ANTICIPATION DAN DASTIER AU DE LA DES TROUEES NOIRES Syrglia... Derniere planete exploree, dans ce secteur mal connu du Cosmos ou de bizarres zones sombres excitent la curiosite des hommes. Malgre l'interdiction formelle des autorites de l'E.M.G.A., une expedition tente de percer le mystere de ces zones sombres. La nuit, quand les nuages disparaissent du ciel de Syrglia, il ne reste plus que ce vide immense, desesperant, face aux telescopes de l'expedition "Centaurus". Pas une etoile... Aucune planete. Rien... Les nefs qui se sont aventurees dans ce vide insondable ne sont jamais revenues. En debarquant sur Syrglia, Kael Talvac, Mig Taunsen et Christa Sanders ignorent que leur destin se joue deja, quelque part, au-dela des trouees noires... PREMIERE PARTIE CHAPITRE PREMIER Kael Talvac traversa le hall circulaire du Secteur Central, et s'engagea d'un pas rapide dans un des couloirs d'acces transparents, rayonnant a partir du hall. Au-dessus de sa tete, a l'exterieur de la base d'etude, de lourds nuages jaunatres fuyaient dans le ciel, entraines par un vent violent. Kael esquissa une grimace ecoeuree. Depuis que l'immense nef-laboratoire s'etait posee sur Syrglia, le temps n'avait guere varie ! A croire que cette planete de type terrestre, perdue aux confins de l'univers explore, etait perpetuellement livree aux tempetes ! Il s'arreta devant le panneau mobile de la porte 4, et se tourna vers le capteur phonique encastre dans la paroi aux reflets satines. -- Talvac... Kael, enonca-t-il. Unite-Six-Sept. Affectation temporaire au Secteur Central. Je demande l'autorisation de sortir de la base. Un temps de silence. Dans le poste de veille exterieure, un surveillant des Services de Securite devait verifier les donnees. Sa voix fit vibrer la membrane magnetique d'un transmetteur invisible : -- Motif? Kael reprima un mouvement d'impatience. Il avait du mal a se faire a cette discipline militaire imposee par les types de la Securite. Ils etaient probablement les seuls etres pensants sur cette maudite planete, mais les responsables semblaient craindre on ne sait quels dangers. Pourtant, les equipes d'exploration etaient formelles : aucune trace de vie intelligente sur Syrglia. Faune et flore ne presentant que des dangers mineurs... -- Pas de motif precis, declara un peu sechement Kael. Promenade ou detente. Ce que vous voulez ! J'ai besoin de respirer autre chose que de l'air filtre, aseptise, conditionne ! Le surveillant emit un petit rire difficile a interpreter. -- Vous allez etre servi ! Avez-vous jete un coup d'oeil au-dehors, monsieur Talvac? interrogea-t-il ironiquement. -- Oui, je sais, il y a du vent. Mais j'ai mis du plomb dans mes poches, renvoya Kael. Et je n'ai pas l'intention d'attendre que la meteo s'ameliore pour aller faire un tour. Mon travail est termine pour aujourd'hui, et il n'existe aucune interdiction de sortir, que je sache ? -- Aucune, en effet, monsieur Talvac. Desirez-vous un vehicule ? -- Non. J'ai envie de marcher un peu. Il devanca la question qu'il sentait venir, et ajouta : -- Vous pouvez brancher vos foutus appareils de detection vers la plage. C'est dans cette direction que je compte me rendre. Pas d'objection? -- Aucune. Mais la baignade est interdite, en raison de l'etat de la mer ! Le surveillant se payait ostensiblement sa tete, mais Kael haussa les epaules. Aucune importance... Il avait envie de sortir, et il sortait, voila tout. Il ne savait d'ailleurs pas trop bien pourquoi il avait soudain envie de marcher a l'air libre, par un temps pareil, mais ce dont il etait intimement persuade c'est qu'il n'avait pas a fournir de raisons a ceux de la Securite. Il avait peut-etre signe un contrat avant de s'embarquer dans cette galere, mais jusqu'a preuve du contraire il restait un homme libre ! -- Vous vous sentez bien, n'est-ce pas, monsieur Talvac? interrogea la voix soudain doucereuse du surveillant. Kael sentit son poil se herisser. Il venait certainement de brancher un analyseur de spectre cerebral. Ca n'etait pas vraiment un viol de la pensee, mais l'operation permettait quand meme de verifier si un sujet se trouvait en pleine possession de ses moyens mentaux. -- Si vos appareils decelent quelque chose d'anormal dans mon spectre personnel, fit remarquer froidement Kael, c'est probablement du a l'enervement que commence a provoquer en moi votre entetement a ne pas ouvrir cette porte ! -- Vous avez raison. Je vous ouvre, monsieur Talvac. Ne vous approchez pas trop de la zone ou se brisent les vagues. Certaines d'entre elles atteignent plus de dix metres. Restez egalement dans le champ de nos visualiseurs. Bonne promenade... La voix etait redevenue impersonnelle. Ces types etaient bizarres, parfois. Peut-etre que cela venait du fait qu'ils n'avaient pratiquement aucun contact avec les autres membres de l'expedition, en dehors des phrases echangees par l'intermediaire des appareils de transmission. Le panneau s'eleva sans bruit vers le haut, pivotant autour d'un axe a la facon d'une trappe. Kael brancha d'un geste machinal le systeme de climatisation de sa combinaison souple, et sortit dans la tourmente. Presque aussitot, il eprouva un plaisir intense a sentir le vent dans ses cheveux et les rafales de pluie sur son visage. Il se sentait tout a coup tres loin de l'atmosphere feutree des labos ou des salles d'observation, dans lesquelles ronronnaient les centrales energetiques des multiples telescopes braques vers le ciel inhumain de Syrglia. Cela faisait des jours et des jours qu'il devinait en lui ce besoin d'echapper a l'ambiance studieuse de la base, mais son travail l'avait absorbe, et il n'avait pu donner suite a ce desir. Il gravit un sentier escarpe, au flanc d'une dune au sable verdatre, forme de grains spheriques qui roulaient les uns sur les autres, formant parfois des zones mouvantes qu'il etait preferable d'eviter. Mais ces zones avaient ete balisees par les equipes de securite, et des barrieres magnetiques etaient en place en permanence pour en interdire l'acces. Kael s'arreta au sommet de la dune et se retourna, tournant le dos au vent. La base de l'expedition > ressemblait a un enorme insecte qui aurait echoue la, dans cette cuvette aux couleurs agressives, produites par differents types de mousses et de lichens poussant dans le terrain sablonneux. Brun, rouge sombre, vert acide, jaune veneneux... Un regal pour la vue ! Vaguement degoute, Kael haussa les epaules. Tous, ils savaient au depart que l'expedition ne serait certainement pas une partie de plaisir. Une premiere mission avait ete envoyee sur Syrglia afin d'en etudier les conditions de vie, et les premiers rapports d'exploration avaient ete communiques a chaque membre de la future expedition, bien avant la signature des contrats. Pourtant, il n'y avait eu que trois defections, au dernier moment, parmi les trois cents specialistes qui avaient presente une demande au Centre de Recherches Cosmiques de l'E.M.G.A., l'Empire Galactique bati par les pionniers terriens. Exactement un pour cent ! C'etait faible, comme pourcentage, si l'on considerait le luxe de details avec lequel les conditions de vie avaient ete decrites dans le rapport d'exploration ! Cela s'expliquait sans aucun doute par le fait que tous les participants etaient des volontaires, et qu'ils etaient tous puissamment motives. Pour certains, seule comptait l'excitation provoquee par le caractere nouveau de la recherche entreprise. Ceux-la etaient venus sur Syrglia pousses par le besoin de savoir a quoi correspondaient ces etranges zones sombres de l'espace, detectees quelques annees plus tot, et baptisees, faute de mieux, les trouees noires. Elles se trouvaient aux confins des galaxies recemments explorees, et les temeraires qui avaient ose s'en approcher avaient disparu sans pouvoir transmettre le moindre message de detresse. Les radars les plus perfectionnes, les telescopes les plus modernes butaient sur ce mystere. C'etait exactement comme si plus rien n'existait au-dela de ces trouees. Un univers ou la lumiere elle-meme s'evanouissait. Un vide aberrant, vertigineux, le royaume de l'Invisible... On ne comptait plus les expeditions qui, tentees par le mystere lui-meme, s'etaient approchees imprudemment des zones inconnues, pensant pouvoir en percer le secret. On ne les avait jamais revues... Alors, les dirigeants de l'E.M.G.A. avaient interdit la zone dangereuse, ce qui n'empechait evidemment pas les tentatives effectuees par des entreprises privees de recherche spatiale. Voila pourquoi trois cents specialistes vivaient maintenant depuis plusieurs semaines terrestres sur Syrglia, la planete habitable la plus proche d'une trouee, a des milliers d'annees-lumiere de la planete mere, apres avoir effectue un formidable bond dans le supra-espace. Voila pourquoi Kael Talvac, ingenieur polyvalent age de trente-deux ans, contemplait maintenant l'etendue immense d'un ocean dechaine, eclaire par les rayons blafards de deux soleils lointains, qui reussissaient parfois a traverser la couche des nuages aux reflets sulfureux, chasses par le vent. En bas, dans la cuvette, les multiples spheres de la base d'etude etaient herissees d'antennes paraboliques braquees vers l'inconnu, et les complexes coordinateurs repartissaient les renseignements captes vers les specialistes qui se relayaient jour et nuit pour tenter d'en comprendre le sens. Jusqu'a maintenant, les resultats frolaient l'aberrant, et aucune theorie valable ne s'etait encore demarquee du fatras d'hypotheses plus ou moins fantaisistes qui alimentaient les conversations, aux heures de detente. Il arrivait parfois a Kael de regarder le ciel etrange de Syrglia, la nuit, quand les lourds nuages s'ecartaient comme par enchantement pour laisser voir l'immensite des tenebres qui semblait peser sur la planete. La-bas, tres loin, il n'y avait plus d'etoiles, plus de planetes. Plus rien... Et pourtant, les telescopes recemment mis en service affirmaient qu'il existait quelque chose dans ces tenebres ou venait mourir la lumiere du cosmos. Mais les donnees que leurs enregistreurs emmagasinaient dans leurs prodigieuses memoires ne debouchaient sur rien de concret. Rien en tout cas que le cerveau humain soit en mesure de transformer en images analysables... Kael se mit a descendre vers la plage balayee par le vent. Il avait la certitude que les savants du Secteur Central trouveraient la reponse a toutes les questions qu'ils se posaient. C'etait seulement une question de temps. On modifierait la programmation de base des sondes spatiales expediees regulierement vers la trouee noire, et un beau jour, l'une de ces sondes reviendrait de l'impossible voyage. Il n'y aurait plus qu'a envoyer une nef habitee, et tout serait dit. Un nouveau mystere de l'Univers aurait ete revele aux humains avides de connaissances. La mission prendrait fin, et Kael reviendrait vers les planetes plus hospitalieres de l'E.M.G.A. Il frissonna, malgre la climatisation de sa combinaison. Revenir vers son monde... Retrouver ses obsessions... -- Jamais !... dit-il tout haut, presque sans desserrer les dents. II sentit une angoisse impensable l'assaillir. A nouveau ce visage de femme devant lui, sur l'ecran de sa memoire. Il venait de relacher la terrible tension qu'il s'imposait depuis des mois pour repousser cette vision, et elle etait la, a nouveau, avec ce sourire qu'il ne pouvait effacer. Avec ce regard qui mentait si bien quand il disait >... Il se jeta vers la greve, courbe en deux sous les rafales qui devenaient plus fortes, marcha parallelement a ia mer, les oreilles pleines du vacarme infernal du vent et des vagues enormes qui deferlaient. II avancait comme un forcene, comme s'il avait maintenant un but a atteindre. C'etait donc seulement pour cela qu'il avait fallu qu'il vienne sur cette plage? Parce qu'il devait y retrouver l'obsedant visage de la femme qu'il avait aimee au-dela de toute raison ? Un sanglot lui noua la gorge, mais il n'avait pas envie de pleurer. Il avait franchi le stade des larmes, et meme celui de ia revolte. Il voulait seulement ne plus voir ce visage. Etre debarrasse d'elle ! C'etait pour l'oublier qu'il s'etait jete dans une aventure qui ne representait rien d'autre pour lui qu'une possibilite de fuite. Mais elle l'avait suivi dans l'immensite du cosmos, et il avait presque aussi mal que le soir ou ils avaient fait l'amour une derniere fois, et qu'elle lui avait annonce qu'elle allait se marier. Avec un autre... L'amour... l'argent, la puissance, la gloire. Lui n'avait rien. L'autre avait tout... C'etait tellement banal qu'il n'avait rien dit. Il etait simplement parti, avec cette peine immense qu'elle n'avait meme pas devinee. Apres, il avait hurle son desespoir... Seul, comme une bete. Au fil du temps, il avait appris a vivre avec ce desespoir, a enterrer ses souvenirs. Pourtant, il avait fallu qu'il vienne sur cette plage, aujourd'hui. Cela avait ete plus fort que lui. Une force invincible l'avait pousse vers cette etendue livide, parce que c'etait la qu'elle l'attendait. Il s'arreta, face a l'ocean couleur de plomb et se mit a rire. Un rire desespere, presque inhumain. Et elle riait avec lui... Tout cela etait grotesque, au bout du compte. Il avait mis des milliers d'annees-lumiere entre cette femme et lui, et cela n'avait servi a rien ! Il cessa brusquement de rire parce que le visage devenait etrangement flou dans sa memoire. Un espoir insense deferla en lui, aussi puissant que ces vagues qui venaient se briser sur la plage. Allait-il enfin connaitre la paix de l'ame ? Etait-ce pour voir mourir enfin cette obsession qu'il s'etait jete dans la tourmente ? Il ne savait meme plus depuis combien de temps il se trouvait sur cette plage. Il avait certainement depasse sans s'en rendre compte les limites autorisees, et il aurait un blame, au retour. Du cote des dunes immenses, le ciel perdait sa couleur tourmentee, et l'ombre nocturne gagnait peu a peu. -- Il faut que je rentre, dit-il a voix haute. Mais le vent emportait les paroles, et sa volonte se dissolvait. Il y avait toujours une image floue de femme au coeur de cette bizarre lucidite qui etait en lui, mais il arrivait maintenant a y songer avec une sorte de detachement amer. Il fallait qu'il reste encore. Il ne savait pas exactement pourquoi, mais il fallait qu'il reste. Curieux, cette impression de dependre de forces aveugles. Il s'en inquieta brievement, puis haussa les epaules. Sans importance. Ce qui comptait, c'est cette delivrance qui approchait a grands pas. Demain, il serait vraiment un homme libre, et il rirait de ce desespoir qui lui avait peut-etre fait perdre les plus belles annees de sa vie ! Demain, il aurait oublie cette femme ! Il ne se souvenait meme plus de son prenom. Pourtant, il l'avait murmure pendant des heures, au debut... Il passa sa main droite sur son visage ruisselant d'eau. -- Il faut que je rentre, repeta-t-il. Il se secoua, fit brusquement demi-tour. -- Non!... Ce n'etait pas lui qui avait crie. Il se figea, les nerfs a vif, regarda autour de lui, le souffle court. Personne. Il n'y avait personne et pourtant... Cette voix... En lui, l'image du visage aime, puis hai au-dela du possible, se materialisait a nouveau, et il se laissa tomber sur le sable trempe avec la pluie qui lui cinglait le visage. Tout allait recommencer, et ce serait pire encore parce qu'il s'etait cru gueri... Il pensa qu'il etait en train de devenir fou. Oui, il n'y avait pas d'autre explication possible. Meme cette voix interieure qui tentait de le rassurer relevait de la folie pure. Folie egalement que ce visage terriblement precis qui flottait devant ses yeux. Une femme, toujours... Mais ce n'etait plus la meme... CHAPITRE II -- Mon nom est Mig Taunsen... Deux-Unite-Quatre. Secteur Medical. Je demande a sortir du module sanitaire MY-12. -- La meteo est mauvaise, docteur, fit remarquer la voix du surveillant. Et la nuit approche. Ou devez-vous vous rendre ? -- Je ne dois me rendre nulle part, repliqua nerveusement Mig. Je viens d'operer pendant pres de quatre heures, et j'ai besoin de marcher un peu. C'est tout. -- Vous feriez mieux de vous rendre a la salle de repos, docteur, suggera le surveillant. Il reste deux relaxators inoccupes. Je peux vous en faire reserver un immediatement ? -- Je vous demande seulement d'ouvrir cette bon Dieu de porte ! s'emporta le chirurgien. Ne m'obligez pas a vous rappeler que mon statut personnel m'autorise a tous deplacements que je pourrais juger utile. Je n'ai de comptes a rendre qu'au directeur supreme. Dois-je le deranger pour obtenir l'ouverture de cette porte ? La voix du surveillant changea d'un seul coup : -- Ce n'etait qu'une simple suggestion, docteur. Veuillez m'excuser, mais je dois faire mon travail. Je vais ouvrir, mais puis-je toutefois me permettre un conseil ? -- Vous pouvez. -- Restez s'il vous plait dans la zone d'efficacite des visualiseurs du Secteur Medical. Mig haussa les epaules. Ces types etaient de vrais robots, polarises sur un reglement qui n'etait pas toujours d'une intelligence evidente ! Le panneau bascula sans bruit devant lui, et une rafale glacee s'engouffra dans le sas du module sanitaire. Le genre de chose qui aurait du suffire a decourager le chirurgien de sortir. Il eprouva pourtant une intense satisfaction, assez comparable a cette brutale exaltation que doit ressentir un prisonnier qui reussit soudain a fuir sa prison... Il sortit, et entendit le claquement sec du verrouillage automatique de la porte qui venait de se refermer dans son dos. Il se sentait etrangement heureux, au milieu de cette tourmente qui paraissait monter a l'assaut de la colline, au pied de laquelle avaient ete groupes les modules administratifs et sanitaires de l'expedition, dans un site nettement moins expose que celui du Secteur Central. Il traversa a grands pas la zone defrichee, rendue sterile par l'action de rayonnements speciaux, et s'engagea dans un chemin trace artificiellement, et qui escaladait la pente relativement douce de la colline. De part et d'autre du chemin, la vegetation rouge sang reprenait ses droits, et de loin en loin emergeaient les troncs tortures de ce qu'on pouvait considerer comme des arbres, malgre le manque total de feuilles. Il y avait seulement de bizarres renflements ovoides a l'extremite des branches noires, et les specialistes qui s'etaient penches sur la question affirmaient qu'il s'agissait de fruits probablement comestibles. En tout etat de cause, leur couleur vaguement laiteuse n'avait rien de vraiment engageant ! Au sommet de la colline, la violence du vent faillit le jeter au sol, et il se mit a rire tout seul, sans raison valable. C'etait etrange quand meme ce besoin brutal d'echapper a l'ambiance dans laquelle il vivait sans trop de probleme depuis des semaines... Brusquement, a la fin de cette delicate operation d'une tumeur au foie, sur un des physiciens de l'equipe de recherche qui serait sur pied dans deux jours tout au plus, apres le traitement de regeneration, il avait eprouve le desir imperieux de sortir. -- Comme pour fuir..., dit-il tout haut. Le son de sa propre voix le fit frissonner. Mais il eprouvait maintenant le besoin de parler... -- Pas pour fuir, corrigea-t-il aussitot. C'est... autre chose... Il aurait voulu savoir quelles forces l'avaient pousse a quitter le module sanitaire. Une vague inquietude naquit au plus profond de lui-meme. Tout cela n'etait pas tres normal. Sa pensee derivait, perdait de sa cohesion, et il n'avait aucune envie de reagir. Il s'arreta, et se retourna pour contempler le vaste panorama qui s'offrait maintenant a lui. Il distinguait au loin les installations deja illuminees du Secteur Central, et aussi la mer, entre deux dunes verdatres. Un paysage d'une desolation poignante, mais qui avait aussi sa beaute, quand on savait regarder les choses d'une certaine facon. Il aurait suffi d'un peu de soleil et de chaleur... Mais depuis leur arrivee, il y avait des nuages jaunes, le jour, et ce ciel vide et noir, quand venait la nuit... Mig se detourna avec un haussement d'epaules, et entreprit de redescendre de l'autre cote de la colline, vers une sorte de plaine immense traversee par de longues stries rectilignes depourvues de toute vegetation. Un phenomene que personne n'avait pu expliquer jusqu'a maintenant. Il savait qu'il allait enfreindre le sacro-saint reglement en franchissant les limites autorisees mais il s'en moquait comme de son premier scalpel photonique ! La certitude qu'il ne reviendrait jamais sur ses pas, pour retrouver la quietude des installations, le frappa brusquement, et il s'immobilisa, le corps parcouru de fremissements incomprehensibles. Il allait se passer quelque chose, c'etait certain. Il eut peur de ce qu'il sentait monter en lui. Peur, parce qu'il avait fait toute cette distance depuis la Terre pour echapper justement a ce qui etait en train de renaitre dans son souvenir. Puis la peur disparut aussi vite qu'elle etait venue, et un espoir insense prit sa place. -- Jari..., murmura-t-il. Jari, mon petit... Il retrouvait avec ravissement le visage de l'enfant. De son enfant... Tout pouvait donc recommencer ? Il comprit qu'il acceptait a nouveau de se souvenir. C'etait necessaire... Ce n'etait que pour cela qu'il avait quitte le module MY-12. Rien que pour retrouver ce visage d'enfant. Il revivait avec une acuite extraordinaire toute une periode de sa vie, qu'il avait cru enterree a jamais. L'accident terrible, en pleine nuit, alors qu'il se trouvait avec quelques amis... Ce flic sans ame qui lui annoncait froidement que son fils etait en train de mourir, parce qu'une fusauto l'avait fauche alors qu'il traversait une voie de degagement, avec sa mere... Un chauffard non identifie. Il avait couru comme un fou jusqu'a l'hopital, et juge en quelques secondes ce qu'il fallait faire. Parce qu'il etait un des meilleurs chirurgiens du moment, personne n'avait ose lui interdire de pratiquer la delicate operation au cerveau, alors qu'il n'etait pas en mesure de la mener a bien. Seule sa femme avait tente de s'interposer, parce qu'elle savait... Il avait passe outre. Et sa main -- cette main dont l'habilete etait presque legendaire --, sa main qui avait tant de fois sauve des vies, tua cette nuit-la, parce qu'elle trembla a l'instant le plus crucial de l'operation... Elle trancha la vie plus surement que le choc qui avait conduit l'enfant sur la table d'operation, et Mig Taunsen comprit alors dans quel enfer il penetrait. Le premier regard qu'il avait affronte, apres, avait ete celui de sa femme. Un regard terrible. Un regard qui condamnait. Elle savait pourquoi la main de Mig l'avait trahi... Quelques personnes egalement savaient. Il ne prit plus jamais de cette drogue soi-disant inoffensive qu'on absorbait parfois, au cours de certaines reunions privees. Un mal qui revenait a la mode apres la longue periode de prohibition. Il n'en reprit plus jamais, mais cela ne fit pas revivre le petit Jari Taunsen. Marta etait partie un jour, apres l'avoir traite d'assassin, et il etait reste seul avec cet effroyable chagrin... Seul avec l'image de ce petit visage ensanglante qui hantait sa memoire. Et ce soir, il etait venu la pour retrouver Jari. Sur cette planete du bout de l'Univers, son fils l'attendait. Une bouffee de bonheur le submergea quand les traits imprimes dans son esprit par les forces inconnues qui le guidaient se preciserent enfin. Jari souriait... Il s'effondra sur les genoux et se mit a sangloter. -- Il ne faut pas rester ici... Marcher, encore... Vite ! C'est l'enfant qui prononcait les paroles. C'etait hallucinant. Il reagit violemment, voulut se defendre. Son cerveau enfievre luttait presque inconsciemment contre l'impensable phenomene qui creait en lui un bizarre desequilibre. -- Je dois... retourner... la-bas! bredouilla-t-il. Il le faut ! -- Marcher... encore..., murmurait l'image de Jari. Il se leva, regarda derriere lui. La pente de la colline etait noyee dans une brume de nuit de plus en plus epaisse. Il ne pouvait plus revenir en arriere. Il etait deja trop tard. Il voulut resister encore, alors que le visage de l'enfant se deformait sur l'ecran de sa memoire. -- Bientot... trop tard... Marcher encore... Il se remit en marche en titubant, le regard brouille par les larmes et par les rafales de pluie qui redoublaient. -- Je m'appelle Christa Sanders. Deux-Zero-Cinq. Secteur Megascopie. Je demande l'autorisation de quitter la station d'observation >. -- Autorisation refusee, miss Sanders, renvoya presque aussitot la voix du surveillant. Interdiction formelle de quitter les modules sans autorisation du directeur supreme. Je vous rappelle que la nuit va tomber dans quelques minutes. Deux personnes sont portees disparues et nous sommes en alerte jaune. -- Mais je dois... -- Desole, miss Sanders, coupa le surveillant. La modulation habituelle de fin de communication fit sursauter la jeune femme en combinaison souple de xynil bleu pale, et des larmes de desespoir envahirent brusquement ses yeux magnifiques, alors que sa poitrine orgueilleuse soulevait le tissu synthetique a un rythme soudain plus accelere. Il fallait qu'elle sorte de toute urgence. Il fallait qu'elle quitte la station avant qu'il ne soit trop tard... Elle sentait que c'etait vital. Peter et elle avaient rendez-vous, quelque part a l'exterieur, au milieu de cette tempete effrayante, et il fallait qu'elle le retrouve. Elle avait toujours su qu'il ne pouvait pas etre vraiment mort dans l'explosion de sa nef, a proximite de Jupiter. C'est pour le retrouver qu'elle s'etait embarquee avec ceux de l'expedition >. Pour le retrouver ou pour oublier son chagrin, elle ne savait plus tres bien, mais c'etait sans importance. Et ce panneau metallique, la, devant elle, qui lui interdisait toute sortie... Elle songea d'abord a insister aupres du surveillant, renonca aussitot. Ces gens-la ne connaissaient qu'une seule chose : le reglement. Elle ne ferait qu'attirer sur elle l'attention des Services de Securite. Alors une idee folle germa dans son esprit obsede par un impensable espoir. Peter l'attendait, la, dehors, sous une forme qu'elle avait peine a imaginer. Il n'etait peut-etre qu'un spectre, mais elle avait besoin de savoir... Et elle devait absolument franchir cette porte... Alors elle fit demi-tour et courut vers l'un des laboratoires, a l'extremite d'un long couloir autoluminescent. Quand elle revint vers la lourde porte de metal, elle tenait a deux mains un appareil presque trop lourd pour elle. Cela avait l'aspect d'une boite metallique brillante, de forme parallelepipedique, prolongee par un tube transparent herisse d'une multitude de courtes aiguilles de metal. L'ensemble etait muni d'une sorte de crosse striee permettant de le tenir solidement en main, et servait a la dissection d'echantillons mineraux ou metalliques en laboratoire. En reglant la puissance du flux a fond, on obtenait pendant un temps relativement court une arme desintegrante d'une efficacite redoutable. Pour s'en emparer, Christa avait du forcer une des armoires renfermant le materiel, mais elle agissait dans une sorte d'etat second, et ne s'attardait pas aux details. Une force invincible l'animait, et elle se sentait capable de tuer si quelqu'un tentait de s'interposer entre elle et ce qui l'attendait a l'exterieur de la station, implantee en pleine montagne, dans un site favorisant l'observation du ciel. Elle s'enerva apres les commandes de reglage du flux energetique qu'elle poussa toutes au maximum de puissance, puis braqua son arme improvisee en direction de la porte metallique et enfonca la detente. Il y eut un eclair fulgurant et l'air ambiant se chargea d'electricite. En une seule decharge, d'une duree de deux ou trois secondes au maximum, tout le flux energetique vint percuter de plein fouet la surface metallique, et Christa recula sous l'effet de la chaleur suffocante en se protegeant le visage de son coude replie. Instantanement, les sirenes d'alarme se declencherent a l'interieur de la station, alors que le vent et la pluie s'engouffraient dans la breche ouverte dans la porte, produisant des jets de vapeur qui fusaient dans toutes les directions. Haletante, Christa s'avanca vers le trou, largement suffisant pour lui livrer le passage, et, entendant une cavalcade dans le couloir d'acces, elle n'hesita pas une seule seconde, abandonna l'encombrant desintegrateur et plongea carrement a l'exterieur, en >, sans toucher les levres chauffees a blanc de la breche. Elle boula sur l'esplanade soigneusement nivelee, devant l'entree de la station, roula au milieu d'une flaque d'eau et sentit une douleur sourde au niveau du genou droit. Serrant les dents, elle reussit a se relever et se jeta en avant pour echapper a la clarte des projecteurs exterieurs qui venaient