Pendant ce temps l'Esprit, sans grand plaisir, Au sein de son bonheur se retire: L'Esprit, cet Océan où chaque sorte Sa pareille trouve et conforte; Et crée cependant, pour les transcender, D'autres Mondes au loin, et d'autres Mers; Réduit toute création à sa perte, Verte Pensée dans une Ombre verte. Andrew Marvell, The Garden On enlève boufs, gras moutons; on achète trépieds et chevaux aux crins blonds: la vie d'un homme ne se retrouve pas; jamais plus elle ne se laisse ni enlever ni saisir, du jour qu'elle est sortie de l'enclos de ses dents. Achille, dans l'Iliade d'HOMÈRE, LX, 405-409 Traduction de Paul Mazon Un cour amer qui attend son heure et mord. Caliban, dans Caliban upon Setebos de Robert Browning 1. Plaine d'Ilium. La rage. Chante, ô Muse, la rage d'Achille, le fils de Pelée, meurtrier, tueur d'hommes, promis à la mort, chante la rage qui aux Achéens coûta tant de braves et jeta en pâture à Hadès tant d'âmes pleines de joie et de vie. Et tant que tu y es, ô Muse, chante la rage des dieux eux-mêmes, si capricieux et si puissants sur leur nouvel Olympe, et la rage des posthumains, bien qu'ils aient été emportés par la mort, et la rage des quelques vrais humains qui subsistent, bien qu'ils soient devenus vains et inutiles. Et pendant que tu chantes, ô Muse, chante aussi la rage de ces êtres pensants, conscients, sérieux mais pas vraiment humains, qui rêvent sous les glaces d'Europe, meurent dans les cendres sulfureuses d'Io et naissent dans les replis glacials de Ganymède. Oh, et chante-moi, ô Muse, chante ce pauvre Hockenberry, ressuscité contre sa volonté - feu Thomas Hockenberry, Ph. D., Hoc-kenbush pour les intimes, des intimes depuis longtemps retombés en poussière sur un monde depuis longtemps abandonné. Chante ma rage, oui, ma rage, ô Muse, si petite, si insignifiante soit-elle comparée à la colère des dieux immortels, ou au courroux d'Achille, tueur de dieux. Réflexion faite, ô Muse, ne me chante rien. Je te connais. J'ai été ton esclave et ton serviteur, ô Muse, ô incomparable salope. Et je n'ai aucune confiance en toi, ô Muse. Vraiment aucune. Si j'accepte, à contrecour, d'être le chour antique de ce conte, alors c'est à moi de choisir où il commence. Il commence ici. C'est un jour pareil à tous ceux qui se sont succédé durant les neuf ans ayant suivi ma résurrection. Je me réveille dans les baraquements de la Scholie, ce lieu de sable rouge, de ciel bleu et de grandes têtes de pierre, je reçois la convocation de la Muse, je me fais renifler par les redoutables cerbérides, j'emprunte l'escalator de cristal de la face est pour gravir à grande vitesse les vingt-six mille mètres me séparant des sommets herbus d'Olympos, et - une fois que je me suis présenté dans la villa vide de la Muse - je reçois le compte rendu de l'équipe précédente, j'enfile ma morphotenue et mon impacto-armure, je glisse le taser à ma ceinture et je me TQ dans la plaine d'Ilium alors que tombe le soir. S'il vous est arrivé d'imaginer le siège d'Ilium, activité qui fut la mienne pendant plus de vingt ans, j'ai le regret de vous dire que votre imagination n'était probablement pas à la hauteur de la tâche. La mienne ne l'était point. La réalité est bien plus merveilleuse et bien plus terrible que ne nous l'a laissé entrevoir l'aède aveugle. D'abord, il y a la cité, Ilium, Troie, l'une des grandes métropoles fortifiées du monde antique - trois bons kilomètres la séparent de la plage où je me tiens, mais elle est bien visible, splendide et orgueilleuse du haut de son éminence, avec ses murailles illuminées par des milliers de torches et de feux de camp, et ses tours qui, bien que moins altières que ne le prétend Marlowe, sont néanmoins saisissantes - hautes, solides, exotiques, imposantes. Et il y a les Achéens, les Danaens et autres envahisseurs - ce ne sont pas des " Grecs " à proprement parler, car la nation grecque ne naîtra que dans plus de deux mille ans, mais je les appellerai quand même ainsi -, déployés sur des kilomètres le long de la grève. Lorsque j'enseignais Y Iliade, j'affirmais à mes étudiants que la guerre de Troie, en dépit de sa gloire homérique, n'avait sans doute été qu'un petit conflit - quelques milliers de guerriers grecs affrontant quelques milliers de Troyens. Même les mieux informés des membres de la Scholie - ce groupe d'érudits provenant de diverses époques réparties sur deux mille ans - estimaient à environ cinquante mille le nombre d'Achéens et autres Grecs à bord de ces nefs noires amarrées le long du rivage. Ils se trompaient. Selon le dernier recensement, on compte plus de deux cent cinquante mille attaquants grecs et environ la moitié de défenseurs troyens. De toute évidence, tous les héros des îles grecques voulaient être de cette bataille - car bataille signifie pillage -, et ils ont fait suivre leurs soldats, leurs alliés, leurs courtisans, leurs esclaves et leurs concubines. Sur le plan visuel, l'impact est stupéfiant: des kilomètres et des kilomètres de tentes éclairées, de feux de camp, de pieux défensifs, des kilomètres de tranchées creusées dans la terre dure surplombant les plages - pas pour s'y planquer, mais pour repousser la cavalerie troyenne - et, éclairant ce grouillement de tentes et d'hommes, faisant luire les lances polies et les boucliers étincelants, des milliers de feux de joie, de feux de camp, de bûchers funèbres. De bûchers funèbres... Ces dernières semaines, la pestilence a ravagé les rangs grecs, tuant d'abord les ânes et les chiens, puis terrassant ici un soldat, là un serviteur, jusqu'à devenir une épidémie qui, au cours des dix derniers jours, a occis plus de héros achéens et danaens que les défenseurs d'Ilium en plusieurs mois. Je soupçonne le typhus. Les Grecs penchent plutôt pour la colère d'Apollon. J'ai vu Apollon de loin - ici et sur Olympos -, et c'est un type dangereux. Apollon est le dieu archer, le maître de l'arc d'argent, " celui qui frappe de loin ", et, bien qu'il soit le dieu de la guérison, c'est aussi celui de la maladie. En outre, c'est le principal allié des Troyens dans ce conflit et, s'il n'en tenait qu'à lui, les Achéens auraient déjà été exterminés. Que cette épidémie soit due à une eau polluée, celle des fleuves où l'on jette les cadavres, par exemple, ou à l'arc d'argent d'Apollon, les Grecs ne se trompent pas en jugeant qu'il ne les porte pas dans son cour. En ce moment, les " seigneurs et rois " - et chacun de ces héros grecs est un seigneur ou un roi dans sa province et à ses propres yeux - prennent part à un rassemblement devant la tente d'Aga-memnon afin de trouver un remède à cette calamité. Je me dirige vers eux d'un pas lent, presque à contrecour, et pourtant ce moment, venant au terme de neuf ans d'attente, devrait être le plus excitant de tous ceux que j'ai consacrés à l'observation de cette guerre. C'est aujourd'hui que commence pour de bon Ylliade d'Homère. Certes, j'ai déjà assisté à des scènes que la licence poétique l'avait amené à déplacer dans son récit, ainsi celle que l'on a baptisée le " catalogue des vaisseaux ", la description des forces grecques qui figure dans le chant II de Ylliade mais à laquelle j'ai assisté il y a plus de neuf ans, lors des préparatifs de l'expédition à Aulis, dans le détroit séparant Eubée du continent. Ou YEpipo-lesis, la revue des troupes par Agamemnon qui figure dans le chant IV mais que j'ai vue se dérouler peu de temps après le débarquement de l'armée devant Ilium. Cet événement a été suivi de celui que je décrivais à mes étudiants sous le nom de Teichoskopia, " la vue depuis les murailles ", lors duquel Hélène identifie les divers héros achéens pour le bénéfice de Priam et des autres chefs troyens. La Teichoskopia se produit dans le chant III de l'épopée, mais l'événement s'est en fait déroulé peu de temps après le débarquement et YEpipolesis. Si l'on peut parler de déroulement des événements. Quoi qu'il en soit, c'est ce soir que nous aurons droit au rassemblement devant la tente d'Agamemnon et à l'affrontement entre celui-ci et Achille. C'est là que débute Ylliade, et cela devrait m'amener à mobiliser toute mon énergie, ainsi que tout mon talent, sauf que je n'en ai strictement rien à foutre. Qu'ils prennent des poses. Qu'ils ânonnent leurs discours. Qu'Achille saisisse son épée... bon, je l'avoue, j'aimerais bien voir ça. Athéné va-t-elle apparaître pour l'empêcher de la tirer de son fourreau, ou bien n'est-elle ici qu'une métaphore du bon sens d'Achille prenant le dessus? J'ai attendu toute ma vie une réponse à ce genre de question, et je serai comblé dans quelques minutes à peine, sauf que, bizarrement, irrévocablement... je n'en... ai rien... à foutre. Neuf ans d'une douloureuse résurrection et d'un lent regain de la mémoire, neuf ans de constants affrontements et de constantes poses héroïques, sans parler de ma condition d'esclave des dieux et de la Muse, et je n'en puis plus. En cet instant, je serais ravi de voir surgir du néant un B-52 sur le point de larguer une bombe atomique sur les Grecs et les Troyens. Que tous ces héros et leurs chars en bois aillent se faire foutre! Mais je me traîne vers la tente d'Agamemnon. C'est mon boulot. Si je m'abstiens d'observer cette scène et de faire mon rapport à la Muse, la peine qui m'attend n'est pas un banal licenciement. Les dieux me réduiront en un petit tas d'os et de cendre d'ADN semblable à celui qui leur a servi à me recréer, et ce sera la fin de mon humble personne. 2. Collines d'Ardis, château d'Ardis Daeman se faxa et se solidifia près de la maison d'Ada, puis considéra d'un air stupide le soleil rougeoyant à l'horizon. Le ciel était sans nuages et le couchant l'embrasait derrière les arbres sur la crête, illuminant l'anneau e et l'anneau p qui tournaient sur fond de bleu cobalt. Si Daeman était désorienté, c'était parce qu'il débarquait en plein soir alors que c'était le matin une seconde plus tôt, lorsqu'il avait quitté Oulanbat, où se déroulait une fête en l'honneur des deux-vingts de Tobi. Cela faisait des années qu'il n'était pas venu chez Ada et, sauf lorsqu'il allait voir l'un de ses amis les plus proches - Sedman à Paris, Ono à Bellinbad, Risir et sa maison sur les falaises de Chom, plus quelques autres -, il ne savait jamais sur quel continent, dans quel fuseau horaire il allait débarquer. D'un autre côté, comme il ignorait tout des noms et des positions relatives des continents en question, sans parler du concept de fuseau horaire, voire de celui de géographie, son ignorance ne signifiait rien pour lui. C'était néanmoins déstabilisant. Il venait de perdre une journée. À moins qu'il n'en ait gagné une? Quoi qu'il en soit, l'air avait une autre odeur ici - plus humide, plus riche, plus sauvage. Daeman regarda autour de lui. Il se tenait au centre d'une plateforme fax des plus banales - un disque de permabéton surmonté d'une coupole en cristal jaune reposant sur des piliers en fer forgé, avec en son centre un autre pilier portant l'inévitable signe codé qu'il ne savait pas lire. Aucune autre construction n'était visible dans la vallée, qui ne contenait que de l'herbe, des arbres, et un ruisseau dans le lointain, sous les deux anneaux qui tournaient lentement dans le ciel telles les armatures d'un lent et gigantesque gyroscope. La soirée était chaude, plus humide qu'à Oulanbat, et la plateforme se trouvait au centre d'un pré entouré de petites collines. À six mètres de là se tenait un antique cabriolet à une roue pouvant accueillir deux passagers, avec un serviteur également antique flottant au-dessus de la banquette du cocher et un voynix planté entre les brancards en bois. Daeman n'était pas venu à Ardis depuis dix bonnes années, et ce n'était que maintenant qu'il se rappelait les habitudes barbares du château. Quelle idée ridicule de ne pas avoir de plate-forme fax chez soi! - Daeman Uhr? s'enquit le serviteur, qui savait pertinemment à qui il avait affaire. Répondant par un grognement, Daeman lui tendit sa mallette cabossée. Le minuscule serviteur s'approcha, la prit dans ses appendices pourvus de coussinets et la chargea dans le coffre à bagages pendant que Daeman montait dans le cabriolet. - Est-ce que nous attendons d'autres invités? - Vous êtes le dernier, répondit le serviteur. Il gagna en bourdonnant sa niche hémisphérique et cliqueta un ordre; le voynix se clippa aux brancards et se mit en route au petit trot direction le couchant; ses pieds rouilles et la roue du cabriolet ne soulevaient qu'une infime quantité de poussière sur les gravillons. Daeman s'installa confortablement sur le siège en cuir vert, posa les deux mains sur sa canne et profita du paysage. Il n'était pas venu voir Ada mais plutôt la séduire. Telle était la principale activité de Daeman: séduire les jeunes femmes. Ça et collectionner les papillons. Le fait qu'Ada ait vingt-cinq ans et qu'il approche de ses deux-vingts n'avait aucune importance à ses yeux. Pas plus que le fait qu'elle soit sa cousine germaine. Les tabous liés à l'inceste étaient oubliés depuis longtemps. La " dérive génétique " n'était même pas un concept pour Daeman, mais, s'il en avait eu connaissance, il se serait fié à la firmerie pour réparer ça. La firmerie pouvait tout réparer. Dix ans plus tôt, Daeman se trouvait à Ardis en tant que cousin - l'ennui l'avait poussé à tenter de séduire Virginia, l'autre cousine d'Ada, qui avait à peu près autant de charme qu'un voynix - lorsqu'il avait vu Ada nue pour la première fois. Il errait dans l'un des interminables couloirs du château, en quête de la salle à manger, lorsqu'il était passé devant la chambre de la jeune femme dont la porte était entrouverte, et là, dans un grand miroir gondolé, se tenait Ada, debout dans un tub, occupée à se frictionner avec une éponge d'un air légèrement agacé - elle avait de nombreuses qualités, avait appris Daeman, mais la propreté n'en faisait pas partie -, et son reflet, celui d'une jeune fille émergeant tout juste de la chrysalide de l'enfance, l'avait figé sur place, lui, cet adulte un peu plus âgé que ne l'était aujourd'hui Ada. Quoique l'on discernât encore des rondeurs enfantines sur ses hanches, ses cuisses et ses seins en bourgeons, Ada offrait un spectacle saisissant. Son teint pâle - sa peau conservait une nuance de parchemin quel que soit le temps qu'elle passait en plein soleil -, ses yeux gris, ses lèvres framboise et ses cheveux d'un noir de jais dessinaient un rêve d'érotomane amateur. À l'époque, la mode exigeait des femmes qu'elles se rasent les aisselles, mais ni la jeune Ada ni sa version adulte - du moins Daeman l'espérait-il - ne prêtaient aux exigences culturelles plus d'attention qu'il n'était strictement nécessaire. Figé dans le grand miroir (puis épingle et monté dans la collection mémorielle de Daeman), resplendissait ce corps juvénile mais déjà voluptueux, ces lourds seins blancs, cette peau crémeuse, ces yeux vifs, toute cette pâleur ponctuée par quatre taches d'encre noire: sa chevelure en point d'interrogation qu'elle apprêtait avec soin sauf quand elle jouait, c'est-à-dire le plus souvent, les deux virgules placées sous ses bras et le parfait point d'exclamation - elle n'était pas tout à fait assez mûre pour arborer un delta - qui s'évanouissait dans l'ombre entre ses cuisses. Daeman sourit dans son cabriolet. Il ignorait pourquoi Ada l'avait invité à cet anniversaire, après toutes ces années - tout comme il ignorait qui fêtait son vingt -, mais il était persuadé qu'il séduirait la jeune femme avant de retrouver son monde à lui, fait de véritables fêtes, de longues visites et d'aventures sans lendemain avec des femmes sophistiquées. Le voynix tirait le cabriolet sans effort, et on n'entendait que le crissement du gravier sous ses pas et le bourdonnement ténu des antiques gyroscopes du châssis. Les ombres croissaient dans la vallée, mais l'étroit chemin monta sur une crête, accrocha les derniers rayons du soleil - que la plus proche colline ne laissait dépasser qu'à moitié - et descendit dans une vallée plus large, où il était bordé de chaque côté par des champs cultivés. Les serviteurs qui s'occupaient de ceux-ci évoquèrent à Daeman des boules de croquet en état de lévitation au-dessus des plants. La route obliqua vers le sud - c'est-à-dire à gauche pour lui -, se transforma en pont couvert le temps de traverser une rivière puis gravit une forte pente en épingle à cheveux avant de pénétrer dans une antique forêt. Daeman se rappelait vaguement y avoir chassé le papillon dix ans plus tôt, ce même jour où il avait contemplé la jeune nudité d'Ada dans le miroir. Il avait été tout excité de capturer une espèce très rare de morio près d'une cascade, et ce souvenir se mêlait à celui qu'il gardait de la peau blanche, des cheveux noirs de la jeune fille. Il se rappelait à présent le regard que lui avait jeté le reflet d'Ada lorsqu'elle avait levé son pâle visage, interrompant ses ablutions - un regard indifférent, ni ravi ni fâché, sans pudeur sans être impudique, vaguement clinique -, elle considérait cet homme de vingt-sept ans, figé en plein couloir par le désir, un peu comme lui-même avait examiné le papillon qu'il venait de capturer. Le cabriolet approchait du château. Il faisait sombre sous les feuilles des antiques chênes, ormes et frênes poussant près du sommet de la colline, mais on avait disposé des lampions jaunes le long de la route, et on distinguait des alignements colorés au sein de la forêt primitive, qui dessinaient sans doute le tracé d'une sente. Le voynix sortit du bois, ouvrant la vue sur un paysage crépusculaire: le château d'Ardis étincelant sur son éminence; routes et allées de gravier blanc en rayonnaient dans toutes les directions; une opulente pelouse l'entourait sur un rayon de quatre ou cinq cents mètres, s'achevant à la lisière d'une autre forêt; plus loin, la rivière, toujours luisante, reflétait la lumière mourante du ciel; et au sud-ouest, une brèche ouverte entre deux collines permettait d'entrevoir d'autres collines boisées - il y régnait une obscurité totale -, puis d'autres encore, dont les crêtes noires finissaient par se fondre dans les nuages noirs à l'horizon. Daeman frissonna. Il avait oublié que la demeure d'Ada était toute proche des forêts à dinosaures de ce continent, quel qu'il fût. Il avait été terrifié lors de sa précédente visite, bien que Vanessa, Virginia et tous les autres lui aient assuré qu'aucun dinosaure dangereux ne vivait à moins de huit cents kilomètres - tous les autres, à l'exception d'Ada, quinze ans, qui s'était contentée de le considérer de cet air calculateur, vaguement amusé, qui, comme il n'avait pas tardé à l'apprendre, lui était coutumier. Seul l'espoir de trouver des spécimens de papillons l'avait persuadé de sortir. Aujourd'hui, il lui faudrait bien davantage. Daeman savait parfaitement qu'il était en sécurité, vu le nombre de serviteurs et de voynix dans les parages, mais il n'avait nulle intention de se faire dévorer par quelque reptile disparu, pour se réveiller ensuite dans la firmerie avec le souvenir de son humiliation. L'orme géant qui poussait près du château d'Ardis était festonné de dizaines de lampions; des torches bordaient l'allée circulaire et les pistes gravillonnées reliant la demeure à la cour. Des voynix montaient la garde le long des haies et à la lisière de la forêt. Daeman vit qu'on avait dressé une longue table près de l'orme - la brise vespérale faisait frémir les torches tout autour de cette scène festive - et que quelques convives se rassemblaient déjà pour le dîner. Il remarqua également, non sans une pointe de snobisme ravi, que la plupart des hommes étaient vêtus de robes et de burnous écrus, avec capes et manteaux ocre ou terre de Sienne, un style passé de mode depuis des mois parmi les cercles socialement élevés qui étaient les siens. Le voynix emprunta l'allée circulaire pour se diriger vers les portes du château d'Ardis, fit halte dans le rayon lumineux qui en émanait et posa les brancards du cabriolet avec une telle douceur que Daeman ne ressentit même pas l'ombre d'un choc. Le serviteur s'empressa de récupérer ses bagages pendant qu'il descendait, ravi de mettre pied à terre, encore un peu tourneboulé par le fax. Ada franchit les portes et descendit les marches pour venir l'accueillir. Daeman se figea sur place et se fendit d'un sourire stupide. Non seulement elle était plus belle que dans son souvenir, mais en outre elle était plus belle qu'il n'aurait pu l'imaginer. 3. Plaine d'Ilium Les chefs grecs se sont rassemblés devant la tente d'Aga-memnon, entourés d'une foule de badauds, et l'engueulade opposant Achille à Agamemnon prend déjà de l'ampleur. Peut-être devrais-je préciser que je me suis morphé pour prendre l'apparence de Bias - il existe un capitaine pylien ainsi nommé dans l'armée de Nestor, mais je parle de son homonyme servant Ménesthée. Cet infortuné capitaine souffre de la typhoïde en ce moment et, bien qu'il soit destiné à survivre pour s'illustrer durant le chant XIII, il quitte rarement sa tente, qu'il a dressée assez loin sur la grève. Vu son grade, badauds et hommes de troupe s'écartent devant lui, ce qui me permet d'avoir accès aux premiers rangs. Mais personne ne s'attendra à ce que Bias prenne la parole lors des débats à venir. J'ai raté en grande partie l'intervention de Calchas, fils de Thestor, " le meilleur des devins ", qui a révélé aux Achéens la vraie raison du courroux d'Apollon. Un autre capitaine me précise à mi-voix que Calchas a demandé l'immunité avant de prendre la parole, exigeant qu'Achille le protège au cas où ses révélations déplairaient aux rois et à leurs sujets. Achille a accepté. Et Calchas de confirmer les soupçons qu'entretenait déjà l'assemblée: Chrysé, le prêtre d'Apollon, avait supplié qu'on lui rende sa fille captive, et le refus d'Agamemnon a irrité le dieu. L'interprétation de Calchas n'a pas plu à Agamemnon. - Il en a chié du crottin carré, murmure le capitaine à l'haleine avinée. Sauf erreur de ma part, il se nomme Oros et se fera tuer par Hector dans quelques semaines, lorsque le héros troyen commencera à massacrer les Achéens par grosses. Oros ajoute qu'Agamemnon vient tout juste d'accepter de restituer l'esclave Chryséis - " Je la préfère à Clytemnestre même, ma légitime épouse ", a déclaré Agamemnon, fils d'Atrée -, mais à condition qu'on lui attribue une autre captive tout aussi belle. Selon Oros, qui a un peu de vent dans les voiles, Achille s'est alors emporté - " Illustre fils d'Atrée, pour la cupidité, tu n'as pas ton pareil! " -, faisant remarquer que les Argiens, autre nom désignant les Achéens, les Danaens, ces putains de Grecs avec tous leurs noms à la gomme, n'étaient pas en position de refiler à leur chef une nouvelle part de butin. Un jour, si la bataille tournait en leur faveur, a promis Achille le tueur d'hommes, Agamemnon aurait droit à sa fille. En attendant, qu'il rende Chryséis à son père et qu'il la ferme. - C'est à ce moment-là que le seigneur Agamemnon, fils d'Atrée, s'est mis à chier des chèvres, s'esclaffe Oros, s'attirant les regards courroucés des autres capitaines. J'acquiesce et me tourne vers la scène. Comme d'habitude, Agamemnon en occupe le centre. Le fils d'Atrée est l'image même du commandant suprême: c'est un homme de haute taille, avec une barbe bouclée dans le plus pur style antique, un front dégagé et des yeux perçants de demi-dieu, des muscles oints d'huile, une armure et une tenue impeccables. Face à lui, dans la petite arène dessinée en creux par la foule, se tient Achille. Plus fort, plus jeune, encore plus beau qu'Agamemnon, Achille est presque indescriptible. La première fois que je l'ai vu, il y a neuf ans de cela, lors de la scène du " catalogue des vaisseaux ", j'ai songé qu'il était sans doute le plus divin entre tous ces hommes divins, tant j'étais impressionné par son physique et par sa présence. Depuis lors, j'ai constaté qu'en dépit de sa beauté et de sa puissance, Achille était un type plutôt stupide - un genre d'Arnold Schwarzenegger en nettement plus beau. Autour de cette petite arène, il y a les héros auxquels j'ai consacré ma carrière professorale dans une autre vie. On n'est pas déçu quand on les rencontre en chair et en os. Près d'Agamemnon, mais loin de se ranger à ses côtés dans la querelle en cours, se tient Odysseus, également connu sous le nom d'Ulysse - plus petit d'une bonne tête, mais plus large d'épaules et de torse, pareil à un bélier parmi les moutons, les yeux pétillants de ruse et d'intelligence, le visage marqué par les épreuves. Je ne lui ai jamais adressé la parole, mais j'ai bien l'intention de le faire avant que cette guerre prenne fin et qu'il se lance dans son périple. À droite d'Agamemnon se tient son frère cadet Ménélas, le mari d'Hélène. J'aurais bien aimé recevoir un dollar chaque fois que j'ai entendu l'un des Achéens déclarer en râlant que si Ménélas avait été meilleur amant - " s'il avait eu une plus grosse bite ", comme l'a formulé Diomède trois ans auparavant alors que je me trouvais à portée de sa voix -, alors Hélène n'aurait pas fui à Ilium avec Paris et les héros des îles grecques n'auraient pas perdu neuf ans à assiéger cette ville. À gauche d'Agamemnon se tient Oreste - pas son fils, cet enfant gâté qui est resté à la maison et, un jour, vengera le meurtre de son père, gagnant ainsi une pièce de théâtre à son nom, mais un loyal homonyme qui va se faire trucider par Hector lors de la prochaine offensive troyenne. Derrière le roi Agamemnon, il y a Eurybate, son héraut - à ne pas confondre avec le héraut d'Odysseus, également nommé Eurybate. À côté d'Eurybate se trouve Eurymédon, fils de Ptolémée, un joli garçon qui conduit le char d'Agamemnon - à ne pas confondre avec un autre Eurymédon, nettement moins joli, qui conduit le char de Nestor. (Il y a des moments, je l'avoue, où j'échangerais tous ces glorieux patronymes pour des noms de famille plus classiques.) Entourant Agamemnon ce soir, on trouve également les deux Ajax, le Grand et le Petit, commandant respectivement les troupes de Salamine et de Locris. On ne risque pas de les confondre, ces deux-là, car le Grand ressemble à un joueur de football américain et le Petit à un pickpocket. Euryale, qui occupe le troisième rang dans la hiérarchie des Argolides, se tient à côté de son chef, Sthé-nélos, lequel est affligé d'un tel zézaiement qu'il est incapable de prononcer son propre nom. Diomède, ami d'Agamemnon réputé pour son franc-parler et chef suprême des Argolides, est là lui aussi, l'air sombre, les bras croisés et les yeux fixés sur le sol. Le vieux Nestor - " l'orateur sonore de Pylos " - se trouve à proximité du centre de l'arène, et il prend un air encore plus sombre que Diomède à mesure qu'Agamemnon et Achille se laissent aller à une véritable escalade dans la colère et dans l'insulte. Si les choses se passent comme les a racontées Homère, Nestor va prononcer sa tirade dans quelques minutes, tentant de réconcilier par la honte Agamemnon et le furieux Achille avant que leur colère ne serve les intérêts troyens, et je confesse une violente envie d'écouter cette tirade, ne serait-ce que pour l'allusion qui y est faite à la guerre contre les centaures. Les centaures m'ont toujours intéressé et, dans la bouche d'Homère, Nestor les évoque d'une façon qu'on pourrait qualifier de machinale; exception faite des centaures, Ylliade ne mentionne qu'un seul animal mythique, à savoir la chimère. Il me tarde d'entendre parler des centaures, mais, en attendant, je veille à ce que Nestor ne me voie pas, car l'identité que j'ai usurpée - Bias - est celle de l'un de ses subordonnés, et je ne tiens pas à ce qu'il m'adresse la parole. Non que j'aie des raisons de m'inquiéter: tous ici présents, Nestor y compris, n'ont d'yeux que pour l'affrontement de plus en plus tendu entre Agamemnon et Achille. Près de Nestor, et répugnant visiblement à se ranger dans le camp de l'un ou l'autre des antagonistes, se tiennent Ménesthée (que Paris tuera dans quelques semaines si les événements suivent le cours décrit par Homère), Eumèle (chef des Thessaliens de Phères), Polyxène (l'un des chefs des Épéens), son ami Thalpios, Thoas (chef des Étoliens), Léontée et Polypotès, vêtus de la tenue d'Argisse, Machaon et son frère Podalire, flanqués de leurs lieutenants, Leucos, l'ami très cher d'Odysseus (qu'Antiphe tuera dans quelques jours à peine) et bien d'autres que j'ai appris à connaître au fil des ans, non seulement de vue mais aussi grâce au son de leur voix et par la façon unique qu'a chacun de se battre, de fanfaronner et de faire des offrandes aux dieux. Au cas où je ne l'aurais pas encore dit, les anciens Grecs assemblés ici ne font jamais les choses à moitié - ils accomplissent la moindre tâche en mobilisant toutes les ressources de leur être, courant en permanence ce qu'un lettré du XXe siècle a appelé " le risque absolu de l'échec ". Face à Agamemnon, se tenant à la droite d'Achille, il y a Patrocle - l'ami le plus cher du tueur d'hommes, dont la mort de la main d'Hector déclenchera la vraie colère d'Achille et le plus grand massacre de l'histoire de la guerre -, ainsi que Tlépolème, le mythique Héraclide qui a fui sa patrie après avoir tué l'oncle de son père et qui mourra bientôt de la main de Sarpédon. Entre eux se trouve le vieux Phénix (ami et ancien tuteur d'Achille), qui murmure à l'oreille d'Orsiloque, fils de Dioclès, qui sera bientôt tué par Énée. À gauche d'Achille furieux se tient Idoménée, qui lui est bien plus proche que l'ouvre d'Homère ne le laisse entendre. Il y a bien d'autres héros dans cette arène, évidemment, sans parler de ceux qui se trouvent parmi la foule, mais ça vous donne déjà une petite idée. Pas un seul anonyme dans tout ce peuple, que ce soit dans l'épopée homérique ou dans la vie quotidienne sur la plaine d'Ilium. Tout homme porte avec lui le nom de son père, son histoire, sa terre, ses femmes, ses enfants et son bétail, et cela tout le temps, que le contexte soit martial ou rhétorique. De quoi épuiser un pauvre lettré comme moi. - Très bien, Achille pareil aux dieux, toi qui triches aux dés, à la guerre et avec les femmes - voilà que tu essaies de tricher avec moi! s'écrie Agamemnon. Il n'en est pas question! Tu ne me posséderas pas ainsi. Tu as ton esclave, la jolie Briséis, aussi belle que nos autres captives, aussi belle que ma Chryséis. Et tu t'accroches à ta part du butin alors que je me retrouve les mains vides! Pas question! Je préférerais renoncer au commandement de cette armée en faveur d'Ajax... ou d'Idoménée... ou encore de l'ingénieux Odysseus... ou même en ta faveur, Achille... oui, en ta faveur... plutôt que d'être ainsi spolié. - Eh bien, fais-le, lance Achille en ricanant. Il est grand temps que nous ayons un vrai chef. Agamemnon s'empourpre. - Parfait. Allons à la mer divine, tirons la nef noire, formons une équipe de rameurs et embarquons une hécatombe... emmène Chryséis si tu l'oses... mais c'est toi qui accompliras le sacrifice, Achille, ô tueur d'hommes. Mais sache que je prendrai une récompense - et que ma nouvelle part du butin sera ta belle Briséis. Le beau visage d'Achille est déformé par la rage. - Effronté! Tu portes une armure d'effronterie et de cupidité, mais en dessous, tu n'es qu'un couard à face de chien! Agamemnon avance d'un pas, lâche son sceptre et porte la main à son épée. Achille avance lui aussi d'un pas, lui aussi porte la main à son épée. - Les Troyens ne nous ont jamais rien fait, Agamemnon, mais toi, si! Ce ne sont pas les lanciers troyens qui nous ont amenés sur ce rivage, mais bien ta cupidité - c'est pour toi que nous nous battons, toi l'effronté. C'est vous que nous avons suivis, toi et ton frère Ménélas, pour vous obtenir une récompense aux frais des Troyens, Ménélas qui n'est même pas capable de garder sa femme dans sa chambre... C'est au tour de Ménélas d'avancer d'un pas et de mettre la main à l'épée. Les capitaines et leurs hommes se rallient qui à un héros, qui à l'autre, si bien que le cercle se brise en trois camps: celui des partisans d'Agamemnon, celui des partisans d'Achille, et le groupe, rassemblé autour d'Odysseus et de Nestor, de ceux qui seraient prêts à tuer les deux antagonistes tellement ils sont écourés. - Mes hommes et moi allons partir, déclare Achille. Nous retournons en Phthie. Mieux vaut périr noyé dans une nef vide qui regagne le port défaite que de rester ici et connaître la disgrâce, à remplir le gobelet d'Agamemnon, à alimenter le butin d'Agamemnon. - Eh bien, fuis! s'écrie Agamemnon. Déserte si telle est ton intention. Jamais je ne te supplierai de rester ici pour te battre en mon nom. Tu es un grand guerrier, Achille, et alors? C'est un don des dieux, cela ne vient pas de toi. Tu aimes la bataille et le sang, tu aimes massacrer tes ennemis, alors prends tes Myrmidons soupirants et va-t'en! Agamemnon crache par terre. Achille vibre de colère, littéralement. De toute évidence, il est déchiré entre l'envie de tourner les talons et de fuir Ilium à jamais avec ses hommes, et l'irrésistible désir de dégainer son épée et d'éventrer Agamemnon ainsi qu'un agneau sacrificiel. - Mais sache-le, Achille, reprend Agamemnon, passant du cri à un murmure tonitruant que les centaines d'hommes ici rassemblés ne peuvent qu'entendre, que tu restes ou que tu partes, je renoncerai à ma Chryséis parce que telle est la volonté du dieu Apollon... mais j'aurai ta Briséis à la place, et tous ici sauront qu'Agamemnon est un homme plus puissant que ce garçon boudeur nommé Achille! Et c'est là qu'Achille craque et empoigne son épée. Et c'est là que l'Iliade pourrait s'achever - avec la mort d'Agamemnon, d'Achille ou des deux -, avec le retour au bercail des Achéens, la promesse pour Hector d'une vieillesse paisible et pour Troie d'un millénaire de gloire qui ferait peut-être d'elle la rivale de Rome, sauf qu'à cette seconde la déesse Athéné apparaît derrière Achille. Je la vois. Achille pivote sur lui-même en grimaçant et, de toute évidence, la voit aussi. Personne d'autre n'en est capable. Je ne comprends rien à cette technologie de la furtivité, mais elle fonctionne avec moi et elle fonctionne avec les dieux. Puis je comprends qu'il ne s'agit pas ici de furtivité. Les dieux ont encore figé le temps. C'est leur procédé favori quand ils ont envie de parler avec leurs agents humains sans être entendus, mais je n'ai été témoin de telles scènes qu'une demi-douzaine de fois. Agamemnon a la bouche grande ouverte -je vois sa salive flottant dans l'air -, mais je n'entends pas sa voix, je ne vois bouger ni ses mâchoires ni ses yeux noirs. Et il en va de même pour tous les membres de l'assistance: tous sont figés dans une attitude captivée ou étonnée. Dans le ciel, un oiseau est immobilisé en plein vol. Sur la grève, les vagues se gonflent mais ne se brisent point. L'air est aussi épais que du sirop, et nous sommes tous comme des insectes dans l'ambre. Les seuls mouvements de cet univers en arrêt proviennent de Pallas Athéné, d'Achille et de moi-même - même si je me contente de me pencher un peu afin de mieux entendre. La main d'Achille enserre toujours le pommeau de son épée - laquelle émerge à moitié de son fourreau splendidement travaillé -, mais Athéné lui a empoigné ses longs cheveux pour l'obliger à lui faire face, et il n'ose plus dégainer son arme à présent. Agir de la sorte serait défier la déesse. Mais les yeux d'Achille fulminent - la folie l'emporte chez lui sur la raison - lorsqu'il brise le silence poisseux qui accompagne ces suspensions temporelles. - Pourquoi? Pourquoi maintenant, damnation! Que viens-tu faire ici, déesse, fille de Zeus? Es-tu venue assister à mon humiliation aux mains d'Agamemnon? - Renonce! réplique Athéné. Si vous n'avez jamais vu ni dieu ni déesse, tout ce que je peux vous dire, c'est qu'ils sont surhumains - au sens littéral aussi, vu qu'Athéné dépasse les deux mètres - et plus beaux, plus saisissants qu'un vulgaire mortel. Je suppose que cela s'explique par la nano-technologie et les manipulations génétiques. Athéné est un mélange détonant de beauté féminine et d'autorité divine, épicé d'une puissance à l'état pur dont j'ignorais jusqu'à l'existence avant de ressusciter à l'ombre d'Olympos. Sa main reste plantée dans la chevelure d'Achille, et elle lui secoue vivement la tête pour l'obliger à détourner les yeux d'Agamemnon paralysé et de ses acolytes. - Jamais je ne renoncerai! Même dans cet air figé qui étouffe et ralentit les sons, la voix du tueur d'hommes résonne haut et clair. - Ce porc qui se prend pour un roi paiera de sa vie son arrogance! - Renonce! répète Athéné. Héré, la déesse aux bras blancs, m'a envoyée du ciel pour calmer ta fureur. Renonce. Je vois une lueur d'hésitation dans les yeux déments d'Achille. Héré, l'épouse de Zeus, est l'alliée la plus ardente des Achéens en Olympos, la protectrice d'Achille depuis son étrange enfance. - Clos cette querelle à l'instant, ordonne Athéné. Que ta main ne tire pas ton épée, Achille. Maudis Agamemnon si tu le souhaites, mais ne le tue point. Agis selon notre volonté et, je te le promets - et je sais que cela sera, Achille, car je vois ta destinée et sais l'avenir de tous les mortels -, on t'offrira un jour trois fois autant de splendides présents pour prix de cette insolence. Défie-nous, et tu mourras sur-le-champ. Obéis-nous - à Héré et à moi -et tu auras ta récompense. Achille grimace, se libère d'un mouvement de la tête, prend un air maussade mais remet son épée dans son fourreau. Athéné et lui m'apparaissent ainsi que deux êtres vivants au milieu de statues. - Je ne puis vous défier toutes les deux, déesse, déclare-t-il. Quelque courroux qu'un homme garde en son cour, mieux vaut qu'il se soumette à la volonté des dieux. Qui obéit aux dieux, des dieux est écouté. Athéné esquisse le plus infime des sourires et disparaît - retour à Olympos par TQ -, et le temps reprend son cours. Agamemnon conclut sa harangue. L'épée dans le fourreau, Achille s'avance dans l'arène vide. - Sac à vin! rugit le tueur d'hommes. Oil de chien et cour de cerf! Toi qui te dis chef mais ne nous as jamais menés au combat, ni n'es parti pour un aguet avec l'élite achéenne - toi qui, manquant de courage pour mettre Ilium à sac, mets à sac les tentes de ton armée - toi qui te dis roi mais ne règnes que sur des gens de rien - je te fais ce jour un serment solennel... Les centaines de guerriers qui m'entourent retiennent leur souffle comme un seul homme, plus étonnés par cette promesse d'un mauvais sort que si Achille s'était contenté de tuer Agamemnon comme un chien. - Un jour viendra, je te le jure, où tous les fils des Achéens, tous les guerriers de cette armée, tous jusqu'au dernier, sentiront en eux le regret d'Achille! hurle le tueur d'hommes, si fort que ceux qui jouaient aux dés dans cette cité de toile interrompent leur partie à cent mètres à la ronde. De ce moment-là, Atride, malgré ton déplaisir, rien de ce que tu feras ne pourra les sauver quand ils tomberont fauchés par Hector meurtrier. Alors, au fond de toi, tu te déchireras le cour, dans ton dépit d'avoir refusé tout égard au plus brave des Achéens. Et, cela dit, Achille pivote sur son célèbre talon et sort de l'arène humaine, foulant les galets de la plage comme il regagne l'obscurité régnant entre les tentes. Une sortie des plus impressionnantes, je suis bien obligé de l'admettre. Agamemnon croise les bras et secoue la tête. D'autres hommes prennent la parole, encore secoués. Nestor s'avance pour raconter qu'on se serrait davantage les coudes du temps de la guerre contre les centaures. Ce qui constitue une anomalie - chez Homère, Achille ne s'est pas encore éclipsé au moment de ce discours -, et j'en prends note mentalement, mais j'ai l'esprit en grande partie ailleurs. Je viens en effet de me rappeler le regard assassin qu'Achille a lancé à Athéné - juste avant qu'elle lui empoigne les cheveux et le soumette à sa volonté - et de concevoir un plan si audacieux, si désespéré, si suicidaire, si merveilleux que, durant une minute, j'en ai le souffle coupé. - Bias, est-ce que ça va? me demande Oros. Je le fixe sans comprendre. Je reste un moment à me demander qui il est, qui est ce " Bias " dont il me parle, oubliant l'identité que j'ai usurpée. Je secoue la tête et me fraie un chemin hors de cette masse agitée de tueurs couverts de gloire. Les galets crissent sous mes pieds sans que résonne l'héroïque écho de la sortie d'Achille. Je me dirige vers la mer et, une fois hors de vue, me dépouille de l'identité de Bias. Un observateur ne verrait désormais que le seul Thomas Hockenberry, ses lunettes sur le nez, affublé de la ridicule tenue d'un fantassin achéen, dont la laine et la fourrure dissimulent morphotenue et impacto-armure. La mer est sombre. Vineuse, songé-je, mais cela ne me fait pas rire. Pour la énième fois, j'ai le vif désir de profiter de ma cape de furtivité et de mon harnais de lévitation pour filer d'ici - survoler Ilium une dernière fois, contempler une dernière fois ses torches et ses habitants condamnés, puis mettre le cap au sud-ouest au-dessus de cette mer vineuse - la mer Egée - jusqu'à ce que j'aie gagné les îles qu'on dira grecques et le continent. Je pourrais rendre visite à Clytemnestre et à Pénélope, à Télémaque et à Oreste. Qu'il fût enfant ou adulte, le professeur Thomas Hockenberry s'est toujours mieux entendu avec les femmes et les enfants qu'avec les hommes d'âge adulte. Sauf que ces femmes et ces enfants protogrecs sont plus violents, plus sanguinaires que tous les hommes adultes que Hockenberry a pu connaître durant sa première et anodine existence. Remettons notre envol à une autre fois. En fait, renonçons-y pour de bon. Les vagues s'écrasent sur la grève l'une après l'autre, me rassurant par leur cadence familière. Je vais le faire. Cette décision est aussi exaltante qu'un envol - ou plutôt que cet instant infiniment bref où l'on fait l'expérience de la gravité zéro lorsqu'on se jette du haut d'un endroit élevé, sachant que c'est sans espoir de retour. On est condamné à nager ou à couler, à voler ou à tomber. Je vais le faire. 4. Chaos de Conamara Le submersible de Mahnmut, le moravec d'Europe, comptait sur le kraken une avance de trois kilomètres qui ne cessait de croître, et cela aurait dû donner de l'assurance au petit être mi-robot, mi-organique, mais comme les tentacules d'un kraken atteignaient parfois les cinq kilomètres, il demeurait inquiet. Cela l'agaçait. Pire, cela le déconcentrait. Mahnmut, qui avait presque achevé sa nouvelle analyse du sonnet CXVI, était impatient de la transmettre à Orphu d'Io, et le moment était vraiment mal choisi pour se faire avaler par un kraken. Il vérifia la position de celui-ci, constatant que la gigantesque masse de gelée affamée le poursuivait toujours, propulsée par son flagelle, et il accéda à l'interface du réacteur afin d'augmenter de trois nouds la vitesse de son bâtiment. Le kraken, qui se trouvait bien loin de ses profondeurs natales et bien près du Chaos de Conamara et de ses fractures à ciel ouvert, accéléra l'allure. Tant qu'ils fileraient tous les deux à grande vitesse, il serait incapable de déployer ses tentacules pour agripper le submersible, mais si ce dernier venait à rencontrer un obstacle - un paquet d'algues lumineuses, par exemple - et ralentissait, ou pire, se retrouvait piégé par les festons de gelée, alors le kraken fondrait sur Mahnmut comme un... - Et puis zut! fit celui-ci, renonçant aux métaphores pour rompre le silence qui régnait dans la minuscule environiche du submersible. Ses capteurs étaient branchés sur les systèmes du navire, et la vision virtuelle venait de lui révéler d'énormes paquets d'algues lumineuses droit devant lui. Les colonies étincelantes flottaient le long des courants isothermes, se nourrissant des veines rougeâtres de sulfate de magnésium qui s'élevaient vers la banquise comme autant de radicelles rouge sang. Plongée, ordonna mentalement Mahnmut, et le submersible descendit vingt kilomètres plus bas, évitant de quelques douzaines de mètres à peine les colonies d'algues les plus profondes. Le kraken plongea lui aussi. S'il avait été capable de sourire, il l'aurait sûrement fait: cette profondeur était idéale pour la curée. Mahnmut effaça à contrecour le sonnet CXVI de son champ visuel et passa ses options en revue. Se faire dévorer par un kraken à moins de cent kilomètres de Conamara Central serait fort embarrassant. C'était la faute de ces satanés bureaucrates - ils auraient pu penser à purger leurs fonds locaux de monstres marins avant de convoquer l'un de leurs explorateurs moravecs pour une réunion. Il pouvait toujours tuer ce kraken. Mais il n'y avait pas un seul submersible moissonneur à mille kilomètres à la ronde, et le temps que l'un d'eux rapplique dans les parages, la splendide bête aurait été réduite en pièces et dévorée par les parasites hantant les algues lumineuses, les requins à sel, les vers tabulaires flottants et les autres krakens. Ce serait un horrible gaspillage. Mahnmut émergea de la vision virtuelle le temps de parcourir du regard son environiche, comme si un aperçu de sa réalité encombrée allait lui donner une idée. Et ce fut exactement ce qui arriva. Sur sa console, à côté des ouvres de Shakespeare reliées plein cuir et des textes de Vendler en sortie imprimante, se tenait sa lampe à lave - un cadeau farfelu que lui avait fait Urtzweil, son vieil équipier moravec, il y avait presque vingt années J de cela. Mahnmut sourit et se remit en virtuel sur toutes les bandes passantes. Vu la proximité de Conamara Central, il y avait sûrement des diapirs dans le coin, et les krakens détestaient les diapirs... Oui. À quinze kilomètres au sud-sud-est, ils étaient toute une nuée qui montaient vers la calotte glaciaire, aussi langoureux que les bulles de cire dans sa lampe. Mahnmut mit le cap sur le plus proche et augmenta sa vitesse de cinq nouds, ce qui ne lui permettrait malheureusement pas d'être hors de portée des tentacules du kraken. Un diapir n'était rien d'autre qu'une bulle de glace réchauffée par les évents et les zones gravitationnelles chaudes des profondeurs, montant à travers la mer salée vers la calotte qui avait jadis entièrement recouvert Europe et qui, deux mille années T après l'arrivée de la compagnie de cryobots arbeiters, la recouvrait encore à 98 %. Le diapir vers lequel il se dirigeait faisait quinze kilomètres de large et montait de plus en plus vite. Les krakens n'appréciaient guère les propriétés électrolytiques des diapirs. Ils refusaient d'en approcher leurs tentacules sondeurs, sans parler de ceux qui leur servaient à tuer. Le sub de Mahnmut, qui avait à présent dix kilomètres d'avance sur son poursuivant, atteignit le globe, ralentit, morpha sa coque en position impact, rétracta ses sondes et ses capteurs, et s'enfonça dans la boule de gelée. Activant le sonar et le système EPS, Mahnmut positionna les lenticelles et les chenaux de navigation situés huit mille mètres au-dessus de lui. Dans quelques minutes, le diapir se fondrait dans l'épaisse calotte glaciaire, s'insinuerait dans sa substance via lenticelles et chenaux et émergerait sous la forme d'une fontaine de cent mètres de haut. Pendant quelques instants, ce secteur du Chaos de Conamara ressemblerait au parc de Yellowstone de l'Amérique de l'Ère perdue, avec ses geysers au soufre rouge et ses sources chaudes. Puis l'écume se disperserait dans le champ gravitationnel d'Europe, égal à un septième de celui de la Terre, retombant telle une averse de grésil filmée au ralenti sur des kilomètres de part et d'autre de chaque lenticelle, se réfrigérant dans l'atmosphère ténue et artificielle d'Europe - 100 hec-topascals, pas plus -, ajoutant de nouvelles sculptures abstraites aux champs glaciaires déjà torturés. Mahnmut ne pouvait pas être tué au sens littéral du terme - bien qu'en partie organique, il menait une " existence " plutôt qu'une " vie ", et il avait été conçu pour être robuste -, mais il n'avait aucune envie de passer plusieurs milliers d'années T enkysté dans une fontaine, un éclat gelé ou une sculpture abstraite. L'espace d'une minute, il oublia le kraken et le sonnet CXVI pour se consacrer à ses calculs - la vitesse d'ascension du diapir, la vitesse de son submersible à travers la gadoue, la distance le séparant de la calotte glaciaire -, puis il téléchargea ses pensées dans la salle des machines et dans les ballasts. Si tout se passait bien, il émergerait du diapir côté sud cinq cents mètres avant l'impact avec la glace et, en donnant un coup d'accélérateur, jaillirait à la surface au moment ou le raz de marée créé par le geyser déferlerait sur le chenal. Sa vitesse, qu'il évaluait à 100 km/h, lui permettrait alors de rester hors de portée de l'effet frigorigène - il franchirait la moitié de la distance le séparant de Conamara Central en utilisant son submersible comme planche de surf. Une fois le raz de marée dissipé, il lui resterait vingt kilomètres à parcourir sur la surface, mais il n'avait pas le choix. Ce serait une entrée mémorable. Sauf si le chenal était bloqué. Sauf si un autre submersible s'y déplaçait, en provenance de Central. Mahnmut disposerait de quelques secondes pour être mortifié, après quoi La Dame noire et lui seraient détruits. Quoi qu'il en soit, il serait débarrassé du kraken. Ces sales bêtes ne s'approchaient jamais à moins de cinq kilomètres de la calotte. Ayant émis tous les ordres requis, et sachant qu'il avait fait tout son possible pour survivre et arriver à l'heure au rendez-vous, Mahnmut revint à son analyse du sonnet. Le submersible de Mahnmut - qu'il avait depuis longtemps baptisé La Dame noire - parcourut les vingt derniers kilomètres avant Conamara Central en empruntant un chenal large de mille mètres, à la surface d'une mer noire sous un ciel noir. Un Jupiter gibbeux se levait à l'horizon glacé, nuages étincelants et tourbillons pastel, tandis qu'une minuscule Io passait à basse altitude devant la face de l'astre géant. De part et d'autre du chenal se dressaient des falaises de glace, hautes de plusieurs centaines de mètres, d'un gris terne et d'un rouge affadi sur fond de ciel noir. Mahnmut était tout excité lorsqu'il ouvrit le sonnet de Shakespeare. SONNET CXVI Je ne veux point d'obstacle à l'union suprême De deux nobles esprits. L'amour n'est pas l'amour Qui change s'il rencontre un changement lui-même Ou, s'il se voit quitté, veut quitter à son tour. Non. L'amour est plutôt l'inamovible marque Qui regarde l'orage et brave sa fureur, Ou l'étoile, guidant l'aventureuse barque, Dont on ne sait l'effet, si l'on prend sa hauteur. Il n'est jouet du Temps, dont la faucille ronde Vient ravir la rougeur au front de la beauté, II n'est touché des jours, en leur brièveté; L'amour demeurera jusqu'à la fin du monde; Et si j'erre en ceci, si mon tort est prouvé, Je n'ai jamais écrit, nul n'a jamais aimé1. Au fil des décennies, il en était venu à haïr ce poème. C'était le genre de compliment que les humains récitaient lors des céré- 1. Traduction de Jean Malaplate, L'Âge d'homme. (N.d.T.) monies de mariage, durant l'Ère perdue. Une ritournelle sentimentale. Ringarde. Du mauvais Shakespeare. Mais en dénichant dans les microarchives les ouvres critiques d'une dénommée Helen Vendler - une lettrée ayant vécu à cette époque, au xixe, xxe ou xxie siècle (la datation était des plus floues) -, il avait trouvé une clé lui permettant une nouvelle interprétation. Et si, contrairement à ce qu'on avait affirmé au fil des siècles, le sonnet CXVI n'était pas une affirmation larmoyante mais une violente réfutation? Mahnmut revint à ses notes sur les " mots clefs ". Il y avait une négation à chaque vers ou presque, jusqu'à l'apothéose du dernier - "jamais", "nul"... -, qui faisait écho au "jamais, jamais, jamais, jamais, jamais " nihiliste du roi Lear. Il s'agissait bel et bien d'une réfutation. Mais de quoi? Mahnmut savait que le sonnet CXVI faisait partie du cycle du " Jeune Homme ", mais il savait aussi que cette expression n'était rien de plus qu'une feuille de vigne ajoutée en des temps plus prudes. Ces poèmes d'amour n'étaient pas destinés à un homme, mais à un jeune garçon - âgé de treize ans tout au plus. Mahnmut avait consulté les critiques datant de la seconde moitié du XXe siècle et savait que les " lettrés " de cette époque penchaient pour une interprétation littérale - Shakespeare, affirmaient-ils, avait eu une relation homosexuelle -, mais il savait aussi, pour avoir lu des lettrés plus sérieux, ayant travaillé durant des périodes antérieures et postérieures, que ce genre d'interprétation à but politique inavoué était franchement puérile. Shakespeare avait imposé à ses sonnets une structure dramatique, Mahnmut en était persuadé. Le " Jeune " et la " Dame noire " étaient les personnages d'un drame. Shakespeare avait mis des années à composer ses sonnets, une tâche qu'il n'avait pas attaquée dans le feu de la passion mais alors qu'il était en pleine maturité. Et qu'explorait-il donc dans ces sonnets? L'amour. Et quelle était la " véritable opinion " de Shakespeare sur l'amour? Personne ne le saurait jamais - le Barde était trop malin, trop cynique, trop rusé pour dévoiler ses sentiments, Mahnmut le savait. Mais dans toutes ses pièces ou presque, Shakespeare montrait comment les sentiments les plus forts - l'amour y compris - transformaient les gens en bouffons. À l'instar de son roi Lear, Shakespeare adorait ses bouffons. Roméo était celui de la Chance, Hamlet celui du Destin, Macbeth celui de l'Ambition, Falstaff... eh bien, Falstaff n'avait rien d'un bouffon... mais l'amour du prince Hal l'avait réduit à cette condition, et son cour s'était brisé lorsque le jeune prince l'avait abandonné. Mahnmut savait que le " poète " des sonnets, parfois appelé " Will ", n'était pas le Will Shakespeare historique - contrairement à ce que prétendaient les lettrés les plus superficiels du XXe siècle -, mais bien un autre personnage créé par le poète et dramaturge afin d'explorer toutes les facettes de l'amour. Et si ce " poète ", imitant en cela le comte Orsino, était le bouffon de l'Amour? Un homme amoureux de l'amour? Mahnmut était séduit par cette approche. Il savait que " l'union suprême de deux nobles esprits " entre le jeune et son aîné le poète n'était pas une relation homosexuelle, mais un authentique sacrement des sensibilités, une facette de l'amour que l'on honorait bien avant l'époque de Shakespeare. En première approximation, le sonnet CXVI ressemblait à une affirmation sirupeuse de cet amour et de sa permanence, mais s'il s'agissait bien d'une réfutation... Mahnmut eut une soudaine illumination. Comme nombre de grands poètes, Shakespeare faisait débuter ses ouvres avant ou après leur véritable début. Si ce poème était une ouvre de réfutation, que réfutait-il? Qu'est-ce que le jeune homme avait pu dire au vieux poète énamouré qui nécessitât une réfutation aussi véhémente? Déployant ses doigts à partir de son manipulateur primaire, Mahnmut attrapa son stylo et écrivit sur son ardoise: Cher Will, Certes, nous aimerions tous deux que l'union de nos nobles esprits - l'union sacrée des corps étant interdite aux hommes -soit aussi réelle, aussi permanente que le vrai mariage. Mais cela ne peut être. Les gens changent, Will. Les circonstances changent. Lorsque fuient les qualités des gens, ou les gens eux-mêmes, leur amour en fait autant. Je t'ai aimé, Will, en vérité je t'ai aimé, mais tu as changé, tu t'es altéré, et il est venu un changement en moi et une altération en notre amour. Bien sincèrement à toi, Le Jeune Mahnmut relut la lettre et éclata de rire, mais son rire cessa lorsqu'il comprit à quel point le sens du sonnet CXVI en était changé. D'affirmation larmoyante d'un amour inaltérable, le sonnet se transformait en une violente réfutation du caprice du jeune, en attaque dirigée contre Pégoïsme de son attitude. Car le sonnet pouvait désormais se lire ainsi: Je ne veux point de (prétendu) " obstacle " à l'union suprême De deux nobles esprits. L'amour n'est pas l'amour Qui " change s'il rencontre un changement lui-même " Ou, " s'il se voit quitté, veut quitter à son tour ". Non! Mahnmut ne se contenait qu'à grand-peine. Le sonnet CXVI, voire l'intégralité du cycle, lui apparaissait sous un nouveau jour. Il ne restait rien de l'amour du type "union suprême de deux nobles esprits " - rien que de la colère, des accusations, des récriminations, des mensonges, de nouvelles infidélités - en attendant la fin de l'histoire, annoncée dans le sonnet CXXVI - en fait un douzain -, à partir duquel le " Jeune Homme " et l'amour idéal étaient abandonnés en faveur des plaisirs charnels de la " Dame noire ". Mahnmut fit basculer sa conscience dans le virtuel et prépara un courrier électronique à l'intention d'Orphu d'Io, son fidèle interlocuteur des douze dernières années T. Il y eut un coup de corne. Des voyants s'allumèrent dans le virtuel. Le kraken! s'alarma Mahnmut, mais jamais un kraken ne se serait approché de la surface, n'aurait nagé dans un chenal. Il stocka le sonnet et ses notes, effaça le message en préparation et ouvrit ses capteurs externes. La Dame noire se trouvait à cinq kilomètres de Central, dans un secteur soumis au contrôle direct des docks. Mahnmut passa les commandes de son submersible à Central et scruta les falaises de glace devant lui. Vu de l'extérieur, Conamara Central ne se distinguait en rien du reste de la surface d'Europe - un chaos de crêtes et de plissements projetant des falaises de glace sur deux ou trois cents mètres de haut, le tout bloquant le dédale de chenaux et de lenticelles noires -, puis les signes d'habitation devenaient visibles: la gueule noire des installations portuaires, les ascenseurs sur la falaise, les fenêtres creusées dans la glace, les balises de navigation palpitant et clignotant sur les modules de surface, les cellules habitables et les antennes, et - tout là-haut, là où le rebord de la falaise se découpait sur fond de ciel noir - les navettes interlunaires solidement arrimées à la plate-forme d'atterrissage. Des vaisseaux spatiaux à Central. Voilà qui était inhabituel. Alors même que Mahnmut achevait de s'amarrer, plaçait les fonctions de son submersible en stand-by et commençait à se dissocier de ses systèmes, il se demandait: Pourquoi diable m'ont-ils convoqué ici? Une fois conclu l'amarrage, il entama le processus traumatisant consistant à circonscrire ses sens et son autonomie aux limites incommodes de son corps plus ou moins humanoïde et quitta le submersible, pénétrant dans un domaine glacial illuminé de bleu et empruntant un ascenseur à grande vitesse pour gagner les cellules habitables, tout là-haut. 5. Château d'Ardis Dîner pour douze personnes sous l'arbre festonné de lampions: venaison en provenance de la forêt, truite de la rivière, bouf des pâturages situés entre Ardis et la plate-forme fax, vin rouge et vin blanc des vignes d'Ardis, maïs frais, courges, laitues et petits pois du jardin et caviar faxé de quelque part. - Qui fête-t-on et pour quel vingt? s'enquit Daeman tandis que les serviteurs s'occupaient des douze convives assis autour de la longue table. - C'est mon anniversaire, mais ce n'est pas un vingt, répondit Harman, un bel homme aux cheveux bouclés. - Pardon? fit Daeman. Souriant sans comprendre, il prit un peu de courge et passa le bol à sa voisine. - Harman célèbre le jour de sa naissance, expliqua Ada, assise en bout de table. En la voyant ainsi vêtue d'une robe de soie beige et noir, Daeman se sentit soudain excité. Il secoua la tête, guère avancé par cette précision. Un anniversaire ne se fêtait pas, ne se remarquait même pas. - Donc, tu ne fêtes pas un vingt ce soir, dit-il à Harman, faisant remarquer au serviteur flottant près de lui que son verre était vide. - Mais je célèbre le jour de ma naissance, répliqua Harman avec un sourire. Mon quatre-vingt-dix-neuvième anniversaire. Choqué, Daeman se figea puis parcourut l'assistance du regard, se demandant si c'était là une de ces plaisanteries dont on est friand en province - une plaisanterie de mauvais goût, qui plus est. Il n'y a vraiment pas de quoi rire quand on atteint sa quatre-vingt-dix-neuvième année. Il se fendit d'un sourire pincé et attendit la chute. - Harman parle sérieusement, dit Ada d'un ton enjoué. Les autres convives restèrent muets. Les oiseaux de nuit hululaient dans la forêt. - Je suis... navré, articula Daeman. Harman secoua la tête. - Il me tarde de vivre l'année qui vient. J'ai quantité de choses à faire. - L'année dernière, Harman a parcouru cent cinquante kilomètres dans la Brèche atlantique, lança Hannah, la jeune amie d'Ada aux cheveux coupés court. Cette fois-ci, Daeman était sûr qu'on lui faisait une blague. - On ne peut pas descendre dans la Brèche atlantique. - C'est pourtant ce que j'ai fait, dit Harman en croquant son épi de maïs. Ce n'était qu'une reconnaissance - comme l'a dit Hannah, j'ai regagné la côte de l'Amérique du Nord au bout de cent cinquante kilomètres -, mais cela ne m'a présenté aucune difficulté. Daeman se fendit d'un nouveau sourire pour montrer qu'il était beau joueur. - Mais comment as-tu pu arriver à la Brèche atlantique, Harman Uhr? Il n'y a aucune plate-forme fax à proximité. Il ignorait où se trouvait la Brèche atlantique, ne savait même pas ce qu'était l'Amérique du Nord, et n'était pas très sûr de la position de l'océan Atlantique, mais il savait avec certitude qu'aucune des plates-formes fax ne se trouvait près de la Brèche. Il les avait toutes empruntées plus d'une fois, et jamais il n'avait aperçu la légendaire Brèche. Harman reposa son épi de maïs. - En marchant, Daeman Uhr. La Brèche part de la côte est de l'Amérique du Nord et suit le tracé du 40e parallèle jusqu'à ce continent qu'on appelait l'Europe durant l'Ère perdue - je crois que l'État où la Brèche retouche terre s'appelait l'Espagne. Les ruines de l'antique cité de Philadelphie - ou la plate-forme 124, ou encore le domaine de Loman Uhr, si tu préfères - ne se trouvent qu'à quelques heures de marche de la Brèche. Si j'en avais eu le courage - et si j'avais emporté assez de provisions -, j'aurais pu aller jusqu'en Espagne. Daeman hocha la tête en souriant, mais il ne comprenait strictement rien à ce que racontait l'autre. D'abord cette allusion obscène à sa quatre-vingt-dix-neuvième année, et maintenant ces histoires de parallèles, de cités de l'Ère perdue et de marche à pied. Personne ne faisait jamais plus de cent mètres à pied. À quoi bon? Tout ce qu'il y avait d'intéressant en ce monde se trouvait près d'une plate-forme fax, et les quelques exceptions à cette règle - le château d'Ardis où vivait Ada, par exemple - pouvaient être atteintes par cabriolet ou droski. Daeman connaissait bien Loman, naturellement - il avait récemment fêté les trois-vingts d'Ono dans son vaste domaine -, mais le reste du discours d'Harman tenait du délire. De toute évidence, le malheureux avait sombré dans la démence. Enfin, le dernier fax, la firmerie et l'Ascension régleraient le problème. Daeman se tourna vers Ada, espérant qu'en tant qu'hôtesse elle allait intervenir pour changer de sujet, mais Ada souriait comme si elle approuvait tous les propos d'Harman. Daeman chercha de l'aide du regard, mais tous les autres convives écoutaient poliment - et même avec un certain intérêt -, comme si ce genre d'élucu-brations faisait partie de l'ordinaire de leurs soirées provinciales. - Cette truite est excellente, n'est-ce pas? dit-il à la femme assise à sa gauche. La tienne t'a plu? Une femme assise en face de lui, une rouquine corpulente qui ne tarderait pas à fêter ses trois-vingts, posa sur son petit poing le plus proéminent de ses mentons et demanda à Harman: - Comment c'était? Dans la Brèche, je veux dire? L'homme aux cheveux bouclés et au teint basané commença par résister, mais d'autres personnes insistèrent - y compris la jeune femme blonde à qui Daeman avait demandé comment était sa truite et qui l'avait grossièrement ignoré. Finalement, il se laissa convaincre, se fendant d'un geste de la main plutôt gracieux. - Si vous n'avez jamais vu la Brèche, sachez que c'est déjà un spectacle fascinant depuis le rivage. Elle fait environ quatre-vingts mètres de large - une entaille filant vers l'est à perte de vue, devenant de plus en plus étroite à mesure qu'elle se rapproche de l'horizon, jusqu'à se réduire à une esquille de lumière là où l'océan se fond dans le ciel. " Quand tu y entres, tu te sens... un peu étrange. Là où s'achève la Brèche, le sable de la plage n'est pas mouillé. Aucune vague ne s'y brise. D'abord, tu n'as d'yeux que pour l'une ou l'autre des deux parois - l'eau t'arrive soudain à la taille, et tu découvres des plaques d'eau, pareilles à des vitres te séparant des courants et des marées. Alors tu les touches - impossible de résister à la tentation. C'est une surface spongieuse, invisible, qui cède à peine sous la pression de tes doigts, qui est rafraîchie par l'eau qu'elle contient mais demeure impénétrable. Tu t'avances sur le sable sec - au fil des siècles, le fond marin n'a été mouillé que par la pluie, de sorte que le sable et la terre sont solides, que les algues et les animaux sont ici desséchés, au point d'en paraître quasiment fossilisés. " Au bout d'une douzaine de mètres, ces parois liquides sont plus hautes que ta tête. On y voit des ombres se mouvoir. Des petits poissons qui nagent près de la barrière entre air et mer, puis c'est un requin qui passe, et ensuite des masses pâles et amorphes que tu n'arrives pas à identifier. Parfois, ces créatures marines s'approchent de la barrière, la touchent de leur tête glacée puis s'en détournent vivement, comme affolées. Au bout d'un ou deux kilomètres, la surface de l'eau est si élevée au-dessus de ta tête que le ciel s'assombrit. Au bout de vingt kilomètres, les murailles d'eau se dressent à une hauteur de trois cents mètres. Même en plein jour, tu aperçois les étoiles dans la tranche de ciel au-dessus de toi. - Non! fit un homme mince aux cheveux châtains, assis en bout de table. (Daeman se rappela son nom: Loes.) Tu plaisantes! - Pas le moins du monde, répondit Harman avec un nouveau sourire. J'ai marché quatre jours durant. Je dormais pendant la nuit. J'ai fait demi-tour quand je me suis retrouvé à court de nourriture. - Comment distinguais-tu le jour de la nuit? demanda la jeune femme athlétique nommée Hannah. - Quand il fait jour, le ciel est noir et les étoiles sont visibles, répondit Harman, mais l'océan de part et d'autre de la Brèche passe par toutes les nuances de bleu, de l'azur au sommet au bleu nuit à la base. - Tu as trouvé quelque chose d'extraordinaire? s'enquit Ada. - Quelques navires engloutis. Antiques. Datant de l'Ère perdue et d'avant. Plus un qui semblait... plus récent. (Nouveau sourire.) J'ai exploré l'un d'eux - une gigantesque carcasse rouillée émergeant de la paroi nord de la Brèche, penchée sur le côté. Je suis entré par un trou de la coque, j'ai grimpé quelques échelles, j'ai foulé des planchers inclinés en m'éclairant de ma petite lanterne, et, soudain, dans un vaste espace - on appelait ça la cale, je crois -, je suis tombé sur la barrière, une muraille d'eau du sol au plafond, grouillante de poissons. J'ai plaqué mon visage sur cette paroi froide et invisible, découvrant des bernacles, des mollusques, des serpents de mer et autres formes de vie peuplant la moindre surface, se nourrissant les unes des autres, tandis que de mon côté... ce n'était que rouille et poussière, avec comme seuls êtres vivants mon humble personne et un petit crabe de terre blanc qui, tout comme moi, était venu de la côte. Le vent se leva, faisant frémir le feuillage de l'orme. Les lampions vacillèrent, et leur riche lumière joua avec la soie et le coton des vêtements, avec les coiffures, les mains et les visages autour de la table. Tous étaient captivés. Daeman lui-même sentait son intérêt s'éveiller, en dépit de l'absurdité foncière de ce récit. Les torches placées le long des allées frissonnèrent et crépitèrent sous la caresse du vent. - Et les voynix? demanda une femme assise à côté de Loes. (Daeman ne se rappelait pas son nom. Emme, peut-être?) Sont-ils plus ou moins nombreux que sur Terre? S'agit-il de simples sentinelles ou bien sont-ils mobiles? - Il n'y a pas de voynix. Tous semblèrent retenir leur souffle. Daeman se sentait aussi choqué que lorsque Harman avait révélé son âge. Un vertige le prit. Ce vin était peut-être plus fort qu'il ne l'aurait cru. - Pas de voynix, répéta Ada, sur un ton qui exprimait l'envie plutôt que l'émerveillement. Elle leva son verre de vin. - Portons un toast, déclara-t-elle. Les serviteurs se rapprochèrent pour remplir les verres. Chacun des convives leva le sien. Daeman s'ébroua discrètement pour reprendre sa contenance et se força à arborer un sourire affable. Ada ne formula aucun vou, mais tous - même Daeman, au bout d'un temps - burent leur vin comme si elle l'avait fait. Lorsque vint la fin du repas, le vent se levait, les nuages occultaient les anneaux e et p, l'air sentait l'ozone et la pluie tombait à verse sur les collines noires à l'ouest, si bien que les convives s'abritèrent dans le château, où ils se séparèrent, groupes et couples gagnant leurs chambres ou diverses salles de loisir réparties dans les ailes de l'édifice. Les serviteurs fournissaient la musique de chambre dans la serre côté sud, la piscine couverte située à l'arrière du château attirait un peu de monde et on avait préparé un buffet sur le balcon incurvé du premier étage. Certains couples se retirèrent dans leurs chambres pour y faire l'amour, d'autres se trouvèrent un coin tranquille pour y déplier leurs turins et se rendre à Troie. Daeman suivit Ada, qui conduisait Hannah et le dénommé Harman à la bibliothèque du deuxième étage. S'il voulait arriver à ses fins et séduire Ada avant la fin du week-end, il devait passer tout son temps libre auprès d'elle. La séduction, il le savait, tenait de la science et de l'art - un subtil mélange de talent, de discipline, de chance et de proximité. Surtout de proximité. Marchant à ses côtés, Daeman sentait la chaleur de sa peau à travers la soie beige et noir de ses vêtements. Sa lèvre inférieure, remarqua-t-il comme il l'avait fait dix ans auparavant, était pleine, rouge à damner, faite pour être mordue. Lorsqu'elle leva le bras pour faire apprécier la hauteur des étagères à Harman et à Hannah, Daeman savoura le subtil et doux mouvement de son sein droit sous le fin fourreau de soie. Il avait déjà vu des bibliothèques, mais jamais d'aussi vastes que celle-ci. Elle devait faire plus de trente mètres de long et quinze de haut, avec une galerie courant le long de trois de ses murs et des échelles coulissantes sur deux niveaux permettant d'accéder aux volumes les plus élevés et les moins accessibles. On y trouvait aussi des alcôves, des niches, des tables couvertes de grands livres ouverts, des divans et des fauteuils çà et là, et même des étagères de livres fixées au-dessus de la grande baie vitrée. Daeman savait que les livres entreposés ici étaient préservés de la décomposition grâce à des produits nanochimiques appliqués des siècles, voire des millénaires plus tôt - ces artefacts futiles étaient faits de cuir, de papier et d'encre, bon sang! -, mais la pièce lambrissée d'acajou, avec ses flaques de lumière, le cuir antique de ses meubles et ses murs chargés de livres, apportait néanmoins à ses narines sensibles un parfum d'âge et de pourriture. Il ne voyait vraiment pas pourquoi Ada et les membres de sa famille conservaient ce mausolée au château d'Ardis, ni pourquoi Harman et Hannah tenaient à le visiter ce soir. L'homme aux cheveux bouclés qui prétendait vivre sa dernière année et avoir marché dans la Brèche atlantique fit halte, frappé d'émerveillement. - C'est fabuleux, Ada. Il grimpa une échelle, la fit glisser le long des rayonnages et tendit la main pour toucher un épais volume relié de cuir. Daeman s'esclaffa. - Tu crois que la fonction lecture est revenue, Harman Uhr? L'autre sourit, mais il affichait une telle assurance que, l'espace d'une seconde, Daeman s'attendit à voir son bras se couvrir de symboles dorés correspondant au contenu du livre. Daeman n'avait jamais vu opérer cette fonction perdue, bien entendu, mais il l'avait entendu décrire par sa grand-mère, ainsi que par d'autres anciens évoquant les plaisirs de leurs arrière-arrière-grands-parents. Aucun mot n'apparut. Harman retira sa main.- Aimerais-tu posséder la fonction lecture, Daeman Uhr? Daeman s'entendit rire une nouvelle fois en cette étrange soirée, et il avait une conscience aiguë du regard que lui accordaient les deux jeunes femmes, un regard partagé entre l'étonnement et la curiosité. - Non, bien sûr que non, répondit-il. Pourquoi le souhaiterais-je? Que pourraient m'apprendre ces vieux machins qui ait un rapport quelconque avec notre vie aujourd'hui? Harman gravit quelques barreaux sur l'échelle. - Tu n'aimerais pas savoir pourquoi les posthumains ne se montrent plus sur Terre et où ils sont passés? - Quelle question! Ils ont regagné leurs cités dans les anneaux. Tout le monde sait cela. - Mais pourquoi? insista Harman. Pourquoi sont-ils partis après avoir passé des millénaires à veiller sur nous et à régler nos affaires? - Ridicule! fit Daeman, peut-être un peu plus sèchement qu'il ne l'aurait voulu. Les posts continuent de veiller sur nous. Depuis là-haut. Harman acquiesça comme s'il venait d'apprendre quelque chose et fit glisser son échelle de quelques mètres sur la main courante en cuivre. Sa tête touchait presque le dessous de la galerie. - Et les voynix? - Pardon? - Tu ne t'es jamais demandé pourquoi ils étaient aussi actifs aujourd'hui après avoir passé tant de siècles sans bouger? Daeman ouvrit la bouche, mais il n'avait rien à répondre à cela. Au bout d'un temps, il déclara: - Cette histoire selon laquelle les voynix ne bougeaient pas avant le dernier fax est ridicule. Elle relève du mythe. Du folklore. Ada s'approcha de lui. - Daeman, tu ne t'es jamais demandé d'où ils venaient? - Qui donc, ma chère? - Les voynix. Daeman s'esclaffa de bon cour. - Bien sûr que non, ma chère. Les voynix ont toujours été là. Ils sont permanents, fixes, éternels - il leur arrive de disparaître, mais ils sont toujours présents -, comme le soleil et les étoiles. - Ou les anneaux? demanda Hannah d'une voix douce. - Précisément, dit Daeman, ravi de voir qu'elle l'avait compris. Harman attrapa un gros livre sur une étagère. - Daeman Uhr, Ada m'apprend que tu es un lépidoptériste éminent. - Pardon? - Un expert en papillons. Daeman se sentit rougir. Il est toujours agréable de voir ses talents salués, même si c'est par un inconnu, et pas tout à fait sain d'esprit en plus. - Je ne prétends pas être un expert, Harman Uhr, simplement un collectionneur qui a beaucoup appris de son oncle. Harman descendit de son échelle et alla poser le livre sur une table de lecture. - Ceci devrait t'intéresser. Il ouvrit l'artefact. Page après page, on y découvrait de splen-dides représentations de papillons. Daeman s'approcha, muet d'étonnement. Son oncle lui avait enseigné les noms de vingt types de papillons, et il avait appris grâce à d'autres collectionneurs à identifier quelques-unes des espèces qu'il avait capturées. Il posa son index sur l'image d'un papillon tigré de l'ouest. - Papillon tigré de l'ouest, déclara Harman, qui ajouta: Papilio rutulus. Daeman ignorait le sens de ces deux derniers mots, mais il fixa son aîné d'un air stupéfait. - Tu es aussi un collectionneur! - Pas du tout. (Harman toucha l'image d'un papillon noir et or bien connu.) Monarque. - Oui, fit Daeman, déconcerté. - Vulcain, argynne aphrodite, phyciodes campestris, argus bleu, belle dame, petit apollon, récita Harman, passant d'une image à l'autre. Daeman connaissait trois noms dans cette liste. - Tu connais les papillons, insista-t-il. Harman fit non de la tête. - Je découvre à l'instant que chaque type a un nom différent. Daeman considéra sa main nue. - Tu as la fonction lecture, alors. Nouvelle dénégation d'Harman. - Personne ne dispose plus de cette fonction paume. Pas plus que des fonctions com, géoposition, accès aux données ou autofax. - Alors... Mais Daeman était trop désemparé pour poursuivre. Se moquait-on de lui pour une raison qui lui échappait? Il était venu passer un week-end au château d'Ardis avec les meilleures intentions - enfin, avec l'intention de séduire Ada, mais cela n'avait rien de méchant -, et voilà qu'on le... tourmentait avec ce petit jeu. Comme si elle avait perçu sa colère, Ada posa sur sa manche des doigts longilignes. - Harman n'est pas équipé de la fonction lecture, Daeman Uhr, dit-elle à voix basse. Il a récemment appris à lire. Daeman la fixa sans rien dire. C'était aussi insensé que de célébrer son quatre-vingt-dix-neuvième anniversaire ou de décrire le fond de la Brèche atlantique. - C'est un talent, expliqua doucement Harman. Comme celui qui te permet de connaître les noms de papillons ou d'être doué dans l'art de... plaire aux dames. Daeman tiqua en entendant ces mots. Tout le monde connaît donc mon autre hobby? - Harman a promis de nous apprendre à lire, intervint Hannah. Cela pourrait m'être utile. Je dois en apprendre davantage sur le moulage avant d'aller plus loin, sinon je risque de me brûler. Le moulage? Daetnan mangeait souvent des moules. Mais il ne voyait aucun rapport entre ce fruit de mer, la fonction lecture et le risque de brûlure. Il s'humecta les lèvres et dit: - Ces petits jeux ne m'intéressent pas. Que voulez-vous de moi? - Nous devons trouver un vaisseau spatial, dit Ada. Et nous avons des raisons de croire que tu peux nous y aider. 6. Olympos Lorsque s'achève mon service, en ce soir qui a vu l'affrontement d'Achille et d'Agamemnon, je regagne le complexe scholiaste d'Olympos par téléportation quantique, j'enregistre mes observations et mes analyses, et je transfère mes pensées sur un logopêtre que j'apporte dans la petite salle blanche de la Muse donnant sur le lac de la Caldeira. À ma grande surprise, la Muse s'y trouve, occupée à discuter avec un autre scholiaste. Il s'agit de Nightenhelser - un type aimable au physique d'ours qui, ainsi que je l'ai appris au fil des quatre années écoulées depuis son arrivée, a vécu, a enseigné et est mort dans le Middle-West au début du XXe siècle. En me voyant sur le seuil, la Muse le congédie après avoir conclu leur conversation, et il franchit la porte de bronze donnant sur l'escalator qui descend en spirale vers le pied d'Olympos, nos baraquements et le monde rouge qui s'étend autour de nous. La Muse me fait signe d'approcher. Je pose le logopêtre sur la table de marbre devant elle et recule d'un pas, m'attendant à être congédié en silence, ainsi qu'il en va d'ordinaire. De sorte que je suis fort surpris de la voir saisir le logopêtre en ma présence, l'enserrer dans sa main et fermer les yeux pour se concentrer. J'attends la suite. Je suis un peu inquiet, je le confesse. Mon cour bat la chamade et mes mains, jointes au creux de mes reins dans une position évoquant celle d'un soldat au repos, version professorale, sont franchement moites. Il y a des années de cela, j'ai décidé que les dieux n'avaient pas le pouvoir de lire dans les pensées des mortels, que s'ils semblaient les percevoir, celles des héros comme celles des scholiastes, c'était grâce à des techniques avancées leur permettant d'interpréter les mouvements des yeux et des muscles faciaux. Mais je peux me tromper. Peut-être sont-ils télépathes. Dans ce cas - et à condition qu'ils aient pris la peine de lire dans mon esprit lors de l'épiphanie que j'ai connue sur la plage, juste après la grande scène opposant Agamemnon à Achille -, je suis un homme mort. Encore. Certains scholiastes déplaisent à la Muse, ainsi parfois qu'aux dieux plus importants. Il y a quelques années - pendant la cinquième année du siège, en fait -, il y avait parmi nous un lettré originaire du XXVIe siècle, un Asiatique potelé et irrévérencieux affublé de l'étrange nom de Bruster Lin, et bien qu'il fût le plus brillant et le plus intelligent d'entre nous, il a été défait par son irrévérence. Littéralement. Il venait de prononcer son commentaire le plus ironique, inspiré par le combat singulier entre Paris et Ménélas, qui aurait dû régler le problème d'Hélène et mettre fin une bonne fois pour toutes à la guerre de Troie. Sauf que cette lutte à mort entre l'amant troyen et l'époux achéen de la belle Hélène - qu'Homère décrit se déroulant devant les deux armées en délire, avec un Paris resplendissant dans son armure d'or et un Ménélas redoutable à l'oil plein de résolution - n'a pas eu de conclusion. Voyant que son cher Paris allait se faire transformer en chair à pâté, Aphrodite est descendue des cieux pour l'emporter loin du champ de bataille, plus précisément dans le lit d'Hélène, un champ clos où Paris était nettement plus à son affaire, à l'image des libéraux efféminés de toutes les époques de l'histoire. Et c'est après que Bruster Lin se fut gaussé de cet épisode que la Muse - pas amusée du tout, d'autant plus que ledit épisode était encore à venir - a claqué des doigts, et les milliards et les billions de nanocytes obéissants ouvrant dans le corps du malheureux scho-liaste ont jailli de celui-ci comme autant de lemmings, transformant sous nos yeux Bruster Lin en une centaine de morceaux sanguinolents et envoyant rouler sa tête toujours souriante vers nos pieds de soldats paralysés en position de garde-à-vous. C'était une leçon des plus importantes, et nous l'avons tous retenue. Les faits sont sacrés, les commentaires sont interdits. Défense de se moquer des loisirs des dieux. Le salaire de l'ironie, c'est la mort. La Muse ouvre les yeux et les pose sur moi. - Hockenberry, dit-elle, et le ton de sa voix me rappelle celui d'un bureaucrate de mon époque sur le point de licencier un cadre moyen. Depuis combien de temps es-tu parmi nous? Je sais que cette question relève de la pure rhétorique, mais, lorsqu'on a affaire à une déesse, même mineure, on répond même à des questions de ce type. - Neuf ans, deux mois et dix-huit jours, déesse. Elle opine. Je suis le plus ancien des scholiastes. Ou plutôt celui qui a survécu le plus longtemps. Elle le sait. Cette reconnaissance officielle de ma longévité est peut-être mon éloge funèbre, prélude à mon trépas par nanolyse. Comme je l'enseignais à mes étudiants, il existe neuf Muses, toutes filles de Mnémosyne: Clio, Euterpe, Thalie, Melpomène, Terpsichore, Érato, Polymnie, Uranie et Calliope, dont chacune s'est vu attribuer par la tradition grecque le contrôle d'une forme d'expression artistique comme la musique, la danse, l'art lyrique ou la poésie épique, mais en neuf ans, deux mois et dix-huit jours passés au service des dieux en tant qu'observateur sur la plaine d'Ilium, je n'ai vu, entendu et obéi qu'à une seule Muse - cette gigantesque déesse assise en face de moi derrière sa table de marbre. Vu sa voix stridente, j'ai tendance à l'appeler Calliope dans mon for intérieur, bien que le nom de la Muse de l'éloquence signifie " celle qui a une belle voix ". La voix de ma Muse fait penser à un klaxon, mais j'ai appris à bondir quand elle me dit: " Saute! " - Suis-moi, dit-elle en se levant souplement pour se diriger vers la porte donnant sur ses appartements privés. Je bondis. La Muse a un corps de déesse - elle mesure plus de deux mètres de haut, mais elle est parfaitement proportionnée, moins voluptueuse que certaines locataires du panthéon, bâtie un peu comme une triathlète du XXe siècle - et, en dépit de la faible gravité régnant sur Olympos, je dois presser le pas pour rester à son niveau tandis qu'elle foule les pelouses vertes soigneusement entretenues qui séparent les édifices blancs. Elle s'arrête devant un parc à chars. Je dis " char ", et ce véhicule ressemble en effet à un char: plutôt bas, en forme de fer à cheval, il est pourvu d'une ouverture sur le côté, mais on ne lui voit ni chevaux, ni rênes, ni conducteur. Elle agrippe la rambarde et me fait signe de monter. Craintif, le cour battant à tout rompre, je monte et me tiens en retrait tandis que la Muse pianote de ses longs doigts sur une manette dorée qui est sans doute une console de commande. Des voyants clignotent. Le char bourdonne, crépite, se retrouve ceint d'un maillage d'énergie et s'élève en tournoyant au-dessus de l'herbe. Soudain apparaissent deux " chevaux ", des hologrammes qui se lancent au galop, semblant tracter le char dans les deux. Je sais qu'ils ne sont là que pour le bénéfice des Grecs et des Troyens, mais je ne peux chasser l'impression d'avoir affaire à de vrais animaux tirant un vrai char. Je me cramponne à la rambarde métallique, mais je ne ressens aucune poussée alors même que le disque de transport oscille de droite à gauche, fait un saut de puce au-dessus du modeste temple de la Muse puis prend de la vitesse pour filer vers cette profonde dépression qu'est le lac de la Caldeira. À moi, von Dâniken! lancé-je mentalement, succombant aux effets conjugués de la fatigue et de l'excès d'adrénaline. J'ai vu des chars comme celui-ci un bon millier de fois, à proximité d'Olympos ou au-dessus de la plaine d'Ilium, signe que les dieux vaquaient à leurs divines occupations, mais je les ai toujours vus depuis le sol. Les chevaux paraissent moins réels et le char proprement dit moins solide quand on vole trois cents mètres au-dessus du sommet d'une montagne - enfin, d'un volcan - qui atteint une altitude de vingt-six mille mètres. Au sommet d'Olympos, l'atmosphère devrait être absente et la glace omniprésente, mais l'air ici est aussi dense et respirable qu'au pied des falaises volcaniques, là où se nichent nos baraquements, et, en guise de glace, le vaste sommet est couvert d'herbe, d'arbres et d'édifices blancs si titanesques qu'en comparaison l'Acropole ressemble à un appentis. Le lac de la Caldeira, qui dessine un 8 au centre du sommet, fait presque cent kilomètres de large, et nous le survolons à une vitesse quasi supersonique, protégés du vent comme du vacarme par quelque champ de force d'instigation divine. Il est entouré par des centaines de bâtiments, chacun flanqué de plusieurs hectares de parcs et de pelouses, sans doute les demeures des dieux, et ses eaux bleues sont sillonnées de grandes autotrirèmes. Bruster Lin m'a dit un jour que l'assiette d'Olympos avait une surface équivalente à celle de l'Arizona, son sommet herbu occupant quant à lui celle du Rhode Island. Comme il était étrange d'entendre comparer ce lieu à des lieux d'un autre monde, d'un autre temps, d'une autre existence. Agrippé des deux mains à la frêle rambarde, je jette un coup d'oil par-delà le sommet. La vue est à couper le souffle. Notre altitude est suffisamment élevée pour que je distingue la courbure du monde. Au nord-ouest, le grand océan bleu s'étend vers la coupe inversée de l'horizon. Au nord-est, c'est la côte qui se déroule, et, en dépit de la distance qui nous en sépare, je m'imagine voir les grandes têtes de pierre qui marquent la limite entre la terre et l'eau. Au nord se trouve l'archipel sans nom en forme de faux que l'on aperçoit depuis la plage, près de nos baraquements, et derrière lui une feuille de bleu qui s'étale jusqu'au pôle. Au sud-est, j'entrevois trois autres sommets volcaniques se dressant au-dessus de l'horizon, certes moins élevés qu'Olympos, mais blanchis par la neige car le climat n'y est pas contrôlé. L'un d'eux est sans doute le mont Hélicon, résidence de ma Muse et de ses sours, si tant est qu'elle en ait. Au sud et au sud-ouest, sur une distance de plusieurs centaines de kilomètres, je distingue une succession de champs cultivés, puis une forêt sauvage et un désert rouge, auquel succède ce qui ressemble à une autre forêt, jusqu'à ce que la terre se mêle aux nuages et à la brume, réduisant à néant mon acuité visuelle. La Muse fait virer notre char pour descendre vers la rive occidentale du lac de la Caldeira. Je constate que les taches blanches que j'avais remarquées lors de notre traversée sont de gigantesques bâtiments blancs, aux façades omées de marches et de colonnades, avec frontons et statues assortis. Aucun scholiaste, j'en suis persuadé, n'a vu cette partie d'Olympos... du moins aucun n'a survécu assez longtemps pour en parler aux collègues. Nous nous dirigeons vers le plus vaste des bâtiments, le char touche terre et les chevaux holographiques s'évanouissent. Des centaines de chars célestes sont parqués sur l'herbe un peu n'importe comment. La Muse prend dans les plis de sa robe quelque chose ressemblant à un petit médaillon. - Hockenberry, j'ai ordre de te conduire en un lieu où tu ne peux aller. L'un des dieux m'a enjoint de te donner deux objets grâce auxquels tu ne seras pas écrasé comme un insecte si ta présence est détectée. Prends ceci. Elle me tend le médaillon, ainsi qu'un objet ressemblant à une cagoule en cuir travaillé. Quoique petit, le médaillon est assez lourd, comme s'il était en or massif. La Muse en fait pivoter une partie dans le sens inverse des aiguilles d'une montre. - Ceci est un téléporteur quantique personnel similaire à ceux qu'utilisent les dieux, dit-elle à voix basse. Il peut te conduire dans tout endroit que tu parviens à visualiser. En outre, ce disque TQ te permet de suivre le sillage quantique des dieux lorsqu'ils transitent par l'espace de Planck, mais nul - excepté la déesse qui m'a donné ceci - ne pourra te suivre à la trace. Est-ce que tu as compris? - Oui, dis-je d'une voix tremblante. Je ne veux pas de cette chose. Elle signifie ma mort. L'autre " cadeau " est encore pire. - Ceci est le casque d'Hadès, dit la Muse. Elle me coiffe de la cagoule, mais la replie autour de mon cou comme une écharpe. - Il a été façonné par Hadès en personne, et c'est la seule chose en cet univers qui peut te dissimuler au regard des dieux. Je bats des cils comme un crétin. Je me rappelle vaguement certaines notes érudites ayant trait à ce " casque de mort " et me souviens que le nom d'Hadès - Aidés en grec - signifie en théorie " l'invisible ". Mais, pour autant que je le sache, Homère ne parle qu'une seule fois de ce casque, lorsque Athéné le coiffe pour ne pas être vue d'Ares, le dieu de la Guerre. Au nom de Dieu et de tous les dieux de l'Olympe, pourquoi me fait-on ce cadeau empoisonné? Quel sort me réserve-t-on? J'ai les jambes qui flageolent. - Mets le casque, ordonne la Muse. J'empoigne le cuir épais, non sans maladresse. Il est truffé de machinerie, puces, circuits, nanos. Le casque est équipé d'ouvertures pour les yeux, d'une grille protectrice pour la bouche, et, une fois que je l'ai passé, l'air ondoie étrangement autour de nous, bien que ma vision ne soit nullement affectée. - Incroyable, dit la Muse. Elle est tournée vers moi mais ne me voit point. Je comprends que j'ai réalisé le rêve de tout adolescent qui se respecte: devenir invisible; toutefois, je ne comprends pas comment un simple casque peut faire disparaître mon corps tout entier. Ma première impulsion est de foutre le camp, de disparaître aux yeux de la Muse et des dieux. Je la refoule. Il y a sûrement un piège. Nul dieu, nulle déesse, y compris ma Muse, ne peut accorder un pouvoir absolu à un misérable scholiaste. - Cet appareil te protégera des yeux de tous les dieux, hormis de ceux de la déesse qui m'a autorisée à te le donner, déclare la Muse en fixant l'espace situé à droite de mon visage. Mais cette déesse a le pouvoir de te pister et de te repérer n'importe où, Hockenberry. Et bien que le médaillon occulte ton odeur, le bruit de ton souffle et même celui de ton cour, les dieux disposent de sens qui te sont incompréhensibles. Reste près de moi durant les minutes qui vont suivre. Avance à pas de loup. Ne dis pas un mot. Respire aussi doucement, aussi régulièrement que possible. Si tu es détecté, ni moi ni ta divine patronne ne pourront te protéger de la colère de Zeus. Comment respirer doucement et régulièrement quand on est terrifié? Mais j'acquiesce, oubliant que la Muse ne me voit plus. Elle reste muette, me fixant sans me voir comme si elle se fiait à ses sens divins, et je finis par coasser: - Oui, déesse. - Pose ta main sur mon bras, ordonne-t-elle sèchement. Reste avec moi. Garde le contact. Sinon, tu seras détruit. Je lui pose une main sur le bras, telle une timide débutante qu'on va escorter à son premier bal. Sa peau est glaciale. J'ai jadis visité le bâtiment d'assemblage des véhicules spatiaux du Centre spatial Kennedy, à Cap Canaveral. Selon le guide, il arrivait que des nuages se forment à proximité du plafond, dont la hauteur atteignait cent soixante et un mètres. Si l'on transportait ce bâtiment dans la salle où nous nous trouvons en ce moment, il serait aussi discret qu'un jouet d'enfant égaré dans une cathédrale. Quand on évoque les " dieux ", on pense surtout aux plus connus, aux chefs de la bande - Zeus, Héré, Apollon et quelques autres -, mais cette salle abrite des centaines de dieux, et elle a l'air presque vide. Des kilomètres au-dessus de nous, un dôme doré - les Grecs ignoraient le dôme, de sorte que celui-ci offre un vif contraste avec l'architecture classique des autres édifices d'Olympos - permet grâce à son acoustique d'entendre toutes les conversations où que l'on se trouve dans ce hall aux dimensions cosmiques. Le sol semble fait d'or martelé. Les dieux sont accoudés à des balustrades de marbre et dominent la scène depuis des balcons incurvés. Dans les murs sont creusées des multitudes de niches, dont chacune abrite une sculpture en marbre. Ces statues représentent les dieux eux-mêmes. On voit apparaître çà et là des hologrammes des Achéens et des Troyens, le plus souvent des images grandeur nature, en couleurs et en trois dimensions, d'hommes et de femmes occupés à discuter, à parler, à faire l'amour ou à dormir. Près du centre de la salle, le sol se creuse pour former une dépression où on pourrait caser plusieurs piscines olympiques, et dans cet espace flottent et nagent d'autres images en provenance d'Ilium: vues aériennes, gros plans, panoramiques, montages serrés. Les dialogues sont aussi nets que si Grecs et Troyens se trouvaient parmi nous. Tout autour de ce pool visuel, assis sur des trônes de pierre, affalés sur des sofas rembourrés ou debout, vêtus de leurs toges de dessin animé, se tiennent les dieux. Les plus importants. Les chefs de la bande, ceux qui sont en principe même connus des écoliers. Les dieux mineurs s'écartent sur le passage de la Muse, et je presse le pas pour ne pas rester à la traîne, ma main invisible tremblant sur son bras bronzé, veillant à ce que mes sandales ne grincent pas, à ce que mon nez ne coule pas. Aucune des déités ne paraît remarquer ma présence. Si l'une d'elles le fait, je pense que j'en serai vite informé. La Muse fait halte à quelques mètres de Pallas Athéné, et je me tiens si près d'elle que je me sens dans la peau d'un gosse de trois ans accroché à la jupe de sa mère. Une vive dispute suit son cours alors même qu'Hébé, une déesse mineure, se déplace parmi les dieux, leur versant du nectar dans des gobelets en or. Zeus est assis sur son trône, et il suffit d'un regard pour comprendre que c'est lui le roi, l'assembleur des nuées, le dieu des dieux. Ce Zeus-là n'a rien à voir avec un personnage de dessin animé, c'est un géant terriblement réel dont la présence barbue, ointe et d'une noblesse palpable me glace le sang dans les veines. - Comment pouvons-nous contrôler le déroulement de cette guerre? demande-t-il aux dieux assemblés tout en poignardant du regard son épouse Héré. Et le destin d'Hélène? Oui, comment, si des déesses comme Héré d'Argos et Athéné, protectrice de ses soldats, ne cessent d'intervenir - par exemple, en arrêtant la main d'Achille alors qu'elle allait faire couler le sang du fils d'Atrée? Il dirige son oil ombrageux sur une déesse allongée sur des coussins pourpres. - Et toi, Aphrodite, la déesse aux sourires, qui veille sans arrêt sur ce bellâtre de Paris, écartant de lui esprits maléfiques et javelines bien placées. Comment la volonté des dieux - la volonté de Zeus - pourrait-elle être claire si les déesses persistent à protéger leurs favoris aux dépens du Destin? En dépit de toutes tes machinations, Héré, Ménélas peut encore reprendre Hélène... à moins, qui sait, qu'Ilium ne l'emporte. Il n'appartient pas à quelques dieux femelles de décider de telles choses. Héré croise ses minces bras. Homère parle si souvent à son propos de " déesse aux bras blancs " que je m'attends à moitié à la découvrir plus pâle que ses congénères, mais, bien qu'elle ait un teint de lait, on ne peut pas dire qu'elle soit moins hâlée qu'Aphrodite, ni que sa fille Hébé, ni que n'importe laquelle des déesses qui me sont visibles en ce moment - je note toutefois qu'Athéné, elle, est franchement bronzée. Je sais en outre que ces épithètes ont un usage fonctionnel dans la poésie homérique; Achille est dit " aux pieds agiles ", Apollon " à l'arc d'argent ", et le nom d'Agamemnon est en général suivi de la mention " protecteur de son peuple "; les Achéens sont " chevelus ", leurs nefs " noires " ou " creuses ", et caetera. Ces épithètes sont là pour satisfaire les exigences de l'hexamètre plutôt que celles de la description, et elles permettaient à l'aède de respecter la métrique au moyen de phrases toutes faites. J'ai toujours soupçonné certaines d'entre elles - la fameuse " Aurore aux doigts de rosé ", par exemple - de lui avoir en outre servi à gagner du temps en attendant de se rappeler les vers suivants, à moins qu'il ne les ait carrément improvisées. Mais j'ai les yeux fixés sur les bras d'Héré lorsqu'elle s'adresse à son époux. - Terrible fils de Cronos, dit-elle, qu'est-ce que tu me racontes? Comment oses-tu anéantir ainsi tous mes efforts? Sais-tu comme j'ai sué - sué mon immortelle sueur - pour assembler l'armée des Achéens, flattant l'ego de ces héroïques mâles afin qu'ils ne s'entre-ruent point avant d'avoir tué des Troyens, et souffrant - car j'ai souffert, ô Zeus! - afin de faire souffrir le roi Priam, et les fils de Priam, et la cité de Priam? Zeus plisse le front et se penche sur son trône à l'aspect inconfortable, et serre et desserre ses gigantesques poings blancs. Héré décroise les bras et les lève au ciel, exaspérée. - Agis à ta guise - c'est ce que tu fais toujours -, mais nous, les autres dieux, ne t'approuverons pas forcément. Zeus se lève. Si les autres dieux mesurent plus de deux mètres, il en fait, lui, plus de trois. Son front n'est pas tant barré que creusé de rides, et je n'abuse pas des métaphores en disant qu'il tonne. - Héré - ma chère, mon adorée, mon insatiable Héré! En quoi donc Priam et les fils de Priam te font-ils tant de mal, que tu t'obstines avec fureur à détruire la belle cité d'Ilium? Héré reste silencieuse, les mains sur les hanches. Cela ne fait qu'attiser le royal courroux de Zeus. - Déesse, c'est la faim dévorante qui t'anime et non point la colère! Franchir les portes, les hauts murs d'Ilium, et dévorer vivants les Troyens, il ne te faut pas moins pour être satisfaite. Vu son expression, Héré ne réfute pas cette accusation. - Bien... bien... tonne Zeus (qui semble néanmoins bafouiller, comme tous les maris au fil des siècles), fais comme il te plaît. Mais j'ai encore quelque chose à te dire - et mets-le-toi bien en tête: quand j'éprouverai à mon tour l'envie de détruire une ville et ses habitants - une ville que tu aimes, comme j'aime Ilium -, ne t'avise pas alors de retenir ma colère. La déesse avance vivement de trois pas, m'évoquant un prédateur fondant sur sa proie ou un grand maître des échecs profitant sur-le-champ d'une ouverture. - Oui! Trois villes, à moi, me sont chères entre toutes: Argos, Sparte et la vaste Mycènes, dont les rues sont aussi larges, aussi royales que celles d'Ilium la maudite. Détruis-les, le jour où ton cour les aura prises en haine, ô seigneur. Je ne m'opposerai pas à toi. Je ne te les refuserai pas... cela ne me servirait à rien, puisque tu es plus fort que moi. Mais rappelle-toi ceci, ô Zeus: quoique je sois ton épouse, je suis moi aussi issue de Cronos et mérite ton respect. - Jamais je n'ai prétendu le contraire, marmonne Zeus en se rasseyant. - Alors cédons-nous ici l'un à l'autre, déclare Héré d'une voix qui s'est nettement adoucie. Toi à moi, comme moi à toi. Les autres dieux suivront. Agis donc promptement, mon époux! Achille a renoncé au combat, mais une trêve a interrompu l'atroce mêlée entre Achéens et Troyens. Veille à ce que les Troyens la violent, ainsi que leur parole, en portant un mauvais coup aux superbes Achéens. Zeus fulmine, maugrée, gigote sur son trône mais se tourne vers l'attentive Athéné: - Vite, va donc dans leurs lignes trouver Troyens et Achéens. Fais en sorte que les Troyens soient les premiers à violer la trêve en portant un mauvais coup aux superbes Achéens. - Et qu'ils piétinent les Argiens dans leur triomphe, souffle Héré. - Et qu'ils piétinent les Argiens dans leur triomphe, répète Zeus d'une voix lasse. Athéné disparaît dans un éclair TQ. Zeus et Héré quittent la salle, et les dieux commencent à se disperser en chuchotant. D'un subtil claquement des doigts, la Muse m'ordonne de la suivre, et je franchis le seuil derrière elle. - Hockenberry, dit la déesse de l'Amour. Elle est allongée sur une couche douillette, et la pesanteur - si légère soit-elle - souligne les masses voluptueuses de ses appas laiteux. La Muse m'a conduit dans une petite chambre du palais des dieux, une petite chambre chichement éclairée par un brasero à l'éclat tamisé et par ce qui ressemble furieusement à un écran d'ordinateur. Dans un murmure, elle m'a ordonné d'ôter le casque d'Hadès, et, quoique soulagé de me défaire de cette cagoule en cuir, j'étais terrifié à l'idée d'être à nouveau visible. Puis Aphrodite est entrée, s'est allongée sur son divan et a dit: - Ce sera tout, Mélété, attends que je te rappelle. La Muse s'est éclipsée par une porte dérobée. Mélété, ai-je songé. Ce n'était donc pas une des neuf Muses, mais un être venant d'un autre âge, d'un temps où les Muses n'étaient que trois: Mélété, associée à la pratique, Mnémé, à la mémoire, et Aoidé, au... - Hockenberry, je t'ai vu dans la grande assemblée des dieux, déclare Aphrodite, m'arrachant en un clin d'oil à mes songeries de scholiaste, et si je t'avais désigné au seigneur Zeus, tu ne serais plus à présent qu'un petit tas de cendres, voire pis encore. Même ton médaillon TQ ne t'aurait servi à rien, car j'ai aussi le pouvoir de suivre ton sillage phasique dans l'espace-temps. Sais-tu pourquoi tu es ici? C'est Aphrodite ma patronne. C'est elle qui a ordonné à la Muse de me donner ces gadgets. Que suis-je censé faire? Me jeter à terre et me prosterner devant cette divinité? Comment m'adresser à elle? Durant les neuf ans, deux mois et dix-huit jours que j'ai passés ici, pas une fois un dieu n'a daigné prêter attention à mon humble personne, la Muse exceptée. Je décide de m'incliner, de détourner mes yeux de sa beauté, du spectacle de ses mamelons rosés visibles sous la soie vaporeuse, du doux renflement de son ventre qui projette des ombres dans le triangle obscur où naissent ses cuisses. - Non, déesse, dis-je - mais j'ai déjà oublié la question. - Sais-tu pourquoi tu as été sélectionné pour être scholiaste, Hockenberry? Pourquoi ton ADN a été préservé de la nanolyse? Pourquoi tes écrits sur la guerre ont été incorporés au simplex avant que tu sois jugé digne d'être réintégré? - Non, déesse. Mon ADN est préservé de la nanolyse? - Sais-tu ce qu'est un simplex, ô ombre de mortel? Le virus de l'herpès? - Non, déesse. - Le simplex est un objet mathématique de type géométrique, un exercice de logistique, un triangle ou un trapézoïde replié sur lui-même, déclare Aphrodite. Combiné en outre avec des dimensions multiples et des algorithmes définissant de nouvelles aires notionnelles, ce qui entraîne la création et le tri de régions concevables de l'espace-n, les plans d'exclusion devenant alors des contours inévitables. Comprends-tu à présent, Hockenberry? Comprends-tu en quoi cela s'applique à l'espace quantique, au temps, à la guerre en cours et à ton propre destin? - Non, déesse. Ma voix devient tremblante. Impossible de faire autrement. J'entends un froissement de soie et je lève les yeux le temps de voir la plus belle femme de la création changer la position de ses membres fuselés. - Peu importe, dit-elle. Il y a plusieurs millénaires de cela, tu as écrit un livre - toi ou le mortel qui fut ton templet. Te rappelles-tu son contenu? - Non, déesse. - Si tu répètes encore une fois ces mots, Hockenberry, je t'éventre de la gorge à l'aine et je transforme tes tripes en jarretières. Et ça, tu le comprends? Il est extrêmement difficile de parler la bouche sèche. - Oui, déesse, réussis-je à zézayer. - Ton livre faisait 935 pages et son sujet se réduisait à un seul mot: menin. T'en souviens-tu maintenant? - Non, dé... j'ai bien peur de l'avoir oublié, déesse Aphrodite, mais je ne doute pas que vous ayez raison. Je lève les yeux une fraction de seconde, constatant qu'elle sourit, le menton calé sur sa main gauche, l'index collé à sa joue, pointé vers son sourcil parfait. Ses yeux ont la couleur d'un vieux cognac. - La rage, murmure-t-elle. Menin aeide thea... Sais-tu qui va gagner cette guerre, Hockenberry? Là, j'ai intérêt à réfléchir vite. Je serais un piètre scholiaste si j'ignorais comment s'achève l'Iliade - encore que la dernière scène décrive les funérailles de Patrocle, l'ami d'Achille, et non la destruction de Troie, et que seule Y Odyssée fasse mention d'un cheval géant... mais supposons que je prétende savoir comment se conclura cette guerre, alors que Zeus vient tout juste de réaffirmer son édit selon lequel les dieux ne doivent pas être informés du futur tel que l'a prédit Homère... si les dieux eux-mêmes ne savent pas ce qui va se passer ensuite, en le leur disant je me placerais au-dessus des dieux, notamment du Destin. Et ces dieux-là n'ont pas pour habitude de récompenser Yhubris. En outre, Zeus - le seul à connaître l'intégralité de Ylliade - a interdit aux dieux et aux scholiastes d'évoquer d'autres événements que ceux qui se sont déjà produits. Contrarier Zeus n'est pas une technique de survie quand on fréquente Olympos. D'un autre côté, il semble que je sois préservé de la nanolyse. Mais je ne doute pas de la parole de la déesse de l'Amour quand elle se dit prête à transformer mes tripes en jarretières. - Quelle était la question, déesse? demandé-je piteusement. - Tu sais comment s'achève Ylliade, mais je défierais la volonté de Zeus en te demandant des précisions, dit Aphrodite, dont le sourire s'efface pour faire place à une moue. Je peux cependant te demander dans quelle mesure le poème prédit cette réalité, n'est-ce pas? À ton avis, scholiaste Hockenberry, qui règne sur l'univers, Zeus ou le Destin? Oh! merde. Quelle que soit la réponse que je donne, je vais finir étripé et cette femme superbe - cette déesse - va hériter de jarretières toutes poisseuses. - J'ai cru comprendre, déesse, que bien que l'univers se plie à la volonté de Zeus et doive obéir aux caprices de cette force divine qu'on appelle le Destin, le khaos a toutefois son mot à dire dans la vie des hommes comme des dieux. Aphrodite émet un petit bruit amusé. Tout chez elle est doux, caressant, tentateur... - Nous n'allons pas attendre que le chaos décide de cette partie, déclare-t-elle sur un ton des plus sérieux. Tu as vu Achille se retirer du conflit aujourd'hui? - Oui, déesse. - Tu sais que le tueur d'hommes a adressé des prières à Thétis afin que ses amis achéens soient punis de l'avoir ainsi déshonoré? - Je n'ai pas été témoin de cette scène, déesse, mais je sais qu'elle s'inscrit dans le cours de l'épopée. Je ne prends aucun risque en disant cela. Cet événement appartient déjà au passé. En outre, la néréide Thétis est la mère d'Achille, et tous les habitants d'Olympos savent qu'il l'a implorée d'intervenir. - Certes, fait Aphrodite. Cette salope aux talons ronds et aux seins mouillés s'est déjà pointée dans la grande salle, se jetant aux pieds de Zeus dès que le vieux schnock est revenu de son orgie chez les Éthiopiens. Elle l'a supplié au nom d'Achille d'accorder aux Troyens victoire sur victoire, et ce vieux crétin a accepté, s'atti-rant la fureur d'Héré, championne en chef des Argiens. D'où la scène de ménage à laquelle tu viens d'assister. Je me tiens immobile, les bras ballants, les paumes vers l'avant, la tête légèrement inclinée, guettant Aphrodite comme si elle était un cobra prêt à frapper mais sachant qu'elle est infiniment plus vive, infiniment plus meurtrière qu'un vulgaire cobra. - Sais-tu pourquoi tu as survécu plus longtemps que tout autre scholiaste? me demande-t-elle sèchement. Incapable de répondre sans me condamner, je secoue tout doucement la tête. - Si tu es toujours vivant, c'est parce que j'ai prédit que tu pourrais me rendre un service. Une amère sueur me pique les yeux. Je sens de grosses gouttes couler sur mes joues et ma gorge. La tâche d'un scholiaste - la tâche que j'accomplis depuis neuf ans, deux mois et dix-huit jours -est d'observer la guerre sur la plaine d'Ilium sans jamais intervenir, sans jamais commettre un acte qui soit susceptible de modifier le cours du conflit ou le comportement de ses héros, dans quelque sens que ce soit. - M'as-tu entendu, Hockenberry? - Oui, déesse. - Souhaites-tu savoir de quel service il s'agit, scholiaste? - Oui, déesse. Aphrodite se lève de son divan, et j'incline la tête au maximum, mais j'entends le froissement de sa robe de soie, ainsi que le doux frottement de ses cuisses tandis qu'elle s'approche de moi; je sens son parfum et son odeur de femme lorsqu'elle se tient tout près de moi. J'avais oublié à quel point une déesse peut être grande, mais notre différence de taille me frappe à nouveau lorsqu'elle se dresse au-dessus de moi, ses seins à quelques centimètres de mon visage. L'espace d'un instant, je lutte contre l'impulsion d'enfouir ma tête dans la vallée parfumée qui sépare ces seins, et, tout en sachant que cet acte serait le dernier que j'accomplirais avant de connaître une mort atroce, je me demande si le jeu n'en vaudrait pas la chandelle. Aphrodite pose une main sur mon épaule tétanisée, effleure le cuir grossièrement brodé du casque d'Hadès puis pose sur ma joue l'extrémité de ses doigts. En dépit de ma terreur, je sens mon sexe se durcir, se dresser tout frémissant. La voix de la déesse se fait entendre, un murmure suave, sensuel, légèrement amusé, et je suis sûr qu'elle a conscience de mon état, qu'elle le prend comme l'hommage qui lui est dû. Elle baisse la tête pour se pencher sur moi, si proche que je sens la chaleur de sa joue contre la mienne tandis qu'elle chuchote à mon oreille deux ordres tout simples. - Tu vas espionner les autres dieux pour mon compte. (Puis, à peine audible tant mon cour cogne dans ma poitrine:) Et, le moment venu, tu vas tuer Athéné. 7. Conamara Central En comptant Mahnmut, il y avait cinq moravecs galiléens dans la salle de réunion pressurisée aménagée au-dessus de la dalle. Il connaissait l'Européen - Asteague/Che, l'intégrateur prime basé à Pwyll -, mais les trois autres étaient encore plus étranges que des krakens à ses yeux de provincial. Le Ganymédéen était grand et élégant comme tous ses semblables, d'une morphologie humanoïde qui frisait l'atavisme, avec des yeux à facettes et une combi en fullerène noir; le Callistan était proche de Mahnmut par sa taille et sa conception - long d'un mètre, à peine humanoïde, pourvu d'une peau synthétique et même d'une chair organique sous son derme en polyamide transparent, d'une masse de trente kilos au maximum; l'Ionien était... impressionnant. C'était un moravec poids lourd d'un modèle antique, conçu pour résister au tore de plasma et aux geysers de soufre, qui mesurait trois mètres de haut et six mètres de long, et dont la forme évoquait une limule: une carapace pesante, hérissée d'une myriade d'appendices, de palpeurs, de lentilles, de flagelles, de capteurs à spectre large et de manipulateurs en tout genre. De toute évidence, cet être était rompu au vide spatial; la surface de son armure avait subi tellement de micro-impacts, puis de séances d'abrasion, qu'elle était aussi vérolée que celle d'Io. Dans cette salle pressurisée, il utilisait de puissants répulsifs de source pour ne pas creuser le sol. Mahnmut décida de garder ses distances, choisissant un emplacement opposé au sien par rapport à la dalle de communion. Comme aucun des participants ne se présentait, par faisceau cohérent ou par infrarouges, Mahnmut décida de suivre leur exemple. Il se connecta au cordon nourricier de sa niche, suçota et attendit. Bien qu'il aimât respirer quand il en avait l'occasion, il avait été surpris de se retrouver dans une salle pressurisée à 700 hecto-pascals - d'autant plus que ni le Ganymédéen ni l'Ionien n'avaient de capacité respiratoire. Puis Asteague/Che commença à communiquer au moyen de micromodulations d'ondes mécaniques dans l'atmosphère - en d'autres termes, il se mit à parler, et en anglais de l'Ère perdue, qui plus est -, et Mahnmut comprit que la salle était pressurisée pour des raisons de sécurité et non de confort. La parole était la forme de communication la plus sûre dans le système galiléen, et même l'Ionien, ce travailleur du vide en armure spatiale, était équipé pour la pratiquer. - Je tiens à vous remercier tous d'avoir interrompu vos tâches respectives pour venir ici aujourd'hui, déclara l'intégrateur prime de Pwyll, en particulier ceux qui sont venus d'autres mondes que celui-ci. Je suis Asteague/Che. Soyez les bienvenus, Koros III de Ganymède, Ri Po de Callisto, Mahnmut du Projet cartographie du pôle Sud d'Europe et Orphu d'Io. Mahnmut passa par un cycle de surprise, puis ouvrit un canal de communication privé. Orphu d'Io? Serais-tu mon correspondant shakespearien de longue haleine, Orphu d'Io? En effet, Mahnmut. Enchanté de te rencontrer, mon cher ami. Comme c'est étrange! Quelles étaient les chances pour que nous nous retrouvions un jour dans la même pièce, Orphu? Cela n'a rien d'étrange, mon ami. Quand j'ai appris que tu allais être invité à participer à cette expédition suicide, j'ai insisté pour la rejoindre. Expédition suicide? - ... plus de cinquante années joviennes, soit six cents années terriennes, que nous avons perdu le contact avec les posthumains, disait Asteague/Che, et nous ne savons plus ce qu'ils manigancent. Cela nous inquiète. Il est temps d'envoyer une expédition vers l'intérieur du système, vers notre foyer premier, afin de déterminer le statut actuel de ces créatures et de voir si elles représentent une menace pour les Galiléens. (Il marqua une pause.) Nous avons des raisons de soupçonner que c'est le cas. Derrière l'intégrateur européen se trouvait une baie vitrée, qui montrait Jupiter traversant le firmament au-dessus des champs glaciaires, et elle s'opacifia pour afficher les planètes et les lunes tournant majestueusement autour du lointain soleil. Zoom sur le système formé par la Terre, la Lune et les anneaux. - Au fil des cinq cents dernières années, l'activité n'a cessé de décroître sur les spectres radio, gravitonique et neutrinique des anneaux polaire et équatorial des PH, reprit Asteague/Che. Elle est carrément nulle depuis un siècle. Sur la Terre proprement dite, on n'en décèle que des traces résiduelles - sans doute attribuables à l'activité robotique. - Est-ce que le petit groupe d'humains originels existe toujours? demanda Ri Po, le Callistan. - Nous l'ignorons, répondit Asteague/Che. L'intégrateur passa une main devant la console universelle, et une image de la Terre envahit la baie vitrée. Mahnmut cessa de respirer. Les deux tiers de la planète étaient éclairés par le Soleil. On apercevait des océans bleus et quelques traces de continents marron sous la masse mouvante des nuages blancs. Mahnmut n'avait jamais vu la Terre avant ce jour, et l'intensité des couleurs était quasiment bouleversante. - Est-ce une image en temps réel? demanda Koros III. - Oui. Le Consortium des Cinq Lunes a construit un petit télescope spatial à proximité de l'onde de choc magnétosphérique jovienne. Ri Po était impliqué dans ce projet. - Je m'excuse de la mauvaise résolution de l'image, intervint le Callistan. Cela faisait plus d'un siècle jovien que nous avions renoncé à l'astronomie visuelle. Et ce projet a été mené dans la précipitation. - Y a-t-il des signes des originels? s'enquit Orphu d'Io. Les descendants de ton Shakespeare, ajouta-t-il à l'intention de Mahnmut. - Résultat inconnu, répondit Asteague/Che. La résolution maximale est d'environ deux kilomètres et nous n'avons détecté aucun signe des humains originels ou de leurs artefacts, exception faite des ruines déjà répertoriées. Il y a bien une activité neutrinique de type fax, mais peut-être est-elle automatique ou résiduelle. À vrai dire, ce ne sont pas les humains qui nous intéressent pour le moment. Ce sont les posthumains. Mon Shakespeare? Tu veux dire notre Shakespeare! répondit Mahnmut à l'Ionien. Désolé, Mahnmut. En dépit de l'amour que m'inspirent les sonnets du Barde - et même son théâtre -, mon intérêt s'est toujours concentré sur Proust. Proust! Cet esthète! Tu plaisantes! Point du tout. Le spectre subsonique du faisceau cohérent résonna d'un grondement que Mahnmut interpréta comme le rire de l'Ionien. L'intégrateur afficha des images montrant quelques-uns des millions d'habitats orbitaux tournant autour de la Terre. Nombre d'entre eux étaient blancs, quelques-uns argentés. En dépit de l'éclat que leur conférait le Soleil relativement proche, ils semblaient étrangement froids. Et vides. - Aucune navette. Aucune trace d'échanges fax entre les anneaux et la Terre. Quant aux convois de matériau lourd transitant entre les anneaux et Mars - observés il y a à peine vingt années joviennes, soit deux cent quarante et quelques années terriennes ou annulaires -, ils brillent désormais par leur absence. - Vous pensez que les posthumains ont disparu? s'enquit Koros III. Qu'ils sont tous morts? Ou qu'ils ont tous migré? - Nous savons qu'il est intervenu un changement fondamental dans leur politique énergétique, dans les domaines chronoclastique, quantique et gravitationnel, répliqua l'intégrateur. Il était plus grand et un peu plus humanoïde que Mahnmut, caparaçonné dans une armure protectrice jaune vif. Sa voix était douce, posée, mélodieuse mais précise. - Tournons-nous à présent vers Mars, dit-il. L'image de la quatrième planète emplit la baie vitrée. Mahnmut ne s'intéressait que vaguement à Mars et n'en connaissait que des images datant de l'Ère perdue. La planète qu'il découvrait à présent n'avait aucun rapport avec les photos et les holos de cette époque. Jadis couleur de rouille, Mars était recouverte par les eaux sur la majorité de son hémisphère Nord, Vallès Marineris étant désormais un fleuve large de plusieurs kilomètres se jetant dans l'océan. Quant à l'hémisphère Sud, s'il demeurait en grande partie ocre ou marron, il était néanmoins tacheté de vert. Les volcans de Tharsis dessinaient toujours une procession allant du sud-ouest au nord-est - avec un plumet de fumée visible au-dessus de l'un d'eux -, mais Olympus Mons se dressait désormais à une vingtaine de kilomètres d'une gigantesque baie s'ouvrant sur l'océan Boréal. Des amas de nuages blancs se groupaient sur la moitié diurne de l'image et on voyait briller des lueurs près du bassin d'Hellas, par-delà la limite du terminateur. Mahnmut distingua un ouragan filant au nord, vers la côte de Chryse Planitia. - Ils l'ont terraformée, dit-il à voix haute. Les posts ont ter-raformé Mars. - Quand? demanda Orphu d'Io. Personne chez les Galiléens ne s'intéressait à Mars - ni à aucun des mondes intérieurs, d'ailleurs (sauf pour ce qui était de leur littérature) -, de sorte que l'événement avait pu se produire à n'importe quel moment ayant suivi la rupture entre l'humanité et les moravecs, survenue deux mille cinq cents années terriennes auparavant. - Il y a moins de deux cents ans, répondit Asteague/Che. Peut-être moins de cent cinquante. - Impossible, affirma Koros III d'un ton ferme. Mars n'a pas pu être terraformée en aussi peu de temps. - Je suis d'accord, c'est impossible, rétorqua Asteague/Che. Mais c'est pourtant vrai. - Donc, les posts ont migré là-bas, dit Orphu d'Io. Ce fut Ri Po qui lui répondit. - Nous ne le pensons pas. La résolution que nous obtenons sur Mars est supérieure à celle que nous avons sur la Terre. Par exemple, le long des côtes... La baie vitrée montra une région située autour d'une péninsule biscornue, au nord de la zone où les fleuves formant Vallès Mari-neris - en fait, on aurait pu parler d'une véritable mer intérieure -se jetaient dans une baie, franchissaient un isthme, puis se dispersaient dans l'océan Boréal. Zoom. Tout le long de la côte, à la frontière entre mer et terre - qu'on ait affaire à un désert rouge ou à des plaines verdoyantes parsemées de forêts -, se déroulait un alignement de taches noires. Nouveau et ultime zoom. - S'agit-il de... sculptures? demanda Mahnmut. - Des têtes de pierre, pensons-nous, dit Ri Po. L'image bascula et, l'heure ayant changé, l'ombre de l'une des taches laissait apparaître un front, un nez, un menton volontaire. - Ridicule! trancha Koros III. Il faudrait des millions de statues de l'île de Pâques pour faire le tour de l'océan Boréal. - Nous en comptons quatre millions deux cent trois mille cinq cent neuf, répliqua Asteague/Che. Mais leur construction n'est pas achevée. Observez cette photo, prise il y a quelques mois alors que Mars était dans sa position la plus favorable. Une myriade de minuscules silhouettes floues tiraient une grande tête de pierre montée sur roues. Son visage était tourné vers le ciel, ses yeux ombrés fixaient le télescope. Les minuscules travailleurs semblaient attachés à elle par une multitude de câbles, et Mahnmut pensa à des esclaves égyptiens tirant un bloc destiné à la construction d'une pyramide. - Humains ou robots? s'enquit Orphu. - Ni l'un ni l'autre, à notre avis, répondit Ri Po. La taille n'est pas la bonne. Remarquez aussi la couleur, telle qu'elle est indiquée par l'analyse spectrographique. - Ils sont verts? demanda Mahnmut, qui ne goûtait les énigmes que si elles étaient littéraires. Des robots verts? - Ou une espèce de petits humanoïdes verts inconnue à ce jour, répliqua Asteague/Che le plus sérieusement du monde. Orphu d'Io fit résonner son rire subsonique. - Des PHV, dit-il à haute voix. Mahnmut lui transmit une interrogation. Des Petits Hommes Verts, précisa Orphu d'Io sur le canal général, émettant un nouveau rire. - Pourquoi avons-nous été convoqués ici? demanda Mahnmut à Asteague/Che. En quoi cette terraformation nous concerne-t-elle? L'intégrateur restitua sa transparence à la baie vitrée. Les bandes de Jupiter et les plaines de glace crépusculaires d'Europe semblaient bien ternes, bien moroses après ces bleus et ces blancs si vibrants venus du système intérieur. - Nous dépêchons sur Mars une équipe afin qu'elle enquête et nous envoie son rapport, dit Asteague/Che. Vous quatre avez été choisis pour la former. Vous avez encore la possibilité de refuser. Silence absolu sur tous les canaux de communication. - J'ai parlé d'envoyer un rapport, mais pas nécessairement de revenir, poursuivit l'intégrateur prime. Nous n'avons aucun moyen de vous rapatrier dans le système jovien. Veuillez me transmettre un signal si vous ne souhaitez pas participer à cette mission. Toujours le silence. - Bien, fit l'intégrateur européen. Dans quelques minutes, vous pourrez télécharger les données complètes de l'expédition, mais je vais dès à présent vous en donner un aperçu. Nous utiliserons le submersible de Mahnmut pour l'enquête sur zone. Ri Po et Orphu procéderont à une cartographie orbitale pendant que Mahnmut et Koros III descendront sur la surface. Nous nous intéressons plus particulièrement à ce qui se passe autour d'Olympus Mons, le plus grand des volcans. Nous y avons décelé une activité quantique aussi massive qu'inexplicable. Mahnmut déposera Koros III sur la côte, et notre ami ganymédéen partira en reconnaissance. Grâce à ses archives autant qu'à ses lectures, Mahnmut savait que les humains de l'Ère perdue s'éclaircissaient la gorge pour exprimer leur désir d'interrompre un discours. Il émit le bruit correspondant. - Veuillez excuser ma stupidité, mais comment allons-nous faire pour transporter La Dame noire - mon submersible - sur Mars? - Cette question n'est nullement stupide, répliqua l'intégrateur. Orphu d'Io? La gigantesque limule se déplaça sur ses répulsifs afin de tourner vers Mahnmut diverses lentilles noires. - Cela fait des siècles que nous n'avons rien expédié dans le système intérieur. Et si nous devions employer les méthodes classiques, le voyage prendrait la moitié d'une année jovienne. Nous avons donc décidé de recourir aux ciseaux. Ri Po s'agita dans sa niche. - Je croyais que les ciseaux ne devaient être utilisés que pour l'exploration interstellaire. - Le Consortium des Cinq Lunes a décidé que cette mission était prioritaire, rétorqua Orphu d'Io. - Je présume que nous embarquerons à bord d'un vaisseau, dit Koros III. À moins que vous n'ayez l'intention de nous expédier l'un après l'autre, tout nus comme des poulets lancés par un tré-buchet? Le grondement subsonique d'Orphu emplit la salle. De toute évidence, il appréciait l'image choisie par Koros. Mahnmut dut accéder au réseau général. Un trébuchet était une machine de guerre humaine de l'Ère perdue, civilisation de Niveau Deux - précédant l'invention de la machine à vapeur -, purement mécanique mais plus puissante qu'une catapulte, capable de lancer des projectiles relativement lourds sur une distance d'un ou deux kilomètres. - Nous avons effectivement un vaisseau, dit Asteague/Che. Il a été conçu pour atteindre Mars en quelques jours et configuré pour accueillir le submersible de Mahnmut. Il est en outre équipé d'un système permettant d'envoyer La Dame noire - le submersible de Mahnmut - dans une atmosphère planétaire. - Atteindre Mars en quelques jours, répéta Ri Po. Quels sont les facteurs delta-V à l'issue de la sortie du tube de flux d'Io? - Un peu moins de trois mille g, dit l'intégrateur. Échelle terrienne. Mahnmut, qui ne connaissait que la pesanteur d'Europe, égale à un septième de g, s'efforça d'imaginer une force vingt et un mille fois supérieure. En vain. - Au cours de la phase d'accélération, l'intérieur du vaisseau et celui de La Dame noire seront remplis de gel, expliqua Orphu d'Io. Nous serons aussi douillettement installés que des circuits électroniques dans leur moule de gélatine. De toute évidence, Orphu avait participé à la préparation du vaisseau et Ri Po à l'observation des deux planètes. Selon toute probabilité, Koros III avait été avisé du commandement qui allait lui échoir. Il n'y avait que lui, Mahnmut, qui avait été tenu à l'écart des préparatifs, sans doute parce que son rôle - piloter La Dame noire dans les océans martiens - était sans grande importance. Peut-être devrais-je déclarer forfait, après tout, se dit-il. Proust? lança-t-il au grand Ionien. Dommage que nous n’allions pas sur Terre, mon ami. Nous pourrions visiter Stratford-on-Avon. En ramener une chope en guise de souvenir. La plaisanterie n'était pas nouvelle mais, étant donné le contexte, elle semblait à nouveau du plus haut comique. Mahnmut transmit une imitation passable du rire d'Orphu, lequel réagit par un grondement si titanesque qu'il fut audible aux quatre autres moravecs. Ri Po, lui, ne riait pas. Il calculait. - Une telle propulsion nous donnerait une vélocité initiale d'un peu moins de deux dixièmes de la vitesse de la lumière, et, même à l'issue d'une décélération drastique par collecte magnétique une fois dans le système intérieur, nous aurions une vélocité d'approche d'environ un millième de c - soit un peu plus de 300 km/s. Nous arriverons à proximité de Mars dans un délai très bref, même si elle se trouve de l'autre côté du Soleil comme en ce moment. Mais a-t-on réfléchi à la manière dont nous pourrons ralentir une fois là-bas? - Oui, fit Orphu d'Io en se calmant quelque peu. Nous y avons réfléchi. Même à l'issue de trente années joviennes d'existence, Mahnmut n'avait pas d'adieux à faire sur Europe. Urtzweil, son partenaire en exploration, avait été détruit dix-huit années J plus tôt, suite à la brusque fermeture d'un chenal près du cratère de Pwyll, et, depuis lors, Mahnmut ne s'était rapproché d'aucune entité consciente. Seize heures après la réunion, Conamara Central ordonna à des porteurs orbitaux spécialisés de cueillir La Dame noire et de l'envoyer en orbite, où des moravecs adaptés au vide spatial, travaillant sous la supervision d'Orphu d'Io, l'embarquèrent à bord du vaisseau martien, laissant ensuite d'antiques convoyeurs interlunaires à induction acheminer l'ensemble jusqu'à Io. Mahnmut et ses trois équipiers avaient brièvement envisagé de donner un nom à leur bâtiment, mais l'imagination leur avait fait défaut, l'envie leur avait passé, et, par la suite, ils se contentèrent de l'appeler " le vaisseau ". Comme la plupart des spationefs construits par les moravecs depuis l'avènement du voyage spatial, celui-ci ne satisfaisait guère aux canons classiques de l'élégance. Long de cent cinquante mètres, il se composait en majorité de poutres en fullerène, enveloppées de feuilles antiradiation fripées là où il fallait protéger modules, sondes semi-automatiques, antennes de tous types, capteurs et câbles. Il différait surtout des engins de l'espace jovien par son dipôle magnétique étincelant et ses déflecteurs en saillie. Son groin massif abritait quatre fusiopropulseurs et les cinq trompes du collecteur Matloff? Fennelly. Côté poupe, un bulbe de dix mètres de large contenait la voile en bore repliée. Ni celle-ci ni le collecteur ne seraient utilisés avant la phase de décélération, et les fusiopropulseurs seraient également inactifs durant la phase d'accélération. Mahnmut resta à l'intérieur de La Dame noire - maintenant fourrée de gel - tandis que Koros III et Ri Po s'installaient à soixante mètres de là, dans le module de contrôle de proue qu'ils avaient baptisé passerelle. Ri Po était censé s'occuper de toutes les tâches d'astrogation durant leur folle virée, Koros III étant quant à lui commandant en titre de l'expédition. Le Ganymédéen devait en outre embarquer à bord du submersible une fois que le gel en aurait été évacué et avant qu'il ne soit largué dans l'atmosphère martienne. Une fois à pied d'ouvre, Mahnmut ferait office de chauffeur, conduisant son commandant au point qu'il aurait choisi pour entamer sa mission d'espionnage en milieu terrestre. Koros avait téléchargé quantité de données relatives à la mission qui ne concernaient pas Mahnmut. Orphu d'Io avait pris place dans un berceau creusé dans la coque extérieure, derrière les dix tores solénoïdaux et devant les prises de câbles de la voile, et toutes sortes de canaux - voix, données, com - le reliaient à la passerelle et au submersible. Le plus gros de ses conversations non techniques était réservé à Mahnmut. Ta théorie sur la construction dramatique des sonnets me paraît d'un très grand intérêt, mon ami. J'espère que nous vivrons assez longtemps pour que tu analyses une partie substantielle du cycle. Mais... Proust! répondit Mahnmut. Pourquoi Proust quand on peut passer son existence à étudier Shakespeare? Proust était sans doute le plus grand explorateur du temps, de la mémoire et de la perception, répondit Orphu. Mahnmut émit un grésillement de parasites. L'Ionien buriné fit entendre son grondement sur la ligne audio. - Il me tarde de te convaincre que les deux sont également passionnants et instructifs, ami Mahnmut. Le message de Koros III arriva sur le canal général: Peut-être souhaiterez-vous élargir votre bande passante sur le visuel. Nous approchons du tore de plasma d'Io. Mahnmut ouvrit toutes les arrivées visuelles, comme on l'y incitait. Il préférait observer les événements extérieurs par l'entremise des lentilles d'Orphu d'Io, mais, pour le moment, c'étaient les caméras de proue du vaisseau qui captaient les images les plus intéressantes, et pas nécessairement dans le seul spectre visible. Ils accéléraient vers la face d'Io, ce grand disque taché de jaune et de rouge, suivant une trajectoire courant en dessous du plan de l'écliptique et se préparant à survoler le pôle Nord de la Lune avant de filer vers le tube de flux Jupiter-Io. Depuis leur départ d'Europe, Orphu et Ri Po avaient téléchargé des informations relatives à ce secteur de l'espace jovien. Européen de souche, Mahnmut s'était toujours focalisé sur le sonar et le spectre visuel pour sillonner les océans enténébrés, mais il percevait désormais la magnétosphère jovienne telle qu'elle était, à savoir un espace plein de bruit et de fureur. Grâce aux ondes radio décamétriques, il voyait le tore de plasma d'Io, d'une épaisseur égale à celle de Jupiter, et, perpendiculaire à ce tore, le tube de flux d'Io dessinant une paire de cornes dont les extrémités étaient plantées dans les pôles joviens. Loin au-delà de la géante gazeuse et de ses lunes, par-delà la magnétopause, Mahnmut sentait la turbulence de cet arc s'écraser comme des vagues écumantes sur un récif caché, entendait en amont les ondes de Langmuir chantant dans les ténèbres magnétiques et distinguait même en acoustique les ondes ioniques qui crépitaient après leur long voyage depuis le Soleil. Vu de l'espace jovien, celui-ci n'était guère qu'une étoile très brillante. À présent que le vaisseau survolait Io pour s'insérer dans le tube de flux, Mahnmut entendait le mélange de Whistlers et de sifflements que produisait la petite lune en labourant son propre tore de plasma, en se mordant la queue pour ainsi dire. Il arrivait à voir les larges bandes d'émission équatoriale et devait atténuer les rugissements radio, décamétrique et kilométrique, provenant du tube de flux. L'espace galiléen tout entier était un chaudron de rayonnement cosmique et d'activité électromagnétique - Mahnmut avait passé toute son existence avec ce genre de bruit de fond -, mais le passage du tore au tube si près de Jupiter eut pour conséquence de soumettre leur vaisseau à des déferlantes d'électrons aussi bruyantes que des banshees exigeant qu'on leur ouvre la porte d'une maison maudite. C'était une nouvelle expérience pour lui, et il la trouva quelque peu perturbante. Puis ils s'insérèrent dans le tube de flux, Koros III leur cria: " Tenez bon!" et un rugissement d'ouragan satura la bande audio. Le tore de plasma d'Io était un gigantesque pneu de particules chargées apparaissant dans le sillage de dioxyde de soufre, de sulfure d'hydrogène et d'autres gaz régurgités - puis à nouveau ingurgités - par la violente lune d'Orphu. À mesure qu'Io faisait le tour de Jupiter en 1,77 jour, fendant le champ magnétique de la géante gazeuse et labourant son propre tore de plasma, elle générait un fabuleux courant électrique entre Jupiter et elle, un cylindre bicorne aux poussées magnétiques incroyablement concentrées appelé le tube de flux d'Io. Ce tube était connecté aux deux pôles de Jupiter, où il créait de splendides aurores boréales, tandis que les cornes transportaient en permanence un courant de cinq méga-ampères et produisaient une énergie supérieure à deux billions de watts. Quelques décennies plus tôt, le Consortium des Cinq Lunes avait décidé qu'il serait criminel de gaspiller une telle énergie. Mahnmut entrevit le pôle Nord d'Io. Les panaches de soufre éjectés par divers volcans - en particulier Prométhée, situé près de l'équateur - s'élevaient jusqu'à 140 kilomètres au-dessus de la surface vérolée, comme si la lune violente leur lançait des projectiles, cherchant à les arrêter avant qu'ils aient atteint le point de non-retour. Trop tard. Ils y étaient déjà. Sur le canal vidéo général, le programme d'astrogation de Ri Po, superposé aux images provenant de la proue, montrait leur insertion dans le tube de flux, ainsi que l'alignement projeté avec les ciseaux. Jupiter fondait sur eux, emplissait leur champ visuel tel un ballon strié de bandes multicolores. Les lames des ciseaux - cet accélérateur magnétique, rotatif et à deux bras, enchâssé dans l'accélérateur de particules naturel qu'était le tube de flux d'Io - étaient longues de 8 000 kilomètres, un chiffre minuscule comparé aux cinq cent mille kilomètres et quelques de la courbe reliant le pôle Nord d'Io à celui de Jupiter. Mais ces ciseaux pouvaient bouger. Comme Orphu d'Io l'avait expliqué à Mahnmut: " Le moment angulaire peut être une multiple splendeur, mon petit ami. " En arrivant à proximité d'Io et du tube de flux, le vaisseau abritant le submersible si cher à Mahnmut, bien que bénéficiant d'une propulsion ionique, atteignait à peine la vitesse de 24 km/s, soit moins de 86 000 km/h. S'il conservait cette allure, il lui faudrait plus de quatre heures pour parcourir le tube de flux entre Io et Jupiter, et plusieurs années T pour rallier Mars. Mais ses occupants n'avaient aucune intention de poursuivre à ce rythme. Le vaisseau pénétra dans le champ agité, crépitant, rugissant du tube de flux, localisa le vortex des ciseaux, s'aligna sur la lame supérieure et, tirant parti des propriétés accélératrices du tube, propulsa le solénoïde qu'il était à travers l'accélérateur dipolaire supraconducteur d'un diamètre de champ s'élevant à cinq kilomètres. Dès que le vaisseau franchit la première porte, évoquant l'image d'une boule de croquet passant à travers le premier de plusieurs milliers d'arceaux, la lame des ciseaux accélérateurs commença à s'ouvrir avec un différentiel de vélocité angulaire approchant - et même dépassant théoriquement - la vitesse de la lumière. C'était comme si le spationef était propulsé par coups de fouet successifs, exploitant au maximum ces fameux deux billions de watts d'énergie. En 2,6 secondes, le vaisseau et ses occupants passèrent de zéro g à un peu moins de 3 000 g. Jupiter disparut en un clin d'oil. Mahnmut régla tous ses moniteurs sur ralenti afin de mieux savourer leur départ. - Ya-hou! s'écria Orphu depuis la coque extérieure. Vaisseau spatial et submersible gémirent, craquèrent, grognèrent et geignirent sous l'effet des g, mais l'un comme l'autre étaient robustes - La Dame noire était conçue pour résister aux pressions des profondeurs océanes d'Europe, soit plusieurs millions de kilogrammes par centimètre carré -, et on pouvait en dire autant des moravecs. - Bordel de merde! fit Mahnmut. Il destinait ce commentaire au seul Orphu d'Io, mais se débrouilla pour l'envoyer aussi aux deux autres. - En effet, répondit Ri Po. Les bouillonnantes lueurs polaires de Jupiter - un ovale auroral entourant le pôle Nord de la géante gazeuse, sur lequel Io imposait son empreinte flamboyante là où le tube de flux entrait dans l'atmosphère - passèrent en un éclair puis s'évanouirent derrière la poupe. Ganymède, distant d'un million de kilomètres quelques secondes plus tôt, fonça sur eux, passa comme un éclair et disparut à la vue. - Uruk Sulcus, dit Koros III sur le canal général. Pendant quelques instants, Mahnmut crut que le moravec commandant l'expédition jurait ou s'étouffait, puis il remarqua que sa voix d'ordinaire plutôt froide avait des accents émus et comprit qu'il faisait sans doute allusion à une région de Ganymède - cette boule de neige sale et cannelée qu'il venait d'entrevoir - d'où il était peut-être originaire. La minuscule Himalia, une lune qu'aucun d'eux n'avait jamais visitée - ni envisagé de le faire - fila à son tour, aussi vive qu'une luciole à la crinière en flammes. - Nous venons de passer l'onde de choc magnétosphérique, rapporta Ri Po de sa voix à l'accent callistan. En ce qui me concerne, c'est la première fois que je sors de l'espace local. Mahnmut consulta ses écrans. D'après les indications de Ri Po, ils avaient parcouru l'équivalent de cinquante-trois diamètres joviens et continuaient d'accélérer. Mahnmut dut ouvrir des banques de mémoire inusitées pour découvrir que le diamètre de Jupiter était égal à 142 000 Ion, ce qui lui permit de se faire une idée plus précise de leur vitesse. Le vaisseau décrivait une parabole au-dessus du plan de l'écliptique, mais le but de la manouvre, se rappela-t-il, était d'utiliser l'attraction gravitationnelle du Soleil pour orienter leur trajectoire vers Mars, laquelle se trouvait de l'autre côté de l'astre en ce moment. Quoi qu'il en soit, il n'avait pas à se soucier d'astrogation. On ferait appel à lui une fois qu'ils auraient gagné l'océan martien, où la navigation s'annonçait comme fort simple: la lumière y était riche, la température élevée, les profondeurs quasi inexistantes et la pression idem, le ciel était empli d'étoiles favorisant la navigation, sans parler des satellites d'aréopositionnement qu'ils ne manqueraient pas de mettre sur orbite, et le taux de rayonnement était ridicule comparé à celui d'Europe. Et il n'y avait pas de krakens sur Mars. Pas de glace non plus. Pas de glace! C'était trop beau pour être vrai. Certes, si les posthumains se révélaient hostiles, il y avait de grandes chances pour que les moravecs ne survivent pas à leur périple, voire à leur entrée dans l'atmosphère martienne, et, même dans le cas contraire, il était très peu probable qu'ils regagnent un jour l'espace jovien, mais Mahnmut ne pouvait rien y faire pour le moment. Ses pensées se portèrent à nouveau sur le sonnet CXXVII. - Tout le monde va bien? demanda Koros III. Tous répondirent que tout allait pour le mieux. Il fallait davantage que quelques milliers de g pour abattre un tel équipage. Le moral était au beau fixe. Ri Po commença à transmettre des données d'astrogation et d'astrographie, mais Mahnmut n'y prêta pas attention. Il était déjà capté par le champ d'attraction du sonnet CXXVII, le premier de la série de la " Dame noire ". 8. Ardis Daeman dormit bien et rêva de femmes. Il trouvait amusant, sinon étrange, de ne rêver de femmes que lorsqu'il dormait seul. C'était comme s'il avait toujours besoin de sentir près de lui une chair féminine et que son subconscient la lui fournissait quand il n'avait pas pu s'en procurer durant la journée. Lorsqu'il se réveilla, à une heure assez tardive, dans sa confortable chambre du château d'Ardis, son rêve se dissipa bien vite, mais il en resta suffisamment de bribes - sans parler de son érection matinale - pour qu'il se remémore vaguement le corps d'Ada, ou d'une femme fort semblable à elle: chaude, pâle, parfumée, avec des fesses bien pleines, des seins bien ronds et des cuisses bien fermes. Daeman était impatient d'entamer le week-end et, en ce splendide matin, il était sûr de connaître le succès dans sa conquête. Plus tard, douché, rasé et impeccablement vêtu d'une tenue qu'il jugeait campagnarde et décontractée - pantalon de coton à rayures blanc et bleu, manteau de serge, veste pastel, chemise de soie blanche, cravate à épingle en rubis, avec en guise d'accessoires sa canne préférée et des chaussures de marche en cuir noir un peu plus robustes que ses mocassins habituels -, il prit son petit déjeuner dans la serre inondée de soleil, où il apprit, à sa grande satisfaction, qu'Hannah et le dénommé Harman étaient partis tôt ce matin. " En prévision du moulage de ce soir ", expliqua Ada de fort énigmatique façon, et Daeman ne prit pas la peine de demander des détails. Il était ravi que l'autre ait pris congé. S'abstenant d'aborder des sujets stupides tels que les livres ou les vaisseaux spatiaux, Ada passa la fin de la matinée en sa compagnie, lui servant de guide et lui faisant redécouvrir les multiples ailes et corridors d'Ardis, ses caves à vin, ses passages secrets et ses antiques greniers. Il se rappelait avoir eu droit à ce genre de tour du propriétaire lors de sa première visite, une Ada adolescente et couverte de taches de rousseur l'ayant précédé sur une échelle branlante pour gagner la plate-forme à écumeur du toit; Daeman, toujours prêt à saisir ce genre d'occasion, avait eu droit à un aperçu de paradis féminin sous sa jupe plissée lorsqu'elle avait gravi l'échelle: il se rappelait comme si c'était hier les cuisses laiteuses et les ombres tentatrices. Ce matin-là, ils empruntèrent la même échelle pour atteindre la même plate-forme, mais Ada l'invita d'un geste à passer le premier, accueillant par un sourire ses démonstrations de politesse, un sourire suggérant que, contrairement à ce qu'il pensait, elle avait parfaitement compris ce qui s'était passé dix ans plus tôt. Le château d'Ârdis était assez haut perché, et la plate-forme, d'un acajou toujours luisant, saillait entre deux pignons vingt mètres au-dessus de l'allée gravillonnée où les voynix se tenaient au garde-à-vous, pareils à des scarabées rouilles. Daeman se garda bien de s'approcher du bord, mais Ada, méprisant le danger, s'y planta pour contempler d'un air mélancolique la vaste pelouse et la forêt dans le lointain. - Je donnerais tout pour avoir un écumeur en état de marche, pas toi? lança-t-elle. Même si je ne pouvais le garder que quelques jours. - Pourquoi diable aurais-je envie d'une chose pareille? Ada agita ses mains aux doigts longilignes. - Même avec un modèle pour enfant, tu pourrais voler au-dessus de la forêt et de la rivière, aller jusqu'aux collines de l'ouest, passer des jours et des jours loin d'ici, loin de toute plate-forme fax. - Pour quelle raison aurait-on envie de faire cela? Ada le fixa quelques instants. - Tu n'es pas curieux? Tu ne te demandes jamais ce qu'il y a dans la nature? Daeman lissa son manteau comme pour en chasser des miettes de pain. - Ne sois pas ridicule, ma chère. Il n'y a rien d'intéressant dans la nature... rien que la nature... pas de gens. Enfin, toutes mes connaissances vivent à proximité d'une plate-forme fax. Et puis, il y a des tyrannosaurus rex dans le coin. - Des tyrannosaures? Dans nos forêts? Quelle idée! On n'en a jamais vu dans les parages. Qui t'a raconté cela, cousin? - Toi, ma chère. Lors de ma dernière visite, il y a un demi-vingt. Ada secoua la tête. - Ce devait être pour te taquiner. Daeman rumina cette révélation, repensa à l'angoisse qui l'avait dissuadé de visiter Ardis pendant des années, aux tyrannosaures qui avaient peuplé ses cauchemars, et se fendit d'un rictus. Ada, apparemment capable de lire dans ses pensées, eut un petit sourire. - T'es-tu jamais demandé, cousin Daeman, pourquoi les posts ont fixé notre population à un million? Pourquoi pas un million et un? Ou encore neuf cent quatre-vingt-dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf? Pourquoi un million pile? Daeman battit des cils, s'efforçant de déterminer le lien entre les écumeurs pour enfants de l'Ère perdue, les dinosaures et le chiffre de la population humaine qui n'avait pas varié depuis... eh bien, depuis toujours. Et il n'appréciait pas qu'elle lui rappelle leur cousinage, car il existait une vieille superstition hostile aux relations sexuelles entre membres d'une même famille. - Je suis d'avis que les vaines spéculations comme celle-ci donnent des indigestions, même par une belle journée comme aujourd'hui, ma chère, déclara-t-il. Et si nous revenions à des sujets de conversation plus plaisants? - Bien sûr, fit Ada en le gratifiant du plus doux des sourires. Allons retrouver les autres invités avant le déjeuner, et ensuite nous nous rendrons sur les lieux du moulage. Cette fois-ci, elle passa la première pour descendre l'échelle. Le déjeuner eut lieu dans le patio nord, sous l'égide de serviteurs flottants, et Daeman bavarda longuement avec les jeunes convives - l'annonce du fameux " moulage " avait encore attiré du monde; à l'issue du repas, nombre d'entre eux s'installèrent confortablement sur un sofa ou bien sur une chaise longue, profitant de la pelouse ombragée, et se passèrent leur turin sur le visage. Une séance normale durait une bonne heure, aussi Daeman alla-t-il faire un tour à la lisière de la forêt, ouvrant l'oil au cas où apparaîtrait un papillon. Ada vint le rejoindre alors qu'il approchait de la colline. - Tu ne coiffes jamais le turin, cousin Daeman? - Non, répondit-il, s'apercevant qu'il se montrait plus hautain qu'il ne l'avait souhaité. Au fil des ans, j'ai fini par m'habituer à cette chose, mais je ne m'abaisse pas à l'utiliser. Est-ce aussi ton cas, ma chère Ada? - Pas toujours, répondit la jeune femme. Tout en marchant, elle faisait tourner au-dessus de sa tête une ombrelle couleur pêche, et la douce lumière parait ses joues pâles d'un éclat splendide. - Je regarde de temps en temps si l'histoire a avancé, mais je suis, semble-t-il, trop occupée pour devenir dépendante comme la majorité de mes contemporains. - On trouve ces turins partout, dirait-on. Ada fit halte à l'ombre d'un grand orme aux branches larges et basses. Elle abaissa son ombrelle pour la refermer. - Tu as essayé? - Oh! oui. C'était la grande mode entre mes deux vingts. J'ai passé quelques semaines à savourer ces... excès. (Il ne put refouler tout à fait la répugnance que lui inspirait ce souvenir.) Depuis, je me suis abstenu. - Est-ce la violence que tu désapprouves, cousin? Daeman eut un geste mi-chèvre, mi-chou. - Je désapprouve le caractère artificiel de la chose. Ada rit doucement. - C'est précisément pour cette raison qu'Harman ne met jamais le turin. Vous avez quelque chose en commun, tous les deux. Cette idée était si improbable que la seule réaction de Daeman fut de remuer les feuilles mortes avec le bout de sa canne. Plutôt que d'ouvrir une fonction horloge sur sa paume, Ada observa la position du soleil dans le ciel. - Ils ne vont pas tarder à émerger. " Une heure sous le tissu égale huit heures de galipettes. " - Ah! Daeman se demanda si ce cliché avait dans sa bouche une valeur de sous-entendu. Comme toujours, son visage souriant mais quasiment malicieux ne donnait aucun indice. - Cette histoire de moulage... il y en aura pour longtemps? - Cela doit durer presque toute la nuit. Daeman sursauta. - Nous n'allons quand même pas camper en pleine nature, au bord de la rivière, par exemple? Il se demanda toutefois s'il n'aurait pas davantage de chances de séduire la jeune femme en dormant sous les étoiles et les anneaux. - Ceux qui souhaiteront passer toute la nuit sur le site auront la possibilité de le faire, répondit Ada. Hannah nous a promis du spectaculaire. Mais la plupart d'entre nous regagneront le château un peu après minuit. - Y aura-t-il du vin et des boissons sur ce... site? - Certainement. Ce fut au tour de Daeman de sourire. Que les autres goûtent le spectacle, lui passerait la soirée à servir à boire à Ada, lancerait la conversation sur le sujet des " galipettes ", la raccompagnerait chez elle (s'il se débrouillait bien, tous deux partageraient un cabriolet du genre étroit), exercerait sur elle son considérable pouvoir de séduction... et, si la chance était de son côté, il n'aurait pas besoin de rêver de femmes durant la nuit. En fin d'après-midi, les vingt et quelques invités - certains, tout excités par les péripéties vécues ce jour via le turin, racontaient sans se lasser comment Ménélas avait été blessé par une flèche empoisonnée, ou une autre stupidité de cet acabit - furent rassemblés par les serviteurs et conduits vers le fameux " site " par un convoi de droskis et de cabriolets. Ces véhicules étaient tractés et escortés par des voynix, bien que - songea Daeman - cette mesure de sécurité fût sans doute inutile s'il n'y avait pas de tyrannosaures dans la forêt. Il avait fait le nécessaire pour monter dans le cabriolet de tête avec leur hôtesse, et Ada lui montra les arbres, les buissons et les courants les plus intéressants tandis qu'ils parcouraient trois bons kilomètres sur la piste menant à la rivière. Daeman n'hésita pas à s'étaler sur la banquette de cuir rouge, pourtant assez large pour accommoder son léger embonpoint, et eut droit pour sa peine à un contact avec la cuisse d'Ada qui se prolongea pendant tout le trajet. Leur destination, vit-il comme ils débouchaient sur un plateau calcaire dominant la vallée, n'était pas la rivière à proprement parler mais l'un de ses bras secondaires, un petit coin perdu large de quelques centaines de mètres où l'érosion et les inondations avaient sculpté une large plage sablonneuse sur laquelle on avait édifié un assemblage hétéroclite de poutres, de branches, d'échelles, de gouttières, de rampes et d'escaliers. Daeman pensa à un échafaud, bien qu'il n'en ait jamais vu de sa vie. Des torches étaient fixées à des poteaux plantés dans l'eau, et la structure reposait à moitié sur des pilotis. À cent mètres de là, coupant le bras secondaire de la rivière proprement dite, se trouvait une île plutôt étroite - et envahie de cycas et d'amarantes - d'où montait un vacarme strident dû aux oiseaux et aux reptiles volants, qui prenaient leur essor dans une explosion de couleurs. Daeman se demanda distraitement s'il y avait des papillons sur cette île. Sur un talus herbeux surmontant la plage, on avait installé des tentes de soie colorées, des chaises longues et des tables couvertes de nourriture. Les serviteurs s'affairaient autour de ces dernières, survolant parfois les convives qui arrivaient. Comme il suivait Ada qui venait de descendre du cabriolet, Daeman reconnut certains de ceux qui s'activaient sur l'étrange édifice branlant: Hannah était juchée en son sommet, un bandeau rouge noué autour de la tête, mettant en place des éléments de la structure; six mètres plus bas, ce fou d'Harman, torse nu, en nage, la peau étrangement bronzée, soufflait sur un feu contenu dans un réceptacle; d'autres jeunes personnes, sans doute des amis d'Hannah et d'Ada, allaient et venaient sur les rampes et les échelles, transportant sacs de sable, branchages ou pierres rondes. Un feu brûlait dans le cour en argile de l'édifice, et des étincelles montaient dans l'air vespéral. Tous semblaient ouvrer dans un but bien précis, mais Daeman ne voyait aucune raison à l'existence de cet assemblage hétéroclite de poutres et de gouttières, d'argile, de sable et de flamme. Un serviteur s'approcha de lui et lui offrit un verre. Daeman l'accepta et partit à la recherche d'une chaise longue et d'un coin d'ombre. - Ceci est un cubilot, expliqua Hannah à l'assemblée, plus tard dans la soirée. Nous travaillons dessus depuis plus d'une semaine, et nous avons transporté les matériaux qui le composent à bord de canoës. Quant aux branches, il a fallu les couper et les tendre pour procéder à l'assemblage. Le dîner s'était révélé excellent. Le soleil éclairait encore les hautes collines proches de la rivière, mais la vallée proprement dite était plongée dans l'ombre et les deux anneaux étincelaient dans le ciel enténébré. Des étincelles jaillissaient vers les anneaux, la fournaise et les soufflets faisaient un vacarme assourdissant. Daeman accepta un nouveau verre, le huitième ou le dixième de la soirée, et en prit un pour Ada, qui le refusa d'un signe de tête avant de se retourner vers Hannah. - Nous avons confectionné un panier en bois tressé et recouvert le centre de la fournaise - l'âtre - avec de l'argile réfractaire. Nous avons fabriqué celle-ci en mélangeant du sable sec, de la bentonite et un peu d'eau. Ensuite, nous avons façonné des boules avec notre boue argileuse, que nous avons enveloppées dans des fougères mouillées afin de les empêcher de sécher, et nous en avons tapissé les parois de la fournaise. Ce sont elles qui protègent du feu l'armature en bois du cubilot. Daeman ne comprenait rien à ce qu'elle racontait. Pourquoi construire cette monstruosité tout en bois et placer un feu en son centre si on ne souhaitait pas la brûler? Il avait échoué dans un asile de fous. - En fait, reprit Hannah, nous avons passé le plus clair des derniers jours à nourrir le foyer tout en éteignant les petits incendies causés par la fournaise. C'est pour cela que nous nous sommes installés tout près de la rivière. .- Fantastique, marmonna Daeman. Il alla se chercher un nouveau verre pendant qu'Hannah et ses acolytes - dont l'insupportable Harman - poursuivaient leur délire, l'épiçant de termes grotesques tels que " lit de braises ", " soufflerie ", " tuyère " (selon Hannah, il s'agissait d'une minuscule ouverture dans leur fournaise, près de laquelle la dénommée Emme s'escrimait sur les soufflets), " zone de fusion ", " moule en sable ", " trou de coulée " et " trou de scorie ". Tout cela lui semblait barbare, voire vaguement obscène. - Et maintenant, voyons si ça marche, annonça Hannah d'une voix à la fois exaltée et épuisée. Les convives furent priés de se tenir sur le rivage sablonneux, Daeman battit en retraite sur un carré de pelouse près des tables, et tous ces jeunes gens - plus ce satané Harman - passèrent à l'action dans la frénésie la plus totale. Les étincelles bondirent encore plus haut. Hannah courut au sommet du fameux cubilot pendant qu'Harman scrutait les flammes dans la fournaise aux parois d'argile et ordonnait que l'on fasse ceci ou cela. Emme s'activa sur les soufflets jusqu'à en tomber d'épuisement, et le dénommé Loes monta la relayer. Daeman écouta distraitement Ada dérouler une nouvelle litanie de détails pour le bénéfice de ses amis massés autour d'elle. Il saisit des termes tels que " buse ", " busillon ", " scories refroidies " (bien que les flammes fussent plus vives et plus brûlantes que jamais) et " explosion ". Daeman recula de quatre ou cinq mètres supplémentaires. - Température de coulée: douze cent soixante degrés! lança Harman à Hannah. Essuyant son front maculé de sueur, cette dernière procéda à des réglages et fit un signe de tête. Daeman agita son verre et se demanda combien de temps il lui faudrait encore attendre avant de regagner le château d'Ardis en cabriolet avec Ada. Soudain, il perçut une agitation telle qu'il en oublia son verre, persuadé que l'étrange échafaudage allait prendre feu, qu'Hannah et Harman allaient brûler comme des fétus de paille. Il se trompait. Hannah s'était certes emparée d'une couverture pour étouffer des flammes léchant l'échelle sous le sommet du cubilot - écartant une nuée de serviteurs, et même un voynix, qui s'empressaient de protéger les humains -, mais Harman, assisté de deux autres personnes, avait cessé d'attiser la fournaise pour ouvrir un " trou de coulée " par lequel un flot de lave jaune rejoignait les gouttières. Quelques convives s'avancèrent, mais les cris d'Hannah et la chaleur émise par le métal liquide les obligèrent à reculer. Les gouttières grossièrement taillées se mirent à fumer sans toutefois s'embraser, et le métal rougeoyant coula lentement, achevant sa course dans un moule en forme de croix enchâssé dans le sable. Hannah descendit en hâte par une échelle et aida Harman à refermer le trou de coulée. Tous deux examinèrent l'intérieur de la fournaise par un oeilleton, s'activèrent sur le " trou de scorie " - ainsi l'avait baptisé Ada (Daeman devina que son usage était différent de celui du trou de coulée) -, puis la jeune femme et le vieil homme - promis à une mort prochaine, songea Daeman, soudain d'humeur cruelle - descendirent d'un bond sur la plage et foncèrent vers le moule. Nombre de convives les rejoignirent. Daeman se dirigea vers la scène, attrapant au passage un verre sur un plateau tenu par un serviteur passif. L'air était frais au bord de la rivière, mais la chaleur émise par le moule rougeoyant frappa Daeman en plein visage. Le métal fondu se solidifiait, devenant un objet en forme de croix. - Qu'est-ce que c'est? demanda Daeman en haussant le ton. Un symbole religieux? - Non, fit Hannah. Elle ôta son bandeau pour essuyer son visage couvert de sueur et de noir de fumée. Son sourire était celui d'une démente. - C'est le premier moulage en bronze réalisé depuis... combien de temps, Harman? Mille ans? - Probablement trois mille, répondit doucement l'homme. Les convives murmurèrent et applaudirent. Daeman éclata de rire. - Et à quoi sert-il? Harman le fixa du regard, en nage, torse nu. - À quoi sert un nouveau-né? - Précisément ce que je voulais dire, répliqua Daeman. Ça fait du bruit, ça sent mauvais, ça exige toute votre attention... bref, c'est inutile. Ada serra dans ses bras Hannah, Harman et leurs compagnons, comme s'ils avaient accompli une merveille, et Daeman se retrouva ignoré de tous. La masse des convives se dispersa. Harman et Hannah remontèrent en haut de leur échafaudage, scrutant l'intérieur de la fournaise grâce aux oeilletons et y insérant des barres métalliques comme si la production de lave était encore inachevée. De toute évidence, conclut Daeman, le feu d'artifice allait durer toute la nuit. Pris d'une soudaine envie d'uriner, il se rendit derrière les tables, considéra la tente réservée aux lieux d'aisance et décida - dans l'esprit des réjouissances païennes en cours - de satisfaire dans la nature ses besoins naturels. Il monta en haut du talus pour se diriger vers les arbres plongés dans l'ombre, suivant un monarque qui s'était mis à voleter autour de lui. Ce spectacle n'avait rien d'extraordinaire, mais l'heure et la saison étaient également tardives pour ce papillon. Passant devant le dernier voynix, Daeman s'avança sous les branches des ormes et des cycas. Quelqu'un, peut-être Ada, lui lança quelques mots depuis la berge, située à trente mètres de là, mais Daeman avait déjà déboutonné sa braguette et tenait à rester poli. Plutôt que de se retourner, il s'avança de cinq ou six mètres supplémentaires, à l'abri des ténèbres de la forêt. Il n'en avait que pour une minute. - Ah! fit-il, gardant les yeux fixés sur les ailes orangées du papillon au-dessus de lui tandis que son urine éclaboussait un tronc d'arbre noir. Le gigantesque allosaure, qui faisait dix mètres de la tête à la queue, jaillit des ténèbres à trente kilomètres à l'heure, fonçant sans se préoccuper des branches sur son passage. Daeman eut le temps de pousser un cri, mais préféra refermer sa braguette avant de se mettre à courir. C'était un polisson, mais il avait sa pudeur. Il leva sa lourde canne dans l'espoir de faire reculer la bête. L'allosaure referma ses mâchoires sur sa canne et son bras, arrachant ce dernier au niveau de l'épaule. Daeman poussa un nouveau cri et pivota sur lui-même dans un geyser de sang. L'allosaure le terrassa et lui arracha l'autre bras - le jetant dans les airs et le rattrapant comme un animal de cirque -, puis posa une lourde patte griffue sur son torse mutilé mais toujours frétillant et abaissa sa gueule terrible. Tel un chat jouant avec une souris, le monstre déchira Daeman en deux, engloutissant d'un seul coup sa tête et la moitié de son torse. Côtes et colonne vertébrale finirent broyées dans son gosier. Puis il s'attaqua aux jambes et au bassin, projetant des lambeaux de chair un peu partout. On entendit le bourdonnement d'un fax, tandis que deux voynix se ruaient sur le dinosaure pour le tuer. - Ô mon Dieu! s'écria Ada. Elle fit halte à la lisière de la forêt alors même que les voynix achevaient leur sanglante besogne. - Quel gâchis, commenta Harman, qui fit signe aux autres convives de ne pas s'approcher. Tu ne lui avais pas dit de rester à l'intérieur du périmètre défini par les voynix? Tu ne lui avais pas parlé des dinosaures? - Il m'a demandé s'il y avait des tyrannosaures dans les parages, dit Ada, une main toujours plaquée sur sa bouche. Je lui ai répondu que non. - Eh bien, c'est la vérité. Derrière eux, le creuset continuait de rugir et de lancer des étincelles vers le ciel gagné par les ténèbres. 9. Ilium et Olympos Aphrodite a fait de moi un espion, et je sais quel châtiment les mortels réservent aux espions. Je ne peux qu'imaginer celui que m'infligeront les dieux. D'un autre côté, je préfère n'en rien faire. Ce matin, le lendemain du jour où je suis devenu l'agent secret de la déesse de l'Amour, Athéné quitte Olympos par téléportation quantique et prend l'aspect d'un Troyen, le guerrier Laodoque. Obéissant à l'ordre de Zeus, qui souhaite que le camp d'Ilium soit le premier à rompre la trêve, elle part à la recherche de l'archer Pandare, fils de Lycaon. Armé du casque d'Hadès et du médaillon que m'a donnés ma Muse, je me TQ sur les talons d'Athéné, puis prends l'aspect d'Echépole, un capitaine troyen, et suis la déesse déguisée. Pourquoi ai-je choisi Echépole? Pourquoi le nom de ce personnage mineur m'est-il familier? Je me rends compte qu'Eché-pole n'a plus que quelques heures à vivre; si Athéné réussit à manipuler Laodoque afin qu'il viole la trêve, ce malheureux Troyen - s'il faut en croire Homère - va mourir d'un coup de lance argienne. Enfin, M. Echépole aura récupéré avant cela son corps et son identité. Dans Y Iliade, la reprise des hostilités a lieu juste après qu'Aphrodite a soustrait Paris au combat singulier l'opposant à Ménélas, mais ici, dans la réalité de cette guerre de Troie, ce premier non-affrontement s'est déroulé il y a des années. La trêve en vigueur aujourd'hui est bien plus banale: des représentants du roi Priam rencontrant certains hérauts achéens dans le but de parvenir à un accord abscons portant sur les interruptions du combat eu égard à la nécessité d'organiser festival ou funérailles. Si vous voulez mon avis, l'une des raisons pour lesquelles ce siège traîne depuis bientôt dix ans tient à la réduction du temps de travail; les Grecs et les Troyens ont autant de fêtes religieuses que les Hindous du xxie siècle et autant de jours chômés que les employés des postes américaines. On se demande comment ils réussissent à s'entre-tuer, avec ces festins, ces sacrifices et ces enterrements qui durent une décade. Ce qui me fascine, alors que je viens d'entrer en rébellion contre la volonté des dieux (pour me retrouver encore plus assujetti qu'avant à ladite volonté), c'est la rapidité avec laquelle les événements peuvent diverger du récit qu'en fait Homère. Les disparités que j'ai pu constater par le passé - la séquence du rassemblement des années, par exemple, ou encore le placement dans le temps du duel avorté opposant Paris à Ménélas - sont relativement mineures, et on peut les expliquer par la licence poétique, VIliade étant placée sous le signe d'une certaine unité de temps. Mais que se passera-t-il si les événements suivent vraiment un cours différent? Supposons que, ce matin, je m'approche tout près d'Aga-memnon - pour prendre un exemple - et plante ma lance (c'est la lance du malheureux Echépole, mais elle est en parfait état de marche) dans le cour du roi. Les dieux ont bien des pouvoirs, mais pas celui de ramener un mort à la vie. (Même si ce mort est un dieu, aussi stupide que cela paraisse.) Qui es-tu, Hockenberry, pour contrarier le Destin et défier la volonté des dieux? s'enquiert une voix haut perchée d'arrogant professeur qui a dicté le cours de ma vie antérieure. Je suis moi, Thomas Hockenberry, répond mon ego contemporain, si fragmenté soit-il, et j'en ai plein le cul de ces voyous assoiffés de pouvoir qui se prétendent divins. Prenant à cour mes nouvelles fonction d'espion, je m'approche suffisamment pour entendre le dialogue d'Athéné - déguisée en Laodoque - et de ce bouffon de Pandare (excellent archer au demeurant). Athéné/Laodoque adopte le registre de la camaraderie de chambrée et, tirant parti de la vanité de ce crétin, lui affirme que Paris le couvrira de cadeaux s'il tue Ménélas, allant jusqu'à le comparer à l'archer glorieux - Apollon -, à condition qu'il soit assez doué pour atteindre sa cible. Pandare tombe dans le panneau - " le pauvre sot! " comme l'appelle un traducteur de l'Iliade - et demande à ses camarades de le dissimuler pendant qu'il prépare son arc et choisit la flèche qui convient à ce mauvais coup. Des siècles durant, les scholiastes - les spécialistes de l'Iliade - se sont querellés pour savoir si, oui ou non, les Grecs et les Troyens utilisaient des flèches empoisonnées. La grande majorité, moi y compris, estimait que non; un tel comportement nous semblait incompatible avec le sens de l'honneur affiché par ces braves guerriers. Nous nous sommes bien plantés. Ils n'hésitent pas à utiliser le poison. Un poison aussi létal que rapide. Ce qui explique pourquoi autant de blessures sont mortelles dans VIliade. Pandare tire. Joli coup. Sous mes yeux, la flèche décrit une parabole sur quelques centaines de mètres, puis fond tout droit sur le frère roux d'Agamemnon. Elle va embrocher Ménélas, qui se tient devant ses guerriers et observe les hérauts palabrant en terrain neutre. Enfin, elle va l'embrocher à moins que n'intervienne un dieu hellénophile. Et en voici un! Grâce à ma vision surpuissante, je vois Athéné abandonner le corps de Laodoque et se TQ près de Ménélas. La déesse joue ici un double jeu: après avoir incité les Troyens à violer la trêve, elle se précipite pour sauver Ménélas, l'un de ses favoris. Elle est en mode furtif, invisible aux yeux de tous sauf à ceux de l'humble scholiaste que je suis, et elle éloigne la flèche tout comme une mère éloigne une mouche de son fils endormi. (Je parierais que j'emprunte cette image à VIliade, mais ça fait si longtemps que je ne l'ai pas lue, dans le texte ou en traduction, que je ne saurais en jurer.) Malheureusement, le trait atteint quand même sa cible. Poussant un cri de douleur, Ménélas s'effondre, la flèche plantée dans son ventre, juste au-dessus de l'aine. Athéné a-t-elle échoué? S'ensuit une vaste confusion. Les hérauts de Priam vont s'abriter derrière les rangs troyens et les négociateurs achéens derrière les boucliers grecs. Agamemnon, qui profitait de la trêve pour procéder à une revue des troupes (peut-être dans le but de réaffirmer son autorité à l'issue de la mutinerie d'Achille), accourt et découvre son frère en convulsions, entouré par un groupe compact de capitaines et de lieutenants. Je brandis vers eux un petit bâton. Il ressemble au genre de matraque dont pourrait être équipé un officier troyen, mais il n'appartient pas au capitaine Echépole; il fait partie de l'équipement de base du scholiaste. Il s'agit en fait d'un taser doublé d'un microphone directionnel, capable de capter une conversation à trois kilomètres de distance et de la retransmettre aux écouteurs que je porte en permanence lorsque j'erre sur la plaine d'Ilium. Agamemnon déclame à son frère mourant un éloge funèbre de première. Je le vois tenir Ménélas à la façon d'une pietà et l'entends décrire la terrible vengeance qu'il infligera aux Troyens pour les châtier du meurtre du noble Ménélas, après quoi il bascule dans le registre des lamentations, estimant que les Achéens - au mépris de sa soif de vengeance - renonceront à faire la guerre et repartiront à bord de leurs nefs noires. Après tout, à quoi bon secourir Hélène si son cocu de mari est mort? Agamemnon joue au prophète en berçant son frère gémissant: - Tes os pourriront dans la terre, ô mon frère, et tu resteras gisant en Troade, ta tâche inachevée! De quoi vous remonter le moral si vous êtes à l'agonie. - Pas si vite, grogne Ménélas sans desserrer les dents. Ne m'enterre pas tout de suite, ô mon frère. Le trait aigu n'est pas entré au bon endroit. Tu vois? Il a pénétré ma ceinture en bronze et s'est planté dans ma poignée d'amour plutôt que dans mon ventre ou dans mes couilles. - Ah! oui, fait Agamemnon. Il examine la blessure en plissant le front. On dirait presque qu'il est déçu. Son éloge se révèle vain, et il semble qu'il y ait vraiment travaillé. - Mais la flèche est empoisonnée, hoquette Ménélas comme pour le rasséréner. Sa crinière rousse est souillée de sueur et d'herbe, car il a perdu son casque d'or en tombant. Agamemnon se relève vivement, si vivement que Ménélas manque s'effondrer une nouvelle fois, n'étant retenu que de justesse par ses capitaines, et ordonne à son héraut Talthybios d'aller quérir Machaon, fils d'Asclépios, médecin personnel d'Agamemnon et guérisseur sans reproche, qui est censé avoir appris son art de Chiron le centaure. La scène est de celles qu'on peut voir sur les champs de bataille à toutes les époques: un homme à terre, qui hurle, jure et pleure à mesure que la douleur croît et lui fait oublier le choc initial, ses amis agenouillés autour de lui, impuissants, inutiles, puis le toubib et ses assistants qui accourent, donnent des ordres, arrachent la flèche barbelée de ses chairs déchirées, sucent le poison, appliquent des pansements à la plaie tandis que Ménélas continue de hurler comme un cochon qu'on égorge. Laissant son frère aux bons soins de Machaon, Agamemnon va haranguer ses hommes, bien que les Achéens - même privés d'Achille comme ils le sont aujourd'hui - soient déjà d'une humeur massacrante et prêts à en découdre. Moins de vingt minutes après le mauvais coup mal inspiré de Pandare, la trêve est finie et les Grecs attaquent les Troyens sur un front de trois kilomètres de poussière et de sang. Il est temps pour moi d'évacuer le corps d'Echépole avant que ce pauvre malheureux reçoive un fer de lance dans le crâne. Je ne me rappelle pas grand-chose de ma vie sur Terre. J'ai quasiment tout oublié de mon épouse et de mes enfants, si tant est que j'en aie eu, je ne garde de mon domicile que le souvenir flou d'un bureau encombré de livres où je lisais et préparais mes cours, et quant à l'université de l'Indiana où j'enseignais, il ne m'en revient que l'image d'une colline couverte de bâtiments de pierre et de brique, avec une superbe vue à l'horizon est. L'une des bizarreries de la vie de scholiaste est que des souvenirs essentiels mais sans rapport avec la scholie vous reviennent au fil des mois et des années, ce qui explique sans doute que les dieux ne nous laissent pas vivre bien longtemps. Je figure parmi les plus anciens de la tribu. Je me souviens de certains de mes cours, des visages de mes étudiants, de conférences et de discussions autour d'une table ovale. Je me souviens entre autres d'une jeune femme au frais minois me demandant: " Mais pourquoi la guerre de Troie, elle a duré aussi longtemps? " J'ai été tenté, je m'en souviens, de lui répondre que son époque était celle du fast-food et de la guerre éclair - McDonald's et la guerre du Golfe, Arby's et la guerre contre le terrorisme -, mais que les anciens Grecs et leurs ennemis n'auraient jamais imaginé précipiter les choses, en matière de guerre comme de restauration. Veillant à ne pas saturer les capacités d'attention de mes étudiants, je leur ai expliqué que ces héros accueillaient le combat avec joie - entre autres termes pour désigner cette activité, ils utilisaient celui de charme, dont la racine était la même que celle de charo, c'est-à-dire " réjouissance ". Je leur ai lu une scène dans laquelle deux guerriers s'affrontant face à face étaient décrits comme charme gethosunoi - " se réjouissant dans le combat ". Je leur ai expliqué le concept grec ¥ aristeia - un duel ou une lutte en petit groupe où un individu a l'occasion de prouver sa valeur - et son importance à leurs yeux, précisant qu'une bataille pouvait s'interrompre afin que les guerriers des deux camps observent une telle aristeia. " Ouais, alors, quoi, vous v'iez dire, a bafouillé l'une de mes étudiantes au frais minois, illustrant par sa diction l'épidémie de déficience mentale qui ravageait la jeunesse américaine de la fin du XXe siècle, vous v'iez dire que la guerre, elle aurait pu finir avant s'ils s'étaient pas si souvent arrêtés pour faire cet aristoma-chin? - Précisément ", ai-je soupiré en jetant un regard en douce vers la pendule murale, impatient d'être libéré. Aujourd'hui, toutefois, après avoir vécu neuf ans d''aristeia en action, je peux affirmer avec certitude que c'est en grande partie à cause de ces duels tant appréciés des Troyens comme des Argiens que ce siège se traîne lamentablement comme il le fait. Et, à l'instar d'un Américain pourtant bien éduqué ayant séjourné un peu trop longtemps en France, je suis pris d'une violente envie de retrouver le fast-food - ou plutôt la guerre éclair. Un petit tapis de bombes, une petite invasion aéroportée, pif-paf vite fait, et je retourne auprès de ma Pénélope. Mais pas aujourd'hui. Echépole est le premier capitaine troyen à succomber à l'assaut achéen. Peut-être est-il encore un peu sonné, un peu désorienté, après que je lui ai emprunté son corps, mais alors qu'à la tête de ses soldats il affronte un groupe conduit par Antiloque, fils de Nestor et grand ami d'Achille, ce pauvre Echépole lève sa pique avec un temps de retard, et Antiloque frappe le premier. La pointe en bronze de sa lance s'insinue sous le casque à cimier d'Echépole et lui transperce le crâne, lui faisant sauter un oil de son orbite et la cervelle de la bouche. Echépole s'écroule " comme un mur ", pour citer Homère. Se met alors en place une dynamique que j'ai maintes fois observée mais qui ne laisse pas de me fasciner. Les Grecs et les Troyens combattent avant tout pour des questions d'honneur, certes, mais le butin a aussi son importance. Ces hommes sont des professionnels de la guerre; leur salaire, c'est le pillage. Parmi les enjeux les plus précieux, tant sur le plan de l'honneur que sur celui du butin, on trouve la splendide armure ouvragée - bouclier, plastron, jambières, ceinturon - de l'ennemi vaincu. Aux yeux d'un Grec, l'armure de l'ennemi a autant de valeur que son scalp pour un guerrier sioux, et en plus elle peut rapporter gros. À tout le moins, l'armure d'un capitaine est forgée dans le bronze, et celle des officiers les plus importants est souvent enrichie d'or martelé et de bijoux précieux. On commence donc à se disputer l'armure du pauvre Echépole. Un capitaine achéen du nom d'Éléphénor se précipite, saisit Echépole par les chevilles et entreprend de traîner le cadavre ensanglanté à travers le fracas de lances, d'épées et de boucliers. Au fil des ans, j'ai pu observer Éléphénor dans le camp achéen, je l'ai vu en action sur le champ de bataille, et je dois dire que son nom lui va comme un gant: c'est un type colossal, avec des épaules carrées, des bras puissants et des cuisses épaisses; pas le plus futé des combattants d'Agamemnon, mais un guerrier courageux, costaud et vaillant. Donc, Éléphénor, fils de Chalcodon, trente-huit ans en juin dernier, commandant des Abantes et seigneur d'Eubée, traîne le cadavre d'Echépole derrière les rangs achéens et se met à le dépouiller. Puis voilà qu'Agénor - un guerrier troyen, fils d'Anténor, père d'Echècle (que j'ai croisés tous les deux dans les rues d'Ilium) -se glisse entre les Achéens et aperçoit les côtes d'Éléphénor, exposées lorsque le géant se penche sous son bouclier afin de déshabiller le cadavre d'Echépole. Agénor bondit et plante sa pique dans le flanc d'Éléphénor, lui fracassant les côtes et lui broyant le cour. Éléphénor s'effondre en vomissant son sang. D'autres Troyens montent en première ligne, repoussant l'attaque achéenne, tandis qu'Agénor, récupérant sa pique, entreprend de dépouiller Élé-phénor de son ceinturon, de ses jambières et de son plastron. D'autres Troyens récupèrent le cadavre presque nu d'Echépole et le remportent dans leur camp. La bataille tourne autour de ces braves terrassés. Ajax l'Achéen - Ajax le Grand, fils de Télamon et roi de Salamine, à ne pas confondre avec Ajax le Petit, commandant des Locriens - se fraie un chemin à coups d'épée, puis néglige celle-ci au profit de sa pique pour frapper un très jeune Troyen du nom de Simoïsios, qui est venu protéger la retraite d'Agénor. Il y a huit jours à peine, bien à l'abri dans les jardins d'Ilium, sous l'aspect du Troyen Sthénélas, j'ai partagé le vin et la compagnie de ce Simoïsos. Âgé de seize ans - célibataire et encore vierge -, il m'a raconté que son père, Anthémion, l'avait baptisé en l'honneur de la rivière Simoïs, qui coule près de leur modeste demeure, à quinze cents mètres des murailles de la cité. Simoïsos avait six ans le jour où les nefs noires des Achéens sont apparues à l'horizon et, jusqu'à une date récente, son père interdisait à ce garçon trop sensible de s'engager dans l'armée. Simoïsos m'a confié qu'il redoutait de mourir - ou, plus précisément, de mourir sans avoir jamais caressé le sein d'une femme, sans avoir jamais connu l'amour. Poussant un cri terrible, Ajax le Grand lance sa pique - il fracasse le bouclier de Simoïsos et le frappe en pleine poitrine, au-dessus du sein droit, lui pulvérisant l'épaule et fouillant ses chairs de la pointe de bronze jusqu'à faire saillir la pique dans son dos. Simoïsos vacille sur ses jambes et ouvre de grands yeux étonnés - fixant d'abord Ajax puis l'arme plantée dans son torse. Ajax lui écrase le visage avec sa sandale et dégage sa pique, laissant le corps du garçon tomber face contre terre dans un nuage de poussière et de sang. Ajax le Grand se frappe la poitrine et encourage ses hommes à le suivre. À moins de dix mètres de là, un Troyen du nom d'Antiphe tente d'atteindre Ajax le Grand d'un coup de javeline. Il rate sa cible, mais touche au bas-ventre un Achéen nommé Leucos alors que celui-ci s'active en compagnie d'Odysseus à dépouiller un autre guerrier troyen. La pointe de l'arme lui traverse le ventre, ressortant par l'anus, et il y reste accrochés des lambeaux de côlon et d'intestin rouge et gris. Leucos s'effondre sur le cadavre du Troyen, mais, avant de mourir, il a le temps de connaître une atroce agonie, tentant d'arracher la javeline de son ventre et réussissant pour sa peine à répandre un peu plus ses tripes. Et pendant qu'il tire d'une main sur la hampe de l'arme, de l'autre il agrippe le bras sanguinolent de son vieil ami Odysseus. Lorsque Leucos succombe enfin, lorsque ses yeux se voilent, il garde une main serrée sur le javelot d'Antiphe et l'autre refermée autour du poignet d'Odysseus. Celui-ci se dégage et se retourne vivement, les yeux en feu sous la visière de son casque de bronze, cherchant du regard une cible - n'importe laquelle. Odysseus lance sa javeline et court à sa poursuite. Un groupe d'Achéens s'engouffre derrière lui dans la brèche qu'il vient d'ouvrir parmi les rangs troyens. La javeline d'Odysseus tue Démocoon, un fils bâtard du roi Priam. Je me trouvais à Ilium, il y a neuf ans, le jour où Démocoon est arrivé pour défendre la cité de son père. Il était de notoriété publique que le roi lui avait confié ses célèbres écuries d'Abydos, une ville située au nord-est de Troie, sur la rive sud de l'Hellespont, afin de le tenir éloigné de son épouse et de ses fils légitimes. Les chevaux d'Abydos ont la réputation d'être les plus beaux et les plus rapides du monde, et on dit que Démocoon considérait comme un honneur d'être nommé écuyer à un si jeune âge. Et alors que ce jeune Troyen tourne la tête, alerté par le cri de guerre d'Odysseus, la pointe de bronze le frappe à la tempe gauche, ressortant de son crâne par la droite, le jetant à terre et clouant son crâne fracassé à un char renversé. Démocoon n'a pas vu venir le coup qui l'a tué - littéralement. Les Troyens battent en retraite sur toute la ligne, reculant devant la rage d'Odysseus et d'Ajax le Grand réunis, s'efforçant si possible d'emporter leurs nobles morts, et sinon les abandonnant sur le champ de bataille. Hector, le plus grand guerrier et l'homme le plus honnête d'Ilium, descend d'un bond de son char et plonge dans la mêlée, usant de la lance et de l'épée pour encourager les Troyens à résister, mais l'assaut des Achéens est si violent en cet instant qu'Hector lui-même perd pied, exhortant néanmoins ses hommes à un peu de discipline. Bien que battant en retraite, les Troyens ne rendent point les armes. J'ai adopté l'aspect d'un fantassin troyen et je devance le mouvement afin de me mettre hors de portée de javeline, ne redoutant nullement de passer pour un lâche. Un peu plus tôt, je me suis rendu invisible aux yeux des mortels pour tenter de voir Athéné derrière les lignes achéennes - elle y a été rejointe par Héré, aussi invisible qu'elle -, mais le combat était trop farouche, l'escalade trop rapide, de sorte que je me suis dirigé vers l'arrière peu après la mort d'Echépole, me fiant à ma vision améliorée et à mon micro directionnel pour continuer à suivre l'action. Soudain, tout se fige. L'air s'épaissit. Les lances s'immobilisent dans l'air, le sang cesse de couler. Des hommes à l'agonie se voient accorder un sursis dont ils n'auront jamais connaissance, tout bruit cesse, tout mouvement s'interrompt. Les dieux s'amusent de nouveau avec le temps. Apollon est le premier, je vois son char se matérialiser près d'Hector. Puis c'est Ares, le dieu de la Guerre, qui consacre une minute à s'engueuler avec Athéné et Héré avant de s'envoler au-dessus de la mêlée, atterrissant près d'Apollon. Aphrodite se joint à eux, m'accordant un bref coup d'oil - je feins d'être figé sur place comme tous les autres mortels - avant de s'entretenir, tout sourires, avec ses deux alliés protroyens, Ares et Apollon. Je l'observe du coin de l'oil tandis qu'elle désigne divers endroits du champ de bataille, pareille à un Patton aux gros seins. Les dieux sont venus en découdre. Apollon lève la main, le vacarme reprend ses droits, le temps reprend son cours, dans un tsunami de poussière et de mouvement, et la tuerie reprend de plus belle. 