et inerte pour la première fois depuis deux mille ans ou davantage. Daeman lui accorda un coup d'œil en passant, mais sa tête et ses seins - d'ordinaire emplis d'un liquide rouge bouillonnant et luminescent - étaient invisibles, peut-être engloutis par les nuées noires se massant au-dessus des rues, et ses cuisses et ses fesses si célèbres n'étaient plus que des armatures de fer, qui attiraient la foudre tombant de toutes parts. Ce fut d'ailleurs cette foudre qui permit à Daeman de rallier la tour de Marina depuis le pavillon fax de l'Hôtel Invalide. Plus ou moins protégé du déluge par le capuchon de son anorak, il se plantait à chaque carrefour, l'arbalète levée, et attendait pour foncer à découvert qu'un éclair lui confirmât l'absence de tout voynix sous les arches et les portes cochères. Il avait testé proxnet et farnet dès son arrivée, mais ni l'un ni l'autre ne répondaient. Ce qui était une bonne nouvelle, car les voynix utilisaient désormais ces deux fonctions pour repérer les humains. Quant à la fonction localisation, il n'avait pas besoin de s'y référer: il était ici chez lui, même si cette fouine de Goman s'était installée dans ses anciens appartements. Il y avait des autels abandonnés dans certaines des cours intérieures illuminées par les éclairs. Sur son chemin, Daeman entrevit des grossières statues en papier mâché, censées représenter des déesses en péplum, des archers nus et des patriarches barbus, pitoyables manifestations de désespoir. Ces temples étaient consacrés aux dieux olympiens du turin - Athéné, Apollon, Zeus et les autres -, signes d'une folie propitiatoire qui avait précédé la Chute, à Paris-Cratère comme dans les autres communautés de ce continent qu'Harman, Daeman et les autres lecteurs du château d'Ardis connaissaient maintenant sous son vrai nom, l'Europe. Comme leurs effigies n'avaient résisté ni à la pluie ni au vent, les dieux à nouveau abandonnés ressemblaient à des monstruosités bossues venues d'un autre monde. Des objets de dévotion plus appropriés que les divinités du turin, songea Daeman. Il avait entendu parler du Quiet lors de son séjour sur l'île de Prospéro, dans l'anneau e. Caliban en personne - si c'était bien une personne - avait loué devant ses trois captifs la puissance de son dieu, Sétébos aux mains multiples, avant de tuer Savi et d'emporter son cadavre dans les marécages puants qui lui servaient de repaire. Daeman était parvenu à quelques dizaines de mètres de la tour de sa mère lorsqu'il entendit un grattement. Il se réfugia sur un pas de porte aussi inondé qu'enténébré et débloqua le cran de sûreté de son arbalète. Il s'agissait d'un nouveau modèle, capable de tirer deux carreaux à chaque coup. Il la cala contre son épaule et attendit. Seule la foudre lui permit de distinguer la demi-douzaine de voynix qui fonçaient vers l'ouest à l'autre bout de la rue. Ils ne foulaient pas la chaussée mais rampaient tels de gigantesques cafards sur les façades des vieux immeubles de pierre, s'aidant de leurs lames barbelées et de leurs coussinets cornus. La première fois que Daeman avait vu des voynix progresser de cette façon, cela se passait neuf mois plus tôt, à Jérusalem. Il savait maintenant que ces saletés percevaient les rayons infrarouges, de sorte que l'obscurité ne suffirait pas à le protéger, mais ceux-là semblaient fort pressés, ils filaient dans la direction opposée à la sienne, et aucun d'eux ne tourna vers lui ses capteurs IR durant les trois secondes où il fut à leur portée. Le cœur battant, Daeman piqua un sprint pour franchir les cent derniers mètres le séparant de la tour de sa mère, qui se dressait au-dessus de la paroi ouest du cratère. La nacelle de l'ascenseur manuel ne se trouvait pas au niveau du sol, bien entendu; il la distingua à hauteur du vingt-cinquième étage, là où l'échafaudage des quartiers résidentiels se dressait au-dessus de la vieille esplanade marchande. La cage d'ascenseur était équipée d'un cordon, grâce auquel l'arrivant faisait connaître sa présence aux résidents, mais Daeman tira dessus pendant une bonne minute sans susciter la moindre réaction. Encore essoufflé par sa course, il se retourna vers les rues battues par la pluie et envisagea brièvement de retourner à l'Hôtel Invalide. Il hésitait à grimper vingt-cinq étages, pour la plupart sans éclairage, sans compter que les quinze premiers grouillaient peut-être de voynix. La plupart des communautés établies dans une vieille ville ou une tour élevée avaient dû être abandonnées après la Chute. Ascenseurs et monte-charge ne fonctionnaient qu'à l'électricité, et les humains à l'ancienne ignoraient tout de la production et de la distribution de cette énergie. Il n'était pas question de monter et de descendre une centaine de mètres - voire davantage, comme dans le cas d'Oulanbat, où les Cercles du paradis se répartissaient sur deux cents étages - pour aller chercher de l'eau et de la nourriture. Sauf que, paradoxalement, Oulanbat était encore habitée, bien que cette tour se dressât en plein milieu du désert, sans le moindre gibier à proximité. Le secret, c'était la présence d'un nœud fax tous les six étages. Tant que les autres communautés seraient prêtes à échanger eau et nourriture contre les splendides vêtements qui avaient fait la réputation d'Oulanbat – lesquels étaient disponibles en grandes quantités, les voynix ayant massacré un tiers de la population avant que les étages supérieurs aient été isolés et sécurisés -, les Cercles du paradis continueraient d'exister. Il n'y avait pas de nœud fax dans la tour de Marina, mais les résidents de celle-ci, faisant preuve d'une stupéfiante ingéniosité, avaient transformé un monte-charge extérieur en ascenseur, aménageant tout un système de câbles et de poulies permettant de hisser jusqu'à trois personnes dans une nacelle en osier. Celle-ci s'arrêtait au niveau de l'esplanade, mais le visiteur se sentait d'attaque pour monter les dix derniers étages. Ce système ne permettait pas des allers-retours trop fréquents - sans compter qu'on était pas mal secoué dans cette fichue nacelle -, mais les cent et quelques résidents de la tour s'étaient plus ou moins retirés du monde, leurs citernes et leurs potagers leur permettant de vivre en autarcie, et ils se contentaient d'envoyer des représentants au marché deux fois par semaine. Pourquoi ne répondent-ils pas? Il passa deux autres minutes à tirer sur le cordon, puis attendit trois minutes de plus. On entendit un grattement en provenance du sud, du côté du vaste boulevard. Décide-toi. Repars ou continue, mais décide-toi. Daeman prit un peu de champ pour mieux examiner la tour. Un éclair illumina le lacis de fullerène noir et de bambou-trois luisant de pluie au-dessus de l'esplanade. On apercevait des lanternes allumées derrière plusieurs fenêtres. De l'endroit où il se trouvait, il distinguait le feu que Goman entretenait sur la terrasse côté ville, à l'abri du toit en bambou-trois. Encore un grattement, au nord cette fois-ci. — Et puis merde! fit Daeman. Il était grand temps de faire sortir sa mère d'ici. Si Goman et ses potes refusaient de la laisser partir pour Ardis, il n'hésiterait pas à les jeter dans le cratère. Daeman bloqua le cran de sûreté de son arbalète pour ne pas se planter des carreaux dans le pied, entra dans l'immeuble et entama la longue ascension de l'escalier plongé dans les ténèbres. Il sut qu'il était arrivé quelque chose de grave avant même d'avoir atteint l'esplanade. Lors de ses précédentes visites - effectuées durant la journée -, il croisait toujours dans l'escalier des sentinelles armées de piques et d'arcs venues d'Ardis. Cette nuit, rien. Peut-être qu'ils ne montent plus la garde la nuit. Non, ça n'avait pas de sens: c'était la nuit que les voynix étaient les plus actifs. Lors de ses fréquents séjours - le dernier remontait à un peu plus d'un mois -, il lui était arrivé d'entendre les sentinelles pendant la nuit. Et lui-même avait assuré un tour de garde, de deux heures à six heures du matin, regagnant ensuite Ardis avec les yeux cernés. A partir de l'esplanade, on accédait aux étages supérieurs par un escalier à ciel ouvert; les éclairs lui permirent de s'assurer que chacun de ses paliers successifs était désert. Il tenait fermement son arbalète, le doigt sur la détente. Avant même d'arriver au premier niveau résidentiel, celui où demeurait sa mère, il savait ce qui l'attendait. Le feu était presque éteint dans le bidon métallique placé sur la terrasse. Il y avait du sang sur le sol en bambou-trois, sur les murs, sous les avant-toits. La porte du premier domi qui se présenta à lui était grande ouverte. À l'intérieur, du sang partout. Daeman avait peine à croire que les corps des cent et quelques résidents de la tour aient pu contenir autant de sang. Partout, des signes de panique - barricades dressées à la hâte, portes enfoncées, traces de pas sanglantes sur les terrasses et dans les escaliers, lambeaux de vêtements éparpillés çà et là -, mais aucun signe de résistance. Pas une seule lance ni une seule flèche plantée dans un mur ou une porte. Pas le moindre signe prouvant que les armes avaient parlé. Et pas le moindre corps. Il fouilla trois autres domis avant de rassembler assez de courage pour entrer dans celui de sa mère. Dans chacun d'eux, ce n'était que flaques de sang, meubles fracassés, coussins éventrés, tentures déchiquetées, tables renversées, rembourrages éparpillés - avec du sang sur les plumes blanches et du sang sur la mousse claire -, mais toujours pas de corps. La porte de sa mère était verrouillée. La Chute avait sonné le glas des serrures à reconnaissance digitale, mais Goman avait remplacé celle-ci par un système de chaînes et de targettes que Daeman jugeait trop vulnérable. Ce qu'il prouva bientôt. Après avoir toqué en vain, il défonça la porte en trois coups de pied seulement. Écartant le panneau fracassé, il avança, l'arbalète au poing. L'entrée empestait le sang. Il y avait de la lumière dans les pièces qui donnaient sur le cratère, mais le vestibule, le couloir et l'antichambre étaient plongés dans la pénombre. Daeman avança à pas de loup, le cœur soulevé par l'odeur du sang, l'estomac noué chaque fois que son pied se posait dans une flaque invisible. Il y voyait suffisamment pour savoir que nul ennemi ne le guettait dans l'ombre, que nul cadavre ne gisait à ses pieds. — Mère! (Il sursauta au son de sa propre voix.) Mère! Goman? Il y a quelqu'un? Le vent agitait les carillons éoliens sur le balcon, les éclairs illuminaient le salon, zébrant un ciel aussi noir que la ville qui s'étendait en contrebas. D'autres zébrures, écarlates celles-là, striaient les tentures de soie vert et bleu qu'il n'avait jamais aimées mais auxquelles il avait fini par s'habituer. Le siège qui avait ses faveurs lorsqu'il séjournait ici - un fauteuil en carton ondulé dont les contours épousaient ceux de son corps - était réduit en miettes. Il n'y avait aucun cadavre. Daeman se demanda s'il était prêt à affronter le spectacle qu'il s'attendait à découvrir. Un sillage de sang tout en sinuosités traversait le salon, allant du balcon à la salle à manger, où Marina aimait recevoir ses invités autour d'une table de six mètres de long. Daeman attendit, un nouvel éclair - la tempête s'était déplacée vers l'est, et le laps de temps entre foudre et tonnerre s'était accru -, puis il cala l'arbalète sur son épaule et entra dans la vaste salle à manger. Trois éclairs lui permirent de détailler la pièce et son contenu. Il n'y avait pas de corps à proprement parler. Mais sur la table d'acajou se dressait une pyramide de crânes, dont le sommet effleurait le plafond, haut de près de cinq mètres. Plusieurs dizaines d'orbites vides fixaient Daeman. Chaque nouvel éclair semblait graver la blancheur des os sur ses rétines. Daeman abaissa la lourde arbalète, la désarma et s'approcha de la pyramide. Il y avait du sang partout, excepté sur la table, qui était immaculée. Devant l'empilement de crânes ricanants était placé un vieux turin, soigneusement étalé, dont les circuits intégrés étaient alignés avec le crâne placé à l'apex. Daeman monta sur la chaise sur laquelle il s'asseyait toujours quand il mangeait ici, puis monta sur la table, se retrouvant nez à nez avec le crâne placé au sommet de tous ces crânes. Grâce aux éclairs de plus en plus lointains, il vit que ces derniers étaient tous nettoyés, qu'aucun lambeau de chair ne venait ternir leur effroyable pureté. Tel n'était pas le cas du crâne placé au sommet. On y avait délibérément - oui, délibérément - laissé des mèchss de cheveux roux. Daeman avait les cheveux roux. Comme sa mère. Quittant son perchoir d'un bond, il fonça sur la porte-fenêtre, l'ouvrit, sortit en chancelant sur le balcon, se pencha sur la rambarde et vomit dans l'œil rouge du cratère, quatre-vingts kilomètres en contrebas. Il vomit encore et encore, jusqu'à ce qu'il n'ait plus que de la bile à régurgiter. Puis il se retourna, laissant choir son arbalète sur le sol, se rinça le visage et la bouche à la marmite de cuivre qui servait d'abreuvoir aux oiseaux, puis il s'effondra contre la rambarde en bambou-trois, les yeux fixés sur la porte-fenêtre coulissante de la salle à manger. Les éclairs se faisaient plus rares et moins intenses, mais, à mesure que ses yeux accommodaient, il distinguait les crânes innombrables à la lueur rougeoyante du cratère. Il voyait même les cheveux roux. Neuf mois plus tôt, Daeman aurait éclaté en sanglots, comme le bambin de trente-sept ans qu'il était. À présent, même s'il avait l'estomac noué et le cœur serré par un noir sentiment, il s'efforça de réfléchir froidement. Il n'avait aucun doute sur l'identité du responsable de ce carnage. Les voynix ne mangeaient pas, pas plus qu'ils ne déplaçaient les dépouilles de leurs proies. Cela ne résultait pas d'un acte de violence voynix. C'était un message à l'intention de Daeman, et un seul être au monde avait pu le lui adresser. Pour être sûr que son message serait délivré, il avait désossé tous les habitants de cette tour et empilé leurs crânes sur une table. Et, à en juger par la puanteur qui montait du sang, cela s'était produit à peine quelques heures plus tôt. Négligeant pour l'instant de ramasser son arbalète, Daeman se mit à quatre pattes, puis se releva - uniquement parce qu'il ne souhaitait pas tremper ses mains dans lés flaques de sang - et regagna la salle à manger, tournant autour de la longue table puis remontant sur la chaise pour attraper le crâne de sa mère. Ses mains tremblaient. Il n'avait pas envie de pleurer. Les humains n'avaient que récemment réappris à enterrer leurs semblables. Au cours des huit derniers mois, on avait déploré sept décès à Ardis, six victimes des voynix plus une jeune femme emportée en une nuit de fièvre par une mystérieuse maladie. Daeman ignorait jusque-là que les humains à l'ancienne étaient vulnérables à la maladie. Dois-je la remporter avec moi? Organiser un service funèbre près de la palissade, là où Personne et Harman nous ont ordonné d'aménager un cimetière pour nos morts? Non. Entre tous les endroits du monde accessibles par fax, c'était son domi que Marina aimait le plus. Mais je ne peux pas la laisser ici, avec tous ces autres crânes, se dit Daeman, en proie à des vagues d'émotions aussi indescriptibles les unes que les autres. Il y a parmi eux celui de cette ordure de Goman. Il emporta le crâne sur le balcon. La pluie redoublait de violence, le vent s'était calmé, et Daeman resta un long moment accoudé à la rambarde, laissant l'eau couler sur ses joues et puri- fier le crâne. Puis il lâcha celui-ci dans le vide et le regarda tomber un long moment vers l'œil écarlate du cratère. Il ramassa son arbalète et se prépara à repartir - à traverser de nouveau la salle à manger, le couloir, le vestibule - puis se figea. Ce n'était pas à cause d'un bruit suspect. La pluie faisait un tel vacarme qu'il n'aurait pas entendu un allosaure à trois mètres de distance. Il avait oublié quelque chose. Mais quoi donc? Daeman retourna dans la salle à manger, s'efforça d'échapper aux regards accusateurs des crânes - Qu'aurais-je dû faire? leur lança-t-il mentalement. Mourir avec nous, lui répondit-on en silence - et ramassa le turin. Caliban - la créature - avait laissé ce chiffon ici dans un but bien précis. Hormis la table, c'était le seul objet du complexe résidentiel qui fut vierge de sang humain. Daeman le fourra dans la poche de son anorak et s'empressa de sortir. Il faisait noir dans l'escalier descendant vers l'esplanade, encore plus noir dans celui qui permettait d'arriver au niveau du sol. Daeman ne toucha même pas au cran de sûreté de son arbalète. Si cette chose l'attendait au tournant, eh bien, ainsi soit-il. Il l'affronterait avec ses dents, ses griffes, sa rage. Rien à signaler. Daeman était à mi-chemin du pavillon fax de l'Hôtel Invalide et avançait en plein milieu du boulevard, sous une pluie battante, lorsque retentit derrière lui une explosion accompagnée de crépitements. Il pivota sur lui-même, mit un genou à terre et cala l'arbalète contre son épaule pour mettre en joue. Ce bruit ne venait pas de lui. Le monstre avançait en silence sur ses pieds calleux aux griffes jaunes. Daeman leva la tête et ouvrit de grands yeux étonnés. Une sphère tourbillonnante venait d'apparaître dans la direction du cratère, s'interposant entre lui et le domi de sa mère. Large de plusieurs centaines de mètres, elle tournait à grande vitesse. Le long de son périmètre couraient des étincelles qui lui dessinaient comme une couronne d'épines crépitantes, et de son centre jaillissaient des flèches lumineuses. Dans l'air montèrent des grondements qui secouèrent le pavé. Des fractales mouvantes emplirent la sphère, qui se transforma peu à peu en un disque, lequel s'enfonça en partie dans le sol, brisant un immeuble en deux dans son mouvement. Le soleil brillait dans ce disque, mais un soleil comme on n'en avait jamais vu sur Terre. Le disque s'immobilisa lorsqu'un quart de sa surface eut disparu sous terre, se présentant maintenant comme une sorte de porte titanesque. Distant de deux ou trois cents mètres, il emplissait le ciel à l'est. Des masses d'air commencèrent à s'y engouffrer, un véritable ouragan miniature qui faillit faire tomber Daeman à la renverse. Un monde lumineux était visible à travers ce portail encore agité de vibrations - un monde pourvu d'une mer d'azur aux vagues languides, d'une terre et de roches rouges, et d'une montagne... non, d'un volcan dressant son impossible majesté sur fond de ciel bleu délavé. Une masse grise, rosâtre et visqueuse émergea des eaux placides et fonça vers le portail sur une multitude de pattes semblant se terminer par des mains. Puis l'air s'emplit soudain de débris et de poussière apportés par le vent, qui se calma en passant de l'autre côté. Daeman resta une bonne minute à scruter ce rideau de brume crasseuse, levant une main pour se protéger de la lumière diffuse mais aveuglante qui se déversait du trou. Les bâtiments sis à l'ouest de celui-ci, ainsi que les cuisses de fer et le ventre vide de la Putain énorme, disparurent au sein de la masse brumeuse après avoir été illuminés l'espace d'un instant par cet éclat glacé venu d'un autre monde. Les autres quartiers de la ville demeuraient enveloppés de ténèbres et de pluie. On entendit au nord et au sud le grattement caractéristique des voynix - un grattement précipité. Deux voynix jaillirent d'une porte cochère enténébrée du boulevard et foncèrent sur Daeman à quatre pattes, cliquetant de toutes leurs lames déployées. Il les cala dans le viseur de son arbalète, les laissa venir, logea un premier carreau dans la capuche tannée du plus éloigné - qui tomba aussitôt -, le second se plantant dans le torse du plus proche. Celui-ci tomba également, mais continua de progresser en se traînant par terre. Le plus posément du monde, Daeman pécha deux carreaux de fer barbelés dans sa besace, rechargea, réarma et logea ses deux projectiles dans les centres nerveux de la créature, qui était arrivée à trois mètres de lui. Elle cessa de ramper. Encore ce grattement, à l'ouest et au sud. La lueur rougeâtre émanant du trou éclairait le boulevard à la perfection. Plus question de se dissimuler dans l'obscurité. Un beuglement monta du nuage de poussière - un son comme Daeman n'en avait jamais entendu -, un cri sinistre et maléfique, incompréhensible mais évoquant une imprécation proférée à l'envers dans un langage inconnu. Sans se presser, Daeman rechargea son arme, jeta un ultime regard au volcan rouge de l'autre côté du trou qui venait d'apparaître dans le ciel de Paris-Cratère, puis courut au petit trot - sans céder à la panique - vers l'Hôtel Invalide. 25. Personne se mourait. Harman ne cessait d'entrer et de sortir de la petite pièce du rez-de-chaussée aménagée en infirmerie de fortune, bien peu performante d'ailleurs. Il s'y trouvait des livres que l'on pouvait sigler en quête de planches anatomiques et de cours de secourisme, mais Personne était le seul à savoir traiter les blessures les plus graves. Deux des malheureux enterrés au nouveau cimetière, situé près du coin nord-ouest de la palissade, étaient morts ici, à l'issue de plusieurs journées d'agonie. Ada ne le quittait pas d'une semelle, et ce depuis qu'il avait franchi en chancelant la porte nord, moins d'une heure plus tôt, et elle ne cessait de lui prendre la main ou de lui caresser le bras, comme pour s'assurer de sa présence effective. Harman avait reçu ses soins allongé à côté de Personne; il avait fallu recoudre ses plaies les plus profondes et lui administrer de l'antiseptique maison, c'est-à-dire de l'alcool pur. Mais les terribles blessures dont souffrait Personne, son bras en charpie et son cuir chevelu déchiré, dépassaient de loin leurs connaissances, tant théoriques que pratiques. Ils s'étaient contentés de les désinfecter, de lui recoudre le crâne et d'appliquer de l'antiseptique sur ses tissus à vif- Personne n'avait même pas daigné reprendre conscience sous cette douche d'alcool -, mais son bras semblait condamné, seuls des ligaments déchiquetés et des os fracassés le reliant encore à son torse. Les bandages dont on l'avait enveloppé étaient déjà saturés de sang. — Il va mourir, n'est-ce pas? demanda Hannah. Elle n'avait pas bougé d'un pouce depuis leur arrivée, même pas pour aller se changer. Pendant qu'on soignait son épaule tailladée, à coups d'antiseptique et d'aiguille à coudre, elle n'avait pas quitté Personne des yeux. — Oui, j'en ai peur, répondit Petyr. Il ne survivra pas. — Pourquoi reste-t-il inconscient? — À mon avis, c'est une conséquence du choc qu'il a reçu et non des coups de lames, hasarda Harman. Même s'il avait siglé cent traités d'anatomie et de physiologie, ragea-t-il, il demeurerait incapable de procéder à une simple trépanation. Outre leur absence d'expérience, la médiocrité des instruments dont ils disposaient garantissait au patient une mort aussi rapide que certaine. Qu'ils agissent ou qu'ils s'en abstiennent, Per-sonne-Odysseus n'en avait plus pour très longtemps. Ferman, leur infirmier de facto, qui avait siglé bien plus d'ouvrages de médecine qu'Harman, s'affairait à affûter une scie et un couperet, au cas où on déciderait d'amputer le bras du blessé. — Il va falloir prendre une décision, murmura-t-il, et il retourna à sa meule. Hannah se tourna vers Petyr. — Je l'ai entendu marmonner pendant que tu le portais jusqu'ici, mais je n'ai pas saisi ce qu'il disait. Tu y as compris quelque chose, toi? — Pas vraiment. Ce n'était que du charabia pour moi. Je crois bien qu'il s'exprimait dans le langage qu'emploie l'autre Odys-seus, celui du turin... — Du grec ancien, dit Harman. — Peu importe, fit Petyr. J'ai bien capté deux mots d'anglais, mais ils n'avaient aucun sens. — Lesquels? demanda Hannah. — Il a parlé du guet, ou de quelque chose comme ça. Et puis d'une brèche, je crois bien. Mais il marmonnait dans sa barbe, les sentinelles criaient et moi, je commençais à haleter. Comme on approchait de la porte quand il a dit ça, il nous conseillait sans doute d'ouvrir une brèche si le guet nous refusait le passage. — Mais ça n'a aucun sens! protesta Hannah. — Il souffrait le martyre et sombrait dans le coma, répliqua Petyr. — Peut-être, dit Harman. Il sortit de l'infirmerie, avec Ada accrochée au bras, et se mit à faire les cent pas dans le manoir. Une cinquantaine de personnes, sur les quatre cents qu'abritait Ardis, se trouvaient au réfectoire. — Tu devrais manger quelque chose, dit Harman en touchant le ventre d'Ada. — Tu as faim? — Pas encore. À vrai dire, les douleurs qui taraudaient sa jambe blessée lui donnaient une vague nausée. À moins que ce ne fût le spectacle de Personne gisant à l'agonie. — Hannah va avoir le cœur brisé, murmura Ada. Harman acquiesça d'un air distrait. Un détail le tracassait et il espérait le voir émerger de son subconscient. Ils traversèrent l'ancienne salle de bal, où plusieurs douzaines de personnes travaillaient devant les longues tables, confectionnant des flèches aux pointes de bronze et à l'empenne taillée sur mesure, ou encore des arcs aux formes élégantes. Nombre d'entre elles les saluèrent d'un signe de tête. Harman se dirigea vers l'annexe aménagée en forge, une pièce surchauffée où trois hommes et deux femmes martelaient des lames de bronze pour en faire des couteaux ou des épées, puis les affûtaient sur des grosses meules. Le matin venu, songea-t-il, on apporterait le métal fondu provenant du cubilot, et la chaleur deviendrait insoutenable. Il marqua une pause pour soupeser une épée quasiment achevée, qui n'attendait plus qu'une gaine de cuir autour de sa poignée. Quelle arme grossière. Si grossière comparée non seulement à la splendide épée de Circé - et qui sait où Personne se l'est procurée? -, mais aussi aux armes élégantes qu'on voyait dans le turin. Et quelle pitié que les premières productions technologiques humaines depuis deux millénaires soient des armes, ces fléaux de l'humanité dont l'heure a de nouveau sonné. Alors qu'ils regagnaient le bâtiment principal, Reman surgit brusquement devant eux. Il avait rejoint les sentinelles après avoir accompli son service aux cuisines. La pluie ne cessait de tomber depuis le crépuscule, et il était trempé de la tête aux pieds. — Qu'y a-t-il? demanda Ada. — Les voynix. Plein de voynix. Jamais je n'en avais vu autant. — Ils sont déjà sortis du bois? s'enquit Harman. — Non, ils se massent sous les arbres. Il doit y en avoir des centaines. On entendit des signaux d'alarme retentir sur tout le pourtour de la palissade. Les cornes sonneraient dès que les voynix lanceraient leur attaque. Le réfectoire se vida, tous saisissant leurs armes et leur manteau pour rejoindre leur poste, sur les remparts, dans la cour ou dans le manoir proprement dit, sur un pas de porte, un pignon, un avant-toit ou un balcon. Harman restait immobile. La foule coulait autour de lui comme un fleuve. — Harman? fit Ada à mi-voix. Remontant le courant, il la conduisit dans l'infirmerie où Personne se mourait. Hannah avait enfilé un manteau et trouvé une lance, mais elle semblait incapable de quitter son chevet. Petyr, qui allait sortir, changea d'avis en voyant Harman et Ada se planter devant la couche sanglante de Personne. — Il ne parlait ni de guet ni de brèche, murmura Harman. Il parlait du Golden Gâte. La crèche du Golden Gâte. Dehors, les cornes sonnaient. 26. Daeman aurait dû se faxer à Ardis pour faire son rapport, quitte à parcourir en pleine nuit les deux kilomètres séparant le pavillon du manoir, mais il en était incapable. Si importante fût l'apparition de ce trou dans le ciel, il n'était pas encore prêt à retourner là-bas. Il composa un code naguère inconnu, l'un de ceux qu'ils avaient testés six mois plus tôt alors qu'ils parcouraient les quatre cent neuf nœuds fax recensés en quête de personnes ayant survécu à la Chute, redécouvrant du même coup certaines destinations oubliées. Il débarqua dans la chaleur et le soleil. Le pavillon se trouvait sur un talus entouré de palmiers oscillant doucement sous la brise marine. La plage prenait naissance juste au-dessous, un croissant de sable blanc entourant un lagon aux eaux si claires qu'on distinguait le sable jusqu'à une profondeur de douze mètres. Personne ne résidait ici, ni posthumains ni humains à l'ancienne, bien que Daeman eût découvert les ruines d'une ville antérieure au dernier fax, un peu au nord de la plage. Il n'avait vu aucun voynix lors de ses précédentes visites en ce lieu. Un jour, cependant, un gigantesque saurien aquatique avait surgi de l'écume par-delà le récif, pour replonger l'instant d'après avec dans la gueule un requin de dix mètres de long, mais, exception faite de ce spectacle déconcertant, il n'avait jamais rien vu de menaçant dans les parages. Il descendit jusqu'à la plage, laissa choir sur le sable sa lourde arbalète et s'assit à côté d'elle. Le soleil était brûlant. Il se débarrassa de son sac à dos, de son anorak et de sa chemise. Quelque chose dépassait d'une poche: le turin de la table aux crânes. Il le jeta sur le sable. Puis il ôta ses chaussures, son pantalon et son slip, et, nu comme un ver, se dirigea vers l'eau, sans même jeter un coup d'œil vers les arbres pour s'assurer qu'il était seul. Ma mère est morte. Cette constatation lui fit l'effet d'un coup de poing et il crut qu'il allait se remettre à vomir. Morte. Daeman marcha jusqu'au bord de l'eau. Immobile devant le lagon, il laissa les vagues tièdes lui lécher les pieds, remuer le sable sous ses orteils. Morte. Plus jamais il ne la reverrait, plus jamais il n'entendrait sa voix. Jamais, jamais, jamais, jamais, jamais. Il se laissa choir lourdement sur le sable humide. Daeman s'était cru réconcilié avec ce nouveau monde, où le trépas était définitif; il pensait avoir accepté cette obscénité en affrontant sa propre mort, huit mois plus tôt, sur l'île de Prospéro. Je savais que je mourrais un jour... mais pas ma mère. Pas Marina. Ce n'est pas... juste. Il partit d'un rire douloureux en réalisant l'absurdité de cette idée. On déplorait des milliers de morts depuis la Chute, et il était bien placé pour le savoir car, en tant qu'émissaire d'Ardis dans les autres communautés, il avait vu les sépultures, il avait même appris à ses semblables comment on creuse une tombe, comment on met un défunt en terre afin qu'il y pourrisse... Ma mère! Est-ce qu'elle avait souffert? Est-ce que Caliban avait joué avec elle, est-ce qu'il l'avait torturée avant de l'achever? Je sais que c'est Caliban qui a fait ça. Il les a tous tués. Peu importe que ce soit impossible - c'est vrai. Il les a tous tués, mais uniquement pour s'en prendre à ma mère, pour poser son crâne au sommet de cette pyramide, avec ces mèches de cheveux roux pour m'interdire même l'ombre d'un faux espoir. Caliban. Espèce de fils de pute aux joues creusées d'ouïes, de lécheur de cul assassin, de bâfreur démoniaque, de... Daeman ne pouvait plus respirer. Son thorax était bloqué. Il ouvrit la bouche en grand, comme pour vomir une nouvelle fois, mais rien ne pouvait en sortir, rien ne pouvait y entrer. Morte. A jamais. Morte. Il se releva, fit quelques pas dans l'eau chaude et puis plongea, nageant à vive allure en direction du récif, là où les vagues enflaient, là où il avait vu le mastodonte refermer ses mâchoires sur un requin, il nageait de toutes ses forces, sentant l'eau salée lui piquer les yeux et les joues... Nager lui permit de respirer. Au bout d'une centaine de mètres, parvenu à l'embouchure du lagon, il fit un peu de surplace, sentit les courants froids l'attirer vers le large, regarda les vagues s'écraser par-delà le récif, savoura leur fracas musical, faillit se laisser emporter par le souffle de l'océan, vers le large - contrairement à l'Atlantique, le Pacifique n'était pas traversé par une Brèche, si bien qu'il risquait de dériver pendant plusieurs jours -, puis il fit demi-tour et nagea vers le rivage. Lorsqu'il sortit de l'eau, il resta nu mais se préoccupa à nouveau de sa sécurité. Tournant vers le ciel sa paume gauche couverte de sable, il appela la fonction farnet. Il se trouvait sur une île du Pacifique Sud. Daeman faillit éclater de rire, car, neuf mois plus tôt, avant de faire la connaissance d'Harman, il ne savait même pas que la Terre était ronde, il ignorait les noms des océans comme des continents, ne savait même pas qu'ils étaient plusieurs, les uns comme les autres... et à quoi ça lui avait servi d'apprendre toutes ces conneries? À rien, pour autant qu'il pouvait en juger. Mais le farnet lui montra qu'il n'y avait ni voynix ni humains à l'ancienne dans les environs. Il retourna près de ses vêtements et s'installa sur l'anorak après l'avoir étalé comme une serviette de plage. Ses jambes bronzées étaient couvertes de sable. Alors qu'il se baissait, une bourrasque de vent s'empara du turin et le fit voler au-dessus de sa tête, en direction du lagon. Agissant par réflexe, il l'attrapa au vol. Il s'ébroua et se sécha les cheveux sur l'ourlet du tissu brodé d'électronique. Daeman s'allongea sur le dos sans lâcher le turin et fixa le ciel d'un bleu sans nuages. Elle est morte. J'ai tenu son crâne entre mes mains. Comment avait-il su que ce crâne-ci, et pas un autre, était celui de sa mère - abstraction faite de ses mèches de cheveux roux? Il en était sûr. Peut-être aurais-je dû la laisser reposer avec les autres. Non, pas avec ce crétin de Goman, qui avait insisté pour qu'elle reste vivre à Paris-Cratère. Non, surtout pas. Daeman revit comme s'il y était le minuscule crâne blanc tombant vers l'œil de magma rouge du cratère. Il ferma les yeux en grimaçant. Sa souffrance était pareille à une blessure, à un fer planté derrière ses yeux. Il devait regagner Ardis pour raconter à tout le monde ce qu'il avait vu: la preuve du retour de Caliban sur Terre, ce trou ouvert dans le ciel nocturne et cette chose titanesque qui l'avait franchi. Il imagina les question d'Harman, de Personne, d'Ada ou des autres. Comment peux-tu être sûr qu'il s'agissait de Caliban? Daeman le savait. Il existait un lien entre ce monstre et lui depuis que tous deux s'étaient affrontés en gravité zéro, dans cette grande cathédrale en ruine qu'était l'île orbitale de Prospère Depuis la Chute, il savait que Caliban n'était pas mort, qu'il avait probablement réussi à fuir cette île pour gagner la Terre, si impossible cela fût-il. Mais comment le sais-tu? Il le savait, voilà tout. Comment une créature plus petite qu'un voynix aurait-elle pu tuer une centaine d'habitants de Paris-Cratère, des hommes pour la plupart? Caliban avait peut-être recruté ses clones du Bassin méditerranéen - les calibani, créés par Prospéra plusieurs siècles auparavant pour éloigner les voynix de Sétébos -, mais Daeman jugeait cette hypothèse peu crédible. C'était de ses propres mains que Caliban avait massacré sa mère et tous les résidents de sa tour. Pour m'envoyer un message. Si Caliban voulait t'envoyer un message, pourquoi n'est-il pas venu à Ardis pour nous massacrer tous - en te gardant pour la fin? Bonne question. Daeman pensait en connaître la réponse. Il avait vu la créature s'amuser avec les lézards sans yeux qu'elle péchait dans son repaire marécageux, sous la cité orbitale - elle jouait avec eux, faisait mine de les relâcher, puis n'en faisait qu'une bouchée. Et il avait vu Caliban s'amuser avec eux, avec Harman, Savi et lui, faire mine de dialoguer avec eux puis sauter sur la vieille femme pour lui planter ses crocs dans la gorge, l'emporter sous les eaux pour la dévorer en paix. Il fait joujou avec nous. Avec nous tous. Quelle était cette chose qui a franchi le trou au-dessus de Paris-Cratère? Encore une bonne question. Qu'avait-il vu, au juste? La lumière issue du trou était aveuglante, et il y avait ces débris soulevés par le vent. Une gigantesque cervelle visqueuse se propulsant sur des mains? Daeman imaginait sans peine les réactions qu'il susciterait au château d'Ardis - sans parler des autres communautés. Sauf qu'Harman ne rirait pas. Il se trouvait aux côtés de Daeman - et de Savi, qui n'avait plus que quelques minutes à vivre - lorsque Caliban, de sa voix sibilante et caquetante, avait entonné une étrange litanie consacrée à son père et dieu, Sétébos: « Sétébos, Sétébos et Sétébos! avait crié le monstre. Pense-t-il, Lui demeure dans la froideur de la lune. » Et plus tard: «Pense-t-il, cependant, que Sétébos, pourvu d'autant de mains qu'une seiche, qui redoute ce que Lui fait tout en se faisant Lui-même, voit et perçoit qu'il ne peut s'envoler vers la quiétude et le bonheur, et fait cette babiole de monde pour singer le réel, ces belles choses-ci pour imiter celles-là, comme les hanches le raisin. » Plus tard, Daeman et Harman étaient tombés d'accord pour dire que « cette babiole de monde » désignait l'île orbitale de Prospéra, mais c'était à Sétébos, le dieu de Caliban, qu'il pensait maintenant - Sétébos, « pourvu d'autant de mains qu'une seiche ». Quelle était la taille de cette chose que tu as vue débarquer par le trou? Sa taille? Elle paraissait plus grosse que les bâtiments les moins imposants. Mais il y avait cette lumière, cette poussière, cette montagne démesurée au second plan... Daeman n'avait aucune idée de sa taille. Il faut que j'y retourne. — Doux Jésus! gémit-il. (Il savait maintenant que ces mots, que tous utilisaient depuis leur plus jeune âge faisaient référence à un dieu oublié de l'Ere perdue.) Doux Jésus! Il n'avait aucune envie de retourner à Paris-Cratère. Il aurait voulu rester sur cette plage, en sécurité, au chaud et au soleil. Qu'a fait cette seiche géante une fois arrivée à Paris-Cratère? Venait-elle y retrouver Caliban? Avant de rentrer à Ardis, il devait retourner là-bas, y effectuer une reconnaissance. Mais pas tout de suite. Pas tout de suite. La souffrance et le chagrin menaçaient de lui donner une migraine carabinée. Et ce soleil brillait beaucoup trop fort. Il commença par se plaquer une main sur les yeux, mais la lumière ne fit que se parer d'une nuance de chair, puis il se voilà la face avec le turin, comme il l'avait déjà fait à maintes reprises. Il ne s'était jamais passionné pour l'épopée du turin - séduire les jeunes femmes et collectionner les papillons, c'étaient ses seules obsessions -, mais l'ennui ou la curiosité l'avaient incité à en tâter de temps à autre. Poussé par la force de l'habitude, car il savait que les turins étaient aussi inertes que les serviteurs et le réseau électrique, il plaça les microcircuits brodés au centre de son front. Et reçut un flot d'images, de voix et de sensations. Achille s'agenouille devant le cadavre de l'Amazone Penthé-silée. Le Trou s'est refermé - Mars la rouge s'étend au sud et à l'ouest, le long de la côte de la mer de Téthys, et il ne reste plus une seule trace d'Ilium et de la Terre - et la plupart des capitaines qui ont affronté les Amazones à ses côtés ont réussi à le franchir à temps. Le Grand et le Petit Ajax ont disparu, ainsi que Diomède, Idoménée, Stichios, Sthénélos, Euryale, Teucros... Odysseus lui-même est parti. Certains Achéens - Evénor, Podarcès et son ami Ménippos - gisent parmi les cadavres d'Amazones. Dans la panique et la confusion qui ont accompagné la fermeture du Trou, même les Myrmidons, les fidèles guerriers d'Achille, ont fui avec la foule, pensant que leur héros les avait précédés. Achille est seul parmi les morts. Le vent martien, qui tombe depuis les hauteurs des falaises d'Olympos, souffle sur les armures fracassées, fait frémir les flèches et les javelines qui clouent les corps à la terre rouge. Le tueur d'hommes aux pieds rapides berce la dépouille de Penthésilée, la dépose doucement sur sa cuisse pour lui en faire un coussin. Il pleure des larmes amères devant son œuvre: ce sein percé au cœur, ces plaies qui ne saignent plus. Cinq minutes plus tôt, il poussait un cri de victoire à la face de la reine mourante: « J'ignore quelles richesses Priam a pu te promettre, ô fille stu-pide, mais voici quelle est ta récompense! Les chiens et les charognards vont se repaître de tes chairs blanches! » Achille pleure de plus belle en se remémorant ses paroles. Il est incapable de détourner les yeux du noble front de l'Amazone, de ses lèvres encore roses. Ses boucles blondes frémissent sous la caresse du vent, et il guette ses longs cils, espérant les voir trembler, épie ses paupières, espérant les voir s'ouvrir. Ses larmes tombent sur les joues aimées, et il les essuie avec l'ourlet de sa tunique. Ses cils ne bougent point. Ses yeux ne s'ouvrent point. La lance d'Achille s'est plantée dans sa cavale après lui avoir traversé le corps de part en part. — Tu aurais dû l'épouser et non l'assassiner, fils de Pelée. Achille lève les yeux, distingue à travers les larmes une silhouette découpée à contre-jour. — Pallas Athéné, déesse... Incapable de poursuivre, le tueur d'hommes étouffe un sanglot. Entre toutes les déités de l'Olympe, Athéné est son ennemie la plus farouche - huit mois plus tôt, c'est elle qui s'est introduite dans sa tente pour tuer Patrocle, son ami le plus cher; c'est elle qu'il souhaitait le plus massacrer quand il tuait et blessait les autres dieux, sans trêve ni repos -, mais il n'y a désormais plus de rage dans le cœur d'Achille, il n'y a plus que du chagrin: Penthésilée est morte. — Comme c'est étrange, dit la déesse en se penchant sur lui, son armure d'or et sa lance d'or accrochant le soleil descendant. Il y a vingt minutes, tu ne pensais qu'à offrir son cadavre en pâture aux chiens et aux charognards. Et voilà que tu pleures sur elle toutes les larmes de ton corps. — Je ne l'aimais pas lorsque je l'ai tuée, bafouille Achille. Avec une douceur infinie, il achève de nettoyer le doux visage de l'Amazone. — Non, et tu n'as jamais aimé personne avec autant de force, remarque Pallas Athéné. Ou du moins aucune femme. — J'ai couché avec bien des femmes, réplique Achille sans détourner les yeux de Penthésilée. C'est par amour pour Briséis que j'ai refusé d'affronter Agamemnon. Athéné s'esclaffe. — Briséis était ton esclave, fils de Pelée. Toutes les femmes que tu as mises dans ton lit - y compris la mère de ton fils Pyr-rhos, que les Argiens appelleront un jour Néoptolème – étaient tes esclaves. Les esclaves de ton ego. Tu n'as jamais aimé de femme avant ce jour, Achille aux pieds rapides. Achille voudrait se lever et se jeter sur la déesse - il s'agit, après tout, de son ennemie, c'est elle qui a tué son bien-aimé Patrocle, c'est à cause d'elle qu'il a entraîné son peuple dans la guerre contre les dieux -, mais il constate qu'il ne peut pas s'arracher au corps de Penthésilée. Si elle n'a pas réussi à l'atteindre de sa lance meurtrière, elle l'a néanmoins frappé en plein cœur. Jamais - même lorsque a péri Patrocle, le plus cher de ses amis -, jamais le tueur d'hommes n'a éprouvé un tel chagrin. — Pourquoi... aujourd'hui? bafouille-t-il entre deux sanglots. Pourquoi... elle? — Tu es victime d'un charme conçu par Aphrodite, la déesse du désir, déclare Athéné, qui se place devant le cheval terrassé afin qu'Achille la voie mieux. Aphrodite et Ares, son frère incestueux, n'ont jamais cessé de contrer ta volonté, de tuer tes amis et d'étouffer tes joies, Achille. C'est Aphrodite qui a tué Patrocle et enlevé son corps il y a huit mois de cela. — Non... j'étais là... j'ai vu... — Tu as vu Aphrodite usurpant ma forme, coupe Pallas Athéné. Ignorais-tu que les dieux avaient le pouvoir de prendre l'apparence qui leur plaît? Souhaites-tu que j'endosse la forme de la défunte Penthésilée afin que tu assouvisses ton désir avec un corps bien vivant? Achille la fixe bouche bée. — Aphrodite... dit-il au bout d'une minute, comme s'il proférait une malédiction. Je tuerai cette connasse. Athéné sourit. — Un acte digne de ta valeur, un acte qui n'a été que trop longtemps reculé, tueur d'hommes aux pieds rapides. Permets-moi de te donner ceci... Elle lui tend une petite dague à la poignée incrustée de joyaux. Il l'accepte de la main gauche, sans lâcher Penthésilée. — Qu'est-ce donc? — Un couteau. — Je sais que c'est un couteau, gronde Achille, sans manifester le moins du monde le respect qui est dû à la troisième née de Zeus. Au nom d'Hadès, qu'est-ce que j'en ai à foutre de ce jouet de fillette, alors que je possède déjà une épée digne de ce nom? Tu peux le reprendre. — Ce couteau n'a rien d'ordinaire, dit la déesse. Il peut tuer un dieu. — Mon épée a déjà terrassé bien des dieux. — Certes, fait Athéné. Mais tu ne les as point tués. Cette lame inflige à la chair immortelle les mêmes plaies que ton épée à la pitoyable chair mortelle. Achille se redresse, calant sans le moindre effort le corps de Penthésilée sur son épaule. Il brandit la dague de la main droite. — Pourquoi me fais-tu un tel présent, Pallas Athéné? Cela fait des mois que nous nous affrontons sur le champ de bataille. Pourquoi m'aides-tu à présent? — J'ai mes raisons, fils de Pelée. Où est Hockenberry? — Hockenberry? — Oui, cet ancien scholiaste devenu l'agent d'Aphrodite. Est-il encore en vie? J'ai à faire avec ce mortel, mais j'ignore où je dois le chercher. Ces derniers temps, les champs de force mora-vecs brouillent sensiblement notre vision divine. Achille regarde autour de lui, cligne des yeux comme s'il venait de remarquer qu'il est le seul être vivant sur la plaine martienne. — Hockenberry était à mes côtés il y a quelques instants encore. Je lui ai parlé juste avant de... de la tuer. Et il se remet à pleurer. — Je suis impatiente de retrouver cet Hockenberry, reprend Athéné en marmonnant comme pour elle-même. Aujourd'hui, bien des comptes vont se régler, et le sien est du nombre. Elle tend une main fine mais puissante, s'empare du menton d'Achille et l'oblige à la regarder dans les yeux. — Fils de Pelée, souhaites-tu que cette femme... cette Amazone... revienne à la vie pour devenir ton épouse? Achille la fixe avec intensité. — Je souhaite que soit levé ce charme d'amour, noble déesse. Athéné secoue sa tête casquée d'or. Son armure étincelle de mille feux. — Jamais tu ne seras libéré de ce sortilège aphrodisiaque - les phéromones ont parlé, et leur jugement est sans appel. Penthésilée sera le seul et unique amour de ta vie, qu'elle soit morte ou vivante... la préférerais-tu vivante? — Oui! s'écrie Achille en faisant un pas en avant, la femme morte dans ses bras, un éclair de folie dans ses yeux. Rends-lui la vie! — Aucun dieu, aucune déesse n'en est capable, fils de Pelée, répond Athéné avec tristesse. Comme tu l'as naguère dit à Odys-seus: « On enlève bœufs, gras moutons; on achète trépieds et chevaux aux crins blonds: la vie d'un homme... » ou d'une femme, Achille... « ne se retrouve pas; jamais plus elle ne se laisse ni enlever ni saisir, du jour qu'elle est sortie de l'enclos de ses dents. » Zeus le Père lui-même n'a pas le pouvoir de ressusciter les morts. — Alors pourquoi me l'as-tu proposé, merde! Le tueur d'hommes sent la rage monter dans son cœur en même temps que l'amour - l'huile et l'eau, le feu et... non, pas la glace, mais une autre sorte de feu. Il a une conscience aiguë de cette rage et de la lame tueuse de dieux qu'il tient dans sa main. Comme il ne souhaite pas agir de façon précipitée, il passe la dague à son ceinturon. — Il est possible de ressusciter Penthésilée, reprend Athéné, mais cela n'est pas en mon pouvoir. En revanche, je puis l'asperger d'une variété d'ambroisie qui la préservera de la corruption. Son cadavre aura pour toujours le rouge aux joues et ne cessera de dégager la faible chaleur que tu perçois encore en lui. Jamais sa beauté ne s'effacera. — Qu'est-ce que ça peut me foutre? gronde Achille. Tu crois que j'irai jusqu'à devenir nécrophile pour célébrer mon nouvel amour? — C'est là un choix qui n'appartient qu'à toi, réplique Athéné. Le rictus dont elle gratifie Achille donne à celui-ci des envies de meurtre. — Mais si tu es un homme d'action, poursuit-elle, je te conseille plutôt d'emporter le corps de ta bien-aimée au sommet du mont Olympos. C'est là, dans un grand bâtiment sis au bord d'un lac, que se trouve le secret de notre divinité: une vaste salle emplie de cuves dans lesquelles d'étranges créatures soignent nos blessures, réparant les dommages que nous avons subis afin que la vie - pour citer tes propos - regagne l'enclos de nos dents. Achille se retourne pour considérer la montagne inondée de soleil. Elle semble s'élever plus haut que le ciel. Son sommet lui est invisible. Les falaises qui se dressent à sa base, simple prélude à ses flancs proprement dits, mesurent plus de quatorze mille pieds de haut. — Gravir Olympos... — Il y avait un escalator... un escalier, dit Pallas Athéné en pointant sa lance. On aperçoit ses ruines. Cela reste le chemin le plus praticable. — Je vais devoir lutter pied à pied, dit Achille avec un terrible sourire. Je suis toujours en guerre contre les dieux. Pallas Athéné lui rend son sourire. — Désormais, les dieux se font la guerre entre eux, fils de Pelée. Et ils savent que le trou de brane s'est fermé pour toujours. Les mortels ont cessé de menacer les halls d'Olympos. À mon avis, personne ne t'attaquera lors de l'escalade, mais on donnera sûrement l'alarme une fois que tu seras parvenu au sommet. — Aphrodite, murmure le tueur d'hommes aux pieds rapides. — Oui, elle sera là-haut. Et Ares aussi. Ainsi que les autres architectes de ton enfer personnel. Je t'accorde la permission de les tuer tous. Je ne te demande qu'un seul service en échange de mon ambroisie, de mes conseils et de mon amour. Achille se tourne vers elle et attend. — Détruis les cuves de soins une fois qu'elles auront ressuscité ton Amazone. Tue le Guérisseur - c'est une monstrueuse créature à mille pattes, avec beaucoup trop d'yeux et de bras. Détruis tout ce qui se trouve dans le hall du Guérisseur. — Mais cela mettra fin à ton immortalité, n'est-ce pas, déesse? — Laisse-moi le soin de m'en inquiéter, fils de Pelée, dit Pallas Athéné. Elle tend les mains au-dessus du corps sanguinolent de Penthé-silée, et une pluie d'ambroisie dorée tombe sur celle-ci. — Va maintenant. Je dois retourner à mes propres guerres. Le sort d'Ilium sera bientôt fixé. Quant à ton destin, c'est ici, sur Olympos, qu'il doit s'accomplir. Elle désigne l'immense montagne. — Tu m'aiguillonnes comme si j'avais la puissance d'un dieu, Pallas Athéné, murmure Achille. — Tu as toujours eu la puissance d'un dieu, fils de Pelée. La déesse lève sa main libre comme pour le bénir, puis se TQ. On entend un petit coup de tonnerre lorsque l'air emplit le vide soudain créé. Achille étend le corps de Penthésilée au milieu des autres cadavres, le temps de l'envelopper dans un linge blanc qu'il est allé quérir dans sa tente. Puis il va chercher son bouclier, sa lance, son casque, une besace de pain et plusieurs outres de vin, des provisions qu'il a apportées avec lui il y a des heures de cela. Finalement, sanglé de tout son arsenal, il se met à genoux, soulève l'Amazone morte et se met en route vers le mont Olympos. — Bordel de merde! fît Daeman en ôtant le turin de son visage. De longues minutes avaient passé. Il consulta à nouveau la fonction proxnet: pas un voynix dans les parages. Ils auraient pu le dépiauter comme un poisson pendant qu'il était captivé par le turin. — Bordel de merde! répéta-t-il. Seul lui répondit le doux murmure des vagues s'écrasant sur le sable. — Qu'est-ce qui est le plus important? marmonna-t-il. Regagner Ardis sans tarder pour y apporter ce turin en état de marche - et déterminer pour quelle raison Caliban ou son maître l'ont laissé là-bas à mon intention? Ou bien retourner à Paris-Cratère pour voir ce qu'y myote cet être aux mains multiples? Il resta agenouillé sur le sable pendant une bonne minute. Puis il se rhabilla, fourra le turin dans son sac à dos, repassa son épée à sa ceinture, empoigna son arbalète et monta vers le pavillon fax en haut du talus. 27. Ada se réveilla dans le noir et distingua trois voynix dans sa chambre. L'un d'eux tenait entre ses longues lames la tête tranchée d'Harman. Ada se réveilla dans la lueur diffuse de la fausse aurore, le cœur battant à tout rompre. Elle avait la bouche grande ouverte, comme pour pousser un cri. — Harman! Elle roula sur elle-même et s'assit au bord du lit, la tête dans les mains, saisie de palpitations qui lui donnaient le vertige. Elle n'arrivait pas à croire qu'elle avait pu s'effondrer sur son lit alors qu'Harman restait éveillé. Quelle stupide épreuve que la grossesse, songea-t-elle. Son propre corps lui apparaissait parfois comme un traître. Elle avait dormi tout habillée - tunique, gilet, pantalon de toile, chaussettes de laine - et elle s'efforça de remettre de l'ordre dans son apparence afin de mieux se calmer, envisagea d'utiliser une partie des précieuses réserves d'eau chaude pour se laver dans le tub - la vasque à oiseaux, comme disait Harman -, mais se ravisa. Il avait pu se passer beaucoup de choses durant les deux heures de pause qu'elle s'était accordées. Elle enfila ses bottes et se précipita au rez-de-chaussée. Harman se trouvait dans le vestibule, dont on avait ouvert en grand tous les volets afin d'avoir vue sur la palissade bordant la pelouse côté sud. La brume matinale occultait le soleil et il avait commencé à neiger. Ada avait déjà vu des flocons dans sa vie, mais seulement une fois au château d'Ardis, durant son enfance. Une douzaine d'hommes et de femmes, parmi lesquels Daeman - dont le visage semblait marqué -, se tenaient devant les fenêtres et parlaient à voix basse en regardant tomber la neige. Après avoir serré Daeman dans ses bras, Ada se colla contre Harman et lui passa un bras autour de la taille. — Comment va Ody... commença-t-elle. — Personne est encore vivant, mais à peine, murmura Harman. Il a perdu trop de sang. Son souffle devient de plus en plus irrégulier. Ferman est d'avis qu'il n'en a plus que pour une heure ou deux. Nous essayons de parvenir à une décision. (Il lui posa une main au creux des reins.) Ada, Daeman nous apporte de terribles nouvelles concernant sa mère. Ada se tourna vers son ami, se demandant si Marina refusait toujours de venir à Ardis. Daeman et elle lui avaient rendu visite à deux reprises au cours des huit derniers mois, sans jamais parvenir à la faire fléchir sur ce point. — Elle est morte, déclara Daeman. Caliban l'a tuée, ainsi que tous les autres résidents de sa tour. Ada se mordit les phalanges à les faire saigner. — Oh! Daeman, je suis navrée, tellement navrée... Puis, prenant conscience de ce qu'il venait de dire: — Caliban? Le cauchemar qu'elle venait de faire sembla soudain peser sur sa nuque. — Tu en es sûr? demanda-t-elle. — Oui. Ada étreignit son ami, mais Daeman était littéralement pétrifié. Il lui tapota l'épaule d'un air presque absent. Elle se demanda s'il était en état de choc. Le groupe se remit à discuter des défenses du manoir. Les voynix avaient lancé leur attaque peu avant minuit - ils étaient une centaine, peut-être cent cinquante; la pluie et l'obscurité rendaient tout recensement difficile -, franchissant la palissade sur trois de ses quatre côtés. C'était la plus importante, et certainement la mieux coordonnée, de toutes les offensives qu'ils avaient lancées sur le château d'Ardis. Les défenseurs avaient tué du voynix durant le reste de la nuit, commençant par allumer de puissants brasiers - qui avaient consommé une bonne partie du kérosène et du naphta réservés à cet usage -, ce qui leur avait permis d'éclairer les murs et les prés environnants, puis soumettant l'ennemi à un feu roulant de flèches et de carreaux d'arbalète. Comme ces projectiles ne pénétraient pas toujours - loin de là - la carapace et la capuche des voynix, le pourcentage de munitions gâchées était considérable. Plusieurs douzaines de créatures avaient néanmoins succombé - l'aube venue, Loes et son escadron avaient compté cinquante-trois cadavres dans les prés et sous les arbres. Quelques-uns avaient réussi à atteindre la palissade et à sauter par-dessus - un voynix était capable de faire des bonds de dix mètres -, mais les défenseurs armés de piques et d'épées les avaient empêchés de pénétrer dans le bâtiment. On comptait huit blessés parmi les habitants d'Ardis, dont deux assez grièvement: une dénommée Kirik, qui souffrait d'un bras cassé, et Laman, un ami de Petyr, qui avait perdu quatre de ses doigts - du fait de l'épée d'un camarade et non des lames d'un voynix. C'était le sonie qui avait décidé de l'issue du combat. Harman avait pris les commandes du disque volant et décollé depuis la plate-forme à écumeur, sur le toit du château. Il s'était installé dans la couchette centrale avant. La machine en comptait six, et Petyr, Loes, Reman et Hannah s'y étaient placés à genoux, en position de tir, les trois hommes étant armés des trois fusils à fléchettes dont disposait Ardis et Hannah de l'arbalète la plus perfectionnée qu'elle ait fabriquée à ce jour. Vu les performances des voynix, Harman ne descendait jamais au-dessous de vingt mètres. Mais cela suffisait amplement. En dépit de la pluie et de l'obscurité, où la masse grouillante des voynix évoquait une armée de cafards sautillant sur un gril crépitant, cette attaque aérienne avait emporté la décision. Harman avait survolé les arbres au pied de la colline pendant que, sur les remparts, les archers tiraient des flèches enflammées et les catapultes illuminaient les ténèbres à coups de ballots imbibés de naphta. À six reprises on vit les voynix s'égailler, puis se regrouper et repartir à l'assaut, jusqu'à ce qu'ils finissent par disparaître, une partie battant en retraite jusqu'à la rivière qui coulait au fond du vallon, l'autre gagnant les collines au nord. — Mais pourquoi ont-ils renoncé? demanda Peaen. Pourquoi sont-ils partis? — Qu'est-ce qu'il te faut? lui lança Petyr. Nous avons tué un tiers de leurs effectifs. Harman croisa les bras et regarda la neige en plissant le front. — Je comprends ce que veut dire Peaen. C'est une bonne question. Pourquoi ont-ils interrompu leur assaut? On n'a jamais vu un voynix réagir à la douleur. Ils sont mortels, mais... ils ne se plaignent jamais. Ils auraient dû continuer d'attaquer jusqu'à la victoire ou l'anéantissement - pourquoi n'en ont-ils rien fait? — Parce que quelqu'un ou quelque chose les a rappelés, déclara Daeman. Ada lui jeta un regard en douce. Il avait un visage inexpressif, une voix atone, un regard vague. Au cours des neuf derniers mois, Daeman avait fait montre d'une énergie et d'une détermination qui semblaient croître chaque jour. Et voilà qu'il semblait soudain distrait, indifférent aux gens et aux choses qui l'entouraient. Ada était sûre que la mort de sa mère l'avait ébranlé, peut-être de façon irréversible. — Mais qui a pu faire cela? demanda Hannah. Seul le silence lui répondit. — Daeman, pourrais-tu nous répéter ton récit, afin qu'Ada l'entende à son tour? pria Harman. Et peut-être te rappelleras-tu d'autres détails. Plusieurs personnes s'étaient rassemblées autour d'eux. Toutes paraissaient épuisées. Daeman prit la parole, d'une voix plus atone que jamais, sans que quiconque l'interrompe ou lui pose des questions. Il décrivit la scène macabre dans le domi de sa mère, la pyramide de crânes, la présence du turin sur la table - le seul objet qui ne fût pas couvert de sang -, l'expérience qu'il avait eue un peu plus tard en l'activant; il ne précisa pas où il s'était faxé pour ce faire. Il décrivit le trou qui s'était ouvert au-dessus de Paris-Cratère, la gigantesque créature qui en avait émergé, et qui semblait se déplacer sur une improbable quantité de mains. Il s'était donc faxé ailleurs, le temps de se ressaisir, puis il avait regagné le pavillon d'Ardis; les gardes qui s'y trouvaient en faction étaient sur le qui-vive, car ils avaient observé des mouvements de voynix durant toute la nuit, et ils avaient en outre entendu des bruits de combat en provenance du château. Daeman aurait voulu rallier celui-ci sans tarder, mais les sentinelles l'en avaient dissuadé, lui affirmant qu'il irait à une mort certaine: elles avaient compté plus de soixante-dix voynix convergeant vers le manoir au sein de la forêt et des prés enténébrés. Daeman avait donc confié le turin à Casman et à Greogi, les deux capitaines de la garde, insistant pour que l'un d'eux l'emporte en lieu sûr, à Chom par exemple, si les voynix s'emparaient du pavillon fax avant son retour. — Nous avons l'intention d'évacuer les lieux si ces salauds nous attaquent, avait dit Greogi. On a déjà planifié l'ordre de départ et la destination de chacun, et il y a des volontaires pour protéger notre fuite jusqu'au dernier moment. Personne n'a envie de mourir pour défendre un pavillon fax. Daeman avait opiné, puis il était retourné à Paris-Cratère. S'il avait choisi de se faxer à l'Hôtel Invalide plutôt qu'au Garde-Lion, dit-il à ses amis, il aurait sûrement péri. Le centre de Paris-Cratère avait subi de profondes altérations. Le trou dans l'espace était toujours ouvert - il s'y déversait une faible lumière -, mais le cœur de la ville était recouvert d'une toile de glace bleue. — De glace bleue? répéta Ada. Il faisait donc si froid? — Oui, surtout à proximité, répondit Daeman. Mais la température redevenait normale à quelques mètres de distance. Sauf qu'il pleuvait, bien sûr. Je ne pense pas qu'il s'agissait de glace à proprement parler. On aurait dit une matière froide et cristalline - une toile comme en tisserait une araignée vivant dans un iceberg -, et cela recouvrait les tours et les boulevards situés autour du cratère, au cœur de Paris-Cratère, donc. — Est-ce que tu as revu cette... chose... qui était arrivée par le trou? demanda Emme. — Non. Je n'ai pas pu m'approcher davantage. Il y avait plus de voynix que je n'en avais jamais vu. Le bâtiment du Garde-Lion - c'était jadis un centre de transport, vous savez, avec des rails qui rayonnent tout autour et des dalles d'atterrissage sur le toit -grouillait de voynix. (Daeman se tourna vers Harman.) Ça m'a fait penser à Jérusalem, l'année dernière. — Il y en avait tant que ça? dit Harman. — Oui. Et il y avait autre chose. Deux détails que je n'ai pas encore évoqués. Tous étaient suspendus à ses lèvres. La neige continuait de tomber au-dehors. Un gémissement monta de l'infirmerie, et Hannah s'éclipsa pour retourner au chevet de Personne-Odysseus. — Un rayon de lumière bleue monte à présent de Paris-Cratère, déclara Daeman. — De la lumière bleue? répéta Loes. Seuls Harman, Ada et Petyr comprirent de quoi il s'agissait - Harman, parce qu'il s'était trouvé à Jérusalem avec Daeman et Savi, neuf mois auparavant; Ada et Petyr, parce qu'on leur avait raconté cet épisode. — Est-ce qu'il est braqué vers le ciel comme celui de Jérusalem? s'enquit Harman. — Oui. — Mais de quoi parlez-vous? demanda Oelleo, une femme aux cheveux roux. Ce fut Harman qui lui répondit. — L'année dernière, nous avons vu un rayon semblable à Jérusalem - une ville à la lisière du Bassin méditerranéen. D'après Savi, la vieille femme qui nous accompagnait, ce rayon était composé de... quel est le terme exact, Daeman? De tacbyons? — Je crois, oui. — De tachyons, donc. Ce rayon contenait les codes de tous les membres de sa race, ceux qui avaient été emportés par le dernier fax. En fait, ce rayon était le dernier fax. — Je ne comprends pas, dit Reman, qui avait l'air épuisé. Daeman secoua la tête. — Moi non plus. J'ignore si c'est cette créature qui a apporté le rayon avec elle, ou bien si le rayon l'a attirée à Paris-Cratère. Mais il y a encore autre chose - et c'est plus grave. — Comment est-ce possible? fit Peaen avec un petit rire. Daeman ne daigna pas sourire. — J'ai dû filer en vitesse de Paris-Cratère - il faut éviter le Garde-Lion maintenant, il est infesté de voynix - et, comme je savais que le jour ne s'était pas encore levé ici, je me suis faxé à Bellinbad, puis à Oulanbat, à Chom, à Drid, puis au domaine de Loman, à Kiev, à Fuego, à Devi, puis à Satle-le-Haut, à Mantoue et finalement à la Tour du Cap. — Pour prévenir tout le monde, dit Ada. — Oui. — Mais qu'y a-t-il de grave? demanda Harman. — Un trou s'est aussi ouvert au-dessus de Chom et d'Oulanbat, répondit Daeman. Ces deux communautés sont prises dans une toile de glace bleue. Un rayon de lumière bleue jaillit de chacune d'elles. Sétébos est déjà passé par là. 28. La quarantaine de personnes qui les entouraient échangèrent un regard. Les questions ne tardèrent pas à fuser. Daeman et Harman expliquèrent ce qu'ils avaient compris du discours de Caliban, lorsqu'il avait évoqué son dieu Sétébos, «pourvu d'autant de mains qu'une seiche ». Puis on pria Daeman de décrire ce qu'il avait vu de Chom et d'Oulanbat. Il n'avait pu observer la première que de loin - une toile de glace bleue. Quant à Oulanbat, expliqua-t-il, il s'était faxé au soixante-dix-neuvième étage des Cercles du paradis, découvrant depuis la terrasse le trou ouvert dans le désert de Gobi, à quinze cents mètres de là, et le maillage de glace reliant les bâtisses environnantes aux étages inférieurs de la tour. L'étage où il se trouvait semblait épargné - pour le moment. — Est-ce que tu as vu des gens? demanda Ada. — Non. — Et des voynix? demanda Reman. — Des centaines. Ils couraient sous la toile de glace et autour d'elle. Mais il n'y en avait aucun dans les Cercles. — Où sont passés les habitants, alors? interrogea Emme d'une petite voix. Oulanbat avait des armes, nous le savons - c'est nous qui les leur avons fournies, en échange de leur riz et de leurs textiles. — Ils ont dû fuir par fax quand le trou est apparu, dit Petyr. Le ton de sa voix démentait l'assurance qu'il affichait, ou du moins telle fut l'impression d'Ada. — S'ils se sont faxés ailleurs, pourquoi ne les a-t-on pas vus débarquer ici? demanda Peaen. A elles trois, Paris-Cratère, Chom et Oulanbat comptent plusieurs dizaines de milliers de citoyens. Où sont-ils donc passés? Elle se tourna vers Greogi et Casman, qui venaient de terminer leur tour de garde au pavillon fax. — Greogi, Cas, vous avez vu débarquer du monde cette nuit? Des réfugiés? Greogi fit non de la tête. — Nous n'avons vu personne excepté Daeman Uhr - il est parti hier soir et il est revenu ce matin. Ada^ s'avança au centre de l'assemblée. — Écoutez... je vous propose d'en discuter plus tard dans la journée. Nous sommes tous épuisés. La plupart d'entre vous n'ont pas dormi de la nuit. Certains n'ont même pas pu dîner hier soir. Stoman, Cal, Boman, Ella, Anna et Uni ont préparé un petit déjeuner consistant. Priorité à ceux d'entre vous qui doivent entamer un tour de garde. Veillez à boire une bonne dose de café. Les autres, mangez un morceau avant d'aller vous coucher. Loes m'a priée de vous informer qu'un moulage aura lieu à dix heures du matin. Nous nous retrouverons tous dans l'ancienne salle de bal à trois heures de l'après-midi pour une assemblée générale. Les gens se dispersèrent dans un brouhaha inquiet, partant qui pour le réfectoire, qui pour le poste qui lui était assigné. Harman prit la direction de l'infirmerie, faisant signe à Ada et à Daeman de le suivre. Tous deux s'exécutèrent pendant que le vestibule se vidait. Suis et Tom étaient de garde, et ils avaient passé la nuit à soigner les défenseurs blessés tout en veillant sur Personne. Ada les autorisa à aller manger un morceau et ils s'éclipsèrent, laissant les trois nouveaux venus seuls avec Hannah, qui se tenait au chevet du malade. — C'est comme au bon vieux temps, fit remarquer Harman. Neuf mois plus tôt, ils avaient effectué ensemble un long périple, en partie guidés par Savi. Ils avaient rarement eu l'occasion de se retrouver depuis lors. — Sauf qu'Odysseus est mourant, lâcha Hannah d'une voix éraillée. Elle étreignait la main gauche du blessé, avec une telle force que leurs doigts entrelacés avaient viré au blanc. Harman s'approcha du lit pour l'examiner. Ses bandages - remplacés une heure plus tôt - étaient saturés de sang. Ses lèvres étaient aussi livides que ses doigts, ses yeux avaient cessé de bouger sous leurs paupières closes. Il avait les lèvres entrouvertes et le souffle court et hésitant. — Je vais le conduire au Golden Gâte à Machu Picchu, déclara Harman. Tous le fixèrent sans rien dire. Ce fut Hannah qui brisa le silence. — Tu veux dire... quand il sera mort? Pour l'inhumer? — Non. Tout de suite. Pour le sauver. Ada lui empoigna le bras avec une telle force qu'il faillit grimacer. — Qu'est-ce que tu racontes? — Ce qu'a dit Petyr... les dernières paroles prononcées par Personne hier soir, avant de perdre conscience... Je crois qu'il nous demandait de le conduire à la crèche du Golden Gâte. — Quelle crèche? lança Daeman. Je ne me souviens que des cercueils de cristal. — Les sarcophages cryotemporels, dit Hannah en détachant les syllabes. Dans le musée, je me rappelle. Savi nous en a parlé. C'est là qu'elle a passé plusieurs siècles en sommeil. C'est là qu'elle a trouvé Odysseus, trois semaines avant notre rencontre. — Savi ne disait pas toujours la vérité, tempéra Harman. Peut-être nous a-t-elle menti sur toute la ligne. À en croire Odysseus, ils se connaissaient depuis très, très longtemps, tous les deux - ce sont eux qui ont distribué les turins il y a onze ans. Ada brandit le turin que Daeman avait laissé dans la pièce voisine. — Et là-haut, reprit Harman, Prospéra nous a dit que le parcours d'Odysseus était bien plus complexe que nous ne le pensions. Et quand il avait un peu trop bu, ce qui lui est arrivé deux ou trois fois, Odysseus plaisantait à propos de cette crèche du Golden Gâte - il envisageait d'y retourner. — Il parlait sans doute des cercueils de cristal... des sarcophages, dit Ada. — Je ne crois pas. Harman se mit à faire les cent pas au milieu des lits inoccupés. Tous les blessés de la nuit avaient préféré regagner leurs chambres ou leurs baraquements. Il ne restait plus que Personne à l'infirmerie. — Je pense qu'il y avait autre chose au Golden Gâte, une sorte de crèche de soins. — Les asticots bleus, murmura Daeman en pâlissant un peu plus. Saisie d'un soudain frisson, Hannah - dont les cellules se souvenaient des heures passées dans les cuves grouillantes d'asticots de la firmerie, sur l'île orbitale de Prospéra - lâcha la main d'Odysseus. — Non, sûrement pas, dit Harman. Nous n'avons rien vu qui ressemble aux cuves de soins de la firmerie quand nous étions au Golden Gâte. Ni asticots bleus, ni fluide orange. Je pense que cette crèche est d'une tout autre nature. — En fait, tu n'en sais rien, dit Ada avec une certaine dureté dans la voix. — Non, en effet. (Harman se passa une main sur les joues. Il ne tenait plus debout.) Mais je pense que si Personne... si Odys-seus survit au vol en sonie, il a peut-être une chance de s'en tirer une fois au Golden Gâte. — Tu ne peux pas faire ça! s'exclama Ada. — Pourquoi? — Nous avons besoin du sonie. Pour nous défendre contre les voynix s'ils reviennent cette nuit. Quand ils reviendront cette nuit. — Je serai de retour avant la tombée du soir. Hannah se leva. — Comment est-ce possible? Quand nous sommes revenus du Golden Gâte avec Savi, il nous a fallu plus d'une journée. — Je peux voler beaucoup plus vite. Savi allait lentement pour ne pas nous faire peur. — Quelle vitesse peux-tu atteindre? s'enquit Daeman. Harman hésita quelques secondes. — Une vitesse conséquente, dit-il finalement. Le sonie m'a dit qu'il me faudrait seulement trente-huit minutes pour gagner le Golden Gâte à Machu Picchu. — Le sonie t'a dit? (Hannah semblait furieuse.) Depuis quand le sonie te parle-t-il? Je croyais que cette machine ne pouvait pas répondre à nos questions. — Elle le peut depuis ce matin. Après notre sortie, je me suis attardé quelques minutes sur la plate-forme à écumeur, et j'ai pu établir une interface entre mes fonctions paume et sa console de commande. — Comment as-tu fait? demanda Ada. Ça fait des mois que tu butais sur le problème. Harman se frictionna la joue une nouvelle fois. — Je lui ai tout bonnement demandé de lancer l'interface. Trois cercles rouges à l'intérieur de trois verts. Un jeu d'enfant. — Et il t'a dit combien de temps il te faudrait pour aller jusqu'au Golden Gâte? demanda Daeman d'un air dubitatif. — Il me l'a montré, répliqua Harman. Diagrammes, cartes, courants aériens, vecteurs de vélocité. Le tout superposé à mon champ visuel, comme le farnet ou... Il laissa sa phrase inachevée. — Ou l'allnet, conclut Hannah. Ils avaient tous fait l'expérience de la vertigineuse confusion de l'allnet, dont Savi leur avait donné les clés le printemps précédent. Aucun d'eux n'en maîtrisait l'usage. Trop d'informations à traiter. — Ouais, fit Harman. Si j'emmène Odysseus... Personne... ce matin, j'aurai le temps de chercher une crèche de soins, de le placer dans un cercueil de cristal si je n'en trouve aucune, et de revenir ici avant l'assemblée générale de trois heures. Je serai peut-être même rentré pour déjeuner. — Il risque de ne pas survivre au voyage, dit Hannah d'une voix impersonnelle, les yeux fixés sur le mourant qu'elle aimait. — Il ne survivra pas une journée de plus s'il doit rester ici, contra Harman. Nous sommes trop ignorants en matière de soins médicaux. Comme pour souligner son propos, il tapa avec violence du poing sur une armoire, et le releva les phalanges ensanglantées. Il eut un sourire gêné. — Je t'accompagne, dit Ada. Tu ne pourras pas le faire entrer dans les bulles si tu es tout seul. Il te faudra utiliser une civière. — Non. Tu dois rester ici, ma chérie. Ada releva vivement la tête, un éclair de colère dans ses yeux noirs. — C'est parce que je suis... — Non, ce n'est pas parce que tu es enceinte. Elle avait serré les poings, et Harman les enveloppa de ses grandes mains calleuses. — Ardis ne peut pas se passer de toi. Les nouvelles que Daeman vient de nous donner vont se répandre dans l'heure qui vient. La communauté tout entière risque de céder à la panique. — Raison de plus pour que tu restes ici, souffla Ada. Harman secoua la tête. — C'est toi le chef ici, ma chérie. Ardis est ton domaine. Nous ne sommes que des invités. Les gens auront besoin de réponses - lors de l'assemblée générale, mais aussi durant les heures qui suivront -, et il faudra que tu sois là pour les rassurer. — Je n'ai pas de réponses à leur donner, protesta Ada d'une petite voix. — Bien sûr que si, lui dit Harman. À ton avis, quelles conséquences devons-nous tirer des nouvelles de Daeman? Ada se tourna vers la fenêtre. Les vitres étaient couvertes de givre, mais il avait cessé de neiger et de pleuvoir. — Nous devons recenser les communautés où sont apparus un trou et de la glace bleue, dit-elle. Envoyer dix émissaires faire le tour de tous les nœuds fax. — Dix, pas plus? interrogea Daeman. Il subsistait plus de trois cents communautés habitées. — Nous ne pouvons pas en envoyer davantage, car les voynix pourraient attaquer en plein jour, répliqua Ada. Chaque émissaire devra tester trente codes et visiter les nœuds correspondants pendant qu'il fera jour dans cet hémisphère. — Tant qu'à aller au Golden Gâte, je tâcherai de rapporter des chargeurs de fléchettes, enchaîna Harman. Odysseus en a récupéré trois cents quand il a déniché nos trois fusils, l'automne dernier, mais nous sommes presque à sec depuis cette nuit. — Une équipe est chargée d'extraire les carreaux d'arbalète des cadavres de voynix, dit Ada, mais je dirai à Reman d'accroître la production dès aujourd'hui. Il faut doubler les effectifs de l'atelier. Les flèches sont plus longues à fabriquer, mais, dès ce soir, nous aurons des archers supplémentaires sur les remparts. — C'est moi qui t'accompagnerai, déclara Hannah. Tu auras besoin d'aide pour transporter Odysseus sur une civière, et j'ai exploré à fond la cité des bulles vertes du Golden Gâte. — D'accord, dit Harman. Il vit son épouse - quel étrange mot, quel étrange concept! -jeter à sa cadette un regard acéré, puis renoncer à toute idée de jalousie. Ada savait parfaitement que l'unique amour d'Hannah - un amour hélas sans espoir - s'appelait Odysseus. — Je serai aussi du voyage, dit Daeman. Tu auras besoin d'une arbalète de plus. — Exact, mais je pense que tu ferais mieux de rester ici pour sélectionner nos émissaires, les préparer à leur mission et organiser celle-ci. Daeman haussa les épaules. — Entendu. D'ailleurs, je compte me charger moi-même de trente nœuds fax. Bonne chance. Il salua Hannah et Harman d'un signe de tête, Ada d'une brève étreinte, puis fila. -— Prenons un petit déjeuner léger, puis rassemblons nos armes et nos vêtements, et partons sans tarder, dit Harman à Hannah. Réquisitionne quelques paires de bras pour nous aider à transporter Odysseus dans la cour. Je m'occupe du sonie. ¦— On ne pourrait pas manger à bord? — Sans doute vaut-il mieux le faire avant. Harman gardait en mémoire les extravagantes trajectoires que la machine lui avait montrées: décollage à la verticale depuis Ardis, sortie de l'atmosphère, brève parabole dans le vide spatial et rentrée en chute libre ou quasiment. Il en avait déjà l'estomac retourné. — Je vais chercher mes affaires, et j'appelle Tom et Siris pour qu'ils me donnent un coup de main. Hannah s'en fut après avoir embrassé Ada sur la joue. Après avoir jeté un dernier regard sur Odysseus - dont le visage devenait franchement blafard -, Harman prit Ada par le bras et la conduisit près de la porte du hall, dans un coin tranquille. — Je persiste à croire que je devrais venir, dit-elle. Il acquiesça. — J'aimerais que tu nous accompagnes. Mais quand les gens auront digéré les nouvelles de Daeman - quand ils auront compris qu'Ardis est peut-être la dernière communauté libre et que quelqu'un ou quelque chose dévore toutes les autres -, ça risque d'être une vraie panique. — Tu penses que nous sommes les seuls survivants? — Je n'en ai aucune idée. Mais si cette créature que Daeman a aperçue est bien le Sétébos dont parlaient Caliban et Prospéra, alors nous courons de grands dangers. — Et tu penses que Daeman a raison... que Caliban est sur Terre? Harman se mordilla la lèvre pendant quelques secondes. — Oui, dit-il finalement. À mon avis, ce monstre a bel et bien massacré tous les voisins de Marina rien que pour tuer celle-ci - pour transmettre un message à Daeman. Les nuages occultaient à nouveau le soleil au-dehors. Ada se tourna vers le cubilot, centre d'une activité à présent fiévreuse. Le sourire aux lèvres, une douzaine d'hommes et de femmes partaient relever les sentinelles de la palissade nord. — Si Daeman a raison, murmura-t-elle sans daigner se tourner vers Harman, qu'est-ce qui empêche Caliban et ses créatures de débarquer ici pendant ton absence? Et si tu trouvais à ton retour un château d'Ardis rempli de pyramides de crânes? Nous n'aurions même pas le sonie pour nous enfuir. — Oh... Harman s'aperçut que c'était un gémissement qu'il poussait là. Il recula d'un pas et se passa une main sur le visage, constatant qu'une pellicule de sueur glacée lui recouvrait la peau. — Mon amour, dit Ada en se retournant vivement pour venir l'enlacer. Je n'aurais pas dû dire cela. Tu dois aller là-bas, c'est évident. Il est vital pour nous de tout faire pour sauver Odysseus - non seulement parce que c'est notre ami, mais aussi parce qu'il est peut-être le seul à pouvoir identifier cette menace et nous dire comment la combattre. Et nous avons besoin de ces chargeurs. Et jamais je n'accepterais de fuir Ardis à bord d'un sonie. Ardis est ma maison. Notre maison. Nous avons la chance de disposer de quatre cents personnes pour nous aider à la défendre. Elle l'embrassa à pleine bouche, l'étreignit une nouvelle fois et posa la tête contre le cuir de sa tunique. — Bien sûr que tu dois aller là-bas, Harman. Bien sûr. Pardonne-moi. Je n'aurais jamais dû dire ce que j'ai dit. Mais reviens-moi vite. Harman voulut lui répondre, mais il ne trouva pas ses mots. Il se contenta de l'étreindre. 29. Lorsque Harman immobilisa le sonie un mètre au-dessus du sol devant la porte de service du château, il vit Petyr se diriger vers lui. — Je viens avec vous, annonça le jeune homme. Il avait endossé sa cape de voyage, bouclé son ceinturon - auquel étaient passés une épée et un poignard -, et fixé sur son épaule son arc fait main et un carquois rempli de flèches. — J'ai déjà expliqué à Daeman... commença Harman en se redressant sur un coude, allongé sur la couchette centrale avant du disque volant. — Oui. Et tu avais raison... pour ce qui est de Daeman. Il est encore sous le choc après la mort de sa mère, et le travail d'organisation que tu lui as confié l'aidera à se ressaisir. Mais tu as besoin d'un autre équipier. Hannah est suffisamment robuste pour t'aider à porter la civière de Personne, mais vous aurez besoin de quelqu'un pour vous couvrir. — On a besoin de toi ici... Petyr le coupa à nouveau. La voix du jeune homme barbu était posée mais son regard intense. — Non, Harman Uhr. On a besoin du fusil à fléchettes, et je le laisse ici, ainsi que les chargeurs restants, mais on n'a pas besoin de moi. Je n'ai pas fermé l'œil depuis vingt-quatre heures, tout comme toi, et il me faut six bonnes heures de sommeil avant d'être en état de monter la garde. Si j'ai bien compris, tu as dit à Ada Uhr que vous seriez de retour dans quelques heures. — On devrait... Harman laissa sa phrase inachevée. Hannah, Ada, Siris et Tom venaient de sortir, portant une civière sur laquelle était allongé Odysseus-Personne. Le mourant était enveloppé d'épaisses couvertures. Harman descendit du sonie pour l'installer sur la couchette centrale arrière. Le sonie maintenait ses passagers en place au moyen de champs de force directionnels, mais chaque couchette était aussi équipée d'un filet permettant d'arrimer les objets inanimés, et Hannah et Harman le déployèrent autour de Personne. Leur ami risquait de mourir avant leur arrivée au Golden Gâte, et Harman ne souhaitait pas que son corps tombât de l'appareil. Il reprit place dans sa couchette. — Petyr nous accompagne, annonça-t-il à Hannah. Elle semblait indifférente à cette nouvelle, obnubilée qu'elle était par le mourant. — Petyr, reprit Harman, couchette arrière gauche. Garde ton arc et ton carquois à portée de main. Hannah, couchette arrière droite. Déployez les filets de sécurité. Ada fit le tour du sonie, se pencha au-dessus de sa surface métallique et embrassa Harman. — Reviens avant la nuit, ou il va t'arriver des bricoles, mur-mura-t-elle. Puis elle regagna l'intérieur du manoir, Tom et Siris sur les talons. Harman s'assura que tous étaient bien maintenus en place, y compris lui-même, puis il plaça ses deux paumes sous le rebord du sonie, activant la console holographique. Il visualisa trois cercles verts inscrits dans trois cercles rouges. Sa paume gauche émit une lueur bleue et un impossible diagramme de trajectoires se superposa à son champ visuel. — Destination: le Golden Gâte à Machu Picchu? demanda la machine de sa voix atone. — Oui, dit Harman. — Itinéraire le plus rapide? — Oui. — Parés à décoller? — Oui. Go! Les champs de force pesèrent sur eux. Le sonie passa en accélérant au-dessus de la palissade et des arbres, adopta une trajectoire quasi verticale et franchit le mur du son avant d'avoir atteint deux mille pieds d'altitude. Ada n'assista pas au départ du sonie et, lorsque le bang secoua la maison - elle avait vécu cela des centaines de fois durant le bombardement météorique de la Chute -, sa seule réaction fut de prier Oelleo, chargée des tâches ménagères pour la semaine, de recenser les carreaux cassés et de les réparer au mieux. Elle attrapa un châle sur son portemanteau et sortit dans la cour, se dirigeant vers le portail principal. Tout autour d'elle, l'herbe de sa splendide pelouse, désormais reconvertie en pâture et en abattoir, portait de multiples traces de roues et de voynix, à présent figées par le gel. Les ornières rendirent sa progression difficile. Une flotte de droskis tractés par des bœufs allaient et venaient à la lisière de la forêt pour évacuer les cadavres de voynix. Le métal de leur carapace serait fondu pour fabriquer des armes, le cuir de leur capuche découpé et recousu pour façonner des vêtements et des boucliers. Ada s'arrêta un instant auprès de Kaman, naguère l'un des premiers disciples d'Odysseus, qui extrayait des carreaux d'arbalète d'une carcasse de voynix au moyen d'une pince qu'Hannah avait conçue et forgée à cet usage. Il les amassait dans un seau, en attendant de les nettoyer et de les aiguiser. Le plateau du droski, les mains gantées de Kaman et le sol encore gelé étaient bleuis par le sang voynix. Ada progressa le long de la palissade, en franchissant les portes de temps en temps, pour discuter avec les gens, rappelant à ceux qui avaient passé la matinée sur les remparts qu'un petit déjeuner les attendait, puis grimpa jusqu'au cubilot pour bavarder avec Loes et assister aux derniers préparatifs du moulage de ce matin. Elle feignit de ne pas voir Emme et ses trois jeunes acolytes armés d'arbalètes, qui la suivaient discrètement, à trente pas de distance, fouillant la forêt du regard, le doigt crispé sur la détente de leurs armes. Ada se rendit à la cuisine et consulta sa fonction horloge: Harman était parti depuis trente-neuf minutes. Si ce stupide sonie avait dit vrai - et elle avait peine à y croire, ayant gardé un vif souvenir du long périple qui les avait conduits du Golden Gâte jusqu'à Ardis, en passant par une forêt de séquoias située dans le Texas -, il était arrivé à destination. Une heure pour dénicher cette fameuse crèche de soins, ou à tout le moins pour loger le malheureux Personne dans un sarcophage temporel, et son bien-aimé serait rentré avant le déjeuner. Demain, se rappela-t-elle, ce serait son tour de préparer le dîner. Remettant son châle en place, elle monta dans sa chambre - la chambre qu'elle partageait désormais avec Harman - et referma la porte. Un peu plus tôt, elle avait glissé dans la poche de sa tunique le turin rapporté par Daeman, et elle l'en retira et le déplia. Harman n'avait presque jamais coiffé le turin. Daeman n'y avait consenti que rarement; avant la Chute, il s'appliquait avant tout à séduire les jeunes femmes, mais Ada se rappelait aussi sa passion pour les papillons, qu'il chassait sans trêve ni repos dans les prés et les forêts d'Ardis lorsqu'il y venait en visite. En théorie, Ada et lui étaient cousins, un terme sans grande signification dans ce monde qui s'était éteint neuf mois plus tôt. C'était une sorte de titre honorifique, accordé par les femmes qui étaient amies depuis longtemps, comme si elles voulaient faire comprendre à leurs enfants qu'il existait entre eux une relation sortant de l'ordinaire. Maintenant qu'elle attendait elle-même un enfant, Ada se demandait si sa mère et celle de Daeman - décédées toutes les deux, se rappela-t-elle avec un pincement au cœur - n'avaient pas élu le même donneur de sperme à plusieurs années d'intervalle. Cette idée la fit sourire, et elle se félicita de ce que le Daeman de naguère, ce jeune polisson bedonnant, n'ait jamais réussi à la séduire. Non, ni Harman ni Daeman n'avaient passé beaucoup de temps sous le turin. Contrairement à Ada. Onze ans durant, elle s'était passionnée tous les jours ou presque pour les images sanglantes de la guerre de Troie. Elle adorait la violence et l'énergie de ces personnages imaginaires - pas si imaginaires que cela, en fait, comme elle l'avait découvert en rencontrant un Odysseus bien réel quoique un peu vieilli -, dont la langue barbare, que le turin lui traduisait sans qu'elle comprenne comment, lui faisait l'effet d'une drogue. Ada s'allongea sur son lit, posa le carré de tissu sur son visage, veillant à ce que les microcircuits soient en contact avec son front, et ferma les yeux, sans vraiment espérer un résultat. La nuit. Une tour de Troie. Ada sait qu'elle se trouve à Troie - à Ilium -, car elle a contemplé les bâtiments de la ville plusieurs milliers de fois au fil de la décennie écoulée, y compris en pleine nuit, mais jamais elle ne les a vus sous cet angle. Elle se trouve dans une tour fracassée, dont le mur sud a été emporté, et deux personnes sont assises à quelques mètres d'elle, blotties sous une couverture et se réchauffant à un pauvre feu de braises. Elle les reconnaît tout de suite - Hélène et Ménélas, son ancien époux -, mais elle ignore comment ils ont pu se retrouver ici, à l'intérieur des remparts, en train de contempler les portes Scées et le combat qui fait rage devant elles. Qu'est-ce que Ménélas fabrique ici, et comment se fait-il qu'il partage une couverture - ou plutôt une cape de guerrier, voit-elle - avec Hélène? Cela fait une dizaine d'années que les Achéens donnent l'assaut à cette cité, dans le but de capturer ou de tuer cette femme. De toute évidence, c'est ce qu'ils s'efforcent de faire en ce moment même. Ada fait pivoter sa tête inexistante pour altérer son champ visuel - cette séance de turin ne ressemble en rien à celles qui l'ont précédée - et contemple bouche bée les remparts et les portes Scées. On dirait la bataille que nous avons livrée cette nuit à Ardis, songe-t-elle, manquant s'esclaffer de cette comparaison. En lieu et place d'une palissade branlante de quatre mètres de haut, Ilium est entourée de murailles hautes de trente mètres et épaisses de six, avec tout un déploiement de tourelles, de poternes, d'embrasures, de tranchées, d'épieux acérés, de douves et de parapets. Elle n'est pas assiégée par une centaine de voynix silencieux, mais par des dizaines de milliers de Grecs hurlant, rugissant et vociférant - torches, feux de camp et flèches enflammées illuminent cette horde de héros sur des kilomètres et des kilomètres -, dont chaque division possède ses rois et ses capitaines, ses échelles et ses chars, et livre sa propre bataille au sein du conflit global. Là où le château d'Ardis compte quatre cents âmes, les guerriers de cette cité - elle en distingue des milliers, archers et piquiers mélangés, rien que sur les escaliers et les parapets de la muraille sud - se battent au nom de cent mille civils terrorisés, parmi lesquels leurs femmes, leurs filles, leurs fils en bas âge et leurs parents invalides. Alors qu'ici, seul le sonie d'Harman survole parfois le champ de bataille, Ada découvre dans le ciel plusieurs douzaines de chars volants, tous protégés par un champ de force, dont les divins occupants projettent des lances d'énergie et des flèches de foudre dans l'enceinte de la cité ou sur les hordes qui l'assaillent. Depuis qu'elle a coiffé le turin pour la première fois, jamais Ada n'a vu autant de dieux olympiens participer au combat. En dépit de la distance qui la sépare d'eux, elle reconnaît Ares, Aphrodite, Artémis et Apollon, qui luttent dans le camp des Troyens, et Heré, Athéné, Poséidon et quelques autres, moins connus, qui soutiennent les Achéens dans leurs efforts. Pas un signe de Zeus. Les choses ont bien changé en neuf mois, se dit Ada. — Hector n'est pas sorti de ses appartements pour mener les hommes au combat, murmure Hélène à Ménélas. Ada se tourne à nouveau vers eux. Ils sont blottis l'un contre l'autre sur cet étage à ciel ouvert, penchés au-dessus d'un minuscule feu de camp que la cape rouge du fils d'Atrée rend invisible depuis la rue. — C'est un couard, décrète Ménélas. — Tu sais bien que non. Depuis le début de cette folie guerrière, nul homme ne s'est montré plus courageux qu'Hector, fils de Priam. Il porte le deuil. — De qui? raille Ménélas. De lui-même? Il ne lui reste plus que quelques heures à vivre. D'un geste large, il désigne les hordes d'Achéens qui convergent sur Troie de toutes parts. Hélène contemple la scène. — Crois-tu que cette attaque connaîtra le succès, mon époux? Elle me paraît bien mal coordonnée. Et je ne vois aucun engin de guerre. Grognement de Ménélas. — Oui, peut-être que mon frère s'est un peu trop précipité - la confusion règne dans nos rangs. Mais si l'attaque de cette nuit échoue, celle de demain réussira. Ilium est condamnée. — Il le semble bien, murmure Hélène. Mais elle l'a toujours été, n'est-ce pas? Non, Hector ne pleure pas sur son sort, mon noble époux. Il pleure Scamandrios, son fils assassiné, et regrette qu'ait pris fin la guerre contre les dieux, qui lui aurait permis de le venger. — Cette guerre était une pure folie, grommelle Ménélas. Les dieux auraient pu nous détruire ou nous chasser de ce monde, comme ils l'ont fait de nos familles restées à la maison. — Ainsi, tu crois ce qu'a dit Agamemnon? chuchote Hélène. Tout le monde a vraiment disparu? — Je crois ce que Poséidon, Héré et Athéné ont dit à Agamemnon: les dieux nous rendront nos familles, nos amis, nos esclaves et le reste du monde lorsque les Achéens auront rasé Ilium. — Penses-tu que les dieux immortels soient capables de faire une telle chose, mon époux - enlever tous les êtres humains de notre monde? — Certainement, répond Ménélas. Mon frère ne ment jamais. Les dieux lui ont dit que cette disparition était de leur fait, et il a bien vu que nos cités étaient vides! En outre, j'ai parlé à ceux qui l'ont accompagné dans son voyage. Toutes les fermes, toutes les maisons du Péloponnèse sont... chut! voilà quelqu'un. Il disperse les braises d'un coup de pied, pousse Hélène dans l'ombre et, l'épée à la main, se place dans un coin où on ne peut le voir depuis l'escalier. Ada entend le bruit des sandales sur les marches. Un homme qui lui est inconnu - sa tenue est celle d'un guerrier achéen, mais il a l'air moins colossal, moins brutal, que tous les soldats qu'elle a pu voir à ce jour - émerge de l'escalier pour s'avancer à découvert. D'un bond, Ménélas plaque l'intrus contre le mur, l'empêchant de lever les bras, et lui pointe son épée sur la gorge, prêt à lui trancher la jugulaire d'un seul coup. — Non! s'écrie Hélène. Ménélas se fige. — C'est mon ami Hock-en-bear-eeee. Ménélas marque une pause, mais son visage reste résolu et son bras tient fermement son épée, puis c'est l'épée de l'intrus qu'il tire vivement de son fourreau pour la jeter au loin. Il l'étend sur le sol d'une bourrade et se dresse au-dessus de lui. — Hockenberry? Le fils de Duane? gronde-t-il. Je t'ai souvent vu en compagnie d'Achille et d'Hector. Tu es arrivé en même temps que les êtres mécaniques. Hockenberry? se dit Ada. Jamais on n'a prononcé ce nom dans l'épopée du turin. — Non, fait Hockenberry en se frictionnant la gorge et le genou. Je suis ici depuis des années, en observateur, mais je ne me suis manifesté qu'il y a neuf mois, lorsque a débuté la guerre contre les dieux. — Tu es un ami de cet enfoiré d'Achille, jette Ménélas. Tu es un laquais de mon ennemi, Hector, dont le destin a été scellé aujourd'hui. Tout comme le tien... — Non! s'écrie à nouveau Hélène en lui saisissant le bras. Hock-en-bear-eeee est un favori des dieux. C'est aussi mon ami. C'est lui qui m'a appris l'existence de la tour où nous nous trouvons. Et tu as dû le voir emporter Achille en se rendant invisible, voyageant ainsi que le font les dieux grâce au médaillon qu'il porte autour du cou. — Oui. Mais un ami d'Achille et d'Hector est forcément mon ennemi. Il nous a découverts. Il va révéler notre cachette aux Troyens. Il doit mourir. — Non, répète Hélène une troisième fois. (Ses doigts blancs semblent minuscules sur l'avant-bras bronzé et velu de Ménélas.) Hock-en-bear-eeee est la solution à notre problème, mon époux. Ménélas la regarde sans comprendre. Hélène désigne la bataille qui fait rage au-dehors. Les archers lâchent leurs flèches par centaines - non, par milliers. Les Achéens désorganisés foncent avec leurs échelles, battent en retraite lorsque les traits déciment leurs rangs. Les derniers soldats troyens présents dans les retranchements se battent vaillamment, tandis que les chars achéens tombent à grand fracas dans les chausse-trapes, que les chevaux percés par les pieux hurlent de douleur, et même les dieux partisans de la cause achéenne, Athéné, Héré et Poséidon, reculent devant la fureur des principales déités rangées dans le camp des Troyens, Ares et Apollon. Les flèches d'énergie violette du dieu à l'arc d'argent déferlent sur les Achéens et leurs alliés immortels, et hommes et cavales tombent comme le blé sous la faux. — Je ne comprends pas, maugrée Ménélas. En quoi ce minable peut-il nous être utile? Son épée n'est même pas affûtée. Sans lâcher le bras de son mari, Hélène s'agenouille avec grâce et soulève le lourd médaillon doré qui pend à la gorge d'Hocken-berry. — Il peut nous conduire en un instant aux côtés de ton frère, mon époux chéri. Il représente notre salut. Notre seul moyen de sortir d'Ilium. Ménélas plisse les yeux: il vient de comprendre. — Écarte-toi, mon épouse. Je vais lui couper la gorge, et son médaillon sera à nous. — Je suis le seul à pouvoir m'en servir, dit Hockenberry à voix basse. Les moravecs eux-mêmes, en dépit de leur ingénierie de pointe, n'ont pu ni le dupliquer ni le faire fonctionner. Le médaillon TQ est calé sur mon ADN et mes ondes cérébrales. — C'est la vérité, murmure Hélène. C'est pour cela qu'Hector et Achille tenaient toujours le bras d'Hock-en-bear-eeee quand ils voyageaient avec lui grâce à la magie des dieux. —¦ Relève-toi, ordonne Ménélas. Hockenberry s'exécute. Ménélas n'est ni aussi grand que son frère, ni aussi bien bâti qu'Odysseus ou Ajax, mais ses muscles et sa masse lui donnent des allures de dieu par contraste avec la maigreur et la bedaine de cet Hockenberry. — Emmène-nous là-bas, fils de Duane. Devant la tente de mon frère, sur la plage. Hockenberry fait non de la tête. — Cela fait des mois que je n'ai pas utilisé le médaillon TQ, fils d'Atrée. D'après ce que m'ont dit les moravecs, les dieux sont capables de me suivre à la trace dans ce qu'on appelle l'espace de Planck, au sein de la matrice de Calabi-Yau - le néant qu'ils parcourent pour aller d'un lieu à l'autre. J'ai trahi les dieux, et ils me tueraient si je recommençais à me téléporter. Ménélas se fend d'un sourire. Il lève son épée, la pointe sur le ventre d'Hockenberry et fait couler un peu de sang sous sa tunique. — Je te tue tout de suite si tu t'obstines, pauvre con. Et je déviderai tes tripes pour faire durer le plaisir. Hélène pose sa main libre sur l'épaule d'Hockenberry. — Mon ami, regarde donc la bataille qui se déroule au pied des remparts. Cette nuit, les dieux sont tout à leur meurtrière besogne. Vois Athéné battre en retraite avec son armée d'Érinyes. Vois le puissant Apollon dans son char, qui foudroie de ses traits les Grecs affolés. Personne ne te remarquera si tu te TQ, Hocken-berry. Le malheureux se mordille les lèvres, contemple un moment les combats - les Troyens ont visiblement l'avantage, et de nouveaux soldats jaillissent des poternes pour venir grossir leurs rangs -, et Ada distingue parmi eux Hector, à la tête de ses troupes d'élite. — D'accord, fait Hockenberry. Mais je ne peux vous TQ qu'un par un. — Tu nous emmèneras tous les deux, gronde Ménélas. Hockenberry secoue la tête une nouvelle fois. — Je ne peux pas. J'ignore pourquoi, mais le médaillon TQ ne me permet de téléporter qu'une seule personne à part moi-même. Si tu m'as vu voyager ainsi avec Achille et Hector, tu as remarqué que je ne partais jamais avec les deux en même temps, que je revenais chercher le second après avoir conduit le premier à destination. — C'est la vérité, mon époux, intervient Hélène. Je l'ai vu de mes yeux. — Alors, commence par emmener Hélène, dit Ménélas. Conduis-la devant la tente d'Agamemnon, sur la plage, près de l'endroit où les nefs noires sont échouées sur le sable. On entend des cris dans la rue en contrebas, et tous trois se réfugient dans l'obscurité. Hélène éclate de rire. — Ménélas, mon très cher époux, cela n'est pas possible. Je suis la femme la plus détestée des Argiens et des Achéens. Même si mon ami Hock-en-bear-eeee ne devait mettre que quelques secondes à aller te chercher après m'avoir déposée, les gardes d'Agamemnon, voire les premiers Grecs venus - reconnaissant la salope que je suis -, me transperceraient de leurs lances. C'est toi qui dois partir le premier. Tu es mon seul protecteur. Ménélas opine et referme sa main sur le cou d'Hockenberry. — Sers-toi de ton médaillon... et vite. Avant de s'exécuter, Hockenberry lui demande: — M'épargneras-tu si je t'obéis? Me laisseras-tu repartir? — Évidemment, gronde Ménélas. Mais Ada le voit échanger avec Hélène un regard qui en dit long. — Mon époux Ménélas ne te fera aucun mal, je t'en donne ma parole. Vite, dépêche-toi de te TQ. J'ai cru entendre un bruit de pas dans l'escalier. Hockenberry agrippe le médaillon doré, ferme les yeux, le fait tourner, et Ménélas et lui disparaissent dans un souffle d'air. Durant une minute, Ada reste seule avec Hélène de Troie au sommet de la tour tronquée. Le vent se lève, traversant en sifflant les murs éventrés et apportant jusqu'à elles les cris des Grecs battant en retraite et des Troyens qui les poursuivent. On entend retentir des vivats dans la cité. Soudain, Hockenberry réapparaît. — À ton tour, dit-il en posant une main sur le bras d'Hélène. Tu avais raison: aucun dieu ne m'a poursuivi. Le chaos règne en maître cette nuit. Il désigne le ciel sillonné de chars volants et de traits d'énergie pure. Alors qu'il va activer son médaillon, il marque une pause. — Tu es sûre que Ménélas ne me fera aucun mal quand nous nous retrouverons là-bas, Hélène? — Il ne te fera aucun mal. Elle semble presque distraite, comme si elle entendait effectivement un bruit de pas dans l'escalier. Ada n'entend que le vent et les cris dans le lointain. — Attends une seconde, Hock-en-bear-eeee. Je me dois de te dire que tu as été un bon amant... et aussi un bon ami. Je t'aime beaucoup. Hockenberry déglutit. — Je... t'aime beaucoup aussi... Hélène. La femme aux cheveux noirs sourit. — Je ne compte pas rejoindre Ménélas, Hock-en-bear-eeee. Je le hais. Je le crains. Plus jamais je ne me soumettrai à lui. Hockenberry tique puis se tourne vers les lignes achéennes. Les guerriers se regroupent derrière les chausse-trapes qu'ils ont aménagées à trois bons kilomètres de là, non loin du chapelet de tentes et de feux de camp, des innombrables nefs noires échouées sur le sable. — S'ils s'emparent de la ville, il te tuera, dit-il à voix basse. — Oui. — Je peux te TQ ailleurs. En lieu sûr. — Est-il vrai, mon cher Hock-en-bear-eeee, que le monde est à présent désert? Qu'il n'y a plus personne dans les cités, ni dans les champs? Ni dans ma ville de Sparte, ni sur Ithaque, l'île d'Odysseus, ni dans les cités dorées de Perse? Hockenberry se mordille la lèvre. — Oui, dit-il enfin. C'est vrai. — Alors, où irais-je, Hock-en-bear-eeee? Sur Olympos? Même le Trou a disparu, et les Olympiens sont devenus fous. Hockenberry écarte les bras. — Alors, il nous faut espérer qu'Hector et ses légions parviendront à les repousser, Hélène... ma chérie. Quoi qu'il arrive, je te le jure, jamais je ne dirai à Ménélas que tu as choisi de ne pas le suivre. — Je sais, dit Hélène. Un couteau apparaît soudain dans sa main, surgi des replis de sa manche. D'un geste vif, elle en plante la lame courte mais acérée sous les côtes d'Hockenberry, l'enfonçant jusqu'à la garde. Puis elle la remue pour être sûre d'atteindre le cœur. Hockenberry veut pousser un cri, mais seul un hoquet s'échappe de ses lèvres. Il porte les mains à son ventre en sang et s'effondre sur le sol. Hélène a eu le temps de retirer son arme. — Adieu, Hock-en-bear-eeee. Elle se précipite vers l'escalier, et ses sandales ne font presque aucun bruit sur les marches. Ada regarde sa victime, visiblement à l'agonie, et regrette de ne pouvoir rien faire, mais elle est invisible et intangible. Obéissant à une impulsion, et se rappelant la façon dont Harman a réussi à communiquer avec le sonie, elle touche le turin du bout des doigts, palpe les microcircuits qui y sont brodés et visualise trois carrés bleus inscrits dans trois cercles rouges. Et soudain, elle est là - debout dans cette tour tronquée d'Ilium, exposée au vent nocturne. Elle ne découvre pas une image transmise par le turin, elle est là. Elle sent le souffle du vent sur ses vêtements. Elle hume l'odeur du bétail et les fumets d'une cuisine inconnue montant de la place du marché visible en contrebas. Elle entend la rumeur grondante du combat par-delà les murailles, sent les vibrations des cloches et des gongs que transmettent les pierres des murs. Elle baisse les yeux et voit ses pieds plantés sur un sol craquelé et parsemé de gravats. — Pitié... au... secours, murmure le mourant. Il s'exprime en anglais. Horrifiée, les yeux écarquillés, Ada comprend qu'il la voit... qu'il la regarde. Mobilisant ce qui lui reste de force, il lève une main vers elle pour l'implorer de venir à son aide. Ada arracha le turin à son front. Elle se trouvait dans sa chambre, dans le château d'Ardis. Pani-quée, le cœur battant, elle ouvrit la fonction horloge. Dix minutes à peine s'étaient écoulées depuis qu'elle s'était allongée pour coiffer le turin, quarante-neuf depuis que son bien-aimé Harman avait décollé aux commandes du sonie. Ada se sentait désorientée et un peu nauséeuse, comme aux premiers temps de sa grossesse. Elle tenta de se ressaisir, de reprendre ses esprits, mais cela ne fit qu'accentuer sa nausée. Après avoir replié le turin et l'avoir rangé dans le tiroir contenant ses sous-vêtements, elle descendit au rez-de-chaussée pour voir ce qui se passait à Ardis et aux alentours. 30. Le voyage en sonie se révéla encore plus excitant qu'Harman ne l'avait imaginé, et pourtant il se savait doué d'une excellente imagination. En outre, il était le seul membre du trio à avoir chevauché un cyclone de foudre assis sur une chaise en bois pour rallier un astéroïde de l'anneau équatorial depuis le Bassin méditerranéen, et il supposait que rien ne saurait être plus palpitant que ce périple. Il ne se trompait pas, mais c'était tout juste. Le sonie passa le mur du son - un concept que Harman avait découvert un mois plus tôt en siglant un livre - avant d'avoir atteint les deux mille pieds et, lorsque l'appareil traversa la couche nuageuse pour émerger au soleil, il filait quasiment à la verticale et laissait derrière lui un sillage de bangs. Le rugissement de l'air glissant sur le champ de force était si bruyant que toute conversation devenait impossible. Mais aucun d'eux n'était en état de parler. Le même champ de force qui les protégeait du vent les clouait sur leurs couchettes; Personne était toujours inconscient, Hannah lui avait passé un bras autour de la taille et Petyr, les yeux écarquillés, fixait les nuages qui s'éloignaient à toute vitesse derrière eux. En moins de quelques minutes, le rugissement se transforma en sifflement, puis en simple soupir. Le ciel bleu vira au noir. L'horizon s'incurva tel un arc blanc tendu avant le tir, et le sonie continua à filer vers le ciel, pointe argentée d'une flèche invisible. Puis les étoiles devinrent soudain visibles, apparaissant d'un coup plutôt que de façon progressive, comme elles le font au crépuscule, emplissant le ciel noir ainsi qu'un feu d'artifice muet. Au zénith, les anneaux e et p luisaient d'un éclat sinistre. L'espace d'un instant de terreur, Harman crut que c'était là que le sonie les conduisait - après tout, c'était à son bord que Daeman, Hannah et lui avaient fui l'astéroïde orbital de Prospéro -, mais la machine se redressa et il comprit qu'ils se trouvaient encore à des milliers de kilomètres des anneaux, qu'ils étaient à peine sortis de l'atmosphère. Certes, l'horizon était incurvé, mais la Terre emplissait encore leur champ visuel au nadir. Lorsque Savi, Daeman et lui avaient chevauché le vortex de foudre pour gagner l'anneau e, la Terre lui avait paru bien plus petite. — Harman... Hannah l'appela depuis sa couchette, car le sonie venait de pivoter sur lui-même, la planète ennuagée de blanc se retrouvant au-dessus de leurs têtes. — Harman, est-ce que tout va bien? C'est vraiment comme ça que doit se passer le voyage? — Oui, tout est normal, répondit-il. Diverses forces, dont la peur n'était pas la moindre, tentaient de l'arracher à sa couchette, mais le champ de force et le filet de sécurité le retenaient fermement. Son estomac et son oreille interne réagissaient à l'absence de pesanteur et d'horizon. En fait, il ignorait si leur situation était normale: peut-être que le sonie venait de rater une manœuvre vitale et qu'ils allaient tous mourir dans quelques secondes. Petyr accrocha son regard, et Harman vit que le jeune homme n'était pas dupe de ses mensonges. — Je risque de vomir, déclara Hannah d'un ton des plus posés. Le sonie piqua soudain, propulsé par des forces et des tuyères invisibles, et la Terre se mit à tourner sur elle-même. — Ferme les yeux et accroche-toi à Odysseus, lança Harman. Le bruit revint lorsqu'ils rentrèrent dans l'atmosphère terrestre. Harman se surprit à scruter les anneaux, se demandant si l'île orbitale de Prospéro n'avait pas survécu, si Daeman avait raison de croire que c'était Caliban qui avait massacré sa mère et les voisins de celle-ci. Plusieurs minutes s'écoulèrent. Harman eut l'impression qu'ils se dirigeaient vers le continent jadis appelé Amérique du Sud. Les deux hémisphères étaient envahis de nuages tourbillonnants, crénelés, cannelés, aplatis ou titanesques, mais il entrevit dans une trouée le détroit qui séparait les deux masses continentales là où, à en croire Savi, un isthme les avait autrefois réunies. Puis le feu les entoura de toutes parts, et le vacarme se fit plus assourdissant encore que durant leur ascension. Le sonie s'enfonçait dans l'atmosphère comme une fléchette tournant sur elle-même. — Tout va bien! hurla Harman à ses deux compagnons. Je suis déjà passé par là. Tout va bien. Comme ils ne pouvaient pas l'entendre - le rugissement étouffait tous les autres sons -, il ne leur précisa pas qu'il n'avait connu qu'une seule expérience similaire. Hannah se trouvait à bord de ce même sonie lorsque Daeman et Harman avaient fui l'île orbitale de Prospéra, désormais en perdition, mais elle n'était qu'à moitié consciente et n'avait gardé aucun souvenir des événements. Harman finit par décider de fermer les yeux pendant que le sonie fondait sur la Terre dans sa bulle de plasma. Qu'est-ce que je fiche là? Le doute montait à nouveau en lui. Il n'avait rien d'un leader - qu'est-ce qui lui avait pris de réquisitionner le sonie et de risquer ainsi sa vie et celle des autres? Se croyait-il vraiment capable d'arriver à bon port, lui qui n'avait jamais piloté dans ces conditions? Et quand bien même il y parviendrait, avait-il le droit de priver Ardis du sonie en cette heure cruciale? Ils auraient dû traiter en priorité la situation à Paris-Cratère et dans les autres communautés victimes de Sétébos, plutôt que d'aller au Golden Gâte à Machu Picchu à seule fin de sauver Odysseus. Comment avait-il pu abandonner Ada, son épouse enceinte qui dépendait désormais de lui? Personne allait presque certainement mourir, alors pourquoi risquer des centaines de vies -voire des milliers, s'ils ne prévenaient pas à temps les autres communautés - dans cette tentative désespérée de sauver un vieillard? Un vieillard. Le vent hurlait de plus belle, le sonie vibrait de partout, et Harman s'accrocha à sa couchette en grimaçant. Le vieillard, c'était lui, car deux mois à peine le séparaient de son cinquième et dernier vingt. Surpris, il se rendit compte qu'il s'attendait toujours à disparaître le jour de son prochain anniversaire, à être faxé dans les anneaux même s'il n'y avait plus de cuves de soins pour l'accueillir. Et c'est peut-être bien ce qui va se passer. Sans doute était-il l'homme le plus âgé de la planète, exception faire d'Odysseus-Personne, dont l'âge demeurait une inconnue. Sauf que Personne risquait de mourir d'une minute à l'autre. Et nous aussi, sans doute, songea Harman. Qu'est-ce qui lui avait pris d'engendrer un enfant avec une femme qui avait fêté son premier vingt à peine sept ans plus tôt? De quel droit encourageait-il ses semblables à rétablir l'idée de famille telle qu'on la concevait durant l'Ère perdue? Qui était-il pour affirmer que, dans cette nouvelle réalité qui était la leur, la paternité devait être universellement reconnue, la cellule familiale universellement acceptée? Oui, ce vieillard dénommé Harman, que savait-il exactement des notions de famille et de devoir dont il s'était fait l'avocat? Était-il vraiment qualifié pour gouverner ses semblables? La seule chose qui le distinguait de ceux-ci, se dit-il, c'est qu'il avait appris à lire tout seul. Des années durant, il était resté la seule personne sur Terre capable d'une telle prouesse. Et alors? Aujourd'hui, il suffisait de vouloir la fonction siglage pour l'obtenir, et nombre des habitants d'Ardis avaient la capacité de décoder les sons et les signes émis par les livres de jadis. Je n'ai rien de spécial, après tout. Le bouclier de plasma s'estompa autour du sonie, qui cessa de vriller, mais des flammèches léchaient encore sa coque invisible. Si le sonie est détruit -ou s'il se retrouve à court de carburant, ou d'énergie, peu importe -, Ardis est condamné. Personne ne saura ce que nous sommes devenus - nous aurons disparu, tout simplement, et Ardis sera privé de sa machine volante. Si les voynix lancent une nouvelle attaque, ou si Sétébos décide de débarquer, Ada et les autres se retrouveront coincés, sans pouvoir rallier le pavillon fax depuis le manoir. Je les ai privés de leur seule chance de survie. Les étoiles disparurent, le ciel devint indigo, puis bleu pâle, et ils entrèrent dans les nuages alors que l'appareil perdait de la vitesse. Si je réussis à trouver une crèche pour Personne, je retourne tout de suite à la maison, se dit Harman. Je resterai désormais auprès d'Ada - que Daeman, Petyr, Hannah et les autres jeunes se chargent du commandement et des missions d'exploration. Il faut que je pense au bébé. Cette perspective était encore plus terrifiante que les violents soubresauts du sonie. La machine volante effectua une longue descente, enveloppée de nuages qui frôlaient le champ de force comme des volutes de fumée, se mêlant à la neige puis filant à toute allure telles les âmes ascendantes des milliards d'êtres humains ayant jadis peuplé la Terre encore occultée. Puis le sonie émergea de la masse nuageuse trois mille pieds au-dessus des montagnes, et Harman découvrit à nouveau le Golden Gâte à Machu Picchu. Il s'agissait d'un haut plateau verdoyant, découpé en terrasses, bordé par des pics escarpés et de profonds canons d'un vert plus sombre. L'antique pont, dont les pylônes rouilles étaient hauts de plus de deux cents mètres, frôlait sans les toucher les parois des deux pics flanquant le plateau, sur lequel subsistaient les traces de ruines encore plus anciennes. En effet, seuls des murs de pierre affleuraient encore dans l'herbe là où s'étaient jadis dressés des bâtiments. Sur le pont proprement dit, on apercevait çà et là des traces de peinture qui ressemblaient à des taches de lichen, mais l'édifice avait pris une teinte rouille proche de celle du sang. La chaussée s'était effondrée en plusieurs endroits, quelques suspentes avaient cédé, mais le Golden Gâte n'en demeurait pas moins un pont, même si ce pont ne permettait d'accéder nulle part. La première fois qu'Harman avait découvert cette structure en ruine, il avait cru que les pylônes et les câbles porteurs étaient enveloppés d'un lierre vert vif, mais il savait maintenant que ces bulles, ces lianes et ces tubes connecteurs verts constituaient un réseau d'habitats, sans doute greffé au pont plusieurs siècles après sa construction. S'il fallait en croire Savi, qui ne plaisantait pas toujours, c'était grâce aux globes et aux vrilles de buckyverre que l'édifice tenait encore debout. Harman, Hannah et Petyr se redressèrent sur leurs coudes pour contempler la scène tandis que le sonie ralentissait, passait en position horizontale et entamait une longue descente qui leur ferait aborder le plateau et le pont par le sud. La vue était encore plus spectaculaire que la première fois, songea Harman, car le ciel était bas, la pluie tombait sur les pics, et le ciel à l'ouest, derrière la chaîne de montagnes, était zébré d'éclairs, alors même que des rayons de soleil réussissaient à percer les nuages, illuminant le pont, la chaussée, les globes verts et le plateau en contrebas. Des averses isolées interposaient des rideaux de pluie entre le sonie et le pont, occultant la scène l'espace d'une minute, puis filaient vers l'est pour laisser la place à de nouveaux rayons de soleil, si bien que le panorama semblait animé d'un mouvement apparent. Pas seulement apparent, se dit Harman: on voyait bouger quelque chose sur le pont et sur la colline. Des milliers de choses. Harman crut d'abord à une illusion d'optique due à l'alternance rapide entre lumière et pénombre, mais comme le sonie piquait vers le pylône nord en vue d'y atterrir, il comprit qu'il voyait en fait des milliers de voynix - peut-être même des dizaines de milliers. Les créatures sans yeux, au corps gris et à la bosse gainée de cuir, grouillaient sur le plateau parmi les ruines, escaladaient les pylônes, se bousculaient sur la chaussée fracassée, rampaient comme de gros cafards le long des suspentes rouillées. Il y en avait une vingtaine sur le toit du pylône nord, là où Savi s'était posée la dernière fois, là où le sonie semblait vouloir se poser maintenant. — Approche automatique ou manuelle? demanda la machine. — Manuelle! s'écria Harman. Les holocontrôles virtuels apparurent devant lui et il tourna l'omnicontrôleur afin d'éviter le pylône nord quelques secondes avant le contact, alors qu'ils ne se trouvaient qu'à quinze mètres du toit. Deux des voynix bondirent sur eux, le premier parvenant à trois mètres de l'appareil avant de retomber sur une hauteur de deux cents mètres, voire davantage. Les autres suivirent leur progression aux infrarouges, rejoints par plusieurs douzaines de leurs congénères, dont les lames et les coussinets à ergots tailladaient le ciment à mesure de leur ascension. — Impossible d'atterrir, déclara Harman. Le pont, les collines et même les pics étaient maintenant envahis par ces monstres. — Il n'y a aucun voynix sur les bulles vertes, lança Petyr. Il s'était agenouillé en position de tir, l'arc tendu et une flèche déjà encochée. Le champ de force s'était désactivé, les laissant exposés à un air frais et numide. L'odeur de pluie et de pourriture était très forte. — On ne peut pas se poser sur les bulles vertes, répondit Harman, qui fit tourner le sonie trente mètres au-dessus des suspentes. C'est sans espoir. Il faut faire demi-tour. Il mit le cap au nord et commença à prendre de l'altitude. — Attends! appela Hannah. Stop! Harman ralentit et programma le sonie pour qu'il tourne en rond. À l'ouest, des éclairs illuminaient les nuages bas et les sommets des pics. — Lors de notre première visite, il y a dix mois, j'ai exploré les lieux pendant qu'Ada et toi alliez chasser l'oiseau-terreur avec Odysseus, dit Hannah. L'une des bulles du pylône sud contenait d'autres sonies, on aurait dit un... je ne sais plus. Quel est ce mot que nous avons siglé dans le livre relié de gris? Un garage? — D'autres sonies! s'exclama Petyr. Harman avait envie de lui faire écho. Une flotte de machines volantes aurait grandement aidé Ardis. Il se demanda pourquoi Odysseus ne leur en avait pas parlé lorsqu'il était retourné au Golden Gâte quelques mois plus tôt, pour en rapporter les fusils à fléchettes. — Enfin, non... c'étaient plutôt des morceaux de sonie, s'empressa d'ajouter Hannah. Des coques. Des pièces détachées. Harman secoua la tête, sentant son enthousiasme se dissiper. — Quel rapport avec... — C'est un endroit où les sonies peuvent se poser. Harman mit le cap sur le pylône sud, veillant à ne pas s'approcher des voynix. Il y en avait plus d'une centaine sur le toit, mais aucun sur les dizaines de bulles vertes qui poussaient sur les murs comme des grappes de tailles variées. — Je ne vois aucune ouverture, dit-il. Et il y a tellement de bulles... comment pourrais-tu reconnaître celle dont tu parles? Ainsi qu'il l'avait appris lors de leur première visite, les parois de ces bulles étaient transparentes vues de l'intérieur mais opaques vues de l'extérieur. Un éclair illumina les lieux. Il se remit à pleuvoir et le champ de force s'activa automatiquement. Tous les voynix, sur les pylônes et ailleurs, suivaient le mouvement circulaire du sortie avec leurs capteurs infrarouges. — Je vais m'en souvenir, insista Hannah, qui s'était elle aussi agenouillée sur sa couchette, sans pour autant lâcher la main d'Odysseus. J'ai une très bonne mémoire visuelle... il me suffît de refaire mentalement le chemin que j'ai suivi ce jour-là, puis d'examiner le paysage sous plusieurs angles, et je localiserai la bulle en question. Elle parcourut les lieux d'un regard circulaire, puis ferma les yeux durant une minute. — C'est là! Elle désignait une bulle située au deux tiers de la hauteur du pylône, saillant d'une vingtaine de mètres de sa façade rouillée. Un globe vert parmi des centaines d'autres. Harman se rapprocha. — Je ne vois pas d'ouverture, dit-il tandis qu'il manœuvrait l'omnicontrôleur pour immobiliser l'appareil à trente mètres de la bulle. Et Savi s'était posée au sommet du pylône nord. — Mais il devait être possible d'entrer en sonie dans ce garage, ça tombe sous le sens! insista la jeune femme. Je me rappelle que le sol était plat, et fait d'une autre substance que les parois. — Si je me souviens bien, Savi vous a dit qu'il s'agissait d'un musée, intervint Petyr, et j'ai siglé ce mot il y a peu. Peut-être que les sonies y étaient introduits pièce par pièce. Hannah secoua la tête. Pour la énième fois, Harman se dit que cette sympathique jeune femme pouvait à l'occasion se montrer butée. — Rapprochons-nous encore, proposa-t-elle. — Les voynix... commença Harman. — Je n'en vois pas sur les bulles, ils sont tous sur le toit. Même s'ils sautent, il n'auront pas le temps de nous atteindre. — Ils peuvent courir sur les bulles... dit Petyr. — Je n'en ai pas l'impression, contra Hannah. On dirait qu'ils ne peuvent pas marcher sur cette substance verte. — Ça n'a pas de sens! — Peut-être bien que si, dit Harman. Il leur parla du rampeur à bord duquel Savi, Daeman et lui s'étaient aventurés dans le Bassin méditerranéen dix mois plus tôt. — L'habitacle de cette machine était protégé par une sphère, expliqua-t-il, opaque de l'extérieur mais transparente de l'intérieur. Rien ne pouvait s'y accrocher. Ni la pluie, ni les voynix quand ils ont tenté de nous attaquer à Jérusalem. D'après Savi, le verre était englobé dans un champ de force antifriction. Mais je ne me souviens plus si c'était du buckyverre. — Rapprochons-nous, répéta Hannah. Parvenu à cinq ou six mètres de la bulle, Harman en localisa l'entrée. Jamais il n'aurait remarqué cette subtilité s'il n'avait pas exploré l'île de Prospéra, où le sas de la cité orbitale et celui de la firmerie procédaient de la même technologie. Au bord de la bulle allongée se dessinait un rectangle à peine visible, d'un vert plus clair que le reste du buckyverre. Savi appelait cela une « membrane semi-perméable », dit-il à ses deux compagnons. — Et s'il ne s'agit pas d'une membrane semi-machin mais d'une simple illusion d'optique? demanda Petyr. — Eh bien, on s'écrasera. Harman manipula l'omnicontrôleur et le sonie fonça droit devant. — Si vous l'abandonnez là-dedans, il mourra, dit une voix dans l'ombre. Puis Ariel s'avança en pleine lumière. La membrane semi-perméable les avait laissés passer, se refermant aussitôt derrière eux, Harman avait posé le sonie dans le garage encombré de pièces détachées et les trois amis s'étaient empressés d'évacuer Odysseus-Personne sur sa civière. Hannah prenant les brancards avant et Harman marchant derrière, tandis que Petyr restait sur le qui-vive, l'arc au poing, ils avaient foncé dans le dédale de bulles vertes, franchissant corridors et escalators figés en quête des cercueils de cristal où, à en croire Savi, Odys-seus et elle avaient passé tant d'années en cryosommeil. Au bout de quelques minutes à peine, Harman était plein d'admiration pour Hannah, non seulement à cause de sa mémoire - jamais elle n'hésitait lorsqu'ils débouchaient sur un croisement, de corridors ou d'escaliers -, mais aussi à cause de sa force physique. La mince jeune femme n'était même pas essoufflée alors qu'il était déjà prêt à demander une pause. Odysseus-Personne n'était pas très grand, mais il était fichtrement lourd. Harman se surprit à examiner son torse pour vérifier qu'il respirait encore. Son souffle était à peine perceptible. Lorsqu'ils arrivèrent devant le corridor en hélice montant le long du pylône, ils hésitèrent un instant et Petyr leva son arc. Plusieurs dizaines de voynix les guettaient depuis la chaussée métallique, tournant vers eux leurs têtes sans yeux. — Ils ne peuvent pas nous voir, déclara Hannah. La bulle est opaque de l'extérieur. — Détrompe-toi, rétorqua Harman. D'après Savi, leurs capteurs perçoivent les rayons infrarouges... autrement dit, ils captent le dégagement de chaleur et pas seulement la lumière. J'ai l'impression qu'ils suivent parfaitement nos mouvements derrière le buckyverre. Us avancèrent de trente pas, et les voynix changèrent de position pour les conserver dans leur champ de perception. Soudain, une demi-douzaine d'entre eux sautèrent sur la bulle. Petyr les mit en joue, et Harman était sûr qu'ils allaient fracasser la paroi, mais il n'entendit qu'un bruit étouffé lorsqu'ils heurtèrent le champ de force, puis il les vit glisser et s'abîmer dans le vide. Les trois compagnons se trouvaient dans une section où le sol était presque transparent, ce qui n'était pas sans les déstabiliser, bien qu'Harman et Hannah aient su d'expérience qu'ils ne risquaient rien. Petyr, quant à lui, ne cessait de baisser les yeux avec appréhension. Ils traversèrent la plus vaste de toutes les salles - que Savi avait qualifiée de musée - pour déboucher dans celle qui abritait les cercueils de cristal. La paroi de buckyverre était d'un vert profond et totalement opaque. Harman pensa à sa randonnée dans la Brèche atlantique - et dire que dix-huit mois s'étaient écoulés depuis! -, lorsqu'il s'était retrouvé entre deux gigantesques parois d'eau, derrière lesquelles les poissons nageaient plusieurs mètres au-dessus de lui. La lumière qui avait éclairé cette scène était fort semblable à celle-ci. Hannah abaissa ses brancards, imitée par Harman avec un temps de retard, et elle parcourut les lieux du regard. — Quelle cryocrèche faut-il choisir? La salle contenait huit cercueils, tous vides et reflétant faiblement la chiche lumière. Chacun était connecté à une machine bourdonnante et, au-dessus d'eux, flottaient des voyants virtuels verts, rouges et orangés. — Aucune idée, répondit Harman. Savi avait dormi des siècles dans l'une de ces cryocrèches, mais dix mois s'étaient écoulés depuis qu'elle avait fait cette révélation dans le rampeur, alors qu'ils roulaient dans le Bassin méditerranéen, et il ne se rappelait plus les détails. Si tant est qu'il y en eût. — Eh bien, essayons la première, dit-il. Il passa les bras sous les aisselles d'Odysseus et attendit qu'Hannah et Petyr viennent l'aider, puis tous trois le transportèrent vers le cercueil le plus proche d'un escalier en colimaçon donnant sur un autre corridor. — Si vous l'abandonnez là-dedans, il mourra, dit une douce voix androgyne dans les ténèbres. Ils s'empressèrent de reposer Odysseus sur sa civière. Petyr leva son arc. Harman et Hannah empoignèrent leurs épées. Une silhouette émergea des ombres derrière les machines. Harman sut tout de suite qu'il s'agissait de l'Ariel dont avaient parlé Savi puis Prospéro, sans toutefois pouvoir dire comment il le savait. L'être était de petite taille - à peine un mètre cinquante -et pas tout à fait humain. Il ou elle avait une peau vert pâle qui n'en était pas vraiment une - son épiderme translucide laissait clairement voir l'intérieur de son corps, où des étincelles flottaient au sein d'un fluide couleur émeraude - et un visage d'une perfection androgyne qui rappelait à Harman les images d'anges qu'il avait siglées dans les livres les plus anciens de la bibliothèque d'Ardis. Il ou elle avait des bras longilignes, qui s'achevaient par des mains normales, aux doigts extrêmement gracieux, et portait aux pieds des sandales vertes. Harman crut tout d'abord qu'Ariel portait aussi des vêtements - ou plutôt que son corps était emmailloté dans des lianes aux feuilles vert pâle - puis il comprit que cette parure lui poussait sur la peau. Il était impossible de déterminer son sexe. Le visage d'Ariel était des plus humains - un nez long et fin, des lèvres charnues au pli ironique, des yeux noirs, une cascade de boucles d'un blanc teinté de vert -, mais il suffisait de voir sa peau translucide et les nodules de lumière qui flottaient en lui pour comprendre qu'il n'avait rien d'humain. — Vous êtes Ariel, affirma Harman, avec toutefois une légère hésitation. L'autre inclina la tête en signe d'assentiment. — Je vois que Savi en personne t'a parlé de moi, dit la créature d'une voix dont la douceur était quelque peu irritante. — Oui. Mais je croyais que vous seriez... intangible... comme la projection de Prospéro. — Un hologramme. Non. Prospéro prend substance comme il lui plaît, mais cela ne lui plaît que rarement. Quant à moi, bien que maintes personnes m'aient longtemps qualifié de pur esprit, je préfère le matériel. — Pourquoi dites-vous que cette crèche tuerait Odysseus? demanda Hannah. Elle s'était accroupie près du blessé pour lui prendre le pouls. Harman avait la nette impression que Personne était mort. — Ces crèches sont celles qu'utilisait Savi, dit Ariel en désignant les huit cercueils de cristal. Certes, en leur sein, l'activité du corps est suspendue, comme l'est celle d'un insecte dans l'ambre ou d'un cadavre dans la glace, mais ces crèches-ci ne soignent rien. Odysseus cache ici depuis des siècles sa propre arche temporelle. Ses capacités dépassent ma compréhension. — Qu'êtes-vous exactement? s'enquit la jeune femme en se levant. Harman nous a dit qu'Ariel était un avatar de la biosphère consciente, mais je ne sais pas ce que ça signifie. — Personne ne le sait, répondit Ariel en esquissant une révérence. Voulez-vous me suivre jusqu'à l'arche d'Odysseus? L'être se dirigea vers l'escalier en colimaçon qui menait aux niveaux supérieurs, mais, plutôt que de s'y engager, il plaqua sa main droite sur le sol, déclenchant l'ouverture d'une trappe en iris donnant sur un escalier qui descendait vers les profondeurs. Celui-ci était suffisamment large pour laisser passer deux personnes portant une civière, mais la manœuvre n'était pas des plus aisées. Petyr dut assister Hannah afin que le blessé ne tombât pas sur les marches. Ils s'engagèrent ensuite dans un corridor qui débouchait sur une petite pièce encore plus sombre que la salle des cryocrèches. Harman sursauta en se rendant compte qu'ils ne se trouvaient pas à l'intérieur d'une bulle, mais bien dans un espace creusé dans le pylône de béton armé. Il n'y avait là qu'une seule crèche, qui ne ressemblait en rien aux cercueils de cristal: plus grande, plus sombre, plus massive, elle consistait en un cercueil au couvercle d'onyx, creusé d'une fenêtre permettant de voir le visage de son occupant. Une myriade de câbles, de conduits et de tuyaux le reliaient à une immense machine noire qui ne présentait ni cadrans ni voyants d'aucune sorte. L'air était imprégné d'une forte odeur rappelant celle qui annonce une tempête. Ariel pressa un panneau sur le flanc de l'arche temporelle, et le long couvercle s'ouvrit en sifflant. Le capitonnage, à la trame usée et aux couleurs passées, portait l'empreinte d'un corps dont la stature correspondait à celui de Personne. Harman échangea un regard avec Hannah et, après un instant d'hésitation, ils déposèrent Odysseus-Personne dans l'arche. Ariel fit mine de refermer celle-ci, mais Hannah s'avança vivement et se pencha sur Odysseus pour déposer un baiser sur ses lèvres. Puis elle recula et laissa Ariel compléter la manœuvre. Le couvercle se referma dans un bruit sinistre. Une sphère orangée apparut aussitôt entre l'arche et la machine noire. — Qu'est-ce que ça signifie? demanda Hannah. Est-ce qu'il va survivre? Ariel haussa les épaules - une ondulation des plus gracieuses. — Ariel est le dernier des êtres vivants à pouvoir lire le cœur d'une simple machine. Mais celle-ci décide du sort de son occupant en trois révolutions de ce monde. Venez, nous devons partir. L'air dans cette pièce sera bientôt brûlant et irrespirable. Remontons à la lumière, afin de nous entretenir comme des créatures civilisées. — Je ne quitte pas Odysseus, déclara Hannah. Si nous devons être fixés sur son sort dans les soixante-douze heures, alors, j'attendrai ici. — Tu ne peux pas faire ça! s'exclama Petyr, indigné. Nous devons dénicher ces armes et regagner Ardis le plus vite possible. La chaleur devenait de plus en plus étouffante. Harman sentait la sueur couler sur ses côtes. L'odeur de tempête se faisait plus prenante. Hannah s'écarta de ses deux amis et croisa les bras. De toute évidence, sa décision était prise. — Tu mourras en rafraîchissant cet air fétide de tes soupirs, dit Ariel. Mais si tu souhaites savoir comment se porte ton bien-aimé, approche-toi. Hannah s'exécuta. Elle paraissait gigantesque à côté du corps frêle et lumineux d'Ariel. — Donne-moi ta main, mon enfant. Hannah tendit la main d'un air méfiant. Ariel la saisit, la plaqua contre son torse et la poussa à l'intérieur. Surprise, Hannah voulut la retirer, mais la force supérieure d'Ariel l'en empêcha. Avant qu'Harman et Petyr aient eu le temps d'intervenir, la main d'Hannah réapparut à la vue. Horrifiée, la jeune femme fixa un nodule d'un vert doré posé sur sa paume. Sous les yeux des trois humains, il sembla se dissoudre et se fondre dans sa chair. Hannah poussa un nouveau hoquet. — Ce n'est qu'un marqueur, dit Ariel. Quand l'état de ton amant s'altérera, tu le sauras sur-le-champ. -— Mais comment? demanda-t-elle. Harman vit qu'elle était pâle et en sueur. — Tu le sauras, répéta Ariel. Ils sortirent sur ses talons, traversant le corridor en buckyverre pour remonter l'escalier. Ce fut dans un silence total qu'ils suivirent Ariel dans une série de corridors et d'escalators figés, se retrouvant dans une hélice de globules courant sous l'une des suspentes. Ils s'arrêtèrent dans une salle de verre fixée à une entretoise du pylône sud. Les voynix ne cessaient de se jeter sur la paroi verte, incapables de s'y accrocher bien qu'ils eussent déployé toutes leurs lames. Sans leur accorder la moindre attention, Ariel conduisit le petit groupe dans la plus vaste pièce de cette section. Il s'y trouvait des tables et des chaises, ainsi que des bulles à micro-ondes. — Je reconnais cet endroit, dit Harman. C'est là que nous avons dîné le soir de notre passage. Odysseus a fait rôtir de l'oiseau-terreur sur ce câble... en pleine tempête. Tu te rappelles, Hannah? Cette dernière hocha la tête d'un air soucieux. Elle ne cessait de se mordiller la lèvre inférieure. — J'ai pensé que vous souhaiteriez manger, dit Ariel. — Nous n'avons pas le temps de... Petyr ne laissa pas à Harman le loisir de finir sa phrase. — Nous avons faim, dit-il. Nous prendrons le temps de manger. Ariel les invita à s'asseoir à la table ronde. Il ou elle réchauffa trois bols de soupe, puis les apporta sur la table, ainsi que des cuillères et des serviettes. Il ou elle servit de l'eau fraîche dans quatre verres, posa ceux-ci sur la table et s'assit à son tour. Harman goûta la soupe - un délicieux potage aux légumes frais - et la mangea avec appétit. Petyr, toujours méfiant, la consommait avec lenteur, sans quitter des yeux l'avatar de la biosphère. Hannah ne toucha pas à son bol. Elle semblait renfermée sur elle-même, hors d'atteinte, comme si le cadeau d'Ariel l'avait altérée. C'est de la folie, se dit Harman. Cette... créature s'est fait extraire un nodule par l'une des nôtres, et voilà que nous perdons du temps à manger de la soupe chaude pendant que les voynix s'agitent à trois mètres de là et que l'avatar de la biosphère planétaire joue les serviteurs pour notre bénéfice. Je suis sûrement devenu fou. Ce qui n'empêchait pas cette soupe d'être excellente, reconnut-il. Il pensa à Ada et poursuivit son repas. — Que faites-vous ici? demanda Petyr. Il avait repoussé son bol et fixait Ariel avec insistance. Son arc était calé contre sa chaise. — Que souhaitez-vous que je vous dise? demanda Ariel. — Qu'est-ce qui se passe, bon sang? s'emporta le jeune homme, qui n'était pas connu pour sa subtilité. Qui êtes-vous vraiment 1 Qu'est-ce que ces voynix fichent ici et pourquoi ont-ils attaqué Ardis? Qu'est-ce que c'est que cette monstruosité que Daeman a vue à Paris-Cratère? S'agit-il d'une menace... et, si oui, comment pouvons-nous la tuer? Ariel sourit. — Cette question est toujours l'une des premières que pose ton espèce: qu'est-ce donc que ceci, et comment puis-je le tuer? Petyr attendit sans rien dire. Harman posa sa cuillère. — C'est une bonne question, reprit Ariel, car si vous étiez les premiers hommes à vous lever plutôt que les derniers, vous vous exclameriez: « L'enfer est vide de ses diables: tous sont ici! » Mais c'est une longue histoire, aussi longue que celle d'Odysseus le mourant, je crois, et difficile à conter en buvant de la soupe froide. — Commencez donc par nous dire qui vous êtes, lança Harman. Êtes-vous la créature de Prospéra? — Je l'ai jadis été. Ni esclave, ni serviteur, mais inféodé à lui. — Pourquoi? demanda Petyr. Il pleuvait fort au-dehors, mais l'eau glissait sur le buckyverre comme l'avaient fait les lames des voynix. La conversation se déroulait cependant sur fond de tonnerre. — Le mage de la logosphère m'a sauvé des griffes de la sorcière Sycorax, dont j'étais alors le serviteur. C'était elle qui maîtrisait les codes profonds de la biosphère, elle qui avait invoqué Sétébos, son seigneur, mais lorsque je me suis révélé en esprit trop délicat pour seconder ses fins basses et détestables, elle a cédé à une colère implacable et m'a confiné dans un pin éclaté, en la fente duquel je demeurai douze fois douze années, avant d'être libéré par Prospéra. — C'est Prospéra qui vous a sauvé, dit Harman. — Il ne l'a fait que pour obtenir mon service. (Les fines lèvres d'Ariel s'incurvèrent.) Et il a exigé que je le serve douze fois douze années. — Et vous l'avez fait? s'enquit Petyr. — Oui. — Le servez-vous aujourd'hui? demanda Harman. — Je ne sers plus ni homme ni mage. — Caliban a jadis servi Prospéra, dit Harman, qui fit un effort de mémoire pour se rappeler tout ce que lui avaient dit Savi, puis l'hologramme nommé Prospéra. Connaissez-vous Caliban? — Oui. Je n'aime pas à regarder ce misérable. — Savez-vous si Caliban est revenu sur Terre? insista Harman. Comme il regrettait l'absence de Daeman! — C'est la vérité, et tu le sais, répondit Ariel. Il veut que la Terre devienne pareille à son étang mantelé de fange, il veut faire du ciel gelé sa cellule. Du ciel gelé sa cellule, répéta mentalement Harman. — Donc, Caliban est un allié de ce Sétébos? — Oui. — Pourquoi vous êtes-vous montré à nous? demanda Hannah. Elle semblait toujours aussi soucieuse, mais elle s'était tournée vers Ariel. Celui-ci se mit à chanter: L'abeille butine, ainsi fais-je. J'emprunte au coucou sa clochette Et dors au cri de la chouette. Sur la chauve-souris monté Je pourchasse gaiement l'été. Gaiement, oui, gaiement désormais vivrai-je Sous la fleur éclose au rameau fruitier. — Cette créature est dingue, décréta Petyr. Il se leva d'un bond, se dirigea vers la paroi côté pont. Trois voynix bondirent dans sa direction, frappèrent le champ de force qui protégeait le buckyverre et retombèrent. L'un d'eux réussit à planter ses lames dans le béton du pont. Les deux autres disparurent dans la grisaille. Ariel eut un petit rire. Puis il ou elle pleura. — Notre Terre commune est en état de siège. La guerre est arrivée ici. Savi est morte. Odysseus se meurt. Sétébos veut tuer tout ce que je suis, tout ce dont je procède, tout ce que je dois protéger. Vous autres, humains à l'ancienne, devez être mes ennemis ou mes alliés... vous serez mes alliés. Je ne vous laisse pas le choix. — Vous allez nous aider à affronter les voynix, Caliban et ce Sétébos? demanda Harman. — Non, c'est vous qui allez m'aider. — Comment? demanda Hannah. — J'ai des tâches à vous confier. Premièrement, vous êtes venus ici pour chercher des armes... — Oui! s'écrièrent-ils tous les trois. — Les deux qui resteront ici trouveront ces armes dans un compartiment secret situé au pied du pylône sud, derrière les antiques ordinateurs. Cherchez sur le verre opaque un cercle où est inscrit un pentacle. Dites-lui « ouvre-toi » et vous découvrirez la pièce où le rusé Odysseus et cette pauvre Savi ont dissimulé leurs petits jouets datant de l'Ère perdue. — Les deux qui resteront ici? répéta Petyr. — L'un de vous trois doit reconduire le sonie à Ardis avant qu'Ardis ne succombe, reprit Ariel. Le deuxième doit rester ici pour prendre soin d'Odysseus si jamais il survit, car lui seul connaît les secrets de Sycorax, dont il fut jadis l'amant - et nul ne devient l'amant de Sycorax sans en être altéré. Le troisième d'entre vous doit m'accompagner. Les trois humains échangèrent un regard. Dans cette obscurité cernée par la pluie, ils avaient l'impression de se trouver dans un monde sous-marin, où toute chose était éclairée d'une lueur glauque. — Je reste, déclara Hannah. De toute façon, c'est ce que j'avais décidé. Si Odysseus se réveille, il faut que quelqu'un soit à son chevet. — Je ramène le sonie à la maison, dit Harman. Il avait honte de sa lâcheté, mais s'en souciait comme d'une guigne. Il devait retrouver Ada. — Je vous accompagne, Ariel, conclut Petyr en se rapprochant de la délicate créature. — Non, dit celle-ci. Les trois humains échangèrent un nouveau regard, puis attendirent. — Non, c'est Harman qui doit m'accompagner. Nous dirons au sonie de ramener Petyr au bercail, mais à une vitesse deux fois moins élevée. C'est une vieille machine, et il convient de la ménager. Harman doit venir avec moi. — Pourquoi? dit l'intéressé. Il n'était pas question qu'il abandonne Ada - de cela au moins, il était sûr. — Parce que ton destin est de te noyer, dit Ariel, et parce que la vie de ton épouse et de ton enfant dépend de ton destin. Le destin d'Harman, ce jour, est de m'accompagner. Ariel s'éleva au-dessus du sol comme s'il ne pesait rien, se mit à flotter au-dessus d'eux, à flotter deux mètres au-dessus de la table, et entonna un nouveau chant sans jamais quitter Harman du regard: Par cinq brasses sous les eaux Harman engourdi sommeille: De ses os naît le corail, De ses yeux naissent les perles. Rien chez lui de corruptible Dont la mer ne vienne à faire Quelque trésor insolite. Ding dong, ding dong. — Non, fit Harman. Je regrette, mais... non. Petyr encocha une flèche et tendit son arc. — Vas-tu à la chasse aux étourneaux? demanda Ariel. Il/elle se trouvait maintenant à six mètres d'altitude, mais on percevait nettement son sourire. — Non... fit Hannah. Mais Harman ne devait jamais savoir si elle s'adressait à Ariel ou à Petyr. — C'est l'heure, dit Ariel en étouffant un rire. Les lumières s'éteignirent. Dans les ténèbres absolues résonna un bruissement d'ailes - comme celui d'un gigantesque hibou -et Harman se sentit emporté dans les airs, aussi impuissant qu'un lapereau capturé par un rapace, se sentit voler à la renverse au sein des ténèbres, sombrer dans la soudaine noirceur qui s'ouvrait entre les piliers du Golden Gâte à Machu Picchu. 31. Première journée de voyage interplanétaire. La Reine Mab, le vaisseau atomique de fabrication moravec, extrait ses trois cents et quelques mètres du puits gravifique martien au moyen d'une série d'explosions éblouissantes, qui le propulsent comme à coups de pied dans le derrière. La vitesse de libération sur Phobos est d'à peine 10 cm/s, mais la Reine Mab s'empresse de parvenir à une célérité de 20 km/s afin de se libérer de l'attraction martienne. Le spationef pourrait conserver cette allure durant le reste du voyage, mais il n'en a pas la patience; la Reine Mab a l'intention d'accélérer jusqu'à ce que ses trente-huit mille tonnes se déplacent à 700 km/s. Dans la salle de stockage des unités de pulsation, chaînes, cliquets et toboggans bien huilés convoient les boîtes de Coca nucléaires d'une puissance de quarante-cinq kilotonnes le long du conduit d'éjection qui traverse le plateau de poussée aménagé à la poupe du vaisseau. Durant la phase initiale du voyage, on éjecte toutes les trente secondes une bombe qui explose après avoir parcouru six cents mètres. Après chaque éjection, l'embouchure du tube est aspergée de graisse, la même qui arrose le plateau de poussée à l'issue de chaque détonation. Le plateau en question est propulsé vers l'avant du vaisseau sur des amortisseurs de trente-trois mètres de long, puis les titanesques pistons le remettent en place pour l'explosion suivante. La Reine Mab se dirige bientôt vers la Terre sous une confortable poussée de 1,28 g, et sa vitesse augmente régulièrement. Les moravecs sont bien entendu capables de supporter des centaines de g, voire des milliers pendant une brève période, mais ils ont un passager humain à bord - Odysseus, voyageur malgré lui -, et ils ont décidé à l'unanimité de ne pas le transformer en gelée couleur fraise. Dans la salle des machines, Orphu d'Io et ses collègues techniciens surveillent les niveaux d'huile et de pression, sans perdre de vue le voltage ni les liquides de refroidissement. Comme une bombe atomique explose derrière lui toutes les trente secondes, le spationef a besoin d'une bonne quantité de lubrifiant, si bien que ses dix ponts inférieurs sont occupés par des citernes d'huile aussi grosses que des tankers de l'Ère perdue. La salle des machines proprement dite, avec ses myriades de conduits, de valves, de vumètres, de pistons et de jauges, persiste à vouloir ressembler à celle d'un vapeur du début du xxe siècle. Le commandant de la Reine Mab prévoit de maintenir son accélération actuelle pendant un long moment, puis de décélérer sur un laps de temps très bref, un plan de vol qui lui permettra d'atteindre le système Terre-Lune en un peu plus de trente-trois jours standard. Mahnmut consacre ce premier jour à vérifier les systèmes de son submersible, La Dame noire. Non seulement celui-ci est confortablement niché dans une soute de la Reine Mab, mais il est en outre fixé à une navette aérospatiale qui lui permettra d'effectuer son entrée dans l'atmosphère le moment venu, et Mahnmut vérifie que les nouveaux contrôles et interfaces dédiés sont tous en ordre de marche. Quoique séparés par une douzaine de ponts, Mahnmut et Orphu bavardent sur un canal privé tout en observant la fuite apparente de Mars sur des écrans vidéo et radar. Les caméras de poupe qui retransmettent ces images à Mahnmut sont équipées de filtres informatisés des plus sophistiqués qui éliminent les éclairs quasi continus des « unités de pulsation », c'est-à-dire des bombes. Quant à Orphu, aveugle pour ce qui est du spectre visible, il « observe » le mouvement de Mars grâce à des données radar. Ça me fait bizarre de quitter Mars après tous les efforts que nous avons dépensés pour y parvenir, émet Mahnmut. En effet, lui répond Orphu d'Io. Surtout maintenant que les dieux de l'Olympe s'affrontent à bras raccourcis. Pour illustrer son propos, le grand moravec accède aux images vidéo captées par Mahnmut, se focalisant sur les pentes glacées et le sommet verdoyant d'Olympus Mons. Orphu perçoit l'activité divine sous la forme d'une séné de données infrarouges, mais Mahnmut la savoure de visu. Çà et là fleurissent de violentes explosions, et la caldeira - qui était encore un lac vingt-quatre heures auparavant - flamboie d'un éclat rouge et jaune, ce qui prouve que la lave y a refait son apparition. Asteague/Che, Rétrograde Sinopessen, Cho Li, le général Beh bin Adee et les autres intégrateurs semblent bel et bien effrayés, dit Mahnmut, sans cesser d'égrener la check-list des systèmes de son sous-marin. Et quand ils ont dit à Hockenberry que la gravité martienne avait été artificiellement augmentée, je dois dire que ça m'a fait un peu peur. C'est la première fois qu'Orphu et lui ont l'occasion de s'entretenir en privé depuis le départ de la Reine Mab, et Mahnmut est soulagé de pouvoir se confier ainsi. Ce n'est que la partie émergée de tout un iceberg de merde, émet Orphu. Que veux-tu dire? Mahnmut sent un soudain frisson parcourir ses éléments organiques. C'est vrai, gronde Orphu, tu étais si occupé à faire la navette entre Mars et Ilium que tu n'as pas entendu parler du rapport de la commission d'enquête des intégrateurs. Raconte. Cela va te faire de la peine, mon ami. Tais-toi et raconte... enfin, tu vois ce que je veux dire. Parle. Orphu soupire; sur le faisceau cohérent, l'effet obtenu rappelle le bruit d'une dépressurisation soudaine sur l'ensemble du spa-tionef. D'abord, il y a cette histoire de terraformation... Oui? fait Mahnmut. Durant leur périple martien de plusieurs semaines, en sous-marin, en felouque et en ballon, Mahnmut a fini par s'habituer au ciel bleu, à la mer verte, au lichen, aux arbres et à l'atmosphère. Il y a cent vingt-cinq ans à peine, on ne trouvait aucune trace de cet air, de cette eau et de cette vie, dit Orphu. Je sais. Asteague/Che l'a expliqué lors du premier briefing sur Europe, il y a presque une année standard. Il paraissait impossible que la planète ait été terraformée aussi rapidement. Et alors? Alors, c'était effectivement impossible. Pendant que tu te frottais aux Grecs et aux Troyens, nos équipes scientifiques, des Cinq 1. En français dans le texte. (N.d.T.) Lunes et de la Ceinture réunies, ont étudié la terraformation de Mars. Celle-ci ne s'est pas faite par magie, tu sais... on a utilisé des astéroïdes pour faire fondre les calottes polaires et libérer le C02, d'autres astéroïdes ont frappé les gigantesques réservoirs de glace souterrains afin que l'H20 remonte à la surface après tous ces millions d'années, on a semé du lichen, des algues et des lombrics pour ouvrir la voie aux végétaux, et tout ça n'a pu se produire qu'après que la densité de l'atmosphère eut été décuplée grâce à des usines fabriquant de l'azote et de l'oxygène à partir de réacteurs à fusion. Dans la crèche de contrôle de son submersible, Mahnmut cesse un instant de tapoter son écran d'ordinateur. Il débranche les ports virtuels, faisant disparaître les schémas du sous-marin et de la navette qui flottent devant lui. Ça voudrait dire que... Ouaip. Ça veut dire qu'il a fallu un peu moins de huit mille ans pour amener Mars au stade qui est aujourd'hui le sien. Mais... mais... Mahnmut se rend compte qu'il émet des bredouillis sur le faisceau cohérent, mais il ne peut s'en empêcher. Asteague/Che leur a montré des photos astronomiques de la vieille Mars, ce monde glacé, sans air et sans vie, prises depuis l'espace jovien ou saturnien un siècle et demi plus tôt. Et les moravecs n'ont commencé à essaimer le système extérieur que depuis trois mille ans. Mars n'était évidemment pas terraformée à cette époque; exception faite de quelques cités sous dômes chinoises sur Phobos et à la surface de la planète, cette dernière était restée telle que les premières sondes terriennes l'avaient photographiée aux XXe et xxf siècles. Mais... répète Mahnmut. J'adore quand tu restes sans voix, émet Orphu, sans toutefois souligner cette saillie d'un grondement qui aurait traduit son amusement. Ce que tu sous-entends, c'est qu'il est bien question de magie, ou alors de vrais dieux... ou bien d'un Dieu tout court... ou alors... La colère de Mahnmut est nettement perceptible. Ou alors? Qu'il ne s'agit pas de la vraie Mars. Exactement, réplique Orphu. Ou disons plutôt qu'il s'agit de la vraie Mars, mais pas de notre vraie Mars. Cette Mars n'est pas celle qui se trouvait dans notre système solaire depuis des milliards d'années. Quelqu'un... quelque chose... a troqué... notre Mars... contre une autre? Apparemment, oui. Les intégrateurs primes et leurs scientifiques ne voulaient pas y croire, eux non plus, mais c'est la seule hypothèse qui colle à tous les faits. Le rapport jour/sol a été décisif. Mahnmut s'aperçoit que ses mains tremblent. Il les joint, coupe les canaux vision et vidéo pour mieux se concentrer, et émet: Le rapport jour/sol? Un petit détail, mais qui a son importance. Toi qui es souvent passé de Mars à la Terre d'Ilium en empruntant le trou de brane, n'as-tu pas remarqué que les jours avaient la même longueur des deux côtés? Si, mais... Mahnmut se tait. Il n'a pas besoin d'accéder à ses banques de mémoire nono pour savoir que la Terre tourne sur elle-même en vingt-trois heures et cinquante-six minutes et Mars en vingt-quatre heures et trente-sept minutes. Une différence minime, mais qui aurait fini par devenir sensible au bout de plusieurs mois passés entre Mars et la Terre où les Grecs affrontaient naguère les Troyens. Sauf qu'il n'a rien vu. Les jours et les nuits des deux mondes étaient parfaitement synchrones. Doux Jésus, murmure Mahnmut sur le faisceau cohérent. Doux Jésus. Peut-être, fait Orphu, et cette fois-ci, on perçoit son grondement amusé. Ou du moins une entité douée de pouvoirs divins comparables aux siens. Quelqu'un ou quelque chose venu de la Terre a ouvert des trous dans l'espace multidimensionnel de Calabi-Yau, a jeté des brunes pour connecter son univers au nôtre, a troqué notre Mars contre la sienne... qui qu'il soit... et il a connecté l'autre Mars... cette Mars terraformée avec des dieux au sommet d'Olympos... il l'a connectée avec la Terre d'Ilium au moyen d'autres trous de brane. Et, pour faire bonne mesure, ce quelqu'un ou quelque chose a altéré la gravité et la période de rotation de Mars. Jésus, Marie, Joseph et sainte foutaise! Oui, commente sobrement Orphu. Et les intégrateurs primes sont d'avis que l'entité dont tu parles se trouve désormais sur Terre ou en orbite terrestre. Tu es toujours décidé à faire le voyage? Je... je... si... je... Mahnmut ne peut poursuivre. Aurait-il accepté de s'embarquer s'il avait été au courant? Après tout, il savait déjà que la mission serait dangereuse, il le savait depuis qu'il s'était porté volontaire pour aller sur Mars à l'issue du briefing sur Europe. Quelles que soient cette entité ou ces entités - des posthumains évolués ou des créatures venues d'un autre univers, d'une autre dimension -, elles s'étaient déjà montrées capables de contrôler et de manipuler jusqu'au tissu quantique de l'univers. Faire basculer une planète d'un univers à l'autre, en altérer le champ gravifique et la période de rotation, c'était un jeu d'enfant comparé à cela. Et lui qui était tout fier de cette Reine Mab fonçant vers la Terre et ses monstres à une vitesse de 180 km/s! À côté de la puissance de leur ennemi - dans cet univers et dans les autres -, ce spationef, avec ses armes ridicules et ses milliers de rocvecs endormis, était une sinistre plaisanterie. C'est plutôt dégrisant, émet-il finalement. Amen, répond son ami. À ce moment-là, un signal d'alarme retentit dans l'ensemble du vaisseau, et toute une panoplie d'alertes visuelles et auditives sature les canaux de communications virtuels et com. — Intrusion! Intrusion! beugle la voix du spationef. C'est une blague? demande Mahnmut. Non, répond Orphu. Ton ami Thomas Hockenberry vient... de se matérialiser... dans la salle des machines. Il a dû se téléporter. Est-ce qu'il va bien? Non. Il saigne abondamment... il y a déjà une mare de sang sur le pont. J'ai l'impression qu'il est mort, Mahnmut. Je l'ai ramassé avec mes manipulateurs et je le transporte à l'infirmerie humaine aussi vite que le permettent mes répulseurs. Le spationef est immense, la pesanteur qui y règne plus importante que celle à laquelle il est habitué, aussi Mahnmut met-il plusieurs minutes pour émerger de son sous-marin, puis de la soute, afin de gagner les niveaux qu'il a baptisés « quartiers humains ». Le pont 17, outre qu'il contient des chambres, des cuisines, des toilettes et des couchettes anti-g susceptibles d'accueillir une population de cinq cents personnes, est également pourvu d'une infirmerie équipée de matériel médical et chirurgical modèle xxne siècle - un peu ancien, certes, mais le dernier cri en la matière en ce qui concerne les archives des Cinq Lunes. Jusqu'ici, le pont 17 était occupé par le seul Odysseus - un passager embarqué de force et pas très content de son sort -, mais Mahnmut découvre une petite foule à son arrivée. Orphu est là, occupant toute la largeur du couloir, ainsi que le Ganymédien Suma IV, le Callistan Cho Li, le général rocvec Beh bin Adee et deux des pilotes de la passerelle. La porte de la salle d'opération est fermée, mais Mahnmut distingue derrière la vitre l'Amalthéen Rétrograde Sinopessen qui s'affaire sur le corps sanglant d'Hoc-kenberry, opérant sous la supervision d'Asteague/Che. Ils sont assistés par deux petits techniciens moravecs armés de scies et de scalpels laser, qui branchent les tuyaux, passent la gaze et calibrent l'équipement d'imagerie virtuelle. Le minuscule corps métallique et les élégants manipulateurs de Rétrograde Sinopessen sont couverts de sang. Du sang humain, se dit Mahnmut. Le sang d'Hockenberry. Il voit aussi quelques flaques de sang à ses pieds, quelques taches sur les murs, et d'autres sur la carapace vérolée et les gros manipulateurs de son ami Orphu d'Io. — Dans quel état est-il? demande-t-il à ce dernier. Il s'est exprimé à haute voix, car il est impoli chez les moravecs d'utiliser le faisceau cohérent en présence de tiers. — Il était mort à mon arrivée. Ils essaient de le ressusciter. — L'intégrateur Sinopessen est-il un spécialiste de l'anatomie et de la médecine humaines? — Il a toujours été passionné par la médecine de l'Ère perdue. C'était son hobby. Un peu comme les sonnets de Shakespeare pour toi et les romans de Proust pour moi. Mahnmut acquiesce. La plupart des moravecs européens de sa connaissance se passionnaient pour l'humanité, ses arts et ses sciences antiques. On avait programmé ce genre d'intérêt dans les robots et cyborgs autonomes envoyés dans la ceinture d'astéroïdes et le système extérieur, et leurs descendants moravecs conservaient ce trait. Mais Sinopessen en sait-il assez pour ramener Hocken-berry d'entre les morts? Mahnmut voit Odysseus émerger de la cabine où il se reposait. Le puissant guerrier se fige en découvrant la foule dans le corridor, et sa main se porte automatiquement à son épée... ou plutôt à l'endroit où elle devrait se trouver, vu que les moravecs lui ont confisqué ses armes alors qu'il gisait inconscient à bord du frelon. Mahnmut tente d'imaginer l'étrangeté que présente cette situation aux yeux du fils de Laerte: embarqué à bord d'un navire de métal voguant sur l'océan de l'espace, en compagnie d'un assortiment de machines des plus bigarrées. Il n'existe pas deux moravecs identiques parmi ce groupe, où l'on trouve l'imposant Orphu, qui pèse deux tonnes au bas mot, le Ganymédien Suma IV, tout de lisse noirceur, et le général Beh bin Adee, pareil à un insecte chitineux aux multiples barbelures. Sans paraître leur prêter attention, Odysseus s'approche de la baie d'observation pour contempler l'opération en cours, le visage dénué de toute expression. Mahnmut se demande une nouvelle fois ce que peut bien penser ce guerrier barbu au torse puissant en découvrant une araignée d'argent et deux insectes aux élytres noirs penchés sur le corps d'Hockenberry - un homme qu'il a beaucoup fréquenté au cours des neuf derniers mois. L'humain et les moravecs sont également fascinés par le thorax grand ouvert d'Hockenberry, qui gît les côtes écartées comme une carcasse sur l'étal du boucher. Odysseus va-t-il croire que Rétrograde Sino-pessen est en train de dévorer son semblable? Sans détourner les yeux du spectacle, Odysseus lui demande en grec ancien: — Pourquoi tes amis ont-ils tué Hockenberry, fils de Duane? — Ils ne l'ont pas tué. Hockenberry est apparu soudain à bord de notre navire... tu te souviens, je pense, qu'il a le pouvoir de voyager en un instant, à l'instar des dieux de l'Olympe? — Oui, fait Odysseus. Je l'ai vu transporter Achille à Ilium, disparaissant pour réapparaître aussitôt, comme le font les dieux. Mais jamais je n'ai pensé qu'Hockenberry était un dieu, ni même le fils d'un dieu. — Non, et d'ailleurs il n'a jamais prétendu l'être, répond Mahnmut. Il semble que quelqu'un l'ait poignardé, mais il a réussi à se TQ... à se déplacer à la façon des dieux... pour venir ici implorer notre aide. Le moravec argenté et ses deux assistants s'efforcent en ce moment même de lui sauver la vie. Odysseus braque sur Mahnmut ses yeux gris acier. — Lui sauver la vie, petit homme-machine? Je vois bien qu'il est mort. L'araignée lui a ôté son cœur. Mahnmut se retourne. Le fils de Laerte dit vrai. Comme il ne souhaite pas déranger Sinopessen, c'est à Asteague/Che qu'il s'adresse sur le canal général. Est-ce qu'il est mort? Irrémédiablement mort? Le prime intégrateur lui répond sur le même canal sans détourner son attention de l'opération en cours. Non. Les fonctions vitales d'Hockenberry ne se sont interrompues qu'un peu plus d'une minute avant que Sinopessen fige toute activité cérébrale; il est d'avis que le patient n'a subi aucun dommage irréversible. L'intégrateur Sinopessen m'informe que la procédure normale serait d'injecter au patient plusieurs millions de nanocytes chargées de réparer son aorte et son muscle cardiaque, après quoi des machines moléculaires spécialisées renouvelleraient son sang et renforceraient son système immunitaire. Mais il a découvert que cette procédure ne pouvait pas être appliquée au scholiaste Hockenberry. Pourquoi donc? demande Cho Li, l'intégrateur callistan. Les cellules du scholiaste Hockenberry sont signées. Signées? répète Mahnmut. Il ne s'est jamais intéressé à la biologie et à la génétique - humaines ou moravecs -, quoiqu'il ait longuement étudié les krakens, le varech et autres créatures des océans d'Europe, l'environnement dans lequel il a évolué pendant un peu plus d'un siècle aux commandes de son sous-marin. Signées - placées sous copyright et protégées contre la copie, déclare Asteague/Che sur le canal général. (Odysseus et Hocken-berry exceptés, tous sont suspendus à ses émissions.) Ce scholiaste n'est pas né, il a été... construit. Obtenu par rétro-ingénierie à partir d'échantillons d'ADN ou d'ARN. Son corps rejettera toute tentative de transplantation d'organe et, ce qui est bien plus important, il rejettera nos nanocytes vu qu'il est déjà truffé de nanotechnologie très avancée. De quel type? demande Suma IV, le Ganymédien gainé de buckycarbone. Quelle est la fonction de ces nanos? Nous l'ignorons pour le moment. C'est Sinopessen en personne qui vient de s'exprimer, alors même que les doigts filiformes de l'une de ses mains s'activent avec un scalpel laser, des sutures et des microciseaux, sans que les autres lâchent le cœur d'Hockenberry. Il poursuit: Ces nanomèmes et ces microcytes sont bien plus sophistiquées, bien plus complexes que tout ce que nous connaissons, en théorie comme en pratique. Les cellules et les machines subcellulaires ignorent nos nanorequêtes et éliminent toute intrusion. Mais vous pouvez quand même le sauver? s'enquiert Cho Li. Je le pense, répond Rétrograde Sinopessen. Après avoir régénéré le sang du scholiaste Hockenberry, je compléterai la réparation cellulaire et recoudrai les plaies, puis je laisserai reprendre l'activité neurale, lancerai le champ de Grsvki pour stimuler le processus de guérison, et il devrait s'en sortir. Mahnmut se tourne vers Odysseus pour lui communiquer ce pronostic, mais l'Achéen a vidé les lieux. Deuxième journée de voyage interplanétaire. Odysseus arpente les corridors, monte les escaliers, évite les ascenseurs, fouille les pièces et ignore les moravecs, ces artifices dignes d'Héphaestos: il cherche la sortie de cette annexe métallique de l'Hadès. — Ô Zeus, murmure-t-il dans une salle tout en longueur, où le silence n'est rompu que par le bourdonnement des boîtes, les soupirs des ventilateurs et le gargouillis des tuyaux, père qui règnes suprême sur les dieux comme sur les hommes, père à qui j'ai désobéi et que j'ai combattu dans ma folie, toi dont le tonnerre a rugi dans les deux étoiles toute ma vie durant, toi qui as jadis dépêché Athéné, ta fille bien-aimée, pour me combler de son amour et de sa protection, père, je t'implore de m'envoyer un signe. Délivre-moi de cet Hadès métallique, de ce royaume des ombres et de l'impuissance où j'ai échoué avant mon heure. Je te demande seulement une chance de mourir au combat, ô Zeus, ô père qui règnes sur la terre ferme comme sur la mer infinie. Accorde-moi ce vœu ultime, et je serai ton serviteur jusqu'à l'heure de mon dernier souffle. Aucune réponse, même pas un écho. Odysseus, fils de Laerte, père de Télémaque, bien-aimé de Pénélope, favori d'Athéné, serre les poings et crispe les mâchoires sous l'effet de la rage, puis continue à arpenter les corridors de métal de cet enfer sous coque. Les artifices lui disent qu'il est à bord d'un navire métallique voguant sur la mer noire du kosmos, mais ils mentent. Ils lui disent qu'ils l'ont arraché au champ de bataille le jour où le Trou s'est effondré parce qu'ils souhaitaient l'aider à retrouver son domaine, son épouse et son fils, mais ils mentent. Ils lui disent qu'ils sont des objets pensants - comme les hommes -, avec une âme et un cœur comme les hommes, mais ils mentent. Ce gigantesque sépulcre de métal est comme un dédale vertical, et on n'y trouve aucune fenêtre. De temps à autre, Odysseus tombe sur une surface transparente donnant sur une autre salle, mais il ne trouve ni fenêtre ni hublot qui lui permettrait de contempler cette mer noire dont parlent les artifices, rien que des bulles de verre derrière lesquelles s'étend le ciel nocturne, avec les constellations qui lui sont familières. Parfois, les étoiles se mettent à tournoyer, comme s'il avait bu un coup de trop. Lorsqu'il n'y a aucun moravec dans les parages, il tape de toutes ses forces sur les bulles et les parois, jusqu'à s'en faire saigner les poings, mais il ne laisse aucune trace sur le verre et le métal. Il ne casse rien. Il n'ouvre rien. Quelques salles lui sont accessibles, nombre d'autres lui sont interdites, et quelques-unes - notamment la passerelle, qu'on lui a montrée durant le premier jour de son exil en cet Hadès aux angles coupants - sont gardées par ces artifices noirs et épineux qu'on appelle rocvecs, guerriers vecs ou encore soldats de la Ceinture. Il a vu ces monstruosités se battre durant des mois, lorsqu'elles protégeaient Ilium et les campements achéens contre la fureur des dieux, et il sait qu'elles sont dénuées d'honneur. Ce ne sont que des machines, qui affrontent d'autres machines en s'aidant d'autres machines encore. Mais elles sont plus lourdes et plus fortes que lui, protégées par leurs lames et leurs barbelures, alors qu'on lui a confisqué ses armes et son armure. Peut-être tentera-t-il de s'emparer d'une arme de vec, mais uniquement après avoir épuisé toutes les autres solutions qui s'offrent à lui. Odysseus, fils de Laerte, s'exerce au maniement des armes depuis sa plus tendre enfance, il sait que le guerrier doit bien connaître son arme, sa forme comme sa fonction, avant de l'utiliser au mieux de ses possibilités - un peu comme un artiste connaît les instruments de son art -, et il ignore tout des armes que portent ces rocvecs, qu'elles soient lourdes ou légères, pointues ou contondantes. Arrivé dans la salle où rugissent les machines et les gigantesques cylindres mouvants, il s'entretient avec le monstre ressemblant à un crabe géant. Odysseus a compris que cette créature était aveugle. Mais elle se dirige à merveille sans le secours de ses yeux. Odysseus a connu maints braves privés de la vue, ainsi que des oracles et des devins aveugles, mais doués du don de double vue. — Je veux retourner sur les champs de bataille troyens, monstre, déclare-t-il. Conduis-moi là-bas sans tarder. Le crabe gronde. Il s'exprime dans la langue d'Odysseus, qui est celle des hommes civilisés, mais de si abominable façon que ses paroles évoquent les vagues se fracassant sur les récifs - ou les pistons sifflant et plongeant au-dessus d'eux - plutôt qu'un discours issu d'une bouche humaine. — Nous avons... long voyage... devant moi... nous... noble Odysseus, fils de Laerte. Quand ce voyage sera mort... fini... achevé... nous espérons t'enlever... te ramener... à Pénélope et Télémaque. Comment cette carcasse de métal animé ose-t-elle tourner sa langue invisible autour du nom de mon épouse et de celui de mon fils? S'il avait une épée, même émoussée, ou un gourdin, même mal dégrossi, il réduirait cette créature en pièces, fracasserait sa carapace pour lui arracher la langue. Abandonnant le monstrueux crustacé, Odysseus cherche une bulle de verre derrière laquelle on voie les étoiles. Celles-ci ne bougent pas. Ne scintillent pas. Odysseus presse ses paumes balafrées contre le verre froid. — Je t'implore, Pallas Athéné, déesse illustre, aux yeux clairs, très sage, au cœur indomptable, vierge vénérable... entends ma prière. » Protectrice des villes, vigoureuse, que le prévoyant Zeus enfanta lui-même de sa tête auguste, couverte d'armes guerrières d'or et resplendissantes, et que tous les immortels contemplèrent avec admiration... entends ma prière. » Tu as jailli impétueusement de la tête immortelle, brandissant ta lance aiguë, et le grand Olympos fut ébranlé sous le bond de la déesse aux yeux clairs, et, autour, la terre retentit horriblement, et la mer fut ébranlée, bouleversant ses eaux pourprées... entends ma prière. » Fille du porteur de l'égide, Tritogénie, sublime Pallas dont la vue nous réjouit, toi la sagesse personnifiée dont les louanges resteront dans la mémoire des siècles, je te salue, fille de Zeus tempétueux! Entends ma prière. Odysseus ouvre les yeux. Seuls son propre reflet et les étoiles fixes lui retournent son regard. Troisième journée de voyage interplanétaire. Aux yeux d'un observateur éloigné - disons, par exemple, une personne équipée d'un puissant télescope optique et basée dans l'un des anneaux orbitaux de la Terre -, la Reine Mab aurait l'aspect d'une barre irrégulière composée de sphères, d'ovales, de citernes, de solides oblongs peints de couleurs vives, de batteries de tuyères et d'une multitude d'hexagones en buckycarbone noir, le tout enveloppé de poutrelles et entourant les modules de vie cylindriques, et laissant sur son sillage un chapelet d'éclairs atomiques de plus en plus brillants. Mahnmut va à l'infirmerie pour rendre visite à Hockenberry. L'humain est en voie de guérison, grâce notamment au processus de Grsvki, qui imprègne sa chambre d'une odeur d'orage. Mahnmut lui a cueilli des fleurs dans la gigantesque serre du spa-tionef - d'après ses banques de mémoire, ce genre d'initiative était encore approuvé lors du xxf siècle pré-rubicon, époque d'origine d'Hockenberry, ou à tout le moins de son ADN. Le scholiaste éclate de rire en les découvrant et déclare que, du plus loin qu'il s'en souvienne, c'est la première fois qu'on lui offre des fleurs. Mais il s'empresse d'ajouter que le souvenir qu'il a de sa vie sur Terre - de sa vie réelle, durant laquelle il était universitaire et non scholiaste - est des plus fragmentaires. — Heureusement que vous vous êtes TQ à bord de la Reine Mab, dit Mahnmut. Nulle part ailleurs vous n'auriez trouvé un médecin suffisamment expert pour vous diagnostiquer et vous sauver la vie. — Un médecin moravec doublé d'un chirurgien à la finesse arachnéenne, dit Hockenberry. Quand j'ai rencontré Rétrograde Sinopessen, jamais je n'aurais imaginé qu'il me sauverait la mise vingt-quatre heures plus tard. La vie est une drôle de chose. Mahnmut ne voit rien à ajouter à cela. Au bout d'une minute, il demande: — Je sais que vous avez fait un rapport à Asteague/Che, mais cela vous ennuierait-il de me raconter vos mésaventures? — Pas le moins du monde. -— Vous dites que c'est Hélène qui vous a poignardé? — Oui. — Et ce dans le seul but d'empêcher son époux - Ménélas -de découvrir qu'elle l'avait trahi après que vous l'aviez téléporté dans le campement achéen? — Je le crois. Mahnmut n'est pas un expert en matière d'expressions humaines, mais la tristesse ressentie par Hockenberry ne laisse aucune place au doute. — Mais d'après ce que vous avez dit à Asteague/Che, Hélène et vous étiez intimes... vous aviez été amants. — Oui. — Veuillez excuser mon ignorance dans ce domaine, docteur Hockenberry, mais il me semble qu'Hélène de Troie est une femme très vicieuse. Hockenberry hausse les épaules et se fend d'un triste sourire. — Elle est le produit de son époque, Mahnmut, le fruit d'une existence impitoyable et d'une mentalité qui me dépasse. Lorsque j'enseignais VIliade à mes étudiants, je prenais soin de leur expliquer que toute tentative de notre part pour humaniser l'épopée homérique, pour la rendre acceptable aux yeux de notre sensibilité humaniste, était forcément vouée à l'échec. Ces personnages... ces personnes... bien que complètement humaines, datent des débuts de notre ère prétendument civilisée et sont bien antérieures à l'émergence de nos valeurs humanistes. De ce point de vue, les actions et les motivations d'Hélène nous sont aussi incompréhensibles que, disons, l'absence quasi totale de pitié que manifeste Achille et l'inépuisable ruse dont fait preuve Odysseus. Mahnmut opine. — Savez-vous qu'Odysseus est à notre bord? Est-ce qu'il est venu vous voir? — Non, je ne l'ai pas vu. Mais l'intégrateur prime Asteague/ Che m'a informé de sa présence. En fait, j'ai peur qu'il n'essaie de me tuer. — De vous tuer? répète Mahnmut, choqué. — Eh bien, rappelez-vous que vous avez utilisé mes services pour le kidnapper. C'est moi qui l'ai convaincu que vous aviez reçu un message de Pénélope - tout ce baratin sur l'olivier dans lequel il a sculpté son lit conjugal, à Ithaque. Et quand je l'ai amené près du frelon... paf! Mep Ahoo l'a estourbi et l'a chargé à bord. À la place d'Odysseus, j'éprouverais une certaine rancune à l'égard du dénommé Thomas Hockenberry. Estourbir, songe Mahnmut. Il adorait apprendre des mots nouveaux. Il ouvre son lexique, découvre celui-ci, analyse son sens et son étymologie, puis le mémorise. — Je regrette de vous avoir placé dans cette position délicate, déclare-t-il. Il envisage de préciser au scholiaste qu'Orphu lui avait transmis un ordre prioritaire des intégrateurs - embarquer Odysseus avant que le Trou ne se soit refermé -, mais conclut qu'il serait malavisé d'invoquer une telle excuse. Thomas Hockenberry, Ph. D., est né dans un siècle où plus personne ne se défaussait ainsi de ses responsabilités. — Je parlerai à Odysseus... Hockenberry fait non de la tête et se fend d'un nouveau sourire. — Je lui parlerai moi-même, tôt ou tard. En attendant, Asteague/Che a posté un rocvec pour veiller sur moi. — Je me demandais ce qu'un moravec de la Ceinture fichait dans ce couloir. — Dans le pire des cas, dit Hockenberry en palpant le médaillon visible dans l'échancrure de son pyjama, je n'aurai qu'à me TQ ailleurs. — Ah bon? fait Mahnmut. Et où iriez-vous? Olympos est une zone de guerre. Ilium est peut-être déjà rasée. Le sourire d'Hockenberry s'efface. — Ouais. Ça pose un sérieux problème. Je pourrais toujours aller à la recherche de mon ami Nightenhelser, que j'ai laissé quelque part dans l'Indiana de l'an 1000 av. J.