de s'allumer tous en meme temps, trouant la nuit. Elle courut droit devant elle, coupant a travers la pente abrupte. Bien au-dessus de la station les immenses etendues de neige teintee en blanc-bleu par des myriades de micro-organismes, eclairaient faiblement les sommets glaces, tortures comme ceux de montagnes de cauchemar. Un transmetteur se mit a hurler son nom et elle s'immobilisa dans une zone sombre, le coeur battant a tout rompre : -- Christa Sanders!... Revenez. Revenez immediatement ! Elle hesita. Elle reconnaissait la voix. Celle de Mers Baglan, le chef de station. Elle pouvait encore faire demi-tour, lui expliquer... -- Il ne comprendrait pas... Elle frissonna. Cette voix chaude qui avait vibre en elle... -- Peter... Peter, mon amour... Un sanglot lui noua la gorge, parce que le visage de son mari se materialisait devant ses yeux, avec ce sourire qu'elle n'avait jamais pu retrouver sur les levres d'aucun homme. Le souvenir revivait avec une intensite incroyable... -- Revenez, miss Sanders ! -- Trop tard, maintenant, murmura-t-elle, eperdue de bonheur. C'est trop tard, n'est-ce pas, Peter ? -- Marche, Chris... Marche vite... Le temps presse, maintenant... Oubliant la douleur qui vrillait son genou, elle s'elanca en avant, vers une clarte diffuse, encore lointaine, et qui paraissait flotter au-dessus du sol comme un voile de brume. Un voile de brume que le vent lui-meme n'aurait pu diluer... CHAPITRE III La nuit avait maintenant pris possession du paysage qui environnait Kael. Sans les photo-organismes microscopiques restituant une partie de la lumiere emmagasinee pendant le jour, et dont les colonies balisaient irregulierement les abords de la plage, le noir aurait ete absolu. Pourtant, les nuages avaient presque completement disparu du ciel de Syrglia. Chaque nuit, le meme phenomene se reproduisait, comme si l'existence de ces nuages dependait de la lumiere elle-meme. A leur place, il n'y avait plus que le ciel vide, insondable, au sein duquel ne brillait aucun astre. Un vide desesperant, charge de menaces incomprehensibles... Kael avait l'impression qu'il marchait depuis des heures, vers un but qui lui echapperait eternellement. Il avait toujours en lui ce visage inconnu qui ne voulait rien dire car ce n'etait pas celui de la femme qu'il avait aimee. Qu'il aimait encore... Cette vision n'etait peut-etre finalement qu'un fantasme ne de son imagination, ou peut-etre... Oui, peut-etre un moyen d'autodefense elabore par son Moi second pour repousser l'obsession envahissante du souvenir de l'autre. Le vent continuait a soulever d'enormes vagues qui venaient se fracasser sur la greve, provoquant des jaillissements d'ecume, et leur vacarme infernal emplissait les oreilles de Kael. La pluie avait cesse bien avant la disparition des nuages, mais le froid le penetrait, malgre la climatisation automatique de la combinaison isolante. La-bas, a une distance que Kael se sentait dans l'incapacite totale d'apprecier, existait une lueur diffuse, incertaine. Et il marchait vers elle, entierement mobilise par ce but qu'il fallait atteindre. Il n'etait plus rien... Kael Talvac n'existait plus. Du moins, plus de cette existence d'homme qui avait ete la sienne jusqu'a cette nuit de cauchemar. Il eprouvait la sensation inexplicable que plus rien ne pouvait l'atteindre, alors qu'une menace terrible pesait sur ce monde qui n'etait pas le sien. Il etait fatigue, mais il marcha pourtant au meme rythme forcene jusqu'a ce qu'il sache qu'il etait arrive au terme de son etrange voyage. Aucun ordre ne lui etait parvenu clairement. Il arrivait, c'est tout. Autour de lui, le ciel de Syrglia devenait rouge. Comme une immense blessure... Mais ce n'etait pas cette couleur sanglante qui fit frissonner Kael. Plutot ce qui se passait autour de lui, sur cette plage au bord d'un ocean sans nom. -- Im... impossible, bredouilla-t-il. Tout cela est impossible ! Il aurait voulu crier, parce que la peur revenait l'assaillir. Parce qu'il ne comprenait pas pourquoi le mouvement des vagues se ralentissait soudain comme un film qui defile de moins en moins vite. La luminosite scintillante des colonies de photo-organismes perdait peu a peu de son intensite, devenait une lueur pale, sans vie, siege de fluctuations lentes qui faisaient songer a des soubresauts d'animal mourant. C'etait cela... La mort? Quelque chose etait en train de mourir dans ce monde sans ame ou il avait echoue, pousse par son propre desespoir. Une immense et inexplicable paralysie etait en train de gagner les etres et les choses. Ensuite, viendrait le froid terrible de la mort... Des fulgurances violentes passaient dans le ciel, rouge sombre maintenant, et Kael realisa que le vacarme de la mer et du vent faiblissait lui aussi. Lui-meme se sentait gagne par une torpeur essentiellement physique, qui laissait son esprit relativement lucide. Il ne remuait plus parce qu'il n'avait plus envie de remuer. Son cerveau n'etait plus apte a donner a ses muscles l'ordre d'action, mais il continuait pourtant a penser normalement. Enfin, presque normalement. Parce qu'il decelait deux tendances tres nettes en lui : il y avait d'abord la reaction de peur, assez logique en de telles circonstances, et puis l'autre reaction. Celle qui lui etait dictee par une puissance a laquelle il ne pouvait resister. Donc, il n'etait pas vraiment lucide. Aberrant. Tout cela etait proprement aberrant ! Il eut la notion brutale d'un malheur effroyable. Un malheur qui ne pouvait pas l'atteindre pour une raison qu'il ignorait encore. Peut-etre qu'il se trouvait maintenant dans un monde a part. Dans une sorte de continuum spatio-temporel en constant ralentissement. L'espace n'avait plus de sens. Le temps non plus. Bientot, ce serait l'immobilite totale des elements. Plus de mouvement. Plus de bruit... Plus que cette grisaille qui succedait au rouge, qui tuait toute lumiere. Le film s'arretait. Il n'y avait plus qu'une image fixe. Une image dont il etait le centre, et qu'il contemplait avec un calme impensable, de l'interieur! Et la petite lumiere, la-bas... Cette lumiere pale qu'il avait tant souhaite atteindre. Elle existait toujours. Elle semblait vivre, elle, alors que tout etait mort autour de lui. La derniere etincelle... Il aurait voulu la preserver, la sauver, mais il n'avait pu l'atteindre, et maintenant, il allait etre condamne a une eternite de silence et d'immobilite. Un piege... Il etait tombe dans un piege ignoble ! Il avait penetre dans un monde interdit aux humains, et cette image desesperante serait sa terrible punition. Maintenant, la tempete etait en lui. En lui seulement. Une tempete de sentiments contradictoires. Comme si tous les sentiments qu'il avait eprouves durant sa vie ecoulee dans l'autre monde revenaient a sa memoire, en vrac. Il ne pourrait pas resister a cette tempete qui allait avoir raison de ce qu'il lui restait de lucidite. Des annees de joies, de peines, d'angoisses, de haines et d'amour en quelques secondes... Non, pas en quelques secondes. Ici, le temps n'existait plus. Mais sa raison allait quand meme basculer dans ce terrible tourbillon qui naissait, quelque part au plus profond de son subconscient. C'etait atroce... Et puis, la-bas, au fond de l'image immobile, la lumiere se fit plus intense. Elle palpitait, et il l'assimila aussitot a l'emanation meme de la Vie. Il n'etait plus seul dans un univers defiant la raison humaine. La lumiere vivait ! Il oublia la terrible angoisse qui avait failli le submerger, pour ne plus songer qu'a ce que representait cette lueur tremblotante qui venait enfin vers lui, seule manifestation de mouvement dans le paysage fige. Elle scintillait, par instants, comme pour lui dire : > Plus rien n'avait d'importance. Ni cette vague deferlante que l'arret du mouvement avait stoppee au-dessus de la plage, comme l'un de ces anciens instantanes qu'on conservait pieusement dans les musees terrestres, images jaunies par le temps, ni sa peur de l'inconnu, ni celle de son avenir si toutefois il en avait encore un. Un calme surnaturel descendit en lui. Une paix bienheureuse, un peu lenifiante... La lueur se rapprochait tres vite semblait-il, encore que la notion de vitesse, etroitement liee a la notion de temps, soit purement subjective dans cet univers vide de sens. Elle grossit, en tout cas, devint une sphere aveuglante au centre de laquelle palpitait une chose encore mal definie, que le cerveau de Kael se mit en devoir d'analyser. Et, curieusement, plus il cherchait a savoir, plus la forme indistincte prenait corps, comme s'il la modelait lui-meme pour en faire quelque chose d'identifiable. Quelque chose qui ne choque pas violemment ses perceptions sensorielles, ou tout au moins ce que ces perceptions etaient devenues quand le monde environnant s'etait fige. Et lentement, avec des hesitations qui refletaient celles de son propre esprit, de sa propre pensee, une silhouette apparut au coeur de la sphere de lumiere qui perdait de son intensite a chaque detail supplementaire venant parfaire l'oeuvre spontanee. L'energie lumineuse se transformait, se concentrait en matiere selon un processus qui echappait a toutes les lois, et Kael avait la sensation de participer etroitement a cette creation, ou plutot a cette transformation, dont il comprenait mal le but final. Toujours immobile dans un monde immobile, il se sentit extraordinairement emu par la vision qui se precisait devant ses yeux. C'etait exactement comme s'il avait toujours su que ces choses arriveraient, comme s'il avait secretement desire rencontrer la femme inconnue qui lui souriait maintenant, terriblement belle avec ses longs cheveux noirs, son corps svelte mis en valeur par une courte tunique aux reflets mordores. Il savait qu'il avait invente lui-meme ces grands yeux brillants et sombres, ces levres au dessin sensuel, et jusqu'a l'expression d'ineffable tendresse de ce visage qui ne lui rappelait rien. La femme ideale... La seule qui pouvait balayer le souvenir de celle qu'il avait aimee. Il pouvait maintenant songer avec un detachement total a tout ce qu'il avait vecu precedemment. Une page de sa vie venait d'etre tournee. Et il comprit qu'il vivait la plus extraordinaire experience jamais vecue par un etre humain, meme s'il restait au fond de lui une sorte de gout vaguement amer, ne de la sensation confuse d'avoir ete piege par des forces insoupconnables. Le monde -- son monde -- continuait a vivre autour de lui, tres loin, mais cela ne comptait plus, provisoirement. Il avait la tranquille certitude que tout cela s'expliquerait a un moment ou a un autre. Il fallait seulement qu'il prenne patience. Et avec le spectacle charmant de cette tres jeune femme, qui effacait par sa beaute la grisaille du decor immobile, il n'avait plus besoin de se forcer. Il pouvait supporter une eternite d'immobilite. Le plus surprenant, c'est que l'inconnue, elle, paraissait bien vivante dans ce monde mort. Sa poitrine se soulevait au rythme calme de sa respiration, sous le tissu synthetique de la tunique, ses yeux etaient mobiles, et Kael realisa que ses levres finement ourlees remuaient faiblement, comme si la bouche etait en train de prononcer des mots qui n'arrivaient pas jusqu'a ses tympans. Il n'eprouva d'ailleurs aucune anxiete a ne pas entendre ce qu'elle disait. Et cela l'etonna un peu. Bien sur, il avait envie de savoir quels mots elle prononcait, mais il n'etait pas vraiment necessaire qu'il les captat, ni meme qu'il comprenne le sens de tout ce qu'il etait en train de vivre. Pas dans l'immediat. Plus tard, il saurait peut-etre... Les levres de la belle inconnue bougeaient de plus en plus vite, et une sorte de crainte voilee apparut dans les yeux expressifs. Elle s'eloigna un peu de Kael, en reculant de quelques pas, avec des mouvements un peu saccades, comme si elle avait peur, a son tour. Comme si elle decelait une menace que Kael, lui, ne pouvait percevoir. Et brusquement, une aura rosee naquit autour d'elle, soulignant les courbes emouvantes de son corps. Du rose, l'aura passa au rouge, puis au jaune, avec des transitions rapides. Kael ressentait curieusement le choc de ces changements de coloration qui s'acceleraient progressivement, comme s'ils etaient modules par les paroles prononcees par l'inconnue. Et la verite s'imprima dans le cerveau en demi-veille de Kael. Cette aura fluctuante... Elle etait le vrai langage de la femme inconnue ! Un langage chromatique ! Il ne comprenait toujours pas ce message qu'elle emettait, et qui lui etait destine, mais il n'en eprouvait aucune angoisse. C'etait important, certes, mais il ne devait pas s'inquieter. Sa comprehension de certaines choses devait passer par des paliers successifs. Elle lui >, et les couleurs se succedaient maintenant a une vitesse vertigineuse au coeur de l'aura eblouissante qui enveloppait son corps, le nimbait d'une clarte changeante qui paraissait issue de l'interieur. Mais il y avait toujours cette expression preoccupee, tendue, du visage. Et les yeux sombres n'etaient plus vraiment fixes sur Kael. Ils regardaient au-dela, comme a travers lui, et parfois, un eclair d'angoisse ou de desespoir passait fugitivement dans les prunelles mobiles. L'inquietude reprit corps chez Kael, mais le message colore se fit aussitot plus intense, plus rapide, et le calme revint instantanement. Elle veillait... Kael aurait ete bien incapable de dire combien de temps il resterent face a face, au centre de l'image grisatre qu'etait devenu le paysage de Syrglia. Puis le corps superbe parut perdre de sa consistance, tandis que se manifestaient les dernieres fluctuations chromatiques de l'aura qu'il emettait. Le sourire revint sur les levres de l'inconnue, rassurant, et il sembla meme a Kael qu'elle esquissait un petit geste de la main, comme pour lui dire au revoir... Au revoir ou... adieu. Il n'eprouvait aucune peine, aucun sentiment de frustration. Il regardait seulement la vision subir une inevitable mutation inverse. Elle retournait a ce qu'elle avait ete au debut, redevenait lumiere pure, intense. Et la lumiere refluait, s'eloignait de Kael, inexorablement. Quand vinrent les tenebres, Kael eprouva une angoisse terrible. C'etait encore plus effarant que la grisaille de l'image fixe a laquelle l'avait integre un phenomene hors de toute comprehension. Il n'avait plus rien a quoi se raccrocher. Si... Peut-etre ce bruit tenu, lointain... Un bruit qu'il connaissait parfaitement, qui le rattachait soudain a un monde coherent, a un univers qu'il pouvait comprendre. Le bruit d'un ressac leger, sur une greve. Bruit mouille de petits galets roules par le reflux de la vague... Il reprenait egalement conscience de sa propre existence physique, de la souplesse de ses muscles, de ce souffle regulier qui gonflait a nouveau ses poumons. Des battements sourds de son coeur a ses propres tympans... Les valeurs habituelles reprenaient leur place, lentement, et cette fois, la notion de lenteur etait a nouveau liee a celle du temps qui s'ecoule. Bruits, sensations, odeurs... Mais toujours ce noir impenetrable. Et puis, brusquement, deux soleils bondirent au-dessus de l'horizon, inondant la surface de la planete de leur lumiere. Une lumiere intense, joyeuse, qui dissipait les tenebres, eclaboussait le sable vert des dunes, effleurait comme une caresse les molles ondulations de vagues paisibles, sur un ocean dompte. Kael constata qu'il etait allonge a meme le sable granuleux, et se releva, ahuri. Plus de tempete, plus de vent, en dehors d'une brise parfumee... Des nuages blancs moutonnaient ca et la dans un ciel couleur d'or pur... Il reconnaissait le paysage, la mer, les dunes, mais il avait peine a croire que tout se soit transforme de cette facon. Couleurs mises a part, on se serait cru sur Terre, au printemps ! Pourtant, cette nuit atroce... Un reve? Il se voyait mal en train de s'allonger sous les rafales de pluie, a quelques metres des enormes rouleaux deferlants. D'ailleurs... D'ailleurs, le sable etait parfaitement sec. Aussi sec que s'il n'avait pas plu depuis des semaines !... Il se pencha et en fit couler machinalement entre ses doigts. Un mystere de plus. Mais celui-la, il pouvait en trouver facilement la solution II lui suffisait de revenir sur ses pas, de regagner le Secteur Central et... Revenir sur ses pas... Il porta brusquement les mains a ses joues, incredule. Il se souvenait que ses bottes d'Alcron s'enfoncaient profondement dans le sable mouille, alors qu'il marchait vers cette luminosite qui l'attirait plus surement qu'un aimant... Cet ocean n'etait le siege d'aucune maree, et pourtant... Pourtant l'immense plage etait parfaitement lisse... Parfaitement vide de traces! Pas une empreinte, autour de lui, en dehors de celles qu'il imprimait-maintenant dans le sable, en tournant sur lui-meme, hebete. Exactement comme s'il avait ete depose la par un oiseau!... -- Completement idiot, mon petit vieux ! C'est le vent de cette nuit qui a efface les traces. Mais cela ne tenait pas. Le vent n'avait pas pu effacer des traces profondes dans du sable mouille par la pluie. Il n'avait pas pu secher le sable aussi vite... Il tomba a genoux, creusa comme un fou de ses deux mains. Il ne trouva du sable humide qu'apres avoir creuse de trente bons centimetres... Une chose impensable sur Syrglia, ou il pleuvait pratiquement une fois par jour!... Alors, il se releva, tituba un moment dans le soleil, comme un homme ivre, puis s'elanca vers la grande dune qu'il avait devalee pour atteindre la plage, la tete pleine de ces fantasmes invraisemblables qui l'avaient entraine dans une aventure vide de sens. Qui voudrait le croire, a la base, quand il raconterait ce qu'il avait vecu ? Pourtant il devait bien y avoir une explication logique a tout cela... Il etait au moins certain d'une chose : il n'avait pas reve. Mais il n'aurait pu dire ce qui ancrait en lui cette certitude... CHAPITRE IV Les trois spheres luminescentes flottaient tres pres du sol, constitue par un immense dallage mauve, a l'aspect vitrifie. Elles etaient reparties autour d'un dome central de forme ellipsoide, qui emettait irregulierement des ondes colorees. Elles avaient nom respectivement : X'Tar, X'Vyr et A'Rly. Baignant dans les emanations colorees du dome, X'Tar se mit a tourner lentement sur lui-meme, et emit une serie de remarques dont le rayonnement chromatique s'irradia a partir de sa structure basale spherique, pour aller envelopper les deux autres spheres, rigoureusement immobiles. Il ne faisait que commenter les informations fournies en permanence par le grand Collecteur Prismatique, mais ses explications captivaient litteralement les deux autres Svaars, attentifs et respectueux. Sur le planetoide Tyrsis, ou les Insoumis avaient etabli leur quartier general, au coeur de grottes inexpugnables amenagees selon des criteres necessaires a la survie en milieu hostile, X'Tar etait le maitre inconteste, et les conclusions qu'il etait en train de tirer a l'issue de la premiere phase de l'operation declenchee hors du continuum F'Rah etaient d'une clarte eblouissante, qui prouvait une nouvelle fois la nette superiorite du Svaar sur ses pareils du clan des Insoumis. -- Le Terrien retourne vers sa base, ce qui est d'une logique irrefutable quand on se refere aux donnees que nous possedons, et qui se sont enrichies au cours de cette premiere phase, emettait X'Tar. Les reactions de cet humain sont encourageantes. Nous sommes loin, cette fois, des reactions decevantes des humanoides de Karva. Il a resiste a tous les tests, et accepte correctement les premiers elements de positivation. Il est effectivement de la meme souche que ceux de Karva, mais il dispose d'un coefficient mental parfaitement intact. A'Rly intervint, avec ces emissions chromatiques nettement plus nuancees appartenant aux Svaars complementaires, elements de la race dont dependait essentiellement la reproduction. -- Je ne comprends pas tres bien le terme >, X'Tar, fit-elle. Doit-on l'assimiler a notre facteur Psi ? -- C'est a peu pres cela, renvoya X'Tar en accompagnant son emission chromatique affirmative d'une nuance mordoree qui trahissait un certain amusement. -- En somme, la creation de la bulle temporelle est intervenue juste a temps, n'est-ce pas ? interrogea le troisieme Svaar. Et nous pouvons raisonnablement esperer que cette premiere phase est un triomphe pour la suite de l'operation > ? -- N'allons pas trop vite, le tempera X'Tar. Les experiences anterieures avec des humanoides ayant les meme origines que ce Kael Talvac et ses compagnons nous ont appris que notre combat ne serait reellement gagne qu'avec la phase ultime de l'operation >, et seul un humain peut esperer comprendre l'invraisemblable existence d'IPSI. Mais il se peut en effet que nous ayons saisi notre chance au bon moment. Seulement, si nous nous referons aux informations qui nous parviennent actuellement de Syrglia, nous devons admettre que le Terrien se trouve dans un etat d'excitation mentale que nous ne pouvons que difficilement concevoir par manque d'elements de comparaison. Il a reagi normalement aux images cles que nous avons emises en tenant compte de ses propres donnees mentales, et il a quitte sa base sans resister. Mais nous ignorons maintenant quelles vont etre ses reactions quand il va se trouver confronte avec une realite a laquelle il n'est pas prepare. Si le resultat est negatif, malgre toutes les precautions que nous avons prises, il nous faudra peut-etre attendre encore des siecles pour... -- Des siecles? Je ne comprends pas >, intervint la bouillante A'Rly. Les emissions mordorees apparurent a nouveau dans l'environnement chromatique de X'Tar. Lui, le Maitre des Insoumis, il supportait tout de cet etre delicieux. A'Rly etait sa compagne, et a ce titre, elle etait probablement la seule a avoir le droit de l'interrompre quand il donnait un avis ! -- Excusez-moi. Je me suis exprime en utilisant la propre base-temps des humains. Disons, une infinite de revolutions-base de notre systeme. L'arrivee d'hommes sur la planete qu'ils ont eux-meme baptisee Syrglia est un hasard providentiel, alors que nous avions renonce a utiliser le plan d'action elabore par nos lointains ancetres pour atteindre enfin l'entite qui regit cet univers, et comprendre enfin la raison profonde de cette veneration insensee que lui vouent les Svaars d'Heliosis, la planete mere. Et puis... Il y eut un temps assez long, pendant lequel la structure basale redevint monochrome, dans un ton tres voisin du bleu electrique. -- Et puis, meme s'il continue a reagir comme nous l'esperons, nous ne pouvons pas garantir qu'il sera totalement a l'abri des terribles danger qui vont le menacer. Il faut nous en tenir rigoureusement aux previsions qui ont ete faites, et attendre. X'Tar se deplaca lentement vers le dome qui emettait toujours des rayonnements colores. Maintenant, la frequence des emissions s'accelerait. -- En tout cas, il semble que les dangers auxquels vous faisiez allusion ne le menacent pas dans l'immediat, constata X'Vyr. -- En effet. Et c'est un resultat egalement encourageant, nota X'Tar en se mettant a tourner sur lui-meme a une vitesse folle, exactement a la verticale du dome. Excusez-moi... Je dois me rendre immediatement au Grand Conseil des Insoumis. Vous m'accompagnez, X'Vyr. Quant a vous, A'Rly, je vais devoir vous prier de rester a proximite du Collecteur Prismatique, et d'etablir un relais, afin que les informations continuent a parvenir a mes constantes Psi. Cela egalement faisait la superiorite indeniable de X'Tar sur tous les autres membres du clan des Insoumis : cette faculte extraordinaire de suivre le deroulement de multiples evenements dans la meme base de temps, de les ordonner instantanement sans commettre la moindre erreur. Il pouvait a la fois surveiller les donnees des capteurs sondant l'espace exterieur, presider les seances regulieres du Grand Conseil, charge de definir les options du moment, et se consacrer comme c'etait le cas a l'analyse de tous les renseignements qui lui parvenaient de differents relais d'etude ou d'observation, charges de l'operation >. Une experience vitale que les Insoumis avaient programmee depuis longtemps. Depuis si longtemps, que l'origine de cet espoir immense, qui mobilisait tout un peuple de proscrits, se perdait dans la nuit des temps. Il avait fallu bien peu de chose pour que cet espoir renaisse... Simplement l'apparition d'une poignee d'etres pensants, aux reactions souvent etranges, mais que les Svaars d'autrefois avaient appris a connaitre, avant que les humanoides de Karva ne sombrent dans cette apathie etrange qui les rendait impropres a remplir la Supreme Mission, definie des millions de revolutions-base plus tot par les premiers Svaars qui avaient ose se revolter contre l'autorite superieure, et qui avaient fui la terrible repression de ceux de leur race, pour venir etablir leurs multiples bases aux limites des Grandes Galaxies Noires. Une seule chose venait troubler l'etonnant equilibre des constantes Psi de X'Tar. Une chose troublante : il ignorait la nature meme de cet espoir qui animait maintenant les Insoumis... Kael n'avait pas eu l'impression de s'etre autant eloigne de la grande dune derriere laquelle s'etait posee la nef-laboratoire, mais il mit cela sur le compte des perturbations causees par son etrange aventure. Et puis, il avait couvert la plus grande partie du parcours sous les rafales de vent et de pluie, dans un paysage noye par la grisaille, et le fait de contempler maintenant ce meme paysage sous la lumiere resplendissante des deux soleils jumeaux de Syrglia faussait peut-etre un peu son souvenir. Il retrouva enfin les points de reperes essentiels, et s'elanca en courant dans le passage entre la grande dune et une autre, plus petite. Il essayait de ne pas penser a ce mystere incomprehensible qui planait autour de lui. -- Il doit y avoir une explication logique, dit-il tout haut, dans un souffle. Oui. Les doctrines materialistes de l'enseignement qu'il avait recu affirmaient qu'il existe toujours une explication logique a un etat de choses. Il fallait seulement raisonner sainement. Ne pas se laisser tromper par des details flagrants, et rechercher celui qui etait la cle. Facile a dire, mais il n'en restait pas moins que lorsqu'il avait devale le long de la pente de la grande dune, la veille, il n'y avait que du sable verdatre la ou poussait maintenant une herbe orange vif, agitee par la brise venue du large ! -- L'herbe ne peut pousser en une nuit, bredouilla-t-il, effare par cette simple constatation. Il arriva enfin au sommet d'une sorte de promontoire fait d'une roche curieusement erodee, et sentit aussitot sa raison vaciller. La base principale de l'expedition > etait toujours a la meme place, mais une vegetation luxuriante poussait entre les spheres brillantes, reliees par les longues tubulures des tunnels de jonction, montait a l'assaut des superstructures de la nef principale, envahissait les antennes paraboliques des capteurs d'energie cosmique, dont l'immobilite avait quelque chose de fascinant. Le coeur etreint par une angoisse mortelle, Kael se remit en marche vers ce qui restait du Secteur Central : un ensemble d'elements ronges par des colonies de champignons qui semblaient se nourrir du metal lui-meme, a certains endroits, et qui paraissait completement abandonne par ses occupants. Le silence le plus total planait sur l'immense nef-laboratoire, et Kael s'arreta a quelques dizaines de metres de cette porte par laquelle il avait quitte le Secteur Central, pour marcher vers un but dont le sens lui echappait toujours. L'ouverture etait beante, et le panneau de metal releve en position haute etait effroyablement tordu ! Il realisa alors brusquement les degats invraisemblables qui devenaient visibles, maintenant qu'il etait tout pres des installations. A cause de la vegetation rougeatre, il n'avait pas remarque immediatement que certaines branches des tunnels de liaison avaient litteralement change de forme, et ne joignaient plus les spheres en ligne droite, mais selon un trajet parfois incurve. Aneanti, il mit un moment a realiser ce que pouvait signifier un tel etat de choses. La nef inutilisable. L'expedition irremediablement condamnee a finir ses jours sur Syrglia... Sans espoir de secours. Un sanglot noua sa gorge. Au depart, et comme tous ses compagnons, il avait accepte tous les risques que comportait l'expedition. Il savait qu'ils partaient dans le plus grand secret, sans l'autorisation des autorites gouvernementales de l'E.M.G.A. qui avaient depuis longtemps interdit ce genre de mission scientifique sur le plan officiel. Ce qui donnait d'autant plus de valeur aux entreprises privees. L'expedition > etait de celles-la. L'homme qui l'avait imaginee avait espere, comme tant