10. Paris-Cratère Ada, Harman et Hannah patientèrent deux jours, délai de rigueur pour se remettre après une visite à la firmerie, puis se faxèrent à Paris-Cratère pour retrouver Daeman. Il était tard, il faisait sombre, il faisait frais, et - comme ils le constatèrent en émergeant de la plate-forme du Garde-Lion - il pleuvait. Harman leur trouva une calèche couverte, et un voynix les entraîna vers le nord-ouest, en suivant le lit d'un fleuve asséché rempli de crânes blancs et bordé sur des kilomètres par des immeubles en ruine. - Je n'étais jamais venue à Paris-Cratère, déclara Hannah. La jeune femme, qui fêterait son vingt dans deux mois, n'aimait pas les grandes villes. Paris-Cratère était l'une des zones les plus peuplées de la Terre, avec environ vingt-cinq mille résidents permanents. - C'est pour cela que nous sommes arrivés au Garde-Lion plutôt qu'à l'Hôtel Invalide, qui est plus proche du domi de Daeman, expliqua Ada. Tout est antique dans cette ville. Autant prendre le temps de la visiter. Hannah acquiesça, un peu sceptique toutefois. Les innombrables enfilades de bâtiments de pierre et d'acier, enveloppés d'éterplas pour la plupart, semblaient désertées, sombres, et la pluie les recouvrait d'un vernis bon marché. Les serviteurs et autres globes lumineux sillonnaient les rues enténébrées, les voynix restaient immobiles aux carrefours, mais on n'apercevait que de rares humains. D'un autre côté, comme le fit remarquer Harman, il était vingt-deux heures passées. Même une ville aussi cosmopolite que Paris-Cratère devait dormir de temps en temps. - Ça, c'est intéressant! dit Hannah en désignant une structure se dressant au-dessus de la cité sur une hauteur de trois cents mètres. Harman opina. - Elle date du début de l'Ère perdue. Selon certains, elle est aussi ancienne que Paris-Cratère, voire que la ville qui l'a précédée. C'est un symbole de la cité et du peuple qui l'a bâtie dans l'ancien temps. - Intéressant, répéta Hannah. Le monument, qui représentait une femme nue, semblait fait d'un polymère translucide. Sa tête n'était visible que par intermittences, en raison de la présence de nuages bas, et Hannah vit qu'elle n'avait pas de traits hormis un sourire béant bordé de lèvres rouge vif. Son crâne sphérique était hérissé de ressorts noirs de quinze mètres de long. Elle avait les jambes écartées, ses pieds étant invisibles derrière les bâtiments à l'ouest, mais ses cuisses étaient aussi épaisses, aussi larges que le château d'Ardis. Quant à ses seins, ils étaient gigantesques, globuleux, grotesques, et ils se remplissaient et se vidaient alternativement d'un liquide rouge bouillonnant et photoluminescent, dont le niveau tantôt descendait jusqu'à l'entre-cuisse, tantôt remontait jusqu'au visage souriant et aux bras levés vers le ciel. Les plus grands des bâtiments entourant le cratère étaient bariolés d'écarlate par la lueur qu'émettaient le ventre, les seins et les fesses massifs du monument. - Quel est son nom? demanda Hannah. - La Putain énorme1, répondit Ada. - Qu'est-ce que ça signifie? - Personne ne le sait, dit Harman. Il ordonna au voynix de tourner à gauche, et la calèche s'engagea sur un pont bringuebalant pour accéder à ce qui avait été une île à l'époque où l'eau coulait sur le fleuve de crânes, se dirigeant vers les ruines d'un édifice jadis imposant. À présent, on apercevait 1. En français dans le texte. (N.d.T.) au sein des murs effondrés un dôme émettant une lueur pourpre, tel un ouf étrange dans un nid de pierres éparses. - Attends ici, dit Harman au voynix, et il conduisit les deux femmes à travers les ruines envahies de végétation, débouchant sous le dôme translucide. Au centre de l'édifice se trouvait une dalle en pierre blanche haute d'un peu plus d'un mètre. Des rigoles étaient creusées à sa base, qui poursuivaient leur course sur le sol pavé. Au-dessus de l'ensemble se dressait une statue grossièrement sculptée dans la même pierre blanche. Elle représentait un archer se préparant à tirer. Hannah, qui s'y connaissait en pierres, caressa de la main la surface de la dalle. - C'est du marbre, dit-elle. Quel est cet endroit? - Un temple consacré à Apollon, répondit Harman. - J'ai entendu parler de ces nouveaux temples, dit Ada, mais c'est la première fois que j'en vois un. Je croyais qu'ils étaient plutôt rares - des autels érigés dans les bois, en guise de plaisanterie, ce genre de chose. - On trouve des temples comme celui-ci un peu partout dans Paris-Cratère, ainsi que dans les autres grandes villes, dit Harman. Des temples dédiés à Athéné, à Zeus, à Ares... à tous les dieux du turin. - Et ces rigoles... commença Hannah. - Elles sont là pour évacuer le sang des animaux sacrifiés, expliqua Harman. Des vaches et des moutons, le plus souvent. Hannah s'écarta de la dalle et se passa les bras autour du torse. - Les gens ne vont quand même pas jusqu'à... tuer des animaux? - Non, fit Harman. Ils font faire ça par les voynix. Pour le moment. Ada se planta sur le seuil. La pluie coulait sur le portail étin-celant, le transformant en cascade teintée de pourpre. - Quel était cet endroit... avant? Qu'y avait-il à la place de ces ruines? - Un temple datant de l'Ère perdue, j'en suis quasiment sûr. - Dédié à Apollon? Hannah étreignait son corps immobile de ses bras crispés. - Je ne le pense pas. On trouve des fragments de statues dans les gravats; elles ne représentent ni des dieux, ni des hommes, ni des voynix... ni des démons - enfin, je pense. On les désignait par le terme de " gargouilles " - mais j'ignore sa signification exacte. - Allons-nous-en, dit Ada. Ils mirent cap à l'ouest, en direction du cratère, traversant à nouveau le fleuve de crânes, et les larges boulevards disparurent en même temps que les édifices datant de l'Ère perdue se retrouvaient couronnés de structures plus hautes et plus neuves - certaines dataient de mille ans à peine -, un maillage aérien de fullerène noir et de bambou-trois luisant de pluie. Hannah ouvrit une fonction pour localiser le domi de Daeman, et le rectangle de lumière flottant au-dessus de sa paume passa de l'orange au rouge, puis au vert, à mesure qu'ils empruntaient escaliers et ascenseurs pour passer du niveau de la rue à celui des galeries, puis de celui des galeries à celui des esplanades, quinze étages au-dessus des antiques toits, montant enfin au niveau résidentiel. Hannah s'arrêta pour se pencher à la rambarde de l'esplanade, fascinée comme l'étaient tous ceux qui découvraient le spectacle de cet oil fixe et rougeoyant, tout au fond du cratère noir dont la profondeur se mesurait en kilomètres; Ada dut l'agripper par le bras pour l'arracher à cette vision, la conduisant ensuite vers la série suivante d'ascenseurs et d'escaliers. À leur grande surprise, ce fut une personne et non un serviteur qui leur ouvrit la porte du domi de Daeman. Ada fit les présentations, et la femme - qui semblait âgée d'une quarantaine d'années comme tous ceux qui ont fêté leurs trois-vingts, voire leurs quatre-vingts - s'identifia comme étant Marina, la mère de Daeman. Elle les conduisit à travers des couloirs tapissés de couleurs chaudes, des escaliers intérieurs et des salles communes, pour déboucher dans les secteurs privés du complexe domi, qui donnaient sur le cratère. - Le serviteur a annoncé votre arrivée, bien entendu, expliqua Marina en faisant halte devant une splendide porte ouvragée en acajou, mais je n'ai rien dit à Daeman. Il est encore... perturbé... par son accident. - Mais il ne s'en souvient pas? interrogea Harman. - Bien sûr que non, répondit Marina. C'était une femme séduisante, et Ada trouva qu'elle ressemblait à son fils, avec ses cheveux roux et sa légère corpulence. - Mais vous savez ce que l'on dit, poursuivit-elle. Les cellules n'oublient jamais. Sauf que ce ne sont pas les mêmes cellules, songea Ada. Elle ne fit aucun commentaire. - Est-ce que Daeman sera perturbé par notre visite? demanda Hannah. Ada la trouva plus curieuse que vraiment soucieuse. Marina eut un geste de la main des plus gracieux, comme pour dire: " Nous verrons bien. " Elle toqua à la porte et l'ouvrit lorsque la voix de Daeman la pria d'entrer. La chambre était immense et décorée de draperies aux couleurs riches, de tapisseries de soie et de rideaux de dentelles placés autour du lit de Daeman, mais l'un des murs était tout en verre et s'ouvrait sur un balcon privé. Les lampes n'émettaient qu'une lueur tamisée, mais les lumières de la ville se déployaient de toutes parts, et on distinguait au-delà du cratère de nouvelles constellations de lampions, de globes lumineux et de points électriques. Assis dans un fauteuil devant la baie vitrée striée de pluie, Daeman semblait abîmé dans la contemplation de ces lumières. Il tiqua en découvrant Ada, Harman et Hannah, mais leur fit signe de le rejoindre dans le cercle de divans et de fauteuils rembourrés. Marina s'excusa et referma la porte derrière elle tandis que les visiteurs prenaient place. La porte coulissante était entrouverte et l'air frais filtré par les écrans sentait la pluie et le bambou mouillé. - Nous voulions voir comment tu te sentais, dit Ada. Et je tenais à m'excuser personnellement pour cet accident... pour avoir négligé de prendre soin de mon invité. Daeman sourit et haussa les épaules, mais ses mains étaient animées d'un léger tremblement. Il les posa sur le peignoir de soie recouvrant ses genoux. - Tout ce que je me rappelle, c'est un animal surgissant des bois - ainsi que l'odeur de charogne, elle m'a marqué - et puis je me suis réveillé dans un berceau de la firmerie. Les serviteurs m'ont informé de ce qui m'était arrivé, bien entendu. Ce serait amusant si ce n'était pas aussi... révoltant. Ada acquiesça, se pencha vers lui et le prit par la main. - Je m'excuse sincèrement, Daeman Uhr. Les allosaures n'ont fait que de rares incursions dans le domaine ces dernières décennies, et les voynix sont là pour nous protéger, après tout... Daeman grimaça sans toutefois retirer sa main. - De toute évidence, ils ne se sont pas souciés de me protéger. - Ce qui est plutôt étrange, dit Harman. (Il croisa les jambes et tapota les accoudoirs en carton ondulé de son siège.) Très étrange, même. Je ne me souviens pas qu'un voynix ait failli à son devoir de protection dans une telle situation. Daeman se tourna vers son aîné. - Tu as l'habitude de voir un animal reconstitué dévorer des gens, Harman Uhr? - Point du tout. Je parlais d'une situation où un être humain est en danger. - Je m'excuse une nouvelle fois, intervint Ada. La défaillance du voynix est inexplicable, mais ma propre négligence est, elle, impardonnable. Je regrette profondément que ton week-end au château d'Ardis ait été gâché et ton sens de l'harmonie perturbé. - Perturbé, oui... un terme qui n'est peut-être pas approprié quand on s'est fait dévorer par un Carnivore de six tonnes. Cependant, Daeman eut un petit sourire et une infime inclinaison de la tête, signifiant par ce geste qu'il acceptait les excuses d'Ada. Harman se pencha un peu plus vers lui et joignit les mains, les faisant osciller de bas en haut pour souligner son propos. - Nous avions une discussion en suspens, Daeman Uhr... - Le vaisseau spatial. D'ironique, la voix de Daeman devint franchement sarcastique. Harman n'en fut nullement déstabilisé. Ses mains jointes oscillèrent au rythme des syllabes de son discours. - Oui. Mais pas seulement. Un vaisseau spatial, c'est notre but ultime... mais parlons de machines volantes en général. Écu-meur. Sonie. Ultraléger. Tout ce qui nous permet d'explorer les secteurs situés entre les ports fax... Daeman se rétracta, alarmé par l'intensité d'Harman, et croisa les bras. - Pourquoi tant d'insistance? Pourquoi s'en prendre ainsi à moi? Ada lui effleura le bras. - Daeman, Hannah et moi avons entendu dire, de deux sources différentes, que lors d'une fête se déroulant à Oulanbat - il y a environ un mois, je crois bien -, tu as raconté à diverses personnes que tu avais croisé quelqu'un qui prétendait avoir vu un vaisseau spatial... et qui prétendait aussi voler d'une plate-forme fax à l'autre... L'espace d'un instant, Daeman réussit à paraître à la fois irrité et interloqué, puis il éclata de rire en secouant la tête. - La sorcière! lâcha-t-il. - Hein? fit Hannah. Daeman eut un geste de la main rappelant celui qu'avait fait sa mère. - C'est comme ça qu'on la surnommait. Une folle. Visiblement proche de son dernier vingt... (Regard en coin sur Harman.) À cet âge, on commence à perdre le contact avec la réalité. Harman n'eut qu'un sourire pour toute réaction. - Te rappelles-tu le nom de cette femme? Cette fois-ci, le geste de Daeman fut nettement moins gracieux. - Non. - Où l'as-tu rencontrée? demanda Ada. - Lors du dernier Homme-qui-brûle. Il y a un an et demi. J'ai oublié où il se tenait. Je me trouvais à Çhom, et j'ai suivi des amis qui s'y faxaient. Les cérémonies de l'Ère perdue ne m'ont jamais passionné outre mesure, mais il y avait quantité de jeunes femmes séduisantes à ce festival. - Moi aussi, j'y étais! s'exclama Hannah, les yeux brillants. Il a rassemblé environ dix mille personnes. Harman pécha dans la poche de sa tunique une feuille de papier maintes fois pliée et l'étala sur une ottomane devant lui. - Te souviens-tu de la plate-forme où tu es arrivée? Hannah fit non de la tête. - C'est l'une de celles qu'on a à moitié oubliées. Une plateforme vide. Les organisateurs ont communiqué son code la veille de la cérémonie. Personne ne vivait à proximité, je crois bien. Elle se trouvait dans une vallée rocheuse entourée de neige. Je me rappelle qu'il a fait jour pendant toute la durée de l'Homme-qui-brûle, soit cinq journées. Et il faisait sacrement froid. Les serviteurs avaient placé la vallée sous un champ de Planck et avaient installé des chaudières un peu partout, de façon à nous garantir un confort relatif, mais il était interdit de sortir des limites ainsi définies. Harman considéra son carré de microvélin usé. Il était couvert de lignes sinueuses, de points épars et de runes incompréhensibles comme celles que l'on trouvait dans les livres. Il planta son index sur un point au bas de la feuille. - Ici. Dans ce qui était jadis l'Antarctique. Un noud fax baptisé " Vallée sèche ". Daeman le regarda sans comprendre. - Cela fait cinquante ans que je travaille à cette carte, expliqua Harman. Il s'agit d'une représentation de la Terre en deux dimensions, où figurent tous les nouds fax connus ainsi que leurs codes. L'Antarctique était le nom que l'on donnait à l'un des sept continents durant l'Ère perdue. J'ai recensé sept nouds fax en Antarctique, mais un seul d'entre eux - cette vallée sèche dont je connais le nom sans l'avoir jamais visitée - n'est pas enfoui sous la neige et la glace. De toute évidence, Daeman n'était pas plus avancé. Même Ada et Hannah semblaient perdues. - Peu importe, fit Harman. Si le soleil brillait toute la journée et toute la nuit, il est probable que vous vous trouviez dans cette vallée sèche. Pendant l'été austral, il y a des jours où le soleil ne se couche jamais sur cette région. - À Chom, le soleil ne se couche jamais pendant le mois de juin, dit Daeman, qui avait l'air de s'ennuyer profondément. C'est près de ta vallée sèche? - Non, répondit Harman en désignant un point en haut de la carte. Je suis pratiquement sûr que Chom se trouve sur cette péninsule, au-dessus du cercle polaire arctique. Près du pôle Nord et non du pôle Sud. - Pôle Nord? répéta Ada. Daeman se tourna vers les deux femmes. - Et dire que je pensais que cette sorcière était folle. - Te rappelles-tu autre chose qu'aurait pu dire cette femme, cette sorcière? demanda Harman, trop excité pour relever l'insulte. Daeman fit non de la tête. Il avait l'air fatigué. - Uniquement du charabia. On avait beaucoup bu. C'était la nuit de l'embrasement et ça faisait des jours qu'on n'arrivait pas à fermer l'oil à cause de ce satané soleil - il fallait se réfugier dans une de ces tentes orange pour faire une brève sieste. La dernière nuit approchait, et avec elle l'orgie traditionnelle, et j'ai cru qu'elle... mais elle était trop vieille à mon goût. - Et elle a parlé d'un vaisseau spatial? insista Harman, s'effor-çant de rester patient. Daeman haussa les épaules. - Quelqu'un... un jeune homme de l'âge d'Hannah ou à peu près... se lamentait parce qu'il n'y avait plus de sonies depuis le dernier fax, et cette... sorcière... qui s'était montrée plutôt calme jusque-là mais qui était visiblement ivre... lui a dit qu'il se trompait, qu'il restait encore plein d'écumeurs et de sonies, mais qu'il fallait savoir les chercher. À l'en croire, elle utilisait tout le temps ce genre de véhicule. - Et le vaisseau spatial? souffla Harman. - Elle affirmait en avoir vu un, c'est tout, répondit Daeman en se frottant les tempes comme s'il souffrait. Près d'un musée. Je lui ai demandé ce que c'était qu'un musée, mais elle ne m'a pas répondu. - Pourquoi la qualifies-tu de sorcière? s'enquit Hannah. - Ce n'est pas moi qui ai commencé. Tout le monde l'appelait comme ça. (Daeman semblait sur la défensive.) C'est parce qu'elle affirmait ne pas s'être faxée mais être venue à pied, je crois bien, ce qui était de toute évidence impossible: il n'y avait pas d'autres nouds dans la vallée, et celle-ci était scellée par le champ de Planck. - C'est exact, commenta Hannah. Cet Homme-qui-brûle s'est déroulé dans l'endroit le plus reculé où je me sois jamais faxée. Je regrette de ne pas avoir rencontré cette femme. - Je ne me souviens l'avoir vue qu'à deux reprises, précisa Daeman. Le premier soir et le dernier. Et elle est restée dans son coin, sauf quand elle nous a sorti ces absurdités. - Qu'est-ce qui t'a permis de deviner son âge? demanda Ada à voix basse. - En plus de sa folie, tu veux dire? - Oui. Daeman soupira. - Elle paraissait vieille. Comme si elle était allée trop souvent à la fumerie... (Il s'interrompit et plissa le front, pensant de toute évidence à son récent séjour en ce lieu.) Jamais je n'avais vu quelqu'un qui ait l'air aussi vieux. Je crois même qu'elle avait des traits creusés dans son visage. - Des rides? dit Hannah d'un air envieux. - Te souviens-tu de son nom? demanda Harman. Daeman fît non de la tête. - Quelqu'un l'a appelée par son nom autour du feu de camp, mais je ne... J'avais pas mal bu, moi aussi, sans parler du manque de sommeil. Harman se tourna vers Ada, inspira à fond et demanda: - Est-ce qu'elle ne s'appelait pas Savi? Daeman releva vivement la tête. - Oui. Je crois bien que c'est ça. Savi... oui, ça sonne juste. Un nom bizarre. Il vit Harman et Ada échanger à nouveau un regard entendu et dit: - Qu'y a-t-il? C'est important? Vous la connaissez, tous les deux? - La Juive errante, dit Ada. Tu connais cette légende? Daeman eut un sourire las. - Celle de la femme qui a échappé au dernier fax il y a quatorze cents ans et qui depuis lors est condamnée à errer sur la Terre? Naturellement. Mais j'ignorais que la femme de la légende avait un nom. - Savi, répéta Harman. Elle s'appelle Savi. Marina entra, suivie de deux serviteurs apportant du vin chaud, du pain et du fromage. Le silence un peu gêné qui s'était instauré fit place à un bavardage léger le temps de cette collation. - Nous nous faxerons là-bas dès ce soir, dit Harman à ses deux amies. Dans la vallée sèche. Peut-être y reste-t-il des indices. Hannah se réchauffait les mains avec sa chope. - Cela m'étonnerait. Comme l'a dit Daeman, le festival s'est déroulé il y a plus de dix-huit mois. - Quand a lieu le prochain? demanda Ada, qui n'assistait jamais aux cérémonies des âges déments. Ce fut Harman qui lui répondit. - On ne le sait jamais à l'avance. La Cabale de l'Homme-qui-brûle fixe la date et lance les invitations quelques jours à peine avant l'événement. Parfois, il ne s'écoule que quelques mois entre deux festivals. Parfois, il faut attendre douze ans. Celui de la vallée sèche est le dernier en date. On est invité si on a assisté aux trois précédents. J'ai raté celui-ci parce que je randonnais près des Trois Têtes. - Je veux partir avec vous à la recherche de cette femme, déclara Daeman. Tous le regardèrent d'un air surpris, y compris sa mère. - Te sens-tu suffisamment d'attaque? lui demanda Ada. Sans lui prêter attention, il poursuivit: - Vous aurez besoin de moi pour identifier cette femme si vous la retrouvez. Cette... Savi. - Très bien, fit Harman. Nous te remercions de ton aide. - Mais nous partirons demain matin, précisa Daeman. Pas ce soir. Je suis épuisé. - D'accord, fit Ada. (S'adressant à Hannah et à Harman:) Nous retournons à Ardis en attendant? - Il n'en est pas question, intervint Marina. Vous êtes nos invités pour la soirée. Nous avons des domis confortables au niveau supérieur. (Elle capta le regard subtil qu'Ada jetait en direction de Daeman.) Mon fils est très fatigué depuis le... l'accident. Il risque de dormir dix heures, voire davantage. Si vous restez ici, vous pourrez repartir ensemble demain matin. Après le petit déjeuner. - D'accord, répéta Ada. Il y avait sept heures de décalage entre Paris-Cratère et Ardis -l'heure du dîner n'avait pas encore sonné au château -, mais, comme tous les faxeurs, ils avaient l'habitude de s'adapter à l'heure locale. - Nous allons vous montrer vos chambres, dit Marina en se dirigeant vers la porte, suivie de ses deux serviteurs. Les chambres en question étaient en fait des petits domis, des suites indépendantes situées un étage au-dessus du domi de Daeman et de Marina, auxquelles on accédait par un large escalier en spirale. Hannah prit le temps de se déclarer satisfaite, puis partit explorer Paris-Cratère en solo. Harman souhaita bonne nuit à la compagnie et s'éclipsa. Ada referma la porte derrière elle, examina les tapisseries les plus intéressantes, apprécia la vue sur le cratère depuis le balcon - il avait cessé de pleuvoir et on entrevoyait la Lune et les anneaux à travers les nuages -, puis rentra et commanda un dîner léger aux serviteurs. Ensuite, elle se fît couler un bain et se prélassa au moins une heure et demie dans l'eau chaude et parfumée, sentant tous ses muscles se détendre doucement. Elle ne connaissait Harman que depuis douze jours, mais il semblait être entré dans sa vie depuis bien plus longtemps. L'homme la fascinait autant que ses passions. Ada s'était rendue à une fête du Solstice d'été organisée chez une amie, près des ruines de Singapour, non parce qu'elle appréciait les fêtes - elle les évitait le plus possible, ainsi que le fax, ne consentant à se rendre que chez des amis plus âgés qu'elle pour des rencontres en petit comité -, mais parce que sa jeune amie Hannah l'avait encouragée à assister à celle-ci. En fin de compte, l'événement s'était révélé plutôt amusant et ses participants assez intéressants, car l'hôte des lieux venait de célébrer ses quatre-vingts - Ada préférait de loin la compagnie de ses aînés -, et puis elle avait rencontré Harman, alors que celui-ci était occupé à fouiner dans la bibliothèque du domaine. C'était un homme peu démonstratif, voire réticent, mais Ada l'avait fait sortir de sa coquille grâce aux tactiques mêmes que ses amis les plus futés avaient utilisées pour la faire sortir de la sienne. Ada ne savait que penser de la capacité qu'avait Harman de lire sans faire appel à une quelconque fonction - il ne lui en avait fait part que six jours avant leurs retrouvailles au château d'Ardis, alors qu'ils se trouvaient chez une autre amie -, mais plus elle y réfléchissait, plus elle était étonnée. Ada s'était toujours considérée comme bien éduquée - elle avait appris les chansons et les légendes traditionnelles, elle avait mémorisé les Onze Familles et tous leurs membres, elle connaissait par cour nombre de nouds fax, ainsi que leurs codes -, mais le savoir comme la curiosité d'Harman lui coupaient le souffle. La carte qu'il avait étalée devant Daeman - et qu'Hannah, pourtant curieuse et aventureuse, n'appréciait toujours pas à sa juste valeur - ne laissait pas de stupéfier Ada. Jamais elle n'avait entendu parler du concept de " carte " avant qu'Harman lui montre ses diagrammes, moins d'une semaine plus tôt. C'était Harman qui lui avait expliqué que le monde était une sphère. Parmi ses amis, combien étaient-ils à savoir cela? Combien s'étaient seulement interrogés sur la forme du monde où ils vivaient? Quelle était l'utilité de ce fait obscur? Le " monde ", c'est ton domi et le réseau fax qui te permet de visiter tes amis dans leurs domis. Qui songeait jamais à la forme de la structure physique sous-jacente et adjacente au réseau fax? Et pourquoi s'en soucier? Au bout d'un seul week-end passé auprès d'Harman, Ada comprit que les posthumains depuis longtemps disparus suscitaient chez lui un intérêt frisant l'obsession. Non, corrigea-t-elle, allongée dans l'eau bien chaude, faisant courir la mousse entre ses seins et sa gorge en la poussant de ses longs doigts pâles, c’est carrément une obsession chez lui. Il ne peut pas s'empêcher dépenser aux posthumains - où sont-ils passés? pourquoi sont-ils partis? Mais à quoi cela lui sert-il? Ada ignorait la réponse à cette question, bien entendu, mais elle en était venue à partager la curiosité passionnée d'Harman, la considérant comme un jeu, une aventure. Et il ne cessait de poser des questions qui auraient déclenché l'hilarité des autres amis d'Ada: Pourquoi n'y a-t-il qu'un million d'humains? Pourquoi lesposts ont-ils choisi ce nombre? Pourquoi pas un de plus, ou un de moins? Et pourquoi chacun de nous a-t-il droit à cent ans de vie? Pourquoi nous sauver de notre propre folie, si c’est pour nous accorder ensuite cent malheureuses années? Ces questions étaient si simples et si profondes que ça en devenait gênant - comme si on entendait un adulte demander pourquoi nous avons un nombril. Mais Ada s'était jointe à sa quête - il était à la recherche d'une machine volante, voire d'un vaisseau spatial, pour se rendre dans les anneaux et parler en personne aux posthumains, et voilà qu'il s'intéressait à la Juive errante, cette légende de l'époque du dernier fax - et chaque jour qui passait apportait sa ration d'événements excitants. L'allosaure qui a mangé tout cru ce pauvre Daeman, par exemple. Ada s'empourpra et vit sa peau virer à l'écarlate sous l'eau et la mousse. Comme elle s'était sentie gênée! À en croire ses invités, jamais une telle chose ne s'était produite. Pourquoi les voynix ne les avaient-ils pas mieux protégés? Que sont exactement les voynix? lui avait demandé Harman douze jours auparavant, dans le complexe arboricole proche de Singapour. D'où viennent-ils? Ont-ils été créés par les humains de l'Ere perdue? Sont-ils un produit de la démence rubicon? Ont-ils été créés par les posts? Ou bien sont-ils étrangers à notre espace comme à notre temps et leur présence a-t-elle une raison bien précise? Ada se rappela être partie d'un rire gêné ce soir-là, alors qu'ils se tenaient sur une terrasse ornée de vigne vierge, un verre de Champagne à la main, réagissant au ton sérieux sur lequel il posait cette question grotesque. Sauf qu'elle avait été incapable d'y répondre - pas plus que ses amis au fil des jours suivants, quoique leur rire ait été plus nerveux que le sien -, et voilà qu'Ada, qui voyait des voynix tous les jours depuis sa naissance, les regardait désormais avec une curiosité qui frisait l'inquiétude. Hannah commençait à réagir de la même façon. Qu'es-tu? s'était-elle demandé ce soir même, lorsqu'ils étaient descendus de leur calèche dans Paris-Cratère, abandonnant le voynix, cette créature apparemment dépourvue d'yeux, avec sa carapace rouillée et sa cagoule en cuir luisantes de pluie, ses lames meurtrières rétractées mais ses coussinets manipulateurs toujours serrés autour des brancards du véhicule. Ada sortit de l'eau, se sécha, enfila un léger peignoir et ordonna aux serviteurs de la laisser seule. Ils prirent congé en traversant une de leurs membranes murales osmotiques. Elle sortit sur le balcon. La chambre d'Harman était contiguë à la sienne, mais leurs balcons étaient séparés par un treillis en fibres de bambou-trois serrées qui saillait d'un mètre par rapport à la balustrade. Ada se planta devant lui, puis s'approcha du rebord - contemplant un instant l'oeil rouge du cratère en contrebas -, leva les yeux vers le ciel maintenant dégagé où brillaient étoiles et anneaux mouvants, puis enjamba la balustrade, sentant la surface lisse du bambou lui frotter la cuisse un instant avant qu'elle se tende vers le treillis, toujours pieds nus, et se plaque contre lui. Durant une seconde, il n'y eut que ses doigts et ses orteils pour la connecter au balcon tandis qu'elle cherchait à tâtons la balustrade de la chambre voisine, et elle se sentit attirée vers le vide par la pesanteur. Quel effet cela ferait-il de tomber un long moment vers le magma en fusion, de savoir que je vais mourir à l'issue de quelques terribles minutes de chute libre? Elle ne le saurait jamais, bien entendu. Si elle lâchait prise, si ses doigts et ses orteils nus venaient à glisser, jamais elle ne se rappellerait les secondes et les minutes suivantes à l'issue de son réveil dans les cuves de la fir-merie. Les posthumains refusaient aux humains le souvenir de leur mort. Ada plaqua ses seins contre la bordure du treillis, assura son équilibre et projeta sa jambe gauche de l'autre côté, son pied nu trouvant l'étroit bambou qui la reliait au balcon d'Harman. Elle n'osa pas lever les yeux pour voir si celui-ci l'observait, depuis le balcon ou la fenêtre; toute sa concentration lui était nécessaire pour empêcher ses orteils de déraper, ses doigts de lâcher le bambou humide et glissant. Elle s'agrippa à la balustrade et prit pied sur le rebord du balcon, les membres tremblants. Sentant ses forces la trahir à présent que son adrénaline recouvrait un taux normal, elle s'empressa d'enjamber la balustrade; son peignoir s'entrouvrit et elle s'érafla la cuisse sur un éclat de bambou. Harman la regardait faire, assis en tailleur sur une chaise longue aux profonds coussins blancs. Son balcon était éclairé par une chandelle dans un globe de verre. - Tu aurais pu m'aider, murmura-t-elle, sans savoir pourquoi elle lui disait cela, ni pourquoi elle chuchotait. Elle vit qu'Harman lui aussi n'était vêtu que d'un peignoir en soie échancré. Il secoua la tête en souriant. - Tu te débrouillais très bien. Mais pourquoi n'as-tu pas frappé à la porte? Ada inspira à fond et, en guise de réponse, dénoua la ceinture de son peignoir et le laissa s'ouvrir. L'atmosphère était fraîche au-dessus du cratère, mais la brise qui lui caressa le ventre était épicée de courants d'air tiède. Harman se leva, s'approcha d'elle, la regarda dans les yeux et referma son peignoir, en renouant la ceinture sans lui toucher la peau. - Je suis honoré, dit-il, se mettant lui aussi à chuchoter. Mais pas encore, Ada. Pas encore. Il la prit par la main et la conduisit vers la chaise longue. Une fois que tous deux furent installés côte à côte, Ada battant des cils sous l'effet de la surprise et rougissant sous celui de l'humiliation - parce qu'il l'avait repoussée ou parce qu'elle s'était montrée hardie? elle n'en savait rien -, Harman tendit le bras et attrapa deux écharpes turins couleur crème. Il les replia de façon à exposer les microcircuits qui y étaient brodés. - Je ne... commença Ada. - Je sais. Juste cette fois-ci. Je pense qu'il va se produire quelque chose d'important. Partageons-le. Elle s'étendit sur les coussins moelleux et laissa Harman lui ajuster le turin autour des yeux. Elle le sentit s'allonger près d'elle, lui poser la main droite sur sa main gauche. Images, sons et sensations déferlèrent sur eux. 11. Plaine d'Ilium Les dieux sont venus jouer. Plus précisément, ils sont venus tuer. La bataille fait rage depuis quelque temps déjà, avec Apollon qui s'en prend aux Troyens tandis qu'Athéné excite les Argiens, et que d'autres dieux, installés à l'ombre des feuillages sur la colline la plus proche, profitent du spectacle pendant qu'Iris et ses suivantes leur servent à boire. Je viens de voir Pirôs, le chef des Thraces, courageux allié des Troyens, tuer Diôrès aux yeux gris d'un coup de pierre. Diôrès, l'un des commandants du contingent épéen, était seulement blessé à la cheville après qu'un Pirôs en furie lui eut jeté un roc, mais la plupart de ses camarades ont battu en retraite, le Thrace s'est frayé un chemin jusqu'à lui à coups de pique, et le pauvre Diôrès - impuissant, la cheville broyée - n'a rien pu faire lorsque Pirôs lui a planté son arme dans le ventre, lui arrachant les tripes avec la pointe barbelée, qu'il a consciencieusement remuée dans la plaie pendant que sa victime hurlait tout son soûl. Telle fut la saveur de la demi-heure écoulée, et je pousse un soupir de soulagement lorsque Pallas Athéné lève la main et, avec la permission des autres dieux sur place, arrête le temps et interrompt tout mouvement. Grâce à ma vision améliorée - et à mes verres de contact divins -, je vois Athéné derrière une forêt de lances, qui transforme Diomède, fils de Tydée, en machine à tuer. Au sens littéral du terme, ou presque. À l'instar des dieux eux-mêmes, et de mon humble personne, Diomède va devenir mi-homme, mi-machine, ses yeux, sa peau et jusqu'à son sang étant désormais pris en charge par une nanotechnologie originaire d'un avenir incroyablement éloigné de mon époque. Toujours en temps suspendu, Athéné glisse sous les paupières de l'Achéen des lentilles de contact semblables aux miennes, qui lui permettront de voir les dieux et même de ralentir le cours du temps à condition de se concentrer dans le feu de l'action, ce qui aura pour effet - aux yeux d'un observateur non prévenu - de le rendre trois fois plus rapide que la normale. Elle allume en lui " un feu vivace ", pour citer Homère, dont je comprends maintenant la métaphore; grâce aux nanomachines enchâssées dans sa main et son avant-bras, Athéné transforme en véritable champ de force le champ électromagnétique d'intensité négligeable qui entoure Diomède. Perçu en vision infrarouge, l'ensemble formé par le corps, les bras, le bouclier et le casque de Diomède évoque " l'astre de Parrière-saison, qui resplendit d'un éclat sans rival ". En voyant Diomède étinceler dans l'ambre épais du temps figé, je comprends qu'Homère faisait sans doute allusion à Sirius, l'étoile du Chien, la plus brillante du ciel grec (et troyen) à la fin de l'été. Ce soir, elle flamboie à l'Orient. Sous mes yeux, Athéné injecte dans la cuisse de Diomède des milliards de machines à l'échelle nanoscopique. Comme toujours en pareil cas, l'organisme considère cette invasion comme une infection, et la température de Diomède grimpe de trois degrés. Je vois l'armée de machines progresser de sa cuisse à son cour, de son cour à ses poumons, et de là à tous ses membres, et leur chaleur augmente encore le rayonnement de son corps dans l'infrarouge. Tout autour de moi, la mort fait une pause de plusieurs minutes sur le champ de bataille. À dix mètres sur ma gauche, un char s'est figé dans une bulle de poussière, de sueur humaine et d'écume équine. Le guerrier troyen qui s'y trouve - un petit homme placide du nom de Phégée, fils de Darès, principal prêtre troyen du dieu Héphaestos, et frère d'un homme trapu du nom d'Idée, avec qui j'ai partagé le pain et le vin une bonne douzaine de fois sous divers déguisements - est pétrifié à son poste, une main sur le rebord de son véhicule, l'autre empoignant une javeline. Idée se tient à côté de son frère, figé dans le geste de fouetter les chevaux d'une main, l'autre étant refermée sur les rênes. Le char s'est immobilisé alors qu'il fonçait sur Diomède, et personne ici ne sait que la déesse Athéné a arrêté le temps pendant qu'elle joue à la poupée avec le champion qu'elle a élu, habillant Diomède de champs de force, de verres de contact et de nanodopants à la façon d'une petite fille s'amusant avec sa Barbie. (Je me souviens d'une fillette jouant avec des poupées Barbie, peut-être une sour cadette observée durant mon enfance. Je ne pense pas avoir eu de fille. Je n'en sais rien, évidemment, car les souvenirs qui me reviennent depuis quelques mois sont pareils à des éclats de verre porteurs d'images floues.) Je me tiens suffisamment près du char pour percevoir l'exultation marquant le visage hâlé de Phégée et la peur qui habite ses yeux marron. Si Homère ne s'est pas trompé, Phégée sera mort dans moins d'une minute. Je vois d'autres dieux accourir sur le champ de bataille, tels des charognards attirés par un massacre. Voici Ares, le dieu de la Guerre, qui se matérialise près de moi et s'approche du char figé monté par Idée et son frère condamné. D'un geste de la main, Ares ouvre son champ de force derrière le véhicule menant les deux frères à la mort. Pourquoi Ares se soucie-t-il de ces deux-là? Certes, Ares n'est pas un ami des Grecs - de toute évidence, il a appris à les haïr au fil de cette guerre, et il ne manque pas une occasion de les éliminer, directement ou indirectement -, mais pour quelle raison cherche-t-il à épargner Phégée et Idée? Est-ce seulement pour contrer la stratégie d'Athéné, qui favorise Diomède? Cette incessante partie d'échecs, où les pions sont des hommes qui tombent, hurlent et meurent, est devenue à mes yeux las une véritable obscénité. Mais la stratégie des dieux continue à m'intriguer. Puis je me rappelle que le dieu de la Guerre est le demi-frère d'Héphaestos, le dieu du Feu, lui aussi fils d'Héré, épouse de Zeus. Darès, le père de Phégée et d'Idée, a servi fidèlement le dieu du Feu dans l'enceinte de Troie. Cette guerre stupide est encore plus compliquée, plus insensée, que la guerre du Viêt Nam dont ma jeunesse a été contemporaine. Soudain, Aphrodite, ma nouvelle patronne et l'officier contrôleur de l'espion que je suis, apparaît par TQ à trente mètres sur la gauche. Elle aussi est ici pour aider les Troyens et savourer le massacre. Sauf que... Quelques secondes avant que le temps reprenne son cours, je me rappelle que si les événements se déroulent conformément à l'antique épopée, Aphrodite elle-même va être blessée par Diomède dans l'heure qui vient. Pourquoi descend-elle au cour de la mêlée sachant qu’un mortel va lui porter un coup? La réponse est celle-là même que l'on m'a souvent rappelée ces neuf dernières années, mais qui me frappe maintenant avec la violence d'une explosion atomique: Les dieux ne savent pas ce qui va se passer! Seul Zeus, semble-t-il, est autorisé à deviner à l'avance les ouvres du Destin. Nous savons cela, nous autres scholiastes - Zeus nous interdit d'évoquer l'avenir avec les dieux, et ceux-ci n'ont pas le droit de nous interroger sur les prochains chants de l'Iliade. Nous devons nous borner à constater que les événements enregistrés chaque jour sont conformes à ceux qu'a décrits Homère. Combien de fois Nigh-tenhelser et moi avons-nous commenté ce paradoxe, tandis que les petits hommes verts traînaient leurs têtes de pierre vers le rivage sur fond de soleil couchant, combien de fois nous sommes-nous émerveillés de la cécité des dieux? Je sais qu'Aphrodite va être blessée aujourd'hui, mais elle l'ignore. Comment puis-je exploiter cette information? Si j'en faisais part à Aphrodite, Zeus le saurait - de quelle manière, je n'en ai aucune idée, mais cela ne fait aucun doute -, je finirais atomisé et Aphrodite aurait elle aussi droit à une punition. Aphrodite, la déesse qui m'a fait don de ma panoplie d'espion, va -peut-être -se faire blesser par Diomède, et quel parti puis-je tirer de cette information? Je n'ai pas le temps de répondre à cette question. Athéné, qui a fini d'apprêter Diomède, relâche son emprise sur l'espace et le temps. Retour de la lumière réelle, du bruit terrible et du mouvement violent. Diomède s'avance, le corps, le visage et le bouclier étin-celants, habité d'une lumière visible à tous les mortels, à ses camarades achéens comme à ses ennemis troyens. Idée achève de propulser ses chevaux en avant. Le char fonce vers les phalanges grecques en rugissant et en grondant, droit sur un Diomède interloqué. Phégée lance sa javeline. Elle rate Diomède de quelques centimètres, et sa pointe passe au-dessus de l'épaule gauche du fils de Tydée. Diomède, le visage empourpré, le front baigné d'une sueur fiévreuse et d'une chaleur belliqueuse, lance son propre javelot. Celui-ci atteint sa cible en plein centre, se plantant dans le torse de Phégée - " entre les mamelles ", dit Homère dans son poème -, qui est propulsé vers l'arrière, roulant sur lui-même à plusieurs reprises après avoir heurté le sol, s'immobilisant dans l'ombre du char qu'il montait si fièrement cinq secondes plus tôt, une hampe brisée fichée dans sa poitrine. La mort frappe avec célérité dans la plaine d'Ilium. Idée quitte le char d'un bond, roule sur lui-même et se relève non sans peine, l'épée à la main, prêt à protéger le cadavre de son frère. S'emparant d'une pique, Diomède fond sur lui, visiblement prêt à l'embrocher et à occire le deuxième fils de Darès. Le jeune Troyen veut fuir - oubliant le corps de Phégée si grande est sa panique -, mais Diomède lance son arme d'un mouvement plein de puissance, et la pointe file tout droit vers le dos du fuyard. Mais Ares, le dieu de la Guerre, s'envole - s'envole littéralement, grâce à un harnais de lévitation identique à celui que je porte - et arrête à nouveau le cours du temps, protégeant Idée d'une pique maintenant immobilisée à trois mètres de lui. Puis Ares augmente le rayon de son champ de force afin qu'il englobe le fuyard et stoppe l'arme de Diomède lorsque le temps s'écoule à nouveau. Ensuite, Ares téléporte le Troyen terrifié loin du champ de bataille, l'évacuant dans un abri sûr. Aux yeux des guerriers frappés d'horreur, c'est comme si une tranche de nuit venait d'emporter leur camarade. Ainsi, Héphostos, le frère d'Ares, le dieu du Feu, aura conservé un prêtre pour l'avenir, songé-je, puis je me mets à l'abri, moi aussi, car la bataille reprend de plus belle et d'autres Grecs s'engouffrent dans la brèche ouverte par Diomède. Les chevaux emportent le char de Phégée sur la plaine rocailleuse, où il est capturé par des Achéens ravis. Ares est revenu, apparaissant comme à moitié solide, et sa silhouette divine tente d'inspirer les Troyens, sa voix divine les exhorte à se regrouper pour repousser Diomède. Il ne rencontre qu'un demi-succès, car si certains obéissent à son discours tonitruant, d'autres s'enfuient épouvantés devant le terrible Diomède. Soudain, Athéné survole la mêlée de Grecs et de Troyens, saisit le poignet d'Ares et lui murmure quelques mots à l'oreille. Tous deux disparaissent. Je jette un coup d'oeil sur ma gauche, et la déesse Aphrodite - invisible aux yeux des guerriers des deux camps qui luttent, jurent et meurent autour d'elle - me fait comprendre d'un geste que je dois les suivre. Je rabats le casque d'Hadès sur mon visage, devenant invisible aux yeux de tous les dieux excepté Aphrodite. Puis j'actionne le médaillon autour de mon cou et me TQ sur les talons d'Athéné et d'Ares, suivant leur sillage dans l'espace-temps avec autant de facilité que si c'étaient des traces de pas sur le sable mouillé. Il est facile d'être un dieu. À condition d'être bien équipé. Ils ne sont pas allés très loin, et je les retrouve à quinze kilomètres de là, dans un coin ombragé bordant le Scamandre, que les dieux appellent le Xanthe - un grand fleuve coulant près de la plaine d'Ilium. Comme je me matérialise à quinze pas d'eux, Ares relève vivement la tête et me fixe droit dans les yeux. L'espace d'un instant, je me dis que le casque d'Hadès est en panne, qu'ils me voient, que je suis mort. - Qu'y a-t-il? demande Athéné. - J'ai cru... sentir quelque chose. Un flux. Un flux quantique. La déesse tourne vers moi ses yeux gris. - Il n'y a rien. Et je perçois tous les spectres de saut phasique. - Moi aussi, ne l'oublie pas, réplique sèchement Ares. Ses yeux se détournent de moi. Je pousse un soupir que j'espère muet; le casque d'Hadès me protège toujours. Le dieu de la Guerre se met à faire les cent pas sur la berge du fleuve. - Zeus est partout ces temps-ci. Athéné marche à ses côtés. - Oui, fait-elle, père est fâché contre nous. - Alors pourquoi le provoques-tu? La déesse fait halte. - Comment le provoquerais-je? En préservant mes Achéens du massacre? - En préparant Diomède à faire un massacre, rétorque Ares. Pour la première fois, je remarque que les cheveux bouclés de ce dieu aux muscles d'athlète ont une nuance de rouge. - Tu agis de fort dangereuse façon, Pallas Athéné. La déesse a un petit rire. - Cela fait neuf ans que nous intervenons dans cette guerre. C'est le Jeu, nom de Dieu. C'est ce que nous faisons. Je sais que tu as l'intention d'intervenir aujourd'hui au nom de ta bien-aimée Ilium, de massacrer mes Argiens comme du bétail. Ce n'est pas dangereux - cette participation active du dieu de la Guerre? - Pas autant que d'armer un camp ou l'autre avec des nano-machines. Pas autant que de les équiper de champs de saut pha-sique. Qu'est-ce qui te prend, Athéné? Chercherais-tu à transformer ces mortels pour faire d'eux nos égaux - pour faire d'eux des dieux? Athéné part d'un nouveau rire, redevenant sérieuse lorsqu'elle s'aperçoit que cela ne fait qu'irriter un peu plus Ares. - Frère, les améliorations que j'ai accordées à Diomède ne sont que temporaires, tu le sais bien. Je souhaite seulement qu'il survive à ce jour. Aphrodite, ta sour bien-aimée, a déjà incité Pandare, l'archer troyen, à blesser l'un de mes favoris - Ménélas -, et, en ce moment même, elle lui murmure à l'oreille: Tue Diomède. Ares hausse les épaules. Je sais qu'Aphrodite est son alliée et son inspiratrice. Pareil à un garçonnet boudeur - un garçonnet de deux mètres cinquante de haut équipé d'un champ énergétique -, il ramasse un galet et réussit un ricochet. - Quelle importance si Diomède meurt aujourd'hui ou l'année prochaine? C'est un mortel, après tout. Cette fois-ci, Athéné éclate franchement de rire. - Bien sûr qu'il est mortel, mon cher frère. Bien sûr que la vie et la mort de ces créatures n'ont aucune importance pour nous... pour moi. Mais nous devons jouer le Jeu. Je ne laisserai pas cette putain d'Aphrodite faire pencher la volonté du Destin. - Lequel d'entre nous connaît la volonté du Destin? réplique Ares, la lippe toujours boudeuse, les bras croisés sur son torse imposant. - Père la connaît. - C'est ce qu'il dit, répond le dieu de la Guerre avec un rictus. - Douterais-tu de notre seigneur et maître? Le ton d'Athéné est presque taquin - presque, mais pas tout à fait. Ares regarde vivement autour de lui et, pendant une seconde, je redoute de m'être trahi, alors que j'ai pris la précaution de me poster sur un rocher pour ne pas laisser de traces dans le sable. Mais le regard du dieu de la Guerre passe sur moi sans s'attarder. - J'ai le plus grand respect pour notre père, déclare-t-il. Sa voix me rappelle celle de Richard Nixon lorsqu'il parlait pour le bénéfice du micro que lui-même avait planqué dans le Bureau ovale. Lorsqu'il léguait ses mensonges à l'Histoire. - Zeus a mon allégeance, ma loyauté et mon amour, Pallas Athéné, conclut le dieu de la Guerre. - Et notre père ne manquera pas de te les rendre, répond Athéné sans plus se soucier de dissimuler son sarcasme. Soudain, Ares relève vivement la tête. - Nom de Dieu! s'écrie-t-il. Tu m'as amené ici uniquement pour me tenir à l'écart du champ de bataille pendant que tes maudits Achéens massacrent mes Troyens! - Bien sûr. Athéné lance ces deux syllabes comme une nouvelle taquinerie et, l'espace d'une seconde, je me crois sur le point d'assister à un spectacle que je n'ai pas vu une seule fois en neuf ans: un combat singulier entre dieux. Mais Ares se contente de se téléporter après avoir trépigné une dernière fois. Athéné s'esclaffe, s'agenouille au bord du fleuve et se passe de l'eau fraîche sur le visage. - Imbécile, murmure-t-elle. Je présume qu'elle s'adresse à elle-même, mais cet adjectif pourrait tout aussi bien me qualifier, moi qui assiste à la scène protégé par le seul champ de distorsion de mon casque d'Hadès; oui, " imbécile " convient parfaitement pour décrire mon attitude. Athéné se téléporte sur le champ de bataille. Après avoir consacré une bonne minute à trembler de mon imbécillité, je fais un saut phasique et la suis. Grecs et Troyens continuent de s'entre-tuer. C'est l'info du jour. Je cherche le seul autre scholiaste visible sur le champ de bataille. Pour un oil non équipé, Nightenhelser n'est qu'un fantassin troyen crasseux se tenant à l'écart des combats les plus acharnés, mais j'aperçois nettement l'aura verte par laquelle les dieux marquent les scholiastes, même morphés, et j'ôte mon casque d'Hadès, prends l'aspect de Phalcès - un Troyen destiné à être tué par Antiloque - et vais rejoindre Nightenhelser, qui s'est posté sur une petite colline pour dominer le carnage. - Bonjour, scholiaste Hockenberry, dit-il en me voyant. Nous nous exprimons en anglais. Aucun Troyen n'est assez près pour nous entendre, vu le fracas des armes et le tonnerre des chars, et, de toute façon, on est habitué dans les deux camps à entendre des dialectes et des langages obscurs et inconnus. - Bonjour, scholiaste Nightenhelser. - Où étiez-vous passé durant la demi-heure écoulée? - J'ai fait une pause, répliqué-je. Cela arrive parfois. Le carnage finit par devenir insoutenable, même à nos esprits de scholiastes, et nous filons à Troie en quête d'un peu de calme - ou d'une outre de vin. - J'ai raté quelque chose? Nightenhelser hausse les épaules. - Diomède a donné la charge il y a vingt minutes, et il a été frappé par une flèche. Comme prévu. - Pandare, dis-je en opinant. Le même archer troyen qui a blessé Ménélas un peu plus tôt. - J'ai vu Aphrodite lui souffler l'idée, ajoute Nightenhelser. Le gros homme a les mains enfouies dans les poches de sa cape. Les capes troyennes n'ont pas de poches, évidemment, et c'est Nightenhelser qui a retouché la sienne. Ça, c'est de l'inédit. Selon Homère, Athéné a bien incité Pandare à frapper Ménélas afin de violer la trêve, mais il ne mentionne aucune intervention d'Aphrodite auprès du même Pandare. Ce dernier se révèle être un véritable bouffon - le jouet des dieux. - Blessure superficielle? dis-je. - À l'épaule. Sthénélos lui a arraché la flèche. De toute évidence, elle n'était pas empoisonnée. Athéné, qui venait de refaire son apparition, l'a entraîné à l'écart et a " empli d'énergie ses bras, ses pieds et ses mains vaillantes ". Nightenhelser vient de citer là une traduction de l'Iliade qui m'est inconnue. - Encore des nanos. Est-ce que Diomède a retrouvé et tué l'archer? - Il y a cinq minutes. - Est-ce que Pandare a prononcé son interminable tirade avant de se faire trucider? Dans ma traduction préférée, Pandare passe quarante vers à se lamenter sur son sort, puis il a une longue conversation avec un capitaine troyen du nom d'Énée - oui, celui de Y Enéide -, et tous deux foncent sur Diomède dans un char, lançant des piques à l'Achéen blessé. - Non, répond Nightenhelser. Pandare s'est contenté de dire " Putain! " quand son trait a raté sa cible. Puis il a rejoint Énée sur son char, il a lancé sur Diomède une pique qui a transpercé son bouclier et son plastron - sans toutefois l'atteindre dans sa chair -, et il a dit " Merde! " une seconde avant que la lance de Diomède le frappe entre les deux yeux. Encore un exemple de licence poétique de la part d'Homère, je présume. - Et Énée? Cet épisode revêt une importance cruciale autant sur le plan littéraire que sur le plan historique. Je n'arrive pas à croire que je l'ai loupé. - Aphrodite vient de le sauver il y a une minute, confirme Nightenhelser. Enée est le fils de la déesse de l'Amour, et elle veille jalousement sur lui. - Diomède lui a fracassé le cotyle d'un coup de pierre, comme dans le poème, poursuit mon collègue, mais Aphrodite a protégé son rejeton avec un champ de force et elle est présentement en train de l'évacuer. Diomède en est profondément contrarié. Je mets ma main en visière. - Où est Diomède en ce moment? Mais je repère le guerrier grec avant que Nightenhelser ait eu le temps de me répondre: il se trouve à une centaine de mètres de nous, au cour de la mêlée, loin derrière les lignes troyennes. L'Achéen étincelant donne de l'épée au sein d'une nuée de sang et il est entouré de toutes parts par des monceaux de cadavres. On dirait qu'il se fraye un chemin dans de la chair humaine pour rattraper Aphrodite dans sa lente fuite. - Doux Jésus! soufflé-je. - Oui, fait l'autre scholiaste. Au cours des dernières minutes, il a tué Astynoos et Hypeiron, Abas et Polyidos, Xanthe et Thoôn, Echemmon et Chromios... toutes les paires de capitaines. - Pourquoi par paires? m'interrogé-je à haute voix. Nightenhelser me fixe comme si j'étais un cancre de première année. - Ils étaient dans des chars, Hockenberry. Il y a deux hommes par char. Diomède les a tous tués à mesure que les chars fonçaient sur lui. - Ah! fais-je, mortifié. J'ai cessé de penser aux victimes troyennes pour me concentrer sur Aphrodite. La déesse, toujours porteuse d'Enée, vient de marquer une pause dans sa retraite vers les lignes troyennes, et elle est parfaitement visible aux yeux des guerriers terrifiés fuyant devant l'offensive de Diomède. Aphrodite les encourage à retourner au combat avec des décharges électriques et des poussées de champ de force. Diomède l'aperçoit et, pris de folie meurtrière, fauche de son épée une phalange de Troyens pour aller affronter la déesse en personne. Il ne fait pas de discours, se contente de lever sa javeline. Aphrodite active un champ de force presque machinalement, sans prendre la peine de lâcher son fardeau, ne redoutant nullement l'attaque d'un mortel. Elle a oublié les petites modifications qu'Athéné a apportées à celui-ci. Diomède bondit, le champ de force crépite et cède, l'Achéen fonce en brandissant sa javeline, dont la pointe barbelée pénètre le champ de force personnel, la robe de soie et la divine chair d'Aphrodite. Le bronze affûté comme un rasoir entaille le poignet de la déesse, dévoilant le muscle rouge et l'os blanc. Et c'est un ichor doré - plutôt qu'un sang écarlate - qu'on voit jaillir dans les airs. Aphrodite fixe sa blessure d'un air interdit puis pousse un cri - un cri inhumain, terrible, amplifié, que l'on croirait sorti d'une batterie d'amplis dans un concert de rock donné aux enfers. Toujours hurlante, elle vacille et lâche Énée. Plutôt que d'exploiter son avantage, Diomède, dédaignant Aphrodite, dégaine son épée et se prépare à décapiter Énée, toujours inconscient. Phobos Apollon, le dieu à l'arc d'argent, se matérialise entre Diomède et le Troyen et tient l'Achéen en respect grâce à un champ de plasma, qui a l'aspect d'un hémisphère palpitant. Aveuglé par sa soif de sang, Diomède attaque le champ de force à coups d'épée, et le contact de son champ énergétique rouge avec celui d'Apollon, de couleur jaune, fait naître une guirlande d'étincelles crépitantes. Aphrodite, qui semble hypnotisée par le spectacle de son poignet meurtri, est sur le point de défaillir aux pieds d'un Diomède toujours en furie. Apparemment, sa souffrance est telle qu'elle est incapable de se téléporter. Soudain, son frère Ares descend dans un chariot de feu, écartant de son passage les Grecs comme les Troyens à mesure qu'il élargit son champ de force de façon à se poser près d'elle. Aphrodite, passant du bredouillis aux cris hystériques, tente de lui expliquer que Diomède est devenu fou. - Il combattrait Zeus Père lui-même! s'exclame la déesse en tombant dans les bras du dieu de la Guerre. - Tu es en état de piloter ce char? lui demande ce dernier. - Non! Et Aphrodite défaille. Lorsque Ares la rattrape, elle tient toujours son poignet gauche blessé dans sa main droite maculée de sang - ou d'ichor. Le spectacle est des plus troublants. Les dieux et les déesses ne saignent pas. Du moins je n'ai jamais vu ça en neuf ans de présence ici. La déesse Iris, messagère personnelle de Zeus, fait son apparition entre le char et le champ de force d'Apollon, qui continue de protéger Enée. Les Troyens se sont mis à reculer, les yeux exorbités, et Diomède est bloqué par l'effet conjugué des champs énergétiques. L'Achéen rayonne de rage et de chaleur dans l'infrarouge, évoquant un guerrier modelé dans la lave palpitante. - Conduis-la à sa mère, ordonne Ares en allongeant sur le char Aphrodite inconsciente. Iris fait décoller le véhicule et disparaît à la vue. - Stupéfiant! commente Nightenhelser. - Putain de show! renchéris-je. En neuf ans de présence, c'est la première fois que je vois un guerrier, grec ou troyen, attaquer un dieu avec succès. Je me tourne vers Nightenhelser et le découvre positivement choqué. Il m'arrive parfois d'oublier que mon collègue vient d'une époque antérieure à la mienne. - Pardon. Je voudrais suivre Aphrodite à Olympos et assister à sa conversation avec Zeus. Homère l'a décrite en détail, mais j'ai constaté suffisamment de discordances entre réalité et épopée pour que ma curiosité en soit éveillée. Je m'éloigne discrètement de Nightenhelser - qui est tellement absorbé par les événements qu'il ne remarque pas mon départ -et me prépare à enfiler le casque d'Hadès et à actionner mon médaillon TQ. Mais voilà qu'il se passe des choses sur le champ de bataille. Diomède pousse un cri de guerre presque aussi assourdissant que le cri de douleur d'Aphrodite, dont les échos continuent de résonner, et l'Achéen surpuissant charge de nouveau Apollon et Énée. Cette fois-ci, son corps musclé à coups de nanos et son épée capable de sauts phasiques ont raison des couches extérieures du champ énergétique d'Apollon. Celui-ci reste immobile tandis que Diomède taille son champ crépitant avec les gestes d'un homme pelletant une neige invisible. Puis la voix d'Apollon se fait entendre, tellement amplifiée qu'elle doit être audible à cinq kilomètres à la ronde. - Réfléchis, Diomède! Arrière! C'est folie de mortel que d'affronter les dieux. Nous ne sommes pas de la même espèce, humain. Jamais nous ne l'avons été. Jamais nous ne le serons. Déjà impressionnant, Apollon croît jusqu'à devenir un géant haut de plus de six mètres. Diomède cesse de frapper et recule, quoiqu'il soit impossible de dire s'il est terrifié ou tout simplement épuisé. Apollon se penche pour opacifier le champ de force autour d'Énée et de lui-même. Lorsque la brame noire se dissipe, une minute plus tard, le dieu a dispara mais Énée est toujours là, la hanche fracassée, le corps ensanglanté. Les Troyens se regroupent en hâte autour de leur chef blessé et abandonné avant que Diomède ne le massacre. Sauf que ce n'est pas Énée. Apollon a laissé derrière lui un hologramme extensible et emporté le prince blessé à Pergame - la citadelle d'Ilium -, où les déesses Létô et Artémis, la sour d'Ares, vont en un rien de temps guérir ses blessures et lui sauver la vie grâce à leur science divine à la sauce nanotech. Je m'apprête à filer à Olympos quand, soudain, Apollon revient sur le champ de bataille, invisible aux yeux des mortels. Ares, toujours occupé à rallier les Troyens derrière son bouclier défensif, lève les yeux à son arrivée. - Ares, fléau des hommes, assailleur de remparts, vas-tu laisser cet enfoiré t'insulter comme il le fait? Apollon désigne du doigt un Diomède en sueur et reprenant son souffle. - M'insulter? En quoi m'insulte-t-il? - Espèce de crétin! tonne Apollon. Il communique sur une fréquence ultrasonique, uniquement captée par les dieux, les scholiastes et les chiens de Troie, qui se mettent à hurler à la mort en chour. - Ce... ce mortel... vient tout juste d'agresser ta sour, la déesse de l'Amour, tailladant les tendons de son poignet d'immortelle. Diomède s'est même jeté sur moi, qui suis l'un des plus puissants parmi les dieux. Athéné a fait de lui une espèce de surhomme pour ridiculiser Ares, dieu de la Guerre, buveur de sang! La tête d'Ares se tourne lentement vers Diomède qui, toujours essoufflé, ne lui a prêté aucune attention depuis qu'il a échoué à neutraliser les champs de force. - Il se rit de moi? s'écrie Ares. On entend son cri jusqu'à Olympos. Au fil des ans, j'ai pu constater que c'est un dieu plutôt stupide. Il le prouve une nouvelle fois ce jour. - Il ose se rire de moi? - Tue-le! s'écrie Apollon, toujours dans l'ultrason. Arrache-lui le cour et dévore-le tout cru! Puis le dieu à l'arc d'argent s'éclipse. Ares est fou de rage. Je décide de m'attarder un peu. Je suis impatient de filer à Olympos afin de me faire une idée de la gravité des blessures d'Aphrodite, mais il n'est pas question que je loupe la scène qui s'annonce. Le dieu de la Guerre commence par prendre l'apparence d'Acamas, prince des Thraces, et va se mêler aux Troyens pour les encourager à repousser les Grecs, qui ont profité de l'offensive de Diomède pour ouvrir une brèche dans leurs rangs. Puis Ares emprunte les traits de Sarpédon et s'en va titiller Hector - le héros, faisant montre d'une réticence inhabituelle, se tient en effet à l'écart du combat. Honteux des remontrances que lui adresse celui qu'il prend pour Sarpédon, Hector court rejoindre ses hommes. Voyant cela, Ares reprend l'apparence qui lui est propre et va prêter main-forte aux guerriers défendant l'hologramme d'Énée contre les assauts grecs. Jamais je n'ai vu combat aussi farouche en neuf ans de présence, je le confesse. Si Homère nous enseigne une chose, c'est que l'être humain n'est qu'un frêle calice, une outre de chair, de sang et de tripes qui ne demandent qu'à être versés. Ce qui se produit en ce moment même. Les Achéens n'attendent pas qu'Ares ait trouvé son second souffle: leurs chars et leurs lances foncent derrière Diomède et Odysseus, leurs chefs intrépides. Les chevaux hurlent. Les chars se brisent et s'effondrent. Les cavaliers précipitent leurs montures sur un mur de piques et de boucliers étincelants. Diomède fonce à nouveau en première ligne, ralliant ses hommes à lui tout en tuant tous les Troyens à sa portée. Apollon redescend sur le champ de bataille dans un tourbillon de brume purpurine et y ramène un Énée guéri - le véritable Énée. Le jeune homme n'est pas seulement sain de corps: il scintille comme scintillait Diomède lorsque Athéné l'a modifié. Les Troyens, déjà galvanisés par Hector, poussent un cri de joie en voyant leur prince ressuscité et lancent leur contre-attaque. Énée et Diomède renversent le cours du combat, tuant les capitaines ennemis par douzaines, tandis qu'Apollon et Ares haranguent les guerriers troyens. Sous mes yeux, Énée massacre Orsiloque et Créthon, les jumeaux insouciants. Et voilà que Ménélas, guéri de sa propre blessure, écarte Odysseus de son chemin pour foncer sur Énée. J'entends résonner le rire d'Ares. Le dieu de la Guerre serait ravi si le frère d'Aga-memnon, le vrai mari d'Hélène, l'homme qui a causé cette guerre en négligeant sa femme, périssait ce jour. Énée et Ménélas se plantent face à face, les autres guerriers s'écartent par respect pour leur aristeia, et les deux hommes donnent de la pique, frappent et feintent, frappent et feintent. Soudain, Antiloque, frère de Nestor et ami d'Achille, que l'on a quasiment oublié, vient se placer d'un bond aux côtés de Ménélas, craignant sans doute que la cause grecque ne meure avec celui-ci s'il n'intervient pas. Se retrouvant face à deux tueurs légendaires et non plus à un seul, Énée bat en retraite. Deux cents mètres à l'est, Hector fait dans les rangs achéens une incursion d'une telle férocité que Diomède lui-même recule devant lui, ainsi que ses hommes. Comme il dispose d'une vision augmentée, Diomède voit sûrement Ares - invisible aux autres -qui se bat aux côtés d'Hector. Je brûle du désir de partir, d'aller voir comment se porte Aphrodite, mais je n'arrive pas à m'arracher à cette mêlée. Je vois Nigh-tenhelser annoter frénétiquement son ansible enregistreur. Cela me fait bien rire, car les milliers de Troyens et d'Argiens qui s'affrontent autour de nous sont aussi illettrés que des bambins de deux ans. Les griffonnages de Nightenhelser, même s'ils sont en grec ancien, ne signifieraient rien pour eux. Voilà maintenant que tous les dieux se joignent à la fête. Héré et Athéné apparaissent soudain, l'épouse de Zeus poussant visiblement Athéné à en découdre. Celle-ci ne résiste guère. Hébé, déesse de la Jeunesse et servante des dieux aînés, descend à bord d'un char volant, Héré en prend le contrôle et Athéné monte aussi à bord, se défaisant de sa robe pour passer son plastron. Son armure est étincelante. Elle lève son bouclier crépitant d'énergie, jaune vif et rouge puisant, et son épée lance des éclairs sur la terre. - Regardez! C'est Nightenhelser qui me lance ce cri dans le vacarme de la bataille. La foudre frappe pour de bon au nord, issue d'un front titanesque de strato-cumulus noirs flottant à une altitude de quarante mille pieds, voire davantage, dans la chaleur de l'après-midi. Cette masse nuageuse se meut pour prendre l'aspect du visage de Zeus. - EH BIEN, LANCEZ-VOUS, MON ÉPOUSE, MA FILLE! tonne une voix tempétueuse, athéné, voyons si tu es légale du dieu de la guerre. TERRASSE-LE SI TU LE PEUX! De lourds nuages noirs se massent au-dessus du champ de bataille, tandis que la pluie et la foudre frappent indifféremment Troyens et Argiens. Héré fait du rase-mottes au-dessus des Grecs, puis perd encore un peu d'altitude pour disperser les Troyens, qui tombent comme des quilles de bowling. Athéné bondit sur le char occupé par Diomède, épuisé et maculé de sang séché, et par Sthénélos, son fidèle adjoint. - As-tu fini ta journée de combat, mortel? hurle-t-elle, insistant sur ce dernier mot d'une voix sarcastique. Serais-tu la moitié de l'homme qu’était ton père, pour renoncer devant un ennemi qui reprend le dessus? Elle désigne d'un geste Hector et Ares, qui font reculer les Grecs. - Déesse, hoquette Diomède, Hector est protégé par l'immortel Ares et... - je ne te protège donc point? rugit Athéné, qui ressemble à une statue de quatre mètres de haut dressée au-dessus d'un Diomède éteint. - Si, déesse, mais... - Diomède, joie de mon cour, frappe ce Troyen et le dieu qui le protège! Diomède a l'air stupéfait, voire terrifié. - Nous autres, mortels, ne pouvons tuer un dieu... - Où est écrite cette règle? tonne Athéné. Se penchant sur Diomède, elle lui insuffle quelque chose de nouveau, lui transfère l'énergie de son champ divin. Puis la déesse saisit un Sthénélos interloqué et le jette à terre. Athéné prend les rênes du char de Diomède et fouette les chevaux, qui foncent droit sur Hector, Ares et toute l'armée troyenne. Diomède brandit sa pique comme s'il avait bien l'intention de tuer un dieu - de tuer Ares. Et Aphrodite veut se servir de moi pour tuer Athéné, songé-je, le cour secoué de terreur et d'excitation. Ici, sur la plaine de Troie, les choses vont sans doute diverger du cours que leur a prédit Homère. 12. Au-dessus de la ceinture des astéroïdes Le vaisseau entama sa décélération presque aussitôt après être sorti de la magnétosphère jovienne, de sorte qu'il lui faudrait plusieurs jours et non quelques heures pour décrire la parabole censée le conduire jusqu'à Mars par-dessus le plan de l'écliptique. Ce qui convenait à Mahnmut et à Orphu d'Io, car ils avaient plein de choses à se dire. Peu après le départ, Ri Po et Koros III annoncèrent depuis la passerelle qu'ils déployaient la voile de bore. Mahnmut accéda aux capteurs pour regarder la voile circulaire se déplier et s'enfler à sept kilomètres du vaisseau, retenue à celui-ci par huit câbles de fullerène, se déployant jusqu'à atteindre son rayon maximal de cinq kilomètres. Sur l'image vidéo transmise de la poupe, on aurait dit qu'un disque noir venait de se découper dans le firmament. Orphu d'Io sortit de sa crèche creusée dans la coque pour s'accrocher au câble principal, puis il longea le tore solénoïdal et se mit à courir sur tous les câbles de soutien, tel un Quasimodo version limule dont la tâche aurait été de contrôler les matériaux, se posa ensuite sur les jets surplombant la toile pour chercher tout signe de fêlure, de rupture, d'imperfection. Il ne trouva rien d'anormal et regagna le vaisseau avec la grâce empreinte d'assurance d'un vétéran de la gravité zéro. Koros III ordonna la mise à feu du collecteur magnétique Matloff/Fennelly modifié, et Mahnmut enregistra une altération des énergies de bord à mesure que l'appareil fixé à la proue générait un champ de collectage dont le rayon finit par atteindre 1 400 kilomètres, et qui ramassait les ions égarés et se concentrait sur sa récolte de vent solaire. Combien de temps allons-nous devoir décélérer pour pouvoir nous arrêter au niveau de Mars? demanda Mahnmut sur le canal général, pensant que ce serait Orphu qui répondrait. Mais ce fut l'impérieux Koros III qui s'en chargea. À mesure que la vélocité du vaisseau diminue et que l'aire de collectage efficace augmente, et à condition que la température de la voile soit maintenue en deçà de son point de fusion, à savoir deux mille degrés Kelvin, la masse du vaisseau sera égale à 4 kilos multiplié par 10 à la puissance 6, et, par conséquent, pour que nous puissions passer de notre vitesse actuelle, c'est-à-dire 0,1992 c, à une vitesse de 0,001 c - le point de collision inélastique -, il nous faudra 23,6 années. Vingt-trois virgule six années standard! s'exclama Mahnmut sur le canal général. C'était plus de temps qu'il n'en souhaitait pour une petite discussion. Notre vitesse à l'arrivée serait donc de 300 kilomètres par seconde, ce qui est encore beaucoup, reprit Koros III. Un millième de la vitesse de la lumière, ça peut être risqué dans le système intérieur. Nous risquons d'être secoués lors de l'atterrissage sur Mars, commenta Mahnmut. Orphu réagit par un bruit qui tenait du grondement et du reniflement. Le navigateur callistan intervint alors. Nous ne comptons pas seulement sur la voile de bore pour déterminer notre décélération, Mahnmut. Le voyage proprement dit va durer un peu moins de onze jours standard. Et notre vélocité lorsque nous entrerons dans l'orbite de Mars sera inférieure à six kilomètres par seconde. C'est mieux. Mahnmut se trouvait dans le berceau de contrôle de La Dame noire, mais tous ses capteurs familiers étaient aveuglés. Exception faite des données relatives à ses propres systèmes de survie, il dépendait des capteurs du vaisseau pour recevoir ses informations. Quelle est la raison de cette différence? s'enquit-il. Le vent solaire, répondit Orphu sur la ligne de la crèche de coque. Dans cette région, sa vitesse est d'environ 300 km/s et sa densité ionique est de dix puissance six protons par mètre cube. Nous sommes partis avec un réservoir à moitié plein d'hydrogène jovien et au quart plein de deutérium, et nous allons en collecter davantage dans le vent solaire grâce au système Matloff/Fennelly, ce qui nous permettra d'activer les fusiopropulseurs juste après avoir passé le Soleil. C'est là que débutera la phase de décélération proprement dite. Je suis impatient de voir ça, déclara Mahnmut. Moi aussi, répliqua Orphu. Il émit une nouvelle fois ce mélange de grondement et de reniflement. Mahnmut songea que le gigantesque moravec était imperméable à l'ironie ou qu'il la maîtrisait trop bien. Mahnmut lut À la recherche du temps perdu pendant que le vaisseau passait cent quarante millions de kilomètres au-dessus de la ceinture des astéroïdes. En même temps que le roman et des informations biographiques sur Proust, Orphu lui avait téléchargé le langage français classique, avec toutes ses subtilités, mais Mahnmut préféra lire cinq traductions anglaises différentes de la Recherche, car c'était sur l'anglais qu'il s'était concentré durant ses cent cinquante années T d'étude, et il se sentait plus à l'aise avec cette langue. Orphu partit d'un léger gloussement et rappela au petit moravec que ce serait une erreur de comparer Proust à son Shakespeare bien-aimé, qu'ils étaient aussi différents que le monde terraformé vers lequel ils se dirigeaient l'était des lunes joviennes qui leur étaient si familières, mais Mahnmut préféra s'en tenir à l'anglais. Une fois sa tâche achevée - il avait conscience de n'avoir effectué qu'une lecture superficielle, mais il était impatient d'entamer le dialogue -, il contacta Orphu par faisceau cohérent, le moravec ionien étant sorti de sa crèche pour contrôler une nouvelle fois les câbles de la voile, solidement ancré cette fois eu égard à la décélération croissante. Je ne sais pas, commença Mahnmut. Je ne vois pas où est l'intérêt. Cela ressemble à mes yeux aux rêveries alambiquées d'un esthète. D'un esthète? Orphu fît pivoter l'une de ses antennes pour se caler sur le faisceau pendant que ses manipulateurs et ses flagelles s'affairaient à souder un connecteur de câble. Pour Mahnniut, qui l'observait sur une image vidéo, l'arc électrique ressemblait à une étoile brillant sur fond de voile noire derrière la lourde masse d'Orphu. Mahnmut, veux-tu parler de Proust ou de son narrateur Marcel? Il y a une différence? Alors même qu'il lançait cette repartie sarcastique, Mahnmut se savait de mauvaise foi. Au fil des douze dernières années T, il avait envoyé à Orphu des centaines - voire des milliers - de courriels expliquant la différence entre le " Will " des sonnets et le personnage historique nommé Shakespeare. L'ouvre de Proust, si abstruse et si impénétrable soit-elle, était sûrement d'une égale complexité pour ce qui était de l'identité de l'auteur et des personnages. Orphu ne releva pas et répondit: Reconnais quand même que tu as apprécié la vision comique de Proust. C'est avant tout un écrivain comique. Quelle vision comique? Je n’ai pas vu beaucoup de comédie là-dedans. Cette fois-ci, il était sincère. Le sens de l'humour humain ne lui était pourtant pas étranger, pas plus qu'aux moravecs en général; même les premiers robots astronautes, pas très futés en dépit de leurs capacités autoévolutives, avaient été programmés pour comprendre l'humour lors de leur création par l'espèce humaine avant la pandémie rubicon. Il est impossible d'établir une véritable communication avec un humain - c'est-à-dire une communication symétrique - si on n'a pas le sens de l'humour. L'humour est aussi humain que la colère, la logique, la jalousie ou la fierté - autant d'éléments présents dans l'interminable roman de Proust. Mais pouvait-on dire pour autant que celui-ci était un écrivain comique et ses protagonistes des personnages comiques? Mahnmut ne le pensait pas, et, si Orphu avait raison, c'était de sa part une grave lacune. Car Mahnmut avait passé des décennies à traquer satire et jeux de mots dans le théâtre du Barde, à mettre au jour jusqu'à la plus dérisoire des ironies dans ses sonnets. Écoute, dit Orphu en courant le long d'un câble de fullerène pour regagner le vaisseau, faisant puiser ses microtuyères. Relis donc ce passage dVn amour de Swann. Celui où Swann, esclave des caprices de la volage Odette, utilise toutes ses ressources en matière de chantage affectif pour l'empêcher de se rendre seule au théâtre. Écoute bien l'humour en action, mon ami. Il téléchargea le texte. - Je te jure, lui disait-il, quelques instants avant qu'elle partît pour le théâtre, qu'en te demandant de ne pas sortir, tous mes souhaits, si j'étais égoïste, seraient pour que tu me refuses, car j'ai mille choses à faire ce soir, et je me trouverai moi-même pris au piège et bien ennuyé si contre toute attente tu me réponds que tu n'iras pas. Mais mes occupations, mes plaisirs, ne sont pas tout, je dois penser à toi. Il peut venir un jour où, me voyant à jamais détaché de toi, tu auras le droit de me reprocher de ne pas t'avoir avertie dans les minutes décisives où je sentais que j'allais porter sur toi un de ces jugements sévères auxquels l'amour ne résiste pas longtemps. Vois-tu, Une nuit de Cléopâtre (quel titre!) n’est rien dans la circonstance. Ce qu’il faut savoir, c’est si vraiment tu es cet être qui est au dernier rang de l'esprit, et même du charme, l'être méprisable qui n'est pas capable de renoncer à un plaisir. Alors, si tu es cela, comment pourrait-on t'aimer, car tu n'es même pas une personne, une créature définie, imparfaite, mais du moins perfectible? Tu es une eau informe qui coule selon la pente qu'on lui offre, un poisson sans mémoire et sans réflexion qui, tant qu'il vivra dans son aquarium, se heurtera cent fois par jour contre le vitrage qu’il continuera à prendre pour de l'eau. Comprends-tu que ta réponse, je ne dis pas aura pour effet que je cesserai de t'aimer immédiatement, bien entendu, mais te rendra moins séduisante à mes yeux quand je comprendrai que tu n'es pas une personne, que tu es au-dessous de toutes les choses et ne sais te placer au-dessus d'aucune? Évidemment j'aurais mieux aimé te demander comme une chose sans importance de renoncer à Une nuit de Cléopâtre (puisque tu m'obliges à me souiller les lèvres de ce nom abject) dans l'espoir que tu irais cependant. Mais, décidé à tenir un tel compte, à tirer de telles conséquences de ta réponse, j'ai trouvé plus loyal de t'en prévenir. Odette depuis un moment donnait des signes d'émotion et d'incertitude. À défaut du sens de ce discours, elle comprenait qu’il pouvait rentrer dans le genre commun des " laïus " et scènes de reproches ou de supplications, dont l'habitude qu'elle avait des hommes lui permettait, sans s'attacher aux détails des mots, de conclure qu’ils ne les prononceraient pas s'ils n’étaient pas amoureux, que du moment qu'ils étaient amoureux, il était inutile de leur obéir, qu’ils ne le seraient que plus après. Aussi aurait-elle écouté Swann avec le plus grand calme si elle n’avait vu que l'heure passait et que pour peu qu'il parlât encore quelque temps, elle allait, comme elle le lui dit avec un sourire tendre, obstiné et confits, "finir par manquer l'Ouverture! " Mahnmut éclata de rire dans l'espace confiné de la salle de contrôle pressurisée de La Dame noire. Il comprenait à présent. L'humour de ce passage était étincelant. La première fois qu'il l'avait lu, il s'était concentré sur l'émotion humaine qu'on appelait jalousie et sur les efforts que déployait Swann afin de manipuler le comportement d'Odette. Maintenant, tout était... clair. Merci, dit-il à Orphu tandis que le moravec en forme de gigantesque limule s'installait dans sa crèche. Je crois que je capte l'humour désormais. Et je l'apprécie. Tout est différent de Shakespeare, que ce soit le ton, le langage ou la structure, mais il y a quelque chose de... semblable. La même obsession pour cette énigme qu’est la nature humaine, suggéra Orphu. Ton Shakespeare examine toutes les facettes de l'humanité par l'intermédiaire des réactions de ses personnages aux événements, dégageant leurs pensées profondes en fonction de leurs actes. Les personnages de Proust explorent les profondeurs de la mémoire en quête des mêmes facettes. Peut-être ton Barde ressemble-t-il à Koros III, le chef de cette expédition en territoire inconnu. Mon cher Proust est davantage semblable à toi, emmailloté dans le cocon de La Dame noire et plongeant dans les profondeurs pour cartographier les récifs, les fonds marins, leurs habitants et le monde tout entier au moyen de l'écholocation. Mahnmut médita sur cette comparaison pendant de longues nanosecondes. Je ne vois pas comment ton Proust a résolu cette énigme - ou plutôt comment il a tenté de la résoudre autrement que par une immersion dans la mémoire. Pas seulement dans la mémoire, ami Mahnmut, mais dans le temps. À des dizaines de mètres de là, protégé par sa quasi-invulnérabilité, par la double coque impénétrable de son submersible et par celle du vaisseau spatial qui le transportait, Mahnmut eut l'impression que l'Ionien venait de le toucher d'une façon aussi intime que profonde. Le temps est séparé de la mémoire, marmonna-t-il sur leur ligne privée, s'adressant surtout à lui-même, mais la mémoire est-elle jamais séparée du temps? Précisément! tonna Orphu. Précisément. Les protagonistes proustiens - notamment le "je ", le narrateur, mais également ce pauvre Swann - se voient donner à quatre reprises la chance de résoudre la grande énigme de la vie. Leurs quatre tentatives échouent, mais l'histoire est néanmoins un succès, et ce en dépit des échecs de son narrateur et même de son auteur! Mahnmut s'abîma dans une longue réflexion. Il bascula d'une caméra extérieure à l'autre, contemplant les complexités du vaisseau et de sa terrifiante voile circulaire en orientant sa vision vers le " bas ", vers les cailloux, vers la ceinture. Il demanda l'agrandissement maximal des images et l'obtint. Un astéroïde solitaire déboulait dans les ténèbres. Il n'y avait aucun danger de collision. Non seulement leur vaisseau filait cent cinquante millions de kilomètres au-dessus du plan de l'écliptique et traversait la ceinture à une vitesse inouïe, mais en outre cet astéroïde - une requête adressée aux banques d'astrogation de Ri Po l'identifia comme étant Gaspra - s'éloignait de leur trajectoire. Il s'agissait néanmoins d'un micromonde de belle taille - 20 km sur 16 sur 11, d'après les données -, et l'image qu'il en avait, identique à celle qu'il aurait obtenue en l'observant à l'oil nu à 16 000 km de distance, était celle d'une patate aux contours rugueux et à la surface piquetée de cratères. De plus, et cela était fort intéressant, cette surface laissait apparaître des éléments artificiels: lignes droites taillées dans la roche, lumières dans les cratères obscurs, maillage de sources lumineuses sur le " nez " aplati de l'astéroïde. Des rocvecs, dit doucement Orphu qui, de toute évidence, était branché sur la même source vidéo. Ils sont quelques millions dispersés dans la ceinture. Sont-ils aussi hostiles qu’on le dit? Aussitôt qu'il eut posé cette question, Mahnmut redouta de passer pour un anxieux. Je l'ignore. Je subodore que oui - ils ont choisi d'évoluer dans une culture bien plus compétitive que celle que nous avons créée. Il paraît qu’ils craignent et méprisent les posthumains et qu’ils détestent carrément les moravecs que nous sommes. Quant à leur prétendue férocité, Koros III est peut-être à même de la confirmer. Koros? Comment cela? Rares sont les moravecs à en avoir été informés, mais il y a une soixantaine d'années T, il a conduit une expédition dans la ceinture à l'initiative d'Asteague/Che et du Consortium des Cinq Lunes. Neuf moravecs l'accompagnaient. Trois seulement sont revenus. Mahnmut réfléchit une minute. Il aurait aimé en savoir davantage en matière d'armements; si les rocvecs décidaient de les tuer, possédaient-ils une arme énergétique ou un missile hypercinétique susceptible de frapper leur vaisseau? Cela semblait improbable - leur vitesse était de 0,193 c, après tout. Il demanda à Orphu: Quels sont les quatre chemins par lesquels les personnages de Proust ont tenté de parvenir à la résolution de l'énigme de la vie - et y ont échoué? Le grand moravec éclaircit sa gorge virtuelle. Premièrement, ils ont suivi leur flair qui les conduisait sur la piste de la noblesse, des armoiries, des privilèges et de la propriété foncière, répondit Orphu. Marcel, le narrateur, explore cette piste pendant environ deux mille pages. Il finit par acquérir la conviction que la noblesse de caractère se trouve dans la crème de l'aristocratie. Mais il ne retire rien de celle-ci. Excepté le snobisme, dit Mahnmut. Ce n’est pas si simple, mon ami, émit Orphu, dont la voix commençait à s'animer. Proust considérait le snobisme comme le ciment de la société - quels que soient le lieu et l'époque. Il passe la totalité de son livre à l'étudier sous toutes les coutures. Jamais il ne se lasse de ses manifestations. Contrairement à moi, avoua Mahnmut, espérant que son ami ne se sentirait pas insulté. Le grondement subsonique d'Orphu, perceptible même sur leur ligne privée, le rassura sur ce point. Quel est le deuxième chemin qu'il a suivi pour tenter de résoudre l'énigme de la vie? demanda Mahnmut. L'amour. L'amour? Les trois mille pages et quelques de la Recherche débordaient d'amour, mais celui-ci semblait... sans espoir. L'amour, tonna Orphu. L'amour sentimental et le désir physique. Par amour sentimental, tu entends ce que Marcel - ainsi que Swann, je présume - éprouvaient pour leur famille, pour la grand-mère de Marcel? Non, Mahnmut, je parle de cette attraction pour les choses familières, pour la mémoire elle-même et pour les personnes qui occupent le domaine des choses familières. Mahnmut considéra l'astéroïde tournoyant baptisé Gaspra. À en croire les données de Ri Po, il lui fallait environ sept heures standard pour tourner sur son axe. Mahnmut se demanda si un tel endroit pouvait devenir une source de familiarité, d'attraction sentimentale, pour lui ou pour un quelconque être conscient. Eh bien, c'est le cas des mers noires d'Europe. Pardon? Mahnmut sentit ses strates organiques le picoter lorsqu'il se rendit compte qu'il avait émis sur la ligne privée. Rien. Pourquoi l'amour ne donne-t-ilpas la réponse à l'énigme de la vie? Parce que Proust savait - ce que découvrent ses personnages -que l'amour et son noble cousin, l'amitié, ne survivent jamais à ces lames de l'entropie que sont la jalousie, la lassitude, la routine et l'égotisme, répondit Orphu. Pour la première fois depuis qu'ils étaient entrés en communication, Mahnmut crut percevoir une nuance de tristesse dans la voix du grand moravec. Jamais? Jamais, dit Orphu dans un lourd soupir. Te rappelles-tu la dernière phrase JTJn amour de Swann? "Dire que j'ai gâché des années de ma vie, que j'ai voulu mourir, que j'ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n'était pas mon genre! " Je l'avais remarquée, mais je ne savais pas si elle était censée être d'une drôlerie souveraine, d'une horrible amertume ou d'une tristesse indicible. Quelle est la bonne réponse? Les trois sont bonnes, mon ami. Toutes les trois. Quel était le troisième chemin censé conduire les personnages de Proust à l'énigme de la vie? Mahnmut augmenta le taux d'O2 dans son environnement afin de chasser les vrilles de tristesse qui menaçaient de lui étouffer le cour. Nous en parlerons une autre fois, répondit Orphu, percevant sans doute l'humeur de son interlocuteur. Koros III va augmenter le rayon du collecteur et il va y avoir un véritable feu d'artifice sur le spectre des rayons X. Ils passèrent l'orbite martienne, et il n'y avait rien à voir; Mars était de l'autre côté du Soleil, évidemment. Ils passèrent l'orbite terrienne un jour plus tard, et il n'y avait rien à voir; la Terre se trouvait en un autre point de sa trajectoire sur le plan de l'éclip-tique. Mercure fut la seule planète à apparaître sur leurs écrans visuels, mais ceux-ci étaient déjà envahis par le Soleil, rugissant de toute sa gloire. Lorsqu'ils passèrent au-dessus du Soleil à un périhélie d'à peine quatre-vingt-dix-sept millions de kilomètres - évoquant les filaments d'un radiateur traînant un sillage de chaleur -, ils replièrent la voile de bore, qui regagna son réceptacle. Orphu supervisa la manouvre, effectuée par télémanipulation, et Mahnmut regarda sur les écrans de contrôle son ami qui allait et venait sur la coque du vaisseau, l'éclat du soleil faisant ressortir la moindre de ses cicatrices. Deux heures avant l'heure prévue pour la mise à feu des moteurs à fusion, Koros III - à la grande surprise de Mahnmut – invita tous les membres de l'expédition à se retrouver dans le module de contrôle, près des collecteurs magnétiques. Le vaisseau n'était pas équipé de corridors. Il était prévu que Koros se rende à bord de La Dame noire au moyen de câbles et de prises-crampons une fois que le vaisseau, ayant achevé sa décélération, se trouverait en orbite autour de Mars. Mahnmut hésitait à entamer le périple qui le conduirait dans la salle de contrôle. Pourquoi se rassembler physiquement pour discuter? demanda-t-il à Orphu sur leur ligne privée. Sans compter que tu ne peux pas rentrer dans ce module, de toute façon. Je peux m'amarrer à l'extérieur, vous observer par un hublot et connecter mes câbles aux modules de contrôle pour sécuriser les communications. Pourquoi est-ce préférable à une réunion sur le réseau interne? Je n’en sais rien, mais la mise à feu aura lieu dans cent quatorze minutes, alors je me propose de venir te chercher pour t'emmener là-bas. Et c'est ce qu'il fît. Mahnmut était protégé contre le vide spatial et les rayons cosmiques, bien entendu, mais l'idée de se déconnecter du vaisseau et de courir le risque d'être abandonné l'angoissait quelque peu. Orphu le retrouva à l'entrée d'une soute et Mahnmut eut droit à une vue inoubliable de La Dame noire, vivement éclairée par un soleil aveuglant, nichée à l'intérieur de l'astronef comme un requin dans le ventre du kraken. Orphu attrapa Mahnmut avec ses manipulateurs et l'inséra dans une niche abritée creusée dans sa carapace, puis se clippa aux guides qui lui permettraient de contourner le ventre noir du vaisseau, de remonter le long de ses côtes cannelées et d'avancer sur sa coque externe. Mahnmut jeta un coup d'oil aux fusiopropul-seurs sphériques, fixés à la proue comme des pièces rapportées, et vérifia l'heure: une heure et quatre minutes avant la mise à feu. Il étudia l'équipement de furtivité qui enveloppait le vaisseau proprement dit, une substance poreuse d'un noir de jais qui, en théorie, rendait le bâtiment - exception faite des fusiopropulseurs, de la voile et de quelques autres systèmes - impossible à détecter par visuel, par radar, par réflexion gravitonique, par infrarouges, par ultraviolets et par sondes neutriniques. Mais quelle importance si nous voyageons deux jours propulsés par des flammes de fusion? La salle de contrôle était munie d'un sas. Mahnmut aida Orphu à connecter son câble sécurisé, puis il franchit le sas et se remit à respirer à l'ancienne. - Ce vaisseau transporte des armes, déclara Koros III de but en blanc. Il s'exprimait par ondes sonores. Ses yeux à facettes et sa carapace humanoïde noire reflétaient l'éclat rouge des halogènes. La troisième entité présente dans la petite salle de contrôle pressurisée - Ri Po, le minuscule Callistan - se tenait au troisième sommet d'un triangle moravec. Tu as entendu cela? demanda Mahnmut à Orphu sur leur ligne privée. Le gigantesque Ionien était visible derrière les hublots de l'avant. Oh! oui. - Pourquoi nous informer de cela maintenant? demanda Mahnmut à Koros III. - J'ai pensé que l'Ionien et toi aviez le droit de le savoir. Vos existences sont en jeu. Mahnmut se tourna vers le navigateur. - Tu savais qu'il y avait des armes à bord? - Je savais que le vaisseau était équipé d'armes défensives, répondit Ri Po. Je viens tout juste d'apprendre que des armes seraient transportées sur la surface. Mais il était logique de conclure à leur existence. - Sur la surface, répéta Mahnmut. Il y a des armes dans la soute de La Dame noire. Ce n'était pas à proprement parler une question. Koros III hocha la tête, signe d'assentiment atavique chez les humanoïdes. - Quel genre d'armes? interrogea Mahnmut. - Je ne suis pas habilité à le dire, répliqua sèchement le Gany-médéen. - Eh bien, peut-être que je ne suis pas habilité à transporter des armes dans mon submersible, contra Mahnmut. - Tu n'as pas le choix, dit Koros III. Les accents de sa voix étaient plus tristes qu'impérieux. Mahnmut bouillait intérieurement. Il a raison, dit Orphu, et Mahnmut constata qu'il s'exprimait sur le canal général. Nul d'entre nous n'a plus le choix. Nous devons aller de l'avant. - Dans ce cas, pourquoi nous informer? insista Mahnmut. Ce fut Ri Po qui lui répondit. - Nous n'avons cessé d'observer Mars depuis que nous sommes passés au-dessus du Soleil. À cette distance, nos instruments confirment l'activité quantique détectée depuis l'espace jovien - mais son intensité dépasse nos estimations de plusieurs ordres de grandeur. Ce monde représente une menace pour la totalité du système solaire. Comment est-ce possible? s'enquit Orphu. Les posthumains ont expérimenté le saut quantique pendant des siècles dans leurs cités orbitales autour de la Terre. Koros III secoua la tête à l'humaine, d'une façon des plus pittoresques - bien que ce mot ne fût pas celui qui venait à l'esprit de Mahnmut lorsqu'il considérait l'entité d'un noir luisant aux yeux d'insecte. - Pas à cette échelle, dit le commandant de la mission. La quantité d'énergie quantique dépensée sur Mars en ce moment équivaut à celle d'une déchirure dans le tissu spatio-temporel. Il y a danger d'instabilité. Utilisation aberrante de la technologie quantique. Y a-t-il un rapport avec les voynix? demanda Orphu. Tout ce que les moravecs joviens savaient des fabuleux voynix, c'était que la Terre avait émis des signes d'activité quantique d'une intensité sans précédent lorsque les communications neutriniques des posthumains avaient pour la première fois mentionné ces créatures, plus de deux mille années T auparavant. Nous ignorons si les voynix sont impliqués, nous ignorons même s'ils sont encore sur Terre, répondit Koros sur le canal général. - Je le répète, reprit-il à haute voix, l'impératif éthique me commande de vous informer de la présence d'armes à bord de ce vaisseau et à bord du submersible dans lequel Mahnmut doit me transporter. Il ne vous appartiendra pas de décider ou non d'utiliser ces armes. La responsabilité m'en incombe tant que je suis à bord de ce vaisseau, et ce sera à Ri Po de l'endosser une fois que Mahnmut et moi aurons été largués sur la surface martienne. Moi seul pourrai prendre la décision de faire usage de la force sur Mars. - Donc, les armes du vaisseau ne sont pas offensives? demanda Mahnmut. Elles ne doivent pas être retournées sur des cibles martiennes? - Non, lui répondit Ri Po. Les armes du vaisseau sont purement défensives. Mais parmi les armes entreposées à bord de La Dame noire, on trouve des armes de destruction massive? demanda Orphu. Koros III marqua une pause, examinant ses ordres à l'aune des droits de son équipage. Finalement, il répondit: - Oui. Mahnmut réfléchit à la nature de ces armes. S'agissait-il de bombes à fission? de bombes à fusion? d'émetteurs de neutrinos? d'explosifs plasmiques? de bombes à antimatière? de superbombes à trou noir capables de détruire une planète? Il n'en avait aucune idée. Durant ses siècles d'existence, il n'avait manié que des armes non létales, comme les filets, aiguillons et galvaniseurs qui lui servaient à écarter les krakens ou à capturer des organismes européens. - Koros, demanda-t-il, aviez-vous emporté des armes lors de votre mission dans les astéroïdes il y a quelques décennies? - Non, répondit le Ganymédéen. C'était inutile. Même si l'évolution récente des moravecs de la ceinture les a rendus féroces et belliqueux, ils ne représentaient aucune menace pour les autres habitants du système solaire. Koros III leur rappela le compte à rebours: plus que quarante et une minutes avant la mise à feu. D'autres questions? Orphu en avait une. Pourquoi progresser en mode ultrafiirtif alors que nous approchons Mars propulsés par quatre moteurs à fusion qui nous rendent aussi visibles qu’une supernova pour toute entité munie d'yeux vivant à la surface de la planète? Un instant... tu cherches à susciter une réaction. Tu veux voir s'ils vont nous attaquer. - Oui, fit Koros. C'est le moyen le plus pratique d'évaluer leurs intentions. Lorsque les fusiopropulseurs se désactiveront, nous serons encore à dix-huit millions de kilomètres de Mars. S'ils n'ont pas tenté de nous intercepter à ce moment-là, nous larguerons les moteurs, les tores solénoïdaux et tous les autres engins externes, et nous entrerons en orbite martienne en occultant notre position par des contre-mesures passives. Pour le moment, nous ignorons si les posthumains - ou plutôt les entités qui ont terraformé Mars et y résident actuellement, car nous ne savons pas s'il s'agit des posthumains - ont une civilisation technique ou post-technique. Mahnmut médita cette déclaration. Ils allaient larguer tous les engins susceptibles de les ramener chez eux. Je dirais qu’une activité de saut quantique massive est un signe plutôt technique, commenta Orphu. - Peut-être, fit Ri Po. Mais on trouve aussi des idiots savants dans l'univers. La réunion s'acheva sur cette déclaration énigmatique, l'air fut évacué de la salle de contrôle et Orphu rapporta Mahnmut à bord de son submersible, dans la soute du vaisseau. Les quatre moteurs s'activèrent à l'heure prévue. Mahnmut passa les deux journées suivantes cloué à sa couchette anti-g pendant que le vaisseau se dirigeait vers Mars en s'imposant une décélération de 400 g. La soute où se trouvait La Dame noire était à nouveau fourrée de gel, mais il n'y en avait pas dans son compartiment de vie, et il finit par se lasser de la pesanteur comme de l'immobilité. Mahnmut se demanda comment Orphu supportait de rester enfermé dans son berceau de coque. Toutes les images en provenance de l'avant étaient occultées par l'éclat des quatre moteurs, y compris celles de Mars, et Mahnmut tua le temps en visionnant celles de la coque et des étoiles à l'arrière, en relisant des passages de la Recherche et en traquant les ressemblances et les dissemblances entre l'ouvre de Proust et ses chers sonnets shakespeariens. Cette passion pour les langues et la littérature humaines de l'Ère perdue qu'il partageait avec Orphu n'avait rien d'extraordinaire. Plus de deux mille années T auparavant, lorsque les premiers posthumains avaient envoyé les premiers moravecs dans l'espace jovien pour explorer les lunes et entrer en contact avec les êtres conscients décelés dans l'atmosphère de Jupiter, ils les avaient programmés avec des bandes multisensorielles complexes imprégnées d'histoire humaine, de culture humaine, d'art humain. Le rubicon était déjà survenu, bien entendu, et avant cela la Grande Retraite, mais on espérait encore sauver le souvenir et les archives du passé humain, même si les 9 114 derniers humains à l'ancienne présents sur Terre n'avaient pas pu être sauvés par le dernier fax. Au fil des siècles qui s'étaient écoulés depuis qu'on avait perdu le contact avec la Terre, l'art, la littérature et l'histoire humains étaient devenus les hobbies de milliers de moravecs, qu'ils travaillent dans le vide spatial ou sur une lune. Urtzweil, l'ancien équipier de Mahnmut - détruit dix-huit années J plus tôt par une chute glaciaire sous un cratère européen du nom de Tyre Macula -, était passionné par la Bible du roi Jacques. Une copie de ce livre était rangée dans une niche, sous la table de travail de Mahnmut, à côté de la lampe à lave bien enveloppée de gel protecteur que lui avait offerte Urtzweil. En contemplant sur son moniteur vidéo l'éclat des moteurs à fusion tamisé par les filtres, Mahnmut tenta d'établir un lien entre l'image qu'il se faisait du Marcel Proust historique - un homme qui avait passé les trois dernières années de sa vie couché dans son lit, dans sa célèbre chambre aux murs de liège, cerné de toutes parts par les épreuves à relire, les vieux manuscrits et les flacons de drogues diverses, ne recevant en guise de visiteurs que des prostitués et des ouvriers chargés de lui installer le premier téléphone en liaison directe avec l'Opéra de Paris - et Marcel, le narrateur de cette épuisante ouvre de perception qu'était À la recherche du temps perdu. Sa capacité mémorielle était prodigieuse - il était en mesure d'ouvrir un plan détaillé des rues de Paris en 1921, de télécharger tous les portraits connus de Proust, dessins, peintures ou photographies, d'examiner le Vermeer qui faisait défaillir le personnage de Proust, d'établir une corrélation ntre tous les personnages du roman et toutes les personnes réelles que Proust avait jamais connues -, mais cela ne l'aidait que médiocrement à comprendre l'ouvre. L'art humain, il le savait, transcende l'être humain. Quatre chemins secrets pour parvenir à la résolution de l'énigme de la vie, avait dit Orphu. Le premier - cette obsession des personnages proustiens pour la noblesse, l'aristocratie, les classes supérieures de leur société - débouchait de toute évidence sur un cul-de-sac. Contrairement au narrateur, Mahnmut n'avait pas besoin de se taper trois mille pages de dîners en ville pour s'en rendre compte. Le deuxième, l'idée que l'amour puisse être la clé de l'énigme de la vie, lui apparaissait comme fascinant. Proust - tout comme Shakespeare, mais d'une façon totalement différente - s'était très certainement efforcé d'explorer toutes les facettes de l'amour humain - hétérosexuel, homosexuel, bisexuel, familial, collégial, interpersonnel -, ainsi que l'amour que l'on peut éprouver pour certains lieux, certaines choses, pour la vie elle-même. Et Mahnmut concluait avec Orphu que Proust avait fini par rejeter l'amour comme moyen de parvenir à une compréhension plus profonde de la vie. Le troisième chemin suivi par Marcel était l'art - l'art et la musique -, mais, s'il l'avait conduit à la beauté, il ne l'avait pas mené à la vérité. Quel est le quatrième chemin? Et s'il n’a mené nulle part les héros de Proust, quel était le véritable chemin, caché sous les pages et derrière les pages, que l'auteur a peut-être entr'aperçu si ses personnages ne l'ont pas vu? Il lui aurait été facile d'appeler Orphu. Les deux amis n'avaient guère communiqué en ce dernier jour de décélération, trop perdus dans leurs pensées, peut-être. Il me le dira plus tard, songea Mahnmut. Et peut-être que je l'aurai trouvé par moi-même à ce moment-là... et que j'aurai dégagé des correspondances avec l'analyse shakespearienne de ce qu'il y a au-delà de l'amour. Le Barde, lui aussi, avait repoussé l'amour sentimental, romantique et physique une fois parvenu au terme des sonnets. Les moteurs à fusion cessèrent de tourner. La disparition de la haute gravité et des vibrations dans la coque était presque terrifiante. Les compartiments sphériques abritant ces moteurs furent aussitôt largués, propulsés par de petites fusées loin de la trajectoire du vaisseau. Largage de la voile et du solénoïde, déclara la voix d'Orphu sur le canal général. Mahmnut observa cette opération sur les moniteurs vidéo alimentés par diverses caméras de coque. Il revint à la caméra de proue. Mars était désormais nettement visible, distante de dix-huit millions de kilomètres et légèrement en contrebas. Ri Po superposait un diagramme de pilotage aux images. Leur approche semblait parfaite. Des petites tuyères ioniques internes ralentissaient le vaisseau et préparaient son injection en orbite polaire. Aucune trace de balayage radar ou capteur durant notre descente, déclara Koros III. Aucune tentative d'interception. Mahnmut songea que, si le Ganymédéen était un être pétri de dignité, il avait aussi une propension à enfoncer des portes ouvertes. Nous recevons des données via nos capteurs passifs, signala Ri Po. Mahnmut consulta les registres. S'ils avaient été en approche d'Europe, ou de toute autre lune occupée par des moravecs, ils auraient capté des ondes radio, des ondes gravitoniques, des microondes, bref tout un tas d'émissions liées à la technologie. Côté Mars, rien de la sorte. Mais la planète terraformée était bel et bien habitée. Le télescope monté sur la proue percevait déjà les bâtiments blancs érigés sur Olympus Mons, les routes rectilignes et sinueuses, les têtes de pierre alignées sur le rivage de l'océan Boréal, et même quelques mouvements individuels, mais aucun échange radio, aucun relais micro-ondes, aucune des signatures électromagnétiques caractérisant une civilisation technologique. Mahnmut se rappela l'expression utilisée par Ri Po - des idiots savants? Mise en orbite martienne prévue pour dans seize heures, annonça Koros. Nous consacrerons les vingt-quatre heures suivantes à l'observation de la planète. Mahnmut, prépare ton submersible pour une entrée dans l'atmosphère dans un délai de trente heures. Oui, dit Mahnmut sur le canal général, se retenant pour ne pas ajouter "chef". Mars leur parut bien calme pendant la quasi-totalité des vingt-quatre heures qu'ils passèrent en orbite polaire. Il y avait des objets artificiels dans le cratère Stickney, sur Phobos - des engins miniers, les ruines d'un accélérateur magnétique, des dômes d'habitation fracassés et des rovers robotiques -, mais ils étaient glacés, rouilles, piquetés de points d'impact et vieux de plus de trois millénaires. Les responsables de la terraformation martienne n'avaient aucun lien avec les antiques artefacts de la lune intérieure. Mahnmut avait vu des images de Mars du temps où on l'appelait la Planète rouge - bien que, selon lui, elle tirât davantage sur l'orange -, mais sa palette de couleurs était aujourd'hui plus riche. Lorsqu'ils survolèrent le pôle Nord, captant des images télescope dont la résolution approchait le mètre, ce qui restait de la calotte glaciaire - dont le matériau se réduisait à de l'eau, le CO2 ayant été sublimé lors de la terraformation - apparaissait comme une île blanche au centre d'une mer bleue. Des nuages se mouvaient en spirale au-dessus de l'océan qui recouvrait plus de la moitié de l'hémisphère Nord. Les highlands étaient toujours orangées, la plupart des masses terrestres étaient brunes, mais on n'avait pas besoin du télescope pour repérer le vert saisissant des forêts et des champs. Personne ne semblait avoir remarqué le vaisseau: il n'y eut ni appel radio, ni tentative de verrouillage radar, ni faisceau laser, ni requête par modulation de neutrinos. Tandis que les minutes de tension devenaient de longues heures de silence, les quatre mora-vecs observaient la planète et se préparaient à la descente de La Dame noire. Il y avait de la vie sur Mars - visiblement humaine ou posthumaine, mais pas seulement: il fallait aussi compter avec les petits humanoïdes verts qui déplaçaient les têtes de pierre. Des navires aux voiles blanches naviguaient le long de la côte boréale, ainsi que dans les cafions envahis d'eau de Vallès Marineris, mais ils n'étaient guère nombreux. On en distinguait quelques autres dans une mer constellée de cratères qui avait jadis été le bassin d'Hellas. Il y avait des signes d'occupation évidents sur Olympus Mons -notamment un escalator ultramoderne courant sur le flanc du volcan -, les photos montraient une demi-douzaine de machines volantes près de la caldeira du sommet, et on apercevait aussi des édifices blancs et des jardins en terrasse sur les volcans de Tharsis - Ascraeus Mons, Pavonis Mons et Arsia Mons -, mais pas le moindre signe d'une civilisation d'envergure planétaire. Koros III annonça sur le canal général qu'il estimait à trois mille personnes la population humaine répartie sur les quatre volcans, et à vingt mille celle des ouvriers verts concentrés dans des cités de toile le long du rivage. Mars était quasiment vide. Terraformée mais vide. Peut-on vraiment parler de danger pour toutes les formes de vie conscientes du système solaire? s'enquit Orphu d'Io. Ce fut Ri Po qui lui répondit. Observe donc la planète en fonction des relevés quantiques. - Mon Dieu! s'exclama Mahnmut dans son envirocrèche vide. Mars était un globe d'activité quantique d'un rouge éblouissant, avec l'immense majorité des lignes de flux convergeant sur Olympus Mons, le principal de ses volcans. Se pourrait-il que les machines volantes soient à l'origine de cette agitation quantique? demanda Orphu. Elles n’ont aucune signature électromagnétique, et elles ne sont sûrement pas propulsées par un système de combustion chimique. Non, fit Koros. Bien que ces machines volantes utilisent le flux quantique, ce ne sont pas elles qui le génèrent. Du moins n’en sont-elles pas la source primaire. Mahnmut considéra l'étrange diagramme quantique pendant une bonne minute avant de formuler une suggestion à laquelle il réfléchissait depuis plusieurs jours. Ne serait-il pas raisonnable de les contacter par radio, ou par un autre médium? Voire d'atterrir ouvertement sur Olympus Mons? De débarquer en amis plutôt qu’en espions? C'est une possibilité que nous avons envisagée, répondit Koros. Mais cette activité quantique est si intense que nous jugeons impératif de collecter de nouvelles informations avant de nous montrer. Collecter de l'information, plus rapprocher de ce volcan nos armes de destruction massive, songea Mahnmut non sans une certaine amertume. Jamais il n'avait demandé à être soldat. Les mora-vecs n'étaient pas conçus pour le combat, et l'idée de tuer un être conscient était à l'opposé même d'un programme aussi vieux que son espèce. Néanmoins, Mahnmut prépara La Dame noire à sa descente. Il activa les générateurs internes du submersible et déconnecta tous les cordons d'alimentation le reliant au vaisseau, ne laissant branchés que les câbles com qui seraient tranchés lorsqu'il sortirait de la soute. On avait habillé le submersible d'un blindage ultrafurtif, et des ceintures de réacteurs lui ceignaient maintenant la poupe et la proue; Koros III en prendrait le contrôle durant l'entrée dans l'atmosphère, les larguant une fois qu'ils auraient accompli leur mission. Dernière pièce rapportée, le chapelet de parachutes qui ralentiraient leur chute une fois dans l'atmosphère. Koros III serait là aussi à la manouvre. Mahnmut ne reprendrait le commandement de son submersible qu'une fois celui-ci immergé dans les eaux martiennes. Préparation au transfert dans le submersible, annonça Koros depuis la passerelle. Permission de monter à bord accordée, répliqua Mahnmut. Le commandant en titre ne lui avait pourtant rien demandé. Il n'était pas européen et ne connaissait pas le protocole. Un voyant apprit à Mahnmut que les portes de la soute venaient de s'ouvrir, exposant à nouveau La Dame noire au vide afin que Koros puisse s'y transférer par câble guidé. Mahnmut activa la liaison vidéo avec la coque pour entrer en contact avec Orphu. L'Ionien remarqua sa présence. Nous allons nous quitter quelque temps, mon ami, dit-il. Mais nous nous reverrons. Je l'espère, répondit Mahnmut. Il ouvrit le sas inférieur du submersible et se prépara à faire sauter les derniers câbles coin. Attendez! dit Ri Po. Quelque chose vient d'apparaître à l'horizon de la planète. L'une des caméras de la salle de contrôle montra Koros III refermant le sas qu'il venait d'ouvrir pour retourner devant les consoles. Mahnmut écarta son doigt du bouton déclenchant le feu d'artifice chez les câbles com. Un objet s'élevait au-dessus de l'horizon martien. Pour l'instant, il se réduisait à un écho radar. Le télescope de proue activa ses cardans pour le mettre en point de mire. Il a dû décoller d'Olympus une fois que nous avons été hors de vue, dit Orphu. Je cherche à le contacter, dit Ri Po. Mahnmut passa en revue les fréquences d'appel. L'objet ne répondait pas. Vous avez vu ça? s'exclama Koros III. Mahnmut vit. L'objet faisait moins de deux mètres de long: un char que ne tirait aucun cheval et qu'entourait un champ de force étincelant. À son bord se trouvaient deux humanoïdes, un homme et une femme; apparemment, c'était la femme qui pilotait, l'homme restant là sans rien faire, les yeux fixés sur le vide comme s'il était capable de voir le vaisseau en mode furtif distant de quelque huit mille kilomètres. La femme était grande, altière, très blonde; l'homme, un peu plus grand qu'elle, avait de courts cheveux gris et une barbe blanche. Orphu fit entendre son rire sur le canal général. On dirait une image de Dieu. Mais j'ignore qui peut être sa petite copine. Comme s'il avait entendu cette insulte, l'homme leva le bras. L'image vidéo s'embrasa et implosa à l'instant précis où Mahnmut était projeté sur sa couche anti-g. Il sentit le vaisseau frémir à deux reprises puis se mettre à tournebouler, et les forces centrifuges se mirent à le ballotter de droite et de gauche. Est-ce que tout le monde va bien? hurla-t-il sur le canal général. Vous m'entendez? Pendant quelques secondes de chaos, il n'eut pour toute réponse que silence et grésillements, puis la voix calme d'Orphu résonna parmi les bruits parasites. Je t'entends, mon ami. Est-ce que ça va? Le vaisseau est-il touché? Avons-nous riposté? Je suis endommagé et aveuglé, dit Orphu au milieu d'une salve de crépitements. Mais j'ai vu ce qui s'est passé avant de perdre la vue. Nous n’avons pas riposté. Mais le vaisseau est... à moitié détruit, Mahnmut. À moitié détruit? répéta bêtement Mahnmut. Que... Une sorte de décharge énergétique. La salle de contrôle... Koros et Ri Po... disparus. Vaporisés. Ainsi que toute la proue. La coque externe est touchée. Le vaisseau tourne sur lui-même au rythme de deux révolutions par seconde et commence à se disloquer. Ma propre carapace est fissurée. Mes réacteurs ont été anéantis. Tout comme la plupart de mes manipulateurs. Je ne cesse de perdre énergie et intégrité. Abandonne le bâtiment avec ton submersible - vite! Je ne sais pas comment faire! répliqua Mahnmut. C'était Koros qui avait le système de contrôle. Je ne sais pas... Soudain, le vaisseau eut un nouveau hoquet, et les câbles com et vidéo furent coupés. Mahnmut entendit un sifflement strident à travers la coque et comprit que le vaisseau spatial était en train de bouillir tout autour de lui. Il activa les caméras du submersible et ne vit partout que du plasma. La Dame noire fut animée de mouvements spasmodiques, mais Mahnmut n'aurait su dire si elle était autonome ou solidaire du vaisseau mourant. Il activa d'autres caméras, ainsi que les réacteurs sous-marins et le système de contrôle des dégâts. La moitié de son équipement réagissait lentement ou pas du tout. Orphu? Pas de réponse. Mahnmut activa les masers omnidirectionnels, dans l'espoir de se verrouiller sur un faisceau cohérent. Orphu? Toujours pas de réponse. Les convulsions du submersible s'intensifièrent. La soute de La Dame noire, pressurisée en prévision de l'arrivée de Koros, perdit soudain son atmosphère, imprimant un nouveau spin au submersible. Je viens te chercher, Orphu, appela Mahnmut. Il fit sauter le sas interne et se défit de ses sangles. Quelque part derrière lui, dans le vaisseau en perdition ou à bord de La Dame noire, quelque chose explosa et le projeta violemment contre une console, puis au fond des ténèbres. 13. Vallée sèche Durant la matinée, après un bon petit déjeuner préparé par les serviteurs de la mère de Daeman et dégusté dans ses appartements de Paris-Cratère, Ada, Harman, Hannah et Daeman se faxèrent sur le site du dernier festival de l'Homme-qui-brûle. Le noud fax était éclairé, bien entendu, mais une profonde obscurité régnait à l'extérieur du pavillon, et il soufflait un vent dont les hurlements étaient parfaitement audibles malgré le champ de force semi-perméable. Harman se tourna vers Daeman. - C'est le code que j'ai composé: vingt et un, quatre-vingt-six - ça te semble correct? - C'est un pavillon fax, répondit son cadet d'une voix geignarde. Ils se ressemblent tous. Et en plus, il fait nuit. Et l'endroit est désert. Comment pourrais-je savoir si c'est bien ici que je suis venu il y a dix-huit mois, en plein jour et au milieu d'une foule de gens? - Le code me semble bon, intervint Hannah. Je suivais d'autres fêtards, mais je me souviens que le noud de l'Homme-qui-brûle avait un numéro élevé que je n'avais jamais composé avant ce jour. - Rappelle-moi l'âge que tu avais à l'époque? ricana Daeman. Dix-sept ans, c'est ça? - Un peu plus. La voix d'Hannah était glaciale. Là où Daeman était pâle et grassouillet, Hannah exhibait son hâle et ses muscles. Comme s'il prenait conscience de cette disparité - bien qu'il n'ait jamais vu deux humains en venir aux mains ailleurs que dans l'épopée du turin -, il recula d'un pas. Indifférente à leur échange tendu, Ada se dirigea vers le pourtour du pavillon, posant ses doigts minces sur le champ de force. Celui-ci ondoya, ploya, mais ne céda point. - Ceci est solide, déclara-t-elle. Nous ne pouvons pas sortir. - Ridicule! fit Harman. Il alla lui prêter main-forte, et tous deux se mirent à pousser des mains et des épaules, pesant de tout leur poids sur le champ énergétique, qui se révéla des plus résistants malgré son élasticité. Il n'était pas semi-perméable, après tout - à tout le moins, il ne laissait pas passer les objets concrets tels que les êtres humains. - Je n'ai jamais vu une chose pareille, dit Hannah en tentant à son tour de le faire céder. Pour quelle raison emprisonnerait-on un pavillon fax dans un champ de force? - Nous sommes pris au piège! dit Daeman en roulant des yeux égarés. Comme des rats. - Crétin! lança Hannah. Décidément, ces deux-là ne semblaient pas faits pour s'entendre. - Tu peux toujours te faxer, ajouta-t-elle. Le portail est derrière toi et il fonctionne encore, lui. Comme pour confirmer cette observation, deux serviteurs sphé-riques du modèle courant émergèrent du portail chatoyant pour se diriger vers les humains. - Ce champ de force nous empêche de sortir, leur dit Ada. - Oui, Ada Uhr, répondit l'une des machines. Veuillez nous excuser pour le retard avec lequel nous venons vous aider. Ce noud fax est... rarement utilisé. - Et alors? fit Harman. Il croisa les bras et gratifia le serviteur d'un regard furibond. La seconde sphère s'était rapprochée d'une des niches de fournitures enchâssées dans la colonne blanche du pavillon. - Depuis quand les nouds fax sont-ils scellés? reprit Harman. - Veuillez accepter mes excuses, Harman Uhr, dit le serviteur de cette voix quasi masculine qui était l'apanage de ses semblables de par le monde. Le climat de cette région est extrêmement peu hospitalier à cette époque de l'année. Si vous étiez sortis sans thermopeaux, vos chances de survie auraient été des plus faibles. Le second serviteur attrapa quatre thermopeaux dans la niche et offrit à chacun des humains une de ces tenues moléculaires encore plus fines qu'une feuille de papier. Daeman tint la sienne à bout de bras et prit un air interloqué. - C'est une blague? - Non, répondit Harman. J'ai déjà porté une tenue comme celle-ci. - Moi aussi, déclara Hannah. Daeman déplia la thermopeau. On aurait dit un foulard de fumée. - Je ne pourrai jamais enfiler ça par-dessus mes vêtements. - Ce n'est pas prévu pour, expliqua Harman. La thermopeau doit être en contact avec la peau. Il y a aussi une cagoule, mais elle ne t'empêchera ni de voir ni d'entendre. - Pouvons-nous porter nos vêtements par-dessus? demanda Ada. Sa voix trahissait une certaine contrariété. Après son petit numéro d'exhibitionniste de la veille, elle ne se sentait guère aventureuse. Du moins pour ce qui était de la nudité. Ce fut le premier serviteur qui lui répondit. - Cela vous est déconseillé, Ada Uhr, sauf s'il s'agit de vos chaussures. La thermopeau doit être pleinement osmotique si l'on veut en garantir l'efficience. Les vêtements sont un obstacle à celle-ci. - Vous plaisantez! s'emporta Daeman. - Nous pourrions toujours nous faxer chez nous pour récupérer des vêtements chauds, proposa Harman. Mais je ne suis pas sûr qu'ils soient conçus pour ces conditions climatiques. Il jeta un coup d'oeil à la muraille chatoyante du champ de force. Les hurlements du vent étaient toujours aussi violents, toujours aussi effrayants. - Non, intervint le second serviteur. Vestes, manteaux et capes standard seraient totalement inadéquats dans la Vallée sèche. Si vous le préférez, nous pouvons fabriquer des vêtements appropriés et vous les livrer dans un délai de trente minutes. - Et puis zut! fit Ada. Je veux voir ce qu'il y a là-dehors. Elle alla au centre du pavillon, derrière le portail proprement dit, et commença à se déshabiller au vu de tous. Hannah la rejoignit en cinq enjambées, entreprenant d'ôter sa tunique et son sarouel de soie. Daeman se rinça l'oil un petit moment. Harman se dirigea vers lui, le prit par le bras et le conduisit à l'autre bout du cercle, où il se déshabilla à son tour. Tout en faisant de même, Daeman jeta plusieurs regards en direction des deux femmes: l'éclat des plafonniers halogènes parait la peau d'Ada d'une nuance dorée, celle d'Hannah ayant une teinte franchement basanée. Ladite Hannah leva les yeux alors qu'elle se glissait dans les jambes de sa thermopeau et gratifia Daeman d'un rictus menaçant. Il s'empressa de regarder ailleurs. Lorsque tous quatre se tinrent au centre du pavillon, vêtu chacun d'une thermopeau et d'une paire de bottes ou de chaussures, Ada éclata de rire. - Ces tenues en montrent plus que si nous étions tout nus, dit-elle. Constatant qu'elle disait vrai, Daeman se mit à danser d'un pied sur l'autre en signe de gêne, mais Harman se fendit d'un sourire sous son masque. Il avait l'impression d'être couvert de peinture plutôt que vêtu. - Pourquoi portons-nous des couleurs différentes? demanda Daeman. Ada était jaune vif, Hannah orangée, Harman bleu azur et Daeman vert. - Pour faciliter l'identification, répondit le serviteur comme si la question s'adressait à lui. Ada partit d'un nouveau rire - un rire frais, juvénile, spontané, qui fit sursauter les deux hommes. - Pardon, fit-elle. C'est juste que... même de loin, il est facile de nous distinguer les uns des autres. Harman alla se planter devant le champ de force et le pressa de sa main bleue. - Pouvons-nous passer à présent? demanda-t-il aux serviteurs. Les machines ne répondirent pas, mais le champ de force ondoya doucement, Harman y passa la main au travers, puis son corps bleu sembla se couler dans une cascade argentée et il disparut. Les serviteurs les suivirent dans la nuit tempétueuse. - Nous n'avons pas besoin d'escorte, leur dit Harman. Daeman remarqua que le bruit du vent étouffait la voix de son aîné, mais qu'il la captait grâce à la cagoule de la thermopeau. Dans la tenue moléculaire étaient incorporés un transmetteur et des écouteurs. - Permettez-moi de vous détromper, Harman Uhr, dit le premier serviteur. Pour votre éclairage. Les deux machines illuminaient le sol inégal avec les lampes intégrées à leur carapace. Harman secoua la tête. - J'ai déjà utilisé ces thermopeaux, dans les montagnes et dans le Grand Nord. Les lentilles de la cagoule sont équipées de systèmes d'intensification de la luminosité. (Il se palpa la tempe.) Là! J'y vois parfaitement maintenant. Les étoiles sont brillantes. - Oh! fit Ada comme ses propres systèmes se mettaient en route. À la place des petits disques de lumière découpés par les lampes des serviteurs, c'était la totalité de la Vallée sèche qu'elle découvrait, et le moindre rocher, le moindre caillou étaient éclairés comme en plein jour. Lorsqu'elle leva les yeux, l'éclat des étoiles lui coupa le souffle. Elle se tourna, et le pavillon fax illuminé était une véritable fournaise solaire. Quant à leurs thermopeaux, elles brillaient comme des soleils colorés. - C'est... fantastique! s'exclama Hannah. Elle s'éloigna d'une vingtaine de pas en sautant d'un rocher à l'autre. Le petit groupe se trouvait au fond d'une large vallée rocheuse, bordée sur ses deux flancs par des collines aux pentes douces. Dans les hauteurs, on remarquait des étendues enneigées, que la lueur des étoiles colorait d'un bleu intense, mais la vallée proprement dite était dégagée. Les nuages qui couraient devant le firmament ressemblaient à des moutons phosphorescents. Le vent hurlait de toutes parts, les bousculait même quand ils ne bougeaient pas. - J'ai froid, protesta Daeman. Le jeune homme grassouillet dansait d'un pied sur l'autre. Il était chaussé de simples sandales. - Vous pouvez nous laisser et retourner dans le pavillon, dit Harman aux serviteurs. - Avec tout le respect que nous vous devons, Harman Uhr, notre programme de protection des personnes ne nous autorise pas à vous laisser seuls, car vous risquez de vous blesser ou de vous égarer dans la Vallée sèche. Mais nous maintiendrons avec vous une distance de cent mètres, si cela vous agrée. - Cela nous agrée, répliqua Harman. Et éteignez vos satanées lampes. Elles sont trop brillantes pour nos lentilles. Les deux serviteurs s'exécutèrent, puis regagnèrent la proximité du pavillon. Hannah ouvrit la marche pour entrer dans la vallée. Exception faite des quatre humains luisant de couleurs vives, on n'y trouvait pas le moindre signe de vie - ni arbre, ni herbe, rien. - Que cherchons-nous? demanda Hannah, enjambant ce qui était peut-être un petit ruisseau en été - si tant est qu'un tel lieu connaisse l'été. - Est-ce le site du festival de l'Homme-qui-brûle? demanda Harman. Daeman et Hannah examinèrent les alentours. Ce fut Daeman qui prit la parole. - Peut-être. Mais il y avait... comment dirais-je... des tentes, des pavillons, des toilettes et des dômes, sans parler du champ de force recouvrant la vallée, des chaudières et de l'Homme-qui-brûle, et puis il faisait jour et... je ne reconnais plus rien. J'oubliais: il faisait moins froid. Il se mit à sautiller sur place. - Hannah? encouragea Harman. - Je ne sais pas. Nous étions dans un lieu rocailleux et désolé, mais... Daeman a raison: il y avait du soleil, et des milliers de gens, et je ne reconnais rien moi non plus. Impossible à dire. Ada prit une décision. - Dispersons-nous et cherchons des traces du festival... les restes d'un feu de camp, d'un cairn rocheux... n'importe quoi. Mais je ne pense pas que nous trouverons ta Juive errante ici cette nuit, Harman. - Chut! fit celui-ci. Il jeta un regard entendu en direction des serviteurs, se rappelant trop tard que, de toute façon, ils captaient leur conversation grâce aux transmetteurs. - D'accord, soupira-t-il, dispersons-nous, mais ne nous éloignons pas plus d'une trentaine de mètres, et cherchons tout ce qui... Il se tut, apercevant une silhouette à peine humanoïde qui émergeait d'un caflon. La créature se fraya un chemin parmi les rochers avec une démarche pataude qui leur était familière. Lorsqu'elle ne fut plus qu'à une dizaine de mètres, Harman lui lança: - Allez-vous-en. Nous n'avons pas besoin de voynix ici. L'un des serviteurs leur répondit, et sa voix sonna clair dans leurs écouteurs bien qu'il se trouvât loin derrière eux. - Nous devons insister, mesdames et messieurs. Ce noud fax est le plus reculé, le plus hostile de tous. Nous ne pouvons courir le risque que vous soyez blessés. - Y a-t-il des dinosaures ici? demanda Daeman d'une voix angoissée. Ada partit d'un nouveau rire et ouvrit tout grand les bras, comme pour étreindre les ténèbres glaciales et hurlantes. - J'en doute fort, Daeman. Il faudrait qu'ils appartiennent à une espèce hivernale recombinée dont je n'aurais jamais entendu parler. - Tout est possible, dit Hannah en désignant un grand rocher dissimulant l'entrée d'un autre caflon à cinquante mètres de là. Il y a peut-être un allosaure qui nous guette là-derrière. Daeman recula d'un pas et faillit trébucher sur un caillou. - Il n'y a pas de dinosaures dans cette région, déclara Harman. Cela m'étonnerait fort qu'on y trouve quoi que ce soit de vivant. Il fait trop froid, bon sang. Ôtez vos cagoules si vous ne me croyez pas. Ils s'exécutèrent. Leurs cris résonnèrent dans les écouteurs. - Ne bougez pas d'ici jusqu'à ce qu'on vous appelle, dit Harman au voynix. La créature recula de trente pas. Ils s'engagèrent dans la vallée - mettant le cap au nord-ouest à en croire leur fonction orientation. Le vent soufflait si fort qu'il semblait faire frémir les étoiles, et ils étaient parfois obligés de se blottir à l'abri d'un gros rocher pour éviter d'être emportés. Lorsque le vent se calma enfin, ils se déployèrent à nouveau. - Il y a quelque chose ici! appela la voix d'Ada. Les autres coururent vers la silhouette jaune vif distante de trente mètres. Ada examinait un objet qui, de prime abord, ressemblait à un banal rocher, mais, comme il s'en approchait, Daeman distingua une fourrure friable, d'étranges nageoires et des trous noirs qui étaient peut-être des yeux. L'animal semblait sculpté dans un bois usé par les intempéries. - C'est une otarie, dit Harman. - C'est-à-dire? demanda Hannah en s'agenouillant pour toucher l'animal pétrifié. - Un mammifère aquatique. J'en ai observé près des côtes... loin des nouds fax. (Il se mit à genoux lui aussi pour palper le cadavre.) Cette bête est desséchée... momifiée, pour être précis. Elle est peut-être ici depuis des siècles. Voire des millénaires. - Donc, nous sommes à proximité d'une côte, fit remarquer Ada. - Pas nécessairement, répliqua Harman en se relevant pour regarder alentour. - Hé! fit Daeman. Je me souviens de ce gros rocher. Le tonnelet de bière était installé juste en dessous. Il se dirigea lentement vers le rocher en question, près de la falaise. - Tu en es sûr? demanda Ada une fois qu'ils l'eurent rattrapé. On ne distinguait rien, excepté le rocher se dressant vers les étoiles à l'éclat glacial et les nuages pressés. Tous fouillèrent le sol en quête de traces laissées par une tente, un feu de camp, un cabriolet, mais en vain. - C'était il y a un an et demi, dit Harman. Les serviteurs ont probablement nettoyé à fond et... - Ô mon Dieu! s'exclama Hannah. Tous se tournèrent vers elle. La jeune femme en tenue orangée fixait le ciel. Tous levèrent les yeux alors même qu'ils remarquaient les mouchetures de couleur qui dansaient tout autour d'eux. Le ciel nocturne était parcouru de draperies de lumière mouvante - des rideaux de bleu, de jaune et de rouge dansant. - Qu'est-ce que c'est? murmura Ada. - Je l'ignore, répondit Harman sur le même ton. La lumière continua de danser sur les parties du ciel vierges de tout nuage. Harman souleva la cagoule de sa thermopeau. - Mon Dieu, c'est presque aussi brillant en vision ordinaire. Je crois que j'ai déjà vu quelque chose comme ça il y a des décennies, lorsque j'étais... - Serviteurs, coupa Daeman, qu'est-ce que cette lumière? - Il s'agit d'un phénomène atmosphérique associé à l'interaction de particules chargées provenant du Soleil avec le champ électromagnétique de la Terre, déclara la voix de la machine. Nous ne disposons plus des détails de l'explication scientifique, mais ce phénomène est connu sous plusieurs noms, notamment... - Peu importe, fit Harman. Ça suffit... hé! Il venait de remettre sa cagoule et fixait le rocher devant eux. Sur sa surface étaient tracés des signes complexes. Ils ne semblaient pas avoir été produits par le vent, ni par un autre phénomène naturel. - Qu'est-ce que c'est? demanda Ada. Cela ne ressemble pas aux symboles qu'on trouve dans les livres. - Non, fit Harman. - Est-ce que cela daterait de l'Homme-qui-brûle? s'enquit Hannah. - Je ne me rappelle pas avoir vu des gribouillis sur le rocher près du tonnelet de bière, intervint Daeman. Mais peut-être que les serviteurs ont éraflé la roche en déménageant le matériel après la fête. - Peut-être, fit Harman. - Est-ce que nous continuons à fouiller les lieux? demanda Ada. Au cas où nous trouverions une trace de cette femme que tu recherches? Ou même du festival de l'Homme-qui-brûle? Peut-être reste-t-il des cendres quelque part. - Avec ce vent? ricana Daeman. Au bout d'un an et demi? - Une fosse, suggéra Ada. Un feu de camp. Nous pourrions... - Non, décréta Harman. Nous ne trouverons rien ici. Faxons-nous dans un endroit chaud et mangeons un peu. Ada tourna vers lui sa tête jaune vif, mais ne dit rien. Les deux serviteurs s'étaient rapprochés d'eux, et le voynix lui aussi était dans les parages. - Nous repartons, dit Harman au serviteur le plus proche. Vous pouvez allumer vos lampes pour nous éclairer la route jusqu'au pavillon fax. Il était midi passé à Oulanbat et, comme d'habitude, une centaine de convives participaient à la fête organisée pour les deux-vingts de Tobi au soixante-dix-neuvième étage des Cercles du Paradis. La brise soufflant du désert rouge faisait bruire et frémir les jardins suspendus. Daeman fut accueilli par un groupe déjeunes hommes et de jeunes femmes qui n'avaient pas remarqué son absence de quelques jours, mais il suivit Harman, Hannah et Ada, qui trouvèrent des en-cas chauds au buffet et commandèrent du vin frais à un serviteur. Peu désireux de se mêler à la foule, Harman conduisit le petit groupe vers une table de pierre située près du muret, sur le pourtour du cercle. Deux cent cinquante mètres plus bas, des caravanes de chameaux guidées par des serviteurs et suivies par des voynix défilaient sur l'autoroute de Gobi. - Qu'y a-t-il? demanda Ada tandis qu'ils s'installaient pour manger à l'ombre du jardin. Il s'est passé quelque chose là-bas, je le sais. Harman ouvrit la bouche, se figea et attendit qu'un serviteur passant par là se soit éloigné. - Tu ne t'es jamais demandé si tel serviteur n'était pas le même que tel autre que tu aurais aperçu ailleurs? Ils se ressemblent tous. - Quelle idée ridicule! s'exclama Daeman. Entre deux bouchées de poulet, il se léchait les doigts et sirotait son vin. - Peut-être, fit Harman. - Qu'est-ce que tu as vu là-bas? demanda Hannah. Ces griffonnages sur le rocher? - C'étaient des nombres, déclara Harman. Daeman éclata de rire. - Bien sûr que non. Je sais ce que c'est qu'un nombre. Nous le savons tous. Ces gribouillis n'étaient pas des nombres. - C'étaient des nombres écrits sous la forme de mots. - Cela ne ressemblait pourtant pas aux symboles dans les livres, fit remarquer Ada. Aux mots. - En effet, dit Harman. Je pense que cela correspond à l'écriture manuelle que l'on pratiquait jadis. Ces mots étaient déformés, attachés les uns aux autres et en partie effacés par le vent - à mon avis, ils ont été inscrits là lors du dernier Homme-qui-brûle -, mais je pouvais les lire. - Des mots, ricana Daeman. Il y a une minute, c'étaient des nombres. - Que disaient-ils? demanda Hannah. Harman jeta un nouveau regard alentour. - Huit, huit, quatre, neuf, murmura-t-il. Ada secoua la tête. - Cela ressemble à un code fax, mais il est trop élevé. Jamais je n'ai entendu parler d'un code commençant par deux huit. - Parce qu'il n'en existe pas, trancha Daeman. Harman haussa les épaules. - Peut-être. Mais quand nous en aurons fini ici, je vais le tester sur le noud fax local. Ada se tourna vers le lointain horizon. Les anneaux étaient visibles au-dessus de leurs têtes, deux filets lactés dessinant une croix dans le ciel bleu pâle. - Est-ce pour cette raison que tu as conservé les quatre thermopeaux plutôt que de les jeter à la poubelle comme nous l'ont demandé les serviteurs? - Je ne savais pas que tu m'avais repéré, répliqua Harman, qui sourit et but une gorgée de vin. Je me suis pourtant efforcé d'être discret. Peut-être que je ne suis pas doué pour le secret. Enfin, les serviteurs s'étaient déjà faxés. Comme obéissant à un signal, un serviteur s'approcha de la table pour remplir leurs verres. La petite machine sphérique flottait derrière le muret - deux cent cinquante mètres au-dessus du sol rouge orangé - tandis que ses délicates mains gantées de blanc les gratifiaient d'une nouvelle dose de vin. Si Hannah n'avait pas insisté pour qu'ils enfilent les thermopeaux en dessous de leurs vêtements, peut-être auraient-ils péri dès leur arrivée. - Bon Dieu! s'exclama Daeman. Où sommes-nous? Que se passe-t-il? Le pavillon fax brillait par son absence. Le code 8849 les avait conduits droit dans les ténèbres et le chaos. Le vent était assourdissant. Le sol recouvert de glace. Chaque fois qu'ils faisaient un pas dans les ténèbres, c'était pour se heurter à un objet tranchant. Même le portail fax s'était évanoui. - Ada! appela Harman. Les lampes! Leurs cagoules étaient équipées de systèmes de vision nocturne, mais aucun d'eux n'avait enfilé la sienne, et aucune lumière d'ambiance ne semblait pouvoir percer cette noirceur absolue. - Je la cherche... la voilà! La petite lampe torche qu'elle avait empruntée à Tobi balaya la nuit d'un fin rayon lumineux, leur révélant une porte ouverte festonnée de givre, des stalactites de glace longues d'un bon mètre, des vagues gelées sous leurs pieds. Ada se retourna et éclaira trois visages sous thermopeau aussi surpris que le sien. - Il n'y a pas de pavillon, dit Harman. - Chaque noud fax a son pavillon, protesta Daeman. Un portail sans pavillon, c'est impossible. Pas vrai? - Pas dans l'ancien temps, rétorqua Harman. Il existait alors des milliers de nouds privés. - Qu'est-ce qu'il raconte? s'écria Daeman. Fichons le camp d'ici! Ada projetait le rayon de sa lampe sur le point où ils étaient apparus. Aucun portail n'était visible. Ils se trouvaient dans une petite pièce dont les murs, les étagères et les comptoirs étaient recouverts de glace. Contrairement à ce qui se passait dans un pavillon, on ne voyait en son centre aucun piédestal affublé d'une plaque codante. Ce qui signifiait qu'ils ne pouvaient pas repartir, qu'ils étaient coincés ici. Un million de cristaux de givre dansaient dans le faisceau lumineux. Derrière les murs, le vent hurlait tout son soûl. - Daeman, ta remarque de tout à l'heure semble maintenant appropriée, dit Harman. - Hein? Quelle remarque? - Nous sommes pris au piège. Comme des rats. Daeman tiqua, et le rayon lumineux se déplaça pour éclairer les murs givrés. Le vent semblait hurler plus fort. - C'est le même bruit que dans la Vallée sèche, fit remarquer Hannah. Mais il n'y avait pas de bâtiments là-bas. N'est-ce pas? - Je ne pense pas, répondit Harman. Mais, à mon avis, nous sommes toujours dans l'Antarctique. - Où ça? demanda Daeman en claquant des dents. C'est quoi... l'an tactique? - L'endroit glacial où nous étions ce matin, répondit Ada. Elle franchit le seuil, laissant ses compagnons dans les ténèbres l'espace d'un instant. Ils se précipitèrent à sa suite, se massant derrière elle comme des oisillons derrière leur mère. - Il y a un couloir par ici, déclara-t-elle. Attention où vous mettez les pieds. Le sol est recouvert d'une couche de glace épaisse de trente centimètres. Le couloir pris dans les glaces conduisait à une cuisine prise dans les glaces, laquelle débouchait sur une salle de séjour prise dans les glaces, meublée de divans renversés évoquant autant de congères. Ada promena le rayon de sa lampe sur des fenêtres que la glace équipait d'un triple vitrage. - Je crois savoir où nous sommes, murmura Harman. - Peu importe, rétorqua Hannah. Comment faisons-nous pour sortir? - Un instant! Ada abaissa sa lampe, si bien qu'ils se retrouvèrent éclairés par le reflet du rayon sur la couche de glace recouvrant le sol. - Où sommes-nous, selon toi? demanda-t-elle à Harman. - D'après l'histoire que j'ai lue, la femme que je recherche - la Juive errante - avait un foyer, un domi, sur le mont Erebus, un volcan de l'Antarctique. - C'est dans la Vallée sèche? s'enquit Daeman. Le jeune homme ne cessait de jeter des regards inquiets vers les ténèbres. - Je vais mourir de froid! geignit-il. Hannah fonça sur lui avec une telle vivacité qu'il eut un mouvement de recul et faillit glisser et tomber. - Espèce d'idiot, il faut mettre ta cagoule! Nous devons tous mettre nos cagoules. Sinon, nous allons attraper des engelures. Sans compter toute la chaleur corporelle que nous perdons par le cuir chevelu. Elle dégagea la cagoule verte de la chemise de Daetnan et la mit en place sur son crâne. Les autres s'empressèrent de suivre cet exemple. - Ça va mieux, déclara Harman. Au moins, j'y vois clair. Et j'entends nettement mieux - les écouteurs de la thermopeau filtrent le bruit du vent. - Tu disais que cette femme habitait dans un volcan - c'était près de la Vallée sèche? Assez près pour que nous allions à pied jusqu'au pavillon? Harman eut un geste d'impuissance. - Je ne sais pas. Je me suis demandé si c'était comme ça qu'elle était allée à l'Homme-qui-brûle - en marchant, tout simplement -, mais je ne sais rien de la géographie de cette région. Le pavillon dont tu parles est peut-être à mille mètres d'ici, peut-être à mille kilomètres. Daeman considéra les fenêtres aveugles, plaquées de glace, dont les vitres incassables tremblaient sous les assauts du vent. - Je ne sortirai pas d'ici, déclara-t-il fermement. Pour quelque raison que ce soit. - Pour une fois, je suis d'accord avec Daeman, dit Hannah. - Je ne comprends rien à tout cela, s'emporta Ada. Tu dis que cette femme a vécu ici il y a longtemps - il y a plusieurs vies de cela, des siècles et des siècles. Comment a-t-elle pu... - Je ne sais pas, coupa Harman. Il emprunta la lampe d'Ada et s'engagea dans un nouveau couloir. Des barreaux blancs se dressèrent devant lui. Sous les yeux de ses compagnons, il retourna dans la salle de séjour, ramassa le meuble le plus lourd qu'il parvînt à dégager de sa gangue de glace - une table dont les pieds se cassèrent net - et retourna devant les stalactites de glace, les fracassant l'une après l'autre et s'ouvrant un passage dans le couloir envahi de neige. - Où vas-tu comme ça? lança Daeman. À quoi ça sert de bouger? Ça fait un million d'années que personne n'a mis les pieds ici. Nous allons nous geler quand... Harman ouvrit d'un coup de pied la porte au bout du couloir. De la lumière s'en déversa. Et de la chaleur. Les trois autres le rejoignirent en toute hâte, glissant sur le sol traître. Cet espace était semblable à celui dans lequel ils avaient débarqué du fax, en ce sens qu'il était dépourvu de fenêtres et mesurait plus de trente mètres carrés. Mais cette pièce-ci était chaude, éclairée et vierge de neige comme de glace. Elle était occupée dans sa quasi-totalité par une machine métallique ovale longue d'environ cinq mètres. Celle-ci flottait en silence un mètre au-dessus du sol de béton, et sa surface supérieure était recouverte par un champ de force chatoyant évoquant un couvercle irisé. Ladite surface était creusée de six couchettes peu profondes capitonnées de tissu noir; chacune d'elles avait la longueur d'un corps humain et était équipée de deux prises ou poignées de contrôle à l'emplacement des mains. - Apparemment, quelqu'un attendait deux visiteurs de plus, chuchota Hannah. - Qu'est-ce que c'est que ça? dit Daeman. - Je crois que c'est un sonie... également appelé un AFV, dit Harman en baissant la voix lui aussi. - Hein? fît Daeman. Qu'est-ce que ça signifie? - Je l'ignore. Durant l'Ère perdue, les gens volaient à bord d'appareils comme celui-ci. Harman toucha le champ de force; il s'écarta devant ses doigts comme du mercure, coula autour de sa main, avala son poignet. - Sois prudent! avertit Ada. Mais Harman s'était déjà glissé dans une couchette, commençant par se mettre à genoux puis s'allongeant sur le ventre. Son crâne et son dos émergeaient à peine de la machine. - On est très bien ici, déclara-t-il. C'est confortable. Et chaud. Voilà qui décida les autres. Ada fut la première à monter à bord de l'appareil, s'allongeant sur le ventre à droite d'Harman et agrippant les deux poignées. - Est-ce que c'est un système de contrôle? - Je n'en ai aucune idée, répondit Harman. Hannah et Daeman s'installèrent à leur tour, se plaçant le plus loin possible l'un de l'autre. - Tu ne sais pas comment faire voler cet engin? demanda Ada d'une voix suraiguë. Tu ne l'as pas appris dans un livre? Lors de tes lectures? Harman se contenta de faire non de la tête. - Alors qu'est-ce qu'on fait dedans? dit-elle. - Une expérience. Harman fit tourner sa poignée côté droit, révélant un bouton rouge. Il le pressa. Le mur devant eux disparut, apparemment projeté dans la nuit antarctique. Un vent glacial et une neige en furie se précipitèrent sur eux en une bourrasque aveuglante, comme si la tempête venait de chasser l'air de la pièce pour prendre sa place. Harman ouvrit la bouche pour dire " Accrochez-vous! " mais avant qu'il en ait le temps, le sonie jaillit de la pièce avec une incroyable vélocité, leur pressant les pieds contre le métal et les amenant à s'agripper farouchement aux poignées. Ce fut grâce au champ de force qui les englobait qu'ils survécurent lorsque le sonie, l'AFV, l'engin jaillit du volcan blanc, dont les flancs gelés étaient parsemés de bâtiments fracassés sur le côté exposé à la mer. Les lentilles de vision nocturne de leurs thermo-peaux leur permirent de voir une forêt de conifères figée par le gel, des robots abandonnés et à moitié enfouis sous la neige le long d'une baie, puis la mer blanche - la mer prise dans les glaces. Le sonie adopta une altitude d'environ trois cents mètres au-dessus de la banquise et s'éloigna de la terre à toute vitesse. Harman lâcha l'une des poignées le temps d'activer sa fonction orientation. - Cap au nord-est, dit-il aux autres via le transmetteur. Personne ne réagit. Ils étaient tous tétanisés, trop effrayés pour gloser sur la direction qu'avait prise la machine afin de les conduire à une mort certaine. Harman s'abstint de leur dire que, à en croire les vieilles cartes qu'il avait étudiées, il n'y avait rien dans cette direction sur plusieurs milliers de kilomètres. Strictement rien. Au bout de dix minutes, le sonie se mit à perdre de l'altitude. Ils avaient laissé la banquise derrière eux pour survoler à présent des eaux noires mouchetées d'icebergs. - Que se passe-t-il? demanda Ada. (Le tremblement de sa propre voix lui était détestable.) Est-ce que cet engin est à court d'énergie... ou de carburant? - Je ne sais pas, répondit Harman. Le sonie se retrouva quelque trente mètres au-dessus de l'eau. - Regardez! s'écria Hannah. Elle lâcha une poignée pour pointer un doigt vers l'avant. Une gigantesque masse vivante, portant des années et des années de bernacles sur une peau tannée par les épreuves, surgissait de l'océan dans une gerbe d'écume, irradiant une chaleur que leurs lentilles restituaient sous la forme d'un halo de sang palpitant. Un jet d'eau jaillit dans leur direction et Harman sentit une odeur de poisson dans l'air que le champ de force laissait filtrer jusqu'à eux. - Que... commença Daeman. - Je crois que ça s'appelle... oui, une baleine, c'est ça... mais je pensais que l'espèce avait disparu depuis des millénaires. - Peut-être que les posthumains l'ont ressuscitée, dit Ada dans son transmetteur. - Peut-être. Ils poursuivirent vers le large, maintenant le cap à l'est-nord-est, et, après quelques minutes de vol, les quatre passagers du sonie se détendirent un peu, s'adaptant à une situation aussi étrange qu'inédite comme les humains le font depuis des temps immémoriaux. Harman avait roulé sur le flanc pour contempler les étoiles brillantes, maintenant visibles entre les nuages épars, lorsque Ada le fit sursauter en s'écriant: - Regardez! Devant nous! Un vaste iceberg se dressait à l'horizon et le sonie fonçait droit sur lui. La machine avait survolé d'autres montagnes de glace flottantes, mais aucune qui fut aussi large - leurs lentilles la restituaient sous la forme d'une muraille bleutée s'étendant sur plusieurs kilomètres -, ni aussi haute - visiblement, le sommet de cette monstruosité atteignait une altitude nettement supérieure à celle de leur trajectoire. - Que pouvons-nous faire? demanda Ada. Harman secoua la tête. Il n'avait aucune idée de la vitesse du sonie - son expérience en matière de conduite sportive se limitait à une virée dans un droski tiré par un voynix -, mais il savait qu'elle était suffisamment élevée pour que le choc soit meurtrier. - Il y a d'autres contrôles sous ta poignée? demanda Ada d'une voix étrangement calme. - Non. - On pourrait sauter, proposa Daeman, allongé derrière Harman, sur sa gauche. Le sonie s'inclina légèrement comme Daeman se redressait à quatre pattes, frôlant de la tête la limite du champ de force. - Non, fit Harman avec toute l'autorité dont il était capable. Tu ne survivrais pas trente secondes dans cet océan, même si la chute ne te tuait pas... ce qui est peu probable. Recouche-toi. Daeman s'exécuta. Le sonie ne ralentit ni n'obliqua. La falaise de glace - Harman estima la largeur de l'iceberg à trois bons kilomètres - fonçait sur eux, devenait de plus en plus grande. Harman jugea qu'elle se dressait cent mètres au-dessus des eaux. Ils allaient la frapper au tiers de sa hauteur. - Nous ne pouvons vraiment rien faire? dit Ada, et ce n'était pas vraiment une question. Harman ôta sa cagoule et se tourna vers elle. La température de l'air était supportable à l'intérieur du champ de force. - Je ne pense pas, dit-il. Je suis désolé. Il tendit la main droite pour lui serrer la gauche. Elle ôta à son tour sa cagoule afin qu'il voie ses yeux. Leurs doigts s'entrelacèrent quelques secondes. Quelques centaines de mètres avant l'impact, le sonie ralentit et reprit de l'altitude. Il frôla le sommet de la falaise de glace et vira sèchement sur la droite, survolant l'iceberg en mettant le cap au sud. Il ralentit une nouvelle fois, s'immobilisa et se posa doucement, faisant fondre la neige sous son ventre surchauffé. Harman et ses compagnons restèrent un long moment sans bouger, agrippés à leurs poignées, chacun perdu dans ses pensées. La bulle du champ de force éclata et, soudain, Harman sentit un vent glacial lui brûler le visage. Il s'empressa de rabattre sa cagoule, se tournant vers Ada qui faisait de même. - Nous ferions mieux de descendre avant que cet engin décide de nous emmener ailleurs, dit Hannah. Ils se hâtèrent de suivre cette suggestion. Le vent les fit vaciller sur leurs jambes, se calma, menaça à nouveau de les renverser. Les plis de leurs vêtements s'emplirent bientôt de neige. - Et maintenant? murmura Ada. Comme pour lui répondre, deux enfilades de balises infrarouges s'activèrent, dessinant une allée large de trois mètres qui conduisait du sonie à... nulle part. Ils avancèrent de front, luttant pour résister aux assauts du vent. Si les balises avaient été moins brillantes, ils auraient tourné le dos aux bourrasques et se seraient perdus en quelques secondes - le temps d'arriver au bord de la falaise et de s'abîmer dans les eaux. L'allée s'achevait sur un trou creusé dans la surface de l'iceberg. On avait taillé des marches dans la glace, un escalier qui descendait vers une lueur rouge. - On y va? demanda Hannah. - Avons-nous vraiment le choix? rétorqua Daeman. Les marches étaient glissantes sous leurs chaussures inadaptées, mais on avait fixé une corde sur la paroi de droite, au moyen de pitons et de mousquetons, et ils s'y accrochèrent durant toute la descente. Harman avait compté quarante marches lorsqu'ils débouchèrent sur un mur de glace. Non, l'escalier obliquait sur la droite - cinquante marches de plus - puis sur la gauche, encore cinquante, éclairé par des balises infrarouges enchâssées dans la glace à intervalles réguliers. Sur le dernier palier, un corridor conduisait dans les profondeurs de l'iceberg, éclairé par des balises bleu-vert en plus des rouges. Ils débouchaient parfois sur un croisement, mais un seul des couloirs se présentant à eux était éclairé. Il leur arriva de remonter en suivant une pente douce; une autre fois, ils descendirent de trente mètres ou plus. Bientôt, il leur devint impossible de se repérer dans ce dédale. - Nous sommes attendus, chuchota Hannah. - J'y compte bien, répliqua Ada. Ils émergèrent dans une vaste salle, mesurant trente bons mètres dans sa plus grande largeur, avec un plafond à dix mètres de haut, quantité d'ouvertures creusées dans les parois et reliées les unes aux autres par des galeries de glace, et un sol sculpté en gradins. Des chaudières montées sur trépied luisaient d'une lueur orangée et toutes sortes de sources lumineuses étaient fixées aux murs, au sol et au plafond. Sur une plate-forme s'étalait un mélange de coussins et de peaux de bêtes, autour d'une table où étaient posés des compotiers, des carafes, des assiettes et des verres. Les quatre voyageurs s'approchèrent de ce buffet et le considérèrent d'un oil soupçonneux. - N'ayez aucune crainte, lança une voix féminine. Ce casse-croûte n'est pas empoisonné. L'inconnue, qui avait émergé d'une porte proche de la plateforme, descendait un escalier en zigzag pour les rejoindre. Harman eut le temps de remarquer ses cheveux - ils étaient d'un gris tirant sur le blanc, une couleur qui n'avait la faveur que de rares excentriques - et son visage - sillonné de rides ainsi que l'avait dit Daeman. Cette femme était plus âgée que tous les êtres humains que tous quatre avaient pu côtoyer - exception faite de Daeman, qui l'avait déjà croisée lors de l'Homme-qui-brûle - et, en dépit de ses quatre-vingt-dix-neuf ans, Harman lui-même en fut profondément troublé. Abstraction faite de son grand âge, elle était plutôt séduisante. Son pas était décidé et elle portait une tunique bleue de coupe classique, un pantalon de toile et des bottes robustes, la seule touche d'excentricité de sa tenue étant la cape de laine rouge passée sur ses épaules. La coupe en était fort complexe, et ses plis semblaient incapables d'adopter un ordonnancement banal. Alors qu'elle arrivait sur la plate-forme, à quelques mètres d'eux, Harman remarqua l'objet métallique noir qu'elle tenait de la main droite. Comme si elle venait à peine de remarquer sa présence, elle le leva vers eux. - L'un de vous sait-il ce qu'est ceci? - Non, répondirent en chour Daeman, Ada et Hannah. - Oui, fit Harman. C'est une arme datant de l'Ère perdue. Ses trois compagnons se tournèrent vers lui. Ils avaient vu des armes dans l'épopée du turin - épées, javelines, boucliers, arcs et flèches -, mais rien qui ressemblât à une machine comme cet objet noir. - Exact, dit la femme. Ça s'appelle un pistolet et ça ne fait qu'une chose: ça tue. Daeman fit un pas vers la vieille femme. - Vas-tu nous tuer? Nous as-tu fait venir jusqu'ici pour nous tuer? Elle sourit et posa l'arme sur la table, à côté d'un compotier empli d'oranges. - Bonjour, Daeman. Ça me fait plaisir de te revoir, mais je ne si"S pas sûre que tu te souviennes de notre première rencontre. Tu étais dans un état d'ébriété plutôt avancé. - Je me souviens de toi, Savi, répondit Daeman d'une voix glaciale. - Bonjour à vous aussi, Hannah, Ada et Harman. Bonjour et... bienvenue. Tu as suivi les indices avec beaucoup de détermination, Harman. Savi s'assit sur les fourrures et, d'un geste, les invita tous à s'installer autour de la table. Elle prit une orange dans le bol, la leur offrit et, comme personne n'en voulait, entreprit de la peler avec ses ongles taillés en pointe. - Nous ne nous sommes jamais rencontrés, dit Harman. Comment se fait-il que tu connaisses mon nom... nos noms à tous? - Tu as laissé pas mal de traces derrière toi... quelle est la forme honorifique que vous utilisez ces temps-ci? Harman Uhr. - Des traces? - Tu as marché loin des nouds fax, obligeant les voynix à te suivre. Tu as appris à lire. Tu t'es mis en quête des dernières bibliothèques de la planète... y compris celle d'Ada Uhr. Elle adressa un signe de tête à l'intéressée, qui le lui rendit. - Comment sais-tu que des voynix m'ont suivi? demanda Harman. - Les voynix surveillent tout ce qui sort de l'ordinaire, répondit Savi. Elle dissocia l'orange en quartiers, répartit huit de ceux-ci sur quatre carrés de tissu et les fit passer. Cette fois-ci, ses visiteurs acceptèrent l'offrande. - Et moi, je te surveille, conclut-elle en regardant Harman. - Pourquoi? (Il considéra ses quartiers d'orange et reposa le tissu sur la table.) Pourquoi m'espionnes-tu? Et comment t'y prends-tu? - Cela fait deux questions, mon jeune ami. Harman ne put s'empêcher de sourire. Il y avait belle lurette que ses amis et connaissances ne le qualifiaient plus de " jeune ". - Commençons par la première, alors. Pourquoi m'espionnes-tu? Savi finit son second quartier d'orange et se lécha les doigts. Harman remarqua qu'Ada semblait fascinée par la vieille femme, qu'elle dévorait des yeux ses doigts ridés et ses mains tavelées par les ans. Si Savi avait conscience de cet examen, elle n'en laissait rien paraître. - Harman... puis-je me dispenser du Uhr? (Sans attendre de réponse, elle poursuivit:) En ce moment, Harman, tu es le seul être humain sur Terre, dans une population de plus de trois cent mille âmes... le seul être humain à part moi... qui sache lire un langage écrit. Ou qui en ait envie. - Mais... commença Harman. - Trois cent mille personnes? interrompit Hannah. Nous sommes un million. Nous avons toujours été un million. Savi sourit mais fit non de la tête. - Ma chère, qui t'a dit qu'il y avait un million d'êtres humains sur Terre aujourd'hui? - Mais... personne... enfin, tout le monde sait que... - Précisément, dit Savi. Tout le monde le sait. Sauf qu'il n'existe aucun mécanisme de recensement. - Mais quand quelqu'un monte dans les anneaux... reprit Hannah, visiblement désemparée. - Un nouvel enfant vient au monde, acheva Savi. Oui. C'est ce que j'ai remarqué durant le millénaire écoulé. Mais vous n'êtes pas un million. La population est nettement moindre. - Pourquoi les posts nous mentiraient-ils? demanda Daeman. Savi haussa un sourcil. - Les posts. Ah! oui... les posts. As-tu discuté avec un posthumain ces derniers temps, Daeman Uhr? Daeman dut comprendre qu'elle posait cette question pour la forme; il n'y répondit pas. - J'ai discuté avec des posthumains, reprit doucement Savi. Voilà qui les laissa pantois. Ils attendirent la suite. À leurs yeux - aux yeux d'Harman et d'Ada, tout du moins -, cette affirmation était stupéfiante. - Mais c'était il y a longtemps, reprit la vieille femme, d'une voix si basse qu'ils se penchèrent vers elle pour mieux l'entendre. Il y a très, très longtemps. Avant le dernier fax. Ses yeux, qui une seconde plus tôt étaient d'un gris-bleu lumineux, semblaient maintenant voilés, égarés. Harman secoua la tête. - J'ai entendu l'histoire qui te concerne - la Juive errante, la survivante de l'Ère perdue -, mais je ne la comprends pas. Comment as-tu pu survivre à tes cinq-vingts? Ada sursauta en entendant cette question des plus impolies, mais Savi ne parut nullement gênée. - Premièrement, mes chers amis, la limitation à cent ans de la durée de vie est une caractéristique récente du genre humain. Une initiative des posts qui est venue après le dernier fax. Après que cette catastrophe eut tout gâché - notre avenir et celui de la planète. Ce n'est que plusieurs siècles après que mes neuf mille cent treize congénères, les humains post-rubicon, eurent été faxés dans le courant neutrinique - pour ne jamais en revenir, contrairement à ce qu'avaient promis les posts -, ce n'est qu'après ce... génocide... que vos chers posthumains ont reconstruit la population de base formée par vos ancêtres et imaginé de limiter à cent ans la durée de vie du million de personnes composant théoriquement leur cheptel... Savi s'interrompit pour reprendre son souffle. Son agitation était perceptible. Elle inspira à fond et désigna les carafes posées sur la table. - J'ai du thé, si cela vous intéresse. Et un vin assez fort. Je vais boire un peu de vin. Elle joignit le geste à la parole, se servant d'une main qui ne tremblait que légèrement. Elle indiqua leurs gobelets. Daeman secoua la tête. Hannah et Ada prirent du thé. Harman accepta un gobelet de vin rouge. - Harman, reprit-elle, ayant recouvré sa contenance, tu m'as posé deux questions avant que je me lance dans ma digression. Primo, pourquoi t'ai-je remarqué? Secundo, comment ai-je fait pour survivre aussi longtemps? " La réponse à la première question, c'est que je m'intéresse systématiquement à tout ce qui intéresse et inquiète les voynix, et ton comportement n'a cessé de les intéresser et de les inquiéter durant les dernières décennies... - Mais pourquoi les voynix s'intéresseraient-ils à moi... commença Harman. Savi leva l'index. - En ce qui concerne ta seconde question, je peux te dire que j'ai réussi à vivre plusieurs siècles en passant le plus clair de mon temps à dormir et en me cachant quand je suis réveillée. Lorsque je me déplace, c'est soit à bord d'un sonie - le véhicule qui vous a amenés ici -, soit à pied, marchant d'un pavillon fax à l'autre. - Je ne comprends pas, intervint Ada. Comment peut-on marcher entre deux pavillons fax? Savi se leva. Les autres l'imitèrent. - Vous avez eu une journée agitée, mes jeunes amis, mais d'autres surprises vous attendent si vous choisissez de me suivre. Si vous ne le souhaitez pas, le sonie vous ramènera au noud fax le plus proche... dans ce qu'on appelait jadis l'Afrique, je crois bien. C'est à vous de choisir. (Elle se tourna vers Daeman.) Chacun de vous doit faire son choix. Hannah finit de boire son thé et reposa le gobelet. - Et que vas-tu nous montrer si nous décidons de te suivre, Savi Uhr? - Beaucoup de choses, mon enfant. Je commencerai par vous apprendre à voler et je vous emmènerai dans des endroits dont vous n'avez jamais entendu parler... dont vous n'avez même jamais rêvé. Les quatre compagnons échangèrent un regard. Harman et Ada hochèrent la tête en silence, décidant de concert qu'ils allaient suivre la femme. - J'en suis, dit Hannah. Daeman sembla réfléchir durant un long moment. Puis il déclara: - J'irai, moi aussi. Mais avant cela, je vais boire un peu de vin fort, après tout. Savi remplit son gobelet. 14. Orbite martienne basse Mahnmut réactiva ses systèmes et procéda à une rapide estimation des dégâts. Aucun de ses composants, organiques ou cybernétiques, n'avait subi de dommages irréparables. L'explosion avait entraîné une dépressurisation rapide de trois de ses ballasts avant, mais les douze autres étaient intacts. Il consulta ses horloges internes; il était resté inconscient moins de trente secondes avant la réactivation, et il était toujours connecté à son submersible par les bandes passantes habituelles. La Dame noire lui rapporta qu'elle subissait un roulis monstrueux, que sa coque était légèrement fissurée en plusieurs endroits, que ses systèmes de surveillance étaient saturés, sa température au-dessus du point d'ébullition, et castera, mais il n'y avait rien de grave au point d'exiger son attention pleine et entière. Mahnmut relança les connexions vidéo, n'obtenant pour sa peine que des images de la soute incandescente du vaisseau, des portes de celle-ci et - derrière lesdites portes - du firmament tournoyant. Orphu? Aucune réponse, ni sur le canal général, ni sur aucun des canaux maser ou faisceau cohérent. Même pas des parasites. Le sas était toujours ouvert. Mahnmut attrapa un module de propulsion personnel, des rouleaux de corde en microfilaments incassable et sortit de sa cabine, luttant contre les effets du roulis en s'accrochant à des prises que des années de plongée en eaux profondes lui avaient rendues familières. Une fois parvenu près de la coque de son submersible, il vérifia que les portes de la soute étaient ouvertes, évalua l'espace qui lui serait nécessaire et saisit certaines des machines soigneusement empaquetées de Koros pour les jeter par-dessus bord, les regardant s'abîmer dans le métal fondu et le plasma étincelant du vaisseau spatial en perdition. Il ne savait pas s'il se débarrassait ainsi des armes de destruction massive que Koros avait compté emporter à la surface de la planète - à bord de mon navire! songea-t-il, toujours aussi outré à cette idée - ou d'un équipement de survie qui lui serait nécessaire sur Mars. Pour le moment, il s'en fichait. Il lui fallait de la place. Après s'être solidement arrimé à la coque de La Dame noire, Mahnmut s'envola dans l'espace, prenant soin de ne pas se cogner aux portes fracassées du vaisseau. Une fois au-dehors, immobile à une centaine de mètres du bâtiment tourneboulant, il se retourna pour obtenir un premier aperçu de la catastrophe. C'était encore pire qu'il ne le pensait. Comme l'avait dit Orphu, tout l'avant du vaisseau était anéanti - la salle de contrôle et tout ce qui se trouvait à plus de dix mètres. C'était comme si cette partie du vaisseau n'avait jamais existé. Seul un nuage de plasma en voie de dissipation témoignait de l'existence de Koros III et de RiPo. Le reste du fuselage était fissuré et fragmenté. Mahnmut ne pouvait que deviner le cataclysme qui se serait produit si les fusio-propulseurs, les réservoirs d'hydrogène, le collecteur Matloff/ Fennelly et autres engins n'avaient pas été largués bien avant cette attaque. Les explosions secondaires n'auraient pas manqué de les vaporiser, Orphu et lui. Orphu? Mahnmut utilisait à présent les ondes radio en plus du faisceau cohérent, mais l'antenne réflecteur du relais maser avait été arrachée à la coque. Il ne reçut aucune réponse. S'efforçant d'éviter les débris matériels, les gouttes de métal en fusion et les vrilles du nuage de plasma en expansion, tout en donnant du mou afin de ne pas se retrouver entortillé autour du vaisseau mourant, Mahnmut activa son module de propulsion pour passer au-dessus de la coque. Le vaisseau était animé d'un tel mouvement - Mars ne cédait la place au firmament que pour réapparaître aussitôt - qu'il dut fermer les yeux et se guider au radar. Orphu était toujours dans son berceau. L'espace d'une seconde, Mahnmut se laissa aller à la joie - l'écho radar lui montrait son ami intact et à sa place -, puis il activa ses yeux et découvrit le carnage. L'explosion qui avait annihilé la poupe avait aussi brûlé et fissuré la coque du vaisseau jusqu'au niveau où se trouvait Orphu, et - ainsi que l'avait rapporté l'Ionien - calciné et lézardé sa carapace sur un tiers de sa longueur. Ses manipulateurs avant avaient disparu. Ses antennes com avant manquaient à l'appel. Ses yeux étaient anéantis. Des fissures de trois mètres de long étaient visibles sur son armure. - Orphu! appela Mahnmut sur le faisceau cohérent. Rien. Mobilisant toutes ses facultés de calcul jusqu'au dernier mégaoctet, Mahnmut évalua tous les vecteurs en jeu et bondit en direction de la coque, donnant de ses dix réacteurs pour ajuster sa dangereuse trajectoire, jusqu'à se retrouver à un mètre du but. Attrapant le pistolet passé à sa ceinture, il planta un piton dans la coque, puis enroula sa corde autour de lui, veillant à ce qu'elle ne s'emmêle pas. Il allait devoir se dégager dans une minute. Tirant sur la ligne, oscillant à la manière d'un pendule, Mahnmut décrivit un arc qui le conduisit dans la niche d'Orphu - quoiqu'il fût désormais plus approprié de parler de " cratère carbonisé ". Il s'accrocha à la carapace d'Orphu, laissant pendouiller ses jambes au-dessus de lui, puis lui plaqua sur le corps un port com adhésif, à l'emplacement naguère occupé par ses yeux. - Orphu? - Mahnmut? La voix d'Orphu sonnait rauque mais forte. Elle exprimait surtout la surprise. - Où es-tu? Comment as-tu fait pour me contacter? Tous mes systèmes com sont inopérants. Mahnmut éprouva une joie comme n'en avaient éprouvé que de rares personnages shakespeariens. - Je suis tout près de toi. Je te parle via un port adhésif. Je vais te sortir d'ici. - C'est stupide! tonna la voix de l'Ionien. Je suis désormais inutile. Je ne... - Tais-toi, répliqua Mahnmut. J'ai une corde. Il faut que je t'attache. Où... - Il y a une prise deux mètres derrière ma grappe de capteurs, dit Orphu. - Il n'y en a plus. Mahnmut n'était guère ravi à l'idée de planter un piton dans le corps d'Orphu, mais s'il fallait en passer par là... - Eh bien... Orphu resta silencieux durant quelques terribles secondes, prenant de toute évidence conscience de l'étendue des dégâts. - Un peu plus loin vers l'arrière, alors, dit-il finalement. Plus loin de l'explosion. Au-dessus de ma grappe de réacteurs. Mahnmut n'eut pas le cour de lui dire que lesdits réacteurs avaient été réduits à néant, eux aussi. Il se propulsa d'un coup de pied, localisa la prise et y amarra sa corde avec un noud à toute épreuve. S'il y avait un talent que le moravec Mahnmut partageait avec les marins humains, ses prédécesseurs sur Terre pendant des millénaires, c'était l'art de faire des nouds. - Tiens bon, dit-il à Orphu. Je vais te tracter. Ne t'inquiète pas si nous perdons le contact. Je vais devoir compenser des vecteurs complexes. - C'est de la folie! s'écria Orphu d'une voix grésillante. Il n'y a pas assez de place dans La Dame noire et je ne te serai d'aucune utilité si tu réussis à me faire monter à bord. Je ne peux plus me tenir à quoi que ce soit. - Silence, dit Mahnmut de sa voix la plus calme. (Il ajouta:) Mon ami. Mahnmut activa simultanément tous ses réacteurs, se dégageant du piton au même moment. Grâce à leur poussée, Orphu émergea de son berceau. Le mouvement du vaisseau fit le reste, et les deux moravecs se retrouvèrent bientôt à cent mètres de la coque. Son champ visuel occupé par des calculs vectoriels, sans parler du ballet stroboscopique de Mars et du firmament, Mahnmut laissa la corde se tendre puis activa ses réacteurs - consommant de l'énergie à un rythme phénoménal -, alignant sa vitesse sur la vitesse de rotation du vaisseau et se laissant tracter en direction de La Dame noire. La masse d'Orphu était considérable, et la rotation du vaisseau n'arrangeait pas les choses, mais la corde était à toute épreuve, et la volonté de Mahnmut aussi. Il se rapprocha obstinément de la porte ouverte du submersible. Le vaisseau spatial commençait à succomber aux tensions qui le déchiraient, et des fragments de sa poupe filaient près de Mahnmut, toujours accroché à la carapace d'Orphu: deux tonnes de débris métalliques passèrent à moins de cinq mètres de la tête du petit moravec. Mahnmut entra dans la soute. Tout cela était vain. Le vaisseau se désintégrait autour de La Dame noire, de nouvelles explosions secouaient la coque pendant que les chambres pressurisées cédaient l'une après l'autre et répandaient leurs gaz réactifs. Jamais Mahnmut ne pourrait rallier le submersible avant que celui-ci soit détruit. - Bon, marmonna-t-il. C'est la montagne qui va venir à Mahomet. - Quoi? s'écria Orphu, qui semblait inquiet pour la première fois. Mahnmut avait oublié que la liaison était toujours ouverte. - Rien. Accroche-toi. - Comment puis-je m'accrocher, mon ami? Mes manipulateurs et mes mains ont disparu. C'est toi qui t'accroches à moi. - Exact. Mahnmut activa tous les réacteurs du submersible, consommant l'énergie à un tel rythme qu'il dut faire appel aux réserves d'urgence. Mais il réussit son coup. La Dame noire émergea de la soute enténébrée du vaisseau quelques secondes avant que le ventre de celui-ci se désagrège. Mahnmut poursuivit sa route et vit des gouttes de métal en fusion s'écraser sur la carapace déjà bien malmenée d'Orphu. - Pardon, murmura-t-il en utilisant ce qu'il lui restait de carburant pour conduire le submersible tournant sur lui-même un peu plus loin du vaisseau à l'agonie. - Pourquoi? demanda Orphu. - Peu importe. On verra plus tard. Mahnmut tira, poussa, manutentionna en bon moravec le gigantesque Ionien, qui se retrouva bientôt dans la soute presque vide du submersible. Les ténèbres qui y régnaient étaient des plus apaisantes - Mahnmut ne risquait plus d'attraper le vertige avec cette incessante gigue pour planète et étoiles. Il fourra son ami dans le berceau principal dont il activa les clamps réglables. Orphu était désormais en sécurité. Ils étaient probablement condamnés, tous les trois - La Dame noire et les deux moravecs -, mais au moins périraient-ils ensemble. Mahnmut brancha le réseau com du submersible sur le port adhésif. - Tu n'as rien à craindre pour le moment, hoqueta-t-il, sentant ses éléments organiques prêts à céder. Je vais couper la communication maintenant. - Quoi... Mais Mahnmut avait déjà joint le geste à la parole et se dirigeait vers le sas de sa soute. Il fonctionnait toujours. Mobilisant ce qu'il lui restait de force, il franchit le couloir dépressurisé conduisant à son environiche, passa l'écoutille, mais ne lança pas la pressurisation, préférant activer le dispositif de survie. L'O2 entra à flots. Le réseau com se mit à grésiller. Les systèmes du submersible rapportèrent des dégâts importants mais supportables. - Toujours là? demanda Mahnmut. - Où es-tu? - Au poste de contrôle. - Quelle est notre situation, Mahnmut? - Le vaisseau s'est désintégré à force de tourner sur lui-même. Le submersible est plus ou moins intact, y compris ses réacteurs avant et arrière et son bouclier de furtivité, mais je n'ai aucune idée de la façon de les contrôler. - De les contrôler? (Visiblement, Orphu venait de comprendre.) Tu as toujours l'intention d'entrer dans l'atmosphère martienne? - Est-ce que nous avons le choix? Une, deux secondes de silence passèrent pendant qu'Orphu réfléchissait à la question. Finalement, il déclara: - Je suis d'accord. Penses-tu pouvoir piloter cet engin pour entrer dans l'atmosphère? - Aucune chance, répondit Mahnmut d'une voix presque joviale. Je vais télécharger les logiciels installés par Koros et te laisser prendre les commandes. Mahnmut entendit résonner un grondement familier, mais il eut peine à croire que son ami se laissait aller à rire. - Tu plaisantes. Je suis totalement aveugle - non seulement j'ai perdu mes yeux et mes caméras, mais en outre mon système optique est complètement cramé. Je suis dans un état lamentable. On pourrait me comparer à une cervelle rangée dans un panier percé. Dis-moi que tu plaisantes. Mahnmut téléchargea les programmes archivés dans les banques du submersible et relatifs aux réacteurs, aux parachutes... bref, la totalité du catalogue crypté. Il activa toutes les caméras du submersible mais dut détourner les yeux. Pas question de s'exposer une nouvelle fois au vertige. Mars emplissait son champ visuel -la danse stroboscopique impliquait une calotte polaire blanche, une mer bleue et un coin d'espace noir -, et Mahnmut faillit se trouver mal en la découvrant. - Voilà, dit-il comme le téléchargement s'achevait. Je serai tes yeux. Je te fournirai toutes les données d'astrogation que le submersible collectera à partir de ces logiciels. Stabilise-nous et fais-nous décoller. Cette fois-ci, impossible de se méprendre sur l'hilarité d'Orphu. - Mais oui, pourquoi pas? La chute à elle seule suffira à nous achever, bon sang! Obéissant aux commandes d'Orphu, les réacteurs fixés à La Dame noire s'activèrent. 