-C. — Dans l'Indiana... Sur quelle Terre? Hockenberry se frotte le torse, au point précis d'où Rétrograde Sinopessen lui a extrait le cœur soixante-douze heures plus tôt. — Sur quelle Terre, répète le scholiaste. Voilà qui sonne étrangement, reconnaissez-le. — Oui, mais je crois que nous allons devoir nous habituer à ce genre de gymnastique mentale. Votre ami Nightenhelser se trouvait sur la Terre que vous venez de quitter par TQ - appelons-la la Terre d'Ilium. Notre vaisseau se dirige vers une Terre où quatre mille ans se sont écoulés depuis l'époque où vous avez vécu et... euh... — Et où je suis mort. Ne vous inquiétez pas, je me suis familiarisé avec le concept. Il a cessé de me troubler... enfin, presque. — Je m'étonne que vous ayez réussi à visualiser la salle des machines de la Reine Mab après avoir été poignardé, reprend Mahnmut. Comme vous étiez inconscient à votre arrivée, vous avez dû activer le médaillon TQ juste avant de perdre connaissance. Le scholiaste secoue la tête. — Je ne me rappelle ni avoir tourné le médaillon, ni avoir visualisé quoi que ce soit. — Quelle est la dernière chose que vous vous rappeliez, docteur Hockenberry? — Une femme qui se tenait devant moi, qui me regardait d'un air horrifié. Une femme de haute taille, au teint pâle et aux cheveux foncés. — Hélène? Hockenberry fait non de la tête. — Elle avait déjà disparu dans l'escalier. Cette femme avait... surgi du néant. — C'était une Troyenne? — Non. Sa tenue était... insolite. Une tunique et une jupe, comme en portaient les femmes à mon époque, rien à voir avec ce que j'ai pu observer à Ilium ou à Olympos. Sauf que ça ne ressemblait pas non plus au style de mon époque... — Il s'agissait peut-être d'une hallucination. Mahnmut se garde bien de formuler l'évidence: poignardé en plein cœur, Hockenberry souffrait d'une hémorragie qui empêchait son cerveau d'être irrigué normalement. — Peut-être... mais je ne le crois pas. En outre, j'ai éprouvé une impression des plus étranges lorsque nos regards se sont croisés... — Oui? — Je ne sais comment la décrire, dit Hockenberry. La certitude que nous étions destinés à nous revoir, quelque part ailleurs. Sûrement pas à Troie. Mahnmut rumine cette déclaration, et tous deux - le moravec et l'humain - savourent un silence plutôt confortable. Le fracas des pistons - une pulsation qui fait vibrer les œuvres vives du spationef toutes les trente secondes, accompagnée de soupirs et de sifflements à la limite de l'audible - est devenu un simple bruit de fond, aussi familier que le bourdonnement de la ventilation. — Mahnmut, dit Hockenberry en se palpant le torse une nouvelle fois, savez-vous pourquoi je ne souhaitais pas vous accompagner pour ce voyage à destination de la Terre? Mahnmut fait non de la tête. Il sait qu'Hockenberry peut voir son reflet sur la bande de plastique noir qui sert d'organe visuel au moravec et qui court tout autour de son crâne en alliage métallique rouge. — C'est parce que j'en savais assez sur ce périple - et sur la Reine Mab - pour déduire l'objectif réel de votre mission. — Les intégrateurs primes vous ont exposé celui-ci. N'est-ce pas? Sourire d'Hockenberry. — Non. Oh! ils m'ont exposé des objectifs qui sont bien réels, mais ce ne sont pas les vrais. Si vous souhaitiez vous rendre sur Terre, vous n'aviez pas besoin de construire cette locomotive volante. Vous disposiez déjà de soixante-cinq vaisseaux de combat, en orbite martienne ou en transit entre Mars et la ceinture des astéroïdes. — Soixante-cinq? Mahnmut savait que des vaisseaux moravecs croisaient dans l'espace, du frelon ultraléger au cargo capable de transporter de lourds chargements depuis l'espace jovien. Mais il ignorait qu'ils étaient aussi nombreux. — D'où tirez-vous ce chiffre, docteur Hockenberry? — Du centurion en chef Mep Ahoo, qui me l'a communiqué alors que nous nous baladions entre Mars et la Terre d'Ilium. Je m'intéressais à la propulsion des spationefs et il ne pouvait guère me renseigner sur ce point - c'est un moravec de combat, qui n'a que de maigres connaissances en ingénierie -, mais j'ai quand même eu l'impression qu'ils étaient équipés de fusiopropulseurs ou de propulsion ionique... quelque chose de plus sophistiqué que des bombes atomiques en conserve, en tout cas. — Oui. Mahnmut n'est guère versé en astronautique, lui non plus - le seul vaisseau spatial qu'il ait connu est celui qui les a amenés dans l'espace martien, Orphu et lui, un assemblage hétéroclite de voiles solaires et de propulseurs jetables, catapulté vers le système intérieur par le trébuchet construit par les moravecs à proximité de Jupiter et capable de développer une puissance de deux billions de watts -, mais même un modeste sous-marinier d'Europe comme lui sait que la Reine Mab est un bâtiment primitif et bien trop gros par rapport à ses objectifs affichés. Il croit savoir où Hockenberry veut en venir, et il n'est pas sûr que ça va lui plaire. — Une explosion atomique toutes les trente secondes, dit l'humain à voix basse, et un vaisseau grand comme l'Empire State Building, comme l'ont souligné Orphu et les intégrateurs. Et la Mab n'est même pas équipée des boucliers furtifs qui protègent le moindre frelon. Vous obtenez donc un gigantesque objet avec un... comment appelle-t-on cela, déjà?... un albédo éblouissant, qui se déplace au moyen d'explosions atomiques qui seront visibles en plein jour dans le ciel terrien au moment de votre arrivée... bon sang, peut-être qu'elles sont déjà visibles à l'œil nu, pour ce que j'en sais. — Ce qui vous amène à conclure que... Mahnmut transmet depuis le début cette conversation à Orphu, mais son ami ionien ne s'est pas manifesté pour l'instant. — Ce qui m'amène à croire que le véritable objectif de cette mission est d'être visible de la façon la plus criante qui soit. D'apparaître le plus menaçant possible afin de provoquer une réaction de la part des puissances terriennes - celles-là mêmes qui, à vous en croire, ont tripatouillé la trame quantique de la réalité. Ce que vous voulez, c'est attirer leur feu. — Ah bon? fait Mahnmut. Mais il sait que le Dr Thomas Hockenberry a raison... et que lui-même subodorait une telle hypothèse sans toutefois oser la formuler consciemment. — Oui, reprend Hockenberry. À mon avis, ce vaisseau est truffé de capteurs de toute sorte, afin que lorsque les Puissances inconnues tapies sur Terre ou en orbite terrestre - ou ailleurs, peu importe - pulvériseront la Reine Mab, toutes les spécifications de leur armement soient transmises vers Mars, vers la Ceinture, vers l'espace jovien, que sais-je encore. Ce spationef est une nouvelle version du cheval de Troie que les Grecs n'ont pas encore eu l'idée de construire sur la Terre d'Ilium... et qu'ils ne construiront peut-être jamais, vu que j'ai fait dérailler le cours de la guerre et qu'Odysseus est emprisonné sur ce vaisseau. Un cheval de Troie que l'ennemi va s'empresser de faire sauter... et vous le savez... de faire sauter avec nous tous à bord. Orphu, est-ce qu'il a raison? émet Mahnmut sur le faisceau cohérent. Oui, mon ami, mais pas sur toute la ligne, lui répond l'Ionien. — Pas avec nous tous à bord, docteur Hockenberry, dit Mahnmut à haute voix. Vous avez toujours votre médaillon TQ. Vous pouvez partir quand vous voulez. Le scholiaste cesse de se frotter le torse - la cicatrice, quoique à moitié effacée par la glu moléculaire, est livide mais encore visible - pour poser une main sur le médaillon pendant à son cou. — C'est vrai, dit-il. Je peux partir quand je veux. 32. Daeman avait sélectionné neuf personnes - cinq hommes et quatre femmes - pour l'assister dans sa mission, à savoir faire le tour des trois cents nœuds fax en activité afin de recenser les communautés déjà envahies par Sétébos et prévenir les autres du danger, mais il décida d'attendre le retour d'Harman, d'Hannah et de Petyr avant de se mettre en route. D'après ce qu'avait dit Harman à Ada, ils comptaient revenir au plus tard pour le déjeuner. Une heure après le déjeuner, on n'avait toujours pas vu le sonie. Daeman attendit. Il savait qu'Ada et les autres étaient inquiets - éclaireurs et ramasseurs de bois avaient repéré des mouvements au nord, à l'est et au sud d'Ardis, comme en prélude à une attaque de voynix - et il ne voulait pas priver les défenses de dix éléments avant le retour d'Harman et de ses compagnons. En milieu d'après-midi, ils n'étaient toujours pas là. Les gardes de faction sur les miradors et les remparts ne cessaient de scruter les nuages bas dans l'espoir d'apercevoir le sonie. Daeman devait partir et il le savait - Harman avait raison, cette mission d'alerte et de reconnaissance était des plus urgentes -, mais il attendit une heure de plus. Puis deux. Si illogique que cela paraisse, il avait l'impression que ce serait abandonner Ada que de partir avant le retour d'Harman et du sonie. Elle serait bouleversée s'il était arrivé quelque chose à Harman, mais la communauté d'Ardis lui survivrait. Si le sonie était perdu, cependant, leur destin à tous risquait d'être scellé lors de la prochaine attaque de voynix. Ada s'était affairée durant tout l'après-midi, ne sortant que de temps à autre pour aller scruter le ciel en haut du cubilot d'Hannah. Daeman, Tom, Siris, Loes et quelques autres se tenaient à proximité mais n'osaient pas lui adresser la parole. Les nuages s'assombrirent et il recommença à neiger. L'après-midi, déjà bref, se transformait en terrible crépuscule. — Bon, j'ai à faire à la cuisine, dit finalement Ada en serrant son châle sur ses épaules. Daeman la regarda s'éloigner. Il en fit autant au bout de quelques secondes, gagnant sa chambre mansardée et fouillant dans son armoire à vêtements jusqu'à ce qu'il ait trouvé ce qu'il cherchait: la thermopeau verte qu'il avait rapportée de la Vallée sèche et le masque osmotique que lui avait donné Savi quelque temps plus tard. La thermopeau avait été souillée et déchirée - déchirée par les griffes de Caliban, souillée par son sang et celui de Daeman, puis par la boue dans laquelle Harman et lui s'étaient ramassés suite à leur atterrissage forcé du printemps dernier -, et si le nettoyage avait eu raison des taches, c'était la thermopeau elle-même qui avait tenté de ravauder les déchirures. Elle y était presque arrivée. La couche isolante verte était quasiment invisible par endroits, laissant voir la trame argentée de la couche moléculaire proprement dite, mais ses fonctions chauffage et pressurisation n'étaient pas affectées; pour le vérifier, Daeman s'était faxé dans un nœud inusité situé à quatre mille deux cents mètres d'altitude, correspondant à un lieu inhabité et battu par les vents connu sous le nom de Pikespik. La thermopeau l'avait protégé du froid et le masque osmotique lui avait fourni assez d'air pour respirer. Il glissa l'un et l'autre dans son sac à dos, à côté de ses gourdes et de sa réserve de carreaux d'arbalète, et descendit de sa chambre pour aller rassembler son équipe. Un cri retentit au-dehors. Daeman se précipita dans la cour en même temps qu'Ada et une bonne moitié de la maisonnée. Le sonie se trouvait à quinze cents mètres de distance. Après avoir effectué une descente tout en finesse et tourné au sud-ouest du manoir, il se mit tanguer, piqua du nez, se redressa, puis adopta une trajectoire erratique et parut vouloir s'abîmer devant la palissade côté sud. Mais le disque d'argent se redressa à la dernière minute, non sans la heurter au passage - trois sentinelles se jetèrent à terre pour l'éviter -, puis laboura le sol gelé, rebondit d'une hauteur de dix mètres, retomba en projetant des mottes de terre un peu partout, rebondit à nouveau et vint s'immobiliser après avoir creusé un sillon dans la pelouse. Ada était à la tête de la foule qui fonça vers la machine volante. Daeman arriva devant celle-ci quelques secondes après son amie. Petyr était le seul occupant du sonie. Il gisait dans la couchette centrale avant, étourdi et le visage en sang. Les cinq autres couchettes étaient bourrées d'armes. Daeman reconnut plusieurs versions du fusil à fléchettes naguère rapporté par Odysseus, mais aussi des pistolets et d'autres armes qui lui étaient inconnues. Ils aidèrent Petyr à s'extraire du sonie. Ada déchira sa tunique pour nettoyer le sang qui maculait le front du jeune homme. — Je me suis cogné la tête quand le champ de force s'est désactivé, expliqua celui-ci. J'ai été stupide. J'aurais dû le laisser atterrir en pilotage automatique... je lui ai dit « manuel » quand on est sortis des nuages... je croyais pouvoir me débrouiller... crétin. — Chut, fit Ada. Tom, Siris et d'autres lui donnèrent un coup de main. — Tu nous expliqueras tout ça à la maison, Petyr, reprit-elle. Les sentinelles, regagnez vos postes, s'il vous plaît. Les autres, reprenez les tâches en cours. Loes, rassemble quelques hommes et rangez ces armes et ces munitions. Peut-être y en a-t-il d'autres dans les compartiments de stockage du sonie. Apportez le tout dans le grand hall, s'il vous plaît. Merci. Dans le parloir du château d'Ardis, Petyr narra ses aventures à une trentaine de personnes pendant que Siris et Tom désinfectaient et pansaient ses plaies. Il leur décrivit le Golden Gâte assiégé par les voynix, puis l'apparition d'Ariel. — Alors il a fait noir dans la bulle pendant plusieurs minutes, le buckyverre était totalement opaque à la lumière du jour et, quand il est redevenu transparent, Harman était parti. — Où cela, Petyr? demanda Ada d'une voix posée. — Je n'en sais rien. Hannah et moi avons passé trois heures à fouiller le complexe - on a trouvé ces armes dans une salle de musée qu'elle n'avait jamais vue avant aujourd'hui -, mais il n'y avait aucune trace d'Harman, ni de cette créature verte nommée Ariel. — Où est Hannah? demanda Daeman. — Elle est restée là-bas. (Petyr était penché en avant et tenait dans ses mains sa tête bandée.) On savait qu'on devait ramener le sonie à Ardis le plus vite possible, sans parler de cette cache d'armes - Ariel l'avait reprogrammé pour qu'il fasse le voyage retour un peu moins vite -, il m'a fallu quatre heures pour revenir ici. D'après lui... ou elle... Odysseus passerait au minimum soixante-douze heures dans sa crèche, et Hannah voulait rester auprès de lui pour savoir s'il allait s'en tirer. Et puis on a trouvé plein d'autres armes - il faut absolument retourner là-bas - et Hannah a dit qu'on la récupérerait au prochain voyage. — Les voynix ne risquaient pas de pénétrer dans les bulles? demanda Loes. Petyr secoua la tête, grimaça de douleur. — Aucune chance. Ils n'arrivaient pas à s'accrocher au buckyverre, et il n'y avait ni entrée ni sortie en état de marche, exception faite de la membrane semi-perméable du garage, et elle s'est refermée derrière le sonie quand je suis reparti. Daeman acquiesça d'un air pensif. Il se rappelait le buckyverre antifriction du rampeur à bord duquel ils avaient traversé le Bassin méditerranéen et la membrane semi-perméable par laquelle on accédait à l'île orbitale de Prospère — Et puis, Hannah dispose d'une cinquantaine de fusils et de pistolets à fléchettes, reprit Petyr avec un sourire en coin. On les a transportés dans des coffres et des couvertures. Avec ça, elle peut venir à bout d'une armée de voynix. En plus, la salle où se trouve la crèche d'Odysseus est isolée du reste du complexe. — On ne va pas renvoyer le sonie là-bas ce soir, pas vrai? demanda une femme nommée Salas. Je veux dire... Elle jeta un coup d'œil vers le ciel qui virait au noir. — Non, il n'en est pas question, dit Ada. Merci, Petyr. Va à l'infirmerie et repose-toi un peu. Nous allons déplacer le sonie devant la maison et inventorier les armes et les munitions que tu nous as rapportées. Tu as peut-être sauvé Ardis. Chacun retourna à ses obligations. Mais on entendait résonner des voix excitées. Loes et ses assistants, qui savaient manier les fusils à fléchettes naguère rapportés par Odysseus, testèrent les nouvelles armes - elles semblaient toutes en état de marche - et aménagèrent un stand de tir afin de former de nouveaux fusiliers. Daeman supervisa le transport du sonie. Une fois les contrôles activés, la machine s'éleva à un mètre d'altitude et flotta de façon tout à fait normale. Une demi-douzaine d'hommes la guidèrent jusqu'à son emplacement habituel. Les compartiments de stockage situés à l'arrière - où Odysseus rangeait ses lances quand il allait chasser l'oiseau-terreur - étaient effectivement bourrés de fusils. En fin d'après-midi, alors que les dernières lueurs du jour achevaient de s'estomper, Daeman alla trouver Ada, qui se tenait non loin de la fournaise d'Hannah. Il ouvrit la bouche, puis se rendit compte qu'il ne savait pas quoi dire. — Vas-y, lui lança Ada. Et bonne chance. Elle l'embrassa sur la joue et le poussa vers la maison. Alors que la nuit tombait sur un paysage déjà enneigé, Daeman et ses neuf équipiers achevèrent de charger leurs sacs de carreaux d'arbalète, de biscuits, de fromage et de gourdes - après avoir envisagé de prendre quelques fusils à fléchettes, ils avaient opté pour les armes qui leur étaient familières -, puis ils parcoururent les deux kilomètres qui séparaient le château du pavillon fax. Ils effectuèrent une partie du trajet au petit trot. Des ombres se mouvaient sous les arbres, mais ils ne virent aucun voynix s'avancer à découvert. On n'entendait aucun oiseau, alors qu'il s'en trouvait toujours quelques-uns pour pépier même au cœur de l'hiver. Les vingt sentinelles de faction au pavillon les accueillirent avec joie, pensant qu'ils venaient les relever, puis manifestèrent leur contrariété en apprenant la nature de leur mission. Personne ne s'était faxé au cours des dernières vingt-quatre heures, et ils avaient vu des voynix - plusieurs vingtaines de voynix - se déplacer dans la forêt en direction de l'ouest. Ils savaient qu'il serait impossible de défendre le pavillon contre une attaque en règle, et tous souhaitaient regagner le château avant la nuit. Daeman les dissuada de bouger, vu la présence de voynix dans la forêt, et leur assura que le sonie viendrait faire un tour par ici dans les prochaines heures. Si jamais ils étaient attaqués et s'ils réussissaient à envoyer un messager à Ardis, le sonie leur amènerait des renforts par groupes de cinq. Daeman considéra l'équipe qu'il avait rassemblée - Ramis, Caman, Dorman, Caul, Edide, Cara, Siman, Oko et Ella - et lui dispensa ses ultimes instructions: chacun avait reçu une liste de trente codes, rangés par ordre croissant vu que l'éloignement des nœuds fax n'était pas déterminant, et chacun devait visiter les trente pavillons correspondants avant de regagner Ardis. S'ils tombaient sur un site envahi par la glace bleue et par Sétébos aux mains multiples, ils devaient le noter, observer la situation et repartir le plus vite possible. Pas question de chercher l'affrontement. Si tout avait l'air normal, ils devaient donner l'alerte à la communauté concernée, puis passer au nœud suivant. Même en tenant compte d'éventuels délais, leur mission ne demanderait qu'une douzaine d'heures au maximum. Vu la faible population de quelques-unes des communautés - elles se réduisaient à un hameau entourant un pavillon fax -, certaines étapes pouvaient encore être abrégées, en particulier si les lieux étaient déserts. Si l'un d'eux n'avait pas regagné Ardis dans un délai de vingt-quatre heures, il ou elle serait considéré comme perdu, et un autre serait envoyé dans les trente nœuds qu'on lui avait assignés. Ils n'étaient autorisés à interrompre le cours de leur mission que s'ils venaient à être grièvement blessés ou à apprendre une information vitale pour le salut d'Ardis. Dans ce cas, ils avaient ordre de revenir au plus vite. L'homme nommé Siman parcourut d'un œil inquiet les prés et les collines environnants. La nuit était déjà noire. Il ne fit aucun commentaire, mais Daeman n'eut aucun mal à déchiffrer ses pensées: Quelles chances auraient-ils de survivre à ces deux kilomètres si les voynix grouillaient dans les parages? Daeman fit signe aux sentinelles de se rapprocher. Si l'un des membres de son équipe revenait avec des nouvelles importantes, et si le sonie n'était pas disponible, quinze d'entre elles devraient l'escorter jusqu'au château. Mais il ne fallait à aucun prix laisser le pavillon sans défense. — Des questions? demanda-t-il à son équipe. Neuf ovales blancs dans la pénombre. Aucun ne bougea. — Partons dans l'ordre de notre premier code, dit-il. Il ne perdit pas de temps à leur souhaiter bonne chance. Ils se faxèrent l'un après l'autre, disparaissant après avoir composé leur code sur le disque placé en haut de la colonne. Daeman s'était réservé les trente derniers codes, parmi lesquels celui de Paris-Cratère et des nœuds qu'il avait déjà contrôlés. Mais lorsque vint son tour, il composa le code peu connu correspondant à son refuge tropical. Il arriva en plein jour. Le lagon était bleu-vert, l'océan virait à l'indigo. À l'ouest se massaient des nuages noirs annonciateurs de tempête et à l'est le soleil éclairait le sommet de nuages dont il avait récemment appris le nom: des strato-cumulus. Après s'être assuré qu'il était seul, Daeman se déshabilla et enfila sa thermopeau, laissant la cagoule reposer sur sa nuque et le masque osmotique pendre au bout de sa lanière. Puis il remit son pantalon, sa tunique et ses chaussures, fourrant ses sous-vêtements dans son sac à dos. Il passa en revue le contenu de celui-ci: des bandes de tissu jaune récupérées à Ardis, deux marteaux-piolets que lui avait forgés Reman - le meilleur ouvrier d'Ardis après Hannah -, des rouleaux de corde, un stock de carreaux d'arbalète. Il aurait voulu filer à Paris-Cratère, mais on était en pleine nuit là-bas et Daeman avait besoin de la lumière du jour. Le soleil ne se lèverait que dans sept heures, le temps pour lui de visiter la majorité des vingt-neuf autres nœuds. Il en avait déjà contrôlé plusieurs après avoir fui Paris-Cratère la dernière fois: Kiev, Bel-linbad, Oulanbat, Chom, le domaine de Loman, Drid, Fuego, la Tour du Cap, Devi, Mantoue et Satle-le-Haut. Seuls Chom et Oulanbat étaient infectés par la glace bleue, et il espérait que la situation n'avait pas évolué. Et même s'il lui fallait douze heures pour avertir les communautés des autres nœuds, le soleil brillerait sur Paris-Cratère lorsqu'il finirait par s'y faxer. C'était à Paris-Cratère qu'il avait l'intention d'agir. Daeman arrima son lourd sac à dos, empoigna son arbalète, retourna au pavillon, dit adieu en silence à la brise tropicale et au murmure des palmiers et tapa le premier code sur sa liste. 33. Cela fait plus de trente lieues qu'Achille porte le cadavre parfaitement préservé de l'Amazone Penthésilée sur le flanc pentu du mont Olympos, et il est prêt à en parcourir cinquante de plus - voire cent, ou même mille s'il le faut -, mais, en ce troisième jour d'ascension, alors qu'il a atteint environ soixante mille pieds d'altitude, il se retrouve soudain privé d'air et de chaleur. Trois jours et trois nuits durant, en ne s'accordant que de brèves pauses réparatrices, Achille, fils de Pelée et de la déesse Thétis, petit-fils d'Éaque, a progressé à l'intérieur de l'escalator, le tube de verre qui conduit au sommet de l'Olympe. Les sections proches du sol ont été détruites lors des premiers affrontements opposant les forces d'Achille et d'Hector aux dieux immortels, mais le plus gros de l'ouvrage conserve encore une pression et une température normales. Jusqu'à ce qu'il atteigne la cote de soixante mille pieds. Jusqu'ici. Jusqu'à maintenant. Un éclair ou une décharge de plasma a fracassé le tube sinueux, le démolissant sur une longueur d'environ trois stades. De loin, on dirait un serpent gisant sur un talus rouge, coupé en deux par une houe. Achille franchit la barrière du champ de force et s'avance dans cette terrible désolation, chargé de ses armes, de son bouclier et du corps de Penthésilée - ce corps préservé de la corruption par l'ambroisie de Pallas Athéné et enveloppé dans un linge naguère blanc qu'il a trouvé dans sa tente -, mais, lorsqu'il parvient à la section suivante, les poumons près d'éclater, les yeux en feu et les tympans en sang sous l'effet de la baisse de pression, la peau flétrie par le froid glacial, il constate que le reste du tube est détruit sur plusieurs lieues, que les ruines s'étendent devant lui à perte de vue. À la place de l'escalier ceint de cristal, il découvre une succession ininterrompue d'éclats de verre et de plaques de métal fracturées. Cet espace privé d'air comme de chaleur ne lui offre aucun refuge contre les vents hurlants qui soufflent autour de lui. Jurant et hoquetant, Achille rebrousse chemin en trébuchant, s'engouffre dans le champ de force bourdonnant et s'effondre sur les marches de métal, prenant soin de poser son fardeau en douceur. Le froid lui a gercé la peau. Comment se fait-il qu'il fasse froid aussi près du soleil? s'interroge-t-il. Achille aux pieds rapides est sûr d'être arrivé plus haut que le malheureux Icare, et c'est la chaleur du soleil qui a fait fondre la cire des ailes du garçon qui se voulait oiseau. N'est-ce pas? Sauf que les montagnes de son enfance - les montagnes du pays des centaures, où il a vécu auprès de Chiron - étaient des lieux glacés, venteux, inhospitaliers, où l'air se raréfiait avec l'altitude. Achille comprend qu'il est quelque peu déçu par l'Olympe. Il attrape sa besace en cuir, y pêche une gourde de vin et la vide de ses dernières gouttes pour humecter ses lèvres gercées. Cela fait dix heures qu'il a achevé ses provisions de pain et de fromage, persuadé qu'il ne tarderait pas à atteindre le sommet. Mais l'Olympe paraît ne point avoir de sommet. Il lui semble que plusieurs mois se sont écoulés depuis qu'il a entamé sa quête, alors que trois jours seulement ont passé depuis qu'il a tué Penthésilée, depuis que le Trou s'est refermé, le coupant de Troie, de ses fidèles Myrmidons et des autres Achéens. Non que la disparition du Trou l'ait affecté outre mesure, vu qu'il n'avait pas l'intention de repartir tant que Penthésilée n'aurait pas recouvré la vie afin de devenir son épouse. Mais il n'avait pas prévu une telle expédition. Ce matin-là, en sortant de sa tente de campagne au pied de l'Olympe, il n'avait emporté que de maigres provisions de bouche, pensant qu'il ne serait absent que quelques heures. Ce matin-là, sa force lui semblait aussi inépuisable que sa colère. Achille se demande maintenant s'il aura assez de force pour redescendre les trente lieues d'escalier métallique. Peut-être devrais-je abandonner ce cadavre ici. À peine a-t-il formulé mentalement cette idée qu'il sait que jamais il ne fera une chose pareille. Il est en bien incapable. Qu'a donc dit Athéné? « Jamais tu ne seras libéré de ce sortilège aphrodisiaque - les phéromones ont parlé, et leur jugement est sans appel. Penthésilée sera le seul et unique amour de ta vie, qu'elle soit morte ou vivante... » Achille, fils de Pelée, ignore ce que sont les phéromones, mais il sait que le sortilège est bien réel. L'amour que lui inspire cette femme qu'il a tuée de ses mains lui ronge les tripes avec plus de violence encore que sa faim dévorante. Jamais il ne fera demi-tour. D'après Athéné, il y a des cuves de soins au sommet de l'Olympe, et c'est là le secret des dieux, la source de leur puissance et de leur immortalité - un chemin détourné permettant de franchir la frontière entre la vie et la mort, les lumières et les ténèbres. Les cuves de soins... c'est là qu'Achille va conduire Penthésilée. Lorsque le souffle lui sera rendu, elle sera sa fiancée. Et gare aux Moires si elles se dressent sur sa route! Mais voilà que ses puissants bras basanés tremblent sous l'effet de la fatigue, et il se penche vers l'avant pour les laisser reposer sur ses genoux en sang. Son regard se porte par-delà le toit et les cloisons transparentes de l'escalier de métal et - pour la première fois depuis trois jours - il contemple la vue qui s'offre à lui. Le soleil va bientôt se coucher et l'Olympe étend son ombre sur le paysage en contrebas. Le Trou a disparu et plus aucun feu de camp ne brûle sur la plaine. Achille embrasse du regard l'escalator qui sinue sur ses trente lieues, plus lumineux que le sol sur lequel il repose. Plus loin, l'ombre de la montagne recouvre la grève, les lointaines collines et même la mer aux vagues bleues et languides qui s'étend vers le nord. À l'est, il distingue les sommets enneigés de trois autres montagnes, qui émergent au-dessus des nuages pour accrocher la lumière du couchant. La bordure du monde est incurvée. Voilà qui lui semble très étrange, car tout le monde sait bien que le monde est plat, ou alors en forme de cuvette, mais ce monde vespéral paraît plutôt bombé. Le mont Olympe où il se trouve n'est pas celui de la Grèce, mais cela fait des mois qu'il l'a compris. Ce monde au ciel bleu et à la terre rouge est le monde des dieux, et ici l'horizon fait ce que bon lui semble. Achille se tourne vers le sommet, et c'est à ce moment-là qu'apparaît le dieu. C'est un Olympien plus petit que la moyenne, presque un nain, un barbu des plus laids, et tandis qu'il contemple les dégâts infligés à l'escalator, Achille remarque qu'il est estropié, quasiment bossu. Comme tout Argien qui se respecte, il connaît bien le panthéon et identifie aussitôt Héphsestos, dieu du feu et artificier des dieux. Tout occupé qu'il est à évaluer l'état de son artifice, le dos tourné à Achille, planté au milieu des bourrasques hurlantes et glaciales, marmonnant en se grattant la barbe, il semble n'avoir remarqué ni le fils de Pelée, ni son fardeau enveloppé dans un linceul. Achille ne lui en donne pas le temps. Piquant un sprint dans le champ de force, le tueur d'hommes aux pieds rapides plaque au sol le dieu du feu et lui fait la démonstration de son habileté à la lutte. Il commence par lui appliquer la prise dite de « l'embrassade », qui lui a valu tant de succès dans cette discipline, le saisissant par la taille pour le basculer cul par-dessus tête et le jeter sur la roche la tête la première. Héphaestos pousse un juron et tente de se relever. Achille empoigne alors son avant-bras velu et lui applique une « jument volante », le soulevant pour le lancer derrière lui, et le dieu retombe violemment sur le dos. Héphsestos gémit et profère une authentique obscénité. Sachant qu'il n'hésitera pas à se téléporter, Achille se jette sur son corps contrefait, lui enveloppe la taille de ses jambes en ciseaux pour achever de lui couper le souffle, lui enferme le cou dans l'étau de son bras gauche et, saisissant la dague déicide passée à son ceinturon, en glisse la pointe sous le menton du dieu du feu. — Si tu t'envoles, je m'envole avec toi et je te tue, siffle Achille à l'oreille velue de l'artificier. — Tu ne... peux pas... tuer un dieu... bordel, hoquette Héphaestos, qui lui empoigne le bras de ses divins doigts calleux pour desserrer l'étreinte sur sa gorge. La dague d'Athéné ouvre une plaie superficielle dans le cou d'Héphasstos. Un ichor doré coule sur sa barbe miteuse. En même temps, Achille serre ses jambes d'un cran supplémentaire et entend craquer les côtes divines. Le dieu lui projette dans les cuisses une violente décharge électrique. Achille serre les dents et refuse de lâcher prise. Le dieu mobilise sa force surhumaine pour se dégager - Achille fait usage de la sienne, qui l'est tout autant, et accentue encore la pression de ses jambes autour du torse divin. Puis il enfonce un peu plus sa lame sous le menton du dieu, dont le visage vire au cramoisi. Héphsestos grogne, souffle et finit par céder. — D'accord... ça suffit. Tu as gagné le match, fils de Pelée. — Donne-moi ta parole que tu ne t'enfuiras point. — Tu as ma parole, halète Héphœstos. Un nouveau gémissement s'échappe de ses lèvres comme Achille accentue son étreinte d'un iota. — Sache que je n'hésiterai pas à te tuer si tu la trahis, gronde-t-il. Il s'écarte du dieu du feu, se sachant à quelques secondes de l'évanouissement tant l'atmosphère est raréfiée. Agrippant le vaincu par les cheveux, il franchit en courant le champ de force pour regagner l'abri de la section d'escalator encore intacte. Cela fait, Achille jette le dieu sur les marches métalliques et s'assied à nouveau sur lui, l'enserrant entre ses cuisses. Pour avoir observé Hockenberry et les dieux, il sait qu'ils emmènent en se téléportant toute personne en contact avec eux. Gémissant, hors d'haleine, Héphajstos aperçoit le corps de Pen-thésilée dans son linceul et demande: — Qu'est-ce qui t'amène sur Olympos, Achille aux pieds rapides? Tu es venu laver ton linge sale? — La ferme, hoquette Achille. Trente lieues d'ascension et de repas frugaux, c'est beaucoup trop éprouvant, même pour lui. Il sent sa force surhumaine couler de son corps comme l'eau d'une outre déchirée. Dans une minute, il sera obligé de tuer Héphsestos de peur qu'il ne s'échappe. — D'où sors-tu ce surin, mortel? demande le dieu barbu qui perd encore un peu de son ichor. — C'est Pallas Athéné qui me l'a confié. Achille ne voit aucune raison de lui mentir, et puis il ne ment jamais, contrairement à certains - le rusé Odysseus, entre autres. — Athéné, hein? grommelle Héphaestos. Entre toutes les déesses, c'est celle que j'aime le plus. — Oui, je l'ai entendu dire. D'après la légende, Héphaestos a plusieurs siècles durant poursuivi la déesse vierge de ses assiduités. À un moment donné, il était tellement près de parvenir à ses fins qu'Athéné a dû écarter de ses mains son membre viril qui lui frôlait les cuisses - ce qui est un euphémisme, l'usage grec voulant que l'on parle de cuisses quand il est question de vulve -, et le malheureux dieu estropié lui a éjaculé sur les jambes alors que la déesse, nettement plus forte que lui, le repoussait sans ménagement. Durant l'enfance d'Achille, le centaure Chiron lui a conté maintes légendes où intervenaient Verion, l'écharpe de laine avec laquelle la déesse s'était essuyée, ou encore le carré de terre où était tombé le sperme divin. Le plus grand guerrier du monde a souvent entendu les aèdes chanter la « rosée nuptiale » - herse ou drosos, dans le langage de son île -, mais ces mots désignent aussi l'enfant nouveau-né. On raconte que de cette laine ou de cette terre imprégnées de sperme sont issus maints héros humains - et même Apollon lui-même, à en croire une variante. Achille décide que le moment est mal choisi pour évoquer ces légendes. En plus de cela, il est quasiment à bout de forces - il doit ménager son souffle. — Libère-moi et je deviendrai ton allié, halète Héphaestos. De toute façon, nous sommes presque frères. — Comment cela? articule Achille. Avant de laisser échapper Héphaestos, décide-t-il, il lui plongera la dague d'Athéné dans le crâne en passant par le gosier, pour embrocher le cerveau de l'artificier et le lui arracher de la tête, comme un poisson dans un torrent qu'on pêche d'un coup de lance. — Quand on m'a jeté à la mer peu après le Changement, Eury-nomé, la fille d'Océan, et Thétis, ta propre mère, m'ont accueilli dans leur giron. J'aurais péri noyé si ta mère - cette chère Thétis, fille de Nérée - n'avait pas pris soin de moi. Nous sommes comme des frères. Achille hésite. — Nous sommes plus que des frères, reprend Héphaestos. Nous sommes des alliés. Achille ne dit rien car, en parlant, il révélerait sa faiblesse. — Des alliés! s'écrie Héphaestos, dont on entend craquer les côtes ainsi que des brindilles. Héré, ma mère bien-aimée, déteste cette salope immortelle d'Aphrodite, qui est ton ennemie. C'est ma très chère Athéné qui t'a inspiré ta quête, ainsi que tu me l'as dit, et je suis décidé à t'aider à l'accomplir. — Conduis-moi aux cuves de soins, souffle Achille. — Les cuves de soins? répète Héphaestos, qui respire un peu mieux à présent qu'Achille a relâché son étreinte. Tu n'y passerais pas inaperçu, fils de Pelée et de Thétis. Aujourd'hui, Olympos est en proie au kaos et à la guerre civile - et ce depuis que Zeus a disparu -, mais les cuves de soins sont toujours gardées. Il ne fait pas encore nuit. Je t'invite dans mes appartements, tu pourras manger, boire, te rafraîchir, et je te conduirai aux cuves de soins une fois la nuit venue, quand il n'y aura plus là-bas que le monstrueux Guérisseur et quelques sentinelles somnolentes. Manger? se dit Achille. Autant le reconnaître, il ne sera plus en état de se battre - encore moins d'ordonner que l'on ramène Penthésilée à la vie -, s'il ne mange pas un morceau dans les minutes qui viennent. — D'accord, grogne-t-il, se redressant au-dessus du dieu barbu et repassant à son ceinturon la dague d'Athéné. Emmène-moi dans tes appartements, au sommet de l'Olympe. Mais pas de blagues. — Non, pas de blagues, maugrée Héphasstos, qui, un rictus de douleur aux lèvres, palpe prudemment ses côtes cassées. Mais c'est une triste époque que celle où un immortel se voit infliger pareil traitement. Prends mon bras et nous allons nous TQ sans tarder. — Minute, fait Achille. Son état de faiblesse est tel qu'il parvient à peine à soulever le corps de Penthésilée. — C'est bon, dit-il en saisissant l'avant-bras velu du dieu, on peut y aller. 34. Les voynix attaquèrent passé minuit. Après avoir travaillé aux cuisines pour nourrir les multitudes d'Ardis, Ada avait tenu à participer au renforcement des défenses du château. Sourde aux protestations de Peaen, Loes, Petyr et Siris - qui connaissaient son état -, elle passa plusieurs heures dans la froidure, travaillant au fossé que l'on creusait à une trentaine de mètres de la palissade. C'était une idée d'Harman et de Daeman - des douves emplies de leur précieux combustible, que l'on embraserait si jamais les voynix franchissaient la palissade -, et elle regretta que tous deux ne soient pas là pour participer aux travaux. La terre gelée était si dure qu'Ada se révéla incapable d'y creuser le moindre trou, et ce bien qu'elle fut armée d'une des pelles les plus affûtées. Pendant qu'elle essuyait ses larmes de frustration, Greogi et Emme s'attelèrent à la tâche, lui laissant le soin de déblayer la terre. Heureusement, il faisait noir et personne ne pouvait la voir. L'humiliation l'aurait rendue plus pleurnicharde encore. Lorsque Petyr interrompit son travail au rez-de-chaussée pour la supplier une nouvelle fois de se mettre à l'abri, elle lui répliqua le plus sincèrement du monde qu'elle préférait s'activer au sein de cette armée de terrassiers. La proximité des volontaires, ajoutée à la fatigue physique, lui remontait le moral et l'empêchait de se ronger les sangs à propos d'Harman. C'était la pure vérité. Vers dix heures du soir, les douves étaient achevées. Ce n'étaient pas des ouvrages d'art sophistiqués: larges d'un mètre cinquante et profondes de cinquante centimètres, elles étaient tapissées de sacs en plastique récupérés à Chom. Les bidons de kérosène - un terme récemment découvert par Harman - étaient stockés dans le vestibule, prêts à être versés et embrasés si jamais les défenseurs battaient en retraite. — Que se passera-t-il si nous gaspillons un an d'éclairage en quelques minutes? avait demandé Anna. — Nous resterons dans le noir, lui avait répondu Ada. Mais nous aurons survécu. En fait, elle n'en était pas vraiment sûre. Si les voynix réussissaient à franchir le premier périmètre défensif, ce n'était pas un petit mur de flammes qui allait les arrêter - si tant est qu'on ait eu le temps de l'allumer. Harman et Daeman avaient également supervisé le renforcement des portes et des volets du rez-de-chaussée et du premier étage - les travaux duraient depuis trois jours et, à en croire Petyr, ils seraient bientôt achevés -, mais, là aussi, Ada avait des doutes. Une fois que les douves furent prêtes, les guetteurs en poste sur les remparts, les bidons de kérosène stockés dans le vestibule et les porteurs prêts à intervenir en cas d'attaque, les fusils et pistolets à fléchettes distribués - il y en avait tellement qu'un défenseur sur six en était équipé, une véritable révolution sur le plan de l'armement -, et le sonie dans le ciel, avec Greogi aux commandes, Ada regagna l'intérieur pour aller aider Petyr. Les nouveaux volets étaient presque finis: ce n'étaient que de lourdes planches fixées aux antiques boiseries d'Ardis, auxquelles étaient cloués des verrous en fer élaborés dans la forge d'Hannah. Des accessoires si disgracieux qu'Ada alla pleurer dans un coin après avoir autorisé leur installation. Elle se rappelait encore le château tel qu'il était à peine un an plus tôt, témoignage splendide d'une tradition presque deux fois millénaire. Un fantastique lieu de vie et de fête, empreint de grâce, d'élégance et de sophistication. Moins d'un an auparavant, ils y avaient célébré le quatre-vingt-dix-neuvième anniversaire d'Harman, dressant une table somptueuse à l'ombre des ormes et des chênes: les lampions poussaient sur les branches comme des fruits, les serviteurs flottants apportaient des mets raffinés venus du monde entier, des voynix dociles allaient et venaient sur l'allée gravillonnée, tractant carrioles et droskis, et les convives affluaient de partout, vêtus de leurs plus élégants atours, arborant leurs plus belles coiffures. Ada parcourut du regard les membres de la communauté, vêtus de tuniques grossières, les lampes à pétrole crachotantes, les sacs de couchage sur le sol et les armes posées contre les murs, arbalètes et fusils à fléchettes mêlés, la cheminée qui flambait pour dispenser de la chaleur plutôt qu'une atmosphère, les hommes et les femmes crasseux qui ronflaient devant elle, les traces de boue sur les tapis et ces hideux volets qui avaient remplacé les tentures de sa mère, et se dit: On en est vraiment arrivés là? Il semblait bien que oui. Quatre cents personnes demeuraient maintenant à Ardis. Cette maison n'était plus la maison d'Ada, mais celle de tous ceux qui étaient prêts à y vivre et à mourir pour elle. Petyr lui montra d'autres aménagements, notamment les meurtrières découpées dans les volets pour laisser passer flèches, carreaux et fléchettes, les marmites remplies d'eau et d'huile en train de chauffer au deuxième étage, et les treuils pour les hisser sur les terrasses où on les déverserait sur les voynix si jamais ils arrivaient à proximité des murs. Harman avait péché cette idée dans un de ses vieux livres. Elles mijotaient sur des poêles de fortune installés dans les anciens appartements privés de la famille d'Ada. Tout cela était très laid, mais apparemment efficace. Greogi entra. — Le sonie? s'enquit Ada. — Sur la plate-forme à écumeur. Reman et ses archers vont prendre le relais. — Vous avez repéré quelque chose? demanda Petyr. Ils avaient cessé de faire des rondes à la nuit tombée - les voynix avaient une vision nocturne plus développée que les humains et la forêt devenait dangereuse lorsque les nuages cachaient la nuit et les anneaux -, si bien que le sonie était leur seul moyen de surveillance. — Difficile d'y voir clair avec cette pluie, répondit Greogi. Mais on a lâché quelques fusées éclairantes. Il y a des voynix dans tous les coins - on n'en a jamais vu autant... — Mais d'où sortent-ils? demanda Uni, une femme d'un certain âge, qui se frictionna les coudes comme si elle avait froid. Ils ne viennent pas par fax. J'étais de garde au pavillon hier et... — On s'en inquiétera plus tard, coupa Petyr. Qu'est-ce que tu as vu d'autre, Greogi? — Ils continuent de transporter des rochers depuis la rivière, lui répondit ce dernier, un petit homme aux cheveux roux. Ada grimaça. Ainsi que l'avaient rapporté les patrouilleurs en milieu de journée, les voynix entassaient des rochers à divers endroits de la forêt. Ce comportement était nouveau chez eux, et toute nouveauté concernant les voynix ne faisait qu'accroître son angoisse. — Ils ne seraient pas occupés à construire quelque chose? demanda Casman d'une voix pleine d'espoir. Un mur d'enceinte? Des abris? — Non, ils se contentent d'empiler les rochers à la lisière de la forêt, répondit Greogi. — Nous devons supposer qu'ils s'en serviront comme missiles, murmura Siris. Ada repensa à toutes les années - les centaines d'années -durant lesquelles les voynix étaient restés confinés au rôle de domestiques silencieux et obéissants, se chargeant de toutes les tâches que les humains à l'ancienne avaient cessé d'accomplir: ils élevaient et abattaient les animaux, surveillaient et tuaient les dinosaures recombinés et autres créatures dangereuses, tractaient droskis et carrioles comme des bêtes de somme. On disait qu'avant le dernier fax, survenu quatorze cents ans plus tôt, les voynix étaient restés immobiles pendant des siècles, de simples statues sans tête, pourvues d'une bosse de cuir et d'une carapace de métal. Avant que ne survienne la Chute, avant que l'île de Prospéro ne soit pulvérisée en mille morceaux et ne déclenche des averses météoriques, jamais de mémoire d'humain on n'avait vu un voynix agir de façon imprévue, encore moins faire preuve d'initiative. Les temps avaient changé. — Comment nous défendre contre des jets de rochers? demanda Ada, qui connaissait la puissance des voynix. Kaman, un homme mince et barbu, l'un des premiers disciples d'Odysseus, s'avança d'un pas, attirant sur lui les regards de tous ceux qui s'étaient rassemblés dans le salon du premier étage. — Le mois dernier, j'ai siglé un livre où il était question de machines de guerre antérieures à l'Ère perdue, capables de jeter des pierres à plusieurs kilomètres de distance. — Est-ce qu'il y avait des plans dans ce livre? demanda Ada. — Un seul, répondit Kaman en se mordillant la lèvre. Mais le fonctionnement de ces engins n'était pas très clair. — De toute façon, ce ne sont pas des engins défensifs, objecta Petyr. — Peut-être, mais ça nous permettrait de leur renvoyer leurs projectiles, dit Ada. Kaman, essaie de retrouver ce livre et passe-le à Reman, à Emme, à Loes, à Caul, bref à tous ceux qui travaillent au cubilot avec Hannah et qui sont doués pour construire des choses... — Caul est parti, dit Salas, une femme aux cheveux ras. Il faisait partie de l'équipe réunie par Daeman. — Eh bien, passe ton livre à tous les autres, dit Ada à Kaman. Celui-ci acquiesça et fonça vers la bibliothèque. — À chaque pierre, ce sera retour à l'envoyeur? demanda Petyr avec un sourire. Ada haussa les épaules. Elle regrettait que Daeman et les neuf autres ne soient pas là. Elle regrettait qu'Harman ne soit pas rentré du Golden Gâte. Comme elle aurait voulu qu'il soit auprès d'elle! — Allez, les gars, on se remet au boulot, lança Petyr. L'assemblée se dispersa, et Greogi regagna la plate-forme à écumeur pour superviser le décollage du sonie. Quelques-uns allèrent se coucher. Petyr prit Ada par le bras. — Il faut que tu te reposes. — Mon tour de garde... marmonna-t-elle. Elle entendait un étrange bourdonnement, comme si les criquets étaient revenus en plein hiver. Petyr secoua la tête et la conduisit vers sa chambre. Ma chambre et celle d'Harman, songea-t-elle. — Tu es épuisée, Ada. Ça fait vingt heures que tu n'as pas fermé l'oeil. Toutes les équipes de jour sont en train de dormir. Nous avons renforcé les sentinelles sur les remparts, et le sonie continue ses rondes. Nous avons fait tout ce que nous pouvions. Tu as besoin de dormir. Tu es quelqu'un de spécial. Elle sursauta, se dégagea vivement. — Mais je n'ai rien de spécial! Petyr la fixa de ses yeux noirs, où dansait le reflet fugace de la lanterne du couloir. — Si, que ça te plaise ou non. Tu es partie intégrante d'Ardis. Pour la majorité d'entre nous, tu es l'incarnation vivante de ce lieu. Tu restes notre hôtesse, même si tu refuses de le reconnaître. Tout le monde attend tes décisions, et pas seulement parce que Harman est notre chef depuis des mois. Et puis, tu es la seule femme enceinte parmi nous. Ada ne pouvait pas discuter ce point. Elle consentit à gagner sa chambre. Elle savait qu'elle aurait dû dormir - ne serait-ce que pour être utile à Ardis et à elle-même -, mais le sommeil la fuyait. Elle ne cessait de s'inquiéter des défenses, de s'inquiéter du sort d'Harman. Où était-il? Était-il encore en vie? Se portait-il bien? Lui reviendrait-il? Dès qu'ils en auraient fini avec la menace des voynix, elle filerait au Golden Gâte à Machu Picchu - et qu'on essaie donc de l'en empêcher! - pour y retrouver son amant, son époux, même si cela devait être son dernier acte en ce monde. Ada se leva dans l'obscurité, attrapa le turin dans le tiroir de sa commode et retourna se coucher. Elle ne souhaitait pas ouvrir la fonction qui la mettrait en interaction avec les images - le souvenir de ce mourant qui se tournait vers elle, qui la regardait, était encore trop vivace -, mais elle voulait voir Troie une nouvelle fois. Une ville assiégée - un refuge en état de siège. Peut-être que cela lui rendrait espoir. Elle s'allongea, posa les microcircuits brodés sur son front et ferma les yeux. Le matin à Ilium. Hélène de Troie fait son entrée dans le grand hall du palais temporaire de Priam - l'ancienne demeure de Paris -et rejoint en hâte Cassandre, Andromaque, Hérophilé et Hypsipyle, la robuste esclave originaire de Lesbos, qui se sont massées un peu en retrait, sur la gauche du trône royal. Andromaque lui jette un regard intrigué. — Nous avons dépêché des servantes dans tes quartiers, mur-mure-t-elle. Où étais-tu passée? Après avoir échappé à Ménélas et abandonné dans la tour un Hockenberry à l'agonie, Hélène a tout juste eu le temps de se baigner et de se changer. — Je faisais une promenade, répond-elle. — Une promenade, répète la belle Cassandre, de cette voix avinée qui accompagne ses transes. Une promenade... avec ta dague, chère Hélène? ajoute-t-elle avec un rictus. As-tu au moins pris le temps de l'essuyer? Andromaque fait taire la fille de Priam. Hypsipyle se rapproche de celle-ci et Hélène voit qu'elle lui empoigne le bras. Une grimace échappe à la prophétesse - un signe d'Andromaque, et les doigts d'Hypsipyle s'enfoncent dans ses chairs -, bientôt remplacée par un nouveau sourire. Nous allons devoir la tuer, se dit Hélène. Il lui semble qu'elle n'a pas vu durant des mois les autres membres survivants du groupe des Troyennes, ainsi qu'elles ont choisi de s'appeler, mais moins de vingt-quatre heures ont passé depuis qu'elle a pris congé d'elles pour se faire enlever par Ménélas. Outre Cassandre et Andromaque, on trouve à présent dans ce groupe de nobles dames Hérophilé, « la bien-aimée d'Héré », la doyenne des sibylles de la cité, mais celle-ci a les yeux dans le vague et semble avoir vieilli de vingt ans en l'espace de huit mois. Son époque est révolue, ainsi que celle de Priam, se dit Hélène. Comme elle se concentre à nouveau sur la politique intérieure d'Ilium, elle s'étonne une nouvelle fois qu'Andromaque n'ait pas éliminé Cassandre: si Priam et le peuple de Troie apprenaient qu'Astyanax, le jeune fils d'Hector et d'Andromaque, est toujours vivant, que la femme d'Hector a simulé son assassinat à seule fin de déclencher une guerre avec les dieux, alors elle serait exécutée sur-le-champ. En fait, Hector en personne ferait office de bourreau. Où est Hector? Hélène comprend que c'est lui que tous attendent. Alors qu'elle se prépare à poser cette question à Andromaque, Hector entre, accompagné d'une douzaine de ses capitaines et compagnons d'armes. Bien que le souverain en titre de Troie, le vieux Priam, soit assis sur son trône, à côté de celui d'Hécube désormais vacant, on croirait que le roi d'Ilium vient de faire son apparition. Les lanciers au fier cimier rouge se mettent au garde-à-vous. Les capitaines et les héros, maculés de poussière et de sang, épuisés par toute une nuit de combats, bombent le torse. Toutes les personnes présentes, y compris les femmes de la famille royale, redressent la tête. Hector est là. Hélène de Troie, qui dix ans durant a admiré sa présence, son héroïsme et sa sagesse, qui dix ans durant s'est tendue comme une plante vers le soleil de son charisme, sent pour la dix millième fois son cœur battre plus fort lorsque Hector, fils de Priam, chef de fait sinon en titre des guerriers et des citoyens d'Ilium, pénètre dans le hall. Hector a revêtu son armure. Bien qu'impeccable - il sort visiblement de son lit et non du champ de bataille, son armure est briquée, son bouclier intact, ses cheveux sont lavés et peignés avec soin -, le jeune homme a l'air épuisé, meurtri par une plaie de l'âme. Après avoir salué son royal père, il s'assied sur le trône de sa défunte mère tandis que ses capitaines prennent place derrière lui. — Quelle est la situation? demande-t-il. C'est son frère Déiphobe, marqué par une nuit de combats, qui lui répond, s'adressant à lui alors même que son regard est tourné vers le roi Priam. — Les remparts et les portes Scées sont sécurisés. L'attaque surprise lancée par Agamemnon a failli nous prendre de court, et l'absence des hommes envoyés par-delà le Trou s'est cruellement fait sentir, mais nous avons réussi à repousser les Argiens et, l'aube venue, les Achéens s'étaient réfugiés à bord de leurs nefs. Mais la bataille a été rude. — Le Trou s'est donc refermé? demande Hector. — Il a disparu, dit Déiphobe. — Et tous nos hommes ont pu revenir avant cela? Déiphobe se tourne vers l'un de ses capitaines, qui lui adresse une réponse muette. — Nous le pensons. La confusion régnait de toutes parts, car des milliers de soldats regagnaient la cité en même temps que les artifices moravecs fuyaient à bord de leurs machines volantes, et c'est à ce moment-là qu'Agamemnon a lancé son offensive, profitant de l'occasion qui s'offrait à lui - nombre de nos braves sont tombés devant nos portes, pris entre les feux de nos archers et ceux des Achéens -, mais nous pensons que seul Achille est resté de l'autre côté du Trou. — Achille n'est pas revenu? demande Hector en relevant la tête. Déiphobe lui répond par la négative. — Il est resté là-bas après avoir tué les Amazones. Les autres rois et capitaines achéens ont regagné leur armée. — Penthésilée est morte? Hélène comprend que le plus valeureux des fils de Priam a passé plus de vingt heures à se lamenter sur son sort, abattu par la fin prématurée de sa guerre contre les dieux. — Penthésilée, Clonia, Bremusa, Euandra, Thermodoa, Alcibia, Dermachia, Dérione... les treize Amazones ont été massacrées, sire. — Et les dieux? demande Hector. — Ils se livrent entre eux à une lutte sans merci, répond Déiphobe. On se croirait revenu... aux jours d'avant que nous leur déclarions la guerre. — Combien sont-ils? demande Hector. — Héré et Athéné sont les principaux alliés des Achéens. Cette nuit, on a vu sur le champ de bataille Poséidon, Hadès et une douzaine d'autres immortels, qui encourageaient les hordes d'Aga-memnon et jetaient leur foudre sur nos murs. Le vieux Priam s'éclaircit la gorge. — Comment se fait-il que nos murs soient encore debout, mon fils? Déiphobe se fend d'un large sourire. — Comme naguère, mon père, pour chaque dieu qui nous combat, on en trouve un autre qui nous soutient. Apollon est là, avec son arc d'argent. Ares a mené notre contre-attaque au lever du jour. Déméter et Aphrodite... Il laisse sa phrase inachevée. — Aphrodite? répète Hector. Sa voix glacée, tranchante, évoque un couteau tombé sur le marbre. C'est cette déesse, à en croire Andromaque, qui a tué le fils d'Hector. C'est ce nom qui a forgé l'alliance entre les plus farouches ennemis jamais connus - Hector et Achille - et décidé de la guerre contre les dieux. — Oui, fait Déiphobe. Aphrodite lutte aux côtés des dieux qui défendent notre cause. Elle affirme que ce n'est pas elle qui a tué notre bien-aimé Scamandrios, notre Astyanax, le maître de la cité. Les lèvres d'Hector sont livides. — Continue, dit-il. Déiphobe reprend son souffle. Hélène parcourt le grand hall du regard. Elle est entourée de visages pâles, aux yeux brillants, captivés par l'intensité du moment. — Agamemnon, ses troupes et leurs dieux tutélaires se regroupent près de leurs nefs noires, dit le frère d'Hector. Durant la nuit, ils se sont suffisamment approchés de nos murs pour y jeter leurs échelles et envoyer dans l'Hadès quelques braves fils d'Ilium, mais leur offensive était aussi prématurée que désordonnée - le plus gros de leurs forces n'avait pas encore franchi le Trou -, de sorte qu'avec le soutien d'Apollon et sous le commandement d'Ares, nous avons pu les repousser par-delà la colline Batiée, derrière leurs anciennes chausse-trapes et les positions abandonnées par les moravecs. Suit un long moment de silence, pendant lequel Hector, les yeux baissés, semble perdu dans ses pensées. Sur son casque poli, qu'il a posé au creux de son bras, on aperçoit le reflet déformé des personnes qui l'entourent. Puis il se lève, s'approche de son frère, lui serre brièvement l'épaule d'une main et se tourne vers son père. — Noble Priam, mon père bien-aimé, Déiphobe - le plus cher d'entre tous mes frères - a sauvé notre cité pendant que je me morfondais dans mes appartements, pareil à une vieille femme perdue dans d'amers souvenirs. Je te prie à présent de me pardonner et de m'autoriser à réintégrer les rangs des défenseurs de notre ville. Un éclair de vie semble illuminer les yeux chassieux de Priam. — Es-tu disposé à oublier la querelle qui t'oppose aux dieux qui nous sont alliés, mon fils? — Mes ennemis sont les ennemis d'Ilium, déclare Hector. Mes alliés sont ceux qui tuent les ennemis d'Ilium. — Es-tu prêt à te battre aux côtés d'Aphrodite? insiste le vieux Priam. À t'allier avec les dieux que tu t'es efforcé de tuer durant ces derniers mois? À tuer ces Achéens, ces Argiens, que tu as appris à traiter en amis? — Mes ennemis sont les ennemis d'Ilium, répète Hector en crispant les mâchoires. Il agrippe son casque doré pour le coiffer. Sous la visière de métal, ses yeux luisent d'un éclat farouche. Priam se lève, le serre dans ses bras, dépose sur sa main le plus doux des baisers. — Conduis notre armée à la victoire, noble Hector. Hector se retourne, étreint un instant le bras de Déiphobe, puis s'adresse d'une voix de stentor aux capitaines et aux guerriers épuisés. — Ce jour, nous portons le fer chez l'ennemi. Ce jour, nous poussons tous ensemble notre cri de guerre! Zeus nous offre ce jour, qui vaut plus que tous les jours de notre vie. Ce jour, nous allons conquérir les nefs noires, tuer Agamemnon et mettre pour de bon un terme à cette guerre! Il y a un long silence lourd d'échos, puis c'est un véritable rugissement qui déferle sur le grand hall, et Hélène, prise d'une subite terreur, recule d'un pas et se retrouve derrière Cassandre, qui sourit jusqu'aux oreilles d'un sourire macabre. Le hall se vide comme si ce rugissement avait tout emporté, un rugissement qui, loin de s'estomper, s'amplifie et résonne avec plus de force encore lorsque Hector, sortant de ce palais qui était naguère celui d'Hélène, est applaudi par les milliers d'hommes massés sur la place. — Et cela recommence, murmure Cassandre, le visage figé sur son rictus. Ainsi reviennent les avenirs d'antan, ainsi renaissent-ils dans le sang. — Tais-toi! siffle Hélène. — Lève-toi, Ada! Lève-toi! Ada se défit du turin et se redressa sur sa couche. Emme était entrée dans sa chambre et la secouait sans ménagement. Ada leva sa paume gauche et vit qu'il était à peine minuit. Au-dehors résonnaient cris et hurlements, le staccato des fusils à fléchettes, le grincement sourd des arbalètes. Un projectile s'écrasa sur l'un des murs du château et, l'instant d'après, une fenêtre implosa dans la pièce voisine. Des reflets de feu couraient sur les vitres: un incendie faisait rage dans la cour. Ada se leva d'un bond. Comme elle ne s'était pas déchaussée, elle n'eut qu'à enfiler sa tunique avant de suivre Emme dans un couloir envahi d'ombres pressées. Chacune d'elles était armée et filait vers le poste qu'on lui avait assigné. Petyr la retrouva au pied de l'escalier. — Ils ont franchi le mur ouest. Nous avons subi de lourdes pertes. Les voynix ont envahi le domaine. 35. Dès qu'elle sortit du château, Ada se retrouva plongée dans le chaos et les ténèbres, la mort et la terreur. Elle fonçait sur la pelouse sud, Petyr et quelques autres sur les talons, mais la nuit était si noire qu'elle ne distinguait que les torches sur les palissades et les ombres des hommes et des femmes courant vers le vestibule, n'entendait que des cris et des hurlements. Reman les rejoignit au pas de course. Le colosse barbu - l'un des premiers à avoir gagné Ardis pour y suivre l'enseignement d'Odysseus - avait épuisé son stock de carreaux d'arbalète. — Les voynix ont commencé par assiéger le mur nord. Ils étaient trois ou quatre cents et attaquaient en masse... — Trois ou quatre cents? murmura Ada. L'attaque de la nuit précédente, la plus violente qu'ait subie Ardis, était le fait de cent cinquante créatures, réparties sur tout le périmètre défensif. — Ils sont au moins deux cents sur chaque flanc, reprit Reman en haletant. Ils ont commencé par le mur nord, où nous avons subi un feu roulant de pierres. Il y a eu pas mal de blessés... impossible de voir arriver ces rochers... et quand nos forces ont commencé à fléchir, les voynix ont bondi sur les remparts, la moitié d'entre eux catapultant l'autre moitié. Ils ont semé la panique parmi les bêtes avant qu'on ait pu appeler des renforts. Il me faut d'autres carreaux, et aussi une lance... Il fit mine de foncer vers le vestibule, où armes et munitions étaient entreposées, mais Petyr le retint. — Vous avez pu évacuer les blessés? Reman secoua la tête. — C'est de la folie. Les voynix ont massacré tous ceux qui sont tombés, même s'ils n'avaient que quelques égratignures. On n'a... on n'a pas pu... les aider. Il détourna les yeux. Ada fit le tour du bâtiment au pas de course, en direction du flanc nord. La scène était éclairée par l'incendie qui ravageait le grand cubilot. Les baraquements de bois, qui abritaient plus de la moitié des occupants d'Ardis, étaient eux aussi en flammes. Une foule paniquée refluait sur le château. Les bœufs poussaient des meuglements déchirants à mesure qu'ils tombaient sous les lames des voynix, ces ombres vives et sinistres; ils avaient jadis tenu les abattoirs du genre humain, ainsi qu'Ada le savait bien, et leurs puissants bras d'acier s'achevaient par des lames meurtrières. Sous ses yeux horrifiés, les bovins s'effondraient dans la neige boueuse, puis les voynix foncèrent sur elle, franchissant en quelques bonds la centaine de mètres qui les séparaient du bâtiment. Petyr lui agrippa le bras. — Vite, il faut battre en retraite. — Les douves de feu... Ada se dégagea, s'inséra dans le flot des fuyards jusqu'au patio, s'empara de l'une des torches qui l'éclairaient et fonça vers le fossé le plus proche. Elle dut se faufiler entre les défenseurs paniques qui couraient en masse vers le château; elle vit Reman et quelques autres tenter de canaliser leur progression, mais ils ne cessaient de courir dans tous les sens, semant derrière eux arcs, arbalètes et fusils à fléchettes. Les voynix se massaient autour du cubilot, bondissaient sur l'échafaudage dévoré par les flammes, massacraient les hommes et les femmes qui s'étaient improvisés pompiers. D'autres voynix - il y en avait des dizaines, voire des centaines - fondaient sur Ada telle une masse grouillante de cafards. La douve n'était plus qu'à quinze mètres, les voynix à moins de vingt-cinq. — Ada! Elle courait. Petyr et quelques autres la suivaient, et les premiers voynix sautaient par-dessus la première douve. Les bidons de kérosène étaient en place, mais personne ne les avait vidés dans le fossé. Ada ouvrit l'un d'eux, le renversa d'un coup de pied, le roula jusqu'au bord de la douve, où le fluide puant coula paresseusement. Petyr, Salas, Peaen, Emme et d'autres ne tardèrent pas à l'imiter. Et les voynix furent sur eux. L'un d'eux franchit l'obstacle d'un bond et, d'un coup de lame, trancha le bras d'Emme au niveau de l'épaule. L'amie d'Ada ne cria même pas. Elle fixa sur son moignon des yeux éberlués, ouvrit grande la bouche. Le voynix leva le bras, et la lueur des flammes accrocha ses lames. Lâchant sa torche dans la douve, Ada ramassa une arbalète et logea un carreau dans la bosse du voynix. Celui-ci se détourna de sa proie pour se tendre, se préparant à bondir. Petyr l'arrosa de kérosène en même temps que Loes jetait sa torche sur lui. Le voynix s'embrasa et se mit à tourner en rond en battant des bras, ses capteurs infrarouges saturés. Deux tireurs le criblèrent de fléchettes. Il tomba dans la douve et l'alluma sur toute sa longueur. Emme s'effondra et Reman la rattrapa, la soulevant sans effort, puis se mit à courir en direction de la maison. Surgissant des ténèbres, un rocher gros comme le poing fila à travers les airs, presque aussi rapide qu'une fléchette, et frappa Reman à la nuque. Il tomba à la renverse dans le fossé en flammes. Son corps et celui d'Emme s'embrasèrent. — Viens! hurla Petyr en saisissant Ada. Un voynix sauta à travers les flammes et atterrit entre eux. Ada lui logea un carreau d'arbalète dans le ventre puis, s'accrochant à Petyr, contourna la créature chancelante pour s'enfuir vers le château. Le domaine s'embrasait de toutes parts et les voynix étaient partout; Ada vit que les douves de feu ne les arrêtaient pas. Les fléchettes en tuaient quelques-uns, en ralentissaient quelques autres, ainsi que les flèches et les carreaux, mais les tireurs étaient aussi rares que mal assurés. La majorité des défenseurs avaient cédé à la panique, oubliant leurs notions de discipline. Il tombait une véritable grêle de rochers en provenance de la forêt - un feu continu de projectiles meurtriers. Ada et Petyr s'arrêtèrent près d'une jeune femme rousse, voulurent la relever avant que les voynix ne les aient rattrapés. Frappée au flanc par un rocher, elle crachait du sang sur sa tunique blanche. Ada jeta son arbalète pour mieux la tenir et reprit sa course trébuchante. Les humains allumaient à présent toutes les douves creusées dans la cour, mais Ada vit que les voynix n'avaient aucun mal à franchir cet obstacle. Leurs ombres vives bondissaient sur la pelouse et, en moins de quelques secondes, la température avait monté d'une douzaine de degrés. Soudain, la jeune femme s'effondra, manquant entraîner Ada dans sa chute. Elle s'accroupit à ses côtés - horrifiée par la quantité de sang qui maculait sa tunique -, mais Petyr l'obligea à se relever, à poursuivre sa course. — Il faut fuir, Ada! — Non. Au prix d'un effort surhumain, elle hissa la blessée sur son épaule et réussit à se redresser. Cinq voynix les cernaient. Petyr avait ramassé une lance brisée et les menaçait de sa pointe, mais les voynix étaient trop rapides pour lui. Ils esquivaient les coups plus vite qu'il ne pouvait les porter. L'un d'eux lui arracha son arme des mains. Petyr tomba à plat ventre devant lui. Ada chercha frénétiquement une arme du regard. Elle tenta de relever la jeune femme afin de se libérer les mains, mais elle s'effondra une nouvelle fois. Ada se précipita sur le voynix dressé au-dessus de Petyr, prête à l'affronter à mains nues. Une salve de fléchettes retentit, et deux des voynix s'affalèrent, dont celui qui allait décapiter Petyr. Les trois autres se tournèrent vers le nouvel assaillant. Laman avait perdu quatre doigts de la main droite lors de la précédente attaque, mais il brandissait dans la gauche un pistolet à fléchettes. À son bras droit était fixé un bouclier de bois et de bronze sur lequel rebondissaient les rochers. Derrière lui venaient Salas, Oelleo et Loes, tous des amis d'Hannah et des disciples d'Odysseus, tous protégés par un bouclier et armés d'un pistolet ou d'un fusil à fléchettes. Deux des voynix s'effondrèrent et le troisième battit en retraite derrière le fossé en flammes. Mais il y en avait des douzaines d'autres qui couraient tout autour de leur petit groupe. Petyr se releva en chancelant, aida Ada à soulever la blessée et tous trois se dirigèrent vers la maison, distante d'une bonne trentaine de mètres, guidés par Laman et escortés par ses trois compagnons, qui tenaient tous leur bouclier bien haut. Un voynix sauta sur Salas, l'écrasant sur le sol boueux et lui broyant l'échiné. Laman se retourna et cribla sa bosse de fléchettes. La créature s'envola au-dessus du gazon gelé, mais Ada vit que Salas était morte. Au même instant, un rocher percuta le crâne de Laman, le laissant sur le carreau. Confiant son fardeau à Petyr, Ada ramassa le lourd pistolet à fléchettes. Une volée de rochers jaillit du néant, mais les humains s'accroupirent derrière les boucliers de Loes et d'Oelleo. Petyr s'empara de celui de Laman, renforçant leur barrière défensive. Un rocher particulièrement volumineux fracassa le bouclier d'Oelleo et lui cassa le bras gauche, et la malheureuse - une proche de Daeman - rejeta la tête en arrière pour pousser un cri de douleur. Autour d'eux, les voynix se comptaient maintenant par vingtaines - par centaines -, et ils ne cessaient de courir, de sauter, de tuer, tandis qu'une véritable armée fondait sur le château d'Ardis. — Nous sommes coupés des nôtres! s'écria Petyr. Derrière eux, les flammes qui brûlaient dans les douves avaient perdu de leur intensité, cessant de ralentir la progression des assaillants. Sur le sol, les cadavres humains étaient plus nombreux que les dépouilles de voynix. — Il faut tenter le coup! hurla Ada. Le bras gauche passé autour de la jeune femme inconsciente, tenant fermement le pistolet de la main droite, elle ordonna à Oelleo de se rapprocher de Loes afin que leurs boucliers les protègent tous les cinq. Puis ils coururent tant bien que mal vers le bâtiment. Les voyant arriver, quelques voynix allèrent grossir la masse des vingt ou trente créatures qui leur barraient la route. Certains d'entre eux étaient hérissés de fléchettes, sur lesquelles dansait la lueur des flammes, parant bosses et carapaces d'éclats rougeoyants. Un voynix arracha son bouclier à Oelleo, la souleva dans l'air et, d'un geste puissant, lui trancha la gorge. Un autre s'empara de la blessée, mais Ada colla le canon du pistolet à sa bosse et tira à quatre reprises. Le tronc de la créature explosa littéralement et elle s'effondra sur la jeune femme, toujours inconsciente, l'inondant de son ichor bleu et blanc, mais Ada comprit que son chargeur était vide et vit une douzaine de voynix bondir sur elle. Petyr, Loes et elle étaient agenouillés autour de la blessée, tentant de la protéger avec le bouclier intact; il ne leur restait plus qu'une seule arme à feu, celle de Loes, et Petyr n'avait à opposer aux voynix que sa lance brisée. Harman, songea Ada. Ce nom évoquait en elle un amour absolu et une rage qui ne l'était pas moins. Pourquoi n'était-il pas à ses côtés? Pourquoi avait-il insisté pour s'absenter alors qu'elle vivait son dernier jour? L'enfant qu'elle portait dans son ventre était aussi condamné qu'elle, et Harman n'était pas là pour les protéger. En cet instant, elle aima Harman d'un amour indicible et le haït de toutes ses forces. Pardon, dit-elle mentalement - s'adressant au fœtus plutôt qu'à Harman ou à elle-même. Le voynix le plus proche fondit sur elle, et elle jeta sur sa carapace le pistolet déchargé. Le voynix partit à la renverse, pulvérisé. Ada tiqua. Les cinq créatures qui les serraient de près s'effondrèrent ou s'envolèrent. Les douze qui s'approchaient courbèrent l'échiné et levèrent les bras pour se protéger de la grêle de fléchettes qui tombait sur eux depuis le sonie. Il y avait au moins huit passagers sur celui-ci, qui frôlait la surcharge. Greogi descendit lentement l'appareil, l'immobilisant à un mètre cinquante d'altitude. L'imbécile! se dit Ada. Les voynix allaient bondir dessus, le clouer au sol. S'ils perdaient le sonie, c'en était fait d'Ardis. — Vite! cria Greogi. Pendant que Loes leur faisait un rempart de son corps, Petyr et Ada extirpèrent la jeune blessée de sous la carcasse de voynix pour la jeter au centre du sonie. Des mains se tendirent vers Ada. Petyr rampa vers une couchette. Les rochers tombaient de toutes parts. Trois voynix bondirent sur eux, mais quelqu'un - Peaen, c'était Peaen - lâcha une salve de fléchettes, en éliminant deux. Le troisième se reçut juste devant la couchette centrale, face à Greogi. Celui-ci lui planta son épée dans le torse. Il l'emporta avec lui en tombant à terre. Loes se retourna et sauta à bord. Le sonie tangua, fléchit, piqua du nez et s'écrasa sur la terre gelée. Les voynix convergèrent en courant, des voynix qu'Ada trouva plus terrifiants encore, les découvrant en contre-plongée depuis la coque ensanglantée de l'appareil. Greogi manipula les contrôles virtuels et le sonie s'éleva doucement. Les voynix tentèrent de le prendre à l'abordage, mais de nouvelles salves les repoussèrent. — On est presque à court de fléchettes! cria Stoman depuis l'arrière. — Ça va? demanda Petyr en se penchant sur Ada. — Oui, souffla-t-elle. Elle s'efforçait de stopper le flot de sang jaillissant de la jeune femme, mais celle-ci souffrait sans doute d'une hémorragie interne. Ada n'arrivait plus à trouver son pouls. — Je crois bien que... Une grêle de rochers frappa la coque du sonie. Atteinte en pleine poitrine, Peaen tomba à la renverse sur la blessée. Un missile heurta Petyr derrière l'oreille, lui projetant la tête vers l'avant. — Petyr! s'écria Ada, qui se redressa sur ses genoux pour le saisir. Il tourna son visage vers elle, lui adressa un regard intrigué, un petit sourire, puis tomba dans le vide, vers la masse grouillante des voynix. — Tenez bon! cria Greogi. Ils prirent de l'altitude et tournèrent autour du château. En se penchant, Ada vit que les voynix étaient partout: sous le porche, devant toutes les portes, occupés à grimper sur tous les murs, à défoncer tous les volets. L'édifice était entouré d'un rectangle de feu, le cubilot et les baraquements étaient eux aussi en flammes. Elle n'était pas douée pour les chiffres, mais elle estima à un millier le nombre de voynix qui prenaient d'assaut le château. — Je n'ai plus de fléchettes! lança l'homme qui occupait la couchette avant droite. Ada reconnut Boman, qui lui avait préparé son petit déjeuner la veille. Greogi tourna vers elle un visage blafard, strié de sang et de boue. — Il faut gagner le pavillon fax. Ardis est perdue. Ada fit non de la tête. — Vas-y si tu veux. Moi, je reste. Dépose-moi là-haut. Elle désigna l'antique plate-forme à écumeur, entre les pignons et les verrières du toit. Un jour, alors qu'elle était encore adolescente, elle avait conduit là-haut son « cousin » Daeman, le précédant pour monter l'échelle, lui révélant ainsi qu'elle ne portait pas de culotte. Provocation délibérée de sa part, destinée à taquiner son polisson de cousin. — Fais-moi descendre, insista-t-elle. On distinguait des hommes et des femmes - des ombres aux allures de gargouilles - retranchés sur les pignons, les gouttières et la plate-forme proprement dite, qui lâchaient sur la foule frénétique de voynix en contrebas un feu roulant de flèches, de carreaux et de fléchettes. Autant vouloir arrêter un raz de marée en lui lançant des cailloux, se dit Ada. Greogi immobilisa le sonie au-dessus de la plate-forme. Ada descendit d'un bond et on lui passa le corps de la jeune femme - impossible de dire si elle était encore en vie. Puis ce fut le tour de Peaen, étourdie mais gémissante. Ada les allongea toutes les deux sur la plate-forme. Boman la rejoignit, le temps de récupérer quatre sacs remplis de chargeurs, puis remonta à bord. L'appareil pivota alors sur son axe et s'en fut, piloté par un Greogi aussi concentré sur sa tâche que la mère d'Ada, jadis, lorsqu'elle jouait du piano dans le parloir. Ada s'avança en chancelant sur le rebord de la plate-forme. Elle avait le vertige et, si une silhouette tapie dans l'obscurité ne l'avait pas retenue, elle serait tombée dans le vide. L'homme ou la femme qui l'avait sauvée retourna à son poste et se remit à tirer, produisant le staccato caractéristique d'un fusil à fléchettes. Un rocher surgi du néant le frappa de plein fouet, l'envoyant glisser sur le toit pentu et s'abîmer sur la pelouse. Ada ne sut jamais à qui elle devait la vie. Elle se planta au bord de la plate-forme et considéra la scène avec un détachement qui frisait l'indifférence. Comme si le spectacle qui s'offrait à elle faisait partie de l'épopée du turin: une histoire vulgaire et irréelle qu'elle suivait pour passer le temps par un après-midi pluvieux. Les voynix escaladaient les murs du château d'Ardis. Ils s'introduisaient dans l'édifice par les volets fracassés. Le perron grouillant de voynix était inondé de lumière, preuve que les portes d'entrée avaient cédé; il ne devait plus rester de survivants dans le vestibule. Les voynix étaient doués d'une impossible vivacité d'insectes. Ils auraient atteint le toit dans quelques secondes. Une partie de l'aile ouest de la demeure d'Ada était en feu, mais les voynix arriveraient sur elle bien avant les flammes. Ada se retourna et avança à tâtons sur la plate-forme à écumeur, palpant les cadavres mouillés de sang, en quête du fusil à fléchettes qu'avait laissé choir son sauveur. Elle n'avait pas l'intention de mourir les mains vides. 36. Daeman s'attendait à trouver le froid à Paris-Cratère, mais pas ce froid polaire. L'air se révéla irrespirable dès le pavillon fax du Garde-Lion. Celui-ci était enveloppé de cordages en glace bleue, qui s'entrecroisaient autour de la structure circulaire pour mieux se fixer à elle, tels des tendons reliés à un os. Il lui avait fallu plus de treize heures pour visiter les vingt-neuf autres nœuds fax afin de signaler l'arrivée de Sétébos. La rumeur l'avait parfois précédé - des habitants paniques de communautés déjà alertées se faxaient un peu partout - et tout le monde avait des questions à lui poser. Il transmettait les informations en sa possession, puis s'éclipsait le plus vite possible, mais on avait toujours autre chose à lui demander. Aucun lieu ne paraissait sûr, vu qu'on avait signalé des voynix autour de chaque communauté. Certaines avaient déjà subi des raids, mais rien qui soit aussi grave que l'attaque repoussée par Ardis la nuit précédente. Où dois-je aller? lui demandait-on. Où serai-je en sécurité? Daeman leur disait ce qu'il savait de Sétébos, le dieu aux mains multiples de Caliban, il leur décrivait la glace bleue, puis il s'éclipsait - à deux reprises, il avait dû sortit son arbalète pour qu'on le laisse repartir. Vue depuis un pavillon fax distant de huit cents mètres, Chom apparaissait comme une bulle de glace bleue. À Oulanbat, les Cercles du paradis étaient quasiment enfouis sous les étranges fibres bleues, et Daeman avait fui avant de succomber au froid, composant le code de Paris-Cratère sans savoir ce qui l'y attendait. Il le savait maintenant. Le froid bleu. Le pavillon fax du Garde-Lion enfoui sous la glace de Sétébos. Daeman se hâta de relever la cagoule de sa thermopeau et de mettre en place son masque osmotique - ce qui n'empêcha pas l'air glacial de lui brûler les poumons. Calant son arbalète sur une épaule où pesait déjà la sangle de son sac à dos, il passa ses options en revue. Personne - même pas lui - ne lui en voudrait s'il faisait demi-tour, s'il se faxait à Ardis pour rapporter ce qu'il avait vu et entendu. Il avait accompli sa mission. Ce pavillon fax était enseveli sous la glace bleue. Sur la douzaine d'ouvertures visibles, la plus grande faisait à peine soixante-quinze centimètres de large, et le tunnel qu'elle esquissait finissait peut-être en cul-de-sac. Et à supposer qu'il pénètre dans ce labyrinthe de glace que Sétébos avait sculpté au-dessus des ossements d'une ville morte, pourrait-il jamais en ressortir? Peut-être avait-on besoin de lui à Ardis. En tout cas, on avait besoin des données qu'il avait collectées durant les treize heures écoulées. Poussant un soupir, Daeman se défit de son sac à dos et de son arbalète, s'accroupit devant le tunnel le plus praticable - qui s'ouvrait à quelques centimètres du sol -, y inséra le sac, poussa celui-ci avec l'arbalète et se mit à ramper derrière le tout, sentant un froid interplanétaire s'insinuer à travers la thermopeau qui lui protégeait les mains et les genoux. La progression se révéla épuisante, douloureuse même. Un embranchement se présenta à lui au bout de cent mètres à peine; Daeman choisit le boyau de gauche, qui lui paraissait un peu plus éclairé. Cinquante mètres plus loin, le tunnel s'inclina d'un iota, s'élargit très sensiblement puis se transforma en cheminée. Daeman s'assit - le froid lui caressa le derrière à travers les vêtements et la thermopeau - et attrapa une bouteille d'eau dans son sac à dos. Toutes ces heures passées à se faxer et à affronter des foules terrifiées l'avaient laissé épuisé et déshydraté. Il avait pris soin de se rationner, mais il lui restait encore la moitié d'une bouteille. Ce qui lui faisait une belle jambe, vu que l'eau avait gelé. Il glissa la bouteille sous sa tunique, tout contre la thermopeau moléculaire, et considéra la muraille de glace. Sa surface n'était pas parfaitement lisse - ce n'était jamais le cas avec cette glace bleue. Elle présentait des stries sur sa totalité, et leur disposition, tantôt horizontale, tantôt oblique, devrait lui permettre d'y trouver des prises. Mais la cheminée s'élevait sur une bonne trentaine de mètres, avant de décrire un coude et de disparaître à la vue. Cela dit, il semblait bien que la lumière du jour en éclairait les hauteurs. Il attrapa les deux marteaux-piolets que Reman avait fabriqués à sa demande. Avant de le sigler dans l'un des vieux livres d'Harman, Daeman ignorait jusqu'à l'existence du mot «marteau ». Avant la Chute, le concept même d'outil lui aurait semblé dénué de tout intérêt. Un être humain n'utilise pas d'outils. Désormais, sa vie dépendait de ceux-ci. Long de trente-cinq centimètres, chaque marteau était pourvu d'une tête droite et plate et d'une pique incurvée et dentelée. Reman l'avait aidé à gainer leurs manches avec des lanières de cuir entrecroisées, qui lui assuraient une bonne prise même avec les thermogants. Ils avaient été affûtés au mieux des possibilités des meules d'Ardis. Daeman se releva, inclina la tête en arrière afin d'ajuster le masque osmotique sur son nez et sa bouche, remit son sac à dos, passa l'arbalète en travers de celui-ci en s'assurant que la bandoulière était bien fixée, puis leva l'un des marteaux, frappa la glace à deux reprises et grimpa d'une hauteur d'un mètre vingt. Comme la cheminée n'était pas trop large, il put se caler sur la paroi, la jambe droite tendue et la gauche au repos. Il leva le second marteau le plus haut possible et attaqua la glace jusqu'à ce qu'il puisse se hisser d'un cran supplémentaire, prenant appui sur le premier trou qu'il avait creusé. La prochaine fois, je fixerai des pointes et des crampons à mes bottes. L'idée qu'il puisse y avoir une prochaine fois lui arracha un petit rire, puis il se concentra sur sa tâche, projetant dans l'air une haleine que le masque osmotique n'empêchait pas de se condenser, sentant les sangles du sac à dos lui scier les épaules, passant d'un point d'appui à un autre, du marteau gauche au marteau droit. Au bout de six mètres d'ascension, il s'accorda une pause, chaque bras accroché à un marteau planté dans la paroi, et leva la tête vers le sommet de la cheminée. Jusqu'ici, tout va bien. Encore dix ou quinze étapes, et j'arriverai au niveau du coude. Une voix intérieure ajouta: Et je déboucherai sur un cul-de-sac. Et une autre de renchérir: Tu peux aussi tomber et te casser le cou. Il chassa de son crâne ces voix de mauvais augure. Ses membres commençaient à tressaillir sous l'effet de la fatigue et de la tension. Lors de la prochaine halte, il creuserait un peu plus afin de se dégager un siège rudimentaire. Et s'il devait redescendre, il avait une corde dans son sac à dos. Quant à savoir si elle était assez longue, il ne tarderait pas à être fixé. Passé la cheminée, le tunnel repartait à l'horizontale sur une vingtaine de mètres, présentait deux nouveaux embranchements et débouchait sur une large crevasse ouverte dans la glace bleue. Daeman rangea ses deux marteaux-piolets en tremblant et dégagea son arbalète. En arrivant au niveau de la crevasse, il leva les yeux et découvrit un ciel d'azur et un soleil éclatant. La crevasse se prolongeait en ravine à droite comme à gauche, atteignant une profondeur de dix à douze mètres, et ses parois ouvragées de stalactites et de stalagmites étaient parfois reliées par des ponts de glace aux arches vertigineuses. On voyait émerger de cette matrice bleue des fragments d'immeubles, telles des pointes d'icebergs; il identifia des pans de maçonnerie, des fenêtres cassées ou occultées par te givre, des tours en bambou-trois et des édifices antérieurs à l'Ère perdue pourvus d'ajouts en buckyfïbre, tous égaux devant la glaciation. Daeman se rendit compte qu'il se trouvait dans la rue de Rambouillet, non loin du nœud fax du Garde-Lion, mais six étages au-dessus de la chaussée qu'il avait parcourue tant de fois, à pied ou dans un droski tiré par des voynix. Devant lui, en direction du nord-ouest, la crevasse descendait en pente douce jusqu'à atteindre le niveau de la rue. Daeman glissa et tomba à deux reprises, mais il avait ressorti l'un des deux marteaux-piolets et réussit à interrompre sa chute en plantant la pique dans la glace. Arrivé tout en bas, au sein d'une lumière éblouissante et d'un air qui lui brûlait toujours les poumons, cerné par des parois de soixante mètres de haut composées d'innombrables fibres de gel dont la nature lui paraissait de plus en plus organique, il découvrit une nouvelle ravine qui croisait en diagonale celle qu'il arpentait et l'identifia tout de suite. L'avenue Daumesnil. Il connaissait bien ce quartier: il y avait joué enfant, il y avait séduit des filles durant son adolescence, il s'y était promené avec sa mère une fois adulte. En suivant cette avenue sur sa droite, c'est-à-dire vers le sud-est, il s'éloignerait du cratère et du centre-ville et gagnerait éventuellement le bois de Vincennes. Mais il ne voulait pas s'éloigner du cœur de Paris-Cratère - le Trou s'était ouvert au nord-ouest de sa position présente, près du domi de sa mère. Pour s'en rapprocher, il devait tourner à gauche, vers cette esplanade marchande en bambou-trois qu'on appelait POpérabastille, en face d'un gigantesque tas de gravats baptisé la Bastille tout court. Il jouait souvent par là étant gamin, affrontant à jets de pierres les enfants du quartier, que ses copains et lui appelaient les « embastillés radioactifs » pour une raison inconnue de tous, même des adultes. La glace bleue semblait plus dense et plus menaçante du côté de POpérabastille, mais Daeman savait qu'il n'avait pas le choix. C'était là-bas qu'il avait eu son premier aperçu de Sétébos. Le fossé qu'il suivait obliqua vers l'est avant de croiser l'avenue Daumesnil. La crevasse correspondant à celle-ci était trop profonde pour être directement accessible, aussi la traversa-t-il en empruntant un pont de glace. En baissant les yeux, il découvrit des ruines qui lui étaient familières, enveloppées dans une gangue d'éterplas et de bambou-trois, mais l'invasion de la glace avait mis au jour des niveaux plus profonds encore, les vestiges d'une ville d'acier et de béton sous-jacente au Paris-Cratère qu'il connaissait si bien. Une horrible image s'imposa à son esprit, celle d'un gigantesque cerveau gris et rose fouissant le sol de ses mains multiples, déterrant les os de la cité sous la cité. Que cherchait donc Sétébos? Puis il lui vint idée encore plus atroce: Que cherchait-il à enfouir? Au niveau du sol, l'avenue Daumesnil était envahie d'un entrelacs inextricable de stalagmites et de passerelles qui lui barrait le passage, mais, à son grand étonnement, il découvrit une allée verte parallèle à la chaussée. Il planta dans la glace l'un des carreaux tordus qui lui servaient de pitons, y passa une corde en boucle et descendit avec moult précautions, sachant qu'il ne survivrait pas à une jambe cassée. Une corniche de glace saillait à trois mètres du sol, et il dut s'écarter de la paroi avant de pouvoir glisser le long de la corde pour gagner l'herbe qui tapissait le fond du fossé. Une douzaine de voynix étaient tapis sous la corniche. Surpris, Daeman lâcha la corde en même temps qu'il cherchait à saisir l'arbalète dans son dos. Il chut sur une hauteur d'un mètre vingt, perdit l'équilibre sur l'herbe glissante et tomba sur le dos sans avoir réussi à dégager son arme. Et il resta là, les mains vides, les yeux fixés sur les bras meurtriers, les lames acérées et les carapaces métalliques des voynix tout proches, figés dans leur mouvement menaçant. Figés. Les douze créatures étaient en grande partie enchâssées dans la glace bleue, dont n'émergeaient qu'un bout de lame ici, un fragment de bras ou de jambe là, un tronçon de carapace ailleurs. Aucun de leurs coussinets ne touchait le sol, ce qui permettait de conclure qu'ils avaient été paralysés en plein bond. Or, les voynix étaient extrêmement rapides. Comment cette glace bleue a-t-elle pu les piéger ainsi? Daeman l'ignorait, mais il s'en félicitait. Il se leva, se palpa les côtes pour vérifier qu'il n'avait rien de cassé et récupéra sa corde. Il aurait pu la laisser fixée là - il en avait apporté plus de trente mètres, et peut-être serait-il content de la retrouver sur le chemin du retour -, mais il risquait d'en avoir besoin avant la fin de la journée. Alors qu'il mettait le cap au nord-ouest, suivant un itinéraire qu'il connaissait sous le nom de Promenade plantée - sauf que la passerelle en bambou-trois qui portait ce nom se trouvait vingt mètres au-dessus de lui, prisonnière des glaces -, il attrapa son arbalète, en débloqua le cran de sûreté et s'engagea sur l'improbable allée verte conduisant au cœur de Paris-Cratère. La Promenade plantée; c'était ainsi que l'on appelait cette passerelle au-dessus de lui. Un des rares termes antiques, appartenant à un langage depuis longtemps oublié, encore en usage à Paris-Cratère, et jamais Daeman n'avait su ce qu'il signifiait. Tout en suivant la bande verte dans un canon bordé de ruines qui allait en s'assombrissant à mesure qu'il s'enfonçait dans la glace bleue, il se demanda si la passerelle qu'il connaissait n'avait pas tout simplement hérité du nom jadis donné à ce sentier, oublié de tous jusqu'à ce que Sétébos décidât de le déterrer de ses mains multiples. Plus il progressait, plus il prenait de précautions et plus l'inquiétude montait en lui. Il était venu ici sans trop savoir ce qui l'attendait - son but était avant tout d'espionner Sétébos, si c'était bien lui qui se manifestait ainsi, et de recueillir sur cette glace bleue des informations utiles à Ardis et à ses amis -, mais, à mesure qu'il découvrait de nouveaux objets enchâssés dans cette substance, des voynix aux empilements de crânes humains en passant par des ruines qui n'avaient pas vu le jour durant des siècles, sa bouche se faisait de plus en plus sèche, ses mains de plus en plus moites. Il regretta de ne pas avoir pris l'un des pistolets à fléchettes que Petyr avait rapportés du Golden Gâte. Dans son esprit était gravée l'image de Savi logeant une salve de fléchettes dans le torse de Caliban, quasiment à bout portant, alors qu'ils se trouvaient dans la grotte souterraine sur l'île orbitale de Prospéra. Cela n'avait pas tué le monstre; Caliban avait hurlé et pissé le sang, mais ça ne l'avait pas empêché de s'emparer de Savi et de mordre dans sa gorge à belles dents, faisant craquer ses mâchoires d'horrible façon. Puis la créature avait emporté son cadavre, le faisant disparaître dans ce marigot de conduits et de tunnels puants qui lui servait de repaire. Si je suis ici, c'est pour retrouver Caliban, se dit Daeman, qui admettait ce fait pour la première fois. Caliban était son ennemi — sa némésis. Lorsqu'il avait appris ce mot, un mois plus tôt, il avait su tout de suite que sa « némésis » n'était autre que Caliban. Et comme il avait fait de son mieux pour tuer la créature sur l'île de Prospéro, l'y abandonnant ensuite alors qu'il envoyait une machine à trou noir percuter sa demeure, il n'était pas impossible que Caliban le considérât comme sa némésis. Daeman l'espérait bien, même s'il était terrorisé à l'idée d'affronter à nouveau ce monstre. Mais il n'avait pas oublié le crâne de sa mère entre ses mains, ni cette répugnante pyramide de crânes - un message insultant que lui adressait Caliban, l'enfant de Sycorax, la créature de Prospéro, l'adorateur de Sétébos, ce dieu de la violence arbitraire -, aussi continua-t-il sa progression, l'arbalète à la main, prêt à ouvrir le feu. Il avançait à l'ombre d'une corniche relativement grande lorsqu'il vit des silhouettes émerger de la glace bleue. Ce n'étaient pas des voynix gelés; on aurait dit des géants à forme humaine, aux membres musclés et à la pose torturée, à la chair bleu-gris et aux yeux vacants. Daeman resta paralysé trente secondes, l'arme au poing, avant de comprendre ce qu'il avait devant lui. Des statues. C'était Hannah qui lui avait appris la signification de ce terme - une effigie de forme humaine taillée dans la pierre ou un autre matériau. Il n'y avait pas de « statue » dans le Paris-Cratère de sa jeunesse, pas plus que dans le reste du monde accessible par fax, et c'était au Golden Gâte à Machu Picchu qu'il en avait vu pour la première fois de sa vie. Les globes habitables fixés à ce pont constituaient ce qu'on appelait un musée, mais seule Hannah - qui avait redécouvert le moulage du bronze et le pratiquait avec enthousiasme - était en mesure d'expliquer la nature de ces « statues », de ces œuvres d'art - autre concept radicalement étranger à Daeman. De toute évidence, elles n'avaient pas d'autre raison d'être que leur beauté. Daeman ne put s'empêcher de sourire en évoquant ce souvenir; avant qu'Odysseus, aujourd'hui Personne, leur adresse la parole, ils l'avaient pris pour l'une de ces statues. Les silhouettes demeuraient immobiles. Daeman baissa son arme et s'avança. Ces statues étaient gigantesques - au moins deux fois plus grandes que nature - et semblaient tomber de la glace, car le bâtiment antique dont elles faisaient partie était penché vers l'avant. Chacune de ces formes de pierre ou de béton gris était identique à sa voisine: un homme glabre, avec une masse de cheveux bouclés, vêtu en tout et pour tout d'une sorte de maillot relevé sur son torse. Le bras gauche était levé et la main posée sur le crâne. Le bras droit, massif et musculeux, reposait contre le flanc, la main frôlant le ventre nu pour relever le maillot aux plis de béton. Des deux jambes, seule la droite était apparente, à moitié fondue dans la façade, et la hanche de chaque statue était traversée par une corniche cylindrique courant le long du mur. Daeman s'approcha et ses yeux accommodèrent dans la pénombre qui régnait sous la saillie de glace bleue. La tête de l'homme - de la « statue » - était inclinée sur la droite, la joue grise frôlant l'épaule grise, et l'expression de son visage était difficile à interpréter - les yeux clos, les lèvres plissées. La souffrance? Ou un plaisir orgasmique? Ce pouvait être l'un comme l'autre - à moins qu'il ne s'agisse de l'une de ces complexes émotions courantes durant l'Ère perdue et désormais tombées dans l'oubli. En contemplant cette file de corps identiques émergeant de la pierre et de la glace bleue, Daeman pensa à une troupe de danseurs affectés se déshabillant pour un public invisible. Quelle était la nature de ce bâtiment? A quel usage les anciens l'affectaient-ils? Quel était le but de cette décoration? Sur la façade étaient inscrites des lettres; Daeman savait les déchiffrer à l'issue de plusieurs mois passés aux côtés d'Harman, sans parler de la fonction siglage qu'il avait appris à maîtriser. SAGI M YUNEZ YANOWSKI 1991 Daeman n'avait pas appris à lire, mais, poussé par l'habitude, il colla sa main gantée sur la pierre et visualisa cinq triangles bleus alignés. Rien. Il ne put s'empêcher de rire: on ne peut pas sigler la pierre, uniquement les livres, et encore pas tous. Et puis, la fonction siglage n'était-elle pas inhibée par la thermopeau? Il n'avait aucun moyen de le savoir. Toutefois, il savait interpréter les chiffres. Un, neuf, neuf, un. Il n'existait pas de code fax aussi élevé. S'agissait-il d'une clé pour comprendre les statues? Ou bien d'une tentative pour les fixer dans le temps, tout comme elles étaient fixées dans la pierre? Comment compte-t-on le temps qui passe? se demanda-t-il. Daeman s'efforça d'imaginer ce que représentaient ces quatre chiffres en nombre d'années... le temps qui s'était écoulé depuis le règne de quelque puissant roi, comme Agamemnon dans l'épopée du turin? Peut-être était-ce une façon pour l'auteur de ces troublantes statues de proclamer son identité. Etait-il possible que les hommes et les femmes de l'Ère perdue aient utilisé pour ce faire des nombres plutôt que des noms? Daeman secoua la tête et sortit de la grotte bleue. Il perdait du temps et l'étrangeté de ces choses - ces bâtiments et ces « statues » qui auraient dû rester ensevelis, ces ombres d'êtres humains si différentes de ses proches, cette idée d'ordonner le temps avec des nombres - le troublait tout autant que le souvenir de Sétébos franchissant le Trou, pareil à un cerveau démesuré et désincarné, transporté, semblait-il, par une armée de rats. S'il voulait trouver Caliban et Sétébos - ou leur permettre de le trouver -, il devait se rendre dans cette cathédrale. Il ne s'agissait pas d'une vraie cathédrale, bien entendu - Daeman ne connaissait ce mot que depuis quelques mois, pour l'avoir siglé dans un livre appartenant à Harman auquel il n'avait presque rien compris -, mais le dôme qui se dressait devant lui ressemblait à l'idée qu'il se faisait d'un tel édifice. Sauf que jamais on n'en avait vu de semblable dans la ville aujourd'hui dénommée Paris-Cratère. La nuit était tombée. Il avait profité de la lumière du jour pour suivre la piste verte de la Promenade plantée le long de l'avenue Daumesnil jusqu'à se retrouver face à une masse prise dans les glaces qui devait être l'Opérabastille. La ravine s'était transformée en tunnel, lequel suivait une voie baptisée Rude-Lion et conduisant à la Bastille. Là, il avait emprunté une série de tunnels et d'étroits fossés - l'un d'eux était aussi large que l'envergure de ses bras - qui l'avaient mené jusqu'à la Seine. Cela faisait plusieurs dizaines de cinq-vingts que la Seine était asséchée et son lit jonché de crânes humains. Personne ne savait d'où venaient ces crânes, ni ce qu'ils faisaient ici - ils ressemblaient à des pavés blanc cassé quand on les découvrait depuis l'un des nombreux ponts, à bord d'un droski, d'une calèche ou d'une carriole -, et, pour ce qu'en savait Daeman, personne ne s'était jamais demandé où était passée l'eau du fleuve, dont le cratère de quinze cents mètres de diamètre interrompait le cours. À présent, de nouveaux crânes - dont les propriétaires étaient des morts de fraîche date - bordaient les murs de la ravine qui le conduisait vers l'île de la Cité et la paroi est du cratère. Selon les légendes qui tenaient lieu d'histoire dans cette culture percluse d'ignorance, le cratère était apparu plus de deux millénaires auparavant, lorsque les posthumains avaient perdu le contrôle d'un trou noir qu'ils avaient créé dans le cadre d'une expérience dans un lieu baptisé Institut de France. Le trou avait traversé à plusieurs reprises le centre de la Terre, mais la seule ouverture qu'il avait creusée dans celle-ci se trouvait ici, entre le nœud fax de l'Hôtel Invalide et celui du Garde-Lion. À en croire une autre légende, le trou noir avait emporté dans le magma un gigantesque édifice qui se dressait jadis à l'emplacement de la paroi nord et que l'on appelait la Louve, anéantissant d'un seul coup toutes les œuvres d'art qu'il abritait. Daeman, qui ne connaissait comme œuvres d'art que des « statues » similaires aux danseurs dénudés de l'avenue Daumesnil, ne voyait pas en quoi cette perte était irréparable. Comme on ne distinguait strictement rien depuis le fond de la ravine conduisant à l'île Saint-Louis et à l'île de la Cité, Daeman passa une bonne heure à en escalader la paroi, se taillant de nombreuses prises, plantant quantité de pitons, observant de fréquentes pauses pour chasser la sueur de ses yeux et calmer les battements de son cœur. L'avantage d'un tel exercice, c'était qu'il avait nettement moins froid. Il émergea au sommet de la masse de glace bleue à peu près au-dessus de la pointe ouest de l'île de la Cité. L'épaisseur de la glace atteignait les trente mètres et Daeman s'était attendu à découvrir au moins une partie des immeubles qui lui étaient familiers - les grandes tours résidentielles de buckyfibre et de bambou-trois qui bordaient le cratère, dont celle de sa mère, et plus loin, vers l'ouest, La Putain énorme, cette femme nue de trois cents mètres de haut, faite de fer et de polymères. Une statue, ce n'est qu'une statue, elle aussi, songea-t-il, mais je ne connais ce mot que depuis peu. Rien de tout cela n'était visible. Droit devant lui, à l'ouest, un dôme de glace bleue organique se dressait sur une hauteur d'environ six cents mètres. De l'anneau de fières tours qui avait jadis entouré le cratère, on ne distinguait plus que des coins, des corniches et quelques rares terrasses émergeant de cette masse. Le domi de sa mère était invisible. Idem pour la Putain à l'ouest. Outre le dôme proprement dit - qui bloquait et absorbait une lueur que Daeman identifia comme celle du couchant -, la zone entourant le cratère s'était métamorphosée en une architecture de glace bleue, flèches, arcs-boutants, stalagmites et complexes mosaïques, dont certains éléments étaient hauts d'une centaine d'étages. Tous ces édifices étaient reliés les uns aux autres par une infinité de passerelles en glace bleue, dont chacune - si délicate fut-elle en apparence - était sans doute plus large que les boulevards de la cité. L'ensemble scintillait d'une myriade de lueurs crépusculaires, et on distinguait des nodules de lumière qui se mouvaient dans les tours, sur les passerelles et à l'intérieur du dôme proprement dit. Doux Jésus, songea Daeman. Si impressionnantes que fussent ces tours de glace étincelantes, qui s'élevaient soixante, quatre-vingts, cent étages au-dessus de la plaque de glace recouvrant la ville, elles pâlissaient à côté du dôme. Haut de deux cents étages au bas mot - seules les tours résidentielles émergeant çà et là sur sa paroi permettaient à Daeman de faire une telle estimation -, le dôme avait un diamètre de trois bons kilomètres et s'étendait au sud jusqu'à ce gigantesque dépotoir que sa mère appelait les Jardins du Luxembourg, au nord jusqu'à l'espace vert baptisé Boulevard Haussman, englobant la tour de la Gare Saint-Lazare où demeurait jadis l'amant de sa mère, et à l'ouest jusqu'à la lisière du Champ-de-Mars, où se dressait la gigantesque Putain aux cuisses ouvertes. Sauf qu'aujourd'hui on ne la voyait point. Le dôme occultait cette statue haute de trois cents mètres. Si je m'étais faxé à l'Hôtel Invalide, je me serais retrouvé là-dedans, se dit-il. À cette seule idée, il fut pris de palpitations plus violentes encore que celles qui l'avaient secoué lors de son escalade, puis il se fit deux autres réflexions, encore plus terrifiantes. La première: Sétébos a bâti cette monstruosité au-dessus du cratère. C'était impossible, mais c'était la vérité. En fait, maintenant que la lueur du couchant commençait à s'estomper, Daeman distinguait un éclat rougeoyant à l'intérieur du dôme de glace - une sourde pulsation qui ne pouvait provenir que du cratère. La seconde: Je dois aller là-bas. Si Sétébos se trouvait encore à Paris-Cratère, c'était là qu'il était tapi. Et si Caliban était ici, il se trouvait dans le dôme. Tremblant soudain de froid - de froid, insista-t-il en lui-même -, Daeman rebroussa chemin, enroula sa corde autour d'une poutre de bambou-trois émergeant de la glace et redescendit dans la crevasse. Il faisait déjà noir au fond de cette étroite ravine de glace - il distingua les premières étoiles dans le ciel - et les seules issues qui s'offraient à lui étaient les étroits tunnels qui le fixaient comme des yeux dans la paroi, des tunnels où l'obscurité serait encore plus soutenue. Jetant son dévolu sur un boyau qui s'ouvrait à hauteur de torse, Daeman y pénétra, sentant une cruelle froidure s'insinuer dans ses mains et ses genoux. Seule la thermopeau lui permettait de survivre. Seul le masque osmotique empêchait l'air de geler dans sa gorge. Avançant à quatre pattes quand il le pouvait, sentant son sac à dos racler le plafond de glace, l'arbalète tendue devant lui, il progressa péniblement vers la lueur rougeoyant au cœur de la cathédrale. 37. Si Hockenberry s'est rendu dans la bulle d'astrogation, c'est pour se confronter à Odysseus, quitte à subir une correction de sa part, mais il finit par prendre une cuite en sa compagnie. Il lui a fallu plus d'une semaine pour rassembler le courage nécessaire à une telle démarche, et lorsqu'il se décide à aller retrouver le seul autre passager humain de la Reine Mab, celle-ci a atteint son point de retournement, et les moravecs l'ont avisé que le spationef se trouvera en gravité zéro vingt-quatre heures durant, après quoi débutera la phase de décélération, au cours de laquelle les bombes se remettront à exploser jusqu'à ce que la pesanteur apparente atteigne à nouveau 1,28 g. Mahnmut et le prime intégrateur Asteague/Che sont venus s'assurer que sa cabine était prête - les coins des meubles sont capitonnés, les objets rangés dans les placards, on lui a fourni sandales Velcro et tapis adaptés -, mais personne n'a averti Hockenberry que l'apesanteur risquait de lui filer le mal de mer. Et ça ne loupe pas. Évidemment. Son oreille interne lui hurle qu'il est en train de chuter, il n'a aucun horizon auquel se raccrocher - sa cabine n'est même pas équipée d'un hublot -, et comme sa salle de bains est conçue pour fonctionner à 1,28 g d'accélération, il a vite fait de maîtriser l'usage des sachets à vomi que Mahnmut s'empresse de lui apporter dès qu'il sent venir une nouvelle crise. Au bout de six heures de nausées, toutefois, le scholiaste commence à se sentir un peu mieux et prend même quelque plaisir à bondir de sa couchette scellée au sol jusqu'à son bureau qui ne l'est pas moins. Puis il demande la permission de quitter sa cabine, permission qui lui est accordée sur-le-champ, et s'amuse comme un petit fou à voler le long des interminables coursives, à bondir de palier en palier sur les larges escaliers, si ridicules dans un monde désormais tridimensionnel, et à se déplacer comme un singe dans le dédale de la salle des machines, sautant d'une prise-crampon à l'autre sans se lasser. Mahnmut ne le perd pas de vue un seul instant, de crainte qu'il ne touche un levier ou oublie que le poids et la masse sont deux notions différentes. Lorsque Hockenberry lui fait part de son désir de voir Odys-seus, le petit moravec lui dit que le Grec se trouve dans la bulle d'astrogation et le conduit jusque-là. Hockenberry sait qu'il devrait prier Mahnmut de les laisser seuls - ce qui va se passer entre les deux hommes, échange de vues ou passage à tabac, relève de la sphère privée -, mais il décide de n'en rien faire. Le moravec ne manquera pas d'intervenir si Odysseus menace de le corriger pour le punir de l'avoir kidnappé sur le champ de bataille. La bulle d'astrogation consiste en une table ronde flottant au sein d'un océan d'étoiles. Trois sièges lui sont reliés, mais Odysseus n'en utilise qu'un seul, s'y cramponnant grâce à ses pieds nus coincés entre les lattes. Chaque fois que la Reine Mab bascule ou pivote sur son axe - ce qu'elle fait fréquemment durant ces vingt-quatre heures de manœuvre -, les étoiles sont prises d'un tournis qui, quelques heures plus tôt, aurait précipité Hockenberry vers ses chers sacs à vomi. À présent, il a l'impression d'avoir passé toute sa vie en chute libre. Odysseus doit être dans les mêmes dispositions, se dit-il, car l'Achéen a vidé trois des dix gourdes de vin attachées à la table par des lanières. Il passe l'une d'elles à son visiteur en la propulsant d'une pichenette et, bien qu'il ait l'estomac vide, Hockenberry ne peut qu'accepter ce qui ressemble à une offre de réconciliation. Qui plus est, ce vin est excellent. — Les artifices le font fermenter et bonifier dans une cave de ce navire sans dieu, explique Odysseus. Bois, ô artifice humain. Rejoins-nous donc, moravec. Mahnmut, qui s'est posé sur l'un des sièges, décline cette proposition d'un signe de sa tête métallique. Hockenberry présente ses excuses à Odysseus, expliquant que c'est à cause de lui qu'il a été embarqué de force dans un frelon, puis à bord de ce vaisseau. Odysseus évacue la chose d'un geste de la main. — J'ai pensé à te tuer, fils de Duane, mais à quoi cela aurait-il servi? Selon toute évidence, les dieux ont décidé que je m'embarquerais pour ce long voyage, et il ne m'appartient pas de défier la volonté des immortels. — Tu crois encore aux dieux? demande Hockenberry en sirotant une longue gorgée de vin capiteux. Même après leur avoir fait la guerre? Le stratège barbu plisse le front, puis sourit en se frottant la joue. — Il est parfois difficile de croire en ses amis, Hockenberry, fils de Duane, mais on doit toujours croire en ses ennemis. En particulier si on a le privilège de compter les dieux parmi eux. Ils boivent en silence pendant une minute. Le vaisseau effectue une nouvelle rotation. Un soleil aveuglant occulte les étoiles l'espace d'un instant, puis elles réapparaissent quand le spationef change d'orientation. L'alcool imbibe Hockenberry d'une chaleur bienfaisante. Il est heureux d'être vivant - sa main se porte à son torse, se pose sur le médaillon TQ mais aussi sur la cicatrice de plus en plus ténue qui lui barre la peau - et, soudain, il se rend compte qu'après avoir vécu dix ans parmi les Grecs et les Troyens, c'est la première fois qu'il a l'occasion de boire un coup et de tailler une bavette avec l'un des héros de Ylliade. Lui qui a passé tant d'années à enseigner cette épopée à ses étudiants! Les deux hommes discutent quelque temps des événements auxquels ils ont assisté avant de quitter la Terre d'Ilium et les contreforts d'Olympos: la fermeture du Trou entre les mondes, l'inégal combat ayant opposé les Amazones aux hommes d'Achille. Le guerrier est surpris de découvrir l'étendue des connaissances du scholiaste en matière d'Amazones, mais Hockenberry s'abstient de lui préciser sa dette envers Virgile. Tous deux s'interrogent sur la tournure que va prendre la guerre, se demandant si les Argiens et les Achéens, de nouveau placés sous le commandement d'Aga-memnon, vont enfin réussir à faire tomber les murailles de Troie. — Agamemnon a peut-être la force nécessaire pour détruire Ilium, dit Odysseus en contemplant les étoiles tournoyantes, mais si cela ne lui suffit pas, ce n'est pas la ruse qui l'y aidera. — La ruse? Cela fait si longtemps qu'Hockenberry parle et pense en grec ancien qu'il lui arrive rarement de s'interroger sur un mot, mais c'est pourtant ce qu'il fait. Odysseus a utilisé le mot dolos, qui signifie bien « ruse » mais peut être interprété de façon péjorative. Odysseus opine. — Agamemnon est Agamemnon - tous le voient pour ce qu'il est, car il ne peut rien de plus. Mais je suis Odysseus, et le monde me connaît pour ma ruse. Entendant à nouveau le mot dolos, Hockenberry comprend qu'Odysseus se vante de son talent pour la ruse, voire la duplicité, qui a naguère poussé Achille à déclarer - Hockenberry était là, ayant endossé l'aspect du vieux Phénix: « Celui-là m'est en horreur à l'égal des portes d'Hadès, qui dans son cœur cache une chose et sur les lèvres en a une autre. » Cette insulte n'était pas tombée dans l'oreille d'un sourd, mais Odysseus avait préféré ne pas réagir. Aujourd'hui, cependant, avec quatre gourdes de vin dans le nez, le fils de Laerte n'hésite pas à louer sa propre intelligence. Hockenberry se demande alors, pour la énième fois: Réussiront-ils à prendre Troie sans Odysseus et son cheval de bois? Il ne peut s'empêcher de sourire en pensant à toutes les nuances du mot dolos. — Pourquoi souris-tu, fils de Duane? J'ai dit quelque chose de drôle? — Non, non, honorable Odysseus, dit le scholiaste. Je pensais à Achille et... Il laisse sa phrase inachevée, de peur de fâcher son interlocuteur. — J'ai rêvé d'Achille cette nuit, dit Odysseus. Sans le moindre effort, il tourne sur lui-même afin d'embrasser du regard la sphère piquetée d'étoiles qui les entoure. La bulle d'astrogation donne également sur la coque de la Reine Mab, mais le métal et le plastique reflètent surtout le firmament. — J'ai rêvé que je parlais avec Achille dans l'Hadès. — Le fils de Pelée est donc mort? demande Hockenberry en ouvrant une nouvelle gourde de vin. Odysseus hausse les épaules. — Ce n'était qu'un rêve. Les rêves ne reconnaissent pas les frontières du temps. J'ignore si Achille est encore de ce monde ou s'il erre déjà parmi les ombres, mais il est certain que l'Hadès sera un jour sa demeure - comme il en va pour chacun de nous. — Ah! fait Hockenberry. Et que t'a dit Achille dans ce rêve? Odysseus tourne à nouveau vers lui ses yeux noirs. — Il voulait que je lui parle de son fils, Néoptolème, il voulait savoir s'il s'était illustré face aux guerriers de Troie. — Et que lui as-tu répondu? — Que je n'en savais rien, que la destinée m'avait emporté loin des murailles d'Ilium avant que Néoptolème ait rejoint nos rangs. Cela n'a pas satisfait le fils de Pelée. Hockenberry acquiesce. Il imagine aisément l'agacement d'Achille. — J'ai tenté de le réconforter, poursuit Odysseus. De lui dire que les Argiens l'honoraient ainsi qu'un dieu à présent qu'il était mort - que toujours les hommes chanteraient ses hauts faits -, mais il n'a rien voulu entendre. — Ah bon? Ce vin n'était pas excellent, il était somptueux. La chaleur s'épanouissait comme une fleur dans le ventre d'Hockenberry, qui avait l'impression de flotter encore plus librement que ne le permettait la gravité zéro. — Non. Il m'a dit de reprendre mes fleurs et de me les carrer dans le cul. Hockenberry recrache son vin en s'esclaffant. Bulles et perles rouges flottent autour de lui. Il veut les chasser de la main, mais elles éclatent et il se retrouve avec les doigts tout poisseux. Odysseus n'a pas quitté les étoiles des yeux. — L'ombre d'Achille m'a dit cette nuit qu'il préférerait être valet de bœufs chez un pauvre fermier, les mains calleuses d'avoir manié le soc plutôt que l'épée, à passer toutes ses journées le nez derrière le cul d'un bestiau, plutôt que d'être le plus valeureux héros de PHadès, voire le souverain de ce royaume, avec des spectres pour sujets. Achille n'apprécie guère la mort. — Non, fait Hockenberry, cela ne m'étonne guère. Odysseus fait une pirouette, agrippe le dossier de son siège et fixe le scholiaste. — Je ne t'ai jamais vu te battre, Hockenberry. Est-ce que tu te bats quelquefois? — Non. Odysseus opine. — Voilà qui est sage, très sage. Tu dois être issu d'une lignée de philosophes. — Mon père s'est battu. Hockenberry est tout surpris de voir affluer ces souvenirs. Pour autant qu'il le sache, il n'a pas une seule fois pensé à son père durant les dix années de sa seconde vie. — Où cela? demande Odysseus. Lors de quelle bataille? Peut-être que j'y ai participé. — À Okinawa. — Je ne connais point cette bataille. — Mon père lui a survécu, dit Hockenberry, la gorge serrée. Il était tout jeune. Il avait dix-neuf ans. Il était dans les Marines. Il est rentré à la maison la même année, et je suis né trois ans après. Il ne parlait jamais de cela. — Il ne s'est jamais vanté de son courage, il n'a jamais décrit la bataille à son fils? demande Odysseus, incrédule. Pas étonnant que tu sois devenu un philosophe plutôt qu'un guerrier. — Il n'en parlait jamais. Je savais qu'il avait fait la guerre, mais je n'ai appris que plus tard qu'il avait participé à la bataille d'Okinawa, lorsque j'ai lu de vieilles citations rédigées par son officier supérieur, un lieutenant à peine plus âgé que lui. J'ai trouvé ces documents, ainsi que ses médailles, dans un coffre après sa mort. J'étais sur le point de décrocher mon doctorat en lettres classiques et je savais comment mener des recherches, si bien que j'ai découvert pas mal de choses sur la bataille qui a valu à mon père d'être décoré d'un Purple Heart et d'une Silver Star. Odysseus ne l'interroge pas sur ces étranges récompenses. Il se contente de lui demander: — Ton père s'est-il bien conduit, fils de Duane? — Je le pense. Il a été blessé à deux reprises le 20 mai 1945, alors qu'il tentait de prendre un lieu dénommé Sugar Loaf Hill, sur l'île d'Okinawa. — Je ne connais point ce lieu, je te le répète. — Cela ne m'étonne guère. Cette île est très éloignée d'Ithaque. — Combien de guerriers ont pris part à cette bataille? — Dans le camp de mon père, on comptait cent quatre-vingt-trois mille combattants, répond Hockenberry, qui s'abîme à son tour dans la contemplation des étoiles. Plus de seize cents navires ont été nécessaires pour acheminer cette armée sur l'île d'Okinawa. Cent dix mille soldats ennemis les y attendaient, retranchés dans la roche et dans le corail. — Il n'y avait donc pas de cité à assiéger? Depuis le début de leur conversation, c'est la première fois qu'Odysseus semble intéressé par les propos du scholiaste. — Non, pas de cité à proprement parler. Ce n'était qu'une bataille parmi tant d'autres, dans le contexte d'un conflit global. Les guerriers ennemis voulaient tuer les nôtres afin de les empêcher d'envahir leur royaume insulaire. Nos soldats les ont occis de toutes les façons possibles - ils les ont brûlés dans leurs grottes, ils les y ont enterrés vivants. Sur cent dix mille Japonais, mon père et ses camarades en ont tué plus de cent mille. (Il boit un coup.) Les Japonais étaient alors nos ennemis. — Une victoire glorieuse, commente Odysseus. Hockenberry émet un petit bruit. — Les nombres que tu récites - les hommes comme les navires - me rappellent notre guerre contre les Troyens, reprend l'Argien. — Oui, la ressemblance est indéniable. Sans parler de la férocité des combats. Des combats singuliers, jour et nuit, sous la pluie, dans la boue. — Ton père est-il revenu avec un riche butin? Des esclaves? De l'or? — Il a rapporté un sabre de samouraï - celui d'un officier ennemi -, mais il l'a enfermé dans son coffre et ne me l'a jamais montré durant mon enfance. — Parmi les camarades de ton père, combien ont été envoyés dans l'Hadès? — Douze mille cinq cent vingt Américains ont péri, fantassins et marins confondus, répond Hockenberry, qui a gravé ces chiffres dans son esprit d'érudit... et dans son cœur de fils. Les blessés étaient au nombre de trente-trois mille six cent trente et un. L'ennemi, comme je l'ai déjà dit, a perdu plus de cent mille hommes, qui ont péri brûlés vifs et enterrés vivants dans les cavernes et les terriers qu'ils s'étaient creusés. — Nous autres Achéens avons perdu plus de vingt-cinq mille camarades devant les murailles d'Ilium, dit Odysseus. Les Troyens ont célébré les funérailles d'un nombre au moins égal de leurs soldats. — Oui, fait Hockenberry avec un petit sourire, mais votre guerre a duré une dizaine d'années. La bataille d'Okinawa n'a duré que quatre-vingt-dix jours. Le silence se fait. La Reine Mab effectue une nouvelle rotation, aussi souple, aussi majestueuse qu'un mammifère marin roulant sur lui-même en nageant. Le soleil les éblouit un bref moment, les obligeant tous deux à se protéger les yeux, puis les étoiles reviennent occuper le ciel. — Je m'étonne de n'avoir jamais entendu parler de cette guerre, dit Odysseus en tendant une nouvelle gourde au scholiaste. Mais tu dois être fier de ton père, fils de Duane. Ton peuple a dû fêter les vainqueurs comme des dieux. On a dû composer en leur honneur des épopées qui seront chantées pendant des siècles. Les noms de ces valeureux guerriers seront familiers aux petits-enfants de leurs petits-enfants, les aèdes chanteront sans se lasser leurs combats les plus éprouvants, leurs morts les plus héroïques. — En fait, dit Hockenberry en avalant une goulée de vin, la quasi-totalité de mon peuple a déjà tout oublié de cette bataille. Tu reçois tout ceci? demande Mahnmut sur le faisceau cohérent. Oui. Orphu d'Io se trouve sur la coque de la Reine Mab, ainsi que tous les autres moravecs configurés pour le vide spatial, profitant des vingt-quatre heures de gravité zéro pour procéder à des inspections et réparer les dégâts infligés par les micrométéorites, les éruptions solaires et les bombes à fission qui leur servent de moyen de propulsion. Il est certes possible d'effectuer de tels travaux pendant le reste du trajet - Orphu a fait plusieurs sorties durant les deux semaines écoulées, se déplaçant sur les échelles et les galeries aménagées à cet effet -, mais l'Ionien a publiquement déclaré qu'il ne goûtait guère la sensation de se trouver sur la façade d'un immeuble de cent étages, auquel l'accélération conférait un haut et un bas nettement perceptibles. Hockenberry a l'air saoul, dit-il à Mahnmut. Tu ne te trompes pas, répond celui-ci. Le vin qu'Asteague/Che a fait reproduire par la coquerie est un breuvage puissant, élaboré à partir d'un échantillon de vin médique «prélevé » dans la cave d'Hector. Ça fait des années qu'Hockenberry en consomme en compagnie des Grecs et des Troyens, mais le plus souvent avec modération - les Grecs ont l'habitude de le couper d'eau. Parfois, ils y ajoutent même un peu de sel, voire de la myrrhe. Ça, c'est barbare ou je ne m'y connais pas, raille Orphu. En plus, notre scholiaste n'a rien mangé depuis qu'il a souffert du mal de l'espace, alors il ne risque pas de rester sobre en gardant l'estomac vide. Il va sûrement nous faire une nouvelle crise. Dans ce cas, émet Mahnmut, c'est à ton tour de lui apporter une provision de sacs. Ça fait vingt-quatre heures que je lui tiens la main chaque fois qu'il dégobille. Zut! J'aimerais vraiment me charger de cette corvée, mais je ne pense pas que les coursives des niveaux humains soient assez larges pour me laisser passer. Un instant. Ecoute ça. — Aimes-tu les jeux, fils de Duane? — Les jeux? répète Hockenberry. Quel genre de jeux? — Les jeux auxquels on se livre lors d'une célébration, ou après des funérailles. Les jeux que nous aurions organisés en l'honneur de Patrocle, par exemple, si Achille avait accepté son trépas et nous avait autorisés à tenir une cérémonie à sa mémoire. Hockenberry reste silencieux une minute, puis demande: — Tu veux parler du lancement du disque, du javelot... ce genre de chose? — Oui, fait Odysseus. Plus la course de chars. La course à pied. La lutte et le pugilat. — J'ai vu les matchs de pugilat que vous organisiez dans votre campement, à proximité des nefs noires, dit Hockenberry d'une voix qui commence à graillonner. Les hommes se battent les poings enveloppés de courroies de cuir. Rire d'Odysseus. — Que voudrais-tu qu'ils fassent, fils de Duane? Qu'ils les protègent avec des coussins? Hockenberry fait celui qui n'a pas entendu. — L'été dernier, j'ai vu Épéios affronter une douzaine d'hommes, leur cassant le nez, les côtes ou les mâchoires. Il relevait tous les défis qu'on lui lançait et il s'est battu de midi à minuit. Odysseus sourit de toutes ses dents. — Je me rappelle ces combats. Personne n'a résisté au fils de Panopée ce soir-là, et pourtant ils furent nombreux à tenter leur chance. — Deux de ses adversaires ont péri. Odysseus hausse les épaules et sirote un peu de vin. — Diomède avait entraîné contre lui Euryale, fils de Mécistée, un officier d'Argolide. Il le faisait courir chaque matin avant l'aurore, et l'encourageait à se durcir les poings en frappant des quartiers de bœufs fraîchement abattus. Mais Épéios l'a sonné en vingt reprises ce soir-là. Diomède a dû le traîner hors de l'arène, et les orteils de ce pauvre Euryale ont laissé dix sillons dans le sable. Mais il a survécu et, la prochaine fois, ce crétin pensera à ne pas baisser sa garde. — « La boxe est une sale entreprise, cite Hockenberry, et si on la pratique assez longtemps, on a la tête qui se transforme en music-hall jouant en permanence de la musique chinoise. » Odysseus éclate de rire. — Très drôle! Qui a dit cela? — Un sage du nom de Jimmy Cannon1. — Mais qu'est-ce que la musique chinoise? demande Odysseus sans cesser de glousser. Et un music-hall? — Peu importe. Tu sais, durant toutes les années que j'ai passées à observer la guerre, je ne me souviens pas qu'Epéios se soit jamais distingué lors d'une aristeia - d'un combat singulier sur le champ de bataille. 1. Journaliste et commentateur sportif américain (1910-1973). Il fut également correspondant de guerre et suivit Patton en Europe. (N.d.T.) — En effet, acquiesce Odysseus. Il reconnaît lui-même qu'il n'a rien d'un foudre de guerre. Il faut un certain type de courage pour affronter un homme à mains nues, et un autre pour lui planter sa javeline dans le ventre, puis la retirer afin d'en faire ressortir ses tripes pour qu'elles choient sur le sable comme de l'ordure. — Mais toi, tu en es capable, déclare Hockenberry d'une voix neutre. — Oh! oui. Telle est la volonté des dieux. Je fais partie d'une génération d'Achéens dont Zeus a décrété qu'ils se feraient la guerre sans trêve ni repos, de la jeunesse à l'âge d'homme, jusqu'à ce qu'ils aient tous péri, tous jusqu'au dernier. Un optimiste, notre Odysseus, commente Orphu. Un réaliste, rétorque Mahnmut. — Mais tu parlais des jeux, dit Hockenberry. Je t'ai vu combattre et gagner à la lutte. Et aussi à la course à pied. — Oui, plus d'une fois j'ai remporté la coupe à cette épreuve, alors qu'Ajax devait se contenter du bœuf. Athéné m'a bien aidé - elle faisait un croc-en-jambe à ce balourd afin que je sois le premier à franchir la ligne. Et j'ai aussi triomphé d'Ajax à la lutte, lui glissant un pied derrière le genou pour le faire chuter et le clouant au sol de tout mon poids avant que cet idiot ait compris ce qui lui arrivait. — Est-ce que cela fait de toi son supérieur? demande Hockenberry. — Bien sûr que oui! tonne Odysseus. Que deviendrait le monde s'il n'y avait pas Vagôn - l'éternel combat entre les hommes - pour décider d'une hiérarchie du genre humain? Car il en va des hommes comme des choses: il n'y en a pas deux qui soient semblables. Comment pourrions-nous juger de notre qualité si le combat et la compétition ne nous permettaient pas de trier l'excellence de la médiocrité? Quels sont les jeux dans lesquels tu excelles, Hockenberry? — J'ai tenté de pratiquer l'athlétisme quand j'étais bizuth, dit Hockenberry. On ne m'a même pas sélectionné. — Eh bien, je dois avouer que je puis tenir ma place à tous les jeux des braves, mais c'est l'arc en bois fin que je manie le mieux. Entre tous mes camarades, c'est ma flèche qui la première atteint son homme en la cohue des ennemis, quand même cent compagnons autour de moi tirent leur arc. Si j'étais prêt à suivre Achille et Hector dans leur guerre contre les dieux, c'est en partie parce que j'avais envie de me mesurer à Apollon - tout en sachant au fond de moi que c'était pure folie. Chaque fois qu'un mortel veut rivaliser avec un dieu en archerie - voir ce pauvre Eurytos, roi d'Œchalie -, il est sûr de souffrir une mort subite et de ne pas vieillir en son palais. Et jamais je n'oserais défier le dieu à l'arc d'argent à moins d'avoir en main le plus puissant de mes arcs, et je ne l'emporte jamais quand je m'embarque pour la guerre à bord d'une nef noire. Cet arc orne le mur de ma demeure. Je le tiens d'Iphitos, qui me l'a offert en gage d'hospitalité lors de notre première rencontre, et il le tenait de son père, le valeureux Eurytos en personne. J'aimais bien Iphitos, et je m'en veux de lui avoir donné une épée et une lance ordinaires en échange de cet arc, le plus beau du monde. Iphitos a péri des mains d'Héraclès avant que j'aie pu le connaître vraiment. » Quant à la javeline, je la lance aussi loin qu'un archer lance une flèche. Tu m'as vu pratiquer la lutte et le pugilat. Quant à la course... oui, tu m'as vu battre Ajax, j'ai suffisamment d'endurance pour courir des heures sans jamais régurgiter mon petit déjeuner, mais lorsqu'il s'agit de rapidité pure, j'ai besoin de l'intervention d'Athéné pour ne pas être distancé par les meilleurs. — J'aurais dû être sélectionné, marmonne Hockenberry. Les épreuves d'endurance, c'était mon fort. Mais ce crétin de Brad Muldorff - on l'appelait Coin-Coin - a été choisi à ma place. — L'échec a goût de bile et de vomi de chien, déclare Odys-seus. Honte à l'homme qui s'habitue à ce goût-là. (Il incline la tête en arrière pour avaler une goulée de vin, puis essuie sa barbe maculée de gouttelettes.) J'ai rêvé que je rencontrais Achille dans les sombres cavernes de l'Hadès, mais j'aurais préféré avoir des nouvelles de mon fils Télémaque. Si les dieux m'envoient des rêves, pourquoi n'y retrouvé-je pas mon fils? Ce n'était qu'un enfant lorsque je l'ai quitté - un garçon timoré qui attendait d'être mis à l'épreuve -, et j'aimerais savoir s'il est devenu un homme ou bien l'une de ces femmelettes qui s'incrustent chez leurs supérieurs, cherchent une femme riche à marier, foutent les petits garçons et jouent de la lyre toute la journée. — Nous n'avons jamais eu d'enfant, dit Hockenberry en se frictionnant le front. Du moins, je ne le crois pas. Les souvenirs de ma vraie vie sont flous et confus. Je suis pareil à un navire coulé qu'on vient de renflouer mais où il reste encore de l'eau - on en a pompé juste assez pour assurer la flottaison. Il y a encore trop de cabines englouties. Vu le regard que lui jette Odysseus, non seulement il ne comprend goutte à son discours, mais en outre, il n'a aucune envie de recevoir des éclaircissements. Soudain, Hockenberry regarde le roi grec droit dans les yeux. — Réponds à cette question si tu le peux... qu'est-ce que ça veut dire, être un homme? — Être un homme? répète Odysseus. Il ouvre les deux dernières outres de vin et en tend une au scholiaste. — Voui... pardon, oui. Être un homme. Devenir un homme. Dans mon pays, le seul rite de passage digne de ce nom, c'est le permis de conduire... ou alors le dépucelage. Odysseus opine. — C'est un événement des plus importants. — Mais ça ne peut pas se limiter à ça, fils de Laerte! Qu'est-ce qu'il faut pour être un homme... ou un être humain en général, d'ailleurs? Voilà qui s'annonce passionnant, dit Mahnmut à Orphu. Moi-même, je me suis souvent posé cette question - et pas seulement lorsque je cherchais à comprendre les sonnets de Shakespeare. Nous nous la sommes tous posée, réplique Orphu. Nous qui sommes obsédés d'humanité. C'est-à-dire nous tous, tous les moravecs, vu que notre programmation et notre ADN nous conduisent à étudier nos créateurs et à tenter de les comprendre. — Être un homme? répète à nouveau Odysseus, d'une voix empreinte de sérieux mais aussi d'une certaine distraction. Pour le moment, je dois aller pisser. Dois-tu aller pisser, Hockenberry? — Je veux dire, reprend le scholiaste, c'est peut-être une question de consistance. (Il doit s'y reprendre à deux fois pour prononcer ce mot.) De con-sis-tan-ce. Je veux dire, considérons vos Jeux olympiques. Oui, considérons-les! — L'autre moravec m'a conseillé de pisser dans ces latrines, car elles peuvent aspirer la pisse même lorsqu'elle flotte, comme en ce moment même, mais j'ai un mal fou à ne pas projeter des gouttes un peu partout, pas toi, Hockenberry? — Douze cents ans, vos Jeux olympiques ont tenu douze cents ans, poursuit l'intéressé. Cinq jours d'épreuves tous les quatre ans, pendant douze cents ans, jusqu'à ce qu'un empereur romain intégriste les abolisse. Douze cents ans! Peu importaient les famines et les sécheresses, les pestes et autres épidémies. Tous les quatre ans, les guerres s'interrompaient et les athlètes du monde entier convergeaient sur Olympie pour rendre hommage aux dieux et se mesurer à la course de chars, à la course à pied, à la lutte, au lancement du disque et du javelot, et enfin au pancrace - cet étrange mélange de catch et de kickboxing que je ne connais que par les textes et dont tu n'as même jamais entendu parler, je le parierais. Douze cents ans, fils de Laerte! Quand mon peuple a ressuscité les Jeux, on n'est pas arrivé à tenir cent ans sans qu'ils soient annulés pour cause de guerre mondiale, boycottés par l'une ou l'autre grande puissance pisse-vinaigre, et on a même vu des terroristes massacrer des athlètes juifs... — Pisse-vinaigre, oui, dit Odysseus, qui s'accroche à sa gourde et tourne sur lui-même, prêt à regagner sa cabine. Faut que j'aille pisser. Reviens tout de suite. — Peut-être que la seule chose consistante, c'est ce qu'a dit Homère: « Rien ne vaut le festin, la cithare et la danse, le linge toujours frais, les bains chauds et l'amour. » — Qui c'est, Homère? demande Odysseus, immobile devant la porte en iris de la bulle d'astrogation. — Tu ne peux pas le connaître, répond Hockenberry en avalant une nouvelle gorgée. Mais tu sais quoi... Il s'interrompt. Odysseus est parti. Après avoir franchi le sas du niveau médical, Mahnmut s'attache par souci de sécurité, bien qu'il soit équipé d'un réacteur dans son sac à dos, et emprunte une série de passerelles, d'échelles et de câbles courant sur la coque de la Reine Mab. Il trouve Orphu d'Io en train de souder une rustine sur les portes de la soute où repose La Dame noire, nichée sous les ailes repliées de sa navette. — J'aurais aimé en apprendre davantage, déclare Mahnmut sur leur canal radio privé. — La plupart des conversations sont frustrantes, rétorque Orphu. Les nôtres n'échappent pas à la règle. — Mais, en général, nous ne sommes pas bourrés lorsque nous causons. — Étant donné que les moravecs n'ont pas pour habitude d'ingérer de l'alcool, que ce soit pour se stimuler ou se déprimer, tu as théoriquement raison. (Les étincelles du fer à souder illuminent la coque, les pattes et les capteurs d'Orphu.) Mais il nous est déjà arrivé de discuter alors que tu souffrais d'une crise d'hypoxie, d'épuisement généralisé et même - comme diraient les humains - de trouille bleue, si bien que l'échange décousu entre Odysseus et Hockenberry n'avait rien de nouveau à mes oreilles... ou plutôt à mes capteurs. — Selon Proust, que faut-il pour être humain... et pour être un homme, d'ailleurs? s'enquiert Mahnmut. — Ah! Proust, ce monsieur si barbant. Justement, je le relisais pas plus tard que ce matin. — Tu m'as dit un jour qu'il a suivi plusieurs chemins pour parvenir à la vérité. Mais je ne me souviens plus s'il y en avait trois ou quatre. En fait, j'ai l'impression que tu ne le savais pas toi-même. Ou alors, tu avais perdu le fil de ta propre argumentation. — Non, gronde Orphu. Je voulais être sûr que tu me suivais, c'est tout. — Tu parles. Ça ressemblait davantage à un malaise moravec. — Ce ne serait pas la première fois. Lorsqu'un moravec entame son deuxième ou troisième siècle d'existence, il est fréquent que son cerveau organique ou ses banques de mémoires cybernétiques souffrent d'une saturation de données. — Enfin, soupire Mahnmut, ça m'étonnerait que les idées de Proust sur la nature humaine soient compatibles avec celles d'Odysseus. Quatre des membres pluriarticulés d'Orphu sont mobilisés par son travail de soudure, mais il réussit à remuer les deux autres. — Si tu te souviens bien, l'amitié - voire l'amour - était l'un de ces chemins. Ce qui le rapproche à la fois d'Odysseus et de notre cher scholiaste. Mais le narrateur de Proust découvre ensuite que sa vocation n'est autre que l'écriture, qui lui permet d'étudier les nuances sous-jacentes aux nuances de sa vie. — Sauf qu'il avait auparavant écarté le chemin de l'art, contre Mahnmut. Si je me souviens bien, il a fini par conclure que l'art ne le mènerait point à la vérité. — Il découvre que l'art est une authentique forme de création, déclare Orphu. Tiens, écoute cet extrait du Côté de Guermantes: «Les gens de goût nous disent aujourd'hui que Renoir est un grand peintre du xviif siècle. Mais en disant cela ils oublient le Temps et qu'il en a fallu beaucoup, même en plein XIXe, pour que Renoir fût salué grand artiste. Pour réussir à être ainsi reconnus, le peintre original, l'artiste original procèdent à la façon des oculistes. Le traitement par leur peinture, par leur prose, n'est pas toujours agréable. Quand il est terminé, le praticien nous dit: Maintenant regardez. Et voici que le monde (qui n'a pas été créé en une fois, mais aussi souvent qu'un artiste original est survenu) nous apparaît entièrement différent de l'ancien, mais parfaitement clair. Des femmes passent dans la rue, différentes de celles d'autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir où nous nous refusions jadis à voir des femmes. Les voitures aussi sont des Renoir, et l'eau, et le ciel: nous avons envie de nous promener dans la forêt pareille à celle qui, le premier jour, nous semblait tout excepté une forêt, et par exemple une tapisserie aux nuances nombreuses mais où manquaient justement les nuances propres aux forêts. Tel est l'univers nouveau et périssable qui vient d'être créé. Il durera jusqu'à la prochaine catastrophe géologique que déchaîneront un nouveau peintre ou un nouvel écrivain originaux. » Et il explique ensuite que les écrivains font la même chose, Mahnmut: ils font exister de nouveaux univers. — Il ne parle quand même pas de façon littérale. Un écrivain ne fait pas exister de vrais univers. — Je crois bien que si, répond Orphu sur le ton le plus sérieux que Mahnmut lui ait jamais connu. As-tu suivi les mesures de flux quantique qu'Asteague/Che nous communique sur le canal général? — Non, pas vraiment. La théorie quantique me barbe. — Ce n'est plus de la théorie. Depuis que nous avons entamé ce voyage, l'instabilité quantique entre Mars et la Terre, voire dans le système solaire tout entier, n'a cessé de croître. La Terre est au centre de ce flux. On dirait que toutes les matrices de probabilité spatio-temporelles viennent d'entrer dans un vortex, dans une région de chaos auto-induit. — Quel rapport avec Proust? Orphu désactive son fer à souder. La rustine métallique est impeccablement fixée. — Quelqu'un ou quelque chose fout le bordel dans les mondes, peut-être même dans les univers. Si l'on procède à une analyse mathématique de ces données quantiques, le résultat tend à prouver que plusieurs espaces de Calabi-Yau distincts tentent de coexister en une seule brane. Comme si de nouveaux mondes cherchaient à exister - comme si un génie singulier cherchait à les faire exister, ainsi que le suggère Proust. Quelque part à bord de la Reine Mab, des tuyères invisibles s'activent et la masse splendide mais mal dégrossie d'acier et de buckycarbone noir bascule et chavire. Mahnmut empoigne une prise-crampon, sentant ses pieds s'éloigner des trois cents mètres et quelques du spationef qui se prend pour un acrobate de cirque. Le soleil inonde les deux moravecs, puis disparaît derrière les gigantesques plateaux pousseurs. Mahnmut règle ses filtres polarisés, revoit les étoiles et sait qu'Orphu, bien qu'aveugle à leur éclat, capte leur incessant babillage radio. Ce chœur thermonucléaire, ainsi qu'il l'a naguère formulé. — Orphu, mon ami, serais-tu en train de virer religieux? Le grondement de l'Ionien frise le subsonique. — Si tel est le cas - et si Proust a raison, s'il suffit pour créer un univers qu'un esprit de génie se concentre sur cette tâche -, alors je ne souhaite point rencontrer le créateur de notre réalité actuelle. C'est là l'œuvre d'un esprit maléfique. — Je ne vois pas comment ce... Mahnmut laisse sa phrase inachevée: un signal vient de retentir sur le canal général. — C'est quoi, le code douze-zéro-un? — La masse de la Mab vient de diminuer de soixante-quatre kilogrammes, annonce Orphu. — Évacuation d'urine et autres déjections? — Pas tout à fait. Notre ami Hockenberry vient de se téléporter. Hockenberry n'est pas en état de se TQ où que ce soit - nous aurions dû l'en empêcher. On ne peut pas laisser partir comme ça un ami bourré comme il l'était... Mahnmut décide de garder sa réaction pour lui. — Tu as entendu ça? demande Orphu l'instant d'après. — Quoi donc? — Je surveille la bande radio en permanence. Nous venons de braquer l'antenne principale sur la Terre - sur l'anneau polaire, pour être précis -, et elle a capté une émission maser modulée qui nous est destinée. — Et que dit cette émission? Mahnmut sent son cœur organique battre plus fort. Il décide de ne pas réguler le flot d'adrénaline qui déferle sur lui. — Oui, fait Orphu, cela provient bien de l'anneau polaire, trente-cinq mille kilomètres au-dessus de la surface. C'est un message prononcé par une voix féminine. Celle-ci se contente de répéter en boucle: « Amenez-moi Odysseus. » 38. En pénétrant sous le dôme de glace bleue, Daeman entendit les échos susurrés de murmures et de chants. — Pense-t-il, Lui l'a créé, avec le feu qui la vaut, un ceil-de-feu dans une balle d'écume, qui flotte et se repaît! Pense-t-il, Il a chassé, veillé de cet œil bridé aux cils blancs, au clair de la lune; et la pie à la langue si longue, qui fouille la glèbe en quête de vers, et dit des mots tout simples quand trouve son trésor, mais ne veut point dévorer des fourmis; et les fourmis, les fourmis qui ont bâti un mur de graines et protégé leurs tanières de brindilles dressées... Il a créé tout cela et davantage, créé tout ce que nous voyons, et nous-mêmes, par dépit: sinon, comment? Daeman reconnut aussitôt cette voix: Caliban. Les échos de ce murmure sibilant résonnaient sur les murs de glace bleue, dans les tunnels de glace bleue, et ils semblaient venir de partout et de nulle part, terrifiants de par leur proximité et rassurants de par leur éloignement. Et cette voix unique se multipliait pour former un chœur, une multitude de voix en parfaite et terrible harmonie. Plus terrifié qu'il ne l'aurait cru - beaucoup plus terrifié qu'il ne l'aurait imaginé -, Daeman baissa la tête et émergea du tunnel de glace pour déboucher sur une mezzanine de glace. Après avoir rampé pendant une bonne heure, parfois contraint de rebrousser chemin lorsqu'un boyau se rétrécissait pour finir en cul-de-sac, parfois butant au détour d'un tunnel sur une paroi ou une cheminée d'une hauteur désespérante, sentant de temps à autre son sac à dos racler le plafond, et le défaisant alors pour le pousser devant lui avec son arbalète, voilà qu'il arrivait enfin au cœur de la cathédrale de glace. Daeman ignorait tout des mots antiques qui lui auraient été nécessaires pour décrire l'espace s'offrant à son regard, et qu'il découvrait depuis l'une des centaines de mezzanines accrochées à la paroi incurvée du dôme, mais s'il les avait assimilés par siglage, il n'aurait eu que l'embarras du choix parmi eux: spires, dôme, arcades, arcs-boutants, abside, nef, basilique, chœur, porche, chapelle, rosace, alcôve, colonnade, autel. Chacun d'eux s'appliquait à l'un ou l'autre des éléments du décor, et il en aurait fallu bien d'autres pour rendre justice à celui-ci. Oui, bien d'autres. Pour autant qu'il pouvait en juger, l'espace qu'il avait devant lui s'étendait sur quinze cents mètres, et six cents mètres séparaient le sol rougeoyant de l'apex d'un bleu soutenu. Ainsi qu'il l'avait deviné quelque temps plus tôt, Sétébos avait recouvert la totalité du cratère qui avait donné son nom à la ville, et il s'en dégageait une lueur rouge et palpitante, qui évoquait un gigantesque cœur battant. Daeman ignorait s'il s'agissait d'une activité volcanique naturelle, le magma remontant des profondeurs où un trou noir avait jadis violé l'intimité de la Terre, ou si Sétébos appelait à lui chaleur et lumière afin de les exploiter. Le reste du dôme était coloré de nuances qu'il aurait été incapable de décrire: un camaïeu de rouges autour du cratère, des orangés irisés et subtils sur le sol et au pied des parois, des veines d'écarlate parcourant les arcs-boutants et les stalagmites jaune orangé, et un dégradé vers des couleurs plus froides sur toute la hauteur des immenses piliers. Quant aux murs, aux colonnes, aux tendons et aux tours, tous d'un bleu glacial, ils étaient constellés de lueurs vertes et d'étincelles jaunes, nervures de pulsations rouges courant comme des décharges électriques, sans parler des éclairs multicolores qui reliaient diverses sections de la cathédrale comme l'auraient fait des dendrites en pleine activité. La coque du dôme était par endroits si mince que la lumière du jour finissant illuminait des rosaces à l'ouest. L'apex était quasiment transparent et permettait d'entrevoir un ovale de ciel indigo où frémissaient les premières étoiles floues. Le plus curieux, c'étaient les centaines de croix gravées sur la paroi au-dessus du sol, et dont chacune faisait un peu moins de deux mètres de haut. Elles s'étalaient sur tout le pourtour du dôme et, en se penchant depuis sa mezzanine, Daeman en aperçut d'autres au-dessous de lui, comme gravées au fer dans la glace bleue. On aurait dit des niches métalliques désertées par leurs occupants, que la lueur du cratère éclairait d'une nuance de rouge. Le sol était lui aussi fort encombré. Un peu partout se dressaient des stalagmites barbelées et des spires rugueuses, qui allaient parfois jusqu'à effleurer le plafond - dessinant ainsi de majestueuses colonnades bleues. Les zones qui les séparaient, loin d'être lisses, étaient parcourues de nervures et parsemées de petits cratères d'où montaient des fumerolles. Le gaz, la vapeur et la fumée y mêlaient leurs volutes, et Daeman perçut un parfum de soufre sur les courants d'air tiède. Au centre du cercle rougeoyant s'ouvrait un grand cratère aux parois en dents de scie, bordé d'escaliers de glace bleue et piqueté de solfatares. Ce cratère au-dessus du cratère semblait empli à ras bord de pierres blanches et rondes, que Daeman finit par identifier comme des crânes humains; ils se comptaient par dizaines de milliers, pour la plupart enfouis sous la masse qui occupait le cratère. L'ensemble évoquait le nid d'une entité monstrueuse, une entité formée d'un tissu cérébral gris, aux multiples circonvolutions, grouillant d'une myriade de paires d'yeux, de bouches et d'orifices s'ouvrant et se refermant sans la moindre synchronisation, une entité qui reposait sur une vingtaine de mains titanesques - lesquelles déplaçaient cette masse de temps à autre, comme pour lui assurer une position plus confortable -, et Daeman distingua d'autres mains, bien plus grandes que la chambre qu'il occupait à Ardis, des mains fixées à l'extrémité de tentacules poussant à même la matière grise et cramponnées au sol rougeoyant. Certaines d'entre elles étaient si proches de lui qu'il vit à l'extrémité de leurs doigts une multitude de pointes ou de crochets noirs et barbelés. Chacun de ces appendices - des poils transfigurés? - était plus long que le poignard passé à sa ceinture, et ils permettaient aux doigts de s'incruster dans la glace bleue. Ces mains allaient partout, grimpaient partout - sur la pierre, la glace et l'acier - grâce à ces crampons noirs auxquels aucune matière ne résistait. La cervelle qu'était Sétébos avait crû dans des proportions considérables depuis que Daeman l'avait vue émerger du Trou dans le ciel, moins de deux jours plus tôt; il avait estimé sa longueur à trente mètres et elle approchait désormais la centaine, sa hauteur atteignant trente mètres en son centre, là où les circonvolutions s'ouvraient sur une profonde scissure. L'entité débordait de son nid et, chaque fois qu'elle bougeait, on entendait craquer les crânes, comme aurait grincé une paillasse. — Pense-t-il, en Sa gloire on ne voit ni le bien ni le mal, ni tendresse ni cruauté: Il est la force et le Seigneur. Dit-il, Il est terrible: pour preuve, voyez Ses prouesses! La voix sibilante de Caliban coulait le long des parois, témoignage d'une parfaite acoustique, rebondissait sur les solfatares et les ziggourats, puis dans le labyrinthe des tunnels de glace, et elle semblait converger sur Daeman de toutes parts, tel un murmure meurtrier. Tandis que les yeux de Daeman s'habituaient à la pénombre rougeoyante et à l'échelle du vaste hémisphère, il aperçut des créatures qui se mouvaient autour du nid de Sétébos, qui trottinaient à quatre pattes sur les marches menant à la cervelle, redescendant en position debout, porteuses de cosses ovoïdes qui luisaient d'un écœurant éclat laiteux. Daeman crut un instant qu'il s'agissait de voynix - il en avait vu des douzaines au cours de son long périple dans le dédale de glace, pas des voynix indemnes quoique gelés comme il en avait rencontré au début, mais des cadavres étripés, une carapace évidée ici, une patte ou une bosse déchiquetée là, un bras hérissé de lames un peu plus loin -, mais il plissa les yeux et vit que les serviteurs qui s'activaient au milieu des plumets de fumée n'étaient pas des voynix. Ils étaient identiques à Caliban. Des calibani, se dit-il. Il avait découvert leur existence un an auparavant, alors qu'il traversait le Bassin méditerranéen en compagnie de Savi et d'Harman, et il comprit alors la nature de ces croix fixées à la paroi du dôme. Savi les avait appelées des berceaux de rechargement, et Daeman était tombé sur un calibani niché dans l'une de ces croix, nu comme un ver, les bras écartés, et il l'avait cru mort jusqu'à ce que s'entrouvre son œil jaune de félin. À en croire Savi, c'étaient Prospéro et l'entité biosphérique dénommée Ariel qui avaient produit les calibani par ingénierie génétique à partir d'une souche humaine afin d'empêcher les voynix d'envahir le Bassin méditerranéen, ainsi que d'autres régions que Prospéro souhaitait préserver de leur emprise. Daeman jugeait désormais qu'il s'agissait là d'une erreur ou d'un mensonge: les calibani ne provenaient pas du genre humain mais bien du Caliban originel, ainsi que l'avait reconnu Prospéro sur son île orbitale; à l'époque, cependant, Daeman avait demandé à la Juive errante pourquoi les posthumains avaient créé les voynix, vu qu'ils avaient été contraints par la suite - eux ou Prospéro - de créer un autre type de monstre pour les contenir. « Oh! ce ne sont pas eux qui ont créé les voynix, avait-elle répondu. Les voynix viennent d'ailleurs et ils servent un autre maître, qui a ses propres objectifs. » Daeman n'avait pas compris sur le moment, et il ne comprenait toujours pas aujourd'hui. De toute évidence, ces calibani qui s'agitaient sous ses yeux, grouillant sur le cratère telles des fourmis d'un rose obscène pour transporter ces œufs couleur de lait, servaient Sétébos et non Prospéro. Dans ce cas, qui a fait venir les voynix sur Terre? se demanda-t-il. Si les voynix ne sont pas au service de Sétébos, pourquoi s'en prennent-ils à Ardis et aux autres communautés d'humains à l'ancienne? Qui est le maître des voynix? Tout ce dont il était sûr, c'était que la venue de Sétébos à Paris-Cratère avait été un désastre pour les voynix: ceux qui n'étaient pas pris dans les glaces avaient fini évidés comme des crabes. Evidés par qui? Ou par quoi? Deux réponses lui vinrent à l'esprit, et ni l'une ni l'autre n'étaient rassurantes: les voynix avaient succombé sous les griffes et les crocs des calibani, ou alors aux mains de Sétébos. Soudain, Daeman comprit que ce qu'il avait pris pour des nervures sur le sol étaient en fait des tentacules émanant de Sétébos. Ils disparaissaient dans des boyaux ouverts dans la paroi et... Il pivota sur lui-même, le doigt sur la détente de son arbalète. Un bruissement montait du tunnel de glace derrière lui. L'une des mains de Sétébos, trois fois plus grosse que moi, qui s'insinue dans cet étroit passage. Il attendit à croupetons, sentant ses bras tressaillir sous le poids de son arme, mais nulle main ne lui apparut. Toutefois, il entendait bien des échos visqueux en provenance du tunnel. Ces mains sont dans les murs, et sans doute ont-elles gagné les crevasses au-dehors, se dit-il en ordonnant à son cœur de se calmer. Il fait noir dans les tunnels, et la nuit est tombée. Que vais-je faire si je croise une de ces mains? Il avait vu dans la paume de l'une d'elles palpiter une plaie béante: les calibani y enfournaient des quartiers de viande rouge, voynix ou humaine. Il finit par se coucher à plat ventre sur la mezzanine de glace bleue, sentant la froidure de cette substance - il pensait désormais qu'il s'agissait d'une matière organique excrétée par Sétébos - lui pénétrer les chairs à travers sa thermopeau. Je peux fiche le camp d'ici. J'en ai suffisamment vu. Couché à plat ventre, tenant sa ridicule arbalète, baissant la tête pour ne pas être repéré par un groupe de calibani courant à quatre pattes à moins de cent mètres en contrebas, Daeman attendit qu'un semblant de force infuse ses membres de couard afin qu'il puisse fuir à toutes jambes cette cathédrale impie. Je dois aller faire mon rapport à Ardis, déclara la voix de la raison. Je n'ai plus rien à faire ici. Faux, répondit la voix de l'honnêteté - celle qui, un jour, l'entraînerait à sa perte. Tu dois déterminer la nature de ces horribles œufs gris. Les calibani avaient stocké certains des œufs en question au-dessus d'une solfatare distante de moins de cent mètres, un peu à droite de son poste d'observation. Je ne peux pas descendre jusque-là. C'est trop loin. Menteur. Ça fait à peine trente mètres. Tu as assez de cordes et de pitons. Et tu as toujours tes marteaux-piolets. Une fois en bas, tu cours jeter un coup d'œil à ces machins - emportes-en un si tu peux -, ensuite tu remontes ici, et direction la sortie. C'est de la folie. Je serai vulnérable dès que j'aurai posé le pied sur le sol. Ces calibani sont passés entre le nid et ma position. S'ils m'avaient trouvé sur leur route, ils se seraient emparés de moi. Et ils m'auraient dévoré ou conduit à Sétébos. Ils sont partis. Saisis ta chance. Descends, et tout de suite. — Non, fit Daeman, qui se rendit compte qu'il avait parlé à voix haute. Mais, une minute plus tard, il plantait un piton dans la mezzanine, y attachait sa corde, passait son arbalète en bandoulière et entreprenait de descendre avec un luxe de précautions. Bien. Tu te montres courageux, pour une fois, et... Ta gueule, ordonna Daeman à la voix de l'honnêteté, qui était aussi celle de la stupidité. Elle lui obéit. — Conçoit que toutes choses continueront ainsi, et que nous vivrons dans Sa crainte, reprit la voix sibilante. La voix de Caliban et non celle des calibani, Daeman n'en doutait point. La voix de Caliban. Le monstre originel se trouvait quelque part sous le dôme, peut-être derrière Sétébos, de l'autre côté du nid. — Pense-t-il que quelque jour étrange, Sétébos, Notre-Seigneur, Celui qui danse les nuits enténébrées, viendra à nous comme la langue à l'œil, le croc à la gorge - ou alors croîtra comme larve croît en papillon: sinon, nous voilà, et Le voici, et nulle part ne vient secours. Daeman continua de glisser le long de la corde. 