d'autres, percer le secret des > et l'offrir sur un plateau aux responsables de l'Empire Galactique. Certainement pas pour la gloire. Et maintenant, voila ce qu'il restait de la formidable nef-laboratoire qui avait discretement quitte la Terre des mois auparavant. Un amas de ferraille que devorait une vegetation envahissante, incomprehensible... Et si la-bas, sur Terre, quelques personnes s'inquietaient de ne pas recevoir de nouvelles de l'expedition, elles se garderaient bien de tenter quoi que ce soit. Les autorites superieures de l'E.M.G.A. ne plaisantaient pas avec ce genre d'interdit. -- Ce n'est pas possible, s'affola Kael. Ils sont bien quelque part ! Il lanca un long appel, et il ne reconnut pas sa voix, deformee par l'emotion intense qu'il eprouvait. Les occupants du Secteur Central s'etaient peut-etre refugies dans une des bases secondaires installees dans d'autres sites... De toute facon, il fallait en avoir Se coeur net. Il se remit en marche vers l'entree beante, et ne put reprimer un frisson quand il constata que le sol du sas etait recouvert d'une mousse vegetale rosatre qui montait a l'assaut des parois. A l'interieur egalement, les minuscules champignons rongeaient le metal, formaient des plaques repugnantes le long des cloisons dont l'autoluminescence n'etait plus qu'un souvenir. D'etranges lianes torsadees rampaient un peu partout, poussant leurs ramifications voraces dans toutes les directions. Alors une premiere conclusion s'imposa a l'esprit survolte de Kael : tout cela n'avait pas pu se produire en une seule nuit ! Il fallait donc qu'il admette qu'il etait reste un certain temps dans un etat incomprehensible de semi-lucidite, sur la plage, la-bas... Et que pendant le temps ou il contemplait cette femme inconnue, aureolee de lumiere multicolore, il s'etait passe une catastrophe impensable a la base. Une catastrophe qui avait engendre tout un contexte nouveau dont il pouvait voir maintenant les effets saisissants ! Impossible de savoir combien de temps il avait fallu pour en arriver la. Il avait vu sur certaines planetes-jungles du systeme de Syrius la vegetation pousser en quelques jours... Il reprit espoir. Quelques jours, ce n'etait pas impossible, apres tout. Il avait pu rester en etat cataleptique, provoque ou non, et pendant ce temps, il s'etait produit quelque chose a la base. Quelque chose qu'il ne comprenait pas encore. Il penetra plus avant dans un des couloirs d'acces au Secteur Central, et recula aussitot, horrifie. La, dans l'ombre rougeatre qui sourdait du tunnel transparent, a travers la vegetation exterieure, il venait de decouvrir un squelette aux membres etrangement disloques. Des lambeaux de vetements adheraient encore aux os brises, et les mousses semblaient avoir du mal a s'accrocher au sol autour de l'endroit ou reposait le squelette, comme si la presence de celui-ci interdisait leur proliferation. Le coeur au bord des levres, le souffle court, Kael s'appuya contre la cloison courbe du tunnel, et porta les deux mains a son visage dans un geste qui trahissait son desarroi. Il n'arrivait plus a detacher son regard de l'atroce spectacle. Une femme... C'etait une femme. Il en avait la certitude a cause de la fragilite de l'ossature generale et de la forme du bassin. Le crane egalement lui donnait cette impression. Alors, il sentit sa raison vaciller au bord d'un gouffre effroyable. Parce qu'il suffisait de regarder l'etat de ces os pour comprendre qu'il s'etait accroche a un espoir insense en pensant qu'il y avait seulement quelques jours tout au plus qu'il avait quitte la base principale de l'expedition >... Il n'etait pas necessaire d'etre un specialiste chevronne pour comprendre que ces ossements pitoyables dataient de plusieurs centaines d'annees !... CHAPITRE V Aneanti par la terrible constatation qu'il venait de faire, Kael resta longtemps prostre, le regard fixe sur les orbites vides du squelette, qui paraissaient le contempler ironiquement. Des centaines d'annees... Il etait reste des centaines d'annees immobile dans un fantastique repli du Temps, dans cette image figee que lui avait imposee une volonte implacable. Sa pensee elle-meme avait suivi le rythme temporel de cet univers ahurissant. Et il avait cru que... Un vertige le prit et il vacilla sur place. Il fallait qu'il reagisse, qu'il bouge ! S'il restait la a regarder ce squelette disloque, sa raison allait sombrer. Il fit un effort surhumain pour se decoller de la cloison courbe, pour s'arracher a sa contemplation morbide, et contourna l'endroit ou la femme avait ete surprise par la mort. Une mort etrange, incomprehensible elle aussi. Il se forca a analyser clairement les choses. Ces os brises comme sous l'effet d'un choc formidable... Non, ce n'etait pas exactement un choc qui avait tue la femme. Kael ne savait pas tres bien ce qui ancrait en lui cette certitude, mais la position du squelette, affaisse sur lui-meme comme une marionnette privee de ses ficelles ne correspondait pas a ce qu'aurait produit un choc violent. Pourtant, les membres etaient disloques, et certains ossements paraissaient eclates. La boite cranienne elle-meme etait fissuree. Pas enfoncee... Fissuree, craquelee. Kael renonca momentanement a comprendre. D'ailleurs, l'etat de choc mental dans lequel il se trouvait lui interdisait toute possibilite de raisonnement vraiment coherent. Il contourna le squelette et se remit en marche vers la rotonde centrale de la base, d'un pas d'automate deregle. Il trouva un deuxieme squelette a l'extremite du tunnel. Dans un etat analogue a celui du premier. Puis un autre, un peu plus loin, dans un acces secondaire envahi par des feuillages touffus penetrant par une breche dans la paroi, et grouillants d'une vie intense et minuscule. C'etait un cauchemar... Il etait en train de vivre un reve infernal, defiant l'imagination la plus debridee ! Il continua a progresser, penetrant plus avant a l'interieur des installations devastees par un inexplicable cataclysme. Des appareils semblaient avoir litteralement eclate a l'interieur des laboratoires. Les portes metalliques defendant l'acces des differentes sections etaient arrachees de leurs glissieres, tordues, enfoncees, comme si quelque geant dechaine avait soudain utilise sa force phenomenale pour detruire tout ce qui se dressait en travers de son passage... Maintenant, Kael ne comptait plus les squelettes qui jalonnaient sa progression. Tous les occupants de la station principale avaient ete surpris a la place qu'ils occupaient. Apparemment, aucun d'entre eux n'avait eu le temps de fuir, ni meme d'esquisser un geste de defense... Ils etaient tombes, foudroyes par un phenomene qui echappait a toute classification. Il retrouva sans peine le local dans lequel il travaillait, et resta un long moment dans l'encadrement de la porte, dont le panneau metallique pendait lamentablement, retenu par un lambeau de metal mange par l'oxydation. Vera, son assistante, chargee du secretariat du service d'entretien, etait a sa place, derriere la table de travail de plexytil transparent. Enfin, son squelette, affale sur la surface lisse... Il savait que c'etait elle, a cause de la pierre magnifique qui se trouvait pres des os brises de sa main droite. La monture de metal n'avait pas resiste a l'oxydation, mais la pierre precieuse, elle, avait defie le temps... Ce fut seulement a ce moment qu'il eut vraiment conscience de sa situation, et qu'il mesura son immense solitude. Il prit aussi conscience du silence ecrasant qui pesait sur la base, et de cette odeur de necropole qui stagnait partout, se melant a celle des vegetaux en decomposition. Alors il s'ecroula sur les genoux, enfouit son visage dans ses mains, et libera son angoisse en pleurant comme un enfant confronte a un probleme trop difficile a resoudre, face a ce qui restait d'une femme qui avait vecu des centaines d'annees auparavant, et que la mort avait foudroyee, la, sans s'annoncer... Quand les deux soleils de Syrglia furent au zenith, il avait explore pratiquement toute la base, a la recherche de cette explication logique qui aurait quelque peu apaise son tourment. Mais les memes questions sans reponse satisfaisante se succedaient dans son esprit, menacant d'entrainer sa lucidite dans up tourbillon de demence. Alors, il comprit qu'il fallait qu'il agisse, pour surmonter son desespoir et son angoisse. S'il se contentait de tourner au milieu de ces installations detruites, inutiles, en contemplant un monde qui ne pouvait plus rien signifier pour lui, il finirait par se jeter du haut d'une des structures de la nef centrale, pour en finir a son tour. Il fallait qu'il s'accroche a sa vie. Aucun etre humain n'avait le droit de se laisser mourir, quelles que soient les circonstances... Il s'efforca de faire abstraction de tous ces ossements qui retournaient lentement a la poussiere originelle, et se mit en devoir de fouiller la base de fond en comble, afin de recuperer tout ce qui pourrait s'averer utile a sa survie sur une planete qui semblait moins hostile que celle qu'il avait connue autrefois... H trouva en particulier une des reserves de nourri-rire conditionnee. Les tablettes speciales etaient ."actes, et il salua cette decouverte comme un encouragement du destin. Ce n'etait evidemment pas l'ideal, comme nourriture, mais en attendant de tester ce que pourrait lui offrir la nature de Syrglia, cela permettrait de subsister. Il denicha egalement un pistolet thermique qui paraissait en bon etat, dans un meuble du poste de surveillance exterieure. La protection speciale de l'etui etanche avait preserve l'arme. Evidemment le chargeur energetique etait a plat... Il passa quand meme l'etui a son ceinturon, apres avoir bascule le levier de selection sur la position >. Si les batteries speciales avaient supporte l'epreuve du temps comme le reste de l'arme, elles ne tarderaient pas a capter l'energie cosmique rayonnante, et a retrouver leur niveau de charge. Le poste de veille exterieure contenait deux squelettes. Deux surveillants qui etaient morts eux aussi a leur poste, pres des multiples tableaux de commande et des appareils de detection braques dans toutes les directions. Kael les observa soudain attentivement. Visiblement, les deux hommes avaient eu le temps de voir, eux, quel genre de mort allait les frapper. Ils semblaient avoir ete foudroyes devant l'ecran d'un visualiseur, comme s'ils avaient ete attires par quelque chose qui s'y serait imprime juste avant... -- Avant quoi ? murmura tout haut Kael, avec un elan de rage contenue. Un des squelettes avait encore la main posee sur la manette de commande placee au centre d'un pupitre intact, bien que couvert d'une epaisse couche de poussiere. Ingenieur polyvalent, charge de l'entretien general des installations, Kael connaissait parfaitement tous les appareils installes dans la tour de veille, et il sentit un frisson d'excitation lui parcourir l'echine. Au dernier moment, alors qu'il venait probablement de deceler une menace exterieure, le surveillant avait enclenche les systemes d'enregistrement instantane, comme le voulait le reglement. Or, ces systemes d'enregistrement fonctionnaient sur des generatrices totalement independantes des autres dispositifs fournissant l'energie au reste de la base... Avec des gestes nerveux, Kael s'approcha d'une breche dans la paroi opaque de la tour de veille. Une breche par ou penetrait la lumiere et l'air extraordinairement pur du dehors... Il arracha le pistolet thermique de sa gaine de protection, et braqua l'arme dans l'ouverture. Quand il enfonca la detente, le flux thermique fusa normalement hors du tube de tir qui s'irradia d'une lueur aveuglante perdant tres vite de son intensite. -- Bon, jubila Kael. Les batteries sont insuffisamment chargees, mais il fonctionne ! Et puisqu'il disposait d'une petite centrale energetique en ordre de marche, il pourrait peut-etre remettre en etat l'enregistreur commande plusieurs siecles auparavant par l'un des surveillants ! Il regarda tout a coup differemment les deux squelettes affaisses l'un contre l'autre. Il les regarda avec la certitude qu'il venait de franchir un cap important. Il venait de surmonter d'un seul coup son horreur et son desespoir... Il avait suffi qu'il agisse a nouveau, qu'il se serve de ses facultes d'humain, pour triompher de ce vide qu'il avait frole. Il eprouva parallelement l'impression fugace que ce n'etait peut-etre pas seulement grace a ses seules ressources personnelles qu'il avait supporte la terrible epreuve. Mais il repoussa les questions qui assaillaient a nouveau son esprit. Chaque chose en son temps... Dans l'immediat, il devait tout mettre en oeuvre pour savoir ce qui s'etait passe autrefois. Hier... Des centaines d'annees plus tot... Il s'approcha de l'appareil sur lequel etait posee la main decharnee du surveillant, et quand il toucha le metal couvert de poussiere, les os depuis longtemps desolidarises les uns des autres se disperserent avec un bruit de cascade qui herissa le poil de Kael. L'empilage fragile des deux squelettes effondres sur les pupitres de veille fut rompu, et un crane grimacant roula aux pieds de l'humain bien vivant qui osait profaner un tel lieu. Kael serra les dents, se forca a envisager la situation avec une froide logique. Ces ossements ne representaient strictement plus rien si l'on s'en tenait au seul aspect physique. Il fallait absolument qu'il se detache dans l'immediat de tout ce qui pouvait les rattacher a ce qui avait ete, autrefois... Qu'il oublie momentanement ces compagnons qui avaient eu finalement moins de chance que lui. Lui, Kael Talvac, qui beneficiait encore d'un sursis... Il arracha l'appareil enregistreur a son socle, recupera les prises speciales, faites comme le reste de certains appareils d'un metal absolument inoxydable, et quitta la tour de veille. La nuit le surprit alors qu'il dressait l'inventaire des choses qu'il avait pu recuperer a droite et a gauche, et qu'il avait regroupees dans le hall principal. L'arme, dont le fonctionnement etait satisfaisant, des rations vitaminees pour tenir trois semaines, l'enregistreur de la tour de veille, et un certain nombre d'objets personnels recuperes dans l'appartement dont il disposait a l'interieur du Secteur Central, et qui avaient subi victorieusement l'epreuve du temps. Il songea tout d'abord a s'enfermer a l'interieur des installations, dans sa propre chambre. Le matelas de mousse synthetique etait intact, et la piece elle-meme n'avait subi que des degats minimes. C'etait bizarre, mais il semblait bien que les pieces dans lesquelles personne ne s'etait trouve au moment de l'inexplicable cataclysme avaient subi nettement moins de dommages que les autres, et Kael en deduisit tout naturellement que les forces aveugles qui avaient ainsi detruit la base de l'expedition > s'etaient surtout attaques a l'Homme lui-meme... Il aurait pu effectivement passer la nuit a l'interieur d'un decor qu'il connaissait, et auquel le rattachaient des souvenirs qui, pour lui, dataient toujours de la \ eille, mais il y avait tous ces ossements, autour de lui... Un immense caveau pour une famille de deracines. S'il devait rester le restant de sa vie sur cette planete maudite, s'il reussissait a survivre, il se promit de trouver une solution pour donner a tous ces malheureux, morts plusieurs siecles plus tot, une sepulture plus decente. Ce n'etait peut-etre qu'une vague reminiscence de traditions ancestrales, mais il ne se sentait pas le droit d'abandonner tous ces ossements ainsi, lui, le survivant. Il quitta la base et alla se refugier dans le garage abritant autrefois les vehicules, et qui avait echappe lui aussi a la fureur des elements inconnus qui avaient ravage les installations. La non plus, il n'y avait personne quand s'etait produit le phenomene incomprehensible, et les glisseurs pourrissaient tranquillement sous une invraisemblable couche de poussiere pulverulente, issue de tout ce qui s'etait decompose au fil du temps. Seuls paraissaient pratiquement intacts les moteurs photoniques, les sustentateurs anti-G, parce qu'ils etaient constitues d'alliages inalterables, et les bulles transparentes des habitacles. Peut-etre qu'avec de la patience... Quand la nuit fut totale, Kael constata que le ciel de Syrglia etait toujours aussi vide, aussi noir. C'etait peut-etre de ce ciel menacant, et qui avait garde son secret, qu'etait venu le terrible desastre... Il s'installa dans l'abri des glisseurs, dont il s'evertua a barricader la porte qui fermait mal. Un reflexe bien derisoire, s'il songeait a la puissance phenomenale qui avait detruit la plupart des installations... Ce fut au moment de se coucher qu'il realisa brusquement que la journee la plus eprouvante de toute son existence etait terminee, et qu'il n'avait pas ressenti une seule fois le besoin de boire, ou de se nourrir... Perplexe, mais trop fatigue pour creuser la question, il s'allongea dans un coin du garage, a meme le sol poudreux, et bascula instantanement dans un sommeil de plomb. Il s'eveilla au petit jour, en pleine possession de ses moyens physiques, et se mit en quete d'eau pour proceder a ses ablutions matinales. L'eau ne manquait pas autrefois, sur Syrglia, et malgre le changement de climat, il y avait toujours des nuages dans le ciel dore. Il devait quand meme pleuvoir de temps a autre... Il en trouva non loin de la base, sous la forme d'un ruisseau qui s'evasait en une courbe gracieuse. Autrefois, le mince ruban d'eau claire, peu profond, avait du etre un torrent impetueux, comme en temoignaient ses rives erodees. Kael se pencha vers l'eau, en puisa dans ses mains reunies en coupe, et se lava soigneusement le visage. Il constata alors que sa barbe n'avait pas pousse, et que ses joues etaient anormalement lisses. Un mystere de plus... Machinalement, il porta un peu d'eau a ses levres, l'avala. Elle ne lui procura aucun bien-etre particulier, et la constatation effarante qu'il avait faite la veille avant de dormir lui effleura a nouveau l'esprit : il n'avait pas soif. Il n'avait pas faim... Et pourtant, il n'avait rien absorbe depuis l'instant ou il s'etait > la-bas, sur la plage... En fait, il n'avait rien pris depuis des centaines d'annees ! Et, mis a part cette angoisse parfaitement explicable qui subsistait en lui, il se sentait en pleine forme physique. Exactement comme si son equilibre physiologique ne dependait plus des habituelles contingences humaines. Manger, boire... Certes, il avait dormi, encore qu'il ne fut pas tres certain que ce sommeil ait ete naturel. Du moins pas d'une nature identique a ce besoin qu'eprouve tout etre humain de recharger ses batteries pendant quelques heures, chaque nuit... -- Je ne suis plus vraiment moi-meme, dit-il, tout haut, parce qu'il eprouvait le besoin d'entendre le son de sa propre voix, a defaut de celui d'une autre. Le mal des hommes prisonniers de la solitude... -- Je n'ai pas faim, ni soif, reprit-il. Je ne suis plus fatigue. Je suis bien. Je suis... Il avait failli dire : >... Il frissonna et contempla le reflet de son visage dans l'eau calme. Il sentait maintenant en lui un equilibre surprenant. Toutes ses facultes etaient intactes, et il sentait s'eloigner progressivement la tempete de sentiments provoquee par ce qu'il avait decouvert en rejoignant la base. Il etait toujours seul... -- Mais plus de la meme facon, dit-il a nouveau. Une impression trompeuse de securite, comme lorsqu'il s'etait eloigne, des siecles auparavant, dans la nuit glaciale, au milieu des rafales de vent et de pluie. Il se redressa, decida aussitot qu'il irait en direction des autres camps installes a partir de l'aire d'atterrissage de la nef principale. Le plus proche etait a quelques kilometres seulement, en tournant le dos a la mer. Il etait certain de pouvoir retrouver la station, meme si la voie d'acces, tracee au rayonnement epsilon, n'existait plus. L'exploration de la base principale ne pouvait plus rien lui apprendre, et il devait verifier si le meme phenomene s'etait produit dans les trois autres stations, chercher d'autres indices, en attendant de pouvoir remettre l'enregistreur en etat de restituer, peut-etre, ce qui s'etait imprime dans ses memoires, modifiant l'ordonnancement de certains cristaux photosensibles, capables de rester indefiniment dans l'etat ou les avait places l'enregistrement. Il suffisait de fournir l'energie necessaire au fonctionnement de l'appareil, et, en tirant a travers la breche de la tour de veille, Kael avait fait la preuve qu'il disposait maintenant de cette energie : celle du chargeur du pistolet thermique ! Un autre espoir l'animait : celui de trouver peut-etre dans une des trois autres stations un des modules de translation utilises pour les besoins scientifiques de l'expedition. Ces fameuses sondes spatiales qu'on envoyait regulierement vers la >, et qui ne revenaient jamais... Il se sentait capable, avec de la patience et du temps, de modifier une de ces capsules, et d'en faire l'element de base d'un vaisseau individuel capable de plonger dans le supra-espace, avec un passager a bord... Ces sondes etaient lancees de la station la plus eloignee du Secteur Central, et elles etaient concues pour resister a peu pres a tout... Comme, de plus, elles fonctionnaient, comme la plupart des vaisseaux spatiaux de l'epoque, avec cette nouvelle forme d'energie decouverte dans les rayonnements cosmiques, tous les espoirs etaient permis... Revigore par l'idee qu'il avait maintenant un but precis, une tache a accomplir, il rassembla les objets qu'il emporterait avec lui, et se fabriqua une sorte de harnais, avec des lanieres de tissu synthetique imputrescible decouvertes dans une resserre a materiel. Puis, ayant charge sur son dos l'enregistreur et tout le petit materiel dont il pourrait avoir besoin pour tenter de le remettre en etat, plus la boite de rations de survie -- il les emportait, avec une ration d'eau puisee dans le ruisseau, par simple precaution, au cas ou la faim et la soif viendraient quand meme ! -- il tourna resolument le dos a la base principale et marcha vers le moutonnement rouge-orange des collines couvertes de vegetation. Il ignorait ce que lui reservait la nature exuberante de Syrglia, et il garda prudemment a portee de la main son pistolet thermique recharge a bloc. Il marcha une bonne partie de la journee, cherchant au fond de sa memoire des points de reperes que l'apparition de cette vegetation touffue rendait difficiles a retrouver. Evidemment en trois ou quatre cents ans, le paysage avait subi d'inevitables modifications ! Surtout avec le changement radical affectant le climat de Syrglia ! Une bonne chose, d'ailleurs, que ce changement inexplicable. Kael preferait ne pas imaginer sa situation, deja peu enviable, s'il avait retrouve, en lieu et place de ces deux soleils radieux, se poursuivant dans un ciel degage, les lourds nuages sulfureux qu'il avait connus... autrefois. Il etait toujours tente de dire : >... Il trouva enfin une large trouee dans la vegetation, et sentit son coeur battre plus vite quand il apercut les modules, apparemment intacts, de la station. Se pouvait-il que celle-ci ait ete epargnee? Il dut a nouveau faire un effort violent pour dominer la tempete qui menacait de deferler en lui, et se mit a courir, malgre la charge encombrante qu'il portait sur son dos. Il dechanta tres vite en arrivant a proximite des modules sanitaires. La aussi, la mort avait frappe de la meme facon qu'a la base principale, mais les batiments avaient ete moins eprouves que ceux du Secteur Central... L'evidence s'imposa d'elle-meme a l'esprit de Kael : il y avait moins de degats apparents parce qu'il y avait ici une concentration de personnes nettement moins importante que celle de la base principale ! Cette clairvoyance pour le moins etrange ne l'etonna pas. Il commencait a s'habituer tout doucement a ces cliches qui jaillissaient spontanement dans son esprit, a cette lucidite qui etait la sienne, comme s'il devait avoir de plus en plus une notion exacte des choses... Il devenait peu a peu maitre de ses reactions, mais il y avait encore certaines limites a cet equilibre surprenant qui s'installait en lui, et il eut un sursaut violent alors qu'il s'appretait a contourner un des modules de forme ovoide du Secteur Medical. La, dans la poussiere verdatre accumulee devant l'antenne chirurgicale de l'expedition, il y avait une chose a laquelle son esprit ne s'etait pas attendu. Une chose qui ne pouvait absolument pas dater de l'epoque du cataclysme, parce que le moindre vent pouvait l'effacer en quelques secondes... Une chose merveilleuse, phenomenale, qui fit faire un bond a son coeur dans sa poitrine : une empreinte de pas... CHAPITRE VI Kael regarda un moment l'empreinte bien nette, imprimee dans la poussiere, comme s'il n'arrivait pas a croire qu'elle fut une chose reelle. Puis il posa son fardeau sur le sol et se precipita vers l'entree beante du module ovoide de l'antenne chirurgicale. -- He ! Il y a quelqu'un ? Il faisait sombre, a l'interieur, et il distinguait mal les details. Il apercut quand meme des ossements, a gauche de la porte arrachee de ses glissieres, comme la plupart de celles de la base principale. Il s'habituait a la vue de ces squelettes, et celui-la ne l'impressionna guere. C'etait un peu comme s'ils faisaient maintenant partie integrante du decor. Il fallait s'attendre a en rencontrer ici ou la... Le detachement avec lequel il envisageait maintenant les choses l'effraya un peu, mais ses propres sentiments etaient fausses par l'espoir intense qui venait de le submerger. Il n'etait plus seul sur cette foutue planete ! L'empreinte qu'il venait de remarquer attestait qu'un autre personnage avait peut-etre connu une aventure identique a la sienne. Un etre humain, comme lui, qui devait bien se trouver quelque part... Il s'avanca de quelques metres a l'interieur du module et, brusquement, un hurlement furieux, inhumain, un hurlement de bete que la peur pousse a attaquer, le figea sur place, alors qu'une forme indistincte foncait vers lui, du fond du local. Alors que l'ombre arrivait sur lui, il se jeta en arriere, franchit a nouveau la porte ouverte dans son dos. S'il devait affronter un danger, autant que ce soit a l'air libre. Il trebucha et s'etala sur le dos, les nerfs vrilles par le terrible hurlement qui se prolongeait d'une maniere invraisemblable. Il eut juste le temps de rouler sur lui-meme pour eviter le choc d'une barre d'acier rouillee, que tenait le personnage qui venait de fondre sur lui, la bave aux levres et le regard hallucine. -- Arretez, bon sang! cria-t-il. Je m'appelle... Il n'eut pas le temps de prononcer son nom. L'autre revenait a la charge, brandissant sa terrible barre de fer. Kael se releva en catastrophe, para a la derniere seconde le coup qui n'eut pas manque d'etre mortel s'il avait atteint sa tete comme prevu par le forcene, puis faucha son adversaire d'un solide coup de pied a la pliure des genoux. L'homme lacha son arme avec un feulement surpris et s'effondra en gemissant. Il se mit a trembler de facon inexplicable, comme si la riposte de Kael avait declenche en lui une reaction imprevisible. Le souffle court, Kael ramassa la barre de fer et la jeta au loin, avant de s'approcher de l'homme, et de le retourner sur le dos. Il le reconnut aussitot, malgre l'etat incroyable dans lequel il se trouvait. Tout le monde connaissait Mig Taunsen parmi ceux de l'expedition >. Mais le chirurgien n'etait plus que l'ombre de lui-meme... Maigre, le teint terreux, les yeux profondement enfonces dans leurs orbites, il flottait dans ce qui restait de sa combinaison de xynil, dechiree par endroits. Ses levres tremblaient, et ses traits, ronges par une sorte de mal interieur, etaient tirailles par des tics nerveux violents. -- Mig... Mig Taunsen! Ne craignez rien. Je m'appelle Kael Talvac... Le tremblement parut diminuer d'intensite, et les yeux fievreux du malheureux se fixerent enfin sur ce visage penche vers lui. Il paraissait seulement realiser qu'il n'avait pas affaire a un ennemi... -- Lais... laissez-moi, gronda-t-il d'une voix desesperee. Laissez-moi ! Vous voyez bien que... que je suis malade ! Puis, sans transition, il enchaina : -- Donnez-moi a boire... J'ai soif. -- J'ai de l'eau, murmura Kael. Je vais aller vous en chercher. Restez comme vous etes. Ne bougez pas. Il alla chercher le bidon qu'il avait trouve dans un des labos, et qu'il avait rempli au ruisseau avant de partir, puis revint en faire couler un mince filet entre les levres du blesse qui but avidement. -- Doucement, le tempera Kael. Pas trop, au debut. Ca va mieux ? -- Oui. Merci, mon vieux. Depuis combien de temps etes-vous la ? Kael eut beaucoup de mal a maitriser sa reaction de surprise. Mig Taunsen venait de poser