15. Plaine d'Ilium Diomède, littéralement poussé au train par une Athéné en armure et invisible sur son char, fonce sur Ares. Je n'ai jamais rien vu de tel. D'abord c'est Aphrodite qui est blessée par le fils de Tydée, l'Argien surhumain, et voilà que le dieu de la Guerre en personne affronte Diomède en combat singulier. Une aristeia divine. Incroyable. Fidèle à sa rigueur intellectuelle, Ares a promis ce matin même à Zeus et à Athéné qu'il assisterait les Grecs, et il a suffi qu'Apollon le taquine un peu pour qu'il attaque les Argiens sans faire de quartier. Il y a quelques minutes, le dieu de la Guerre a massacré Péri-phas - fils d'Ochésios et brave entre les braves du contingent étolien -, et il est occupé à le dépouiller lorsqu'il lève les yeux et voit le char conduit par Athéné qui se précipite sur lui. La déesse lui est dissimulée par une cape de ténèbres. Ares sait forcément que c'est un dieu ou une déesse qui guide ce char, mais il ne prend pas le temps d'en circonvenir le système de furtivité; il est trop pressé de tuer Diomède. C'est le dieu qui frappe le premier, lançant sa javeline avec la dextérité dont seul un dieu est capable. Elle file vers le char, droit sur le cour de Diomède, mais la main d'Athéné émerge de son nuage le temps de l'écarter de sa cible. L'espace d'un instant, Ares ouvre de grands yeux incrédules en voyant la pointe en alliage de tungstène de sa lance divine se planter dans le sol rocailleux. Le chariot arrive à grand fracas, et c'est au tour de Diomède de passer à l'action; il prend son élan et lance de toutes ses forces augmentées son javelot à pointe de bronze. Grâce au champ de Planck manipulé par Athéné, l'arme humaine pénètre le champ de force du dieu, puis la ceinture ouvragée du dieu et, finalement, les entrailles divines du dieu de la Guerre. Lorsque retentit le cri de douleur d'Ares, il est d'une intensité telle que celui qu'a naguère poussé Aphrodite ressemble à un murmure. Je me rappelle qu'Homère parle d'un cri " pareil à celui que lancent au combat neuf ou dix mille hommes engagés dans la lutte guerrière". C'est ce qu'on appelle un euphémisme. Pour la deuxième fois en cette sanglante journée, les deux armées se figent, interrompant le massacre sous l'effet de la terreur qu'inspire un tel cri divin. Même le noble Hector, tout à la noble besogne consistant à découper la chair argienne dans le but d'atteindre un Odysseus battant en retraite, fait halte et se tourne vers la parcelle ensanglantée du champ de bataille où Ares vient d'être touché. Diomède descend d'un bond du char d'Athéné pour achever Ares, mais celui-ci, toujours en proie à de divines souffrances, est en train de se mouvoir, de croître, de changer, de perdre sa forme humaine. Autour de Diomède et des autres guerriers, grecs et troyens, qui se disputaient le cadavre maintenant oublié de Péri-phas, l'air s'emplit de poussière, de débris, de fragments de tissu et de cuir, à mesure qu'Ares renonce à sa forme humaine et divine pour devenir... autre chose. Là où, à peine une minute auparavant, se tenait un dieu élancé et plein de prestance, se dresse un cyclone tourmenté d'énergie plasmique noire, déchargeant de l'électricité statique à coups d'éclairs aléatoires qui frappent les Argiens comme les Troyens. Diomède interrompt son assaut pour battre en retraite, la fureur du cyclone lui faisant oublier sa soif de sang. Puis Ares disparaît, se téléportant en ramassant ses tripes dans ses mains souillées d'ichor, et on dirait que les dieux ont une nouvelle fois suspendu le cours du temps sur le champ de bataille. Mais non: les oiseaux continuent de voler, la poussière de se déposer, l'air de se mouvoir. Les guerriers sont pris d'une terreur sacrée; ni plus, ni moins. - Avez-vous déjà vu une chose pareille, Hockenberry? La voix de Nightenhelser me fait sursauter. J'avais oublié sa présence. - Non, lui dis-je. Nous restons silencieux quelques instants, le temps que la bataille reprenne parmi les mortels, que la forme invisible d'Athéné s'évanouisse du char de Diomède, puis je me dirige vers mon collègue. - Je vais me morpher et aller voir comment réagit la famille royale troyenne sur les remparts, dis-je à Nightenhelser avant de disparaître à sa vue. En fait, il s'agit d'une ruse pour lui dissimuler ma vraie disparition. Profitant de la confusion régnant dans les rangs troyens, je coiffe le casque d'Hadès et, activant le médaillon TQ, je suis le sillage quantique qu'a laissé Ares lorsqu'il a regagné Olympos. J'émerge de la phase quantique non sur les pentes herbues d'Olympos, non dans le Hall des dieux, mais dans un vaste espace évoquant davantage la salle de contrôle d'une clinique de la fin du XXe siècle que toute autre pièce ou salle que j'aie vue sur Olympos. On aperçoit dans cet espace stérile des groupes de dieux et autres créatures et, durant les trente secondes qui suivent mon arrivée, je retiens mon souffle - encore une fois - et jugule les battements de mon cour, attendant de voir si ces dieux et leurs acolytes sont capables de détecter ma présence. Il semble que non. Ares gît sur ce qui ressemble à une table d'examen, recevant des soins de la part de trois entités ou constructs humanoïdes mais pas tout à fait humains qui flottent autour de lui. Peut-être s'agit-il de robots - quoiqu'ils soient plus souples, d'aspect plus organique et plus autres que les robots que l'on imaginait à mon époque -, et je vois que l'un d'eux a installé un goutte-à-goutte à Ares tandis qu'un autre passe son ventre blessé aux rayons ultraviolets. Le dieu de la Guerre continue de tenir ses tripes dans ses mains sanguinolentes. Il a l'air blessé, terrifié et furieux. En d'autres termes, il a l'air humain. Le long du mur blanc sont alignées des cuves de six mètres de haut emplies d'un fluide violet et bouillonnant, de divers filaments et cordons ombilicaux et... de dieux: des corps humains de haute taille, bronzés et musclés, dans divers états de reconstruction ou de décomposition. J'aperçois des cavités béantes, des os blancs, des muscles rouges et striés, l'éclair écourant d'un crâne nu. Je ne reconnais aucun de ces dieux ou déesses, excepté Aphrodite qui flotte dans la deuxième cuve de la rangée, nue, les yeux clos, les cheveux en corolle, d'une perfection que gâche uniquement sa main parfaite quasiment sectionnée de son bras parfait. Une armée d'asticots verts grouille sur les ligaments, les tendons et les os, occupée à les dévorer, à les soigner ou à faire les deux. Je détourne les yeux. Zeus entre dans la salle tout en longueur et longe des moniteurs médicaux dépourvus de cadrans, passant devant des robots enveloppés dans ce qui ressemble à de la chair synthétique, puis entre des dieux qui s'inclinent sur son passage en signe de respect. L'espace d'un instant, la tête du grand dieu se tourne dans ma direction, ses yeux vifs se posent sur moi et je sais que je suis percé à jour. J'attends la foudre et le tonnerre de Zeus. Rien ne se passe. Zeus se retourne - est-ce qu'il sourit? - et fait halte devant Ares, toujours allongé sur sa table d'examen entre machines flottantes et robots chirurgiens. Lorsque Zeus se plante devant le dieu blessé, il a les bras croisés, sa toge drapée sur les épaules, la tête basse, sa barbe grise soigneusement taillée et ses cheveux gris ébouriffés, son torse nu irradiant une lueur et une force de bronze, et l'air furibond - sauf qu'il m'évoque davantage un proviseur agacé qu'un père soucieux. Ares prend la parole. - Zeus Père, n'es-tu donc pas indigné quand tu vois ces horreurs, cette violence humaine? Nous sommes les dieux, immortels et éternels, mais bon Dieu! nous subissons les pires tourments -fruits de nos querelles divines et de nos volontés en conflit - chaque fois que nous faisons preuve de douceur envers ces mortels puants. Et non seulement nous devons affronter ces fils de putes gonflés aux nanos, seigneur Zeus, mais nous devons aussi nous battre avec toi. Ares reprend son souffle, se fend d'une grimace de douleur et attend. Zeus ne pipe mot, mais continue de fixer le dieu de la Guerre comme s'il méditait ses paroles. - Et Athénê, hoquette le dieu meurtri. Tu la laisses aller trop loin, ô fils de Cronos. Depuis que tu lui as donné le jour en la faisant sortir de ton crâne - cet enfant du chaos et de la destruction -, tu lui as toujours laissé la bride sur le cou, tu n'as jamais contré sa fantasque volonté. Et voilà qu'elle a transformé le mortel Diomède en arme de guerre, qu'elle l'a déchaîné contre les dieux immortels. Ares est aussi excité que furieux. Il postillonne à tout-va. Je distingue les replis bleu-gris de ses intestins dans ce qui ressemble à une flaque de sang doré. - Elle a commencé par inciter ce... ce... mortel à attaquer Aphrodite, à la blesser au poignet et à faire couler son sang divin. Les assistants du Guérisseur me disent qu'elle devra passer une journée entière dans la cuve pour guérir. Puis voilà qu'Athéné encourage Diomède à me charger - moi, le dieu de la Guerre -, et son corps nanodopé est tellement rapide qu'il a bien failli m'envoyer dans la cuve pendant plusieurs jours, voire plusieurs semaines, et peut-être même aurais-je dû subir une résurrection si je n'avais pas été plus rapide. S'il m'avait planté sa lance dans le cour, je serais encore en train de me tordre de souffrance parmi les cadavres humains, terrassé par du bronze de mortel en dépit de ma vaillance, aussi dolent qu'un fantôme essoufflé de la vieille Terre de notre époque, et... - il suffit! beugle Zeus, stoppant net la tirade d'Ares et paralysant tous les dieux et tous les robots alentour. Je ne veux plus t'entendre gémir, Ares, menteur, traître et minable que tu es, à peine digne d'être un homme, encore moins un dieu! Ares tique, ouvre la bouche, mais - faisant à mon avis preuve de sagesse - choisit de ne pas interrompre Zeus. - Écoute-toi geindre parce qu'on t'a infligé une petite coupure! Un rictus aux lèvres, Zeus décroise ses bras puissants et lève une main comme pour anéantir le dieu de la Guerre d'une vulgaire taloche. - Tu m'es le plus odieux entre tous les vers de terre qui ont été élus à la divinité quand est venu le temps du Changement, misérable hypocrite. Ton cour est celui d'un couard, mais tu n'aimes que la mort, la guerre et le combat. Tu as la méchanceté de ta mère, Ares, et tu as aussi sa rage - j'ai grande peine à dompter Héré, je le confesse, en particulier quand elle s'attelle à un projet cher à son cour, comme de massacrer les Achéens jusqu'au dernier. Ares se recroqueville en position fotale comme s'il était blessé par les paroles de Zeus, mais je soupçonne sa souffrance d'être causée par le robot sphérique qui lui recoud la paroi abdominale avec ce qui ressemble à une machine à coudre industrielle. Sans prêter attention aux médecins qui s'activent, Zeus fait les cent pas dans la salle, s'arrêtant à deux mètres de moi avant de retourner au chevet d'un Ares grimaçant. - J'espère que ce sont les ordres de ta mère, les bons conseils d'Héré, qui t'ont occasionné tant de souffrances, ô dieu de la Guerre... (La voix de Zeus exprime un sarcasme divin.) Il me serait indifférent que tu périsses... Ares lève la tête, et je vois que sa terreur n'est pas feinte. Zeus éclate de rire en découvrant son expression. - Ignorais-tu que nous pouvons mourir? Sans que la reconstruction ni la résurrection ne puissent nous sauver? Nous sommes bel et bien mortels, mon fils. Ares semble désemparé. La machine a presque fini de remettre ses divines tripes dans son divin ventre et de recoudre ses divins muscles et sa divine chair. - Guérisseur! tonne Zeus. Une gigantesque créature n'ayant rien d'humain émerge de derrière les cuves bouillonnantes. Ça ressemble davantage à une scolopendre qu'à une machine, avec quantité de pattes à articulations multiples et des yeux à facettes placés à une hauteur de cinq mètres sur son corps segmenté. Cet insecte géant est bardé de harnais où pendent sangles, appareils électroniques et fragments étrangement organiques. - Tu es toujours mon fils, déclare Zeus au dieu de la Guerre grimaçant. (La voix du dieu du Tonnerre s'est nettement adoucie.) Tu es mon fils comme je suis le fils de Cronos. C'est pour moi que ta mère t'a mis au monde. Ares lève une main ensanglantée comme pour serrer l'avant-bras de Zeus, mais celui-ci ne prête pas attention à son geste. - Mais crois-moi, Ares. Si tu étais né de quelque autre dieu et si tu m'avais déçu comme tu me déçois, espèce de bouffeur de merde, crois-moi, il y a longtemps que je t'aurais précipité dans cet abîme de ténèbres où les Titans gémissent encore à ce jour. Zeus fait signe au Guérisseur de s'avancer puis se retourne et sort de la salle. Je recule d'un pas - imitant en cela les dieux présents - lorsque le gigantesque Guérisseur prend Ares dans cinq de ses bras, le porte au-dessus d'une cuve vide, lui place divers câbles, tentacules et cordons, et le plonge dans le liquide violet. Dès qu'il est immergé, Ares ferme les yeux et les asticots verts, surgis de diverses ouvertures dans le verre, se ruent sur les tripes meurtries du dieu de la Guerre pour les soigner à leur façon. Je décide que l'heure est venue de filer. Je maîtrise de mieux en mieux ce médaillon TQ. Visualisez clairement l'endroit où vous souhaitez vous rendre, et il vous y téléporte. Je visualise clairement le campus de ma fac de l'Indiana, dans les dernières années du XXe siècle. Rien. Poussant un soupir, je visualise le dortoir des scholiastes au pied d'Olympos. Le médaillon m'y transporte aussitôt. J'apparais - tout en demeurant invisible grâce au casque d'Hadès - devant les marches rouges et les portes vertes du baraquement en pierre rouge. La journée a été harassante et je n'ai qu'une envie: retrouver mon pieu, me débarrasser de mon attirail et faire une bonne sieste. Que Nightenhelser aille faire son rapport à la Muse. Comme si je venais de convoquer mentalement cette dernière, la voilà qui apparaît subitement à deux mètres de moi et qui ouvre la porte du baraquement d'un geste brusque. J'en reste pantois. Jamais elle n'est venue ici jusqu'à ce jour; c'est toujours nous qui allons la voir en empruntant l'escalator de cristal. Sûr de mon invisibilité, je la suis dans la salle commune. - Hockenberry! hurle-t-elle de sa puissante voix de déesse. Un jeune scholiaste nommé Blix, un spécialiste d'Homère venu du xxne siècle et affecté au service de nuit à Ilium, sort de sa chambre du premier étage et se frotte les yeux d'un air ahuri. - Où est Hockenberry? lui demande ma Muse. Blix secoue la tête, bouche bée. Il porte un short et un tee-shirt taché. - Hockenberry! répète la Muse impatiente. Nightenhelser m'a dit qu'il était parti pour Ilium, mais il ne s'y trouve pas. Il ne s'est pas présenté devant moi. As-tu vu rentrer l'un des scholiastes de jour? - Non, déesse, répond ce pauvre Blix, baissant la tête en signe approximatif de déférence. - Retourne te coucher, lui lance la Muse, dégoûtée. Elle ressort d'un pas vif, contemple le rivage en contrebas, où les hommes verts tirent leurs têtes de pierre en provenance des carrières, puis se téléporte dans un petit clac de déplacement d'air. Je pourrais suivre son sillage, mais... à quoi bon? De toute évidence, elle veut récupérer le casque et le médaillon. Maintenant qu'Aphrodite est dans la cuve, je suis devenu un élément incontrôlé - je parierais que seules la Muse et la déesse de l'Amour savent que j'ai eu droit à mes petits gadgets d'espion. Et peut-être que la Muse ne sait même pas quelle mission m'a confiée Aphrodite... Espionner Athéné et ensuite la tuer. Pourquoi? Même si Zeus disait la vérité lorsqu'il a sermonné Ares - même si les dieux sont eux aussi mortels -, un simple mortel a-t-il le pouvoir de les tuer? Aujourd'hui, Diomède a fait de son mieux pour trucider deux d'entre eux. Et a réussi à les mettre hors d'état de nuire, à les envoyer dans des cuves où ils flottent au milieu des asticots guérisseurs. Je secoue la tête. Soudain, je me sens épuisé et désemparé. Ma tentative pour me rebeller contre les dieux prend fin à peine vingt-quatre heures après avoir débuté. Demain, à cette heure-ci, Aphrodite m'aura fait supprimer. Où pourrais-je aller? Je ne pourrai me cacher indéfiniment aux yeux des dieux, et s'il devient évident que c'est ce que je cherche à faire, Aphrodite transformera mes tripes en jarretières. Dès que la déesse de l'Amour sera rétablie, elle me cherchera... et elle me trouvera. Je peux me téléporter sur le champ de bataille et me laisser localiser par la Muse. C'est peut-être ma meilleure chance. Même si elle me confisque ma panoplie, elle me laissera probablement vivre jusqu'à ce qu'Aphrodite sorte de sa cuve. Qu'est-ce que j'ai à perdre? Une journée. Aphrodite va passer une journée dans sa cuve, et aucun des autres dieux ne peut me voir ni me retrouver avant son retour. Une journée. En tout état de cause, il me reste un jour à vivre. Cela posé, je finis par décider de ma destination. 16. Mer Polaire australe En fin de compte, les quatre voyageurs décidèrent de manger. Savi disparut quelques minutes dans l'un des tunnels éclairés, revenant avec des plats chauds: du poulet rôti, du riz au curry et de l'agneau grillé. Quelques heures plus tôt, à Oulanbat, les quatre avaient à peine touché à leur en-cas, mais ils attaquèrent ce repas avec enthousiasme. - Si vous vous sentez fatigués, vous pouvez dormir ici cette nuit, avant notre départ, proposa Savi. Il y a des couches confortables dans certaines des pièces voisines. Aucun des quatre n'avait sommeil - on n'était qu'en fin d'après-midi, heure de Paris-Cratère. Daeman parcourut les lieux du regard, avala une partie de la tranche d'agneau qu'il mâchonnait et demanda: - Pourquoi vis-tu dans un... (Il se tourna vers Harman.) Comment as-tu dit? - Un iceberg, souffla Harman. Daeman opina, se remit à mâcher et se retourna vers Savi. - Pourquoi vis-tu dans un iceberg? La femme sourit. - Si j'ai élu domicile ici, c'est en partie... eh bien, disons par nostalgie. (Voyant qu'Harman la fixait avec attention, elle ajouta:) Je faisais retraite dans un iceberg comme celui-ci lorsque le dernier fax a eu lieu, sans que j'y participe, il y a quatorze de vos cinq-vingts. - Je croyais que tout le monde avait été archivé lors du dernier fax, dit Ada en s'essuyant les doigts sur une superbe serviette de lin couleur crème. Tous les millions d'humains à l'ancienne. Savi secoua la tête. - Pas des millions, ma chère, loin de là. Nous n'étions qu'un peu plus de neuf mille lorsque les posts ont effectué leur dernier fax. Pour autant que je le sache, aucun de ces individus - dont beaucoup étaient mes amis - n'a été reconstitué après le Hiatus. Nous tous, qui avions survécu à la pandémie, étions juifs, vous savez, et donc résistants au virus rubicon. - Que sont les Juifs? demanda Hannah. Ou plutôt, qu'étaient les Juifs? - En grande partie une construction raciale théorique, répondit Savi. Un groupe génétique semi-distinct produit par une isolation culturelle et religieuse de plusieurs millénaires. Elle marqua une pause pour parcourir son auditoire du regard. Apparemment, seul Harman avait une vague idée de ce qu'elle racontait. - Ça n'a pas grande importance, reprit-elle à voix basse. Mais c'est pour cela que tu as entendu parler de moi sous le sobriquet de " Juive errante " Harman. Je suis devenue un mythe. Une légende. L'expression " Juive errante " a survécu à la perte de sa signification. Elle eut un nouveau sourire, totalement sans humour cette fois-ci. - Comment se fait-il que tu aies raté le dernier fax? demanda Harman. Pourquoi les posthumains t'ont-ils abandonnée? - Je l'ignore. Je me pose la question depuis des siècles. Peut-être ont-ils agi ainsi pour que je serve de... de témoin. - De témoin? répéta Ada. Mais de quoi? - La Terre et le ciel ont subi nombre de changements étranges durant les siècles qui ont précédé et suivi le dernier fax, ma chère. Peut-être que les posts ont jugé que quelqu'un - ne serait-ce qu'un humain à l'ancienne - devait être le témoin de ces changements. - Nombre de changements? répéta Hannah. Je ne comprends pas bien. - Non, ma chère, mais tu ne le peux pas vraiment, n'est-ce pas? Toi, tes parents et tes aïeux, vous n'avez connu qu'un monde qui ne semble jamais changer, hormis lorsqu'un individu en disparaît - et encore sa vie dure-t-elle un siècle plein. Non, les changements dont je parle n'étaient certes pas tous visibles. Mais la Terre d'aujourd'hui n'a plus rien à voir avec celle qu'ont connue les humains à l'ancienne et les premiers posts. - Quelle est la différence? demanda Daeman, d'un ton qui affirmait clairement que la question n'avait pour lui aucun intérêt. Savi braqua sur lui ses yeux bleu-gris. - Premièrement - et je sais que ce n'est pas grand-chose, en comparaison de tout ce qui s'est passé, mais c'est néanmoins important pour moi -, il n'y a plus de Juifs. Elle leur indiqua l'emplacement des toilettes et leur suggéra d'ôter leurs thermopeaux avant de repartir. - Nous n'en aurons pas besoin? s'enquit Daeman. - Nous nous gèlerons un peu le temps de rejoindre le sonie, répondit Savi. Mais nous y survivrons. Et ensuite, elles vous seront inutiles. Ada alla ôter sa thermopeau et retourna dans la salle principale, où elle était occupée à méditer sur ses découvertes en contemplant les murs de glace lorsque Savi émergea d'une autre pièce. La vieille femme avait enfilé un pantalon plus épais que précédemment, et des bottes plus hautes, une cape doublée et une casquette enfoncée sur son crâne et laissant passer une queue-de-cheval. Elle portait un sac à dos couleur kaki qui semblait assez lourd. Ada, qui n'avait jamais vu une femme se vêtir de telle manière, était fascinée par le style de Savi. En fait, songea-t-elle, elle était fascinée par tout ce qui avait trait à Savi. Harman, lui, semblait surtout fasciné par l'arme que la vieille femme gardait passée à sa ceinture. - Tu envisages toujours de tirer sur l'un d'entre nous? demanda-t-il. - Non, répondit Savi. Du moins pas tout de suite. Mais peut-être aurai-je parfois besoin de tirer sur autre chose. Ils étaient frigorifiés lorsqu'ils arrivèrent près du sonie à l'issue d'une longue marche dans les couloirs et sur la surface de l'iceberg - où le vent ne cessait de hurler, la neige de tomber -, mais il faisait bien chaud à l'abri du champ de force de la machine. Savi s'installa sur la couchette naguère occupée par Harman, et Ada, comme elle s'allongeait à sa droite, la vit qui faisait apparaître une console holographique en passant la main sous la poignée. - D'où cela sort-il? demanda Harman. Il s'était placé à gauche de la vieille femme. Il restait une couchette vide entre Daeman et Hannah. - Mieux valait pour vous que vous ne puissiez pas contrôler le sonie, déclara Savi. Elle s'assura que tous étaient bien en place; puis elle enserra la poignée, l'engin émit un bourdonnement sourd, s'éleva à la verticale, atteignant une altitude d'environ deux cents mètres au-dessus de l'iceberg, partit dans un looping - le champ de force maintenait les passagers en place, mais ils eurent quand même l'impression qu'ils allaient tomber dans les eaux noires parsemées de glace bleue, promis à une mort certaine -, se redressa, vira à gauche et prit son essor vers les étoiles. Lorsqu'il eut atteint une vitesse et une altitude également respectables, mettant le cap au nord-ouest, Harman demanda: - Est-ce que cet engin peut nous conduire là-haut? Il leva la main gauche, ses doigts butant sur le champ de force. - Où ça? demanda Savi, concentrée sur l'écran holographique devant elle. Dans l'anneau p? demanda-t-elle une fois qu'elle eut levé les yeux. Harman, quasiment allongé sur le dos, fixait l'anneau polaire qui s'étirait du nord au sud au-dessus d'eux - vu leur altitude et la faible densité de l'atmosphère, ses dizaines de milliers d'éléments brillaient chacun d'un éclat qui leur était propre. - Oui, dit-il. Savi secoua la tête. - C'est un sonie, pas un spationef. L'anneau p est haut. Pourquoi souhaites-tu y aller? Harman ne répondit pas à sa question. - Sais-tu où nous pourrions trouver un spationef? La vieille femme sourit une nouvelle fois. A force de l'observer, Ada avait identifié plusieurs de ses expressions: certains de ses sourires étaient chaleureux, d'autres non, et celui-ci pouvait être qualifié de glacial ou d'ironique. - Peut-être, fit-elle, d'un ton qui signifiait qu'elle n'en dirait pas plus. - Tu as vraiment rencontré des posthumains? lui demanda Hannah. - Oui, répondit Savi, élevant la voix pour couvrir le bruit du sonie qui mettait le cap au nord. J'en ai rencontré quelques-uns. - À quoi ressemblaient-ils? insista Hannah d'une voix rêveuse. - Premièrement, il n'y avait que des femmes parmi eux. Harman tiqua. - Vraiment? - Oui. Certains d'entre nous pensaient que seuls de rares posts descendaient sur Terre mais qu'ils prenaient des formes différentes. Et toutes féminines. Peut-être n'y avait-il pas de posthumains du sexe masculin. Peut-être avaient-ils renoncé à la différenciation sexuée dans le cadre de leur évolution. Qui sait? - Est-ce qu'ils avaient des noms? demanda Daeman. Savi fit oui de la tête. - Celle que je connaissais le mieux... enfin, que je voyais le plus souvent... s'appelait Moira. - À quoi ressemblaient-ils? répéta Hannah. Comment étaient leurs personnalités? Leur aspect? - Ils préféraient flotter plutôt que marcher, répondit Savi, énig-matique. Ils aimaient organiser des fêtes pour les humains à l'ancienne que nous étions. Ils aimaient bien s'exprimer par devinettes, à la façon de l'oracle de Delphes. Durant une minute, on n'entendit plus que le vent qui soufflait sur la coque en polycarbone et sur la bulle du champ de force. Puis Ada demanda: - Est-ce qu'ils descendaient souvent de leurs anneaux? Savi secoua la tête une nouvelle fois. - Non. Très rarement sur la fin, durant les années qui ont précédé le dernier fax. Mais le bruit courait qu'ils avaient construit des installations dans le Bassin méditerranéen. - Le Bassin méditerranéen? répéta Harman. Savi eut un sourire qu'Ada classa dans la catégorie " amusé ". - Plusieurs siècles avant le dernier fax, les posts ont vidé une mer de belle taille, au sud de l'Europe - ils ont érigé un barrage entre un rocher du nom de Gibraltar et la pointe de l'Afrique du Nord -, et en ont interdit l'accès aux humains à l'ancienne. Une bonne partie des terres ainsi dégagées ont été transformées en terrains cultivables - du moins les posts l'affirmaient-ils -, mais j'ai réussi à examiner les lieux avant de me faire repérer et chasser, et j'ai découvert des... eh bien, le terme de "cité" est sans doute celui qui convient le mieux pour décrire ce que j'ai vu, si l'on accepte qu'un système en état solide puisse être une cité. - État solide? répéta Hannah. - Peu importe, mon enfant. Harman s'était recouché sur le ventre, prenant appui sur ses coudes. Il secoua la tête. - Je n'ai jamais entendu parler de ce Bassin méditerranéen. Ni de Gibraltar. Ni de... comment as-tu dit? De l'Afrique du Nord. - Je sais que tu as découvert quelques cartes, Harman, et que tu as appris à les lire... d'une certaine façon. Mais c'étaient des cartes médiocres. Et périmées. Les rares livres que les posthumains ont autorisé à survivre dans ce monde postalphabétisé étaient... inoffensifs. Harman plissa le front. Le vol se poursuivit en silence. Le sonie les fit sortir de la nuit polaire et entrer dans la lumière de l'après-midi, et ils découvrirent qu'ils avaient quitté l'océan pour survoler la terre, à une altitude qu'ils ne pouvaient déterminer et à une vitesse dont ils ne pouvaient que rêver. L'anneau p s'estompa à mesure que le ciel virait au bleu, et ce fut l'anneau e qui devint visible au nord. Ils traversèrent des terres occultées par de grands nuages blancs, puis aperçurent de hautes montagnes couronnées de neige et des vallées prises dans la glace. Une fois à l'est de cette chaîne, Savi fit perdre de l'altitude au sonie, et ils filèrent quelques milliers de mètres au-dessus de forêts tropicales et de savanes vertes, conservant une vitesse telle que de nouvelles montagnes se dressèrent devant eux quelques minutes après être apparues à l'horizon. - Est-ce l'Amérique du Sud? demanda Harman. - C'était, répondit Savi. - Que veux-tu dire? - Les continents ont considérablement changé depuis l'époque où tes cartes ont été dessinées, expliqua la vieille femme. Et on leur a donné d'autres noms. Sur tes cartes, est-ce que cette masse terrestre était reliée à celle qu'on appelait l'Amérique du Nord? - Oui. - Elle ne l'est plus. Savi effleura les symboles holographiques, tira sur la poignée, et le sonie perdit de l'altitude. Ada se dressa sur ses coudes, touchant le champ de force avec son crâne, et regarda tout autour d'elle. Dans un silence qui n'était brisé que par le souffle de l'air sur la bulle du champ de force, le sonie rasait les cimes des arbres - cycadales, fougères géantes et antiques arbres effeuillés. À l'ouest se dressaient les contreforts des lointaines montagnes. Loin à l'est, les prairies vallonnées étaient mouchetées de bosquets des mêmes arbres primitifs. Des animaux de grande taille couraient près des lacs et des rivières, pareils à de gros rochers doués de mouvement. D'autres paissaient paisiblement, affublés d'un groin improbable et d'une robe rayée de blanc, de marron, d'ocre et de rouge. Ada était incapable de les identifier. Soudain, un troupeau de ces herbivores passa en courant trente mètres au-dessous du sonie, complètement pris de panique. Ils étaient pourchassés par une demi-douzaine de gigantesques oiseaux - des monstres mesurant deux mètres cinquante de haut, avec une crinière de plumes ébouriffées entourant le bec le plus menaçant, la gueule la plus laide qu'Ada ait jamais vus. Les herbivores étaient rapides - avant qu'ils disparaissent à la vue, Ada évalua leur vitesse à soixante kilomètres à l'heure -, mais les oiseaux l'étaient encore davantage, capables de pointes à quatre-vingt-dix, soit quatre fois la vitesse maximale d'un droski ou d'une carriole. - Que... commença Hannah. - Ce sont des oiseaux-terreurs, coupa Savi. Des phorusrhacos. Après le rubicon, les ARNistes ont disposé de quelques siècles pour faire joujou. Le lieu était bien choisi pour cette bestiole, vu que les vrais oiseaux-terreurs hantaient ces plaines il y a deux millions d'années, mais ce genre de recombinaison - comme vos dinosaures plus au nord - est nuisible à l'écologie. Les posts avaient promis de faire le ménage pendant le Hiatus qui suivrait le dernier fax, mais ils n'en ont rien fait. - Qu'étaient les ARNistes? demanda Ada. Les animaux - les oiseaux-terreurs comme leurs proies - avaient disparu derrière eux. Ils apercevaient maintenant à l'ouest des troupeaux plus importants, composés d'herbivores plus grands, en butte à des prédateurs rappelant le tigre. Le sonie prit de l'altitude et obliqua en direction des collines. Savi poussa un soupir de lassitude. - Des artistes de TARN. Des francs-tireurs de la recombinaison génétique. Des rebelles et des farceurs équipés de séquen-ceurs et de cuves génétiques piratées. Elle considéra Ada, puis Harman, puis Daeman et Hannah. - N'y pensez plus, mes enfants, conclut-elle. Ils survolèrent pendant un quart d'heure une forêt embrumée de chaleur, puis obliquèrent vers l'ouest à l'approche de la chaîne de montagnes. Les nuages contournaient les sommets au-dessous d'eux, et la neige venait fouetter le sonie, mais le champ de force les maintenait à l'abri des éléments. Savi effleura une image lumineuse; le sonie ralentit, décrivit un cercle et fonça droit sur le soleil de fin d'après-midi. Ils étaient très haut dans le ciel. - Oh! fit Harman. Devant eux, deux pics élevés se dressaient de part et d'autre d'une étroite selle de cheval couverte de terrasses herbues et de ruines véritablement antiques, des murs de pierre à ciel ouvert. Un pont - datant lui aussi de l'Ère perdue, mais visiblement moins ancien que les ruines - enjambait la vallée d'un pic à l'autre. Aucune route n'y menait, ni d'un côté, ni de l'autre - la chaussée butait contre la paroi, tout simplement -, et ses fondations étaient enfouies dans les roches entre les ruines. Le sonie décrivit des cercles au-dessus de la scène. - Un pont suspendu, murmura Harman. J'avais entendu parler de ces ouvrages. Ada était douée pour estimer la taille des choses, et elle évalua la longueur de la travée principale à quinze cents mètres, bien que la chaussée se soit effondrée en une vingtaine de points, révélant une armature rouillée quand ce n'était pas tout simplement le vide. Quant aux deux pylônes - chacun d'eux était recouvert d'une couche de peinture orange qui avait cédé devant les assauts de la rouille -, elle estima leur hauteur à plus de deux cents mètres, ce qui plaçait leur sommet au-dessus des montagnes qui les flanquaient. De loin, on aurait dit que les sommets en question disparaissaient sous le lierre, mais, lorsque le sonie se rapprocha, Ada constata que cette " verdure " était artificielle: des bulles, des galeries et des globes de matériau flexible aux allures de verre, enveloppés autour des pylônes, accrochés aux lourds câbles porteurs et pendant parfois aux suspentes, au-dessus de la chaussée en ruine. Les nuages descendant des hauteurs se mêlaient à la brume montant des caftons au-dessous des ruines, projetant des vrilles sinueuses autour du pylône sud et occultant câbles et chaussée à cette extrémité. - Est-ce que cet endroit a un nom? demanda Ada. - Le Golden Gâte à Machu Picchu, répondit Savi tout en manipulant les commandes pour entamer son approche. - Qu'est-ce que ça signifie? voulut savoir Daeman. - Je n'en ai aucune idée. Le sonie fit le tour du pylône nord - d'un orange terne et d'un rouille rugueux à la vive lumière du soleil - et s'approcha lentement, prudemment, de son sommet, où il se posa sans le moindre bruit. Le champ de force se désactiva. Savi fit un signe de la tête et tous descendirent, s'étirèrent et examinèrent les lieux. L'air était froid et raréfié. Daeman se dirigea vers le rebord rouillé et se pencha pour regarder en bas. Élevé à Paris-Cratère, il ignorait le vertige. - À ta place, je ne tomberais pas, lui dit Savi. La fumerie ne pourrait pas te ressusciter. Quand on meurt loin des nouds fax, on reste mort. Daeman recula en hâte, manquant tomber dans son empressement. - Que veux-tu dire? - Ce que j'ai dit, répliqua Savi en calant son sac sur son épaule droite. Il n'y a pas de liaison avec la fumerie par ici. Efforce-toi de rester en vie jusqu'à ton retour. Ada leva les yeux vers le ciel, vers les deux anneaux visibles dans l'atmosphère ténue. - Je croyais que les posthumains pouvaient nous faxer de n'importe où si... si nous avions des ennuis. - Destination les anneaux, compléta Savi d'une voix neutre. Où vous êtes soignés par la fumerie. Et où vous monterez rejoindre les posthumains après avoir fêté vos cinq-vingts. - Oui, fit Ada d'une petite voix. Savi secoua la tête. - Ce ne sont pas les posts qui vous faxent quand il faut vous reconstruire à l'issue d'un problème. Ce n'est qu'un mythe. Un tissu de conneries, pour être moins polie. Harman voulut répondre, mais Daeman le prit de vitesse. - Je viens d'y aller, s'emporta-t-il. À la fumerie. Dans les anneaux. - À la fumerie, oui, dit Savi. Mais ce ne sont pas les posthumains qui t'ont soigné. S'ils sont encore là, ton sort leur indiffère totalement. Et je pense qu'ils ne sont plus là. Les quatre voyageurs restèrent immobiles au sommet du pylône rouillé, plus de cent cinquante mètres au-dessus de la chaussée rouillée, près de deux cent cinquante mètres au-dessus des ruines de pierre poussant parmi les herbes. Le vent venu des montagnes les faisait vaciller et leur ébouriffait les cheveux. - Après avoir fêté nos cinq-vingts, nous allons rejoindre les posts... commença Hannah d'une petite voix. Savi éclata de rire et ouvrit la marche, se dirigeant vers un globe de verre aux formes irrégulières accolé à la façade ouest de l'antique pylône. Il y avait des chambres et des antichambres, des escaliers et des escalators paralysés, et des chambrettes donnant sur les chambres. Ada trouva étrange que le ciel, les pylônes orange, les câbles porteurs, la jungle et la chaussée au-dessous d'eux ne soient pas colorés de vert par le matériau du globe, pas plus que les rayons du soleil, d'ailleurs - cette étrange matière restituait les couleurs sans les altérer. Guidés par Savi, ils passèrent d'un module à l'autre, d'une façade du pylône à l'autre, empruntant d'étroits tubes qui auraient dû être secoués par la forte brise mais ne l'étaient point. Certaines chambres s'étendaient sur une longueur de dix ou douze mètres, et Ada ignorait comment le globe vert était fixé au béton et à l'acier. Certaines chambres étaient vides. D'autres contenaient des... artefacts. Dans l'une, ils découvrirent une série de squelettes d'animaux, découpés en ombres chinoises sur fond de paysage montagnard. Dans une autre, des répliques de machines rangées dans des vitrines ou suspendues à des fils. Dans une troisième, des cubes en Plexiglas contenant des fotus de diverses créatures, une centaine en tout, dont aucune n'était humaine mais dont certaines étaient si humanoïdes que c'en était troublant. Dans une autre chambre, des hologrammes presque effacés d'étoiles et d'anneaux, qu'ils traversaient sans altérer leur course. - Quel est cet endroit? demanda Harman. - Une sorte de musée, répondit Savi. Mais je pense que les expositions les plus importantes ont disparu. - Un musée créé par qui? s'enquit Hannah. Savi haussa les épaules. - Pas par les posts, je crois. Je n'en sais rien. Mais je suis presque sûre que ce pont - ou celui qui lui a servi de modèle, car ce n'est peut-être qu'une réplique - s'est jadis dressé au-dessus d'une baie, près d'une ville de l'Ère perdue, sur ce qui était la côte ouest du continent situé au nord de celui-ci. En as-tu jamais entendu parler, Harman? - Non. - Peut-être que j'ai rêvé, dit Savi avec un rire penaud. Ma mémoire me joue des tours à force de subir des siècles de sommeil. - Tu nous as déjà dit que tu dormais pendant des siècles, intervint Daeman, sur un ton qu'Ada jugea des plus brusques. Qu'est-ce que tu nous racontes là? Savi les avait conduits dans un escalier en colimaçon situé dans un tube reliant les câbles porteurs, et elle leur désigna une rangée de cercueils en cristal. - Une forme de cryosommeil, expliqua-t-elle. Sauf que cette technique ne repose pas sur le froid - ce qui est stupide, vu le sens originel de " cryo ". Certains de ces cocons sont encore en état de marche, ils figent le mouvement moléculaire. Pas par le froid, mais grâce à une microtechnologie qui tire son énergie du pont. - Du pont? répéta Ada. - Tout cet édifice n'est qu'un gigantesque capteur solaire, dit Savi. Du moins toutes ses parties vertes. Ada contempla les cercueils poussiéreux et tenta de s'imaginer s'endormant dans l'un d'eux et se réveillant au bout de... combien de temps? des années? des décennies? des siècles? Elle frissonna. Savi la fixait avec attention et Ada rougit. Mais Savi sourit. Un sourire sincèrement amusé, estima Ada. Ils débouchèrent dans un long cylindre de verre suspendu à un câble porteur tout rouillé dont la largeur dépassait la taille d'Harman. Ada se surprit à marcher sur la pointe des pieds, s'effor-çant de se faire la plus légère possible, redoutant que leur poids ne fasse choir le cylindre, le câble, le pont tout entier. Elle surprit à nouveau Savi en train de l'observer. Cette fois-ci, Ada ne rougit pas mais fronça les sourcils, lasse de subir cet examen. Les quatre voyageurs se figèrent, alarmés. Apparemment, ils venaient d'arriver dans un grand hall empli de gens; certains étaient debout le long des murs, les hommes comme les femmes, vêtus des tenues les plus étranges, d'autres assis à des bureaux ou devant des consoles, et aucun d'eux ne daigna bouger ni même se tourner vers les nouveaux venus. - Ils ne sont pas réels, dit Daeman. Il se dirigea vers l'homme le plus proche - vêtu d'une tenue bleue poussiéreuse, il avait une lanière de tissu passée autour du cou - et lui toucha le visage. - J'ai lu que les serviteurs avaient jadis forme humaine... commença Harman. - Non, fit Savi. Ce ne sont pas des robots. Ce ne sont que des mannequins. - Hein? fit Daeman. Savi lui expliqua ce que signifiait ce mot. - Sais-tu qui ils sont censés être? demanda Hannah. Et pourquoi ils sont ici? - Non. Savi les laissa explorer les lieux à leur guise. À l'extrémité de la salle, installé dans une alcôve comme s'il était digne de la place d'honneur, un homme se tenait assis dans un fauteuil de bois et de cuir ouvragé. Même dans cette position, il était évident qu'il était plus petit que la majorité des mannequins; il portait une tunique courte ressemblant un peu à une jupe, taillée dans du coton ou de la laine. Ses pieds étaient chaussés de sandales. On aurait pu le trouver comique, ce petit homme, mais il émanait de ses traits - cheveux gris bouclés coupés court, nez aquilin, yeux d'un gris perçant sous de lourdes arcades sourcilières - une telle impression de puissance qu'Ada se surprit à l'approcher avec prudence. Ses bras étaient tellement musclés, tellement couturés de cicatrices, ses doigts empoignaient les accoudoirs avec une telle force - tout dans ce mannequin exprimait une force et une tension extrêmes - physique et mentale -, qu'Ada fit halte à deux mètres de lui. Cet homme était visiblement plus âgé qu'on ne choisissait de le paraître autour d'Ada - il se situait entre les deux-vingts apparents d'Harman et le grand âge de Savi. Sa tunique était suffisamment échancrée pour qu'Ada aperçoive les poils grisonnants sur son torse massif et bronzé. Daeman la rejoignit d'un pas précipité. - Je connais cet homme, dit-il en le pointant du doigt. Je l'ai déjà vu. - Dans l'épopée du turin, ajouta Hannah. - Oui, oui, fit Daeman, claquant des doigts pour mieux se souvenir. Il s'appelle... - Odysseus, dit l'homme assis. Il se leva et fit un pas vers un Daeman stupéfait. - Odysseus, fils de Laerte. 17. Mars - Stabilisation amorcée, annonça Mahnmut à Orphu via le port com. Vitesse de rotation ramenée à une révolution toutes les six secondes. Tangage et lacet proches de zéro. - Je vais tenter de réduire le roulis, dit Orphu. Préviens-moi quand la calotte polaire sera dans le réticule. - Ça y est... non! elle dérive. Merde. Quel foutoir! Mahnmut s'escrimait sur la mire vidéo, s'efforçant de viser cette tache floue qu'était la calotte polaire, à peine visible au sein d'un nuage de débris et de plasma encore éblouissant. - Oui, fit Orphu depuis la soute, je suis foutu. - Je ne parlais pas de toi. - Je sais. Mais je suis quand même foutu. Je donnerais la moitié de ma collection de Proust rien que pour récupérer l'un de mes six yeux. - On va te brancher sur un canal vidéo, dit Mahnmut. Bon sang! Voilà qu'on se remet à tournebouler. - Aucune importance tant que nous ne sommes pas entrés dans l'atmosphère. Ça nous permet d'économiser de l'énergie et du carburant. Et non, tu ne pourras pas me rendre la vue. J'ai procédé à une évaluation des dégâts une fois branché ici, et je n'ai pas seulement perdu mes yeux et mes caméras. J'étais tourné vers la proue lorsque le vaisseau a été frappé, et l'éclair m'a calciné tous les circuits jusqu'au niveau organique. Mes nerfs optiques internes ont été réduits en cendres. - Je suis navré, dit Mahnmut. Il eut un haut-le-cour qui n'était pas seulement dû au tangage. Au bout d'une minute, il déclara: - Nous sommes menacés de pénurie en ce qui concerne les consommables - l'eau, l'air, le carburant de nos réacteurs. Tu es sûr de vouloir rester dans ce nuage de débris? - C'est notre meilleure chance. Pour un radar, nous ne sommes qu'un fragment du vaisseau parmi d'autres. - Un radar? s'emporta Mahnmut. Tu as vu ce qui nous a attaqués? Un putain de char. Tu crois qu'un char comme ça est équipé d'un radar? Orphu émit le grondement qui lui servait de rire. - Penses-tu qu'un char soit capable de produire une décharge énergétique comme celle qui a vaporisé un tiers de notre vaisseau, sans parler de Koros et de Ri Po? Oui, Mahnmut, j'ai vu ce fameux char - c'était la dernière chose que je verrai jamais. Mais je ne pense pas une seconde qu'il s'agissait d'un char transportant un homme et une femme surdimensionnés et invulnérables au vide spatial. Pas question. Ça sentait trop le... fabriqué. Mahnmut n'avait rien à répondre à cela. Il regrettait qu'Orphu n'ait pas éliminé le roulis - pas plus que le tangage ni le lacet, d'ailleurs -, mais tous les débris du nuage étaient en mouvement, aussi était-il logique qu'ils les imitent. - Tu as envie de parler des sonnets de Shakespeare? s'enquit Orphu d'Io. - Tu déconnes ou quoi? Les moravecs adoraient les expressions imagées des humains d'antan, notamment les plus outrancières. - Oui, répliqua Orphu. Je déconne bel et bien, mon ami. - Minute, minute! Les débris se mettent à luire. Et nous aussi. Ionisation en hausse. Il se félicita de son ton posé. Devant eux, les plus volumineux des fragments du vaisseau commençaient à rougeoyer. La proue de La Dame noire en faisait autant. Les capteurs externes du submersible rapportèrent une augmentation de la température de la coque. Ils entraient dans l'atmosphère martienne. - Il est temps de remettre les choses en place, annonça Orphu. Il assimila les données relayées par la coque, exploitant les logiciels téléchargés par Koros III pour activer les réacteurs fixés au submersible et aligner ses gyroscopes dans l'espoir de le contrôler. - Est-ce que le roulis a disparu? demanda-t-il. - Pas tout à fait. - Tant pis. Je vais manouvrer ce tas de ferraille avant qu'il ne prenne feu. - Ce " tas de ferraille " s'appelle La Dame noire et c'est peut-être lui qui va nous sauver la vie, dit Mahnmut d'une voix glaciale. - Mais oui, mais oui. Préviens-moi quand le repère du moniteur vidéo arrière sera calé sur l'horizon martien au niveau du pôle. C'est à ce moment-là que je réduirai le tangage. Bon Dieu, que ne donnerais-je pas pour récupérer l'un de mes yeux! Pardon, je ne le dirai plus. Mahnmut fixa le moniteur. Vu l'expansion du nuage de débris durant la demi-heure écoulée, seule la planète Mars lui permettait de fournir à Orphu des mesures fiables. Même les deux petites lunes étaient invisibles. Les réacteurs produisirent un bruit sourd et le submersible endommagé pivota lentement sur lui-même, la caméra de proue laissant échapper Mars pour ne plus montrer que du plasma étincelant, du métal fondu incandescent et un million d'éclats étincelants, seuls vestiges de leur vaisseau et de leurs compagnons de voyage. La masse orange, rouge, vert et ocre de Mars emplit le champ de la caméra arrière, et le repère que Mahnmut avait tracé sur l'écran conformément aux instructions d'Orphu sembla parcourir une côte voilée de nuages, puis une étendue de mer bleue, puis une calotte blanche... - On s'aligne sur le pôle, annonça Mahnmut. Et voici la courbure de l'horizon. - Okay, fit Orphu tandis que les réacteurs s'enclenchaient. Est-ce que tu vois le pôle sur la caméra arrière? - Non. - Est-ce que tu vois des étoiles identifiables? - Non. Uniquement les ions autour de la coque. - Bon, inutile de faire du zèle, déclara l'Ionien. À présent, je vais utiliser les réacteurs arrière comme freins moteur. - Koros III comptait activer le chapelet de réacteurs côté proue afin de nous ralentir avant l'entrée dans l'atmosphère et le larguer aussitôt après. Côté poupe, le rougeoiement s'intensifiait. - Je compte les conserver durant cette phase, déclara Orphu. - Pourquoi? - Tu verras. - Est-il possible que ces réacteurs explosent s'ils surchauffent durant l'entrée dans l'atmosphère? - C'est possible, grommela l'Ionien. - Nous sommes plutôt mal en point, insista Mahnmut. Ne risquons-nous pas de nous disloquer si la coque est affaiblie par des explosions? - Oui, il y a une chance pour que cela se produise. Orphu activa les réacteurs ioniques. Mahnmut resta plaqué sur sa couchette anti-g pendant trente secondes, à l'issue desquelles il fut libéré de la paralysie, du bruit et des vibrations. Il entendit un choc sourd lorsque l'anneau de contrôle de l'attitude fut largué dans l'espace. Une étincelle passa devant la caméra de proue, mais celle-ci affichait ce qui se passait derrière eux, car ils progressaient désormais à reculons. - Nous entrons dans l'atmosphère, annonça Mahnmut. Il remarqua que sa voix était un peu moins posée. Jamais il ne s'était trouvé au sein d'une atmosphère planétaire, et l'idée d'être plongé dans un bain de molécules serrées les unes contre les autres accentuait encore sa nausée. - Les réacteurs que nous venons de larguer se sont embrasés après avoir été chauffés à blanc, poursuivit-il. Je vois la poupe qui commence à luire. Ainsi que les réacteurs principaux, mais avec moins d'intensité. Le plus gros de la chaleur et de l'onde de choc semble se concentrer autour de la poupe. Ouaouh!... nous sommes distancés par certains des débris, mais ils se consument devant nous. C'est comme si nous nous trouvions dans une gigantesque averse de météores. - Parfait, fît Orphu. Accroche-toi. Les vestiges du vaisseau spatial moravec frappèrent l'épaisse atmosphère martienne d'une façon correspondant à la description de Mahnmut: on aurait dit une averse de météores dont les plus volumineux accusaient une masse de plusieurs tonnes et une longueur de quelques dizaines de mètres. Une centaine d'étoiles filantes sillonnèrent le ciel bleu pâle tandis qu'une succession de bangs supersoniques brisaient le silence régnant sur l'hémisphère Nord. Après avoir traversé le ciel au-dessus de la calotte polaire telle une escadrille d'oiseaux de feu, ces objets célestes filèrent vers le sud au-dessus de la mer de Téthys, laissant derrière eux de longs sillages de vapeur plasmique. On aurait juré qu'ils volaient plutôt que de tomber. Pendant des centaines de millions d'années, l'atmosphère martienne, en majorité composée de dioxyde de carbone, n'avait eu qu'une pression négligeable, 8 hectopascals tout au plus, alors que, sur Terre, elle était de 1 014 hPa. En moins d'un siècle, à l'issue d'un processus encore incompréhensible pour les moravecs, la planète avait été terraformée et pourvue d'une atmosphère respirable dont la pression atteignait 840 hPa. Les étoiles filantes parcoururent l'hémisphère Nord en formation plus ou moins bien tenue, signalant leur passage par une série de bangs. Certaines d'entre elles - suffisamment grosses pour survivre à l'entrée dans l'atmosphère, mais assez petites pour être déviées par celle-ci - s'abîmèrent dans les eaux à huit cents kilomètres du pôle. Un observateur placé en orbite aurait pu croire que quelque déité tirait sur l'océan Boréal avec des balles traçantes. La Dame noire faisait partie de cette salve. La couche de furtivité qui recouvrait sa coque brûla aux deux tiers, alimentant le sillage de plasma en feu qui s'étirait derrière le submersible. Antennes et capteurs externes se consumèrent également. Puis ce fut au tour de la coque de griller, de se cloquer et de s'effriter. - Euh... fît Mahnmut depuis sa couchette. On ne devrait pas envisager d'ouvrir les parachutes? Il connaissait suffisamment bien le programme prévu par Koros pour savoir que les parachutes en fibre de fullerène étaient censés se déployer à quinze mille mètres d'altitude de façon à les déposer en douceur dans l'océan. Le dernier aperçu qu'il avait eu de celui-ci, avant l'embrasement des capteurs optiques de proue, l'amenait à penser qu'ils se trouvaient bien au-dessous de quinze mille mètres et qu'ils tombaient très vite. - Pas encore, grommela Orphu. L'Ionien, qui ne disposait pas d'une couchette anti-g dans la soute, semblait affecté par la forte décélération. - Utilise ton radar pour déterminer notre altitude, demanda-t-il. - Je n'ai plus de radar, répliqua Mahnmut. - Est-ce que ton sonar fonctionne encore? - Je vais voir. À sa grande surprise, il constata que tel était le cas, et que la surface solide - ou plutôt liquide - de l'océan était maintenant distante de 8 200 mètres... 8 000... 7 800... Il transmit l'information à Orphu et ajouta: - On ouvre les parachutes? - Les autres débris n'en ont pas. - Et alors? - Tu tiens à ce qu'on déploie de la toile pour apparaître sur leurs capteurs? - Quels capteurs? rétorqua Mahnmut. Mais il était bien obligé de reconnaître la validité de cette remarque. Pourtant... - Altitude: cinq mille mètres, annonça-t-il. Vitesse: trois mille deux cents kilomètres à l'heure. Souhaitons-nous vraiment frapper l'eau avec une telle vélocité? - Pas vraiment, répondit Orphu. Même si nous survivions à l'impact, nous nous retrouverions enfouis sous des centaines de mètres de vase. Tu ne m'as pas dit que cet océan Boréal n'était profond que de quelques centaines de mètres? - Si. - Je vais maintenant imprimer une rotation à ton navire. - Hein? Mahnmut entendit alors tonner les réacteurs - du moins quelques-uns d'entre eux -, et les gyroscopes se mirent à bourdonner, ou plutôt à grincer. La Dame noire se mit à tourner sur elle-même, et sa poupe et sa proue changèrent de place. Sous l'effet du vent et de la friction, les capteurs placés en son milieu furent arrachés à sa coque et des brèches s'ouvrirent dans une douzaine de ses compartiments. Mahnmut désactiva les systèmes d'alarme qui hurlaient à tue-tête. Maintenant que la proue était de nouveau tournée vers l'avant, l'une des dernières caméras encore en état de marche montrait un océan criblé d'éclaboussures - encore que ce terme ne soit guère approprié pour décrire des colonnes de plasma de deux mille mètres de haut - et Mahnmut comprit quel serait bientôt leur sort. Il décrivit ces impacts à Orphu et conclut: - Les parachutes? S'il te plaît? - Non. Orphu activa les réacteurs principaux, ceux qui auraient dû être largués en orbite. Projeté vers l'avant sous l'effet de la décélération, Mahnmut regretta de ne pas disposer du gel qui l'avait protégé lors de la manouvre dans le tube de flux d'Io. De nouvelles colonnes de vapeur, d'un style franchement corinthien, se dressèrent autour du submersible et l'océan emplit la totalité de l'écran vidéo. Les réacteurs rugirent, puis pivotèrent, diminuant la vitesse du bâtiment. Mahnmut les vit s'écarter de la coque dès qu'ils se turent. Ils ne se trouvaient qu'à mille mètres de l'océan, dont la surface lui paraissait aussi solide que les glaces d'Europe. - Les para... commença-t-il, adoptant sans honte un ton suppliant. Les deux gigantesques parachutes se déployèrent. Le champ visuel de Mahnmut vira au rouge, puis au noir. Ils frappèrent la mer de Téthys. - Orphu? Orphu? Prisonnier des ténèbres et du silence, Mahnmut s'escrimait à récupérer son flux de données. Son environiche était intacte, l'O2 lui parvenait toujours. Stupéfiant. Selon ses horloges internes, trois minutes s'étaient écoulées depuis l'impact. Leur vitesse était nulle. - Orphu? - Argh! fit une voix sur le canal radio. Chaque fois que je réussis à m'endormir, il faut que tu me réveilles! - Comment es-tu? - Où suis-je? Telle est la question. J'ai été éjecté de ma niche. Je ne suis même plus sûr de me trouver encore à bord de La Dame noire. Si c'est le cas, alors la coque est brisée -je suis dans l'eau. Dans l'eau salée. Minute! peut-être que je me suis pissé dessus. - Tu es toujours en contact radio, dit Mahnmut sans relever le trait d'esprit de l'Ionien. Il est probable que tu te trouves toujours dans la soute. Je reçois quelques données sonar. Nous sommes enfouis dans la vase, mais sous quelques mètres à peine, à environ quatre-vingts mètres de profondeur. - Je me demande si je suis en plusieurs morceaux, dit Orphu d'une voix songeuse. - Reste où tu es, rétorqua Mahnmut. Je vais couper le contact radio et te rejoindre. Ne bouge pas. Grondement d'hilarité. - Comment pourrais-je bouger, mon ami? Tous mes manipulateurs, tous mes flagelles sont partis pour le paradis des moravecs. Je suis un crabe dépourvu de pinces. Et j'ai des doutes quant à l'intégrité de ma carapace. Mahnmut... attends! - Qu'y a-t-il? Mahnmut avait débouclé ses sangles et s'affairait à débrancher cordons ombilicaux et câbles de contrôle virtuel. - Si... je ne sais comment... tu réussis à me rejoindre, en supposant que le corridor interne n'est pas démoli et que les portes de la coque ne sont ni bloquées ni soudées sous l'effet de la chaleur concomitante à notre entrée dans l'atmosphère... que comptes-tu faire de moi? - Voir si tu vas bien. Mahnmut se déconnecta des canaux optiques. De toute façon, tous les écrans étaient au noir. - Réfléchis, mon vieil ami, dit Orphu. Si tu me sors de cette soute - en un seul morceau, qui plus est -, que vas-tu faire ensuite? Jamais je ne rentrerai dans tes corridors internes. Même si tu me fais passer par l'extérieur de ton submersible, je ne peux pas me loger dans ton environiche et je peux encore moins m'accrocher à ta coque. Envisages-tu de faire mille kilomètres à pied sur les fonds marins tout en me portant sur ton dos? Mahnmut hésita. - Je suis toujours en état de fonctionner, poursuivit Orphu. Ou à tout le moins de communiquer. Je reçois même un peu d'O2 par mon ombilical, ainsi qu'un filet d'électricité. Je me trouve sans doute dans la soute, bien que celle-ci soit inondée. Avant de songer à me rejoindre, je te propose de réactiver La Dame noire et de nous conduire dans un endroit plus confortable. Mahnmut passa en mode respiratoire et inspira profondément à plusieurs reprises. - Tu as raison, dit-il finalement. Je vais voir ce que je peux faire. La Dame noire se mourait. Cela faisait plus d'un siècle terrien que Mahnmut travaillait dans ce submersible, qui avait traversé diverses itérations et évolutions, et il en connaissait la robustesse. Correctement préparé, il était capable de résister à une pression de plusieurs tonnes par centimètre carré et au stress consécutif à une accélération de 3 000 g, mais une chaîne est aussi solide que ses maillons les plus faibles, et ceux-ci avaient succombé à l'attaque qu'il avait subie en orbite martienne. Sa coque présentait des dommages irréparables, dus au stress et à la surchauffe. Pour le moment, il était planté dans la vase et dans la terre, seule sa poupe émergeant sur quelques mètres de haut, gauchi de partout, avec des écoutilles aussi inaccessibles qu'impraticables et dix ballasts sur dix-huit remplis de flotte. La coursive reliant la salle de contrôle à la soute était inondée et en partie défoncée. Les deux tiers de la couche de furtivité avaient été calcinés, et tous les capteurs externes avec eux. Trois batteries de sonar sur quatre étaient hors service et la quatrième était bloquée sur l'avant. Un seul des quatre propulseurs était opérationnel et les modules de manouvre étaient en triste état. Mais Mahnmut se souciait davantage des dégâts subis par les systèmes énergétiques: frappé par une explosion électronique durant l'attaque, le réacteur primaire ne fonctionnait qu'à huit pour cent de sa capacité; les cellules de stockage étaient en alimentation de secours. Il pouvait encore faire tourner les systèmes environnementaux, mais le convertisseur de nutriments était foutu et les réserves d'eau douce ne dureraient que quelques jours. Et le convertisseur d'O2 ne fonctionnait plus. Les cellules avaient cessé de produire de l'air. Les deux moravecs seraient à court d'oxygène bien avant de souffrir de la pénurie d'eau et de nourriture. Mahnmut disposait d'une réserve interne, mais elle ne lui permettrait de tenir qu'un jour ou deux. Vu qu'Orphu était équipé pour travailler plusieurs mois d'affilée dans le vide spatial, il espérait que le manque d'oxygène ne l'affecterait pas trop. Il décida d'attendre un peu pour évoquer ce problème avec lui. Les IA survivantes du submersible transmirent de nouveaux rapports alarmants. Pour sauver La Dame noire, il aurait fallu lui imposer un mois de cale sèche à Conamara Central et la confier à une bonne vingtaine de moravecs spécialisés. Ses jours - qu'on les mesure en fonction des normes de Mars, de la Terre ou d'Europe - étaient donc comptés. Veillant à garder le contact avec Orphu en dépit du silence qu'observait celui-ci - comme s'il avait redouté que son ami meure sans prévenir -, Mahnmut se fendit du rapport le plus optimiste possible et lança une bouée périscopique. Celle-ci, déployée à partir de la section de la proue émergeant du fond marin, était encore fonctionnelle. Quoique plus petite encore que la main de Mahnmut, elle recelait une foultitude de capteurs, visuels et autres. Les informations affluèrent. - Bonne nouvelle, annonça Mahnmut. - Le Consortium des Cinq Lunes nous envoie des secours, maugréa Orphu. - Non, quand même pas. (Plutôt que de télécharger les données non visuelles, Mahnmut préféra les résumer afin de garder le contact avec son ami.) La bouée est opérationnelle. Mieux, les satellites de communication et d'aréopositionnement que Koros ni et Ri Po ont placés sur orbite s'y trouvent toujours. Je me demande pourquoi les... ceux qui nous ont attaqués... ne les ont pas pulvérisés. - Nous avons été attaqués par le Dieu de l'Ancien Testament et sa copine, rétorqua Orphu. Peut-être ne daignent-ils même pas remarquer de vulgaires satellites. - Ils m'évoquaient davantage la Grèce antique que l'Ancien Testament. Souhaites-tu être informé des données que je reçois? - Bien sûr. - Selon le satellite d'aréopositionnement, nous nous trouvons dans la partie sud de la région de Chryse Planitia, dans l'océan Boréal, à trois cent quarante kilomètres à peine de la côte de Xanthe Terra. Nous avons eu de la chance. Cette partie de la mer d'Aci-dalia et de Chryse est en quelque sorte une gigantesque baie. Si notre trajectoire nous avait conduits un peu plus à l'ouest, nous nous serions écrasés sur les collines de Tempe Terra. Un peu plus à l'est, c'était Arabia Terra. Si nous avions survolé les highlands de Xanthe Terra quelques secondes de plus... - Nous serions réduits à l'état de particules dans les hautes couches de l'atmosphère, acheva Orphu. - Exactement. Mais à condition de dégager La Dame noire, nous pouvons gagner le delta de Vallès Marineris si nous y sommes obligés. - Koros et toi étiez supposés atterrir dans l'autre hémisphère. Au nord d'Olympus Mons. Votre mission était d'effectuer une reconnaissance et de déposer sur le volcan cet engin dans la soute. Ne me dis pas que l'état du submersible lui permet de faire le tour de la péninsule de Tempe Terra avec nous deux à son bord... - Non, admit Mahnmut. À vrai dire, ils auraient une veine de pendu si La Dame noire restait fonctionnelle et en un seul morceau assez longtemps pour leur permettre d'atteindre la terre la plus proche, mais il se garda bien de l'avouer à l'Ionien. - D'autres bonnes nouvelles? s'enquit ce dernier. - Eh bien, la journée est plutôt belle à la surface. De l'eau à perte de vue, me rapporte la bouée. Des creux modérés ne dépassant pas un mètre. Un ciel azur. Température légèrement inférieure à trente degrés... - Est-ce qu'ils nous recherchent? - Pardon? - Est-ce que les... personnes... qui nous ont attaqués sont à notre recherche? - Oui, répondit Mahnmut. Le radar a détecté des machines volantes... - Des chars. - ... des machines volantes quadrillant la zone d'impact des débris sur une surface de plusieurs milliers de kilomètres carrés. - Ils nous cherchent. - Aucune trace de détection au radar ou aux neutrinos. Aucun spectre énergétique, quel qu'il soit... - Peuvent-ils nous détecter, Mahnmut? demanda Orphu d'une voix neutre. Mahnmut hésita. Il ne voulait pas mentir à son ami. - C'est possible, reconnut-il. Ce serait une quasi-certitude s'ils disposaient d'une technologie moravec, mais cela ne semble pas être le cas. On dirait qu'ils se contentent de... regarder. Avec leurs yeux et peut-être des magnétomètres. - Ils n'ont eu aucun mal à nous repérer en orbite. À nous prendre pour cible. - Oui. Le char ou ses occupants disposaient d'un système de visée capable d'opérer à huit mille kilomètres de distance, aucun doute n'était permis sur ce point. - Tu as rentré ta bouée? - Oui, fit Mahnmut. Suivirent plusieurs secondes de silence, durant lesquelles on n'entendit que les grincements de la coque endommagée, les sifflements de la ventilation et le bourdonnement saccadé produit par les pompes s'efforçant en vain de vider les sections noyées. - Nous avons plusieurs points en notre faveur, déclara finalement Mahnmut. Primo, il y a des tonnes et des tonnes de débris métalliques dans leur zone de recherche, et celle-ci est fort étendue. Les premiers impacts se sont produits à proximité de la calotte polaire. " Secundo, nous sommes plantés dans le sol côté proue, et la partie de la poupe émergeant de la vase est encore partiellement recouverte d'une couche de furtivité. Tertio, notre dépense d'énergie est si faible que nous n'avons pratiquement pas de signature. Quarto... - Oui? souffla Orphu. Mahnmut pensa à l'état de leurs réserves, d'énergie comme d'eau et de nourriture, et à celui de leur système de propulsion. - Quarto, répéta-t-il, ils ignorent toujours la raison de notre présence ici. Orphu émit un grondement sourd. - C'est aussi notre cas, mon ami. (Au bout d'une minute de silence, il reprit:) Enfin, tu as raison. S'ils ne nous ont pas détectés dans quelques heures, nous avons sans doute une chance. À moins qu'il n'y ait aussi des mauvaises nouvelles? Mahnmut hésita. - Nous avons un léger problème en ce qui concerne notre approvisionnement en air, dit-il finalement. - Grave? - Nous n'en produisons plus. - Ça, c'est un vrai problème, commenta l'Ionien. Quelles sont nos réserves? - Environ quatre-vingts heures. En nous prenant tous les deux en compte, je précise. Probablement deux fois plus, voire davantage, en ne considérant que moi. Orphu émit un grondement mélodieux. - En ne considérant que toi? Aurais-tu l'intention de me couper l'oxygène, mon vieil ami? Mes éléments organiques ont eux aussi besoin d'air, tu sais. Mahnmut resta muet une seconde. - Je croyais... tu es configuré pour le vide spatial... je veux dire... - Tu t'es dit que je pouvais passer des mois dans l'espace sans avoir recours aux systèmes d'Io, soupira Orphu. Que je produisais mon propre oxygène grâce à mes cellules énergétiques internes, alimentées par les capteurs photovoltaïques de ma carapace. Mahnmut se calma peu à peu. Leurs chances de survie seraient multipliées par deux si Orphu n'avait pas besoin de l'oxygène du submersible. - Malheureusement, mes capteurs photovoltaïques ont été détruits, dit doucement Orphu, et mes cellules ont cessé de produire de l'O2 depuis l'attaque en orbite. Je ne survis que grâce aux réserves de ton navire. Je suis navré, Mahnmut. - Écoute, dit ce dernier d'une voix décidée. De toute façon, j'avais l'intention de continuer à nous alimenter tous les deux. Ce n'est pas un problème. J'ai fait les calculs: vu notre taux de consommation présent, nous disposons d'environ quatre-vingts heures. Et je peux réduire ce taux. La salle de contrôle et mon environiche sont inondées. Je vais régler ce problème et rééquilibrer le submersible. Quatre-vingts heures de patience, et ensuite on montera à la surface pour prendre l'air. Ils auront sûrement terminé leurs recherches d'ici là. - Tu es sûr de pouvoir dégager La Dame noire de sa gangue de boue? - Affirmatif, mentit Mahnmut d'une voix ferme. - Je vote pour que nous restions planqués là où nous sommes pendant... disons trois sols, trois journées martiennes, c'est-à-dire soixante-treize heures, pour voir si les chars mettent un terme à leurs recherches. Ou alors nous attendons douze heures après notre dernière réception radar. L'un ou l'autre. Aurons-nous alors assez de temps pour nous dégager et faire surface, le tout sans dépenser la totalité de nos réserves d'oxygène et d'énergie? Mahnmut considéra la console virtuelle qui lui faisait face, criblée de signaux d'alarme et de voyants éteints. - La durée de soixante-treize heures me paraît amplement suffisante, dit-il. Mais si les chars renoncent avant cela, nous devrions monter à la surface et filer vers la côte. Vu l'état du réacteur, la Dame est capable de progresser en surface à une vitesse de vingt nouds, de sorte qu'il nous faudra au moins un jour et demi pour toucher terre, en particulier si nous nous montrons exigeants pour ce qui est du point de débarquement. - Alors, nous éviterons d'être trop exigeants, répliqua Orphu. Bon, il semble que l'ennui soit la seule menace que nous aurons à redouter durant les deux prochains jours. Et si nous jouions au poker? As-tu emporté les cartes virtuelles? - Oui! fit Mahnmut avec enthousiasme. - Tu n'irais pas jusqu'à profiter de ma cécité, n'est-ce pas? Mahnmut se figea alors qu'il venait de lancer le téléchargement de la table de jeu recouverte de feutre vert. - Je plaisantais, nom de Dieu! s'exclama Orphu. Mes cellules visuelles ont disparu, mais j'ai encore ma mémoire et une bonne partie de mon cerveau. Jouons donc aux échecs. Trois journées martiennes représentaient 73,8 heures, et Mahnmut ne tenait pas à passer autant de temps dans la vase. Le réacteur perdait de la puissance à un rythme plus élevé qu'il ne l'aurait cru - les pompes consommaient plus d'énergie que prévu -et les systèmes environnementaux menaçaient de céder. Profitant de leur première période de sommeil, Mahnmut passa sur le régime de secours, s'empara de pinces et de leviers, et s'engagea dans les étroits corridors conduisant à la soute. Les coursives étaient envahies par les eaux, les puits de descente privés d'énergie et plongés dans les ténèbres. Mahnmut activa ses lampes intégrées et nagea au ras du sol. L'océan martien était nettement plus chaud que les mers d'Europe. Alors qu'il arrivait à dix mètres du but, il constata que des poutrelles brisées lui bloquaient le passage. Le chalumeau eut raison de cet obstacle. Il devait absolument examiner Orphu. Mahnmut se retrouva de nouveau bloqué à deux mètres du sas permettant d'accéder à la soute. Le choc avait gauchi et déplacé les deux cloisons, les plaquant l'une contre l'autre. Le corridor, déjà étroit, ne faisait plus que dix centimètres de large. Mahnmut apercevait l'écoutille du sas - verrouillée, bloquée, distordue - sans pouvoir s'en rapprocher. Il allait devoir ouvrir une brèche dans l'une des épaisses cloisons et, sans aucun doute, dans l'écoutille elle-même. Cela lui prendrait six ou sept heures d'efforts et lui poserait un nouveau problème: le chalumeau lui aussi consumait de l'oxygène. Leurs réserves d'air allaient encore s'amenuiser. Mahnmut resta immobile dans les ténèbres durant plusieurs minutes, contemplant les particules de vase qui flottaient dans les faisceaux jumeaux de ses lampes. Il devait prendre une décision tout de suite. Une fois qu'Orphu serait réveillé et comprendrait ce qu'il faisait, il ferait tout son possible pour l'en dissuader. Et même si Mahnmut réussissait à s'ouvrir un passage au bout de six ou sept heures, il ne serait pas plus avancé, car l'Ionien avait raison: jamais il ne parviendrait à le déplacer tant que le submersible resterait coincé dans la vase. Quant aux premiers secours qu'il pourrait lui dispenser, ils se limiteraient à ceux dont il disposait à bord pour sa propre personne - peut-être n'étaient-ils même pas adaptés au gigantesque moravec. Si Mahnmut réussissait à dégager La Dame noire et à gagner la surface, alors et alors seulement il pourrait se permettre de rejoindre Orphu - même s'il lui fallait pour cela démolir son navire à coups de chalumeau. Il n'aurait plus de problème d'O2 à ce moment-là. Et il pourrait faire sortir l'Ionien de sa prison s'il en avait envie, l'arrimer à la coque afin qu'il profite du soleil et du grand air. Mahnmut fit demi-tour en se propulsant d'un coup de pied et remonta le long du corridor tout tordu, regagnant son espace personnel une fois qu'il eut franchi le sas. Plus tard. Il venait à peine de s'allonger sur sa couchette que la voix d'Orphu se fit entendre sur le canal radio. - Tu es réveillé, Mahnmut? - Oui. - Où es-tu? - Dans la salle de contrôle. Où veux-tu que je sois? - Oui, fit Orphu d'une voix empreinte de lassitude. Mais... je rêvais. J'ai cru sentir une vibration. Je croyais que tu... je ne sais pas. - Rendors-toi, dit Mahnmut. Car les moravecs dormaient, ne fût-ce que pour rêver. - Je te réveillerai dans deux heures, ajouta-t-il, pour le rapport de la bouée. Mahnmut ne déployait la bouée périscopique que quelques secondes toutes les douze heures, l'escamotant après un rapide examen des deux et des eaux. Au bout de quarante-neuf heures, les machines volantes continuaient de quadriller le ciel jour et nuit, mais elles patrouillaient maintenant plus au nord, dans les régions polaires. Mahnmut était relativement bien installé. Sa salle de contrôle et l'environiche adjacente étaient intactes, bien chaudes, et leur gîte était à peine perceptible. Il pouvait s'y déplacer à son aise. Nombre des espaces habitables s'étaient retrouvés envahis par les eaux -notamment le labo et l'ancienne cabine d'Urtzweil -, mais Mahnmut ne prit pas la peine d'y injecter de l'air une fois que les pompes les eurent nettoyés. En fait, il s'était empressé de se brancher sur son cordon ombilical et de mettre en réserve tout l'oxygène de son espace personnel à l'issue de sa première conversation avec Orphu. Dans son for intérieur, il se disait que c'était pour économiser l'O2, mais, en vérité, il avait un peu honte de son petit confort quand il pensait aux souffrances qu'endurait Orphu - des souffrances existentielles, à tout le moins -, seul au sein des ténèbres de la soute. Mahnmut ne pouvait rien faire pour lui - du moins tant que le submersible restait coincé dans la vase -, mais il se rendit au labo pour bricoler des ports com et autres accessoires qui lui seraient utiles s'il réussissait à libérer l'Ionien. Et à me libérer moi-même, songea Mahnmut, bien que l'abandon de La Dame noire n'ait rien d'une libération à ses yeux. Tous les cryorobots des profondeurs européens avaient porté en eux le germe de l'agoraphobie - la terreur des grands espaces -, et leurs descendants, les moravecs évolués, en avaient hérité. Le deuxième jour, à l'issue de leur huitième partie d'échecs, Orphu déclara: - La Dame noire dispose d'une sorte de canot de sauvetage, n'est-ce pas? Mahnmut avait espéré qu'Orphu ignorerait ce fait. - Oui, admit-il. - En quoi consiste-t-il? - C'est une petite envirobulle, répondit Mahnmut, que ce sujet mettait de fort méchante humeur. À peine plus grosse que moi. En grande partie conçue pour me permettre de survivre aux fortes pressions et de gagner la surface. - Mais elle est équipée d'une balise, de ses propres systèmes environnementaux et de systèmes de navigation et de propulsion? Avec des réserves d'eau et de nourriture? - Oui, et alors? Tu ne rentrerais jamais dedans et elle n’est pas assez puissante pour te remorquer. - Rien, fît Orphu. - L'idée d'abandonner La Dame noire me répugne, déclara Mahnmut, parfaitement sincère. Et je ne suis pas obligé de l'envisager pour le moment. Pas avant plusieurs jours. - D'accord. - Je parle sérieusement. - D'accord, Mahnmut. Simple curiosité de ma part. Si Orphu avait émis le grondement qui lui servait de rire, peut-être que Mahnmut aurait filé dans cette fameuse envirobulle pour lui fausser compagnie. Il en voulait à l'Ionien d'avoir abordé ce sujet. - Tu veux faire une nouvelle partie d'échecs? demanda-t-il. - Plus jamais, répliqua Orphu. Soixante et une heures après l'amerrissage, le radar ne détectait plus qu'un seul char dans le ciel, mais ce dernier rôdait à dix kilomètres de leur position, maintenant une altitude de huit mille mètres. Mahnmut battit des records de vitesse en ramenant sa bouée. Il passa les heures suivantes à écouter de la musique sur l'intercom - Brahms -, vraisemblablement imité par Orphu dans sa soute. Soudain, l'Ionien lui demanda: - Tu ne t'es jamais demandé pourquoi nous étions tous deux des humanistes, Mahnmut? - Que veux-tu dire? - Eh bien, des amateurs d'humanités. Les moravecs se partagent en deux catégories: ceux qui, comme nous, se passionnent pour l'espèce humaine, et ceux qui, comme Koros III, sont du genre interactif. Ce sont eux qui forgent la société moravec, qui créent des consortiums comme celui des Cinq Lunes, qui fondent des partis politiques... et caetera. - Je ne l'avais jamais remarqué. - Tu me charries, là. Mahnmut resta muet. Il commençait à se rendre compte qu'en un siècle et demi d'existence, il s'était débrouillé pour rester d'une ignorance crasse. Son univers se limitait aux mers glaciales d'Europe - qu'il ne reverrait jamais - et à son submersible, qui cesserait d'exister en tant qu'entité fonctionnelle dans quelques heures, quelques jours tout au plus. Plus les sonnets et les pièces de Shakespeare. Ce fut à grand-peine qu'il se retint de rire. Et peut-on imaginer chose plus inutile? Comme s'il lisait dans ses pensées, Orphu demanda: - Que dirait le Barde pour commenter nos épreuves? Mahnmut était occupé à analyser les données énergétiques et les courbes de consommation. Pas question d'attendre que soixante-treize heures se soient écoulées. Ils allaient devoir passer à l'action dans les six prochaines heures. En outre, s'ils échouaient à se libérer du premier coup, le réacteur risquait de tomber en panne, ou alors de surchauffer, et... - Mahnmut? - Pardon. Je somnolais. Que disais-tu à propos du Barde? - Il a sûrement son mot à dire en matière de naufrage. Si je me souviens bien, on trouve quantité de vaisseaux naufragés dans ses pièces. - Oh, oui! Ça ne manque pas. La Nuit des rois, La Tempête, et caetera. Mais je ne vois rien dans ces pièces qui soit susceptible de nous aider. - Parle-moi de ces naufrages. Mahnmut secoua la tête. Il savait qu'Orphu ne cherchait qu'à le distraire de leurs épreuves. - Parle-moi plutôt de ton cher Proust. Le narrateur Marcel évoque-t-il des naufragés perdus sur Mars? - Justement, oui, répondit Orphu en émettant un léger grondement. - Tu plaisantes. - Je ne plaisante jamais quand il est question d'À la recherche du temps perdu, répliqua Orphu sur un ton qui faillit - faillit seulement - convaincre Mahnmut qu'il parlait sérieusement. - Très bien, que dit Proust à propos de la survie sur Mars? Dans cinq minutes, il allait à nouveau déployer la bouée périscopique et monter à la surface, même si le char planait dix mètres au-dessus d'eux. - Dans le troisième tome de l'édition originale, qui correspond au cinquième de la traduction anglaise que je t'ai téléchargée, Marcel déclare que si nous nous retrouvions soudain sur Mars, pourvus d'une paire d'ailes et d'un nouveau système respiratoire, cela ne nous ferait pas pour autant sortir de nous-mêmes. Pas tant que nous conserverions les sens qui sont les nôtres. Et la conscience qui est la nôtre. - Tu plaisantes. - Je ne plaisante jamais quand il est question des perceptions de Marcel dans À la recherche du temps perdu, répliqua Orphu. (À en juger par son ton, il plaisantait, certes, mais pas à propos de cette étrange référence martienne.) Tu n'as donc pas lu les éditions que je t'ai envoyées au début de notre voyage? - Si, je les ai lues. Mais j'ai un peu survolé les deux mille dernières pages. - Tu n'es pas le seul dans ce cas, je te l'accorde. Écoute donc ce passage, qui suit celui sur les ailes et les poumons martiens. Tu le veux en français ou en anglais? - En anglais, s'empressa de répondre Mahnmut. Peut-être allait-il bientôt périr suffoqué, et il ne tenait pas à subir l'épreuve supplémentaire d'une citation en français. - " Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d'aller vers de nouveaux paysages, mais d'avoir d'autres yeux, de voir l'univers avec les yeux d'un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d'eux voit, que chacun d'eux est. " Plongé dans ses réflexions, Mahnmut oublia durant une minute la mort par asphyxie qui les menaçait. - C'est la quatrième et dernière réponse de Marcel à l'énigme de la vie, n'est-ce pas, Orphu? L'Ionien ne répondit pas. - Tu m'as dit que les trois premières tentatives de Marcel avaient échoué, reprit Mahnmut. Il a tout d'abord tenté de croire au snobisme. Puis il a essayé de croire à l'amour et à l'amitié. Il s'est efforcé de croire à l'art. Rien de tout cela ne lui a apporté la transcendance. Voici donc sa quatrième tentative. À savoir... Il se retrouva incapable de trouver une formulation adéquate. - La conscience échappant aux limites de la conscience, dit doucement Orphu. L'imagination dépassant les bornes de l'imagination. - Oui, souffla Mahnmut. Je vois. - Il faut que tu le voies. Tu es mes yeux désormais. J'ai besoin de voir l'univers par l'entremise de tes yeux. L'espace d'une minute, le silence ne fut rompu que par le sifflement de PO2 dans l'ombilical. Puis Mahnmut déclara: - Essayons maintenant de dégager La Dame noire. - Et la bouée périscopique? - S'ils sont encore là à nous guetter, qu'ils aillent au diable! Je préfère mourir en combattant que de rester ici à m'étouffer dans la vase. - Très bien, fit Orphu. Tu as dit: " essayons " de dégager La Dame noire. Doutes-tu d'être en mesure de nous arracher à la vase? - J'ignore totalement si nous sommes capables de nous extirper de cette saleté, répondit Mahnmut en abaissant des leviers virtuels pour activer le réacteur, armer les tuyères et les pyros. Mais nous allons tenter le coup dans... dix-huit secondes. Accroche-toi, mon ami. - Vu que mes grappins, mes manipulateurs et mes flagelles ont disparu, je présume que tu parles au sens figuré. - Accroche-toi avec tes dents! lança Mahnmut. Six secondes. - Je suis un moravec, dit Orphu, quelque peu indigné. Je n'ai pas de dents. Que comptes-tu... Soudain, le canal com fut étouffé par la mise à feu de toutes les tuyères, par le grincement de toutes les cloisons résistant au stress, par un gémissement généralisé, et La Dame noire lutta de toutes ses forces pour se libérer de l'étreinte visqueuse de Mars. 18. Ilium C'est la nuit que la ville - Ilium, Troie, la cité de Priam, Per-game - est la plus belle. Ses murailles, dont chacune fait plus de trente mètres de haut, sont éclairées par des torches, illuminées par des braseros placés sur les remparts, baignées par la lueur des centaines de feux de l'armée campant dans la plaine en contrebas. Troie est peuplée de tours altières, et la plupart d'entre elles sont éclairées jusque tard dans la nuit, leurs cours sont inondées de lumière, leurs terrasses et leurs balcons réchauffés par l'éclat des chandelles, des feux et des torches. Les rues d'Ilium sont larges et solidement pavées - un jour, j'ai tenté d'insérer mon couteau entre deux dalles et n'y suis point parvenu -, et la majorité d'entre elles sont éclairées par la lueur des maisons, par les torches fixées aux murs et par les feux de camp des milliers et des milliers de soldats alliés installés dans son enceinte avec leurs familles. À Ilium, même les ombres sont vivantes. Les jeunes hommes et les jeunes femmes des classes inférieures font l'amour dans les ruelles obscures et sur les terrasses enténébrées. Les chiens bien nourris et les chats rusés se glissent d'une ombre à l'autre, d'une venelle à une cour, rasant les murs le long des larges avenues pour ramasser les fruits et les légumes, les morceaux de viande et de poisson tombés par terre qui font leur provende, se hâtant ensuite de regagner la pénombre accueillante d'une ruelle, l'ombre propice d'un viaduc. Les habitants d'Ilium ne redoutent ni la faim ni la soif. Dès qu'ils ont été avertis de l'arrivée des Achéens - des semaines avant que les nefs noires n'accostent, il y a plus de neuf ans de cela -, ils ont fait venir des centaines de bovins et des milliers d'ovins, vidant les fermes à trente kilomètres à la ronde. De nouveaux troupeaux leur parviennent à intervalles réguliers, et les Grecs négligent le plus souvent de leur barrer la route. Fruits et légumes arrivent eux aussi sans difficulté, fournis par les mêmes fermiers matois qui approvisionnent également les Achéens. Si Troie a été édifiée sur cet emplacement, il y a des siècles de cela, c'est en grande partie à cause de la gigantesque nappe aqui-fère qui se trouve en dessous - la cité dispose de quatre puits gigantesques qui jamais ne se tarissent -, mais, par acquit de conscience, Priam a jadis ordonné qu'un affluent de la rivière Simoïs coulant au nord d'Ilium soit détourné vers celle-ci au moyen de viaducs et de canaux souterrains faciles à défendre. Les Grecs ont davantage de difficulté à se procurer de l'eau douce que les habitants d'Ilium, pourtant théoriquement assiégés. La population d'Ilium - de loin la plus grande ville sur Terre à cette époque - a plus que doublé depuis le début de la guerre. Les premiers à venir s'y réfugier ont été les fermiers, les bergers, les pêcheurs et autres habitants plus ou moins nomades de la plaine environnante. Ils ont été suivis par les armées des alliés de Troie - les combattants proprement dits, mais aussi leurs femmes et leurs enfants, ainsi parfois que leurs parents, leurs chiens et leurs troupeaux. On trouve parmi ces alliés des personnes originaires de ce qu'on appelle la Troade: les Dardaniens et les habitants de villages et de régions plus éloignées d'Ilium, notamment les loyaux soldats vivant à l'ombre du mont Ida et dans la Lycie, une région située plus au nord. Ils ont été rejoints par les citoyens d'Adrastée et par les habitants des régions de l'est, ainsi que par les Pélasges, venus de Larisse, dans le sud. D'Europe sont venus les Thraces, les Péoniens et les Cicones. Des rives australes de la mer Noire arrivent les Alizones, qui demeurent sur les berges du fleuve Alizé et sont réputés issus du peuple des Chalybes, célèbres pour leurs talents de métallurgistes. On entend dans la ville des chants et des jurons poussés par les Paphlagoniens et par les Énètes, des peuples venant d'une région située encore plus au nord et qui sont peut-être les ancêtres des futurs Vénètes. Les Mysiens hirsutes viennent eux aussi du nord de l'Asie Mineure - dans leurs rangs, on trouve Ennome et Nastès, deux guerriers avec lesquels j'ai passé quelque temps et qui, à en croire Homère, se feront prochainement massacrer par Achille, lors d'un combat si terrible que non seulement les eaux de la Sca-mandre en resteront écarlates durant plusieurs jours, mais qu'en outre il s'y formera un barrage composé de tous les cadavres ayant péri de la main du fils de Pelée, notamment ceux de Nastès et d'Ennome. Également présents, reconnaissables à leurs cheveux en bataille, à leurs armes aux formes étranges et à leur odeur, il y a les Phrygiens, les Méoniens, les Cariens et les Lyciens. Cette ville est énergique, vivante, festive, et elle vit vingt-quatre heures sur vingt-quatre ou quasiment. C'est la plus belle, la plus grandiose, la plus civilisée des cités de ce monde - toutes époques confondues. Ainsi filent mes pensées tandis que je gis nu aux côtés d'Hélène de Troie, sur un lit dont les draps sont imprégnés de l'odeur du sexe et de notre odeur, tandis qu'une brise rafraîchissante gonfle les rideaux. Au loin, le tonnerre gronde, signalant l'approche d'une tempête. Hélène s'étire et murmure mon nom: " Hock-en-bear-eeee... " Je suis arrivé en ville en fin d'après-midi après m'être TQ depuis l'hôpital des dieux sur Olympos, sachant que la Muse me recherchait dans l'intention de m'occire et que, si elle n'y parvenait pas aujourd'hui, Aphrodite s'en chargerait dès qu'elle émergerait de sa cuve de soins. J'avais envisagé de me fondre dans la masse des soldats observant le dernier des engagements du jour - quelque part au sein de cette poussière quasi crépusculaire, Diomède continuait à massacrer les Troyens -, mais lorsque j'ai vu Hector regagner la ville en compagnie d'une escorte moins importante que d'ordinaire, j'ai adopté l'apparence d'un homme que je connaissais bien - Dolon, fantassin et habile éclaireur, promis à une mort prochaine aux mains d'Odysseus et de Diomède - et j'ai suivi le fils de Priam. Le noble guerrier a franchi les portes Scées - l'entrée principale de la cité, des portes de chêne massif, dix fois plus grandes qu'un homme de la taille d'Ajax -, se retrouvant aussitôt assailli par les épouses et les filles de Troie exigeant des nouvelles de leurs maris et de leurs fils, de leurs frères et de leurs amants. J'ai vu le grand cimier rouge d'Hector s'avancer tel un navire sur des flots agités, une mer de visages anxieux qu'il dominait de la tête et des épaules, puis faire halte et s'adresser à la foule en ces termes: - Priez les dieux, femmes de Troie. Cela dit, il tourna les talons pour foncer vers le palais de Priam. Certains de ses hommes protégèrent sa retraite en levant leurs lances, retenant les Troyennes en pleurs. Quatre gardes l'ont suivi et je me suis substitué à l'un d'eux, les accompagnant en silence dans le splendide palais de Priam, vaste et orné de portiques polis, comme l'écrit Homère. Adossés au mur - les ombres vespérales rampaient déjà dans les cours et les chambres à coucher -, nous avons monté la garde tandis qu'Hector s'entretenait brièvement avec sa mère. - Ne m'offre pas de vin, mère, dit-il, écartant la coupe qu'elle venait de prendre des mains d'un domestique. Pas maintenant. Je suis trop las. Je craindrais de perdre le peu de force et de courage qu'il me reste pour la tuerie de ce soir. En outre, je suis couvert de sang, de poussière, et de la crasse du combat - jamais je n'oserais faire des libations à Zeus avec des mains aussi sales. - Mon fils, dit Hécube, la mère d'Hector, dont j'avais pu admirer au fil des ans le cour et le courage, pourquoi as-tu quitté le combat sinon pour prier les dieux? - C'est à toi d'aller prier, rétorqua Hector. Son casque était posé à ses côtés sur son siège. Le guerrier était bien sale, en effet - son visage était souillé d'une épaisse couche de crasse et de sang, que sa sueur avait transformée en un masque de boue rougeâtre -, et son attitude traduisait un épuisement total: les bras sur les cuisses, la tête basse, la voix éteinte. - Va au temple d'Athéné, reprit-il, rassemble les plus nobles d'entre les Troyennes, et prends la plus belle, la plus grande des robes que tu trouveras en ton palais. Dépose-la sur les genoux de la statue dorée d'Athéné et fais vou de lui immoler dans son temple douze génisses d'un an si elle prend pitié de Troie. Demande à la sinistre déesse d'épargner notre ville, et les épouses des Troyens, et leurs enfants, de les préserver du terrible Diomède. - Nous en sommes donc là? murmura Hécube en s'emparant de l'une de ses mains sanglantes. Nous en sommes donc arrivés là? - Oui, fit Hector. Il se leva péniblement, reprit son casque et sortit. En compagnie des trois autres guerriers, j'ai suivi le héros épuisé tandis qu'il se dirigeait vers la demeure de Paris et d'Hélène, un complexe résidentiel avec terrasses, tours et patios privés. Écartant de son passage gardes et domestiques, Hector monta les marches quatre à quatre et ouvrit brutalement la porte des appartements privés de Paris et d'Hélène. Je m'attendais à trouver Paris au lit avec sa captive - à en croire Homère, tous deux n'avaient pas perdu une minute lorsque Paris avait été arraché à son combat contre Ménélas, quelques heures plus tôt -, mais le frère d'Hector était occupé à fourbir ses armes tandis qu'Hélène, assise non loin de là, supervisait les travaux de broderie de ses servantes. - Qu'est-ce que tu fous là? gronda Hector. À rester enfermé dans ta chambre comme une femme, ou comme un enfant geignard, à jouer avec ton armure pendant que les hommes de Troie, les vrais, meurent par centaines, pendant que l'ennemi se masse autour de la citadelle et nous assourdit de ses cris de guerre? Lève-toi, espèce de déserteur! Lève-toi si tu ne veux pas voir Troie s'embraser autour de ton cul de couard! Au lieu de se lever d'un bond et de manifester son indignation, le royal Paris se contenta de sourire. - Ah! Hector, tu as raison de me maudire. Tout ce que tu dis est juste. - Alors remue ton cul et mets ton armure, ordonna Hector. Mais toute colère l'avait quitté, qu'il ait succombé à la lassitude ou rendu les armes devant la passivité de Paris. - C'est ce que je vais faire, dit ce dernier, mais écoute-moi d'abord. J'ai quelque chose à te dire. Hector resta silencieux, vacilla légèrement sur ses pieds chaussés de sandales. Il tenait son casque calé sous le bras gauche et serrait dans sa main droite une javeline empruntée au sergent commandant notre petit détachement. C'était parce qu'il s'appuyait sur elle qu'il tenait encore debout. - Si je suis resté dans mes appartements, ce n'est ni par colère ni par dépit, dit Paris, désignant Hélène et sa domesticité comme s'il s'agissait de meubles. C'est par chagrin. - Par chagrin? répéta Hector sur un ton méprisant. - En effet, dit Paris. Par chagrin à l'idée de ma propre couardise - bien que ce soit par la volonté des dieux, et non par la mienne, que j'aie fui le combat m'opposant à Ménélas - et à l'idée du sort qui attend notre cité. - Ce sort n'est pas gravé dans la pierre, rétorqua sèchement Hector. Nous pouvons repousser Diomède et ses belliqueux acolytes. Mets ton armure. Suis-moi sur le champ de bataille. Le soir ne tombera que dans une heure. Nous pouvons tuer quantité de Grecs à la lueur sanglante du couchant, et encore davantage au crépuscule. Paris sourit à ces mots et se leva. - Tu as raison. Je suis le plus grand amant du monde et non son plus grand guerrier, mais la bataille me semble désormais préférable. Le destin comme la victoire sont changeants, sais-tu, Hector - ils vont de-ci de-là - telle une phalange de guerriers sans armure sous une volée de flèches. Hector coiffa son casque et attendit en silence, doutant visiblement des intentions de Paris. - Pars, dit celui-ci. J'enfile mon armure de guerre. Pars, et je te rejoindrai. Hector continua d'observer un mutisme absolu, bien décidé, semblait-il, à ne pas partir sans Paris, mais la belle Hélène - comme elle était belle! - quitta son siège, se dirigea vers lui et posa une main sur son bras maculé de sang. Ses sandales chuchotaient sur le sol de marbre frais. - Mon cher ami, dit-elle d'une voix tremblante d'émotion, mon cher frère, cher à mon cour... moi, salope que je suis, punaise, vicieuse, horrible femelle à vous glacer les sangs... Oh! pourquoi donc, le jour où m'enfantait ma mère, n'ai-je pas été noyée dans la mer Ionienne avant que d'être la cause de tout cela? Elle s'effondra, se prit la tête dans les mains et se mit à pleurer. Le noble Hector tiqua, leva sa main libre comme pour lui caresser les cheveux, la retira en hâte et s'éclaircit la gorge en signe de gêne. À l'instar de maints héros, le grand Hector se montrait plutôt empoté en présence des femmes, exception faite de son épouse légitime. Avant qu'il ait pu s'exprimer, Hélène reprit la parole, hoquetant entre deux sanglots. - Ou alors, noble Hector, si les dieux m'ont bien réservé ces terribles années de sang, pourquoi ne suis-je pas la femme d'un brave - d'un guerrier plutôt que d'un amant, d'un homme capable de se sacrifier pour sa ville au lieu de passer en coucheries le long crépuscule de son anéantissement? Paris esquissa un pas vers Hélène, comme pour la souffleter, mais la présence d'Hector le retint. Nous quatre, qui montions la garde le long du mur, regardions dans le vide et faisions semblant d'être sourds. Hélène se tourna vers Paris. Elle avait les yeux rougis et mouillés de larmes. Elle continua de s'adresser à Hector comme si Paris -son ravisseur, son second mari à titre putatif - ne se trouvait pas dans la pièce. - Celui-là... a mérité le mépris des vrais hommes. Il n'a nulle fermeté, nulle volonté. Et jamais il n'en aura. Paris battit des cils et ses joues s'empourprèrent comme si on l'avait giflé. - Mais il récoltera les fruits de sa couardise, Hector, poursuivit Hélène, crachant littéralement ses paroles et maculant le sol de ses postillons. Je te jure qu'il récoltera les fruits de sa faiblesse. Par les dieux, j'en fais serment. Paris vida les lieux d'un pas courroucé. Hélène fit face au guerrier souillé de boue et de sang. - Mais prends un siège et repose-toi un moment à mes côtés, cher frère. C'est toi qui souffres le plus de ces combats - des combats menés au nom de la chienne que je suis. (Elle s'assit sur sa couche et tapota la place à côté d'elle.) Nous sommes tous deux liés par un même destin, Hector. Zeus a planté dans notre cour la graine d'un million de morts, de la fin de notre ère. Mais nous vivrons toi et moi dans les chants d'un millier de générations... Comme s'il refusait d'en entendre davantage, Hector tourna les talons et s'en fut, coiffant son casque dont le cimier étincela sous les rayons obliques du couchant. Jetant un dernier coup d'oil à Hélène qui restait assise, la tête basse, sur la couche rembourrée, savourant du regard la perfection de ses bras pâles et la douceur de ses seins visibles à travers le tissu de sa robe, j'ai levé ma lance - la lance de Dolon, l'éclaireur - et j'ai suivi Hector et ses trois loyaux lanciers. Il est important que je dise les choses ainsi. Hélène s'étire, murmure mon nom, mais se rendort. Mon nom. Elle murmure: " Hock-en-bear-eeee ", et c'est comme si on me poignardait en plein cour. Et tandis que je m'alanguis auprès de la plus belle femme du monde antique, peut-être la plus belle de l'Histoire - ou, à tout le moins, celle au nom duquel la mort a fauché le plus grand nombre d'hommes -, voilà que me reviennent de nouveaux éléments de ma vie. De ma vie antérieure. De ma vie réelle. J'étais marié. Mon épouse s'appelait Susan. Nous nous sommes rencontrés alors que nous poursuivions des études au Boston Collège et épousés peu après l'obtention de notre diplôme. Susan était conseillère d'éducation dans le secondaire, mais elle avait plus ou moins cessé d'exercer après notre déménagement dans l'Indiana, où j'ai commencé à enseigner les humanités à l'université en 1972. Nous n'avions pas d'enfants, mais ce n'était pas faute d'avoir essayé. Susan vivait encore lorsque j'ai dû être hospitalisé pour un cancer du foie. Au nom de Dieu, pourquoi faut-il que je me souvienne de cela maintenant? Après neuf ans d'amnésie quasi totale, pourquoi faut-il que ce soit maintenant que je me remémore Susan? Pourquoi faut-il que ce soit maintenant que les souffrances de mon autre vie se rappellent à moi? Je ne crois pas en Dieu, avec un D majuscule, et, en dépit de leur présence bien concrète, je ne crois pas aux dieux, avec un d minuscule. Pas en tant que forces mouvant l'univers. Mais je crois en la déesse Ironie, cette salope. Elle est intemporelle. Elle règne sur l'homme, sur les dieux et sur Dieu Lui-même. Et elle a un sens de l'humour des plus pervers. Pareil à Roméo couché auprès de Juliette, j'entends le tonnerre venir à nous depuis le sud-ouest, son écho qui résonne dans la cour, je sens le vent qui fait frémir les rideaux des deux balcons de la grande chambre. Hélène s'étire mais ne se réveille point. Pas encore. Je ferme les yeux et feins de dormir quelques minutes encore. Mes paupières me paraissent grenues, comme si j'avais du sable dessous. Je deviens trop vieux pour rester éveillé aussi longtemps, en particulier après avoir fait l'amour à trois reprises avec la femme la plus belle et la plus sensuelle du monde. Après avoir pris congé d'Hélène et de Paris, nous avons suivi Hector dans sa demeure. Ce héros, qui jamais ou presque n'avait fui le combat, fuyait la tentation que représentait Hélène - pour se réfugier auprès de son épouse Andromaque et de leur fils, âgé d'un an à peine. Durant les neuf ans que j'avais passés à explorer et à observer Ilium, pas une fois je n'avais parlé à l'épouse d'Hector, mais je connaissais bien son histoire. Tous à Ilium la connaissaient. Andromaque était une femme très belle - certes, elle n'arrivait pas à la cheville d'Hélène, ni à celle des déesses, mais elle était belle de par son humanité même - et en outre de sang royal. Elle était originaire de la ville de Thèbe, en Cilicie, et son père Eétion, roi de ce pays, était admiré et respecté de tous. Leur petit palais se trouvait sur les contreforts du mont Placos, dans une forêt réputée pour son bois; les portes Scées étaient faites de bois cili-cien, tout comme les machines de guerre qui se dressaient derrière les lignes grecques, à moins de trois kilomètres de là. Achille avait tué Eétion au combat, le terrassant lorsque l'Achéen, tueur d'hommes aux pieds agiles, avait conduit l'offensive contre les cités de la Troade peu de temps après le débarquement des forces grecques. Andromaque avait sept frères - tous bergers ou bouviers plutôt que guerriers -, et Achille les avait tous occis le même jour, les dénichant dans leurs prés et les poursuivant jusque dans les collines rocheuses que dominait la forêt. De toute évidence, son intention était d'éliminer tous les représentants mâles de la famille royale cilicienne. Ce soir-là, Achille avait ordonné à ses hommes d'habiller de son armure le cadavre d'Eétion, et il avait incinéré celui-ci avec le plus grand respect, édifiant un tumulus autour de ses cendres. Mais les frères d'Andromaque avaient été abandonnés aux loups sur les lieux mêmes de leur mort. Quoique riche du pillage d'une douzaine de cités, Achille avait néanmoins exigé une rançon royale pour la reine - la mère d'Andromaque - et il l'avait obtenue. Ilium était riche, elle aussi, et libre de barguigner avec les envahisseurs. La mère d'Andromaque avait regagné les salles vides de son palais cilicien et - à en croire le récit qu'Andromaque faisait de ses épreuves - " Artémis la Sagittaire la vint frapper au manoir de son père ". Enfin, c'est une façon de parler. Artémis, fille de Zeus et de Léto, sour d'Apollon, est la déesse de la Chasse - je l'ai vue à Olympos pas plus tard qu'hier -, mais c'est aussi la déesse présidant à l'enfantement. Dans un passage de l'Iliade, un Apollon furibond engueule sa sour en présence de leur père Zeus - " II te laisse tuer des mères en couches " -, ce qui signifie qu'Artémis peut dispenser la mort durant l'enfantement, tout en servant de sage-femme divine aux mortelles. La mère d'Andromaque est morte neuf mois après avoir été ravie par Achille le jour de la mort d'Eétion, le père d'Andromaque. Et elle est morte en couches, alors qu'elle s'efforçait de donner le jour au fils de l'assassin de son époux. Venez me dire après ça que ce n'est pas cette salope d'Ironie qui règne sur le monde. Andromaque et leur bébé n'étaient pas chez eux. Hector fouilla la demeure de fond en comble pendant que les loyaux guerriers que nous étions se tenaient en retrait, au garde-à-vous devant la porte. De toute évidence, le héros était inquiet, et son angoisse était plus apparente qu'elle ne l'avait jamais été sur le champ de bataille. De retour sur le seuil, il aperçut deux servantes qui s'en revenaient et les arrêta. - Où est Andromaque? S'est-elle rendue dans le temple d'Athéné, rejoindre les autres nobles Troyennes? Dans la demeure de ma sour? En visite chez les épouses de mon frère? - Notre maîtresse est allée sur le grand rempart, maître, répondit la plus âgée des servantes. Toutes les femmes de Troie ont appris que les combats d'aujourd'hui avaient été terribles, que la furie de Diomède avait renversé le cours de la guerre en défaveur des fils d'Ilium. Ton épouse est montée au sommet de la haute tour de Troie, pour voir si son seigneur et époux était encore en vie. Elle courait comme une folle, maître, suivie de la nourrice qui portait ton fils. Hector a failli nous laisser sur place lorsqu'il a foncé vers les portes Scées, et je me suis rendu compte à l'approche de notre destination qu'il ne fallait pas que je reste à ses côtés. La scène qui s'annonçait - le dialogue d'Hector et d'Andromaque sur les remparts - était d'une importance capitale. Les dieux y assisteraient en masse. La Muse risquait de venir m'y dénicher. Arrivé à quelques centaines de mètres des portes, je me suis laissé distancer par les trois autres lanciers, me perdant au sein de la foule dans une ruelle. Les ombres se creusaient, l'air se rafraîchissait, mais le soleil sombrant à l'ouest éclairait encore les tours d'Ilium. Sélectionnant l'une d'elles, j'ai gravi son sinueux escalier intérieur pour gagner son sommet, toujours revêtu de l'apparence de l'éclaireur Dolon. Cette tour ressemblait un peu à un minaret - bien que l'islam appartînt encore à un futur relativement lointain -, et j'étais seul lorsque j'ai émergé sur son étroit balcon circulaire. Le soleil me frappait en plein visage, mais il m'a suffi de polariser mes filtres visuels et d'augmenter la focale de mes lentilles divines pour avoir une vue imprenable sur les retrouvailles des deux époux. Andromaque descendit en hâte des remparts dès qu'elle aperçut Hector, agita les pieds lorsqu'il la souleva dans les airs et la serra contre lui. Son casque poli accrochait la chaude lumière vespérale. Les soldats et les épouses inquiètes qui se pressaient là s'écartèrent afin que leur chef et sa femme aient un peu d'intimité. Seule la nourrice, qui tenait leur fils âgé d'un an, resta à proximité. J'aurais pu écouter leur conversation grâce à mon micro directionnel, mais j'ai décidé de me contenter de les regarder, étudiant leurs expressions et le mouvement de leurs lèvres. Après s'être montrée soulagée de découvrir que son guerrier d'époux était sain et sauf, Andromaque plissa le front et prit la parole, adoptant un débit précipité. Grâce à Homère, j'avais une idée approximative de son discours: elle ressassait ses malheurs, décrivait la solitude dont elle avait souffert après qu'Achille eut tué son père et ses frères. Comme j'arrivais à lire sur ses lèvres, j'ai su qu'elle disait: - C'est toi qui es mon père désormais, Hector, ainsi que ma digne mère. Pour moi tu es un frère, mon amour. Et tu es aussi mon époux, jeune, chaud, viril, vivant! Prends pitié de moi, mon époux! Ne m'abandonne point. Ne retourne pas dans la plaine d'Ilium, pour y périr et voir ton corps traîné par un char achéen jusqu'à ce que tes chairs soient arrachées à tes os. Reste ici. Combats ici. Protège notre cité en te battant sur ses remparts, ici. - Je ne peux pas, dit Hector, secouant la tête et faisant étin-celer son casque. - Tu le peux, répliqua Andromaque, dont l'expression était déchirée entre l'amour et la douleur. Tu le dois. Rassemble donc ton armée près de ce figuier... le vois-tu? C'est là que notre Ilium bien-aimée est la plus vulnérable à leurs attaques. Par trois fois les Argiens y ont donné l'assaut, par trois fois conduits par leurs meilleurs guerriers: les deux Ajax, le Grand et le Petit, et Idoménée, et le terrible Diomède. Peut-être qu'un prophète leur a montré cette faille dans nos défenses. Bats-toi ici, mon époux! Protège-nous ici! - Je ne peux pas. - Tu le peux! s'écria Andromaque en s'arrachant à son étreinte. Mais tu ne le veux pas! - Oui, admit Hector sous mes yeux, je ne le veux pas. - Sais-tu ce qu'il adviendra de moi, noble Hector, le jour où tu mourras de ta belle mort pour aller nourrir les chiens achéens? Hector grimaça mais resta muet. - Je serai ravie par un chef grec puant qui fera de moi sa putain! hurla Andromaque, si fort que je l'entendis depuis mon poste d'observation. Emportée à Argos comme un vulgaire butin, esclave d'Ajax, le Grand ou le Petit, ou du terrible Diomède, voire d'un subalterne qui pourra me foutre quand l'envie lui en prendra! - Oui, fit Hector, impassible malgré la peine qui l'habitait. Mais je serai mort, et la terre au-dessus de moi étouffera tes cris. - Oui, oh oui! glapit Andromaque, qui pleurait et riait tout à la fois. Le noble Hector sera mort. Et son fils, que tous les citoyens d'Ilium appellent Astyanax - " le maître de la ville " - sera réduit en esclavage par ces porcs d'Achéens, vendu en même temps que sa putain de mère. Voici quel sera ton héritage, ô noble Hector! Andromaque appela alors la nourrice et s'empara de son enfant, le brandissant tel un bouclier s'interposant entre Hector et elle. Je perçus alors la souffrance qui habitait Hector, mais il tendit les bras au petit enfant. - Viens, Scamandrios, dit-il, lui donnant le nom qui était le sien plutôt que le sobriquet dont l'affublaient les Troyens. L'enfant grimaça et se mit à hurler. J'entendais ses cris depuis ma tour, pourtant séparée du rempart par une douzaine d'édifices. C'était le casque. Le casque d'Hector. Sur sa surface de bronze soigneusement briquée, maculée de sang et de crasse, l'enfançon voyait reflétés l'éclat du soleil, le parapet distordu et sa propre image. Un casque au panache couleur de flamme, à la monstrueuse visière métallique, conçue pour protéger les yeux et le nez d'Hector. L'enfant hurla et s'accrocha au sein de sa mère, terrifié par son père. On aurait pu s'attendre à voir Hector s'effondrer en un tel instant - quoi! son fils chéri refusant de l'embrasser? -, mais le guerrier s'esclaffa, puis rejeta la tête en arrière pour partir d'un long rire tonitruant. Au bout d'une minute, Andromaque en fit autant. Hector se débarrassa de son casque, le posant sur le parapet où le soleil le fit briller de mille feux. Puis il s'empara de son fils, le serra contre son torse, le jeta dans les airs et le rattrapa jusqu'à ce que ses cris traduisent le plaisir et non la terreur. Puis, tenant son fils bien calé au creux de son bras droit, Hector attira Andromaque contre lui avec le gauche. Sans cesser de sourire, il tourna son visage vers le ciel. - Zeus, entends-moi! Vous tous, les immortels, entendez-moi! Sur le rempart, les guerriers comme les femmes observaient un silence total. Le calme se fit dans les rues agitées. En dépit de la distance qui nous séparait, j'entendais haut et clair la voix d'Hector. - Permettez que mon fils, qui me ravit, devienne mon égal -qu'il soit le premier parmi les Troyens, le premier parmi les hommes! Qu'il soit aussi fort, aussi courageux que moi, Hector, son père! Veuillez, ô dieux, que Scamandrios, fils d'Hector, règne un jour sur Ilium, dans la puissance et la gloire, et que tous disent de lui: " II est encore plus vaillant que son père! " Telle est la prière que je vous adresse, ô dieux, et je ne vous demande aucune autre faveur. Et, cela dit, Hector rendit l'enfant à Andromaque, les embrassa tous les deux et retourna au combat. Les heures qui suivirent les adieux d'Hector à son épouse ne furent pas très gaies pour moi, je l'avoue. Mon humeur était d'autant plus sombre que je savais que, durant l'année à venir, Andromaque serait chassée de la ville en flammes et deviendrait une esclave de prix que se disputeraient les hommes. Sans compter que PAchéen qui la capturerait - Pyrrhos, futur fondateur du royaume d'Épire, qui aurait droit à un mausolée de héros à Delphes - arracherait Scamandrios, fils d'Hector (que les habitants d'Ilium surnommaient Astyanax, " le maître de la ville ") au sein de sa nourrice pour le jeter du haut des remparts de la cité. Le même Pyrrhos devait tuer Priam, père d'Hector et de Paris, dans son propre palais, devant l'autel consacré à Zeus. En l'espace d'une nuit, la maison de Priam cesserait d'exister. De quoi vous plonger dans la dépression. Cela n'excuse pas ce que j'ai fait ensuite, mais peut-être cela l'explique-t-il en partie. J'ai erré dans les rues d'Ilium jusque bien après la tombée de la nuit, me sentant plus seul et plus déprimé qu'en neuf ans de scholie. Je n'étais plus morphé en Dolon, mais j'étais toujours déguisé en fantassin troyen - prêt à coiffer mon casque d'Hadès et à saisir mon médaillon TQ à la première alerte -, et je me suis bientôt retrouvé non loin de la demeure d'Hélène. J'étais souvent venu dans les parages au fil des ans, je le confesse, rognant sur le temps que j'aurais dû consacrer à mon travail, gagnant en secret ce quartier de la ville dans l'espoir de la voir... Hélène, la femme la plus belle, la plus séduisante du monde. Combien de fois étais-je resté planté là, pareil à un adolescent transi d'amour, attendant que les lumières s'allument aux étages supérieurs, espérant contre tout espoir ne fût-ce qu'apercevoir cette femme? Soudain, un spectacle à glacer les sangs vint fracasser ma songerie: un char survolant à faible allure les rues et les toits, dissimulé aux yeux des mortels mais parfaitement visible aux miens. La personne qui le pilotait, et qui fouillait les lieux du regard, n'était autre que ma Muse. Jamais je ne l'avais vue voler aussi bas au-dessus de la ville ou de la plaine. C'était moi qu'elle cherchait, je le savais. J'ai aussitôt coiffé le casque d'Hadès, me dissimulant aux regards des dieux comme des hommes - du moins l'espérais-je. Apparemment, la technologie a fonctionné. Le char de la Muse est passé moins de trente mètres au-dessus de moi sans même ralentir. Lorsqu'il a filé vers l'est pour aller rôder au-dessus de la place du marché, j'ai activé les commandes de mon harnais de lévitation. Tous les scholiastes sont équipés d'un tel harnais, mais nous ne l'utilisons que rarement. Il m'arrivait parfois de survoler grâce à lui le champ de bataille, pour avoir une vue d'ensemble de la situation tactique à l'issue d'une journée de combats douteux, puis je retournais à Ilium - pour rôder devant la demeure d'Hélène, avouons-le franchement -, m'accordant quelques minutes de répit avant de regagner Olympos et mon baraquement. Il n'en était pas question aujourd'hui. Je me suis élevé au-dessus des rues, invisible aux yeux des gardes en faction devant le domicile de Paris et d'Hélène, et j'ai atterri sur l'un des balcons dominant la cour intérieure, juste à côté des appartements privés du couple. Le cour battant, j'ai écarté les rideaux pour franchir le seuil. Mes sandales ne faisaient quasiment aucun bruit sur le sol dallé de pierres. Les chiens de la maisonnée auraient pu me détecter - le casque d'Hadès ne me protégeait pas de leur flair -, mais ils se trouvaient tous au rez-de-chaussée et dans la cour extérieure, loin des appartements du couple princier. Hélène prenait un bain. Trois servantes l'assistaient, et leurs pieds nus laissaient des sillages d'eau tandis qu'elles s'affairaient à alimenter le bassin en eau chaude. Des voiles de gaze entouraient celui-ci, mais comme lanternes et braseros peuplaient l'espace qu'ils délimitaient, ils ne dissimulaient rien du tout à mes yeux. Toujours invisible, je me suis arrêté devant cette barrière de tissu vaporeux pour contempler Hélène au bain. Voici donc les nichons qui ont lancé mille nefs’, songeai-je, me reprochant aussitôt cette facilité. Vous la décrirais-je? Vous expliquerais-je pourquoi sa beauté incendiaire, sa beauté toute nue, émouvait encore les hommes au bout de trois mille ans? Je ne crois pas - et ce n'est pas par pudeur ni par respect. La beauté d'Hélène transcende mon humble talent d'écrivain. Quand on a vu tant et tant de seins, qu'est-ce que ceux d'Hélène, si pleins, si doux, ont d'unique? En quoi le duvet noir entre ses cuisses est-il plus parfait que tous les autres? En quoi ses cuisses pâles et fuselées sont-elles plus excitantes? En quoi ses fesses rondes, laiteuses, son dos altier, ses épaules délicates, sont-ils plus envoûtants que d'autres? Ces questions ont bien entendu une réponse. Mais ce n'est pas moi qui vous la donnerai. Je n'étais qu'un humble lettré qui - dans une autre vie - avait rêvé de devenir romancier. Pour rendre justice à la beauté d'Hélène, il aurait fallu un génie du calibre d'Homère, de Dante, voire de Shakespeare. Quittant la salle de bains pour émerger dans la fraîcheur d'une terrasse, j'ai palpé le fin bracelet grâce auquel je pouvais prendre la forme de mon choix. Le panneau de contrôle de ce bracelet se contentait de luire lorsque je l'ouvrais, mais il communiquait avec mon pouce au moyen de symboles et d'images. Il contenait les données afférentes à tous les hommes que j'avais enregistrés durant les neuf dernières années. En théorie, j'aurais pu me morpher en femme, mais jamais je n'avais eu de raison de le faire, et je n'allais certainement pas en trouver une ce soir-là. Il faut que vous sachiez une chose à propos de ce processus; se morpher ne signifie pas imposer une autre forme à ses molécules et à celles de ses vêtements et de ses armes. J'ignore tout des détails techniques, bien qu'un scholiaste nommé Hayakawa, originaire du xxie siècle et dont la seconde vie avait été des plus brèves, ait tenté de m'expliquer sa théorie cinq ou six ans auparavant. Il insistait beaucoup sur la conservation de la matière et de l'énergie -je n'ai aucune idée de ce que cela signifie -, mais je n'ai guère prêté attention à cet aspect des choses. De toute évidence, le morphing opère au niveau quantique. Rien 1. Allusion à une célèbre citation du Faust de Marlowe: " Was this the face that launcheda thousand ships, /Andburnt the topless towers ofMum? " (" Était-ce là le visage qui lança mille nefs / Et embrasa les tours altières d'ni?)2rf d'extraordinaire chez ces dieux-là. Hayakawa m'a demandé d'imaginer que tous les humains présents dans la région, y compris lui et moi, étions des ondes de probabilité. Au niveau quantique, expliquait-il, un être humain - comme tout élément de l'univers physique - existe d'un instant à l'autre en tant que front d'ondes en voie d'effondrement - il en va ainsi des molécules, de la mémoire, des vieilles cicatrices, des émotions, des moustaches, de la mauvaise haleine, bref de tout. Les bracelets que nous ont donnés les dieux nous fournissent des copies de ces ondes de probabilité et nous permettent de stocker les originaux pendant que nous en interrompons le cours - fusionnant un temps nos ondes de probabilité avec les leurs, imposant notre volonté et nos souvenirs à un autre corps que le nôtre. Quant à savoir pourquoi ce processus ne violait pas cette fameuse conservation de la matière et de l'énergie, je n'en ai aucune idée... mais c'était ce que soutenait Hayakawa. C'est parce que en nous morphant nous usurpons la forme et les actes d'un tiers que les scholiastes que nous sommes choisissent toujours des personnages mineurs de cette épopée; des hallebar-diers, des figurants, à l'instar de Dolon mentionné plus haut. Si l'un de nous devait devenir Odysseus, par exemple, ou Hector, ou Achille, ou Agamemnon, il prendrait l'aspect de l'intéressé mais garderait son propre caractère - bien moins affirmé que celui du héros qu'il remplace -, de sorte que les événements, sous son impulsion, ne manqueraient pas de s'écarter de la présente réalité, c'est-à-dire de VIliade. J'ignore où allait l'original lorsque nous prenions son apparence. Peut-être que son onde de probabilité flottait à proximité au niveau quantique, ayant suspendu son effondrement dans ce que nous appelions la réalité jusqu'à ce que nous en ayons fini avec lui. Peut-être que cette onde de probabilité était stockée dans notre bracelet, dans une machine quelconque ou dans une micropuce divine, sur le mont Olympe. Je n'en sais rien et je m'en fiche. Un jour, peu avant qu'Hayakawa ne disparaisse pour avoir déplu à la Muse, je lui ai demandé si nous pouvions prendre la place d'un dieu. Il m'a répondu en riant: "Les dieux protègent leurs ondes de probabilité, Hockenberry. À votre place, je ne me risquerais pas à les embêter. " J'ai actionné le bracelet et parcouru les centaines d'hommes que j'avais enregistrés jusqu'à ce que j'aie trouvé celui que je cherchais. Paris. La Muse aurait fort probablement mis un terme à mon existence si elle avait découvert que Paris figurait dans mon catalogue personnel. Pas d'interférence de la part des scholiastes. Où est Paris en ce moment? Le pouce au-dessus de l'icône d'activation, j'ai fouillé dans ma mémoire. Les événements de cet après-midi et de ce soir - la confrontation entre Hector, Paris et Hélène, la rencontre d'Hector avec sa femme et son fils sur les remparts - se produisaient à la fin du chant VI de l'Iliade. N'est-ce pas? Impossible de réfléchir. La solitude me serrait le cour. J'avais la tête qui tournait, comme si j'avais passé l'après-midi à me soûler. Oui, la fin du chant VI. Hector prend congé d'Andromaque, et Paris le rejoint avant qu'il quitte la ville. Comment le formulait l'une de mes traductions préférées? " Mais Paris ne s'attardepoint dans ses hautes demeures. " Fidèle à sa parole, le nouvel époux d'Hélène avait passé son armure pour rejoindre son frère, et tous deux étaient sortis de la ville par les portes Scées pour plonger dans la bataille. Je me rappelais avoir rédigé une communication érudite dans laquelle j'analysais la métaphore d'Homère, qui comparait Paris à un étalon rompant ses liens, fier de sa beauté, avec ses crins flottant épars sur ses épaules, impatient d'en découdre, et bla-bla-bla. Où est Paris à présent que la nuit est tombée? Qu’est-ce que j'ai raté pendant que j'errais dans les rues et reluquais la maison d'Hélène, les nichons d'Hélène? La réponse se trouvait dans le chant VII, que j'avais toujours considéré comme un vrai foutoir. Pour clore cette journée qui avait commencé dans le chant II, Paris tuait Ménesthios l'Achéen pendant qu'Hector plantait sa lance dans la gorge d'Eionée. Au temps pour le mari et le père aimant! Puis la bataille faisait rage, Hector affrontait Ajax le Grand en combat singulier et... Et ensuite? Pas grand-chose. Ajax prend le dessus - c’est lui le plus fort -, mais les dieux se querellent une nouvelle fois, Grecs et Troyens se mettent à palabrer, à fanfaronner comme à leur habitude, on déclare une trêve, et Hector et Ajax échangent leurs armures, devenant soudain les meilleurs amis du monde, puis tous conviennent que la trêve se prolongera jusqu'à ce qu'on ait ramassé tous les cadavres pour alimenter les bûchers funèbres, et... Que diable va faire Paris cette nuit? Va-t-il rester avec Hector pour superviser la trêve et prendre la parole lors du rituel funèbre? Ou regagne-t-il le lit d'Hélène, comme on pourrait s'y attendre? - Qu'est-ce qu'on en a à foutre? m'exclamai-je en activant le bracelet, adoptant la forme et l'apparence de Paris. J'étais toujours invisible, coiffé du casque d'Hadès et engoncé dans le harnais de lévitation. J'ai ôté le casque et le reste de mon attirail, exception faite du bracelet et du médaillon TQ passé autour de mon cou, le planquant derrière un trépied dans un coin du balcon. J'étais à présent Paris en tenue de combat. J'ai enlevé l'armure et l'ai également posée sur le balcon, revêtant désormais l'aspect de Paris en tunique. Si la Muse me tombait sur le râble, je n'avais pas d'autre choix que de me TQ dans un coin tranquille. J'ai regagné la salle de bains, écartant les rideaux pour quitter le balcon. Hélène a levé les yeux, surprise. - Seigneur? Comme elle prononçait ce mot, j'ai vu une lueur de défi dans ses yeux, qui a bien vite disparu lorsqu'elle a baissé la tête en signe de soumission, implorant sans nul doute le pardon pour son discours de tout à l'heure. - Laissez-nous, a-t-elle ordonné sèchement, et les servantes ont filé sans prendre le temps de s'essuyer les pieds. Hélène de Troie est lentement sortie du bassin pour se diriger vers moi, les cheveux secs à l'exception des quelques longues mèches collées à ses omoplates et à sa poitrine, la tête toujours baissée mais les yeux levés vers moi sous leurs longs cils. - Que désires-tu de moi, mon époux? J'ai dû m'y reprendre à deux fois avant de trouver ma voix. Finalement, c'est celle de Paris qui a dit: - Viens te coucher. 19. Le Golden Gâte à Machu Picchu Ils allaient d'un globe vert à l'autre sur le Golden Gâte, empruntant les escalators paralysés et les passerelles encloses dans un verre couleur émeraude qui reliaient les gigantesques câbles soutenant la chaussée au-dessous d'eux. Odysseus les accompagnait. - Tu es vraiment l'Odysseus de l'épopée du turin? lui demanda Hannah. - Je n'ai jamais vu l'épopée du turin, répondit-il. Ada remarqua que l'homme qui disait être Odysseus n'avait répondu ni par l'affirmative, ni par la négative, se contentant d'éluder la question. - Comment es-tu arrivé ici? lui demanda Harman. Et d'où viens-tu? - La réponse à cette question est assez complexe, répondit Odysseus. Cela fait un certain temps que je voyage en quête de ma patrie. Ce lieu n'est pour moi qu'une étape, où je puis me reposer un peu, et j'en partirai dans quelques semaines. Je préférerais raconter mon histoire plus tard, si vous le voulez bien. Peut-être ce soir, pendant le dîner. Il est possible que Savi Uhr soit en mesure de m'aider à en interpréter certaines parties. Ada trouvait fort étrange d'écouter s'exprimer une personne dont l'anglais courant n'était pas la langue maternelle; c'était la première fois de sa vie qu'elle entendait un accent. Il n'existait même pas de dialectes régionaux dans son monde maillé par le fax, où tout le monde vivait partout... et nulle part. Ils émergèrent au sommet du pylône où Savi avait fait atterrir le sonie. Côté sud, le soleil effleurait la pointe de l'un des deux pics auxquels s'ancrait le pont. Il soufflait un vent d'ouest froid et violent. Ils se rapprochèrent du bord de la plate-forme pour contempler les ruines en terrasse qui se déployaient deux cent cinquante mètres plus bas sur la selle de cheval herbue. - La dernière fois que je suis venue ici, il y a trois semaines, Odysseus occupait l'un des sarcophages cryotemporels où je dors d'ordinaire, expliqua Savi. C'est en raison de son arrivée - et ce qu'elle signifie - que je me suis enfin décidée à vous contacter, à graver ces indications sur un rocher de la Vallée sèche. Ada, Harman, Hannah et Daeman fixèrent la vieille femme, montrant par leur attitude qu'ils ne comprenaient ni la forme ni le fond de cette déclaration. Elle n'alla pas plus loin. Les quatre voyageurs se tournèrent vers Odysseus, comme en attente d'une explication qui ne vint pas. - Que mangeons-nous ce soir? s'enquit-il. - La même chose, répondit Savi. L'homme barbu secoua la tête. - Non, dit-il. (Pointant un index épais sur Harman, puis sur Daeman, il ajouta:) Vous deux. Il nous reste une heure avant la tombée de la nuit. Le moment idéal pour la chasse. Voulez-vous m'accompagner? - Non! fit Daeman. - Oui, répondit Harman. - Je veux venir, dit Ada, surprise par l'intensité de sa voix. S'il te plaît. Odysseus la considéra durant un long moment. - D'accord, dit-il finalement. - Je devrais venir, moi aussi, dit Savi d'un air dubitatif. - Je sais me servir de ta machine, répliqua Odysseus en désignant le sonie d'un mouvement de menton. - Je sais, mais... Savi posa une main sur l'arme passée à sa ceinture. - Inutile, dit Odysseus. Je pars à la chasse, pas à la guerre. Il n'y aura pas de voynix dans les parages. Savi hésitait toujours. Odysseus se tourna vers Ada et Harman. - Attendez-moi ici. Je vais chercher ma lance et mon bouclier, et je reviens. Harman éclata de rire, puis comprit que le guerrier en tunique parlait sérieusement. Odysseus savait effectivement piloter le sonie. Ils s'élevèrent au-dessus du pylône, firent un tour au-dessus des ruines, y projetant des ombres ouvragées par le couchant, et s'engagèrent à grande vitesse dans une vallée. - Je croyais que tu voulais chasser sous le pont, dit Harman, élevant la voix pour se faire entendre malgré le vent. Odysseus fit non de la tête. Ada remarqua que ses cheveux argentés lui retombaient sur la nuque comme une crinière bouclée. - Il n'y a rien par ici hormis des jaguars, des rongeurs et des fantômes, déclara Odysseus. Il faut aller dans la plaine pour trouver du gibier. Je pense à une proie en particulier. Ils sortirent du cafion à vive allure, survolant des hauts plateaux où poussaient cycadales et fougères. Le soleil n'avait pas encore disparu derrière les montagnes, et toutes choses étaient flanquées d'ombres longilignes. Un troupeau apparut devant eux - de gros herbivores qu'Ada ne put identifier, à la robe brune et au postérieur rayé de blanc. D'une forme rappelant celle de l'antilope, ils étaient d'une taille trois fois supérieure, avec des pattes bizarrement articulées, un long cou flexible et un groin pendant semblable à une trompe rosâtre. Le sonie les survola en silence, et pas un ne leva la tête. - Qu'est-ce que c'est? demanda Harman. - De la viande, répondit Odysseus. Il perdit de l'altitude, puis atterrit derrière de hautes fougères, à une trentaine de mètres sous le vent des créatures. Le soleil sombrait à l'horizon. Outre deux lances ridiculement longues - toutes deux dépassaient du champ de force, à l'avant et à l'arrière du sonie -, Odysseus avait avec lui un bouclier circulaire en bronze ouvragé et cuir tanné, ainsi qu'un glaive dans son fourreau et un couteau passé à la ceinture de sa tunique. Aux yeux d'Ada - qui coiffait le turin plus souvent qu'elle ne l'avait confié à Harman -, l'apparition dans son monde d'un homme associé à la fantastique épopée troyenne était quelque peu étourdissante. Quittant sa couchette, elle entreprit de suivre les deux hommes qui s'éloignaient du sonie. - Non, fit sèchement Odysseus. Reste à bord. - Il n'en est pas question, répliqua Ada. Odysseus poussa un soupir et reprit dans un murmure: - Restez ici, tous les deux, derrière ce buisson. Ne bougez pas. Si quelque chose s'approche, remontez dans le sonie et activez le champ de force. - Je ne sais pas comment on fait, répondit Harman sur le même ton. - J'ai laissé l'IA en route. Prenez place dans les couchettes et dites: " Champ de force, activation. " Ses deux lances à la main, Odysseus s'avança dans la prairie, se dirigeant en silence vers les herbivores au long groin. Ada les entendait grogner et mâchonner, entendait leurs dents trancher l'herbe, sentait leur odeur tenace. Ils ne firent pas mine de fuir en découvrant l'homme qui approchait, et lorsque les animaux paissant aux marges du troupeau levèrent les yeux vers lui, il se trouvait à une douzaine de mètres d'eux. Il fit halte, posa son bouclier et l'une de ses lances, puis leva l'autre. Les herbivores avaient cessé de mâchonner et observaient l'étrange bipède avec attention, mais sans le moindre signe d'affolement. Le corps puissant d'Odysseus se ramassa sur lui-même, se détendit et frappa. La lance fendit l'air en ligne droite, se plantant dans l'animal le plus proche et lui transperçant le cou. Il se tordit sur ses pattes, poussa un cri étouffé et tomba comme une masse. Ses congénères reniflèrent, bêlèrent et s'égaillèrent - zigzaguant d'une façon qu'Ada n'avait jamais vue avant ce jour, leurs pattes aux articulations hors du commun leur permettant des changements de direction quasi instantanés -, jusqu'à ce que la totalité du troupeau ait disparu dans une combe à quinze cents mètres au nord. Tombant à genoux à côté de l'animal mort, Odysseus saisit le couteau à lame courbe passé à sa ceinture. Quelques coups bien placés, et il avait ouvert la cavité abdominale, dont il entreprit d'extraire les entrailles - les dispersant dans l'herbe autour de lui, exception faite du foie, qu'il plaça sur une feuille de plastique qu'il avait dépliée à portée de main -, après quoi il dépeça l'animal à la hauteur de la hanche, prélevant une épaisse tranche de viande rouge qu'il posa également sur la feuille de plastique. Puis il lui trancha la gorge, inondant l'herbe de sang, et dégagea sa lance en prenant soin de ne pas la briser. Il en nettoya la hampe et la pointe de bronze sur les herbes. Près de son buisson, Ada se sentit soudain prise de vertige et décida de s'asseoir plutôt que de courir le risque de défaillir. Jamais elle n'avait vu un animal se faire tuer par un être humain, encore moins se faire dresser et partiellement dépecer avec une telle expertise. C'était horriblement... efficient. Honteuse de sa réaction, mais bien décidée à rester consciente, elle laissa pendre sa tête entre ses cuisses jusqu'à ce que son champ visuel soit à nouveau vierge de taches noires. Harman lui posa une main sur l'épaule en signe d'inquiétude, puis se dirigea vers la carcasse après qu'elle l'eut chassé d'un geste. - Reste où tu es, lui ordonna Odysseus. Surpris, Harman fit halte. - Ils sont partis. Tu as besoin d'aide pour porter... Odysseus leva une main pour lui faire signe de ne plus bouger. - Ce n'est pas cela que je chasse. C'est... Plus un geste. Harman et Ada se tournèrent vers l'ouest. Deux créatures bipèdes, de couleur blanc, noir et rouge, fonçaient vers la scène à vive allure, encore plus rapides que les herbivores. Ada sentit sa gorge se nouer et vit Harman se figer sur place. Les créatures filèrent vers Odysseus et sa proie étripée à plus de cent kilomètres à l'heure, puis freinèrent dans un petit nuage de poussière. Ada reconnut les animaux qu'ils avaient vus depuis le sonie - des oiseaux-terreurs, avait dit Savi -, mais ces grandes autruches pataudes qu'elle avait jugées tellement comiques lui apparaissaient à présent comme bel et bien terrifiantes. Les deux oiseaux-terreurs, qui avaient fait halte à cinq pas de la carcasse, n'avaient maintenant d'yeux que pour Odysseus. Chacun d'eux mesurait près de trois mètres de haut, leur corps musclé était recouvert d'un fin duvet blanc, leurs ailes atrophiées de plumes noires, et ils avaient des pattes puissantes, aussi épaisses que le torse d'Ada. Quant à leur bec, incurvé selon un angle inquiétant, il mesurait un mètre vingt ou davantage, il était coloré de rouge autour de la gueule - comme s'ils l'avaient trempé dans le sang - et contrôlé par de puissants maxillaires qui saillaient sous les cinq ou six longues plumes rouges poussant à l'arrière de leur crâne. Leurs yeux étaient d'un jaune bilieux, maléfique, entourés de cernes bleus et enchâssés sous un front de saurien. Outre leur bec redoutable, les oiseaux étaient armés de puissants ergots - aussi longs que l'avant-bras d'Ada - et de griffes encore plus impressionnantes au bout de leurs ailes. Ada comprit tout de suite que ces monstres étaient des prédateurs et non des charognards. Odysseus se dressa de toute sa taille, une lance dans chaque main. Les oiseaux-terreurs hochèrent sèchement la tête à l'unisson, échangèrent un regard de leurs yeux jaunes et se déployèrent comme un couple de danseurs étoiles, se préparant à attaquer Odys-seus sur ses deux flancs. Ada sentait la puanteur qui se dégageait de ces monstres. Il ne faisait aucun doute pour elle que leurs pattes puissantes pouvaient les propulser sur leur proie - sur Odysseus -d'un seul bond de six ou sept mètres, toutes griffes dehors. En outre, ces deux-là étaient visiblement rompus au travail en équipe. Odysseus ne leur laissa pas le temps de se mettre en position. Avec une grâce létale, il projeta sa première lance - vite, fort, droit - sur le torse musclé de l'oiseau sur sa gauche, puis pivota sur ses talons pour faire face à l'autre. Le premier oiseau poussa un horrible cri suraigu qui glaça les sangs d'Ada, mais, l'instant d'après, c'était Odysseus qui poussait un rugissement tandis qu'il bondissait au-dessus de la carcasse de l'herbivore, faisait passer sa seconde lance de la main gauche à la droite et en braquait la pointe sur l'oil du second oiseau-terreur. Reculant et vacillant, le premier oiseau attaqua du bec la lance plantée dans son corps, en brisant l'épaisse hampe en bois de chêne. Le second oiseau esquiva le coup d'Odysseus d'un vif mouvement de la tête, à la façon d'un cobra. Visiblement surpris d'être ainsi agressé par ce misérable bipède, le monstre fit deux petits bonds - reculant d'environ trois mètres - et leva une patte pour parer les coups de lance. Odysseus dut batailler ferme pour éviter de perdre son arme peu maniable. Sans cesser de hurler, il recula d'un pas, sembla trébucher sur la carcasse de l'herbivore et roula sur le flanc. S'empressant de profiter de l'occasion, l'oiseau-terreur encore indemne fit un bond de deux mètres cinquante et retomba sur Odysseus les griffes déployées. Odysseus se releva vivement, mit un genou à terre d'un mouvement fluide et planta la hampe de sa lance dans le sol un instant avant que l'oiseau atterrisse dessus en pesant de tout son poids, s'empalant sur la pointe de bronze qui lui perça le cour. Odysseus dut à nouveau rouler sur lui-même pour éviter d'être écrasé lorsque la créature sans vie s'effondra sur l'herbe. - Attention! s'écria Harman, qui se mit à courir vers lui. Le premier oiseau-terreur - qui perdait son sang en abondance là où la lance brisée était plantée dans son torse - fondait sur Odysseus, l'attaquant à revers. Sa tête oscilla au sommet de son cou de deux mètres et son horrible bec se referma là où le crâne d'Odysseus se serait trouvé s'il avait reculé. Le guerrier avait choisi de tomber en avant, roulant à nouveau sur lui-même et échappant à la mort, mais il avait désormais les mains vides, et l'oiseau-terreur vira sèchement, équipé qu'il était de pattes aussi versatiles que celles des herbivores. - Hé! lança Harman en lui jetant un caillou. L'oiseau-terreur leva la tête sur toute sa hauteur, fusilla de ses yeux jaunes ce nouveau bipède impertinent et fonça aussitôt sur lui. Harman eut le temps de glisser sur l'herbe, de s'écrier " Merde! " et de faire demi-tour. Puis il comprit qu'il ne pourrait jamais distancer le monstre et il se retourna, les jambes écartées, les poings levés, comme s'il était prêt à l'affronter à mains nues. Ada chercha du regard un caillou, un bâton, une arme quelconque. Aucune n'était visible. Elle se leva d'un bond. Odysseus s'empara de son bouclier et - utilisant la carcasse comme tremplin - sauta sur le dos de l'oiseau-terreur tout en tirant son glaive de son fourreau. Sans cesser de foncer sur Harman et sur Ada, l'oiseau se tordit le cou et agita la tête, ouvrant et refermant son bec dans le but de saisir le bouclier d'Odysseus. Celui-ci était secoué chaque fois que se refermaient les puissantes mâchoires, mais ses jambes enserraient solidement le corps de l'animal et il tenait bon, pareil à un cavalier émérite dans l'épopée du turin. Puis, alors que l'oiseau tournait à nouveau ses yeux jaunes vers Harman, Odysseus se pencha vers lui et, frappant son cou au plumage blanc avec le tranchant de sa lame, lui coupa une artère. Il descendit d'un bond, se recevant sur ses deux pieds, et courut vers Harman tandis que l'oiseau-terreur s'effondrait de tout son long à moins de trois mètres d'eux. Un geyser de sang jaillit sur une hauteur d'un mètre cinquante, puis diminua d'intensité et se tarit comme le cour de la créature cessait de battre. Haletant, maculé de sang - d'herbivore et de Carnivore -, d'herbe et de boue, tenant toujours haut son glaive et son bouclier également ensanglantés, Odysseus se fendit d'un large sourire et dit: - Je n'en voulais qu'un pour le dîner, mais autant dépecer aussi l'autre pour faire des provisions. Ada s'approcha d'Harman et lui posa une main sur le bras. Il ne daigna même pas la voir. Ses yeux étaient immenses. Odysseus se dirigea vers l'oiseau le plus proche, le décapita et fit courir son couteau le long du torse, dissociant la peau, la chair et les plumes avec autant de facilité que s'il débarrassait la bête de plusieurs couches de vêtements. - Il me faudra d'autres sacs en plastique, dit-il à Harman et à Ada. Il y en a dans le sonie, dans une petite soute située à l'arrière. Dites " Soute, ouverture " à la machine, et elle obéira. Mais dépêchez-vous. Harman, qui se dirigeait déjà vers l'engin, se retourna. - Nous dépêcher? Pourquoi donc? Odysseus essuya du revers de la main sa barbe maculée de sang et leur sourit de toutes ses dents. - Ces oiseaux reniflent le sang à dix lieues de distance... et il y a des centaines de couples d'oiseaux-terreurs rôdant dans la plaine à la tombée de la nuit. Harman se mit à courir vers le sonie pour aller chercher les sacs. Comme l'observa Ada, Savi et Daeman étaient ivres bien avant le dîner. Celui-ci se déroula dans une salle de verre fixée au câble porteur du pylône sud. Savi réchauffait des plats tout prêts dans une bulle à micro-ondes des plus ordinaires, mais Ada était néanmoins fascinée - c'était la première fois de sa vie qu'elle voyait un être humain préparer un repas. L'absence de serviteurs dans les parties habitables du Golden Gâte était encore plus criante à l'heure du dîner. Odysseus se trouvait dehors, sur le large câble, où il avait érigé une étrange structure de pierre et de métal dans laquelle il faisait brûler du bois rapporté de la plaine. Il avait commencé à pleuvoir, et Odysseus avait dû adapter son foyer aux circonstances. Les flammes illuminaient la façade du pylône, où la peinture orange se mêlait à la rouille. Contemplant la scène à travers le verre translucide, sirotant son verre de gin, Harman demanda: - S'agit-il d'un autel dressé en l'honneur de ses dieux païens? - Pas tout à fait, répondit Savi. C'est ainsi qu'il cuit sa nourriture. Elle posa des plats et des assiettes sur la table autour de laquelle attendaient les autres. - Dis-lui de nous rejoindre, veux-tu? pria-t-elle Harman. Notre nourriture va refroidir pendant qu'il incinère la sienne, et une tempête arrive sur les montagnes. Il serait mal inspiré de se trouver sur ce câble si la foudre se met à frapper. Lorsqu'ils furent tous assis, Odysseus ayant posé hors de vue les plats contenant la viande fumante et calcinée, Savi fit tourner une carafe de vin. Elle se servit en dernier et Ada l'entendit murmurer: - Baruch atah adonai, eloheno melech ha olam, borai pri hagafen. - Qu'est-ce que ça veut dire? s'enquit-elle à mi-voix. Occupés à s'esclaffer d'une remarque de Daeman, les autres n'avaient pas prêté attention à ses paroles. Jamais Ada n'avait entendu d'autre langue que l'anglais courant, sauf quand elle coiffait le turin; les héros de l'épopée s'exprimaient en charabia, mais la moindre de leurs paroles était traduite par le turin, de sorte qu'on en comprenait le sens sans même les écouter. Savi secoua la tête, mais Ada n'aurait su dire si elle ignorait le sens de sa déclaration ou si elle ne souhaitait pas le lui expliquer. - J'ai exploré tous les niveaux du pont et toutes les bulles alentour, disait Hannah, tout excitée. Le métal composant le pont est vieux et tout rouillé, mais il est... stupéfiant. Et j'ai vu d'étranges formes métalliques dans les salles des niveaux inférieurs. Elles ne font partie d'aucune structure. Et leur forme est parfois celle d'un homme ou d'une femme. Savi partit d'un grand rire. Elle se resservait déjà du vin. Cette fois-ci, elle ne prononça aucun mot pour accompagner son geste. - Ce sont des statues, expliqua Odysseus. Des sculptures. Tu n'as jamais vu de statue? Hannah secoua lentement la tête. Bien qu'elle ait passé des années à apprendre comment fondre le métal, Ada la savait choquée par l'idée de façonner un objet à l'image d'un être humain, voire d'un être vivant en général. Elle aussi trouvait cette idée des plus étranges. - Ils ignorent toute forme d'art, dit sèchement Savi en s'adres-sant à Odysseus. Que ce soit la sculpture ou la peinture, l'artisanat ou la photographie, l'holographie ou même l'ingénierie génétique. Ils ne connaissent ni la musique ni la danse, ni le ballet ni le sport, ni même le chant. Ils ne savent rien du théâtre, de l'architecture, du kabuki et du nô. Ils sont aussi créatifs que... que des oisillons. Non, je retire ce que j'ai dit... les oisillons savent chanter et faire leur nid. Ces Éloïs des derniers jours sont des coucous muets, qui squattent les nids des autres oiseaux sans même chanter pour payer leur loyer. Sa voix se faisait légèrement tramante. Odysseus se tourna vers Hannah, Ada, Daeman et Harman, et son visage était indéchiffrable. Les quatre compagnons, quant à eux, fixaient Savi du regard et s'interrogeaient sur sa mauvaise humeur. - D'un autre côté, reprit-elle en regardant Odysseus droit dans les yeux, ils n'ont pas de littérature non plus. Comme toi. Odysseus lui adressa un sourire. Ada l'avait déjà vu sourire ainsi, lorsqu'il avait partiellement dépecé la carcasse de l'herbivore. Avant le dîner, Odysseus s'était lavé, et ses cheveux gris et bouclés avaient eu droit à un shampooing, mais Ada voyait encore ses bras, ses mains et sa barbe maculés de sang et de lymphe. Cela ne la regardait pas, mais Savi avait sans doute tort de le provoquer ainsi. - Le préalphabétisé rencontre les postalphabétisés, reprit cette dernière. Elle ouvrit les bras, comme pour présenter Odysseus aux quatre autres. Puis elle leva un index. - Oh! j'oubliais notre ami Harman. C'est le Balzac, le Shakespeare de cette humanité à l'ancienne des nouveaux jours. Pour ce qui est de la lecture, son niveau est à peu près celui d'un enfant de six ans de l'Ère perdue, n'est-ce pas, Harman Uhr? Tu murmures les mots en les lisant, hein? - Oui, fit Harman avec un petit sourire. Je les prononce, en effet. J'ignorais qu'il existait une autre méthode. Et il m'a fallu plus de quatre vingts pour atteindre le niveau qui est le mien. Ada comprit que le presque centenaire se savait insulté mais qu'il ne s'en souciait point, que seul le contenu du discours de Savi l'intéressait. Ada s'éclaircit la gorge. - Quel était cet animal que tu as... tué... aujourd'hui? demanda-t-elle à Odysseus d'une petite voix. Pas les oiseaux-terreurs, l'autre. - J'appelle ça une antilope à long museau, répondit Odysseus. Tu veux en goûter? Tendant une main vers le comptoir, il attrapa un plat contenant de la viande calcinée et le tendit à Ada. Celle-ci, soucieuse de politesse, prit le plus petit des morceaux, le tenant maladroitement avec ses ustensiles. - J'en veux bien, moi aussi, dit Harman. Le plat fit le tour de la tablée. Hannah et Daeman considérèrent la viande d'un air sceptique, la humèrent, sourirent et refusèrent poliment. Quand vint le tour de Savi, elle passa le plat à Odysseus sans dire un mot. Ada mordit dans la minuscule portion qu'elle venait de découper. Cette viande était délicieuse - on aurait dit du steak, en plus corsé. La fumée lui donnait une saveur inconnue des préparations aux micro-ondes qui faisaient son ordinaire. Elle se découpa un morceau plus copieux. Odysseus s'aidait pour manger d'un petit couteau à la lame affûtée qu'il avait toujours sur lui, découpant la viande en filets qu'il mâchait à même le métal. Ada s'efforça de ne pas le fixer des yeux. - Macrauchenia, dit soudain Savi entre deux bouchées de riz et de salade. Ada leva la tête, se demandant si ce mot avait un lien avec l'étrange rituel de la vieille femme. - Pardon? fit Daeman. - Macrauchenia. C'est le nom de l'animal qu'a tué notre ami grec et que nos deux autres amis dévorent avec un appétit d'ogre. Ils grouillaient dans les plaines d'Amérique du Sud il y a deux millions d'années mais se sont éteints bien avant la venue de l'homme sur ce continent. Ce sont les ARNistes qui les ont ressuscites durant les années de folie qui ont suivi le rubicon, avant que les posthumains mettent un terme à la recréation anarchique d'espèces disparues. Auparavant, toutefois, certains ARNistes ont cru malin de ramener le phorusrhacos pour réguler la population macrauchenia. - Le quoi? dit Daeman. - Le phorusrhacos. L'oiseau-terreur. Nos petits génies de la génétique avaient oublié que cette bestiole avait passé des millions d'années à régner sur l'Amérique du Sud en tant que prédateur en chef. Jusqu'au moment où les smilodons sont descendus de l'Amérique du Nord, profitant de la baisse du niveau de la mer et de l'émergence d'un isthme entre les deux masses terrestres. Au fait, saviez-vous que l'isthme de Panama était de nouveau sous les eaux? Que les continents étaient de nouveau séparés? Elle parcourut la tablée du regard, visiblement ivre et d'humeur belliqueuse, ravie de savoir qu'aucun de ses invités ne comprenait un traître mot de son discours. Harman sirota son vin. - Souhaitons-nous savoir ce qu'est un smilodon? demanda-t-il. Savi haussa les épaules. - C'est un gros chat avec des dents de sabre. Ils croquaient de l'oiseau-terreur au petit déjeuner et se curaient les crocs avec leurs griffes. Ces crétins d'ARNistes ont aussi ressuscité les tigres à dents de sabre, mais pas ici. En Inde. Quelqu'un sait-il où c'est... où c'était? Où ça devrait être? Les posthumains l'ont détachée de l'Asie pour en faire un archipel, nom de Dieu! Les cinq autres la regardèrent sans rien dire. - Merci de me l'avoir rappelé, dit Odysseus avec son étrange accent. Au menu: de l'oiseau-terreur. Il se dirigea vers le comptoir et en revint avec le grand plat. - Cela faisait un moment que j'avais envie d'y goûter mais, jusqu'à aujourd'hui, je n'avais pas trouvé le temps d'aller à la chasse. Qui en veut? Tous se portèrent volontaires pour goûter une tranche, hormis Daeman et Savi. Chacun d'eux se resservit du vin. Au-dehors, la tempête faisait rage et des éclairs déchiraient le paysage autour du pont, illuminant les ruines en contrebas ainsi que les nuages et les pics qui les entouraient. Après avoir avalé leur morceau de viande, Ada, Harman et Hannah burent une goulée de vin coupé d'eau. Odysseus, impassible, dévorait bouchée après bouchée. - Cela me rappelle un peu... du poulet, dit enfin Ada. - Oui, c'est ça, du poulet, renchérit Hannah. - Du poulet, mais en plus fort, en plus amer, précisa Harman. - Du vautour, trancha Odysseus. C'est le goût du vautour. (Il mordit dans sa tranche, déglutit et sourit.) La prochaine fois que je cuisinerai de Poiseau-terreur, j'ajouterai de la sauce, beaucoup de sauce. Pendant qu'Odysseus se resservait de l'oiseau-terreur et du macrauchenia, arrosés de copieuses rations de vin, les cinq autres revinrent au riz réchauffé aux micro-ondes. N'eût été la tempête, le silence régnant autour de la table aurait fini par devenir gênant. Le vent s'était levé, les éclairs fendaient le ciel de façon presque continue - baignant la cellule d'un éclat aveuglant - et le tonnerre aurait étouffé toute conversation. Le globe vert semblait frémir à chaque souffle de vent et les quatre voyageurs échangeaient des regards de plus en plus inquiets. - Tout va bien, les rassura Savi. Elle ne paraissait plus ni grise ni colérique, comme si son récent éclat avait suffi à apaiser l'amertume qui l'habitait. - Le pariglas n'est pas conducteur de l'électricité et nous sommes bien fixés en position - tant que le pont tiendra debout, nous ne risquons pas de tomber. (Elle vida son verre et eut un sourire sans humour.) Certes, ce pont est une véritable antiquité, et je ne peux pas vous garantir qu'il ne s'effondrera pas. La tempête perdit de sa violence, et alors que Savi leur servait du café et du thé chai dans des gobelets de forme étrange, Hannah déclara: - Tu avais promis de nous dire comment tu étais arrivé ici, Odysseus Uhr. - Tu veux que je vous chante mes tours et mes détours, la façon dont j'ai été écarté de ma route, encore et encore, au temps où mes camarades et moi avons pillé les palais de Pergame? répondit-il d'une voix douce. - Oui, fit Hannah. - Je le ferai. Mais d'abord, je crois que Savi Uhr a quelque chose à vous demander. Tous se tournèrent vers la vieille femme. - J'ai besoin de votre aide, dit celle-ci. Pendant des siècles, j'ai évité de m'exposer à votre monde - aux voynix et aux autres guetteurs qui me veulent du mal -, mais si Odysseus est parmi nous, c'est pour une raison bien précise, et ses buts servent les miens. Je souhaiterais que vous l'emmeniez avec vous - que vous l'hébergiez chez l'un de vous, là où d'autres pourront lui rendre visite - afin qu'il puisse rencontrer vos amis et s'entretenir avec eux. Ada, Harman, Daeman et Hannah échangèrent un regard. - Pourquoi ne se faxe-t-il pas là où il a envie d'aller? demanda Daeman. Savi secoua la tête. - Odysseus ne peut se faxer nulle part, tout comme moi. - C'est stupide, rétorqua Daeman. Tout le monde peut se faxer. Poussant un soupir, Savi vida la carafe de vin dans son verre. - Sais-tu ce qu'est le fax, mon garçon? - Évidemment, dit Daeman en riant. C'est la façon d'aller de l'endroit où on est à celui où on a envie d'être. - Mais comment ça fonctionne? insista Savi. Daeman secoua la tête devant une telle stupidité. - Que veux-tu dire, " comment ça fonctionne "? Ça fonctionne, point. Comme les serviteurs ou l'eau courante. On utilise un portail fax pour aller d'un endroit à un autre, d'un noud fax à un autre. Harman leva la main. - Ce que veut dire Savi Uhr, c'est: comment fonctionne la machinerie qui nous permet de nous faxer, Daeman Uhr? - Je me suis parfois posé la question, intervint Hannah. Je sais construire une fournaise pour fondre le métal. Mais comment peut-on construire un portail fax qui nous transporte d'un endroit à un autre sans... sans parcourir la distance qui les sépare? Savi s'esclaffa. - On ne le peut pas, mes enfants. Vos portails fax ne vous envoient nulle part. Ils vous détruisent. Ils vous dissocient jusqu'au dernier de vos atomes. Et ils n'envoient ceux-ci nulle part, ils se contentent de les stocker jusqu'à ce que le prochain faxé en ait besoin. Vous n'allez nulle part quand on vous faxe. Vous mourez, et un autre vous-même est fabriqué ailleurs. Odysseus but son vin et contempla la tempête dans le lointain, apparemment indifférent aux explications de Savi. Les quatre autres ouvraient des yeux démesurés. - Mais, fit Ada, c'est... c'est... - Dément, déclara Daeman. - Oui, dit Savi en souriant. Harman s'éclaircit la gorge et posa sa tasse de café. - Si nous sommes détruits chaque fois que nous nous faxons, Savi Uhr, comment se fait-il que nous nous souvenions de tout quand nous... arrivons... ailleurs? (Il leva le bras droit.) Et cette petite cicatrice? Je l'ai attrapée il y a sept ans, alors que j'en avais quatre-vingt-douze. Normalement, ces petits problèmes se règlent lorsque nous allons à la fïrmerie, tous les vingts, mais... Il se tut, comme s'il venait de trouver lui-même la réponse à ses questions. - Oui, fît Savi. Les machines intelligentes qui gèrent les portails fax se rappellent la moindre de vos imperfections, tout comme elles se rappellent vos souvenirs et votre psychostructure, et c'est cette information - cette information et non pas vous - qu'elles transmettent d'un noud fax à l'autre, vous remettant à jour et réparant vos cellules vieillissantes tous les vingt ans - vos séjours à la fïrmerie, comme vous dites. Mais, à ton avis, Harman Uhr, pourquoi disparaissez-vous le jour de votre centième anniversaire? Pourquoi cesse-t-on de vous remettre à neuf quand vous atteignez cet âge? Où vas-tu aller le jour de ton anniversaire? Ce fut Daeman qui répondit à la place d'Harman: - Dans les anneaux, espèce d'idiote. Quand viennent nos cinq-vingts, nous montons dans les anneaux. - Pour devenir des posthumains, enchaîna Savi sans se soucier de dissimuler son rictus. Pour monter aux deux et s'asseoir à la droite de... de quelqu'un. - Oui, fit Hannah, mais cela ressemblait à une question. - Non, rétorqua Savi. J'ignore ce qu'il advient de vos structures mémorielles stockées par la logosphère jusqu'à votre centième anniversaire, mais je sais que les données ne sont pas envoyées dans les anneaux. Peut-être sont-elles archivées, mais je pense plutôt qu'elles sont détruites. Écrasées. Pour la deuxième fois durant cette longue journée, Ada se crut sur le point de défaillir. Elle fut cependant la première à se ressaisir. - Pourquoi Odysseus Uhr et toi ne pouvez-vous pas vous faxer, Savi Uhr? demanda-t-elle. Ou peut-être avez-vous choisi de ne pas le faire? Choisi de ne pas être détruits, de ne pas être démembrés comme l'herbivore et les oiseaux-terreurs que nous avons mangés ce soir. Plongeant les doigts dans son verre d'eau, Ada se les passa sur les joues. - Si Odysseus ne peut pas se faxer, c'est parce que la logosphère ne l'a jamais enregistré, répondit Savi à voix basse. Sa première tentative serait aussi sa dernière. - La logosphère? répéta Harman. Savi secoua la tête une nouvelle fois. - Voilà un sujet bien complexe. Trop complexe pour une femme de mon âge qui, en plus, a un peu trop bu ce soir. - Mais tu nous expliqueras ce que c'est? insista Harman. - Je vous le montrerai, et dès demain. Avant que nous ne nous séparions. Ada surprit le regard d'Harman. Il ne contenait son excitation qu'à grand-peine. - Mais cette logosphère... quelle que soit sa nature... contient un enregistrement de toi, n'est-ce pas? demanda Hannah. Pour les nouds fax. Donc, tu pourrais te faxer, c'est ça? Savi eut un sourire qu'Ada classa comme triste. - Oh! oui. Elle ne m'a pas oubliée depuis l'époque, il y a quatorze cents ans de cela, où je me faxais tous les jours. La logosphère guette mon apparition, pareille à un oiseau-terreur invisible... elle me repérerait sur-le-champ si j'utilisais l'un de vos portails fax. Et je n'aurais pas l'occasion de récidiver. - Je ne comprends pas, dit Hannah. - Laissons tomber ce baratin technique pour le moment, décida Savi. Contentez-vous d'accepter le fait que ni Odysseus ni moi-même ne pouvons emprunter vos portails fax. Et si je me rendais en aéronef dans votre société, je signerais mon arrêt de mort. - Pourquoi donc? s'enquit Harman. Il n'y a pas de violence dans notre monde. Exception faite de l'épopée du turin. Et aucun de nous ne croit à sa réalité. Il jeta un regard entendu à Odysseus, mais ce dernier n'eut aucune réaction. Savi sirota son vin. - Croyez-moi sur parole quand je vous dis qu'il serait suicidaire pour moi de me montrer au grand jour. Croyez-moi aussi quand je vous dis qu'il est impératif pour Odysseus de pouvoir rencontrer des gens, de parler avec eux et d'en être entendu. Si je vous ramène en sonie, l'un de vous acceptera-t-il de l'héberger chez lui pendant quelques semaines? Un mois? - Trois semaines, pas plus, intervint Odysseus. À en juger par le ton de sa voix, il était irrité à l'idée qu'on parle de lui comme s'il n'était pas là. - D'accord, fit Savi. Trois semaines. L'un de vous accepte-t-il d'offrir trois semaines d'hospitalité à cet étranger en terre étrangère? - Odysseus ne courrait-il pas les mêmes dangers que toi? demanda Daeman. - Odysseus Uhr est capable de se débrouiller tout seul, répliqua Savi. Les quatre compagnons restèrent silencieux une minute, s'effor-çant de comprendre cette requête et ce qu'elle pouvait signifier. Ce fut Harman qui reprit la parole. - Je serais prêt à accueillir Odysseus, mais je tiens aussi à me rendre dans cet endroit où tu dis que je pourrais trouver un vaisseau spatial, Savi Uhr. Mon but est d'aller dans les anneaux. Et, comme tu l'as fait remarquer, j'approche de mon dernier vingt - je n'ai pas de temps à perdre. Je préférerais me lancer à la recherche de cette mer asséchée où, selon toi, les posthumains conservent une machine capable de voler vers l'anneau e et l'anneau p. Si tu m'apprenais à piloter ton sonie, alors peut-être que... Savi se passa une main sur le front, comme en proie à la migraine. - Le Bassin méditerranéen? Tu ne pourras pas le survoler, Harman Uhr. - Tu veux dire que c'est interdit? - Non. Je veux dire qu'on ne peut pas voler là-bas. Les sonies et autres machines volantes ne fonctionnent pas au-dessus du Bassin. (Elle marqua une pause et considéra le petit groupe.) Mais il est possible de pénétrer dans le Bassin à pied ou à bord d'un véhicule terrestre. Je me suis efforcée d'y parvenir pendant des siècles, sans succès, mais je peux te conduire là-bas. À condition que l'un de tes amis accepte d'héberger Odysseus pendant trois semaines. - Je veux vous accompagner, Harman et toi, déclara Ada. - Moi aussi, dit Daeman. Je tiens à voir ce fameux bassin. Harman le fixa d'un air surpris. - Et puis merde! fit Daeman. Je ne suis pas un lâche. Je parierais qu'aucun de vous ne peut se vanter d'avoir été dévoré par un allosaure. - Je bois à ces paroles, dit Odysseus en vidant son verre. Savi se tourna vers Hannah. - Tu restes la seule candidate, ma chère. - Je serais ravie d'accueillir Odysseus, dit la jeune femme. Mais je ne me faxe pas souvent, et je ne fréquente guère les fêtes. Je vis avec ma mère, et elle reçoit peu de gens. - Alors, ça ne marchera pas, j'en ai peur, dit Savi. Odysseus ne dispose que de trois semaines, et nous devons sélectionner un lieu bien connu, où les gens peuvent séjourner pendant plusieurs jours d'affilée. En fait, le château d'Ardis aurait été parfait, acheva-t-elle en se tournant vers Ada. - Comment se fait-il que tu connaisses le château d'Ardis, Savi Uhr? demanda celle-ci. Et d'ailleurs, comment se fait-il que tu sois informée des lectures d'Harman, et de tout ce qui peut se passer dans le monde, si tu ne peux ni te mêler à nous ni utiliser les nouds fax? - J'observe, répondit la vieille femme. J'observe, j'attends, et le sonie me permet d'aller dans des lieux où je me mêle à vous. - L'Homme-qui-brûle, souffla Hannah. - Oui, entre autres. (Savi parcourut la tablée du regard.) Vous avez l'air épuisés, tous autant que vous êtes. Je vais vous montrer vos chambres, et vous allez passer une bonne nuit de sommeil. Nous reprendrons cette discussion demain matin. Ne vous occupez pas de la vaisselle, je la ramasserai et la laverai tout à l'heure. Aucun des convives n'avait envisagé de s'occuper de la vaisselle. Ada regarda autour d'elle une nouvelle fois, consciente de l'absence de serviteurs et de voynix. Elle n'avait pas envie de se coucher tout de suite - ils n'avaient pas encore entendu le récit d'Odysseus -, mais elle jeta un coup d'oeil à ses amis - Hannah semblait recrue de fatigue, Daeman était ivre et tenait à peine debout, Harman paraissait soudain son âge -et sentit soudain l'épuisement la gagner. La journée avait été bien remplie. C'était l'heure de dormir. Odysseus resta assis tandis que Savi conduisait les quatre autres dans des couloirs illuminés par les éclairs lointains, puis sur un escalator gainé de verre qui s'enroulait autour du pylône nord du Golden Gâte, aboutissant dans un long corridor bordé de chambres sphériques situé près du sommet du pylône en question. Ces chambres n'étaient pas attachées à la paroi d'acier, seulement au corridor de verre courant sur elle, et elles saillaient dans l'espace, tels des grains de raisin sur une grappe. Savi leur avait attribué des espaces individuels, et elle désigna le premier d'entre eux à Hannah. La jeune femme hésita sur le seuil de la minuscule chambre. Même le sol de celle-ci était transparent, et elle s'empressa de battre en retraite pour regagner l'abri tout relatif du corridor moquette. - Tu ne cours aucun danger, lui assura Savi. - D'accord, fit Hannah en entrant de nouveau. Le lit était placé contre le mur du fond, et un petit cabinet de toilette était aménagé près de celui du corridor, délimité par des paravents préservant la pudeur de chacun, mais toutes les autres cloisons de la chambre étaient aussi transparentes que le sol, donnant à son occupante une vue imprenable sur les ruines illuminées par les éclairs, deux cent cinquante mètres plus bas. Hannah traversa l'espace d'un pas mal assuré, se jetant avec reconnaissance sur le lit bien solide. Les trois autres l'applaudirent en riant. - Si je dois me lever pour aller aux toilettes, je ne sais pas si j'en aurai le courage, avoua Hannah. - Tu t'y feras, Hannah Uhr, affirma Savi. La porte s'ouvre et se ferme par commande vocale, et elle n'obéira qu'à ta voix. - Porte, ferme-toi, ordonna Hannah. La porte se ferma en iris. Savi conduisit les trois autres à leurs chambres, commençant par Daeman, qui gagna son lit en vacillant sans ressentir apparemment ni terreur ni vertige, poursuivant par Harman, qui souhaita une bonne nuit aux deux femmes avant d'ordonner à sa porte de se fermer, et finissant par Ada. - Dors bien, ma chère, dit Savi. Le lever de soleil est en général splendide, et j'espère que tu pourras le savourer demain matin. Rendez-vous au petit déjeuner. Une chemise de nuit en soie propre était posée sur son lit. Ada se rendit au cabinet de toilette, s'offrit une douche chaude mais brève, se sécha les cheveux, laissa ses vêtements sur le comptoir près du lavabo, enfila la chemise de nuit et se coucha. Une fois sous les couvertures, elle se tourna vers le mur et contempla les sommets enveloppés de nuages. La tempête était partie vers l'est, les éclairs illuminaient les nuages de l'intérieur, et seul le clair de lune baignait les ruines et la selle de cheval. Ada considéra la chaussée du pont et les pierres en contrebas. Qu'avait dit Odysseus à propos de ce lieu? Qu'on n'y trouvait que des jaguars, des rongeurs et des fantômes? En regardant les antiques pierres gris pâle à la lueur de l'astre nocturne, Ada se sentait prête à croire aux fantômes. On frappa doucement à sa porte. Elle se glissa hors du lit, avança à pas de loup sur le sol glacial, posa le bout de ses doigts sur le battant métallique. - Qui est là? - Harman. Ada sentit son cour battre plus fort. Elle avait espéré, souhaité même, qu'Harman viendrait la rejoindre cette nuit. - Porte, ouvre-toi, murmura-t-elle. Comme elle reculait, elle aperçut son reflet sur le mur et remarqua la blancheur laiteuse de ses bras, de sa chemise de nuit éclairés par la lune. Harman entra puis s'arrêta tandis qu'Ada ordonnait à la porte de se refermer. Il était vêtu d'un pyjama de soie bleue. Elle attendit qu'il la prenne dans ses bras, qu'il la porte sur le lit niché contre le mur incurvé. Quelles sensations éprouvait-on, songea-t-elle, quand on faisait l'amour en se sentant flotter au-dessus de ces nuages, de ces montagnes? - Il faut que je te parle, dit Harman à voix basse. Ada acquiesça. - À mon avis, il est important qu'Odysseus se trouve dans le lieu qui convient durant les prochaines semaines, déclara-t-il. Et le domi de la mère d'Hannah ne me paraît pas convenir. Se sentant ridicule, Ada croisa les bras pour se couvrir les seins. Elle crut sentir l'air froid des montagnes traverser le sol transparent pour lui glacer les pieds. - Tu ignores tout des intentions et des motivations d'Odys-seus, chuchota-t-elle. - Exact, mais s'il est bien Odysseus, alors c'est sans doute très important. Et Savi a raison: le château d'Ardis est parfait quand on souhaite rencontrer beaucoup de gens. Ada sentit la colère monter en elle. Qui donc était cet homme pour lui dicter sa conduite? - S'il est si important de l'héberger chez quelqu'un, pourquoi ne l'héberges-tu pas à ton domicile, pour qu'il soit ton invité? - Je n'ai pas de domicile, répondit Harman. Ada sursauta, cherchant à comprendre ce qu'il venait de dire. Impossible. Tout le monde avait un domicile. - Cela fait des années que je vis en nomade, expliqua Harman. Je ne possède que ce que je peux porter, exception faite des livres que j'ai amassés et que je conserve dans un domi inhabité de Paris-Cratère. Ada ouvrit la bouche, mais ne put trouver ses mots. Harman se rapprocha d'elle, si près qu'elle sentit son odeur d'homme et de savon. Lui aussi s'était douché ce soir. Allons-nous faire l'amour après cette discussion? se demanda-t-elle, sentant sa colère se dissiper aussi vite qu'elle était apparue. - Je dois aller dans le Bassin méditerranéen avec Savi, reprit Harman. Cela fait plus de soixante ans que je cherche un moyen de me rendre dans les anneaux, Ada. Arriver si près du but... je ne peux pas m'arrêter là. Ada sentit sa colère qui revenait. - Mais je veux y aller avec toi. Je veux voir ce bassin... trouver un vaisseau spatial, aller dans les anneaux. C'est pour cela que je t'ai aidé ces dernières semaines. - Je sais, murmura Harman en la prenant par le bras. Et je veux que tu m'accompagnes. Mais cette histoire d'Odysseus est peut-être importante. - Je sais, mais... - Et, franchement, Hannah ne connaît pas beaucoup de gens. Pas plus qu'elle n'a la place d'en recevoir. - Je sais, mais... - Et le château d'Ardis serait parfait, acheva Harman. Il lâcha le bras d'Ada mais la retint par l'intensité de son regard. Elle voyait clairement les étoiles derrière le plafond qui s'incurvait au-dessus de leurs têtes. - Je sais que le château d'Ardis serait parfait, dit-elle, déchirée entre plusieurs envies, plusieurs personnes. Mais nous ne savons même pas ce que veut cet Odysseus... ni qui il est vraiment. - Exact, reconnut Harman. Mais si tu devais l'héberger pendant que je pars à la recherche d'un vaisseau dans le Bassin méditerranéen, tu aurais toutes les chances de le découvrir. Et si je trouve un appareil capable de gagner les anneaux, je te promets que je viendrai te chercher pour t'y emmener avec moi. Ada hésita avant de répondre. Son visage était tourné vers celui d'Harman et elle avait l'impression qu'il allait l'embrasser si jamais elle cessait de parler. Soudain, un éclair déchira le ciel et un coup de tonnerre lointain fit trembler la bulle de verre. - D'accord, murmura Ada. J'hébergerai Odysseus au château d'Ardis pendant trois semaines, et je demanderai à Hannah de m'assister. Mais à la seule condition que tu me promettes de m'emmener dans les anneaux si tu trouves un moyen d'y parvenir. - Je te le promets, dit Harman. Et ce fut à ce moment-là qu'il l'embrassa, mais seulement sur la joue, comme l'aurait embrassée son père, songea Ada, si elle l'avait seulement connu. Harman se retourna comme pour partir, mais avant qu'Ada ait eu le temps d'ordonner à la porte de s'ouvrir, il pivota pour lui faire face. - Que penses-tu d'Odysseus? demanda-t-il. - Que veux-tu dire? Tu veux savoir si je pense que c'est le véritable Odysseus? Cette question la déconcertait. - Non. Qu'est-ce que tu penses de lui? Est-ce qu'il t'intéresse? - Est-ce que son histoire m'intéresse, tu veux dire? Cela m'intrigue, je l'avoue. Mais il faut que j'en apprenne davantage avant de décider s'il dit bien la vérité. - Non, je... (Harman se tut et se frotta le menton d'un air embarrassé.) Je veux dire, est-ce que tu le trouves intéressant? Est-ce qu'il t'attire? Ada ne put s'empêcher de s'esclaffer. Quelque part à l'est, le tonnerre fît écho à son rire. - Espèce d'idiot! dit-elle. Lasse d'attendre, elle serra Harman dans ses bras et l'embrassa sur les lèvres. Harman resta passif durant quelques secondes, puis lui rendit son baiser. Ada le sentit se durcir à travers la mince barrière de soie qui les séparait. Le clair de lune coulait comme du lait renversé sur la peau de leurs visages et de leurs bras. Soudain, une puissante bourrasque secoua le pont, et la bulle où ils se trouvaient vacilla sous leurs pieds. Harman souleva Ada dans ses bras et la porta jusqu'au lit. 20. Mars, mer de Téthys - C'est sans doute Falstaff qui a sonné le glas de mon histoire d'amour avec le Barde. - Pardon? Mahnmut ne savait plus où donner de la tête: il s'affairait à conduire le submersible mourant vers une côte toujours hors de vue, atteignant péniblement une vitesse de huit nouds, à maintenir en ligne les fonctions de bord, à scruter le ciel par l'entremise de la bouée périscopique, guettant l'apparition de chars ennemis, et à ruminer sur la probabilité de plus en plus faible de leur survie. Cela faisait plus de deux heures qu'Orphu n'avait pas pipé mot dans sa soute. Et maintenant, cela. - Qu'est-ce que tu disais à propos de Falstaff? demanda Mahnmut. - Je disais que c'était à cause de Falstaff que j'avais abandonné Shakespeare en faveur de Proust. - J'aurais pourtant cru que tu adorerais Falstaff. Il est tellement drôle. - Mais j'adorais Falstaff. Je m'identifiais avec Falstaff, bon sang! J'aurais voulu être Falstaff. Pendant un temps, j'ai bien cru que je ressemblais à Falstaff. Mahnmut s'efforça d'imaginer Orphu en Falstaff. Impossible. Il concentra son attention sur les systèmes de bord et sur le périscope. - Qu'est-ce qui t'a fait changer d'avis? - Tu te rappelles la scène, dans Henri IV, Première Partie, où Falstaff tombe sur le corps d'Henry Percy - alias Hotspur - sur le champ de bataille? - Oui, fît Mahnmut. Le périscope et le radar s'accordaient pour affirmer que le ciel était vide de chars. Il avait été contraint de désactiver le réacteur défaillant durant la nuit, de sorte que les réserves énergétiques étaient tombées à quatre pour cent et la vitesse à six nouds à peine. Mahnmut savait qu'il n'avait pas le choix et qu'il devrait bientôt remonter à la surface; chaque fois que La Dame noire émergeait, il emmagasinait l'air martien dans son environiche, le respirant jusqu'à ce qu'il soit vicié, afin d'envoyer dans la soute tout l'oxygène produit par le submersible. Comme celui-ci n'était pas conçu pour s'ouvrir à l'" atmosphère " d'Europe, il avait dû circonvenir une douzaine de protocoles de sécurité afin de pouvoir effectuer cette manouvre. - Falstaff poignarde le cadavre d'Hotspur à la cuisse pour s'assurer qu'il est bien mort, reprit Orphu. Ensuite, il le charge sur son dos, s'attribuant le mérite de son trépas. - Exact, fit Mahnmut. D'après le satellite d'aréopositionnement, ils étaient à moins de trente kilomètres de la côte, mais celle-ci demeurait invisible au périscope et il ne tenait pas à orienter le radar dans sa direction. Il se prépara à vider ses ballasts pour refaire surface, mais aussi à replonger à toute pompe en cas de danger. - " La meilleure partie du courage, c’est la prudence; et c’est grâce à cette meilleure partie que j'ai sauvé ma vie1 ", cita-t-il. Tous les commentateurs shakespeariens que j'ai lus - Bloom, God-dard, Bradley, Morgann, Hazlitt et même Emerson - s'accordent pour dire que Falstaff est l'un des plus grands personnages que Shakespeare ait jamais créés. - Oui. Orphu garda le silence pendant une minute, le temps que les ballasts se vident à grand bruit. Lorsque l'on n'entendit plus que le murmure de l'océan caressant la coque, il reprit: - Mais Falstaff m'apparaît comme un être méprisable. - Méprisable? Le submersible émergea. L'aube venait de se lever, et le Soleil - tellement plus gros que l'étoile avec laquelle Mahnmut avait 1. Henry IV, Première Partie, acte V, scène VI; traduction de François-Victor Hugo, comme toutes les citations ci-après. (N.d.T.) grandi sur Europe - poignait à peine à l'horizon. Il ouvrit les conduits d'aération et respira un air aussi pur que salé. - " En quoi consiste son habileté? en astuce. Son astuce? en coquinerie. En quoi est-il coquin? en tout déclara Orphu. - Mais le prince Hal plaisantait en disant cela. Mahmut décida de rester en surface. C'était beaucoup plus dangereux que d'avancer immergé - le radar avait repéré un chariot toutes les heures -, mais leur vitesse atteignait huit nouds et leurs réserves énergétiques étaient moins sollicitées. - Ah bon? fit Orphu. Pourtant, il finit par rejeter le vieux briscard dans Henry IV, Deuxième Partie. - Et Falstaff n'y survit pas. Mahnmut inspira une goulée d'air tout propre et pensa à Orphu dans sa soute engloutie et ténébreuse, relié à la vie par les seuls port radio et conduit à oxygène. La première fois qu'ils avaient fait surface, Mahnmut avait compris qu'il ne parviendrait jamais à l'extraire de là tant qu'ils n'auraient pas gagné la côte. - "Le roi lui a broyé le cour1", dit-il, citant l'hôtesse Quickly. - J'ai décidé qu'il avait mérité ce reniement, déclara Orphu. Lorsqu'on lui a ordonné de recruter des soldats pour la guerre contre Percy, Falstaff a laissé partir les hommes valides en échange de pots-de-vin, se contentant de recruter des minables. Des hommes qu'il qualifiait de " chair à canon ". Sentant La Dame noire prendre de la vitesse sur la mer d'huile, Mahnmut se concentra sur le sonar, le radar et le périscope. - Tout le monde dit que Falstaff est un personnage bien plus intéressant qu'Haï, commenta-t-il. Il est comique, réaliste, antimilitariste, spirituel... "Le bonheur de la liberté conquise par l'humour, voilà l'essence de Falstaff", écrit Hazlitt. - Oui, fit Orphu. Mais quelle liberté est-ce là? La liberté de se gausser de tout? La liberté d'être un voleur et un couard? - Sir John était chevalier, fit observer Mahnmut. Soudain, il se concentra sur le sens des propos d'Orphu - Orphu, le commentateur cynique et mordant de l'absurde existence des moravecs. - J'ai l'impression d'entendre Koros III, dit-il. Cette remarque arracha un grondement à Orphu. - Je ne serai jamais un guerrier. 