39. Dès qu'il se fut téléporté à Ilium, le professeur Thomas Hoc-kenberry, Ph. D., s'était empressé de trouver une venelle pour y vomir tout son soûl. Il y était parvenu sans trop de difficulté, même compte tenu de son état, car l'ex-scholiaste avait passé une dizaine d'années à Troie et dans ses environs, et il avait débarqué dans un endroit qui lui était familier, une ruelle proche des appartements d'Hélène et de Paris. Heureusement, on était en pleine nuit, les échoppes et les tavernes du quartier étaient fermées, et aucune sentinelle n'avait remarqué son arrivée inopinée. Une fois à pied d'oeuvre, il avait vomi tout ce qu'il savait, puis s'était mis à la recherche d'une autre venelle, encore plus sombre et moins fréquentée. Heureusement, on en trouvait plein près du palais de feu Paris - dont Priam avait fait son palais temporaire, sans toutefois en chasser Hélène -, et Hockenberry avait jeté son dévolu sur un étroit et obscur passage, où il s'était allongé sur la paille, s'enveloppant dans la couverture provenant de sa cabine à bord de la Reine Mab, et s'était endormi. Il se réveilla peu après l'aube, souffrant de raideurs et d'une gueule de bois carabinée, et prit aussitôt conscience des bruits qui montaient de la place toute proche et du caractère profondément incongru de sa tenue; il avait rapporté de la Reine Mab une sorte de survêtement gris et des sandales à semelles Velcro, l'idée que se faisaient les moravecs d'un accoutrement masculin du xxie siècle. L'ensemble jurait quelque peu avec les robes, les jambières, les cothurnes, les tuniques, les toges, les capes, les fourrures, les armures en bronze et les pagnes tressés en usage à Ilium. Lorsqu'il fit son entrée sur la place - époussetant la crasse de la nuit et conscient de la différence entre une accélération de 1,28 g et la bonne vieille pesanteur terrestre, qui lui donnait l'impression d'être un jeune homme -, Hockenberry fut surpris de constater qu'elle était presque déserte. En temps normal, c'était l'heure d'affluence au marché, mais on ne voyait presque pas de chalands devant les échoppes, ni de consommateurs à la terrasse des tavernes, et les seules personnes qu'on apercevait à l'autre bout de la place, devant le palais de Priam, anciennement de Paris, étaient les sentinelles en faction devant les portes. Décidant qu'une tenue correcte était plus urgente qu'un petit déjeuner, il se dirigea vers l'échoppe d'un vieux brigand borgne et édenté, coiffé d'un turban rouge, qui officiait à l'ombre d'une loggia. Son étal était le plus grand et le plus varié - les fringues de seconde main s'y mêlaient aux habits prélevés sur les cadavres -, et il marchandait avec autant d'âpreté qu'un dragon rechignant à se séparer de son or. Comme Hockenberry avait les poches vides, il fut contraint de se défaire de son survêtement et de sa couverture, mais ces deux articles étaient tellement exotiques - il raconta au bonhomme qu'il arrivait tout droit de Perse - qu'il put les troquer contre une toge, des cothurnes, une cape en laine rouge ayant appartenu à quelque officier malchanceux, une tunique avec pagne assorti et des sous-vêtements; il exigea de choisir lui-même ces derniers, veillant à ce qu'ils soient vierges de puces à défaut d'être propres. Il eut également droit à une épée quelque peu usagée mais encore affûtée et à deux coutelas, le premier passé à son ceinturon et le second glissé dans une poche cousue à cet effet dans la doublure de la cape. Plus une poignée de pièces de monnaie. En voyant le large sourire édenté de son vendeur, Hockenberry comprit qu'il s'était sans doute fait truander dans les grandes largeurs: le vieux maquignon tirerait un bon prix de son survêtement, à moins qu'il ne l'échange contre un cheval ou un bouclier. Et puis zut. Il aurait pu l'interroger, lui ou ses confrères à moitié endormis, sur la situation à Ilium - pourquoi cette place déserte? où étaient passés les soldats et leurs familles? comment se faisait-il que la ville soit si calme? -, mais il ne tarderait pas à être renseigné. Lorsqu'il se changea derrière la carriole de son vendeur, celui-ci et deux de ses confrères se montrèrent fort intéressés par son médaillon TQ, un marchand de fruits corpulent allant jusqu'à lui en offrir deux cents mesures d'or et trois cents pièces thraces, mais Hockenberry resta inflexible, se félicitant d'avoir pris possession de ses armes avant de se déshabiller. Il se paya un petit déjeuner consistant en une tranche de pain frais, du poisson séché, une part de fromage et une sorte de tisane peu susceptible de lui faire oublier le goût du café, puis il regagna l'abri des ombres et considéra le palais d'Hélène, de l'autre côté de la place. Il pouvait se TQ dans sa chambre. Il l'avait déjà fait. Et si elle s'y trouve, qu'est-ce que je fais? Un coup d'épée et puis s'en va, l'assassin invisible? Mais comment être sûr que les sentinelles ne le verraient pas? Pour la dix millième fois en neuf mois, Hockenberry regretta amèrement la perte de son bracelet de morphing, l'outil de base dont les dieux équipaient tous leurs scholiastes - Hockenberry, Nightenhelser et tous leurs collègues hélas disparus - et qui permettait à ceux-ci de manipuler la réalité quantique, déplaçant la personne de leur choix pour endosser non seulement son apparence mais aussi son essence au niveau quantique. C'était ainsi que le corpulent Nigh-tenhelser avait pu se morpher en un frêle adolescent sans violer la règle de conservation de la masse, qu'Hockenberry s'était jadis fait expliquer par un scholiaste à l'esprit scientifique. Bon, Hockenberry n'avait plus son bracelet de morphing - il avait dû l'abandonner à Olympos, ainsi que son taser, son micro directionnel et son impacto-armure -, mais il conservait encore le médaillon TQ. Il toucha le disque doré posé contre son torse et... hésita. Que ferait-il une fois face à Hélène de Troie? Il n'en avait aucune idée. Il n'avait jamais tué personne - et il était question ici de la plus belle femme qu'il ait jamais aimée, de la plus belle femme qu'il ait jamais vue, presque aussi belle qu'Aphrodite -, aussi hésitait-il. Un bruit monta des portes Scées. Il se dirigea vers elles, mâchonnant son quignon de pain et tenant à la main sa gourde de vin, et réfléchit à la situation qui prévalait à Ilium. J'ai été absent un peu plus de deux semaines. La nuit où je suis parti - la nuit où Hélène a tenté de me tuer -, les Achéens semblaient sur le point de conquérir la ville. Ou, en tout cas, Troie et les quelques dieux qui la défendaient - Apollon, Ares, Aphrodite et d'autres divinités mineures - ne semblaient pas de taille à résister à l'armée d'Agamemnon et à ses alliés divins, Athéné, Héré, Poséidon et les autres. Hockenberry avait suffisamment observé cette guerre pour savoir que rien n'y était acquis. Certes, ce qu'il avait suivi était la version d'Homère: les événements auxquels il avait assisté dans cette réalité, sur cette Terre, dans cette Troie et ses environs, se conformaient avec plus ou moins de précision à l'épopée homérique. Mais vu qu'ils en divergeaient désormais de façon spectaculaire - tout ça grâce à ce mêle-tout de Thomas Hockenberry, inutile de le lui rappeler -, tout était désormais possible. Il courut donc se fondre dans la foule qui se dirigeait, l'aube venue, vers l'entrée principale de la cité. Il trouva Hélène sur les remparts au-dessus des portes Scées, en compagnie de la famille royale et d'autres dignitaires, sur la terrasse même où, dix ans plus tôt, elle avait identifié les divers héros achéens pour le bénéfice des Troyens. Ce jour-là, elle était en compagnie de Priam, d'Hécube, de Paris, d'Hector et de quelques autres. Hécube et Paris n'étaient plus - un sort que partageaient des milliers d'autres -, mais Hélène se tenait toujours à la droite de Priam, à côté d'Andromaque. Dix ans plus tard, le vieux roi était toujours vivant, mais aujourd'hui il devait s'asseoir dans le palanquin royal qu'il ne quittait pratiquement plus. En lieu et place du souverain plein d'autorité et de maturité qu'Hocken-berry avait découvert une décennie auparavant, il n'y avait plus qu'une caricature momifiée du puissant Priam. Sauf que la momie semblait plutôt contente. — Jusqu'à ce jour, j'avais pitié de moi, s'écria Priam. Il s'adressait aux dignitaires qui l'entouraient, ainsi qu'aux quelques centaines de gardes royaux sur les marches et dans la plaine en contrebas. Il n'y avait pas une armée en vue - la colline Batiée comme les environs immédiats d'Ilium étaient vierges de toute présence militaire -, mais, en suivant le regard d'Hélène, Hockenberry aperçut une vaste foule à trois kilomètres de là, près de l'endroit où étaient échouées les nefs noires des Grecs. Apparemment, l'armée troyenne, franchissant sans encombre douves et chausse-trapes, avait encerclé les Achéens, lesquels avaient abandonné leur chapelet de camps pour se retrancher à l'intérieur d'un demi-cercle de quelques centaines de mètres de diamètre. Acculés à la mer, ils attendaient de subir l'ultime assaut des Troyens. — J'avais pitié de moi, répéta Priam d'une voix qui s'affermissait, et je vous implorais tous de partager ce sentiment. Depuis que ma reine a péri aux mains des dieux, je ne suis qu'un vieil homme brisé, terrassé, condamné... un vieillard, une épave décrépite... persuadé que Zeus m'a réservé le pire des sorts que l'on puisse imaginer. » Ayant vu nombre de mes fils périr au fil de ces dix dernières années, j'étais persuadé qu'Hector les rejoindrait bientôt dans les cavernes de l'Hadès, avant même que l'esprit de son père y soit envoyé. J'étais prêt à voir mes filles enlevées, mon trésor dispersé, le Palladion arraché au temple d'Athéné, nos bébés impuissants précipités du haut de nos remparts pour marquer de leur sang la fin de cette guerre barbare. » Il y a un mois de cela, ma famille et mes amis, guerriers et femmes, je m'attendais à voir les épouses de mes fils succomber aux mains sanglantes des Argiens, Hélène massacrée par le meurtrier Ménélas, ma fille Cassandre violentée, si bien que j'étais déjà résigné - non, impatient - à accueillir ces chiens devant ma porte, à les encourager à me dévorer tout cru, après que la lancé d'Achille ou d'Agamemnon, du rusé Odysseus ou de l'impitoyable Ajax, du terrible Ménélas ou du puissant Diomède, m'aurait enfin terrassé. Oui, ils m'auraient embroché de leurs lances, ils auraient arraché toute vie à mes vieux os, ils auraient servi mes tripes à mes propres chiens - oui, ces chiens si fidèles, qui gardaient mon logis et la porte de ma chambre -, et ces serviteurs pris de rage auraient lapé le sang de leur maître, dévoré le cœur de leur maître, et ce sous les yeux de tous. »Oui, ainsi me lamentais-je il y a dix mois, il y a deux semaines... mais voyez donc le nouveau monde qui s'offre à nous ce matin, mes bien-aimés Troyens. Zeus a emporté les dieux avec lui - ceux qui voulaient notre perte comme ceux qui souhaitaient notre salut. Le Père des dieux a frappé de sa foudre sa bien-aimée Héré. Le puissant Zeus a incendié les nefs noires des Argiens et ordonné à tous les immortels de regagner Olympos pour y expier leur désobéissance. À présent que les dieux ont cessé d'emplir nos nuits et nos jours de bruit et de fureur, mon fils Hector conduit nos troupes de victoire en victoire. Privés du soutien d'Achille, ces cochons d'Achéens sont retranchés dans les carcasses calcinées de leurs nefs noires, leurs campements anéantis au sud et incendiés au nord. Et à l'ouest, voici que se dressent devant eux Hector et nos vaillants guerriers d'Ilium, dont Énée le Dardanien, et Acamas et Archéloque, les derniers fils d'Anténor. » Au sud, la retraite leur est coupée par les splendides fils de Lycaon et par nos fidèles alliés de Zélée, qui se trouve au pied du mont Ida dont Zeus fait parfois son trône. » Au nord, les Grecs sont bloqués par Adraste et Amphios, à l'étincelante armure, qui mènent les soldats d'Apèse et d'Adrastée, caparaçonnés de l'or et du bronze que leur ont laissés les Achéens tombés dans leur fuite paniquée. » Et voici nos chers Hippothoos et Pylée, qui ont survécu à dix ans de carnage et se préparaient à périr à nos côtés, à côté de leurs frères et amis troyens, et qui mènent ce jour leurs valeureux Pélasges avec les capitaines d'Abydos et d'Arisbé. Apparemment promis à une défaite et un trépas ignobles, nos fils et nos alliés sont sur le point de planter la tête d'Agamemnon sur une lance, et nos alliés thraces, troyens, pélasges, cicones, péoniens, paphla-goniens et alizones, qui voient enfin approcher le terme de cette interminable guerre, ramasseront bientôt l'or des Argiens vaincus, se partageront bientôt les armures d'Agamemnon et de ses hommes. Ce jour, incapables de fuir à bord de leurs nefs noires, les rois grecs qui sont venus ici pour piller et massacrer subiront le sort qu'ils nous avaient réservé. » Ce jour, si telle est la volonté des dieux - et Zeus l'a déjà rendue manifeste -, mes amis et ma famille - et tous nos ennemis -assisteront à notre victoire finale. Préparons-nous à voir la fin de cette guerre. Préparons-nous - avant que s'achève ce jour qui commence - à accueillir en vainqueurs Hector et Déiphobe, à célébrer leur victoire pendant toute une semaine - non, pendant tout un mois! -, afin que Priam, votre souverain et fidèle serviteur, puisse mourir heureux! Ainsi parla Priam, roi d'Ilium, père d'Hector, et Hockenberry n'en crut pas ses oreilles. Hélène s'éloigna d'Andromaque et des autres Troyennes, empruntant l'escalier qui descendait vers la rue accompagnée de la seule Hypsipyle, la robuste esclave prêtée par Andromaque. Hockenberry se planqua derrière un garde royal large d'épaules jusqu'à ce qu'Hélène soit hors de vue, puis la suivit. Les deux femmes s'engagèrent dans une étroite ruelle longeant le mur ouest, puis dans une venelle encore plus étroite et orientée à l'est. Hockenberry savait où elles se rendaient. Quelques mois plus tôt, vexé d'avoir été largué par Hélène, il l'avait suivie alors qu'elle se trouvait avec Andromaque, découvrant ainsi leur petit secret. La femme d'Hector se rendait régulièrement dans une nursery clandestine où elle avait installé le petit Astyanax, qu'Hyp-sipyle et une autre nourrice se relayaient pour garder. Hector lui-même ignorait que son fils était vivant, que son meurtre aux mains d'Aphrodite et d'Athéné n'était qu'une ruse imaginée par les Troyennes, lesquelles s'étaient juré de mettre un terme à la guerre opposant Argiens et Troyens, et avaient poussé Hector à affronter les dieux. Une ruse qui avait marché à merveille, se dit Hockenberry, qui patienta à l'entrée de la venelle afin de ne pas être repéré. Sauf que la guerre contre les dieux avait pris fin et que celle de Troie semblait sur le point d'en faire autant. Il ne souhaitait pas que les deux femmes arrivent à destination; la nursery clandestine était gardée par des soldats ciliciens. Il se pencha pour ramasser un gros caillou ovale, d'une taille parfaitement adéquate, et le serra dans sa main. Vais-je vraiment tuer Hélène? Il n'avait pas de réponse à cette question. Pas encore. Hélène et Hypsipyle se trouvaient devant la porte de la courette par laquelle on accédait à la nursery lorsque Hockenberry, qui les avait rejointes à pas de loup, tapa doucement sur l'épaule de l'esclave lesbienne. Hypsipyle se retourna vivement. Hockenberry lui décocha un crochet à la mâchoire. Bien qu'ayant pris la précaution de se lester le poing, il faillit se briser les doigts sur ses os. Mais Hypsipyle tomba comme une masse, et son crâne heurta le pavé avec un bruit sourd. Elle resta inanimée sur le sol, la mâchoire apparemment brisée. Génial, songea Hockenberry. Dix ans à jouer les observateurs, et tu te joins enfin aux hostilités - en frappant une femme. Hélène recula d'un pas, et la petite dague qu'elle dissimulait dans les replis de sa manche descendait déjà vers sa main. Hoc-kenberry s'empressa de l'agripper par le poignet, de lui tordre le bras derrière le dos, de la plaquer contre la porte en bois brut, et - réprimant une grimace tant sa main lui faisait mal - il dégaina son poignard et lui en appliqua la pointe sur la gorge. Elle lâcha sa dague. — Hock-en-bear-eeee, dit-elle. Bien qu'elle ait incliné la tête en arrière, il vit que son poignard lui avait percé la peau. Il hésita. Son bras droit tressaillait déjà. S'il voulait agir, il devait agir vite, avant que cette salope ait une chance de l'embobiner. Elle l'avait trahi, elle l'avait poignardé en plein cœur, mais c'était l'amante la plus stupéfiante qu'il ait jamais connue. — Tu es un dieu, murmura Hélène. Elle avait les yeux écarquillés, mais on n'y lisait aucune crainte. — Je ne suis pas un dieu. Je suis un chat. Tu m'as pris une de mes vies. On m'en avait déjà accordé une de rab. Il m'en reste donc sept. En dépit du couteau pointé sur sa gorge, elle partit d'un petit rire. — Les chats ont donc neuf vies? Quelle idée séduisante. Tu as toujours été habile avec les mots... pour un étranger. Tue-la ou épargne-la, mais décide-toi vite... ceci est grotesque, se dit Hockenberry. Il retira son poignard, mais, avant qu'Hélène de Troie ait pu parler ou agir, il lui empoigna les cheveux à pleine main, appuya la lame contre son flanc et l'entraîna dans la venelle, loin de l'appartement d'Andromaque. Ils étaient revenus à leur point de départ, dans la tour désaffectée donnant sur les portes Scées où il l'avait découverte en compagnie de Ménélas, où elle l'avait poignardé après qu'il eut transporté son époux dans le campement d'Agamemnon. Hockenberry obligea Hélène à gravir l'étroit escalier en colimaçon jusqu'au dernier niveau, un niveau désormais à ciel ouvert du fait du bombardement divin survenu plusieurs mois auparavant. Il lui ordonna de se placer en un point où on ne pourrait pas la voir depuis la rue. — Déshabille-toi, dit-il. Hélène chassa une mèche de cheveux de son front. — As-tu l'intention de me violer avant de me jeter dans le vide, Hock-en-bear-eeee? — Déshabille-toi. Il garda l'arme au poing pendant qu'Hélène se défaisait de ses atours soyeux, une couche après l'autre. La température était plus clémente que le jour où il l'avait quittée - ce jour d'hiver où elle l'avait poignardé -, mais il soufflait une brise assez fraîche pour lui durcir les mamelons et parer de chair de poule ses bras et son ventre blancs. Chaque fois qu'elle laissait choir l'un de ses effets, il lui ordonnait de le pousser dans sa direction. Sans la quitter des yeux, il palpa robes et jupons. Elle n'avait pas d'autre dague. Elle resta plantée dans la lumière matinale, les jambes légèrement écartées, sans prendre la peine de dissimuler ses seins ni son pubis, gardant les bras ballants dans une posture des plus naturelles. Elle se tenait la tête droite, et on distinguait un filet de sang sous son menton. Dans ses yeux se lisait un mélange de défiance sereine et de vague curiosité, comme si elle se demandait ce qui allait lui arriver. En dépit de la rage qui l'habitait, Hockenberry comprit comment elle avait pu pousser des centaines de milliers d'hommes à s'entre-tuer. Et il eut droit à une autre révélation: même habité par la rage - une rage meurtrière -, il pouvait éprouver du désir pour une femme. Après avoir passé dix-sept jours à 1,28 g d'accélération, il se sentait plein de force, ici sur Terre, il se sentait puissant et musclé. Il aurait été capable de soulever cette femme d'une seule main et de l'emporter dans un coin sombre, pour lui faire tout ce qu'il voulait, aussi longtemps qu'il le voudrait. Hockenberry rendit ses vêtements à Hélène. — Rhabille-toi. Elle les ramassa en le gratifiant d'un regard méfiant. Des remparts et des portes Scées montèrent des cris et des vivats, ponctués par le vacarme caractéristique des lances de bois frappant les boucliers de cuir: Priam venait d'achever son discours. — Raconte-moi ce qui s'est passé pendant les dix-sept jours où j'ai été absent, ordonna-t-il d'un ton bourru. — C'est pour cela que tu es revenu, Hock-en-bear-eeee? Pour me demander de te faire un rapport? Elle laçait le corsage qui protégeait ses seins blancs. Il lui désigna un moellon sur le sol et, lorsqu'elle y eut pris place, il s'en trouva un autre à deux mètres de distance. Même armé d'un poignard, il ne tenait pas à l'approcher de trop près. — Raconte-moi ce qui s'est passé durant mon absence, insista-t-il. — Tu ne veux pas que je te dise pourquoi je t'ai poignardé? — Je le sais déjà, dit-il d'une voix lasse. Tu m'as amené à TQ Ménélas hors de la ville, mais tu as décidé de ne pas le suivre. Si j'étais mort, et si les Achéens avaient conquis la cité - ce dont tu ne doutais point -, tu aurais dit à Ménélas que je n'avais pas voulu que tu le rejoignes. Ou quelque chose comme ça. Mais il t'aurait tuée de toute façon, Hélène. Un homme - même quelqu'un comme Ménélas, qui n'est pas particulièrement futé - peut pardonner une trahison. Pas deux. — Oui, il m'aurait tuée. Mais si je t'ai frappé, Hock-en-bear-eeee, c'est afin de n'avoir plus le choix... afin d'être obligée de rester à Ilium. — Pourquoi? Aux yeux de Fex-scholiaste, cette explication n'avait aucun sens. En plus de cela, il avait la migraine. — Quand Ménélas m'a capturée ce jour-là, je me suis rendu compte que j'étais heureuse de le suivre. J'aurais même été heureuse qu'il me tue, s'il avait choisi de le faire. Les années que j'avais passées ici, moi, la traînée, la fausse épouse de Paris, la raison de toutes ces morts, m'avaient rendue mauvaise à tous les sens du terme. J'étais un être vil, fragile, vide... vulgaire. Tu es bien des choses, Hélène de Troie, aurait-il voulu dire, mais vulgaire... jamais. — Mais après la mort de Paris, reprit-elle, je me retrouvais sans époux, sans maître, et ce pour la première fois depuis que j'étais jeune fille. Ce jour-là, lorsque j'ai été ravie de revoir Ménélas, j'ai compris que ma réaction était celle d'une esclave qui retrouvait avec joie ses fers et ses chaînes. Quand tu nous as rejoints dans cette tour une fois la nuit venue, tout ce que je voulais, c'était rester à Ilium, mais y rester seule, ne plus être la femme de Paris, ni celle de Ménélas, mais être Hélène, tout simplement. — Ça n'explique pas ce coup de poignard, déclara Hocken-berry. Une fois que j'avais transporté Ménélas dans le camp de son frère, il te suffisait de me dire que tu préférais ne pas le suivre. Ou alors, tu aurais pu me demander de te transporter ailleurs - je t'aurais obéi. — C'est pour cette raison que j'ai tenté de te tuer, dit Hélène à voix basse. Hockenberry la fixa en plissant le front. — Ce jour-là, j'ai décidé que mon destin ne serait plus lié à un homme, mais à la cité... à Ilium. Et je savais que, tant que tu serais en vie, j'aurais le pouvoir d'utiliser ta magie pour m'emmener ailleurs... en lieu sûr... alors même qu'Agamemnon et Ménélas pénétreraient dans la ville pour la détruire par le feu. Hockenberry réfléchit durant une longue minute. Cette explication était insensée. Jamais il ne pourrait la comprendre. Il décida de ne plus y penser. — Raconte-moi ce qui s'est passé ces deux dernières semaines, demanda-t-il pour la troisième fois. — Les jours qui ont suivi celui où je t'ai laissé pour mort ont été des jours sombres pour la cité, dit Hélène. Agamemnon a failli l'emporter cette nuit même. Hector s'était enfermé dans ses appartements avant même que les Amazones ne chevauchent vers la mort. Une fois que le Trou se fut refermé et que tous eurent compris qu'il ne se rouvrirait plus, il est resté enfermé chez lui, sans parler à quiconque des sentiments qui l'agitaient, même pas à Andromaque - celle-ci a envisagé de lui avouer que leur fils était toujours en vie, mais elle s'en est abstenue, sachant qu'elle ne pourrait justifier ce subterfuge sans mettre sa vie en péril -, et, durant les affrontements du lendemain, les armées d'Agamemnon et les dieux qui les soutenaient ont tué quantité de Troyens. C'est uniquement grâce au protecteur de la cité - Phœbos Apollon, le dieu à l'arc d'argent -, dont les flèches semaient la mort parmi les rangs argiens, que nous n'avons pas été terrassés durant cette sombre période où Hector a refusé de se battre. » Quoi qu'il en soit, Hock-en-bear-eeee, les Argiens menés par Diomède ont réussi à forcer nos défenses en leur point le plus vulnérable, là où pousse le vieux figuier sauvage. Par trois fois, durant les dix années qui ont précédé la guerre contre les dieux, les Argiens y avaient donné l'assaut, sans doute avisés de cette faiblesse par un prophète, mais par trois fois, Hector, Paris et nos champions les avaient repoussés - les deux Ajax, le Grand et le Petit, les fils d'Atrée et le terrible Diomède avaient tour à tour mené l'offensive -, mais, ce jour-là, quatre jours après que je t'eus laissé en pâture aux vautours, Diomède est monté à l'assaut du mur près du vieux figuier à la tête de ses guerriers d'Argolide. Alors même que les échelles d'Agamemnon se dressaient contre le rempart ouest et que de gigantesques béliers faisaient trembler les portes Scées, Diomède attaquait notre point faible par surprise et, lorsque le soleil s'est couché en ce quatrième jour, les Argiens étaient dans nos murs. » Seul le courage de Déiphobe, le frère d'Hector, le fils de Priam, l'homme que la famille royale m'a choisi comme nouvel époux... seul le courage de Déiphobe a permis de sauver la cité. Percevant l'insidieuse menace alors que d'autres se lamentaient sur les échelles et les béliers d'Agamemnon, il a rassemblé les survivants de son bataillon, ainsi que les hommes d'Hélénos, et ceux d'Asios, fils d'Hyrtaque, plus quelques centaines de soldats d'Énée, et, soutenu par le vétéran Astéropée, il a lancé une contre-attaque dans les rues de la ville, faisant de la place du marché une nouvelle ligne de front. Face à l'impressionnant Diomède, Déiphobe s'est battu aussi vaillamment qu'un dieu, plus vaillamment même, car il a esquivé la lance que lui jetait Athéné - les dieux ce jour-là se battaient avec autant de férocité que les hommes. » L'aube venue, les forces argiennes étaient contenues... il y avait une brèche dans nos murs là où pousse le vieux figuier, l'ennemi occupait tout un quartier après l'avoir incendié, les hordes d'Agamemnon butaient sur nos remparts à l'ouest et au nord, les portes Scées ne tenaient plus que grâce à leurs ferrures... et c'est alors qu'Hector a annoncé à Priam et aux notables désespérés qu'il allait reprendre le combat. — Et c'est ce qu'il a fait? demanda Hockenberry. Hélène éclata de rire. — Et comment! Jamais on n'avait vu plus glorieuse aristeia, Hock-en-bear-eeee. Le premier jour de sa colère, Hector - qu'Apollon et Aphrodite protégeaient de la foudre d'Athéné et d'Héré - a affronté Diomède en combat singulier et l'a tué, embrochant le fils de Tydée avec sa javeline et faisant fuir ses guerriers d'Argolide. Lorsque est venu le soir, la cité était libérée et nos maçons reconstruisaient le mur près du vieux figuier, le rehaussant pour l'amener au niveau des portes Scées. — Diomède est mort? s'exclama Hockenberry, choqué. Au bout de dix ans passés à observer le conflit, il en était venu à croire que Diomède était aussi invulnérable qu'Achille ou même un dieu. Dans l'Iliade, sa glorieuse aristeia occupait la totalité du chant V et une bonne partie du chant VI, et ne le cédait en longueur qu'à la fameuse colère d'Achille, à laquelle Homère consacrait les chants XX à XXII... une colère dont personne ne subirait les effets, du fait des tripatouillages d'Hockenberry. — Diomède est mort, répéta-t-il, incrédule. — Et Ajax aussi, enchaîna Hélène. Car Hector l'a retrouvé le lendemain - tu te rappelles qu'ils s'étaient déjà affrontés en combat singulier et s'étaient séparés à l'amiable, étant d'une valeur égale. Mais, cette fois-ci, Hector a terrassé le fils de Télamon, défonçant à coups d'épée son grand bouclier rectangulaire, le faisant plier sous le choc, et lorsque Ajax le Grand s'est écrié: « Pitié! J'implore ta pitié, fils de Priam! », l'impitoyable Hector lui a planté son épée dans le cœur et l'échiné, l'envoyant dans l'Hadès avant même que le soleil ne se soit élevé d'une main au-dessus de l'horizon. Et les hommes d'Ajax, les célèbres Sala-miniens, non contents de pousser des pleurs et des lamentations, ont battu en retraite dans une totale confusion, ralentissant les armées d'Agamemnon et de Ménélas qui déferlaient sur la colline Batiée - tu sais, cette butte à l'ouest de la cité, que les dieux disent être la tombe de l'Amazone Myrhine? — Oui, je la connais, dit Hockenberry. — Eh bien, c'est là que les hommes du défunt Ajax ont brisé la belle ordonnance des troupes d'Agamemnon. Ce fut le chaos. » Et Hector s'est jeté dans la mêlée, à la tête de ses capitaines troyens et alliés - Déiphobe s'était mis aux ordres de son frère, Acamas et le vieux Pirôs conduisaient les Thraces, Mesthlès et le fils d'Antiphe encourageaient leurs Méoniens -, bref, tous les héros troyens encore vivants étaient là, remis de leur récente défaite. Je me tenais sur les remparts tout près d'ici, Hock-en-bear-eeee, et, trois heures durant, aucun de nous - il y avait là les Troyennes, le vieux Priam, impotent mais assis dans son palanquin, les épouses et les filles, les mères et les sœurs, les jeunes fils et les invalides - aucun de nous n'a vu quoi que ce soit durant ces trois heures, si épais était le nuage de poussière soulevé par ces milliers de guerriers et ces centaines de chars. Parfois, une volée de flèches tirées par l'un ou l'autre camp occultait le soleil. » Mais lorsque la poussière est retombée et que les dieux se sont retirés à Olympos après cette matinée de combat, Ménélas avait rejoint Diomède et Ajax au royaume des ombres et... — Ménélas est mort? Ton époux est mort? Encore une fois, le choc était rude. Ces hommes s'étaient battus les uns contre les autres durant dix ans, puis pendant dix mois contre les dieux. — C'est ce que je viens de dire, non? répliqua Hélène, irritée par cette interruption. Ce n'est pas Hector qui l'a tué. Il a été frappé par une flèche, une flèche tirée par le jeune Palmys, fils du défunt Pandare et petit-fils de Lycaon, armé de l'arc même avec lequel Pandare avait naguère blessé Ménélas à la hanche. Cette fois-ci, cependant, Athéné n'était pas là pour détourner son trait, et celui-ci a crevé l'œil de Ménélas, lui traversant la cervelle et ressortant par son serre-tête de cuir. — Le petit Palmys? dit Hockenberry, qui avait conscience de répéter cette litanie de noms à la façon d'un demeuré. Mais il n'a pas plus de douze ans... — Il n'en a même pas onze, dit Hélène avec un sourire. Mais ce garçon sait se servir d'un arc d'homme - celui de son père Pandare, tué par Diomède il y a un an -, et sa flèche, en tuant mon époux, a résolu d'un coup toutes nos querelles conjugales. Si cela t'intéresse, je conserve dans ma chambre le casque ensanglanté de Ménélas - le jeune Palmys a gardé son bouclier. — Mon Dieu! Diomède, Ajax le Grand et Ménélas, occis en l'espace de vingt-quatre heures. Pas étonnant que vous ayez repoussé les Argiens jusqu'à leurs nefs. — Et pourtant, ce jour aurait vu le triomphe des Achéens si Zeus n'était pas intervenu. — Zeus! — Oui. En ce jour qui avait débuté sous les meilleurs auspices, les dieux et les déesses partisans des Argiens ont été si courroucés par la mort de leurs champions qu'Héré et Athéné à elles seules ont foudroyé plus d'un millier de nos vaillants Troyens. Poséidon, l'ébranleur du sol, a poussé un hurlement si violent qu'une vingtaine de nos immeubles les plus solides en ont été pulvérisés. Les archers tombaient des remparts comme feuilles en automne. Priam a été jeté à bas de son palanquin. » En quelques minutes à peine, la situation était renversée: Hector battait en retraite, sans toutefois rendre les armes, et ses guerriers tombaient de toutes parts, et il se voyait contraint de porter Déiphobe, blessé à la jambe, et nos forces refluaient jusqu'à la colline Batiée, puis de là jusqu'aux portes Scées. »Nous, les femmes qui les guettions sur les remparts, nous sommes descendues les aider à fermer les portes, tant la lutte était acharnée - plusieurs vingtaines d'Argiens enragés les avaient suivis dans la cité -, et c'est alors que Poséidon a ébranlé le sol une nouvelle fois, jetant tous les hommes à terre, alors même qu'Athéné et Apollon se neutralisaient mutuellement, zébrant les deux de leur foudre et du sillage de leurs chars, et qu'Héré jetait sur nos murs des éclairs d'énergie pure. » Et Zeus est apparu à l'orient. Plus gigantesque, plus impressionnant qu'on ne l'avait jamais vu de mémoire de mortel... — Plus impressionnant que le jour où il s'est manifesté sous la forme d'un visage dans les volutes d'un champignon atomique? demanda Hockenberry. Hélène s'esclaffa. — Beaucoup plus impressionnant, mon Hock-en-bear-eeee. Le Zeus que nous découvrions était un colosse, dont les jambes étaient plus hautes que le sommet enneigé du mont Ida, dont le torse puissant flottait au-dessus des nuages, dont le front ombrageux était quasiment invisible à nos yeux, culminant à une altitude encore plus élevée que celle des nuages d'été annonciateurs de tempête. -— Ouaouh! fit Hockenberry, qui avait peine à imaginer la scène. Il s'était un jour frotté à Zeus... enfin, disons qu'il s'était fait passer un savon et qu'un séisme des plus opportuns lui avait permis de se défiler, glissant entre les jambes du Seigneur de tous les dieux pour récupérer son médaillon TQ et s'éclipsant à temps pour assister au début de la guerre contre les dieux; même à cinq mètres sous la toise, le Père des dieux était déjà assez impressionnant. Difficile de l'imaginer haut de quinze kilomètres. — Continue, je t'en prie. — Lorsque est apparu ce gigantesque Zeus, les deux armées se sont figées sur place ainsi que des statues, l'épée ou la lance brandie, le bouclier levé - même les chars divins s'étaient immobilisés dans les deux, Athéné et Phœbos Apollon partageant le sort des mortels -, et Zeus a déclaré d'une voix tonitruante... je ne saurais l'imiter, Hockenberry, car elle était pareille à un coup de tonnerre, à un tremblement de terre, à l'éruption d'un volcan... il a déclaré: Incontrôlable Héré - une nouvelle fois je subis ta traîtrise! Je serais toujours plongé dans le sommeil sans l'intervention DE TON FILS ESTROPIÉ, SECONDÉ D'UN MORTEL. COMMENT OSES-TU ME TRAHIR AVEC DES BAISERS, M'AVEUGLER DE TA SÉDUCTION, POUR ÊTRE LIBRE ENFIN DE CÉDER À TES CAPRICES, DE DÉTRUIRE TROIE EN VIOLATION DES ORDRES DE TON SEIGNEUR ET MAÎTRE? — Ton fils estropié, secondé d'un mortel? répéta Hockenberry. Le fils estropié ne pouvait être qu'Héphasstos, le dieu du feu. Mais qui était le mortel? — C'est ce qu'il a beuglé, dit Hélène en se frictionnant la gorge, comme s'il lui était douloureux d'imiter le grondement sis-mique du Père des dieux. — Et ensuite? — Ensuite, avant qu'Héré ait pu dire quoi que ce soit pour sa défense, avant que l'un ou l'autre des dieux ait pu faire un geste, Zeus, seigneur des nuées noires, l'a frappée de sa foudre. Elle a dû mourir sur le coup, si immortelle l'ayons-nous crue. — Les dieux ont la sale manie de ressusciter, marmonna Hockenberry. Il repensait aux gigantesques cuves de soins remplies d'asticots bleus, sur lesquelles veillait cet insecte géant qu'on appelait le Guérisseur. — Oui, nous le savons tous, répliqua Hélène d'une voix dédaigneuse. Notre Hector n'a-t-il pas tué Ares une demi-douzaine de fois au cours des huit derniers mois? Pour l'affronter de nouveau quelques jours plus tard? Mais ce n'est pas la même chose, Hock-en-bear-eeee. — Que veux-tu dire? — La foudre de Zeus a désintégré Héré - des morceaux de son char sont retombés à des lieues à la ronde, on a retrouvé des gouttes d'or fondu sur tous les toits d'Ilium. Ainsi que des lambeaux de chair, qui ont chu comme du blé en javelles de la plage au palais de Paris - des bribes de tissu calciné, que nul n'osait toucher et qui ont cramé et fumé pendant des jours. — Doux Jésus, souffla Hockenberry. — Puis le puissant Zeus a frappé Poséidon, ouvrant un gouffre béant sous le dieu de la mer en fuite et l'y faisant sombrer. Les échos de ses hurlements ont retenti pendant des heures, jusqu'à faire éclater en sanglots les Argiens comme les Troyens. — Zeus a-t-il dit quelque chose en ouvrant cet abîme? — Oui, il s'est écrié: Je suis Zeus, le meneur de tempêtes, le FILS DE CRONOS, LE PÈRE DES HOMMES ET DES DIEUX, ET J'ÉTAIS LE MAÎTRE DE L'ESPACE PROBABILISTE BIEN AVANT QUE VOUS N'AYEZ RENONCÉ À VOS MISÉRABLES ENVELOPPES POSTHUMAINES! J'ÉTAIS LE MAÎTRE ET LE GARDIEN DE SÉTÉBOS BIEN A VANT QUE VOUS N'OSIEZ RÊVER D'IMMORTALITÉ! TOI, POSÉIDON, ÉBRANLEUR DU SOL ET TRAÎTRE SANS PAREIL, JE SAIS QUE TUAS CONSPIRÉ AVEC MA REINE AUX YEUX DE VACHE AFIN DE ME RENVERSER! JE TE BANNIS DANS LE TARTARE, LE ROYAUME A U-DESSOUS DE L'HADÈS, JE TE PRÉCIPITE DANS L'ABYSSE SOUS LA TERRE ETLAMER, OÙ CRONOS ET JAPET SE TORDENT SUR LEUR LIT DE DOULEUR, OÙ NUL RAYON DE SOLEIL NE VIENT LEUR RÉCHAUFFER LE CŒUR, TOUT AU FOND DU TARTARE, CEINT DE TOUTES PARTS PAR L'ABYSSE DU TROU NOIR! Hockenberry patienta pendant qu'Hélène s'éclaircissait la gorge. — Aurais-tu un peu d'eau, Hock-en-bear-eeee? Il lui tendit l'outre qu'il avait remplie à la fontaine de la place et attendit qu'elle se soit désaltérée. — Telles sont les paroles qu'a prononcées Zeus lorsqu'il a ouvert un gouffre dans le sol pour précipiter Poséidon dans le Tartare. Les soldats qui se trouvaient sur les remparts et qui ont vu l'abîme sont restés incapables de parler pendant plusieurs jours, ils ne pouvaient que hurler ou chuchoter. Hockenberry attendit la suite. — Et puis le Père des dieux à ordonné à ceux-ci de regagner Olympos pour y recevoir leur châtiment - tu me pardonneras, j'espère, si je renonce à imiter sa voix tonitruante -, et, l'instant d'après, les chars volants avaient disparu, et avec eux le dieu à l'arc d'argent, Athéné, Hadès aux yeux rouges, cette salope d'Aphrodite, Ares le sanguinaire... bref, tout notre panthéon avait disparu, telle une bande de garnements regagnant leur foyer pour y recevoir une bonne fessée. — Et Zeus, a-t-il disparu, lui aussi? s'enquit Hockenberry. — Oh! non, le fils de Cronos avait à peine commencé à s'amuser. Enjambant Ilium, sa masse colossale a franchi en quelques pas les stades la séparant du rivage, pareil à Astyanax dans sa sablière, courant vers ses jouets. Ce jour-là, des centaines de Troyens et d'Argiens ont péri sous ses sandales, Hock-en-bear-eeee, et une fois arrivé dans le camp d'Agamemnon, il a incendié d'un geste de la main les centaines de nefs noires échouées sur le sable. Quant aux navires argiens qui mouillaient au large, et aux navires en provenance de Lemnos, porteurs de cadeaux pour les Atrides offerts par Eunéos, le fils de Jason, Zeus a serré son poing de feu et une énorme vague les a balayés les uns comme les autres, les fracassant sur la grève - encore une fois, on aurait dit des jouets, tels les bateaux en bois du petit Astyanax, que celui-ci jette par terre quand il se fâche. — Grand Dieu, souffla Hockenberry. — Oui, c'est cela, rétorqua Hélène. Puis Zeus a disparu dans un coup de tonnerre, plus bruyant, plus violent encore que sa voix assourdissante, et le vent a comblé l'espace qu'il venait d'évacuer, déchiquetant les tentes achéennes et les projetant à des milliers de pieds d'altitude, arrachant les étalons troyens à leurs écuries pour les faire voler au-dessus de nos murailles. Hockenberry se tourna vers l'ouest, où les armées de Troie encerclaient les maigres forces argiennes. — C'était il y a moins de deux semaines. Les dieux sont-ils revenus depuis lors? Zeus ou un autre? — Non, Hock-en-bear-eeee. Nous n'avons plus vu d'immortels depuis ce jour. — Mais ça fait presque deux semaines! Pourquoi Hector a-t-il mis autant de temps à coincer les Argiens? Privés de Diomède, d'Ajax le Grand et de Ménélas, ils devaient être sacrement démoralisés. — En effet, acquiesça Hélène. Mais les deux camps étaient sous le choc. Nombre d'entre nous sont restés plusieurs jours frappés de surdité. Et, comme je te l'ai dit, les Troyens en poste sur les remparts et les Argiens trop proches du gouffre ont été réduits à l'état de débiles pendant une bonne semaine. Une trêve tacite a été instaurée. Nous avons rassemblé nos morts - rappelle-toi, nous avions souffert de terribles pertes lors de l'offensive d'Agamemnon - et, pendant une semaine ou presque, quantité de bûchers funéraires ont brûlé, que ce soit ici ou le long du rivage, où se dressaient encore les campements des Achéens terrifiés. Puis, du jour où Agamemnon a envoyé des hommes couper des arbres dans les forêts au pied du mont Ida - dans le but de construire de nouvelles nefs, bien entendu -, Hector a lancé son offensive. La lutte s'est révélée aussi longue que pénible. Acculés à la mer, privés de leurs nefs, les Argiens se battent comme des rats pris au piège. Mais ce matin, vois-tu, leurs quelques milliers de guerriers se retrouvent encerclés et Hector se prépare à donner l'ultime assaut. Aujourd'hui s'achève la guerre de Troie, et Ilium est toujours debout, Hector est le plus grand d'entre tous les héros, et Hélène est enfin libre. Suivit un moment de silence, durant lequel l'homme et la femme, chacun assis sur son moellon, tournèrent leur regard vers l'ouest, où le soleil faisait luire les armes et les armures, et d'où montait le son des trompes. — Que vas-tu faire de moi, Hock-en-bear-eeee? demanda finalement Hélène. L'intéressé sursauta, contempla le poignard dans sa main et le passa à sa ceinture. — Tu peux t'en aller, dit-il. Hélène le fixa des yeux mais ne bougea point. — Va-t'en! cria Hockenberry. Elle partit sans se presser. Le murmure de ses sandales résonna dans l'escalier - comme il l'avait fait dix-sept jours auparavant, lorsqu'elle s'était éclipsée après avoir tenté de le tuer. Et moi, où je vais? En bon scholiaste qu'il était dans cette seconde existence, il avait envie de rédiger un rapport sur ces variantes de VIliade pour le transmettre aux dieux par l'intermédiaire de la Muse. Cette idée le fit sourire. Combien de dieux trouvait-on encore dans cet univers où l'Olympus Mons martien était devenu Olympos? Quelle avait été l'étendue de la colère de Zeus? S'était-il livré à un divin génocide? Sans doute ne le saurait-il jamais. Il n'avait pas assez de courage pour se téléporter à Olympos. Hockenberry toucha le médaillon TQ sous sa tunique. Retour au spationef? Il voulait voir la Terre - sa Terre, même si quatre mille ans avaient passé depuis son époque -, et il voulait être auprès d'Odysseus et des moravecs quand ils la verraient. Plus aucune obligation ne le retenait dans l'univers d'Ilium. Il sortit le médaillon TQ et en caressa les dorures. Il n'allait pas retourner à bord de la Reine Mab. Pas tout de suite. Peut-être avait-il cessé d'être un scholiaste - les dieux l'avaient abandonné tout aussi sûrement qu'il les avait trahis -, mais il était resté un lettré. Toutes ces années passées à enseigner VIliade, toutes ces salles de classe poussiéreuses, tous ces jeunes visages d'étudiants - pâles, boutonneux, sains, bronzés, enthousiastes, indifférents, inspirés, abêtis - lui revinrent en mémoire, comblant les vides dans ses souvenirs. Comment aurait-il pu renoncer à assister au dernier acte de cette nouvelle et absurde version? Le professeur Thomas Hockenberry, Ph. D., manipula son médaillon et se TQ au centre du campement achéen assiégé et condamné. 40. Par la suite, Daeman n'aurait su dire quand il avait décidé de voler l'un des œufs Ce n'était pas lorsqu'il glissait le long de la corde pour gagner le sol du cratère, car il était trop occupé à s'accrocher et à s'assurer que personne ne le repérait. Ce n'était pas lorsqu'il progressait à croupetons sur le sol fissuré du cratère, car son cœur battait trop fort pour qu'il ait le loisir de penser à quoi que ce soit, sauf foncer sur la solfatare où il avait vu les œufs en question. Il aperçut à deux reprises des groupes de calibani trottinant derrière les fumerolles les plus proches, et à deux reprises il se plaqua au sol et attendit qu'ils se soient éloignés en direction du nid de Sétébos. S'il n'avait pas été vêtu de sa thermopeau, la chaleur dégagée par le sol lui aurait brûlé les mains. Une minute en position couchée, et sa chemise et son pantalon commençaient à fumer. Il piqua un sprint et arriva pantelant près de la solfatare, une cheminée aux parois rugueuses sculptée dans l'omniprésente glace bleue. Daeman y trouva assez de prises naturelles pour l'escalader sans l'aide de ses marteaux-piolets. Le petit cratère qui s'ouvrait devant lui - un parmi les douzaines poussant dans le grand cratère - était rempli de crânes humains. La chaleur était telle que certains d'entre eux viraient au rouge, et des volutes de soufre s'élevaient vers les hauteurs, empuantissant l'atmosphère. Mais elles lui offraient un camouflage naturel qui lui permit d'examiner de près les œufs de Sétébos. Hauts d'un mètre environ, d'un blanc tirant sur le gris, ils palpitaient de vie ou d'énergie. Daeman en compta vingt-sept dans ce nid. Outre l'empilement de crânes brûlants, ils étaient entourés d'une bande de substance visqueuse, de couleur bleu-gris. Daeman s'avança à quatre pattes sur les crânes et, veillant à ne pas lever la tête au-dessus du cratère, examina les œufs de plus près. Leur coque était mince, tiède, presque translucide. Certains émettaient une lueur vive, d'autres présentaient un mince point lumineux en leur centre. Daeman tendit vers l'un d'eux une main hésitante - il éprouva une sensation de chaleur, suivie d'un léger vertige, comme si l'œuf lui transmettait son instabilité via le thermogant. Il l'attrapa pour le soupeser, estima son poids à une dizaine de kilos. Et ensuite? Ensuite, il allait battre en retraite, grimper à la corde, sortir par les tunnels, regagner la crevasse de l'avenue Daumesnil et, de là, le nœud fax du Garde-Lion. Il devait faire son rapport à Ardis le plus vite possible. Mais il serait stupide d'avoir fait tout ce chemin, couru tous ces risques, et de rentrer sans le moindre souvenir. En vidant son sac à dos de tout son contenu, son stock de munitions excepté, il parvint à y loger l'œuf. Ce ne fut pas sans mal, mais à force de douceur et de persévérance, il réussit à faire rentrer la base dans l'ouverture du sac, puis à refermer celui-ci. Et s'il se casse? Eh bien, il aurait un sac à dos tout poisseux, mais au moins saurait-il ce que contenait cet œuf. Mieux vaut attendre pour le casser que je me sois éloigné de Sétébos et des calibani. Nous l'examinerons de plus près à Ardis. Amen, conclut-il mentalement. Il avait de plus en plus de mal à respirer. Bien qu'il fût toujours protégé par son masque osmo-tique, la chaleur et les vapeurs de soufre lui donnaient le vertige. S'il avait débarqué ici sans masque et sans thermopeau, il ne serait pas resté conscient bien longtemps. L'atmosphère de ce lieu était littéralement empoisonnée. Mais comment les calibani s'y prennent-ils pour respirer? Au diable les calibani, se dit Daeman. Il attendit que l'écran de fumée soit suffisamment épais à son goût, puis se laissa glisser le long de la paroi de la solfatare. L'œuf se déplaça dans le sac à dos, manquant lui faire perdre l'équilibre. Calme, calme. — Dit-il, que ce qu'il hait soit consacré, que tous Te célèbrent ainsi que Ton royaume! Pense-t-il, que ce que je hais soit consacré, qu'il soit célébré ainsi que Son festin! La voix de Caliban résonnait avec plus de force. L'acoustique de la gigantesque cathédrale amplifiait et répercutait la litanie du monstre. Ou alors, il s'était rapproché. Courant à croupetons, mettant un genou à terre au moindre signe de mouvement, Daeman franchit les cent mètres qui le séparaient de sa corde, toujours accrochée à la corniche de glace bleue. Il la considéra sur toute sa hauteur. Mais qu'est-ce qui m'a pris? J'ai plus de vingt-cinq mètres à grimper. Je n'y arriverai jamais — surtout chargé comme je le suis. Il chercha une autre issue du regard. Le tunnel le plus proche s'ouvrait une centaine de mètres sur sa droite, mais l'un des tentacules de Sétébos l'emplissait sur toute sa largeur. Il y a là-dedans une main qui m'attend... et même plusieurs. Un peu partout, d'autres tentacules disparaissaient dans d'autres tunnels, épais cylindres de chair grisâtre d'une viscosité presque obscène. Certains montaient jusqu'à une hauteur de cent mètres, évoquant des lianes vivantes, d'autres tressaillaient comme sous l'effet d'une agitation péristaltique, tractés par les mains progressant à leur extrémité. Combien de mains, combien de bras, possède donc cette saloperie de cerveau? — Croit-il qu'avec la fin de la vie la douleur cessera? Non, non! Il tourmente Ses ennemis et se repaît de Ses amis. C'est en notre vie qu'il commet le pire, ne nous accorde le répit qu'à l'article de la mort, et de toute douleur la mort est la plus dure! Grimper ou mourir, c'était la seule alternative. Au cours des dix derniers mois, Daeman avait perdu une vingtaine de kilos et converti en muscle une partie de sa graisse, mais il regrettait de n'avoir pas effectué tous les jours le parcours du combattant que Personne avait aménagé au nord de la palissade, et de n'avoir point soulevé de la fonte pendant ses loisirs. — Et puis merde! murmura-t-il. D'un bond, il s'agrippa à la corde, l'enveloppa autour de ses jambes, tendit sa main gauche vers les hauteurs et se hissa, s'accor-dant une pause chaque fois que cela devenait nécessaire. Ce fut lent et douloureux. D'autant plus douloureux que c'était lent. Au bout de sept ou huit mètres, il sut qu'il n'y arriverait jamais - sans doute n'aurait-il même pas la force de s'accrocher à la corde s'il décidait de redescendre. Mais il risquait de casser l'œuf s'il sautait et se recevait mal. La créature qu'il abritait serait libérée. Et Sétébos et Caliban alertés. Pour une raison incompréhensible, cette perspective le fît rire aux larmes, tant et si bien que les lentilles de sa cagoule en furent brouillées. Il entendait son souffle éraillé dans le masque osmo-tique. Il sentait la thermopeau s'activer pour réguler sa température. Reprends-toi, Daeman, tu as quasiment fait la moitié du chemin. Tu pourras te reposer dans quelques mètres. Trois mètres plus haut, il remit la pause à plus tard. Dix mètres plus haut, même chose. S'il décidait de s'arrêter, de bloquer la corde autour de ses mains pour souffler un peu, il ne trouverait jamais le courage de repartir. À un moment donné, la corde bougea sur son piton et Daeman sentit son cœur faire un bond. Il avait escaladé vingt mètres ou presque. Une chute dans le vide, et il se casserait une jambe, se retrouverait gisant sur le sol fissuré du cratère. Le piton ne céda pas. Il resta sans bouger pendant une minute, conscient d'être visible aux yeux de tous les calibani présents de ce côté-ci du cratère. Peut-être y en avait-il plusieurs douzaines au-dessous de lui, attendant qu'il tombe dans leurs bras écailleux. Il s'abstint de baisser les yeux. Plus que quelques mètres. Daeman leva un bras agité de tressaillements, raffermit son emprise sur la corde et se hissa, s'aidant de ses jambes et de ses chevilles. Encore. Et encore. Pas question de faire une pause. Encore. Et il se retrouva à bout de forces. Vidé de toute énergie. Il resta là à se balancer, tressautant de tout son corps, se sentant ployer sous le poids de l'œuf et de son arbalète. Il allait chuter d'un instant à l'autre. Les yeux agités de tics, Daeman leva une main pour essuyer les lentilles de sa cagoule. Il était juste au-dessous de la corniche - à trente centimètres du but. Un ultime et impossible sursaut, et il se retrouva à plat ventre sur la corniche, se traînant vers le piton auquel il avait attaché la corde, puis gisant les bras en croix sur celle-ci, étalé sur la glace bleue. Surtout, ne vomis pas... ne vomis pas! Il serait obligé d'ôter son masque pour ne pas s'étouffer sur ses vomissures, et l'atmosphère délétère le plongerait dans l'inconscience. Il mourrait ici, sans que personne sache qu'il avait réussi à grimper à la corde une hauteur de vingt-cinq mètres - voire davantage -, lui, ce gros lard de Daeman, le chouchou à sa maman, qui n'arrivait même pas à escalader les tours de buckycarbone. Quelque temps plus tard, il reprit connaissance et s'ordonna de se remuer. Il attrapa son arbalète, vérifia qu'elle était chargée et armée. Il jeta un coup d'œil à l'œuf- un peu plus lumineux, mais toujours en un seul morceau. Il passa ses marteaux-piolets à sa ceinture et hissa la corde de trente mètres. Elle était ridiculement lourde. Il ne tarda pas à se perdre. Le soir tombait lors de son arrivée, de sorte que les tunnels étaient encore un peu éclairés, mais il faisait à présent nuit noire et le seul éclairage était celui des décharges électriques qui parcouraient le tissu autour de lui - Daeman était de plus en plus persuadé que cette glace bleue était une matière organique, participant de l'essence de Sétébos. Il avait pris la précaution de laisser à chaque croisement des rubans jaunes en guise de repères, mais il en loupa un et se retrouva en train de ramper dans des tunnels qui lui étaient inconnus. Plutôt que de rebrousser chemin - le boyau dans lequel il progressait était trop étroit et il ne tenait pas à ramper à reculons -, il choisit un embranchement qui semblait monter et s'y engagea. Il dut faire demi-tour à deux reprises, tombant sur un cul-de-sac et sur un puits. Puis le boyau où il se trouvait s'élargit et entama une pente ascendante, et ce fut avec un profond soulagement qu'il se mit à marcher debout, veillant à ne pas glisser et tenant l'arbalète à la main. Soudain, il fit halte et retint son souffle. Devant lui se trouvaient deux croisements, respectivement à trois et dix mètres de distance, et un grattement sourd montait de l'un des tunnels. Les calibani, songea-t-il, sentant monter en lui une terreur aussi glacée que l'espace interplanétaire. Puis il lui vint une autre idée, plus terrifiante encore: Une main. C'était bien une main. Longue de plus de deux mètres, épaisse en son milieu, avançant grâce à des ongles pareils à des lames d'acier, avec des poils barbelés poussant sur ses chairs grises, la main frémissante émergea à trois mètres de Daeman et fit halte, se soulevant pour révéler sa paume au centre de laquelle un orifice s'ouvrait et se refermait sans cesse. C'est moi qu'elle cherche, se dit Daeman, qui n'osait plus se remettre à respirer. Elle capte ma chaleur. Il ne bougea pas d'un pouce, ne songeant même pas à lever son arbalète. Tout dépendait de sa vieille thermopeau en si piteux état. S'il émettait un iota de chaleur, la main allait fondre sur lui d'un instant à l'autre. Daeman tourna son visage vers le sol, non sous l'effet de la peur mais au cas où son masque osmotique aurait eu des fuites. Il entendit un grattement vif et, en relevant les yeux, vit que la main s'était engagée dans un tunnel sur sa droite. Le tentacule charnu s'avança dans le boyau, bloquant en grande partie le croisement. Que je sois damné si je rebrousse chemin. Daeman progressa à pas de loup. Le tentacule continuait d'avancer; il avait dû en défiler une bonne centaine de mètres, mais ce n'était toujours pas fini. Daeman n'entendait plus les grattements produits par la main. Sans doute qu'elle a contourné ma position pour me prendre à revers. — Écoutez! Un éclair blanc - un arbre qui se fend - et là, là, là, là, Son tonnerre qui hurle! Folie que de Lui faire offrande! Voyez! Prosternez-vous et aimez Sétébos! La voix de Caliban était étouffée par la glace et la distance, mais elle se dirigeait vers lui. Arrivé à quelques centimètres du tentacule, Daeman soupesa ses chances. Le tunnel choisi par la main était large d'un mètre quatre-vingts et haut d'autant. Le tentacule l'occupait sur toute sa largeur, mais il était considérablement aplati, de sorte qu'il restait un peu moins d'un mètre d'espace au-dessus de lui. Derrière l'obstacle, le passage que visait Daeman s'élargissait et continuait son ascension. Il crut sentir un courant d'air frais venu du dehors. Peut-être n'était-il qu'à quelques dizaines de mètres de la surface. Comment franchir cet obstacle? Il envisagea d'utiliser les marteaux-piolets... non, jamais il ne pourrait se déplacer sur le plafond. Il envisagea de retourner dans le labyrinthe où il avait erré des heures durant, mais il chassa cette idée de son esprit. Peut-être que je vais voir le bout de ce tentacule. Cette divagation lui fit prendre conscience de sa fatigue. Le tentacule prenait naissance dans la masse de Sétébos, à plus d'un kilomètre de là, au centre du cratère. Il va fourrer ses mains et ses tentacules dans tous les tunnels. C'est moi qu'il recherche! Il remarqua distraitement que la panique avait un goût de sang. Puis il s'aperçut qu'il s'était mordu la joue à la déchirer. Son palais s'emplit de sang, mais il n'avait pas le temps d'ôter le masque pour le cracher, aussi l'avala-t-il. Au diable! Après s'être assuré que le cran de sûreté était bloqué, il lança l'arbalète de l'autre côté du tentacule. Elle effleura la chair grise et visqueuse, puis glissa quelques mètres sur la glace. Le sac à dos présenta d'autres difficultés. Il va se casser. L'œuf va se casser et libérer son contenu lumineux - ce truc est encore plus brillant, j'en suis sûr -, et je vais me retrouver face à l'une de ces mains, une petite main rose et non pas grise, elle va ouvrir son orifice et pousser un hurlement strident, et la grosse main va faire demi-tour à toute allure, ou alors elle va surgir devant moi pour me coincer... — Damnation! hurla-t-il, sans plus se soucier d'être repéré. Il n'avait que mépris pour l'être lâche qu'il était, qu'il avait toujours été, le gros bébé de Marina, qui n'avait pas son pareil pour séduire les filles et attraper des papillons, mais qui ne savait rien faire d'autre. Daeman se défit de son sac à dos, protégea au mieux l'œuf qu'il contenait et le lança par-dessus le gros tentacule. Il atterrit du bon côté et glissa sans que l'œuf entre en contact avec la glace. Apparemment, il était intact. A mon tour. Se sentant tout léger à présent qu'il était débarrassé de son fardeau, il recula d'une dizaine de mètres pour prendre son élan, puis piqua un sprint avant d'avoir eu le temps de changer d'avis. Il faillit glisser, mais ses bottes trouvèrent une prise et il arriva devant l'obstacle à une allure plus que correcte. Sa cagoule effleura le plafond du tunnel lorsqu'il sauta, les bras tendus devant lui, les jambes relevées au maximum... mais il sentit ses bottes toucher l'épais tentacule mouvant.... Fais attention de ne pas te recevoir sur le sac!... et il atterrit sur les mains, boula vers l'avant, s'écrasa sur le sol, le souffle coupé, passa sur l'arbalète, heureusement qu'il avait pensé à bloquer le cran de sûreté-Derrière lui, le tentacule cessa d'avancer. Sans même reprendre son souffle, Daeman ramassa arbalète et sac à dos et courut vers l'air frais, vers les ténèbres du dehors. Il émergea dans la fraîcheur de l'air nocturne, quelques centaines de mètres au sud de la ravine de l'île de la Cité qui lui avait permis d'accéder au dôme. Pas le moindre signe de mains ni de calibani dans la clarté glaciale dispensée par les étoiles et les décharges parcourant la glace bleue. Daeman ôta son masque osmotique et aspira l'air frais à grandes goulées. Il n'était pas encore tiré d'affaire. Le sac à dos calé en place et l'arbalète au poing, il s'engagea dans la ravine, débouchant sur un cul-de-sac à peu près au niveau de l'île Saint-Louis. À sa droite, une paroi de glace, à sa gauche, des tunnels. Pas question d'emprunter un tunnel. Sentant ses bras tressaillir d'avance, Daeman empoigna les marteaux-piolets passés à sa ceinture, en planta un dans le mur de glace bleue et entama son escalade. Deux heures plus tard, il était complètement perdu. Il s'orientait grâce aux étoiles, aux anneaux et aux quelques bâtiments qui émergeaient de la glace ou dont les ombres se dressaient au fond des crevasses. Initialement persuadé de suivre un chemin parallèle à l'avenue Daumesnil, il devait maintenant se rendre à l'évidence: devant lui s'étendait un gouffre de ténèbres, sans le moindre point de repère visible. Il s'allongea à plat ventre près du bord du précipice, sentant l'œuf bouger dans son sac comme s'il allait éclore, et s'obligea à ne pas sangloter. Il avait entendu des grattements monter de tous les tunnels qu'il avait vus sur sa route: les mains ne l'avaient pas lâché. Il n'en avait vu aucune courant sur la masse glaciaire proprement dite, mais la lumière éblouissante qui montait à présent du dôme trahissait l'agitation de Sétébos. Papa veut récupérer son œuf. Papa? Daeman refoula le rire qui montait à ses lèvres, de crainte de sombrer dans l'hystérie. Quelque chose accrocha son regard au bord de l'abîme sans fond. Daeman se hissa sur les coudes pour s'avancer un peu. Un ruban jaune accroché à un clou. C'était la cheminée de glace, distante de cent cinquante mètres à peine du nœud fax du Garde-Lion, son point d'entrée à Paris-Cratère. Pleurant sans honte, il planta dans la glace le dernier de ses pitons, y attacha solidement la corde - sans prendre la peine d'utiliser un nœud de rappel qui lui aurait permis de la récupérer une fois en bas - et, d'un bond plein de souplesse, commença à se laisser glisser dans les ténèbres. Abandonnant sa corde derrière lui, il parcourut les cent derniers mètres en rampant et en titubant. Un dernier croisement, une dernière balise, une brève reptation, et il se retrouva dans le pavillon fax du Garde-Lion, où il pouvait se tenir debout sur un sol bien concret. La console fax émettait une douce lueur au centre de la plate-forme circulaire. Une forme nue le frappa au flanc, l'envoyant glisser sur le sol tandis que son arbalète atterrissait sur le carrelage. La créature - Caliban ou un calibani, impossible de le dire dans cette pénombre bleue - enserra la gorge de Daeman dans ses doigts longilignes alors même qu'elle tendait vers son visage des crocs jaunâtres. Daeman roula sur lui-même pour tenter de s'en défaire, mais le monstre avait refermé ses jambes sur lui et s'accrochait de ses orteils préhensiles, tandis que ses mains puissantes et ses longs bras ne restaient pas oisifs. L'œuf! Daeman s'efforça de ne pas atterrir sur le dos lorsque les deux antagonistes emboutirent le socle de la plate-forme fax. Il se retrouva libre de ses mouvements et en profita pour se jeter sur l'arbalète, qui avait arrêté sa course contre un mur. Poussant un grondement, le monstre amphibien l'empoigna et le jeta sauvagement contre la glace. Ses yeux et ses crocs jaunes luisaient dans la pénombre bleue. Daeman avait déjà affronté Caliban, et cette créature n'était pas Caliban: plus petite, un peu moins forte, un peu moins rapide, elle était tout aussi redoutable. Ses crocs claquèrent à quelques centimètres des yeux de Daeman. Celui-ci glissa son poing sous le menton du calibani et appuya de toutes ses forces, repoussant la face écailleuse, au nez plat, aux yeux jaunes et furibonds. Il sentit une montée d'adrénaline suppléer à ses forces défaillantes et tenta de briser l'échiné de la chose au niveau des cervicales. Vif comme un serpent, le calibani échappa à sa prise et lui trancha deux doigts de la main gauche. Daeman hurla et s'écarta. Le calibani ouvrit les bras en grand, prit le temps d'avaler annulaire et auriculaire, et bondit. Saisissant l'arbalète de la main droite, Daeman tira deux carreaux sans même viser. Projeté en arrière, le calibani se retrouva cloué à la paroi de glace, un premier carreau barbelé planté dans son épaule et un second dans la paume de sa main, qu'il avait ramenée près de son visage. La créature se convulsa, se contor-sionna, gronda et délogea le second carreau. Daeman y alla de son propre hurlement. Se levant d'un bond, il saisit le couteau passé à sa ceinture et le planta dans la gorge du calibani, la lame tournée vers le haut pour lui percer le palais et atteindre la cervelle. Puis il se colla de tout son long contre la créature, pareil à un amant empressé, et remua la lame dans la plaie - encore, encore, et encore -, ne s'arrêtant que lorsque l'obscène chose eut cessé de se débattre. Il retomba sur le sol, serrant contre lui sa main mutilée. Aussi incroyable que cela paraisse, elle ne saignait pas. La thermopeau s'était refermée autour des moignons, mais il avait une violente envie de vomir. Comme rien ne l'en empêchait, il ne s'en priva pas, et il se retrouva plié en deux à se vider jusqu'à épuisement. Il entendit un grattement provenant de l'un ou l'autre des tunnels devant lui. Daeman se leva, arracha le couteau de la gorge du calibani - celui-ci s'affaissa doucement, mais le carreau planté dans son épaule le maintint en place -, ramassa le second carreau par terre, ramassa son arbalète et se dirigea vers la plate-forme fax. Quelque chose émergea d'un tunnel soudain illuminé. Il faisait grand jour au-dessus du pavillon fax d'Ardis. Daeman s'éloigna en titubant, attrapa un carreau dans son sac et arma l'arbalète, s'aidant de son pied pour actionner le mécanisme. Il visa la plate-forme et attendit. Rien ne le suivit. Au bout d'une minute, il abaissa son arme et s'avança au soleil. Apparemment, on était en début d'après-midi. Il n'y avait pas une sentinelle dans les parages. La palissade était défoncée en une douzaine de points. Une vingtaine de voynix gisaient tout autour du pavillon, mais on ne percevait aucun signe des gardes humains, hormis les traces de pas et les traînées de sang qui s'éloignaient en direction de la forêt. La main de Daeman était si endolorie que la totalité de son corps n'était plus que la chambre d'écho de sa souffrance, mais il la cala contre son torse, logea un second carreau dans l'arbalète et se dirigea vers la route. Moins de deux kilomètres le séparaient du château d'Ardis. Le château d'Ardis n'était plus. Daeman avait effectué une approche des plus circonspectes, quittant la route pour s'enfoncer dans la forêt, allant jusqu'à avancer dans le lit du ruisseau en amont du pont. Il était arrivé par le nord-est, préférant alarmer les sentinelles plutôt que de risquer une attaque des voynix. Les sentinelles brillaient par leur absence. Il passa une demi-heure tapi à la lisière de la forêt, aux aguets. Rien ne bougeait, excepté les pies et les corbeaux qui se repaissaient des cadavres humains. Il se mit à courir vers la gauche, se rapprochant au maximum des baraquements et de la porte est avant d'émerger de l'abri des arbres. Une centaine de brèches étaient ouvertes dans la palissade. Le mur d'enceinte n'était plus qu'un souvenir. Le cubilot et la fournaise dont Hannah était si fière n'étaient plus que des ruines calcinées. Les baraquements abritant la moitié de la population d'Ardis avaient succombé aux flammes. Du château proprement dit - ce splendide édifice qui avait résisté à deux mille hivers -, il ne subsistait que quelques cheminées de pierre noircies par les flammes, quelques poutres également carbonisées et des tas de gravats. L'endroit empestait la fumée et la mort. L'escalier jadis majestueux était jonché de carcasses de voynix, et le perron encore plus, mais il s'y mêlait des centaines de cadavres humains. Daeman fut incapable d'identifier les morts qu'il voyait un peu partout autour des décombres calcinées: ici un petit cadavre racorni par le feu, d'une taille à peine adulte, et qui en se consumant avait pris une posture de boxeur, et là une cage thoracique et un crâne soigneusement nettoyés par les charognards, et là encore une femme gisant sur l'herbe, indemne selon toute apparence, mais dont le visage - ainsi qu'il le constata en la retournant - avait été arraché. À genoux au sein de ce charnier glacial, Daeman s'efforça de pleurer. Incapable de verser une larme, il se résigna à mouliner des bras, tentative pitoyable pour chasser les gros corbeaux et les pies bondissantes dont l'appétit semblait sans limites. Le soleil se couchait. La lumière fuyait le ciel. Daeman se releva pour contempler les corps autour de lui - certains semblaient empilés sur le sol comme des paquets de linge sale, d'autres gisaient seuls, d'autres encore s'étaient regroupés, comme pour se soutenir mutuellement. Il devait trouver Ada. L'identifier et l'inhumer, elle et le maximum de ses amis, avant de tenter de regagner le pavillon fax. Mais où irai-je? Dans quelle communauté pourrai-je me réfugier? Avant d'avoir pu répondre à cette question, avant même d'avoir examiné un premier cadavre dans la pénombre montante, il perçut un mouvement à la lisière de la forêt. Il crut d'abord que les survivants du massacre émergeaient de leur refuge, mais, alors même qu'il levait sa main valide pour les saluer, il aperçut un reflet sur des carapaces grises et comprit qu'il se trompait. Trente, soixante, une centaine de voynix sortaient de la forêt pour se diriger vers lui, et il en arrivait aussi sur sa droite, et sur sa gauche. Trop harassé pour courir, Daeman se dirigea en soupirant vers le sud-ouest, puis vit un mouvement de ce côté-là. Des voynix qui surgissaient des ténèbres, des voynix qui descendaient des arbres et s'avançaient à quatre pattes. Dans quelques secondes, ils seraient sur lui. Il ne lui servirait à rien de contourner les ruines fumantes du château pour filer par le nord. D'autres voynix l'attendraient là-bas. Daeman mit un genou à terre, remarqua distraitement que l'œuf dans son sac à dos brillait avec une intensité suffisante pour projeter son ombre devant lui et attrapa sa réserve de carreaux. Six. Il lui en restait six. Plus les deux déjà en place. Un horrible sourire aux lèvres, une terrible exultation dans le cœur, il se dressa de toute sa taille et pointa son arbalète sur le groupe de monstres le plus proche. Ils n'étaient qu'à vingt mètres de lui. Autant les laisser s'approcher, il ne leur faudrait que quelques secondes pour lui bondir dessus. Il trouva la force de caler son arbalète sur sa main mutilée. Un craquement derrière lui, tout proche. Il pivota sur ses talons, prêt à tirer, mais c'était le sonie qui arrivait à l'ouest en faisant du rase-mottes. Les deux passagers des couchettes arrière laissaient parler leurs fusils à fléchettes. Tous les voynix qui bondissaient vers l'appareil retombaient le corps criblé de traits. — Monte! hurla Greogi alors que le sonie arrivait à son niveau. Les voynix attaquèrent en masse, bondissant dans les airs telles de gigantesques sauterelles d'argent. Un homme que Daeman identifia comme Boman et une femme en laquelle il reconnut Edide - elle avait fait partie de son équipe de dix émissaires - arrosaient les créatures de leurs fusils réglés en mode automatique, faisant pleuvoir sur elles une grêle de cristaux. — Monte! répéta Greogi. Daeman s'ébroua, ramassa son sac à dos, le lança à bord de l'appareil, fit suivre son arbalète et sauta à son tour. Le sonie prit aussitôt de l'altitude. Il avait raté son coup. Sa main valide trouva une prise sur le cuir d'une couchette, mais sa main mutilée heurta la coque métallique et, sous le choc, il lâcha prise et glissa vers la masse silencieuse et impatiente des voynix. Boman lui empoigna le bras et le tira vers lui. Un Daeman muet d'épuisement à son bord, le sonie fila au nord-est, survolant la forêt à plusieurs milliers de mètres d'altitude et achevant sa course au-dessus d'un rocher dénudé qui se dressait soixante mètres au-dessus des arbres squelettiques. Daeman avait découvert ce bloc de granité des années plus tôt, lors de sa première visite au château d'Ardis. Ada l'avait accompagné à la chasse aux papillons et, à l'issue d'un long après-midi de promenade, elle lui avait désigné le monolithe visible au-dessus des taillis, par-delà la forêt. — Le Rocher aux affamés, avait-elle déclaré non sans fierté, de sa voix juvénile. — D'où vient ce nom? La jeune Ada avait haussé les épaules en signe d'ignorance. — Tu veux qu'on l'escalade? avait-il proposé, se voyant déjà en train de la séduire sur un sommet à l'herbe accueillante. Ada avait éclaté de rire. — Personne ne peut escalader le Rocher aux affamés. Les derniers feux du couchant et la lueur naissante des anneaux permirent à Daeman d'examiner le refuge. Là où il s'était attendu à découvrir un tapis d'herbe, il y avait une plaque rocheuse d'une trentaine de mètres de long, avec çà et là quelques irrégularités, où brûlaient une demi-douzaine de feux de camp. Des silhouettes sombres se blottissaient sur les toiles goudronnées entourant ces foyers, d'autres se dressaient un peu partout au bord du précipice... des sentinelles, à n'en pas douter. Le terrain en contrebas semblait mouvant. Non, il était mouvant. Les voynix y grouillaient par milliers, piétinant en silence les carcasses de leurs semblables abattus. — Combien de survivants? demanda Daeman alors que Greogi entamait son approche. — Une cinquantaine, répondit le pilote. À la lumière des commandes virtuelles, son visage strié de suie semblait empreint d'une lassitude infinie. Une cinquantaine, sur quatre cents et quelques, se dit Daeman, incapable d'y croire. Il se rendit compte qu'il était encore sous le choc de sa mutilation, et le spectacle qu'il avait découvert à Ardis n'avait rien pour arranger son état. L'engourdissement qui gagnait son esprit n'était pas pour autant désagréable. — Ada? dit-il d'une voix hésitante. — Elle est vivante, répondit Greogi. Mais ça fait presque vingt-quatre heures qu'elle n'a pas repris conscience. Le château était en flammes, et elle refusait de l'évacuer tant qu'il y restait encore quelqu'un... et je crois qu'elle aurait encore refusé de partir si le toit où elle se trouvait ne s'était pas effondré en partie. Elle a été assommée par une poutre et nous ne savons pas si... si son bébé va s'en sortir. — Petyr? Reman? Daeman se demandait qui allait prendre le commandement si Harman était porté manquant et Ada invalide. — Morts, tous les deux. Greogi s'approcha en douceur du sommet de granité. Le sonie atterrit après un petit rebond. Des silhouettes blotties autour d'un feu de camp se levèrent pour les rejoindre. — Pourquoi êtes-vous restés ici? demanda Daeman en empoignant Greogi par le col de sa chemise tandis que les autres passagers descendaient. Pourquoi êtes-vous restés à proximité de cette armée de voynix? Greogi se dégagea avec douceur. — Nous avons tenté de nous faxer, mais les voynix nous sont tombés dessus avant qu'on ait pu entrer dans le pavillon. Nous avons perdu quatre camarades avant de pouvoir nous replier. Et nous n'avons nulle part où aller... nous comptons une douzaine de blessés graves, Ada y compris, et nous n'aurions pas le temps de les évacuer sans nous faire déborder par les voynix. On a besoin de toutes les personnes valides pour les repousser. Si nous commençons à évacuer des gens à bord du sonie, ceux qui resteront ici n'auront aucune chance. De toute façon, nous n'avons sûrement pas assez de fléchettes pour tenir une nuit de plus. Daeman parcourut les lieux du regard. Les feux de camp étaient pitoyables: en guise de combustible, il fallait se contenter de lichens, de mousse et de brindilles. L'objet le plus lumineux du plateau rocheux n'était autre que l'œuf de Sétébos dans son sac à dos. — On en est vraiment arrivés là? demanda-t-il, en grande partie pour lui-même. — Il le semble bien, répondit Greogi, qui descendit de sa couchette en titubant, visiblement mort d'épuisement. Il fait noir maintenant. Les voynix vont donner l'assaut dans quelques minutes. Troisième partie 41. Harman tomba dans les ténèbres aux côtés d'Ariel pendant ce qui lui sembla une éternité. Lorsqu'ils atterrirent, ce ne fut pas au pied du Golden Gâte à Machu Picchu mais dans une jungle au sol couvert d'un épais tapis d'humus, une réception en douceur alors qu'il s'attendait à un crash. L'espace d'une seconde, il s'émerveilla d'être encore vivant, puis il se releva en hâte, voulut pousser Ariel, qui s'était déjà écarté d'un entrechat, et fixa l'obscurité en clignant des yeux. Le noir total. Il faisait jour au Golden Gâte. Il se trouvait donc-ailleurs. Au cœur de la jungle, quelque part dans l'hémisphère nocturne. L'air, imprégné d'une forte odeur de pourriture, était si humide qu'il lui collait à la peau comme un linge mouillé, sa chemise était déjà trempée de sueur, et tout autour de lui résonnaient le bourdonnement des insectes, le bruissement des feuilles et des lianes, plus quantité de rumeurs moins aisément identifiables. Il leva les poings le temps que ses yeux aient accommodé, espérant qu'Ariel reviendrait à sa portée, et se tourna vers le ciel, entrevoyant quelques étoiles au travers d'un épais feuillage. Au bout d'une minute, il distinguait la silhouette pâle et asexuée d'Ariel, qui se tenait à trois mètres de lui sur un tapis de feuilles. — Remmenez-moi, gronda Harman. — Te remmener où cela? — Au Golden Gâte. Ou à Ardis. Mais faites vite. — Je ne le puis. Cette voix asexuée commençait à lui porter sur les nerfs. — Emmenez-moi, répéta Harman. Et tout de suite. Je ne sais pas comment vous avez fait pour venir ici, mais remmenez-moi tout de suite. — Quelles seraient les conséquences d'un refus? demanda d'une voix amusée la silhouette luminescente. — Je vous tuerais, répondit Harman sur un ton des plus posés. Et il n'hésiterait pas à le faire. Il allait étrangler cette frêle créature vert pâle, l'étouffer sans pitié et cracher sur son cadavre. Et ensuite, tu te retrouveras perdu dans une jungle inconnue, l'avertit la voix de la raison. Harman décida de faire la sourde oreille. — Oh! tu serais donc capable de me pincer à mort? dit Ariel en feignant la terreur. Harman se jeta sur lui. L'être minuscule - un mètre vingt à peine - le saisit au vol et le catapulta à travers le feuillage, l'envoyant s'écraser sur l'humus à dix mètres de là. Harman mit une minute à reprendre son souffle et une autre à se redresser sur ses genoux. Il se rendit compte que si Ariel l'avait fait atterrir ailleurs - sur un mur du Golden Gâte à Machu Picchu, par exemple -, il se serait cassé le cou. Une fois debout, il se concentra pour scruter l'obscurité et regagna la clairière où l'attendait Ariel, se frayant un chemin parmi les branches et les lianes. Le farfadet n'était plus seul. — Oh! regarde, voici d'autres moi-même! dit-il d'une voix joviale. Une cinquantaine de créatures avaient envahi la clairière, et on en distinguait d'autres sous les arbres. Ces êtres n'étaient pas humains, mais ce n'étaient pas non plus des voynix ni des cali-bani; en fait, jamais Harman n'avait vu de semblables bipèdes durant ses quatre-vingt-dix ans et neuf mois d'existence. On aurait dit des esquisses d'hommes, aussi minuscules qu'Ariel, avec comme lui un épidémie vert pâle sous lequel des organes flottaient dans un liquide de la même couleur. Mais là où Ariel avait des lèvres, des joues, un nez et des yeux humains, ces petits hommes verts n'avaient que de grands globes oculaires tout noirs - en les découvrant dans la pénombre, Harman pensa à des boulets de charbon -, et leurs corps étaient tous strictement identiques: la même silhouette fluide, les mêmes mains à trois doigts. — Je ne pense pas que tu aies déjà rencontré mes frères secou-rables, dit Ariel d'une voix douce, désignant la foule d'humanoïdes d'un geste féminin. Ces instruments affectés à ce bas monde ont été vomis bien avant la naissance de ton espèce. Ils ont quantité de noms - Sa Prospérité les baptise volontiers selon Son bon plaisir -, mais nous sommes fort semblables, eux et moi, vu que nous descendons de la chlorophylle et des cirons qui parcouraient la forêt avant l'avènement des posthumains. Voici les zeks - à la fois auxiliaires, ouvriers et prisonniers, mais n'est-ce pas là notre lot à tous? Harman fixa les humanoïdes verts. Ils lui rendirent son regard. — Emparez-vous de lui, susurra Ariel. Quatre zeks s'avancèrent - ils se déplaçaient avec une grâce surprenante chez des créatures aussi frustes - et, avant qu'Harman ait pu s'enfuir ou leur résister, deux d'entre eux lui enserrèrent les bras de leurs mains à trois doigts. Le troisième s'approcha de lui, jusqu'à ce que son torse touchât le sien, et le quatrième saisit sa main - tout comme Ariel avait saisi celle d'Hannah peu de temps auparavant - pour la plonger dans le thorax de son congénère. Harman sentit un cœur tout mou se nicher dans sa paume, comme un animal familier, puis entendit dans son crâne résonner un discours muet. N'ÉNERVEZ PAS ARIEL IL VOUS TUERA PAR CAPRICE. VENEZ AVEC NOUS ET NE CHERCHEZ PAS À RÉSISTER. IL EST DANS VOTRE INTÉRÊT ET DANS CELUI DE VOTRE DAME ADA DE VENIR AVEC NOUS VITE. — Comment se fait-il que vous connaissiez Ada? s'écria Harman. VENEZ. À l'issue de cette ultime transmission, on arracha sa main au torse du zek transmetteur, dont le cœur un instant mis à nu ne tarda pas à se flétrir, puis la créature s'effondra en silence sur l'humus, où elle eut vite fait de subir le même sort. Sans prêter la moindre attention à son cadavre, Ariel et les autres zeks s'engagèrent sur un sentier à peine visible pour s'enfoncer dans la jungle. Harman était toujours serré de près par deux des créatures, qui avaient toutefois relâché leur étreinte, et, sans chercher à leur résister, il se mit en marche lui aussi, veillant à ne pas se faire distancer. L'esprit d'Harman tournait à plein régime tandis qu'il s'avançait en trébuchant dans l'obscurité. Parfois, quand le feuillage devenait trop épais, il n'y voyait plus goutte - même ses jambes et ses pieds lui devenaient invisibles -, aussi se laissait-il guider comme un aveugle, en profitant pour s'abîmer dans ses réflexions. S'il voulait revoir Ada et le château d'Ardis, il devait se montrer bien plus intelligent qu'il n'y était parvenu durant les mois écoulés. Première question: où était-il? Il avait quitté le Golden Gâte à Machu Picchu par un matin nuageux, mais la nuit était déjà fort avancée dans cette jungle. Il s'efforça de se rappeler ses connaissances géographiques, mais cartes et globes terrestres se brouillaient dans son esprit; des mots comme Asie et Europe lui paraissaient soudain dénués de sens. À en juger par les ténèbres qui régnaient autour de lui, cependant, Ariel ne l'avait pas transporté en un autre point du continent où était sis le Golden Gâte. Il lui serait impossible de marcher jusqu'au Machu Picchu où se trouvaient Hannah, Petyr et le sonie. D'où une deuxième question: comment Ariel l'avait-il conduit ici? Il n'avait vu aucune plate-forme fax dans les globules verts du Golden Gâte. S'il y en avait une - et jamais Savi n'avait envisagé de gagner le Golden Gâte en se faxant -, il n'aurait pas eu besoin du sonie pour transporter Odysseus dans sa crèche de soins, ni pour aller récupérer des armes et des munitions. Non... Ariel avait utilisé un autre moyen pour l'amener en ce lieu obscur, bourbeux, pourrissant et grouillant d'insectes. Comme l'avatar de la biosphère - ainsi identifié par Prospéro -ne marchait que trois pas devant lui, Harman se rendit compte qu'il pouvait lui poser ces questions à haute voix. Dans le pire des cas, le farfadet - dont le corps vert pâle devenait visible par intermittence chaque fois qu'ils traversaient une clairière - y répondrait par le mutisme. Ariel commença par la seconde question. — Je jouirai de ta compagnie quelques heures encore. Ensuite, je te livrerai à mon maître, quand nous aurons entendu le fier Chantecler - quoique je doute fort qu'il hante ces parages. — Votre maître, c'est Prospéro? Ariel ne répondit point. — Alors, comment s'appelle cet endroit? Le farfadet partit d'un rire cristallin qu'Harman se surprit à trouver plaisant à l'oreille. — Il devrait se nommer le Berceau d'Ariel, car c'est ici, il y a quinze fois deux cents ans, que je suis venu à la conscience - issu d'un milliard de capteurs-transpondeurs que les antiques humains à l'ancienne - ta propre espèce, mon cher hôte - appelaient les cirons. Les arbres devisaient entre eux et avec leurs maîtres humains, papotaient dans la vieille toile moisie d'où allait naître la noosphère, parlant de températures, de nids d'oiseaux, de jeunes pousses, de mesures de pression osmotique, et s'efforçant de quantifier la photosynthèse comme un employé aux écritures qui prendrait ses livres et ses bouliers pour un trésor. Les zeks -mes bien-aimés serviteurs, que ce monstre et mage de maître a osé réquisitionner en nombre pour les faire trimer sur la planète rouge - ont connu semblable genèse, oui, mais pas ici, ô hôte honoré, non, pas ici. Harman ne comprit quasiment rien à cette tirade, mais il avait réussi à faire parler Ariel et, s'il le laissait poursuivre, il finirait tôt ou tard par apprendre quelque chose d'important. — Il y a neuf mois, j'ai rencontré Prospéro, votre maître, sur son île orbitale, et il vous appelait l'avatar de la biosphère. — Si fait, dit Ariel en riant, et ce Prospéro, que tu dis mon maître, je l'appelle Sac à merde. Ariel se tourna vers lui, et son fin visage vert pâle brilla comme une plante tropicale phosphorescente lorsqu'ils s'engagèrent dans une partie de la forêt particulièrement sombre. — Harman, époux d'Ada, ami de Personne, tu es à mes yeux un homme pervers, un homme dont la destinée a son importance, à tout le moins en ce bas monde, pour sa forme plutôt que pour sa substance. Entre tous les hommes, tu es le moins digne de vivre - toi dont cinq-vingts années de préparation devaient faire un festin pour frère Caliban -, car le temps et les marées du temps t'ont rendu fou. C'est animés de pareille valeur que les hommes se pendent ou se noient. Harman comprenait de moins en moins, et, en dépit de ses questions répétées, Ariel conserva un silence obstiné jusqu'au lever du soleil, qui ne survint que trois heures plus tard, à l'issue de plusieurs kilomètres de marche. Une heure après qu'Harman eut décidé qu'il était au bord de l'épuisement, on lui accorda une pause et il s'adossa à un gigantesque rocher pour reprendre son souffle. Comme l'obscurité se dissipait, il constata que ce rocher n'en était pas un. Il s'agissait en fait d'un mur, qui faisait partie d'un édifice à plusieurs niveaux, sans doute un temple s'il fallait en croire les livres qu'il avait siglés. Puis Harman prit conscience de ce que voyaient ses yeux, de ce que touchaient ses mains. Tous les murs du temple étaient recouverts de sculptures. Certaines étaient de belle taille - d'une largeur correspondant à la longueur de son bras -, mais la plupart étaient si petites que sa main aurait suffi à les recouvrir. Sur chacune de ces sculptures - le soleil tropical perçant les frondaisons les rendait de plus en plus nettes -, on voyait des hommes et des femmes faire l'amour... mais il y avait aussi des accouplements entre un homme et plusieurs femmes, entre plusieurs hommes, plusieurs femmes, et même des groupes... et à certains de ces groupes se mêlaient des chevaux, des éléphants, des taureaux, des singes... Harman en resta figé. Jamais il n'avait vu un tel spectacle en plus de quatre-vingt-dix-neuf ans d'existence. La sculpture la plus proche de lui dépeignait un homme dont le visage était enfoui entre les cuisses d'une femme, laquelle engloutissait le pénis d'un deuxième homme chevauchant le premier, tout en étant pénétrée par l'arrière du pénis artificiel d'une deuxième femme et en caressant d'une main un animal en érection en lequel Harman reconnut une cavale, comme on disait dans l'épopée du turin. De l'autre main, elle excitait un troisième homme qui se tenait à côté de l'étalon. Harman recula d'un pas pour embrasser du regard le mur envahi de lianes. Il y avait des milliers - voire des dizaines de milliers -de sculptures semblables, qui lui révélaient des variations de l'acte sexuel dont il n'aurait jamais imaginé... jamais pu imaginer l'existence. Rien que la participation des éléphants... Les personnages humains étaient stylisés: visages et seins ovales, yeux en amande, lèvres masculines et féminines dessinant des sourires ravis et décadents. — Quel est donc cet endroit? souffla-t-il. Ariel chanta d'une voix de fausset: Là-haut, entr'aperçu au sein de la pénombre, S'expose l'art étrange de ce peuple des ombres. Que disaient à ceux qui sont aujourd'hui poussière Ces corps qu'animent encore les plaisirs de la chair? — Quel est donc cet endroit? insista Harman. — Khajuraho, répondit Ariel. Cette fois-ci, sa réponse était la simplicité même, sauf que ce mot ne signifiait rien pour Harman. Sur un geste du farfadet, deux des petits zeks, qui semblaient à présent transparents, le prirent par le bras et la procession s'éloigna bientôt du temple, empruntant un sentier tout juste visible. Lorsque Harman jeta un dernier regard à l'édifice, il vit qu'il y en avait en fait plusieurs, tous recouverts de frises erotiques, et il remarqua une nouvelle fois que la jungle avait quasiment dévoré l'ensemble architectural. Les fornicateurs étaient ligotés par la vigne vierge, étouffés par la mousse, étranglés par les lianes et les racines. Puis le lieu dénommé Khajuraho disparut au sein de la verdure et Harman se hâta pour ne pas être distancé par Ariel. À mesure que le soleil illuminait la végétation autour d'eux - jamais Harman n'aurait imaginé qu'il existât autant de nuances de vert -, il chercha désespérément un moyen de retourner à Ardis auprès d'Ada, ou à tout le moins au Golden Gâte avant que Petyr ne décolle aux commandes du sonie. Il ne tenait pas à attendre trois jours, délai au bout duquel le jeune homme reviendrait rechercher Hannah et Personne/Odysseus - à condition que la crèche ait pu guérir celui-ci. — Ariel? lança-t-il soudain au petit être vert qui semblait flotter à l'avant-garde de la colonne de zeks. — Sire? Harman était de plus en plus troublé par la qualité androgyne de sa voix. — Comment avez-vous fait pour me transporter du Golden Gâte à cette jungle? — Le voyage fut-il donc trop rude, ô homme? — Non, non, répondit Harman, qui redoutait de voir le farfadet se lancer dans une nouvelle tirade incompréhensible. Mais comment avez-vous fait? — Comment voyages-tu d'un endroit à un autre quand tu ne voles pas dans ta soucoupe? — Par fax. Mais il n'y a pas de pavillon fax au Golden Gâte... il n'y a même pas de nœud fax. Ariel s'éleva dans les airs, effleurant les branches et arrosant Harman et les zeks de multiples gouttelettes. — Ton ami Daeman s'est-il rendu dans un pavillon fax lorsqu'un allosaure l'a croqué il y a dix mois de cela? Harman se figea sur place. Les zeks qui l'encadraient firent halte un instant. Mais oui, songea-t-il. Il aurait dû y penser depuis longtemps. La procédure lui était familière dès sa naissance ou presque, mais jamais il n'avait fait la déduction qui s'imposait. Quand un homme ou une femme se faxait dans les anneaux au moment d'un vingt, il ou elle se rendait au pavillon le plus proche. Quand on souhaitait se déplacer, on se rendait au pavillon le plus proche. Mais quand on était blessé - voire accidentellement tué, comme cela était arrivé à Daeman -, c'étaient les anneaux qui effectuaient le fax. Lorsqu'il se trouvait dans la firmerie, sur l'île orbitale de Prospéra, Harman avait vu les corps nus de ses semblables arriver dans les cuves remplies de nutriments et d'asticots bleus, puis en repartir une fois les soins achevés. Obéissant aux instructions de Prospéra, Daeman et lui avaient court-circuité la procédure, détruisant les serviteurs et renvoyant sur Terre le plus de patients possible. Un humain pouvait se faxer sans passer par un pavillon, sans se rendre dans l'un des quatre cents et quelques nœuds fax recensés. Harman l'avait vu faire quantité de fois - pendant presque cent ans! -, mais il n'avait rien vu. Tout le monde savait que les posthumains se chargeaient de tout quand un humain était grièvement blessé ou mourait avant l'échéance des cinq-vingts. Les nœuds fax relevaient de la science; un séjour d'urgence à la firmerie relevait presque de l'expérience religieuse. Sauf que la firmerie de l'île de Prospéra était équipée de machines capables de faxer sans l'aide d'un nœud ni d'un pavillon. Et Harman et Daeman avaient détruit la firmerie et l'île de Prospéra. Les zeks le tirèrent gentiment par les bras pour le faire avancer. Harman resta immobile quelques instants de plus. Les pensées qui lui agitaient le crâne étaient vertigineuses; si les zeks ne l'avaient pas tenu, peut-être serait-il tombé par terre. L'île de Prospéro avait été détruite - déclenchant une averse météorique que tous les humains à l'ancienne avaient pu contempler durant des mois -, mais Ariel était encore capable de se faxer tout seul - de pratiquer une sorte de libre-fax, sans avoir à dépendre des nœuds et des pavillons. Une machine dissimulée dans les anneaux - voire sur Terre - localisait le farfadet, le codait et le faxait, et Harman avec lui depuis peu, ce qui leur avait permis d'aller du Golden Gâte à Khajuraho. D'un bout à l'autre de la Terre. Harman serait en mesure de se faxer à Ardis à condition qu'il persuade Ariel de lui révéler le secret de ce libre-fax. Les zeks le tirèrent à nouveau, avec un peu plus d'insistance. Ariel avançait loin devant, flottant en direction d'une trouée lumineuse dans la jungle. Harman ne voulait pas attirer des ennuis aux zeks. Pas plus qu'il ne voulait perdre Ariel de vue - le farfadet était le seul moyen dont il disposât pour rentrer chez lui. Harman courut pour rattraper l'avatar de la biosphère terrestre. Lorsqu'ils arrivèrent dans la clairière, le soleil était si éblouissant qu'Harman se protégea les yeux, et plusieurs secondes s'écoulèrent avant qu'il ne découvre la structure qui se dressait devant lui. Lorsqu'il la vit, il en resta paralysé. Cette structure - ce n'était pas un immeuble à proprement parler - était gigantesque, et Harman - qui était doué pour estimer les dimensions - la jugea haute de trois cents mètres. Peut-être davantage. Elle n'avait pas de façade; elle consistait en un squelette arachnéen de poutrelles et d'entretoises en métal sombre, un ensemble formé de quatre piliers incurvés, reliés au niveau de la cime des arbres par des arches arrondies et se fondant les uns dans les autres pour former une unique spire s'achevant par une sorte de sphère. Il repensa à une expression qu'il avait entendue dans la bouche d'Hannah, leur experte en métallurgie: du fer forgé. Harman était sûr que les poutres, les arches, les éperons et les autres composants de cette merveille illuminée par le soleil de la jungle étaient en fer, forgé ou pas. — Qu'est-ce que c'est? souffla-t-il. Les zeks l'avaient lâché pour se réfugier à la lisière de la forêt, comme s'ils redoutaient de s'approcher de cette incroyable tour. Harman s'aperçut alors que rien ne poussait à la base de celle-ci, excepté une herbe rase impeccablement tondue. On eût dit que cette structure tenait la jungle à distance par la seule force de sa volonté. — Sept mille tonnes, dit Ariel d'une voix nettement plus masculine que celle qu'il avait utilisée jusqu'ici. Deux millions cinq cent mille rivets. Quatre mille trois cent onze ans d'âge - du moins en ce qui concerne l'original. Ueiffelbahn de Khan Ho Tep se compose de plus de quatorze mille tours semblables. — L'eijfelbahn, répéta Harman. Je ne... — Viens! ordonna Ariel. Sa voix était maintenant carrément virile, une voix à laquelle on ne désobéit pas. La base de l'un des piliers abritait une sorte de cage en fer forgé. — Monte, dit Ariel. — Il faut que je sache... — Monte, et tu apprendras tout ce que tu as besoin de savoir, répliqua l'avatar de la biosphère. Y compris le moyen de retourner auprès de ta chère Ada. Reste ici, et tu mourras. Harman entra dans la cage. Une porte grillagée se referma derrière lui. Il entendit claquer des rouages, grincer le métal, et la cage entama son ascension le long du pilier, entraînée par une série de câbles et de treuils métalliques. — Vous ne venez pas? lança Harman à Ariel. Le farfadet ne daigna pas lui répondre. L'ascenseur continua sa progression vers le sommet de la tour. 42. La tour comptait apparemment trois étages. Le premier et le plus vaste se trouvait juste au-dessus de la cime des arbres. Harman découvrit un immense tapis de verdure s'étendant dans toutes les directions. L'ascenseur ne s'arrêta pas. Le deuxième étage était suffisamment élevé pour que le puits d'ascenseur frise la verticale, et Harman alla se placer au centre de la petite cage. En explorant le paysage du regard, il vit qu'une série de câbles partait du sommet de l'édifice, disparaissant à l'horizon à l'ouest comme à l'est. L'ascenseur ne s'arrêtait toujours pas. Le troisième et dernier étage se trouvait trois cents mètres au-dessus du sol, sous un dôme que surmontait une antenne. L'ascenseur ralentit et s'arrêta; ses antiques rouages craquèrent, la cabine chuta de deux mètres et Harman, accroché des deux mains à une rambarde en fer forgé, se prépara à mourir. Le frein entra en action. La porte coulissante s'ouvrit. Harman s'avança en tremblant sur une petite passerelle de fer au plancher pourri. Devant lui, une porte bien plus belle - également en fer forgé, mais lambrissée d'acajou poli - frémit, grinça et s'ouvrit en sifflant. Après une seconde d'hésitation, il pénétra dans une pièce plongée dans la pénombre. Mais tout était préférable à cette passerelle surplombant un entrelacs de poutres en fer d'une hauteur vertigineuse. La pièce où il venait d'entrer était relativement petite. Lorsque la porte se referma derrière lui, Harman constata que la température y était inférieure d'une vingtaine de degrés à celle du dehors. Il resta sans bouger durant quelques secondes, le temps que ses yeux accommodent dans la pénombre. Il était dans une sorte de mezzanine aux murs tapissés de livres qui donnait sur une pièce plus vaste. On gagnait celle-ci en empruntant un escalier de fer forgé en spirale, qui donnait aussi sur un niveau supérieur. Harman descendit. Jamais il n'avait vu un décor semblable: des meubles aux formes sinueuses, capitonnés de velours cramoisi, d'épaisses tentures encadrant une baie vitrée côté sud, avec à leur extrémité des pompons en or traînant sur un tapis rouge et marron aux motifs complexes. Une cheminée était creusée dans le mur nord; Harman était fasciné par ce mélange de fer noir et de céramique verte. Une table de deux mètres cinquante de long, aux pieds ornés de délicates sculptures, était placée devant la baie vitrée large de cinq mètres, composée de panneaux dont l'agencement était aussi complexe que celui d'une toile d'araignée. Le mobilier se composait de fauteuils et de poufs également moelleux, de chaises en bois sombre marquetées d'or, et de quantité d'objets en cuivre - un métal qu'Hannah lui avait appris à identifier. Parmi eux on trouvait un étrange tuyau s'achevant par un cornet, dont l'extrémité avait la forme d'une cloche; des leviers enchâssés dans des boîtiers muraux en bois de merisier; plusieurs instruments posés à même la table: certains étaient animés d'une lente rotation, ou pourvus de touches de cuivre, et il reconnut un astrolabe composé de cercles concentriques, et une lampe de cuivre qui émettait une douce lueur. La table était couverte de cartes, maintenues en place par de petits hémisphères, et il vit d'autres cartes enroulées et rangées dans un panier de cuivre posé à même le sol. Harman se précipita vers ces cartes avec avidité, en déroula plusieurs qu'il cala avec les petits poids. Jamais il n'avait vu des cartes semblables. Chacune d'elles était recouverte d'une grille, mais dans chaque carré ainsi dessiné couraient des milliers de courbes parallèles - tantôt rapprochées, dans les zones vertes ou marron, tantôt fort éloignées, dans les zones blanches. En découvrant des taches bleues, il déduisit qu'il s'agissait de lacs ou de mers, et, quant aux lignes de la même couleur, c'étaient sûrement des fleuves et des rivières, chacun flanqué d'un nom des plus improbables: Tungabhadra, Krishna, Godavari, Nor-mada, Mahanadi et Gange. Le long des murs est et ouest alternaient les fenêtres, petites mais ouvragées, et des étagères croulant sous les livres, les bibelots en cuivre, les sculptures en jade et autres objets. Harman se précipita vers une étagère et y attrapa trois livres, humant le parfum des siècles qui montait du papier antique mais résistant et du cuir des couvertures. Il sentit son cœur battre plus fort en déchiffrant leurs titres: La Troisième Dynastie de Khan Ho Tep, 2601-2939, Le Ramayana et le Mahabharata, édition révisée par Ganesh le cyborg, et Maintenance de l'eiffelbahn et interface IA. Harman plaqua sa main droite sur le premier, ferma les yeux pour ouvrir la fonction siglage et hésita. S'il en avait le temps, il préférerait lire ces ouvrages - en déchiffrer chaque mot afin de dégager son sens en fonction du contexte. C'était là un procédé aussi lent que pénible, mais qui se révélait toujours plus enrichissant que le simple siglage. D'un geste plein de révérence, il posa les trois livres sur la table impeccablement cirée et fonça vers le niveau supérieur. Celui-ci abritait une chambre: la tête du lit était en cuivre poli, la couverture en velours cramoisi et bordée de motifs ouvragés. On trouvait aussi une chaise à côté d'une lampe en cuivre, ou plutôt un fauteuil, aux coussins brodés de motifs floraux, avec un gros pouf en cuir niché contre ses pieds. En annexe, une salle de bains avec un étrange siège de toilettes en porcelaine, surmonté d'une cuvette de la même substance, à laquelle était fixée une chaîne s'achevant par une poignée de cuivre, une petite fenêtre à panneaux, un lavabo avec robinets de cuivre, une immense baignoire en porcelaine avec des pieds de fauve, avec, encore une fois, des robinets en cuivre. Il retourna dans la chambre et découvrit que le mur nord formait une baie vitrée - ou plutôt une série de portes vitrées dont chacune était pourvue d'une poignée en fer forgé. Harman ouvrit l'une de ces portes et se retrouva sur un balcon en fer forgé, trois cents mètres au-dessus de la jungle. Le soleil et la chaleur lui firent l'effet d'un coup de poing. Il décida de ne pas s'attarder là: il suffirait d'une bourrasque pour l'envoyer se fracasser sur l'entrelacs de poutres de fer, à moins qu'il ne tombe directement dans les arbres. Sans lâcher la poignée de la porte, il se pencha et découvrit que le balcon, qui mesurait environ trois mètres de profondeur, était meublé d'une table et de chaises en fer forgé, avec une nappe et des coussins rouges. En levant les yeux, il aperçut une sorte de renflement, un gigantesque volant métallique inséré sous le dôme d'or et de mica formant le sommet de la tour, et des câbles encore plus épais que ses cuisses qui filaient vers l'ouest et vers l'est. En scrutant l'horizon dans cette direction, il distingua une autre tour, distante de soixante kilomètres ou davantage. Côté ouest, une masse de nuages bleu-noir lui bouchait la vue. Harman regagna la chambre, referma la porte avec soin et retourna au niveau inférieur, essuyant d'un revers de manche son front et sa nuque couverts de sueur. Il régnait en ce lieu une fraîcheur si délicieuse qu'il n'était nullement pressé de retrouver la jungle. — Bonjour, Harman, dit une voix familière dans la pénombre, tout près de la table et des tentures. Prospéra était nettement plus solide que lors de leur première rencontre, sur son rocher orbital de l'anneau e. La peau ridée du mage n'était pas translucide, contrairement à celle de son hologramme. Sa robe de laine et de soie bleu roi, brodée de planètes dorées, de comètes grises et d'étoiles rougeoyantes, paraissait plus lourde et traînait derrière lui sur le tapis. Harman s'attarda sur sa crinière de cheveux argentés, ramenée derrière les oreilles, et remarqua que son front et ses mains étaient plissés de rides, ses longs ongles jaunis par l'âge. Le grand bâton finement ouvragé, que le vieux mage tenait de la main droite, semblait des plus solides, et ses sandales bleues faisaient chuchoter la laine du tapis et y laissaient des empreintes. — Envoyez-moi chez moi, demanda Harman en s'approchant du vieillard. Tout de suite. — Patience, patience, humain nommé Harman, ami de Personne, répliqua le mage en esquissant un sourire de ses dents jaunes. — Au diable la patience! Harman prit pleinement conscience à ce moment-là de la rage qui l'habitait depuis qu'Ariel l'avait arraché au Golden Gâte, le coupant d'Ardis, d'Ada et de leur enfant à naître, agissant très certainement sur l'ordre de cet épouvantail en robe bleue. Il s'avança vers le vieil homme, l'empoigna par la manche de ladite robe... Et fut catapulté à l'autre bout de la pièce, glissant sur le tapis puis sur le parquet ciré, s'immobilisant sur le dos avec dans les yeux une foule de cercles orangés clignotant sans répit. — Je ne supporte d'être touché par personne, dit Prospéra à voix basse. Ne m'obligez pas à faire usage de mon bâton de vieillesse. Il leva d'un iota le bâton en question. Harman se redressa sur un genou. — Renvoyez-moi là-bas. Je vous en supplie. Je ne peux pas laisser Ada toute seule. Pas maintenant. — C'est pourtant ce que vous avez déjà choisi de faire, non? Personne ne vous a obligé à emmener Personne à Machu Picchu, mais personne ne vous en a non plus empêché. — Que voulez-vous, Prospéra? Harman se releva, tenta sans succès de chasser les cercles orangés de son champ visuel et s'assit sur la chaise la plus proche. — Et comment avez-vous survécu à la destruction de l'astéroïde orbital? Je croyais que votre hologramme y était pris au piège avec Caliban. — Oh! mais il l'était, dit Prospéra, qui se mit à faire les cent pas. Une petite partie de moi-même, peut-être, infime mais vitale. C'est vous qui m'avez ramené sur Terre. — Moi... Le sonie? Vous avez chargé votre hologramme dans la mémoire du sonie, c'est ça? — Oui. Harman secoua la tête. — Vous aviez le pouvoir de faire venir le sonie sur votre île orbitale quand vous en aviez envie. — Erreur, rétorqua le mage. Cette machine appartenait à Savi et n'obéit qu'à des passagers du genre humain. Je ne suis donc pas qualifié... pas tout à fait. — Et Caliban, comment a-t-il fait pour s'échapper? Il n'était pas à bord du sonie avec Daeman, Hannah et moi, j'en suis sûr. Prospéra haussa les épaules. — Les aventures de Caliban ne regardent plus que lui. Ce monstre a cessé de me servir. — Il sert à nouveau Sétébos, dit Harman. — Oui. — Mais Caliban a survécu et regagné la Terre après des siècles d'absence. — Oui. Harman poussa un soupir et se frictionna les joues. Il se sentait soudain fatigué et assoiffé. — La commode en bois qui se trouve sous la mezzanine est une sorte de garde-manger conservant la fraîcheur, dit Prospéra. Elle contient de la nourriture... et des bouteilles d'eau pure. Harman se redressa. — Est-ce que vous lisez mes pensées, mage? — Non. Votre visage. Il n'est pas de carte plus lisible qu'un visage humain. Allez donc vous désaltérer. Je vais m'asseoir ici, devant la fenêtre, et attendre votre retour, mon cher interlocuteur. Comme il se dirigeait vers la commode aux poignées de cuivre, Harman constata que ses membres tremblaient de fatigue; il resta une bonne minute les yeux fixés sur les bouteilles d'eau et les piles de victuailles emballées. Puis il but à satiété. — Pourquoi avez-vous ordonné à Ariel de me conduire ici? demanda-t-il en retournant sur le tapis rouge et marron, se plantant devant Prospéra qui s'était assis à contre-jour. — Pour être tout à fait précis, j'ai demandé à mon farfadet biosphérique de vous conduire dans la jungle près de Khajuraho, car le fax est interdit à moins de vingt kilomètres de Y eiffelbahn. — L''eiffelbahn? répéta Harman en sirotant une nouvelle gorgée d'eau. C'est le nom que vous avez donné à cette tour, Ariel et vous? — Non, non, mon cher Harman. C'est le nom qu'a donné à ce système le gentleman qui l'a construit il y a quelques millénaires, à savoir Khan Ho Tep. Cette tour n'est que l'un des... voyons... quatorze mille huit cents éléments composant le système en question. — Pourquoi y en a-t-il autant? — Parce que tel était le bon plaisir du Khan. Et parce qu'il fallait bien toutes ces tours Eiffel pour relier la côte de la Chine à la côte de l'Espagne, au point où débute la Brèche atlantique, en comptant les grandes lignes, les réseaux secondaires, les voies de garage, et castera. Harman ne comprenait strictement rien au discours du vieil homme. — Ueiffelbahn est donc un réseau de transport? — L'occasion pour vous de voyager avec un certain style. Pour nous, devrais-je dire, car je compte faire une partie du chemin en votre compagnie. — Je n'ai aucune intention de voyager tant que vous... Laissant sa phrase inachevée, Harman lâcha sa bouteille d'eau et s'accrocha des deux mains à la lourde table. L'édicule constitué par les deux niveaux qu'il avait explorés venait de bouger. Il entendit un atroce grincement métallique, un horrible crissement, puis il y eut une nouvelle embardée, et le sol bascula sous ses pieds. — La tour va s'effondrer! glapit Harman. Derrière les multiples panneaux de la baie vitrée et les barres métalliques qui en assuraient l'assemblage, la lointaine ligne de l'horizon se pencha d'un côté, puis de l'autre. — Pas le moins du monde, répliqua Prospéro. C'était l'édicule qui s'effondrait, qui tombait de la tour en faisant hurler et gémir le métal, comme si de gigantesques mains métalliques le propulsaient dans les airs. Harman se releva d'un bond, décida de foncer vers la mezzanine, puis il retomba à quatre pattes lorsque l'édicule, achevant de se dégager de la tour, tomba d'une hauteur de cinq mètres, puis sursauta brutalement et se mit à glisser vers l'ouest. Le cœur battant, Harman se redressa sur ses genoux tandis que l'édicule se balançait de droite à gauche pour finalement se stabiliser. Au-dessus d'eux, le crissement vira au bourdonnement soutenu. Harman se leva, trouva son équilibre, gagna la table en titubant et regarda par la fenêtre. La tour se trouvait à leur gauche et reculait lentement, et elle présentait une brèche là où s'était logé l'appartement dans lequel il se trouvait. En voyant les câbles au-dessus de lui, il comprit que le bourdonnement était produit par un moteur sur le toit. Ueif-felbahn était un système de téléphérique, et cet édicule de fer était une cabine. La tour qu'il avait aperçue dans le lointain faisait office de pylône et de station, tout comme celle qu'ils venaient de quitter. La cabine filait vers l'ouest. Il se tourna vers Prospéra et fit un pas vers lui, veillant à ne pas se mettre à portée de son bâton. — Laissez-moi retourner auprès d'Ada. (Il tenait à se montrer ferme, mais le ton geignard de sa voix le fit grimacer.) Les voynix encerclent le château d'Ardis. Je ne peux pas l'abandonner face au danger. Je vous en supplie, seigneur Prospéra. Je vous en supplie. — Il est trop tard pour que vous interveniez là-bas, Harman, ami de Personne, répondit Prospéra d'une voix éraillée qui trahissait son âge. En ce qui concerne le château d'Ardis, ce qui est fait est fait. Mais laissons de côté nos peines marines, gentil sire, et gardons-nous d'alourdir nos souvenirs d'un fardeau enfui. Car nous voilà embarqués pour un nouveau voyage - où la mer fera de vous un autre homme, ami de Personne -, à l'issue duquel l'un de nous sera plus sage, plus grave et plus accompli, alors que nos ennemis - notamment cette ténèbre issue de Sycorax, que j'ai engendrée et élevée - boiront de l'eau salée et mangeront les racines flétries de l'échec et les cupules du dédain. 43. La tourmente montait à l'assaut de l'Olympe. Une tempête à l'échelle planétaire enveloppait Mars dans un linceul de sable rouge, et les vents martelaient Végide invisible que Zeus avait érigée autour des demeures des dieux. Les particules électrostatiques soumettaient le champ de force à une telle excitation que la foudre frappait le sommet du volcan le jour comme la nuit et que le tonnerre grondait dans les fréquences subsoniques. L'éclat du soleil se réduisait à un halo flou, dont les feux rougeoyants étaient renforcés par de multiples éclairs, le tout sur un fond sonore d'apocalypse. Achille, qui portait toujours sa bien-aimée, la défunte Penthé-silée, reine des Amazones, s'était téléporté dans la demeure de son prisonnier, Héphasstos, le dieu du feu, l'artificier des dieux, époux d'Aglaé, la cadette des Charités, ou peut-être de Charis, « la Grâce par excellence ». Selon d'autres variantes, l'artificier avait construit lui-même son épouse. Héphaestos ne s'était pas téléporté directement chez lui, mais plutôt devant sa porte d'entrée. De prime abord, la demeure du dieu boiteux ressemblait à celles de tous les autres immortels - pierres blanches, colonnade blanche, portique blanc -, mais ce n'était là qu'une façade; Héphaestos avait creusé ses appartements et ses immenses ateliers dans le flanc sud d'Olympos, loin du lac de la Caldeira et des temples des autres dieux. Il vivait dans une caverne. Une caverne des plus impressionnantes, ainsi que le constata Achille lorsque le dieu boiteux l'y fit entrer, refermant derrière eux une multitude de portes en fer. Les quartiers d'Héphaestos avaient été taillés à même la roche noire, et la pièce où ils se trouvaient s'étendait sur plusieurs dizaines de stades. Partout ce n'étaient que paillasses et établis, couverts d'outils et de machines parvenues à divers états d'achèvement ou de démontage. Dans les profondeurs ténébreuses de cette grotte rugissait une cheminée où l'acier liquide bouillonnait comme de la lave. Dans un espace meublé d'un lit, de fauteuils, de tabourets et de sofas, qui devait être le séjour d'Héphaestos, s'affairaient des femmes dorées - les célèbres servantes -, des femmes-machines pourvues de rivets, d'yeux humains, de seins métalliques et de vagins en chair synthétique, mais aussi - à en croire les légendes - d'âmes dérobées à des êtres humains. — Pose-la ici, dit le dieu contrefait en désignant un établi encombré, qu'il dégagea d'un geste de son bras velu. Relâchant son étreinte sur Héphaestos, Achille étendit son fardeau drapé de lin avec le plus de douceur et de révérence possible. Le visage de Penthésilée était visible et Héphaestos l'examina une minute. — Elle était belle, j'en conviens. Et l'état de son cadavre trahit bien l'intervention d'Athéné. Aucune trace de lividité ni de décomposition, et ce plusieurs jours après le décès. Ton Amazone a encore le rouge aux joues. Ça te dérange si je la démaillote pour lui reluquer les nibards? — Si tu oses la toucher, elle ou son linceul, je te tue. Héphaestos leva les mains en signe de reddition. — D'accord, d'accord. Simple curiosité de ma part. (Il tapa dans ses mains.) Mangeons. Ensuite, nous discuterons de la stratégie à mettre en œuvre pour te rendre l'élue de ton cœur. Les femmes dorées posèrent des plats chauds et des coupes à deux anses emplies de vin sur la grande table ronde entourée de sofas. Achille aux pieds rapides et Héphaestos le velu se jetèrent sur la nourriture, ne s'interrompant de temps à autre que pour demander du rab ou une nouvelle carafe de vin. En guise d'amuse-gueules, Achille eut droit à des andouilles de foie aux boyaux d'agneau - un de ses plats favoris. Puis vint un porcelet rôti et farci avec un mélange de blanc de poulet, de raisins, de noisettes, de jaune d'œuf et de viandes épicées. Les servantes leur apportèrent ensuite du bouillon de porc aromatisé à la pomme et à la poire. Puis des mets raffinés tels qu'utérus de truie rôti et olives à la purée de pois chiches. Le plat de résistance consistait en un gigantesque poisson à la chair croustillante. — Péché dans le lac de la Caldeira, au sommet d'Olympos, précisa Héphaestos, qui n'hésitait pas à parler la bouche pleine. Pour le dessert, et avant cela en guise d'entremets, on leur servit des fruits, des sucreries et des noix. Les femmes dorées posèrent devant eux des bols remplis de figues, d'amandes et de dattes, et des plats croulant sous de délicieux gâteaux au miel comme Achille n'en avait vu que dans la petite cité d'Athènes. Puis ils eurent droit au dessert préféré des rois tels qu'Agamemnon et Priam: un gâteau au fromage blanc. Une fois le repas achevé, les domestiques robots nettoyèrent la table, balayèrent le sol et apportèrent des coupes propres et de nouvelles carafes de vin - il y en avait au moins de dix crus différents. Héphaestos fit le service, prenant soin de couper d'eau ces nectars. Le dieu nain et le demi-dieu burent pendant deux heures, sans toutefois se retrouver dans l'état que les semblables d'Achille appelaient paroinia - « la fièvre de l'ivresse ». Les deux mâles gardaient le silence, mais les femelles dorées qui les entouraient mettaient un peu d'animation, dansant autour de la table pour décrire le genre de figure sensuelle que les esthètes comme Odysseus appelaient komos. L'homme et le dieu allèrent l'un après l'autre faire un tour aux toilettes et, lorsqu'ils se remirent à boire, Achille demanda: — La nuit est-elle tombée? L'heure est-elle venue pour toi de me conduire au Guérisseur? — Penses-tu vraiment que les cuves de soins d'Olympos vont ressusciter ta poupée amazone, fils de Thétis aux seins mouillés? Ces cuves et les asticots qu'elles abritent ont été conçus pour réparer les immortels, pas une pétasse humaine - même si elle est bien roulée. Achille était trop ivre et trop soucieux pour s'offusquer. — La déesse Athéné m'a dit que ces cuves ramèneraient Pen-thésilée à la vie, et Athéné ne ment jamais. — Athéné ment tout le temps, ricana Hépheestos en buvant goulûment à sa coupe à deux anses. Et il y a quelques jours à peine, tu étais planté au pied d'Olympos, bombardant de rochers Y égide impénétrable et mettant Athéné au défi de venir t'affronter dans une lutte à mort. Qu'est-ce qui a donc changé, ô noble tueur d'hommes? Achille fixa le dieu du feu en plissant le front. — Cette guerre de Troie est devenue... compliquée, boiteux. — Buvons à la complication! s'exclama Héphœstos en levant à nouveau sa coupe. Lorsqu'ils furent prêts à se TQ dans le hall du Guérisseur, Achille vêtu de son armure et armé d'une épée nouvellement affûtée et d'un bouclier nouvellement briqué, le fils de Pelée se dirigea vers Penthésilée pour la charger sur son épaule. — Non, laisse-la ici, dit Héphasstos. — Qu'est-ce que tu racontes? gronda Achille. C'est pour la sauver que nous allons voir le Guérisseur. Je ne peux pas l'abandonner ici. — Les lieux risquent d'être gardés, peut-être même par des dieux. Sans doute auras-tu à affronter toute une phalange. Tiens-tu à le faire avec un cadavre d'Amazone sur l'épaule? À moins que tu n'aies prévu d'utiliser son corps superbe comme bouclier? Achille hésita. — Il n'y a rien ici qui puisse lui faire du mal, reprit Héphasstos. Dans le temps, cette caverne était infestée de cafards, de rats et de chauves-souris, mais j'ai fabriqué des mantes religieuses, des chats et des faucons pour les exterminer. — Je ne sais pas... — Si le hall du Guérisseur est désert, il ne nous faudra que trois secondes pour revenir ici et récupérer son corps. En attendant, mes filles dorées vont veiller sur elle. Le dieu artificier claqua des doigts, et six servantes métalliques se postèrent autour de l'Amazone. — Alors, tu es prêt maintenant? lança-t-il à Achille. — Oui. Achille agrippa le bras couturé de cicatrices d'Héphasstos, et tous deux disparurent. Le hall du Guérisseur était désert. Les gardes brillaient par leur absence. Plus surprenant encore - surtout pour Héphaestos -, tous les cylindres de verre étaient vides. Cette nuit-là, aucun dieu n'était en cours de guérison ou de résurrection. Dans ce vaste espace éclairé par l'éclat violet des cuves et la lueur de quelques braseros, rien ne bougeait excepté le dieu boiteux et le tueur d'hommes aux pieds rapides, qui levait son bouclier bien haut. Puis le Guérisseur émergea de l'ombre d'une cuve de soins. Achille leva son bouclier un peu plus haut. « Tue le Guérisseur - c'est une monstrueuse créature à mille pattes, avec beaucoup trop d'yeux et de bras. Détruis tout ce qui se trouve dans le hall du Guérisseur. » Telles avaient été les paroles d'Athéné, mais Achille s'était dit que cette histoire de mille pattes tenait de la métaphore insultante plutôt que de la description littérale. Cette chose ressemblait bel et bien à une scolopendre, sauf qu'elle mesurait soixante coudées de haut, ondoyait sur toute sa longueur et fixait sur les deux intrus des chapelets entiers d'yeux noirs plantés sur son segment supérieur. Le Guérisseur était en outre pourvu d'antennes et de bras articulés - bien trop nombreux, en effet -, dont une demi-douzaine s'achevaient par des mains aux doigts arachnéens. À l'un de ses segments était passé un gilet aux multiples poches, toutes bourrées d'instruments divers, et on apercevait çà et là des lanières, des sangles et des ceintures auxquelles étaient fixées des trousses à outils. — Guérisseur, où sont-ils tous passés? lança Héphsestos. Le gigantesque mille-pattes ondoya, agita les bras et éructa des borborygmes à partir d'une ou de plusieurs bouches invisibles. — Tu as compris? demanda Héphœstos à Achille. — Compris? On aurait dit le bruit que fait un bâton courant sur les côtes d'un squelette. — C'était pourtant du grec bien châtié. Il suffit de ralentir mentalement le débit. Écoute avec un peu plus d'attention. (Le dieu nain se retourna vers le Guérisseur.) Mon ami mortel ne t'a pas compris. Peux-tu répéter, ô Guérisseur? — Le divin seigneur Zeus a décrété que nul mortel ne sera placé dans une cuve de régénération sans un ordre exprès de sa part. Le divin seigneur Zeus est introuvable. Et comme lui seul à Olympos commande au Guérisseur, je ne puis laisser un mortel entrer ici tant que Zeus n'aura pas regagné son trône en Olympos. — Et là, tu as compris? — Cette créature n'obéit qu'à Zeus et ne placera Penthésilée dans l'une de ces cuves que si Zeus lui en donne l'ordre, c'est bien ça? — Exactement. — Je suis capable de tuer ce gros cafard. — Peut-être. Mais on murmure que le Guérisseur est encore plus immortel que nous autres, petits dieux de la dernière averse. Cela dit, si tu le tues, Penthésilée ne sera jamais ramenée à la vie. Seul le Guérisseur sait faire fonctionner ces machines et contrôler les asticots bleus et verts qui participent du processus de guérison. — Tu es l'artificier, dit Achille en tapant son bouclier de la pointe de son épée. Tu sais forcément faire fonctionner ces machines. — Tu parles! maugréa Héphaestos. Ces trucs n'ont aucun rapport avec la technologie qu'on maîtrisait quand nous étions de simples posthumains. Je n'ai jamais rien pigé aux ordinateurs quantiques du Guérisseur... et puis, même si je savais les faire tourner, je n'aurais aucun moyen de contrôler les asticots. Je crois qu'ils n'obéissent qu'à des ordres télépathiques émis par le Guérisseur. — Le gros cafard a dit que Zeus était son seul supérieur à Olympos, insista Achille, qui était à deux doigts de perdre son calme et de massacrer le dieu du feu, la scolopendre géante et tous les dieux de l'Olympe. Qui d'autre peut s'en faire obéir? — Cronos, répondit Héphaestos avec un sourire agaçant. Mais Cronos et les autres Titans ont été bannis dans le Tartare jusqu'à la fin des temps. Dans cet univers, seul Zeus peut donner des ordres au Guérisseur. — Alors, où est Zeus? — Personne ne le sait, gronda Héphaestos, et les dieux profitent de son absence pour se battre comme des chiffonniers. Pour le moment, le théâtre des opérations se limite à la terre d'Ilium, où les deux factions soutiennent qui les Grecs, qui les Troyens, et la paix règne sur un Olympe quasiment inoccupé - c'est pour ça que j'ai eu le temps de descendre sur les pentes de ce foutu volcan afin d'évaluer les dégâts infligés à mon escalator. — Pour quelle raison Athéné m'a-t-elle donné cette dague déicide et ordonné de tuer le Guérisseur une fois qu'il aurait ramené Penthésilée à la vie? Héphaestos ouvrit des yeux incrédules. — Elle t'a dit de tuer le Guérisseur? demanda le dieu nain à voix basse, visiblement pris de court. Je ne vois vraiment pas pourquoi elle souhaiterait une telle issue. Elle doit avoir un plan, mais un plan du genre délirant. Si le Guérisseur est tué, les cuves ne serviront plus à personne... on pourra dire adieu à notre immortalité. Certes, nous aurons droit à une longue vie, fils de Pelée, mais aussi à d'atroces souffrances. Sans les cures de nanorajeu-nissement, nous sommes foutus. Achille s'avança vers le Guérisseur, brandissant devant lui son célèbre bouclier, lançant des éclairs avec ses yeux sous la visière de son casque. — Je vais obliger cette créature à activer les cuves pour soigner Penthésilée. Héphaestos le rattrapa en courant et l'agrippa par le bras. — Non, mon ami mortel. Crois-moi sur parole, le Guérisseur ne craint pas la mort et il se montrera intraitable. Il n'obéira qu'à Zeus. Et les asticots bleus ont besoin de lui pour faire leur boulot. Sans les asticots, ces cuves ne servent à rien. Sans les cuves, ta reine des Amazones restera éternellement à l'état de cadavre. Achille se dégagea avec colère. — Il faut que... ce cafard... place Penthésilée dans une cuve de soins. Alors même qu'il prononçait ces fortes paroles, Achille se rappela une nouvelle fois qu'Atnéné lui avait ordonné de tuer le Guérisseur. Que manigance donc cette salope? De quelle façon se sert-elle de moi? Et dans quel but? Elle n'est pas folle, elle ne souhaite sûrement pas la mort de la seule créature capable d'assurer son immortalité. — Le Guérisseur ne te craint pas, fils de Pelée. Tu peux le tuer, mais alors, plus jamais tu ne reverras ta reine vivante. S'écartant du dieu nain, Achille frôla la gigantesque scolopendre, empoigna son splendide bouclier orné de symboles en cercles concentriques et en frappa la cuve de régénération. L'écho de ce bruit résonna un long moment dans le hall désert et enté-nébré. Il se tourna de nouveau vers Héphasstos. — Bon. Ce cafard n'obéit qu'à Zeus. Où est Zeus? Le dieu du feu se mit à rire, s'interrompit en apercevant l'éclat meurtrier des yeux d'Achille. — Tu parles sérieusement? Tu as vraiment l'intention d'imposer ta volonté au dieu du tonnerre, au Père de tous les dieux? — Où est Zeus? — Personne ne le sait, répéta Héphasstos. Le dieu estropié se dirigea vers la porte, tramant derrière lui sa patte folle. Au-dehors, les éclairs déchiraient le ciel, la tempête martelait Végide de ses assauts répétés, y semant des myriades d'étincelles. Les colonnes découpaient des ombres noires sur le sol du hall inondé d'une lumière argentée. — Zeus est absent depuis plus de deux semaines, lança le dieu par-dessus son épaule en tiraillant sa barbe broussailleuse. La plupart d'entre nous soupçonnent un coup fourré de cette salope d'Héré. Peut-être qu'elle a jeté son mari dans les profondeurs du Tartare, pour qu'il y rejoigne son père Cronos et sa mère Rhéa. — Peux-tu le retrouver? Tournant le dos au Guérisseur, Achille glissa son épée dans le fourreau passé à son ceinturon. Il fît basculer son lourd bouclier dans son dos. — Peux-tu me conduire jusqu'à lui? Héphœstos le fixa d'un air interloqué. — Tu serais prêt à descendre dans le Tartare pour soumettre le dieu des dieux à ta volonté? Zeus lui-même excepté, il n'y a qu'un seul membre du panthéon originel susceptible de savoir où il se trouve. Et cette terrible entité est aussi le seul autre immortel présent sur Mars qui ait le pouvoir de nous envoyer dans le Tartare. Es-tu prêt à gagner le Tartare si nécessaire? — J'irai jusqu'au royaume des ombres pour ramener Penthé-silée à la vie, répondit Achille à voix basse. — Ainsi que tu le verras, fils de Pelée, le Tartare est un lieu mille fois plus horrible que les cavernes de l'Hadès. — Conduis-moi à cet immortel dont tu parles, ordonna Achille. Sous la visière de son casque, ses yeux n'étaient pas tout à fait sains d'esprit. Durant une longue minute, l'artificier barbu se tint légèrement voûté, le souffle court, les yeux dans le vague, tiraillant sa barbe d'un air absent. — Ainsi soit-il, dit-il finalement. Traînant sa patte folle avec une rapidité surprenante, il alla vers Achille et lui étreignit le bras des deux mains. 44. Harman n'avait pas eu l'intention de s'endormir. Si épuisé fût-il, il avait seulement accepté de se restaurer, réchauffant un excellent ragoût et le savourant devant la baie vitrée pendant que Prospéra patientait en silence dans son fauteuil. Le mage lisait un gros livre antique relié de cuir. Lorsque Harman s'était à nouveau tourné vers lui, prêt à exiger qu'il le renvoie à Ardis, le vieil homme comme son livre s'étaient évaporés. Harman était resté interdit quelques minutes, à demi conscient de la jungle qui défilait trois cents mètres au-dessous de la cabine cahotante. Puis, souhaitant jeter un nouveau coup d'œil au niveau supérieur - du moins cherchait-il à s'en convaincre -, il s'était traîné le long de l'escalier en colimaçon et, une fois devant le grand lit, s'était effondré dessus. Il faisait nuit lorsqu'il se réveilla. Filtrée par les volets, la lumière de la lune et des anneaux inondait l'étrange chambre, comme si on avait passé des bandes de peinture blanche sur le cuivre et le velours. La canopée ressemblait à un pré s'étendant à l'infini, passé au blanc de chaux par la clarté lunaire, et on entendait de temps à autre des bruits bizarres, que le bourdonnement du moteur ne suffisait pas à couvrir. Harman parvint à s'orienter grâce aux anneaux e et p. Il était sûr que la cabine avait mis le cap à l'ouest au moment du départ, survenu au moins dix heures auparavant, mais elle filait à présent en direction du nord-nord-est. Il distinguait le sommet de l'une des tours de Veiffelbahn au-dessus de l'horizon sud-ouest, la direction dont provenait la cabine, et une autre au nord-est, à un peu moins de trente kilomètres de distance. Pendant qu'il dormait, la cabine avait dû changer de direction à un croisement. Harman était un autodidacte en matière de géographie, ne devant ses connaissances qu'aux livres qu'il avait pu lire - neuf mois plus tôt, il en avait la certitude, il était le seul humain à l'ancienne à avoir des notions de géographie, à savoir que la Terre était ronde, par exemple -, mais il ne s'était guère intéressé à ce sous-continent en forme de flèche situé au sud de l'Asie. Cela dit, il n'y avait pas besoin d'être expert en cartographie pour déduire que, si Prospéro avait dit vrai - si leur destination était bien ce point des côtes européennes où débutait la Brèche atlantique -, alors ils ne suivaient pas le bon cap. Aucune importance. Harman n'avait pas l'intention de moisir dans cet étrange téléphérique durant les semaines, voire les mois, qui lui seraient nécessaires pour parvenir à destination. Ada avait besoin de lui tout de suite. Il sortit faire les cent pas sur le balcon, s'accrochant à la balustrade chaque fois que la cabine donnait un peu de gîte. Ce fut pendant son troisième aller-retour qu'il remarqua une échelle métallique fixée au mur latéral. Il enjamba la balustrade, agrippa un barreau et monta. Plus rien ne le séparait du sol excepté trois cents mètres de vide et de feuillage. L'échelle permettait d'accéder au toit de la cabine. Harman chercha une prise à tâtons, en trouva une et se hissa, restant un instant les jambes ballantes. Il se leva avec un luxe de précautions, tendant les bras pour garder l'équilibre lorsque la cabine entama le mouvement ascendant qui devait la conduire à la tour suivante, à présent distante d'une quinzaine de kilomètres. Derrière elle, une chaîne de montagnes apparaissait à l'horizon, leurs neiges éternelles illuminées par la froide lumière de la lune et des anneaux. Excité par la vitesse et par la clarté de la nuit, Harman remarqua un détail. La cabine semblait précédée d'un voile luminescent qui déformait le paysage, le rendant légèrement flou. Il se dirigea vers l'avant et tendit la main le plus loin possible. C'était un champ de force, d'une puissance relativement modeste - en le sentant céder sous ses doigts, il repensa à l'entrée de la firmerie sur l'île orbitale de Prospéra -, suffisante toutefois pour protéger des effets du vent la cabine peu aérodynamique. Harman sentit sa main repoussée vers l'arrière, tant le vent était violent. La cabine avançait plus vite qu'il ne l'aurait cru. Harman passa une demi-heure sur le toit, écoutant vibrer les câbles, regardant s'approcher la tour suivante et élaborant des stratégies conçues pour le ramener à Ada, puis il regagna le balcon et l'intérieur de l'édicule. Prospéra l'attendait au premier niveau. Le mage avait regagné son fauteuil, les jambes calées sur un pouf, un livre ouvert sur ses genoux et son bâton à portée de la main. — Que voulez-vous de moi? demanda Harman. Prospéra leva les yeux. — A ce que je vois, mon jeune ami, vos manières sont aussi peu ragoûtantes que l'apparence de notre ami Caliban. — Que voulez-vous de moi? répéta Harman en serrant les poings. — Il est temps pour vous de partir en guerre, Harman d'Ardis. — En guerre? — Oui. Les vôtres doivent se battre. Les vôtres, votre ethnie, votre espèce... et vous. — Qu'est-ce que vous racontez? Nous battre contre qui? — « Contre quoi » serait une formulation plus appropriée, rétorqua Prospéra. — Vous voulez parler des voynix? Nous avons déjà commencé à les affronter. Lorsque j'ai emmené Personne/Odysseus au Golden Gâte à Machu Picchu, je comptais aussi rapporter des armes de là-bas. — Non, il n'est pas question des voynix. Ni des calibani, même si ces créatures serviles ont pour mission de vous tuer, vous et les vôtres, une fois que leur but sera enfin atteint. Il est question de l'Ennemi. — Sétébos? — Oh! oui. Prospéra posa sa main tavelée par l'âge sur son livre, attrapa une longue feuille pour marquer sa page, referma le livre et se leva en prenant appui sur son bâton. — Sétébos, pourvu d'autant de mains qu'une seiche, a fini par débarquer sur votre monde, qui est aussi le mien, acheva-t-il. — Je sais. Daeman a vu cette créature à Paris-Cratère. Sétébos a recouvert ce nœud fax d'une gangue de glace bleue, ainsi que celui de Chom et une douzaine d'autres, et... — Et savez-vous ce que cet être aux mains multiples est venu faire sur Terre? coupa Prospéra. — Non. — Festoyer, murmura Prospéra. Il est venu festoyer. — C'est nous qu'il va dévorer? Harman sentit la cabine ralentir, puis sursauter, et il vit la tour les entourer l'espace d'une seconde, Pédicule s'insérant sans difficulté dans une niche identique à celle de la tour de départ. Il sentit la cabine tourner sur elle-même, entendit grincer des rouages, et il constata qu'elle avait changé de trajectoire, filant vers l'est plutôt que vers le nord. — Sétébos a-t-il l'intention de nous dévorer? insista-t-il. Prospéra sourit. — Pas exactement. Pas directement. — Qu'est-ce que ça veut dire, bon sang? — Cela veut dire, jeune humain nommé Harman, que Sétébos est une goule. Notre ami aux mains multiples se repaît des résidus de la peur et de la douleur, de l'énergie noire de la terreur soudaine et des reliefs nourrissants de la mort subite. Le sol de votre monde - comme il en va de tous les mondes abritant des êtres doués de conscience mais férus de guerre - regorge de ces souvenirs de terreur, une énergie fossile et dormante qui est tout ce qui reste d'une ère à jamais perdue. — Je ne comprends pas. — Cela veut dire que Sétébos, le dévoreur de mondes, le gourmet des heures sombres de l'histoire, a soumis à sa stase bleue certains de vos nœuds fax, oui - pour y pondre ses œufs, pour dépêcher ses rejetons aux quatre coins de votre monde, pour absorber la chaleur de ces lieux comme un succube absorbe le souffle d'une âme endormie -, mais ce sont votre mémoire et votre histoire qui engraisseront cette tique aux mains multiples. — Je ne comprends toujours pas, déclara Harman. — Il a fait son nid à Paris-Cratère, à Chom et dans ces villes provinciales que vous avez élues pour y dormir, y faire la fête et y vivre vos vies inutiles, mais il festoiera à Waterloo, à HoTepsa, à Stalingrad, à Ground Zéro, à Koursk, à Hiroshima, à Saigon, au Rwanda, au Cap, à Montréal, à Gettysburg, à Riyad, au Cambodge, à Khanstaq, à Chancellorsville, à Okinawa, à Tarawa, à My Lai, à Bergen-Belsen, à Auschwitz, dans la Somme... l'un de ces noms signifie-t-il quelque chose pour vous, Harman? — Non. Prospéra soupira. — Là est notre problème. Tant que certains d'entre vous n'auront pas retrouvé la mémoire de votre espèce, vous serez incapables d'affronter Sétébos, encore moins de le comprendre. Vous êtes même incapables de vous comprendre vous-mêmes. —- Pourquoi est-ce votre problème, vieil homme? Nouveau soupir. — Si Sétébos engloutit la douleur et la mémoire humaines de ce monde - une ressource énergétique à laquelle j'ai donné le nom à'umana -, alors ce monde, quoique physiquement vivant, sera spirituellement mort pour tout être conscient... y compris moi-même. — Spirituellement mort? répéta Harman. La lecture et le siglage lui avaient permis d'aborder les concepts d'esprit, de spirituel, de spiritualité - des concepts qui demeuraient encore flous pour lui, mais qui avaient trait à ces mythes qu'étaient les fantômes et la religion -, et ils juraient dans la bouche de cet hologramme d'un avatar de la logosphère, une construction astucieuse mais artificielle issue de logiciels et de protocoles de communication également obsolètes. — Spirituellement mort, insista le mage. Physiquement, philosophiquement, organiquement mort. Au niveau quantique, un monde vivant enregistre les énergies les plus conscientes parmi celles qu'éprouvent ses habitants, Harman d'Ardis: l'amour, la haine, la peur, l'espoir. Pensez à des particules de magnétite s'orientant vers le pôle. Celui-ci peut s'altérer, se déplacer ou disparaître, l'enregistrement demeure. Le champ énergétique qui en résulte est aussi réel - quoique plus délicat à mesurer et à localiser - que la magnétosphère produite par une planète chaude à noyau rotatif, qui protège ses habitants des dures réalités de l'espace. De même, la mémoire de la douleur et de la souffrance protège l'avenir de toute espèce consciente. Comprenez-vous ce que cela signifie? — Non. Prospéro haussa les épaules. — Alors, contentez-vous de me croire sur parole. Si vous voulez revoir Ada vivante, vous allez devoir apprendre... beaucoup de choses. Peut-être trop. Mais, une fois la leçon terminée, peut-être serez-vous en mesure de lutter. Il n'y a sans doute aucun espoir - c'est la règle générale lorsque Sétébos commence à dévorer la mémoire d'un monde -, mais au moins pourrons-nous nous battre. — Mais qu'est-ce que ça peut vous faire? lança Harman. Que représente pour vous la survie de l'humanité? Ou de ses souvenirs? Prospéra eut un petit sourire. — Pour qui me prenez-vous? Pensez-vous que je me réduis à la fonction d'un vieux courriel, à l'icône d'une antique toile, avec robe et bourdon? — J'ignore tout de ce que vous êtes, répliqua Harman. Pour moi, vous n'êtes qu'un hologramme. Prospéra s'avança d'un pas et le gifla. Harman recula en poussant un hoquet de surprise. Il porta une main à sa joue, la rabaissa, leva le poing. Prospéra se fendit d'un nouveau sourire et brandit son bâton. — Si vous ne voulez pas vous réveiller sur le carreau dans dix minutes, avec la plus belle migraine de votre existence, je vous conseille de vous retenir. — Je veux rentrer chez Ada, dit Harman en détachant ses mots. — Avez-vous tenté de la localiser avec vos fonctions? demanda le mage. Harman tiqua. — Oui. — Et l'une quelconque de vos fonctions était-elle opératoire dans cette cabine, ou encore dans la jungle? — Non, reconnut Harman. — Elles ne le seront pas tant que vous n'aurez pas maîtrisé les autres fonctions à votre disposition, dit le vieil homme, qui retourna s'asseoir dans son fauteuil avec un luxe de précautions. — Les autres fonctions... Que voulez-vous dire? — Combien de fonctions avez-vous appris à maîtriser? — Cinq. La première était connue de tous depuis des siècles - la fonction localisation, et son horloge en annexe -, mais Savi leur en avait enseigné trois autres. Il avait découvert tout seul la cinquième. — Énumérez-les. Harman poussa un soupir. — La localisation, le proxnet, le farnet, l'allnet et le siglage - la lecture par la paume de la main. — Maîtrisez-vous la fonction allnet, Harman d'Ardis? — Pas vraiment. Il y avait beaucoup trop d'information, une trop grande bande passante, ainsi que le formulait Savi. — À votre avis, les humains à l'ancienne... les véritables humains à l'ancienne, vos ancêtres vierges de toute altération, de toute amélioration... étaient-ils équipés de cinq fonctions, Harman d'Ardis? — Je... je ne sais pas. Il ne s'était jamais posé la question. — La réponse est non, répondit Prospéro d'une voix neutre. Vous êtes le résultat de trois mille ans de manipulations génétiques et nanotechnologiques. Comment avez-vous découvert la fonction siglage, Harman d'Ardis? -— Je... j'ai évoqué diverses images mentales à base de triangles, de carrés et de cercles, jusqu'à ce que l'une d'elles donne quelque chose. — C'est ce que vous avez raconté à Ada et aux autres, mais c'est un mensonge. Comment avez-vous vraiment appris à sigler? — Le code de la fonction siglage m'est apparu en rêve, avoua Harman. Outre son étrangeté, ce secret lui était trop précieux pour qu'il le révèle à ses amis. — C'est Ariel qui vous a soufflé ce rêve, dit Prospéro avec un nouveau petit sourire. Nous commencions à nous impatienter. Alors, à votre avis, combien de fonctions chacun de vous - chacun des prétendus « humains à l'ancienne » - possède-t-il dans son sang, ses cellules et sa matière grise? — Plus de cinq? hasarda Harman. — Cent, répondit Prospéro. Cent tout rond. — Enseignez-les-moi, dit Harman en faisant un pas vers le mage. Celui-ci secoua la tête. — Je ne le peux pas. Et je ne le voudrais pas si je le pouvais. Mais vous devez néanmoins les apprendre. Vous le ferez au cours de ce voyage. — Nous allons dans la mauvaise direction, dit Harman. — Comment? — Vous avez dit que Yeijfelbahn nous conduirait sur les côtes de l'Europe, là où la Brèche atlantique prend naissance, mais nous allons vers l'est, nous tournons le dos à l'Europe. — Encore deux tours, et nous remettrons le cap au nord, répondit Prospéro. Êtes-vous impatient d'arriver à destination? — Oui. — Alors, oubliez votre impatience. Vous recevrez votre enseignement pendant ce voyage, pas après. Vous êtes promis au changement le plus fondamental de tous. Et, croyez-moi sur parole, vous n'apprécieriez guère le raccourci que nous pourrions prendre - les anciens cols du Pakistan, le désert jadis nommé Afghanistan, le sud du Bassin méditerranéen et les marécages du Sahara. — Pourquoi donc? En compagnie de Savi et de Daeman, Harman avait jadis survolé l'Atlantique, puis les marécages du Sahara, pour gagner Jérusalem, où ils avaient embarqué à bord d'un rampeur pour entrer dans le Bassin méditerranéen. Il connaissait bien cette région. Et il voulait voir si le rayon bleu jaillissait toujours du mont du Temple à Jérusalem. À en croire Savi, il contenait sous forme cryptée les informations essentielles de tous ses contemporains, disparus quatorze cents ans plus tôt. — Les calibani sont lâchés, dit Prospéra. — Ils ont quitté le Bassin? — Ils sont libérés de leurs chaînes, le centre ne peut tenir. L'anarchie se déchaîne sur le monde. Ou du moins sur cette partie. — Où allons-nous, dans ce cas? — Patience, Harman d'Ardis. Patience. Demain, nous franchirons une chaîne de montagnes qui ne manquera pas de vous intéresser. Ensuite, nous entrerons dans l'Asie proprement dite - où vous admirerez les ouvrages des puissants et des morts - et ensuite nous remettrons le cap à l'ouest. La Brèche peut attendre. — C'est trop lent, dit Harman en faisant les cent pas. C'est trop long. Si les fonctions n'opèrent pas ici, je n'ai aucun moyen de savoir comment va Ada. Je dois partir d'ici. Je dois rentrer chez moi. — Vous souhaitez savoir ce qu'il advient de votre Ada? demanda Prospéra d'un air grave. (Il lui désigna un carré d'étoffe rouge posé sur le sofa.) Utilisez ceci. Mais une fois et une seule. Plissant le front, Harman alla examiner l'objet de plus près. — Un turin? demanda-t-il. L'étoffe était de couleur rouge - tous les turins étaient beiges. Et les microcircuits étaient différents. — Il existe une myriade de récepteurs de type turin, déclara Prospéra. Tout comme il existe une myriade de transmetteurs sensoriels. Chaque personne peut en devenir un. Harman secoua la tête. — Je me fiche de l'épopée du turin - Troie, Agamemnon, toutes ces fariboles. Je ne suis pas d'humeur à me distraire. — Cette étoffe ne vous dira rien d'Ilium. Elle vous montrera le destin de votre Ada. Coiffez-la. Tremblant, Harman s'assit sur le sofa, posa le carré rouge sur son visage, en collant les microcircuits brodés à son front, et ferma les yeux. 45. La Reine Mab poursuivait sa décélération sur une colonne d'explosions nucléaires, éjectant toutes les trente secondes une bombe à fission de la taille d'une boîte de Coca, sous l'effet de laquelle le plateau pousseur était propulsé vers la poupe du spa-tionef de trois cents mètres de long, après quoi les pistons et les cylindres de la salle des machines entamaient un nouveau cycle et une nouvelle bombe était éjectée. Mahnmut observait le processus sur le canal vidéo arrière. Tout le monde sur Terre doit être au courant de notre arrivée imminente, dit-il à Orphu sur le faisceau cohérent. Tous deux avaient été invités sur la passerelle, pour la première fois depuis le départ, et ils avaient emprunté le monte-charge le plus spacieux, qui les conduisait vers la proue - laquelle, durant cette phase, était bien entendu tournée vers l'espace interplanétaire plutôt que vers la Terre à présent toute proche. Je ne pense pas que la subtilité soit à l'ordre du jour, répliqua Orphu. Ça tombe sous le sens. Mais cette méthode est aussi subtile qu'un lavage d'estomac, aussi subtile que des toilettes payantes pour diarrhéiques, aussi subtile que-Où veux-tu en venir? C'est trop gros. Trop évident. Trop visible. Trop controuvé. Enfin, quoi! un spationef modèle XXe siècle, bon sang! Des bombes à fission! Un mécanisme d'éjection inspiré de l'usine Coca-Cola d'Atlanta, millésime 1959!... Je répète: où veux-tu en venir? coupa Orphu. Naguère, ses yeux pédoncules et ses caméras vidéo se seraient braqués sur Mahnmut - du moins pour certains d'entre eux -, mais on ne les avait pas remplacés après qu'il avait subi la perte de ses nerfs optiques. Il faut supposer que nous sommes suivis par des vaisseaux moravecs plus discrets - des appareils plus modernes, équipés de systèmes de furtivité, répondit Mahnmut. C'est également ce que je suppose, dit le grand moravec. Tu n'avais jamais abordé la question. Toi non plus. Pourquoi Asteague/Che et les autres intégrateurs ne nous ont-ils rien dit? interrogea Mahnmut. Si on nous a envoyés en avant-garde pour que nous attirions le feu ennemi, nous avons le droit d'en être informés. Orphu émit un grondement subsonique que Mahnmut avait appris à interpréter comme l'équivalent d'un haussement d'épaules. Cela ne ferait guère de différence, n'est-ce pas? Si les défenses terriennes nous tirent dessus et ont raison de notre modeste champ de force défensif nous serons morts avant d'avoir eu le temps de protester. A propos de défenses terriennes, est-ce que la voix issue de la cité orbitale a émis un autre message au cours des quinze derniers jours? L'émission maser initiale était des plus succinctes: une voix féminine enregistrée répétant « Amenez-moi Odysseus » pendant vingt-quatre heures sans se lasser, puis coupant le contact. Un message qui n'était pas émis tous azimuts mais visait la Reine Mab avec une extrême précision. Je surveille les canaux entrants et je n'ai rien constaté de nouveau, répondit Orphu. Le monte-charge s'arrêta dans un bourdonnement. Les grandes portes s'ouvrirent. Mahnmut posa le pied sur la passerelle pour la première fois depuis le lancement et Orphu s'avança derrière lui. La passerelle de commandement était un disque de trente mètres de diamètre, dont le plafond en forme de dôme était bordé de hublots ou d'écrans holographiques qui en faisaient office. Ce décor était parfaitement conforme à l'idée que se faisait Mahnmut d'un vaisseau spatial. Bien que l'appareil innommé qui les avait conduits vers Mars, Orphu, feu Koros III, feu Ri Po et lui, ait été plus avancé de quelques siècles - vitesse de pointe d'un cinquième de c, lancement par ciseaux magnétiques à portillons, voile solaire de bore, fusiopropulseurs et autres triomphes de la technologie moravec -, cet étrange spationef aux allures rétro lui apparaissait comme plus... satisfaisant. En lieu et place de contrôles virtuels et de consoles de ports, la douzaine de techniciens moravecs, installés dans des couchettes anti-g à l'ancienne, s'affairaient sur des panneaux de verre et de métal qui l'étaient encore plus. Ils avaient devant eux des leviers, des interrupteurs, des cadrans - des cadrans! - et une centaine d'autres instruments plaisants à l'œil ou à la caméra vidéo. Le sol, qui ressemblait à un assemblage de plaques d'acier, paraissait avoir été récupéré sur la coque d'un cuirassé de la Deuxième Guerre mondiale. Les suspects habituels - ainsi que les surnommait Orphu - les attendaient près de la table d'astrogation centrale: Asteague/Che, le prime intégrateur d'Europe, le général Beh bin Adee, représentant les soldats moravecs de la Ceinture, Cho Li, l'astrogateur callistan - qui ressemblait tellement à feu Ri Po que Mahnmut en était troublé -, Suma IV, le robuste Ganymédien, aux yeux à facettes et au corps gainé de buckycarbone, et l'arachnéen Rétrograde Sinopessen. Mahnmut se rapprocha de la table et sauta sur la corniche métallique qui permettait aux moravecs les plus petits d'avoir vue sur tous les schémas en cours. — Un peu moins de quatorze heures nous séparent de l'insertion en orbite terrestre, déclara de but en blanc Asteague/Che. (Il s'exprimait d'une voix neutre, quoiqu'un tantinet mielleuse, que Mahnmut, passionné par l'histoire de l'Ère perdue, ne pouvait s'empêcher de comparer à celle de James Mason.) Nous devons décider de la suite des opérations. Le prime intégrateur communiquait en mode vocal plutôt que d'utiliser le canal général. La passerelle était pressurisée à une atmosphère - un chiffre qui convenait à merveille aux Européens et que les autres moravecs pouvaient tolérer -, et cette méthode était plus sûre que la liaison radio et moins impolie que le faisceau cohérent. — Avons-nous reçu d'autres messages de cette femme qui souhaitait qu'on lui amène Odysseus? s'enquit Orphu. — Non, répondit Cho Li de la douce voix qui lui était coutu-mière. Mais notre destination n'est autre que l'habitat orbital source de son émission. Il fit courir un tentacule sur la table, et un hologramme représentant la Terre flotta au-dessus de celle-ci. Les anneaux équato-rial et polaire y apparaissaient comme des bandes de points lumineux, la première se déplaçant d'ouest en est et la seconde d'un pôle à l'autre. — Ceci est une image vidéo en temps réel, déclara la petite boîte pourvue de pattes d'araignée qui constituait l'Amalthéen Rétrograde Sinopessen. — Je capte les données par l'entremise du canal général, dit Orphu d'Io. Et je vous « vois » tous sur mon retour radar et mes scanners infrarouges. Mais peut-être cette projection présente-t-elle des nuances qui me sont inaccessibles - vu ma cécité. — Je te décrirai ce que je vois par faisceau cohérent, dit Mahnmut. Après avoir établi la liaison adéquate, il lança vers son ami ionien une transmission à haut débit, lui décrivant l'image holographique de la Terre bleu et blanc flottant au-dessus de la table, avec ses anneaux étincelants survolant nuages et océans. La distance qui les en séparait était si faible qu'on distinguait quantité d'objets se mouvant sur fond de firmament. — Agrandissement? demanda Orphu. — Dix, répondit Sinopessen. Le même qu'une bonne paire de jumelles. Nous approchons de l'orbite de la Lune - celle-ci se trouve de l'autre côté de la planète par rapport à nous. Nous abandonnerons les bombes à fission en faveur de la propulsion ionique dès que nous serons entrés dans l'espace cislunaire - inutile d'échauffer les esprits. Notre vélocité est de 10 km/s et continue de décroître. Durant les deux derniers jours, notre décélération était de 2,25 g, ainsi que vous l'avez sans doute remarqué. — Comment Odysseus supporte-t-il cette pesanteur? demanda Mahnmut. Cela faisait une semaine qu'il n'avait pas vu leur passager humain, désormais seul représentant de son espèce. Contrairement à ce qu'espérait Mahnmut, Hockenberry n'avait jamais regagné la Reine Mab. — Bien, gronda Suma IV le Ganymédien. Il passe le plus clair de son temps dans ses quartiers, mais c'était déjà le cas avant que nous augmentions la poussée. — Vous a-t-il appris quoi que ce soit sur la propriétaire de cette voix qui exige que nous l'amenions à elle? demanda Orphu. — Non, répondit Asteague/Che. Il affirme ne pas reconnaître la voix en question - il est sûr qu'elle n'appartient ni à Athéné, ni à Aphrodite, ni à aucune des déités olympiennes qu'il a pu fréquenter. — D'où provenait ce message? demanda Mahnmut. Cho Li activa un stylo laser logé dans l'un de ses manipulateurs et le braqua sur l'un des points de l'anneau polaire, qui approchait du pôle Sud de l'autre côté de l'hologramme. — Agrandissement, ordonna l'astrogateur à l'IA principale de la Mab. On aurait dit que ce point grossissait en accéléré pour occuper la place de la planète. Il s'agissait en fait d'une cité en forme d'haltère, faite de poutrelles métalliques, de verre opaque orangé et de lumière: tours de verre, bulles de verre, glace de verre, spires et arches ouvragées. Mahnmut en fit une brève description pour le bénéfice d'Orphu. — Cet objet artificiel est l'un des plus grands en orbite autour de la Terre, précisa Rétrograde Sinopessen. Une vingtaine de kilomètres de long, une surface équivalente à celle de l'antique Manhattan avant sa submersion. Il semble édifié à partir d'un noyau de roche et de métaux lourds - sans doute un astéroïde capture -, qui procure - ou procurait - une faible gravité à ses occupants. — À savoir? demanda Orphu d'Io. — Environ dix centimètres par seconde carrée, répondit l'Almathéen. Un humain - ou un posthumain - pourrait s'y déplacer en flottant, mais il risquerait à tout moment d'atteindre la vitesse de libération. — La même taille et la même gravité que Phobos, à peu de chose près, commenta Mahnmut. Des indices sur l'identité du possesseur de cette voix? — Il y a plus de deux mille ans standard que les posthumains ont construit ces habitats orbitaux, dit l'intégrateur prime Asteague/Che. Ainsi que vous le savez tous les deux, nous supposions jusqu'ici que les posthumains avaient disparu - leurs transmissions radio se sont interrompues il y a plus d'un millénaire, alors même que le flux quantique Mars-Terre commençait à augmenter, nos télescopes n'ont repéré aucun vaisseau dans l'espace cislunaire, on ne capte aucun signe d'eux sur la Terre proprement dite... mais nous ne pouvons exclure la possibilité que quelques-uns aient survécu. Ou évolué. — Pour devenir quoi? lança Orphu. Asteague/Che exécuta alors le plus archaïque, le plus énigma-tique, mais aussi le plus expressif des gestes humains: il haussa les épaules. Mahnmut voulut en faire une description à Orphu, mais celui-ci lui fit savoir que les données radar et infrarouges lui avaient permis de l'apprécier. — Avant que nous décidions de lâcher La Dame noire dans l'atmosphère terrestre, permettez-moi de vous donner une idée de l'activité quantique de ces dernières heures, reprit Asteague/Che. Il plaqua sur la table une main des plus humanoïdes. L'hologramme de l'île orbitale fut remplacé par un diagramme de la Terre et de Mars, représentées dans des dimensions proportionnelles à leurs tailles respectives mais non à la distance les séparant, la surface de celle-ci et l'orbite basse de celle-là étant reliées par une myriade de filaments bleus, verts et blancs. Des colonnes de données apparurent en cartouche. On aurait dit que les deux planètes étaient prises dans une frénétique toile d'araignée, dont les filets ne cessaient de croître et de palpiter, de se dilater et de se contracter, dessinant une arborescence en expansion continue. Mahnmut s'empressa de décrire le tout à Orphu via le faisceau cohérent. Ne prends pas cette peine, lui répondit l'Ionien. Je peux lire les données. C'est presque aussi éloquent que le diagramme. — Ceci représente l'activité quantique de ces dix derniers jours, déclara Cho Li. Vous remarquerez une augmentation de volatilité de l'ordre de dix pour cent depuis notre départ de Phobos. L'instabilité, quant à elle, est proche du seuil critique... — Qu'entendez-vous par là? demanda Orphu d'Io. Asteague/Che tourna sa visière vers lui. — Que nous devons arrêter une décision dans la semaine qui vient. Avant cela, si la volatilité continue de croître. Un tel niveau d'instabilité quantique représente une menace pour le système solaire tout entier. — Quel genre de décision? demanda Mahnmut. — Oui ou non, devons-nous détruire les anneaux polaire et équatorial de la Terre, là où le flux quantique trouve sa source, et devons-nous cautériser Olympus Mons et les autres nodules quantiques martiens? répondit le général Beh bin Adee. Autre question: devons-nous stériliser la Terre si cela se révèle nécessaire? Orphu poussa un sifflement, dont les échos résonnèrent de fort étrange façon sur la passerelle. — La Reine Mab a-t-elle la capacité d'infliger de tels dommages? demanda l'Ionien à voix basse. — Non, répondit le général. Je ne me trompais pas à propos de ces invisibles vaisseaux moravecs qui nous filent le train, songea Mahnmut. Nous avions raison de penser que nous étions suivis par des vaisseaux moravecs invisibles, émit Orphu. Si Mahnmut avait été pourvu d'yeux humains, il aurait cillé sous l'effet de la surprise. Le silence se fit. Une minute passa avant que l'un des moravecs reprenne la parole. — Nous avons d'autres informations à vous transmettre, déclara Suma IV. Le Ganymédien gainé de buckycarbone effleura les contrôles et une vue télescopique de la Terre apparut au-dessus de la table. Mahnmut reconnut ce qu'on appelait jadis les îles Britanniques - Shakespeare! -, puis l'objectif virtuel zooma sur une autre partie de l'Europe. Apparut alors l'image d'une étrange cité rayonnant à partir d'un cratère, que l'on vit peu à peu recouverte par un maillage bleu fort semblable à celui qui symbolisait la circulation du flux quantique entre la Terre et Mars. Il décrivit la scène à son ami. — Qu'est-ce que c'est que ce truc? s'exclama Orphu. — Nous l'ignorons, répondit Suma IV, mais cette toile est apparue durant les sept derniers jours. Les coordonnées de cette ville correspondent à celles de Paris, dans la nation France, mais là où nos astronomes observaient depuis Phobos et l'espace martien une activité humaine ordinaire - primitive mais perceptible -, il n'y a plus que ce dôme bleu, ces toiles bleues, ces spires bleues entourant un antique cratère de toute évidence causé par un trou noir. — Qui peut bien tisser cette toile? demanda Mahnmut. — Nous l'ignorons également, dit Suma IV. Mais examinez les mesures relevées à l'intérieur. Orphu s'abstint de siffler cette fois-ci, mais Mahnmut en avait bien envie. Dans la section de Paris emprisonnée par la toile bleue, la température descendait au-dessous de -100 °C, alors qu'elle présentait une valeur normale pour la saison à quelques mètres de son pourtour, pour atteindre quelques mètres plus loin le point de fusion du plomb. — Peut-il s'agir d'un phénomène naturel? demanda Mahnmut. Un effet introduit par les posthumains durant les Années de démence, quand ils tripatouillaient l'écologie et la biosphère de la Terre? — Nous n'avons jamais observé ni enregistré quoi que ce soit de tel, répondit Asteague/Che. Et nous n'avons jamais cessé de surveiller la Terre depuis les Cinq Lunes. Maintenant, regardez ceci. L'objectif virtuel effectua un zoom arrière jusqu'à ce que le globe terrestre réapparaisse dans sa totalité. On observait des sites bleus en Europe, en Asie, en Amérique du Sud, en Afrique du Sud... une douzaine au total. Auprès de chaque site s'incrusta une colonne de chiffres correspondant à des mesures similaires à celles de Paris, avec mention du jour et de l'heure exacts où les capteurs moravecs avaient repéré la toile bleue concernée. Mahnmut s'empressa de transmettre à Orphu l'ensemble de ces données. —- Et encore ceci, conclut Asteague/Che. Un nouveau globe terrestre fit son apparition, et on vit des rayons bleus jaillir de Paris et des autres sites touchés, dont la ville de Jérusalem. Ils filaient droit dans l'espace, au-delà des confins du système solaire. — Eh bien, nous avons déjà observé cela, déclara Orphu une fois que Mahnmut lui eut décrit le phénomène. Un rayon tachyo-nique semblable est apparu à Delphes sur l'autre Terre, l'antique Terre d'Ilium, au moment où la population a disparu. — En effet, dit Asteague/Che. — Ce rayon ne semblait viser aucune cible précise, dit Mahnmut. Qu'en est-il de ceux-là? — Même observation, à moins qu'on ne considère le Petit Nuage de Magellan comme une cible, répondit Cho Li. Mais ces rayons tachyoniques présentent une composante quantique. — Qu'entendez-vous par là? demanda Orphu. — Ces rayons changent de phase au niveau quantique, et ils existent dans l'espace de Calabi-Yau plus que dans l'espace-temps einsteinien à quatre dimensions, répondit l'astrogateur. — Vous voulez dire qu'ils passent dans un autre univers? interrogea Mahnmut. — Oui. — L'univers de la Terre d'Ilium? demanda Mahnmut d'une voix pleine d'espoir. Lorsque le dernier trou de brane reliant la Mars du présent et la Terre d'Ilium s'était effondré, les moravecs avaient perdu le contact avec l'antique monde de Troie et d'Agamemnon, mais Hockenberry s'était montré capable de se téléporter à travers la membrane de Calabi-Yau pour rallier la Reine Mab - et aussi de faire le voyage retour, selon toute apparence, bien que personne ne sût où il s'était TQ lorsqu'il avait quitté le spationef atomique. Mahnmut, qui connaissait personnellement nombre de Grecs et de Troyens, espérait pouvoir se connecter à nouveau avec cet univers. — Nous ne le pensons pas, répondit Cho Li. Pour des raisons aussi complexes que les mathématiques de l'espace multimembra-naire de Calabi-Yau sur lesquelles se fondent nos suppositions, et qui découlent en partie des enseignements que nous avons retirés de l'Engin que vous avez activé avec succès sur Mars il y a huit mois, nous pensons que le changement de phase de ce rayon tachyonique est lié à un ou plusieurs univers différents de celui de la Terre d'Ilium. Mahnmut écarta les bras. — Dans ce cas, quel est le rapport avec notre mission sur Terre? Je suis censé piloter La Dame noire dans les mers et les océans terriens afin de conduire Suma IV à son objectif - tout comme, l'année dernière, j'étais censé conduire feu Ri Po à Olympus Mons. En quoi cette toile bleue et ces rayons tachyoni-ques nous amènent-ils à modifier ce plan? Il y eut un nouveau silence. — Les risques et les aléas d'une pénétration atmosphérique sont en pleine prolifération, rétorqua Suma IV. — Ce qui signifie en langage clair? dit Orphu d'Io. — Veuillez observer ceci, répliqua le Ganymédien. Une série de données astronomiques défilèrent au-dessus de la table. Mahnmut les décrivit à Orphu via le faisceau cohérent. — Remarquez la date, s'il vous plaît, dit Asteague/Che. — Cela s'est passé il y a plus de huit mois, dit Mahnmut. — Oui, fit l'intégrateur d'Europe. Peu après que nous avons gagné l'espace de Mars et celui d'Ilium en passant par les trous de brane. Vous remarquerez que la définition est plutôt médiocre, comparée à celle des images des anneaux orbitaux. C'est parce que ces données visuelles ont été collectées depuis la base de Phobos. Les données en question montraient un satellite semblable à celui qui avait envoyé un message à la Reine Mab, semblable mais point identique. Il avait l'aspect d'un gros rocher animé d'une lente rotation, sur lequel poussaient des tours, des dômes et autres structures de verre. Il était nettement plus petit - moins de deux kilomètres de long. Soudain, un autre objet entra dans le champ de l'objectif: un assemblage de métal de trois kilomètres de long, dont l'aspect évoquait un gigantesque bâton argenté, couvert de réservoirs, de conduits et d'anneaux, avec, à son extrémité, une sphère bulbeuse et chatoyante. Il était propulsé par des tuyères, mais Mahnmut ne pensait pas qu'il s'agissait d'un véhicule spatial. — Qu'est-ce que c'est que ce truc? demanda Orphu après avoir écouté la description de Mahnmut et examiné les données. — Un accélérateur linéaire orbital avec un collecteur de trous-de-ver à sa proue, répondit Asteague/Che. Vous remarquerez que quelqu'un - ou quelque chose - a transmis depuis l'astéroïde des instructions maser à cet accélérateur linéaire robotisé, outrepassant quantité de protocoles de sécurité, afin qu'il fonce droit sur ledit astéroïde. — Pour quelle raison? s'enquit Orphu. Personne ne lui répondit. Sous les yeux des moravecs - hormis Orphu, qui devait se contenter d'une description -, la machine orbitale continua d'accélérer jusqu'à ce qu'elle s'écrase sur l'île spatiale. Asteague/Che passa en mode ralenti. Les tours et les dômes étincelants explosèrent avec une lenteur horripilante, puis ce fut l'astéroïde qui se désintégra lorsque le trou-de-ver piégé à l'extrémité de l'accélérateur linéaire détona avec la puissance de plusieurs bombes nucléaires. Vint ensuite une série d'explosions silencieuses, marquant la désintégration des réservoirs, des tuyères et des moteurs de l'accélérateur linéaire. — Maintenant, observez bien, dit Suma IV. Les explosions holographiques furent complétées par une seconde vue au télescope et un écran radar. Mahnmut transmit à Orphu les séquences qu'ils restituaient: une douzaine, puis une centaine de jets de propulsion provenant de tout le plan de l'anneau équatorial, correspondant à autant de drones spatiaux fonçant vers l'astéroïde en perdition. — Quelle est la taille de ces drones? demanda Orphu. — Environ six mètres de long sur trois de large, répondit Cho Li. — Des engins robotisés, déduisit Orphu. S'agit-il de moravecs? — Plutôt de serviteurs tels ceux que les humains utilisaient il y a quelques siècles, répondit Asteague/Che. Des IA relativement simples, programmées pour une seule directive, comme vous allez le voir. Mahnmut opina. Il décrivit la scène à Orphu. Les minuscules engins, qui fonçaient maintenant par milliers vers l'astéroïde en expansion au sein de son nuage de débris, se réduisaient à des lasers équipés d'un cerveau et d'un système de visée. L'enregistrement passa en avance rapide pour couvrir les heures suivantes, durant lesquelles les serviteurs laser ne cessèrent de tourner autour du champ d'expansion pour désintégrer tous les débris dont l'entrée dans l'atmosphère aurait pu déclencher de sérieux cataclysmes. — Les posthumains n'étaient pas des imbéciles, commenta Asteague/Che. Du moins pour ce qui est des questions d'ingénierie. La masse de tous les objets composant les deux anneaux dont ils ont ceint la Terre est l'équivalent de celle d'une petite lune; et lesdits objets sont plus d'un million, dont certains presque aussi massifs que Phobos, comme celui qui nous a envoyé ce message. Les posthumains ont érigé des garde-fous à toute épreuve pour les empêcher de quitter leur orbite et prévu des systèmes de défense pour les désintégrer s'ils y arrivaient - ces frelons laser représentent le summum de ce système. Les averses météoriques se poursuivent encore bien que huit mois se soient écoulés, mais on ne déplore aucun impact catastrophique. — Des leucocytes orbitaux, lança Orphu d'Io. — Précisément, répondit l'intégrateur prime du Consortium des Cinq Lunes. — Je comprends, dit finalement Mahnmut. Ce que vous craignez, c'est que ces petits leucocytes éliminent la navette porteuse de La Dame noire si nous exécutons la manœuvre programmée. — La masse de cette navette ajoutée à celle de votre sous-marin représenterait une menace pour la Terre, acquiesça Asteague/Che. Ces... leucocytes, comme dit Orphu... ont désintégré ou détourné vers l'espace des débris d'astéroïde nettement plus petits. Mahnmut secoua sa tête de métal et de plastique. — Il y a un détail qui ne colle pas. Ça fait huit mois que vous avez capté ces images et en avez tiré ces conclusions, mais vous nous avez quand même transportés jusqu'ici, nous et la Dame... il y a autre chose, mais quoi donc? Le général Beh bin Adee désigna un point bien précis de l'image holographique. Zoom. Les ordinateurs traitèrent au mieux l'image grenue et pixellisée. Que se passe-t-il? demanda Orphu. Mahnmut lui décrivit l'agrandissement. Au milieu des explosions et des débris en mouvement filait un petit appareil, avec trois humains allongés dans ce qui ressemblait à un cockpit à ciel ouvert. Le chatoiement flou d'un champ de force expliquait pourquoi ils ne souffraient pas de l'exposition au vide spatial. — Quel est cet engin? s'enquit Mahnmut après l'avoir décrit à Orphu. Ce fut celui-ci qui lui répondit. — Un antique appareil volant utilisé à la fois par les posthumains et les humains à l'ancienne. On appelait cela un AFV - AU Function Vehiclex - ou encore un sonie. Les posthumains s'en servaient pour faire la navette entre la Terre et les anneaux. Avance rapide, pause, avance rapide. Mahnmut décrivit à Orphu le parcours erratique du sonie, qui louvoyait pour éviter les débris de l'astéroïde subissant explosions et désintégration. Puis on vit le véhicule entrer dans l'atmosphère, descendre en spirale au-dessus de l'Amérique du Nord et atterrir au sud des Grands Lacs. — Cette région figurait sur la liste de nos destinations, dit Asteague/Che. Il pressa quelques icônes pour faire apparaître de nouvelles images, fixes celles-ci, qui montraient un grand édifice humain au sommet d'une colline. Il était entouré de dépendances et de ce qui ressemblait à un mur d'enceinte défensif. On distinguait des êtres humains - du moins en apparence - près de la palissade et devant le bâtiment. Ils se comptaient par douzaines. — Cette vue a été prise il y a une semaine, lorsque nous avons entamé la phase de décélération, précisa le général Beh bin Adee. Celles-ci datent d'hier. La colline était la même, mais l'édifice et le mur d'enceinte n'étaient plus que des ruines calcinées. On apercevait quantité de cadavres sur l'herbe noircie. — Je ne comprends pas, dit Mahnmut. Selon toute apparence, il s'est déroulé un massacre à l'endroit où le sonie a atterri huit mois plus tôt. Qui l'a perpétré? Beh bin Adee ouvrit une nouvelle image, qu'il agrandit aussitôt. Plusieurs dizaines de bipèdes non-humains étaient visibles sous les arbres aux branches nues. D'une couleur gris terne, quasiment 1. Véhicule multifonction. (N.d.T.) acéphales, avec une bosse de couleur sombre. Leurs membres étaient articulés suivant des principes qui ne devaient rien à l'ana-tomie humaine, ni aux diverses formes de conception moravecs. — Qu'est-ce que c'est? s'enquit Mahnmut. Des serviteurs? Des robots? — Nous l'ignorons, répondit Asteague/Che. Mais ces créatures sont en train d'exterminer les humains à l'ancienne dans toutes les communautés qu'ils occupent sur Terre. — C'est horrible, mais pourquoi cela devrait-il nous amener à annuler notre mission? demanda Mahnmut. — J'ai compris, intervint Orphu d'Io. Le problème est de gagner la surface pour nous faire une idée de la situation. Question: pourquoi les leucocytes laser n'ont-ils pas anéanti le sonie? Vu sa taille, il risquait de se révéler dangereux lors de son entrée dans l'atmosphère. Pourquoi a-t-il été épargné? Mahnmut réfléchit durant quelques secondes. — Parce qu'il y avait des humains à bord, dit-il finalement. — Ou des posthumains, nuança Asteague/Che. La définition de l'image n'est pas assez bonne pour que nous en soyons sûrs. — Les leucocytes laisseront entrer dans l'atmosphère tout vaisseau ayant des humains ou des posthumains à son bord, dit lentement Mahnmut. Et ça fait plus de huit mois que vous le savez. C'est pour cela que vous m'avez demandé de kidnapper Odysseus. — Oui, admit Suma IV. Cet humain devait descendre avec nous sur Terre. Son ADN nous aurait servi de laissez-passer. — Mais voilà qu'une voix s'élève depuis une île orbitale et exige que nous lui amenions Odysseus, dit Orphu avec un grondement qu'on aurait pu qualifier d'ironique, d'amusé ou de dys-pepsique. — Oui, fit Asteague/Che. Nous ignorons si la navette et le submersible pourront entrer dans l'atmosphère terrestre en l'absence d'un passager humain. — Nous pouvons toujours faire la sourde oreille à cette invitation en provenance de l'anneau polaire, dit Mahnmut. Emmener Odysseus avec nous, puis le renvoyer à bord de la navette... (Il réfléchit quelques instants.) Non, ça ne marcherait pas. Selon toute probabilité, cette cité orbitale ouvrira le feu sur nous si la Reine Mab ignore sa convocation. — Selon toute probabilité, en effet, opina Asteague/Che. La convocation en question et les massacres perpétrés par ces créatures non-humaines sont deux facteurs que nous n'avions pas pris en compte en planifiant notre expédition. — Dommage que le docteur Hockenberry nous ait fait faux bond, dit Mahnmut. Peut-être que les dieux de l'Olympe ont reconstitué et modifié son ADN, mais il aurait sans doute suffi à convaincre les leucocytes orbitaux. — Nous disposons d'un peu moins de onze heures pour nous décider, dit Asteague/Che. A ce moment-là, nous entamerons les manœuvres de rendez-vous avec la cité orbitale de l'anneau polaire et il sera trop tard pour déployer la navette et le submersible. Je vous suggère de nous retrouver dans deux heures afin de prendre une décision. Tandis que les deux moravecs regagnaient leur monte-charge, Orphu d'Io posa l'un de ses manipulateurs les plus volumineux sur l'épaule de Mahnmut. Hum-hum, Stanley, émit l'Ionien, tu nous as encore fourrés dans un drôle de pétrin. 