sa question d'une voix completement changee. Presque sur le ton de la conversation. Exactement comme s'il ne se souvenait deja plus de ce qui venait de se passer une ou deux minutes auparavant. -- Je viens juste d'arriver, repondit Kael, quelque peu pris de court. -- Ah !... Ils sont tous morts, n'est-ce pas ? La-bas aussi... -- Tous, je ne sais pas. Nous sommes bien vivants, tous les deux. Il y a peut-etre d'autres rescapes. Nous les chercherons ensemble. -- Des rescapes... Le rire qui s'empara brusquement du chirurgien fit frissonner Kael. -- Droles de rescapes, en verite, hoqueta Mig. Dites-moi, Kael... Je puis vous appeler par votre prenom, n'est-ce pas ? Kael acquiesca silencieusement. -- Eh bien, Kael, avez-vous observe d'un peu pres ces squelettes qui trainent un peu partout ? La facon de parler de Mig Taunsen trahissait un desespoir immense, une amertume profonde. -- Oui, murmura Kael. Oui, je les ai observes, depuis hier. -- Moi, cela doit faire plus longtemps que cela que je vis avec eux, quand je remonte a la surface. Trois ou quatre jours, peut-etre. Je ne sais pas trop. Il y a des trous, par moments ! Il rit a nouveau, du meme rire desespere. -- Ces squelettes ont au moins trois cents ans, a quelques dizaines d'annees pres, Kael ! Trois cents ans! Et nous, nous sommes la, comme si rien ne s'etait passe, en dehors de ces trois siecles ! Marrant, n'est-ce pas ! -- J'etais deja arrive a une conclusion de ce genre, remarqua Kael. Avec moins de precision parce que je suis ingenieur polyvalent, pas chirurgien... Mig Tausen se releva, tituba un instant sur ses jambes qui paraissaient avoir tout juste la force de le porter. -- Et c'est tout l'effet que cela vous fait ? s'enquit- il. -- Ca m'a fait de l'effet sur le moment, admit Kael. Maintenant, j'ai d'autres idees en tete. Savez-vous ce qui s'est passe, exactement? -- J'esperais que vous me le diriez, renvoya Mig dans une grimace. Bon Dieu, je recommence a avoir mal. Ses traits se crispaient, et il porta une main semblante a son front. -- Heureusement, il y a tout ce qu'il faut, ici, pour soigner cette saloperie !... Il rit a nouveau. Un rire qui sonnait faux. -- Venez donc a l'interieur. Le soleil me blesse les yeux. Kael le suivit. Le chirurgien semblait avoir completement oublie la facon dont il avait accueilli l'arrivant -- Que vous est-il arrive? demanda Kael. Expliquez-moi. -- Je ne sais pas, haleta Mig. Je me souviens seulement que... que je suis sorti du module sanitaire MY-12. Il faisait un temps degueulasse, mais j'etais content de marcher dehors. Je... Il jeta un regard de biais a Kael, paraissant hesiter, puis il haussa les epaules : -- Oh! et puis, apres tout, autant que vous sachiez. J'avais une idee en tete. A propos de mon fils... -- Je ne savais pas que vous aviez un fils, Mig, remarqua Kael. -- Peu de gens ici le savaient. Un truc idiot... Il ouvrit une boite plastique, puisa une petite pilule jaune, parmi d'autres, et l'eleva a hauteur des yeux de Kael : -- Vous savez ce que c'est ? Kael fit non, de la tete. -- Un medicament a base de Sporanium 500. J'ai deniche cette boite intacte au milieu des medicaments sous conditionnement. Il s'agit d'une drogue plus ou moins hallucinogene qui revenait a la mode, a l'epoque ou j'ai signe mon contrat. Un soir -- et ce n'etait pas la premiere fois que j'essayais ! -- j'en ai pris, avec quelques amis, lors d'une soiree... Et ce soir-la, mon fils a eu un accident tres grave. Si j'avais ete dans mon etat normal, j'aurais pu facilement le sauver... Sa voix se cassa brusquement, devint celle d'un vieillard : -- Mais je n'etais pas dans mon etat normal... Il est mort sur la table d'operation. -- Quelqu'un d'autre aurait pu pratiquer cette operation ? demanda Kael. Mig secoua la tete. -- Non. Je ne pense pas. Et puis, il fallait faire vite. Il eut un geste vague, comme si tout cela n'avait plus d'importance, maintenant. Il precisa pourtant : -- Quand j'ai quitte le module sanitaire, j'avais en moi la certitude que je pouvais reparer tout le mal que j'avais fait. Jari m'appelait. Il etait la, quelque part au milieu de la tempete. Il m'attendait... II fallait que je le rejoigne. Alors, j'ai marche. J'ignore pendant combien de temps. J'etais heureux. Je recommencais tout presque de zero, tout en connaissant les erreurs que je devrais eviter pour ne pas retomber dans la meme fatalite. Et puis... -- Et puis, tout s'est fige autour de vous, n'est-ce pas ? enchaina Kael. Et vous avez vu cette lumiere, au loin. La seule chose encore vivante dans un univers impossible... Les yeux de Mig Taunsen paraissaient fixer a nouveau l'ardent mirage, tres loin, bien au-dela des parois du module dans lequel ils se trouvaient, en compagnie d'un squelette anonyme, auquel ils ne : lisaient meme plus attention. -- Oui... La lumiere..., murmura-t-il. Apres, j'ai eu tres mal, et je ne pouvais meme pas hurler. J'ai lutte de toutes mes forces, et la lumiere essayait de m'atteindre. Ca n'a pas marche... J'ai plonge dans un gouffre. Il considerait la pilule jaune, au creux de sa main. -- Et vous? Vous aussi vous avez quitte votre poste, pousse par une force obscure, incomprehensible. -- Oui... Et moi aussi j'avais quelque chose en tete. Une obsession... Il raconta son etrange aventure, tout en surveillant les reactions de son compagnon qui semblait souffrir de plus en plus. A la fin de son recit, Mig tremblait de tous ses membres, et faisait des efforts desesperes pour le cacher. -- Pendant que nous etions dans ce qui doit etre une autre dimension de notre propre continuum, acheva Kael, un mysterieux cataclysme s'abattait sur la base. -- Oui..., bredouilla Mig. Apparemment, vous avez eu plus de chance que moi, on dirait! Je... je vais encore etre oblige de reprendre cette saloperie, sinon, ca va etre terrible. Vous devriez partir, Kael. J'ignore totalement ce que je fais quand je bascule... Ce n'est pas normal, d'ailleurs. J'essaie d'analyser ce que je ressens depuis que je suis revenu a moi. Je n'y arrive pas. Aucun symptome connu. Une douleur que je ne sais meme pas definir avec precision ! Je suis medecin, et je suis parfaitement incapable de definir ce que j'ai ! Un comble, non ?... Il me semble que je me... dissocie, quand arrivent les douleurs. Alors, je prends cette salete a forte dose. J'ignore meme si cela me fait de l'effet, ou si c'est tout bonnement le mal lui-meme qui me fait perdre la conscience de ce qui m'entoure ! -- Essayez de ne pas prendre cette pilule, Mig, conseilla doucement Kael. Je vais rester pres de vous. Je vous aiderai du mieux que je pourrai. En prenant cette drogue, vous abandonnez la lutte, et ce n'est pas digne de l'homme que vous etes. Tenez... Mangez plutot quelques plaquettes vitaminees. Mig hesitait. Il y avait cette pilule, dans sa main, et la faim bien reelle qui lui tordait l'estomac. -- Vous avez peut-etre raison, dit-il enfin en remettant la pilule dans la boite. Mais cela va diviser vos rations de survie par deux, et il n'est pas dit que nous en trouverons d'autres intactes, apres tout ce temps... Rien ne dit non plus que nous pourrons trouver de quoi nous nourrir sur cette planete. Kael faillit avouer a son compagnon qu'il n'eprouvait aucun besoin de manger ou de boire. Ce n'etait peut-etre que passager... -- Ne vous occupez pas de ca pour le moment, dit-il. Prenez ces tablettes. Vous avez surtout besoin de reprendre des forces. Mig se mit en devoir d'avaler les aliments speciaux, qu'il fit passer avec la dose correspondante d'eau douce. -- Je... je crois que je vais m'allonger, maintenant, dit-il. J'ai la tete qui tourne... Il alla s'effondrer sur une couche arrangee avec des morceaux de mousse synthetique arraches au revetement mural d'un des blocs du module sanitaire. Puis il se mit a delirer doucement, tout son corps agite de soubresauts imprevisibles qui ne paraissaient plus l'affecter. La crise ne dura que quelques minutes, mais pendant tout le temps ou le malade se tordit sur sa couche, Kael ressentit presque physiquement la notion d'un danger epouvantable qui les menacait tous les deux. Quand le chirurgien tomba dans une sorte de prostration hebetee, le sentiment du danger s'eloigna aussi vite qu'il avait surgi, et Kael frissonna longuement parce qu'il venait d'entrevoir des choses qu'il ne comprenait pas encore... Il vint s'asseoir a meme le sol du module, pres de Mig Taunsen dont le front se couvrait d'une sueur malsaine, et se mit a observer son compagnon, notant une foule de details, et reflechissant a leur situation commune. Au depart, la meme chose les avait pousses a se rendre dans un endroit precis. Pour Mig, le souvenir de son fils, pour lui, celui de la femme qu'il avait aimee. Ils avaient vecu separement la meme aventure, et cette aventure leur avait evite de mourir comme leurs autres compagnons. Mais les choses avaient visiblement mal tourne pour le chirurgien. Pour une raison inconnue, il n'avait pas subi le phenomene de la meme facon que Kael, et l'etrange maladie dont il etait maintenant la proie semblait bien provenir de cette premiere difference entre eux. Difference qui n'etait d'ailleurs pas la seule. Apparemment, Mig eprouvait toujours le besoin de manger et celui de boire... Alors que Kael ne ressentait toujours aucune inclination a le faire. Sa barbe poussait, egalement, alors que les joues de Kael restaient parfaitement glabres. Il etait dans une forme physique desastreuse, sans raison apparente, alors que Kael mesurait avec une precision surprenant le potentiel physique dont il disposait. Il se pencha sur le corps du chirurgien, dont le souffle etait maintenant regulier, comme s'il dormait. Aucune blessure... Mais le malheureux n'avait plus que la peau sur les os. Kael se releva. Dans l'immediat, il ne pouvait pas faire grand-chose. Il recupera seulement la boite de pilules a base de Sporanium 500, et la glissa dans une des poches interieures de sa combinaison de xynil. La drogue n'etait certainement pas une solution au mal qui rongeait le chirurgien... Il alla recuperer le paquetage qu'il avait apporte avec lui, et le traina a l'interieur du module. Puis il se mit au travail pour rendre le module en question habitable pour deux hommes. Ce fut avec un detachement qui le surprit lui-meme qu'il entassa les ossements blanchis du squelette dans une piece de tissu synthetique provenant des installations ravagees du bloc operatoire, en se promettant de les enterrer des que possible. Dans la soiree, quand Mig emergea de sa torpeur inexplicable, il s'etait arrange un coin pour passer la nuit, et il avait commence a modifier le systeme d'alimentation de l'enregistreur ramene de la base principale. La, a l'interieur des memoires de l'appareil, se trouvait peut-etre ia reponse a toutes les questions qu'il se posait... Le chirurgien avait d'abord ouvert les yeux, puis il s'etait assis sur sa couche, le dos contre la cloison, fixant son compagnon d'un regard vide. Kael lui sourit, dans la penombre a laquelle ses yeux avaient fini par s'habituer. Encore une chose surprenante... Il avait nettement l'impression que l'acuite de sa vue devenait anormale. Mais le chirurgien lui-meme disait que la lumiere violente lui blessait les yeux. C'etait sans doute une consequence logique de leur aventure. A la difference pres que Kael pouvait fixer sans dommage les deux soleils aveuglants de Syrglia, et distinguer aussitot apres des details situes dans une zone d'ombre... Ce n'etait pas le cas, quand il etait arrive quelques heures auparavant. -- Comment vous sentez-vous ? demanda-t-il. Pas de reponse. Il leva les yeux de son travail, frissonna aussitot. Mig le regardait bien en face, a l'autre bout de la piece, mais son regard etait comme mort... -- Mig! Bon sang, secouez-vous! dit-il en se precipitant vers le chirurgien. C'est moi... Kael... -- Foutez le camp..., grogna Mig... Foutez le camp ! Ils vont revenir, je le sens. Ils me guettent, et ils finiront par m'avoir... Comme les autres ! Comme les autres ! Pendant une ou deux secondes, Kael put lire une invraisemblable lucidite dans les prunelles rivees aux siennes. Mig decelait au coeur de son mal etrange quelque chose d'atroce. Dans l'etat actuel ou il se trouvait, tout devait etre possible. Oui... Il devait entrevoir la verite. Cette verite qui se refusait toujours a Kael. Mais la mecanique etait faussee, et il replongea aussitot dans un etat semi-conscient, entrecoupe de gemissements poignants d'homme qui souffre atrocement. Et pendant les minutes qui suivirent, Kael decela a nouveau la presence de la terrible menace qui pesait sur eux. Il s'efforca de determiner a partir de quels moments precis cette menace se concretisait et arriva soudain a la conclusion que c'etait au moment ou Mig reprenait contact avec la realite, ou lorsqu'il perdait au contraire ce contact. Il y avait dans les deux cas la meme periode de transition... -- Qui etes-vous? demanda la voix de Mig Taunsen. Kael soupira. Il avait soudain la certitude que ce serait ainsi a chaque > de son compagnon. Il faudrait chaque fois tout reprendre de zero... -- Je m'appelle Kael, dit-il. Kael Talvac... DEUXIEME PARTIE CHAPITRE VII Pendant les trois jours qui suivirent -- des jours syrgliens, legerement plus courts que les jours terrestres ---l'etat de Mig Taunsen empira serieusement. Maintenant, le malheureux chirurgien ne quittait presque plus sa couchette. Il rejetait systematiquement toute nourriture, et ne pouvait absorber que de l'eau. Les periodes de transition entre l'etat relativement lucide et l'etat comateux devenaient de plus en plus longues, et Kael sentait l'inexplicable danger se preciser a chacune de ces periodes. Plus proche d'eux a chaque crise... Quand Mig emergeait de son etrange coma, il fallait tout recommencer, expliquer a nouveau leur aventure commune, prononcer les memes mots, les memes phrases, ecouter le meme recit que le chirurgien faisait d'une voix hachee, comme si son seul souvenir remontait a l'instant ou il avait plonge dans ce monde inconnu. Ce souvenir-la ne s'effacait pas de son esprit torture par un mal incomprehensible. Il s'y etait imprime, alors que tout le reste disparaissait apres chaque crise. Kael se devoua du mieux qu'il put, mais il ne pouvait que soulager la souffrance physique et morale de son compagnon, et constater les progres foudroyants du mal qui le minait. Ce qui subsistait en Mig d'intelligence sombrait peu a peu, alors que Kael sentait ses propres facultes mentales croitre a une vitesse prodigieuse, a tel point qu'il en arrivait a se demander s'il n'existait pas une relation entre les deux phenomenes inverses qui les affectaient, l'un et l'autre. Pendant les longues heures ou son compagnon le quittait pour se refugier dans un univers, qu'il aurait ete le seul a pouvoir definir s'il avait pu rester lucide au reveil, Kael s'evertuait a remettre l'enregistreur en etat et, au matin du quatrieme jour, il fut enfin en mesure de connecter le chargeur energetique de son pistolet thermique a un adapteur de sa conception, relie a l'appareil. Une certaine excitation s'empara de son esprit quand il enfonca dans leur logement, les deux fiches reliees par fils aux electrodes qu'il placerait le moment venu contre ses tempes. Il se pencha sur l'appareil, effleura un minuscule contact qui s'irradia au contact de son doigt, et sentit progresser encore son excitation quand le pinceau lumineux de la tete de lecture commenca a se deplacer lentement, imperceptiblement, baignant de sa lumiere bleutee les plaques de cristallisation memorielle. Il stoppa l'appareil, jeta un bref coup d'oeil en direction de Mig Taunsen, toujours en etat de prostration, et decida qu'il pouvait proceder a la restitution de l'enregistrement, si enregistrement il y avait. Il placa les deux electrodes de part et d'autre de ses tempes, les maintenant en place a l'aide d'une sorte . de serre-tete de sa fabrication, et s'allongea sur sa couchette, avec l'enregistreur a portee de la main droite. Il lui suffisait maintenant d'effleurer a nouveau le contact luminescent de la tete de lecture, apres avoir amorce le dispositif de conditionnement neuropsychique, qui allait exciter les fonctions bioelectriques de certaines zones de reception sensorielle de son cerveau, et creer artificiellement un etat voisin du reve. Mais ce reve serait lie a ce que contenaient les memoires a cristallisation de l'enregistreur, et il allait vivre dans les minutes a venir des evenements qui s'etaient deroules trois siecles plus tot ! Il allait remonter le cours du Temps par le seul jeu de la pensee, assister en spectateur passif aux evenements qui avaient bouleverse sa propre vie... Il jeta un dernier coup d'oeil en direction de Mig Taunsen, immobile sur sa couche, et bascula resolument le levier de pre-conditionnement, avant d'effleurer le contact de demarrage de la tete de lecture. Il sentit aussitot une sorte de vibration legere prendre naissance le long de sa nuque, s'etendre a toute la surface de son corps, et il se detendit au maximum pour favoriser le processus. Il lui fallait refouler l'agitation qui naissait en lui a l'idee de savoir enfin ce qui s'etait passe, trois siecles plus tot, et egalement l'angoisse provenant de l'idee meme de la revelation qui allait suivre. Car il savait maintenant que le geste du surveillant n'avait pas ete vain. Il le savait parce que des images floues commencaient a s'imprimer dans son cerveau. Toujours les memes... La tete de lecture attendait qu'il soit en etat receptif pour continuer son exploration systematique des plaques de cristallisation memorielle. Il sentit sa propre pensee refluer au profit de la trame codee du dispositif de conditionnement, et eprouva fugacement un vertige desagreable, aussitot corrige par l'appareil. Puis ce fut le noir. Un gouffre de tenebres ou existait encore la terrible aventure de ceux de l'expedition >... Le noir se dechira brusquement, et Kael eut tout a coup l'impression qu'il flottait au-dessus des installations de la base principale. Il avait les oreilles pleines des hurlements de la tempete, et il voyait l'eau qui ruisselait le long des domes brillants, fouettait les superstructures de la nef centrale, faisait d'immenses flaques sur le sol. Au-dessus, s'etirait a l'infini l'immense ciel vide de Syrglia. Il ne comprit pas tout d'abord pour quelle raison le surveillant avait enclenche les dispositifs d'enregistrement, qu'on ne devait utiliser qu'en cas d'evenement exceptionnel. Tout etait apparemment normal, et il eut une vue extraordinairement complete de ce qui se passait a l'interieur de la base. Dans les locaux du secteur central, a l'interieur des laboratoires et des salles de travail, les gens paraissaient se livrer a leurs occupations habituelles. Il pensa qu'il aurait la reponse en se > a la tour de veille, et il y fut instantanement. Il eprouva aussitot un choc violent, qui faillit dissocier les elements du conditionnement elabore par l'appareil. Il avait l'impression de revoir la scene qu'il avait reellement vecue quand il avait penetre quelques jours plus tot a l'interieur de la tour, apres avoir visite la base devastee. Les deux surveillants gisaient dans la position exacte dans laquelle il avait trouve leurs squelettes. Celui qui avait enclenche l'enregistreur multidirectionnel etait effondre sur le pupitre de commande, la main encore posee sur le levier de mise en marche de l'appareil. Ils etaient deja morts, l'un et l'autre, et une chose ahurissante glissait lentement vers la breche ouverte dans la paroi de la tour, refluant a l'exterieur. Mentalement, Kael suivit le mouvement de l'etrange emanation, dont l'aspect faisait songer plus a un gaz ou a un amas de particules legeres, qu'a de la matiere coherente. Il franchit a son tour la breche, > a l'air libre. Maintenant, le ciel de Syrglia etait devenu d'un rouge sanglant, et il ne presentait plus cet aspect desesperement vide qui le caracterisait habituellement. Pour la premiere fois, Kael pouvait y voir des etoiles. Elles etaient immobiles au firmament, et leur lumiere glacee irritait la vue. En dehors de leurs points lumineux, tout etait rouge. Le ciel lui-meme, le sol tourmente de la planete, les installations de la base... Et la bizarre emanation qui se stabilisait dans l'air devenu immobile etait rouge, elle aussi. La pensee de Kael glissa vers cette chose qui se deformait, etait parcourue de soubresauts internes. Il ne put s'empecher d'effectuer la comparaison avec cette sphere lumineuse qui lui etait apparue alors qu'il se trouvait immobilise dans un monde lui-meme fige, hors du temps et de l'espace. En fait, l'emanation qui venait de quitter la tour de veille s'acheminait rapidement vers la forme parfaite d'une boule, devenait opaque. Une vilaine couleur bleme, avec des zones obscures qui changeaient sans cesse de forme, trahissant une intense activite. Une activite incomprehensible pour Kael, mais qui devait avoir une raison, un but. Brusquement, la sphere suspendue entre le ciel et la surface de Syrglia s'irradia d'une intense aura de lumiere blanche, eblouissante, et l'air se mit a vibrer autour d'elle, comme sous l'effet d'un formidable degagement de chaleur. Cette fois, la comparaison pouvait etre faite avec la sphere que Kael avait deja eu l'occasion de contempler, juste avant qu'elle ne se transforme en une charmante jeune femme dont il gardait un souvenir d'une precision remarquable. La sphere brillante se mit a tourner sur elle-meme a une vitesse folle, et l'aura qui l'enveloppait changea plusieurs fois de couleur, avec des fluctuations rapides. Alors, il se passa dans l'esprit de Kael une chose inouie. D'un seul coup, il comprenait le sens de ces rapides changements de couleur. L'effroyable message s'imprimait en lettres de feu dans son cerveau stimule par l'excitation des systemes de pre-conditionnement de l'enregistreur, dont il dependait maintenant etroitement. C'etait un etre pensant qu'il contemplait, trois siecles apres les evenements qui s'etaient reellement deroules sur ces lieux, qu'il revoyait grace a un appareil invente par l'Homme. Un etre aberrant qui venait de tuer les deux surveillants parce qu'ils avaient decele son approche, et qu'ils s'appretaient a donner l'alerte. Et maintenant, l'etre monstrueux appelait ses semblables pour une ignoble curee... Dans le ciel rouge de Syrglia, les points lumineux que Kael avait pris pour des etoiles se mirent a grossir rapidement, tandis que l'etre spherique bondissait a leur rencontre, sans produire le moindre bruit. Il semblait a Kael qu'il vivait cette scene au ralenti. En fait, le deroulement reel avait du se faire a une vitesse defiant l'imagination, mais l'enregistreur restituait les differentes phases a un rythme admissible par le cerveau humain. La pensee de Kael se polarisa a nouveau sur les occupants de la base. Dans les laboratoires d'observation regnait une activite febrile. La, les specialistes avaient apercu d'abord cette lueur rouge qui avait envahi le ciel, puis les points lumineux qui y etaient apparus, les uns apres les autres. Tous les appareils de detection, ou d'optique, tous les ecrans des visualiseurs, etaient maintenant braques sur ces objets celestes que nul ne pouvait identifier. Les savants, tous les specialistes, et jusqu'au directeur supreme lui-meme, tous emettaient les hypotheses les plus invraisemblables sur le curieux phenomene. Mais personne ne songeait a s'inquieter vraiment. Pas encore. Quand les spheres aveuglantes fondirent du ciel, il y eut un debut de panique dans les locaux dont la configuration permettait une observation exterieure, soit directement, soit par le truchement d'appareils. Mais cette panique n'eut pas le temps de s'etendre au reste de la base... La premiere sphere s'immobilisait devant la porte du sas principal, et sa couleur virait soudain au vert. Un vert acide, agressif, desagreable, parcouru de fulgurances rouges. Incredule, Kael vit l'epaisse porte metallique au blindage repute a toute epreuve se deformer sans raison apparente, alors que la sphere se tenait rigoureusement immobile a plusieurs dizaines de metres de l'entree de la base. En un instant, le panneau d'alliage special s'arracha de ses glissieres et s'ecrasa avec fracas a l'interieur du hall. Les spheres lumineuses attaquaient toutes de la meme facon, en differents points de l'immense installation, ouvrant des breches dans des parois capables de resister a l'impact de meteorites, quand la base se trouvait dans l'espace. Et elles n'emettaient pourtant aucun flux particulier. Simplement, elles prenaient une couleur ou dominait le vert, et cette couleur elle-meme ne rayonnait pas a plus d'un metre ou deux de la partie coherente de la sphere, formant une sorte de halo imprecis, siege d'aucune vibration particuliere. La verite s'imprima dans le cerveau de Kael, alors que des hurlements terrifies montaient de l'interieur de la base, prise d'assaut par les etres inconnus. Une verite qu'il n'etait pas certain de devoir a ses propres facultes de deduction, meme si ces facultes avaient une singuliere tendance a se multiplier, depuis quelque temps. -- Psychocinese... songea-t-il. Ces etres agissent par psychocinese sur la matiere. Ils peuvent la deformer, en modifier la structure moleculaire par le seul jeu de la volonte. Par la pensee... Des experiences avaient ete tentees en laboratoire, sur Terre. Elles avaient abouti a des resultats encourageants. Certains sujets d'exception parvenaient a deformer un objet a distance, par le seul jeu de la pensee. Mais les differents gouvernements avaient interdit ce genre de recherches, qui menacait de deboucher sur la creation spontanee de mutants, ou d'armes difficiles a controler. Maintenant que Kael voyait les degats formidables que provoquaient les spheres a l'interieur de la base, on comprenait un peu quelle mefiance instinctive avaient engendre ces experiences. A l'interieur des installations, les spheres lumineuses semaient la mort et la desolation. Elles progressaient en glissant a quelques centimetres des dalles vitrifiees, et paraissaient concentrer leurs efforts sur les zones ou se refugiaient les derniers survivants. Derriere elles, les corps disloques s'amoncelaient dans les couloirs d'acces, ou dans les salles de travail, foudroyes par la terrible energie mentale. Kael > quelques survivants, fuyant devant une sphere, dans un des couloirs de jonction. Les malheureux couraient droit devant eux en hurlant, se bousculant, pietinant ceux qui perdaient l'equilibre. Et la sphere avancait, irremediablement, ses radiations mentales deformant les parois de metal du tunnel. Un des fuyards s'arreta brusquement et fit face a la terrible menace. Kael admira cet ultime sursaut de courage. Il connaissait l'homme, et une colere impuissante roula en lui, parce qu'il ne pouvait rien faire pour l'aider... Le malheureux leva un pistolet ondionique, une des armes legeres les plus puissantes connues a ce jour. La puissance formidable du flux aveuglant qui jaillit du tube de tir ne parut pas affecter la sphere, qui continuait a progresser vers lui, tandis que les fuyards se heurtaient a un panneau ferme, au bout du tunnel. L'homme vida son chargeur inutilement, et les longues striures irisees du flux ondionique perturberent a peine la cohesion de la sphere, qu'elles semblaient pourtant traverser de part en part, avant d'aller vaporiser du metal, loin derriere. Et tout a coup, l'homme se tordit en hurlant sa douleur a pleine gorge. Kael vit distinctement ses membres se briser spontanement, se deboiter les uns apres les autres de leurs articulations, et une rage desesperee roula en lui, parce qu'il avait conscience de l'epouvantable torture que l'etre monstrueux etait en train d'infliger au malheureux qui avait ose lui resister. Quand l'atroce cri d'agonie se brisa soudain dans une sorte de sanglot inhumain, l'homme n'etait plus qu'un tas pitoyable de chairs martyrisees, et son visage gardait l'empreinte d'une souffrance qu'aucun mot n'aurait pu traduire... Au fond du couloir, les autres tomberent tous ensemble, et le silence retomba sur la base, parcourue lentement par des spheres cherchant encore une proie vivante parmi les dizaines et les dizaines de corps gisant pele-mele a l'interieur des installations en ruine. L'aura qui enveloppait chaque sphere perdait de sa couleur, devenait d'un vert plus pale, qui s'alterait progressivement. Les messages echanges etaient brefs, rapides, et les etres spheriques refluerent les uns apres les autres a l'exterieur, rejoignirent leurs semblables qui veillaient, comme pour couper la retraite a d'eventuels fuyards, ce qui impliquait une premeditation totale. Les etres de lumiere etaient venus du fond de l'espace pour detruire et tuer... Qui etaient-ils ? Pourquoi cette determination