1. Henry IV, Première Partie, acte II, scène IV. (N.d.T.) 2. Henry V, acte II, scène I. (N.d.T.) - Koros était-il un guerrier? Penses-tu qu'il ait tué des mora-vecs durant sa mission dans la Ceinture? Cet épisode éveillait la curiosité de Mahnmut. - Nous ne saurons jamais ce qui s'est passé dans la Ceinture, répondit Orphu, et je ne pense pas que Koros ait été plus belliqueux que le commun des moravecs. Mais il était formé au commandement et au sens du devoir - des qualités que Falstaff tournait en dérision, y compris quand il constatait leur présence chez son bien-aimé prince Hal. - Et tu penses que c'est pour accomplir un devoir que nous sommes ici. Mahnmut aperçut une masse floue au sud. - Quelque chose comme ça. - Et tu penses qu'Hotspur ferait un meilleur modèle que Falstaff. Orphu d'Io émit un nouveau grondement. - Il est peut-être déjà trop tard. " J'ai abusé du temps, et à présent le temps abuse de moi1. " - Ce n'est pas Falstaff, ça. - Non, c'est Richard II, répliqua la voix dans la soute. - Tu t'estimes trop vieux pour ce qui nous attend? s'enquit Mahnmut, qui se demandait d'ailleurs ce qui les attendait. - Eh bien, je me sens un peu diminué, sans2 yeux, sans pattes, sans mains, sans dents et sans carapace. - Tu n'as jamais eu de dents, rétorqua Mahnmut. La mission de Koros consistait à reconnaître les environs d'Olympus Mons, le gigantesque volcan, et à déposer le plus près possible de son sommet l'Engin contenu dans la soute. Mais La Dame noire était à l'agonie, ainsi peut-être qu'Orphu. Même si ce dernier échappait à la mort, il se retrouverait aveugle, paralysé et totalement dépendant une fois qu'ils auraient touché terre. Comment Mahnmut parviendrait-il à transporter l'Engin sur une distance de trois mille kilomètres, tout en veillant à ce que son ami et lui-même échappent aux guerriers sur leurs chars volants? Avant de t'inquiéter de ça, attends que la Dame ait accosté et qu’Orphu soit sorti de sa soute, se dit-il. Une chose à la fois. Le ciel bleu était vierge de toute menace, mais il se sentait terriblement vulnérable tandis que le submersible continuait à fendre les eaux en direction du sud. 1. Richard II, acte V, scène V. (N.d.T.) 2. En français dans le texte. (N.d.T.) - Ton ami Proust a-t-il un conseil à nous donner? demanda-t-il à Orphu. Ce dernier s'éclaircit la gorge dans un grondement. L'âge sait lui aussi honorer et servir; La mort achève tout - mais avant le trépas, La noble tâche est là, que l'on peut accomplir [...] Pour découvrir un monde, il n'est jamais trop tard [...] Notre force a décru, mais elle est là, toujours; Si elle ne peut plus remuer ciel et terre, Nous sommes encor tels que nous étions hier, Et nos cours de héros, trempés comme le fer, Sont résolus, marris par le temps et le sort, À lutter, à quêter et à ne point faillir. - Ce n'est pas du Proust, et inutile de prétendre le contraire, déclara Mahnmut. La masse qu'il avait aperçue au sud se faisait plus nette. - Non, répondit Orphu. C'est Ulysse, de Tennyson. - Qui est Ulysse? - Odysseus. - Qui est Odysseus? Suivit un silence choqué. Finalement, Orphu reprit: - Ah! mon ami, voilà une lacune dans ton éducation, au demeurant excellente, qu'il convient de combler au plus vite. Peut-être aurons-nous besoin de savoir tout ce qu'il y a à savoir sur... - Attends, fit Mahnmut. (Une minute plus tard, il répéta:) Attends! - Qu'y a-t-il? - La terre. J'aperçois la terre. - Autre chose? Des détails? - Je corrige la résolution. Orphu attendit patiemment, puis: - Alors? - Les visages de pierre, dit Mahnmut. Je vois les visages de pierre - surtout en haut de la falaise -, d'ici jusqu'à l'horizon est. - Seulement à l'est? Rien à signaler côté ouest? - Non. L'enfilade de visages s'interrompt à peu près là où nous allons accoster. Je vois du mouvement dans ce coin. Des centaines de gens - ou de créatures - se déplaçant sur la plage et en haut de la falaise. - Nous ferions mieux de plonger, conseilla Orphu. Attendons la tombée de la nuit pour accoster. Trouvons une grotte sous-marine ou quelque chose comme ça, une cachette où tu pourras dissimuler la Dame et où... - Trop tard, dit Mahnmut. Les systèmes de bord ne disposent que de quarante minutes d'autonomie à peine. Et puis ces gens -ces créatures - ont interrompu leurs activités. Ils descendent sur la plage par centaines. Ils nous ont vus. 21. Hium Je pourrais vous décrire ce que l'on ressent en faisant l'amour à Hélène de Troie. Mais je n'en ferai rien. Et pas seulement parce que je ne tiens pas à passer pour un goujat. Ces détails ne font pas partie de mon récit, tout simplement. Je peux cependant vous dire, le plus sincèrement du monde, que si une Muse vengeresse ou une Aphrodite en furie m'avaient découvert un instant après qu'Hélène et moi eûmes achevé notre première étreinte, disons une minute après que nous nous fûmes séparés pour souffler un coup sur les draps humides de sueur, caressés par la brise annonciatrice de la tempête, si la Muse ou la déesse m'avaient anéanti à ce moment-là... je peux vous affirmer, sans craindre de me contredire, que la seconde et brève existence de Thomas Hockenberry aurait été fort heureuse. Au moins se serait-elle achevée dans la félicité. Une minute après cet instant de perfection, Hélène pointait une dague sur mon ventre. - Qui es-tu? demanda-t-elle. - Je suis ton... J'ai laissé ma phrase inachevée. Quelque chose dans les yeux d'Hélène me dissuadait de me faire passer pour Paris. - Si tu affirmes être mon nouvel époux, je serai obligée de plonger cette lame dans tes entrailles, déclara-t-elle d'une voix posée. Si tu es un dieu, cela n'aura guère d'importance. Mais si tu n'en es pas un... - Je ne suis pas un dieu, hoquetai-je. La pointe de la lame était suffisamment proche de ma peau pour y faire perler une goutte de sang. Mais d'où sort ce couteau? Était-il planqué sous les coussins pendant que nous faisions l'amour? - Si tu n'es pas un dieu, comment as-tu fait pour prendre la forme de Paris? Je me suis rappelé que je me trouvais en présence d'Hélène de Troie - fille mortelle de Zeus -, une femme vivant dans un univers où les dieux et les déesses couchaient tout le temps avec les mortels; un monde grouillant de créatures, divines ou non, douées du pouvoir de métamorphose; un monde où le concept de causalité n'avait pas le sens que je lui donnais, loin de là. - Les dieux m'ont donné la capacité de me mor... de changer d'apparence, dis-je. - Qui es-tu? Quelle sorte de créature es-tu? Elle ne semblait ni furieuse, ni vraiment choquée. Sa voix était neutre, ses traits splendides vierges de peur comme de colère. Mais la lame pointée sur mon ventre ne tremblait pas. Cette femme exigeait une réponse. - Je m'appelle Thomas Hockenberry. Je suis un scholiaste. Tout cela ne signifierait rien pour elle, et je le savais. Mon nom paraissait étrange à mes propres oreilles, trop guttural dans cette langue antique et mélodieuse. - Tho-mas Hock-en-bear-eeee, articula-t-elle. On dirait un nom perse. - En fait, il a des origines bataves, germaniques et irlandaises, déclarai-je. Je vis Hélène plisser le front et compris que non seulement mes propos n'avaient aucun sens pour elle, mais qu'en outre je devais lui paraître complètement cinglé. - Mets une robe, me dit-elle. Allons discuter sur la terrasse. La vaste chambre d'Hélène était pourvue de deux terrasses, la première donnant sur la cour, la seconde sur les quartiers est et sud de la ville. Mon harnais de lévitation ainsi que le reste de mon attirail - exception faite du médaillon TQ et du bracelet de mor-phing - étaient planqués sur la terrasse côté cour. Hélène me conduisit sur l'autre. Nous étions tous deux vêtus d'une robe légère. Hélène ne lâcha pas sa dague tandis que nous conversions accoudés à la rambarde, éclairés par les lumières de la ville et par les éclairs intermittents. - Es-tu un dieu? s'enquit-elle. Je faillis répondre par l'affirmative - cela la convaincrait peut-être d'écarter cette lame de mon ventre -, mais je fus pris d'une soudaine et irrésistible envie de dire la vérité, pour une fois. - Non. Je ne suis pas un dieu. Elle acquiesça. - Je le savais. Je t'aurais étripé comme un poisson si tu m'avais menti sur ce point. (Elle eut un sourire sombre.) Tu ne fais pas l'amour comme un dieu. Tiens donc, pensai-je, mais je n'avais rien à répondre à cela. - Comment se fait-il que tu puisses prendre la forme de Paris? - Les dieux m'en ont donné la capacité. - Pourquoi? La pointe de la dague n'était qu'à quelques centimètres de ma chair, que protégeait un fin voile de tissu. Je haussai les épaules puis, me rappelant que ce geste était inconnu dans le monde antique, déclarai: - Pour des raisons qui leur appartiennent. J'observe la guerre et je leur fais mon rapport. Cela m'aide de pouvoir prendre la forme de... d'autres hommes. Hélène ne semblait nullement surprise. - Où est mon amant troyen? Qu'as-tu fait du vrai Paris? - Il n'a rien. Quand j'abandonnerai son apparence, il reviendra à ce qu'il était en train de faire lorsque je me suis morphé... lorsque j'ai pris sa forme. - Où se trouvera-t-il? Cette question me parut quelque peu étrange. - Là où il se serait trouvé si je n'avais pas emprunté sa forme. Je crois qu'il vient de quitter la ville pour rejoindre Hector en vue des affrontements de demain. En fait, lorsque je quitterai l'aspect de Paris, celui-ci se trouvera exactement là où il se serait trouvé s'il avait normalement poursuivi ses activités pendant la période où j'ai endossé son identité - en train de dormir dans une tente, ou alors en plein combat, ou occupé à se taper une esclave dans le camp d'Hector. Mais tout cela était trop difficile à expliquer. Je ne pensais pas qu'Hélène apprécierait une conférence sur les fonctions d'onde probabilistes et la simultanéité temporelle quantique. Et j'aurais été infoutu de lui expliquer pourquoi ni Paris ni ses camarades n'auraient remarqué son absence, ni comment il se faisait que Y Iliade poursuivrait tant bien que mal son cours comme si je n'avais pas interrompu l'effondrement de l'onde probabiliste de cette ligne temporelle. La continuité quantique allait peut-être se rabibocher dès que j'aurais désactivé la fonction morphing. Et puis merde, je n'y comprenais goutte, point final. - Abandonne cette forme, ordonna Hélène. Montre-moi ton véritable aspect. - Ma dame, si je... Elle ne me laissa pas le temps de protester: d'un geste vif, elle leva son arme, et la lame déchira soie et peau pour faire couler un peu de sang. Prenant soin de lever la main droite et de la bouger le plus lentement possible, j'ouvris la console lumineuse de mon bracelet et touchai l'icône appropriée. Et je redevins Thomas Hockenberry - un homme plus petit, plus maigre, moins musclé, avec des yeux de myope et un crâne dégarni. Hélène battit des cils et leva sa dague une nouvelle fois - plus vite que je ne l'aurais cru possible. J'entendis un bruit de déchirure. Mais ce n'était pas mes abdominaux qu'elle tailladait, rien que le tissu de ma robe. - Ne bouge pas, murmura-t-elle. Hélène de Troie écarta les pans de ma robe, l'empoignant de sa main libre pour la faire glisser le long de mon corps. Et je restai là, nu et pâle, face à cette femme redoutable. Une photographie de cet instant aurait convenu à merveille pour illustrer le mot " pathétique " dans un dictionnaire. - Tu peux te rhabiller, dit-elle au bout d'une minute. J'ai repassé ma robe. Comme la ceinture était déchirée, j'ai dû tenir les pans avec mes mains. Hélène était plongée dans ses réflexions. Nous sommes restés sans rien dire pendant plusieurs minutes. En dépit de l'heure tardive, les tours d'Ilium brûlaient de tous leurs feux. Dans le lointain, des torches luisaient sur les remparts. Encore plus loin, au sud, par-delà les portes Scées, on apercevait les bûchers funèbres. Au sud-ouest, des éclairs déchiraient les lourds nuages noirs. On ne voyait aucune étoile dans le ciel et le vent apportait l'odeur de la pluie tombant sur le mont Ida. - Comment as-tu su que je n'étais pas Paris? demandai-je finalement. Arrachée à sa rêverie, Hélène battit des cils et m'adressa un petit sourire. - Une femme peut oublier la couleur des yeux de son amant, le ton de sa voix ou même le dessin de son sourire, mais elle n'oublie pas la façon dont son mari la baise. Ce fut à mon tour de tiquer, et pas seulement à cause de sa vulgarité. Homère ne cessait de chanter les louanges de Paris -rappelez-vous comme il le compare à un étalon lorsqu'il le décrit suivant Hector au combat, " sûr de ses pieds agiles... il porte haut la tête, sur ses épaules voltige sa crinière... sûr de sa force éclatante ". Un beau mec, comme auraient dit les adolescents de mon époque. Et lorsque je m'étais couché dans le lit d'Hélène, j'avais les longs cheveux de Paris, son corps bronzé par le soleil, son ventre plat, ses muscles luisants, son... - Ton pénis est plus gros, ajouta Hélène. Je tiquai une nouvelle fois. Et à deux reprises. Ce n'était pas le mot " pénis " qu'elle avait employé, évidemment - le latin n'était pas encore un langage -, et le terme grec qu'elle avait prononcé était proche de " bite " sur l'échelle de la vulgarité. Mais cela n'avait pas de sens. Lorsque nous avions fait l'amour, j'avais le pénis de Paris... - Non, ce n'est pas ainsi que j'ai su que tu n'étais pas mon amant. (On aurait dit qu'elle lisait dans mes pensées.) Je fais une observation, voilà tout. - Alors, de quelle façon... - Oui. C'est à cause de là façon dont tu m'as honorée, Hock-en-bear-eeee. Je n'avais aucun commentaire à faire et, si j'en avais eu un, je n'aurais pas pu l'articuler. Hélène sourit une nouvelle fois. - La première fois que Paris m'a possédée, cela ne s'est pas passé à Sparte, où il m'a conquise, ni à Ilium, où il m'a emmenée, mais sur l'îlot de Cranaé, en venant ici. À ma connaissance, il n'existait aucune île du nom de Cranaé, un mot qui signifiait tout simplement " rocheux " en grec ancien; je supposai donc que Paris avait interrompu leur voyage pour débarquer sur quelque îlot rocheux anonyme et se taper Hélène à l'écart de son équipage. Ce qui signifiait que Paris était... impatient. Comme tu l'as été, Hockenberry, déclara une voix qui était peut-être celle de ma conscience. Elle arrivait bien tard. - Depuis lors, il m'a possédée - et je l'ai possédé - des centaines de fois, chuchota Hélène, mais jamais comme cette nuit. Jamais comme cette nuit. J'étais partagé entre la suffisance et la confusion. Me lançait-elle des fleurs? M'adressait-elle un compliment? Non, un instant... c'était ridicule. À en croire Homère, Paris possédait un charme et une beauté quasi divins, c'était un amant fabuleux, irrésistible aux yeux des déesses comme à ceux des mortelles, ce qui signifiait qu'Hélène voulait dire... - Tu étais, reprit-elle, mettant un terme au tumulte de mes pensées, tu étais... consciencieux. Consciencieux. J'ai empoigné le tissu de toutes mes forces et me suis abîmé dans la contemplation des deux tourmentés pour dissimuler ma gêne. Consciencieux. - Et sincère, ajouta-t-elle. Très sincère. Si elle continuait de se creuser la tête pour trouver des synonymes à " pathétique ", je risquais de lui arracher son couteau pour me trancher la gorge. - Est-ce que ce sont les dieux qui t'ont envoyé ici? J'ai de nouveau envisagé de mentir. Cette femme, si déterminée soit-elle, hésiterait avant d'étriper un envoyé des dieux. Mais j'ai de nouveau opté pour la vérité. Hélène de Troie semblait bel et bien capable de lire dans mes pensées. Et ça me faisait un bien fou de dire enfin la vérité. - Non. Personne ne m'a envoyé. - Tu es venu ici uniquement parce que tu avais envie de coucher avec moi? Enfin, elle se décide à être un peu moins vulgaire. - Oui. Je veux dire, non. Elle m'a fixé sans rien dire. Quelque part dans la ville, un homme est parti d'un grand rire, bientôt imité par une femme. Ilium ne dort jamais. - Je me sentais seul, expliquai-je. Je suis ici depuis le début de la guerre, sans pouvoir parler à quiconque, sans pouvoir toucher quiconque... - Tu m'as bien touchée, coupa Hélène. Je n'aurais su dire si c'était un sarcasme ou une accusation. - Oui, fis-je. - Es-tu marié, Hock-en-bear-eeee? - Oui. Non. J'ai secoué la tête une nouvelle fois. Elle devait me prendre pour un débile. - Je pense avoir été marié, précisai-je, mais si tel est le cas, alors ma femme est morte. - Tu penses avoir été marié? - Les dieux m'ont fait venir sur l'Olympe depuis un autre lieu et un autre temps. (Je savais qu'elle ne comprendrait goutte à mes propos, mais je m'en fichais.) Je pense que je suis mort et que les dieux m'ont ramené à la vie. Mais ils ne m'ont pas rendu tous mes souvenirs. Il me revient sans cesse des images de mon autre vie, de ma vraie vie... comme des rêves. - Je comprends, dit Hélène. À mon grand étonnement, je me rendis compte au ton de sa voix qu'elle comprenait bel et bien. - Sers-tu un dieu ou une déesse en particulier, Hock-en-bear-eeee? - Je fais mes rapports à l'une des Muses, mais j'ai appris hier que c'était Aphrodite qui contrôlait mon destin. Hélène leva les yeux, surprise. - Tout comme elle a contrôlé le mien, dit-elle à voix basse. Hier encore, lorsqu'elle a sauvé Paris de la colère de Ménélas pour le reconduire dans notre lit, Aphrodite m'a ordonné d'aller à lui. Comme je lui résistais, elle s'est mise en rage et m'a menacée de susciter à mon encontre des haines sinistres - ce sont là ses propres paroles - chez les Troyens et les Achéens. - La déesse de l'Amour, murmurai-je. - La déesse de la Luxure, répliqua Hélène. Et je m'y connais en luxure, Hock-en-bear-eeee. Je me retrouvai à nouveau sans voix. - Ma mère s'appelait Léda, la fille de la Nuit, reprit-elle sur le ton de la conversation, et Zeus est venu à elle pour la baiser alors qu'il avait pris la forme d'un cygne - un grand cygne en érection. Dans ma maison, il y avait une fresque dépeignant mes deux frères, un autel consacré à Zeus, et l'ouf qui m'abritait. Je n'ai pu m'empêcher de rire. Puis mes abdominaux se sont contractés dans l'attente du coup de dague qui allait les déchirer. Mais Hélène a eu un large sourire. - Oui. Je sais ce que signifie être un pion à la merci des dieux, Hock-en-bear-eeee. - Oui. Quand Paris est arrivé à Sparte... - Non. Alors que j'avais onze ans, Hock-en-bear-eeee, j'ai été enlevée - arrachée au temple d'Artémis Orthia - par Thésée, l'unificateur de l'Attique. Thésée m'a engrossée; je lui ai donné une fille, Iphigénie, et comme je ne pouvais l'aimer, je l'ai confiée à Clytemnestre, qui l'a élevée avec son époux Agamemnon comme s'il s'agissait de leur propre enfant. Mes frères m'ont sauvée de ce mariage et m'ont ramenée à Sparte. Ensuite, Thésée a accompagné Héraclès quand il est allé guerroyer contre les Amazones, en profitant pour envahir l'enfer, épouser une Amazone et explorer le labyrinthe du Minotaure en Crète. J'avais la tête qui tournait. Dans cette histoire, le moindre personnage, qu'il soit achéen, troyen ou divin, saisissait la moindre occasion pour raconter sa vie. Mais quel rapport avec... - Je sais ce qu'est la luxure, Hock-en-bear-eeee. Le grand roi Ménélas m'a proclamée son épouse, bien que les hommes comme lui préfèrent les vierges aux autres femmes et leur lignée à tout le reste, bien que je sois une femme souillée dans ce monde d'hommes friands de vierges. Et puis Paris - aiguillonné par Aphrodite - est venu m'enlever, m'emmener à Troie pour y être son... trophée. Hélène interrompit sa tirade et sembla m'examiner. Je ne trouvais strictement rien à dire. Ses paroles d'une ironie glaciale dissimulaient une amertume sans fond. Non, ce n'était pas de l'amertume, compris-je en voyant ses yeux - c'était de la tristesse. Une terrible et épuisante tristesse. - Hock-en-bear-eeee, reprit-elle. Penses-tu que je suis la plus belle femme du monde? Es-tu venu ici pour me ravir? - Non, je ne suis pas venu ici pour te ravir. Je ne puis t'em-mener nulle part. Mes propres jours sont comptés du fait de la colère des dieux - j'ai trahi ma Muse et sa patronne, Aphrodite, et lorsque celle-ci sera guérie des blessures que Diomède lui a infligées hier, elle me fera disparaître de la surface de la terre, aussi sûr que nous sommes ici, tous les deux. - Ah oui? fit Hélène. - Oui. - Viens au lit... Hock-en-bear-eeee. Je m'éveille durant l'heure grise qui précède l'aurore, et je me sens reposé bien que je n'aie dormi que quelques heures à l'issue de nos deux dernières étreintes. Je tourne le dos à Hélène, mais je sais qu'elle aussi est réveillée, étendue sur ce grand lit aux montants ouvragés. - Hock-en-bear-eeee? - Oui? - De quelle façon sers-tu Aphrodite et les autres dieux? Je réfléchis une minute, puis je me retourne. La plus belle femme du monde est allongée dans la pénombre, appuyée sur son coude, et ses longs cheveux noirs, que nos étreintes ont mis en désordre, cascadent sur son bras et son épaule nue, ses grands yeux noirs me fixent intensément. - Que veux-tu dire? lui demandé-je, bien que je le sache parfaitement. - Pour quelle raison les dieux t'ont-ils fait venir d'un autre lieu et d'un autre temps, ainsi que tu l'as dit, afin que tu les serves? Que sais-tu donc qui leur est si utile? Je ferme les yeux un instant. Comment lui expliquer? Ce serait une folie que de lui dire la vérité. Mais - comme je l'ai déjà admis - je suis terriblement las des mensonges. - Je sais des choses sur cette guerre. Je connais une partie des événements qui vont survenir... qui vont peut-être survenir. - Tu es au service d'un oracle? - Non. - Tu es un prophète, alors? Un prêtre auquel les dieux ont fait le don de la voyance? - Non. - Alors je ne comprends pas. Je me redresse en position assise, m'adossant aux coussins pour être plus à l'aise. Il fait encore nuit, mais un oiseau se met à chanter dans la cour. - Dans le lieu d'où je viens, dis-je dans un murmure, il existe un poème épique consacré à cette guerre. Il s'appelle Ylliade. Jusqu'ici, les événements de cette guerre ressemblent à ceux décrits dans ce poème. - Tu parles comme si ce siège et cette guerre s'étaient déroulés dans le lointain passé de ce lieu d'où tu viens. Comme si tout cela s'était déjà produit. Ne va pas lui dire qu’elle a raison. Ce serait de la folie. - Oui, admets-je. C'est la vérité. - Tu es l'une des Moires. - Non. Je ne suis qu'un homme. Hélène a un sourire salace. Elle se caresse entre les seins, là où j'ai joui quelques heures plus tôt. - Je le sais, Hock-en-bear-eeee. Je rougis, je me frotte les joues et les trouve râpeuses. Ce matin, je ne pourrai pas retourner dans mon baraquement afin de me raser. Pour quoi faire? Tu n’as plus que quelques heures à vivre. - Répondras-tu à mes questions sur l'avenir? demande-t-elle d'une voix horriblement douce. Ce serait de la folie pure. - Je ne connais pas vraiment ton avenir, éludé-je. Je ne connais que les détails de ce poème, et la réalité s'en est déjà éloignée à plusieurs reprises... - Répondras-tu à mes questions sur l'avenir? Elle pose une main sur mon torse. - Oui, dis-je. - Est-ce qu'Ilium est condamnée? demande Hélène d'une voix posée, calme, douce. - Oui. - Sera-t-elle prise par la force ou par la ruse? Tu ne peux pas lui dire tout ça, pour l'amour de Dieu! - Par la ruse. Et elle sourit. - Odysseus, murmure-t-elle. Je ne dis rien. Si je m'abstiens d'entrer dans les détails, peut-être que mes révélations n'affecteront pas le cours des choses. - Paris périra-t-il avant la chute de Troie? - Oui. - De la main d'Achille? N'entre pas dans les détails! hurle ma conscience. - Non, dis-je. Et toi, va te faire foutre, lancé-je à ma conscience. - Et le noble Hector? - La mort, dis-je, me faisant l'effet d'être un juge sanguinaire. - De la main d'Achille? - Oui. - Et Achille? Rentrera-t-il vivant chez lui? - Non. Son destin est scellé dès l'instant où il tue Hector, et il le sait depuis le début... grâce à cette prophétie qui l'a rongé comme un cancer pendant des années. La gloire ou la vie? D'après Homère, telle est la décision qu'il a dû... qu'il doit... qu'il devra prendre. Mais, comme le précise cette prophétie, s'il choisit la vie, il ne sera qu’un homme comme les autres, jamais il n’acquerra la réputation de demi-dieu que lui vaudra son combat contre Hector. Cela dit, il a encore le choix. Le futur n'est pas écrit d'avance! - Et sire Priam? - La mort, dis-je dans un murmure rauque. Massacré dans son propre palais, dans son temple consacré à Zeus. Réduit en pièces comme une génisse offerte en sacrifice aux dieux. - Et Scamandrios, le fils d'Hector, que le peuple appelle Astyanax? - La mort. Je ferme les yeux pour ne pas voir Pyrrhos jetant l'enfant du haut des remparts. - Et Andromaque? chuchote Hélène. La femme d'Hector? - L'esclavage. Si Hélène poursuit cette litanie de questions, je vais sûrement devenir fou. Le sort des Troyens n'affectait guère le scholiaste que je suis lorsqu'il se cantonnait au rôle d'observateur pratiquant la distanciation. Mais j'évoque à présent des gens que je connais, que j'ai rencontrés... parfois intimement. Je réalise soudain qu'Hélène ne m'a pas interrogé sur son sort. Peut-être ne le fera-t-elle pas. - Et moi, périrai-je avec Ilium? demande-t-elle, toujours aussi calme. Je reprends mon souffle. - Non. - Mais Ménélas va me retrouver? - Oui. Je me sens dans la peau d'une voyante esclave de sa boule de cristal. Pourquoi ne me contenté-je pas de réponses ambiguës? Un peu à la façon de la pythie de l'oracle de Delphes... L'avenir reste flou. Ou encore: Repose ta question. Chercherais-je à impressionner cette femme? Trop tard pour revenir en arrière. - Ménélas me retrouve mais ne me tue point? Je survis à sa colère? - Oui. Je me rappelle la façon dont Odysseus le raconte dans l'Odyssée - Ménélas déniche Hélène dans les appartements de Déiphobe, au cour du palais royal, près de l'autel du Palladium, et le mari cocu tire son épée, bien décidé à occire la femme infidèle. Mais Hélène se dénude les seins devant lui, comme pour l'inviter à frapper... et Ménélas lâche son arme pour lui donner un baiser. Difficile de dire si Déiphobe le Priamide est tué avant ou après cette scène... - Mais il me ramène à Sparte? murmure Hélène. Paris, Hector, tous les valeureux guerriers d'Ilium sont passés au fil de l'épée, les belles femmes de Troie sont tuées ou réduites en esclavage, la cité elle-même est incendiée, ses murs abattus, ses tours renversées, on répand du sel sur la terre afin que plus rien n'y repousse... mais je survis pour que Ménélas me ramène à Sparte? - Quelque chose comme ça, dis-je, pitoyable. Hélène roule sur elle-même, se lève et sort toute nue sur la terrasse côté cour. L'espace d'une minute, j'oublie de jouer les Cassandre pour contempler, émerveillé, ses cheveux noirs casca-dant sur son dos, ses fesses parfaites et ses jambes fermes. Accoudée à la rambarde, elle me lance sans même se retourner: - Et toi, Hock-en-bear-eeee? Les Moires t'ont-elles confié ton destin dans leur poème? - Non. Je ne suis pas assez important pour y figurer. Mais je suis presque sûr de mourir aujourd'hui. Elle se tourne vers moi. Je m'attends à la voir en larmes - à condition qu'elle m'ait cru -, mais elle a un petit sourire. - " Presque " sûr seulement? - Oui. - Tu mourras de la colère d'Aphrodite? - Oui. - J'ai senti les effets de cette colère, Hock-en-bear-eeee. Si elle est d'humeur à te tuer, elle te tuera. Voilà qui est encourageant. Je reste silencieux quelques instants. Puis j'entends un bourdonnement provenant de la terrasse côté ville. - Qu'est-ce que c'est? demandé-je. - Ce sont les Troyennes qui adressent leurs prières à Athéné, implorant sa pitié et sa divine protection et lui offrant chants et sacrifices dans le temple qui lui est consacré, obéissant en cela aux ordres d'Hector. Hélène se détourne à nouveau de moi, fouillant la cour du regard comme pour localiser l'oiseau qui s'obstine à chanter. Pour la pitié d'Athéné, c'est un peu tard, songé-je. Puis, sans réfléchir, je déclare: - Aphrodite veut que je tue Athéné. Elle m'a donné le casque d'Hadès dans ce but, ainsi que d'autres objets. Hélène tourne vivement la tête et, en dépit de la pénombre, je vois que son visage a blêmi sous le choc. Comme si elle venait enfin de réagir à mes terribles prédictions. Toujours nue, elle vient s'asseoir au bord du lit où je suis étendu, appuyé sur le coude. - Tu as bien dit tuer Athéné? demande-t-elle d'une voix quasi inaudible. J'acquiesce. - Les dieux seraient donc mortels? J'ai presque besoin de lire ses lèvres pour comprendre ses paroles. - Je le pense. Hier, j'ai entendu Zeus le révéler à Ares. Je raconte alors à Hélène ce qui est arrivé à Aphrodite et à Ares, lui décrivant leurs blessures et l'étrange hôpital où celles-ci sont soignées. Je lui explique qu'Aphrodite sortira de sa cuve aujourd'hui même - peut-être en est-elle déjà sortie, car les jours et les nuits sont les mêmes à Olympos et à Ilium, et il est sans doute déjà " demain " là-bas. - Tu as le pouvoir d'aller à Olympos? murmure-t-elle. Hélène semble perdue dans ses pensées. Son visage, naguère choqué, arbore une expression que je ne saurais décrire. - Tu es capable d'aller et de venir entre Ilium et Olympos? insiste-t-elle. J'hésite. J'en ai déjà trop dit et je le sais. Et si cette Hélène n’était autre que ma Muse morphée? Je sais que cette crainte est infondée. Ne me demandez pas comment, mais je le sais. Et même si je me trompais, je n'en ai rien à foutre. - Oui, dis-je, prenant soin de murmurer, moi aussi, bien que toute la maisonnée soit encore endormie. Je peux aller à Olympos quand j'en ai envie et y rester sans être vu des dieux. Si l'on excepte cet oiseau persuadé que le jour s'est levé, la ville et le palais sont plongés dans un étrange silence. Il y a des gardes en faction devant la porte, je le sais, mais je n'entends pas leurs pieds ou le bout de leurs lances racler les pavés. Les rues d'Ilium, où le silence total est une rareté, semblent muettes. Je n'entends même plus les chants des Troyennes dans le temple d'Athéné. - Est-ce qu'Aphrodite t'a donné les moyens de tuer Athéné, Hock-en-bear-eeee? Est-ce qu'elle t'a confié une arme divine? - Non. Inutile d'évoquer le casque d'Hadès, le médaillon TQ ou encore mon taser. Jamais ils ne pourraient tuer une déesse. Soudain, voilà que la dague refait son apparition à quelques centimètres de ma peau. Mais où planque-t-elle ce truc? Comment s'y prend-elle pour le faire surgir de nulle part? Chacun de nous a ses petits secrets, je présume. La lame se rapproche de moi. - Et si je te tuais, est-ce que cela changerait le cours de ce poème épique sur Ilium? murmure Hélène. Est-ce que cela changerait l'avenir... notre avenir? Ce n'est pas le moment d'être franc, Tommy, mon garçon, me conseille la partie la plus lucide de mon cerveau. Mais je choisis de dire la vérité. - Je ne sais pas. Je ne vois pas comment. Si c'est mon... ma destinée... de périr aujourd'hui, peu importe que ce soit de ta main ou de celle d'Aphrodite, je suppose. Et puis, de toute façon, je ne suis pas un acteur de ce drame, seulement un observateur. Hélène hoche la tête, mais elle paraît distraite, comme si cette question avait peu d'importance à ses yeux. Elle lève sa dague jusqu'à ce que la lame lui effleure le menton. - Et si je mettais fin à mes jours, est-ce cela changerait le poème? - Je ne vois pas comment cela pourrait sauver Ilium ou modifier le cours de la guerre. Ce n'est pas tout à fait exact. Hélène est un personnage clef de Ylliade et peut-être que les Grecs lèveraient le siège si elle venait à se suicider. Pourquoi continueraient-ils de se battre? Pour la gloire, pour l'honneur, pour le butin. D'un autre côté, si Aga-memnon et Ménélas se voyaient frustrés du trophée qu'elle représente à leurs yeux, Achille continuant pendant ce temps à bouder dans sa tente, les dizaines de milliers de guerriers achéens se sentiraient-ils encore motivés? Ça fait presque dix ans qu'ils pillent les côtes et les îles de la région. Peut-être qu'ils en ont marre et qu'ils n'attendent qu'une excuse pour plier bagage. N'est-ce pas pour cette raison que Ménélas a accepté un combat singulier avec Paris, voyant Aphrodite le frustrer d'une victoire imminente? Paris a été transporté dans ce lit même, où il a fait l'amour avec Hélène il y a quelques heures à peine. Peut-être que le suicide d'Hélène mettrait un terme à la guerre. Elle abaisse sa dague. - Cela fait dix ans que je songe à me tuer, Hock-en-bear-eeee. Mais j'ai trop d'appétit pour la vie et trop peu de tendresse pour la mort, même si je mérite de mourir. - Tu ne mérites pas de mourir. Elle sourit. - Hector mérite-t-il de mourir? Et son bébé? Et sire Priam, qui est pour moi le plus généreux des pères? Et tous ces gens que tu entends se réveiller dans la ville, est-ce qu'ils méritent de mourir? Et quant aux guerriers - Achille, mais aussi tous ceux qui ont déjà rejoint le royaume des ombres -, est-ce qu'ils méritent de mourir à cause d'une écervelée qui a préféré succomber à la passion et à la vanité plutôt que d'honorer ses voux de fidélité? Et que dire des milliers de Troyennes qui ont bien servi leurs dieux et leurs époux, mais qui seront arrachées à leur foyer et à leurs enfants pour être vendues comme esclaves à cause de moi? Est-ce qu'elles méritent un tel sort, Hock-en-bear-eeee, tout cela parce que j'ai choisi de vivre? - Tu me mérites pas de mourir, répété-je obstinément. L'odeur d'Hélène parfume encore ma peau, mes doigts, mes cheveux. - D'accord, dit-elle en glissant la dague sous le matelas. Alors veux-tu m'aider à rester vivante et libre? Veux-tu m'aider à arrêter cette guerre? Ou du moins à changer son cours? - Que veux-tu dire? Je commence à me méfier. Je n'ai aucun intérêt à aider les Troyens à gagner cette guerre. Et même si je le souhaitais, j'en serais bien incapable. Il y a trop de forces impliquées dans cette histoire, sans parler des dieux. - Hélène, quand je disais qu'il me restait peu de temps à vivre, je ne plaisantais pas. Aphrodite va sortir de sa cuve aujourd'hui, et bien que je puisse me cacher aux yeux des autres dieux, elle a le pouvoir de me retrouver quand ça lui chante. Même si elle ne me tue pas sur-le-champ pour châtier ma désobéissance, je ne serai plus libre d'agir durant le temps qu'il me restera à vivre. Hélène tire le drap jeté sur mon corps. Le soleil commence à poindre et je la vois mieux que je ne l'ai jamais vue depuis que je l'ai surprise au bain. Elle écarte les jambes pour m'enfourcher et pose une main sur mon torse tandis que l'autre se fait caressante, aguicheuse. - Écoute-moi, dit-elle en me toisant derrière ses seins. Si tu veux changer nos destinées, tu dois trouver le pivot. Interprétant cela comme une invite, je tente de la pénétrer. - Non, pas encore, chuchote-t-elle. Écoute-moi, Hock-en-bear-eeee. Si tu veux changer nos destinées, tu dois trouver le pivot. Et je ne parle pas de ce que tu cherches à faire en ce moment. Non sans difficulté, je marque une pause pour l'écouter. Une heure et demie plus tard, la ville se réveille et je marche dans ses rues, équipé de mon attirail de scholiaste et déguisé en lancier thrace. Le soleil s'est levé et Troie revient à la vie, ses rues et ses marchés s'animent, les animaux se mêlent aux enfants rieurs et aux guerriers se sustentant avant de reprendre le combat. C'est près de la place du marché que je trouve Nightenhelser -il est déguisé en garde dardanien, mais je l'identifie grâce à mes lentilles -, en train de prendre son petit déjeuner devant une taverne où nous avons nos habitudes. Il lève les yeux et me reconnaît. Je ne prends pas la fuite, pas plus que je ne coiffe le casque d'Hadès pour disparaître. Je m'assieds près de lui, à l'ombre d'un arbre, et commande un petit déjeuner composé de pain, de poisson fumé et de fruits. - Notre Muse vous cherchait dans les baraquements bien avant l'aube, m'informe mon bedonnant collègue. Et elle a poursuivi ses recherches ce matin sur les remparts. Elle exigeait nommément votre présence. Elle semble impatiente de vous localiser. - Craignez-vous d'être aperçu en ma compagnie? Souhaitez-vous que je m'en aille? Nightenhelser hausse les épaules. - Nous autres scholiastes sommes tous en sursis, de toute façon. Quelle importance? Tempus edax rerum. Cela fait si longtemps que je pense en grec ancien qu'il me faut une seconde pour traduire cette locution latine. Le temps qui détruit tout. Certes, mais je tiens à durer. Je romps le pain chaud et le dévore à belles dents, m'émerveillant de sa saveur et de celle du vin qui l'accompagne. Ce matin, je vois, je hume et je savoure toutes choses avec des sens plus affûtés, plus vigoureux, plus fantastiques. C'est peut-être parce qu'il a plu cette nuit. C'est peut-être à cause d'autre chose. - Vous me semblez bien parfumé aujourd'hui, remarque Nightenhelser. Ma première réaction est de rougir - se peut-il que mon collègue sente l'odeur de sexe émanant de ma personne? - puis je comprends ce qui se passe. Hélène a insisté pour que je me baigne avec elle avant de partir. La vieille esclave qui supervisait le transport de l'eau chaude n'était autre qu'Ethré, fille de Pitthée, veuve du roi Egée et mère du célèbre Thésée - le roi d'Athènes, celui-là même qui avait enlevé Hélène alors qu'elle avait onze ans. Je me souvenais avoir lu ce nom durant mes études, mais mon professeur, le Dr Fertig, pourtant érudit en matière homérique, affirmait que l'aède l'avait choisi au hasard en puisant dans le fonds commun du genre épique - " Ethré, fille de Pitthée " devait sonner agréablement à son oreille, ou à celle de l'un de ses prédécesseurs, affirmait le Dr Fertig, et il était peu probable que la mère du noble Thésée ait fini au service d'Hélène dans la ville de Troie. Le cher professeur s'était planté. Une demi-heure plus tôt, alors que je me prélassais dans le bassin de marbre aux côtés d'Hélène, celle-ci m'avait confié que la vieille Ethré était bel et bien la maman de Thésée; Castor et Pollux, les frères d'Hélène, l'avaient enlevée en représailles lorsqu'ils avaient libéré leur sour, et Paris l'avait fait suivre à Troie quand il y avait emmené Hélène. - À quoi pensez-vous, Hockenberry? me demande Nighten-helser. Je me sens à nouveau rougir. Car je pensais justement aux doux seins d'Hélène tels que je les entrevoyais sous la mousse. Je mange une bouchée de poisson et demande: - Je ne suis pas allé sur le terrain hier. Il s'est passé quelque chose d'intéressant? - Presque rien. Le duel entre Hector et Ajax. La confrontation que nous attendions depuis que les nefs achéennes ont abordé ces rivages. La totalité du chant VII. - Oh! Le chant VII relate le passionnant combat opposant Hector au géant achéen, mais il ne s'y passe rien. Aucun des deux adversaires ne réussit à prendre l'avantage, bien qu'Ajax soit nettement plus fort qu'Hector et, lorsque le soir tombe, ils déclarent une trêve, échangent leurs armes et leurs armures, et puis les deux camps vont brûler leurs morts. Je n'ai donc rien raté de crucial; rien qui vaille la peine de déserter Hélène. - Il s'est produit quelque chose d'étrange, ajoute Nighten-helser. Je mange mon pain et attends la suite. - Comme vous le savez, Hector était supposé ressortir de la cité avec son frère Paris, et tous deux conduisaient ensuite les Troyens au combat. Selon Homère, Paris tue Ménesthios dès le début des hostilités. - Oui? - Plus tard, Anténor, le conseiller de Priam, suggère à ses concitoyens de rendre Hélène aux Achéens, et avec elle ses trésors, afin qu'ils lèvent le siège et partent en paix. - Pendant ce temps, Ajax et Hector, ayant échoué à s'entre-tuer, font ami-ami et échangent des cadeaux sur le champ de bataille, c'est ça? - En effet. - Et alors? Nightenhelser pose son gobelet sur la table. - Eh bien, Paris était censé répondre à Anténor, demandant aux Troyens de ne pas livrer Hélène à l'ennemi mais proposant de renoncer à ses trésors en échange de la paix. - Et? Je comprends où il veut en venir. Je sens mon estomac se nouer. - Eh bien, Paris brillait par son absence hier soir - on ne l'a vu ni franchir les portes Scées en compagnie d'Hector, ni tuer Ménesthios, ni faire son offre de paix au crépuscule. Je hoche la tête et mâche mon pain. - Alors? - Alors c'est une des discordances les plus importantes que nous ayons jamais constatées, n'est-ce pas, Hockenberry? Je hausse à nouveau les épaules. - Je ne sais pas. Dans le chant VII, on voit les Achéens construire une tranchée et une muraille défensive près du rivage, mais nous savons vous et moi que ces travaux ont été effectués dans le mois qui a suivi leur débarquement. Il arrive qu'Homère bouscule la chronologie des événements. Nightenhelser me fixe un instant. - Peut-être. Mais il est étrange que Paris n'ait pas été là pour réfuter les arguments d'Anténor. En fin de compte, c'est Priam qui l'a fait à sa place, affirmant que jamais son fils n'accepterait de renoncer à son épouse mais qu'il serait peut-être disposé à rendre son trésor. Comme Paris ne se trouvait pas sur place, beaucoup de Troyens ont manifesté leur approbation. Durant toutes les années que j'ai passées ici, jamais je n'ai senti la paix plus imminente, Hockenberry. J'en ai la chair de poule. En m'attardant auprès d'Hélène, en usurpant trop longtemps l'identité de Paris, j'ai altéré le cours des événements de façon plus que sensible. Si la Muse avait connu le déroulement de VIliade, elle aurait tout de suite compris que j'avais pris la place de Paris dans le lit d'Hélène. - Avez-vous signalé cette discordance à la Muse? demandé-je à voix basse. En principe, Nightenhelser a achevé son service à la tombée de la nuit. Vu mon absence, il était le seul scholiaste présent sur le terrain. C'est son devoir de rapporter de telles bizarreries. Il mâche lentement sa dernière bouchée de pain. - Non, lâche-t-il finalement, je n'ai pas consigné cela dans le logopêtre. - Merci, dis-je dans un soupir. - Ne nous attardons pas ici, dit mon collègue. Troyens et Troyennes apparaissent autour de la taverne, attendant que des sièges se libèrent. Tandis que je jette quelques pièces sur la table, Nightenhelser m'agrippe par le bras. - Est-ce que vous savez ce que vous faites, Hockenberry? Je le regarde droit dans les yeux. Et lui réponds d'une voix ferme: - Absolument pas. Une fois dans la rue, je prends la direction opposée à celle que choisit Nightenhelser. Profitant d'une ruelle déserte, je coiffe le casque d'Hadès et active le médaillon TQ. Le soleil se lève sur le mont Olympe. Les bâtiments blancs et les pelouses vertes renvoient une lumière moins intense que celle que je viens de quitter. Je me suis toujours demandé pourquoi le soleil paraissait plus petit au-dessus d'Olympos que dans les deux d'Ilium. J'ai visualisé le parking à chars devant le temple de la Muse, et c'est là que je viens d'arriver. Je retiens mon souffle tandis qu'un char se rapproche du sol en décrivant une spirale et se pose à six ou sept mètres de moi, mais Apollon en descend et s'éloigne sans même me remarquer. Le casque d'Hadès fonctionne toujours. Je monte dans son char et touche la plaque de bronze sur l'avant. J'ai observé la Muse avec soin l'autre jour, lorsque nous avons survolé le lac de la Caldeira. Une console lumineuse apparaît quelques centimètres au-dessus de la plaque. Je presse les icônes en suivant le même ordre que la Muse. Le char vacille, s'élève, vacille à nouveau puis se redresse tandis que je manipule les contrôles virtuels près des voyants. Un coup à gauche, et le char vire quinze mètres au-dessus de l'herbe. J'appuie sur la flèche orientée vers l'avant, et le char prend son essor, survolant le lac bleu en mettant le cap au sud. Si un dieu observait la scène, il aurait l'impression de voir voler un char inoccupé, mais il n'y a aucun dieu dans les parages. Une fois au-dessus de la berge, je prends un peu d'altitude et m'efforce de localiser ma destination. C'est ce bâtiment-là -juste derrière le grand hall des dieux. Sur le perron de l'édifice, une déesse que je ne reconnais pas pousse un cri en pointant du doigt le char apparemment vide, mais il est trop tard - j'ai repéré le bâtiment qui m'intéresse: il est grand, il est tout blanc et sa porte est ouverte. Je commence à me débrouiller avec les commandes, et je descends à cinq mètres du sol pour foncer vers ma cible. Je dois incliner le char à quatre-vingt-dix degrés ou presque -je ne tombe pas, car il est équipé d'une sorte de gravité artificielle - pour passer entre les gigantesques colonnes. Ma vitesse approche les cent kilomètres à l'heure. L'intérieur est conforme à mes souvenirs: les grandes cuves emplies d'un bouillon violet, les dieux inconscients grouillants d'asticots verts. Le Guérisseur - cet énorme mille-pattes aux yeux rouges et aux bras de métal - se tient derrière la cuve de soins d'Aphrodite, se préparant sans doute à l'en faire émerger; ses yeux rouges se tournent vers moi et ses bras multiples frémissent tandis que le char fonce dans le silence, mais ma cible est dégagée et j'accélère encore avant qu'il ait le temps de me stopper. Ce n'est qu'à la dernière seconde que je décide de sauter plutôt que de rester à bord. Sans doute à cause du souvenir d'Hélène, de la nuit que j'ai passée avec elle - du plaisir que m'apporte à nouveau la vie après ces heures avec elle. Toujours protégé par le casque d'Hadès, je saute du char pris de folie, atterris durement sur mon épaule droite, puis roule sur le sol pendant que le char emboutit de plein fouet la cuve de soins, pulvérisant l'acier et le plastique, projetant le liquide violet sur une hauteur de trente mètres. Un objet tranchant - un éclat de verre ou d'acier, je ne sais - coupe en deux le Guérisseur aux mille pattes. Le corps d'Aphrodite tombe sur le carreau dans un flot de liquide violet et un grouillement d'asticots verts. Les autres cuves - notamment celle où d'autres asticots s'affairent à soigner Ares -tremblent mais ne tombent point. J'entends résonner des sirènes assourdissantes. Je tente de me relever, mais ma tête, mon épaule droite et ma jambe gauche me font souffrir le martyre, et je retombe sur le sol. Je rampe vers l'autre bout de la salle afin d'échapper à la bouillie violette. Non seulement je redoute sa morsure mais, en outre, je ne tiens pas à ce qu'elle révèle les contours de mon corps. Des taches noires dansent la gigue dans mon champ visuel et je comprends que je vais m'évanouir. Dieux et robots volants accourent dans la vaste salle d'opération. Quelques secondes avant de perdre conscience, j'aperçois le puissant Zeus qui entre d'un pas précipité, le front ombrageux et la cape tempétueuse. Les prochains événements, quels qu'ils soient, devront se dérouler en mon absence. Je pose le front sur le carreau bien frais, ferme les yeux et laisse les ténèbres m'engloutir. 22. Côte de Chryse Planitia - J'ai tué mon ami Orphu d'Io, avoua Mahnmut à William Shakespeare. Ils se promenaient tous les deux au bord de la Tamise. On était en 1592 apr. J.-C, à la fin de l'été, mais Mahnmut ignorait comment il savait cela. Le fleuve grouillait de barges, de péniches et de chalands. Côté nord, derrière les immeubles de style Tudor et les taudis branlants, se dressaient à profusion les clochers londoniens, ainsi que quelques tours. Une chape de brume pesait sur le fleuve et sur ses deux berges. - J'aurais dû sauver Orphu, mais je ne le pouvais pas, ajouta Mahnmut. Il devait presser le pas pour rester à la hauteur du dramaturge. Shakespeare était un homme trapu, proche de la trentaine, qui parlait d'une voix douce et portait des vêtements plus recherchés que Mahnmut n'aurait cru en découvrir sur un acteur. Son visage dessinait un ovale parfait, avec un front dégagé, des favoris et un fin duvet sur le menton et au-dessus des lèvres - comme si Shakespeare s'essayait tout juste à porter la barbe. Il avait les cheveux bruns, les yeux gris-vert, et était vêtu d'une veste noire d'où émergeait le col d'une chemise blanche, maintenue en place par des lacets également blancs. Un petit anneau ornait son oreille gauche. Mahnmut avait envie de lui poser mille questions - qu'écrivait-il en ce moment? à quoi ressemblait la vie dans cette ville que la peste allait bientôt ravager? quelle était la structure cachée des sonnets? -, mais il ne pouvait s'empêcher de lui parler d'Orphu. - J'ai bien tenté de le sauver, expliqua-t-il. Le réacteur de La Dame noire est tombé en panne, et puis les batteries m'ont lâché à moins de cinq kilomètres de la côte. Je cherchais un moyen d'accéder à l'une des nombreuses grottes situées sous les falaises - il fallait bien cacher le submersible quelque part. - La Dame noire? répéta Shakespeare. C'est le nom de votre navire? - Oui. - Continuez, je vous en prie. - Orphu et moi parlions des visages de pierre. Il faisait nuit -nous avions préféré attendre la tombée du soir pour entamer notre approche, mais j'avais activé le périscope à vision nocturne et je lui décrivais ces visages. Il était encore en vie. Le navire lui fournissait juste assez d'O2. - D'O2? - D'air, expliqua Mahnmut. Comme je le disais, j'étais en train de lui décrire les grandes têtes de pierre... - Les grandes têtes de pierre? S'agissait-il de statues? - Des monolithes d'une vingtaine de mètres de haut. - Avez-vous reconnu le visage de ces statues? S'agissait-il de l'une de vos connaissances, ou bien d'un roi ou d'un conquérant réputé? - Ces visages étaient trop éloignés pour que j'en distingue les détails. Ils arrivaient devant un grand pont reposant sur de nombreuses piles, sur lequel étaient édifiés des bâtiments à trois niveaux. Une galerie de quatre mètres de large les traversait de part en part, tel un tunnel, et les passants qui s'y trouvaient en ce moment étaient mêlés à un troupeau de moutons que l'on conduisait vers la cité. Le long de cette galerie étaient plantés des poteaux ornés de têtes humaines, tantôt momifiées, tantôt réduites à l'état de crânes sur lesquels subsistaient quelques cheveux ou quelques lambeaux de chair, et tantôt si horriblement fraîches que leur peau était encore marbrée de rosé. - Qu'est-ce que c'est que cela? demanda Mahnmut. Ses composants organiques frémissaient. - Le pont de Londres, dit Shakespeare. Racontez-moi donc ce qui est arrivé à votre ami. Las de garder les yeux fixés sur le dramaturge, Mahnmut grimpa sur un muret qui faisait office de rambarde. Il distinguait à l'est une tour imposante, et il supposa qu'il s'agissait de la Tour de Londres mentionnée dans Richard III. Quoique sachant qu'il rêvait, ou qu'il délirait sous l'effet du manque d'oxygène, il ne souhaitait pas que ce songe s'achève sans qu'il ait posé quelques questions à Shakespeare. - Avez-vous déjà commencé à écrire vos sonnets, maître Shakespeare? Un sourire aux lèvres, le dramaturge jeta un regard vers le fleuve puant, puis considéra la ville puante. Ce n'étaient partout qu'immondices, carcasses de boufs et de chevaux pourrissant sur les berges, morceaux de poulets flottant dans les caniveaux et les mares stagnantes. Mahnmut avait désactivé ses fonctions olfactives. Il se demandait comment les humains pouvaient supporter cette infection. - Comment savez-vous que je tâte du sonnet? demanda Shakespeare. Mahnmut imita un haussement d'épaules. - Simple intuition. Donc, vous avez commencé à en écrire? - J'envisage de m'amuser avec cette forme, admit l'auteur dramatique. - Et qui est le Jeune Homme des sonnets? demanda Mahnmut, tout excité à l'idée de résoudre cet ancien mystère. S'agit-il d'Henry Wriothesley, le comte de Southampton? Shakespeare battit des cils sous l'effet de la surprise et fixa le moravec avec la plus grande attention. - Vous semblez me suivre de près dans mes entreprises, petit Caliban. Mahnmut acquiesça. - Donc, Wriothesley est le Jeune Homme des sonnets? - Sa Seigneurie aura dix-neuf ans en octobre, et le duvet qui surmontait sa lèvre, dit-on, s'est transformé en buisson. On ne saurait le qualifier de jeune. - Alors, c'est William Herbert. Il n'a que douze ans et deviendra comte de Pembroke dans neuf ans. - Vous connaissez donc l'avenir des successions et des accessions? lança Shakespeare d'un ton ironique. Maître Caliban vogue-t-il sur les océans du temps tout comme il vogue sur ceux de Mars? Mahnmut était trop excité pour relever cette saillie. - Vous dédierez le grand Folio de 1623 à William Herbert et à son frère, et quand on imprimera vos sonnets, vous les dédierez à " W. H. ". Shakespeare considéra le moravec comme s'il s'agissait d'une vision due à la fièvre. Mahnmut aurait voulu lui dire: Non, c’est vous qui êtes le rêve d'un cerveau mourant, maître Shakespeare. Pas moi. - Il est intéressant à mes yeux que vous ayez pour amant un jeune homme ou un adolescent, dit-il à voix haute. Mahnmut fut surpris par la réaction du poète. Shakespeare se retourna, saisit la dague passée à sa ceinture et la pointa sur l'unité crânienne du moravec. - Avez-vous un oil, petit Caliban, que j'y plante cette lame? Prenant soin de ne pas faire frémir sa permichair afin que la lame ne s'y enfonce pas, Mahnmut secoua doucement la tête et répondit: - Je vous prie de m'excuser. Je suis étranger à votre ville, à votre pays et à vos usages. - Vous voyez ces trois têtes sur le pont? demanda Shakespeare. Mahnmut réorienta son champ visuel sans bouger la tête. - Oui. - La semaine dernière, à cette heure-ci, ces hommes étaient étrangers à nos usages, gronda le poète. - Je vois. Merci d'avoir pointé mon erreur. Sans jeu de mots. Shakespeare remit la dague dans son fourreau de cuir. Mahnmut se rappela que cet homme était acteur, et par conséquent un peu cabotin, mais cette dague n'avait rien d'un accessoire de théâtre. Et la réaction de Shakespeare ne constituait pas une réponse négative. Tous deux se tournèrent vers le fleuve. À l'ouest, un gigantesque soleil d'un orange improbable flottait au sein de la brume. Shakespeare reprit la parole d'une voix toute douce. - Si j'écris ces sonnets, Caliban, ce sera pour y explorer mes échecs, mes faiblesses, mes compromissions, mes complaisances et mes tristes ambiguïtés, comme on fouille le trou laissé par une dent que l'on a perdue lors d'un pugilat de taverne. Comment avez-vous tué votre ami, cet Orphu d'Io? Mahnmut mit une seconde avant d'assimiler la question. - Je n'ai pas pu conduire La Dame noire dans la grotte que j'avais repérée. J'ai échoué dans cette tâche. Le réacteur a soudain rendu l'âme, il n'y avait plus de puissance. La Dame a sombré dans quatre brasses d'eau, à trois kilomètres du but. J'ai voulu vider tous les ballasts pour l'incliner sur un côté - cela m'aurait permis d'accéder à mon ami par la porte de la soute -, mais le submersible était déjà coincé. Mahnmut se tourna vers le poète. Ce dernier semblait lui accorder toute son attention. Derrière lui, les édifices sur le pont étaient bariolés de rouge par le couchant. - J'ai fait une sortie, passant en mode respiratoire interne, et je suis resté en plongée des heures durant. J'ai essayé des leviers, j'ai essayé le chalumeau, j'ai essayé mes manipulateurs, mais je ne suis pas arrivé à ouvrir cette satanée porte, pas plus que je n'ai pu dégager un accès à Pécoutille par la coursive. Orphu est resté en communication radio pendant un temps, et puis je l'ai perdu au moment où les systèmes de bord m'ont lâché. Pas un instant il n'a paru inquiet, ni terrifié, simplement fatigué... très fatigué. Jusqu'à ce que je perde le contact. Tout était noir. J'ai dû perdre connaissance. Peut-être qu'en ce moment je gis au fond de l'océan martien, aussi mort qu'Orphu ou alors près de mourir, et que je rêve cette conversation tandis que succombent les dernières cellules de mon cerveau organique. - Ton sein de tous ces cours s'est fait une richesse, dit Shakespeare d'une voix dénuée de toute intonation. Tu les as crus morts pour les avoir perdus; et là règne l'amour en sa plus rare espèce, et tous ces amis chers que tu crois disparus1. En reprenant connaissance, Mahnmut se retrouva sur la plage, éclairé par un soleil encore bas et entouré par plusieurs douzaines de petits hommes verts. Penchés sur lui, ils le fixaient de leurs petits yeux noirs plantés dans leurs visages d'un vert translucide, 1. Citation volontairement inexacte du sonnet XXI. D'après la traduction de Jean Malaplate, op. cit. (N.d.T.) et ils reculèrent d'un pas ou deux lorsque Mahnmut se redressa en position assise, faisant légèrement bourdonner ses servos. Ils étaient petits. Mahnmut mesurait un peu plus d'un mètre. Ces... êtres... étaient encore moins grands. Quoique de forme humanoïde, bien plus que Mahnmut, ils n'étaient pas d'apparence humaine. Ils étaient bipèdes, pourvus de bras et de jambes, mais ils n'avaient ni oreilles, ni nez, ni bouche. Ils ne portaient pas de vêtements et n'avaient que trois doigts à chaque main, évoquant un personnage de dessin animé que Mahnmut avait vu dans les archives de l'Ère perdue. Ils étaient en outre asexués, et leur chair - si on pouvait parler de chair - était transparente, comme du plastique mou, révélant une absence d'organes et de veines, leur corps étant rempli de globules, de particules et de grumeaux d'un vert uniforme, flottant et bouillonnant d'une façon qui n'était pas sans évoquer la lampe à lave chérie de Mahnmut, désormais engloutie avec le submersible. D'autres petits hommes verts descendaient un sentier creusé sur la falaise. Mahnmut aperçut le plus récent visage de pierre, un kilomètre à l'est. Le prochain attendait d'être érigé au bord de la falaise, attaché par des cordages à un lit de rondins. Il était impossible d'en distinguer les détails. Au diable ces fichues têtes. Mahmnut pivota sur lui-même et fouilla du regard la plage et l'océan. Les vagues s'écrasaient doucement avec une régularité de métronome. Où est La Dame noire? Là! À deux cents mètres du rivage, on voyait émerger une partie de son kiosque et de sa coque. Le sonar et le bathymètre du submersible avaient rendu l'âme avant lui, et Mahnmut avait commis le plus antique et le plus grave des crimes que peut commettre un capitaine: il avait fait échouer son navire. Il était pourtant alimenté en O2 pendant qu'il s'escrimait sur la porte de la soute, mais il avait dû s'évanouir, puis être jeté sur la plage durant la nuit. Orphu! Combien de temps avait-il perdu à délirer avec Shakespeare? Un peu moins de quatre heures, à en croire son chronomètre interne. Peut-être est-il encore en vie là-dedans. Il se dirigea vers l'océan, bien décidé à gagner le submersible en marchant sous les eaux. Une douzaine de petits hommes verts lui bloquèrent le passage. Puis il y en eut vingt. Puis cinquante. Ils étaient une centaine en tout à le cerner sur la plage. Mahnmut n'avait jamais levé la main - ni le manipulateur - sur quiconque, mais, s'il le fallait, il était prêt à se battre, à user de violence pour se frayer un passage dans cette foule. Toutefois, il décida d'essayer le dialogue au préalable. - Écartez-vous de mon chemin, dit-il, amplifiant sa voix au maximum pour qu'elle résonne dans l'atmosphère martienne. S'il vous plaît. Des yeux noirs le fixaient sur des visages verts. Mais ces êtres n'avaient ni oreilles pour l'entendre, ni bouche pour lui répondre. Partant d'un rire amer, Mahnmut entreprit de se frayer un chemin parmi eux, sachant que la seule force de leur nombre finirait par le terrasser - certains allaient s'asseoir sur lui pendant que les autres le réduiraient en pièces. Ses entrailles organiques se nouèrent à l'idée d'une telle démonstration de violence. L'un des petits hommes verts leva la main comme pour lui dire " stop ". Mahnmut fît halte. Toutes les têtes vertes se tournèrent vers la droite, en direction de la plage. La foule s'écarta comme par magie pour laisser passer un petit homme vert strictement semblable à tous les autres, qui s'arrêta devant Mahnmut et tendit ses deux mains en coupe, comme s'il priait ou lui offrait un bol invisible. Mahnmut resta sans comprendre. Et il n'avait pas le temps de parlementer en utilisant le langage des signes. Peut-être qu'Orphu était encore vivant. Il voulut écarter le petit homme, mais une vingtaine de ses congénères se massèrent derrière lui, bloquant le passage. Mahnmut n'avait qu'une seule alternative: soit il recourait à la violence, soit il communiquait avec l'émissaire. Poussant un soupir fort proche du gémissement, il tendit les mains en imitant le geste du petit homme vert. Ce dernier secoua la tête, toucha le bras gauche de Mahnmut -auquel ses sens organiques et ses capteurs électroniques apprirent que les doigts verts étaient plutôt froids -, l'abaissa, puis lui empoigna le bras droit. Le petit homme vert tira vers lui la main du moravec, jusqu'à ce que les doigts et la paume soient plaqués sur son torse transparent. Le petit homme vert tira plus fort, s'avança non sans effort, et Mahnmut vit avec horreur sa main creuser la chair verte et la pénétrer. Il faillit la retirer sous l'effet du choc, mais le petit homme vert refusa de relâcher son étreinte et continua de pousser. Mahnmut vit sa main noire nager au sein du fluide qui palpitait dans la poitrine du petit homme vert, sentit la chair transparente se refermer autour de son avant-bras comme pour combler une brèche. Tous les petits hommes verts se plaquèrent les mains sur le torse. Les doigts de Mahnmut palpèrent un objet dur et quasi sphé-rique. Il distingua au centre du thorax du petit homme vert un grumeau également vert, de la grosseur d'un cour humain. Sa main perçut une pulsation. Le petit homme vert tira une nouvelle fois et Mahnmut comprit. Il referma ses doigts autour de l'organe. QUE VOULEZ-VOUS? Surpris, Mahnmut faillit retirer sa main. Il ordonna à ses doigts de ne pas bouger, de rester autour du grumeau cardiaque du petit homme vert. Il avait senti la question couler jusqu'à son cerveau sous la forme de pulsations, de palpitations, de vibrations. Il n'était pas ici question de mots, ni d'un quelconque langage de sa connaissance - l'anglais, le français, le russe, le chinois ou le primaire. Comme il ne savait pas comment répondre, il prit la parole. - Je veux sauver mon ami, qui est prisonnier de ce navire, là-bas. Cent cinquante têtes vertes se tournèrent à l'unisson vers le submersible. Trois cents yeux noirs le regardèrent pendant quelques secondes, puis se retournèrent vers Mahnmut. DITES-NOUS OÙ IL EST AVEC VOS PENSÉES. Mahnmut ferma les yeux et visualisa Orphu dans sa soute, puis la porte de celle-ci, l'écoutille et la coursive. La réponse palpita le long de son bras. ATTENDEZ. Mahnmut sentit que sa main était libre et il la dégagea des chairs vertes avec un horrible bruit de succion. Le petit homme vert s'effondra alors sur le sable, roula sur le flanc et ne bougea plus; les grumeaux verts cessèrent de s'agiter dans son corps, ses yeux noirs se parèrent d'un voile blanc et ses doigts se figèrent après un ultime tressaillement. Ses cent quarante et quelques congénères entreprenaient déjà le sauvetage d'Orphu. Mahnmut se laissa choir près de ce qui était visiblement le cadavre de l'émissaire. Sainte Mère de Dieu, songea le moravec. Communiquer les tue. D'autres petits hommes verts descendirent de la falaise. Ils furent bientôt deux cents. Trois cents. Six cents. Mahnmut cessa de les compter et - ignorant l'ultime requête de l'émissaire - se dirigea en pataugeant vers le submersible échoué. Il gagna son environiche en passant par Pécoutille du kiosque, vérifia les batteries au cas où elles seraient de nouveau opérationnelles. Négatif. Il emprunta un sas pour se rendre dans la coursive engloutie et descendit jusqu'à l'endroit où la coque était défoncée. Impossible de passer par là. Regagnant la salle de contrôle, il tenta d'établir un contact radio avec Orphu. Silence total. Mahnmut récupéra son édition reliée des sonnets, protégée par une poche étanche, la rangea dans un sac à dos ainsi que d'autres objets - le port com qu'il avait bricolé à l'intention d'Orphu, les disques contenant le journal de bord du navire, des cartes imprimées, un pistolet lance-fusées, des cellules énergétiques - et regagna le sommet du kiosque. Les petits hommes verts avaient descendu plusieurs longueurs de l'épais câble noir qui maintenait en place la tête de pierre qu'ils tractaient en haut de la falaise. Plus quelques vingtaines des rondins sur lesquels reposait la tête en question. Ils travaillaient avec une efficience redoutable - certains nageaient jusqu'au submersible pour y fixer des amarres au-dessus et au-dessous du niveau de l'eau, d'autres plantaient dans le sable et sur la falaise rocheuse des tiges de métal prélevées sur les rondins, sans parler de ceux qui mettaient les poulies en place et transportaient les câbles dans un sens ou dans l'autre. Le submersible était très lourd - d'autant plus que ses coursives et sa salle des machines étaient envahies par les eaux - et Mahnmut ne pensait pas que ces petits travailleurs allaient réussir à le déplacer. Il se trompait. En moins de vingt minutes, plusieurs centaines de câbles reliaient le bâtiment au rivage, chacun maintenu fermement par quantité de petits hommes verts. Ceux-ci avaient conscience d'accomplir une mission de sauvetage; leur première initiative fut de haler avec force - tendant les câbles qui dessinèrent des lignes noires au-dessus du sable - afin de renverser le submersible sur son flanc droit. L'instinct de Mahnmut lui commandait d'aller leur prêter main-forte, mais il savait que ce serait inutile. Il se posta donc sur la coque de La Dame noire - se mouvant à mesure qu'elle se mouvait - et, dès que la porte de la soute eut émergé de la boue, plongea dans l'eau peu profonde armé d'un levier motorisé par une cellule énergétique, ses lampes réglées à l'intensité maximale. La porte avait été gauchie et partiellement fondue par l'entrée dans l'atmosphère, et Mahnmut constata bien vite qu'il ne pouvait l'entrouvrir que de quelques centimètres. Regrettant de ne pouvoir pleurer de frustration, il tapa sur la coque d'un poing rageur puis, se rendant compte qu'il n'était pas seul, se retourna dans les eaux troubles. Une demi-douzaine de petits hommes verts se tenaient près de lui et l'observaient. Apparemment, ils n'avaient pas besoin de respirer. Comme il ne souhaitait pas leur imposer le coût mortel d'une nouvelle " communication ", il désigna la porte entrouverte, puis la surface, et mima une série d'actions: j'enroule un câble, je le fixe au métal déchiré et je tire de toutes mes forces. Les six petits hommes verts opinèrent du chef, puis remontèrent les trois mètres les séparant de la surface. Une minute plus tard, il en arrivait soixante, armés qui d'un câble, qui d'une de ces tiges métalliques noires prélevées sur les rondins transportant la tête de pierre. Faisant à nouveau preuve d'une efficacité improbable, ils s'affairèrent à élargir une seconde ouverture de l'autre côté de la porte et à passer des câbles de l'une à l'autre comme par le chas d'une aiguille. Puis ils remontèrent à la surface, faisant signe à Mahnmut de les suivre. Il put à nouveau respirer, sentir le soleil sur sa peau et son polymère, et s'installa sur la coque de La Dame noire pendant que des centaines de petits hommes verts mettaient en place un réseau de poulies fixées à la falaise, y passaient les câbles et tiraient et tiraient. Et tiraient encore. Le submersible grinça, sa coque grogna, l'eau trouble vibra, et La Dame noire pivota de trente degrés supplémentaires vers tribord, tournant sur elle-même jusqu'à ce que le ventre du submersible soit positionné face au ciel et que la poupe soit pointée vers la plage. Quant à la porte, elle plia mais ne rompit point. Mahnmut repartit à l'assaut avec son levier. Le métal torturé refusa de céder. Son chalumeau était à court d'O2 comme de puissance. Avec beaucoup de douceur, les petits hommes verts l'arrachèrent à ses efforts infructueux. Mais Mahnmut leur échappa et repartit obstinément vers la soute, trébuchant sur la coque glissante, bien décidé à s'escrimer sur la porte rétive jusqu'à épuiser ses propres cellules énergétiques, et c'est alors qu'il constata que les PHV n'avaient pas renoncé eux non plus. Ils avaient entrepris de tresser leurs câbles, fabriquant une corde là où ils en avaient cinquante. Puis ils la traînèrent jusqu'à la falaise, la faisant passer par une série de poulies surdimensionnées reliées à un réseau de tiges plantées dans la falaise à la façon de pitons. L'extrémité du câble fut finalement passée autour de la gigantesque tête de pierre, enroulée douze fois autour du cou avant d'être fermement nouée. Cinq petits hommes verts s'approchèrent de Mahnmut et, tout doucement, le firent descendre du submersible. Le moravec n'en croyait pas ses yeux. Il avait cru que les petits hommes verts considéraient ces grands visages de pierre comme sacrés, que leur transport et leur érection par millions le long de la côte résultaient d'un impératif religieux ou psychologique exigeant qu'ils lui consacrent tout leur temps, toute leur énergie et toute leur dévotion, une priorité absolue au niveau de l'espèce. De toute évidence, il s'était trompé. Plusieurs centaines de silhouettes vertes firent tourner la tête sur son support, la poussèrent et la jetèrent à bas de la falaise. Elle tomba d'une hauteur de soixante mètres - son visage tourné vers la paroi - et se fracassa en une douzaine de morceaux sur les rochers, mais le câble eut le temps de faire son office, bien que plusieurs tiges aient jailli de la roche, arrachant la porte de la soute et la projetant sur une hauteur de vingt mètres avant qu'elle heurte la falaise et retombe sur le sable. Des centaines de petits hommes verts nagèrent vers le submersible, mais Mahnmut fut le premier à l'atteindre, toutes lampes dehors. Il retrouva les trois objets qu'il avait laissés dans la soute, dont l'Engin qu'ils étaient censés livrer à Olympus Mons. Et là, dans sa crèche, cabossé, brisé, muet, gisait Orphu d'Io. Mahnmut utilisa les dernières ressources de son levier motorisé pour le débarrasser de ses sinistres sangles. La masse colossale d'Orphu se mit à flotter dans l'eau de mer. Mais la porte était à présent au-dessus de lui, le submersible renversé sur le dos, et jamais il ne parviendrait à extraire l'Ionien de ce piège partiellement englouti qu'était devenue la soute. Une douzaine de petits hommes verts le rejoignirent, localisèrent des prises sur la carapace vérolée et fendillée d'Orphu et glissèrent bras et jambes sous l'encombrante masse du moravec. Ils trouvèrent un point d'appui et soulevèrent. Travaillant dans un silence absolu, sans jamais glisser ni lâcher leur fardeau, ils hissèrent doucement Orphu, l'enveloppèrent de câbles, le firent émerger au-dessus de la coque incurvée de La Dame noire, l'immergèrent doucement dans l'eau, le firent flotter sur des rondins, confectionnèrent un radeau avec ceux-ci et propulsèrent doucement le corps de l'Ionien vers la plage. Les petits hommes verts - il y en avait maintenant un bon millier sur la grève - s'écartèrent autour de Mahnmut tandis qu'il s'affairait à déterminer si Orphu était encore vivant. L'Ionien gisait inerte sur le sable rouge comme un gigantesque trilobite de la préhistoire terrienne, rejeté par les vagues à l'issue d'une tempête. Après avoir scruté le ciel en quête des chars qui n'allaient sûrement pas tarder à lui fondre dessus, Mahnmut vida son sac à dos et ses sachets étanches de l'équipement qu'il avait récupéré à bord de La Dame noire. Il commença par aligner cinq cellules énergétiques, petites mais puissantes, les connecta en série et brancha un câble sur l'un des ports survivants d'Orphu. Il n'obtint aucune réaction, mais l'indicateur virtuel lui montra que l'énergie était acheminée quelque part. Ensuite, Mahnmut grimpa sur la carapace d'Orphu - impressionné par les dommages qu'avait subis son ami et qu'il découvrait pour la première fois à la lumière du jour - et inséra le récepteur radio dans le port com. Il testa la connexion -recevant pour sa peine un bourdonnement rassurant - et activa son propre microphone. - Orphu? Pas de réponse. - Orphu? Silence. La foule de petits hommes verts le fixait patiemment. - Orphu? Mahnmut persista durant cinq minutes, appelant toutes les vingt secondes sur toutes les fréquences accessibles et vérifiant la connexion à plusieurs reprises. L'unité com recevait sa transmission. C'était Orphu qui ne répondait pas. - Orphu? Le silence n'était pas absolu. Grâce à ses capteurs externes, Mahnmut entendait plus de bruits de fond qu'il n'en avait entendus de sa vie: le murmure des vagues lapant le sable, le souffle du vent sur la falaise, la douce rumeur des petits hommes verts changeant de position de temps à autre, et les mille vibrations nuancées d'une atmosphère planétaire comme celle-ci. Il n'y avait que la liaison et Orphu pour rester muets. - Orphu? Mahnmut consulta son chronomètre. Cela faisait plus de trente minutes qu'il s'escrimait. À contrecour, et comme au ralenti, il descendit de la carapace de son ami, fit quinze pas sur la plage et s'assit sur le sable mouillé, là où l'eau venait le lécher. Les petits hommes verts s'écartèrent devant lui, puis l'entourèrent à une distance respectueuse. Mahnmut les considéra: une muraille de minuscules corps verts, de visages inexpressifs et d'yeux noirs qui ne cillaient jamais. - Vous n'avez rien d'autre à faire? leur lança-t-il. Sa voix semblait étrange à ses propres entrées auditives. Peut-être était-ce dû à l'acoustique de l'atmosphère martienne. Les PHV ne bougèrent pas. La tête de pierre était réduite en pièces au pied de la falaise, mais les petits nommes verts ne semblaient pas s'en soucier. Une vingtaine de câbles restaient fixés au submersible, qui gisait inerte sous la caresse des vagues. Mahnmut sentit soudain déferler sur lui le chagrin et le mal du pays. Il n'avait connu que trois relations intimes durant ses trois décennies joviennes d'existence - soit plus de trois cents années martiennes. D'abord La Dame noire, qui n'était qu'une machine semi-consciente, mais pour laquelle il avait été expressément conçu et dans laquelle il se sentait à sa place; la Dame était morte. Puis il y avait eu Urtzweil, son équipier, qui avait péri dix-huit années J auparavant, alors que Mahnmut n'avait vécu que la moitié de sa vie. Et maintenant Orphu. Voilà qu'il se retrouvait à des centaines de millions de kilomètres de chez lui, seul, totalement inapte et absolument pas préparé à la mission qu'on lui avait confiée. Comment était-il censé parcourir les cinq mille kilomètres le séparant d'Olympus Mons pour y poser l'Engin? Et en supposant qu'il y parvienne? Koros III savait peut-être ce qu'il fallait faire une fois là-bas, peut-être connaissait-il la vraie nature de leur mission, mais le misérable Mahnmut, de la défunte Dame noire, n'en avait pas la moindre idée. Arrête de te lamenter sur ton sort, crétin, se dit-il. Mahnmut regarda les PHV. C'était peut-être une illusion, mais ils lui semblaient tristes, voire peines. Ils n'avaient même pas pleuré la mort de l'un des leurs, comment pouvaient-ils s'émouvoir de celle d'un moravec, d'une machine intelligente dont ils n'avaient jamais imaginé l'existence? Mahnmut savait qu'il devrait à nouveau communiquer avec les petits hommes verts, mais l'idée de plonger sa main dans l'un d'eux, de le tuer en s'entretenant avec lui, le révulsait. Non, il attendrait d'y être obligé. Il se releva, retourna auprès du cadavre d'Orphu et entreprit de déconnecter les cellules énergétiques. - Hé! protesta Orphu sur la bande com. Je n'ai pas fini de manger. Mahnmut fut si surpris qu'il fit un petit bond. - Seigneur, tu es vivant! - Aussi " vivant " que peut l'être un moravec. - Sacré nom de Dieu! s'exclama Mahnmut, partagé entre l'envie de rire, celle de pleurer et celle de frapper le gros crabe tout cabossé. Pourquoi n'as-tu pas répondu quand je t'ai appelé? Je n'ai pas arrêté, bon sang! - Qu'est-ce que tu racontes? J'étais en hibernation. J'étais dans cet état depuis que la Dame s'est retrouvée à court d'air et d'énergie. Tu crois que je peux bavarder quand je suis en état d'hibernation? - Qu'est-ce que c'est que cette connerie d'hibernation? dit Mahnmut en marchant autour de son ami. C'est la première fois que j'entends parler d'un moravec qui hiberne! - Vous n'avez pas cette option sur Europe? - Évidemment non! - Eh bien, que veux-tu que je te dise? Les moravecs comme moi, conçus pour travailler dans le vide spatial, que ce soit dans le tore de radiation d'Io ou ailleurs dans l'espace jovien, se retrouvent parfois dans des situations où ils n'ont pas d'autre choix que de désactiver leurs systèmes jusqu'à ce que quelqu'un vienne les récupérer et les réparer. Ça arrive. Pas souvent, mais ça arrive. - Combien de temps peux-tu rester en état de... d'hibernation? demanda Mahnmut, dont la colère laissait la place à une sorte de jubilation. - Pas très longtemps. Environ cinq cents heures. Mahnmut fit sortir ses doigts de ses coussins manipulateurs, ramassa un caillou et en frappa la carapace d'Orphu. - Tu n'entends rien? demanda ce dernier. Mahnmut soupira, s'assit dans le sable, à proximité de l'endroit où s'étaient jadis trouvés les yeux de son ami, et entreprit de lui décrire leur situation présente. Orphu persuada Mahnmut d'entrer à nouveau en communication avec les PHV par l'intermédiaire d'un traducteur. L'Ionien était tout aussi écouré que lui à l'idée de causer la mort d'un petit homme vert - d'autant plus que c'étaient eux qui l'avaient secouru -, mais il affirmait que le succès de leur mission dépendait de cette communication, et qu'il fallait en outre faire vite. Mahnmut avait vainement tenté d'autres méthodes, du langage des signes aux dessins dans le sable - il avait tracé une carte montrant l'endroit où ils se trouvaient et le volcan où ils devaient se rendre -, allant jusqu'à recourir aux cris comme tout imbécile égaré dans un pays dont il ne parle pas la langue. Les PHV s'étaient contentés de le fixer sans réagir. En fin de compte, ce fut l'un d'eux qui prit l'initiative, s'avançant vers Mahnmut, lui saisissant la main et l'attirant vers son torse. - J'y vais? demanda Mahnmut à Orphu via la liaison com. - Tu n'as pas le choix. Mahnmut grimaça en sentant sa main s'enfoncer dans la chair molle, ses doigts se refermer autour de ce cour vert et palpitant, baignant dans un fluide tiède et sirupeux. COMMENT POUVONS-NOUS VOUS AIDER? Mahnmut avait cent questions à poser, mais Orphu l'aida à dégager ses priorités. - Le submersible, dit l'Ionien. Nous devons le mettre hors de vue avant qu'un char le repère. Employant un mélange de mots et d'images, Mahnmut transmit l'idée que le submersible devait se déplacer d'un kilomètre vers l'ouest et se planquer dans la grotte creusée dans la falaise saillant de la côte à cet endroit. Plusieurs vingtaines de petits hommes verts se mirent au travail tandis que Mahnmut restait planté là, la main plongée dans le torse du traducteur. Ils plantèrent des tiges métalliques dans le sable, attachant de nouveaux câbles à La Dame noire et les passant dans des poulies. Le traducteur attendait patiemment, la main du moravec autour de son cour. - Je veux l'interroger sur les têtes de pierre, dit Mahnmut à Orphu. Lui demander qui ils sont, pourquoi ils font tout cela. - Quand nous aurons trouvé un moyen d'aller à Olympus. Mahnmut soupira et transmit la requête appropriée. Il visualisa le gigantesque volcan tel qu'il l'avait vu en orbite et demanda si les PHV pouvaient les aider soit à gagner les highlands de Tempe Terra, soit à longer la côte de la mer de Téthys sur quatre mille kilomètres, pour rallier Olympus Mons via celle d'Alba Patera. CELA N'EST PAS POSSIBLE. - Qu'entend-il par là? s'enquit Orphu lorsque Mahnmut lui eut relayé cette réponse. Qu'ils ne peuvent pas nous aider ou qu'on ne peut pas aller vers l'est depuis ici? Mahnmut avait éprouvé un semblant de soulagement lorsque le traducteur avait signé l'arrêt de mort de leur mission, ou quasiment, mais il lui transmit la requête de clarification émise par Orphu. IMPOSSIBLE POUR VOUS DE VOYAGER VERS L'EST CAR LES HABITANTS D'OLYMPOS VOUS VERRAIENT ET VOUS TUERAIENT. - Demande-lui s'il existe une autre route, insista Orphu. Peut-être qu'on pourrait passer par Kasei Vallès . NON. VOUS IREZ EN FELOUQUE À NOCTIS LABYRINTHUS. - Qu'est-ce qu'une felouque? demanda Orphu quand Mahnmut lui eut relayé cette réponse. Un dessert italien? - C'est un petit bateau à deux mâts, propulsé par voile et par rames, répondit Mahnmut, qui avait téléchargé lors de sa formation toutes les données maritimes disponibles sur Europe. Elles sillonnaient la Méditerranée il y a des millénaires de cela. - Demande-lui quand nous pourrons partir. - Quand pourrons-nous partir? s'enquit Mahnmut, pour lequel la question apparut sous la forme d'une vibration dans les doigts et d'un picotement dans l'esprit. LA BARGE DE PIERRES ARRIVE DEMAIN MATIN. LA FELOUQUE L'ACCOMPAGNE. VOUS POURREZ LA PRENDRE. - Nous avons besoin de récupérer certaines choses dans notre submersible, dit Mahnmut. Il visualisa l'Engin et les deux autres objets qui se trouvaient dans la soute, faisant comprendre au traducteur qu'il fallait les transporter sur le rivage, puis dans la grotte. Il visualisa ensuite des PHV acheminant Orphu dans cette même grotte. Comme pour lui répondre, plusieurs douzaines de petits hommes verts se dirigèrent vers le navire. D'autres s'approchèrent d'Orphu et entreprirent de fabriquer avec des rondins une palette destinée à l'accueillir. - Je ne pense pas pouvoir tenir plus longtemps le cour de cet homme, dit Mahnmut à Orphu. C'est comme si je cherchais à saisir un fil à nu. - Lâche-le, alors. - Mais... - Lâche-le. Mahnmut remercia le traducteur - remercia tous les petits hommes verts - et lâcha prise. À l'instar de son congénère, le PHV s'effondra sur le sable, tressaillit, soupira et mourut. - Ô mon Dieu! murmura Mahnmut. Il s'appuya contre la carapace d'Orphu. Les petits hommes verts avaient déjà entrepris de la soulever pour glisser des rondins sous sa masse. - Que font-ils? Mahnmut décrivit à son ami la scène qui l'entourait: les PHV qui se préparaient à le transporter, ainsi que l'Engin et les autres objets qu'ils extrayaient déjà du submersible, les câbles qu'ils attachaient à celui-ci et sur lesquels ils tiraient par centaines, acheminant La Dame noire vers la grotte où elle serait à l'abri des regards. - Je t'accompagne là-bas, précisa Mahnmut d'une voix éteinte. Le cadavre du traducteur ressemblait à une carcasse desséchée sur la plage. Tous ses organes s'étaient désintégrés et le fluide vert s'en était écoulé, transformant le sable en une boue brunâtre. Les autres petits hommes verts, indifférents à ce spectacle, commencèrent à tracter Orphu en direction de l'ouest. - Non, dit l'Ionien. Tu sais ce que tu as à faire. - Je t'ai déjà décrit ces visages quand je les ai observés depuis l'océan. - C'était en pleine nuit, par l'intermédiaire de la bouée péris-copique. Nous devons les examiner à la lumière du jour. - La tête la plus proche de nous a été réduite en pièces, dit Mahnmut, qui se jugea un tantinet geignard. La suivante est à un bon kilomètre d'ici. Au sommet de la falaise. - Vas-y. Je reste en contact radio avec toi pendant qu'ils m'emmènent dans la grotte. Tu n'auras aucun mal à t'assurer de loin qu'ils prennent soin de La Dame noire. Mahnmut rendit les armes à contrecour et mit le cap à l'est, s'éloignant de la foule de PHV tractant son submersible le long de la côte et Orphu sur la plage, vers l'ombre accueillante de la grotte. La tête tombée au pied de la falaise était en trop mauvais état pour qu'on identifie ses traits. Mahnmut gravit à grand-peine le sentier escarpé que les petits hommes verts avaient descendu sans effort apparent. Il était étroit, horriblement raide et effroyablement glissant. Arrivé en haut, il marqua une pause pour recharger ses cellules et regarder autour de lui. Au nord, la mer de Téthys s'étendait à perte de vue. Au sud, la pierre rouge du rivage laissait la place à des collines, rouges également, et - à plusieurs kilomètres de là -au vert des forêts ou des broussailles poussant sur les contreforts des montagnes. Quelques brins d'herbe poussaient au bord du sentier longeant la falaise. Il marqua une nouvelle pause pour examiner le socle installé par les petits hommes verts pour accueillir la tête qu'ils avaient sacrifiée afin d'arracher la porte de la soute du submersible. Il avait été mis en place avec soin, et Mahnmut vit que l'excroissance saillant du cou de la statue devait s'insérer dans un trou creusé dans la pierre afin d'assurer la stabilité de l'ensemble. Ces petits hommes verts sculptaient et travaillaient la pierre avec une indéniable habileté. Il continua de marcher vers l'est. La dernière tête mise en place lui apparaissait à l'horizon. Le moravec n'était pas conçu pour la marche à pied - son rôle était de rester assis aux commandes de son submersible et parfois de nager - et lorsqu'il se lassait d'être un bipède, il altérait la configuration de ses articulations et de son épine dorsale pour avancer à quatre pattes, un peu comme un chien. Lorsqu'il arriva enfin devant la tête de pierre, il s'immobilisa devant sa large base, découvrant qu'elle était fixée au socle par une sorte de ciment. Il se tourna vers l'est, parcourant du regard le sentier que des milliers de PHV avaient creusé le long de la falaise, puis vers l'ouest, là où la foule verte était sur le point de planquer dans la grotte Orphu et le submersible. - Tu y est? demanda la voix d'Orphu. - Oui. Je suis adossé à la chose. - Que donne le visage? - L'angle d'examen n'est pas idéal. Je ne vois qu'un menton, des lèvres et des narines. - Redescends sur la plage. Pour une raison que j'ignore, ces visages doivent être vus depuis l'océan. - Mais... Mahnmut considéra la falaise raide, qui faisait bien cent mètres de haut. Il distingua là aussi un sentier escarpé et glissant qui permettait d'atteindre la plage. - Si je me casse le cou, ce sera ta faute! lança-t-il. - Compris, répliqua Orphu. Je sens des vibrations à mesure qu'ils me déplacent, mais j'ignore à quelle distance je suis de la grotte. Tu vois quelque chose? Mahnmut se tourna vers l'ouest et augmenta son acuité visuelle. - Il te reste deux cents mètres à faire. Je vais descendre maintenant. Tu es sûr que je dois aussi aller voir la tête suivante? Elle est à un kilomètre d'ici, et elles m'ont paru identiques quand on était en orbite. - Je pense qu'il faut aller s'en assurer, dit Orphu. - Dixit le moravec sans jambes, marmonna Mahnmut. Il entreprit la longue et pénible descente. Il prit le maximum de champ, ne s'arrêtant que lorsqu'il sentit les vagues lui lécher les jambes. Le visage était net mais inconnu. Muet, perdu dans ses pensées, il parcourut un kilomètre supplémentaire sans remonter sur la falaise. Le deuxième visage était identique au premier: fier, impérieux, autoritaire, les yeux fixés sur l'océan - un visage de vieillard sculpté dans la pierre, le crâne dégarni mais la nuque et les tempes recouvertes de longues mèches, le front ridé, de petits yeux sous des sourcils au dessin sévère, des pattes d'oie, de hautes pommettes saillantes, un menton petit mais ferme, des lèvres minces au pli peu amène, un visage quasiment dénué d'humour. - C'est un vieillard, dit Mahnmut par radio. Un humain de sexe masculin et d'un âge avancé, mais il ne correspond à aucun portrait archivé dans ma base de données historiques. Il n'entendit que des parasites pendant quelques secondes. - Fascinant, dit finalement Orphu. Pourquoi un vieil homme de la Terre a-t-il droit à ces millions d'effigies en pierre le long d'une côte martienne? - Aucune idée. - Fait-il partie du peuple des chars? demanda Orphu. Res-semble-t-il à un dieu? - Pas à un dieu grec. Il m'évoque surtout un vieillard puissant mais atteint de troubles digestifs. Je peux revenir maintenant? Avant qu'un barbu en toge pilotant un char volant me découvre ici, bouche bée comme un vulgaire touriste? - Oui, fit Orphu. Je pense que tu devrais revenir. 23. Forêt de séquoias du Texas Ce matin-là, ils prirent leur petit déjeuner dans une bulle verte surplombant le Golden Gâte à Machu Picchu, mais Odysseus ne leur fit pas le récit de ses voyages. Personne ne pensa à le lui demander. Ada se dit que tous semblaient préoccupés, et elle comprit bientôt pourquoi. En ce qui la concernait, elle était préoccupée parce qu'elle avait peu dormi mais avait passé avec Harman la nuit la plus merveilleuse de sa vie. Ada avait déjà eu des " rapports sexuels " - quelle femme de son âge n'en avait pas eu? -, mais elle se rendit compte qu'elle n'avait jamais fait l'amour. Harman s'était montré d'une tendresse exquise et d'une insistance enthousiaste, attentif à ses désirs et à ses réactions sans en être l'esclave, sensible mais viril. Ils avaient un peu dormi - pelotonnés l'un contre l'autre sur l'étroit lit près de la fenêtre incurvée - mais s'étaient souvent réveillés, leurs corps s'étreignant avant même que leurs esprits soient pleinement conscients. Lorsque le soleil s'était levé derrière l'aiguille flanquant Machu Picchu à l'est, Ada était devenue une autre... non, ce n'était pas vrai: elle se sentait la même, mais plus grande, plus comblée, plus lucide. Hannah, vit-elle, avait ce matin-là un comportement des plus étranges: le visage empourpré, elle semblait sur le qui-vive et se montrait attentive à tout ce que disait le dénommé Odysseus; chaque fois que ses yeux se posaient sur Ada, elle détournait la tête en rougissant. Alors que le petit déjeuner touchait à sa fin et qu'ils se préparaient à partir vers le nord pour regagner le château d'Ardis, Ada comprit enfin: Mon Dieu! Hannah a couché avec Odysseus. Elle resta une bonne minute sans pouvoir y croire, car jamais son amie ne lui avait confié quoi que soit qui ait trait aux hommes ou au sexe en général, puis elle vit les regards qu'Hannah jetait à l'homme barbu, perçut certains indices de nature physique - la façon dont la jeune femme réagissait au moindre mouvement de l'homme, ses mains qui semblaient se tendre vers lui, par exemple -et comprit que la nuit avait été agitée dans les domis du Golden Gâte. De toute évidence, Daeman et Savi étaient passés à côté de la fête. Le jeune homme était d'aussi méchante humeur que la veille, tarabustant Savi avec ses questions sur le Bassin méditerranéen, à la fois impatient et inquiet à l'idée de partir à l'aventure. Savi paraissait distraite, presque chagrinée, et visiblement impatiente de partir. Harman se montrait calme et attentionné vis-à-vis d'Ada, sans toutefois que cela soit trop outrancier. Elle surprit son regard à deux ou trois reprises et fut tout émue lorsqu'il lui adressa un sourire. À un moment donné, il glissa une main sous la table pour lui caresser la jambe. - Alors, quel est le plan? demanda Daeman alors qu'ils achevaient leur petit déjeuner composé de café, de jus de fruits frais, de baies et de croissants - Ada avait observé avec fascination la cuisson de ces derniers. - Le plan, répondit Savi, prévoit que nous conduisions Odysseus, Hannah et Ada au château d'Ardis - si nous voulons qu'ils arrivent avant la nuit, nous avons intérêt à nous presser -, puis que nous gagnions ensuite le Bassin méditerranéen, Harman, toi et moi. Te sens-tu d'attaque pour une telle expédition, Daeman Uhr? - Oui. Ada jugea cependant que Daeman ne semblait pas d'attaque; il semblait plutôt souffrir de la fatigue, de la gueule de bois ou des deux réunis. - Alors faisons nos valises, grouillons-nous le cul et cassons-nous, déclara la vieille femme. Ils embarquèrent à bord du sonie qui les avait conduits en ce lieu, bien qu'Hannah eût découvert d'autres machines volantes dans l'une des salles fixées au pylône sud du pont. En dépit de sa petite taille, l'appareil était équipé de compartiments assez spacieux pour contenir le sac à dos de Savi, ainsi que le reste de leur équipement, mais Odysseus transportait tout un attirail avec lui: un glaive et son fourreau, un bouclier, des tenues de rechange et deux javelines identiques à celles avec lesquelles il avait chassé l'oiseau-terreur. Savi s'installa dans la niche centrale, là où étaient placées les commandes virtuelles, avec Ada à sa gauche et Harman à sa droite. Daeman, Odysseus et Hannah s'installèrent derrière eux, et Ada surprit son amie alors qu'elle regardait l'homme barbu avec des yeux énamourés. Après avoir mis le cap à l'est et franchi une chaîne de montagnes, ils perdirent de l'altitude et se dirigèrent vers le nord, survolant une jungle touffue et un gigantesque fleuve aux eaux brunâtres que Savi déclara s'appeler Amazone. La canopée de la forêt tropicale ne s'interrompait que pour laisser pointer quelques pyramides en verre bleu dont l'apex atteignait une hauteur de trois cents mètres, effleurant les nuages bas porteurs de pluie. Savi ne daigna pas expliquer leur nature, et les autres semblaient trop fatigués ou trop inquiets pour s'en enquérir. Une demi-heure après que la dernière de ces pyramides eut disparu derrière eux, Savi fit virer le sonie sur la gauche, et ils mirent le cap au nord-ouest pour franchir une nouvelle chaîne de montagnes. L'air était si raréfié que la bulle du champ de force fit son apparition, bien que leur altitude apparente ne fût que de cent cinquante mètres, et la pression partielle en oxygène augmenta à l'intérieur. - On ne va plus dans la bonne direction, n'est-ce pas? demanda Harman au bout d'un long silence. Savi acquiesça. - Je préfère éviter les Monolithes de Zorin qui infestent les côtes de ce qui était jadis le Pérou, l'Equateur et la Colombie, expliqua-t-elle. Certains d'entre eux sont encore armés et opérationnels. - C'est quoi, les Monolithes de Zorin? demanda Hannah. - Rien qui nous concerne pour le moment, répliqua Savi. - À quelle vitesse nous déplaçons-nous? interrogea Ada. - On ne va pas très vite. (Savi consulta la console virtuelle qui entourait ses mains et ses poignets.) Environ quatre cent cinquante kilomètres à l'heure. Ada tenta d'imaginer une telle vitesse. En vain. Avant de monter à bord du sonie, elle n'avait jamais rien emprunté de plus rapide qu'un droski tracté par un voynix, et elle n'avait aucune idée de la vitesse d'un tel équipage. Sans doute était-elle inférieure à 450 km/h. Les montagnes et les corniches en contrebas défilaient bien plus vite que ne le faisait la contrée séparant le château d'Ardis du portail fax lorsqu'elle se rendait à celui-ci en droski ou en calèche. Une nouvelle heure s'écoula. Puis Hannah déclara: - Je commence à attraper des crampes à force de tendre le cou pour regarder en bas, et la bulle est trop petite pour que je m'assoie. J'aimerais bien... Elle poussa un cri. Ada, Daeman et Harman l'imitèrent. Il avait suffi que Savi caresse les commandes virtuelles pour que le sonie disparaisse au-dessous d'eux. L'espace d'un instant, avant de fermer les yeux, Ada contempla une parfaite illusion: six êtres humains, avec armes et bagages - les armes étant celles d'Odysseus - flottant librement dans l'air sans soutien aucun. - La prochaine fois, préviens avant de nous jouer un tour pareil, dit Harman d'une voix tremblante. Savi se contenta de grommeler. Ada passa une bonne minute à palper le métal de la coque et le cuir rembourré de la couchette sous ses jambes, son ventre et sa poitrine avant de trouver le courage de rouvrir les yeux. Je ne vais pas tomber, je ne vais pas tomber, je ne vais pas tomber, se répéta-t-elle. Si, tu vas tomber, lui répondirent ses yeux et son oreille interne. Elle referma les paupières, les rouvrant alors que l'appareil sortait des highlands pour survoler une péninsule s'étendant vers le nord-ouest. - J'ai pensé que ceci t'intéresserait, dit Savi en s'adressant au seul Harman, comme si les autres étaient incapables de comprendre ce dont elle parlait. Devant eux, l'océan avait taillé dans l'isthme, y perçant un bras d'au moins cent cinquante kilomètres de large. Savi prit de l'altitude et mit le cap au nord. - Les cartes que j'ai consultées montrent un isthme reliant l'Amérique du Nord et du Sud sans la moindre interruption, dit Harman en se redressant sur sa couchette pour examiner le paysage derrière eux. - Les cartes que tu as consultées sont totalement inutiles, rétorqua Savi. Ses doigts entamèrent une petite danse, et le sonie prit de la vitesse et de l'altitude. Il était midi passé lorsqu'une nouvelle côte fut en vue. Savi fit descendre le sonie et ils survolèrent bientôt des marécages, qui eurent vite fait de céder la place à des kilomètres de séquoias – un nom que Savi dut leur apprendre -, dont les plus grands se dressaient à cent mètres de haut. - Quelqu'un a envie de profiter du déjeuner pour se dégourdir les jambes sur la terre ferme? demanda Savi. Ou de satisfaire un besoin naturel loin des regards indiscrets? Quatre voix sur cinq répondirent par l'affirmative. Odysseus se contenta de sourire. Il s'était assoupi. Ils déjeunèrent dans une clairière, au sommet d'une petite butte entourée par des géants végétaux. A peine visibles, les anneaux e et p se déplaçaient dans un carré de ciel bleu au-dessus de leurs têtes. - Est-ce qu'il y a des dinosaures dans les parages? s'enquit Daeman en scrutant les ombres entre les arbres. - Non, répondit Savi. Ils préfèrent le centre et le nord du continent. Rassuré, Daeman s'adossa à une branche morte et mâchonna sa tranche de bouf, son pain et ses fruits, mais il se redressa vivement lorsque Odysseus déclara: - Savi Uhr veut peut-être nous faire comprendre qu'il y a par ici des prédateurs encore plus féroces que ces dinosaures recombinés. L'intéressée lui lança un regard agacé, comme on en réserve aux enfants incorrigibles, et fit non de la tête. Daeman se tourna de nouveau vers les ombres, puis changea de place pour se rapprocher du sonie Hannah, dont les yeux semblaient rivés à Odysseus, prit néanmoins le temps d'attraper son turin et de s'en recouvrir le visage. Elle resta allongée plusieurs minutes pendant que les autres mangeaient à l'ombre dans un silence total. Puis elle se redressa, ôta le carré de tissu brodé de microcircuits et dit: - Odysseus, veux-tu voir ce qui vous arrive, à toi et à tes camarades, pendant que vous assiégez la cité aux hauts murs? - Non, répondit le Grec. D'un coup de dents, il se découpa un morceau d'oiseau-terreur qu'il mâchonna lentement, puis but une gorgée de vin à l'outre qu'il avait apportée. - Zeus est en colère, et il fait pencher la balance en faveur des Troyens, commandés par Hector, poursuivit Hannah sans tenir compte de la réticence d'Odysseus. Ils ont repoussé les Grecs à l'intérieur de leurs défenses - les pieux et le fossé -, et ils se battent autour des nefs noires. Apparemment, ton camp est sur le point de succomber. Tous les grands rois ont pris la fuite - toi y compris. Nestor est le seul qui se batte encore. Odysseus laissa échapper un grognement. - Le vieux sacripant! S'il est resté sur le champ de bataille, c'est parce qu'on vient de tuer son cheval. Hannah se tourna vers Ada et lui sourit. De toute évidence, elle ne cherchait qu'à faire sortir Odysseus de son silence, et elle y avait réussi. Ada ne pensait pas que cet homme bien trop réel - à la peau cuivrée, ridée, couturée de cicatrices, si différent des hommes de son entourage, régulièrement réparés par la firmerie -était l'Odysseus de l'épopée du turin. À l'instar des plus intelligentes de ses connaissances, Ada estimait que le turin n'était qu'une forme de divertissement virtuel, datant fort probablement de l'Ère perdue. - Te rappelles-tu ce combat près des nefs noires? insista Hannah. Nouveau grognement d'Odysseus. - Je me souviens surtout du festin qui a eu lieu la veille de cette journée maudite entre toutes. Trente navires étaient arrivés de l'île de Lemnos, avec à leur bord mille mesures de vin, de quoi noyer les armées troyennes si nous ne leur avions pas trouvé un usage plus agréable. Un cadeau d'Eunée, fils de Jason, à l'intention des Atrides - Agamemnon et Ménélas. (Il fixa Hannah et les autres en plissant les yeux.) Les voyages de Jason, voilà une histoire digne d'être contée! Exception faite de Savi, tous fixèrent le colosse en tunique d'un air un peu stupide. - Jason et ses Argonautes, précisa Odysseus en leur lançant un regard interloqué. Vous connaissez sûrement leur histoire. Ce fut Savi qui rompit le silence gêné. - Ils ne connaissent aucune histoire, fils de Laerte. Nos humains prétendument à l'ancienne sont des êtres sans passé, sans mythes et sans légendes - hormis celle du turin. Ils sont aussi postalphabétisés que toi et tes camarades étaient préalphabétisés. - Nous n'avions pas besoin de gribouillis sur l'écorce, le parchemin ou la boue séchée, pour faire de nous des hommes dignes de ce nom, gronda Odysseus. Nos ancêtres avaient essayé l'écriture pour finir par l'abandonner, la jugeant inutile. - Exact, fit Savi d'un ton sarcastique. " Mes nerfs sont-ils moins durs pour n'avoir pas de lettres I " Et mon sexe en est-il moins raide? " Une citation d'Horace, je crois bien. Odysseus lui décocha un regard noir. 1. "Illitterati num minus nervi rigent, / Minusve languet fascinum? ", Huitième Épode, traduction d'Henri Tournier. (N.d.T.) - Vas-tu nous raconter l'histoire de Jason et de ses... de ses quoi? demanda Hannah. En la voyant rougir, Ada acheva de se convaincre que son amie avait bien couché avec Odysseus la nuit précédente. - Ses Ar-go-nau-tes, répondit ce dernier, détachant les syllabes comme s'il s'adressait à une enfant. Non, je ne vous la raconterai pas. Les yeux d'Ada se posèrent sur Harman et son esprit se remémora la longue nuit qu'ils avaient vécue. Elle aurait voulu s'éloigner avec lui parmi les arbres pour évoquer les souvenirs qu'ils partageaient - ou, à tout le moins, fermer les yeux et s'endormir dans cette clairière mouchetée de soleil, pour rêver peut-être à leurs étreintes. Encore mieux, songea-t-elle en contemplant Harman sous ses cils baissés, on pourrait s'esquiver dans la forêt pour y faire à nouveau l'amour. Mais Harman ne sembla pas réagir à sa demande muette, comme s'il avait mis en sommeil sa télépathie amoureuse. Le bien-aimé d'Ada ne semblait s'intéresser qu'aux remarques d'Odysseus. - Vas-tu nous raconter une histoire de la guerre du turin? demanda-t-il à l'homme barbu. - Cette guerre était celle de Troie, et au diable votre satané chiffon! rugit Odysseus, que le vin semblait cependant avoir un peu calmé. Mais je peux vous raconter une histoire dont votre précieux turin ne connaît rien. - Oui, s'il te plaît, dit Hannah en se rapprochant du guerrier. - Que le Seigneur nous délivre des conteurs, marmonna Savi. Elle se leva, rangea sa gamelle dans le compartiment du sonie et disparut dans la forêt. Daeman la regarda partir d'un air inquiet. - Il y a vraiment des prédateurs plus dangereux que les dinosaures dans le coin? demanda-t-il à la cantonade. - Savi ne court aucun danger, lui dit Harman. Elle a son arme sur elle. - Mais si une bête la dévorait, qui piloterait le sonie? demanda Daeman sans tourner la tête. - Chut! fit Hannah. (Elle posa ses longs doigts bronzés sur le poignet d'Odysseus.) Raconte-nous l'histoire dont le turin ne sait rien. S'il te plaît. Odysseus plissa le front, mais Ada et Harman hochaient la tête pour appuyer la requête d'Hannah, aussi il s'essuya la barbe et commença. - Votre chiffon ne vous a pas montré cet épisode, et il ne vous le montrera jamais. Les événements que je vais vous relater se sont produits après la mort d'Hector et de Paris, mais avant la venue du cheval de bois. - Paris va mourir? lança Daeman. - Hector va mourir? s'écria Hannah. - Quel cheval de bois? demanda Ada. Odysseus ferma les yeux, se passa les doigts dans la barbe et dit: - Pourrais-je poursuivre sans interruption? Tous acquiescèrent. - Les événements que je vais vous décrire se sont produits après la mort d'Hector et de Paris, mais avant la venue du cheval de bois. À cette époque, la cité d'Ilium possédait entre autres puissants trésors une image divine tombée du ciel - vous appelleriez cela une météorite -, une pierre façonnée par Zeus lui-même longtemps avant notre guerre, pour signifier que le père des dieux approuvait la fondation de la ville. Cet objet de pierre et de métal s'appelait le Palladion, car sa forme était celle de Pallas... pas Pallas Athéné, le nom que nous donnons à notre déesse, mais Pallas tout court, l'amie d'Athéné dans sa jeunesse. Cette Pallas - ce terme peut être masculin ou féminin dans notre langue, en fonction de son accentuation, mais son sens ici est proche de celui du mot latin virago, qui signifie " vierge farouche " - avait péri lors d'un combat amical avec Athéné. Et ce fut Ilos, le père de Laomédon, qui à son tour engendrerait Priam, Tithon, Lampos, Clytos et Hiké-taon, qui trouva cette pierre des étoiles un beau matin devant sa tente et la reconnut pour ce qu'elle était. " Cet antique Palladion, source secrète de la puissance et de la richesse d'Ilium, mesurait trois coudées de haut, portait dans sa main droite une lance, dans la gauche une quenouille et un fuseau, et il était associé à la déesse de la mort et de la destinée. Ilos et les autres ancêtres des défenseurs de Troie avaient ordonné la fabrication de plusieurs répliques du Palladion, toutes de taille différente, qu'ils gardaient avec autant de vigilance que la vraie, car tous savaient que la survie même d'Ilium en dépendait. Ce sont les dieux eux-mêmes qui m'ont révélé cela lors des dernières semaines du siège, et j'ai confié à Diomède le projet qui était le mien: m'introduire dans la cité et localiser le véritable Palladion, afin que nous puissions y aller ensuite tous les deux et le dérober, scellant ainsi le destin de Troie. " J'ai commencé par me grimer en mendiant, me revêtant de haillons et demandant à mon serviteur de me fouetter, me camouflant sous les plaies et les marbrures du cuir. Les citoyens d'Ilium, voyez-vous, étaient connus pour leur faiblesse en matière de discipline; ils préféraient gâter leurs esclaves plutôt que de les punir, et jamais le serviteur d'une bonne famille troyenne n'aurait osé sortir avec des traces de fouet sur la peau et des guenilles sur le dos. Le spectacle que j'offrais, raisonnais-je, pousserait les Troyens gênés à détourner les yeux de ma personne, sans parler de l'odeur - le déguisement idéal pour un espion, ne pensez-vous pas? " Si j'avais choisi d'accomplir moi-même cette tâche, c'est parce que j'étais le plus rusé, le plus intelligent des Achéens, et aussi parce que j'avais déjà franchi les portes de Troie, plus de dix ans auparavant, à la tête d'une délégation ayant pour mission de négocier la libération d'Hélène avant l'arrivée en force de nos nefs noires, qui marquerait le début des hostilités. Ces négociations avaient échoué, bien entendu - tous les Argiens étaient impatients d'en découdre et de piller la région -, mais j'avais gardé en mémoire le plan de la ville que nous dissimulaient désormais les hautes murailles. " Dans mon rêve, les dieux - sans doute s'agissait-il d'Athéné, car elle était le plus ardent des partisans de notre cause - m'avaient révélé que le Palladion et ses nombreuses répliques se trouvaient quelque part dans le palais royal de Priam, mais ils ne m'avaient pas précisé leur emplacement exact, pas plus qu'ils ne m'avaient indiqué comment distinguer l'original de ses copies. " J'ai attendu le plus noir de la nuit, l'heure où les feux sur les remparts sont presque éteints et les sentinelles presque endormies, puis j'ai lancé un grappin pour me hisser en haut des murailles, tuant un garde une fois arrivé et dissimulant son cadavre sous le foin entassé pour nourrir les chevaux thraces. Ilium était fort vaste - c'était la plus grande cité du monde - et il m'a fallu un certain temps pour parcourir ses rues et ses venelles jusqu'au palais de Priam. J'ai été arrêté à deux reprises par des patrouilles, mais il m'a suffi de grommeler quelques mots et d'agiter mes bras sanguinolents pour qu'elles me laissent passer, me prenant pour un esclave puni pour sa stupidité. " Le palais de Priam était vaste, lui aussi - il comprenait cinquante chambres, autant que Priam avait de fils -, et il était gardé par l'élite des soldats troyens, avec un homme posté à chaque porte et à chaque fenêtre du rez-de-chaussée, plus d'autres dans les cours et sur les remparts - mes plaies et mes sourires ne risquaient pas d'endormir la méfiance de ces sentinelles-là; je me suis donc rendu dans les appartements d'Hélène, situés plus au sud, qui étaient un peu moins bien gardés, et j'ai tué mon second Troyen de la nuit, dissimulant également son cadavre dans la mesure de mes moyens. " Après la mort de Paris lors d'un duel à l'arc, Hélène avait été donnée en mariage à Déiphobe, l'un des fils de Priam, que le peuple d'Ilium surnommait " celui qui met l'ennemi en déroute " et que nous autres Achéens appelions " cul de bouf", mais il n'était pas chez lui cette nuit-là et Hélène dormait seule. Je la réveillai. " Je ne crois pas que je l'aurais tuée si elle avait appelé à l'aide - je la connaissais depuis des années, voyez-vous, à la fois parce que le noble Ménélas m'avait souvent invité dans sa demeure et parce que avant cela j'avais courtisé Hélène quand elle avait atteint l'âge nubile - c'était purement formel à mes yeux, car j'étais déjà l'époux comblé de ma chère Pénélope. C'est sur mes conseils que Tyndare avait exigé des soupirants qu'ils s'engagent par serment à respecter le choix d'Hélène, ce qui avait permis d'éviter une effusion de sang. Hélène, je pense, m'en avait toujours été reconnaissante. " Elle n'appela pas à l'aide cette nuit-là, lorsque je l'arrachai à un sommeil agité dans sa demeure d'Ilium. Elle me reconnut tout de suite, me serra dans ses bras et s'enquit de la santé de son véritable époux, Ménélas, et de sa fille. Je lui dis qu'ils allaient bien tous les deux - m'abstenant de préciser que Ménélas avait été par deux fois grièvement blessé au combat et souffrait en outre d'une demi-douzaine de blessures plus légères, la dernière en date étant due à une flèche logée dans sa hanche, qui le mettait de fort méchante humeur. Je me contentai de lui assurer que son époux se languissait d'elle, ainsi que sa fille restée à Sparte, et que tous l'espéraient en bonne santé. " Hélène éclata de rire. " - Mon seigneur et maître Ménélas n'espère que mon trépas, et tu le sais parfaitement, Odysseus. Et je ne doute pas qu'il fera tout son possible pour me tuer lorsque s'effondreront les portes Scées d'Ilium, ainsi que l'a prophétisé Cassandre. " Je ne connaissais pas cette devineresse - la pythie de Delphes et Pallas Athéné étaient les seuls oracles auxquels je me fiais -, mais je ne pouvais guère la contredire; il était fort probable que Ménélas trancherait la gorge de son épouse, aigri qu'il était par les années qu'elle avait passées dans le camp et le lit de ses ennemis. Mais je me gardai de dire à Hélène le fond de ma pensée. Je préférai lui promettre d'intercéder en sa faveur auprès de Ménélas, fils d'Atrée, afin qu'il choisisse de l'épargner, à condition qu'elle ne me trahisse pas mais m'aide à pénétrer dans le palais de Priam et à reconnaître le véritable Palladion. " - Jamais je ne te trahirais, Odysseus, fils de Laerte, sage et rusé conseiller. " Et Hélène m'apprit comment circonvenir les défenses du palais et distinguer le vrai Palladion de ses multiples imitations. " L'aube allait bientôt se lever. Je n'aurais pas le temps d'accomplir ma mission cette nuit-là. Je regagnai donc les rues d'Ilium et rassortis de la ville comme j'y étais entré; puis, après avoir pris quelques heures de sommeil réparateur, je priai Machaon, fils d'Asclépios et guérisseur sans reproche, de panser mes blessures et de leur appliquer une compresse. "Le soir venu, je rejoignis Diomède, car j'avais besoin d'un allié, ne pouvant à la fois transporter le Palladion et affronter les ennemis qui se dresseraient sur ma route. Au cour de la nuit la plus noire, le fils de Tydée et moi avons escaladé la muraille, après avoir tué une sentinelle d'une flèche bien placée. Puis nous avons avancé à pas de loup dans les rues et les venelles obscures - il n'était plus question de se déguiser en esclave, mais de progresser avec vitesse et efficacité -, pénétrant dans le palais de Priam par un regard d'égout dont Hélène m'avait signalé l'existence. " Diomède, aussi fier que peut l'être un crétin de héros argolide, n'était guère enthousiaste à l'idée de passer par les égouts, même si c'était pour assurer la chute d'Ilium. Il ne cessait de grommeler, de râler et de rouspéter, et il était d'une humeur massacrante lorsque nous avons été contraints d'emprunter un conduit d'évacuation des latrines pour gagner le sous-sol du palais, là où Priam avait planqué ses trésors dans les baraquements de ses soldats d'élite. " Nous progressions en silence, mais notre odeur nous précédait, et nous avons dû tuer les vingt premiers gardes que nous avons croisés dans les couloirs; le vingt et unième nous a montré comment ouvrir les portes de la salle du trésor sans déclencher ni piège ni alarme, puis Diomède lui a tranché la gorge à son tour. " Outre des tonnes d'or, des montagnes de pierres précieuses, des étangs de perles, des monceaux de tissus ouvragés, des coffrets de diamants et une portion substantielle des fabuleux trésors de l'Orient, la salle abritait une quarantaine de statues du Palladion, rangées dans autant de niches. Elles étaient toutes identiques, exception faite de leur taille. " - Hélène a dit de ne prendre que la plus petite, déclarai-je à Diomède. " Joignant le geste à la parole, j'enveloppai le Palladion dans la cape rouge que j'avais prélevée sur le cadavre du dernier garde. Nous tenions entre nos mains la fin d'Ilium. Il ne nous restait plus qu'à sortir de la ville. " C'est à ce moment-là que Diomède a décidé de s'emparer des trésors de Priam cette nuit même, immédiatement, tout de suite. L'appât du gain avait rendu fou ce crétin sans cervelle. Diomède aurait sacrifié dix ans d'épreuves et d'efforts pour quelques centaines de livres d'or. " Je l'ai... dissuadé. Je ne vous décrirai pas le combat qui nous a opposés lorsque j'ai posé par terre le Palladion pour dégainer mon épée et empêcher le fils de Tydée, le roi d'Argos, de ruiner notre mission par son avidité. Ce combat fut bref, et je l'ai emporté par la ruse. Bon, puisque vous insistez, je vais tout vous dire: je ne l'ai pas emporté noblement. Il n'était pas question d'aristeia. J'ai proposé d'ôter nos tuniques puantes avant de nous battre et, pendant que cet imbécile se déshabillait, je l'ai assommé avec un quelconque objet en or massif. " En fin de compte, j'ai dû fuir le palais de Priam en portant le Palladion d'une main et ce poids mort qu'était Diomède sur une épaule. "Bien entendu, je ne pouvais pas le hisser par-dessus les murailles, et j'envisageais de l'abandonner là où le grand collecteur d'égouts se jetait dans le fleuve, près des remparts d'Ilium, lorsqu'il a repris connaissance et accepté de sortir de la cité avec moi. Nous sommes donc partis discrètement. Très discrètement. Il ne m'a plus adressé la parole ce jour-là, ni cette semaine, ni après la chute et le pillage d'Ilium, ni durant nos préparatifs pour le voyage de retour. " En fait, je n'ai plus jamais parlé à Diomède depuis lors. " Je devrais ajouter que c'est peu après que j'eus rapporté le Palladion dans le camp argien, où nous l'avons caché avec soin, persuadés que les jours de Troie étaient désormais comptés, que nous avons entrepris de construire le gigantesque cheval de bois. Ce cheval avait trois objectifs: primo, il me permettrait de m'intro-duire dans la cité, accompagné de guerriers triés sur le volet; secundo, il obligerait les Troyens à démonter le grand linteau de pierre surmontant les portes Scées pour le laisser passer, car la prophétie assurait que ces deux conditions étaient nécessaires à la chute de Troie - la perte du Palladion et la destruction du linteau; tertio, ce cheval était aussi une offrande destinée à Athéné pour compenser la perte du Palladion - elle était aussi connue sous le nom d'Hippia, " la déesse des chevaux ", car c'était elle qui avait dompté et harnaché Pégase pour le donner à Bellérophon, et elle saisissait la moindre occasion pour chevaucher ses propres cavales. " Ainsi s'achève, mes amis, le bref récit du vol du Palladion et de la chute de Troie. J'espère qu'il vous a plu. Avez-vous des questions à poser? Le regard d'Ada croisa celui d'Harman. Le bref récit? se dit-elle, et elle vit son amant capter sa pensée comme si elle lui avait envoyé un baiser. - Oui, j'ai une question à poser, dit Daeman. Odysseus hocha la tête. - Cette cité, pourquoi l'appelles-tu tantôt Troie et tantôt Ilium? demanda le corpulent jeune homme. Odysseus secoua doucement la tête, se leva, attrapa son épée à bord du sonie et s'éloigna dans la forêt. 24. Ilium, Indiana, Olympos Zeus est furieux. Je l'ai déjà vu en colère, mais jamais à ce point. Lorsque le père des dieux entre d'un pas majestueux dans la clinique d'Olympos, considère les dégâts, fixe le corps livide d'Aphrodite gisant sur le sol au sein d'une mare d'asticots grouillants, puis se tourne dans ma direction, je suis sûr qu'il me voit -qu'il a percé à jour le blindage visuel du casque d'Hadès et qu'il me voit. Mais bien qu'il me fixe durant plusieurs secondes de ses yeux gris et glacials, puis batte des cils comme s'il venait de prendre une décision... il finit par détourner la tête, laissant vivre l'humble Thomas Hockenberry, anciennement de l'université de l'Indiana et plus récemment de la couche d'Hélène. Mon bras droit et ma jambe gauche sont couverts de bleus, mais je n'ai rien de cassé, et - toujours dissimulé aux yeux des dieux qui accourent en masse sur les lieux - je sors du bâtiment et me TQ dans le premier refuge qui me vienne à l'esprit, abstraction faite de la chambre d'Hélène, à savoir les baraquements des scho-liastes au pied d'Olympos. Sous l'effet de l'habitude, je me retrouve dans ma chambre, devant mon lit dépouillé, mais je laisse le casque d'Hadès activé lorsque je m'effondre dessus. La journée de la veille a été longue, sans parler de la nuit et de la matinée qui l'ont suivie. L'Homme invisible dort d'un sommeil agité. Je suis réveillé par des cris et des coups de tonnerre en provenance de l'étage inférieur. Lorsque je passe la tête dans le couloir, mon collègue Blix arrive en courant - il manque entrer en collision avec moi, étant donné que je suis toujours invisible - et, tout essoufflé, lance à mon autre collègue Campbell: - La Muse vient de débarquer pour tuer tout le monde! C'est pure vérité. Je me planque dans un coin de l'escalier tandis que la Muse - notre chère Muse, qu'Aphrodite appelle Mélété - massacre les quelques scholiastes encore vivants dans les baraquements embrasés. Elle lance avec ses mains des éclairs d'énergie pure - une méthode tenant du cliché de bandes dessinées, mais d'une efficacité redoutable sur la chair humaine. Blix est condamné, et je ne peux rien faire pour lui, ni pour les autres personnes présentes. Nightenhelser. Le scholiaste corpulent est le seul ami que je me sois fait ces dernières années. Je fonce dans sa chambre en haletant. Le sol de marbre est calciné, le bois en feu, la vitre fondue, mais je ne vois aucun cadavre carbonisé similaire à ceux qui jonchent couloirs et salles communes. Et aucun de ces derniers ne me paraît assez volumineux pour être celui de Nightenhelser. Soudain, j'entends des cris provenant du deuxième étage, puis un silence qui n'est rompu que par le rugissement des flammes. Je jette un coup d'oil par la fenêtre et je vois la Muse passer à bord de son char tiré par des chevaux holographiques. Au bord de la panique et de la suffocation - si la Muse était encore à proximité, elle ne manquerait pas de m'entendre tousser -, je m'oblige à visualiser Ilium et la taverne où j'ai vu Nightenhelser pour la dernière fois. Puis j'empoigne le médaillon TQ et m'enfuis. Pas l'ombre d'un scholiaste dans cette fichue taverne. Je fonce sur le champ de bataille; pas trace de Nightenhelser sur la crête où il a l'habitude d'observer les forces troyennes. Je prends le temps de noter qu'Hector et Paris conduisent leurs troupes à l'assaut des Argiens en déroute, puis je me TQ dans un coin ombragé situé derrière les lignes grecques, près des pieux et du fossé, où il m'est déjà arrivé de croiser Nightenhelser. Il est là, déguisé en Dolops, fils de Clyte, qui va se faire tuer par Hector dans quelques jours si Homère ne se trompe pas. Sans prendre la peine d'adopter un autre aspect que celui d'Hocken-berry, j'ôte le casque d'Hadès et me précipite vers mon collègue. - Hockenberry, que...? Nightenhelser est choqué par mon comportement et par la réaction des Achéens présents sur les lieux. Attirer l'attention est la pire chose qui puisse arriver à un scholiaste. Ça, ou se faire incinérer par une Muse vengeresse. J'ignore pourquoi la nôtre anéantit ses troupes, mais je parie que je suis en partie responsable de ce massacre des innocents. - Il faut foutre le camp d'ici! Je dois élever la voix pour me faire entendre au milieu des cris, des hennissements et des grincements des chars. Apparemment, les lignes grecques viennent de céder en leur centre. - Qu'est-ce que vous racontez? Ce jour est un jour des plus importants. Hector et Paris sont... - Qu'Hector et Paris aillent se faire foutre! lancé-je en anglais. La Muse vient de se TQ au-dessus des lignes troyennes, là où Nightenhelser et moi-même avons coutume de nous poster, et l'une de ses sours pilote son char tandis qu'elle scrute les troupes avec ses lentilles spéciales. Ce n'est pas le morphing qui va nous sauver aujourd'hui. Comme pour nous le prouver, la Muse nommée Mélété - " ma " Muse - lève une main et projette un faisceau d'énergie cohérente, frappant un fantassin troyen du nom de Dios, qui est destiné à se faire remonter les bretelles durant le chant XXTV, à en croire Homère, mais qui meurt par cette belle journée dans un éclair suivi par un tourbillon de chaleur et de fumée. Les Troyens qui l'entourent s'écartent vivement, certains vont même jusqu'à s'enfuir tant ils sont épouvantés par cette manifestation de colère divine en ce jour de victoire promis par Zeus, mais Hector et Paris, qui se trouvent à quatre ou cinq cents mètres de là, ne se retournent même pas et continuent de mener leur assaut. - Ce n'était pas Dios, hoquette Nightenhelser. C'était Houston. - Je sais. Je fais repasser ma vision en mode normal. Houston était notre benjamin, voire notre bizuth. Je le connaissais à peine. Sans doute s'était-il retrouvé aux premières loges parce que j'étais porté manquant. Le char de la Muse vire sèchement pour foncer sur nous. Ça m'étonnerait que cette salope nous ait repérés - nous nous trouvons au milieu de plusieurs centaines de soldats et de chevaux -, mais cela ne tardera pas. Que vais-je faire? Je peux recoiffer le casque d'Hadès et m'enfuir à toutes jambes, abandonnant Nightenhelser au sort qu'ont déjà connu Blix et les autres. Ce gadget ne pourra jamais nous dissimuler tous les deux aux yeux de la déesse. Nous pouvons fuir tous les deux - en direction des nefs noires. Nous ne ferions pas vingt mètres. Le char perd de l'altitude et passe en mode furtif, devenant invisible aux yeux des Grecs et des Troyens. Grâce à notre vision nanodopée, Nightenhelser et moi le voyons fondre sur nous. - Que faites-vous, bon sang? s'écrie Nightenhelser. Il manque lâcher sa baguette enregistreuse lorsque je l'étreins, passant autour de son corps massif deux bras et une jambe, offrant sans aucun doute un spectacle des plus équivoques. Un bras passé autour de son cou, j'attrape mon médaillon et l'active. J'ignore si ça va marcher. Ça ne devrait pas marcher. De toute évidence, le médaillon TQ est conçu pour transporter celui qui le porte, un point c'est tout. Mais mes vêtements m'accompagnent quand je me TQ, et il m'est souvent arrivé de transporter des objets dans l'espace de Planck, alors peut-être que le champ quantique créé par le processus de téléportation englobe tout ce qui est en contact avec mon corps. Et puis merde. Qui ne risque rien n'a rien. Nous émergeons dans les ténèbres, roulons au pied d'une butte et nous détachons l'un de l'autre. Je jette autour de moi des regards paniques, m'efforçant de déterminer où je me trouve. Je n'ai pas eu le temps de visualiser correctement ma destination - j'ai tout simplement voulu être ailleurs et nous ai téléportés tous les deux... quelque part. Mais où ça? Le clair de lune me permet tout juste de distinguer Nightenhelser qui me regarde d'un air affolé, comme s'il redoutait que je lui saute dessus. Sans lui prêter attention, je scrute le ciel - les étoiles, le croissant de lune, la Voie lactée - puis la terre: de grands arbres, un flanc de colline herbeux, une rivière toute proche. Nous sommes toujours sur Terre - la Terre de l'Antiquité, tout du moins -, mais ce coin ne ressemble ni au Péloponnèse ni à l'Asie Mineure. - Où sommes-nous? demande Nightenhelser en se relevant et en s'époussetant. Que se passe-t-il? Pourquoi fait-il nuit? L'autre bout du monde antique, songé-je. - Je pense que nous nous trouvons dans PIndiana, dis-je à haute voix. - Dans l'Indiana? Nightenhelser recule d'un pas. - Dans l'Indiana de 1200 avant Jésus-Christ. À un ou deux siècles près. Je me suis encore blessé en roulant sur le flanc de la colline. - Comment sommes-nous arrivés ici? Nightenhelser a toujours été du genre placide, un peu grognon, certes, comme peut l'être un ours, mais je ne l'ai jamais vu fâché. Il a l'air fâché maintenant. - Je nous ai TQ ici. - Qu'est-ce que vous racontez là, Hockenberry? Nous étions à cent lieues du portail TQ. Je fais celui qui n'a pas entendu, m'assieds sur un petit rocher et me frictionne le bras. Il n'y a pas de collines dans l'Indiana que j'ai connu, mais il y avait autour de Bloomington, la ville où Susan et moi avons vécu, des endroits boisés, rocailleux et un peu accidentés. Pris de panique, j'ai sans doute visualisé... eh bien, mon pays. J'aurais aimé que le médaillon TQ nous transporte également dans le temps, nous fasse atterrir dans l'Indiana du XXe siècle, mais l'air pur et le ciel dégagé n'ont rien à voir avec ceux de mon époque. Qui habite ici en 1200 av. J.-C.? Des Indiens. Ironie du sort, le médaillon TQ nous a peut-être sauvés d'une mort imminente de la main de notre Muse - littéralement - pour nous conduire dans le Nouveau Monde où nous allons nous faire scalper par les Indiens. La plupart des guerriers ne scalpaient pas leurs victimes avant la venue de l'homme blanc, entonne la partie la plus pédante de mon cerveau professoral. Mais je me rappelle avoir lu quelque part qu’ils leur tranchaient les oreilles pour prouver qu’ils les avaient tués. Voilà qui me rassure. Comme dit une antienne connue, on peut compter sur un meurtrier pour bien écrire ses mémoires et sur un universitaire pour émettre un commentaire déprimant quand on en a le moins besoin. - Hockenberry? demande Nightenhelser. Il s'assied sur un rocher de la taille d'un tabouret - en veillant à ne pas trop s'approcher de moi, remarqué-je - et se frotte à son tour les coudes et les genoux. - Chut! je réfléchis, lui fais-je. - Eh bien, quand vous aurez fini de réfléchir, peut-être pourrez-vous me dire pourquoi la Muse vient de tuer le jeune Houston. Cette remarque me remet les idées en place, mais je ne sais comment y répondre. - Il se passe des choses chez les dieux, commencé-je. Intrigues. Complots. Alliances. - Là, vous m'en apprenez beaucoup, rétorque Nightenhelser, ironisant tout en m'encourageant à poursuivre. Je lève les mains en signe de reddition. - Aphrodite voulait m'utiliser pour assassiner Athéné. Nightenhelser en reste sans voix. Il réussit - non sans mal - à refermer la bouche. - Je sais ce que vous pensez, lui dis-je. Pourquoi moi? Pourquoi ce vieil Hockenberry? Pourquoi lui donner un médaillon TQ et le casque d'Hadès? Et je suis d'accord avec vous: ça n'a pas de sens. - Ce n'est pas à cela que je pensais, réplique Nightenhelser. Un météore traverse le firmament au-dessus de nous. Quelque part dans la forêt, par-delà la colline, un hibou ulule de façon quelque peu inquiétante. - Je me demandais seulement quel était votre prénom. C'est à mon tour de le fixer sans comprendre. - Pourquoi? - Parce que les dieux nous ont dissuadés de nous appeler par nos petits noms et parce que nous avions peur de faire plus ample connaissance, vu que les scholiastes ont tendance à... à disparaître et à être remplacés, déclare mon collègue, qui ressemble à un ours même dans l'obscurité. Donc, je voudrais connaître votre prénom. - Thomas, dis-je au bout d'une seconde. Tom. Et vous? - Keith, répond l'homme que je connais depuis quatre ans. (Il se lève et se tourne vers la forêt obscure.) Et maintenant, Tom? Dans cette forêt, on entend grouiller insectes, grenouilles et autres créatures de la nuit. À moins qu'il ne s'agisse d'Indiens prêts à nous sauter dessus. - Est-ce que vous savez... avez-vous déjà campé... je veux dire... - Vais-je mourir si vous me laissez seul dans la nature, c'est ça? coupe Nightenhelser - non, Keith. - Ouais. - Je n'en sais rien. Probablement. Mais je soupçonne mes chances de survie d'être plus élevées ici que sur la plaine d'Ilium. Du moins tant que la Muse sera sur le sentier de la guerre... J'ai l'impression que Keith s'inquiète des Indiens tout autant que moi. - Et puis j'ai mes petits gadgets de scholiaste. Je peux faire du feu, utiliser le harnais de lévitation en cas de besoin, me mor-pher en Indien si nécessaire, et même user de mon taser. Donc, vous feriez mieux de vous TQ là où vous devez aller et d'y faire ce que vous devez faire. Vous me raconterez plus tard... s'il y a un plus tard. J'acquiesce et me lève. Ça me fait tout drôle d'abandonner mon collègue ici, mais je ne pense pas que j'aie le choix. - Pouvez-vous retrouver votre chemin? demande-t-il. Revenir ici, je veux dire. Pour me récupérer. - Je le pense. - Vous le pensez? Vous le pensez? (Nightenhelser passe une main dans ses cheveux en bataille.) J'espère que vous n'étiez pas le doyen de votre UFR, Hockenberry. Fini les petits noms, on dirait. Olympos est le dernier lieu où je souhaite me trouver. Lorsque j'y arrive, les habitants de cette montagne sont rassemblés dans le grand hall des dieux. Après avoir vérifié que le casque d'Hadès est bien fixé sur mon crâne et que je ne projette aucune ombre, je me glisse à l'intérieur du gigantesque pseudo-Parthénon. En neuf années de scholie, je n'ai jamais vu autant de dieux en un seul endroit. D'un côté du bassin holographique, Zeus se tient sur son trône d'or, plus grand que je ne l'ai jamais vu. Comme je l'ai déjà dit, les dieux mesurent environ deux mètres cinquante de haut, sauf quand ils prennent forme humaine, et Zeus leur rend d'ordinaire un bon mètre, tel un adulte divin dominant une foule d'enfants cosmiques. Mais, aujourd'hui, il mesure facilement sept à huit mètres, et chacun de ses avant-bras musclés est aussi long que mon torse. L'espace d'un instant, je me demande ce que devient cette fameuse conservation de la masse et de l'énergie que mon défunt collègue avait jadis tenté de me faire rentrer dans le crâne, mais cela importe peu pour le moment. Raser les murs, rester à l'écart des dieux, veiller à ne faire ni geste, ni mouvement qui soit susceptible de me faire repérer par ces super-héros aux sens affûtés... ça, c'est important. Je croyais connaître tous les dieux et déesses, mais ceux dont j'ignore le nom se comptent ici par vingtaines. Ceux qui me sont familiers, à savoir les dieux et les déesses les plus engagés dans la guerre de Troie, se détachent de la foule comme des stars de cinéma dans une réunion de politiciens, mais même le plus minable d'entre eux est cent fois plus grand, plus fort, plus beau, plus parfait que les stars humaines de mon autre vie. Non loin de Zeus, de l'autre côté du bassin holographique - qui semble maintenant diviser la salle comme un fossé -, je vois Pallas Athéné, Ares, le dieu de la Guerre - de toute évidence sorti de sa cuve de soins, qui n'a pas été touchée lorsque j'ai détruit celle d'Aphrodite -, et les frères cadets de Zeus - Poséidon, le dieu de la Mer, qui se montre rarement à Olympos, et Hadès, seigneur des morts. Hermès, fils de Zeus, se tient près du bassin, et le guide et tueur de géants est aussi beau que les statues que j'ai pu voir de lui. Un autre fils de Zeus, Dionysos, le dieu de l'Extase, s'entretient avec Héré et - contrairement à l'imagerie en vigueur - on ne lui voit aucun verre à la main. Pour un dieu de l'Extase, je lui trouve mauvaise mine - on dirait un homme en train de suivre un régime. Derrière eux, plus antique que les âges, il y a Nérée, le véritable dieu de la Mer, le Vieil Homme des légendes. Il a les mains et les pieds palmés, et on aperçoit des ouïes sous ses aisselles. Les Moires et les Érinyes sont venues en force, interposées par hasard ou par dessein entre les dieux et les déesses. Il s'agit plus ou moins de déités, mais elles exercent un pouvoir de régulation sur les dieux. Elles sont d'apparence moins humaine que ces derniers, et je confesse que je ne sais presque rien sur elles, excepté qu'elles ne vivent pas sur l'Olympe mais sur l'un des trois volcans qui se dressent au sud-est, près de la résidence des Muses. Mélété, ma Muse, est là elle aussi, en compagnie de ses soeurs Mnémé et Aoidé. Les Muses plus " modernes " sont également présentes: Calliope, Polymnie, Uranie, Érato, Clio, Euterpe, Mel-pomène, Terpsichore et Thalie. Derrière elles se trouvent les déesses de première catégorie. Aphrodite n'est pas parmi elles -c'est la première chose que je remarque. Si elle était ici, je serais aussi visible à ses yeux que ces déités le sont aux miens. Mais sa mère, Dioné, est présente, en grande conversation avec Héré et Hermès. Près de ce trio se trouvent Déméter - déesse des Moissons - et sa fille Perséphone, l'épouse d'Hadès. Plus loin, j'aperçois Pasithée, l'une des Grâces. Encore plus loin, tenant leur rang plus modeste, il y a les Néréides, dépoitraillées, belles et traîtresses. La métadéesse dénommée Nuit se tient à l'écart. Son voile et sa robe sont d'un pourpre si sombre qu'il en paraît noir, et les autres dieux et déesses l'évitent soigneusement. Je ne sais rien sur elle, hormis des rumeurs selon lesquelles Zeus lui-même la craint, et c'est la première fois que je la vois à Olympos. Je me sens dans la peau d'un fan de base le jour de la remise des oscars, cherchant à trier les superstars des divinités mineures. Hébé, par exemple, qui se tient à proximité des dieux - c'est la déesse de la Jeunesse, la fille de Zeus et d'Héré, mais elle n'est qu'une humble servante -, et là, Héphsestos, le grand artificier aux cheveux de flammes, en train de bavarder avec sa femme, Charis, qui n'est que l'une des Grâces. La hiérarchie divine, songé-je pour la énième fois, est un véritable sac de nouds. Soudain, la déesse Iris, messagère de Zeus, s'envole - littéralement - et claque des mains. - Le Père va parler, annonce-t-elle d'une voix aussi claire qu'un solo de flûte. Aussitôt tout bruit cesse, jusqu'au plus humble murmure, et le silence se fait dans le hall immense. Zeus se lève. Son trône d'or et les marches d'or qui y montent rayonnent d'un éclat qui l'inonde de ses feux divins. - Entendez-moi tous, dieux et déesses, dit Zeus, d'une voix douce mais si forte que je sens vibrer les hauts murs de marbre. Aujourd'hui, l'un de vous a tenté de blesser Aphrodite, qui gît maintenant dans notre salle de soins, et, bien qu'elle ait échappé à la mort, son état est des plus critiques et plusieurs jours seront nécessaires à sa guérison. Aujourd'hui, un dieu ou une déesse a tenté de tuer un immortel - a tenté de tuer l'un de nous, qui ne sommes pas promis à la mort. Un brouhaha confus naît, monte, prend de l'ampleur, envahit la vaste salle jusqu'à devenir grondement. - Silence! tonne Zeus. Cette fois-ci, sa voix est si puissante que j'en tombe à la renverse, glissant sur le sol de marbre tel un fétu de paille emporté par une tempête. Heureusement, je ne heurte ni dieu ni déesse dans ma chute, et le bruit que produit celle-ci est étouffé par les échos du cri divin. - Entendez-moi, ô dieux et déesses, reprend Zeus, dont la voix me semble amplifiée par un haut-parleur surgi de l'enfer. Qu'aucun dieu, qu'aucune déesse ne tente d'enfreindre mon ordre. Vous allez vous soumettre à ma volonté... et tout de suite! Cette fois-ci, je me suis préparé à l'ouragan, et je m'accroche à une colonne jusqu'à ce qu'il soit passé. - Écoutez-moi, murmure Zeus, la douceur de sa voix accentuant encore plus sa puissance. Celui ou celle qui violera mon décret en aidant les Troyens ou les Achéens, comme cela s'est produit ce mois-ci, sentira ma foudre et mon tonnerre, et s'en reviendra à Olympos en piteux état, pour en être ensuite banni dans une éternelle disgrâce. Défiez ma volonté, et vous serez jetés dans le Tartare brumeux, à l'autre bout de l'espace et du temps, au fond de l'abîme qui règne en dessous de nos moi quantiques. Alors même qu'il prononce ces mots, la fosse holographique se met à bouillonner, vire au noir absolu et devient autre chose qu'un hologramme; le bassin rectangulaire - grand comme douze piscines olympiques mises bout à bout et empli d'une huile noire agitée de convulsions - émet soudain un rugissement et devient une brèche ouverte sur quelque horrible gouffre ténébreux. Il en monte une puanteur de soufre, et les dieux et les déesses ont un mouvement de recul. - Voyez le Tartare! s'écrie Zeus. Aussi loin au-dessous de l'enfer que le royaume d'Hadès est au-dessous de la terre. Vous souvenez-vous -je m'adresse aux plus anciens d'entre vous - des dix années que nous y avons passées, à livrer bataille aux Titans dont le règne a précédé le nôtre? Vous rappelez-vous que j'ai jeté Cronos et Rhéa - mes propres parents - par-delà ces portes de fer et ces seuils embrasés, sans parler de Japet, pourtant doué de pouvoirs divins? Le silence n'est rompu que par les rugissements, les hurlements, les beuglements étouffés montant du Tartare béant. Il ne fait aucun doute pour moi que c'est une brèche ouverte sur l'enfer et non un hologramme, une brèche distante de dix mètres à peine de l'endroit où je me tapis. - Si J'AI ENVOYÉ MES PARENTS PASSER L'ÉTERNITÉ DANS CET abîme suprême, tonne Zeus, pensez-vous que j'hésiterai une SECONDE AVANT DE VOUS ENVOYER LES REJOINDRE? En guise de réponse, dieux et déesses reculent de quelques pas supplémentaires. Zeus a un sourire glaçant. - Venez donc me mettre à l'épreuve, ô dieux, et vous saurez. Un gigantesque câble d'or tombe du plafond, atterrissant de part et d'autre de la brèche sur l'enfer. Dieux et déesses s'égaillent pour l'éviter. Il frappe le marbre à grand fracas. Plus épais qu'une aus-sière, il semble tressé de milliers de tiges en or massif. Il doit peser plusieurs tonnes. Zeus descend de son trône à vive allure et saisit le câble, le soulevant sans la moindre difficulté. - Attrapez l'autre bout, ordonne-t-il d'un ton enjoué. Dieux et déesses se regardent sans oser bouger. - Attrapez l'autre bout! Des centaines d'immortels, aidés de leurs serviteurs, s'empressent de lui obéir, s'emparant du câble tels des enfants jouant au tir à la corde durant un pique-nique. Une minute plus tard, Zeus se dresse au bord du Tartare, tenant le câble d'un air décontracté, et de l'autre côté de la fosse, c'est toute une foule de déités qui s'accrochent aux tresses d'or de leurs mains puissantes. - Faites-moi choir, déclare Zeus. Faites-moi choir du ciel à la terre, de la terre aux enfers et des enfers dans les abîmes du Tartare. Faites-moi choir, vous dis-je! Pas un muscle divin ne tressaille. - Faites-moi choir, je vous l'ordonne! Zeus agrippe le câble doré et se met à tirer. Les sandales divines glissent sur le marbre en couinant. Plusieurs centaines de dieux et de déesses en file indienne sont attirés vers la fosse, tantôt trébuchant, tantôt tombant à genoux. - Tirez donc, nom de Dieu! tempête Zeus. Tirez, ou vous VOUS LANGUIREZ DANS LES PROFONDEURS DU TARTARE JUSQU'À CE QUE LE TEMPS POURRISSANT SE DÉTACHE DES OS DE L'UNIVERS! Zeus tire de plus belle, et ce sont vingt mètres de câble d'or qui coulent derrière lui. L'enfilade de dieux et de déesses, de Grâces et d'Érinyes, de Néréides et de nymphes, et que sais-je encore - seule la Nuit purpurine ne joue pas au tir à la corde - se rapproche dangereusement de la brèche. Athéné se trouve au premier rang, et elle n'est qu'à dix mètres de la fosse lorsqu'elle s'écrie: - Tirez, ô dieux! Renversez ce vieux salopard! Ares et Apollon, Hermès et Poséidon, les plus puissants des dieux se ressaisissent. Ils cessent de glisser. Le câble se tend, s'effiloche sous la tension. Les déesses piaillent et tirent à l'unisson, Héré - l'épouse de Zeus - se montrant la plus dure à la tâche. Le câble d'or se met à vibrer. Zeus éclate de rire. Il lui suffit d'une main pour assurer le match nul. Il empoigne le câble de l'autre et tire. Les dieux hurlent comme des enfants sur les montagnes russes. Athéné et ses plus proches alliés glissent sur le marbre comme sur de la glace, près de sombrer dans le Tartare, tandis que plusieurs douzaines d'immortels défaitistes s'empressent de lâcher le câble. Mais Athéné refuse de céder. La déesse aux yeux gris est irrésistiblement attirée vers l'abîme fumant. Il semble que toute une foule de dieux tétanisés par l'effort va l'y suivre. Zeus part d'un nouveau rire et lâche le câble. Plusieurs vingtaines de dieux et de déesses tombent à la renverse, se recevant sur leur immortel derrière. - Ô dieux et déesses, mes enfants, frères et sours, fils et filles, cousins et serviteurs... vous ne pouvez rien contre moi, déclare Zeus. (Il retourne s'asseoir sur son trône.) Même si vous vous arrachiez les bras à force de tirer, même si vous vous tuiez à la tâche, jamais vous ne pourriez me faire bouger d'un pouce contre ma volonté. Je suis Zeus, le plus noble et le plus puissant des rois. Il lève un doigt énorme. - Mais... si j'avais choisi de tirer sur ce câble, je vous aurais précipités loin d'Olympos, vous laissant suspendus dans les ténèbres au-dessus du Tartare, au-dessus de la terre et de l'océan, et j'aurais noué l'autre bout à cette colline qu'on appelle Olympos, vous abandonnant au sein de la noirceur jusqu'à ce que le soleil \neure de vieillesse. Si je n'avais pas vu ce que je viens de voir, je dirais que ce vieux salopard bluffe. Désormais, je suis plus avisé. Athéné se relève et, se dressant à moins d'un mètre de la brèche sur le Tartare, déclare: - Notre Père, fils de Cronos, ô monarque suprême, nous connaissons ta puissance. Qui est de taille à te résister? Pas nous... Tous les immortels semblent retenir leur souffle. Le tempérament d'Athéné est légendaire, ses talents de diplomate limités - si elle dit un mot de trop... - Néanmoins, reprend la fille de Zeus, nous avons pris ces mortels en pitié, et notamment mes guerriers argiens promis à la mort, qui jouent leurs petits rôles sur cette petite scène, périssant d'un horrible trépas, se noyant dans leur propre sang au terme de leur petite vie. Elle fait deux pas de plus, plantant ses sandales au bord de l'abîme de noirceur. Quelque part, à des milliers de mètres en contrebas, au sein des ténèbres du Tartare zébrées d'éclairs, une créature titanesque pousse un hurlement de souffrance et de terreur. - Oui, Zeus, poursuit Athéné, nous nous tiendrons à l'écart de cette guerre, ainsi que tu nous l'ordonnes. Mais accorde-nous - à tout le moins - la permission de souffler à nos favoris parmi les mortels des tactiques susceptibles de les sauver, de leur épargner la foudre de ton immortel courroux. Zeus considère sa fille durant un long moment, et je suis incapable de déchiffrer son humeur. Est-il furieux? amusé? impatient? - Tritogénie - ma troisième née - ma chère fille, ton courage m'a toujours été cause de migraine. Mais ne désespère pas, car la leçon que je vous ai donnée aujourd'hui ne procède pas d'une quelconque colère, mais de la volonté de vous montrer à tous qui êtes rassemblés ici les conséquence de votre indiscipline. Et cela dit, Zeus descend de son trône, et voici que son char personnel apparaît entre deux gigantesques colonnes, tiré par deux chevaux aux sabots de bronze - de vrais chevaux et non des hologrammes, ainsi que je le constate -, dont la crinière d'or cascade comme ils se posent près de lui. Enfilant son armure d'or et saisissant son fouet, Zeus monte à bord de son char de combat et, obéissant à son ordre, l'équipage prend son élan et décolle du sol de marbre, effectuant un tour complet au-dessus des dieux et des déesses une fois qu'il a atteint une altitude de trente mètres, puis filant entre deux colonnes pour disparaître dans un rugissement de tonnerre quantique. Peu à peu, dieux, déesses et déités mineures sortent du grand hall, murmurant et complotant entre eux, et je songe - avec une certitude absolue - que pas un n'est disposé à obéir à son seigneur et maître. Quant à moi... je reste immobile quelques instants, invisible et ravi de l'être. J'ai la bouche grande ouverte et je respire par à-coups, tel un chien battu par un jour de chaleur. Peut-être même que je bave. Parfois, lorsqu'on se trouve à Olympos, on a du mal à croire au principe de causalité et à la méthode scientifique. 25. Forêt de séquoias du Texas Daeman était maintenant tout seul dans la clairière où s'était posé le sonie, et cela ne lui plaisait pas du tout. Après le départ de Savi, Odysseus leur avait raconté son histoire à dormir debout, puis avait disparu dans la forêt à sa conclusion. Hannah l'avait suivi au bout d'une minute. (Ce matin-là, Daeman avait vu tout de suite que la jeune femme et le vieux barbu avaient couché ensemble - son radar à sexe ne se trompait que rarement.) Quelques minutes plus tard, Ada et l'autre croulant, Harman, étaient partis dans la direction opposée en annonçant qu'ils allaient se promener. (Daeman savait que ces deux-là avaient couché ensemble, eux aussi. Selon toute évidence, seuls cette vieille sorcière de Savi et lui-même n'avaient pas profité de la nuit pour prendre du bon temps.) Et voilà qu'il se retrouvait seul dans la forêt, adossé au sonie immobile, en train d'écouter les feuilles qui frémissaient et les branches mortes qui se brisaient dans l'obscurité, et cela ne lui plaisait pas du tout. Il était prêt à bondir dans le véhicule si un allosaure pointait le bout de son nez... mais que ferait-il ensuite? Il ne savait même pas comment accéder aux contrôles holographiques, encore moins activer le champ de force et faire décoller l'appareil. Un hors-d'ouvre servi sur un plateau, voilà ce qu'il allait devenir. Daeman envisagea de crier à tue-tête, d'appeler Savi et les autres, mais il se ravisa tout de suite. Le bruit attirait-il les dinosaures et autres prédateurs? Pas question de tenter l'expérience. En attendant, il était de moins en moins à son aise - non seulement la solitude l'angoissait, mais en outre il avait un besoin pressant. Les autres étaient peut-être disposés à se contenter de la nature et du papier hygiénique fourni par Savi, mais Daeman était un être humain civilisé; jamais il n'était allé aux toilettes ailleurs... eh bien, ailleurs qu'aux toilettes, et il n'allait pas changer ses habitudes. Certes, il ignorait combien d'heures s'écouleraient avant leur arrivée au château d'Ardis, et Savi sous-entendait qu'elle ne comptait même pas faire étape là-bas, prévoyant de déposer Hannah, Ada et ce ridicule imposteur qui disait s'appeler Odysseus avant de repartir aussitôt pour le Bassin méditerranéen ou quelque chose comme ça. Daeman savait qu'il ne pourrait jamais attendre aussi longtemps. Il s'aperçut qu'il était découragé plutôt que terrifié. La veille, tout le monde avait paru surpris de le voir se porter volontaire pour accompagner Harman et la vieille dans leur ridicule expédition, mais personne n'avait percé à jour ses véritables motivations. Primo, il redoutait comme la peste les dinosaures d'Ardis. Pas question qu'il retourne là-bas. Secundo, cette histoire comme quoi une personne voyageant par fax était reconstruite après avoir été détruite l'inquiétait au plus haut point. Qui ne réagirait pas comme lui s'il venait de se réveiller à la firmerie et d'apprendre que son corps avait été détruit? Daeman avait l'habitude de se faxer chaque jour ou presque, mais l'idée d'emprunter un portail, en sachant que ledit portail allait dissocier ses muscles, ses os, sa cervelle et ses souvenirs, puis en fabriquer des copies ailleurs - si la vieille sorcière disait vrai... eh bien, cette idée lui filait les jetons. Il avait donc décidé de voyager par sonie pendant quelques jours encore, évitant à la fois les dinosaures d'Ardis et la désintégration par fax de ses atomes ou de ses molécules. Mais, pour le moment, il voulait seulement des toilettes et un serviteur, ou alors sa mère, pour lui préparer le dîner. Et s'il demandait à la vieille de le déposer à Paris-Cratère après leur halte à Ardis? Ce n'était pas très loin, non? Bien qu'il ait aperçu les gribouillis d'Harman - sa fameuse " carte " -, Daeman n'avait aucune notion de géographie. La distance séparant deux lieux donnés était toujours la même: un saut par fax. La vieille femme émergea de la forêt, vit Daeman adossé au sonie flottant dans l'air et demanda: - Où est parti tout le monde? - C'est la question que je me posais. Le barbare a été le premier à s'éclipser. Puis Hannah l'a suivi. Ensuite, Ada et Harman sont partis par là... Il désigna les arbres titanesques à l'autre bout de la clairière. - Pourquoi n'utilises-tu pas ta paume? demanda Savi, souriant de sa propre question. - J'ai déjà essayé, répliqua Daeman. Quand on était dans ton ice-machin. Et sur ce pont. Puis ici. Ça n'a rien donné. Il leva la main gauche, appela la fonction localisation et montra à Savi le rectangle blanc flottant au-dessus de sa paume. - Ce n'est que la fonction locale, déclara-t-elle. Un peu comme une flèche t'indiquant la direction à suivre pour rejoindre un lieu tout proche, comme si tu cherchais la bonne étagère dans une bibliothèque pour y repérer un livre. Passe sur le faxnet ou sur le proxnet. Daeman la regarda sans rien dire. Dès leur première rencontre, il avait douté de sa santé mentale. - Ah! oui, fit Savi en se fendant de ce sourire si irritant. Vous avez oublié ces fonctions. Et depuis des générations. - Qu'est-ce que tu racontes? Les antiques fonctions comme la lecture ne sont plus actives. Elles ont disparu avec les posthumains. Il désigna les anneaux entrecroisés dans le ciel azur. - Ridicule! fit Savi. Elle se dirigea vers lui, s'adossa elle aussi au sonie et lui empoigna le bras gauche pour tourner vers elle la paume de sa main. - Visualise trois cercles rouges avec un carré bleu en leur centre. - Hein? - Fais ce que je dis. Elle refusait de lui lâcher le poignet. Complètement débile, songea Daeman, mais il s'exécuta. Un ovale bleu apparut quinze centimètres au-dessus de sa main, là où un petit rectangle de lumière jaune était d'ordinaire suscité par la fonction localisation. - Ouaouh! s'écria Daeman. Il dégagea sa main et la secoua frénétiquement, comme si un insecte venimeux venait de se poser dessus. L'ovale bleu clignota mais ne disparut point. - Du calme, dit Savi. Pour l'instant, il est vierge. Visualise quelqu'un. - Qui ça? Le corps de Daeman accomplissait quelque chose dont il ne le savait pas capable, et il détestait cette sensation. - N'importe qui. Une personne qui t'est proche. Daeman ferma les yeux et pensa à sa mère. Lorsqu'il releva les paupières, l'ovale bleu affichait des diagrammes en succession rapide. Des rues, un fleuve, des mots qui lui étaient indéchiffrables... la vue aérienne d'un disque noir qui ne pouvait être que le cratère au centre de Paris. Un coup de zoom, et il se retrouva dans une structure stylisée, au quatrième étage, dans un domi qui n'était pas le sien. Deux silhouettes humaines tout aussi stylisées, des personnages de dessin animé au visage cependant réaliste, couchées dans un lit, la féminine sur la masculine... Daeman serra le poing, occultant l'ovale. - Pardon, fit Savi. J'avais oublié que plus personne n'utilise d'inhibiteur de nos jours. Ta copine? - Ma mère, répondit Daeman, un goût amer dans la bouche. La scène se passait chez Goman, de l'autre côté du cratère – il avait reconnu la disposition des lieux, car il jouait souvent dans ce domi étant enfant, pendant que sa mère retrouvait le grand homme à la peau noire et à la voix mielleuse. Daeman détestait Goman, et il ignorait jusque-là que sa mère le fréquentait toujours. S'il fallait en croire une remarque d'Harman, il faisait déjà nuit à Paris-Cratère. - Essayons de localiser Hannah, Ada et les autres. (Savi gloussa.) Mais peut-être vont-ils regretter de ne pas avoir activé l'inhibiteur, eux aussi. Daeman hésitait à desserrer le poing. - Recycle, lança Savi. - Hein? - Comment fais-tu pour désactiver ta flèche? - Je pense " désactivation ", dit Daeman, qui ajouta mentalement: Imbécile. - Eh bien, vas-y. Daeman s'exécuta, et l'ovale bleu disparut. - Pour activer le proxnet, pense à un cercle jaune contenant un triangle vert, dit Savi. Elle fixa sa propre main, et un rectangle jaune vif apparut au-dessus. Daeman l'imita. - Maintenant, pense à Hannah. Il obéit. Au-dessus de leurs paumes apparut un continent -l'Amérique du Nord, mais Daeman ne pouvait le savoir -, puis le sud de sa section centrale, une côte, puis une série de cartes topographiques aux légendes illisibles, et enfin une foule d'arbres stylisés parmi lesquels avançait une silhouette surmontée de la tête d'Hannah, avec à ses côtés un signe des plus étranges. Nouveau gloussement de Savi. - Le proxnet ne sait pas comment gérer Odysseus. - Je ne le vois nulle part. Plongeant l'index dans le cube holographique de Daeman, Savi toucha l'énigmatique signe. - C'est lui, ce point d'interrogation, dit-elle. (Puis elle désigna deux silhouettes rouges à la lisière du champ.) Et ça, c'est nous. Ada et Harman doivent se trouver plus au nord, dans un autre secteur. - Comment savons-nous qu'il s'agit bien d'Hannah? demanda Daeman, qui l'avait pourtant reconnue. - Pense " gros plan ". Elle lui montra le rectangle au-dessus de sa main, où apparaissait maintenant une Hannah stylisée au visage criant de vérité, qui marchait parmi des arbres stylisés au bord d'un ruisseau stylisé. Il pensa " gros plan " et s'émerveilla de la netteté de l'image. Il distinguait jusqu'aux ombres portées des arbres sur le visage d'Hannah. Celle-ci parlait avec animation au signe - un point d'interrogation, avait dit Savi - qui flottait près d'elle. Daeman se félicita de ne pas avoir surpris ces deux-là en pleine activité sexuelle. Savi avait sans doute visualisé Ada et Harman, car son rectangle jaune affichait deux silhouettes sur fond de signes topographiques, au nord des deux symboles rouges représentant Daeman et elle-même. - Tout le monde est en vie, personne n'a été dévoré par un dinosaure, annonça-t-elle. Mais j'aimerais bien qu'ils rappliquent ici pour qu'on puisse décoller. Il se fait tard. Dans le temps, il m'aurait suffi de les contacter via leur fonction com. - Tu sais activer la fonction com? s'étonna Daeman en levant sa main nue. - Bien sûr. - Comment se fait-il que nous ne le sachions pas, nous? demanda-t-il avec ce qui ressemblait à de la colère. Savi haussa les épaules. - Vous ne savez plus grand-chose, vous autres humains prétendument à l'ancienne. - Qu'entends-tu par " prétendument "? À présent, il était vraiment fâché. - Penses-tu que les humains dits à l'ancienne aient vraiment été truffés de toutes ces nanomachines génétiquement bidouillées? demanda Savi. - Oui. Alors même qu'il répondait par l'affirmative, Daeman se rendit compte qu'il ne savait strictement rien des humains de l'Ère perdue et qu'il s'en fichait complètement. Savi resta muette pendant une minute. Daeman lui trouva l'air fatigué, mais peut-être que tous les humains d'avant la firmerie avaient cette allure - il n'en savait rien. - Allons les chercher, dit-elle finalement. Je m'occupe d'Hannah et d'Odysseus, toi d'Ada et d'Harman. Règle ta main sur proxnet, active ta fonction localisation et tu finiras par les retrouver. Dis-leur que le bus va partir. Daeman ignorait ce qu'était un " bus ", mais cela n'avait aucune importance. - Existe-t-il d'autres fonctions? demanda-t-il à Savi avant qu'elle s'éloigne. - Plusieurs centaines. - Montre-m'en une. Il ne la croyait pas - des centaines de fonctions inconnues, c'était impossible -, mais peut-être pouvait-elle lui en enseigner deux ou trois, qui lui seraient fort utiles pour impressionner les jeunes femmes. Poussant un soupir, Savi s'adossa de nouveau au sonie. Le vent s'était levé et faisait frémir les feuilles des séquoias. - Je peux te montrer la fonction qui a fini par faire fuir les posthumains, dit-elle à voix basse. L'allnet, le maillage global. Daeman serra le poing et retira sa main. - Pas si c'est dangereux. - Pas pour nous. Nous n'avons rien à craindre. Je te précède. Elle lui abaissa le bras, lui ouvrit la main et lui toucha la paume d'une façon qui lui parut presque excitante. Puis elle posa sa main sur la sienne. - Visualise quatre rectangles bleus surmontant trois cercles rouges qui surmontent eux-mêmes quatre triangles verts, chuchota-t-elle. Daeman plissa le front; la tâche était délicate, il avait peine à se concentrer suffisamment pour maintenir ces formes présentes à son esprit, mais il finit par y parvenir. - Ouvre les yeux, lui dit Savi. Il obtempéra et, une seconde plus tard, s'accrocha des deux mains au sonie pour ne pas tomber. Cette fois-ci, il n'y avait pas de rectangle au-dessus de sa main. Ni cartes illisibles, ni figures stylisées. Au lieu de cela, tout ce qui l'entourait avait été transfiguré. Les arbres les plus proches, en lesquels il n'avait vu que des sources d'ombre, étaient devenus des monuments de complexité, des empilements de couches de tissu palpitant, d'écorce morte, de vésicules, de nervures, où la matière morte était parcourue de vecteurs et d'anneaux structurels, de colonnes de données mouvantes, le rouge et le vert de la vie: xylème et phloème, eau et glucose, énergie et soleil. S'il avait pu lire le flot de données, il aurait compris ce miracle d'hydrologie qu'était un arbre, il aurait su quelle était la pression nécessaire pour faire monter l'eau depuis les racines... des racines qu'il voyait sous l'humus, percevant les échanges d'énergie qui s'y déroulaient, le long voyage de l'eau dans les tubules verticales... une ascension de plusieurs dizaines de mètres! Comme un géant buvant à la paille!... Sans parler des déplacements latéraux de cette eau, dans des conduits dont la largeur s'exprimait en molécules, le long de branches d'abord épaisses de plusieurs mètres puis de plus en plus étroites, de plus en plus fines, la sève gorgée de nutriments, l'énergie offerte par le soleil... Daeman leva les yeux et découvrit le soleil tel qu'il était vraiment: une fine averse d'énergie - sa lumière absorbée par les aiguilles, puis baignant l'humus sous ses pieds et réchauffant les bactéries qui y étaient nichées. Des bactéries grouillantes qu'il pouvait même compter! Le monde autour de lui était un torrent d'information, un raz de marée de données, un million de microécologies en constante interaction, un échange permanent d'énergie. La mort elle-même s'intégrait à cette danse complexe impliquant l'eau, la lumière, l'énergie, la vie, le recyclage, la croissance, le sexe et la faim, qui se tenait tout autour de lui. Daeman vit un cadavre de souris à moitié enfoui sous l'humus à l'autre bout de la clairière, guère plus qu'un petit tas d'os et de poils mais recelant encore de fabuleuses quantités d'énergie, une véritable provende pour les bactéries et les asticots qui y festoyaient au soleil, un terreau pour l'évolution complexe des protéines qui se poursuivait à l'échelle moléculaire... Hoquetant, pantelant même, Daeman se retourna vivement, comme pour chasser cette vision, mais la même complexité l'entourait de toutes parts - le lent mouvement perpétuel du transport de l'énergie, de l'absorption des nutriments, de la croissance des cellules, de la danse des molécules au sein des arbres transparents, de la respiration de la terre et des flamboiements du ciel, où tombait une incessante pluie de lumière solaire et de pulsations radio venues des étoiles. Daeman se plaqua les mains sur les yeux, mais il était trop tard; il venait de voir Savi - une vieille femme, mais aussi une galaxie de vie. Son crâne ricanant abritait un cerveau où la vie se nichait dans des neurones étincelants, crépitait comme la foudre le long de ses nerfs optiques, et jusque dans les milliards de milliards d'organismes grouillant dans ses entrailles, indifférents à tout ce qui les entourait, et... Daeman, en voulant détourner les yeux, commit l'erreur de se regarder, de regarder en lui, découvrant tout ce qui le reliait à l'air, à la terre et au ciel... - Désactivation! s'écria Savi. L'esprit de Daeman obtempéra. Les rayons de soleil illuminant les branches des arbres et le tapis d'aiguilles lui semblaient soudain noirs comme la nuit. Ses jambes le trahirent. Hors d'haleine, il glissa le long du sonie et s'effondra par terre, roulant sur le ventre et se retrouvant les bras écartés, les paumes contre le sol, le visage enfoui dans les aiguilles de pin. Savi s'accroupit près de lui et lui tapota l'épaule. - Ça passera dans une minute, dit-elle à voix basse. Reste ici. Je vais chercher les autres. Ada avait hésité à suivre Harman lorsqu'il lui avait proposé une promenade - elle craignait que Savi ne se mette en colère en découvrant la clairière déserte à son retour -, mais Hannah s'était déjà lancée à la poursuite d'Odysseus et Ada ne souhaitait pas rester seule avec Daeman. En outre, elle ne pensait pas qu'elle aurait une autre chance de discuter en privé avec son nouvel amant une fois qu'elle aurait regagné Ardis et qu'il serait prêt à accompagner Savi dans le Bassin méditémachin. Ils montèrent en haut d'une colline, puis descendirent dans une combe en suivant le cours d'un ruisseau. La forêt résonnait du chant des oiseaux, mais ils ne virent aucune créature plus grande qu'un écureuil. Harman semblait préoccupé, perdu dans ses pensées, et pas une fois il ne toucha Ada honnis pour l'aider à traverser le ruisseau à proximité d'une cascade de trois mètres de haut. Elle se demanda si elle n'avait pas commis une erreur, fait un mauvais calcul en passant une nuit avec lui, mais lorsqu'ils firent une pause au pied de la chute d'eau, elle vit ses yeux se poser sur elle, perçut l'affection, la tendresse qu'ils exprimaient et se félicita de ce qu'ils soient devenus amants. - Ada, est-ce que tu connais ton père? Elle ne put s'empêcher de tiquer. Cette question n'était pas vraiment choquante - tout être humain savait qu'il avait un père, en théorie -, mais elle n'était pas non plus de celles que l'on posait tous les jours. - Est-ce que je sais qui c'était, tu veux dire? demanda-t-elle. Harman secoua la tête. - Non, est-ce que tu le connais? Est-ce que tu l'as rencontré? - Non. Ma mère m'a dit comment il s'appelait, mais je crois que... qu'il a atteint ses cinq-vingts il y a quelques années. Elle avait failli dire qu’il est monté dans les anneaux, euphémisme le plus courant pour désigner le processus par lequel on rejoignait les posthumains dans les deux. Elle sentit son cour battre plus fort lorsqu'elle s'interrogea sur les motivations d'Harman. Pensait-il qu'il y avait des chances pour que le père d'Ada ne soit autre que lui? Cela se produisait de temps à autre. Lorsqu'une jeune femme faisait l'amour avec un homme plus âgé, il était possible que celui-ci soit le donneur de sperme anonyme grâce auquel elle avait vu le jour; le tabou de l'inceste avait disparu, car une telle union était forcément stérile, et vu qu'une femme donnée ne pouvait se reproduire qu'une seule fois, personne n'avait plus ni frère ni sour; cela dit, un tel sujet la mettait mal à l'aise. - Je n'ai jamais su qui était mon père, reprit Harman. D'après Savi, jusqu'à une certaine époque - postérieure à l'Ère perdue -, le père était presque aussi important pour l'enfant que la mère l'est aujourd'hui. - C'est difficile à imaginer, commenta Ada sans trop comprendre. Que cherchait-il à lui dire? Qu'il était trop vieux pour elle? Ridicule! - Si jamais j'ai un enfant, je tiens à ce qu'il me connaisse. Je veux être à ses côtés pendant qu'il ou elle grandira... tout autant que sa mère. Ada était trop choquée pour dire quoi que ce soit. Il se remit en marche et elle le suivit sous les frondaisons. H faisait plus frais à l'ombre, mais l'air y était plus dense. La cascade murmurait doucement derrière eux. Soudain, Ada regarda tout autour d'elle, affolée. - Tu as entendu quelque chose? demanda Harman en s'arrê-tant brusquement à ses côtés. - Non. Mais il y a... quelque chose qui cloche. - Pas de serviteurs, dit Harman. Pas de voynix. C'était ça, comprit Ada. Ils étaient seuls. Ces deux dernières journées, l'absence des serviteurs et des voynix, jusque-là omniprésents dans sa vie, lui avait fait le même effet qu'un bruit de fond qui se serait soudain évanoui, mais le fait que tous les deux se retrouvent seuls dans les bois rendait cette absence encore plus criante. Soudain, elle frissonna sans raison apparente. - Tu sauras nous ramener au sonie? Harman fit oui de la tête. - J'ai relevé des repères et observé le soleil. (Il désigna une direction avec la branche d'arbre qui lui servait de bâton.) La clairière se trouve derrière cette colline. Ada sourit, mais elle n'était guère convaincue. Elle consulta sa paume, mais le rectangle de la fonction localisation était resté vierge depuis qu'ils avaient quitté le domi de l'Antarctique. Elle s'était déjà promenée en forêt - en général à proximité du domaine d'Ardis -, mais il y avait toujours à proximité un serviteur pour lui indiquer la route ou un voynix pour la protéger. Cela dit, l'inquiétude que lui inspirait sa situation présente pâlissait à côté de l'affolement dans lequel la plongeaient les questions et les remarques d'Harman. - Pourquoi me parles-tu soudain de paternité? lui demanda-t-elle. Il la regarda dans les yeux tandis qu'ils descendaient en bas de la colline pour s'enfoncer plus profondément dans la forêt. L'ombre devenait quasiment crépusculaire, en dépit des quelques rayons de soleil qui transperçaient le feuillage des géants végétaux. - C'est à cause de ce que Savi m'a dit ce matin, expliqua-t-il. Selon elle, je suis assez vieux pour être ton grand-père. Si je me suis lancé dans cette quête de la firmerie - et si je suis devenu ton amant -, c'est pour nier l'imminence de mes cinq-vingts. La première réaction d'Ada fut une bouffée de colère, suivie par une poussée de jalousie. De colère parce que cette remarque était stupide - Savi n'avait pas à commenter l'âge d'Ada, ni ses choix en matière d'amants; de jalousie parce que si Harman avait déserté leur lit dès le lever de soleil, c'était pour aller bavarder avec Savi. Ce matin-là, Ada avait dû se contenter de l'embrasser lorsqu'il s'était levé, lavé et vêtu, quelque peu déçue de constater qu'il ne souhaitait pas passer une heure en sa compagnie avant le petit déjeuner mais respectant son choix, imaginant qu'il avait tout simplement des habitudes de lève-tôt. Mais c'était pour aller s'entretenir avec Savi qu'il avait quitté sa couche de bon matin! N'avait-il pas l'intention de passer les prochains jours avec elle pour se mettre en quête d'un vaisseau spatial? En fait, comprit soudain Ada, Savi avait usurpé la place qu'elle aurait dû tenir dans cette quête. Elle étudia le visage d'Harman - tellement plus jeune d'aspect que celui d'Odysseus, avec ses cheveux gris et ses pattes d'oie -et vit qu'il n'avait pas remarqué sa réaction. De toute évidence, Harman était toujours obnubilé par ses pensées, et Ada se demanda si l'attention, la sensibilité dont il avait fait preuve à son égard durant ces derniers jours - dont la dernière nuit avait représenté le point culminant - ne participaient pas d'une tactique délibérée ayant pour but de lui assurer la conquête d'une proie difficile. Elle ne le pensait pas, mais sait-on jamais? La plénitude qui l'habitait en présence d'Harman n'était-elle qu'une illusion, un produit dérivé des sentiments qu'il lui inspirait? - Sais-tu comment tu décides d'être enceinte? demanda Harman en traçant des traits dans le sol avec la pointe de son bâton. Ada se figea sur place. Une telle question était... stupéfiante. Harman redressa la tête et la regarda comme s'il venait de faire une remarque anodine. - Je veux dire, sais-tu comment fonctionne ce mécanisme? Il paraissait inconscient du caractère incongru de sa question. Un homme n'abordait jamais un tel sujet avec une femme, point. - Si tu souhaites me donner une leçon sur les fleurs et les petits oiseaux, il est un peu tard, répliqua Ada d'une voix glaciale. Harman eut un rire enjoué. Durant les deux dernières semaines, ce rire avait enchanté Ada. Elle le trouvait désormais agaçant. - Je ne parle pas du sexe, ma chérie. Ada remarqua que c'était la première fois qu'il s'adressait à elle avec un terme affectueux, mais elle n'était pas d'humeur à apprécier. - Ce qui m'intéresse, reprit-il, c'est la façon dont tu reçois l'autorisation d'être enceinte - ce qui n'arrivera sans doute que dans quelques dizaines d'années, je le sais - et dont tu choisis le donneur de sperme. Ada se sentit rougir, et le fait qu'elle ne puisse s'en empêcher la mit en colère. Du coup, elle rougit de plus belle. - Je ne sais pas de quoi tu parles. Elle mentait, bien entendu. C'étaient les hommes qui étaient censés tout ignorer de ce genre de chose. La plupart des femmes attendaient leurs trois-vingts pour demander une grossesse. Suivait en général un délai d'un ou deux ans avant que les posthumains leur accordent la permission - en général par l'entremise d'un serviteur. La femme s'abstenait alors de toute relation sexuelle, prenait le désinhibiteur qu'on lui avait prescrit et décidait lequel de ses anciens amants fournirait le sperme destiné à la conception de son enfant. La grossesse était déclenchée au bout de quelques jours, et le reste était aussi ancien que... eh bien, que le genre humain. - Je parle du mécanisme par lequel tu désignes le paquet de sperme qui sera sélectionné par ton corps, poursuivit Harman. Les vraies humaines à l'ancienne n'avaient pas cette possibilité... - Grotesque! Les humains à l'ancienne, c'est nous. Les choses se sont toujours passées ainsi. Harman secoua lentement la tête d'un air presque triste. - Non, dit-il. Même à l'époque de Savi, il y a quatorze cents ans de cela, la grossesse était un phénomène médiocrement planifié. D'après elle, le mécanisme actuel de sélection à partir de sperme stocké est l'ouvre des posthumains et s'inspire de la structure génétique des phalènes. - Des phalènes! Ada n'était plus seulement choquée mais bel et bien furibonde. Cette histoire était aussi absurde qu'humiliante. - Qu'est-ce que tu me racontes là, Harman Uhr? Il leva vivement la tête et parut prendre conscience de son état d'agitation, comme si l'usage de la forme honorifique lui avait brusquement remis les pieds sur terre. - La vérité, dit-il. Je suis navré qu'elle te trouble, mais Savi dit que ce sont les posts qui ont pourvu les femmes de cette capacité à choisir le sperme du père de leur enfant des années après l'accouplement, et qu'elle provient des gènes d'une espèce de phalène du nom de... - Ça suffit! s'écria Ada. Elle s'aperçut qu'elle serrait les poings. Jamais elle n'avait frappé quiconque avant ce jour, jamais elle n'avait eu envie de frapper quiconque, mais elle avait une vive envie d'agresser Harman. - Savi dit ceci, Savi dit cela... J'en ai assez de cette vieille pie. Je ne crois même pas qu'elle soit aussi vieille qu'elle le dit... ni aussi sage qu'elle le fait croire. Ce n'est qu'une pauvre folle. Je retourne au sonie. Elle s'enfonça dans la forêt. - Ada! appela Harman. Faisant celle qui n'avait pas entendu, elle gravit la colline, foulant le tapis d'aiguilles et l'humus glissant. - Ada! Elle continua d'avancer, bien décidée à l'abandonner. - Ada, ce n'est pas la bonne direction. Hannah rattrapa Odysseus à quelques centaines de mètres de la clairière. Il se retourna vivement en l'entendant passer entre deux buissons et fit mine de saisir son glaive, se détendant lorsqu'il la reconnut. - Que veux-tu, fille? - Je veux voir ton épée, dit Hannah en remettant de l'ordre dans ses cheveux noirs. Odysseus éclata de rire. - Pourquoi pas? (Il détacha le fourreau de sa ceinture et le lui tendit.) Prends garde au fil de l'épée, fille. Je pourrais me raser avec si j'en avais envie. Hannah dégaina le glaive et le soupesa d'un air hésitant. - Savi me dit que tu travailles le métal. (Odysseus se pencha sur un ruisseau pour en boire l'eau dans sa main en coupe.) Elle dit que tu es le seul habitant, homme ou femme, de ce meilleur des mondes à savoir forger le bronze. Hannah haussa les épaules. - Ma mère se rappelait de vieilles histoires sur la métallurgie. Elle jouait avec le feu et les forges quand elle