46. Harman vécut la chute d'Ardis en temps réel. Jusqu'ici, l'expérience du turin - voir, entendre, observer par l'entremise d'un témoin invisible - avait toujours représenté pour lui une distraction passionnante mais dénuée de sens. Aujourd'hui, cela devenait une variante de l'enfer. En lieu et place d'une guerre de Troie absurde et sans doute fictive, il avait droit à un assaut sur Ardis dont il sentait - dont il savait - qu'il était bien réel, soit qu'il se produisît en ce moment même, soit qu'il ait été récemment enregistré. Il passa plus de six heures sous l'étoffe, arraché au monde réel. Il observa les événements depuis la première attaque des voynix, peu après minuit, jusqu'au lever du soleil, lorsque le sonie fuyait un château en flammes avec à son bord sa bien-aimée Ada blessée, en sang, inconsciente, qu'on avait chargée comme un vulgaire sac de patates. Harman fut surpris de découvrir que Petyr était rentré avec le sonie - où étaient passés Hannah et Odysseus? -, et il poussa un cri déchirant en le voyant tomber du véhicule, atteint en plein crâne par un projectile voynix. Nombre de ses amis étaient morts ou mourants: la jeune Peaen grièvement blessée par un rocher, la belle Emme brûlée vive dans une douve après avoir eu le bras tranché, Reman brûlé lui aussi, et Salas, et Oelleo, mortes elles aussi. Les armes que Petyr avait rapportées du Golden Gâte à Machu Picchu n'avaient pas suffi à endiguer la marée des voynix. Harman poussa un gémissement sous le turin rouge sang. Six heures après qu'il eut activé les microcircuits, les images cessèrent et Harman se leva d'un bond et jeta le tissu loin de lui. Le mage avait disparu. Harman se rendit dans la petite salle de bains, utilisa l'étrange siège de toilettes, tira sur la chaîne pour faire couler de l'eau, se planta devant le lavabo pour se laver le visage puis but à grandes goulées l'eau du robinet. Il sortit et fouilla la cabine de fond en comble. — Prospéro! Prospéro! Les échos de ses cris résonnaient sur les cloisons métalliques. Arrivé au second niveau, il ouvrit les portes donnant sur le balcon et sortit. Il sauta sur l'échelle sans se soucier du danger et grimpa à toute allure sur le toit de Pédicule. L'air était frigorifiant. Il avait passé toute la nuit sous le turin et un soleil glacial poignait à sa droite. Les câbles filaient vers le nord en prenant de l'altitude. Planté au bord du toit, Harman regarda droit en dessous de lui et comprit que cela faisait sans doute des heures que Yeiffelbahn était entré dans les montagnes. Durant la nuit, il avait laissé derrière lui la jungle, la plaine et même les contreforts de la chaîne. — Prospéro! Les échos de ses cris résonnaient sur les rochers, plusieurs dizaines de mètres en contrebas. Il resta sur le toit jusqu'à ce que le soleil se soit élevé de deux mains au-dessus de l'horizon, sans lui dispenser une quelconque chaleur. Il constata qu'il se gelait. L'eiffelbahn le transportait dans un royaume de glace, de roche et de ciel - il avait laissé la verdure derrière lui. En baissant à nouveau les yeux, il aperçut un fleuve de glace - un glacier, ainsi qu'il l'avait appris grâce au siglage - qui sinuait entre pics rocheux et pointes de glace, un grand fleuve d'une blancheur éblouissante, lézardé de crevasses et parsemé de rocs et de rochers qu'il charriait vers sa destination finale. De la glace chut des câbles au-dessus de sa tête. Le bruit du moteur s'était altéré. Harman remarqua que des plaques de glace étaient apparues sur le toit, qu'une pellicule de glace recouvrait les barreaux de l'échelle et même les câbles. Tremblant de tous ses membres, il rampa jusqu'au bord, regagna l'échelle avec un luxe de précautions, traversa le balcon festonné de glace et entra en titubant dans le salon chauffé. Un feu brûlait dans la cheminée. Prospéro se tenait devant lui et s'y réchauffait les mains. Harman resta immobile plusieurs minutes devant les portes vitrées ornées de dentelles de glace, tremblant de rage autant que de froid. Il refoula son envie de sauter sur le mage. Son temps était précieux; il ne tenait pas à rester sur le carreau une dizaine de minutes. — Seigneur Prospéra, dit-il en se forçant à adopter une voix raisonnable, j'accepte de faire tout ce que vous souhaitez. J'accepte de devenir ce que vous souhaitez me voir devenir - ou, du moins, je ferai de mon mieux pour y parvenir. Je vous le jure sur la vie de mon enfant à naître. Mais, je vous en supplie, laissez-moi regagner Ardis sans tarder - mon épouse est blessée, peut-être mourante. Elle a besoin de moi. — Non, répondit Prospéra. Harman se jeta sur le vieillard. Il allait lui briser le crâne avec son bâton à la con. Il allait... Cette fois-ci, il ne perdit pas conscience. La décharge électrique le catapulta à l'autre bout de la pièce, et il rebondit sur l'étrange sofa pour tomber à quatre pattes sur le tapis ouvragé. Ébloui par les cercles rouges qui dansaient dans ses yeux, Harman se redressa en gémissant. — La prochaine fois, je vous crame la jambe droite, dit le mage d'une voix atone des plus convaincantes. Si vous rentrez un jour chez votre femme, ce sera à cloche-pied. Harman s'immobilisa. — Dites-moi ce que je dois faire, murmura-t-il. — Commencez par vous asseoir... non, à cette table, que vous puissiez voir au-dehors. Harman s'exécuta. L'éclat du soleil se reflétait sur le glacier et sur les falaises de glace; les vitres étaient en grande partie dégagées. Les montagnes qui les entouraient étaient très hautes - une profusion de pics vertigineux, nettement plus impressionnants que ceux qu'Harman avait entrevus autour du Golden Gâte à Machu Picchu. Le téléphérique longeait une crête et, sur leur gauche, un glacier déboulait vers la plaine lointaine. Soudain, la cabine franchit une nouvelle tour et Harman se cramponna à la table pendant que Pédicule tanguait, sursautait, faisait crisser la glace, puis repartait vers les hauteurs. La tour s'en fut derrière eux. Harman se pencha pour la voir un peu mieux: elle n'était pas noire, contrairement aux autres, mais d'un argent resplendissant, inondé de soleil, et ses arches et ses poutrelles de fer évoquaient une toile d'araignée festonnée de rosée matinale. De la glace, se dit-il. En se tournant vers la droite, suivant les câbles du regard, il découvrit le flanc tout de blancheur de la plus stupéfiante montagne qu'il ait pu imaginer... non, cela dépassait son imagination. Des nuages se massaient à l'ouest, s'accolant à une crête aussi acérée, aussi impitoyable que la lame d'un couteau taillé dans l'os. Le flanc vers lequel ils se dirigeaient était parcouru de strates de glace et de roche, et le sommet ressemblait à une pyramide de neige et de glace d'un blanc absolu. La cabine poursuivit sa pénible ascension en abordant par l'est cette majestueuse montagne. Harman découvrit une nouvelle tour posée sur une corniche, que des câbles reliaient au sommet d'un pic. Encore plus haut - occupant le sommet de cette impossible montagne - se dressait un dôme d'une blancheur et d'une perfection totales, dont la surface était dorée par le soleil matinal, dont la masse était entourée de quatre tours blanches, le tout reposant sur un vaste plateau qui semblait jaillir des flancs de la montagne et qui était relié aux pics voisins par une demi-douzaine de ponts suspendus aux formes audacieuses, dont chacun était cent fois plus haut, cent fois plus aérodynamique et cent fois plus élégant que le Golden Gâte à Machu Picchu. — Quel est cet endroit? chuchota Harman. — Chomo Lungma, répondit Prospéro. La Déesse mère du monde. — Et cet édifice sur son sommet... — Rongbok Pumori Chu-mu-lang-ma Feng Dudh Kosi Lhotse-Nuptse Khumbu aga Ghat-Mandir Khan Ho Tep Rauza, dit le mage. Localement connu sous le nom de Taj Moira. Nous allons y faire halte. 47. Durant la première nuit qu'il passa au sommet du Rocher des affamés, Daeman dut subir le froid et l'humidité, mais pas une fois il ne vit les voynix faire mine de monter à l'assaut. Idem pour la deuxième nuit. Lorsque vint la troisième, tous les rescapés souffraient de la faim, d'un rhume, d'une grippe ou d'un début de pneumonie, sans parler de leurs blessures - sa main gauche l'élan-çait en permanence là où le calibani lui avait tranché deux doigts à Paris-Cratère -, mais les voynix ne se montraient toujours pas. Ada avait repris conscience le lendemain de son arrivée. Elle avait reçu de multiples blessures - un bataillon d'hématomes et d'estafilades, un poignet cassé, deux côtes cassées sur le flanc gauche -, mais les plus graves, une commotion et un début d'intoxication, n'avaient pas eu raison d'elle. À son réveil, elle souffrait d'une migraine carabinée, d'une méchante toux et de trous de mémoire, mais elle avait gardé la tête sur les épaules. S'exprimant d'une voix neutre, elle récita la liste des amis dont elle ignorait encore le sort, ne réagissant que du regard lorsque Greogi comblait ses souvenirs parcellaires. — Petyr? dit-elle en étouffant une quinte de toux. — Mort. — Reman? — Mort. — Emme? — Morte, en même temps que lui. — Peaen? — Morte. Un rocher lui a défoncé le thorax et elle s'est éteinte ici, sur le Rocher des affamés. — Salas? — Morte. — Oelleo? — Morte. La litanie se poursuivit un long moment, une quarantaine de noms en tout, puis Ada s'effondra sur le sac à dos crasseux qui lui servait d'oreiller. Sous les striures de sang et de suie, son visage était blanc comme un linge. Daeman était agenouillé auprès d'elle, portant son sac à dos dans lequel l'œuf de Sétébos brillait à l'abri des regards. Il s'éclaircit la gorge. — Quelques-uns de nos éléments les plus importants ont survécu, Ada. Boman est ici... ainsi que Kaman. C'était l'un des premiers disciples d'Odysseus, et il a siglé tout ce qu'il a pu trouver en matière d'histoire militaire. Laman a perdu quatre doigts de la main droite en défendant Ardis, mais il est toujours d'attaque. Loes et Stoman sont encore là, eux aussi, ainsi que certains des émissaires que j'avais recrutés - Caul, Oko, Ella et Edide. Oh! et Tom et Siris s'en sont tirés. — Bien, fit Ada en toussant. Tom et Siris étaient désormais leurs meilleurs médecins. — Malheureusement, nous n'avons pu récupérer ni la pharmacie, ni le matériel médical, intervint Greogi. — Qu'est-ce que vous avez pu sauver? demanda Ada. Greogi haussa les épaules. — Les armes que nous avions sur nous, mais nous serons bientôt à court de fléchettes. Les vêtements que nous portions. Quelques toiles goudronnées et les couvertures sous lesquelles nous nous abritons durant la nuit. — Êtes-vous retournés à Ardis pour enterrer nos morts? Quoique éraillée, la voix d'Ada demeurait forte et posée. Après avoir jeté un coup d'oeil à Daeman, Greogi détourna la tête, portant son regard par-delà le sommet rocheux qui leur servait de refuge. — Impossible, dit-il d'une voix nouée par l'émotion. On a essayé. Les voynix nous guettent. Ils nous attaquent. — Avez-vous pu accéder aux réserves du château d'Ardis? insista la blessée. Greogi secoua la tête. — Il ne reste plus rien. C'est fini, Ada. Fini. Ada se contenta d'acquiescer. Deux millénaires d'histoire et de fierté familiales, réduits en cendres et perdus pour toujours. Cependant, ce n'était pas Ardis qui la préoccupait au premier chef, mais bien ses compagnons survivants, frigorifiés et naufragés sur ce misérable Rocher des affamés. — Comment procédez-vous pour ce qui est de l'eau et de la nourriture? — Nous collectons l'eau de pluie grâce aux toiles goudronnées et le sonie nous a permis de faire quelques expéditions de chasse, dit Greogi, visiblement ravi de passer à un sujet moins macabre. Le plus souvent, on se contente de lapins, mais hier soir, on a levé un élan. On n'a pas fini de lui retirer toutes ses fléchettes. — Pourquoi les voynix ne nous ont-ils pas achevés? demanda Ada d'un air vaguement curieux. — Ça, c'est une bonne question, répliqua Daeman. Il avait sa théorie là-dessus, mais il était encore trop tôt pour en faire part aux autres. — Ils n'ont sûrement pas peur de nous, dit Greogi. Il doit y avoir deux ou trois mille de ces saletés dans les parages, et nos munitions ne nous permettraient d'en tuer que quelques centaines. Ils pourraient grimper jusqu'ici sans problème. Mais ils ne l'ont pas fait pour le moment. — Vous avez essayé le pavillon fax, dit Ada. Ce n'était pas une question. — Les voynix nous y ont tendu une embuscade, répondit Greogi. Il plissa les yeux pour contempler le ciel azur. C'était leur première journée de soleil, et tous faisaient sécher vêtements et couvertures, les étalant sur la roche comme des fanions et des banderoles, mais la température demeurait glaciale, bien plus que celles auxquelles les habitants d'Ardis étaient accoutumés, et ils étaient tous parcourus de frissons. — Nous avons fait des essais, déclara Daeman. Le sonie peut accueillir douze passagers - deux par couchette -, mais pas plus, sinon l'IA refuse de décoller. Il vole comme une casserole, mais il vole. — Combien d'entre nous ont survécu, avez-vous dit? demanda Ada. Cinquante? — Cinquante-cinq en comptant Daeman, corrigea Greogi. Dont neuf - toi incluse - qui étaient trop blessés pour se déplacer tout seuls. — Il nous reste donc huit invalides, répliqua-t-elle avec fermeté. Il faudra donc faire cinq allers-retours pour évacuer tout le monde - en supposant que les voynix ne donnent pas l'assaut à ce moment-là, et en supposant aussi que nous puissions aller quelque part. — Oui, en supposant, répondit Greogi. Lorsque Ada se fut rendormie - d'un sommeil qui n'avait rien à voir avec le coma dont elle venait d'émerger, leur assura Tom -, Daeman attrapa son sac à dos, le tenant à bout de bras, et se dirigea vers le rebord de la falaise. Il distinguait nettement les voynix en contrebas, leurs bosses de cuir tanné et leurs corps acéphales se mouvant derrière les branches effeuillées. De temps à autre, un petit groupe de créatures traversaient le pré qui s'étendait au sud du Rocher des affamés, apparemment dans un but bien précis. Aucune d'elles ne regardait vers le haut. Greogi, Boman et Edide le rejoignirent, sans doute poussés par la curiosité. — Tu as envie de faire le grand saut? demanda Boman. — Non, mais je me demandais si vous n'auriez pas de la corde... assez pour me faire descendre juste hors de portée des voynix. — Nous en avons une de trente mètres de long, répondit Greogi. Tu te retrouverais vingt à vingt-cinq mètres au-dessus de ces saloperies - ce qui ne les ralentirait nullement si elles décidaient de grimper jusqu'à toi. Pourquoi diable as-tu envie d'aller narguer les voynix? Daeman s'accroupit, posa le sac sur un rocher et en sortit l'œuf de Sétébos. Les autres s'accroupirent à leur tour. Anticipant la question qui leur brûlait les lèvres, il leur dit où il l'avait trouvé. — Mais pourquoi? demanda Edide. Daeman haussa les épaules. — Une impulsion du genre « sur le moment, ça m'a paru la chose à faire ». — Je connais ce genre d'impulsions - je finis toujours par les regretter. Daeman considéra Edide. Brune, plutôt petite, elle avait sans doute fêté ses quatre-vingts. Il était difficile d'en être sûr, vu le rajeunissement dont tous bénéficiaient naguère à la firmerie, mais chez les humains à l'ancienne, les aînés avaient toujours un peu plus d'assurance que les cadets. Daeman logea au creux du rocher l'œuf argenté, qui émettait une légère pulsation lumineuse, et dit: — Touchez-le. Boman fut le premier à s'exécuter. L'homme blond plaqua sa main contre la coque incurvée, comme pour profiter de la chaleur qu'elle dégageait, et la retira aussitôt - on aurait dit qu'il avait reçu une décharge électrique. — Qu'est-ce que c'est que ce truc? — Ouais, fit Daeman. J'ai la même sensation quand je le touche. Comme s'il absorbait une partie de mon énergie vitale - comme s'il me pompait le cœur. Ou l'âme. Greogi et Edide imitèrent leur camarade - avec les mêmes résultats. Tous s'écartèrent de l'œuf. — Détruis cette saleté, suggéra Edide. — Et si Sétébos débarquait pour récupérer son œuf? lança Greogi. Les oiseaux femelles réagissent comme ça quand on leur vole leur progéniture. Elles en font une affaire personnelle. Et dans le cas présent, la maman est une gigantesque cervelle pourvue d'yeux jaunes et de douzaines de mains. — J'y avais pensé, dit Daeman. Il n'alla pas plus loin. — Et? fit Edide. Daeman ne l'avait côtoyée que quelques mois, après son arrivée à Ardis, et elle lui avait toujours semblé compétente et pleine de ressources. Une des raisons pour lesquelles il l'avait recrutée comme émissaire pour alerter les autres communautés. — Veux-tu que je le détruise? poursuivit-elle en se levant pour enfiler des gants de cuir. Je vais lancer ce truc le plus loin possible et, avec un peu de pot, il atterrira sur un voynix. Daeman se mordilla la lèvre. — Il n'est pas question que cet œuf éclose sur le Rocher des affamés, déclara Boman, qui braquait déjà son arbalète sur l'œuf en question. Vu la description que tu nous as faite de Paris-Cratère, même un bébé Sétébos risque de nous faire la peau à tous. — Attendez! dit Daeman. Il n'est pas encore éclos. Peut-être que la température qui règne ici n'est pas assez basse pour le tuer -pour le rendre non viable -, mais j'ai l'impression qu'elle ralentit sa gestation.... son développement... enfin, peu importe, j'ignore le terme exact. Avant de le détruire, je voudrais me livrer à une petite expérience. Ils prirent le sonie. Greogi pilotait. Boman et Edide se tenaient dans les couchettes arrière, le fusil à fléchettes prêt à tirer. Le champ de force était désactivé. Les voynix s'agitaient dans les ombres à la lisière de la forêt, à moins de cent mètres de là. Le sonie flottait trente mètres au-dessus du pré, hors de portée des créatures. — Tu es sûr de ton coup? demanda Greogi. Ils sont plus rapides que nous. Doutant de pouvoir trouver sa voix, Daeman opina en silence. Le sonie piqua. Daeman sauta. Le sonie repartit à la verticale, comme un ascenseur discoïdal. Daeman portait en bandoulière un fusil à fléchettes chargé, mais ce fut le sac à dos qu'il attrapa, en sortant partiellement l'œuf de Sétébos, qu'il veilla à ne pas toucher de ses mains nues. Même à la lumière du jour, il irradiait d'une lueur laiteuse. Comme porteur d'une offrande, Daeman se dirigea vers l'extrémité du pré où se tapissaient les voynix. De toute évidence, ceux-ci l'observaient avec les capteurs infrarouges logés dans leur torse métallique. Plusieurs d'entre eux pivotèrent sur leurs jambes pour le conserver dans leur champ de perception. Certains émergèrent des ombres et vinrent se planter au bord du pré. Daeman leva les yeux: le sonie flottait vingt mètres au-dessus de sa tête, Boman et Edide étaient prêts à ouvrir le feu, mais il savait qu'un voynix atteignait une vitesse de pointe de cent kilomètres à l'heure. Ils seraient sur lui avant que le sonie ait eu le temps de descendre et, si ces saletés étaient assez nombreuses, les armes de ses camarades ne suffiraient pas à le sauver. Daeman s'avança en brandissant l'œuf luminescent niché dans son sac à dos, comme s'il offrait un cadeau de vingt à un ami. À un moment donné, l'œuf brilla plus fort et bougea un peu; Daeman faillit le lâcher sous l'effet de la surprise, mais il se retint à temps et poursuivit sa route. Il était tellement près des voynix qu'il aurait juré sentir leur odeur de rouille et de vieux cuir. Ce ne fut pas sans une certaine honte qu'il constata que ses jambes commençaient à flageoler. J'aurais pu imaginer une méthode moins dangereuse, se dit-il. Mais il n'en existait aucune. Vu l'état de la majorité de ses camarades - sans parler des risques de famine et de déshydratation -, le temps pressait. Il était à moins de quinze mètres du premier groupe de voynix, qui comptait une trentaine de créatures. Daeman leva l'œuf de Sétébos comme un talisman et s'avança. À dix mètres, les voynix reculaient parmi les arbres. Daeman pressa le pas, presque à en courir. Les voynix s'écartaient de tous côtés. Il redoutait de trébucher et de casser l'œuf - il le voyait déjà se lézarder de partout et cracher un Sétébos miniature qui se jetait sur son visage pour s'y agripper de toutes ses petites mains -, mais il se força à trottiner vers les voynix en déroute. Les créatures se mirent à quatre pattes pour courir plus vite - elles étaient des centaines à fuir dans toutes les directions, évoquant un troupeau d'herbivores affolés par des prédateurs préhistoriques - et Daeman courut lui aussi, courut à perdre haleine. Il tomba à genoux, étreignit le sac à dos, sentit l'œuf de Sétébos se mouvoir, le sentit absorber une partie de son énergie vitale, et il Pécarta vivement, le posa par terre comme s'il s'agissait d'un produit toxique, ce qu'il était d'ailleurs. Greogi fit atterrir le sonie. — Mon Dieu, fit-il. Mon Dieu. Daeman opina. — Ramène-moi au pied du rocher. J'attendrai là-bas avec l'œuf pendant que tu feras descendre tous ceux qui sont assez valides pour marcher jusqu'au pavillon fax. Je prendrai leur tête. Tu nous suivras avec les blessés et les invalides. — Comment...? Edide laissa sa phrase inachevée. Elle secoua la tête. — Ouais, fit Daeman. Je me suis rappelé les voynix pris dans la glace à Paris-Cratère. Ils ont été piégés alors qu'ils fuyaient Sétébos. Ils s'assit sur le rebord du sonie, le sac sur les genoux, tandis qu'ils regagnaient le pied de la falaise en volant à deux mètres d'altitude. On ne voyait plus un voynix sous les arbres ni dans le pré. — Où allons-nous nous faxer? demanda Boman. — Je ne sais pas, répondit Daeman, qui se sentait mort de fatigue. J'y réfléchirai pendant le trajet. 48. — Vous aurez besoin d'une thermopeau, dit Prospéro. — Pourquoi? fit Harman d'une voix distraite. Il contemplait par les portes vitrées les splendides dômes et les arches de marbre du Taj Moira. La cabine s'était immobilisée sur la tour sud-est - il y en avait une à chaque coin du gigantesque carré de marbre posé au sommet du Chomo Lungma qui servait de base à l'édifice. Si Harman ne se trompait pas, et si chaque tour faisait trois cents mètres de haut, alors l'apex du dôme le plus élevé atteignait quatre cent cinquante mètres de hauteur. — Nous nous trouvons à une altitude de huit mille huit cent quarante-huit mètres, dit le mage. L'atmosphère est donc fort ténue. La température au soleil est de trente-cinq degrés au-dessous de zéro. Cette douce brise souffle à quatre-vingts kilomètres à l'heure. Il y a une thermopeau bleue dans l'armoire à côté du lit. Allez l'enfiler. Passez vos vêtements et vos bottes par-dessus. Appelez-moi quand vous aurez mis votre masque osmotique - je dois dépressuriser la cabine avant d'ouvrir la porte de la mezzanine. Ils prirent un ascenseur pour descendre au pied de la tour. Harman en profita pour examiner les piliers, les poutres et les arches, et il ne put retenir un sourire. Le secret de leur blancheur était des plus banals: une couche de peinture blanche sur l'acier noir. Puis il sentit vibrer la cabine, non, la tour tout entière, et se dit que les vents déchaînés devaient arracher la peinture en l'espace de quelques mois, voire de quelques semaines; il s'efforça d'imaginer une équipe de peintres venant régulièrement passer une nouvelle couche, puis jugea cette idée stupide. S'il avait décidé d'obéir au mage, c'était parce que cela le libérait de cette prison qu'était Veiffelbahn. Quelque part dans cette monstruosité des sommets - temple, palais ou tombe, peu lui importait -, il trouverait sûrement un moyen de rejoindre Ada. Ariel était capable de se faxer sans l'aide d'un pavillon, alors lui aussi. Même s'il ignorait encore comment s'y prendre. Prospéra sortit de la cabine et Harman le suivit sur une vaste esplanade de grès rouge et de marbre blanc au bout de laquelle se trouvait la porte principale. Le vent manqua le faire tomber à la renverse, mais il remarqua que le sol était vierge de toute plaque de verglas. — Les mages n'ont pas besoin d'air et sont invulnérables au froid, on dirait, cria-t-il au vieil homme en robe bleue. — En effet, répondit ce dernier. Le vent gonflait sa robe à la façon d'une voile et ses longs cheveux gris flottaient derrière lui comme une oriflamme. — Un des privilèges de l'âge, ajouta-t-il en hurlant à pleins poumons. Écartant les bras pour assurer son équilibre, Harman obliqua à droite pour se diriger vers la petite balustrade en marbre – elle faisait à peine soixante centimètres de haut - qui courait autour de l'esplanade rouge et blanc, comme une barrière de sécurité ceignant une patinoire. — Où allez-vous? lança Prospéra. Faites attention! Arrivé devant la balustrade, Harman se pencha. Par la suite, en consultant diverses cartes, il comprendrait qu'il avait embrassé du regard la contrée située au nord de cette montagne - Chomo Lungma, Chu-mu-lang-ma Feng, Qomolangma Feng, HoTepma Chini-ka-Rauza ou Everest, cela dépendait de l'époque et de l'origine de la carte -, que devant lui s'étendaient sur plusieurs centaines de kilomètres - et huit mille mètres plus bas - des pays jadis nommés le Neuvième Royaume de Khan, le Tibet et la Chine. Huit mille mètres plus bas. Ce fut ce détail qui le marqua le plus. Le Taj Moira était en fait un édifice de marbre et de grès posé sur le sommet de la Déesse mère du monde, un peu comme un plateau en équilibre sur un rocher, ou encore comme une feuille de papier fichée sur une pointe. Sur le plan de l'ingénierie, le résultat tenait du miracle teinté d'esbroufe - une démonstration dont l'idée n'avait pu germer que dans le cerveau d'un dieu infantile. Planté devant la « balustrade » de soixante centimètres de haut sur vingt-cinq d'épaisseur, Harman se tenait au-dessus d'un gouffre de près de neuf mille mètres de pronfondeur, vers lequel un vent violent le poussait inexorablement. Par la suite, il identifierait toutes ces montagnes grâce à diverses cartes, où figureraient aussi les glaciers de Rongbuk et les plaines de la Chine, visibles près de l'horizon, mais, pour le moment, il s'en souciait comme d'une guigne. Tout en battant désespérément des bras pour compenser la poussée du vent, il se répétait encore et encore: Neuf mille mètres, une chute de neuf mille mètres! Il tomba à quatre pattes et rampa vers le mage qui l'attendait devant la porte. À une dizaine de mètres de celle-ci se dressait un petit roc pointu - il faisait à peine un mètre cinquante de haut -surmonté d'une pyramide de soixante centimètres. Sous les yeux d'un Prospéra amusé, Harman serra cet ornement dans ses bras et s'accrocha à ses aspérités pour se redresser. Et il resta là, à étreindre ce stupide rocher, le menton posé sur sa pointe glacée, paralysé par la peur du vide et l'idée de contempler à nouveau l'abîme dont seule le protégeait cette ridicule balustrade. Il ferma les yeux. — Vous comptez passer la journée ici? demanda le mage. — Peut-être, dit Harman sans rouvrir les yeux. (Au bout d'une minute, il ajouta, criant à tue-tête pour couvrir le bruit du vent:) Qu'est-ce que c'est que ce truc? Un symbole? Un monument? — C'est le sommet du Chomo Lungma, répondit Prospéro. Le mage pivota sur ses talons et franchit l'arche aux formes élégantes qui servait de porte à l'édifice qu'il avait appelé Rongbok Pumori Chu-mu-lang-ma Feng Dudh Kosi Lhotse-Nuptse Khumbu aga Ghat-Mandir Khan Ho Tep Rauza. Harman vit que cette entrée était protégée par une membrane semi-perméable - elle avait ondoyé au passage du mage, encore un signe tendant à prouver que ce dernier n'était pas un simple hologramme. Au bout de quelques minutes, durant lesquelles il resta farouchement accroché au sommet tandis que de violentes bourrasques déposaient une couche de neige sur les lunettes de sa cagoule et sur son masque osmotique, il se dit qu'il faisait sans doute bien chaud à l'intérieur de cet édifice, à l'abri du champ de force de la membrane semi-perméable. S'il ne parcourut pas en rampant les dix mètres qui l'en séparaient, il avança néanmoins le dos courbé, les mains tendues vers l'avant, prêt à ramper si cela se révélait nécessaire. À l'intérieur de l'immense dôme, des escaliers de marbre permettaient d'accéder à une série de mezzanines, dont chacune était reliée par un escalier à celle qui la surmontait, l'ensemble tapissant l'intérieur de la paroi incurvée sur une bonne centaine de niveaux, de sorte qu'une perspective vertigineuse finissait par engloutir l'apex du dôme dans les hauteurs. Depuis la cabine du téléphérique, Harman avait cru apercevoir de minuscules ouvertures dans la paroi - des fioritures décoratives, rien de plus -, mais il constata qu'il s'agissait en fait d'une multitude de fenêtres en éterglas grâce auxquelles des rayons lumineux paraient de rectangles et de losanges multicolores des milliers de livres aux reliures somptueuses. — À votre avis, combien de temps vous faudrait-il pour sigler tout cela? demanda Prospéro, qui s'appuya sur son bâton et tourna sur lui-même afin d'embrasser du regard la totalité des bibliothèques. Harman ouvrit la bouche puis la referma, ne sachant quoi répondre. Des semaines? Des mois? Il mettrait des années rien que pour aller d'un livre à l'autre, d'une mezzanine à l'autre. — Vous m'avez dit que les fonctions n'étaient pas opératoires dans Yeiffelbahn, dit-il finalement. La règle du jeu a donc changé? — Nous verrons. Le mage s'enfonça dans le dôme, dont l'acoustique parfaite renvoya les échos de son bâton frappant le marbre. Harman se rendit compte qu'il avait chaud. Il abaissa sa cagoule et retira ses thermogants. L'intérieur de l'édifice était divisé en espaces, sinon en pièces, par un labyrinthe de cloisons en marbre blanc, d'un peu moins de deux mètres cinquante de hauteur, délicatement ajourées de motifs en forme d'ovale, de cœur ou de fleur, grâce auxquels le regard portait relativement loin. Harman remarqua que la paroi du dôme était recouverte jusqu'à une hauteur de douze mètres - qui correspondait au premier niveau de mezzanines - de sculptures représentant des fleurs, des vignes et des plantes sinueuses, rehaussées par des incrustations de joyaux. Il en allait de même des cloisons. Harman laissa courir sa main sur l'une de ces dernières alors que Prospéro le guidait dans le labyrinthe - car c'en était un -, se rendant compte que les pierres précieuses devaient se compter par millions. Certaines des sculptures couvraient à peine quelques centimètres carrés et contenaient une bonne cinquantaine de joyaux. — Que sont ces pierres? demanda-t-il. Ses semblables connaissait l'usage des bijoux, que les serviteurs leur procuraient jadis à la demande, mais jamais il ne s'était interrogé sur leur origine. — Parmi ces... pierres... on trouve des agates, des jaspes, des lapis-lazuli, des héliotropes et des cornalines - la petite feuille que voici contient à elle seule plus de trente-cinq variétés de cornalines. Vous la voyez? Harman opina. Cet endroit lui donnait le vertige. Sous l'effet des trapézoïdes de lumière qui rampaient sur le mur ouest, le marbre scintillait, étincelait, chatoyait - le soleil caressait les joyaux de ses éclats. — Quel est cet endroit? s'enquit Harman, qui s'aperçut qu'il chuchotait. — À l'origine, il s'agissait d'un mausolée... d'une tombe. Le mage négocia une série de cloisons pour se diriger vers le centre du labyrinthe, avec autant d'assurance que s'il suivait des flèches peintes sur le sol. Ils firent halte devant un édifice de forme rectangulaire, dont la porte était surmontée d'une arche. — Pouvez-vous lire cette stèle, Harman d'Ardis? Harman examina les lettres gravées dans le marbre à la lumière laiteuse. Leur dessin était étrange - tout en rondeurs et en sinuosités plutôt qu'en angles et en lignes droites -, mais l'inscription était néanmoins en anglais standard. — Lisez à haute voix, ordonna Prospéro. — « Entrez avec révérence dans l'illustre sépulcre de Khan Ho Tep, seigneur de l'Asie et protecteur de la Terre, et de son épouse bien-aimée Lias Lo Amumja, adorée du monde entier. Elle a quitté ce monde transitoire durant la quatorzième nuit du mois de Rahab-Septem, en l'an 987 du Khanat. Son seigneur et elle demeurent dans le firmament et veillent sur vous, qui entrez ici. » — Qu'en pensez-vous? demanda le mage. Il se tenait sur le seuil de l'édifice, seul pour l'instant à avoir un aperçu sur le centre du labyrinthe. — De l'inscription ou de cet endroit? — Des deux, répondit le mage. Harman se frotta les joues et le menton, y sentant une barbe râpeuse. — Cet endroit est... anormal. Trop grand. Trop riche. Disproportionné. Sauf pour ce qui est des livres. Prospéra laissa fuser un rire dont les échos rebondirent de toutes parts. — Je suis d'accord avec vous, Harman d'Ardis. Cet endroit n'est qu'une vulgaire copie - tout ici est copié: le concept, l'architecture, la décoration, l'esplanade en échiquier devant l'entrée... tout sauf les livres et les mezzanines, qui sont postérieurs de six siècles et dus à Rajahar le Silencieux, un lointain descendant du redoutable Khan Ho Tep. Celui-ci s'est contenté de reproduire le légendaire Taj Mahal en dix fois plus grand. Le monument originel était splendide, un authentique témoignage d'amour - il n'en reste plus rien, car notre khan l'a fait raser afin que seul survive son grotesque mausolée. L'endroit où nous sommes est un témoignage de mégalomanie, point à la ligne. — Son emplacement est... intéressant, commenta Harman à voix basse. — Oui, fit Prospéra en tirant sur les manches de sa robe. Un élément essentiel du marché immobilier, aujourd'hui comme à l'époque d'Odysseus, l'emplacement prime sur tout le reste. Suivez-moi. Ils entrèrent dans la partie centrale du labyrinthe, une salle carrée de cent mètres de côté avec en son milieu ce qui ressemblait à un bassin réfléchissant. Le bâton de Prospéra éveillait en ce lieu des échos persistants. Ce n'était pas un bassin. — Seigneur Jésus! s'exclama Harman en reculant vivement. Apparemment, il avait vue sur le vide. À gauche, à peine visible, le flanc nord de la montagne, et au-dessous d'eux - une douzaine de mètres en contrebas -, un sarcophage de cristal et d'acier qui flottait dans les airs, survolant le glacier à une altitude de neuf mille mètres. Dans ce sarcophage, une femme nue. Un étroit escalier en colimaçon permettait de parvenir à son niveau, dont l'ultime marche débouchait apparemment sur le vide. Ce n'est pas possible, songea Harman. Il ne sentait aucun souffle d'air, alors qu'un vent violent aurait dû s'engouffrer par cette ouverture. Et le sarcophage reposait forcément sur quelque chose. En plissant les yeux, il entr'aperçut des facettes, une multitude d'entretoises géodésiques presque invisibles. Cette chambre funéraire était taillée dans une matière transparente, verre, cristal ou plastique. Mais pourquoi n'avait-il pas vu le sarcophage et l'escalier depuis la cabine ni... — La chambre funéraire est invisible de l'extérieur, dit Pros-péro à voix basse. Avez-vous examiné cette femme? — La bien-aimée Lias Lo Amumja? dit Harman, qui n'avait aucune envie de reluquer un cadavre nu. Celle qui a quitté ce monde transitoire je ne sais plus quand? Et le khan, où est-il? Il n'a pas eu droit à sa chambre de cristal? Prospéra éclata de rire. — Khan Ho Tep et sa bien-aimée Lias Lo Amumja, fille de Cezar Amumja, souverain de l'Empire d'Afrique centrale - une harpie doublée d'une fieffée salope, Harman d'Ardis, croyez-moi sur parole -, ont été jetés par-dessus bord moins de deux siècles après leur inhumation en ce lieu. — Jetés par-dessus bord? répéta Harman. — Leurs corps en parfait état de conservation ont été balancés sans cérémonie par-dessus la balustrade à laquelle vous étiez accroché il n'y a pas une demi-heure. Balancés comme des tas d'ordures dans les flots. Les successeurs du khan - dont l'importance a décru avec le nombre - ont chacun exprimé le désir de reposer ici pour l'éternité... ou jusqu'à ce que le suivant sur la liste se préoccupe de son repos éternel. Harman comprenait sans peine. — La litanie des khans s'est interrompue il y a quatorze cents ans, poursuivit Prospéra en tournant ses yeux bleus vers le sarcophage de verre et de bois. Cette femme était la bien-aimée d'un puissant, et elle repose ici depuis quatorze cents ans, sans que quiconque ait troublé son sommeil. Regardez-la bien, Harman d'Ardis. Jusque-là, Harman avait détaillé le sarcophage sans trop s'attarder sur le corps qu'il contenait. La nudité de cette femme le mettait mal à l'aise: elle paraissait beaucoup trop jeune pour une morte, son corps était d'un rose trop soutenu, ses seins étaient trop gonflés - même à cette distance, on distinguait nettement le rouge de ses mamelons -, ses courts cheveux noirs se détachaient trop nettement sur les coussins de soie blanche, tout comme le triangle également noir de sa toison pubienne, et ses sourcils noirs, ses traits affirmés, sa grande bouche lui semblaient beaucoup trop familiers... — Seigneur Jésus! C'était la deuxième fois de la matinée qu'Harman poussait ce cri, mais il le poussa si fort cette fois-ci que les échos en résonnèrent sur les parois du dôme, rebondissant sur les livres et le marbre blanc des mezzanines. Elle était plus jeune - bien plus jeune -, avec des cheveux noirs plutôt que gris, un corps jeune et ferme, et non plissé de rides par les siècles, comme Harman l'avait observé sous la couche de la thermopeau... mais son visage avait la même force, ses pommettes la même dureté, ses sourcils noirs la même netteté tranchante. Aucun doute n'était possible. C'était Savi. 49. — Alors, où sont-ils tous passés? demande le blond Achille aux pieds rapides tout en suivant Héphasstos sur le sommet herbu d'Olympos. Le tueur d'hommes et le dieu du feu, artificier en chef de tous les dieux, longent le lac de la Caldeira pour gagner le grand hall des dieux depuis le hall du Guérisseur. Les autres demeures aux colonnades blanches semblent désertes. On ne voit aucun char dans le ciel. On ne voit aucun immortel arpentant les allées pavées, qui sont éclairées non par des torches, ainsi que le remarque Achille, mais par des lampes à l'éclat jaune. — Je te l'ai déjà dit, rétorque Héphasstos. Quand le chat n'est pas là, les souris dansent. Les dieux sont presque tous descendus sur la Terre d'Ilium pour participer au dernier acte de ta minable guerre de Troie. — Comment se déroule la guerre? demande Achille. — Vu que tu n'es plus là pour tuer Hector, les Troyens sont en train de foutre la pâtée à tes Myrmidons, ainsi qu'à tous les Argiens et à tous les Achéens. — Agamemnon et les siens battent donc en retraite? — Ouais. La dernière fois que j'ai jeté un coup d'œil à l'holo-bassin du grand hall - il y a quelques heures à peine, juste avant d'aller estimer les dégâts subis par mon escalator et me faire piéger par un champion de catch -, j'ai vu que la énième attaque lancée par Agamemnon avait été repoussée et que les Achéens se repliaient derrière leurs retranchements près des nefs noires. Hector était sur le point de faire une sortie - il se décidait enfin à reprendre l'initiative. Ensuite, tout s'est résumé à la question suivante: qui parmi nous, les immortels, est le plus dur à cuire de tous? Même avec des foudres de guerre en jupons comme Héré et Athéné dans le camp achéen - sans parler de Poséidon qui ébranle le sol pour faire chier les Troyens, c'est son truc à lui, l'ébranleur -, il semble que la victoire favorise les dieux partisans d'Ilium: Apollon, Ares, cette punaise d'Aphrodite et sa copine Déméter. En tant que stratège, Agamemnon ne vaut pas tripette. Achille se contente d'opiner du chef. Sa destinée est désormais aux côtés de Penthésilée, et non d'Agamemnon et de ses armées. Il espère que ses Myrmidons agiront comme ils le doivent: en fuyant s'ils le peuvent, en mourant au combat dans le cas contraire. Depuis qu'Atnéné - ou bien Aphrodite ayant usurpé son aspect, si la déesse de la sagesse lui a bien dit la vérité - a tué son bien-aimé Patrocle, Achille ne pensait plus qu'à se venger des dieux. Désormais - et bien qu'il sache que seule la magie d'Aphrodite en est responsable -, il n'a plus que deux objectifs: ramener à la vie sa bien-aimée Penthésilée et tuer cette salope d'Aphrodite. Sans même se rendre compte de son geste, Achille ajuste la dague déicide passée à son ceinturon. Si Athéné lui a dit la vérité - et Achille l'a crue -, cette lame d'acier à phase quantique signifiera la mort pour Aphrodite et pour tout immortel se dressant sur sa route, y compris ce dieu du feu boiteux, pour peu qu'il lui prenne envie de le contrarier. Héphasstos conduit Achille vers un espace proche du grand hall des dieux où plus d'une vingtaine de chars dorés attendent sur l'herbe, reliés par des cordons métalliques à une source d'énergie souterraine. L'artificier saute dans l'un d'eux et fait signe à Achille de le suivre. Il hésite. — Où allons-nous? — Je te l'ai déjà dit. Voir le seul immortel qui sache peut-être où se trouve Zeus. — Pourquoi ne partons-nous pas à la recherche de Zeus? demande Achille, qui renâcle à l'idée de monter dans ce char. S'il est parfaitement à son aise dans un char normal, jamais il n'a mis les pieds dans l'un de ces appareils magiques qui permettent aux dieux de voler au-dessus d'Ilium et d'Olympos et, bien qu'on ne puisse le traiter de couard, il n'est guère pressé de quitter la terre ferme. — Il existe un dispositif connu du seul Zeus et grâce auquel il échappe à tous mes capteurs et systèmes d'espionnage, explique Héphaestos. De toute évidence, ce dispositif a été activé sans doute par Héré, plutôt que par le dieu de tous les dieux. — Qui est cet immortel qui pourrait nous dire où se cache Zeus? Achille est distrait par les éléments qui se déchaînent au-dessus de lui, car l'égide mise en place par Zeus continue de subir les assauts d'une tempête de sable, d'éclairs aveuglants et de décharges d'électricité statique. — Nyx, répond Héphaestos. — La Nuit? répète Achille. Le tueur d'hommes aux pieds rapides connaît le nom de cette déesse: fille du Chaos, elle est l'une des premières créatures douées de conscience à avoir émergé du Vide qui régnait au commencement des temps, avant que les dieux originels séparent l'Érèbe, les ténèbres infernales, de Gaia, la terre de bleu et de vert; mais aucune cité à sa connaissance, en Grèce, en Asie ou en Afrique, ne voue un culte à Nyx la mystérieuse. S'il faut en croire la légende, Nyx a engendré sans l'aide d'un quelconque immortel mâle: Éris (la Discorde), les Moires (la Destinée), Hypnos (le Sommeil), Némésis (la Vengeance), Thanatos (la Mort) et les Hespérides. — Je croyais que la Nuit était une personnification, reprend-il. Ou alors un tombereau de foutaises. Hépheestos sourit. — Dans ce meilleur des mondes que les posthumains, Sycorax et Prospéra nous ont aidés à mettre sur pied, même une personnification ou un tombereau de foutaises peut prendre forme et substance. Alors, tu viens? Mais peut-être préfères-tu que je me TQ dans mon labo pour... euh... jouir de la présence de ta chère Penthésilée pendant que tu continues à glander ici. — Si tu fais une telle chose, je te retrouverai et je te tuerai, tu le sais, rétorque Achille de la voix la plus posée qui soit. — Oui, je le sais, et c'est pour ça que je te le demande une dernière fois: vas-tu monter à bord de ce putain de char, oui ou non? Ils mettent le cap au sud-est et survolent la moitié du globe martien, mais Achille ne sait pas qu'il est sur Mars, pas plus qu'il ne sait que ce monde est un globe. Ce qu'il sait avec certitude, c'est que ce périple en char - la soudaine apparition de quatre chevaux devant lui, le décollage à la verticale au-dessus du lac, la brutale traversée de Végide et la tempête de sable qui l'a suivie -constitue une expérience qu'il ne souhaite pas renouveler. Agrippé de toutes ses forces à la rambarde en bronze du char divin, il lutte vaillamment pour ne pas fermer les yeux. Fort heureusement, le véhicule est entouré d'une sorte de champ énergétique - une petite égide, suppose-t-il, ou alors une variante de l'armure invisible des dieux - qui les protège des morsures du sable. Ils survolent bientôt la tempête, sous la voûte d'un ciel piqueté d'étoiles brillantes où deux petites lunes filent à toute vitesse. Lorsque le char passe au-dessus de trois immenses volcans alignés, ils ont laissé la tempête au loin et la clarté des étoiles permet de distinguer le paysage en contrebas. Achille sait qu'Olympos, la demeure des dieux, se situe sur un autre monde - cela fait huit mois qu'il guerroie sur une plaine rouge, sous cette brèche que ses alliés moravecs appelaient le trou de brane, et qu'il contemple les vagues languides d'une mer qui n'a rien de familier -, mais jamais il n'aurait cru que le monde des Olympiens puisse être aussi vaste. Ils survolent un interminable ravin envahi par les eaux, un fleuve ténébreux qu'éclairent la lueur des étoiles et quelques lanternes mouvantes, les balises des barges des petits hommes verts, à en croire Héphaîstos. Achille s'abstient de lui demander des précisions. Ils survolent des chaînes montagneuses dénudées, d'autres tapissées de forêts, et d'innombrables dépressions circulaires - des cratères, selon le dieu du feu -, tantôt peuplées d'arbres, tantôt occupées par un lac, aux ombres et aux contours nettement découpés. Ils prennent de l'altitude jusqu'à ce que cesse le bruit de l'air sifflant autour de la petite égide les protégeant, et Achille inhale soudain une bouffée d'air émise par le char. L'oxygène presque pur manque de le griser. Héphaestos récite pour son bénéfice les noms des montagnes et des vallées qui défilent au-dessous d'eux. Le dieu boiteux, songe Achille, ressemble à un nocher annonçant d'une voix morne les étapes de son parcours. — Shalbatana Vallis, dit l'immortel, qui reprend au bout de quelques minutes: Margaratifer Terra. Medidiana Planum. Terra Sabaea. Cette forêt touffue au nord, c'est Schiaparelli, et ces collines sont celles de Huygens. Nous filons plein sud à présent. Le char tracté par quatre chevaux translucides oblique sèchement et Achille s'agrippe de plus belle, bien que le plancher sous ses pieds - aussi impossible que cela paraisse - reste obstinément horizontal. — Et ça, qu'est-ce que c'est? demande-t-il quelques minutes plus tard. Devant eux vient d'apparaître un lac circulaire qui semble s'étendre à perte de vue. Le char entame sa descente et, bien qu'on ne signale aucune tempête de sable, l'air se met à mugir. — Le bassin d'Hellas, grommelle le dieu du feu. Il mesure environ deux mille deux cents kilomètres de large, soit un diamètre légèrement supérieur à celui de Pluton. — Pluton? — La planète, crétin de préalphabétisé, gronde Héphasstos. Achille lâche la rambarde, prêt à passer à l'action. Il va saisir le dieu boiteux, lui rompre l'échiné sur sa cuisse et le jeter dans le vide. Puis il jette un coup d'œil aux pics et aux vallées qui défilent plusieurs stades plus bas et décide d'attendre que le nain ait fait atterrir le véhicule. Le lac remplit bientôt la totalité de son champ visuel. Lorsqu'ils passent au-dessus de sa rive incurvée et descendent vers ses eaux où se reflètent les étoiles, Achille décide que ce lac circulaire est en fait un véritable océan. — La profondeur varie de trois mille à six mille mètres, précise Héphasstos à un Achille indifférent. Les deux fleuves qui se jettent dedans à l'est s'appellent Dao et Harmakhis. À l'origine, nous avions prévu de peupler leurs vallées fertiles d'un ou deux millions d'humains à l'ancienne et de laisser ceux-ci croître et se multiplier, mais on n'a jamais eu l'occasion de braquer le rayon ici pour les défaxer. À vrai dire, Zeus et les autres lurons du panthéon premier ont oublié tout ce qui s'est passé avant leur divinisation - pour nous tous, cette époque était comme un rêve. En outre, Zeus était trop occupé à renverser ses parents, les Titans de la première génération - Cronos et Rhéa, son épouse et sa sœur - pour les précipiter dans le Tartare, ce monde qui n'est accessible que par la brane. Héphasstos s'éclaircit la gorge pour se mettre à chanter comme un aède, et sa voix évoque aux oreilles d'Achille une scie rouillée découpant une lyre désaccordée. — Et la mer immense résonna horriblement, et la terre mugissait avec force, et le large Ouranos gémissait, tout ébranlé, et le grand Olympos tremblait sur sa base au choc des Dieux; et un vaste retentissement pénétra dans le Tartaros noir, bruit sonore des pieds, tumulte de la mêlée, et violence des coups. Achille ne voit plus que des eaux noires autour de lui, des eaux défilant à une vitesse impossible, car les falaises bordant le lac ont disparu derrière l'horizon. Au sud apparaît une île aux contours escarpés. — Si Zeus a gagné la guerre, poursuit Héphaestos, c'est parce qu'il a activé les machines à percer les branes des posthumains, placées en orbite autour de la Terre - je parle de la vraie Terre, pas de la tienne ni de cette putain de contrefaçon terraformée -et qu'il a recruté Sétébos et son engeance pour affronter les légions de Cronos. Grâce à leurs armes énergétiques et à leur appétit pour les terreurs inhumées, ces monstres aux mains multiples ont emporté la décision, sauf qu'on a eu un mal fou à les éliminer une fois la guerre achevée. Et puis l'un des rejetons des Titans - Prométhée, le fils de Japet - a joué les agents doubles. Et puis ce monstrueux clone à cent têtes baptisé Typhon, fabriqué dans un laboratoire, s'est engouffré dans le trou de brane durant la quatre cent vingt-quatrième année de la guerre. Il fallait le voir, tu peux me croire. Je me rappelle le jour où... — On est bientôt arrivés? coupe Achille. L'île - poursuit Héphœstos tandis qu'ils continuent leur descente - mesure plus de quatre-vingts lieues de long, pour employer une mesure connue d'Achille, et elle est remplie de monstres. — De monstres? répète Achille. Ce sujet l'indiffère. Il veut savoir où se trouve Zeus, il veut que Zeus ordonne au Guérisseur d'ouvrir ses cuves de soins, il veut que l'Amazone Penthésilée revienne à la vie. Le reste, il s'en fout. — Des monstres, répète le dieu du feu. Les premiers enfants de Gaia et d'Ouranos sont des démons contrefaits. Quoique puissants. Plutôt que de les envoyer rejoindre Cronos et Rhéa dans le Tartare, Zeus les a autorisés à demeurer ici. Il y a trois Sétébosiens parmi eux. Ce dont Achille se contrefiche. Il scrute l'île qui s'étend devant eux et remarque en son centre un gigantesque château noir bâti sur un pic escarpé. Les quelques fenêtres qui s'ouvrent dans ses murs laissent passer un éclat orangé, comme si l'intérieur était en feu. — Cette île abrite aussi les derniers Cyclopes, ânonne Héphœstos. Ainsi que les Érinyes. — Les Furies sont ici? s'exclame Achille. Je croyais que ce n'était qu'un mythe. — Oh! que non! L'immortel estropié vire de bord et les chevaux translucides foncent droit sur un espace dégagé surmontant une corniche noire au pied du château. Des nuées noires se convulsent autour de celui-ci. Dans les vallées en contrebas, on entrevoit des formes furtives. — Lorsqu'elles seront libérées de leur exil, reprend le dieu, elles passeront le reste de l'éternité à traquer les pécheurs pour les châtier. Elles sont bel et bien « celles qui marchent dans le noir », avec en guise de cheveux des serpents ondoyants, avec des yeux rouges pleurant des larmes de sang. — Qu'elles y viennent, dit le fils de Pelée. Le char se pose en douceur au pied d'une haute sculpture au piédestal de roche noire. Les roues grincent et les chevaux s'évaporent. L'étrange panneau lumineux que manipulait l'artificier disparaît lui aussi. — Viens. Héphœstos conduit Achille vers un large escalier prenant naissance de l'autre côté de la statue. Sa patte folle traîne sur le pavé. Achille ne peut s'empêcher de jeter un regard à la sculpture: haute de deux cents coudées, elle représente un homme portant sur ses épaules la sphère terrestre et la sphère céleste. — Un portrait de Japet, hasarde Achille. — Non, rétorque le dieu du feu, c'est ce vieil Atlas en personne. Ici pétrifié pour l'éternité. La quatre centième marche est la dernière. Au-dessus du palier se dresse le château noir, dont les tours, les flèches et les donjons se perdent dans les nuées. Les deux portes qui se présentent à eux font trente coudées de haut, le seuil sur lequel elles s'ouvrent en fait trente de large. — Nyx et Héméra, la Nuit et le Jour, se croisent ici le matin et le soir, murmure Héphasstos. Quand l'une rentre, l'autre sort. Jamais on ne les trouve en même temps dans le château. Achille lève les yeux vers les nuées et le ciel sans étoiles. — Dans ce cas, nous venons au mauvais moment. Je n'ai nul besoin de voir Héméra. D'après toi, c'est avec Nyx que nous devons nous entretenir. — Patience, fils de Pelée. Le dieu semble agité. Il jette un coup d'œil à une encombrante machine passée à son poignet. — Éos va se lever... maintenant. Un halo orange se manifeste à l'horizon est de l'île noire. Il s'efface aussitôt. — L'égide polarisée de cette île bloque la lumière du soleil, chuchote Héphasstos. Mais le matin est proche. Dans quelques secondes, le soleil va se lever au-dessus du Dao, de l'Harmakhis et des falaises orientales d'Hellas. Achille est soudain aveuglé par un éclair. H entend l'une des portes d'acier se fermer en claquant, l'autre s'ouvrir en grinçant. Lorsqu'il recouvre la vue, les deux portes sont fermées et Nyx se tient devant eux. Quoiqu'il ne manque jamais d'être impressionné par Athéné, Héré et les autres déesses, Achille, fils de Pelée et de Thétis, est pour la première fois de sa vie terrifié par un immortel. Héphaestos s'agenouille et courbe la tête pour témoigner son respect à la terrible apparition, mais Achille s'ordonne de rester debout. Ce n'est qu'à grand-peine qu'il se retient de brandir son bouclier devant lui et de dégainer sa dague déicide. Partagé entre l'envie de fuir et celle de se battre, il décide, faute de mieux, de rentrer le menton en une mimique pleine de défiance. Bien que les dieux puissent adopter la taille qui leur plaît - Achille ignore tout de la loi de conservation de la masse et de l'énergie, et jamais il ne comprendrait les astuces utilisées par les immortels pour la contourner -, la majorité d'entre eux se sentent confortables aux alentours de neuf pieds: cela suffit pour rabattre le caquet des mortels, et ils n'ont pas besoin de renforcer outre mesure leurs os et leurs muscles porteurs. La Nuit - Nyx - mesure quinze pieds de haut, elle est enveloppée de volutes ondoyantes, emmaillotée dans des couches de bandes noires, dont les pans flottent par centaines, et coiffée d'une sorte de voile noir, à moins que son visage n'ait l'aspect d'un masque de soie noire. Aussi impossible que cela paraisse, ses yeux noirs sont nettement visibles au travers de ce voile et de ces volutes. Avant de détourner les yeux, Achille a eu le temps d'entrevoir ses seins généreux, comme si elle souhaitait dispenser au monde entier un lait de ténèbres. Ses mains fournissent la seule touche de blancheur dans ce portrait, des mains puissantes aux doigts longilignes, qui semblent sculptés dans le clair de lune. Achille se rend compte qu'Héphasstos a pris la parole, ou plutôt entonné un chant: — ... Nyx, génératrice des Dieux et des hommes, Nyx, source de toutes choses, toi que nous nommons Kypris, entends-moi, Déesse bienheureuse, qui as une noire splendeur, brillante d'astres, qui te réjouis du repos et du profond sommeil, joyeuse, charmante, qui aime les longues veilles, mère des songes, oubli des peines, propice, qui reposes des travaux, inspiratrice des hymnes, amie de tous, traînée par des chevaux, qui luis dans l'obscurité, à moitié accomplie... — Suffit, dit la Nuit. Si j'ai envie d'entendre un hymne orphique, je n'ai qu'à faire un petit saut dans le temps. Dieu du feu, comment oses-tu amener un mortel en Hellas, dans la brumeuse demeure de Nyx? Achille frissonne au son de la voix de la déesse. Quoique compréhensible, elle évoque le fracas des vagues sur les récifs un jour d'hiver. — Déesse qui as naturellement le pouvoir de diviser le jour naturel, reprend Héphaestos, toujours prosterné, ce mortel est le fils de l'immortelle Thétis et c'est un demi-dieu sur la Terre dont il est originaire. Il s'appelle Achille, fils de Pelée, et ses prouesses... — Oh! je connais bien Achille, fils de Pelée, et ses prouesses: pilleur de cités, violeur de femmes et tueur d'hommes, réplique Nyx de sa voix tonitruante. Qu'est-ce qui a bien pu t'inciter à conduire ce... soudard... devant ma porte noire, artificier? Achille décide qu'il est temps pour lui de s'exprimer. — J'ai besoin de voir Zeus, déesse. La forme spectrale se tourne vers lui. On dirait qu'elle flotte, sans toucher le sol, et sa plantureuse poitrine pivote sans friction. Son visage voilé - ou le voile qui lui sert de visage - le fixe de ses yeux plus noirs que la noirceur. Autour d'elle ondoient les nuées. — Tu as besoin de voir le dieu du tonnerre, le dieu de tous les dieux, Zeus Pélasge, seigneur des dix mille temples et de l'autel de Dodone, père de tous les dieux et de tous les hommes, Zeus, le roi ultime qui commande aux éléments et règne sur toutes choses? — Ouais, fait Achille. — À quel sujet? s'enquiert Nyx. C'est Héphaestos qui lui répond. — Achille souhaite qu'une mortelle soit traitée dans une cuve de soins, ô mère du premier œuf noir non fécondé. Il voudrait que Zeus ordonne au Guérisseur de ressusciter Penthésilée, la reine des Amazones. La Nuit s'esclaffe. Si sa voix évoquait le fracas des vagues sur les récifs, Achille songe que son rire évoque la bise soufflant sur la mer Egée. — Penthésilée? répète la déesse drapée de noir sans cesser de glousser. Cette blondasse sans cervelle, cette gouine aux gros seins? Pourquoi diable souhaites-tu ressusciter cette gourde cultu-riste, ô fils de Pelée? Après tout, si je ne me trompe, c'est toi-même qui l'a clouée à son cheval avec la lance de ton père, comme si tu te confectionnais une brochette de kebab. — Je n'ai pas le choix, grommelle Achille. Je l'aime. La Nuit part d'un nouveau rire. — Tu l'aimes? Toi, Achille, qui sautes les filles réduites en esclavage, les princesses conquises et les reines captives comme d'autres mordillent dans des fruits, pour les jeter ensuite ainsi que de vulgaires trognons? Tu l'aimes? — C'est le parfum aux phéromones d'Aphrodite, intervient Héphaestos, toujours à genoux. La Nuit cesse de rire. — Quel modèle? demande-t-elle. — Le numéro neuf, répond Héphaestos. La potion de Puck. Celui avec les nanomachines autodupliquantes qui s'insèrent dans le système sanguin pour fabriquer des molécules d'assuétude et priver le cerveau d'endorphine et de sérotonine si le sujet cesse de vouloir assouvir son désir. Il n'existe pas d'antidote. La Nuit tourne à nouveau vers Achille son visage sculpté dans la soie. — Fils de Pelée, tu es baisé et bien baisé, j'en ai peur. Jamais Zeus n'acceptera de restaurer une mortelle - surtout si c'est une Amazone, une race qui ne lui inspire au mieux qu'une vague irritation. Le père de tous les dieux et de tous les hommes n'apprécie guère les vierges. Ressusciter une Amazone lui apparaîtrait comme un gaspillage éhonté des cuves et des talents du Guérisseur. — Je tiens néanmoins à lui adresser ma requête, insiste Achille. La Nuit le considère en silence. Puis l'apparition à la poitrine généreuse et aux écharpes de ténèbres se tourne vers Héphaestos, toujours en pleine prosternation. — Dieu du feu estropié, vaillant artificier de dieux plus nobles que lui, que vois-tu lorsque tu contemples ce mortel? — Un sombre crétin, maugrée Héphaestos. — Moi, je vois une singularité quantique, dit la déesse Nuit. Un trou noir probabiliste. Une myriade d'équations ayant toutes la même solution au troisième degré. Comment cela se fait-il, artificier? Nouveau grognement du dieu du feu, — La mère de cet arrogant mortel, Thétis aux seins mouillés, l'a exposé au feu céleste quantique alors qu'il n'était encore qu'une larve. La probabilité du jour, de l'heure, de la minute et de la cause de sa mort est égale à l'unité, et comme elle ne peut être altérée, Achille se voit investi d'une sorte d'invulnérabilité à toute autre atteinte. — Mouais, fait la Nuit en ses linceuls. Fils d'Héré, époux de cette Grâce sans cervelle qu'on appelle Aglaé la Glorieuse, pourquoi aides-tu cet homme dans sa quête? Héphaestos s'incline d'un cran supplémentaire. — D'abord, parce qu'il m'a vaincu en combat singulier, bien-aimée déesse de l'ombre redoutable. Ensuite, parce que ses objectifs coïncident avec les miens. — Et quel objectif poursuis-tu en recherchant Zeus le père? murmure la Nuit. Quelque part dans les ravins enténébrés, un hurlement monte jusqu'à eux. — Mon objectif, déesse, est d'endiguer le flot de Chaos. Nyx acquiesce et tourne son visage voilé vers les nuées qui bouillonnent autour de son château. — J'entends hurler les étoiles, artificier boiteux. Quand tu parles de Chaos, c'est du chaos quantique que tu t'inquiètes, je le sais. Zeus excepté, tu es le seul dieu qui se souvienne de ce que nous étions avant le Changement... qui se souvienne de choses telles que la physique. Héphaestos ne bouge pas, ne pipe pas mot. — Suis-tu l'évolution du flux quantique, artificier? demande la Nuit. Dans sa voix perce une colère qu'Achille ne comprend pas. — Oui, déesse. — À ton avis, dieu du feu, combien de temps nous reste-t-il à vivre si les vortex de chaos probabiliste continuent de suivre la progression logarithmique qui est la leur? — Quelques jours, déesse, grommelle Héphaestos. Peut-être moins. — Les Moires sont de ton avis, rejeton d'Héré, déclare Nyx. La puissance de sa voix est telle qu'Achille est pris d'une violente envie de plaquer ses mains calleuses sur ses oreilles. — Jour et nuit, les Moirai - ces entités extraterrestres que les mortels appellent aussi les Parques - s'escriment sur leurs abaques électroniques, manipulant leurs bulles d'énergie magnétique et leurs brins kilométriques d'ADN calculateur, et chaque jour est à leurs yeux un peu moins assuré, leur trame de probabilité un peu plus effilochée, comme si le métier à tisser du temps s'était rompu. — C'est cet enfoiré de Sétébos, marmonne Héphasstos. Pardon, madame. — Non, ta formulation est la bonne, artificier, répond la gigantesque Nyx. C'est cet enfoiré de Sétébos qui se déchaîne sur le monde, ayant échappé à sa prison arctique. L'être aux mains multiples a débarqué sur Terre, sais-tu. Pas la Terre de ce mortel, mais notre ancien berceau. — Non, dit Héphaestos en relevant enfin la tête. Je ne le savais pas. — Eh oui! la cervelle a rejoint ses serviteurs. Elle part d'un nouveau rire et, cette fois-ci, Achille se plaque les mains sur les oreilles. Un tel bruit n'est pas fait pour les mortels. — Combien de temps nous reste-t-il selon les Moirai? chuchote Héphœstos. — Clothos la Tisseuse affirme que le flux quantique fera imploser cet univers dans quelques heures à peine, répond la Nuit. Atropos, qui tient les ciseaux abhorrés prêts à couper le fil de notre vie le moment venu, et dont on ne peut prévenir le geste, pense que nous en avons encore pour un mois. — Et Lachésis? — Celle qui tire les lots - et qui est plus habile que les deux autres, je pense, quand il s'agit de surfer sur les vagues fractales des abaques électroniques - voit le Chaos triompher sur ce monde et cette brane dans une ou deux semaines. Dans tous les cas, il nous reste peu de temps, artificier. — Comptes-tu fuir, déesse? La Nuit reste silencieuse. Des hurlements montent des pics et des vallées qui entourent son château. Finalement, elle dit: — Où pourrions-nous fuir, artificier? Nous autres Originels, qui sommes si peu nombreux à présent, où pourrions-nous fuir si notre univers natal sombrait dans le chaos? Ouvrir un trou de brane, effectuer un saut quantique, signifie créer un lien chaotique avec cet univers. Non, il n'y a point d'issue. — Alors qu'est-ce qu'on doit faire, déesse? On s'accroche à nos sandales et on dit adieu à notre cul d'immortel? La Nuit émet un bruit rappelant celui d'une tempête en mer Egée. — Nous devons nous entretenir avec les anciens dieux. Et le plus tôt sera le mieux. — Les anciens dieux... (L'artificier marque une pause.) Cronos, Rhéa, Océan, Téthys... tous ceux qui ont été exilés dans le Tar-tare? — Oui, dit la Nuit. — Jamais Zeus ne le permettra. Il est interdit aux dieux de communiquer avec... — Zeus doit affronter la réalité, beugle la Nuit. Ou alors tout sombrera dans le chaos, y compris son royaume. Achille fait deux pas vers la gigantesque silhouette noire. Il a passé son bouclier à son bras, comme prêt à combattre. — Hé! je suis là, tu te rappelles? Et j'attends toujours que tu répondes à ma question. Où est Zeus? Nyx se penche sur lui et pointe un doigt pareil à une lance livide. — La probabilité quantique pour que tu périsses de ma main est peut-être égale à zéro, fils de Pelée, mais si je devais te réduire à tes composants moléculaires, voire atomiques, l'univers aurait des difficultés à faire respecter cet axiome - même au niveau quantique. Achille attend. Il a remarqué que les dieux profèrent souvent du charabia de ce genre. La seule chose à faire est d'attendre qu'ils redeviennent sensés. Nyx reprend la parole, avec des accents évoquant une mer déchaînée. — Héré, fille de Cronos et de Rhéa, sœur et épouse incestueuse de Zeus, qui a déjà commis meurtres et forfaitures au nom de la cause achéenne, a déployé toute sa séduction pour éloigner son époux des devoirs de sa charge, et elle a profité de leur copulation pour lui injecter une dose de Sommeil absolu, dans une grande maison où la femme d'un héros pleure sur son ouvrage, le faisant le jour pour le défaire la nuit. Le héros dont je parle, rechignant à prendre son plus bel arc pour guerroyer à Troie, l'a laissé dans une chambre secrète, fermée par une porte secrète, loin des regards des domestiques comme des pillards. Lui seul peut bander cet arc, un arc capable de projeter une flèche à travers les yeux de douze fers de hache alignés, ou encore les corps de six hommes, coupables ou innocents. — Merci, déesse, dit Achille, qui entreprend de descendre l'escalier à reculons. Après avoir jeté un regard autour de lui, Héphaestos le suit, veillant également à ne pas tourner le dos à la silhouette aux robes d'ébène. Lorsqu'ils arrivent en bas des marches, la Nuit a disparu. — Qu'est-ce que c'est que ce baratin? marmonne l'artificier en activant la console virtuelle du char, faisant réapparaître les chevaux. Une épouse de héros qui pleurniche, une putain de chambre secrète, douze fers de hache alignés. Qui a parlé, Nyx ou l'oracle de Delphes? — Zeus se trouve sur Ithaque, déclare Achille comme ils s'éloignent du château, de l'île et des hurlements des monstres invisibles. Odysseus lui-même m'a confié qu'il a laissé son plus bel arc dans son palais, sur son île rocheuse, caché dans une chambre secrète au milieu d'herbes odorantes. J'ai jadis visité la demeure du rusé Odysseus. Lui seul est capable de bander cet arc - c'est du moins ce qu'il dit, et je n'ai pas eu l'occasion d'essayer - et le fils de Laerte adore frimer en tirant une flèche à travers douze fers de hache, en particulier à l'issue d'une soirée bien arrosée. Et si des soupirants se sont introduits chez lui, attirés par les avantages de Pénélope, je suis sûr qu'il serait ravi de leur transpercer le corps à coups de flèche. — La demeure d'Odysseus, sur l'île d'Ithaque, maugrée Héphasstos. L'endroit idéal pour y planquer Zeus. Dis-moi, fils de Pelée, as-tu une idée du sort que te réserve Zeus après que tu l'auras réveillé en ce lieu? — Je ne tarderai pas à le savoir, rétorque Achille. Peux-tu nous téléporter là-bas depuis ce char? — Un peu, mon neveu. L'homme et le dieu s'évanouissent, et le char à présent inoccupé continue de survoler le bassin d'Hellas en direction du nord-ouest. 50. — Cette femme n'est pas Savi. — Ai-je dit que c'était elle, ami de Personne? Harman se tenait sur la bière métallique apparemment suspendue à près de neuf mille mètres d'altitude, à cent mètres de la face nord du Chomo Lungma, incapable d'arracher son regard du corps nu et mort d'une Savi rajeunie. Prospéra, lui, se tenait sur l'escalier. Le vent soufflait au-dehors. — Elle ressemble à Savi, reprit Harman. Son cœur battait à tout rompre. Le gouffre qui s'ouvrait sous ses pieds et le cadavre qui gisait sous ses yeux lui donnaient le vertige. — Mais Savi est morte, ajouta-t-il. — Vous en êtes sûr? — Oui, bon sang! J'ai vu votre Caliban la tuer. J'ai vu les reliefs sanguinolents du festin qu'il a fait de son corps. Savi est morte. Et jamais je ne l'ai vue aussi jeune. La jeune femme qui gisait dans le cercueil de cristal semblait tout juste sortie de son premier vingt. Savi était... une ancienne. Hannah, Ada, Daeman et Harman, tous avaient eu un choc en la découvrant: ses cheveux gris, son visage ridé, son corps difforme. Avant de la rencontrer, aucun d'entre eux n'avait eu l'occasion d'observer les effets du vieillissement; un phénomène qui ne tarderait pas à devenir banal à présent que les cuves de la fumerie avaient été désintégrées. — Ce n'était pas mon Caliban, rétorqua Prospéra. Ce monstre n'était plus le mien, ce gobelin, rejeton débile de Sycorax et misérable esclave de Sétébos, était son propre maître lorsque vous l'avez rencontré dans l'île orbitale, il y a neuf mois de cela. — Cette femme n'est pas Savi, répéta Harman. Elle ne peut pas être Savi. Il s'obligea à faire demi-tour pour remonter l'escalier en direction de la chambre centrale du Taj Moira, écartant le mage sans ménagement. Mais il fit halte avant de franchir le plafond de granit. — Est-ce qu'elle est vivante? souffla-t-il. — Touchez-la, répondit Prospère Harman gravit une marche supplémentaire. — Non. Pourquoi? — Redescendez ici et allez la toucher, ordonna le mage, dont la projection - ou l'hologramme - s'était rapprochée du sarcophage de cristal. C'est le seul moyen pour vous de le savoir. — Je vous crois sur parole, répliqua Harman sans bouger d'un pouce. — Mais je ne vous ai pas donné ma parole, ami de Personne. Je ne me suis pas prononcé sur le fait de savoir si nous avions affaire à une femme endormie, à un cadavre, ou à une simple poupée de cire dans l'attente d'un esprit. Mais je puis vous assurer une chose avec certitude, époux d'Ada d'Ardis: si cette femme se réveille, si vous réussissez à la réveiller, si elle est bien réelle... alors il vous suffira de discuter avec cet esprit réveillé et décanté pour obtenir toutes les réponses à vos questions. — Que voulez-vous dire? demanda Harman, qui se fit violence pour descendre les marches. Le mage demeura silencieux. Sa seule réponse fut d'ouvrir le couvercle transparent du sarcophage. Aucune odeur de corruption ne monta de celui-ci. Harman s'avança sur la plate-forme de la bière, puis contourna le cercueil pour se placer à côté du mage. Exception faite de quelques dépouilles glabres dans les cuves de soins de l'île de Prospéro, jamais il n'avait contemplé de cadavre jusqu'à ces derniers mois. Ni lui, ni aucun de ses semblables. Mais il avait enterré quelques-uns des habitants d'Ardis, et il connaissait de première main les ravages du trépas: la lividité, la rigidité cadavérique, les yeux qui sombrent loin du jour, la chair qui se glace et se durcit. Cette femme - cette Savi - ne présentait aucun de ces signes caractéristiques. Sa peau semblait satinée et colorée par la vie. Ses lèvres étaient d'un rose tirant sur le vermillon, ainsi que ses mamelons. Ses yeux aux longs cils étaient clos, mais on eût dit qu'elle allait les ouvrir d'un instant à l'autre. — Touchez-la, répéta Prospéro. Harman tendit une main tremblante, la retira avant d'avoir effleuré le corps. Celui-ci était protégé par un champ de force léger mais ferme, perméable mais palpable, contenant un air bien plus chaud que celui du dehors. Il fit une nouvelle tentative, commençant par poser les doigts sur la gorge de la femme - cherchant un pouls qu'il trouva, un pouls aussi subtil que le battement des ailes d'un papillon -, puis plaqua une main entre ses seins. Oui... il sentait bien battre son cœur, lentement, très lentement... un rythme bien trop faible pour une dormeuse ordinaire. — Cette crèche est semblable à celle où repose en ce moment votre ami Personne, dit Prospéra à voix basse. Elle suspend le vol du temps. Mais alors que le sarcophage d'Odysseus est censé le soigner et le protéger trois jours durant, ce cercueil de cristal a servi de demeure à cette femme pendant plus de quatorze cents ans. Harman retira sa main comme si on l'avait mordue. — C'est impossible! — Ah bon? Réveillez-la et posez-lui la question. — Mais qui est-elle? demanda Harman. Ce ne peut pas être Savi. Prospéra sourit. Sous leurs pieds, les nuages butaient contre la face nord de la montagne, entourant de leurs volutes grises le compartiment de verre où ils se trouvaient. — Non, bien entendu, ce ne peut pas être Savi, dit le mage. Je la connaissais sous le nom de Moira. — Moira? C'est elle qui a donné son nom à cet endroit - le Taj Moira? — Bien sûr. Cet endroit est sa tombe. Ou du moins son lieu de repos. Moira est une posthumaine, ami de Personne. — Les posts sont tous morts - disparus -, Daeman, Savi et moi avons vu leurs cadavres momifiés et à moitié dévorés flottant dans l'air vicié de votre île orbitale. Harman s'était à nouveau écarté du cercueil. — Moira est la dernière, dit Prospéra. Elle est descendue de l'anneau p il y a plus de quinze cents ans. Elle fut l'amante d'Ahman Ferdinand Mark Alonzo Khan Ho Tep et régna à ses côtés. — Qui c'est encore, celui-là? Les nuages avaient totalement enveloppé la plate-forme et Harman se sentait plus à l'aise maintenant qu'ils lui cachaient le gouffre. — Un descendant du premier khan, doublé d'un rat de bibliothèque, répondit le mage. Il régnait sur ce qui restait de la Terre à l'époque où les voynix se sont manifestés pour la première fois. Il avait fait construire ce sarcophage temporel à son intention, mais il était profondément amoureux de Moira et le lui a offert. C'est là qu'elle a traversé les siècles en dormant. Harman se força à rire. — Ça n'a aucun sens. Pourquoi ce Ho Tep Machin ne s'est-il pas fait construire un second cercueil? Le sourire de Prospéra était horripilant. — C'est ce qu'il a fait. Il était placé sur cette plate-forme, tout près de celui de Moira. Mais même un endroit aussi difficile d'accès que Rongbok Pumori Chu-mu-lang-ma Feng Dudh Kosi Lhotse-Nuptse Khumbu aga Ghat-Mandir Khan Ho Tep Rauza reçoit son lot de visiteurs en un millénaire et demi. L'un des premiers intrus a évacué le corps et le sarcophage temporel d'Ahman Ferdinand Mark Alonzo Khan Ho Tep et l'a précipité dans le glacier. — Pourquoi n'y a-t-il pas aussi jeté ce cercueil... celui de Moira? Harman considérait les propos du mage avec un scepticisme sans cesse croissant. Prospéra tendit une main tavelée vers la femme endormie. — Vous auriez envie de jeter ce corps, vous? — Pourquoi ces fameux intrus n'ont-ils pas pillé les lieux? — Ils sont équipés de systèmes de protection. Je me ferai un plaisir de vous les montrer. — Et pourquoi les mêmes intrus n'ont-ils pas réveillé... cette femme, qui qu'elle soit? insista Harman. — Ils ont essayé. Mais ils ne sont jamais parvenus à ouvrir son sarcophage. — Apparemment, vous n'avez pas eu de problème pour le faire. — J'étais présent lorsque Ahman Ferdinand Mark Alonzo Khan Ho Tep a conçu cette machine, rétorqua le mage. Je connais ses codes et ses mots de passe. — Eh bien, réveillez-la. Je veux lui parler. — Je ne peux pas réveiller cette posthumaine dormante. Et nos intrus ne l'auraient pas pu, eux non plus, même s'ils avaient réussi à contourner les systèmes de sécurité et à ouvrir son cercueil. Une seule chose peut réveiller Moira. — Quoi donc? demanda Harman tout en se préparant à remonter l'escalier. — Elle doit avoir un rapport sexuel avec Ahman Ferdinand Mark Alonzo Khan Ho Tep ou l'un de ses descendants de sexe masculin. Harman ouvrit la bouche, ne trouva rien à dire et resta là, les bras ballants, les yeux fixés sur la silhouette en robe bleue. Soit le mage était devenu fou, soit il l'avait toujours été. C'était la seule alternative. — Vous descendez d'Ahman Ferdinand Mark Alonzo Khan Ho Tep et de la lignée des khans, poursuivit Prospéro, de la voix neutre et détachée de celui qui commente le temps qu'il fait. L'ADN de votre sperme réveillera Moira. 51. Mahnmut et Orphu sortirent sur la coque de la Reine Mab pour y discuter en paix. Le gigantesque spationef avait cessé d'éjecter ses boîtes de Coca atomiques une fois passé l'orbite lunaire - les moravecs souhaitaient annoncer leur arrivée, mais ils ne tenaient pas à ce qu'on ouvre le feu sur eux depuis les anneaux polaire ou équato-rial - et il filait à présent vers son orbite avec une décélération d'un huitième de g, activant lorsque cela était nécessaire ses moteurs ioniques auxiliaires. Mahnmut préférait le halo bleu « au-dessous » d'eux à cette agaçante succession d'explosions aveuglantes. Le petit moravec devait prendre des précautions lors de cette sortie dans le vide, rester attaché en permanence au spationef, n'emprunter que les galeries ceignant celui-ci et négocier avec précaution les échelles omniprésentes sur ses trois cents mètres de longueur, mais il savait qu'Orphu viendrait à la rescousse si jamais il faisait une bêtise. Mahnmut ne pouvait séjourner dans le vide qu'une douzaine d'heures au maximum, de peur de voir s'épuiser ses réserves d'air et de nutriments, et il ne maîtrisait guère ses tuyères dorsales au peroxyde, mais Orphu était configuré pour évoluer au sein de ce milieu où l'on pouvait être soumis à un froid glacial, à une chaleur extrême, à des radiations furieuses et au vide absolu. — Alors, que faisons-nous? demanda Mahnmut à son tita-nesque ami. — À mon sens, il est impératif que nous descendions avec La Dame noire et sa navette porteuse, répondit Orphu. Et le plus tôt sera le mieux. — Nous? Pourquoi nous? Conformément au plan, Suma IV devait piloter la navette, dans l'habitacle de laquelle prendraient place le général Beh bin Adee et trente de ses rocvecs - placés sous le commandement du centurion en chef Mep Ahoo -, Mahnmut se trouvant quant à lui au poste de pilotage de La Dame noire, dans la soute. Quand viendrait le moment de déployer le sous-marin, si tant est qu'une telle décision soit prise, Suma IV et ses éventuels compagnons gagneraient La Dame noire par un puits d'accès. Mahnmut regrettait certes d'être séparé de son vieil ami, mais il n'avait jamais été question que le gros Ionien aveugle participe à cette mission. Orphu était censé rester à bord de la Reine Mab, au poste d'ingénieur des systèmes externes. — Que recouvre exactement ce « nous »? insista Mahnmut. — J'ai décidé que j'étais indispensable à cette mission, gronda Orphu. Et puis, la soute de ton sous-marin contient toujours cette confortable niche que tu as aménagée à mon intention - alimentation en air et en énergie, liaisons com, ports radar et capteur, et castera. L'endroit rêvé pour passer des vacances. Mahnmut secoua la tête, se rappela que son ami était aveugle, puis se souvint qu'il pouvait capter ses mouvements grâce à son radar et à ses capteurs infrarouges, et répéta le mouvement en question. — Pourquoi insister pour descendre sur Terre? Si nous tentons d'atterrir, cela peut remettre en question le rendez-vous avec l'astéroïde émetteur de l'anneau p. — Que l'astéroïde émetteur de l'anneau p aille se faire foutre, grommela Orphu d'Io. Ce qui importe au premier chef, c'est de descendre à la surface le plus vite possible. — Pourquoi? — Pourquoi? répéta Orphu. Pourquoi? Tu es pourtant équipé d'yeux, mon petit ami. Tu n'as donc pas vu les images télescope que tu m'as décrites? — Tu veux parler du village incendié? — Oui, je veux parler du village incendié, gronda Orphu. Ainsi que des trente ou quarante autres habitats humains qui semblaient subir les assauts de créatures acéphales apparemment spécialisées dans le massacre des humains à l'ancienne - des humains à l'ancienne, Mahnmut, ceux-là mêmes qui ont conçu nos ancêtres. — Depuis quand cette mission a-t-elle évolué en expédition de secours? demanda Mahnmut. La Terre était une étincelante boule bleue qui grossissait de minute en minute. Les anneaux étaient splendides. — Depuis que nous avons vu ces images d'humains massacrés, répondit Orphu. Mahnmut reconnut le grondement quasi subsonique qui perçait dans la voix de son ami. Il signifiait qu'Orphu était amusé ou bien mortellement sérieux - et Mahnmut ne pensait pas que l’amusement soit à l'ordre du jour. — Je croyais que notre objectif était de sauver les Cinq Lunes, la Ceinture et le système solaire dans son ensemble d'un effondrement quantique généralisé, dit-il. Orphu se fendit d'un nouveau grondement. — Nous nous en occuperons demain. Aujourd'hui, nous avons une chance d'aider ces gens. — Comment? Nous n'avons aucune idée du contexte. Nous ignorons ce qui peut se passer à la surface. Pour ce que nous en savons, ces créatures acéphales ne sont que des robots assassins que les humains ont construits pour s'entre-tuer. Nous risquons de nous mêler de querelles locales qui ne nous regardent en rien. — Crois-tu vraiment à ce que tu dis, Mahnmut? Mahnmut hésita. Il se tourna vers le « bas », vers les moteurs ioniques qui crachaient leurs flammes bleues en direction de la sphère bleu et blanc. — Non, dit-il finalement. Non, je ne crois pas à ce que je dis. Je pense qu'il se passe là-bas quelque chose de nouveau, comme sur Mars, comme sur la Terre d'Ilium, bref comme partout. — Telle est aussi mon opinion, déclara Orphu d'Io. Rentrons et allons convaincre Asteague/Che et les autres intégrateurs qu'ils doivent lancer la navette et le sous-marin quand nous arriverons au-dessus de l'autre face de la Terre. Avec moi à bord. — Comment as-tu l'intention de les convaincre? demanda Mahnmut. Cette fois-ci, le grondement de l'Ionien, d'une intensité à vous secouer les os, se situait davantage dans le registre de l'amusement. — Je vais leur faire une offre qu'ils ne pourront pas refuser. 52. Harman souhaitait s'éloigner au maximum du cercueil de cristal. Il serait bien retourné dans la cabine de Yeiffelbahn, mais il soufflait sur l'esplanade un vent de cent cinquante kilomètres à l'heure, de quoi le faire décoller du Taj Moira en un clin d'œil, aussi alla-t-il explorer les bibliothèques qui tapissaient la paroi interne du dôme. Les galeries qui les reliaient entre elles étaient fort étroites et, comme la paroi s'incurvait à mesure qu'il prenait de l'altitude, de plus en plus vertigineuses, mais Harman était trop désireux de fuir la femme dormante pour se laisser arrêter par ce genre de faiblesse. Les livres qu'il découvrait n'avaient pas de titre. Ils étaient d'une taille uniforme. Harman estima leur nombre à plusieurs centaines de milliers. Il en ouvrit un au hasard. Il était composé en caractères de petite taille et rédigé dans un anglais antérieur au rubicon, ce qui en faisait le plus antique livre qu'il ait jamais lu, et quelques minutes lui furent nécessaires pour dégager le sens de deux ou trois phrases. Il remit le volume en place et plaqua une main sur son dos, visualisant cinq triangles bleus alignés. Le siglage n'opéra point. Pas un mot en lettres dorées ne daigna couler le long de son bras pour venir imprégner son esprit. Soit la fonction n'était pas opératoire en ce lieu, soit ces antiques livres ne lui étaient pas accessibles. — Si vous souhaitez lire tous ces livres, je connais un moyen, dit Prospéra. Harman sursauta. Il n'avait pas entendu le mage fouler la galerie pourtant grinçante. Prospéra venait d'apparaître à cinquante centimètres de lui. — Lequel? demanda Harman. — La cabine de Yeijfelbahn repartira dans deux heures. Si vous n'êtes pas à son bord, il s'écoulera un certain temps avant la venue de la prochaine - onze ans, pour être précis. Par conséquent, si vous souhaitez lire tous ces livres, vous avez intérêt à commencer sans délai. — Je suis prêt à repartir. Mais le vent est trop violent pour que je rejoigne la cabine. — Je demanderai à un serviteur de nous installer une corde lorsque nous serons prêts à partir. — Un serviteur? Il y a des serviteurs en état de marche ici? — Évidemment. Vous croyez que les mécanismes du Taj Moira et de Yeijfelbahn se réparent tout seuls? (Le mage gloussa.) Quoique, d'une certaine façon, c'est un peu ce qu'ils font, vu que la plupart des serviteurs sont des nanomachines, intégrées à la structure et invisibles à l'œil nu. — Tous les serviteurs d'Ardis et des autres communautés ont cessé de fonctionner, dit Harman. Ils se sont désactivés d'un coup. Et nous ne sommes plus alimentés en énergie. — Évidemment. La destruction de la firmerie et de mon île orbitale n'a pas été sans conséquences. Mais le réseau énergétique planétaire et orbital est toujours intact, ainsi que d'autres mécanismes. Si vous le souhaitiez, vous pourriez même remplacer la firmerie. Harman en resta muet de saisissement. Il se cramponna à la rambarde en fer forgé et inspira profondément, indifférent au sol de marbre qui semblait l'inviter à la chute. Neuf mois plus tôt, lorsque Daeman et lui - obéissant aux instructions du mage -avaient pointé le « collecteur de trous-de-ver » sur l'île orbitale, c'était dans le but de détruire l'immonde table sur laquelle Caliban festoyait depuis des siècles, se repaissant des cadavres des humains envoyés à la firmerie une fois venu leur dernier vingt. Depuis ce jour-là, depuis que la firmerie n'était plus là pour accueillir les humains à l'ancienne en cas de blessure grave ou de vingt échu, tous avaient une conscience aiguë de leur mortalité. La mort et la vieillesse étaient devenues pour eux une réalité. Si Prospéra disait vrai, la jeunesse et l'immortalité virtuelle étaient de nouveau à leur portée. Harman ignorait ce qu'il devait penser de cette révélation, mais l'idée d'avoir à choisir lui nouait l'estomac. — Il y a une autre firmerie? Il avait à peine chuchoté, mais les échos de sa voix résonnèrent sous le dôme. — Bien sûr. Sur l'île orbitale de Sycorax. Il suffit de l'activer, ainsi que les projecteurs énergétiques orbitaux et les systèmes de fax automatisé. — Sycorax? La sorcière? La mère de Caliban? — Oui. Harman allait demander comment il pouvait se rendre sur cette île orbitale pour activer la firmerie et les systèmes de fax et de distribution d'énergie, puis il se rappela que le sonie de Savi était capable de voler jusqu'aux anneaux. Il reprit son souffle. — Harman, ami de Personne, écoutez-moi attentivement, dit Prospère Vous pouvez quitter cet endroit lorsque l'eiffelbahn reprendra sa route, dans une heure et cinquante-quatre minutes précisément. Vous pouvez aussi sortir et vous jeter du haut de l'esplanade pour vous abîmer dans le glacier de Khombu. Le choix vous appartient. Mais si vous ne réveillez pas Moira, je peux vous assurer que vous ne reverrez jamais votre Ada, que vous ne retournerez jamais au château d'Ardis ou ce qu'il en reste, que vos amis Daeman, Hannah et les autres périront tous dans cette guerre contre les voynix et les calibani, et que Sétébos fera de votre Terre verte un enfer de glace bleue. Harman s'écarta du mage et serra les poings avec ardeur. Prospéra s'appuyait sur son bâton comme s'il s'agissait d'une canne, mais il n'aurait qu'à la lever pour le précipiter dans une chute mortelle sur le sol de marbre incrusté de joyaux. — Il y a sûrement une autre façon de la réveiller, dit Harman sans desserrer les dents. — Non. Harman tapa du poing sur la rambarde. — Tout cela n'a aucun sens! — Ne vous fatiguez pas l'esprit à protester contre l'étrangeté des choses, déclara Prospéro, faisant résonner de nouveaux échos sous le dôme. Dès qu'elle en aura le loisir, et cela viendra assez vite, Moira éclairera votre lanterne à ce propos. Mais vous devez d'abord la réveiller. Harman secoua la tête. — Je ne vous crois pas quand vous affirmez que je descends de cet Ahman Khan Ho Tep Machin. Comment serait-ce possible? Les humains à l'ancienne que nous sommes ont été créés par les posts plusieurs siècles après que le peuple de Savi eut disparu lors du dernier fax et... Prospéro se fendit d'un sourire. — Précisément. À votre avis, ami de Personne, d'où provenaient vos corps et votre ADN? Moira pourra vous l'expliquer en détail. C'est une posthumaine, la dernière des posthumaines. Elle vous dira comment vous y prendre pour lire tous ces livres avant le départ de notre cabine. Peut-être vous dira-t-elle comment vaincre les voynix... voire les calibani... voire Caliban lui-même, ainsi que son maître Sétébos. Mais vous devez vous décider au plus vite: la vie de votre Ada vaut-elle une petite infidélité? Il nous reste à présent une heure et quarante-cinq minutes avant le départ de Yeiffelbahn. On ne se remet pas en un instant de quatorze cents ans de sommeil. Moira aura besoin d'un certain délai pour reprendre pleinement conscience, se restaurer et se faire une idée de notre situation avant d'être prête à nous suivre. — Elle va nous accompagner? demanda bêtement Harman. Dans la cabine? Pour aller à Ardis? — Presque certainement, répondit Prospéro. Harman s'accrocha à la rambarde avec une telle force que ses phalanges en devinrent écarlates, puis livides. Puis il la lâcha et se tourna vers le mage. — D'accord. Mais attendez-moi ici. Mieux: retournez dans la cabine. Hors de vue. Je ferai ce que je dois faire, mais je tiens à être seul. Prospéro s'évapora, tout simplement. Harman resta immobile une minute, huma le parfum de cuir et de poussière des antiques livres, puis se précipita vers l'escalier le plus proche. 53. Ce fut une troupe bigarrée de quarante-cinq hommes et femmes frigorifiés qui parcourut la dizaine de kilomètres séparant le Rocher des affamés du pavillon fax. Daeman ouvrait la marche, portant le sac à dos contenant un œuf de Sétébos toujours lumineux et parfois frémissant, et Ada avançait à ses côtés en dépit de ses blessures. Les premiers kilomètres à travers la forêt furent les plus difficiles: le terrain était cahoteux, la visibilité médiocre, il s'était remis à neiger et tous attendaient avec angoisse une attaque des voynix. Lorsque une demi-heure, trois quarts d'heure, puis une heure eurent passé sans encombre - sans que l'on aperçût l'ombre d'un voynix -, tout le monde se détendit un peu. Le sonie les survolait à trente mètres d'altitude, avec à son bord Greogi, Tom et les huit blessés les plus grièvement atteints. De temps à autre, Greogi partait en avant-garde, tournait au-dessus de la forêt, puis revenait à portée de voix pour transmettre ses informations. — Voynix droit devant, à sept ou huit cents mètres, mais ils battent en retraite - cet œuf les tient vraiment à distance. Luttant contre la migraine qui lui taraudait le crâne et la douleur plus sourde qui montait de son poignet et de ses côtes - chaque souffle lui arrachait un rictus -, Ada n'était guère rassurée par cette nouvelle. Elle avait vu les voynix courir à toute vitesse, sans parler de leurs bonds surhumains. Il leur suffirait d'une minute pour fondre sur eux. Les humains disposaient de vingt-cinq fusils ou pistolets à fléchettes, mais les munitions commençaient à se faire rares. Couverte de bandages comme elle l'était, Ada ne portait pas d'arme sur elle, et elle se sentait d'autant plus vulnérable en tête de cortège, aux côtés de Daeman, d'Edide, de Boman et de quelques autres. Ils tombaient parfois sur des congères hautes de trente centimètres, et Ada avait tout juste assez d'énergie pour s'arracher à la neige collante. Ils finirent par émerger de la partie la plus dense et la plus accidentée de la forêt, maintenant toujours le cap au sud-est pour retomber sur la route reliant Ardis au pavillon fax, mais ils ne purent pas pour autant accélérer l'allure, car certains d'entre eux, quoique relativement valides, n'en étaient pas moins souffrants, et on déplorait notamment une victime d'hypothermie. Siris avait pris en charge leur petit groupe et, quand elle ne veillait pas à ce que les plus vulnérables reçoivent l'assistance dont ils avaient besoin, elle demandait au groupe de tête de ralentir l'allure. — Je ne comprends pas, dit Ada alors qu'ils débouchaient sur un vaste pré où elle avait jadis l'habitude de se promener en été. — Quoi donc? demanda Daeman. Il tenait le sac à dos devant lui, à bout de bras, comme si l'œuf dégageait une odeur nauséabonde. Ce qui était bien le cas, ainsi qu'Ada l'avait remarqué, une odeur de pourriture teintée de remugles d'égout. Mais comme il luisait toujours et qu'il vibrait de temps en temps, le petit Sétébos qu'il abritait était toujours en vie. — Pourquoi cette chose oblige-t-elle les voynix à rester à l'écart? dit Ada. — Sans doute qu'ils en ont peur. Daeman fit passer le sac à dos d'une main à l'autre. Il ne lâchait pas son arbalète. — Oui, ça tombe sous le sens, répliqua Ada. Elle regretta aussitôt sa sécheresse de ton. Ses blessures et sa migraine la rendaient irritable. — Je veux dire, reprit-elle, quel est le rapport entre les voynix et cette... chose... à Paris-Cratère? — Aucune idée, fit Daeman. — Les voynix sont ici depuis... depuis toujours. Sétébos a débarqué il y a à peine une semaine. — Je sais. Mais j'ai quand même l'impression qu'ils sont liés. Peut-être qu'ils l'ont toujours été. Ada acquiesça, réprima une grimace et mit un pied devant l'autre. Les conversations étaient rares parmi ces quarante-cinq hommes et femmes, qui s'engageaient à présent dans un bosquet plutôt dense, puis traversaient un ruisseau familier aujourd'hui pris dans les glaces et dévalaient une colline aux herbes figées par le gel. Le sonie descendit vers eux. — Plus que quatre cents mètres jusqu'à la route, annonça Greogi. Les voynix sont partis encore plus au sud. Trois kilomètres au moins. Lorsqu'ils arrivèrent en vue de la route, les survivants s'animèrent un peu et on les vit échanger murmures excités et tapes dans le dos. Ada se tourna dans la direction du château d'Ardis. Elle distinguait le pont couvert derrière le coude que faisait la route menant au manoir, mais elle ne pouvait voir l'édifice proprement dit, même pas sous la forme d'un nuage de fumée noire. Durant une minute, elle crut qu'elle allait être victime d'un malaise. Des taches noires dansaient dans son champ visuel. Elle fit halte, se pencha en avant et posa les mains sur ses genoux. — Est-ce que ça va, Ada? C'était Laman. L'homme barbu était vêtu de haillons, et sa main droite, mutilée de quatre doigts lors des affrontements, était enveloppée de chiffons. — Oui, fit Ada. Elle se redressa, lui fit un sourire et se hâta de rattraper le groupe de tête. Ils étaient à un peu plus d'un kilomètre du pavillon fax et, n'eût été la neige, la familiarité des lieux les aurait rassurés. Pas le moindre signe des voynix. Le sonie décrivit quelques cercles au-dessus d'eux, puis s'éloigna et revint peu après. Greogi leur montra son pouce levé, puis repartit en avant-garde. — Où allons-nous nous faxer, Daeman? interrogea Ada. Sa voix parut atone à ses propres oreilles, mais elle se sentait trop épuisée, trop mal en point pour se forcer à plus de dynamisme. — Je ne sais pas, répondit l'homme mince et musclé qui, jadis, avait été un esthète polisson et bedonnant. Je sais cependant quelles sont les destinations à éviter. Sétébos a sans doute recouvert de glace bleue les nœuds les plus peuplés comme Chom, Oulanbat, Paris-Cratère et Bellinbad. Mais je connais un nœud inhabité où je séjourne de temps à autre. Une île tropicale. Il n'y a là qu'un petit village abandonné, avec l'océan tout autour -j'ignore lequel - et un splendide lagon. Je n'y ai guère vu d'animaux, excepté des lézards et quelques cochons sauvages, mais ils ne semblent pas farouches. Nous pourrions y vivre de chasse et de pêche, y fabriquer de nouvelles armes, y soigner nos blessés... bref, y rester planqués le temps d'élaborer un plan. — Comment Harman, Hannah et Odysseus/Personne feront-ils pour nous retrouver? Daeman resta silencieux une minute, et Ada imaginait sans peine ce qu'il pensait: Nous ne savons même pas si Harman est toujours vivant. Petyr nous a dit qu'il avait disparu avec Ariel. Mais, lorsqu'il reprit la parole, ce fut pour répondre: — Pas de problème. L'un d'entre nous se faxera ici à intervalles réguliers. Et nous pouvons laisser au château un message où figurera le code fax de notre cachette tropicale. Harman sait lire. Je ne pense pas que les voynix en soient capables. Ada eut un pauvre sourire. — Les voynix se sont montrés capables de beaucoup de choses, à notre grand dam. — Ouais, fit Daeman. Ils restèrent silencieux jusqu'à leur arrivée au pavillon. Le pavillon fax était tel que Daeman l'avait découvert quarante-huit heures plus tôt. Plusieurs brèches étaient ouvertes dans la palissade. Il y avait un peu partout des taches de sang séché, mais les cadavres de ceux qui s'étaient battus jusqu'à la mort pour défendre les lieux avaient été emportés par les voynix ou les animaux sauvages. Le pavillon proprement dit était encore intact, et la colonne fax se dressait toujours au centre de la structure circulaire. Les humains firent halte au bord de la plate-forme, jetant de fréquents regards vers la forêt derrière eux. Le sonie atterrit et on aida les invalides à en descendre. — Plus rien à huit kilomètres à la ronde, déclara Greogi. C'est incroyable. Les quelques voynix que j'ai aperçus filaient vers le sud comme si vous les pourchassiez. Daeman jeta un coup d'œil à l'œuf dans son sac à dos, qui brillait toujours d'un éclat laiteux, et soupira. — On ne les pourchasse pas. On veut simplement foutre le camp d'ici. Il exposa son plan à Greogi et aux autres. Quelques protestations fusèrent. Certains voulaient rejoindre des parents ou des amis établis dans un autre nœud pour savoir s'ils avaient survécu. Caul était sûr que ce Sétébos dont parlait Daeman n'avait pas pu envahir le domaine de Loman. C'était là que vivait sa mère. — Bon, écoutez-moi! dit Daeman en élevant la voix. Nous ne savons pas où se trouve Sétébos en ce moment. Il lui a fallu moins de vingt-quatre heures pour transformer la métropole de Paris-Cratère en citadelle de glace bleue. Cela fait moins de quarante-huit heures que je suis revenu ici, et j'ai été la dernière personne à arriver par fax. Voici ce que je vous suggère... Ada remarqua que tout le monde s'était tu. Les gens écoutaient Daeman. Ils l'acceptaient comme chef, comme avant lui Ada... et Harman. Elle refoula ses sanglots à grand-peine. — Commençons par décider si nous devons rester ensemble, reprit Daeman, dont la voix forte parvenait à toutes les oreilles. Nous allons voter et... — Qu'est-ce que ça veut dire, « voter »? s'enquit Boman. Daeman leur expliqua ce concept. — Donc, si plus de la moitié d'entre nous... votent... pour que nous restions ensemble, alors tout le monde doit leur obéir? dit Oko. — Uniquement pour quelque temps, précisa Daeman. Disons... une semaine. Nous courrons moins de risques ensemble que séparément. Et n'oublions pas les blessés et les malades, qui sont incapables de se défendre. Si nous nous faxons tous vers des destinations différentes, comment ferons-nous pour nous retrouver ensuite? Et si quelques-uns insistent pour partir, est-ce que nous les laisserons emporter nos fusils et nos arbalètes, ou bien ces armes sont-elles réservées à ceux qui veulent rester ensemble? — Que ferons-nous pendant cette semaine... si nous acceptons de te suivre dans ce paradis tropical? demanda Tom. — Exactement ce que j'ai dit. Nous pourrons récupérer. Dénicher ou fabriquer de nouvelles armes. Etablir une sorte de périmètre de défense... Il y a un îlot par-delà le récif de corail. Nous pourrions construire quelques canots et nous installer là-bas... — Parce que les voynix ne savent pas nager? lança Stoman. On entendit des rires nerveux et Ada se tourna vers Daeman. Cette saillie relevait de l'humour noir - un concept qu'elle avait découvert en siglant les vieux livres de la bibliothèque d'Ardis -, mais elle avait réussi à dissiper la tension. Daeman rit de bon cœur. — J'ignore si les voynix savent nager mais, s'ils en sont incapables, cet îlot serait pour nous un refuge idéal. — Sauf si on fait trop d'enfants et qu'on finit par se marcher sur les pieds, lança Tom. Cette fois-ci, ce fut l'hilarité générale. — Nous pourrons envoyer des équipes de reconnaissance par fax, reprit Daeman. Et dès le jour de notre arrivée. De cette façon, nous nous ferons une idée de la situation globale, et nous saurons quels sont les nœuds fax à proscrire. Au bout d'une semaine, ceux qui le souhaiteront pourront s'en aller. Mais je pense que nous avons tout intérêt à rester ensemble tant que nos malades ne seront pas rétablis et tant que nous n'aurons pas tous eu une chance de nous reposer et de nous restaurer. — Votons, dit Caul. Et c'est ce qu'ils firent, à grand renfort d'éclats de rire lorsqu'ils virent qu'il leur fallait lever la main pour parvenir à une décision. Quarante-trois d'entre eux étaient pour rester ensemble, sept étaient contre, et les cinq abstentions émanaient de blessés qui n'avaient pas encore repris connaissance. — Bon, fit Daeman. Il s'approcha de la console fax. — Un instant! dit Greogi. Que faisons-nous du sonie? Il ne se faxera pas et, si nous l'abandonnons ici, les voynix ne manqueront pas de s'en emparer. Il nous a sauvé la mise plus d'une fois. — Merde! s'exclama Daeman. Je n'avais pas pensé à ça. Il passa une main sur son visage couvert de crasse et de sang, et Ada vit que son attitude éneigique dissimulait en fait une grande fatigue. — J'ai une idée, dit-elle. Tous se tournèrent vers elle et attendirent patiemment. — Comme vous le savez pour la plupart, Savi nous a montré comment utiliser de nouvelles fonctions: le proxnet, le farnet et l'allnet. Certains d'entre vous les ont même testées. Une fois que nous aurons gagné le paradis tropical de Daeman, nous ouvrirons la fonction farnet, nous localiserons l'endroit où nous sommes, et l'un d'entre nous reviendra ici pour gagner l'île aux commandes du sonie. Harman, Hannah, Petyr et Personne ont mis moins d'une heure pour se rendre au Golden Gâte à Machu Picchu, il nous faudra donc peu de temps pour voler jusqu'au paradis. Tous acquiescèrent, certains en gloussant. — J'ai une meilleure idée, intervint Greogi. Faxez-vous tous au paradis. Je reste ici pour garder le sonie. L'un de vous n'aura qu'à revenir avec le plan de vol, et je vous rejoindrai dès aujourd'hui. — Je reste avec toi, dit Laman, qui tenait un fusil à fléchettes dans sa main valide. Tu auras besoin d'un tireur si les voynix reviennent dans les parages. Et puis je te relaierai si tu veux dormir pendant le voyage. Daeman se fendit d'un sourire las. — C'est décidé? demanda-t-il à la cantonade. Les survivants se tendirent vers la console, impatients de partir. — Minute! fit Daeman. Nous ignorons ce qui nous attend là-bas, donc six d'entre vous parmi ceux qui sont armés - Caul, Kaman, Ella, Boman, Casman, Edide - m'accompagneront et nous irons en avant-garde. Si tout se passe bien, l'un de vous reviendra ici dans les deux minutes. Ensuite, je propose que nous commencions par faire passer les malades et les blessés. Tom, Siris, pouvez-vous mettre sur pied une équipe de brancardiers? Greogi, choisis six fusiliers qui monteront la garde sous ton commandement pendant que le reste du groupe se faxera. D'accord? Tous acquiescèrent avec impatience. Les six personnes sélectionnées par Daeman se placèrent sur le motif en étoile de la plate-forme pendant qu'il se plantait devant la console. — Allons-y, dit-il, et il composa le code de son nœud inhabité. Il ne se passa rien. Pas le moindre souffle d'air, pas le moindre petit éclair, les passagers n'avaient pas bougé. — Un à la fois, dit Daeman, qui savait pourtant qu'un nœud fax pouvait facilement déplacer six personnes. Caul, mets-toi sur l'étoile. Caul s'exécuta, un peu inquiet cependant. Daetnan composa le code une nouvelle fois. Rien. On entendait souffler le vent dans le pavillon. — Peut-être que ton nœud fax ne fonctionne plus, lança une dénommée Seaes. — Je vais essayer le domaine de Loman, dit Daeman en tapant le code approprié. Toujours rien. — Bon Dieu de merde! s'écria Kaman, qui le poussa sans ménagement. Tu ne sais pas t'y prendre. Laisse-moi faire. Une demi-douzaine de personnes lui succédèrent, en vain. On composa trois douzaines de codes connus. Rien ne marchait. Ni Paris-Cratère, ni Chom, ni Bellinbad, ni les multiples étages des Cercles du paradis à Oulanbat. Rien. Au bout du compte, ils restèrent là, silencieux, livides, paralysés par la terreur et le désespoir. Aucun des bouleversements, des cauchemars des neuf derniers mois - que ce soit la chute des météores, la disparition de l'électricité et des serviteurs, les premières attaques des voynix ou l'annonce de la glaciation de Paris-Cratère, le massacre du château d'Ardis ou le siège du Rocher des affamés - n'avait accablé à ce point ces hommes et ces femmes. Les nœuds fax avaient cessé de fonctionner. Le monde tel qu'ils le connaissaient depuis leur naissance avait cessé d'exister. Ils ne pouvaient fuir nulle part, il ne leur restait plus qu'à attendre la mort. Que celle-ci soit du fait des voynix, du froid, de la maladie ou de la faim, ils allaient tous y passer, l'un après l'autre, jusqu'au dernier. Ada monta sur la petite estrade entourant la colonne fax afin que tous puissent la voir et l'entendre. — Nous retournons au château d'Ardis, annonça-t-elle d'une voix ferme, qui n'admettait aucune contradiction. Ce n'est qu'à quinze cents mètres d'ici. Même dans notre état, nous y serons dans moins d'une heure. Greogi et Tom transporteront les invalides. — Mais qu'est-ce qu'on va faire à Ardis? demanda une femme de petite taille qu'Ada ne put identifier. Il n'y a plus rien là-bas, excepté des cadavres, des cendres et des voynix. — Tout n'a pas brûlé, répondit-elle en haussant le ton. En fait, elle n'en avait aucune idée; lorsqu'on l'avait arrachée aux flammes, elle était plongée dans l'inconscience. Mais Daeman et Greogi lui avait décrit les ruines du domaine. — Tout n'a pas brûlé, répéta-t-elle. Il reste des poutres. Les ruines des baraquements. Dans le pire des cas, nous démonterons la palissade pour nous construire des cabanes. Sans parler des objets que nous pourrons récupérer, ceux qui n'auront pas été consumés par les flammes. Il y aura peut-être des armes. D'autres objets que nous aurons abandonnés. — Sans parler des voynix, dit un dénommé Elos, au visage couturé de cicatrices. — Peut-être, mais les voynix sont partout. Et ils redoutent l'œuf de Sétébos que porte Daeman. Tant que nous posséderons cet œuf, les voynix ne s'approcheront pas de nous. Et où préfères-tu les attendre, Elos? La nuit, dans les ténèbres de la forêt, ou autour d'un grand feu de camp, voire à l'abri d'une hutte, pendant que tes amis montent la garde? Le silence se fit, mais un silence empreint de colère. Quelques-uns tentèrent à nouveau de se faxer, tapant sur la colonne en signe de frustration. — Pourquoi ne restons-nous pas ici, dans le pavillon? dit Ella. Il a un toit, au moins. Nous pouvons y élever des cloisons, puis faire du feu à l'intérieur. Cette palissade est plus petite que celle d'Ardis, il serait plus facile de la reconstruire. Et si le fax se remet à fonctionner, nous serons à pied d'œuvre. Ada opina. — Proposition des plus sensées, mon amie. Mais que fais-tu de l'approvisionnement en eau? Le ruisseau se trouve à plus de quatre cents mètres d'ici. Il faudrait organiser des équipes pour aller chercher de l'eau en permanence, et elles seraient vulnérables à une attaque des voynix. Sans compter que nous n'avons rien ici pour stocker l'eau, nous ne pouvons même pas tenir tous dans ce pavillon. Et il fait froid dans cette vallée. Le château est mieux exposé au soleil, nous y aurons davantage de matériaux de construction, et il est équipé d'un puits. Nous pourrons bâtir notre refuge autour du puits, ce qui nous dispensera d'aller chercher de l'eau ailleurs. Les survivants hésitèrent, mais aucun d'eux n'avait mieux à proposer. Toutefois, ils renâclaient visiblement à l'idée de s'éloigner du pavillon, la seule chance de salut à leurs yeux, pour fouler à nouveau la route gelée. — Moi, j'y vais tout de suite, reprit Ada. La nuit ne va pas tarder à tomber. Je tiens à être devant un bon feu quand les anneaux se lèveront. Elle sortit du pavillon et se mit en marche vers l'ouest. Daeman la suivit. Puis Boman et Edide. Puis Tom, Siris, Kaman et la plupart des autres. Greogi supervisa le chargement des invalides à bord du sonie. Daeman courut pour rattraper Ada et lui murmura à l'oreille: — J'ai une bonne nouvelle et une mauvaise. — Quelle est la bonne? demanda-t-elle avec lassitude. Son crâne l'élançait si fort qu'elle gardait les yeux fermés, ne les entrouvrant que de temps à autre pour ne pas aller dans le fossé. — Tout le monde te suit, dit Daeman. — Et la mauvaise? demanda Ada. Je ne vais pas pleurer, je ne vais pas pleurer, se répétait-elle farouchement. — Ce putain d'œuf de Sétébos est sur le point d'éclore, dit Daeman. 54. Alors qu'Harman se déshabillait dans la crypte de cristal, sous la masse de marbre du Taj Moira, il se rendit compte à quel point il faisait froid dans cette cage de verre. La température était sans doute aussi basse sous l'immense dôme, mais la thermopeau qu'il avait enfilée à bord de Yeiffelbahn l'avait empêché de s'en apercevoir. Il s'immobilisa devant le cercueil transparent, à demi nu, ses vêtements entassés à ses pieds, le torse et les bras hérissés de chair de poule. Ce que je vais faire est mal. Irrémédiablement mal. Harman et ses semblables avaient passé toute leur vie dans la crainte des posthumains vivant dans les anneaux orbitaux, croyant dur comme fer qu'ils iraient les rejoindre pour l'éternité à l'issue de leur dernier fax, mais leurs notions de religion s'arrêtaient là. Seule l'épopée du turin, avec ses redoutables dieux grecs et les cérémonies qu'ils inspiraient, leur avait donné un aperçu du sentiment religieux. Mais Harman se sentait sur le point de commettre un péché. La vie d'Ada - la vie de tous les miens - dépend peut-être de cette femme que je dois réveiller. — Forniquer avec une femme morte ou endormie? murmura-t-il. C'est mal. C'est de la folie. Il jeta un regard derrière lui, mais, fidèle à sa promesse, Prospéra brillait par son absence. Harman acheva d'ôter sa thermopeau. L'air était frigorifiant. Il baissa les yeux et faillit éclater de rire en se découvrant fripé et rétracté. Et si ce vieux fou de mage m'avait fait une blague? Peut-être que Prospéra le reluquait en douce, protégé par une cape d'invisibilité ou quelque autre panoplie magique. Harman se planta devant le cercueil de cristal et s'ébroua. Le froid expliquait en partie son état. Mais ce qu'il allait faire n'en était pas moins déplaisant. L'idée même qu'il puisse descendre du dénommé Ahman Ferdinand Mark Alonzo Khan Ho Tep le mettait mal à l'aise. Il revit Ada, blessée et inconsciente, gisant en haut du sinistre Rocher des affamés, entourée des quelques survivants du massacre d'Ardis. Qu'est-ce qui me prouve que ces images étaient réelles? Prospéro a sûrement le moyen de trafiquer un turin. Mais il devait agir comme si telle était la réalité. Il devait agir comme si Prospéra disait vrai en affirmant qu'il devait apprendre, qu'il devait changer, qu'il devait lutter contre Sétébos, les voynix et les calibani... ou alors, tout était perdu. Mais que peut bien faire un homme qui a vécu ses cinq-vingts? se demanda Harman. Comme pour répondre à cette question, il se hissa sur le rebord de la grande crèche. Il s'introduisit dans l'habitacle avec un luxe de précautions, veillant à ne pas toucher les pieds nus de la femme. Le champ de force semi-perméable lui donna la sensation de plonger dans un bain chaud, et il se sentit parcouru de picotements. À présent, seules sa tête et ses épaules émergeaient de cette chaleur. Le cercueil était long et large, suffisamment large pour qu'il s'étende aux côtés de la femme endormie sans la toucher. La couche sur laquelle elle reposait semblait tissée dans la soie, mais elle donnait au toucher l'impression d'être composée de fibres métalliques. Maintenant qu'Harman avait pénétré au sein de la crèche temporelle, il sentait les vibrations et les pulsations du champ énergétique qui conservait cette sosie de Savi jeune dans son sommeil prolongé. Si je rentre complètement dans ce champ de force, songea-t-il, peut-être que je vais m'endormir pour quinze siècles, ce qui résoudrait d'un coup tous mes problèmes. Notamment celui de savoir ce que je vais faire ensuite. Il s'abaissa, glissant la tête sous l'enveloppe du champ de force, aussi timoré qu'un nageur débutant. Il se tenait maintenant à quatre pattes au-dessus des jambes de la femme. L'air était sensiblement plus chaud, il percevait bien les vibrations émises par la machinerie du sarcophage, mais il ne s'endormit point. Et ensuite? Sans doute lui était-il déjà arrivé de se sentir aussi gêné, mais il n'arrivait pas à se rappeler quand. Tout comme le concept de péché, celui de viol était totalement étranger à son univers. Il n'existait ni lois ni système judiciaire dans le monde aujourd'hui disparu des humains à l'ancienne, mais on y ignorait également l'agression sexuelle et toute forme de contrainte amoureuse. Si les notions de loi, de police et de prison y étaient inconnues - Harman les avait découvertes grâce au siglage -, les plus importuns se voyaient néanmoins soumis à un certain ostracisme, entre deux fêtes ou deux virées fax. Et personne ne souhaitait rester en quarantaine. Quant aux relations sexuelles, tout le monde pouvait en avoir. Et tout le monde ou presque le souhaitait. Harman en avait eu son content durant ses quasi cinq-vingts. C'était seulement au cours des dix dernières années, après qu'il eut appris à la dure comment déchiffrer les signes figurant dans les livres, qu'il s'était détaché des fêtes et des virées fax. Il avait peu à peu formulé une étrange idée: il existait quelque part une femme qui était faite pour lui, avec laquelle les relations sexuelles constitueraient une expérience hors du commun, une intimité qui n'aurait rien à voir avec les liaisons superficielles qui étaient le lot de tous les humains à l'ancienne. Une idée des plus étranges, en vérité. Une idée que ses amis et connaissances auraient sûrement jugée insensée - mais il se garda bien de se confier à eux. Peut-être était-ce la jeunesse d'Ada - elle n'avait que vingt-sept ans lorsqu'ils avaient fait l'amour, lorsqu'ils avaient découvert l'amour - qui lui avait permis d'embrasser l'idée romantique d'un engagement exclusif. Ils avaient même célébré leur cérémonie de « mariage » au château d'Ardis et, si l'immense majorité des quatre cents résidents avaient joué le jeu par politesse, y voyant surtout une occasion de faire la fête, quelques-uns d'entre eux - Petyr, Daeman, Hannah, deux ou trois autres - avaient compris l'importance que cela revêtait pour eux. Ce n'est pas en ressassant ce genre de souvenirs que tu vas te mettre en condition pour faire ce que tu dois faire, Harman. Il se tenait à genoux, nu comme un ver, devant une femme qui - à en croire ce menteur d'avatar logosphérique disant s'appeler Prospéro - dormait depuis un millénaire et demi. Quoi d'étonnant à ce qu'il ne se sente pas d'humeur à forniquer? Pourquoi ressemblait-elle autant à Savi? Cette dernière était peut-être la plus extraordinaire personne qu'Harman ait jamais rencontrée - courageuse, mystérieuse, ancienne, et même issue d'un autre âge, se montrant rarement franche, nantie d'habitudes indéchiffrables pour Harman et ses semblables -, mais jamais elle ne l'avait attire sexuellement. Il gardait un souvenir très net de son corps squelettique sous la thermopeau, tel qu'il l'avait contemplé sur l'île orbitale de Prospéra. Cette jeune Savi n'avait rien de squelettique. Les siècles n'avaient pas atrophié ses muscles. Ses cheveux - sa toison -étaient noirs, pas d'un noir de jais, comme chez Ada, mais d'un marron très foncé. Le soleil qui se reflétait sur la face nord de Chomo Lungma, d'où le vent avait fini par chasser les nuages, parait ses cheveux de nuances cuivrées. Harman distinguait les pores de sa peau. Ses mamelons tiraient sur le marron plutôt que sur le rose. Par sa fossette et son dessin vigoureux, son menton rappelait celui de Savi, mais il était vierge des rides qu'il y avait observées, tout comme son front et ses tempes. Qui est-elle? se demanda-t-il pour la énième fois. Qu'est-ce que ça peut te faire, bon sang? Si Prospéro dit vrai, tu dois coucher avec elle pour la réveiller, et ensuite elle t'apprendra tout ce que tu dois savoir pour rentrer chez toi. Harman se pencha jusqu'à reposer en partie sur la femme endormie. Celle-ci était allongée sur le dos, les bras le long du corps, les paumes collées à sa couche, les jambes légèrement écartées. Harman, qui se sentait déjà dans la peau d'un violeur, lui poussa la gauche d'un coup de son genou droit, puis la droite de son genou gauche. Elle n'aurait pas pu être plus ouverte, plus vulnérable. Et lui n'aurait pas pu être plus mou. Il se cala sur ses deux bras, comme s'il allait exécuter une série de pompes au-dessus de ce corps endormi. Il se tordit le cou pour sortir la tête du champ de force et avala plusieurs goulées d'air glacé. Lorsqu'il se laissa retomber dans le champ énergétique du sarcophage, il se fit l'impression d'un noyé en train de couler pour la troisième fois. Harman reposa de tout son poids sur la femme endormie. Celle-ci ne bougea ni ne frémit. Elle avait de longs cils noirs, mais, sous ses paupières closes, ses yeux ne bougeaient pas, contrairement à ceux d'Ada lorsqu'il la contemplait la nuit durant son sommeil. Ada. Il ferma les yeux et se la remémora, non comme la lui avait montrée le turin rouge de Prospéro, blessée et inconsciente au sommet du Rocher aux affamés, mais telle qu'elle était durant leurs huit mois de vie commune à Ardis. Il se réveillait souvent en pleine nuit rien que pour la regarder dormir. Il humait son odeur de femme et de savon, dans leur chambre de l'antique manoir où une baie vitrée donnait sur la nuit noire. Harman se sentit tressaillir. Arrête de penser. Arrête d'y penser. Souviens-toi. Il repensa à leur première fois, il y avait de cela neuf mois, trois semaines et deux jours. Ils voyageaient en compagnie de Savi, de Daeman et d'Hannah, et ils venaient tout juste de rencontrer Odysseus dans le Golden Gâte à Machu Picchu. Cette nuit-là, chacun avait eu droit à sa chambre personnelle - l'un des globes verts accrochés au pylône orangé de l'antique pont, telles les grappes d'une vigne vierge, fixés en fait à un tunnel de verre courant sur la paroi d'acier, quelque deux cents mètres au-dessus des ruines du plateau. Après que tous eurent gagné leurs domis respectifs - dont le sol était aussi transparent que celui de cette crypte, ce qui les avait quelque peu affolés - Non, ne pense pas à cette crypte -, Harman était sorti du sien pour aller toquer à la porte d'Ada. Elle l'avait laissé entrer et il avait été frappé par le lustre de ses yeux. S'il était allé la voir, c'était pour discuter avec elle et non pour faire l'amour. Du moins l'avait-il cru sur le moment. Il avait naguère repoussé ses avances - à Paris-Cratère, il se le rappelait, chez Marina, la mère de Daeman, dans l'une de ces tours en bambou-trois qui bordaient l'œil rouge du cratère. Cette nuit-là, Ada avait risqué sa vie - ou à tout le moins un séjour à la firmerie - pour passer d'un balcon à l'autre, car elle aurait pu plonger dans le magma à l'issue d'une chute de mille cinq cents kilomètres dans les profondeurs. Et il l'avait repoussée. Il lui avait conseillé d'attendre. Ce qu'elle avait fait, bien que ce fût sans doute la première fois qu'un homme se refusait à la belle Ada d'Ardis. Mais cette autre nuit, dans le globe translucide accroché au Golden Gâte à Machu Picchu, entouré de toutes parts par des montagnes qu'il avait identifiées plus tard comme les Andes, trois cents mètres au-dessus des ruines hantées, il était venu lui parler de... de quoi, au fait? Oui, ça lui revenait: il souhaitait la convaincre de retourner à Ardis, en compagnie d'Hannah et d'Odysseus, pendant que Daeman et lui accompagneraient Savi dans la fabuleuse Atlantide, où les attendait peut-être un vaisseau spatial capable de les conduire dans les anneaux. Pour parvenir à ses fins, il n'avait pas hésité à mentir. Mieux valait que ce soit elle qui présente Odysseus aux habitants du château d'Ardis, avait-il avancé, Daeman et lui ne seraient absents que pour quelques jours. En fait, il craignait que Savi ne les embarque dans une aventure périlleuse - elle n'y avait pas survécu, d'ailleurs - et, même à ce moment-là, il ne souhaitait pas mettre Ada en danger. Même à ce moment-là, il savait que son âme serait brisée s'il arrivait malheur à Ada. Elle portait la plus évanescente des chemises de nuit en soie lorsqu'elle avait ordonné à sa porte de s'ouvrir, et c'était cette nuit-là qu'il l'avait possédée. Le clair de lune rehaussait d'un éclat laiteux ses bras et son visage pendant qu'elle discutait avec lui d'Odysseus et de son séjour à Ardis. Puis il l'avait embrassée. Plus précisément, il l'avait embrassée sur la joue, comme un parent ou un ami affectueux. C'était elle qui lui avait donné un vrai baiser, un baiser ardent, langoureux, elle qui l'avait étreint pour l'attirer contre son corps, et ils étaient restés là, éclairés par la lune et les étoiles. Il se rappelait la fermeté de ses jeunes seins contre son torse, à travers le mince tissu de sa chemise de nuit bleue. Il se rappelait l'avoir portée jusqu'au petit lit blotti contre la cloison incurvée et transparente. Elle l'avait aidé à se déshabiller, se montrant aussi empressée, aussi maladroite que lui, et pourtant pleine de grâce. Est-ce que la tempête avait surgi au-dessus des montagnes pour se déchaîner sur eux juste au moment où ils commençaient à faire l'amour sur cette couche étroite? Oui, plus ou moins. Il se rappelait le clair de lune baignant le visage d'Ada, baignant ses mamelons comme il prenait ses jeunes seins en coupe pour les porter à ses lèvres. Mais il se rappelait aussi le vent frappant le pont, secouant le globe avec une violence teintée de sensualité alors qu'eux-mêmes commençaient à onduler, Ada couchée sous son corps, les jambes autour de ses hanches, le saisissant de sa main droite pour le guider en elle... Personne n'était là pour le guider lorsqu'il pressa son sexe durci contre celui de la femme endormie dans la crèche de cristal. Ça ne marchera jamais, se dit-il, bousculant le flot du souvenir et du désir. Elle va être sèche. Je vais devoir... Cette pensée s'évapora lorsqu'il se rendit compte que, loin d'être sèche, cette femme était ouverte, accueillante et même humide, comme si elle n'attendait que lui depuis toutes ces années. Ada était prête à l'accueillir - humide d'excitation, la bouche aussi chaude que la vulve, elle l'enserrait dans ses bras, lui caressait le dos de ses ongles tandis qu'il bougeait doucement en elle et avec elle. Leurs baisers étaient d'une telle sensualité qu'Harman - quatre-vingt-dix-neuf ans révolus, le plus vieil homme qu'Ada ait jamais connu - s'était cru sur le point de défaillir d'extase, à l'instar d'un adolescent. Ils bougeaient à la cadence du globe secoué par les vents - tout doucement d'abord, pendant ce qui leur parut être une éternité, puis avec une passion sans cesse montante, avec de moins en moins de retenue, car Ada l'encourageait à oublier toute retenue, car Ada s'ouvrait à lui, l'encourageait à la pénétrer, l'embrassait, l'étreignait avec toute la puissance de ses bras, de ses cuisses, de ses ongles. Et lorsqu'il avait joui, Harman avait tressailli en elle pendant un long, un très long moment. Et Ada à son tour avait tressailli, une succession de secousses intérieures qui semblaient monter de l'épicentre de son âme, tant et si bien qu'il avait cru que c'était sa petite main, et non son corps tout entier, qui le pressait jusques au cœur, le relâchait, le pressait, encore et encore. Harman tressaillit à l'intérieur de cette femme qui ressemblait à Savi sans pouvoir être Savi. Il ne s'attarda pas, se retirant presque immédiatement, le cœur malade de honte et peut-être même d'horreur, tant il était empli de son amour pour Ada, de ses souvenirs d'Ada. Il roula sur le flanc et se mit à haleter, allongé à côté de ce corps de femme sur une couche en fibres métalliques. Les courants d'air chaud incitaient au sommeil. L'espace d'un instant, Harman songea à s'endormir - à plonger dans un sommeil de quinze cents ans, comme l'avait fait cette femme -, à oublier les dangers qui menaçaient son monde, ses amis et sa bien-aimée, ce parfait amour qu'il venait de trahir. Un infime mouvement l'arracha à sa somnolence. Il ouvrit les yeux et son cœur faillit le lâcher lorsqu'il vit que la femme en avait fait autant. Elle le considérait d'un regard où se lisait une froide intelligence - une lucidité impossible chez quelqu'un qui avait dormi aussi longtemps. — Qui êtes-vous? demanda la jeune femme avec la voix de feu Savi. 55. En fin de compte, ce ne fut pas seulement l'éloquence d'Orphu mais une myriade de facteurs qui convainquirent les moravecs de lancer la navette porteuse de La Dame noire. La réunion se tint avant l'expiration du délai de deux heures suggéré par Asteague/Che. Les événements se précipitaient. Vingt minutes après qu'ils se furent retrouvés sur la coque de la Reine Mab, Mahnmut et Orphu étaient de retour sur la passerelle de commandement, communiquant par mode vocal dans une atmosphère pressurisée au niveau terrestre avec le Callistan Cho Li, le prime intégrateur Asteague/Che, le général Beh bin Adee et son lieutenant Mep Ahoo, l'impressionnant Suma IV, un Rétrograde Sinopessen fort agité et une demi-douzaine d'autres moravecs, intégrateurs et militaires mêlés. — Voici la transmission que nous avons reçue il y a huit minutes, déclara Cho Li l'astrogateur. Presque tous l'avaient déjà entendue, mais il la repassa néanmoins sur le faisceau cohérent. Les références de l'émetteur étaient les mêmes - celles d'un astéroïde de l'anneau polaire d'une taille comparable à celle de Phobos -, mais, en lieu et place d'une voix féminine, on leur envoyait une série de coordonnées et de vecteurs d'approche. — Cette dame souhaite que nous lui amenions Odysseus dans les plus brefs délais, commenta Orphu. Il n'est pas question pour nous de faire le tour de la Terre au préalable. — Pouvons-nous le faire? s'enquit Mahnmut. Aborder directement son astéroïde orbital, je veux dire? — Oui, à condition de réactiver la propulsion atomique afin d'adopter une forte décélération pendant les neuf prochaines heures, répondit Asteague/Che. Mais nous n'y tenons pas, et ce pour toutes sortes de raisons. — Excusez-moi, fit Mahnmut. Je ne suis qu'un modeste pilote de sous-marin et non un astrogateur ou un ingénieur, mais je ne vois pas comment nous pourrions perdre assez de vitesse dans ces conditions vu la décélération que nous impriment les propulseurs ioniques. Avions-nous prévu quelque chose de spécial pour la dernière phase de freinage? — Sortir les aérofreins, répondit Cho Li, le petit Callistan baraqué aux multiples membres. Mahnmut s'esclaffa en visualisant la Reine Mab - trois cents mètres de coque, de passerelles et d'échelles tout sauf aérodynamiques - effectuer une entrée dans l'atmosphère terrestre, puis se rendit compte que Cho Li ne plaisantait pas. — Ce truc a des aérofreins? Rétrograde Sinopessen s'avança en trottinant sur ses pattes arachnéennes. — Bien sûr. Cette manœuvre était prévue dès le départ. Le plateau pousseur de soixante mètres de diamètre pourvu d'une couche ablative peut se rétracter et se déformer de façon à constituer un bouclier thermique. Le champ de plasma qui nous entourera ne gênera en rien la manœuvre - il ne nous empêchera même pas de maintenir nos communications maser. Initialement, nous comptions entamer une manœuvre en douceur à une altitude de cent quarante-cinq kilomètres au-dessus du niveau de la mer, en effectuant plusieurs passages de façon à réguler notre orbite – le plus dur sera de négocier les anneaux p et e, car on y trouve nettement plus de débris que dans la division de Cassini -, mais les calculs ont été faciles à faire. Il faudra louvoyer ferme, point. Mais puisque cette dame nous a sommés de visiter son astéroïde de l'anneau p, nous prévoyons de descendre jusqu'à trente-sept kilomètres, de ralentir plus vite que prévu et de nous caler sur l'orbite de rendez-vous dès la première tentative. Orphu siffla. Mahnmut s'efforça de visualiser la manœuvre. — Vous comptez descendre à trente mille mètres et quelques de la surface? Nous pourrons distinguer jusqu'aux visages des habitants humains. — Pas tout à fait, dit Asteague/Che. Mais notre arrivée sera plus spectaculaire que nous ne l'avions envisagé. Les humains à l'ancienne verront notre sillage dans le ciel. Sauf qu'ils seront sans doute trop occupés pour le remarquer. — Que voulez-vous dire? demanda Orphu d'Io. Asteague/Che leur transmit la plus récente série de photographies. Mahnmut décrivit à Orphu les éléments que les données annexes ne lui permettaient pas d'assimiler. Encore des images de massacres. Des communautés humaines dévastées, des cadavres humains abandonnés aux charognards. Les capteurs infrarouges montraient des bâtiments brûlants et des corps glacés, et des créatures tout aussi glacées mais acéphales qui tuaient à tour de bras. Sur la face nocturne de la planète, les incendies faisaient rage dans toutes les modestes communautés qu'ils avaient recensées. L'ensemble des humains à l'ancienne semblait subir les assauts de ces créatures métallisées que les experts moravecs étaient impuissants à identifier. Et les structures de glace bleue croissaient et se multipliaient sur quatre continents, et voici qu'apparaissait l'image d'une gigantesque créature semblable à un cerveau humain hérissé d'yeux, un cerveau de la taille d'un entrepôt, une image animée, une vue en plongée montrant ce monstre trottinant sur des mains titanesques fixées à des tentacules jaillissant de sa masse comme des fibres nerveuses. D'obscènes protubérances émergeaient de leurs orifices pour s'enfouir dans la terre, comme si elles absorbaient sa substance même. — Je capte bien les données, mais je n'arrive pas à visualiser cette entité, dit Orphu. Il n'existe sûrement rien d'aussi laid. — Nous la voyons parfaitement, mais nous n'en croyons pas nos yeux, rétorqua le général Beh bin Adee. Elle est aussi laide que vous l'imaginez. — Y a-t-il une théorie susceptible d'expliquer la nature ou l'origine de cette chose? s'enquit Mahnmut. — Elle est associée aux sites envahis par la glace bleue, et nous l'avons initialement repérée sur le plus vaste d'entre eux, celui de Paris, dit Cho Li. Mais cela ne répond pas à votre question. Non, nous ne savons rien de son origine. — Les moravecs ont observé la Terre durant des siècles depuis les environs de Jupiter ou de Saturne, déclara Orphu. Avons-nous jamais répertorié une entité semblable? — Non, répondirent en chœur Asteague/Che et Suma IV. — Cette cervelle pourvue de mains ne se déplace pas seule, intervint Rétrograde Sinopessen en affichant une nouvelle série d'images, photographiques et holographiques. Ces créatures sont présentes sur les dix-huit sites où nous avons aperçu la cervelle. — S'agit-il d'humains? demanda Orphu, qui avait du mal à interpréter les données lui parvenant. — Pas tout à fait, répondit Mahnmut. Il lui décrivit les créatures: peau écailleuse, bras démesurément longs, crocs et pieds palmés. — S'il faut en croire les données auxquelles j'ai accès, ces créatures se comptent par centaines, fit remarquer Orphu. — Par milliers, corrigea le centurion en chef Mep Ahoo. Nous avons analysé des vues prises simultanément dans des sites situés à plusieurs milliers de kilomètres de distance et dénombré au moins trois mille deux cents amphibiens de cette espèce. — Caliban, dit Mahnmut. — Pardon? fit Asteague/Che d'une voix intriguée. — Lorsque nous étions sur Mars, intégrateur, les petits hommes verts parlaient de Prospéro et de Caliban - des personnages de La Tempête de Shakespeare. Les têtes de pierre qu'ils sculptaient étaient censées représenter Prospéro. Ils nous ont mis en garde contre Caliban. Ces créatures m'évoquent Caliban tel qu'on le représentait lors de certaines mises en scène. Aucun des moravecs ne commenta cette révélation. — Onze nouveaux trous de brane sont apparus sur Terre depuis que nous suivons ce pic d'activité quantique, c'est-à-dire depuis deux semaines, dit finalement Beh bin Adee. Pour autant que nous le sachions, cette cervelle géante les a tous créés - ou à tout le moins les utilise - pour se déplacer. Ces amphibies que vous appelez Caliban les empruntent également. Et leurs déplacement suivent un schéma bien précis. De nouvelles images holographiques se solidifièrent au-dessus de la table et Mahnmut les décrivit à Orphu via le faisceau cohérent, mais son ami avait déjà assimilé les données qui les accompagnaient. — Des champs de bataille ou des lieux associés à des massacres et à des atrocités, déclara-t-il. — Exactement, opina le général Beh bin Adee. Vous remarquerez que c'est à Paris que s'est produite la toute première ouverture d'un trou de brane. Il y a deux mille cinq cents ans, lorsque l'Empire européen uni a affronté le Califat global à coups de trous noirs, plus de quatorze millions de personnes ont péri à Paris et dans ses environs. — Les autres sites ne font que renforcer cette hypothèse, dit Mahnmut. Hiroshima, Auschwitz, Waterloo, HoTepsa, Stalingrad, Le Cap, Montréal, Gettysburg, Khanstaq, Okinawa, la Somme, New Wellington... autant de lieux ensanglantés il y a des millénaires. — Avons-nous affaire à un touriste morbide parcourant les circuits Calabi-Yau? lança Orphu. — C'est peut-être encore pire, rétorqua Cho Li. Les rayons neutriniques et tachyoniques émis par les sites que visite cette... chose... transportent de l'information cryptée suivant un code des plus complexes. Ces rayons ne sont pas directionnels mais inter-dimensionnels. Il nous est impossible de les intercepter afin d'en décoder le contenu. — À mon avis, cette cervelle est une goule, déclara Orphu d'Io. — Une goule? répéta le prime intégrateur Asteague/Che. Orphu leur définit ce terme. — Je pense qu'elle absorbe une forme d'énergie ténébreuse retenue dans ces sites, ajouta l'Ionien. — Cela me semble improbable, pépia Rétrograde Sinopessen. À ma connaissance, la violence ne laisse aucun résidu énergétique mesurable. Ce que vous dites là ne relève pas de la science, mais de la métaphysique... voire de la faribole. Orphu haussa quatre de ses bras articulés. — Et si cette gigantesque cervelle avait été conçue et réalisée par les posthumains ou les humains à l'ancienne durant les Années de démence qui ont suivi le rubicon? dit le centurion en chef Mep Ahoo. C'est peut-être aussi le cas ce ces amphibiens et des robots tueurs acéphales. Un souvenir des ARNistes incontrôlés, tout comme les spécimens de faune et de flore anachroniques réintroduits sur la planète. — Pour ce qui est de cette cervelle, sûrement pas, trancha le Ganymédien Suma IV. Nous l'aurions repérée depuis longtemps. Elle a débarqué il y a quelques jours à peine, en provenance d'un autre univers depuis lequel elle a ouvert un trou de brane. Quant aux amphibies et aux créatures bossues qui sont en train de décimer les humains, nous ignorons d'où ils viennent. Peut-être proviennent-ils de manipulations génétiques. Rappelons-nous que les posthumains sont sortis du patrimoine génétique humain il y a plus de quinze cents années standard. — Et j'ai vu des holos montrant les dinosaures, les oiseaux-terreurs et les tigres à dents de sabre rôdant sur cette Terre, ajouta le centurion en chef Mep Ahoo. — Ces êtres métalliques et bossus ont donc tué dix pour cent de la population d'humains à l'ancienne? demanda Mahnmut, qui ne badinait pas sur l'usage du verbe « décimer ». — En effet, répondit le général Beh bin Adee. Et peut-être davantage. Durant le temps qu'il nous a fallu pour venir de Mars. — Que faisons-nous maintenant? demanda Orphu d'Io. Si personne n'a d'idée, j'ai une proposition à vous soumettre. — Nous vous écoutons, dit le prime intégrateur Asteague/Che. — À mon avis, vous devriez décongeler les mille soldats roc-vecs que nous avons à notre bord, lancer la navette porteuse ainsi que la douzaine de frelons que nous avons embarqués, après les avoir chargés à ras bord de guerriers armés, bien entendu, et entrer dans la mêlée. — Entrer dans la mêlée? répéta Cho Li, l'astrogateur callistan. — Commencez par larguer une bombe sur cette cervelle pour en faire du pus radioactif, continua Orphu. Puis faites atterrir les soldats moravecs afin qu'ils défendent les humains. Tuez ces Cali-bans et ces monstres bossus et acéphales qui massacrent les humains. Entrez dans la mêlée. — Quelle extraordinaire suggestion! fit Cho Li, visiblement choqué. — Nous ne disposons pas d'informations suffisantes pour arrêter une décision, déclara le prime intégrateur Asteague/Che. Pour ce que nous en savons, cette cervelle géante - ainsi que nous l'avons surnommée - est peut-être le seul organisme conscient et pacifique de la Terre. Une sorte d'archéologue ou d'historien inter-dimensionnel. — Ou alors, c'est une goule, dit Mahnmut. — Nous avions pour mission d'établir un dispositif de surveillance, dit Suma IV d'une voix qui se voulait tranchante. Pas de déclencher une guerre. — Nous pouvons aisément concilier les deux, intervint Orphu. La puissance de feu de la Reine Mab suffit à faire pencher la balance du conflit en cours sur Terre. Et bien que Mahnmut et moi n'en ayons pas été officiellement avisés, nous savons que la Mab est suivie par une flotte de vaisseaux moravecs furtifs d'un type plus moderne. C'est l'occasion ou jamais de frapper cette créature - toutes ces créatures - et de les estourbir avant qu'elles se soient rendu compte de ce qui leur arrive. — Quelle extraordinaire suggestion! répéta Cho Li. Tout à fait extraordinaire. — Pour le moment, dit Asteague/Che avec sa voix à la James Mason, notre objectif n'est pas de déclencher une guerre mais de conduire Odysseus sur cet astéroïde de l'anneau polaire, ainsi que nous l'a demandé la voix. — Et avant cela, enchaîna Suma IV, nous devons décider si nous larguons la navette porteuse sous couvert de la manœuvre d'aérofreinage ou si nous le faisons après avoir transporté notre passager humain dans cette cité orbitale. — J'ai une question, dit Mahnmut. — Oui? fit le prime intégrateur Asteague/Che. Originaire d'Europe lui aussi, il était quasiment de la même taille que Mahnmut. Tous deux se tenaient face à face, une visière fixant l'autre, tandis que radministrateur attendait. — Notre passager humain souhaite-t-il être livré à cette fameuse voix? s'enquit Mahnmut. Suivit un silence, que seuls rompirent le bourdonnement des ventilateurs, les messages com émis et reçus par les moravecs en poste devant les consoles et le fracas occasionnel d'une tuyère de stabilisation. — Dieu du ciel! s'exclama Cho Li. Comment avons-nous pu négliger de le lui demander? — Nous étions trop occupés, répondit le général Beh bin Adee. — Je vais lui poser la question, proposa Suma IV. Mais s'il répond par la négative, cela nous placera dans une position embarrassante. — Nous avons préparé son linge de corps, dit Rétrograde Sino-pessen, toujours aussi nerveux. — Son linge de corps? gronda Orphu. Notre fils de Laerte est donc mormon? Personne ne réagit. Tous les moravecs s'intéressaient à l'histoire et aux sociétés humaines - leur ADN comme leurs circuits évolutifs étaient programmés dans ce but -, mais rares étaient ceux qui en étaient aussi férus que le gigantesque Ionien. Son sens de l'humour était également unique. — Bien évidemment, Odysseus porte depuis son embarquement des vêtements que nous lui avons fournis, pépia Rétrograde Sinopessen. Mais ceux qu'il endossera pour son séjour dans la cité orbitale seront truffés de tous les nanosystèmes d'enregistrement et de transmission possibles et imaginables. Cela nous permettra de suivre ses expériences en temps réel. — Y compris ceux d'entre nous qui descendront sur Terre? demanda Orphu. Il y eut un nouveau silence. Il était rare qu'un moravec soit plongé dans l'embarras, mais cette sensation ne leur était pas inconnue. — Vous n'avez pas été sélectionné pour l'expédition terrienne, fit remarquer Asteague/Che d'une voix tatillonne mais pas franchement hostile. — Je sais, répondit Orphu, mais je pense être en mesure de vous convaincre que la navette doit être larguée pendant la manœuvre de freinage et que je dois me trouver à son bord. La petite niche que Mahnmut m'a aménagée dans la soute de son sous-marin me conviendra parfaitement. Elle est équipée de toutes les connexions nécessaires et la vue y est splendide. — On n'a vue sur nulle part depuis ce submersible, protesta Suma IV. Excepté par le canal vidéo, qui risque d'être interrompu en cas d'attaque. — Je faisais de l'ironie, dit Orphu. — En outre, dit Cho Li, qui émit un bruit rappelant un racle-ment de gorge, vous êtes... théoriquement... aveugle. — Oui, fit Orphu, j'avais remarqué. Mais indépendamment de toute notion de quota - non, ça prendrait trop de temps à expliquer -, je peux vous citer trois raisons fondamentales pour lesquelles je dois participer à cette mission terrienne. — Nous n'avons pas encore décidé de la nécessité de cette mission, lui rappela Asteague/Che, mais je vous invite à exposer les raisons en question. Ensuite, nous, primes intégrateurs, devront prendre plusieurs décisions au cours des minutes à venir. — Premièrement, il va sans dire que je ferai un splendide ambassadeur auprès de tous les êtres doués de conscience que nous viendrons à rencontrer une fois sur Terre. Le général Beh bin Adee émit un bruit franchement grossier. — Avant ou après les avoir transformés en pus radioactif? — Deuxièmement, il y a le fait, moins évident mais tout aussi pertinent, qu'aucun des moravecs présents sur ce spationef - voire aucun moravec tout court - ne connaît mieux que moi les romans de Marcel Proust, James Joyce, William Faulkner et George Marie Wong - sans parler des poèmes d'Emily Dickinson et de Walt Whitman -, en d'autres termes, aucun moravec n'en sait autant que moi en matière de psychologie humaine. Si nous devons entrer en contact avec des humains à l'ancienne, ma présence sera indispensable. J'ignorais que tu avais également étudié Joyce, Faulkner, Wong, Dickinson et Whitman, émit Mahnmut sur le faisceau cohérent. Le sujet ne s'est jamais présenté, répondit Orphu. Mais on a le temps de lire plein de choses quand on passe douze cents années standard dans le tore de plasma d'Io. Douze cents ans! Les moravecs étaient certes conçus pour vivre longtemps, mais on considérait que trois siècles standard représentaient une durée plus que suffisante. Mahnmut lui-même n'avait même pas cent cinquante ans. Tu ne m'as jamais dit que tu étais aussi vieux! émit-il. Le sujet ne s'est jamais présenté, répondit à nouveau Orphu. — Je n'ai pas suivi toutes les connexions logiques de votre déclaration, et votre transmission par faisceau cohérent m'a distrait, déclara Asteague/Che. Mais veuillez poursuivre. Si j'ai bien compris, vous aviez trois raisons fondamentales à nous exposer. — La troisième raison pour laquelle je mérite un siège à bord de cette navette, au sens figuré bien entendu, c'est parce que j'ai compris. — Compris quoi? lança Suma IV. Le Ganymédien gainé de buckycarbone s'abstenait de consulter ostensiblement son chronomètre, mais le ton de sa voix en disait long. — Tout, répondit Orphu d'Io. Pourquoi il y a des dieux grecs sur Mars. Pourquoi un tunnel ouvert dans l'espace-temps débouche sur une autre Terre où la guerre de Troie contée par Homère a toujours lieu. D'où vient cette Mars terraformée que nous savons impossible. Que font sur la vraie Terre que voilà Prospéra et Caliban, deux personnages issus d'une antique pièce de Shakespeare, pourquoi ces trous de brane qui apparaissent un peu partout menacent l'intégrité quantique de l'ensemble du système solaire... j'ai tout compris, vous dis-je, tout! 56. La femme qui ressemblait à Savi jeune se nommait effectivement Moira, mais Prospéra l'appelait parfois Miranda et, à un moment donné, il la baptisa Monéta, ce qui ne fit qu'ajouter à la confusion d'Harman. Quant à sa gêne, rien ne pouvait l'accroître, vu qu'elle avait déjà atteint son summum. Durant la première heure qu'ils passèrent ensemble, il se révéla incapable de regarder Moira, voire seulement de croiser son regard. Tandis que tous deux prenaient un petit déjeuner sous l'œil de Prospéro, il trouva assez de courage pour se tourner vers elle, mais il n'osait toujours pas lever la tête. Puis il se rendit compte qu'il avait l'air de lui reluquer les seins, et il détourna les yeux une nouvelle fois. Moira semblait indifférente à son embarras. — Prospéro, dit-elle en sirotant le jus d'orange que leur avait apporté un serviteur flottant, espèce de vieux sacripant. C'est toi qui as eu l'idée de cette méthode de réveil? — Bien sûr que non, chère Miranda. — Ne m'appelle pas Miranda, ou tu vas te faire appeler Mandragore. Je ne suis pas ta fille, je ne l'ai jamais été. — Mais si, tu es ma fille, chère Miranda, tu l'as toujours été, ronronna Prospéro. Entre tous les posthumains vivants, y en a-t-il un que je n'aie pas aidé à devenir ce qu'il est? Mes laboratoires de séquençage génétique ne furent-ils pas pour vous matrices et berceaux? Ne suis-je donc pas ton père? — Y a-t-il d'autres posthumains vivants, Prospéro? demanda la femme. — Pas à ma connaissance, chère Miranda. — Alors, va te faire foutre. Elle se tourna vers Harman, sirota une gorgée de café, découpa une orange avec un couteau dangereusement affûté et dit: — Mon nom est Moira. Ils étaient assis dans une petite pièce - à peine un réduit -qu'Harman n'avait pas remarquée en explorant les lieux. Il s'agissait d'une alcôve qui s'ouvrait au milieu des étagères de livres, à mi-hauteur de la paroi interne du dôme, soit une centaine de mètres au-dessus du labyrinthe de marbre. Il n'était guère étonnant qu'elle soit passée inaperçue: ses murs eux aussi étaient tapissés de livres. On trouvait d'autres alcôves similaires qui, plutôt que d'abriter une table et des chaises, contenaient des banquettes, des écrans ou des instruments d'aspect fort étrange. Les escaliers en fer forgé étaient en fait des escalators, ce qui leur avait permis de monter ici relativement vite. Vu l'absence de rambardes et l'architecture arachnéenne des galeries et des escaliers, l'impression de vertige était saisissante. Harman s'était abstenu de regarder vers le bas. Il se concentrait sur les rangées de livres et avançait en rasant les murs. La femme s'était habillée comme Savi lors de leur première rencontre: une tunique bleue en coton grossier, un pantalon de velours et de hautes bottes de cuir. Elle portait même une courte cape de laine semblable à celle de Savi, sauf que la sienne était ocre plutôt que rouge vif. La coupe, pleine de plis et de replis, était cependant la même. La principale différence entre les deux femmes, l'âge excepté, c'était que Savi était armée d'un pistolet lorsque Harman avait fait sa connaissance - la première arme à feu qu'il eût jamais vue. Il était bien placé pour savoir que cette version de Savi - Moira, Miranda ou Monéta - était totalement désarmée lorsqu'il l'avait découverte. — Que s'est-il passé pendant mon sommeil, Prospéro? demanda Moira. — Tu veux un résumé des quatorze derniers siècles en autant de phrases, ma chère? — Oui. S'il te plaît. Moira divisa son orange en quartiers et en tendit un à Harman, qui le mangea sans en apprécier le goût. Le mage Prospéro déclama: Les bois pourrissent, les bois pourrissent et tombent, Pleurent les vapeurs leur fardeau sur le sol, L'homme laboure la terre et puis gît en dessous, Et après maints étés meurt le cygne à son tour. Moi, seule immortalité cruelle me consume; Et entre tes bras lentement je m'étiole, Ici, en cette douce lisière du monde, Ombre aux cheveux blancs qui foule tel un rêve Les silencieux espaces de l'Orient, La brume en ses replis et les couloirs du jour. Il inclina légèrement son crâne dégarni encadré de cheveux gris. — « Tithonus », commenta Moira. Du Tennyson à jeun, ça me lève l'estomac. Dis-moi, Prospéro, le monde est-il redevenu sain d'esprit? — Non, Miranda. — Les miens sont-ils tous morts ou changés, ainsi que tu le dis? Elle mangea du raisin et du fromage odorant, but un grand verre d'eau fraîche que les serviteurs ne cessaient de remplir. — Ils sont ou morts, ou changés, ou les deux. — Vont-ils revenir, Prospéro? — Dieu seul le sait, ma fille. — Ne mêle pas Dieu à cela, je te prie, rétorqua Moira. Et les neuf mille cent treize frères juifs de Savi? Ont-ils été extraits de la boucle neutrinique? — Non, ma chère. Tous les Juifs survivants du rubicon de cet univers demeurent dans le rayon bleu montant de Jérusalem. — Donc, nous n'avons pas tenu notre promesse, n'est-ce pas? demanda Moira en repoussant son assiette et en s'essuyant les mains. — Non, ma fille. — Et vous, le violeur, dit-elle en se tournant vers Harman qui cilla, avez-vous un but dans la vie excepté profiter du sommeil des inconnues? Harman ouvrit la bouche, ne trouva rien à dire, la referma. Il se sentait au bord de la nausée. Moira lui tapota la main. — Ne soyez pas affligé, mon Prométhée. Vous n'aviez guère le choix. L'air contenu dans ce sarcophage était parfumé avec un aphrodisiaque si puissant que Prospéro l'a offert à l'un des premiers transformés - Aphrodite en personne. Heureusement pour nous deux, ses effets sont limités dans le temps. Harman se sentit soulagé, un sentiment qui laissa vite la place à la colère. — Je n'avais pas le choix? — Pas si vous êtes porteur de l'ADN d'Ahman Ferdinand Mark Alonzo Khan Ho Tep, répondit Moira. Ce qui devrait être le cas de tous les hommes de votre lignée. Elle se tourna vers Prospéro. — Où est Ferdinand Mark Alonzo? Ou plutôt: qu'est-il devenu? Le mage baissa la tête. — Ma chère Miranda, trois ans s'étaient écoulés depuis ton entrée dans le sarcophage à boucle fax lorsqu'il a succombé à l'une des souches sauvages du rubicon qui ravageaient chaque année la population d'humains à l'ancienne. On l'a inhumé dans un sarcophage de cristal, qui fut placé à côté du tien - dont l'équipement fax se bornait à prévenir sa décomposition, car les cuves de la firmerie étaient alors incapables de soigner le rubicon. Avant qu'elles aient eu le temps d'apprendre à le faire, une vingtaine de mandroïdes du Califat ont escaladé le mont Everest en se jouant des systèmes de sécurité et ont entrepris de piller le Taj. Leur première victime ne fut autre que le cercueil de ce pauvre Ferdinand Mark Alonzo: ils l'ont précipité dans le vide. — Pourquoi ont-ils épargné le mien? Pourquoi n'ont-ils pas achevé de piller les lieux, d'ailleurs? Si j'ai bien regardé, les agates, jaspes, héliotropes, émeraudes, lapis-lazuli, cornalines et autre breloques sont encore fixés aux murs et aux cloisons. — Caliban a débarqué par fax et t'a débarrassée des vingt mandroïdes du Califat, répondit Prospéro. Les serviteurs ont mis un mois à récurer toutes les taches de sang. Moira releva vivement la tête. — Caliban est toujours en vie? — Oh! oui. Demande donc à notre ami Harman. Elle jeta un regard en coin à ce dernier, mais se retourna aussitôt vers Prospéro. — Je suis surprise que Caliban ne m'ait pas violée, lui aussi. Prospéro eut un triste sourire. — Oh! il a essayé, ma chère Miranda, il a essayé à plusieurs reprises, mais le sarcophage refusait de s'ouvrir pour lui. Si le monde s'était plié à la volonté et au membre de Caliban, il aurait depuis longtemps peuplé cette Terre de petits Calibans sortis de ton ventre. Moira frissonna. Puis elle se tourna de nouveau vers Harman, faisant comme si le vieillard n'était pas là. — Je dois tout savoir de votre histoire, de votre caractère et de votre vie. Tendez votre paume. Posant le coude droit sur la table, elle lui présenta la paume de sa main. Harman imita son geste, sans toutefois la toucher. — Non, pas comme ça, dit-elle. Les humains à l'ancienne ont donc oublié la fonction partage? — En effet, dit Prospéro. Avant que Yeiffelbahn n'inhibe ses capacités, notre ami Harman ne pouvait ouvrir que les fonctions localisation, allnet, proxnet et farnet. Et ce uniquement en visualisant certaines figures géométriques. — Sainte Mère! s'exclama Moira en laissant retomber sa main. Est-ce qu'ils savent encore lire? — Uniquement Harman, plus les quelques personnes qui ont suivi son enseignement ces derniers mois, répondit Prospéro. Oh! j'ai oublié de préciser que notre ami avait récemment découvert le siglage. — Le siglage? répéta-t-elle en riant. Mais cette fonction ne sert pas à comprendre les livres. Elle sert à les indexer, c'est tout. Autant jeter un coup d'œil à une recette de cuisine et conclure qu'on a fini de dîner. Harman et ses semblables doivent former la plus stupide sous-espèce d'homo sapiens jamais brevetée. — Hé! fit l'intéressé. Arrêtez de parler de moi comme si je n'étais pas là. Et même si j'ignore tout de cette fonction partage, je vous assure que j'apprends vite. En attendant, parlons. J'ai moi aussi des questions à poser, vous savez. Moira le fixa. Il remarqua qu'elle avait des yeux d'un splendide gris-vert. — Oui, dit-elle au bout d'un temps, j'ai été grossière. Vous êtes sans doute venu de très loin pour me réveiller - ce que vous n'avez pas fait de votre propre volonté - et je suis sûre que vous préféreriez être ailleurs. Le moins que je puisse faire est de me montrer polie et de répondre à vos questions. — Pouvez-vous me montrer comment utiliser cette fonction partage dont vous parliez? demanda Harman. Cette femme ressemblait tellement à Savi, dans son aspect comme dans sa voix, qu'il était décidé à ne pas se fâcher avec elle. — Et puis, ajouta-t-il, j'aimerais aussi pouvoir me faxer sans l'aide d'un pavillon. Comme le fait Ariel. — Ah! Ariel, fit Moira en jetant un regard à Prospéra. Les humains à l'ancienne ont oublié le libre-fax? — Ils ont presque tout oublié, répliqua Prospéra. Mais c'est ton peuple qui les y a obligés, Moira. Les Vala, les Tirzah, les Rahaba... toutes ces Beulah sans Urizen. Moira fît passer sur sa main la lame de son couteau. — Pourquoi as-tu utilisé cet homme pour me réveiller, Prospéra? Sycorax aurait-elle consolidé sa puissance et libéré de ton emprise ce monstre de Caliban? — Oui, c'est ce qu'elle a fait, oui, il est désormais libre, murmura Prospéra. Mais si j'ai cru bon de te réveiller, c'est parce que Sétébos foule désormais ce monde. — Sycorax, Caliban et Sétébos, récita Moira. Elle aspira une goulée d'air sans desserrer les dents, produisant un bref sifflement. — À eux trois, murmura Prospéra, la sorcière, le demi-diable et la chose des ténèbres sont capables de contrôler et la Terre et la Lune, de commander aux marées, de déchaîner les puissances qu'ils maîtrisent. Moira acquiesça et se mordilla la lèvre inférieure. — Quand ton eiffelbahn est-elle censée repartir? — Dans une heure. Vas-tu monter à son bord, chère Miranda? Ou bien comptes-tu te rendormir dans ton cercueil fax, afin que tes atomes et tes souvenirs soient indéfiniment restaurés dans une boucle sans fin? — Je monterai dans ta putain de cabine. Et j'aurai récupéré dans les banques de données ce que je dois savoir sur ce monde meilleur où me voici renée. Mais d'abord, le jeune Prométhée a des questions à me poser, et j'ai une suggestion à lui faire pour l'aider à recouvrer toutes ses fonctions potentielles. Elle leva les yeux vers l'apex du dôme. — Non, Moira, fit Prospéra. — Harman, murmura-t-elle en plaçant doucement une main sur la sienne, posez vos questions. Il s'humecta les lèvres. — Êtes-vous vraiment une posthumaine? — Oui. C'est le nom que nous donnait le peuple de Savi avant le dernier fax. — Pourquoi ressemblez-vous à Savi? — Ah!... vous l'avez donc connue? Eh bien, je serai informée de son sort en ouvrant la fonction mise à jour. Je connaissais Savi, mais, plus important encore, Ahman Ferdinand Mark Alonzo Khan Ho Tep était amoureux d'elle, alors qu'elle ne l'aimait point - ils n'appartenaient pas à la même tribu, pour ainsi dire. J'ai donc emprunté sa forme, sa mémoire, sa voix... je lui ai tout emprunté... avant de venir ici. — Comment avez-vous fait pour prendre sa forme? Moira se tourna une nouvelle fois vers Prospéra. — Ce peuple ne sait vraiment plus rien, n'est-ce pas? (S'adressant de nouveau à Harman:) Les posthumains que nous étions n'avaient plus besoin de corps, mon jeune Prométhée. Du moins dans l'acception que vous avez de ce terme. Nous n'étions que quelques milliers, mais nous nous étions extraits du patrimoine génétique de l'humanité, et ce grâce au savoir génétique de l'avatar de la logosphère cyberspatiale ici présent... — Il n'y a pas de quoi, dit Prospéra. — Lorsque nous souhaitions prendre forme humaine - une forme qui était toujours féminine, je le précise -, il nous suffisait de l'emprunter. — Mais comment? insista Harman. Moira poussa un soupir. — Les anneaux sont-ils toujours dans le ciel? — Évidemment. — Le polaire et l'équatorial? — Oui. — À votre avis, quelle est leur nature, Harman Prométhée? Il y a plus d'un million de petits objets qui tournent là-haut... qu'en pense donc votre peuple? Harman s'humecta les lèvres une nouvelle fois. L'air était très sec à l'intérieur du mausolée. — C'est là que se trouvait la fumerie, où nous étions rajeunis à intervalles réguliers, cela nous le savions. Quant aux autres objets, la plupart d'entre nous pensent qu'il s'agit de vos demeures - des demeures des posts. Et de vos machines. Il y a aussi des cités orbitales comme celle de Prospéra. J'y suis allé l'année dernière, Moira. J'ai contribué à sa destruction. — Ah bon? fit-elle en jetant un coup d'œil au mage. Eh bien, bravo, jeune Prométhée. Mais vous vous trompez en pensant que ces millions d'objets orbitaux, qui sont beaucoup plus petits que l'île de Prospéro, sont des habitats ou des machines affectés à notre seul usage. Certes, on trouve dans le lot une douzaine d'habitats spatiaux, ainsi que plusieurs milliers de générateurs de trous-de-ver géants, d'accumulateurs de trous noirs, de prototypes élaborés dans le cadre de notre programme de voyage interdimen-sionnel, de générateurs de trous de brane... mais la majorité de ces objets orbitaux tournent pour vous. — Pour moi? — Savez-vous ce qu'est le fax? — Je me suis faxé toute ma vie durant, répliqua Harman. — Oui, naturellement, mais savez-vous ce que c'est? Harman inspira à fond. — Nous n'y avions jamais vraiment réfléchi, mais durant notre périple de l'année dernière, Savi et Prospéro nous ont expliqué que les pavillons fax transformaient notre corps en énergie cryptée et qu'il était reconstitué dans le nœud de destination, ainsi que notre esprit et notre mémoire. Moira opina. — Sauf que ces nœuds et ces pavillons n'étaient pas nécessaires, déclara-t-elle. Il s'agissait de leurres destinés à empêcher les humains à l'ancienne de fourrer leur nez là où ils n'avaient rien à faire. Cette forme de téléportation mobilisait une quantité phénoménale de ressources informatiques, même quand on disposait des mémoires à bulles et des ordinateurs à ADN de Calabi-Yau parmi les plus évolués. Avez-vous une idée de la mémoire nécessaire pour stocker les données physiques et physiologiques d'un être humain, sans parler du front d'ondes holistique de sa personnalité et de ses souvenirs? — Non, répondit Harman. Moira désigna le sommet du dôme, mais il comprit qu'elle attirait en fait son attention sur les anneaux polaire et équatorial qui tournaient dans le ciel indigo. — Un million de banques de mémoire orbitales, dit-elle. Chacune d'elles est dédiée à un humain