inebranlable de supprimer toute trace de vie humaine sur Syrglia? Autant de questions qui hantaient maintenant le cerveau de Kael, toujours plonge au coeur des tragiques evenements auxquels il n'avait survecu que pour des raisons qui lui echappaient encore. Il avait d'etonnants sursauts de clairvoyance, et il eprouvait alors l'impression que le voile allait se dechirer brusquement, qu'il allait enfin savoir... Et puis la fragile etincelle s'eteignait, et il etait a nouveau confronte a toutes ces questions... Les spheres se regrouperent sur l'immense parvis de l'aire d'atterrissage de la nef-laboratoire. Maintenant, elles etaient ternes, comme celle que Kael avait surprise au moment ou elle se deformait, s'etirant pour passer par la breche ouverte dans la paroi de la tour de veille, et des formes grisatres parcouraient leur structure. Elles echangeaient toujours des informations breves, mais la luminosite meme de ces messages chromatiques laissait a penser que l'energie vitale de ces etres de cauchemar commencait a faire defaut... Elles commencerent a s'elever lentement dans la lueur rougeatre qui baignait toujours la planete, et qui ne devait rien aux incendies qui grondaient dans la centrale energetique de la base, detruite des le debut du massacre, puis elles s'elancerent brusquement vers l'espace. Alors, le ciel redevint lentement ce qu'il etait avant leur brutale intervention : un grand trou noir, insondable, dont les hommes de la Terre n'avaient pas pu percer le mystere. Kael eut encore la conscience de la succession des jours et des nuits sur Syrglia. Des jours et des nuits sans vie, que l'enregistreur avait continue de memoriser inutilement, jusqu'a ce que sa propre centrale energetique tombe a son tour en panne... Insensiblement, Kael remonta a la surface, l'esprit plein de cette horreur sans nom qu'il avait tenu a contempler, pour savoir ce qui etait arrive pres de trois cents ans avant qu'il n'emerge d'un univers inconnu. Il retrouva progressivement la perception normale de l'interieur du module sanitaire ou il s'etait refugie, en compagnie d'une loque humaine, minee par un mal inconnu, et qui perdait peu a peu conscience des choses qui l'entouraient. Il se sentit a nouveau tres seul. Et puis, brusquement, quelque chose se herissa en lui, et il arracha presque violemment le serre-tete maintenant les electrodes de l'enregistreur. Son regard se posa sur Mig Taunsen, qui le regardait avec une intensite incroyable. Un regard de dement, hallucine, desespere... -- Mig ! Qu'y a-t-il ? souffla Kael, en se relevant. Le chirurgien ne repondit pas, mais ses yeux devierent lentement vers la porte, toujours ouverte sur l'exterieur. Alors, Kael realisa seulement a ce moment que le ciel, habituellement dore pendant la duree du jour, etait devenu rouge comme du sang... CHAPITRE VIII -- Ils... ils vont venir, gronda soudain le chirurgien en se dressant sur ses jambes. Ils me cherchent depuis des jours, et ils m'ont trouve. Je le sais. Un fremissement parcourut l'echine de Kael. Tout se passait comme si Mig connaissait tres exactement la nature de la menace qui pesait sur eux. Comme s'il avait pu contempler, lui aussi, les monstrueuses spheres destructrices ! Car, dans l'esprit de Kael, il n'y avait pas de place pour le moindre doute. Ce ciel rouge signifiait que les etres spheriques allaient fondre a nouveau sur la planete, pour tuer... Il s'approcha de son compagnon qui tremblait violemment. -- Vous savez qui ils sont, Mig, dit-il d'une voix sourde. Vous le savez, n'est-ce pas? Le chirurgien detourna les yeux de la lueur rougeoyante de l'exterieur, et son regard fatigue s'accrocha aux prunelles attentives de Kael. -- Qui etes-vous? demanda-t-il d'une voix rauque. La meme question desesperante, chaque fois que le chirurgien reprenait contact avec la realite. Une realite qui n'etait peut-etre pour lui qu'un autre etat de reve... Kael perdit brusquement patience, et secoua l'epave humaine qui se tenait devant lui, titubant sur ses jambes maigres. -- Vous savez ce que representent ces spheres lumineuses, Mig ! gronda-t-il. Vous le savez ! Mais parlez, bon sang ! Il sut aussitot que c'etait inutile. Mig Taunsen n'etait pas en etat de repondre. Il se mit a bredouiller des mots sans suite, comme un ivrogne qui se desinteresse soudain des choses qui l'entourent, pour ne plus prendre en consideration que les fantasmes nes de son ivresse. Mig Taunsen avait probablement en lui la conscience precise de ce qu'etaient ces etres impensables, et il savait peut-etre egalement par quels mobiles ils etaient animes, mais il n'etait pas capable de transmettre cette connaissance a qui que ce soit. Il devait flotter entre deux mondes... Des mondes tres differents l'un de l'autre. Il puisait des informations dans l'un et dans l'autre, mais son cerveau derange n'etait plus capable de faire la synthese des differentes informations pour en faire un tout coherent. Le chirurgien eclata soudain d'un rire inhumain qui arracha un frisson d'angoisse a Kael. Un rire de dement qui glacait le sang... -- Il faut foutre le camp d'ici, emit tout haut Kael. C'est ici que ces saletes songeront d'abord a frapper... Il se precipita vers l'enregistreur, et arracha les connexions du chargeur energetique dont il s'etait servi pour l'alimenter. Il recupera le chargeur lui-meme et l'insera a nouveau dans la crosse du pistolet thermique dont il bascula aussitot le levier sur la position >. C'etait certainement une arme derisoire en regard de la formidable puissance dont disposaient les spheres lumineuses, mais c'etait la seule dont il disposait... Il revint aussitot vers Mig qui oscillait sur place, les yeux dans le vague, un sourire idiot etirant ses levres exsangues : -- Mig... Il faut partir. Vite! Nous pouvons encore leur echapper si nous nous eloignons des installations sanitaires. Je vais vous aider... -- Personne ne peut echapper aux Svaars, souffla le chirurgien... Ipsi a place en eux la puissance absolue... Ils arrivent... Ils traversent les Grandes Galaxies Noires pour remplir leur mission sacree... Mig Taunsen avait parle d'une voix sans timbre, et son regard continuait a fixer la lueur rouge du dehors, qui se faisait plus violente de minute en minute. Et Kael sut que ce monologue n'etait pas le resultat d'une demence dont les signes devenaient de plus en plus evidents. Ainsi, selon Mig, ces etres de lumiere porteraient le nom de Svars. Non, plutot Svaars. Le chirurgien avait nettement emis deux sons > quand il avait prononce le mot... -- Ecoutez-moi, Mig, supplia Kael. Il faut me suivre, maintenant. Nous devons partir avant qu'ils n'arrivent. Une breve lueur de lucidite apparut dans les yeux du malheureux. -- Si vous voulez..., dit-il d'une voix morne. Cela n'a aucune importance. Il est deja trop tard de toute facon. Ils ont attendu trois siecles pour nous avoir ! Kael lui prit le bras et l'entraina au-dehors. Mig suivit sans resister, se laissant guider en bredouillant des mots inintelligibles, et ils s'elancerent en direction des collines qui dominaient les modules sanitaires. A l'abri de la vegetation touffue qui revetait leurs pentes, ils avaient peut-etre une chance d'echapper a ces Svaars dont avait parle le chirurgien quelques instants plus tot. Le rouge s'etendait d'un bout a l'autre de l'horizon, etouffant la lumiere des deux soleils de Syrglia, qui n'etaient plus que deux globes oranges, sans eclat dans une immensite couleur de sang. Et brusquement, alors que Kael entrainait un Mig titubant, et pratiquement inconscient, sous le couvert de la vegetation luxuriante des collines, un premier point lumineux, dispensant une lumiere blanche, a la fois eblouissante et glacee, apparut dans le ciel, presque au zenith. Puis un deuxieme, un troisieme... En quelques secondes, Kael fascine put en denombrer une dizaine, formant un immense triangle, parfaitement immobile dans le ciel. Comme s'il avait decele leur presence malgre l'etrange apathie qui s'etait emparee de lui, Mig leva la tete a son tour, et les traits marques de son visage se crisperent douloureusement. Il pivota soudain vers Kael, le regard hallucine. -- Tuez-moi ! cria-t-il. Et tuez-vous ensuite !... Ils ne nous pardonneront pas de leur avoir echappe une premiere fois. Je veux bien mourir, puisque telle est leur Loi, mais pas comme cela ! Pas cette souffrance atroce ! Pour la seconde fois, Kael secoua violemment le chirurgien. -- Mig ! Reprenez-vous, bon sang ! Nous devons lutter tant que nous le pouvons. C'est ce rouge qui... qui nous porte sur les nerfs. Ils essaient de nous avoir sans se fatiguer ! Sans avoir a nous chercher !... Ils essaient de nous imposer l'idee d'un suicide ! Une revelation fulgurante, dans son esprit, alors que l'idee de renoncement commencait a s'insinuer en lui, apres les mots prononces par Mig. Mig qui ne pouvait pas savoir de quelle facon tuaient les Svaars... Ou tout au moins, pas quel genre de souffrance engendrait cette facon de tuer. Il s'empara a nouveau du bras de son compagnon et l'entraina sous le couvert des arbres immenses, le forcant a courir. Il fallait qu'il tienne le coup, jusqu'a ce qu'ils trouvent un abri, une cachette qui pourrait les soustraire a la menace suspendue au-dessus de leurs tetes. -- II... il n'y a pas d'abri... possible ! haleta Mig. Kael lui jeta un coup d'oeil en coin, tout en continuant a l'entrainer au milieu de la vegetation de plus en plus dense. C'etait impossible ! Il avait seulement emis une pensee, qu'il etait certain de ne pas avoir formulee a haute voix. Et pourtant, le chirurgien repondait aux mots qu'il avait seulement penses... Coincidence? En de telles circonstances, il ne croyait plus aux coincidences ! Il sentait bouillonner en lui des forces incomprehensibles. Des forces qu'il ne dominait pas encore, mais dont la revelation se faisait par petites touches, insensiblement. Mais dans l'immediat, il savait que son compagnon venait d'emettre une verite. Rien ne pouvait echapper aux moyens de detection formidables dont disposaient les Svaars. Mais il fallait quand meme essayer, ne serait-ce que pour ne pas abandonner toute dignite humaine, et ne pas marcher a l'abattoir comme un animal docile. Kael se souvenait de la scene qu'il avait vue un peu plus tot, alors qu'il explorait les memoires de l'enregistreur a cristallisation. Cet homme qui s'etait retourne, au moment de mourir, qui avait fait face, courageusement. Mourir la tete droite, en se defendant jusqu'au bout. L'homme qui meurt ainsi n'est pas vraiment vaincu par la mort. Quand Kael s'arreta de courir, parce qu'il sentait confusement que c'etait inutile, Mig Taunsen se laissa tomber sur les genoux avec un gemissement rauque. Il etait a bout de souffle, et son regard dement brillait etrangement dans la penombre rougeatre qui regnait au milieu de la vegetation. Il fixait Kael, les levres tremblantes, tous les membres secoues par de longs frissons nerveux. -- C'etait une foutue... aventure, dit-il. Les trouees noires !... Personne ne saura jamais... Pas les hommes ! Surtout pas eux !... Il partit une nouvelle fois d'un rire effrayant, qui se brisa d'un seul coup, tandis que son visage se figeait dans une expression horrible. Folie, souffrance, peur immonde de l'inconnu... Tout cela etait inscrit sur ces traits tortures par l'incroyable prescience de ce qui allait se passer. Mig savait... Il se releva tout a coup avec un cri inarticule, se retourna avec une vivacite inattendue pour un homme arrive a un tel degre d'epuisement, et Kael sentit ses cheveux se herisser le long de sa nuque. Devant eux, le fouillis incroyablement dense de la vegetation s'irradiait lentement d'une lueur verte, encore lointaine, qui repoussait les limites du rougeoiement inexplicable. Et puis, sans transition, des arbres aux troncs rectilignes s'arracherent a l'emprise du sol, se coucherent avec d'immenses craquements au milieu de la vegetation qui paraissait refluer, s'ecarter sous l'effet de forces fantastiques. Des branches brisees s'abattaient au sol, paraissant soudain animees d'une vie propre. Elles eclataient spontanement, avec de seches explosions, des crepitements, ou se tordaient comme autant de serpents. La matiere se deformait, changeait de structure, et la lueur vert acide progressait rapidement vers les deux hommes dresses pour l'ultime holocauste. -- Ne restez pas la, Mig ! Foutez le camp ! hurla soudain Kael. Je vais essayer de retarder cette saloperie ! Cette fois -- et Dieu seul devait savoir pourquoi -- le chirurgien obeit sans prononcer une seule parole. Il pivota soudain sur les talons et s'elanca droit devant lui, bousculant presque son compagnon au passage. Son visage etait l'expression meme de la peur la plus intense qui se puisse concevoir... Quand la sphere apparut a une trentaine de metres de lui, Kael etait pret. Pret a se battre, a vendre cherement sa peau. Il leva le pistolet thermique qu'il venait d'arracher de son etui, et enfonca la detente sans la moindre hesitation. Le flux thermique fusa hors du tube de tir avec un chuintement aigu, et une puissante odeur d'ozone se repandit dans l'air ambiant. La decharge fulgurante percuta le Svaar de plein fouet, et rejaillit en projections irisees sans paraitre affecter l'etre lumineux. Des dizaines de milliers de degres centigrades au point d'impact... Une energie invraisemblable, concentree sur quelques centimetres carres... Et le Svaar continuait a progresser. Incredule, Kael commenca a reculer, sans quitter des yeux la sphere qui glissait lentement au-dessus du sol, repandant autour d'elle cette luminosite verdatre qui choquait la vue. Puis la couleur vira au rouge sombre, presque sans transition. Et Kael comprit d'un seul coup le sens de ce changement brutal. Un avertissement venait de resonner en lui, d'eclater comme un signal d'alarme dont il ignorait l'origine. Il mobilisa en une fraction de seconde les forces incomprehensibles qu'il sentait rouler en lui, les dressa entre lui et le Svaar a l'instant precis ou celui-ci passait a l'attaque. Le choc de leurs deux impulsions-pensee fut terrible, et Kael vacilla sur place. Il vit avec stupeur le metal brillant de l'arme qu'il tenait toujours a la main devenir d'un gris terne, puis se deformer lentement. Il lacha le pistolet parce que le phenomene s'accompagnait d'un intense degagement calorifique puis se rejeta en arriere et se mit a courir pour s'eloigner au plus vite de l'endroit ou l'arme etait tombee. Il n'etait que temps, car le chargeur energetique libera d'un seul coup toute la puissance concentree dans ses accumulateurs, et un soleil miniature explosa soudain, dans une serie de crepitements puissants. Insensible au formidable rayonnement de chaleur, le Svaar traversa le feu d'un jaune ardent, et continua a avancer sur Kael, en maintenant la formidable pression psychique qui se heurtait aux defenses elaborees instinctivement par le Terrien. Et c'etait comme s'ils avaient parfaitement conscience l'un et l'autre de l'inutilite de ce combat de titans. Un equilibre immuable s'instaurait. Chaque emission psychocinetique du Svaar declenchait invariablement une reaction de puissance egale chez Kael. Alors, le Svaar renonca, et sa couleur vira progressivement, pour se stabiliser a nouveau dans les tons verdatres. Pendant quelques secondes, ils s'observerent. Kael distinguait parfaitement la structure spherique, qui pouvait avoir un diametre de deux metres, sans tenir compte du halo lumineux. Il devinait un noyau plus sombre au coeur de cette matiere etrange, a la fois fluide et solide. Et puis Kael se souvint de Mig Taunsen, et il fit demi-tour, s'elanca sur les traces du chirurgien. Le Svaar parut hesiter et, quand Kael se retourna, sans cesser de courir, il se trouvait toujours a la meme place, comme s'il hesitait sur la conduite a tenir. Fallait-il en conclure que la reaction inattendue du Terrien l'avait completement deroute ? Kael s'accrocha a cet espoir. Il ne comprenait pas tres bien ce qui venait de se passer, mais il disposait apparemment d'un moyen de lutter a armes egales avec ces etres de cauchemar, et dans l'immediat, c'etait la l'essentiel. Un hurlement inhumain troua le silence, alors qu'il debouchait dans une sorte de clairiere baignee par cette incroyable lumiere rouge qui paraissait venue de nulle part, et il realisa alors pourquoi le Svaar qu'il avait affronte avait abandonne la poursuite... Deux de ses congeneres flottaient au-dessus de la clairiere, exactement a la verticale de la silhouette pitoyable de Mig Taunsen qui titubait, affole comme un animal pris au piege. Alors, tout se passa avec une rapidite inouie. L'un des Svaars vira soudain au rouge sombre, et Kael reagit avec une infime fraction de seconde de retard, a cause des sentiments qui bouillonnaient en lui. Il eut alors un bref apercu de cette souffrance, autant morale que physique, que pouvait provoquer une attaque psychocinetique. Il reussit a dominer l'intense vertige qui s'emparait de lui, et libera une nouvelle fois les forces etonnantes dont il disposait. Mais simultanement, il entrevit l'atroce verite : un des Svaars mobilisait toutes ses facultes combatives, l'obligeait a accepter un combat sans issue, alors que l'autre plongeait vers Mig Taunsen... Le malheureux chirurgien tenta de s'enfuir, mais il s'immobilisa soudain au centre de la clairiere, comme tetanise, et un cri interminable parvint aux tympans d'un Kael parfaitement lucide, mais incapable d'intervenir, sous peine de succomber aux forces mentales que lui imposait son adversaire. Au milieu de la clairiere, envahie maintenant par la luminosite verdatre du Svaar qui venait de s'immobiliser a quelques metres seulement de sa proie terrifiee, Mig Taunsen vivait ses derniers instants. Souleve au-dessus du sol par les forces mentales emanant de la sphere lumineuse, il se debattit comme un insecte pitoyable pris dans une invisible toile d'araignee. Ses hurlements emplissaient la clairiere, se repercutaient interminablement de colline en colline. L'un apres l'autre, avec une lenteur insupportable, ses membres se disloquerent, et son corps martyrise s'arqua en arriere, jusqu'a ce que Kael, impuissant, entende le sinistre craquement des vertebres brisees. Alors le hurlement d'agonie mourut d'un seul coup, et le corps flotta un moment, inerte, au-dessus du sol, avant de retomber avec un bruit sourd. Le Svaar qui avait pris tout son temps pour tuer, reprit de l'altitude. Sa couleur verte s'alterait a vue d'oeil, et il devint terne. Toujours aux prises avec le deuxieme Svaar, Kael le vit bondir vers le ciel rouge. Alors, son congenere commenca a s'elever a son tour, en relachant progressivement l'intensite de son attaque mentale. Quand il s'elanca a toute vitesse vers le firmament, pour rejoindre le triangle forme dans l'espace par ses semblables, Kael s'effondra, a bout de forces. Tout a coup, il n'etait plus qu'un simple etre humain, vaincu, fatigue, las de lutter parce qu'il n'y avait pas le moindre espoir de victoire. Il avait cru pouvoir repousser les limites de sa solitude, parce qu'il avait trouve un compagnon. Meme s'il n'etait pas en pleine possession de ses moyens, Mig Taunsen avait materialise une presence humaine. Maintenant, Mig etait mort, la-bas, au centre de cette clairiere. Il etait mort en sachant probablement pourquoi il mourait. Kael, lui, ne savait pas pourquoi il avait garde le droit de vivre... CHAPITRE IX Faute de pouvoir creuser un trou pour enterrer le cadavre de Mig Taunsen, Kael avait recouvert celui-ci de ces pierres noires qu'on trouvait un peu partout sur Syrglia. Au moins, le chirurgien aurait une sepulture decente... Au-dessus de la clairiere, les Svaars avaient disparu dans l'immensite de l'espace, et le ciel avait repris sa teinte habituelle d'or pur. Une brise legere et parfumee agitait les branches des arbres, dont les feuilles produisaient en s'entrechoquant une sorte de fremissement continu, aux sonorites vaguement metalliques. Kael regarda la tombe de Mig Taunsen. Il n'eprouvait plus rien de particulier. La Vie, la Mort... Des mots qui n'avaient pas de sens sur cette planete. Avaient-ils seulement un sens dans le reste de l'Univers? Les Hommes vivaient, le temps d'une etincelle, puis plongeaient dans le terrible inconnu de la mort. Pourquoi ? Kael fit demi-tour. Il etait seul, a nouveau, mais cela n'avait aucune importance. Mig Taunsen avait ete un accident sur la route tracee par les Invisibles Puissances regissant ce monde que lui avaient fait entrevoir les Svaars. Il revint sur ses pas, sans chercher a lutter contre ce vide qui envahissait son esprit, lui faisant froler un dangereux neant. Il traversa la zone devastee par la formidable puissance du Svaar qu'il avait affronte, tandis que Mig se sauvait, fuyant vers sa propre mort. Les arbres arraches, dechiquetes, jalonnaient une sorte d'allee rectiligne ou toute trace de vegetation avait disparu. Le sol etait noir, et les pierres elles-memes etaient bizarrement eclatees par endroits. Il avait repris tout naturellement le chemin des installations sanitaires, sans savoir exactement pour quelle raison precise il le faisait. Peut-etre parce que les installations avaient quelque chose de rassurant en ce sens qu'elles le rattachaient presque malgre lui a cette condition humaine qui avait ete la sienne. Mais qui ne l'etait plus... Il se mit a rire, pour la premiere fois depuis qu'il avait repris conscience, la-bas, sur la plage. II s'arreta, visage leve vers le ciel dore, et son rire eveilla l'echo des collines. -- Je ne suis plus Kael Talvac ! hurla-t-il. Je ne suis plus rien !... Son rire desespere se cassa dans un sanglot. Il aurait voulu mourir, la, tout de suite, parce qu'il eprouvait soudain la terrible peur de ne plus avoir de fin. Et s'il devait errer eternellement sur cette planete perdue aux confins d'un monde qui le rejetait? Il n'avait pas faim, il n'avait pas soif... Il n'avait besoin de rien. Le temps qui s'ecoulait ne signifiait plus rien pour lui. Il entrevit avec une sorte de vertige l'inutilite de son existence. Il n'etait deja plus tout a fait un humain, mais de solides reminiscences subsistaient encore en lui, creant un desequilibre psychique entre ce qu'il avait ete et ce qu'il devenait... L'Homme devait avoir un but, une finalite. Il n'avait pas de but, donc il n'etait plus un Homme. Il se remit en marche. Marcher etait une chose rassurante. Inutile mais rassurante. Marcher signifiait : aller quelque part, agir... Il decida qu'il regagnerait la base principale. Pourquoi? Pour rien. Pour agir. Seulement pour agir. Oui, des le lendemain, il partirait vers la mer. Il etait trop tard maintenant pour esperer arriver avant la nuit. II dormirait dans un des modules sanitaires. Dormir... Il n'etait meme plus certain qu'il avait reellement besoin de sommeil. Cela aussi faisait partie de ce qu'il avait ete autrefois. Il arriva au sommet de la colline, decouvrit la vallee, a ses pieds, avec les modules ovoides de la station sanitaire. Une curieuse envie de pleurer lui nouait la gorge. Et puis, il la vit, a quelques metres seulement de lui, dans l'ombre d'un arbre au tronc noueux, dont les branches noires supportaient ces fruits a la couleur laiteuse tres courants sur Syrglia. L'or du ciel allumait des incendies dans ses cheveux, et son regard mauve souriait. Elle portait une combinaison bleu pale, en tout point identique a celles que portaient les femmes de l'expedition >. Kael aima aussitot le dessin sensuel de ses levres, et la sveltesse de son corps. -- Tu as ete bien long, Kael Talvac, dit-elle dans un sourire. Kael sentait une foule de sentiments contradictoires rouler en lui. Surprise intense, joie, incredulite. Plus toutes ces choses qu'il ne pouvait pas definir et qui vivaient dans son subconscient. -- Je... j'ai enterre Mig..., dit-il, d'une voix qu'il ne reconnut pas. Exactement comme s'il s'excusait! C'etait ridicule ! -- Qui etes-vous ? demanda-t-il. -- Nous pouvons nous tutoyer, Kael, dit-elle avec une sorte de tristesse voilee dans le ton. Nous sommes les deux seuls humains sur cette planete, maintenant que Mig Taunsen est mort, et personne n'y trouvera a redire ! Je m'appelle Christa Sanders. Autrefois... Kael se laissa capter par ses yeux mauves. -- Autrefois, je faisais partie de l'equipe du professeur Sorensen, ajouta-t-elle. Je t'ai rencontre une fois, juste avant l'emergence supra-spatiale. Mais tu etais tres occupe. Kael se demandait comment il avait pu se trouver aussi pres d'elle, a l'epoque, sans la remarquer ! Il laissa un soupir s'echapper de sa poitrine dans laquelle son coeur battait sur un rythme accelere. -- Vous avez pu echapper, vous aussi a cette chose atroce, dit-il. La joie deferlait en lui. Maintenant, tout etait possible a nouveau. Un homme, une femme... Tout pouvait recommencer a partir de ce point de depart. Leur vie mysterieusement preservee, projetee dans le Temps, pouvait avoir a nouveau un sens ! -- Non, Kael, dit-elle dans un souffle. En tout cas, pas ce sens-la... Il sursauta violemment. Cette fois, il etait certain de n'avoir rien laisse filtrer de ses pensees. Il n'avait pas exprime verbalement cet espoir qui renaissait en lui, apres la terrible angoisse qu'il avait eprouvee en se retrouvant seul pour la seconde fois. Tout comme Mig un peu plus tot, avant l'attaque des Svaars, la jeune femme venait de repondre a une phrase qu'il n'avait pas prononcee... -- Tu n'es pas au bout de tes surprises, Kael, dit-elle. Je t'envie peu de ne pas encore savoir exactement ce qui nous attend. En tout cas, nous devons tourner le dos a notre passe. Nous l'avons laisse trois siecles derriere nous. Pour nous, rien ne peut plus etre comme avant. Elle se detacha du tronc de l'arbre et marcha vers lui. Elle s'arreta presque a le toucher. Elle etait grande. Presque aussi grande que lui, et il eut brusquement envie de la prendre dans ses bras, envie de mordre dans ces levres qui continuaient a sourire, envie de se noyer dans ces prunelles mauves, pleines d'une immense tendresse. -- Nous pouvons faire l'amour, souffla-t-elle. Nous pouvons le faire si tu le veux. Meme si les gestes perdent leur sens profond, il nous reste encore cela... Elle porta la main droite au petit anneau argente de la fermeture a glissiere de sa combinaison de xynil, et tira doucement vers le bas, decouvrant une poitrine ferme et arrogante, qui se soulevait soudain plus vite. Des paillettes brillaient dans ses yeux, rives a ceux de Kael dont la lucidite chavirait. -- Pourquoi ? dit-il d'une voix rauque. Mig venait de mourir, et lui, Kael, allait aimer cette femme qui venait de surgir du neant, et qui l'attendait. Toutes les valeurs basculaient, dans ce monde aberrant ou ils avaient ete projetes. Il avait une foule de questions a poser, parce qu'il realisait confusement qu'elle avait atteint un autre stade que celui auquel il avait accede lui-meme. Elle avait lu dans sa pensee, quelques instants auparavant. Elle paraissait savoir tres exactement ce qu'elle devait faire. Ou alors, elle etait folle! Aussi folle que Mig Taunsen !... Il sentit sa propre main effleurer cette poitrine de femme tendue vers lui, mais le geste s'etait fait de lui-meme, sans qu'il l'ait premedite. Il frissonna. -- Embrasse-moi, Kael, murmura-t-elle en fermant les yeux. Il y a trois siecles que j'attends cela... Alors Kael refoula toutes les questions qui lui brouillaient l'esprit. Il fit le vide en lui, lui reservant toute la place, a Elle, La Femme eternelle. Elle etait vivante, chaude, fremissante, et le desir qu'il eprouvait etait lui aussi une chose de la Vie ! Il se pencha sur les levres offertes, comme on boit a une source pure. Il courba contre lui ce corps qui appelait l'etreinte. Le ciel de Syrglia pouvait s'enflammer a nouveau. Ils avaient trouve leur refuge !... Plus tard, il serait toujours temps de penser... Christa Sanders repoussa une meche de ses cheveux blonds qui lui retombait sur le front. -- Il faut partir, maintenant, dit-elle d'une voix tres douce. Allonge pres d'elle, le visage tourne vers le ciel qui palissait tres vite, maintenant que les deux soleils de Syrglia avaient disparu de l'autre cote des collines, Kael songeait aux instants merveilleux qu'ils venaient de vivre. On pouvait donc trouver le bonheur meme au coeur de l'aventure la plus etrange. C'etait tres simple, finalement : il suffisait de refouler toutes ces questions qui n'avaient pas de reponse, et de se contenter de vivre tout ce qui etait coherent. -- Pourquoi partir? demanda-t-il. Pour aller ou? Elle se redressa, tendit le bras dans une direction precise. -- Par la, dit-elle seulement. Il s'assit a son tour, regarda la direction qu'elle lui indiquait et fronca les sourcils, soudain attentif. -- Christa... Que se passe-t-il? Je... je ne reconnais