était plus jeune. Je poursuis ses expériences. Elle abattit l'épée après l'avoir fait tourner dans sa main. - Tu nous as vus nous battre dans ton chiffon de turin, déclara Odysseus. - Oui, et alors? - Tu sais te servir de cette épée, fille. C'est le tranchant qui importe et non la pointe. Elle est conçue pour démembrer et étriper l'adversaire et non pour l'affronter noblement. Hannah grimaça et lui rendit son arme. - Est-ce cette épée que tu avais dans la plaine d'Ilium? demanda-t-elle à voix basse. Et quand tu es entré dans la ville pour dérober le Palladion? - Non. (Il brandit la lame à la verticale, et un rayon de soleil passa entre les branches pour venir danser sur sa surface.) Cette épée m'a été offerte par une... par une femme... durant mon périple. Hannah attendit des éclaircissements, mais Odysseus se contenta de dire: - Aimerais-tu voir ce qu'elle a de spécial? Hannah opina. Odysseus pressa le pommeau du pouce à deux reprises, et l'épée sembla soudain chatoyer. Hannah se rapprocha. Oui, la lame émettait un bourdonnement ténu mais persistant. Elle tendit une main vers le métal, mais Odysseus lui enserra le poignet d'un geste vif. - Si tu la touches, fille, tu risques d'y perdre les doigts. - Pourquoi? Comme elle ne cherchait pas à se débattre, Odysseus la lâcha au bout de quelques instants. - Elle vibre, expliqua-t-il, plaçant la lame à l'horizontale à hauteur de ses yeux. Hannah remarqua une nouvelle fois qu'elle était aussi grande que lui. La veille au soir, elle l'avait entendu marcher dans le grand hall du pont après que les autres se furent couchés, et elle l'avait rejoint, le suivant ensuite dans son domi où ils avaient parlé durant des heures et où elle s'était endormie au pied de son lit. Ada était persuadée qu'ils étaient devenus amants, elle le savait; cela ne la dérangeait en aucune manière, et elle n'avait nulle envie de détromper son amie. - On dirait presque qu'elle chante, dit Hannah, tendant l'oreille pour mieux entendre le bourdonnement suraigu. Odysseus partit d'un rire tonitruant sans qu'elle en comprît la raison. - Ne t'inquiète pas. Elle ne m'a pas été lancée par une quelconque Dame du Lac, encore que cela ne soit pas trop loin de la vérité. Il éclata de rire une nouvelle fois. Hannah considéra l'homme barbu. Elle ne comprenait rien à ce qu'il racontait. Elle se demanda s'il savait de quoi il parlait. - Pourquoi vibre-t-elle? - Écarte-toi, dit l'homme au puissant torse. La plupart des séquoias qui les entouraient étaient épais de cinq à six mètres, voire davantage, mais un pin nettement plus petit -un ponderosa ou un douglas - poussait dans une flaque de soleil à quelques mètres sur leur gauche. Vieux d'une quarantaine d'années, il mesurait quinze mètres de haut et son tronc faisait cinquante centimètres de diamètre. Odysseus se campa sur ses jambes, empoigna son épée d'une main et, d'un revers presque indolent, frappa le tronc. Le mouvement de la lame était si souple qu'Hannah crut tout d'abord qu'il avait raté son coup. Elle n'avait pas entendu le moindre bruit. Quelques secondes plus tard, le grand arbre frémit, vacilla, et tomba à grand fracas. Odysseus pressa de nouveau le pommeau et la vibration cessa. Hannah s'approcha de l'arbre et de la souche pour les examiner. On aurait dit que le tronc avait été sectionné au laser et non tranché. Elle posa la main sur la souche. Pas la moindre aspérité, pas le moindre copeau. Le bois était si lisse qu'on aurait dit du plastique, une plaie cautérisée. Elle se retourna vers Odysseus. - Une telle arme devait être précieuse lors du siège de Troie, commenta-t-elle. - Tu ne m'as pas écouté, fille. (Il remit l'épée dans son fourreau et rattacha celui-ci à sa ceinture.) On me l'a offerte quelques années après que la guerre se fut achevée et que j'eus entamé mon périple. Si j'avais eu une telle arme à Ilium... (H se fendit d'un atroce sourire.) Il n'y a pas un Troyen, pas un dieu, pas une déesse qui aurait conservé la tête sur les épaules, fille. Je te le promets. Hannah se surprit à lui rendre son sourire. Ce vieil homme et elle n'étaient pas amants - pas encore -, mais Hannah avait l'intention de séjourner au château d'Ardis pendant qu'il y serait invité, et qui pourrait dire ce qui se produirait? - Vous voilà, dit Savi en descendant vers eux depuis le sommet de la colline. Elle ferma le poing, faisant disparaître ce qui ressemblait au champ de la fonction localisation. - C'est l'heure de partir? demanda Odysseus, s'adressant à Savi mais échangeant avec Hannah un regard qu'elle choisit de qualifier d'entendu. - C'est l'heure de partir, répéta Savi. 26. Vallès Marineris, entre Eos Chasma et Coprates Chasma Au bout de trois semaines de navigation dans Vallès Marineris - une mer intérieure bien plus qu'un fleuve -, Mahnmut se croyait sur le point de perdre sa petite tête de moravec. Leur felouque, dont l'équipage comptait quarante petits hommes verts, n'était que l'un des éléments d'une flotte sillonnant d'est en ouest les eaux du canon englouti et, du nord au sud, celles de l'estuaire débouchant sur la mer de Chryse Planitia, nom donné à cette partie de l'océan Boréal. Outre une vingtaine de navires identiques au leur, ils croisaient quotidiennement au moins trois barges de cent mètres de long, chacune chargée de quatre blocs de pierre destinés à devenir autant de têtes sculptées, en provenance des carrières situées au sud de Noctis Labyrinthus, à l'extrémité occidentale de Vallès Marineris, soit à 2 800 kilomètres de leur position actuelle. Orphu d'Io avait été transporté à bord et installé sur l'un des ponts inférieurs, dissimulé par une toile goudronnée et arrimé à proximité des objets récupérés dans La Dame noire. Le simple fait de penser à son submersible - abandonné dans une grotte sur la côte de Chryse Planitia, à 1 500 kilomètres de là - plongeait Mahnmut dans la dépression. Jusque-là, il ne s'était pas cru vulnérable à cette affliction - un mélange de malaise émotionnel et de désespoir absolu qui le laissait sans volonté ni ambition, ou presque -, mais être séparé de son submersible lui faisait découvrir de nouveaux abîmes. Orphu - aveuglé, mutilé, traité comme un vulgaire poids mort - semblait par contraste d'excellente humeur, mais Mahnmut savait maintenant que son ami ne montrait que rarement ses véritables sentiments. Comme promis, la felouque avait débarqué le lendemain de leur arrivée sur la côte, et pendant que les PHV y chargeaient ce pauvre Orphu, Mahnmut était descendu dans le submersible à plusieurs reprises, y récupérant tout ce qu'il pouvait: unités énergétiques, cellules solaires, équipement de communication, disques d'archives et instruments de navigation. - Tu as nagé tout nu jusqu'à l'épave, dont tu es revenu les poches emplies de biscuits, c'est ça? lui déclara Orphu ce matin-là après qu'il lui eut fait le récit de ses expéditions. - Pardon? Mahnmut s'était demandé si l'Ionien tant éprouvé n'avait pas fini par perdre l'esprit. - Une petite erreur de cohérence dans Robinson Crusoé, expliqua Orphu en grondant. J'adore les erreurs de cohérence. - Jamais lu ce livre, répliqua Mahnmut. Il n'était pas d'humeur à badiner. Abandonner La Dame noire lui déchirait le cour. Ils discutèrent longuement de cette réaction durant les trois premières semaines de voyage, car il n'y avait pas grand-chose à faire à bord de la felouque excepté discuter. Le transmetteur radio de courte portée que Mahnmut avait greffé au port d'Orphu fonctionnait à la perfection. - Tu souffres d'agoraphobie tout autant que de dépression, déclara Orphu. - Comment cela? - Tu as été conçu, programmé et formé pour être partie intégrante de ton submersible, enfoui sous les glaces d'Europe, entouré par les ténèbres et les profondeurs écrasantes, bien à l'aise dans ton espace confiné. Les brefs séjours que tu as effectués à la surface, sur les glaces d'Europe, n'ont pas pu te préparer à ces grands espaces, à ces horizons lointains, à ces ciels bleus. - Le ciel n'est pas très bleu en ce moment, répliqua-t-il faiblement. Le jour venait de se lever et, comme tous les matins, Vallès Marineris était envahie de bancs de brume et de nuages bas. Les PHV serraient les voiles de la felouque et la faisaient avancer à la rame - ils étaient trente à ramer, quinze de chaque côté, apparemment infatigables - chaque fois que le vent était trop faible pour la pousser. Des lanternes brillaient sur la proue, le mât principal, la poupe et le bastingage, et la felouque était quasiment immobile. Ils se trouvaient dans une section de Vallès Marineris qui atteignait cent vingt kilomètres de large et se préparaient à aborder une sorte de mer intérieure qui en faisait bien deux cents - même par temps clair, les falaises qui la bordaient au nord et au sud leur resteraient invisibles -, mais la circulation était si dense qu'une telle précaution semblait amplement justifiée. Mahnmut comprit qu'Orphu avait raison - l'agoraphobie faisait partie de son problème, car plus l'horizon était dégagé, plus il se sentait mal -, mais que l'absence de sa crèche douillette et de ses ports sensoriels rassurants n'expliquait pas tout. Mahnmut était -avait toujours été - un capitaine, et son programme et ses lectures lui avaient appris que rien n'affectait autant un capitaine que la perte de son navire. En outre, on lui avait confié une mission des plus importantes - conduire Koros III au pied d'Olympus Mons -et il avait lamentablement échoué à l'accomplir. Koros III était mort, ainsi que Ri Po, le moravec dont le rôle était de rester en orbite et de réceptionner, d'interpréter et de transmettre les données collectées par Koros durant sa mission de reconnaissance. Mais les transmettre à qui? Comment? Et quand? Mahnmut n'en avait aucune idée. Ils abordèrent aussi ce sujet durant leur long et calme voyage. Les nuits étaient encore plus paisibles que les journées, car les PHV entraient en période d'inactivation dès la tombée du soir, immobilisant la felouque au moyen d'une ancre flottante -Mahnmut avait effectué des mesures au sonar et constaté que la profondeur atteignait six mille mètres - et ne se réveillant que le lendemain, à l'instant où les rayons du soleil frappaient leur peau verte. De toute évidence, les PHV captaient directement l'énergie solaire, même lorsque les brumes matinales filtraient la lumière du jour. En tout cas, Mahnmut ne les avait jamais vus manger ou excréter quoi que ce soit. Il aurait pu leur poser la question, mais bien qu'Orphu supposât que les PHV ne " mouraient " pas à l'issue d'une communication - ils formaient selon lui une entité collective plutôt qu'une population d'individus -, Mahnmut n'acceptait pas cette hypothèse au point d'être disposé à sacrifier un nouvel interprète, et il préférait remettre à plus tard la résolution de cette énigme. Mais rien ne l'empêchait de poser des questions à Orphu. - Pourquoi nous ont-ils envoyés ici? demanda-t-il le dixième jour. Nous ne comprenons pas notre mission, et même si nous la comprenions, nous ne sommes en rien qualifiés pour la mener à bien. C'était de la folie d'envoyer ici des ignares tels que nous. - Les administrateurs moravecs ont coutume de cloisonner les tâches et de les répartir entre spécialistes, répondit Orphu. Tu étais le plus qualifié pour conduire Koros III jusqu'au volcan. J'étais le moravec le plus apte à assurer la maintenance du vaisseau spatial. Pas un instant ils n'ont envisagé la possibilité que nous soyons obligés de prendre en charge les tâches assignées aux autres. - Mais pourquoi? Ils savaient sûrement que cette mission était dangereuse. Orphu émit un grondement d'hilarité. - Probablement ont-ils estimé que c'était tout ou rien - que nous péririons tous dans le pire des cas. - C'est ce qui a failli nous arriver, marmonna Mahnmut. Et c'est probablement ce qui se produira. - Dis-moi le temps qu'il fait. Est-ce que la brume s'est levée? Journées, paysages et nuits étaient magnifiques. Mahnmut ne connaissait des planètes à atmosphère que les données relatives à la Terre contenues dans ses archives, aussi Mars terraformée représentait-elle pour lui une variation intéressante. La couleur du ciel allait de l'azur de midi au rouge rosé du soir, qui virait parfois à un or pur infusant dans toutes choses une lumière intérieure. Le soleil lui-même semblait sensiblement plus petit que l'astre diurne tel qu'il apparaissait sur les images terriennes, mais il était incommensurablement plus grand que celui que les moravecs galiléens connaissaient depuis deux millénaires. La douce brise apportait un parfum de sel et parfois de végétation, ce qui n'était pas sans le surprendre. - Tu ne te demandes jamais pourquoi on nous a doués de ce sens-là? demanda Orphu lorsque Mahnmut lui décrivit la végétation poussant sur les berges de l'estuaire de Vallès Marineris. - Quel sens? - L'odorat. Le moravec dut réfléchir avant de répondre. Il avait toujours considéré son odorat comme allant de soi, bien qu'il lui fût totalement inutile sous l'eau et même à la surface d'Europe, et presque inutile dans l'environiche de La Dame noire - en d'autres termes, dans la quasi-totalité de son environnement quotidien. - C'est grâce à mon odorat que je repérais les émanations toxiques dans le submersible ou dans les chambres pressurisées de Conamara Central, finit-il par déclarer. Il savait cependant que cette réponse n'était pas satisfaisante. Les moravecs disposaient de détecteurs plus efficaces pour parer à ce genre de danger. Orphu eut un grondement sourd. - Peut-être aurais-je pu sentir le soufre sur la surface d'Io, mais à quoi bon? - Tu peux sentir les choses? demanda Mahnmut. Cela n'a guère de sens chez un moravec configuré pour le vide spatial. - En effet. Pas plus que ma capacité à percevoir mon environnement via le spectre visuel humain, mais c'est néanmoins celui-là qui a... qui avait ma préférence. Mahnmut s'abîma dans de nouvelles réflexions. C'était la vérité; lui-même agissait pareillement, bien qu'il fût capable de percevoir l'infrarouge comme l'ultraviolet. Il savait que son ami percevait également les ondes radio et les lignes de champ magnétique, auxquelles les humains à l'ancienne étaient aveugles, ce qui était normal pour un moravec travaillant dans l'espace galiléen baigné de rayons cosmiques. Alors, pourquoi l'Ionien préférait-il se limiter aux fréquences " visibles " à l'oil humain? - À mon avis, reprit Orphu, répondant à la question muette de Mahnmut sans la moindre trace d'ironie ni d'amusement, c'est parce que nos concepteurs et les générations de moravecs qui leur ont succédé désiraient en secret devenir humains. L'effet Pinoc-chio, pour ainsi dire. Mahnmut n'était pas d'accord avec cette hypothèse, mais il se sentait trop déprimé pour discuter. - Que sens-tu en ce moment? demanda Orphu. - La pourriture, répondit Mahnmut tandis que la felouque entrait dans le large estuaire par le chenal sud. On se croirait au bord de la Tamise de Shakespeare par marée basse. Durant la première semaine de voyage fluvial, Mahnmut tenta d'échapper à l'oisiveté génératrice de folie en démontant et en inspectant - le plus soigneusement possible - les trois autres artefacts récupérés sur le submersible, Orphu étant le quatrième. Le plus petit d'entre eux, un ovoïde lisse à peine plus grand que son torse, n'était autre que l'Engin - l'élément le plus important de la mission de feu Koros III. Tout ce que Mahnmut et Orphu savaient à son propos, c'était que le Ganymédéen était censé l'apporter à Olympus Mons et l'activer si de mystérieuses conditions étaient remplies. Mahnmut sonda l'Engin au sonar et préleva un minuscule spécimen de sa coque réfléchissante en alliage transuranien. Sa fonction demeura énigmatique. La machine à proprement parler, s'il s'agissait bien d'une machine, était de nature macromoléculaire -un mécanisme à l'échelle nanométrique, dont le noyau central consistait en une colossale quantité d'énergie confinée dans des champs internes. Le seul " engin " que Mahnmut put identifier était une sorte de verrou réagissant à une décharge électrique. En appliquant un courant de trente-deux volts en un endroit bien précis de la coque, on... faisait quelque chose... à cette macromolécule. - C'est peut-être une bombe, dit Mahnmut en remettant en place le fragment de coque. - Sacrée bombe, marmonna Orphu. Si le rôle de cette molécule est de protéger l'intérieur, on a peut-être même affaire à une superbombe. Casse cet ouf, et tu auras une sacrée omelette sur les bras. Mahnmut fit semblant de ne pas avoir entendu, ne souhaitant pas jeter son ami par-dessus bord, ce qui aurait été préjudiciable à leurs relations; il considéra les falaises du rivage - ce jour-là, ils voguaient à moins de trois kilomètres de la côte australe de la mer intérieure - et imagina cette splendeur écarlate réduite à néant. Il pensa aux mangroves périscopiques qui poussaient dans les marécages, aux topiaires naturelles accrochées sur les hauteurs, et même au ciel d'un bleu fragile peuplé de cirrus, et tenta d'imaginer tout un monde annihilé par une puissante explosion quantique. Cela lui parut injuste. - Vois-tu ce que ça pourrait être à part une bombe? demanda-t-il à Orphu. - Pas vraiment. Mais un objet recelant une telle quantité d'énergie quantique participe d'une technologie qui me demeure incompréhensible. Je te suggérerais de traiter l'Engin avec douceur, de le poser sur un coussin ou quelque chose comme ça, mais vu qu'il a déjà survécu à une attaque de char divin et à une entrée dans l'atmosphère qui m'a grillé et a démoli ton navire, il n'est sans doute pas très fragile. Range-le d'un coup de pied bien placé et passons à la suite. Quel est l'objet suivant? L'objet suivant était un peu plus gros que l'Engin mais tout aussi énigmatique. - C'est une sorte de communicateur modulateur, dit Mahnmut. Il est replié sur lui-même, mais je vois que si je l'active, il se déploiera sur un trépied, pointera une antenne parabolique vers le ciel et émettra une salve de... quelque chose. De l'énergie encryptée dans un faisceau étroit, un maser ou peut-être des modulations de gravité. - Pourquoi Koros avait-il besoin de ce truc? Les satellites com sont toujours en orbite, et le vaisseau aurait relayé toute transmission vers l'espace galiléen. Ton submersible lui-même aurait pu contacter la base, bon sang. - Peut-être que cet appareil n'est pas conçu pour entrer en liaison avec Jupiter, suggéra Mahnmut. - Avec qui, alors? Mahnmut n'avait aucune réponse. - Comment Koros allait-il crypter ses messages? demanda l'Ionien. - Il y a des ports virtuels, répondit Mahnmut après avoir examiné la machine à coque de nanocarbone. Nous pourrions télécharger là-dedans toutes les données recueillies, les crypter et activer ce truc, comme tu dis. À moins qu'un code ne soit nécessaire. Tu veux que je tente le coup? - Non. Pas encore. - Dans ce cas, je le referme. - Quelle est la source d'énergie de ce communicateur? demanda Orphu avant que Mahnmut ait pu joindre le geste à la parole. Quoique cette technologie lui fût étrangère, Mahnmut lui décrivit le conteneur magnétique et les schémas du champ de force. - Tiens, tiens! fit Orphu. C'est de lafelschenmass de Chevkov. De l'antimatière artificielle similaire à celle que le Consortium a utilisée pour la première sonde interstellaire. Il y a assez d'énergie là-dedans pour nous garder en vie et en forme pendant plusieurs siècles terriens, à condition que nous trouvions un moyen de la capter. Mahnmut sentit son cour organique battre plus fort. - Aurait-elle pu se substituer au réacteur à fusion de la Dame? Orphu observa un silence de plusieurs secondes. - Non, je ne le pense pas, dit-il finalement. Le flux d'énergie aurait été trop important et trop difficile à contrôler. Il est possible que toi et moi puissions boire goutte à goutte à cette source, mais je ne pense pas que nous ayons pu y installer un robinet pour alimenter La Dame noire, même si celle-ci avait été réparable. Tu m'as bien dit que tu n'aurais jamais pu la réparer tout seul, n'est-ce pas? - J'aurais eu besoin de la mettre en cale sèche à Conamara. Mahnmut était à la fois navré et soulagé d'apprendre que ce gadget n'aurait pas pu sauver la pauvre Dame. La perte de son navire l'attristait, mais l'idée de rebrousser chemin et de parcourir les 2 000 kilomètres qui l'en séparaient était encore plus déprimante. Le dernier objet était aussi le plus gros, le plus lourd et le plus énigmatique aux yeux de Mahnmut. Il se présentait sous la forme d'une caisse en bambou-trois d'un mètre cinquante de haut sur deux mètres de large, enveloppée de transpolymère transparent. À l'issue d'un bref examen, Mahnmut vit qu'elle contenait une feuille de polyéthylène furtif ultrafin, d'une surface atteignant plusieurs centaines de mètres carrés, à laquelle étaient cousues des bandes de capteurs solaires, vingt-quatre segments de titane coniques articulés et partiellement assemblés, quatre bonbonnes pressurisées contenant de l'hélium, un mélange oxygène/azote et du méthanol, huit tuyères atmosphériques contrôlées par téléguidage et, finalement, douze câbles de fullerène de quinze mètres de long fixés aux quatre coins de la caisse. - Je renonce, dit Mahnmut au bout de plusieurs minutes de cogitations et de manipulations également infructueuses. Qu'est-ce que c'est que ce machin? - Un ballon, répondit Orphu. Mahnmut secoua sa petite tête de moravec. On trouvait des ballons, organiques et moravecs, dans l'atmosphère de Jupiter, ainsi que dans cette soupe qui passait pour la biosphère de Saturne, mais pourquoi diable Koros III avait-il pris la peine d'apporter un ballon artificiel sur Mars? Orphu lui apporta la réponse à cette question en même temps qu'il la déduisait par lui-même. - La mission de Koros III était d'atteindre le sommet d'Olympus Mons, le centre de la perturbation quantique, et un tel moyen de transport le dispensait de gravir le volcan. Quelles sont les dimensions de ce... ballon? Mahnmut communiqua les données à l'Ionien. - Si on le gonflait à l'hélium au niveau de la mer martienne, déclara Orphu, il aurait un grand axe de soixante mètres et une hauteur de trente-cinq, ce qui lui permettrait d'emporter la nacelle, l'Engin, le communicateur et ta personne aux confins de l'espace... ou au sommet d'Olympus. - La nacelle? répéta Mahnmut, qui peinait encore à assimiler le concept d'aérostat. - La caisse contenant le tout. De toute évidence, Koros III avait l'intention d'y embarquer. Est-ce qu'elle est équipée d'un toit en transpolymère - d'une sorte d'enveloppe pressurisée? - Oui. - Et voilà. - Mais il y a un escalator sur la face sud d'Olympus Mons, dit bêtement Mahnmut. - Koros et les autres planificateurs de cette mission ne pouvaient pas le savoir. Mahnmut détourna les yeux du ballon pour réfléchir une minute. Les falaises de la rive sud de Vallès Marineris s'étaient réduites à une fine ligne rouge sur l'horizon bleu-vert, la felouque ayant atteint les chenaux centraux du courant estuarien. - La nacelle est trop petite pour te contenir, dit-il. - Eh bien, naturellement... - Je vais en construire une plus grande, coupa Mahnmut. - Penses-tu vraiment que nous devrons nous rendre au sommet d'Olympus Mons? demanda doucement Orphu. - Je ne sais pas, mais je sais que nous serons encore à plus de deux mille kilomètres du volcan lorsque nous parviendrons à l'extrémité occidentale de Vallès Marineris... si nous y arrivons. J'ignorais comment nous pourrions franchir le chaos de Noctis Labyrinthus et le plateau de Tharsis pour gagner Olympus, mais ce... ballon... va nous le permettre. Enfin, peut-être. - Nous pourrions l'assembler tout de suite, proposa Orphu. Il irait plus vite que cette... comment as-tu dit, déjà? - Felouque. Mahnmut leva les yeux vers les voiles et le gréement, qui se détachaient nettement sur fond de ciel rosé et bleu. Plusieurs petits hommes verts grimpaient dans les cordages sans effort apparent. - Non, je pense qu'il faut attendre le dernier moment pour lancer ce ballon, dit-il. Il est équipé d'une couche caméléon, y compris sur la nacelle, mais peut-être que ces conducteurs de char sont quand même capables de le repérer. Nous attendrons d'avoir atteint Noctis Labyrinthus. Le périple qui nous attendra alors sera déjà assez difficile, vu que trois des volcans martiens les plus élevés se dresseront entre Olympus et nous. Orphu émit un grondement quasi subsonique. - Le Tour du monde en quatre-vingts jours, c'est ça? - Pas le tour du monde, non, répliqua Mahnmut. En comptant ce voyage en bateau, nous n'en aurons fait qu'un peu plus du quart. Mahhmut tenta de passer le temps et d'oublier ses idées noires en lisant les sonnets de Shakespeare dans l'édition papier qu'il avait récupérée à bord de La Dame noire. En pure perte. Alors qu'il se plongeait naguère sans problème dans l'analyse littéraire, dénichant dans les sonnets structures cachées, correspondances verbales et contenu dramatique, ils lui paraissaient à présent fort tristes. Tristes et méchants. Mahnmut le moravec était totalement indifférent à ce que " Will ", le " poète " des sonnets, pouvait faire au " Jeune Homme ", ainsi qu'à ce qu'il attendait de lui en retour - il n'avait ni pénis ni anus, et cela ne lui manquait pas -, mais les flatteries et les menaces qu'échangeaient le "jeune", riche mais un peu stupide, et son aîné le poète lui apparaissaient désormais comme oppressantes, voire franchement perverses. Il passa aux sonnets dédiés à la " Dame noire ", mais ceux-ci étaient encore plus cyniques, encore plus pervers. Mahnmut était d'avis que c'était la mauvaise réputation de cette femme qui éveillait le désir du poète -cette femme aux cheveux noirs, aux yeux noirs, aux seins brunis et aux mamelons noirs était, à en croire le poète, sinon une putain, à tout le moins une traînée. Cela faisait longtemps que Mahnmut avait archivé l'essai de Freud intitulé "Un type particulier de choix d'objet chez l'homme ", dans lequel le psy de l'Ère perdue citait des cas d'hommes sexuellement excités par les seules femmes de mauvaise vie. Shakespeare n'hésitait pas à décrire le vagin comme " la baie où chacun vient courir ", ni à jouer avec les mots - " Ô ingénieux amour " - pour évoquer la légèreté de sa Dame noire, et Mahnmut avait passé d'heureuses années à dégager niveaux de signification et structures dramatiques de ce genre d'obscénités, mais ce jour-là - alors que le soleil était près de sombrer dans la grande mer intérieure et que les falaises au nord luisaient d'un éclat rosé -, il ne voyait dans ces sonnets que des souillures sur papier, les confessions abjectes d'un poète roué. - Tu lis tes sonnets? demanda Orphu. Mahnmut referma le livre. - Comment le sais-tu? Es-tu devenu télépathe depuis que tu as perdu la vue? - Pas encore, gronda l'Ionien. (Sa gigantesque carapace était arrimée à dix mètres de l'endroit où se tenait Mahnmut, près de la proue.) Certains de tes silences sont plus littéraires que d'autres, c'est tout. Mahnmut se leva pour se tourner vers le soleil couchant. Les petits hommes verts s'affairaient sur les voiles et la chaîne d'ancre, préparant le navire à la nuit. - Pourquoi ont-ils programmé certains d'entre nous pour être 1. Extraits des sonnets CXXXVH et CXLVm, traduction de Jean Mala-plate, op. cit. (N.d.T.) passionnés par les livres humains? demanda-t-il. En quoi cela est-il utile à un moravec alors que l'espèce humaine a peut-être disparu? - Je me suis souvent posé la question, dit Orphu. Koros III et Ri Po étaient épargnés par cette affliction, mais tu as sûrement connu d'autres moravecs obsédés par la littérature humaine. - Urtzweil, mon équipier, ne cessait de lire et de relire la Bible du roi Jacques. Il l'a étudiée pendant des décennies. - Oui. Et il y a mon Proust et moi. (Il fredonna quelques mesures d'une chanson guillerette.) Sais-tu quel est le point commun de toutes ces ouvres qui nous passionnent, Mahnmut? Mahnmut réfléchit quelques instants. - Non, dit-il finalement. - Elles sont inépuisables. - Inépuisables? - On n'a jamais fini d'en faire le tour. Si nous étions des humains, ces romans, ces poèmes et ces pièces de théâtre nous évoqueraient des maisons où l'on trouve toujours une chambre inconnue, un escalier secret, un grenier caché... ce genre de chose. - Mouais, fit Mahnmut, que cette métaphore ne convainquait guère. - Tu n'as pas l'air content du Barde aujourd'hui. - Il est peut-être inépuisable, mais il a fini par m'épuiser, admit Mahnmut. - Que se passe-t-il sur le pont? On s'active? Mahnmut s'arracha au spectacle du couchant. Les trois quarts de l'équipage de PHV s'affairaient en silence à jeter l'ancre, à affaler et à serrer les voiles. Encore trois ou quatre minutes de jour, et ils seraient inactivés - s'allongeant sur le pont comme pour s'éteindre jusqu'à l'aube. - Tu sens les vibrations sur le pont? demanda Mahnmut à son ami. Excepté le sens de l'odorat, c'était la seule perception qui lui restait. - Non, je sais l'heure qu'il est, c'est tout. Pourquoi ne vas-tu pas les aider? - Pardon? - Va les aider, répéta l'Ionien. Tu es un marin des plus capables. À tout le moins, tu sais distinguer une haussière d'un haut-de-chausses. Donne-leur un coup de main - ou de manipulateur, si tu préfères. - Je ne ferais que les gêner. Il considéra la rigoureuse chorégraphie des petits hommes verts au travail. Leur souplesse et leur agilité lui rappelaient une vidéo consacrée aux singes. - Nous ne sommes pas doués de télépathie, ajouta-t-il, mais je suis sûr qu'ils n'ont pas besoin de moi. - Ridicule, trancha Orphu. Rends-toi utile. Moi, je vais retrouver monsieur Swann et sa maîtresse volage. Mahnmut hésita quelques instants, puis rangea dans son sac à dos le précieux volume de sonnets, alla sur le pont inférieur et aida les PHV à ficeler la voile latine. Ils commencèrent par interrompre leur tâche pour le fixer comme une bête curieuse - leurs yeux ressemblaient à des grains d'anthracite plantés dans leurs visages verts - puis ils lui firent de la place, et Mahnmut, humant la propreté de l'air martien et jetant de temps à autre un coup d'oil au soleil couchant, se mit au travail avec résolution. Au fil des semaines suivantes, l'humeur de Mahnmut évolua de la dépression au contentement, et même à l'équivalent moravec de la joie. Il travaillait chaque jour aux côtés des PHV, poursuivant ses conversations avec Orphu alors même qu'il reprisait les voiles, tressait les cordages, lavait le pont, levait l'ancre et faisait son tour de pilotage. La felouque parcourait une quarantaine de kilomètres par jour, ce qui semblait médiocre jusqu'à ce qu'on se rappelle qu'elle avançait à contre-courant, que les vents étaient capricieux, qu'il fallait sortir les rames le plus souvent et faire halte toutes les nuits. Comme Vallès Marineris faisait environ 4 000 kilomètres de long - l'équivalent de cette nation de l'Ère perdue baptisée États-Unis d'Amérique -, Mahnmut estimait que leur périple durerait cent sols. Une fois atteinte la rive occidentale de la mer intérieure, comme le lui rappelait Orphu chaque fois qu'il l'oubliait, il leur resterait 1 800 kilomètres à parcourir sur le plateau de Tharsis. Mahnmut n'était pas pressé. Les plaisirs que lui procurait la felouque - pour ce qu'il en savait, elle n'avait pas de nom, et il n'avait pas envie de tuer un petit homme vert pour en savoir plus - étaient simples et réels, le paysage splendide, le soleil d'une chaleur agréable le jour et l'air d'une fraîcheur délicieuse la nuit, et l'urgence de leur mission s'estompait sous l'effet du cycle rassurant de la routine quotidienne. Vers la fin de leur sixième semaine de voyage en mer, alors que Mahnmut travaillait sur le mât principal, un char fit son apparition à moins d'un kilomètre de la proue, volant à très basse altitude - trente mètres à peine au-dessus des voiles -, et il comprit qu'il n'aurait jamais le temps de se mettre à l'abri. Il était seul au point de jonction des deux segments - la felouque est équipée de voiles triangulaires et de mâts segmentés inclinés vers l'avant -, et pas un seul petit homme vert ne se trouvait dans le gréement. Mahnmut était totalement exposé aux regards du ou des occupants du char. Celui-ci passa à plusieurs centaines de kilomètres à l'heure, si bas que Mahnmut vit que les deux chevaux le tirant étaient en fait des hologrammes. À son bord ne se trouvait qu'un seul homme, vêtu d'une tunique grège, tenant fermement les rênes virtuelles. Il avait une peau dorée, des traits marmoréens et de longs cheveux blonds flottant tel un oriflamme. Il ne daigna même pas baisser les yeux. Mahnmut profita de l'occasion pour scruter le véhicule et son occupant sur toutes les fréquences à sa disposition, visibles et autres, transmettant les données à Orphu en temps réel au cas où le dieu l'apercevrait et déciderait de l'annihiler d'un geste de la main. Chevaux, rênes et roues étaient holographiques, mais le châssis du char était concret, fait dans un alliage d'or et de titane. Mahnmut ne détecta aucun propulseur, chimique ou ionique, mais le char émettait de l'énergie sur la totalité du spectre électromagnétique - de quoi parasiter une transmission radio ordinaire. Plus préoccupant, cette machine volante produisait un sillage quantique dans les quatre dimensions. Une partie de son profil énergétique était englobée dans un champ de force nettement perceptible dans l'infrarouge - un bouclier d'énergie à l'avant conçu pour protéger l'appareil des déplacements d'air causés par sa course, et une bulle défensive de diamètre plus important. Mahnmut se félicita de ne pas lui avoir lancé un caillou, ni une décharge énergétique - ce qui lui aurait été impossible de toute façon. Selon les calculs d Orphu, ce champ de force protégeait le conducteur du char de toute agression moins violente qu'une petite explosion nucléaire. - Qu'est-ce qui le fait voler? demanda Orphu tandis que le char disparaissait à l'est. Le champ magnétique martien n'est pas assez important pour propulser une machine volante EM. - Ça doit être le flux quantique, dit Mahnmut depuis son perchoir. Un vent assez fort s'était levé, soumettant la felouque au roulis et au tangage, tandis que la mer grossissait au sud. Orphu émit un bruit franchement obscène. - La distorsion quantique modulée peut déchirer l'espace et le temps - ainsi que les gens et les planètes -, mais je ne vois pas comment elle peut propulser un char. Mahnmut haussa les épaules, bien que son ami ne puisse le voir. - Eh bien, celui-ci n'avait pas de réacteurs. Je vais te télécharger les données, mais il me semble que ce truc surfait sur une écume de distorsion quantique. - Bizarre, commenta Orphu. Mais même un millier de machines volantes comme celle-ci ne suffiraient pas à expliquer la perturbation quantique mesurée par Ri Po au sommet d'Olympus Mons. - Non, fit Mahnmut. Au moins ce... dieu... ne nous a pas vus. Il y eut une pause dans la conversation, et Mahnmut écouta la proue de la felouque briser les vagues et le vent faire claquer les voiles latines. Le passage de l'air produisait un sifflement dans le gréement, un son qui lui était fort agréable à l'oreille. Aussi agréable que les oscillations pourtant brutales du navire, qu'il accompagnait par pur réflexe tout en s'accrochant au mât d'une main, à un cordage de l'autre. Ils se trouvaient dans la partie la plus large de la vallée engloutie, une section du nom de Mêlas Chasma, avec au nord une gigantesque mer secondaire nommée Candor Chasma, où la profondeur atteignait plus de huit mille mètres, et au sud des îles tout aussi gigantesques - mesurant jusqu'à cent kilomètres de long et trente ou quarante kilomètres de large - dont les falaises apparaissaient à l'horizon. - Peut-être qu'il t'a repéré et qu'il a demandé des renforts à Olympus par radio, suggéra Orphu. Mahnmut émit l'équivalent radio d'un soupir. -- Toujours aussi optimiste. - Réaliste, corrigea Orphu, redevenant aussitôt sérieux. Tu vas bientôt devoir reparler avec les petits hommes verts, tu le sais. Nous avons trop de questions sans réponse. - Je sais, dit Mahnmut. Cette idée l'emplissait d'une nausée que ni roulis ni tangage n'auraient pu susciter en lui. - Peut-être ne devrions-nous pas tarder à gonfler ce ballon, reprit l'Ionien. Mahnmut avait passé plusieurs jours à bricoler une nacelle plus volumineuse avec les éléments de celle qui était fournie avec le ballon, y ajoutant des planches prélevées sur les cloisons les moins indispensables de la felouque. Les PHV avaient semblé indifférents à ses agissements. - Je ne pense pas qu'il faille le lancer trop vite, rétorqua-t-il. Nous ignorons comment seront orientés les vents dominants ce mois-ci, et les tuyères ne nous aideront guère si nous sommes pris dans le jet-stream martien. Il vaut mieux se rapprocher le plus possible d'Olympus avant de décoller. - Je suis d'accord, dit Orphu au bout de quelques instants de silence, mais il est quand même temps de discuter à nouveau avec les PHV. Je pense qu'ils pratiquent autre chose que de la télépathie - que ce soit quand ils communiquent avec toi ou quand ils se transmettent de l'information entre eux. - Ah bon? fit Mahnmut, contemplant une douzaine de petits hommes verts qui venaient de lâcher leurs rames pour s'affairer sur le gréement de proue. Je ne vois pas de quoi il pourrait s'agir. Ils n'ont ni bouche ni oreilles, et ils n'émettent sur aucune fréquence, visuelle, radio, maser ou faisceau cohérent. - À mon avis, les données sont contenues dans les particules de leurs corps, dit Orphu. Des nanopaquets d'information codée. C'est pour cela qu'ils te demandent de saisir cet organe interne dans ta main - il doit s'agir d'une sorte de central télégraphique -, une main qui est organique contrairement à tes manipulateurs polyvalents. Des machines moléculaires passent ensuite par osmose dans ton système circulatoire et gagnent ton cerveau organique, où les mêmes nano-octets se chargent de la traduction. - Comment communiquent-ils entre eux, alors? demanda Mahnmut d'un air dubitatif. L'hypothèse de la télépathie lui avait pourtant paru séduisante. - De la même façon. Par le toucher. Leur peau est semi-perméable, et sans doute échangent-ils des données à chaque contact, même superficiel. - Je ne sais pas. L'équipage de cette felouque semblait tout savoir de nous à son arrivée, rappelle-toi. Notre destination et le reste. J'ai eu l'impression que tout le réseau psychique des petits hommes verts avait été informé de notre présence. - Oui, c'est ce que j'ai cru moi aussi, mais outre le fait que ni la science humaine ni la science moravec ne sont parvenues à dégager un fondement théorique à la télépathie, le principe du rasoir d'Occam nous dit que ton équipage a forcément été informé de notre existence par simple contact physique avec les PHV qui se trouvaient - ou s'étaient trouvés - sur le lieu de notre débarquement. - Des nanopaquets de données dans le système sanguin, hein? dit Mahnmut en faisait bien percevoir son scepticisme. Mais l'un de ces individus doit quand même mourir si je veux leur poser des questions. - C'est regrettable. Orphu s'abstint de réitérer son argument selon lequel un PHV donné n'était pas plus un individu qu'une cellule de l'épiderme humain. Plusieurs petits hommes verts grimpaient à leur tour sur le mât principal, ramenant la voile latine avec une aisance d'acrobates de cirque. Ils adressèrent un hochement de tête amical à Mahnmut en passant à son niveau. - Je crois que je vais attendre un peu avant de les interroger, dit ce dernier. Il y a un gros nuage bien sombre à l'horizon sud, et il ne faut pas qu'ils manquent de bras pour préparer le navire à subir la tempête qui s'annonce. 27. Plaine d'Ilium Les Troyens sont en train de massacrer les Grecs. Dans ma vie antérieure, mes étudiants auraient dit qu'ils " déciment " les Grecs, faisant preuve de la même paresse intellectuelle que les journalistes de la fin du XXe siècle et du début du xxie, qu'ils aient travaillé dans la presse écrite ou à la télévision, mais le verbe décimer avait à l'origine un sens bien précis - chez les Romains, il signifiait tuer une personne sur dix pour réprimer la sédition -, et on ne peut pas dire à cet égard que les Troyens se contentent de ce quota. Ils sont en train de massacrer les Grecs. Après avoir adressé son ultimatum aux dieux, Zeus se TQ sur Terre dans son char doré et atterrit sur les flancs du mont Ida, la plus haute montagne à portée divine d'Ilium, où il s'assied sur le trône qui l'attend, pour considérer les murailles de la cité et les centaines de vaisseaux de guerre achéens amarrés à proximité du rivage. Comme les autres dieux, impressionnés par la démonstration de puissance qu'il vient de leur faire, n'osent pas venir jouer à la guerre, le père des dieux lève sa balance dorée et pèse la destinée des hommes qui s'affrontent à ses pieds - sur un plateau repose un poids ayant la forme d'un cavalier troyen, son vis-à-vis ayant celle d'un lancier argien. Zeus lève bien haut la balance sacrée, tenant le fléau à mi-hauteur, et c'est un jour de malheur qui est décrété pour les Achéens tandis que la bonne fortune sourit aux Troyens. Zeus sourit en découvrant le verdict, et je me suis suffisamment rapproché de ce vieux salopard pour voir qu'il a donné un petit coup de pouce au destin. Les Troyens surgissent des portes de leur cité comme des frelons en furie jaillissant de leur nid. Le ciel est gris, bas, lourd d'une sombre énergie, et les traits lancés par Zeus en jaillissent pour frapper le champ de bataille - toujours parmi les Argiens et les Achéens aux longs cheveux. Quoique conscients de la colère du roi des dieux, les Grecs foncent quand même au combat - ils n'ont pas vraiment le choix - et sur la plaine d'Ilium résonne le fracas des boucliers qui s'entrechoquent, des piques qui se heurtent, des chars qui martèlent le sol, des hommes et des chevaux qui meurent. Dès le début, ça se passe mal pour les Achéens. La foudre frappe leurs rangs, grillant les guerriers comme des poulets caparaçonnés de bronze. Hector mène la charge, pareil à une force de la nature, et l'homme paisible que j'ai admiré sur les remparts, en compagnie de sa femme et de son fils, a totalement disparu, pour être remplacé par un sauvage couvert de sang qui fauche les hommes comme des brins d'herbe et exhorte ses guerriers au carnage. Obéissant comme un seul homme, les Troyens et leurs alliés déferlent des portes de la cité en hurlant à l'unisson, engloutissant les Achéens en déroute tel un raz de marée de cuir et de bronze. Paris - que j'ai décrit comme un bellâtre lors de sa rencontre avec Hector, juste avant de le cocufier - charge aux côtés de son frère, métamorphosé lui aussi en une démoniaque machine à tuer. Paris est avant tout un archer redoutable et, ce jour-là, ses longues flèches semblent toutes porter. Achéens et Argiens s'effondrent, frappés par ses traits à la gorge, au cour, aux génitoires et aux yeux. Chaque coup fait mouche. Hector taille dans le vif chaque poche de résistance grecque, fauchant les têtes comme des marguerites, n'accordant aucun quartier, sourd qu'il est dans sa rage aux suppliques de l'ennemi. Lorsque, çà et là, des Achéens parviennent à se ressaisir et tentent une ébauche de résistance, un éclair d'énergie bleue surgit des nuages bas pour exploser parmi eux telle une grenade cosmique, et le tonnerre qui le suit se mêle à leurs cris d'agonie. Idoménée et le roi Agamemnon prennent leurs jambes à leur cou. Le Grand et le Petit Ajax, vétérans d'un millier de campagnes, perdent courage et s'enfuient. Odysseus, " le héros d'endurance ", ne peut endurer ce massacre et décide que la meilleure partie du courage se trouve sans doute à l'abri de ses nefs. Il court sacrement vite pour un homme aux jambes courtaudes. Le seul qui ne se défile pas, c'est le vieux Nestor, et ce uniquement parce que l'époux d'Hélène a planté une flèche dans le crâne de son cheval de tête, semant la panique dans le reste de l'attelage. Nestor s'empresse de couper les traits à la volée, bien décidé à filer lui aussi loin du combat, mais voilà que survient le char d'Hector, que les hommes entourant Nestor tombent sous les flèches de Paris, et que le vieil homme se retrouve seul, la totalité de ses chevaux ayant pris la fuite. Passe alors Odysseus, qui ne lui accorde même pas un regard, et le vieil homme le hèle en ces termes: - Où vas-tu d'un pas si vif, fils de Laerte, ô tacticien si réfléchi... Peine perdue. Ignorant les sarcasmes de son vieil ami, Odysseus poursuit sa retraite précipitée, disparaissant dans un nuage de poussière. Diomède, qui redoute de passer pour un couard bien plus qu'il ne craint la mort ou la souffrance, replonge au sein de la mêlée, bien décidé à secourir Nestor et à repousser Hector. Il saisit Nestor comme s'il s'agissait d'un sac de linge sale, et le vieux meneur de chars s'empare des rênes, propulsant Diomède droit sur Hector. Il s'approche assez près du fils de Priam pour lancer sa pique, mais c'est Éniopée, fils de Thébée, le conducteur du char d'Hector, qu'elle tue, et, l'espace d'un instant, l'espoir semble changer de camp lorsque la panique s'empare des chevaux comme des fantassins troyens. Chaque bataille, ai-je lu quelque part, voit survenir un moment décisif comme celui-ci. Tandis qu'Hector tente de reprendre le contrôle de ses bêtes et que les Troyens s'agitent autour de lui, désemparés, les Grecs s'engouffrent dans la brèche à la suite de Nestor et de Diomède, sentant que le cours de la bataille est près de changer. Ce sont les Achéens qui reprennent maintenant l'initiative, lançant des cris de défi et fauchant les Troyens à la tête de leurs troupes. Puis Zeus intervient une nouvelle fois. Le tonnerre frappe. La foudre laboure le sol, et les chevaux disparaissent dans un éclair aveuglant, alors que monte la puanteur du soufre et de la corne brûlée. Tout autour de Diomède et de Nestor, les chars achéens explosent dans une gerbe de cadavres humains et de chair équine. Le bronze des armures est liquéfié, le cuir des boucliers pulvérisé. Même un crétin intégral comme Diomède ne peut pas ne pas comprendre que Zeus est fâché contre lui. Nestor tente de maîtriser ses chevaux, mais ils ont pris le mors aux dents, au sens littéral du terme, et sont devenus incontrôlables. Leur char - seul à présent que tous les Achéens ont battu en retraite - fonce sur dix mille Troyens enragés. - Vite, Diomède, attrape les rênes et aide-moi à guider ces étalons vers notre camp! s'écrie Nestor. Continuer le combat serait aller à une mort certaine! Diomède saisit les rênes, mais le char continue à foncer vers l'armée adverse. - Si je fuis, vieux soldat, Hector aura beau jeu de dire à ses troupes: " Diomède s'est réfugié dans ses nefs parce que je le poursuivais! " Nestor empoigne la gorge musclée de son camarade. - Quel âge as-tu donc, six ans? Fais faire demi-tour à ce putain de char, espèce d'enfoiré, ou Hector transformera nos tripes en jarretières avant l'heure du thé! Ou quelque chose comme ça. Je me trouve à cent mètres de là durant cette scène, et mon micro directionnel ne fonctionne peut-être pas très bien. En outre, comme j'ai pris la forme d'un fantassin grec, je bats en retraite avec mes camarades et suis obligé de regarder par-dessus mon épaule pendant que tombent en grêle les flèches de Paris. Diomède passe deux ou trois secondes à s'escrimer sur ce dilemme, puis c'est sur les chevaux qu'il s'escrime, les obligeant à tourner la tête afin que le char se dirige vers le refuge des nefs noires. - Ah! lance Hector au sein du vacarme. Il vient d'hériter d'un nouveau cocher - le bel Archéptolème, fils d'Iphite - et repart à l'assaut avec la vigueur d'un homme qui adore son travail. - Ah! Diomède... je t'ai fait tourner les talons! Lâche! Fillette! Poupée en armure étincelante! Pet de moineau frémissant! Diomède se tourne vers lui, fulminant de colère et de honte, mais c'est Nestor qui tient désormais les rênes, et les chevaux ont compris eux aussi que la retraite était préférable au combat. Ils sont tellement pressés de gagner le refuge offert par la plage qu'ils piétinent sans discernement rochers et fantassins, et le seul recours qui se présente à Diomède pour en découdre avec Hector, c'est de sauter à terre et d'affronter les milliers de Troyens se lançant à l'assaut. Il préfère s'en abstenir. " Si tu veux changer nos destinées, tu dois trouver le pivot ", m'a dit Hélène ce matin. Elle a ensuite entrepris de m'interroger sur l'Iliade - prenant ma connaissance de cette ouvre pour un pouvoir de voyance - et m'a encouragé à trouver le pivot des événements, le tournant essentiel dont dépend l'issue de cette guerre. La charnière du destin, pour ainsi dire. J'ai réagi en tournant autour du pot, allant jusqu'à lui faire l'amour une nouvelle fois pour la distraire, mais je n'ai cessé depuis lors de réfléchir à la question. Si tu veux changer nos destinées, tu dois trouver le pivot. Je parierais ma réputation d'érudit homérique que le pivot de cette tragédie est désormais imminent: l'ambassade envoyée à Achille. Pour le moment, les événements continuent - plus ou moins - de suivre le cours de l'épopée, même avec Aphrodite et Ares sur le banc de touche. Zeus a parlé et il est intervenu en faveur des Troyens. Je n'ai aucune intention de me TQ à Olympos à moins d'y être obligé, mais je suis sûr qu'on y joue là aussi le récit de l'aède: Héré, redoutant que ses Argiens bien-aimés soient écrasés, tente de convaincre Poséidon d'intervenir en leur faveur, scandalisant " l'ébranleur du sol " qui n'a aucune envie d'affronter Zeus. Plus tard, lorsque viendra pour les Grecs l'heure de la déroute, Athéné se déshabillera, puis enfilera sa splendide armure au plastron étincelant - et ça vaudrait peut-être la peine d'aller faire un tour à Olympos, rien que pour se rincer l'oil -, mais elle sera stoppée dans son élan par Iris, la messagère de Zeus, dont le message sera des plus clairs: " Si Héré et toi tentez de vous opposer à moi, ma fille aux yeux gris, je romprai les jarrets de vos chevaux rapides, je vous jetterai toutes les deux à bas du siège, je fracasserai votre char. Dix longues années pourront ensuite s'écouler: les cuves et les asticots ne vous guériront pas des coups portés par ma foudre. " Athéné restera à Olympos. Après quelques heures d'une contre-attaque couronnée de succès, les Grecs souffriront de pertes plus lourdes encore et se retireront derrière leurs fortifications - la tranchée qu'ils ont creusée il y a dix ans, juste après leur débarquement, les mille pieux acérés qu'ils ont plantés dans le sol, toutes les défenses récemment remises à neuf sur ordre d'Agamemnon -, mais même en sûreté, les Achéens perdront tout espoir et exigeront de rentrer chez eux. Agamemnon tentera de les rallier à sa cause en organisant un grand festin en l'honneur de leurs rois - alors même qu'Hector et son armée se préparent à l'ultime assaut, bien décidés à bouter le feu aux nefs achéennes et à achever cette guerre une bonne fois pour toutes - et, durant ce festin, Nestor déclarera que leur seul espoir réside en une réconciliation d'Agamemnon et d'Achille. Agamemnon acceptera de verser à Achille une rançon de roi -bien plus qu'une rançon de roi, en fait: sept trépieds, dix talents d'or, vingt chaudrons resplendissants, une douzaine d'étalons, sept belles femmes et que sais-je encore - un raton laveur, peut-être. Par-dessus le marché, il acceptera de lui restituer Briséis, fille de Brisés - l'esclave à l'origine de cette querelle. Cerise sur le gâteau, Agamemnon jurera qu'il ne l'a même pas touchée. Pour finir, il ajoutera à ses cadeaux les sept citadelles suivantes: Cardamyle, Enope, Hiré, Antheia, Phères, Epeia et Pédase. Certes, ce n'est pas lui qui en est le souverain - il offre à Achille les fiefs de ses voisins et non les siens -, mais c'est l'intention qui compte, je suppose. Tout ce qu'Agamemnon refusera de donner à Achille, ce sont ses excuses. Le fils d'Atrée est bien trop fier pour faire des courbettes. " Qu'il se soumette à moi! déclarera-t-il dans quelques heures à un auditoire comprenant Nestor, Odysseus, Diomède et les autres rois. Je suis plus grand roi que lui et, par mon âge, je me flatte d'être plus grand homme. " L'arrogance d'Agamemnon n'empêchera pas Odysseus et les autres de saisir cette occasion. S'ils vont annoncer à Achille que Briséis lui sera rendue, sans parler de tous les merveilleux cadeaux qui l'attendent - et s'ils s'abstiennent de lui rapporter la fin du discours d'Agamemnon -, peut-être y a-t-il une chance pour qu'Achille reprenne les armes. Leur ambassade leur donne à tout le moins des raisons d'espérer. Et c'est là que ça se complique - là que j'ai des chances de trouver ce fameux pivot. En tant que lettré, je sais au fond de mon âme que l'ambassade chez Achille est le cour même, le pivot de VIliade. La décision que va prendre Achille sera déterminante pour le futur de la guerre de Troie: la mort d'Hector, celle d'Achille lui-même, la chute d'Ilium. Sauf qu'il y a un hic. Homère choisit ses termes avec un soin extrême - peut-être est-il à cet égard le conteur le plus rigoureux de l'histoire de la littérature. Il nous dit que Nestor désigne cinq hommes pour composer cette ambassade: Phénix, Ajax le Grand, Odysseus, Odios et Eurybate. Ces deux derniers ne sont que des hérauts, uniquement présents pour des raisons de protocole, et ils n'accompagneront pas les véritables ambassadeurs devant la tente d'Achille, pas plus qu'ils ne prendront la parole. Le problème, c'est que le choix de Phénix est des plus étranges: c'est la première fois qu'il apparaît dans le texte, et il est présenté comme l'ancien précepteur d'Achille plutôt que son compagnon d'armes, de sorte qu'on ne voit pas comment il pourrait parvenir à le convaincre. En plus de cela, lorsque les ambassadeurs se dirigent vers la tente d'Achille - avançant " le long du rivage de la mer aux bruits sans nombre " -, Homère utilise un verbe à la forme duale - une forme intermédiaire entre le singulier et le pluriel que l'on n'emploie que pour deux personnes - ici, Ajax et Odysseus. À sept reprises, Homère use de termes qui, dans le grec tel qu'on le parlait en son temps - aujourd'hui, donc -, se rapportent à deux personnes et non à trois. Où se trouve Phénix pendant que les deux hommes vont du quartier d'Agamemnon à celui d'Achille? Est-il déjà dans la tente de ce dernier, attendant les autres ambassadeurs? Ça n'a guère de sens. Nombre de lettrés de mon époque et de celles qui l'ont précédée affirmaient que Phénix était une pièce rapportée au récit, un personnage ajouté bien des siècles plus tard, ce qui expliquerait cette forme duale, sauf que, des trois discours prononcés par les ambassadeurs, c'est celui de Phénix qui est le plus long et le plus complexe. Une tirade si merveilleusement digressive et alambiquée qu'elle ne peut être due qu'à Homère. Tout se passe comme si l'aède aveugle ignorait le nombre exact d'ambassadeurs, ainsi que le poids du discours de Phénix dans la décision d'Achille, si lourde de conséquences pour le destin de tous. J'ai quelques heures pour réfléchir à tout cela. Si tu veux changer nos destinées, tu dois trouver le pivot. Mais revenons au présent. Nous sommes en milieu d'après-midi, et les Troyens marquent une pause devant la tranchée achéenne pendant que les guerriers grecs s'agitent comme des fourmis derrière leur muraille de pieux et de rochers. Toujours déguisé en lancier achéen suant à grosses gouttes, je réussis à me rapprocher d'Agamemnon alors que celui-ci harangue ses hommes et implore la faveur de Zeus en ces heures sombres. - Honte à vous! lance le fils d'Atrée à ses soldats harassés. Il n'est entendu que d'un centième de son armée, naturellement, vu l'acoustique de l'époque, mais sa voix est puissante et on se relaie son message dans les rangs. - Lâches que vous êtes! Vos armures sont splendides, mais ce n'est qu'un faux-semblant! Vous avez fait serment de brûler cette ville, vous avez dévoré force filets de bouf - à mes frais! -, vous avez bu force coupes de vin remplies à ras bord - à mes frais, encore une fois! - et maintenant, regardez-vous! Un ramassis de vaincus! Vous qui vous vantiez chacun de tenir tête à cent... que dis-je, à deux cents Troyens!... voilà qu'il suffit d'un seul mortel pour vous faire reculer, un mortel nommé Hector! " D'une minute à l'autre, Hector va fondre sur nous à la tête de ses hordes, livrant nos nefs au feu dévorant, et tous ces beaux... héros (tout juste s'il ne crache pas ce dernier mot) vont courir se réfugier auprès de leurs femmes et de leurs enfants... à mes frais! Se détournant de son armée, Agamemnon lève les bras au ciel en direction du sud, du mont Ida, d'où sont venus la foudre et le tonnerre. - Zeus Père, comment peux-tu ainsi t'acharner sur ma gloire? En quoi ai-je pu t'offenser? Jamais - jamais, je le jure! - je n'ai dépassé un de tes autels splendides avec une nef bien garnie de rames sans brûler sur chacun la graisse et les cuisses d'un bouf, et ce pour ta gloire. La prière que nous t'adressions était toute simple: permets-nous de raser Ilium, de tuer ses héros, de violer ses femmes, de réduire son peuple en esclavage. Était-ce trop demander? "Père, accomplis mon désir: permets-nous d'échapper et de nous sauver - rien de plus. Ne laisse pas les Achéens être domptés par Hector et ses Troyens! J'ai connu Agamemnon plus éloquent - tous les discours que je l'ai entendu prononcer avant ce jour ont été plus éloquents, d'ailleurs, et je comprends qu'Homère ait éprouvé le besoin de réécrire celui-ci - mais voilà que soudain le miracle se produit. Du moins les Achéens choisissent-ils d'y voir un miracle. Surgi de nulle part apparaît un aigle venu du sud, un aigle gigantesque tenant un faon entre ses serres. Les guerriers qui fonçaient vers les nefs, et qui n'avaient marqué une brève pause que pour écouter Agamemnon, se figent sur place devant cette vision. L'aigle décrit quelques cercles, puis perd de l'altitude et laisse choir d'une hauteur de trente mètres le faon paniqué, qui s'écrase sur une petite butte de sable, au pied de l'autel de pierre que les Achéens ont érigé en l'honneur de Zeus dès leur débarquement. Et ça y est. Au bout de quinze secondes d'un silence interloqué, un rugissement monte des rangs - des hommes défaits il y a dix minutes redeviennent de farouches guerriers, leur cour et leurs mains rassérénés par le pardon et l'approbation que Zeus vient de leur manifester sans ambages - et, sans plus attendre, cinquante mille Achéens, Argiens, et caetera, se remettent en formation derrière leurs chefs, on rattache les chevaux à leurs chars, qui franchissent à nouveau les ponts jetés sur les fossés, et à nouveau la bataille fait rage. L'heure de l'archer a sonné. Bien que Diomède ait pris la tête de la contre-attaque, suivi de près par les Atrides, Agamemnon et Ménélas, lesquels sont à leur tour suivis par les deux Ajax, et bien que ces héros éprouvent les Achéens de leurs lances et de leurs épées, la lutte se concentre autour de l'archer achéen dénommé Teucros, fils bâtard de Télamon et demi-frère d'Ajax le Grand. Teucros a toujours été considéré comme un maître archer, et je l'ai vu au fil des ans terrasser des douzaines de Troyens, mais jamais il n'a été autant à la fête. Ajax et lui ont trouvé leur rythme: Teucros se tapit derrière le bouclier de son demi-frère - un bouclier rectangulaire qui, s'il faut en croire les historiens, était inconnu à l'époque de la guerre de Troie -, et chaque fois qu'Ajax le soulève, Teucros décoche un trait dans les rangs troyens, distants d'une soixantaine de mètres. Il semble incapable de rater sa cible. Il commence par tuer Orsiloque, lui plantant dans le cour une flèche barbelée. C'est ensuite au tour d'Ophéleste, un capitaine qui reçoit une flèche dans l'oil droit lorsque le Troyen émerge de son abri de cuir. Daitôr et Chromios tombent tout de suite après, mortellement blessés par deux traits imparables. Chaque fois que Teu-cros se découvre, les Troyens tentent de l'atteindre de leurs flèches et de leurs lances, mais Ajax le Grand veille, et les projectiles se brisent sur son massif bouclier. Les Troyens marquent une pause dans leur attaque, Ajax lève son bouclier, et Teucros abat Lycophonte, prince d'une lointaine cité, qui n'est que blessé. Comme ses capitaines se précipitent à son aide, Teucros lui plante une deuxième flèche dans le foie. Puis c'est Amopaon, fils de Polyémon, qui s'effondre, une flèche dans la gorge. Il veut se relever, alors que jaillit de son artère un geyser d'un mètre cinquante, mais la flèche l'a cloué au sol, et il se vide de son sang en moins d'une minute, quittant cette vie à l'issue d'un ultime et pitoyable spasme. Les Achéens poussent un cri de joie. Je connais... je connaissais Amopaon. Il fréquentait la même taverne où je retrouvais souvent Nightenhelser, et nous y avons maintes fois bavardé paisiblement. Il m'a raconté que son père, Polyémon, était l'ami d'Odysseus avant la guerre et qu'un jour, alors qu'il séjournait à Ithaque, il avait tué un sanglier sauvage qui venait de blesser Odysseus à la jambe, sauvant sans doute la vie de ce dernier. Odysseus en conserve encore aujourd'hui une vilaine cicatrice, m'a affirmé Amopaon. Ajax se baisse, tenant son bouclier ainsi qu'un toit protecteur au-dessus de son demi-frère et de lui-même, et les flèches troyennes viennent s'y fracasser. Puis Ajax se redresse, lève son bouclier, et Teucros tue Mélanippe à quatre-vingts mètres de distance, d'une flèche qui lui pénètre l'aine pour ressortir par l'anus. Les camarades de Mélanippe s'écartent de lui en grimaçant tandis qu'il s'effondre et passe de vie à trépas. Nouvelles acclamations des Achéens. Agamemnon descend de son char pour adresser ses encouragements à Teucros, lui promettant une sélection de trépieds et de pur-sang - à condition, précise-t-il, que Zeus et Athéné lui laissent piller les trésors de Troie -, plus une Troyenne de son choix pour prendre place dans son lit; il va même jusqu'à prononcer le nom d'Andromaque, l'épouse d'Hector. Teucros se montre quelque peu agacé, - Fils d'Atrée, penses-tu qu'il soit nécessaire de me pousser à plus d'ardeur en me parlant de récompenses? Je suis à l'affût et ne puis faire mieux. Huit flèches - huit morts. - Mais tue donc Hector! lance Agamemnon. - Je n'arrête pas de lui tirer dessus! réplique Teucros, le visage cramoisi. Hector est ma cible - lui et personne d'autre. Mais je n'arrive pas à atteindre ce salopard! Agamemnon se tait. Comme pour répondre à son défi, Hector propulse soudain son char en première ligne, s'efforçant de rallier ses hommes qui ont perdu courage sous les assauts de Teucros. Ajax ne prend pas la peine de lever son bouclier, car Teucros se dresse de toute sa taille, bande son arc, vise et tire. La flèche rate Hector d'un cheveu, frappant Gorgythion, un autre fils de Priam, alors qu'il passe près du char. Le colosse se fige, considère d'un air surpris l'empennage de la flèche plantée dans son torse, comme s'il croyait à une blague de chambrée, puis sa tête semble soudain trop lourde pour son cou massif, lui tombant sur l'épaule comme sous le poids du casque dont elle est coiffée; et Gorgythion tombe mort sur le sable ensanglanté. - Merde! s'exclame Teucros. Il tire une nouvelle flèche. Hector s'est encore rapproché, et son torse bombé est une cible immanquable. Mais c'est Archéptolème, le conducteur du char d'Hector, que frappe le trait. Les chevaux - bien entraînés au combat - se cabrent puis bondissent lorsque le sang d'Archéptolème leur inonde les flancs, et le jeune homme va mordre la poussière. - Cébrion! s'écrie Hector. Il vient d'empoigner les rênes et appelle à la rescousse un autre de ses demi-frères - un autre fils du prolifique Priam. Cébrion monte d'un bond sur le char comme Hector en descend. Fou de rage, profondément peiné par la mort du fidèle Archéptolème, Hector s'avance vers l'ennemi - offrant à nouveau une cible à Teucros - et soulève d'une main le plus gros rocher à sa portée, qui est aussi le plus pointu. Apparemment oublieux de la finesse tactique qui a fait sa réputation, Hector régresse au stade de l'homme des cavernes et empoigne le rocher pour prendre son élan - m'évoquant irrésistiblement Sandy Koufax en pleine action lors d'un championnat de base-bail. C'est la première fois que je remarque qu'Hector est ambidextre. Saisissant l'occasion, Teucros pêche une nouvelle flèche dans son carquois, bande à nouveau son arc et vise le cour d'Hector, certain de pouvoir lui loger une flèche, voire deux, avant qu'il ait eu le temps de finir son lancer. Il se trompe. Hector se montre aussi rapide que précis. Le rocher frappe Teucros sur la clavicule, juste à côté de la gorge, un instant avant qu'il ait lâché son trait. Les os craquent. Les tendons se rompent. La main de Teucros s'amollit, la corde de son arc se détend et la flèche se plante dans le sol, entre ses pieds chaussés de sandales. Hector fonce sur lui, renversant les Achéens qui se trouvent sur son chemin, et les archers troyens concentrent leur feu sur le malheureux Teucros, mais Ajax le Grand n'abandonne pas son frère; il le protège à nouveau de son bouclier pendant que d'autres Achéens repoussent l'infanterie troyenne. Répondant au cri d'Ajax - ou plutôt à son beuglement -, Mécistée et Alastôr emportent l'archer gémissant à l'abri tout relatif des nefs creuses. Teucros a eu son quart d'heure de gloire. Ensuite, ça se gâte très vite pour les Grecs. Interprétant sa survie comme un signe approbateur de Zeus, Hector repart à l'attaque, encore et encore, pilonnant les Achéens démoralisés. Agamemnon, Ménélas et les autres seigneurs, qui ont prêché la guerre fraîche et joyeuse il y a quelques heures à peine, s'avouent enfin battus. Les Achéens sont même tellement déconfits qu'ils en oublient de défendre leur mur de pieux et leur tranchée, et seuls le coucher de soleil et la soudaine venue de la nuit empêchent les Troyens d'incendier leurs navires. Pendant que chez les Achéens règne la confusion la plus totale - certains se préparent déjà à appareiller, d'autres restent assis par terre, les yeux vides, sous le choc -, Hector la joue Henry V et harangue ses troupes, encourageant ses hommes à reprendre le carnage dès le lever du jour, envoyant chercher des boufs en vue d'un grand festin et d'un grand sacrifice, faisant venir du vin au miel et des chariots de pain frais, que les Troyens affamés dévorent avec un appétit d'ogre, ordonnant que soient allumés des feux derrière les défenses achéennes afin de priver l'ennemi d'un sommeil réparateur. Je coiffe mon casque d'Hadès et m'avance, invisible, parmi les Troyens. - Demain, crie Hector à ses guerriers en délire, demain j'étri-perai Diomède devant ses hommes, ainsi qu'un vulgaire poisson, s'il n'a pas choisi de fuir cette nuit. Je lui briserai l'échiné avec la pointe de ma lance, et nous clouerons la tête de ce vantard au-dessus des portes Scées! Rugissement des Troyens. Des feux de camp montent des étincelles qui vont se perdre parmi les étoiles. Invisible aux yeux des dieux et des hommes, je franchis à nouveau la tranchée, me faufile entre les pieux acérés et retrouve les Grecs abattus. Pour moi est venue l'heure de vérité. Agamemnon a déjà convoqué ses capitaines, et ils décident de la suite des événements - faut-il fuir ou bien envoyer une ambassade auprès d'Achille? Plus question de faire demi-tour. Je me morphe pour prendre l'aspect de Phénix le Myrmidon, fidèle ami et mentor d'Achille, et foule le sable de plus en plus frais pour rejoindre le conseil. Si tu veux changer nos destinées, tu dois trouver le pivot. 28. Bassin méditerranéen Savi survola l'océan en suivant la Brèche atlantique, filant parfois au-dessous du niveau de l'eau, faisant régulièrement un bond pour éviter les cônes de connexion des courants, qui traversaient la Brèche tels des conduits transparents dans un long corridor vert. Allongé à gauche de Savi - comme d'habitude, Harman avait pris place à sa droite -, Daeman avait conscience de l'air grave affiché par son aîné et de l'absence de tout autre passager. Il repensa aux dernières vingt-quatre heures. Harman et Ada semblaient en froid lorsqu'ils avaient quitté la forêt aux arbres gigantesques. Daeman s'en était tout d'abord félicité. Il ignorait ce qui s'était passé, mais ces deux-là avaient dû se quereller lors de leur promenade dans les bois - Ada arborait un air glacial mais bouillait intérieurement, tandis qu'Harman paraissait déconcerté. Vu ce qui s'était passé à Ardis à l'issue de cet interminable vol - Ardis où Daeman avait finalement choisi de poursuivre cette quête stupide -, la tension régnant entre Harman et Ada représentait une nouvelle raison de s'inquiéter. L'après-midi touchait à sa fin lorsqu'ils étaient enfin arrivés à destination. Le domaine et le château semblaient différents vus des airs, à tout le moins aux yeux de Daeman, bien que la configuration des prés, des collines et des forêts fût conforme à son souvenir. Chaque fois qu'il repensait au pique-nique au bord de la rivière - à la stupide démonstration de moulage d'Hannah -, il revoyait le dinosaure meurtrier et son cour battait la chamade. - Durant la dernière période de l'Ère perdue, cette région s'appelait l'Ohio, dit Savi comme ils perdaient de l'altitude. Enfin, je pense. - Je croyais que c'était l'Amérique du Nord, dit Harman. - En effet. Ils avaient des noms de lieu en pagaille. Ils atterrirent à cinq cents mètres du château, dans un pré bordé par une rangée d'arbres. Daeman avait toujours envie d'aller aux toilettes, mais il n'était pas question qu'il parcoure cette distance à pied - peut-être y avait-il des dinosaures dans les parages. - Tu ne cours aucun danger, dit sèchement Ada en le voyant s'attarder à bord du sonie. Les voynix patrouillent le domaine dans un rayon de cinq kilomètres autour du château. - À quelle distance du château se trouvait le four d'Hannah? rétorqua Daeman. - À six kilomètres, répondit l'intéressée, qui se tenait aux côtés d'Odysseus. Ada se tourna vers Savi. - Tu es sûre de ne pas vouloir venir à la maison? - Je ne peux pas, répondit la vieille femme. Elle tendit la main, et Ada la prit au bout d'une seconde. C'était la première fois que Daeman voyait deux femmes se serrer la main. - Je reste ici en attendant le retour d'Harman et de Daeman, ajouta Savi. - Et toi, tu veux bien venir une minute? demanda Ada à Harman. - Uniquement pour te dire au revoir, répliqua celui-ci sans broncher. - On y va, oui ou non? s'impatienta Daeman. Sa voix était geignarde à ses propres oreilles, mais il s'en foutait. Ça commençait à urger. Laissant Savi derrière eux, ils avaient pris la direction de l'édifice, se frayant un chemin dans les hautes herbes et passant parfois près d'un ruminant - Daeman restait à l'écart des vaches, se méfiant des animaux de grande taille -, lorsqu'un voynix apparut entre les arbres devant eux. - Ce n'est pas trop tôt! s'exclama Daeman. Quelle idée de marcher comme ça. (Il fit signe à la silhouette de métal et de cuir.) Hé! Retourne au château et va chercher deux cabriolets pour transporter tout le monde! À sa grande surprise, le voynix ne parut pas l'entendre et se mit à marcher vers les cinq humains - ou, pour être plus précis, vers Odysseus. Le vieux barbu poussa Hannah de côté tandis que la créature dépourvue d'yeux continuait de s'approcher. - Il est curieux, c'est tout, dit Ada d'une voix qui manquait cependant de conviction. Sans doute n'a-t-il jamais... Le voynix se trouvait à un mètre cinquante d'Odysseus lorsque ce dernier sortit son épée du fourreau, en pressa le pommeau du pouce, l'empoigna des deux mains et l'abattit sur la carapace censément impénétrable de la créature. L'espace d'une seconde, le voynix resta immobile, visiblement aussi choqué par le geste d'Odysseus que les quatre compagnons de celui-ci, puis la moitié supérieure de son torse glissa sur l'autre et tomba dans l'herbe avec un spasme des bras. Le bassin et les jambes restèrent debout quelques secondes encore, puis s'effondrèrent à leur tour. Durant la minute qui suivit, on n'entendit pas un bruit hormis celui du vent dans les herbes. Puis Harman s'écria: - Mais qu'est-ce qui t'a pris de faire ça? Un fluide bleu, épais comme le sang, baignait toutes choses. Odysseus désigna le bras droit du voynix, toujours attaché au torse. Tout en essuyant son épée sur l'herbe, il déclara: - Il venait de sortir ses griffes meurtrières. C'était la vérité. Les quatre humains se massèrent autour du voynix et virent nettement les griffes en question - leur fonction était de défendre les humains contre la menace des dinosaures, par exemple -, bien déployées là où se trouvaient d'ordinaire les manipulateurs de la créature. - Je ne comprends pas, dit Ada. - Il ne t'a pas reconnu, suggéra Hannah en s'écartant un peu plus de l'homme barbu. Peut-être a-t-il cru que tu nous menaçais. - Non, fit Odysseus en rengainant son glaive. Aussi fasciné qu'horrifié, Daeman contemplait la vue en coupe du voynix: des organes blancs et mous, une profusion de tubules bleus, des grappes de grains rosés évoquant le raisin... rien à voir avec les rouages qu'il se serait attendu à découvrir dans les entrailles d'un voynix. La violence d'Odysseus, la boucherie qui avait suivi avaient failli lui faire perdre le contrôle de ses boyaux. - Venez! dit-il. Il s'empressa de repartir vers le château d'Ardis. Prenant sa réaction pour une manifestation d'autorité, les autres le suivirent. Après être allé aux toilettes, Daeman avait pris le temps de se doucher, de se raser et d'ordonner au plus proche serviteur de lui apporter des vêtements propres, et ce fut lorsqu'il alla faire un tour à la cuisine pour manger un morceau qu'il se rendit compte qu'il serait stupide de repartir avec Harman et la vieille folle. Pourquoi ferait-il une chose pareille? En dépit de l'absence d'Ada - ou peut-être à cause d'elle -, le château d'Ardis s'était rempli de fêtards arrivés par fax. Les serviteurs ne cessaient de leur apporter nourriture et boissons. Des jeunes gens - parmi lesquels Daeman reconnut des femmes qu'il avait croisées dans d'autres fêtes, d'autres lieux, avant de se laisser embarquer par Harman et sa clique - jouaient au croquet sur les vastes pelouses. Une soirée des plus charmantes, un adorable coucher de soleil, le tintement des rires cristallins, la longue table dressée sous l'orme géant croulant déjà sous les mets raffinés. En restant ici, Daeman aurait droit à un excellent dîner et à une bonne nuit de sommeil, ou alors - ce serait encore mieux - il pouvait ordonner à un voynix de le conduire au portail fax en cabriolet et dormir dans son propre lit, à Paris-Cratère, après avoir savouré la cuisine de sa mère. Celle-ci lui manquait; cela faisait plus de deux jours qu'il ne l'avait pas vue. Il regarda le voynix planté dans l'allée longeant le corps de bâtiment et sentit une pointe d'anxiété - l'acte d'Odysseus était celui d'un dément. On n'endommage pas, on ne détruit pas un voynix, pas plus qu'on n'incendie un droski ou saccage un domi. Ça n'avait aucun sens; raison de plus pour lui de fuir ces gens-là au plus vite. Comme il s'engageait dans l'allée, il aperçut Harman et Ada en grande conversation à l'écart. Un peu plus loin, sur la pelouse, il vit Hannah qui présentait Odysseus à des invités curieux. Les voynix se gardaient d'approcher l'homme barbu, mais Daeman ignorait si c'était par hasard ou à dessein. Les voynix communiquaient-ils entre eux? et si oui, comment? Daeman n'en avait jamais vu un émettre un bruit quelconque. Il fit signe au voynix de faire venir un cabriolet alors qu'Ada et Harman mettaient un terme à leur conversation - elle pour rentrer au château d'un pas vif, lui pour s'engager dans l'allée en direction du pré où l'attendait le sonie. Lorsqu'il passa près de Daeman, il avait l'air tellement tourmenté que le jeune homme recula d'un pas. - Tu viens avec nous? - Je... euh... en fin de compte, non, bafouilla Daeman. Le voynix apparut, tractant un cabriolet à une roue dont les sièges de cuir luisaient à la lumière du couchant et les gyroscopes émettaient un doux bourdonnement. Sans ajouter un mot, Harman tourna les talons et se dirigea vers les prés. Daeman monta à bord, ordonna au voynix de le conduire au portail fax et s'assit confortablement tandis que le cabriolet descendait l'allée en faisant crisser les cailloux blancs. L'une des jeunes femmes jouant au croquet - Oelleo, se rappela-t-il - lui lança un au revoir. Le cabriolet se dirigea vers la route, tiré par le voynix toujours muet. - Stop! fit Daeman. Le voynix pila sans lâcher les brancards. Le gyroscope continua de bourdonner doucement. Daeman se retourna, mais Harman avait déjà disparu derrière les arbres plantés près du château. Sans raison particulière, il chercha à se rappeler où il avait rencontré Oelleo - lors d'une fête estivale à Bellinbad, deux ans plus tôt? ou bien pour les quatre-vingts de Verna, à Chom, il y avait deux mois à peine? ou encore chez lui, à Paris-Cratère? Impossible de s'en souvenir. Avait-il couché avec Oelleo? Il la visualisait sans peine toute nue, mais peut-être l'avait-il vue ainsi dans le cadre d'un de ces tableaux vivants dont la mode avait fait rage l'hiver dernier. Impossible de se souvenir s'il l'avait baisée. Il avait connu tellement de femmes. Daeman s'efforça ensuite de se rappeler les deux-vingts de Toby, célébrés à Oulanbat il y avait trois jours de cela. La fête restait floue dans son esprit - un tourbillon de rires, de sexe et d'alcool semblable à tant d'autres fêtes, toujours à proximité d'un noud fax. Mais lorsqu'il évoquait la Vallée sèche de... comment s'appelait cet endroit, déjà? l'Antarctique... ou bien l'iceberg, ou encore le Golden Gâte à Machu Picchu, voire cette stupide forêt de séquoias... son esprit s'emplissait d'images claires, nettes, éblouissantes. Daeman descendit du cabriolet et se dirigea vers les prés. C'est dingue, songea-t-il. Dingue, dingue, dingue. Arrivé à mi-distance des arbres, il se mit à courir tant bien que mal. Il était en nage et hors d'haleine lorsqu'il parvint à l'autre bout du pré. Le sonie avait disparu, ne laissant pour trace de son passage qu'une légère dépression dans l'herbe, près d'un muret. - Et merde! fît Daeman, contemplant le ciel vide de toute chose, hormis les anneaux polaire et équatorial. Merde! Il s'assit lourdement sur le muret festonné de mousse. Le soleil se couchait à l'horizon. Pour une raison inconnue, il avait envie de pleurer. Le sonie apparut au-dessus des arbres côté nord, descendit et s'immobilisa à trois mètres d'altitude. - J'ai pensé que tu pourrais changer d'avis, lança Savi. On t'embarque? Daeman se leva. Ils avaient volé vers l'est, en pleine nuit, à une altitude si élevée que les étoiles et les anneaux illuminaient les nuages, dont les éclairs agitaient déjà l'intérieur laiteux de convulsions péristalti-ques. Ils firent halte près de la côte et dormirent dans une étrange maison arboricole composée d'unités individuelles reliées les unes aux autres par des plates-formes et des escaliers sinueux. On y trouvait un système de plomberie, mais ni serviteurs ni voynix, et personne ne semblait habiter à proximité. - Tu as beaucoup de résidences comme celle-ci? demanda Harman à Savi. - Oui, répondit la vieille femme. Quand on s'écarte de vos trois cents nouds fax, la Terre est quasiment déserte, tu sais. Ou du moins vide d'êtres humains. J'ai des lieux favoris ici et là. Ils avaient pris place sur une sorte de plate-forme à mi-hauteur de l'arbre. Au-dessous d'eux, les lucioles clignotaient dans une clairière herbue abritant de gigantesques machines rouillées qui seraient bientôt englouties par les herbes, les fougères et l'humus. La lueur des anneaux filtrée par les frondaisons colorait l'herbe d'un blanc tamisé. La tempête qu'ils avaient survolée n'était pas encore arrivée dans les parages, et la nuit était douce et claire. En dépit de l'absence de serviteurs, les congélateurs étaient bien approvisionnés, et Savi avait supervisé la confection d'un dîner à base de nouilles, de viande et de poisson. Daeman commençait presque à s'habituer à cette étrange idée consistant à préparer soi-même ses repas. Soudain, Harman demanda à Savi: - Sais-tu pourquoi les posthumains ont quitté la Terre et ne sont jamais revenus? Daeman se rappela sa terrifiante expérience dans la forêt de séquoias. Ce souvenir suffit à lui donner la nausée. - Oui, répondit Savi, je le pense. - Vas-tu nous le dire? insista Harman. - Pas tout de suite. La vieille femme se leva et emprunta l'escalier pour gagner un domi éclairé situé dix mètres plus haut. Harman et Daeman échangèrent un regard dans la faible lumière, mais ils n'avaient rien à se dire et finirent eux aussi par aller se coucher. Ils suivirent la Brèche atlantique sur toute la largeur de l'océan puis obliquèrent vers le sud à l'approche de la terre, volant parallèlement à ce que Savi appelait les Mains d'Hercule. - C'est stupéfiant, commenta Harman en se hissant au-dessus de sa couche pour regarder vers l'est. Daeman dut en convenir. Entre une montagne aux flancs plats s'élevant au nord - Gibraltar, d'après Savi - et une autre, un peu plus petite, située à quinze kilomètres au sud, l'océan s'interrompait tout net, arrêté par une série de gigantesques mains d'or surgissant du sol. Chacune d'elles mesurait plus de cent cinquante mètres de haut, et leurs doigts protégeaient des vagues le Bassin méditerranéen, une large vallée accidentée qui disparaissait à l'est sous la brume et les nuages. - Pourquoi des mains? demanda Daeman alors qu'ils arrivaient au-dessus de la côte sud et reprenaient la direction de l'est pour longer le Bassin embrumé. Pourquoi les posthumains ne se sont-ils pas contentés de bloquer la mer avec des champs de force, comme ils l'ont fait pour la Brèche? La vieille femme secoua la tête. - Les Mains d'Hercule datent d'avant ma naissance, et les posthumains ne nous ont jamais dit pourquoi ils les ont conçues ainsi. J'ai toujours pensé qu'il s'agissait d'un caprice de leur part. - Un caprice, répéta Harman, visiblement troublé. - Tu es sûre qu'on ne peut pas survoler le Bassin? s'enquit Daeman. - Sûre et certaine. Le sonie tomberait du ciel comme une pierre. Ils passèrent un long après-midi à filer au-dessus d'une région dénommée Sahara, qui se partageait entre marécages, lacs, forêts de fougères et fleuves majestueux. Ce paysage laissa peu à peu la place à une terre sèche et rocailleuse. Des troupeaux de créatures rayées - fort éloignées des dinosaures mais aussi grandes qu'eux - paissaient sur les collines et dans les prairies. - Qu'est-ce que c'est? demanda Daeman. - Aucune idée, fit Savi en secouant la tête. - Si Odysseus était là, il voudrait sans doute en tuer une pour le dîner, dit Harman. Savi répondit par un grognement. L'après-midi touchait à sa fin lorsqu'ils perdirent de l'altitude et tournèrent autour d'une étrange cité fortifiée, édifiée sur un plateau à une quarantaine de kilomètres du Bassin, pour atterrir dans une plaine rocailleuse à l'ouest de ses murailles. - Quel est cet endroit? demanda Daeman. C'était la première fois de sa vie qu'il voyait des bâtiments aussi antiques et, même de loin, c'était fort déstabilisant. - Il s'appelle Jérusalem, répondit Savi. - Je croyais que nous allions descendre dans le Bassin pour y chercher des vaisseaux spatiaux, dit Harman. La vieille femme descendit du sonie et s'étira. Elle avait l'air épuisée, mais, se dit Daeman, cela faisait deux jours d'affilée qu'elle pilotait le sonie. - En effet. Nous sommes ici pour trouver un moyen de transport. Et je voudrais vous montrer quelque chose au moment du coucher de soleil. Ces mots résonnèrent comme une promesse sinistre aux oreilles de Daeman, mais il suivit ses deux compagnons sur la plaine, parmi des amas de gravats qui avaient sans doute été jadis des banlieues ou des quartiers plus récents de la cité fortifiée. Savi leur fît emprunter une porte creusée dans la muraille, sans cesser de leur tenir un discours insensé. L'air sec se rafraîchissait, le soleil éclairait les antiques édifices de sa riche lumière oblique. - Ceci s'appelait la Porte de Jaffa, déclara Savi comme si ces mots signifiaient quelque chose. Cette rue était celle de David, et elle séparait les quartiers chrétien et arménien. Harman jeta un regard en coin à Daeman. Celui-ci comprit que son aîné, pourtant fier de savoir lire en dépit de l'inutilité d'un tel talent, ignorait ce que signifiaient les mots " chrétien " et " arménien ". Savi continuait de déblatérer, leur désignant parmi les ruines un édifice soi-disant nommé basilique du Saint-Sépulcre, et personne ne l'interrompit jusqu'à ce que Daeman lui demande: - Il n'y a ni voynix ni serviteurs ici? - Plus maintenant. Mais lorsque mes amis Pinchas et Petra sont venus ici quelques minutes avant le dernier fax, il y a quatorze cents ans de cela, il y avait des dizaines de milliers de voynix qui s'activaient à proximité du Mur des Lamentations. J'ignore totalement dans quel but. (Elle se tut un instant et considéra les deux hommes.) Il faut que vous sachiez que les voynix ont surgi du nuage chronoclastique deux siècles avant le dernier fax, mais qu'ils restaient d'une immobilité absolue - des statues de fer rouillées -, rien à voir avec vos obéissants serviteurs d'aujourd'hui. Veillez à ne pas l'oublier. - D'accord, dit Harman. On percevait dans sa voix une pointe de condescendance. De toute évidence, il jugeait que Savi était en plein délire. Il ajouta: - Tu nous as dit que tu te trouvais dans un iceberg, près de l'Antarctique, le jour où s'est déroulé ce dernier fax. Comment sais-tu où étaient tes amis et ce que faisaient les voynix? - Grâce aux archives farnet, proxnet et allnet, répliqua la vieille femme. Tournant les talons, elle emprunta une rue qui partait vers l'est. Harman adressa un nouveau regard à Daeman, comme pour lui communiquer l'inquiétude que lui inspiraient ces propos insensés, mais Daeman éprouva une émotion confuse - la fierté? le sentiment de supériorité? - en constatant qu'il comprenait lesdits propos. Il fixa la paume de sa main et activa la fonction localisation, mais il n'obtint qu'un champ vierge. Que se passerait-il s'il visualisait quatre rectangles bleus surmontant trois cercles rouges au-dessus de quatre triangles verts, appelant le maillage global ainsi que le lui avait enseigné Savi pas plus tard que la veille? Comme si elle avait lu dans ses pensées, Savi lui lança: - N'essaie pas d'activer la fonction allnet dans ce coin, Daeman. Tu ne serais pas seulement plongé en virtuel dans des interactions énergétiques et microclimatiques, comme cela t'est arrivé dans la forêt. Nous sommes à Jésusalem - tu encaisserais cinq mille ans de souffrance, de terreur et d'antisémitisme virulent. - Antisémitisme? répéta Harman. - La haine des Juifs, expliqua Savi. Harman et Daeman échangèrent un regard interloqué. Cette idée n'avait aucun sens. Daeman commençait à regretter d'avoir changé d'avis. Il avait faim. Le soleil se couchait derrière eux. Il ignorait où il allait dormir cette nuit, mais il était sûr que ce ne serait pas dans la soie. - Venez, dit Savi. Elle les précéda dans un dédale de ruelles étroites et de portes de pierre, débouchant sur une esplanade dominée par un grand mur aveugle. - C'est ça qu'on est venus voir? demanda Daeman, déçu. Ils se trouvaient dans un cul-de-sac: une grande cour bordée de murets et de bâtiments en pierre, avec ce grand mur surmonté d'une structure métallique à moitié cachée. Impossible d'aller plus loin. - Patience, fit Savi. (Elle se tourna vers le soleil en plissant les yeux.) Aujourd'hui est le jour de Tisha B'Av, tout comme le jour du dernier fax. D'un air las, comme s'il en avait assez de répéter des syllabes incompréhensibles, Harman répéta: - Tisha B'Av? - Le 9 Av. Le Jour des Lamentations. Le Premier et le Deuxième Temples ont été détruits ce jour-là, et je pense que c'est aussi un 9 Av que les voynix ont édifié ce blasphème qu'est le Troisième Temple. Elle désigna le dôme tronqué en métal noir par-delà le mur. Soudain, le sol fut parcouru d'une vibration si intense que Daeman sentit trembler ses dents et ses os. Effrayés, Harman et lui reculèrent d'un pas, l'air s'emplit d'ozone et d'électricité, à tel point que leurs cheveux se dressèrent sur leur tête et ondoyèrent comme des herbes secouées par le vent, et - dans une explosion encore plus puissante que la foudre - une colonne de lumière bleue, large d'une bonne vingtaine de mètres et d'une clarté aveuglante, jaillit du dôme tronqué pour transpercer le ciel vespéral, disparaissant telle une flèche lancée dans l'espace après avoir effleuré l'anneau e dans son éternelle rotation. 29. Candor Chasma Pendant les huit jours et huit nuits martiens que souffla la tempête de sable, les creux atteignirent dix mètres, le vent ne cessa de hurler dans le gréement, et la petite felouque fut inexorablement poussée vers le nord, vers la rive où une mort certaine attendait l'équipage, y compris les deux moravecs. Les petits hommes verts étaient des marins compétents, mais non seulement ils cessaient d'être opérationnels la nuit venue, mais les nuages qui occultaient le ciel pendant la journée les plongeaient également dans l'inactivation. Lorsqu'ils allaient s'abriter sous le pont pour éviter de passer par-dessus bord durant leur sommeil, Mahnmut avait l'impression de commander un navire des morts, tel celui à bord duquel le Dracula de Bram Stoker débarque en Angleterre. Les voiles de la felouque étaient taillées dans un polymère aussi léger que robuste plutôt que dans de la toile, mais elles furent déchiquetées par les cailloux et autres particules soulevées par le violent vent d'est. Le pont n'avait plus rien d'un refuge et, profitant d'une brève éclaircie, vingt PHV aidèrent Mahnmut à y découper une trappe pour descendre Orphu au niveau inférieur, où on l'installa sous une tente en toile goudronnée maintenue en place par des poutres. Le petit moravec sentait des grains de sable s'insinuer dans ses ouvres vives lorsqu'il s'exposait trop aux éléments, de sorte qu'il passait le plus de temps possible auprès de son ami, vérifiant qu'il était solidement arrimé chaque fois que la gîte dépassait les quarante degrés et qu'une eau rougie par le sable pénétrait par toutes les ouvertures à sa portée. Dès que les petits hommes verts reprenaient conscience, une douzaine d'entre eux passaient une heure aux pompes pour vider la cale et la sentine, une tâche que Mahnmut prenait en charge lors de ses nuits solitaires. Ils avaient tiré parti du vent tant que les voiles, le gréement et les ancres étaient encore intacts, travaillant d'arrache-pied tandis que des paquets de mer déferlaient sur eux sans relâche pour gagner la grande mer intérieure, craignant les falaises menaçantes qui se dressaient au nord sur une hauteur de mille mètres, et ils avaient couvert des centaines de kilomètres durant les deux premiers jours de mauvais temps. Ils se trouvaient quelque part entre Coprates Chasma et les îles de Mêlas Chasma, avec à tribord avant ce complexe réseau de carions engloutis qu'était Candor Chasma. Puis la tempête avait pris de l'ampleur, le ciel avait viré au noir, forçant les PHV à s'attacher sous le pont pour protéger leur sommeil, et les ancres de proue et de poupe - des volutes de polytoile reliées au navire par des centaines de mètres de chaîne - avaient cédé toutes les deux le même jour. Grâce à ses observations antérieures, Mahnmut savait qu'au nord de leur course se dressaient des falaises de mille mètres et - quelque part - la bouche des canons engloutis de Candor Chasma... mais l'électricité statique induite par la tempête brouillait sa réception satellite et cela faisait deux jours qu'il n'avait pas eu droit à un ciel dégagé. Pour ce qu'il en savait, peut-être n'étaient-ils qu'à une demi-heure de distance de la mort. - Y a-t-il un risque pour que nous coulions? demanda Orphu l'après-midi du quatrième jour. - Les chances sont bonnes. Comme Mahnmut ne voulait pas mentir à son ami, il avait délibérément adopté une phraséologie ambiguë. - Tu pourras nager dans une telle tempête? s'enquit Orphu. De toute évidence, il avait compris la nature des " chances " en question. - Pas surnager, non, répondit Mahnmut. Mais nager sous les vagues, oui. - Moi, je coulerais comme la pierre proverbiale, dit Orphu dans un grondement. Quelle est la profondeur de Vallès Marineris, as-tu dit? - Je n'ai rien dit. - Eh bien, dis-le. - Environ sept mille mètres, répondit Mahnmut, qui avait effectué un sondage à peine une heure plus tôt. - Une profondeur écrasante, même pour toi, non? - Non. J'ai déjà travaillé sous des pressions plus élevées. Je suis conçu pour. - Et moi? - Je... je ne sais pas. C'était la vérité, mais il savait néanmoins qu'Orphu et ses semblables avaient été configurés pour le vide spatial, où la pression est nulle par définition, les hautes couches atmosphériques d'une géante gazeuse et les soufrières d'Io - pas pour une fosse océanique de sept mille mètres de profondeur. Son ami se retrouverait réduit à l'état de boîte de conserve broyée, à moins qu'il n'implose avant d'avoir atteint les trois mille mètres. - Avons-nous une chance de nous réfugier à terre? demanda Orphu. - Je ne pense pas. Les falaises que j'ai observées étaient gigantesques, des précipices reposant sur d'énormes brisants. Les vagues qui s'y écrasent en ce moment doivent être hautes de cinquante à cent mètres. - Voilà qui est évocateur. Y a-t-il une chance pour que les PHV nous conduisent à bon port? Mahnmut parcourut du regard le pont inférieur plongé dans la pénombre. Les PHV qui y reposaient, solidement arrimés, ressemblaient à des poupées de chlorophylle, avec leurs membres ballottés par le tangage et le roulis. - Je ne sais pas, avoua-t-il d'une voix où perçait son scepticisme. - Dans ce cas, nous comptons sur toi, conclut Orphu. Mahnmut se défonça pour les sauver. Le cinquième jour, sous un ciel couleur de sang noir, avec un vent hurlant dans la toile déchiquetée, avec les PHV entassés sous le pont comme des fagots, avec la roue fixée par un cordage pour maintenir le cap, Mahnmut ramena ce qui restait des voiles et attrapa la corde et les aiguilles avec lesquelles les PHV reprisaient la polytoile; sauf qu'il était obligé de faire de la couture pendant que la felouque était battue par les flots et que des vagues de quinze mètres de haut se brisaient sur elle. Il commença par bricoler une nouvelle ancre flottante, plus petite que celles qu'ils avaient perdues, la déployant à partir de la proue afin de remettre le navire sur la bonne route et d'éviter la côte invisible mais toujours présente à son esprit. Il venait de commencer à réparer la grand-voile lorsque les drosses se rompirent. La felouque tressaillit, chevaucha quelques vagues couleur de sang, perdit le cap puis devint le jouet du vent, et des vagues puissantes s'abattirent sur sa poupe. Seule l'ancre flottante l'avait empêchée de chavirer. Mahnmut alla jusqu'à la proue, et c'est là - comme les nuages rouges s'écartaient un instant et que le navire frémissait au sommet d'une vague - qu'il aperçut au sein de la pénombre les falaises au nord de Vallès Marineris. S'il ne réparait pas le gouvernail, le navire se briserait sur les récifs dans moins d'une heure. S'accrochant à une corde, il descendit le long de la coque pour vérifier que le gouvernail était toujours fixé au navire - il l'était, mais il bougeait sans contrainte sur son cardan -, puis il remonta au sein des embruns, traversa le pont médian, glissa jusqu'au pont inférieur, localisa le poste de gouverne - une plate-forme équipée de poulies où les PHV actionnaient le gouvernail en tirant sur les drosses lorsque la roue était endommagée -, y trouva deux câbles détendus, descendit d'un niveau supplémentaire, dans le troisième pont enténébré, actionna ses lampes de torse et d'épaules pour éclairer sa route, substitua des lames à ses manipulateurs et s'ouvrit un passage vers le point où les drosses avaient dû se rompre. Le moravec ignorait si les antiques felouques terriennes étaient d'une conception similaire - il ne le pensait pas -, mais cette felouque martienne était pilotée par une double roue placée près de la poupe, qui actionnait deux cordages qui se dissociaient pour courir l'un à bâbord et l'autre à tribord grâce à un système de poulies, et se rejoignaient ensuite pour commander la barre qui agissait sur le gouvernail. Il avait profité du long voyage pour visiter tous les coins et les recoins du navire, se faisant une idée des plus précises de son fonctionnement. Si l'un des deux câbles, voire les deux, s'étaient tout simplement défilés - un effet de la tension due à la violence de la tempête -, il pouvait peut-être les réparer, à condition d'y avoir accès. S'ils avaient cassé plus loin, au niveau de la barre franche c'est-à-dire dans un endroit inaccessible, alors le navire était perdu corps et biens. Serait-il capable de le fuir, de tenter sa chance en nageant sous les rouleaux, de trouver un abri sur les mille kilomètres de côte que comptait Candor Chasma? Une chose était sûre: il ne pourrait pas emporter Orphu d'Io avec lui. Il se dégagea un accès aux drosses, régla ses lampes à l'intensité maximale et regarda des deux côtés. Aucun câble en vue. - Est-ce que tout va bien? demanda Orphu. Mahnmut fit un petit bond en entendant cette voix dans ses oreilles. - Oui, fit-il. Je bricole le gouvernail. Les voilà! Les deux câbles avaient cédé, les segments arrière se trouvaient à six mètres de là, les segments avant à dix mètres dans la direction opposée. Il entreprit de démolir la cloison en bois, arrachant l'une après l'autre chaque section de chaque câble à son rail de guidage, les tirant l'un vers l'autre en mobilisant toute son énergie. - Tu es sûr que tout va bien? insista Orphu. Il rétracta ses lames et déploya ses manipulateurs, réglant son contrôle moteur sur extra-fin. Il entreprit d'épisser les câbles avec une telle rapidité que ses doigts métalliques devinrent flous à la lueur crue de ses lampes perçant les ténèbres. L'eau menaçait de l'engloutir chaque fois que le navire roulait sous l'impact d'une vague puis glissait dans le creux. Mahnmut se cramponnait alors dans l'attente du choc suivant, dont le fracas était digne d'un canon. Et il savait que chaque vague les rapprochait des récifs et des falaises. - Tout va bien, dit-il. (Ses doigts voletaient au-dessus des torons, les tissant et soudant leurs fibres métalliques avec les lasers de faible puissance fixés à ses poignets.) Je suis assez occupé pour le moment. - Je te recontacte dans quelques minutes, proposa Orphu. - Oui. Si j'échoue à réparer le gouvernail, nous nous écraserons sur les rochers dans une demi-heure. Je lui dirai la vérité un quart d'heure avant la fin. - Oui, répondit Mahnmut. Recontacte-moi dans quelques minutes. Cette misérable felouque n'était pas La Dame noire - elle n'avait même pas de nom -, mais elle était en état de naviguer. Sur le pont arrière, les jambes bien campées pour compenser tangage et roulis, les yeux rivés aux falaises battues par la tempête et visibles à moins d'un kilomètres de là, fier d'avancer toutes voiles dehors même si les voiles en question étaient rapiécées, Mahnmut saisit la roue. Les drosses tinrent bon et le gouvernail répondit. Il remit le navire sur le bon cap et appela Orphu pour l'informer de leur situation. Il ne cacha rien à l'Ionien - ils s'écraseraient sans doute sur les brisants dans moins d'un quart d'heure, mais, en attendant, il était maître à bord. - Eh bien, je te remercie de ta franchise, dit Orphu. Puis-je faire quelque chose pour t'aider? Mahnmut, pesant de tout son poids sur la roue pour négocier la prochaine vague afin d'éviter un chavirage, répondit: - Toute suggestion sera la bienvenue. Les nuages ne semblaient pas vouloir se dissiper, ni le vent se calmer. Les cordages vibraient, la polytoile déchirée claquait et la proue disparaissait régulièrement sous une muraille d'écume blanche dont les résidus parvenaient jusqu'à Mahnmut. - Encore! dit soudain Orphu. Qu'est-ce que vous faites ici? Faut-il qu'on lâche tout et qu'on aille au fond? C'est boire la tasse que vous voulez? Mahnmut mit quelques secondes à réagir. Alors qu'une nouvelle vague le soulevait, le mettant dans un état proche de la gravité zéro, il se retourna, vit que les falaises s'étaient encore rapprochées, ouvrit La Tempête dans sa mémoire secondaire et s'écria: - La vérole t'étouffe, aboyeur de blasphèmes, chien sans pitié! - Faites donc le travail, alors. - Au gibet, dogue, au gibet, fils de garce, impudent gueulard! 1. La Tempête, acte I, scène I, traduction de Pierre Leyris, comme toutes les citations ci-après. (N.d.T.) hurla Mahnmut comme pour couvrir le vacarme des vagues et du vent, ce qui était strictement inutile dans le cadre d'une transmission radio. Nous avons moins peur de nous noyer que toi. - Se noyer, lui? Non pas, je m'en porte garant, gronda Orphu, quand bien même le navire serait aussi frêle qu'une coquille de noix et perdrait comme une fille qui a des fuites... Mahnmut? Qu'est-ce que c'est au juste, " une fille qui a des fuites "? - Une femme qui a ses règles. Mahnmut pesa sur la roue pour virer à bâbord. Des tonnes d'eau déferlèrent sur lui. Les tourbillons d'écume et de brume rouge l'empêchaient de voir les falaises derrière lui, mais il pouvait sentir les rochers. - Oh! fit Orphu. Je suis confus. Où en étais-je? - Au plus près du vent, souffla Mahnmut. - Au plus près du vent! Au plus près! Hissez les deux voiles basses! Au large! Au large! - Tout est perdu! récita Mahnmut. En prières, en prières, tout est perdu!... Attends une minute! - Ce n'est pas dans le texte, ça, fit remarquer Orphu. - Non, attends une minute. Il y a une brèche dans la falaise - une ouverture sur l'intérieur. - Assez grande pour nous laisser passer? - Si c'est la bouche de Candor Chasma, elle est plus vaste que le chaos de Conamara sur Europe! - Je ne me rappelle pas la superficie du chaos de Conamara, avoua Orphu. - Elle est supérieure à celle des Grands Lacs d'Amérique du Nord, avec la baie d'Hudson en supplément gratuit. Candor Chasma n'est qu'une mer intérieure s'ouvrant sur le nord... nous y disposerions de plusieurs milliers de kilomètres carrés pour manouvrer. Finis les rivages menaçants! - C'est une bonne nouvelle? demanda Orphu, qui n'osait visiblement pas reprendre espoir. - C'est une chance de survie, dit Mahnmut. Il hissa la grand-voile au maximum. Il attendit d'être sur la crête de la vague suivante puis vira à tribord, tournant le navire vers la brèche de plus en plus large qui s'ouvrait entre les falaises. - C'est une chance de survie, répéta-t-il. La tempête s'acheva l'après-midi du huitième jour. À une heure donnée, les nuages étaient bas et tourmentés, le vent faisait rage et les eaux de cette immensité qu'était Candor Chasma étaient écu-mantes; l'heure d'après, à l'issue d'une ultime ondée de sang, le ciel redevenait bleu et les eaux placides, et les petits hommes verts, émergeant de leurs abris, remontaient sur le pont tels des enfants après une sieste réparatrice. Mahnmut était vanné. Bien qu'alimenté au goutte-à-goutte par ses cellules solaires, dont les cubes énergétiques consentaient parfois à lui transmettre de faibles décharges, il était épuisé à tous les niveaux: organique, mental, cybernétique et émotionnel. Les PHV semblèrent s'émerveiller devant ce qui restait des voiles reprisées, des câbles rafistolés et autres réparations d'urgence effectuées durant les trois jours précédents. Puis ils se mirent à pomper, à laver les ponts rouge sang, à ravauder la polytoile, à redresser la coque et les cloisons défoncées, à réparer les mâts fendillés, à démêler les cordages et à faire avancer la felouque. Mahnmut alla sur le pont médian pour superviser le déplacement d'Orphu, que l'on installa dans un endroit relativement sec, bien arrimé en place et abrité sous sa toile, puis il se trouva un petit coin chauffé par le soleil où il ne gênerait personne, entre une cloison et un cordage enroulé qui apaiseraient son agoraphobie, et il s'autorisa à sombrer dans une demi-inconscience. La mer s'était calmée, mais lorsqu'il fermait les yeux, il voyait les vagues déferler, sentait le pont gîter, entendait le vent hurler. Il jeta un coup d'oeil en douce. Poussé par une douce brise, le navire avait mis le cap au sud afin de regagner Vallès Marineris et Mêles Chasma par la bouche de Candor Chasma. Mahnmut désactiva sa vision et s'autorisa à somnoler. Quelque chose le toucha sur l'épaule, le réveillant en sursaut. L'un après l'autre, les quarante PHV défilaient devant lui, le gratifiant d'une petite tape. Il en informa Orphu via le canal subvocal. - Peut-être qu'ils te remercient de leur avoir sauvé la vie, dit l'Ionien. Je ferais comme eux si j'avais des bras et des jambes. Mahnmut s'abstint de tout commentaire, mais il était sceptique. Les PHV n'avaient jusque-là manifesté aucune émotion - même quand leurs traducteurs périssaient à l'issue d'un dialogue avec lui - et il avait peine à croire qu'ils puissent lui être tous reconnaissants, bien qu'ils soient assez bons marins pour savoir que le navire aurait coulé sans son intervention. - Ou alors, ils te considèrent comme un veinard et espèrent que tu leur transmettras une partie de ta chance, ajouta Orphu. Avant que Mahnmut puisse commenter cette remarque, le dernier PHV de la file se planta devant lui et, au lieu de lui tapoter son épaule en fibre de carbone, se mit à genoux, s'empara de sa main droite et la plaqua contre son torse. - Oh non! gémit Mahnmut. Ils veulent encore communiquer! - Excellente idée, répliqua l'Ionien. Nous avons des questions à leur poser. - Leurs réponses ne valent pas la mort d'un petit homme vert, contra Mahnmut. Il mettait pour retirer sa main autant de force que le PHV en consacrait à l'attirer vers son torse. - Peut-être bien que si, déclara Orphu. Même si cette unité PHV subit une épreuve similaire à la mort telle que nous l'entendons, ce dont je doute. Et puis, c'est d'elle que vient l'initiative. Laissons-la établir le contact. Mahnmut cessa de résister et sa main plongea dans le torse du PHV. Il éprouva une nouvelle fois cette sensation écourante lorsque ses doigts s'enfoncèrent dans la chair, s'immergèrent dans une épaisse et tiédasse solution saline, se refermèrent autour de cet organe palpitant aussi gros qu'un cour humain. - Essaie de le serrer moins fort cette fois-ci, conseilla Orphu. Si la communication s'effectue bien par le biais de paquets moléculaires de nano-octets organiques, le volume mental diminuera avec la surface de contact. Mahnmut hocha la tête, se rappelant aussitôt qu'Orphu ne pouvait le voir, puis se concentra sur l'étrange vibration qui se transmettait de sa main à son cerveau, signe que le dialogue était entamé. Nous vous REMERCIONS D'AVOIR SAUVÉ NOTRE NAVIRE. - Pas de quoi, répondit Mahnmut à haute voix. (En même temps qu'il traduisait ses pensées en langage parlé, il transmettait la conversation à Orphu via le faisceau cohérent.) Quel est le nom que vous vous donnez? ZEKS. Ce terme n'évoquait rien à Mahnmut. H sentit l'organe de communication du PHV palpiter entre ses doigts et fut pris d'une violente envie de le lâcher, d'arracher son poing du torse de cet être condamné... mais cela ne serait utile à personne. Connais-tu ce mot - " zeks "? demanda-t-il à Orphu. Un instant, répondit ce dernier. J'accède à ma mémoire tertiaire. Là... extrait dVns journée d'Ivan Denissovitch de Soljénitsyne. Un terme d'argot dérivé du mot russe "charachka" -" institution technique ou scientifique où ne travaillent que des prisonniers " - on appelait zeks les détenus de ces camps de travail soviétiques. Eh bien, fit Mahnmut en réponse, ye ne pense pas que ces PHV martiens à la physiologie chlorophyllienne soient asservis à un éphémère régime terrien disparu depuis plus de deux mille ans. Cet échange avait pris moins de deux secondes. Il s'adressa de nouveau au petit homme vert. - Pouvez-vous nous dire d'où vous venez? Cette fois-ci, la réponse ne consistait pas en un mot mais en une série d'images: des vertes prairies, un ciel d'azur, un soleil bien plus grand que celui du ciel martien, une chaîne de montagnes dans le lointain. - La Terre? dit Mahnmut, surpris. Et le PHV de répondre: PAS L'ÉTOILE DU CIEL NOCTURNE D'ICI. UNE AUTRE TERRE. Après mûre réflexion, Mahnmut dut se contenter de cette question à la formulation plutôt maladroite: - Quelle Terre, alors? Le petit homme vert se contenta d'émettre les mêmes images: vertes prairies, montagnes dans le lointain, soleil terrien. Mahnmut le sentait perdre son énergie, sa vitalité. Je suis en train de le tuer, pensa-t-il, pris de panique. Interroge-le sur les visages de pierre, souffla Orphu. - Qui est l'homme représenté sur les visages de pierre? demanda Mahnmut, obéissant. LE MAGE. CELUI DES LIVRES. LE SEIGNEUR DU FILS DE SYCORAX, QUI NOUS A AMENÉS ICI. LE MAGE EST MÊME LE MAÎTRE DE SÉTÉBOS, LE DIEU DE LA MÈRE DE NOTRE SEIGNEUR. Un mage! dit Mahnmut à Orphu. En d'autres termes, un magicien, un sorcier - comme dans les Rois mages... Nom de Dieu! Mahnmut était furieux de gaspiller ainsi le temps qu'il restait à l'être vert. Le cour de celui-ci battait un peu plus faiblement à chaque seconde. Je sais ce que signifie le mot " mage ", ajouta-t-il, mais je ne crois pas à la magie et toi non plus. Apparemment, on ne peut pas en dire autant de nos PHV, rétorqua Orphu. Interroge-le sur les habitants d'Olympus Mons. - Qui sont les conducteurs de chars d'Olympus? Mahnmut avait l'impression de ne pas poser les bonnes questions. Mais il ne savait rien de celles-ci. Il reçut une rafale de nano-octets visuels qui se traduisaient par ces mots: DE SIMPLES DIEUX, ASSERVIS EN CE LIEU PAR UN COUR AMER QUI ATTEND SON HEURE ET MORD. - Qui... commença Mahnmut. Trop tard: le petit homme vert venait soudain de tomber, et la main du moravec ne tenait plus un cour battant mais une coque desséchée. Le cadavre flétrit et se contracta dès qu'il toucha le pont. Un fluide translucide disparut entre les planches tandis que ses yeux anthracite sombraient dans son visage vert, lequel brunit et se rida à toute allure, perdant tout semblant d'humanité. Quelques PHV vinrent ramasser et emporter sa dépouille fanée. Mahnmut fut pris d'un tremblement incontrôlable. - Il faut trouver un autre communicateur et achever cette conversation, dit Orphu. - Pas maintenant, répondit Mahnmut entre deux frissons. - " Un cour amer qui attend son heure et mord ", cita Orphu. Tu as sûrement reconnu ces mots. Mahnmut secoua la tête, se rappela que son ami ne pouvait le voir et dit: - Non. - C'est pourtant toi, le spécialiste de Shakespeare! - Ce n'est pas du Shakespeare. - En effet. C'est du Browning: Caliban upon Setebos. - Jamais entendu parler. Mahnmut réussit à se lever - à tenir sur ses deux pieds - et à gagner le bastingage en vacillant. L'eau qui clapotait contre la coque était à présent plus bleue que rouge. S'il avait été un être humain, il y aurait déversé le contenu de son estomac. - Caliban! glapit Orphu. " Un cour amer qui attend son heure et mord. " La mère de cette créature difforme, mi-homme, mi-monstre marin, était une sorcière - Sycorax -, qui vénérait un dieu du nom de Sétébos. Le PHV mourant avait cité ces noms, se rappela Mahnmut, mais il n'était pas en état de se concentrer sur leur sens. Cette conversation lui avait donné l'impression d'égrener un chapelet dont le fil aurait été un tendon et chaque grain un caillot de sang. - Les PHV ont-ils pu nous entendre réciter La Tempête il y a trois jours, lorsque tu as repris le contrôle de la felouque? demanda Orphu. - Nous entendre? répéta Mahnmut. Ils n'ont pas d'oreilles. - Alors c'est nous et non pas eux qui faisons écho à cette nouvelle réalité des plus étranges, dit l'Ionien, avec un grondement plus sinistre qu'amusé. - Qu'est-ce que tu racontes? Des falaises rouges devenaient visibles à l'ouest. Elles se dressaient sur une hauteur de sept ou huit cents mètres au-dessus du delta de Candor Chasma, qui allait en s'élargissant. - Nous sommes à l'intérieur d'un rêve dément, reprit Orphu. Mais la logique qui le commande est consistante... quoique démente elle aussi. - Qu'est-ce que tu racontes? répéta Mahnmut. Il n'était plus d'humeur à jouer à ces petits jeux. - Nous connaissons désormais l'identité du visage de pierre, dit Orphu. - Ah bon? - Oui. Le mage. Celui des livres. Le seigneur du fils de Sycorax. La solution de l'énigme était évidente, mais l'esprit de Mahnmut était incapable de la trouver. Son système était encore sous le coup de cette invasion de nano-octets, empli d'une clarté paisible mais mourante qui lui était totalement étrangère et qu'il accueillait pourtant avec joie. - Qui est-ce? demanda-t-il à Orphu, sans plus se soucier d'être pris pour un crétin par son ami. - Prospéra. 30. Camp achéen, côte d'Ilium Pour le moment, la soirée se déroule comme l'a décrit Homère. Les Troyens ont disposé des centaines de feux de camp à deux pas des tranchées des Achéens - c'est-à-dire de leur ultime ligne de défense sur la plage -, mais ces derniers, totalement démoralisés par les revers qu'ils ont subis de l'aube au crépuscule, n'ont même pas pris la peine d'allumer les leurs. J'ai endossé la forme du vieux Phénix pour me joindre à la foule qui s'est massée près de la tente d'Agamemnon, où le fils d'Atrée en larmes - en larmes! le roi des rois grecs est en larmes! - exhorte les autres chefs à fuir avec leurs hommes. J'ai déjà vu Agamemnon recourir à cette stratégie - feindre le désespoir pour exciter ses troupes -, sauf que, cette fois-ci, il est évident qu'il ne bluffe pas. Les cheveux en bataille, l'armure couverte de sang, les joues inondées de larmes, il encourage ses hommes à prendre la fuite. C'est Diomède qui se lève pour le défier, le traitant de lâche ou quasiment et se déclarant résolu, avec si nécessaire le seul Sthé-nélos à ses côtés, à " se battre jusqu'à voir le terme fixé aux destins de Troie ". Les autres Achéens acclament ce discours de matamore, et c'est ensuite le vieux Nestor, fort de ses années d'expérience, qui suggère à tout le monde de se calmer, de manger un morceau, de poster des sentinelles, d'envoyer des veilleurs près des tranchées et des remparts et de réfléchir avant de se précipiter dans les nefs pour appareiller et rentrer à la maison. Et c'est ce qu'ils font, tout comme l'a décrit Homère. Alors les sept chefs de garde, conduits par Thrasymède, le fils de Nestor, rassemblent chacun cent guerriers pour établir de nouvelles positions défensives entre tranchées et remparts, et pour allumer les feux de camp. Ceux-ci - auxquels se joint le brasier allumé par Agamemnon - n'atteignent qu'un nombre peu élevé, et ils paraissent bien dérisoires comparés aux centaines de foyers troyens par-delà la tranchée, dont les braises prennent d'assaut le plafond de nuages. Le grand conseil d'Agamemnon est ouvert à tous les seigneurs et chefs de guerre achéens, et c'est là que se poursuit le dialogue rapporté par Homère. Nestor reprend la parole, louant Agamemnon pour son courage et sa sagacité, mais lui faisant comprendre sans détour qu'il a merdé dans les grandes largeurs en piquant à Achille l'esclave Briséis. - Ah! vieillard, tu n'as pas menti, répond Agamemnon en toute sincérité. J'ai été fou d'insulter Achille. Fou et aveugle. Le grand roi marque une pause, mais aucun des grands chefs massés autour du feu ne prend la peine de le détromper. - Fou et aveugle, répète Agamemnon, je ne saurais prétendre le contraire. Zeus aime tellement ce jeune homme qu'il vaut à lui seul tout un bataillon... non, toute une armée! Personne n'en disconvient. - Et comme c'est ma rage qui m'a rendu fou et aveugle, je vais me racheter en lui offrant une rançon de roi pour qu'il rejoigne les rangs achéens. Là, les chefs assemblés, et notamment Odysseus, marmonnent leur assentiment entre deux bouchées de viande de bouf ou de poulet. - Devant vous tous ici, j'énumérerai les illustres présents par lesquels je m'assurerai l'amour du jeune Achille, reprend Aga-memnon. Sept trépieds encore ignorants de la flamme, dix talents d'or, vingt chaudrons resplendissants, douze étalons, taillés pour la victoire, dont les pieds ont déjà triomphé au concours... Et bla-bla-bla. Exactement comme l'a décrit Homère. Exactement comme je l'ai prédit plus haut. Et, également comme je l'ai prédit, Agamemnon jure de restituer à Achille une Briséis encore intacte, de lui offrir vingt Troyennes - une fois que la cité aura été prise, évidemment - et, en guise de pièce de résistance1, les plus belles de ses trois filles, Chrysothémis, Laodice et Iphianassa - en scholiaste invétéré que je suis, je ne peux m'empêcher de relever une incohérence avec les récits antérieurs, notamment l'absence d'Electre et une possible confusion avec Iphigénie, mais passons -, avec pour dessert les " sept citadelles " que j'ai évoquées plus haut. Et, tout comme Homère l'a rapporté, Agamemnon juge en outre qu'il peut se dispenser d'excuses. - Voilà ce que pour lui je suis prêt à faire, s'il renonce à son courroux, déclare le fils d'Atrée à ses chefs rassemblés. Dans le ciel, le tonnerre gronde et les éclairs jaillissent, comme si Zeus s'impatientait. - Mais qu'il se soumette à moi! ajoute Agamemnon. Seul Hadès, le dieu de la Mort, est aussi implacable, aussi inflexible que ce parvenu. Qu'Achille cède et se soumette à moi! Je suis plus grand roi que lui et, par mon âge, je me flatte d'être plus grand homme! Pas question d'excuses, donc. Il s'est mis à pleuvoir. Une pluie fine, insistante, épicée par la foudre de Zeus, et les cris avinés des Troyens franchissent sans peine les cent mètres qui nous séparent des remparts boueux. Il me tarde que les ambassadeurs soient désignés afin que je puisse accompagner Odysseus et Ajax, et en finir une bonne fois pour toutes. Cette nuit est la plus importante de ma vie - à tout le moins de ma seconde vie de scholiaste -, et je répète intérieurement la déclaration que je compte faire à Achille. Si tu veux changer nos destinées, tu dois trouver le pivot. 1. En français dans le texte. (N.d.T.) Je crois que je l'ai trouvé. Enfin, que j'en ai trouvé un. En tout état de cause, plus rien ne sera pareil pour les Grecs, les dieux et les Troyens - sans parler de mon humble personne - si je mets mon plan à exécution. Lorsque le vieux Phénix s'adressera à Achille, ce sera non seulement pour l'exhorter à mettre un terme à sa colère, mais aussi à faire cause commune avec Hector - à pousser Grecs et Troyens à affronter les dieux eux-mêmes. - Très glorieux Atride, Agamemnon, protecteur de ton peuple! s'écrie soudain Nestor. Nul homme, même pas notre prince des hommes, Achille, fils de Pelée, ne saurait refuser une telle offre. Eh bien, dépêchons donc des envoyés choisis, qui iront au plus vite jusqu'à la tente d'Achille. Allons! que ceux que je vais ici désigner soient prêts à obéir! Drapé dans la chair du vieux Phénix, je me place au premier rang de l'assemblée, tout près d'Ajax le Grand, me rendant bien visible aux yeux de Nestor. - Tout d'abord, lance-t-il, qu'Ajax le Grand leur serve de guide. Et avec lui, notre brillant tacticien, Odysseus, jamais avare de ses conseils. Parmi nos hérauts, je choisis Odios et Eurybate pour les escorter. Apportez de l'eau pour leur laver les mains! Puis ordonnez le silence, afin que nos prières implorent Zeus, avec l'espoir qu'il nous prenne en pitié! Je reste paralysé par le choc tandis que l'on procède aux ablutions d'usage et que les rois penchent la tête pour prier. Nestor rompt le silence en encourageant les envoyés - quatre envoyés et non cinq! - qui se préparent à partir. - Ne ménagez point votre peine! Tâchez de convaincre l'impitoyable Achille de nous prendre en pitié! Et les deux ambassadeurs, accompagnés des deux hérauts, s'éloignent sur la plage. Je n’ai pas été choisi! Phénix n’a pas été choisi! Son nom n’a même pas été cité! Homère s'était trompé! Le cours de cette guerre de Troie vient de diverger de celui de Ylliade, me laissant aussi aveugle à l'avenir qu'Hélène et tous les autres acteurs de ce drame, aussi aveugle que les dieux, aussi aveugle qu'Homère lui-même, maudit soit-il! Vacillant sur mes vieilles jambes décharnées - sur les vieilles jambes décharnées de Phénix -, je me fraie un chemin parmi les chefs grecs et cours le long du rivage où déferlent les vagues pour rattraper Ajax et Odysseus. Je les rattrape alors qu'ils ont franchi la moitié de la distance les séparant du campement d'Achille. Ils parlent à voix basse en foulant le sable mouillé. Tous deux font halte en me voyant. - Qu'y a-t-il, Phénix, fils d'Amyntor? me demande Ajax le Grand. J'ai été surpris de te voir au festin royal, car on dit que tu ne t'es guère éloigné des guérisseurs myrmidons ces derniers mois. Agamemnon t'a-t-il envoyé à nous pour nous donner ses ultimes recommandations? Haletant comme si j'étais aussi décati que Phénix, je réponds: - Salut à vous, noble Ajax, royal Odysseus... en vérité, le roi Agamemnon m'a demandé de me joindre à votre ambassade auprès d'Achille. Si Ajax accueille cette information avec perplexité, Odysseus se montre carrément soupçonneux. - Pourquoi Agamemnon te choisirait-il pour une telle tâche, vénérable ancêtre? Et comment se fait-il que tu te sois trouvé dans le camp d'Agamemnon par une nuit si dangereuse, alors que les Troyens se massent devant nos défenses tels des chiens affamés? Je ne peux donner aucune réponse à la seconde question, et c'est par un bluff que je réponds à la première. - Nestor a suggéré que je me joigne à vous, m'estimant à même de faire fléchir Achille, et Agamemnon a jugé son conseil des plus sages. - Eh bien, viens avec nous, Phénix, me dit Ajax. - Mais ne parle que lorsque je t'en donnerai la permission, ajoute Odysseus, qui me fixe comme s'il m'avait percé à jour. Nestor et Agamemnon ont peut-être jugé utile de t'envoyer chez Achille, mais je ne vois aucune raison pour que tu lui parles. - Mais... commencé-je. Je ne vais pas plus loin. Si je n'ai pas le droit de prendre la parole, après Odysseus mais avant Ajax, comme Homère l'a prévu, je perds toute influence sur le cours du récit, je perds le pivot, j'échoue dans ma mission. Si je n'ai pas le droit de prendre la parole, les événements de cette nuit divergeront de ceux de Y Iliade. Mais une divergence s'est déjà produite. Phénix aurait dû être choisi par Nestor, et ce choix aurait dû être approuvé par Agamemnon. Que se passe-t-il ici? - Et si tu nous accompagnes dans la tente d'Achille, vieux Phénix, m'avertit Odysseus, tu resteras dans l'antichambre en compagnie des hérauts Odios et Eurybate, et tu attendras mon ordre pour aller plus loin ou ouvrir la bouche. Telles sont mes conditions. - Mais... Je comprends que toute protestation est inutile. Si j'éveille encore plus les soupçons d'Odysseus, il me ramènera dans le camp d'Agamemnon, ce qui éventera ma ruse et ruinera mes espoirs de dresser les hommes contre les dieux. - Oui, Odysseus, dis-je, aussi obéissant que le vieux précepteur que je suis censé être. À tes ordres. Odysseus et Ajax le Grand se remettent en route, et je les suis. J'ai parlé de la tente d'Achille, et peut-être avez-vous imaginé un genre de tente de camping, mais le fils de Pelée vit dans un édifice de toile rappelant le chapiteau d'un cirque où je suis allé durant mon enfance... durant une enfance que je commence à me rappeler. Apparemment, Thomas Hockenberry a eu une vie et, au bout d'une décennie ou presque, certains de ses souvenirs refont surface dans mon esprit. Ce soir-là, le tableau que composent les centaines de tentes et de feux de camp autour du chapiteau d'Achille est aussi chaotique que le reste du campement achéen: certains des loyaux Myrmidons chargent les nefs noires en vue d'un prochain départ, d'autres montent la garde au cas où les Troyens réussiraient à faire une percée sur la plage avant le lever du jour, et d'autres encore se rassemblent autour des feux comme l'ont fait tout à l'heure Agamemnon et ses commandants. Odios et Eurybate ont annoncé notre venue aux capitaines, et les membres de la garde rapprochée d'Achille nous saluent et nous laissent entrer dans l'enceinte. Nous quittons la plage pour gravir la dune au sommet de laquelle Achille a planté son chapiteau. Je suis les deux Achéens dans celui-ci - Ajax le Grand est obligé de baisser la tête, ce dont est dispensé Odysseus, qui mesure trente centimètres de moins que lui. Odysseus me désigne un coin dans l'antichambre. En m'y installant, je verrai et entendrai tout ce qui se passe sans pouvoir intervenir. Ainsi que l'a décrit Homère, Achille est occupé à chanter un poème épique du même genre que Y Iliade en s'accompagnant à la lyre. Cet instrument fait partie du butin que lui ont rapporté la conquête de Thèbe et le meurtre d'Eétion, le père d'Andromaque. La femme d'Hector a grandi en écoutant cette même lyre d'argent dans son royal foyer. Patrocle, l'ami le plus cher au cour d'Achille, attend que celui-ci ait fini de chanter pour le relayer sur le couplet suivant. Achille cesse de jouer et se lève, surpris, à l'entrée d'Ajax et d'Odysseus. Patrocle en fait autant. - Bienvenue! lance Achille. (Se tournant vers Patrocle:) Regarde, voici des amis qui viennent à nous. On doit avoir grand besoin de moi là-bas, car je le reconnais, en dépit de ma colère, vous êtes mes amis les plus chers parmi les Achéens. Il prie les deux émissaires de s'asseoir sur des sièges bas, leur offrant des tapis de pourpre pour leur confort. Puis il se tourne vers Patrocle: - Allez, fils de Ménotios, attrape un plus grand bol de vin. Tiens... pose-le ici. Faisons un mélange plus fort. Une coupe pour chacun de mes nobles invités - ce sont des amis très chers qui sont aujourd'hui sous mon toit. J'observe le déroulement de ce rituel d'hospitalité héroïque, que je trouve d'une grâce surprenante. Patrocle place près du feu un lourd billot de bois, sur lequel il pose un dos de brebis et un dos de chèvre, ainsi qu'une échine de porc débordante de graisse. Auto-médon, ami et cocher d'Achille et de Patrocle, tient la viande pendant qu'Achille découpe des morceaux de choix, les sale et les embroche. Patrocle attise le feu durant une minute, puis étale la braise et dispose les brochettes pour la cuisson, ayant pris soin de les saler à nouveau. Je m'aperçois que je suis mort de faim. Si on me priait de prendre la parole - et si notre destin à tous en dépendait -, j'en serais incapable tant j'ai l'eau à la bouche. Comme s'il avait entendu mon ventre gargouiller, Achille jette un coup d'oil dans l'antichambre et se fige sous l'effet de la surprise. - Phénix! Bien-aimé mentor, cavalier émérite! Je te croyais cloué au lit par la maladie. Entre, entre! Et le jeune héros se précipite sur moi, me serre dans ses bras et m'entraîne au centre de son foyer, où l'air embaume à présent la viande rôtie. Odysseus me poignarde du regard, m'enjoignant de rester muet pendant l'échange qui va suivre. - Assieds-toi, vénéré Phénix, dit Achille, dont ce vieillard a été le précepteur. Toutefois, il me propose des coussins rouges et non pourpres, et me place plus loin du feu qu'Odysseus et Ajax. Quoique fidèle en amitié, Achille est soucieux du protocole. Patrocle apporte des panières d'osier contenant du pain encore chaud, et Achille fait glisser la viande rôtie sur des plateaux de bois. - Faisons offrande aux dieux, mes chers amis, dit-il. D'un signe de tête, il ordonne à Patrocle de jeter dans les flammes les morceaux de viande sélectionnés à cet effet. - Et maintenant, mangeons. Nous attaquons tous avec appétit le pain, la viande et le vin. Alors même que je savoure mon repas, mon esprit tourne à plein régime: comment vais-je me débrouiller pour prononcer le discours qui doit changer notre destin à tous, y compris celui des dieux? Cela semblait si simple il y a une heure, mais Odysseus ne m'a pas cru lorsque j'ai déclaré lui avoir été envoyé par Agamemnon. Dans l'épopée homérique, Odysseus est le premier à s'exprimer - transmettant à Achille la proposition d'Agamemnon -, puis Achille lui répond, se fendant d'un discours dont je disais à mes étudiants qu'il était le plus beau et le plus puissant de l'Iliade, et c'est ensuite au tour de Phénix de prononcer un long monologue en trois parties où se succèdent son histoire personnelle, la parabole dite des prières et l'évocation de Méléagre - paradigme du héros mythique tardant trop à accepter des présents et à se battre pour ses amis. L'un dans l'autre, le discours de Phénix est de loin le plus convaincant des plaidoyers adressés à Achille. Et, à en croire l'Iliade, ce sont ses arguments qui convainquent ce dernier de retarder son départ, prévu pour le lendemain matin. Lorsque c'est au tour d'Ajax de prendre la parole, Achille déclare qu'il accepte de rester un jour de plus pour voir ce que vont faire les Troyens et, si nécessaire, pour protéger ses nefs de leurs assauts. J'ai prévu de répéter l'essentiel du discours de Phénix, me fiant pour cela à ma mémoire, puis d'y insérer mes propres suggestions. Mais je vois Odysseus m'adresser un nouveau regard menaçant, et je sais que je n'aurai pas le droit d'en placer une. Et quand bien même le pourrais-je? J'ai envisagé la possibilité que les dieux espionnent cette réunion - il s'agit de l'un des épisodes-clés de l'Iliade, après tout, même si Zeus est sans doute le seul à le savoir. Quoique ignorants de ce fait, certains dieux et déesses suivent sans doute la scène sur leur bassin vidéo ou leur tablette visuelle. Zeus leur a ordonné de ne pas intervenir ce jour, et la majorité d'entre eux lui obéissent, ce qui ne fait sans doute qu'attiser leur curiosité eu égard à cette ambassade. Si Achille accepte les présents d'Agamemnon, s'il cède devant le pouvoir de persuasion d'Odysseus, alors l'offensive d'Hector sera contrariée, et peut-être la volonté de Zeus avec elle. Achille est une armée à lui tout seul. Donc, si je tente comme prévu mon offensive hérétique, si je m'efforce d'encourager Achille à guerroyer avec les dieux, Zeus ne risque-t-il pas d'intervenir sur-le-champ, désintégrant cette tente et tous ses occupants? Et même s'il maîtrise sa colère, j'imagine sans peine Athéné, Héré, Apollon ou un autre descendant des cieux pour détruire ce... " Phénix "... qui a osé suggérer une action si contraire à leurs intérêts. J'ai pensé à tout cela, bien entendu, mais je compte sur le médaillon TQ et sur le casque d'Hadès pour me sauver la mise. Et supposons que je réussisse à filer mais que ces héros soient éliminés ou subjugués par la colère divine? Tous mes efforts n'auront servi à rien, hormis à révéler mon existence aux dieux. Le casque d'Hadès et le médaillon TQ ne me seront plus alors d'aucune utilité: les dieux me traqueront jusqu'au bout du monde, jusqu'à l'Indiana préhistorique si nécessaire. Et pfft! plus d'Hoc-kenberry. Peut-être qu'Odysseus m'a rendu un service en m'interdisant de parler. Dans ce cas, qu’est-ce que je fais ici? Bientôt nous sommes rassasiés, les plateaux sont poussés de côté, il ne reste dans les panières que des miettes de pain et nous sommes prêts pour une troisième coupe; je vois alors Ajax faire un petit signe de tête à Odysseus. Le grand stratège se lance et lève sa coupe pour porter un toast à Achille. - À ta santé, Achille! Nous l'imitons, et le jeune héros nous salue d'un hochement de sa tête blonde. - Je vois que nous ne manquons de rien, poursuit Odysseus d'une voix étonnamment douce, presque mielleuse. De tous les grands chefs achéens, cet homme barbu est le plus affable, le plus rusé. - Non, nous ne manquons de rien, que ce soit au camp d'Aga-memnon ou ici, dans la demeure du fils de Pelée. Mais ce n'est pas un festin qui nous occupe l'esprit par cette nuit tempétueuse -non, c'est la perspective d'une terrible catastrophe, conçue et voulue par les dieux, qui nous inspire à tous la peur. Et Odysseus continue dans cette veine, en douceur, sans se presser, ménageant ses effets rhétoriques. Il décrit la déroute de l'après-midi, le triomphe des Troyens, la panique des Achéens prêts à prendre la fuite, le rôle joué par Zeus dans les événements. - Ces impudents Troyens et leurs méprisants alliés ont planté leurs tentes à un jet de pierre de nos nefs, Achille, poursuit Odysseus. Comme si Achille n'avait pas été informé de cela par Patrocle, Automédon et ses autres amis. Comme s'il n'avait pas des yeux pour voir. - Plus rien ne peut désormais les arrêter. Tel est le cri qu'ils poussent, et ils ont allumé des milliers de foyers pour souligner cette menace. Dès les premières lueurs de l'aube, ils porteront le feu dans nos nefs noires, les prenant d'assaut et massacrant les survivants de nos armées. Et Zeus, fils de Cronos, ne cesse de les encourager de sa foudre, tandis qu'Hector se grise de colère et de puissance. Il ne redoute rien, Achille, ni les hommes ni les dieux. Hector est pareil à un chien enragé ces temps-ci, possédé par les démons de la katalêpsis. Odysseus marque une pause. Achille reste muet. Son visage est indéchiffrable. Patrocle a les yeux fixés sur lui, mais le héros ne daigne même pas lui accorder l'aumône d'un regard. Quel joueur de poker il ferait! - Hector attend l'aube avec impatience, reprend Odysseus en adoucissant encore le ton, car il compte dès le lever du jour abattre les emblèmes qui couronnent nos nefs, en incendier les coques dans un feu ardent et massacrer les Achéens pris au piège par les flammes. Un véritable cauchemar, Achille -j'en ai le cour glacé de terreur -, et je crains que les dieux ne lui donnent les moyens de mettre ses menaces à exécution, je crains que notre destin ne soit de périr ici, sur la plaine d'Ilium, loin des collines d'Argos où paissent les cavales. Achille conserve son mutisme lorsque Odysseus fait une nouvelle pause. Les braises mourantes crépitent. Dehors, à quelques tentes d'ici, un musicien joue un air funèbre sur sa lyre. De la direction opposée nous parvient le rire aviné d'un soldat, qui se pense visiblement condamné. - Lève-toi donc, Achille! lance Odysseus d'une voix maintenant claironnante. Lève-toi et rejoins-nous, même s'il est bien tard, si tu as quelque envie de préserver les Achéens du tumulte troyen. Puis il demande à Achille d'oublier sa colère et lui transmet la proposition d'Agamemnon, le citant mot pour mot pour décrire trépieds, étalons et le reste. À mon humble avis, il s'attarde un tantinet sur Briséis, les captives troyennes et les trois belles filles d'Agamemnon, mais il achève son discours par une péroraison passionnée, rappelant à Achille le conseil que lui a donné son propre père, à savoir oublier les querelles au nom de l'amitié. - Mais si le fils d'Atrée demeure trop odieux à ton cour pour que tu acceptes ses présents, conclut Odysseus, aie du moins pitié des autres Achéens. Rejoins nos rangs, sauve-nous et nous t'honorerons comme un dieu. Rappelle-toi en outre que si ta colère t'empêche de combattre - si le dédain te pousse à rentrer chez toi, à voguer sur la mer vineuse, avant que cette guerre de Troie ne soit achevée -, alors tu ne sauras jamais si tu étais de taille à tuer Hector. Tu as une chance d'accomplir cette aristeia, Achille, car Hector, tout à sa frénésie de combat, sera à ta portée demain après avoir passé des années à se terrer derrière les murailles d'Ilium. Reste avec nous, bats-toi à nos côtés, noble Achille, et tu pourras affronter Hector en combat singulier. Je dois admettre que le discours d'Odysseus est vraiment magistral. Si j'étais ce jeune demi-dieu allongé sur les coussins, je me laisserais sans doute persuader. Nous attendons en silence, puis Achille pose sa coupe de vin et répond. - Noble fils de Laerte, rejeton de Zeus, tacticien plein de ressource, mon cher Odysseus... je dois vous signifier brutalement la chose, comme j'entends la faire et comme elle se fera. De la sorte, vous n'aurez pas à roucouler l'un après l'autre, ni à m'envoyer d'autres ambassades pour tenter de me fléchir. " Celui-là m'est en horreur à l'égal des portes d'Hadès, qui dans son cour cache une chose et sur les lèvres en a une autre. Voilà qui me fait sursauter. S'agit-il d'une pique adressée à Odysseus, " tacticien plein de ressource ", qui a chez les Achéens la réputation de déformer la vérité lorsque cela l'arrange? Si tel est le cas, Odysseus ne bronche pas, aussi conservé-je à Phénix une expression parfaitement neutre. - Je parlerai clairement, poursuit Achille. Agamemnon compte-t-il vraiment me conquérir, me persuader avec ces... cadeaux? (Tout juste s'il ne crache pas ce mot.) Non. Il me ferait don du monde que cela n'y suffirait point. Pas plus que les suppliques de toutes les armées achéennes et de tous leurs capitaines, car leur gratitude est aussi tardive que médiocre... M'ont-ils témoigné leur gratitude durant toutes ces années où j'ai affronté leurs ennemis, bataille après bataille, campagne après campagne, passant à combattre des journées sans fin? " J'ai ravagé douze cités avec mes nefs; j'en ai pris onze autres dans les terres, des terres que j'ai abreuvées du riche sang des Troyens. Et, de ces cités, j'ai rapporté des monceaux de richesses, des montagnes de butin, des troupeaux entiers de femmes superbes, ne manquant jamais d'en réserver la meilleure part pour en faire offrande à Agamemnon... ce fils d'Atrée qui restait bien à l'abri dans ses nefs noires ou à l'arrière, loin du front. Et il n'a refusé aucune de mes offrandes... loin de là. " Oh! oui... parfois il vous accordait des miettes, à toi et aux autres chefs, mais il conservait toujours pour lui la part du lion. C'est à vous, dont la loyauté est nécessaire à son régime, qu'il consent à donner - à moi, il prend - il m'a même pris l'esclave que j'avais choisie pour épouse. Eh bien, qu'il aille se faire foutre, et elle avec lui, mes chers camarades. Qu'Agamemnon se tape Briséis si ça lui chante... et s'il a assez de vigueur pour cela. Ayant de nouveau exprimé ses griefs, Achille s'interroge maintenant sur les raisons mêmes du conflit, du point de vue des Myr-midons mais aussi des Achéens et des Argiens. - Est-ce pour Hélène aux beaux cheveux que nous faisons la guerre? demande-t-il d'une voix dédaigneuse. Puis il rappelle à Odysseus que Ménélas et son frère Aga-memnon ne sont pas les seuls à être privés d'épouse, et que cela fait dix ans que Pénélope se morfond sur Ithaque. Moi, je revois Hélène sur sa couche, ses beaux cheveux casca-dant sur ses épaules, ses seins blancs illuminés par le clair de lune. J'ai du mal à me concentrer sur le discours d'Achille, bien qu'il soit aussi splendide, aussi surprenant que le texte d'Homère. Il y fait vaciller sur ses bases le code héroïque qui fait de lui un superhéros, un dieu aux yeux de ses semblables. Achille déclare qu'il n'ambitionne nullement d'affronter le glorieux Hector - il ne souhaite ni le tuer ni périr de sa main. Achille déclare qu'il lèvera l'ancre à l'aube, ainsi que tous ses hommes, abandonnant les Achéens à leur sort - qu'ils implorent la pitié d'Hector lorsque les Troyens auront forcé leurs défenses. Achille déclare qu'Agamemnon est un chien caparaçonné de morgue et que jamais il n'épouserait une de ses filles, fût-elle douée de la beauté d'Aphrodite et de l'intelligence d'Athéné. Puis Achille fait une déclaration vraiment stupéfiante: il nous confie que sa mère, la déesse Thétis, lui a appris qu'il aurait à choisir entre deux destinées. Soit il reste ici, participe au siège de Troie et tue Hector au combat, mais alors il est condamné à périr quelques jours plus tard; dans ce cas, toujours selon sa mère, il est promis à une gloire éternelle dans le cour des dieux comme des hommes. Soit il prend la fuite, auquel cas il perd tout honneur mais a droit à une vie longue et prospère. Le choix lui appartient, lui a dit sa mère il y a des années. Et Achille a choisi la vie. Voilà que ce... ce héros, cette masse de muscles et de testostérone, ce demi-dieu, cette légende vivante... voilà qu'il préfère la vie à la gloire. Odysseus en plisse les yeux d'incrédulité et Ajax en reste bouche bée. - Odysseus, Ajax, vous qui êtes mes frères, retournez auprès des grands rois d'Achaïe. Transmettez-leur ma décision. C'est à eux qu'il appartient de sauver les nefs creuses, ainsi que les hommes qui demain se retrouveront acculés à leurs coques en flammes. Quant à Phénix, qui est jusqu'ici resté silencieux... Je fais un bond de dix centimètres sur mon coussin rouge. J'étais tellement concentré sur mon discours à venir, sans parler de ses conséquences sur le plan de la morale, que j'ai oublié qu'une conversation était en cours. - Phénix, dit Achille avec un sourire indulgent, Odysseus et Ajax sont peut-être obligés d'aller faire leur rapport à leur maître, mais tu es libre de passer la nuit ici, avec Patrocle et moi-même, et d'embarquer avec nous l'aube venue. Mais seulement si Phénix le souhaite... je ne vevx forcer personne. Voilà ma chance. Ignorant le rictus d'Odysseus, je regarde autour de moi, me lève.m'éclaircis la gorge et me prépare à réciter le long discours de Phénix. Comment commence-t-il, déjà? J'ai passé des années à l'étudier et à l'enseigner, à m'imprégner de toutes ses nuances, et voilà que je l'ai oublié. Ajax se lève. - Pendant que ce vieux crétin se demande s'il doit s'enfuir avec toi, Achille, permets-moi de te dire que tu es aussi stupide que lui! Achille, le tueur d'hommes, d'ordinaire si prompt à s'enflammer, ce héros prêt à laisser mourir tous ses amis achéens plutôt que de concéder à Agamemnon la jouissance d'une esclave, accueille cette insulte d'un sourire et d'un haussement de sourcil. - Renoncer à la gloire et à vingt femmes de choix pour une autre femme qui t'est interdite... bah! s'écrie Ajax en tournant les talons. Viens, Odysseus. cet enfant gâté n'a jamais goûté le lait de l'amitié humaine. Laissons-le à sa colère et allons porter notre sinistre message aux Achéens impatients. Le soleil se lèvera bien vite, et j'ai besoin de me reposer un peu avant le combat. Si je dois mourir demain, je ne veux pas mourir mal réveillé. Odysseus opine, se levé, salue Achille d'un signe de tête et sort sur les talons d'Ajax. Et moi, je reste là, la bouche grande ouverte, prêt à réciter le long discours en trois parties de Phénix - ce discours si habile! -enrichi de mes apports personnels tout aussi habiles. Patrocle et Achille se lèvent, s'étirent et échangent un regard. De toute évidence, tous deux s'attendaient à cette ambassade et connaissaient la teneur de l'étonnante réponse d'Achille. - Phénix, vieux père, aimé des dieux, me dit Achille d'une voix chaleureuse, j'ignore ce qui t'a amené ici par cette nuit tempétueuse, mais je me souviens que, lorsque j'étais un enfant, tu me portais dans tes bras pour me coucher dans mon lit après la leçon. Reste ici cette nuit, Phénix. Patrocle et Automédon vont te préparer une couche douillette. Demain matin, nous ferons voile pour rentrer chez nous, et tu pourras nous accompagner... si tu le souhaites. Après un dernier salut, il se retire dans ses appartements privés, situés au fond de la tente, et je reste là, crétin que je suis, muet comme une carpe, tétanisé par ce retournement de situation totalement imprévu. Achille doit rester ici. même s'il ne prend pas part aux combats, afin que l'Iliade suive son cours normal, avec une nouvelle victoire des Troyens et une épidémie de blessures chez les chefs achéens - Odysseus, Agamemnon, Ménélas, Diomède et les autres; pris de compassion pour ses amis, mais sachant qu'Achille ne viendra pas à leur aide, Patrocle endosse alors l'armure d'or d'Achille et repousse les Troyens, pour être ensuite tué en combat singulier par Hector, qui avilit et profane son cadavre. Achille sort enfin de sa tente, empli d'une rage meurtrière, scellant ainsi le destin d'Hector, d'Ilium, d'Andromaque et d'Hélène, notre destin à tous. Il va vraiment partir? Je n'arrive pas à y croire. Non seulement je n'ai pas trouvé le pivot susceptible de changer les choses, mais en outre VIliade vient de dérailler. Cela fait plus de neuf ans que j'exerce l'activité de scholiaste, observant les événements pour les rapporter à la Muse, et pas une fois je n'ai constaté de divergence significative entre cette guerre et celle qu'Homère relate dans son poème. Et maintenant... ceci. Si Achille s'en va, ce qu'il semble bien décidé à faire dès le lever du jour, les Achéens seront vaincus et leurs nefs incendiées, Ilium sera sauvée et c'est Hector, et non Achille, qui sera proclamé héros de l'épopée. Je ne vois pas comment VOdyssée pourrait alors se produire... en tout cas, pas telle que j'en connais le texte. Tout a changé. Et uniquement parce que le vrai Phénix n’était pas là pour prononcer son vrai discours? A moins que les dieux n’aient tripoté ce pivot avant que j'aie la chance de le faire. Je ne le saurai jamais. Moi qui espérais faire basculer Achille et Odysseus lors de cette réunion, je peux dire adieu à mon plan si astucieux. - Viens, vieux Phénix, me dit Patrocle. Il me prend par le bras comme si j'étais un enfant, me conduisant dans une pièce où m'attendent coussins et couvertures. - C'est l'heure d'aller au lit, ajoute-t-il. Demain est un autre jour. 31. Jérusalem - Qu'est-ce que c'est que ça? demanda Harman. Daeman et lui se tenaient à l'ombre du Mur des Lamentations, quelques pas derrière Savi, et tous trois fixaient la colonne de lumière bleue qui montait vers le ciel crépusculaire. - Je pense que ce sont mes amis, dit la vieille femme. Mes neuf mille cent treize amis - tous les humains à l'ancienne emportés par le dernier fax, Daeman échangea un regard avec Harman et comprit que tous deux doutaient de la santé mentale de Savi. - Tes amis? lança Daeman. Mais c'est une lumière bleue! Savi s'arracha à la contemplation de la colonne lumineuse - celle-ci éclairait le sommet des antiques édifices et les murs qui les entouraient, baignant toutes choses d'une clarté bleue à mesure que le jour tombait - et leur adressa un sourire que l'on aurait pu qualifier de piteux. - Oui. Cette lumière bleue. Mes amis. Faisant signe aux deux hommes de la suivre, elle s'avança sur l'esplanade, s'éloignant de la base de la colonne lumineuse pour se diriger vers l'endroit par lequel ils étaient arrivés. - D'après ce que nous ont dit les posts, le dernier fax avait pour but de nous archiver pendant qu'ils faisaient un peu de ménage dans le monde, reprit Savi d'une voix douce dont les échos résonnaient dans les étroites ruelles. Ils projetaient de compresser nos codes - à l'époque, nous n'étions déjà plus que des codes fax aux yeux des posthumains, mes amis - et de nous intégrer dans une boucle neutrinique continue pendant une durée de dix mille ans, le temps de nettoyer la planète. - Qu'est-ce que ça signifie? demanda Harman. Nettoyer la planète? Ils passèrent sous une galerie et ce fut à peine si Daeman distingua le sourire de Savi dans la pénombre. - Les choses se sont pas mal gâtées vers la fin de l'Ère perdue, expliqua-t-elle. Surtout à l'issue du rubicon. Puis sont venues les Années de démence. Les ARNistes ont ressuscité les dinosaures, les oiseaux-terreurs et des végétaux depuis longtemps disparus, perturbant l'écologie de la planète alors même que la biosphère et la datasphère commençaient à se fondre l'une dans l'autre pour former une noosphère douée de conscience - la logosphère. Les posthumains s'étaient déjà réfugiés dans les anneaux - la noosphère consciente de la Terre ne leur faisait plus confiance, et avec raison, car ils s'amusaient avec la téléportation quantique, ouvrant des portes donnant sur des lieux qu'ils ne pouvaient comprendre, des portes qu'ils n'auraient jamais dû ouvrir. Harman fit halte alors qu'ils débouchaient dans une rue plus large. - Savi, aurais-tu l'amabilité de tenir des propos sensés? Nous ne comprenons pas les deux tiers de ce que tu racontes. - Comment le pourriez-vous? rétorqua Savi, dont le visage exprimait la souffrance ou la sévérité. Comment pourriez-vous comprendre quoi que ce soit? Pas d'histoire. Pas de technologie. Pas de livres. - Nous avons des livres, dit Harman, sur la défensive. Savi s'esclaffa. - Quel rapport entre cette lumière bleue et ces histoires de dinosaures et de noosphère? s'enquit Daeman. Savi s'assit sur une murette. La brise qui venait de se lever sifflait dans les toits aux tuiles cassées. L'atmosphère devenait de plus en plus fraîche. - Ils devaient nous mettre à l'écart pendant qu'ils faisaient le ménage, reprit-elle. Un tore de neutrinos, disaient-ils. Pas de masse. Pas d'encombrement. Pas de souci. Dix mille ans pour nettoyer la Terre de fond en comble. Pour nous, humains à l'ancienne, à peine un clin d'oil. C'est ce qu'ils disaient. - Mais ils t'ont oubliée, dit Harman. - Oui. - C'était un accident? - J'en doute, répondit la vieille femme. Les posts ne faisaient pas grand-chose par accident. Peut-être m'avaient-ils attribué un but bien précis. Peut-être m'ont-ils châtiée parce que je m'intéressais trop à une partie de l'histoire qu'ils auraient préféré voir rester enfouie. Car c'est ce que j'étais, voyez-vous - une historienne. Une historienne des cultures. Elle partit d'un nouveau rire, dont Daeman ne comprit pas la signification. - Donc, les neutrinos sont bleus? demanda-t-il, bien décidé à obtenir une réponse claire. Elle rit de plus belle. - J'en doute grandement. Je ne pense pas que les neutrinos aient une couleur... pas plus que du charme. Mais ce rayon bleu apparaît tous les ans, pour le Tisha B'Av, le 9 Av, et quelque chose me dit que tous les autres humains à l'ancienne - tous mes amis - sont archivés et cryptés dans ce rayon bleu. Je ne pense pas qu'il soit produit par cette machine que vous voyez là. Je pense que la Terre traverse le rayon neutrinique tous les ans en ce point précis de son orbite et que cette machine ne fait que le rendre visible. - Mais il ne s'est pas écoulé dix mille ans depuis le dernier fax, fit remarquer Harman. Seulement mille quatre cents, nous as-tu dit. Savi acquiesça d'un air las. - Et on n'a pas nettoyé grand-chose depuis ce moment-là, n'est-ce pas, mes jeunes amis? Elle se leva, souleva son sac à dos et s'engagea dans la rue, pour se figer aussitôt. - Un voynix! s'écria Daeman. On n'aura plus besoin de retourner au sonie à pied. Il suffît de lui demander d'aller chercher un cabriolet et... Le voynix, une silhouette de fer et de cuir découpée à contre-jour sous la galerie, rétracta soudain ses manipulateurs pour faire sortir ses lames coupantes. Puis il fondit sur eux, rampant sur le mur telle une araignée enragée. Savi, qui fouillait désespérément dans son sac depuis que Daeman avait parlé, en sortit l'objet de métal et de plastique noirs - un pistolet, avait-elle dit - et le pointa sur le voynix. Daeman était trop choqué pour bouger. La créature se rapprochait de lui - elle n'était plus qu'à deux mètres cinquante du sol et continuait de descendre -, mais c'était Savi qu'elle semblait viser. Soudain, le calme vespéral fut déchiré par un bruit fracassant, évoquant celui d'une rame raclant des tuiles d'ardoise, et le mur explosa dans un jaillissement de gravats, le voynix alla s'effondrer sur les pavés, et Savi avança d'un pas, visa et tira une deuxième fois. Plusieurs dizaines de trous apparurent sur la carapace et la capuche métallique du voynix. Son bras droit se leva, comme pour lancer un projectile, mais de nouvelles fléchettes le frappèrent et il s'arracha au torse et s'envola au loin. Le voynix réussit quand même à se redresser, et sa lame valide tournoyait encore. Savi tira une nouvelle fois, manquant déchirer en deux la créature. Un fluide bleu et laiteux aspergea les murs et les pavés. Ce qui restait du voynix s'effondra, tressaillit et cessa de bouger. Harman et Daeman s'avancèrent prudemment, s'efforçant de ne piétiner ni le fluide bleu ni les débris de la créature. En l'espace de deux jours, c'était la deuxième fois qu'ils assistaient à la destruction d'un voynix. - Venez, fit Savi tout en éjectant le chargeur vide pour le remplacer par un neuf. S'il y en a d'autres dans les parages, nous sommes en danger. Nous devons regagner le sonie. Et vite. Elle les emmena dans une étroite ruelle, qui devint bientôt une venelle encore plus étroite, pour se réduire finalement à un passage entre deux bâtiments de pierre. Ils émergèrent dans une vaste cour poussiéreuse, passèrent sous une galerie et aboutirent dans une cour plus petite. - Vite! chuchota Savi. Elle les précéda dans un escalier extérieur, sur un toit en terrasse où la poussière s'entassait jusqu'à former des dunes, puis sur une échelle en bois par laquelle ils gagnèrent le toit d'un autre immeuble en passant devant des fenêtres aux volets clos. - Qu'est-ce qu'on est en train de faire? murmura Harman comme ils marquaient une pause dans la nuit de plus en plus fraîche. On ne devrait pas retourner près du sonie? - Je vais le faire venir ici, répondit Savi. Elle mit un genou à terre près du muret servant de balustrade et activa sa fonction proxnet, dissimulant d'une main l'éclat du rectangle lumineux. Harman s'accroupit auprès d'elle. Daeman resta debout. La fraîcheur de l'air était la bienvenue après la chaleur régnant dans les rues et les venelles pavées, et la vue était intéressante à observer. À leur droite, la colonne de lumière bleue s'élançait vers le ciel, baignant de son éclat dômes, toits et rues. La nuit était tombée et des étoiles étaient visibles dans le ciel. La cité était dépourvue d'éclairage, mais les dômes et les flèches antiques luisaient d'un bleu soutenu, ainsi que quelques galeries couvertes. Selon Savi, l'enceinte au sommet de la colline, là où jaillissait la colonne, s'appelait Haram esh-Sharif, le mont du Temple, et les deux dômes situés à la base de la machine du rayon étaient la Coupole du Rocher et la mosquée al-Aqsa. - Itbah al-Yahud! Ce cri strident résonna soudain de toutes parts, amplifié par le réseau des rues devant eux. Il se répéta à l'ouest, en provenance du labyrinthe de ruelles qui les séparait du sonie. - Itbah al-Yahud! Savi leva les yeux de son écran virtuel. - Qu'est-ce que c'est que ça? murmura Harman d'une voix de fausset. Les voynix ne parlent pas. - Non, fit Savi. Ça vient des muezzins automatiques, les haut-parleurs placés dans les mosquées qui lancent l'appel à la prière. - Itbah al-Yahud! répéta la voix trémulante dont les échos résonnaient sur toute la ville enténébrée. Al-jihad! ajouta-t-elle. Itbah al-Yahud! - Merde! s'exclama Savi en fixant le rectangle. Pas étonnant qu'il ne réponde pas à la télécommande. - Qu'y a-t-il? Daeman et Harman se rapprochèrent, se penchant pour mieux voir l'écran virtuel flottant quelques centimètres au-dessus de la main de Savi. L'image montrait l'avant du sonie. Les rochers qui l'entouraient et les murailles de la cité luisaient d'une douce lueur sous l'objectif de la caméra, réglée pour une vision nocturne. Tout près de l'objectif en question, plusieurs vingtaines de voynix se massaient autour de la machine volante, se jetant sur elle de toutes leurs forces quand ils ne la défonçaient pas à coups de rochers, menaçant de l'enfouir. - Ils ont neutralisé le champ de force et cassé l'appareil, murmura Savi. Nous ne reverrons plus ce sonie. - Allahu akbar! s'écrièrent les voix amplifiées dans tous les quartiers de la cité. Itbah al-Yahud! Itbah al-Yahud! Les trois compagnons se plantèrent au bord du toit. L'espace d'une seconde, Daeman crut que les immeubles, les rues pavées et les cours murées étaient en train de frémir, de s'effriter, de se dissoudre sous l'éclat indirect de la lueur bleue, puis il comprit que des créatures rampaient sur les pavés, les dômes, les murs et les toits. Des milliers de créatures - comme une invasion de cafards irrésistiblement attirés par la colonne lumineuse. Puis il se rendit compte que les bâtiments grouillants d'envahisseurs chatoyants étaient en fait fort éloignés, rajusta son échelle et comprit que ce n'étaient ni des cafards ni des araignées qui fonçaient sur eux, mais des voynix. - Itbah al-Yahud! hurla l'omniprésente voix métallique. L'écho de ces syllabes résonna sur toute la cité sans leur faire perdre un iota de leur démence. - Mais qu'est-ce que ça veut dire? demanda Daeman. Savi considérait les voynix bariolés de bleu dont la masse débordait sur les toits et déferlait dans le dédale de ruelles sinueuses. Le flot d'insectes surdimensionnés n'était plus qu'à quelques dizaines de mètres d'eux, suffisamment près pour qu'ils entendent le cliquetis des lames et des manipulateurs sur les tuiles et les pavés. Savi se retourna lentement. Son visage semblait plus vieux que jamais sous les pulsations de la lumière bleue. - Itbah al-Yahud, répéta-t-elle à voix basse. Tuez les Juifs. 32. Tente d'Achille Je dois tuer Patrocle. Cette décision vient à moi comme un murmure dans la nuit tandis que je repose au cour du camp des Myrmidons, dans la tente d'Achille, enveloppé des vieilles chairs de Phénix. Je dois tuer Patrocle. Je n'ai jamais tué personne. Doux Jésus! j'ai défilé contre la guerre du Viêt Nam quand j'étais étudiant, je me suis révélé incapable d'" endormir " le chien de la famille - ma femme a été obligée de l'emmener chez le vétérinaire - et je me suis considéré comme un pacifiste durant la quasi-totalité de ma carrière universitaire. Je n'ai jamais frappé personne, nom de Dieu! Je dois tuer Patrocle. C'est la seule solution. Je pensais que la rhétorique - celle du vieux Phénix, révisée par mes soins - suffirait à convaincre Achille, le tueur d'hommes, de parlementer avec Hector, de mettre un terme au conflit, d'enterrer la hache de guerre. Tu parles! Le choix d'Achille - mener une vie longue et prospère mais sans la moindre gloire - choque profondément le scholiaste, le spécialiste de l'Iliade que je suis, mais elle n'en est pas moins sensée. À ses yeux, l'honneur demeure une chose plus importante que la vie mais, après avoir subi les insultes d'Agamemnon, il ne voit pas en quoi l'honneur exige de lui qu'il tue Hector pour périr peu de temps après. Odysseus - rhéteur habile entre tous - s'est montré fort éloquent pour lui évoquer la gloire qui lui serait acquise parmi les Achéens pour les générations à venir, mais Achille ne se soucie pas de leur honneur. Il n'y a que son sens de l'honneur qui compte, et il ne le servira en rien s'il décide de tuer les ennemis d'Agamemnon, puis de mourir au nom de la cause d'Agamemnon et de Ménélas. Seul compte l'honneur d'Achille, et il préfère lever l'ancre et voguer vers son pays, où l'attend la vie du commun des mortels, renonçant à appartenir à cette " petite bande de frères " - plus de vingt siècles avant le prince Hal et la bataille d'Azin-court -, plutôt que de compromettre un peu plus son honneur dans la sanglante plaine d'Ilium. Je le vois bien maintenant. Pourquoi ne l'ai-je pas vu plus tôt? Si Odysseus n'a pas pu convaincre Achille de reprendre les armes - Odysseus le rusé, à la langue de miel -, comment espérais-je y parvenir? J'ai été stupide. Un peu par la faute d'Homère, certes, mais stupide quand même. Je dois tuer Patrocle. Peu de temps après le départ d'Odysseus et d'Ajax le Grand, après qu'on a éteint torches et trépieds dans la salle principale de la tente, j'ai entendu les esclaves qu'on faisait venir pour le bon plaisir d'Achille et de Patrocle. Je n'avais jamais vu ni l'une ni l'autre de ces captives, mais je connaissais leurs noms - Homère ne nous laisse ignorer le nom de personne dans VIliade. La fille dévolue à Achille (jamais je n'aurais pu employer ce mot à l'uni- 1. Henry V, acte IV, scène HT, traduction de François-Victor Hugo. (N.d.T.) versité de Plndiana, de peur que la police du Politiquement Correct n'exige ma démission, mais, ici, il me semble peu approprié de qualifier de " femmes " ces gloussants objets sexuels) s'appelle Diomède, fille de Phorbas, et elle est originaire de Lesbos sans toutefois être lesbienne. Quant à la nana de Patrocle, elle s'appelle Iphis. J'ai failli éclater de rire quand je les ai entrevues derrière un pan de toile: Achille, cet athlète blond à la beauté sculpturale, a choisi une petite brune aux hanches larges et à la forte poitrine; Patrocle, un brun beaucoup plus petit que son ami, a opté pour une géante blonde aux seins minuscules. Pendant une bonne demi-heure, j'ai eu droit à une conversation de chambrée entrecoupée de rires féminins, puis à une cacophonie de gémissements de plaisir. De toute évidence, le héros et son pote ne dédaignaient pas prendre du bon temps ensemble, voire commenter leurs performances respectives, ce qui m'évoquait davantage les virées en ville d'un groupe d'agents immobiliers de l'Indiana que les hauts faits des nobles guerriers d'un âge héroïque. Barbares. Puis les filles ont pris congé - sans cesser de glousser -, et le silence n'a plus été interrompu que par les murmures des sentinelles et les crépitements des feux de camp censés les réchauffer. Plus de monstrueux ronflements en provenance des appartements d'Achille. Comme je n'avais pas entendu Patrocle s'en aller, je pouvais supposer que c'était lui qui souffrait d'une déviation de la cloison nasale. Étendu dans l'obscurité, je passe mes options en revue. Non, je commence par me défaire de la forme du vieux Phénix - au diable les conséquences! -, et c'est en tant que Thomas Hockenberry que je passe mes options en revue. Ma main est posée sur le médaillon TQ. Je peux regagner d'un saut les appartements d'Hélène - je sais pertinemment que Paris se trouve avec Hector non loin de la tranchée, à des kilomètres de la ville, attendant le lever du jour pour massacrer les Grecs et incendier leurs nefs. Peut-être qu'Hélène serait ravie de me revoir. À moins que ce visiteur nocturne dénommé Hockenberry n'ait cessé de l'amuser et de lui être utile - comme il est étrange de savoir que mon nom est connu ici par quelqu'un qui n'est pas un scholiaste! -, auquel cas elle fera venir la garde. Aucun problème: je peux toujours me TQ en un clin d'oil. Pour aller où? Je peux renoncer à changer le cours de l'Iliade, renoncer à l'objectif que j'ai formulé lors de la première querelle opposant Achille à Agamemnon, à savoir défier les dieux immortels, et me TQ à Olympos, adresser mes excuses à la Muse et à Aphrodite lorsqu'elle émergera de sa cuve, puis solliciter une audience auprès de Zeus et implorer son pardon. C'est cela, oui. Quelles sont les chances pour qu'ils passent l'éponge, Hockenbush? Tu as volé le casque d'Hadès, le médaillon TQ, plus toute ta panoplie de scholiaste, en détournant l'usage à ton profit. Tu as fui le châtiment de la Muse. Comble de l'audace, tu as détourné un char volant et tu as tenté de tuer Aphrodite dans sa cuve de soins. Mon seul espoir, une fois mes excuses faites, serait que Zeus, Aphrodite ou la Muse me tuent sur-le-champ plutôt que de m'écor-cher vif ou de me jeter dans le puits sans fond du Tartare, où je serais probablement dévoré vivant par Cronos et les autres Titans bannis par Zeus. Non. Comme on tire le vin, on se couche. Ou quelque chose comme ça. Qui veut la fin, veut les moyens. On n'a rien sans rien. Deux précautions valent mieux qu'une. Mais pendant que je m'efforce de trouver le cliché approprié, voire n'importe quel cliché, je reçois une révélation couchée en des termes peu professoraux mais absolument convaincants: Si je n’ai pas une idée géniale dans les cinq minutes, je suis bel et bien foutu. Je peux tenter de raisonner Odysseus. Odysseus est un être sensé, un homme civilisé, un sage tacticien. C'est peut-être la réponse que je cherche. J'ai de bonnes chances de le convaincre qu'il est souhaitable de mettre fin à cette guerre contre les Troyens pour faire cause commune avec eux contre ces dieux trop humains. Pour être franc, en tant qu'enseignant, j'ai toujours préféré Y Odyssée à Y Iliade; je suis plus sensible à l'humanité de Robert Fitzgerald, responsable de la version anglaise de Y Odyssée, qu'au style guerrier et rocailleux de ses confrères traducteurs de Ylliade, Allen Mandelbaum, Richmond Lattimore, Robert Fagles et même Alexander Pope. J'ai commis une erreur en pensant trouver le pivot des événements dans l'ambassade auprès d'Achille. Non, ce n'est pas Achille qu'il faut voir cette nuit - ou ce qu'il en reste -, mais Odysseus, fils de Laerte, un homme susceptible d'écouter la supplique d'un lettré et de comprendre une logique de paix. Je vais jusqu'à me lever et toucher le médaillon TQ, prêt à aller plaider ma cause devant Odysseus. Sauf qu'un petit détail me retient: si Homère a dit vrai, je sais ce qui s'est passé pendant que je gambergeais dans cette tente. Agamemnon et Ménélas eux aussi s'inquiètent de l'avenir, au point que cela les empêche de dormir, et c'est à peu près à cette heure-ci que l'aîné des deux frères convoque Nestor et lui demande de trouver un moyen pour empêcher le massacre qui s'annonce comme imminent. Nestor lui recommande de réunir un conseil de guerre avec Diomède, Odys-seus, Ajax le Petit et quelques autres. Une fois ces chefs rassemblés, Nestor propose que le plus audacieux d'entre eux s'infiltre derrière les lignes troyennes et s'informe des intentions d'Hector: les Troyens et leurs alliés vont-ils vraiment incendier les nefs achéennes dans quelques heures? ou bien Hector, rassasié de sang et de victoire pour le moment, va-t-il choisir de reconduire ses troupes dans la cité pour célébrer son triomphe avant de reprendre les hostilités? Diomède et Odysseus sont choisis pour cette mission et, comme tous deux sont venus de leurs tentes respectives sans se vêtir ni s'armer, ce sont les gardes qui les équipent, Diomède ayant droit à un casque en cuir de taureau et Odysseus à un célèbre couvre-chef clouté de défenses de sanglier. Ce dernier, ajouté à la peau de lion que Diomède a passée sur ses épaules, donne aux deux guerriers une allure terrible. Dois-je me TQ là-bas pour observer ce conseil de guerre? Je n'ai aucune raison de le faire. Diomède et Odysseus sont peut-être déjà partis pour leur raid. À moins qu'Homère ne se soit encore planté, comme pour le discours de Phénix. Et puis, ça ne m'aidera pas à résoudre mon problème. J'ai cessé d'être un scho-liaste, je ne suis plus qu'un homme tentant de survivre et de mettre fin à cette guerre - où, à tout le moins, d'en retourner le cours contre les dieux. Je repense alors à d'autres événements se déroulant cette nuit et je sens mon sang se glacer dans mes veines. Lors de leur expédition, Diomède et Odysseus tombent sur Dolon - le lancier dont j'ai emprunté l'aspect il y a deux jours, pour suivre Hector chez Paris et Hélène -, Dolon qu'Hector a envoyé espionner derrière les lignes achéennes. Il est armé d'un arc recourbé et coiffé d'un casque en peau de martre, et il s'avance à pas de loup parmi les cadavres, cherchant un moyen de déjouer la vigilance des sentinelles grecques, lorsque Odysseus le repère; Diomède et lui s'allongent alors parmi les morts, le surprennent et le désarment. Le Troyen implore leur pitié. " Ne laisse pas la mort obséder ton âme ", lui déclare - ou lui a déclaré - Odysseus, qui entreprend alors de l'interroger sur le déploiement des Troyens et de leurs alliés. Dolon lui dit tout ce qu'il veut savoir - il lui donne les positions précises des Cariens, des Péoniens, des Lélèges et des Caucônes, lui indique l'endroit où dorment les Pélasges divins, les fidèles Lyciens et les Mysiens altiers, lui explique où se reposent les Phrygiens dompteurs de cavales et les Méoniens aux beaux chars de combat - il ne lui cache rien et le supplie de l'épargner. Il suggère même aux deux hommes de le ligoter et de le garder prisonnier jusqu'à ce qu'ils aient vérifié ses informations. Odysseus sourit au jeune homme, ou lui a peut-être déjà souri, et lui tape sur l'épaule pour le rassurer - je n'ai pas oublié la musculature de ce corps que j'ai occupé -, puis, aidé de Diomède, il le débarrasse de son casque, de son arc et de sa peau de loup -ils ne font que le désarmer avant de l'emmener dans leur camp, murmure Odysseus -, et ensuite Diomède le décapite d'un coup, d'un seul, de sa puissante épée. La tête de Dolon demande encore merci lorsqu'elle rebondit sur le sable. Et Odysseus brandit la javeline, l'arc, le casque en martre et la peau de loup du garçon, les offrant à Athéné en criant: " Agrée cette offrande, déesse. Tout ceci est à toi! Et maintenant, guide-nous vers le campement des Thraces, afin que nous tuions les hommes et volions leurs chevaux! Ce butin aussi t'appartiendra. " Des barbares. Je suis parmi les barbares. Même les dieux sont des barbares. Une chose est sûre: je n'irai pas parler à Odysseus cette nuit. Mais pourquoi Patrocle doit-il mourir? Parce que ma première idée était la bonne: Achille est la clé, le pivot qui va me permettre de faire basculer le destin des dieux comme celui des hommes. Je ne crois pas qu'Achille va appareiller dans quelques heures, lorsque l'aurore agitera ses doigts de rosé. Oh que non! Achille va rester pour observer la suite des événements, comme il le fait dans le récit d'Homère, se réjouissant de l'infortune des Grecs. " Les Achéens vont venir me supplier à genoux ", déclarera-t-il à l'issue d'une nouvelle déroute, qui aura durement frappé tous les grands capitaines - Agamemnon, Ménélas, Diomède et Odysseus. Alors qu'ils sont déjà venus cette nuit se jeter à ses pieds! Oui, Achille va se réjouir de la déconfiture de ses camarades argiens et achéens, et il faudra qu'Hector tue son ami Patrocle, qui ronfle en ce moment dans la pièce voisine, pour que le tueur d'hommes daigne regagner le champ de bataille. Donc, Patrocle doit mourir sans tarder pour détourner le cours des événements. Je me lève et fais l'inventaire de mes possessions. Je suis armé d'un glaive, cadeau de la Muse, qui me sert avant tout à me faire passer pour un soldat. Je ne me suis jamais servi de cette épée, et je ne sais même pas si elle a un fil. Pour me défendre durant les neuf dernières années, j'ai avant tout compté sur mon impacto-armure - suffisamment puissante pour résister aux flèches, aux coups d'épée et aux javelines, nous a-t-on assuré, bien que je n'aie jamais eu l'occasion de le vérifier - et sur le taser dissimulé dans le bâton où se cache aussi mon micro directionnel. Ses cinquante mille volts permettent de neutraliser un éventuel agresseur le temps que le scholiaste gagne le portail TQ le plus proche. Quant au reste de ma panoplie, il comprend les lentilles qui renforcent mon acuité visuelle, les filtres qui améliorent mon ouïe, le casque d'Hadès présentement enroulé autour de mon cou, le médaillon QT pendant à sa chaîne et le bracelet de morphing passé à mon poignet. Soudain, un plan - encore rudimentaire - commence à s'ébaucher dans mon esprit. Je passe à l'action tant que je m'en sens le courage. Coiffant le casque d'Hadès et disparaissant à la vue des mortels comme à celle des dieux - j'ai l'impression d'être Frodon, ou Bilbon, voire Gollum passant à son doigt l'anneau qui gouverne tous les autres -, je me dirige sur la pointe des pieds vers les appartements d'Achille. Achille et Patrocle dorment nus, allongés l'un contre l'autre, et Patrocle a passé un bras autour des épaules du tueur d'hommes. Cette vision me fige sur place. Achille est gay? Ça veut dire que ce crétin de maître assistant féru d'études gays et lesbiennes avait raison - que ses articles délirants étaient dans le vrai - que tout ce baratin politiquement correct était vrai! Je me ressaisis. Ça ne veut rien dire, excepté que trois mille ans me séparent de l'Indiana du xxf siècle et que je ne sais pas ce que je vois. Ces deux hommes viennent de passer deux heures à forniquer avec des esclaves, et ils se sont effondrés sur place, point final. Et d'ailleurs, qu'est-ce qu'on en a à faire de la vie amoureuse d'Achille? J'active le bracelet et ouvre l'image que j'ai enregistrée il y a deux jours, dans le hall des dieux d'Olympos. Je ne sais pas si ça va marcher - ce genre d'idée suscitait toujours l'hilarité des scho-liastes. Les ondes de probabilité traversent des niveaux quantiques que je ne peux percevoir. L'air semble ondoyer, se figer, ondoyer à nouveau. Je me défais du casque d'Hadès et deviens visible. Visible sous la forme de Pallas Athéné, Tritogénie, troisième née des dieux, fille de Zeus et protectrice des Achéens. Je suis haute de trois mètres et irradie ma propre aura divine lorsque je m'approche d'Achille et de Patrocle, qui se sont tous deux réveillés en sursaut. Je perçois l'instabilité de chacun des atomes de ma forme. Le bracelet n'a pas été conçu pour nous faire endosser l'aspect d'un dieu, mais bien que mon corps vibre comme une harpe maniée par une brute, j'exploite au maximum le temps que dure cette substitution quantique. Je dois non seulement contrôler les sensations que me procurent mes seins et mon vagin - c'est la première fois que je prends la forme d'une femme -, mais aussi celles qui découlent de mon statut de déité. L'instabilité de ma forme est indéniable. Je sais au fond de moi que je n'ai pas assumé les pouvoirs d'Athéné, que je me suis contenté d'usurper quelques secondes son enveloppe quantique. Je m'empresse de prendre la parole, persuadé qu'en traînant je risque de causer une réaction nucléaire, un cataclysme quantique. - Achille! Réveille-toi! Debout! - Déesse! s'écrit le tueur d'hommes aux pieds rapides, quittant sa couche d'un vif mouvement. Qu'est-ce qui t'amène ici en plein milieu de la nuit, ô fille de Zeus? Patrocle se lève lui aussi en se frottant les yeux. Les deux hommes sont nus, et leurs corps sont plus sculpturaux que n'importe quelle statue grecque; leurs pénis non circoncis pendouillent le long de leurs cuisses bronzées. - Silence! m'écrié-je. La voix d'Athéné est amplifiée au point d'en devenir surhumaine. Je sais que je réveille les autres occupants de la tente et que j'alerte les sentinelles. Je dispose de moins d'une minute. Comme pour souligner ce fait, voilà que le bras doré d'Athéné se brouille et devient l'espace d'un instant celui, pâle et velu, du professeur Thomas Hockenberry. Achille, qui garde les yeux baissés, n'a rien remarqué. Patrocle, lui, en reste tout ébahi. - Déesse, si je t'ai offensée... commence Achille, levant les yeux mais gardant la tête basse. - Pas un mot! hurlé-je. Une fourmi rampant dans la poussière PEUT-ELLE OFFENSER UN HOMME? LE PLUS LAID DES POISSONS DE LA MER PEUT-IL OFFENSER LE MARIN DONT L'ESPRIT EST OCCUPÉ AILLEURS? - Une fourmi? répète Achille, dont le beau visage sculptural exprime une incompréhension enfantine. - VOUS ÊTES PLUS PETITS QUE DES FOURMIS AUX YEUX DES DIEUX. (Tout en rugissant de plus belle, je m'avance d'un pas, irradiant les deux héros des pulsations lumineuses d'Athéné.) Vous nous AMUSEZ EN PÉRISSANT COMME VOUS LE FAITES, ACHILLE... FILS DE PELÉE ET ENFANT DÉBILE DE THÉTIS. - Enfant débile? répète Achille, le rouge aux joues. Déesse, en quelle façon t'ai-je... - Silence, couard! (La voix d'Athéné est tellement amplifiée qu'on doit entendre cette insulte jusque dans le camp d'Agamemnon, à quinze cents mètres de là.) Votre sort nous indiffère. Tout en vous nous indiffère. Vos morts nous amusent... mais pas votre couardise, achille aux pieds rapides! Dans ma bouche, l'épithète honorifique du poète résonne comme une insulte. Achille serre les poings et avance d'un demi-pas, comme pour affronter un ennemi redoutable. - Ô déesse, Pallas Athéné, protectrice des Achéens, je t'ai toujours réservé les plus belles des offrandes... - Les offrandes d-un couard n'ont aucune valeur sur Olympos! Je sens que l'onde de probabilité connue sous le nom d'Athéné est proche de l'effondrement. Je n'ai plus que quelques secondes pour agir. - DÉSORMAIS, NOUS CHOISIRONS NOUS-MÊMES LES OFFRANDES QUI NOUS SONT FAITES. Le bras d'Athéné se tend vers Patrocle, dissimulant le bâton que je tiens, prêt à presser le bouton d'activation. - Si TU VEUX RETROUVER LE CADAVRE DE TON AMI, IL TE FAUDRA PRENDRE D'ASSAUT LA FORTERESSE D'OLYMPOS, ACHILLE LE COUARD! Le taser frappe Patrocle au centre de son torse glabre et bronzé, et les électrodes quasi invisibles lui envoient cinquante mille volts dans l'organisme. Portant une main à son cour comme s'il venait d'être foudroyé, il pousse un cri, tressaille, entre en convulsions comme un épilep-tique, se pisse dessus et s'effondre. Avant qu'Achille ait le temps de réagir - le guerrier aux pieds agiles reste figé sur place, les poings serrés et les yeux exorbités, trop choqué pour bouger -, Athéné avance de deux pas, agrippe par les cheveux un Patrocle apparemment défunt et le traîne sans ménagement sur le sol. Achille s'ébroue, gronde et saisit son épée posée sur un tabouret. Sans lâcher la forme inanimée de Patrocle, et tandis que celle d'Athéné, de plus en plus instable, se met à grésiller comme un écran de télévision mal réglé, j'active le médaillon TQ pendant à mon cou et file loin, très loin de la tente d'Achille. 