à l'ancienne. Parmi toutes ces machines pataudes qui tournent dans le ciel, parmi les systèmes de téléportation alimentés par trou noir - satellites GPS, scanners, réducteurs, compilateurs, récepteurs et transmetteurs -, quelque part dans le ciel, mon Harman Prométhée, il y a un astre qui porte votre nom. — Pourquoi un million? s'enquit Harman. — Le chiffre minimal pour entretenir un cheptel viable, mais je pense que vous devez être beaucoup moins nombreux aujourd'hui, puisque nous n'autorisions qu'une naissance par femme. De mon temps, il n'existait que neuf mille cent quatorze spécimens de votre espèce - tous équipés de nanofonctions actives -et quelques centaines de milliers d'humains à l'antique en voie d'extinction, comme mon bien-aimé Ahman Ferdinand Mark Alonzo Khan Ho Tep, ultime représentant de sa dynastie. — Que sont les voynix? demanda Harman. D'où viennent-ils? Pourquoi se sont-ils si longtemps comportés en domestiques muets pour s'attaquer à mon peuple après que Daeman et moi avons détruit la frrmerie et l'île de Prospéro? Comment pouvons-nous les stopper? — Ça fait beaucoup de questions, soupira Moira. Si vous voulez connaître les réponses, il vous faut un contexte. Pour obtenir ce contexte, vous devez lire tous ces livres. Harman sursauta et il parcourut du regard la paroi interne du dôme tapissée d'étagères. Il n'avait pas les connaissances requises pour calculer le nombre de livres, mais il l'estimait - à vue d'œil -à un million au bas mot. — Lesquels, plus précisément? demanda-t-il. — Tous, répondit Moira, qui leva la main pour décrire un cercle dans l'air. Vous en êtes capable, vous savez. — Non, Moira, protesta une nouvelle fois Prospéro. Tu vas le tuer. — Grotesque. Il est jeune. — Il a quatre-vingt-dix-neuf ans, son corps a soixante-quinze ans de plus que celui de Savi lorsque tu l'as clone pour parvenir à tes fins. Elle avait déjà des souvenirs. C'est toi qui les portes. Harman n'est pas une table rase. Moira haussa les épaules. — Il est sain de corps et d'esprit. Regarde-le. — Tu vas le tuer, répéta Prospéro. Et avec lui l'une des meilleures armes que nous ayons à opposer à Sétébos et Sycorax. Harman se sentait partagé entre la colère et l'excitation. — Qu'est-ce que vous racontez? demanda-t-il, retirant sa main comme Moira faisait mine de la reprendre. Vous vous attendez à ce que je sigle tous ces livres? Il me faudrait des mois... des années. Peut-être même des décennies. — Vous ne devez pas les sigler, dit Moira, vous devez les manger. — Les manger, répéta Harman. Était-elle folle avant de se coucher dans son cercueil, songea-t-il, ou l'est-elle devenue à force d'y passer des siècles à se faire dupliquer, cellule par cellule, neurone par neurone? — Les manger, confirma Moira. Dans le sens où l'entend le Talmud: pas les lire, mais les manger. — Je ne comprends pas. — Savez-vous ce qu'est le Talmud? demanda Moira. — Non. Elle lui désigna l'apex du dôme, quelque soixante-dix étages au-dessus de leurs têtes. — Là haut, mon jeune ami, se trouve une petite coupole taillée dans le verre le plus clair qui soit, un cabinet d'or, de perles et de cristal dont je détiens la clé dorée. Il s'ouvre au-dedans sur un monde et sur une exquise petite nuit de lune. — Comme votre sarcophage? demanda Harman, le cœur battant. — Pas le moins du monde, dit Moira en riant. Ce cercueil n'était qu'un nœud sur le manège du fax, conçu pour me dupliquer au cours des siècles jusqu'à ce que vienne l'heure pour moi de me réveiller et de m'affairer. Je vous parle d'une machine qui vous permettra de lire tous ces livres en profondeur avant que la cabine de Yeiffelbahn quitte la gare du Taj, ce qu'elle fera dans... (Un coup d'œil à sa paume.) Cinquante-huit minutes. — Ne fais pas ça, Moira, dit Prospéra. Il ne nous sera d'aucune utilité contre Sétébos s'il meurt ou s'il est réduit à l'état de débile. — Silence, Prospéra, répliqua-t-elle sèchement. Regarde-le. C'est déjà un débile. On pourrait croire que l'ensemble de son espèce a subi une lobotomie depuis l'époque de Savi. Il serait mort que cela ne changerait rien. Si le cabinet fonctionne et s'il y survit, alors peut-être qu'il nous sera utile ainsi qu'à lui-même. (Elle s'empara de la main d'Harman.) Quelle est la chose que tu désires le plus dans cet univers, Harman Prométhée? — Rentrer chez moi et retrouver mon épouse. Moira soupira. — Je ne peux pas te garantir que le cabinet de cristal - que le savoir contenu dans tous les livres accumulés pendant des siècles par mon cher Ahman Ferdinand Mark Alonzo - te permettra de te faxer chez toi pour y retrouver ton épouse... comment s'appelle-t-elle? — Ada. Harman eut envie de pleurer en prononçant son nom. Pour deux raisons: parce qu'elle lui manquait, parce qu'il l'avait trompée. — Ada, répéta Moira. Mais je peux te garantir que, si tu ne saisis pas cette chance, jamais tu ne rentreras vivant chez toi et jamais tu ne la retrouveras. Harman se leva pour s'avancer sur la galerie, cent mètres au-dessus du labyrinthe. Il leva les yeux vers l'apex du dôme, plus de deux cents mètres au-dessus de sa tête, mais il ne distingua rien hormis une tache floue là où les galeries métalliques convergeaient pour dessiner le centre d'une vaste toile d'araignée. — Harman, ami de Personne... commença Prospéra. — La ferme, dit Harman au mage de la logosphère. Et à Moira, il lança: — Allons-y. 57. — Bon, j'ai suivi tes indications pour nous téléporter ici, dit Héphaestos, mais... au nom d'Hadès, où sommes-nous? — Sur Ithaque, répond Achille. Une rude île rocheuse, le lieu idéal pour élever un enfant et faire de lui un homme. — Un trou perdu et puant, oui, réplique le dieu du feu. Il s'avance en boitillant sur un sentier raide et rocailleux longeant des prés où paissent vaches et chèvres, et au bout duquel on distingue les toits en tuiles rouges de plusieurs bâtiments écrasés par le soleil. — Je suis venu ici à plusieurs reprises, reprend Achille, et la première fois, je n'étais qu'un enfant. Le héros a sanglé sur une épaule son lourd bouclier et passé derrière l'autre le fourreau de son épée. Ni la chaleur ni l'effort ne le font transpirer, mais Héphasstos, qui le suit à grand-peine, ahane et sue tout ce qu'il sait. Des gouttelettes perlent à la barbe de l'immortel artificier. Le sentier s'achève au sommet de la colline, face à de hauts bâtiments. — Le palais d'Odysseus, annonce Achille en parcourant au petit trot les cent et quelques pas qui l'en séparent. — Un palais, ça? Le dieu du feu fait halte devant les portes de l'édifice, le dos voûté, les mains sur les cuisses, comme sur le point de vomir. — Une porcherie à étages, oui, raille-t-il. Les ruines d'une petite forteresse abandonnée se dressent à cent cinquante pieds du bâtiment principal, sur un promontoire dominant la falaise. Le palais d'Odysseus proprement dit est bâti de pierre et de bois, et ses portes consistent en deux antiques blocs de pierre taillée. La terrasse pavée de carreaux impeccablement alignés, œuvre des meilleurs artisans de la région, n'a pas été entretenue depuis quelque temps, et les murs et les colonnades sont peints de couleurs vives. De part et d'autre de l'entrée, les colonnes sont recouvertes de lierre et d'oiseaux en trompe-l'œil, mais du vrai lierre a fini par dissimuler ces motifs, invitant de vrais oiseaux à y faire leur nid. Par-delà les portes entrouvertes, Achille distingue les fresques colorées ornant les murs du vestibule. Il s'avance vers celui-ci, mais Héphaestos le retient par le bras. — Il y a un champ de force devant toi, fils de Pelée. — Je ne le vois pas. — Tu ne manquerais pas de le sentir. Il ne te pulvériserait pas comme il le ferait d'un mortel ordinaire, vu que tu es investi d'une singularité probabiliste qui fait de toi le tueur d'hommes aux pieds rapides, pour citer Nyx, mais il te laisserait sur le cul. Si j'en crois mes instruments, c'est du deux cent mille volts renforcé par un ampérage dévastateur. Écarte-toi. Le petit dieu barbu pêche dans les trousses pendant à son torse des boîtes et des objets métalliques aux formes biscornues, consulte divers cadrans, s'empare d'une pince à mâchoires de crocodile pour fixer au champ de force invisible une sorte de furet métallique, relie quatre appareils rhomboïdaux au moyen de fils colorés et, finalement, appuie sur un bouton. — Et voilà, annonce Héphaestos, le dieu du feu. Le champ est désactivé. — C'est ce que j'aime chez les grands prêtres, raille Achille, ils ne foutent rien et ensuite ils s'en vantent. — Tu ne m'accuserais pas de me tourner les pouces si tu avais tâté de ce champ de force, gronde le dieu. Une recette d'Héré avec mes machines comme ingrédients de base. — Alors, je te remercie. Achille franchit les portes de pierre et s'engouffre dans le vestibule de la demeure d'Odysseus. Soudain, on entend un grondement, et un animal surgit de l'obscurité. Achille tire aussitôt son épée du fourreau, mais le chien s'est déjà effondré sur le carreau. — C'est Argos, dit Achille en caressant la tête de l'animal pantelant. Odysseus l'a acquis il y a plus de dix ans, alors que ce n'était encore qu'un chiot, mais il a dû partir pour Troie avant d'avoir pu le dresser à la chasse au cerf et au sanglier. C'est Télémaque, le fils de notre rusé camarade, qui devait lui servir de maître en son absence. — Ça fait des semaines que ce clebs n'a pas eu de maître, dit Héphaestos. Il est quasiment mort de faim. En effet, Argos est trop faible pour se tenir debout, pour même lever la tête. Seuls ses grands yeux larmoyants réagissent aux caresses que lui prodigue le héros. Ses flancs, aux côtes saillantes sous le poil terne, évoquent la carcasse d'une nef inachevée sous une toile moisie. — Le champ de force d'Héré l'empêche de sortir, murmure Achille. Et je parie qu'il n'y a plus rien à manger dans la maison. L'eau de pluie lui a permis d'étancher sa soif, mais la faim aura bientôt raison de lui. Achille attrape dans sa besace quelques-uns des biscuits dont il a fait provision dans la demeure du dieu artificier et en donne deux au chien. Celui-ci parvient à peine à les mâcher. Achille en pose trois autres près de lui et se redresse. — Plus rien à bouffer, même pas un cadavre, déclare Héphaestos. Tous les humains ont disparu de la Terre, excepté à Ilium et dans ses environs... ils se sont envolés en fumée. Achille se tourne vers lui d'un air menaçant. — Où sont partis les nôtres? Que leur avez-vous fait, toi et les autres immortels? L'artificier écarte les bras en signe d'innocence. — Nous n'y sommes pour rien, fils de Pelée. Cela n'est pas l'œuvre d'un dieu. C'est une autre puissance qui a vidé la Terre. Nous autres Olympiens, nous avons besoin de nos adorateurs. Si nous devions vivre sans tous ces crétins qui nous idolâtrent, se prosternent devant nous et nous édifient des autels, nous serions pareils à Narcisse dans un monde sans miroirs - et je sais de quoi je parle. Non, nous n'y sommes pour rien. — Parce qu'il existerait d'autres dieux, c'est cela que tu voudrais me faire croire? demande Achille, l'épée à la main. — Les puces ont des pucerons, les pucerons ont des pucettes, les pucettes ont des pucelots, et ainsi de suite, ad infinitum, réplique l'immortel barbu. — Ah! Tais-toi donc. Après avoir gratifié le chien d'une dernière caresse, Achille tourne le dos à Héphaestos. Ils entrent dans le grand hall - la salle du trône, pour ainsi dire -, là où Achille fut jadis accueilli par Odysseus et son épouse Pénélope. À l'époque, Télémaque n'était qu'un garçonnet timide, que sa nourrice avait dû emmener en hâte après qu'il eut trouvé le courage de saluer les Myrmidons rassemblés. La salle du trône est déserte. Héphasstos consulte l'un de ses instruments. — Par ici, dit-il. Achille sur les talons, il regagne le vestibule aux fresques colorées pour se diriger vers une autre pièce, plus vaste et moins éclairée. Il s'agit de la salle de banquet, occupée par une table de trente pieds de long. Zeus y est vautré de tout son long, les bras et les jambes ballants. Il est nu et il ronfle. Il règne autour de lui un désordre indescriptible: le sol est jonché de vaisselle brisée, ainsi que de flèches tombées d'un grand carquois accroché à l'un des murs, la tenture qui ornait l'autre servant de couche au père des dieux. — Sommeil absolu, pas de doute, maugrée Héphasstos. — Je ne saurais mieux dire, opine Achille. Il ronfle tellement fort que les poutres auraient dû céder depuis belle lurette. Le tueur d'hommes prend garde à ne pas marcher sur les pointes barbelées des flèches répandues sur le sol. Bien qu'ils soient rares à l'admettre, les guerriers grecs ont l'habitude de tremper leurs pointes dans des substances létales, et le fils de Pelée a appris de l'Oracle et de sa mère Thétis qu'il devra la mort à une flèche empoisonnée l'atteignant en un endroit bien précis de son corps. Toutefois, ni les Moires ni sa mère immortelle ne lui ont précisé le lieu et l'heure de son trépas, pas plus que la personne qui en sera responsable. Il serait tout aussi ironique qu'absurde qu'il s'égratigne à l'une des flèches d'Odysseus et périsse dans d'atroces souffrances avant même d'avoir réveillé Zeus afin qu'il puisse sauver Penthésilée. — Non, je veux dire qu'Héré l'a endormi en lui refilant une dose de Sommeil absolu, dit l'artificier. C'est une potion que j'ai développée sous forme d'aérosol, à partir d'une recette de Nyx. — Peux-tu le réveiller? — Oh! oui, je crois bien, pas de souci. Héphasstos s'intéresse de nouveau à ses trousses et à ses boîtes, fouillant dans celle-ci, poussant celle-là de côté, disposant sur la table une série de fioles, de flacons et d'outils divers. Pendant que le dieu barbu s'affaire à sa besogne, Achille examine de plus près le père des dieux et des hommes, le maître de la foudre, autrement dit Zeus. Même allongée sur le dos, les jambes écartées, sa carcasse de quinze pieds de haut est fort impressionnante, avec ses muscles puissants parfaitement proportionnés et sa barbe peignée en boucles harmonieuses, mais, abstraction faite de sa taille et de sa beauté, ce n'est qu'un homme qui cuve après avoir tiré un coup. Son divin pénis - presque aussi long que l'épée d'Achille - repose, rose vif et à peine flasque, sur sa divine cuisse ointe d'huile parfumée. L'assembleur des nuées ronfle et bave comme un pourceau. — Voilà qui devrait le réveiller, déclare Héphasstos. Pour la première fois de sa vie, Achille voit une seringue - dont l'aiguille mesure plus d'une coudée de long. — Par les dieux! s'écrie-t-il. Comptes-tu planter cette dague dans Zeus le père? — En plein dans son cœur gorgé de luxure et de mensonge! ricane Héphaestos. Mille centimètres cubes d'adrénaline divine à l'état pur, épicée d'un petit cocktail d'amphétamines de ma composition - le seul antidote au Sommeil absolu. — Que fera-t-il une fois réveillé? demande Achille en plaçant son bouclier contre son torse. Héphaestos hausse les épaules. — Je n'ai pas l'intention de m'attarder pour le découvrir. Dès que je lui aurai injecté ce remède de cheval, je fiche le camp. Si tu veux voir comment réagit Zeus en découvrant une aiguille plantée dans son cœur, c'est ton problème, fils de Pelée. Achille agrippe le dieu par la barbe et l'attire contre lui. — S'il y a un problème, ce sera notre problème, je te le garantis, ô artificier estropié. — Que veux-tu que je fasse, ô mortel? Que je te tienne par la main? C'est toi qui as eu l'idée de le réveiller. — Mais il est aussi dans ton intérêt de le faire, ô dieu à la patte folle, rétorque Achille sans relâcher son étreinte d'un iota. — Comment cela? Héphaestos plisse son œil valide d'un air méfiant. — Si tu m'aides à accomplir ma tâche, murmure Achille à l'oreille difforme du dieu ronchon, dans moins d'une semaine tu t'assiéras sur le trône du grand hall des dieux. — Comment une telle chose serait-elle possible? Héphaestos murmure lui aussi et, dans son œil plissé, la méfiance a laissé la place à une curiosité teintée d'espoir. Toujours en chuchotant, et sans lui lâcher la barbe, Achille expose son plan à l'artificier. Zeus se réveille en rugissant. Fidèle à sa parole, Héphaestos s'est TQ dès qu'il a injecté de l'adrénaline dans le cœur du père des dieux, ne prenant que le temps d'ôter la seringue pour la jeter au loin. Trois secondes plus tard, Zeus se redresse, pousse un rugissement qui contraint Achille à se plaquer les mains sur les oreilles, puis se lève d'un bond, renversant la table longue de trente pieds, et démolit d'un seul coup de poing le mur sud du palais d'Odysseus. — Hérè! tonne Zeus. Nom de Dieu! Achille s'ordonne de ne pas trembloter, mais il recule d'un pas pendant que le père des dieux achève de pulvériser le mur, s'empare d'une poutre pour fracasser le chandelier taillé dans une roue de char, désintègre la grande table d'un seul coup de poing et se met à faire les cent pas. Puis Zeus semble remarquer le fils de Pelée qui se tient sur le seuil de la pièce. — Toi! — Moi, opine Achille. Il a remis son épée au fourreau, poliment passé son bouclier dans son dos. Il a les mains vides et ouvertes. La dague déicide qu'Athéné lui a offerte pour qu'il trucide Aphrodite est passée à sa ceinture, mais elle est hors de vue. — Qu'est-ce que tu fiches à Olympos? grommelle Zeus. Il est toujours nu comme un ver. En le voyant porter une main à son front, Achille comprend qu'il souffre d'une migraine carabinée, ce que confirment ses yeux injectés de sang. De toute évidence, on ne sort pas du Sommeil absolu sans une bonne gueule de bois. — Tu n'es pas à Olympos, seigneur Zeus, répond Achille à voix basse. Tu te trouves sur Ithaque - sous un nuage d'or protecteur -, dans la salle de banquet d'Odysseus, fils de Laerte. Zeus parcourt les lieux d'un œil mi-clos. Puis il plisse le front. Finalement, il se tourne à nouveau vers Achille. — Combien de temps suis-je resté endormi, mortel? — Deux semaines, père. — Ce n'est sûrement pas toi, Argien, tueur d'hommes aux pieds rapides, qui m'a soustrait aux effets de la drogue ou du charme par lequel Héré aux bras blancs m'a endormi. Quel est le dieu qui m'a réveillé et pourquoi l'a-t-il fait? — Ô Zeus qui commande à la foudre et aux nuées, dit Achille en baissant la tête comme il a vu faire les humbles, je te dirai tout ce que tu souhaites savoir - et il est exact qu'un dieu t'est resté fidèle, alors que la plupart des immortels d'Olympos t'avaient renié -, mais je te prie tout d'abord d'exaucer mon vœu. — Ton vœu? rugis Zeus. Je vais t'expédier des vœux que tu n'oublieras jamais si tu l'ouvres encore sans permission. Tais-toi et ne bouge plus. Le gigantesque dieu fait un geste de la main et l'un des trois murs encore debout - celui sur lequel était accroché le carquois, et où l'on devine la trace laissée par un grand arc - ondoie et se transforme en une surface réfléchissante, semblable au bassin holographique du grand hall des dieux. Achille comprend qu'il a devant lui une vue aérienne de ce même bâtiment - le palais d'Odysseus. Il aperçoit Argos devant les portes. Grâce à ses biscuits, le chien affamé a trouvé la force de se traîner à l'ombre. — Hère n'aurait manqué d'établir un champ de force sous mon nuage Pt0tecteurj marmonne Zeus. Héphasstos est le seul qui a pu le désactjVer je'm'0ccuperai de lui plus tard. Un nouve^ gte de la maill) et sur le mur apparaît le sommet d'Olympos, 9vec ges t les désertés, ses chars abandonnés. — Ils s0IU descendus s'amuser avec leurs jouets préférés, grogne Zeus. Devant les murailles d'Ilium, la bataille fait rage. Apparemment, les hordes d'Hector repoussent les Argiens et leurs engins de siège Jusqu>à la colline Batiée et au-delà. Dans les hauteurs s'entrecroisent deg milliers de flèches et plus d'une vingtaine de chars volants, ^^^ et rayons écarlates tombent de toutes parts au milieu des morteis en lutte. Des explosions font trembler le sol et frémir les cieux les dieux s'affrontant entre eux en même temps que leurs champions. Zeus secoue la tête — Regarde_les donc Acmue. Ils sont aussi pitoyables que des cocainornanes Qu des oueurs invétérés. Cela fait plus de cinq cents ans que j'ai Vaincu les derniers Titans - les premiers Transformés - et Cronos et leurs monstrueux semblables dans l'abîme du Tartare plus de cinq cents ans que nous cultivons nos pouvoirs olynipien; et jouissons de notre divinité... et tout ça pour ÇA. Achille, sentant qu'on ne demande pas vraiment son avis, se garda d'ouvrir la bouche. . . . Des ENFANTS GÂTÉS QUI NE PENSENT qu'à LEURS JEUX! hurle Zeus, obligea de nouveau Achille à se boucher les oreilles. Aussi irrécupérable des camés ou des ados de l'Ere perdue devant leur console. Ça fait dix ans qu'ils ne cessent de s'allier et de conspirer et de s'affronter en secret bravant interdit, que je leur ai imposé, et que je ralentis le temps, et que je choisi mon héros de nanos pour décupler sa puissance tout ça pour rassurer que c'est leur camp qui va l'emporter. Achille s^it , autre que M _ un homme indigne de cM en d'autres termes _ gerait déjà en tiain de se rouler par terre en proie à d h0rribles convulsions, mais le tonnerre sonore qui s déchaîne autour de M commence quand même à lui nouer entrailles. Des junkies, voilà ce qu'ils sont, reprend Zeus. Achille observe le carnage sur le mur. L'image est si nette, si saisissante, qu'il a l'impression qu'une brèche s'est ouverte sur le champ de bataille. Placés sous les ordres de ce médiocre général. C'est Agamemnon, les Achéens commencent à perdre pied, — en outre, Apollon à l'arc d'argent se montre plein de ressource et repousse vers la mer les chars d'Athéné et d'Héré, mais on ne peut pas encore parler de déroute, ni sur terre, ni dans les airs. Achille, dont le sang se met à bouillir à ce spectacle, est pris d'une irrésistible envie de se joindre à la mêlée, de mener ses Myrmi-dons dans une contre-attaque décisive, de graver sur le marbre du palais de Priam l'empreinte des roues de son char, de traîner derrière lui le corps sanguinolent d'Hector, de laisser sur son passage un sillage de sang... — Alors? rugit Zeus. Parle! — Que souhaites-tu savoir, ô père des dieux et des hommes? — Quel est ce... vœu... que tu désires que j'exauce, fils de Thétis? Tout en continuant d'observer les événements qui se déroulent sur le mur, Zeus a entrepris de se rhabiller. Achille se rapproche de lui. — Pour me récompenser de t'avoir retrouvé et réveillé, père Zeus, je te demande de rendre la vie à Penthésilée dans l'une de tes cuves de soins et... — Penthésilée? tonne Zeus. Cette pétasse d'Amazone venue du Pont-Euxin? Cette salope blondasse qui a trucidé sa sœur Hip-polyté pour s'emparer de ce trône minable? Comment a-t-elle trouvé la mort? Et quel lien peut-il y avoir entre Achille et elle? Achille serre les dents à s'en faire grincer les mâchoires, mais il garde baissés ses yeux désormais assassins. — Je l'aime, ô Zeus, et... Zeus hurle de rire. — Tu l'aimes, dis-tu? Fils de Thétis, que ce soit dans un holomur, dans un holobassin ou en personne, je t'observe depuis que tu es un marmot, depuis que tu n'étais qu'un morveux confié aux bons soins de Chiron, le si patient centaure, et jamais je ne l’ai vu aimer une femme. Tu vas jusqu'à abandonner la malheureuse qui t'a donné un fils chaque fois que l'envie te prend de Partir en guerre ou d'aller voir les putes. Tu aimes Penthésilée, cette blonde écervelée armée d'une lance! À d'autres, fils de ihetis, à d'autres! J'ai vue Penthésilée et souhaite la voir ramenée à la vie, répète Achille. Sa dague déicide lui embrase l'esprit. Mais Athéné a déjà menti par le passé. Si cette dague est moins meurtrière qu'elle ne l'affirme, Achille serait stupide d'attaquer Zeus. De toute façon, il s'est déjà montré stupide en venant ici implorer le père de tous les dieux. Mais il persévère, les yeux toujours baissés mais les poings à présent serrés. — Aphrodite a donné à la reine des Amazones un parfum qu'elle devait porter en m'affrontant et... Nouvel éclat de rire de Zeus. — Non, le Numéro Neuf, j'y crois pas! Eh bien, tu es baisé dans les grandes largeurs, mon vieux. Comment est morte cette gourde de Penthésilée? Non, attends, je vais voir ça par moi-même... Un nouveau geste de la divine main droite, et le mur se brouille, sautille, se meut dans le temps et l'espace. Achille lève les yeux et découvre les Amazones qui foncent à bride abattue vers ses camarades et lui-même, sur la plaine rouge au pied du mont Olympe. Sous ses yeux, Clonia, Bremusa et les autres tombent sous les flèches et les javelines. Et sous ses yeux, Achille en personne transperce d'un puissant coup de lance la reine Penthésilée, qui se retrouve clouée à sa cavale agonisante tel un insecte sur une table de dissection. — Bien joué! s'exclame Zeus. Et à présent, tu souhaites la voir ressuscitée dans l'une des cuves de mon Guérisseur? — Oui, seigneur. — J'ignore comment tu as appris l'existence du Guérisseur et de ses cuves, dit Zeus en se remettant à faire les cent pas, mais tu dois savoir une chose: il est incapable de rendre la vie à un mortel qui l'a perdue. — Seigneur, insiste Achille, Athéné a placé le corps de ma bien-aimée sous un charme qui retarde la corruption, qui tient la mort à distance. Il doit être possible de... — Silence! rugit Zeus, avec une puissance telle qu'Achille recule vers le mur animé. Nul membre du panthéon des immortels n'a le droit de dire à Zeus ce qu'il doit faire ou ne pas faire, encore moins un vulgaire mortel féru de culturisme. — Bien sûr que non, ô père, dit Achille en levant les yeux vers le gigantesque dieu barbu, mais j'espérais que... — Silence, répète Zeus, baissant toutefois le volume, ce qui permet à Achille de décoller ses mains de ses oreilles. Je m'en vais maintenant - il faut que j'aille pulvériser Héré, précipiter ses complices dans l'abîme du Tartare, infliger aux autres dieux un châtiment qu'ils n'oublieront pas de sitôt et éliminer une bonne fois pour toute ces envahisseurs argiens. Vous autres, les Grecs, si fourbes et si arrogants, vous me faites vraiment mal aux seins. (Il se dirige vers la porte.) Tu te trouves ici sur la Terre d'Ilium, fils de Thétis. Ça te prendra sans doute plusieurs mois, mais tu peux rentrer chez toi. À ta place, je ne remettrais pas les pieds à Ilium - le temps que tu y arrives, il n'y restera plus un seul Achéen vivant. — Non, fait Achille. Zeus fait demi-tour. Il sourit dans sa barbe. — Qu'est-ce que tu as dit? — J'ai dit non. Tu dois exaucer mon vœu. Achille fait basculer son bouclier sur son bras, prêt au combat. Il sort son épée du fourreau. Zeus rejette la tête en arrière et part d'un nouveau rire. — Sinon, que feras-tu, ô fils bâtard de Thétis? — Sinon, j'offrirai le foie de Zeus au chien d'Odysseus qui meurt de faim dans la cour, réplique Achille d'une voix ferme. Zeus secoue la tête en souriant. — Sais-tu pourquoi tu es encore en vie, misérable insecte? — Parce que je suis Achille, fils de Pelée, répond le tueur d'hommes en avançant d'un pas. (Il regrette de ne pas avoir sa javeline.) Le plus grand guerrier, le plus noble héros du monde - invulnérable aux atteintes de ses ennemis -, ami du défunt Patrocle, esclave et serviteur de personne... ni homme, ni dieu. Zeus secoue la tête une nouvelle fois. — Tu n'es pas le fils de Pelée. Achille fait halte. — Qu'est-ce que tu racontes, seigneur des mouches, seigneur des bouses? Je suis le fils de Pelée, lui-même fils d'Éaque, le mortel qui s'est uni avec l'immortelle Thétis, déesse de la mer, le roi des Myrmidons, lui-même descendant d'une longue lignée de rois. — Non, fait Zeus, et c'est lui qui s'avance cette fois-ci, lui qui se dresse au-dessus d'Achille. Tu es certes le fils de Thétis, mais tu es un enfant bâtard, issu de mes œuvres et non de celles de Pelée. — Ton fils? (Achille tente de rire, ne réussit à produire qu'une sorte de braiment.) Ma mère immortelle m'a dit en vérité que... — Ta mère immortelle ment comme une arracheuse de dents, s'esclaffe Zeus. Il y a une trentaine d'années, j'ai désiré Thétis. Ce n'était pas alors une déesse en titre, mais elle était plus belle que la plupart des mortelles. Toutefois, les Moires - ces satanés comptables équipés d'abaques à mémoire ADN - m'ont averti que le fruit de notre union risquait un jour de me défaire, de m'occire, et même de renverser Olympos. Dans les yeux d'Achille se mélangent la haine et l'incrédulité. — Mais je désirais ardemment Thétis, poursuit Zeus. Alors je me la suis tapée. Mais j'ai pour ce faire pris la forme de Pelée - un bellâtre de mortel pour qui Thétis en pinçait à l'époque. Le sperme qui t'a conçu est la divine semence de Zeus, ô Achille, fils de Thétis, cela ne fait aucun doute. Sinon, pourquoi ta mère t'aurait-elle enlevé à ce crétin de Pelée pour confier ton éducation à un vieux centaure? — Tu mens, gronde Achille. Zeus secoue la tête, d'un air triste cette fois. — Tu vas mourir dans une seconde, jeune Achille, déclare le père de tous les dieux et de tous les hommes. Mais tu mourras en sachant que j'ai dit vrai. — Tu ne peux me tuer, ô seigneur des morpions. Zeus se caresse la barbe. — Non, en effet. Pas directement. Thétis y a veillé. Lorsqu'elle a appris que c'était moi qui l'avais engrossée et non cette couille molle de Pelée, elle a déduit de la prédiction des Moires que je ne manquerais pas de te tuer, à l'instar de mon père Cronos, qui a préféré dévorer ses enfants plutôt que de les voir se révolter une fois devenus adultes. Et c'est bien ce que j'aurais fait, jeune Achille - je t'aurais mangé tout cru quand tu n'étais qu'un bébé -, si Thétis n'avait pas réussi à te plonger dans les flammes probabilistes du feu céleste quantique. Tu es une anomalie quantique qui n'a pas son pareil dans tout l'univers, fils bâtard de Thétis et de Zeus. Ta mort - dont j'ignore moi-même les détails précis, les Moires n'ayant pas daigné m'en informer - est fixée une bonne fois pour toutes. — Alors, affronte-moi, dieu des fèces! hurle Achille, qui s'avance l'épée au poing et le bouclier bien en place. Zeus lève une main. Achille est figé sur place. Le temps lui-même semble gelé. — Je ne peux pas te tuer, impétueux petit bâtard, marmonne Zeus, comme pour lui-même, mais suppose que j'arrache la chair de ton squelette pour la réduire aux cellules et aux molécules qui la composent? Même en tenant compte des impératifs quantiques, il te faudrait un certain temps pour te recomposer - qui sait? des siècles, peut-être -, et je ne pense pas que la procédure soit indolore. Paralysé, Achille se rend compte qu'il a toujours le pouvoir de parler; il choisit de n'en rien faire. — Ou alors, je pourrais t'envoyer te faire voir ailleurs, dit Zeus en désignant le plafond, là où il n'y a pas d'air respirable. Voilà qui poserait un fort intéressant problème à la singularité probabi-liste du feu céleste. — On trouve de l'air partout, hormis au fond des océans, gronde Achille... juste avant de se rappeler son expérience déplaisante sur les pentes d'Olympos. — Un petit séjour dans l'espace interplanétaire te prouverait aisément le contraire, dit Zeus avec un sourire horripilant. Quelque part au-delà de l'orbite d'Uranus, peut-être, ou alors carrément dans la ceinture de Kuiper. Mais le Tartare fera aussi bien l'affaire. L'atmosphère y est surtout composée de méthane et d'ammoniac - de quoi transformer tes poumons en brindilles -, mais, à condition de survivre quelques heures à d'atroces souffrances, tu pourrais y retrouver tes grands-parents. Ils mangent les mortels, tu sais. — Va te faire foutre! s'écrie Achille. — Ainsi soit-il, dit Zeus. Je te souhaite un bon voyage, mon fils. Un voyage bref et atroce, mais bon. Le roi des dieux décrit un arc de la main droite et les carreaux se dissolvent sous les pieds d'Achille. Un cercle s'ouvre dans le sol de la salle de banquet d'Odysseus, et le tueur d'hommes aux pieds rapides se retrouve suspendu au-dessus des flammes. Des profondeurs du gouffre qui s'ouvre au-dessous de lui, un gouffre envahi de nuées sulfureuses, où des montagnes noires se dressent telles des dents pourries, où bouillonnent des lacs de plomb fondu et des cratères débordants de lave, où l'on perçoit les lents mouvements de formes inhumaines, montent les cris et les grondements émis par les monstres jadis dénommés Titans. Un nouveau geste de la main divine, à peine une pichenette, et Achille tombe dans l'abîme. Il ne daigne pas crier. Après avoir passé une bonne minute à contempler les flammes et les nuées noires et bouillonnantes, Zeus bouge à nouveau la main, le cercle se referme, le sol redevient solide, composé de dalles impeccablement alignées, et il règne dans le palais d'Odysseus un silence que seuls viennent interrompre les geignements d'un chien affamé nommé Argos dans la cour. Zeus pousse un soupir et se téléporte, bien décidé à passer un savon à des dieux qui ne se doutent encore de rien. 58. Laissant Prospéra derrière eux, Moira et Harman parcoururent une série de galeries et d'escaliers en fer forgé, s'élevant régulièrement sur la paroi interne du Taj jusqu'à ce que le sol de celui-ci leur apparaisse comme un disque mfîniment éloigné. Le cœur d'Harman battait de plus en plus fort. Quelques petites fenêtres circulaires s'ouvraient entre les étagères remplies de livres qui tapissaient l'intérieur du dôme. Harman ne les avait remarquées ni du dehors ni depuis le sol, mais elles faisaient entrer un peu de lumière et lui donnaient une excuse pour faire une pause de temps en temps. Pendant qu'il reprenait son souffle et rassemblait son courage, il contemplait les pics enneigés qui luisaient sous le soleil de cette fin de matinée. Des troupeaux de nuages avaient envahi les vallées au nord et à l'est, dissimulant les glaciers sillonnés de crevasses. Harman se demanda quelle était la distance le séparant de l'horizon incurvé qu'il distinguait par-delà les montagnes et les glaciers - cent cinquante kilomètres? trois cents? davantage? — Ne te ronge pas les sangs, dit Moira à voix basse. Harman se retourna. — Pour ce que tu as fait, reprit-elle. C'était le seul moyen de me réveiller. Tu n'avais vraiment pas le choix, et j'en suis navrée. La procédure était enclenchée avant même la naissance du trisaïeul de ton trisaïeul. — Mais quelles étaient les chances pour que je sois un descendant de votre Ferdinand Mark Alonzo Khan Ho Tep? dit Harman, sans parvenir à dissimuler la honte qui l'habitait - ce qu'il ne souhaitait pas, d'ailleurs. À sa grande surprise, Moira éclata de rire. C'était le rire de Savi - vif, spontané -, mais sans l'amertume qu'Harman y avait jadis perçue. — Les chances étaient de cent pour cent, dit-elle. Harman lui répondit par un regard déconcerté. — Ferdinand Mark Alonzo s'était assuré que la prochaine lignée d'humains à l'ancienne à être... parée et décantée... comprendrait des mâles porteurs de certains de ses chromosomes. — Pas étonnant que nous soyons faibles, stupides et ineptes, commenta Harman. Les ravages de la consanguinité. Il avait siglé un ouvrage de génétique trois semaines - une éternité! - plus tôt. Ada donnait à ses côtés lorsque les mots dorés avaient coulé du livre pour remonter sa main, son poignet, son bras. Nouveau rire de Moira. — Es-tu prêt à monter jusqu'au sommet, jusqu'au cabinet de cristal? La coupole surplombant le Taj Moira était bien plus grande qu'elle ne le semblait vue du sol - Harman évalua son diamètre à une vingtaine de mètres. Aucune galerie n'en parcourait les parois, et les escalators débouchaient en son centre, bien visibles à la vive lumière qui se déversait par les fenêtres entourant la pointe de l'apex. Jamais Harman ne s'était trouvé à une telle altitude - même au sommet du pylône du Golden Gâte à Machu Picchu, deux cents mètres au-dessus de la chaussée suspendue - et jamais il n'avait autant souffert du vertige. La plate-forme qu'il foulait du pied était si haute qu'il lui suffisait de tendre la main pour occulter le sol du Taj en contrebas. Le labyrinthe de cloisons de marbre et l'entrée de la crypte en son centre ressemblaient aux microcircuits brodés sur un turin. Harman s'obligea à ne pas regarder vers le bas tandis qu'il suivait Moira sur l'ultime escalator, qui débouchait sur la plate-forme en fer forgé située sous la coupole. — On est arrivés? demanda-t-il en désignant du menton une structure de trois mètres de haut placée au centre de la plate-forme. — Oui. Harman s'était attendu à découvrir une variante du sarcophage où avait reposé Moira, mais ce cabinet de cristal ne ressemblait en rien à un cercueil. Sa surface était composée de facettes de verre séparées par des arêtes métalliques couleur de vieil étain. Le mot « dodécaèdre » lui vint à l'esprit, mais il ne le connaissait que par siglage et ignorait s'il était bien approprié. Le cabinet de cristal était un solide à douze faces, aux contours plus ou moins sphéri-ques, entièrement fait de verre et de métal. Son piédestal de couleur noire était relié aux murs les plus proches par une multitude de câbles et de conduits de toutes les couleurs. Il était entouré de chaises métalliques, d'étranges instruments avec écran et clavier et de minces panneaux de plastique rigide dont la hauteur dépassait parfois les deux mètres. — Quel est cet endroit? demanda Harman. — Le centre vital du Taj. Moira activa plusieurs instruments à écran et toucha un panneau vertical. Une console de contrôle virtuelle remplaça le plastique. Les mains de Moira caressèrent les images virtuelles, une vibration sonore parcourut les murs du dôme et un liquide doré - aussi fluide que l'eau, mais semblable à de l'or liquide - se mit à couler dans le cabinet de cristal. Harman se rapprocha du dodécaèdre. — Il se remplit de liquide. — Oui. — C'est de la folie. Je ne peux pas entrer là-dedans. Je me noierais. — Non, répliqua Moira. — Vous voulez que je me trouve là-dedans quand le niveau de liquide atteindra les trois mètres? — Oui. Harman secoua la tête et recula, s'arrêtant à moins de deux mètres du bord de la plate-forme. — Non, non, non. C'est de la folie pure. — Comme tu veux, mais c'est le seul moyen pour toi d'assimiler tous les livres qui nous entourent. Ce fluide est le médium par lequel te sera transmis le contenu de ces millions de volumes. Un savoir dont tu auras besoin si tu dois être notre Prométhée dans cette guerre contre Sétébos et son engeance. Un savoir dont tu auras besoin pour éduquer ton peuple. Un savoir dont tu auras besoin, mon Prométhée, si tu veux sauver ta bien-aimée Ada. — Oui, mais je vais me retrouver dans trois mètres d'eau... ou de fluide. Et je ne sais quasiment pas nager... Soudain, Ariel apparut sur la plate-forme, sans qu'Harman ait entendu le bruit de ses pas sur le métal. Le farfadet transportait un objet enveloppé dans ce qui ressemblait à un grand turin rouge. — Ariel, mon chéri! s'écria Moira. Sa voix traduisait un plaisir, une excitation, qu'Harman ne l'avait jamais vue manifester jusqu'ici - Savi elle-même ne lui avait pas paru si exaltée. — Sois la bienvenue, Miranda. Ariel déballa un objet qu'il tendit à Moira: un antique instrument à cordes. On connaissait le chant et la musique chez les humains à l'ancienne, mais jamais Harman n'avait vu pareille chose. — Une guitare! s'exclama la posthumaine. Elle s'empara de l'instrument que lui offrait le farfadet vert et en pinça les cordes de ses doigts longilignes. Les notes qu'elle produisit étaient d'une tonalité rappelant la voix d'Ariel. Celui-ci s'inclina et récita d'un air solennel: Accepte Cet esclave de la musique, pour l'amour De celui qui est ton esclave à toi, Et enseigne-lui toute l'harmonie Dont tu peux, toi seule, Embraser l'âme ravie, Jusqu'à ce que la joie de nouveau se renie, Et, trop intense, tourne à la peine; Car sur permission et sur ordre De Ferdinand, ton propre Prince, Le pauvre Ariel t'envoie ce gage muet De plus qu'on ne saurait jamais dire. Moira s'inclina à son tour, posa l'instrument sur une table et embrassa Ariel sur son front vert luminescent. — Je te remercie, mon ami, toi qui fus mon serviteur parfois amical mais jamais mon esclave. Comment a vécu Ariel durant mon long sommeil? Et Ariel déclara: Lorsque tu meurs, la Lune muette Dans son évanouissement interlunaire N'est pas plus triste en sa retraite Qu'Ariel abandonné. Lorsque tu revis sur terre, Comme une bonne étoile inaperçue, Ariel, sur la mer de la vie Te guide depuis l'instant de ta naissance. Moira lui caressa la joue, puis jeta un regard à Harman, pour se tourner de nouveau vers le farfadet, l'avatar de la biosphère. — Vous vous connaissez déjà, tous les deux? — Nous nous sommes croisés, répondit Harman. — Comment se porte le monde depuis que je l'ai quitté, Ariel? demanda Moira en se détournant à nouveau d'Harman. Ariel dit: Maints changements sont intervenus Depuis que Ferdinand et toi, vous avez commencé Le cours de vos amours, et Ariel sans faillir A suivi vos pas, et suivi vos désirs. Puis, d'une voix moins solennelle, comme pour conclure une cérémonie, il s'enquit: — Et comment vas-tu, mon amie, maintenant que tu es de nouveau parmi nous? Ce fut au tour de Moira de prendre un ton des plus formels, et il y avait dans sa voix des cadences qu'Harman n'avait jamais perçues dans celle de Savi. Ce temple solitaire Et triste est ce qui reste seul du fracas d'une guerre Livrée il y a bien longtemps par l'ordre des Géants Contre la rébellion. La vieille statue que tu vois Dont la face sculptée en tombant s'est toute ridée, Est celle de Prospéro; et moi, Miranda, je demeure, De sa destruction unique et suprême prêtresse. Horrifié, Harman vit que la posthumaine et l'inhumain avatar de la biosphère pleuraient sans honte. Ariel recula d'un pas, s'inclina une nouvelle fois et, désignant Harman d'un geste de la main, demanda: — Ce mortel qui n'a fait aucun mal, en dépit de ce qu'indique son nom1, est-il venu au cabinet de cristal pour y être exécuté? — Non, dit Moira, pour y être éduqué. 59. L'éclosion de l'œuf de Sétébos se produisit lors de leur première nuit parmi les ruines du château d'Ardis. Ada reçut un choc violent en découvrant les dégâts subis par sa demeure ancestrale. Elle était inconsciente lorsqu'on l'avait évacuée à bord du sonie, et, du fait de ses blessures et de sa commotion, elle ne conservait que des souvenirs fragmentaires des heures qui avaient précédé la nuit de l'assaut. Et voilà qu'elle contemplait en plein jour les ruines de sa vie, de son foyer et de ses souvenirs. Elle avait envie de s'effondrer pour pleurer tout son soûl, mais puisqu'elle était le chef de facto des cinquante et quelques survivants de la communauté, dont huit blessés et invalides, elle garda la tête froide et les yeux secs en s'avançant parmi les décombres calcinés, ne s'attardant que pour désigner des objets susceptibles d'être récupérés en vue d'une prochaine utilisation. Il ne subsistait quasiment rien du grand manoir d'Ardis - deux mille ans d'histoire familiale réduits à un amoncellement de poutres noircies et de gravats pulvérisés -, mais ils trouvèrent autour de lui quantité d'objets récupérables. Et les prés environnants étaient également jonchés des cadavres de leurs amis - parfois démembrés, hélas. Ada consulta Daeman et quelques autres, et il fut décidé que leur priorité était d'édifier un refuge chauffé - d'abord un abri qui servirait d'infirmerie de campagne, autour d'un bon feu de camp, et ensuite une cabane qui leur permettrait à tous de passer leur première nuit sans succomber au froid. Le manoir était certes détruit, mais nombre des baraquements, appentis et remises édifiés au cours des neuf derniers mois étaient en partie intacts. Les réfu- 1. «Harm» signifie «mal», «blessure». (N.d.T.) giés auraient pu s'entasser dans l'un d'eux, mais ils étaient trop proches de la forêt, trop difficiles à défendre et trop éloignés du puits desservant le château. Après avoir rassemblé du bois de chauffe en quantité suffisante, ils allumèrent une flambée - en craquant un peu trop d'allumettes au goût d'Ada. Greogi posa le sonie et ils en débarquèrent les blessés, dont certains n'avaient toujours pas repris connaissance, pour les allonger sur des matelas de fortune. Un groupe de volontaires continuaient à chercher du bois dans les ruines, sans trop s'approcher de la forêt enténébrée, conformément aux instructions d'Ada. Le sonie décolla pour patrouiller dans les hauteurs, décrivant autour des réfugiés un cercle de quinze cents mètres de diamètre, avec à son bord un Greogi quelque peu épuisé et un Boman armé et vigilant. L'une des cabanes - celle qu'Odysseus avait bâtie de ses mains pour accueillir ses premiers disciples, plusieurs mois auparavant - contenait une véritable réserve de couvertures et de toiles goudronnées, empestant la fumée mais en excellent état, et Caul trouva dans un appentis attenant au cubilot d'Hannah des pelles, des pioches, des pieds-de-biche, des houes, des marteaux, des clous, des pointes, des cordes en Nylon, des mousquetons... bref, tout un tas d'outils aujourd'hui susceptibles de leur sauver la vie. Utilisant comme matériau brut les rondins récupérés dans les baraques et sur la palissade, un groupe entreprit d'ériger autour du puits une structure bâtarde, mi-tente, mi-cabane, qui leur servirait de refuge au moins pour quelques nuits. Boman envisageait déjà de construire un fortin avec tourelle, meurtrières et mur d'enceinte, mais Ada lui conseilla de parer au plus pressé. Il n'y avait toujours aucun signe des voynix, mais on n'était qu'en milieu d'après-midi et la nuit viendrait bien assez tôt, aussi Ada et Daeman ordonnèrent-ils à Kaman de mobiliser dix des meilleurs tireurs pour établir un périmètre défensif. Quant aux autres réfugiés armés - leur arsenal comptait vingt-cinq pistolets et fusils à fléchettes, dont un apparemment défectueux, et un peu moins de cent vingt chargeurs -, ils reçurent mission de monter la garde à proximité du refuge. Un peu moins de trois heures furent nécessaires pour bricoler celui-ci de façon satisfaisante: des murs en rondins de deux mètres de haut, une charpente élaborée à partir de planches récupérées sur la palissade et une toile goudronnée en guise de toit. Il était important d'isoler les blessés du sol gelé, mais, en lieu et place d'un plancher digne de ce nom, ils durent se contenter d'une sorte de mille-feuille fait de toiles et de couches de paille récupérée dans la grange nord. Le troupeau de vaches avait disparu, massacré par les voynix ou évanoui dans la nature. Il n'était pas question d'envoyer des chasseurs dans la forêt, et le sonie avait mieux à faire. Le refuge fut déclaré achevé en fin d'après-midi. Ada, qui s'occupait de trouver des seaux et des cordes pour prélever l'eau du puits, tout en supervisant le travail des fossoyeurs qui avaient fort à faire vu l'état du sol, vint l'inspecter et le jugea assez spacieux pour abriter cinquante-cinq personnes au moment des repas et quarante-sept durant la nuit - les autres montant la garde. Si trois de ses murs étaient en rondins, le quatrième, qui faisait face au puits et aux deux feux déjà en route, n'était en fait qu'une toile de tente ouverte à la chaleur. Laman et Edide avaient récupéré des éléments de métal et de céramique pour installer une cheminée, mais la journée était trop avancée pour qu'ils poursuivent leurs travaux. En guise de fenêtres, le refuge n'avait que des ouvertures grossières, protégées par des panneaux coulissants et des carrés de toile. Daeman convint qu'elles feraient des meurtrières passables en cas de nécessité, mais le refuge ne résisterait pas longtemps à une attaque en règle des voynix, et tous en avaient conscience. Toutefois, l'œuf de Sétébos semblait bien les tenir à l'écart. Le soir tombait lorsque Daeman conduisit Ada, Tom et Laman à l'écart de la chaleur, près des débris du cubilot d'Hannah, pour leur montrer les premières lézardes sur la surface de l'œuf. Celui-ci émettait une lumière de plus en plus intense, quoique toujours laiteuse, et ne paraissait pas tout à fait sur le point d'éclore. — C'est pour quand? demanda Ada. — Comment le saurais-je, bon sang? répliqua Daeman. Tout ce que je sais, c'est que le bébé Sétébos est vivant et a envie de sortir. Si tu colles l'oreille à la coquille, tu l'entendras glapir et mâchonner. — Non, merci, fit Ada. — Que se passera-t-il après l'éclosion? demanda Laman, qui avait toujours été partisan de la destruction de l'œuf. Daeman haussa les épaules. — Quelles étaient tes intentions précises lorsque tu as volé ce truc dans la cathédrale en glace bleue de Paris-Cratère? s'enquit Tom, qui connaissait toute l'histoire. — Je n'en sais rien. Sur le moment, ça m'a paru une bonne idée. Une façon d'en apprendre davantage au sujet de Sétébos. — Et si maman rapplique ici pour récupérer son bébé? lança Laman. Ce n'était pas la première fois que Daeman devait répondre à cette question. Il le fit par un nouveau haussement d'épaules. — Si nécessaire, on peut tuer le nouveau-né aussitôt après l'éclosion, murmura-t-il en contemplant les ténèbres qui envahissaient le ciel par-delà les ruines de la palissade. — Le peut-on vraiment? demanda Laman. Il posa sa main gauche sur la coquille craquelée, pour la retirer en hâte comme s'il s'était brûlé. Tous ceux qui touchaient l'oeuf trouvaient l'expérience des plus désagréables, affirmant que quelque chose à l'intérieur pompait leur énergie. Avant que Daeman ait ouvert la bouche, Ada intervint: — Si tu n'avais pas rapporté cet œuf, Daeman, nous serions tous morts à l'heure qu'il est. Jusqu'ici, il a tenu les voynix en respect. Peut-être en sera-t-il de même après son éclosion. — Peut-être nous bouffera-t-il pendant notre sommeil - lui ou son géniteur, dit Laman en palpant sa main droite mutilée. Plus tard, à la nuit tombée, Siris vint voir Ada pour lui annoncer à voix basse le décès de Sherman, l'un des blessés les plus gravement atteints. Ada se leva, rassembla deux assistants - Edide et un homme corpulent du nom de Rallum -, et tous trois emportèrent le corps loin des feux, le recouvrant de pierres et de planches en attendant de lui donner une sépulture décente. Le vent était glacial. Ada monta la garde pendant quatre heures, armée d'un fusil à fléchettes, bien loin de la lueur du feu et à cinquante mètres de la sentinelle la plus proche, en proie à une migraine qui la rendait incapable de repérer l'approche d'un voynix ou de Sétébos en personne. Son poignet brisé l'empêchait de tenir son arme correctement. Lorsque Caul vint la relever, elle se dirigea en trébuchant vers le refuge bondé où résonnaient les ronflements et sombra dans un sommeil peuplé de cauchemars. Daeman la réveilla avant l'aube, lui murmurant à l'oreille: — L'œuf a éclos. Elle s'assit dans le noir, se sentant oppressée par les corps qui l'entouraient, et se crut un instant en plein cauchemar. Elle aurait voulu qu'Harman la caresse et la réveille au sein d'une aurore radieuse. Elle aurait voulu se blottir dans ses bras plutôt que de se retrouver au sein de ces inconnus allongés dans le noir, dans un taudis qu'éclairait la grisaille du jour naissant. — Il a éclos, répéta Daeman d'une voix presque inaudible. Je ne voulais pas te réveiller, mais nous devons prendre une décision. — Oui, répondit Ada en chuchotant. Elle avait dormi tout habillée, et elle s'extirpa d'un fouillis de couvertures humides puis enjamba les dormeurs avec un luxe de précautions, suivant Daeman au-dehors, en direction d'un petit feu allumé à quelque distance du refuge. — J'ai préféré dormir ici, à l'écart, expliqua Daeman. Il haussa la voix à mesure qu'ils s'éloignaient des autres et, bien qu'il n'allât pas jusqu'à hurler, Ada sentit sa migraine la reprendre. Dans le ciel, les anneaux e et p tournaient au sein du firmament, sous une lune réduite à une lunule. Ada vit un objet se mouvoir dans le ciel et son cœur se mit à battre plus fort, puis elle se rendit compte que c'était le sonie, qui continuait de patrouiller en silence. — Qui est aux commandes du sonie? demanda-t-elle d'une voix éteinte. — Oko. — J'ignorais qu'elle savait piloter. — Greogi le lui a appris hier. Comme ils approchaient du petit feu, Ada vit la silhouette d'un homme assis devant lui. — Bonjour, Ada Uhr, lui dit Tom. Elle ne put s'empêcher de sourire. Cela faisait quelque temps que l'on avait cessé d'employer cette formule de politesse. — Bonjour, Tom. Où est la créature? Daeman attrapa une bûche dans le feu et la tendit vers les ténèbres à la façon d'une torche. Ada eut un mouvement de recul. Les deux hommes avaient confectionné avec des rondins une sorte de cage triangulaire. La créature qui y était enfermée ne cessait de s'agiter, et elle serait bientôt de taille à sauter par-dessus les murets dérisoires qui l'entouraient. Ada prit une torche que lui tendait Tom et s'accroupit pour examiner le petit Sétébos à sa lueur crachotante. La créature ferma aussitôt ses multiples yeux jaunes. Le bébé - si tant est qu'un tel terme soit bien approprié - mesurait trente centimètres de long, ce qui le rendait plus volumineux qu'un cerveau humain, estima Ada, mais il en avait la couleur, un gris-rose écœurant, les circonvolutions et même la scissure interhémisphérique. Celle-ci était protégée par une membrane palpitante, comme si la créature était douée de souffle vital. Sauf que cette cervelle était également pourvue de bouches - ou de simples orifices - et d'une myriade de petites mains de bébé qui surgissaient de partout. Leurs doigts lui servaient à se déplacer, et Ada eut l'impression que la chose se mouvait sur des vers roses. Les yeux jaunes se rouvrirent pour se fixer sur elle. De l'un des orifices monta une série de crissements suraigus. — Est-ce qu'il essaie de parler? demanda Ada dans un murmure. — Aucune idée, répondit Daeman. Mais ce truc n'est âgé que de quelques minutes. Je ne serais pas surpris qu'il sache parler dans une heure ou deux. — Il ne faut pas lui en laisser l'occasion, trancha Tom avec fermeté. Nous devrions le tuer tout de suite. L'exploser à coups de fléchettes, brûler son cadavre et en disperser les cendres. Ada le regarda d'un air surpris. Médecin autodidacte, Tom lui était toujours apparu comme hostile à toute forme de violence. — Il lui faut une laisse, à tout le moins, déclara Daeman comme la créature grimpait en haut du mur de sa cage. Il enfila des gants de laine conçus à l'origine pour les bouviers d'Ardis, se pencha au-dessus du petit Sétébos et glissa un crochet sous la lame de fibres - le corps calleux, se rappela Ada - qui reliait entre eux les deux hémisphères. Puis, d'un geste vif, Daeman s'assura que le crochet était bien fixé, y attacha un mousqueton et noua à celui-ci six mètres de corde en Nylon. La créature poussa un hurlement si strident qu'Ada se tourna vers le refuge, persuadée que tout le monde allait rappliquer. Mais le seul à réagir fut la sentinelle, qui les regarda d'un air ensommeillé avant de se replonger dans la contemplation des flammes. Le petit Sétébos se roula par terre, rebondissant contre les murs de sa cage, puis escaladant l'un d'eux à la façon d'un crabe. Daeman réduisit à deux mètres la longueur de sa laisse. De nouvelles mains émergèrent de la masse cérébrale, fixées à des tentacules atteignant parfois un mètre de long. Elles s'activèrent de toutes parts, tirant sur la corde ou cherchant à déloger le crochet ou à débloquer le mousqueton. L'assemblage tint bon. Daeman faillit tomber à la renverse, mais il réussit à faire rentrer la créature dans sa cage. — Il est costaud, ce petit, murmura-t-il. — Laisse-le sortir un peu, demanda Ada. Je voudrais voir où il va et ce qu'il fait. — Tu plaisantes? — Pas du tout. Mais fais attention à ce qu'il ne s'éloigne pas trop. Tom fit choir l'un des murs d'un coup de pied et le bébé Sétébos sortit de la cage en trottinant, avançant sur une myriade de mains qui évoquaient les pattes d'une obscène scolopendre. Daeman le suivit en tenant fermement sa laisse. Ada et Tom marchaient à ses côtés, prêts à passer à l'action si la créature devenait menaçante. Sa vitesse et sa détermination aiguisaient leur vigilance. Tom brandissait déjà son fusil à fléchettes et Daeman tenait le sien à portée de main. La cervelle ambulante ne prit pas la direction du refuge. Elle les entraîna vers l'ouest sur une distance de vingt mètres. Puis elle descendit dans l'une des douves - une tranchée qu'Ada avait contribué à creuser, en fait - et parut s'y poser sur ses mains repliées. Deux nouveaux orifices s'ouvrirent dans sa masse et il en jaillit deux tentacules s'achevant par des protubérances qui se plantèrent dans la terre après avoir ondoyé quelques instants. On entendit un bruit qui rappelait un porc en train de fouir ou un bébé en train de téter. — Qu'est-ce qui lui prend? dit Tom. Il avait mis son fusil en joue et visait la créature. Il lui suffirait de presser la détente pour cribler celle-ci de plusieurs milliers de fléchettes barbelées filant à une vitesse supersonique. Ada fut prise de frissons. Sa migraine menaça de virer à la nausée. — Je reconnais cet endroit, dit-elle d'une voix tremblante. C'est ici que Reman et Emme ont péri durant l'attaque des voynix... c'est ici qu'ils sont morts carbonisés. Le rejeton de Sétébos continuait d'émettre ses grognements. — Alors ça veut dire que... Daeman n'alla pas plus loin. — Qu'il se nourrit, acheva Ada. Tom mit le doigt sur la détente. — Laisse-moi tuer cette saloperie, Ada Uhr. S'il te plaît. — Nous le tuerons, répondit Ada. Mais pas tout de suite. Les voynix fondront sur nous dès que cette chose sera morte, cela ne fait aucun doute. Et il fait encore nuit. Et nous ne sommes pas prêts, loin de là. Retournons près du feu. Ils rebroussèrent chemin tous les trois, Daeman traînant au bout de sa laisse un petit Sétébos frustré qui s'accrochait au sol de toutes ses mains. 60. Harman se noyait. Juste avant de sentir l'eau couler dans ses poumons, il eut le temps de se dire Cette salope de Moira m'a menti, puis il s'étouffa sur le liquide doré qui s'engouffrait dans son gosier. Le dodécaèdre de cristal s'était rempli sous ses yeux inquiets jusqu'à ce que le liquide parvienne à trente centimètres de son sommet à multiples facettes. Savi-Moira-Miranda avait parlé de « médium », expliquant que ce fluide allait lui permettre de sigler - faute d'un terme plus approprié - la gigantesque bibliothèque du Taj. Harman avait ôté ses vêtements, ne conservant que sa thermopeau. — Enlève ça aussi, dit Moira. Ariel s'était retiré dans l'ombre, seuls Harman et la jeune femme restant à la lumière. La guitare était posée sur une table. — Pourquoi? demanda-t-il. — Ton épiderme doit être en contact avec le médium. La thermopeau est constituée d'une couche à valence moléculaire qui empêcherait le transfert. — Quel transfert? Harman s'humecta les lèvres sous l'effet de la nervosité. Son cœur battait à un rythme précipité. Moira désigna les innombrables livres tapissant la paroi incurvée du dôme sur des centaines d'étages. — Comment puis-je avoir la certitude que ces livres contiennent des informations susceptibles de m'aider à retrouver Ada? — Tu n'as aucune certitude. — Si vous le vouliez, Prospéra et vous pourriez me renvoyer chez moi en un clin d'oeil, dit Harman en tournant le dos au cabinet de cristal. Pourquoi ne pas le faire, cela nous épargnerait cette procédure grotesque? — Ce n'est pas aussi facile que ça. — C'est vous qui le dites, bon sang! s'emporta Harman. Moira fit comme si elle n'avait rien entendu. — Premièrement, comme te l'a dit Prospéro et comme le turin te l'aurait confirmé, tous les nœuds et pavillons fax de la planète ont cessé de fonctionner. — Du fait de qui? Harman jeta un nouveau regard au cabinet de. cristal. Le niveau du fluide avait cessé de monter. Moira avait ouvert une trappe au sommet du dodécaèdre, et il apercevait les barreaux de l'échelle qui lui permettrait d'y accéder. — De Sétébos et de ses alliés, répondit Moira. — Quels alliés? De qui s'agit-il? Dites-moi donc ce que j'ai besoin de savoir! Moira secoua la tête. — Mon jeune Prométhée, cela fait quasiment un an qu'on ne cesse de te dire des choses. Entendre des choses n'apporte rien à celui qui ignore tout du contexte des informations qu'il reçoit ainsi. Le moment est venu pour toi d'acquérir ce contexte. — Pourquoi m'appelez-vous Prométhée? lui lança-t-il. Est-ce que tout le monde possède une dizaine de noms? Prométhée, ce nom ne me dit rien. Pourquoi m'appelez-vous ainsi? Moira se fendit d'un sourire. — Tu comprendras cela après être passé dans le cabinet de cristal, je te le garantis. Harman inspira profondément. Encore un sourire suffisant de cette femme, et elle aurait droit à une gifle. — D'après Prospéro, ce truc risque de me tuer, dit-il, fixant le cabinet plutôt que la posthumaine qui avait usurpé le corps de Savi. — C'est possible, opina Moira. Je ne pense pas que ce soit probable. — Quelles sont mes chances? demanda Harman, d'une voix qui lui parut un tantinet geignarde. — Je n'en sais rien. Plus que raisonnables, dirais-je, sinon je ne t'aurais pas suggéré de subir cette... épreuve. — L'avez-vous subie, vous? — Le cabinet de cristal? Non. Je n'avais aucune raison de le faire. — Qui l'a subie, alors? demanda Harman. Combien ont survécu? Combien ont péri? — Tous les bibliothécaires en chef ont reçu un transfert de données via le cabinet de cristal, répondit Moira. Tous les gardiens du Taj, de la première à la dernière génération. Tous les descendants en ligne directe du premier Khan Ho Tep. — Y compris votre bien-aimé Ferdinand Mark Alonzo? — Oui. — Et combien de ces gardiens du Taj ont survécu à ce transfert? insista Harman. Il était toujours vêtu de sa thermopeau, mais son visage et ses mains étaient exposés au froid glacial qui régnait au sommet du dôme. Il s'ordonna de ne pas frissonner. Si Moira se contentait de hausser les épaules, sans doute la planterait-il là sans autre forme de procès. Or, il ne souhaitait pas agir de la sorte - pas encore. Pas avant d'en avoir appris davantage. Ce ridicule cabinet de cristal empli d'or liquide risquait de le tuer... mais peut-être lui permettrait-il de retrouver Ada plus tôt que prévu. Moira ne haussa pas les épaules. Elle le regarda droit dans les yeux - elle avait vraiment les yeux de Savi - et déclara: — J'ignore combien d'entre eux n'ont pas survécu. Parfois, le flot d'information est tout simplement trop violent... pour un esprit inférieur. Je ne pense pas que le tien le soit, Prométhée. — Arrêtez de m'appeler comme ça, répéta Harman en serrant les poings. — Entendu. — Combien de temps ça dure? — Le transfert? Moins d'une heure. — Tant que ça? La cabine de Yeiffelbahn part dans quarante-cinq minutes. — Nous serons à son bord, affirma Moira. Harman hésita. — Le médium est chaud, reprit Moira. On aurait dit qu'elle lisait dans ses pensées, songea Harman. En fait, les tremblements qui l'agitaient étaient des plus faciles à déchiffrer. Ce fut sans doute ce détail qui lui dicta sa décision. Il avait ôté sa thermopeau, gêné de se retrouver nu devant cette étrangère avec laquelle, moins de deux heures plus tôt, il avait eu la relation sexuelle la plus bizarre que l'on puisse imaginer. Il faisait vraiment froid. Il s'était empressé de gravir l'échelle sur le flanc du dodécaèdre, sentant la froidure du métal lui mordre les mains et les pieds. Quel soulagement lorsqu'il s'était immergé dans le liquide doré. Celui-ci était bien chaud, comme l'avait promis Moira. Il n'émettait pas la moindre odeur et n'avait pas le moindre goût, ainsi qu'il le constata en avalant quelques gouttes arrivées sur ses lèvres. Surgissant des ombres, Ariel s'était élevé dans les airs pour refermer la trappe au-dessus de lui. Puis Moira avait touché le panneau de contrôle virtuel devant elle. Et la pompe du cabinet de cristal s'était remise en marche, et le niveau s'était remis à monter. Harman s'était mis à hurler, à exiger qu'on le fasse sortir, et, voyant que la posthumaine et l'avatar de la biosphère ne faisaient aucun cas de ses exigences, il avait tapé du poing sur le cristal dans l'espoir de le fracasser. Le fluide continuait à monter. Durant quelques secondes, il inhala les rares centimètres cubes d'air qui subsistaient en haut de sa prison, sans cesser de tambouriner sur la paroi du dodécaèdre. Puis le fluide occupa la totalité de celui-ci, et les seules bulles d'air qui y subsistèrent furent celles qui s'échappaient de son nez et de sa bouche. Il retint son souffle le plus longtemps possible. Il aurait aimé que ses ultimes pensées soient pour Ada et pour l'amour qu'elle lui inspirait - il aurait voulu s'excuser de l'avoir trahie -, mais même s'il réussit à l'évoquer mentalement, son esprit en déroute se partageait surtout entre la terreur, la rage et le regret. Puis il fut incapable de retenir son souffle et - sans cesser pour autant de taper sur les murs de verre - il exhala, toussa, cracha, jura, s'étouffa, avala le fluide épais, sentit les ténèbres envahir son esprit alors même que la panique dépêchait dans son organisme d'inutiles giclées d'adrénaline, puis ses poumons cessèrent de contenir ne fût-ce qu'un millimètre cube d'air, mais il n'en avait plus conscience. Alourdi par le fluide qu'il avait ingéré, son corps à présent immobile, inerte, sans réaction, coula au centre du dodécaèdre. 61. Sur la passerelle de la Reine Mab, une vive agitation avait suivi la réception d'un nouveau message maser en provenance de la cité orbitale de l'anneau polaire, mais l'énigmatique voix s'était contentée de répéter les coordonnées du rendez-vous et, après avoir passé cinq minutes à échanger informations et confirmations sur le faisceau cohérent, les principaux moravecs se retrouvèrent autour de la table d'astrogation. — Où en étions-nous? s'enquit Orphu d'Io. — Vous alliez nous exposer votre Théorie du Tout, dit le prime intégrateur Asteague/Che. — Et vous affirmiez savoir à qui appartient cette voix, ajouta Cho Li. Alors, à qui ou à quoi avons-nous affaire? — Je ne prétends pas savoir qui c'est, répondit Orphu, qui préférait le mode vocal au faisceau cohérent ou au canal général. Mais je pense l'avoir deviné. — Dites-le-nous, lança le général Beh bin Adee. Vu le ton de sa voix, il s'agissait d'un ordre plutôt que d'une requête. — Je préférerais expliquer ma... Théorie du Tout... avant d'identifier la propriétaire de cette voix. Une fois connu le contexte, cette information aura plus de poids. — Nous vous écoutons, dit le prime intégrateur Asteague/Che. Mahnmut entendit son ami inhaler une goulée d'02, bien que l'Ionien disposât dans ses bonbonnes d'une réserve de plusieurs semaines. Il aurait aimé lui demander s'il était sûr de vouloir poursuivre sur ce terrain, mais comme lui-même n'avait aucune idée de ce que leur réservait Orphu, il préféra garder le silence. L'attitude de son ami le rendait toutefois un peu nerveux. — Premièrement, dit Orphu, vous n'avez pas encore rendu publique cette information, mais je suis persuadé que vous avez déterminé la nature des millions de satellites composant les anneaux polaire et équatorial de la Terre que nous approchons en ce moment même... et je parierais que la plupart ne sont ni des habitats ni des astéroïdes. — C'est exact, dit Asteague/Che. — Nous savons que certains d'entre eux sont des prototypes conçus par les posthumains pour tenter de dompter les trous noirs, poursuivit Orphu. De gigantesques engins comme l'accumulateur de trous-de-ver qui s'est écrasé il y a neuf mois sur une cité orbitale, ainsi que nous l'ont montré vos images. Mais combien dénombre-t-on d'engins similaires? Quelques milliers? — Moins de deux mille, confirma Asteague/Che. — Je vous parie que la quasi-totalité de ces millions de... d'objets... que les posthumains ont placés en orbite sont des unités de stockage de données. J'ignore de quel type - probablement des systèmes à ADN, ce qui nécessite l'apport de modules de vie, de sorte que je subodore une sorte de mémoire à bulles couplée à un ordinateur quantique avancé, équipé d'un dispositif de stockage des données de conception posthumaine, dont la nature nous reste encore à découvrir. Orphu marqua une pause, suivie d'un silence qui parut durer des heures. Les intégrateurs et leaders moravecs demeuraient impassibles, mais Mahnmut les soupçonnait fortement de s'entretenir via le faisceau cohérent. Ce fut Asteague/Che qui rompit le silence - lequel n'avait sans doute duré que quelques secondes. — Il s'agit bien pour l'essentiel d'unités de stockage de données. Nous ignorons encore leur nature exacte, mais nous supposons qu'il s'agit de systèmes avancés à base de mémoire à bulles et de fronts d'onde quantiques. — Et chaque unité est indépendante des autres, enchaîna Orphu. Chacune d'elles est son propre disque dur, pour ainsi dire. — Oui, fit Asteague/Che. — Quant aux autres satellites des anneaux - il ne doit pas y en avoir plus de dix mille -, ce sont pour la plupart des transmetteurs, soit d'énergie soit de fronts d'onde tachyoniques modulés. — Pour être parfaitement précis, intervint l'astrogateur Cho Li, on compte six mille quatre cent huit transmetteurs d'énergie et trois mille transmetteurs d'ondes tachyoniques. — Comment savez-vous tout cela, Orphu? demanda Suma IV, le puissant Ganymédien. Avez-vous piraté les fichiers ou les canaux de communication des intégrateurs? Orphu tendit vers lui deux de ses bras articulés, les paumes de ses manipulateurs tournées vers le haut. — Non, non, dit-il. Je ne m'y connais pas assez en programmation pour pirater le journal intime de ma petite sœur... enfin, c'est une image. — Alors comment... fit Rétrograde Sinopessen. — Simple question de bon sens, coupa Orphu. J'ai toujours été passionné par les humains et leur littérature. Au fil des siècles, le Consortium des Cinq Lunes a collecté quantité de données relatives à la Terre, aux anneaux posthumains et aux rares habitants humains de la planète, et j'ai accédé à toutes celles qu'il a rendues publiques. — Le Consortium n'a jamais publiquement évoqué ces unités de stockage de mémoire en orbite, fit remarquer Suma IV. — Non, admit Orphu, mais leur nature tombe sous le sens. Lorsque les posthumains ont disparu de la surface de la Terre, il y a quatorze cents ans de cela, les informations en notre possession permettaient de déduire qu'ils n'étaient que quelques milliers, d'accord? — C'est exact, dit Asteague/Che. — À l'époque, nos experts moravecs se demandaient même si ces posthumains possédaient un corps, au sens où nous entendons ce terme, poursuivit Orphu. Il s'ensuit donc qu'ils n'avaient pas besoin de construire un million d'habitats orbitaux. — Cela ne permet pas de conclure que la majorité des satellites de la Terre sont des unités de stockage de données, contra le général Beh bin Adee. Mahnmut se demanda comment le crime d'espionnage était puni sur ce spationef. — Si, lorsque l'on considère ce qu'ont fait les humains à l'ancienne sur Terre pendant un peu moins de quinze cents ans, objecta Orphu d'Io. Ce qu'ils ont fait et ce qu'ils n'ont pas fait. — Que veux-tu dire? interrogea Mahnmut. Bien qu'il eût décidé de garder le silence, la curiosité était la plus forte. — Premièrement, ils ne se sont pas reproduits comme le font des humains ordinaires. Leur population est restée inférieure à dix mille individus pendant plusieurs siècles. Puis, il y a quatorze cents ans, ce rayon neutrinique - guidé par des tachyons modulés, si j'en crois les publications astronomiques mises en ligne - a jailli de Jérusalem, un rayon braqué sur nulle part, et pouf! plus d'humains. Plus un seul. — Cela n'a pas duré très longtemps, fît remarquer le prime intégrateur Asteague/Che. — Certes, mais quand même... (Orphu sembla perdre le fil de ses pensées, puis reprit:) Moins d'un siècle plus tard, on observait la présence d'un million d'humains à l'ancienne éparpillés sur la planète. De toute évidence, il ne s'agissait pas des descendants des dix mille disparus. On n'a assisté à aucune progression démographique... un coup de baguette magique, et hop!... un million de personnes surgissent du néant. — Et qu'en déduisez-vous? demanda Asteague/Che. Le redoutable Européen semblait s'amuser comme un fou, à l'instar d'un professeur ravi des progrès inattendus d'un élève jusque-là médiocre. — J'en déduis que ces humains à l'ancienne ne sont pas nés, répliqua Orphu d'Io. Ils ont été décantés. — Une conception virginale? lança Cho Li d'une voix sarcas-tique. — En quelque sorte, répondit Orphu avec un grondement traduisant un amusement teinté d'indulgence. Je pense que les posthumains avaient stocké dans ces unités orbitales les personnalités et les souvenirs d'un million d'êtres humains - un satellite par individu, qui sait? - et qu'ils ont renouvelé leur cheptel. Ce qui expliquerait pourquoi la population terrienne atteignait un million tous les deux ou trois siècles, puis redescendait brusquement à quelques milliers, pour atteindre à nouveau le million comme par magie. — Et pourquoi donc? demanda le centurion en chef Mep Ahoo. À l'instar de Mahnmut, le soldat rocvec semblait franchement curieux. — Régulation de la population, déclara Orphu. Apparemment, les posthumains maintenaient le taux de natalité à une valeur représentant la moitié du minimum nécessaire au renouvellement des générations - en d'autres termes, chaque femme ne donnait naissance qu'à un seul bébé. Et ce uniquement à l'issue d'un décès. On a émis l'hypothèse selon laquelle un humain à l'ancienne vit un siècle tout rond, au bout duquel il disparaît. Une durée suffisamment élevée pour assurer la survie du troupeau en cas de changement climatique ou autre catastrophe, mais pas assez pour lui permettre de déborder des limites de l'enclos. Et comme la population globale ne peut manquer de décroître, on reconstitue le cheptel d'origine tous les mille ans environ. Les femmes continuant de n'engendrer qu'un seul enfant, la population se remet à diminuer jusqu'à la reconstitution suivante. — D'où tenez-vous cette hypothèse sur la durée de vie des humains à l'ancienne? demanda Cho Li, visiblement choqué. — Je l'ai trouvée dans le Scientific Ganymedan. Ça fait huit siècles que je suis abonné à l'édition radio. Le prime intégrateur Asteague/Che leva l'une de ses mains humanoïdes. — Veuillez m'excuser, Orphu d'Io, mais même si je ne peux que vous féliciter pour avoir déduit la nature de ces engins orbitaux et exploité l'information relative à la longévité des humains à l'ancienne - dont la population, je me permets de le faire remarquer, a récemment subi une forte diminution du fait des attaques de créatures inconnues -, vous vous affirmiez en mesure de nous dire pourquoi il y a des dieux grecs sur Mars, qui est la propriétaire de cette voix, comment Mars a été miraculeusement terra-formée et d'où provient l'instabilité quantique actuelle de Mars et de la Terre. — J'y arrive, répondit Orphu. Si vous le souhaitez, je peux condenser ma Théorie du Tout en une transmission à très haut débit sur le faisceau cohérent. Cela prendrait moins d'une seconde. — Non, c'est inutile, dit le prime intégrateur Asteague/Che. Mais peut-être pourriez-vous aller un peu plus vite. Il nous reste moins de trois heures avant le moment où nous entamerons la manœuvre de freinage et devrons décider du lancement de la navette. Orphu d'Io émit le type de grondement subsonique qui équivalait chez lui à un éclat de rire. — Les humains à l'ancienne sont répartis sur trois cents communautés, lesquelles sont situées sur cinq continents, exact? dit l'Ionien. — Exact, répondit Cho Li. — Les populations de ces communautés sont variables, reprit Orphu, mais jamais nos télescopes n'ont décelé une quelconque trace de transports - ni routes, ni lignes aériennes, ni navires -, même pas un bateau à l'antique comme celui qui nous a servi, a Mahnmut et à moi, à parcourir Vallès Marineris - et même pas un aérostat de temps en temps. Nous avons donc supposé que les humains à l'ancienne pratiquaient la téléportation quantique, bien que nos scientifiques moravecs ne soient jamais parvenus à perfectionner ce mode de déplacement. — C'était une supposition raisonnable, dit Suma IV. — Raisonnable mais erronée, rétorqua Orphu. Grâce aux traces laissées par les prétendus dieux olympiens sur Mars et sur la Terre extradimensionnelle où se déroule la guerre de Troie, nous savons caractériser la téléportation quantique. Et ce n'est pas ce processus qu'utilisaient les humains à l'ancienne pour aller du point A au point B. — Dans ce cas, intervint le centurion en chef Mep Ahoo, comment font-ils pour se déplacer instantanément sur toute la surface de la Terre, et ce depuis plus de quatorze cents ans? — Ils se téléportent à l'ancienne mode, répondit Orphu. On enregistre la totalité des données relative au corps, à l'esprit et à la personnalité du sujet, on les code, on transforme la matière en énergie, puis on transmet cette énergie ailleurs pour la rematérialiser en lui incorporant les données originelles, tout comme dans cette série d'émissions de l'Ère perdue, Star Truck. — Star Trek, corrigea le général Beh bin Adee. — Ah-ah! fit Orphu d'Io. Un autre fan! Le général fit cliqueter ses griffes, en signe de gêne ou d'agacement. — Nos scientifiques ont conclu depuis longtemps qu'il était impossible de stocker une telle quantité de données, dit Cho Li. Cela nécessiterait plus de téraoctets qu'il n'existe d'atomes dans l'univers. — Selon toute évidence, les posthumains ont trouvé le moyen de fabriquer des systèmes de stockage adéquats, rétorqua Orphu, car cela fait des siècles que les humains à l'ancienne se téléportent comme ça leur chante. Et il ne s'agit pas d'un type de téléportation quantique comme en pratiquent notre ami Hockenberry et les dieux olympiens, mais de cette forme primitive consistant à désintégrer les molécules au point A pour les réintégrer au point B. — Pourquoi les posthumains dépenseraient-ils autant d'efforts pour ces humains à l'ancienne? demanda Mahnmut. Pourquoi ont-ils mis sur pied un projet aussi complexe qui ne profite qu'à quelques centaines de milliers d'individus qu'ils traitent comme des animaux familiers... ou comme les pensionnaires d'un zoo? Cela fait plus d'un millénaire et demi que nous n'avons décelé aucun signe de créativité de leur part. — Peut-être que ce retard culturel est lié à la téléportation, dit Orphu. Ou peut-être pas. Mais je suis convaincu que c'est ainsi qu'ils se déplacent. Sauf qu'ils ne disent pas: « Remonte-moi, Scooty. » — Scotty, corrigea Rétrograde Sinopessen. — Merci, fit Orphu. Ça nous fait quatre fans, émit-il en direction de Mahnmut. — Peut-être avez-vous raison d'affirmer que les humains à l'ancienne utilisent une forme primitive de transmission de la matière plutôt que la téléportation quantique, admit Asteague/Che, mais cela n'explique ni Mars ni... — Certes, mais n'oubliez pas que es posthumains étaient obsédés par l'idée d'atteindre une autre dimension, dit Orphu. Tout à la jubilation qu'il retirait de ce moment de gloire, il n'avait pas hésité à couper la parole au prime intégrateur le plus important du Consortium des Cinq Lunes. — Comment le savez-vous? lui demanda le général Beh bin Adee. — Vous rigolez ou quoi? répliqua Orphu. Ce devait être la première fois de sa vie et de sa carrière que le sévère militaire rocvec de la Ceinture des astéroïdes avait affaire à un interlocuteur aussi insolent, songea Mahnmut. — Regardez toutes les saloperies qu'ils ont laissées en orbite autour de la planète, reprit Orphu, indifférent au silence choqué du général. Il y a là des accumulateurs de trous-de-ver, des accélérateurs de trou noir... autant de prototypes conçus pour déchirer le tissu de l'espace-temps, pour ouvrir des raccourcis vers d'autres points de l'univers... ou vers d'autres univers. — Les trous noirs et les trous-de-ver ne fonctionnent pas, trancha Cho Li le Callistan. Du moins comme moyens de transport. — Oui, nous le savons à présent, et les posthumains l'ont sans doute découvert il y a plus de quinze cents ans, opina Orphu. Puis, une fois qu'ils eurent mis en orbite ces incroyables unités de stockage, qu'ils eurent installé des portails de téléportation primitifs pour les humains à l'ancienne - qui leur servaient de cobayes pour toutes ces expériences, je le parierais -, alors les posthumains ont commencé à faire joujou avec les trous de brane et la téléportation quantique. — Cela fait plusieurs siècles que nos scientifiques... font joujou, comme vous le dites... avec la téléportation quantique et la création de trous de membrane dans un univers de Calabi-Yau, dit Rétrograde Sinopessen l'Amalthéen, si agité qu'il s'était mis à danser sur ses pattes d'araignée. Sans le moindre succès, acheva-t-il. — C'est parce que nous ne possédions pas ce qui a permis au posthumains de réaliser leur percée, dit Orphu d'Io. Il marqua une pause. Tous attendaient la suite. Mahnmut savait que son ami jouissait grandement de la situation. — Le million de corps, d'esprits, de mémoires et de personnalités humains stockés sous forme de données numériques dans leurs satellites en orbite, annonça Orphu. Sa voix était triomphante, comme s'il venait de résoudre une énigme mathématique posée depuis des siècles. — Je ne comprends pas, dit le centurion en chef Mep Ahoo. Le radar d'Orphu les toucha tour à tour, telle une plume sur le spectre électromagnétique. Mahnmut se dit que son ami attendait leurs réactions, voire leurs vivats. Mais personne ne bougeait. — Je ne comprends pas non plus, dit Mahnmut. — Qu'est-ce que le cerveau humain? demanda Orphu pour la forme. Chacun de nous en recèle une parcelle dans son organisme. De quoi a-t-il l'air? Comment fonctionne-t-il? Comme les ordinateurs, de type binaire ou ADN, qui nous servent également à réfléchir? — Non, répondit Cho Li. Nous savons que le cerveau humain n'est assimilable ni à un ordinateur ni à un système mémoriel chimique, contrairement à ce que croyaient les scientifiques humains de l'Ère perdue. Le cerveau humain... l'esprit humain-est un front d'onde holistique en état quantique. — Exactement! s'écria Orphu. C'est grâce à leur compréhension de l'esprit humain que les posthumains ont perfectionné les trous de brane, le voyage temporel et la téléportation quantique. — Je ne vois toujours pas comment, dit le prime intégrateur Asteague/Che. — Pensez à la façon dont fonctionne la téléportation quantique, dit Orphu. Cho, vous l'expliquerez mieux que moi. Le Callistan émit un grondement, qu'il modula aussitôt après pour le traduire en mots. — Les premières expériences en matière de téléportation quantique - effectuées par des humains à l'ancienne dès le xxe siècle apr. J.-C. - débutaient par la production d'une paire de photons corrélés; ensuite, ils téléportaient l'un de ces photons - ou, plus exactement, ils téléportaient son état quantique total - tout en transmettant l'analyse de Bell du second photon par un canal subluminique ordinaire. — Cela n'est-il pas contraire à la fois au principe d'Heisenberg et au caractère indépassable de la vitesse de la lumière tel que le formule Einstein? demanda le centurion en chef Mep Ahoo qui, à l'instar de Mahnmut, n'avait pas été informé du mécanisme par lequel les dieux pouvaient se TQ de Mars à Ilium. — Non, répondit Cho Li. Un photon ne transporte aucune information avec lui lorsqu'il se déplace par téléportation instantanée dans cet univers - même pas d'information portant sur son état quantique. — Donc, un photon téléporté ne sert strictement à rien, rétorqua le centurion en chef Mep Ahoo. Du moins en tant qu'outil de communication. — Pas tout à fait, dit Cho Li. Le récepteur du photon téléporté a une chance sur quatre de deviner son état quantique - le nombre de possibilités est limité à ce chiffre -, ce qui lui permet d'exploiter les bits quantiques de données. Ces qubits nous ont permis de mettre sur pied un système de com instantané. Mahnmut secoua la tête. — Comment passe-t-on d'un photon vierge d'information à un dieu grec gagnant Troie par téléportation? — « L'imagination est comparable au rêve d'Adam, récita Orphu d'Io. En se réveillant, il s'aperçut que tout était réel. » John Keats. — Pourriez-vous être un peu plus abscons? demanda Suma IV, sarcastique. — Sans le moindre problème, rétorqua Orphu. — Quel rapport entre le poète John Keats, la téléportation quantique et la crise quantique que nous vivons? demanda Mahnmut. — Je pense que les posthumains ont réalisé leur percée en matière de trous de brane et de téléportation il y a quinze cents ans précisément à cause de leur connaissance approfondie de la nature quantique holistique de la conscience humaine, dit l'Ionien sur un ton des plus sérieux. »J'ai effectué des recherches préliminaires sur l'ordinateur quantique de ce vaisseau, et lorsqu'on représente la conscience humaine sous la forme d'un front d'onde, ce qui correspond à sa nature, puis qu'on intègre sur ce front d'onde plusieurs téraoctets de données quantiques correspondant à la réalité physique, il suffit de lui appliquer les transformations de champ relativiste de Coulomb appropriées pour comprendre comment les posthumains ont ouvert des trous de brane sur d'autres univers puis s'y sont ensuite téléportés. — Comment? demanda le prime intégrateur Asteague/Che. — Ils ont commencé par ouvrir des trous de brane sur des univers parallèles présentant des points de l'espace-temps où des paires de fronts d'onde de conscience humaine liées s'étaient déjà rendues, déclara Orphu. — Hein? fit Mahnmut. — Qu'est-ce que la réalité, sinon un front d'onde quantique s'effondrant à travers des états de probabilité? demanda Orphu. Comment fonctionne l'esprit humain, sinon comme une sorte d'interféromètre pratiquant la perception et l'effondrement de ces mêmes fronts d'onde? Mahnmut secoua la tête une nouvelle fois. Il avait oublié les autres moravecs qui l'entouraient sur la passerelle, oublié qu'il embarquerait dans moins de trois heures à bord de son sous-marin qu'une navette larguerait ensuite sur Terre, oublié tous les dangers qui les menaçaient... il avait tout oublié hormis la migraine carabinée que son ami Orphu était en train de lui infliger. — Les posthumains ouvraient des trous de brane dans des univers parallèles créés - ou à tout le moins perçus - par les objectifs bien réglés de fronts d'onde holographiques préexistants. L'imagination humaine. Le génie humain. — Oh! pour l'amour du Christ! s'exclama le général Beh bin Adee. — Peut-être bien, dit Orphu. Si l'on postule un ensemble infini d'univers parallèles, alors nombre d'entre eux ont déjà été imaginés par la force brute du génie humain. Considérez-les comme des singularités du génie - des analyseurs et des éditeurs de Bell de l'écume quantique de la réalité. — C'est de la métaphysique! dit Cho Li, choqué. — C'est de la foutaise, renchérit Suma IV. — Non, c'est ce qui s'est produit, affirma Orphu. Nous avons une planète Mars terraformée dont la gravité a été modifiée, et on nous demande d'admettre que tout cela s'est fait en quelques années. Ça, c'est de la foutaise. Nous avons des statues de Prospéra sur une planète Mars où les dieux du panthéon grec demeurent au sommet d'Olympus Mons et traversent l'espace-temps pour se rendre sur une autre Terre où Achille et Hector décident du destin de Troie. Ça, c'est de la foutaise. À moins que... — À moins que les posthumains n'aient ouvert des portails sur ces mondes et ces univers tels que les avait imaginés la force du génie humain, acheva le prime intégrateur Asteague/Che. Ce qui expliquerait les statues de Prospéra, les créatures calibanesques grouillant sur Terre et la présence d'Achille, d'Hector, d'Aga-memnon et des autres sur la Terre d'Ilium. — Et les dieux grecs? ricana Beh bin Adee. Est-ce que nous allons bientôt croiser Bouddha et Jéhovah? — C'est possible, dit Orphu d'Io. Mais je pense que ces Olympiens ne sont autres que nos posthumains transformés. Voilà ce qu'ils sont devenus il y a quatorze cents ans. — Mais pourquoi se seraient-ils transformés en dieux? demanda Rétrograde Sinopessen. Des dieux dont les pouvoirs découlent de la nanotechnologie et de la manipulation quantique? — Pourquoi pas? répliqua Orphu. Ils sont immortels, ils peuvent choisir leur sexe, ils peuvent baiser qui bon leur semble, mortel ou immortel, engendrant ainsi une descendance de dieux ou de demi-dieux - ce dont ils semblaient incapables dans leur état initial -, et, pour les distraire, ils ont cette formidable partie d'échecs qu'est la guerre de Troie. Mahnmut se frotta la tête. — Et la terraformation de Mars, sa nouvelle gravité... — Oui, fit Orphu. Il leur a fallu quatorze cents ans et non trois pour parvenir à leurs fins. En mobilisant toute leur technologie quantique. — Donc, le vrai Prospéro est quelque part dans les parages? demanda Mahnmut. Le Prospéro de La Tempête? — Ou quelqu'un ou quelque chose d'approchant, dit Orphu. — Et la cervelle géante qui a débarqué sur Terre par un trou de brane il y a quelques jours? demanda Suma IV avec un certain agacement. Encore un héros de votre chère littérature humaine? — C'est possible, dit Orphu. Robert Browning est l'auteur d'un poème intitulé « Caliban Upon Setebos » dans lequel le monstre Caliban - un autre personnage de La Tempête de Shakespeare -évoque son dieu, une créature du nom de Sétébos que Browning décrit comme « pourvue d'autant de mains qu'une seiche ». Il s'agit d'un dieu au pouvoir arbitraire, qui se repaît de la peur et de la violence. — Vous vous laissez peut-être emporter par votre imagination, fit remarquer Asteague/Che. — Certes. Mais la créature que nous avons photographiée se déplace bel et bien au moyen d'une multitude de mains. Difficile d'expliquer cela par l'évolution, et ce quel que soit l'univers où l'on se place. Et mon imagination pâlit à côté de celle de Browning. — Allons-nous croiser Hamlet une fois sur Terre? railla Suma IV. — Oh! fit Mahnmut. Oh! ce serait fantastique! — Reprenons-nous, dit le prime intégrateur Asteague/Che. Orphu, où avez-vous péché cette idée? Orphu poussa un soupir. Au lieu de répondre verbalement, il projeta au-dessus de la table d'astrogation une image émise par le boîtier com fiché sur sa carapace scarifiée et vérolée. Six épais volumes rangés dans une bibliothèque. L'un d'eux - Mahnmut vit qu'il s'intitulait A la recherche du temps perdu. Tome III: Le côté de Guermantes - s'ouvrit à la page 445. L'image zooma sur le texte. Mahnmut se rappela que son ami était aveugle - il ne pouvait pas voir ce qu'il projetait. Cela signifiait qu'il avait mémorisé le contenu de ces six volumes. Cette idée lui donnait envie de hurler. «Les gens de goût nous disent aujourd'hui que Renoir est un grand peintre du xvnf siècle. Mais en disant cela ils oublient le Temps et qu'il en a fallu beaucoup, même en plein XIXe, pour que Renoir fût salué grand artiste. Pour réussir à être ainsi reconnus, le peintre original, l'artiste original procèdent à la façon des oculistes. Le traitement par leur peinture, par leur prose, n'est pas toujours agréable. Quand il est terminé, le praticien nous dit: Maintenant regardez. Et voici que le monde (qui n'a pas été créé en une fois, mais aussi souvent qu'un artiste original est survenu) nous apparaît entièrement diffèrent de l'ancien, mais parfaitement clair. Des femmes passent dans la rue, différentes de celles d'autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir où nous nous refusions jadis à voir des femmes. Les voitures aussi sont des Renoir, et l'eau, et le ciel: nous avons envie de nous promener dans la forêt pareille à celle qui, le premier jour, nous semblait tout excepté une forêt, et par exemple une tapisserie aux nuances nombreuses mais où manquaient justement les nuances propres aux forêts. Tel est l'univers nouveau et périssable qui vient d'être créé. Il durera jusqu'à la prochaine catastrophe géologique que déchaîneront un nouveau peintre ou un nouvel écrivain originaux. » Tous les moravecs rassemblés autour de la table d'astrogation observèrent un silence qui n'était rompu que par le bourdonnement des ventilateurs et autres machines, et par les communications échangées par les autres moravecs, qui pilotaient la Reine Mab alors qu'elle entamait l'approche délicate des anneaux polaire et équatorial de la Terre. Ce fut le général Beh bin Adee qui rompit ce silence. — Grotesque solipsisme! Foutaises métaphysiques! Crotte de bique! Orphu ne fit aucun commentaire. — C'est peut-être de la crotte de bique, déclara le prime intégrateur Asteague/Che, mais c'est la crotte de bique la plus plausible qu'il m'ait été donné de découvrir durant ces neuf mois de surréalisme total. Et grâce à cette crotte de bique, Orphu d'Io aura sa place dans la soute du sous-marin La Dame noire lorsque la navette se détachera de ce vaisseau pour gagner l'atmosphère terrestre, dans... deux heures et quatorze minutes précisément. Tout le monde à son poste! Orphu et Mahnmut se dirigeaient vers le monte-charge - le petit moravec marchant d'une démarche hésitante, le gros flottant en silence sur ses répulseurs - lorsque Asteague/Che lança: — Orphu! L'Ionien fit demi-tour et attendit, braquant ses yeux et ses caméras inopérants sur le prime intégrateur par souci de politesse. — Vous deviez nous dire à qui appartient la voix de celle avec qui nous avons rendez-vous. — Oh! fit-il, en proie à un embarras nettement perceptible. Pure hypothèse de ma part. — Exposez-la-nous, dit Asteague/Che. — Eh bien, compte tenu de ma petite théorie, quelle femme serait susceptible de demander à voir notre passager - Odysseus, fils de Laerte? — La Mère Noël? suggéra le général Beh bin Adee. — Pas tout à fait, répondit Orphu. Calypso. Aucun des moravecs ne reconnut ce nom. — Ou encore, dans l'univers d'où vient notre nouvel ami, reprit Orphu, l'enchanteresse connue sous le nom de Circé. 62. Harman avait survécu à la noyade. Il ne tarderait pas à le regretter. Le liquide doré qui coulait dans le cabinet de cristal était hyper-oxygéné. Dès que ses poumons s'en emplirent, le gaz circula jusque dans ses bronches et fut réintroduit dans son système sanguin. Cela suffit pour faire battre son cœur - ou plutôt pour le faire repartir, car il avait cessé de fonctionner pendant trente secondes - et pour maintenir son cerveau en vie... engourdi, terrorisé, apparemment déconnecté de son corps, mais en vie. Il ne pouvait toujours pas respirer, son instinct lui hurlait qu'il avait besoin d'air, mais l'oxygène arrivait dans son organisme. Ouvrant les yeux à grand-peine, il découvrit un tourbillon de mots et d'images, ceux-là se comptant par millions et celles-ci par milliards, qui attendaient de naître dans son cerveau. Il avait vaguement conscience de la vitre hexagonale du cabinet de cristal et d'une tache floue par-delà sa surface, Moira, Prospéro ou peut-être Ariel, mais tout cela n'avait aucune importance. Il cherchait toujours à respirer normalement. Si le liquide doré ne l'avait pas à moitié anesthésié - procédure normale avant le transfert -, ce réflexe l'aurait entraîné dans la mort ou dans la folie. Et le cabinet de cristal avait d'autres méthodes pour le rendre fou. L'information commença à se déverser en lui. Une information provenant de millions de livres, aux dires de Moira et de Prospéro. Des mots, des idées, nés d'un million d'esprits morts depuis des siècles, dont chacun évoquait d'autres esprits pour étayer argumentations, réfutations, adhésions enthousiastes, révisions déchirantes et rébellions farouches. L'information se déversait en lui, et jamais il n'avait vécu une telle expérience. Il avait appris à lire au prix de plusieurs années d'efforts, devenant le premier humain à l'ancienne depuis des siècles à avoir la capacité de déchiffrer les signes contenus dans les livres moisissant sur les rayonnages du monde. Mais les mots coulaient dans son esprit de façon linéaire, au rythme d'une conversation pondérée, car Harman entendait toujours une voix - qui n'était pas la sienne - les prononcer à mesure qu'il les découvrait. Le siglage constituait une méthode d'absorption plus rapide mais moins efficace - la fonction nanotech convoyait les données jusqu'au cerveau, comme des boulets de charbon tombant dans une trémie, mais on était privé du contexte comme du plaisir de la lecture. Chaque fois qu'Harman siglait un nouveau livre, c'était pour constater que, s'il avait bien acquis des données, il n'avait pas pour autant assimilé toutes les nuances du texte. Il n'entendait pas de voix durant ce processus, et il se demandait souvent si celui-ci n'avait pas été conçu à l'origine pour que les humains à l'ancienne de l'Ere perdue puissent absorber de l'information à l'état brut, des séries de données prédigérées. Il ne servait à rien de sigler un roman ou une pièce de Shakespeare. La première pièce shakespearienne qu'Harman eût rencontrée était Roméo et Juliette, une œuvre aussi poignante qu'étonnante, et, avant de l'avoir lue, il ignorait jusqu'au concept de théâtre - la seule forme de spectacle accessible à ses contemporains n'était autre que l'épopée du turin, dont ils ne disposaient que depuis moins de dix ans. Si la lecture était un flot lent et linéaire, et le siglage une sorte de titillation mentale laissant derrière elle un résidu d'information, ce cabinet de cristal était... La Pucelle me prit sur la Lande Où je dansais allègrement, Elle me mit dans son Cabinet Et le Ferma d'une Clé dorée. L'information reçue par Harman ne pénétrait ni par ses yeux, ni par ses oreilles, ni par l'un quelconque des sens que la nature avait conçus pour convoyer les données jusqu'au cerveau et au système nerveux. Elle ne se communiquait pas non plus à lui via le toucher, bien que les milliards de milliards de composants élémentaires contenus dans le liquide doré se soient insinués par tous les pores de sa peau puis toutes les cellules de ses tissus. L'ADN, ainsi qu'il le savait à présent, aime bien le modèle de la double hélice. C'est pour toutes sortes de raisons que l'évolution a sélectionné la double hélice pour transporter la plus précieuse de ses cargaisons, la principale étant qu'il s'agit de la façon la plus efficace d'assurer la libre circulation de l'énergie - dans les deux sens - à mesure que celle-ci détermine la structure, les liaisons, la forme et la fonction de ces usines moléculaires que sont les protéines, l'ADN et TARN. Un système chimique évolue toujours vers le plus faible niveau d'énergie libre, et l'énergie libre est à son niveau le plus faible lorsque deux brins de nucléotides complémentaires forment une double hélice. Mais les posthumains qui avaient reconfiguré le génome de la lignée d'humains à l'ancienne à laquelle appartenait Harman étaient intervenus sur un pourcentage sensible de l'ADN redondant de cette espèce décantée. À la place d'un ADN-B dextrogyre, les posthumains avaient mis en place des doubles hélices d'ADN-Z lévogyre d'environ deux nanomètres de diamètre. Ils utilisaient ces cellules comme pierres angulaires pour former des assemblages plus complexes, comme des doubles hélices entrecroisées, par exemple, tissant avec ces brins des cages à protéines totalement étanches. Dans ces milliards de milliards de cages à protéines présentes dans les os, les fibres musculaires, les viscères, les testicules, les orteils et les follicules d'Harman, on trouvait des macromolécules réceptrices et organisatrices au service d'amas encore plus complexes d'unités nanoélectroniques de stockage de mémoire organique. Le corps d'Harman -jusqu'à la dernière de ses cellules - dévorait le million de volumes de la bibliothèque du Taj Moira. Ce Cabinet est fait en Or, En Nacre, en Cristal éclatant; Il s'ouvre au-dedans sur un Monde, Et sur une exquise petite Nuit de Lune. C'était un processus douloureux. Très douloureux. Flottant entre deux eaux comme une carpe morte dans le liquide doré du cabinet de cristal, Harman éprouvait une sensation similaire à celle que procure un membre engourdi qui revient peu à peu à la vie, au prix de milliers de picotements. Mais ce n'était pas l'un de ses membres qui était ainsi affecté. Toutes les cellules de son corps, dans toutes les parties de son corps, toutes les molécules de ces cellules, du noyau à la membrane plasmique, réagissaient au flot de données circulant le long des circuits d'ADN de Yan-Shen-Yurke qui irriguaient la totalité de l'organisme de l'être dénommé Harman. La douleur que ressentait celui-ci était inimaginable, incoercible. Il ne cessait d'ouvrir la bouche pour hurler, mais comme il n'y avait pas d'air dans ses poumons, ni dans le milieu où il baignait, ses cordes vocales vibraient en vain dans l'or liquide où il s'était noyé. Les nanoparticules métalliques, les nanotubes de carbone et les systèmes nanoélectroniques encore plus complexes présents dans son corps et dans son cerveau, et ce avant même sa naissance, réagirent à ce courant par une série de polarisations, de rotations et de réajustements tridimensionnels, puis entreprirent de traiter et de stocker l'information, chacune des passerelles d'ADN de ses milliards de cellules entamant une procédure ayant pour but d'enregistrer cette information dans l'architecture ADN de sa structure la plus importante. Harman entrevit le visage de Moira collé au verre, tenta de déchiffrer l'expression des yeux de Savi distordus par la paroi: l'angoisse? le remords? la simple curiosité? Je vis là une autre Angleterre, Une autre Londres avec sa Tour, Une autre Tamise et d'autres Collines, Un autre charmant Berceau du Surrey; Les livres - comprit-il, douché par ce Niagara de douleur - ne sont que les nœuds d'une matrice quasi infinie d'information existant dans les quatre dimensions et évoluant vers l'idée du concept de l'approximation de l'ombre de la Vérité, verticalement dans le temps et longitudinalement dans la connaissance. Enfant, Harman jouait parfois avec des feuilles de vélin et des crayons, aussi rares les uns que les autres, couvrant les feuilles de points puis passant des heures à tenter de relier ceux-ci les uns aux autres. Il discernait toujours une nouvelle ligne à tracer, un nouveau couple de points à relier, et, bien avant qu'il ait achevé sa tâche, la feuille couleur crème avait viré au gris presque total. Par la suite, Harman s'était demandé si son esprit juvénile ne tentait pas par cette méthode d'exprimer la perception qu'il avait du réseau des portails fax qu'il empruntait depuis qu'il avait appris à marcher - voire bien avant cela, quand sa mère l'emmenait avec elle. Trois cents nœuds fax connus, plus de neuf millions de combinaisons. Mais le stockage de l'information dans des cages macromolé- culaires était mille fois plus complexe, mille fois plus douloureux, que ses tentatives infantiles. Une autre Pucelle comme la première, Transparente, exquise, éclatante, L'une trois fois en l'autre enclose. Ô quel aimable émoi tremblant! 0 quel sourire — un Sourire triple — M'emplit, m'embrasa comme flamme! Je me penchai sur l'exquise Pucelle, Qui par Trois fois mon Baiser me rendit. Harman savait maintenant que William Blake avait gagné sa vie comme graveur, une activité dans laquelle il n'avait guère connu de réussite. [Tout est contexte.] Blake était mort dans la chaleur étouffante d'un dimanche soir - le 12 août 1827 - et, ce jour-là, le monde entier ou presque ignorait que ce graveur discret mais parfois colérique était un grand poète, respecté de ses contemporains plus connus comme Samuel Coleridge. [Le contexte est aux données ce que l'océan est aux dauphins.] [Le dauphin est un animal aquatique dont l'espèce s'est éteinte au début du xxif siècle apr. J.-C] William Blake se considérait comme un prophète comparable à Ézéchiel ou Isaïe, bien qu'il n'ait eu que mépris pour le mysticisme, l'occultisme et la théosophie si populaires de son temps. [Ézéchiel Mao Kent était le biologiste responsable de l'océanarium du Bengale qui assista Almorénien d'Azur, le dernier dauphin, lorsqu'il mourut d'un cancer dans la chaleur étouffante d'un dimanche soir - le 11 août 2134. Le Comité de gestion des espèces de la NONU décida de ne pas reconstituer les delphinidés à partir de leur ADN mais de les ajouter à la liste des familles de mammifères marins frappées d'extinction.] Les yeux grands ouverts au centre de son cristal, Harman décida que l'assimilation des données était tolérable. Ce qui allait le tuer, c'était la douloureuse expansion neurologique du contexte. Je tentai de saisir la Forme du tréfonds En furieux, avec des mains de flamme, Mais je brisai la paroi de Cristal Et je devins comme un Bambin en Pleurs - Un Bambin en Pleurs sur la lande Où, pâle, gisait une Femme en Pleurs, Et me retrouvant à l'air libre, J'emplis les vents errants de mes malheurs. Harman atteignit la limite de sa capacité à absorber douleur et complexité. Il tressaillit au sein de l'épais fluide doré, constata qu'il était encore moins mobile qu'un embryon, que ses doigts étaient devenus des nageoires, que ses muscles étaient réduits en charpie, que sa souffrance était l'authentique médium et fluide amniotique de l'univers. Je ne suis pas une table rase! voulait-il hurler à ce salaud de Prospéro, à cette ordure de Moira. Il ne survivrait pas à cela. Le Ciel et l'Enfer sont nés ensemble, se dit Harman, et il sut que Blake avait formulé cette pensée avant lui, qu'il l'avait fait pour réfuter la croyance calviniste de Swendenborg en la prédestination. Vrai, mon Satan, tu n'es qu'une mazette Qui ne distingue pas l'Homme du Vêtement. Arrêtez! Je vous en supplie! Mon Dieu... Bien que tu sois Adoré sous les Noms Divins De Jésus et de Jéhovah, tu es toujours Le Soleil de l'Aube au déclin de la nuit lasse, Le Rêve du Voyageur perdu sous la Colline. Harman hurla, mais il n'y avait pas d'air dans ses poumons pour produire son cri, ni dans sa gorge pour le pousser, ni dans le cabinet pour le transmettre. [Le dispositif dédié, un parmi six billions, consiste en quatre doubles hélices connectées en leur milieu par deux brins d'ADN non appariés. Cette intersection peut adopter deux états distincts - l'univers apprécie bien souvent la forme binaire. En imprimant un demi-tour aux deux hélices d'un côté de la jonction centrale, on obtient l'état dit paranémique cruciforme, ou encore PX.J Répétez cela trois milliards de fois par seconde, et vous obtenez une forme de supplice dont n'auraient jamais rêvé les plus fanatiques suppôts de l'Inquisition quand ils concevaient chevalets, pinces, extracteurs et autres outils affûtés. Harman tenta à nouveau de crier. Quinze secondes avaient passé depuis le début du transfert. Plus que quarante-quatre minutes et quarante-cinq secondes. 63. Je m'appelle Thomas Hockenberry. Je suis docteur es lettres classiques. Je me suis spécialisé dans l'étude, le commentaire et l'enseignement de Y Iliade d'Homère. J'ai été professeur titulaire pendant une trentaine d'années, les quinze dernières à l'université de l'Indiana, sise à Bloomington. Puis je suis mort. Je me suis réveillé - ou j'ai ressuscité - sur le mont Olympe - tel était le nom que lui donnaient les prétendus dieux, mais j'ai découvert par la suite qu'il s'agissait d'Olympus Mons, le grand volcan martien. Ces entités se faisant passer pour des dieux, ou bien alors leurs maîtres - dont je ne sais rien excepté que l'un d'eux s'appelle Prospéro, comme le mage dans La Tempête de Shakespeare -, m'ont reconstitué pour faire de moi un scholiaste, un observateur de la guerre de Troie. Dix ans durant, j'ai fait mes rapports à l'une des Muses, enregistrant quotidiennement mes impressions sur des pierres parlantes, car ici, même les dieux sont préalphabétisés. J'utilise pour ce qui suit un petit enregistreur électronique que j'ai chipé à bord de la Reine Mab, le vaisseau spatial moravec. L'année dernière - il y a neuf mois à peine -, les choses ont tourné à l'aigre et la guerre de Troie telle que la conte Homère est sortie de ses rails. Depuis, c'est la confusion la plus totale: Achille et Hector ont fait alliance pour affronter les dieux, incitant leurs camps respectifs à faire de même, le trou de brane reliant la Mars du présent à l'Ilium de l'Antiquité s'est refermé, si bien que les guerriers et techniciens moravecs ont fui la Terre d'Ilium. Achille ayant lui aussi disparu - il est resté de l'autre côté du Trou, sur une Mars d'un avenir désormais inaccessible -, la guerre de Troie a repris son cours, mais Zeus s'est évanoui et, en son absence, les dieux et les déesses ont rejoint leurs champions sur le champ de bataille. Pendant un temps, on a cru que les armées d'Agamemnon et de Ménélas allaient pénétrer dans Troie. Dio-mède était sur le point de conquérir la cité. Puis Hector est sorti de sa retraite - c'est avec un certain intérêt que j'ai constaté ce parallèle avec la longue bouderie d'Achille dans la véritable Iliade - et le fils de Priam s'est empressé de tuer le puissant Diomède en combat singulier. Le lendemain, me dit-on, Hector a triomphé d'Ajax - Ajax le Grand, celui de Salamine. D'après Hélène, Ajax a imploré la pitié d'Hector, mais celui-ci l'a tué sans sourciller. Le même jour, Ménélas - l'ex-mari d'Hélène, celui-là même qui est à l'origine de cette putain de guerre - a reçu dans l'œil un trait mortel. Puis, comme je l'avais déjà constaté à maintes reprises au cours de mes dix années d'observation, le cours de la guerre a brusquement changé, et les dieux favorables aux Achéens ont lancé une contre-attaque, menés par Athéné et Héré, tandis que Poséidon faisait trembler la terre, détruisant une partie d'Ilium, et Hector et les siens ont dû battre en retraite. On me dit qu'Hector a porté sur le dos son frère blessé, l'héroïque Déiphobe. Mais, il y a deux jours, alors que Troie était à nouveau sur le point de tomber - succombant aux assauts des Achéens en furie, aidés des puissants dieux et déesses favorables à leur cause, Apollon à l'arc d'argent se révélant impuissant face à Athéné, Héré et Poséidon réunis -, Zeus a refait son apparition. À en croire Hélène, Zeus a désintégré Héré, précipité Poséidon dans l'abîme du Tartare et ordonné aux autres dieux de retourner à Olympos. Ces êtres naguère tout-puissants qui se comptaient par vingtaines, volant dans des chars dorés et caparaçonnés dans des armures dorées, se sont aussitôt téléportés à Olympos, pareils à des enfants dissipés tremblant devant la menace d'une fessée paternelle. Et c'est maintenant au tour des Grecs de prendre une déculottée. Zeus, qui à en croire Hélène était si grand qu'il frôlait les strato-cumulus, a tué des milliers d'entre eux et repoussé les autres vers la mer, pour déchaîner sa foudre sur leurs nefs noires. Toujours d'après Hélène, le roi des dieux a ensuite fait déferler une vague gigantesque, qui a englouti les carcasses calcinées des nefs en question. Puis Zeus a disparu pour ne plus revenir. Deux semaines plus tard - après que les deux camps eurent incinéré leurs milliers de morts et accompli neuf jours de rites funéraires -, Hector a lancé une contre-attaque et repoussé les Grecs encore plus loin. Apparemment, sur cent mille guerriers argiens, il ne reste plus que trente mille survivants, pour la plupart blessés et démoralisés à l'instar de leur chef Agamemnon. Comme ils ne peuvent ni prendre la mer ni gagner les forêts du mont Ida pour se procurer le bois nécessaire à la construction de nouvelles nefs, ils ont dû s'aménager des derniers retranchements, creuser des tranchées et des chausse-trapes, lever des palissades, aménager des boyaux de communication derrière leurs lignes et ériger autour de ce périmètre de mort une lice faite de leurs meilleurs archers et lanciers. Leur dernière heure est venue. Trois jours ont passé depuis mon retour et je me trouve à présent dans le campement grec, un demi-cercle muré d'à peine quatre cents mètres de pourtour, en compagnie de trente mille Achéens désespérés blottis autour des carcasses calcinées de leurs nefs. Ils ont le dos à la mer. Hector a tous les atouts possibles dans son jeu: une supériorité numérique d'environ quatre contre un, des hommes au moral d'acier et à l'estomac plein - le fumet de la viande rôtie parvient aux narines des Grecs alors même que la faim leur tenaille le ventre. Hélène et Priam pensaient qu'ils succomberaient il y a deux jours, mais le désespoir leur a donné du courage - un homme désespéré n'a plus rien à perdre - et ils se battent comme des rats pris au piège. En outre, leur position défensive leur confère un certain avantage sur l'assiégeant, mais leurs réserves de nourriture s'amenuisent, ils n'ont plus accès à l'eau douce depuis que les Troyens ont barré le fleuve en amont et la typhoïde commence à faire des ravages dans leur campement, où les conditions d'hygiène sont déplorables. Agamemnon a cessé le combat. Cela fait trois jours que le fils d'Atrée, le roi de Mycènes, le commandant en chef de cette force expéditionnaire naguère titanesque, reste planqué dans sa tente. D'après le récit d'Hélène, il a été blessé lors de la retraite générale des troupes grecques, mais à en croire les capitaines et les gardes que j'ai croisés dans le campement, il ne souffre que d'un bras cassé, autant dire d'une égratignure. Apparemment, c'est surtout le moral qui en a pris un coup. Le grand roi - la Némésis d'Achille - n'a pas pu récupérer le corps de son frère Ménélas lorsque celui-ci a reçu une flèche dans l'œil, et alors que Diomède, Ajax le Grand et les autres héros tombés au champ d'honneur ont eu droit à des funérailles dignes de ce nom, Hector a, semble-t-il, accroché le corps de Ménélas à son char pour le traîner tout autour des murailles de Troie sous les vivats de ses habitants. La goutte d'eau qui a fait déborder le vase pour cet homme aussi sensible qu'arrogant. Plutôt que de succomber à une colère vengeresse, Agamemnon s'est réfugié dans le déni et la dépression. Les autres Grecs n'ont pas besoin de ses harangues pour savoir qu'ils se battent pour leur vie. Leur état-major a subi des coupes claires - Ajax le Grand, Diomède et Ménélas sont morts, Achille et Odysseus ont disparu de l'autre côté du Trou -, et c'est ce vieux bavard de Nestor qui dirige les opérations depuis deux jours. Le guerrier est à nouveau l'objet de la vénération qu'on lui réservait par le passé, du moins parmi les rangs éclaircis des Achéens: il est toujours là, fier sur son quadrige, pour galvaniser les Grecs lorsqu'ils semblent sur le point de céder, pour ordonner aux auxiliaires de remplacer les pieux dans les chausse-trapes et de creuser de nouvelles tranchées, de renforcer les boyaux de communication et de les équiper de gabions et d'archères, pour dépêcher des jeunes garçons chez les Troyens la nuit venue afin de leur voler de l'eau... bref, il fait tout son possible pour maintenir le moral des troupes. Antiloque et Thrasymède, ses deux fils, qui ne s'étaient guère couverts de gloire, ni face aux Troyens ni face aux dieux, se sont montrés pleins de vaillance ces deux derniers jours. Hier, Thrasymède a été blessé à deux reprises, par une javeline puis par une flèche, mais il n'a pas baissé les bras, repoussant à la tête de ses brigades pyliennes une offensive troyenne qui aurait pu percer leurs défenses. Le soleil vient juste de se lever en ce troisième jour - qui est peut-être le dernier, car les Troyens ont passé la nuit à manœuvrer leurs troupes, conduisant les plus fraîches sur le front, et à déplacer quantité d'engins de siège et de terrassement - et on distingue à présent plus de cent mille guerriers massés autour du périmètre défensif. Si je suis venu ici avec mon enregistreur, c'est parce que Nestor a convoqué les rois survivants pour tenir conseil avec eux. Du moins ceux dont la présence au front des troupes n'est pas indispensable. Ces hommes crasseux et épuisés sont indifférents à ma présence - à moins qu'ils ne se rappellent m'avoir souvent vu auprès d'Achille lors des huit mois de guerre contre les dieux, auquel cas on peut dire qu'ils tolèrent ma présence. Quant à l'objet rectangulaire que je tiens dans mes mains, il ne signifie rien pour eux. Comme j'ignore pour le compte de qui j'observe et enregistre les événements - si jamais je débarquais sur Olympos pour livrer le disque enregistré à la Muse qui chercha naguère à me tuer, je sais quel sort elle me réserverait -, je décide d'agir comme l'érudit et le lettré que j'étais jadis et non comme un scholiaste esclave des dieux. Et si je ne suis plus qualifié comme érudit, au moins puis-je faire office de correspondant de guerre en ces dernières heures de combat, qui marqueront sans doute la fin des Grecs et celle d'un âge de héros. Nestor Quelles sont les nouvelles? Et pensez-vous que les hommes tiendront encore aujourd'hui? Idoménée (Commandant du contingent crétois. La dernière fois que je l'ai vu, il venait de tuer l'Amazone Bremusa d'un coup de lance. Le trou de brane s'est refermé quelques instants plus tard. Idoménée fut l'un des derniers à abandonner Achille.) Les nouvelles ne sont pas bonnes de mon côté, noble Nestor. Pour chaque Troyen que nous avons trucidé au cours des deux derniers jours, il y en a trois qui ont débarqué durant la nuit. Ils préparent leurs outils de terrassement et affûtent leurs javelines. Leurs archers sont en train de former les rangs. Cette journée sera décisive. Ajax le Petit (Si différents fussent-ils, les deux Ajax étaient aussi proches que des frères. Jamais je n'ai vu le Locrien afficher un air aussi sinistre. Les rides et les méplats de son visage, soulignés de sang et de boue, le font ressembler à un masque de kabuki.) Nestor, fils de Nélée, héros de ces jours sombres, mes guerriers locriens se sont battus toute la nuit contre les éclaireurs de Déi-phobe, qui ont tenté de nous déborder sur le flanc nord du périmètre. Nous les avons affrontés jusqu'à ce que les vagues en rougissent. La tranchée devant nous se remplit de morts, les nôtres et ceux des Troyens, et l'on pourra bientôt la franchir en marchant sur les cadavres empilés sur dix pieds de haut. Un tiers de mes hommes ont péri, les autres sont à bout de forces. Hector a compensé ses pertes par des troupes fraîches. Nestor Podalire, comment se porte le fils d'Atrée? PODALIRE (Le fils d'Asclépios est l'un des derniers guérisseurs des armées grecques. Avec son frère Machaon, il commande aux Thessaliens de Tricca.) Noble Nestor, j'ai posé une attelle au bras d'Agamemnon; celui-ci n'a pas daigné prendre des simples contre la douleur, et il est conscient et rationnel. Nestor Pourquoi, dans ce cas, ne sort-il pas de sa tente? Son contingent est le plus important de notre armée, mais les Mycéniens se blottissent comme des femmes au centre du campement. Privés de leur chef, ils n'ont pas le cœur à se battre. Podalire Privé de son frère Ménélas, il n'a plus le cœur à se battre. Teucros (Le maître archer, demi-frère et ami le plus proche de feu Ajax le Grand.) Alors, Achille avait raison il y a dix mois, quand il a défié Agamemnon devant nous tous et déclaré au grand roi qu'il avait un cœur de cerf. (Il crache dans le sable.) EUMÈLE (Fils d'Admète et d'Alceste, commandant des Thessaliens de Phères. Achille et Odysseus parlent souvent de lui comme d'un « maître d'hommes ».) Et où est donc Achille, l'accusateur? Ce lâche a préféré rester au pied du mont Olympos plutôt que d'affronter la mort aux côtés de ses camarades. Le tueur d'hommes aux pieds rapides se révèle possesseur d'un cœur - et de pieds - de cerf. MÉNESTfflOS (Chef myrmidon, l'un des lieutenants d'Achille.) Je tuerai quiconque osera dénigrer ainsi le fils de Pelée. Jamais il ne nous aurait abandonnés de son propre chef. Nous avons tous vu la déesse Athéné lui dire qu'il était tombé sous un charme d'Aphrodite. EUMÈLE Sous le charme d'une chatte d'Amazone, oui. (Ménesthios s'avance vers Eumèle et tire son épée du fourreau.) Nestor (S'interposant entre les deux hommes.) Il suffit! Avons-nous besoin de nous entre-tuer pour aider les Troyens dans leur tâche meurtrière? Arrière, Eumèle! Ménesthios, rengaine ton épée! PODALIRE (Il s'exprime à présent en tant que dernier guérisseur des Achéens et non comme médecin personnel d'Agamemnon.) C'est la maladie qui nous achèvera. Elle vient de faire deux cents morts de plus, notamment parmi les Épéens qui défendent la berge du fleuve au sud. POLYXÈNE (Fils d'Agasthène, commandant des Epéens.) C'est la vérité, noble Nestor. Au moins deux cents morts, et un millier d'invalides. Drakios (Guerrier épéen, récemment promu au grade de commandant.) La moitié de mes hommes n'ont pas répondu à l'appel ce matin, noble Nestor. PODALIRE La maladie se répand sans cesse. AMPfflON (Autre guerrier épéen, récemment promu au grade de capitaine.) C'est l'arc d'argent de Phœbos Apollon qui nous frappe, tout comme il l'a fait il y a dix mois, lorsque chaque nuit brûlaient les cadavres de nos camarades tués par la maladie. Là est l'origine de la première querelle ayant opposé Achille et Agamemnon - l'origine de tous nos maux. PODALIRE Que Phœbos Apollon et son arc d'argent aillent se faire mettre! Les dieux - y compris Zeus - nous ont infligé le pire et maintenant ils sont partis, et eux seuls savent quand ils reviendront. Personnellement, je n'en ai rien à foutre. Ce n'est pas l'arc d'argent d'Apollon qui cause cette maladie - je pense que c'est l'eau sau-mâtre que nous buvons. C'est comme si nous buvions notre pisse et couchions dans notre merde. Asclépios, mon père, estimait que la maladie naissait de l'eau contaminée, et... Nestor Sage Podalire, nous serons ravis d'écouter la théorie de ton père une autre fois. Pour le moment, ce qui m'importe, c'est de savoir si nous pourrons contenir les Troyens aujourd'hui et ce que mes capitaines me conseillent de faire. ÉCHÉPOLE (Fils d'Anchise.) Nous devrions nous rendre. Thrasymède (Fils de Nestor, il s'est illustré la veille sur le champ de bataille. Ses blessures, quoique soignées et pansées, le font encore plus souffrir aujourd'hui.) Nous rendre? Mon cul! Qui parmi nous serait assez lâche pour nous suggérer de nous rendre? Présente-moi ta reddition, fils d'Anchise, et j'abrégerai tes souffrances aussi sûrement que le feraient les Troyens. ECHÉPOLE Hector est un homme honorable. Le roi Priam l'était jadis et peut-être l'est-il encore. J'ai accompagné Odysseus à Troie lorsqu'il a tenté de lui faire entendre raison, de le convaincre de restituer Hélène pour éviter la guerre, et Priam et Hector me sont apparus comme des hommes honorables et raisonnables. Hector entendra notre requête. Thrasymède Onze années ont passé, durant lesquelles cent mille âmes ont été envoyées dans l'Hadès, imbécile! Tu as pu juger de la pitié d'Hector lorsque Ajax le Grand l'a imploré de l'épargner, son grand bouclier réduit en pièces et son visage de héros inondé de larmes. Hector lui a tranché l'échiné et arraché le cœur. Ses hommes te réserveront un sort moins enviable. Nestor Je sais que certains parlent de se rendre. Mais Thrasymède a raison: il a coulé trop de sang sur cette terre troyenne pour que nous puissions espérer la pitié. Nous-mêmes, si nous avions enfoncé les murailles d'Ilium il y a trois semaines - ou il y a dix ans -, aurions-nous fait preuve de pitié à leur égard? Vous savez tous que nous aurions tué tous les hommes, jeunes ou vieux, capables d'empoigner une épée ou de bander un arc, que nous aurions massacré les vieillards pour les punir d'avoir engendré nos ennemis, que nous aurions violé les femmes avant de les réduire en esclavage, elles et leurs enfants en bas âge, que nous aurions incendié leur cité et leurs temples. Mais les dieux... ou les Moires... ont décidé de l'issue de cette guerre et se sont retournés contre nous. Les Troyens, qui ont souffert notre invasion et notre siège de dix ans, seront tout aussi impitoyables que nous l'aurions été en cas de victoire. Non, si vous entendez vos hommes parler de reddition, dites-leur que c'est pure folie. Mieux vaut mourir debout qu'à genoux! Idoménée Mieux vaut ne pas mourir du tout. Il n'y a donc aucune issue? Alastor (Second de Teucros.) Les nefs sont détruites. Les réserves de nourriture s'épuisent, mais nous serons morts de soif avant de souffrir de la faim. La maladie fait de plus en plus de ravages. MÉNESTfflOS Mes Myrmidons veulent faire une sortie - enfoncer les lignes troyennes et foncer vers le sud - vers le mont Ida et ses forêts. Nestor (Il acquiesce.) Tes Myrmidons ne sont pas les seuls à envisager une telle action, courageux Ménesthios. Mais tes Myrmidons ne peuvent agir seuls. Pas plus qu'aucune de nos armées. Les lignes troyennes s'étendent sur plusieurs stades, et leurs alliés se trouvent à l'arrière-garde. Ils s'attendent à ce que nous tentions une sortie. Sans doute se demandent-ils pourquoi nous ne l'avons pas déjà fait. Tu connais les lois de fer qui régissent le combat à î'épée, à la lance et au bouclier, Ménesthios - ainsi que tous les Myrmidons et tous les Achéens: pour un homme qui tombe les armes à la main, il y en a cent qui tombent en prenant la fuite. Il ne nous reste plus de chars en état de marche - Hector et ses capitaines en ont des centaines. Ils nous pourchasseront et nous abattront comme des moutons avant que nous ayons franchi le lit asséché du fleuve Scamandre. Drakios Alors, on ne bouge pas? Et on crève sur cette plage, aujourd'hui ou demain, à côté des restes calcinés de nos grandes nefs noires? Antiloque (Autre fils de Nestor.) Non. La reddition est hors de question pour tout homme digne de ce nom, et notre position deviendra intenable dans quelques heures - peut-être même dès la prochaine attaque -, mais je suis pour que nous foncions tous en même temps. Il nous reste encore trente mille guerriers - dont plus de vingt mille en état de se battre et de courir. Peut-être que les quatre cinquièmes d'entre nous périront, oui - massacrés comme des moutons avant d'avoir pu se réfugier dans les forêts du mont Ida -, mais cela signifie qu'il y aura quatre ou cinq mille rescapés. La moitié de ceux-ci survivront aux battues que les Troyens et leurs alliés organiseront ensuite, telle une chasse royale traquant le cerf, et la moitié de ces survivants arriveront peut-être à quitter ce continent de merde et à traverser la mer vineuse pour rentrer au pays. Je suis prêt à me contenter de ces chances. Thrasymède Moi aussi. Teucros Elles valent mieux que la certitude de voir nos os blanchir sur cette putain de saloperie de dépotoir de plage de merde. Nestor Dois-je comprendre que tu votes en faveur d'une sortie, fils de Télamon? Teucros Putain de merde, je veux, seigneur Nestor. Nestor Noble Épéios, nous n'avons pas encore entendu ta voix. Qu'en penses-tu? Épéios (Il baisse la tête et danse d'un pied sur l'autre, visiblement gêné. Épéios est le meilleur pugiliste du camp achéen et son visage porte les stigmates d'une longue carrière sportive: oreilles en chou-fleur, nez aplati, joues et arcades sourcilières couturées de cicatrices, crâne rasé et bien amoché. Je ne peux m'empêcher d'avoir un sourire ironique en considérant sa présence en ce lieu et le rôle que j'ai joué dans son destin. Peu connu pour ses prouesses guerrières, Epéios aurait remporté les épreuves de pugilat accompagnant les funérailles de Patrocle - épreuves organisées par Achille — puis dirigé la construction du cheval de bois imaginé par Odysseus... si je n'avais pas mis mon grain de sable dans le récit de l'aède, il y a un peu moins d'un an. Epéios participe au conseil parce que ses officiers supérieurs, à savoir Ménélas et ses subalternes, sont tous morts.) Seigneur Nestor, c'est quand l'adversaire est sûr de sa victoire, qu'il traverse l'arène persuadé que tu es étendu pour le compte, terrassé pour de bon, c'est à ce moment-là qu'il faut le frapper de toute ta force. Dans notre cas, nous devons frapper fort, étourdir l'ennemi, lui faire mordre la poussière et filer à toutes jambes. Un jour, aux Jeux olympiques, j'ai vu un pugiliste agir exactement de la sorte. (Hilarité générale.) Épéios Sauf que nous devrons agir durant la nuit. Nestor Je suis d'accord. Le champ de bataille est trop vaste et les chars troyens trop rapides pour que nous tentions le coup en plein jour. MÉRION (Fils de Mole, ami d'Idoménée et capitaine crétois.) La nuit ne sera guère plus propice. La lune est aux trois quarts pleine. Laercès (Un Myrmidon, fils d'Hémon.) Mais le soleil se couche plus tôt en cette saison, et la lune se lève plus tard cette semaine. Nous disposerons de trois heures entre la tombée de la nuit - une nuit noire, où on a besoin d'une torche pour se déplacer - et le lever de la lune. Nestor La question est la suivante: pourrons-nous tenir jusqu'à la fin du jour, et nos hommes auront-ils assez de force pour se battre - nous devrons concentrer notre attaque afin d'ouvrir une brèche dans les lignes troyennes -, puis pour parcourir les cent cinquante stades et quelques qui nous séparent des forêts du mont Ida? Idoménée Ils trouveront en eux la force nécessaire s'ils savent qu'ils ont une chance de survivre cette nuit. Je propose que nous attaquions les Troyens au centre de leurs lignes - là même où se placera Hector -, car, aujourd'hui, ils ont concentré leurs forces sur les flancs. Et je vote pour que nous fassions une percée cette nuit. Nestor Que dit le reste d'entre nous? J'ai besoin de l'opinion de tous. Nous agirons tous ensemble ou pas du tout, il n'y aura pas de demi-mesure. PODALIRE Nous devrons abandonner les malades et les blessés, et il y en aura des milliers de plus ce soir. Les Troyens les massacreront. Peut-être même iront-ils jusqu'à les torturer, frustrés d'avoir vu certains d'entre nous leur échapper. Nestor Oui. Mais ainsi le veulent les lois de la guerre et du destin. J'attends vos votes, nobles chefs achéens. Thrasymède Je vote oui. Tentons le coup cette nuit. Et que les dieux veillent sur les blessés et sur les prisonniers. Teucros Que les dieux aillent se faire enculer. Je vote oui. Si notre destinée est de crever sur cette plage puante, je suis prêt à défier les Moires elles-mêmes. Fonçons dans la nuit noire! POLYXÈNE Oui. Alastor Oui. Cette nuit. Ajax le Petit Oui. Eumèle Oui. Jouons notre va-tout. MÉNESTfflOS Si le seigneur Achille était parmi nous, il chercherait à tuer Hector. Avec un peu de chance, on lui fera la peau en chemin. Nestor Donc, tu votes oui. Échépole? ÉCHÉPOLE Je pense que nous mourrons tous si nous combattons ici un jour de plus. Je pense que nous mourrons tous si nous tentons une sortie. Je choisis de rester avec les blessés et de me rendre à Hector, en espérant qu'il a conservé une parcelle de sa générosité et de son sens de l'honneur. Mais je ne chercherai pas à imposer cette décision à mes hommes. Nestor Tu n'en auras pas la possibilité, Échépole. La plupart des guerriers suivront leurs chefs. Tu peux te rendre si tu le souhaites, mais je te relève de ton commandement et nomme Amphion pour te succéder. Tu peux sortir de cette tente et gagner celle des blessés, mais je t'interdis de parler à quiconque. Ta brigade n'est pas très importante et elle est postée à côté de celle d'Amphion... toutes deux pourront se fondre l'une dans l'autre sans qu'il soit besoin de les repositionner. Amphion, cette promotion n'est valable que si tu votes en faveur d'une sortie, bien entendu. Amphion Je vote oui. Drakios Je vote au nom de tous mes Épéens: cette nuit, nous nous battrons, que ce soit pour mourir ou trouver le salut dans la fuite. Je tiens à revoir ma demeure et ma famille. EUMÈLE À en croire Agamemnon et ses hommes, et les moravecs ont confirmé leurs propos, nos cités et nos demeures sont désertes, nos royaumes abandonnés - les dieux ont enlevé les nôtres. Drakios Qu'Agamemnon, les machines moravecs et Zeus lui-même aillent se faire foutre! J'ai l'intention de rentrer chez moi pour voir si ma famille m'y attend. Ce dont je suis persuadé. Polypœtès (Fils de Pirithoos, commandant des Lapithes de Thessalie.) Mes hommes seront en première ligne aujourd'hui et mèneront l'offensive cette nuit. Je le jure sur les dieux. Teucros Tu ne pourrais pas jurer sur quelque chose de moins capricieux - tes boyaux, par exemple? (Hilarité générale.) Nestor Je vote oui, moi aussi, ce qui fait l'unanimité. Aujourd'hui, nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour repousser les Troyens. À cette fin, Podalire, tu veilleras à ce que chaque homme reçoive une double ration de nourriture, et qu'il en reste assez pour qu'il en emporte avec lui ce soir. Double les rations d'eau pour ce matin. N'hésite pas à te servir dans les réserves privées d'Agamemnon et de feu Ménélas. Vous tous, mes capitaines, dites à vos hommes qu'ils doivent tenir durant toute la journée - s'ils veulent mourir, que ce soit pour sauver un camarade - et que le vrai combat se livrera à la nuit tombée. Certains d'entre nous arriveront jusqu'au mont Ida et - si le destin le veut ainsi - retrouveront leur famille et leur foyer. Les noms de ceux qui périront seront gravés pour l'éternité en lettres d'or et de gloire. Les descendants de nos petits-enfants viendront se recueillir sur les tombes qu'on nous aura creusées sur cette terre maudite et ils diront: « Oui, il y avait des hommes en ce temps-là. » Dites à vos sergents et à vos soldats de bien se restaurer ce matin, car la plupart d'entre eux dîneront dans le royaume des ombres. Cette nuit, quand la ténèbre régnera, avant que la lune ne soit levée, j'autoriserai Épéios, notre pugiliste préféré, à courir parmi nos troupes pour leur crier Apete - donnant ainsi le signal du départ comme aux Jeux olympiques. Et nous courrons alors vers la liberté! (Ainsi aurait dû s'achever la réunion, dans l'enthousiasme général - car Nestor est un leader né et sait conclure une intervention sur une note volontariste, ce dont les doyens de l'université de l'Indiana étaient parfaitement incapables -, mais il faut toujours que quelqu'un vienne gâcher une parfaite conclusion. Cette fois-ci, c'est Teucros qui s'y colle.) Teucros Épéios, noble pugiliste, tu ne nous as pas raconté la fin de ton histoire. Qu'est devenu ce lutteur olympique qui a assommé son adversaire puis s'est enfui de l'arène en courant? Épéios (Universellement connu pour son honnêteté plutôt que pour sa sagesse.) Oh! lui. Les prêtres d'Olympie l'ont traqué dans les bois et l'ont tué comme un chien. Les commandants achéens ont regagné le sein de leurs armées respectives. Nestor s'est retiré avec ses fils. Podalire a pris la tête d'un peloton chargé de fouiller la tente d'Agamemnon en quête de vin et de nourriture. Je me retrouve seul sur la grève - aussi seul qu'on peut l'être au milieu de trente mille hommes crasseux puant la trouille et la transpiration. Je palpe le médaillon TQ sous ma tunique. Nestor ne m'a pas demandé de voter. Pas un héros achéen ne m'a fait l'aumône d'un regard durant la discussion. Ils savent que je ne me bats point mais ne semblent pas me mépriser pour autant - ainsi les anciens Grecs traitaient-ils les hommes qui se vêtaient comme des femmes et se peignaient le visage en blanc. Il n'est pas question ici de déshonneur, seulement d'indifférence. À leurs yeux, je suis un monstre, un étranger, je ne suis pas tout à fait un homme. Je sais que je ne resterai pas jusqu'à la fin des hostilités. Je ne pense pas assister à l'affrontement d'aujourd'hui, car les flèches voleront bas au cours de la demi-heure qui va venir. Je ne suis plus équipé du bracelet de morphing et de l'impacto-armure que l'on donnait aux scholiastes - je n'ai même pas pris la peine de récupérer une armure de cuir et de métal sur l'un des nombreux cadavres achéens gisant à mes pieds. En m'attardant ici, je me condamnerais à mort - ces deux derniers jours, j'ai passé le plus clair de mon temps à rester planqué à l'arrière, près des tentes réservées aux mourants. Et même si je survivais à cette journée, la bataille de la nuit aurait raison de moi. Et pourquoi resterais-je? J'ai un appareil de téléportation quan-tique accroché à mon cou, nom de Dieu! En moins de deux secondes, je pourrais être dans les appartements d'Hélène, en moins de cinq minutes, j'aurais droit à un bain bien chaud. Pourquoi resterais-je? Mais je ne suis pas prêt à partir. Pas encore. Je ne suis plus scholiaste, et peut-être qu'un érudit ne sert à rien ici, mais un correspondant de guerre ne raterait pour rien au monde un combat aussi glorieux, même s'il ne doit jamais le rapporter à personne. Je vais rester quelque temps. Les trompes résonnent de toutes parts. Les Troyens attaquent sur tous les fronts avant que les Achéens aient eu le temps d'avaler le petit déjeuner qu'on leur a promis. 64. Savoir que tout en ce monde... l'histoire, les sciences, la poésie, l'art et la musique, les gens, les lieux, les choses et les idées... savoir que tout est connecté, c'est une chose. Faire l'expérience de cette connexion, même de façon incomplète, c'en est une autre. Harman demeura quasi inconscient durant neuf jours. Lorsqu'il émergeait, ce n'était que pour quelques instants à peine, qu'il passait à hurler de douleur, en proie à une céphalée qui dépassait les capacités d'endurance de son cerveau et de son crâne. Il vomissait beaucoup. Puis il retombait dans le coma. Il se réveilla le neuvième jour. Une forte migraine déferla sur lui, pire que toutes celles qu'il avait pu connaître avant cette semaine mais supportable comparée à celle qui venait de l'affliger. La nausée l'avait quitté et il avait l'estomac vide. Par la suite, il constaterait qu'il avait perdu une douzaine de kilos. Il était allongé nu sur le lit, dans la chambre de Veiffelbahn. Cette cabine est conçue et décorée dans le style de l'art nouveau, songea-t-il pendant qu'il se levait et enfilait un peignoir en soie posé sur l'accoudoir du fauteuil Empire placé près du lit. Il se demanda vaguement dans quel coin de la planète on élevait encore des vers à soie - les serviteurs s'en étaient-ils chargés durant ces longs siècles d'indolence humaine? Ou bien cette soie était-elle créée artificiellement dans des cuves industrielles, à la façon dont les posthumains avaient créé - ou plutôt recréé - l'espèce humaine nanoaltérée à laquelle il appartenait? Il avait trop mal au crâne pour s'attarder sur cette question. Il fit halte sur la mezzanine, ferma les yeux et se concentra. Rien. Il n'avait pas quitté la cabine. Il fit une nouvelle tentative. Toujours rien. Pris d'un soudain vertige, il descendit d'un pas hésitant l'escalier en fer forgé menant à l'étage inférieur et s'effondra dans le seul fauteuil placé devant la baie vitrée. La table était recouverte d'une nappe blanche. Harman ne dit pas un seul mot tandis que Moira lui apportait du jus d'orange dans un verre en cristal, du café dans une Thermos blanche et un œuf poché accompagné d'une tranche de saumon. Elle remplit sa tasse de café noir. Harman baissa la tête pour se réchauffer le visage à la vapeur qui montait du liquide. — Tu viens souvent ici? lui lança Moira. Prospéra entra dans la pièce, se tenant bien en vue dans l'horrible lumière matinale qui se déversait par les portes-fenêtres. — Ah! Harman... mais peut-être faut-il maintenant vous appeler Newman, le Nouvel Homme? Quel plaisir de vous voir debout et en pleine forme. — La ferme! rétorqua Harman. Il se contenta de siroter le café sans toucher à la nourriture. Prospéra, ainsi qu'il le savait désormais, était un hologramme solide - un avatar de la logosphère se reconstituant d'une microseconde à la suivante au moyen de la matière que lui faxait l'un des accumulateurs orbitaux. S'il tentait d'agresser le vieux mage, cette matière se transformerait instantanément ou presque en projection évanescente. — Je n'avais qu'une chance sur cent de survivre au cabinet de cristal et vous le saviez, dit-il sans même se retourner - cette lumière était bien trop vive. — Un peu plus que ça, je pense, dit le mage en fermant les rideaux. Moira attrapa une chaise pour s'asseoir près d'Harman. Elle avait enfilé une tunique rouge par-dessus la tenue d'aventurière qu'elle portait dans le Taj. Harman la fixa sans broncher. — Tu connaissais Savi dans sa jeunesse. Tu as assisté à la fête donnée dans l'archipel de New York en l'honneur du dernier fax, au-dessus de l'Empire State Building englouti, et tu as déclaré à ses amis que tu ne l'avais pas vue, mais, en réalité, tu lui avais rendu visite deux jours plus tôt dans sa demeure de l'Antarctique. — Comment peux-tu savoir cela? demanda Moira. — Petra, l'amie de Savi, a consigné dans un texte les recherches qu'elle avait effectuées en compagnie de son amant Pinchas. Ce texte a été imprimé et relié juste avant le dernier fax. Et il s'est retrouvé, je ne sais comment, dans la bibliothèque de ton ami Ferdinand Mark Alonzo. — Mais comment Petra a-t-elle pu savoir que j'avais vu Savi avant la fête de l'archipel de New York? — Je pense que Pinchas et elle ont retrouvé une note rédigée par Savi quand ils ont fouillé son appartement du mont Erebus. Harman s'aperçut que, s'il réussissait à assimiler le café, celui-ci ne pouvait malheureusement rien contre sa migraine. — Alors, maintenant, tu sais tout sur tout, c'est ça? lança Moira. Harman éclata de rire et le regretta presque aussitôt. Il posa sa tasse pour se masser la tempe droite. — Non, répondit-il au bout d'un temps, j'en sais juste assez pour savoir que je ne sais pas grand-chose sur quoi que ce soit. Et puis, il existe sur Terre quarante-trois autres bibliothèques dont je n'ai pas encore visité le cabinet de cristal. — Ça, ça vous tuerait, dit Prospéro. À ce moment précis, Harman n'aurait pas accueilli la mort avec trop de réticence. Sous l'effet de la migraine, toutes les choses qui l'entouraient semblaient nimbées d'une aura dorée. Il sirota un peu plus de café et espéra qu'il en avait fini avec la nausée. La cabine poursuivait sa route en grinçant, et il savait qu'elle avançait à plus de trois cents kilomètres à l'heure. Ses embardées n'étaient pas de nature à lui apaiser l'estomac. — Aimeriez-vous en savoir davantage sur Gustave Eiffel? Né à Dijon le 15 décembre 1832, il obtient en 1855 un diplôme d'ingénieur de l'École centrale des arts et manufactures. Avant de réaliser sa célèbre tour, inaugurée lors de l'Exposition universelle de 1889 marquant le centenaire de la Révolution française, il a déjà conçu la coupole de l'observatoire de Nice et la charpente métallique de la Liberté éclairant le monde. II... — Stop! lança Moira. Personne n'apprécie les dictionnaires ambulants. — Où diable sommes-nous? Harman réussit à se lever et à écarter les lourds rideaux. Ils traversaient une splendide vallée boisée, et la cabine survolait les méandres d'une rivière à deux cents mètres d'altitude. Les ruines d'un château antique étaient visibles en haut d'une crête. — Nous venons de passer Cahors, annonça Prospéro. Au prochain relais, nous mettrons le cap au sud en direction de Lourdes. Harman se frotta les yeux, puis ouvrit la porte pour sortir sur le balcon. Le champ de force qui enveloppait la cabine empêcha le vent de l'emporter dans les airs. — Pourquoi le sud? lança-t-il par la porte ouverte. Vous ne voulez pas filer au nord pour rendre visite à votre ami dans sa cathédrale de glace bleue? Moira sursauta. — Comment peux-tu savoir cela? Le Taj ne contient aucun livre mentionnant ce... — Non, fit Harman, mais mon ami Daeman a assisté à la première phase: l'arrivée de Sétébos à Paris-Cratère. Et il y avait des livres décrivant ce qu'accomplirait l'être aux mains multiples après avoir débarqué. Donc, il est toujours là... sur Terre, je veux dire? — Oui, répondit Prospéro. Et ce n'est pas notre ami. Harman haussa les épaules. — C'est vous qui l'avez amené ici la première fois. Lui et les autres. — Ce n'était pas notre intention, protesta Moira. Harman ne put s'empêcher de rire, même si ça n'arrangeait pas sa migraine. — Non, en effet. Vous ouvrez une brèche sur les ténèbres, vous négligez de la refermer, et lorsqu'une horreur s'insinue à travers, vous affirmez: « Ce n'était pas notre intention. » — Tu as appris beaucoup de choses, déclara Prospéro, mais tu ne comprends pas encore tout ce que tu dois comprendre afin de... — Ouais, ouais, coupa Harman. Je t'écouterais avec plus d'attention, Prospéro, si je ne savais pas que tu fais partie des entités qui sont arrivées par cette brèche. Les posthumains ont passé un millier d'années à tenter de contacter des êtres d'Ailleurs - altérant au passage la configuration quantique du système solaire -, et tout ce qu'ils ont obtenu, c'est une cervelle à pattes et un cybervirus rechapé sorti d'une pièce de Shakespeare. Le vieux mage se fendit d'un petit sourire. Moira secoua la tête d'un air agacé, se servit une tasse de café et la but sans faire de commentaire. — Même si nous voulions faire un petit bonjour à Sétébos, ce serait impossible, dit Prospéro. Il n'y a plus de tour à Paris-Cratère - il n'y en avait déjà plus à l'époque du virus rubicon. — Ouais. Harman revint auprès de la table, mais resta debout pour siroter son café. — Pourquoi est-ce que je n'arrive pas à me faxer tout seul? demanda-t-il soudain. — Pardon? fit Moira. — Pourquoi est-ce que j'en suis incapable? Je sais maintenant comment ouvrir les fonctions sans l'aide des figures mnémotechniques, mais ça n'a pas marché à mon réveil. Je veux me faxer à Ardis. — Sétébos a désactivé le système fax à l'échelle de la planète, dit Prospéra. Cela concerne à la fois les nœuds fax et le libre-fax. Harman acquiesça et se frotta les joues. Une barbe de dix jours lui râpa les doigts. — Donc, vous pouvez toujours vous téléporter, tous les deux - ainsi qu'Ariel, je suppose -, mais je suis coincé dans cette stu-pide cabine jusqu'à ce qu'on arrive à la Brèche atlantique? Vous croyez vraiment que je vais traverser l'Atlantique à pied pour me rendre en Amérique du Nord? Ada sera morte de vieillesse avant que j'arrive à Ardis. — La nanotechnologie à laquelle vous devez vos fonctions ne vous a pas préparés à la téléportation quantique, dit Prospéra d'une voix où perçait la tristesse. — Non, mais tu peux me TQ chez moi, dit Harman en se penchant sur le vieil homme, qui s'était assis sur le sofa. Touche-moi et TQ-toi. C'est aussi simple que ça. — Hélas non. Et tu es désormais assez avisé pour savoir que ni Moira ni moi n'agirons sous la menace. Harman avait accédé à des horloges orbitales à son réveil, et il savait qu'il était resté inconscient pendant neuf jours pleins. Il avait envie de tout casser: les tasses, les assiettes et la table. — Nous suivons la ligne onze de Yeiffelbahn, dit-il. Après avoir quitté le mont Everest, nous avons dû emprunter la ligne Hah-Xil-Shan qui nous a fait passer à proximité de la Bulle de Tarim Pendi. Là-bas, j'aurais trouvé des sonies, des armes, des rampeurs, des harnais de lévitation, des impacto-armures... tout ce dont Ada et son peuple ont besoin pour survivre. — Nous avons dû faire certains... détours, dit Prospéra. Si tu étais descendu de la tour pour explorer la Bulle de Tarim Pendi, nous n'aurions pu garantir ta sécurité. — Ma sécurité! railla Harman. Oui, nous devons vivre dans la sécurité, n'est-ce pas, ô mage, ô Moira? — Tu étais moins immature avant le cabinet de cristal, dit Moira d'un air méprisant. Harman ne chercha pas à discuter. Il reposa sa tasse, planta ses deux poings sur la table, regarda Moira dans les yeux et dit: — Je sais que c'est le Califat global qui a envoyé les voynix dans l'avenir pour tuer tous les Juifs, mais pourquoi les posthumains ont-ils stocké les neuf mille cent quatorze Juifs survivants dans un rayon qu'ils ont ensuite projeté dans l'espace? Pourquoi ne pas les avoir emmenés dans les anneaux avec vous, tout simplement... dans les anneaux ou dans un autre refuge? Enfin, vous aviez déjà localisé la Mars interdimensionnelle et entrepris de la terraformer. Pourquoi avoir transformé ces gens en neutrinos? — Neuf mille cent treize, rectifia Moira. Savi est restée sur Terre. Harman attendit une réponse à sa question. Moira reposa sa tasse. La colère se lisait dans ses yeux, tout comme elle s'était jadis lue dans ceux de Savi. — Nous avons dit à Savi et à ses semblables qu'ils seraient stockés dans la boucle neutrinique pendant quelques millénaires, le temps que nous ayons nettoyé la planète, murmura-t-elle. Ils pensaient que nous allions éliminer les résidus des Années de démence - les dinosaures, les oiseaux-terreurs et les forêts de cycas recréés par les ARNistes -, mais nous comptions aussi nous occuper des voynix, de Sétébos, de la sorcière dans sa cité orbitale... — Sauf que vous n'avez pas éliminé les voynix, coupa Harman. Ces saletés ont été activées et ont construit leur Troisième Temple sur la Coupole du Rocher. — Faute de pouvoir les éliminer, nous les avons reprogrammés. Ils ont servi de domestiques à ton peuple pendant quatorze cents ans. — Jusqu'à ce qu'ils se mettent à nous massacrer, enchaîna Harman, se tournant ensuite vers Prospère Tout juste après que tu nous as incités, Daeman et moi, à détruire la cité orbitale où Caliban et toi étiez... emprisonnés. Et tout ça pour récupérer un misérable hologramme? — Disons plutôt l'équivalent d'un lobe frontal, rétorqua le mage. Et même si vous n'aviez pas détruit les oeuvres vives de ma cité orbitale, les voynix auraient été réactivés. — Pourquoi? — À cause de Sétébos. Son exil d'un millénaire et demi - au cours duquel il n'avait pu se repaître que d'autres Terres et de la Mars terraformée - avait pris fin. Dès que l'être aux mains multiples a ouvert un trou de brane pour humer l'air de cette Terre, les voynix ont réagi conformément à leur programme. — Un programme mis en place il y a trois mille ans, ajouta Harman. Les membres de mon peuple ne sont pas tous d'ascendance juive comme l'était Savi. Prospéra haussa les épaules. . , — Les voynix ne le savent pas. A l'époque de Savi, tous les humains étaient juifs, par conséquent... pour un espnt limite comme celui des voynix... tous les humains sont juifs. Si A égaie B et B égale C, alors A égale C. Si la Crète est une île et l’Angleterre est une île, alors... — La Crète est l'Angleterre, acheva Harman. Mais le virus rubicon n'était pas sorti d'un laboratoire israélien. C est de la propagande diffamatoire. — Tu as parfaitement raison, dit Prospéra. Le rubicon est ia seule contribution de la science islamique en deux mille ans d obscurantisme. — Onze milliards de morts, dit Harman d'une voix tremblante. Quatre-vingt-dix-sept pour cent de la population du globe, anéantis d'un seul coup. Prospéra haussa les épaules une nouvelle fois. — La guerre avait été fort longue. Harman éclata de rire. , — Et le virus a touché presque tout le monde, excepte ceux qu'il était censé tuer. , — Les scientifiques israéliens avaient acquis une grande maîtrise des manipulations nanogénétiques, dit le mage. Ils savaient qu'ils devaient inoculer l'ADN de leur population avant qu u ne soit trop tard. — Mais ils auraient pu partager leur remède avec le reste au — Ils ont tenté de le faire. Le temps leur a manqué. Mais l'ADN de ton ethnie a été... stocké. , — Ce n'est pas le Califat global qui a inventé le voyage dans le temps, déclara Harman, sans trop savoir s'il s'agissait d une question ou d'une affirmation. . . , — Non. C'est un scientifique français qui a mis au point w première bulle temporelle capable de fonctionner... — Henri Rees Delacourte, murmura Harman. — ...afin de se rendre en 1478 apr. J.-C. et d'examiner un étrange et intéressant manuscrit que l'empereur Rodolphe u Q Habsbourg devait acquérir par la suite en 1586, poursuivit le mage. Une expédition ne posant aucun problème, du moins en apparence. Mais nous savons aujourd'hui que ce manuscnt - rédige dans langage codé et illustré par des dessins représentant des Plani^ inconnues, des systèmes stellaires et des êtres nus - était canular. Et le docteur Delacourte et sa ville natale ont paye le prix fort lorsque le trou noir qu'il utilisait comme source d'énergie est sorti de son champ de confinement. — Mais la France et la Nouvelle Union européenne ont transmis les plans au Califat, insista Harman. Pourquoi? Prospéro leva ses vieilles mains toutes tavelées, comme pour donner la bénédiction. — Les scientifiques palestiniens étaient leurs amis. — Je me demande si Wilfrid Voynich, ce spécialiste en livres rares du début du XXe siècle, a pu imaginer qu'on donnerait son nom à des monstres autorépliquants, dit Harman. — Rares sont ceux d'entre nous qui peuvent concevoir ce que sera leur héritage, dit Prospéro, les mains toujours levées. Moira poussa un soupir. — Vous avez bientôt fini de vous perdre dans les souvenirs? Harman se tourna vers elle. — Et toi, mon Prométhée en puissance... tu as un bout qui dépasse. Si tu cherchais à me faire tiquer, tu as gagné. Harman baissa les yeux. Son peignoir s'était entrouvert. Il s'empressa de le refermer. — Nous allons franchir les Pyrénées dans l'heure qui vient, reprit Moira. À présent qu'Harman a dans le crâne autre chose qu'un thermomètre à plaisir, nous avons des choses à nous dire et des décisions à prendre. Je propose que Prométhée remonte à l'étage pour se doucher et s'habiller. Papy peut faire une petite sieste en attendant. Moi, je m'occupe de la vaisselle. 65. Achille se demande s'il n'a pas commis une bévue en manœuvrant Zeus afin qu'il le précipite dans les profondeurs infernales du Tartare, alors que, sur le moment, ça lui avait paru une bonne idée. Premièrement, il a de grandes difficultés à respirer. Bien que la singularité quantique affectant son destin l'empêche théoriquement de mourir - seule la flèche de Paris pourrait le terrasser -, elle n'empêche pas l'atmosphère saturée de méthane de lui ravager les poumons, ni le basalte sur lequel il se convulsé de lui brûler la peau. C'est comme s'il respirait de l'acide. Deuxièmement, ce Tartare n'a rien d'un séjour céleste. La pression atmosphérique - équivalente à celle qui règne dans l'océan à deux cents pieds de profondeur - écrase la totalité de son corps meurtri. La chaleur est indicible. Un simple mortel y aurait succombé depuis longtemps, y compris un héros de la trempe d'Odys-seus ou de Diomède, mais même un demi-dieu comme Achille commence à accuser le coup, et sa peau cramoisie se tavelle lentement de cloques suppurantes. Pour finir, il est aveugle et quasiment sourd. Une vague lueur rouge imprègne les lieux, mais elle ne permet pas de distinguer quoi que ce soit. La pression est si élevée, l'atmosphère si épaisse et si enfumée, que même la lumière émanant de la lave est occultée par les nuées mouvantes de fumée sulfureuse, par l'éternelle chute de la pluie acide. L'air surchauffé exerce une telle pression sur les tympans du tueur d'hommes aux pieds rapides que tous les sons qui lui parviennent évoquent une sourde palpitation et de lourds bruits de pas - dont le rythme entêtant colle à celui du sang qui bat à ses tempes. Glissant une main sous son plastron de cuir, Achille palpe la petite balise que lui a confiée Héphasstos. Il perçoit ses pulsations. Elle n'a pas cédé à la terrible pression qui menace de lui écraser les yeux et les oreilles. Quelque part au sein de cette effroyable pénombre, Achille perçoit le mouvement de masses imposantes, mais même les jets de lave les plus puissants ne lui permettent point de voir ce qui passe dans la nuit. Ces êtres, pressent-il, sont trop grands et trop difformes pour être humains. Quoi qu'il en soit, ils ne lui prêtent aucune attention - pour le moment. Achille aux pieds rapides, fils de Pelée, chef des Myrmidons et noble héros de la guerre de Troie, demi-dieu à la terrible colère, gît les bras en croix sur une roche volcanique frémissante de chaleur, aveuglé et vaincu, et mobilise toutes ses forces pour continuer à respirer. Peut-être aurais-je dû concevoir un autre plan pour triompher de Zeus et ramener à la vie ma bien-aimée Penthésilée. Le simple fait de penser à Penthésilée lui donne envie de pleurer comme un enfant, sauf qu'Achille n'a jamais versé une larme au cours de son enfance. Jamais. Le centaure Chiron lui a appris comment réfréner ses émotions, hormis la colère, la rage, la jalousie, la faim, la soif et le désir, autant de sentiments importants pour un guerrier, mais... pleurer des larmes d'amour? À la seule évocation de cette idée, Chiron serait parti d'un rire tonitruant et aurait gratifié le jeune Achille d'un coup de férule sur la tête. « L'amour, ce n'est que le désir épelé de travers », aurait déclaré Chiron, et le jeune Achille, sept ans, aurait eu droit à une nouvelle dérouillée. Si Achille est pris d'une violente envie de pleurer au sein de cet enfer irrespirable, c'est en partie parce qu'il sait qu'au fond de lui, grand amour ou pas, il n'en a rien à foutre de cette connasse d'Amazone - elle était prête à le frapper d'une javeline empoisonnée, par les dieux! - et qu'il ne devrait regretter qu'une chose: que son canasson et elle aient mis si longtemps à crever. Mais voilà qu'il se retrouve en enfer, en butte à l'animosité de Zeus en personne, tout ça pour ressusciter cette bonne femme - tout ça parce que Aphrodite, déesse de la chatte, l'avait ointe d'un charme surpuissant. Trois gigantesques silhouettes émergent de la brume. Elles sont suffisamment proches pour que les yeux larmoyants d'Achille les identifient comme féminines - si tant est qu'un corps de trente pieds de haut, avec des seins gros comme son torse, puisse être qualifié de féminin. Elles sont nues toutes les trois, mais leur peau est peinte de couleurs criardes, à peine visibles dans cette lumière rougeoyante. Leurs visages sont d'une hideur inconcevable. Leurs cheveux ondoient comme des serpents sous l'effet de la chaleur, à moins qu'il ne s'agisse bel et bien de serpents. S'il déchiffre leurs propos, c'est parce que leurs voix sont encore plus tonitruantes que les éruptions qui servent de fond sonore à cette scène. — Ione, ma sœur, tonne la première en se dressant au-dessus de lui, quel est donc cet être étalé sur la roche comme une astérie? — Asia, ma sœur, répond la deuxième, je dirais qu'il s'agit d'un mortel, si un mortel pouvait venir en ce lieu et y survivre, ce qu'ils ne peuvent point. Et si je pouvais reconnaître un homme, ce que je ne puis parce que cela est allongé sur le ventre. Cela a de jolis cheveux. — Océanides, mes sœurs, déclare la troisième, voyons quel est le sexe de cette astérie. Une énorme main se referme sur Achille et le retourne sur le dos. Des doigts gros comme ses cuisses lui ôtent son armure, lui arrachent son ceinturon et abaissent son pagne sur ses jambes. — Est-ce un mâle? demande la première, celle que les autres ont appelée Asia. — Si l'on veut, bien qu'il n'y ait pas grand-chose à voir, dit la troisième. — Quoi qu'il en soit, cela gît tombé et vaincu, dit la géante nommée Ione. Soudain, des formes tapies dans la pénombre qu'Achille avait prises pour des rochers frémissent et reprennent dans un écho inhumain: -— Tombé et vaincu! Et des voix invisibles répètent dans les profondeurs de la nuit rougeoyante: — Tombé et vaincu! Achille recouvre la mémoire. Chiron lui a enseigné la mythologie en même temps que la théologie, cette dernière science étant nécessaire pour honorer les dieux vivants. Asia et Ione sont des Océanides - des filles d'Océan -, ainsi que leur sœur Panthéa... la troisième génération de Titans, née bien après le premier accouplement d'Ouranos et de Gaia, les Titans qui régnaient sur la terre et les deux dans les temps anciens, avant que Zeus, leur rejeton, les terrasse et les chasse d'Olympos pour les précipiter dans le Tartare il y a de cela plusieurs milliers d'années. Entre tous les Titans, seul Océan avait eu droit à un exil plus doux - une strate dimensionnelle située sous l'enveloppe quantique de la Terre d'Ilium. Les dieux pouvaient encore lui rendre visite, mais ses filles avaient été bannies dans le Tartare - Asia, Ione, Panthéa et les autres -, tout comme le reste de sa famille: son frère Cronos, le père de Zeus, sa sœur Rhéa, la mère de Zeus. Le même sort avait frappé tous les rejetons d'Ouranos et de Gaia, les mâles -Coeos, Crios, Hypérion et Japet - comme les femelles - Théia, Thémis, Mnémosyné, Phœbé la Brillante et la douce Téthys. Tout cela, Achille l'a appris aux pieds de Chiron. Et ça me fait une belle jambe, songe-t-il. — Cela parle-t-il? tonne Panthéa, surprise. — Cela couine, dit Ione. Les trois Océanides se penchent sur Achille pour mieux entendre ses tentatives de communication. Le tueur d'hommes effectue chacune de celles-ci au prix d'atroces souffrances, car elles l'obligent à inhaler l'atmosphère nocive. En analysant les sons qu'il réussit à produire, un observateur avisé déduirait la présence d'un fort pourcentage d'hélium dans cette soupe de méthane, d'ammoniac et de dioxyde de carbone qui passe pour une atmosphère. — Cela couine comme une souris écrabouillée, s'esclaffe Asia. — Mais aussi comme une souris tentant de s'exprimer dans une langue civilisée, tonne Ione. — Avec un accent déplorable, acquiesce Panthéa. — Nous devons apporter cela à Démogorgon, déclare Asia en se penchant un peu plus. Deux gigantesques mains enserrent Achille, chassant de ses poumons en feu les derniers résidus d'hélium, de méthane, d'ammoniac et de dioxyde de carbone. Le héros des Argiens hoquette comme un poisson sorti de l'eau. — Démogorgon voudra examiner cette étrange créature, opine Ione. Emporte-la, ma sœur, apporte-la à Démogorgon. — Apporte-la à Démogorgon! répètent les énormes insectes qui suivent les trois géantes. — Apporte-la à Démogorgon! répètent des silhouettes plus énormes encore qui les suivent à distance. 