plus cet endroit. Je marchais vers les installations sanitaires. Quand je t'ai rencontre, je suis certain que je venais tout juste d'apercevoir les modules, dans la vallee... Nous nous sommes allonges pres de l'arbre ou tu te trouvais quand je t'ai decouverte, et... Il n'arrivait plus a detacher ses yeux de la sombre montagne qui barrait maintenant l'horizon, paraissant les dominer de sa masse inquietante. Il n'y avait plus d'arbres autour d'eux, dans l'espece de crepuscule glauque qui noyait peu a peu un paysage desertique, sauvage, qu'il ne reconnaissait pas. Christa Sanders lui prit la main. Ses levres etaient etirees par un sourire indefinissable, mais la meme tendresse chaude et rassurante habitait son regard mauve. -- En effet, dit-elle, nous n'avons pas bouge, mais notre environnement s'est modifie. Cette montagne n'existait pas quand tu m'as prise dans tes bras, Kael. Et maintenant, elle est la, devant nous. Et nous devons marcher vers elle... Kael secoua la tete. Un pli tetu barrait son front. -- Non, dit-il sourdement. Non, je ne bougerai pas d'ici. Pas sans savoir a quoi rime tout ce qui se passe sur cette foutue planete ! Mig a entrevu la verite, et il est mort. Toi tu es bien vivante, et tu sais exactement a quoi t'en tenir sur ce qui nous arrive. Tu lis dans mes pensees, et... -- Je ne lis pas dans tes pensees, Kael, sourit-elle. C'est toi qui emets ces pensees de facon a ce que je les capte... En ce moment meme, tu ne parles pas, tu penses... Kael frissonna. Il savait qu'elle avait raison. Il s'etait rendu compte qu'il ne parlait pas a haute voix, a l'instant precis ou il avait > la fin de sa phrase. Bon, ils communiquaient telepathiquement. Mais cette constatation ne repondait pas aux questions qu'il se posait, loin de la ! Il y avait egalement ces forces qui sommeillaient en lui. Cette formidable puissance mentale qui lui avait permis de resister a l'assaut des Svaars... -- Nous sommes le siege d'une mutation tres rapide, expliqua-t-elle. Parce qu'il devait en etre ainsi, j'ai atteint un peu plus vite que toi un certain stade a partir duquel j'ai eu la revelation progressive de ce que j'etais devenue. Il te reste une etape a franchir, Kael, pour etre en mesure de recevoir cette revelation. Si je t'expliquais maintenant ce a quoi nous sommes destines, tu ne pourrais pas comprendre, et tu me laisserais probablement marcher seule vers cette montagne. Plus rien ne serait possible... Kael sentit une violente colere le submerger. Tout son etre conscient refusait de se soumettre a cette chose inconnue a laquelle Christa s'etait soumise, et qui guidait maintenant ses actes. Elle obeissait... A quoi? A qui?... Il devinait confusement que s'il marchait maintenant vers cette montagne invraisemblable, il se soumettrait a son tour a quelque chose d'implacable. -- Je refuse ! cria-t-il. Il la prit aux poignets, en se demandant s'il allait pouvoir contenir l'effarante violence qui montait en lui. -- Tu entends, Christa ? Je refuse d'aller la-bas. Si tu esperais m'avoir simplement en couchant avec moi, tu t'es trompee. Ils t'ont eue, n'est-ce pas? Ils ont failli avoir Mig Taunsen, mais Mig a prefere mourir... Je choisis moi aussi la mort, plutot qu'une ignoble soumission ! Va les rejoindre, tes nouveaux maitres ! Et dis-leur que Kael Talvac refuse de leur obeir ! Un voile de tristesse passa dans les yeux de la jeune femme. -- Tu ne peux pas comprendre, Kael. Tu n'as deja plus le choix, et tu le sens bien. Mig Taunsen est mort, c'est un fait. Mais il n'a rien refuse. Du moins pas consciemment. Il etait malade. Un accident. Parce qu'il y avait en lui quelque chose de nefaste, il n'a pu resister au choc inevitable impose a son organisme par la mise en place de la bulle temporelle. -- Tu veux parler de ce cirque, sur la plage? ironisa Kael. -- Moi, ce n'etait pas sur la plage, mais quelque part dans la montagne, du cote de la station de megascopie, fit-elle. Je suis sortie, parce que j'etais attiree par une force invincible. Il fallait que je suive mon obsession. J'etais persuadee que j'avais rendez-vous avec un homme qui a ete mon mari jusqu'a ce qu'il se tue aux commandes de son astronef, dans l'espace. Et maintenant, quand il m'arrive de penser a Peter, c'est comme si ce souvenir n'avait pas la moindre importance... Peter a ete une etape heureuse de ma vie. Rien d'autre. Ce qui m'attend maintenant est important. Cela seulement. -- Je t'empecherai de marcher vers cette montagne, gronda Kael en resserrant l'etreinte de ses doigts sur les fragiles poignets de la jeune femme. Je te defendrai malgre toi contre cette folie ! Cette folie qui est en toi !... Notre lutte doit avoir lieu ici, sur cette planete sans espoir. C'est peut-etre la que nous devons remplir notre ultime mission : perpetuer la Vie !... Meme sous la forme de ce que nous sommes devenus l'un et l'autre, ou que nous deviendrons si nous refusons de plier... -- Oh ! alors, ce sera tres simple, dit-elle avec un rire desenchante. Si tu refuses de me suivre, et en admettant que j'accepte ce refus, tu n'auras plus que quelques jours a vivre. Les Svaars reviendront... Mais cette fois, tu ne pourras pas leur resister. Il n'y aura personne pour te recouvrir de pierres, comme Mig Taunsen... Et moi, j'aurai peut-etre des siecles a attendre qu'un autre homme vienne echouer dans cette partie de l'Univers, pour m'aider a remplir ma mission... -- Tu es folle ! cria Kael. -- Tu sais bien que non, Kael. Lache-moi... Il voulut resserrer encore son etreinte, pour lui faire comprendre qu'il refusait toujours d'obeir a qui que ce soit. Meme a elle. Mais une force invincible ecarta lentement ses doigts. Elle le regardait toujours avec un calme effarant, et il savait que c'etait elle qui l'obligeait a lacher prise. Sa force physique d'homme ne pouvait rien contre cette puissance mentale qu'elle liberait, en la controlant soigneusement. Une douleur insupportable naissait de sa propre resistance physique. Il lacha prise d'un seul coup, avec un gemissement assourdi, et retomba pres d'elle, le souffle court, le coeur battant la chamade. -- Tu vois bien que tu ne peux pas m'empecher de partir, Kael, dit-elle d'une voix pleine de tristesse. Et moi, je ne puis t'obliger a me suivre. Apres tout, peut-etre que ceux vers qui je retourne maintenant me renverront vers toi, pour t'accompagner dans la mort que tu as choisie. Ils ne peuvent reagir comme nous, et j'ignore ce qu'ils decideront. Seule, je ne puis rien faire... Adieu, Kael. J'ai ete heureuse pres de toi... Elle se leva dans la penombre de la nuit tombante. Kael la voyait toujours aussi distinctement, mais d'une facon differente. Quand elle fit demi-tour, et qu'elle commenca a marcher vers la montagne noire, il sentit quelque chose se serrer en lui. Une immense envie de pleurer. La peur terrible de sa solitude, pire encore que celle de la mort. -- Christa! Elle ne se retourna meme pas. Kael se dressa brusquement sur ses jambes. Il ne pouvait pas la laisser aller seule vers ce destin qu'il ne comprenait pas. Il n'avait pas le droit de l'abandonner. -- Christa ! Attends-moi ! Je... je vais avec toi ! Il se mit a courir vers elle, avec au ventre la crainte qu'elle ne disparaisse brusquement. Elle etait si loin, deja... CHAPITRE X -- Tu es venu, Kael, dit-elle quand il la rejoignit. C'est bien. -- Tu es tres belle, dit-il. Je t'aime... -- Moi aussi je t'aime, Kael. Je savais que tu viendrais. Ne crains rien. Il eut un mouvement vers elle, comme pour la prendre dans ses bras. -- Non! Non, Kael. Pas maintenant. Continue seulement a avancer. Ne t'approche surtout pas trop de moi, n'essaie pas de me toucher. Nous avons deja penetre dans une zone transitoire. Nous ne pouvons plus revenir en arriere, maintenant. Kael sentit un fremissement le parcourir des pieds a la tete. Le piege s'etait referme sur eux. Au dernier moment, il avait flanche. Il avait fallu qu'il rejoigne la jeune femme. Il se retourna. Ils etaient au pied de la montagne... Il etait certainement encore temps de s'arreter, de faire demi-tour et de fuir. Fuir ou ? Derriere eux, il n'y avait plus rien -- Ne te retourne pas, Kael murmura la voix suppliante de Christa. Viens ! Il la croyait encore pres de lui, et elle s'eloignait a nouveau, comme irresistiblement attiree vers un trou plus noir encore que la montagne elle-meme. Kael jeta un dernier regard a ce vide infernal qui effacait toute chose perceptible, derriere eux. Il rappelait le ciel de Syrglia, quand les deux soleils avaient disparu, et que la nuit envahissait la planete, revelant la monstrueuse trouee noire... Il s'elanca sur les traces de la jeune femme. Il ne courait pas, ne faisait aucun mouvement. Il exprimait seulement une volonte forcenee de la rejoindre, et il la rejoignait. Ils flottaient au-dessus d'un sol immateriel, se deplacaient de plus en plus vite vers ce trou noir ouvert comme une immense plaie dans le flanc de la montagne. Ils ne bougeaient pas? C'etait ce gouffre qui venait vers eux ! -- La trouee... noire ! haleta Kael. -- C'est elle, murmura en lui la voix mentale de Christa. Du moins une emanation de ce qu'elle est reellement. Nous devons refouler toute crainte, Kael. Il n'y a aucun danger si nous ne tentons pas de resister. Maintenant, tu peux prendre ma main. Il s'en empara comme un naufrage qui se noie, et il sentit aussitot la paix descendre en lui. Il n'avait plus peur, et sa colere s'evanouissait d'elle-meme. Il distingua a nouveau les details du paysage, autour d'eux. Une plaine faiblement eclairee par une luminosite venue de nulle part, une sorte de jour orange allongeant l'ombre des pierres qui jalonnaient irregulierement leur parcours. Il apercut une cascade argentee, au flanc de la montagne. L'eau bondissait par une breche et venait tomber dans une vasque naturelle, projetant des milliers de gouttelettes qui captaient la lumiere. -- Le Temps qui s'ecoule, murmura Kael. Il ne se sentait pas maitre de ses pensees. Des mots se pressaient sur ses levres, et il n'en comprenait pas le sens. Il les prononcait pourtant. Christa elle aussi prononcait des mots incomprehensibles. Elle aussi regardait la surprenante cascade. L'eau captait leur attention. Encore un piege. Il se passait quelque chose autour d'eux. Quelque chose de terrible et de definitif. Et eux, ils regardaient une cascade qui n'existait probablement que dans leur esprit. -- Nous n'avons pas le droit de voir autre chose, Kael, murmura Christa. Aux portes de l'inconnu, nous ne pourrions resister a une perception brutale d'un univers qui ne peut correspondre a rien de coherent pour nous. -- Tu sais tant de choses, cherie, renvoya doucement Kael. Tu es deja venue ici, n'est-ce pas ? -- Oui. Une fois. Mais pas ainsi. Seulement dans une sorte de reve. Quand je me suis reveillee, j'avais oublie toutes mes frayeurs. Bientot, tu seras comme moi, Kael. Tres bientot... Regarde... La cascade disparaissait dans une sorte de halo de lumiere scintillante. Une lumiere d'une rare intensite, mais qui, curieusement, ne blessait pas leur regard. -- Viens, Kael. Nous pouvons continuer, maintenant, murmura la jeune femme. La peur des tenebres s'eloignait. Et pourtant, Kael sentait que le gouffre qu'il avait entrevu au flanc de la montagne, et cette lumiere spontanee vers laquelle ils marchaient maintenant etaient une seule et meme chose... La trouee noire devenait trouee lumineuse. Des forces malefiques rodaient au-dela de cette luminosite reposante au coeur de laquelle ils penetraient maintenant et qui les protegeait. Christa etait paree d'une aura scintillante, et Kael constata que lui aussi semblait emettre une etrange luminescence d'un beau jaune vif. Il serra plus fort la main de la jeune femme, et elle tourna vers lui son regard radieux : -- Tu vois, Kael. Tout est si simple... Cette montagne n'existait pas vraiment. Ils ont cree un environnement pour nous permettre d'aborder la porte spatio-temporelle qui va nous projeter au-dela de la trouee noire ? Nous n'aurions pu supporter de but en blanc la vision de ce que nous avons tente d'observer avec nos pauvres moyens humains ! Alors, il leur a suffi de polariser notre attention sur quelque chose d'autre. Cette cascade. La fascination de l'eau. Puis cette lumiere, pour vaincre la peur ancestrale des tenebres. Ils se servent de ce qu'il y a en nous. -- Cela, je crois que je l'avais deja compris, sourit Kael. Ils m'ont attire une premiere fois en se servant du souvenir de cette femme que j'ai cru aimer... -- Pas que tu as cru aimer, Kael, corrigea la jeune femme. Que tu as vraiment aimee, comme j'ai aime Peter. Mais c'etait dans l'autre monde... Un monde qui continuera sans nous ou, peut-etre... grace a nous... -- Que veux-tu dire, Christa ? -- Je... je ne sais pas. L'idee etait en moi, dit-elle. A partir de maintenant, j'en sais a peine plus que toi. Seule j'etais preparee au franchissement temporel, parce qu'ils ne pouvaient pas nous preparer tous les deux ensemble. Mais maintenant, j'ignore ce qui doit se passer. -- Tu ne veux toujours pas me dire ? insista Kael. -- Ce serait inutile, maintenant. Ils t'expliqueront eux-memes, quand le moment sera venu. Cette lumiere nous porte vers eux. C'est tout ce que je sais, je t'assure. Je... j'avais l'impression de savoir enormement de choses. Des choses que je n'avais pas le droit de te reveler, et maintenant... Maintenant, je crois que toutes ces connaissances n'ont jamais existe !... Je ne sais plus, Kael ! Je ne sais plus ! Un immense vertige s'empara de Kael, et il savait que pres de lui, la jeune femme eprouvait la meme sensation. Ils lui avaient insuffle une confiance aveugle, basee sur la certitude qu'ils n'avaient rien a craindre, et elle avait servi d'appat. Tous ses actes, tous ses gestes, et jusqu'aux mots qu'elle avait prononces a partir du moment ou il l'avait decouverte sur son chemin, avaient ete dictes, prepares pour les entrainer vers ce piege ignoble. -- Kael !... Kael, prends-moi dans tes bras, je t'en supplie. Je... je crois que je vais mourir ! J'ai peur !... Il la prit contre lui, et leurs deux auras n'en formerent plus qu'une, au sein de l'immense lumiere blanche. Il sentait la chaude pression de ce corps de femme, contre le sien, et il pouvait caresser les doux cheveux, plonger son regard dans ces yeux mauves, leves vers lui, et dans lesquels brillait une insupportable angoisse. -- Je te protegerai, Christa, emit-il mentalement. Je te protegerai jusqu'a mon dernier souffle... Alors, le miracle se produisit. La peur s'effaca des prunelles de la jeune femme, et un sourire heureux etira ses levres. -- Je t'aime, Kael... souffla-t-elle. X'Tar cessa de tourner sur lui-meme, et s'eloigna legerement de sa compagne. A'Rly emit une serie de fluctuations bleutees, enchaina aussitot sur une fulgurance jaune vif. X'Tar materialisa alors trois triangles de lumiere, etroitement imbriques les uns dans les autres, tenta l'impossible en emettant tres site deux autres figures geometriques qui auraient du distraire A'Rly, mais celle-ci manifesta aussitot sa ioie en s'entourant d'une aura bariolee de couleurs violentes qui fremissaient autour de sa structure basale. -- Je crois que j'ai encore perdu, n'est-ce pas? avoua piteusement X'Tar. Vous etes decidement imbattable, A'Rly. -- Ne seriez-vous pas distrait par la surveillance de ces deux Terriens ? insinua A'Rly. -- Si. Ils viennent d'entrer dans la phase ultime de leur conditionnement, et vos amusements futiles ont failli me faire perdre de vue l'importance de l'operation V'REEG, bougonna X'Tar. Mais son environnement chromatique etait parcouru de tons moires qui traduisaient une immense tendresse. -- D'ailleurs, il nous faut maintenant songer que nous avons notre place a tenir dans cette operation, ajouta X'Tar, en se remettant a tourner lentement sur lui-meme, dans un plan horizontal. -- Le moment est donc venu, n'est-ce pas ? emit A'Rly. -- Oui, A'Rly. Je crois que le moment est venu en effet... -- Nous ne jouerons plus, alors ? -- Je ne sais pas..., renvoya X'Tar. Venez... Nous devons nous rendre immediatement au fluctuateur d'integration globale. J'aimerais que vous assistiez a la phase suivante de l'operation V'REEG. Il faut vous familiariser avec le comportement de ces Terriens. -- J'ai du mal a comprendre, X'Tar... Ces etres ne jouent pas. Jamais... Ils ne communiquent pas non plus. Pourtant, ils sont alles l'un vers l'autre ! X'Tar rit, ce qui se traduisait chez lui par une serie de fluctuations rapides de son aura de base blanc-bleu. -- Ils sont tres differents de ce que nous sommes, admit-il gaiement. Mais ils sont attachants, vous verrez. Et ils communiquent entre eux, soyez rassuree sur ce point. Il accelera son mouvement de rotation, et commenca a s'elever vers l'immense coupole qui se trouvait au-dessus d'eux. A'Rly le suivit avec un temps de retard, et le rejoignit alors qu'il traversait sans la moindre difficulte ce qui n'etait qu'un rayonnement de protection, destine a interdire a quiconque en dehors d'eux-memes, et de deux ou trois Svaars du clan des Insoumis, l'acces du Cercle Residentiel reserve au Maitre des Insoumis et a sa compagne. Ils emergerent a la meme seconde au-dessus des pentes abruptes des parois de l'immense grotte artificielle, et dominerent les domes colores des autres Cercles Residentiels, disperses dans la grande vallee centrale. Aussitot, une demi-douzaine de Svaars les entourerent, en emettant les longues emanations chromatiques des codes de protection rapprochee, qui s'entremelaient en un reseau serre, infranchissable a toute menace exterieure. Les gardiens attentifs n'abandonnerent X'Tar et sa compagne qu'apres le franchissement des zones interdites, dont les limites etaient materialisees par une coloration rosee qui semblait provenir du sol lui-meme. Deux autre Svaars venaient a la rencontre de X'Tar et de A'Rly. -- L'emergence va avoir lieu dans un peu moins de trois revolutions-bases, annonca le premier. -- Parfait, renvoya X'Tar. Basculez tous mes relais, sans exception, sur X'Vyr. Il est pret, des maintenant, a assurer toutes mes fonctions habituelles. Venez, A'Rly... Ce que nous allons contempler est assez exceptionnel. Kael se rendit compte le premier que la lumiere qui paraissait les porter perdait de son intensite. Il eprouvait maintenant la sensation d'une immobilite totale. Au-dela de la luminosite, des details commencaient a apparaitre, qu'ils ne pouvaient pas encore identifier. -- Je crois que nous arrivons au terme de notre etrange voyage, souffla-t-il, son visage tout pres de celui de Christa, toujours blottie contre lui. La jeune femme s'ecarta legerement de son compagnon, et regarda a son tour au-dela de la bulle de lumiere au sein de laquelle ils vivaient depuis un temps qu'ils n'auraient pu definir avec precision. Ils remontaient lentement de profondeurs insoupconnees, ou d'espaces que le cerveau humain ne pouvait meme pas concevoir... Et puis, d'un seul coup, Kael sentit son sang se glacer dans ses veines. Ils etaient maintenant sous une immense voute aux parois curieusement vitrifiees, et d'une belle couleur pourpre. Le sol etait forme de grandes dalles brunes, et des appareillages incomprehensibles encombraient toute une partie de l'immense salle. Cela ressemblait a des projecteurs, tissant un reseau de faisceaux lumineux qui s'entrecroisaient, formant une trame irreguliere et changeante au-dessus de leurs tetes. Mais ce n'etait pas cela qui declenchait la reaction instinctive de Kael... A quelques metres seulement d'eux, et legerement sur leur droite, il y avait deux Svaars, immobiles a quelques centimetres du sol. Un des deux etres lumineux changea progressivement de couleur, et se mit a tourner lentement sur lui-meme. -- C'est drole, souffla soudain Christa. Je n'ai plus peur... -- Aucune agressivite, nota paisiblement Kael. Sur le moment, j'ai cru que... La sphere qui tournait sur elle-meme emit une serie de fluctuations colorees, et un bourdonnement leger naquit dans l'immense salle silencieuse. Le reseau emis par les projecteurs se fit plus serre, et Kael sentit une paix inattendue descendre en lui, tandis que ces facultes mentales qu'il avait decelees en lui devenaient a nouveau perceptibles. -- Soyez les bienvenus sur Tyrsis, Terriens... La > mentale etait agreable, franche et directe. Elle s'etait accompagnee chez le Svaar qui tournait sur lui-meme des habituelles fluctuations colorees du langage chromatique. Curieusement, Kael n'eprouvait plus aucune surprise. Il tenait deja la reponse a de nombreuses questions qu'il se posait depuis l'instant ou il avait repris conscience sur la plage, et d'autres reponses viendraient encore, en leur temps. Toute trace d'impatience disparaissait en lui, et grace a l'etroit contact mental qu'il pouvait maintenant etablir a volonte avec sa compagne, il savait que Christa se trouvait dans le meme etat d'esprit que lui. -- Mon nom est X'Tar, emit encore le Svaar. Et pres de moi se trouve ma compagne A'Rly. Nous appartenons au clan des Insoumis... Vous savez maintenant que vous n'avez rien a redouter de nous. En tout premier lieu, je dois vous demander de nous pardonner cette facon un peu... cavaliere avec laquelle nous avons du proceder. Il n'y avait pas d'autre solution. Pour vous sauver, d'abord, et pour vous amener ensuite dans notre univers habituel. Je comprends votre etonnement comme j'ai compris vos angoisses. Surtout les votres, Kael Talvac. Nous ne pouvions pas preparer psychiquement deux sujets en meme temps. Nous avons donc choisi votre compagne pour le pre-conditionnement de translation supra-temporelle, parce que son caractere se pretait mieux a cette operation. Nous avons du user de subterfuges, que vous voudrez bien nous pardonner egalement. Vous comprendrez bientot que nous n'avions pas le choix des moyens. Mais chaque chose doit venir en son temps. Dans l'immediat, et afin de creer des conditions mieux adaptees a votre psychisme, nous allons nous transformer, A'Rly et moi. Cela va sans doute vous surprendre, mais vous avez deja, l'un et l'autre assiste a ce genre de transformation, qui n'est pour nous qu'une operation tres simple de changement de structure basale... A'Rly s'etait mise elle aussi a tourner sur elle-meme, dans le sens inverse de celui de son compagnon. Les deux spheres s'eloignerent un peu l'une de l'autre, et leur couleur se stabilisa dans les tons jaune tres pale, tandis qu'une forme encore imprecise apparaissait a l'interieur de cette matiere a la fois solide et fluide qui constituait ce qu'ils appelaient leur structure basale. -- Comme sur la plage, murmura Kael malgre lui... en regardant plus particulierement A'Rly. Un contact surprenant s'etablissait entre leur deux psychismes pourtant si differents l'un de l'autre, et c'etait a nouveau l'esprit de Kael qui faconnait la forme indistincte naissant au coeur de la sphere lumineuse, mais il le faisait en accord etroit avec la pensee de l'etre qui etait en train de modifier sa propre structure par le seul jeu de la volonte. Et la sphere de lumiere perdait peu a peu de son intensite autour de cette forme humaine qui naissait, avec des hesitations et de vagues soubresauts. Elle ne fut plus bientot qu'une sorte de halo pale, alors que les traits d'une femme se precisaient de seconde en seconde. Et parce que Kael avait l'esprit rempli de la pensee de Christa, ce fut tout naturellement qu'A'Rly adopta l'apparence exacte de la jeune femme... Tout comme la premiere fois, sur la plage, un Svaar avait pris l'apparence d'une femme brune, inventee par le cerveau de Kael pour chasser le souvenir de l'autre... Et si Kael avait eu besoin en cet instant d'une preuve d'amour, il lui aurait suffi de considerer l'apparence qu'avait prise X'Tar, en se basant sur la pensee de Christa Sanders ! Maintenant que la luminosite avait totalement disparu, Kael ei Christa pouvaient contempler leurs doubles exacts... TROISIEME PARTIE CHAPITRE XI Il me semble que je viens seulement de naitre vraiment. C'est etrange. Comme un dedoublement de ma propre personnalite, qui se serait produit au moment precis ou X'Tar prenait mon apparence, tandis qu'A'Rly prenait celle de Christa. Il me semble que le Kael Talvac d'avant devient un etranger pour moi. Il me semble... Mais tout cela n'est pas seulement une impression. Un profond changement s'est opere en moi, et ce changement affecte egalement Christa, toujours immobile pres de moi. Je le sais. Je le sens... Donc, tout ceci repose sur une certitude absolue : nous sommes devenus autre chose qu'un homme et une femme perdus dans un monde qui n'est pas le leur. Une phenomenale communication est en train de s'etablir entre les deux Svaars et nous. Ils n'ont peut-etre pas pris une apparence humaine simplement pour menager nos deux psychismes, deja passablement eprouves par ce qui a precede... -- Je crois que l'experience depasse nos esperances, murmure paisiblement X'Tar en souriant a Christa. Enfin, je veux dire A'Rly. Il va falloir s'habituer a cette ressemblance. X'Tar s'est exprime avec une voix quelque peu differente de celle que je crois avoir, mais il a reellement parle. J'ai vu distinctement ses levres remuer, et maintenant je sais faire la difference entre une emission telepathique et des mots frappant mes tympans. Je me tourne vers lui : -- J'ignore de quelle experience vous parlez, mais j'aimerais enfin savoir a quoi m'en tenir. Je ne me sens plus moi-meme et... -- Mais vous n'etes plus vous-meme, Kael, intervient A'Rly d'une voix melodieuse. Cette voix la distingue sans erreur possible de Christa, dont les intonations sont plus graves, plus... sensuelles. Elle poursuit : -- Vous avez franchi les limites d'un univers ou les dimensions qui vous etaient familieres n'ont plus guere de sens. Votre propre psychisme a en quelque sorte change egalement de dimension, ce qui vous donne l'impression de n'avoir ete jusqu'a maintenant qu'un personnage incomplet, sans relief mental. Elle se tourne vers X'Tar dont les yeux ne l'ont pas quittee tandis qu'elle parlait. Je dois avoir egalement ce regard-la quand je contemple Christa. -- C'est bien cela, n'est-ce pas, X'Tar ? s'inquiete-t-elle. Mes constantes Psi ne me trahissent pas ? -- Je vois que vous avez parfaitement assimile, en tout cas, les constantes Psi de nos amis! renvoie X'Tar en souriant toujours d'un air bienveillant. Mais si vous le voulez bien, je vais poursuivre... -- Et ensuite, nous jouerons, n'est-ce pas? interroge A'Rly. Je suis certaine de vous battre encore une fois ! Un imperceptible mouvement d'impatience, dans le geste esquisse par le Svaar. Il ne repond pas, du moins verbalement. Il m'est evidemment impossible d'en avoir la certitude, mais je crois qu'il communique mentalement avec sa compagne. A l'expression que prend le visage de Chris... je veux dire d'A'Rly, j'ai l'impression tres nette qu'il la remet gentiment a sa place ! Je profite de l'occasion pour emettre en direction du cerveau de Christa une interrogation mentale rapide : -- Tout va bien, cherie ? Elle fait preceder sa reponse d'une onde de tendresse, puis emet a son tour : -- Tout va bien, Kael. Je me sens merveilleusement lucide. C'est... c'est extraordinaire! J'ai l'impression que tout ce que j'ai vecu faisait partie d'une sorte de reve, et que je viens seulement de m'eveiller! X'Tar nous regarde. Il sait lui aussi que nous venons de communiquer telepathiquement. Il ne fait aucune remarque a ce sujet. -- Je vous dois en effet un certain nombre d'explication preliminaires, declare-t-il d'une voix enjouee. Preliminaires ? J'ai du froncer les sourcils. Il a un petit geste rassurant de la main droite. Il est parfaitement a l'aise dans... dans ma peau ! -- Rassurez-vous, Kael, je n'ai nullement l'intention de me borner a vous fournir quelques explications imprecises sur les raisons qui vous ont amenes jusqu'ici. Mais le probleme est si vaste que mon expose risquerait de durer pendant un certain nombre de revolutions-bases. Il designe ma montre, reglee sur le temps universel de l'Empire Galactique, et precise : -- Un certain nombre d'heures, si vous preferez. Aussi, il vous faudra aller chercher ailleurs la reponse a cette foule de questions que vous vous posez. Cela ne posera aucun probleme particulier, vous verrez. Les memoires vectorielles immuables vous fourniront tout ce que vous aurez besoin de savoir... Dans l'immediat, je vais quand meme vous livrer l'essentiel des explications que vous etes en droit d'attendre. Mais venez... Nous ne devons pas rester ici. Tout en nous entrainant a travers l'immense salle dallee, vers un orifice circulaire qui vient d'apparaitre spontanement dans la paroi pourpre, X'Tar explique : -- Nous appartenons, A'Rly et moi-meme, au clan des Insoumis. C'est en effet ainsi que les Svaars de la planete Heliosis