33. Jérusalem, Bassin méditerranéen Savi, Daeman et Harman descendirent du toit à toute allure, se retrouvant dans l'une des ruelles les plus étroites. La lueur des étoiles, ajoutée à celle du rayon neutrinique provenant du mont du Temple, leur évitait tout juste de se cogner aux murs et de tomber dans les puits, mais les ombres étaient d'un noir absolu derrière les portes et les fenêtres. Daeman, tout essoufflé, ne tarda pas à être distancé. Jamais de sa vie il n'avait couru, même étant enfant. C'était une activité stupide. De plus en plus proche, à quelques dizaines de mètres d'eux dans le labyrinthe de ruelles et de bâtiments courtauds, montait le cliquetis émis par des centaines de voynix en marche. Itbah al-Yahud! grondait la voix dans ces haut-parleurs que Savi appelait des muezzins. Ils dévalèrent une rue pavée, une nouvelle ruelle obscure, une courette jonchée d'ossements humains luminescents, pour déboucher finalement dans un patio encore plus sombre que la ruelle. Le raclement précipité des coussinets et des manipulateurs des voynix s'était encore rapproché. Itbah al-Yahud! Le cri amplifié semblait encore plus insistant. Savi est la seule Juive parmi nous, quoi que signifie ce terme, se dit Daeman, hors d'haleine, en courant pour ne pas rester seul. Si Daeman et moi la laissons tomber, les voynix ne nous feront rien, peut-être même qu’ils nous aideront à rentrer chez nous. Nous n’avons aucune raison de partager son destin. Harman courait sur les talons de la vieille femme, qui traversa le patio et passa sous une voûte en se baissant pour pénétrer dans les ruines d'un antique bâtiment. Je peux aussi me débrouiller tout seul, songea Daeman. Qu’Harman reste avec elle si ça lui chante. Il fit halte sur les pavés couverts de poussière. Harman s'arrêta sur un pas de porte enténébré et lui fit signe de le rejoindre. Daeman jeta un regard par-dessus son épaule, en direction des bruits qui montaient derrière eux - on aurait dit des griffes ou des os évidés raclant la pierre -, et la lueur de la colonne bleue lui révéla le premier d'une douzaine de voynix envahissant la rue qu'ils venaient de traverser. Il eut un haut-le-cour - peu habitué à cette émotion qu'on appelait la peur, se retrouver seul face à elle était ce qui le terrifiait le plus - et prit ses jambes à son cou pour rejoindre Harman et la vieille femme. Celle-ci les entraîna dans une série d'escaliers de plus en plus étroits, dont chacun semblait en outre plus vétusté que le précédent. Arrivée quatre niveaux plus bas, elle attrapa une lampe torche dans son sac à dos et l'alluma, l'obscurité étant à présent quasi totale. Le fin rayon lumineux révéla un mur au pied de la volée de marches, et Daeman eut un nouveau haut-le-cour. Puis il vit ce qui ressemblait à un pan de toile crasseuse dissimulant un trou qui lui parut bien trop petit pour le laisser passer. - Dépêchez-vous! chuchota Savi. Écartant la toile de jute, elle se glissa dans le trou. Daeman perçut des échos qui lui évoquèrent un puits. Harman s'empressa de suivre la vieille femme dans les ténèbres. Daeman entendit des cliquetis dans la vieille maison au-dessus d'eux, mais pas un voynix ne semblait descendre les escaliers. Pour le moment. Il se pencha au-dessus du trou, y inséra non sans mal ses épaules pourtant étroites, constata qu'il se trouvait dans un puits apparemment sans fond d'un diamètre légèrement supérieur à un mètre, puis toucha du bout des doigts des barreaux de fer scellés dans la paroi opposée et, non sans grognements, fit franchir l'ouverture à son torse et à son bassin, s'éraflant la peau à l'antique plâtre jusqu'à ce que ses jambes pendent dans le vide. Puis ses pieds trouvèrent un autre barreau rouillé et il entreprit de descendre, rassuré par les bruits étouffés lui parvenant de Savi et d'Harman au-dessous de lui. Un courant ascendant d'air frais lui caressa le visage. Ses mains et ses pieds passaient en hésitant d'un barreau à l'autre, puis il entendit des murmures, constata qu'il venait de poser le pied sur le dernier barreau et chut d'un mètre cinquante, atterrissant sur un sol en brique. Les mains d'Harman l'aidèrent à retrouver son équilibre. Il vit la lampe de Savi éclairer un tunnel cylindrique aux parois de pierres ou de briques millénaires. - Par ici, murmura-t-elle. Et elle se remit à courir, prenant soin de courber le dos pour ne pas se cogner au plafond bas. Harman et Daeman l'imitèrent, repérant les irrégularités du sol grâce au rayon de sa lampe. Ils débouchèrent sur un croisement. Savi consulta sa paume et obliqua à gauche. - Je n'entends pas de voynix derrière nous, dit Harman. Il avait chuchoté ces mots, mais l'écho de sa voix résonna dans le boyau incurvé. De loin le plus grand du groupe, il était obligé de se pencher davantage que ses compagnons. - Ils sont au-dessus de nous, répondit Savi. Ils nous suivent dans les rues. - Ils se servent du proxnet? s'enquit Daeman. - Oui. Elle fit halte à une nouvelle jonction, où trois passages s'offraient à eux, choisit celui du centre. Le plafond était de plus en plus bas Harman jeta à Daeman un regard plein de curiosité, se demandant visiblement de quoi il était question mais estimant que le moment était mal choisi pour s'informer. - C'est vous qu'ils suivent, vous savez, ajouta Savi. Elle marqua une pause pour fixer Daeman, puis Harman. À la lueur crue de sa lampe, son visage semblait plus vieux, plus cadavérique que jamais. - Pas toi? dit Daeman, surpris. Elle fit non de la tête. - Je n'apparais sur aucun réseau. Les voynix ne savent même pas que je suis ici. C'est vous qui avez fait réagir leurs scans farnet et proxnet. Je crois que le portail fax le plus proche se trouve à Mantoue. Ils savent que vous n'êtes pas venus ici à pied. - Où allons-nous maintenant? chuchota Harman. On retourne au sonie? Savi secoua la tête une nouvelle fois. Ses cheveux gris, mouillés par la sueur ou l'humidité, étaient plaqués sur son crâne. - Ces tunnels ne dépassent pas le périmètre de la vieille ville. Et les voynix ont mis le sonie hors d'état de marche. Je me dirige vers le rampeur. - Le rampeur? répéta Daeman. Sans les éclairer davantage, Savi se retourna et se remit à avancer dans les tunnels. Au bout de cent pas, le boyau se transforma en un étroit couloir qui, à l'issue de trente pas supplémentaires, déboucha sur un escalier s'achevant sur un mur. Daeman eut l'impression que son cour allait lui fracasser les côtes. - Qu'est-ce qu'on va faire? lança-t-il. Qu'est-ce qu'on va faire? Qu'est-ce qu'on va faire? Il se retourna vers la noirceur des tunnels, tendant l'oreille en quête d'un bruit de voynix. - Grimper, dit Savi. Il se retourna derechef, découvrant Savi en train de se hisser dans un nouveau puits - bien plus étroit que celui qu'ils avaient naguère emprunté -, emportant avec elle la seule lumière dont ils disposaient. Harman sauta en l'air pour attraper le dernier barreau, rata son coup, jura doucement, fit une nouvelle tentative couronnée de succès et se hissa. Daeman distingua à peine le bras de son aîné lorsqu'il le tendit vers lui. - Dépêche-toi, Daeman. Les voynix nous attendent sans doute déjà là-haut. - Pourquoi monter les rejoindre, alors? - Vite! Harman empoigna l'avant-bras de Daeman et le tira. Les voynix défoncèrent les portes de l'édifice alors que les humains montaient à bord du rampeur. La gigantesque machine occupait la quasi-totalité de la partie centrale de ce que Savi avait identifié comme une antique église. Lorsqu'ils avaient émergé de la crypte, découvrant les lieux à la lueur tremblotante de la lampe torche, Daeman avait marqué une pause, hésitant à mettre un nom sur ce qu'il voyait. Le rampeur évoquait une énorme araignée à six pattes, chacune de ses roues -hautes de quatre mètres - étant reliée par des essieux articulés à un volumineux châssis, sur lequel était fixé un habitacle sphérique émettant une lueur laiteuse. Avant même que Savi gravisse l'échelle d'accès fixée à l'un des essieux, murs et portes se mirent à trembler comme sous des coups de boutoir. - Faites vite! avait-elle lancé, se dispensant de chuchoter. En queue de peloton - comme d'habitude -, Daeman lui avait décerné le titre de reine des phrases inutiles. Une fenêtre condamnée, creusée vingt mètres plus haut, implosa soudain, ouvrant la voie à cinq voynix dont les lames découpaient la pierre comme du papier. Leurs têtes couleur de rouille, dépourvues de toute trace d'yeux, se braquèrent lentement sur le rampeur et les trois fugitifs qui tentaient de pénétrer dans son habitacle. Un geyser de pierres jaillit d'un autre mur, et une demi-douzaine de voynix supplémentaires s'introduisirent dans l'église. Savi pressa un cercle rouge sous la sphère blanche, tapota sur le petit digicode jaune qu'elle avait ainsi fait apparaître, et une section du globe s'ouvrit en grinçant. Elle se glissa à l'intérieur, Harman la suivit, et Daeman y entra à son tour alors que le premier voynix fonçait sur eux à toutes pattes. La porte coulissante de la sphère se referma. Six sièges baquets au cuir craquelé étaient disposés en son centre, et les deux hommes s'assirent de part et d'autre de Savi tandis que celle-ci passait une main au-dessus d'une excroissance métallique placée devant le siège central. Apparut alors devant elle un panneau de contrôle virtuel, bien plus complexe que celui du sonie. Elle appuya sur un cadran rouge, fit glisser un cercle jaune vif le long d'une règle verte et inséra sa main dans un gant de contrôle. - Et si ce rampeur ne démarre pas? demanda Harman. Daeman le couronna aussitôt roi de la requête déplacée. Une vingtaine de voynix montèrent sur les roues puis, telles des sauterelles surdimensionnées, bondirent sur la sphère de verre. Daeman se rencogna sur son siège. - S'il ne démarre pas, nous sommes morts, répliqua Savi. Elle tira le gant sur la droite. On n'entendit ni bruit de moteur ni bourdonnement de gyroscope, rien qu'une vibration si basse qu'elle était quasiment sub-sonique. Mais des faisceaux lumineux jaillirent devant le rampeur, et une douzaine d'affichages virtuels apparurent au-dessus du tableau de bord. Les voynix qui s'affairaient à tambouriner sur la sphère glissèrent soudain pour se retrouver à terre, six ou sept mètres plus bas. Ils n'étaient ni blessés ni endommagés; tous se relevèrent aussitôt et repartirent à l'assaut - pour retomber à nouveau, incapables de trouver la moindre prise sur la surface à laquelle ils s'accrochaient quelques secondes plus tôt. - C'est un champ de force d'un micron d'épaisseur, marmonna Savi, concentrée sur les icônes et autres signes lumineux peuplant le panneau virtuel. Antifriction. Conçu pour empêcher la neige et l'eau de pluie de s'accumuler sur la bulle, mais, semble-t-il, tout aussi efficace pour chasser les voynix. Daeman se tourna vers la vingtaine de créatures qui s'acharnaient sur les roues, sur les filets tendus entre les essieux et finalement sur ces derniers. - On ferait mieux d'y aller, dit-il. - Oui, fit Savi. Elle poussa la manette virtuelle et le rampeur sortit de l'église en fracassant un mur, tombant d'une hauteur de quatre mètres avant de se rétablir sur ses roues articulées et de foncer à toute vitesse. Le passage qu'il avait emprunté était un tantinet trop étroit, mais cela ne le gênait nullement. Les murs plusieurs fois millénaires s'effondrèrent autour de lui jusqu'à ce qu'il débouche dans la rue de David et, obéissant à Savi, oblique vers la gauche, mettant le cap à l'ouest, dans la direction opposée à la colonne de lumière bleue qui poignardait toujours le ciel. D'innombrables voynix se lancèrent à sa poursuite, pendant que leurs congénères se dressaient sur sa route, tentant en vain de bondir sur l'habitacle sphérique. Sans faire mine de ralentir, bien au contraire, le rampeur écrasa ceux qu'il ne put éviter, laissant derrière lui le reste de la meute. Une demi-douzaine de créatures, parmi les plus têtues, restaient accrochées aux essieux et s'efforçaient de démolir les roues à coups de griffes. - Est-ce qu'ils peuvent faire des dégâts? demanda Harman. - Je n'en sais rien, répondit Savi. Nous approchons de la Sho'or Yafa - la Porte de Jaffa. Voyons si nous pouvons nous débarrasser d'eux. Elle percuta délibérément les murs bordant la rue David sur la gauche, puis sur la droite, achevant sa course dans une porte voûtée en principe trop basse pour laisser passer le rampeur. Les voynix lâchèrent prise sous une grêle de pierres, mais Daeman vit la majorité d'entre eux se relever pour se joindre à la meute lancée à leur poursuite. Puis le rampeur franchit la porte, sortant de la vieille ville, et fonça en accélérant encore vers la colline où ils avaient laissé le sonie, à présent enseveli sous six mètres de rochers et cerné par quarante ou cinquante voynix. Ceux-ci quittèrent aussitôt leurs postes pour tenter de leur couper la route. Savi en écrasa certains, en évita d'autres et gagna une antique route filant vers l'ouest. - Voilà une machine robuste, commenta Harman. - C'est ainsi qu'on les construisait vers la fin de l'Ère perdue, répondit Savi. Avec une bonne nanomaintenance, elle peut fonctionner éternellement. Elle avait attrapé dans son sac à dos les lunettes de vision nocturne qui équipaient sa thermopeau et roulait désormais tous feux éteints. Daeman n'était guère rassuré à l'idée de foncer ainsi dans la nuit, d'autant plus qu'il entendait les grandes roues broyer des artefacts rouilles traînant sur la chaussée - sans doute d'antiques véhicules. Il vit qu'ils franchissaient un pont à vive allure, puis prenaient un raccourci pour passer entre deux collines. Il ne distinguait plus les voynix lancés à leurs trousses - tout ce qu'il voyait derrière eux, c'était la colonne de lumière dressée au-dessus de Jérusalem -, mais il savait qu'ils n'avaient pas renoncé. Savi les informa qu'une cinquantaine de kilomètres les séparaient de ce qui avait jadis été la mer Méditerranée. Ils franchirent cette distance en moins de dix minutes. - Regardez ça, annonça-t-elle en ralentissant. Elle ôta ses lunettes à vision nocturne et alluma les phares, ainsi que les projecteurs et les feux antibrouillard. Cinq ou six cents voynix s'étaient massés pour former un mur là où la terre basculait en direction du Bassin méditerranéen. - On fait demi-tour? demanda Harman. Savi fit non de la tête et accéléra. Par la suite, Daeman devait comparer le bruit produit par la machine entrant en collision avec tous ces voynix à celui de la grêle tambourinant sur un toit de métal, un son qu'il avait entendu à Oulanbat bien des années auparavant. Sauf que ces grêlons-ci étaient sacrement gros. Le rampeur arriva sur ce qui avait été la grève, Savi leur cria de s'accrocher et le véhicule s'envola pendant dix secondes, franchissant l'espace séparant le rivage de la mer disparue. Puis les six roues heurtèrent le sol, les essieux stabilisateurs jouèrent leur rôle et ils foncèrent dans le Bassin, leurs phares projetant dans les ténèbres des cônes de lumière. Daeman se retourna et vit les voynix survivants, découpés en ombres chinoises par la lointaine lueur bleue, alignés sur le rivage. - Ils ne nous suivent pas? - Dans le Bassin? dit Savi. Sûrement pas. Elle ralentit pour adopter une vitesse plus raisonnable, mais avant qu'elle chausse ses lunettes et éteigne les phares, Daeman vit qu'ils suivaient une route d'argile rouge et lisse traversant une campagne verdoyante. Dans les ténèbres, il distingua des croix de métal noir dressées au-dessus des champs de blé, de maïs, de tournesols et de lin; chacune de ces croix portait ce qui ressemblait à un corps humain nu et pâle, agité de convulsions. 34. Côte d'Ilium, Indiana Achille se mit à rugir, à écumer, à déchirer la toile où Athéné semblait avoir disparu en emportant le corps de Patrocle. Puis le tueur d'hommes se fâcha pour de bon. Les sentinelles se précipitèrent. Toujours nu comme un ver, Achille souleva le premier homme pour le jeter sur le deuxième. Le troisième eut à peine le temps de l'entendre rugir qu'il s'envola à son tour, déchirant le pan de toile sur son passage. Le quatrième lâcha sa pique et courut chercher les Myrmidons pour les informer que leur roi et capitaine était possédé par un esprit démoniaque. Achille rassembla son pagne, sa tunique, son plastron, son bouclier, ses jambières de bronze poli, ses sandales et sa javeline, enveloppa le tout dans un drap et, saisissant son épée, sortit de la tente en taillant dans la toile. Une fois dehors, il renversa le grand trépied qui brûlait encore au centre de son campement et courut le long des tentes enténébrées, courut vers la mer et à l'écart des hommes, courut vers sa mère, la déesse Thétis. Les vagues s'écrasaient sur la grève et on n'en distinguait que l'écume dans la nuit noire. Achille allait et venait sur le sable mouillé. Il était toujours nu, son armure et ses armes jonchaient le sol. Tout en marchant, il ne cessait de gémir en s'arrachant les cheveux, appelant sa mère de temps à autre d'une voix angoissée. Et Thétis, fille du dieu Néréis, le Vieux de la Mer, répondit à son appel et monta des profondeurs océanes, s'élevant telle la brume au-dessus des rouleaux puis se solidifiant pour prendre la forme d'une noble déesse. Achille courut vers elle tel un enfant blessé et tomba à genoux dans le sable mouillé. Thétis le berça contre ses seins mouillés pendant qu'il sanglotait. - Mon enfant - pourquoi pleures-tu ainsi? Quel est le chagrin qui t'a brisé le cour? Achille gémit de plus belle. - Tu le sais, mère, tu le sais forcément - ne m'oblige pas à te le dire. - J'étais auprès de mon père dans les profondeurs océanes, murmura Thétis en caressant les blonds cheveux d'Achille. Les dieux dormaient ainsi que les mortels, et je n'ai rien vu de ce qui a pu se produire. Confie-toi à moi, mon fils. Et Achille obéit, la voix nouée par le chagrin et la colère. Il raconta l'apparition de Pallas Athéné, ses insultes et ses moqueries. Il décrivit le meurtre de son ami Patrocle. - Elle a emporté son corps, mère! s'écria Achille, inconsolable. Elle a emporté son corps afin de m'empêcher d'accomplir comme il doit l'être le rituel funéraire! Thétis lui tapota l'épaule, puis éclata en sanglots à son tour. - Ô mon fils, mon chagrin! Ta naissance ne fut qu'amertume. Je n'ai mis au monde qu'un sinistre sort. Pourquoi t'ai-je élevé, si la volonté de Zeus est de t'abattre? Achille leva vers elle son visage en larmes. - Telle est donc la volonté de Zeus? C'est bien Pallas Athéné qui vient de tuer Patrocle - pas une image contrefaite de la déesse? - Telle est la volonté de Zeus, gémit sa mère. Et bien que je n'aie rien vu, je sais que c'est la déesse Athéné en personne qui t'a insulté et a tué ton ami cette nuit. Oh! quelle pitié que tu sois non seulement condamné à une vie éphémère, mon fils, mais aussi à une vie de malheurs! Achille se dégagea et se leva. - Pourquoi les dieux immortels m'ont-ils ainsi insulté, mère? Pourquoi Athéné, qui depuis tant d'années défend la cause argienne - la mienne en particulier -, me délaisse-t-elle aujourd'hui? - Les dieux sont capricieux, répondit Thétis, de l'eau gouttant de ses cheveux pour couler sur ses seins. Peut-être l'as-tu déjà remarqué. Achille se remit à faire les cent pas, serrant et desserrant les poings, frappant dans le vide comme pour atteindre un adversaire invisible. - Cela n'a pas de sens! Pourquoi Athéné et son divin père m'ont-ils amené où je suis - m'ont-ils si souvent assisté dans mes conquêtes -, si c'est pour finir par se gausser de moi? - Ils ont honte de toi, Achille. Le tueur d'hommes se figea et tourna vers sa mère un visage livide. On aurait dit qu'il venait d'être giflé. - Honte de moi? Honte d'Achille aux pieds rapides, fils de Pelée et de la déesse Thétis? Honte du petit-fils d'Eaque? - Oui, fit sa mère. Zeus et les autres dieux, y compris Athéné, n'ont toujours eu que mépris pour les mortels, y compris les héros comme toi. Vus d'Olympos où se tient leur cour, vous êtes moins que des insectes, vos vies sont futiles, brutales et sinistres, et votre existence ne se justifie que parce que votre mort les amuse. Ainsi, en boudant dans ta tente pendant que le sort de la guerre se jouait, tu as irrité la Tritogénie et Zeus le Père lui-même. - Ils ont tué Patrocle! rugit Achille. Il s'écarta de la déesse, laissant dans le sable mouillé l'empreinte de ses pieds nus. Une vague l'effaça aussitôt. - Ils te jugent trop lâche pour venger sa mort, dit Thétis. Ils ont abandonné son cadavre sur les pentes d'Olympos, pour que les corbeaux et les vautours s'en repaissent. Achille gémit et tomba à genoux. Ramassant des poignées de sable sur la plage, il s'en frappa la poitrine. - Pourquoi avoir attendu maintenant pour me dire cela, mère? Si tu savais que les dieux en étaient venus à me mépriser, pourquoi ne pas me l'avoir dit plus tôt? Tu m'as toujours appris à servir et à vénérer Zeus. À obéir à la déesse Athéné. - J'ai toujours espéré que les dieux épargneraient nos enfants mortels, dit Thétis. Mais le cour de pierre de Zeus et l'âme guerrière d'Athéné ont emporté la décision. La race des hommes ne les intéresse plus. Même pas pour les divertir. Et rares sont les immortels comme moi qui osent défier la colère de Zeus pour plaider votre cause. Achille se releva et fit trois pas vers sa mère. - Tu es une immortelle, mère. Zeus ne peut te faire aucun mal. Thétis partit d'un rire sans humour. - Le père des dieux peut tuer qui il veut, mon fils. Même un immortel. Et il est pire sort pour nous: il peut nous bannir dans l'abîme du Tartare, nous précipiter dans ces profondeurs infernales où il a déjà envoyé son père, Cronos, et sa mère, Rhéa. - Tu es donc en danger, dit Achille d'une voix atone. Il vacillait comme un homme pris de boisson, ou comme un marin sur le pont d'un esquif ballotté par la tempête. - Je suis condamnée. Et toi aussi, mon enfant, à moins que tu ne tentes un exploit que nul mortel - pas même le hardi Héraclès -n'a tenté avant ce jour. - Lequel, mère? Les étoiles, en éclairant le visage d'Achille, révélaient en lui de terribles transformations, ses émotions passant du désespoir à la rage, puis à un sentiment qui transcendait la rage. - Triomphe des dieux, murmura Thétis. Le fracas des vagues étouffa à moitié ses paroles. Achille se rapprocha encore, comme s'il n'en croyait pas ses oreilles. - Triomphe des dieux, répéta-t-elle. Prends d'assaut Olympos. Tue Athéné. Dépose Zeus. Achille recula en chancelant. - Une telle chose est-elle possible? - Pas si tu agis seul, répliqua Thétis. (L'écume lui léchait les pieds.) Mais si tu es accompagné de tes guerriers argiens et achéens... - C'est Agamemnon et son frère qui régnent sur les Achéens et les Argiens, coupa Achille. Il contempla les feux grecs qui brûlaient sur le rivage, puis les feux troyens, nettement plus nombreux, qui illuminaient l'espace au-delà des tranchées. - Et les Argiens et les Achéens sont au bord de la déroute, mère. Les nefs noires vont peut-être brûler à l'aube. - Peut-être seulement. La bonne fortune des Troyens ne résulte que d'un nouveau caprice de Zeus. Mais les Argiens et les Achéens te suivront au combat, Achille, même si c'est contre les dieux. Cette nuit même, Agamemnon a déclaré à Odysseus, à Nestor et aux autres chefs rassemblés devant lui qu'il était ton supérieur - qu'il était plus sage, plus fort et plus courageux qu'Achille. Montre-lui qu'il a tort, mon fils. Montre-le leur à tous. Achille lui tourna le dos. Son regard était maintenant braqué sur Ilium, dont les remparts étaient éclairés par des torches flamboyantes. - Je ne puis affronter les dieux et les Troyens en même temps. Thétis lui posa une main sur l'épaule, l'obligeant à lui faire face. - Tu as raison, mon enfant, Achille au pied léger. Tu dois mettre un terme à cette stupide guerre de Troie, à cette dispute causée par la stupide épouse de Ménélas. Qui se soucie de savoir avec qui couche Hélène, qui se soucie de savoir si les Atrides... si Ménélas et Agamemnon, son frère si arrogant... sont cocus ou pas? Mets fin à la guerre. Fais la paix avec Hector. Lui aussi a des raisons de haïr les dieux cette nuit. Achille jeta à Thétis un regard intrigué, mais elle ne lui accorda aucun éclaircissement supplémentaire. Il se retourna vers les torches de la lointaine cité. - J'aimerais bien gagner Olympos dès cette nuit, pour tuer Athéné, détrôner Zeus et reprendre le corps de Patrocle afin d'accomplir le rituel funéraire. La douceur de sa voix n'empêchait pas de percevoir la fermeté de sa résolution. - Je t'enverrai un homme pour te guider sur ta route, lui dit Thétis. Il pivota sur ses talons. - Quand? - Demain, une fois que tu auras parlementé avec Hector, fait alliance avec les Troyens et pris la tête des Argiens et des Achéens à la place de ce vantard d'Agamemnon. Achille tiqua devant l'audace d'un tel programme. - Comment puis-je approcher Hector sans qu'il me tue ou que je le tue? - Pour cela aussi, je t'enverrai un homme qui te conduira à lui. Thétis recula. Les dernières vagues de la nuit s'écrasèrent sur ses mollets. - Reste avec moi, mère! Je... - Je retourne devant Zeus pour affronter mon destin, murmura sa mère, d'une voix presque inaudible au sein du fracas des rouleaux. Je défendrai ta cause une dernière fois, mon fils, mais je redoute d'échouer et d'être bannie pour ma peine. Sois courageux, Achille! Sois brave! Ton destin est fixé, mais il n'est pas scellé. Tu peux encore choisir entre une mort glorieuse et une longue vie, mais aussi récolter et la vie et la gloire... et quelle gloire, Achille! Nul mortel n'a jamais rêvé d'une telle gloire! Venge Patrocle. - Mère... - Les dieux peuvent mourir, mon enfant. Les... dieux... peuvent... mourir. Sa forme ondoya, se brouilla, s'embruma et disparut. Achille resta de longues minutes abîmé dans la contemplation de la mer, jusqu'à ce que la froide lumière d'Aurore poigne à l'est, puis il se retourna, enfila ses vêtements et ses sandales, son armure et ses jambières, saisit son grand bouclier, glissa son épée dans son fourreau et passa celui-ci à son ceinturon, ramassa sa javeline et se mit en marche vers le camp d'Agamemnon. Quant à moi, je m'effondre après cette nouvelle représentation. Durant tout notre dialogue, la voix d'IA de mon bracelet n'a cessé de me souffler à l'oreille: " Plus que dix minutes d'autonomie... Plus que six minutes d'autonomie... " Et cotera. Le système de morphing est presque à plat et j'ignore totalement comment le recharger. Il ne me reste que trois minutes d'autonomie, et j'en ai besoin pour rendre visite à la famille d'Hector. Tu ne peux pas kidnapper un enfant, proteste une voix ténue qui est tout ce qui reste de ma conscience. Et je ne peux que lui répondre: Je n’ai pas le choix. Je n'ai pas le choix. Ma décision est prise. Et elle a été mûrement réfléchie. La clé d'Achille, c'était Patrocle. Celles d'Hector s'appellent Scaman-drios et Andromaque - son fils et sa femme. C'est la seule solution. Quand le vin est tiré-Un peu plus tôt, lorsque je suis apparu en fin d'après-midi sur une colline de ce que j'espère être PIndiana, tenant dans mes bras un Patrocle inconscient, je n'ai pas vu trace de Nightenhelser. Laissant choir Patrocle dans l'herbe - je n'ai rien d'un homophobe, mais je me sentais mal à l'aise en portant cet homme nu -, j'ai appelé mon ex-collègue, sans malheureusement obtenir de réponse. Peut-être que les Amérindiens de l'Antiquité l'avaient déjà scalpé, à moins qu'ils ne l'aient adopté comme un des leurs. Ou alors il était allé faire un tour dans la forêt pour cueillir des baies et ramasser des noisettes. Patrocle s'est mis à grogner. Sur le plan éthique, ai-je bien le droit d'abandonner un homme tout nu dans un lieu qui lui est totalement inconnu? Un ours pourrait-il le tuer? Aucune chance. Plus probablement, Patrocle allait retrouver et tuer ce pauvre Nightenhelser, bien que ce dernier, loin d'être nu et désarmé, soit toujours équipé de son impacto-armure, de son taser et de son épée à la gomme. Oui, j'aurais parié sur Patrocle plutôt que sur lui. Sur le plan éthique, avais-je le droit d'abandonner un Patrocle encore furax à proximité de l'endroit où j'avais laissé un universitaire pacifiste? Je n'avais pas le temps de me soucier de ça. J'ai contrôlé le niveau du bracelet - il était franchement bas - et j'ai regagné la côte d'Ilium. Usurper la forme d'Athéné m'avait montré comment me faire passer pour une déesse, et me morpher en Thétis me demanderait sans doute moins d'énergie. Avec un peu de pot, son-geais-je, le bracelet fonctionnerait assez longtemps pour me permettre de régler le cas d'Achille puis de m'occuper de la famille d'Hector. Première phase terminée. Et il me reste un peu d'énergie. Je peux me morpher une dernière fois. La famille d'Hector. Quelle sorte de monstre suis-je devenu? Un fugitif, songé-je en me coiffant du casque d'Hadès et en m'avançant sur le sable. Un homme qui n'a plus rien à perdre. Le médaillon TQ va-t-il se retrouver à plat, lui aussi? Et le taser sera-t-il encore chargé si j'en ai besoin à Ilium? Je ne tarderai pas à le savoir. Quelle ironie si je réussissais à convertir Achille et Hector à ma cause, pour m'apercevoir ensuite qu'il m'est impossible de les téléporter à Olympos! Je m'en inquiéterai plus tard. Je m'inquiéterai plus tard de toute cette merde. Pour le moment, il est quatre heures du matin et j'ai rendez-vous avec la femme et le bébé d'Hector. 35. 12 000 mètres au-dessus du plateau de Tharsis - Que dit Proust à propos des ballons? - Pas grand-chose, répondit Orphu d'Io. En règle générale, les voyages ne le passionnaient guère. Que dit Shakespeare à propos des ballons? Mahnmut ne releva pas. - J'aimerais bien que tu voies ça, dit-il. - Je l'aimerais aussi. Décris-moi la scène. Mahnmut leva les yeux. - Nous sommes à une altitude suffisamment élevée pour que le ciel au-dessus de nous vire quasiment au noir, passant au bleu nuit puis à une nuance plus claire à mesure qu'on se rapproche de l'horizon, lequel est indubitablement incurvé. Je vois la couche atmosphérique dans toutes les directions. Il y a toujours des nuages au-dessous de nous - la lueur de l'aurore les colore d'or et de rosé. À l'arrière, la couverture nuageuse s'est dissipée et je distingue jusqu'à l'horizon oriental les eaux bleues et les falaises rouges de Vallès Marineris. À l'ouest, la direction que nous avons prise, la quasi-totalité du plateau de Tharsis disparaît sous les nuages - on dirait qu'ils veulent étreindre la terre -, mais les trois volcans les plus proches émergent de leur masse dorée. On aperçoit d'abord Arsia Mons à l'extrême gauche, puis Pavonis Mons et finalement Ascraeus Mons à l'extrême droite, c'est-à-dire au nord. Ils sont tous les trois d'un blanc étincelant, car la neige et la glace brillent de mille feux sur leur cime. - Peux-tu voir Olympus? demanda Orphu. - Oh! oui. Bien qu'il soit le plus éloigné, Olympus Mons est le plus grand objet à portée de vue, et son sommet est perceptible au-delà de l'horizon. Il semble se dresser entre Pavonis et Ascraeus. Lui aussi est pris dans les neiges, sauf en son sommet, que l'aurore colore de rouge. - Vois-tu Noctis Labyrinthus, là où nous avons quitté les zeks? Mahnmut se pencha par-dessus la balustrade de la nacelle qu'il avait fabriquée et regarda derrière eux. - Non, les nuages sont trop abondants. Mais tout à l'heure, pendant que nous prenions de l'altitude, j'avais une vue imprenable sur l'ensemble de ce paysage chaotique, y compris les docks et les carrières. Par-delà le port, le labyrinthe de caftons et de falaises effondrées s'étend sur des centaines de kilomètres vers l'ouest et sur plusieurs vingtaines vers le nord et le sud. Il n'avait pas cessé de pleuvoir durant les derniers jours de leur périple, il pleuvait encore lorsqu'ils étaient entrés dans le port de Noctis Labyrinthus, et il pleuvait toujours lorsque Mahnmut avait assemblé la nacelle nouveau modèle, gonflé le ballon et décollé au-dessus de ce qui apparaissait bel et bien comme une ville de PHV. L'un des zeks - pour utiliser le terme par lequel ils se désignaient - était venu lui offrir son cour d'interprète, mais Mahnmut avait poliment refusé. Peut-être qu'ils n'étaient pas des individus, et donc ne mouraient pas vraiment, ainsi que l'affirmait Orphu, mais il ne pouvait plus supporter la sensation de vider l'un d'entre eux. Toutefois, les zeks avaient vite compris ce que Mahnmut était en train de faire, et ils s'étaient empressés de l'aider à fixer les amarres, à étaler l'enveloppe du ballon au cours du gonflage et à amarrer solidement la nacelle, travaillant avec autant d'efficacité qu'une équipe d'ouvriers qualifiés. - À quoi ressemble le ballon? demanda Orphu. Le grand moravec était arrimé au centre de la nacelle, maintenu en place par plusieurs mètres de corde et par une armature conçue et réalisée par Mahnmut. Près de lui, également protégés et sécurisés, reposaient l'Engin et le transmetteur. - À une gigantesque citrouille flottant au-dessus de nous, répondit Mahnmut. Orphu émit son grondement d'hilarité. - As-tu jamais vu une vraie citrouille? - Bien sûr que non, mais nous en avons vu des représentations, toi comme moi. Le ballon est un grand ovoïde, plus large que haut, d'environ soixante-cinq mètres sur cinquante. Il est parcouru de renflements verticaux, comme une citrouille... et il est orange. - Je croyais qu'il était recouvert d'une couche de furtivité, dit Orphu, de toute évidence surpris. - En effet. Une couche de couleur orange. Apparemment, nos concepteurs moravecs n'ont pas envisagé la possibilité que nos cibles puissent être équipées d'yeux en plus de leurs radars. Cette fois-ci, le grondement d'Orphu évoquait franchement celui du tonnerre. - Ça leur ressemble bien, remarqua-t-il. - Les suspentes qui relient la nacelle au ballon sont en fulle-rène, poursuivit Mahnmut. Elles font une quarantaine de mètres de long. - Et elles sont solidement attachées, j'espère. - Aussi solidement que possible, mais j'ai peut-être oublié de serrer deux ou trois nouds. Orphu gronda une dernière fois, puis fit silence. Mahnmut s'abîma dans la contemplation du paysage. La nuit était tombée lorsque Orphu reprit le contact. Les étoiles scintillaient à peine, mais bien plus que celles auxquelles Mahnmut s'était habitué sur Europe. Phobos boulait dans le ciel à basse altitude et Deimos venait de se lever. Nuages et volcans reflétaient la lueur des astres. Au nord luisait l'océan. - On est arrivés? s'enquit Orphu. - Pas encore. Compte encore une journée, voire trente-six heures. - Le vent souffle toujours dans la bonne direction? - Plus ou moins. - Pourrais-tu être plus précis, mon ami? - Nous filons vers le nord-nord-ouest. Nous risquons de rater Olympus Mons d'un cheveu. - Ça, c'est du pilotage. Rater un volcan grand comme la France... - C'est un ballon que je pilote, répliqua Mahnmut. Je présume que Koros III comptait décoller de la base du volcan, pas d'une distance de mille deux cents kilomètres. - Un instant! Ce n'est pas au nord d'Olympus que se trouve la mer de Téthys? Mahnmut poussa un soupir. - C'est pour cette raison même que notre nouvelle nacelle est en forme de bateau. - Tu ne m'as pas précisé ce détail durant sa construction. - Cela ne me semblait pas pertinent à ce moment-là. Ils flottèrent en silence quelque temps. Le ballon s'approchait des volcans de Tharsis et Mahnmut estima qu'ils arriveraient au niveau d'Ascraeus le lendemain vers midi. Si le vent continuait ses caprices, ils le contourneraient par le nord, passant à une vingtaine de kilomètres de ses flancs. Il n'avait même pas besoin de se mettre en mode vision nocturne pour s'émerveiller de la beauté de ce paysage volcanique éclairé par les lunes et les étoiles. - J'ai réfléchi à cette histoire de Prospéro et de Caliban, dit soudain Orphu. Mahnmut, perdu dans ses pensées, eut un petit sursaut. - Oui? fit-il. - Je présume que tu es parvenu aux mêmes conclusions que moi: ces effigies de Prospéro, les références faites par les PHV... tout cela résulte de la passion shakespearienne de quelque démiurge humain ou posthumain. - Rien ne nous permet d'affirmer avec certitude que ces têtes de pierre représentent Prospéro, fit remarquer Mahnmut. - Certes. Mais c'est ce qu'ont suggéré les PHV, et je ne crois pas que les zeks nous aient jamais menti. Peut-être sont-ils incapables de mentir - du moins quand ils communiquent avec toi comme ils le font, par transfert de paquets de nanodonnées. Mahnmut ne dit rien, mais tel était aussi son sentiment. - Donc, reprit Orphu, ces milliers de têtes de pierre entourant l'océan Boréal... - Et la mer d'Hellas au sud, ajouta Mahnmut, se rappelant les images captées en orbite. - Oui. Donc, ces milliers de têtes de pierre ont un rapport avec les personnages de Shakespeare. Mahnmut hocha la tête, sachant qu'Orphu l'aveugle interpréterait son silence comme un assentiment. - Et si ce démiurge n'était autre que Prospéro? dit Orphu. Plutôt qu'un quelconque humain ou posthumain? - Je ne comprends pas. Mahnmut eut un doute. Il contrôla le débit des bonbonnes arrimées près de l'Engin. Orphu et lui étaient correctement branchés et alimentés en oxygène. - Qu'entends-tu par " et si ce démiurge n'était autre que Prospéro "? Tu penses qu'un posthumain s'est amusé à jouer le rôle du mage et a oublié que ce n'était qu'un rôle? - Non. Je veux dire: et si c’était vraiment Prospéro? Mahnmut devint carrément inquiet. Orphu avait été commotionné, aveuglé, frappé de radiations ionisantes et salement secoué par leur chute dans l'océan. Peut-être était-il en train de perdre la raison. - Non, je ne suis pas fou! dit soudain l'Ionien d'une voix dégoûtée. Ecoute-moi jusqu'au bout. - Prospéro est une création littéraire, énonça Mahnmut en détachant les mots. Un personnage de fiction. Si nous le connaissons, c'est grâce aux banques de mémoire sur l'histoire et la culture humaines que les premiers moravecs ont emportées dans leurs bagages, il y a deux mille années T de cela. - Oui, fit Orphu. Prospéro est un personnage de fiction et les dieux grecs sont des mythes. Leur présence ici s'explique par le fait qu'il s'agit d'humains ou de posthumains en costume. Mais si tel n'était pas le cas? Si c'était vraiment Prospéro... si c'étaient vraiment les dieux grecs? Mahnmut commençait à paniquer. La perspective de poursuivre cette mission tout seul, sans la présence amicale d'Orphu, le terrifiait, mais jamais il n'avait imaginé qu'il se retrouverait avec un Orphu aveuglé, paralysé et dément. Pourrait-il se résoudre à l'abandonner une fois qu'ils auraient atterri? - Comment ces dieux - en baptisant ainsi ces types en toge pilotant des chars volants - pourraient-ils être autre chose que des mythes ou des posthumains perdus dans leur jeu de rôle? demanda-t-il. Suggères-tu que ce sont des... des extraterrestres? Des Martiens passés inaperçus lorsqu'on a exploré cette planète durant l'Ère perdue? C'est cela? - Je ne dis qu'une seule chose: et si les dieux grecs étaient vraiment les dieux grecs? répondit Orphu à voix basse. Et si Prospéro était vraiment Prospéro? Et Caliban, Caliban? Quoique j'espère que nous ne le croiserons pas sur notre route. - Mouais. Voilà une théorie des plus intéressantes. - Ne me parle pas sur ce ton, nom de Dieu! Que sais-tu de la téléportation quantique? - Je connais ses soubassements théoriques. Plus le fait que cette planète est saturée d'activité quantique. - Dis plutôt: de trous. - Hein? - Comme des trous-de-ver. Lorsqu'un événement quantique est prolongé tel quel, ne serait-ce que quelques nanosecondes, on obtient un effet de singularité analogue à celui d'un trou-de-ver fixe. Tu sais ce que c'est qu'une singularité, pas vrai? - Oui, fit Mahnmut, irrité à son tour par le ton que prenait son ami. Je connais les définitions du trou-de-ver, de la singularité, du trou noir et de la téléportation quantique - et je sais aussi que les trois premiers cités de ces phénomènes impriment une distorsion à l'espace-temps. Mais quel est le rapport avec ces dieux en toge et leurs chars volants, bon sang? C'est à des posthumains que nous avons affaire ici. À des posthumains probablement cinglés, ou dont l'évolution transcende la folie, mais à des posthumains. - Tu as peut-être raison, concéda Orphu. Mais examinons une autre hypothèse. - Laquelle? L'apparition soudaine dans la réalité de personnages de fiction? - Sais-tu pourquoi les ingénieurs moravecs ont renoncé à développer le voyage interstellaire par voie de téléportation quantique? - Parce que celle-ci n'est pas stable, répondit Mahnmut. Tout porte à croire qu'il s'est produit un accident sur Terre il y a une quinzaine de siècles. Les humains ou les posthumains ont fait joujou avec les trous-de-ver quantiques, quelque chose a cloché et ça leur est revenu en pleine figure. - Nombre d'observateurs moravecs pensent que c'est parce que quelque chose a marché que ça leur est revenu en pleine figure. - Je ne comprends pas. - La téléportation quantique est une technologie qui ne date pas d'hier, dit l'Ionien. Les humains à l'ancienne ont commencé à s'y intéresser dès le XXe ou le xxf siècle, avant que l'évolution de leur espèce débouche sur les posts. Avant que tout dégénère pour de bon sur Terre. - Et alors? - Alors, l'essence de la téléportation quantique, c'est qu'elle ne peut pas déplacer des objets volumineux - rien de plus gros qu'un photon, et encore pas vraiment. Tu n'as droit qu'à l'état quantique complet d'un photon. - Quelle différence y a-t-il entre l'état quantique complet d'un être ou d'une chose et cet être ou cette chose? demanda Mahnmut. - Aucune. C'est ça qui est fabuleux. Téléporte un photon ou un percheron, et tu en obtiens une copie conforme au point d'arrivée. Une copie si conforme qu'on peut considérer qu'elle est le photon. - Ou le percheron, compléta Mahnmut. Il adorait regarder des images de chevaux. Pour ce qu'en savaient les moravecs, l'espèce chevaline terrienne était éteinte depuis des millénaires. - Mais même si tu téléportes un photon d'un point à un autre, reprit Orphu, les lois de la physique quantique stipulent que la particule téléportée ne transporte aucune information avec elle. Même pas celle qui concerne son propre état quantique. - Ce qui rend l'exercice assez vain, n'est-ce pas? Phobos, qui avait achevé sa course rapide dans le ciel nocturne, disparaissait derrière le lointain horizon martien. Deimos avançait à une allure plus mesurée. - C'est ce que pensaient les humains des xxe et xxt" siècles, répondit Orphu. Puis les posthumains ont fait joujou avec la télé-portation quantique. D'abord sur Terre, et ensuite dans leurs cités orbitales - si c'est bien de cités qu'il s'agit. - Et ils ont eu plus de réussite? Nous savons pourtant que quelque chose a cloché il y a environ quatorze cents ans, à l'époque où la Terre a été secouée par une forte activité quantique. - Quelque chose a cloché, en effet. Mais ce n'était pas la téléportation quantique. Les posthumains - ou leurs machines pensantes - ont développé un moyen de transport fondé sur les particules intriquées. - " De l'action fantôme à distance ", cita Mahnmut. Il ne s'était jamais passionné pour la physique nucléaire, l'astrophysique ou la physique des particules - bref, pour la physique en général -, mais les piques envoyées par Einstein à la mécanique quantique ne manquaient jamais de le réjouir. Einstein avait une véritable langue de vipère quand il s'agissait de critiquer les confrères ou les théories qui ne lui revenaient pas. - Oui, fit Orphu, qui semblait irrité de cette interruption. Eh bien, " l'action fantôme à distance " fonctionne à un niveau quantique, et les posthumains ont déplacé des objets de plus en plus gros via leurs portails quantiques. - Y compris des percherons? railla Mahnmut, qui n'appréciait pas ce genre de cours magistral. - On n'en a pas gardé trace, mais les chevaux terriens sont bien allés quelque part, alors pourquoi pas? Écoute, Mahnmut, je parle très sérieusement -je n'ai cessé de réfléchir à ce sujet depuis que nous avons quitté l'espace jupitérien. Pouvons-nous nous dispenser de tes sarcasmes? Mahnmut tiqua, au sens métaphorique du terme. Orphu ne lui semblait plus dément, mais il était bel et bien sérieux... et vexé. - D'accord, dit-il. Je te demande pardon. Continue. - Nous savons que les posthumains ont intensifié leurs recherches quantiques - en fait, il serait plus exact de parler de bricolage - à peu près au moment où nous abandonnions les nôtres, il y a quatorze cents années terriennes de cela. Ils perçaient des trous un peu partout dans l'espace-temps. - Excuse-moi, interrompit Mahnmut de sa voix la plus douce. Je croyais que seuls les trous noirs, les trous-de-ver et les singularités pures pouvaient faire une chose pareille. - Plus les tunnels quantiques laissés en état d'activation. - Mais je croyais que la téléportation quantique était instantanée. (Mahnmut s'efforçait désespérément de comprendre.) Qu'elle devait être instantanée. - En effet. Quand on a affaire à une paire intriquée, qu'il s'agisse de particules ou de structures complexes, altérer l'état quantique de l'un des deux éléments modifie instantanément l'état quantique de l'autre. - Alors, comment peut-il exister des tunnels activés si le... le creusement du tunnel... ne dure qu'un instant? demanda Mahnmut. - Crois-moi sur parole, répondit Orphu. Quand tu téléportes un objet relativement important, une part de fromage, par exemple, la quantité d'information quantique aléatoire mise en jeu suffit à elle seule à perturber l'espace-temps. - Quelle serait la quantité d'information contenue dans trois grammes de fromage? - Dix puissance vingt-quatre octets, répondit Orphu sans la moindre hésitation. - Et dans un être humain? - En ne comptant que ses atomes, et en laissant de côté sa mémoire, dix puissance vingt-huit kilo-octets de données. - Eh bien, ça ne fait que quatre zéros de plus qu'un bout de fromage. - Sainte Vierge! Tu te mélanges dans tes unités! Et puis nous parlons d'ordres de grandeur. Ce qui signifie... - Je sais, je sais. Je n'ai pas pu m'empêcher de dire une connerie. Continue. - Donc, il y a environ quatorze cents ans, les posthumains... et c'étaient forcément eux, car nos sondes ne recensaient qu'un millier d'humains à l'ancienne, soigneusement parqués à l'instar des derniers représentants d'une espèce en voie de disparition... les posthumains, donc, ont entrepris de téléporter des gens, des machines et d'autres objets. - Où? Je veux dire: quelle était leur destination? Mars? D'autres systèmes stellaires? - Non, la téléportation quantique nécessite un récepteur en plus d'un émetteur, dit l'Ionien. Ils se sont contentés d'envoyer ces spécimens d'un point de la Terre à un autre - ou dans leurs cités orbitales -, mais ils ont été sacrement surpris quand ils se sont matérialisés. - Est-ce que c'est là qu'une mouche intervient dans l'histoire? Mahnmut cultivait en secret une passion pour les vieux films, datant du XXe siècle à la fin de l'Ère perdue. - Une mouche? répéta Orphu. Non. Pourquoi? - Peu importe. Quelle est cette surprise qui les attendait à l'issue de leurs expériences de téléportation? - Primo, le fait que ça marchait. Secundo, et c'est nettement plus important: lorsque la personne, l'animal ou la chose apparaissait au point d'arrivée, il était porteur d'informations. Des informations relatives à son propre état quantique. Et d'autres informations, dont il n'aurait jamais dû disposer. Y compris une mémoire intacte en ce qui concernait les êtres humains. - Pourtant, si je t'ai bien compris, les lois de la mécanique quantique interdisent un tel phénomène. - En effet. - Encore de la magie? demanda Mahnmut, maintenant alarmé par la tournure que prenait le cours dispensé par Orphu. On en revient à Prospéra et aux dieux grecs, c'est ça? - Oui, mais cela n'a rien à voir avec tes sarcasmes, déclara Orphu d'Io. À l'époque, nos scientifiques ont pensé que les posthumains échangeaient des paires intriquées avec des objets... ou des personnes... provenant d'un autre univers. - D'un autre univers. D'un univers parallèle, tu veux dire? - Pas tout à fait. Rien à voir avec la vieille idée d'une infinité ou presque de réalités alternatives à la nôtre. Je parle d'univers en nombre fini - et très peu élevé, d'ailleurs -, des univers coexistant avec le nôtre mais en déphasage quantique avec lui. Mahnmut ne comprenait strictement rien aux propos de son ami, mais il garda le silence. - Pas seulement des univers quantiques coexistants, poursuivit le grand moravec, mais des univers créés. - Créés? répéta Mahnmut. Par Dieu? - Non. Par des actes géniaux, par des génies. - Je ne comprends pas. Deimos s'était couchée. Les volcans martiens étaient visibles à la lueur des étoiles, leurs flancs envahis de nuages pareils à des amibes gris pâle. Mahnmut consulta son horloge interne. Plus qu'une heure avant le lever du soleil. Il avait froid. - Tu sais ce qu'ont découvert les chercheurs humains il y a des millénaires, quand ils étudiaient l'esprit humain, reprit Orphu. Avant que le facteur posthumain entre dans l'équation. Nos propres esprits de moravecs sont conçus à l'image du leur, bien que notre matière cérébrale se partage entre l'artificiel et l'organique. Mahnmut fouilla dans sa mémoire. - Les scientifiques humains utilisaient des ordinateurs quanti-ques dès le xxf siècle, dit-il. Pour analyser les cascades biochimiques dans les synapses humaines. Ils ont découvert que l'esprit humain - pas le cerveau, l'esprit - ne ressemblait pas à un ordinateur, à une machine mémorielle chimique, mais plutôt à... - À un front d'onde figé en état quantique, compléta Orphu. La conscience humaine existe avant tout en tant que forme quantique, exactement comme le reste de l'univers. - Et tu dis que c'est la conscience elle-même qui a créé ces autres univers? Mahnmut suivait la logique de ce raisonnement, si on pouvait parler de raisonnement, mais il était choqué par l'absurdité totale de sa conclusion. - Pas une banale conscience, dit Orphu. Des consciences d'un genre exceptionnel, qui sont pareilles à des singularités en ce sens qu'elles ont le pouvoir de distordre l'espace-temps, d'affecter son organisation et de causer l'effondrement des ondes de probabilité sous la forme d'alternatives discrètes. Je parle de gens comme Shakespeare. Proust. Homère. - Ça relève purement et simplement de... du... - Du solipsisme? - De la stupidité la plus foncière. Suivirent plusieurs minutes de silence. Mahnmut pensa qu'il avait froissé son ami, mais cela n'avait guère d'importance. Au bout d'un temps, il demanda: - Tu t'attends à découvrir les fantômes des vrais dieux grecs au sommet d'Olympus Mons, c'est ça? - Pas des fantômes, non, répliqua Orphu. Mais tu as vu les relevés quantiques. Les occupants d'Olympus, quels qu'ils soient, ont percé des trous quantiques un peu partout sur ce monde, et Olympus est le centre de leur activité. Ils vont quelque part. Ils viennent d'autre part. La réalité quantique de cette zone est si instable qu'elle risque bel et bien d'imploser, emportant avec elle un morceau de notre système solaire. - Tu penses que c'est là la fonction de l'Engin? Déclencher l'implosion des champs quantiques avant qu'ils aient atteint une masse critique? - Je ne sais pas. Peut-être. - Et tu penses que c'est ça qui a semé la merde sur Terre et a poussé les posthumains à s'exiler dans leurs cités orbitales, il y a quatorze cents ans de cela? Un échec quantique? - Non, répondit Orphu. Je pense que ce qui s'est passé sur Terre avait un rapport avec la téléportation quantique mais résultait d'un succès plutôt que d'un échec. - Que veux-tu dire? L'espace d'une seconde, Mahnmut se demanda s'il avait bien envie de connaître la réponse à sa question. - Je pense qu'ils ont ouvert des tunnels quantiques sur une ou plusieurs de ces autres réalités, répondit Orphu. Et qu'ils ont laissé entrer quelque chose. Ils flottèrent en silence jusqu'à l'aube. Le soleil commença par effleurer le sommet de leur ballon, conférant au matériau orange un éclat irréel et faisant luire tous les câbles en fullerène. Puis il atteignit les trois volcans de Tharsis, illuminant leur parure de glace et coulant le long de leurs flancs tel un flot de lave lente. Puis l'astre du jour inonda les nuages de rosé et d'or et éclaira la mer intérieure de Vallès Marineris depuis l'horizon oriental, la faisant ressembler à une faille couleur de lapis-lazuli ouverte dans la terre. Olympus Mons accueillit le soleil une minute plus tard et Mahnmut contempla l'immense pic qui semblait se lever à l'horizon occidental, pareil à un galion aux voiles sang et or. Puis le soleil éclaira un objet plus proche et plus élevé. - Orphu! émit Mahnmut. Nous avons de la visite. - Un char volant? - L'objet est encore trop loin pour que je l'identifie. Et la lueur du soleil interfère avec ma vision. - Que pouvons-nous faire si c'est bien un meneur de char? As-tu déniché une arme dont tu ne m'aurais pas parlé? - Tout ce que nous pouvons lui jeter, ce sont des quolibets. Mahnmut gardait les yeux fixés sur l'objet brillant. Celui-ci était fort rapide et ne tarderait pas à arriver sur eux. - À moins que tu ne tiennes à ce que j'active l'Engin, ajouta-t-il. - Je crois qu'il est encore un peu tôt, répondit Orphu. - Bizarre que Koros III soit venu sans arme. - Nous ignorons ce qu'il avait emporté avec lui dans le module de commande. Au fait, ça me rappelle quelque chose. - Quoi donc? - Souviens-toi que nous avons évoqué la mission secrète de Koros dans les astéroïdes, il y a quelques années de cela. - Oui? L'appareil reflétait toujours l'éclat du soleil levant, mais Mahnmut vit nettement qu'il s'agissait d'un char, tiré par des chevaux holographiques lancés au grand galop. - Et s'il ne s'agissait pas d'une mission d'espionnage? dit Orphu. - Pardon? - Les moravecs des roches disposent d'une capacité que nous autres, moravecs des Cinq Lunes, n'avons jamais pris la peine de cultiver. - L'agressivité? Le mauvais caractère? - Exactement. Et si Koros III n'était pas allé là-bas en espion mais en... - Je te prie de m'excuser, mais notre invité arrive. Un colosse humanoïde dans son char. Une succession de bangs supersoniques résonna autour de Mahnmut, faisant frémir l'enveloppe du ballon. Le char continua de décélérer. Il fit le tour du ballon en maintenant avec lui une distance de cent mètres. - C'est l'homme qui nous a accueillis en orbite? demanda Orphu. Sa voix était parfaitement calme. Mahnmut considéra sa carcasse impuissante ficelée dans la nacelle, dépourvue des yeux qui lui auraient permis d'observer les événements. - Non, répondit-il. Ce dieu grec-là avait une barbe grise. Celui-ci est glabre et bien plus jeune. Il semble mesurer trois mètres de haut. Mahnmut leva la main droite, la paume tournée vers l'extérieur, un antique signe de bienvenue conçu pour montrer qu'il n'était pas armé. - Je crois qu'il... Le char se rapprocha. L'homme qui le pilotait tendit son poing droit, le fit osciller de droite à gauche. Le ballon explosa au-dessus d'eux, l'hélium se dissipant dans l'atmosphère à mesure que la toile s'embrasait. Mahnmut s'agrippa au rebord de la nacelle pour ne pas être précipité dans le vide tandis que la masse tourbillonnante composée par la toile en feu, les câbles de fullerène et la nacelle en forme de bateau tombait vers le plateau de Tharsis, treize mille mètres plus bas. Le petit moravec se retrouva en chute libre, cul par-dessus tête, retenu à la nacelle par ses seuls doigts tétanisés, lorsque la plate-forme en bois se mit à tourner sur elle-même. Le char, tiré par ses chevaux spectraux, passa à travers l'enveloppe en flammes. L'homme - le dieu - qui le pilotait agrippa dans son énorme main le câble en fullerène noir. C'était impossible, c'était grotesque, mais au lieu de lui arracher le bras par le seul effet de son poids de plusieurs tonnes, la nacelle s'immobilisa dans un sursaut, et l'homme la tint à bout de bras. De sa main libre, il donna un coup de rênes pour faire repartir les chevaux. Traînant derrière lui la nacelle et ses passagers, qui ballottaient quarante mètres au-dessous de lui, le char fit demi-tour et fonça plein ouest, en direction d'Olympus Mons. 36. Bassin méditerranéen Savi roula environ une heure sur la route d'argile rouge, faisant pénétrer le rampeur dans les replis fertiles du Bassin méditerranéen. La nuit était tombée, il pleuvait à verse, les éclairs zébraient le ciel et le tonnerre faisait vibrer le verre de l'habitacle. Profitant de la lumière de la foudre, Daeman désigna les croix porteuses de silhouettes humanoïdes. - Qu'est-ce que c'est? des gens? - Non, répondit Savi. Des calibani. Avant qu'elle ait eu le temps de développer, Daeman lança: - Il faut qu'on s'arrête. Savi s'exécuta, allumant les feux ainsi que la veilleuse en même temps qu'elle ôtait ses lunettes à vision nocturne. - Qu'y a-t-il? s'enquit-elle en voyant le visage grimaçant de Daeman. - J'ai faim, dit celui-ci. - J'ai deux barres alimentaires dans mon sac à... - Je meurs de soif. - J'ai aussi une bouteille d'eau. Et nous pouvons entrouvrir la porte et collecter de l'eau de pluie bien fraîche... - Il faut que j'aille aux toilettes, avoua Daeman. C'est urgent. - Ah! Le rampeur dispose de certains équipements, mais celui-ci n'est pas du nombre. Je suppose qu'une petite pause ne nous ferait pas de mal. Elle pressa deux boutons virtuels, et le champ de force cessa de protéger le verre de la pluie, permettant l'ouverture de la porte coulissante. L'air était frais et sentait les graminées mouillées. - Il faut aller dehors? demanda Daeman sans dissimuler sa terreur. S'exposer? - Dans le champ de maïs. Les feuilles protégeront ton intimité. Plongeant une main dans son sac à dos, elle y attrapa un petit tas de feuilles de papier qu'elle tendit à Daeman. Il le fixa d'un air éberlué. - Une pause me fera du bien, à moi aussi, dit Harman en acceptant les feuilles que lui tendait Savi. Allez, Daeman. Les messieurs à droite du rampeur, et les dames à gauche. Il sortit de l'habitacle et emprunta l'échelle pour descendre. Daeman le suivit, tenant son papier hygiénique comme un talisman, et la vieille femme descendit à son tour, avec nettement plus de grâce que lui. - Il faut que j'aille à droite, moi aussi, précisa-t-elle. Pas trop près de vous, si vous voulez, mais pas trop loin non plus. - Pourquoi? demanda Daeman, mais il vit qu'elle avait pris son pistolet. Oh! Elle passa l'arme à sa ceinture et tous trois s'engagèrent parmi les pieds de maïs, après avoir traversé un étroit fossé et une bande d'herbe boueuse. La pluie était battante. - Nous allons être trempés, geignit Daeman. Je n'ai pas apporté mes vêtements autoséchants... Savi examina le ciel tandis qu'un éclair déchirait les nuages bas et que les échos du tonnerre résonnaient sur le bassin. - Vos thermopeaux sont dans le sac à dos. Quand nous aurons regagné le rampeur, vous les enfilerez le temps que vos vêtements aient séché. - Qu'y a-t-il encore dans ce sac magique? lança Harman. Savi eut un haussement d'épaules. - Quelques barres alimentaires. Des chargeurs de fléchettes. Une lampe torche et des cartes de ma confection. Nos thermopeaux. Une bouteille d'eau. Un sweater de rechange. C'est à peu près tout. Quoique impatient de se retrouver seul parmi les plants de maïs, Daeman marqua néanmoins une pause pour jeter un regard circulaire autour de lui. - Cet endroit est-il vraiment sûr? - En tout cas, il n'y a pas de voynix par ici, répliqua Savi. - Et ces... comment les appelles-tu, déjà? - Les calibani, répéta Savi. Pas besoin de s'inquiéter de ça cette nuit. Il opina et passa derrière la première rangée de maïs. Les tiges mesuraient presque un mètre de plus que lui. Les gouttes de pluie s'écrasaient bruyamment sur les larges feuilles. Il recula en hâte. - Il fait vraiment noir là-dedans. Harman avait déjà disparu derrière le maïs et Savi s'éloignait dans la direction opposée, mais elle s'arrêta, fit demi-tour et tendit la lampe à Daeman. - Les éclairs me suffisent pour me diriger. Daeman franchit huit ou dix rangées de plants, bien décidé à se retrouver suffisamment loin de la bordure du champ pour être totalement invisible. Puis il parcourut l'équivalent de huit autres rangs par acquit de conscience. Ayant localisé un coin un peu moins boueux que les autres, il regarda tout autour de lui, cala la torche contre une tige afin que son rayon soit dirigé vers le ciel - il repensa brièvement à la colonne bleue de Jérusalem -, baissa son pantalon, s'accroupit et creusa un petit trou de ses mains nues. Comment Savi a-t-elle appelé ça? songea-t-il. Le camping? Lorsqu'il eut fini - et quel soulagement ce fut, en dépit des conditions barbares qui lui étaient imposées -, il fit de son mieux pour utiliser le papier hygiénique trempé, constata qu'il n'arriverait à rien, le jeta dans le trou et sentit une boule dans la poche de sa tunique. Il en sortit le tissu soigneusement plié qui s'y trouvait en permanence. Son turin. Il étudia à la lueur intermittente des éclairs le lin finement tissé et les broderies de circuits imprimés grâce auxquelles l'épopée était directement transmise à son cerveau. Au fil des ans, il lui était parfois arrivé de regarder les Troyens affronter les Achéens, mais après avoir rencontré le véritable Odys-seus - si ce vieux barbu était bien le véritable Odysseus, ce qui semblait peu probable -, Daeman avait perdu tout intérêt pour le turin. Non seulement Odysseus avait couché avec l'une des filles que Daeman comptait séduire, à savoir Hannah, mais en outre il séjournait à présent au château d'Ardis, en compagnie d'Ada, la proie sur laquelle il avait jeté son dévolu. Il soupesa le splendide morceau de tissu. Au diable! Daeman fit du turin un usage inédit - se réjouissant d'insulter indirectement l'arrogant Odysseus -, le jeta dans le trou, reboucha celui-ci avec un paquet de boue, remonta son pantalon, remit sa tunique en place, se lava les mains tant bien que mal sur les feuilles de maïs ruisselantes, puis ramassa sa lampe et parcourut les deux douzaines de rangées qui le séparaient de la bordure du champ. Sauf que ladite bordure brillait par son absence. Trois douzaines de rangées plus tard, il conclut qu'il avait pris la mauvaise direction. Il se retourna, cherchant à déterminer la bonne - il lui suffisait de rebrousser chemin en suivant ses propres traces de pas -, mais il était totalement désorienté et incapable de dire de quel côté il était venu. Quant à ses traces de pas, elles étaient introuvables. Les éclairs étaient de plus en plus violents, la pluie de plus en plus forte. - Au secours! cria-t-il. (Il attendit une seconde et, n'ayant obtenu aucune réponse, lança un nouvel appel.) Au secours! Je me suis perdu! Le tonnerre étouffa ses cris. Il tourna sur lui-même, encore et encore, se décida pour une direction à suivre et se mit à courir parmi les plants, écartant les tiges de son chemin, les cognant avec la lampe torche. Il oublia de compter les rangées, mais il avait dû en parcourir une cinquantaine lorsqu'il fit de nouveau halte. - Au secours! Je suis par ici! Cette fois-ci, aucun coup de tonnerre ne vint couvrir sa voix, mais il ne reçut pas de réponse pour autant, et il n'entendit que le staccato de la pluie sur les feuilles et les épis, que les couinements de ses mocassins trempés. Il avança le long d'une rangée, cherchant des yeux une lumière, un mouvement, sans penser qu'il risquait de s'éloigner encore davantage de ses deux compagnons. Au bout de quelques minutes, il dut s'arrêter pour reprendre son souffle. - Au secours! La foudre frappa le sol à moins de quinze cents mètres et le tonnerre déferla sur les plants de maïs comme une onde de choc. Daeman battit des paupières pour chasser les images gravées sur ses rétines et remarqua que la densité des tiges semblait moins importante un peu plus loin sur sa droite. Il devait être tout près de la bordure du champ. Il parcourut quinze rangées en courant et se retrouva dans un espace dégagé. Ce n'était pas la bordure par laquelle il était entré mais une sorte de clairière de dix mètres sur six. En son centre se dressait une croix métallique, qui dépassait de plus de deux mètres les tiges de maïs. Daeman l'éclaira de la base au sommet avec sa torche. La forme n'était pas sur la croix mais lovée dans la croix, au sein d'un creux découpé dans le métal, son torse nu inséré dans la colonne et ses bras nus dans les branches. Le rayon lumineux se mit à tressaillir, strié de centaines de gouttes de pluie. Ce n'était pas un homme - à tout le moins, jamais Daeman n'avait vu un homme comme ça. La chose était nue et luisante, sa peau écailleuse et verdâtre - pas comme un poisson, mais d'une couleur que Daeman avait toujours mentalement associée à celle d'un cadavre d'avant l'ère de la firmerie. Innombrables et minuscules, ses écailles étincelaient à la lumière de la torche. La créature était musculeuse, mais il y avait quelque chose qui clochait dans ses formes - elle avait les bras trop longs, les avant-bras trop grêles, les poignets trop puissants, les phalanges bien trop larges, des griffes jaunes à la place des ongles, des cuisses trop musclées, des pieds étrangement aplatis et ne comptant que trois orteils. C'était un mâle - son pénis et son scrotum étaient d'un rosé obscène sous son ventre plat et musclé, et on pensait en le voyant à une tortue ou à un requin pourvus de génitoires humains - mais son large thorax, son cou serpentin et son crâne chauve n'avaient, eux, quasiment rien d'humain. La pluie coulait sur ses muscles, ses écailles et ses ligaments, gouttait sur le métal noir et rugueux de la croix. Ses yeux étaient profondément enfoncés sous des arcades rappelant à la fois le singe et le poisson, et son visage semblait orné d'un groin cerné de branchies plutôt que d'un nez. Sous ce groin, sa gueule était légèrement entrouverte, et Daeman y découvrit de longues dents jaunes - ni humaines, ni animales, elles évoquaient de monstrueux fanons - et une langue bleuâtre et bien trop longue qui se mit à frémir devant ses yeux horrifiés. Il leva un peu plus sa lampe et faillit pousser un nouveau cri. Les yeux de la créature venaient de s'ouvrir - des yeux jaunes, des yeux de chat, mais sans ce semblant d'humanité qu'on s'accorde à trouver chez le chat, avec en leur centre une mince fente noire. La chose... comment Savi l'avait-elle appelée? un cali-bani... s'étira dans son nid cruciforme, ses mains s'ouvrirent pour révéler des doigts longilignes s'achevant par des griffes qui accrochaient la lumière, et son torse et ses jambes frémirent comme si elle se réveillait, s'étirait. Rien ne l'attachait à sa croix. Rien ne pouvait l'empêcher de sauter sur Daeman. Daeman voulut s'enfuir, mais il constata qu'il ne pouvait pas tourner le dos à la créature. Celle-ci tressaillit, et sa main droite ainsi qu'une partie de son bras droit se détachèrent de la croix. Daeman vit alors que ses pieds palmés s'achevaient aussi par des griffes jaunes. Il entendit derrière lui un grondement, un rugissement - d'autres calibani, libérés de leurs croix, il en était sûr - et pivota pour leur faire face, levant sa lampe comme un gourdin et se retrouvant sans éclairage. Il glissa, à moins que ses jambes ne l'aient trahi, et tomba à genoux dans la boue. Il avait envie de pleurer, mais il ne pleura pas - il en était sûr - durant les quelques secondes qui précédèrent l'entrée fracassante du rampeur, qui jaillit des plants de maïs telle une titanesque araignée, ajoutant sa présence monstrueuse à celle du calibani sur sa croix. Ses huit phares, réglés à leur puissance maximale, étaient aveuglants. Daeman leva le bras, mais, comme il le comprit par la suite, c'était moins pour protéger ses yeux que pour dissimuler ses larmes de soulagement. Vêtus de leurs thermopeaux - les deux hommes assis sur leurs sièges de cuir et la vieille femme lovée contre la paroi interne de l'habitacle sphérique -, ils mangèrent leurs barres alimentaires et burent de l'eau à la bouteille tout en contemplant la tempête dans un silence total. Daeman avait prié Savi de s'éloigner du champ de maïs, de la croix et de la créature, aussi avait-elle roulé deux ou trois kilomètres avant de se ranger au bord de la route, désactivant tous les systèmes du rampeur excepté son champ de force et ses contrôles virtuels. - Qu'est-ce que c'était que cette créature? demanda Daeman au bout d'un long moment. - L'un des calibani, répondit Savi. Elle semblait parfaitement à son aise, allongée sur le verre incurvé, la tête calée sur son sac à dos. - C'est comme ça que tu les appelles, je sais! répliqua sèchement Daeman. Je veux savoir ce que c'est! Savi poussa un soupir. - Si je commence à expliquer une chose, il va falloir que je les explique toutes. Il y a beaucoup de choses que vous ignorez, vous autres Éloïs -, en fait, vous ne savez quasiment rien. - Commence par nous expliquer pourquoi tu nous appelles ainsi, dit Harman d'un ton peu amène. - Au début, c'était un peu une insulte, je l'avoue. Un éclair vint découper les rides dans son visage, mais la tempête s'était suffisamment éloignée pour que le tonnerre ne le ponctue qu'au bout de plusieurs secondes. - Mais, pour être parfaitement franche, c'est un sobriquet dont j'ai affublé mon peuple bien avant l'émergence du vôtre. - Que signifie-t-il? demanda Harman. - Il s'agit d'un terme provenant d'un très vieux récit, d'un très vieux livre. C'est l'histoire d'un homme qui voyage dans le temps et débarque dans un avenir lointain, où l'humanité a fini par se dissocier en deux espèces distinctes - la première douce, paresseuse, inconsciente et hédoniste, les Éloïs, la seconde monstrueuse, productive, technologique, vivant dans des ténèbres souterraines, les Morlocks. Dans ce livre, les Morloçks procurent de la nourriture, des maisons et des vêtements aux Éloïs jusqu'à ce que ceux-ci soient bien engraissés. Alors les Morlocks les tuent pour les manger. Un nouvel éclair illumina les champs, mais d'une lueur pâle et moribonde. - C'est à cela que ressemble notre monde? interrogea Daeman. Nous sommes les Eloïs, les voynix et ces calibani sont les Morlocks? Est-ce qu'ils nous mangent? - Si seulement c'était aussi simple, dit Savi. Elle partit d'un petit rire, mais on n'y trouvait aucune trace d'humour. - Que sont les calibani? demanda Harman. Au lieu de lui répondre, la vieille femme lança: - Daeman, montre à Harman le tour que je t'ai appris. L'intéressé hésita. - Lequel? Celui du proxnet ou celui du farnet? - Nous savons où nous sommes, mon grand, répliqua-t-elle d'un ton sarcastique. Celui du farnet. Daeman s'exécuta non sans grimacer. Il demanda à Harman de visualiser trois cercles rouges contenant chacun un carré bleu et, soudain, un ovale bleu apparut au-dessus de leurs mains. - Pense à quelqu'un, poursuivit Daeman. Quelle sensation étrange! Il n'avait jamais rien enseigné à qui-conque^ exception faite des pratiques sexuelles. - A qui tu voudras, ajouta-t-il. Visualise son visage. Harman s'exécuta avec un certain scepticisme. Une vue aérienne du domaine d'Ardis emplit son ovale, puis un plan du château. Devant l'entrée principale, une silhouette féminine stylisée se tenait au centre d'un groupe d'hommes et de femmes également stylisés. - Ada, dit Daeman. Tu as pensé à Ada. - Incroyable! souffla Harman. (Il fixa l'image quelques instants.) Je vais visualiser Odysseus. L'image se déplaça, changea de focale, sans parvenir à un résultat quelconque. - Selon Savi, Odysseus n'a pas été catalogué par le farnet, expliqua Daeman. Mais revenons à Ada. Regarde où elle est. Harman plissa le front en signe de concentration. Ada se dirigeait maintenant vers un champ situé à quelques centaines de mètres du château. Il s'y trouvait déjà plusieurs vingtaines de silhouettes humaines assises en rond. Ada se joignit à elles. Daeman fixa l'image. - Je me demande ce qui se passe. Si Odysseus se trouve au centre de cette foule, on dirait bien que le vieux barbare est en train de faire un discours. - Et Ada est en train de l'écouter, ou de le regarder faire son numéro. (Harman détourna les yeux de son ovale.) Quel est le rapport avec ma question, Savi? Qui sont les calibani? Pourquoi les voynix ont-ils essayé de nous tuer? Que se passe-t-il? - Quelques siècles avant le dernier fax, dit-elle enjoignant les mains, les posthumains ont voulu faire les malins. Leur niveau scientifique était des plus impressionnants. Certes, ils s'étaient réfugiés dans leurs cités orbitales pour fuir l'épidémie rubicon. Mais ils demeuraient les maîtres de la Terre. Et ils se croyaient les maîtres de l'univers. " Les posts avaient équipé la Terre entière de cette forme limitée de transmission et de récupération de données et d'énergie que vous appelez le fax, et ils faisaient maintenant des expériences -ou plutôt ils faisaient joujou - avec le voyage temporel, la télé-portation quantique et autres pratiques dangereuses. Nombre des activités auxquelles ils se livraient avaient été prévues par la science des anciens, parfois dès le xixe siècle - la physique des trous noirs, la théorie des trous-de-ver, la mécanique quantique -, mais ils s'appuyaient avant tout sur une découverte datant du XXe siècle et affirmant que tout est information. Les données. La conscience. La matière. L'énergie. Tout est information. - Je ne comprends pas, dit Harman, qui semblait fâché. - Daeman, tu as montré à Harman la fonction farnet. Veux-tu bien lui montrer la fonction allnet? - Allnet? répéta Daeman, affolé. - Tu sais bien: quatre rectangles bleus au-dessus de trois cercles rouges, eux-mêmes au-dessus de quatre triangles verts. - Non! Daeman désactiva la fonction en cours. L'ovale bleu s'évanouit. Savi se tourna vers Harman. - Si veux être en mesure de comprendre ce que nous faisons ici cette nuit, pourquoi les posthumains ont déserté la Terre, pourquoi les voynix et les calibani y ont débarqué, visualise quatre rectangles bleus au-dessus de trois cercles rouges au-dessus de quatre triangles verts. Avec un peu d'entraînement, on finit par y arriver sans peine. Harman jeta un regard soupçonneux à Daeman, puis ferma les yeux pour mieux se concentrer. Daeman, lui, se concentra pour ne pas visualiser le schéma. Il se focalisa sur le souvenir d'Ada adolescente, nue dans son tub, sur sa dernière nuit d'amour avec une fille, sur les remontrances de sa mère... - Mon Dieu! s'écria Harman. Daeman se tourna vers lui. Il s'était redressé au-dessus de son siège et, la bouche grande ouverte, regardait tout ce qui l'entourait avec des yeux de dément. - Que vois-tu? demanda Savi à voix basse. Qu'entends-tu? - Dieu... Dieu... gémit-il. Je vois... Seigneur. Tout. Tout. De l'énergie... les étoiles chantent... les plants de maïs parlent, ils se parlent entre eux, ils parlent à la Terre. Je vois... le rampeur grouille de microbes qui le réparent, le refroidissent... Je vois... mon Dieu, ma main! Harman considérait sa propre main avec un mélange de terreur et d'émerveillement. - Ça suffira pour une première fois, dit Savi. Pense " désac-tivation ". - Pas... encore... hoqueta Harman. (Il se cogna contre la vitre et la griffa faiblement, comme s'il voulait sortir.) C'est si... si beau... je pourrais presque... - Désactivation! rugit Savi. Harman sursauta, s'effondra contre la cloison de verre et tourna vers eux un visage livide. - Qu'est-ce que c'était que ça? demanda-t-il. Je voyais... tout. J'entendais... tout. - Et tu ne comprenais rien, rétorqua Savi. D'un autre côté, je ne comprends rien moi non plus quand j'accède à l'allnet. Peut-être que les posthumains eux-mêmes en étaient incapables. Harman regagna son siège en chancelant. - Mais d'où est-ce que ça venait? - Il y a des millénaires, les véritables humains à l'ancienne ont développé une écologie de l'information primitive qu'ils ont baptisée l'internet. Ils ont fini par décider de dompter l'internet et ont créé pour ce faire une entité du nom d'Oxygène - un conglomérat d'intelligences artificielles flottant au-dessus et en dedans de l'internet et ayant pour mission de le diriger, de le connecter, de le baliser, d'y guider les humains lorsqu'ils cherchaient des gens ou des informations. - Le proxnet? dit Daeman. Il tremblait de tous ses membres, et il n'avait même pas accédé au farnet ni à l'allnet. Savi acquiesça. - Ce qui a donné le proxnet. Oxygène a évolué jusqu'à devenu-la noosphère, c'est-à-dire une logosphère, une datasphère à l'échelle de la planète. Mais cela n'a pas suffi aux posthumains. Ils ont connecté cette noosphère, ce super-internet, à la biosphère, formée par tous les composants vivants de la Terre. L'ensemble composé de toutes les plantes, tous les animaux, tous les ergs d'énergie de la planète, une fois connecté à la noosphère, a créé une écologie de l'information totale et complète, en contact avec tout ce qui participait de la Terre, une omnisphère consciente à laquelle il ne manquait que la conscience de soi et l'identité. Alors ces crétins de posthumains lui ont donné cette fameuse conscience de soi, allant non seulement jusqu'à concevoir une intelligence artificielle pour la gérer mais permettant à celle-ci d'acquérir sa propre persona. Cette super-noosphère s'est baptisée Prospéra. Ce nom signifie-t-il quelque chose pour vous? Daeman fît non de la tête et se tourna vers Harman, mais celui-ci, en dépit de ses lectures, était tout aussi ignorant que lui. - Peu importe, fît Savi. Voilà que les posthumains avaient un... opposant... qu'ils étaient incapables de contrôler. Et ce n'était pas fini. Les posthumains avaient mis en route d'autres types de programmes et de projets autoévolutifs, laissant leurs ordinateurs quantiques poursuivre des buts qui leur étaient propres. Aussi impossible que cela paraisse, ils ont réussi à obtenir des trous-de-ver stables, à maîtriser le voyage dans le temps, et ils ont envoyé des cobayes - des humains à l'ancienne, bien entendu; il n'était pas question pour eux de risquer leurs immortelles vies - dans des portails spatio-temporels, par le biais de la téléportation quantique. - Quel rapport avec les calibani? insista Harman, toujours secoué par les images de l'allnet qui s'attardaient dans son crâne. Savi sourit. - Soit l'entité du nom de Prospéra avait un sens de l'ironie extrêmement développé, soit elle n'en avait aucun. Elle a baptisé Ariel la biosphère consciente - une sorte d'esprit terrestre - et, ensemble, Ariel et Prospéra ont créé les calibani. Ils sont partis d'une souche humaine - qui n'était ni les humains à l'ancienne, ni les posts, ni les Éloïs - pour aboutir au monstre que vous avez vu sur sa croix tout à l'heure. - Pourquoi? demanda Daeman d'une voix étouffée. Savi haussa les épaules. - Pour leur servir de nervis. Prospéra aime à se croire pacifique. Mais ses calibani sont des monstres. Des tueurs. - Pourquoi? demanda à son tour Harman. - Pour arrêter les voynix, répondit la vieille femme. Pour chasser les posthumains de la Terre avant qu'ils ne commettent de nouveaux dégâts. Pour réaliser les caprices qui s'emparent de Prospéra et d'Ariel, ces deux éléments de la trinité noosphérique. Daeman s'efforça de comprendre tout cela. Il y échoua. - Pourquoi cette créature était-elle sur une croix? demanda-t-il finalement. - Elle n'était pas sur la croix, répliqua Savi. Elle était dans la croix. C'est un berceau de rechargement. - Pourquoi les posts ont-ils créé les voynix? demanda Harman. Il était si pâle que Daeman le crut sur le point de défaillir. - Oh! ce ne sont pas eux qui ont créé les voynix, dit Savi. Les voynix viennent d'ailleurs et ils servent un autre maître, qui a ses propres objectifs. - J'ai toujours cru que c'étaient des machines, intervint Daeman. Comme les autres serviteurs. - Eh non, fit Savi. Harman fouilla la nuit du regard. Il avait cessé de pleuvoir et la tempête avait disparu derrière l'horizon. Quelques étoiles apparaissaient entre les lambeaux de nuages. - Ce sont les calibani qui empêchent les voynix de pénétrer dans le Bassin, déclara-t-il. - C'est l'une des choses qui tiennent les voynix à l'écart, oui. Savi semblait ravie, un peu comme une institutrice constatant que l'un de ses élèves n'était pas un demeuré total. - Mais pourquoi les calibani ne nous ont-ils pas tués? demanda Harman. - C'est grâce à notre ADN. - À notre quoi? lança Daeman. - Peu importe, mes chéris. Qu'il me suffise de dire que je vous ai emprunté à chacun une mèche de cheveux, que j'en ai également prélevé une sur ma personne et que cela nous a sauvés. J'ai passé un accord avec Ariel, voyez-vous. S'il nous laissait passer, pour une fois, je lui promettais de sauver l'âme de la Terre. - Tu as rencontré l'entité Ariel? demanda Harman. - " Rencontré ", pas vraiment, répondit Savi. Mais je me suis entretenue avec elle via l'interface noosphère-biosphère. Et nous avons passé un marché. Daeman eut alors la certitude que la vieille femme était folle. Il surprit le regard que lui adressait Harman et vit que celui-ci était parvenu à la même conclusion. - Peu importe, dit Savi. (Elle brassa son sac à dos comme s'il s'agissait d'un oreiller, s'y cala la tête dessus et ferma les yeux.) Dormez bien, mes jeunes chéris. Demain, il faudra être en pleine forme. Demain, avec un peu de chance, nous nous envolerons jusqu'en orbite. Elle ronflait paisiblement avant qu'Harman et Daeman aient eu le temps d'échanger un nouveau regard inquiet. 37. Ilium, Olympos Et je me révèle incapable de passer à l'acte. Faute d'en avoir les tripes, les couilles, la brutalité, voire - tout simplement - le courage. Je ne peux pas kidnapper l'enfant d'Hector, même pour sauver Ilium. Même pour sauver l'enfant. Même pour me sauver moi-même. L'aube ne s'est pas encore levée lorsque je me TQ dans la vaste demeure d'Hector. J'y suis venu il y a deux jours à peine - sous l'aspect du lancier Dolon, aujourd'hui décédé -, lorsque j'ai suivi Hector à la recherche de sa femme et de son fils. Comme je connais la disposition des lieux, j'atterris directement dans la nursery, non loin de la chambre où sommeille Andromaque. Le fils d'Hector, âgé de moins d'un an, dort dans un berceau splendidement ouvragé, protégé par une moustiquaire. À son chevet se trouve la même nourrice qui accompagnait Andromaque sur les remparts de Troie le soir où Hector a sans le vouloir terrifié son fils avec son étin-celant cimier. Elle aussi dort profondément, allongée sur sa couche, vêtue d'une tunique diaphane dont le complexe drapé m'évoque une gravure d'Aubrey Beardsley. Cette nuisette, conçue suivant le modèle grec ou troyen, fait ressortir la plénitude de ses seins blancs, éclairés par les trépieds disposés près des sentinelles sur la terrasse. J'ai supposé qu'il s'agissait d'une nourrice au sens premier du terme. Ce détail a son importance, car je dois enlever le bébé et sa nourrice et déclarer ensuite à Andromaque, usurpant l'aspect d'Aphrodite, que ce sont les dieux qui ont kidnappé l'enfant, pour punir les Troyens de certaines fautes que je laisserai dans le vague, et que si Hector veut le récupérer, il devra pour cela venir à Olympos, et bla-bla-bla. D'abord, je dois prendre le bébé et maîtriser la nourrice - d'un coup de taser si besoin est, malheureusement, car elle est sans doute plus forte que moi, plus forte et plus adepte du combat -, puis me TQ avec eux sur cette colline de l'Indiana qui se peuple à grande vitesse, retrouver Nightenhelser - au fait, je ne sais toujours pas ce que je vais faire de Patrocle - et le convaincre de surveiller le bébé et sa nourrice jusqu'à ce que je revienne les chercher. Mon ex-collègue sera-t-il de taille à tenir tête à cette Troyenne pendant quelques jours, voire quelques semaines ou quelques mois? Dans un conflit de volontés opposant un universitaire de sexe masculin originaire du XXe siècle à une domestique troyenne venant de l'an 1200 av. J.-C, je serais enclin à parier sur cette dernière. Et je ne vous raconte pas la cote. Enfin, Nightenhelser devra bien se débrouiller. Mon boulot, c'est de trouver une raison pour qu'Hector affronte les dieux - tout comme la " mort " de Patrocle a pu convaincre Achille de prendre les armes contre eux -, et cette raison est en train de dormir devant moi. Le petit Scamandrios, que le peuple d'Ilium attendri a surnommé Astyanax, " le maître de la cité ", pousse un petit miaulement et frotte ses joues rougies de ses minuscules poings. Quoique invisible grâce au casque d'Hadès, je me fige et regarde la nourrice. Elle dort toujours, mais je sais qu'un cri digne de ce nom la réveillera presque certainement. Pour une raison que j'ignore, je me défais du casque, devenant visible à mes seuls yeux. Personne n'est là pour me voir, hormis mes deux victimes, et elles seront à 15 000 kilomètres d'ici dans quelques secondes, totalement incapables de donner mon signalement à d'éventuels flics troyens. Je m'avance sur la pointe des pieds et soulève la moustiquaire au-dessus de l'enfant. Une brise venue de la mer fait frémir les rideaux de la terrasse et la gaze autour du berceau. Sans faire le moindre bruit, le bébé ouvre ses yeux bleus et les pose sur moi. Puis il me sourit, à moi, son kidnappeur, alors que je croyais qu'on avait peur des inconnus à son âge, surtout quand les inconnus en questions se pointent en pleine nuit dans la nursery. Mais qu'est-ce que je sais des enfants? Ma femme et moi n'en avons jamais eu, et les élèves auxquels j'ai enseigné durant ma carrière étaient des adultes à moitié ou mal formés, de grands dadais patauds et velus, boutonneux et mal dans leur peau. Tout juste si je sais qu'un bébé de moins d'un an est capable de sourire. Mais Scamandrios me sourit en ce moment même. Dans une seconde, il va se mettre à brailler et je vais devoir l'attraper, saisir la nourrice et nous TQ loin, très loin d'ici - si tant est que je puisse emmener deux personnes avec moi. Nous serons fixés sur ce point dans une seconde. Ensuite, il faudra que je revienne et que je consacre mes trois minutes d'autonomie à adresser mon ultimatum à Andromaque en usurpant la forme d'Aphrodite. La femme d'Hector va-t-elle sombrer dans l'hystérie? Va-t-elle se mettre à hurler et à pleurer? J'en doute. Ces dernières années, après tout, elle a vu Achille tuer son père et ses sept frères, elle a vu sa mère devenir l'objet sexuel de ce même Achille et mourir en mettant au monde son fils bâtard, elle a vu sa demeure familiale envahie et profanée, et elle a tenu le coup - et non contente de tenir le coup, elle a donné à Hector un fils robuste et sain. Et chaque jour elle voit Hector partir au combat, sachant que la cruelle volonté des dieux a déjà scellé le destin de son bien-aimé. Non, je n'ai pas affaire à une femmelette. Même morphé en Aphrodite, j'ai intérêt à garder un oil sur sa manche au cas où elle y aurait planqué une dague réservée aux déesses porteuses de mauvaises nouvelles. Je vais jusqu'à tendre la main vers le bébé, et mes doigts aux ongles crasseux s'immobilisent à quelques centimètres de sa chair rosé avant de se retirer. Je ne peux pas. Je ne peux pas. Stupéfié de ma propre impuissance face à un terrible destin -un destin universel, car même le triomphe des Grecs s'avérera funeste -, je sors de la nursery en vacillant, sans prendre la peine de recoiffer le casque d'Hadès. Je porte une main au médaillon TQ, marque une pause. Où aller? Quoi que fasse Achille en ce moment, cela n'a aucune importance. Il ne pourra pas conquérir Olympos à lui tout seul, ni appuyé par les Achéens, si les Troyens sont toujours en guerre avec eux. En fait, ma petite supercherie va sans doute se révéler vaine: Hector et ses hordes risquent de terrasser les Achéens ce matin même, pendant qu'Achille sera occupé à s'arracher les cheveux et à pleurer la mort de Patrocle. Pour le moment, Achille n'en a rien à foutre des Troyens. Et lorsqu'il constatera que le mystérieux cicérone promis par Thétis - cet homme qui doit le conduire à Hector, puis à Olympos - n'arrive toujours pas, ne risque-t-il pas de comprendre qu'on s'est joué de lui? Probablement. Ensuite, la véritable Athéné rendra visite à Achille, protestant de son innocence quand le tueur d'hommes aux pieds agiles lui racontera les événements, et peut-être - peut-être - que Y Iliade sera remise sur ses rails. Aucune importance. Mon plan stupide est foutu. Aussi foutu que Thomas Hocken-berry, Ph. D. On ne parlera plus de lui qu'au passé. Mais où aller en attendant d'être désintégré par la Muse furieuse ou par une Aphrodite régénérée? Rendre visite à Nightenhelser et à un Patrocle furax? Voir combien de temps il faudra aux dieux pour remonter mon sillage quantique une fois qu'ils auront compris ce que j'ai fait... essayé de faire? Non. Cela signifierait la fin pour Nightenhelser. Qu'il reste là-bas, dans l'Indiana de 1200 av. J.-C, qu'il engrosse une jolie Indienne, qu'il crée une université pour y enseigner les classiques - même si ceux-ci n'ont pas encore été écrits, loin de là -, et qu'il se débrouille avec Patrocle, que je n'ai aucune envie de tasériser pour le ramener dans la tente d'Achille. Vous me voyez en train de prendre la forme d'Athéné pour lancer: " Poisson d'avril! Je te rends ton copain, Achille. Sans rancune? " Non, je vais les laisser se démerder dans l'Indiana. Où aller? À Olympos? L'idée de la Muse en train de me traquer, des yeux omniscients de Zeus, du réveil d'Aphrodite... non, pas Olympos. Pas cette nuit. Je pense à un lieu, je le visualise, j'actionne le médaillon TQ et je disparais avant d'avoir eu le temps de changer d'avis. Comme je suis visible, Hélène m'aperçoit tout de suite à la douce lueur des chandelles. Elle se redresse sur sa couche et dit: - Hock-en-bear-eeee? Je reste silencieux, planté dans sa chambre. J'ignore ce que je fous ici. Si jamais elle appelle la garde, ou me saute dessus avec sa dague, je suis trop fatigué pour résister, trop fatigué pour m'enfuir. Je ne prends même pas la peine de m'interroger sur ce déploiement de chandelles dans sa chambre à quatre heures et demie du matin. Elle s'avance vers moi, mais elle n'est pas armée. J'avais oublié la beauté d'Hélène de Troie - à côté de son corps svelte, sensuel, que laisse deviner sa chemise de nuit transparente, la plantureuse nourrice de Scamandrios ressemble à un boudin. - Hock-en-bear-eeee? répète-t-elle à voix basse. Je suis attendri par la façon dont elle prononce mon nom, fort difficile à articuler en grec ancien. Soudain, je manque éclater en sanglots en me rendant compte qu'elle est le seul être humain sur Terre à connaître mon nom, exception faite de Nightenhelser -lequel est peut-être déjà mort. - Es-tu blessé, Hock-en-bear-eeee? - Blessé? Non. Je ne suis pas blessé. Hélène me conduit dans la salle de bains adjacente à sa chambre. C'est là que je l'ai vue pour la première fois. Il y a là des chandelles à profusion, de l'eau dans le bassin, et je découvre mon reflet: les yeux rougis, les joues mangées de barbe, l'air hagard. Je me rappelle que je n'ai pas dormi depuis... combien de temps? Impossible de m'en souvenir. - Assieds-toi, dit Hélène. Je m'effondre sur le rebord du bassin de marbre. - Que fais-tu ici, Hock-en-bear-eeee? Je réponds d'une voix balbutiante: - J'ai essayé de trouver le pivot... Et je lui raconte le tour stupide et vain que j'ai joué à Achille, l'enlèvement de Patrocle, mon projet de retourner la guerre contre les dieux afin de sauver... tout le monde, toutes choses. - Mais tu n'as pas tué Patrocle? dit Hélène, le regard fixe. - Non. Je l'ai emmené... ailleurs. - En voyageant comme le font les dieux. - Oui. - Mais tu n'as pas pu emmener Astyanax, le fils d'Hector? Je secoue la tête sans rien dire. Je vois Hélène qui réfléchit, ses beaux yeux sombres perdus dans une songerie. Comment peut-elle croire mes explications? Pour qui diable me prend-elle donc? Pourquoi est-elle devenue mon amie - si l'on me permet cet euphémisme, vu ce qui s'est passé entre nous - et que compte-t-elle faire de moi maintenant? Comme en réponse à cette dernière question, elle se lève d'un air résolu et sort de la salle de bains. Je l'entends appeler plusieurs personnes et, comprenant que les gardes vont faire irruption ici dans quelques secondes, je lève la main vers le lourd médaillon TQ. Je ne vois nulle part où aller. Mon bâton taser est encore chargé, mais je ne cherche pas à le saisir lorsque Hélène revient. Ce ne sont pas des gardes qui l'accompagnent, mais des servantes. Des esclaves. Une minute plus tard, elles s'affairent à me déshabiller, empilant mes vêtements crasseux au pied du mur pendant que d'autres jeunes femmes versent dans le bassin plusieurs jarres d'eau bouillante. Je les laisse me débarrasser du bracelet de morphing, mais je m'accroche au médaillon TQ. Il ne faudrait pas le mouiller, mais je ne veux pas le lâcher. - Tu vas prendre un bon bain, Hock-en-bear-eeee, déclare Hélène de Troie, un rasoir étincelant à la main. Et ensuite, je vais te raser. Tiens, bois ceci. Cela te rendra ta vigueur et ton esprit. Elle me tend un gobelet empli d'un liquide sirupeux. - Qu'est-ce que c'est? - La boisson préférée de Nestor, dit-elle en riant. C'est ce que buvait ce vieux fou quand il rendait visite à Ménélas, mon époux. Un reconstituant. Bien que conscient de ma grossièreté, je renifle le sirop. - Qu'est-ce qu'il y a là-dedans? - Du vin, du fromage et de l'orge. Hélène prend ma main dans la sienne pour rapprocher le gobelet de mes lèvres. Ses doigts sont d'une blancheur éclatante sur ma peau brunie par la crasse et le soleil. - Mais j'y ajoute un peu de miel pour l'adoucir. - Comme Circé, dis-je en partant d'un rire stupide. - Qui cela, Hock-en-bear-eeee? Je secoue la tête. - Aucune importance. C'est dans V Odyssée. On s'en fiche. Ce n'est pas perti... pertinent. Je bois. J'ai l'impression d'avoir reçu un coup de sabot donné par la proverbiale mule du Missouri. Y a-t-il des mules dans le Missouri en 1200 av. J.-C.? songé-je distraitement. Les jeunes servantes m'ont totalement déshabillé, me mettant debout pour m'ôter ma tunique et mes sous-vêtements. Je ne pense même pas à me sentir gêné. Je suis trop fatigué pour cela, et la boisson reconstituante m'a filé un sacré coup. - Baigne-toi, Hock-en-bear-eeee. (Hélène m'offre son bras pour m'aider à entrer dans le bassin fumant.) Je te raserai pendant ce temps. L'eau est tellement brûlante que je frémis comme un petit enfant, puis me baisse avec un luxe de précautions, hésitant à plonger mon scrotum dans cette étuve. Mais je le fais quand même - trop harassé pour lutter contre la pesanteur - et, lorsque je m'adosse à la paroi de marbre, laissant les servantes savonner mes joues et ma gorge râpeuses, je ne m'inquiète même pas à l'idée qu'Hélène tienne une lame affûtée tout près de mes yeux et de ma jugulaire. J'ai une totale confiance en elle. Me sentant revigoré par la boisson préférée de Nestor, je décide de proposer à Hélène de me rejoindre si jamais elle m'offre sa couche pour m'y reposer avant l'aube, et je ferme les yeux un moment. Quelques secondes à peine. Lorsque je me réveille, nous sommes en milieu de matinée, et la lumière du soleil se déverse dans la pièce par les petites fenêtres haut perchées. Je suis rasé, propre et même parfumé. Et loin d'être étendu dans le lit d'Hélène, je gis sur la pierre froide d'une pièce vide qui n'est pas sa chambre. Et je suis nu - complètement nu, vu que le médaillon TQ a disparu. À mesure que la conscience réinvestit mon esprit, telle l'eau emplissant un bassin percé, je remarque plusieurs lanières de cuir m'attachant à de lourds anneaux. Mes poignets - relevés au-dessus de ma tête - sont fermement liés et attachés au mur. Mes chevilles, quant à elles, sont fixées au sol de la même manière. Il y aurait de quoi être inquiet et mortifié en se retrouvant seul ainsi, mais en outre j'ai de la compagnie. Cinq femmes se tiennent près de moi et me toisent froidement. Aucune d'elles ne semble d'humeur joyeuse. Je tire sur mes liens, poussé par mon instinct à protéger mes génitoires, mais c'est à peine si je parviens à ramener les mains au niveau des épaules. Et les liens qui me tiennent les jambes m'empêchent de les croiser. Je remarque que les cinq femmes sont toutes armées d'une dague, voire parfois d'une petite épée. Je les connais, ces cinq femmes. Outre Hélène, qui se tient en leur centre, il y a Hécube, l'épouse du roi Priam, la mère d'Hector et de Paris, une femme fort séduisante en dépit de ses cheveux gris. À côté d'Hécube, on trouve sa fille Laodice, épouse du guerrier Hélicaon. À gauche d'Hélène, on découvre Théano, fille de Cissès et épouse d'Anténor, mais aussi - détail qui a son intérêt dans la situation présente - principale prêtresse d'Athéné à Ilium. Cela m'étonnerait qu'elle se réjouisse d'apprendre que le misérable mortel que je suis a usurpé la forme et la parole de la déesse qu'elle a servie toute sa vie durant. En voyant l'expression qu'elle arbore, je devine qu'elle est déjà au courant. Finalement, il y a Andromaque, l'épouse d'Hector, la mère de l'enfant que je projetais de kidnapper pour l'envoyer en exil dans l'Indiana. Son expression est la plus sévère de toutes. Elle se tapote la main d'une longue dague à la pointe effilée, et elle a l'air impatiente. Hélène s'assied près de moi. - Hock-en-bear-eeee, tu dois nous raconter toute l'histoire que tu m'as déjà contée. Qui tu es. Pourquoi tu observes cette guerre. Ce que sont les dieux et ce que tu as tenté d'accomplir cette nuit. - Pourrais-tu d'abord me libérer? J'ai la langue pâteuse. Elle m'a drogué. - Non. Parle. Ne dis que la vérité. Athéné a conféré à Théano le don de discerner la vérité du mensonge, même chez un homme dont l'accent est aussi barbare que le tien. Parle. N'omets rien. J'hésite. Peut-être vaut-il mieux pour moi que je la ferme. Théano met un genou à terre près de moi. C'est une superbe jeune femme, avec les mêmes yeux gris que sa patronne. La dague qu'elle tient est large, courte, pourvue de deux tranchants et très froide. Si je peux donner ce dernier détail, c'est parce qu'elle vient de la glisser sous mes testicules, soulevant ceux-ci comme une offrande posée sur une lame d'argent. La pointe de la dague fait couler une goutte de sang sur mon périnée et mon corps tout entier tente de se contracter, alors même que je réussis à réprimer un cri. - Dis-nous toute la vérité, et rien que la vérité, murmure la grande prêtresse d'Athéné. Au premier mensonge, je te ferai manger ta couille gauche. Au deuxième, ce sera la droite. Au troisième, je donnerai les reliefs à mes chiens. Alors je dis tout. Qui je suis. Pourquoi les dieux m'ont ressuscité pour faire de moi un scholiaste. Mes impressions d'Olympos. Ma rébellion contre la Muse, mon agression à l'encontre d'Aphrodite et d'Ares, mon plan pour retourner Achille et Hector contre les dieux... tout. La pointe de la dague ne bouge pas d'un pouce, le métal reste froid contre ma chair. - Tu as pris la forme de la déesse Athéné? chuchote Théano. Tu as le pouvoir de faire une telle chose? - Ce pouvoir appartient - ou appartenait - aux outils que je porte. Je ferme les yeux et serre les dents, redoutant de sentir le métal me taillader les chairs. Hélène prend la parole. - Raconte à Hécube, à Laodice, à Théano et à Andromaque ce que sera notre avenir. Notre destin. - Il n'a rien d'un voyant auquel les dieux auraient accordé ce don, proteste Hécube. Il n'est même pas civilisé. Écoutez-le parler. Un vrai barbare. - Il admet être venu d'un lieu fort éloigné, dit Hélène. Il ne peut s'empêcher d'être un barbare. Mais écoute ce qu'il voit dans notre futur, noble fille de Dymas. Parle, Hock-en-bear-eeee. Je m'humecte les lèvres. Les yeux de Théano, dont la couleur évoque la mer du Nord, sont ceux d'une fanatique, d'un Waffen SS. Hécube, elle, a des yeux noirs qui me semblent moins intelligents que ceux d'Hélène. Les yeux de Laodice sont voilés; ceux d'Andromaque sont étincelants, farouches, dangereusement forts. - Que voulez-vous savoir? demandé-je. Tout ce que je dirai aura trait au destin de ces femmes, de leur ville, de leurs époux, de leurs enfants. - Toute la vérité. Tout ce que tu crois savoir, dit Hélène. Je n'hésite qu'une seconde, m'efforçant d'oublier la lame féministe de Théano menaçant mes parties intimes. - Ceci n'est pas une vision de l'avenir, déclaré-je, mais le souvenir que je garde d'un conte relatant votre avenir, c'est-à-dire mon passé. Sachant qu'un tel propos est sûrement insensé à leurs oreilles, et me demandant si mon accent - quel accent? je ne pense pas parler le grec avec un accent - leur a permis de le comprendre, j'entreprends de leur raconter les jours et les mois à venir. Je leur dis qu'Ilium va tomber, que le sang va couler à flots dans ses rues, que leurs demeures seront incendiées. Je dis à Hécube que Priam, son époux, sera assassiné dans leur temple privé, au pied de la statue de Zeus. Je dis à Andromaque qu'Hector, son époux, sera terrassé par Achille sans qu'aucun de ses concitoyens trouve le courage d'aller à son aide, et qu'Achille traînera ensuite son cadavre derrière son char, puis l'emportera dans le campement achéen pour que les soldats lui pissent dessus et que les chiens le dévorent. Puis je lui dis que dans quelques semaines à peine, Scamandrios, son fils, sera jeté du haut des remparts de la cité, que sa cervelle se répandra sur les rochers en contrebas. Je dis à Andromaque que ses souffrances ne s'arrêteront pas là, car elle sera condamnée à vivre et à être emmenée comme esclave dans les îles grecques, où elle finira ses jours au service des hommes qui ont tué Hector, incendié sa ville et massacré son fils. Oui, elle finira ses jours à souffrir en silence, à écouter les héros achéens vieillissants se remémorer en riant le glorieux temps où ils se livraient au viol et au pillage. Pour le bénéfice de Laodice et de Théano, je décris le viol de Cassandre, et le viol de milliers d'autres Troyennes, femmes mûres et jeunes filles confondues, sans parler des milliers d'autres qui préféreront le fil de l'épée à un tel avilissement. Je raconte à Théano comment Odysseus et Diomède voleront le Palladion sacré dans le temple secret d'Athéné, revenant profaner celui-ci une fois qu'ils auront conquis la cité. Et je précise à la prêtresse qui me tient à sa merci qu'Athéné ne fera rien - strictement rien - pour empêcher viols, pillages et profanations. Et je redonne à Hélène les détails de la mort de Paris, et du sort qui l'attend aux mains de Ménélas, son précédent époux. Puis, lorsque j'ai régurgité tout ce que j'ai appris de VIliade, j'explique une nouvelle fois que j'ignore si tout ceci se produira, bien que nombre d'événements décrits par l'épopée se soient déjà produits durant les neuf ans et quelques que j'ai passés ici, et je me tais enfin. Je pourrais leur parler du périple d'Odysseus, ou bien du meurtre d'Agamemnon en son palais, voire de l'Enéide de Virgile, où Troie prend sa revanche en étant à l'origine de la fondation de Rome, mais cela ne les intéresserait sûrement pas. Lorsque j'ai achevé ma sinistre litanie, je fais enfin silence. Aucune de ces cinq femmes ne verse une larme. Aucune d'elles n'a changé d'expression depuis que je me suis lancé dans la description minutieuse du destin qui les attend. Épuisé, vidé, je ferme les yeux dans l'attente de mon propre destin. Elles m'autorisent à m'habiller, mais Hélène me fait apporter une tunique propre. L'un après l'autre, elle prend chacun de mes accessoires - le médaillon TQ, le taser, le casque d'Hadès et le bracelet de morphing - et me demande s'il recèle une partie du " pouvoir que j'ai emprunté aux dieux ". J'envisage de mentir -je tiens notamment à récupérer le casque -, mais, en fin de compte, je dis la vérité sur chaque objet. - Marchera-t-il si l'une d'entre nous cherche à l'utiliser? demande Hélène. C'est là que j'hésite, parce que, en fait, je n'en sais rien. Et si les dieux avaient réglé le taser et le bracelet sur mes empreintes digitales, par exemple, afin que ni Grecs ni Troyens ne puissent en détourner l'usage si jamais ils les ramassaient sur le champ de bataille? C'est du domaine du possible. Nul scholiaste ne s'est jamais posé la question. Quoi qu'il en soit, l'utilisation du bracelet de morphing et du médaillon TQ demandent un certain entraînement, et je fais part de ce détail aux femmes. Le casque d'Hadès doit marcher avec tout le monde, vu qu'il s'agit d'un objet volé. Hélène ne consent à me restituer que l'impacto-armure qui est intégrée à ma cape et à mon plastron de cuir. Elle fourre les cadeaux des dieux dans une besace, les autres femmes lui adressent un signe de tête, et nous sortons tous les six. Nous quittons la demeure d'Hélène pour nous diriger vers le temple d'Athéné, empruntant les rues inondées de soleil matinal. - Que va-t-il se passer? demandé-je. Nous parcourons d'un pas pressé les ruelles et les venelles grouillantes de monde, cinq femmes au visage fermé, vêtues de robes noires ressemblant aux burqas des musulmanes du XXe siècle, et un homme dépassé par les événements. Je jette des regards anxieux au-dessus des toits, m'attendant à voir apparaître la Muse à bord de son char. - Silence! souffle Hélène. Nous parlerons lorsque Théano nous aura protégés des oreilles des dieux. Alors que nous allons arriver au temple, Théano produit une robe noire et insiste pour que je l'enfile. Nous ressemblons tous à des femmes voilées lorsque nous entrons par une porte dérobée et traversons des corridors déserts, six femmes dont une chaussée de sandales de guerrier. Je ne suis jamais venu dans ce temple, et le premier aperçu que j'en ai est tout sauf décevant. Le grand hall est gigantesque, plongé dans une pénombre que percent à grand-peine cierges et braseros. Son atmosphère me rappelle une église catholique - une odeur d'encens imprégnant un espace caverneux où même les échos sont étouffés. Mais en lieu et place d'un autel et d'une statue de la Vierge à l'enfant, cet espace est dominé par la gigantesque effigie d'Athéné - haute d'environ dix mètres, sculptée dans une pierre blanche mais avec une peau peinte en rosé, des joues et des lèvres bariolées de rouge, des yeux qui semblent taillés dans la nacre -, une effigie tenant un bouclier ouvragé en or massif, caparaçonnée dans un plastron de cuivre rouge incrusté d'or et ceinte d'une écharpe en lapis-lazuli, qui brandit une lance en bronze de douze mètres de long. Impressionné, je me fige sur le seuil pour la contempler. C'est ici, au pied des sandales sacrées d'Athéné, qu'Ajax le Grand capturera et violera Cassandre, la fille de Priam. Hélène fait demi-tour, m'agrippe par le bras et m'entraîne dans un couloir. Je me demande si je ne suis pas le premier homme à pénétrer dans le saint des saints du temple d'Athéné à Ilium. Le Palladion et le temple lui-même ne sont-ils pas gardés par de jeunes vierges? J'aperçois le regard noir que me lance la prêtresse Théano et je presse le pas. Théano n'a rien d'une vierge - c'est l'épouse du farouche Anténor et une femme au caractère bien trempé. Je suis les cinq femmes dans un escalier enténébré débouchant sur une grande cave, que n'éclairent que quelques chandelles. Théano parcourt les lieux du regard, écarte une tapisserie, attrape dans les replis de sa robe une clé de forme étrange, l'insère dans un mur apparemment solide, qui pivote pour révéler un nouvel escalier, assez raide et éclairé par des torches. Nous nous y engouffrons derrière elle. Ce nouveau sous-sol contient un couloir bordé par quatre pièces, et on me pousse dans la dernière d'entre elles, relativement minuscule - six mètres sur six, à vue de nez - et meublée en tout et pour tout d'une table en bois, de quatre trépieds émettant une chiche lumière - un dans chaque coin - et d'une statue d'Athéné, plus petite et plus grossière que celle du rez-de-chaussée. Elle mesure à peine plus d'un mètre. - Voici le seul et unique Palladion, Hock-en-bear-eeee, murmure Hélène. Cette sculpture sacrée, taillée dans une pierre tombée du ciel, est le témoignage de la protection tutélaire d'Athéné. Selon la légende, Troie tombera le jour où elle sera dérobée. Théano et Hécube font taire Hélène d'un regard. Mon ex-amante - tu parles d'une brève rencontre! - vide sa besace sur la table et nous nous asseyons autour de celle-ci, les yeux fixés sur le casque d'Hadès, le bracelet de morphing, le taser et le médaillon TQ. Seul ce dernier semble avoir une quelconque valeur. Pour ce qui est des autres objets, je n'en voudrais pas si je les voyais au marché aux puces. Hécube se tourne vers Hélène. - Dis à cet... homme... que nous devons nous assurer de la véracité de ses dires. Vérifier le prétendu pouvoir de ses jouets. La mère d'Hector et de Paris soupèse le bracelet de morphing. Je sais qu'elle ne peut pas l'activer, mais je lui dis: - Il ne peut plus fonctionner que quelques minutes. Ne le touchez pas. Cette femme si distinguée me jette un regard dédaigneux. Lao-dice prend le taser et le tourne dans ses mains pâles. - C'est avec cette arme que tu as terrassé Patrocle? demande-t-elle. C'est la première fois qu'elle parle en ma présence. - Oui. - Comment fonctionne-t-elle? Je lui montre comment activer le bâton, en pressant trois points et en imprimant une légère torsion. Cette arme est calibrée pour ne répondre qu'au contact de mes doigts, j'en suis persuadé. Les dieux ne sont pas stupides au point de courir le risque de la voir tomber en de mauvaises mains, même si son mécanisme est trop complexe pour être découvert par hasard. Je vais pour expliquer à Laodice et aux autres que moi seul peux travailler avec les outils divins. Laodice braque le taser sur mon torse et l'actionne. Jadis, alors que je randonnais avec Susan dans le comté de Brown, en Indiana, la foudre a frappé le sommet d'une colline à dix pas de moi, me jetant à terre et me laissant aveugle et à moitié inconscient pendant plusieurs minutes. Nous en plaisantions souvent - pensez aux chances pour qu'un tel incident vous arrive -, mais j'avais des sueurs froides chaque fois que j'y repensais. Ce qui m'arrive maintenant est encore pire. J'ai l'impression qu'on vient de me frapper avec un tisonnier chauffé à blanc. Je m'envole de mon tabouret, j'atterris sur le sol de pierre, et je me rappelle avoir tressailli comme un épileptique - des bras comme des jambes - juste avant de m'évanouir. Lorsque je reviens à moi, j'ai mal partout, j'ai les oreilles qui bourdonnent, le crâne qui carillonne, et les quatre femmes, loin de me prêter une quelconque attention, regardent un coin de la pièce où il n'y a personne. Quatre femmes? Je croyais qu'elles étaient cinq. Je me redresse en position assise, secoue la tête pour me remettre les idées en place et y voir un peu plus clair. Andromaque est partie. Peut-être est-elle allée chercher un guérisseur. Peut-être les Troyennes m'ont-elles cru mort. Andromaque réapparaît soudain dans le coin que fixent les quatre autres. La femme d'Hector ôte le casque d'Hadès et le tend devant elle. - Le casque de mort est conforme à ce qu'en disent les vieilles légendes, déclare-t-elle. Mais pourquoi les dieux l'auraient-ils donné à un être tel que lui? Elle me désigne d'un hochement de tête et jette sur la table la cagoule de cuir et de métal. Théano brandit le médaillon TQ. - Nous ne savons pas faire fonctionner ceci, dit-elle. Montre-le-nous. Je suis tellement sonné qu'il me faut quelques secondes pour comprendre qu'elle s'adresse à moi. - Pourquoi le ferais-je? dis-je en me levant, prenant appui sur la table. Pourquoi vous aiderais-je? Hélène vient jusqu'à moi et me pose une main sur le bras. Je me dégage. - Hock-en-bear-eeee, ronronne-t-elle. Tu ne vois donc pas que ce sont les dieux qui t'ont envoyé à nous? - Qu'est-ce que tu racontes? Je jette un regard inquiet autour de moi. - Non, les dieux ne peuvent pas nous entendre ici, dit Hélène. Les murs de cette pièce sont doublés de plomb. Le plomb empêche les dieux de voir comme d'entendre. Cela fait des siècles qu'on sait cela. Je la fixe en plissant les yeux. Pourquoi pas, après tout? Le plomb fait aussi barrage à Superman et à sa vision aux rayons X. Mais pour quelle raison a-t-on aménagé un caisson de protection dans le temple d'Athéné? Andromaque s'approche de moi. - Hock-en-bear-eeee, ami d'Hélène, cela fait des années que nous ouvrons pour mettre fin à cette guerre, nous les femmes de Troie - Hélène y compris. Mais les hommes - Achille, les Argiens, et même nos époux et nos pères troyens - ont tout pouvoir sur nous. Ils n'obéissent qu'aux dieux. Et voilà que les dieux, entendant nos prières les plus secrètes, t'envoient à nous pour nous servir d'instrument. Si tu nous aides à accomplir nos plans, nous changerons le cours des événements, sauvant non seulement notre cité, notre vie et celle de nos enfants, mais aussi le destin de l'humanité tout entière - nous libérant du joug des déités cruelles et arbitraires. Je secoue la tête une nouvelle fois et j'éclate de rire. - Il y a une petite faille dans ton raisonnement, ma chère. Pourquoi m'enverraient-ils à vous afin que je devienne votre instrument alors que votre but est de renverser les dieux? Cela n'a pas de sens. Les cinq Troyennes me fixent durant un moment. Puis Hélène déclare: - Il y a plus de dieux que n'en rêve ta philosophie, Hock-en-bear-eeee. Je la regarde durant une seconde, puis conclus à une coïncidence. Ou alors je n'ai pas bien entendu. J'ai toujours les oreilles qui bourdonnent sous l'effet du taser. - Rendez-moi mes outils, dis-je pour les mettre à l'épreuve. Elles font glisser vers moi le casque d'Hadès, le taser, le bracelet de morphing et le médaillon TQ. Je brandis le taser comme pour les tenir en respect. - Quel est votre plan? - Jamais mon époux ne m'aurait crue si je lui avais dit que la déesse Aphrodite était subitement apparue chez nous pour enlever Scamandrios et sa nourrice, déclare Andromaque. Hector a servi ces dieux durant toute sa vie. Il n'a rien d'un égocentrique comme Achille, le tueur d'hommes. Il aurait conclu que les dieux cherchaient à le mettre à l'épreuve. Il faudrait qu'Aphrodite ou un autre dieu tue notre fils devant témoins, devant Hector lui-même, pour que sa rage se déchaîne. Pourquoi n'as-tu pas tué mon fils? Cette question me laisse sans voix. C'est Andromaque qui répond à ma place. - Tu n'es qu'un crétin sentimental, crache-t-elle. Tu as dit que Scamandrios serait jeté du haut des remparts si tu n'altérais pas les projets des dieux. - Oui. - Et cependant, tu n'as pas voulu tuer cet enfant qui est déjà promis à la mort, bien que le succès de ton plan en dépende, ton plan pour mettre un terme à cette guerre et remporter le conflit qui t'oppose aux dieux. Tu es un faible, Hock-en-bear-eeee. - Oui, reconnais-je. Hécube m'intime l'ordre de m'asseoir, mais je reste debout, le taser à la main. - Comment comptez-vous mettre fin à cette guerre? J'ai presque peur d'entendre la réponse à ma question. Andromaque irait-elle jusqu'à tuer son enfant pour parvenir à ses fins? Je la regarde dans les yeux, et j'ai encore plus peur. - Nous te dirons quel est notre plan, répond la reine Hécube, mais tu dois d'abord nous prouver que ces deux jouets fonctionnent ainsi que tu l'affirmes. Elle désigne le bracelet de morphing et le médaillon. Sans les quitter des yeux, je passe le bracelet à mon poignet. Selon la jauge, il me reste moins de trois minutes d'autonomie. J'enregistre Hécube au moyen de la fonction scan, puis je lance la fonction morphing. La véritable Hécube disparaît comme j'assume son onde de probabilité quantique. - Vous me croyez maintenant? demandé-je avec sa voix. Je lève mon poignet - le poignet d'Hécube - et leur montre le bracelet. Puis je sors le taser des replis de sa robe. Les quatre femmes, Hélène y compris, poussent un cri et reculent d'un pas, aussi choquées que si je venais de tuer la vieille douairière d'un coup d'épée bien placé. Plus choquées, sans doute - périr par l'épée n'est pas chose rare dans leur univers. Je désactive le bracelet et Hécube réapparaît là où elle se trouvait quelques instants plus tôt. Elle sursaute, bien qu'elle n'ait rien senti, je le sais, et les cinq femmes se mettent à bavarder comme des pies. Je consulte la jauge virtuelle. Plus que deux minutes vingt-huit secondes d'autonomie. Je passe le médaillon TQ autour de mon cou. Au moins ce gadget-là ne semble-t-il pas sur le point de se décharger. - Vous voulez que je disparaisse et réapparaisse pour vous prouver que ce truc fonctionne bien, lui aussi? demandé-je. Hécube a retrouvé sa contenance. - Non, fait-elle. Tous nos plans - les tiens comme les nôtres - dépendent de ta capacité à aller à Olympos sans être détecté et à en revenir. Peux-tu emmener l'une de nous là-bas? J'hésite de nouveau. - Je le puis, dis-je finalement, mais le casque d'Hadès ne peut rendre qu'une seule personne invisible. Si l'une de vous m'accompagnait à Olympos, elle ne manquerait pas d'être vue. - Alors tu dois ramener de là-bas un objet qui prouvera que tu y es allé, dit Hécube. Je lève les mains, les paumes tendues vers le ciel. - Quoi donc? Le pot de chambre de Zeus? Les cinq femmes reculent à nouveau d'un pas, comme si je venais de proférer une obscénité. Je me rappelle que le blasphème n'a rien de la distraction cynique qu'il est devenu à mon époque, et ce pour d'excellentes raisons. Les dieux sont bien réels, et on ne les insulte pas sans en subir les conséquences. Je jette un coup d'oeil aux murs, espérant que le plomb nous protège bien de la curiosité d'Olympos - pas à cause de ma vanne, mais parce c'est bel et bien un déicide que nous projetons de commettre. - Lorsque je me suis tenue auprès d'Aphrodite lors du jugement des dieux, dit Hélène à voix basse, j'ai remarqué que la déesse se brossait les cheveux avec un splendide peigne d'argent, forgé par un dieu artisan. Va dans ses appartements d'Olympos et rapporte-le ici. Je vais pour lui rappeler ce que je lui ai déjà dit - à savoir qu'Aphrodite repose en ce moment dans une cuve de soins -, puis je me ravise. Le peigne en question ne s'y trouve sûrement pas avec elle. - D'accord, dis-je en empoignant le médaillon et en coiffant le casque d'Hadès. Ne bougez pas d'ici pendant mon absence. Comme le casque est en place avant que j'actionne le médaillon, elles ont sûrement l'impression de recevoir un ordre émanant du vide. J'ignore où se trouvent exactement les appartements d'Aphrodite - sans doute a-t-elle la jouissance de l'un de ces édifices blancs bordant le lac du cratère -, mais je me souviens que le jour où elle m'a reçu, allant presque jusqu'à me séduire - le jour où elle m'a ordonné de tuer Athéné -, la Muse m'avait conduit à elle et nous avait laissés dans une pièce toute proche du grand hall des dieux. Si ce n'étaient pas ses appartements privés, c'était au moins un studio qui lui était réservé près du grand hall, une sorte de pied-à-terre1 olympien. J'apparais dans le grand hall et je retiens mon souffle. Toutes les mezzanines sont vides, le hall est plongé dans la pénombre et le gigantesque bassin holographique n'affiche que des parasites. Mais plusieurs dieux sont présents, notamment Zeus que je croyais en train d'observer le champ de bataille depuis les pentes du mont Ida. Le roi des dieux est assis sur son trône d'or. Il est entouré de dieux du sexe masculin, parmi lesquels Apollon. Ils mesurent tous trois mètres, au bas mot. Je me trouve à douze mètres de distance, invisible grâce au casque d'Hadès, mais je manque m'éclipser tellement je redoute qu'ils n'entendent mon souffle. Cependant, leur attention est monopolisée par quelque chose. Au pied du trône, au centre du cercle formé par les dieux, totalement incongrus dans un tel contexte, se tiennent ce qui ressemble à un crabe métallique en piteux état, aussi gros qu'une fourgonnette Ford, et un petit robot tout brillant, vaguement humanoïde. Ce dernier parle - et en anglais, qui plus est. Les dieux l'écoutent, et ils n'ont pas l'air contents. 38. Atlantide, orbite terrienne - Je ne comprends pas pourquoi les posthumains ont donné le nom d'" Atlantide " à l'endroit où nous nous rendons, déclara Harman. - Les décisions des posts m'étaient incompréhensibles dans l'immense majorité des cas, répliqua Savi depuis le poste de pilotage du rampeur. Daeman leva les yeux de son casse-croûte, consistant en un tiers de leur toute dernière barre alimentaire. - Qu'est-ce que ce nom a d'étrange? - Sur les cartes datant de l'Ère perdue, répondit Harman, le terme " océan Atlantique " désigne la grande étendue d'eau à l'ouest d'ici, au-delà des Mains d'Hercule. Mais nous nous trouvons dans un bassin qui était jadis la mer Méditerranée. Nous ne sommes pas dans l'Atlantique. 1. En français dans le texte. (N.d.T.) - Ah bon? fit Daeman. - Eh non. - Et alors? Harman se contenta d'un haussement d'épaules, mais Savi prit la parole. - Il est possible que les posts aient voulu faire un trait d'humour. Mais je crois me rappeler que Platon, un écrivain antérieur à l'Ère perdue, évoque une cité ou un royaume du nom d'Atlantide qui se serait trouvé dans cette région, à l'époque où c'était une mer. - Platon, répéta Harman. Au cours de mes lectures, je suis tombé sur un nom qui ressemble à celui-ci. Illustré par un dessin des plus étranges. Ça avait rapport avec un chien... Savi hocha la tête. - Nombre des icônes de l'Ère perdue ont perdu toute signification à nos yeux. - Qu'est-ce qu'un chien? demanda Daeman. Il but une gorgée d'eau à même le goulot. Sa portion de barre alimentaire n'avait pas suffi à le rassasier, mais il n'y avait plus rien d'autre à manger dans le rampeur. - Un petit mammifère jadis commun, qui servait d'animal de compagnie, expliqua Savi. J'ignore pourquoi les posts ne l'ont pas sauvé de l'extinction. Peut-être que le virus rubicon frappait aussi les chiens. - Ça ressemblait aux chevaux? interrogea Daeman. Jusqu'à une date récente, il avait cru que les gigantesques animaux qu'on voyait dans le turin étaient des créatures imaginaires. - Les chiens étaient plus petits et plus velus, dit Savi. Mais leur espèce est tout aussi éteinte. - Pourquoi les posts ont-ils ressuscité les dinosaures plutôt que ces chiens et ces fabuleux chevaux? demanda Daeman avec un frisson non simulé. - Comme je viens de le dire, les actions des posts étaient en majorité incompréhensibles. Ils s'étaient réveillés de bon matin et avaient passé la journée à rouler en direction du nord-nord-ouest, traversant des champs où l'on cultivait toutes les céréales connues de Daeman, plus d'autres qu'il n'avait jamais vues avant ce jour. Ils avaient franchi à deux reprises des rivières peu profondes, plus un canal en permabéton heureusement asséché, autant d'obstacles que le rampeur avait négociés sans peine grâce à ses grandes roues et à ses essieux articulés. Il y avait des serviteurs dans ces champs, et ce spectacle familier rassura Daeman jusqu'à ce qu'il prenne conscience de la taille de certains d'entre eux - ils faisaient jusqu'à cinq mètres de haut et deux mètres cinquante de large, soit beaucoup plus que les machines auxquelles il était habitué -, et récoltes et serviteurs ne firent que devenir de plus en plus bizarres à mesure qu'ils s'enfonçaient dans le Bassin. Le rampeur avançait péniblement entre deux murailles de végétaux que Savi appelait des cannes à sucre, sur une route si étroite que ses roues écrasaient les cannes en question sur leur passage, lorsque Harman aperçut les humanoïdes gris-vert qui semblaient suivre leur progression. Ils se déplaçaient avec une telle vivacité, une telle fluidité, qu'ils ne faisaient même pas frémir les tiges, pareils à des spectres cadavériques courant en leur sein. - Des calibani, dit Savi. Je ne pense pas qu'ils nous attaqueront. - Je croyais que tu t'en étais assurée, dit Daeman. Tu sais, avec cet adène contenu dans les mèches de cheveux que tu nous as volées. Savi eut un sourire. - Un contrat passé avec Ariel n'est jamais garanti. Mais si les calibani avaient voulu nous stopper, je pense qu'ils l'auraient fait la nuit dernière. - Le champ de force de l'habitacle va les arrêter, n'est-ce pas? demanda Daeman. La vieille femme haussa les épaules. - Les calibani sont plus malins que les voynix. Peut-être nous réservent-ils une surprise. Daeman frissonna et guetta les pâles silhouettes rôdant autour d'eux, ne réussissant qu'à les entrevoir. Le rampeur quitta les cannes à sucre pour gravir une petite colline. La route courait ensuite entre des champs de blé d'hiver, dont les tiges mesuraient à peine cinquante centimètres et que caressait une brise soufflant de l'ouest. Les calibani, une bonne douzaine de chaque côté, émergèrent des cannes à sucre pour fouler le blé derrière le rampeur, maintenant avec lui une distance de cinquante à soixante mètres. Une fois à l'air libre, ils se mirent à courir à quatre pattes. - Je n'aime vraiment pas leur allure, commenta Daeman. - Tu aimerais encore moins celle de Caliban, lança Savi. - Je croyais que c'étaient des calibani. Décidément, il était impossible de comprendre cette vieille folle, songea Daeman. Savi sourit, négociant sans problème le franchissement d'une série de six conduits ou canalisations courant d'est en ouest. - On raconte que les calibani ont été obtenus par clonage de Caliban, qui forme la trinité de Gaia avec Ariel et Prospéra. - On raconte que, railla Daeman. Tu ne sais que répéter des ragots. N'as-tu aucune connaissance de première main? Ces vieilles histoires sont grotesques. - C'est le cas de certaines d'entre elles, concéda Savi. Et bien que j'aie déjà vécu quinze cents ans ou plus, cela ne signifie pas que j'ai été présente durant tout ce temps. Par conséquent, je suis bien obligée de répéter certaines rumeurs. - Que veux-tu dire, tu n'as pas été présente durant tout ce temps? demanda Harman avec un intérêt évident. Savi se mit à rire, mais Daeman se dit qu'elle ne semblait pas amusée pour autant. - Je suis bien mieux nanorenforcée que vous autres Éloïs, dit-elle. Mais personne ne vit éternellement. Ni même quatorze cents ans. Ni même mille. Je passe le plus clair de mon temps comme Dracula, endormie dans les cryocrèches longue durée du Golden Gâte ou d'ailleurs. J'en sors de temps à autre, pour voir ce qui a pu se passer, pour tenter de libérer mes amis du rayon bleu. Puis je replonge dans la glace. Harman se pencha en avant. - Combien de temps es-tu restée... en éveil? - Moins de trois cents ans en tout. Et ça suffit amplement à fatiguer le corps. Et l'esprit. Et l'âme. - Qui est Dracula? demanda Daeman. Savi ne répondit pas et continua de rouler vers le nord-nord-ouest. Elle leur avait dit que leur destination se situait à quatre cent cinquante kilomètres de leur point d'accès au Bassin, sur la côte d'une terre jadis nommée Israël - un mot que Daeman n'avait jamais entendu avant ce jour. Cela dit, l'expression " quatre cent cinquante kilomètres " ne signifiait pas grand-chose pour Harman, et rien du tout pour Daeman, car il était rare qu'un trajet en cabriolet ou en droski tracté par voynix soit supérieur à deux ou trois kilomètres. Quand il fallait aller plus loin, Daeman ne connaissait que le fax. Ainsi que tous ses semblables, d'ailleurs. Néanmoins, ils avaient franchi la moitié de cette distance vers midi, et c'est à ce moment-là que la route d'argile rouge arriva à son terme, que le terrain devint nettement plus accidenté et que le rampeur dut ralentir sensiblement, faisant parfois des détours de plusieurs kilomètres avant de retrouver son cap initial. Savi maintenait celui-ci au moyen d'un petit instrument péché dans son sac à dos et d'une carte dessinée à la main et maintes fois pliée et repliée. - Pourquoi n'utilises-tu pas une fonction de localisation? s'enquit Daeman. - Le farnet et l'allnet sont opérationnels dans le Bassin, mais pas le proxnet, et notre destination n'est répertoriée dans aucune base de données. Je me sers d'une carte et de cet antique instrument baptisé boussole. Et ça marche. - Et comment ça marche? demanda Harman. - Par magie. Cette réponse contenta Daeman. Ils descendaient régulièrement, au sein d'une topographie de plus en plus chaotique, le parcellaire cultivé ayant laissé la place à des alignements de rochers, des ravines et, de temps à autre, des bosquets de bambous ou de hautes fougères. Les calibani avaient disparu, mais peut-être étaient-ils tout simplement dissimulés par les rideaux de pluie qui tombaient depuis qu'ils avaient atteint cette zone désolée. Le rampeur passa devant d'étranges artefacts: de nombreuses carcasses de bateaux, en bois et en métal, une cité de colonnes ioniennes mises à bas, d'antiques objets en plastique luisant au sein des sédiments gris, les os délavés de multiples créatures marines et plusieurs conteneurs rouilles de belle taille que Savi appela des " sous-marins ". La pluie se fit plus douce durant l'après-midi et ils virent apparaître au nord-ouest une sorte de mesa. Elle ressemblait davantage à une montagne, en fait, avec des sommets vallonnés plutôt qu'escarpés, large et verdoyante, bordée de falaises vertigineuses. - C'est là que nous allons? demanda Daeman. - Non, répondit Savi. Ceci est Chypre. J'y ai perdu ma virginité il y aura mille quatre cent quatre-vingt-deux ans mardi prochain. Daeman et Harman échangèrent un regard en douce. Tous deux eurent la sagesse de ne faire aucun commentaire. En fin d'après-midi, ils abordèrent une zone marécageuse, à l'issue de laquelle la route d'argile rouge refit son apparition, bordée de champs cultivés. Dans ceux-ci s'affairaient des serviteurs aux formes étranges, mais aucun ne leva la tête sur le passage du rampeur. La plupart d'entre eux semblaient dépourvus d'yeux. À un moment donné, la route disparut sous une rivière large de deux cents mètres. Savi scella la porte coulissante, les privant d'air frais, s'assura que le champ de force était activé et fonça depuis la berge. La rivière était relativement profonde - douze mètres ou plus au centre de son lit - et les phares du rampeur avaient peine à éclairer ses eaux boueuses. Daeman fut surpris de la force du courant, étant donné la largeur et la profondeur du lit, et le véhicule subissait de telles embardées que Savi dut batailler ferme pour garder le cap. Une machine pourvue de roues plus petites, d'essieux moins flexibles ou d'un moteur moins puissant aurait sûrement été emportée vers l'aval, songea Daeman. Lorsqu'ils émergèrent sur la rive nord et que le véhicule se débarrassa de l'eau et de la boue dont il était recouvert, Harman déclara: - Je ne savais pas que le rampeur pouvait aller sous l'eau. - Moi non plus, rétorqua Savi. Elle s'orienta, puis fonça vers le nord-nord-ouest. Les ergostructures apparurent peu après, et Harman fut le premier à les remarquer. La toute première ondoyait et frémissait sur leur gauche, à trente mètres de la chaussée argileuse, dans un espace dégagé derrière un bosquet de bambous. Savi fit halte pour qu'ils aillent la voir de plus près, bien que Daeman ait hésité à descendre en dépit de l'absence prolongée des calibani. Mais Harman tenait à examiner cet artefact et, comme Daeman ne souhaitait pas rester tout seul à bord du rampeur, il suivit ses deux compagnons au-dehors et jusqu'au pied de l'objet étincelant. Il était assis depuis si longtemps que ça lui fit tout drôle de marcher à nouveau. L'ergostructure était relativement petite - six mètres de long sur un peu moins de trois mètres de haut -, un ovoïde grossier de couleur jaune et orange, parcouru de veines vertes palpitantes, pourvu de pseudopodes poussant en son sommet et à ses extrémités, qui s'agglutinaient pour former des excroissances avant d'être absorbés par la masse principale. La chose flottait à un peu plus d'un mètre au-dessus du sol, et Daeman refusa de s'en approcher à moins de vingt pas, Savi et Harman se montrant moins timorés. - Qu'est-ce que c'est? demanda Harman, dont la tête et les épaules semblèrent disparaître un instant derrière la masse mouvante. - Nous sommes dans la banlieue de l'Atlantide, même si cent kilomètres nous en séparent encore, répondit Savi. Les posts construisaient leurs stations terrestres avec ce matériau. - Quel matériau? (Harman tendit la main vers l'ovoïde.) Je peux toucher? - Certaines de ces formes sont électriquement chargées. D'autres non. Mais ce n'est jamais mortel. Vas-y. Au pire, tu risques d'être un peu secoué. Harman approcha ses doigts de la surface incurvée. Sa main disparut dedans. Lorsqu'il s'empressa de la retirer, des gouttelettes jaune et orange coulèrent de ses doigts pour regagner leur source. - C'est froid, dit-il. Très froid. Il agita les doigts et grimaça. - Il s'agit essentiellement d'une seule et gigantesque molécule, dit Savi. Mais j'ignore comment une telle chose est possible. - Qu'est-ce qu'une molécule? lança Daeman. Il avait reculé de quelques pas quand la main d'Harman avait disparu, de sorte qu'il dut élever la voix pour être entendu. Il ne cessait de jeter des regards apeurés par-dessus son épaule. Savi avait passé son pistolet à sa ceinture, mais la forêt de bambous était trop proche au goût de Daeman. Le soir allait bientôt tomber. - Les molécules sont les éléments minuscules qui composent toutes choses, expliqua Savi. On a besoin d'une loupe spéciale pour les voir. - Pourtant, je vois celle-ci sans difficulté, rétorqua Daeman. Parfois, songea-t-il, on avait l'impression de parler à un enfant quand on s'adressait à Savi - quoique lui-même n'ait jamais fréquenté d'enfant en bas âge. Tous trois regagnèrent le rampeur. La riche lumière du couchant, en se dispersant à travers le verre de l'habitacle comme à travers un prisme, faisait luire les essieux articulés. Loin à l'est, dans la direction de cette montagne qu'était Chypre, les stratocumulus se paraient d'or. - L'Atlantide est en grande partie composée de cette énergie macromoléculaire en suspension, dit la vieille femme. Un résultat des bidouillages quantiques qui obsédaient les posts. Il y a de la véritable matière dans le mélange - ce que les scientifiques de l'Ère perdue appelaient de la " matière exotique " -, mais j'ignore dans quelles proportions, tout comme j'ignore comment ça fonctionne. Je sais seulement que c'est à cause de ça que leurs villes - leurs stations - ne cessent d'entrer et de sortir de notre réalité quantique. - Je ne comprends pas, dit Harman, ce qui dispensa Daeman d'ouvrir la bouche. - Tu ne tarderas pas à le voir par toi-même. Nous devrions apercevoir la cité quand nous roulerons en haut de cette crête, sur l'horizon. Et nous serons arrivés à destination à la tombée de la nuit. Ils reprirent place à bord du rampeur. Avant que Savi fasse démarrer le moteur, Harman lui lança: - Tu es déjà venue ici. Ce n'était pas une question. - Oui. - Tu nous as dit que tu n'étais jamais montée dans les anneaux orbitaux. C'est pour tenter d'y parvenir que tu t'es aventurée ici? - Oui, fit Savi. Je pense que c'est là-haut que je trouverai un moyen de libérer mes amis du rayon neutrinique. D'un vif mouvement de la tête, elle désigna les anneaux e et p qui étincelaient dans le ciel crépusculaire. - Mais tu n'as pas réussi à gagner les anneaux, dit Harman. Pour quelle raison? Savi pivota sur son siège pour lui faire face. - Je te dirai comment et pourquoi j'ai échoué si tu me dis franchement pour quelle raison tu veux aller là-haut. Pourquoi tu as passé des années à chercher un moyen de monter dans les anneaux. Harman la regarda sans broncher pendant une minute, puis détourna les yeux. - Simple curiosité, dit-il. - Ce n'est pas vrai. Savi continua d'attendre. Harman la regarda à nouveau, et Daeman se rendit compte que jamais il n'avait vu son aîné manifester autant d'émotion. - Tu as raison, dit sèchement Harman. Ce n'est pas seulement une question de curiosité. Je veux trouver la firmerie. - De façon à vivre plus longtemps, souffla Savi. Harman serra les poings. - Oui. De façon à vivre plus longtemps. De façon à exister après ce putain de dernier vingt. Parce que je suis assoiffé de vivre. Parce que je veux qu'Ada porte mon enfant, parce que je veux pouvoir le voir grandir, même si un père n'est pas censé faire une chose pareille. Parce que je suis un salopard plein d'appétit -d'appétit de vivre. Satisfaite? - Oui, fit Savi. (Elle se tourna vers Daeman.) Et toi, Daeman Uhr, pour quelle raison as-tu fait le voyage? Daeman haussa les épaules. - Je suis prêt à rentrer chez moi dès qu'on tombera sur un portail fax. - Il n'y en a pas dans les parages. Désolée. Il décida de ne pas relever ce sarcasme. - Pourquoi nous as-tu emmenés avec toi, vieille femme? lança-t-il. Tu connaissais la route. Tu savais où dénicher ce ram-peur. Pourquoi t'encombrer de nous? - Bonne question. La dernière fois que j'ai visité l'Atlantide, je suis venue à pied. Depuis le nord. C'était il y a cent cinquante ans, et j'étais accompagnée de deux Éloïs... pardon, ce terme est insultant... j'étais accompagnée de deux jeunes femmes. Elles étaient motivées par la curiosité. - Que s'est-il passé? interrogea Harman. - Elles sont mortes. - Comment? demanda Daeman. Les calibani? - Non. Les calibani ont tué et dévoré l'homme et la femme qui m'avaient accompagnée la fois précédente, il y a presque trois cents ans. À cette époque, je ne savais pas encore comment entrer en contact avec la biosphère Ariel, et je n'avais pas encore pensé à l'ADN. - Pourquoi êtes-vous toujours trois pour venir ici? s'enquit Harman. Daeman jugea cette question fort étrange. Il aurait préféré avoir des détails supplémentaires sur les défunts compagnons de voyage de Savi. Étaient-ils définitivement morts? Ou bien les avait-on réparés à la firmerie? Savi s'esclaffa. - Tu poses de très bonnes questions, Harman Uhr. Tu le sauras bientôt. Tu verras pourquoi j'ai toujours été accompagnée de deux personnes quand je suis venue en Atlantide, sauf la première fois, il y a plus d'un millénaire. Et il n'y a pas eu que l'Atlantide - il existe d'autres stations. L'Himalaya. L'île de Pâques. Et même le pôle Sud. Des destinations sympas, vu que le sonie ne pouvait pas s'en approcher à moins de cinq cents kilomètres. Daeman ne parvenait plus à suivre. Il aurait voulu en savoir davantage sur ces histoires de meurtre et de cannibalisme. - Mais tu n'as jamais trouvé un vaisseau spatial, une navette, pour te conduire là-haut? demanda Harman. Après toutes ces tentatives? - Il n'y a pas de vaisseau spatial, lâcha Savi. Elle activa les contrôles virtuels, fit démarrer le rampeur et remit le cap au nord-nord-ouest alors que le soleil bariolait de rouge le ciel à l'occident. La cité des posthumains s'étendait sur des kilomètres et des kilomètres sur les fonds marins désormais à ciel ouvert, et ses étincelantes ergostructures atteignaient jusqu'à trois cents mètres de haut. Le rampeur longea des obélisques d'énergie, des sphères flottantes, des escaliers rougeoyants qui ne débouchaient nulle part, des pyramides bleues qui se repliaient sur elles-mêmes, un gigantesque tore vert se mouvant le long de tiges jaunes palpitantes, et d'innombrables cubes et cônes multicolores. Lorsque Savi fit halte et ouvrit la porte coulissante, Harman lui-même sembla hésiter à descendre. Savi s'était assurée que tous trois portaient leurs thermopeaux, et elle attrapa trois masques osmotiques dans un compartiment du rampeur. Il faisait presque nuit et les étoiles avaient rejoint les anneaux dans le ciel purpurin qui virait au noir. L'éclat de la cité d'énergie illuminait le paysage à près de dix kilomètres à la ronde. Savi les précéda sur un escalier rouge - les marches macromoléculaires supportaient leur poids, mais Daeman avait l'impression de fouler une gigantesque éponge. Trente mètres au-dessus du sol, l'escalier s'achevait par une plate-forme carrée faite d'un métal d'un noir terne qui ne renvoyait aucune lumière. En son centre étaient placés trois fauteuils en bois de style antique, avec un haut dossier et un coussin rouge sur le siège. Distants de trois mètres l'un de l'autre et tournés vers l'extérieur, ils formaient un triangle équilatéral dont le centre était un trou creusé dans la plate-forme. - Asseyez-vous, dit Savi. - C'est une blague? dit Daeman. Savi secoua la tête et prit place face à l'ouest. Harman s'assit à son tour. Daeman fit le tour de la plate-forme noire, revint devant le fauteuil encore vide. - Que se passe-t-il ensuite? lança-t-il. On attend quelque chose? Il considéra la gigantesque tour jaune qui poussait à quelques centaines de mètres de là, et dont les remous internes évoquaient ceux d'un nuage d'orage. - Assieds-toi et tu verras, dit Savi. Daeman s'exécuta à contrecour. Le dossier et les accoudoirs de son siège étaient délicatement ouvragés. Sur l'accoudoir gauche se trouvait un disque blanc, sur le droit un disque rouge. Il se garda bien de les toucher. - Quand j'aurai compté jusqu'à trois, appuyez sur le bouton blanc. Celui de gauche, Daeman, au cas où tu serais incapable de distinguer les couleurs. - Je sais reconnaître les couleurs, nom de Dieu! - Très bien, fit la vieille femme. Un, deux... - Attends, attends! s'écria Daeman. Que va-t-il m'arriver si j'appuie sur le bouton blanc? - Absolument rien. Mais nous devons appuyer dessus tous les trois en même temps. Je l'ai appris à mes dépens quand je suis venue ici toute seule. Prêts? Un, deux, trois. Tous pressèrent le bouton blanc. Daeman quitta son siège d'un bond, alla au bord de la plateforme noire, puis parcourut les trente pas le séparant de l'escalier rouge avant de s'arrêter pour regarder derrière lui. La décharge d'énergie résonnait encore dans son crâne. - Bordel! s'exclama-t-il, mais les deux autres, toujours assis, ne pouvaient pas l'entendre. On aurait dit un éclair, se dit-il. Une colonne d'énergie incandescente, d'environ un mètre de large, jaillissant du trou noir placé entre les fauteuils pour monter à l'assaut du ciel noir. Elle montait, montait... puis s'incurvait vers l'ouest telle une aveuglante parabole, donnant l'impression de disparaître mais continuant de transmettre son énergie à... Daeman fut parcouru d'un frisson de terreur qui faillit lui vider les entrailles. Cet éclair connectait la plate-forme à l'anneau e, qui tournait majestueusement à plusieurs milliers de kilomètres d'altitude. À l'une des étoiles mouvantes qui, au sein de cet anneau, parcourait le ciel d'ouest en est. - Reviens! lança Savi, criant pour couvrir le crépitement, le rugissement de l'éclair. Daeman mit plusieurs minutes à obéir - à regagner le fauteuil de bois vide, une main levée pour se protéger les yeux, projetant sur l'escalier rouge une ombre longue de quinze mètres qui se fondait dans celle du siège. Par la suite, il serait toujours incapable d'expliquer pourquoi et comment il était revenu s'asseoir, pourquoi et comment il avait ensuite fait ce qu'il avait fait. - Quand j'aurai compté jusqu'à trois, appuyez sur le bouton rouge, ordonna Savi. Ses cheveux gris se dressaient sur sa tête, ondoyaient tels des serpents pris de démence. Elle dut hurler pour se faire entendre. - Un, deux... Il n'est pas question que je fasse ça, se répétait Daeman. Absolument pas. - Trois! hurla Savi. Elle pressa son bouton rouge. Harman pressa son bouton rouge. Non! pensa Daeman. Mais il pressa son bouton rouge de toutes ses forces. Les trois fauteuils en bois s'envolèrent vers le ciel, tournant autour de la crépitante colonne de foudre, avec une célérité telle qu'un bang supersonique résonna au-dessus du sol du Bassin, faisant trembler le rampeur sur ses amortisseurs. Une seconde plus tard - une fraction de seconde plus tard -, les trois fauteuils étaient hors de vue, et le fouet d'énergie pure entra dans de frénétiques convulsions pour suivre les points de lumière qui boulaient sur l'anneau équatorial. 39. Olympos, Ilium, Olympos Fasciné par ce petit robot, j'ai bien envie de m'attarder dans le grand hall des dieux pour me faire une idée de ce qui se passe, mais j'hésite à m'approcher davantage, craignant d'être entendu par les dieux dans ce vaste espace silencieux. Le dialogue en cours est passé de l'anglais au grec ancien - du moins les dieux, Zeus y compris, s'expriment-ils dans la langue courante que je pratique ici -, mais je ne capte que des bribes de leur conversation: " ... petits automates... jouets... grande mer Intérieure... devraient être détruits... " Plutôt que de m'approcher, donc, je repense à ce qui m'a amené ici - le peigne d'Aphrodite - et à l'importance de la mission que m'ont confiée les Troyennes. Le sort de plusieurs centaines de milliers de personnes dépend peut-être de mes actes, aussi m'éloigné-je, des dieux et de ces étranges machines, à reculons et sur la pointe des pieds, m'engageant dans le long corridor conduisant à la suite où je me suis entretenu avec la déesse de l'Amour quelques jours plus tôt. Quelques jours seulement? Il s'est passé bien des choses depuis lors, songé-je. J'entends des voix - des voix divines - résonner dans le grand hall, et c'est le cour battant que je m'introduis dans le pied-à-terre d'Aphrodite. L'endroit est conforme à mes souvenirs - une pièce sans fenêtre, éclairée par quelques trépieds, meublée d'un sofa et de quelques coussins, plus un bureau en marbre sur lequel est posé un écran émettant une douce lueur bleue. Comme je l'avais mentalement comparé à un écran d'ordinateur, je décide de l'examiner de plus près. Je ne m'étais pas trompé: le rectangle bleu flotte deux ou trois centimètres au-dessus du marbre et, bien qu'il n'affiche rien qui ressemble au bureau de Microsoft Windows, il s'y trouve un cercle blanc qui semble m'inviter à le toucher pour commencer une séance. Ce que je me garde bien de faire. Près du sofa se trouve une table basse où je me rappelle avoir vu certains des objets personnels d'Aphrodite, mais je ne peux qu'espérer la présence d'un peigne dans le lot. Raté. J'aperçois une broche en argent, des petits cylindres en argent - des bâtons de rouge divins? - et un miroir au dos en argent ouvragé, mais pas de peigne. Et merde. J'ignore totalement où se trouve la demeure d'Aphrodite parmi tous les temples poussant sur le vaste sommet d'Olympos, et je ne vais certainement pas demander mon chemin à un dieu. J'ai relevé le défi d'Hélène, mais je ne peux pas lui rapporter son peigne. L'important, toutefois, c'est de prouver aux Troyennes que j'ai le pouvoir d'aller à Olympos et d'en revenir, et le temps presse. Je ne sais pas si elles vont se montrer très patientes. J'attrape le miroir sans prendre la peine de l'examiner, visualise le sous-sol du temple d'Athéné à Ilium et actionne le médaillon TQ. Lorsque je fais mon apparition, il y a sept femmes devant moi, alors que j'en ai laissé cinq quelques minutes plus tôt. Toutes reculent d'un pas à mon arrivée, mais l'une d'elles pousse en outre un cri perçant et se voile la face. J'ai néanmoins le temps de la reconnaître: c'est Cassandre, la plus belle des filles du roi Priam. - Nous as-tu rapporté le peigne, Hock-en-bear-eeee, pour nous prouver que tu es capable d'aller à Olympos tout comme les dieux? demanda Hécube. - Je n'ai pas eu le temps de le chercher. À la place, je vous ai rapporté ceci. Je tends le miroir à la plus proche des Troyennes, c'est-à-dire à Laodice, la fille d'Hécube. - Les gravures sur le dos et le manche sont semblables à celles que j'ai vues sur le peigne de la déesse, déclare Hélène. Cependant... Elle est interrompue par le cri de Laodice, qui manque lâcher le miroir. Théano s'en empare, se regarde dedans, blêmit et le tend à Andromaque. La femme d'Hector s'y mire et rougit. Cassandre le lui arrache des mains, le fixe et pousse un nouveau cri. Hécube saisit le miroir et décoche à Cassandre un regard mauvais. Il est visible que ces deux-là ne s'apprécient guère, et je me rappelle pourquoi: Cassandre, à qui Apollon a accordé le don de prophétie, a supplié le roi Priam de faire tuer Paris le jour même où il est sorti du ventre d'Hécube. Dès son enfance, Cassandre avait prédit les conséquences catastrophiques de la capture d'Hélène et de la guerre qui s'ensuivrait. Toutefois, à en croire la tradition, Apollon a accompagné son cadeau divin d'un sort des plus cruels, condamnant Cassandre à ne jamais être crue. C'est au tour d'Hécube de rester bouche bée devant le miroir. - Qu'y a-t-il? demandé-je. Ce miroir doit avoir un sacré défaut. Hélène le prend des mains de la mère d'Hector et me le tend. - Que vois-tu, Hock-en-bear-eeee? Je fixe mon reflet. Il est... étonnant. Semblable à moi et pourtant différent. J'ai le menton plus volontaire, le nez moins gros, les yeux plus francs, les pommettes plus hautes, les dents plus blanches... - Vous avez toutes vu la même chose? interrogé-je. Ce reflet idéalisé de vous-mêmes? - Oui, répond Hélène. Le miroir d'Aphrodite ne montre que la beauté. Nous nous voyons dedans comme des déesses. Je suis incapable d'imaginer Hélène plus belle qu'elle ne l'est déjà, mais j'opine et effleure la surface du miroir. Ce n'est pas du verre. C'est doux, souple, un peu comme l'écran d'un ordinateur portable. Peut-être en est-ce un, peut-être que son dos en argent ouvragé dissimule de puissantes micropuces, des programmes de morphing vidéo, des algorithmes renforçant la symétrie, idéalisant les proportions, bref appliquant les canons de la beauté classique. - Hock-en-bear-eeee, reprend Hélène, je te présente deux de nos compagnes, qui sont ici ce matin pour juger de la vérité de tes dires. Cette jeune femme est Cassandre, fille de Priam. Son aînée est Hérophilé, la " bien-aimée d'Héré ", doyenne des sibylles et prêtresse d'Apollon Sminthéen. C'est elle qui a interprété le rêve d'Hécube il y a bien des années de cela. - De quel rêve s'agit-il? demandé-je. Hécube, qui ne semble pas mieux disposée envers Hérophilé qu'envers Cassandre, me répond: - Alors que j'étais enceinte de mon deuxième enfant, c'est-à-dire de Paris, j'ai rêvé que je donnais naissance à un brandon qui embrasait Ilium, la détruisant en totalité. Et cet enfant devenait alors l'une des Érinyes - une enfant de Cronos, ou alors la fille de Phorcis, ou encore le rejeton d'Hadès et de Perséphone - plus probablement la fille de la sinistre Nuit. Cette Érinye de feu n'avait pas d'ailes mais ressemblait néanmoins aux Harpies. Son haleine empestait le soufre. Une humeur empoisonnée coulait de ses yeux. Sa voix était pareille au cri d'une génisse terrifiée. Elle portait à sa ceinture un fouet aux lanières cloutées de cuivre. Elle tenait une torche vive dans une main et un serpent dans l'autre, elle demeurait dans les enfers et elle était née pour venger les affronts faits à toutes les mères. Pour annoncer son arrivée, tous les chiens d'Ilium hurlaient à la mort. - Ouaouh! je fais. Voilà un sacré rêve. - J'ai vu que cette Érinye n'était autre que l'enfant qui recevrait le nom de Paris, intervient la vieille prêtresse dénommée Hérophilé. Cassandre l'a vu, elle aussi, et elle a recommandé qu'il soit tué aussitôt sorti du ventre maternel. (Elle jeta un regard noir à Hécube.) On n'a pas suivi nos conseils. Hélène s'interpose entre les deux femmes. - Nous avons toutes eu des visions montrant Troie incendiée, Hock-en-bear-eeee. Certaines sont suscitées par l'angoisse que nous inspire notre sort, celui de nos enfants et de nos époux, d'autres nous sont envoyées par les dieux, mais nous ne savons pas faire le tri entre elles. Nous devons donc juger celles que tu nous apportes. Cassandre va te poser des questions. Je me tourne vers la jeune femme. Quoique d'allure anorexique, elle est d'une beauté à couper le souffle. Ses ongles sont mordus jusqu'au sang, ses doigts agités de tremblements convulsifs. Elle ne tient pas en place. Ses yeux sont aussi rougis que ses ongles. En la voyant, je pense à des photos de jeunes et belles starlettes piégées par la cocaïne. - Je n'ai jamais rêvé de toi, homme au regard faible, déclare-t-elle. Je ne relève pas l'insulte et attends la suite. - Mais j'ai quelque chose à te demander, reprend-elle. J'ai jadis fait un rêve où le roi Agamemnon et la reine Clytemnestre me sont apparus comme un taureau royal et sa vache. Que t'inspire ce rêve, ô prophète? - Je ne suis pas prophète. Ton avenir est mon passé, voilà tout. Mais si Agamemnon t'est apparu comme un taureau, c'est parce qu'il sera sacrifié comme on sacrifie un bouf lors de son retour chez lui. - Dans son propre palais? - Non. (J'ai l'impression de passer un oral décisif à Hamilton Collège, mon aima mater.) Agamemnon sera tué dans la maison d'Égisthe. - Par la main de qui? Par la volonté de qui? - De Clytemnestre. - Pourquoi agira-t-elle ainsi, ô toi qui n'es pas prophète? - Pour venger sa fille, Iphigénie, sacrifiée sur ordre d'Agamemnon. Cassandre continue à me fixer, mais elle adresse un hochement de tête aux autres Troyennes. - Et quels rêves fais-tu sur moi et sur mon avenir, ô voyant? demande-t-elle sur un ton sarcastique. - Tu seras violentée dans ce temple, répliqué-je. Toutes les femmes qui m'entourent semblent retenir leur souffle. Je me demande si je ne suis pas allé trop loin. Enfin, si cette sorcière veut la vérité, elle va l'avoir. Cassandre a l'air impavide, voire satisfaite. Je comprends que la jeune prophétesse a toujours su qu'elle serait outragée dans ce lieu sacré. Personne n'a jamais écouté ses avertissements. Cela doit la soulager de voir un tiers confirmer ses visions. Mais elle est tout sauf ravie lorsqu'elle reprend la parole. - Qui me violera dans ce temple? - Ajax. - Ajax le Grand ou Ajax le Petit? Cette femme dévorée par une angoisse névrotique m'attendrit soudain par sa vulnérabilité. - Ajax le Petit, dis-je. Ajax de Locride. - Et que serai-je en train de faire dans ce temple, petit homme, lorsque Ajax le Petit, Ajax de Locride, m'y violentera? - Tu chercheras à sauver ou à cacher le Palladion, dis-je en désignant la statue dans son coin. - Et Ajax le Petit sera-t-il châtié, ô homme? - Il se noiera en regagnant son royaume. Quand sa nef se brisera sur les rocs des Gyrées. La plupart des érudits attribuent ce naufrage à la colère d'Athéné. - Et cette colère, est-elle suscitée par le viol que j'ai subi ou par la profanation de son temple? demande Cassandre. - Je l'ignore. Mais la seconde explication est sans doute la bonne. - Qui d'autre sera présent dans le temple lorsque je serai violée, ô homme? Je dois réfléchir quelques instants. - Odysseus, dis-je, avec les accents hésitants d'un élève espérant ne pas se planter. - Et outre Odysseus, fils de Laerte, qui sera le témoin de mon avilissement? - Néoptolème, dis-je. - Le fils d'Achille? lance Théano avec un rictus. Il n'a que neuf ans et il est resté en Argolide. - Non. Il a dix-sept ans et c'est un farouche guerrier. On le fera venir de Scyros après la mort d'Achille, et il accompagnera Odysseus dans le ventre du grand cheval de bois. - Quel cheval de bois? demande Andromaque. Mais je lis dans les yeux d'Hélène, d'Hérophilé et de Cassandre que ces trois-là ont eu des visions du cheval. - Ce Néoptolème a-t-il un autre nom? demande Cassandre. Sa diction, son intensité sont dignes d'un procureur zélé. - Les générations futures le connaîtront sous celui de Pyrrhos, dis-je. Je fouille ma mémoire en quête de détails péchés dans la scholie, des poètes cycliques à la Cypria en passant par Pindare. Ça fait une éternité que je n'ai pas relu Pindare. - Après la guerre, Néoptolème ne regagnera pas la demeure d'Achille à Scyros, mais il touchera terre au pays des Molosses, dont les souverains lui donneront le nom de Pyrrhos et affirmeront être ses descendants. - Commettra-t-il d'autres actions la nuit où les Grecs prendront Troie? insiste Cassandre. Je considère mon jury de Troyennes: l'épouse de Priam, la fille de Priam, la mère de Scamandrios, la prêtresse d'Athéné, une sibylle douée de pouvoirs paranormaux. Plus cette femme-enfant accablée de visions et Hélène, épouse de Ménélas et de Paris. Tout bien considéré, je préférerais avoir affaire aux jurés d'O. J. Simpson. - Cette nuit-là, Pyrrhos, alias Néoptolème, massacrera le roi Priam dans le temple de Zeus, déclaré-je. Il jettera Scamandrios du haut des remparts, lui fracassant le crâne contre les rochers. C'est lui qui fera d'Andromaque une esclave. J'ai déjà dit cela aux autres. - Et cette nuit est proche? insiste Cassandre. - Oui. - Est-ce une question de mois, de semaines ou de jours? - De semaines, peut-être de jours. Je m'efforce d'estimer la durée qui nous sépare de la mort d'Hector, puis de la chute de Troie, à condition que l'Iliade se remette sur les rails. Elle est fort brève. - Et maintenant, dis-nous... dis-moi, ô homme... quel sera mon destin après la chute de Troie et le viol que j'aurai subi, crache Cassandre. Là, j'hésite. J'ai la bouche soudain sèche. - Ton destin? - Mon destin, ô homme de l'avenir, dit la belle femme blonde. Même humiliée, même avilie, je ne serai sûrement pas délaissée, si Andromaque est réduite en esclavage et si Hélène retombe sous la coupe d'un Ménélas furieux. Que va-t-il advenir de Cassandre, ô homme? Je tente d'humecter mes lèvres. Peut-elle voir son propre destin? J'ignore si le don que lui a accordé Apollon couvre la période postérieure à la chute de Troie. C'est le poète Robert Graves, je crois bien, qui traduit le nom de Cassandre par " celle qui enserre les hommes ". Mais le sort que lui ont jeté les dieux la condamne également à toujours dire la vérité. Je décide d'en faire autant. - Ta beauté est telle qu'Agamemnon te revendiquera pour sienne, dis-je d'une voix à peine audible. Il t'emmènera dans son royaume et fera de toi sa... concubine. - Lui donnerai-je des enfants avant la fin du voyage? - Je le pense. J'ai l'air ridicule, même à mes propres oreilles. Je n'arrête pas de me mélanger les pinceaux entre Homère, Virgile, Eschyle, Euripide et tous les autres. Nom de Dieu! même Shakespeare a tâté de la guerre de Troie. - Des jumeaux, dis-je au bout d'un temps. Télédamos et... euh... Pélops. - Et lorsque j'arriverai dans le royaume d'Agamemnon? souffle Cassandre. - Clytemnestre te tuera avec la même hache qui lui aura servi à assassiner Agamemnon, dis-je d'une voix de fausset qui me déchire les oreilles. Cassandre a un sourire. Un sourire sinistre. - Avant ou après avoir décapité Agamemnon? - Après. Et puis merde. Si elle peut encaisser ces horreurs, j'en ai aussi la force. De toute façon, je suis sans doute déjà mort. Mais si ces mégères cherchent à me trucider, je me défendrai à coups de taser. - Clytemnestre est obligée de te pourchasser. Mais elle finit par te rattraper. Et elle te coupe la tête. Puis elle tue tes bébés. Suit un long moment durant lequel les sept femmes posent sur moi un regard indéchiffrable. Je fais le serment de ne jamais jouer au poker avec elles. Puis Cassandre déclare: - Oui, cet homme connaît l'avenir. Que sa présence et ses visions soient un don que les dieux nous envoient ou une ruse de ces mêmes dieux pour déjouer nos plans, je ne sais. Mais nous devons lui confier notre secret. La fin d'Ilium est trop proche pour que nous agissions autrement. Hélène opine. - Hock-en-bear-eeee, sers-toi de ton médaillon pour te rendre dans le campement achéen. Ramène Achille dans la nursery de la maison d'Hector à l'heure de la prochaine relève de la garde. Je réfléchis un instant. Il est environ 11 h 30 lorsque sonne le gong sur les remparts, appelant les sentinelles. Je dispose d'une heure pour agir. - Et si Achille ne souhaite pas venir avec moi? Le regard que me décochent les sept femmes exprime un mépris tempéré de pitié. Je m'empresse de fuir. Je ne devrais pas faire ce que je fais ensuite, c'est stupide et cela ne fait que reculer ma confrontation avec Achille, mais durant l'interrogatoire de Cassandre, je n'ai cessé de repenser au petit robot que j'ai aperçu à Olympos. J'ai déjà vu là-bas bien des choses étranges - sans compter les dieux et les déesses, évidemment -, en particulier cet insecte géant baptisé Guérisseur. Mais quelque chose m'avait frappé chez ce petit robot, si c'en était bien un. Il ne semblait participer d'aucun des deux mondes entre lesquels je me suis partagé ces neuf dernières années - il n'était ni d'Ilium ni d'Olympos. Il semblait plutôt venir de mon monde. Le monde de mon époque. Inutile de me demander pourquoi. Jamais je n'avais vu de robot humanoïde, excepté dans les films de science-fiction. En outre, me dis-je, j'ai une heure avant de conduire Achille chez Hector. Je coiffe le casque d'Hadès et me TQ dans le grand hall des dieux. Le petit robot a disparu, et avec lui le crabe géant et les autres machines, mais Zeus est toujours là. Ainsi que pas mal de dieux. Notamment le dieu de la Guerre, Ares, qui, aux dernières nouvelles, gisait dans sa cuve de soins à côté d'Aphrodite. Sainte Mère de Dieu, où est Aphrodite en ce moment? Elle peut me voir, même lorsque je porte ce casque. Si elle a ordonné à la Muse de m'en équiper, c'est uniquement parce que cela ne l'empêchait pas de me suivre à la trace. Est-elle déjà sortie de sa cuve? Doux Jésus. Ares harangue les dieux pendant que Zeus l'écoute sur son trône. - La folie s'est emparée du monde! rugit le dieu de la Guerre. Il suffit que je m'absente quelques jours pour que cette guerre échappe à tout contrôle. C'est le règne de Chaos! Achille a tué Agamemnon et pris le commandement des armées achéennes. Hector bat en retraite alors que Zeus avait décrété la victoire des Troyens! Agamemnon est mort? Achille est aux commandes? Bordel de merde! Cette fois-ci, l'Iliade a complètement déraillé. - Et les automates que je t'ai apportés, seigneur Zeus? Ces... moravecs? demande Apollon, dont la voix résonne dans l'immense hall. Je vois les dieux et les déesses arriver par dizaines dans les mezzanines. Le bassin de visionnage creusé dans le sol montre des scènes de violence et de mort sur les lignes troyennes et dans le camp des Argiens. Mais je n'ai d'yeux que pour Zeus, ce gigantesque colosse à la barbe blanche, assis sur son trône d'or. Ses poignets massifs m'évoquent un Rodin sculpté dans le marbre de Carrare. Je suis si près de lui que je distingue les poils gris sur son torse nu. - Du calme, Apollon, noble archer, gronde le dieu des dieux. J'ai ordonné que les automates moravecs soient éliminés. Héré doit les avoir détruits tous les deux à présent. Ça ne peut pas être pire, songé-je. Et c'est à ce moment précis qu'Aphrodite fait son entrée dans le hall, accompagnée de Thétis, la mère d'Achille, et de ma Muse. 40. Anneau équatorial Daeman hurla durant toute l'ascension. Savi et Harman en firent peut-être - sûrement - autant, mais Daeman n'entendit que ses propres cris. Dès que leurs fauteuils décollèrent puis basculèrent pour tourner autour de l'axe incandescent - offrant à un Daeman paniqué une vue imprenable sur l'étendue verdoyante du Bassin méditerranéen -, il prit conscience de deux forces agissant sur lui: l'accélération, tout d'abord, puis une pression constante sur l'ensemble de son corps, sans doute engendrée par un champ de force. Non seulement il était coincé sur les coussins rouges du fauteuil, mais en outre il avait la sensation qu'on lui écrasait un oreiller sur le visage, le torse, la bouche, les poumons... Ce qui ne l'empêcha pas de hurler. Les trois fauteuils continuèrent leur ascension, décrivant autour de la colonne d'énergie blanche une hélice circulaire orientée dans le sens inverse des aiguilles d'une montre, puis Daeman se retrouva soudain face aux étoiles et aux anneaux. Il hurla de plus belle, sachant que son siège allait poursuivre sa rotation et qu'il allait en tomber, s'écrasant sur le sol à l'issue d'une chute de plusieurs dizaines de milliers de mètres. Il ne tomba pas, mais il continua de hurler à mesure qu'il s'éloignait de la Terre. Leur trajectoire semblait à présent parallèle à la surface de celle-ci. L'Asie centrale était plongée dans la nuit, mais elle était recouverte de gigantesques cumulus nacrés, au sein desquels des éclairs fugitifs illuminaient les terres rouges. Daeman ignorait bien entendu qu'il s'agissait de l'Asie centrale. Les fauteuils changèrent à nouveau d'inclinaison, lui offrant le spectacle des étoiles, des anneaux et d'une atmosphère visible à l'oil nu -au-dessous d'eux! -, puis le soleil sembla se lever à l'ouest, et ses feux se dispersèrent comme à travers un prisme pour former des rayons sang et or. Ils étaient maintenant presque sortis de l'atmosphère, mais Daeman l'ignorait. Le champ de force l'alimentait en air, le protégeait des effets de l'accélération et lui permettait de hurler tout son soûl. Il commençait à avoir mal à la gorge lorsqu'il s'aperçut que l'anneau e était tout proche. Cet anneau ne correspondait pas à ce qu'il avait imaginé, mais il était trop occupé à hurler et à se cramponner aux accoudoirs pour le remarquer. Daeman avait toujours visualisé les anneaux des posts comme des agrégats de châteaux en cristal, à travers les murs desquels on voyait les posthumains faire la fête et se livrer à d'autres activités typiques. Rien à voir avec la réalité. La plupart des objets étincelants vers lesquels ils fonçaient à toute vitesse, chevauchant un éclair agité de convulsions, étaient des structures complexes à base d'entretoises, de câbles et de galeries cylindriques, qui ressemblaient à des antennes plutôt qu'à des habitats orbitaux. À l'extrémité de certaines de ces structures étaient fixés des globes d'énergie, au centre desquels puisait une sphère noire. D'autres servaient de socle à de gigantesques miroirs - dont la taille se mesurait en kilomètres, constata Daeman entre deux hurlements -, qui émettaient ou recevaient des faisceaux d'énergie bleus, jaunes ou blanc cassé. Des sphères et des anneaux étincelants, apparemment composés des mêmes éléments que les ergostructures de l'Atlantide, actionnaient leurs lasers et leurs tuyères d'attitude, faisant éclore dans le vide des cônes de particules scintillantes. Aucun de ces objets célestes ne ressemblait à une demeure posthumaine. L'horizon de la Terre s'incurva de plus en plus, évoquant l'image d'un arc que l'on bande lentement. Le soleil se coucha de nouveau à l'ouest et le ciel se peupla d'une explosion d'étoiles à peine moins brillantes que les structures composant l'anneau. Loin au-dessous de lui - à des centaines de kilomètres, au bas mot -, Daeman vit une chaîne de montagnes enneigées que baignait l'éclat du ciel. Un peu plus loin à l'ouest, près du périmètre du monde, luisait un océan. Soudain, les fauteuils ralentirent leur rotation, et Daeman leva la tête et tendit le cou. Au sein de l'entrelacs de miroirs et de structures s'avançait une montagne mobile, enveloppée d'une cité étincelante. Alors que Daeman interrompait son hurlement, son fauteuil s'inclina un peu plus vers l'avant, le champ de force le plaqua contre les coussins avec une vigueur renouvelée et il vit que l'éclair d'énergie torsadé qu'ils chevauchaient allait frapper la cité étincelante de la roche géante. Cette cité n'était pas faite d'énergie pure. Elle semblait taillée dans le verre, et chacune de ses centaines de milliers de facettes était éclairée de l'intérieur. Daeman pensa à une gigantesque lanterne japonaise. Alors qu'il constatait que leur course folle allait s'achever par une collision frontale avec l'une des plus hautes flèches de cette montagne orbitale, son fauteuil bascula, le champ de force lui coupa le souffle et, sous l'effet d'une violente décélération, son champ visuel vira au rouge, puis au noir, et de nouveau au rouge. Ils n'avaient pas assez ralenti. Daeman hurla une dernière fois, au bord de l'extinction de voix, puis ils emboutirent le bâtiment, qui devait bien compter une centaine d'étages. Il n'y eut ni impact, ni bris de glace, ni collision fatale. Le mur se gauchit, les absorba, et ils se retrouvèrent dans une sorte de tunnel conique, comme au sein d'une masse de caoutchouc jaune, pour échouer finalement dans une pièce hexagonale aux murs d'un blanc étincelant. La colonne d'énergie s'évanouit. Les fauteuils rompirent leur formation. Les champs de force se désactivèrent. Daeman hurla une dernière fois, glissa sur un sol dur, rebondit sur un mur qui l'était encore plus, puis ricocha sur le plafond et atterrit sur le sol. Et ne vit plus que le noir. Chute libre. Daeman se réveilla en sursaut, son corps comme son esprit s'accordant pour lui dire qu'il était en train de tomber. Du fauteuil? Vers la Terre? Il ouvrit la bouche pour pousser un hurlement, mais la referma en constatant qu'il flottait dans l'air, avec Savi agrippée à l'un de ses bras et Harman à l'autre. Flotter? Non, je tombe! Il se débattit, se trémoussa, mais Savi et Harman - qui flottaient eux aussi dans la pièce blanche - accompagnèrent ses mouvements sans le lâcher. - Tout va bien, dit Savi. Nous sommes en zéro g. - En quoi? hoqueta Daeman. - En gravité zéro. Nous ne pesons plus rien. Tiens, mets ceci. Elle lui tendit l'un des masques osmotiques prélevés dans le rampeur. Daeman vit qu'il était déjà coiffé de la capuche de sa thermopeau et que le tissu intelligent de celle-ci lui avait ganté les mains. Il se débattit de plus belle, mais ses deux compagnons lui placèrent le masque transparent sur le visage. - Il est conçu pour filtrer l'atmosphère en cas d'incendie ou d'émanations de gaz toxiques, expliqua Savi. Mais il te permettra de survivre quelques heures dans le vide. - Dans le vide? répéta Daeman. - La cité des posts a perdu sa gravité et le plus gros de son atmosphère, dit Harman. Nous avons déjà traversé le mur pendant que tu étais inconscient. Il y a suffisamment d'air pour nager, mais il n'est pas assez dense pour être respiré. Assez d'air pour nager? Traverser le mur? se dit Daeman, en P proie à un violent mal de tête. Ça y est, ils sont fous tous les deux. - Comment peut-on perdre sa gravité? demanda-t-il. - Je pense qu'ils utilisaient un champ de force pour conférer une forme de pesanteur à leur environnement, dit Savi. Cet astéroïde n'est pas assez gros pour avoir un champ gravifique, et la cité semble orientée vers le sol. Daeman s'abstint de lui demander ce qu'était un astéroïde. Cela lui était indifférent. - Est-ce qu'on peut redescendre? s'enquit-il, s'empressant d'ajouter: II n'est pas question que je remonte sur ce fauteuil. Le sourire de Savi était visible sous son masque osmotique. Elle avait ôté ses vêtements pour accroître l'efficience de sa thermopeau et celle-ci, à peine plus épaisse qu'une couche de peinture couleur pêche, ne laissait rien ignorer de son corps décharné. Harman était lui aussi vêtu de sa seule thermopeau bleue. Daeman baissa les yeux et constata qu'on l'avait débarrassé de ses vêtements, de sorte que sa thermopeau verte ne cachait rien de ses formes grassouillettes. Les voix de ses compagnons lui parvenaient via les écouteurs de sa capuche, et il percevait aussi l'écho éraillé de la sienne dans le microphone. - Ces fauteuils n'iront plus nulle part, déclara Savi. D'un mouvement de la tête, elle désigna l'endroit où flottaient des débris de bois et de tissu rouge. - Je n'arrive pas à croire que les posthumains se déplaçaient de cette façon, dit Harman. En entendant sa voix tremblante, Daeman comprit qu'il n'était pas le seul à avoir été secoué par leur voyage. - Peut-être qu'ils étaient amateurs de montagnes russes, dit Savi. - C'est quoi, des... commença Daeman. - Peu importe, coupa la vieille femme. (Soulevant le sac à dos qu'elle avait calé sur ses genoux durant leur ascension, elle dit:) Prêts à traverser le mur pour aller à la rencontre des posts? Finalement, c'était assez facile de jouer au passe-muraille. Daeman eut l'impression de franchir une sorte de membrane peu résistante, ou alors de nager sous une cascade d'eau tiède. Nager. Dans l'air. Même au bout d'une demi-heure, ça lui paraissait toujours aussi étrange. Au début, il avait mouliné des bras et des jambes au petit bonheur la chance, ne réussissant à bouger que pour bouler cul par-dessus tête, puis il avait appris à se propulser d'un coup de pied en prenant appui sur des objets solides, parcourant ainsi jusqu'à trente mètres d'un coup, utilisant ses jambes pour avancer et ses mains pour corriger sa trajectoire. Tous les édifices semblaient connectés l'un à l'autre et, contrairement à ce qu'il avait cru lors de leur approche, ils n'étaient pas éclairés de l'intérieur. Une chaude lueur se déversait par les fenêtres, mais c'étaient celles-ci qui l'émettaient. Les vastes salles -celle où ils débouchèrent après avoir traversé le mur blanc était large de cent mètres et haute de trois cents, avec des balcons et des terrasses s'ouvrant sur trois de ses parois - baignaient dans le faible éclat orangé dispensé par les lointaines fenêtres, et Daeman crut un instant se trouver dans les profondeurs océanes. Comme pour accentuer cette illusion, les végétaux laissés à l'abandon atteignaient jusqu'à quinze mètres de hauteur et flottaient sous une légère brise ainsi que des alignements d'algues gigantesques. Daeman put évaluer la faible densité de l'atmosphère lorsqu'il s'efforça de nager dans ce qu'il en restait. Et, bien que la thermopeau ait recouvert la totalité de son épiderme et conservé la totalité de sa chaleur corporelle, il percevait le froid glacial qui régnait en ces lieux. Ses effets étaient également visibles, car les cloisons intérieures en verre étaient recouvertes d'une fine pellicule de glace et, çà et là, de petits amas de cristaux accrochaient la lumière comme des grains de poussière dans une cathédrale aux vitraux inondés de soleil. Ils tombèrent sur les premiers cadavres cinq minutes à peine après avoir entamé leur exploration de l'astéroïde. Ils nageaient au-dessus d'une surface recouverte d'herbes, d'arbres et de plantes terriens, parmi lesquels Daeman distingua aussi des végétaux qui lui étaient inconnus, mais tous ces organismes étaient morts, exception faite des pseudo-algues. Sur les murs, ainsi que sur des colonnes métalliques, se nichaient des balcons à ciel ouvert, des salons et des salles à manger, dont la disposition au sein de ce gigantesque parc donnait une idée de la faible intensité du champ de force dispensateur de gravité. Apparemment, les posthumains avaient la capacité de bondir depuis le " sol " pour s'élever d'une trentaine de mètres, voire davantage, reprenant ensuite leur élan à partir d'une dalle ou d'une plateforme. Sur nombre de ces dernières, on trouvait encore des tables festonnées de givre, des chaises renversées, des sofas rembourrés et des tapisseries gelées. Et des cadavres. Savi franchit d'un seul bond les trente mètres et quelques qui la séparaient d'une terrasse. Jadis, celle-ci donnait sur une chute d'eau issue d'un point situé cent cinquante mètres plus haut sur la paroi de permabéton, réduite aujourd'hui à l'état de fragile dentelle de glace, et le salon n'hébergeait plus que des corps flottants. Des corps féminins. Exclusivement féminins, bien que ces cadavres gris aient davantage ressemblé à des momies qu'à des êtres humains, d'un sexe ou de l'autre. Ils n'avaient guère souffert de la décomposition, mais au fil des ans, des décennies, des siècles peut-être, le froid et la dépressurisation les avaient totalement desséchés. Lorsque Daeman s'approcha du premier amas - les corps flottaient dans l'air ténu, mais ils s'étaient pris dans les rets d'un filet tendu entre la terrasse et la cascade à des fins de décoration -, il décida que plusieurs siècles s'étaient sans doute écoulés depuis que ces femmes avaient respiré, volé et vécu dans une gravité que Savi estimait à un dixième de la pesanteur terrestre, depuis qu'elles avaient ri et s'étaient livrées aux activités préférées des posthumains avant-avant quoi? Leurs yeux étaient encore intacts, quoique paralysés et voilés au sein de leurs visages de cuir gris, et Daeman fixa le regard laiteux de tous ces cadavres, comme s'il pouvait y trouver une réponse à ses questions. Aucune ne lui étant venue, il s'éclaircit la gorge et dit dans son microphone: - Qu'est-ce qui a pu les tuer, à votre avis? - Je me posais la même question, dit Harman. Il s'approcha d'un autre groupe. Le bleu vif de sa thermopeau offrait un contraste presque choquant avec le gris terne des corps et la pénombre des lieux. - Une soudaine dépressurisation? proposa-t-il. - Non, fit Savi. (Son visage ne se trouvait qu'à quelques centimètres de l'une des mortes.) Il n'y a ni hémorragie oculaire, ni signes d'asphyxie, ni rupture des tympans comme il s'en produirait en cas de disparition soudaine de l'atmosphère. Et regardez ceci. Les deux autres se rapprochèrent. Savi inséra trois doigts gantés à l'intérieur d'une plaie ouverte dans la gorge du cadavre. Ils s'y enfoncèrent sur toute leur longueur. Écouré, Daeman s'éloigna d'un coup de pied, mais pas avant d'avoir remarqué que les autres corps présentaient des marques similaires à la gorge, aux cuisses et au thorax. - Des charognards? suggéra Harman. - Non, je ne crois pas, dit Savi en allant d'un cadavre à l'autre pour examiner leurs blessures. Et ce n'est pas non plus une conséquence de la décomposition. À mon avis, il ne devait pas y avoir beaucoup de bactéries viables par ici, même avant la baisse de température et de pression atmosphérique. Peut-être que les posthumains n'avaient même pas de bactéries symbiotiques. - Comment est-ce possible? fit Daeman. Savi se contenta de secouer la tête. Elle se dirigea vers une autre plate-forme, où se trouvaient deux cadavres coincés sur leurs sièges. Les plaies qu'ils portaient au ventre étaient béantes. Des lambeaux de tissu déchiré flottaient dans l'air ténu. - On leur a déchiré le ventre à coups de dents, murmura-t-elle. - Comment? fit Daeman. Sa voix semblait bien fluette dans le microphone. - Je pense que tous ces gens - tous ces posts - ont succombé à leurs blessures, reprit Savi. On les a mordus à la gorge et au ventre, on leur a arraché le cour. - Comment? répéta Daeman. Au lieu de lui répondre, Savi attrapa le pistolet dans son sac à dos et le fixa à la plaque de Velcro sur la cuisse de sa thermopeau. Elle désigna le couloir principal de la cité, qui se déroulait en ligne droite devant eux pour s'incurver doucement au bout de quinze cents mètres. - Il y a quelque chose qui bouge par là-bas, dit-elle. Sans attendre de voir si les deux hommes allaient la suivre, Savi se propulsa dans cette direction. 