66. Le terminus de Y eiffelbahn se trouvait au niveau du 40e parallèle, sur la côte de l'antique nation du Portugal, au sud de Figueira da Foz. À moins de trois cents kilomètres de là, Harman le savait, se dressaient les champs de force modulés baptisés Mains d'Hercule, une digue retenant les eaux de l'océan Atlantique, et il savait aussi pourquoi les posthumains avaient drainé le Bassin méditerranéen et à quel usage ils l'avaient affecté pendant près de deux millénaires. A peu près à la même distance, mais au nord-est plutôt qu'au sud-est, se trouvait un disque de terre vitrifiée de cent kilomètres de diamètre marquant l'endroit où, trois mille deux cents ans plus tôt, le Califat global avait livré une bataille décisive aux forces de la Nouvelle Union européenne - plus de trois millions de proto-voynix déferlant sur deux cent mille chevaliers de l'infanterie mécanisée condamnés à une mort certaine. Harman savait aussi... Il savait beaucoup trop de choses. Et en comprenait trop peu. Tous trois - Moira, l'hologramme solidifié de Prospéra et Harman, toujours affligé de la migraine du siècle - se tenaient sur la plate-forme supérieure de l'ultime tour relais de Y eiffelbahn. Harman en avait fini avec ce téléphérique - sans doute pour de bon. Derrière eux, les vertes collines du Portugal. Devant eux, l'infinité de l'Atlantique, tranchée par la Brèche qui filait vers l'horizon dans le prolongement de la ligne de Y eiffelbahn. Le temps était splendide - température clémente, douce brise, ciel dégagé - et le soleil faisait ressortir l'herbe verte en haut des falaises, le sable blanc et le bleu de l'océan de part et d'autre de la Brèche. Harman savait parfaitement que, même depuis le sommet de la tour relais, le regard ne portait qu'à une centaine de kilomètres, mais l'océan semblait s'étendre sur des lieues et des lieues, et la Brèche, qui naissait sous la forme d'une avenue de cent mètres de large, bordée par des accotements bleu-vert, se réduisait peu à peu à un simple trait noir coupant la ligne d'horizon. — Vous ne pensez tout de même pas que je vais marcher jusqu'à l'Amérique du Nord? dit Harman. — Nous pensons que vous allez faire tout votre possible pour y arriver, répliqua Prospéra. — Pourquoi? Ni la posthumaine ni le non-humain ne lui répondirent. Moira emprunta l'escalier en colimaçon pour gagner l'ascenseur. Elle portait un sac à dos ainsi qu'un équipement de randonneur. Les portes de la cabine s'ouvrirent, tous trois y entrèrent, et ils descendirent bientôt parmi les poutres en treillis. — Je vais t'accompagner un jour ou deux, annonça Moira. Harman manifesta sa surprise. — Ah bon? Pourquoi donc? — J'ai pensé que tu apprécierais ma compagnie. Harman n'avait rien à répondre à cela. Comme ils foulaient du pied le carré de pelouse au-dessous de la tour, il dit: — À quelques centaines de kilomètres d'ici au sud-est, dans le Bassin méditerranéen, il y a une douzaine d'entrepôts posthumains dont Savi ignorait jusqu'à l'existence. Elle connaissait l'Atlantide, ainsi que les Trois Chaises qui permettaient de gagner les anneaux, un système qui tenait en fait du gag à la sauce posthumaine, mais elle ignorait tout des sonies et des spationefs parqués dans les autres bulles de stase. Si du moins celles-ci sont encore là... — Elles le sont, dit Prospéra. Harman se tourna vers Moira. — Pourquoi ne pas m'accompagner jusqu'au Bassin, cela ne prendra que quelques jours, plutôt que de m'envoyer à l'autre bout de l'océan... où je n'arriverai sans doute jamais. Nous gagnerons Ardis en sonie, ou alors nous prendrons une navette pour monter dans les anneaux et rétablir les liaisons fax. Moira secoua la tête. — Je te déconseille vivement de t'approcher du Bassin méditerranéen, mon jeune Prométhée. — Près d'un million de calibani se déchaînent dans la région, ajouta Prospéra. Ils étaient jadis contenus dans le Bassin, mais Sétébos les a libérés. Ils ont massacré les voynix qui gardaient Jérusalem, ils ont envahi l'Afrique du Nord et le Moyen-Orient, et ils auraient déjà déferlé sur l'Europe si Ariel n'était pas là pour les retenir. — Ariel! s'exclama Harman. L'idée que ce petit... farfadet... puisse affronter en solitaire un million de calibani en furie - voire un seul de ces monstres -était tout simplement grotesque. — Ariel dispose de plus de ressources que n'en rêve ta philosophie, Harman, ami de Personne, dit Prospère — Hum, fit Harman, sceptique. Tous trois s'avancèrent jusqu'au bord de la falaise. Un sentier escarpé descendait vers la plage. Vue de près, la Brèche atlantique semblait bien plus réelle et étrangement terrifiante. De chaque côté de cette impossible tranchée creusée dans l'océan, les vagues s'écrasaient doucement sur le rivage. — Prospéra, reprit Harman, tu as créé les calibani pour contrer la menace voynix. Pourquoi leur laisses-tu ainsi la bride sur le cou? — Je ne les contrôle plus, répondit le vieux mage. — Depuis l'arrivée de Sétébos? Le mage sourit. — J'ai perdu le contrôle des calibani - et de Caliban lui-même - bien des siècles avant Sétébos. — Pourquoi diable as-tu créé ces saloperies? — Pour des raisons de sécurité, répondit Prospéra, souriant à nouveau de l'ironie de ses paroles. — C'est nous, les posthumains, intervint Moira, qui avons demandé à Prospéra et à... son compagnon... de créer une race de créatures suffisamment féroces pour empêcher les voynix d'envahir le Bassin méditerranéen et d'y compromettre nos opérations. Nous utilisions en effet cette région pour... — Pour produire des céréales, du coton, du thé et d'autres ressources destinées aux îles orbitales, acheva Harman. Je sais. Il marqua une pause, assimilant ce que venait de dire la post. — Son compagnon? Tu veux parler d'Ariel? — Non. Il y a quinze cents ans, vois-tu, la créature que nous appelons Sycorax n'était pas encore... — Il suffit, coupa Prospéra. L'hologramme semblait positivement gêné. Harman refusait de lâcher prise. — Mais tu nous as dit la vérité l'année dernière, n'est-ce pas? demanda-t-il au mage. Sycorax est la mère de Caliban, et Sétébos est son père... ou bien s'agissait-il encore d'un mensonge? — Non, non, fit Prospéra. Caliban est le fruit des amours de la sorcière et d'un monstre. — Je me demande comment une cervelle grosse comme un hangar et pourvue de douzaines de mains aussi grandes que moi s'y prend pour s'accoupler avec une sorcière de taille humaine. — Avec précaution, lâcha Moira - une repartie qu Harman ne put s'empêcher de trouver prévisible. La sosie de Savi jeune désigna la Brèche. — Sommes-nous prêts à partir? — J'ai encore une question à poser à Prospéro, dit Harman en se retournant. Mais le mage s'était volatilisé. — Merde! J'ai horreur de ça. — Il a à faire ailleurs. — Oui, je n'en doute pas. Mais je voulais lui demander une nouvelle fois pourquoi il tient à me faire traverser l'Atlantique. Ça n'a aucun sens. Je vais mourir dans cette brèche. Rien que la question de la nourriture... — Je t'ai préparé une douzaine de barres nutritives. Harman ne put retenir un petit rire. — D'accord. Disons que je ne risquerai pas de mourir de faim les douze premiers jours. Et il y a aussi la question de l'eau... Moira attrapa dans le sac à dos un objet incurvé et quasiment plat. On aurait dit une outre de vin comme on en voyait dans l'épopée du turin - sauf qu'elle était presque vide. Un petit tube était fixé à son goulot. Moira la tendit à Harman, qui la trouva froide au toucher. — Un hydrateur, expliqua-t-elle. S'il y a de l'humidité dans l'air, cet appareil la collecte et la filtre. Si tu as enfilé ta thermopeau, l'hydrateur collecte ta transpiration et tes autres sécrétions, les distille et te restitue de l'eau potable. Tu ne risques pas de mourir de soif. — Je n'ai pas pris ma thermopeau. — Elle est dans ton sac à dos. Tu en auras besoin pour chasser. — Pour chasser? — Pour pêcher, devrais-je dire. Tu peux à tout moment traverser le champ de force et tuer les poissons qui nagent à proximité. Tu as déjà fait de la plongée avec ta thermopeau - il y a dix mois, sur l'île de Prospéro -, et tu sais que l'enveloppe te protège de la pression et que le masque osmotique te permet de respirer. — Et que suis-je censé utiliser comme appât? Moira le gratifia d'un sourire à la Savi. — Pour les requins, les orques et autres prédateurs des profondeurs, ton corps appétissant fera l'affaire, mon Prométhée. Harman n'apprécia guère cette saillie. — Et quelle arme dois-je utiliser pour abattre les requins, les orques et autres prédateurs des profondeurs dont je souhaiterai me nourrir - un langage un peu vif? Moira attrapa une arme de poing dans le sac à dos et la lui tendit. Cela ressemblait à un pistolet à fléchettes, en plus noir, en plus compact et en moins élégant. La crosse, le canon et la détente étaient les mêmes. — Ce pistolet tire des balles et non des fléchettes, dit Moira. C'est une arme à feu plutôt qu'à air comprimé, contrairement à celles que tu sais déjà manier... mais le principe est le même. Ton sac à dos contient trois cartons de munitions... soit six cents balles à autocavitation. Cela signifie que le projectile crée une poche de vide devant lui lorsqu'on le tire en milieu liquide... en d'autres termes, l'eau ne ralentit pas sa course. Voici le cran de sûreté - il est bloqué -, pour le débloquer, presse ce bouton rouge avec ton pouce. Le recul et le bruit sont plus importants qu'avec une arme à fléchettes, mais tu t'y feras. Harman soupesa le pistolet à plusieurs reprises, le braqua sur les vagues, s'assura que le cran de sûreté était bloqué et le remit dans son sac. Il attendrait pour le tester de s'être engagé dans la Brèche. — Si seulement on pouvait faire parvenir à Ardis une douzaine d'engins de ce type, dit-il à voix basse. — Tu peux toujours leur livrer celui-ci, dit Moira. Harman serra les poings et lui fit face. — J'ai plus de trois mille kilomètres à parcourir, cracha-t-il. J'ignore combien je peux en couvrir en une journée, si tant est que j'arrive à me nourrir de ma chasse et que ton hydrateur ne me laisse pas tomber. Trente? Quarante? Peut-être qu'il me faudra deux cents jours pour gagner la côte est de l'Amérique du Nord. Mais à condition que j'aie affaire à un terrain plat... et si j'en crois les cartes proxnet et farnet, il y a des chaînes de montagnes sous ce putain d'océan! Et des canons encore plus encaissés que celui du Colorado! Sans parler des rochers, des crevasses et des effets de la tectonique des plaques - failles, orogènes et autres joyeusetés! Le fond de l'océan ne cesse de se remodeler - il est plus vaste, plus inégal et plus rocheux que par le passé. Il me faudra un an pour le traverser et, une fois arrivé à destination, j'aurai encore quinze cents kilomètres à me taper pour regagner Ardis - et je devrai franchir des montagnes et des forêts infestées de dinosaures, de tigres à dents de sabre et de voynix. Toi et ce vieux schnoque de cybermutant, vous pouvez vous téléporter où ça vous chante - et m'emmener avec vous. Tu pourrais aussi appeler un sonie parqué dans l'un de tes hangars posthumains, l'une des planques où tu as caché tes joujoux, et en quelques heures à peine - non, en moins de temps encore -, je serais de retour à Ardis pour venir en aide à Ada. Au lieu de quoi, tu décides de m'envoyer à la mort. Et même si je survivais à ce périple, le temps que j'arrive à Ardis, il y a de grandes chances pour qu'Ada et les autres aient tous péri - à cause du bébé Sétébos, des voynix, du froid ou de la faim. Pourquoi me fais-tu ça? Moira lui rendit son regard sans broncher. — Prospéro a-t-il eu l'occasion de te parler des prédicats de la logosphère? demanda-t-elle à voix basse. — Des prédicats? répéta Harman en se sentant un peu bête. (Son système saturé d'adrénaline basculait lentement vers le désespoir; dans une minute, il se mettrait à trembler.) Des prédicants, tu veux dire? Non. — Des prédicats, insista Moira. Chacun d'eux est aussi unique - et peut être aussi dangereux - que Prospéro lui-même. Il leur fait parfois confiance. Parfois non. Dans le cas présent, il leur a confié ta vie et peut-être l'avenir de ton espèce. Moira attrapa un deuxième hydrateur dans le sac à dos et le passa dans son dos, disposant le tube flexible de façon à le coller à sa joue. Elle commença à descendre le sentier. Harman resta une minute en haut de la falaise. Puis il cala le sac sur son dos, mit une main en visière et contempla une dernière fois la tour de Yeiffelbahn étincelante sur fond de ciel azur. Les câbles disparaissaient au levant. De l'endroit où il se trouvait, il ne pouvait pas voir la tour suivante. Il se tourna vers le couchant. Des oiseaux blancs, certains plus petits que d'autres - des sternes et des goélands, lui soufflèrent les banques de mémoire stockées dans son ADN -, survolaient en criaillant l'océan languide. La Brèche atlantique lui apparaissait toujours comme une impossibilité, une faille dont la largeur semblait proche de deux cent cinquante mètres maintenant que le corps de Moira lui fournissait une échelle. Poussant un soupir, Harman resserra d'un cran les sangles du sac - il sentait déjà la sueur imbiber sa tunique au creux de ses reins - et suivit les traces de Moira jusqu'à la plage en contrebas. 67. Beaucoup de choses se produisaient en même temps. La Reine Mab entamait sa manoeuvre d'approche en aérofreinage, et une nuée de feu et de plasma nimbait le plateau pousseur drapé autour du derrière^ du spationef de trois cent quarante mètres de long. Alors que la tempête ionique atteignait son point culminant, Suma IV activa le largage de la navette porteuse. Personne n'avait pris la peine de lui trouver un nom, sort qu'elle partageait avec le bâtiment qui avait naguère conduit Mahnmut et Orphu sur Mars, les moravecs se contentant d'évoquer « la navette » lors de leurs échanges par maser ou faisceau cohérent. Dans sa soute, bien installé au creux de l'envirobulle de La Dame noire, Mahnmut commentait les données vidéo provenant de la navette et de la Reine Mab pour le bénéfice d'Orphu: l'ovoïde protégé par un bouclier de furtivité surgissait du vaisseau auréolé de flammes et traversait les couches supérieures de l'atmosphère à cinq fois la vitesse du son, pour déployer ses moignons d'ailes lorsque leur célérité tomba à Mach 3. Le général Beh bin Adee comptait à l'origine participer à cette mission de reconnaissance, mais les primes intégrateurs, considérant le danger potentiel que représentait la mystérieuse voix, avaient décidé qu'il resterait à bord du spationef. Le centurion en chef Mep Ahoo occupait donc le poste de commandement, un siège fixé devant le panneau de contrôle du compartiment passagers, et derrière lui, sanglés dans leur filet de protection, bardés de toutes sortes d'armes énergétiques, se trouvaient vingt-cinq soldats rocvecs de la Ceinture, qui avaient reçu leurs ordres de mission à bord de la Reine Mab tout juste après leur décongélation. Suma IV était un excellent pilote. Mahnmut ne pouvait s'empêcher d'admirer l'habileté avec laquelle le Ganymédien guidait la navette dans la haute atmosphère, jouant des tuyères avec une telle délicatesse qu'on se serait cru à bord d'un planeur, et il sourit intérieurement en se rappelant comment Orphu et lui étaient entrés dans l'atmosphère martienne. Certes, ils pilotaient alors une véritable épave, mais Suma n'en méritait pas moins des éloges. Les données radar sont fort impressionnantes, émit Orphu depuis la soute. A quoi ressemble le visuel? Du bleu et du blanc, répondit Mahnmut. Rien que du bleu et du blanc. C'est encore plus beau que les photographies. La Terre n'est qu'un grand océan. Toute la Terre? C'était la première fois que Mahnmut réussissait à surprendre son ami. Toute. Un monde d'eau... le soleil se reflétant sur l'eau en un 1. En français dans le texte. (N.d.T.) million d'éclats, tous ces nuages blancs... les cirrus avec leurs filaments aériens, les strato-cumulus qui se massent à l'horizon... non, attends. C'est un cyclone, un cyclone de mille kilomètres de diamètre. Je distingue son œil. Une roue blanche et fulgurante... c'est stupéfiant. Nous suivons la trajectoire prévue. Descente au-dessus de l'Antarctique et traversée de l'Atlantique sud en direction du nord-est. La Mab se trouve de l'autre côté du globe et vient de sortir de l'atmosphère, reprit Mahnmut. Les satellites com que nous avons lancés fonctionnent correctement. La vitesse de la Mab atteint quinze kilomètres par seconde et continue de décroître. Elle se dirige vers l'anneau polaire et utilise la propulsion ionique pour décélérer. Trajectoire conforme au plan de vol. Elle approche du point de rendez-vous. Personne ne lui a encore tiré dessus. Personne ne nous a canardés non plus, ce qui est encore mieux, ajouta Orphu. Suma IV utilisa la résistance de l'air pour les amener au-dessous de la vitesse du son alors qu'ils survolaient le continent africain. Leur plan de vol prévoyait un passage au-dessus de la Méditerranée asséchée, durant lequel ils filmeraient les étranges constructions qui se trouvaient là, mais ils découvrirent dans cette zone la présence d'une sorte de champ inhibant formant un dôme de quarante mille mètres de haut. Non seulement la navette risquait d'être désactivée en le traversant, mais, ainsi que le leur apprit Suma IV, le même sort frapperait sans doute tous les moravecs. Le Gany-médien vira vers l'est au-dessus du Sahara, contournant le bassin asséché par le sud, puis par l'est. La Reine Mab continuait de leur envoyer des données, relayées par une vingtaine de satellites de la taille d'un flocon de neige. Le spationef avait atteint les coordonnées transmises par la voix - celles d'une zone située à la lisière de l'anneau polaire, à deux mille kilomètres de la cité orbitale d'où provenaient ses émissions. De toute évidence, la propriétaire de cette voix ne souhaitait pas voir s'approcher de trop près un vaisseau spatial à propulsion nucléaire. Outre les données en temps réel, la navette porteuse recevait de l'information par vingt faisceaux cohérents distincts à large bande passante: les images fournies par les caméras et les capteurs externes de la Reine Mab, les échanges com de la passerelle, les informations recueillies sur la surface terrestre par les satellites qu'ils avaient semés et les mesures physiologiques d'Odysseus. Non seulement les moravecs avaient truffé de nanocaméras et de transmetteurs moléculaires les vêtements de l'Achéen, mais, en outre, ils avaient tenté durant son sommeil de fixer à son front des imageurs microscopiques, constatant à leur grande surprise qu'on lui avait déjà implanté des nanocaméras dans la peau. Ses canaux auditifs avaient également subi des altérations - des récepteurs nanocytes lui avaient été ajoutés bien avant son arrivée à bord de la Reine Mab. Les moravecs se contentèrent de régler ces appareils afin qu'ils transmettent leurs informations au spationef. Ils avaient équipé Odysseus de capteurs supplémentaires pour continuer à recevoir des informations même en cas de décès de leur émetteur vivant. Ce dernier se trouvait actuellement sur la passerelle, en compagnie du prime intégrateur Asteague/Che, de Rétrograde Sino-pessen, de l'astrogateur Cho Li, du général Beh bin Adee et des autres officiers supérieurs moravecs. Soudain, la Reine Mab se mit à transmettre des données radio en temps réel, éveillant l'attention de Mahnmut et d'Orphu. — Réception d'un nouveau message maser, dit Cho Li. — Envoyez-moi Odysseus et personne d'autre, dit une voix féminine aux accents boudeurs. Placez-le À bord d'un bâtiment désarmé. Si je détecte la présence d'une arme quelconque, ou d'une entité autre qu'Odysseus, robotique ou organique, je détruirai aussitôt votre vaisseau. — L'intrigue se complique, commenta Orphu sur le canal général de la navette. Les moravecs qui se trouvaient à bord de celle-ci virent avec une seconde de retard Odysseus se faire conduire par Rétrograde Sinopessen à la baie de lancement numéro huit. Comme tous les frelons étaient armés, seule une des nacelles de construction naguère utilisées sur Phobos satisfaisait aux critères édictés par la voix. Il s'agissait d'un bâtiment minuscule - un ovoïde télécommandé tout juste assez spacieux pour abriter un humain adulte sans vidoscaphe - et, tout en aidant le guerrier achéen à s'insinuer entre les câbles et les consoles, le minuscule moravec lui demanda: — Êtes-vous sûr de ce que vous faites? Odysseus fixa l'Amalthéen aux pattes d'araignée durant un long moment. Finalement, il déclara en grec ancien: — Je ne puis demeurer en repos; je veux boire la vie jusqu'à la lie: toujours j'ai goûté de nobles joies et de nobles souffrances, tant avec ceux qui m'aimaient, que seul; à terre, et lorsque à travers les vapeurs chassées par l'ouragan les pluvieuses Hyades agitaient la mer obscure: je suis devenu fameux... J'ai vu beaucoup, et connu beaucoup; les cités des hommes et leurs moeurs, les climats, les conseils, les gouvernements, moi-même non le moindre parmi eux, mais honoré de tous; et j'ai goûté les délices du combat avec mes pairs loin d'ici, sur les plaines résonnantes de Troie, cité des vents... Qu'il est triste de s'arrêter, d'accepter la fin et de se rouiller dans l'inaction, au lieu de se polir par l'usage! Comme si respirer était vivre! Une multitude de vies accumulées eussent été trop peu pour moi; et d'une seule bien peu me reste: du moins chacune de mes heures est préservée de cet éternel silence; mieux encore: est riche de nouveaux dons; et il serait indigne pour quelques trois soleils de me cloîtrer... ferme cette putain de porte, araignée! — Mais c'est... commença Orphu d'Io. — Il a fait un tour dans la bibliothèque du... commença Mahnmut. — Silence! ordonna Suma IV. Rétrograde Sinopessen scella la nacelle. Il s'attarda dans la baie, accroché à une traverse pour ne pas s'envoler sous l'effet de la dépressurisation, tandis que le petit ovoïde s'éloignait, propulsé par ses tuyères muettes. Après s'être stabilisé, il pointa son nez sur la cité orbitale - qui, vu la distance, n'était qu'une étincelle parmi les milliers composant l'anneau orbital - et fila rejoindre la voix. — Nous arrivons à Jérusalem, annonça Suma IV sur l'intercom. Mahnmut se concentra à nouveau sur les moniteurs et capteurs vidéo de la navette. Raconte-moi ce que tu vois, mon vieil ami, émit Orphu. D'accord... nous sommes toujours à plus de vingt mille mètres d'altitude. En vision normale, je distingue la Méditerranée asséchée à une soixantaine de kilomètres à l'ouest, un patchwork de roche rouge, de terre noire et de champs verdoyants. Sur la côte, on aperçoit un gigantesque cratère là où se trouvait jadis la bande de Gaza - un cratère d'impact, sans doute, comme une crique en demi-lune au bord du bassin asséché -, puis ce sont les montagnes, et Jérusalem un peu plus loin, au sommet de sa colline. A quoi ressemble la ville? Attends, j'envoie le zoom... oui, ça y est. Suma IV a lancé un comparatif avec les photos satellite de la base Histoire, et on voit bien que les banlieues et les quartiers neufs ont disparu... mais la Vieille Ville est toujours là, à l'intérieur de ses remparts. Je vois la porte de Damas... le mur des Lamentations... le mont du Temple et la Coupole du Rocher... plus une nouvelle structure, qu'on ne voit sur aucune des antiques photos. Un édifice assez haut, tout en verre et en pierre polie, avec de multiples facettes. C'est de là que jaillit le rayon bleu. Je suis en train de consulter les données relatives à ce fameux rayon, émit Orphu. C'est bel et bien un rayon neutrinique, avec une enveloppe tachyonique. Je n'ai aucune idée de sa fonction exacte, et je parierais que nos scientifiques ne sont pas plus avancés. Oh! attends un instant... Je viens de zoomer sur la Vieille Ville et elle... elle grouille de vie. De vie humaine? Non... De ces robots acéphales et bossus? Non plus. Tu veux bien me laisser décrire ce que je vois à mon rythme? Pardon. Je vois des milliers - non, des dizaines de milliers — de ces amphibiens griffus et écailleux auxquels tu trouvais des ressemblances avec le Caliban de La Tempête. Que font-ils? demanda Orphu. Ils grouillent, tout simplement, rétorqua Mahnmut. Non, attends, je vois des cadavres gisant sur le sol dans la rue de David, près de la porte de Jaffa... et d'autres encore dans la rue el-Wad, près de l'esplanade du mur des Lamentations... Des cadavres humains? Non... de robots acéphales et bossus. Ils sont littéralement réduits en pièces... la plupart semblent éviscérés. Tu crois que ces monstres calibanesques s'en repaissent? Aucune idée. — Nous allons survoler le rayon bleu, avertit Suma IV via l'intercom. Que tout le monde se tienne tranquille -j'ai besoin d'orienter certains capteurs vers le rayon. Est-ce bien sage? demanda Mahnmut à Orphu. Le concept de sagesse ne s'est jamais appliqué à cette expédition, mon vieil ami. Nous n'avons pas de maggid à bord. De quoi? De maggid, répéta Orphu d'Io. Dans l'ancien temps, les Juifs... je te parle d'un temps d'avant les guerres du Califat, d'avant le rubicon, d'une époque où les hommes se vêtaient de peaux de bêtes et de tee-shirts... les Juifs affirmaient que les sages avaient tous un maggid - une sorte de conseiller spirituel venu d'un autre monde. Peut-être que c'est nous, les maggids, répliqua Mahnmut. Nous venons tous d'un autre monde. Exact, émit Orphu. Mais nous ne sommes pas très sages. Mahnmut, t'ai-je déjà dit que j'étais gnostique? Tu veux bien épeler? Orphu d'Io obtempéra. Qu'est-ce que c'est qu'un gnostique? demanda Mahnmut. Son vieil ami lui avait asséné pas mal de révélations ces derniers temps - non seulement c'était un proustien émérite, mais c'était aussi un spécialiste de James Joyce - et il pensait en avoir son content. La définition importe peu, répliqua Orphu, mais quelques dizaines d'années avant que Giordano Bruno périsse sur le bûcher à Venise, les chrétiens ont infligé le même sort à Salomon Molko, un mage soufi qui fut brûlé vif à Mantoue. Selon l'enseignement de Salomon Molko, lorsque viendrait l'heure du changement, le Dragon serait détruit sans qu'il soit fait usage des armes, et tout serait transformé sur la terre comme au ciel. — Un dragon? Un mage? dit Mahnmut à haute voix. — Hein? fit Suma IV depuis le cockpit. — Pardon? dit le centurion en chef Mep Ahoo depuis son poste de commandement dans la cabine passagers. — Veuillez répéter, je vous prie, dit la voix policée du prime intégrateur Asteague/Che. Mahnmut comprit à ce moment-là que la Reine Mab captait leurs échanges internes en plus de leurs transmissions officielles. Il espérait ardemment que leurs conversations via le faisceau cohérent demeuraient confidentielles. Peu importe, émit-il. J'attendrai le moment opportun pour t'interroger sur les mages et les dragons. — Excusez-moi... je réfléchissais à haute voix, dit-il via l'intercom. — Un peu de discipline dans les échanges radio! cracha Suma IV. — Oui... euh... à vos ordres, répondit Mahnmut. Dans la soute, Orphu d'Io émit un grondement subsonique. La nacelle transportant Odysseus s'approchait lentement de l'étincelante cité de verre bâtie sur l'astéroïde. Ses capteurs confirmèrent que ce dernier, un cylindre de forme irrégulière, mesurait environ vingt kilomètres de long sur près de onze de diamètre. Sa surface de ferronickel disparaissait totalement sous les tours et les bulles d'acier, de verre et de buckycarbone qui s'élevaient parfois jusqu'à une hauteur de cinq cents mètres. Les capteurs de la nacelle s'intéressèrent à l'atmosphère de la cité, déterminant, en partie grâce aux inévitables fuites, que sa pression correspondait à celle régnant sur Terre au niveau de la mer, que sa composition était un mélange d'oxygène, d'azote et de dioxyde de carbone correspondant aussi aux normes terrestres et que sa température conviendrait parfaitement à un homme ayant vécu sur les rivages de la Méditerranée avant les changements climatiques de l'Ere perdue... un contemporain d'Odysseus, par exemple. Sur la passerelle de la Reine Mab, qui stationnait à mille kilomètres de distance, les leaders moravecs se concentrèrent sur leurs capteurs et leurs écrans: un tentacule d'énergie invisible venait de surgir de l'astéroïde de cristal pour se refermer sur la nacelle et l'attirer vers une sorte d'écoutille qui s'ouvrait sur la plus haute des tours. — Désactivation des tuyères et du pilote automatique de la nacelle, ordonna Cho Li. Rétrograde Sinopessen passa en revue les données biotélémé-triques d'Odysseus et déclara: — Notre ami humain se porte bien. Un peu excité... accélération du rythme cardiaque, augmentation du taux d'adrénaline... le hublot lui permet de voir au-dehors... mais rien d'anormal à signaler. Les holo-images se succédèrent au-dessus des consoles et de la table d'astrogation tandis que la nacelle disparaissait dans le rectangle noir d'un sas. Une porte en verre se referma en coulissant. Les capteurs enregistrèrent un différentiel de champ de force qui la poussa vers le « bas » - une pseudo-pesanteur équivalente à 0,68 g -, puis l'injection dans le sas d'une atmosphère aussi res-pirable que celle d'Ilium. — Les données radio, maser et télémétriques quantiques continuent de nous parvenir, rapporta Cho Li. Les murs de cette cité de verre ne les bloquent pas. — Il ne se trouve pas encore dans la cité, grommela le général Beh bin Adee. Pour l'instant, il est dans un sas. Ne soyons pas trop surpris si la voix coupe toute transmission une fois qu'Odys-seus sera entré. Grâce aux caméras épidermiques - dont les images étaient relayées jusqu'à la navette de largage, à présent distante de cinquante mille kilomètres -, tous virent Odysseus s'extirper de la nacelle, s'étirer et se diriger vers une porte. Vêtu d'une combinaison spatiale d'intérieur, l'humain avait insisté pour emporter son glaive et son bouclier, ignorant les protestations des moravecs. Il brandissait l'un devant lui et tenait fermement l'autre tout en s'avançant vers la porte brillamment éclairée. — A moins que l'un de vous n'ait encore besoin d'examiner Jérusalem et le rayon neutrinique, je mets le cap sur l'Europe, annonça Suma IV via l'intercom de la navette. Personne ne protesta, bien que Mahnmut n'eût pas fini de décrire la Vieille Ville à Orphu: le rouge du couchant sur les antiques édifices, l'éclat doré de la mosquée, les rues couleur d'argile et les ruelles peuplées d'ombres grises, le vert saisissant des quelques oliveraies, et partout, partout, le glauque visqueux des créatures amphibies. La navette accéléra jusqu'à Mach 3 et fila au-dessus de l'antique cité de Dimashq, capitale de la Syrie puis, sous le règne de Khan Ho Tep, de la province de Nyainqêntanglha Shan occidentale, Suma IV veillant à rester à distance du dôme d'énergie inhibante érigé au-dessus de la Méditerranée asséchée. Comme ils sortaient de la Syrie pour virer à gauche et entamer la traversée de la péninsule anatolienne, autrement dit de la Turquie, l'appareil passa en mode furtif intégral et se maintint à une vitesse de Mach 2,8 et à une altitude de trente-quatre mille mètres. — Pouvons-nous ralentir et faire un tour sur la côte de la mer Egée, au sud des Dardanelles? demanda Mahnmut. — Nous pourrions, répliqua Suma IV, mais nous sommes en retard et devons gagner au plus vite la cité de glace bleue. Qu'y a-t-il là qui vaille le détour? — Le site de Troie, répondit Mahnmut. Ilium. La navette décéléra et descendit lentement. Lorsqu'elle atteignit la vitesse ridicule de trois cents kilomètres à l'heure - l'étendue vert et brun de la Méditerranée asséchée apparaissait droit devant, les eaux de PHellespont sur la droite -, Suma IV rétracta les ailes delta et déploya les ailes multiplan de cent mètres d'envergure équipées de propulseurs à hélices. Mahnmut récita doucement: On dit qu'Achille frissonna parmi les ombres... Et voici que Priam et ses cinquante fils, Par le fracas des canons arrachés au sommeil, Tremblent pour Troie une nouvelle fois. De qui sont ces vers? demanda Orphu. Je ne les connais pas. De Rupert Brooke, répondit Mahnmut via le faisceau cohérent. Un poète britannique de l'époque de la Première Guerre mondiale. Il les a composés en se rendant à Gallipoli... mais il n'est jamais arrivé à destination. La maladie l'a emporté en chemin. — Par exemple! tonna le général Beh bin Adee sur le canal général. Vous êtes peut-être indiscipliné pour ce qui est du protocole radio, petit Européen, mais ce poème est fichtrement bon! Sur l'astéroïde de l'anneau polaire, la porte du sas s'ouvrit et Odysseus entra dans la cité de cristal. Tout autour de lui s'étendait une profusion de lumière, d'arbres, de lianes, d'oiseaux exotiques et de ruisseaux, avec ici, une cascade jaillissant d'un rocher paré de lichen, là, des ruines antiques peuplées d'animaux sauvages. Odysseus vit un cerf cesser de brouter l'herbe pour lever la tête, considérer l'intrus qui s'approchait de lui armé de son épée, et s'éloigner d'un pas nonchalant. — Les capteurs indiquent une forme de vie humanoïde à proximité, émit Cho Li en direction de la navette. Le feuillage la dissimule pour le moment. Odysseus entendit d'abord un bruit de pas: des pieds nus foulaient la terre compacte et la roche lisse. En apercevant la nouvelle venue, il baissa son bouclier et remit son épée au fourreau. La beauté de cette femme était indicible. Même les moravecs inhumains, à la carapace d'acier et de plastique, dont le cœur organique voisinait avec une pompe hydraulique, dont le cerveau organique cohabitait avec des systèmes de plastique et des nano-servomécanismes... même les moravecs, à mille kilomètres de là, furent frappés par son incroyable beauté. Elle avait une peau bronzée par le soleil, de longs cheveux noirs striés de mèches blondes, dont les boucles cascadaient sur ses épaules nues. Elle était vêtue de la plus légère des tenues deux-pièces, un voile de soie chatoyante qui faisait ressortir ses hanches larges et ses seins généreux. Elle avançait les pieds nus, mais des anneaux d'or étaient passés à ses chevilles fines, et une myriade de bracelets ornaient ses poignets, et d'autres encore, en or et en argent, lui enserraient les bras. Comme elle s'approchait, Odysseus et les moravecs, l'un sur place et les autres dans l'espace ou au-dessus de l'antique Troie, purent détailler à loisir la courbe sensuelle de ses sourcils fins, le vert saisissant de ses yeux, la noirceur de ses longs cils, les ombres qui soulignaient le pourtour de ses yeux et qui ne devaient rien au maquillage, contrairement à ce que l'on avait pu croire de prime abord. Ses douces lèvres pulpeuses étaient d'un rouge intense. S'exprimant dans un grec ancien des plus parfaits, d'une voix aussi douce que la brise caressant un bosquet de palmiers ou une grappe de carillons éoliens, cette beauté dit à un Odysseus tétanisé: — Bienvenue, Odysseus. Cela fait bien des années que je t'attends. Mon nom est Sycorax. 68. Alors que le soir tombait sur son deuxième jour de randonnée en compagnie de Moira, Harman se surprit à penser à quantité de choses. Les deux murailles d'eau qui l'entouraient - ils avaient parcouru plus de cent kilomètres depuis la côte, et la profondeur de l'océan atteignait plus de cent cinquante mètres - exerçaient sur lui un effet digne du mesmérisme. Un paquet de mémoire protéi-nique stockée dans de l'ADN modifié non loin de sa moelle épi-nière s'insinua dans sa conscience afin de lui donner des détails - (ce mot vient de Franz Anton Mesmer, né le 23 mai 1734 à Iznang, en Souabe, et décédé le 5 mars 1815 à Meersburg, également en Souabe - médecin allemand créateur du mesmérisme, thérapie reposant sur le contrôle sympathique de la conscience du patient et annonçant la pratique de l'hypnotisme...) -, mais Harman, perdu dans le labyrinthe de ses pensées, chassa cette intrusion de son esprit. Il arrivait maintenant à faire taire les voix superflues qui résonnaient dans son crâne, mais sa migraine ne l'avait pas pour autant abandonné. Les murs d'eau qui se dressaient de part et d'autre des quatre-vingts mètres de sol sec le terrifiaient autant qu'ils le fascinaient, et, même au bout de deux jours de marche, il était toujours en proie à la claustrophobie et à la peur de la noyade. Pourtant il avait déjà fait un tour dans la Brèche atlantique, deux ans plus tôt, à l'occasion de son quatre-vingt-dix-huitième anniversaire - parti du nœud fax 124, près du domaine de Loman, dans cette région de l'Amérique du Nord qu'on appelait jadis le New Jersey, il avait marché deux jours vers l'est avant de faire demi-tour, à une allure nettement inférieure à celle que Moira et lui avaient adoptée -, et ces murailles d'eau qui plongeaient la tranchée dans la pénombre l'avaient beaucoup moins dérangé. Certes, songea-t-il, j'étais beaucoup plus jeune. Et je croyais encore à la magie. Moira et lui n'avaient pas échangé un mot depuis plusieurs heures, mais tous deux avançaient à bonne allure et le silence leur convenait. Harman analysait certaines des informations qui composaient son nouvel univers, mais il se concentrait surtout sur ce qu'il pourrait et devrait faire s'il réussissait à rentrer à Ardis. La première chose à faire, il le comprenait à présent, serait d'implorer le pardon d'Ada pour cette stupide expédition au Golden Gâte à Machu Picchu. Son épouse et son enfant à naître auraient dû passer au premier plan. Il en avait été conscient sur le moment, mais, maintenant, il le savait. Ensuite, il lui fallait élaborer un plan susceptible de sauver sa bien-aimée, son enfant à naître, ses amis et son espèce. C'était nettement moins facile. Ce qui l'était davantage, c'était d'examiner les options que lui proposaient les millions de volumes - littéralement - qu'il avait absorbés. Primo, il y avait les fonctions réactivées que son corps et son esprit ne cessaient d'explorer, près d'une centaine en tout. La plus importante, du moins sur le court terme, était bien entendu le libre-fax. Les nanomachines dont chaque humain à l'ancienne était équipé pouvaient le transporter d'un point à l'autre de la planète, sans qu'il ait besoin de localiser un nœud et d'utiliser sa console, et même de la planète à l'un quelconque des points dédiés situés sur les 1 108 303 satellites recensés - cités, machines et autres objets. Le libre-fax les sauverait tous de la menace des voynix -sans parler de Sétébos, des calibani et de Caliban lui-même -, mais à condition que les machines fax et les modules de stockage orbitaux soient recalibrés pour les humains. Secundo, Harman connaissait maintenant plusieurs méthodes pour gagner les anneaux et il comprenait plus ou moins la nature de Sycorax, la sorcière venue d'ailleurs qui régnait sur cet univers orbital jadis dévolu aux posthumains, mais il ignorait comment triompher de celle-ci et de Caliban - car il ne faisait aucun doute pour lui que Sétébos avait dépêché son fils unique dans les anneaux pour désactiver la fonction fax. Et même si les humains parvenaient à redresser la situation, Harman savait qu'il lui faudrait se noyer dans quantité de cabinets de cristal avant de maîtriser le savoir technologique nécessaire pour remettre en route le complexe réseau de machines fax et de satellites capteurs. Tertio, à mesure qu'il étudiait les multiples fonctions désormais à sa portée - dont plusieurs lui permettaient d'examiner son esprit et son corps, et de localiser les données stockées dans celui-ci -, il comprenait qu'il n'aurait aucune difficulté à partager son nouveau savoir. Grâce à la fonction partage - une variante du siglage -, il lui suffirait de toucher l'un de ses semblables, de sélectionner les paquets de mémoire protéinique qu'il voulait lui transmettre, et l'information passerait de sa chair à la sienne à travers leurs épidémies en contact. Cette procédure, conçue à l'origine près de deux mille ans plus tôt pour les petits hommes verts, avait été bien vite adaptée aux fonctions nanocytes humaines. Tous les humains à l'ancienne étaient équipés de cette capacité mémorielle liée à l'ADN, ainsi que de cent fonctions latentes, mais ils avaient besoin d'un individu informé pour tout remettre en route. Harman ne put s'empêcher de sourire. Moira était parfois... non, souvent... agaçante, avec ses références obscures et autres plaisanteries pour initiés, mais il comprenait maintenant pourquoi elle lui donnait du « Prométhée ». À en croire Hésiode, ce nom signifiait « devin », ou encore « prophète », et, dans les œuvres d'Eschyle, de Shelley, de Wu et autres grands poètes, Prométhée était le Titan rebelle qui volait aux dieux la connaissance - le feu sacré — pour en faire don à la misérable race humaine, conférant à celle-ci un statut presque divin. Presque. — C'est pour ça que vous avez déconnecté nos fonctions, dit-il, sans même avoir conscience de s'exprimer à voix haute. — Pardon? Il se tourna vers la femme posthumaine qui marchait à ses côtés dans la pénombre. — Vous ne souhaitiez pas que nous devenions des dieux. C'est pour cela que vous n'avez jamais activé nos fonctions. — Évidemment. — Mais tous les posts, toi exceptée, ont décidé de partir dans un autre monde ou une autre dimension pour y jouer aux dieux. — Évidemment. Harman avait compris. Le premier commandement d'un dieu, qu'on écrive ce mot avec une majuscule ou une minuscule, était de n'être précédé par aucun autre dieu. Il replongea dans ses pensées. Ses processus mentaux avaient changé depuis le cabinet de cristal. Alors qu'ils se fixaient naguère sur des objets, des lieux, des personnes ou des émotions, ils s'articulaient désormais autour de figures de style ou de rhétorique, décrivant une danse complexe de métaphores, de métonymies, d'ironies et de synecdoques. Maintenant que des milliards de faits - d'objets, de lieux et de personnes - étaient gravés dans ses cellules, ses pensées se concentraient sur les nuances, les liaisons logiques, les gradations et la conceptualisation. Les émotions étaient toujours présentes - et même renforcées -, mais alors qu'elles jouaient auparavant leur partition à la façon d'une basse couvrant le reste de l'orchestre, elles évoquaient maintenant un violon exécutant un solo aussi puissant que délicat. Métaphore peu mélodieuse vu le médiocre musicien que je suis, songea-t-il en jetant un regard ironique sur ses propres prétentions. Et allitération trop alambiquée pour un alphabétisé d'avant-hier. En dépit de son attitude empreinte de dérision, il savait qu'il avait désormais le pouvoir de considérer les choses — les personnes, les lieux, les objets, les sentiments, lui-même - avec le type d'acuité que l'on n'acquiert qu'avec la maturité, le respect des nuances et l'acceptation de soi, après avoir compris que l'ironie, la métaphore, la synecdoque et la métonymie ne sont pas seulement des figures de rhétorique mais des caractéristiques de l'univers réel. S'il pouvait reprendre le contact avec ses semblables, gagner une communauté quelconque, ses nouvelles fonctions altéreraient à jamais le destin de l'humanité. Il n'était pas question pour lui de forcer quiconque, mais comme la présente itération de Yhomo sapiens était sur le point d'être éradiquée de ce monde post-postmoderne, il ne pensait pas que ses représentants, en butte aux assauts des voynix, des calibani et d'une gigantesque cervelle à pattes buveuse d'âmes, soient opposés à l'idée d'acquérir de nouveaux dons, de nouveaux pouvoirs et une nouvelle chance de survie. Mais, sur le long terme, ces fonctions sont-elles favorables à la survie de l'espèce? se demanda Harman. En guise de réponse, son esprit lui souffla le cri par lequel un maître zen réagit à la question stupide posée par l'un de ses disciples - « Mu! » -, ce qui signifie à peu près: « Laisse tomber ta question, imbécile! » En règle générale, cette syllabe est suivie du mot « Qwatz! », le cri tout aussi bref que pousse le maître zen en se levant d'un bond pour bastonner le disciple stupide avec sa lourde férule. Mu. Il n'est pas question de « long terme » dans le cas présent: la décision appartient à mes enfants et à leurs enfants. Pour le moment, tout - tout - relève du court terme. Et la perspective de se faire étriper par un voynix bossu est une forte incitation à la concentration mentale. Si les fonctions ne répondaient plus - Harman savait que tel était le cas des fonctions localisation, allnet, proxnet, farnet et siglage -, cela signifiait que quelqu'un dans les anneaux avait désactivé les transmetteurs en même temps que les machines fax. Si on réussissait à les réactiver... Mais comment s'y prendre? Harman se demanda pour la énième fois comment il pourrait se rendre dans les anneaux pour tout remettre en route: les fonctions et le fax, mais aussi les serviteurs et l'alimentation en énergie. Il avait besoin de savoir s'il y avait là-haut d'autres créatures que Sycorax et de quelles défenses elles disposaient. Sur ce point Pourtant crucial, les millions de livres qu'il avait dévorés dans le cabinet de cristal étaient désespérément muets. — Pourquoi vous n'avez pas voulu me TQ dans les anneaux, Prospéra et toi? demanda Harman. En se tournant vers Moira, il constata qu'il la distinguait à peine dans l'obscurité. Seule la lueur des anneaux éclairait les contours de son visage. — Nous préférions ne pas, répondit-elle, parodiant Bartleby de façon irritante. Harman pensa à l'arme à feu que contenait son sac à dos. S'il la braquait sur Moira - qui n'aurait aucun doute sur la sincérité de ses intentions, les posthumains étant certainement équipés de fonctions leur permettant de déchiffrer le visage et le corps humains -, cela suffirait-il pour la convaincre de le conduire dans les anneaux, ou tout simplement à Ardis? Il savait que non. Jamais elle ne lui aurait donné cette arme si elle l'avait jugée menaçante. Sans doute l'avait-elle équipée de contre-mesures - un circuit dans le mécanisme de tir qui réagirait à une onde mentale posthumaine -, à moins qu'elle ne soit tout simplement à l'épreuve des balles. — Le mage et toi, vous m'avez fait kidnapper par Ariel, puis vous m'avez conduit de l'Inde à l'Himalaya, à seule fin de me noyer dans le cabinet de cristal pour y faire mon éducation. Jamais il n'avait proféré autant de mots depuis qu'il était descendu dans la Brèche, et il fut frappé par leur redondance et leur banalité. -— Pourquoi avez-vous fait cela, si vous ne tenez pas à ce que je triomphe de Sétébos et des autres méchants? conclut-il. Moira ne sourit pas cette fois-ci. — Si tu es censé monter dans les anneaux, tu trouveras un moyen de le faire. — « Censé », voilà qui tient de la prédestination calviniste, répliqua Harman. Il enjamba un buisson de corail desséché. Jusqu'ici, la Brèche s'était révélée étonnamment praticable - ponts de fer jetés sur les quelques abysses qu'ils avaient rencontrés, sentiers creusés au laser ou aux explosifs dans la roche ou le corail, pentes relativement douces ou pourvues d'un câble métallique en guise de rambarde quand elles étaient plus accentuées -, de sorte qu'il n'avait guère besoin de regarder où il mettait les pieds. Mais l'obscurité montante commençait à lui poser problème. Comme Moira n'avait pas réagi à son astuce vaseuse, il reprit: — Il y a d'autres firmeries. — Prospéra te l'avait déjà dit. — Ouais, mais je viens seulement de comprendre. Les humains à l'ancienne comme moi ne sont pas obligés de mourir ou de réinventer la médecine. Il y a d'autres cuves de restauration dans les anneaux. — Bien entendu. Les posthumains souhaitaient entretenir une population d'un million de personnes. Il y a d'autres fïrmeries, et d'autres cuves à asticots bleus, sur d'autres îles orbitales, dans l'anneau polaire et dans l'équatorial. C'est évident, non? — En effet, c'est évident, mais rappelle-toi que j'ai autant de jugeote qu'un nouveau-né. — Je ne l'ai pas oublié. — Je ne possède aucune donnée précise sur l'emplacement de ces fïrmeries, dit Harman. Peux-tu me dire où elles se trouvent? — Je te les montrerai ce soir, une fois que nous aurons éteint le feu de camp, répliqua sèchement Moira. — Sur une carte des anneaux, ce serait préférable. — Possèdes-tu une carte des anneaux, mon jeune Prométhée? Cela fait-il partie des éléments que tu as absorbés au Taj? — Non, admit Harman, mais tu peux nous en dresser une - avec les coordonnées orbitales et le reste. — Songerais-tu à l'immortalité si tôt après ta naissance, Prométhée? L'immortalité? se demanda Harman. Puis il se rappela l'image qui l'avait incité à déduire la présence de fïrmeries en sommeil dans les anneaux: Ada, enceinte et blessée. — Pourquoi l'île de Prospéra abritait-elle toutes ces cuves équipées d'émetteurs-récepteurs fax? demanda-t-il. Alors même qu'il posait cette question, la réponse lui apparaissait avec une limpidité de cauchemar. — Une idée de Prospéra pour nourrir Caliban, son prisonnier, répondit Moira. Harman sentit son estomac se nouer. C'était en partie à cause de la haine que lui avait toujours inspirée le mage, l'avatar de la logosphère. Mais cette réaction s'expliquait aussi par le fait qu'il n'avait rien mangé depuis l'aube, se contentant en guise de petit déjeuner de deux bouchées de barre nutritive - il avait même négligé de téter le tube de son hydrateur depuis plusieurs heures. — Pourquoi t'arrêtes-tu? demanda-t-il à Moira. — Il fait trop noir pour marcher, répondit la posthumaine. Préparons un bon feu, et ensuite nous ferons cuire nos saucisses, ainsi que quelques marshmallows, et nous entonnerons des chansons de feu de camp. Après, tu pourras dormir quelques heures et rêver à un avenir éternel parmi les asticots bleus. — Tu sais, fît Harman, il y a des moments où tu es vraiment une emmerdeuse de première. Moira daigna enfin sourire. Au sein des ténèbres, l'éclat de ses dents évoquait le chat du Cheshire. — Lorsque mes nombreuses sœurs étaient encore ici, avant qu'elles s'en aillent pour devenir des dieux - des dieux masculins pour la plupart, ce que je considérais comme une régression -, elles me disaient souvent la même chose. Allez, sors de ton sac le bois et les algues asséchés que nous avons pris la précaution de ramasser durant la journée et fais-nous un bon feu... gentil humain à l'ancienne. 69. Maman! Mamaaaan! J'ai peur. Il fait froid, il fait noir. Maman! Viens me chercher. Maman, s'il te plaît! Ada se réveilla une demi-heure à peine après s'être endormie, dans la froideur d'une fausse aurore hivernale. La voix enfantine qui lui déchirait l'esprit était pareille à une main moite et glacée s'insinuant sous ses vêtements. Maman, s'il te plaît. Je ne veux pas rester ici. Il fait froid, il fait noir et je ne peux pas sortir. Et la roche est trop dure. J'ai faim. S'il te plaît, maman, fais-moi sortir d'ici. Mamaaaan. Luttant contre l'épuisement, Ada s'extirpa de son duvet pour émerger à la fraîcheur matinale. Les survivants - ils n'étaient plus que quarante-huit au bout de douze jours passés dans les ruines du château - avaient confectionné des tentes de fortune avec de la toile goudronnée, et Ada partageait la sienne avec quatre autres femmes. Leur campement, qui comprenait aussi le puits et le refuge édifié les premiers jours, occupait le centre d'une enceinte de trente mètres de diamètre, composée de pieux taillés avec soin. Mamaaaan... s'il te plaît, maman... La voix était désormais audible en permanence ou presque et, bien qu'Ada ait appris à y rester sourde durant la journée, elle l'empêchait de dormir la nuit venue. Et cette nuit-là - une nuit encore obscure à l'approche de l'aube -, elle se montrait plus pénible que d'ordinaire. Ada enfila son pantalon, ses bottes et son sweater, puis sortit de la tente en faisant le moins de bruit possible afin de ne pas réveiller Ella et les autres. Quelques sentinelles étaient assises autour du feu de camp central - la garde était assurée durant toute la nuit - et d'autres se tenaient près de la palissade, mais la zone entourant la Fosse était déserte et enténébrée. Il faisait vraiment très noir; d'épais nuages occultaient les anneaux et le firmament, et il y avait dans l'air des menaces de neige. Ada se dirigea vers la Fosse avec un luxe de précautions - à présent que tout le monde disposait d'un duvet, certains préféraient coucher à la belle étoile, et elle ne tenait pas à trébucher sur un dormeur. Arrivée à son cinquième mois de grossesse, elle se sentait déjà lourde et pataude. Mamaaaaaan! Comme elle haïssait cette voix! Elle qui portait un enfant dans son ventre, elle ne pouvait pas supporter cet ersatz de sanglot enfantin montant de la Fosse, même s'il ne s'agissait que d'un écho mental. Elle se demanda si le système nerveux de son bébé était en mesure de le capter. Pourvu qu'il n'en soit rien! Maman, fais-moi sortir d'ici. Il fait si noir. Ils avaient décidé que la Fosse serait surveillée en permanence, et Daeman était de garde cette nuit-là. Elle reconnut sa silhouette mince et athlétique, le fusil à fléchettes passé sur l'épaule, avant même d'avoir distingué son visage. Il se tourna dans sa direction comme elle s'approchait du bord. — Tu n'arrives pas à dormir? murmura-t-il. — Ce petit monstre m'en empêche, répondit-elle sur le même ton. — Je sais. Je l'entends même lorsque c'est toi qu'il vise. Comme une démangeaison au fond de mon esprit, un cri à peine audible mais persistant. Chaque fois qu'il dit « Maman », j'ai envie de lui vider mon chargeur dessus. — C'est peut-être une bonne idée. Ada considéra la grille métallique fixée à la roche qui fermait la Fosse. Fort large et fort lourde, pourvue d'un maillage serré, elle provenait de la citerne du château, et le bébé Sétébos était maintenant si gros qu'il ne pouvait plus passer les mains au travers. La Fosse ne faisait que quatre mètres de profondeur, mais ils l'avaient creusée dans la roche. Et en dépit de sa force - la partie principale de son corps, à savoir sa cervelle, faisait plus d'un mètre vingt de long et ses mains gagnaient sans cesse en puissance -, le monstre n'était pas de taille à déloger la grille, qui était fixée par des boulons à des tiges de métal plantées dans la roche. Pas encore. — Une bonne idée, oui, sauf que si nous tuons cette saleté, ce sont vingt mille voynix qui fondront sur nous en moins de cinq minutes, murmura Daeman. Ada n'avait pas besoin qu'on le lui rappelle, mais elle sentit néanmoins monter un accès de nausée qui la fit frissonner. Le sonie patrouillait toujours dans le ciel obscur. La situation observée par ses pilotes demeurait inchangée d'un jour à l'autre: les voynix se tenaient à trois kilomètres de leur campement, qui constituait sans doute la dernière communauté humaine de la planète... mais ils étaient chaque jour plus nombreux. La veille, Greogi avait estimé que vingt ou vingt-cinq mille monstruosités bossues grouillaient parmi les arbres effeuillés. Leurs rangs auraient sans doute grossi aujourd'hui. Et encore plus demain. Aussi sûr que le soleil se levait chaque matin. Aussi sûr que cette horrible voix geignarde ne se tairait qu'une fois le bébé Sétébos libéré de la Fosse. Et ensuite, que se passera-t-il? se demanda Ada. Elle l'imaginait sans peine. La seule présence de cette chose pesait sur les survivants comme une chape de plomb. Les tâches qu'ils avaient à accomplir - agrandir les tentes existantes et en construire de nouvelles, récupérer dans les ruines tout ce qui pouvait l'être, renforcer leur dérisoire mur d'enceinte, se procurer de la nourriture - étaient suffisamment pénibles sans qu'ils aient besoin du bébé Sétébos et de ses sinistres plaintes mentales. La nourriture était la première de leurs priorités. Tous les animaux domestiques rescapés du massacre s'étaient enfuis, et on n'avait retrouvé que leurs cadavres dans les champs et les forêts enneigés. Les voynix n'avaient rien laissé au hasard. Les graines plantées plusieurs mois auparavant dans un sol aujourd'hui gelé ne donneraient pas leurs fruits de sitôt, et les conserves soigneusement entreposées dans les caves du château n'étaient plus que des débris avariés, inaccessibles sous les ruines calcinées, aussi la communauté dépendait-elle pour sa subsistance des expéditions de chasse organisées avec le soutien du sonie. Comme le gibier avait déserté le périmètre circonscrit par les voynix, les chasseurs armés de fusils à fléchettes devaient se risquer au-delà de celui-ci - un peu plus loin chaque jour, en fait, car les animaux sauvages fuyaient carrément la région - et, s'ils avaient de la chance, un cerf ou un sanglier rôtissait le soir venu au-dessus du feu de camp. Mais la chance leur souriait de moins en moins souvent: la viande fraîche se faisait rare et les chasseurs devaient s'éloigner de plus en plus pour trouver du gibier, aussi les survivants s'efforçaient-ils de fumer ou de saler la viande dont ils disposaient, rognant dans leurs précieuses réserves de sel; c'était sans grande conviction qu'ils mâchonnaient leur boucan tandis que les voynix se faisaient un peu plus nombreux chaque jour, et, pour assombrir encore leur humeur, il y avait les interminables geignements du bébé Sétébos, pareils à des vrilles poisseuses s'insinuant dans leur esprit. Nuit et jour sans répit. Le sommeil devenait aussi dur à trouver que le gibier. — Encore quelques jours, reprit Daeman, et je crois qu'il sera assez fort pour sortir de sa cage. Il attrapa une torche fixée à la roche et la brandit au-dessus de la Fosse. Le bébé Sétébos, accroché à la grille par une demi-douzaine de mains, luisant d'un éclat visqueux sur toutes ses circonvolutions, atteignait la taille d'un petit veau. Une douzaine d'yeux jaunes tiquèrent et se refermèrent sous l'assaut de la lumière. Deux bouches s'ouvrirent, et Ada fixa avec fascination les rangées de petites dents blanches qu'elles abritaient. — Maman, couina le monstre. Cela faisait quatre ou cinq jours qu'il parlait, mais sa voix réelle, contrairement à sa voix mentale, n'était ni enfantine, ni même humaine. — Oui, fit Ada. Aujourd'hui, nous allons organiser une assemblée générale. Le vote décidera de l'heure de sa mort. Mais nous devons aussi procéder aux ultimes préparatifs avant le départ. Ce projet n'enthousiasmait personne, mais personne n'avait trouvé de meilleure solution. Pendant que Daeman et ses assistants surveilleraient le bébé, on commencerait à évacuer les gens et le matériel vers une île située cinquante kilomètres en aval d'Ardis. Elle n'avait rien du paradis où Daeman aurait souhaité les faxer, quelque part à l'autre bout du monde, mais elle était solidement plantée au milieu du fleuve, dans une zone de courants violents, et présentait un terrain très facile à défendre. On supposait que les voynix se déplaçaient par fax, provenant d'on ne savait où - bien que le nœud fax d'Ardis fût toujours inopérant, ainsi qu'on le vérifiait tous les jours. Par conséquent, ils n'auraient aucune peine à les suivre, voire à se faxer directement sur leur nouveau refuge. Mais les quarante-huit survivants comptaient installer leur campement dans une combe située au centre de l'île - pour l'approvisionnement en nourriture, on continuerait de faire appel aux chasseurs -, laquelle était si petite qu'elle ne pourrait pas accueillir plus d'une centaine de voynix à la fois. Ils se jugeaient capables de tuer ou de chasser un si petit nombre. Les derniers d'entre eux à quitter Ardis - et Ada avait la ferme intention d'en faire partie - tueraient le rejeton de Sétébos. Les voynix fondraient aussitôt sur ce havre de paix comme des sauterelles affamées, mais tout le monde se trouverait sur l'île, en sécurité. Du moins pour quelques heures. Les voynix savaient-ils nager? Ada et les autres avaient fouillé dans leurs souvenirs, y cherchant l'image d'un voynix plongeant dans l'eau du temps où ils n'étaient que leurs fidèles serviteurs, avant le jour de la Chute, avant qu'Harman, Daeman et feu Savi ne détruisent la firmerie en même temps que l'île de Prospéro. Avant l'effondrement de leur stupide existence de fêtes, de fax et de sécurité. Personne n'était sûr d'avoir vu nager un de ces monstres. Mais Ada n'avait aucun doute sur ce point. Les voynix savaient nager. S'il le fallait, ils seraient capables de marcher au fond de l'eau, et ce en dépit des courants qui agitaient le fleuve. Une fois le bébé Sétébos éliminé, ils massacreraient les humains réfugiés sur leur île. Et les survivants, si tant est qu'il y en ait, devraient fuir une nouvelle fois - mais où? La préférence d'Ada allait au Golden Gâte à Machu Picchu, car elle n'avait pas oublié la description que lui en avait faite Petyr: les voynix massés au-dehors, incapables de pénétrer dans les envirobulles vertes dont les grappes recouvraient les pylônes et les câbles de suspension. Mais la majorité ne souhaitait pas faire une telle plongée dans l'inconnu: le Golden Gâte était trop éloigné, il faudrait trop de temps pour s'y rendre, ils se retrouveraient prisonniers dans ces globes accrochés au-dessus du vide, cernés de toutes parts par les voynix. Ada avait insisté, leur rappelant qu'Harman, Petyr, Hannah et Personne/Odysseus avaient mis moins d'une heure pour aller là-bas, filant à toute allure vers la stratosphère pour en redescendre au-dessus du continent austral. Le plan de vol correspondant était stocké dans la mémoire du sonie, expliquait-elle, et il serait presque aussi rapide de gagner le Golden Gâte à Machu Picchu en sonie que l'île rocheuse. Mais les survivants rejetaient cette solution. Pour le moment. Toutefois, Ada et Daeman continuaient à préparer sa mise en application. Soudain, on entendit retentir un étrange bruit dans les hauteurs, au-dessus de la forêt au sud-ouest - un mélange de cliquetis et de sifflements. Daeman saisit son fusil à fléchettes et en débloqua le cran de sûreté. — Les voynix! hurla-t-il. Ada se mordit les lèvres, oubliant un instant le bébé Sétébos, dont les geignements mentaux étaient étouffés par des cris affolés. Près du feu, quelqu'un sonnait l'alarme. Les réfugiés sortaient en hâte de leurs tentes, réveillaient ceux qui dormaient encore. — Je ne crois pas, dit-elle, élevant la voix pour que Daeman puisse l'entendre. Le bruit ne correspond pas. Lorsque la cloche se tut et que le brouhaha s'atténua, elle entendit le bruit en question avec plus de netteté: un cliquetis mécanique, franchement poussif - rien à voir avec les bruissements sibilants d'un assaut de voynix. Puis elle distingua une lumière: un projecteur fouillant le sol depuis une altitude qu'elle estima à quelques dizaines de mètres, balayant d'un disque de lumière les branches nues et l'herbe gelée ou calcinée, le mur d'enceinte et les sentinelles stupéfaites qui y étaient postées. Le sonie n'avait pas de projecteur. — Aux armes! s'écria Ada. Quelques-uns des survivants massés autour du feu empoignaient déjà leur fusil ou leur pistolet. Les autres allèrent chercher les leurs. — Déployez-vous! ordonna Daeman en courant dans leur direction. Mettez-vous à couvert! Ada hocha la tête. Si les nouveaux venus étaient animés d'intentions hostiles, inutile de leur faciliter la tâche en leur offrant une cible trop concentrée. Le cliquetis mécanique devint si assourdissant qu'il en étouffa le son de la cloche, que quelqu'un s'était remis à agiter de façon totalement inutile. Ada distingua un objet volant encore non identifié, plus gros que leur sonie mais aussi plus lent et plus pataud, un assemblage tout sauf aérodynamique de deux masses circulaires, avec un projecteur fixé à la première. Cet appareil flageolait comme s'il était sur le point de s'écraser, mais il évita la palissade - l'une des sentinelles se jeta à terre lorsque ses protubérances l'effleurèrent -, plana au-dessus de l'herbe gelée à proximité de la Fosse, s'éleva un instant puis se posa lourdement. Daeman et Ada coururent vers lui, Ada portant une torche et ralentie par son état, Daeman braquant déjà son fusil à fléchettes sur les silhouettes qui descendaient de l'étrange machine. C'étaient des gens et non des voynix - sept ou huit, estima Ada. La plupart de leurs visages lui étaient inconnus, mais les deux derniers à descendre, ceux qui avaient sans doute piloté cet engin, n'étaient autres qu'Hannah et Odysseus - ou plutôt Personne, comme il s'était rebaptisé peu avant d'être blessé et évacué au Golden Gâte. Ada et Hannah s'étreignirent, la première en pleurs et la seconde secouée de sanglots hystériques. Lorsqu'elles marquèrent une pause, Hannah demanda dans un hoquet: — Qu'est devenu le château d'Ardis? Où est passé tout le monde? Qu'est-il arrivé? Est-ce que Petyr va bien? — Petyr est mort, répondit Ada. La neutralité de sa voix paraissait choquante à ses propres oreilles. Il s'était produit tellement d'horreurs en si peu de temps que son âme en était meurtrie. — Les voynix ont attaqué en masse peu après votre départ, reprit-elle. Ils ont renversé la palissade, nous ont bombardés de rochers. Ils ont incendié le château. Emme est morte. Reman aussi, et Peaen... Elle récita la liste de tous leurs amis qui n'étaient plus de ce monde. Hannah - qui avait toujours été mince mais que la lueur des torches faisait paraître maigre - porta une main à sa bouche pour étouffer un cri d'horreur. — Venez, dit Ada, passant un bras autour des épaules d'Hannah et effleurant la main de Personne. Vous avez l'air affamés. Allons auprès du feu - le soleil va bientôt se lever. Vous nous présenterez vos amis et nous vous offrirons un bon petit déjeuner. Je veux tout savoir de vos aventures. Ils se rassemblèrent autour du feu jusqu'au lever du soleil, échangeant des informations avec le plus de retenue possible étant donné les circonstances. Laman leur cuisina un ragoût matinal et ils entamèrent sérieusement les réserves de café récupérées dans un entrepôt partiellement incendié. Les cinq nouveaux venus, trois hommes et deux femmes, s'appelaient Beman, Elian, Stefe, Iyayi et Susan. Elian, qui était à leur tête, était un homme chauve investi de l'autorité des ans et dont l'âge devait approcher celui d'Harman. Tous souffraient de blessures sans gravité que Tom et Siris s'empressèrent de soigner, leur appliquant des bandages propres en utilisant au mieux les maigres ressources dont ils disposaient. Ada eut vite fait d'informer Personne et sa jeune amie Hannah - qui semblait bien moins jeune à présent - des récents événements: le massacre d'Ardis, l'exode sur le Rocher des affamés, la défaillance du nœud fax, l'invasion des voynix et l'éclosion du bébé Sétébos, suivie de son confinement. — J'ai senti cette saleté dans mon esprit avant même l'atterrissage, dit Personne à voix basse. Lorsque Hannah prit la parole à son tour, le colosse grec à la barbe grise, qui n'était vêtu que de sa tunique en dépit du froid, se dirigea vers la Fosse pour examiner leur captif. — Odysseus est sorti de sa crèche de soins trois jours après qu'Ariel eut enlevé Harman, dit la jeune femme brune aux yeux brillants. Les voynix nous assaillaient sans trêve ni repos, mais il m'a affirmé que le champ d'antifriction leur barrerait l'accès tant qu'il resterait activé. Nous avons mangé, nous avons dormi un peu... Hannah baissa les yeux une minute, et Ada comprit que ces deux-là ne s'étaient pas contentés de dormir. — Nous pensions que Petyr reviendrait nous chercher, comme il l'avait promis, reprit-elle, mais, au bout d'une semaine, Odys-seus a entrepris de fabriquer un véhicule à partir des fragments de sonies et autres machines volantes que nous avions vus dans le garage... le hangar... peu importe le terme exact. Je me suis occupée des soudures. Odysseus s'est débrouillé pour assembler un circuit et un système de propulsion. Quand nous avons été à court de pièces, j'ai exploré les autres bulles et chambres secrètes du Golden Gâte. » Il a réussi à faire décoller notre engin et a procédé à un vol d'essai dans le hangar - l'engin en question est assemblé à partir de deux chaloupes volantes de type serviteur, qui ne sont pas conçues pour les longs trajets -, mais on avait des problèmes avec les systèmes de contrôle et de direction. Odysseus a dû démanteler une IA affectée aux cuisines du Golden Gâte, préservant en grande partie ses programmes mais lui infligeant un genre de lobotomie pour qu'elle puisse gérer des logiciels de vol et de navigation. Cette LA n'apprécie guère ses nouvelles tâches: elle n'arrête pas de nous, proposer des recettes pour le petit déjeuner. Ada et ses amis s'esclaffèrent. Ils étaient plus de douze autour du feu, parmi lesquels Greogi, Laman à la main mutilée, Ella, Edide, Boman et les deux médecins. Les cinq nouveaux venus savouraient leur ragoût et écoutaient en silence. La neige qu'avait pressentie Ada s'était mise à tomber, mais elle était légère et ne tenait pas au sol. Et le soleil réussissait à percer entre les nuages courant dans le ciel. — Finalement, quand nous avons conclu qu'Ariel ne nous ramènerait pas Harman, pas plus que Petyr ou un autre ne reviendrait nous chercher, nous avons chargé notre chaloupe de provisions -j'avais trouvé des armes dans une chambre secrète -, nous avons ouvert les portes du hangar et nous avons mis le cap au nord, espérant que les répulseurs ne nous lâcheraient pas et que notre navigateur de fortune nous conduirait dans les environs d'Ardis. — Vous êtes donc partis hier? demanda Ada. — Non, il y a neuf jours, répondit Hannah. Percevant la surprise de son amie, elle enchaîna: — Cette patache est lente, Ada, elle ne dépasse pas les cent kilomètres à l'heure. Et les pannes n'ont pas manqué. Nous avons perdu le plus gros de nos réserves de nourriture le jour où nous nous sommes abîmés en mer, dans la région où, d'après Odysseus, se trouvait jadis l'isthme de Panama. Heureusement, il avait pensé à équiper notre chaloupe de bouées afin d'assurer sa flottaison, mais nous avons dû jeter du lest pendant qu'il remettait en route nos systèmes de bord. — Elian et les autres étaient déjà avec vous? s'enquit Boman. Hannah fit non de la tête, sirota une gorgée de café et serra le gobelet entre ses mains comme si elle avait besoin de se réchauffer. — Une fois traversée la mer de l'Isthme, nous avons dû nous poser sur la côte. Il y avait un nœud fax et une communauté à cet endroit - je crois que tu l'avais visitée, Ada: Hughes Town. Un gigantesque gratte-ciel de permabéton, entièrement couvert de lierre. — Oui, je m'y suis rendue jadis pour un trois-vingts. Ada se rappela la vue splendide qu'on avait du sommet de cette tour. Elle venait alors de fêter ses quinze ans. C'était à peu près à cette époque qu'elle avait fait la connaissance de Daeman, son « cousin » rondouillard, et qu'elle avait senti s'éveiller sa sensualité. Elian s'éclaircit la gorge. Son visage, ses bras et ses mains étaient couturés de cicatrices, ses vêtements n'étaient guère plus que des haillons, mais il respirait l'autorité. — Il y avait un peu plus de deux cents personnes dans notre communauté lorsque les voynix nous ont attaqués il y a un mois, déclara-t-il d'une voix douce mais ferme. Nous n'avions pas d'armes. Mais la tour principale de Hughes Town était trop haute pour qu'ils atteignent son toit en sautant, il leur était impossible de s'accrocher à ses façades et ses terrasses en encorbellement la rendaient plus facile à défendre que tout autre refuge. Nous avons barricadé les escaliers - les ascenseurs étaient hors service depuis la Chute, comme vous vous en doutez - et rassemblé toutes les armes de fortune à notre portée: des outils de serviteurs, des barres de fer, des arcs et des flèches bricolés à partir de pièces de rechange pour droskis et calèches... j'en passe et des meilleures. Mais les voynix ont pris le dessus, une douzaine d'entre nous ont réussi à gagner le pavillon et sont partis avant que le fax cesse de fonctionner, et nous nous sommes retrouvés à cinq au sommet de la tour, dont les voynix avaient investi toutes les autres parties. Lorsque nous avons aperçu la chaloupe d'Hannah et de Personne survolant le golfe, nous avions épuisé nos réserves de nourriture depuis cinq jours et notre provision d'eau depuis deux jours. — Nous avons dû jeter un peu plus de lest pour accueillir cinq passagers supplémentaires - de la nourriture, du matériel médical, mais aussi des armes et des munitions, précisa Hannah d'un air penaud. Et il a fallu se poser en catastrophe deux ou trois fois. Mais on a fini par arriver. — Comment votre système de navigation s'y est-il pris pour localiser Ardis? s'enquit Casman, un homme mince et barbu, passionné par les machines. Hannah éclata de rire. — Il en était bien incapable. Tout juste s'il a réussi à trouver ce qu'Odysseus appelle l'Amérique du Nord. C'est lui qui nous a guidés - Odysseus -, en remontant d'abord un grand fleuve qu'il appelle le Mississippi, puis notre rivière d'Ardis, qui s'appelait selon lui le Leanoka, ou encore l'Ohio. Et puis nous avons aperçu votre feu. — Vous voliez la nuit? demanda Ada. — Bien obligés. Les forêts du Sud grouillent de dinosaures et de tigres à dents de sabre, il est trop dangereux de s'attarder à terre. Nous pilotions à tour de rôle quand Odysseus avait besoin de repos. Mais ça fait bien soixante-douze heures qu'il n'a pas fermé l'œil. — Il semble... en bonne santé, dit Ada. Hannah acquiesça. — La crèche a guéri la plupart des blessures que lui avaient infligées les voynix. Nous avons eu raison de l'emmener au Golden Gâte. Si nous ne l'avions pas fait, il serait mort. Ada s'abstint de tout commentaire, songeant que c'était suite à cette initiative qu'on lui avait pris son Harman. Comme si elle avait lu dans ses pensées, Hannah enchaîna: — Nous avons cherché Harman, Ada. Odysseus était sûr qu'Ariel l'avait escamoté par téléportation quantique - c'est une forme de fax surpuissant, que les dieux utilisaient dans l'épopée du turin -, mais nous avons fouillé les ruines du Machu Picchu sous le pont, et même les vallées environnantes, jusqu'au dernier ruisseau et à la dernière cascade. Il n'y avait aucun signe d'Harman. — Il est toujours vivant, déclara Ada. Elle toucha son ventre rond en prononçant ces mots. Elle agissait toujours ainsi: non seulement cela réaffirmait le lien qui l'unissait à Harman, mais en outre, cela semblait confirmer son intuition. Comme si leur enfant à naître savait qu'Harman était encore en vie... quelque part. — Oui, fit Hannah. — Est-ce que vous avez repéré d'autres communautés? s'enquit Loes. D'autres survivants? Hannah secoua la tête. Ada remarqua que les cheveux de sa jeune amie avaient poussé de quelques centimètres. — Nous avons fait halte près de deux nœuds entre Hughes Town et Ardis, dit-elle. Live Oak et Hulmanica, des communautés de petite taille. Anéanties, toutes les deux - nous n'y avons trouvé que des ossements humains et des carcasses de voynix. — Combien de morts cela représente-t-il, à ton avis? demanda Ada dans un murmure. Hannah haussa les épaules et vida son gobelet de café. — Une cinquantaine, au grand maximum, répondit-elle avec l'impassibilité qui semblait propre à tous les survivants d'Ardis. Rien à voir avec la catastrophe que nous avons vécue. (Elle regarda autour d'elle d'un air intrigué.) J'ai l'impression d'une démangeaison dans l'esprit, comme un souvenir déplaisant. — C'est le petit Sétébos, expliqua Ada. Il veut sortir de sa Fosse pour mieux pénétrer dans nos crânes. Elle pensait toujours à « la Fosse », avec un F majuscule. — Vous ne craignez pas que sa mère... ou son père... cette créature que Daeman a vue à Paris-Cratère... vous ne craignez pas qu'elle vienne le chercher? Ada se tourna vers la Fosse, près de laquelle Daeman était en grande conversation avec Personne. — Le grand Sétébos ne s'est pas encore montré ici, répondit-elle. Ce qui nous inquiète surtout, c'est ce que pourrait faire le petit. Elle décrivit aux nouveaux venus la capacité qu'avait la créature d'absorber l'énergie du sol là où un humain avait péri d'une mort atroce. Hannah frissonna, en dépit de la chaleur montante du soleil. — Notre projecteur nous a permis de voir les voynix massés dans la forêt, murmura-t-elle. Il y en avait des milliers. Des milliers. Immobiles sous les arbres et le long des crêtes, les plus proches à trois kilomètres de distance. Que comptez-vous faire? Ada lui parla de l'île et de leur projet d'évacuation. Elian s'éclaircit la gorge une nouvelle fois. — Si je puis me permettre. Cela ne me regarde pas, et je sais que je ne fais pas partie des votants, mais il me semble que sur une île rocheuse de ce type, vous vous retrouveriez dans la même position que nous au sommet de notre tour. Les voynix ne renonceront jamais - et il y en a nettement plus ici qu'il n'y en avait chez nous - et vous ne feriez que périr l'un après l'autre. Ce pont que nous a décrit Hannah ferait un refuge beaucoup plus sûr. Ada opina. Elle ne tenait pas à aborder cette question pour le moment - la majorité des survivants d'Ardis étaient toujours favorables à l'île. — Vous aurez le droit de voter, Elian, lui dit-elle. Vous faites désormais partie de notre communauté, tous les cinq - il en ira ainsi de tous les survivants que nous recueillerons -, et cela fait de vous des votants, au même titre que moi. Je te remercie de m'avoir donné ton opinion. Nous discuterons de tout cela au moment du déjeuner, et tout le monde votera, y compris les sentinelles. Avant cela, je vous conseille de prendre un peu de repos. Elian, Beman, la blonde Iyayi - dont les guenilles et les écor-chures n'entamaient en rien la beauté -, Susan, une petite femme peu loquace, et Stefe, un colosse barbu, acquiescèrent, et Tom et Siris les escortèrent vers les tentes pour les aider à se trouver des sacs de couchage. — Tu devrais dormir un peu, toi aussi, dit Ada en posant une main sur le bras d'Hannah. — Qu'est-ce que tu t'es fait au poignet? demanda celle-ci. Ada jeta un coup d'œil à son plâtre de fortune. — Je l'ai cassé pendant la bataille. Rien de grave. Si j'ai bien compris, les voynix disparaissent une fois qu'ils ont exterminé tous les membres d'une communauté. Cela m'incite à penser qu'ils sont en nombre fini... s'ils ont besoin de se redéployer, je veux dire. — En nombre fini, oui, dit Hannah. Mais Odysseus estime ce nombre à plus d'un million, alors que nous sommes à peine une centaine de milliers. (Elle marqua une pause puis ajouta:) Beaucoup moins depuis que les massacres ont commencé. — Personne sait-il pourquoi ces monstres se sont mis à nous exterminer? demanda Ada en lui étreignant les mains. — J'ai l'impression que oui, mais il ne m'en a rien dit. Il y a beaucoup de choses qu'il garde pour lui. Ça, c'est l'euphémisme du vingt, songea Ada. — Tu as l'air épuisée, ma chérie, dit-elle à haute voix. Tu devrais vraiment dormir un peu. — Quand Odysseus en fera autant, répliqua Hannah, qui adressa à son amie un regard où se mêlaient la timidité, le défi et la fierté amoureuse. Ada hocha la tête. Daeman s'approcha d'elles. — Ada, on peut te parler une minute? Saluant Hannah d'une caresse sur l'épaule, Ada se leva tant bien que mal et suivit Daeman près de la Fosse, y rejoignant Personne. L'homme qu'ils appelaient naguère Odysseus n'était guère plus grand qu'elle, mais il était si musclé, si large d'épaules, qu'une impression de puissance émanait de son corps. Ada aperçut par l'échancrure de sa tunique les poils gris qui poussaient sur son torse. — Tu admires notre pensionnaire? demanda-t-elle. Personne ne daigna pas sourire. Il se gratta la barbe, considéra le bébé Sétébos étrangement calme puis tourna ses yeux noirs vers Ada. — Vous devez le tuer, dit-il. — C'est bien notre intention. — Sans tarder, insista Personne/Odysseus. Ces créatures se rapprochent davantage de la tique que du bébé. — De la tique? répéta Ada. J'entends ses pensées... — Et tu les entendras de mieux en mieux, jusqu'à ce que cette chose sorte de son trou - ce qu'elle est sans doute capable de faire dès à présent - pour vous pomper à tous l'âme et la force vitale. Ada cilla et se tourna vers la Fosse. La cervelle ambulante ne lui apparaissait que comme une masse grise. Le bébé était redescendu au fond de la Fosse, ses mains et ses tentacules étaient ramenés sous son corps, ses multiples yeux étaient clos. — Les œufs éclosent, et il en sort ces choses, reprit Personne. Ce sont les éclaireurs du véritable Sétébos. Ils grandissent jusqu'à atteindre six mètres de long. Ils trouvent leur provende dans la terre, puis retournent auprès de leur géniteur, j'ignore par quel moyen, sans doute en ouvrant un trou de brane - celui-ci n'est pas assez développé pour y parvenir -, et quand ils ont fait leur rapport, Sétébos les remercie en les dévorant tout crus, absorbant le mal et la terreur que ces... bébés... ont prélevés au monde. — Comment se fait-il que tu en saches autant sur Sétébos et sur ces... tiques? demanda Ada. Personne secoua la tête comme si cette question était dénuée d'importance. Et quand vas-tu te décider à traiter cette pauvre Hannah avec l'amour et la considération qu'elle mérite, espèce de mâle puant? ajouta-t-elle mentalement. — Personne a quelque chose d'important à nous dire... ou plutôt à nous demander, intervint Daeman, qui semblait franchement inquiet. — J'ai besoin du sonie, dit Personne. Ada cilla une nouvelle fois. — Pour aller où? — Dans les anneaux. — Pendant combien de temps? s'enquit Ada. Tu ne peux pas nous faire ça! hurlait-elle mentalement, et elle savait que Daeman partageait ce sentiment. — Je l'ignore, répondit Odysseus, avec l'étrange accent qui était le sien. — Eh bien, il est hors de question que nous te laissions partir avec le sonie, déclara Ada. Nous en avons besoin pour fuir cet endroit. Nous en avons besoin pour chasser. Nous en aurons besoin pour... — Je dois prendre le sonie, insista Personne. C'est le seul appareil sur ce continent qui puisse m'emmener là-haut, et je n'ai pas le temps d'aller en chercher un autre en Chine ou ailleurs. Et les calibani interdisent l'accès au Bassin méditerranéen. — Eh bien, répéta Ada, sentant percer dans sa voix un entêtement qu'elle ne manifestait pas souvent, tu ne peux pas prendre le sonie. Cela signifierait notre mort à tous. — Ça n'a pas grande importance pour le moment, répliqua le guerrier à la barbe grise. Ada crut qu'elle allait s'esclaffer, mais elle resta bouche bée, les yeux écarquillés. — C'est de la plus haute importance pour nous, Personne. Nous voulons tous vivre. Il secoua la tête comme si elle n'avait pas compris. — Tous les habitants de cette planète vont périr si je ne monte pas dans les anneaux... et dès aujourd'hui. J'ai besoin du sonie. Si j'en ai la possibilité, je vous le ramènerai ou vous le renverrai. Dans le cas contraire... eh bien, ça n'aura plus d'importance. Ada regretta de ne pas être armée. Elle jeta un coup d'œil au fusil à fléchettes que Daeman tenait au creux de son bras. Apparemment, Personne n'avait pas d'arme sur lui, mais Ada avait pu se faire une bonne idée de sa force physique. — J'ai besoin du sonie, répéta-t-il. Aujourd'hui. Tout de suite. — Non, dit Ada. Au fond de la Fosse, l'orphelin aux mains multiples se mit à émettre un gémissement éraillé, saccadé, qui s'acheva sur une caricature de rire humain. 70. . La tempête faisait rage au-dessus d'eux. Les anneaux et le firmament avaient disparu depuis longtemps et seuls les éclairs illuminaient les murailles d'eau bordant la Brèche, mais celle-ci s'étendait sur une telle distance, tant à l'est qu'à l'ouest, qu'ils ne parvenaient pas à rendre visible son immensité. Mais voilà que les éclairs se faisaient plus fréquents, plus rapprochés, et que le tonnerre faisait résonner ses échos sur la totalité du couloir entouré d'eaux endiguées, et Harman, bien protégé par sa thermopeau, bien à l'abri dans son duvet ultrafin, apercevait cent cinquante mètres au-dessus de lui les vagues qui se fracassaient les unes contre les autres, projetant des gerbes d'écume à trente mètres de haut. Les nuages tourmentés ne se trouvaient qu'à quelques centaines de mètres au-dessus de l'Atlantique en furie. Et bien que les eaux profondes fussent relativement calmes, Harman discernait nettement l'agitation qui s'emparait des couches supérieures. La même agitation régnait dans les ponts-tunnels - ainsi avait-il baptisé les cônes, les tubes et les tunnels énergétiques qui reliaient les eaux de part et d'autre de la Brèche, et que Moira appelait tout simplement « conduits ». L'un de ces ponts-tunnels enjambait la Brèche soixante mètres au-dessus du sol, à quatre cents mètres environ de leur campement, et un autre à quinze cents mètres à l'est. À la lueur des éclairs, on voyait bouillonner l'eau qui y circulait en quantité phénoménale. Harman se demanda dans quelle mesure la tempête était responsable de cette activité. Il sentait choir sur lui une pluie d'embruns car, si les barrières invisibles étaient trop hautes pour que les vagues se déversent sur eux, l'écume en retombant parvenait jusqu'au sol desséché. Harman avait soigneusement plié ses vêtements pour les ranger dans son sac à dos, lequel était étanche ainsi que son duvet, mais il avait rabaissé son masque osmotique et son visage était trempé. Il lui suffisait de se lécher les lèvres pour savourer le goût du sel. La foudre percuta le sol à moins de cent mètres de lui. Le coup de tonnerre lui secoua jusqu'aux dents. — On ne devrait pas bouger? cria-t-il à Moira. Celle-ci avait également enfilé une thermopeau; elle s'était dénudée devant lui sans le moindre signe de gêne, comme s'ils étaient amants - ce qui n'était pas faux, avait-il songé en rougissant. — Hein? fit-elle. Le fracas des vagues et les rugissements des deux avaient étouffé la voix d'Harman. — On ne devrait pas bouger? Elle s'enveloppa dans son duvet et se pencha sur l'oreille d'Harman. Tout comme lui, elle avait rabaissé son masque, mais elle s'était contentée de s'allonger sur le duvet, et la couche externe de sa thermopeau était trempée, épousait sa peau et faisait ressortir ses côtes et ses hanches. — Il n'y a que sous l'eau que nous serions en sécurité, hurla-t-elle. La foudre ne risquerait pas de nous atteindre. Ça te tente? Harman frissonna. L'idée de franchir le champ de force pour pénétrer dans un domaine où régnaient des ténèbres absolues et une pression écrasante ne le séduisait guère - même si la thermopeau le protégeait en théorie de la noyade et de l'écrasement. Par ailleurs, les éléments semblaient se calmer un peu. Les vagues atteignaient à peine vingt mètres de haut. — Non merci, répondit-il en criant. Je tenterai ma chance ici. Il se sécha le visage et remit en place son masque osmotique. Maintenant que le sel ne parvenait plus ni à ses lèvres, ni à ses yeux, il était mieux à même de se concentrer. Et il en avait grandement besoin. Ses nouvelles fonctions requéraient toute son attention. La plupart des fonctions qu'il venait d'acquérir - ou plus exactement d'identifier - étaient tout aussi inactives que le libre-fax. Par exemple, il savait désormais comment accéder à la logosphère pour obtenir des informations et communiquer avec ses semblables, mais le nouveau maître des anneaux l'en empêchait temporairement. Parmi les fonctions qu'il pouvait ouvrir, toutes n'étaient pas de nature à l'apaiser. Il était par exemple équipé d'un moniteur médical qui, à sa demande, lui avait montré que son régime actuel, limité à l'eau et aux barres nutritives, déclencherait chez lui une carence en vitamines s'il le prolongeait plus de trois mois. Il avait également appris que son rein gauche souffrait d'un excès de calcium dont la conséquence serait un calcul dans un délai d'un an, que deux polypes étaient apparus dans son côlon depuis sa dernière visite à la firmerie - laquelle remontait à dix ans -, que ses muscles présentaient des signes de détérioration dus à la vieillesse, que ses défenses immunitaires luttaient avec succès contre un streptocoque le menaçant d'une affection à la gorge, que sa pression artérielle était trop élevée et qu'une tache venait d'apparaître sur son poumon gauche, ce dernier point nécessitant un examen dans les plus brefs délais. Génial, se dit Harman en se frictionnant le torse à travers la thermopeau, comme s'il ressentait déjà les effets d'un cancer au poumon. Comment pourrais-je exploiter ces informations? Les firmeries ne me sont guère accessibles en ce moment. D'autres fonctions avaient des résultats plus immédiats. Il avait découvert l'existence d'une fonction flash-back qui lui permettait de revivre avec une netteté stupéfiante - cela ressemblait à une expérience réelle plutôt qu'à un souvenir - tous les événements de sa vie, lesquels étaient enregistrés sous la forme de paquets de mémoire protéinique, qu'il lui suffisait de transférer dans son cerveau pour les faire repasser de la première à la dernière seconde. Il avait déjà revécu à neuf reprises quelques minutes de sa première rencontre avec Ada - sa mémoire consciente n'aurait jamais pu lui dire qu'elle portait ce soir-là une robe de soirée bleue - et à plus de trente des instants-clés de leur dernière étreinte amoureuse. Moira ne s'était pas privée de commenter le spectacle qu'il présentait à ces moments-là: regard vide et démarche mécanique. Elle savait parfaitement ce qu'il faisait, ne serait-ce que grâce à son érection, que ni sa thermopeau ni ses vêtements ne parvenaient à dissimuler. Harman avait assez de maturité pour se rendre compte des risques d'assuétude attachés à cette fonction et décida de n'en user qu'avec modération - surtout tant qu'il marcherait ainsi au fond de l'océan -, mais il se repassa certains de ses échanges avec Savi afin de mieux tirer profit des remarques qu'elle avait pu faire sur le passé, sur les anneaux et sur le monde en général - des points qui lui avaient paru absurdes sur le moment mais auquel son passage dans le cabinet de cristal conférait un nouveau sens. Comme il le constata non sans un pincement au cœur, Savi avait perdu des siècles à tenter de gagner les anneaux pour négocier avec les posthumains, sans savoir que des vaisseaux spatiaux étaient parqués dans le Bassin méditerranéen ni qu'il existait un moyen de contacter Ariel via les connexions de Prospéra à la logosphère. En revoyant mentalement Savi, il prit conscience de la jeunesse de sa nouvelle itération, à savoir Moira, mais aussi des ressemblances que présentaient les deux femmes. Harman continua de passer ses fonctions en revue. Le proxnet, le farnet et Pallnet étaient aussi désactivés que le fax et les fonctions liées à la logosphère - selon toute évidence, seules les fonctions autonomes n'étaient pas affectées. Tout ce qui faisait appel aux satellites, aux accumulateurs de masse orbitaux et aux transmetteurs de données lui était interdit. Mais pourquoi ses indicateurs internes affirmaient-ils que le siglage était hors service? En toute logique, cette fonction aurait dû se caractériser par une autonomie analogue à celle du moniteur médical, qui ne marchait que trop bien. Le siglage était-il subordonné à des satellites relais? Rien de ce qu'il avait appris dans le cabinet de cristal ne lui permettait de trancher. — Moira? cria-t-il. Ce fut seulement après avoir ainsi hélé sa compagne qu'il se rendit compte que la tempête était passée et que le fracas des vagues s'était atténué. Et comme il portait son masque osmotique, Pémetteur-récepteur avait transmis son cri à plein volume. Il ôta son masque et huma de nouveau la riche senteur océane. — Que veux-tu, ô bel organe? répondit Moira à voix basse. Elle était allongée à un mètre de lui. — Si j'utilise la fonction partage avec mon épouse - avec Ada - quand je l'aurai retrouvée, est-ce que notre enfant à naître recevra également les informations que je transmettrai? — Compterais-tu tes poussins avant que les œufs en soient éclos, mon jeune Prométhée? — Contente-toi de répondre à la question, veux-tu? — Tu devras le vérifier par toi-même. Je ne me rappelle pas en détail les paramètres de conception, je n'ai jamais usé de cette fonction avec une femme enceinte, nous autres posthumains ne pouvions pas être engrossés - le fait que nous soyons tous de sexe féminin n'arrangeait pas les choses -, alors il te faudra le découvrir tout seul. Mais, si je me souviens bien, la fonction partage était équipée de certains garde-fous. Il est impossible de transmettre des informations dangereuses à un fœtus ou à un enfant en bas âge - lui envoyer un flash-back de sa conception, par exemple. Il ne faudrait pas que le pauvre chéri se tape trente ans de psychothérapie, pas vrai? Harman laissa passer ce sarcasme. Il frictionna ses joues râpeuses. Il s'était rasé avant le début de ce périple - comme il l'avait constaté dix mois plus tôt sur l'île de Prospéra, la thermopeau n'était pas faite pour les barbus -, mais deux jours avaient passé depuis. -— Vous étiez équipés de toutes les fonctions que vous nous avez données? lança-t-il, ne passant en mode interrogatif qu'à la fin de sa phrase. — Mon chéri, ronronna Moira. Nous prendrais-tu pour des imbéciles? Crois-tu que nous allions faire don à des humains d'un talent dont nous serions privés? — Donc, vous aviez plus de fonctions que nous. Bien plus que les cent auxquelles nous avions droit? Moira ne répondit pas. Harman avait découvert des nanocaméras et des récepteurs audio extrêmement complexes insérés dans ses cellules épidermi-ques. Plus des paquets protéiniques susceptibles d'abriter des données visuelles et auditives. D'autres cellules avaient été converties en transmetteurs bioélectroniques - leur portée était des plus courtes, car seule son énergie cellulaire les alimentait, mais ils n'en fournissaient pas moins des données exploitables. — L'épopée du turin, dit-il à voix haute. — Oui? fit Moira d'une voix somnolente. — J'ai compris comment vous transmettiez les images d'Ilium - toi ou tes sœurs transsexuelles - et comment nous arrivions à les capter grâce au turin. — Génial, marmonna-t-elle en se rendormant. Harman comprit également qu'il n'avait pas besoin d'un carré de tissu pour capter ces transmissions. Grâce aux protocoles vocaux de la logosphère et à ses connexions multimédia, il pouvait échanger tous les types de données sensorielles avec l'un quelconque de ses semblables ayant accepté la liaison. Quel effet ça ferait d'être connecté à Ada pendant l'amour? se demanda-t-il, se traitant aussitôt de vieux polisson. De vieux polisson excité, ajouta-t-il. Outre la fonction logosphère, il pouvait en ouvrir une autre qui lui proposait une interface sensorielle complexe avec la biosphère. Comme elle était tributaire du réseau satellite, il ne pouvait que formuler des hypothèses sur les sensations qu'elle procurait. Se retrouverait-il en communication directe avec Ariel, ou bien se fondrait-il avec les pissenlits et les colibris? Pourrait-il communiquer à distance avec les petits hommes verts? Redevenant sérieux, il se rappela ce que lui avait dit Prospéra: Ariel utilisait ces derniers pour repousser les millions de calibani qui tentaient d'envahir le sud de l'Europe, et il en conclut que les zeks lui seraient grandement utiles dans la lutte contre les voynix. Toutes ces cogitations menaçaient de lui donner la migraine. Il consulta machinalement son moniteur médical et constata que son taux d'adrénaline et sa pression artérielle étaient l'un comme l'autre suffisamment élevés pour expliquer ce subit mal de tête. Il ouvrit une autre fonction médicale - plus active que la simple surveillance - et autorisa l'injection dans son système sanguin de certaines substances chimiques. Ses artères se dilatèrent puis se détendirent. Une douce chaleur lui picota les doigts. Sa migraine reflua. Cette fonction serait fort utile à un adolescent frappé d'une érection indésirable, songea-t-il. Il se rendit compte qu'il était bien un vieux polisson. Pas si vieux que ça. Selon le moniteur médical, son organisme était celui d'un homme de trente et un ans qui ne faisait pas assez d'exercice. D'autres fonctions défilèrent sur sa liste: examen approfondi du terrain, renforcement de l'empathie, une fonction qu'il baptisa berserker - une augmentation temporaire des réflexes et de la puissance musculaire, à utiliser en dernier recours durant un combat ou une tentative de sauvetage. Quant à la fonction flash-back, qu'il avait déjà testée à plusieurs reprises, il vit qu'il pouvait la combiner à la fonction partage pour communiquer ses souvenirs à autrui. Il existait une fonction lui permettant de plonger son corps dans une sorte d'hibernation, un ralentissement temporaire de l'organisme approchant la stase totale. Il ne s'agissait pas de l'équivalent d'un somnifère, comprit-il, mais d'un processus à mettre en œuvre conjointement à un séjour dans un cercueil de cristal comme celui du Taj Moira si l'on souhaitait prolonger sa vie un long moment - un très long moment, en ce qui concernait Moira - au moyen d'un sommeil artificiel tout en s'épargnant des effets indésirables tels qu'escarres, atrophie musculaire et haleine fétide. La véritable Savi avait eu recours à cette fonction lorsqu'elle se retirait dans une crèche, au Golden Gâte ou ailleurs, vu qu'elle avait survécu quatorze siècles sans que ni les voynix ni les posthumains ne parviennent à la retrouver. Il existait bien d'autres fonctions - dont certaines lui demeuraient totalement incompréhensibles -, mais la concentration nécessaire à leur examen ne pouvait que faire resurgir sa migraine. Il ferma pour la nuit la partie dédiée de son cerveau. Un flot de données sensorielles déferla aussitôt sur lui. Le fracas des vagues dans les hauteurs. L'éclat phosphorescent du phyto-plancton sous la surface des eaux, que ses yeux fatigués interprétèrent comme une aurore boréale. Le ciel au-dessus de l'Atlantique était lui aussi illuminé: la foudre ne tombait plus sur les flots, mais éclairait les nuages de l'intérieur, révélant leurs entrailles dans toute leur complexité de fractales. Ce spectacle se déroulait dans un silence total - pas le moindre grondement de tonnerre ne parvenait au fond de la Brèche atlantique -, et Harman se croisa les doigts sur la nuque pour le contempler à son aise, savourant les jeux de lumière sur les nuées comme dans les profondeurs marines. Il percevait partout des structures. La nature dans son ensemble, l'univers dansant à la lisière du chaos, ceint par des frontières fractales et des millions de protocoles algorithmiques occultes déterminant toutes choses et toutes interactions, mais néanmoins si beau - oh! si beau. Il découvrit que l'une des fonctions qu'il n'avait pas explorées pouvait trier toutes ces structures de façon bien plus efficace que des sens humains et une sensibilité humaine, mais sans doute nécessitait-elle une liaison avec les anneaux, et en outre... Harman n'avait pas besoin d'un talent transgénique pour apprécier la beauté de ce spectacle apparemment destiné à lui seul. Allongé sur le sol de la Brèche, les mains derrière la nuque, il récita une prière muette pour Ada et leur fils ou fille à naître. (Lorsqu'elle aurait activé ses fonctions, elle connaîtrait le sexe de leur enfant.) Comme il aurait aimé être à ses côtés! Il pria le Dieu auquel il ne pensait que rarement - ce Quiet que Sétébos et son laquais Caliban redoutaient plus que tout, ainsi que l'avait bredouillé le monstre sur l'île de Prospéro -, pria pour que sa bien-aimée soit épargnée et soit aussi heureuse que le permettaient les circonstances et leur présente séparation. Alors qu'il s'endormait, Harman perçut les ronflements de Moira. Il ne put s'empêcher de sourire. Mille ans de nanocytes posthumains et de manipulations génétiques sophistiquées n'avaient pu la guérir de cette plaie. Certes, c'était le corps très humain de Savi qu'elle... Il s'endormit avant d'avoir complètement formulé sa pensée. 71. Achille a envie de mourir. L'air du Tartare est si toxique, ses poumons sont si enflammés, ses yeux si larmoyants, sa peau et ses tripes si ravagées, comme s'il allait exploser et imploser en même temps, la monstrueuse Océanide lui empoigne les côtes avec une telle force, ses perspectives d'avenir sont tellement anéanties qu'il regrette de ne pas pouvoir mourir afin d'en finir une bonne fois pour toutes. Mais les Moires quantiques lui refusent ce salut. Sa salope de mère immortelle, cette enfoirée de Thétis qui avait juré un amour éternel à Pelée - qu'il a toujours honoré comme son père - pour le tromper avec Zeus comme la première traînée venue, l'a exposé au Feu céleste et transformé sa mort en point de singularité quan-tique - seule la flèche de Paris pouvait le tuer, Paris qui est aujourd'hui mort et incinéré -, et un point c'est tout, comme on dit. Donc, il souffre et tente de se concentrer sur ce qui se passe au-delà de la sphère de douleur qui se referme lentement sur lui. Les trois gigantesques filles d'Océan - Asia, Panthéa et Ione -avancent d'un bon pas dans la pénombre délétère en direction d'une tache de lumière, sans doute un volcan en éruption, Asia serrant Achille dans son gros poing suant. Lorsque Achille arrive à ouvrir les paupières pour entrevoir le paysage à travers un rideau de larmes - un effet de la nocivité de l'air et non d'une quelconque défaillance de sa part -, il distingue des pics escarpés, tel celui que les trois Océanides sont en train d'enjamber, des cratères rougeoyants, des crevasses emplies de lave et de monstres difformes, une escorte de scolopendres géantes, sans doute apparentées au Guérisseur d'Olympos, des silhouettes confuses, peut-être d'autres Titans, qui s'agitent en beuglant dans les ténèbres, et un ciel parcouru de nuages liserés d'orange, d'éclairs rageurs et autres phénomènes électriques. Soudain, la géante nommée Panthéa demande: — Est-ce la forme voilée que nous cherchons qui est assise sur ce trône d'ébène? Et Asia lui répond, d'une voix tonitruante évoquant une avalanche de rochers dans une ravine - Achille n'a pas la force de plaquer sur ses oreilles ses mains rongées par l'acide: — C'est lui. Le voile est tombé. Panthéa enchaîne: — Je vois une puissante obscurité emplissant le siège du pouvoir, et des rayons crépusculaires sont dardés autour d'elle, comme la lumière du soleil de midi, indiscernables et sans forme; il n'y a ni membres, ni linéaments, ni traits; cependant, nous sentons que c'est un Esprit vivant. Démogorgon prend alors la parole, et Achille enfouit son visage au creux de la paume rugueuse d'Asia, dans une vaine tentative pour étouffer les assauts subsoniques de cette voix toute-puissante. — Demande ce que tu veux savoir, Océanide. Asia tend une main où gît un Achille pris de convulsions. — Peux-tu nous dire de quelle forme et de quel genre est cette chose que nous avons capturée? Cela ressemble davantage à une astérie qu'à un homme, et cela couine et frétille comme un animal. Nouveau rugissement de Démogorgon. — ce n'est qu'un homme mortel, quoique rendu immortel par une erreur du f eu céleste. il se nomme achille et il est bien loin de chez lui. Avant ce jour, nul mortel n'est descendu dans le Tartare. — Ah! fait Asia. D'un geste négligent, elle pose Achille sur un rocher brûlant, comme s'il n'était qu'un jouet ayant cessé de l'intéresser. Achille sent la chaleur l'assaillir de toutes parts et, lorsqu'il ouvre les yeux, il constate que, si son champ visuel s'est agrandi, c'est parce que des flots de lave coulent autour du rocher où il se perche, et il est aussitôt saisi d'horreur. Puis il se tourne vers Démogorgon assis sur son trône - ce dernier domine les volcans environnants de toute sa majesté, et la forme voilée qui l'occupe mesure plusieurs stades de haut - et en découvrant son aspect, il est saisi d'une envie de vomir. Qu'il assouvit sur-le-champ. Aucune des trois Océanides ne semble remarquer sa réaction. — Que peux-tu dire d'autre? demanda Asia à la gigantesque forme. — Tout ce que tu oseras demander. — Qui a fait le monde vivant? interroge Asia. Achille a déjà décidé que c'était la plus bavarde, sinon la plus futée, de ces trois idiotes d'Océanides. — Dieu. — Qui a fait tout ce qu'il contient? poursuit Asia. Pensée, passion, raison, volonté, imagination? — Dieu. Dieu tout-puissant. Achille décide que ce Démogorgon est un esprit de peu de mots. Et de peu de pensées, si tant est qu'il s'en trouve dans son crâne - si tant est qu'il ait un crâne. Achille donnerait tout ce qu'il possède pour avoir la force de se redresser, de tirer son épée du fourreau et de saisir le bouclier passé dans son dos. Il commencerait par tuer ce Démogorgon, puis il infligerait à ces trois Océanides une mort des plus lentes... — Qui a fait ce sentiment, qui, lorsque le souffle du printemps en une trop rare visite ou la voix d'un être aimé se fait entendre dans la jeunesse solitaire, demande Asia de sa voix à la fois tonnante et éraillée, remplit les yeux languissants de larmes qui en tombant obscurcissent les regards radieux des fleurs qui ne pleurent pas, et fait de la terre peuplée une solitude, quand il ne revient plus? Achille vomit une nouvelle fois. Cette fois-ci, il s'agit d'un commentaire esthétique plutôt que d'une réaction physiologique. Il décide de commencer par occire les Océanides. S'il pouvait tuer plusieurs fois cette salope d'Asia, il en serait enchanté. Il envisage un instant de lui évider le crâne pour s'y aménager un logis, les deux orbites pouvant faire d'excellentes fenêtres. — Dieu plein de miséricorde, déclame Démogorgon. Il n'existe pas de terme grec équivalent à « idem », mais Achille suggère mentalement à Démogorgon d'en inventer un d'urgence. L'Achéen n'est nullement surpris que les Océanides et l'esprit informe captif des brumes du Tartare s'expriment en grec ancien. Il s'agit certes d'étranges créatures, voire de monstres, mais, dans le monde d'Achille, même les monstres entendent le grec. Ce ne sont pas des Barbares, après tout. Asia pose une nouvelle question, aussi énervante qu'une gamine de deux ans ayant compris qu'il suffisait de répéter « Pourquoi? » sans se lasser pour faire déblatérer un adulte. — Et qui a fait terreur, folie, crime, remords, qui, des anneaux de la grande chaîne des choses, sur chaque pensée dans l'esprit de l'homme, pèsent et se traînent lourdement, et chacun chancelle sous le fardeau du côté de la fosse de la mort? L'espérance abandonnée, et l'amour qui se change en haine, et le mépris de soi-même, plus amer à boire que le sang? La peine, dont le langage méprisé et familier est plaintif, et les cris perçants, jour après jour. Et... Elle s'arrête là. Achille espère qu'est survenu une sorte de cataclysme tarta-resque qui va détruire ce monde et engloutir Asia et ses deux sœurs telles des sucreries tartinées de miel dans un festin de Myr-midons, mais il ouvre les yeux et constate la présence d'un disque de lumière étincelante qui vient teinter de blanc la pénombre rouge. Un trou de brane. Une silhouette à peine humaine se découpe au centre de ce disque lumineux. On dirait certes un homme, mais un homme qui serait composé de sphères métalliques - une sphère pour la tête, ce qui semble à peu près normal, mais des sphères aussi pour le torse, les bras tendus et les jambes vacillantes. Seuls les pieds et les chevilles - gainés dans un métal plus léger que le bronze - ont une apparence vaguement humaine. La chose se rapproche et deux faisceaux aveuglants jaillissent de ses épaules sphériques. Puis c'est un trait rouge vif, aussi fin qu'une javeline, qui surgit de sa main droite pour frapper les Océa-nides, dont la peau grésille et se couvre de cloques. Elles reculent d'un pas dans la lave bouillonnante, de toute évidence invulnérables à ce rayon écarlate mais incommodées par l'éclat incandescent qui se déverse à travers le trou de brane. — Bon Dieu de merde, Achille, tu comptes rester longtemps à te tourner les pouces? C'est Héphasstos. Achille comprend que ces sphères forment en fait une tenue protectrice, un agrégat de globes d'où émergent des bottes de fer et des gants encombrants. Il porte sur le dos une grosse boîte fumante qui lui permet sans doute de respirer et la sphère entourant sa tête est transparente comme le verre; Achille distingue son grotesque visage barbu à la lueur de ses projecteurs et de son rayon laser. Il réussit à émettre un faible couinement. Les haut-parleurs de la tenue protectrice enlaidissent encore le rire d'Héphaestos. — L'atmosphère du lieu te paraît pesante, hein? Tiens, enfile ça. C'est une thermopeau, ça t'aidera à respirer. Le dieu du feu et des artifices lance près de lui une tunique effroyablement légère. Le héros tente de se redresser, mais l'air est trop lourd, trop brûlant. Il ne réussit qu'à frémir, à tousser et à vomir. — Et merde! fait le dieu boiteux. C'est bien ce que je craignais: il va falloir que je t'habille comme un bébé. Tiens-toi tranquille. Abstiens-toi de chier ou de dégobiller pendant que je t'enlève cette armure pour te passer ta grenouillère. Dix minutes plus tard - dix minutes ponctuées de jurons divins, aussi sulfureux que les vapeurs volcaniques -, Achille se tient bien droit sur son rocher aux côtés d'Héphaestos, recouvert d'une thermopeau dorée sur laquelle il a repassé son armure, respirant sans problème grâce à la membrane plaquée sur son visage - un masque osmotique, a dit le dieu nain -, brandissant un bouclier rongé par l'acide et une épée encore étincelante, les yeux fixés sur la masse gigantesque mais indistincte de Démogorgon, à nouveau persuadé de son invulnérabilité et pas qu'un peu furax. Il espère ardemment qu'Asia l'Océanide va repartir dans sa litanie de questions afin qu'il ait une excuse pour la vider comme un poisson. — Démogorgon, lance Hépheestos, son haut-parleur réglé au maximum, nous nous sommes déjà rencontrés, il y a plus de mille neuf cents ans, lors de la guerre des Olympiens contre les Titans. Je m'appelle Héphasstos... — TU ES LE BOITEUX. — Ouais. Tu te souviens de moi, c'est sympa. Achille et moi sommes venus vous voir, toi et les Titans - Cronos, Rhéa, tous les anciens -, afin que vous nous veniez en aide. — DÉMOGORGON N'AIDE POINT DE SIMPLES DIEUX ET MORTELS. — Non, évidemment pas, dit Héphaestos, dont la voix résonne à un volume cent fois supérieur à l'ordinaire. Merde. Achille, tu prends le relais? Je ne m'en sors pas - c'est comme si je parlais à mon cul. — Cette masse de néant peut-elle m'entendre? demande Achille au petit dieu. — Je t'entends. Achille se tourne vers le ciel, braquant ses yeux sur les nuées tourbillonnantes à côté du non-visage amorphe du néant qui se dresse au-dessus de lui. — Quand tu dis « Dieu », Démogorgon, parles-tu de Zeus? — Quand je dis Dieu, je parle de Dieu. — Alors, tu dois parler de Zeus, car le fils de Cronos et de Rhéa rassemble en ce moment même les dieux au sommet d'Olympos pour leur annoncer que Zeus est le dieu des dieux, le maître de la Création, le Dieu de cet univers et de tous les autres. — Alors il ment, ou bien c'est toi qui mens, fils de l'homme. Dieu règne. Mais pas À Olympos. — Mais Zeus a réduit en esclavage tous les mortels et tous les autres dieux, insiste Achille, dont la voix, transmise par le haut-parleur de la thermopeau mais aussi par un émetteur radio, rebondit sur les flancs et les crêtes du volcan. — TOUS LES ESPRITS QUI OBÉISSENT AUX CHOSES MAUVAISES SONT ESCLA VES: TU SAIS SI ZEUS EST TEL OU NON. — Je le sais, répond Achille. Zeus est un fils de pute bouffi d'avidité - sans vouloir offenser Rhéa, si elle m'écoute parmi les ombres. C'est aussi un lâche et une brute épaisse. Mais si tu le dis Dieu, alors il régnera pour l'éternité sur Olympos et sur cet univers. — J'ai parlé comme tu parles, car Zeus est le plus élevé des êtres vivants. — Qui est le maître de l'esclave? demande Achille. — Excellent, murmure Héphaestos. Ça, c'est trouvé... — La ferme, fait Achille. Démogorgon se met à gronder. Achille croit tout d'abord à une nouvelle éruption volcanique. Puis le grondement se fait modulé, devenant un discours. — Si l'abîme pouvait vomir ses secrets!... Mais la voix est IMPUISSANTE, LA PROFONDE VÉRITÉ EST SANS IMAGE; CAR À QUOI SERVIRAIT-IL DE T'INVITER À REGARDER LE MONDE QUI ROULE? DE T'INVITER À parler Destin, Temps, Occasion, Hasard et Changement? À ces choses tout est soumis, excepté l'éternel amour et la perfection du Quiet. — Comme tu voudras, réplique Achille. Mais au moment où je te parle, Zeus est en train de se proclamer maître de la Création et il ne tardera pas à exiger de toute la Création en question - et pas seulement du petit monde qui s'étend aux pieds de l'Olympe -qu'elle lui rende hommage, à lui et à lui seul. Adieu, Démogorgon. Achille tourne le dos à la masse amorphe qui s'étend jusqu'aux deux, agrippant par le bras le dieu artificier caparaçonné dans ses bulles qui s'est mis à bafouiller. — Halte!... Achille, fils virtuel de Pelée, fils actuel de Zeus, coupable potentiel des crimes de parricide et de déicide. Attends. Achille fait halte, se retourne et attend, Héphasstos à ses côtés. Les Océanides tremblent de tous leurs membres et se voilent la face, comme redoutant une pluie de cendres. — J'invoquerai les Titans terrés dans leurs ca vernes et leurs CREVASSES, JE LES ARRACHERAI AUX RECOINS OÙ ILS SE SONT TAPIS. J'ORDONNERAI AUX IMMORTELLES HEURES DE LES AMENER À MOI. Dans un vacarme qui ridiculise les bruits entendus jusqu'ici, la roche entourant le trône de Démogorgon se déchire au sein de la nuit purpurine, l'éclat de la lave se fait plus intense, plus profond, un arc-en-ciel de couleurs impossibles perce la pénombre du Tar-tare, et des chars grands comme des montagnes surgissent du néant, tirés par des animaux fort différents des cavales - en fait, ils n'ont rien de commun avec les cavales -, et menés par des êtres aux yeux fous qui n'ont rien de commun ni avec les hommes, ni avec les dieux, et dont les yeux parfois luisent de terreur. Ces cochers ne doivent pas être contemplés par un mortel, aussi Achille détourne-t-il la tête. Sans doute serait-il mal inspiré de vomir sous son masque, songe-t-il. — Voici les immortelles Heures, que tu as demandées pour faire entendre tes arguments, tonne Démogorgon. Eues vont quérir ici Cronos et les siens. Une série de bangs supersoniques déchire l'atmosphère, les Océanides hurlent de frayeur et les chars disparaissent dans des anneaux de feu. — Eh ben... fait Héphaestos sur le canal radio. Son commentaire s'arrête là. — Maintenant, attendons, dit Achille. Il remet son épée au fourreau et passe son bouclier par-dessus son épaule. — Ça m'étonnerait qu'on attende longtemps, dit Héphaestos. L'air s'emplit à nouveau d'anneaux de feu. Les chars géants reviennent par centaines - non, par milliers -, et à bord de chacun d'eux se trouve une forme gigantesque, tantôt humaine, tantôt non. — Voyez! dit Démogorgon. — Difficile de faire autrement, commente Achille. Il se campe fermement sur ses jambes et remet en position de combat son splendide bouclier. Les chars des Titans continuent d'affluer. 72. Lorsque Harman se réveilla, Moira avait disparu. La journée s'annonçait froide, grise et pluvieuse. Dans les hauteurs, la mer agitée se parait d'écume blanche, mais les montagnes de vagues qui avaient surgi sous les éclairs nocturnes s'étaient considérablement aplanies. Harman avait mal dormi, tourmenté par des rêves annonciateurs de catastrophes. Il enroula le duvet ultrafin - qui avait la propriété de sécher tout seul - pour le ranger dans son sac à dos, puis enfila chaussettes et bottes par-dessus sa thermopeau, se dispensant du reste de ses vêtements. Ils avaient bien fait un feu de camp la veille - sans y rôtir ni saucisses, ni marshmallows, deux aliments qu'Harman ne connaissait que par les livres absorbés au Taj -, et il avait achevé sa barre nutritive quotidienne et siroté de l'eau tout en contemplant les flammes vacillantes. Les cendres formaient un petit tas gris et humide, le sol de la Brèche se partageait entre roche, corail et gadoue, et Harman s'aperçut qu'il tournait en rond autour des ruines de leur camp, en quête d'une trace laissée par Moira... d'une note, peut-être. Il n'y avait rien. Il assura le sac sur son dos, rabaissa la cagoule de la thermopeau pour mettre les lunettes en place, les essuya et se mit en route vers l'ouest. Au fil de la journée, et contrairement à ses prévisions, le ciel alla en s'assombrissant, la pluie gagna en violence et les murailles d'eau se firent plus hautes et plus oppressantes. Plutôt que de descendre au fond de l'océan, il avait l'impression que les murs ne cessaient de grandir, une illusion d'optique à laquelle il avait fini par s'habituer. Harman marchait obstinément. La piste qu'il suivait traversa des massifs de roche noire, enjamba des crevasses abyssales au moyen de ponts en fer forgé étroits et glissants, grimpa sur des crêtes escarpées. Bien qu'en ces endroits les murs parussent moins hauts - la profondeur de l'océan ne devait pas dépasser les soixante mètres, estima-t-il -, il se sentait gagné par l'épuisement et la claustrophobie, car les parois rocheuses ajoutées aux murailles d'eau lui donnaient l'impression d'être enfermé par plusieurs couches de cloisons. En milieu de journée - il dut consulter sa fonction horloge pour se faire une idée de l'heure, car le soleil demeurait invisible et la pluie tombait avec une telle violence qu'il envisageait de remettre son masque osmotique -, la Brèche sortit de la zone montagneuse et il la vit s'étendre sur terrain plat à perte de vue. Voilà qui était de nature à le mettre de meilleure humeur - d'un rien. C'était avec joie qu'il abordait les tronçons de roche ou de corail, car les parties sablonneuses, plaisamment fermes par temps sec, n'étaient plus maintenant que des boulevards embourbés. Finalement à bout de forces - il était passé midi, heure locale, quelque part au sud de l'Angleterre -, il s'assit sur un rocher émergeant de l'océan côté nord et sortit sa barre quotidienne pour la mâchonner tout en sirotant de l'eau fraîche au tube de son hydrateur. Ces barres le laissaient sur sa faim. Et elles avaient un goût évoquant la sciure. Et il ne lui en restait plus que quatre. Il ne voyait vraiment pas ce que Prospéra et Moira avaient prévu une fois qu'il aurait mangé la dernière - en supposant, comme il le pensait, qu'il lui restait soixante-dix ou quatre-vingts jours de randonnée. Son arme serait-elle vraiment efficace sous l'eau? Et s'il arrivait à abattre un gros poisson, aurait-il la force de le traîner à l'air libre? Les algues et le bois flotté se faisaient déjà de plus en plus rares... comment était-il censé faire cuire cette pêche théorique? Il avait un briquet dans son sac, ou plutôt un outil multifonction - couteau, cuillère, fourchette, et caetera -, ainsi qu'un bol métallique à mémoire de forme qu'il pouvait transformer en poêle, mais était-il vraiment supposé perdre des heures et des heures à chercher du poisson? Harman remarqua un autre rocher, sept ou huit cents mètres plus à l'ouest. Ce truc était énorme - d'une taille comparable aux crêtes les plus élevées qu'il avait dû négocier - et il saillait de la muraille nord juste avant que la Brèche s'enfonce dans une nouvelle fosse... mais, décidément, il avait une forme bien étrange. Plutôt que traverser la Brèche, auquel cas on aurait ouvert un passage en son milieu, il semblait tomber de l'eau selon un angle oblique pour s'enfoncer dans le sable et la boue. Et il avait un aspect étrangement lisse, bien plus que le basalte qu'Harman foulait depuis trois jours. Il avait appris à activer et à manipuler le télescope intégré dans les lunettes de sa thermopeau, et c'est ce qu'il fit à présent. Ce n'était pas un rocher. C'était un engin artificiel qui surgissait de l'eau côté nord pour plonger son nez dans le sable. Il était gigantesque et sa forme évoquait vaguement celle d'un dauphin - un dauphin éventré, aux entrailles métalliques -, avec un corps dont les courbes s'évasaient comme la cuisse d'une femme avant de disparaître derrière le champ de force. Harman rangea ce qui restait de sa barre nutritive, attrapa son arme, la fixa sur la plaque en Velcro de sa ceinture et se mit en marche vers le navire englouti. Une fois planté sous l'appareil massif - bien plus grand qu'il ne l'avait estimé de loin -, Harman jugea que ce devait être une sorte de sous-marin. Sa proue était fracassée, la partie visible de son armature était toute rouillée, sous l'effet de la pluie plutôt que de l'océan, mais sa coque lisse, d'un aspect presque caoutchouteux, paraissait relativement intacte, à tout le moins la section qui émergeait des eaux retenues par le champ de force. Harman distinguait la partie immergée sur une dizaine de mètres, pas plus. Il fixa la grande brèche ouverte dans cette coque - une brèche dans la Brèche, se dit-il bêtement tandis que la pluie tombait à verse sur ses lunettes - et songea qu'elle lui permettrait d'entrer dans le sous-marin. Ce qui serait totalement stupide, il n'en douta pas une seconde. Sa mission n'était pas d'explorer des épaves deux fois millénaires mais de gagner Ardis, ou à défaut la communauté humaine la plus proche, et ce, le plus vite possible - en soixante-quinze jours, cent cinquante ou trois cents, aucune importance. Il n'avait qu'une seule chose à faire: continuer vers l'ouest. Il ignorait ce que pouvait abriter cette machine de l'Ère perdue, mais peut-être courrait-il un danger en l'explorant et, en tout cas, elle ne contenait sûrement rien qui soit susceptible d'enrichir l'instruction qu'il avait reçue dans le cabinet de cristal. Cependant... Harman n'avait pas eu besoin de subir l'éducation par la noyade pour savoir que son espèce - si génétiquement modifiée, si nano-renforcée fût-elle - descendait du singe et de l'hominien. La curiosité avait tué quantité de ses nobles ancêtres, mais elle les avait aussi conduits à adopter la station debout. Harman rangea son sac à dos à quelques mètres du sous-marin - il était certes étanche, mais peut-être résistait-il mal à la pression -, empoigna son arme à feu de la main droite, activa les deux projecteurs placés sur son torse et s'insinua à travers les poutrelles métalliques pour s'engager dans les coursives enténébrées de la machine morte. 73. Les Grecs ne survivront pas à cette journée. À ce rythme, ils ne survivront même pas à la matinée. Et moi non plus. Le périmètre défensif des Achéens se réduit comme peau de chagrin, et ils se battent comme des lions, le dos à la mer teintée de rouge, mais l'avancée d'Hector est irrésistible. Cinq mille Achéens sont tombés depuis le début de l'offensive, juste après l'aurore, parmi lesquels le noble Nestor - on l'a transporté inconscient dans sa tente, frappé par une lance qui lui a transpercé l'épaule en lui fracassant les os, le jetant à bas de son char. Le vieux héros qui s'était efforcé de remplacer les géants morts ou défaillants - Achille, Agamemnon, Ménélas, Ajax le Grand, le rusé Odysseus - a fait preuve de vaillance, mais cette lance a eu raison de lui. Son fils Antiloque, le plus brave parmi les Achéens durant ces derniers jours, est mort, les entrailles déchirées par une flèche troyenne. Son frère Thrasymède est porté disparu, car cela fait bien trois heures qu'on ne l'a pas vu resurgir de la masse de Troyens qui venait d'envahir sa tranchée. Hector tient désormais celle-ci dans ses mains ruisselantes de sang. Ajax le Petit a reçu une sale blessure, un coup d'épée qui l'a atteint aux deux jambes, et on vient tout juste de l'évacuer près des nefs calcinées, un refuge qui n'a rien de sûr. Podalire, vaillant capitaine et habile guérisseur, fils du légendaire Asclépios, est mort lui aussi - tué par un groupe de guerriers des légions de Déiphobe. Ils ont réduit en pièces le brillant médecin et emporté son armure en guise de trophée. Alastor, ami et subordonné de Teucros, qui a pris le relais de Thrasymède lors de la terrible bataille de la butte, qui s'est déroulée derrière la tranchée abandonnée, est tombé au front des troupes - on l'a entendu pester pendant plusieurs minutes, le corps criblé de flèches assassines. Cinq Argiens ont fait une percée pour récupérer son cadavre, mais l'avant-garde d'Hector les a massacrés. Teucros pleurait à chaudes larmes lorsqu'il a vengé la mort d'Alastor, lâchant flèche sur flèche en direction de ses tueurs, ici crevant un œil et là perçant un ventre, avant de suivre les Grecs qui battaient en retraite. Toute retraite est maintenant impossible. Nous sommes coincés sur cette plage, avec les vagues qui nous lèchent les sandales, et il tombe sur nous une avalanche de flèches. Tous les chevaux grecs ont péri dans des cris atroces, excepté ceux que leurs propriétaires ont libérés, les yeux emplis de larmes, pour les chasser en direction des lignes ennemies. Encore des trophées pour les Troyens. Si je reste ici, je vais me faire tuer. Du temps où j'étais un scholiaste, plus précisément l'espion scholiaste d'Aphrodite, équipé d'un harnais de lévitation, d'une impacto-armure, d'un bracelet de morphing, d'un taser, du casque d'Hadès - et que sais-je encore -, je me sentais invulnérable, même lorsque je me retrouvais au cœur de la mêlée. Exception faite des flèches, qui sont meurtrières d'où qu'elles viennent, cette guerre est celle du combat rapproché. L'homme hume la sueur et l'haleine de l'ennemi, et il est aspergé de son sang, de sa cervelle et de sa salive lorsqu'il plante une lame de fer - ou plutôt de bronze - au fond de ses tripes. Ces deux dernières heures, j'ai failli y passer à trois reprises: d'abord, il y a eu cette javeline qui fondait sur moi depuis les lignes ennemies, et qui a manqué me couper les couilles - j'ai fait un bond pour l'esquiver et, quand je suis retombé à cheval dessus, les vibrations de la hampe m'ont secoué les gonades. Puis c'est une flèche qui m'a dessiné une raie dans les cheveux et, moins d'une minute plus tard, sa petite sœur - les flèches en vol assombrissaient le ciel, les flèches plantées dans le sable esquissaient une forêt - m'aurait percé la gorge si un Argien dont j'ignore jusqu'au nom n'avait pas levé son bouclier pour me protéger, envoyant ricocher le trait empoisonné. Je dois foutre le camp d'ici. Depuis le lever du jour, j'ai touché plus de cent fois le médaillon TQ, mais je ne me suis téléporté nulle part. J'ignore pourquoi. Mais si, je sais. Je ne veux pas abandonner ces hommes. Je ne veux pas aller me planquer dans la baignoire d'Hélène, ni au sommet d'une colline des environs, pendant que ces Achéens que j'ai observés durant dix ans, allant jusqu'à bavarder avec eux, jusqu'à manger leur pain et boire leur vin, se font massacrer comme à l'abattoir sur cette ridicule plage au sable imbibé de sang. Mais je ne peux rien pour eux. À moins que...? J'empoigne le médaillon, je me concentre sur un lieu familier, je tourne le disque doré et, lorsque je rouvre les yeux, je me retrouve en train de tomber dans un puits d'ascenseur. C'est après avoir hurlé à deux reprises que je comprends que je me trouve en chute libre, dans la coursive principale de la Reine Mab, sans doute au niveau où se trouvaient mes quartiers privés. Sauf qu'on avait droit à la pesanteur la dernière fois. Maintenant, je tourne et roule dans l'espace, sans vraiment tomber tout à fait, et je dois mouliner des bras pour me diriger vers la porte de la bulle d'astrogation, située vingt mètres plus bas - ou plus haut -dans le corridor. Deux moravecs de la Ceinture, ces gigantesques soldats noirs à l'armure barbelée et au crâne pareil à un masque, jaillissent d'un puits d'ascenseur tout proche - aucune cabine ne s'y trouve - et m'agrippent par les bras. Ils m'entraînent dans le puits d'ascenseur et je comprends que, s'ils se déplacent avec autant de facilité en gravité zéro, c'est non seulement parce qu'ils en ont l'habitude - les présentes conditions sont sans doute celles qui prévalent dans la Ceinture des astéroïdes -, mais aussi parce qu'il y a des tuyères silencieuses intégrées à leur carapace, lesquelles tuyères émettent des jets, vraisemblablement de la vapeur d'eau. Grâce à ce système de propulsion, ils se déplacent dans ce monde avec une fluidité qui n'a d'égale que leur rapidité. Sans un mot, ils me conduisent dans un tunnel qui parcourt la Reine Mab sur toute sa longueur - imaginez-vous sautant dans le puits d'ascenseur principal de l'Empire State Building -, et je réagis comme le ferait tout homme sain d'esprit: je me remets à hurler. Après m'avoir transporté sur une hauteur de plusieurs dizaines de mètres - sans même tenter d'interrompre mes hurlements -, les deux soldats me font franchir une sorte de membrane invisible et nous débouchons dans une salle où règne une certaine agitation. Bien que je la découvre la tête en bas, je reconnais la passerelle de commandement. Je n'y ai effectué qu'un seul passage durant mon séjour, mais il est impossible de se méprendre: une foule de moravecs s'affairent devant des panneaux de contrôle virtuels en trois dimensions, des soldats rocvecs se tiennent au garde-à-vous près des projections holographiques, et je reconnais le général Beh bin Adee et le moravec qui ressemble à une petite araignée métallique - impossible de me rappeler son nom pour le moment -, ainsi que Cho Li, l'astrogateur à l'étrange allure, et Asteague/Che, le prime intégrateur. C'est ce dernier qui se dirige vers moi, se propulsant sans effort d'un simple coup de talon, tandis que les deux soldats m'installent sur un siège et m'emmaillotent dans une toile pour m'empêcher de fuir. Non, ils ne me traitent pas en prisonnier, ils me ceignent d'un filet de sécurité afin de me tenir en place. Je m'en félicite: cette immobilisation forcée me permet de retrouver quelques repères. — Docteur Hockenberry, nous ne pensions pas vous revoir un jour, dit le petit moravec, qui est proche de Mahnmut par sa forme et sa taille, mais dont les matériaux - plastiques, métaux et polymères - sont de couleurs différentes. Je vous prie de m'excuser pour cette absence de pesanteur. Nous avons coupé la propulsion. Je pourrais m'arranger pour que les champs de force internes présentent un différentiel de pression qui vous tiendrait lieu de gravité - en quelque sorte -, mais nous devons rester en stationnement près de l'anneau polaire de la Terre et nous ne souhaitons pas altérer notre profil énergétique sauf en cas d'absolue nécessité. — Ça ira, dis-je, espérant que mes hurlements ne sont pas parvenus jusqu'à eux. Je dois parler à Odysseus. — Odysseus est... euh... occupé pour le moment, répond Asteague/Che. — J'ai vraiment besoin de lui parler. — Cela ne va pas être possible, j'en ai peur. Ce moravec ressemble en effet à mon ami Mahnmut, mais il s'exprime de façon tout à fait différente. Comme si sa voix avait une qualité apaisante. — Mais il est impératif pour moi de... Je n'achève pas ma phrase. Ils ont tué Odysseus. De toute évidence, ces créatures robotiques ont fait quelque chose de terrible à leur seul autre passager humain. Je ne vois pas pourquoi ils auraient éliminé l'Achéen, mais, d'un autre côté, je n'ai jamais compris la moitié des agissements des moravecs. — Où est-il? demandé-je, m'efforçant de paraître aussi autoritaire qu'on peut l'être quand on est ligoté à son siège. Que lui avez-vous fait? — Nous n'avons rien fait au fils de Laerte, réplique Asteague/ Che. — Pourquoi ferions-nous du mal à notre invité? ajoute le moravec arachnoïde dont je ne parviens pas à me rappeler le nom... attendez, ça me revient: Rétrograde Jorgenson, ou Gunderson - quelque chose de Scandinave. — Alors, faites-le venir ici, demandé-je. — Cela est impossible, répond le prime intégrateur Asteague/ Che. Il ne se trouve pas à bord. — Pas à bord? Je me tourne alors vers l'un des écrans holographiques ouverts dans la coque en lieu et place de hublots. Quoique, pour ce que j'en sais, ce soit peut-être bien un hublot. Le globe bleu et blanc de la Terre y tourne doucement, emplissant la totalité du champ. — Odysseus est descendu sur Terre? Sur ma Terre? Mais est-ce bien ma Terre? J'y ai vécu et j'y suis mort, certes, mais c'était il y a des milliers d'années, à en croire les dieux comme les moravecs. — Non, Odysseus n'est pas descendu sur la surface, répond Asteague/Che. Il a rendu visite à la propriétaire de la voix qui nous a contactés en cours de route... une voix qui a expressément demandé à le voir. — Montrez donc la situation au docteur Hockenberry, propose le général Beh bin Adee. Il comprendra pourquoi il ne peut pas s'entretenir avec Odysseus pour le moment. Asteague/Che semble méditer cette suggestion. Puis le moravec européen se tourne vers l'astrogateur Cho Li - je les soupçonne de dialoguer par radio -, qui agite l'un de ses tentacules. Une fenêtre holographique en trois dimensions de deux mètres cinquante de large s'ouvre soudain à moins d'un mètre de moi. Odysseus est occupé à faire l'amour à la femme la plus sensuelle que j'aie vue de ma vie - excepté sans doute Hélène de Troie, naturellement. Mon petit ego viril était persuadé que nos étreintes amoureuses... enfin, nos copulations... pétillaient d'énergie et d'imagination. Mais il me suffit de reluquer trente secondes la joute charnelle opposant Odysseus - corps bronzé, petit mais compact, couturé de cicatrices - à sa partenaire – teint pâle et courbes voluptueuses, beauté exotique, chevelure hirsute et maquillage outrancier - pour comprendre qu'elles relevaient en fait de la gymnastique pour troisième âge comparées avec les ébats de ces athlètes de l'érotisme. — Ça suffit, dis-je, la bouche soudain sèche. Éteignez ça. La scène pornographique s'évanouit. — Qui est cette... dame? articulé-je. — Elle dit se nommer Sycorax, répond Rétrograde Machi-neson. Je suis surpris une nouvelle fois par le contraste entre sa voix grave et la fragilité apparente de son corps métallique. — Je voudrais parler à Mahnmut et à Orphu d'Io, dis-je. Entre tous les moravecs, ce sont ces deux-là que je connais le mieux, et Mahnmut est le plus humain de ces êtres mécaniques. S'il y a quelqu'un à bord de la Reine Mab que je sois susceptible de convaincre, c'est bien lui. — Cela non plus n'est pas possible, j'en ai peur, dit Asteague/ Che. — Pourquoi? Seraient-ils en train de faire des galipettes avec des petites moravecs bien roulées? Le long silence qui suit cette saillie me permet de prendre conscience de sa stupidité foncière. — Mahnmut et Orphu viennent de pénétrer dans l'atmosphère terrestre à bord d'une navette transportant le sous-marin de Mahnmut, explique Asteague/Che. — Vous ne pouvez pas les contacter par radio, ou quelque chose dans ce genre? A mon époque, on savait déjà faire ça. — Nous sommes en contact avec la navette, dit Rétrograde Machinchose. Mais celle-ci vient d'entrer en contact avec des forces hostiles, et nous ne souhaitons pas déranger son équipage dans ce moment crucial. La survie dudit équipage est loin d'être garantie. J'envisage de poser des questions supplémentaires - quelle puissance terrestre s'en prend à mes amis? pourquoi? comment? -, mais une telle insistance ne ferait que m'écarter de mon but initial. — Vous devez créer un trou de brane permettant de joindre la terre d'Ilium, déclaré-je. Le général Beh bin Adee agite ses bras hérissés d'épines en un geste qui se veut interrogatif. — Pourquoi? — Parce que les Grecs sont en train de se faire massacrer jusqu'au dernier par les Troyens et qu'ils ne méritent pas cela. Je veux les aider à s'en sortir. — Vous m'avez mal compris, dit le général. Pourquoi pensez-vous que nous avons la capacité d'ouvrir des trous de brane? — Parce que vous l'avez fait sous mes yeux. Vous avez ouvert tous ces trous qui vous ont permis d'aller de la Ceinture à Mars, puis de là sur la Terre d'Ilium. Rappelez-vous, c'était il y a dix mois. Et j'étais là, j'ai tout vu. — Notre technologie ne nous permet pas d'ouvrir un trou de brane sur un autre univers, dit Cho Li. — Mais vous l'avez pourtant fait, bon sang! insisté-je d'une voix que je devine geignarde. — Non, rétorque Asteague/Che. Ce que nous avons fait à ce moment-là... c'est difficile à décrire, et je ne suis ni physicien ni ingénieur, bien que nombre d'entre eux... ce que nous avons fait à ce moment-là, c'est bloquer les connexions par trou de brane des prétendus dieux et insérer quelques-unes des nôtres dans la matrice quantique qu'ils avaient créée. — Eh bien, recommencez. Des dizaines de milliers de vies en dépendent. Et, tant que vous y êtes, ramenez donc sur la Terre d'Ilium les quelques millions de personnes qui en ont disparu - pour être transformées en rayon bleu, si j'ai bien compris. — Nous ignorons comment procéder pour obtenir un tel résultat, déclare Asteague/Che. Dans ce cas, à quoi servez-vous donc, bon sang? Je résiste à la tentation de poser cette question à haute voix. — Mais vous êtes en sécurité ici, docteur Hockenberry, ajoute le prime intégrateur. L'envie de hurler me prend une nouvelle fois, mais je suis bien obligé d'admettre qu'il a raison. Je suis en sécurité à bord de la Reine Mab. À tout le moins, je n'ai rien à craindre des Troyens. Et peut-être que la copine d'Odysseus a une petite sœur... — Je dois retourner là-bas, m'entends-je dire. Où ça, crétin? Dans le dernier carré grec? On dirait un nom de restau à Los Angeles. — Vous allez vous faire tuer, affirme le général Beh bin Adee. À en juger par le ton de sa voix, le colossal soldat humanoïde ne semble nullement ému par cette idée. — Pas si vous me donnez un coup de main. Les moravecs se lancent dans de nouveaux échanges muets. À l'autre bout de la passerelle, l'un des écrans holographiques montre toujours Odysseus et sa partenaire en train de forniquer comme des bêtes. C'est à présent la femme qui le chevauche, et je vois qu'elle est encore plus belle, encore plus désirable que ne le laissait supposer ma première impression. Je me concentre afin d'éviter l'érection qui s'annonce. Si les moravecs la remarquent, et ils remarquent quantité de choses chez les humains, ils risquent de prendre la chose assez mal. — Nous vous aiderons dans la mesure de nos moyens, dit enfin Asteague/Che. Que souhaitez-vous? — J'ai besoin d'aller quelque part sans être vu, dis-je, et j'entreprends de leur décrire le casque d'Hadès et le bracelet de morphing. — La technique du morphing - en tant qu'elle s'applique aux êtres vivants - dépasse nos capacités actuelles, déclare Rétrograde... Sinopessen, c'est ça. Il s'agit d'une manipulation du réel au niveau quantique que nous ne parvenons pas encore à comprendre. Ce n'est pas de sitôt que nous saurons fabriquer des engins capables d'altérer cette forme d'effondrement des probabilités. — Et nous ignorons comment ce casque d'Hadès vous conférait l'invisibilité, enchaîne Cho Li. Mais s'il est consistant avec la technologie des Olympiens - ou de leurs maîtres occultes -, alors il met probablement en jeu un déphasage quantique temporel plutôt que spatial. — Vous ne pouvez pas me bricoler quelque chose d'approchant? Au moment où je formule cette requête, je me rends compte que rien n'oblige ces moravecs si affairés à me rendre service. — Non, dit Asteague/Che. — Nous pourrions adapter à son usage un échantillon de tissu caméléon, propose le général Beh bin Adee. — Formidable, fais-je. C'est quoi, le tissu caméléon? — Un polymère de camouflage à furtivité active, répond le général. Primitif mais efficace, à condition de ne pas passer trop vite d'un décor à l'autre s'ils diffèrent un peu trop. Le même matériau recouvrait la coque du vaisseau martien de Mahnmut et d'Orphu, sauf qu'il est perméable à l'air mais opaque aux infrarouges. Les lunettes que nous vous fournirons seront à base de nanocytes, de sorte qu'elles n'interféreront pas avec la fonction caméléon. — Si je me souviens bien, les dieux ont repéré et désintégré le vaisseau dont vous parlez. — Euh... oui, admet le général Beh bin Adee. C'est un fait dont il faut tenir compte. — Ce tissu caméléon... vous ne pouvez pas me proposer mieux? — Pas comme ça, au débotté, réplique Asteague/Che. — Alors, je prends. Combien de temps faudra-t-il à vos petites mains... à vos techniciens moravecs, je veux dire... pour m'équiper d'une tenue caméléon et m'apprendre à l'utiliser? — J'ai ordonné au service ingénierie environnementale de se mettre au travail dès l'instant où nous avons évoqué cette possibilité, répond le prime intégrateur. Vos paramètres vitaux sont enregistrés dans nos archives. Le produit fini devrait vous être livré dans trois minutes. — Merveilleux, dis-je. Mais je me demande si je dois vraiment m'émerveiller. Que vais-je faire maintenant? Comment convaincre ceux auxquels je pense d'aider les Grecs à s'enfuir? Et où diable pourraient-ils se réfugier? Leurs familles, leurs domestiques, leurs amis, leurs esclaves, tous ont été absorbés par ce rayon bleu jaillissant de Delphes. Comme si j'anticipais l'instant du départ, je me mets à tripoter le médaillon doré pendant à mon cou, caressant le disque mobile qui l'active. — Au fait, dit Cho Li, votre médaillon de téléportation quan-tique ne fonctionne pas. — Quoi? Je m'extirpe des filets de sécurité et me retrouve en train de flotter. — Qu'est-ce que vous racontez, bon sang? lancé-je. — Les examens auxquels nous avons procédé après votre arrivée à bord ont montré que ce disque n'avait aucune fonction, répond l'astrogateur. — Vous déconnez! C'est vous-même qui m'avez dit que vous étiez incapables de le reproduire, qu'il était réglé sur mon ADN ou quelque chose comme ça. Le prime intégrateur Asteague/Che produit un bruit qui évoque irrésistiblement un homme en train de s'éclaircir la gorge en signe de gêne. — Il est exact qu'il existe une forme de... communication... entre ce médaillon et l'ADN de vos cellules, docteur Hockenberry. Mais le médaillon en lui-même n'a aucune fonction quantique. Il est incapable de vous TQ dans l'espace de Calabi-Yau. — Foutaises! J'estime plus prudent d'arrêter là les invectives: j'ai besoin de l'aide de ces moravecs, sans parler de leur costume en croco. — Je suis bien arrivé ici, non? Et depuis l'univers de la Terre d'Ilium, en plus. — Oui, fait Cho Li. Vous êtes arrivé ici. Sans que le médaillon pendant à votre cou intervienne d'aucune façon. C'est un mystère. Un soldat moravec apportant la tenue caméléon apparaît dans le puits d'ascenseur. Cet accessoire n'a apparemment rien d'extraordinaire. En fait, il me rappelle un ridicule costume pure frime que je m'étais offert durant les années 1970. Tout y est, du col deux fois trop grand au moirage caca d'oie. — Ce col se déplie pour former une cagoule, explique Asteague/Che comme s'il lisait dans mes pensées. La tenue n'a aucune couleur à proprement parler. Ce vert jaunâtre est un réglage par défaut permettant de la localiser au repos. Je prends la tenue que me tend le soldat et commets l'erreur de vouloir l'enfiler. Quelques secondes plus tard, je m'envole et entre en rotation autour de mon centre de gravité, agitant la tenue comme une oriflamme mais incapable de m'accrocher à un objet fixe. Le général Beh bin Adee et son subalterne me rattrapent, m'immobilisent - ils n'ont aucune peine à s'ancrer aux consoles, ce qui les dispense d'imiter mon petit numéro expérimentant l'égalité entre action et réaction -, puis, sans la moindre cérémonie, me fourrent dans la tenue caméléon. Puis ils fixent celle-ci à l'une des plaques Velcro dont est équipé mon siège. Voilà qui me remet à ma place. Je relève le col et me coiffe de la cagoule. Ce machin est moins confortable et moins pratique que le casque d'Hadès. Primo, il fait foutrement chaud dans ce costume en croco. Secundo, les nanomachins qui me permettent de voir à travers les lunettes laissent à désirer côté netteté de l'image. Une heure de ce régime, et j'aurai droit à la migraine du siècle. — Qu'en dites-vous? s'enquiert le prime intégrateur Asteague/ Che. — C'est formidable. Vous me voyez? — Oui, répond-il, mais uniquement au radar gravitationnel et sur des fréquences non visuelles. Aux yeux d'un observateur ordinaire, vous vous êtes fondu dans le décor. Ou, plus exactement, dans le général Beh bin Adee. Les personnes auxquelles vous aurez affaire utilisent-elles le radar gravitationnel, l'imagerie thermique négative amplifiée ou d'autres techniques de cet ordre? Comment le saurais-je? Je secoue la tête sans conviction. — J'ai un petit problème, ajouté-je à voix haute. — Lequel? Peut-être sommes-nous à même de le résoudre. La voix du prime intégrateur est toute sollicitude. Mon épouse adorait James Mason. — Je dois tourner le médaillon pour me TQ, dis-je, me demandant si ma voix leur paraît étouffée. (La sueur coule sur mes tempes, mes joues, mon torse.) Je ne peux pas y arriver sans ouvrir la tenue et... — Le tissu caméléon est extensible, coupe Beh bin Adee. Comme d'habitude, je ne peux m'empêcher de le trouver un tantinet méprisant à mon égard. — Vous pouvez faire glisser un bras à l'intérieur de la tenue pour toucher votre médaillon, reprend-il. Les deux bras si nécessaire. — Ah! oui. J'extrais aussitôt mon bras droit de sa manche et le ramène contre ma poitrine, et c'est par cette réponse des plus banales que je clos la conversation, car aussitôt après, j'active le médaillon et disparais de la passerelle de la Reine Mab. Un peu, qu'il fonctionne! Je refoule la tentation de crier ces mots lorsque je me matérialise au point de l'espace-temps que je viens de visualiser. Et je me rappelle que j'ai oublié de demander une arme aux moravecs. Ainsi que des provisions et un peu d'eau. Voire une impacto-armure. Mais le moment est très mal choisi pour crier quoi que ce soit. Je me trouve dans le grand hall des dieux, au sommet d'Olympos, et tous les dieux y sont rassemblés - à l'exception d'Héré, dont le trône est drapé de tissu noir. Assis sur son trône doré, Zeus fait bien quinze mètres de haut. Apparemment, tous les dieux sont là - en nombre bien plus élevé que lors de leur dernier conclave, où je m'étais introduit grâce à mon casque d'Hadès. La plupart d'entre eux me sont inconnus et je suis incapable de les identifier, moi qui ai passé dix ans à remettre des rapports quotidiens enregistrés sur pierres parlantes. Il y a ici plusieurs centaines de dieux, plus d'un millier en tout. Tous observent un silence absolu. Ils attendent que Zeus s'adresse à eux. Je m'efforce de ne pas respirer trop fort, alors que je manque d'étouffer dans ce putain de costume en croco, j'espère qu'aucun de ces immortels ne maîtrise le radar gravitationnel ou l'imagerie thermique négative amplifiée, et je me fige comme une statue, perdu au sein de cette foule de dieux et de déesses, de nymphes, de Furies, d'Érinyes et de demi-dieux, et j'attends de voir ce que va nous dire Zeus. 74. Avant même de s'insinuer à l'intérieur de l'épave du sous-marin, Harman avait une bonne idée de sa nature exacte. Les paquets de données archivés dans son organisme contenaient des milliers de références relatives à des milliers de vaisseaux de toute sorte et couvrant dix mille ans d'histoire de l'humanité. Certes, la proue défoncée, les débris qui l'entouraient et la couche de furtivité fissurée de toutes parts qui recouvrait la coque en acier à mémoire de forme ne lui suffisaient pas pour identifier ce bâtiment avec une certitude absolue, mais il s'agissait vraisemblablement d'un lanceur d'engins datant de la fin de l'Ère perdue - postérieur à l'épidémie du rubicon mais antérieur à l'avènement des premiers posthumains. Les Années de démence. Lorsqu'il s'engagea dans une coursive légèrement pentue, respirant à travers son masque osmotique bien qu'il n'eût pas encore atteint les parties immergées, le doute n'était plus possible. Harman se trouvait dans une salle ne présentant que dix degrés d'assiette, mais sous l'effet de l'impact avec le fond de l'océan - avant la création de la Brèche, cette zone ne faisait que soixante mètres de profondeur -, une demi-douzaine de cylindres étaient tombés de leur râtelier. Harman n'aurait pas besoin de son arme. Il n'y avait plus rien de vivant dans les parages. Il fixa le pistolet à la plaque de Velcro de sa hanche droite, le coinçant en repliant sur lui un carré de thermopeau, comme pour imiter l'un de ces holsters dont il avait découvert l'existence grâce au cabinet de cristal. Il plaqua sa main droite sur l'un des cylindres, se demandant si sa fonction recherche serait opératoire en dépit de la couche de thermopeau. La réponse était oui. Harman se trouvait dans la chambre des torpilles d'un sous-marin lanceur d'engins de classe Mahomet. L'IA du système de guidage de cette torpille - un mot et un concept qui lui étaient totalement inconnus avant cet instant - était morte depuis plus de deux mille ans, mais la mémoire résiduelle de ses microcircuits était suffisamment intacte pour lui apprendre que sa main était posée sur une tête nucléaire fixée à une torpille à grande vitesse d'une puissance de dix-sept tonnes, équipée d'un dispositif d'auto-cavitation et d'un système de guidage. Cette tête nucléaire - encore un concept qui lui était nouveau - était une simple bombe à fusion, d'une puissance de 475 kilotonnes, ce qui signifiait que son explosion équivaudrait à celle de 475 000 tonnes de TNT. La chaleur que dégagerait cette sphère nacrée atteindrait plusieurs dizaines de millions de degrés en l'espace d'un millionième de seconde. Harman avait l'impression de sentir les neutrons et les rayons gamma tapis en son sein, tels d'invisibles serpents venimeux, prêts à jaillir tous azimuts à la vitesse de la lumière pour tuer et empoisonner tous les tissus humains qu'ils trouveraient sur leur chemin, les déchirant ainsi que des balles s'enfonçant dans du beurre. Il releva vivement sa main et la frotta contre sa cuisse, comme si elle était souillée. Le sous-marin tout entier était un instrument de mort. Il lui avait suffi d'effleurer l'IA de guidage de la tête nucléaire pour comprendre que les torpilles n'étaient que des éléments accessoires de la mission confiée à l'équipage. Pour comprendre la nature de celle-ci, il devrait sortir de la chambre des torpilles, s'engager sur le pont, traverser le carré et le mess, monter au niveau supérieur, descendre une coursive longeant le poste sonar et la salle de communication intégrée, puis monter d'un niveau supplémentaire pour aboutir au poste de commandement central. Mais tout ce qui se trouvait au-delà de la chambre des torpilles était immergé. Grâce aux faisceaux lumineux de ses projecteurs, il distinguait nettement la paroi nord de la Brèche à cinq mètres de lui. Le sous-marin englouti avait reposé des siècles durant à soixante mètres de profondeur avant que les créateurs de la Brèche vident ces compartiments de toute trace d'eau, et rien ne subsistait des myriades d'organismes marins qui avaient dû prospérer ici pendant des centaines d'années, même pas une coque de bernacle, et on ne voyait non plus aucun signe d'ossements humains. Le champ de force qui retenait l'Atlantique ne tranchait pas le métal de la coque et des cloisons, du moins au sens physique du terme - Harman avait vue sur le plafond ininterrompu au-dessus de sa tête -, mais il imaginait sans peine l'ovale d'océan à l'intérieur du submersible. La paroi de la Brèche retenait la mer de toutes parts, mais derrière cette paroi... Harman savait quelle pression prévalait à soixante mètres de profondeur, et les ténèbres régnant sur ce domaine lui étaient déjà apparentes, car les rayons lumineux butaient sur un mur d'une noirceur quasi absolue. Une vague de terreur glaçante déferla soudain sur lui. Il dut se cramponner à la détestable torpille afin de ne pas s'effondrer sur les plaques rouillées du pont. Pour se purifier du poison infusé dans son corps et son esprit, il aurait dû foncer à toutes jambes vers l'air libre et la lumière, arracher son masque osmotique et vomir tout ce qu'il savait. Ce qu'il tenait dans sa main n'était qu'une vulgaire torpille, conçue pour couler des navires, au mieux pour endommager un port, mais sa puissance thermonucléaire était le triple de celle qui avait anéanti Hiroshima - encore un terme qu'il venait tout juste de découvrir -, ce qui la rendait en mesure de détruire tout ce qui se trouvait alentour dans un rayon de dix kilomètres. Harman - qui était relativement doué pour estimer les distances, un talent de peu d'utilité en temps ordinaire - visualisa un cercle de dix kilomètres de rayon superposé à Paris-Cratère, puis un autre avec Ardis en son centre. Dans ce dernier lieu, non seulement l'explosion volatiliserait en une microseconde le château et ses dépendances, mais elle détruirait en outre le mur d'enceinte sur tout son périmètre, et son souffle balaierait le pavillon fax une seconde plus tard, vaporisant la rivière qui coulait au pied des collines et incinérant les forêts environnantes, telle une sphère ravageuse en expansion rapide, dont les effets se feraient sentir jusqu'au Rocher des affamés, où Ada et les autres s'étaient réfugiés ainsi que le lui avait montré le turin. Harman activa ses fonctions biofeedback et vit aussitôt confirmées ses craintes. La chambre des torpilles était baignée de radiations résiduelles. Les têtes nucléaires endommagées présentaient des fuites vieilles de plusieurs siècles, qui avaient irradié tous les compartiments avant du sous-marin. Sauf que, à en croire ses capteurs, les taux étaient encore plus élevés à l'arrière - dans la direction qu'il devait prendre s'il voulait en apprendre davantage sur cet instrument de mort. Peut-être que le réacteur à fusion qui propulsait cet obscène navire fuyait lui aussi depuis des siècles. C'était dans un enfer radioactif qu'il allait s'engager. Harman en savait juste assez sur ses fonctions biométriques pour se rappeler qu'il pouvait interroger les moniteurs. Il leur posa la question la plus simple qui fût: La thermopeau me fournit-elle une protection adéquate contre cette radioactivité? La réponse qui lui parvint était sans équivoque: Non. Aller plus loin aurait été une folie. Et il n'avait pas le courage de franchir ce mur d'eau noire cachant un maelstrôm de radiations, pour ensuite traverser la partie immergée de la chambre des torpilles, s'engager dans les ténèbres glacées du carré et du mess, où les compteurs Geiger d'antan auraient pété leurs cadrans, monter au niveau supérieur où l'attendait la coursive longeant le poste sonar et la salle de communication intégrée, puis gagner le dernier niveau, celui de la terreur et de l'anéantissement cellulaire, pour aboutir enfin au poste de commandement central. C'était de la folie pure de rester dans cette épave maléfique, sans parler de descendre dans son tréfonds. Cela signifiait la mort - la mort pour lui, pour son espèce et tous ses espoirs, pour la f ji qu'Ada avait en son retour, pour son enfant à naître qui aurait tant besoin d'un père durant les épreuves qui s'annonçaient. La mort de tous les avenirs. Mais il fallait qu'il sache. Les résidus quantiques de l'IA de la tête nucléaire lui en avaient suffisamment dit pour qu'il se sente obligé de trouver la réponse à une question toute simple. Alors il alla de l'avant - en mettant un pied devant l'autre, totalement terrorisé. Il avait passé trois jours et trois nuits dans la Brèche, mais c'était la première fois qu'il franchissait le champ de force. Celui-ci était semi-perméable, à l'instar des membranes dont il avait fait l'expérience sur l'île orbitale de Prospéro - le terme « semi-perméable » signifiant, ainsi qu'il le savait à présent, que ce champ de force était réglé de façon à laisser passer posthumains et humains à l'ancienne -, mais il formait ici une solution de continuité entre l'air et la chaleur d'une part et, de l'autre, le froid, la pression et les ténèbres. Harman comptait sur la thermopeau pour le préserver des effets de la pression des profondeurs, et c'est ce qu'elle fit; il se refusait à consulter les données relatives à sa nature et ses propriétés. Peu lui importait de savoir comment elle s'y prenait pour le protéger, tant qu'elle y parvenait de façon efficace. Ses projecteurs accrurent automatiquement leur intensité afin de percer les eaux troubles et denses. Les zones immergées du sous-marin étaient aussi grouillantes de vie que la chambre des torpilles était stérile dans sa partie exposée à l'air. Non seulement cette vie résistait aux radiations, mais en outre, elle semblait étonnamment florissante. Le moindre centimètre carré de métal disparaissait sous plusieurs couches de corail mutant, auxquelles s'ajoutaient une foule d'organismes aquatiques de couleur verte, rose ou bleu-gris, dont les vrilles et les tentacules ondoyaient doucement sous des courants imperceptibles. Des crustacés s'enfuirent à l'approche des faisceaux lumineux. Une anguille rouge sang émergea d'une écoutille, pour se rétracter aussitôt, laissant flotter l'image rémanente de ses crocs étincelants. Harman veilla à la contourner lorsqu'il emprunta l'écoutille en question. L'IA de la tête nucléaire lui avait fourni un diagramme du bâtiment - suffisamment précis pour lui permettre de gagner le poste de commandement -, mais l'échelle qui aurait dû le conduire au mess et au carré brillait par son absence. Le submersible était composé en majorité d'alliages dont la durée de vie se comptait en millénaires, mais cette échelle - une passerelle, lui souffla sa mémoire protéinique - avait été emportée par la rouille depuis belle lurette. Se cramponnant des deux mains aux créatures ondoyantes fixées à la cloison, en espérant qu'il n'allait pas mettre les doigts dans la gueule d'une anguille, Harman se hissa laborieusement dans une soupe turbide aux nuances de vert. Quantité de débris et de particules se collaient à sa thermopeau, et il devait régulièrement nettoyer ses lunettes et son masque osmotique. Il était au bord de l'hyperventilation lorsqu'il parvint au niveau supérieur. L'expérience lui avait appris que le masque continuerait à l'alimenter en oxygène, mais la pression qui s'exerçait sur le moindre centimètre carré de son épiderme le mettait mal à l'aise. Il n'avait pas besoin d'accéder à sa mémoire pour savoir que la thermopeau le protégerait également du froid et de la pression - c'était grâce à une tenue de ce type qu'il avait survécu au vide spatial -, mais comme l'espace était propre comparé à ce milieu! Je me demande si la vase qui macule mes lunettes est composée de molécules provenant de l'équipage de ce sous-marin. Il chassa de son esprit toutes les idées de ce type. Elles étaient ridicules en plus d'être macabres. Si l'équipage avait coulé avec le bâtiment, il n'avait fallu que quelques années pour que l'appétit des créatures marines réduise les hommes à l'état de squelettes, quelques décennies pour que lesdits squelettes aient fini de se décomposer. Mais quand même... Harman se concentra sur la course d'obstacles qui l'attendait. Seuls les diagrammes péchés dans la mémoire de FIA permettaient de dire que cette section avait jadis abrité un dortoir: elle ressemblait désormais à une crypte tombée en ruine, avec ses amoncellements de couchettes renversées, ses étagères recouvertes d'un tapis de lichen grisâtre, une crypte où crabes mutants et anguilles farouches se seraient substitués aux cadavres pourrissants des Montaigus ou des Capulets. Il faut vraiment que j'explore les œuvres de ce Shakespeare. Quantité de données présentes dans mes mémoires sont liées à ses pensées et à ses écrits. Harman franchit une nouvelle écoutille, écartant de son passage des stalactites végétales, pénétrant dans ce qui ressemblait à un réfectoire. En apercevant une longue table, il repensa sans savoir pourquoi à celle de Caliban, qu'ils avaient découverte dix mois plus tôt sur l'île de Prospéro. Peut-être parce que les polypes et les spongiaires qui se trouvaient sur celle-ci avaient acquis en mutant une belle couleur chair. Au fond de cet antre rose sang l'attendait une échelle verticale - rien à voir avec une passerelle - qui le conduirait à la salle de communication intégrée, qu'il devrait traverser avant d'accéder au poste de commandement central. Il n'y avait pas d'échelle. Devant lui s'ouvrait un étroit tube vertical envahi de végétation vert et bleu, et il repensa à la description que Daeman avait faite de Paris-Cratère: un nid de glace bleue. Mais cette toile-ci avait été tissée par une vie terrestre, quoique mutante, et Harman entreprit de la déchirer, arrachant à pleine poignées des siècles et des siècles de conquête biologique, regrettant amèrement de ne pas avoir emporté une hache. L'eau devint tellement trouble autour de lui qu'il cessa de distinguer ses propres mains. Une créature sinueuse et tout en longueur - une anguille? un petit serpent de mer? - glissa le long de son corps avant de s'enfuir vers les profondeurs. Il continua de s'acharner sur les paquets visqueux de vie radioactive, avançant à tâtons dans l'obscurité turbide. Il avait l'impression de vivre une seconde naissance, d'émerger dans un monde plus horrible que le précédent. Sa progression était si difficile qu'il lui fallut un moment pour se rendre compte qu'il avait fini par se frayer un chemin jusqu'au poste de commandement. Entouré de tentures d'algues, au sein d'une nuée de particules si dense que les faisceaux de ses projecteurs la transformaient en firmament éblouissant, il s'effondra sur la vase, trop épuisé pour faire un geste. Puis il se rappela que chaque seconde passée dans cette épave mettait sa vie en danger, se redressa péniblement et, chassant les lambeaux végétaux qui s'étaient amassés sur ses épaules, reprit sa route vers la poupe. La salle de communication était toujours en activité. Harman en resta figé de saisissement. Des fonctions de son corps encore non cataloguées lui apprirent que les machines dissimulées sous le tapis de spongiaires gris cherchaient à communiquer. Pas avec lui. Les IA gérant ces appareils n'étaient pas au fait de sa présence - leur capacité à interagir avec des êtres humains s'était étiolée en même temps que le cœur quantique instable de leurs ordinateurs. Mais elles voulaient communiquer avec quelqu'un - plus précisément recevoir les ordres de quelqu'un ou de quelque chose. Sachant que ce n'était pas ici qu'il trouverait ce qu'il cherchait, Harman passa sans s'arrêter devant les modules sonar et GPS. Il aurait pu trouver dans sa mémoire l'origine de ce sigle, mais il avait plus urgent à faire pour le moment. S'il avait pris le temps de réfléchir à la notion de sous-marin - ce qu'il n'avait jamais eu l'occasion de faire -, Harman aurait probablement déduit que ce type de navire - l'IA de la tête nucléaire préférait ce terme à celui de « bateau » - était par nécessité composé de plusieurs compartiments de petite taille, à l'étan-chéité garantie par des portes conçues à cet effet. Tel n'était pas le cas ici. Les salles étaient d'une taille démesurée, et les fermetures étanches brillaient par leur absence. En cas de voie d'eau - un risque qui n'avait visiblement rien d'hypothétique -, les passagers de ce navire n'auraient pas péri à l'issue d'une lente noyade, en luttant pour préserver chaque centimètre cube d'air respirable, mais lors d'une implosion brutale qui aurait eu raison d'eux en quelques secondes. Comme si les humains occupant cet engin de destruction avaient préféré mourir vite mais garder leurs aises. Harman cessa de nager et se laissa couler vers le sol lorsqu'il constata qu'il avait atteint le centre du poste de commandement. Ici, le métal l'emportait sur les plantes aquatiques. Grâce au diagramme que lui avait transmis l'IA, il identifia le lance-torpilles et le poste de contrôle de l'armement - des colonnes de métal qui devaient projeter des myriades de consoles virtuelles en situation de combat. Harman explora l'espace disponible, effleurant le métal et le plastique de sa paume, recevant les informations que lui transmettaient les cerveaux quantiques enchâssés dans ces matériaux. Le capitaine ne disposait d'aucun siège, simple chaise ou noble trône. Il se tenait debout, devant la table de navigation, en face de la console principale - virtuelle dans des conditions idéales, projetée en cas d'urgence à partir d'un écran à cristaux liquides -, vers laquelle convergeaient tous les systèmes et toutes les fonctions du navire. Harman tendit sa main gantée à travers la bouillasse verte et imagina une image sonar apparaissant... ici. L'écran tactique devait être à sa gauche... là. Quelques mètres derrière lui, ces spongiaires gris à moitié liquéfiés devaient être les tabourets où prenaient place les officiers et hommes d'équipage responsables du ballastage, du pilotage, du radar, du sonar, du GPS, des drones, de la préparation et du lancement des torpilles, du contrôle de la gîte et de l'assiette... Harman se ressaisit. Il n'avait pas besoin d'entrer dans les détails. Ce qu'il lui fallait savoir, c'était... Ici. Un monolithe de métal noir derrière le poste du capitaine. Vierge de bernacles, de coraux, de mollusques et de vase. Si noir que les faisceaux lumineux d'Harman n'y avaient accroché aucun reflet lors de leurs précédents balayages. C'était PIA principale du navire, conçue pour interagir de cent façons différentes avec le capitaine et l'équipage. Un ordinateur quantique, même datant de cette antique époque, même mort depuis deux millénaires, était plus vivant à un pour cent de sa capacité que la plupart des êtres vivants occupant cette planète. Un esprit quantique, ça a la vie dure. Harman savait qu'il ne possédait pas les codes d'accès qui lui auraient ouvert cette IA, sans parler des langages dans lesquels lesdits codes étaient sans doute rédigés, mais il savait aussi que cela n'avait aucune importance. Les fonctions que la nanogéné-tique avait développées pour les programmer dans son ADN étaient postérieures à la mort de cette machine. Celle-ci n'aurait pas de secrets pour lui. Cette idée le terrifiait. Harman aurait voulu fuir cette crypte engloutie. Fuir les radiations qui lui bombardaient la peau, le cerveau, les couilles, les tripes et les yeux pendant qu'il restait là, les bras ballants, indécis. Mais il fallait qu'il sache. Il posa la paume de sa main sur le monolithe de métal noir. Le sous-marin s'appelait L'Epée d'Allah. Il avait quitté son port d'attache le... Harman sauta les détails relatifs aux dates et aux raisons de cette guerre antique; il se contenta de vérifier que celle-ci était postérieure à l'épidémie du rubicon, qu'elle datait des Années de démence, plus précisément d'une période où le Califat global était sur le point de disparaître, suivant dans l'anéantissement les démocraties de l'Ouest et de l'Europe, la Nouvelle Union européenne n'étant plus qu'un agrégat d'Etats vassaux du Khanat en pleine expansion... Rien de tout cela n'avait d'importance. L'important, c'était ce que ce sous-marin portait dans son ventre, et qui était aussi réel que le fœtus croissant dans le ventre de son épouse Ada. Harman prit le temps d'écouter en accéléré les testaments dictés par les vingt-six membres d'équipage de L'Epée d'Allah. Le lanceur d'engins de classe Mahomet était tellement automatisé qu'il pouvait se contenter de huit sous-mariniers pour accomplir sa mission, mais l'afflux de volontaires était tel que vingt-six Élus avaient été sélectionnés pour monter à son bord. C'étaient tous des hommes. Tous des dévots. Tous avaient recommandé leur âme à Allah à l'approche de la fin - Harman comprit qu'ils étaient cernés de toutes parts par une armée de sous-marins, d'avions, de navettes et de navires du Khanat. Ils savaient qu'ils ne disposaient que de quelques minutes de sursis, soit à peine plus que la planète tout entière. Le capitaine avait donné l'ordre de lancement. L'IA principale l'avait confirmé et relayé. Pourquoi les missiles n'avaient-ils pas été lancés? Harman fouilla l'IA jusque dans ses tripes, sans parvenir à comprendre pourquoi les missiles étaient restés dans leurs niches. L'officier humain avait émis l'ordre, les quatre clés distinctes avaient été tournées, les coordonnées et les commandes dédiées avaient été confirmées et relayées par l'IA, les missiles avaient été contrôlés dans la séquence appropriée, tous les boutons - réels et virtuels -avaient été poussés. Toutes les écoutilles avaient été ouvertes par les systèmes hydrauliques - seul un dôme en fibre de verre bleu séparait désormais les missiles de l'océan, chacun des tubes de lancement ayant été pressurisé à l'azote pour empêcher l'eau de s'engouffrer dans les œuvres vives avant l'instant crucial. Les quarante-huit missiles auraient dû jaillir de leurs niches, propulsés par les générateurs gazeux après ignition au moyen d'une décharge électrique de deux mille cinq cents volts. L'azote aurait alors produit en moins d'une seconde une pression supérieure à six mille kilos par centimètre carré, propulsant chaque missile dans sa bulle d'azote jusqu'à ce qu'il jaillisse des eaux tel un bouchon, le carburant solide prenant le relais une fois le projectile parvenu à l'air libre. Ce protocole de lancement incluait des phases à double, voire à triple redondance. Les missiles auraient dû frapper leurs cibles, tous sans exception. Tous les indicateurs de l'IA étaient au rouge. Pour chacun des quarante-huit missiles que L'Épée d'Allah portait dans son ventre gravide, la séquence s'était déroulée normalement, de LANCEMENT ENGAGÉ à LANCEMENT EFFECTUÉ. Sauf que les missiles étaient toujours dans leurs rampes. L'IA morte et à moitié décomposée en avait parfaitement conscience, et Harman perçut par l'entremise de sa paume un sentiment rappelant la honte et le chagrin. Son cœur battait si fort, son souffle était si saccadé, que le masque osmotique diminua son apport en oxygène afin de lui éviter l'hyperventilation. Quarante-huit missiles. Quarante-huit plates-formes d'annihilation. Car chaque ogive multiple abritait seize charges. Ce qui faisait en tout sept cent soixante-huit ogives, armées et prêtes à détoner. Les cibles? Sept cent soixante-huit villes, monuments et centres de population - aux ressources déjà amoindries par le virus rubicon. Mais il ne s'agissait pas d'ogives nucléaires ordinaires comme en portaient les torpilles de L'Epée d'Allah. Chacun des sept cent soixante-huit projectiles que transportait le sous-marin abritait un trou noir à peine confiné. L'arme suprême de l'espèce humaine en général et du Califat global en particulier - son détergent suprême, se dit Harman en étouffant un rire qui menaçait de virer au sanglot. Ces trous noirs étaient fort petits. Comme l'avait expliqué l'un des membres d'équipage dans son fervent message d'adieu, « il sont aussi gros que le ballon de football avec lequel je jouais enfant dans les ruines de Karachi ». Mais lorsqu'ils sortiraient de leurs sphères de confinement pour frapper leurs cibles, les conséquences seraient infiniment plus désastreuses que celles d'une simple frappe thermonucléaire. Chaque trou noir plongerait dans la terre, ouvrant au centre de sa cible un trou gros comme un ballon de foot. Mais, la seconde d'après, il y aurait une implosion de plasma mille fois plus ravageuse qu'une explosion thermonucléaire. En poursuivant sa descente, le trou noir transformerait et la croûte terrestre et le magma en un nuage de vapeur et de plasma, qui absorberait en son sein les hommes, les bâtiments, les véhicules, les arbres, bref toutes les molécules de sa cible et de la région environnante. Le trou noir qui avait ouvert le cratère de quinze cents mètres de diamètre au centre de Paris faisait moins d'un millimètre de diamètre et présentait une forte instabilité - il s'était dévoré lui-même avant d'atteindre le noyau de la planète. Comme l'avait récemment appris Harman, cette antique catastrophe avait fait onze millions de morts. Ces trous noirs-là n'allaient pas se dévorer eux-mêmes. Ils allaient rebondir sous la croûte terrestre, émergeant périodiquement à l'air libre pour replonger dans les entrailles de la planète. Sept cent soixante-huit sphères de destruction, nimbées d'une aura de plasma et de radiations ionisantes, effectuant une navette sans fin à travers la croûte terrestre, le manteau, le magma et le noyau, pendant des mois, pendant des années, jusqu'à ce qu'ils achèvent leur course au centre de cette bonne vieille Terre et entreprennent de dévorer son tissu constituant. Les vingt-six membres d'équipage approuvaient à l'unanimité leur mission sacrée. Ils se retrouveraient tous au paradis. Que Dieu soit loué! Redoutant de vomir à l'intérieur de son masque osmotique, Harman s'obligea à garder la main plaquée sur le monolithe noir pendant une interminable minute. L'IA avait sûrement reçu des instructions au cas où il aurait été nécessaire de désarmer ces trous noirs activés. Leurs champs de confinement étaient fort puissants et conçus pour perdurer pendant des siècles. Ils avaient tenu le coup pendant plus de deux mille cinq cents ans, mais ils étaient à présent très instables. Dès que l'un des trous noirs s'échapperait, les autres le suivraient. Peu importe qu'ils entament leur périple apocalyptique à partir de l'une des cibles prévues ou de ce coin de la Brèche atlantique. Le résultat serait le même. Aucune procédure de désarmement n'était archivée dans l'IA, ni dans aucun autre système à bord de L'Epée d'Allah. Ces singularités étaient irréductibles - et ce depuis près de deux cent cinquante des cinq-vingts standard qui servaient d'unité de temps à Harman -, et, dans ce monde où la technologie venait tout juste d'arriver au niveau de l'arbalète, il n'existait aucun moyen de recalibrer leurs champs de confinement. Harman retira sa main. Plus tard, il ne devait jamais se rappeler comment il était sorti des sections submergées du bâtiment, ni comment il avait traversé en titubant la chambre des torpilles, pour ressortir par la brèche de la coque et se retrouver sur cette bande de sable boueux qu'était la Brèche atlantique. Il avait retiré sa cagoule et son masque osmotique, s'était mis à quatre pattes et avait vomi un long moment. Longtemps après qu'il eut régurgité le maigre contenu de son estomac - les barres nutritives laissaient très peu de résidus -, il avait continué de cracher sa bile. Comme il était trop faible pour seulement marcher à quatre pattes, il s'éloigna de ses vomissures en rampant, s'effondra et roula sur le dos, les yeux tournés vers la fine bande de ciel bleu dans les hauteurs. Les anneaux étaient tout juste visibles, et ils ne cessaient de tourner, de tourner, comme les aiguilles évanescentes d'une obscène pendule comptant les heures, les jours, les mois ou les années le séparant de l'instant où le premier trou noir échapperait à sa sphère de confinement. Harman savait qu'il devait s'éloigner de cette épave radioactive - en rampant s'il le fallait -, mais le cœur n'y était plus. En fin de compte, à l'issue de plusieurs heures au bas mot - la bande de ciel visible s'assombrissait -, il activa la fonction qui interrogeait ses biomoniteurs. Comme il s'en était douté, il avait reçu une dose létale. Le vertige qu'il éprouvait ne ferait qu'empirer. Il ne tarderait pas à vomir de nouveau. Le sang s'amassait déjà sous sa peau. Dans quelques heures - le processus était déjà enclenché -, ses viscères perdraient leurs cellules par millions. Viendraient alors les crises de diarrhée - d'abord par intermittences, puis de façon continue, son corps se débarrassant de ses tripes en les déféquant. Puis ce seraient les hémorragies internes, conséquence de la dissolution de ses parois cellulaires, de l'effondrement total de son organisme. Il vivrait assez longtemps pour observer et ressentir ce processus. Dans moins d'une journée, sa faiblesse serait telle qu'il ne pourrait plus bouger d'un pouce entre deux crises de diarrhée ou de vomissements. Il se retrouverait paralysé dans la Brèche, le corps secoué par moments de spasmes involontaires. Et il ne pourrait même plus contempler l'azur ni le firmament - les biomoniteurs signalaient déjà la progression sur son cristallin d'une cataracte due à la radioactivité. Il ne put s'empêcher de sourire. Pas étonnant que Prospéra et Moira lui aient donné si peu de barres nutritives. Ils savaient qu'il n'aurait même pas le temps de les finir. Pourquoi? Pourquoi avoir fait de moi le Prométhée de l'espèce humaine, avec toutes ces fonctions, toutes ces connaissances, toutes ces promesses à transmettre à Ada et à tous les miens, pour me laisser crever comme ça... tout seul ici? Harman était suffisamment conscient et sain d'esprit pour savoir que des milliards d'êtres humains, pas plus élus que lui, avaient déjà lancé un tel cri à la face des deux muets durant les heures, les minutes, qui avaient précédé leur mort. Il était en outre suffisamment avisé pour répondre à sa propre question. Prométhée avait volé le feu aux dieux. Adam et Eve avaient mangé le fruit de l'arbre de la connaissance. Tous les mythes de la Création étaient des variantes de la même histoire, révélaient la même terrible vérité: Si tu dérobes le feu et la connaissance aux dieux, tu deviens supérieur aux animaux dont tu es issu, mais tu restes de loin inférieur à n'importe quel dieu. En cet instant, Harman aurait tout donné pour se débarrasser des vingt-six testaments vibrants de foi rédigés par les déments qui s'étaient embarqués swL'Épée d'Allah. Ces messages d'adieu passionnés témoignaient en effet du fardeau qu'il avait failli imposer à Ada, à Daeman, à Hannah, à l'ensemble de ses amis, à son espèce tout entière. Il comprenait maintenant que tous les événements de l'année écoulée... l'épopée du turin, cette guerre de Troie qui n'était autre qu'un cadeau empoisonné de Prospéra, agissant avec la complicité d'Odysseus et de Savi, leurs diverses quêtes insensées, la sinistre mascarade sur l'île de Prospéra, dans l'anneau e, sa fuite, les progrès des habitants d'Ardis, qui avaient appris à se fabriquer des armes, à concevoir l'ébauche d'une société, à découvrir la politique et même à expérimenter avec les rudiments d'une religion... Tout cela les avait fait redevenir humains. L'espèce humaine était de retour sur Terre, après plus de quatorze cents ans de coma et d'indifférence. Harman le comprenait à présent, tout comme il comprenait que leur enfant aurait été pleinement humain - sans doute le premier être humain digne de ce nom à voir le jour après tous ces siècles de stase confortable et inhumaine, qu'ils" avaient vécus en croyant à ces faux dieux qu'étaient les posthumains -, un être humain devant affronter en permanence le danger et la mortalité, contraint de tisser des liens avec ses semblables rien que pour survivre aux voynix, aux calibani, à Caliban lui-même, à ce monstre de Sétébos... Il aurait eu une vie excitante. Une vie terrifiante. Une vie réelle. Pour aboutir en fin de compte - peut-être, peut-être - à une nouvelle Epée d'Allah. Harman roula sur son flanc et vomit à nouveau. Cette fois-ci, ses vomissures se réduisaient à du sang et des muqueuses. Ça va plus vite que je ne l'aurais cru. Les yeux fermés pour mieux supporter la douleur - toutes les douleurs, mais surtout celle qui découlait de ce nouveau savoir -, il porta la main à sa hanche droite. Le pistolet y était toujours fixé. Il l'extirpa du repli de thermopeau, le détacha de la plaque de Velcro, l'arma de la main gauche ainsi que Moira le lui avait montré - une balle dans la chambre -, débloqua le cran de sûreté et porta le canon à sa tempe. 