nous ont baptises. Sur le plan morphologique proprement dit, il n'existe aucune difference fondamentale entre les Svaars d'Heliosis, et ceux qui vivent ici, sur Tyrsis, quatrieme planete du systeme d'Arcosia, le soleil bleu. Je ne puis m'empecher d'intervenir : -- Attendez... Je crois que je commence a comprendre. Les Svaars qui sont intervenus directement sur Syrglia, une premiere fois il y a trois de nos siecles terrestres, pour detruire notre base et massacrer ses occupants, et une deuxieme fois pour tuer Mig Taunsen, il y a moins longtemps, seraient des Svaars d'Heliosis ? -- C'est exact, Kael. Mais gardez-vous bien d'emettre un jugement definitif, au sujet des Svaars et des Insoumis. Les humains ont une facheuse tendance a effectuer un classement radical, en toute circonstance : les bons d'un cote, les mauvais de l'autre. La realite est parfois plus complexe que cela. -- Vous semblez bien connaitre les humains, X'Tar ? ai-je murmure. Il me regarde, au moment ou nous franchissons l'orifice circulaire, et je lis dans son regard une fabuleuse sagesse : -- En effet, ami... En mille de vos annees terrestres, j'ai eu largement le temps d'etudier l'etre humain. Le temps, ici, a lui aussi une valeur differente de celui de votre univers... Nous penetrons dans une sorte de long boyau rectiligne dont nous ne voyons pas l'extremite. Les parois emettent une douce lueur, au fur et a mesure que nous avancons. X'Tar reprend son expose : -- Sur Heliosis, notre planete mere, les Svaars sont eleves dans le culte total d'une divinite qu'ils nomment Ipsi. Ils l'adorent et la venerent, sans meme savoir a quoi elle ressemble ! Je sens une sorte de mepris dans la voix d'X'Tar. Non. Pas exactement du mepris. C'est plus subtil et plus difficile a definir. -- Et pourtant, Ipsi existe, poursuit-il. Comment expliquer autrement l'emprise extraordinaire qu'il exercerait sur tout un peuple, depuis des milliards de revolutions-bases ? -- Les humains ont egalement adore des dieux tyraniques, intervient Christa. Mais ces dieux n'existaient que dans leur imagination. -- En etes-vous reellement certaine, mademoiselle Sanders ? sourit X'Tar. La question est troublante, et on pourrait epiloguer la-dessus pendant des heures. Mais X'Tar nous remet vite dans la voie qu'il a choisie. -- Toujours est-il que pendant tres longtemps, la domination absolue d'Ipsi sur le peuple des Svaars s'est exercee sans que quiconque y trouve a redire. Il suffisait d'obeir a certains > emis par la divinite, et de remplir les missions imposees. Et puis, un jour, un premier Svaar a soudain echappe a cette emprise quasi hypnoide. Pour la premiere fois, un etre refusait une autorite dont il ignorait la nature. Et 1' > est venu tres vite de supprimer ce Svaar qui sortait des constantes Psi normales. Il fut notre premier martyr... Mais sa disparition ne solutionna pas le probleme. Une mutation inexplicable etait engagee, et de nouveaux Svaars se dresserent contre l'autorite invisible qui regissait Heliosis et tout le systeme d'Arcosia. Il y eut une repression terrible. Les rescapes resolurent de s'enfuir, et les Insoumis se disperserent sur diverses planetes eloignees d'Helio-sis. Puis, ils s'organiserent, peu a peu, pour resister aux Svaars qui se livraient a une recherche systematique des contestataires. Avec le temps, la mutation apporta aux Insoumis des moyens de defense. Actuellement, les Svaars, meme investis des formidables pouvoirs que leur donne Ipsi lors des periodes d'activation, ne peuvent guere esperer avoir raison de nous. Pas plus que nous pouvons esperer les detruire. Vous avez vous-meme experimente ces moyens de defense, sur Syrglia, Kael... -- Vous voulez dire que... que j'ai resiste a ces Svaars de la meme facon que... qu'un Insoumis? -- En effet, repond X'Tar. Et nous en arrivons a ce conditionnement qui vous a permis de resister a la formidable puissance psychocinetique des Svaars. Mais auparavant, il est indispensable que nous vous projetions au coeur des memoires vectorielles immuables, afin que vous ayez une connaissance totale du probleme qui nous a amenes, nous Insoumis de Tyrsis, a faire appel a des etres venus du continuum espace-temps des humains... -- Sans leur demander leur avis... Je n'ai pu m'empecher de lacher cette phrase, mais il devait s'y attendre, et la reponse vient aussitot : -- Entendons-nous bien, Kael... Ce n'est pas nous qui avons decide que des hommes viendraient sur cette planete que vous avez appelee Syrglia, afin d'etudier de plus pres cette trouee noire qui n'est finalement que le passage d'un continuum a l'autre ! Ce n'est pas non plus le peuple Svaar qui a voulu qu'un jour>> il y a de cela tres longtemps, un vaisseau cosmique venu de votre univers, franchisse accidentellement cette trouee noire, sans avoir ete detruit, comme cela a ete le cas depuis pour tous ceux qui ont tente le franchissement ! En venant vous installer aux portes memes de l'univers des Svaars, vous vous condamniez... Ipsi veille... Nous penetrons dans une nouvelle salle souterraine, nettement moins grande que la premiere. Plus encombree, egalement. Une foule d'appareils dont l'utilite m'echappe completement occupe en effet la plus grande partie de ce nouveau local, dont les parois emettent une luminosite bleutee, tres agreable a l'oeil. -- Mais les Insoumis veillaient egalement. Nous attendions depuis longtemps qu'une occasion se presente. Quand nous avons senti que les Svaars d'Heliosis allaient intervenir et massacrer votre expedition, nous etions prets a sauver quelques-uns d'entre vous. Quelques-uns seulement, car il a fallu mobiliser une formidable somme d'energie pour vous proteger au moment de l'attaque des Svaars, ordonnee par Ipsi. Nous n'aurions pu etendre cette protection a vos malheureux compagnons. Il fallait choisir. .. Nous nous sommes servis de ce qu'il y avait en vous pour vous attirer hors des installations de votre base. Souvenir d'une femme pour vous, Kael, d'un homme, pour vous Christa, et enfin d'un enfant, pour Mig Taunsen. Ce choix n'est pas un hasard. Il est en relation etroite avec la nature meme de l'energie vitale que nous avons concentree en trois points. Il serait sans interet de vous expliquer a quoi correspond cette energie, et nous perdrions un temps precieux. Grace a la creation d'une bulle temporelle qui vous placait momentanement hors du continuum ou vous vous trouviez juste avant l'attaque des Svaars, nous avons pu vous mettre en contact avec trois des notres, charges d'imprimer en vous, les premieres donnees d'un conditionnement preparatoire... Le message chromatique de cette femme brune, sur la plage, dans l'univers immobile... -- Pour vous deux, l'operation a ete un succes, mais pour Mig Taunsen... Je devine un profond et sincere regret dans l'intonation de X'Tar, quand il continue : -- Pour Mig Taunsen, nous ne pouvions pas prevoir l'echec... Il a ete le fait de cette drogue appelee Sporanium 500 qu'il a prise un jour. A son insu, elle avait profondement modifie sa structure mentale, et il s'est produit un violent desequilibre quand nous l'avons pris sous notre controle. Il s'est retrouve, en fait, en equilibre instable entre deux continuums tres differents l'un de l'autre : celui des humains et celui des Svaars. -- Ce qui expliquerait certaines perceptions qu'il a eues avant d'etre tue par un Svaar ? dis-je. -- Oui. Il etait evidemment incapable de se defendre de la meme facon que vous l'avez fait. Il etait toujours, a certains moments, un etre humain. En tant que tel, il devait fatalement attirer l'attention des Svaars... Bon. Je commence a y voir clair. Pendant les periodes transitoires de ces crises qui secouaient Mig, il attirait les Svaars, lesquels perdaient a nouveau sa trace quand il basculait provisoirement dans l'autre etat. Cet etat qui nous protegeait, Christa et moi... Ils ont fatalement fini par le retrouver, et ils l'ont detruit, comme les autres... Je commence egalement a comprendre pour quelle raison X'Tar a repondu aussi nettement quand je lui ai fait remarquer qu'il nous > sans nous demander notre avis. Il vient de me rappeler gentiment que si nous sommes encore vivants, meme sous une forme differente de celle a laquelle nous etions habitues, c'est pour beaucoup grace a lui. Il est donc en droit d'attendre de nous une certaine reconnaissance. Logique. -- Apres le dramatique episode de la mort de Mig Taunsen, continue X'Tar, vous avez retrouve Christa, pour qui le conditionnement a pu etre un peu plus pousse que le votre, pour des raisons de facilite. Chez vous autres, humains, l'esprit feminin est souvent plus ouvert a certaines... perspectives, parce qu'il est generalement moins obnubile, par l'idee de domination. Evidemment, l'operation a ete un peu delicate, a partir de ce moment, et il nous a fallu jouer serre, a cause de sentiments d'origine essentiellement humaine que nous ne pouvions -- ni ne voulions, d'ailleurs -- supprimer en vous. Il nous sourit et conclut : -- Et vous etes arrives parmi nous sans trop de difficultes, hormis quelques angoisses qui doivent vous paraitre maintenant bien lointaines. Il a raison. L'homme oublie vite. Ce que je trouve important, maintenant, c'est ce que nous reserve l'avenir. -- Je ne suis pas encore certain que nous devions vous remercier de nous avoir sauve la vie, dis-je, en regardant X'Tar bien en face. Mais ce qui importe, dans l'immediat, c'est que nous sachions pour quelles raisons vous nous avez soustrait a la mort que nous promettaient vos semblables. Ce n'est pas... gratuit. -- Les Svaars ne sont plus reellement nos semblables, comme vous dites, renvoie X'Tar. Notre mutation nous a dotes de pouvoirs qu'ils ne doivent, eux, qu'a la puissance que leur confere parfois Ipsi. Mais je comprends neanmoins le sens de ce que vous avez voulu exprimer. La reponse a votre question est la... Il nous designe, a Christa et a moi, une vaste plateforme d'apparence metallique. Elle est circulaire, comme la piece elle-meme. Il y a beaucoup de courbes dans l'univers des Svaars. Pardon... des Insoumis. Au centre de la plate-forme, il y a deux couchettes, faites d'une matiere etrange, translucide, et qui se deforme lentement, constamment. J'ai pense > parce que les ondes mentales de X'Tar m'ont impose cette definition. Parallelement a notre conversation, il donne des precisions secondaires par voie telepathique. Je sais deja que vous devons prendre place sur ces couchettes et que le disque brillant qui tourne a une vitesse folle au-dessus de la plate-forme, et qui parait suspendu dans le vide, sans aucun support materiel, va projeter notre psychisme dans l'espace environnant Tyrsis, au coeur meme de ces memoires vectorielles immuables dont il a deja parle a une ou deux reprises. J'ai brusquement la revelation de l'existence dans le cosmos de traces indelebiles du passe. Les ondes indestructibles qui correspondent a un evenement precis laissent leur empreinte dans le vide intersideral. Dans le monde des Svaars comme dans celui des humains. Mais les Svaars, eux, ont decouvert le secret de la lecture de ces signes indelebiles... Je prends pied sur la plate-forme sans aucune apprehension. Je m'adapte a une vitesse phenomenale a ce monde si different du notre. Christa me sourit, confiante, et vient s'etendre sur la couchette situee a droite de celle que j'occupe deja. La sensation est tres agreable. Cette matiere translucide epouse exactement la forme de mon corps, et j'ai l'impression de reposer sur quelque chose d'immateriel. -- Prenez la main de Christa, Kael, ordonne X'Tar. J'obeis. Christa tourne la tete vers moi, et c'est les yeux dans les yeux que nous nous laissons gagner par une bienheureuse torpeur qui annihile en nous toute perception sensorielle. Puis tout se brouille autour de nous, et je n'ai plus conscience de la presence de Christa a mes cotes que par la sensation persistante de sa main dans la mienne. Nous sommes au coeur meme de la connaissance de ce monde etrange qu'est S'univers des Svaars, dans la trace indelebile du passe que nous restitue la science des Insoumis... CHAPITRE XII J'emerge -- ou plutot, nous emergeons, Christa et moi -- dans ce que X'Tar a appele les memoires vectorielles immuables. Nous sommes au coeur du cosmos sans cesse renouvele. Quand je dis > c'est un doux euphemisme, car je ne saurais meme pas definir clairement sous quelle forme nous evoluons au milieu de milliers de points lumineux qui semblent fuir vers l'infini. Peut-etre sommes-nous nous-memes deux de ces points lumineux... Des visions imprecises se succedent. Periode d'adaptation. Nous allons etre en mesure de saisir toutes ces choses qui derivent dans le fantastique courant du Temps, mais cela ne peut se faire d'un seul coup. Je > une planete bleue, environnee d'un halo pale. Elle est bleue parce qu'elle est baignee par ce soleil de meme couleur qui est le centre du systeme dont a parle X'Tar. Je vois le soleil lui-meme, superbe. Il est la Vie... La planete bleue, c'est... c'est ici. Planete et divinite. Etrange. Nous voyageons dans le passe de cet univers nouveau pour nous. Certaines perceptions nous echappent totalement, et la presence mentale de X'Tar, qui continue a veiller sur nous, nous incite a les negliger. Nous abordons une zone ou la densite des points lumineux se fait de plus en plus importante. Et brusquement, nous atteignons le stade d'une sorte de supra-conscience qui nous libere totalement, Christa et moi. -- Que faisons-nous, maintenant, Kael ? -- Je ne sais pas, cherie. Dieu ! que ce monde est beau ! Nous avons une vue d'ensemble du systeme d'Arcosia, seul systeme habite du continuum F'Rah. Une des planetes, la bleue, c'est Ipsi. Elle est la plus proche d'Arcosia. La plus eloignee, c'est Tyrsis. Je localise successivement, et sans la moindre hesitation, Heliosis, planete mere des Svaars, et une autre planete, plus petite qui se nomme Karva. Je sais immediatement que cette derniere offre des conditions de vie analogues a celles de la Terre, adaptees evidemment a cet univers different du notre. Toutes ces precisions, je les puise dans ces ondes insoupconnees qui traversent constamment l'espace ou nous evoluons, et je sais que Christa > de la meme facon que moi. Nous apercevons au meme moment, l'etoile scintillante de la nef qui vient de franchir accidentellement la trouee noire. Trois mille Terriens qui ont quitte la Terre a la fin du vingtieme siecle, juste avant que la folie des hommes ne ravage la planete mere, dans un conflit sans espoir et sans signification, ne de l'accumulation meme des armes. Une immense arche de Noe de la derniere chance. L'Histoire de l'Humanite se renouvelle une fois de plus, selon une trame deja inscrite dans la memoire universelle. Ils viennent de subir une secousse infernale, et nombreux sont ceux qui ne peuvent pas contempler maintenant cette planete que leurs analyseurs sondent deja, et qui se revele habitable. Pour ces trois mille hommes, femmes et enfants qui ont quitte un jour leur patrie pour se rendre en grand secret au coeur de la Cordillere des Andes, et qui ont erre ensuite dans l'univers, a la recherche de leur salut, Karva est le dernier espoir. Karva, c'est le nom de l'homme qui a monte cette expedition, alors impensable. Cache au coeur des Andes, il a eu tout juste le temps de terminer son projet de nef capable de franchir des distances fabuleuses, alors que les Terriens en etaient encore aux balbutiements de ce qu'ils appelaient avec une certaine vanite > ! Quand il a senti arriver l'inevitable guerre totale predite depuis des annees deja, il a battu le rappel de tous ceux qu'il avait patiemment selectionnes, tandis que des techniciens travaillaient dans le plus grand secret a la mise au point de la formidable nef. Quand la planete a commence a trembler sous les coups de boutoirs des fous qui avaient decide de s'entre-detruire, tout etait pret, et trois mille aventuriers quitterent definitivement leur monde, sans espoir de retour. Sans regret egalement... Apres des annees d'un voyage epuisant, ils avaient frole la catastrophe, au bord de ce gouffre dont ils ignoraient la nature. Mais la nef etait passee. Un miracle... Ils allaient pouvoir enterrer leurs morts sur cette nouvelle Terre Promise, a laquelle ils avaient decide de donner le nom de l'homme genial qui avait rendu possible le premier voyage interplanetaire digne de ce nom... Christa et moi, nous sommes en train d'assister a leur arrivee. Nous partageons leur joie immense de respirer a nouveau un air pur, de decouvrir ce monde vierge qu'il va falloir defricher. Nous sommes ces pionniers du nouvel age qui luttent pour faire de Karva sinon un paradis, du moins un lieu habitable. Les Svaars sont venus beaucoup plus tard, alors qu'une civilisation florissante prenait corps sur Karva, malgre les annees difficiles. -- Kael... Quelque chose ne va pas ! La voix mentale de Christa. Inquiete. J'ai note moi aussi le bizarre decalage qui vient de se produire. -- Tu as raison, cherie... Ca ne va meme pas du tout. Il y a un trou dans les memoires vectorielles. J'ignore si c'est possible, mais c'est l'impression que je ressens en ce moment meme. -- C'est bien cela, Kael, murmure en moi la > de Christa. Il manque quelque chose. Je ne comprends pas. Nous sommes brusquement passes d'une periode de denuement assez incomprehensible, peu de temps apres l'arrivee de ces Terriens sur Karva, a une periode qui atteste d'une civilisation avancee... -- Oui. C'est ce soudain denuement que je m'explique mal. Ils semblaient pourtant disposer de l'essentiel, a bord de cette nef immense et... X'Tar vient a notre secours. S'est-il projete, a son tour, au coeur des memoires vectorielles immuables ? Il nous semble si proche de nous... -- Il n'y a pas un trou, mais deux, affirme-t-il. Nos analyseurs ont tente de retrouver ce qui avait disparu des memoires vectorielles. Mais c'est impossible. Nous avons seulement la certitude qu'Ipsi n'est pas etranger a cet effacement troublant. Ne vous attardez pas a cette question, sinon, vous allez >. Nous revenons tout naturellement a l'apparition des Svaars dans le ciel de Karva. Ce ciel qui est devenu d'un rouge sanglant... Les Svaars ont cree les conditions de leur attaque. Ils peuvent a volonte modifier la structure des choses qui les environnent. Ils fondent sur la planete de tous les points du ciel semant la mort et la desolation. Mais ils semblent surtout s'acharner a detruire tout ce travail fantastique qu'ont realise les descendants des pionniers debarques bien longtemps avant sur Karva. Les rescapes n'ont d'autre solution que de se terrer dans des abris de fortune. Inexplicablement, les Svaars les epargnent. Ils refluent vers Heliosis, leur mission remplie. Une mission imposee par Ipsi, la planete-divinite qui s'est revelee au peuple des Svaars... -- C'est effroyable, emet tout pres de moi la voix mentale de Christa. Je n'arrive pas a croire a une pareille cruaute. -- Il ne s'agit pas de cruaute, cherie... C'est autre chose... Mais c'est atroce, je te l'accorde. Curieux comme je supporte ces visions avec un total detachement. Est-ce parce qu'il m'a deja ete donne de contempler a deux reprises la facon dont procedent les Svaars pour tuer? Ou parce que je commence a entrevoir une toute petite lumiere au bout d'un interminable tunnel d'incomprehension ? Autrefois... Le mot s'est imprime en moi. X'Tar, sans doute. En tout cas, j'ai la sensation d'un retour en arriere, par rapport a ce que nous venons de percevoir. Autrefois, les Svaars etaient un peuple insouciant... Heliosis... Un monde bizarre ou tout est courbe, harmonieux, paisible. Trois Svaars sont immobiles au-dessus d'une cite immense. Une cite de lumiere... Leurs emanations chromatiques baignent la cite. La grande revelation de l'existence d'Ipsi commence. Ils ont traverse l'immensite du vide cosmique pour apporter cette revelation a leurs semblables. Ils viennent de la planete bleue, sur laquelle ils ont pris conscience de la merveilleuse divinite qui va desormais veiller sur le peuple des Svaars. -- Le temps des Prophetes, murmure Christa. Je continue a > l'incroyable evolution des Svaars. Ils sont maintenant subjugues par cette planete bleue qui brille dans la longue nuit d'Heliosis. Toute leur vie s'organise en fonction de cette adoration de tous les instants. -- Il y a encore des trous dans les memoires vectorielles, dis-je. Nous ressentons presque physiquement la presence de ces vides incomprehensibles dans la trame cosmique que nous dechiffrons. Rien de ce qui concerne Ipsi n'impregne cette trame. -- Kael!... Attention!... Un cri mental de Christa. Trop tard. Nous tombons l'un et l'autre dans un formidable gouffre. Nous sommes aspires, projetes vers une nouvelle vision. Nous allons nous y integrer !... Je... Ipsi ordonne et nous obeissons. Notre mission est sacree... A nouveau, des humains ont viole le continuum F'Rah. Je dois accepter les Forces Divines... Elles descendent en moi depuis plusieurs revolutions-bases, et mon bonheur est immense. Ipsi m'a designe... Ma structure basale est maintenant le siege d'une puissance ahurissante, que je controle parfaitement. Je sais qu'il me faudra liberer cette puissance, quand le moment sera venu. Elle ne peut subsister en moi parce qu'elle me detruirait. Ainsi perissent ceux qui refusent inexplicablement d'obeir aux impulsions d'Ipsi. Mais moi, je ne refuserai pas. Je sais ou est la Verite. Tous ensemble, nous quittons l'immense aire de rayonnement Infra-X'To, et nous bondissons dans l'espace, comme si nous etions portes par la luminescence bleutee d'Ipsi. Les humains ont besoin de vaisseaux pour affronter le vide glacial du cosmos. Celui que nos constantes Psi detectent, alors qu'il emerge du noir de la porte spatiotemporelle, est de petite taille, et je sens immediatement ce rayonnement etrange qu'emettent ceux de la race inferieure. Peur... Je n'arrive pas a definir a quoi cela correspond. Tous ensemble, nous creons la constante rouge de synthetisation, et le continuum F'Rah s'illumine. Le rouge repousse le noir fondamental... De longues fulgurances jaune vif se ruent a notre rencontre, heurtent nos structures basales. Je n'aime pas la sensation qu'elles creent en moi. C'est insupportable. Je fixe mes constantes Psi sur l'humain qui commande ces attaques. Je sais que je puis le detruire d'un seul coup, mais il a fausse mon equilibre interne avec ces fulgurances, et je libere seulement progressivement la puissance dont m'a dote Ipsi. Je sais que c'est ainsi qu'il me faut proceder. Souffrance?... Que les humains sont donc curieux ! Celui que je tiens dans mon champ actif se tord, et sa structure basale se deforme selon ma volonte. Je capte des emanations mentales incomprehensibles. Douleur... Quelque chose qui approche ce que j'ai ressenti quand les fulgurances jaunes m'ont frappe. Folie. Dereglement du psycho-equilibre. Des choses qui ne peuvent rien signifier. Je libere ce qu'il reste en moi de puissance, et l'humain se disloque. Mes compagnons s'assurent qu'il ne subsiste aucune trace de ce rayonnement qui nous permet de localiser infailliblement ces etres bizarres et laids, et nous utilisons nos dernieres reserves pour ecraser l'enveloppe de la nef... Je me sens heureux. J'ai accompli ma mission... -- Kael... C'est epouvantable! Nous venons de... Oh ! mon Dieu ! Ce n'est pas possible ! J'avoue que je ne sais plus tres bien ou j'en suis. J'ai en moi l'image effrayante de cet homme qui hurlait sa souffrance. Cet homme que j'etais en train de tuer lentement, pour me venger de ce desagrement que j'ai ressenti quand... -- Reprenez-vous, Kael ! ordonne soudain la voix mentale de X'Tar. Il y a eu une legere interference, et vous vous etes identifie a l'emanation sequentielle d'un Svaar. Vous venez de vivre une action qui s'est deroulee il y a tres longtemps, alors que vous auriez du seulement y assister, sans vous identifier a ce Svaar qui a tue sur ordre. Je sens l'immense soulagement de Christa qui a egalement capte le message de X'Tar. -- Theoriquement, votre incursion dans les memoires vectorielles devrait pouvoir se poursuivre sans dommage, maintenant, poursuit X'Tar. Mais si cette sequence vous a trop eprouves, je puis vous rappeler... -- Personnellement, je me sens en etat de continuer, dis-je. -- Moi egalement, emet Christa. Alors les images se succedent a une vitesse vertigineuse, mais notre esprit dispose d'une promptitude etonnante a enregistrer les moindres details qui jaillissent du passe. D'autres races inconnues font parfois irruption dans le continuum F'Rah. Mais Ipsi semble les ignorer totalement. La planete-divinite n'envoie pas ses tueurs quand des races non conformes aux criteres de la race humaine penetrent d'une facon ou d'une autre dans son univers. -- Ipsi semble vouer une haine mortelle a tout ce qui ressemble de pres ou de loin a un etre humain, emet Christa. Et seulement a un etre humain. Je reflechis. J'ai maintenant une connaissance prodigieuse de ce monde qui semble interdit aux Hommes. A certains, du moins, puisque nous pouvons toujours > ceux de Karva. -- Je me demande pour quelle raison Ipsi ne detruit pas totalement ces gens, dis-je. Ils presentent toutes les caracteristiques qui correspondent a ce que nous sommes... -- A ce que nous etions..., souligne Christa avec une petite pointe d'amertume. -- Oui, bien sur, cherie... Ipsi epargne les Kar-viens, et je ne crois pas que sa facon de proceder releve de la haine. On dirait... Je sens que X'Tar m'encourage dans la voie qui s'ouvre a moi maintenant. D'un cote, il y a les habitants de Karva, issus des Terriens qui ont aborde ce monde accidentellement. Regulierement, Ipsi envoie les Svaars pour des operations rapides destinees a detruire toute forme d'intelligence evolutive. Autrement dit, des qu'un Karvien atteint un certain coefficient intellectuel, il est immediatement supprime par les Svaars. Ipsi est en train d'empecher la societe Karvienne d'evoluer vers le progres technique ! Mais son action se borne a cela. De l'autre cote, ;! y a les incursions periodiques d'etres humains dans le continuum F'Rah, et la, Ipsi est impitoyable. C'est ia destruction systematique. Christa a suivi attentivement mon raisonnement. C'est elle qui tire tout naturellement la conclusion : -- Ipsi craint les humains a partir du moment ou ils presentent une certaine forme d'intelligence, emet-elle, visiblement excitee. Les Karviens ont ete reduits a l'etat de peuple-enfant, et Ipsi les ignore, sauf quand un element depasse un certain stade, auquel cas les Svaars interviennent. Par contre, intervention immediate quand il s'agit d'humains evolues. C'est lumineux!... -- En effet. Ce qui l'est moins, c'est la raison de cette crainte, et la nature de cette pretendue divinite ! Rien ne transparait de cette nature dans les memoires vectorielles. -- Kael... J'eprouve un sentiment etrange, murmure Christa. Quand je songe a Karva, je me sens curieusement solidaire de ce peuple a qui on a retire le droit a une Vie normale... -- Je crois que c'est tres exactement ce que X'Tar voulait que nous ressentions, renvoye-je. Volontairement ironique, parce que je sais que le Svaar du clan des Insoumis capte nos echanges mentaux. Il n'attendait peut-etre que cela pour nous rappeler pres de lui, car tout a coup l'univers colore dans lequel nous evoluons scintille une derniere fois de milliards de points-lumiere, puis devient terne. Nous sommes en train de reintegrer nos deux enveloppes charnelles toujours allongees sur les moelleuses couchettes de la salle circulaire, sur Tyrsis. Le temps n'a plus de sens, l'espace non plus. D'autres dimensions aberrantes sortent fugacement du neant, et nous frolons des mondes inaccessibles a notre perception humaine. Correction : humano-svaarienne ! Quand j'ouvre les yeux, Christa est penchee sur moi, et elle me sourit. Je tends la main, et j'effleure son visage d'une caresse. Sa peau est douce. Mes ondes-pensees l'effleurent, et je vois une curieuse interrogation dans ses yeux mauves. Elle ne comprend pas tres bien cet amour dont j'enveloppe sa propre pensee. Alors je me mets a rire doucement. Ce n'est pas Christa qui est penchee sur moi. C'est A'Rly ! CHAPITRE XIII X'Tar se trouve toujours debout a la meme place, quand je me redresse pour m'asseoir au bord de la couchette. Pres de moi, sur l'autre matelas de matiere translucide, Christa parait s'eveiller d'un long reve. Combien de temps s'est-il ecoule depuis que nous avons effectue cette plongee au coeur des memoires vectorielles? La question elle-meme n'a pas de sens. Ici, le temps ne signifie plus grand-chose. Christa se leve. -- Comment vous sentez-vous ? interroge X'Tar. Christa baille discretement, et se passe les mains sur le visage, dans un geste qui trahit une certaine