41. Olympus Mons Après leur capture, Mahnmut songea qu'il aurait dû actionner l'Engin - quelle que soit sa nature - dès que le dieu blond pilotant le char volant avait détruit le ballon et entrepris de les emporter vers Olympus Mons. Sauf qu'il ne pouvait plus atteindre l'Engin. Ni le transmetteur. Ni Orphu. Il avait besoin de toutes ses forces pour rester accroché à la rambarde de la nacelle pendant qu'ils filaient vers le volcan martien à une vitesse proche de Mach 1. Si l'Engin, le transmetteur et Orphu n'avaient pas été solidement arrimés à la plate-forme au moyen de toutes les cordes et de tous les câbles sur lesquels Mahnmut avait pu mettre la main, tous trois auraient chu d'une hauteur de 12 000 mètres ou davantage sur les plateaux séparant Ascraeus Mons de la mer de Téthys. Le dieu dans sa machine - qui soulevait sans effort plusieurs tonnes de poids mort, sans parler des câbles qu'il enserrait dans sa main - prit même de l'altitude tandis que le char poursuivait sa route, survolant la mer pour aborder Olympus Mons par la face nord. Mahnmut, dont les petites jambes se balançaient au-dessus du vide tandis que ses manipulateurs s'enfonçaient dans le bois de la rambarde, dut reconnaître que la vue était époustouflante. Une masse nuageuse presque solide recouvrait la quasi-totalité de la région, dont seuls émergeaient les sommets d'Olympus et des trois volcans de Tharsis. Au sud-est poignait un soleil minuscule mais néanmoins brillant, qui bariolait nuages et océan de nuances dorées. L'éclat de la mer de Téthys était si intense que Mahnmut dut activer ses filtres polariseurs. Olympus, qui se dressait sur sa droite au bord de l'océan, offrait un spectacle impressionnant, un empilement de champs glaciaires s'achevant par une cime d'un vert impossible et une caldeira mouchetée de lacs bleus. Le char vira et Mahnmut aperçut les falaises de 4 000 mètres de haut au pied du quadrant nord-ouest et, en dépit de l'ombre portée qui les recouvrait, il distingua aussi des routes et des bâtiments sur ce qui ressemblait à une étroite bande côtière, quoique cinq bons kilomètres de côte aient séparé ces falaises des eaux dorées. Plus loin au nord et au large se trouvait Lycus Sulci, dont la terraformation avait fait une île ressemblant à une tête de lézard dressée vers Olympus Mons. Mahnmut décrivit le paysage à Orphu via le faisceau cohérent. - Ça a l'air pittoresque, mais j'aurais préféré que nous fassions du tourisme par nos propres moyens, commenta l'Ionien. Mahnmut se rappela qu'ils n'étaient pas là pour jouer les touristes lorsque le dieu humanoïde pointa son char sur le sommet du volcan géant. Trois mille mètres au-dessus de ses pentes enneigées, ils traversèrent un champ de force - les capteurs de Mahnmut enregistrèrent une différence de potentiel et une bouffée d'ozone -, puis reprirent une trajectoire horizontale pour l'approche finale du sommet herbeux. - Je regrette de ne pas avoir vu plus tôt ce type et son char, ça m'aurait permis d'effectuer une manouvre d'évitement, déclara Mahnmut quelques secondes avant de couper la communication en prévision de l'atterrissage. - Ce n'est pas ta faute, dit Orphu. Les deus ex machina ont tendance à nous prendre par surprise, nous autres littéraires. Après avoir atterri, le dieu qui les avait capturés agrippa Mahnmut par le cou et l'emporta sans autre cérémonie dans le plus vaste espace artificiel que le petit moravec ait jamais vu. D'autres dieux de sexe masculin transportèrent Orphu, l'Engin et le transmetteur. D'autres encore, toujours de sexe masculin, entrèrent dans le hall tandis que le dieu blond faisait le récit de leur capture. Mahnmut était désormais d'avis que ces entités croyaient être des dieux et supposait que ce n'était pas par hasard qu'elles avaient choisi Olympus Mons comme lieu de résidence. Les hologrammes représentant plusieurs centaines de dieux et de déesses confirmaient son hypothèse. Puis le grand chef, que Mahnmut supposa être Zeus, prit la parole et le moravec ne comprit pas un traître mot de ce qu'il disait. Mahnmut prononça une ou deux phrases en anglais. Les dieux, jeunes et vieux, grimacèrent en signe d'incompréhension. Mahnmut s'en voulut d'avoir négligé de charger dans ses bases de données le langage grec, ancien ou moderne. Cela lui avait semblé accessoire à l'époque où il s'était lancé dans l'exploration des océans d'Europe aux commandes de La Dame noire. Il essaya le français. Puis l'allemand. Puis le russe. Puis le japonais. Il passait en revue son répertoire limité de langues humaines, répétant sans se lasser la même phrase - " Je viens en paix et je n'avais pas l'intention d'envahir votre espace " -, lorsque Zeus leva une main massive pour lui enjoindre de se taire. Les dieux se mirent à parler entre eux, et ils n'avaient pas l'air ravis. Que se passe-t-il? transmit Orphu. L'Ionien se trouvait à cinq mètres de là, posé sur le sol à côté des deux autres artefacts provenant de la nacelle. Apparemment incapables de concevoir le fait que cette carcasse cabossée puisse abriter un être conscient, les déités traitaient Orphu comme un banal objet. Mahnmut s'y était attendu. C'était pour cela qu'il employait la première personne du singulier - " Je viens en paix... " - plutôt que du pluriel. Quel que soit le sort que lui réserveraient ces créatures, il y avait de grandes chances pour qu'elles ne touchent pas à Orphu... même si Mahnmut ne voyait pas comment il pourrait leur échapper, privé qu'il était d'yeux, d'oreilles, de pattes et de manipulateurs. Les dieux parlent, répondit Mahnmut. Et je ne les comprends pas. Répète quelques-uns des mots qu’ils emploient. Mahnmut s'exécuta. C'est une variante du grec classique, constata Orphu. J'ai ça dans mes bases de données. Je peux les comprendre. Télécharge-moi ça, demanda Mahnmut. Par faisceau cohérent? Il me faudrait une heure. Disposes-tu de ce temps-là? Mahnmut considéra les dieux superbes et virils occupés à palabrer. Ils semblaient sur le point de parvenir à une décision. Non, répondit-il. Répète-moi ce qu’ils disent en mode subvocal, je te le traduirai, nous élaborerons une réponse ensemble, et je te transmettrai les phonèmes nécessaires pour la formuler, proposa l'Ionien. En temps réel? Avons-nous vraiment le choix? Le dieu blond qui les avait capturés s'adressait au barbu sur son trône d'or. Mahnmut transmit leurs propos à son ami, obtint leur traduction en une fraction de seconde, élabora une réponse avec l'aide d'Orphu et mémorisa sa traduction en grec. Cette procédure lui paraissait bien lourde. - ... n'est qu'un petit automate astucieux, et les autres objets n'ont aucune valeur, seigneur Zeus, déclara le dieu blond, qui mesurait bien deux mètres cinquante. - Apollon, seigneur à l'arc d'argent, attends pour juger de la valeur de ces jouets que nous sachions d'où ils viennent et ce qu'ils font ici. Le ballon que tu as détruit n'était pas un jouet. - Je ne suis pas non plus un jouet, déclara Mahnmut. Je viens en paix et je n'avais pas l'intention d'envahir votre espace. Les dieux sursautèrent à l'unisson et échangèrent des murmures. Ces dieux sont-ils grands, au fait? demanda Orphu. Mahnmut les lui décrivit en hâte. Impossible, décréta l'Ionien. La structure du squelette humain ne peut accommoder un individu de plus de deux mètres, et une taille de trois mètres relève de l'absurde. Tibias et péronés ne pourraient que céder. Nous sommes sur Mars, lui rappela Mahnmut. Ce champ gra-viflque est le plus élevé que j'aie jamais connu, mais il ne correspond qu’à un tiers de la pesanteur terrestre. Tu penses donc que ces dieux viennent de la Terre? Cela semble fort improbable, à moins que... Excuse-moi, transmit Mahnmut. Je commence à être pas mal occupé. Zeus gloussa et se pencha sur son trône. - Ainsi donc, cette petite personne-jouet parle le langage humain. - En effet, répliqua Mahnmut. Il répétait soigneusement ce que lui dictait Orphu, bien que ni l'un ni l'autre n'aient su comment il convenait de s'adresser au dieu de tous les dieux, au roi des dieux, au seigneur de l'univers. Ils avaient donc décidé de se dispenser de terme honorifique. - Les Guérisseurs le parlent, eux aussi, dit sèchement Apollon. Mais ils ne pensent pas. - Je parle et je pense, dit Mahnmut. - Vraiment? fît Zeus. La petite personne parlante et pensante a-t-elle un nom? - Je suis Mahnmut le moravec. Nautonier sur les océans gelés d'Europe. Zeus eut un nouveau gloussement, dont les basses firent vibrer la carapace de Mahnmut. - Vraiment? Qui est ton père, Mahnmut le moravec? Mahnmut et Orphu mirent deux bonnes secondes à élaborer une réponse honnête. - Je n'ai pas de père, Zeus. - Tu es donc un jouet, décréta Zeus. Lorsqu'il plissait le front, ses gros sourcils blancs lui frôlaient le nez. - Je ne suis pas un jouet, rétorqua Mahnmut. Seulement une personne d'une forme différente. Tout comme mon ami ici présent, Orphu d'Io, un moravec de l'espace travaillant dans le tore d'Io. Il désigna la carapace de son ami, et tous les yeux divins se posèrent sur elle. C'était à l'insistance d'Orphu qu'il révélait ainsi sa véritable nature. Il affirmait vouloir partager le destin de Mahnmut, quel qu'il soit. - Encore une petite personne, mais qui a la forme d'un crabe fracassé? dit Zeus, qui avait cessé de glousser. - Oui, fit Mahnmut. Puis-je connaître les noms de ceux qui nous ont capturés? Zeus hésita, Apollon protesta, mais le roi des dieux finit par s'incliner d'un air ironique et désigna les dieux l'un après l'autre. - Le dieu qui vous a conduits ici est Apollon, mon fils. Près de lui se tient Ares, celui dont la voix résonnait le plus fort avant que tu te joignes à notre conversation. La sombre silhouette à ses côtés est celle de mon frère Hadès, fils de Cronos et de Rhéa tout comme moi. À ma droite, Héphaestos, le fils de mon épouse. Le dieu qui se tient près de ton ami le crabe est mon frère Poséidon, appelé ici en l'honneur de votre arrivée. Près de lui, porteur de son collier d'algues dorées, se trouve Néréis, autre habitant des mers. Derrière le noble Néréis se tient Hermès, guide et tueur de géants. Il y a maints autres dieux... et aussi des déesses, je vois... présents dans le grand hall, mais ces sept-là et moi-même serons vos juges. - Nos juges? Mon ami Orphu d'Io et moi-même n'avons commis aucun crime contre vous. - Bien au contraire, dit Zeus en riant. (Sans prévenir, il passa à l'anglais.) Vous venez de l'espace jupitérien, petit moravec, petit robot, sans nul doute animés d'intentions hostiles. C'est ma fille Athéné et moi-même qui avons abattu votre vaisseau, et je confesse que je vous croyais tous détruits. Les abominations que vous êtes sont des plus tenaces. Mais ce jour est le dernier que vous connaîtrez. - Tu parles le langage de cette créature? demanda Ares à Zeus. Tu connais cette langue barbare? - Ton père parle quantité de langages, dieu de la Guerre, répliqua sèchement Zeus. Silence! Le gigantesque hall et ses nombreuses mezzanines s'emplissaient de dieux et de déesses. - Que cette chienne de machine et ce crabe sans pattes soient conduits dans une pièce scellée, ordonna Zeus. Je vais m'entretenir avec Héré et autres dieux de bon conseil, et nous déciderons promp-tement de leur sort. Emportez les deux autres objets dans la salle des trésors. Nous estimerons leur valeur en temps voulu. Apollon et Néréis s'approchèrent de Mahnmut. Le petit moravec envisagea brièvement de se défendre ou de s'enfuir - le laser de faible voltage intégré à son poignet pouvait prendre les dieux par surprise, et il courait suffisamment vite pour s'échapper de ce hall et plonger dans le lac de la caldeira, aux profondeurs accueillantes -, puis il vit qu'Orphu était emporté par quatre dieux non identifiés, et il se laissa manutentionner lui aussi, telle une poupée de métal. D'après son horloge interne, ils patientèrent trente-six minutes dans une pièce dépourvue de fenêtre jusqu'à ce que leur bourreau fasse son apparition. Il s'agissait d'un espace relativement vaste, délimité par des murs en marbre d'une épaisseur de deux mètres et - à en croire ses instruments - enchâssé dans des champs de force capables de résister à une explosion nucléaire de faible puissance. Il est temps d'activer l'Engin, transmit Orphu. J'ignore ce qu'il peut bien faire, mais je ne me laisserai pas détruire sans résister. Je l'activerais sans hésiter si j'en étais capable, répondit Mahnmut. Mais la télécommande n’était pas fournie. Et j'ai été trop occupé à fabriquer une nacelle pour en bricoler une. Encore une occasion perdue, gronda Orphu. Et puis zut. Nous avons fait de notre mieux. Je n’ai pas encore renoncé, rétorqua Mahnmut. Il se mit à faire les cent pas, puis palpa la porte métallique par laquelle ils étaient entrés. Elle aussi était scellée par des champs de force. Si Orphu avait encore eu ses bras, peut-être aurait-il pu l'arracher à ses gonds. Peut-être. Que dit Shakespeare à propos des choses qui finissent comme cela? demanda Orphu. " Will le poète " a-t-il jamais fait ses adieux au Jeune? Pas vraiment, dit Mahnmut en palpant les murs avec ses doigts organiques. Ils se sont même quittés fâchés. Leur relation a tourné en eau de boudin quand ils se sont aperçus qu’ils couchaient avec la même femme. S'agit-il d'un jeu de mots? demanda Orphu d'un air sévère. Mahnmut se figea sous l'effet de la surprise. Pardon? Non, rien. Et Proust, qu’a-t-il à dire à ce propos? demanda Mahnmut. Longtemps je me suis couché de bonne heure, récita Orphu d'Io. Mahnmut détestait le français - c'était comme si on lui graissait les rouages avec de l'huile trop onctueuse -, mais il n'eut aucune peine à traduire cette phrase. Au bout de deux minutes vingt-neuf secondes, il répliqua sur le faisceau cohérent: Le reste est silence1. La porte s'ouvrit, et une déesse de deux mètres entra, la referma et la scella. Elle tenait dans ses deux mains un ovoïde argenté, pourvu de deux petits ports noirs braqués sur les moravecs. Mahnmut sut instinctivement qu'il ne servirait à rien de lui sauter dessus. Il recula jusqu'à pouvoir toucher la carapace d'Orphu, tout en sachant cependant que son ami ne pouvait sentir ce contact. La déesse déclara en anglais: - Je suis Héré et je suis venue mettre un terme à vos souffrances une bonne fois pour toutes, stupides moravecs que vous êtes. J'ai toujours détesté les créatures de votre espèce. Il y eut un éclair, une décharge d'énergie, puis les ténèbres absolues. 42. Olympos, Ilium En voyant Thétis, Aphrodite et ma Muse entrer dans le grand hall, mon premier réflexe est de me TQ loin d'Olympos, mais je me souviens qu'Aphrodite a le pouvoir de repérer les perturbations que je cause dans le continuum quantique. Je risque d'attirer son attention en prenant la fuite. Et puis, je n'ai pas encore achevé la tâche qui m'a conduit ici. Je m'éloigne sur la pointe des pieds, me dissimulant aux regards 1. Hamlet, acte V, scène II, traduction d'André Gide. (N.d.T.) des trois femmes derrière une rangée de dieux et de déesses, et je sors du grand hall à reculons. J'entends Ares demander à grands cris des explications sur l'évolution du conflit troyen, puis c'est Aphrodite qui prend la parole. - Seigneur Zeus Père, je ne suis pas tout à fait guérie de mes blessures, mais j'ai demandé à sortir de la cuve de soins car j'ai appris qu'un mortel rebelle avait dérobé un médaillon TQ, ainsi que le casque de mort forgé par le seigneur Hadès, ici présent, et qui a le pouvoir de le rendre invisible. Je crains que ce mortel ne nous cause le plus grand tort en ce moment même. Une salve de questions et de cris horrifiés jaillit de la foule des dieux. Au temps pour les atouts dont je disposais. Toujours protégé par le champ du casque, je m'engage au pas de course dans un corridor, tourne à gauche au premier croisement, débouchant dans un autre corridor. J'ignore totalement où je vais, et mon seul espoir est de retrouver la trace d'Héré. J'arrive à un nouveau croisement et je pile net, fermant les yeux pour prier alors que de nouveaux cris montent du hall des dieux. Ce n'est pas à ces derniers que vont mes prières. La dernière fois que j'ai prié, j'avais neuf ans et ma mère venait d'être frappée par un cancer. Je rouvre les yeux et je vois Héré franchir un croisement à cent mètres sur ma gauche. L'écho de mes sandales frappant le marbre résonne dans le corridor. De gigantesques trépieds d'or éclairent murs et plafonds de l'éclat de leur flamme. Au diable la discrétion - il faut que je la rattrape. De nouveaux rugissements me parviennent du grand hall. L'espace d'un instant, je me demande comment Aphrodite dissimulera la part qu'elle a prise dans ma rébellion, puis je me rappelle que la déesse de l'Amour est passée maître dans l'art du mensonge. On ne me laissera pas le temps de déclarer que c'est elle qui m'a armé dans le but de tuer Athéné. Et elle passera pour une héroïne aux yeux des dieux, ravis d'avoir éliminé le traître que j'étais. Soudain, Héré fait halte et jette un coup d'oil par-dessus son épaule. Je venais juste de ralentir l'allure et j'avance maintenant sur la pointe des pieds pour ne pas révéler ma position. L'épouse de Zeus a un rictus, puis elle regarde à droite et à gauche, agitant la main devant une porte métallique de six mètres de haut. On entend un bourdonnement, suivi d'un bref cliquetis, et la porte s'ouvre vers l'intérieur. Je m'empresse d'entrer avant qu'Héré l'ait refermée d'un geste de la main. Un nouveau rugissement tonitruant en provenance du grand hall étouffe le bruit de mes pas. Héré sort des replis de sa robe une arme de couleur grise - on dirait une conque pourvue de canons noirs. Le petit robot et le gros crabe sont les seuls occupants de la pièce. Le robot recule devant Héré, conscient du sort qui l'attend, et pose une main étrangement humaine sur la carapace craquelée de l'autre créature, en laquelle je reconnais à présent un autre robot. Quelle que soit la nature de ces machines, elles ne participent pas d'Olympos - j'en suis persuadé. - Je suis Héré, déclare la déesse, et je suis venue mettre un terme à vos souffrances une bonne fois pour toutes, stupides mora-vecs que vous êtes. J'ai toujours détesté les créatures de votre espèce. J'hésitais à agir avant cette déclaration. Il s'agit après tout d'Héré, sour et épouse de Zeus, reine des dieux, la plus puissante des déesses, à l'exception peut-être d'Athéné. " J'ai toujours détesté les créatures de votre espèce. " C'est peut-être cette phrase qui fait pencher la balance. Je suis né au milieu du XXe siècle, j'ai vécu une partie du xxf siècle, et j'ai souvent - trop souvent - entendu ce genre de discours. Quoi qu'il en soit, je lève mon taser et terrasse cette arrogante salope. Je n'étais pas sûr de mon coup, mais les 50 000 volts ont raison de la déesse. Héré entre en convulsions, s'effondre et active son arme ovoïde, frappant les plafonniers qui éclairent la pièce. Celle-ci est plongée dans les ténèbres. Je rétracte l'électrode du taser et prépare une nouvelle charge, mais il fait si noir que je n'y vois goutte. Je fais un pas et manque trébucher sur le corps d'Héré. Elle semble inconsciente, mais elle bouge encore. Soudain, deux faisceaux lumineux découpent l'espace. J'ôte le casque d'Hadès et ils se posent sur moi. - Braquez ça ailleurs que sur mes yeux, dis-je au petit robot. Les rayons lumineux semblent provenir de son torse. Il en changea l’orientation. - Êtes-vous humain? demande-t-il. Il me faut une seconde pour réaliser qu'il s'exprime en anglais. - Oui. (Comme ma langue maternelle me semble étrange!) Quelle sorte de créature êtes-vous? - Nous sommes des moravecs, dit le petit robot. Ses deux rayons lumineux se posent sur Héré. Elle bat déjà des paupières. Je me baisse, ramasse son arme et la fourre dans la poche de ma tunique. - Je m'appelle Mahnmut, poursuit le robot. Sa tête noire n'arrive même pas au niveau de mon torse. Je ne distingue pas d'yeux sur son visage de métal et de plastique, mais des bandes noires qui en font peut-être office, et j'ai la nette impression qu'il me regarde. - Mon ami se nomme Orphu d'Io, ajoute-t-il. Sa voix est douce, à peine masculine, avec une tonalité qui n'a rien de métallique, ni de robotique. Il désigne la carapace cabossée, fendillée, qui mesure cinq bons mètres de long. - Est-ce que... Orphu... est en vie? demandé-je. - Oui, mais il a perdu ses yeux et ses manipulateurs, répond le petit robot. Toutefois, je lui transmets notre dialogue par radio et il se déclare enchanté de faire votre connaissance. Il ajoute que s'il avait encore des yeux, vous seriez le premier être humain sur lequel ils se poseraient. - Orphu d'Io... Il n'y a pas une lune de Saturne qui s'appelle Io? - Une lune de Jupiter, corrige la machine nommée Mahnmut. - Eh bien, je suis moi aussi ravi de vous connaître, mais nous devons filer d'ici au plus vite. Cette vache est en train de se réveiller. Quelqu'un risque de s'inquiéter de son sort. Les dieux sont pas mal énervés en ce moment. - Cette vache, répète le robot en considérant Héré. Très drôle. (Il braque ses rayons lumineux sur la porte.) La vache semble avoir verrouillé la porte de la grange. Avez-vous les moyens de la déverrouiller ou de la faire sortir de ses gonds? - Non. Mais nous ne sommes pas obligés de sortir par la porte. Donnez-moi la main... ou le manipulateur... peu importe. Le robot hésite. - Auriez-vous par hasard l'intention de recourir à la télépor-tation quantique? s'enquiert-il. - Vous connaissez la TQ? La minuscule silhouette pointe ses lampes sur l'énorme carapace qui se dresse au-dessus de ma tête. - Pouvez-vous nous emporter tous les deux? C'est à mon tour d'hésiter. - Je l'ignore. Je ne le pense pas. Une telle masse... Héré s'agite à nos pieds... ou plutôt: à mes pieds et aux pattes vaguement humanoïdes du dénommé Mahnmut. - Donnez-moi la main, répété-je. Je vais vous conduire en lieu sûr, et ensuite je reviendrai chercher votre ami. Le petit robot recule d'un pas. - Avant de partir, je veux être sûr qu'Orphu sera sauvé, lui aussi. Des voix résonnent dans le corridor. Se sont-ils déjà lancés à ma recherche? C'est fort probable. Aphrodite leur a-t-elle donné la capacité de circonvenir le casque d'Hadès, ou bien se contentent-ils de quadriller l'espace comme s'ils traquaient un homme invisible? Héré gémit et se retourne sur son flanc. Ses yeux demeurent fermés, mais elle ne va pas tarder à émerger. - Et puis merde! J'arrache ma cape et me défais du harnais de lévitation intégré à mon armure. - Donnez-moi un peu de lumière, s'il vous plaît. Doit-on dire " s'il vous plaît " à un robot? D'un autre côté, ce Mahnmut affirme être un moravec plutôt qu'un robot. Quoi que signifie ce terme. La première des trois sangles composant le harnais est bien trop petite pour ceindre le gros crabe, mais je les attache ensemble, logeant les deux boucles de chaque extrémité dans des lézardes de la carapace. Ce pauvre Orphu semble avoir servi de cible à des terroristes pendant plusieurs années. Sa coque vaguement métallique est criblée de cratères inscrits les uns dans les autres. - Bien, je fais. Voyons si ça marche. J'active le harnais. La masse de ce crabe doit atteindre plusieurs tonnes, mais elle s'élève en frémissant à une hauteur de vingt centimètres. - Voyons maintenant si le médaillon peut transporter une telle charge, dis-je sans me soucier d'être compris par le dénommé Mahnmut. Je lui tends mon taser. - Si la vache se réveille avant mon retour, ou si quelqu'un franchit cette porte, pointez ce bâton sur lui et appuyez ici. Ça l'arrêtera. - En fait, dit le petit robot, je dois récupérer deux objets qui nous ont été confisqués, et cet équipement d'invisibilité me serait fort utile. Pourrais-je vous l'emprunter? Il me rend le taser. - Merde. Les voix se sont rapprochées de la porte. J'ouvre mon armure, me défais du casque d'Hadès et le lance au petit robot. Ce gadget va-t-il fonctionner sur une machine? Dois-je lui dire qu'il n'empêchera pas Aphrodite de le repérer? Pas le temps. - Comment vous retrouverai-je à mon retour? - Présentez-vous au bord du lac de la caldeira dans l'heure qui vient, répond le robot. C'est moi qui vous retrouverai. La porte s'ouvre. Le petit robot disparaît. Pour emporter Nightenhelser, puis Patrocle, je n'ai eu qu'à les attraper afin de les placer à l'intérieur du champ TQ, même s'il m'a fallu soulever un Patrocle inanimé. Dans le cas d'Orphu, je me colle à sa carapace en tendant le bras au maximum comme pour l'étreindre de toutes mes forces, puis je visualise ma destination et actionne le médaillon. L'éclat du soleil, le sable sous mes pieds. La masse d'Orphu s'est téléportée avec moi et flotte à présent vingt centimètres au-dessus de la plage, ce qui est une bonne chose vu la présence de quelques petits rochers. Je ne pense pas qu'il soit possible d'émerger dans un objet solide à l'issue d'une TQ, mais je me félicite de ce que nous n'ayons pas eu à le vérifier ce jour. J'ai atterri dans le camp d'Agamemnon, mais la cité de toile est quasiment déserte en cette fin de matinée. En dépit des nuages menaçants qui s'amoncellent dans le ciel, le soleil inonde le sable et les tentes, illumine les longues nefs noires et me révèle les sentinelles achéennes littéralement étonnées par notre soudaine apparition. J'entends le fracas des armes résonner à quelques centaines de mètres et comprends que Grecs et Troyens continuent de s'empoigner par-delà les tranchées achéennes. Peut-être qu'Achille a lancé une contre-attaque. - Cette conque est sacrée aux yeux des dieux! crié-je aux gardes qui brandissent leurs piques. Ne la touchez pas sous peine de mort. Où est Achille? Est-il venu ici? - Qui le demande? me lance le plus grand et le plus velu des gardes. Il lève sa lance et je reconnais Gounée, chef des Éniènes et des Perrhèbes de Dodone. J'ignore pourquoi ce capitaine monte la garde dans le camp d'Agamemnon, et je n'ai pas le temps d'y réfléchir. Je le terrasse d'un coup de taser et me tourne vers son adjoint, un petit sergent aux jambes arquées. - Et toi, veux-tu me conduire à Achille? L'homme plante sa pique dans le sable, se met à genoux et incline la tête. Après un instant d'hésitation, les autres guerriers en font autant. Je demande à nouveau où se trouve Achille. - Ce matin, le divin Achille a couru sur la plage, réveillant les Achéens de ses cris perçants et battant le rappel de nos capitaines, déclare le sergent. Puis il a affronté les Atrides en combat singulier, les battant tous les deux. Il se trouve à présent avec les généraux, projetant, dit-on, de porter la guerre en Olympos. - Conduis-moi à lui. Alors que nous sortons du camp, je jette un dernier regard à la carapace d'Orphu d'Io - elle flotte toujours au-dessus du sable, et les sentinelles évitent de l'approcher de trop près - puis j'éclate de rire. Le petit sergent se tourne vers moi, mais je reste muet. L'explication? C'est la première fois en neuf ans que je foule la plaine d'Ilium en tant que Thomas Hockenberry, sans usurper la forme de quiconque. Ça me fait un bien fou. 43. Anneau équatorial Juste avant qu'ils découvrent la firmerie, Daeman se plaignait d'être affamé. Et c'était la vérité. Jamais il n'avait attendu aussi longtemps entre deux repas. Dix heures s'étaient écoulées depuis le dernier, consistant en une dérisoire portion de barre alimentaire. - Il y a forcément quelque chose à manger dans cette cité, répétait-il sans cesse. Les trois compagnons poursuivaient leur exploration à la nage de l'habitat orbital. Au-dessus d'eux, les panneaux lumineux avaient fait place à des verrières, ce qui leur permettait de se faire une idée du lent mouvement de rotation animant l'astéroïde. La Terre apparaissait dans leur champ visuel pour le traverser lentement, illuminant de son éclat l'espace vide, les cadavres flottants, les végétaux morts et les pseudo-algues mouvantes. - Il y a sûrement quelque chose à manger, insista Daeman. Des conserves, des surgelés... n’importe quoi. - S'il y a de la nourriture ici, elle date de plusieurs siècles, répliqua Savi. Elle doit être aussi momifiée que les posthumains. - Si nous trouvons des serviteurs, ils nous apporteront à manger, déclara Daeman, prenant aussitôt conscience de l'inanité de son propos. Harman et la vieille femme ne daignèrent même pas lui répondre. Ils arrivaient dans une sorte de clairière au sein des pseudo-algues proliférantes. L'air y semblait un peu plus dense, mais Daeman se garda bien d'ôter sa capuche. Les effluves qui lui parvenaient à travers le masque osmotique n'avaient rien d'engageant. - Si nous trouvons un portail fax, nous l'emprunterons pour rentrer chez nous, dit Harman. Sa thermopeau bleue moulait un corps sec et musclé, mais Daeman distinguait sous son masque transparent des rides autour de ses yeux. Il semblait avoir pris de l'âge depuis la veille. - J'ignore s'il y a des portails fax par ici, dit Savi. Et même si je le pouvais, jamais je ne me faxerais. Harman se tourna vers elle. La Terre apparut au-dessus d'eux et sa douce lumière éclaira faiblement leurs visages. - Avons-nous vraiment le choix? demanda-t-il. Tu as dit qu'on ne pourrait pas redescendre avec les fauteuils. Savi se fendit d'un sourire las. - Mon code a sans doute disparu des bases de données fax. Dans le cas contraire, son activation entraînera sûrement mon effacement. Et vous êtes probablement logés à la même enseigne depuis que les voynix ont détecté votre présence à Jérusalem. Mais même en supposant que vos codes soient toujours viables, que nous dénichions un noud fax, que nous réussissions à en comprendre le fonctionnement - car il n'aura rien d'un portail fax ordinaire, vous savez - et que je reste ici pour vous renvoyer chez vous, je ne pense pas que ça marcherait. Harman soupira. - Alors il faudra trouver un autre moyen. (Il considéra la cité enténébrée, les cadavres gelés, les pseudo-algues ondoyantes.) Ce n'est pas ce que je m'attendais à découvrir dans les anneaux, Savi. - Non. Aucun de nous ne s'attendait à cela. Même de mon temps, nous pensions que ces milliers de lumières dans le ciel nocturne traduisaient la présence de millions et de millions de posthumains dans des milliers de cités orbitales. - Combien d'habitats avaient-ils, à ton avis? demanda Harman. En plus de celui-ci? Savi haussa les épaules. - Peut-être un seul autre, dans l'anneau polaire. Et peut-être aucun. Je pense maintenant que les posthumains n'étaient que quelques milliers lorsque est survenu leur holocauste. - Dans ce cas, qu'est-ce que c'est que tous ces engins que nous avons vus en chemin? interrogea Daeman. Cette question ne l'intéressait que modérément, mais il cherchait à se distraire de sa faim. - Des accélérateurs de particules, répondit la vieille femme. Les posts étaient obsédés par le voyage dans le temps. Ces milliers d'accélérateurs ont produit des milliers de minuscules trous-de-ver, qu'ils ont altérés pour les rendre stables - c'étaient les masses tournoyantes que vous avez aperçues à l'extrémité des accélérateurs. - Et ces miroirs géants? demanda Harman. - Effet Casimir: ils renvoient l'énergie négative dans les trous-de-ver pour les empêcher d'imploser et de se transformer en trous noirs. Si ces trous-de-ver étaient stables, les posthumains ont pu les utiliser pour rallier n'importe quel point de l'espace-temps à condition d'y avoir positionné leur autre extrémité. - D'autres systèmes solaires? s'enquit Harman. - Je ne le pense pas. À mon avis, les posthumains n'ont jamais lancé de sondes interstellaires. Ils ont peuplé le système extérieur de robots intelligents et autoévolutifs longtemps avant ma naissance - ils avaient besoin d'exploiter la matière première des astéroïdes -, mais ils n'ont jamais construit d'astronefs, robotiques ou autres. - Où allaient-ils grâce à ces trous-de-ver, alors? Savi haussa de nouveau les épaules. - Je pense que ce sont ces expériences quantiques qui... - Nom de Dieu! s'exclama Daeman, lassé par ce charabia. J'ai faim! Je veux manger! - Un instant, fit Harman. J'aperçois quelque chose. Il désigna un endroit devant eux. - C'est la fumerie, dit Savi. Elle avait raison. Après avoir parcouru un peu moins d'un kilomètre dans la pénombre glauque de la cité morte, évitant de regarder de trop près les momies grisâtres des posthumains qui apparaissaient sur leur chemin, ils distinguèrent avec netteté un rectangle de plastique découpé dans l'un des murs lumineux, une centaine de mètres au-dessus de leurs têtes. Derrière lui, ils aperçurent des enfilades de cuves de soins, emplies d'humains à l'ancienne nus, des serviteurs affairés - Daeman faillit éclater en sanglots à la vision de leur silhouette familière - et d'autres formes se déplaçant dans la lueur crue qui éclairait les lieux. - Attendez! fit Daeman. Ils avaient passé des heures à nager dans une atmosphère aussi ténue que toxique, se propulsant grâce aux plates-formes, terrasses, arbres morts et autres objets solides, et il était épuisé. Jamais il n'avait fait autant d'efforts. Quoique visiblement impatiente de monter jusqu'à la firmerie, Savi fit demi-tour pour se diriger vers lui. Harman continua de braquer des yeux avides sur la cloison transparente. Savi tendit sa bouteille à Daeman, et il acheva leur réserve d'eau sans hésiter ni demander la permission. Il était aussi déshydraté que vanné. - J'avais promis à Ada de l'emmener avec nous, murmura Harman. Daeman et la vieille Juive se tournèrent vers lui. - J'étais sûr que nous trouverions un vaisseau spatial, poursuivit-il d'un air penaud. Je lui avais promis de passer par Ardis afin de la prendre à son bord. - De toute façon, elle était fâchée contre toi, lâcha Daeman entre deux hoquets. Le masque osmotique semblait incapable de lui fournir la quantité d'oxygène qui lui était nécessaire. - Oui, fit Harman. Savi écarta un cadavre gris et mâchonné qui venait de surgir des pseudo-algues et dont les yeux couleur de gel semblaient pleins de reproche. - Je ne pense pas qu'Ada te serait reconnaissante de l'avoir amenée ici, dit-elle en désignant la firmerie. Mais toi, Harman, tu devrais être ravi. C'était bien ton objectif, n'est-ce pas? Atteindre la firmerie et négocier quelques années de sursis? - Quelque chose comme ça, admit Harman. Elle indiqua le cadavre d'un signe de tête. - Ce n'est pas avec les posthumains que tu devras négocier, semble-t-il. - Penses-tu que la firmerie est automatisée? demanda Harman. Que ce sont les seuls serviteurs qui la font fonctionner, qui nous faxent, nous réparent et nous refaxent le temps que s'écoulent nos mornes cinq-vingts? - Pourquoi ne pas aller le découvrir par nous-mêmes? proposa la vieille femme. Ils franchirent le rectangle de verre lumineux grâce à un carré de matière semi-perméable inscrit en lui, similaire au sas qu'ils avaient traversé lors de leur arrivée. C'était bien la firmerie. Non seulement on y trouvait de la lumière et de l'air, mais elle était en outre pourvue d'une gravité égale à un dixième de g. Daeman tomba à quatre pattes dès qu'il entra dans son champ, incapable de s'adapter aussi vite à cette pesanteur légère mais persistante. Ce changement soudain, ajouté à l'émouvante vision des serviteurs et au souvenir terrifiant de son précédent séjour en ce lieu, après l'épisode de Pallosaure, lui coupa littéralement les jambes. Savi et Harman allaient d'une cuve à l'autre. La vieille femme abaissa son masque pour tester la qualité de l'air. - Ténu mais puant, décréta-t-elle d'une voix étrangement suraiguë. Ils ont besoin d'une atmosphère, mais elle est trop polluée pour être respirable. Gardez vos masques. Daeman n'avait pas besoin d'encouragements supplémentaires; il conserva son masque. Sans daigner remarquer leur présence, les serviteurs s'affairaient devant divers panneaux de contrôle virtuels. Des fluides rouges et verts entraient et sortaient des cuves, empruntant des conduits transparents. Harman examina de près chacune de ces cuves, hautes de trois bons mètres. Les corps humains qu'elles abritaient étaient dans leur grande majorité quasi parfaits mais incomplètement formés: ils avaient une peau trop lisse, un crâne et un pubis glabres, des yeux vides. Seuls quelques-uns d'entre eux semblaient en voie d'achèvement, mais on ne percevait dans leurs yeux qu'une vague lueur d'intelligence. Daeman suivit ses deux compagnons, restant toutefois à l'écart des cuves. En voyant ces protohumains, il se rappela les images floues qu'il conservait de son précédent séjour et, pris d'un soudain frisson, recula jusqu'à se retrouver acculé dans un coin. Un serviteur le contourna, l'ignorant superbement. - De toute évidence, ils ne sont pas programmés pour reconnaître les humains en dehors des cuves, dit Savi. Si tu interférais avec leur travail, cependant, ils finiraient sans doute par se débarrasser de toi. Soudain, un voyant vert se mit à clignoter sur une cuve abritant un corps achevé - celui d'une jeune femme, aux yeux verts et aux cheveux et à la toison pubienne roux - et le fluide où elle baignait se mit à bouillonner. L'instant d'après, elle avait disparu. Quelques secondes plus tard, un nouveau corps se matérialisait à sa place, celui d'un homme livide aux yeux morts et au crâne défoncé. - Il y a un portail fax dans chaque cuve! s'écria Daeman. C'était évident, pensa-t-il. Le fax acheminait leur corps ici à chaque vingt, ou quand ils étaient grièvement blessés. Ou carrément morts. - Nous pourrions les utiliser, proposa-t-il. - Peut-être est-ce possible, dit Savi en collant son visage à l'une des cuves. Ou peut-être pas. Le fax est codé pour le corps reposant dans la cuve. Le mécanisme risque de ne pas reconnaître votre code et se contenter de vous... évacuer. Des fluides colorés vinrent baigner le nouveau cadavre. Des agrégats de petits asticots bleus jaillirent d'une ouverture, nagèrent jusqu'au mort et pénétrèrent dans son crâne défoncé et dans ses chairs blafardes. - Tu as toujours envie de retourner dans une cuve? demanda Savi à Harman. Ce dernier se contenta de se frotter le menton et de parcourir du regard les alignements de cuves. Soudain, il tendit le bras. - Seigneur Jésus! Les trois compagnons s'avancèrent lentement, mi-marchant, mi-flottant dans la gravité faible mais nettement perceptible. Daeman n'en croyait pas ses yeux. Un tiers des cuves étaient emplies de fluide mais vides de corps humains. Ceux-ci - ou plutôt leurs morceaux - jonchaient toutes les surfaces disponibles: le sol, les tables, les consoles et même les serviteurs désactivés. Daeman pensa - espéra - tout d'abord qu'il s'agissait de momies posthumaines, ce qui était déjà assez horrible. Mais ce n'étaient pas des momies. Ni même des posthumains. Quelqu'un avait transformé la firmerie en buffet froid. La longue table devant eux était couverte de morceaux humains - blancs, rosés, rouges, humides, sanglants, frais. Une douzaine de corps, masculins et féminins, apparemment à peine sortis des cuves, gisaient éviscérés - vidés de leurs abats, les côtes rognées et encore rougies de sang. Une tête avait échoué sous la table, et on croyait lire dans ses yeux bleus écarquillés le choc qu'avait ressenti son possesseur lorsqu'on avait dévoré le corps auquel elle était attachée. Des mains s'empilaient devant une chaise à roulettes dont on ne voyait que le haut dossier. Avant que les trois compagnons aient pu échanger le moindre commentaire par radio, la chaise pivota sur elle-même. Durant une seconde, Daeman crut que c'était un être humain qui y était assis, mais ce corps-ci était verdâtre, intact et animé. Des yeux jaunes les fixaient. Des avant-bras d'une longueur invraisemblable se déplièrent, prolongés par des doigts griffus. Une langue fourchue apparut entre des dents démesurées. - Tu t'imagines que je suis comme toi? dit l'être que Daeman identifia comme le vrai Caliban. Tu es dans l'erreur. Savi et Harman agrippèrent Daeman avant de filer à toute vitesse dans la firmerie, et il ne cessa de hurler comme il l'avait fait lors de leur ascension en fauteuil. Ils foncèrent droit sur le mur blanc, le traversèrent sans marquer la moindre pause - les thermopeaux se collèrent à leur épiderme en réaction à la baisse de pression et de température - puis se propulsèrent d'un coup de pied en direction du sol, cent mètres en contrebas. Savi et Harman lâchèrent Daeman alors qu'ils atterrissaient sur une plate-forme située vingt mètres au-dessus du sol. Il eut le temps de remarquer les momies qui flottaient un peu partout, porteuses 1. Psaume 50, traduction ocuménique de la Bible. Cette citation sert d'exergue au poème de Robert Browning, Caliban upon Setebos, que le Caliban imaginé par Simmons ne va cesser de citer par la suite. (N.d.T.) à la gorge et au ventre de morsures identiques à celles qui marquaient les humains dans la fïrmerie, se rendit compte qu'il allait vomir dans son masque osmotique, puis ses deux compagnons trouvèrent un point d'appui et se propulsèrent à nouveau dans la pénombre. Arrachant son masque d'un geste désespéré, Daeman dégobilla dans une atmosphère aussi ténue que glaciale, aussi glaciale que puante. Il sentit ses tympans et ses yeux augmenter de volume, mais il remit son masque à temps - humant l'odeur de sa propre angoisse - et s'empressa de bondir à la suite de Savi et d'Harman. Pourtant, il n'avait aucune envie de courir. Il aurait voulu se recroqueviller en position foetale, se rouler en boule et continuer de vomir. Mais il n'était pas bête au point de croire qu'il avait le choix. Moulinant des bras et des jambes, jetant derrière lui de fréquents regards apeurés, Daeman se dépensa sans compter pour échapper à la mort. Caliban les piégea dans le coin le plus sombre de la cité, là où les bouquets de pseudo-algues ondoyaient sous l'effet de la force de Coriolis due à la rotation de l'astéroïde. Toutes les verrières de la cité étaient dégagées, ouvertes sur l'alternance périodique du clair de Terre et des ténèbres étoilées. Caliban profita de ces ténèbres pour se rapprocher d'eux. Ils étaient blottis les uns contre les autres. - Vous l'avez vu sortir de la firmerie? demanda Savi. - Non. - Je ne me suis pas retourné une seule fois, précisa Harman. - Est-ce que c'était un calibani? demanda Daeman. Il pleurait sans la moindre honte. Cette question représentait son ultime espoir. - Non, dit Savi, lui glaçant les sangs. C'était Caliban en personne. - Ces cadavres... dit Harman. Des cinq-vingts? - Et aussi des plus jeunes, chuchota Savi. Son pistolet à la main, elle scrutait les ténèbres derrière les pseudo-algues mouvantes. - Peut-être que cette créature a commencé par cueillir les cinq-vingts, murmura Harman. Mais elle a pris de l'assurance. Et de l'appétit. - Doux Jésus, doux Jésus, souffla Daeman. C'était la plus ancienne invocation qu'ait connue le genre humain, bien que le sens s'en soit perdu. Il claquait des dents comme un malade. - Tu as toujours faim? demanda Savi. (Peut-être cherchait-elle à le calmer avec une dose d'humour noir.) Pas moi. - Moi, si, dit Caliban sur leur fréquence radio. Le monstre jaillit des pseudo-algues, jeta son filet sur les trois compagnons, faisant s'envoler l'arme de Savi, et les pécha comme des poissons. 44. Olympus Mons Mahnmut se sentait tout drôle à présent qu'il avait perdu le contact avec Orphu. Il espérait que son ami était en sécurité. Les dieux firent irruption dans la cellule une seconde après que l'humain - qui ne s'était pas identifié - en eut disparu par télé-portation quantique. Mahnmut ne croyait pas en l'invisibilité, seulement à la furtivité, mais il était bel et bien invisible aux yeux des splendides dieux et déesses qui se pressaient autour d'Héré. Il se glissa entre leurs jambes bronzées et leurs toges blanches, puis rebroussa chemin dans le dédale de corridors. Découvrant que la position bipède était délicate pour un être invisible - il ne cessait de chercher ses pieds du regard -, il se mit à quatre pattes et trottina en silence dans les couloirs. La masse d'Orphu avait ralenti les dieux qui les escortaient, de sorte que Mahnmut avait eu le temps de repérer la salle où ils avaient entreposé l'Engin et le transmetteur. Elle était située à trois croisements de leur cellule, et il suffisait pour la rejoindre de prendre systématiquement à droite. Lorsque Mahnmut arriva devant cette salle, le couloir où elle se trouvait était désert - bien que les dieux aient été présents en nombre dans ses environs immédiats -, aussi activa-t-il son laser de poignet pour en forcer la porte. Alors même qu'il travaillait, il songea qu'il offrirait un spectacle des plus étranges à un dieu passant par là: pas de moravec en vue, mais un fin rayon rouge long de vingt centimètres découpant lentement un cercle autour du verrou de la porte. Jamais le laser n'aurait pu traverser le battant, mais il découpa au-dessus du verrou un joli disque de cinq centimètres de diamètre - Mahnmut perçut les vibrations subsoniques qu'émettait le mécanisme relevant de la physique des états solides - et la porte s'ouvrit. Il la referma derrière lui une fois entré et entendit un bruit de pas dans le couloir à peine quelques secondes plus tard. Fausse alerte. Il ôta le casque d'Hadès pour mieux voir ses mains et ses pieds. Mahnmut ne se trouvait pas dans une cellule, loin de là. La salle, qui faisait deux cents mètres de long et cent mètres de haut, était remplie de lingots d'or, de monceaux de pièces, de coffres de pierres précieuses, de petites montagnes d'artefacts en bronze poli, de statues de marbre représentant des hommes comme des dieux, de cornes d'abondance débordantes de perles, de chars en or massif, de vases en cristal pleins de lapis-lazulis et de cent autres trésors, tous étincelants à la lueur des flammes qui brûlaient dans une vingtaine de trépieds en or. Ignorant cette profusion de richesses, Mahnmut fonça droit sur le transmetteur si terne et l'Engin si petit. Il lui serait impossible de les emporter tous les deux - son invisibilité n'empêcherait pas un divin passant de remarquer les machines flottant dans un couloir - et il savait qu'il ne disposait que de quelques secondes pour agir, aussi commença-t-il par ranger l'Engin dans un coin, puis, ayant localisé le port approprié sur le communicateur, il l'activa au moyen d'une commande standard de faible voltage. L'IA primitive enregistra le signal et se défit de son enveloppe en nanocarbone pour révéler de complexes entrailles électroniques repliées sur elles-mêmes. Mahnmut recula tandis que le transmetteur effectuait une roulade des plus gracieuses, déployait ses trois pattes et ses émetteurs de felschenmass, puis ouvrait sa parabole en résille de huit mètres de diamètre. Mahnmut se félicita de ne pas avoir lancé la manouvre dans un réduit. Mais la salle où il se trouvait était dépourvue de fenêtre et sans doute surmontée de plusieurs tonnes de marbre, de granité et de pierre martienne, ce qui risquait d'interdire toute transmission. À tout le moins, l'antenne ne disposait même pas d'un firmament pour s'orienter. Mahnmut sentit monter son angoisse à mesure qu'elle tournait en bourdonnant - et pas seulement parce que des cris résonnaient dans les couloirs. Les dieux ne manqueraient pas de fouiller cet endroit - voire de s'y TQ - après s'être assurés qu'Héré était en vie. Si le transmetteur n'arrivait pas à se verrouiller sur son objectif, c'en serait fini de leur mission martienne. Tout dépendait du degré de sophistication de cet appareil. L'antenne frémit, gronda, s'ajusta une ultime fois et se verrouilla sur un point situé à vingt degrés de la verticale. Un panneau de contrôle virtuel apparut à côté des ports et des voyants verts s'allumèrent. Mahnmut se brancha sur l'appareil et y téléchargea l'intégralité de ses banques de mémoire relatives à l'expédition: toutes ses conversations avec Orphu, plus ses échanges avec Koros III, Ri Po et même les dieux, plus toutes les données visuelles enregistrées depuis leur départ de l'espace jupitérien. Une fois activée la bande passante du transmetteur, il lui fallut moins de quinze secondes pour procéder au téléchargement. Ses capteurs lui apprirent que le champ énergétique chevkovien du transmetteur augmentait d'intensité, et il se demanda si les dieux pouvaient le capter. D'une façon ou d'une autre, ils auraient retrouvé Mahnmut dans quelques minutes, voire plus tôt. Et jamais il ne pourrait sortir de cette salle, encore moins de ce bâtiment, en emportant l'Engin. Il avait le choix entre activer celui-ci tout de suite ou l'activer plus tard. Dans les deux cas, il serait aux premières loges. Mais ce n'était pas l'Engin qui devait l'inquiéter, se rappela-t-il. C'était le transmetteur. Tous les voyants de celui-ci étaient au vert, ce dont Mahnmut conclut que son niveau d'énergie était au maximum, qu'il avait fini de crypter les données et qu'il s'était verrouillé sur sa cible -probablement l'espace jupitérien, voire Europe elle-même. Du moins l'espérait-il. On tambourinait à la porte. Pourquoi ne se téléportent-ils pas ici, tout simplement? songea Mahnmut. Il ne prit pas le temps d'élucider cette énigme. Substituant des broches métalliques à ses mains, il localisa le port d'acti-vation et injecta dans le transmetteur une décharge de trente-deux volts. Une colonne jaune vif de huit mètres de diamètre jaillit de l'antenne. Le rayon d'énergie chevkovienne à l'état pur découpa un trou dans le plafond, ainsi que dans trois autres étages supplémentaires, avant de filer vers les étoiles. Puis il s'éteignit et le transmetteur entama une autodestruction silencieuse, se réduisant à l'état de petite flaque de métal fondu. Les filtres polariseurs d'urgence de Mahnmut s'étaient activés en quelques nanosecondes, mais il resta néanmoins ébloui durant plusieurs instants après la transmission. Lorsqu'il leva les yeux vers l'enfilade de brèches encore fumantes et aperçut le ciel, il osa espérer pour la première fois. Les dieux firent exploser la porte et la salle des trésors fut envahie par des nuages de vapeur d'eau. Mahnmut profita de ce fugace écran de fumée pour saisir l'Engin - d'une masse de dix kilos environ, il n'en pesait que trois sur Mars - puis il se ramassa sur lui-même, contractant au maximum les ressorts et les actuateurs de ses jambes sans se soucier des contraintes de tolérance, et s'envola d'un bond vers les brèches, s'élevant d'une quinzaine de mètres à travers le marbre fracassé et le granité fondu. Débouchant sur une partie plate du toit, il se mit à courir sur ses deux jambes, tout excité à l'idée de se retrouver à l'air libre, serrant bien l'Engin sous son bras gauche. Au-dessus d'Olympus Mons, le ciel couleur azur grouillait de chars volants pilotés par les dieux et les déesses. L'un d'eux fondit sur le toit et passa en rase-mottes, dans l'intention évidente d'écraser Mahnmut sous ses roues. Le moravec comprit avec un temps de retard qu'il avait oublié de recoiffer le casque d'Hadès. Il était visible à tous ces yeux divins. Rassemblant toute l'énergie disponible dans ses systèmes - il serait temps plus tard de se soucier de recharger ses batteries -, Mahnmut prit son élan et s'envola une nouvelle fois, passant à travers les chevaux holographiques et décochant à une déesse fort surprise un coup de pied en pleine poitrine. Elle chut de son char, moulinant de ses bras blancs, et se ramassa sur le toit du grand hall des dieux. Mahnmut consacra trois dixièmes de secondes à l'étude du panneau de contrôle virtuel du char, puis inséra ses manipulateurs dans la matrice appropriée et vira sèchement sur la droite. Une foule de dieux en furie tentèrent de lui barrer le passage. Il lui serait impossible de fuir l'espace aérien d'Olympos, mais ce n'était pas son objectif. Cinq chars se rapprochaient dangereusement de lui et l'air était saturé de flèches en titane - des flèches! imaginez un peu - lorsque Mahnmut survola enfin le vaste lac de la caldeira. Saisissant l'Engin, il sauta par-dessus bord alors que le premier des traits lancés par Apollon frappait son char. Celui-ci explosa quelques mètres au-dessus de lui, et il tomba vers les eaux au sein d'une averse d'or fondu et de cellules énergétiques en flammes. Des microcircuits s'y ajoutèrent quelques secondes avant qu'il ne fende la surface des eaux. Son sonar à longue portée lui apprit que le lac était profond de plus de 2 000 mètres. Ça va peut-être suffire, se dit le petit moravec. Puis il plongea, activa ses nageoires, raffermit son étreinte sur l'Engin et plongea vers les profondeurs. 45. Plaine d'Ilium, Ilium J'éprouve un vague remords de ne pas retourner chercher le petit robot, mais le temps presse. Les gardes me conduisent à un Achille occupé à se vêtir pour le combat, entouré des chefs qu'il a hérités d'Agamemnon: Odys-seus, Diomède, le vieux Nestor, le Grand et le Petit Ajax... bref, l'équipe habituelle, exception faite des Atrides, Agamemnon et Ménélas. Est-il possible, comme l'affirmait Ares, qu'Achille ait massacré le roi Agamemnon, frustrant ainsi son épouse Clytem-nestre de sa sanglante vengeance et une centaine d'auteurs dramatiques d'un sujet en or? La malédiction qui frappe Cassandre vient-elle d'être subitement levée? - Qui es-tu, au nom d'Hadès? gronde le tueur d'hommes, Achille aux pieds rapides, lorsque le sergent m'introduit auprès de lui. Je me rends compte pour la énième fois que ceux qui m'entourent ne voient que ce vieux Thomas Hockenberry, un type cra-dingue et mal rasé, aux épaules voûtées, qui n'a plus ni sa cape, ni son épée, ni son harnais de lévitation, un fantassin mal fagoté dans son plastron de bronze terni. - Je suis l'homme que t'envoie ta mère, la déesse Thétis, afin de te guider jusqu'à Hector, puis jusqu'à la victoire sur les dieux qui ont tué Patrocle, déclaré-je. Héros et capitaines sursautent en entendant ce discours. De toute évidence, si Achille les a informés de la mort de Patrocle, peut-être ne leur a-t-il pas exposé ses intentions vis-à-vis d'Olympos. Il s'empresse de m'entraîner à l'écart, loin des oreilles curieuses des guerriers fatigués. - Comment puis-je être sûr que tu es bien celui dont m'a parlé ma mère, la déesse Thétis? demande le jeune demi-dieu. Il semble avoir pris un coup de vieux depuis la nuit dernière, comme si on avait ciselé de nouvelles rides sur son visage. - Je te le montrerai en te conduisant là où nous devons aller, répliqué-je. - À Olympos? Il y a de la démence dans ses yeux. - Chaque chose en son temps, murmuré-je. Tout d'abord, ainsi que l'a dit ta mère, tu dois faire la paix avec Hector, faire cause commune avec lui. Achille grimace et crache dans le sable. - Je suis incapable de faire la paix aujourd‘hui. C'est la guerre que je veux. La guerre et le sang des dieux. - Pour affronter les dieux, tu dois d'abord mettre un terme à ce conflit insensé avec les héros de Troie. Achille se retourne pour désigner le champ de bataille au loin. Je vois les drapeaux achéens qui ont franchi les tranchées défensives et flottent au-dessus d'un terrain occupe la veille par les Troyens. - Mais nous sommes en train de les battre! Pourquoi devrais-je faire la paix avec Hector alors que, dans quelques heures, je cueillerai ses tripes à la pointe de ma lance? Je hausse les épaules. . - Comme il te plaira, fils de Pelée. Je suis envoyé ici pour t'aider à venger Patrocle et à récupérer son corps pour célébrer dignement le rituel funéraire. Si telle n'est plus ta volonté, je prends congé. Et je lui tourne le dos pour m'éloigner. Achille me saute dessus, me jetant à terre et dégainant son poignard avec une telle vitesse que je serais incapable de le neutraliser d'un coup de taser, même si ma vie en dépendait. Ce qui est sans doute le cas, car voilà qu'il plaque sa lame sur ma gorge. - Tu oses m'insulter, moi? Je m'exprime sans trop bouger, redoutant de voir mon sang couler. , . . j - Je n'insulte personne, Achille. Je suis envoyé ici pour t aider à venger Patrocle. Si tel est ton souhait, fais ce que je te dis. Achille me fixe quelques instants, puis se relève, rengaine son couteau et me tend la main pour m'aider à me remettre debout. Odysseus et les autres capitaines observent la scène à dix mètres de là, dévorés par la curiosité. - Quel est ton nom? demanda Achille. - Hockenberry, dis-je en m'époussetant le derrière et en me palpant la gorge. Fils de Duane, ajouté-je, me rappelant l'usage. - Un nom bien étrange, marmonne le tueur d'hommes. Mais nous vivons des temps étranges. Sois le bienvenu, Hockenberry, fils de Duane. Il me tend la main et m'agrippe l'avant-bras avec une telle force que le sang cesse de couler dans mes veines. Je m'efforce de lui rendre la pareille. Achille se retourne vers ses capitaines et ses subordonnés. - Je m'habille pour la guerre, fils de Duane. Lorsque j'aurai fini, je t'accompagnerai jusqu'au royaume d'Hadès si nécessaire. - Ilium suffira pour le moment. - Viens faire la connaissance de mes camarades, de mes généraux maintenant que j'ai vaincu Agamemnon. Il me conduit vers Odysseus et les autres. Je lui pose alors la question qui me brûle les lèvres. - Agamemnon est-il mort? Et Ménélas? Achille secoue la tête d'un air sombre. - Non, je n'ai point tué les Atrides, bien que j'aie triomphé d'eux ce matin, l'un après l'autre. Ils sont couverts de plaies et de bosses, mais ils survivront. Asclépios est en train de les soigner et, quoiqu'ils m'aient juré allégeance pour que j'épargne leur vie, jamais je ne leur accorderai ma confiance. Il me présente ensuite Odysseus et tous les autres héros que j'ai passé plus de neuf années à observer. Chacun d'eux m'empoigne l'avant-bras pour me saluer et, lorsque j'en ai fini avec l'état-major dans son ensemble, j'ai la main et le poignet tout engourdis. - Divin Achille, déclare Odysseus, tu es devenu notre roi ce matin, nous t'avons juré allégeance et avons fait serment de te suivre jusqu'à Olympos si nécessaire pour revendiquer le corps de notre camarade Patrocle, victime de la traîtrise d'Athéné - si incroyable que cela paraisse -, mais je me dois de te dire que tes guerriers comme tes capitaines sont affamés. Les Achéens doivent manger. Ils ont affronté les Troyens durant toute la matinée, après une nuit sans sommeil ou presque, réussissant à repousser les forces d'Hector loin de nos nefs noires, de nos murailles, de nos tranchées, mais les hommes sont près de succomber à la faim et à la fatigue. Que Talthybios ici présent égorge un cochon sauvage pour les capitaines pendant que toi et tes hommes feront une pause, et... Achille se dresse face au fils de Laerte. - Manger? As-tu perdu la raison, Odysseus? Je n'ai aucune envie de manger aujourd'hui. J'ai faim de massacre, j'ai soif de sang, je veux savourer les cris et les gémissements des hommes mourants et des dieux suppliciés! Odysseus incline légèrement la tête. - Achille, fils de Pelée, ô toi le plus grand d'entre les Achéens, tu es plus valeureux que moi, plus habile que moi dans le maniement de la lance, mais peut-être te suis-je supérieur en sagesse, endurci que je suis par mes années d'expériences et d'épreuves. Que ton cour écoute mes paroles, ô mon roi. Ne laisse pas tes loyaux guerriers, Achéens, Argiens et Danaens, attaquer Ilium le ventre vide en cette journée qui s'annonce fort longue, encore moins porter la guerre en Olympos alors qu'ils meurent de faim. Achille observe une pause avant de répondre. Odysseus interprète son silence comme un encouragement à développer ses arguments. - Souhaites-tu que tes héros meurent pour toi jusqu'au dernier, ô Achille, qu'ils vengent Patrocle en périssant non sous les coups des dieux immortels mais sous ceux de la faim? Achille pose sa robuste main sur l'épaule d'Odysseus, et je constate, pour la énième fois, à quel point le tueur d'hommes est plus grand que le tacticien courtaud. - Odysseus, sage conseiller, ordonne à Talthybios, héraut d'Agamemnon, de tuer le plus gros cochon qu'il trouvera et de l'embrocher au-dessus du feu le plus vigoureux que tes hommes pourront faire. Qu'il égorge ensuite autant de cochons qu'en exigera l'appétit des troupes achéennes. Je vais demander à mes loyaux Myrmidons de superviser le festin. Mais qu'aucun sacrifice ne soit offert aux dieux en ce jour. Qu'aucun morceau de choix ne soit jeté dans les braises! Aujourd'hui, les dieux n'auront droit qu'aux pointes de nos lances et de nos épées. Nous ne leur laisserons même pas les abats. Il regarde autour de lui et élève la voix afin d'être entendu de tous les capitaines. - Mangez de bon appétit, mes amis. Nestor! Envoie tes deux fils, Antiloque et Thrasymède, ainsi que Mégès, fils de Phylée, Mérion et Thoas, et Lycomède, fils de Créon, et aussi Mélanippe, annoncer la tenue du festin jusqu'à l'avant-garde, afin que nul guerrier achéen ne soit privé de viande et de vin au déjeuner! Je vais me vêtir pour la bataille et me retirer en compagnie d'Hockenberry, fils de Duane, pour me préparer à la guerre contre les dieux. Achille se retourne et entre dans la tente où il s'habillait lors de mon arrivée, me faisant signe de le suivre. En attendant qu'Achille se soit vêtu pour la bataille, je repense à mon épouse Susan et au temps qu'il lui fallait pour s'habiller en vue d'aller à un dîner où nous étions déjà en retard. On ne peut rien faire pour hâter le processus - il faut se contenter d'attendre. Mais je ne cesse de consulter mon chronomètre, obnubilé par le petit robot que j'ai abandonné - Mahnmut, il s'appelle Mahnmut - et me demandant si les dieux l'ont déjà occis. Mais il m'a dit de revenir le chercher au bord du lac lorsqu'une heure se serait écoulée, et il me reste encore plus de trente minutes de battement. Mais comment puis-je retourner à Olympos sans le casque d'Hadès pour me protéger? J'ai obéi à une impulsion en donnant cette cagoule de cuir au petit robot, une impulsion que je risque de regretter si jamais je suis aperçu par les dieux. Je tente de me consoler en me disant que, de toute façon, Aphrodite me repérera si je retourne à Olympos, casque ou pas casque, de sorte que je ne devrai pas traîner pour retrouver Mahnmut et filer à l'anglaise. L'important, toutefois, c'est ce qui est en train de se passer ici et à Ilium. Que se passe-t-il ici? Eh bien, Achille s'habille. Je remarque qu'il serre les dents pendant qu'il se vêt pour la bataille - ou plutôt: pendant que ses serviteurs, ses esclaves et ses écuyers l'aident à se vêtir. Aucun chevalier du Moyen Âge n'a traité ses armes et son armure avec autant de respect et de cérémonie qu'Achille, fils de Pelée, le fait en ce jour. Il commence par attacher sur ses jambes des jambières finement ouvragées -je repense aux protège-tibias dont je me caparaçonnais quand je jouais au base-bail -, de splendides accessoires forgés dans le bronze plutôt que moulés dans le plastique, avec des couvre-chevilles d'argent. Puis Achille recouvre son torse d'un plastron et passe son épée par-dessus son épaule. Également forgée dans le bronze, cette épée est plus étincelante qu'un miroir, plus affûtée qu'un rasoir et pourvue d'une garde cloutée d'argent. Peut-être parviendrais-je à la soulever à condition de la prendre à deux mains et de bien me camper sur mes jambes. Peut-être. Puis il prend son gigantesque bouclier circulaire, fait de deux couches de bronze et de deux d'étain - métal fort rare en ce temps -, séparées par une couche d'or. C'est une véritable ouvre d'art, d'une beauté éblouissante, si célèbre qu'Homère lui a consacré un long passage de Y Iliade; ce bouclier a par ailleurs fait l'objet de maints poèmes, mon préféré étant celui signé Robert Graves. Et, à ma grande surprise, je ne suis pas déçu en le découvrant de visu. Qu'il me suffise de dire qu'il est orné de cercles concentriques servant de support à des images illustrant les idées de la Grèce antique, avec la rivière Océan parcourant son pourtour avant de traverser la Cité en paix et la Cité en guerre près du centre, où figurent de superbes représentations de la terre, de la mer, du soleil, de la lune et des étoiles. Ce bouclier est si poli que même dans la pénombre de cette tente, il étincelle à la façon d'un héliostat. Finalement, Achille soulève son lourd casque et se le pose sur la tête. Selon la légende, c'est Héphasstos en personne qui en a conçu et réalisé le cimier - un accessoire prisé des Achéens tout autant que des Troyens -, et il est vrai que les grandes plumes dorées qui ornent sa crête se meuvent comme des flammes lorsque s'avance Achille. À présent armé de pied en cap, exception faite de sa javeline, Achille s'exerce à la façon d'un joueur de football américain s'assurant du bon placement de ses épaulettes. Le tueur d'hommes pivote sur ses talons pour vérifier que ses jambières et son plastron sont correctement ajustés, mais pas au point de le gêner dans ses mouvements. Puis il fait quelques pas en courant, pour voir si son casque et ses sandales restent bien en place. Finalement, Achille soulève son bouclier, passe la main sur son épaule et dégaine son épée, avec une telle vivacité, une telle souplesse, qu'on jurerait qu'il a fait ça toute sa vie. Il rengaine son épée et dit: - Je suis prêt, Hockenberry. Les capitaines nous suivent tandis que je conduis Achille sur la plage où j'ai laissé la carapace d'Orphu. Les sentinelles sont restées à l'écart du gigantesque crabe - lequel flotte toujours dans l'air grâce à mon harnais de lévitation, ce que les badauds n'ont pas manqué de remarquer. J'ai décidé de jouer au magicien, afin d'impressionner Odysseus, Diomède et les autres capitaines, et de gagner un peu de leur respect. En outre, je sais que les Achéens dans leur ensemble, loin d'être aveuglés par la rage comme l'est Achille, ne sont pas très chauds à l'idée de combattre des dieux immortels qui ont de tout temps eu droit à leur vénération, à leur obéissance et à leurs sacrifices. En théorie, tout ce que je pourrai faire pour renforcer l'emprise d'Achille sur ses troupes me sera également profitable. - Agrippe mon avant-bras, fils de Pelée, dis-je à voix basse. Dès qu'Achille s'est exécuté, je tourne le médaillon de ma main libre et nous disparaissons. Hélène m'a donné rendez-vous chez Hector, dans l'antichambre de la nursery du petit Scamandrios. Comme je connais déjà les lieux, je n'ai aucun mal à les visualiser et nous nous TQ dans une pièce vide. Nous avons un peu d'avance - quatre ou cinq minutes nous séparent encore de la relève de la garde sur les remparts d'Ilium. La pièce où nous nous trouvons est pourvue d'une fenêtre ouverte, qui nous permet de constater que nous sommes en plein centre d'Ilium. Le brouhaha qui parvient jusqu'à nous - le fracas des carrioles, tractées par des boufs ou des chevaux, les cris des marchands, le murmure incessant des piétons foulant les pavés -est même rassurant. Achille ne semble nullement déconcerté par la téléportation quantique. Je me rappelle que la vie de ce jeune homme est imprégnée de magie. Il a été élevé par un centaure, bon sang! Alors qu'il se trouve au cour même du repaire de ses ennemis, il se contente de poser une main sur son épée, sans toutefois la dégainer, et de m'adresser un regard qui signifie: " Et ensuite? " Ensuite, nous entendons un homme pousser un cri horrible dans la nursery. Je reconnais la voix d'Hector, que je n'ai cependant jamais entendu aussi bouleversé. Des sanglots et des lamentations de femmes résonnent en contrepoint. Hector pousse un nouveau cri, comme en proie à l'agonie. Je n'ai aucune envie d'entrer dans cette nursery, mais Achille y va tout droit, la main toujours posée sur le pommeau de son épée. Je le suis. Mes amies troyennes sont là - Hélène, Hécube, Laodice, Théano et Andromaque -, mais elles ne remarquent même pas notre arrivée. Hector est là, lui aussi, dans son armure couverte de sang et de poussière, mais il ne voit même pas son ennemi, Achille, lorsque celui-ci se fige devant le spectacle qui plonge l'assistance dans l'horreur. Le berceau sculpté est renversé. Il est aspergé de sang, ainsi que le sol de marbre et la moustiquaire. Le corps du petit Scamandrios, affectueusement surnommé Astyanax, un an à peine, gît sur le sol - taillé en pièces. Sa tête manque à l'appel. On lui a tranché bras et jambes. L'une de ses mains potelées reste attachée à son poignet, mais l'autre a été coupée. Sa royale grenouillère, sur laquelle sont brodées les armoiries d'Hector, est imbibée de sang. Près de lui gît le corps de la nourrice que j'avais aperçue sur les remparts puis ici même, la nuit dernière, en train de dormir paisiblement. On dirait qu'elle a été attaquée par quelque grand félin, et ses bras inertes sont toujours tendus vers le berceau renversé, comme si elle était morte en tentant de protéger son nourrisson. Tandis que les domestiques se lamentent en fond sonore, Andromaque déclare, d'une voix blanche mais terriblement calme: - Ce sont les déesses Athéné et Aphrodite qui ont accompli ceci, ô mon seigneur et époux. Hector lève la tête, et le visage qui m'apparaît sous son casque est déformé par le choc et l'horreur. Il a la bouche entrouverte, la bave aux lèvres. Ses yeux sont ébaubis et cernés de rouge. - Athéné? Aphrodite? Comment est-ce possible? - J'ai accouru de ma chambre il y a une heure, quand je les ai entendues parler à la nourrice, explique Andromaque. C'est Pallas Athéné elle-même qui m'a dit que Zeus exigeait le sacrifice de notre bien-aimé Scamandrios. " Ainsi qu'une génisse promise au massacre ", a dit la déesse. J'ai tenté de la fléchir, de la supplier de mes larmes, mais la déesse Aphrodite m'a enjoint de faire silence, affirmant que la volonté de Zeus était inflexible. Les dieux, disait-elle, étaient déçus par la tournure que prenait la guerre, et ils te reprochaient d'avoir échoué à incendier les nefs noires la nuit dernière. Ils avaient décidé ce sacrifice en guise d'avertissement. (Elle désigne l'enfant supplicié.) J'ai envoyé le plus rapide de mes domestiques te quérir sur le champ de bataille, et j'ai appelé auprès de moi mes amies pour me soutenir dans cette épreuve, ô mon époux. Nous avons attendu ton arrivée pour entrer dans cette pièce. Hector tourne vers nous son visage hagard, mais ses yeux se posent sur Achille sans le voir. En cet instant, il serait sans doute incapable de remarquer un cobra à ses pieds. Il est aveuglé par le choc. Tout ce qu'il peut voir, c'est le cadavre du petit Scamandrios - décapité, ensanglanté, un poing encore fermé. Puis il dit d'une voix étouffée: - Andromaque, mon épouse, ma bien-aimée, pourquoi n'es-tu pas morte comme cette nourrice, terrassée alors que tu t'efforçais de préserver notre enfant de la colère des immortels? Andromaque baisse la tête et pleure en silence. - Athéné m'a bloquée sur le seuil au moyen d'un mur invisible pendant que se déchaînait leur pouvoir divin, dit-elle. Ses larmes inondent sa chemise de nuit, et je vois à présent que le tissu en est imbibé de sang - sans doute a-t-elle serré contre son corps ce qui restait de son enfant massacré. Aussi irrationnel que cela paraisse, je repense à Jackie Kennedy telle que je l'ai vue sur un écran de télévision, par un lointain jour de novembre, alors que j'étais encore adolescent. Hector ne fait mine ni d'étreindre ni de consoler son épouse. Les sanglots des domestiques montent de plus belle, mais il reste silencieux durant une bonne minute, puis lève son bras musclé et couturé de cicatrices, serre son poing puissant et gronde: - Alors je vous défie, ô dieux! Désormais, Athéné, Aphrodite, Zeus - vous, les dieux que j'ai servis et honorés durant toutes ces années, durant toute ma vie -, vous êtes mes ennemis! Et il agite son poing vers le ciel. - Hector, dit Achille. Toutes les têtes se tournent. Les domestiques hurlent de terreur. Hélène porte ses mains à sa bouche, simulant une grimace de surprise. Hécube pousse un cri. Hector sort son épée de son fourreau et pousse un grondement, arborant une expression quasiment soulagée. Voici quelqu’un sur qui passer ma colère. Voici quelqu’un à tuer. Impossible de se méprendre sur ses pensées. Achille lève ses deux mains nues. - Hector, mon frère dans le deuil. Je suis venu ici pour partager ta peine et pour t'offrir mon bras droit dans le combat à venir. Le héros troyen, qui se ramassait sur lui-même pour bondir sur le tueur d'hommes, se fige, l'air totalement pris de court. - La nuit dernière, reprend Achille sans baisser ses mains calleuses, Pallas Athéné est venue dans ma tente, au cour du camp des Myrmidons, et a tué mon ami le plus cher - oui, Patrocle est mort de sa main -, emportant son cadavre à Olympos pour le jeter en pâture aux vautours. Sans lâcher son épée, Hector réplique: - Tu as vu cela? - J'ai parlé avec la déesse et ai été le témoin de son acte, déclare Achille. C'était bien elle. Elle a terrassé Patrocle comme elle a occis ton fils - et pour les mêmes raisons. Elle me les a exposées elle-même. Hector considère son épée comme si son arme, son bras même l'avaient trahi. Achille s'avance vers lui. Les femmes s'écartent pour le laisser passer. Le tueur d'hommes achéen tend sa main droite jusqu'à ce qu'elle effleure la pointe de l'épée d'Hector. - Noble Hector, mon ennemi, mon frère dans le sang répandu, murmure Achille, seras-tu mon allié dans ce nouveau combat que nous devons mener pour venger les nôtres? Hector lâche son épée, et sa lame de bronze heurte le marbre en résonnant, son pommeau atterrit dans une flaque de sang. Il est incapable de parler. Il avance d'un pas comme pour attaquer Achille, mais lui agrippe farouchement l'avant-bras - si c'était le mien, il me l'aurait arraché - et l'empoigne comme s'il s'agissait d'une bouée le sauvant de la noyade. Durant toute cette scène, je n'ai cessé de jeter des regards en coin à Andromaque, qui continue de pleurer en silence alors même que les visages autour de nous expriment le choc et la stupéfaction. C'est toi qui as fait cela? lancé-je en silence à la femme d'Hector. C'est toi qui as fait cela à ton propre fils pour orienter le cours de la guerre à ton goût? Alors même que j'ose imaginer cette horreur, m'écartant d'Andromaque tant elle me révulse, je sais que c'était le seul moyen. Le seul. Puis je me tourne vers ce qui reste d'Astyanax, " le maître de la cité ", le pauvre Scamandrios, et je recule à nouveau d'un pas. Dussé-je vivre un millier, dix milliers d'années, jamais je ne comprendrai ces gens. À cet instant, la véritable déesse Athéné, accompagnée de ma Muse et du dieu Apollon, apparaît à l'autre bout de la nursery. - Que se passe-t-il ici? demande Athéné, qui se dresse avec arrogance de ses deux mètres cinquante et nous toise d'un air impérieux. La Muse pointe son doigt sur moi. - C'est lui! s'écrie-t-elle. Apollo tend son arc d'argent. 46. Anneau équatorial La tanière de Caliban, ce lieu sombre, chaud et moite dissimulé parmi l'antique tuyauterie courant sous la surface de la cité, consistait en une grotte portée à une température tropicale par la décomposition biotique, peuplée de furtifs tritons et de melons d'eau. Caliban fracassa un pan de glace, nagea dans une canalisation enfouie sous le sol de l'astéroïde, émergea dans cette longue et étroite grotte, suspendit à un crochet le filet contenant ses prisonniers, l'ouvrit d'un coup de griffes, posa les trois humains sonnés et passifs sur des rochers surplombant de trois mètres un étang bouillonnant et s'allongea sur un conduit envahi de lichens et de fougères. Les deux pieds dans la fange, la créature cala son menton sur ses gros poings serrés pour mieux inspecter Savi, Harman et Daeman. Daeman s'était souillé lorsque le monstre les avait capturés. La thermopeau avait absorbé l'urine et séché presque aussitôt, sans laisser aucune tache, mais en dépit de la terreur qui l'habitait, il rougissait encore rien que d'y penser. Il y avait de l'air dans la tanière de Caliban, et il y régnait une gravité plus élevée que dans le reste de la cité; la créature leur arracha leurs masques osmotiques, son bras allongé et ses doigts griffus se montrant si rapides, si vifs qu'aucun d'eux, même le dernier frappé, n'eut le temps d'esquiver le coup. Les rochers où ils étaient perchés se dressaient tels des piliers visqueux au-dessus des eaux noires. L'air qui les entourait empestait la fange et l'égout. Caliban le humait comme une ambroisie, arborant de temps à autre un sourire jauni comme pour se gausser d'eux. L'odeur de poisson qui imprégnait la grotte venait en partie de lui. Daeman, quoique initialement terrifié par les calibani du Bassin méditerranéen, comprenait à présent qu'ils n'étaient que des copies édulcorées de cet horrible Caliban originel, si tant est qu'il s'agisse bien de lui. Cette créature n'était pas plus grande que les calibani, mais elle était infiniment plus obscène, avec ses dents jaunes et ses testicules rosés. De prime abord, Caliban paraissait emprunté, voire pataud, mais il nageait sans la moindre difficulté dans l'air glacé et ténu de la cité morte, ses mains et ses pieds également palmés faisant des nageoires fort efficaces. Tenant fermement le filet dans sa gueule démesurée, il avait résisté de toutes ses dents aux frénétiques efforts que faisaient Savi, Harman et Daeman pour se libérer. - Que veux-tu de nous? demanda Savi tandis que Caliban poursuivait l'examen de ses trois prisonniers juchés sur leurs rochers. Daeman vit qu'elle avait récupéré son pistolet lorsqu'il avait chu du filet en même temps qu'eux et qu'elle le tenait dans sa main sans pour autant le braquer sur le monstre. Tire donc! lui ordonna-t-il mentalement. Tue cette chose! Caliban, allongé si près d'eux que son haleine les baignait parfois, porteuse de la même puanteur qui imprégnait l'atmosphère, siffla: - Lui descend en rampant pour toucher chatouiller les cheveux et la barbe. Et voilà que tombe une fleur avec une abeille dedans, et maintenant un fruit à mordre, à saisir, à mâcher. - Il est fou, murmura Harman dans leurs écouteurs. Caliban sourit. - Lui parle à son propre soi, comme cela lui plaît, touchant celui-là que sa dame Dieu appela. Car parler de Lui moque - ah! si seulement Lui savait! L'heure est à la moquerie. - Qui est ce " Lui "? demanda Savi. Elle faisait montre d'un calme remarquable pour une prisonnière à la merci d'un monstre dans une grotte puante. - Parlerais-tu de toi à la troisième personne, Caliban? ajouta-t-elle. - Lui, c'est Lui, murmura le monstre sur son tuyau moussu, sauf quand Lui, c'est Sétébos! Alors même qu'il prononçait ce nom, Caliban se recroquevilla sur lui-même, enserrant le conduit de ses jambes écartées, levant les bras au-dessus de la tête comme pour se protéger d'un coup venu d'en haut. Une petite créature écailleuse traversa à vive allure la mare aux eaux fétides. Des vapeurs jaunâtres montaient un peu partout. - Qui est Sétébos? demanda Harman, qui s'efforçait visiblement d'être aussi calme que Savi. Sétébos est-il ton maître? Veux-tu aller le chercher afin qu'il nous libère? Nous souhaitons lui parler. Caliban leva la tête, fit grincer toutes ses griffes sur le conduit et lança en direction du plafond: - Sétébos, Sétébos et Sétébos! Pense-t-il, Lui demeure dans la froideur de la Lune. - La Lune? répéta Savi. Ton Sétébos vit sur la Lune? - Pense-t-il, Lui l'a créée, et le Soleil aussi, ronronna la créature. Mais pas les étoiles; les étoiles sont venues autrement; n'a fait que les nuages, les vents, les météores et tout cela: et puis aussi cette île, qui vit et croît alentour, et la mer serpentine qui tourne et finit pareil. - Qu'est-ce qu'il raconte? murmura Daeman, s'adressant à Savi sur le canal radio. Est-ce qu'il est fou? On dirait qu'il parle d'un dieu. - Je pense qu'il parle effectivement d'un dieu, répondit Savi dans un murmure. Son dieu. Ou un être bien réel qu'il considère comme un dieu. - Qui a pu créer ce monstre? dit Daeman. Certainement pas Dieu. Caliban dressa ses étranges oreilles translucides. - Pense-t-il, Sycorax ma mère m'a fait, morceau mortel. Pense-t-il, Prospéra, serviteur silencieux du Quiet, s'est fait Lui-même, serviteur du serviteur. Pense-t-il, cependant, que Sétébos, pourvu d'autant de mains qu'une seiche, qui redoute ce que Lui fait tout en se faisant Lui-même, voit et perçoit qu'il ne peut s'envoler vers la quiétude et le bonheur, et fait cette babiole de monde pour singer le réel, ces belles choses-ci pour imiter celles-là, comme les hanches le raisin. - Cette babiole de monde, répéta Savi. Parles-tu de la cité de l'astéroïde, ici, dans l'anneau e, Caliban? Au lieu de lui répondre, Caliban s'avança en rampant, tel un chat écailleux prêt à sauter sur sa proie, ses yeux jaunes brûlant à moins d'un mètre de leurs têtes. - Pense-t-il, Lui-même, connaissent-ils Prosper? - Je connais Ariel, l'entité biosphère, dit Savi. Ariel nous a donné un laissez-passer pour l'Atlantide, qui nous a permis d'arriver jusqu'ici. Notre présence ici est légitime. Demande à Ariel. Caliban éclata de rire et roula sur son dos, seules les griffes de ses pieds palmés l'empêchant de choir dans les eaux fangeuses de l'étang. - Pense-t-il, Lui-même en Prosper, avec en guise d'Ariel une grande grue cendrée que Lui envoie pêcher des poissons qu'elle dégorge de sa gueule; et aussi une créature marine que Lui a piégée, et aveuglée, et en partie dressée, lui brisant les pattes et l'enfermant dans un trou de la roche et l'appelant... Caliban. - Mais qu'est-ce qu'il raconte, bon sang? demanda Daeman. Ce monstre est dément. Abats-le, Savi. Abats-le. - Je crois... que je... comprends, chuchota Harman. "Lui-même ", c'est Caliban. Il parle bien de lui à la troisième personne, Savi. Prospéra, l'entité logosphère dont tu nous as parlé, l'a réduit en esclavage avec l'aide d'Ariel, la persona de la biosphère. - Et Caliban a aveuglé un petit animal marin, peut-être un triton comme ceux qui nagent au-dessous de nous, et l'a baptisé Caliban, opina Savi. Sa voix avait une tonalité des plus étranges - presque rêveuse -, comme si elle était fascinée par la créature aux yeux jaunes étendue devant eux. - Il joue à être son maître, Prospéra, ajouta-t-elle. Caliban s'esclaffa et se gratta le flanc. Daeman y vit des ouïes, qui s'ouvraient et se refermaient telles des bouches obscènes entre les côtes et les aisselles. - Lui-même a regardé la nuit, a espionné Prosper devant ses livres, hautain et imprudent, désormais seigneur de l'île, siffla-t-il. Moqué, cousait un livre de larges feuilles, en forme de flèche, pelait un bâton et lui donnait un nom; portait en lieu d'une robe d'enchanteur la peau ocellée d'un souple ocelot. - Un ocelot? répéta Harman. - Abats-le, Savi, siffla Daeman. Abats-le avant qu'il nous tue. - Caliban, dit Savi de sa voix la plus douce, qu'est-il arrivé aux posthumains? Caliban se mit à pleurer: La morve coula de son museau. - Sétébos, murmura-t-il, levant à nouveau les yeux vers le plafond de la grotte comme si quelqu'un l'écoutait. Sétébos m'a commandé de pourvoir ces mannequins de trois jambes solides en lieu d'une, ou alors d'arracher l'autre puis de les laisser reposer tels des oufs. Nul plaisir n'éprouvais, écoute-moi, mortel, en chassant les posties un par un, en buvant la bouillie pour faire passer leur chair, le cerveau avivé, à pétrir et pétrir l'argile. Comme Lui. Comme Lui! - Ô mon Dieu! souffla Savi. Elle s'effondra au sommet de son rocher. On aurait cru qu'elle envisageait sérieusement de plonger dans les eaux croupies. - Qu'y a-t-il? demanda Daeman par radio. Qu'y a-t-il? - Caliban a bien tué les posthumains, murmura la vieille femme, que la lumière blafarde faisait paraître plus vieille encore. Sur ordre de ce Sétébos. Ou peut-être de Prospéro. Caliban semble les vénérer tous les deux à l'instar de divinités. Peut-être qu'il n'y a pas de Sétébos, peut-être que ce terme ne désigne qu'un Prospéro divinisé. La créature cessa de renifler et son visage s'éclaira, sa large gueule s'ouvrit. - Pense-t-il, cela prouve que Lui ne connaît ni bien ni mal, ni tendresse ni cruauté: Lui est fort, Lui est Seigneur. - Qui donc? demanda Savi. Sétébos ou Prospéro? Qui sers-tu, Caliban? - Lui se dit terrible, rugit Caliban en se dressant sur ses pattes postérieures. Pour preuve, voyez ses prouesses! Une tempête pour ruiner six mois d'espoir. Sa rancour est dirigée contre moi, je le sais. - Qui a de la rancour contre toi, Caliban? s'enquit Harman. Tenter de discuter avec cet être insane, voilà qui était encore plus insane, songea Daeman. - Abats-le, répéta-t-il à l'intention de Savi. Tue cette chose. Savi leva légèrement son arme, sans toutefois la pointer sur le monstre. - Pense-t-il, Lui-même, que les posties ont apporté les trous-de-ver et Sétébos les vers. Prospéro a fait des dieux avec des asticots, et Sétébos avec la pierre le visage de Prosper, avec les zeks pour le bien placer. Ma dame dit que le Quiet a fait toutes choses, que Sétébos n'a fait que les moquer, mais Lui-même remarque: qui les a faites faibles si faiblesse signifie que Lui peut les moquer? Si Lui-même l'avait voulu, quand Lui-même mettait main à la pâte, pourquoi ne pas faire des yeux cornus, tels ceux de Caliban, que nulle épine ne peut percer? Ou blinder les crânes d'os contre la neige, comme ceci, ou leur chair d'écaillé là où elle s'articule, comme une armure d'orque? Oui... et gâcher le plaisir de Lui-même! Il est désormais l'Unique: seul Lui-même fait tout. - Qui est l'unique? demanda Savi. Caliban semblait de nouveau sur le point de pleurer. - Ma bête aveugle aime celui qui place de la viande sur son museau. Ainsi, il plaît à Sétébos d'affairer toutes ses mains. - Caliban, insista doucement Savi, comme si elle s'adressait à un enfant, nous sommes épuisés, nous voulons rentrer chez nous. Peux-tu nous y aider? Les yeux du monstre semblèrent se focaliser sur autre chose que sur sa haine, de soi et des autres. - Oui, ma dame, Caliban connaît le chemin et ses voux vous accompagnent. Mais vous connaissez ses façons aussi bien que Lui-même et ne devez pas tenir Lui-même pour acquis. - Dis-nous comment... - S'aime-t-il Lui-même, coupa Caliban. De plus en plus agité, voilà qu'il s'accroupissait, laissant pendre ses longs bras, laissant ses doigts griffus déchirer la mousse. - Tel est le défi: le découvrir ou périr! Plaire à Lui-même et contrarier? Que fait Prosper? Ah-ah, si Lui-même voulait me le dire! Pas Lui-même! - Caliban, si tu nous ramènes chez nous, nous pouvons... Savi avait légèrement levé son arme. - Tous doivent périr! hurla Caliban, bandant ses muscles et serrant les poings. Pense-t-il, Lui-même, Prosper amène ici le rusé Odysseus, mais Sétébos le pousse à errer. Prosper envoie la nuit ses cris vers Jupiter, fait venir sur Mars les hommes creux, mais Sétébos redresse tout par la rage des faux dieux. Tel est le défi: le découvrir ou périr! Caliban gagna d'un bond l'extrémité du conduit, l'enserra de ses deux jambes, se baissa et pécha un lézard albinos dans la vase. On lui avait arraché les yeux. - Savi, fit Harman. - Tous ne doivent pas périr, non! s'écria Caliban, sanglotant et grinçant des dents. Certains fuient au loin, certains plongent, certains grimpent aux arbres; ceux qui sont à la merci de Lui-même - eh bien, ils plaisent surtout à Lui-même quand... quand... eh bien, ne reprenez jamais deux fois le même chemin! - Abats-le, Savi, lança Daeman. Cette fois-ci, il ne s'exprimait pas par le canal radio mais à haute et intelligible voix. Savi se mordit les lèvres mais leva son arme. - Voyez! s'exclama Caliban. Se prosterne et adore Sétébos! Ses dents se rejoignent à travers ses lèvres! Il lâcha le lézard aveugle, qui sauta en direction de la mare mais heurta le rocher de Savi au passage. - Pour preuve, voyez ses prouesses! hurla Caliban en bondissant. Savi tira, et plusieurs centaines de fléchettes barbelées le frappèrent en pleine poitrine, lui déchirant les chairs. Poussant un nouveau hurlement, Caliban atterrit sur le rocher de Savi, referma sur elle ses bras invraisemblablement longs et sur sa gorge ses puissantes mâchoires. Elle n'eut même pas le temps de hurler qu'elle était déjà morte, quasiment décapitée par son coup de dents, toute flasque dans les bras du monstre, lâchant son arme qui disparut dans les eaux marécageuses. Saignant abondamment, Caliban leva vers le plafond de la grotte ses mâchoires sanglantes et ses yeux jaunes, poussa un nouveau hurlement. Puis, calant le cadavre de Savi sous son bras, il plongea dans les eaux bouillonnantes et disparut sous leur écume. 47. Château d'Ardis Ada commença à s'inquiéter pour de bon le jour où Hannah fêta son premier vingt, après qu'elle l'eut accompagnée jusqu'au pavillon fax, où sa cadette entra escortée par un voynix et deux serviteurs. Elle s'était fait du souci dès le surlendemain du départ d'Harman en compagnie de Daeman et de Savi. Elle ne s'attendait pas vraiment à le voir revenir pour l'embarquer à bord d'un vaisseau spatial - ce n'était qu'un fantasme puéril, qu'Harman lui-même ne prenait sans doute pas au sérieux -, mais elle pensait voir revenir le sonie au bout de deux ou trois jours. Lorsque le quatrième fut passé, le souci fit place à la colère. Au bout d'une semaine, l'inquiétude la rongeait à nouveau - une inquiétude plus grave, plus intense qu'elle n'en avait jamais connu - et elle commençait à passer des nuits blanches. Au bout de deux semaines, elle ne savait plus quoi penser. Le matin du quatorzième jour suivant le départ des trois compagnons, sans qu'aucun visiteur lui eût donné de leurs nouvelles -et les visiteurs se comptaient désormais par centaines à Ardis -, Ada demanda à un voynix de la conduire jusqu'au portail fax en cabriolet et, après un instant d'hésitation - pourquoi serait-il dangereux de se faxer? -, elle se retrouva à Paris-Cratère et se dirigea vers le domi de la mère de Daeman. Cette dernière était morte d'inquiétude. Il arrivait parfois à Daeman de participer à des fêtes durant plusieurs semaines - alors qu'il n'avait même pas célébré son premier vingt, il était même parti un mois entier à la chasse aux papillons -, mais il faisait toujours savoir à sa mère où il se trouvait et quand il comptait rentrer. Et elle n'avait aucune nouvelle depuis quinze jours. - Ne vous faites pas de souci, lui dit Ada en lui tapotant le bras. Notre ami Harman veillera sur Daeman, et Savi, la femme que nous avons rencontrée, veillera sur eux deux. La mère de Daeman se calma quelque peu, mais Ada était plus angoissée que jamais. Deux semaines s'étaient écoulées depuis cet aller-retour à Paris-Cratère et Ada, qui regrettait le départ d'Hannah mais savait qu'elle serait en sécurité à la fumerie, était perdue dans ses pensées sur le chemin du retour. Durant le mois écoulé, le domaine d'Ardis avait subi une véritable invasion. Ada était revenue de Paris-Cratère à la nuit tombée, si bien que c'était la première fois qu'elle pouvait mesurer l'étendue du changement à la lumière du jour, et elle en hoqueta de surprise. Plusieurs centaines de tentes multicolores entouraient le château planté sur sa colline. Au tout début, il n'y avait eu qu'une vingtaine de personnes - en majorité des hommes - pour venir écouter Odys-seus discourir dans le grand pré adjacent à l'édifice, mais elles étaient bien vite devenues des centaines, et voilà qu'elles étaient des milliers à affluer par fax. Le domaine d'Ardis ne disposait que d'une douzaine de cabriolets et de droskis, et ceux-ci - ainsi que les voynix étrangement maussades - s'épuisaient à transporter les visiteurs à toute heure du jour et de la nuit, si bien que certains parmi les premiers auditeurs d'Odysseus se relayaient pour monter la garde devant le portail et encourager les nouveaux venus à parcourir à pied les deux kilomètres les séparant du château. Ce qu'ils faisaient sans rechigner. Et ils n'hésitaient pas non plus à repartir à pied, ramenant de nouveaux auditeurs quelques heures ou quelques jours plus tard - encore des hommes, dans la majorité des cas. Alors que le droski d'Ada faisait halte dans l'allée encombrée qui menait à l'entrée du château d'Ardis, elle comprit que son domaine isolé n'était plus que l'une des sections d'une cité en pleine expansion. Parmi les nombreuses tentes, érigées par les voynix mais désormais entretenues par des hommes et des femmes, on en trouvait qui étaient affectées aux cuisines, aux repas, aux toilettes - Odysseus avait appris aux hommes à creuser des latrines à l'écart des autres tentes - et au couchage. La mère d'Ada, qui lui avait rendu visite lors de ces aménagements, avait été effarée par cette foule apparemment bien décidée à transformer Ardis en place publique, et elle s'était aussitôt faxée pour regagner sa demeure d'Oulanbat et n'en plus revenir. Ada accepta la boisson fraîche que lui tendait l'un des permanents - un jeune homme nommé Reman, qui se laissait pousser la barbe à l'instar de nombre de disciples - et se dirigea vers le champ où Odysseus discourait et répondait aux questions quatre ou cinq fois par jour, devant un auditoire sans cesse plus nombreux. Elle était tentée d'interrompre le stupide sermon de ce barbare arrogant pour lui demander - devant tout le monde - pourquoi il n'avait même pas pris la peine de dire au revoir à la jeune femme qui l'adorait comme un dieu. La veille au soir, durant la fête en l'honneur du premier vingt d'Hannah - on la célébrait le jour précédant l'anniversaire proprement dit et le départ en fax pour la firmerie -, Odysseus avait tout juste daigné se montrer au dîner. Ada savait qu'Hannah en avait été blessée. La jeune femme se croyait encore amoureuse de lui, bien qu'il ait semblé indifférent à ses sentiments. Lorsqu'ils étaient revenus de leur périple, elle ne quittait pas Odysseus d'une semelle, mais il paraissait à peine remarquer son existence. Quand il avait refusé l'hospitalité d'Ada pour s'édifier un campement dans la forêt, Hannah avait tenté de l'y accompagner, mais il avait insisté pour qu'elle dorme dans le château. Durant la journée, pendant qu'Odysseus courait, s'exerçait et, par la suite, affrontait ses disciples masculins à la lutte, Hannah était toujours dans les parages, à courir, à grimper à la corde et même à se présenter pour la lutte. Pas une fois Odysseus n'avait consenti à se mesurer à elle. Pendant la fête, nombre des invités rassemblés à table sous le grand chêne avaient prononcé un discours dans le respect de la tradition - félicitant Hannah à l'occasion de son premier séjour à la firmerie, lui souhaitant une longue vie de bonheur et de bonne santé -, mais lorsque était venu le tour d'Odysseus, le vieil homme s'était contenté de déclarer: " N'y va pas. " Plus tard, dans la chambre d'Ada, Hannah avait donné libre cours à son chagrin -allant jusqu'à envisager de ne pas partir, de se dissimuler aux serviteurs présentement occupés à broder sa tenue de cérémonie -sauf qu'elle n'avait pas le choix, bien entendu. Tout le monde y allait. Ada y était allée. Ainsi qu'Harman, à quatre reprises. Même Daeman avait séjourné deux fois à la firmerie - la première à l'occasion de son premier vingt, la seconde suite à l'épisode de l'allosaure. Tout le monde y allait. Ce matin-là, donc, lorsque Hannah était descendue de sa chambre vêtue de sa robe de cérémonie en coton, ornée de la traditionnelle broderie représentant un caducée - deux serpents guérisseurs enroulés autour d'un bâton -, Odysseus ne s'était pas montré pour dire au revoir à la jeune femme. Ada avait été furieuse lorsqu'elle avait accompagné son amie jusqu'au pavillon fax dans un des droskis du domaine d'Ardis. Hannah avait versé quelques larmes, qu'elle avait tenté de dissimuler à Ada en détournant la tête. Hannah était la jeune femme la plus courageuse que celle-ci ait jamais connue - une artiste et une athlète, une sculptrice et une casse-cou -, mais elle ressemblait ce jour-là à une enfant perdue. - Peut-être qu'il fera attention à moi quand je serai revenue de la firmerie, avait-elle dit. Peut-être que demain, je serai devenue une femme à ses yeux. - Peut-être, avait dit Ada. Mais elle songeait que les hommes étaient tous des cochons égoïstes et dénués de toute sensibilité, qui saisissaient la première occasion venue pour devenir encore pires. Hannah avait paru si fragile lorsque les deux serviteurs sortis du pavillon l'avaient prise par les bras pour l'emmener avec eux. La journée était splendide, le ciel d'un bleu limpide, une douce brise soufflait de l'ouest, mais Ada se sentait d'humeur aussi morose qu'un jour de pluie. Sans pouvoir comprendre d'où lui venait son angoisse - elle avait déjà vu partir quantité d'amis pour la fïrmerie, elle-même y était allée une fois, un séjour dont elle ne se rappelait qu'une immersion dans un bain tiède et douillet -, elle avait éclaté en sanglots lorsque Hannah, après lui avoir adressé un ultime salut, avait disparu dans le portail fax. Le trajet de retour jusqu'au château d'Ardis n'avait fait qu'intensifier la colère que lui inspiraient Odysseus, Harman et les hommes en général. Ainsi donc, Ada ne se sentait pas d'humeur à jouer les disciples aimantes lorsqu'elle alla dans le pré écouter Odysseus prêcher aux fidèles et aux curieux. Vêtu de sa tunique et chaussé de ses sandales, le petit homme barbu, son épée à ses côtés, était assis sur un arbre mort qu'il avait lui-même abattu, tandis qu'autour de lui, sur le flanc de la colline voisine du château, étaient rassemblés plusieurs centaines d'hommes et de femmes. Nombre d'hommes portaient une tunique semblable à celle d'Odysseus, avec le même genre de ceinturon en cuir. La plupart se laissaient pousser la barbe, une mode qui était restée inconnue d'Ada durant toute sa vie. Odysseus était occupé à répondre aux questions. Ada savait qu'il avait l'habitude de discourir une heure et demie après le lever du soleil, disparaissant ensuite pendant des heures pour revenir avant le déjeuner, reprenant ensuite la parole en milieu d'après-midi et répondant aux questions durant le long crépuscule. L'heure du déjeuner n'avait pas encore sonné. - Maître, pourquoi devons-nous savoir qui était notre père? Cela n'a jamais été important jusqu'ici. Le jeune homme qui posait cette question était un nouvel auditeur. Au cours du mois qui venait de s'écouler, Ada avait remarqué qu'Odysseus, lorsqu'il prenait la parole, avait tendance à lever les mains devant lui, pointant ses doigts vers son auditoire comme pour souligner son propos. Ses bras comme ses jambes étaient hâlés et puissants. Pour la première fois, Ada remarqua que certains des hommes barbus qui l'écoutaient étaient eux aussi bronzés et musclés. Odysseus avait aménagé dans la forêt ce qu'il appelait un parcours du combattant - troncs d'arbres, cordes et fosses boueuses - et il exigeait que ses auditeurs les plus assidus s'y exercent au moins une heure par jour. La première fois qu'ils s'y étaient essayés, la plupart des hommes - et certaines des femmes - n'y avaient vu qu'une amusette, mais ils consacraient désormais plusieurs heures par jour à l'exercice physique. Ada commençait à se poser des questions. - Si tu ne connais pas ton père, comment pourrais-tu te connaître toi-même? répondit Odysseus de cette voix posée mais ferme qui semblait porter aussi loin qu'il le jugeait utile. Je suis Odysseus, fils de Laerte. Mon père est un roi, mais aussi un homme de la terre. La dernière fois que je l'ai vu, le vieux était à genoux dans la glèbe, occupé à planter un arbre là où un autre, un géant vénérable, venait de tomber - en fait, c'est lui qui avait dû se résoudre à l'abattre - après avoir été frappé par la foudre. Si je ne sais pas qui est mon père, et le père de mon père, si j'ignore tout de la valeur de ces hommes, des valeurs pour lesquelles ils vivaient et étaient prêts à mourir, comment puis-je savoir qui je suis? - Parle-nous encore de Varetê, dit une voix au premier rang. Ada reconnut Petyr, l'un des premiers visiteurs. Il n'avait rien d'un jeune homme - il fêterait bientôt ses quatre-vingts, pensait-elle -, mais sa barbe était déjà presque aussi fournie que celle d'Odysseus. Apparemment, il n'avait pas bougé d'Ardis depuis qu'il avait entendu Odysseus pour la première fois, le deuxième ou troisième jour, lorsque les visiteurs n'étaient qu'un peu plus d'une dizaine. - L'aretê consiste simplement à rechercher l'excellence en toutes choses, dit Odysseus. Uaretê, c'est tout simplement faire l'offrande de chacun de ses actes, comme s'il s'agissait d'un sacrifice adressé à l'excellence, c'est consacrer sa vie à rechercher l'excellence, l'identifier lorsqu'elle se présente, l'accomplir dans le cadre de sa vie. Un nouveau venu installé au dixième rang, un homme plutôt corpulent auquel Ada trouva un faux air de Daeman, s'esclaffa bruyamment. - Comment parvenir à l'excellence en toutes choses, maître? Et pourquoi le vouloir? Cela semble horriblement fatigant. Il regarda autour de lui, persuadé de déclencher l'hilarité générale, mais tous le fixèrent en silence puis se retournèrent vers Odysseus. Le Grec eut un sourire enjoué - ses robustes dents blanches offraient un vif contraste avec sa peau bronzée et sa barbe grise -et déclara: - Tu ne peux parvenir à l'excellence en toutes choses, mon ami, mais tu dois essayer. Et comment pourrais-tu ne point le vouloir? - Mais il y a tant de choses à faire, répliqua l'autre en riant. On ne saurait les accomplir toutes. Il faut bien faire des choix et se concentrer sur les plus importantes. Il serra contre lui la jeune femme à ses côtés, sa compagne de toute évidence, et elle s'esclaffa à son tour, mais personne ne l'imita. - Oui, fit Odysseus, mais c'est faire insulte à tes actes que de ne point y honorer Yaretê. Souhaites-tu manger? Alors mange comme si le repas que tu prends était le dernier. Prépare ce repas comme si tu ne devais plus jamais voir la moindre nourriture! Tu dois faire un sacrifice aux dieux? Effectue chaque sacrifice comme si la vie de ta famille dépendait de ton énergie, de ta dévotion, de ta concentration. Tu es amoureux? Alors aime comme si l'amour était ce qu'il y a de plus important en ce monde, mais n'oublie pas que ce n'est qu'une étoile parmi d'autres dans cette constellation d'excellence qu'est Yaretê. - Je n'ai pas compris ce qu'était Yagôn, Odysseus, dit une jeune femme au troisième rang. Ada reconnue Peaen. Elle était fort intelligente, et de tempérament sceptique, mais c'était son quatrième jour à Ardis. - Uagôn, c'est tout simplement la comparaison des choses entre elles, l'une avec l'autre, dit Odysseus d'une voix posée, afin de déterminer si elles sont égales, inférieures ou supérieures. Toutes choses en ce monde participent de la dynamique de Yagôn. (Il désigna le tronc d'arbre sur lequel il était assis.) Cet arbre était-il d'une valeur supérieure, inférieure ou égale à la valeur de... celui-là? Il montra un arbre de belle taille au sommet de la colline, à la lisière de la forêt. Quelques voynix se tenaient sous ses branches. Les voynix refusaient de s'approcher d'Odysseus. - Cet arbre-là est vivant, lança l'homme corpulent. Il a forcément plus de valeur qu'un arbre mort. - Ce qui est vivant a-t-il forcément plus de valeur que ce qui est mort? rétorqua Odysseus. Nombre d'entre vous ont coiffé le turin et assisté à la guerre qui s'y déroule. Un marchand de fumier vivant de nos jours est-il supérieur à Achille, même si celui-ci est mort à présent? - Tu compares des choses qui ne sont pas comparables! protesta une femme. - Non, fit Odysseus. Tous deux sont des hommes. Tous deux sont venus au monde. Tous deux doivent le quitter. Peu importe que l'un respire encore et que l'autre réside désormais dans le royaume d'Hadès. On doit pouvoir comparer les hommes entre eux - ou les femmes entre elles -, et c'est pour cela que nous devons connaître nos pères. Nos mères. Notre histoire. Nos histoires. - Eh bien, l'arbre sur lequel tu es assis est toujours mort, maître, déclara Petyr. Cette fois-ci, plusieurs personnes rirent de bon cour. Odysseus se joignit à elles. Il désigna un moineau qui venait de se poser sur l'une des rares branches qu'il n'avait pas coupées sur l'arbre mort. - Non seulement il est toujours mort, mais il est nouvellement mort. Mais l'utilité de cet arbre - son utilité en termes d'agôn -surpasse déjà celle de cet arbre vivant. Du moins pour cet oiseau. Pour les insectes occupés à ronger l'écorce de ce géant abattu. Pour les mulots, les campagnols et autres créatures qui viendront vivre dans cet arbre mort. - Qui juge de Vagôn en dernière instance? demanda un homme mûr à l'air grave assis au cinquième rang. Les oiseaux, les insectes ou les hommes? - Tous, répondit Odysseus. Chacun à son tour. Mais le seul juge qui compte, c'est toi. - N'est-ce pas arrogant? demanda une femme en qui Ada reconnut une amie de sa mère. Qui nous a élus juges? Qui nous a donné le droit de juger? - L'univers t'a élue à l'issue de quinze milliards d'années d'évolution, dit Odysseus. Il t'a donné des yeux pour voir. Des mains pour tenir et soupeser. Un cour pour ressentir. Un esprit pour apprendre les règles du jugement. Et une imagination pour considérer le point de vue des oiseaux, des insectes, et même des autres arbres. Et pour prononcer ton jugement, tu dois te laisser guider par Yaretê - c'est ce que font déjà les oiseaux, les insectes et les arbres, fais-moi confiance. Dans leur monde, il n'y a pas de temps à perdre en médiocrités. Ils ne s'inquiètent pas d'une quelconque arrogance dans leurs jugements, qu'il s'agisse pour eux de choisir une compagne, un ennemi... ou un nid. Odysseus montra à nouveau l'arbre mort, où le moineau venait de disparaître dans un trou. - Maître, dit un jeune homme au sein de la foule, pourquoi demandes-tu aux hommes de s'affronter à la lutte au moins une fois par jour? Ada en avait assez entendu. Elle vida son verre et reprit la direction du château, s'arrêtant sur le perron pour contempler la pelouse où des douzaines d'autres visiteurs - d'autres disciples - discutaient ensemble en marchant. Une chaude brise faisait frémir la toile des tentes. Les serviteurs allaient d'une personne à l'autre, mais rares étaient celles qui acceptaient leurs offres de nourriture ou de boisson. Odysseus avait demandé à ceux qui souhaitaient l'écouter de se dispenser de leurs services, ainsi que de ceux des voynix. Au début, cela avait poussé plusieurs visiteurs à repartir, mais ils étaient de plus en plus nombreux à rester. Ada leva les yeux vers le ciel d'azur, remarqua les cercles pâles dessinés par les deux anneaux orbitaux et pensa à Harman. Elle avait été furieuse contre lui lorsqu'il avait évoqué le processus par lequel les femmes choisissaient le sperme d'un homme donné des mois, voire des années ou des décennies après l'accouplement initial - on ne parlait pas de ces choses-là, sauf entre mère et fille, et une seule fois suffisait. Sans parler de ce bobard à propos des gènes de phalène, comme si les femmes ne choisissaient pas le père de leur enfant depuis des temps immémoriaux. Harman s'était montré tellement... obscène... en abordant ce sujet. Mais c'était sa volonté affichée d'être le père de l'enfant d'Ada... non seulement d'être celui dont elle choisirait le sperme, mais d'être présent aux côtés de l'enfant, d'être connu en tant que son père... qui l'avait déconcertée et offusquée, au point qu'elle l'avait laissé partir avec Savi et Daeman sans lui adresser le moindre mot gentil. En fait, elle avait eu pour lui des mots et des regards franchement méchants. Ada palpa son ventre. La fïrmerie ne lui avait pas envoyé de serviteur pour l'aviser que le temps de sa grossesse était venu, mais, d'un autre côté, elle n'avait pas demandé à figurer sur la liste des postulantes. Elle se félicitait de ne pas encore avoir à choisir entre plusieurs... comment Harman l'avait-il formulé?... entre plusieurs paquets de sperme. Mais elle repensa à lui - ses yeux aimants et intelligents, sa fermeté tempérée de tendresse, son corps mature mais vigoureux - et palpa à nouveau son ventre. - Aman, chuchota-t-elle pour elle-même, fils d'Harman et d'Ada. Elle secoua la tête. Les stupides discours d'Odysseus lui mettaient dans l'esprit des idées ridicules. La veille, rassasiée à l'issue de la fête, après que les centaines de disciples eurent gagné les tentes ou le pavillon fax - surtout les tentes -, elle avait abordé Odysseus pour lui demander de but en blanc combien de temps il comptait encore rester au domaine d'Ardis. Le vieil homme lui avait adressé un sourire presque triste. - Pas très longtemps, ma chère. - Une semaine? Un mois? Un an? - Beaucoup moins. Jusqu'à ce que le ciel se mette à tomber, Ada. Jusqu'à ce que de nouveaux mondes apparaissent dans ta cour. Vexée par tant d'insolence, Ada avait réfréné son envie d'ordonner aux serviteurs de chasser sur-le-champ le barbare velu et s'était réfugiée dans sa chambre - la seule partie du château d'Ardis où elle pouvait encore préserver son intimité -, où elle avait passé une nouvelle nuit blanche, furieuse contre Harman, peinée par son absence et inquiète de son sort, sans prendre la moindre initiative à rencontre d'Odysseus. Alors qu'elle se retournait pour entrer dans le château, un mouvement à la lisière de son champ visuel la figea sur place. Elle crut tout d'abord que c'étaient les anneaux qui tournaient, comme à leur habitude, puis elle regarda mieux et vit une traînée blanche dans le ciel - comme une ligne tracée par un diamant sur du verre couleur azur. Puis il y en eut une autre, plus large et plus vive. Et une autre encore, si éclatante qu'Ada distingua les flammes qui marquaient son passage. Quelques secondes plus tard, trois chocs sourds résonnaient au-dessus de la pelouse, amenant les disciples à lever les yeux vers le ciel et les serviteurs et les voynix eux-mêmes à interrompre leurs activités. Ada entendit des cris et des hurlements en provenance de la colline. Sur la pelouse, les gens pointaient le ciel du doigt. Plusieurs vingtaines de lignes sillonnaient maintenant le ciel d'azur - des traits éblouissants, flamboyants, des déchirures écar-lates qui zébraient l'espace d'ouest en est, tantôt accompagnés de bouquets d'explosions multicolores, tantôt de grondements et de fracas terrifiants. Le ciel était en train de tomber. 48. Ilium, Olympos La guerre ultime débute dans la chambre d'un enfant assassiné. Les dieux se sont sans doute téléportés ainsi des milliers de fois pour s'entretenir avec les mortels - Athéné si arrogante et Apollon tellement sûr de lui, sans parler de ma Muse dont le rôle se borne probablement à identifier le scholiaste rebelle que je suis. Mais ce jour-là, au lieu de recevoir la vénération et la déférence qui leur sont dues, au lieu d'avoir affaire à de stupides mortels prêts à s'entre-tuer pour leur complaire, ils sont attaqués dès leur arrivée. Apollon lève son arc pour me décocher une flèche lorsque la Muse s'écrie " C'est lui! ", mais avant que le dieu ait eu le temps de saisir ladite flèche, Hector lui saute dessus et lui arrache son arc d'un coup d'épée, plantant ensuite celle-ci dans ses divines entrailles. - Arrête! s'écrie Athéné. Elle projette un champ de force, mais il est trop tard. Achille aux pieds rapides s'est déjà insinué à l'intérieur et, d'un seul et puissant coup d'épée, ouvre la déesse en deux de l'épaule à la hanche. Athéné pousse un cri d'une telle intensité que la plupart des mortels présents sur les lieux - dont mon humble personne - en tombent à genoux et se plaquent les mains sur les oreilles. Mais pas Hector. Ni Achille. Ces deux-là sont sourds à toute chose, hormis les grondements de leur rage. Apollon hurle une mise en garde alors même qu'il lève le bras droit - soit pour écarter Hector, soit pour projeter sa foudre divine -, mais Hector ne lui laisse pas le temps de concrétiser son intention. Saisissant son épée des deux mains, dans un revers qui m'évoque André Agassi au meilleur de sa forme, il tranche le bras d'Apollon dans un jaillissement d'ichor. Pour la deuxième fois de ma vie, je vois un dieu se tordre de douleur et changer de forme - perdant son apparence divine pour se transformer en un tourbillon de noirceur. De ces ténèbres monte un hurlement qui précipite les domestiques loin de la nursery et achève de me terrasser. Les cinq Troyennes - Andromaque, Lao-dice, Théano, Hécube et Hélène - saisissent les dagues dissimulées dans leurs robes et se jettent sur la Muse. Athéné, qui frémit elle aussi comme frappée d'instabilité, fixe ses seins tailladés et son ventre en sang puis lève la main droite, projetant un faisceau d'énergie cohérente censé liquéfier le crâne d'Achille, sauf que l'Achéen se baisse avec une vitesse surhumaine - son ADN a été nanorenforcé, retaillé sur mesure par les dieux eux-mêmes - et frappe de taille les jambes de la déesse alors même que le mur derrière lui explose à grand fracas. Athéné entre en lévitation pour esquiver le coup - se retrouvant à flotter au-dessus du sol - mais l'épée d'Achille a le temps de frapper ses muscles et ses os divins, lui tranchant la jambe gauche. Cette fois-ci, le cri qu'elle pousse est littéralement assourdissant, et je perds connaissance l'espace d'une minute, mais j'ai le temps de voir ma Muse - la terreur de mes jours -, paniquée au point d'en oublier ses pouvoirs, qui fuit à toutes jambes plutôt que de se téléporter pour échapper aux cinq Troyennes armées de leurs dagues qui lui courent après. Je reviens à moi en quelques secondes. Achille me secoue comme un prunier. - Ils se sont enfuis, gronde-t-il. Ces couards bouffeurs de merde se sont enfuis à Olympos. Emmène-nous là-bas, Hockenberry. Il me ramasse d'une seule main, empoignant la sangle qui attache mon plastron, me secoue de plus belle et place sous mon menton la pointe de son épée maculée d'ichor. - Et tout de suite! beugle-t-il. Lui résister signifierait ma mort certaine, je le sais - Achille est tout à sa folie guerrière, ses pupilles sont réduites à deux têtes d'épingle -, mais voilà qu'Hector lui agrippe le bras, l'obligeant à me reposer à terre. Achille me lâche pour se tourner vers son tout nouvel allié troyen et, l'espace d'un instant, je redoute de voir le destin reprendre son cours normal -je redoute de voir Achille aux pieds rapides massacrer Hector ici et maintenant. - Camarade, dit Hector en levant ses mains nues. Mon frère, ennemi comme moi des dieux impitoyables! Achille se retient. - Entends-moi! fait Hector, qui est né pour commander. Notre désir commun est de suivre ces dieux blessés à Olympos et de mourir là-bas en un glorieux combat pour détrôner Zeus lui-même. L'expression d'Achille ne s'altère pas d'un iota. De ses yeux, on distingue surtout le blanc. Mais il écoute. À peine. - Mais nos morts glorieuses ne feront que causer le malheur de nos peuples, poursuit Hector. Si nous voulons nous venger comme nous le devons, il nous faut rassembler nos armées, donner le siège à Olympos et terrasser tous les dieux. Achille, réunis ton peuple autour de toi! Achille s'ébroue et se tourne vers moi. - Toi! Ta magie peut-elle me transporter sur-le-champ dans le camp achéen? - Oui, dis-je d'une voix tremblante. Je vois Hélène et ses copines revenir dans la nursery ensanglantée, leurs dagues vierges de tout ichor doré. Selon toute évidence, la Muse leur a filé entre les doigts. Achille fixe de nouveau Hector. - Parle à tes hommes. Tue tout capitaine qui s'opposera à ta volonté. J'agirai de même avec mes Argiens et je te retrouverai dans trois heures au sommet de cette colline proche d'Ilium - tu sais de quoi je parle. Vous autres l'appelez Batiée. Les dieux comme les Achéens pensent qu'elle abrite la tombe de Myrhine, la bondissante Amazone. - Je connais cet endroit, répond Hector. Pour cette conférence, fais-toi accompagner des douze généraux que tu estimes entre tous. Mais que nos armées restent en retrait d'une demi-lieue tant que nous ne serons pas convenus d'une stratégie. Achille exhibe sa dentition dans ce qui est peut-être un sourire. - Te méfierais-tu de moi, fils de Priam? - En ce moment, nos cours sont habités de la même colère sans nom, du même chagrin sans fond, répond Hector. Tu pleures Patrocle et je pleure mon fils. Notre rage nous rend frères, mais en trois heures, les braises de la cause commune peuvent redevenir des cendres. Et tu as à tes côtés le tacticien le plus habile entre tous - j'ai nommé Odysseus, dont tous les Troyens redoutent la ruse et la sagesse. Si le fils de Laerte te conseille de me trahir, comment le saurais-je? Achille secoue la tête en signe d'impatience. - Rendez-vous dans deux heures. J'amènerai avec moi mes généraux les plus sûrs. Et tout Achéen qui refusera de partir en guerre avec moi contre les dieux séjournera au royaume d'Hadès avant cette nuit. Il s'écarte d'Hector et m'agrippe l'avant-bras avec une telle force que je manque pousser un cri. - Conduis-moi à mon camp, Hockenberry. Je cherche à tâtons le médaillon TQ. Le vent a poussé l'entité nommée Orphu à quatre ou cinq cents mètres de l'endroit où je l'avais laissée, la conduisant entre deux des nefs noires achéennes, et j'abandonne Achille et ses capitaines pour aller la récupérer. Le harnais de lévitation élimine toute friction, et j'emprunte une corde aux badauds grecs, la noue autour de l'une des sangles du harnais, extrais la coque lézardée et cabossée de l'eau et la tracte sur la plage devant les héros de l'Iliade rassemblés. De toute évidence, on a pas mal palabré dans le camp achéen. Diomède déclare à Achille que la moitié des guerriers se préparent à lever l'ancre, l'autre moitié se préparant à une mort certaine. Pour ces hommes qui ont vu leur panthéon en action, l'idée de résister aux dieux - voire de les affronter directement - ne relève pas seulement de la folie mais aussi du blasphème. Diomède lui-même est à deux doigts de défier Achille. Faisant appel à une rhétorique qu'il maîtrise à la perfection, Achille rappelle aux Achéens qu'il a vaincu Agamemnon et Ménélas en combat singulier, ce qui fait de lui le chef suprême des armées. Il leur rappelle que Patrocle a été assassiné. Il loue leur courage et leur loyauté. Il leur dit que le butin que leur aurait rapporté Ilium n'est rien comparé aux richesses qui les attendent à Olympos. Il leur rappelle qu'il est capable de les tuer tous si jamais ils lui résistent. Bref, nous avons droit à un discours des plus convaincants mais qui ne soulève guère l'enthousiasme. Mon plan tourne en eau de boudin. J'avais prévu que les héros défieraient les dieux et mettraient un terme à la guerre, que les Achéens reprendraient la mer pendant que les Troyens poursuivraient leur existence dans leur grande cité, de nouveau ouverte aux voyageurs et aux marchands. Je m'imaginais la Cité en paix telle qu'elle figure sur le bouclier d'Achille. Et j'avais cru - espéré - qu'Achille et Hector auraient l'obligeance de se sacrifier pour le bien commun plutôt que de rallier autour d'eux des dizaines, des centaines, des milliers de guerriers. Il n'était plus question d'entraîner Hector et Achille à Olympos pour s'y livrer à leur fatale aristeia. J'avais prévu de les conduire là-bas l'un après l'autre, laissant les dieux jusqu'au dernier moment dans l'ignorance du danger, jusqu'à ce qu'ils soient frappés comme par une tempête gréco-troyenne. Mais l'irruption d'Apollon et d'Athéné dans la nursery de Scamandrios m'a privé de l'avantage de la surprise, si faible fût-il. Que vais-je faire? Je consulte ma montre. J'ai promis au petit robot d'aller le récupérer. Mais le grand hall des dieux, voire Olympos tout entier, est sans doute devenu un véritable guêpier. Je n'ai quasiment aucune chance d'atterrir là-bas sans me faire repérer. Et que feront Hector et Achille si je ne reviens pas ici? C'est leur problème. Je vais pour me coiffer de mon casque d'Hadès, me rappelle que je l'ai prêté à Mahnmut, pousse un soupir, visualise les coordonnées de la rive ouest du lac de la Caldeira, au sommet d'Olympe, et je me TQ là-bas. Oui, un vrai guêpier. Le ciel au-dessus du lac grouille de chars. Je découvre une foule de dieux sur la berge, tantôt pointant le doigt sur le lac, tantôt y lançant des décharges d'énergie pure. L'eau bouillonne à des kilomètres à la ronde. D'autres dieux beuglent leurs messages d'une voix assourdissante: Zeus convoque un rassemblement général à l'intérieur du grand hall. Personne n'a encore remarqué ma présence - difficile, au sein d'un tel foutoir - mais on finira tôt ou tard par me repérer, intrus que je suis dans ce club pour déités. Soudain, un geyser surgit du lac à quelques mètres de moi et il en émerge une forme confuse, que seule l'eau qui coule sur elle rend à peu près visible. Puis le petit robot noir apparaît à la vue, ôte le casque d'Hadès et me le tend. - Il serait bon que nous ne tramions pas trop, dit Mahnmut en anglais. Après que j'ai attrapé la cagoule de cuir, il garde le bras tendu afin que je le saisisse et l'inclue dans le champ TQ. Je le prends, pousse un cri, le relâche. La substance dont il est fait - métal ou plastique, peu importe - est chauffée au rouge. Des cloques fleurissent déjà sur la paume de ma main droite. Deux chars fondent sur nous. La foudre zèbre l'air. Ça pue l'ozone. J'agrippe le robot par l'épaule et tourne le médaillon, sachant qu'aucun de nous ne sortira d'ici vivant mais me disant néanmoins que je suis revenu chercher la petite machine, que j'ai tenu ma promesse. À tout le moins. 49. Anneau équatorial Durant les deux premières semaines, ils se nourrirent de lézards péchés dans les eaux polluées. Chacun d'eux perdit tellement de poids que leurs thermopeaux durent se contracter de deux tailles pour rester fixées à leur épiderme. Daeman et Harman furent tellement choqués par la mort de Savi que chacun d'eux resta figé sur son pilier rocheux, trois mètres au-dessus de la mare fétide, pendant une bonne minute après le départ de Caliban - qui n'avait pas lâché le corps de leur amie. Daeman ne pouvait penser qu'à une seule chose: Caliban va revenir nous chercher. Caliban va revenir nous chercher. Puis Harman rompit le charme en plongeant les pieds joints dans les eaux puantes, disparaissant à son tour. Daeman aurait hurlé de terreur s'il en avait eu la force, mais il ne put que fixer de ses yeux ébahis les ondulations de la vase là où Harman avait plongé. Au bout d'un temps qui lui parut infini, Harman remonta à la surface en hoquetant, tenant trois objets dans ses mains: leurs masques osmotiques et l'arme de Savi. Il se hissa sur une corniche basse et Daeman - enfin libéré de sa paralysie -descendit en hâte le rejoindre. - Il n'y a que trois mètres de profondeur, haleta Harman, et j'ai réussi à repêcher ceci. Il tendit à Daeman son masque osmotique, passa le sien pardessus sa cagoule sans le fixer à fond. Puis il soupesa le pistolet. - Il marche? demanda Daeman d'une voix tremblante. La proximité de l'eau lui faisait peur, sûr qu'il était de voir jaillir le long bras de Caliban prêt à l'entraîner dans les profondeurs. Il se rappelait le bruit obscène qu'avaient fait les mâchoires du monstre en se refermant sur la gorge et les vertèbres de Savi. - Il n'y a qu'un seul moyen de le savoir, chuchota Harman. Sa voix était également tremblante, mais Daeman n'aurait su dire si c'était de froid ou de terreur. Harman visa, imitant les gestes de Savi, glissa son doigt sur la détente et pressa. Près de la paroi au fond de la grotte jaillit une fontaine d'un bon mètre de haut, là où des centaines de fléchettes venaient de cribler l'eau de leurs traits. - Oui! s'écria Daeman, faisant naître quantité d'échos dans la petite grotte. Caliban est foutu! ajouta-t-il mentalement. - Où est le sac à dos de Savi? demanda Harman dans un murmure. Daeman lui désigna un point derrière le rocher, là où ledit sac était tombé. Les deux hommes se précipitèrent vers lui et le fouillèrent. La lampe torche fonctionnait encore. Ils trouvèrent trois chargeurs, dont chacun contenait sept salves de fléchettes. Harman réussit à déloger le chargeur inséré dans le pistolet et y compta deux salves restantes. - Tu crois qu'il est... que cette chose est morte? chuchota Daeman. Il scruta d'un air angoissé le point où le courant entrait dans la grotte et celui par lequel il en ressortait. Seuls des champignons luminescents éclairaient les lieux de leur lueur blafarde. - Savi lui a logé une salve en pleine poitrine à quelques mètres de distance, ajouta-t-il. Peut-être qu'il est mort. - Non, fit Harman. Caliban n'est pas mort. Remets ton masque. Il faut qu'on sorte d'ici. Le courant passait de grotte en grotte, de caverne en caverne, chacune plus vaste que la précédente. Sous la cité de cristal, les couches supérieures de l'astéroïde semblaient creusées de cavités et de conduits. Ils trouvèrent des taches de sang sur la roche dans la deuxième grotte qu'ils explorèrent. - Savi ou Caliban? chuchota Daeman. Harman haussa les épaules. - Peut-être les deux. Il balaya du rayon de sa lampe les plaques rocheuses, larges d'une dizaine de mètres, qui bordaient le courant à droite comme à gauche. À la lumière apparurent des cages thoraciques, des tibias, des bassins et même un crâne. - Ô mon Dieu, Savi! hoqueta Daeman. Il s'empressa d'abaisser son masque, prêt à replonger dans le courant puant. Harman l'agrippa par l'épaule pour l'en empêcher. - Je ne crois pas, dit-il. Il se rapprocha des ossements pour les examiner avec plus d'attention. Des débris de squelettes gisaient un peu partout sur les deux rives. - Ils sont trop vieux, déclara-t-il. De plusieurs mois ou de plusieurs années - voire davantage. Il ramassa deux côtes et les brandit en pleine lumière, faisant ressortir leur blancheur éclatante sur le bleu de sa thermopeau. Daeman vit qu'elles portaient des traces de dents. Il se remit à trembler. - Pardon, murmura-t-il. Harman secoua la tête. - Nous sommes tous les deux affamés et choqués. Ça fait plus de deux jours que nous n'avons rien mangé. Il s'allongea sur la roche au bord de l'eau. - Peut-être qu'il y a de la nourriture dans la cité... commença Daeman. La main d'Harman plongea vivement dans l'eau, qui se mit à bouillonner. Daeman sursauta, persuadé que Caliban était revenu, mais lorsqu'il se retourna, son aîné tenait des deux mains un lézard albinos. Contrairement à l'animal qui avait sélectionné Savi en atterrissant sur son rocher, celui-ci n'était pas aveugle mais pourvu de deux yeux rosés. - Tu plaisantes, dit Daeman. - Pas le moins du monde. - Nous n'allons pas gaspiller des fléchettes pour tuer ce... Empoignant le lézard par ses pattes postérieures, Harman lui fracassa le crâne sur un rocher. Daeman porta ses mains à son masque, persuadé qu'il allait vomir une nouvelle fois. Mais rien ne se passa. Sauf que son estomac se mit à gronder. - Dommage qu'il n'y ait pas eu de couteau dans le sac de Savi, marmonna Harman. Tu te rappelles ce joli poignard qu'Odys-seus avait au Golden Gâte? Il nous serait fort utile en ce moment. Sous les yeux d'un Daeman horrifié, au bord de la nausée, il ramassa parmi les ossements une pierre grosse comme le poing et entreprit de la tailler. Lorsqu'il eut obtenu une pointe grossière, il coupa la tête du lézard et commença à l'écorcher. - Je ne peux pas manger cela, protesta Daeman. - Il n'y a pas de nourriture dans la cité, tu le sais bien. Harman continuait de s'affairer, et Daeman vit qu'il ne faisait couler que très peu de sang. - Comment allons-nous le cuire? demanda-t-il. - Je pense que nous ne le pourrons pas. Savi n'a pas apporté d'allumettes, il n'y a rien à brûler ici et il n'y a pas assez d'air dans la cité. Harman arracha un filet de chair rouge à la cuisse de l'animal, l'agita devant lui une bonne minute puis le goba tout cru. Puis il remplit au courant la bouteille de Savi et avala une goulée d'eau pour faire passer ce festin. - C'est bon? fit Daeman, que la grimace d'Harman renseigna amplement. Harman déchira un autre filet et le lui tendit. Deux minutes s'écoulèrent avant que Daeman le mette dans sa bouche et le mâche. Il ne vomit point. Ce lézard avait goût de morve de poisson, décida-t-il. Son estomac exigeait du rabiot. Harman lui passa la lampe torche. - Allonge-toi au bord de l'eau. La lumière les attire. Et Caliban? songea Daeman, mais il suivit le conseil de son ami, éclairant les eaux sombres de sa main gauche et se préparant à saisir un lézard gigotant de la droite. - Nous allons devenir des Caliban, murmura-t-il. Il entendait Harman déchirer les chairs de son lézard au sein de la pénombre cryptogamique. - Non, répliqua Harman entre deux bouchées. Jamais de la vie. Ils émergèrent des cavernes deux semaines plus tard - deux hommes pâles, barbus, émaciés et hagards -, après avoir remonté la bonne canalisation, brisé la plaque de glace d'un étang et regagné la clarté toute relative de la cité de cristal. Étrangement, ce fut Daeman qui insista pour qu'ils remontent. - Il est plus facile de résister à Caliban ici, en bas, protesta Harman. Il s'était fabriqué une sorte d'étui avec le sac à dos, et c'était là qu'il rangeait le pistolet. Ils se relayaient pour dormir, adossés à la paroi d'une caverne, et celui qui ne se reposait pas montait la garde avec lampe et pistolet. - Peu importe, rétorqua Daeman. Nous devons partir d'ici. - Peut-être que Caliban se meurt de ses blessures, dit Harman. - Ou peut-être qu'il est en train d'en guérir. Les deux hommes se ressemblaient de façon frappante à présent que Daeman avait perdu sa graisse superflue et que leurs barbes avaient poussé. Celle de Daeman était plus fournie et plus noire que celle d'Harman. - Peu importe, répéta-t-il. Nous devons trouver un moyen pour partir d'ici. - Je ne peux pas retourner à la fumerie, dit Harman. - Nous y serons peut-être contraints. Et si c'étaient les seuls portails fax de tout l'anneau? - Ça m'est égal, répondit Harman. Je ne veux plus retourner dans cet abattoir. Et puis, les portails fax de la firmerie sont réglés pour les corps qui sont renvoyés sur Terre une fois leurs soins terminés. Les nouds doivent être codés uniquement pour eux. - Nous altérerons les codes s'il le faut. - Comment? - Je ne sais pas. Nous regarderons comment procèdent les serviteurs et nous ferons comme eux. - Savi a dit que nos codes fax ne seraient peut-être plus viables, insista Harman. - Elle n'en savait rien. Ça faisait plus d'un millénaire qu'elle restait à l'écart du réseau fax. Quoi qu'il en soit, nous devons explorer le reste de la cité des posthumains. - Pourquoi? Harman avait plus de difficulté que Daeman à trouver le sommeil, et son moral s'en ressentait. - Peut-être qu'il y a un vaisseau spatial planqué quelque part, dit Daeman. Harman se mit à glousser, puis il fut pris d'un fou rire incontrôlable qui s'acheva en crise de larmes. Daeman dut lui pincer le bras pour le calmer. - Viens, lui dit-il. Nous savons quel conduit emprunter pour regagner la surface. Suis-moi. Je nous ouvrirai la voie à coups de fléchettes s'il le faut. Ils passèrent les deux semaines suivantes à explorer le reste de la cité, dénichant des placards et des niches pour y dormir, prenant toujours soin de se relayer pour monter la garde. Daeman ne cessait de rêver qu'il tombait, pour se réveiller en sursaut, battant des bras et des jambes en zéro g. Il savait qu'Harman faisait les mêmes rêves, car son aîné se réveillait encore plus fréquemment que lui dans le même état. La mort régnait dans tous les recoins de la cité de cristal, mais les tours situées à l'autre bout de l'astéroïde, long de plus de deux kilomètres, étaient d'une conception plus complexe, avec encore plus de terrasses et d'espaces clos. Partout flottaient les restes momifiés, à moitié dévorés des femmes posthumaines. Les deux hommes avaient faim en permanence, bien que le sac à dos de Savi fût rempli de filets de lézards, et Daeman entendait son ventre grogner chaque fois qu'il apercevait ces tas de viande. Mais c'était la soif qui les poussait à retourner tous les trois jours s'approvisionner aux étangs gelés. Ils s'attendaient en permanence à retomber sur Caliban, mais ils ne trouvaient que rarement des globes de sang provenant sans doute de ses blessures. Le troisième jour après leur émergence, alors que leurs yeux commençaient à s'ajuster au clair de Terre filtré par les verrières, ils trouvèrent une main coupée - flottant telle une araignée pâle au-dessus d'un lit de pseudo-algues - qu'ils identifièrent comme celle de Savi. Cette nuit-là - ils désignaient par le terme de " nuit " les périodes de vingt minutes où la Terre disparaissait de leur champ visuel -, tous deux entendirent un horrible cri cali-banesque en provenance de la firmerie. Il semblait être transmis par le sol de l'astéroïde et la matière exotique des tours plutôt que par l'air ténu. Un mois après leur arrivée dans cet enfer orbital, ils avaient exploré la totalité de la cité à l'exception de deux zones: l'extrémité de la firmerie, par-delà le lieu de leur première rencontre avec Caliban, et un long corridor sombre débutant à l'endroit où la cité s'incurvait autour du pôle Nord de l'astéroïde. Cet étroit couloir, dont la longueur ne dépassait pas vingt mètres, était dépourvu de fenêtre et envahi par les algues - une cachette idéale pour un Caliban blessé - et, lors de leur premier tour d'horizon du mon-dicule, ils étaient convenus de rester à l'écart de ces ténèbres tant qu'ils n'auraient pas fouillé le reste de la cité des posthumains. Maintenant que cette tâche était accomplie - sans qu'ils aient trouvé ni astronefs, ni sas, ni salles de contrôle, ni firmeries supplémentaires, ni entrepôts regorgeant de nourriture, ni sources d'eau potable -, ils avaient le choix entre regagner les cavernes pour y chasser le lézard, leurs provisions étant épuisées, retourner dans la firmerie pour tenter leur chance avec les nouds fax des cuves ou explorer le corridor obscur. - Va pour les ténèbres, décida Harman. Daeman se contenta d'acquiescer avec lassitude. Ils plongèrent dans la forêt de pseudo-algues en s'agrippant l'un à l'autre afin de ne pas être séparés. Daeman, qui portait le pistolet ce jour-là, le pointait dans tous les sens, réagissant au moindre mouvement de la végétation. En l'absence de tout éclairage, que ce soit la lumière des fenêtres ou celle réfléchie par les tours, ils ne disposaient que de la lampe torche de Savi. Tous deux s'inquiétaient de ses réserves énergétiques, sans toutefois oser aborder le sujet. Pour se rassurer, Daeman se répétait que les champignons luminescents des cavernes leur permettraient toujours de chasser le lézard, mais il ne voulait plus jamais retourner dans ces sinistres boyaux. Deux nuits plus tôt, il avait interrogé Harman sur le quasi-vide qui leur servait d'environnement. - À ton avis, que m'arriverait-il si j'enlevais mon masque? - Tu mourrais, avait répondu Harman d'une voix dénuée d'émotion. Le vieil homme était malade - état des plus rares chez les humains, la firmerie réglant de tels problèmes en temps ordinaire - et il tremblait de froid, bien que la thermopeau ne laissât rien échapper de sa chaleur corporelle. - Tu mourrais, avait-il répété. - Vite? - Lentement, je pense. La combinaison bleue d'Harman était maculée de boue et de sang de lézard. - Tu t'asphyxierais, avait-il repris. Mais comme le vide n'est pas absolu, tu mettrais un certain temps à agoniser. Daeman avait acquiescé. - Supposons que je garde mon masque mais que j'ôte ma thermopeau, que se passerait-il? Harman dut réfléchir quelques instants. - La fin serait plus rapide, avait-il conclu. Tu mourrais de froid en une minute, voire moins. Daeman n'avait rien ajouté, et il avait cru qu'Harman s'était endormi, mais son aîné lui avait alors murmuré par radio: - Mais ne fais rien sans m'avoir prévenu, d'accord, Daeman? - D'accord. Le corridor était tellement envahi de pseudo-algues qu'ils faillirent faire demi-tour, mais ils se partagèrent les tâches, l'un forçant le passage pendant que l'autre écartait les végétaux, et ils réussirent à franchir les deux cents mètres et quelques les séparant d'un puits sans fenêtre. En face d'eux se dressait ce qui ressemblait à un mur nu - de quoi leur remonter le moral après une telle épreuve -, mais Daeman fouilla l'espace avec le rayon de la lampe et, soudain, ils distinguèrent un carré blanc inscrit dans la masse sombre de matière exotique. Comme c'était Daeman qui avait le pistolet, il fut le premier à franchir la membrane semi-perméable. - Qu'est-ce que tu vois? appela Harman sur le canal radio. (Il était resté en arrière.) Est-ce que tu vois quelque chose? - Oui. La communication venait bien de la thermopeau de Daeman, mais ce n'était pas sa voix. - Il voit des choses merveilleuses. 50. Ilium - Redis-moi ce que tu vois, demanda Orphu. Il ne communiquait plus par liaison radio mais par câble d'échange de données. Mahnmut était juché sur son dos comme un cornac sur un éléphant flottant. Grâce à la bande passante du câble, Orphu avait téléchargé en quelques secondes dans les banques de mémoire de son ami la totalité de ses bases relatives à l'Iliade et au grec ancien. - Les chefs grecs et troyens se rencontrent sur la colline, déclara Mahnmut. Nous nous trouvons juste derrière le contingent grec - Achille, Hockenberry, Odysseus, Diomède, le Grand et le Petit Ajax, Nestor, Idoménée, Thoas, Tlépolème, Nirée, Machaon, Polypotès, Mérion et une demi-douzaine d'autres, dont je n'ai pas saisi le nom lorsque Hockenberry a fait les présentations. - Mais ni Agamemnon ni Ménélas ne sont présents? - Non, ils sont restés au camp pour se remettre de leur combat singulier avec Achille. D'après ce que m'a dit Hockenberry, c'est Asclépios en personne qui les soigne. Les Atrides souffrent de côtes cassées, plus quelques plaies et bosses - Achille a notamment défoncé le crâne de Ménélas d'un coup de bouclier -, mais rien de traumatisant. Tous deux seront rétablis dans un jour ou deux, à en croire le scholiaste. - Je me demande si Asclépios pourrait me rendre mes yeux et mes membres, grommela Orphu. Mahnmut n'avait rien à répondre à cela. - Et les Troyens? reprit Orphu. Sa voix avait une tonalité que Mahnmut avait toujours associée à un enfant humain: joyeuse, enthousiaste, presque jubilante. - Qui représente Ilium? insista-t-il. Mahnmut se dressa de toute sa taille sur la carapace lézardée afin de mieux voir les rangs troyens par-delà les casques emplumés des héros achéens. - C'est Hector qui conduit le contingent, naturellement. Son casque étincelant et son cimier rouge vif se détachent du lot. Il porte une cape également écarlate. Comme s'il mettait les dieux au défi de descendre se battre. Mahnmut avait répété à Orphu la description faite par Hocken-berry des événements survenus un peu plus tôt: Hector et son épouse Andromaque défilant parmi les milliers de guerriers rassemblés afin de leur montrer le cadavre mutilé de leur fils Sca-mandrios, toujours vêtu de sa grenouillère royale maculée de sang. À en croire le scholiaste, si avant cela quelques milliers d'Achéens envisageaient encore d'appareiller à bord de leurs nefs noires, cette macabre procession les avait convaincus de s'allier aux Troyens pour affronter les dieux, et à mains nues s'il le fallait. - Qui représente Ilium aux côtés d'Hector? demanda Orphu. - Paris est près de lui. Ils sont suivis d'Anténor, le vieux conseiller, et du roi Priam en personne. Tous deux se tiennent un peu à l'écart, comme pour ne pas gêner Hector. - Acamas et Archéloque, les deux fils d'Anténor, ont déjà péri, je crois bien. Tous deux de la main d'Ajax, fils de Télamon - Ajax le Grand. - Tu dois avoir raison. Ces deux-là ont sans doute eu du mal à se serrer le bras pour conclure une trêve. Et pourtant, je vois Ajax le Grand en train de bavarder avec Anténor comme si de rien n'était. - Ce sont des soldats professionnels, commenta Orphu. Ils élèvent leurs fils pour le combat et les savent promis à la mort. Qui vois-tu d'autre dans le contingent d'Hector? - J'aperçois Énée, dit Mahnmut. - Ah! l'Enéide... Énée est... était destiné à être le seul survivant de la maison royale d'Ilium. Il doit... il devait échapper à l'incendie ainsi que son fils, Ascagne, et une poignée de Troyens, et leurs descendants seraient à l'origine de la fondation de Rome. Selon Virgile, Énée va... - N'anticipons pas, coupa Mahnmut. Comme l'a dit Hocken-berry, toutes les cotations sont suspendues. Je ne pense pas qu'un passage de cette Iliade que tu m'as téléchargée décrive l'alliance des Grecs et des Troyens contre les forces d'Olympos. - Non. Qui trouve-t-on autour d'Hector outre Énée, Paris, le vieux Priam et Anténor? - Othryonée. Le fiancé de Cassandre. - Mon Dieu! s'exclama Orphu. Othryonée devait être tué par Idoménée ce soir ou demain. Durant le combat près des nefs. - Toutes les cotations sont suspendues, répéta Mahnmut. Apparemment, le combat près des nefs a été reporté à une date indéterminée. - Qui d'autre? - Déiphobe, fils de Priam, est présent lui aussi. Son armure est tellement briquée que j'ai besoin de tous mes filtres polariseurs pour la contempler. A côté de lui se tient ce type originaire de Pédéon, un gendre de Priam, comment s'appelle-t-il, déjà?... Imbrios! - Oh! Imbrios était destiné à périr de la main de Teucros, dans quelques heures à peine... - Arrête! fit Mahnmut. Quelqu'un va t'entendre. - En captant nos échanges radio ou câble? gronda Orphu. C'est peu probable, mon ami. A moins que ces Grecs et ces Troyens ne disposent d'une technologie plus évoluée que celle que tu m'as décrite. - Eh bien, disons que tout ça est fort déconcertant, admit le petit moravec. La moitié des personnes présentes sur la colline Batiée sont censées périr dans un jour ou deux, s'il faut en croire ta stupide Iliade. - Ce n'est pas ma stupide Iliade. Et puis... - Toutes les cotations sont suspendues, compléta Mahnmut. Oh-oh! - Quoi donc? - Les négociations viennent de s'achever. Hector et Achille s'avancent, s'agrippent par le bras... bon Dieu! - Quoi? - Tu n'entends rien? - Hélas non. - Pardon. Excuse-moi. Ce n'est pas ce que je voulais dire. Je voulais dire que... que... - Accouche! glapit l'Ionien. Qu'est-ce que j'aurais dû entendre? - Les deux armées - la grecque et la troyenne - sont en train de rugir. Seigneur! le bruit est assourdissant. Des centaines de milliers d'Achéens et de Troyens qui lancent des vivats, agitent leurs drapeaux, lèvent leurs lances et leurs épées vers le ciel... la foule s'étend jusqu'au pied des murailles d'Ilium. Et sur les remparts - j'aperçois Andromaque, Hélène et les femmes dont Hoc-kenberry nous a parlé - elles sont toutes en train de hurler. Les Achéens encore indécis - ceux qui restaient à proximité de leurs nefs - ils accourent vers les tranchées grecques et se mettent à beugler eux aussi. Quel vacarme! - Eh bien, tu n'es pas obligé de t'y mettre, toi aussi, dit Orphu, pince-sans-rire. La liaison est parfaite. Que se passe-t-il à présent? - Euh... pas grand-chose. Les gradés se serrent la main à tour de bras. On entend sonner les cloches et les gongs dans la cité. Les hommes de troupe sont en train de fraterniser - ils envahissent le no man’s land pour se présenter les uns aux autres et échanger des cadeaux - et tout le monde semble prêt à en découdre, sauf que... - Il n'y a pas d'ennemi en vue, acheva Orphu. - En effet. - Peut-être que les dieux ne daigneront pas descendre pour se battre. - J'en doute. - Ou peut-être que l'Engin va réduire Olympos en pièces. Mahnmut ne fît aucun commentaire. Il avait vu les dieux et les déesses de près, c'étaient des êtres vivants et conscients, et il ne souhaitait pas être responsable d'un massacre. - Combien de temps avant l'activation de l'Engin? demanda Orphu, qui connaissait sûrement la réponse à sa question. Mahnmut consulta son chronomètre interne. - Cinquante-quatre minutes, répondit-il. Dans le ciel se massèrent soudain de gros nuages noirs. Apparemment, les dieux allaient descendre se battre. Lorsque Mahnmut avait plongé dans le lac de la Caldeira, au sommet d'Olympus Mons, il n'avait guère d'espoir de s'en sortir. Mais il lui fallait une minute pour préparer le déclenchement -l'explosion? - de l'Engin, et il comptait profiter de la profondeur et de la pression pour accomplir cette tâche. Ce fut ce qui se produisit. Arrivé à une profondeur de 800 mètres, rassuré par la sensation familière de la pression sous-marine s'exerçant sur sa carapace, il avait localisé une corniche sur le flanc du volcan et décidé d'y installer l'Engin. Les dieux ne le gênèrent pas pendant qu'il s'affairait. Soit ils n'aimaient pas nager, soit ils pensaient qu'ils allaient le faire sortir en ébouillantant l'eau à coups de lasers et de micro-ondes - ce dont il n'avait strictement rien à faire. Il avait fait preuve de négligence en omettant de bricoler une télécommande avant qu'Orphu et lui ne partent pour leur bref voyage en ballon, aussi s'y affaira-t-il à présent, par 800 mètres de fond et dans l'obscurité, éclairant l'Engin ovoïde avec ses lampes thoraciques. Soulevant la trappe de sa carapace, Mahnmut cannibalisa certains de ses propres composants: l'une de ses quatre cellules énergétiques, afin de fournir la décharge de 32 volts nécessaire à l'activation, l'un des trois émetteurs radio à faisceau cohérent soudés à son poignet près de son petit laser et une horloge bidouillée à partir de son chronomètre externe. Pour finir, il récupéra sur l'un de ses tranpondeurs un capteur de mouvement primitif et le fixa à l'Engin afin que celui-ci se mette automatiquement en marche si un autre que lui venait à le toucher. Si ces ersatz de dieux viennent me chercher, je l'active manuellement, songea-t-il en se perchant sur la corniche, 800 mètres au-dessous du niveau de l'eau. Toutefois, il ne souhaitait pas se détruire - si tant est que l'Engin fût conçu dans ce but -, ni passer la journée à rester immergé. Mais l'humain non identifié avait promis de revenir le chercher, aussi allait-il l'attendre. Il voulait revoir Orphu. En outre, leur mission - ou plutôt celle des regrettés Koros III et Ri Po - était de livrer l'Engin à Olympus Mons et de transmettre leur rapport via le communicateur. Ces deux objectifs étaient désormais atteints. Dans un sens, Mahnmut et l'Ionien avaient accompli leur mission. Alors pourquoi suis-je planqué à 800 mètres de fond dans ce lac qui n’aurait jamais dû exister? Imaginant l'eau en train de bouillir au-dessus de lui, victime de la colère et des rayons des dieux, il ne put retenir un gloussement à la mode moravec: vu que le sommet d'Olympus Mons aurait dû être exposé au vide, il était normal que cette eau bouille. Puis vint l'heure du rendez-vous et, à sa grande surprise, l'humain tint sa promesse. - Décris-moi la Terre, demanda Orphu sur la colline Batiée. Mahnmut était descendu de son perchoir et tractait son ami avec une longe nouée autour du harnais de lévitation. - Tu es sûr que nous sommes sur Terre, au fait? ajouta l'Ionien. - Pratiquement, répondit Mahnmut. Tout correspond: la pesanteur, l'atmosphère et le diamètre apparent du Soleil, sans parler de la végétation qui est celle décrite dans nos banques de données. Oh! j'allais oublier les être humains - quoique ceux qui nous entourent semblent inscrits au club de remise en forme le plus performant du système solaire. - Ils sont si beaux que ça? - Oui, pour des humains. Mais comme c'est la première fois que j'ai l'occasion de côtoyer des spécimens d'Homo sapiens, qui suis-je pour en juger? Entre tous ceux que j'ai vus jusqu'ici, seul Hockenberry ressemble aux gens ordinaires que l'on voit dans les photos, les vidéos et les holos de nos banques de données. - Que penses-tu... commença Orphu. Chut, fit Mahnmut sur le canal radio. Il avait débranché le câble à présent qu'il ne chevauchait plus Orphu. Les nuages continuaient de s'amonceler au-dessus du champ de bataille. Achille harangue les troupes - troyennes et achéennes. Tu arrives à le comprendre? Naturellement. Le téléchargement a parfaitement réussi, mais je suis obligé de déduire du contexte le sens de certaines grossièretés absentes de tes fichiers. Les autres humains peuvent-ils l'entendre sans haut-parleurs? Ce type a des poumons d'acier. Au sens métaphorique du terme. Sa voix doit porter jusqu’à la mer d'un côté etjusqu’aux murailles de Troie de l'autre. Que dit-il? demanda Orphu. O dieux, je vous défie... bla-bla-bla... crions "pas de merci " et démuselons les dogues de la guerre1... bla-bla-bla... Minute! Il a vraiment cité Shakespeare? Non. C'est moi qui donne dans la licence poétique. Ouf! fit l'Ionien. J'ai bien cru à un cas de plagiat. Combien de temps avant l'activation de l'Engin? Quarante et une minutes. Est-ce qu’il y a quelque chose qui cloche avec... Mahnmut se tut soudain. Que se passe-t-il? demanda Orphu. Alors qu'Achille lançait son cri de défi à la face des dieux, le roi des dieux en personne fit son apparition. Achille se tut aussitôt. Sur la plaine d'Ilium, deux cent mille visages d'hommes et un visage de robot se tournèrent vers le ciel. Zeus descendit des nuées noires sur son char doré, tiré par quatre splendides chevaux holographiques. Teucros, le maître archer achéen, qui se tenait près d'Achille et d'Odysseus, visa et tira, mais le char était trop haut et - Mahnmut n'en doutait pas - protégé par un puissant champ de force. Sa flèche tourna court, tombant dans les fourrés au pied de la corniche où se tenaient les généraux. - Vous osez me défier? tonna la voix de Zeus au-dessus de la plage, de la ville et du champ où s'étaient rassemblées les deux armées. Voyez quelles sont les conséquences de votre hubris! Le chariot prit de l'altitude, puis vira vers le sud, comme si 1. Jules César, acte m, scène I, d'après la traduction d'Edmond Fleg. (N.d.T.) Zeus filait en direction du mont Ida, à peine visible à l'horizon. Mahnmut, doué qu'il était d'une vision télescopique, fut peut-être le seul à voir la petite sphère d'argent que Zeus lâcha à l'issue de quinze kilomètres de vol. - À terre! rugit le moravec en amplifiant sa voix au maximum. Jetez vous à terre, votre vie en dépend! Et ne regardez pas vers le sud! Rares furent ceux qui lui obéirent. Agrippant la longe d'Orphu, il se précipita vers l'abri tout relatif que lui fournissait un rocher distant de trente mètres. L'éclair aveugla des milliers d'hommes. Les filtres polariseurs de Mahnmut passèrent du niveau 6 au niveau 300. Il continua sa course, tractant Orphu à la façon d'un gigantesque jouet. L'onde de choc suivit l'éclair au bout de quelques secondes, déferlant depuis le sud telle une muraille de poussière et faisant vibrer jusqu'à l'atmosphère. En moins d'une seconde, le vent qui soufflait de l'ouest, à une vitesse d'environ cinq kilomètres à l'heure, s'orienta au sud et multiplia sa vitesse par vingt. Des centaines de tentes s'envolèrent vers le ciel, arrachées à leurs points d'ancrage. Les chevaux paniques prirent la fuite. Les vagues de la mer partirent vers le large. Le souffle et l'onde de choc terrassèrent tous les hommes - tous sauf Hector et Achille. Le bruit et la surpression faisaient vibrer les os des humains et les entrailles électroniques des moravecs, et Mahnmut sentit frémir ses parties organiques. On aurait dit que la Terre elle-même hurlait de rage. Les soldats qui se trouvaient à deux kilomètres au sud de la colline s'embrasèrent et s'envolèrent dans les airs, et leurs cendres retombèrent sur des milliers de guerriers horrifiés fuyant vers le nord. Une section de la muraille sud d'Ilium céda, tuant des vingtaines d'hommes et de femmes. Dans l'enceinte de la cité, plusieurs tours en bois s'enflammèrent, et l'une d'entre elles - celle depuis laquelle, quelques jours plus tôt, Hockenberry avait observé les adieux d'Hector à Andromaque - s'effondra dans la rue en contrebas. Achille et Hector avaient porté leurs mains à leur visage pour se protéger de l'horrible éclat qui leur découpait sur Batiée des ombres longues de cent mètres. Derrière eux, les rochers qui se dressaient sur la tombe de la bondissante Myrhine se mirent à vibrer, à glisser, à tomber, écrasant sous leur masse Achéens et Troyens. Le casque d'Hector resta sur sa tête, mais son fier cimier de plumes rouges fut arraché par le vent qui suivit le passage initial de l'onde de choc. Il est arrivé quelque chose? demanda Orphu. Oui, chuchota Mahnmut. Je perçois une vibration et une sorte de surpression à travers ma carapace, poursuivit Orphu. Oui, répéta Mahnmut. Si l'Ionien n'avait pas été emporté par les vents, c'était uniquement parce que Mahnmut l'avait arrimé au plus gros rocher qu'il ait trouvé dans le coin. Que... commença Orphu. Un instant, murmura Mahnmut. Le nuage en forme de champignon se dressait maintenant sur une hauteur de dix mille mètres, emportant vers la stratosphère la fumée et les débris radioactifs. Les secousses sismiques faisaient vibrer le sol avec une telle force qu'Achille et Hector eux-mêmes durent mettre un genou à terre pour ne pas tomber comme des dizaines de milliers d'hommes avant eux. Le champignon atomique prit lentement l'aspect d'un visage. - Vous voulez la guerre, ô mortels? beugla le visage barbu de Zeus au sein des lentes et terribles volutes. Les dieux immortels VONT VOUS MONTRER CE QU'EST LA GUERRE. 51. Anneau équatorial Prospéro était assis là, vêtu d'une longue robe bleu roi brodée de galaxies, de soleils, de comètes et de planètes d'or. Il tenait dans sa main droite tavelée par les ans un grand bâton ouvragé, la gauche étant posée sur un livre épais de trente bons centimètres. Son fauteuil au dossier sculpté et aux larges accoudoirs n'était pas tout à fait un trône, mais il s'en rapprochait suffisamment pour l'investir d'une autorité magistrale que son regard glacial ne faisait que renforcer. Il était presque chauve, mais une couronne de cheveux blancs lui recouvrait les oreilles et retombait en cascade sur le bleu de sa robe. Sa tête jadis orgueilleuse était perchée sur un cou étique, mais il avait un visage exprimant un caractère en acier trempé, des petits yeux indifférents sinon franchement cruels, un nez aquilin, un menton fermement sculpté en dépit des bajoues qui naissaient autour de lui, et de fines lèvres de sorcier dessinant un pli ironique. Il s'agissait d'un hologramme, bien entendu. Tout comme Daeman avant lui, Harman fit irruption à travers la membrane semi-perméable et s'effondra sous l'effet d'une gravité imprévue. Puis, voyant son ami assis sur un fauteuil d'aspect confortable, et débarrassé en outre de son masque osmotique, il ôta son propre masque, inspira à fond l'air frais et gagna en trébuchant le troisième siège de la pièce. - La gravité n'est que d'un tiers de g, déclara Prospéro, mais elle doit vous paraître digne de Jupiter après un mois à zéro g ou presque. Ni Harman ni Daeman ne lui répondirent. Ils se trouvaient dans une salle circulaire, d'une quinzaine de mètres de diamètre, dont les parois transparentes dessinaient un dôme hémisphérique. Daeman ne l'avait pas vue lors de leur approche de la cité de cristal, car ils avaient abordé l'astéroïde par le sud et elle était située au pôle Nord, mais elle devait ressembler à un champignon lumineux posé au sommet d'un bâton métallique. Abstraction faite de l'éclat provenant de la Terre, de la Lune et des étoiles, elle n'était éclairée que par un panneau de contrôle virtuel placé en son centre. Daeman parvenait sans peine à distinguer les détails complexes des broderies sur la robe du mage, ainsi que les gravures impeccablement cirées sur son bâton. - Vous êtes Prospéro, déclara Harman. Il respirait par à-coups sous sa thermopeau bleue. Daeman lui aussi avait été choqué par cet air frais. Comme s'il humait un vin capiteux. Prospéro opina. - Mais vous n'êtes pas réel, poursuivit Harman. Pourtant, il avait l'air solide. Sa robe dessinait un splendide drapé conforme à la gravité ambiante. Prospéro haussa les épaules. - C'est la vérité. Je ne suis que l'écho enregistré de l'ombre d'une ombre. Mais je peux vous voir, vous entendre, vous parler, et vos épreuves m'inspirent de la compassion. Certains êtres pourtant réels n'en sont même pas capables. Daeman jeta un coup d'oil par-dessus son épaule. Il tenait le pistolet noir dans son giron. - Caliban peut-il venir ici? - Non, répondit Prospéro. Mon ancien serviteur me craint. Redoute ce souvenir parlant de moi-même. Si la mégère aux yeux bleus qui l'a enfanté, cette horrible sorcière quantique de Sycorax, était ici, sur cette île, elle se jetterait sur vous en un instant, mais Caliban me craint. - Prospéro, dit Daeman, nous devons partir d'ici. Retourner sur Terre. Vivants. Pouvez-vous nous y aider? Le vieil homme cala son bâton contre son fauteuil et leva ses deux mains tavelées. - Peut-être. - Seulement peut-être? interrogea Daeman. Prospéro acquiesça. - Je ne suis que l'écho d'une ombre enregistrée, et je ne puis rien faire. Mais je puis vous donner des informations. À vous d'en tirer parti, si vous en avez la volonté. Rares sont ceux qui l'ont parmi vos semblables. - Comment pouvons-nous partir d'ici? demanda Harman. Prospéro passa une main sur son livre et un hologramme se déploya au-dessus de la console circulaire placée derrière lui. Il représentait l'astéroïde et la cité de cristal, vus depuis un point de l'espace distant de quelques kilomètres, les tours dorées à l'or fin tournant lentement au rythme de la rotation de l'ensemble. Daeman jeta un coup d'oil en direction de la Terre bleu et blanc qui venait d'apparaître à l'extérieur et constata que l'image était synchrone avec son mouvement - c'était une vue en temps réel prise depuis l'espace. - Là! s'écria Harman en pointant le doigt. Il voulut bondir de son fauteuil, mais la gravité le retint et il s'accrocha à l'accoudoir. - Là, répéta-t-il. Daeman avait vu. Sur une corniche saillant cent cinquante ou deux cents mètres au-dessus de la tour par laquelle ils étaient entrés, sa coque métallique luisant au clair de Terre... un sonie. - Nous avons fouillé toute la cité, dit-il. Pas un instant nous n'avons envisagé qu'un véhicule puisse être rangé dehors. - On dirait le sonie que nous avons abandonné à Jérusalem, dit Harman en se penchant pour mieux voir l'affichage holo. - C'est bien lui, dit Prospéro. D'un geste de la main, il fit disparaître l'image. - Non, fit Daeman. Savi nous a dit qu'un sonie ne pouvait pas voler jusqu'aux anneaux orbitaux. - Elle ignorait ce détail, déclara le vieux mage. Ariel l'a dégagé des rochers sous lesquels les voynix l'avaient enseveli et l'a programmé pour venir jusqu'ici. - Ariel? répéta stupidement Daeman. La faim et la fatigue menaçaient de le terrasser. Il fouilla dans sa mémoire. - Ariel? L'avatar de la biosphère planétaire? - Quelque chose comme ça, dit Prospéro avec un sourire. Savi n'a jamais vraiment rencontré Ariel. Ils n'ont fait que communiquer via l'allnet. La vieille femme a toujours attribué une persona masculine à Ariel, alors que cet esprit préfère d'ordinaire les avatars féminins. Qu'est-ce que ça peut foutre? songea Daeman. - Pouvons-nous prendre ce sonie pour regagner la Terre? demanda-t-il à haute voix. - Je le pense, répondit Prospère. Ariel a dû le programmer pour vous reconduire tous les trois au château d'Ardis. Encore un deus ex machina. La présence de cette machine ici ne me plaît guère. - Pourquoi donc? fit Harman, qui ajouta aussitôt: Caliban. - Oui, dit Prospère. Même mon vigoureux gobelin verrait ses articulations se convulser et ses tendons se nouer de crampes s'il s'aventurait sans protection dans le vide spatial. Mais il a oublié ce détail et déchiré d'un coup de dents la thermopeau de cette pauvre Savi. - Il aurait pu s'en procurer deux autres durant le mois écoulé, dit Daeman, d'une voix si faible que le murmure de la ventilation faillit l'étouffer. Le croissant de Terre sortit de leur champ visuel, et la pièce se retrouva éclairée par le seul firmament. Une demi-lune montait au-dessus de Prospère. - Et il n'aurait pas hésité à le faire, mais Caliban n'est pas un dieu, dit le mage. Si elle ne l'a pas tué, la salve de fléchettes que Savi lui a logée dans le torse l'a grièvement blessé. Caliban a fait retraite pour se soigner, se réfugiant dans la plus profonde de ses grottes, où il panse ses plaies avec de la boue et reprend des forces en buvant du sang de lézard. - C'est aussi le régime que nous avons suivi, dit Daeman. - Oui, fit Prospéra en souriant de ses dents jaunies par l'âge. Mais vous n'y avez pris aucun plaisir. - Comment pouvons-nous parvenir au sonie? demanda Harman. Et avez-vous de la nourriture ici? - La réponse à la seconde question est non. Cela fait cinq cents ans que personne n'a mangé sur cette île rocheuse, personne hormis Caliban. La réponse à la première question est plus positive. Il existe sur cette tour une membrane par laquelle vous pouvez accéder à la terrasse de lancement. Vos thermopeaux vous protégeront peut-être... peut-être... le temps que vous chargiez le sonie et activiez son programme de guidage. Vous rappelez-vous comment on pilote cet engin? - Je crois... j'ai observé Savi... je veux dire... bredouilla Harman. Il secoua la tête, comme pour chasser des toiles d'araignée. La fatigue qui se lisait dans ses yeux était l'égale de celle qu'éprouvait Daeman. - Nous y arriverons, conclut-il. Il le faudra bien. - Pour atteindre cette tour, vous devrez traverser la firmerie et passer à portée de Caliban, précisa Prospéro. (Ses petits yeux allèrent d'Harman à Daeman, comme pour les juger.) Avez-vous autre chose à faire avant de fuir cet endroit? - Non, répondit Harman. - Oui, affirma Daeman. Réussissant à se lever, il alla en chancelant jusqu'à la cloison en verre incurvée. Le reflet qu'il y vit était celui d'un homme hagard, émacié, barbu, mais il y avait dans ses yeux un éclat nouveau. - Nous devons détruire la firmerie, déclara-t-il. Nous devons détruire la totalité de cet enfer. 52. Ilium, Olympos Sans comprendre ce qui m'arrive, je fuis Batiée en compagnie des Troyens pour regagner Ilium par l'entrée de service des portes Scées, son accès principal. Le vent ne cesse de hurler et l'explosion nucléaire nous a laissés partiellement sourds. Juste avant d'entrer en ville au sein d'une horde de guerriers paniques, j'ai droit à un dernier aperçu du champignon, cette colonne de cendres et de fumée que les vents dominants commencent déjà à infléchir vers le sud-est. On distingue encore à son sommet les contours du visage de Zeus, mais celui-ci est bientôt déformé jusqu'à en devenir méconnaissable. Plusieurs dizaines de personnes sont piétinées par la foule, si bien qu'Hector ordonne l'ouverture des grandes portes, ce qui ne s'est pas vu depuis neuf ans. Des milliers de guerriers s'engouffrent dans l'enceinte. Les Argiens ont fui vers leurs nefs. Alors même qu'Hector tente de rallier ses troupes terrorisées, j'aperçois Achille qui s'efforce de retenir les siennes. Dans l'Iliade, lorsque Achille se déchaîne après la mort de Patrocle, Homère le décrit affrontant une rivière en crue - triomphant de ses flots en les stoppant avec les cadavres de ses ennemis -, mais le voilà impuissant à stopper ce raz de marée d'Achéens, car il ne souhaite pas tuer ses hommes par centaines, ce qui serait pour lui la seule solution. Je suis entraîné dans la ville et regrette d'avoir cédé à la panique. J'aurais dû me frayer un chemin jusqu'au sommet de la butte et y rejoindre le petit robot, Mahnmut, qui s'était abrité derrière les rochers surmontant la tombe de Myrhine. Ce robot... sous quel terme s'est-il désigné, déjà?... ce moravec sait-il que Zeus a fait usage d'une arme nucléaire, voire thermonucléaire? Soudain, voilà qu'un souvenir remonte de ma vie antérieure, le énième de la semaine, me semble-t-il: Susan cherchant à me traîner à une conférence scientifique donnée dans le cadre des échanges interdisciplinaires de l'université. Un nommé Moravec exposant ses théories sur les intelligences artificielles autonomes. Fritz Moravec? Hans Moravec? Je m'étais défilé, naturellement - quel pouvait être l'intérêt de telles théories pour un lettré comme moi? Enfin, ça n'a plus d'importance maintenant. Comme pour souligner cette remarque, cinq chars font leur apparition au nord - je sais d'où ils sont partis pour se TQ là-haut -et décrivent des cercles autour de la cité à trois ou quatre mille pieds d'altitude. Même en réglant mes amplificateurs optiques à la puissance maximale, je ne parviens pas à distinguer ceux qui pilotent ces machines étincelantes, mais il me semble qu'il y a parmi eux des dieux comme des déesses. Et le bombardement commence. Les rayons frappent la cité tels des missiles balistiques en argent massif, et chacun d'eux déclenche une explosion de poussière et de feu, de cris et de gémissements. Ilium est une vaste cité à l'échelle antique, mais ces traits de feu sont vifs - je les attribue à l'arc d'Apollon, mais je vois que c'est Ares qui le manie lorsque les chars passent à basse altitude pour évaluer les dégâts - et tous ses quartiers sont bientôt atteints de plein fouet. Je comprends que non seulement j'ai perdu tout contrôle sur la situation mais que j'ai aussi perdu de vue mes interlocuteurs les plus importants. Achille se trouve sans doute déjà à cinq kilomètres de là, au milieu de ses hommes paniques, s'efforçant de les empêcher de lever les voiles. J'entends de nouvelles explosions -conventionnelles plutôt que nucléaires - provenant du campement achéen et me dis que jamais Achille ne réussira à rassembler ses hommes. Je ne vois plus Hector, lui non plus, et je remarque qu'on a refermé les portes Scées - comme si cela pouvait arrêter les dieux. Le pauvre Mahnmut et son ami muet, Orphu, ont sûrement été détruits. Je ne vois pas comment une quelconque créature pourrait survivre à un tel bombardement. Nouvelles explosions sur la place du marché. Des soldats troyens aux casques rouges montent en renfort sur les remparts, mais ce n'est pas là qu'est le danger. Le char en or massif fait un nouveau passage, hors de portée des archers, et cinq flèches d'argent tombent ainsi que des missiles Scud, explosant près du mur sud et du puits principal, en plein sur le palais de Priam. Je repense aux images de la guerre en Irak que retransmettait CNN juste avant que je sois frappé par le cancer. Hector. Le héros est sans doute occupé à rassembler ses hommes, mais comme ceux-ci ne peuvent rien faire excepté se planquer, peut-être est-il allé retrouver Andromaque dans sa demeure. Je repense à la nursery déserte et ensanglantée et ne puis réprimer une grimace, même au sein de cette fumée, de ce vacarme, de cette rue martyrisée par les bombes. Le couple royal n'a même pas eu le temps d'enterrer son bébé. Mon Dieu, Seigneur, c’est moi qui suis la cause de tout cela? Un char volant fait du rase-mottes. Une explosion frappe les remparts du mur principal, projetant dans les airs une douzaine de soldats à la cape écarlate. Leurs membres arrachés retombent sur les toits et les pavés en une ondée de chair. Soudain, voilà un autre souvenir, une autre horreur, qui surviendra en ce monde dans trois mille deux cents ans, deux mille et une années après la naissance du Christ. Je vois des corps sauter dans le vide au sein d'un nuage de fumée dont les volutes chassent dans les rues des milliers de victimes terrorisées, une image qui se superpose à celle des rues d'Ilium devant moi. Seuls diffèrent les bâtiments et les vêtements. Nous sommes incapables d'apprendre. Cela ne changera jamais. Je fonce vers la demeure d'Hector. De nouveaux missiles pulvérisent la placette que je viens de quitter. Je vois un enfant sortir en chancelant d'un tas de gravats qui était naguère une maison de deux étages. Je ne saurais dire si c'est un petit garçon ou une petite fille, mais son visage est un masque de sang, ses cheveux une coiffe de plâtre. Je fais halte et me penche vers lui pour le prendre dans mes bras - et l'emmener où? il n'y a pas d'hôpital à Ilium! -, mais une femme portant un foulard rouge sur la tête le saisit et s'enfuit. J'essuie la sueur qui me coule dans les yeux et continue de me diriger vers la maison d'Hector. Elle a disparu. La totalité du palais d'Hector a disparu - il n'en reste plus que des pierres éparses et des cratères dans le sol. Je ne cesse d'éponger mon front, et même lorsque j'arrive à voir quelque chose, je ne peux y croire. Le quartier tout entier a été pilonné par les missiles. Les soldats troyens s'affairent déjà à fouiller les ruines avec des lances et des pelles de fortune, leurs fiers casques rouges grisailles par la poussière. Ils forment une chaîne humaine pour acheminer vers la foule cadavres et débris humains. - Hock-en-bear-eeee, dit une voix. Je me rends compte que quelqu'un, qui prononçait mon nom depuis un bout de temps, a fini par se résoudre à me tirer par la manche. - Hock-en-bear-eeee! Je me retourne, bats des cils pour chasser la sueur de mes yeux et découvre Hélène. Son visage est couvert de poussière, sa robe maculée de sang, ses cheveux tout décoiffés. Jamais je n'ai vu de femme aussi belle. Elle se jette sur moi et je la serre entre mes bras. Elle s'écarte. - Es-tu grièvement blessé, Hock-en-bear-eeee? - Hein? - Tes blessures sont-elles graves? - Je ne suis pas blessé, dis-je. Elle porte alors une main à mon visage, la retire rouge de sang. Je m'effleure la tempe des doigts -j'y trouve une plaie ouverte, une autre à la naissance de mes cheveux - et comprends en les voyant rougis que ce n'était pas de la sueur qui me coulait dans les yeux. - Ça ira, dis-je. (Puis je désigne les ruines fumantes.) Hector? Andromaque? - Ils n'étaient pas chez eux, Hock-en-bear-eeee, répond Hélène, élevant la voix au sein du vacarme. Hector a envoyé les siens dans le temple d'Athéné. Ils ne risquent rien en restant au sous-sol. Je distingue le toit du temple en question à travers la fumée. Évidemment, songé-je. Les dieux ne vont pas bombarder leurs propres temples. Quelle bande d'égotistes! - Théano est morte, reprend Hélène. Hécube aussi. Et Lao-dice. Je répète stupidement ces trois noms. La prêtresse d'Athéné, la femme qui m'avait caressé les couilles avec sa dague. Et la femme, et la fille de Priam. Trois de mes amies troyennes, mortes. Et les hostilités ne font que commencer. Soudain, je me retourne, pris de panique. Ce bruit est anormal. Les explosions ont cessé. Dans les rues, des hommes et des femmes pointent le ciel du doigt en poussant des cris. Quatre des cinq chars se sont déjà éclipsés et le cinquième - celui d'Ares, je crois bien - file vers le nord et disparaît soudain, se téléportant à Olympos. Tant de dégâts - je considère les bâtiments effondrés, les cratères fumants, les corps sanguinolents -, tout ça à cause de quelques dieux, dont l'un n'est armé que d'un arc et de flèches. Quelle est la suite du programme? La guerre biologique? Le dieu à l'arc d'argent - sans doute en train de se remettre dans une cuve de soins - est connu pour répandre la peste parmi le genre humain. J'agrippe le médaillon passé à mon cou. - Où est Hector? demandé-je à Hélène. Je dois retrouver Hector. - Il est ressorti par les portes Scées en compagnie de Paris, d'Énée et de son frère Déiphobe. Il dit qu'il doit parler à Achille avant que tous les cours soient affligés. - Je dois le retrouver, répété-je. Je me tourne vers la sortie principale, mais Hélène me saisit par le bras pour m'obliger à lui faire face. - Hock-en-bear-eee, dit-elle. Elle attire mon visage vers le sien et m'embrasse, en plein milieu de la rue où régnent cris et panique. Lorsque ses lèvres se détachent des miennes, je la regarde stupidement, toujours penché vers elle. - Hock-en-bear-eee, répète-t-elle. Si tu dois mourir, que ce soit avec courage. Puis elle fait demi-tour et s'éloigne sans se retourner une seule fois. 53. Anneau équatorial Daeman ne fut que modérément surpris en découvrant que l'hologramme de Prospéra était capable de se lever et de marcher. Saisissant son bâton, le mage se dirigea lentement vers la cloison transparente. Lorsqu'il leva la tête pour contempler le mouvement des étoiles, la pâle lumière fit ressortir les rides sur ses joues et sa gorge. Daeman était fort troublé par tous les cas de vieillesse qu'il avait récemment pu observer - d'autant plus troublé si l'on pensait au sujet de leur présente conversation. Il tenta d'imaginer un monde où ses amis et lui-même - sans parler de sa mère! - se mettraient à vieillir comme Savi, comme cet hologramme tout ridé et tout tavelé. Il en frissonna d'horreur. Puis il se rappela l'horreur des cuves, des asticots bleus et du buffet de Caliban. Il serait plus facile de tuer le monstre et d'en rester là. De laisser la firmerie en l'état. Non, songea-t-il, et ni la faim ni la fatigue ne pourraient le faire fléchir. Ce lieu était une obscénité, de quelque façon qu'on le considère. Le système des cinq vingts reposait sur la conviction que les centenaires montaient dans les anneaux une fois leur terme accompli, pour y rejoindre les posthumains dans une vie de confort et d'immortalité. Daeman revit en esprit les cadavres grisâtres flottant dans l'air ténu et puant, et ce fut à grand-peine qu'il retint un reniflement de mépris. - Pardon? fit Prospéra en s'arrachant à sa contemplation. - Rien, répondit Daeman. Il avait envie de pleurer ou de casser quelque chose. Non, de casser quelque chose, point. - Comment pouvons-nous détruire la fumerie? demanda Harman. Le vieil homme frissonnait de fièvre. Son visage, encore plus blafard que celui de Daeman, était moite de sueur. - Comment, en effet? (Prospéra s'accouda à son bâton et fixa les deux hommes.) Avez-vous apporté des explosifs, des armes -outre le ridicule pistolet de Savi - ou des outils? - Non, répondit Harman. - Il n'y en a point ici. L'évolution des posthumains les avait conduits à dépasser le stade de la guerre et du conflit. Sans parler des outils. Les serviteurs faisaient la totalité du travail. - Ils fonctionnent encore, fit remarquer Daeman. - Seulement dans la firmerie, répliqua le mage, regagnant la console centrale d'un pas lent. Avez-vous pensé aux centaines d'êtres humains flottant impuissants dans les cuves de la firmerie? - Mon Dieu! murmura Harman. Daeman frotta ses joues mangées de barbe. Cela lui procura une sensation étrangement plaisante. - Nous ne pouvons pas utiliser les nouds fax des cuves de soins pour regagner la Terre, mais les personnes en question doivent pouvoir retourner d'où elles viennent par ce moyen. - Oui, dit Prospéra. Si vous parvenez à convaincre les serviteurs d'agir en ce sens. Ou si vous prenez vous-mêmes le contrôle des fax. Mais cela présente un problème. - Lequel? En même temps qu'il posait cette question, Daeman en déduisit la réponse. Prospéra lui adressa un sourire sinistre. - Si une personne vient tout juste d'arriver dans sa cuve, ou si les asticots bleus en ont fini avec elle, il est possible de la renvoyer par fax. Mais pour les centaines d'entre elles qui sont en cours de procédure... Son silence était éloquent. - Que pouvons-nous faire? s'enquit Harman. Si nous attendons que le traitement soit achevé pour celles-là, il en arrivera et en repartira des centaines d'autres pendant ce temps. - Si Prospéro dit vrai, si nous pouvons nous emparer des contrôles, déclara Daeman, nous serons en mesure d'interrompre les arrivées tout en autorisant le départ des personnes soignées, et ce jusqu'à ce que toutes les cuves soient vides. Nous sommes tous deux passés par là. Combien de temps pour traiter une personne ayant atteint un vingt - vingt-quatre heures? Quarante-huit pour un sujet grièvement blessé - tué par un allosaure, par exemple... - Vous n'avez pas été " traité " lorsque cela vous est arrivé, précisa Prospéro. Ils vous ont reconstruit à partir de rien, en exploitant vos codes mémoriels archivés dans le réseau fax, votre ADN et des pièces de rechange organiques. Mais vous avez raison, même les procédures les plus lentes ne dépassent pas les quarante-huit heures. Daeman écarta les bras et se tourna vers Harman. - Ça fait deux jours à attendre avant de détruire la fïrmerie. - Si nous pouvons en prendre le contrôle, ainsi que celui des nouds fax, corrigea Harman d'un air dubitatif. Le mage s'accouda au dossier de son fauteuil. - Je ne peux rien faire, mais je peux vous donner des informations, répéta-t-il. Je peux vous dire comment fonctionnent les nouds fax. - Mais nous ne pourrons pas nous faxer nous-mêmes? insista Harman. De toute évidence, il était inquiet à l'idée d'emprunter le sonie. - Non, répondit Prospéro. - Pouvons-nous reprogrammer les serviteurs pour qu'ils gèrent le fax? demanda Daeman. - Non, dit à nouveau le mage. Vous devrez les détruire ou les désactiver. Mais ils ne sont pas configurés pour le conflit. - Nous non plus, s'esclaffa Harman. Prospéro fit le tour de son fauteuil. - Oh! que si, murmura-t-il. Avec l'être humain, si civilisé soit-il en apparence, il suffit de réactiver de vieux programmes. Daeman et Harman échangèrent un regard. Harman se remit à frissonner sous sa thermopeau bleue. - Vos gènes savent encore comment tuer, conclut Prospéro. Venez, je vais vous montrer l'instrument de destruction. L'hologramme de Prospéra était dans l'incapacité de manipuler les contrôles virtuels de la console, mais il forma Daeman et Harman au maniement des leviers, des poussoirs, des réglettes, des touches et des manipulateurs. Une image apparut au-dessus de la console, masse de brume se définissant peu à peu pour devenir solide, et entama une rotation dans les trois dimensions. - C'est l'un de ces gros engins qu'on a vus en arrivant dans l'anneau, dit Daeman. - Un accélérateur linéaire équipé de son collecteur annulaire de trous-de-ver, expliqua Prospéro. Les posthumains étaient fiers de ces gadgets. Comme vous le voyez, ils en ont fabriqué des milliers. - Et alors? fit Harman. Est-ce que vous voulez dire que ce sont ces trucs qui contrôlent le réseau fax sur Terre? Prospéro secoua sa tête ridée. - Votre système fax est purement terrestre. Il déplace dans l'espace-temps des données et non des corps solides. Mais ces collecteurs de trous-de-ver sont les araignées tapies au centre de la toile de téléportation quantique des posthumains. - Et alors? répéta Harman. Nous voulons seulement retourner sur Terre. - Agrippez ce levier vert et serrez le cercle rouge à deux reprises, ordonna Prospéro. Daeman s'exécuta. Sur l'hologramme représentant l'accélérateur linéaire orbital, un quatuor de tuyères puisa à deux reprises, projetant dans l'espace un petit cône argenté d'échappement cristallisé. L'assemblage de poutrelles, de réservoirs, de conduits et d'anneaux fut animé d'un faible mouvement de rotation. Des contre-tuyères effectuèrent une action égale et opposée, et l'accélérateur se stabilisa. Le trou-de-ver placé à son extrémité, espace chatoyant de cinquante mètres de large centré dans le gigantesque anneau collecteur, n'avait pas bougé d'un iota. Daeman se rapprocha de l'image holographique et vit que l'anneau en question était monté sur cardans. Il plongea l'index dans l'image, faisant apparaître en regard de divers éléments des diagrammes et des légendes descriptives - ligne de retour, injecteur, tuyère. Il retira sa main, faisant réapparaître l'image initiale. Ces mots ne signifiaient rien pour lui, bien entendu. - Contrôle d'attitude, tuyères de translation orbitale, déclara Prospéro. Cet astéroïde est placé sur une orbite stable - s'il venait à tomber sur Terre, l'événement serait de nature à entraîner une extinction des espèces -, mais les accélérateurs collecteurs de trous-de-ver et les miroirs à effet Casimir étaient constamment déplacés. - Depuis cette cité, compléta Daeman. Prospéra acquiesça. - Et depuis les autres, ajouta-t-il. Harman et Daeman échangèrent à nouveau un regard. - Il existe d'autres cités posthumaines? demanda Harman. - Trois, répondit le mage. Une dans cet anneau. Deux dans l'anneau polaire. - Y trouve-t-on des posthumains en vie? s'enquit Daeman. La destruction de la firmerie, qui sonnerait le glas du cycle des cinq vingts, n'était peut-être pas la seule solution, songea-t-il. - Non, fit Prospéra en se rasseyant sur son fauteuil. Et il n'y a pas non plus d'autres fumeries. Cette cité était la seule à se soucier du sort des humains à l'ancienne modifiés que vous êtes. D'un geste de sa main tavelée par les ans, il désigna la Terre qui se levait sur fond de firmament. Une vive lueur inonda de nouveau la salle sous le dôme. - Tous les posts sont morts, dit Daeman. - Non, pas morts, corrigea Prospéra. Seulement partis. Daeman contempla le croissant de Terre et la noirceur de l'espace au-dessus de l'atmosphère frémissante. - Où cela? - Sur Mars, pour commencer. (En voyant leur air ébahi, le mage eut un petit gloussement.) Avez-vous seulement une idée de l'endroit où se trouve Mars? De la nature de Mars? - Non, répliqua Daeman sans la moindre gêne. Les posts vont-ils revenir de là-bas? - Je ne le pense pas, dit Prospéra sans cesser de sourire. - Alors, cela n'a aucune importance, n'est-ce pas? dit Harman. Prospéra, nous suggérez-vous d'utiliser ce... cet accélérateur de trou-de-ver... comme si c'était une arme? - L'arme ultime retournée contre cette cité, renchérit Prospéra. Les explosifs ou les armes conventionnelles seraient peu efficaces contre la cité de cristal ou l'astéroïde. Ces tours sont conçues pour résister à un impact de météorite. Mais trois kilomètres de matière exotique, avec un trou-de-ver au bout, le tout soumis à une poussée conséquente... voilà qui aura un impact non négligeable, en particulier si vous choisissez la firmerie comme cible. - Caliban y survivra-t-il? demanda Daeman. Prospéra haussa les épaules. - Ses tunnels et ses grottes l'ont déjà sauvé. Mais peut-être qu'une collision de cette ampleur entraînera l'extinction de l'espèce dont il est l'unique représentant. - Peut-il s'échapper avant l'impact? interrogea Harman. - Seulement s'il apprend l'existence du sonie et s'empare de l'une de vos thermopeaux, répondit Prospéra. À peine avait-il prononcé ces mots qu'il se fendit d'un sourire déconcertant, comme si une telle éventualité n'avait rien d'improbable. - Combien de temps cette monstruosité d'accélérateur mettra-t-elle pour heurter la cité? demanda Daeman. Quand se produira l'impact? - Vous pouvez le programmer pour qu'il arrive vite ou lentement, dit le mage en se levant. Il entra dans la console centrale, ses jambes semblant se fondre dans les panneaux concrets et virtuels. Il leva une main, faisant légèrement glisser sa robe, et pointa son index osseux sur l'extrémité de l'accélérateur opposée à celle où s'ouvrait le trou-de-ver. - C'est ici que sont placées les tuyères de changement de plan orbital - les plus puissantes de toutes. Je vais vous montrer comment les activer, c'est-à-dire comment effectuer votre visée. Écoutant ses instructions, les deux hommes apprirent à faire tourner l'accélérateur sur lui-même et à programmer ce que Pros-péro appelait ses coordonnées de trajectoire et son delta-V. L'index de Daeman se figea au-dessus du bouton d'activation. - Vous ne nous avez pas dit de combien de temps nous disposons avant l'impact, lança-t-il à Prospéra. L'hologramme joignit les mains. - Cinquante heures, cela me semble correct. Une heure pour gagner la firmerie et en prendre le contrôle. Quarante-huit heures pour assurer le traitement et le départ par fax des nouveaux arrivants. Et une heure pour gagner le sonie et fuir avant la destruction de ce mondicule. - Pas de pause pour dormir un peu? dit Harman. - Je vous le déconseille. Caliban ne va pas vous lâcher une seule minute. Une nouvelle fois, Harman et Daeman échangèrent un regard. - Nous nous relaierons pour dormir, manger et surveiller les contrôles, déclara Daeman. Il soupesa le pistolet, puis le rangea dans le sac à dos. - Nous saurons tenir Caliban en respect. Harman hocha la tête d'un air dubitatif. Il semblait épuisé. Daeman examina à nouveau l'image de l'accélérateur linéaire, plaça à nouveau l'index au-dessus du bouton d'activation. - Prospéra, vous êtes sûr que cela ne mettra pas fin à toute vie sur Terre? Le mage gloussa. - À la vie telle que vous la connaissez, sûrement, rétorqua-t-il. Mais on ne verra pas descendre des deux un astéroïde en flammes annonçant l'extinction des espèces. Du moins, je ne le crois pas. Nous verrons bien. Daeman se tourna vers Harman, dont les mains étaient enfouies dans le panneau virtuel. - Vas-y, dit Harman. Daeman pressa le bouton. Sur l'image au-dessus du projecteur holographique, huit énormes tuyères placées à l'extrémité de l'accélérateur linéaire s'embrasèrent de bleu, couleur caractéristique de l'ignition ionique. Le long assemblage fut parcouru d'un frisson et se mit à bouger lentement - fonçant droit sur les deux hommes. - Adieu, Prospéra, dit Daeman, saisissant le sac à dos de Savi et se tournant vers la membrane semi-perméable. - Oh! non, fit l'intéressé. Si vous réussissez à arriver jusqu'à la firmerie, je vous y attendrai. Pour rien au monde je ne voudrais manquer les cinquante prochaines heures. 