75. Démogorgon occupe la moitié du ciel embrasé. Asia, Panthéa et Ione, leur sœur toujours silencieuse, continuent de trembler. Les rochers, les crêtes et les cratères des alentours se peuplent de formes gigantesques: il y a là des Titans, des Heures, des cavales monstrueuses, des monstres tout court, des scolopendres cousines du Guérisseur, des cochers inhumains, d'autres Titans, qui tous se mettent en place ainsi qu'un aréopage sur les marches d'un temple grec. Grâce aux lunettes de la thermopeau, Achille ne manque rien de ce spectacle, et il commence presque à le regretter. Les monstres du Tartare sont bien trop monstrueux, les Titans trop hirsutes et trop titanesques, et quant aux cochers et à ces êtres que Démogorgon appelle les Heures, il est impossible de les regarder en face. Achille repense à ce jour où il avait étripé un Troyen d'un coup d'épée, découvrant dans son ventre béant un homoncule qui le fixait de ses yeux bleus, comme s'il l'épiait dans son nid de boyaux et de côtes fracassées. C'était la première fois qu'il vomissait sur le champ de bataille. Ces Heures et ces cochers sont tout aussi pénibles à contempler. Pendant que Démogorgon attend que le monstrueux tribunal se mette en place, Héphœstos tire une cordelette de la bulle qui lui sert de casque et en fixe l'extrémité à la cagoule d'Achille. — Est-ce que tu m'entends? demande le dieu boiteux. Nous disposons de quelques minutes pour discuter. — Oui, je t'entends, mais Démogorgon aussi, non? Il t'entendait tout à l'heure. — Aucun danger, ce canal est sécurisé. Ce Démogorgon est un client sérieux, mais ce n'est pas J. Edgar Hoover. — Qui ça? — Peu importe. Écoute, fils de Pelée, nous devons préparer les discours que nous allons adresser à Démogorgon et à son troupeau. Notre sort en dépend. — Ne m'appelle pas comme ça, gronde Achille en lui jetant un regard qui a figé maints adversaires sur le champ de bataille. Et Héphœstos a un mouvement de recul, tendant au maximum la cordelette par laquelle ils communiquent. — Comment? — Ne m'appelle plus « fils de Pelée ». Je ne veux plus jamais entendre cette expression. Le dieu de l'artifice lève ses mains gantées, la paume tournée vers les hauteurs. — Entendu. Mais il faut qu'on discute. On n'a qu'une ou deux minutes avant l'ouverture de ce tribunal de carnaval. — C'est quoi, un carnaval? Achille commence à se lasser de ce petit dieu et de ses grands mots. Le tueur d'hommes aux pieds rapides a dégainé son épée. Pour occire ce prétendu immortel, il lui suffirait sans doute d'ouvrir une faille dans son armure puis de le regarder s'étouffer sur cet air acide. D'un autre côté, Héphaestos est un Olympien, même si les cuves de soins du Guérisseurs ne lui sont plus accessibles. Si cet impudent invalide barbu devait respirer l'air puant du Tartare, sans doute serait-il condamné tout comme Achille à cracher ses poumons et à vomir tripes et boyaux pendant le reste de l'éternité, ou jusqu'à ce qu'une Océanide décide de le dévorer. Achille est pris d'une soudaine envie de vérifier cette hypothèse. Il la refoule. — Peu importe, dit à nouveau Héphasstos. Que comptes-tu dire à Démogorgon? Veux-tu que je m'exprime en notre nom? — Non. — Bon, alors on doit accorder nos violons. La mort de Zeus mise à part, que vas-tu demander à Démogorgon et aux Titans? — Je ne vais pas demander à cette chose de tuer Zeus, réplique Achille d'un ton ferme. Le petit dieu barbu ouvre des yeux surpris sous son casque de verre. — Ah bon? Je croyais pourtant qu'on était ici pour ça. — Je tuerai Zeus moi-même. Et j'offrirai son foie à Argos, le chien d'Odysseus. Héphasstos pousse un soupir. — Très bien. Mais tu veux que je m'assoie sur le trône d'Olympos - c'est ce dont nous étions convenus, et Nyx elle-même était d'accord -, nous devons pousser Démogorgon à intervenir. Et Démogorgon est fou. — Fou? répète Achille. La plupart des monstruosités ont apparemment trouvé leurs places parmi les crêtes, les cônes et les coulées de lave. — Tu l'as entendu délirer sur le Dieu suprême, non? insiste Héphasstos. — Je ne vois pas de quel Dieu il parle, s'il ne parle pas de Zeus. — Démogorgon évoque un dieu unique et suprême régnant sur tout l'univers, poursuit Héphasstos d'une voix que la cordelette rend plus éraillée qu'à l'ordinaire. Un dieu avec un D majuscule, le seul dieu qui soit. — C'est grotesque. — Oui, opine le dieu du feu. C'est pour ça que la race à laquelle appartient Démogorgon l'a exilé dans la prison du Tar-tare. — Sa race? répète Achille, incrédule. Tu veux dire qu'il y en a d'autres comme lui? — Évidemment. Aucun être vivant n'est singulier, Achille. Même toi, tu as dû apprendre cela. Ce Démogorgon est aussi cinglé qu'un rat de latrines troyen. Il vénère un dieu unique, un Dieu majuscule, qu'il appelle parfois « le Quiet ». — Le Quiet? Achille s'efforce d'imaginer un dieu discret et silencieux. Un concept totalement étranger à son expérience. — Ouais, graillonne Héphaestos dans les écouteurs de sa cagoule. Sauf que ce « Quiet » n'est pas vraiment le Dieu unique, tout-puissant et majuscule, mais l'une de Ses multiples manifestations... avec un S majuscule à « Ses ». — Ça suffit avec les majuscules, gronde Achille. Donc, Démo-gorgon croit en plusieurs dieux. — Non, insiste le dieu du feu et de l'artifice. Ce Dieu a de multiples visages, avatars ou formes, un peu comme Zeus quand il a envie de se taper une mortelle. Rappelle-toi, un jour, il s'est métamorphosé en cygne pour... — Quel rapport entre les galipettes de Zeus et cette putain d'audience qui va débuter dans trente secondes? hurle Achille dans le micro de sa cagoule. Héphasstos veut se plaquer les mains sur les oreilles, se rappelle trop tard qu'il porte un casque en forme de bulle. — Chut! fait-il via la cordelette. Écoute, c'est capital pour nous si nous voulons convaincre Démogorgon d'envoyer les Titans attaquer Zeus, massacrer les Olympiens et m'installer sur le trône d'Olympos. — Mais tu viens de dire que Démogorgon était prisonnier du Tartare. — Oui. Mais Nyx - la Nuit - a ouvert un trou de brane entre ici et Olympos. Nous pouvons l'emprunter s'il ne se referme pas avant le début de cette audience, de ce procès, de cette assemblée générale, que sais-je encore. En outre, j'ai l'impression que Démogorgon peut s'en aller d'ici quand bon lui semble. — Qu'est-ce qu'une prison d'où on peut sortir quand on en a envie? Achille commence à se demander si ce n'est pas le dieu barbu qui est cinglé. — Pour comprendre cela, il faut que tu en saches un peu plus sur la race de Démogorgon, déclare la tête dans sa bulle de verre au-dessus de son corps d'acier. Quoiqu'on n'en sache pas grand-chose. Si Démogorgon reste dans sa prison, c'est parce qu'on le lui a ordonné. Il peut se téléporter où il veut, quand il veut... si l'enjeu est suffisamment important pour lui. Nous devons le convaincre que tel est le cas. — Mais nous disposons déjà d'un trou de brane. Et quel est l'intérêt de Nyx dans tout ça? Quand on était dans le palais d'Odysseus, juste avant que je réveille Zeus, tu m'as dit que la Nuit ouvrirait un trou et je t'ai cru, mais pourquoi l'a-t-elle fait? Qu'est-ce qu'elle en retire? — La garantie de survivre. Héphœstos parcourt les lieux d'un regard circulaire. Tous les monstres sont installés. La cour est prête à siéger. On n'attend plus que l'annonce de Démogorgon. Achille fait la même constatation que lui. — Qu'entends-tu par là? siffle-t-il dans son micro. Tu m'as dit toi-même que Nyx était la seule divinité que craignait Zeus. Elle et ses putains de Moires. Il ne peut rien contre elle. La bulle de verre se déplace de gauche à droite. — Zeus, non. Mais il y a Prospéro et Sycorax, et les... êtres... qui ont participé à notre création, celle de Zeus, de moi-même, des autres dieux et même des Titans. Et je ne parle pas d'Ouranos et de Gaia, le Ciel épousant la Terre. C'était encore avant cela. Achille s'efforce de conceptualiser une genèse où les dieux et les Titans devraient leur existence à d'autres entités que le Ciel et la Terre. Il n'y parvient pas. — Ils ont emprisonné une créature nommée Sétébos, qui a été confinée dix ans durant sur Mars et sur ta Terre, poursuit Héphsestos. — Qui ça? lance Achille, totalement dépassé. C'est quoi, un Sétébos? Et quel rapport avec la plaidoirie que nous allons servir à Démogorgon dans une minute? — Achille, tu es suffisamment instruit en matière d'histoire pour savoir comment Zeus, aidé des jeunes Olympiens, a triomphé de son père Cronos et des autres Titans, alors que ces derniers étaient bien plus puissants? Achille se sent redevenir petit garçon, en train de recevoir l'enseignement du centaure Chiron. — Oui, dit-il. Si Zeus a gagné la guerre contre les Titans, c'est parce qu'il s'était allié à de terribles créatures contre lesquelles les Titans étaient impuissants. — Et quelle était la plus terrible de ces terribles créatures? demande le dieu nain et barbu via la cordelette. Ses accents de maître d'école donnent à Achille des envies d'éviscération. Il est à bout de patience. Démogorgon va prendre la parole d'une seconde à l'autre, et ces élucubrations ne l'éclai-rent en rien. — L'Hécatonchire, répond-il. Le monstrueux géant aux cent bras que les dieux appellent Briarée et les hommes Aegaeon. — Cette créature que tu appelles Briarée ou encore Aegaeon se nomme en réalité Sétébos, siffle Héphaestos. Cela fait dix ans que l'on distrait ses appétits en le laissant se repaître de votre ridicule guerre entre Troyens et Achéens. Mais il se déchaîne à nouveau sur le monde, et les soubassements quantiques du système solaire commencent à se déliter. Nyx a peur que les dieux ne détruisent non seulement leur Terre, mais aussi la nouvelle Mars et par voie de conséquence son domaine enténébré. Les trous de brane peuvent relier toutes choses. Sycorax et Sétébos, Prospéro et les autres, ils sont tous inconscients. Les Moires prévoient un anéantissement quantique généralisé si personne n'intervient. Nyx préférerait me voir sur le trône d'Olympos - moi, le nain boiteux - plutôt que de risquer une telle issue. Comme Achille ne comprend pas un traître mot de ce qu'il vient d'entendre, il garde le silence. On dirait que Démogorgon s'éclaircit ce qui lui sert de gorge pour demander le silence à la foule de Titans, d'Heures, de cochers, de scolopendres et autres erreurs de la nature. — La bonne nouvelle dans tout ça, poursuit Héphasstos, baissant le ton comme si la gigantesque masse informe et voilée pouvait entendre les murmures de la cordelette, c'est que Démogorgon et son dieu - le Quiet - mangent des Sétébos au petit déjeuner. — S'il y a un fou ici, ce n'est pas Démogorgon, chuchote Achille en réponse. C'est toi qui es aussi cinglé qu'un rat de latrines troyen. — Veux-tu néanmoins me laisser parler en notre nom? demande Héphaestos avec insistance. — Oui, fait Achille. Mais si tu dis quelque chose qui me contrarie, je transforme ta ridicule armure en petit tas de boules de fer, et ensuite je te coupe les couilles pour te les faire bouffer dans cette bulle de verre. — Il faudra bien que je m'en contente, conclut Héphaestos avant d'arracher la cordelette. — Vous pouvez entamer votre appel, tonne Démogorgon. 76. Ils décidèrent de voter pour savoir si Personne pourrait emprunter le sonie. L'assemblée générale se tiendrait à midi, heure à laquelle le nombre de sentinelles serait réduit au minimum et la plupart des corvées achevées, de sorte que la majorité des survivants - cinquante-cinq, à présent qu'ils avaient retrouvé Hannah et qu'Elian et ses compagnons les avaient rejoints - pourraient y assister, mais la requête de Personne/Odysseus avait déjà fait le tour du campement, suscitant une hostilité quasi unanime. Hannah et Ada passèrent une bonne partie de la matinée à discuter. La jeune femme ne se consolait pas de la perte de tant d'amis, sans parler de celle d'Ardis, mais Ada lui rappela qu'on pourrait toujours reconstruire le château - quoique de façon plus primitive. — Crois-tu que nous vivrons assez longtemps pour cela? demanda Hannah. En guise de réponse, Ada ne put que lui étreindre la main. Elles parlèrent d'Harman, des étranges circonstances de son enlèvement par la créature nommée Ariel, de la certitude qu'avait Ada de le savoir encore en vie. Elles abordèrent aussi des questions plus superficielles: la préparation de la nourriture au quotidien, la nécessité de renforcer leurs défenses avant une nouvelle offensive des voynix. — Sait-on pourquoi ce bébé Sétébos les empêche de s'approcher? s'enquit Hannah. — Personne n'en a la moindre idée, répondit Ada. Elle conduisit la jeune sculptrice au bord de la Fosse. La créature - une tique, selon l'expression de Personne - se reposait tout en bas, mains et tentacules ramenés sous son ventre, mais ses yeux jaunes les fixaient avec une indifférence encore plus glaçante que la simple haine. Hannah se prit la tête entre les mains. — Ô... ô mon Dieu... ça m'attaque l'esprit à coups de griffes, comme pour forcer le passage. — Oui, je sais, murmura Ada. Elle s'était munie d'un fusil à fléchettes, qu'elle braqua machinalement sur la masse de circonvolutions bleu-gris et de mains roses. — Et s'il... s'il prenait le pouvoir? demanda Hannah. — S'il réussissait à nous contrôler, tu veux dire? S'il nous retournait les uns contre les autres? — Oui. Ada haussa les épaules. — Sans doute tentera-t-il de le faire d'un jour à l'autre. Nous en avons déjà discuté. Pour l'instant, nous l'entendons vaguement nous harceler de ses suppliques - comme une mauvaise odeur apportée par le vent -, mais quand il attaque en force, comme il vient de le faire, il ne s'en prend qu'à une victime à la fois. Le reste d'entre nous ne perçoit... comment dirais-je?... ne perçoit qu'un écho. — Donc, il ne pourra pas contrôler plus d'une personne, c'est ce que vous pensez? Ada haussa les épaules une nouvelle fois. — Quelque chose comme ça. Hannah fixa l'arme qu'elle tenait dans ses mains. — Mais s'il s'en prenait à toi maintenant, tu risquerais de me tuer - de tuer plusieurs personnes - avant que... — Oui, fit Ada. Nous avons aussi discuté de cela. — Et avez-vous élaboré un plan? — Oui, répéta Ada dans un murmure, immobile au bord de la Fosse. Nous tuerons cette abomination avant que les choses en soient arrivées là. Hannah acquiesça. — Mais, avant cela, il faut que tout le monde ou presque ait été évacué. Je comprends pourquoi vous ne souhaitez pas prêter le sonie à Odysseus. Ada ne put retenir un soupir. — Sais-tu pourquoi il en a besoin à toute force, Ada? — Non. Il refuse de me le dire. Il y a tellement de choses qu'il ne veut pas me dire. — Et pourtant, tu l'aimes. — Depuis le jour où nous l'avons rencontré au Golden Gâte. — Tu coiffais souvent le turin à l'époque où cela fonctionnait, Hannah. Tu sais que l'Odysseus de l'épopée était marié. Nous l'entendions souvent évoquer son épouse Pénélope. Ainsi que Télémaque, son fils adolescent. Ces Achéens parlaient une langue étrange, mais nous les comprenions toujours sans problème. — Oui, fit Hannah en baissant les yeux. Au fond de la Fosse, le bébé Sétébos se mit à courir dans tous les sens sur ses multiples mains roses. Cinq d'entre elles se plaquèrent aux parois, tandis que d'autres agrippaient la grille, tirant dessus jusqu'à faire ployer le métal. Les yeux jaunes de la créature étaient étincelants. Daeman revenait de la forêt pour assister à l'assemblée générale de midi lorsqu'il vit le fantôme. Il portait sur son dos un lourd sac de toile rempli de bois de chauffe et regrettait de ne pas avoir été recruté comme chasseur ou sentinelle, car cela lui aurait épargné quelques ampoules, lorsqu'une femme émergea d'entre les arbres à une douzaine de mètres de lui. Il ne la perçut tout d'abord qu'en vision périphérique - ce qui lui suffit pour identifier un être humain de sexe féminin, et donc un membre de la communauté d'Ardis plutôt qu'un voynix en maraude - et il continua sa route l'espace de quelques secondes, son fusil à fléchettes pointé vers le sol, les épaules ployant sous le poids de son fardeau, puis il se tourna vers elle pour lui lancer un salut et se figea. C'était Savi. Il se redressa et le poids du sac plein de bois faillit le faire choir. On ne pouvait pas parler de réaction disproportionnée. Il était muet de saisissement. C'était bien Savi... mais pas la Savi grisonnante que Caliban avait tuée et emportée sous ses yeux un an auparavant, dans les infernales cavernes de l'île orbitale de Prospéro: c'était une Savi plus pâle, plus jeune, plus belle. Savi ressuscitée? Non. Un fantôme, songea-t-il en frissonnant. Ses semblables et lui ne croyaient pas aux fantômes, et ce concept même leur était naguère inconnu; jamais Daeman n'avait entendu ce terme, excepté sous le turin, jamais il n'avait savouré d'histoires de fantômes avant de se mettre à sigler les antiques livres de la bibliothèque d'Ardis. Mais il s'agissait forcément d'un fantôme. La jeune Savi ne semblait pas complètement matérielle. Il la vit chatoyer lorsqu'elle l'aperçut, se tourna vers lui et avança dans sa direction. Daeman constata qu'elle était transparente, bien plus encore que l'hologramme de Prospéro qu'il avait rencontré sur l'île orbitale. Mais il avait l'intuition que ceci n'était pas un hologramme. Ceci était... réel, réel et vivant - une impression qui persista en lui alors même qu'il remarquait qu'elle émettait une sorte d'aura et que ses pieds ne touchaient pas tout à fait le sol, ni les hautes herbes à travers lesquelles elle avançait. Elle était vêtue d'une simple thermopeau. Daeman savait par expérience qu'on se sentait plus que dénudé sous cette fine enveloppe - encore plus fine qu'une couche de peinture - et c'est ainsi qu'elle lui apparaissait à mesure qu'elle s'approchait. Toute nue. Sous le bleu pâle de la thermopeau, on distinguait le moindre de ses muscles, on ne perdait rien du ballottement de ses seins. Daeman s'était habitué au spectacle de Savi en thermopeau, mais à la place de sa poitrine tombante, de ses fesses flasques, de ses cuisses avachies, il découvrait des seins arrogants, un ventre plat et des muscles fuselés. Il se débarrassa de ses sangles, laissa choir son fardeau et saisit des deux mains son fusil à fléchettes. Daeman distinguait la nouvelle palissade, distante de plus de deux cents mètres, et même les cheveux noirs d'une sentinelle, mais il n'y avait personne d'autre en vue. Il était seul face au fantôme dans ce pré dénudé par l'hiver, à la lisière de la forêt. — Salut, Daeman. C'était la voix de Savi. Bien plus jeune, bien plus vibrante que l'organe plein d'autorité dont il se souvenait, mais la voix de Savi, aucun doute là-dessus. Il resta muet jusqu'à ce qu'elle fasse halte à un pas de lui. Sa substance même semblait fluctuer - opaque à un instant donné, transparente l'instant d'après. Lorsqu'elle paraissait presque solide, il discernait les aréoles autour de ses mamelons légèrement durcis. La jeune Savi était très belle, se dit-il. Elle le toisa de ses yeux noirs, qu'il n'avait jamais oubliés. — Tu as l'air en forme, Daeman. Tu as perdu pas mal de poids. Et tu t'es musclé. Il restait toujours muet. Toute personne s'enfonçant dans la forêt était munie de l'un des sifflets récupérés dans les ruines. Daeman portait le sien autour du cou. Il lui suffirait de le porter à ses lèvres, de souffler dedans, et une douzaine d'hommes et de femmes armés l'auraient rejoint en moins d'une minute. Savi sourit. — Tu as raison. Je ne suis pas Savi. Nous ne nous sommes jamais rencontrés. Si je te connais, c'est par les descriptions de Prospéro, ainsi que grâce à des enregistrements vidéo. — Qui êtes-vous? demanda-t-il. Sa voix parut rauque, tendue, angoissée à ses propres oreilles. L'apparition haussa les épaules comme si son identité était de peu d'importance. — Je m'appelle Moira. Ce nom ne disait rien à Daeman. Savi l'avait-elle prononcé en sa présence? En tout cas, ce n'était pas le cas de Prospéro. Soudain paniqué, il se demanda si Caliban avait le pouvoir de changer de forme. — Qu'êtes-vous? demanda-t-il finalement. — Ah! s'exclama-t-elle en partant d'un rire de gorge, le rire de Savi. Voilà une question profondément intelligente. Tu aurais pu me demander: « Pourquoi ressemblez-vous à ma défunte amie Savi? », mais tu préférerais savoir ce que je suis. Prospéro avait raison. Tu n'as jamais été aussi stupide que tu en avais l'air. Daeman palpa le sifflet posé contre son torse et attendit. — Je suis une posthumaine, dit la pseudo-Savi. — Il n'y a plus de posthumains, répliqua Daeman, saisissant le sifflet entre ses doigts. — Il n'y avait plus de posthumains, contra la femme chatoyante. Maintenant, il y en a un. Moi. — Que venez-vous faire ici? Elle tendit une main vers lui et la posa sur son bras droit. Daeman s'attendait à ce que ses doigts lui traversent l'épiderme, mais ils étaient aussi solides, aussi réels que ceux de n'importe lequel de ses semblables. Il sentait leur pression sur sa peau à travers le tissu de sa tunique. Il sentait aussi un picotement quasi électrique. — Je veux t'accompagner pour assister aux débats et au vote qui décidera si, oui ou non, Personne peut emprunter votre sonie, dit-elle à voix basse. Comment diable est-elle au courant de tout ça? se demanda-t-il. — Si vous débarquez parmi nous, il n'y aura sans doute ni débats, ni vote, dit-il à voix haute. Odyss... Personne lui-même voudra savoir qui vous êtes, d'où vous venez et ce que vous voulez. Elle haussa les épaules une nouvelle fois. — Peut-être. Mais personne d'autre ne me verra. Je serai visible à tes seuls yeux. Un petit talent dont Prospéro a équipé mes sœurs quand elles sont devenues des dieux, et que j'ai décidé de conserver pour mon usage personnel. Très pratique en cas de besoin. Il tripota le sifflet de sa main gauche, glissa l'index de la droite sous le pontet de son fusil et regarda Moira qui passait sans arrêt de l'opacité à la transparence. Ce qu'elle venait de dire soulevait trop de questions pour qu'il puisse sélectionner la plus importante. Son intuition lui soufflait que le mieux à faire était de l'amener à rester dans les parages. Mais il n'aurait su expliquer pour quelle raison. — Pourquoi souhaitez-vous assister aux débats? s'enquit-il. — Leur conclusion m'intéresse. — Pourquoi? Elle sourit. — Daeman, si je peux rester invisible aux yeux de tous, Personne inclus, j'aurais également pu le rester aux tiens. Mais je tiens à ce que tu saches que je suis là. Nous aurons des choses à nous dire après les débats, à l'issue du vote. — Quel genre de choses? Daeman avait contemplé les cadavres racornis et momifiés des derniers posthumains dans l'atmosphère viciée du royaume mourant de Prospéro - du moins Savi, Harman et lui les avaient-ils identifiés comme tels. Ils étaient tous de sexe féminin. Ils avaient tous subi les outrages de Caliban. Daeman n'avait aucun moyen de savoir si cette apparition disait la vérité. Elle ressemblait davantage aux déesses qu'il avait pu entrevoir dans l'épopée du turin -Athéné, peut-être, ou une jeune Héré. Pas tout à fait aussi splen-dide qu'Aphrodite. Un détail lui revint soudain en mémoire: moins d'un an plus tôt, à Paris-Cratère, certains s'étaient mis à dresser des autels aux dieux de la guerre de Troie. Mais tous les habitants de Paris-Cratère étaient morts, y compris sa mère. Tués et dévorés par Caliban. Leur cité engloutie par la glace bleue de Sétébos. Si ses concitoyens avaient prié les dieux et les déesses du turin, cela ne leur avait servi à rien. Si cette apparition était une déesse sortie de l'épopée du turin, elle ne lui voulait sûrement aucun bien. — Nous pourrons parler de ton ami Harman, par exemple, dit la silhouette spectrale qui se faisait appeler Moira. — Où est-il? Comment va-t-il? Daeman s'aperçut qu'il avait crié. — Nous en parlerons après le vote, répondit-elle en souriant. — Dites-moi au moins pourquoi ce vote est si important, pourquoi vous êtes venue de... je ne sais où... pour y assister. La dureté de sa voix témoignait de la volonté qui l'habitait désormais. Moira hocha la tête. — Je suis venue parce que ce vote sera déterminant. — Pourquoi? Pour qui? Comment? Elle ne dit rien. Son sourire s'était effacé. Daeman lâcha son sifflet. — Déterminant parce que nous devons prêter le sonie à Personne ou parce que nous ne devons pas le faire? — Je suis ici pour assister au vote, pas pour y participer, répliqua le fantôme de Savi qui se faisait appeler Moira. — Ce n'est pas ce que je vous ai demandé. — Je sais, répondit la chose avec la voix de Savi. La cloche sonna, annonçant le début de l'assemblée générale. On se massait déjà autour du refuge central et des cuisines attenantes. Daeman n'était pas pressé. Il craignait que cette apparition ne se révélât plus dangereuse qu'un voynix. Mais il savait qu'il lui fallait se décider vite. —- Si vous pouvez assister à la réunion sans être vue de quiconque, pourquoi vous êtes-vous montrée à moi? demanda-t-il à voix basse. — Je te l'ai dit, répliqua la jeune femme, c'est ce que j'ai choisi de faire. À moins que je ne sois un vampire: je ne peux entrer dans un lieu que si l'on m'y invite. Daeman ignorait ce qu'était un vampire, mais il ne pensait pas que ce soit important. — Non, dit-il. Je ne vous inviterai à pénétrer dans notre refuge que si vous me donnez une bonne raison de le faire. Moira soupira. — Prospéra et Harman te décrivaient comme un homme têtu, mais je ne pensais pas que ce serait à ce point. — Vous parlez d'Harman comme si vous l'aviez vu. Donnez-moi des informations sur lui - où est-il, comment va-t-il? -, donnez-moi une raison de vous croire. Moira le fixa de ses yeux pénétrants et il crut qu'un rayon ardent allait en jaillir. La cloche se tut. L'assemblée venait de commencer. Daeman ne bougea pas d'un pouce. — Très bien, dit Moira avec un petit sourire. Ton ami Daeman a une cicatrice au pubis, juste au-dessus du pénis. Je ne lui ai pas demandé d'où elle venait, mais il a dû être blessé après son dernier vingt. Jamais les cuves de soins de l'île de Prospéro n'auraient laissé subsister une telle balafre. Daeman ne broncha pas. — Je n'ai jamais vu Harman tout nu. Trouvez autre chose. Moira partit d'un petit rire. — Menteur! Quand Prospéro et moi lui avons donné une thermopeau, Harman nous a dit qu'il savait l'enfiler - ce n'est pas aussi facile que ça en a l'air - et que vous en aviez porté une durant plusieurs semaines, tous les deux, quand vous vous êtes retrouvés naufragés sur l'île orbitale. Et vous avez dû vous dénuder en présence de Savi pour l'enfiler. Tu l'as vu tout nu, et tu as forcément remarqué sa balafre. — Pourquoi Harman a-t-il dû mettre une thermopeau? demanda Daeman. Où est-il? — Conduis-moi à l'assemblée, rétorqua Moira. Je te promets de te parler d'Harman après le vote. — C'est à Ada que vous devez parler. Ils sont... mariés. Il avait encore de la peine à prononcer ce nouveau mot. Moira sourit. — Je te dirai ce que j'ai à te dire, et tu pourras le répéter à Ada si tu le juges approprié. On y va? Elle leva le bras gauche, le pliant légèrement, comme si elle s'attendait à ce qu'il l'escorte lors d'une soirée de gala. Il la prit par le bras. — ... et c'est à cela que se résume ma requête, disait Personne/ Odysseus lorsqu'il vit Daeman rejoindre les cinquante-quatre autres réfugiés. La plupart d'entre eux étaient assis sur des duvets ou des couvertures. Quelques-uns se tenaient debout. Daeman se plaça derrière eux, un peu à l'écart. — Tu veux emprunter notre sonie, le seul appareil qui nous garantisse une chance de survie, résuma Boman, et tu ne veux nous dire ni pourquoi tu en as besoin, ni combien de temps tu comptes le garder. — C'est exact, répondit Personne. Peut-être n'en aurai-je besoin que pour quelques heures - je pourrais le programmer pour qu'il revienne automatiquement ici. Mais il est possible qu'il ne vous revienne jamais. — Alors, nous péririons tous, dit Stefe, l'un des rescapés de Hughes Town. Personne ne répondit pas. — Dis-nous pourquoi tu en as besoin, lança Siris. — Non, c'est personnel. Debout, assis ou à genoux, ils furent nombreux à glousser, comme si le Grec avait voulu plaisanter. Mais Personne ne souriait pas. Il était d'un sérieux imperturbable. — Trouve-toi un autre sonie! s'écria Kaman, celui d'entre eux qui se rapprochait le plus d'un expert militaire. Il avait répété à qui voulait l'entendre que jamais il ne s'était fié au véritable Odysseus, celui de l'épopée du turin qu'il avait suivie pendant dix ans, et qu'il se méfiait encore plus de cette version plus âgée. — C'est ce que je ferais si je le pouvais, répliqua Personne d'une voix posée. Mais les plus proches, à ma connaissance, se trouvent à des milliers de kilomètres d'ici. La chaloupe volante que j'ai bricolée mettrait trop de temps à m'y conduire, si tant est qu'elle en soit capable. J'ai besoin du sonie aujourd'hui. Tout de suite. — Pour quoi faire? demanda Laman, qui massait distraitement sa main mutilée avec sa main valide. Personne resta muet. Ada, qui était restée près du guerrier grec après avoir ouvert la séance et présenté sa requête, dit à voix basse: — Personne, peux-tu nous dire quel bénéfice nous retirerions si nous décidions de te prêter le sonie? — Si je réussis dans mon entreprise, il est possible que les nœuds fax se remettent à fonctionner. Dans quelques heures à peine. Quelques jours tout au plus. Un hoquet de surprise monta de l'assemblée. — Mais il est beaucoup plus probable qu'ils n'en fassent rien, ajouta le Grec. — C'est pour cela que tu as besoin du sonie? interrogea Greogi. Pour réactiver les pavillons fax? — Non. Ce serait l'une des conséquences possibles de mon voyage. Possibles, mais peu probables. — Ce voyage... à bord de notre sonie... nous serait-il profitable d'une autre façon? s'enquit Ada. De toute évidence, elle était plus favorable à la requête de Personne que la majorité de l'assemblée. Personne haussa les épaules. Le silence qui suivit était si absolu que Daeman entendit deux sentinelles échanger un signal de routine à cinq cents mètres de là. Il se retourna: le spectre dénommé Moira se tenait toujours près de lui, gainé dans sa thermopeau, les bras croisés sur sa poitrine. Aussi incroyable que cela paraisse, aucun de ceux qui avaient remarqué son arrivée - en particulier Ada, Personne et Boman, qui ne l'avaient pas quitté des yeux depuis qu'il avait franchi le mur d'enceinte - n'avait distingué l'apparition. Personne tendit les bras vers eux, ouvrant grandes ses mains comme s'il voulait tous les toucher - ou peut-être les repousser. — Vous voulez m'entendre dire que je vais accomplir un miracle afin de vous sauver, déclara-t-il, d'une voix puissante et bien modulée dont les échos rebondissaient sur la palissade. Un tel miracle n'est pas concevable. Si vous restez ici avec votre sonie, vous serez tués tôt ou tard. Même si vous fuyez sur cette île en aval d'ici où vous envisagez de trouver refuge, les voynix vous suivront. Ils sont capables de se faxer, et ils n'ont pas besoin des nœuds fax que vous utilisez. Vous êtes cernés par des dizaines de milliers de voynix, massés à moins de trois kilomètres d'ici; sur le reste de la planète, les quelques milliers d'autres survivants sont soit en fuite, soit piégés dans des grottes, sur des tours ou dans les ruines de leurs communautés. Les voynix les tueront tous. Votre seul avantage, c'est que les voynix ne vous attaqueront pas tant que cette... chose dans la Fosse restera votre captive. Mais dans quelques jours, dans quelques heures peut-être, cette tique de Sétébos sera suffisamment forte pour sortir de sa geôle et pénétrer dans vos esprits. Croyez-moi sur parole, c'est là un sort qui n'a rien de souhaitable. Et, au bout du compte, les voynix finiront quand même par donner l'assaut. — Raison de plus pour que nous gardions le sonie! lança Caul. Personne tourna ses mains vers le ciel. — Peut-être. Mais vous n'aurez bientôt plus un seul refuge sur cette planète. Pensez-vous être les seuls à disposer d'une fonction localisation? Si vos fonctions ne répondent plus, celles des voynix et des calibani sont toujours actives. Ils vous retrouveront. Sétébos aussi vous retrouvera, une fois qu'il aura fini de se repaître de l'histoire de votre planète. — Apparemment, tu ne nous donnes aucune chance, dit Tom, le paisible médecin. — Non, répondit Personne en haussant le ton. Il ne m'appartient pas de vous donner une chance, même si mon voyage peut vous en accorder une par accident, à condition que je réussisse. Mais mes chances de succès sont faibles - je ne vous mentirai point. Vous méritez qu'on vous dise la vérité. Mais si un important changement échoue à se produire, vos chances de succès - de survie - seront réduites à zéro, sonie ou pas sonie. Daeman, qui s'était juré de ne pas participer aux débats, s'entendit crier: — Pouvons-nous aller dans les anneaux, Personne? Le sonie pourrait nous y conduire - six à la fois. Il m'a ramené ici depuis l'île de Prospéra, dans l'anneau e. Serions-nous en sécurité dans les anneaux orbitaux? Tous se tournèrent vers lui. Pas un seul regard ne se porta sur Moira, dont la silhouette chatoyante se trouvait à moins de deux mètres de Daeman. — Non, fit Personne. Vous ne seriez pas en sécurité dans les anneaux. Une femme brune nommée Edide se leva soudain. On aurait dit qu'elle riait et sanglotait en même temps. — Tu ne nous laisses aucune chance, bon sang! Pour la première fois - et comme c'était exaspérant! -, Odys-seus/Personne sourit, et sa barbe poivre et sel faisait ressortir l'éclat de ses dents blanches. — Il ne m'appartient pas de vous laisser une chance, dit-il d'une voix dure. C'est aux Moires de le faire ou de ne point le faire. Mais vous avez la possibilité de me donner une chance... ou de ne point le faire. Ada s'avança d'un pas. — Votons. Je pense que personne ne devrait s'abstenir, car tout dépend de ce vote. Ceux qui sont pour que nous laissions Odysseus... pardon, je veux dire Personne... emprunter notre sonie, levez la main droite. Ceux qui sont contre, ne levez pas la main. 77. Vus d'une altitude de cinq mille mètres, la cité de Troie - l'antique Ilium - et le champ de bataille qui s'étendait devant elle n'avaient rien d'impressionnant. — C'est tout? s'exclama le centurion en chef Mep Ahoo depuis son poste. C'est ici que nous avons combattu aux côtés des Grecs et des Troyens? Sur cette petite colline et dans ce terrain vague? — C'était il y a sept mille ans, dit Mahnmut depuis la cabine de La Dame noire, dans la soute de la navette. — Et dans un autre univers, ajouta Orphu depuis la soute de la même Dame noire. — Ce coin n'a rien de mémorable, commenta Suma IV depuis le poste de pilotage. Pouvons-nous repartir? — Encore un tour, s'il vous plaît, demanda Mahnmut. Et on ne pourrait pas descendre un peu? Survoler la plaine entre la colline et la mer? Voir la plage? — Non, répondit Suma IV. Utilisez votre vision télescopique. Je ne tiens ni à voler trop bas, ni à m'approcher de trop près du champ d'interdiction érigé au-dessus de la Méditerranée asséchée. — Je pensais à Orphu, qui ne dispose que d'un radar et d'un imageur thermique, peut-être aimerait-il avoir un aperçu plus complet. — Ça va très bien comme ça, gronda la voix de l'intéressé. Maintenant son altitude, la navette décrivit un arc de cercle pour survoler la colline, veillant à rester à un peu plus d'un kilomètre du Bassin méditerranéen. Mahnmut zooma via la caméra principale, coupa les autres entrées de données et contempla l'image avec une étrange sensation de tristesse. Les ruines qui subsistaient de l'antique Ilium s'étiraient le long d'une crête courant vers le rivage de la mer Egée - la côte ici ne dessinait pas une baie, mais un promontoire incurvé où les navires jetaient l'ancre ou s'amarraient à des piquets de bois. C'était là qu'Agamemnon et tous les héros grecs avaient échoué leurs centaines de nefs noires. À l'ouest, la mer Egée, la Méditerranée - la mer vineuse -s'était jadis étendue à perte de vue, mais, aujourd'hui, derrière le voile chatoyant du champ d'interdiction posthumain, qui aurait désactivé en une milliseconde la navette et ses occupants, on ne voyait plus que de la terre, des rochers et même des champs cultivés: le Bassin méditerranéen. Également visibles, les îles qui jadis surgissaient des eaux à cet endroit, et qu'Achille avait conquises avant de donner l'assaut à Troie: Imbros, Lemnos et Ténèdos, transformées en collines boisées aux contreforts rocheux poussant sur le sable du Bassin. Entre la mer Egée asséchée et la crête troyenne, Mahnmut distinguait quinze cents mètres de plaine alluviale. En dépit des broussailles qui l'avaient envahie, le petit moravec reconnaissait aisément la terre qu'il avait foulée en compagnie d'Odysseus, d'Achille, d'Hector et des autres: cinq kilomètres de mer peu profonde, bordés par des marécages et des dépôts alluviaux, une plage bondée, des dunes gorgées de sang par des années de combat, des milliers de tentes multicolores, puis la plaine séparant la plage de la cité - jadis couverte d'arbres, mais dévastée par une décennie de cueillette et d'abattage. On apercevait de l'eau plus au nord: le détroit des Dardanelles, jadis nommé Hellespont, fermé par de gigantesques mains lumineuses semblables à celles qui se dressaient à l'ouest de la Méditerranée asséchée, entre l'Afrique et Gibraltar. Comme s'il avait été occupé aux mêmes observations, Orphu déclara sur leur canal privé: — Les posthumains ont dû aménager sous terre un gigantesque système de drainage, sinon toute cette zone aurait été submergée. — Oui, fit Mahnmut. Mais ni la physique ni l'ingénierie ne figuraient au premier plan de ses réflexions. Il songeait à lord Byron, à Alexandre le Grand, à tous les grands hommes venus en pèlerinage à Ilium, à Troie, ce site étrangement sacré. Aucune pierre ici qui demeure sans nom. Ces mots venaient de surgir dans son esprit. Qui les avait écrits? Lucain? Peut-être. Probablement. Sur la colline, on ne distinguait que quelques cicatrices ouvertes sur des rochers d'un gris blanchi par le soleil, des pierres éparses dont aucune n'avait de nom. Mahnmut comprit qu'il s'agissait là de ruines de ruines - certaines de ces cicatrices dataient probablement de 1870, année où un archéologue amateur du nom de Schliemann avait fouillé les lieux en dépit du bon sens. Plus de quatre mille ans s'étaient écoulés depuis lors. L'endroit n'avait plus rien d'exceptionnel. Le dernier nom qu'on lui eût attribué était Hisarlik. Des rochers, des broussailles, une plaine alluviale, une colline dominant la mer, avec les Dardanelles au nord et à l'ouest la mer Egée. Mais Mahnmut voyait en esprit les armées s'entrechoquer sur la plaine du Scamandre et celle de la Simoïs. Il voyait se dresser les murailles et les tours altières d'Ilium, là où la crête entamait sa descente vers la mer. Il distinguait une éminence boisée entre la ville et la plage - les Grecs l'appelaient la colline Batiée, mais les prêtres et les prêtresses troyens y voyaient la tombe de l'Amazone Myrhine - et il se rappela le visage de Zeus emplissant le ciel sous la forme d'un champignon atomique. Sept mille ans. Alors que la navette achevait son passage, Mahnmut localisa l'endroit où les grandes portes Scées avaient arrêté les Grecs vociférants - il n'avait vu aucun cheval de Troie entrer dans la cité -, la grande avenue longeant la place du marché et ses fontaines, puis menant au palais de Priam, qu'il avait vu détruire plus de dix mois auparavant, et, un peu plus au nord-est, le temple d'Athéné. Là où les buissons poussaient entre les rochers, Mahnmut l'Européen voyait se dresser les portes Dardaniennes si animées, la tour de guet et le puits où, jadis, Hélène avait... — Il n'y a rien à voir ici, déclara Suma IV sur le canal général. On s'en va. — Oui, fit Mahnmut. — Oui, gronda Orphu sur le même canal. La navette fila au nord, rétractant ses ailes de croisière pour franchir à nouveau le mur du son. Personne n'était là pour entendre le bang supersonique qui résonna sur les rives désertes des Dardanelles. — Tu n'es pas excité? demanda Mahnmut à son ami sur leur canal privé. Nous allons voir Paris dans quelques minutes. — Un Paris dont le cœur est devenu un cratère, répliqua Orphu. Je crois bien que ce fameux trou noir a détruit l'appartement de Proust. — Quand même, c'est là qu'il a écrit ses livres. Ainsi qu'un dénommé James Joyce, du moins pour un temps, si mes souvenirs sont bons. Orphu émit un grondement. — Pourquoi ne m'as-tu jamais dit que tu étais obsédé par Joyce tout autant que par Proust? insista Mahnmut. — Le sujet ne s'est jamais présenté. — Mais pourquoi as-tu choisi de te focaliser sur ces deux-là, Orphu? — Pourquoi Shakespeare, Mahnmut? Et pourquoi ses sonnets plutôt que son théâtre? Pourquoi la Dame noire et le Jeune Homme plutôt que... disons, Hamletl — Non, réponds à ma question. S'il te plaît. Il y eut un silence. Mahnmut écouta les moteurs dont le bruit résonnait tout autour de lui, le sifflement de l'oxygène courant dans les ventilateurs et les cordons ombilicaux, le grésillement de la ligne com inutilisée. Puis Orphu déclara: — Tu te rappelles ma petite démonstration à bord de la Mab, selon laquelle les grands artistes humains - les singularités du génie - sont capables d'amener à l'existence de nouvelles réalités? Ou du moins de nous permettre de les atteindre via les branes? — Comment aurais-je pu l'oublier? On se demandait tous si tu étais sérieux. — Je l'étais, n'en doute point, gronda Orphu. La période de l'histoire humaine qui m'intéresse le plus est celle qui va du xxe au xxir5 siècle après Jésus-Christ. J'ai décidé il y a longtemps que Proust et Joyce étaient les consciences ayant servi d'accoucheuses à ces siècles. — Si je me rappelle bien mes leçons d'histoire, cela n'a rien de positif comme recommandation, murmura Mahnmut. — Non. Je veux dire: oui. Ils volèrent en silence pendant quelques minutes. — Aimerais-tu entendre un poème que j'ai découvert alors que je n'étais qu'un tout jeune moravec, à peine sorti des casiers de croissance et des treillis de manufacture? Mahnmut tenta d'imaginer un Orphu d'Io nouveau-né. Il y renonça. — Oui, dit-il. Je t'écoute. Il n'avait jamais entendu son ami déclamer de la poésie. Sa voix se faisait franchement mélodieuse. Mort-né I. Le petit Rudy Bloom, les joues rouges en sa mère La lanterne rouge éclairant son œil dormant Et Molly qui cliquetante lui tricote une laine rouge Sentant bouger en elle ses petits petons Les rêves de fœtus qui le grignotent le préparent à la couette IL Un homme se tapote les lèvres avec un tissu rouge Les yeux braqués sur la mer de nuées derrière les cheminées de brique Submergé par le soudain souvenir du friselis de l'aubépine sous le vent Tendant ses menottes vers les frémissants pétales roses Le parfum des jours enfuis dans les replis de ses narines III. Onze jours. Onze fois la vie d'un être émergeant du cocon Onze matins furtifs de chaleur et d'ombres rampant sur le parquet Onze mille battements de cœur avant la tombée de la nuit et l'envol des canards Onze à la grande à la petite aiguille quand elle le blottit contre son sein Onze jours ils regardèrent dormir son corps rose dans la laine rouge IV. Les fragments du roman sont reliés dans son imagination Mais des feuilles volantes dérivent dans les sombres tunnels de son esprit Certaines vierges, d'autres noircies de notes de bas de page Il a enduré les pénibles contractions de son imagination Mais une fois écrits, les souvenirs ne survivent jamais à la nuit Lorsque s'estompèrent les échos de son grondement, Mahnmut observa quelques instants de silence, durant lesquels il s'interrogea sur la qualité de ce poème. Cela ne lui fut point facile, mais il savait qu'Orphu y attachait énormément d'importance - sur la fin, la voix du grand moravec était presque tremblante. — Qui est l'auteur? demanda-t-il. — Je n'en sais rien, répondit Orphu. Une lettrée du XXIe siècle dont le nom a disparu avec le reste de l'Ère perdue. J'ai découvert ce poème dans ma jeunesse, rappelle-toi - avant d'avoir vraiment lu Proust, Joyce et autres écrivains sérieux -, mais grâce à lui j'ai toujours considéré Joyce et Proust comme les deux facettes d'une même conscience. Une singularité du génie humain et de la perception humaine. Jamais je n'ai changé d'opinion sur ce point. — C'est un peu comme lorsque j'ai découvert les sonnets de Shakespeare... commença Mahnmut. — Activez la transmission vidéo en provenance de la Reine Mab, ordonna soudain Suma IV à l'ensemble des passagers. Mahnmut s'exécuta. Deux humains copulaient vigoureusement sur un grand lit aux draps de soie, entouré de brillantes tentures de laine. Leur énergie, leur enthousiasme stupéfièrent Mahnmut, qui avait consulté pas mal d'écrits sur la sexualité humaine mais n'avait jamais pensé à visionner une archive vidéo concernant le sujet. — Que se passe-t-il? demanda Orphu sur leur canal privé. Je reçois des données télémétriques plutôt affolantes: forte augmentation de la pression artérielle, du taux de dopamine et d'adrénaline, accélération des battements cardiaques... s'agirait-il d'une lutte à mort? — Euh... fit Mahnmut. Les deux partenaires changèrent de position, sans se séparer ni même ralentir leur frénétique cadence, et le moravec distingua le visage de l'homme. Odysseus. La femme n'était autre que celle qui avait accueilli l'Achéen à bord de la cité orbitale et prétendait se nommer Sycorax. Libérés du tissu, ses seins et ses fesses semblaient encore plus plantureux, quoique les seins en question fussent présentement écrasés contre le torse d'Odysseus. — Hum... fit Mahnmut. Suma IV le sauva. — Ce n'est pas le plus important. Basculez sur la caméra avant de notre navette. Mahnmut obtempéra. Il savait qu'Orphu se concentrait sur les données qu'il était en mesure de capter - radar, thermiques et autres. Ils approchaient de Paris et de son cratère, mais, tout comme sur les images reçues par la Reine Mab, ledit cratère disparaissait sous un dôme qui semblait tissé dans de la glace bleue. — Où est notre ami aux mains multiples, où est celui qui a bâti ceci? demanda Suma IV à la Mab. — Aucun trou de brane n'est visible depuis notre position, répondit aussitôt Asteague/Che. Ni nos capteurs ni les satellites que nous avons semés ne retrouvent sa trace. Pour le moment, cette créature a, semble-t-il, fini de se repaître d'Auschwitz, d'Hiroshima et des autres sites. Peut-être est-elle retournée chez elle, à Paris. -— Exact, fît Orphu sur le canal général. Consultez les données thermiques. Il y a un gros machin pas beau niché au centre de cette toile d'araignée bleue, juste au-dessous de l'apex de ce dôme. Remarquez tous ces conduits d'évacuation - le cratère doit lui servir à chauffer son nid -, mais cela ne gêne pas les mesures. L'imagerie thermique permet presque de distinguer des centaines de doigts sous les sections les plus chaudes du cerveau. — Eh bien, dit Mahnmut sur leur canal privé, on est enfin arrivés à Paris, que Proust appelait la ville... Par la suite, il ne comprendrait jamais comment Suma IV avait fait pour réagir aussi vite. Le fait qu'il soit relié en ligne directe à l'ordinateur de bord n'expliquait pas tout. Les six éclairs jaillirent de différents points du gigantesque dôme bleu. Seuls l'altitude de la navette et les réflexes de son pilote les sauvèrent. L'appareil changea de régime, effectua un brusque virage sur l'aile, tomba à pic, se mit en vrille puis se redressa et fonça vers le nord en reprenant de l'altitude, mais les six décharges d'un milliard de volts ne le ratèrent que de quelques centaines de mètres. L'onde de choc le secoua à deux reprises, mais Suma IV garda le contrôle de la situation. Les ailes de la navette se rétractèrent, et elle devint fusée. Elle effectua un nouveau virage, une nouvelle vrille, enclencha son système de furtivité, lâcha un flash aveuglant, lança des contre-mesures électroniques au-dessus du dôme bleu de la cathédrale. Une douzaine de boules de feu montèrent de la cité prise dans les glaces, fonçant vers le ciel à Mach 3 pour se lancer à leur recherche. Mahnmut suivit les mesures radar avec un intérêt qui n'avait rien d'abstrait et sut qu'Orphu, qui les captait en accès direct, devait sentir les missiles au plasma qui reniflaient leur trace. Mais la navette leur échappa. Suma IV avait déjà calé les moteurs sur Mach 5 et, parvenu à une altitude de trente-deux mille mètres, montait vers la stratopause. Les météores de feu explosèrent au-dessous d'eux à des altitudes diverses, les interférences de leurs ondes de choc évoquant des ronds dans une mare. — Espèce d'enf... commença Orphu. — Silence! fit Suma IV. La navette roula sur elle-même, obliqua vers le sud, accrut le rayon de sa sphère d'interférence radar et électronique, et monta vers l'espace. Aucune boule de feu ne jaillit de la ville qui s'estompait au nadir - leur altitude atteignait à présent six cents kilomètres. — Apparemment, notre ami aux mains multiples est bien armé, commenta Mahnmut. — Nous aussi, rétorqua la voix de Mep Ahoo. On devrait le traiter au nucléaire... lui réchauffer un peu son nid douillet. Dix millions de degrés devraient faire l'affaire. — Silence! ordonna la voix de Suma IV depuis le cockpit. Puis ce fut la voix du prime intégrateur Asteague/Che qui résonna sur le canal général. — Mes amis, nous avons... vous avez un problème. — C'est rien de le dire, gronda Orphu, oubliant que tous pouvaient entendre sa voix. — Non, fit le prime intégrateur, je ne parle pas de l'attaque de l'être aux mains multiples. Je parle d'un problème plus grave. Nous venons de le localiser au-dessous de votre position actuelle. Nos capteurs n'auraient rien remarqué s'ils n'avaient pas suivi votre trajectoire. — Plus grave? répéta Mahnmut. — Beaucoup plus grave, rétorqua le prime intégrateur Asteague/Che. Et, en fait, ce problème n'est pas unique, j'en ai peur... il y en a sept cent soixante-huit en tout. 78. — Entamez votre appel, tonne Démogorgon. Héphsestos décoche un petit coup de coude à Achille pour lui rappeler de faire silence, s'incline tant bien que mal - un tas de sphères métalliques surmonté d'une boule de verre menace de culbuter - et déclare: — Votre Démogorgonesse, sire Cronos et autres Titans craints et respectés, Heures immortelles et... honorables créatures. Si mon ami Achille et moi-même sommes ici, ce n'est pas pour vous adresser un appel, ni pour que vous exauciez un vœu, mais pour partager avec vous une information des plus cruciales. Une information qui vous concerne au premier chef et qui... — Parle plus fort, ô dieu estropié. Héphsestos se fend d'un sourire forcé, serre les dents et répète son préambule. — Parle. Achille se demande si Cronos et les autres Titans, sans parler des entités indescriptibles qui les entourent, les Heures, les cochers et le reste, vont jouer un rôle actif dans cette assemblée ou si c'est le seul Démogorgon qui va prendre la parole, ne la donnant à d'autres que selon son bon vouloir. C'est alors qu'Héphasstos le surprend. Ouvrant son volumineux paquetage - un sac de toile renforcé d'une armature en fer, qu'Achille avait pris pour une réserve d'air -, le dieu de l'artifice en sort un ovale de cuivre hérissé de lentilles en verre. Il le pose avec soin sur un rocher, entre Démogorgon et lui, et se met à tripoter ses cadrans et ses réglages. Puis le dieu contrefait, s'époumonant dans son micro réglé au maximum, déclare: — Votre Démogorgonoïdité, très nobles et très effrayantes Heures, majestueux Titans et Titanides - Cronos, Rhéa, Crios, Coeos, Hypérion, Japet, Théia, Hélios, Séléné, Éos et autres tita-nesques êtres assemblés en ce lieu -, Guérisseurs aux multiples bras, cochers aux altières aspérités... vous tous, honorées créatures au sein de cette brume cendreuse... plutôt que de plaider ma cause, plutôt que de vous prier de jeter à bas de son trône Zeus l'usurpateur, qui a l'affront de revendiquer pour lui la suprême divinité... plutôt que de vous demander de le déposer, ou à tout le moins de vous opposer à lui, qui veut posséder tous les mondes connus, tous les univers connus, maintenant et à jamais, dans les siècles des siècles, je vais vous permettre d'assister à un événement en temps réel. Car alors même que nous sommes rassemblés ici sur ce tas de merde et de lave, Zeus a convoqué dans le grand hall des dieux tous les immortels Olympiens. J'ai planqué là-bas une caméra, qui retransmet les images à une station relais du bassin d'Hellas et, grâce au trou de brane ouvert par l'immortelle Nyx, nous les recevons avec à peine une seconde de retard. Voyez! Héphaestos tripote à nouveau ses réglages, actionne un interrupteur. Il ne se passe rien. Le dieu du feu se mord les lèvres, pousse une bordée de jurons et s'acharne sur sa machine de cuivre. Celle-ci se met à clignoter, à bourdonner, puis redevient inerte. Achille dégaine lentement sa dague déicide. — Voyez! répète Héphaestos à plein volume. Cette fois-ci, la machine de cuivre projette dans les airs un rectangle de deux cents coudées de large, qui s'immobilise au-dessus de Démogorgon et des centaines de formes assemblées au sein des fumées teintées d'écarlate. Ce rectangle n'affiche malheureusement que de la neige grésillante. — Et merde! grommelle Hépheestos, parfaitement audible. Il se précipite à nouveau sur sa machine et agite des bâtons de métal qui, aux yeux d'Achille, évoquent irrésistiblement des oreilles de lapin. Une image d'une netteté parfaite se forme devant eux. Une projection holographique en trois dimensions, aux couleurs criantes de naturel, comme si une fenêtre venait de s'ouvrir sur le grand hall des dieux. La qualité du son est à la hauteur de celle de l'image: Achille entend le murmure produit par plusieurs centaines de sandales sur le sol de marbre. Lorsque Hermès lâche discrètement un vent, le bruit en parvient à toute l'assemblée. Les Titans, les Titanides, les Heures, les cochers, les Guérisseurs myriapodes, les monstrueuses formes innommées - bref, tout le monde à l'exception de Démogorgon - poussent un hoquet de stupeur, chacun à son inhumaine façon. En réaction non pas à la grossièreté d'Hermès, mais au prodigieux impact de la projection holographique, qui poursuit encore son expansion. Lorsque la bande de lumière et de mouvement se referme autour d'eux, l'illusion est parfaite: c'est comme s'ils se trouvaient parmi les immortels dans le grand hall des dieux. Achille fait même mine de tirer sa dague, persuadé un instant que Zeus sur son trône d'or et le millier d'Olympiens autour de lui, alertés par la rumeur du Tartare, vont se tourner vers les créatures qui les épient au sein de la pénombre. Mais ils n'en font rien. La liaison est à sens unique. Zeus - qui mesure bien cinquante pieds de haut - se penche en avant et, adressant un rictus aux dieux et aux déesses, aux Furies et aux Érinyes rassemblés devant lui, prend la parole. Achille perçoit la vanité nouvelle du dieu dans la cadence archaïque des syllabes qu'il déroule. — Vous, puissances d'Olympos assemblées, qui partagez la gloire et la force de celui que vous servez, réjouissez-vous! Désormais, je suis tout-puissant. Tout m'est soumis; seule l'âme de l'Homme, comme un feu inextinguible, brûle encore à la face du ciel avec ses violents reproches, et doutes et lamentations, et prières à contrecœur, soulevant une insurrection qui pourrait porter atteinte à la sécurité de notre antique empire, quoiqu'il repose sur une foi invétérée et une crainte contemporaine de l'enfer; et quoique mes malédictions à travers l'air suspendu, comme la neige sur les pics sans herbe, tombent flocon par flocon, et se cramponnent à lui; quoique sous la puissance de mon courroux il grimpe, pas après pas, les rochers de la vie qui le blessent, comme la glace blesse des pieds nus; il reste malgré tout supérieur à la misère, ambitieux, indompté, cependant tout près de sa ruine. Soudain, Zeus se lève et se dresse de toute sa taille, émettant un rayonnement si intense que mille immortels et un mortel transpirant dans sa tenue caméléon - il est parfaitement visible pour la caméra d'Héphœstos, donc pour tous les spectateurs du Tar-tare - reculent d'un pas au même instant. Et Zeus reprend: — Verse le vin du ciel, idéen Ganymède, qu'il remplisse comme un feu les coupes dédaliennes; et vous, du sol divin parsemé de fleurs, jaillissez, harmonies toutes-triomphantes, comme la rosée de la terre sous les étoiles crépusculaires! Buvez! Que le nectar fasse circuler dans vos veines l'âme de la joie, vous, dieux éternels, jusqu'à ce que l'allégresse éclate en une voix immense, comme la musique des vents élyséens! » Et toi, monte près de moi, voilée dans la lumière du désir qui fait de toi une seule chose avec moi, alors que je deviens Dieu à l'ascendant, le Dieu unique à tes yeux, le seul et vrai Dieu omnipotent, Dieu tout-puissant, seigneur de l'éternité! Héphaestos éteint son projecteur de cuivre et de verre. La gigantesque fenêtre circulaire reliant le Tartare au hall des dieux sur Olympos se volatilise, et il ne reste plus que la cendre, la suie et la pénombre rougeâtre. Achille se campe sur ses jambes et lève son bouclier pour dissimuler la dague déicide qu'il tient d'une main ferme. Il n'a aucune idée de ce qui va suivre. Durant un interminable moment, il ne se passe rien. Achille s'attend à des cris, à des protestations, à voir Héphaestos sommé de prouver la véracité de ces images et de ces voix, les Titans se mettre à beugler, les Guérisseurs myriapodes courir dans tous les sens... mais il n'y a pas un bruit, pas un mouvement parmi les centaines de créatures assemblées sur la roche. La fumée cendreuse qui imprègne l'air est si épaisse qu'elle obscurcit l'éclat écarlate de la lave, et Achille se félicite - il ne peut plus remercier les dieux - de disposer des lunettes de la thermopeau pour voir ce qui se passe. Il jette un coup d'œil en direction du trou de brane que Nyx - la déesse Nuit elle-même - a ouvert pour eux, du moins à en croire Héphsestos. Il est toujours là, à un peu plus d'un stade, une brèche de cinquante pieds de haut. Si une bagarre éclate, si ce Démogorgon décide de bouffer du dieu nain et du héros achéen, Achille a l'intention de foncer vers le trou, quitte à affronter pour l'atteindre une armée de géants et de bestioles en tout genre. Il se sent fin prêt. Le silence se prolonge. Le vent hurle au-dessus des rochers difformes et des formes qui le sont encore plus. Le volcan bouillonne et éructe, mais Démogorgon ne pipe mot. Puis il déclare: — TOUS LES ESPRITS QUI OBÉISSENT AUX CHOSES MAUVAISES SONT ESCLA VES: TU SAIS SI ZEUS EST TEL OU NON. — Mauvais? rugit Cronos le Titan. Mon fils est fou! C'est l'usurpateur suprême. Rhéa, la mère de Zeus, se montre plus tranchante encore. — Zeus poursuit sa volonté jusqu'à la ruine. Il est le mépris de la Terre et la honte d'Olympos. Qu'il soit proscrit et abandonné. Qu'il se flétrisse dans la souffrance, qu'il soit pendu à ses chaînes de diamant. Le monstrueux Guérisseur s'exprime à son tour, d'une douce voix féminine qui fait sursauter Achille. — Zeus va trop loin. Il veut imiter les Moires et les tourne en dérision. L'une des immortelles Heures tonne depuis la falaise où elle est perchée: — L'abîme ne demande pas un plus terrible nom: Zeus usurpateur. Achille s'accroche au rocher le plus proche, pensant que le volcan devant lequel trône Démogorgon vient d'entrer en éruption, mais ce n'est que le murmure approbateur montant des êtres assemblés. Crios le Titan hirsute, le frère de Cronos, lance depuis le flot de lave où il baigne: — Que ce prétendant soit englouti par les vagues immenses de sa propre ruine. Je monterai moi-même sur Olympos où nous avons jadis régné, et nous retomberons tous deux en enfer, comme un vautour et un serpent épuisés glissent, entrelacés dans un inextricable combat. — Redoutable forme! crie l'un des cochers aux multiples bras en se tournant vers Démogorgon. Parle! — Dieu plein de miséricorde règne, déclare la voix assourdissante de Démogorgon, qui résonne au-dessus des pics et des vallées du Tartare. Zeus n'est pas Dieu tout-puissant. Zeusnedott PLUS RÉGNER SUR ÛLYMPOS. Achille était sûr que Démogorgon n'avait point de membres sous son voile, mais voilà qu'il lève un bras jusque-là invisible et tend des doigts terribles. Le trou de brane ouvert à un stade de là s'élève comme pour obéir à son ordre, flotte au-dessus de l'assemblée, s'élargit et descend lentement. — Paroles vives, paroles vaines, tonne Démogorgon tandis que tombe autour d'eux un cercle de feu qui va en s'agrandissant, La souffrance est l'ultime et la sûre réponse. Héphaestos agrippe Achille par le bras. Le dieu nain arbore au sein de sa barbe un large sourire dément. — Accroche-toi, mon gars, dit-il. 79. C'était une entreprise désespérée, voire insensée, mais Mahnmut était aux anges. La navette était descendue au ras des vagues pour larguer La Dame noire une quinzaine de kilomètres au nord des coordonnées de l'inquiétante singularité critique. Suma IV ne souhaitait pas que l'onde de choc se propage sur une trop grande distance et active les sept cent soixante-huit trous noirs - sans doute logés dans des missiles au cœur de l'antique épave -, et personne n'avait émis d'objection. Si Mahnmut avait été muni d'une bouche humaine, il aurait affiché un sourire de demeuré. La Dame noire était conçue et fabriquée pour opérer sous les glaces d'Europe, dans un environnement de ténèbres absolues et de pressions terrifiantes, mais elle tournait à la perfection dans l'océan Atlantique de la Terre. À la perfection et plus encore. — J'aimerais que tu puisses voir ça, déclara-t-il sur le canal privé. Orphu d'Io et lui avaient reformé leur duo. Aucun autre moravec n'avait voulu s'approcher de ces sept cent soixante-huit trous noirs embryonnaires mais proches du point critique, et la navette était déjà loin d'ici, Suma IV tenant à poursuivre sa mission de reconnaissance, qui l'amènerait sur la côte est de l'Amérique du Nord. — Je « vois » les données radar, sonar, thermiques et autres, répondit Orphu. — Oui, mais ce n'est pas la même chose. Il y a tellement de lumière dans cet océan. Et pourtant, on est à vingt mètres de profondeur. Même quand Jupiter était plein, son éclat ne se faisait jamais sentir à plus de quelques mètres - à condition bien sûr qu'il y ait un trou dans la glace au-dessus de moi. — C'est splendide, je n'en doute pas, commenta Orphu. — Oui, vraiment splendide, bredouilla Mahnmut, sans se demander si son ami ne versait pas dans l'ironie. Les rayons lumineux tombent à la verticale et projettent sur toutes choses des mouchetures vertes. La Dame a du mal à interpréter tout ça. — Elle perçoit la lumière? — Bien sûr. Elle a pour tâche de me communiquer toutes les données qu'elle collecte, en les sélectionnant au fur et à mesure de mes besoins, et elle est suffisamment consciente pour remarquer la différence en matière de lumière, de gravité et de beauté. Elle adore cet océan. — Parfait, gronda Orphu d'Io. Ne va pas lui dire ce que nous sommes venus faire ici et vers quoi nous nous dirigeons, cela lui gâcherait le plaisir. — Elle est déjà au courant, répliqua Mahnmut, refusant de se laisser déstabiliser. Le sonar lui signala qu'ils approchaient d'une crête - celle-là même où était échouée l'épave - dont le sommet se trouvait à moins de quatre-vingts mètres de profondeur. La configuration de cette région de l'océan ne laissait pas de l'étonner. Sur Europe, la profondeur de la mer n'était jamais inférieure à mille mètres, et voilà qu'il tombait sur une crête frôlant quasiment la surface en plein milieu de l'Atlantique. — J'ai fait tourner le programme du protocole de désarmement que nous ont téléchargé Cho Li et Suma IV, reprit Orphu. Tu as eu le temps de l'étudier en détail? — Pas vraiment. Mahnmut avait enregistré ce protocole dans sa mémoire active, mais le largage de La Dame noire, puis son adaptation à ce stupéfîant nouveau milieu, avaient exigé toute son attention. Son bien-aimé sous-marin était comme remis à neuf - voire mieux encore. Les mécanos moravecs de Phobos avaient fait un boulot fantastique. Chacun des mécanismes endommagés ou détruits lors du crash dévastateur dans la mer de Téthys fonctionnait désormais à merveille au sein des eaux clémentes de la Terre. — La bonne nouvelle, c'est qu'il est théoriquement possible de désarmer chacun de ces missiles à trous noirs, poursuivit Orphu d'Io. Nous disposons de tous les outils nécessaires - y compris la torche à six mille degrés et les générateurs de champ de force focalisés -, et nous pourrons agir de concert durant la plupart des phases délicates - tu te chargeras de l'analyse visuelle et moi de la manipulation. Il va falloir bosser, mais ce sera faisable. — Ça, c'est la bonne nouvelle... — La mauvaise, c'est que si nous travaillons sans trêve ni repos, ni pause-café ni pause-pipi, il nous faudra consacrer neuf heures à chaque trou noir - je n'ai pas dit à chaque ogive, mais à chaque trou noir. — Et comme il y en a sept cent soixante-huit... — Ça nous fait six mille neuf cent douze heures, acheva Orphu. Soit en journées terriennes, c'est-à-dire en journées moravecs standard, deux cent quatre-vingt-huit jours, à condition que tout se déroule comme prévu et que nous ne rencontrions pas d'obstacles inattendus... — Eh bien... fit Mahnmut. Avant de réfléchir à cet aspect des choses, commençons par localiser l'épave et par vérifier que les missiles sont accessibles. — Ces données sonar me font un drôle d'effet. Ce n'est pas comme si mon ouïe s'était affûtée, mais plutôt comme si ma peau s'était élargie pour... — Ça y est! coupa Mahnmut. J'aperçois l'épave. Sur cette planète plus volumineuse que Mars, et encore plus que la minuscule Europe, où il avait passé le plus clair de son existence, la perception des distances et la profondeur de champ n'avaient rien de commun avec ce à quoi il était habitué. Mais grâce aux capteurs radar et sonar, sans parler des systèmes de détection de masse et de ses propres yeux, Mahnmut estima que la poupe de l'épave se trouvait à cinq cents mètres droit devant, reposant sur un sol vaseux un peu au-dessous de leur profondeur actuelle, laquelle était de soixante-dix mètres, et que le bâtiment abîmé faisait environ cinquante-cinq mètres de long. — Bon Dieu! murmura-t-il. Tu reçois bien les données radar et sonar? — Oui. L'épave présentait une légère assiette sur le devant, mais sa proue était occultée par les chatoiements du champ de force se dressant de part et d'autre de la mince bande de terre reliant l'Europe à l'Amérique du Nord. Ce qui stupéfiait Mahnmut, c'était tout simplement ce mur de lumière. Ici, à plus de soixante-dix mètres de profondeur, dans ce domaine où auraient dû régner des ténèbres absolues, les rayons du soleil illuminaient le terminateur aquatique et moiraient la coque gris-vert du submersible englouti. — Je vois ce qui l'a coulé, annonça Mahnmut. Est-ce que tes capteurs ont repéré la brèche dans la coque, au-dessus de l'emplacement probable de la salle des machines? Juste derrière le renflement du compartiment à missiles? — Oui. — À mon avis, c'est une mine, un missile ou une torpille qui a fait ça. Les plaques de la coque sont gauchies vers l'intérieur. Et la voile est fissurée à sa base. — La voile? Tu veux dire que ce machin a une voile, comme la felouque à bord de laquelle nous avons traversé Vallès Mari-neris? — Non. Je parle de cette superstructure qui frôle le champ de force. Du temps des premiers sous-marins, on appelait ça un kiosque. Au XXe siècle, quand sont venus les sous-marins nucléaires comme ce « boomer », on a adopté le terme de voile. — Pourquoi? demanda Orphu d'Io. — Je l'ignore, répondit Mahnmut. Ou plutôt: l'information est archivée quelque part dans mes banques de mémoire, mais je n'ai pas le temps de les fouiller en ce moment. — Et c'est quoi, un « boomer »? — C'est le petit nom que les humains du début de l'Ère perdue donnaient à ce type de sous-marin lanceur d'engins. — Ils donnaient des petits noms aux machines conçues pour la mort et la destruction à l'échelle planétaire? — Oui. Ce « boomer » a sans doute été construit un siècle ou deux avant le jour où il a coulé ici. Je présume qu'il provenait des chantiers navals d'une grande puissance, qui l'a revendu à une puissance plus petite. En tout cas, il était déjà là quand on a ouvert cette brèche dans l'océan Atlantique. — Pouvons-nous accéder aux missiles à trous noirs? demanda Orphu. — Attends. Je vais voir. Mahnmut fit avancer La Dame noire au ralenti. Comme il ne tenait pas à s'approcher du champ de force et de l'air libre dont il les séparait, il stoppa au niveau du compartiment à missiles de l'épave. Les puissants projecteurs de La Dame noire balayèrent celle-ci pendant que ses instruments en sondaient l'intérieur. — Ça ne colle pas, murmura-t-il sur le canal privé. — Quoi donc? demanda Orphu. — Ce bâtiment est envahi d'anémones de mer et autres organismes marins, ça grouille littéralement de vie là-dedans, mais on dirait qu'il a coulé il y a à peine un siècle, alors qu'en toute logique, ça a dû se passer il y a deux mille cinq cents ans. — Quelqu'un aurait-il pu l'activer il y a un siècle? — Non. À moins que toutes nos observations n'aient été entachées d'erreur. Cela fait plus de deux mille ans que les humains à l'ancienne subsistent sans technologie ou presque. Même si l'un d'eux était tombé sur ce sous-marin et avait réussi à le faire fonctionner, qui donc l'aurait coulé? — Les posthumains? — Ça m'étonnerait. Une mine ou une torpille, c'est trop primitif pour eux. Et jamais les posthumains n'auraient laissé ces trous noirs moisir ici. — Pourtant, les missiles sont bien là, dit Orphu. Je perçois leurs ogives sur mes écrans radar, avec les champs de confinement des trous noirs. Nous ferions mieux de nous mettre au travail. — Un instant. Mahnmut avait dépêché dans l'épave des sondes pas plus grosses que ses mains, et elles lui transmettaient des données via leurs cordons ombilicaux ultrafins. L'une d'elles s'était connectée à l'IA du poste de commandement. Mahnmut et Orphu écoutèrent les dernières paroles prononcées par les vingt-six membres d'équipage alors qu'ils se préparaient à lancer les missiles balistiques qui allaient détruire leur planète. Une fois achevée la lecture des données, les deux moravecs observèrent un silence qui dura une longue minute. — Oh! quel monde est-ce là, que hantent pareils êtres! murmura Orphu. — Je descends pour te préparer à ta sortie extra-véhiculaire, dit Mahnmut d'une voix monocorde. On va examiner le problème de près. — Pourrons-nous aller dans la zone sèche? Dans la brèche? — Je n'ai pas envie de m'en approcher. Ce champ de force risque de nous détruire - les instruments de La Dame noire sont incapables de déterminer sa nature exacte -, et je peux t'assurer que mon sous-marin ne nous sera d'aucune utilité hors de l'eau. On ne touche pas à ce truc. — Tu as regardé les photos aériennes prises par la navette au moment de notre approche? — Oui. Elles sont affichées sur mon écran en ce moment même. La proue de l'épave est fort endommagée, mais cela ne nous concerne pas. Nous pouvons accéder aux missiles par les parties immergées. . , . — J'attire ton attention sur les objets qui se trouvent a proximité de cette proue. Mes données radar sont peut-être moins fiables que tes données visuelles, mais j'ai bien l'impression que l’un d'eux est un être humain. Mahnmut scruta son écran. La navette avait pris quantité d'images avant de s'éloigner, et il les fit défiler l'une après l’autre. — Si c'était un être humain, il est mort depuis longtemps déclara-t-il. Il est inerte, les bras et les jambes flasques totalement desséché. Mais j'ai des doutes sur ton interprétation - il doit s agir d'un débris dont la forme rappelle celle d'un corps. Le terrain est fort encombré dans les parages. . — D'accord, fit Orpbu, de toute évidence conscient de leurs priorités. Que dois-je faire pour me préparer? — Ne bouge pas, répondit Mahnmut. Je descends te retrouver. Nous allons sortir ensemble. La Dame noire reposait sur ses pattes télescopiques, à moins de dix mètres de la poupe de l'épave. Orphu s'était demandé comment ils allaient sortir de la soute, dont l'écoutille s ouvrait sur le ventre du sous-marin européen, si celui-ci se posait sur le tono sablonneux, mais Mahnmut avait résolu le problème avant même qu'il se pose. Dès qu'il avait rejoint son ami ionien, le petit moravec avait établi avec lui une liaison corn directe tandis que le pilote automatique refermait le sas, laissait entrer l'eau dans la soute équilibrait les pressions et ouvrait l'écoutille. Une^ fois Orphu déconnecté de ses ombilicaux de bord, tous deux s étaient doucement laissés choir sur le fond de l'océan. Si ancienne, si craquelée fût-elle, la carapace d Orphu ne fayait pas. Comme il s'étonnait des mesures de pression que lui transmettaient ladite carapace et ses autres organes dédies, Mahnmut lui expliqua la situation. La pression atmosphérique prévalant à la surface des eaux était de 1 033 hectopascals, soit un peu plus d'un kilo par centimètre carré. Tous les dix mètres - ou, plus précisément, tous les trente trois pieds, pour utiliser une antique mesure antérieure ij perdue qu'Orpmi connaissait bien -, cette pression croissait d une atmosphère. Ainsi donc, à dix mètres de profondeur, la pression ressentie serait de deux kilos par centimètre carré puis de troi kilos par centimètre carré à vingt mètres, et estera. Vu la protondeur à laquelle gisait l'épave, la coque de La Dame noire et les carapaces des moravecs étaient soumises à l'équivalent de huit atmosphères. Tous trois étaient conçus pour résister à des pressions bien plus importantes, quoique Orphu fût habitué à un différentiel négatif, car il évoluait dans le vide spatial saturé de soufre et de radiations des environs d'Io. Question radiations, d'ailleurs, ils étaient servis. Ils transmirent leurs mesures à la Dame, qui les analysa aussitôt. Si les moravecs ne couraient aucun danger, ils demeuraient sensibles aux neutrons et aux rayons gamma qui les traversaient de part en part. S'ils avaient été des êtres humains, expliqua Mahnmut, et s'ils avaient respiré le mélange standard utilisé sur Terre - vingt et un pour cent d'oxygène, soixante-dix-neuf pour cent d'azote -, l'effet des huit atmosphères de pression sur ce dernier gaz aurait affecté leurs capacités tant mentales que physiologiques et aurait nécessité une remontée graduelle, avec plusieurs paliers de décompression. Mais les moravecs respiraient de P02 à l'état pur, leurs systèmes internes compensant l'augmentation de pression. — Et si nous partions dénicher l'ennemi? proposa Orphu d'Io. Mahnmut ouvrit la marche. En dépit de ses précautions, une nuée de vase monta bientôt autour de lui. — Tu me captes toujours par radar? demanda-t-il. Cette purée de pois brouille tous mes capteurs visuels. J'avais lu des histoires de plongée et je savais à quoi m'attendre. Le premier à explorer une épave jouit du spectacle en exclusivité; pour les autres, c'est visuel zéro - du moins tant que la vase n'est pas retombée. — Visuel zéro, hein? fit Orphu. Bienvenue au club, amigo. Le radar qui me sert à m'orienter dans les nuées sulfureuses d'Io fait des merveilles au fond de ces mers vaseuses. Je distingue nettement la coque, la bosse du compartiment à missiles et le machinchose... la voile... Le tout à trente mètres. Si tu as besoin d'aide, dis-le-moi et je te prendrai par la main. Mahnmut répondit par un grognement et bascula en mode thermique et radar. Ils s'approchèrent du compartiment à missiles, cinq mètres au-dessus de ces derniers, utilisant leurs tuyères internes pour manœuvrer en douceur, veillant à ne pas les orienter vers ces engins de mort. Ceux-ci gisaient un peu partout dans la chambre. Il y avait en tout quarante-huit tubes, et autant d'écoutilles grandes ouvertes. Ces écoutilles ont l'air sacrement lourdes, émit Mahnmut via le faisceau cohérent. Tous leurs échanges, radio et faisceau cohérent, étaient bien entendu transmis à la navette et à la Reine Mab, par l'entremise d'une bouée relais que Mahnmut avait lancée depuis La Dame noire. Orphu, qui soupesait l'une de ces écoutilles, aussi large que lui, précisa: — Sept tonnes. Après que le commandant du sous-marin eut ordonné à FIA d'ouvrir les quarante-huit écoutilles, les missiles étaient restés isolés de l'océan par des dômes en fibre de verre bleue. Comme le constata Mahnmut, ils étaient censés briser ces dômes protecteurs, initialement propulsés par une explosion d'azote, leurs moteurs ne prenant le relais qu'une fois qu'ils seraient parvenus à l'air libre. Sauf que cette explosion d'azote ne s'était pas produite, pas plus que leurs moteurs ne s'étaient enclenchés. Les dômes n'avaient pas résisté à l'érosion; il n'en subsistait que quelques éclats friables. — Quel bazar, commenta Orphu. Mahnmut opina. Le projectile qui avait frappé L'Épée d'Allah, quel qu'il fût, lui brisant l'échiné au-dessus de ses moteurs, tranchant net les propulseurs du « boomer » et l'inondant sur toute sa longueur, avait tellement secoué le compartiment à missiles que ceux-ci gisaient éparpillés comme la proverbiale meule de foin. Dans certains cas, leur tête restait pointée vers le haut, mais dans d'autres, elle se retrouvait enfouie dans la vase, et la corrosion avait rongé les antiques fusées à carburant solide. Pas question de boucler cette besogne en six mille neuf cent douze heures, commenta Orphu. Il nous faudra encore plus longtemps pour accéder à certains de ces missiles. Et il y a de grandes chances pour qu'un jet de torche mal dirigé déclenche la mise à feu de l'un d'eux. Ouais, fit Mahnmut. Il n'y avait plus de nuée vaseuse pour lui brouiller la vue, et il pouvait mesurer l'étendue des dégâts avec ses seuls capteurs visuels. — L'un de vous a-t-il une idée? demanda le prime intégrateur Asteague/Che. Mahnmut faillit sursauter. Il savait certes que tous les occupants de la Mab les observaient, mais il était si absorbé par le contenu de l'épave que cela lui était sorti de la tête. — Oui, répondit Orphu d'Io en passant sur le canal général. Voici ce que nous allons faire. Il leur décrivit la procédure de la façon la plus claire et la plus succincte qui soit. Plutôt que d'appliquer le protocole transmis par les primes intégrateurs, les deux moravecs allaient parer au plus pressé. Mahnmut commencerait par amener La Dame noire au-dessus de l'épave, déployant ses pattes télescopiques afin qu'elle adopte la position d'une poule couvant ses œufs. Les projecteurs du sous-marin les éclaireraient durant la suite des opérations. Mahnmut et Orphu entreprendraient ensuite de détacher l'ogive de chaque missile au moyen d'une torche, les hissant ensuite dans la soute de La Dame noire grâce à un système de treuil tout simple, après quoi ils les rangeraient dans des paniers comme les œufs cités plus haut. — L'un des trous noirs ne risque-t-il pas de franchir le seuil critique lors de ce démontage improvisé? demanda Cho Li depuis la passerelle de la Reine Mab. — Si, gronda Orphu sur le canal général, mais ce risque se transformera en certitude si nous perdons un an à les désactiver dans les règles de l'art. Mieux vaut procéder ainsi. Mahnmut toucha l'un des manipulateurs de l'Ionien et hocha la tête en signe d'assentiment, sachant que le radar d'Orphu capterait sa réaction. La voix sévère de Suma IV se fit entendre sur le canal général. — Et que comptez-vous faire des quarante-huit ogives et des sept cent soixante-huit trous noirs une fois que vous les aurez chargés dans votre sous-marin? — Vous viendrez nous récupérer, répliqua Mahnmut. La navette conduira dans l'espace interplanétaire La Dame noire et sa cargaison de mort, et nous enverrons celle-ci se faire voir ailleurs. — La navette n'est pas configurée pour se rendre au-delà de l'orbite terrestre, rétorqua sèchement Suma IV. Et les drones leucocytes des anneaux e et p ne manqueront pas de nous sauter dessus. — C'est votre problème, gronda Orphu. À présent, nous allons nous mettre au travail. Dix à douze heures devraient nous être nécessaires pour démonter ces ogives et les charger à bord de La Dame noire. Quand nous referons surface, vous avez intérêt à nous proposer un plan. Nous savons que d'autres spationefs ont accompagné la Reine Mab dans le cadre de cette mission - des bâtiments furtifs, qui ont dû rester en arrière-garde au-delà des anneaux. L'un d'entre eux sera sûrement prêt à aborder la navette en orbite terrestre pour nous débarrasser de ces saloperies. Nous ne voudrions pas être venus sur la Terre dans le seul but de la détruire. — Message reçu, dit Asteague/Che. Je vous annonce par ailleurs que nous avons un visiteur. Un appareil de petite taille - un sonie, je crois bien - se prépare en ce moment même à aborder l'île orbitale de Sycorax. 80. Le départ de Personne se fit sans cérémonie. Il s'installa aux commandes du sonie, qui s'éleva doucement au-dessus du sol, bavarda quelques instants avec Daeman, Hannah et Tom, qui se tenaient devant lui, et, l'instant d'après, l'appareil s'éleva à la verticale, le champ de force plaqua Personne sur sa couchette, et il fila vers le ciel, aussi rapide qu'une fléchette, pour disparaître en quelques secondes dans les nuages gris. Ada se sentait frustrée. Elle aurait aimé s'entretenir en privé avec l'ami qu'elle appelait jadis Odysseus. L'issue du vote avait été déterminée par une seule voix. Celle-ci n'appartenait pas à l'un des survivants d'Ardis mais à Elian, le leader chauve des réfugiés de Hughes Town qui étaient arrivés en compagnie d'Hannah et de Personne. Les opposants au départ du sonie étaient furieux. Ils avaient exigé un nouveau décompte. Le ton était monté, et certains étaient allés jusqu'à lever leur fusil. Ada s'était interposée entre les deux camps, déclarant d'une voix calme mais pleine d'autorité que le vote était entériné. Personne aurait le droit d'emprunter le sonie, qu'il leur rendrait le plus vite possible. En attendant, ils disposeraient de la chaloupe volante qu'Hannah et lui avaient assemblée au Golden Gâte à Machu Picchu - le sonie ne pouvait accueillir que six passagers, mais cet appareil-ci en transporterait jusqu'à quatorze si jamais ils devaient se réfugier dans l'île. L'affaire était entendue. Les fusils s'étaient baissés, mais le mécontentement persistait. Par la suite, certains des amis d'Ada l'avaient regardée d'un air mauvais, et elle avait compris que c'en était fini de son rôle de leader des survivants d'Ardis. Maintenant que Personne et le sonie n'étaient plus là, elle se sentait plus isolée que jamais. Elle caressa son ventre rond et se dit: Mon enfant, fils ou fille d'Harman, si je t'ai mis en danger, je le regretterai jusqu'à mon dernier instant. — Ada? dit Daeman. Je peux te parler seul à seule? Ils sortirent de l'enclos, s'arrêtant près des ruines calcinées du cubilot d'Hannah. Daeman lui raconta sa rencontre avec la posthumaine qui disait s'appeler Moira. Il la décrivit comme le sosie de Savi jeune, ajoutant qu'elle avait assisté à l'assemblée générale et au vote qui avait suivi celle-ci, invisible aux yeux de tous sauf aux siens. Ada secoua lentement la tête. — Tout cela n'a aucun sens, Daeman. Pourquoi un posthumain se manifesterait-il dans le corps de Savi... pour "venir ensuite parmi nous en demeurant invisible? Et comment le pourrait-il? Pour quelle raison? — Je l'ignore, répondit Daeman. — Est-ce qu'elle t'a dit autre chose? — Elle m'avait promis de me parler d'Hanxian si je la laissais assister à notre assemblée. — Et? Ada sentit son cœur battre si fort qu'elle crut que son enfant s'éveillait en elle, impatient lui aussi d'entendre la suite. — Et après le vote, tout ce que m'a dit «e fantôme, c'est: «Rappelle-toi que le cercueil de Personne n'était le cercueil de personne. » Ada lui demanda à deux reprises de répéter" ces mots. — Ça non plus, ça n'a aucun sens, conclut-elle. — Je sais, dit Daeman, qui paraissait catastrophé. J'ai voulu lui demander des éclaircissements, mais elle estait... partie. Volatilisée. Ada lui adressa un regard dur. — Tu es sûr de ne pas avoir rêvé, Daeman? Nous sommes tous épuisés, rongés par l'inquiétude et le manque de sommeil. Tu es sûr que ce fantôme était bien réel? Daeman lui rendit son regard, aussi sûr de scm fait qu'Ada était sceptique, mais n'ajouta pas un mot. — Rappelle-toi que le cercueil de Personne n'était le cercueil de personne, répéta Ada dans un murmure. Elle parcourut les lieux d'un regard circuladxe. Tous les survivants se consacraient à leurs tâches, conformuément au planning de la journée, mais ils s'étaient regroupés en fo nction de leur vote. Et personne ne s'approchait du malheureux Elisan. Ada refoula son envie de pleurer. Ni Personne ni le sonie ne revinrent ce jour-Ilà. Ni le lendemain. Ni le surlendemain. Le troisième jour, Ada monta à bord de lax chaloupe en compagnie d'Hannah, qui en tenait les commandes ^ et de Daeman, qui était de corvée de chasse, afin de se faire une idée du nombre de voynix massés autour de leur refuge. La jourmée était splendide - le ciel d'azur était vierge de nuages, un petit: vent chaud annonçait le printemps -, et elle constata tout de si_xite que l'armée de tueurs acéphales qui se déployait à trois kilo:-mètres de la Fosse était plus importante que jamais. — Difficile d'estimer leur nombre, dit-elle à Daeman, chuchotant bien qu'ils aient survolé les voynix à trois cents mètres d'altitude. Rien que dans ce pré, ils sont déjà trois ou quatre cents. Nous n'avons jamais été formés à ce type de recensement. À ton avis? Tu dirais qu'il y en a quinze mille en tout? Davantage? — Davantage, je crois bien, répondit posément Daeman. Ils sont bien trente ou quarante mille à nous cerner. — Ils ne se fatiguent jamais à rester debout tout le temps? Ils n'ont jamais besoin de manger? Ni de boire? — Cela me semble évident. À l'époque où nous les prenions pour des machines domestiques, je ne les ai jamais vus souffrir de la faim, ni de la fatigue. Et toi? Ada ne répondit pas. Cette époque semblait bien trop lointaine pour qu'elle y songe, quoiqu'elle eût pris fin moins d'un an plus tôt. — Cinquante mille, marmonna Daeman. Peut-être qu'ils sont déjà cinquante mille, et il en arrive de nouveaux tous les jours. Hannah les emmena très loin à l'ouest pour trouver du gibier. Le quatrième jour, le bébé Sétébos avait atteint la taille d'un veau âgé d'un an - il y en avait eu quelques-uns dans leur troupeau, entièrement massacré par les voynix -, un répugnant cerveau d'une taille imposante, avec des circonvolutions grises, de multiples pattes roses, des yeux jaunes, des orifices palpitants et des tentacules s'achevant par des mains à trois doigts. Maman, maman, murmurait la créature dans l'esprit d'Ada, dans l'esprit de tous. Il faut que je sorte. Cette fosse est trop petite, et j'ai bien trop faim pour y rester enfermé. L'après-midi touchait à sa fin, moins d'une heure les séparait du crépuscule et de la longue nuit hivernale. Le groupe s'était rassemblé près de la Fosse. Il avait toujours tendance à rester divisé en deux camps, en fonction des positions adoptées lors du vote. Tous étaient désormais armés d'un pistolet ou d'un fusil à fléchettes, avec une arbalète à portée de main. Casman, Kaman, Greogi et Edide braquaient leurs fusils sur le monstre dans la Fosse. Les autres les observaient. — Hannah, dit Ada, est-ce que la chaloupe est chargée? — Oui, répondit sa jeune amie. Toutes les caisses prévues pour le premier voyage sont à bord, et il reste de la place pour dix personnes. Par la suite, nous pourrons en transporter quatorze. — Combien de temps faut-il pour parvenir à l'île, décharger la cargaison et revenir ici? — Quarante-deux minutes à la dernière estimation, répondit Laman en massant les moignons de ses doigts. Les allers-retours suivants n'en prendront que trente-cinq. On perd toujours du temps lors des phases de montée et de descente. — C'est encore trop long, décréta Ada. Hannah se rapprocha du feu qui brûlait en permanence près de la Fosse. — Ada, il faut quinze minutes de vol pour l'aller et autant pour le retour. La chaloupe ne peut pas aller plus vite. — Le sonie n'aurait mis qu'une minute pour se rendre là-bas, dit Loes, l'un des plus virulents parmi les survivants d'Ardis. En dix minutes, tout le monde aurait été évacué. — Nous ne disposons plus du sonie, dit Ada. Elle perçut la froideur de sa voix. Sans le vouloir, elle jeta un coup d'œil au sud-ouest, en direction de la rivière et de l'île, mais aussi de la forêt où attendaient les soixante mille voynix. Personne avait raison. Même si toute la colonie se réfugiait sur l'île, les voynix y seraient en moins d'une heure - voire en quelques minutes. Bien que le pavillon fax fût toujours hors service -deux personnes y étaient postées en permanence afin de le vérifier -, les voynix se déplaçaient par fax. Cela ne faisait aucun doute. Il n'existait pas un point du globe susceptible de leur offrir un abri sûr, Ada le comprenait maintenant. — C'est l'heure de préparer le dîner, annonça-t-elle. Tous entendaient en esprit la voix mielleuse du rejeton de Sétébos. Maman, papa, il faut vraiment que je sorte. Enlevez cette grille, papa, maman, ou alors je m'en chargerai. Je suis très fort maintenant. Et j'ai très faim. Je veux venir vous voir maintenant. Greogi, Daeman, Hannah, Elian, Boman, Edide et Ada discutèrent jusque tard dans la nuit. Au-dessus de leur feu de camp, les anneaux polaire et équatorial tournaient en silence comme ils l'avaient toujours fait. La Grande Ourse frôlait l'horizon au nord. Un croissant de lune flottait dans le ciel. — Demain, à la première heure, nous laisserons tomber cette île et évacuerons le plus de monde possible au Golden Gâte à Machu Picchu, déclara Ada. Nous aurions dû le faire depuis des semaines. — Cette patache volante mettra des semaines à rallier le Golden Gâte à Machu Picchu, rétorqua Hannah. Et elle risque de tomber en panne sur la route. Comme Personne ne sera pas là pour la réparer, ses passagers finiront naufragés. — Si elle tombe en panne ici, nous serons morts tout de même, dit Daeman, qui lui posa une main sur l'épaule comme pour la réconforter. Tu as accompli des miracles pour la maintenir en état de marche, Hannah, mais c'est une technologie que nous ne comprenons pas. — Y a-t-il une technologie qui nous soit compréhensible? marmonna Boman. — Celle des arbalètes, répliqua Edide. On se débrouille fou-trement bien pour fabriquer des arbalètes. Personne ne rit. Au bout de quelques minutes, Elian demanda: — Pourquoi les voynix ne peuvent-ils pas pénétrer dans les modules d'habitation de ce pont? Je n'ai pas très bien compris. — Ces modules ressemblent à des grains de raisin sur de la vigne vierge, dit Hannah, qui connaissait le Golden Gâte mieux que quiconque. Sauf que l'on peut passer de l'un à l'autre sans difficulté. Ils sont faits d'une sorte de plastique, produit par une technologie de la fin de l'Ère perdue, voire posthumaine - il y a un champ de force qui enveloppe la surface de chaque bulle. Les voynix glissent dessus sans y trouver de prise. — Quand nous avons quitté Jérusalem pour explorer le Bassin méditerranéen avec Savi, nous étions à bord d'un rampeur dont l'habitacle était équipé du même système, ajouta Daeman. Elle appelait ça un champ antifriction conçu pour empêcher la pluie de s'accumuler sur le verre. Et ça repoussait aussi les voynix et les calibani. — J'aimerais bien voir l'un de ces calibani, intervint Elian. Et aussi ce Caliban que tu nous as décrit. L'expression de l'homme chauve semblait se partager en permanence entre la force d'âme et la curiosité. — Non, murmura Daeman, tu n'aimerais pas cela. Surtout s'il s'agissait du vrai Caliban. Crois-moi sur parole. Il y eut un bref silence, que Greogi rompit pour dire tout haut ce que tous pensaient tout bas. — Il va falloir tirer à la courte paille... ou quelque chose comme ça. Quatorze d'entre nous pourront aller au Golden Gâte. Ils emporteront des armes, de l'eau et quelques provisions de bouche, et ils pourront chasser en cours de route pour les compléter. Mais les autres resteront ici. — Quatorze personnes épargnées sur cinquante-cinq? dit Edide. Ça ne semble pas très juste. — Hannah sera du voyage, continua Greogi. Elle reviendra ici avec la chaloupe si les autres ont pu arriver au Golden Gâte. L'intéressée secoua la tête. — Tu es aussi capable que moi de piloter cet engin, Greogi. Et n'importe qui peut apprendre à en faire autant. Il n'y a aucune raison pour que je sois du premier voyage, et tu sais... vous savez tous... qu'il n'y en aura pas de second. Cette patache n'est pas en état de faire la navette. Sans parler des voynix qui continuent d'affluer. Et de cette créature qui gagne sans cesse en puissance. Les quatorze qui tireront la courte paille auront une chance de survivre. Les autres mourront ici. — Alors, nous en déciderons à l'aube, déclara Ada. — Ça ne se fera pas dans la sérénité, avertit Elian. Les gens sont frustrés, affamés, aigris. Peut-être qu'ils ne voudront pas s'en remettre au hasard. Ils risquent de se ruer en masse sur la chaloupe, de peur de ne pas pouvoir y embarquer. Ada hocha la tête. — Daeman, avant que je convoque une assemblée, tu recruteras dix personnes de confiance pour monter la garde autour de la chaloupe. Edide, toi et tes amis, récupérez le plus grand nombre d'armes possible parmi celles qui ne sont pas attribuées. — La plupart des gens dorment avec un fusil à fléchettes, dit la jeune femme. Ils ne le quittent jamais des yeux. Ada hocha la tête une nouvelle fois. — Fais au mieux. Je leur parlerai à tous. Je leur expliquerai que c'est notre seul espoir. — Les perdants voudront être évacués sur l'île, dit Greogi. À tout le moins. Boman opina. — C'est comme ça que je réagirais. Et c'est ce que j'exigerai si je ne tire pas la bonne paille. Ada soupira. — Ça ne servira à rien. Je suis convaincue que cette île deviendra notre mouroir... les voynix l'envahiront quelques minutes après notre arrivée si le rejeton de Sétébos n'est plus là pour les éloigner. Mais nous respecterons le vœu de la majorité. La chaloupe transportera sur l'île ceux qui l'auront choisi, et elle partira ensuite pour le Golden Gâte. — Ça va nous faire perdre du temps, protesta Hannah. Et la chaloupe ne tiendra peut-être pas le coup. Ada tendit les bras, les paumes tournées vers le ciel. — Mais cela nous dispensera sans doute de nous entre-tuer, Hannah. Quatorze d'entre nous auront une chance de survie. Les autres ont bien le droit de choisir leur dernier carré. Un choix sans doute illusoire, mais ça vaut mieux que pas de choix du tout. Il n'y avait rien à ajouter à cela. Ils se séparèrent, chacun regagnant sa tente ou son abri. Hannah suivit Ada dans l'obscurité et, alors qu'elle allait entrer dans sa tente, lui posa une main sur le bras. — Ada, chuchota la jeune femme, j'ai l'impression qu'Harman est toujours en vie. J'espère que tu feras partie des quatorze. Ada sourit, et ses dents luisirent a la lueur des anneaux. — J'ai la même impression, ma chérie. Mais je ne serai pas de ces quatorze-là. J'ai déjà décidé de ne pas prendre part à ce tirage. Mon bébé et moi resterons à Ardis. Au bout du compte, ces préparatifs ne servirent à rien. Juste après le lever du soleil, Ada se réveilla en sursaut, sentant des mains glaciales s'insinuer dans son esprit et dans son ventre. Maman... ton petit garçon est avec moi. Il doit rester enfermé plusieurs mois, et je vais lui apprendre plein de choses - des choses fantastiques -, mais moi, je vais bientôt sortir! Elle poussa un hurlement en sentant la chose dans la Fosse qui palpait l'esprit encore inachevé du fœtus. Avant que quiconque ait pu réagir, elle se précipitait vers la créature, armée de deux fusils à fléchettes. Le bébé Sétébos avait tellement gauchi la grille qu'il était sur le point d'y insinuer la masse de ses circonvolutions cérébrales. Quelques tentacules plongeaient déjà leurs mains à trois doigts dans la terre, à cinq mètres de la Fosse. Trois de ses orifices manuels étaient grands ouverts, se repaissant de la souffrance, de la terreur et de l'histoire dont était imprégné le sol d'Ardis. Ses myriades d'yeux jaunes luisaient d'un éclat éblouissant tandis qu'il s'extirpait de sa prison, et les multiples doigts de ses grosses mains porteuses ondoyaient telles des anémones de mer caressées par un fort courant. Tout va bien, maman, ronronna la chose en émergeant de la Fosse. Attends de voir ce que je vais... Ada entendit Daeman et les autres courir derrière elle, mais elle ne se retourna pas et, se campant sur ses jambes, mit un fusil en joue et vida tout un chargeur dans le monstre. Celui-ci pivota sur lui-même, le lobe gauche réduit en charpie. Ses tentacules fouettèrent les airs en se tendant vers Ada. Elle les esquiva, logea un deuxième chargeur dans son arme, le vida sur la cervelle en convulsions. Mammmmaaaaaaaaaannnnnn. Ada lâcha le premier fusil une fois vidé son deuxième chargeur, leva le second fusil, le régla sur automatique, s'avança de trois pas, indifférente à la menace des tentacules, et vida le chargeur en visant un point situé entre les deux yeux jaunes les plus proches d'elle. Poussant un hurlement déchirant - toutes ses gueules étaient grandes ouvertes -, le rejeton de Sétébos retomba dans la Fosse. Ada se dirigea vers celle-ci, logea un nouveau chargeur et tira, sourde aux cris qui retentissaient tout autour d'elle. Une fois ce chargeur vide, elle en inséra un autre, visa la flaque de matière grise dans la fosse et se remit à tirer. Encore. Et encore. La cervelle se scinda en deux hémisphères, qu'elle fit exploser tour à tour comme deux citrouilles. Les mains et les tentacules tressaillirent, mais le bébé Sétébos était mort. Ada le sentit partir. Ainsi que tout le monde autour d'elle. Son dernier hurlement mental - poussé dans un langage qui était celui de la souffrance - s'estompa peu à peu dans leur esprit, comme des eaux usées disparaissant dans un caniveau. Tous les survivants, excepté les sentinelles, sortirent de leurs tentes et de leurs abris pour se masser autour de la Fosse, sans encore oser croire à cette absence que tous percevaient pourtant. — Eh bien, on n'aura pas besoin de tirer à la courte paille, je crois bien, dit Greogi, s'approchant d'Ada pour lui murmurer à l'oreille au sein de ce silence incrédule. Soudain, un bruit monta tout autour d'eux - un mélange de cliquetis, de vrombissement, de bourdonnement, encore éloigné mais de plus en plus net, une rumeur dont les échos crépitants résonnaient à travers la forêt et sur toutes les collines environnantes. — Qu'est-ce que... commença Casman. — Les voynix, dit Daeman. (Il s'empara du fusil que tenait Ada, y logea un nouveau chargeur et le lui rendit.) Ils attaquent en masse. 81. Sous mes yeux, le roi des dieux sombre dans la folie. Obéissant à une impulsion irraisonnée, je suis venu sur Olympos en quête d'un improbable secours, pour me retrouver aussi piégé que mes chers Achéens sur leur plage, cernés par des Troyens bien décidés à les anéantir, suant à grosses gouttes dans ma tenue caméléon au sein d'une foule d'immortels, m'efforçant de retenir mon souffle pour ne pas me faire repérer tandis que Zeus, le roi des dieux, se proclame le seul et unique Dieu, éternel et tout-puissant. Il y a peu de chances pour qu'on remarque ma présence. Les dieux qui m'entourent ont d'autres soucis en tête, et je les vois tous ouvrir des yeux éberlués, la bouche aussi béante que celle d'un poisson arraché à sa rivière. Zeus est devenu fou. Et ses yeux noirs semblent me foudroyer tandis qu'il discourt sur son accession à la divinité absolue. Je suis sûr qu'il me voit. Je lis dans son regard cette suffisance patiente qui est l'apanage du chat venant de capturer une souris entre ses griffes. Je glisse un bras sous le tissu caméléon poisseux de sueur pour agripper le médaillon TQ posé contre mon torse. Mais où me réfugier? Rejoindre les Achéens sur leur plage, c'est aller à une mort certaine. Gagner Ilium pour y retrouver Hélène, c'est opter pour la survie et le plaisir, mais au risque de trahir... de trahir qui donc? Les Grecs se sont toujours montrés indifférents à mon égard, du moins depuis qu'Achille et Odysseus ont disparu de l'autre côté du trou de brane. Pourquoi devrais-je me forcer à être loyal envers eux, alors qu'ils... C'est pourtant ce que je fais. Comme je pense à Odysseus - ce qui me remet en mémoire certaines images classées X -, je me rappelle que je peux toujours me TQ à bord de la Reine Mab. C'est peut-être mon refuge le plus sûr, même si je me sens vraiment déplacé chez les moravecs. Je ne vois aucune solution. Excepté la trahison et la lâcheté. Mais qui pourrais-je trahir, bon Dieu? m'interrogé-je, profanant le nom du Seigneur alors même que le nouveau Seigneur, le nouveau Dieu tout-puissant de cet univers me regarde au fond des yeux, au paroxysme de son délire. Le Seigneur Zeus n'a pas terminé son discours en demandant: « Des questions? », mais, vu le silence pesant qui s'instaure dans le grand hall des dieux, c'est tout comme. Puis, de façon aussi soudaine qu'inexplicable - étant donné le caractère proprement terrifiant de la conjoncture -, le lettré que je suis, Pex-scholiaste doublé d'un pédant impénitent, se rappelle une déclaration de Lucifer qui aurait pu sortir d'un poème de Milton: Je hausserai mon trône au-dessus des étoiles de Dieu... Quelque chose pulvérise le plafond et les étages supérieurs du grand hall des dieux, et une silhouette informe se découpe devant les cieux. On entend rugir et le vent et des voix. Les murs s'effondrent. De gigantesques formes, dont certaines sont vaguement humaines, démolissent piliers et colonnades, descendent du ciel pour attaquer les dieux. Les plus sensés de ceux-ci se TQ ou fuient à toutes jambes. Je reste figé sur place. Zeus se lève d'un bond. Ses armes et son armure dorée se trouvent à cinq ou six mètres de son trône, mais c'est bien trop loin. Trop de formes convergent sur lui pour que le père des dieux ait le temps de s'armer. Il se dresse de toute sa taille et tend son bras musculeux afin de mieux dispenser sa foudre et son tonnerre. Il ne se passe rien. — Aïe! Aïe! s'écrie Zeus, fixant sa main droite comme si elle venait de lui désobéir. Les éléments ne m'obéissent plus! — Nul refuge! Nul appel! tonne une voix émanant des ténébreuses nuées pesant sur les ruines du hall et les formes qui s'y affrontent. Accompagne-moi dans les profondeurs, usurpateur. Et ceux qui restent, renoncez aux trônes, aux autels, auxtribu-na ux et a ux prisons, à toutes ces formes abhorrées de Dieu et de l'Homme. Suis-moi, usurpateur, tyran du monde, descends dans ton nouveau royaume, étrange, sauvage, spectral, noir et exécrable. J'entends les immortels près de moi s'écrier « Cronos! » et « Les Titans! », puis je prends mes jambes à mon cou, espérant rester invisible grâce à ma tenue caméléon, traversant un chaos de colonnes renversées, de dieux et de titans en lutte, d'éclairs retentissants, pour me retrouver sous le ciel azur du sommet d'Olympos. Certains Olympiens ont fait décoller leurs chars, mais ils affrontent des chars bien plus puissants, pilotés par d'indescriptibles créatures. Sur les rivages du lac de la Caldeira, ce ne sont que combats entre dieux et Titans -j'aperçois Ares et Apollon aux prises avec une créature qui ne peut être que Cronos - ou entre dieux et monstres. Soudain, me voilà agrippé par la peau du cou. Une main puissante m'empoigne le bras droit avant que j'aie le temps de toucher mon médaillon, et m'arrache ma tenue caméléon comme s'il ne s'agissait que d'un vulgaire papier cadeau mal ficelé. Je découvre Hépheestos, le dieu nain et barbu, le maître du feu, l'artificier de Zeus et des dieux. Derrière lui, sur le gazon, un étrange assemblage de boulets de canon surmonté d'un bocal à poissons rouges. — Qu'est-ce que tu fous ici, Hockenberry? gronde-t-il. C'est peut-être un nain comparé à l'Olympien moyen, mais il me domine néanmoins de toute sa taille. — Vous arrivez à me voir? Je ne trouve rien d'autre à lui répondre. À cinquante mètres de nous, Cronos vient de trucider Apollon à coups de gourdin. L'être fait de nuées qui planait au-dessus des ruines du grand hall des dieux semble se dissiper sous les assauts des vents qui balaient le sommet d'Olympos. Partant d'un rire tonitruant, Héphaestos tapote une sorte de lentille en verre et en bronze qui pend sur son torse, au milieu d'une centaine de gadgets similaires. — Évidemment que je te vois. Et Zeus te voyait, lui aussi. C'est pour ça qu'il m'avait demandé de te fabriquer, Hockenberry. Le but de toutes ses manigances, c'était d'accéder à la divinité tout en étant observé - observé par un témoin susceptible ensuite de consigner la chose par écrit, bordel! On est tous des postalphabétisés, tu le sais bien. Avant que j'aie pu réagir, en gestes ou en paroles, Héphasstos s'empare du médaillon TQ, me l'arrache en cassant sa chaîne et le broie entre ses mains crasseuses aux doigts puissants. Ô mon Dieu non pitié, me dis-je tandis que le dieu rouvre la main pour verser dans une besace les miettes d'or étincelantes. — Pas la peine de chier dans ton froc, Hockenberry. Ce machin n'a jamais marché. Regarde: aucun mécanisme là-dedans! Excepté ce cadran qui tournait dans le vide. Tu te rappelles Dumbo l'éléphant et sa plume? — Mais si... ça marchait... ça me servait à... — Non, te dis-je. Quand je t'ai fabriqué, je t'ai équipé des nanogènes nécessaires à la téléportation quantique - comme les grands. Comme nous autres, les dieux. Mais tu n'étais pas censé le découvrir avant le moment opportun. Aphrodite a précipité les événements - elle t'a refilé ce médaillon à la gomme quand elle t'a recruté pour tuer Athéné. Je jette autour de moi des regards paniques. Le grand hall des dieux n'est plus qu'un tas de ruines. Le feu a pris parmi les colonnes renversées. La bataille fait toujours rage, mais de plus en plus de dieux filent se réfugier sur la Terre d'Ilium. Des trous de brane s'ouvrent un peu partout, et monstres et Titans se ruent à la poursuite des fuyards. Quant à l'être de nuées qui a pulvérisé les étages supérieurs du grand hall, il n'en subsiste plus aucune trace. — Vous devez m'aider à sauver les Grecs, dis-je en sentant mes dents se mettre à claquer. Héphasstos part d'un nouveau rire, se passe sur les lèvres une main souillée de suie. — J'ai déjà aspiré tous les autres habitants de cette putain de Terre archaïque, déclare-t-il. Pourquoi irais-je sauver les Grecs? Ou les Troyens, d'ailleurs? Est-ce qu'ils ont jamais été sympas avec moi? Et puis, j'aurai besoin d'humains pour m'adorer dans quelques jours, lorsque je m'assiérai sur le trône d'Olympos... Je le fixe d'un air que je devine effaré. — C'est vous qui avez fait disparaître tout le monde? C'est vous qui avez emprisonné toute la population du globe dans ce rayon bleu qui jaillit de Delphes? — Qui aurait été capable d'un tel exploit, à ton avis? Zeus? Avec la compétence technique qu'il se traîne? Héphaestos secoue la tête. Cronos, Japet, Hypérion, Crios et Coeos se dirigent vers nous. Ils sont maculés d'ichor divin. Soudain, voilà qu'Achille surgit des ruines fumantes. Il est caparaçonné dans son armure dorée, son splendide bouclier est lui aussi couvert d'ichor, il tient son épée d'une main ferme et, sous la visière de son casque maculé de suie et de sang, ses yeux luisent d'un éclat presque dément. M'ignorant superbement, il lance à Héphaestos: — Zeus s'est enfui! — Évidemment, rétorque le dieu du feu. Tu croyais qu'il allait attendre que Démogorgon le précipite au fond du Tartare? — Le pupitre du bassin holographique ne parvient pas à le localiser! s'écrie Achille. J'ai obligé Dioné, la mère d'Aphrodite, à me montrer comment on l'utilisait. À l'en croire, cela me permettrait de retrouver Zeus, où qu'il se cache. Voyant que cela ne donnait rien, j'ai découpé en morceaux cette misérable. Où est Zeus? Héphaestos a un large sourire. — Rappelle-toi, ô tueur d'hommes aux pieds rapides, où Zeus s'est dissimulé aux yeux du monde lorsque Héré l'a séduit pour mieux le réduire à l'impuissance? Achille agrippe le dieu par l'épaule et manque le soulever de terre. — Le palais d'Odysseus! Emmène-moi là-bas! Tout de suite! Héphaestos plisse les yeux d'un air peu amène. — Garde-toi de donner des ordres au futur maître d'Olympos, ô mortel. Si singulier sois-tu, tu dois faire montre de respect envers tes supérieurs. Achille lâche la veste de cuir d'Héphœstos. — S'il te plaît. Vite. S'il te plaît. Héphaestos opine du chef et se tourne vers moi. — Tu viens avec nous, scholiaste Hockenberry. Zeus tenait à ta présence en ce jour suprême. Il voulait que tu lui serves de témoin. Eh bien, c'est ce que tu vas faire. 82. Les moravecs à bord de la Reine Mab assistèrent à la scène en direct et en temps réel - les nanocaméras et les nanotransmetteurs d'Odysseus fonctionnaient à la perfection -, mais Asteague/Che décida de ne pas relayer les données vers La Dame noire. Cela faisait six heures que Mahnmut et Orphu d'Io travaillaient en immersion totale sur les ogives abritant les sept cent soixante-huit trous noirs, une tâche qui leur demanderait douze heures en tout, et personne ne souhaitait les en distraire. Et il y avait de quoi être distrait par ce qui se passait. Odysseus et la femme déclarant se nommer Sycorax observaient une pause entre deux ébats amoureux - si l'on pouvait appeler ainsi les séances de copulation frénétique auxquelles ils s'adonnaient. Allongés dans le plus simple appareil sur un amoncellement de coussins en soie, ils dégustaient des fruits et sirotaient du vin dans des coupes à deux anses lorsqu'une monstrueuse créature - ouïes d'amphibien, crocs et griffes, pieds palmés - écarta les tentures de la chambre et s'y avança d'un pas traînant. — Mère, pense-t-il, oui, qu'il doit annoncer qu'alors qu'il se préparait à broyer un fruit en sa gourde, Caliban a entendu s'ouvrir le sas. Ici est une chose qui est venue te voir, mère. Dit-il, elle a le nez gainé de chair et des doigts durs comme la pierre. Dis-tu, mère, et en Son nom j'arracherai sa chair goûteuse de ses doux os crayeux. — Non, merci, Caliban, mon chéri, dit la femme nue aux paupières empourprées. Fais entrer notre visiteur. L'amphibien nommé Caliban s'écarta. Entra une version plus âgée d'Odysseus. Tous les moravecs - y compris ceux qui avaient tendance à confondre les humains entre eux - remarquèrent la ressemblance. Le jeune Odysseus étendu tout nu sur les coussins de soie fixait son aîné d'un œil bovin. La version plus âgée avait sa taille et sa stature, mais bien plus de cicatrices, des cheveux gris et une barbe poivre et sel, et la prestance dont elle faisait montre n'avait rien de commun avec l'attitude dont était coutumier le passager de la Mab. — Odysseus, dit Sycorax. Selon les circuits d'interprétation des émotions humaines qui équipaient les moravecs, elle paraissait sincèrement surprise. Il secoua la tête. — Mon nom est désormais Personne. Je suis ravi de te revoir, Circé. Elle sourit. — Nous avons donc changé tous les deux. Aux yeux du monde comme aux miens, je suis désormais Sycorax, mon Odysseus balafré. Le jeune Odysseus fit mine de se lever, les poings serrés, mais, d'un geste de la main gauche, Sycorax le fit choir sur sa couche sans même le toucher. — Tu es Circé, dit l'homme qui affirmait se nommer Personne. Tu as toujours été Circé. Toujours tu seras Circé. Sycorax eut un délicat haussement des épaules, qui fit tressaillir ses seins plantureux. Le jeune Odysseus était allongé à sa gauche. Elle tapota les coussins à sa droite. — Viens t'asseoir près de moi... Personne. — Non, merci, Circé, dit l'homme, qui était vêtu d'une tunique et d'un short, et chaussé de sandales. Je resterai debout. — Tu vas venir t'asseoir près de moi, répéta Circé d'une voix décidée. Elle leva la main droite et en bougea les doigts suivant un arrangement complexe, qui ne devait rien au hasard. — Non, merci, je resterai debout. La femme parut surprise une nouvelle fois. Bien plus que la précédente, à en croire les circuits moravecs. — Molu, dit Personne. Tu connais cette substance, je crois. Elle provient d'une plante rare, dont la racine est noire et dont la fleur blanc de lait ne pousse qu'en automne. Sycorax acquiesça lentement. — Tes voyages t'ont conduit fort loin. Mais n'es-tu pas au courant? Hermès est mort. — Aucune importance. — Non, en effet. Comment es-tu arrivé ici, Odysseus? — Personne. — Comment es-tu arrivé ici, Personne? — Grâce au vieux sonie de Savi. Il m'a fallu près de quatre jours, en sautant d'un taudis orbital à l'autre, en me cachant aux yeux de tes chiens de garde robotiques, quand je ne les semais pas en passant en mode furtif. Tu devrais te débarrasser de ces saletés, Circé. Ou alors, il faudrait équiper les sonies d'un cabinet de toilette. Sycorax eut un rire de gorge. — Et pourquoi me débarrasserais-je de mes intercepteurs? — Parce que je te le demande. — Et pourquoi irais-je faire ce que tu me demandes, Odys... Personne? — Je te le dirai quand j'aurai fini d'exposer mes requêtes. Derrière Personne, Caliban se mit à gronder. L'humain ignora et le bruit et son auteur. — Je t'en prie, dit Sycorax. Continue d'exposer tes requêtes. Vu son sourire en coin, elle n'avait pas l'intention d'exaucer les requêtes en question. — Premièrement, je le répète, tu dois éliminer ces intercepteurs orbitaux. Ou à tout le moins les reprogrammer afin que les spationefs puissent se déplacer sans risque dans les anneaux et alentour... Le sourire de Sycorax ne s'altéra pas d'un iota. Pas plus que ses yeux violets ne se réchauffèrent. — Deuxièmement, poursuivit Personne, j'aimerais que tu désactives le champ d'interdiction que tu as érigé au-dessus du Bassin méditerranéen, ainsi que celui des Mains d'Hercule. La sorcière eut un petit rire. — Quelle étrange requête. Le tsunami qui en résulterait serait proprement dévastateur. — Tu peux procéder de façon graduelle, Circé. Je le sais parfaitement. Remplis le bassin. — Avant d'aller plus loin, dit-elle d'une voix glaciale, donne-moi une raison pour laquelle je ferais une chose pareille. — Il y a dans le Bassin méditerranéen des choses pour lesquelles les humains à l'ancienne ne sont pas encore prêts. — Tu veux parler des dépôts, je suppose. Avec leurs armes et leurs vaisseaux spatiaux... — Beaucoup de choses, coupa Personne. Laisse la mer vineuse remplir à nouveau le Bassin méditerranéen. — Peut-être ne l'as-tu pas remarqué, occupé comme tu l'étais par tes voyages, mais les humains à l'ancienne sont au bord de l'extinction. — Je l'avais remarqué. Je te demande néanmoins de remplir le Bassin méditerranéen - lentement, précautionneusement. Et pendant que tu y es, élimine donc cette folie qu'est la Brèche atlantique. Sycorax secoua la tête et leva sa coupe à deux anses pour siroter une gorgée de vin. Elle n'en proposa pas à Personne. Le jeune Odysseus gisait toujours sur ses coussins, les yeux vitreux, apparemment paralysé. — C'est tout? fit-elle. — Non, dit Personne. Je te demande aussi de réactiver tous les nœuds fax des humains à l'ancienne, ainsi que toutes leurs fonctions et toutes les cuves de rajeunissement subsistant dans les anneaux polaire et équatorial. Sycorax resta muette. — Finalement, déclara Personne, je veux que tu envoies ton monstrueux familier auprès de Sétébos pour lui dire que le Quiet va venir sur cette Terre. Caliban siffla et gronda. — Pense-t-il, le moment est venu d'arracher à ce mannequin ses robustes jambes pour qu'il médite sur leurs moignons. Pense-t-il, Il est fort, Il est mon Seigneur, et ce type meurtri va recevoir un asticot, nom deux asticots, pour avoir profané Son nom. — Silence! ordonna Sycorax. (Elle se leva, plus royale dans sa nudité que toute souveraine en tenue d'apparat.) Personne, est-ce que le Quiet va vraiment venir sur cette Terre? — Oui, je le crois. Elle sembla se détendre. Attrapant une grappe de raisins dans un bol, elle s'approcha de Personne pour la lui offrir. Il fit non de la tête. — Tu me demandes beaucoup, toi qui es un vieillard et n'es point Odysseus, dit-elle à voix basse, faisant les cent pas entre l'homme et le lit. Qu'es-tu disposé à m'offrir en échange? — Le récit de mes voyages. Sycorax éclata de rire une nouvelle fois. — Je les connais déjà, tes voyages. — Non, pas cette fois-ci. Vingt ans ont passé et non dix. Le splendide visage de la sorcière se plissa en une expression que les moravecs interprétèrent comme un rictus. — Tu es toujours en quête de la même chose... ta Pénélope. — Non, dit Personne. Pas cette fois-ci. Cette fois-ci, quand tu m'as projeté, tout jeune encore, à travers la porte de Calabi-Yau, j'ai parcouru l'espace et le temps - vingt ans durant, du moins à mes yeux - en quête de toi et de toi seule. Sycorax fit halte et se tourna vers lui. — De toi seule, répéta Personne. Ma Circé. Nous nous sommes souvent aimés, et bien aimés, et à plusieurs reprises, au cours de ces vingt ans. Je t'ai découverte dans toutes tes itérations: Circé, Sycorax, Alys et Calypso. — Alys? répéta la sorcière. Personne se contenta d'acquiescer. — Avais-je les dents du bonheur dans cette itération? — Oui. Elle secoua la tête. — Tu mens. La même chose se produit dans toutes les lignes de réalité, Odysseus-Personne. Je te sauve, je t'arrache à la mer, je te soigne, je t'offre du vin miellé et des mets délicats, je guéris tes blessures, je te baigne, je te fais découvrir des plaisirs que tu ne connaissais qu'en rêve, je t'offre l'immortalité et l'éternelle jeunesse, et tu finis toujours par t'en aller. Par me quitter pour rejoindre Pénélope, cette fieffée tisseuse. Et ton fils. — J'ai vu mon fils au cours de ces vingt ans, dit Personne. Il a grandi pour devenir un homme. Je n'ai plus besoin de le revoir. Je souhaite rester auprès de toi. Sycorax retourna s'asseoir au milieu de ses coussins et but une nouvelle gorgée de vin à sa grande coupe. — J'envisage de transformer en pourceaux tous tes nautes moravecs, déclara-t-elle. Personne haussa les épaules. — Pourquoi pas? C'est le sort que toujours tu réserves à mes hommes, dans tous les autres mondes. — Quel genre de pourceaux feront-ils, ces moravecs? s'enquit la sorcière sur le ton de la conversation. Ressembleront-ils à une rangée de tirelires en plastique? — Moira s'est réveillée, dit Personne. La sorcière tiqua. — Moira? Pourquoi aurait-elle choisi de se réveiller maintenant? — Je l'ignore, mais elle a endossé le corps de Savi jeune. Je l'ai vue le jour où j'ai quitté la Terre, mais nous ne nous sommes rien dit. — Le corps de Savi? répéta Sycorax. Que mijote Moira? Et pourquoi maintenant? — Pense-t-il, dit Caliban derrière Personne, Il a modelé la vieille Savi dans l'argile douce pour que Son fils la morde et la mange, y ajoutant des cosses et des rayons de miel, mâchonnant sa gorge jusqu'à faire monter l'écume, vite, vite, jusqu'à faire grouiller les asticots dans mon cerveau. Sycorax se leva et recommença à faire les cent pas, s'approcha de Personne et leva une main comme pour lui caresser le torse, puis se détourna de lui. Caliban siffla et se tassa sur lui-même, les mains sur le granit, le dos voûté, les bras ballants entre ses jambes arquées, les yeux embrasés de colère. Mais il ne bougea pas d'un pouce, comme elle le lui avait ordonné. — Tu sais très bien que je ne puis envoyer mon fils auprès de son père Sétébos pour lui parler du Quiet, dit-elle à voix basse. — Je sais très bien que cette... chose... n'est pas ton fils, répliqua Personne. Tu l'as confectionnée à partir d'un tas de merde et d'ADN défectueux, dans une cuve de vase verte. Caliban poussa un nouveau sifflement et reprit la parole de sa terrible voix sibilante. D'un geste, Sycorax lui ordonna de se taire. — Sais-tu qu'au moment où nous parlons, tes amis moravecs sont occupés à mettre en orbite plus de sept cents trous noirs? demanda-t-elle. Personne haussa les épaules. — Je l'ignorais, mais j'espérais bien qu'ils agiraient ainsi. — Où les ont-ils trouvés? — Tu sais parfaitement d'où ils viennent. Sept cent soixante-huit trous noirs dans leurs ogives? Ils ne peuvent provenir que d'un seul endroit. — Impossible. Cela fait près de deux millénaires que j'ai enfermé cette épave dans un œuf de stase. — Et cela fait plus d'un siècle que Savi et moi l'en avons libérée. — Oui, je vous ai observés, toi et cette emmerdeuse, pendant que vous ourdissiez vos vains complots. Qu'est-ce que vous espériez accomplir avec ces turins connectés à Ilium? — C'était une préparation, dit Personne. — Une préparation à quoi? railla Sycorax. Tu ne crois quand même pas que ces deux sous-espèces humaines vont se rencontrer un jour? Ce n'est pas.sérieux. Les Grecs, les Troyens et leurs semblables ne feraient qu'une bouchée de tes ridicules humains à l'ancienne. Personne haussa les épaules. — Mets un terme au conflit qui t'oppose à Prospéro, et nous verrons bien ce qui se produira. Sycorax posa violemment sa coupe sur une table. — Abandonner la partie sans avoir pu triompher de ce salaud de Prospéro? Tu ne parles pas sérieusement. — Si, fit Personne. Prospéro, cette vieille entité, est quasiment dément. Son époque est révolue. Mais tu peux renoncer au combat avant d'être emportée par semblable folie. Partons d'ici, Circé, toi et moi. — Partir? La voix de la sorcière était franchement incrédule. — Je sais que ce caillou est équipé de fusiopropulseurs et de générateurs de trous de brane qui peuvent nous conduire dans les étoiles, et même au-delà des étoiles. Si nous sommes gagnés par l'ennui, il nous suffit de franchir les portes de Calabi-Yau et nous aurons toute l'Histoire pour servir d'écrin à nos amours - nous Pourrons nous retrouver à l'époque de notre choix, en adoptant l'âge de notre choix, changeant de corps comme de vêtements, voyager dans le temps pour nous retrouver nous-mêmes pendant nos ébats, figer le cours du temps pour prendre part nous-mêmes à nos ébats. Tu as ici suffisamment d'air et de nourriture pour nous assurer mille ans de confort - dix mille ans, si tel est ton bon plaisir. — Tu oublies un détail, dit Sycorax en se remettant à faire les cent pas. Tu es un mortel. Dans vingt ans, je te nourrirai à la petite cuillère et je serai obligée de changer tes couches souillées de merde. Dans quarante ans, tu seras mort. — Un jour, tu m'as offert l'immortalité. Il y a encore des cuves de rajeunissement sur ton île. — Tu as refusé l'immortalité! glapit Sycorax. S'emparant de sa coupe, elle la lui jeta à la figure. Personne esquiva le projectile avec souplesse, mais sans décoller ses pieds du sol. — Tu l'as refusée, encore et encore! hurla-t-elle en s'arra-chant les cheveux, en se griffant les joues. Tu m'as repoussée avec dédain pour retourner auprès de ta précieuse... Pénélope... encore et encore. Tu t'es ri de moi! — Je ne ris plus. Viens avec moi. La rage déformait les traits de Sycorax. — Je devrais ordonner à Caliban de te tuer et de te dévorer, ici, sous mes yeux. Je me réjouirais de le voir sucer la moelle de tes os fracassés. — Viens avec moi, Circé, dit Personne. Réactive le fax et les fonctions, désactive les vieilles Mains d'Hercule et tes autres jouets superflus, et viens avec moi. Redeviens mon amante. — Tu es vieux, railla-t-elle. Vieux, grisonnant, couturé de cicatrices. Pourquoi préférerais-je un roquentin à un gaillard vigoureux? Elle caressa la cuisse et le pénis flasque du jeune Odysseus, qui restait immobile, sans doute sous l'effet de l'hypnose. — Parce que l'Odysseus qui se tient devant toi ne disparaîtra pas par la porte de Calabi-Yau, dans une semaine, dans un mois ou dans huit ans, contrairement à ce gaillard. Et parce que l'Odysseus qui se tient devant toi t'aime. Sycorax émit un bruit étouffé proche du grondement animal. Caliban lui fit écho. Glissant une main sous sa tunique, Personne s'empara d'un lourd pistolet qu'il avait dissimulé au creux de ses reins. La sorcière fit halte et le fixa des yeux. — Tu ne crois quand même pas que ce machin va me faire mal. — Ce n'est pas pour te faire mal que je l'ai apporté, répliqua Personne. Elle tourna ses yeux violets vers le jeune Odysseus. — Tu es fou? As-tu une idée des conséquences au niveau quantique? Rien qu'en envisageant d'agir de la sorte, tu courtises déjà kaos. Cela détruirait un cycle qui s'est reproduit sur un millier de brins pendant un millier de... — Un cycle qui n'a duré que trop longtemps, coupa Personne. Il tira à six reprises, et chaque explosion sembla plus bruyante que la précédente. Les six projectiles ravagèrent le corps nu d Odysseus, fracassant sa cage thoracique, réduisant son cœur en charpie, le frappant entre les deux yeux. Le corps du jeune homme tressauta sous les impacts répétés puis glissa sur le sol, laissant des traînées de sang sur les coussins de soie et une mare de sang sur le sol de marbre. — Décide-toi, dit Personne. 83. J'ignore si je me suis téléporté par mes propres moyens, sans l'aide de mon médaillon, ou si je n'ai fait que suivre Héphasstos dont je touchais le bras lorsqu'il s'est TQ. Aucune importance. Je suis arrivé ici. Ici, c'est la demeure d'Odysseus. Un chien se met à aboyer comme un fou en nous voyant apparaître tous les trois, mais il suffit d'un regard jeté par Achille pour que le clebs s'enfuie dans la cour, la queue entre les pattes. Nous nous trouvons dans une antichambre donnant sur la salle de banquet d'Odysseus en son palais d'Ithaque. Une sorte de champ de force bourdonne au-dessus des bâtiments. Il n'y a pas un seul prétendant assis à la longue table, et je ne vois ni Pénélope cherchant à gagner du temps, ni le jeune Télémaque ourdissant ses complots, ni les domestiques s'affairant à servir à ces insolents bons à rien les mets et les vins appartenant au maître absent. Pourtant, à en juger par l'état des lieux, le massacre des prétendants a déjà pris place: toutes les chaises sont renversées, on a arraché une tenture pour en recouvrir la table, on a renversé les amphores de vin, et j'aperçois même le grand arc d'Odysseus - celui que lui seul a la force de bander, à en croire la légende, un arc si splendide et si rare qu'il a préféré ne pas l'emporter à Troie. Il gît sur le carreau, sans nul doute arraché à sa cachette, au milieu des flèches à la pointe barbelée et probablement empoisonnée. Zeus se retourne vivement. Le dieu est vêtu des mêmes atours qu'il avait choisis pour sa proclamation du trône, mais il n'a désormais plus rien d'un géant. Toutefois, même à cette échelle, qu'il a dû adopter en raison de l'exiguïté des lieux, il est deux fois plus grand qu'Achille. Le tueur d'hommes aux pieds rapides nous enjoint d'un geste de ne pas bouger, empoigne son épée et s'avance dans la salle. — Mon fils, tonne l'assembleur des nuées, épargne-moi ton infantile courroux. Oserais-tu commettre d'un seul coup les crimes de déicide, de tyrannicide et de parricide? Achille s'avance jusqu'à ce que seule la table le sépare de Zeus. — Bats-toi, le vieux. Zeus continue de sourire, nullement inquiet de toute évidence. — Réfléchis, Achille aux pieds rapides. Pour une fois, sers-toi de ton cerveau et non de tes muscles ou de ta bite. Tiens-tu à voir cet estropié ridicule s'asseoir sur le trône doré d'Olympos? D'un mouvement de menton, il désigne Héphœstos, qui se tient sur le seuil à mes côtés sans dire un mot. Achille ne tourne même pas la tête. — Réfléchis, pour une fois, répète Zeus, d'une voix dont les accents vibrants font frémir la vaisselle dans la cuisine. Rejoins-moi, Achille. Tu ne feras plus qu'un avec cette pénétrante présence qu'est Zeus, père de tous les dieux. Ainsi réunis, le père et le fils, ces deux puissants esprits l'un et l'autre immortels, en se confondant produiront un troisième plus puissant qu'eux - la Trinité du Père, du Fils et de la Sainte Volonté régnera sur le ciel et sur Troie, et renverra les Titans dans l'abîme du Tartare, dans les siècles des siècles. — Bats-toi, réplique Achille. Espèce d'enculé. Le visage de Zeus vire au pourpre en passant par le cramoisi. — Prodige détesté! Même ainsi, privé du contrôle des éléments, je t'écrase! Empoignant la lourde table, Zeus la jette dans les airs. Quinze mètres de planches et de pieds robustes vont retomber sur la tête d'Achille. Celui-ci se baisse vivement, et la table se fracasse sur le mur derrière lui, détruisant une fresque et projetant de toutes parts une explosion d'échardes. Achille avance de deux pas. Zeus ouvre les bras, tend les paumes de ses mains. — Oserais-tu me tuer ainsi, homme? Désarmé comme je le suis? Ou bien lutterons-nous à mains nues, tels deux héros dans l'arène, jusqu'à ce que l'un de nous s'effondre, laissant à l'autre la victoire? Achille n'hésite qu'une seconde. Puis il ôte son casque doré et le pose près de lui. Il détache le bouclier passé à son bras, le pose ainsi que son épée, se défait de son plastron et de ses jambières de bronze et, d'un coup de pied, catapulte le tout dans notre direction. Il n'est plus vêtu que d'une légère tunique, d'un pagne, de sandales et d'un ceinturon de cuir. Immobile à deux mètres cinquante de son adversaire, Achille écarte les bras comme un lutteur et se met en position. Zeus sourit alors et - avec une telle vivacité que je n'en crois pas mes yeux - s'empare de l'arc d'Odysseus et d'une flèche empoisonnée à l'empenne noire. Fiche le camp! hurlé-je mentalement à l'adresse d'Achille, mais le héros blond et musclé ne bouge pas d'un pouce. Zeus bande l'arc à fond, un exploit dont seul Odysseus est censément capable, vise le cœur d'Achille distant d'un peu plus de deux mètres et tire. La flèche rate sa cible. Elle ne peut pas la rater - pas à une telle distance -, elle file droit au but, merveilleusement équilibrée... mais elle rate sa cible de trente ou quarante centimètres, se plantant dans ce qui reste de la grande table. J'ai l'impression de sentir le terrible venin, dont la légende dit qu'Hercule l'a prélevé sur les plus redoutables des serpents, se diffuser dans le bois. Zeus ouvre des yeux ébaubis. Achille ne bouge pas. Vif comme l'éclair, Zeus ramasse une deuxième flèche, se rapproche, l'encoche, bande, tire. Raté. La flèche passe à un mètre cinquante de sa cible. Achille ne daigne même pas frémir. Il adresse un regard de haine pure au père de tous les dieux, qui commence visiblement à paniquer. Zeus ramasse une nouvelle flèche, l'encoche avec le plus grand soin, bande l'arc une nouvelle fois, ses muscles puissants luisant de sueur, mobilise toutes ses forces, arrachant à l'arc puissant un sourd vrombissement. Le roi des dieux s'avance jusqu'à ce que trente centimètres à peine séparent la pointe de la flèche du torse musclé d'Achille. Zeus tire. Et rate son coup. Contre toute vraisemblance, la flèche se plante dans le mur derrière Achille. Elle ne lui est pas passée au travers, elle ne l'a pas contourné, mais - c'est impossible, absolument impossible! -elle l'a manqué. D'un bond, Achille arrache l'arc des mains de Zeus et îe prend à la gorge. Zeus se met à courir dans tous les sens en chancelant, s'efforçant de desserrer la puissante étreinte d'Achille, le martelant de son poing divin, qui est encore plus massif que le dos de son adversaire. Le tueur d'hommes aux pieds rapides s'accroche tandis que Zeus pulvérise successivement les débris de la table, quelques poutres, l'arche de la porte et, pour finir, le mur lui-même. Les deux combattants sont si disproportionnés qu'on croirait voir un adulte s'en prenant à un enfant, mais Achille tient bon. Puis le dieu glisse ses doigts surpuissants sous ceux d'Achille, nettement plus petits, et réussit à soulever sa main gauche, puis la droite. Et Zeus va délibérément heurter divers meubles et cloisons, empoignant Achille par les deux bras tout en lui assénant coup de boule sur coup de boule - les échos de ces chocs évoquent une avalanche de rochers -, puis c'est du torse qu'il frappe son adversaire humain, et tous deux finissent par s'écraser sur le mur qui nous fait face, franchissant le seuil du couloir, et je vois Achille rebondir sur l'embrasure. Encore cinq secondes de ce régime, et il va lui briser l'échiné comme un vulgaire morceau de bois. Achille ne lui accorde pas cinq secondes. Ni même trois. Le tueur d'hommes aux pieds rapides réussit à libérer sa main droite l'espace d'un instant, alors que Zeus semble vouloir le ployer comme naguère il ploya l'arc d'Odysseus. Ce qui suit est si rapide que je n'en perçois que l'image rémanente. La main d'Achille se porte à son ventre et rejaillit armée d'une dague. Il en plante la lame sous le menton barbu de Zeus, la tord, l'enfonce un peu plus, la remue en poussant un cri qui étouffe le hurlement d'horreur et de souffrance échappant au dieu. Zeus recule dans le couloir en chancelant, va s'effondrer dans la pièce voisine. Héphasstos et moi le suivons en courant. Les deux adversaires se trouvent maintenant dans la chambre d'Odysseus et de Pénélope. Achille retire sa dague et le père de tous les dieux lève les deux mains vers sa gorge, vers son visage. Un geyser d'ichor doré et de sang écarlate jaillit de ses narines et de sa bouche béante, inondant sa barbe blanche de vieil or et d'écarlate. Zeus tombe de tout son long sur le lit. Achille lève sa dague bien haut, la plonge dans le ventre du dieu et le taillade de gauche à droite jusqu'à ce que la lame magique bute sur les côtes. Zeus pousse un nouveau hurlement, mais, avant qu'il ait pu faire un geste, Achille a dévidé plusieurs mètres de boyaux gris - de divins intestins étincelants -, les enroulant autour de l'un des pieds du grand lit d'Odysseus, les fixant au moyen d'un nœud marin des plus solides. C'est le fût d'olivier autour duquel Odysseus a bâti et ce lit et cette chambre, songé-je, pris d'un soudain vertige. Et un passage de Y Odyssée me revient en mémoire, celui qui m'avait tant frappé dans ma jeunesse, le passage où Odysseus cherche à convaincre sa Pénélope sceptique: «Au milieu de l'enceinte, un rejet d'olivier éployait son feuillage; il était vigoureux et son gros fût avait l'épaisseur d'un pilier: je construisis, autour, en blocs appareillés, les murs de notre chambre; je la couvris d'un toit et, quand je l'eus munie d'une porte aux panneaux de bois plein, sans fissure, c'est alors seulement que, de cet olivier coupant la frondaison, je donnai tous mes soins à équarrir le fût jusques à la racine, puis, l'ayant bien poli et dressé au cordeau, je le pris pour montant où cheviller le reste; à ce premier montant, j'appuyai tout le lit dont j'achevais le cadre; quand je l'eus incrusté d'or, d'argent et d'ivoire, j'y tendis des courroies d'un cuir rouge éclatant... » Désormais, il n'y a pas que ces courroies pour être d'un rouge éclatant, car à mesure que Zeus se débat, dans une vaine tentative pour se libérer des rets de ses propres tripes, l'ichor doré et un sang bien humain coulent à flots de sa gorge, de son visage et de son ventre. Aveuglé par ses fluides et par sa souffrance, le puissant Zeus mouline des bras pour chercher à frapper son adversaire. À chaque sursaut, c'est une longueur d'intestin supplémentaire qui se dévide. Héphœstos lui-même finit par se boucher les oreilles pour ne plus entendre ses cris. Achille esquive gracieusement les coups, sautillant de temps à autre près du dieu pour lui lacérer de sa dague les bras, les jambes, les cuisses, le pénis et les tendons. Zeus s'effondre à bas du lit, toujours attaché au fût de l'olivier par dix mètres de tripes déroulées, voire davantage, mais l'immortel ne cesse de gémir et de tressauter, projetant sur le plafond des jets artériels qui y dessinent des tests de Rorschach aussi divins qu'énigmatiques. Achille sort de la chambre et y revient avec son épée. Plantant un pied sur le bras gauche de Zeus afin de l'immobiliser, il lève son épée et l'abat avec une telle force qu'elle fait crépiter le sol après avoir tranché le cou de Zeus. La tête du père de tous les dieux va rouler sous le lit. Achille prend appui sur ses genoux en sang et semble vouloir enfouir son visage dans la plaie béante qu'est devenu le ventre naguère musclé et bronzé de Zeus. L'espace d'une seconde d'horreur absolue, je suis persuadé qu'il dévore les tripes de son ennemi vaincu, le visage plongé dans sa cavité abdominale - un homme transformé en prédateur à l'état pur, en loup enragé. Mais il cherchait simplement un morceau de choix. — Ah-ah! s'écrie le tueur d'hommes aux pieds rapides en arrachant à la gelée grise et frémissante une masse pourpre encore palpitante. Le foie de Zeus. — Où est passé le chien d'Odysseus, bon sang? se demande Achille à haute voix, les yeux étincelants. Il sort de la chambre, bien décidé à offrir son trophée au chien Argos, qui s'est planqué quelque part dans la cour. Héphaestos et moi nous écartons de son passage. Tandis que s'estompe le bruit des pas du tueur d'hommes - du tueur de dieu -, le dieu du feu et moi parcourons la pièce du regard. Pas un centimètre carré de lit, de plancher, de plafond ou de mur qui n'ait été aspergé de sang. Le gigantesque corps sans tête gisant sur la pierre, toujours attaché à l'olivier, est parcouru de tressaillements convulsifs, ses doigts sanguinolents vibrent comme les pattes d'une grenouille galvanisée. — Bordel de merde, souffle Héphasstos. Je voudrais arracher mon regard de la scène, mais je n'y arrive pas. Je voudrais quitter cette chambre pour aller vomir dans un coin tranquille, mais je n'y arrive pas. — Comment... se fait-il... qu'il soit encore... en vie? arti-culé-je. Héphaestos me gratifie d'un sourire de dément. — Zeus est immortel, Hockenberry, l'avais-tu oublié? Mais il souffre le martyre, je peux te l'assurer. Je vais brûler ses restes dans le Feu céleste. (Il se penche pour ramasser la dague d'Achille.) Et je brûlerai aussi le petit jouet d'Athéné. Et je récupérerai le métal fondu pour fabriquer autre chose - une plaque commémorative en l'honneur de Zeus, pourquoi pas? Jamais je n'aurais dû fabriquer la dague déicide que m'a demandée cette salope. Je secoue la tête pour me ressaisir, puis j'agrippe le dieu du feu par sa veste en cuir. — Que va-t-il se passer à présent? Il hausse les épaules. — Ce dont nous étions convenus, Hockenberry. Nyx et les Moires, qui ont de tout temps régné sur l'univers - sur celui-ci, à tout le moins - vont me laisser occuper le trône d'Olympos une fois qu'aura pris fin cette seconde Titanomachie. — Comment pouvez-vous savoir qui en sera le vainqueur? Il me gratifie d'un sourire de ses dents déchaussées. On entend une voix autoritaire résonner dans la cour. — Ici, mon chien... ici, Argos. Ça, c'est un gentil chien. J'ai quelque chose pour toi, mon chien... viens ici. — C'est pas pour rien qu'on les appelles les Moires, Hockenberry, reprend Héphaestos. Le conflit sera long et pénible, et il ravagera la Terre d'Ilium, mais les quelques Olympiens survivants remporteront la victoire... une nouvelle fois. — Mais cette chose... dans les nuées... cette voix... — Démogorgon est rentré chez lui, dans le Tartare, gronde Héphaestos. Il n'en a rien à foutre de ce qui se passe sur Terre, sur Mars et sur Olympos. — Mais, mes amis... — Tes potes grecs vont se faire enculer, coupe Héphaestos, souriant de son humour gras. Les Troyens aussi, si ça peut te réconforter. Toute personne présente sur la Terre d'Ilium va se retrouver entre deux feux pendant les cinquante, voire les cent prochaines années, le temps que durera cette guerre. Je serre un peu plus fort le cuir de sa veste. — Vous devez nous aider... Il se dégage de mon étreinte aussi facilement qu'un adulte se débarrasserait d'un bambin. — Ne viens pas me dire ce que je dois faire, Hockenberry. Il s'essuie les lèvres avec le dos de la main, considère la chose qui continue de tressaillir sur le sol et reprend: — Mais je veux bien t'être agréable. TQ-toi et va retrouver tes pitoyables Achéens, ainsi que ta pétasse d'Hélène, et dis-leur à tous de se casser de leurs tours altières et de tous les autres bâtiments. Dans quelques minutes, cette bonne vieille Ilium va subir un séisme de degré 9 sur l'échelle de Richter. D'abord, il faut que j'incinère cette... chose... et que je ramène notre héros à Olympos afin qu'il tente de convaincre le Guérisseur de ressusciter sa blondasse. Achille revient vers nous. Il siffle un air guilleret et j'entends cliqueter les griffes d'Argos, qui le suit en remuant la queue. — Va-t'en! me lance Héphaestos, dieu du feu et de l'artifice. Je vais pour saisir mon médaillon, je constate qu'il n'est plus là, je me rappelle que je n'en ai pas besoin, et je me téléporte ailleurs. 84. La tâche censée demander douze heures de travail continu leur en prit un peu plus de dix-huit. Il était beaucoup plus délicat de trier, de séparer et de découper les quarante-huit missiles qu'Orphu et Mahnmut n'auraient pu l'imaginer. La coque de certaines ogives s'était totalement effritée, mettant à nu les multiples berceaux gainés de plastique et les champs de confinement, auxquels la radiation de Cerenkov conférait un bel éclat bleuté. Le spectacle aurait été fascinant pour tout autre observateur que les occupants silencieux de la Reine Mab: les projecteurs ventraux de La Dame noire, accroupie au-dessus de l'épave du sinistre submersible, illuminaient un monde de vase, d'anémones de mer, de câbles déchiquetés, de fils électriques arrachés et de missiles et d'ogives meurtriers sous leur gangue de mousse. Plus éblouissantes encore que la lumière moirée du jour provenant de la Brèche, que les faisceaux halogènes des projecteurs braqués sur l'espace de travail, que le soleil lui-même, les torches à six mille degrés que manipulaient Orphu et Mahnmut, l'un privé de la vue et l'autre aveuglé par la vase, dansaient comme des scalpels de feu. Treuils, chaînes et poulies étaient en place et tournaient à plein régime, les deux moravecs et La Dame noire supervisant l'acheminement de chaque ogive multiple dès qu'elle était dissociée de son missile. La soute du sous-marin européen de Mahnmut n'était jamais vraiment vide; elle se remplissait à la demande d'une mousse programmable qui formait un capitonnage structuré en nid-d'abeilles afin de résister à la pression en l'absence de cargaison, et qui pouvait se couler et se solidifier autour de tout type de chargement - y compris Orphu d'Io quand il logeait dans cette section du bâtiment. Cette mousse s'adaptait à présent pour former un coussin sous chacune des ogives à mesure que Mahnmut et Orphu les mettaient en place à grand renfort de jurons. À un moment donné, alors qu'ils avaient accompli un peu plus de la moitié de leur pénible tâche, Mahnmut fit semblant de donner une tape affectueuse au champ de confinement de l'ogive qui disparaissait sous sa gangue de mousse et déclama: Quelle est votre substance, en quoi fûtes-vous fait Pour voir se fondre en vous tant d'étranges images? — Ton vieil ami Will? demanda Orphu comme les deux mora-vecs replongeaient dans la vase pour s'attaquer à l'ogive suivante. — Oui, répondit Mahnmut. Sonnet cinquante-trois. Environ deux heures plus tard, après qu'ils eurent logé une énième ogive rayonnante dans la soute maintenant bien encombrée - ils maintenaient la plus grande distance possible entre les trous noirs -, Orphu fit remarquer: — Cette opération de sauvetage va te coûter ton sous-marin. Je suis vraiment navré, Mahnmut. L'Européen hocha la tête, comptant sur le radar de son ami pour capter ce mouvement. Dès qu'Orphu avait exposé son plan, Mahnmut avait compris qu'il signifiait la perte de sa chère Dame noire - il n'était pas question de décharger les ogives une fois qu'elles seraient sécurisées dans la soute du sous-marin afin de les confier à un autre transporteur. Dans le meilleur des cas, un vaisseau spatial attendrait les moravecs en orbite basse, et il prendrait en charge La Dame noire et sa meurtrière cargaison pour les conduire le plus loin possible de la Terre, avec prudence et célérité. — Et moi qui me réjouissais de le retrouver, dit Mahnmut, avec des accents pathétiques qu'il fut le premier à percevoir. — On t'en construira un autre, le rassura Orphu. — Ce ne sera jamais pareil. Mahnmut avait passé plus d'un siècle et demi à bord de ce sous-marin. — Non, fit Orphu. Après cela, plus rien ne sera jamais pareil. Au bout des dix-huit heures d'opération, lorsque la dernière grappe de trous noirs embryonnaires nimbée de bleu fut chargée et logée dans son nid de mousse et que les écoutilles de La Dame noire se furent refermées, les deux moravecs, flottant au-dessus de l'épave du « boomer », se rendirent compte qu'ils étaient dans un état d'épuisement quasi total, tant nerveux que physiologique. — Devons-nous examiner plus avant cette Épée d'Allah et y prélever un quelconque échantillon? s'enquit Orphu. — Pas pour le moment, répondit le prime intégrateur Asteague/Che depuis la Reine Mab, rompant un silence radio qui durait depuis dix-huit heures. — Je ne veux plus jamais revoir cette putain de carcasse, déclara Mahnmut, trop vanné pour surveiller son vocabulaire. C'est une obscénité. — Amen, fit le centurion en chef Mep Ahoo depuis la navette qui tournait au-dessus d'eux. — Comptez-vous nous raconter ce qu'il est advenu d'Odysseus et de sa copine durant les dix-huit dernières heures? demanda Orphu. — Pas pour le moment, répéta le prime intégrateur Asteague/ Che. Apportez-nous ces ogives. Et soyez prudents. — Amen, répéta Mep Ahoo, sans la moindre trace d'ironie dans la voix. Suma IV était un excellent pilote, il fallait bien le reconnaître - ce qu'Orphu et Mahnmut firent de bonne grâce. Il réussit à immerger partiellement la navette, de sorte que La Dame noire n'eut pas besoin de faire surface pour gagner sa vaste soute. Puis il évacua l'eau de mer de celle-ci, la remplaçant simultanément par un rembourrage de mousse, afin que le sous-marin et sa cargaison irradiante soient enchâssés dans une couche protectrice supplémentaire. Orphu d'Io avait grimpé sur la coque de la navette dès le début de cette manœuvre, mais Mahnmut attendit le dernier moment pour quitter son envirobulle, tenant à accompagner La Dame noire pour superviser avec elle cette phase des plus délicates. Il songea qu'il aurait dû échanger quelques paroles avec sa nef avant de se séparer d'elle à jamais, mais il ne put que lancer un Adieu, ma Dame à son IA, une émission par faisceau cohérent dont elle n'accusa même pas réception. La navette s'éleva doucement au-dessus de l'océan, achevant d'évacuer son surplus d'eau salée, et Mahnmut consacra ses ultimes réserves de force - mécanique et organique - à se traîner sur sa coque puis à se glisser dans la plus petite des deux écoutilles permettant d'accéder à la cabine passagers. Dans d'autres circonstances, la confusion qui régnait dans celle-ci aurait été du plus haut comique, mais Mahnmut n'avait pas précisément le cœur à rire. Même en rétractant tous ses manipulateurs et toutes ses antennes, Orphu était à peine parvenu à s'insinuer dans la plus grande des écoutilles, et sa masse envahissait l'espace naguère occupé par vingt soldats rocvecs engoncés dans leur filet de sécurité. Lesdits soldats s'empilaient à présent dans l'étroite coursive menant au cockpit, leurs armes occupant les recoins que n'encombraient pas leurs membres barbelés, et Mahnmut dut ramper sur leurs carapaces chitineuses pour rejoindre Mep Ahoo et Suma IV dans le poste de pilotage. Suma IV était passé en pilotage manuel et utilisait l'omnicon-trôleur pour assurer l'équilibre de la navette et de sa cargaison, virevoltant sur son clavier à tuyères comme, jadis, l'eût fait un pianiste de concert humain. — Plus de sangles de sécurité, annonça-t-il à Mahnmut sans se retourner. Nous les avons toutes réquisitionnées pour sécuriser votre ami dans la cabine passagers. Veuillez déployer le dernier siège et vous arrimer à la coque par liaison magnétique, Mahnmut. Mahnmut s'exécuta. Il s'aperçut qu'il était trop fatigué pour tenir debout - la pesanteur terrestre était bel et bien éprouvante -, et le soudain afflux de neurotransmetteurs dans ses systèmes organiques lui donnait envie de pleurer. — Accrochez-vous, dit Suma IV. Les moteurs de la navette se mirent à rugir et elle s'éleva à la verticale, lentement, mètre par mètre, sans secousses ni surprises, jusqu'à ce que Mahnmut constate que leur altitude atteignait deux mille mètres, et l'appareil s'inclina doucement vers l'avant - l'angle de poussée venait de changer. Jamais il n'aurait cru qu'on pût manœuvrer un tel engin avec autant de délicatesse. Mais les secousses vinrent, et il retint son souffle à chacune d'elles, sentant son cœur organique battre plus fort et attendant que les trous noirs entreposés dans la soute franchissent le seuil critique. Il suffirait que l'un d'eux bascule pour que tous les autres s'effondrent en un millionième de seconde. Mahnmut s'efforça d'imaginer les conséquences d'un tel désastre: les trous noirs fusionneraient entre eux, transperçant la coque de La Dame noire puis celle de la navette, et leur masse se précipiterait vers la Terre avec une accélération de 9,81 m/s2 après avoir absorbé la masse des deux bâtiments moravecs, puis ce serait au tour de l'air, et de l'eau, et du fond de l'océan et ensuite de la croûte terrestre, sans que jamais ne s'interrompe la chute vers le noyau. Combien de jours, combien de mois, ce trou noir obtenu à partir des sept cent soixante-huit trous contenus dans les ogives poursuivrait-il sa ravageuse partie de ping-pong au sein du magma, débordant un peu plus sur l'espace à chaque ping, à chaque pong? Les calculateurs intégrés à l'esprit de Mahnmut lui donnèrent la réponse à cette question, et pourtant il aurait voulu l'ignorer, et pourtant la partie physique de son cerveau était trop épuisée pour l'absorber. Les trous noirs auraient amplement le temps de dévorer le million d'objets composant les anneaux orbitaux, et ce en l'espace de cent ping et pong, mais ils épargneraient la Lune. Ce qui ne ferait aucune différence pour Mahnmut, Orphu et les autres moravecs, y compris ceux de la Reine Mab. La navette et ses passagers seraient spaghettijïés presque instantanément, leurs molécules s'étirant vers le centre de la Terre en même temps que le trou noir, pour s'élastifier ensuite - existait-il un tel mot? s'interrogea-t-il avec lassitude - à travers leur propre matière lorsque le trou noir repasserait à travers le noyau tournoyant de la planète. Mahnmut ferma ses yeux virtuels et se concentra sur son souffle, sentant la navette accélérer en même temps qu'elle prenait de l'altitude. Il avait l'impression de glisser sur un toboggan de verre qui mènerait aux cieux. Suma IV était un excellent pilote. Le ciel passa du bleu indigo au noir de nuit. L'horizon s'incurva comme un arc. Les étoiles apparurent dans un jaillissement. Mahnmut activa sa vision et observa la suite des événements à travers le cockpit et par l'entremise des connexions visuelles fournies par la navette. Ils ne se dirigeaient pas vers la Reine Mab, cela, au moins, était évident. Suma IV stabilisa la navette à une altitude légèrement supérieure à trois cent mille mètres - à l'extrême limite de l'atmosphère - et lui imprima une rotation de cent quatre-vingts degrés, faisant entrer la Terre dans leur champ visuel et exposant le ventre de l'appareil aux rayons du Soleil. Les anneaux et la Mab occupaient une orbite distante de trente mille kilomètres, mais le spa-tionef moravec se trouvait en ce moment de l'autre côté du globe. Mahnmut coupa un instant le flot de données virtuelles - la gravité zéro le soulagea en partie de la fatigue qu'il avait accumulée dix-huit heures durant - et contempla le terminateur qui courait le long de ce continent qui s'appelait l'Europe, les nuages blancs qui mouchetaient les eaux bleues de l'Atlantique - depuis leur position, la Brèche était à peine aussi visible qu'un cheveu -, et, pour la énième fois en dix-huit heures, Mahnmut le moravec se demanda comment les habitants d'un monde aussi splendide avaient pu armer un sous-marin - s'armer eux-mêmes - d'engins aussi destructeurs. Quelle conception du monde pouvait ainsi justifier la mort de millions de personnes, l'anéantissement de toute une planète? Mahnmut savait qu'ils n'étaient pas encore tirés d'affaire. Sur un plan strictement technique, les quelques centaines de kilomètres qu'ils avaient parcourus ne les avançaient à rien. Si l'un des trous noirs s'activait, précipitant tous les autres vers l'état de singularité, cela déclencherait la même partie de ping-pong meurtrière qui menaçait la planète avant l'évacuation des ogives. Ce n'était pas parce qu'ils se trouvaient en chute libre qu'ils étaient sortis du puits gravifique de la Terre. Les ogives devaient encore faire un sacré bout de chemin - sortir de l'espace cislunaire, à tout le moins, vu que la gravité terrestre y faisait encore sentir son emprise -, franchir des millions de kilomètres, avant que cette menace soit levée. La seule différence par rapport à leur situation initiale, c'était que le taux de spaghettification serait plus élevé de quelques points pendant les premières minutes. Un spationef noir de jais se décapa... se défurtiva... merde, il n'y avait pas de mot pour décrire cela... surgit du néant à moins de cinq kilomètres de là, du côté du Soleil. Quoique de conception moravec, il était plus avancé que tous les vaisseaux que Mahnmut avait pu voir jusqu'ici. Alors que la Reine Mab lui était apparue comme un artefact datant de l'Ère perdue, plus précisément du XXe siècle, ce spationef semblait carrément appartenir à quelque grandiose avenir moravec. Sa silhouette noire paraissait à la fois profilée et menaçante, d'une élégante simplicité et d'une impossible complexité, évoquant une chauve-souris aux ailes fractales, et il ne faisait aucun doute qu'il était puissamment armé. Mahnmut se demanda quelques secondes si les intégrateurs allaient sacrifier l'un de leurs vaisseaux de guerre furtifs, puis il vit une brèche liquide s'ouvrir dans le ventre de celui-ci, laissant échapper un bâtiment qui ressemblait furieusement à un balai de sorcière; cette aberration s'aligna avec la navette, sans cesser de tourner sur son axe, puis se dirigea vers elle en actionnant les tuyères latérales de son bloc-moteur, dont le volume était ridiculement disproportionné par rapport à l'ensemble. Pourquoi sommes-nous surpris? émit Orphu. Les intégrateurs primes ont eu plus de dix-huit heures pour élaborer un plan, et nous avons toujours été doués pour l'ingénierie, nous autres mora-vecs. Mahnmut ne put qu'acquiescer. Comme le balai s'approchait, tournant à nouveau sur son axe et freinant en veillant à ne pas projeter ses gaz sur le ventre de la navette, Mahnmut vit qu'il faisait une soixantaine de mètres de long, que le nodule d'une IA était placé en son centre de gravité, évoquant une selle sanglée sur une rossinante, qu'il était hérissé d'une myriade de clamps et de manipulateurs en tout genre et qu'un puissant réacteur était fixé à son bloc-moteur en plus de ses vingtaines de tuyères de manœuvre. — Je largue le sous-marin, annonça Suma IV sur le canal général. Mahnmut bascula sur les caméras de la soute, vit l'écoutille s'ouvrir et La Dame noire dériver doucement dans l'espace, propulsée par une bouffée de gaz. Son sous-marin bien-aimé se mit à tourner sur lui-même et, comme ses stabilisateurs étaient désactivés, il ne tenta même pas de rétablir son attitude. Jamais Mahnmut n'avait vu un engin aussi déplacé que ce sous-marin dans l'espace, trois cents kilomètres au-dessus d'un océan que le soir nuançait d'indigo. Le balai robotisé ne laissa pas le sous-marin tourner très longtemps. Avançant avec un luxe de précautions, il aligna sa vitesse sur la sienne, l'agrippa avec ses manipulateurs, faisant preuve d'une douceur digne d'un amant retrouvant tendrement son amante, puis verrouilla ses clamps - lesquels étaient conçus pour s'adapter aux capots et aux évents du submersible. Toujours prévenante, l'IA du balai - mais peut-être un moravec la contrôlait-il depuis le vaisseau de guerre - déploya une feuille d'or de l'épaisseur d'une molécule et en enveloppa soigneusement La Dame noire. Les ingénieurs ne tenaient pas à ce que les trous noirs soient activés par une variation de température. Les tuyères s'enclenchèrent et le vaisseau robot et sa précieuse cargaison, dont l'accouplement évoquait maintenant une mante religieuse et sa proie, s'éloignèrent de la navette, le robot pivotant doucement afin d'orienter son bloc-moteur vers le bas, vers les océans bleus, les nuages blancs et le terminateur courant sur l'Europe. — Comment va-t-il faire pour échapper aux leucocytes orbitaux? demanda Orphu d'Io sur le canal général. Mahnmut s'était posé la même question - comment allaient-ils empêcher ces chiens de garde d'activer les trous noirs? -, mais comme cela ne relevait pas de sa compétence, il s'était abstenu d'y réfléchir durant les dix-huit dernières heures. — La Walkyrie, Y Indomptable et le Nimitz vont escorter le robot et détruire tout leucocyte qui tentera de l'attaquer, déclara Suma IV. Ils resteront en mode furtif, bien entendu. Orphu partit d'un rire audible sur le canal général. — La Walkyrie, Y Indomptable et le Nimitz? gronda-t-il. Eh bien, pour des moravecs pacifistes, je nous trouve de plus en plus impressionnants. Personne ne releva. Mahnmut décida de rompre le silence. — Comment s'appelle celui... non, il a disparu. La chauve-souris fractale s'était à nouveau fondue dans le firmament, ne laissant même pas apparaître un signe de son absence. — C'était la Walkyrie, répondit Suma IV. Mise à feu dans dix secondes. Personne ne réagit. Mahnmut était sûr que chacun procédait au compte à rebours dans son for intérieur. À zéro, le bloc-moteur du robot se nimba d'une aura bleue, qui rappela à Mahnmut la radiation de Cerenkov caractéristique des ogives à trous noirs. La mante religieuse se mit en branle, avança avec une lenteur exaspérante. Mais Mahnmut savait que, soumise à une accélération constante, elle ne tarderait pas à atteindre une vélocité terrifiante, tout en s'extrayant du puits gravifique de la Terre, et que ladite accélération irait en croissant. Le couple formé par le robot et La Dame noire parviendrait probablement à la vitesse de libération une fois atteinte l'orbite lunaire. À partir de ce moment-là, si les trous noirs s'activaient, ils ne représenteraient plus aucune menace pour la Terre - ce serait une simple embûche dans l'espace. Le vaisseau robot se fondit bientôt dans le firmament. Quant aux trois bâtiments furtifs qui l'escortaient, on ne captait même pas la trace de leurs propulseurs. Suma IV referma les écoutilles. — Très bien, veuillez m'accorder toute votre attention, déclara-t-il. Il s'est passé de bien étranges choses pendant que nos deux amis s'activaient dans l'océan en dessous de nous. Nous devons regagner d'urgence la Reine Mab. — Et notre mission de reconnaissance? demanda Mahnmut. — Vous pouvez télécharger notre rapport pendant le trajet, répliqua le pilote. Les intégrateurs souhaitent que nous les rejoignions le plus vite possible. La Mab va prendre du champ... s'aligner sur l'orbite lunaire, à tout le moins. — Non, dit Orphu d'Io. L'écho de cette syllabe sembla résonner sur le canal général à la façon d'un glas assourdissant. — Non? répéta Suma IV. Ce sont les ordres. — Nous devons descendre dans cette entaille, cette brèche dans l'Atlantique, poursuivit Orphu. Et le plus tôt sera le mieux. — Vous devez vous taire et ne pas bouger, rétorqua le Gany-médien qui tenait les commandes. Je reconduis cette navette vers la Mab, conformément aux ordres que j'ai reçus. — Examinez les photos que vous avez prises à dix mille mètres d'altitude, dit Orphu, qui transmit lesdites photos à tout le monde via le réseau ombilical. Mahnmut s'exécuta. C'était l'image même qu'il avait étudiée avant qu'ils ne se mettent à travailler sur les ogives: l'étonnante tranchée creusée entre les eaux, avec la proue du sous-marin émergeant de la paroi nord, et des débris divers sur le sol. — Je ne perçois pas les fréquences optiques, reprit Orphu, mais j'ai analysé les données radar correspondantes et il y a quelque chose qui cloche. Voici l'agrandissement le plus net que j'aie pu obtenir de cette photographie. Dites-moi s'il n'y a pas quelque chose ici qui exige un examen approfondi. — Ce que je peux vous dire, c'est que rien ne pourra m'obliger à retourner dans ce coin, déclara Suma IV d'un ton ferme. Vous n'en avez pas encore été informés, tous les deux, mais l'île orbitale... l'astéroïde où nous avons déposé Odysseus... se prépare à quitter sa position. Elle a déjà pivoté sur son axe pour s'aligner sur sa trajectoire et vient d'allumer ses fusiopropulseurs. Et votre ami Odysseus est mort. Et plus d'un million de satellites des anneaux polaire et équatorial - accumulateurs de masse, émetteurs-récepteurs fax, et castera - se réactivent en ce moment même. Nous devons partir. — Examinez ces putains de photos! beugla Orphu d'Io. Tous les moravecs à bord de la navette se plaquèrent les mains sur les oreilles, y compris ceux qui n'en avaient pas. Mahnmut étudia la deuxième photographie de la série. Non seulement elle avait été agrandie au maximum, mais Orphu l'avait en outre lissée et nettoyée de ses impuretés. — On dirait un sac à dos abandonné sur le sol, dit-il. Et à côté de lui... — C'est un pistolet, compléta le centurion en chef Mep Ahoo. Une arme à feu de type automatique, je crois bien. — Et un peu plus loin, ça ressemble à un cadavre d'humain, intervint l'un des guerriers rocvecs. Apparemment, il est mort depuis un bout de temps - totalement momifié. — Erreur, fit Orphu. J'ai vérifié sur le radar. Ce n'est pas un cadavre mais une thermopeau. — Et alors? lança Suma IV depuis son cockpit. L'épave du sous-marin a rejeté l'un de ses passagers, ou bien des objets se trouvant à son bord. Des débris parmi d'autres. Orphu émit un reniflement dédaigneux. — Et ils n'auraient pas bougé en deux mille cinq cents ans? J'en doute, Suma. Regardez ce pistolet de plus près. Aucune trace de rouille. Regardez ce sac de plus près. Aucune trace de moisissure. Cette section de la brèche est exposée à tous les éléments - la pluie, le soleil, le vent -, mais ces objets sont toujours intacts. — Cela ne prouve rien, déclara Suma IV. Il pianota les coordonnées du rendez-vous avec la Reine Mab. Les tuyères s'enclenchèrent, et la navette s'aligna en vue de sa mise à feu. — Un humain à l'ancienne est venu mourir ici à une date récente, ajouta-t-il. Nous avons plus important à faire pour le moment. — Examinez le sable, insista Orphu. — Hein? fit le pilote. — Regardez le cinquième agrandissement. Sur le sable. Je ne vois pas l'image, mais le radar a une précision de trois millimètres. Qu'est-ce que vous voyez, vous qui avez des yeux? — Une empreinte de pied, dit Mahnmut. L'empreinte d'un pied nu. Plusieurs empreintes. Très nettes, dans la boue comme dans le sable. Elles vont toutes vers l'ouest. La pluie les aurait effacées en quelques jours. Un humain est passé par ici il y a moins de quarante-huit heures - pendant que nous nous occupions de ces ogives, si ça se trouve. — Aucune importance, trancha Suma IV. Nos ordres sont de rejoindre la Reine Mab et nous allons... — Retournez au-dessus de la Brèche atlantique, ordonna le prime intégrateur Asteague/Che depuis l'autre côté de la Terre, trente mille kilomètres plus haut. Nous venons d'examiner les données collectées lors de notre dernier passage, et nous avons localisé ce qui ressemble au corps d'un être humain gisant sur le sol environ vingt-trois kilomètres à l'ouest de l'épave du sous-marin. Allez le récupérer sur-le-champ. 85. À peine me suis-je matérialisé que je découvre autour de moi la salle de bains privée d'Hélène de Troie, sise tout au fond du palais qu'elle partageait jadis avec Paris, son défunt époux, et où son ex-beau-père a élu domicile. Je ne dispose plus que de quelques minutes pour agir, mais je ne sais toujours pas comment m'y prendre. Je cours d'une pièce à l'autre en appelant Hélène, déclenchant l'hystérie chez les esclaves et les domestiques. Elles appellent la garde et je me dis que j'ai intérêt à me TQ vite fait si je ne veux pas me retrouver embroché par une javeline troyenne. Puis j'aperçois une tête connue. C'est celle d'Hypsipyle, l'esclave lesbienne à qui Andromaque avait donné mission de surveiller Cassandre. Peut-être sait-elle où se trouve Hélène, vu que celle-ci s'était rapprochée d'Andromaque aux dernières nouvelles. Et elle ne fait mine ni de me fuir, ni d'appeler la garde. — Sais-tu où est Hélène? demandé-je en m'approchant de cette forte femme, dont le visage ingrat est aussi expressif qu'une gourde. En guise de réponse, elle prend son élan et me shoote dans les gonades. J'entre en lévitation, m'empoigne le bas-ventre, tombe sur le carreau, me tords de douleur et pousse un couinement. Elle se prépare à m'arracher la tête d'un coup de pied et, en voulant l'esquiver, j'encaisse le choc au niveau de l'épaule et vais rouler dans un coin, incapable de seulement couiner, le bras engourdi de l'omoplate à l'extrémité des doigts. Je tente de me lever, sans parvenir à me déplier, tandis que l'hommasse fonce vers moi d'un air décidé. QT-toi quelque part, crétin, me lancé-je. Mais où ça? N'importe où sauf ici! Hypsipyle m'empoigne par le col de ma tunique, déchirant celle-ci, et je vois son poing fondre sur moi. Je lève les bras pour parer le coup, et le choc manque me fracasser les radius et les cubitus. Je rebondis sur le mur, elle me rattrape par la tunique et me frappe à l'estomac. Je me retrouve à genoux en train de cracher ma bile, cherchant à palper mon ventre et mes couilles, le souffle bel et bien coupé. Hypsipyle me gratifie d'un coup de pied dans les côtes, et j'en entends une se briser comme je roule sur le flanc. J'entends aussi les sandales des gardes claquer dans l'escalier. Ça y est, ça me revient. La dernière fois que j'ai vu Hypsipyle, elle escortait Hélène et je l'ai assommée pour kidnapper celle-ci. L'esclave me soulève comme une poupée de chiffons et m'assène une série de gifles: coup droit, revers, coup droit. Je sens mes dents qui se délogent et me félicite de ne plus porter des lunettes comme au temps jadis. Doux Jésus, Hockenberry, rage une partie de moi-même. Tu viens de voir Achille tuer Zeus, le dieu du tonnerre, en combat singulier, et tu te fais tabasser par une vulgaire Lesbienne. Les gardes font irruption dans la pièce, leurs javelines pointées sur moi. Hypsipyle se tourne vers eux, raffermit son étreinte sur ma tunique, me soulève à me faire flotter au-dessus du sol et me tend à eux comme une offrande. Je nous téléporte tous deux sur les remparts. L'éclat éblouissant du soleil. Les guerriers troyens qui reculent d'un bond en poussant des cris de surprise. Hypsipyle est tellement abasourdie qu'elle consent à me lâcher. Je profite de ces quelques secondes de confusion pour lui faire un croc-en-jambe. Elle tombe à quatre pattes et je ramène mes jambes contre mon torse pour, d'une puissante détente, la catapulter dans la rue en contrebas. Ça t'apprendra, espèce de grosse vache musculeuse, à foutre la paix à Thomas Hockenberry, docteur es lettres classiques... Je me relève, je m'époussette et je jette un coup d'oeil en bas. La grosse vache musculeuse a atterri sur l'auvent d'une échoppe adossée au mur, le déchirant de part en part pour achever sa course sur un tas de légumes, et s'est aussitôt remise sur pied pour foncer vers les portes Scées, où un escalier va lui permettre de remonter sur les remparts. Merde. Je me précipite vers la terrasse aménagée sur lesdits remparts, au niveau du temple d'Athéné, où j'ai aperçu Hélène en compagnie de la famille royale. Tout le monde a les yeux rivés sur la plage - où mes chers Achéens livrent leur ultime baroud d'honneur -, si bien que personne ne réagit lorsque j'empoigne le sublime bras blanc d'Hélène. — Hock-en-bear-eeee, fait-elle, émerveillée. Qu'y a-t-il? Pourquoi...? — Il faut que tout le monde évacue la cité! bafouillé-je. Tout de suite! Sans tarder! Hélène secoue la tête. Certains des gardes qui nous entourent brandissent leur épée ou leur javeline, mais elle les écarte d'un geste de la main. — Hock-en-bear-eeee... c'est fantastique... nous allons gagner... les Argiens tombent comme le blé sous la faux... d'un instant à l'autre, le noble Hector va... — Tout le monde doit fuir les bâtiments, descendre des remparts, évacuer la ville! Rien à faire. Les gardes me serrent de près, bien résolus à protéger Hélène, Priam et le reste de la famille royale, prêts à me passer par les armes ou à me chasser de la terrasse. Jamais je n'arriverai à convaincre le roi d'alerter ses sujets à temps. Pantelant, à l'écoute des pas précipités d'Hypsipyle qui fonce vers moi, je hoquette: — Les sirènes. Où les moravecs ont-ils installé les sirènes d'alerte? — Les sirènes? répète Hélène. Vu les regards qu'elle me jette, elle doit me prendre pour un fou dangereux. — Les sirènes d'alerte. Celles qui hurlaient il y a plusieurs mois quand les dieux attaquaient la ville par les airs. Où les moravecs... les hommes-machines-jouets... où ont-ils installé les contrôles des sirènes? — Oh! dans l'antichambre du temple d'Apollon. Mais, Hock-en-bear-eeee, pourquoi... Je raffermis mon étreinte sur son bras, je visualise les marches du temple d'Apollon à Ilium, et je nous y TQ avant que les gardes ou la Lesbienne furibonde aient eu le temps de s'emparer de moi. Hélène sursaute lorsque nous nous matérialisons devant le temple, mais je l'entraîne aussitôt dans l'antichambre. Pas une sentinelle dans les parages. Apparemment, tous les habitants de la ville se sont postés sur les remparts ou dans un endroit élevé afin d'assister à la dernière bataille se déroulant sur la plage. L'équipement est toujours là, dans le petit vestiaire des prêtres attenant à l'antichambre. Les sirènes étaient déclenchées automatiquement au moyen d'un signal transmis par les batteries antimissiles des moravecs - installées extra-muros et évacuées depuis belle lurette -, mais, si mes souvenirs sont bons, les ingénieurs avaient branché un micro à la console, au cas où Priam ou Hector auraient souhaité s'adresser à la population grâce aux trente haut-parleurs placés dans toute la ville. J'examine le système durant quelques secondes: afin que les Troyens puissent l'utiliser tout seuls, on a opté pour un dispositif d'une simplicité enfantine, ce qui correspond exactement au niveau de compétence technologique du Dr Thomas Hockenberry. — Hock-en-bear-eeee... Je presse le bouton qui active les haut-parleurs, j'abaisse le levier marqué annonce publique, j'agrippe le microphone à l'aspect archaïque et je me lance, entendant mon propre bafouillage retentir sur les centaines de bâtiments, sur les remparts eux-mêmes... — Attention! Attention! Peuple d'Ilium... ceci est un message ÉMANANT DU ROI PRIAM... ALERTE AU TREMBLEMENT DE TERRE! Quittez les bâtiments... tout de suite! Descendez des remparts... TOUT DE SUITE! SORTEZ DE LA VILLE ET GAGNEZ UN ESPACE dégagé si possible. si vous vous trouvez dans une tour, éva-cuez-la... tout de suite! un tremblement de terre va frapper ilium d'un instant à l'autre. je répète: le roi priam donne l'ordre d'évacuer la ville immédiatement... Quittez les bâtiments ET RÉFUGIEZ-VOUS DANS UN ESPACE DÉGAGÉ... ET TOUT DE SUITE! Je me répète pendant une bonne minute, puis je coupe le micro, j'agrippe une Hélène bouche bée et je la traîne au-dehors, en direction de la place du marché. Il y a des gens partout, en train de parler et de gesticuler, les yeux tournés vers les haut-parleurs qui viennent de diffuser mon alerte, mais il n'y en a pas un qui fasse mine de bouger. Quelques-uns sortent des bâtiments environnants, mais il n'y en a pas un qui fonce vers les portes Scées pour sortir de la ville comme je l'ai ordonné. — Merde! — Tu es bien agité, Hock-en-bear-eeee. Viens dans mes appartements, nous boirons un peu de vin miellé, et ensuite... Je la traîne à nouveau derrière moi. Si les Troyens n'ont pas envie de foncer en lieu sûr, je suis bien décidé à ne pas les imiter. Et à sauver Hélène, que ça lui plaise ou non. Je stoppe juste avant de foncer dans une étroite ruelle à l'ouest de la vaste place. Mais qu'est-ce qui me prend? Je n'ai pas besoin de courir comme un idiot. Il me suffit de visualiser la colline Batiée, à bonne distance des remparts, et de nous TQ là-bas... — Oh! merde, répété-je. Dans le ciel, un disque horizontal de plusieurs kilomètres de diamètre, bordé de flammes sur tout son pourtour, descend vers nous à vive allure: un trou de brane comme j'en ai naguère vu au-dessus d'Olympos. Derrière lui, je distingue un ciel noir et piqueté d'étoiles. — Bon Dieu! À la dernière seconde, je renonce à la téléportation - nous risquons de nous faire piéger dans l'espace quantique au moment où le trou tombera sur nous. Je traîne une Hélène horrifiée sur une douzaine de mètres, vers le centre de la place. Avec un peu de pot, aucun immeuble ne nous dégringolera dessus. Le cerceau de feu touche le sol bien au-delà de la ville, des collines environnantes, des marécages et de la plage, et, l'instant d'après, c'est à notre tour de tomber. La sensation que j'éprouve me fait penser à une cabine d'ascenseur dont les câbles viendraient de céder et, quelques secondes plus tard, c'est l'enfer. Plus tard, bien plus tard, les ingénieurs moravecs m'expliqueraient que la cité d'Ilium était effectivement tombée d'un mètre cinquante-sept avant d'atterrir sur le sol de la Terre d'aujourd'hui. Tous les guerriers qui s'affrontaient sur la plage - plus de cent cinquante mille homme hurlant et suant - étaient tombés de la même hauteur, se recevant non pas sur le sable moelleux mais sur les roches et les broussailles qui l'avaient remplacé après que la côte eut reculé de trois cents mètres en direction de l'ouest. Pour Hélène et pour moi, sur la grand-place d'Ilium, les dernières minutes de la cité avaient bien failli être les nôtres. La tour décapitée qui s'élevait au sud-est, près des remparts - celle-là même où Hélène m'avait poignardé en plein cœur, il y avait une éternité de cela -, s'était effondrée sur toute sa hauteur, telle une cheminée d'usine atteinte par la limite d'âge, projetant ses débris sur les bâtiments environnants, et j'ai vu son sommet tronqué fondre sur la fontaine près de laquelle nous avions trouvé refuge. C'est cette fontaine qui nous a sauvé la vie. L'obélisque qui se dressait au centre du bassin - il faisait bien quatre mètres de haut - a détourné les moellons qui nous tombaient dessus, et nous nous sommes retrouvés, toussant et crachant, au sein d'un nuage de débris et de poussière, pendant que d'autres, moins chanceux que nous, disparaissaient sous les blocs de pierre. Nous étions sous le choc. Les pavés massifs de la place n'avaient pas résisté à la chute. L'obélisque penchait d'une bonne trentaine de degrés et la fontaine n'était plus alimentée en eau. La ville tout entière était prise dans un nuage de poussière qui devait mettre six heures à se dissiper. Lorsque Hélène et moi avons fini par nous relever et nous épousseter, crachant à qui mieux mieux pour nous débarrasser de la fine poudre blanche qui nous obstruait les narines et le gosier, la plupart des Troyens se décidaient enfin à fuir - à courir dans tous les sens, pris de panique, alors qu'il était largement trop tard -, mais certains avaient entrepris de fouiller les décombres pour chercher les survivants et leur venir en aide. Plus de cinq mille personnes périrent lors de la chute de Troie. La majorité se trouvait dans les bâtiments les plus importants - les temples d'Athéné et d'Apollon s'étaient effondrés tous les deux, leurs majestueux piliers se brisant comme des allumettes. L'ancien palais de Paris, demeure actuelle de Priam, n'était plus que ruines. De tous ceux qui se trouvaient sur la terrasse, nul ne survécut, excepté Hypsipyle, qui continuait de me chercher lorsque la muraille avait cédé au-dessus du temple d'Athéné. La plupart des citoyens se trouvaient alors sur les remparts de l'ouest et du sud-ouest, qui n'avaient pas été réduits en pièces mais avaient chu d'un seul bloc, soit vers l'intérieur soit vers l'extérieur, envoyant les infortunés Troyens s'écraser sur les rochers bordant le Sca-mandre ou dans les décombres de leur cité. Ainsi avait péri le roi Priam, et avec lui plusieurs membres de la famille royale, notamment la malheureuse Cassandre. Quant à Andromaque, la femme d'Hector - une survivante s'il en fut -, elle s'en était tirée sans une égratignure. Dans l'Antiquité comme à mon époque et encore aujourd'hui, le site de Troie était particulièrement exposé aux séismes, et les gens savaient comment réagir dans un cas pareil, de sorte que mon intervention avait sans doute sauvé bien des vies. Nombre de citoyens s'étaient éloignés des bâtiments pour gagner un espace dégagé. Par la suite, on estima qu'ils étaient plusieurs milliers à être carrément sortis de la ville avant que les tours ne s'effondrent et que les murs ne se fracassent. Pour ma part, je contemplais le spectacle avec des yeux interdits. La plus noble des cités, qui avait survécu à dix ans de siège achéen et à des mois de guerre contre les dieux, n'était plus qu'un amoncellement de gravats. Des foyers d'incendie apparaissaient çà et là - rien à voir avec l'embrasement général qu'aurait subi une ville de mon époque, les canalisations de gaz brillant par leur absence -, déclenchés par les cheminées et les braseros, les trépieds et les fourneaux, sans parler des torches fixées aux fenêtres. Il fallait éteindre cela, et vite. La fumée se mêlait au nuage de poussière, nous faisant tous pleurer et tousser de plus belle. — Il faut que je retrouve Priam... et Andromaque, dit Hélène entre deux quintes. Il faut que je retrouve Hector! J'ai fait mine de m'éloigner, mais elle m'a agrippé par le bras. — Hock-en-bear-eeee... que s'est-il passé? Qui a fait cela? Je lui ai dit la vérité: — Les dieux. À en croire une antique prophétie, Troie ne tomberait que le jour où serait délogé le linteau des gigantesques portes Scées, et, comme je me frayais un chemin dans une foule prise de panique, j'ai remarqué que les grands battants de bois étaient fracassés et que la grosse pierre gisait sur le sol. En moins de dix minutes, tout s'était altéré. Non seulement la cité avait été détruite par un cercle de feu, mais en outre, la campagne qui l'entourait avait changé de forme, ainsi que le ciel et le climat. Nous ne sommes plus au Kansas, Toto. J'avais passé plus de vingt ans à enseigner VIliade, à l'université de l'Indiana et ailleurs, mais pas une fois je n'avais songé à visiter Troie - ou plutôt les ruines de Troie. Mais j'avais vu quantité de photos du site tel qu'il était à la fin du xxe siècle et au début du xxf. Ce coin de côte où Ilium venait de s'écraser comme la maison de Dorothy ressemblait davantage audit site - un bled du nom d'Hisarlik, en Turquie - qu'à la métropole antique que j'avais connue. Comme je contemplais ce panorama transformé - sous un ciel qui l'était tout autant, car le soir tombait alors que le soleil était au zénith lorsque les Grecs avaient entamé leur ultime combat -, je me suis rappelé l'un des chants du Don Juan de Byron, que le poète avait composé ici même en 1810, percevant à la fois ce qui le liait à l'histoire héroïque et ce qui l'en éloignait: « Des monticules sans marbre et sans nom, une plaine vaste et inculte bornée par des montagnes; plus loin, l'Ida, toujours le même, et l'antique Scamandre, si toutefois c'est lui, tout cela reste encore. Ces lieux semblent formés exprès pour la gloire: cent mille hommes pourraient encore y combattre à l'aise. Mais, là où je cherchais les murs d'Ilion, paît la brebis paisible et rampe la tortue. » Je ne voyais aucune brebis, mais lorsque je me suis retourné vers la cité en ruine, la crête était plus ou moins la même - quoique rabaissée d'un mètre cinquante-sept, au niveau des vestiges mis au jour par cet amateur de Schliemann. Je me suis rappelé que les Romains avaient nivelé le sommet de cette crête pour y bâtir une nouvelle Ilium, plus d'un millénaire après la disparition de l'Ilium originelle, et je me suis dit qu'on avait eu de la chance de ne pas tomber de plus haut. S'il n'y avait pas eu cette couche de gravats romains au-dessus des gravats troyens, plus dure aurait été la chute. Au nord, là où la plaine du Simoïs s'étendait naguère sur plusieurs lieues, une plaine herbeuse qui convenait à merveille aux vaches comme aux cavales, se trouvait à présent une forêt. Quant à la plaine du Scamandre, qui s'étendait à l'ouest entre la ville et le rivage, et que j'avais vu transformée en champ de bataille ces onze dernières années, c'était un terrain accidenté où se bousculaient broussailles, pinèdes et marécages. Je me suis dirigé vers la plage, escaladant la colline Batiée sans même la reconnaître, pour stopper net une fois parvenu à son sommet, muet de stupéfaction. La mer avait disparu. Je savais bien que le contour de la côte avait changé au xxie siècle, mais la mer Egée ne s'était pas contentée de reculer de quelques centaines de mètres - elle s'était volatilisée. Je me suis assis sur le plus gros rocher à ma portée et me suis abîmé dans mes réflexions. Je ne devais pas seulement me demander où Héphaestos et Nyx nous avaient expédiés, mais quand. Les seuls indices à ma disposition en cette fin d'après-midi, c'était l'absence de toute lumière électrique le long du rivage comme à l'intérieur des terres, et la végétation qui poussait en abondance sur le plateau continental où s'était naguère trouvée la mer Egée. Non seulement nous ne sommes plus au Kansas, Toto, mais nous ne sommes même plus à Oz. Le ciel vespéral disparaissait sous les nuages, mais il faisait encore assez jour pour que je distingue les dizaines de milliers d'hommes occupant une bande longue de huit cents mètres, là où s'était trouvée la grève un quart d'heure plus tôt. J'ai cru tout d'abord qu'ils continuaient à se battre - des milliers d'entre eux gisaient sur le sol -, puis j'ai compris qu'en fait, ils couraient dans tous les sens, sans plus se soucier d'attaque et de défense, d'ordre et de discipline. Par la suite, j'apprendrais que près d'un tiers des combattants, Troyens et Achéens confondus, souffraient d'une ou de plusieurs fractures - aux jambes, pour la plupart -, consécutives à une chute dans un fossé ou sur un rocher qui n'étaient pas là l'instant d'avant. Par endroits, ainsi que je le découvrirais, des hommes naguère occupés à s'entre-tuer gisaient l'un contre l'autre en gémissant ou bien s'efforçaient de s'assister mutuellement. Je me suis hâté de descendre de ma colline pour franchir les quinze cents mètres de plaine alluviale, nettement plus difficiles à négocier dans leur état présent. Lorsque j'ai atteint l'arrière-garde troyenne - ou ce qu'il en restait -, le soir commençait à tomber. Hector et son frère Déiphobe, qui souffrait de blessures sans gravité, conféraient avec l'état-major provisoire des Argiens, à savoir Idoménée, fils de Deucalion et commandant des héros Cretois, et Ajax le Petit, fils d'Oïlée et chef des Locriens. Ce dernier se déplaçait sur une civière, ayant été blessé aux deux jambes en début de journée. Les quatre hommes avaient été rejoints par Thra-symède, l'héroïque fils de Nestor que j'avais cru tué durant la matinée - il avait été porté disparu à l'issue de l'offensive troyenne qui avait emporté la dernière tranchée achéenne, et, ainsi que je ne tarderais pas à l'apprendre, il s'était retrouvé enseveli sous un monceau de cadavres, pour être fait prisonnier par l'ennemi une fois qu'il avait réussi à s'en extirper, éprouvé par ses blessures. Les Troyens l'avaient épargné - un des rares exemples de miséricorde recensés durant ces onze années de conflit - et il participait maintenant aux négociations, appuyé sur une lance brisée qui lui servait de béquille. — Hock-en-bear-eeee! m'a lancé Hector, apparemment ravi de me retrouver. Fils de Duane! Je suis content de voir que tu as survécu à cette folie. Que s'est-il passé? Qui a causé ceci? — Les dieux, répondis-je en toute honnêteté. Pour être plus précis, Héphasstos, le dieu du feu, et Nyx - l'énigmatique déesse qui œuvre de concert avec les Moires. — Je sais que tu as toujours été proche des dieux, Hock-en-bear-eeee, fils de Duane. Pourquoi ont-ils agi ainsi? Qu'attendent-ils de nous? J'ai secoué la tête. Les torches qu'on avait allumées à l'approche de la nuit vacillaient sous une brise venue de l'ouest - une brise apportant le parfum des arbres qui poussaient là où aurait dû s'étendre la Méditerranée. — Ce que veulent les dieux n'a plus aucune importance, ai-je déclaré. Tu ne les reverras plus jamais. Ils sont partis pour toujours. La centaine d'hommes qui nous entouraient sont restés muets et, l'espace d'une minute, on n'a plus entendu que le crépitement des torches et les gémissements des nombreux blessés. — Comment sais-tu cela? m'a demandé Ajax — Je reviens d'Olympos. Achille vient de tuer Zeus en combat singulier. Les murmures qui montaient auraient viré au rugissement si Hector n'avait pas intimé le silence à tous. — Continue, fils de Duane. — Achille a occis Zeus et les Titans sont revenus à Olympos. Héphaestos finira par monter sur le trône - Nyx et les Moires en ont décidé ainsi -, mais, durant l'année à venir, votre monde deviendra un champ de bataille où nul mortel n'aurait une chance de survivre. Héphaestos vous a par conséquent envoyés ici - la cité, ses habitants, les Achéens, les Troyens, tout le monde. — Et où sommes-nous? s'est enquis Idoménée. — Je n'en ai aucune idée. — Quand pourrons-nous retourner chez nous? a demandé Hector. — Jamais. J'étais sûr de ce que j'avançais, et cela devait s'entendre au ton de ma voix. C'était sans doute la première fois de ma vie que je m'exprimais avec une telle assurance. À ce moment-là s'est produit le deuxième des trois prodiges qui allaient marquer cette journée - le premier étant, bien entendu, le passage d'Ilium dans un autre univers. Le ciel était couvert depuis que la cité s'était effondrée sur la crête - une chape nuageuse allant de l'est à l'ouest -, ce qui avait encore hâté la venue des ténèbres. Mais le vent qui nous apportait l'odeur de la végétation chassait ces nuages vers l'orient, dégageant le ciel nocturne au-dessus de nos têtes. Nous avons entendu les hommes - Troyens comme Achéens -pousser des cris bien avant de nous rendre compte que leurs regards étaient tournés vers le ciel. Avant de les imiter, j'avais remarqué l'étrangeté de la lumière qui nous baignait tous. Une lumière comme je n'en avais jamais connu, même par une nuit de pleine lune, une lumière vive, laiteuse, étonnamment fluide. J'ai découvert à mes pieds une multitude d'ombres mouvantes - qui ne devaient rien aux nombreuses torches -, et Hector m'a donné un coup de coude pour m'inciter à lever la tête. Les nuages s'étaient enfuis. Le ciel nocturne était tel que je le connaissais; j'y ai reconnu le Baudrier d'Orion, les Pléiades, l'étoile Polaire et la Grande Ourse, proche de l'horizon au nord, tous plus ou moins à leur place, mais le déploiement du fïrmament, le croissant de lune s'élevant au-dessus des ruines de Troie, tout cela pâlissait devant la source de cette étrange lumière. Deux larges rubans d'étoiles mouvantes se croisaient au-dessus de nous, le premier au sud et se déplaçant d'ouest en est, le second au zénith et se déplaçant du nord au sud. Ces anneaux étincelants ne diffusaient pas un éclat uniforme - ils étaient faits de milliers et de milliers d'astres, et je me suis rappelé une chronique scientifique jadis parue dans mon quotidien, selon laquelle, même par temps exceptionnellement clair, on ne distinguait pas plus de trois mille étoiles dans le ciel nocturne. Il y en avait là des dizaines, voire des centaines de milliers - deux majestueux carrousels d'étoiles éclairant toutes choses autour de nous, dispensant le même éclat crépusculaire que j'imaginais baignant une région comme l'Alaska à la tombée du soir. C'était sans doute le plus beau spectacle auquel j'aie eu droit en deux existences. — Fils de Duane, que sont ces étoiles? a soufflé Hector. S'agit-il de dieux? De nouveaux astres? Qu'est-ce donc? — Je l'ignore. À ce moment-là, tandis que plus de cent cinquante mille guerriers armés de pied en cap contemplaient le nouveau ciel avec terreur, on a entendu retentir des cris du côté de la plage. Il nous a fallu plusieurs minutes pour comprendre qu'il se passait quelque chose à l'ouest, et le petit groupe que nous formions en a mis quelques-unes de plus pour gagner une éminence rocheuse - peut-être était-ce un des récifs sur lesquels se fracassaient les vagues à l'époque d'Ilium - depuis laquelle la vue serait dégagée. Pour la première fois, j'ai remarqué que les nefs noires calcinées étaient toujours là, ayant traversé le trou de brane avec nous - ces tristes épaves gisaient bien loin de la mer à présent, échouées qu'elles étaient au-dessus des marécages bordant la côte -, et puis j'ai vu ce qui suscitait les exclamations de ces centaines de guerriers. Une vaste flaque d'encre noire reflétant le somptueux firmament coulait lentement sur le sol de la mer asséchée, se déplaçant lentement vers nous en provenance de l'ouest, une flaque dont la lente et silencieuse progression évoquait la sinistre certitude du trépas. Sous nos yeux, ce liquide a rempli les combes du bassin, encerclant ensuite les collines boisées dans le lointain - que la lumière des anneaux rendait visibles à nos yeux -, et, en moins de quelques minutes, ces collines une fois entourées d'eau noire sont redevenues les îles de Lemnos, de Ténèdos et d'Imbros. C'était le troisième prodige de ce jour qui s'annonçait sans fin. La mer vineuse était revenue sur les rives d'Ilium. 86. Harman ne resta que quelques secondes le pistolet pointé sur son front. Alors même qu'il posait le doigt sur la détente, il sut qu'il n'allait pas en finir de cette manière. Le suicide est une preuve de lâcheté et, si terrifié fïït-il par l'imminence de sa mort, il ne tenait pas à finir sa vie en lâche. Pivotant sur lui-même, il visa l'imposante proue de l'antique sous-marin qui saillait de la paroi nord de la Brèche atlantique et tira jusqu'à ce que l'arme ait craché ses neuf projectiles. Sa main tremblait tellement qu'il n'aurait su dire s'il avait atteint sa cible, mais cette séance de tir lui avait permis de focaliser et d'exorciser la rage et la révulsion que lui inspirait la folie de ses semblables. La thermopeau souillée se révéla difficile à enlever. Il la jeta au loin sans même tenter de la nettoyer. La crise de diarrhée et de vomissements l'avait laissé tout tremblant, mais il n'envisagea même pas de se rhabiller, et il se mit en route vers l'ouest dès qu'il eut recouvré l'équilibre. Harman n'avait pas besoin d'ouvrir ses fonctions biométriques pour savoir qu'il se mourait à petit feu. Il sentait les radiations lui ronger les tripes, les boyaux, les testicules, les os. La faiblesse qui le gagnait lentement lui faisait l'effet d'un maléfique homon-cule s'éveillant en lui. Il se mit en marche vers l'ouest, vers Ada et Ardis. Son esprit demeura en paix plusieurs heures durant, se manifestant seulement lorsqu'il risquait de marcher sur un rocher pointu ou de s'égarer parmi des efflorescences de corail. Il percevait vaguement les murailles de la Brèche qui ne cessaient de grandir - l'océan devenait de plus en plus profond -, l'air qui ne cessait de se rafraîchir. Mais le soleil brillait toujours dans le ciel. En milieu d'après-midi, comme il baissait la tête, il vit que ses cuisses et ses mollets étaient striés de sang et, se dirigeant d'un pas hésitant vers la paroi sud, il plongea une main dans le champ de force - ressentant aussitôt la froideur et la pression de l'eau - et collecta suffisamment d'eau salée pour se laver un peu. Puis il reprit sa route. Lorsqu'il se remit à réfléchir, il constata avec satisfaction qu'il n'était plus obnubilé par cet engin obscène et sa meurtrière cargaison, lesquels avaient disparu derrière lui depuis un bon moment. C'était à sa propre vie qu'il songeait, à ses presque cent ans d'existence. D'abord en proie à un sentiment d'amertume - toutes ces décennies gâchées à faire la fête et à se faxer un peu partout en quête d'une soirée ou d'une célébration! -, il finit bien vite par s'accorder le pardon. Au cours de cette existence factice, il avait connu des instants de bonheur et même de réalité, et l'année écoulée, placée sous le signe de l'amitié, de l'amour et d'un engagement sincère, compensait amplement la période superficielle qui l'avait précédée. Il pensa au rôle qu'il avait joué dans cette dernière année et trouva à nouveau la force de s'accorder le pardon. La posthumaine qui disait s'appeler Moira le traitait malicieusement de nouveau Prométhée, mais il se voyait plutôt comme un mélange d'Adam et d'Eve, ceux qui - en mangeant le fruit de l'arbre de la connaissance qui poussait dans le jardin de l'indolence - s'étaient à jamais exilés de ce séjour de santé et de vacuité mentale. Qu'avait-il donné en échange à Ada, à ses amis, à son espèce? La lecture? Aussi essentiels que fussent à ses yeux la lecture et le savoir auquel elle donnait accès, il se demanda si ce talent - potentiellement plus puissant que les cent fonctions qui venaient de s'éveiller en lui - était susceptible de compenser la terreur, la souffrance, le doute et la mort qui les attendaient tous. Peut-être n'y était-il pas obligé, comprit-il. À mesure que le soir assombrissait la bande de ciel au-dessus de lui, les pensées d'Harman s'orientèrent vers la mort. Sa propre mort, il le savait, surviendrait dans quelques heures, peut-être moins, mais quid du concept même de mort, que lui et les siens n'avaient jamais eu à affronter jusqu'à une date récente? Il effectua une recherche approfondie parmi toutes les données collectées durant son passage dans le cabinet de cristal et découvrit que la mort - la peur de la mort, l'espoir d'une résurrection, la curiosité relative à la mort - était le principal aiguillon de la littérature et de la religion dans toutes leurs manifestations connues, et ce depuis au moins neuf millénaires. La dimension purement religieuse du phénomène dépassait sa compréhension - le seul contexte dont il disposât à cet égard était la crainte que lui inspirait l'imminence de son trépas. Plusieurs milliers de cultures, réparties sur des milliers d'années, avaient en commun la volonté de savoir - à n'importe quel prix - si la vie se poursuivait même après la fin de la vie. Il tiqua à maintes reprises tandis que son esprit triait les concepts liés à la vie après la mort - le Walhalla, le paradis, l'enfer, le séjour céleste promis par l'islam et que les sous-mariniers étaient si impatients de gagner, l'assurance qu'une vie vertueuse garantissait la survie dans la mémoire de l'espèce -, puis relatifs à une résurrection terrestre - le mandala, la métempsycose, les Neuf Voies vers le Centre du Wu. À ses yeux, et à son cœur, tout cela était aussi splendide, aussi vain, aussi vide qu'une toile abandonnée par son araignée. Tout en s'enfonçant vers les ombres qui se massaient à l'ouest, Harman s'aperçut qu'entre toutes les conceptions de la mort archivées dans ses cellules et jusque dans son ADN à l'agonie, celles qui l'émouvaient le plus étaient les tentatives littéraires et artistiques visant à explorer sa dimension humaine - une sorte de défi lancé par le génie. Harman examina des reproductions des derniers autoportraits de Rembrandt, pleurant à chaudes larmes devant la terrible sagesse de ce visage. Il écouta son propre esprit lire à haute voix la version intégrale à'Hamlet et comprit - comme d'innombrables générations avant lui - que ce prince vieillissant tout de noir vêtu était peut-être le seul authentique ambassadeur du royaume des ombres. Harman constata qu'il pleurait non pour se lamenter sur son propre sort - ni même parce qu'il allait perdre Ada et leur enfant à naître, qui ne lui sortaient jamais de l'esprit -, mais tout simplement parce qu'il n'avait jamais vu une pièce de Shakespeare. S'il avait regagné Ardis en parfaite santé plutôt que sous l'aspect d'un squelette mourant et sanguinolent, il aurait insisté pour que le groupe représente une pièce de Shakespeare s'il parvenait à survivre aux voynix. Mais laquelle? Cette question des plus intéressantes lui occupa l'esprit assez longtemps pour qu'il ne remarque point que le ciel virait au crépusculaire, pas plus qu'il ne remarqua l'apparition des étoiles et des anneaux, ni le froid glacial qui descendait sur la Brèche de plus en plus profonde, s'insinuant dans sa peau, puis ses chairs, puis ses os. Vint le moment où il n'eut plus la force de poursuivre. Il ne cessait de trébucher sur les rochers et autres obstacles. Il ne distinguait même plus les parois de la Brèche. Partout régnaient les ténèbres et le froid - un avant-goût de la mort. Harman ne voulait pas mourir. Pas encore. Pas maintenant. Il s'allongea sur le sable et se recroquevilla en position fœtale, sentant les grains abrasifs lui meurtrir la peau, ce qui lui prouva sans l'ombre d'un doute qu'il était encore vivant. Il se prit à bras-le-corps en claquant des dents, ramena ses genoux contre son torse et les serra contre lui, frissonnant de tous ses membres mais rassuré à l'idée d'être encore en vie. Il regrettait un peu d'avoir abandonné son sac à dos, ainsi que le duvet et les vêtements qu'il contenait. Son esprit lui rappela l'existence des barres nutritives, mais son estomac ne voulait pas en entendre parler. Durant la nuit, Harman dut s'éloigner à plusieurs reprises du nid de sable qu'il s'était creusé, rampant péniblement pour aller vomir ailleurs - pour cracher sa bile et rien d'autre. Cela faisait des heures que son estomac s'était vidé. Puis il retournait lentement, laborieusement vers la petite dépression en forme de fœtus, anticipant la chaleur ténue qu'il allait y retrouver, comme jadis il aurait anticipé un repas plantureux. Quelle pièce? La première qu'il ait lue n'était autre que Roméo et Juliette, et il lui conservait une place dans son cœur. Il réexamina Le Roi Lear - « Jamais, jamais, jamais, jamais, jamais » -, le jugeant parfaitement approprié à un mourant comme lui, bien qu'il n'ait pas vécu assez longtemps pour voir son fils ni sa fille, mais la communauté d'Ardis trouverait peut-être cette première expérience shakespearienne un tantinet traumatisante. Comme il faudrait sélectionner les acteurs dans ses rangs, il se demanda lequel d'entre eux interpréterait le vieux Lear... Odysseus/Personne était le seul visage qui s'imposât à lui. Il se demanda comment il s'était sorti d'affaire. Harman tourna ses yeux vers le ciel et contempla les anneaux qui tournaient sur fond de firmament, un spectacle dont la beauté ne lui était jamais apparue avec autant d'évidence qu'en cette nuit d'horreur. Une flèche étincelante - bien plus brillante que tous les objets composant les anneaux - déchira l'espace d'onyx, traversa l'anneau p sur toute sa largeur puis, arrivée devant les étoiles, disparut derrière la paroi sud de la Brèche. Harman ignorait de quoi il s'agissait - vu la durée du phénomène, ce n'était pas un simple météore -, mais une telle distance l'en séparait que cela n'avait sûrement aucun rapport avec lui. Reprenant sa méditation sur la mort et sur Shakespeare, et se demandant toujours quelle pièce il conviendrait de monter en premier, il tomba sur un passage intéressant stocké dans son ADN. C'était une tirade prononcée par Claudio dans Mesure pour mesure, alors que ce personnage est confronté à sa prochaine exécution: « Oui, certes, mais mourir et aller on ne sait où... Être couché dans l'immutabilité froide et pourrir... Ce corps sensible et chaud devenir une argile pétrifiée... Plonger cet esprit voluptueux dans des ondes de feu ou séjourner dans les régions frissonnantes encerclées de glaces épaisses... Etre emporté par les invisibles ouragans, roulé avec violence et sans trêve tout autour de ce monde suspendu dans l'espace... Être pire que les plus misérables de ces damnés qui, dans les hurlements, enfantent de troubles et illégitimes pensées!... Cela est trop horrible! La vie terrestre la plus morne et la plus pénible que l'âge, la douleur, le dénuement ou la prison puissent infliger à la créature, est un paradis auprès de notre peur de la mort. » Harman s'aperçut qu'il pleurait - que son corps glacé, recroquevillé, était secoué de sanglots -, mais pas par crainte de la mort, ni parce qu'il se savait sur le point de tout perdre, non, il pleurait de gratitude à l'idée que son espèce avait pu engendrer l'auteur de ces lignes, le créateur de ces idées. Cela compensait presque - presque - les idées qui avaient présidé à la conception, à la fabrication et à la mise en oeuvre de ce sous-marin, porteur de sept cent soixante-huit trous noirs prêts à dévorer l'avenir de toutes choses. Soudain, il éclata de rire. Son esprit venait de sauter à l'ode de John Keats, « À un rossignol », et il vit - sans qu'on ait besoin de le lui montrer - l'allusion à Shakespeare contenue dans ces vers adressés à l'oiseau: Tu chanterais toujours à mes oreilles sourdes, Ton noble requiem serait pour de l'argile. — Pétrifiée chez Claudio et sourde chez Johnny, bravo pour l'argile! s'écria-t-il. Cette saillie lui valut une quinte de toux et, lorsqu'il examina sa main au clair des anneaux, il vit qu'il avait craché du sang et perdu trois dents. Poussant un gémissement, Harman se pelotonna dans le sable, frissonna et ne put réprimer un sourire. Son esprit agité ne cessait de solliciter Shakesperare, tout comme sa langue se dardait sans répit vers les trois trous laissés par ses dents. C'était un couplet issu de Cymbeline qui le faisait sourire: Garçons et filles chamarrés doivent tous Retourner à la poussière, comme les ramoneurs. Il venait tout juste de saisir le jeu de mots. Quel génie aurait l'aplomb d'épicer cette triste lamentation d'un calembour infantile? s'émerveilla-t-il. C'est avec cette pensée qu'il glissa comme par mégarde dans un sommeil glacé, insensible à la pluie froide qui commençait à l'arroser. Il se réveilla. Ce prodige fut le premier. Il ouvrit ses yeux encroûtés de sang au sein d'une fausse aurore froide, grise et humide, entouré par deux murailles d'eau noire de cent cinquante mètres de haut. Mais il avait dormi et il se réveillait. Deuxième prodige: il était capable de bouger, même si c'était long et pénible. Un quart d'heure lui fut nécessaire pour se mettre à quatre pattes, mais il y réussit et rampa jusqu'au rocher le plus proche, et, au bout de dix minutes supplémentaires, il parvint à tenir debout sans tomber. À présent, il était prêt à reprendre sa marche vers l'ouest, sauf qu'il ne savait plus de quel côté se diriger. Impossible de s'orienter. La Brèche s'étendait à l'infini, sur sa droite comme sur sa gauche, mais il était incapable de distinguer l'est de l'ouest. Tremblant de tous ses membres, perclus de douleurs qui dépassaient son imagination, Harman se mit à tourner en rond, cherchant les traces qu'il avait laissées la veille, mais le sol était en grande partie rocheux et la pluie, qui avait failli le faire mourir de froid, avait effacé l'empreinte de ses pieds. Chancelant, il fit quatre pas dans une direction. Puis, persuadé qu'il retournait vers le sous-marin, effectua un demi-tour pour en faire huit dans l'autre. Rien à faire. Les nuages étaient si bas qu'on aurait dit qu'ils voulaient s'abîmer dans la Brèche. Impossible de distinguer l'orient de l'occident. Harman ne supportait pas l'idée de retourner près de ce sous-marin porteur du mal absolu, de perdre le terrain qu'il avait si laborieusement gagné la veille. Il se dirigea en trébuchant vers la paroi de la Brèche - paroi sud ou paroi nord? il n'aurait su le dire - et contempla son reflet à la lueur pâle et grise de la fausse aurore. Il ne parvint pas à se reconnaître. Son corps nu était déjà sque-lettique. Des poches de sang s'amassaient un peu partout sous son épiderme: sur ses joues creuses, sur son torse, au niveau de ses bras, de ses jambes flageolantes, et sur son ventre, gonflé comme une outre. Il fut pris d'une nouvelle quinte de toux et cracha deux autres dents. En s'examinant dans le miroir liquide, il crut qu'il avait pleuré des larmes de sang. Comme pour s'apprêter un peu, il écarta ses cheveux de son front. Il resta un long moment à fixer sa main. Une poignée de cheveux gisait entre ses doigts. Comme s'il tenait le cadavre d'une petite créature entièrement composée de poils. Il le lâcha, se passa de nouveau la main sur le crâne. Nouvelle chute de cheveux. Harman se tourna vers son reflet, découvrit un mort-vivant déjà bien dégarni. La chaleur le frappa dans le dos. Il se retourna, manquant tomber par terre. C'était le soleil, qui se levait au fond de la Brèche derrière lui. Parfaitement aligné avec l'axe de la tranchée, le baignant de ses rayons et de sa chaleur avant de se faire engloutir par les nuages. Quelles étaient les chances pour que le soleil se lève exactement dans cet axe ce matin-là - comme si Harman était un druide posté à Stonehenge pour y attendre l'aurore équinoxiale? Il se sentait tellement étourdi que, s'il ne se dépêchait pas d'agir, il risquait d'oublier de quel côté poignait le soleil. Tournant le dos à la chaleur qui se dissipait déjà, il se remit en marche d'un pas hésitant. Vers midi - les nuages se dispersaient entre deux averses, ce qui lui permettait d'entrevoir le soleil -, l'esprit d'Harman avait cessé d'être pleinement connecté à son corps. Plutôt que d'avancer en ligne droite, il zigzaguait d'une paroi à l'autre, insérant délibérément sa main dans le champ de force pour se secouer un peu et se forcer à poursuivre. Tout en marchant, il se demandait à quoi pourrait - ou aurait pu - ressembler l'avenir de ses semblables. Pas seulement les survivants d'Ardis, mais tous les humains à l'ancienne ayant échappé à l'impitoyable attaque des voynix. À présent que le monde d'avant était perdu corps et biens, quel type de gouvernement, de religion, de société, de culture, de politique seraient-ils susceptibles de créer? Un nodule de mémoire protéinique niché dans les profondeurs de son ADN crypté - un nodule qui ne périrait que longtemps après que ses dernières cellules auraient fini de pourrir - lui souffla une citation des Cahiers de prison d'Antonio Gramsci: « On peut ainsi définir une situation de crise: l'ordre ancien est moribond, et ce qui est nouveau n'arrive pas à venir au monde. Durant cet interrègne, toutes sortes de symptômes de morbidité font leur apparition. » Il éclata de rire, réaction qui lui coûta une nouvelle incisive. « Symptômes de morbidité », tu peux le dire. Grâce à un bref examen contextuel, il apprit que Gramsci était un intellectuel favorable à la révolution, au socialisme et au communisme - ces deux derniers termes désignant des théories mortes et enterrées vers le milieu de l'Ère perdue, époque où on avait enfin pris conscience de leur naïveté foncière -, mais le problème de l'interrègne n'avait jamais cessé de se poser, et voilà qu'il se posait une nouvelle fois. Au cours des semaines et des mois précédant le moment où Harman avait stupidement abandonné sa bien-aimée Ada, celle-ci avait préparé son peuple à adopter une forme primitive de démocratie à l'athénienne, ainsi qu'il le comprenait maintenant. Jamais ils n'avaient abordé le sujet, mais il avait remarqué que les quatre cents personnes formant la communauté d'Ardis - un chiffre nettement réduit à l'issue du massacre perpétré par les voynix auquel il avait assisté via le turin de Yeiffelbahn - la considéraient comme un chef de facto, un rôle qu'elle détestait tout en le remplissant avec autorité. En prônant l'usage systématique du vote, Ada cherchait de toute évidence à jeter les bases d'une future démocratie au cas où la communauté survivrait à ses épreuves. Mais si le turin rouge était le reflet de la réalité - et Harman n'avait aucune raison d'en douter -, Ardis appartenait désormais au passé. Quatre cents personne, ça fait une communauté. Une cinquantaine de survivants, ça ne suffit pas. Les radiations semblaient avoir brûlé le plus gros des muqueuses de sa gorge, car il recrachait du sang chaque fois qu'il déglutissait. Ce qui l'agaçait prodigieusement. Il s'efforça de ralentir le rythme de ses déglutitions, une tous les dix pas environ. Sa main droite, son menton et son torse étaient maculés de sang, il le savait parfaitement. Il aurait été intéressant de découvrir les structures sociales et politiques auxquelles son espèce aurait fini par aboutir. Peut-être que, même avant les attaques des voynix, la population humaine - cent mille individus, tout au plus - était insuffisante pour mettre en branle la dynamique nécessaire à une vie politique, religieuse ou sociale digne de ce nom. Mais Harman ne le pensait pas. Nombre de ses banques mémo-rielles protéiniques le renvoyaient aux exemples d'Athènes et de Sparte, sans parler des cités grecques qui avaient précédé leur ascension. Les héros de l'épopée du turin - qu'il identifiait maintenant à l'Iliade d'Homère - régnaient parfois sur de minuscules royaumes, ainsi l'Ithaque d'Odysseus. En pensant à l'épopée du turin, il se rappela l'autel qu'il avait aperçu un an plus tôt à Paris-Cratère, lorsque Ada et lui avaient rendu visite à Daeman après qu'il eut été dévoré par un dinosaure, un autel dédié à l'un des dieux de l'Olympe - il avait oublié lequel exactement. Cela faisait quinze cents que son peuple traitait les posthumains comme des ersatz de divinités, mais quelle forme prendrait à l'avenir leur sentiment religieux? L'avenir. Harman marqua une pause pour reprendre son souffle, adossé à un rocher noir qui saillait de la paroi nord de la Brèche, et il s'efforça de penser à l'avenir. Ses jambes étaient prises de tressaillements. On aurait dit que leurs muscles se dissolvaient sous ses yeux. Pantelant, le souffle de plus en plus saccadé, Harman regarda droit devant lui et tiqua. Le soleil était perché tout au fond de la Brèche. L'espace d'une seconde d'horreur, il crut que l'aube venait à peine de se lever et qu'il avait marché dans la mauvaise direction, puis il comprit que la journée s'achevait sans qu'il l'ait vue passer. Le soleil descendait des nuages et se préparait à sombrer derrière l'horizon, au fond de cet interminable couloir qu'était la Brèche. Harman fit deux pas de plus et tomba à terre. Cette fois-ci, il fut incapable de se relever. Il dut mobiliser toute son énergie pour se redresser sur son coude droit, désireux de ne pas rater le coucher du soleil. Son esprit baignait dans la clarté. Il avait cessé de penser à Shakespeare, à Keats, à la religion, au paradis, à la mort, à la politique et à la démocratie. Harman pensait à ses amis. Il revit Hannah éclatant de rire lors d'un moulage - son enthousiasme juvénile, le bonheur de ses amis lorsqu'ils fabriquaient le premier artefact en bronze depuis des temps immémoriaux. Il revit Petyr débattant avec Odysseus durant les temps où le guerrier barbu dispensait ses cours de philosophie et animait d'étranges dialogues sur la colline herbue derrière le château. Quelle énergie, quelle joie durant ces séances! Harman se rappela la voix éraillée de Savi et son rire plus éraillé encore. Il se rappela les cris de joie que Daeman et lui avaient poussés lorsqu'elle les avait fait sortir de Jérusalem dans un rampeur, laissant derrière eux des milliers de voynix frustrés. Et il revit le visage de son ami Daeman, un visage dédoublé: le vieux garçon bedonnant et égoïste qu'il avait connu jadis et le jeune homme grave et athlétique - auquel il aurait confié sa vie sans hésiter - qu'il avait vu pour la dernière fois quelques semaines plus tôt, le jour où il avait quitté Ardis aux commandes du sonie. Et, alors que le soleil s'insérait à la perfection dans la Brèche, semblant à peine frôler les parois nord et sud - il sourit en entendant un sifflement comme en produirait un nuage de vapeur, sans doute une illusion auditive -, Harman pensa à Ada. Il pensa à ses yeux, à son sourire, à sa douce voix. Il se rappela son rire, ses caresses, la dernière fois qu'ils avaient couché ensemble. Harman s'autorisa à se souvenir du moment où le sommeil leur était venu: ils s'écartaient toujours l'un de l'autre, pour se rapprocher ensuite en quête de chaleur - Ada se collait à son dos, lui passait le bras droit autour du torse, et, plus tard, c'était lui qui se collait au dos d'Ada, au dos parfait d'Ada, se sentant légèrement durcir alors même qu'il retombait dans le sommeil, le bras gauche passé autour de la poitrine d'Ada, la main gauche refermée sur son sein. Harman constata que la croûte de sang qui lui couvrait les paupières l'empêchait de battre des cils, sans parler de fermer les yeux. Le soleil couchant - qui commençait à sombrer au fond de la Brèche - gravait sur sa rétine des échos rouge orangé. Aucune importance. Il n'aurait bientôt plus besoin de ses yeux. Il se concentra sur l'image d'Ada dans son esprit et dans son cœur, sur le disque à présent réduit de moitié qui disparaissait à l'ouest. Un objet vint s'interposer entre le soleil et lui. Son esprit mourant demeura incapable de réaction durant plusieurs secondes. Quelque chose était entré dans son champ visuel et l'empêchait de voir la fin du coucher de soleil. Toujours appuyé sur son coude droit, il porta sa main gauche à son visage pour chasser les croûtes de sang de ses yeux. Une créature se tenait à moins de six mètres de lui. Elle avait dû émerger de la paroi nord de la Brèche. Sa taille et sa forme générale correspondaient à celles d'un enfant de huit ou neuf ans, mais elle était vêtue d'un étrange costume de métal et de plastique. Là où se seraient ouverts les yeux d'un petit garçon, Harman ne voyait qu'une visière noire. A l'article de la mort, le cerveau cesse peu à peu d'être alimenté en oxygène, lui souffla une mémoire protéinique à laquelle il n'avait rien demandé, et il n'est pas rare que surviennent des hallucinations. Cela explique les récits faisant état d'un « long tunnel » s'achevant sur une « lumière éblouissante » et... Mon cul, songea Harman. Il observait une lumière éblouissante au bout d'un long tunnel, même si seul un morceau du soleil affleurait encore, même si les deux parois de la Brèche rayonnaient de lumière - comme un moirage aux nuances d'argent, comme des millions de facettes de lumière mouvante. Mais cet enfant en tenue de métal et de plastique, en costume rouge et noir, cet enfant était bien réel. Et, sous les yeux d'Harman, une deuxième créature, bien plus grande et bien plus étrange, émergea à son tour de la paroi nord de la Brèche, non sans difficulté. Ce champ de force est semi-perméable, mais uniquement pour un être humain et ce qu'il transporte sur lui, se dit-il. Et cette deuxième apparition n'avait vraiment rien d'humain. Deux fois plus volumineuse qu'un droski de belle taille, elle évoquait un crabe robotique géant, pourvu de pinces et d'une multitude de pattes, et d'une carapace vérolée dont l'eau ruisselait en abondance. Personne ne m'avait dit que l'article de la mort serait aussi drôle, songea Harman. Le petit garçon s'approcha de lui. Il s'exprimait en anglais, d'une douce voix enfantine, et Harman pensa à son futur fils. — Pouvons-nous vous aider, monsieur? dit-il. 87. Le soleil venait de se lever et cinquante mille voynix attaquaient de toutes parts. Ada observa une pause pour jeter un regard dans la Fosse, où gisaient les restes déchiquetés du rejeton de Sétébos. Daeman lui effleura le bras. — Ne t'en fais pas pour ça. On aurait dû le tuer tôt ou tard. Elle secoua la tête. — Je ne regrette rien. (Se tournant vers Hannah et Greogi, elle lança:) Faites décoller la chaloupe! Trop tard. La rumeur des voynix avait déjà plongé plus de la moitié des survivants dans la panique - les créatures demeuraient invisibles, mais elles avaient sans doute franchi la moitié de la distance les séparant d'Ardis. Elles seraient là dans moins d'une minute. — Non! Non! s'écria Ada. Plus d'une trentaine de personnes se disputaient une place à bord de la chaloupe. Hannah, qui avait pris les commandes, s'efforçait de la maintenir un mètre au-dessus du sol, mais sa charge utile ne faisait que croître. — Décolle! hurla Daeman. Hannah! Décolle, vite! Trop tard. Poussant un geignement déchirant, la machine volante gîta sur la droite et s'effondra sur l'herbe, projetant autour d'elle quantité de ses passagers. Ada et Daeman coururent dans sa direction. Hannah leur adressa un regard navré. — Elle ne démarre plus. Il y a quelque chose de cassé. — Peu importe, fit Ada d'une voix posée. De toute façon, elle ne serait jamais arrivée jusqu'à l'île. Elle posa sur la main d'Hannah une main rassurante, puis se retourna et cria: — Tout le monde à la palissade! Et vite! Prenez toutes les armes de notre arsenal. Nous devons repousser leur première charge, c'est notre seule chance. Joignant le geste à la parole, elle courut vers le mur ouest et, en moins d'une minute, tous les autres en firent autant, se répar-tissant de façon uniforme sur le pourtour de la palissade. À l'instar d'Ada, tous étaient armés de deux fusils à fléchettes et d'une arbalète, et portaient en outre un lourd sac de munitions. Ada s'installa à une meurtrière et remarqua que Daeman était toujours à ses côtés. — Bien, fit-il. Elle lui répondit d'un signe de tête, bien qu'elle ne comprît pas ce qu'il voulait lui dire. Procédant par gestes mesurés, parfaitement calme, Ada inséra un chargeur dans son fusil, en débloqua le cran de sûreté et visa la lisière de la forêt, distante de deux cents mètres à peine. La rumeur bruissante et cliquetante des voynix gagna peu à peu en volume et en intensité, et Ada résista à une violente envie de se plaquer les mains sur les oreilles. Son cœur battait à tout rompre, elle sentait monter en elle une nausée digne des premiers temps de sa grossesse, mais elle n'avait pas peur. Pas encore. — Toutes ces années d'épopée du tarin, dit-elle, sans se rendre compte qu'elle pensait à haute voix. — Hein? fit Daeman en se rapprochant. Elle secoua la tête. — Je pensais à l'épopée du tarin. D'après Harman, c'était une idée d'Odysseus et de Savi - distribuer des tarins parmi nous il y a dix ans de cela, je veux dire. Peut-être qu'ils souhaitaient nous apprendre à mourir avec courage. — J'aurais préféré qu'ils nous apprennent à vaincre une armée de cinquante mille voynix, rétorqua Daeman en armant son fusil. Ada s'esclaffa. Son rire fut étouffé par le rugissement des voynix qui surgissaient de la forêt - tantôt courant, tantôt sautant depuis les branches des arbres -, telle une déferlante de carapaces grises et de griffes étincelantes fondant sur eux à cent kilomètres à l'heure. Ils étaient si nombreux au sein de cette masse grouillante qu'Ada parvenait à peine à les distinguer les uns des autres. Elle jeta un regard par-dessus son épaule et vit que cette vision de cauchemar se répétait tout autour de l'enclos: des dizaines de milliers de voynix en train de refermer un cercle de mort. Personne ne cria Feu! mais tout le monde tira. En proie à une terreur féroce, Ada se sentit sourire de toutes ses dents lorsque le premier chargeur se vida, lui faisant vibrer l'épaule. Elle le délogea, en inséra un nouveau. Les fléchettes frappaient les créatures par milliers, et leurs facettes cristallines étincelaient sous la lueur de l'aube, mais cela ne faisait apparemment aucune différence. Quelques voynix tombaient sans doute, mais ils étaient tellement nombreux à bondir, à courir, à ramper, à grouiller qu'Ada ne voyait même pas les morts et les blessés. La muraille de mort grise avait parcouru en quelques secondes la distance séparant la forêt de la palissade, et elle frapperait celle-ci dans quelques instants à peine. Daeman fut sans doute le premier à foncer - Ada n'aurait pu en juger, car cette décision sembla aussi unanime que simultanée. Empoignant son arme et poussant un hurlement, il se redressa d'un bond, sauta à bas de la palissade, se reçut en roulant sur lui-même, se releva et courut vers les voynix. Ada riait et pleurait en même temps. Soudain, il était d'une importance vitale qu'elle prenne part à cette sortie - plus rien n'importait à ses yeux excepté mourir en affrontant cet ennemi stupide, vicieux, programmé pour le meurtre, plutôt que d'attendre la mort en tremblant derrière un paravent de bois. Faisant montre d'une absurde prudence, car elle n'oubliait pas qu'elle était enceinte de cinq mois, Ada sauta sur l'herbe, roula sur elle-même, se releva et suivit Daeman en courant, ouvrant le feu en même temps. Entendant sur sa gauche une voix familière, elle se retourna et aperçut Hannah et Edide qui la suivaient de près, qui stoppaient pour tirer une rafale, qui se remettaient à courir. Elle distinguait à présent la bosse de chaque voynix. Chaque bond les rapprochait de sept ou huit mètres, ils tendaient vers elle leurs lames meurtrières. Ada courut, tira. Elle ne savait plus ce qu'elle hurlait, quels mots pouvaient bien franchir ses lèvres. L'espace d'un instant, d'un bref instant, elle visualisa le visage d'Harman et tenta de lui lancer un message - Je suis navrée, mon chéri, navrée pour le bébé -, puis elle se concentra sur ses pieds, sur son arme, et les formes grises étaient presque sur eux, se dressaient au-dessus d'eux comme une marée gris argent... Les explosions projetèrent Ada sur une longueur de trois mètres et lui roussirent les sourcils. Des hommes et des femmes gisaient un peu partout, cloués au sol tout comme elle, trop choqués pour crier ou seulement se lever. Certains tentaient d'éteindre les flammèches courant sur leurs vêtements. D'autres avaient sombré dans l'inconscience. L'enclos d'Ardis était encerclé par une muraille de flammes haute de quinze... non, vingt, trente mètres. Une deuxième vague de voynix fit son apparition, franchissant d'un bond le rideau de feu. De nouvelles explosions dévastèrent leurs rangs. Sous les yeux d'une Ada stupéfaite, griffes et carapaces grises, pattes et bosses jaillirent dans tous les sens. Puis Daeman l'aida à se relever. Il avait le souffle court, le visage marbré de cloques. — Ada... il faut retourner... dans... Ada se dégagea et fixa le ciel. Cinq machines volantes venaient d'apparaître au-dessus de leurs têtes, et aucune d'elles n'était un sonie: quatre appareils de petite taille, dont la forme rappelait une chauve-souris, larguaient des bombes sur la forêt tandis qu'un cinquième, beaucoup plus grand, descendait vers le centre de l'enclos - la palissade qui protégeait celui-ci n'avait pas résisté au souffle des explosions. Soudain, des câbles jaillirent des petits appareils, et des créatures humanoïdes mais non humaines se laissèrent glisser jusqu'au sol, se déployant avec une incroyable vivacité pour établir un périmètre défensif. Lorsque certaines d'entre elles passèrent à portée de vue, Ada confirma cette impression - car on aurait pu croire à des guerriers en armure - en découvrant leur haute taille, leurs étranges articulations et les épines et les barbelures dont était hérissée leur carapace chitineuse. De nouveaux voynix surgirent à travers les flammes. Les êtres noirs avaient mis un genou à terre et levaient des armes bien trop lourdes pour qu'un être humain puisse les manipuler. Le bruit qu'elles firent en se déclenchant - chuga-chink-ghuga-chuga-chink - évoquait celui d'une tronçonneuse électrique, et leurs éclairs d'énergie bleutée ravagèrent les rangs des voynix. Chaque fois que l'un de ceux-ci était atteint, il explosait en mille morceaux. Daeman la tirait en direction de l'enclos. — Quoi? hurla-t-elle. Qu'y a-t-il? Il secoua la tête. Soit il ne pouvait pas l'entendre, soit il ne pouvait pas lui répondre. Une nouvelle série d'explosions projeta les humains à terre. Cette fois-ci, les champignons de feu s'élevèrent à une hauteur de cent mètres dans l'air froid du matin. Tous les arbres situés à l'est et à l'ouest étaient en feu. Les voynix arrivaient toujours. Les soldats noirs et chitineux les fauchaient par vingtaines, par centaines. Puis l'un de ces êtres noirs se dressa au-dessus d'Ada. Il tendit dans sa direction un long bras barbelé, qui s'achevait par une main couverte de griffes noires. — Ada Uhr? dit-il d'une calme voix de basse. Je suis le centurion en chef Mep Ahoo. Votre époux a besoin de vous. Nous allons vous escorter jusqu'à l'enclos. L'appareil le plus gros avait atterri près de la Fosse. Sa taille était telle qu'il avait achevé de renverser la palissade. Il reposait sur de grands pieds aux multiples articulations et de grandes portes s'étaient ouvertes dans son ventre. Harman gisait sur une civière à même le sol, entouré par des créatures fort dissemblables. Sans leur prêter attention, Ada se précipita vers lui. La tête de son bien-aimé reposait sur un oreiller et son corps était dissimulé par une couverture, mais Ada se mordit les phalanges pour ne pas hurler en le découvrant. Il avait le visage ravagé, les joues creusées, les gencives édentées. Des larmes de sang coulaient de ses yeux. Ses lèvres étaient tellement gercées qu'on les aurait crues mordues au sang. Sur ses bras posés au-dessus de la couverture, elle vit des marbrures de sang sous la peau - une peau qui semblait s'écailler comme sous l'effet d'un monstrueux coup de soleil. Daeman, Hannah, Greogi et quelques autres se pressaient autour d'elle. Elle prit la main d'Harman, le sentit réagir d'un rien comme elle la serrait. Le mourant tenta de tourner vers elle ses yeux mangés de cataracte, tenta de prononcer un mot. Il ne réussit qu'à cracher du sang. Une petite silhouette humanoïde caparaçonnée de métal et de plastique rouge et noir s'adressa à elle. — Vous êtes Ada? — Oui. Elle ne daigna pas se tourner vers cet enfant-machine. Elle n'avait d'yeux que pour Harman. — Il a réussi à prononcer votre nom et à nous donner les coordonnées de cet endroit. Nous sommes navrés de ne pas l'avoir retrouvé plus tôt. — Que...? Elle n'alla pas plus loin, ne sachant même pas quelle question elle devait poser. L'une des machines qui l'entouraient était gigantesque. Elle manipulait avec une infinie délicatesse une bouteille reliée par intraveineuse à l'un des bras émaciés d'Harman. — Il a reçu une dose létale de radiations, reprit la petite machine d'une voix douce. Presque certainement dans un sous-marin qu'il a approché dans la Brèche atlantique. Un sous-marin, songea Ada. Ce mot ne signifiait rien pour elle. — À notre grand regret, nous ne disposons pas des installations médicales appropriées pour un être humain dans son état, poursuivit la petite machine. Nous avons contacté la Reine Mab en découvrant la gravité de votre situation, et les frelons qu'elle a dépêchés ici contiennent des antalgiques et autres perfusions, mais rien qui puisse traiter l'exposition aux radiations. Ada ne comprenait rien à ce que disait ce petit être. Elle serra la main d'Harman dans les siennes et le sentit partir. Harman toussa, visiblement incapable de prononcer un mot, toussa encore et encore, et tenta de retirer sa main. Ada s'accrocha à lui, mais il persistait à vouloir se dégager... Elle comprit qu'elle devait lui faire mal à force de le serrer. Elle lâcha. — Pardon, mon amour. De nouvelles explosions retentirent derrière eux, un peu plus éloignées que les précédentes. Les machines en forme de chauve-souris survolaient à présent la forêt, et partout résonnait le bruit de leurs armes redoutables. Les soldats noirs à l'armure chitineuse couraient un peu partout dans l'enclos, certains s'affairant à soigner les blessés - qui souffraient en majorité de brûlures superficielles. Harman ne retira pas sa main mais la tendit vers le visage d'Ada. Elle voulut la saisir à nouveau, mais il l'en empêcha de son autre main. Docile, elle se laissa caresser sur la joue, sur le cou... puis il lui plaqua sa main sur le front, mobilisant ses ultimes ressources comme pour la fondre dans son crâne, se tendit vers elle avec l'énergie du désespoir. Avant qu'elle ait eu le temps de songer à s'écarter, tout avait commencé. Rien, même pas l'explosion qui venait de la jeter à terre, ne l'avait jamais secouée comme ceci. D'abord, il y eut la voix d'Harman, claire et nette: Tout va bien, mon amour, ma chérie. Détends-toi. Tout va bien. Je dois t'apporter ce don pendant que je le puis. Et tout disparut autour d'elle, hormis la main meurtrie, les doigts sanguinolents de son bien-aimé, qui déversaient en elle un flot d'images - dans son être tout entier et pas seulement dans son esprit, des mots, des souvenirs, des images, des données, encore des souvenirs, des fonctions, des citations, des livres, par volumes entiers, d'autres livres encore, et d'autres souvenirs, son amour pour elle, les pensées qu'il leur avait consacrées, à elle et à leur enfant, son amour, encore des informations, et des voix, et des noms, et des dates, et des pensées, et des faits, et des idées, et.. — Ada? Ada? À genoux auprès d'elle, Tom lui aspergeait le visage tout en la giflant tout doucement. Hannah, Daeman et les autres se tenaient tout près. Harman l'avait lâchée. La petite machine de plastique et se métal continuait de s'agiter à son chevet, mais son amour semblait bien mort. Ada se leva. — Daeman! Hannah. Venez ici. Approchez-vous. — Hein? fit Hannah. Ada secoua la tête. Pas le temps d'expliquer. Pas le temps de rien faire, excepté partager. — Faites-moi confiance, dit-elle. Elle tendit ses deux mains, plaqua la gauche sur le front de Daeman, la droite sur celui d'Hannah, et activa la fonction partage. Cela ne prit pas plus de trente secondes - le temps qu'il avait fallu à Harman pour partager avec elle les fonctions et les données essentielles, des données qu'il avait ordonnées en vue de cette transmission durant tout le temps passé dans la Brèche -, mais ces trente secondes lui parurent durer trente éternités. Si Ada avait pu se débrouiller seule, elle n'aurait pas perdu ce temps - même si le sort de l'espèce humaine en avait dépendu -, mais elle avait besoin d'aide pour la suite. Il lui fallait une personne pour poursuivre le partage et une autre pour l'aider à sauver Harman. C'était fait. Tous trois - Ada, Daeman, Hannah - tombèrent à genoux, les yeux clos. — Que se passe-t-il? demanda Siris. Quelqu'un arriva dans l'enclos en criant. C'était l'un des volontaires de garde au pavillon fax. Le nœud fax s'était remis à fonctionner! Alors que les voynix allaient les submerger, le nœud fax s'était réactivé, s'exclama le messager. Pas le temps de passer par le fax, songea Ada. Aucune communauté connue ne lui serait utile. Elles étaient toutes en état de siège, voire déjà conquises. Ce n'était pas un code connu qui lui apporterait le salut de son bien-aimé. La gigantesque créature, qui ressemblait à une limule métallique, prit la parole d'une voix évoquant un grondement. — Il y a des cuves de rajeunissement en orbite, déclara-t-elle. Mais les seules dont nous pouvons confirmer l'existence se trouvent sur l'astéroïde orbital de Sycorax, qui vient de franchir l'orbite lunaire à plein régime. Malheureusement, nous n'en connaissons aucune... — C'est sans importance, coupa Ada en s'agenouillant de nouveau près d'Harman. Elle lui palpa le bras. Il n'eut aucune réaction, mais elle percevait des bribes de vie en lui - sa toute nouvelle fonction biométrique était ouverte. Elle cherchait désespérément à faire le tri des destinations accessibles par libre-fax, sans parler de la procédure elle-même. Les dépôts posthumains du Bassin méditerranéen - il s'y trouvait des appareils susceptibles de traiter l'irradiation - mais ils étaient scellés par une stase et, ainsi que le lui apprit le moniteur allnet, les Mains d'Hercule disparaissaient peu à peu, le Bassin se remplissait, la mer Méditerranée revenait à la vie. Elle aurait besoin de machines - de sous-marins - pour accéder à ces dépôts. Trop long. Il en existait d'autres - dans la steppe chinoise, près de la Vallée sèche, dans l'Antarctique... mais ce serait trop long d'aller là-bas, et les procédures médicales étaient trop complexes. Harman ne survivrait pas assez longtemps pour que... Ada agrippa le bras de Daeman, le força à s'agenouiller à ses côtés. Il semblait étourdi, pris de vertige. — Toutes ces nouvelles fonctions... Ada le secoua sans ménagement. — Répète-moi ce qu'a dit le fantôme de Moira! — Hein? fit-il, les yeux dans le vide. — Daeman, répète-moi ce que t'a dit le fantôme de Moira le jour où nous avons voté pour prêter le sonie à Personne. « Rappelle-toi que... » Et la suite? Parle! — Euh... elle a dit: « Rappelle-toi que le cercueil de Personne n'était le cercueil de personne. » Qu'est-ce que... — Personne sans majuscule! « Le cercueil de Personne n'était le cercueil de personne. » Hannah, tu es restée sur place, au Golden Gâte à Machu Picchu, pendant qu'Odysseus se faisait soigner dans son sarcophage. Tu connais le Golden Gâte mieux que quiconque. Veux-tu venir avec moi? Veux-tu tenter le coup? Il ne fallut qu'une seconde à Hannah pour comprendre ce que son amie lui demandait. — Oui, dit-elle. Ada devait lutter non seulement contre le temps, mais aussi contre la mort, qui était déjà parmi eux et refermait sur Harman ses griffes acérées. — Daeman, procède au partage avec tout le monde. Vite. — Oui, dit Daeman. Déjà, il s'empressait d'appeler à lui tous ses amis. Les soldats moravecs - Ada les connaissait déjà par leurs formes, sinon par leurs noms - continuaient de tirer, de tuer les voynix. Aucun de ceux-ci n'était arrivé jusqu'aux humains. — Hannah, dit-elle, nous aurons besoin de la civière, mais au cas où elle ne passerait pas par libre-fax, prends la couverture d'Harman, nous l'utiliserons si nécessaire. — Hé! s'exclama le petit moravec européen lorsque Hannah découvrit vivement le patient mourant. Il a besoin de ça! Il frissonne tellement que... Ada posa une main sur le bras du moravec, perçut son humanité, l'âme qui l'habitait, sous le métal et le plastique. — Tout va bien, lui dit-elle. (Elle dénicha son nom au cœur de sa mémoire cybernétique.) Tout va bien, Mahnmut, mon ami. Nous savons ce que nous faisons. Après tout ce temps, nous savons enfin ce que nous faisons. Elle fit signe aux autres de s'écarter. Hannah s'agenouilla d'un côté de la civière, posa une main sur l'épaule d'Ada, l'autre agrippant un brancard métallique. Ada l'imita. — Je pense qu'il nous suffit de visualiser la salle principale - celle où nous avons rencontré Odysseus pour la première fois -pour que les coordonnées nous apparaissent, dit Ada. Nous y sommes déjà allées toutes les deux, c'est cela qui importe. — Oui, fit Hannah. — À trois, d'accord? Un, deux... trois. Les deux femmes, la civière et Harman disparurent. Harman ne semblait plus peser grand-chose, mais les deux femmes durent faire appel à toute leur force pour le transporter sur sa civière depuis la salle de musée du Golden Gâte à Machu Picchu jusqu'à la crypte d'Odysseus/Personne, empruntant quantité d'escaliers et passant sans s'arrêter devant la cryocrèche de Savi. La paume d'Ada ne trouva que d'infimes traces de vie lorsqu'elle la posa sur le torse ravagé de son bien-aimé, mais elle ne perdit pas de temps à affiner ses recherches. — À trois encore une fois, d'accord? haleta-t-elle. Hannah opina. — Un, deux... trois. Avec une douceur infinie, elles soulevèrent Harman pour placer son corps nu dans le cercueil de Personne. Hannah referma le couvercle dans un claquement sec. — Comment fait-on pour... commença Ada, prise de panique. Elle aurait pu interroger toutes les machines de cette salle, ses fonctions le lui affirmaient, mais cela aurait pris trop de temps... — Ici, dit Hannah. Personne m'a montré comment procéder à son réveil. Ses doigts de sculptrice pianotèrent sur des boutons virtuels. Ses fonctions d'humaine à l'ancienne entrèrent en interface avec les contrôles de la crèche. Le cercueil poussa un soupir et se mit à bourdonner. Une brume se diffusa dans l'habitacle depuis des évents invisibles, occultant le corps d'Harman. Des cristaux de glace se formèrent sous le couvercle. Des voyants s'allumèrent. L'un d'eux était rouge. — Oh! fit Hannah d'une petite voix. — Non, dit Ada, calme mais pleine de fermeté. Non. Non. Non. Elle plaqua la paume de sa main sur le panneau de contrôle du cercueil, comme pour raisonner avec son IA. Le voyant rouge clignota, passa à l'orange, repassa au rouge. — Non, répéta Ada. Le voyant rouge vacilla, s'étiola, vira à l'orange. Et resta orange. Les doigts des deux amies s'entrelacèrent brièvement au-dessus du cercueil, puis Ada reposa sa main sur le cadran bombé de l'IA. Le voyant orangé ne bougea plus. Des heures plus tard, alors que les nuages envahissaient les ruines du Machu Picchu, puis la chaussée du pont suspendu deux cents mètres en contrebas, Ada lança: — Hannah, retourne à Ardis. Va manger un peu. Repose-toi. Hannah fît non de la tête. Ada sourit. — Alors, va faire un tour à la salle à manger et rapporte-nous des fruits ou quelque chose comme ça. Et de l'eau. Le voyant resta orange jusqu'au coucher du soleil. Peu après, alors que les vallées andines n'étaient plus éclairées que par l'albédo des neiges, Daeman, Tom et Siris vinrent leur rendre visite, mais ils ne restèrent que quelques instants. — Nous avons déjà contacté trente communautés, dit Daeman à Ada. Elle acquiesça, mais ses yeux restèrent rivés au voyant orangé. Leurs visiteurs repartirent en promettant de revenir le lendemain matin. Hannah s'enveloppa dans la couverture et s'endormit à même le sol, tout près du cercueil. Ada resta éveillée - tantôt à genoux, tantôt assise, la main collée au panneau de contrôle du cercueil, transmettant sa présence et ses prières par l'intermédiaire des circuits qui la séparaient d'Harman, sans quitter des yeux un seul instant le voyant orangé. Peu après trois heures du matin, heure locale, le voyant passa au vert. Quatrième partie 88. Une semaine après la chute d'Ilium: Achille et Penthésilée apparurent sur la crête déserte qui se dressait entre les plaines du Scamandre et du Simoïs. Comme le leur avait promis Héphaestos, deux montures les y attendaient: un puissant étalon noir pour l'Achéen et une cavale blanche, plus petite mais encore plus musclée, pour l'Amazone. Tous deux les enfourchèrent et considérèrent le paysage alentour. Il ne restait plus grand-chose. — Comment une cité comme Ilium a-t-elle pu disparaître ainsi? demanda Penthésilée de la voix agaçante qui était la sienne. — Toutes les cités doivent disparaître, répondit Achille. Telle est leur destinée. L'Amazone eut un reniflement. Ainsi que le remarqua Achille, la femme blonde reniflait un peu comme sa jument. — Elles ne sont pas censées disparaître en une journée... ni en une heure. Cette remarque sonnait comme une jérémiade. Deux jours à peine avaient passé depuis que le Guérisseur avait ressuscité Penthésilée, et Achille commençait déjà à s'habituer à ses jérémiades. Durant la demi-heure qui suivit, leurs chevaux se frayèrent un chemin parmi les éboulis de rochers occupant les quinze stades de côte où s'était naguère dressée Troie la puissante. Il n'en subsistait plus aucune fondation. La magie divine qui avait emporté Troie l'avait rasée un pied au-dessus du sol. On n'apercevait pas la moindre javeline, pas le moindre cadavre pourrissant. — Grande est la puissance de Zeus, commenta Penthésilée. Achille soupira et secoua la tête. La journée était douce. Le printemps ne tarderait plus. — Je te l'ai déjà expliqué, Amazone. Zeus n'est pour rien là-dedans. J'ai tué Zeus de mes propres mains. Ceci est l'œuvre d'Héphaestos. Nouveau reniflement. — Jamais je ne pourrai croire que ce minable estropié puant est capable d'une telle chose. D'ailleurs, à mon avis, ce n'est même pas un vrai dieu. — C'est lui qui a accompli ceci, insista Achille. Avec l'aide de Nyx, ajouta-t-il dans son for intérieur. — C'est toi qui le dis, fils de Pelée. — Je t'ai déjà dit de ne plus m'appeler comme ça. Je ne suis pas le fils de Pelée mais celui de Zeus - bien que ni lui, ni moi n'ayons à en être fier. — C'est toi qui le dis, répéta Penthésilée. Et, si tes autres vantardises sont fondées, cela fait de toi un parricide. — Oui. Et je ne me vante jamais. L'Amazone et sa jument reniflèrent de concert. Achille talonna sa monture pour gagner la route qui, jadis, partait des portes Scées pour aller vers le sud - la souche du grand chêne qui avait marqué son emplacement depuis la fondation de la cité était toujours là, même si les portes proprement dites avaient disparu - et s'enfoncer dans la plaine du Scamandre, qui s'étendait entre la grève et la cité. — Si le triste Héphsestos est le nouveau roi des dieux, reprit Penthésilée, dont la voix rappelait le bruit des ongles sur l'ardoise, pourquoi est-il resté planqué dans sa grotte pendant que nous séjournions à Olympos? — Je te l'ai déjà dit: il attend que s'achève la guerre entre les dieux et les Titans. — S'il est le successeur de Zeus, pourquoi, au nom d'Hadès, n'y met-il pas un terme en faisant parler la foudre et le tonnerre? Achille ne répondit pas. Parfois, ainsi qu'il l'avait remarqué, elle finissait par se taire s'il décidait de ne plus répondre. La plaine du Scamandre - arasée par onze années de combat -semblait n'avoir subi aucune altération, et on y distinguait encore les empreintes de milliers de sandales, ainsi que des taches de sang séché sur les rochers, mais, comme l'avait affirmé Héphaestos, on n'y trouvait plus ni hommes, ni chars, ni chevaux, ni armes, ni cadavres. Même les tentes des Achéens avaient disparu, tout comme les épaves calcinées de leurs nefs noires. Une fois sur la plage, Achille accorda un peu de repos à leurs montures, et l'homme et l'Amazone contemplèrent les vagues limpides de la mer Egée qui se brisaient sur le sable. Jamais Achille ne l'avouerait à la pétasse qui chevauchait à ses côtés, mais son cœur se serrait à l'idée qu'il ne reverrait plus ses frères d'armes: le rusé Odysseus, le jovial Ajax le Grand, Teucros, l'archer souriant, ses fidèles Myrmidons, et même Ménélas, ce connard de rouquin, et son frère Agamemnon, la duplicité incarnée - la Némésis d'Achille. Étrange, songea-t-il, l'importance que prennent vos ennemis jurés lorsqu'ils vous sont enlevés. Ses pensées se portèrent alors sur Hector et sur le récit que lui avait fait Héphœstos de Ylliade - de l'avenir qui l'avait attendu -, et il sentit le désespoir monter en lui comme la bile. Il tourna son étalon vers le sud et but une goulée de vin à l'outre en peau de chèvre attachée au pommeau de sa selle. — Et jamais on ne pourra me convaincre que ce minable dieu boiteux avait le pouvoir de nous marier, ronchonna Penthésilée derrière lui. C'est de la crotte de bique, point. — Il est le souverain de tous les dieux, dit Achille avec lassitude. Qui serait mieux placé pour sanctifier notre serment nuptial? — Sanctifier, mon cul! Où allons-nous? Pourquoi partons-nous vers le sud. Qu'est-ce qu'il y a de ce côté? Pourquoi quittons-nous le champ de bataille? Achille laissa s'écouler un quart d'heure avant de répondre, reprenant la parole alors qu'il venait d'arrêter son cheval. — Vois-tu cette rivière, femme? — Bien sûr que je la vois. Tu me prends pour une aveugle? C'est le Scamandre, un égout à ciel ouvert - une eau trop sale pour qu'on la boive, trop rare pour qu'on irrigue avec elle - qui se jette dans le Simoïs, à quelques stades d'ici. — C'est ici, dans cette rivière que nous appelons Scamandre et que les dieux appellent Xanthe, c'est ici, à en croire Héphaestos qui citait mon biographe Homère, que j'aurais connu ma plus glorieuse aristeia - le combat qui aurait fait de moi un immortel avant même que j'eusse tué Hector. C'est ici, femme, que j'aurais affronté l'armée troyenne à moi tout seul - allant jusqu'à défier la rivière à laquelle les dieux auraient donné vie! -, hurlant à la face du ciel: « Tous, à mort! et cela jusqu'à l'heure où nous aurons atteint la ville sainte d'Ilium! » Ici même, femme, là où grondent ces rapides! C'est ici que j'aurais occis Thersiloque, Mydon, Astypyle, Mnèse, Thrasios, JEmos et Ophéleste. Puis les autres Péoniens m'auraient pris à revers, et je les aurais tous massacrés jusqu'au dernier. Ensuite, sur la berge de la rivière, j'aurais tué Astéropée l'ambidextre, pourtant armé de deux javelines. Chacun de nous aurait raté son lancer, mais je l'aurais terrassé d'un coup d'épée alors qu'il cherchait à arracher ma lance du sol... Achille se tut. Penthésilée avait mis pied à terre pour aller uriner derrière un buisson. En entendant le bruit grossier de sa miction, il fut pris d'une violente envie de la trucider et d'abandonner son cadavre aux vautours perchés aux alentours. Selon toute évidence, ces derniers étaient désormais privés de leur ration quotidienne de charogne, et Achille avait de la peine pour eux. Mais il ne pouvait faire aucun mal à l'Amazone. Le charme d'Aphrodite le tenait toujours sous son emprise, et l'amour que lui inspirait cette pétasse lui élançait les tripes comme l'aurait fait la pointe d'une javeline. Ta seule chance, c'est que l'effet des phéromones se dissipe avec le temps, lui avait dit Héphaestos lors de leur dernière nuit de beuverie dans la grotte, qu'ils avaient passée à porter des toasts, à se gorger de vin et à échanger des confidences comme seuls peuvent le faire les frères d'armes et les poivrots. Lorsque l'Amazone fut remontée en selle, Achille traversa le Scamandre et elle le suivit. L'eau arrivait à peine au ventre des chevaux. Il prit la direction du sud. — Où allons-nous? voulut savoir Penthésilée. Pourquoi partons-nous d'ici? Qu'est-ce que tu as prévu de faire? Est-ce que j'ai le droit de donner mon avis, ou le puissant Achille est-il le seul à prendre des décisions? Ne compte pas sur moi pour te suivre aveuglément, fils de Pelée. Je n'en aurai pas toujours envie. — Nous partons à la recherche de Patrocle, dit Achille sans se retourner. — Quoi? — Nous partons à la recherche de Patrocle. — Ton petit copain? Cette tantouze? Patrocle est mort. C'est Athéné qui l'a tué. Tu l'as vu de tes yeux et tu l'as dit à tout le monde. C'est même à cause de ça que tu as déclaré la guerre aux dieux. — Héphaestos dit que Patrocle est toujours vivant, répondit Achille. Il avait posé une main sur le pommeau de son épée, une main dont les phalanges viraient au livide, mais il ne tira pas son arme du fourreau. — Héphaestos dit qu'il n'a pas projeté Patrocle dans le rayon bleu où il a emprisonné tous les hommes, pas plus qu'il ne l'a envoyé dans un autre monde en même temps qu'Ilium. Patrocle est vivant et se trouve quelque part en mer, et nous allons le retrouver. Telle est ma quête. — Oh! puisque Hèphœstos l'a dit, railla l'Amazone. Car tout ce que dit Héphasstos est forcément vrai, n'est-ce pas? Jamais cette fouine boiteuse n'oserait te raconter des bobards, n'est-ce pas? Achille ne répondit rien. Il suivait la route du sud qui longeait la côte, la vieille route que tant de chevaux troyens avaient empruntée au fil des siècles, sans parler de tous les alliés des Troyens qu'il avait massacrés ces dernières années. — Patrocle est vivant et se trouve quelque part en mer, répéta Penthésilée d'une voix moqueuse. Et comment sommes-nous censés prendre la mer, fils de Pelée? Et de quelle mer parlons-nous, au fait? — Nous trouverons une nef, dit Achille sans daigner se retourner. Ou nous en construirons une. Derrière lui monta un double reniflement, l'Amazone faisant écho à sa jument. De toute évidence, elle ne le suivait plus - Achille n'entendait plus résonner que les sabots de son étalon -, et elle éleva la voix pour se faire entendre. — Tu nous prends pour des charpentiers, ou quoi? Est-ce que tu sais seulement construire un bateau, ô tueur d'hommes aux pieds rapides? Ça m'étonnerait. Tu es doué pour la course à pied, j'en conviens, et aussi pour tuer des hommes - ainsi que des Amazones auxquelles tu n'arrives pas à la cheville -, mais sûrement pas pour construire quoi que ce soit. Je parie que tu n'as jamais rien construit de ta vie... je me trompe? Je me trompe? Si tu as attrapé des cals, c'est à force de brandir des javelines et des coupes de vin, pas parce que... fils de Pelée! Tu m'écoutes? Achille avait parcouru une cinquantaine de pieds. Il ne se retourna point. La jument blanche de Penthésilée resta où elle était, docile, mais gratta le sol en signe de confusion, car elle avait envie de rejoindre l'étalon noir. — Achille, bon sang! Je ne suis pas obligée de te suivre! Tu ne sais même pas où tu vas, avoue-le. Hein, avoue-le! Achille continua d'avancer, les yeux fixés sur les collines embrumées qui bordaient la mer au sud. Il était affligé d'une migraine de plus en plus pénible. — Ne va pas croire pour acquis que... que les dieux te damnent! hurla Penthésilée. Achille et son étalon se trouvaient maintenant à un demi-stade de distance. Et le fils bâtard de Zeus refusait toujours de se retourner. L'un des vautours perchés sur les buissons au bord du Xanthe prit son envol et se mit à tourner au-dessus du champ de bataille déserté, son œil de rapace remarquant qu'on n'y voyait même plus les cendres d'un bûcher funèbre - des lieux où il avait l'habitude de trouver quelque pitance. Le vautour se dirigea vers le sud. Maintenant une altitude de trois mille pieds, il survola les deux êtres humains à cheval - c'étaient les seuls animaux terrestres visibles à ses yeux de charognard - et, plein d'espoir, décida de les suivre. Le cheval blanc et son fardeau humain demeuraient immobiles, tandis que le cheval noir et son homme continuaient leur progression. Le vautour observa les événements, indifférent aux bruits déplaisants qui émanèrent de l'humain au cheval blanc lorsque celui-ci se mit à galoper pour rattraper son congénère. Les deux animaux s'avancèrent de concert le long de la mer Egée - le cheval blanc suivant le noir à une faible distance - et, profitant des courants thermiques de cet après-midi relativement doux, le vautour les suivit avec l'espoir dans le cœur. 89. Neuf jours après la chute d'Ilium: Le général Beh bin Adee supervisa personnellement l'attaque de Paris-Cratère, utilisant la navette porteuse comme PC et coordonnant le déploiement de trois cent dix de ses meilleurs soldats que six frelons larguèrent sur la cité-ruche de glace bleue. Le général s'était opposé à ce que les moravecs prennent part au conflit terrien - il était partisan de la plus stricte neutralité -, mais les primes intégrateurs en avaient décidé autrement, et leur décision était sans appel. Sa mission était de retrouver et de détruire l'entité dénommée Sétébos. Le général Beh bin Adee estimait que la meilleure solution était de soumettre la cathédrale de glace bleue à un bombardement nucléaire depuis l'orbite terrestre - le seul moyen d'éliminer Sétébos à coup sûr, argua-t-il -, mais, une nouvelle fois, les primes intégrateurs n'avaient pas suivi ses conseils. Les troupes étaient placées sous le commandement du légat en chef Mep Ahoo. Après que les dix premiers pelotons eurent sécurisé le terrain, ouvrant plusieurs brèches dans le dôme de glace bleue et établissant un périmètre offensif- en d'autres termes, une véritable souricière -, Mep Ahoo et son escadron de vingt-cinq soldats d'élite sautèrent d'un frelon immobilisé à trois mille mètres d'altitude, activèrent leurs répulseurs à l'ultime seconde, ouvrirent une brèche dans l'apex du dôme à coups de charges directionnelles et y descendirent en rappel - accrochant leurs cordes à des pitons plantés dans la glace. — L'endroit est désert, rapporta le légat en chef Mep Ahoo. Sétébos a disparu. Le général Beh bin Adee fit la même constatation en visionnant les images envoyées par les caméras et les nanotransmetteurs des vingt-six soldats. — Déployez-vous et fouillez les lieux de fond en comble, ordonna-t-il sur le canal tactique. Des rapports concordants lui parvenaient de tous les pelotons. La glace bleue était en train de dégénérer: il suffisait d'un coup de poing pour faire crouler un mur. Tunnels et couloirs commençaient déjà à s'effondrer. Mep Ahoo et ses soldats réactivèrent leurs répulseurs pour quadriller la caverne centrale tout autour de l'antique cratère du trou noir. Ils commencèrent par fouiller les hauteurs - vérifiant qu'aucune créature ne se dissimulait sur les balcons ou dans les cheminées de glace bleue -, puis survolèrent les solfatares et les nids secondaires. — Le nid principal s'est effondré, rapporta Mep Ahoo sur le canal tactique. Il est tombé dans le cratère. Je vous envoie les images. — Nous les recevons, répondit le général Beh bin Adee. Y a-t-il une chance pour que la créature dénommée Sétébos se trouve au fond du cratère? — Négatif, mon général. Nous avons balayé le cratère au radar jusqu'au niveau du magma. Pas une caverne, pas un tunnel d'accès. Sétébos a disparu, mon général. On entendit la voix de Cho Li sur le canal général. — Cela confirme ce que nous pensions, à savoir que l'événement quantique survenu il y a quatre jours était dû à l'ouverture d'un trou de brane dans la cathédrale de glace bleue. — Nous devons nous en assurer, rétorqua le général Beh bin Adee. Vérifiez tous les nids, ordonna-t-il à Mep Ahoo via le faisceau cohérent. Affirmatif. Six membres de l'escadron de Mep Ahoo fouillèrent les ruines du nid principal, puis se déployèrent dans la cathédrale pour examiner de près la moindre solfatare, le moindre nid secondaire. Soudain, un soldat appartenant à un peloton qui venait de pénétrer dans la périphérie du dôme lança un appel. — Un message écrit, mon commandant! Accompagné d'une douzaine de rocvecs, le légat en chef Mep Ahoo fonça vers un point situé sur le flanc sud du dôme. Il y avait là une terrasse, où s'ouvrait le plus large des couloirs d'accès, et c'était là, sur le mur, qu'on avait rédigé quelques lignes, vraisemblablement à coups d'ongles ou de griffes: Pense-t-il, le Quiet arrive. Sa dame affirme que le Quiet a fait toutes choses que Sétébos ne fait que moquer, mais II ne le pense pas. Qui les a créés faibles, voulait faiblesse pour s'en moquer. Mais, pense-t-il, pourquoi Sétébos fuit-Il, devenant objet de moquerie? Pense-t-il, la faiblesse peut-elle se moquer de la force? Pense-t-il, est-Il vraiment l'Unique, après tout? Le Quiet arrive. — Caliban, déclara le prime intégrateur Asteague/Che depuis la Reine Mab, placée depuis peu en orbite géostationnaire. — Mon commandant, tous les tunnels et toutes les grottes ont été fouillés et sont déserts, rapporta un centurion en chef sur le canal tactique. — Parfait, dit le général Beh bin Adee. Placez les charges thermiques de façon à faire fondre toute cette structure en glace bleue. Aucun des édifices originels de Paris-Cratère ne doit être endommagé. Nous les fouillerons durant la phase suivante. Nous avons trouvé quelque chose, signala Mep Ahoo sur le faisceau cohérent. Sur les écrans de la navette, on voyait les faisceaux des projecteurs rocvecs braqués sur une solfatare servant de nid. Tous les œufs qu'elle contenait avaient explosé ou implosé... tous sauf un. Le légat en chef descendit doucement, atterrit près de cet œuf, posa sur sa coque une main gantée de noir, puis colla la tête dessus, comme à l'écoute. J'ai l'impression qu'il y a encore quelque chose de vivant là-dedans, mon général, rapporta-t-il. Quels sont vos ordres? Restez en contact, répliqua sèchement le général Beh bin Adee. Quels sont vos ordres? demanda-t-il à la Reine Mab. -— Restez en contact, dit l'officier de quart, s'exprimant au nom des intégrateurs. Au bout de quelque temps, le prime intégrateur Asteague/Che prit la ligne. — Que nous conseillez-vous de faire, général? — De brûler tout ça. Et plutôt deux fois qu'une. — Merci, général. Un instant, s'il vous plaît. Suivit un silence entrecoupé de grésillements. Bin Adee entendait dans ses écouteurs le souffle de ses trois cent dix soldats. — Nous souhaitons récupérer cet œuf, dit finalement le prime intégrateur Asteague/Che. Enfermez-le dans un cube à stase si possible. Le frelon numéro neuf le transportera jusqu'au spationef. Que le légat en chef Mep Ahoo se trouve à son bord. La Reine Mab fera office de laboratoire et sera placée en quarantaine. Nous procéderons à son désarmement total et en évacuerons tous matériaux fissiles... les croiseurs furtifs monteront la garde autour du laboratoire. Le général Beh bin Adee observa un silence de quelques secondes, puis dit: — Très bien. Il ouvrit la liaison faisceau cohérent avec le légat en chef Mep Ahoo et lui transmit ses ordres. Dans la cathédrale de glace bleue, les soldats avaient déjà préparé un cube à stase. Êtes-vous sûr que ce soit la chose à faire, mon général? émit Mep Ahoo. Ada et les survivants d'Ardis nous ont décrit en détail les capacités du bébé Sétébos. Leur œuf exerçait une influence néfaste même avant d'avoir éclos. Si Sétébos a laissé ici un œuf viable, ce n'est sûrement pas par accident. — Exécutez vos ordres, dit le général Beh bin Adee sur le canal tactique. Puis il ouvrit une liaison protégée avec Mep Ahoo et ajouta: Et bonne chance, fiston. 90. Six mois après la chute d'Ilium, le 9 Av: Daeman était responsable du raid sur Jérusalem. Celui-ci avait été planifié avec le plus grand soin. Une centaine d'humains à l'ancienne pleinement fonctionnels se faxèrent à la même seconde, arrivant sur les lieux trois minutes avant les quatre frelons moravecs transportant cent autres volontaires, originaires d'Ardis et des autres communautés. Cela faisait plusieurs mois que les moravecs leur avaient proposé une assistance militaire, mais Daeman s'était juré un an plus tôt de libérer les humains à l'ancienne prisonniers du rayon bleu de Jérusalem - tous les amis et parents juifs de Savi -, et il estimait que cet acte relevait de la seule responsabilité des humains. Toutefois, ils avaient accepté les tenues de combat, les répulseurs dorsaux, les impacto-armures et les armes énergétiques que les moravecs étaient disposés à leur prêter. Les cent passagers humains des frelons - dont les pilotes moravecs ne participeraient pas à l'opération - avaient pour rôle de transporter les armes trop lourdes pour être faxées. Daeman et ses coéquipiers - humains et moravecs - avaient mis plus de trois semaines à vérifier les coordonnées GPS des rues, des avenues, des places et des carrefours de la Vieille Ville, obtenant une carte précise au centimètre près grâce à laquelle ils avaient pu déterminer les points d'arrivée des cent humains et les zones d'atterrissage des quatre frelons. Ils attendirent le mois d'août, le jour de la fête juive du Tisha B'Av. Daeman et ses volontaires se faxèrent dix minutes après le coucher du soleil, moment où le rayon bleu était le plus brillant. Selon les drones de reconnaissance aérienne dépendant de la Reine Mab, Jérusalem était un lieu unique sur Terre, en ce sens qu'on y trouvait à la fois des voynix et des calibani. Dans la Vieille Ville, où les humains allaient intervenir ce soir-là, les voynix occupaient les rues situées au nord et au nord-ouest de la colline du Temple, une zone correspondant aux anciens quartiers musulman et chrétien, et les calibani les ruelles et les bâtiments situés au sud-ouest de la Coupole du Rocher et de la mosquée al-Aqsa, soit les anciens quartiers juif et arménien. À en juger par les données visuelles et radar, plus de vingt mille créatures grouillaient dans Jérusalem, calibani et voynix confondus. — Nous serons donc à un contre cent, avait commenté Greogi en haussant les épaules. On a connu pire. À peine si leur arrivée fit frémir l'air vespéral. Daeman et son escadron apparurent sur l'esplanade du mur des Lamentations. La lumière du jour permettait encore d'y voir un peu, mais Daeman sélectionna ses cibles au moyen du radar et de l'imagerie thermique. Il compta environ cinq cents calibani autour de lui, occupés à dormir ou à ne rien faire, sur le mur et sur les toits à l'ouest de l'esplanade. En moins de quelques secondes, les dix autres chefs d'escadron l'avaient contacté par intercom pour lui confirmer leur arrivée. — Feu à volonté! ordonna-t-il. Les armes énergétiques étaient programmées pour affecter les tissus vivants - des voynix comme des calibani - et épargner les édifices. Daeman s'en félicita en voyant les créatures soudain prises de panique fuir dans tous les sens et se faire pulvériser en milliers de débris sanguinolents. Il n'était pas question de détruire cette ville dans le but de la sauver. La Vieille Ville de Jérusalem se transforma en un maelstrôm d'éclairs bleus, de hurlements reptiliens, de messages radio et d'explosions de chair. Daeman et son escadron avaient éliminé toutes les cibles à leur portée lorsque le chronomètre de sa visière lui signala que les frelons allaient atterrir. Activant son répulseur dorsal, il s'éleva jusqu'au niveau de la colline du Temple - personne ne l'imita, le moment étant mal choisi pour saturer l'espace aérien - et supervisa le ballet des deux premiers appareils, qui, en trente secondes, avaient déchargé leurs passagers et leur chargement. Ils laissèrent la place aux deux autres frelons, et les hommes et les femmes en tenue de combat se furent bientôt déployés à l'abri des rochers, calant leurs armes lourdes sur des trépieds et des blocs répulseurs. Les deux frelons s'en furent. — Colline du Temple sécurisée, annonça Daeman aux autres chefs d'escadron. Vous pouvez passer à l'action. Restez à l'écart de notre feu, comme convenu. — Daeman? appela Elian, qui était posté au-dessus du Bab el-Nazir, dans l'ancien quartier musulman. Je vois une foule de voynix descendant la Via Dolorosa, ainsi que des groupes de cali-bani convergeant sur vous depuis la rue David. — Merci, Elian. Tire dès qu'ils seront à ta portée. L'artillerie lourde entrera en action dès que... Le fracas des armes l'empêcha d'achever sa phrase. Les humains postés le long du mur et sur les toits lâchaient rafale sur rafale sur une marée de créatures grises et vertes. Ajoutés à l'éclat du rayon qui jaillissait à la verticale, les milliers d'éclairs bleus des armes énergétiques inondaient Jérusalem d'une lumière de fer à souder. Daeman constata non sans surprise que les filtres de ses lunettes venaient d'accommoder. — À tous les escadrons: feu à volonté! lança-t-il. Signalez toute pénétration dans votre secteur. Activant à nouveau son répulseur dorsal, il fila vers le nord-est, là où le bâtiment moderne d'où partait le rayon bleu se dressait derrière la Coupole du Rocher. Il remarqua avec détachement qu'il devait se concentrer pour lutter contre l'hyperventilation. Ils avaient répété cette opération à cinq cents reprises durant les deux derniers mois, manoeuvrant dans une réplique de Jérusalem que les moravecs avaient construite non loin d'Ardis. Mais rien n'aurait pu préparer Daeman à une bataille aussi acharnée, avec des armes comme celle-ci, dans une cité comme celle-ci. Hannah et son escadron l'attendaient lorsqu'il se posa devant la porte scellée du bâtiment. Après avoir salué d'un signe de tête Laman, Kaman et Greogi, que baignait une douce lueur crépusculaire, il lança: — On y va. Laman, que sa main mutilée ne gênait en aucune manière, plaça la charge de plastic. Les douze humains se plaquèrent contre la façade latérale du bâtiment, et la porte explosa. L'antichambre était à peine plus grande que jadis la chambre mansardée de Daeman, et le panneau de contrôle - grâces soient rendues à Dieu, s'il existait - était quasiment identique au modèle qu'ils avaient élaboré à partir des données partagées provenant du cabinet de cristal. Hannah se mit à l'œuvre, pianotant avec habileté sur le clavier virtuel, composant les codes à sept chiffres chaque fois que le demandait PIA primitive qui gérait le bâtiment. Soudain, un bourdonnement sourd - en grande partie subso-nique - leur fit vibrer les dents, puis tout le squelette. Tous les voyants passèrent au vert, puis s'éteignirent. — Tout le monde dehors! ordonna Daeman. Il fut le dernier à sortir et, l'instant d'après, le bâtiment tout entier - l'antichambre, puis la façade métallique, et enfin l'intérieur dans sa totalité - se replia sur lui-même à deux reprises, se réduisant à un rectangle noir. Daeman, Hannah et leurs camarades avaient reculé sur les pierres de la colline du Temple, et ils virent le rayon bleu s'effondrer, entendirent le bourdonnement s'intensifier - grimaçant de douleur, Daeman serra les poings, sentant la vibration subsonique lui secouer jusqu'aux tripes et aux testicules. Puis le bruit cessa net. Il ôta sa cagoule, laissant en place écouteurs et microphone, et dit à Hannah: — Forme le périmètre défensif. Appelle les frelons dès que le premier sera sorti. Elle opina et rejoignit les artilleurs qui arrosaient les environs immédiats de la colline du Temple. Lors d'une séance préparatoire à cette opération, quelqu'un - Ada, peut-être - leur avait suggéré malicieusement de mémoriser les noms et les visages des neuf mille cent treize hommes et femmes capturés par le rayon bleu quatorze cents ans plus tôt. Tout le monde avait ri, mais Daeman savait que cette idée était techniquement réalisable; le cabinet de cristal du Taj Moira lui avait fourni une bonne partie des données nécessaires. Durant les cinq mois qui s'étaient écoulés depuis, Daeman avait étudié ces noms et ces images. Il ne les avait pas tous mémorisés - comme tous les survivants, il avait beaucoup trop à faire -, mais ce fut avec un sentiment de familiarité qu'il reconnut le premier homme et la première femme à émerger du rectangle noir donnant sur le réassembleur neutrino-tachyonique. — Petra, dit-il. Pinchas. Soyez les bienvenus. Il les agrippa tous deux avant qu'ils ne s'effondrent. Toutes les personnes franchissant la porte noire, deux par deux comme les animaux de l'arche de Noé, partageaient leur expression déconcertée. La femme brune nommée Petra - une amie de Savi, Daeman le savait - parcourut les lieux d'un œil étonné et demanda: — Combien de temps? — Trop longtemps, répondit Daeman. Par ici. Veuillez monter dans cet appareil. Le premier frelon venait de se poser, avec à son bord trente humains à l'ancienne chargés d'encadrer et d'accompagner la foule de revenants. Sous les yeux de Daeman, Stefe guida Petra et Pin-chas sur les antiques pavés, puis sur la rampe du frelon. Daeman accueillit par leur nom tous ceux qui sortirent de la porte noire, dont les visages lui étaient souvent connus: il y avait là Graf et sa compagne, qui s'appelait aussi Hannah, Stephen, un autre ami de Savi, et Abe, Kile, Sarah, Caleb, William... Daeman les salua tous et les dirigea vers ceux qui devaient les conduire au frelon. Les voynix et les calibani attaquaient sans relâche. Les humains les tuaient par centaines. Pendant les répétitions, il leur avait fallu plus de quarante-cinq minutes - dans le meilleur des cas - pour procéder à l'embarquement de 9 113 personnes, même si la noria n'était interrompue que par des pauses de quelques secondes, mais, ce soir-là, sous le feu, ils ne mirent que trente-trois minutes. — Très bien, dit Daeman sur l'ensemble des canaux. Évacuation de la colline du Temple. Les artilleurs chargèrent leurs armes lourdes sur les deux frelons qui s'immobilisèrent devant eux. Puis les appareils filèrent - rejoignant les unités qui s'envolaient vers l'ouest -, et il ne resta plus sur les lieux que Daeman et son escadron. — Trois ou quatre mille voynix frais en provenance de l'église du Saint-Sépulcre, rapporta Elian. Daeman remit sa cagoule et se mordit les lèvres. Privés d'artillerie lourde, ils auraient du mal à les neutraliser. — Très bien, dit-il sur le canal principal. Ici Daeman. Dispersion générale. Que chaque chef me confirme que son escadron s'est bien faxé. Greogi rapporta que son escadron était parti. Edide en fit autant, puis disparut de la rue Bab al-Hadid. Boman confirma que son escadron avait évacué la rue Bab al-Ghawanima, puis s'en fut. Loes envoya son rapport depuis la porte des Lions, puis se faxa. Ella envoya son rapport depuis la porte Dorée, puis en fit autant. Kaman lança un « mission accomplie » des plus vibrants - Daeman estimait qu'il en faisait un peu trop dans le registre martial -, puis, un peu à contrecœur, demanda la permission de se faxer, — Fous le camp! lui cracha Daeman. Ce fut ensuite autour d'Oko de faire son rapport et de partir. Caul en fit autant, disparaissant des environs de la mosquée al-Aqsa. Finalement, Elian fit son rapport puis se faxa à son tour. Daeman rassembla les membres de son escadron, auxquels s'était jointe Hannab, et les regarda disparaître l'un après l'autre tandis que la nuit tombait sur l'esplanade du mur des Lamentations. Il savait pertinemment que tout le monde était parti, que le rayon était vidé, mais il devait s'en assurer. Pianotant sur le boîtier de contrôle de son répulseur dorsal, il s'envola, tourna autour du rectangle noir, jetant un bref coup d'ceil au néant sur lequel il s'ouvrait, fit le tour de la Coupole du Rocher et de l'esplanade, aussi vides l'une que l'autre, puis entama un large mouvement tournant à basse altitude, visitant les quatre quartiers de la Vieille Ville afin de passer en revue les postes assignés à ses escadrons, qui avaient affronté voynix et calibani sans déplorer la moindre perte. Il aurait dû partir, il le savait - voynix et calibani se ruaient dans les antiques venelles telle une déferlante menaçant d'engloutir la cité -, mais il savait aussi pourquoi il n'en faisait rien. Le projectile faillit le décapiter. Ce fut le détecteur radar de sa tenue de combat qui le sauva: il capta le rocher qui volait, invisible dans l'obscurité, et, outrepassant les contrôles du répulseur dorsal, fit effectuer une subite roulade arrière à Daeman, qui se redressa quelques mètres au-dessus du pavé de la colline du Temple. Il se posa en douceur, activant son impacto-armure et levant son fusil énergétique. Tous ses capteurs et tous ses sens lui affirmaient que la silhouette inhumaine découpée sur le seuil de la Coupole du Rocher n'était pas un vulgaire calibani. — Daemannnnn, geignit la créature. Daeman se rapprocha, le fusil levé, sourd au système de visée de sa tenue qui lui ordonnait de tirer, s'efforçant de maîtriser son cœur et son esprit, qui menaçaient tous les deux de s'emballer. — Daemannnnn, soupira le gigantesque amphibien sur le seuil. Pense-t-il, quand bien même II aurait échoué dans Sa conception, suppose que ce Caliban ait peiné et soit dolent, souhaiterais-tu le voir souffrir? — Je souhaiterais le voir mourir! hurla Daeman. Son corps trépidait d'une ancienne rage. Il entendait le cliquetis étouffé qui montait des milliers de voynix et de calibani massés en contrebas. — Viens te battre, Caliban! L'ombre s'esclaffa. — Pense-t-il, l'humain espère que tantôt le mal se doit soigner, que furoncles et plaies se doivent guérir dans la fange, si fait? — Viens m'affronter, Caliban. — Conçoit-il, posera son arquebuse pour affronter Son acolyte à main nues, à griffes nues? Daeman hésita. Le combat serait tout sauf équitable, il le savait. Dans dix secondes, un millier de voynix et de calibani allaient lui tomber dessus. Il les entendait déjà claquer, cliqueter, crépiter sur l'esplanade du mur des Lamentations et sur les escaliers qui menaient à la Coupole du Rocher. Il leva son fusil, le cala sur automatique, et le système lui annonça que la cible était verrouillée. — Pense-t-il, Daemannnnn ne tirera point, nooon, gémit Caliban parmi les ombres. Il aime trop ses ennemis, Caliban et son Seigneur Sétébos, il les aime trop pour tirer - oh! oh! - tirer ainsi le rideau sur leur monde, si fait? Non! Daeman doit attendre un autre jour, que le vent bouscule les colonnes de poussière, que se meuve la maison de la mort et... Daeman tira. Et tira encore. Devant lui, les voynix bondissaient sur les murs de la colline du Temple. Derrière lui, les calibani gravissaient les escaliers de la colline du Temple. Il faisait nuit noire sur Jérusalem, et l'éclat du rayon bleu - qui avait baigné la ville pendant quatorze cent vingt et un ans - avait disparu. Une nouvelle fois, la ville appartenait aux monstres et à eux seuls. Daeman n'avait pas besoin de consulter les écrans thermiques du fusil pour savoir qu'il avait raté son coup - que Caliban s'était téléporté ailleurs. Il devrait à nouveau affronter la créature, quelque autre jour ou quelque autre nuit, dans des conditions bien moins favorables qu'aujourd'hui. Tout au fond de son cœur, aussi étrange que cela paraisse, cette idée le ravissait. Voynix et calibani se ruèrent sur lui, filant au-dessus des antiques pavés de la colline du Temple. Daeman se faxa à Ardis une seconde avant que leurs griffes aient pu le toucher. 91. Sept mois et demi après la chute d'Ilium: Alys et Ulysse - que ses amis appelaient Sam - dirent à leurs parents qu'ils allaient au drive-in de Lakeshore pour y voir un double programme: Du silence et des ombres suivi de James Bond contre Docteur No. On était en octobre et ce drive-in était le dernier à rester ouvert, proposant des radiateurs portables en plus de ses haut-parleurs, et, durant les quatre mois qui s'étaient écoulés depuis que Sam avait obtenu le permis de conduire, c'était là que tous deux donnaient libre cours à leur passion. Mais, ce soir-là, il traversa des champs de maïs prêts à accueillir les moissonneuses pour se garer dans un coin tranquille, à l'extrémité d'une allée privée. — Et si les parents me demandent de leur raconter les films? demanda Alys. Elle était vêtue de sa tenue habituelle: chemisier blanc, sweat beige trop grand de plusieurs tailles, jupe noire, bas et escarpins un tantinet trop luxueux. Ses cheveux étaient noués en queue-de-cheval. — Pour Du silence et des ombres, tu as déjà lu le bouquin. Tu n'as qu'à leur dire que Gregory Peck est excellent dans le rôle d'Atticus Finch. -— C'est lui qui joue Atticus Finch? — Évidemment. Tu croyais qu'il jouait le jeune Noir? — Et l'autre film? — C'est un film d'espionnage avec un agent secret anglais. Le président Kennedy adore le roman qui l'a inspiré. Tu n'auras qu'à dire à ton père que c'était palpitant et que ça tirait dans tous les sens. Sam gara la voiture paternelle, une Chevrolet Bel Air 1957, au fond de l'allée, derrière les ruines et à proximité du lac. C'était cet étang qui donnait son nom au drive-in tout proche. Sam distinguait sur l'autre rive le petit rectangle blanc à quoi se réduisait l'écran de cinéma, avec, un peu plus loin, les lueurs de leur village sur fond de ciel d'octobre et, encore plus loin, celles de la ville où leurs pères allaient travailler tous les jours. Jadis, probablement à l'époque de la Dépression, il y avait eu un corps de ferme sur ce terrain, mais il n'en restait plus aujourd'hui que des ruines envahies par les ronces et les arbres qui bordaient l'allée d'accès. Ces derniers commençaient à perdre leurs feuilles. Halloween approchait, et l'air se rafraîchissait. — Tu peux laisser le moteur allumé? demanda Alys. — Okay. Sam remit le contact. Ils commencèrent aussitôt à s'embrasser. Attirant la jeune fille contre lui, Sam lui emprisonna le sein droit dans sa main gauche et, en moins de quelques secondes, leurs langues se mêlaient dans leurs palais brûlants. Ils ne connaissaient ce plaisir que depuis l'été précédent. Il s'acharna sur les boutons du chemisier. Non seulement ils étaient minuscules, mais ils étaient cousus du mauvais côté. Elle se débarrassa de son sweat et l'aida à négocier le plus délicat des boutons, celui qui se nichait sous son col rond. — Tu as écouté le discours du président à la télé, hier soir? Sam n'avait aucune envie de parler du président. Le souffle court, il renonça au bouton le plus bas, glissa une main sous le chemisier et pressa un sein encore protégé par un soutien-gorge un peu raide. — Alors, tu l'as écouté? insista Alys. — Ouais. Comme tout le monde. — Tu crois qu'il va y avoir la guerre? — Nan, fit Sam. Il repartit à l'attaque, cherchant à la remettre d'humeur à batifoler, mais sa langue s'était rétractée. Lorsqu'ils s'écartèrent l'un de l'autre, elle en profita pour se défaire de son chemisier et de sa jupe, et les voyants jaunes du tableau de bord éclairèrent la pâleur de sa peau et le blanc de son soutien-gorge. — Mon père affirme que ça va déclencher la guerre, dit-elle. — Ce n'est qu'un blocus, bon sang, répliqua Sam, dont les doigts malhabiles butaient sur la fermeture du soutien-gorge. C'est pas comme si on allait envahir Cuba. Rien à faire, ce truc refusait de s'ouvrir. Souriant doucement dans la douce lumière, Alys se passa les mains dans le dos et, en un clin d'œil, le soutien-gorge tomba. Sam se mit à embrasser et à malaxer ses seins. C'étaient des seins encore jeunes - plus gros, plus fermes que ceux de l'adolescente moyenne, mais pas encore complètement formés. Leurs aréoles étaient toutes gonflées; Sam remarqua ce détail grâce à la lueur du tableau de bord, puis, le rouge aux joues, se mit à téter. — Doucement! fît Alys. Pourquoi es-tu aussi brutal? — Pardon. Sam l'embrassa à pleine bouche. Elle avait les lèvres brûlantes, la langue dardée... et mobile. Il sentit monter son excitation comme il la pressait contre la portière de la Bel Air. Le siège avant était plus large, plus profond et plus moelleux que le canapé de ses parents. Il s'insinua sous le volant avec un luxe de précautions - même ici, planqué dans Miller's Lane, il ne tenait pas à donner un coup de klaxon. Il se coucha sur elle, collant un membre déjà dur à sa cuisse gauche, ses mains se consacrant aux seins et ses lèvres à la langue, et il était si excité qu'il faillit éjaculer lorsqu'elle frôla du bout des doigts son pantalon de velours. — Et si les Russes lançaient une attaque? murmura Alys alors qu'il marquait une pause pour reprendre son souffle. Il faisait trop chaud dans cette voiture. Il coupa le contact de la main gauche. — Tais-toi, lui dit-il. Il savait ce qu'elle avait derrière la tête. C'était elle qui avait choisi cette ligne temporelle. Lui en était réduit à deviner sa nature, mais il aurait voulu se concentrer sur les désirs et les sensations du jeune Sam. — Aïe! fit Alys. La poignée de porte lui mordait le dos. Sam baissait de nouveau la tête vers elle, en quête de nouveaux baisers, lorsqu'elle chuchota: — Et si on passait sur la banquette arrière? Sam retint son souffle. C'était leur signal convenu depuis quelques semaines: non seulement elle était prête à aller plus loin, ce qui n'avait en soi rien d'extraordinaire, mais elle était décidée à aller jusqu'au bout, un exploit qu'ils avaient déjà failli accomplir à deux reprises. Alys descendit côté passager - enfilant à nouveau son chemisier, mais sans le reboutonner, remarqua-t-il - tandis que Sam se déplaçait côté conducteur. Le plafonnier resta allumé jusqu'à ce qu'ils aient refermé les portières arrière. Sam baissa la vitre afin d'avoir un peu d'air - il avait vraiment des difficultés à respirer ce soir-là -, ce qui lui permettrait de guetter une éventuelle apparition de Barney, au volant de sa voiture de patrouille couleur pie qui datait d'avant-guerre. Tous deux refirent les présentations et, au bout de quelques instants à peine, ils étaient allongés sur la banquette, les seins de l'une collés au torse de l'autre, elle avec les jambes légèrement relevées et lui avec les mollets légèrement repliés, leur taille étant légèrement supérieure à la largeur de cette saleté de banquette. Il lui caressa la jambe sur toute sa longueur, sentant son haleine chaude et son souffle précipité lorsqu'il prolongea leur baiser. Elle portait des bas. Jamais il n'avait connu pareille douceur. Il sentit les jarretelle attachées à la... — Allons! fit Ulysse, s'exprimant malgré lui à la place de l'adolescent. Ça, c'est sûrement un anachronisme. Alys lui sourit, et il devina la femme sous la jeune fille aux pupilles dilatées. — Absolument pas, chuchota-t-elle. Elle lui fouilla le palais de sa langue brûlante et caressa son pénis à travers le velours. — Je t'en donne ma parole, reprit-elle sans interrompre ses caresses. Ça s'appelle une gaine-culotte et c'est ce qui se porte en ce moment. Les collants n'ont pas encore été inventés. — Tais-toi, dit Sam, qui ferma les yeux pour mieux l'embrasser et immobilisa sa main baladeuse. Tais-toi, s'il te plaît. Impossible de débloquer le fermoir métallique de cette cochonnerie de jarretelle - il refusait de céder. La main de Sam allait et venait entre les jambes d'Alys - il sentait sa chaleur monter sous le tissu humide -, puis repartait à l'assaut de l'accessoire rétif. Elle se mit à glousser. — Et si j'enlevais le tout? suggéra-t-elle dans un murmure. Comme elle joignait le geste à la parole, Sam décida qu'ils avaient besoin de place. Il ouvrit la portière de son côté... la lumière les aveugla... — Sam! Il leva une main et éteignit le plafonnier. Tous deux restèrent immobiles durant une minute, tels deux cerfs paralysés par les phares d'une voiture, puis, lorsque la bise soufflant sur les dernières feuilles de l'automne étouffa les battements de son cœur, il repartit à l'attaque. Ce contretemps lui avait épargné une jouissance prématurée. Il goûta les lèvres d'Alys, descendit jusqu'à ses seins, les lécha doucement. Elle lui ramena la tête tout contre elle. Puis, d'une main experte, elle déboucla sa ceinture, entrouvrit sa braguette et abaissa son pantalon - avec un peu trop de rudesse, jugea-t-il. Mais il émergea intact, et tout vibrant. — Sam? murmura-t-elle alors qu'il se mettait en position au-dessus d'elle. Bas et sous-vêtements gisaient sous ses genoux, petit tas superflu. Il manqua défaillir en retroussant sa jupe. — Quoi? fit-il. — Est-ce que tu as pensé... à prendre tes précautions? — Oh! arrête! lâcha-t-il, renonçant définitivement à la mascarade. Elle se mit à glousser, mais il la fit taire d'un baiser à pleine bouche. Il crut que son cœur allait exploser lorsqu'elle ouvrit les jambes en dessous de lui. Il entr'aperçut le tissu noir de la jupe qui la ceignait juste au-dessous des seins, ses cuisses pâles, la tache de noirceur quasi verticale sur son ventre... — Doucement, murmura Alys. Elle chercha son membre à tâtons, le trouva, lui prit le scrotum en coupe, laissa courir ses doigts, les referma sur le gland. — Doucement, Odysseus, ronronna-t-elle. — Je suis... Personne, murmura-t-il, haletant. Elle chercha une meilleure position. Le liquide préséminal se répandit sur ses cuisses tandis qu'elle déterminait le meilleur angle d'attaque. Il sentait la chaleur qui émanait d'elle. Elle accentua son étreinte - assez pour lui arracher un hoquet, pas assez pour faire éjaculer le gamin de seize ans qu'il était. — Comment peux-tu dire une chose pareille, lui chuchota-t-elle aux creux des lèvres, alors que ceci prouve amplement le contraire? Alys blottit le gland gonflé contre ses lèvres chaudes et humides, puis caressa la joue de Sam. Il huma le parfum de son impatience à même le bout de ses doigts et cela faillit précipiter sa jouissance. L'espace d'une seconde de perfection, il hésita à poursuivre. L'éclair éblouissant emplit le ciel devant la voiture, par-delà l'écran du drive-in, et il n'était pas plus brillant que mille soleils, non, mais plus brillant que dix mille soleils. Le paysage qui les entourait vira au négatif photographique - un puzzle de blanc total et de noir absolu. Il n'y eut pas de bruit, pas encore. — C'est pas possible, dit-il, immobile au-dessus d'Alys comme à l'exercice, ne l'effleurant plus que de la pointe de son pénis. — La ville est à soixante kilomètres d'ici, murmura-t-elle en l'attirant contre elle, en elle. L'onde de choc ne nous atteindra pas avant un moment. Un long moment. Elle l'embrassa à pleine bouche et, lui empoignant les fesses, l'incita à entrer. Il envisagea de résister. Pour quoi faire? Le jeune Sam était dans un tel état que deux ou trois coups de reins dans la parfaite et virginale vulve de sa bien-aimée lui suffiraient pour exploser. Ils allaient connaître leur premier orgasme au moment où l'onde de choc les réduirait en cendres. Ce qui était sans doute l'objectif recherché par son immortelle amante, comprit-il. La lumière s'atténuait quelque peu, mais elle lui permettait de distinguer les ombres purpurines qui cernaient les yeux d'Alys l'adolescente, et, en découvrant ce spectacle, il se pencha sur elle pour lui accorder un baiser passionné puis la pénétra du même mouvement. 92. Un an après la chute d'Ilium: Peu de temps avant l'aurore, Hélène de Troie fut réveillée par le souvenir des sirènes. Elle promena une main sur les coussins de son lit, mais Hockenberry, son amant du moment, avait disparu - cela faisait en fait un mois qu'il l'avait quittée, et seul le souvenir de sa chaleur l'incitait à le rechercher chaque matin. Elle n'avait pas encore choisi de nouvel amant, bien que la moitié de la population masculine de la Nouvelle-Ilium brûlât de désir pour elle. Elle pria Hypsipyle et ses autres esclaves de la baigner et de la parfumer. Hélène prenait tout son temps. Son nouveau domicile, sis dans le quartier reconstruit autour de la maison aux piliers, près des ruines des portes Scées, était bien modeste comparé à son palais d'antan, mais elle y retrouvait peu à peu le confort auquel elle était accoutumée. Ce bain eut raison de ses dernières réserves de savon pourtant rationnées. Aujourd'hui serait un jour exceptionnel. Le conseil allait décider de l'envoi d'une expédition à Delphes. Pour cette occasion, elle demanda à ses esclaves de la vêtir de sa plus belle robe de soie verte, de la parer de ses plus beaux colliers d'or fin. Comme il était étrange de voir participer au conseil troyen des Argiens, des Achéens, des Myrmidons et d'autres étrangers. Les temples d'Athéné et d'Apollon s'étaient effondrés lors de la Chute, mais les maçons grecs et troyens avaient édifié un nouveau palais sur les ruines du temple d'Athéné, au nord de l'avenue principale, non loin du lieu où se dressait jadis le palais de Priam, avec ses porches élégants et ses fières colonnades, un palais démoli par les dieux depuis maintenant des mois. Ce nouveau palais - ce centre civique qui n'avait point encore de nom - sentait encore le bois fraîchement coupé, la pierre froide et la peinture fraîche, mais il était fort lumineux en ce début de printemps. Hélène prit place sur le siège qui lui était réservé au sein de la famille royale, à côté d'Andromaque, qui la salua d'un sourire avant de concentrer à nouveau son attention sur son époux. La barbe et les cheveux noirs d'Hector s'ornaient désormais de quelques fils gris. La plupart des femmes de Troie ne l'en trouvaient que plus distingué, si tant est qu'une telle chose fût possible. Il lui appartenait d'ouvrir la séance, ce qu'il fit en saluant par leurs noms les dignitaires troyens et leurs invités achéens. Agamemnon était présent; il ne s'était jamais remis de la Chute et des événements qui avaient précédé celle-ci, et il lui arrivait souvent de fixer d'un œil vide ceux et celles qui l'entouraient, mais il avait recouvré suffisamment de lucidité pour participer au conseil. Et ses tentes regorgeaient toujours de trésors. Nestor était également présent, mais il ne quittait que rarement le village de toile achéen sur la plage - un village qu'il n'était plus besoin de défendre - et ne se déplaçait que dans un palanquin porté par quatre esclaves. Le vieux sage n'avait jamais recouvré l'usage de ses jambes après les terribles combats du dernier jour des hostilités. Pour représenter les Achéens - soixante mille guerriers avaient survécu, un nombre suffisant pour que leur vote soit pris en compte -, on trouvait aussi Ajax le Petit, Idoménée, Polyxène, Teucros et le beau Thrasymède, fils de Nestor, que les Grecs considéraient comme leur nouveau chef suprême, bien qu'il n'eût pas encore été élu à ce poste. Parmi leurs rangs se trouvaient plusieurs hommes qu'Hélène ne reconnut point, notamment un jeune homme dégingandé à la barbe et aux cheveux bouclés. Alors qu'Hector lui adressait son salut, Thrasymède jeta un regard en direction d'Hélène, qui baissa les yeux tout en parant ses joues d'un rouge délicat. Certaines habitudes ont la vie dure, même lorsqu'on change et de monde et d'époque. Puis Hector présenta à tous un émissaire venu d'Ardis - ce n'était point Hockenberry, qui était parti en voyage vers l'ouest, mais un homme de haute taille au tempérament placide du nom de Boman. Aucun moravec n'assistait à la séance de ce jour. Une fois réglées ces formalités, aussi inutiles que rituelles, Hector exposa l'ordre du jour de la séance, ainsi que les décisions à prendre durant sa tenue. — Aujourd'hui, nous devons décider de l'organisation d'une expédition à Delphes, déclara-t-il, et, si le vote y est favorable, nous devons dresser le rôle de son équipage. Par ailleurs, s'il s'avère possible d'interrompre le rayon bleu qui prend sa source en ce lieu, et qui nous a suivis dans ce nouveau monde, nous devons décider s'il convient de faire revenir parmi nous les parents des Argiens. Thrasymède, ce sont les tiens qui étaient chargés de construire les longues nefs. Peux-tu mettre le conseil au fait de vos progrès? Thrasymède s'inclina, un pied posé sur une marche afin de caler son casque doré sur sa cuisse. — Comme vous le savez, le plus habile de nos charpentiers, Harmonidès - un nom signifiant littéralement «le fils du faiseur » -, a été désigné responsable de nos chantiers navals. Je lui laisse le soin de faire son rapport. Harmonidès, le jeune homme barbu qu'Hélène venait à peine de remarquer, s'avança de quelques pas puis baissa les yeux, comme en proie à une vive timidité. Il était affligé d'un léger bégaiement. — Les... trente longues nefs sont... prêtes. Chacune d'elles peut... transporter... cinquante hommes, leur armement et suffisamment de provisions pour... rallier Delphes. Nous avons en outre quasiment... achevé... les vingt autres nefs... commandées par le conseil. Ces dernières sont... plus larges... que les longues nefs et parfaites pour... transporter des passagers et des provisions si les longues nefs trouvent comme nous l'espérons... des passagers et des provisions. Harmonidès s'empressa de regagner les rangs argiens. — Excellent travail, noble Harmonidès, déclara Hector. Nous te remercions, le conseil comme les citoyens. J'ai inspecté ces nefs et les ai trouvées fort belles - fines, robustes et bâties avec précision. — Je tiens à remercier les Troyens qui nous ont indiqué où trouver le meilleur bois sur les flancs du mont Ida, ajouta un Harmonidès rougissant, plein de fierté et guéri de son bégaiement. — Nous disposons donc des nefs pour faire le voyage, reprit Hector. Comme les disparus sont des Argiens et des Achéens, et non point des Troyens, Thrasymède s'est porté volontaire pour mener l'expédition à Delphes. Pourrais-tu nous détailler l'itinéraire que tu as choisi, Thrasymède? Thrasymède se redressa, et Hélène remarqua qu'il parvenait à porter son casque d'une seule main. — Nous comptons appareiller la semaine prochaine, après que les vents printaniers auront béni notre voyage, déclara-t-il, d'une voix de basse qui portait jusqu'au fond des colonnades de la grande salle. Quinze cents hommes choisis avec soin embarqueront à bord de nos trente nefs - si des Troyens veulent se joindre à nous pour découvrir le vaste monde, ils sont les bienvenus. On entendit des gloussements amusés. — Nous longerons la côte vers le sud, passant au large de Colone désertée pour nous diriger vers Lesbos, et de là vers Chios, où nous ferons étape pour nous approvisionner en eau douce et en venaison. Ensuite, nous filerons à l'ouest-sud-ouest, passant au large d'Andros puis nous faufilant entre Céos et le cap Sounion. C'est là que cinq de nos nefs gagneront Athènes par voie fluviale, leurs équipages achevant le périple à pied. Ils chercheront des traces de vie humaine et, s'ils n'en trouvent point, ils partiront à pied pour Delphes, pendant que leurs nefs rejoindront le reste de la flotte en passant par le golfe Saronique. »Les vingt-cinq nefs dont j'aurai gardé le commandement contourneront le Péloponnèse après être passées au large de Lacé-démone, bravant le détroit de Cythère si le temps le permet. Lorsque nous arriverons en vue de Zante, nous nous rapprocherons du continent, pour nous enfoncer ensuite dans le golfe de Corinthe en mettant le cap à l'est. Une fois parvenus entre la Locride occidentale et la Béotie, nous ferons halte pour échouer nos nefs sur la grève et marcherons jusqu'à Delphes où, ainsi que nous l'assurent les moravecs et nos amis d'Ardis, se dresse le temple où prend sa source le rayon bleu retenant tous les membres de notre race. Le nommé Boman s'avança au milieu de la salle. Il s'exprimait avec un accent atroce - encore plus atroce que celui d'Hocken-berry, se dit Hélène -, et sa vêture était elle aussi digne d'un Barbare, mais il parvenait à se faire comprendre en dépit d'une syntaxe qui aurait fait honte à un enfant de trois ans. — Cette période de l'année est bien choisie pour une telle entreprise, déclara PArdisien de belle taille. Le problème est le suivant: si vous respectez les procédures vous permettant de faire émerger les prisonniers du rayon bleu, que comptez-vous faire d'eux ensuite? Il est possible que toute la population de la Terre d'Ilium se soit retrouvée dans ce rayon - ce qui nous fait environ six millions de personnes - parmi lesquelles des Chinois, des Africains, des Amérindiens, des futurs Aztèques... — Je te demande pardon, Boman, fils d'Ardis, coupa Thrasy-mède, mais nous ne comprenons pas ces mots. L'homme se gratta la joue. — Comprenez-vous le chiffre de six millions? Personne ne répondit par l'affirmative. Hélène se demanda si cet Ardisien était sain d'esprit. — Imaginez Ilium au faîte de sa gloire, et multipliez sa population par trente, dit Boman. Cela équivaut au nombre de personnes qui sortiront du rayon bleu. L'immense majorité de l'assistance éclata de rire. Hélène remarqua qu'Hector et Thrasymède conservaient leur sérieux. — C'est pour cette raison que nous vous proposons notre aide, reprit Boman. Nous pensons que vous n'aurez guère de difficultés à rapatrier les vôtres - c'est-à-dire les Grecs. Certes, leurs maisons et leurs cités, leurs temples et leurs bestiaux, ont tous disparu, mais le gibier ne manque pas et vous aurez vite fait de reproduire un cheptel d'animaux domestiques... Boman marqua une pause, car de nombreux auditeurs se remettaient à rire. Hector lui fit signe de poursuivre sans lui expliquer sa bévue. En parlant de reproduction animale, l'homme d'Ardis avait employé le vocable signifiant « foutre ». Hélène ne put s'empêcher d'en être amusée. — Bref, nous sommes à votre disposition, et les moravecs vous fourniront des moyens de transport pour les... Barbares. À en juger par le ton de sa voix, il aurait préféré un autre terme. — Je te remercie, dit Hector. Thrasymède, si vous retrouvez bien tous les peuples de la Grèce - ceux du Péloponnèse, ceux des îles comme l'Ithaque d'Odysseus, ceux d'Attique et de Béotie, ceux d'Épire et de Chalcidique, de Bottie et de Thrace, bref de toutes les contrées que vous appelez patries, qu'allez-vous faire d'eux? Vous aurez avec vous une foule de gens, sans une cité pour les abriter, sans animaux pour leur fournir de la viande. Thrasymède hocha la tête. — Notre plan, noble Hector, est de dépêcher cinq nefs vers la Nouvelle-Ilium afin de t'informer de notre réussite. Le reste d'entre nous demeurera auprès des personnes libérées du rayon bleu, et organisera des voyages de retour vers leurs patries respectives, et nous trouverons bien le moyen de les nourrir et de les loger jusqu'à ce que l'ordre soit rétabli. — Cela risque de prendre des années, remarqua Déiphobe. Le frère d'Hector n'était pas un chaud partisan de l'expédition de Delphes. — Cela peut prendre des années, en effet, acquiesça Thrasymède. Mais il nous faut tenter de libérer nos épouses, nos mères, nos grands-pères, nos enfants, nos esclaves et nos serviteurs. Le devoir nous l'impose. — L'Ardisien pourrait se faxer là-bas en une minute et libérer tout le monde en deux minutes. La voix aigrie qui venait de s'exprimer ainsi n'était autre que celle d'Agamemnon. Boman s'avança à nouveau au centre de la salle. — Noble Hector, sire Agamemnon, dignes représentants du conseil, nous pourrions agir ainsi que le dit Agamemnon. Et, un jour, vous aurez vous aussi le pouvoir de vous faxer... pas de pratiquer le libre-fax comme nous autres... Ardisiens... mais vous aurez accès à ce que nous appelons les nœuds fax. Je n'en connais aucun près d'ici, mais il en existe sans doute plusieurs en Grèce. Peu importe... nous pourrions en effet nous faxer à Delphes et libérer les Grecs en quelques heures, sinon en quelques minutes, mais vous devez me comprendre quand je vous dis que ce n'est pas à nous de le faire. Il s'agit de votre peuple. Leur avenir relève de votre responsabilité. Il y a quelques mois, nous avons libéré d'un autre rayon un peu plus de neuf mille de nos semblables, et bien que nous ayons été ravis de les accueillir parmi nous, nous aurions eu de grandes difficultés à les intégrer dans notre population si nous n'avions pas procédé aux préparatifs nécessaires. Il y a bien trop de voynix et de calibani qui rôdent dans ce monde, sans parler des dinosaures, des oiseaux-terreurs et autres bizarreries que vous découvrirez dès que vous vous éloignerez un peu de la Nouvelle-Ilium. » Grâce à l'appui de nos alliés moravecs, nous vous aiderons à rapatrier la population étrangère, si elle sort de ce rayon bleu, mais l'avenir de la population hellénique dépend de vous et de vous seuls. Ce bref discours, quoique souffrant d'une grammaire et d'une syntaxe barbares, était suffisamment éloquent pour valoir à l'Ardi-sien une salve d'applaudissements. Hélène battit des mains avec enthousiasme. Elle avait envie de faire connaissance avec cet homme. Hector se plaça au centre de la salle et effectua un tour complet sur lui-même afin de regarder dans les yeux tous les membres du conseil ou presque. — J'en appelle à votre vote. Règle de la majorité absolue. Ceux qui sont d'avis que Thrasymède et sa troupe de volontaires doivent partir pour Delphes au premier vent favorable, levez le poing. Ceux qui sont d'un avis contraire, baissez le poing. Le conseil comptait un peu plus de cent membres. Hélène dénombra soixante-treize poings levés - dont le sien - et seulement douze baissés, dont celui de Déiphobe et, pour une raison qu'elle ne s'expliqua pas, celui d'Andromaque. La décision fut saluée par des vivats et, lorsque les hérauts la communiquèrent aux dix mille personnes rassemblées sur la place du marché, l'écho de leurs acclamations résonna sur les murailles flambant neuves de la Nouvelle-Ilium. Un peu plus tard, Hector retrouva Hélène sur la terrasse. Après avoir échangé avec elle quelques banalités, portant notamment sur le vin qu'ils dégustaient, il déclara: — Comme je brûle de partir, Hélène! Je ne supporte pas que cette expédition puisse se faire sans moi. Ah! songea-t-elle. Voici qui explique le vote d'Andromaque. — Tu ne peux nous abandonner, Hector, dit-elle à voix haute. La ville a besoin de toi. — Bah! fit Hector, qui vida sa coupe d'un trait et la reposa brutalement sur un moellon attendant encore le maçon. La cité n'a rien à craindre. Nous n'avons vu personne pendant ces douze mois. Nous avons passé tout ce temps à bâtir de nouvelles murailles - certes bien modestes -, mais cela n'en valait pas la peine. Il n'y a plus personne en ce monde. Ou à tout le moins dans cette région du globe. — Raison de plus pour que tu veilles sur ton peuple, contra Hélène avec un petit sourire. Pour nous protéger de ces dinosaures et de ces oiseaux si terribles dont parle notre ami ardisien. Percevant une lueur malicieuse dans ses yeux, Hector lui rendit son sourire. Tous deux étaient liés depuis toujours par un étrange sentiment - le jeu de la séduction s'y mêlait à une communion plus forte que celle régnant entre mari et épouse. — Tu penses que ton futur époux n'a pas les épaules assez larges pour protéger notre cité, noble Hélène? Elle se fendit d'un nouveau sourire. — J'estime plus que tout ton frère Déiphobe, mon cher Hector, mais je n'ai pas encore accepté sa proposition de mariage. — C'est ce qu'aurait souhaité Priam. Et Paris aurait été ravi à cette perspective. Paris aurait dégobillé à cette perspective, songea Hélène. — Certes, ton frère Paris aura été enchanté d'apprendre que j'épouse Déiphobe... ou bien un autre fils de Priam. Elle adressa un nouveau sourire à Hector, ravie de le voir gagné par la gêne. -— Es-tu capable de garder un secret? dit-il en s'approchant d'elle pour lui murmurer à l'oreille. — Bien sûr, répondit-elle sur le même ton, ajoutant mentalement: Si c'est dans mon intérêt. — J'ai l'intention d'accompagner Thrasymède quand il appareillera, bafouilla Hector. Qui sait si nous reviendrons jamais ici? Tu me manqueras, Hélène. D'un geste plein de maladresse, il lui posa une main sur l'épaule. Hélène recouvrit cette main si forte de la sienne, si menue, la pressant contre la chair de son épaule. Elle braqua ses yeux sur les yeux gris d'Hector. — Si tu dois partir, Hector, tu me manqueras beaucoup, presque autant que tu manqueras à ta chère Andromaque. Presque seulement, ajouta-t-elle dans son for intérieur, vu que j'embarquerai moi aussi, comme passagère clandestine, même si cela doit me coûter jusqu'au dernier diamant, jusqu'à la dernière perle, de ma considérable fortune. La main dans la main, Hector et elle se dirigèrent vers la balustrade qui bordait la terrasse du palais. Une vive agitation gagnait la foule massée sur la place en contrebas. Là où la vieille fontaine s'était dressée des siècles durant, Grecs et Troyens mêlés, dont le vin avait fait des frères et des sœurs, avaient traîné un grand cheval de bois. Cet artefact était en fait si grand que jamais il n'aurait pu passer sous les portes Scées si celles-ci avaient encore été debout. Les nouvelles portes, aménagées en hâte là où se trouvait jadis le grand chêne, n'étaient surmontées d'aucun linteau et on les avait ouvertes en grand pour laisser passer l'étrange cavale. Un plaisantin affirmait que ce cheval était le symbole de la Chute d'Ilium et aujourd'hui, en ce jour anniversaire, on allait le brûler en guise d'exorcisme. La foule rugit son approbation. Hélène et Hector observèrent la scène, s'effleurant toujours du bout des doigts, sans échanger un mot mais partageant une communion muette: on mit le feu au cheval géant, et le bois flotté soigneusement séché dont il était bâti se consuma en quelques secondes, ce qui déclencha un léger mouvement de panique, vite jugulé par les gens d'armes, et suscita les commentaires réprobateurs des nobles membres du conseils rassemblés sur les balcons et les terrasses. Hélène et Hector rirent de bon cœur. 93. Sept ans et cinq mois après la chute d'Ilium: Moira se téléporta au centre du pré inondé de soleil. La journée était splendide. Les papillons bruissaient sous les ombrages et les abeilles bourdonnaient autour des fleurs de trèfle. Un soldat rocvec s'approcha d'elle avec circonspection, lui adressa la parole avec politesse et la conduisit au sommet de la colline, où une petite tente - un simple pavillon de toile, en fait -frissonnait doucement sous la brise venue du sud. Plusieurs tables étaient installées à l'abri du soleil et une demi-douzaine d'hommes et de moravecs examinaient ou achevaient de nettoyer les éclats et artefacts qui s'y étalaient par dizaines. Le plus petit de ces chercheurs - il était juché sur un tabouret -la vit entrer, quitta son perchoir d'un bond et vint à sa rencontre. — Moira, quel plaisir de vous voir, dit Mahnmut. Mettez-vous donc à l'ombre et venez vous rafraîchir. Elle suivit le petit moravec sous la toile. — D'après votre sergent, vous attendiez ma venue, dit-elle. — Je l'attends depuis notre dernière conversation, il y a deux ans de cela. Mahnmut se dirigea vers la table qui servait de bar et en revint avec un verre de limonade glacée. Les autres chercheurs jetaient à la nouvelle venue des regards curieux, mais Mahnmut s'abstint de faire les présentations. Pour le moment. Moira sirota la limonade avec grand plaisir, remarquant le glaçon qui flottait dans son verre et songeant qu'il devait en arriver quotidiennement, en provenance d'Ardis ou d'une autre communauté, puis elle contempla le pré entourant la tente. Légèrement pentu, il se prolongeait sur quinze cents mètres avant de déboucher sur la rivière, coincé entre la forêt au nord et la lande au sud. — Ces soldats rocvecs sont-ils ici pour éloigner les curieux? s'enquit-elle. Les badauds et autres touristes? — Ce sont surtout les oiseaux-terreurs et les tyrannosaures qui leur donnent du souci. Mais à quoi pensaient donc les posthumains? Pour citer Orphu. — Vous le voyez encore souvent? — Tous les jours. En fait, nous nous retrouvons ce soir à Ardis, pour aller au théâtre. Vous viendrez? — Peut-être. Comment avez-vous su que j'étais invitée? — Vous n'êtes pas la seule à bavarder avec Ariel de temps à autre, ma chère. Un peu plus de limonade? — Non, merci. Moira parcourut le pré du regard une nouvelle fois. On avait procédé à des excavations sur une bonne moitié de sa superficie; ce n'était pas là l'œuvre des bulldozers, mais plutôt d'une armée de maniaques obsessionnels: on avait ôté la couche supérieure de terre, marqué chaque incision avec des piquets et des cordes tendues, il y avait des panonceaux chiffrés un peu partout, et la profondeur des tranchées allait de quelques centimètres à plusieurs mètres. — Alors, ami Mahnmut, vous pensez l'avoir enfin retrouvé? Le petit moravec haussa les épaules. — Vous n'avez pas idée de la difficulté que nous avons eue à dénicher dans les archives l'emplacement exact de cette ville. On dirait presque que... qu'une puissance... a effacé toutes les références, les coordonnées GPS, les panneaux routiers et le reste. On dirait presque que... qu'une force... ne souhaitait pas que nous retrouvions Stratford-upon-Avon. Moira le fixa de ses yeux gris-bleu. — Et pourquoi une puissance... une force... souhaiterait-elle vous empêcher de trouver ce que vous cherchiez, mon cher Mahnmut? Nouveau haussement d'épaules. — Sans vouloir trop m'avancer, je dirais que cette puissance, cette force hypothétique, si elle accepte que les humains se remettent à croître et à se multiplier sur la planète, ne tient pas à ce qu'un certain génie humain y fasse son retour. Moira ne fit aucun commentaire. — Venez, fit Mahnmut en la traînant vers une table avec un enthousiasme d'enfant. Regardez-moi ça. L'un de nos volontaires l'a trouvé hier sur le site 309. Il brandit un morceau de pierre aux formes irrégulières. On distinguait sur sa surface d'étrange griffonnages. — Je n'arrive pas à déchiffrer cette inscription, dit Moira. — On n'y est pas parvenus tout de suite, nous non plus. Il a fallu que le docteur Hockenberry nous oriente dans la bonne direction. Regardez, ici on distingue les trois lettres ium, et au-dessous, on voit nettement us, aer et et. — Si vous le dites. — Si, si. Nous savons de quoi il s'agit. Cela fait partie d'une inscription figurant sous un buste - sous son buste -, une inscription qui, selon nos sources, proclamait: judicio pylium, genio SOCRATEM, ARTE MARONEM: TERRA TEGIT, POPULUS MAERET, OLYMPUS HABET. — Je suis un peu rouillée question latin, j'en ai peur. — C'était aussi notre cas. Voici une traduction: Nestor par le jugement, Socrate par le génie, Virgile par son art: la terre le recouvre, le peuple le pleure, l'Olympe le possède. — L'Olympe, répéta Moira d'un air songeur. — Ce buste avait été financé par les habitants de la ville et érigé en sa mémoire dans l'église de la Sainte-Trinité après qu'il y eut été inhumé. Le reste de l'inscription est en anglais. Aime-riez-vous l'entendre, Moira? — Bien sûr. Arrête, passant, pourquoi vas-tu si vite? Lis, si tu peux, qui l'envieuse Mort a placé En ce monument: Shakespeare, avec qui La vivante nature mourut; son nom orne cette tombe Beaucoup plus que son prix, puisque tout ce qu'il a écrit Laisse l'art de nos jours servir de page à son génie. — Très joli, commenta Moira. Et tout à fait susceptible de vous aider dans vos recherches, j'imagine. Mahnmut ne releva pas ce sarcasme. — C'est daté du jour de sa mort, le 23 avril 1616. — Mais vous n'avez pas trouvé sa sépulture. — Pas encore, avoua Mahnmut. — N'y avait-il pas également une inscription sur sa pierre tombale? demanda-t-elle d'un air innocent. Mahnmut la fixa durant quelques instants. — Si, répondit-il finalement. Une épitaphe gravée à même la pierre. — Qui, si je me souviens bien, disait quelque chose du genre: « Pas touche, moravecs. Rentrez chez vous. » — Pas tout à fait. Voici la teneur exacte de cette épitaphe: Bon ami, pour l'amour de Jésus abstiens-toi De déranger la poussière enclose ici! Béni soit celui qui épargnera ces pierres Et maudit celui-là qui remuera mes os. — Cette malédiction ne vous inquiète pas? demanda Moira. — Non, répondit Mahnmut. Vous me confondez avec Orphu d'Io. C'est lui qui a visionné tous ces films d'horreur produits par Universal durant le xxe siècle... vous savez, La Momie et le reste. — Mais quand même... — Allez-vous nous empêcher de le retrouver, Moira? — Mon cher Mahnmut, vous devez savoir maintenant que nous n'avons aucune intention d'intervenir dans les agissements des humains à l'ancienne, de nos invités venus de Grèce et d'Asie... bref, de tout le monde. L'avons-nous déjà fait? Mahnmut resta muet. Moira lui posa une main sur l'épaule. — Mais pour ce qui est de ce... projet. Vous n'avez pas parfois l'impression de vouloir jouer à Dieu? Rien qu'un peu? — Avez-vous rencontré le docteur Hockenberry? demanda Mahnmut. — Bien sûr. Je lui ai parlé pas plus tard que la semaine dernière. — Bizarre, il ne m'en a rien dit, commenta Mahnmut. Thomas travaille avec nous un jour ou deux par semaine. Ce que je veux dire, c'est que les posthumains et les dieux de l'Olympe ont bel et bien «joué à Dieu» en recréant le corps, la personnalité et la mémoire du docteur Hockenberry à partir d'éclats d'os, de vieilles archives et de brins d'ADN. Mais le résultat est remarquable. C'est un homme d'exception. — C'est l'impression que j'ai eue. Il est en train d'écrire un livre, si j'ai bien compris. — Oui. Le moravec semblait avoir perdu le fil de ses pensées. — Eh bien, je vous souhaite à nouveau bonne chance, dit Moira en lui tendant la main. Transmettez mon meilleur souvenir au prime intégrateur Asteague/Che la prochaine fois que vous le verrez. Dites-lui que j'ai apprécié de prendre le thé avec lui au Taj. Après avoir serré la main du petit moravec, elle se dirigea vers la forêt au nord. — Moira! héla Mahnmut. Elle fit halte et se retourna. — Vous viendrez voir la pièce ce soir? demanda-t-il. — Oui, je pense. — Est-ce que nous vous y verrons? — Je n'en suis pas sûre, dit la jeune femme. Mais, moi, je vous y verrai. Et elle se remit en marche vers la forêt. 94. Sept ans et cinq mois après la chute d'Ilium: Le jour de la représentation, Harman avait à faire dans la Vallée sèche. Une fois expédié son déjeuner, il enfila sa tenue de combat et sa thermopeau, préleva une arme énergétique dans l'arsenal d'Ardis et se libre-faxa là-bas. L'excavation du dôme de stase posthumain se poursuivait de façon satisfaisante. Comme il passait entre les gigantesques exca-vatrices, se bouchant les oreilles alors qu'un frelon de transport décollait pour filer vers le nord, Harman pensa non sans étonne-ment que huit ans et demi s'étaient écoulés depuis le jour où il avait débarqué ici en compagnie d'une toute jeune Ada, d'une Hannah encore plus juvénile et d'un Daeman immature et bedonnant, en quête d'indices susceptibles de les guider vers la Juive errante - cette femme mystérieuse qu'il avait appris par la suite à appeler Savi. En fait, une partie du dôme de stase bleu était enfouie sous le rocher où Savi avait gribouillé des instructions censées les conduire dans son refuge du mont Erebus. Même en ce temps-là, elle savait qu'Harman était le seul humain à l'ancienne qui soit capable de déchiffrer ses griffonnages. Les opérations se déroulaient sous la direction de Raman et d'Alcinoos. Tous deux faisaient de l'excellent travail. Harman passa en revue leur check-list pour s'assurer de la bonne répartition des équipements: le plus gros des armes énergétiques irait à Hughes Town et à Chom; les thermopeaux devaient partir pour Bellinbad; les rampeurs étaient promis à Oulanbat et au domaine de Loman; la Nouvelle-Ilium avait fait une offre alléchante pour les vieux modèles de fusils à fléchettes. Harman ne put s'empêcher de sourire. Encore une dizaine d'années, et Grecs et Troyens utiliseraient la même technologie que les humains à l'ancienne, y compris les nœuds fax. Un détachement de l'expédition de Delphes avait déjà découvert le nœud d'Olympie - la ville où se déroulaient les Jeux dans l'Antiquité, et non le mont Olympe. Enfin, soupira-t-il intérieurement, l'essentiel était de conserver une certaine avance sur eux - et pas seulement sur le plan technologique. C'était l'heure de rentrer. Mais Harman devait se rendre autre part avant de retrouver Ada. Il serra la main d'Alcinoos et de Raman, puis se faxa. Il se trouvait au Golden Gâte à Machu Picchu, là où il était revenu à la vie sept ans et demi auparavant. Plutôt que d'atterrir sur le pont, il se faxa sur une crête située de l'autre côté de la vallée et dominant les ruines incas. Jamais il ne se lassait de contempler l'antique édifice, dont les globules verts étaient à peine visibles à cette distance, mais il n'était pas venu ici pour des raisons sentimentales. Il avait rendez-vous avec quelqu'un. Harman regarda les nuages qui filaient au-dessus de la vallée à partir de la cascade. L'espace de quelques minutes, le soleil baigna la brume de son éclat doré, et les ruines de Machu Picchu, à moitié englouties, lui apparurent comme une chaussée prolongeant celle du pont. Partout où se portait son regard, la vie gagnait sa lutte anti-entropique, triomphait du chaos et de la déperdition énergétique: l'herbe qui poussait sur les collines, la lointaine canopée perdue au sein de la brume, les condors planant sur les courants thermiques, les oriflammes de mousse sur les suspentes du pont, et même les taches de lichen couleur rouille tavelant les rochers à ses pieds. Comme pour le distraire de ses pensées de vie et de nature, un spationef tout à fait artificiel traversa bruyamment le ciel du sud au nord, son sillage s'effilochant au-dessus des Andes. Avant qu'Harman ait pu déterminer son type et son modèle, il se réduisit à un point lumineux disparaissant à l'horizon boréal, bien au-delà des ruines, laissant derrière lui l'écho d'un bang supersonique. Ce bâtiment était trop gros pour qu'il s'agît d'un des frelons de transport partant de la Vallée sèche. Harman se demanda s'il ne s'agissait pas de Daeman, de retour de l'une des expéditions qu'il organisait avec les moravecs afin de suivre et d'enregistrer les déséquilibres quantiques, de plus en plus négligeables, entre Mars et la Terre. Nous avons notre propre vaisseau spatial désormais, songea-t-il. Il sourit de l'orgueil qui lui avait dicté cette pensée. Sauf qu'elle lui faisait toujours chaud au cœur. Puis il se rappela que, s'ils possédaient bien un vaisseau spatial, ils ne savaient toujours pas comment en construire un. Il espérait vivre assez longtemps pour voir se réaliser ce rêve. Cette idée lui remit en mémoire les cuves de rajeunissement des anneaux e et p, qu'ils n'avaient pas encore localisées. — Bonjour, dit une voix familière derrière lui. Harman leva son arme énergétique par pur réflexe, la rabaissant avant même d'avoir fini de se retourner. — Bonjour, Prospéra, dit-il. Le vieux mage émergea d'une niche creusée au sein de la roche. — Tu t'es revêtu d'une tenue de combat, mon jeune ami. T'attendais-tu à me trouver armé? Harman sourit. — Jamais je ne te trouverai désarmé. — Certes, si l'on compte l'esprit comme une arme. — L'esprit ou la duplicité. Le mage leva ses mains veinées comme pour concéder la défaite. — Ariel m'a dit que tu souhaitais me voir. Est-ce à cause de la situation en Chine? — Non, fit Harman, nous réglerons cela en temps voulu. Je souhaitais te remettre en mémoire la représentation de ce soir. — Ah! le théâtre... — Tu avais oublié? À moins que tu n'aies décidé de ne point venir? Dans ce cas, tout le monde sera fort déçu, ta doublure excepté, bien entendu. Prospéro sourit. — Tous ces vers à apprendre, mon jeune Prométhée. — Tu nous as demandé d'en apprendre bien plus. Prospéro écarta les mains une nouvelle fois. — Dois-je donner le feu vert à ta doublure? interrogea Harman. Cela ferait son bonheur. — Peut-être vais-je venir, après tout, dit le mage. Mais pourquoi ne puis-je être un simple spectateur? — Pour cette pièce, ta place est sur la scène. Quand nous monterons Henry IV, nous serons ravis de t'inviter à la première. — En vérité, j'ai toujours rêvé d'interpréter sir John Falstaff. L'écho du rire d'Harman résonna sur les falaises et les escarpements rocheux. — Donc, je peux annoncer à Ada que tu seras des nôtres, et que tu nous rejoindras ensuite pour boire et converser en notre compagnie? — J'attends avec impatience de converser avec vous, déclara l'hologramme solide, mais je redoute le trac. — Dans ce cas... je te dis merde. Un salut de la tête, et Harman se faxa. De retour à Ardis, il rangea son arme et sa tenue de combat, enfila un jean et une chemise, chaussa des sandales légères et sortit sur le pré nord, où on procédait aux ultimes préparatifs avant les trois coups. Des hommes accrochaient des lampions au-dessus des bancs tout neufs, des tonnelles et des buffets. Quelques volontaires passaient une dernière couche de peinture sur les décors, et un autre testait les rideaux sans se lasser. Ada le vit et voulut le rejoindre en emmenant Sarah, leur fille de deux ans, mais celle-ci était fatiguée et se montrait grincheuse, aussi la prit-elle dans ses bras pour la conduire à son père. Harman les embrassa toutes les deux, accordant un second baiser à Ada. Elle se retourna vers la scène et les rangées de bancs, chassa de son visage une longue mèche de cheveux noirs et dit: — La Tempête? Penses-tu que nous sommes prêts? Harman haussa les épaules, puis lui passa un bras autour de la taille. — C'était la suivante sur la liste. — Notre étoile va vraiment descendre parmi nous? demandât-elle en se collant contre lui. Sarah geignit et changea de position afin que sa joue reposât sur les épaules de ses deux parents. — C'est ce qu'il m'affirme, répondit Harman, qui avait du mal à y croire. — Il aurait pu au moins venir répéter avec les autres. — Eh bien... on ne peut pas tout avoir. — Ah bon? fit Ada. Elle lui jeta le type de regard qui, huit ans plus tôt, l'avait conduit à se dire que cette femme-là était dangereuse. Un sonie passa au ras des arbres et des maisons, fonçant vers la rivière et la ville. — J'espère que c'était un adulte crétin plutôt qu'un des garçons, dit Ada. — À propos de garçons, où est passé le nôtre? Je ne l'ai pas vu ce matin et j'aurais voulu lui dire bonjour. — Il est sous le porche, en train de se préparer à l'heure du conte. — Ah! l'heure du conte, dit Harman. Il se dirigea vers la combe du pré sud où se tenait en général ce rendez-vous, mais Ada l'agrippa par le bras. — Harman... Il se tourna vers elle. — Mahnmut est arrivé tout à l'heure. Il m'a dit que Moira viendrait peut-être assister à la pièce. Il la prit par la main. — Eh bien, c'est une bonne nouvelle... n'est-ce pas? Ada acquiesça. — Mais Prospéro est là, et Moira aussi, et tu m'as dit que tu avais invité Ariel, qui a certes refusé de jouer... et si Caliban débarquait, lui aussi? — Il n'a pas été invité, rétorqua Harman. Elle lui étreignit la main pour lui montrer qu'elle ne plaisantait pas. Harman lui indiqua les sites où seraient postés des gardes armés de fusils énergétiques: de part et d'autre de la scène, devant les entrées de la maison, à proximité des tonnelles et des buffets. — Mais les enfants vont vouloir voir la pièce, insista Ada. Sans parler de ceux qui seront venus de la ville... Harman hocha la tête sans lui lâcher la main. — Caliban peut se TQ ici quand ça lui chante, mon amour. Il ne l'a encore jamais fait. Elle acquiesça doucement mais resta accrochée à lui. Harman l'embrassa. — Ça fait cinq semaines qu'Elian apprend le texte de Caliban et maîtrise ses déplacements, ajouta-t-il. Sois sans crainte: cette île est pleine de rumeurs, de bruits, d'airs mélodieux qui charment sans nuire. — J'aimerais bien que ce soit toujours vrai. — Moi aussi, mon amour. Mais nous savons tous deux - et toi bien plus moi - que tel n'est pas le cas. Et si nous allions voir John savourer l'heure du conte? Orphu d'Io était toujours aveugle, mais les parents savaient que jamais il n'irait heurter ni blesser qui que ce soit, et c'était sans la moindre restriction que huit ou neuf enfants parmi les plus téméraires d'Ardis escaladaient sa carapace pieds nus en quête d'un bon perchoir. La tradition voulait qu'ils chevauchent Orphu pour se rendre dans la combe. John, à qui ses sept ans révolus conféraient le rang d'aîné, avait pris place sur le point le plus élevé. Le grand moravec avançait avec solennité sur ses répulseurs silencieux - une solennité que gâchaient quelque peu les gloussements de ses cavaliers et les glapissements de son escorte -, ralliant la combe depuis le perron en passant devant le vieil orme et en s'insinuant entre les buissons qui poussaient parmi les maisons neuves. Arrivés au creux de cette combe magique, hors de vue des maisons et des parents, exception faite de ceux qui assistaient à l'heure du conte, les enfants se laissèrent choir dans l'herbe moelleuse pour s'y étendre ou s'y asseoir. Comme à son habitude, John se plaça le plus près possible d'Orphu. Apercevant son père, il lui adressa un signe de la main mais ne daigna pas aller l'embrasser. Le conte passait avant tout le reste. Harman, toujours debout auprès d'Ada et tenant dans ses bras une Sarah qui ronflait doucement - les bras d'Ada étaient tout engourdis -, aperçut Mahnmut debout près des buissons. Il lui adressa un signe de tête, mais le petit moravec consacrait toute son attention à son vieil ami entouré d'enfants. — Raconte encore l'histoire de Gilgamesh! lança un gamin de six ans parmi les plus audacieux. Le gigantesque crabe fit bouger sa carapace de droite à gauche, comme pour signifier une réponse négative. — Cette histoire est finie pour le moment, gronda Orphu. Ce soir, nous en commençons une nouvelle. Les enfants poussèrent des cris de joie. — Une histoire qui s'annonce fort longue, reprit Orphu, dont le grondement paraissait rassurant même à des oreilles d'adulte. Nouveaux cris de joie enfantins. Deux garçons s'empoignèrent et roulèrent au fond de la combe. — Écoutez bien, dit Orphu. Tendant habilement l'un de ses longs manipulateurs, il avait séparé en douceur les deux garnements pour les asseoir à quelque distance l'un de l'autre. Ils furent tout de suite captivés par la voix tonnante et mélodieuse du grand moravec. Chante, déesse, la colère d'Achille, le fils de Pelée; détestable colère, qui aux Achéens valut des souffrances sans nombre et jeta en pâture à Hadès tant d'âmes fières de héros, tandis que de ces héros mêmes elle faisait la proie des chiens et de tous les oiseaux du ciel - pour l'achèvement du dessein de Zeus. Pars du jour où une querelle tout d'abord divisa le fils d'Atrée, protecteur de son peuple, et le divin Achille. Remerciements de l'auteur Je tiens à remercier Jean-Daniel Brèque, qui m'a autorisé à reproduire certains détails du parcours de la Promenade plantée et d'une partie de l'avenue Daumesnil. Le texte intégral de la description qu'il en fait se trouve dans son essai « Green Tracks », figurant au sommaire du Time Out Book of Paris Walks (Penguin, 1999). J'adresse également mes remerciements au Pr Keith Nighten-helser, qui a attiré mon attention sur les propos de Proust portant sur Renoir, extraits du Côté de Guermantes. Enfin, je remercie Jane Kathryn Simmons de m'avoir autorisé à reproduire son poème « Mort-né », qui figure pages 641 et 642 de ce livre. Impression réalisée sur CAMERON par BRODARD & TAUPIN GROUPE CPI La Flèche pour le compte des Éditions Robert Laffont 24, avenue Marceau, 75381 Paris Cedex 08 en avril 2006 Imprimé en France Dépôt légal: mai 2006 N° d'édition: 47096/01 - N° d'impression: 35084