54. Plaine d'Ilium, Olympos Je quitte la cité en flammes pour partir en quête d'Achille, et je vois le chaos régnant en maître jusqu'à la mer. Des portes Scées à la plage, Troyens et Achéens évacuent les cadavres des cratères fumants, et partout des hommes choqués aident leurs camarades blessés à regagner tantôt Ilium, tantôt les campements grecs. Comme il en allait le plus souvent des bombardements aériens durant mon époque, celui-ci était beaucoup plus terrifiant que meurtrier. On déplore certes plusieurs centaines de victimes -troyennes et achéennes, civiles et militaires -, mais l'immense majorité des gens sont indemnes, en particulier lorsqu'ils ne se trouvaient pas à proximité d'un bâtiment. Alors que j'avance en titubant au pied de la colline Batiée, je vois le petit robot se diriger vers moi, traînant au bout d'une longe son titanesque ami crustacé, me faisant penser à un garçonnet tractant son gros jouet. Pour une raison qui me dépasse, je suis si ravi de les voir vivants - quoique le terme " existants " soit peut-être plus approprié - que je manque éclater en sanglots. - Vous êtes blessé, Hockenberry, me lance le robot Mahnmut. Est-ce grave? Je me palpe le front et le cuir chevelu. Mes plaies ne saignent presque plus. - Ce n'est rien. - Hockenberry, savez-vous ce qu'était cette explosion? - Une bombe nucléaire. Peut-être thermonucléaire, mais je soupçonne une simple bombe à fission. Un peu plus puissante que celle d'Hiroshima, peut-être. Je ne m'y connais guère. Mahnmut me fixe en inclinant la tête sur le côté. - D'où venez-vous, Hockenberry? - De l'Indiana, répliqué-je sans réfléchir. Mahnmut attend la suite. - Je suis un scholiaste, lui dis-je, sachant qu'il retransmet notre conversation par radio à son ami. Les dieux m'ont reconstitué à partir de vieux os, de mon ADN et de fragments mémoriels extraits de mes restes retrouvés sur Terre. - Ils auraient obtenu de la mémoire à partir d'ADN? Ça m'étonnerait. J'agite les mains en signe d'agacement. - Aucune importance. Je suis un cadavre ambulant. J'ai vécu durant la seconde moitié du xxe siècle, et je suis sans doute mort au début du XXIe. Les dates restent vagues. Tout ce qui a trait à ma vie d'avant est resté vague jusqu'à une date récente, lorsque mes souvenirs sont remontés à la surface. (Je secoue la tête.) Un cadavre ambulant, vous dis-je. Mahnmut continue de me fixer avec cette bande noire qui lui fait office d'yeux. Puis il opine avec sagesse et me flanque un coup de pied dans le tibia gauche. - Nom de Dieu! m'exclamé-je en clopinant. Qu'est-ce qui vous prend? - Vous me semblez bien vivant, rétorque le petit robot. Comment avez-vous fait pour venir ici depuis le XXe ou le xxf siècle de l'Ère perdue, Hockenberry? La majorité de nos scientifiques moravecs s'accordent pour dire que le voyage dans le temps est une impossibilité, sauf si on approche la vitesse de la lumière ou si on nage trop près d'un trou noir. Avez-vous accompli l'une ou l'autre de ces prouesses? - Je n'en sais rien, dis-je. Et ça n'a aucune importance. Regardez-moi ça! Je désigne d'un geste la cité en flammes et le chaos qui règne sur la plaine d'Ilium. Certaines nefs grecques gagnent déjà le large. Mahnmut opine. Pour un robot, il a un langage corporel étrangement humain. - Orphu se demande pourquoi les dieux ont interrompu leur assaut, dit-il. Je me tourne vers la gigantesque carapace cabossée qu'il traîne derrière lui. J'oublie parfois qu'elle est censée abriter un cerveau. - Dites à Orphu que je l'ignore. Peut-être souhaitent-ils jouir un temps de la terreur et du chaos qu'ils ont semés avant d'administrer le coup de grâce. (J'hésite une seconde.) C'est une expression française signifiant... - Oui, je parle le français, hélas, coupe Mahnmut. Durant le bombardement, Orphu me citait un passage de Proust totalement déplacé. Que comptez-vous faire ensuite, Hockenberry? Je me tourne vers le campement achéen. Les tentes brûlent, les chevaux blessés s'égaillent sous l'effet de la panique, les hommes tournent en rond, les nefs se préparent à appareiller quand elles n'ont pas déjà levé l'ancre, toutes voiles dehors. - Je voulais retrouver Achille et Hector. Mais ça risque de me prendre des heures dans ce foutoir. - Dans dix-huit minutes et trente-cinq secondes, il va se produire quelque chose qui risque de tout changer. Je le regarde et j'attends la suite. - J'ai dissimulé un... Engin... dans le lac de la Caldeira, dit le petit robot. Orphu et moi l'avons apporté avec nous de l'espace jupitérien. Notre mission consistait avant tout à le placer là-bas, bien que les véritables responsables de son acheminement fussent... enfin, cela est une autre histoire. Bref, l'Engin va s'activer dans dix-sept minutes et cinquante-deux secondes. - C'est une bombe? demandé-je d'une voix éraillée. J'ai la bouche subitement asséchée. Je serais incapable de cracher, même si ma vie en dépendait. Mahnmut hausse les épaules d'une façon étonnamment humaine. - Nous ne le savons pas. - Vous ne le savez pas? beuglé-je. Vous ne le savez pas? Comment pouvez-vous placer quelque part un Engin à retardement sans même savoir ce qu'il va faire? C'est ridicule! - Peut-être, fait Mahnmut, mais telle était la mission que nous avaient confiée les moravecs qui nous ont envoyés ici... ou plutôt là-bas. - Combien de temps, vous avez dit? Je m'empare du bracelet de cuir passé à mon poignet qui dissimule mon chronomètre. Il est équipé de microcircuits et de petits projecteurs holographiques grâce auxquels je peux afficher une horloge. - Dix-sept minutes et huit secondes, dit le petit robot. Et le compte à rebours continue. Je règle mon chronomètre en laissant affichée l'horloge holographique. - Merde! - Oui, opine Mahnmut. Avez-vous l'intention de vous TQ là-bas, Hockenberry? À Olympos? Je viens d'agripper le médaillon TQ pendu à mon cou, mais seulement parce que j'envisageais de me téléporter dans le camp achéen afin de retrouver Achille au plus vite. La question de Mahnmut m'ouvre de nouveaux horizons. - Je devrais peut-être, dis-je. Il faut bien s'informer sur les agissements des dieux. Sans doute pourrais-je jouer à l'espion une dernière fois. - Et ensuite? demande le robot. C'est à mon tour de hausser les épaules. - Ensuite, je reviendrai chercher Achille et Hector. Ainsi peut-être qu'Odysseus et Paris. Puis Énée et Diomède. Pour porter la guerre dans le camp des dieux, en y transportant ces héros deux par deux, comme les animaux sur l'arche de Noé. - Sur le plan de la logistique militaire, cela ne me semble pas très efficient, commente Mahnmut. - Avez-vous des connaissances en matière de stratégie, petite personne robotique? - Non. En fait, toutes mes connaissances ont trait à un submersible qui a sombré sur Mars et aux sonnets de Shakespeare. (Mahnmut marque une pause.) Orphu me conseille de ne pas faire figurer les sonnets sur mon curriculum vitae. - Sur Mars? répété-je. La petite tête métallique se tourne vers moi. - Vous ne saviez pas qu'Olympos était en réalité le volcan martien Olympus Mons? Vous avez pourtant vécu là-bas neuf années terriennes, non? L'espace d'une seconde, je suis pris d'un tel vertige que je dois m'asseoir sur un rocher de peur de m'effondrer par terre. - Mars... Les deux petites lunes, le gigantesque volcan, le sol rouge, la pesanteur si clémente qui me faisait un bien fou chaque fois que je revenais de la plaine d'Ilium. - Mars... Putain de bordel! - Mars... Mahnmut s'abstient de tout commentaire, estimant sans doute m'avoir suffisamment mortifié pour aujourd'hui. - Un instant! Sur la planète Mars, on ne trouve ni ciel bleu, ni océan, ni arbres, ni atmosphère respirable. J'ai assisté à l'atterrissage de la sonde Viking en 1976. Des années, des décennies plus tard, j'ai vu à la télé les images transmises par le petit Sojourner avant qu'il se fasse coincer par un caillou. Il n'y avait pas d'océans. Pas d'arbres. Pas d'atmosphère. - Ils l'ont terraformée, déclare Mahnmut. Et il n'y a pas si longtemps de cela. - Qui a terraformé Mars? demandé-je, furieux mais également sur la défensive. - Les dieux, répond Mahnmut. Sa voix robotique me semble cependant avoir des accents interrogateurs. Je consulte ma montre. Plus que quinze minutes et trente-huit secondes. Je place l'horloge holographique devant les yeux du petit robot - ou ses caméras, ou que sais-je encore. - Que va-t-il se passer dans quinze minutes, Mahnmut? Et ne me dites pas que vous ne le savez pas, Orphu et vous. - Nous ne le savons pas. - Je vais aller là-bas pour me rendre compte par moi-même, dis-je en saisissant le médaillon. - Emmenez-moi avec vous. C'est moi qui ai réglé l'Engin. Je devrais être sur place lorsqu'il se déclenchera. Je marque une nouvelle pause, considère l'énorme masse derrière Mahnmut. - Allez-vous le désamorcer? demandé-je. - Non. Ma mission était de le livrer et de l'activer. Mais si le minutage ne fonctionne pas, il faut que je sois là pour le déclencher en mode manuel. - Est-ce que nous devons envisager... même à un faible taux de probabilité... la fin du monde, Mahnmut? L'hésitation du robot en dit long. - Vous devriez passer auprès d'Orphu les... euh... les quatorze minutes et trente-neuf secondes à venir, dis-je. Le pauvre est dans un tel état qu'il a besoin de vous pour être informé d'une éventuelle fin du monde. - Orphu déclare que vous êtes plutôt comique pour un scho-liaste, Hockenberry. Je pense néanmoins que je devrais vous accompagner. - Primo, vous perdez un temps précieux en bavardages. Secundo, je ne dispose que d'un seul casque d'Hadès et je ne veux pas me faire prendre parce que les dieux verront un robot marchant à côté de mon corps invisible. Tertio... à la revoyure. Je me coiffe du casque d'Hadès, je tourne le médaillon et je disparais. Pour me retrouver en plein milieu du hall des dieux. Apparemment, ils sont tous là, exception faite d'Athéné et d'Apollon, que je suppose immergés dans une cuve de soins, avec des asticots verts dans les yeux et sous les aisselles. Durant les quelques secondes qui me sont accordées avant que je me retrouve dans la merde jusqu'au cou, je constate que les dieux sont équipés et armés pour la guerre: le hall est peuplé de plastrons dorés, de javelines étincelantes, de casques à cimier emplumé et de boucliers aussi gigantesques que resplendissants. Je vois Zeus debout près de son char en or massif, Poséidon vêtu de son armure de ténèbres, Hermès et Héphasstos armés jusqu'aux dents, Ares portant l'arc d'Apollon, Héré dans son armure de bronze et d'or, Aphrodite qui me pointe du doigt... Merde! - Scholiaste Hockenberry! rugit Zeus lui-même en me vrillant du regard. On ne bouge plus! Ce n'est pas seulement un conseil amical. Tous les muscles et les tendons, tous les ligaments et toutes les cellules de mon corps se figent soudain. Je sens mon cour cesser de battre. Même le mouvement brownien n'agite plus mon organisme. Ma main a le temps de se rapprocher d'un centimètre du médaillon TQ avant que je sois ainsi transformé en statue. - Qu'on le dépouille du casque d'Hadès, de l'appareil TQ et de tout le reste, ordonne Zeus. Ares et Héphaestos me déshabillent devant la foule de dieux et de déesses. Un Hadès furibond récupère son bien et, vêtu comme il est d'une armure chitineuse taillée dans quelque matière exotique, il m'apparaît comme un redoutable lucane. Zeus s'avance et ramasse mon médaillon, le fixant d'un oil noir comme s'il allait le broyer dans son poing divin. Puis les deux dieux achèvent de me dévêtir, m'ôtant jusqu'à mon bracelet et mon slip. - Tu peux bouger, dit Zeus. Je m'effondre sur le marbre, pantelant, et porte une main à mon torse. Mon cour me fait tellement souffrir lorsqu'il se remet à battre que je redoute un arrêt cardiaque. Ce n'est qu'à grand-peine que je me retiens de pisser devant tout le monde. - Emmenez-le, dit Zeus en me tournant le dos. Ares, le dieu de la Guerre, deux mètres cinquante sous la toise, m'empoigne par les cheveux et me traîne derrière lui. 55. Anneau équatorial La voix de Caliban siffla dans les ténèbres. - Pense-t-il, Lui-même, qu'il va enseigner le devoir au couple raisonnant! Faire son bon vouloir, sinon est-il Seigneur? Ah, Lui! - Mais d'où sort cette voix, bon sang? s'emporta Harman. La pénombre régnant dans la firmerie n'était brisée que par le faible éclat des cuves se vidant de leurs fluides, et Daeman allait et venait entre le mur semi-perméable et le buffet cannibale, s'effor-çant de localiser la source de ces murmures. - Je n'en sais rien, dit-il finalement. Une grille d'aération. Une entrée que nous n'avons pas encore repérée. Mais s'il se montre à la lumière, je le tue. - Vous pouvez lui tirer dessus, mais il n'est pas sûr que vous arriviez à le tuer, dit l'hologramme de Prospéra, qui se tenait devant le panneau de contrôle des cuves de soins. Caliban - c'est un démon, un démon-né! Jamais sur sa nature aucune éducation ne tiendra: les efforts que j'ai faits pour son bien, humainement, sont tous perdus, tous, sans retour!’ Cela faisait deux jours pleins, soit quarante-sept heures et trente minutes, soit encore cent quarante-quatre révolutions de l'astéroïde, entre clair de Terre et firmament, que les deux hommes supervisaient l'évacuation par fax des occupants des cuves, qui n'étaient plus à présent que trois douzaines. Ils savaient maintenant comment afficher des holos de l'accélérateur linéaire qui, en effet, accélérait vers eux de façon linéaire. Ils voyaient nettement cet engin monstrueux, précédé par son trou-de-ver, la lumière crue de la firmerie éclairant son horrible proue pendant que sa poupe brûlait du feu bleu de ses tuyères. Prospéra et les cadrans virtuels leur accordaient environ quatre-vingt-dix minutes de sursis avant l'impact, mais comme leurs yeux et leurs instincts leur disaient autre chose, ils cessèrent bientôt de s'imposer cette vision. Caliban n'était pas bien loin. Daeman avait conservé la capuche de sa thermopeau, afin de pouvoir en utiliser les lentilles, mais il avait également allumé la lampe torche de Savi, dont le rayon faisait ressortir la blancheur des os entassés sous le festin cannibale. Le périple qui les avait amenés ici depuis la salle sous dôme 1. La Tempête, acte IV, scène I, traduction de Pierre Leyris. (N.d.T.) avait été des plus éprouvants: une longue nage dans des ténèbres peuplées de pseudo-algues mouvantes, dans la crainte d'une attaque imminente de Caliban; à deux reprises, une masse gris-vert avait bougé dans l'ombre et, à deux reprises, Daeman avait fait feu avec le pistolet de Savi, mais la première ombre s'était enfuie et la seconde n'était qu'un cadavre, à la chair grise maintenant criblée de fléchettes. Un corps posthumain pris dans les pseudo-algues. Mais le pire était venu au bout de quarante-sept heures et demie sans sommeil, durant lesquelles ils n'avaient mangé que du lézard ranci. Le pire, c'était cette heure ultime. Au moins avaient-ils pensé à faire un détour par la grotte, brisant la glace de l'étang à coups de crosse et de bottes, pour remplir leur unique bouteille de globules d'eau saumâtre, un vrai nectar pour leur palais. Au moins avaient-ils pris cette précaution. Mais cette pauvre réserve d'eau était maintenant épuisée, et ni l'un ni l'autre ne pouvaient quitter la firmerie pour aller la renouveler. En outre, ils avaient prélevé sur les cuves des feuilles de plastique pour les clouer par-dessus la membrane semi-perméable, comptant sur le bruit pour les alerter en cas d'intrusion, de sorte que le passage leur serait malaisé. La langue des deux hommes avait doublé de volume, et leur crâne battait sous les assauts conjugués de la soif, de la fatigue, de l'air vicié et de la peur. Les douze et quelques serviteurs ne leur avaient guère posé de problème. Une partie d'entre eux continuait de s'occuper de l'évacuation par fax des personnes traitées, tandis que les autres - dont les tâches interféraient avec celles des hommes - avaient été neutralisés. Daeman avait d'abord utilisé le pistolet, mais c'était une erreur. Les fléchettes avaient rayé la peinture du serviteur, lui pulvérisant en outre un oil et un manipulateur, mais elles ne l'avaient pas détruit. Harman lui avait réglé son compte au moyen d'un lourd tuyau qu'il avait arraché à une cuve - un jet d'oxygène liquide était venu refroidir l'atmosphère déjà glaciale - pour l'abattre sur le serviteur, le réduisant à une totale inactivité. Ses congénères avaient été mis à la retraite de la même façon. Prospéro se montra une fois qu'ils eurent activé la sphère de communication holo, placée au-dessus du panneau de contrôle, et le mage s'assura qu'ils avaient correctement réglé les cuves en vue de leur vidange. Ils commencèrent par interrompre les arrivées fax. Puis ils renvoyèrent sur Terre les individus ayant atteint un vingt avant que leur traitement n'ait commencé. À en croire Prospéro, il était impossible d'accélérer le rythme de travail des asticots bleus et du fluide orange, aussi laissèrent-ils les cuves activées poursuivre leur cycle. Les personnes approchant du terme de leur traitement furent faxées avec un peu d'avance. Sur les six cent soixante-neuf cuves qu'abritait la firmerie, seules trente-huit étaient maintenant occupées - trente-six opérations lourdes et deux vingts arrivés pour un traitement de routine juste avant qu'Harman et Daeman aient agi sur les ordinateurs fax. - Et il plaît aussi à Sétébos d'ouvrer, siffla un Caliban toujours invisible. - Tais-toi! hurla Daeman. Il se déplaçait entre les cuves luminescentes, s'efforçant de rester ancré au sol en dépit de la faible gravité. Les ombres dansaient tout autour de lui, mais aucune n'était une cible concrète. - Tombe pour créer quelque chose: empile des mottes de terre, les moule et y fixe ces carrés de craie blanche, murmura Caliban dans les ténèbres. Et avec une dent de poisson, il griffonne une lune sur chacune, y plante certaines branches, et couronne le tout d'un crâne de paresseux, trouvé mort dans les bois, bien trop dur à tuer. Nul usage à cette ouvre, faite pour l'ouvre même. La brisera bien un jour: ah, Lui! Harman éclata de rire. - Qu'y a-t-il? lança Daeman. Il revint à proximité des contrôles virtuels, où l'holosphère permettait à Prospéra de se tenir debout. Sous ses pieds traînaient des pièces détachées de serviteurs, qui dessinaient un tableau étrangement semblable à celui du buffet cannibale plongé dans la pénombre. - On a intérêt à ne pas s'attarder ici, répondit Harman en frottant ses yeux rougis. Les délires de ce monstre commencent à me paraître sensés. - Prospéra, fit Daeman sans cesser de fouiller du regard les zones d'ombre entre les cuves. Qui est ce Sétébos dont Caliban parle sans arrêt? - Le dieu de la mère de Caliban, répondit le mage. - Et, si je me souviens bien, la mère en question est quelque part dans les parages, elle aussi. Empoignant le pistolet d'une main, Daeman se frotta les yeux de l'autre. La firmerie devenait floue, et pas seulement à cause de la vapeur d'oxygène s'échappant des tuyaux. - Oui, Sycorax est toujours en vie, dit Prospéra. Mais elle n'est point sur cette île. Elle n'est plus sur cette île. - Et ce Sétébos? souffla Daeman. - L'ennemi du Quiet. À l'image de ses deux ouailles, c'est un cour amer qui attend son heure et mord. Un signal sonore se fit entendre. Harman activa les contrôles virtuels. Trois individus arrivés au terme de leur traitement - ou presque - venaient d'être faxés. Plus que trente-cinq. - D'où vient ce Sétébos? interrogea Harman. - Surgi des ténèbres avec les voynix et autres créatures, répondit Prospéro. Une légère erreur de calcul. - Odysseus fait-il partie de ces créatures venues des ténèbres? s'enquit Daeman. Prospéro s'esclaffa. - Oh! non. Ce pauvre diable est ici parce qu'on lui a jeté un sort, il vient du carrefour perdu où ont fui la plupart des posthumains. Égaré dans le temps, Odysseus fut condamné à poursuivre son errance par une méchante, méchante dame que je connais sous le nom de Cérès mais qu'Odysseus connut - dans tous les sens du terme - sous celui de Circé. - Je ne comprends pas, dit Harman. Savi nous a dit qu'elle n'avait découvert Odysseus que récemment, endormi dans l'une de ses couchettes cryo. - C'était la vérité, mais c'était aussi un mensonge. Savi était informée du périple d'Odysseus et savait quelle était sa destination. Elle s'est servie de lui, et il s'est servi d'elle. - Mais il est bien le guerrier achéen de l'épopée du turin? demanda Daeman. - Oui et non, répondit Prospéro, plus agaçant que jamais. Cette épopée est celle d'un temps et d'un conte également ramifiés. Votre Odysseus vient de l'un de ces rameaux, oui. Il n'est point l'Odysseus de tout le conte, non. - Vous ne nous avez toujours pas dit qui était Sétébos, lança Harman. Il commençait à s'énerver. Six nouveaux humains disparurent des cuves, leur traitement achevé. Plus que vingt-neuf. Et plus que vingt minutes avant le moment convenu pour gagner le sonie. L'accélérateur linéaire s'était suffisamment rapproché pour être visible à l'oil nu. Le trou-de-ver était une sphère où se mouvaient les ombres et la lumière. - Sétébos est un dieu caractérisé par un pouvoir arbitraire à l'état pur, déclara Prospéro. Il tue au hasard. Il épargne par caprice. Il massacre des populations entières, mais sans plan préconçu. C'est un dieu du 11 Septembre. Un dieu d'Auschwitz. - Hein? fit Daeman. - Peu importe, dit le mage. La voix de Caliban résonna près du buffet cannibale. - Dit-il, Lui-même aime peut-être ce qui lui profite. Oui, Lui-même aime ce qui lui fait plaisir; mais pourquoi? Sinon, ne connaît jamais le plaisir. - Nom de Dieu! rugit Daeman. Je vais bien finir par mettre la main sur cet enfoiré. Saisissant son arme, il fonça d'un bond vers les ténèbres. Cinq nouveaux humains se faxèrent, leurs cuves se vidant avec un bruit de déplacement d'air. Plus que vingt-quatre. Il y avait des cadavres sur le sol et sur la table, des débris humains sur les chaises. Tenant la lampe torche de Savi dans sa main gauche, son pistolet dans la droite, Daeman ne vit que les ténèbres de toutes parts, en dépit des lentilles à vision nocturne de sa capuche. Il attendit, guettant un mouvement du coin de l'oil. - Daeman! appela Harman. - Un instant! répondit-il, s'offrant lui-même comme appât. Il attendit de voir surgir Caliban. Le pistolet pouvait cracher cinq salves de fléchettes, et il savait d'expérience qu'il lui suffisait de garder le doigt pressé sur la détente pour tirer à jet continu. Si cet enfant de salaud se retrouvait avec cinq mille éclats de cristal logés dans le corps... - Daeman! Il se retourna vers Harman. - Tu as vu Caliban? hurla-t-il en direction de la partie éclairée de la firmerie. - Non. C'est encore pire. C'est alors que Daeman entendit rugir les valves de pressurisation, retentir les signaux d'alarme. Il se passait quelque chose dans les cuves. Harman lui montra les voyants virtuels virant au rouge. - Les cuves se vident avant le traitement des derniers corps. - Caliban a trouvé un moyen de bloquer l'alimentation en nutriments, déclara Prospéra. Ces vingt-quatre hommes et femmes sont morts. - Merde! rugit Harman. Il tapa du poing sur la cloison. Daeman s'avança parmi les cuves, les éclairant avec sa lampe torche. - Le niveau du fluide baisse rapidement, dit-il à Harman. - Évacuons-les quand même. - Tu ne faxerais que des cadavres aux tripes grouillantes d'asticots bleus, répliqua Daeman. Nous devons foutre le camp d'ici. - C'est ce que souhaite Caliban! Daeman ne voyait plus la console. Il s'était enfoncé parmi les cuves, dans des ténèbres qu'il avait jusque-là craint d'explorer. Le pistolet était lourd dans sa main. Le rayon de sa lampe allait d'une cuve à l'autre. Prospéra ânonnait de sa voix de vieillard: Vous paraissez troublé, mon fils, et comme ému De crainte; soyez donc rasséréné, monsieur. Nos divertissements sont finis. Ces acteurs, J'eus soin de vous le dire, étaient tous des esprits: Ils se sont dissipés dans l'air, dans l'air subtil. Tout de même que ce fantasme sans assises, Les tours ennuagées, les palais somptueux, Les temples solennels et ce grand globe même Avec tous ceux qui l'habitent, se dissoudront, S'évanouiront tel ce spectacle incorporel Sans laisser derrière eux ne fût-ce qu’un brouillard. Nous sommes de la même étoffe que les songes Et notre vie infime est cernée de1... - La ferme! hurla Daeman. Harman, tu m'entends? - Oui, dit son aîné, effondré sur le panneau de contrôle. Nous devons fuir, Daeman. Nous avons perdu ces vingt-quatre misérables. Nous ne pouvons rien faire pour eux. - Harman, écoute-moi! (Daeman était arrivé à la dernière rangée de cuves, et sa main ne tremblait plus.) Dans cette cuve... - Daeman, il faut y aller! Nous perdons de la puissance. Caliban a coupé le courant. Comme pour prouver cette assertion, l'holosphère s'estompa et Prospéro disparut. Les lumières s'éteignirent dans les cuves. L'éclat du panneau de contrôle virtuel commença à s'estomper. - Harman! cria Daeman depuis les ombres. Dans cette cuve. C'est Hannah. 56. Plaine d'Ilium - Il faut que je retrouve Achille et Hector, dit Mahnmut à Orphu. Je vais être obligé de t'abandonner sur la colline Batiée. - Entendu. Pourquoi pas? Peut-être que les dieux, me prenant pour un rocher gris, s'abstiendront de larguer une bombe sur moi. Pourrais-tu cependant me rendre deux petits services? 1. La Tempête, acte IV, scène I, op. cit. (N.d.T.) - Bien sûr. - Primo, reste en contact radio. Je me sens un peu seul ici, dans le noir, quand j'ignore ce qui se passe autour de moi. D'autant plus que quelques minutes à peine nous séparent de l'activation de l'Engin. - D'accord. - Secundo, attache-moi, veux-tu? J'apprécie ce harnais de lévitation - bien que je ne voie vraiment pas comment il peut fonctionner -, mais je ne tiens pas à ce que la brise m'emporte à nouveau dans les flots bleus. - C'est déjà fait, dit Mahnmut. Je t'ai amarré au plus gros rocher de la tombe de Myrhine, la bondissante Amazone. - Génial, fit Orphu. Au fait, saurais-tu par hasard qui était cette Amazone bondissante et pourquoi elle est enterrée à proximité des murailles d'Ilium? - Aucune idée. Mahnmut laissa son ami et, se mettant à quatre pattes, fonça sur la plaine d'Ilium en direction du campement achéen, s'attirant les regards curieux de quelques guerriers grecs. Il n'eut pas besoin de fouiller la plage à la recherche d'Achille et d'Hector. Les deux héros venaient de franchir le pont enjambant la tranchée pour gagner l'ancien champ de bataille, suivis de leurs capitaines et de deux ou trois mille combattants. Estimant que le moment exigeait un certain formalisme, Mahnmut se remit en position bipède. - Petite créature, lui lança Achille, où est ton maître, le fils de Duane? Mahnmut mit une bonne seconde à analyser cette phrase. - Hockenberry? dit-il finalement. Premièrement, il n'est pas mon maître. Personne n'est mon maître, ou alors c'est moi. Deuxièmement, il est parti à Olympos pour voir ce que mijotaient les dieux. Il revient tout de suite, m'a-t-il dit. Achille sourit de toutes ses dents blanches. - Bien. Nous avons besoin d'être renseignés sur les agissements de l'ennemi. Odysseus, qui se tenait entre Hector et Achille, déclara: - Une initiative semblable n'a guère profité à Dolon. Derrière lui, Diomède se mit à glousser. Hector eut un rictus. Hector a envoyé Dolon en reconnaissance la nuit dernière, lorsque les choses semblaient mal tourner pour les Grecs, émit Orphu. Bien que Mahnmut fut désormais en mesure de comprendre et de pratiquer le grec ancien, il continuait de transmettre tout ce qu'il entendait à Orphu. Celui-ci poursuivit: Diomède et Odysseus ont capturé Dolon alors qu'eux-mêmes étaient partis en mission d'espionnage, et, après lui avoir promis la vie sauve, ils lui ont soutiré tous les renseignements dont ils avaient besoin, et ensuite Diomède lui a coupé la tête. Si tu veux mon avis, Odysseus a évoqué cet épisode parce qu’il n’a pas encore une entière confiance en Hector et... - Laisse tomber, dit Mahnmut. Constatant qu'il avait oublié de passer en mode subvocal, il changea de fréquence. J'ai besoin de me concentrer, lança-t-il. Il se croyait pourtant multitâche, comme tout moravec qui se respecte, mais les petites leçons d'histoire d'Orphu interféraient avec sa réflexion en temps réel. - Qu'as-tu dit? demanda Hector. Le héros troyen n'avait pas l'air content. Mahnmut se rappela que sa mère et sa demi-sour venaient de périr durant le bombardement divin, bien qu'Hector ne le sût pas encore. Peut-être était-il tout simplement de mauvais poil. - J'adressais une brève prière à mes dieux, déclara-t-il. Odysseus avait mis un genou à terre et palpait les bras, le torse, la tête et la carapace de Mahnmut. - Fort ingénieux, dit le fils de Laerte. Quel que soit le dieu qui t'a forgé, il a fait du beau travail. - Merci, dit Mahnmut. J'ai l'impression que tu viens de pénétrer dans une pièce de Samuel Beckett, commenta Orphu. - Tais-toi, dit Mahnmut en anglais. Merde, j'oublie tout le temps de passer en fréquence subvocale pour les transmissions radio. - Il continue de prier, dit Odysseus en se relevant. J'ai cru l'entendre dire qu'il se nommait Personne. Je me souviendrai de cette réponse. - Achille aux pieds rapides, dit Mahnmut en grec ancien, puis-je te demander quelles sont tes intentions? - Nous allons mettre les dieux au défi de nous affronter en combat singulier. Ou alors d'envoyer leur armée d'immortels face à notre armée d'hommes - à eux de choisir. Mahnmut considéra les quelques milliers de Grecs - en majorité blessés, voire éclopés - qui avaient suivi Achille depuis leur campement. Puis il se tourna vers le millier de Troyens qui venaient rejoindre Hector. - C'est ça, l'armée des hommes? demanda-t-il. - D'autres vont se joindre à nous, répliqua Achille. Petite créature, si tu vois Hockenberry, fils de Duane, dis-lui de me retrouver au centre du champ de bataille. Achille, Hector et les capitaines achéens s'éloignèrent. Le moravec dut s'écarter en hâte, de peur d'être piétiné par un guerrier ou bousculé par un bouclier. - Attendez! lança-t-il. Il n'avait pas lésiné sur le volume. Achille, Hector, Odysseus, Diomède, Nestor et compagnie se retournèrent. Les hommes qui les séparaient de Mahnmut s'écartèrent. - Dans trente secondes, annonça Mahnmut, il va se passer quelque chose. - Quoi donc? demanda Hector. Je n’en sais rien. Je ne sais même pas si nous en ressentirons les effets ici. Le lac de la Caldeira est si profond que je ne sais même pas si mon minuteur va marcher, bon sang! Tu es en mode subvocal, tu sais? émit Orphu. Pardon. - Attendez quelques instants, dit-il en grec. Dix-huit secondes, pour être précis. Bien entendu, les Grecs ne savaient rien des minutes ni des secondes, mais Mahnmut pensait avoir correctement traduit ses unités de temps. Même si l'Engin fait exploser la planète Mars, je ne pense pas que cette Terre et elle se trouvent dans le même espace-temps, dit Orphu. D'un autre côté, les prétendus dieux ont connecté ce lieu - où qu’il se trouve - à Olympus Mons par un millier de tunnels quantiques. - Neuf secondes, compta Mahnmut. À quoi ressemblerait l'explosion de Mars vue depuis l'Asie Mineure en plein jour? demanda Orphu. Je pourrais tenter une simulation vite fait. - Quatre secondes. Ou je pourrais attendre et voir. Certes, il faudra que tu voies à ma place. - Une seconde. 57. Olympos Je ne me souviens pas qu'Ares et Héphaestos aient utilisé la TQ pour m'emporter loin du grand hall, mais c'est de toute évidence ce qu'ils ont fait. La pièce - la cellule - où ils m'ont jeté est sise au dernier étage d'un bâtiment d'une hauteur impossible, sur le flanc est d'Olympos. Ils ont scellé la porte derrière eux, il n'y a pas de fenêtre, mais le mur s'ouvre sur un balcon dominant de plusieurs centaines de mètres un précipice vertigineux. Au nord s'étend l'océan, que la lumière de l'après-midi pare des chaudes couleurs du bronze, et loin, très loin à l'est, se dressent les trois volcans que j'identifie désormais comme martiens. Mars. Toutes ces années. Sainte Mère de Dieu... Mars. L'air glacé me fait frissonner. Je vois mes bras et mes cuisses nus se cribler de chair de poule, et j'imagine le même spectacle sur mon derrière nu. Le marbre me frigorifie la plante des pieds. Ils m'ont tiré les cheveux avec une telle violence que j'en ai mal au crâne, ils m'ont capturé et dépouillé avec une telle facilité que j'en ai mal à l'amour-propre. Pour qui me prenais-je? Ça faisait si longtemps que je fréquentais des dieux et des super-héros que j'avais oublié que, de mon vivant, je n’étais qu’un type ordinaire. Ce que je ne suis même plus maintenant. Mes jouets me sont montés à la tête, je crois bien - le harnais de lévitation et l'impacto-armure, le bracelet de morphing et le médaillon TQ, le micro directionnel et les lentilles avec zoom, le taser et le casque d'Hadès. Toute cette panoplie à la con. Grâce à elle, j'ai pu jouer au super-héros pendant quelque jours. C'est fini maintenant. Papa m'a confisqué mes joujoux. Et papa est en colère. Je me rappelle la bombe de Mahnmut et, poussé par l'habitude, je lève le poignet pour regarder l'heure. Merde! Je n'ai même plus de montre. Mais quelques minutes à peine doivent me séparer du moment où le fameux Engin doit exploser. Je me penche sur le balcon, mais celui-ci donne du côté opposé à la caldeira, de sorte que je ne verrai rien du spectacle. L'onde de choc renversera-t-elle cet édifice ou bien se contentera-t-elle de l'embraser? Un nouveau souvenir remonte à la surface - des hommes et des femmes condamnés sautant du haut de tours jumelles en flammes - et je ferme les yeux et me masse les tempes dans une vaine tentative pour chasser ces images de cauchemar. Elles n'en deviennent que plus nettes. Bon sang, songé-je, s'ils m'avaient laissé vivre quelques semaines de plus - si je m'étais laissé vivre plutôt que de vouloir forcer le destin avec mes joujoux -, peut-être aurais-je fini par me rappeler toute ma vie. Et même ma mort. Derrière moi, la porte s'ouvre à grand fracas et Zeus pénètre dans ma cellule. Je quitte le balcon pour aller l'affronter face à face. Recette pour perdre son estime de soi: retrouvez-vous tout nu face au dieu des dieux, lequel est vêtu de ses cuissardes, de ses jambières dorées et de son armure d'apparat. Sans oublier la différence de taille, naturellement. Car enfin, je mesure 1 m 73 - ce qu'on appelle une " taille moyenne ", comme je le serinais à mes proches, y compris à mon épouse mais ce jour-là, Zeus en fait entre trois et quatre. Cette putain de porte aurait laissé passer un joueur de football américain porté en triomphe par ses coéquipiers, et il est obligé de se baisser pour la franchir. Il la referme vivement. Je vois qu'il tient mon médaillon TQ dans son poing massif. - Scholiaste Hockenberry, dit-il en anglais, as-tu idée du foin que tu as fait? Je m'efforce d'arborer un air défiant, me contente de maîtriser les tremblements de mes jambes. Je sens mon pénis et mon scrotum se réduire à la taille d'un bâton de craie et de deux billes sous l'effet du froid et de la peur. Comme s'il avait remarqué cette réaction, Zeus me toise avec mépris. - Mon Dieu, vous étiez vraiment hideux, vous autres humains à l'ancienne, gronde-t-il. Comment peut-on être à la fois décharné et bedonnant? Je me souviens que Susan comparait mes fesses à une paire de melons, mais au moins le faisait-elle avec affection. - Comment se fait-il que vous parliez anglais? dis-je d'une voix chevrotante. - Tais-toi! rugit le père des dieux. D'un geste brusque, Zeus m'enjoint de retourner sur le balcon et m'y suit. Il est si gigantesque que j'ai tout juste la place de me tenir à ses côtés. Je me rencogne et m'efforce de ne pas regarder vers le bas. Si le dieu des dieux furieux souhaite se venger, il lui suffit de m'attraper par la peau du cou et de me jeter dans le vide. Je resterais bien cinq minutes à hurler en moulinant des bras. - Tu as blessé ma fille, gronde Zeus. Laquelle? songé-je, au désespoir. Je suis coupable d'avoir voulu tuer Aphrodite et Athéné, mais je pense que c'est le sort de cette dernière qui le préoccupe. Athéné a toujours été sa préférée. Mais ça n'a sans doute aucune importance. Vouloir la mort d'un dieu -vouloir renverser les dieux en général -, voilà un crime passible de la peine capitale. Je jette un nouveau coup d'oeil en contrebas. Je vois l'escalator de cristal sinuant sur le flanc embrumé du volcan, mais les ruines calcinées des baraquements scholiastes sont invisibles à cette distance. Seigneur, que la terre est basse! - Sais-tu ce qui va arriver ce jour, Hockenberry? me demande Zeus, très certainement pour la forme. Il étend les bras au maximum et étale ses doigts - ils sont deux fois plus longs que les miens - sur la rambarde métallique. - Non, dis-je. Il se tourne vers moi et me toise à nouveau. - Cela doit te troubler grandement après toutes ces années de sagesse scholiaste, gronde-t-il. Toi qui savais toujours ce qui allait se produire alors même que les dieux l'ignoraient. Tu devais te sentir l'égal du Destin. - En fait, je me sentais misérable, répliqué-je. Zeus opine. Puis il me désigne les chars qui prennent leur essor depuis le sommet d'Olympos. Il y en a des centaines. - Cet après-midi, nous allons anéantir le genre humain, déclare-t-il. Non seulement ces poseurs grecs et troyens, mais aussi tous les êtres humains de l'univers. Que répondre à cela? - Voilà qui me semble un tantinet excessif, articulé-je enfin. Cette bravade serait plus convaincante si ma voix ne tremblait pas comme celle d'un petit garçon. Zeus contemple les chars s'élevant dans les cieux et les dieux et les déesses caparaçonnés d'or qui attendent de les monter. - Cela fait des siècles que Poséidon, Ares et les autres me tarabustent pour que j'élimine ce virus qu'est l'humanité, reprend Zeus, sans doute en grande partie pour lui-même. Nous avons tous des raisons de nous inquiéter - cette Ère de l'héroïsme que tu as vue fleurir à Ilium est de nature à inquiéter un dieu qui se respecte, vu la fertilité des unions entre les deux espèces - tu as sûrement une idée des tripotages génétiques auxquels nous nous sommes livrés pour obtenir des monstres tels qu'Héraclès et Achille - " tripotages " au sens littéral du terme... - Pourquoi me racontez-vous tout ça? demandé-je. Zeus me regarde vraiment de haut. Il hausse les épaules, ces épaules qui me dominent de deux mètres cinquante. - Parce que tu seras mort dans quelques secondes, ce qui me permet de parler librement. À Olympos, scholiaste Hockenberry, il n'existe ni ami sincère, ni allié fidèle, ni compagnon loyal... uniquement des intérêts bien compris. Mon intérêt est de rester seigneur des dieux et maître de l'univers. - Ça doit être un boulot à plein temps, dis-je d'un ton sarcas-tique. - En effet, rétorque Zeus. En effet. Si tu en doutes, demande donc à Sétébos, à Prospéra ou au Quiet. Bon. As-tu des questions à me poser avant d'être anéanti, Hockenberry? - En fait, oui, dis-je. (À mon grand étonnement, ma voix a cessé de trembler, mes genoux de s'entrechoquer.) Je veux savoir qui vous êtes vraiment. D'où venez-vous? Je sais que vous n'êtes pas les dieux grecs. - Ah bon? fait Zeus. Le sourire qu'il m'adresse, révélant des dents dont sa barbe gris argent fait ressortir la blancheur, n'a rien de paternel. - Qui êtes-vous? insisté-je. Zeus tout-puissant soupire. - Nous n'avons pas le temps de nous lancer dans cette histoire, j'en ai peur. Adieu, scholiaste Hockenberry. Il lâche la rambarde pour se tourner vers moi. Et il s'avère qu'il a raison: nous n'avons pas le temps, mais alors pas du tout. Soudain, l'édifice où nous nous trouvons se met à vibrer, à grincer, à gémir. L'air au-dessus d'Olympos semble s'épaissir, se mettre à ondoyer. Les chars dorés vacillent en plein vol et j'entends les dieux et les déesses encore au sol pousser des cris et des hurlements. Zeus chancelle, se heurte à la rambarde, lâche le médaillon TQ et se cramponne au mur alors même que la grande tour frémit sur ses fondations, animée d'une oscillation de dix degrés d'amplitude, au bas mot. Il lève les yeux. Voilà que le ciel se zèbre de traînées. J'entends une succession de bangs supersoniques accompagnant l'apparition de sillages de feu dans le ciel martien. Au-dessus d'Olympos, au-dessus de nos têtes, de gigantesques sphères tournoyantes, où le noir de l'espace se mêle au rouge du magma, s'ouvrent dans l'azur. On dirait des trous percés dans le ciel, et ils descendent sans cesser de tourner. Plus bas, beaucoup plus bas, je vois d'autres déchirures circulaires, grandes comme des terrains de football, s'ouvrir au pied d'Olympos. D'autres encore apparaissent au-dessus de l'océan au nord, s'ouvrant parfois au milieu des eaux. Des fourmis surgissent par milliers des disques terrestres, puis je comprends qu'il s'agit d'hommes. D'êtres humains? Outre les chars dorés, le ciel s'emplit maintenant de machines noires et acérées, tantôt plus grandes que les chars, tantôt plus petites, toutes d'une conception si terrifiante qu'elle ne peut être que militaire. De nouvelles tramées sillonnent la stratosphère, fondant sur Olympos tels des ICBM. Zeus lève les deux poings vers le ciel et lance un hurlement aux dieux minuscules. - L'Égide! rugit-il. Activez l'Égide! J'aimerais bien m'attarder pour voir de quoi il est question et dans quel sens va évoluer la situation, mais j'ai d'autres priorités. Plongeant la tête la première sous les gigantesques jambes de Zeus, je me laisse glisser sur le marbre, j'agrippe le médaillon TQ d'une main et je l'active de l'autre. 58. Anneau équatorial Ils ne parvinrent pas tout de suite à extraire Hannah de sa prison. La paroi en plastique était invulnérable aux assauts du tuyau. Daeman gaspilla trois salves de fléchettes, qui éraflèrent à peine la cuve pour ricocher ensuite un peu partout dans la firmerie, fracassant les objets les plus fragiles, se plantant dans les serviteurs désactivés et ratant les deux hommes de justesse. Harman finit par trouver un moyen de grimper sur le couvercle, et ils utilisèrent le tuyau comme levier pour soulever, puis démolir le mécanisme des plus complexes. Ensuite, Harman abaissa la visière de sa thermopeau, enfonça son masque osmotique et plongea dans les fluides en cours d'évacuation pour faire sortir Hannah. La firmerie n'étant plus alimentée en énergie, ils durent s'éclairer à la lampe torche. Nue, trempée, totalement glabre, la peau rougie et comme neuve, la jeune femme paraissait aussi vulnérable qu'un oisillon lorsqu'ils l'allongèrent sur le sol mouillé. La bonne nouvelle, c'est qu'elle respirait - faiblement, par à-coups, à un rythme inquiétant -, et qu'elle le faisait sans assistance. La mauvaise, c'est qu'ils n'arrivaient pas à la ranimer. - Est-ce qu'elle va survivre? demanda Daeman. Les vingt-trois autres occupants des cuves étaient visiblement morts ou le seraient bientôt, et ils n'avaient aucun moyen de les sauver. - Comment le saurais-je? répliqua Harman. Daeman regarda autour de lui. K' - Le chauffage a été coupé en même temps que la lumière, et la température baisse rapidement. Dans quelques minutes, il va geler, comme dans la cité. Nous devons la protéger du froid. Sans lâcher son arme, mais sans plus se préoccuper de Caliban, Daeman explora la firmerie enténébrée. Il y trouva des ossements humains, des quartiers de viande humaine avariée, des serviteurs figés, des débris d'éprouvettes et de tubes à essai, mais pas la moindre couverture. En désespoir de cause, il découpa un carré de plastique dans la feuille qu'ils avaient clouée par-dessus la membrane semi-perméable et revint au chevet d'Hannah. Toujours inconsciente, celle-ci était secouée de frissons incontrôlables. Harman l'avait prise dans ses bras et la frictionnait de ses mains nues, mais ça ne servait apparemment pas à grand-chose. Les deux hommes enveloppèrent tant bien que mal son corps mince dans la feuille de plastique, mais ni l'un ni l'autre ne jugèrent cette méthode très efficace. - Si nous ne faisons rien, elle va mourir, murmura Daeman. Un gargouillis monta des ombres au pied des cuves de soins désormais obscurcies. Daeman ne prit même pas la peine de lever son arme. L'oxygène liquide et autres fluides renversés coulaient un peu partout dans la firmerie. - De toute façon, nous allons tous mourir, dit Harman. Il désigna la verrière au-dessus d'eux. Daeman leva la tête. Cette étoile blanche qu'était l'accélérateur linéaire s'était rapprochée - nettement rapprochée. - Combien de temps nous reste-t-il? Harman secoua la tête. - Les chronomètres ont disparu en même temps que la lumière et que Prospéro. - Il nous restait encore vingt minutes quand ça a commencé à mal tourner. - Oui, fit Harman. Mais c'était il y a combien de temps? Dix minutes? Quinze? Dix-neuf? Daeman leva de nouveau les yeux. La Terre avait disparu, et seules les étoiles - dont celle qui fondait sur eux - étaient visibles derrière les panneaux. - La Terre était encore là quand ça s'est mis à déconner, dit-il. C'était au maximum il y a vingt minutes. Quand elle réapparaîtra... Le globe bleu et blanc se pointa dans les panneaux inférieurs. - Il faut filer d'ici, conclut Daeman. Une nouvelle série de cliquetis et de gargouillis monta des ténèbres. Daeman se retourna vivement, l'arme au poing, mais Caliban ne se montra pas. C'était au tour de la gravité de déserter la firmerie; les flaques de fluide s'élevaient au-dessus du sol, flottant et s'agglomérant pour devenir de grosses amibes, cherchant à évoluer jusqu'à l'état de sphère. La lampe n'éclairait que des surfaces luisantes. - Comment on fait? demanda Harman. On l'abandonne ici? Les paupières d'Hannah n'étaient pas tout à fait closes, mais on ne distinguait que le blanc de ses yeux. Ses frissons avaient diminué d'intensité, mais Daeman n'en était que plus inquiet. Il avait relevé son masque - l'atmosphère de la fumerie était tout juste assez dense pour qu'il respire sans difficulté, même si l'odeur ambiante évoquait un vestiaire pour hommes - et il se caressa la barbe. - Si nous ne lui trouvons pas de thermopeau, nous ne pourrons jamais l'amener au sonie. Elle mourra de froid dans la cité, et je ne parle même pas du vide spatial. - Le sonie est équipé d'un champ de force et d'un système de chauffage, murmura Harman. Savi les avait activés tous les deux quand on volait à haute altitude. Lui aussi avait relevé son masque, et son haleine formait un petit nuage. Des boules de glace perlaient sur sa barbe et sa moustache. Une telle fatigue se lisait dans ses yeux que Daeman en eut le cour serré. Daeman secoua la tête. - Savi m'a parlé du vide spatial, des effets de la température et de l'absence de pression sur le corps humain. Hannah périrait avant que nous ayons le temps d'activer le champ de force. - Tu te rappelles comment on fait pour le mettre en route? demanda Harman. Et comment on pilote cet engin? - Je... je ne sais pas. J'ai vu Savi effectuer les manouvres, mais je n'aurais jamais cru que je devrais un jour en faire autant. Et toi, tu t'en souviens? - Je suis si... si fatigué, dit Harman en se massant les tempes. Hannah, qui avait cessé de trembler, semblait bel et bien morte. Daeman ôta son gant pour lui palper le torse de sa main nue. L'espace d'une seconde, il crut que tout était fini, puis il sentit les palpitations précipitées de son cour. - Harman, dit-il d'une voix résolue, enlève ta thermopeau. Harman le fixa en battant des paupières. - Oui, tu as raison, dit-il stupidement. J'ai eu droit à mes cinq-vingts. Elle mérite de vivre, bien plus que... - Arrête tes conneries. Daeman l'aida à se déshabiller. Son visage et sa main étaient déjà glacés; s'exposer à un tel froid était inimaginable. L'air se faisait de plus en plus ténu, leurs voix de plus en plus aiguës. - Passe-lui ta thermopeau, expliqua-t-il à Harman. Compte jusqu'à cinq cents, puis remets-la pour te réchauffer. Continue de la partager ainsi avec elle, sauf si elle meurt. - Mais où vas-tu? bredouilla Harman. Il s'était défait de sa thermopeau et s'efforçait de l'enfiler à la jeune femme inconsciente, mais il tremblait tellement que Daeman dut lui venir en aide. La combinaison s'adapta instantanément au corps d'Hannah, qui se remit à frissonner, bien que le matériau ait conservé la quasi-totalité de sa chaleur corporelle. Harman lui passa son masque osmotique sur le visage. - Je vais jusqu'au sonie, hoqueta Daeman. Il tendit le pistolet à Harman, mais il dut ôter son masque pour parler de vive voix à son ami, celui-ci n'étant plus en liaison radio avec lui. - Tiens. Prends ça au cas où Caliban vous attaquerait. Daeman s'empara du tuyau qui venait de leur servir de levier. - Il n'en fera rien, dit Harman entre deux frissons. C'est à toi qu'il s'en prendra. Nous, il aura tout le temps de nous dénicher. - Eh bien, j'espère qu'il aura du mal à me digérer. Daeman rabaissa son masque osmotique et, d'un coup de pied, se propulsa vers la membrane. Ce fut seulement lorsqu'il se fut ouvert une brèche dans celle-ci à l'aide du tuyau, se retrouvant dans une gravité presque nulle, un froid glacial et une obscurité quasi totale, qu'il se rendit compte qu'il n'avait pas exposé son plan à Harman: revenir avec le sonie, le faire passer par la verrière pour les récupérer tous les deux. Eh bien, il est trop tard pour faire demi-tour. Un mois plus tôt - un mois? une éternité! -, lorsque les trois compagnons avaient exploré la cité de cristal à la nage, Daeman restait toujours à la traîne derrière Savi et Harman, mais il se débrouillait maintenant aussi bien qu'une créature née en gravité zéro, une loutre de la cité de cristal, se propulsant à coups de talon avec une précision redoutable, utilisant ses trois membres disponibles avec une merveilleuse économie de mouvements, effectuant à la perfection roulades et pirouettes pour gagner la corniche, la table, voire le cadavre qui lui permettrait de progresser avec le plus d'efficience. Malheureusement, ce n'était pas assez rapide. Il allait perdre cette course contre le temps, songea-t-il en levant les yeux vers les panneaux - dont l'éclat mourant conférait une tonalité de plus en plus crépusculaire aux champs de pseudo-algues et aux terrasses jonchées de corps qu'il survolait -, même s'il ne pouvait le vérifier car l'accélérateur linéaire lui demeurait invisible. Vais-je l'entendre lorsqu'il fracassera la verrière, ou bien l'atmosphère est-elle trop ténue pour transmettre le son? Il chassa ce souci d'un mouvement de la tête. Il le saurait bien assez tôt. Daeman faillit rater la tour dans sa course folle, mais il leva les yeux à un moment donné et vit au-dessus de lui un puits ténébreux le long duquel se succédaient des centaines d'étages. Il se posa, saisit le tuyau des deux mains, pivota sur lui-même et scruta l'obscurité avec les lentilles de sa thermopeau. Des formes humanoïdes flottaient un peu partout, parfois très proches, mais on devinait à leurs mouvements aléatoires qu'il s'agissait probablement de cadavres posthumains. Probablement. Daeman cala le tuyau sous ses bras, s'accroupit et, se rappelant la posture adoptée par Caliban, s'efforça de la reproduire et se propulsa en mobilisant toute l'énergie que recelaient encore ses membres. Il s'éleva, mais lentement, trop lentement. Lorsqu'il arriva au niveau de la première terrasse en saillie, à une vingtaine de mètres de son point de départ, il avait à peine l'impression de bouger, et il prit conscience de son état de faiblesse quand il se propulsa à l'aide de la balustrade, sans cesser un instant de scruter les ombres. Celles-ci étaient bien trop nombreuses. Caliban pouvait se dissimuler sur n'importe laquelle de ces terrasses, mais Daeman ne pouvait rien y faire - il ne devait pas s'éloigner de la paroi s'il voulait continuer sa progression - sa vitesse ralentissant à l'approche de chaque terrasse -, il se sentait dans la peau d'une grenouille sautant d'une feuille de nénuphar à l'autre... Soudain, il partit d'un grand rire. Sous la couche de crasse, de boue et de sang, sa thermopeau était verte. Il ressemblait à une grenouille, aussi décharnée que pataude, qui prenait son élan pour sauter les terrasses dix par dix. L'écho de son rire parvint à ses oreilles via les écouteurs, tellement sinistre qu'il fit aussitôt silence, ne percevant plus que son souffle éraillé et ses grognements de douleur. Saisi par une terreur soudaine, Daeman se figea puis roula sur lui-même pour continuer son ascension. Et si j'avais dépassé l'étage où est parqué le sortie? La distance le séparant de son point de départ semblait démesurée - trois cents mètres, à tout le moins -, alors que le sonie ne se trouvait qu'au... À quel étage, déjà? Le cour battant la chamade, Daeman s'efforça de visualiser l'image que leur avait montrée Prospéra. Cent cinquante mètres de haut? Deux cents? Malade de terreur à l'idée de s'être perdu, Daeman s'éloigna un peu plus de la paroi et examina les panneaux de verre. La plupart d'entre eux émettaient un maladif éclat orangé. Certains étaient transparents et laissaient passer le clair de Terre. Aucun d'eux ne portait l'incrustation blanche d'une membrane semi-perméable. Est-ce que j'en ai bien repéré une sur l'holo, ou bien ai-je seulement supposé qu'on la verrait depuis l'intérieur? Quasiment immobile à l'apogée de son dernier bond, Daeman arracha son masque osmotique. Il avait envie de vomir. Arrête, crétin, tu n’as pas de temps à perdre! Il s'efforça de respirer, mais l'air ambiant était trop ténu, trop froid, trop puant. À moitié conscient, il remit son masque. Pourquoi n’ai-je pas pris la lampe torche? J'ai pensé qu’Harman en aurait besoin pour s'occuper d'Hannah ou pour tirer sur Caliban, mais maintenant je n'arrive plus à voir ces putains de fenêtres. Daeman s'ordonna de respirer lentement et de reprendre son calme. Avant que la gravité ait pu l'attirer insidieusement vers les ténèbres en contrebas, il s'écarta encore un peu plus de la paroi, se mettant sur le dos comme s'il faisait la planche afin de tourner son regard vers les étoiles. Là! Quinze mètres plus haut, sur cette paroi. Ce carré blanc sur un panneau opaque. Daeman fît une pirouette, cala le tuyau contre son torse et se mit à nager des deux bras. S'il n'arrivait pas à gagner la terrasse la plus proche, il perdrait au moins soixante mètres d'altitude, et il ne pensait plus avoir la force de les regagner. Il atteignit la terrasse, saisit le tuyau de la main gauche et, d'un coup de pied, se propulsa à la verticale, avec une précision telle qu'il arriva au niveau du panneau alors qu'il commençait à ralentir. Pantelant, les yeux inondés de sueur, il tendit le bras droit... et sa main passa au travers de la membrane comme si ce n'était qu'un rideau de gaze. - Merci, mon Dieu, hoqueta-t-il. Ce fut alors que Caliban passa à l'attaque, surgissant des ombres de la terrasse immédiatement supérieure, tendant ses longs bras et ses longues jambes, les crocs luisants au clair de Terre. - Non, grogna Daeman. Et le monstre frappa, l'enserrant dans ses bras, ses jambes, ses doigts, cherchant à lui trancher la jugulaire d'un coup de dents. L'humain réussit à lever le bras droit pour protéger sa gorge - les crocs de Caliban lui déchirèrent les chairs, lui raclèrent les os -tandis que les deux silhouettes, enlacées, convulsées, au sein d'un nuage de sang en zéro g, churent dans l'air ténu vers une terrasse, heurtant violemment le verre, le plastique, le bois et la chair posthumaine gelée comme elles disparaissaient dans les ténèbres. 59. Plaine d'Ilium Mahnmut fut peut-être le premier à remarquer ce qui se passait autour d'Ilium, sur terre comme au ciel et aussi dans la mer, mais c'était parce qu'il s'y attendait. Il ignorait à quoi il s'attendait... mais ce n'était sûrement pas à ce spectacle. Qu’est-ce que tu vois? lui demanda Orphu. Ah... fit Mahnmut. Une sphère de plusieurs centaines de mètres de diamètre tournait doucement à plusieurs milliers de mètres d'altitude. Puis une deuxième fit son apparition juste au-dessus du champ de bataille, à mi-chemin entre la cité et la colline Batiée. Mahnmut se retourna vivement, pour découvrir une troisième sphère au-dessus du campement achéen, puis une quatrième à plusieurs kilomètres du rivage, juste devant les nefs achéennes en fuite. Une cinquième se matérialisa au nord de la ville, une sixième au sud. Qu’est-ce que tu vois? répéta Orphu. Euh... fit Mahnmut. Toutes ces sphères multicolores affichèrent soudain des images fractales aux formes agressives; elles se focalisèrent pour montrer des vues d'Olympus Mons, dont l'angle, la distance et les perspectives présentaient toutes les variations possibles; puis toutes se fixèrent sur le volcan vu sur fond de ciel martien. L'une d'entre elles se posa sur la plaine d'Ilium, si bien qu'un disque de sol martien d'une centaine de mètres de diamètre s'incrusta dans le sol troyen. La sphère qui flottait à l'ouest se réduisit à l'état de disque céleste, puis sombra jusqu'à ce que l'océan martien se confonde avec la Méditerranée. L'eau se mit à couler entre les deux mondes. Les marins achéens tentèrent d'amener les voiles, et les rameurs lâchèrent leurs rames, mais les nefs ne purent stopper à temps et, franchissant le disque de turbulences, entrèrent dans l'océan Boréal martien, bordé par les pentes enneigées d'Olympus Mons. Où que se portât le regard de Mahnmut, il se posait toujours sur le volcan, même au travers des sphères en train de se transformer en portails circulaires dans le ciel d'Ilium. Qu'est-ce qui se passe? s'écria Orphu. Ah... répéta Mahnmut. Plusieurs vingtaines d'objets volants noirs jaillirent des portails circulaires, mais aussi du disque qui découpait les eaux derrière le moravec, et aussi de celui qui s'ouvrait à moins d'une centaine de mètres d'Achille, d'Hector et de leurs hommes - quoiqu'il fût plus approprié de parler d'arche, vu que la moitié de ce dernier disque était maintenant souterraine. Les objets volants vrombirent dans le ciel tels de gigantesques frelons, et Mahnmut remarqua qu'ils étaient noirs, barbelés, acérés, légèrement plus grands qu'Orphu et propulsés par des pulsoréacteurs bien visibles sur leur ventre, leurs flancs et leur poupe. Ces machines étaient en outre pourvues d'un cockpit noir et bulbeux et festonnées d'antennes com et de ce qui ressemblait bien à des armes - missiles, canons, bombes, lance-rayons. S'il s'agissait là de chars divins nouvelle version, leur technologie avait progressé en quatrième vitesse jusqu'au stade industriel. Mahnmut! beugla Orphu. Pardon, dit le petit moravec. Bredouillant à moitié, il s'empressa de décrire le chaos qui avait envahi les deux, les eaux et les champs. Il avait du mal à suivre les événements en temps réel. Que font Achille et Hector, les Grecs et les Troyens? demanda Orphu. Ils fuient? Certains, répondit Mahnmut. Mais la plupart des Achéens autour de moi et des Troyens qui t'entourent foncent dans le portail le plus proche. Ils foncent dedans? répéta Orphu. Jamais Mahnmut n'avait entendu son ami aussi surpris. Ouais. C'est Achille et Hector qui ont commencé - ils ont hurlé quelque chose, ils ont levé leur javeline et leur bouclier, et... eh bien, ils ont lancé l'offensive. Je crois qu'ils ont reconnu Olympus Mons et décidé de le prendre d'assaut. De prendre d'assaut un volcan martien? Orphu paraissait de plus en plus choqué. Ou plutôt Olympos, le domaine des dieux, corrigea Mahnmut, qui avait lui aussi du mal à avaler la chose. Oh, là, là! Quoi, " Oh, là, là "? demanda Orphu. Le portail derrière nous, bafouilla Mahnmut. Plusieurs douzaines de nefs grecques l'ont franchi... Oui, tu l'as déjà dit. Mais je vois des centaines de navires derrière le seuil. Des navires grecs? demanda l'Ionien. Non, répondit Mahnmut. La plupart sont des bâtiments PHV. Les petits hommes verts? Orphu sonnait comme un vocodeur de conception médiocre, qui répétait chaque mot comme s'il ne l'avait jamais entendu. Des PHV par milliers. Sur des centaines de bateaux. Des felouques? Des felouques, plus les barges sur lesquelles ils transportaient leurs pierres, des voiliers de plus fort tonnage, des coquilles de noix... tous filent vers Olympus Mons, mêlés aux nefs achéennes. Mais pourquoi? demanda Orphu. Pourquoi les zeks voguent-ils vers Olympos? Qu’est-ce que j'en sais, moi? glapit Mahnmut. Je bosse ici, point... oh-oh. Oh-oh? Le ciel se remplit de traînées de feu, comme si des météores tombaient de l'espace. Les dieux ont repris leur bombardement? Je n’en sais rien. De quelle direction viennent ces traînées? Hein? fit Mahnmut. S'il avait été pourvu d'une bouche, il serait maintenant bouche bée. Le ciel formait un réseau serré de sillages de feu, sur lequel se détachaient une douzaine de portails circulaires ouverts sur Olympus Mons, entre lesquels filaient des machines noires et barbelées perdant sans cesse de l'altitude. Plusieurs milliers de guerriers grecs et troyens s'étaient engouffrés dans le premier portail à la suite d'Achille et d'Hector, pendant que des dizaines de milliers de Troyens prenaient position sur les remparts d'Ilium et devant les portes Scées pour assurer la défense de la cité. On entendait sonner les gongs et battre les tambours. L'air crépitait d'énergie et résonnait de cris de guerre. Les Achéens eux aussi gagnaient leurs positions défensives, au niveau de la tranchée, et le soleil faisait étinceler leurs armures. Sur les remparts d'Ilium, un millier d'archers bandèrent leurs arcs et les pointèrent vers le ciel. Une vingtaine de nefs noires supplémentaires levèrent l'ancre. Mahnmut ne parvenait pas à suivre tout ce qui se passait autour de lui. De quelle direction viennent ces traînées de météores? demanda Orphu. Sont-elles orientées ouest-est, est-ouest ou nord-sud? Qu’est-ce que ça peut bien faire, bon sang? répliqua Mahnmut. Non, attends, pardon. Elles viennent de toutes les directions. Elles quadrillent littéralement le ciel. Y en a-t-il qui soient pointées sur Ilium? Je ne pense pas. Pas directement. Attends, je distingue quelque chose à l'extrémité de l'une d'elles... jezoome... grands dieux, c'est un... Vaisseau spatial? acheva Orphu. Oui! Sa coque, ses ailerons, son moteur... on dirait un astronef de dessin animé, Orphu. Il est porté par une colonne d'énergie jaune. Tous ces météores sont des vaisseaux spatiaux... certains ne font que voler... mais j'en vois un qui descend. Oh-oh. " Oh-oh " derechef? railla Orphu. On dirait bien que ce vaisseau va se poser. Ainsi que quatre ou cinq machines volantes noires. Oui? L'Ionien semblait calme, peut-être même amusé. Ils se posent sur la colline, tout près de toi! Presque sur toi, Orphu! Ne bouge pas, j'arrive! Se mettant à quatre pattes, Mahnmut fonça à toute vitesse vers la butte, où les gaz d'échappement jaunes du vaisseau projetaient poussière et cailloux à trente mètres de hauteur. Ce nuage lui dissimula Orphu pendant que les divers appareils se posaient près de la tombe de l'Amazone. Les machines barbelées déployaient un trépied des plus complexes. Les armes des frelons pivotaient dans leurs niches pour se braquer sur Orphu. Ce fut la dernière chose que vit Mahnmut avant que le nuage lui dissimule la scène. Je ne peux aller nulle part, émit Orphu. Mais ne va pas te péter un servomécanisme, mon ami. Je crois savoir qui sont ces gars. 60. Anneau équatorial Tandis qu'il roulait avec Caliban sur la terrasse enténébrée, Daeman eut l'impression que le monstre cherchait à lui arracher le bras à coups de dents. Et il ne se trompait pas. Seules les fibres métalliques de sa thermopeau, programmée en outre pour sceller toute déchirure, empêchaient les crocs de Caliban de lui déchiqueter les chairs, puis de lui broyer les os. Mais la thermopeau ne le protégerait plus très longtemps. L'homme et l'animal emboutirent les tables, roulèrent parmi les cadavres de posthumains, ricochèrent sur une poutre et rebondirent sur une cloison de verre. Refusant de lâcher prise, Caliban étreignit farouchement Daeman de ses doigts démesurés et de ses orteils palmés. Soudain, la créature écarta ses mâchoires, rejeta la tête en arrière et chercha de nouveau à saisir sa proie à la gorge. Daeman bloqua cette nouvelle attaque avec son bras droit, se faisant à nouveau mordre jusqu'à l'os, et gémit tandis que les deux adversaires repartaient vers la rambarde. En dépit de la protection de la thermopeau, le sang jaillit en discrètes sphères, qui explosèrent au contact de la combinaison de l'un et de la peau écailleuse de l'autre. L'espace d'une seconde, ils se retrouvèrent coincés contre la rambarde, et Daeman fixa les yeux jaunes de Caliban, immobilisés à quelques centimètres des siens. Il savait qu'une fois écarté l'obstacle de son bras, Caliban lui arracherait son masque osmotique, pour lui démolir le visage en quelques instants, mais ce qui lui occupait l'esprit en cet instant était une constatation aussi simple que stupéfiante: Je n’ai pas peur. Il n'y avait plus de firmerie pour récupérer son corps par fax et le régénérer dans un délai de quarante-huit heures, plus d'asticots bleus attendant de le reconstituer - quoi qu'il arrive, ce serait définitif. Je n’ai pas peur. Daeman considéra les oreilles bestiales, le museau bavant, les épaules écailleuses et se rappela à quel point Caliban lui avait paru charnel. Il se souvint de la grotte et de la vision qu'il y avait eue de son pénis et de son scrotum, tous deux d'un rosé obscène. Alors que Caliban lâchait prise pour repartir à l'attaque de plus belle - et Daeman sut qu'il ne pourrait pas le bloquer une troisième fois -, l'homme abaissa sa main gauche, trouva une paire de boules molles et les serra plus fort qu'il n'avait jamais serré quoi que ce soit. Au lieu de frapper, le monstre rejeta vivement la tête en arrière, poussant un hurlement d'une telle intensité que ses échos résonnèrent dans l'atmosphère raréfiée, puis tenta désespérément de se dégager. Courbant le dos, Daeman abaissa sa main droite - son bras saignait abondamment, mais ses doigts étaient encore fonctionnels - et serra de plus belle, s'accrochant à un Caliban qui se démenait comme un beau diable pour se libérer. Daeman s'imagina en train d'écraser des tomates de ses mains puissantes, ses mains humaines, s'imagina pressant une orange à mains nues, en broyant la pulpe pour en savourer le jus, et il tint bon - le monde s'était réduit à cet impératif: tenir -, et Caliban, poussant un nouveau rugissement, abaissa son bras puissant et le frappa avec une telle violence qu'il s'envola au loin. Durant les quelques secondes qui suivirent, Daeman n'était ni. en état de se défendre ni même en état de savoir où il se trouvait. Mais le monstre ne fit rien pour saisir cette occasion, trop occupé qu'il était à hurler, à mouliner des jambes et à palper ses organes douloureux, cherchant à la fois à s'éloigner au maximum et à se recroqueviller sur lui-même. Alors que Daeman commençait à y voir plus clair, il aperçut le monstre qui regagnait la terrasse, s'agrippait à la rambarde et se jetait sur lui, franchissant à toute vitesse les cinq mètres qui les séparaient. Ses griffes se tendaient déjà vers lui au bout de ses bras démesurés. Fouillant à tâtons parmi les chaises et les tables renversées, Daeman récupéra son tuyau en fer et, le saisissant des deux mains, en frappa violemment la tempe de Caliban. Cela produisit un bruit des plus satisfaisants. La tête de Caliban partit de côté et ses bras et son torse heurtèrent Daeman, mais ce dernier, écartant vivement la bête - et sentant son bras droit s'engourdir tout à fait -, lâcha le tuyau, bondit sur la rambarde et se propulsa vers la membrane semi-perméable, située dix mètres plus haut. Trop lent. Plus rompu que lui à la faible gravité, désormais animé par une haine incommensurable, Caliban rebondit sur le mur en mobilisant ses mains, ses pieds, ses jambes et toute son énergie, s'accrocha sur la rambarde avec ses seuls orteils et, d'un bond prodigieux, se propulsa jusqu'à la membrane en dépassant Daeman. Constatant qu'il avait perdu la partie, celui-ci agrippa une entretoise placée cinq mètres au-dessous de son but et s'immobilisa. Caliban se posta sur la corniche, les bras grands ouverts, lui bloquant l'accès au carré blanc. Jamais Daeman ne pourrait échapper à ses mains puissantes, à ses griffes acérées. Soudain, il enregistra comme une décharge électrique la douleur qui parvenait de son bras en lambeaux, qui lui parut ensuite engourdi, et il comprit qu'il ne tarderait pas à être terrassé par le choc. Caliban rejeta la tête en arrière, poussa un nouveau hurlement, exhiba tous ses crocs et chanta: - Ce que je déteste, Lui-même le consacre - ce que je dévore, Lui-même le célèbre! Pas de conjoint pour toi - de la viande pour moi! Dès que Daeman tenterait de fuir, Caliban lui sauterait dessus. En voyant les cicatrices à vif qui lui marbraient le torse, Daeman se surprit à sourire. Savi ne l'a pas raté. Elle est morte, mais elle s'est battue jusqu’au bout. Et je vais faire pareil. Au lieu de fuir, Daeman prit appui sur l'entretoise, s'accroupit, rassembla dans ses jambes ce qu'il lui restait d'énergie, baissa la tête et bondit droit sur le torse de Caliban. Il lui fallut deux ou trois secondes pour franchir l'espace qui les séparait, mais le monstre sembla trop surpris pour réagir. La nourriture n'est pas censée se conduire de façon aussi impertinente - une proie, ça ne charge pas. Puis Caliban comprit que son dîner venait à lui - vêtu en outre de la thermopeau qu'il convoitait - et il sourit de tous ses crocs en salivant d'avance. La créature ouvrit bras et jambes pour envelopper Daeman dans une étreinte dont il savait qu'elle ne la relâcherait qu'une fois l'homme mort et à moitié dévoré. Ils passèrent ensemble à travers la membrane, et pendant que Daeman avait la sensation de déchirer un fin voile de gaze, le hurlement de Caliban s'interrompit tout net. Ensemble ils déboulèrent dans l'espace, Daeman étreignant Caliban aussi farouchement que celui-ci cherchait à le mordre, l'humain pressant sa main gauche contre la gorge du monstre pour se préserver de ses crocs durant les huit ou neuf secondes dont il pensait avoir besoin. La thermopeau réagit sans délai à l'exposition au vide, comprimant les chairs de Daeman à la façon d'une tenue pressurisée, scellant hermétiquement la moindre brèche, même à l'échelle moléculaire, susceptible d'entraîner une déperdition d'air, de sang ou de chaleur. Le masque osmotique gonfla sa visière transparente et passa en mode intégral de circulation, de recyclage et de purification de l'air. Grâce aux tubules de refroidissement, la transpiration naturelle produite par Daeman alla refroidir la moitié de son corps exposée au soleil en même temps que le surplus de chaleur était transmis à l'autre moitié, baignée dans une ombre où régnait une température proche du zéro absolu. Cette procédure ne prit qu'une fraction de seconde et Daeman ne la remarqua même pas. Il était trop occupé à résister à Caliban, à protéger sa gorge et son épaule des mâchoires et du groin du monstre. Caliban était trop fort. D'un mouvement de la tête, il se libéra de l'étreinte de Daeman puis ouvrit grande sa gueule pour pousser un cri de triomphe avant de lui déchiqueter la gorge. L'air se déversa de sa bouche et de son thorax comme de l'eau d'une gourde crevée. Sa salive gela devant lui. Caliban plaqua sur ses oreilles ses doigts longilignes, mais il était trop tard: des globules de sang jaillirent dans le vide comme ses tympans explosaient. Ils se mirent aussitôt à bouillir et, moins d'une seconde plus tard, le sang qui coulait dans ses veines en fit autant. Les yeux de Caliban se gonflèrent, et le sang jaillit à gros bouillons de ses glandes lacrymales. Son museau se mit à frémir, sa gueule à palpiter comme celle d'un poisson hors de l'eau, en quête d'un air qui ne venait pas. La cornée de ses yeux exorbités se para d'une couche de givre blanc. Daeman, qui s'était dégagé, s'éloigna en boulant au-dessus de la terrasse extérieure - seule la rambarde métallique l'empêcha de dériver dans le vide - puis se traîna péniblement jusqu'à l'emplacement où le sonie était amarré à la surface de métal. Il ne voulait pas fuir. Il ne voulait pas tourner le dos à Caliban. Il voulait tuer cette abomination de ses mains gantées. Mais l'une de ces dernières ne fonctionnait plus - son bras droit pendait contre son flanc, totalement inutile, lorsqu'il franchit d'un coup de pied les trois derniers mètres le séparant du véhicule. Harman. Hannah. Un humain ainsi exposé au vide spatial aurait déjà péri -Daeman ignorait beaucoup de choses, mais il savait cela instinctivement -, sauf que Caliban n'était pas humain. Crachant le sang et l'air réfrigéré comme quelque horrible comète dégorgeant sa propre substance à l'approche du Soleil, Caliban, à force de tourner sur lui-même en moulinant des bras, parvint à s'accrocher à la terrasse et à gagner la membrane semi-perméable, et de là l'atmosphère et la chaleur toute relative de la cité. Daeman n'avait pas le temps de l'observer. Après s'être allongé dans la couchette du pilote, il se tourna vers la plaque métallique où aurait dû se trouver le panneau de contrôle virtuel. Il n'y avait rien. Comment dois-je faire pour l'activer? Que vais-je faire si je n’y arrive pas? Comment Savi s'y prenait-elle? Le vide total régnait dans son esprit. Son champ visuel se rétrécit, soudain envahi de taches noires. Pris d'une soudaine crise d'hyperventilation, il faillit défaillir alors qu'il luttait désespérément pour visualiser Savi en train de piloter le sonie, d'activer les contrôles. Rien. Détends-toi. Calme-toi. C'était sa propre voix qu'il entendait, mais elle semblait plus mûre, plus sereine, un peu amusée. Va doucement. Il lui obéit, s'efforçant de ralentir le rythme de sa respiration, puis celui de ses pulsations cardiaques, et tentant une nouvelle fois de se concentrer. Elle n’a pas utilisé une commande vocale? Ça ne marcherait pas dans le vide spatial. Pas d'air, pas de son - c'était Savi qui le leur avait dit. Ou alors Harman. Ces temps-ci, Daeman apprenait des choses de tout le monde. Comment a-t-elle fait, alors? Il s'obligea à se détendre un peu plus, puis ferma les yeux et pensa à la première fois, lorsque Savi avait décollé depuis l'iceberg. Elle a passé une main ici, sous cette poignée, pour faire apparaître le panneau. Daeman déplaça sa main gauche. Le panneau de contrôle virtuel fit son apparition. Privé de l'usage de sa main droite, fermant les yeux chaque fois qu'il devait se concentrer, Daeman exécuta plusieurs séquences consécutives. Le champ de force s'activa, le plaquant contre sa couchette. Une seconde plus tard, un rugissement le fit sursauter, mais ce n'était que l'air remplissant l'espace de la cabine, comme il l'avait demandé. Il entendit alors une voix: - Mode manuel ou automatique? Daeman releva légèrement son masque osmotique, étouffant les larmes de joie que lui inspirait sa première bouffée d'air frais depuis un mois, et répondit: - Manuel. La console se mit en place, nimbée d'une aura virtuelle. Le levier paraissait des plus solides dans sa main gauche. Oubliant les amarres élastiques, jusqu'à ce qu'il les voie s'envoler dans le vide, Daeman amena le sonie trois mètres au-dessus de la terrasse métallique, empoigna le levier, activa les tuyères arrière, partit de biais, rectifia sa trajectoire avant d'avoir embouti du métal plutôt que du verre et traversa la membrane semi-perméable à une vitesse de cinquante à soixante kilomètres à l'heure. Caliban l'attendait à l'intérieur. Le monstre lui sauta dessus, le visant à la tête, et sa trajectoire était vraiment impeccable, sauf qu'il n'avait pas compté sur le champ de force. Caliban rebondit dessus et s'envola vers le centre du puits. Daeman effectua un ample virage, s'habituant aux commandes, et raffermit son étreinte sur le levier pour augmenter le régime des moteurs. Le sonie volait à près de cent kilomètres à l'heure lorsque Caliban leva ses yeux sanguinolents, qui s'écarquillèrent encore plus, et que le nez du véhicule se planta dans son ventre, le projetant à l'autre bout de la tour, où il s'écrasa sur les poutres d'acier et les plaques de verre. Daeman aurait adoré s'attarder un peu pour jouer avec lui - la soif de vengeance lui faisait oublier jusqu'à ses souffrances -, mais ses amis risquaient de périr. Effectuant un nouveau virage, il plongea droit sur le sol de la cité, plus de quatre-vingt-dix étages en contrebas. Il faillit ne pas redresser le sonie à temps - il rasa quelques mottes de terre, laboura les pseudo-algues, fit voler des touffes d'herbes mortes - mais il réussit à le stabiliser et à réduire sa vitesse. Il ne lui fallut que trois minutes pour retourner à la fir-merie, alors que l'aller lui en avait pris vingt. L'entrée n'était pas tout à fait assez large. Daeman fit reculer le sonie, en augmenta le régime et passa en force, rendant la membrane totalement perméable. Il longea les cuves de soins vides, laissant dans son sillage des débris de verre, de métal et de plastique. Le spectacle des cadavres livides de ceux qu'ils n'avaient pas pu sauver lui arracha une grimace. Puis il stoppa le sonie, désactiva le champ de force et se précipita vers les deux corps étendus à même le sol. Harman avait laissé à Hannah sa thermopeau bleue, ne gardant sur lui que le masque osmotique. Son corps nu semblait blafard et contusionné à la lueur des phares du sonie. Hannah avait la bouche grande ouverte, comme en un ultime effort pour avaler une goulée d'air. Daeman ne perdit pas de temps à vérifier si tous deux étaient en vie. De son bras gauche, le seul qui fût valide, il les hissa et les plaça dans les deux couchettes bordant la sienne. Il prit aussi le temps d'aller récupérer le sac de Savi, qu'il plaça derrière lui, ainsi que le pistolet, qu'il cala sur l'accoudoir de sa couchette, avant de réactiver le champ de force. - Oxygène pur, dit-il au sonie. L'air déjà frais et sain devint plus épais, plus riche, et Daeman fut pris d'un léger vertige. Il tripatouilla le panneau de contrôle, déclenchant plusieurs signaux d'alarme avant de localiser le chauffage. Une douce chaleur rayonna de diverses grilles. Harman se mit à tousser, imité par Hannah quelques secondes plus tard. Tous deux ouvrirent les yeux, les fixèrent sur lui. Daeman leur adressa un sourire aussi large que stupide. - Où... où... bredouilla Harman. - Va doucement, dit Daeman en orientant le sonie vers la sortie de la firmerie. Prends ton temps. - Temps... pas le temps... bafouilla son aîné. L'accélérateur... linéaire. - Oh! merde. Il avait complètement oublié la structure qui fonçait sur eux, pas une fois il n'avait jeté un coup d'oil dans sa direction pour voir où elle se trouvait. Daeman passa au régime maximum, acheva de défoncer l'ouverture et accéléra vers la sortie. Aucun signe de Caliban dans la tour. Daeman effectua un large virage, visa la terrasse par laquelle il était entré et se retrouva dans le vide spatial. - Ô Seigneur Jésus! souffla Harman. Hannah poussa un hurlement - le premier bruit qu'elle ait émis depuis sa sortie de la cuve. L'accélérateur linéaire de trois kilomètres était si proche que l'anneau collecteur de trous-de-ver placé à sa proue emplissait deux tiers du ciel au-dessus d'eux, occultant le Soleil et les étoiles. Ses réacteurs puisaient tout le long de sa coque, effectuant d'ultimes corrections de trajectoire avant l'impact. Quoique ignorant les noms de ses divers éléments, Daeman les distinguait tous avec une parfaite netteté: les croisillons étincelants, les anneaux criblés d'innombrables impacts de micrométéorites, les rangées d'échan-geurs thermiques, la longue ligne de retour couleur cuivre au-dessus de l'accélérateur principal, les lointaines piles d'injecteurs et la sphère tournoyante du trou-de-ver captif, aux couleurs de mer et de terre. Celle-ci sembla enfler sous leurs yeux, achevant de leur dissimuler le firmament, et son ombre recouvrit les quinze cents mètres de la cité de cristal. - Daeman... fit Harman. Celui-ci avait déjà réagi, et le sonie prit son essor au-dessus de la tour, de la cité, de l'astéroïde, fonçant vers cette gigantesque boule bleue qu'était la Terre alors même que l'accélérateur achevait sa course derrière eux. Le sonie effectua un looping, plaçant les tours de la cité droit devant, puis à l'arrière, et la masse de l'accélérateur frappa l'astéroïde, la sphère du trou-de-ver s'écrasant sur les tours une seconde ou deux avant la structure en matière exotique proprement dite. Le trou-de-ver s'effondra sur lui-même dans un silence absolu et l'accélérateur sembla se comprimer à la façon d'un soufflet, puis la force de l'impact devint apparente à l'instant où les trois humains se retournaient sur leurs couchettes pour mieux voir ce qui se passait derrière eux. Il n'y avait aucun son. C'est ce qui frappa le plus Daeman: le silence absolu de cet instant. Aucune vibration. Pas un de ces signaux familiers accompagnant un cataclysme. Mais cataclysme il y avait. La cité de cristal explosa en des millions et des millions de fragments, le verre chauffé à blanc se mêlant aux gaz en expansion pour former un nuage s'étendant tous azimuts. De gigantesques boules de flamme surgirent un peu partout, parcourant un, trois, quinze kilomètres comme pour rattraper le sonie en fuite, puis semblèrent se rétracter - on aurait cru un film se déroulant à l'envers - lorsqu'elles achevèrent de consumer l'oxygène disponible. Sur le mondicule de roche, du côté opposé à celui de l'impact, la cité s'envolait littéralement, feu d'artifice de verre, d'acier et de matière exotique partant dans tous les sens, la plupart des morceaux s'abîmant dans des orgies de destruction individuelles, que ponctuaient de toutes parts des explosions silencieuses et des bouquets de boules de feu se consumant elles-mêmes. Une seconde après le premier choc, l'astéroïde frissonna sur toute sa longueur, projetant dans l'espace des ondes concentriques de gaz et de poussière. Puis il se brisa. - Vite! fit Harman. Daeman ne savait pas ce qu'il faisait. Il avait mis le cap sur la Terre à la vitesse maximale, gardant une certaine avance sur les flammes, les débris et les projections de gaz gelés, mais voilà que les voyants viraient à l'orange, voire au rouge, sur le panneau de contrôle virtuel. Pis encore, on percevait enfin un son à proximité du sonie, mais c'était un inquiétant concert de sifflements et de grincements, qui virait maintenant au grondement. Pis que tout, une aura orangée nimbait à présent le véhicule, et elle menaçait de se transformer en sphère de flamme et de plasma électrique bleu. - Que se passe-t-il? hurla Hannah. Où sommes-nous? Daeman occulta ses cris. Il ne savait pas quoi faire du levier et du contrôle d'attitude. Le rugissement gagnait en volume, la sphère de flamme en épaisseur. - Est-ce qu'on est endommagés? lança Harman. Daeman secoua la tête. Il ne le pensait pas. Ça avait sans doute un rapport avec l'entrée dans l'atmosphère, songea-t-il. Un jour, alors qu'il avait six ou sept ans et se trouvait chez une amie de sa mère, il avait désobéi aux ordres de cette dernière et descendu en glissant une rampe d'escalier, atterrissant sur le sol à une vitesse élevée et se brûlant les mains et les genoux en poursuivant sa course sur le tapis. Cela lui avait servi de leçon et il n'avait plus jamais recommencé. Peut-être subissait-il en ce moment les effets d'une friction similaire. Il décida de garder pour lui cette théorie. Réflexion faite, elle semblait plutôt stupide. - Fais quelque chose! hurla Harman au sein du fracas qui régnait tout autour d'eux. Leurs cheveux et leurs barbes se hérissaient sous l'effet de la tempête électrique. Hannah - qui avait perdu la totalité de son système pileux - semblait se demander où elle était tombée. Avant que le vacarme étouffe toutes choses, Daeman hurla en direction du panneau de contrôle: - Pilote automatique! - Activer pilotage automatique? La voix neutre du sonie était presque inaudible. Daeman sentit la chaleur s'insinuer à travers le champ de force et comprit que les choses tournaient mal. - Activation du pilotage automatique! hurla-t-il à pleins poumons. Le champ de force s'abattit sur les trois humains, les plaquant sur leurs couchettes alors que le sonie se retournait et que les moteurs arrière rugissaient avec une telle violence que Daeman crut que ses os allaient se fracasser. Son bras le faisait horriblement souffrir tant la décélération était élevée. - Entrée dans l'atmosphère suivant plan de vol programmé? demanda le sonie de sa voix la plus placide, une voix d'idiot savant. - Oui! glapit Daeman. Il avait atrocement mal à la nuque, il était sûr que son échine allait se briser. - S'agit-il d'une réponse affirmative? insista la machine. - Affirmatif! beugla Daeman. De nouveaux moteurs se mirent en marche, le sonie sembla rebondir comme un galet ricochant à la surface des eaux, tut de nouveau assailli par le feu à deux reprises, puis se redressa. Daeman leva la tête. Ils volaient - ils volaient si haut que l'horizon terrestre leur apparaissait encore comme courbe, si haut que seul le blanc de leurs neiges éternelles identifiait les montagnes qu'ils survolaient, par contraste avec le brun et le vert des terres alentour... mais ils volaient. Il y avait de l'air autour d'eux. Poussant un cri de joie, Daeman étreignit Hannah dans sa thermopeau bleue, puis poussa un nouveau cri en levant vers le ciel un poing triomphal. Il se figea dans cette posture. - Oh! merde. - Quoi? dit Harman. Le vieil homme était entièrement nu, et son masque osmotique lui pendait autour du cou. Il leva les yeux à son tour, suivant le regard de Daeman. - Oh! merde, répéta-t-il. La première d'un bon millier de boules de feu - les débris de la cité de cristal, de l'accélérateur linéaire ou de l'astéroïde fracassé - fila en rugissant à un peu plus d'un kilomètre de distance, traînant derrière elle un sillage de flammes et de plasma long de quinze kilomètres, manquant déséquilibrer le sonie par la violence de son passage. Le ciel enflammé vomissait des météores. 61. Plaine d'Ilium Mahnmut arriva sur la colline Batiée alors que neuf hautes silhouettes noires sortaient du vaisseau spatial qui venait d'atterrir au sein du nuage de frelons, descendant la rampe parmi les volutes de poussière tourbillonnantes. Il s'agissait d'humanoïdes aux allures d'insectes, mesurant deux mètres de haut, caparaçonnés dans une armure de duraplast luisante et chitineuse et coiffés d'un casque réfléchissant qui évoquait un globe en onyx. Leurs bras et leurs jambes rappelèrent à Mahnmut les appendices d'un bousier tels qu'il les avait vus en image: des membres noirs distordus, barbelés, épineux, menaçants. Chacun d'eux portait une arme au dessin complexe, munie de plusieurs canons, qui semblait peser au moins quinze kilogrammes. Celui qui était à leur tête fit halte au sein des nuées de poussière et se tourna vers Mahnmut. - Toi, le petit moravec, sommes-nous sur Mars? Sa voix amplifiée s'exprimait en anglais de base interlunaire, sur faisceau cohérent et par ondes sonores. - Non, répondit Mahnmut. - Ah bon? Nous sommes pourtant censés être sur Mars. - Non, répéta Mahnmut, prenant soin de transmettre l'échange à Orphu. Ceci est la Terre. Je crois. La haute silhouette martiale secoua sa tête casquée, comme si une telle réponse était inacceptable. - Quel type de moravec es-tu? Callistan? Mahnmut se dressa de toute sa taille de bipède. - Je suis Mahnmut d'Europe, naguère commandant le submersible explorateur La Dame noire. Voici Orphu d'Io. - N'est-ce pas un moravec configuré pour le vide spatial? - En effet. - Que sont devenus ses yeux, ses capteurs, ses manipulateurs et ses pattes? Qui a fissuré ainsi sa carapace? - Orphu est un vétéran, déclara Mahnmut. - Nous sommes censés nous présenter à un Ganymédéen du nom de Koros III, reprit la silhouette en armure. Conduis-nous à lui. - Il a été détruit. En service commandé. La grande silhouette noire hésita. Elle se tourna vers les huit autres guerriers d'onyx, et Mahnmut se dit qu'ils devaient s'entretenir par faisceau cohérent. Le soldat de tête se retourna vers lui. - Conduis-nous au Callistan nommé Ri Po, ordonna-t-il. - Détruit, lui aussi. Avant que nous ne poursuivions, qui êtes-vous? Ce sont des rocvecs, transmit Orphu sur son canal privé. - N'êtes-vous pas des rocvecs? demanda l'Ionien sur le canal général. Cela faisait si longtemps qu'Orphu ne communiquait qu'avec le seul Mahnmut que celui-ci fut choqué d'entendre sa voix accessible à tous. - Nous préférons l'appellation " moravecs de la Ceinture ", dit le chef du détachement en se tournant vers la carapace d'Orphu. Nous devrions t'évacuer vers un centre de réparation d'urgence, l'ancêtre. Il fit un geste en direction de ses camarades, et ceux-ci se dirigèrent vers l'Ionien. - Stop! ordonna Orphu, d'une voix dont l'autorité était telle qu'elle paralysa les géants bottés. Je déciderai moi-même du moment où je quitterai le théâtre des opérations. Et ne m'appelez pas " l'ancêtre ", ou je transforme vos tripes en jarretières. Koros III était à la tête de cette mission. Il est mort. Ri Po était son second. Il est mort. Ne restent aux postes de commandement que Mahnmut d'Europe et moi-même, Orphu d'Io. Quel est votre grade, rocvec? - Centurion en chef Mep Ahoo, mon commandant! Mep Ahoo? songea Mahnmut. - Je suis bien votre commandant, déclara Orphu. La chaîne de commandement est-elle clairement définie, soldat? - Oui, mon commandant! - Faites-nous savoir ce que vous faites ici et pourquoi vous pensez être sur Mars, dit Orphu. Sa voix était d'une sécheresse absolue. Mahnmut la croyait sur le point de passer en mode subsonique tellement elle était basse. - Exécution, centurion en chef Mep Ahoo! ajouta Orphu. Le rocvec expliqua la situation à un débit précipité tandis que de nouveaux frelons quadrillaient le ciel et que des centaines de guerriers troyens émergeaient de la ville pour se diriger lentement vers les nouveaux venus, brandissant leurs lances et leurs boucliers. Pendant ce temps, à quelques centaines de mètres au sud, Achéens et Troyens s'engouffraient en masse dans le portail circulaire pour foncer au pas de course vers les flancs enneigés d'Olympos, visibles à travers la tranche découpée dans le ciel et la terre. Le centurion en chef Mep Ahoo sut se montrer succinct. Il confirma le récit naguère fait par Orphu, lorsque le vaisseau des moravecs en route pour Mars avait survolé la Ceinture des astéroïdes: soixante années T auparavant, Asteague/Che, le moravec de Pwyll, et le Consortium des Cinq Lunes avaient envoyé Koros III le Ganymédéen en mission dans ladite Ceinture. Mais c'était une mission de diplomatie et non d'espionnage. Koros avait passé plus de cinq ans dans cette région de l'espace, allant de caillou en caillou et perdant le plus clair de ses troupes de soutien, entamant des négociations avec les féroces chefs de clan rocvecs et leur faisant part de l'inquiétude qu'inspiraient aux scientifiques moravecs joviens la terraformation accélérée de Mars et les signes d'activité quantique qu'on commençait à y détecter. Les rocvecs voulaient savoir qui était responsable de l'ouverture de tunnels TQ - des posthumains venus de la Terre? Koros III et les moravecs de la Ceinture convinrent de parler d'EMI - Entités Martiennes Inconnues. Les rocvecs étaient déjà en état d'alerte, davantage à cause de la terraformation de Mars - aussi visible qu'impossible - que de l'activité quantique, que leur technologie ne détectait que malaisément. Plus agressifs de nature que les Galiléens, ils avaient déjà envoyé sur Mars six flottes de spationefs. Aucun de ceux-ci n'était revenu, pas un n'avait seulement réussi à se mettre en orbite martienne. Quelque chose sur la planète rouge, si on pouvait encore l'appeler ainsi, détruisait en chemin les corps expéditionnaires, et les rocvecs n'avaient aucune idée de la nature de leur adversaire. Accomplissant des prouesses en matière de diplomatie, de ruse, de courage et de force physique, Koros III avait fini par gagner la confiance des chefs de clan rocvecs. Le Ganymédéen leur avait alors exposé le plan du Consortium des Cinq Lunes. Primo, au fil des cinquante prochaines années, les rocvecs allaient concevoir et biomanufacturer des moravecs de guerre, en partant de leur ADN déjà orienté dans ce sens. Ils se verraient également confier la construction d'engins de guerre aérospatiaux. Pendant ce temps, les scientifiques et les ingénieurs moravecs des Cinq Lunes, détournant les ressources technologiques affectées à leur programme interstellaire, allaient fabriquer leur propre tunnelier quantique et stabilisateur de trou-de-ver. Secundo, le moment venu, à savoir lorsque l'activité quantique martienne atteindrait un niveau alarmant, Koros en personne quitterait l'espace jupitérien à la tête d'un petit contingent de moravecs afin de gagner la planète rouge sans être détecté. Tertio, une fois sur Mars, Koros III placerait le tunnelier quantique au centre de l'activité TQ, non seulement stabilisant les tunnels déjà utilisés par les EMI mais en ouvrant d'autres sur la Ceinture des astéroïdes, où des tunneliers conçus par le Consortium attendraient d'être activés par son signal maser. Quarto, enfin, les rocvecs enverraient leurs flottes et leurs combattants sur Mars via ces tunnels quantiques, charge pour eux d'affronter, d'identifier, de vaincre, de soumettre et d'interroger les Entités Martiennes Inconnues et d'éliminer cette activité quantique excessive qui représentait une menace pour le système solaire. - Ca a l'air tout simple, commenta Mahnmut. Affronter, identifier, vaincre, soumettre et interroger. Mais, en fait, votre corps expéditionnaire n'est même pas arrivé sur la bonne planète. - La navigation dans les tunnels quantiques s'est révélée plus délicate que prévu, expliqua le centurion en chef Mep Ahoo. Selon toute évidence, nos groupes se sont connectés à l'un des tunnels existants des EMI et ont dépassé Mars pour arriver... ici. Le guerrier en chitine couleur onyx regarda autour de lui. Ses soldats levaient leurs lourdes armes vers la centaine de Troyens qui arrivaient en haut de la colline. - Ne leur tirez pas dessus, prévint Mahnmut. Ce sont nos alliés. - Vos alliés? Le rocvec tourna sa visière étincelante vers la muraille mouvante de javelines et de boucliers. Puis, d'un hochement de tête, il ordonna à ses troupes d'abaisser leurs armes complexes. Les Troyens ne les imitèrent pas. Heureusement, Mahnmut reconnut le capitaine qui les commandait, et auquel on l'avait présenté plus tôt dans la journée. - Halte, ô Périme, fils de Mégas, lança-t-il en grec ancien. Ces êtres noirs sont nos amis et nos alliés. Javelines et boucliers ne bougèrent pas d'un pouce. Derrière la première ligne, les archers bandaient leurs arcs, prêts à décocher leurs traits quand on leur en donnerait l'ordre. Les rocvecs étaient peut-être invulnérables à leurs puissantes flèches empoisonnées, mais Mahnmut ne tenait pas à éprouver de cette façon la résistance de son propre tégument. - " Nos amis et nos alliés ", railla Périme. Son casque de bronze impeccablement briqué - du timbre à la visière, du couvre-nuque à la mentonnière - ne laissait voir que ses yeux furibonds, ses lèvres pincées, son menton buté. - Comment pourraient-ils être " nos amis et nos alliés ", petit jouet, quand ils ne sont même pas des hommes? Et d'ailleurs, comment le pourrais-fw? Mahnmut n'avait pas de réponse satisfaisante à lui donner. - Tu m'as vu avec Hector ce matin, fils de Mégas, hasarda-t-il. - Je t'ai également vu avec Achille, le tueur d'hommes, répliqua le Troyen. Les archers avaient levé leurs arcs, et Mahnmut compta trente flèches braquées sur les rocvecs et sur lui-même. Comment puis-je gagner la confiance de ce type? demanda-t-il à Orphu. Périme, fils de Mégas, fit l'Ionien. Si nous laissions les choses suivre le cours que leur a tracé Illiade, Périme périrait dans deux jours - tué par Patrocle lors d'un sanglant combat, en même temps qu’Autonoos, Échècle, Adraste, Élase, Moulios et Pylartès. Eh bien, rétorqua Mahnmut, nous ne disposons pas de ces deux jours, la plupart des Troyens que tu viens d'ènumèrer- Autonoos, Moulios et cotera - se tiennent devant nous, prêts à lancer leurs javelines, et ça m'étonnerait que Patrocle soit en mesure de nous aider, vu ce que nous a dit Hockenberry, à moins que l'ami cher au cour d'Achille ne soit revenu de l'Indiana à la nage. Des idées sur ce qu'on pourrait faire maintenant? Dis-leur que les rocvecs sont des servants, forgés par Héphostos et invoqués par Achille pour nous aider à triompher des dieux. - Des servants, répéta Mahnmut en grec ancien. Voilà un terme qui m'est peu familier - il ne signifie ni " serviteur ", ni "esclave", et... Fais ce que je te dis avant que Périme t'ait planté sa javeline dans le foie. Mahnmut n'avait pas de foie, mais il comprit le bien-fondé de cette suggestion. - Périme, noble fils de Mégas, lança-t-il, ces êtres noirs sont des servants, forgés par Héphaestos et invoqués par Achille pour nous aider à triompher des dieux. Périme eut un regard mauvais. - Es-tu donc un servant, toi aussi? Dis-lui oui, suggéra Orphu. - Oui. Périme aboya quelque chose, et ses hommes abaissèrent leurs armes. Selon Homère, expliqua Orphu, les " servants " sont des sortes d'androïdes forgés par Héphostos à partir d'organes humains, utilisés à la façon de robots par les dieux ainsi que par certains mortels. Es-tu en train de me dire qu'on trouve des androïdes et des moravecs dans IIliade? demanda Mahnmut. On trouve de tout dans IIliade, répliqua Orphu. - Centurion en chef Mep Ahoo, avez-vous apporté des projecteurs de champ de force dans ce vaisseau? demanda-t-il ensuite au guerrier rocvec. Celui-ci se dressa de toute sa taille. - Oui, mon commandant! - Envoyez un peloton dans la cité - dans cette ville, Ilium -afin qu'il y déploie un projecteur de champ de force pleine puissance pour la protéger, ordonna Orphu. Déployez-en un autre pour protéger le campement achéen que vous voyez le long de la côte. - Pleine puissance, mon commandant? demanda le centurion en chef. Mahmnut se dit qu'il faudrait mobiliser toutes les ressources du réacteur à fusion du spationef pour alimenter un tel dispositif. - Pleine puissance, confirma Orphu. Votre champ doit repousser les lasers, les masers, les missiles balistiques, les missiles de croisière, les armes nucléaires et thermonucléaires, les bombes à neutrons, à plasma et à antimatière, ainsi que les lances et les flèches. Il s'agit de nos alliés, centurion en chef. - À vos ordres, mon commandant! La silhouette d'onyx se retourna pour lancer un message. Une douzaine de soldats supplémentaires descendirent la rampe, porteurs de projecteurs massifs. Leurs camarades les rejoignirent, l'ensemble se divisant en deux pelotons qui s'éloignèrent au pas de course, jusqu'à ce que seul le centurion en chef Mep Ahoo restât au sommet de la colline avec Mahnmut et Orphu. Les frelons qui avaient atterri redécollèrent pour quadriller la zone, toutes armes dehors. Périme s'approcha. Le cimier de son casque briqué mais cabossé arrivait à peine à la hauteur du torse ciselé du centurion en chef. Levant le poing, Périme tapota le plastron en duraplast du rocvec. - Intéressante armure, déclara-t-il. (Se tournant vers Mahnmut:) Petit servant, nous partons combattre aux côtés d'Hector. Veux-tu te joindre à nous? Il désigna le gigantesque portail ouvert au sud. De nouvelles unités troyennes et achéennes marchaient vers lui - elles ne couraient pas mais marchaient en ordre, bannières au vent et chars étincelants -, et les pointes de leurs lances accrochaient le jour terrien d'un côté du seuil, la lumière martienne de l'autre. - Oui, répondit Mahnmut. Je veux me joindre à vous. Est-ce que ça ira, l'ancêtre? demanda-t-il à Orphu. Le centurion en chef Mep Ahoo est là pour me protéger, répliqua l'Ionien. Se rangeant aux côtés de Périme, Mahnmut dévala la pente -les buissons qui poussaient sur celle-ci avaient fort souffert durant les neuf années de conflit - pour aller rejoindre Hector. Alors que le petit contingent troyen arrivait au pied de la colline Batiée, une silhouette des plus surprenantes se dirigea vers lui: un homme entièrement nu, aux cheveux en bataille et aux yeux un peu fous. Il avançait prudemment, évitant les plus grosses pierres afin de ne pas abîmer davantage ses pieds en sang, et il n'avait sur lui qu'un médaillon. - Hockenberry? fit Mahnmut. Il n'en croyait pas ses circuits de reconnaissance visuelle. - Présent! répliqua le scholiaste en souriant. Salut, Mahnmut. (Il passa au grec.) Salut à toi, Périme, fils de Mégas. Je suis Hockenberry, fils de Duane, ami d'Hector et d'Achille. Nous avons fait connaissance ce matin, t'en souviens-tu? C'était la première fois de son existence que Mahnmut voyait un être humain tout nu, et il espérait que cette expérience ne se reproduirait pas de sitôt. - Que vous est-il arrivé? demanda-t-il. Où sont vos vêtements? - C'est une longue histoire, répondit Hockenberry, mais je pense être en mesure de vous en donner une version condensée avant que nous n'ayons traversé ce trou dans le ciel. (S'adressant à Périme:) Fils de Mégas, l'un de tes guerriers pourrait-il me prêter des vêtements, par hasard? Périme avait visiblement reconnu Hockenberry, et il se rappelait le respect que lui avaient manifesté Achille et Hector lors de la réunion stratégique avortée de la colline Batiée. Il se tourna vers ses hommes et aboya: - Des habits pour ce seigneur! La plus belle cape, les sandales les plus neuves, la meilleure armure, les jambières les mieux briquées et la culotte la plus propre! Autonoos s'avança d'un pas. - Nous n'avons ni habits, ni armure, ni sandales de rechange, ô noble Périme. - Alors fous-toi à poil et donne-lui les tiens, et que ça saute! beugla le commandant troyen. Mais écrase d'abord tes puces. C'est un ordre! 62. Ardis Le ciel tombait toujours lorsque l'après-midi laissa la place au crépuscule. Ada, qui s'était hâtée de gagner la grande pelouse du domaine pour observer les sanglantes traînées dans le ciel - leur passage s'accompagnait de bangs supersoniques résonnant au-dessus de la vallée et des collines boisées -, restait comme figée sur place tandis qu'invités et disciples pris de panique renversaient les tables et couraient vers le pavillon fax, impatients de prendre la fuite. Odysseus vint la rejoindre et ils restèrent tous deux sur l'herbe, formant un îlot d'immobilité au sein d'une mer de chaos. - Qu'est-ce que c'est? murmura Ada. Que se passe-t-il? Il n'y avait jamais moins d'une douzaine de traînées de feu dans le ciel, et les météores se montraient parfois si abondants qu'on les aurait crus sur le point d'occulter les nues. - Je n'en suis pas sûr, répondit le barbare. - Est-ce que ça a un rapport avec Savi, Harman et Daeman? Le barbu en tunique se tourna vers elle. - Peut-être. La plupart des traînées disparaissaient sans laisser de traces, mais l'une d'elles - plus intense que les autres, et en outre parfaitement audible, produisant un son évoquant un millier d'ongles crissant sur une vitre - acheva sa course à l'horizon est, produisant un bouquet de feu en expansion rapide. Une minute plus tard retentissait un bruit assourdissant - bien plus violent, bien plus horrible que ce crissement d'ongles, une vibration à vous emporter les dents de sagesse -, suivi d'un vent qui effeuilla l'antique orme et renversa la plupart des tentes érigées dans le pré, un peu plus loin que le coude de l'allée. Ada s'accrocha au puissant avant-bras d'Odysseus, avec une telle force qu'elle fit couler le sang, sans qu'elle le remarque ni qu'il dise quoi que ce soit. - Tu veux rentrer? demanda-t-il finalement. - Non. Ils passèrent une heure de plus à observer le spectacle. La plupart des invités avaient fui, fonçant à toutes jambes sur la route quand ils ne trouvaient ni droski, ni cabriolet, ni voynix pour les transporter, mais soixante-dix disciples environ étaient restés, rassemblés autour d'Ada et d'Odysseus sur la pelouse en pente douce. D'autres objets vinrent s'écraser dans les environs, le dernier avec encore plus de violence que le premier. Toutes les fenêtres de la façade nord du château d'Ardis explosèrent, et il plut des éclats de verre dans la lumière mourante du soir. - Heureusement qu'Hannah est en sécurité à la firmerie, dit Ada. Odysseus la fixa sans rien dire. À l'heure du coucher du soleil, le dénommé Petyr sortit du château et leur apprit que les serviteurs étaient en panne. - Que veux-tu dire, " en panne "? demanda Ada. - En panne, répéta Petyr. Ils sont couchés par terre. Ils ne marchent plus. Ils sont cassés. - Ridicule! fit Ada. Les serviteurs ne se cassent pas. Bien que l'obscurité naissante rendît l'averse météorique encore plus lumineuse, elle lui tourna le dos pour se diriger vers le château, Odysseus et Petyr sur les talons, évitant de marcher sur les débris de verre et de plâtre. Deux serviteurs gisaient dans la cuisine, un autre dans une chambre de l'étage. Leurs communicateurs étaient muets, leurs manipulateurs flasques, leurs petites mains gantées de blanc inertes. Ils ne réagissaient ni aux ordres, ni aux gifles, ni aux coups de pied. Les trois humains ressortirent et trouvèrent deux autres serviteurs allongés sur l'herbe. - As-tu déjà vu un serviteur tomber en panne? demanda Odys-seus. - Jamais, répondit Ada. D'autres disciples se joignirent à eux. - Est-ce la fin du monde? demanda la dénommée Peaen, sans que l'on puisse dire à qui elle s'adressait. Ce fut Odysseus qui finit par lui répondre au sein du vacarme céleste. - Cela dépend de ce qui tombe, déclara-t-il en pointant son doigt puissant sur les anneaux e et p, à peine visibles derrière le feu d'artifice météorique. S'il ne s'agit que d'accélérateurs géants et autres machines quantiques, nous devrions y survivre. S'il s'agit de l'un des quatre astéroïdes principaux où vivaient jadis les posts... eh bien, cela signifie peut-être la fin du monde... du moins tel que nous le connaissons. - Qu'est-ce qu'un astéroïde? demanda Petyr, toujours curieux. Odysseus ne lui répondit que par un mouvement de la tête. - Quand serons-nous fixés? s'enquit Ada. Le vieil homme barbu poussa un soupir. - Dans quelques heures. Demain soir au plus tard. - Jamais je n'aurais cru que le monde prendrait fin, dit Ada. Et jamais je n'ai imaginé qu'il périrait par le feu. - Au contraire, répliqua Odysseus. S'il doit périr, ce sera par la glace. Tous le fixèrent du regard. - On appelle cela l'hiver nucléaire, expliqua le Grec dans un murmure. Si l'un de ces astéroïdes - voire un morceau suffisamment gros - tombe sur terre ou dans l'océan, cela projettera une telle quantité de débris dans l'atmosphère que la température baissera en quelques heures d'une trentaine de degrés. Peut-être davantage. Les deux s'empliront de nuées. Il se mettra à pleuvoir, et ensuite à neiger, et cela durera des mois, des années, peut-être même des siècles. La serre tropicale à laquelle vous vous êtes habitués durant les quinze cents dernières années deviendra le domaine des glaciers. Un petit météore déchira les deux au nord, s'abîmant quelque part dans la forêt. L'air sentait le brûlé et Ada voyait de la fumée au loin dans toutes les directions. Elle songea durant une seconde à quel point ce monde lui était inconnu. Que trouvait-on dans la forêt au nord du domaine d'Ardis? Jamais elle ne s'était éloignée de plus de quelques kilomètres du château, ni d'un noud fax quelconque, et elle était toujours escortée d'un ou de plusieurs voynix. - Où sont les voynix? demanda-t-elle soudain. Personne ne le savait. Ada et Odysseus firent le tour du château, jetèrent un coup d'oil dans les champs, les allées et les prés environnants, là où les voynix montaient la garde en temps ordinaire. Ils n'en trouvèrent aucun. Parmi les disciples encore présents, personne ne se rappelait en avoir vu un depuis le début de l'averse météorique, voire un peu avant. - Tu as enfin réussi à les faire fuir, lança Ada à Odysseus sur le ton de la plaisanterie. Il secoua la tête d'un air sombre. - C'est grave. - Je croyais que tu n'aimais pas les voynix. Tu en as découpé un en deux le jour de ton arrivée ici. - Ils mijotent quelque chose, déclara Odysseus. Peut-être que leur heure est enfin venue. - Hein? - Rien, Ada Uhr. Il lui prit la main et la tapota doucement. Comme un père, se dit Ada qui, étonnée par sa réaction stupide, se mit à pleurer. Elle ne cessait de penser à Harman, à la colère et à l'embarras qu'elle avait ressentis lorsqu'il lui avait dit souhaiter qu'elle le choisisse comme père de son enfant, désirant en outre que l'enfant en question sache qui était son père. Cette idée qui lui avait paru si absurde - voire obscène - lui semblait à présent des plus raisonnables. Agrippant la main d'Odysseus, elle pleura à chaudes larmes. - Regardez! s'écria Peaen. Un météore nettement moins brillant que les autres fondait sur Ardis, mais en suivant un angle moins accentué que ses semblables. Lui aussi traînait derrière lui un sillage de feu sur fond de ciel enténébré - le soleil s'était enfin couché -, mais celui-ci semblait fait de flammes normales plutôt que de plasma surchauffé. L'objet lumineux décrivit un cercle puis sembla choir comme une pierre, s'écrasant avec un bruit sourd derrière les arbres plantés en haut de la crête. - Il est tombé tout près, dit Ada, le cour battant. - Ce n'était pas un météore, dit Odysseus. Reste ici. Je vais aller voir ça de plus près. - Je t'accompagne, dit Ada. Voyant que le barbu allait protester, elle se contenta d'ajouter: - Cette terre est mienne. Ils gravirent le flanc de la colline dans une obscurité grandissante, sous un ciel encore parcouru de flammes silencieuses. Les flammes et la fumée étaient visibles derrière la rangée d'arbres, à deux pas du pré, mais Ada et Odysseus n'eurent pas besoin d'aller jusque-là. Ada fut la première à les voir: deux hommes barbus, émaciés, qui se dirigeaient vers eux. Le premier était nu, sa peau luisait faiblement à la lueur du crépuscule, ses côtes étaient visibles à quinze mètres de distance, et il semblait porter dans ses bras un enfant vêtu de bleu. Le second, tout aussi barbu et tout aussi squelettique, était vêtu d'une combinaison qu'Ada identifia tout de suite comme une thermopeau verte, couverte d'une telle couche de sang et de crasse qu'on distinguait à peine sa couleur. Le bras droit de cet homme pendait à son flanc, la paume tournée vers l'avant, et sa main et son poignet nus étaient rouges de sang. Les deux compagnons tremblaient sur leurs jambes, faisant des efforts méritoires pour ne pas s'effondrer. Odysseus commença à sortir son épée de son fourreau. - Non! s'écria Ada en l'obligeant à la rengainer. Non, c'est Harman! C'est Daeman! Elle courut vers eux à travers les hautes herbes. Harman se mit à tituber comme elle s'approchait de lui, et Odysseus se précipita vers lui pour le soulager de son fardeau alors qu'il tombait dans l'herbe. Daeman lui aussi se retrouva sur les genoux. - C'est Hannah, dit Odysseus. Il allongea la jeune femme sur le sol et lui palpa la gorge pour lui prendre le pouls. - Hannah? répéta Ada. Cette femme n'avait ni cheveux ni sourcils, mais les yeux qui la fixaient sous ces paupières battantes étaient bien ceux d'Hannah. - Salut, Ada, fit la jeune fille étendue sur l'herbe. Ada mit un genou à terre et se pencha sur Harman, l'aidant à rouler sur le dos. Il s'efforça de lui adresser un sourire. Le visage de son amant était tuméfié et sillonné d'estafilades, ses joues et son front maculés de sang séché. Il avait les yeux cernés, la peau blême, les joues caves et mangées de barbe. Frissonnant de fièvre, il leva vers elle des yeux brûlants. Ses dents claquèrent lorsqu'il prit la parole. - Tout va bien, Ada. Bon Dieu! comme je suis content de te voir. Daeman était encore plus mal en point. En voyant ces deux hommes meurtris, ensanglantés, émaciés, Ada avait peine à croire qu'il s'agissait de ses deux amis, qu'elle avait quittés à peine un mois plus tôt. Elle passa un bras sous celui de Daeman pour l'empêcher de tomber face contre terre. Il vacilla sur ses genoux. - Où est Savi? demanda Odysseus. Harman secoua la tête d'un air triste. Il semblait trop épuisé pour parler. - Caliban, dit Daeman. En entendant sa voix, Ada crut qu'il avait vieilli de vingt ans. Le plus gros de la tempête météorique était passé, les impacts les plus violents et les plus enflammés s'étant déplacés vers l'est. Quelques douzaines de traînées filaient encore d'ouest en est, évoquant davantage le rendez-vous annuel des perséides que le cataclysme survenu un peu plus tôt. - Ramenons-les au château, dit Odysseus. Il se leva, soulevant Hannah sans le moindre effort, et offrit son épaule droite à Daeman en guise de soutien. Ada aida Harman à se redresser sur ses genoux, puis sur ses pieds, lui passant le bras gauche sous les aisselles et l'aidant à descendre en direction des lumières du château d'Ardis, où les disciples d'Odysseus et les amis d'Ada avaient allumé des bougies. - Ce bras m'a l'air salement amoché, dit Odysseus à Daeman tandis qu'ils descendaient, portant une Hannah désormais inconsciente. Dès qu'on sera à la lumière, je découperai la thermopeau pour regarder ça de plus près. De sa main libre, Ada palpa doucement le bras sanguinolent de Daeman, qui poussa un gémissement et faillit s'évanouir. Seules l'épaule d'Odysseus et la main droite d'Ada, qui se porta au creux de ses reins, réussirent à le maintenir debout. Les yeux du jeune homme papillonnèrent durant plusieurs secondes, puis il s'ébroua, sourit à Ada et se remit en marche. - Vous êtes grièvement blessés, tous les deux, déclara-t-elle, se sentant au bord des larmes pour la deuxième fois de la soirée. Il faudrait vous faxer à la firmerie. À son grand étonnement, les deux hommes s'esclaffèrent, d'abord de façon hésitante, douloureuse même, semblant succomber à une quinte de toux plutôt qu'à un accès d'hilarité, puis partant d'un rire pur, de plus en plus tonitruant, de plus en plus libérateur, jusqu'à ce que ces deux épaves velues paraissent se griser d'un amusement réservé à elles seules. 63. Olympos Olympus Mons, le plus haut de tous les volcans martiens, se dresse à plus de vingt-six mille mètres au-dessus des plaines environnantes et du nouvel océan s'étendant à ses pieds. Au niveau de la mer, son assiette mesure plus de six cents kilomètres de diamètre. Il atteint une hauteur triple de celle du mont Everest, le plus haut sommet de la Terre. Ses flancs, que la neige et le givre parent de blanc durant la journée, sont bariolés d'une couleur proche de celle du sang par le soleil couchant. Les falaises déchiquetées qui bordent le géant sur sa face nord sont hautes de plus de cinq mille mètres. Ce jour-là, sa longue ombre portée s'étend quasiment jusqu'à la chaîne formée par les trois volcans de Tharsis, perdue dans l'horizon flou. L'escalator à grande vitesse qui sinuait naguère sur les flancs d'Olympos a été tranché en deux juste au-dessus des falaises, aussi proprement que par la lame d'une guillotine. Un puissant champ de force à sept couches généré par Zeus en personne - l'Égide -protège la totalité d'Olympus Mons, et la lumière rougeoyante du soir le fait chatoyer. Par-delà les falaises, là où les vagues de l'océan Boréal, apparu cent cinquante ans plus tôt durant la terraformation, viennent lécher le pied d'Olympos, un bon millier de dieux se sont rassemblés pour le combat. Une centaine de chars en or, propulsés par des forces invisibles mais tirés par de puissants étalons bien visibles, fournissent une couverture aérienne aux déités en armure dorée réunies sur les hautes plaines et les plages de galets. Zeus et Héré ont pris la tête de cette armée d'immortels; tous deux semblent mesurer six mètres de haut, ils sont resplendissants avec leurs armures, leurs armes et leurs boucliers martelés par Héphaestos et autres dieux artisans; les casques de Zeus et d'Héré sont forgés dans l'or pur, bourrés de microcircuits et renforcés d'alliages dernier cri. Si Athéné et Apollon sont temporairement absents de cette divine phalange, les autres dieux et déesses ont tous répondu présent... Aphrodite est là, superbe dans sa tenue de guerre. Son casque est incrusté de pierres précieuses; son arc minuscule tire des flèches en cristal dont la pointe creuse contient des vapeurs méphitiques. Ares est là, souriant de toutes ses dents sous son casque au cimier rouge, se réjouissant à l'avance du bain de sang à venir. Il est armé de l'arc d'argent d'Apollon et d'un carquois empli de flèches à tête chercheuse. La mort et la destruction sont promises à toutes les cibles qu'il choisira. Poséidon est là - l'Ébranleur du sol, gigantesque, sombre et puissant, vêtu de son armure pour la première fois depuis des millénaires. Dix hommes de la force d'Achille seraient incapables de soulever la hache massive qu'il tient dans sa main gauche. Hadès est là - plus sombre d'armure et de contenance que Poséidon lui-même, les yeux ardents dans les ténèbres sous la visière de son casque. Perséphone se tient auprès de son seigneur et maître, caparaçonnée de lapis-lazuli, tenant dans ses longs doigts pâles un trident de titane barbelé. Hermès est là - élancé et meurtrier, enveloppé dans une carapace d'insecte rouge, prêt à se téléporter au sein de la mêlée, à frapper et à disparaître avant que les mortels l'aient seulement vu arriver, ne pouvant que constater le carnage qu'il laisse dans son sillage. Thétis est là, les yeux rougis d'avoir tant pleuré, mais portant elle aussi sa tenue de bataille et prête à tuer Achille, son propre fils, si Zeus lui en donne l'ordre. Triton est là - vêtu de plusieurs cottes noir et vert; c'est le satyre oublié du vieux monde - un monstre aimant jouer de la flûte et violer les fillettes comme les garçonnets, un dieu prenant plaisir à jeter dans les profondeurs les corps des enfants quand il a fini de les tourmenter. Artémis est là - la déesse de la Chasse en armure dorée, tenant fermement son arc, impatiente de faire couler le sang des hommes pour venger l'offense faite à Apollon, son frère bien-aimé. Héphasstos est là - ceint de flammes et prêt à porter le feu dans le camp ennemi. Tous les dieux sont là, exception faite d'Apollon et d'Athéné, toujours en cuve de soins - rangée après rangée de puissantes silhouettes en armure, attendant en silence à l'ombre des falaises. Au-dessus d'eux, d'autres déités tournent en rond dans leurs chars. Et au-dessus de tout cela, l'Égide chatoyante - une arme à la fois offensive et défensive -, dont l'énergie va croissant. Dans le no man’s land tout proche, par-delà la ligne où l'Égide chatoyante disparaît dans la pierre, formant une sphère dont la surface s'étend sous le sol martien, gisent les cadavres des cerbé-rides. Les deux créatures canines et bicéphales, longues de six bons mètres, pourvues de dents en acier chromé et d'un groin recelant un spectrographe de masse, sont restées là où Achille et Hector les ont tuées, juste après avoir débarqué sur Olympos quelques heures plus tôt. À une trentaine de mètres des cerbérides, on trouve les ruines calcinées des baraquements scholiastes. Un peu plus loin se déploient les armées de l'humanité, qui comptent dans leurs rangs un peu plus de cent vingt mille guerriers. Les forces d'Hector se tiennent en rangs serrés à l'intérieur des terres, quarante mille des plus braves parmi les Troyens. Paris est resté à l'arrière, son frère lui ayant confié le commandement d'Ilium, ainsi que la lourde responsabilité de la protection de leurs foyers et de leurs familles - ceux-ci sont abrités par le champ de force moravec, mais Hector accorde plus de valeur aux armes et au courage humain. Les autres capitaines sont tous là, à la tête de leurs contingents respectifs. Près d'Hector se tient Déiphobe, le frère le plus valeureux du commandant en chef troyen, à la tête de dix mille lanciers triés sur le volet. À ses côtés, on trouve Énée, bien résolu à forger lui-même son destin à présent qu'il a renié les dieux. Derrière les guerriers d'Énée se tient le noble Glaucos, à la tête de ses chars et de ses onze mille Lyciens assoiffés de sang. Ascagne d'Ascanie, commandant phrygien, est là lui aussi, jeune capitaine caparaçonné de bronze et de cuir, impatient de se couvrir de gloire. Ses quatre mille deux cents Ascaniens sont prêts à faire couler l'ichor, puisque les immortels n'ont pas de sang. Derrière les guerriers troyens, trop vieux et trop précieux pour conduire les hommes au combat mais armés de pied en cap et prêts à mourir si telle est la volonté de l'univers, sont rassemblés les rois et les conseillers d'Ilium: le roi Priam en personne, vêtu de sa légendaire armure forgée dans un antique météore, puis le vieil Anténor, géniteur de maints héros troyens - dont la plupart ont déjà péri au champ d'honneur. Près d'Anténor se tiennent les frères honorés de Priam, Lampos, Clytios et Hikétaon à la barbe grise - qui, jusqu'à ce jour, a honoré Ares entre tous les dieux -, et derrière Hikétaon deux des plus vénérables parmi les sages troyens, Panthoos et Thymoitès. Accompagnant ces nobles vieillards, les yeux fixés sur son époux, vêtue de rouge comme si elle portait à jamais la couleur du sang et du deuil, c'est la belle Andromaque, l'épouse d'Hector, la mère du martyr Scamandrios, le bébé que les habitants d'Ilium avaient surnommé Astyanax - " le maître de la ville ". Au centre de cette file de cinq kilomètres de long, à la tête de quatre-vingt mille Achéens rompus au combat, se dresse le splen-dide Achille, fils de Pelée, tueur d'hommes. On le dit invulnérable - mais il aurait une faiblesse tenue secrète. Ce soir, dans sa tenue de guerre, investi de l'énergie surhumaine que confère une rage presque inhumaine, il semble immortel. La place à sa droite est restée vide en mémoire de Patrocle, le plus valeureux de ses camarades et le plus cher de ses amis, sauvagement assassiné par Pallas Athéné moins de vingt-quatre heures plus tôt. Derrière lui, sur sa droite, on découvre une surprenante troïka formée par Agamemnon, Ménélas et Odysseus. Les deux Atrides portent encore les stigmates du combat singulier qui les a opposés à Achille, le bras gauche de Ménélas étant trop dolent pour tenir un bouclier, mais les deux chefs déposés ont tenu à être présents aux côtés de leurs capitaines et de leurs hommes. Odysseus, apparemment perdu dans ses pensées, considère les forces en présence, humaines et immortelles, et se gratte la barbe. Dispersés dans les rangs achéens, sur leur char ou à pied, mais toujours à la tête de leurs hommes, on trouve les héros grecs ayant survécu à neuf ans d'un amer conflit: Diomède, vêtu de sa peau de lion et portant son gigantesque gourdin, Ajax le Grand, colosse entre les colosses, dominant ses sujets de la tête et des épaules, et Ajax le Petit, commandant un bataillon de tueurs locriens. À un jet de pierre de ces héros se tient Idoménée, maître du maniement de la javeline, à la tête de ses guerriers crétois, et, non loin de là, Mérion, fièrement dressé sur son char, prêt à se lancer à l'attaque en compagnie de Teucros, le demi-frère d'Ajax, le maître archer en personne. Sur le flanc droit des Achéens, près de l'océan, plusieurs rangées d'hommes en armure tournent leurs têtes casquées vers leur chef, le plus âgé des rois achéens, le rusé Nestor, dompteur de cavales. Si Nestor a ainsi pris les devants, bien visible avec sa cape rouge et son quadrige, c'est pour être le premier à affronter les immortels, ou le premier à périr. Tout près de lui, aussi impatients d'en découdre que leur père, on aperçoit ses fils, Antiloque - le fidèle ami d'Achille - et Thrasymède, encore plus grand et plus beau que son frère. Cent autres capitaines sont présents en ce jour, chacun portant fièrement son nom et celui de son père, commandant à eux tous des dizaines de milliers d'hommes, dont chacun possède un nom noble et une histoire complexe, dont chacun porte fièrement le nom de son père dans un combat qui lui apportera la gloire et la vie, à moins qu'il n'emporte ce nom avec lui dans le royaume des morts. À droite des Achéens rassemblés, déployés sur le rivage sans ordre bien défini, observant un silence total, on trouve plusieurs milliers de zeks - des petits hommes verts débarqués de leurs barges, de leurs felouques et de leurs frêles voiliers, venus de la mer de Téthys et de la mer Intérieure de Vallès Marineris, présents ici pour des raisons connues d'eux seuls, et peut-être de l'avatar Prospéro ou du mystérieux dieu dénommé Sétébos. Ils se tiennent le long des vagues mourantes, et ni les Grecs, ni les Troyens, ni les dieux immortels ne les ont encore approchés. Au large voguent plus d'une centaine de nefs achéennes, dont les voiles sont colorées de rosé par le couchant et dont les rames reflètent l'éclat doré de la mer. Mais on a amené les voiles, on a relevé les rames, et les flancs de ces nefs sont maintenant hérissés de lances. Des trois mille guerriers massés sur leurs ponts, on ne distingue que des casques étincelants et des cimiers jaunes, rouges, pourpres et bleus. Entre les nefs, on voit des ailerons noirs fendre les eaux mordorées. Reconnaissables à leur périscope, ou parfois à l'extrémité de leur kiosque, trois sous-marins lance-missiles de fabrication rocvec croisent dans l'océan martien. L'infanterie moravec s'est déployée sur trois kilomètres derrière les troupes troyennes et achéennes: vingt-sept mille fantassins à l'armure noire et aux membres d'insecte, équipés d'artillerie lourde et légère. Les moravecs de la Ceinture ont disposé leurs batteries à quinze kilomètres du front, braquant tubes et projecteurs sur Olympos et sur les immortels. Au-dessus des armées humaines et moravecs patrouillent cent seize frelons surarmés, certains en mode furtif, d'autres aussi visibles et aussi noirs que lors de leur émergence. Selon les moravecs de la Ceinture, soixante-cinq spationefs de combat sont en orbite autour de Mars, de l'ionosphère à une altitude supérieure de plusieurs millions de kilomètres aux orbites de Phobos et de Deimos. Le commandant des forces terrestres roc-vecs a fait son rapport à Mahnmut, le moravec d'Europe, qui l'a traduit pour le bénéfice d'Achille et d'Hector: toutes les armes de ces spationefs, des bombes aux missiles en passant par les champs de force et les armes énergétiques, sont verrouillées sur leurs cibles. Comme ce rapport ne signifie strictement rien pour les deux héros, ils n'en ont pas tenu compte. Non loin d'Achille, à droite d'Odysseus et des Atrides mais un peu à l'écart, se tiennent Mahnmut, Orphu et Hockenberry. Un peu plus tôt dans l'après-midi, après avoir jeté un coup d'oeil aux armées antagonistes, Mahnmut, sollicitant l'aide de Périme, a réquisitionné un char afin de tracter Orphu, toujours porté par le harnais de lévitation, à travers le portail quantique - " comme un vulgaire poids lourd et sa remorque ", pour citer l'intéressé. Mahnmut ignore le sens de cette expression - ses archives relatives à l'argot de l'Ère perdue sont moins fournies que celles de son ami -, mais il s'est promis de le dénicher un de ces jours. À condition qu'il survive. Le scholiaste Thomas Hockenberry, Ph. D., porte l'armure et la tunique d'un capitaine troyen et, quoique tout excité d'être là, il semble ne pas tenir en place. Tandis que les milliers de guerriers entourant Achille attendent patiemment que les deux armées -l'humaine et l'immortelle - aient fini de former les rangs, Hockenberry ne cesse de danser d'un pied sur l'autre. - Il y a quelque chose qui ne va pas? murmure Mahnmut en anglais. - J'ai l'impression qu'il y a une bestiole dans mon slip, lui répond Hockenberry. Les armées sont rassemblées. Il règne un silence surnaturel -on n'entend aucun bruit, hormis le lent murmure des vagues roulant sur les galets, le geignement d'un cheval harnaché à un char, le souffle délicat de la brise martienne dans les falaises d'Olympos, le sifflement des chars divins dans les airs et le bourdonnement plus accentué des frelons, le choc occasionnel du bronze sur le bronze lorsqu'un soldat change de position, et cette absence pré-gnante que produisent des dizaines de milliers d'hommes tendus s'efforçant de ne pas oublier comment respirer normalement. Zeus s'avance, passant au travers de l'Égide comme un géant passant au travers d'une cascade. Achille pénètre dans le no man’s land pour faire face au père des dieux. - As-tu quelque chose à dire avant de mourir, toi et le reste de ton espèce? demande Zeus. Il a pris le ton de la conversation, mais le volume est tellement fort que sa voix porte jusqu'aux confins du champ de bataille, et même jusqu'aux nefs achéennes. Achille marque une pause, se retourne pour contempler les hommes massés derrière lui, refait face à Zeus, considère Olympos et les dieux qui se dressent devant lui, puis incline la tête sur le côté pour regarder le roi des dieux droit dans les yeux. - Rendez-vous, dit Achille, et nous épargnerons vos déesses pour faire d'elles nos esclaves et nos courtisanes. 64. Château d'Ardis Daeman dormit deux jours et deux nuits d'affilée, n'émergeant de son sommeil que lorsqu'on venait à son chevet, Ada pour lui faire boire du bouillon et Odysseus pour le laver. Il se réveilla également quand ce dernier entreprit de le raser, passant une lame de métal dans sa barbe préalablement savonnée, mais il était trop épuisé pour prononcer un mot, voire pour comprendre le langage humain. Il ne fut pas davantage troublé par les grondements qui envahirent le ciel au crépuscule, le lendemain comme le surlendemain, annonçant de nouvelles averses météoriques. Et il ne se réveilla pas lorsqu'un débris céleste fonçant à plusieurs milliers de kilomètres à l'heure laboura le pré derrière le château, à l'endroit précis où Odysseus dispensait naguère son enseignement. Le choc creusa un cratère de huit mètres de large et de trois de profondeur et fracassa toutes les fenêtres encore intactes de l'édifice. Daeman se réveilla le matin du troisième jour. Ada était assise au bord du lit - un lit qui était le sien, en fait - et Odysseus se tenait adossé à la porte, les bras croisés. - Sois le bienvenu, Daeman Uhr, dit Ada à voix basse. - Merci, Ada Uhr, répondit Daeman, surpris par la rudesse de sa propre voix et par les efforts qu'il lui fallait pour prononcer ces quelques mots. Harman? Hannah? - Ils vont mieux tous les deux. Ada avait des yeux d'un vert splendide; Daeman ne l'avait jamais remarqué avant ce jour. - Harman a réussi à se lever ce matin, et il prend son petit déjeuner au rez-de-chaussée, poursuivit-elle. Hannah réapprend à marcher. En ce moment, elle profite du soleil sur la pelouse. Daeman acquiesça et ferma les yeux. Il fut pris d'une violente envie de rester ainsi, de replonger dans le domaine des rêves. C'était nettement moins pénible que d'affronter la réalité, notamment l'atroce douleur qui lui irradiait le bras droit. Soudain, il ouvrit les yeux et repoussa ses couvertures, persuadé qu'on lui avait amputé le bras pendant son sommeil et qu'il ne ressentait qu'une douleur fantôme provenant d'un membre fantôme. Son bras était tuméfié, enflé, scarifié, couturé à gros fil le long de l'horrible morsure infligée par Caliban, mais il était toujours là. Daeman tenta de le bouger, d'agiter les doigts. Il eut un hoquet de douleur, mais ses doigts avaient frémi, son bras avait remué. Il le laissa retomber sur le drap et reprit lentement son souffle. - Qui a fait cela? demanda-t-il au bout d'un temps. Cette couture? Un serviteur? Odysseus se rapprocha du lit. - C'est moi, dit le barbare au large torse. - Les serviteurs ont cessé de fonctionner, ajouta Ada. Partout. Comme les nouds fax sont encore opérationnels, nous avons des nouvelles de tout le monde: les serviteurs sont inertes, les voynix ont disparu. Daeman plissa le front, cherchant à comprendre ce que cela signifiait et n'y parvenant point. Harman entra alors dans la chambre, s'appuyant sur une canne de randonneur. Daeman vit que son aîné avait conservé sa barbe, qu'il semblait cependant avoir taillée. Il s'assit à son chevet et lui empoigna le bras gauche. Daeman ferma les yeux une minute pour lui rendre son étreinte. Lorsqu'il les rouvrit, ils étaient mouillés. La fatigue, se dit-il. - L'averse météorique se calme, elle est un peu moins violente chaque soir, déclara Harman. Mais il y a eu des victimes. Des morts. Plus d'une centaine rien qu'à Oulanbat. - Des morts? répéta Daeman. Cela faisait très, très longtemps que ce mot avait perdu son sens. - Il vous a fallu tout réapprendre en matière de funérailles, dit Odysseus. Fini le fax à destination d'une éternité de bonheur avec les posthumains dans les anneaux e et p. Les gens enterrent leurs morts et apprennent à soigner leurs blessés. - Paris-Cratère? articula Daeman. Ma mère? - Elle n'a rien, dit Ada. Cette ville a été épargnée. Les coursiers nous apportent des nouvelles tous les jours. Elle t'a envoyé une lettre, Daeman - elle a peur de se faxer tant que régnera cette agitation. Il y a beaucoup de personnes qui réagissent comme elle. Comme il n'y a plus nulle part ni serviteurs, ni voynix, ni énergie, la plupart des gens ne voyagent que s'ils y sont obligés. Daeman opina. - Comment se fait-il qu'il n'y ait plus d'énergie mais que les nouds fax fonctionnent encore? Où sont les voynix? Que se passe-t-il? - Nous l'ignorons, répondit Harman. Mais l'averse météorique n'était pas... comment Prospéro le formulait-il?... un événement de nature à entraîner une extinction des espèces. Nous pouvons nous en réjouir. - Oui, fit Daeman. Ainsi donc, Prospéro, Caliban, la mort de Savi, tout ça était bien réel... ce n’étaitpas un rêve, pensa-t-il. Il remua le bras droit, ce qui lui apporta aussitôt une confirmation. Hannah entra à son tour, vêtue d'une robe blanche toute simple. Son crâne semblait recouvert d'un fin duvet. Son visage paraissait plus humain, plus vivant que jamais. Elle s'approcha de Daeman et, prenant garde à ne pas toucher son bras blessé, l'embrassa fermement sur les lèvres. - Merci, Daeman, merci, dit-elle en s'écartant. Elle lui tendit un petit myosotis qu'elle avait cueilli sur la pelouse et il le prit de la main gauche, non sans maladresse. - Pas de quoi, répliqua-t-il. J'ai bien aimé ce baiser. Et c'était la vérité. On aurait dit que Daeman - lui, le séducteur le plus enthousiaste de la planète - venait d'embrasser une femme pour la première fois de sa vie. - J'ai quelque chose d'intéressant à vous montrer, dit Hannah en dépliant le turin qu'elle tenait dans son autre main. Je l'ai trouvé au pied de la vieille table en chêne, mais il ne fonctionne plus. J'en ai testé deux autres. Rien. Il semble que les turins aient eux aussi cessé de fonctionner. - À moins que l'épopée des Grecs et des Troyens ne soit achevée, dit Harman, jetant le carré de tissu après l'avoir en vain posé sur son front. Peut-être que cette histoire est terminée. Odysseus, qui s'était tourné vers la fenêtre pour contempler le ciel bleu et l'herbe verte, refit face au petit groupe. - Je ne le pense pas, déclara-t-il. Je crois que la véritable guerre vient tout juste de commencer. - Que sais-tu à propos de l'épopée du turin? interrogea Hannah. Je croyais t'avoir entendu dire que tu ne le coiffais jamais. Odysseus haussa les épaules. - Cela fait une dizaine d'années que Savi et moi avons distribué ces turins un peu partout. J'en avais rapporté le prototype de... de très loin. - Pourquoi? demanda Daeman. Odysseus ouvrit les bras. - La guerre était proche. Les êtres humains de cette Terre devaient apprendre des choses sur la guerre, ses terreurs et ses beautés. Et ils devaient aussi en apprendre sur les héros de ce récit - Achille, Hector et les autres. Ainsi que moi-même. - Pourquoi? demanda Hannah à son tour. - Parce que la guerre est proche, répéta Odysseus. - Cela ne nous concerne pas, dit Ada. Odysseus croisa les bras. - Cela vous concernera. Certes, vous ne serez pas en première ligne, mais le front se déplace par ici. Vous prendrez part à ce conflit, que cela vous plaise ou non. - Comment pouvons-nous y prendre part? insista Ada. Nous ne savons pas nous battre. Nous ne voulons même pas l'apprendre. - Dans quelques semaines, les soixante et quelques jeunes hommes et jeunes femmes qui sont restés ici en sauront un peu plus sur le combat, rétorqua Odysseus. Quant à savoir s'ils voudront se battre le moment venu, ce sera à eux d'en décider. Comme toujours. (Il se tourna vers Harman.) Crois-moi si tu le veux, mais le sonie est réparable. J'ai commencé à travailler dessus et je pense pouvoir le faire décoller dans huit ou dix jours. - Je ne veux pas que les gens se battent, dit Ada. Je ne veux pas qu'il y ait la guerre. - Non, dit Odysseus. Et tu as parfaitement raison. Ada baissa la tête, comme pour refouler ses larmes. Elle posa une main sur le lit et Daeman glissa entre ses doigts le myosotis d'Hannah. Puis il s'endormit. Il se réveilla dans des ténèbres baignées de clair de lune, aperçut une silhouette assise à son chevet. Caliban! Obéissant à son instinct, Daeman leva le bras droit, serra le poing, et la douleur lui fit voir des étoiles sur ses paupières fermées. - Du calme, dit Harman en se penchant pour abaisser doucement son bras bandé. Du calme, Daeman. Ce dernier haletait, s'efforçait de ne pas vomir. - J'ai cru que c'était... - Je sais, fit Harman. Daeman se redressa sur sa couche. - Tu crois qu'il est mort? La silhouette secoua la tête. - Je n'en sais rien. Je me demandais... j'y ai beaucoup réfléchi. À eux deux. - À eux deux? répéta Daeman. Tu veux parler de Savi? - Non... enfin, si, je pense beaucoup à elle... mais je voulais parler de Prospéro. L'hologramme de Prospéro qui affirmait n'être que l'écho d'une ombre, ou quelque chose comme ça. - Et alors? - Je pense que c’était Prospéro, chuchota Harman en se rapprochant. Je pense qu'il était prisonnier dans la cité des posthumains, sur cet astéroïde - ce qu'il appelait son " île " -, et Caliban aussi. - Mais qui les avait emprisonnés? Harman recula en soupirant. - Je ne sais pas. Ces temps-ci, je ne sais plus rien du tout. Daeman acquiesça. - Nous avons mis longtemps à en apprendre suffisamment pour comprendre que nous ne savions rien, pas vrai, Harman? Le vieil homme éclata de rire. Mais lorsqu'il reprit la parole, ce fut d'un ton des plus sérieux. - J'ai peur que nous ne les ayons libérés. - Libérés? répéta Daeman, murmurant lui aussi. L'instant d'avant, il se sentait affamé, mort de faim même, mais son estomac se contracta. - Caliban et Prospéro? insista-t-il. - Oui. - Peut-être que nous les avons tués, dit Daeman d'une voix ferme. - Oui, fit Harman, qui se leva et posa la main sur l'épaule de son cadet. Je vais te laisser dormir. Merci, Daeman. - Pour quoi? - Merci, répéta Harman. Il s'en fut. Daeman se laissa retomber sur ses oreillers, épuisé, mais le sommeil refusa de venir. Il écouta les bruits nocturnes qui lui parvenaient par la fenêtre cassée - les criquets, les oiseaux de nuit dont il ignorait les noms, les grenouilles coassant dans la mare derrière le bâtiment, le bruissement du feuillage sous la brise - et s'aperçut qu'il souriait. Si Caliban est vivant, c’est foutrement dommage. Mais je suis vivant, moi aussi. Je suis vivant. Il s'endormit alors d'un sommeil sans rêves, réparateur, dont il n'émergea qu'une heure après l'aube, lorsque Ada vint lui porter son premier petit déjeuner depuis cinq semaines. Quatre jours plus tard, par une soirée fraîche mais splendide, Daeman se promenait tout seul dans les jardins lorsque Ada, Harman, Hannah, Odysseus, Petyr et la jeune femme nommée Peaen descendirent de la colline dans sa direction. - Le sonie est réparé, annonça Odysseus. Ou du moins en état de décoller. Veux-tu assister à son vol d'essai? Daeman haussa les épaules. - Pas vraiment. Mais je voudrais savoir ce que tu comptes en faire. Odysseus jeta un coup d'oeil en direction de Petyr, de Peaen et d'Harman. - Primo, je vais partir en reconnaissance, dit-il. Évaluer les dégâts causés par les météorites dans la région, voir si cet engin peut me conduire jusqu'à la côte et me ramener ici. - Et dans le cas contraire? interrogea Harman. Odysseus haussa les épaules. - Je rentrerai chez moi à pied. - Où est-ce, chez toi? demanda Daeman. Et combien de temps te faudra-t-il pour y arriver, Odysseus Uhr? L'intéressé répondit par un sourire, mais une profonde tristesse se lisait dans ses yeux. - Si seulement tu le savais, dit-il à mi-voix. Si seulement tu le savais. Suivi par Hannah et par ses deux disciples, le barbare partit en direction du château. Harman et Ada firent quelques pas aux côtés de Daeman. - Qu'est-ce qu'il a l'intention de faire, en réalité? demanda ce dernier. - Retrouver les voynix, répondit Harman. - Et ensuite? - Je l'ignore. Harman n'avait plus besoin de sa canne, mais il s'était attaché à celle-ci, et il arracha avec sa pointe une mauvaise herbe poussant parmi les fleurs. - C'étaient les serviteurs qui s'occupaient du jardin, dit Ada. Je fais des efforts, mais j'ai déjà tant à faire avec les repas, la lessive et le reste... Harman éclata de rire. - C'est si dur de trouver du personnel de qualité ces temps-ci... Il passa un bras autour de la taille d'Ada. La jeune femme lui adressa un regard que Daeman, bien qu'incapable de l'interpréter, jugea comme important. - J'ai menti, dit soudain le vieil homme. Nous savons tous les deux qu'Odysseus compte affronter les voynix, les empêcher de faire ce qu'ils projettent de faire. - Oui, fit Daeman. Je sais. - Ce conflit lui servira à préparer ses disciples à ce qu'il pense être la véritable guerre à venir, poursuivit Harman en contemplant le château au sommet de la colline. Il veut nous apprendre à nous battre avant qu'elle se déclenche vraiment. Il dit que nous ne pourrons pas nous tromper: la guerre se présentera à nous sous la forme de sphères tournoyantes, qui nous emporteront dans d'autres mondes et nous apporteront d'autres mondes. - Je sais, dit à nouveau Daeman. Je l'ai entendu prononcer ces mots. - Il est fou, conclut Harman. - Non, rétorqua Daeman. Sûrement pas. - Comptes-tu partir en guerre avec lui? demanda Harman, comme s'il s'était lui-même posé cette question à maintes reprises. - Pas contre les voynix. Sauf si j'y suis obligé. Je dois d'abord livrer une autre bataille. - Je sais, dit à son tour Harman. Je sais. Il embrassa Ada. - Je te retrouve au château, dit-il, et il s'éloigna en boitillant. Daeman se trouva soudain à court d'énergie. Il y avait un banc en bois à proximité, avec une vue imprenable sur la pelouse et la vallée envahie d'ombres vespérales, et il s'y assit en poussant un soupir de soulagement. Ada prit place à côté de lui. - Harman a compris ce que tu voulais dire, déclara-t-elle, mais pas moi. Quelle est cette bataille que tu dois livrer? Daeman haussa les épaules en signe de gêne. - Daeman? À en juger par le ton de sa voix, elle ne bougerait pas tant qu'elle n'aurait pas obtenu de réponse satisfaisante, et Daeman se sentait trop fatigué pour se lever et prendre congé d'elle. - Dans une ville du nom de Jérusalem, il y a une colonne de lumière bleue qui se dresse vers le ciel, dit-il finalement, et dans cette colonne sont emprisonnés plus de neuf mille amis de Savi. Plus de neuf mille Juifs. Quoi que signifie ce terme. Ada le regarda sans comprendre. Daeman se rappela qu'on ne lui avait pas encore raconté cette partie de l'histoire. Ils réapprenaient lentement l'art du conteur - cela leur permettait d'occuper leurs soirées à faire autre chose que laver la vaisselle à la lueur des chandelles. - Avant que la guerre d'Odysseus vienne jusqu'à nous, reprit-il d'une voix douce mais résolue, avant que je me retrouve contraint de prendre part à un gigantesque conflit que je ne comprends pas, je vais libérer ces neuf mille personnes de cette satanée lumière bleue. - Comment? demanda Ada. Daeman éclata de rire. Un rire cordial, spontané, qu'il avait appris à pratiquer durant les deux derniers mois. - Je n'en ai pas la moindre idée, avoua-t-il. Il se leva non sans mal, laissa Ada le redresser sur ses jambes, et tous deux remontèrent en direction du château d'Ardis. Quelques disciples allumaient les lampions autour de la table dressée dehors, bien qu'une heure les séparât encore du dîner. C'était au tour de Daeman de participer à sa préparation, et il s'efforça de se rappeler quel plat on lui avait confié. Il espérait que c'était la salade. - Daeman? Ada avait fait halte et le regardait fixement. Il s'arrêta et lui rendit son regard, sachant que la jeune femme aimerait toujours Harman et s'en sentant ravi. Peut-être était-ce à cause de ses blessures et de son état de fatigue, mais Daeman ne désirait plus avoir des rapports sexuels avec toutes les femmes qu'il venait à rencontrer. Certes, songea-t-il, il n'en avait guère rencontré de nouvelles depuis l'averse météorique. - Daeman, comment y es-tu arrivé? demanda Ada. - Arrivé à quoi? - À tuer Caliban. - Je ne suis pas sûr de l'avoir tué, tempéra Daeman. - Mais tu l'as battu, dit la jeune femme, d'une voix presque féroce. Comment as-tu fait? - J'avais une arme secrète, répondit Daeman. Il comprit que c'était la vérité au moment même où il prononçait ces mots. - Laquelle? demanda Ada. Tout autour d'eux, la pelouse se peuplait des douces ombres du soir, et le ciel était dégagé au-dessus du château d'Ardis, mais Daeman vit que des nuages noirs se massaient à l'horizon derrière Ada. - La rage, dit-il finalement. La rage. 65. Indiana, 1200 av. J.-C. Environ trois semaines après le début de la guerre à finir toutes les guerres - sans déconner -, j'utilise mon médaillon TQ pour me rendre à l'autre bout du monde. J'ai promis à Nightenhelser de revenir le chercher et j'aime bien tenir mes promesses, quand j'en ai la possibilité. Je suis parti au milieu de la nuit, heure d'Ilium et d'Olympos, quittant une conférence organisée dans l'une des tentes blindées où Achille retrouve ses capitaines encore vivants, décidant de me téléporter par pur caprice - et sachant que cela me sera impossible dans quelque temps -, si bien que je suis fort surpris de débarquer par une matinée ensoleillée sur une colline herbue de l'Amérique du Nord préhistorique. On ne trouve pas beaucoup d'herbe autour d'Ilium, et il n'y en a pas la moindre touffe dans la plaine sanglante de Mars. Je descends jusqu'au ruisseau, puis m'enfonce dans la forêt, encore un peu troublé par l'éclat du soleil et par l'intensité du silence. Pas la moindre explosion, pas un seul cri d'agonie, pas de dieu se téléportant parmi les hommes et les chevaux hurlants. Durant une minute ou deux, je m'inquiète de la présence d'éventuels Indiens, puis je ris de mes propres craintes. Je n'ai plus d'impacto-armure ces temps-ci, pas plus que de casque d'Hadès ou de bracelet de morphing, mais l'armure de bronze et de dura-plast que je porte a subi l'épreuve du feu. Et je sais désormais me servir de l'épée passée à ma ceinture et de l'arc passé à mon épaule. Bien entendu, si je tombe sur Patrocle, s'il a déniché des armes et s'il se montre rancunier - et lequel de ces héros achéens ne l'est point? -, je ne parierais pas un sou sur ma survie. Et puis merde. Comme le dit souvent Achille - à moins que ce ne soit le centurion en chef Mep Ahoo: " Sans tripes, pas de gloire." - Nightenhelser! crié-je. Keith! J'ai beau m'égosiller, il me faut une heure pour le dénicher, et je n'y arrive qu'en tombant par hasard sur un village indien dans une clairière, à huit cents mètres du point où je me suis téléporté. Il n'y a pas un seul tipi dans ce village, rien que six huttes bâties avec des feuilles, des branchages et de la boue séchée. Un feu de camp brûle en leur centre. Soudain, les chiens se mettent à hurler, les femmes à rassembler leur marmaille et les hommes à braquer sur moi des arcs et des flèches d'un modèle primitif. Je saisis mon arc en bois de cèdre, exemple typique de l'artisanat d'Argos, attrape d'un geste fluide une superbe flèche faite main, et c'est à mon tour de viser mes ennemis, prêt à les abattre tous d'une flèche en plein foie tandis que leurs stupides brindilles emplumées rebondiront sur mon armure. À moins qu'ils ne m'atteignent au visage, ou encore dans l'oil. Ou alors à la gorge. Ou... L'ex-scholiaste Nightenhelser, vêtu d'une peau de bête à l'instar des guerriers amérindiens, s'interpose entre nous et prononce plusieurs mots. Les Indiens semblent déçus mais abaissent leurs arcs. Je les imite. Nightenhelser marche sur moi d'un pas décidé. - Hockenberry, qu'est-ce que vous foutez ici? - Je viens vous secourir? - Pas un geste! (Il lance quelques syllabes supplémentaires aux hommes, puis leur déclare en grec ancien:) Et attendez-moi avant de servir le chien rôti. Je reviens dans quelques instants. Il me prend par le coude et m'emmène en direction du ruisseau, hors de vue du village. - Du grec ancien? dis-je. Du chien rôti? Il ne daigne répondre qu'à la première question. - Leur langage est complexe et me pose des difficultés. Il m'est plus facile de leur enseigner le grec. J'éclate de rire, mais c'est parce que je viens d'imaginer de futurs archéologues mettant au jour ce village préhistorique de l'Indiana et y trouvant des poteries ornées d'images de la guerre de Troie. - Quoi? demande Nightenhelser. - Rien. Nous nous asseyons sur des rochers peu confortables, au bord du ruisseau, et bavardons quelques minutes. - Comment se passe la guerre? interroge Nightenhelser. Je remarque qu'il a perdu du poids. Il a l'air heureux et en bonne santé. Je me rends compte que je dois avoir l'air aussi épuisé, aussi crasseux que je le suis. - Laquelle? répliqué-je. Nous en avons une nouvelle. Taciturne comme à son habitude, Nightenhelser hausse les sourcils et attend la suite. Je lui brosse un tableau rapide de la guerre ultime, sans m'attarder sur les détails les plus atroces. Je n'ai pas envie de me mettre à trembler et à sangloter devant mon vieux collègue. Celui-ci m'écoute quelques minutes, puis déclare: - Vous vous foutez de moi? - Je ne me fous point de vous. Est-ce que j'inventerais une chose pareille? Est-ce que j'en serais seulement capable? - Non, vous avez raison, tranche-t-il. Jamais vous n'avez fait montre d'une imagination à la hauteur d'une telle tâche. Je tique mais ne relève point. - Que comptez-vous faire? demande-t-il. Je hausse les épaules. - Vous secourir? Nightenhelser se met à glousser. - Apparemment, c'est vous plutôt que moi qui avez besoin d'être secouru. Pourquoi vous rejoindrais-je dans un tel bazar? - Curiosité professionnelle? suggéré-je. - Ma spécialité, c'était VIliade. Apparemment, vous avez dépassé ce stade. (Il secoue la tête et se frotte les joues.) Comment peut-on assiéger Olympos? - Achille et Hector ont trouvé un moyen. Je dois les rejoindre. Vous m'accompagnez? Je ne peux pas vous promettre que je pourrai toujours me TQ ici. Le scholiaste corpulent fait non de la tête. - Je reste. Nous nous levons tous les deux. Je porte une main au médaillon TQ, puis la laisse retomber. - Vous vous êtes trouvé une femme, dis-je. Nightenhelser hausse les épaules. - J'ai fait quelques tours de magie avec le bracelet de mor-phing, le taser et les autres jouets. Ça a impressionné les membres du clan. À moins qu'ils n'aient fait semblant. (Il a un sourire ironique.) La population locale est réduite et le pays est immense, Thomas. Il n'y a pas d'autres tribus à des kilomètres à la ronde. Ils ont besoin de renouveler leur patrimoine génétique. - Eh bien, bravo! fais-je en lui tapant sur l'épaule. (Je saisis à nouveau le médaillon, puis je repense à un détail.) Où est votre bracelet de morphing, au fait? Et votre taser? - Patrocle m'a pris tout mon attirail, confesse Nightenhelser. Je jette un vif coup d'oil par-dessus mon épaule et empoigne le pommeau de mon épée. - Ne vous inquiétez pas, il est parti depuis belle lurette, dit Nightenhelser. - Où ça? - Il a annoncé qu'il retournait à Ilium pour retrouver son copain Achille. Ensuite, il m'a demandé dans quelle direction se trouvait Ilium. Je lui ai indiqué celle de l'est. Il s'est éloigné à pied... et il m'a laissé vivre. - Doux Jésus! À l'heure où nous parlons, il doit être en train de traverser l'Atlantique à la nage. - Ça ne m'étonnerait pas de lui. Nightenhelser me tend la main et je la prends. Comme il est étrange de serrer la main de quelqu'un après toutes ces semaines passées à agripper les gens par l'avant-bras. - Adieu, Hockenberry. Je ne pense pas que nous nous reverrons un jour. - Probablement pas. Adieu, Nightenhelser. Je suis prêt à actionner le médaillon TQ lorsque mon collègue - mon ex-collègue - me pose une main sur l'épaule. - Hockenberry? fait-il, s'empressant de retirer sa main pour ne pas courir le risque d'être TQ avec moi. Est-ce qu'Ilium est toujours debout? - Oh! oui. Ilium est toujours debout. - Nous savions toujours ce qui allait se passer, reprend Nightenhelser. Neuf longues années, et nous savions toujours ce qui allait se produire - avec certes une petite marge d'erreur. Quel homme, quel dieu allait faire telle ou telle chose. Qui allait mourir et à quel moment. Qui allait survivre. - Oui, je sais. - C'est l'une des raisons qui font que je dois rester ici, avec elle, déclare Nightenhelser en me regardant droit dans les yeux. Chaque heure, chaque jour, chaque matin, j'ignore ce qui va se passer ensuite. C'est merveilleux. - Je comprends, dis-je. Et c'est la vérité. - Et vous, Hockenberry, savez-vous ce qui va se passer ensuite? Dans votre nouveau monde? - Je n'en ai pas la moindre idée. Je me rends compte que le sourire dont je le gratifie est aussi féroce que joyeux, un sourire terrifiant, que je n'ai plus rien de commun avec un scholiaste, un lettré civilisé. - Mais ça va être foutrement intéressant de découvrir ce qui se passe ensuite. Je tourne le médaillon TQ et disparais. Remerciements Bien que de nombreuses traductions de Y Iliade aient été consultées durant la préparation de ce roman, je tiens à remercier plus particulièrement les traducteurs suivants: Robert Fagles, Richmond Lattimore, Alexander Pope, George Chapman, Robert Fitzgerald et Allen Mandelbaum. Les beautés de leurs traductions sont multiples et leur talent dépasse ma compréhension. En ce qui concerne les ouvres inspirées par l'Iliade, en vers comme en prose, ma reconnaissance va à W. H. Auden, Robert Browning, Robert Graves, Christopher Logue, Robert Lowell et Alfred, lord Tennyson. Dans le registre des recherches et commentaires sur l'Iliade et sur Homère, je suis reconnaissant à Bernard Knox, Richmond Lattimore, Malcolm M. Willcock, A. J. B. Wace, F. H. Stubbings, C. Kerenyi et autres scholiastes trop nombreux pour être cités. Pour leurs commentaires pleins d'intelligence sur Shakespeare et sur le Caliban upon Setebos de Browning, je remercie Harold Bloom, W. H. Auden et les éditeurs de la Norton Anthology of English Literature. Pour mieux apprécier l'interprétation que fait Auden de Caliban upon Setebos et d'autres aspects de Caliban, je recommande l'ouvrage d'Edward Mendelson intitulé Later Auden. Les aperçus de Mahnmut sur les sonnets de Shakespeare sont en grande partie inspirés de The Art of Shakespeare's Sonnets, le merveilleux livre d'Helen Vendler. La plupart des commentaires d'Orphu d'Io sur l'ouvre de Marcel Proust sont inspirés par l'ouvrage de Roger Shattuck, Proust's Way: A Field Guide to "In Search ofLost Time". Pour les lecteurs qui souhaiteraient, à l'instar de Mahnmut, s'immerger dans des études shakespeariennes, je recommande Shakespeare: The Invention ofthe Human, par Harold Bloom, Me and Shakespeare: Adventures with the Bord, par Herman Gollob, et Shakespeare: A Life, par Park Honan. Pour leurs cartes détaillées de Mars (avant terraformation), je remercie de tout cour la NASA, le Jet Propulsion Laboratory et Uncovering the Secrets ofthe Red Planet, l'ouvrage de la National Géographie Society publié sous la direction de Paul Raeburn, avec un avant-propos et des commentaires de Matt Golombeck1. La revue Scientific American m'a été d'une aide précieuse, en particulier les articles suivants: " The hidden océan of Europa ", par Robert T. Pappalardo, James W. Head et Ronald Greeley (octobre 1999), " Quantum teleportation ", par Anton Zeilinger (avril 2000) et " How to build a time machine ", par Paul Davies (septembre 2002). Finalement, mes plus vifs remerciements à Clee Richeson, qui m'a montré comment construire chez soi une fournaise pourvue d'un cubilot en bois. 1. Édition française: Mars: À la découverte de la planète rouge, National Géographie France, 2001. (N.d.T.) Note de l'auteur. Lorsque mon frère cadet et moi sortions nos petits soldats du coffre à jouets, nous mélangions sans difficulté les Bleus et les Gris de la guerre de Sécession avec les G.I. en kaki de la Seconde Guerre mondiale. J'aime à croire en une manifestation précoce de ce que Keats appelait " capacité négative ". (Notre coffre contenait aussi un Viking, un cow-boy, un Indien et un centurion romain armé de grenades, mais nous savions qu'ils appartenaient à un commando temporel. Certaines anomalies exigent ce que Hollywood appelle des éclaircissements complémentaires.) En ce qui concerne Ilium, toutefois, je me suis efforcé à un minimum de cohérence. Les lecteurs anglophones qui, comme moi, se sont fait les dents sur la merveilleuse traduction de VIliade signée Richmond Lattimore, remarqueront qu'Hektôr, Akhilleus et Aias sont respectivement devenus Hector, Achille et Ajax (le Grand comme le Petit). Je me range sur ce point à l'opinion de Robert Fagles, auteur d'une nouvelle traduction en 1990, selon qui ces graphies latinisées, quoique plus éloignées du grec originel - qui voyait Hektôr s'opposer à Akhilleus et les Akhaiens aux Troïens -, sont préférables aux graphies plus fidèles, qui évoquent le bruit émis par un chat recrachant ses poils. Comme le souligne Fagles, personne ne peut prétendre à une parfaite cohérence, et la lecture est plus aisée lorsque nous adoptons, à l'instar des poètes anglais, une graphie latinisée, voire anglicisée, pour les noms des héros et des dieux. Seule exception à cette règle, encore une fois d'accord avec Fagles: j'ai préféré Odysseus à Ulysse et Athéné à Minerve. Dans sa splendide traduction versifiée de Y Iliade, Alexander Pope se sentait en droit de montrer " Jupiter " en train de passer un savon à Ares (et non à Mars), mais ma capacité négative y renâcle. Parfois, semble-t-il, il faut se limiter au bataillon kaki. N. B.: Les lecteurs qui, comme moi, ont besoin d'une feuille de match pour trier les dieux des déesses et les héros des autres personnages, sont renvoyés au générique de fin. Dramatis personae Achéens (Grecs) Achille Fils de Pelée et de la déesse Thétis, le plus féroce des héros achéens, condamné dès la naissance à périr jeune durant la guerre de Troie, se voyant alors investi d'une gloire éternelle, ou à vivre une longue vie dans l'obscurité. Odysseus Fils de Laerte, roi d'Ithaque, époux de Pénélope, stratège rusé, favori de la déesse Athéné. Agamemnon Fils d'Atrée, commandant suprême des Achéens, époux de Clytemnestre. C'est en insistant pour s'emparer de Briséis, la captive d'Achille, qu'Agamemnon précipite la crise centrale de l'Iliade. Ménélas Fils cadet d'Atrée, frère d'Agamemnon, époux d'Hélène. Diomède Fils de Tydée, capitaine achéen, guerrier d'une telle férocité qu'il a droit à son aristeia (récit dans le récit conçu pour montrer la valeur d'un guerrier) au cours de l'Iliade, épisode qui n'est éclipsé que par l'ultime colère d'Achille. Patrocle Fils de Ménotios, meilleur ami d'Achille, destiné dans l'Iliade à périr de la main d'Hector. Nestor Fils de Nélée, doyen des rois achéens, " l'orateur sonore de Pylos ", plutôt bavard lors des conseils. Phénix Fils d'Amyntor, précepteur et vieil ami d'Achille, inexplicablement affecté à un rôle crucial lors de l'ambassade auprès d'Achille. Troyens (défenseurs d'Hium) Hector Fils de Priam, chef et grand héros des Troyens, époux d'Andromaque et père du bébé Scaman-drios (surnommé par les citoyens "Astyanax", c'est-à-dire " maître de la cité "). Andromaque Épouse d'Hector, mère de Scamandrios; le père et les frères d'Andromaque ont été tués par Achille. Priam Fils de Laomédon, roi d'Ilium (Troie), père d'Hector, de Paris et de bien d'autres fils. Paris Fils de Priam, frère d'Hector, aussi doué pour la guerre que pour l'amour; c'est Paris qui a causé la guerre de Troie en enlevant Hélène, l'épouse de Ménélas, l'obligeant à quitter Sparte pour l'accompagner à Ilium. Hélène Épouse de Ménélas, fille de Zeus, enlevée à maintes reprises en raison de sa légendaire beauté. Hécube Épouse de Priam, reine de Troie. Énée Fils d'Anchise et d'Aphrodite, roi des Dardaniens, destiné dans VIliade à devenir le roi des Troyens dispersés. Cassandre Fille de Priam, femme violée, voyante torturée. Dieux d'Olympos Zeus Roi des dieux, époux et frère d'Héré, père d'innombrables Olympiens et mortels, fils de Cronos et de Rhéa - les Titans, qu'il a jetés dans le Tartare, l'ultime cercle du royaume des morts. Héré Épouse et sour de Zeus, championne des Achéens. Athéné Fille de Zeus, protectrice des Achéens. Ares Dieu de la Guerre, tête brûlée, allié des Troyens. Apollon Dieu des Arts, de la Santé et de la Maladie – le "dieu à l'arc d'argent" -, principal allié des Troyens. Aphrodite Déesse de l'Amour, alliée des Troyens - une intrigante. Héphaestos Dieu du Feu, l'artificier et l'ingénieur des dieux, fils d'Héré; désire Athéné. Humains à l'ancienne Ada A fêté son premier vingt il y a quelques années, maîtresse du domaine d'Ardis. Harman Âgé de quatre-vingt-dix-neuf ans, et donc à un an de son dernier vingt; le seul homme sur Terre qui sache lire. Daeman Proche de ses deux-vingts, séducteur grassouillet et collectionneur de papillons. Savi La Juive errante, la seule des humains à l'ancienne qui n'ait pas été archivée à l'occasion du dernier fax, 1 400 ans plus tôt. Moravecs ( organismes autonomes, conscients et biomécaniques, semés dans les planètes extérieures par les humains durant l'Ère perdue) Mahnmut Explorateur des profondeurs marines d'Europe, lune de Jupiter; commandant du submersible La Dame noire; érudit passionné de sonnets shakespeariens. Orphu d'Io Moravec configuré pour le vide spatial, en forme de limule, d'une longueur de six mètres et d'une masse de huit tonnes, travaillant dans le tore de plasma d'Io; proustien enthousiaste. Asteague/Che Européen, prime intégrateur du Consortium des Cinq Lunes. Koros H! Ganymédéen, de conception humanoïde, avec une enveloppe en fullerène et des yeux à facettes, commandant de l'expédition martienne. Ri Po Callistan, de conception non humanoïde, astrogateur. Centurion en Soldat rocvec de la Ceinture des astéroïdes. chef Mep Ahoo Autres entités Voynix Mystérieuses créatures bipèdes, mi-serviteurs, mi-chiens de garde, extraterrestres. PHV Petits Hommes Verts, également appelés zeks; ouvriers martiens à l'organisme chlorophyllien, ayant pour tâche d'ériger des milliers de têtes de pierre. Prospéro Avatar de la logosphère terrienne, évoluée et douée de conscience. Ariel Avatar de la biosphère terrienne, évoluée et douée de conscience. Caliban Monstre familier de Prospéro. Calibani Clones dégénérés de Caliban, gardiens du Bassin méditerranéen. Sycorax Une sorcière, la mère de Caliban; selon Prospéro, elle est également connue sous le nom de Circé. Sétébos Le dieu violent et arbitraire de Caliban, " pourvu d'autant de mains qu'une seiche ", venu de l'extérieur du système solaire. Le Quiet Le dieu de Prospéro (peut-être), la Némésis de Sétébos, une entité inconnue. Remerciements du traducteur Je tiens tout d'abord à remercier Dan Simmons, dont les livres sont aussi instructifs que captivants. Celui-ci m'a amené à dégager une étagère pour y ranger les ouvrages de référence acquis durant sa traduction, qui ont rejoint le manuel de conduite d'un bulldozer Caterpillar consulté lors de la traduction de L'Échiquier du mal, l'intégrale des nouvelles d'Ernest Hemingway dévorée lors de celle des Forbans de Cuba, et cotera, ad infinitum et ad nauseam. Il existe plusieurs traductions françaises de VIliade. Ma principale référence fut celle de Paul Mazon, actuellement disponible aux éditions Folio. Bien plus précieux se révéla mon vieil exemplaire fatigué de la même traduction, publié en 1965 au Livre de Poche et lu en classe de troisième, avec son indispensable index des personnages et des lieux établi par René Langumier. J'ai suivi Mazon pour la graphie des noms propres, sauf en ce qui concerne Odysseus, conformément au vou de Dan Simmons. J'ai également consulté la traduction de Leconte de Lisle - qui préfère la graphie archaïque dont Dan Simmons décrit plus haut les charmes -, laquelle est disponible sur la Toile à l'adresse suivante: http;//philoctetes.free.fr//homereil.htm Tout traducteur digne de ce nom se doit d'acquérir une bibliothèque shakespearienne en langue française. Je remercie Jean-Claude Dunyach d'avoir suppléé ma défaillance sur ce point en me prêtant son édition du Barde à la Pléiade, ainsi que The Illus-trated Stratford Shakespeare (Chancellor Press). Pour ce qui est des Sonnets, je me suis référé à la traduction de Jean Malaplate, disponible au Livre de Poche; en ce qui concerne La Tempête, à la traduction de Pierre Leyris, chez GF-Flammarion. Parmi mes autres livres de chevet ont figuré Un amour de Swann, de Marcel Proust, et Ada ou l'Ardeur, de Vladimir Nabokov, traduit par Gilles Chahine avec la collaboration de Jean-Bernard Blandenier et sous la supervision de l'auteur (tous deux chez Folio); en ce qui concerne Ulysses de Tennyson et Caliban upon Setebos de Browning, je n'ai pu en trouver aucune traduction française et j'ai dû mettre moi-même la main à la pâte, ce pour quoi j'implore l'indulgence du lecteur. La citation d'Horace dans le chapitre 23 a été traduite en français par le scholiaste Henri Tournier et figure sur un merveilleux site baptisé " Les Jardins de Lucullus ": http://membres.lycos.fr/malsneetai/Epodes.htm Pour ce qui est de la mythologie, j'ai tiré de précieuses informations du Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine de Pierre Grimai (Presses universitaires de France), que j'ai emprunté à ma médiathèque préférée, justement baptisée Odyssud - je n'invente rien. Un extraordinaire ouvrage est venu assister mon imagination visuelle: L'Âge de bronze, vol. 1: Un millier de navires, une bande dessinée d'Eric Shanower, publiée en France par les éditions Akileos et traduite en français par l'énigmatique Achille(s). Le lecteur anglophone est renvoyé au site d'Eric Shanower pour des aperçus sur cette épopée graphique en cours d'élaboration: http://www.age-of-bronze.com Venons-en à la science. J'ai passé nombre d'heures sur la Toile en quête d'éclairage scientifique, et je dois remercier mon éditeur, Gérard Klein, pour son regard d'aigle, qui a épargné au lecteur maintes bourdes et erreurs. Celles qui subsistent sont de ma seule responsabilité. Deux livres m'ont aidé à compléter mes notions d'aréographie. À la conquête de Mars, par Olivier de Goursac (Larousse), stupéfiante feuille de route pour l'exploration de la planète rouge, et Sur Mars, par Pierre Lagrange et Hélène Huguet (EDP Sciences), qui n'est rien moins qu'un guide de voyage sur la même planète. Grâce à eux, j'ai suivi sans peine les aventures de Mahnmut et Orphu au pays des PHV. Quant à l'ouvrage du National Géographie mentionné par Dan Simmons, j'ai pu le consulter, lui aussi, grâce à Odyssud. Terminons par le plus étonnant: quand on traduit un roman de science-fiction, comment faire pour rendre en français la description d'un moulage de bronze tel qu'on le pratiquait durant l'âge du même nom (cf. chapitre 8)? Mes plus vifs remerciements aux artisans de La Borne, qui ont eu la bonne idée de faire la même chose qu'Hannah et ses amis et de le raconter sur la Toile: http://www.la-borne.com/fifta A suivre.