fatigue. Je me sens moi-meme un peu eprouve parce qui vient de nous arriver, et la sensation est bizarre. Je n'avais plus l'habitude de ressentir de la fatigue. Nous n'avons meme pas besoin de formuler la reponse clairement. X'Tar a deja compris. -- Vous allez pouvoir vous reposer, dit-il en nous englobant d'un seul regard, tres amical. Ensuite... Il poursuit mentalement, ce qui doit lui poser moins de problemes pour s'exprimer : -- Ensuite, nous passerons a la phase ultime de l'operation V'REEG, emet-il. Je regarde ces yeux marrons, fixes plus particulierement sur moi. Je m'habitue a la contemplation de mon double, et je n'ai plus du tout l'impression de me regarder dans une glace. Nos personnalites restent fondamentalement differentes, et je percois constamment cette difference. X'Tar sent aussitot la question qui vient de se former dans mon esprit. Il sourit. -- Vous gardez en vous cette curiosite et cette impatience des etres qui vivent sous l'emprise du Temps, Kael, dit-il a voix haute. Vous voulez toujours comprendre immediatement ! Visiblement, le fait que je me pose des questions au sujet de cette operation V'REEG, l'amuse au plus haut point. Bon sang ! j'ai quand meme le droit de savoir quel sort nous est reserve, non d'un chien ! -- Excusez-moi, murmure X'Tar. Je pensais tres sincerement que votre fatigue, bien comprehensible apres une telle plongee, supplantait votre desir de savoir. Il marque un leger temps d'arret. Quelques secondes, ou une poignee de siecles. Impossible de savoir ou nous en sommes. Les indications de ma montre ne veulent plus rien dire dans le continuum F'Rah. -- Je vous ai defini ce qu'etaient les Insoumis, Kael, emet-il enfin. Des elements qui refusent l'asservissement d'Ipsi. Les Svaars d'Heliosis ont en temps normal une conscience assez vague de la divinite qu'ils adorent. Puis, comme vous avez pu le constater lors de votre incursion dans les memoires vectorielles immuables, ils en ont brusquement une conscience aigue, quand arrivent les > desquels decoule infailliblement une > que les Svaars touches par la grace d'Ipsi considerent comme sacree. Dans ces periodes, qui se renouvellent chaque fois que des humains penetrent a l'interieur du continuum F'Rah, les Svaars designes par Ipsi prennent d'abord conscience de l'odre supreme. Ils entrent alors dans un etat hypnoide et gagnent la planete bleue. Ensuite, intervient une periode plus ou moins longue pendant laquelle ils emmagasinent l'energie vitale fournie par Ipsi, et qui leur permet de detruire par psychocinese l'objectif designe par la divinite. A partir de ce moment, le Svaar investi de la puissance divine d'Ipsi est virtuellement oblige d'agir, comme vous avez pu le constater. J'avais deja compris tout cela, mais il semble tenir a ce que nous ayons, Christa et moi, une vue precise du probleme. Je sens qu'il sonde parallelement nos psychismes, a la recherche d'un detail important qui nous aurait echappe. Un peu irritant, cette condescendance imperceptible quand il effleure notre psychisme sans doute imparfait en regard du sien. Lui, rien ne doit lui echapper... -- Si, justement, sourit-il. Certaines choses nous echappent totalement. Il va falloir que je surveille mes propres emissions-pensee ! Je n'arrive pas encore a en controler parfaitement le debit. -- Un jour, poursuit-il de la meme voix egale, les mutants ont refuse de servir Ipsi sans comprendre. Mais peu a peu, ce refus s'est assorti d'un besoin forcene de savoir quelle pouvait etre la nature meme d'Ipsi. Alors, quelques temeraires se sont elances vers la planete bleue, pour tenter d'eclaircir le mystere. Le choc avec les gardiens Svaars qui se trouvent en permanence sur la planete bleue a ete terrible, et l'affrontement sans solution aurait pu durer longtemps si Ipsi n'avait pas voulu demontrer qu'il n'avait strictement rien a redouter des Insoumis. Brusquement, les Svaars-gardiens ont rompu le combat inutile, et ceux des notres qui avaient eu l'audace de s'approcher de la divinite monstrueuse ont pu penetrer dans ce monde etrange que vous aurez a decouvrir, Kael... Il se decide enfin a lever un coin du voile ! Sa voix change brusquement apres quelques secondes de silence. -- Nous n'avons jamais revu ces malheureux, dit-il. Nous avons seulement pu percevoir leur immense detresse, quand ils ont compris qu'ils ne pouvaient rien contre l'entite qui regit ce monde. Il a fallu nous rendre a l'evidence : Ipsi ne craint pas les Insoumis. Toutes les tentatives qui ont ete faites pour tenter de comprendre ce qu'est la divinite se sont heurtees a ce genre d'echec. Et bien entendu, ces echecs successifs ont en quelque sorte excite notre desir de savoir. Actuellement, les Insoumis vouent leur existence a la recherche d'une autre verite que celle qu'impose Ipsi au peuple Svaar. Nous voulons savoir pourquoi nos semblables doivent tuer, sans meme savoir ce que signifie le geste de detruire, chaque fois que des etres pensants d'origine humaine, font irruption dans le continuum F'Rah. Certains de nos savants ont passe toute leur existence a chercher le moyen d'atteindre Ipsi. Il a fallu des millions de revolutions-bases pour que nous arrivions a la comprehension de ce phenomene qu'est la crainte de quelque chose. Ipsi, craint les humains, et seulement eux... Alors, il nous est venu l'idee de l'operation V'REEG... Moi aussi, je commence a eprouver l'envie de savoir ! Mais n'est-ce pas au fond ce qu'il cherche en prenant tout son temps ? -- D'une facon analogue a celle que nous avons pratiquee avec vous, nous avons donc tente de preparer psychiquement un des humains de Karva, afin d'en faire un etre superieurement organise, capable d'approcher et de comprendre, peut-etre, la nature d'Ipsi. En somme, un etre double, moitie Svaar, moitie Humain. -- Je crois comprendre, intervins-je. Ipsi ne craint pas les Svaars. Donc, l'etre double peut esperer approcher l'entite en cachant sa nature humaine derriere celle du Svaar le plus longtemps possible ! Je sens une certaine excitation deferler en moi. Cette fois, je sais que j'y suis ! Je poursuis : -- Au dernier moment, l'humain se decouvre et on peut esperer qu'il est trop tard pour que l'entite puisse agir, ou plutot, reagir. Le cheval de Troie... -- Pardon?... Pour une fois, c'est X'Tar qui se pose des questions! Petite satisfaction personnelle. II ne peut evidemment pas savoir quel stratageme avait utilise Ulysse, avec ce cheval de bois dans lequel il avait cache ses Grecs, et qui lui a permis de prendre la ville de Troie. -- Oh ! il s'agit d'une vieille histoire terrienne, dis-je. Et alors ? Qu'a donne l'experience ? -- Elle n'a pas eu lieu, murmure X'Tar. Ou plutot, elle a echoue des le depart. Je m'en serais presque doute puisqu'il faut tout recommencer ! -- Vous avez eu une vision assez precise des Karviens, ajoute-t-il. Ipsi a fait de ce peuple, qui a la meme origine que Christa et vous, un peuple-enfant. Les Svaars d'Heliosis veillent tout specialement a ce qu'aucun des Karviens ne puisse plus jamais atteindre un niveau intellectuel capable d'engendrer un progres technique, qui permettrait un jour a ces humains de devenir a nouveau un danger pour Ipsi. L'experience que nous avions projetee a echoue a cause de la faiblesse des constantes Psi des sujets que nous avions selectionnes. Nous nous sommes trouves dans l'impossibilite totale de leur communiquer ce que vous vous avez assimile sans la moindre difficulte : notre propre structure mentale, en symbiose etroite avec la votre... -- En somme, vous ignorez toujours ce qui va se passer si l'experience reussit, cette fois. -- Nous avons pris un certain nombre de dispositions, en fonction d'hypotheses emises par nos savants, repond evasivement X'Tar. Mais je sens bien que ces savants eux-memes ne savent pas ce qui se passera si toutefois l'humain qui est en moi reussit a etablir un contact, quel qu'il soit, avec Ipsi. La seule chose dont ils sont certains, c'est qu'Ipsi craint les humains. Leur conclusion est d'une simplicite enfantine : si Ipsi craint essentiellement les humains, un humain doit pouvoir par consequent equilibrer d'une facon ou d'une autre la formidable puissance de l'entite! Ce n'est pas mal raisonne, finalement ! -- Il n'y a qu'un petit inconvenient, X'Tar, dis-je. Etes-vous certain de pouvoir nous obliger a collaborer totalement au projet V'REEG ? Il est brusquement deconcerte par ce que je viens de dire. Manifestement il n'avait meme pas envisage le probleme sous cet angle. Par certains cotes, ces etres sont, eux aussi, deconcertants. Il parait hesiter un moment, puis tente desesperement de sonder mes constantes Psi. Mais cette fois, il peut toujours courir ! J'ai dresse une barriere infranchissable entre son psychisme et le mien. Simplement par jeu. Ou pour voir quelle va etre sa reaction. -- Je crois que c'est une hypothese qui n'a pas ete envisagee, admet-il, beau joueur. -- Que se passera-t-il si je refuse cette... mission, X'Tar? -- Je... je ne sais pas, ami, fait-il, visiblement depasse par les evenements. Que vous etes donc curieux, vous autres humains! Pourquoi refuser?... Je ne comprends pas. Il ne fait meme pas valoir que nous lui devons bien cela puisqu'il nous a, en fait, sauve la vie, a Christa et a moi. Il identifie ses problemes aux miens. Aux notres... Il doit reposer le probleme avec les nouvelles donnees que je lui ai imposees. Son visage devient impassible. Il ne traduit plus par des expressions ce qu'il ressent interieurement. Toute sa puissance de reflexion est mobilisee. Et le verdict tombe : -- Nous ne pouvons absolument pas vous renvoyer dans votre continuum espace-temps, Kael, avoue-t-il enfin. C'est... c'est impossible. Je le savais deja, mais j'ai voulu quand meme le lui faire dire. J'ai appris beaucoup de choses alors que nous nous trouvions au centre des memoires vectorielles. Entre autres que le franchissement inverse de la trouee noire est impossible aux etres que nous sommes devenus, Christa et moi. Notre structure est devenue d'une formidable complexite, nous disposons d'une puissance mentale invraisemblable, mais nous ne pouvons pas resoudre ce probleme du franchissement inverse, qui pourrait nous faire changer de continuum. Nous sommes en quelque sorte pris dans un tourbillon temporel, prisonniers d'un ecoulement du temps tellement different de celui que nous avons connu sur Terre ou dans les planetes de l'E.M.G.A., que si nous nous avisions maintenant de tenter une plongee inverse pour rejoindre notre univers, nous serions immediatement detruits. Nous vieillirions a une vitesse fabuleuse, pour retablir l'equilibre temporel entre ces deux mondes qui n'ont fait que se froler dans l'immensite de l'Univers ! Et meme si nous trouvions une solution a ce probleme, comment retrouverions-nous la Terre, sur laquelle il s'est peut-etre ecoule des milliers d'annees ? Que nous le voulions ou non, notre place est maintenant ici, dans le continuum F'Rah. Je sens brievement le desespoir de Christa. Inconsciemment, elle souhaitait peut-etre un retour vers la Terre. Malgre ces trois siecles de notre temps, ecoules sur Syrglia. Elle a refuse d'admettre les verites inscrites en lettres lumineuses dans les memoires vectorielles. Un refus inconscient... Les pensees que je viens de liberer lui ont ouvert les yeux... -- Il reste quand meme un espoir, tente gentiment A'Rly, en venant vers elle. Elles se prennent les mains. Le tableau est d'une beaute saisissante. -- Oui, dis-je. Un espoir de servir a quelque chose, dans un monde qui nous attendait. Les voies du destin sont impenetrables! Nous avions sans doute un role a jouer dans cette partie de l'Univers... Je regarde a nouveau X'Tar, qui attend toujours, rigoureusement immobile. Il n'est plus du tout depasse par le probleme que je viens de poser en modifiant sensiblement la distribution des valeurs. Ii attend, avec cette prodigieuse dose de fatalisme qui semble etre l'apanage des Insoumis. Le Temps n'a effectivement pas de prise sur lui et les siens. Sont-ils eternels ? -- Non, dit-il nettement. L'eternite n'appartient qu'a l'Univers, parce qu'il peut changer de forme eternellement ! L'ombre du dieu, partout dans cet Univers. Le seul a qui est reserve le droit de durer eternellement... Et Ipsi... Le dieu refuse... Je sens les effluves mentaux de Christa. Elle reprend le dessus. Son bref moment de desespoir est passe, et elle songe maintenant a ce malheureux peuple de Karva. Sa pensee se fait persuasive, mais elle n'est peut-etre que l'emanation de la pensee d'A'Rly. De toute facon, quelle importance ? Maintenant, le seul espoir qui subsiste pour nous serait Karva, la seule planete du type terrestre dans le systeme d'Arcosia, le soleil bleu. Mais Karva debarrassee de la menace que fait constamment peser sur ses habitants une entite qui ne peut supporter que l'intelligence humaine depasse certaines limites fixees par elle. Un cercle vicieux ! Nous serions vite reperes par les Svaars programmes par Ipsi pour deceler et detruire toute forme d'intelligence orientee vers le progres technique. Et si je dois croire les discretes emanations mentales de X'Tar, nous ne pouvons pas conserver eternellement notre forme mi-humaine, mi-Svaar ! Donc nous ne pourrions pas leur resister. -- Autant servir a quelque chose, dis-je. Mais irai seul sur la planete bleue... J'ai ete categorique. Je sens le sursaut de Christa. Mais elle ne dit rien. Je t'aime, Christa... Je t'aime pour ce refus que tu as eu le courage de ne pas exprimer clairement, parce que tu sais pertinemment qu'il serait vain d'aller a l'encon-tre de ce qu'ont prevu les Insoumis. Ils savent des choses que nous ignorons. Que nous devons peut-etre ignorer... Que nous fassions n'importe quoi pour nous . donner l'illusion que nous leur imposons nos vues, ce sont eux qui menent la danse. Ils ont quelque chose a faire, et ils le font, voila tout. Nous sommes l'instrument de cet acte qui revet pour eux une importance capitale. Pour eux, et peut-etre pour l'Univers tout entier, parce qu'Ipsi materialise un desequilibre des choses voulues par le Maitre de l'Univers... Il n'est pas de place pour une multitude de dieux... Nous devons savoir si celui-la a le droit d'exister. De toute facon, quelque chose me dit que la decision que je viens de prendre entre tout a fait dans les vues de X'Tar. Je le vois a l'expression qui envahit a nouveau ce visage qui est le reflet du mien. J'ai decide d'aller seul sur la planete bleue! Quelle derision, alors qu'il n'a peut-etre jamais ete question dans l'esprit de X'Tar, que Christa m'y accompagne ! -- Je crois que j'aimerais me reposer, maintenant, dis-je. X'Tar bouge enfin, alors qu'il est reste rigoureusement immobile depuis le debut. Il s'approche de moi, tandis qu'A'Rly entraine Christa, qu'elle a pris par la main. -- Vous pouvez creer l'environnement que vous souhaitez pour votre repos, Kael, emet mentalement l'Insoumis. Vous en etes maintenant capable, au meme titre que n'importe quel Svaar. Ses yeux brillent d'une flamme difficile a analyser. Mais ils sont etrangement amicaux, tout a coup ? -- Vous n'irez pas seul sur la planete bleue, dit-il doucement. Je vous accompagnerai... X'Tar n'est plus la, et j'ai invente avec une derisoire facilite ce qu'il appelle un environnement de repos. Style ancien. Sur Terre, s'entend. Boiseries patinees par le temps, tentures lourdes, en velours bleu nuit, tapis de fourrure soyeuse, entourant le grand lit bas... Il m'a suffi de penser ce decor pour qu'il prenne forme autour de moi. De la meme facon, je le ferai disparaitre quand il ne s'imposera plus... C'est une reminiscence d'une gravure que j'ai souvent contemplee, enfant. Dans ce temps-la, les gens savaient creer une intimite reposante, et j'ai souvent reve de cette chambre, qui n'a strictement rien a voir avec nos modules de relaxation. Je me suis deshabille, et je me suis glisse avec delices dans les draps frais. X'Tar ne comprendrait certainement pas le sens de ce decor. Pour la premiere fois depuis un temps qu'il m'est impossible de definir, je crois que je vais vraiment dormir... Je pense a Christa. Et la, je crois que mes facultes de > me depassent moi-meme, car une tenture s'ecarte, et Christa se faufile dans la piece avec un sourire hesitant! Pourtant, non. Je n'ai rien voulu creer... Donc, c'est bien Christa qui a trouve -- j'ignore comment -- cette porte que je n'ai pas oublie dans mon souvenir materialise. Je poserai plus tard les questions qui me viennent a l'esprit. Christa fait glisser la fermeture a glissiere de sa combinaison spatiale, et je redecouvre ce corps magnifique que j'ai deja serre une fois dans mes bras. Elle apparait entierement nue, et se glisse pres de moi, avec des hesitations a la fois inexplicables et charmantes. Son corps est chaud et souple contre le mien, et nos deux pensees s'effleurent. Il y a une etrange timidite en elle... Elle prend ma main droite et la porte vers son visage transfigure. -- Faites comme tout a l'heure, Kael, dit-elle soudain. C'etait tres agreable. Est-ce ainsi que vous jouez, vous autres humains ? Cette voix ! Ce n'est pas Christa qui vient d'arriver jusqu'a moi. Ce n'est pas elle que je serre contre moi ! C'est son double parfait ! C'est A'Rly!... Elle rit, parce qu'elle a aussitot decele mon trouble. Cela l'amuse prodigieusement de sentir les effluves mentaux que je dirige prudemment vers les constantes Psi de X'Tar. X'Tar sait qu'elle est pres de moi. Cela l'amuse, lui aussi. Je ne puis absolument pas le concurrencer sur son terrain. Il le sait. Une inquietude, aussitot. Christa... Christa dort. J'en ai aussitot la certitude, par ce que mon incursion dans sa sphere de rayonnement mental se heurte a une sorte de reverie imprecise. Elle a besoin de repos. De repos mental surtout... A'Rly se tortille contre moi, en riant toujours. Je suis certaine qu'elle a sonde l'esprit de Christa, et ce qu'elle y a decouvert lui donne envie d'en savoir un peu plus sur les sensations bizarres qui naissent dans ce corps qui n'est pas le sien. Et moi, je ne suis deja plus maitre de certains reflexes essentiellement masculins ! C'est quand meme Christa que je renverse et que je possede d'une facon extraordinaire : a la fois physiquement et mentalement. C'est Christa qui murmure des mots sans suite a mon oreille, quand une houle violente s'empare de son corps, et l'entraine vers le plaisir. C'est Christa qui gemit interminablement, quand ce plaisir explose en nous, a la meme seconde... Etrange pouvoir que celui des Insoumis... Il semble qu'ils obtiennent toujours ce qu'ils veulent, meme s'ils doivent pour cela user de subterfuges destines a menager nos susceptibilites humaines ! Je ne suis pas certain que l'idee d'adopter nos apparences respectives a Christa et a moi n'est pas venue d'A'Rly !... -- Dommage que... vous deviez... partir... Kael, halete-t-elle tout contre moi. C'etait... bien agreable... Je dirai a X'Tar. Je bascule dans ce qui doit etre le sommeil. Mais pour la premiere fois de mon existence, j'ai conscience de ce sommeil ! La derniere phrase d'A'Rly s'est imprimee en moi, et je me laisse bercer par mon envie de rire... Quel drole de petit etre... CHAPITRE XIV Quand j'ouvre a nouveau les yeux, je ne suis plus dans ce decor que mon propre esprit a cree de toutes pieces. A'Rly n'est plus pres de moi, et je suis allonge sur une des couchettes translucides de la salle circulaire. Rien ne m'etonne plus dans ce monde, habite par des etres aux possibilites surprenantes, qui ont sur la matiere une emprise totale. Je suis a peu pres persuade que X'Tar, qui se trouve sur la couchette voisine, sous son apparence humaine, ne m'a pas fait transporter ici pendant mon sommeil, mais qu'il a bel et bien transpose l'environnement qui est actuellement le notre. Je n'ai meme pas eu besoin de tourner la tete pour avoir la certitude qu'il est bien pres de moi. Une etonnante communication mentale s'est instantanement etablie entre nous, et je sais que le moment est venu... Au-dessus de nous, deux appareils ressemblant a des projecteurs ou a des cameras photoniques se deplacent sans arret a l'extremite de bras articules, mais ce qui doit etre un objectif reste sans cesse braque sur nous. Seul varie l'angle sous lequel cet oeil etrange nous regarde. A la longue, cela devient fascinant. Je sais que le moment est venu pour moi de remplir le role pour lequel j'ai ete pressenti, et je n'eprouve rien de particulier. Si... Le desir de revoir Christa une derniere fois, avant de me lancer dans l'inconnu. X'Tar capte aussitot l'impulsion-pensee que je viens d'emettre volontairement. -- Concentrez vos constantes Psi sur le vecteur lineaire S'Hra, conseille-t-il. Mais ne vous attardez pas. La mutation structurale est deja engagee pour vous. Le temps presse, maintenant. Toutes les conditions favorables sont reunies... -- Je sais. Ces deux mots resument effectivement la situation : je sais... Je sais tout ce que j'ai besoin de savoir. Plus grand-chose he peut me surprendre de la part d'un Svaar. Pendant mon >, j'ai assimile la plus grande partie de leurs connaissances, sinon de leurs possibilites. Cette mutation structurale dont vient de parler X'Tar, va me permettre d'evoluer comme je l'entends au coeur du continuum F'Rah, sans avoir pour cela besoin d'un quelconque vaisseau spatial. Je vais devenir un Svaar... Je n'eprouve aucune difficulte a m'echapper mentalement vers l'endroit ou se trouve Christa. L'idee m'effleure qu'elle n'est plus sur Tyrsis, mais ailleurs. Un ailleurs que je ne cherche meme pas a definir. Le temps presse, a precise X'Tar. Brusquement, la vision de Christa nait en moi. Elle est, elle aussi, etendue sur une couchette analogue a la mienne. Pres d'elle, une autre couchette, sur laquelle est etendue A'Rly, egalement sous son apparence humaine. Elles ont toutes les deux les yeux clos, et respirent au meme rythme extremement lent. Je percois aussitot l'etroit contact psychique qui les lie, font d'elles un seul et meme etre extraordinairement lucide. -- Christa... Je vais partir... -- Bonne chance, mon amour... Ce que nous avons vecu ensemble valait la peine d'etre vecu. Si... si nous devons disparaitre maintenant... Un ordre mental imperatif brouille notre contact. X'Tar nous rappelle a l'ordre. Je reagis violemment : -- Il n'etait pas question que Christa nous accompagne, X'Tar! Que signifie cette... -- Elle ne nous accompagne pas, renvoie sechement le chef des Insoumis. Controlez immediatement votre psycho-equilibre, Kael ! Vous etes en train de faire basculer nos relations primo-sensorielles vers le plus... J'ai un brusque sursaut qui me fait froler un effroyable neant, pire que la mort, et j'ai toutes les peines du monde a reajuster mon psycho-equilibre deregle par l'emotion violente que j'ai laissee deferler en moi. Inquietude de X'Tar. Il mobilise ses propres forces pour me venir en aide, et ce n'est pas seulement parce que je mets en peril l'operation V'REEG qu'il agit ainsi. Je sens parfaitement son anxiete. Ce que je viens de froler doit etre terrifiant... -- Je n'aurais pas du vous autoriser a voir Christa, emet X'Tar quand tout rentre enfin dans l'ordre. Votre cote humain menage toujours des surprises desagreables ! Tenez-vous pret, maintenant. Je ne retrouve pas la vision de la salle circulaire. Pour l'instant, c'est le noir, autour de moi. Mes perceptions sont essentiellement mentales. Nous ne formons plus qu'un seul etre, X'Tar et moi. Un de ces etres de lumiere que j'ai decouvert pour la premiere fois dans les memoires a cristallisation de l'enregistreur trouve dans la tour de veille... Je me suis identifie a la structure basale spherique de X'Tar. Je suis devenu un Svaar. Curieusement, il reste une legere separation entre nos deux psychismes, probablement tres differents l'un de l'autre. Une barriere tenue, sans laquelle nous ne pourrions certainement pas supporter cette difference. Nos emissions telepathiques atteignent une intensite extraordinaire, et nous conversons a une vitesse defiant toute imagination, au-dela de toute barriere de langage. Nous pourrions battre n'importe quelle calculatrice, si perfectionnee soit-elle, et la derouter en creant instantanement notre propre langage. J'ai une vision fugitive de la phenomenale puissance dont nous disposons, puis les tenebres se dissipent, et une emotion puissante m'etreint. Nous sommes au coeur du cosmos, lances a une vitesse impensable vers ce point bleu qui grossit rapidement. Je me sens totalement libere, je fais corps avec le vide interstellaire. Je m'abreuve de l'energie diffuse du rayonnement cosmique... Je... -- Nous..., me rappelle gentiment X'Tar. Il veille constamment et discretement sur l'equilibre de l'entite que nous formons maintenant. Sans lui, je me perdrais sans aucun doute dans un immense vertige de puissance, qui me ferait perdre completement le but de l'operation V'REEG. Imperfection de l'etre humain... Il resiste difficilement a l'attrait de la puissance, et a vite fait de s'assimiler a un dieu... Un fremissement parcourt tout mon etre. L'homme assimile a un dieu... Pourquoi une telle pensee s'est-elle imprimee aussi violemment en moi, alors que nous glissons maintenant vers l'horizon courbe de la planete bleue ? -- Premiere perception, note calmement X'Tar. Aucun Svaar n'aurait pu avoir cette pensee en abordant l'environnement d'Ipsi... Regardez!... Nous frolons la surface aride de la planete bleue. Un immense desert, baignant dans une lumiere froide. Arcosia scintille dans un ciel aux tons etrangement metalliques. Cette planete possede une atmosphere, mais ni vegetation ni trace de vie. Un monde mort... Nous survolons les crateres de volcans, eteints depuis longtemps sans doute. Notre pensee commune concentree sur l'approche d'Ipsi, nous n'avons pas a nous preoccuper de la direction a suivre. Fatalement, nous arriverons a la premiere limite autorisee aux Svaars. Ensuite... X'Tar detecte avant moi la presence des deux spheres d'un vert acide qui foncent a notre rencontre. Il modifie aussitot nos constantes Psi, et nous franchissons resolument cette bande de luminosite mauve qui se dresse soudain devant nous, tandis qu'une formidable montagne conique se profile a l'horizon. -- Ipsi... la-bas..., murmure en moi la voix mentale bizarrement attenuee de X'Tar. Les deux Svaars se sont immobilises au milieu d'une seconde bande lumineuse qui se perd a droite et a gauche dans une sorte de brume cotonneuse qui efface les details du paysage lunaire. Ils attendent, et je percois nettement leurs signaux interrogatifs, sous la forme des habituelles fluctuations chromatiques qui emanent de leur structure basale. X'Tar ne repond pas, mais je le sens pret a conjuguer nos forces defensives. Les siennes propres, et celles que j'ai moi-meme utilisees quand j'ai du affronter ces etres sur Syrglia. Nous penetrons sans la moindre hesitation dans la seconde bande, coloree en rouge, cette fois. La sensation est etrange quand nous abordons cette barriere lumineuse rigoureusement immobile. Menace confuse, notion d'interdiction formelle. Nous devons lutter de toutes nos forces pour ne pas faire demi-tour... Les deux Svaars-gardiens ont compris. Ils sont parfaitement conditionnes, et investis de la puissance fabuleuse de l'impensable divinite dont nous avons decide de violer le secret. Ils reagissent aussitot et X'Tar s'immobilise sous le formidable choc de leurs deux attaques conjuguees. Mais il pourrait y avoir dix Svaars en face de nous, l'equilibre se creerait quand meme. C'est ainsi : toute emission d'une puissance offensive determinee, engendre immediatement une emission defensive de meme puissance. Autour de nous le paysage accuse le choc de ces deux energies phenomenales qui s'affrontent, et par endroits, le sol se lezarde, tandis que la limite coloree que nous avons ose franchir vire progressivement au rose tres pale. Je retrouve les sensations brutales que j'ai deja connues quand j'ai affronte mon premier Svaar, sur Syrglia, et cette notion aigue que le combat est vain. Et puis, lentement, prudemment, les deux Svaars relachent leur pression mentale. Ils rompent le combat. Instinctivement, j'ai tendance a augmenter mon propre potentiel offensif, en puisant dans les immenses reserves dont nous disposons, mais X'Tar me stoppe aussitot. Vouloir tenter de prendre l'avantage parce que nos adversaires faiblissent volontairement serait une inutilite flagrante. Il leur suffirait de se defendre. Les roles seraient inverses, mais le resultat serait le meme et nous pourrions rester face a face jusqu'a la fin des temps. -- Ipsi accepte le defi, emettent ensemble les deux Svaars. J'ai parfaitement interprete leurs fluctuations chromatiques. Elles ont traduit en meme temps que le message, une ironie mordante qui ne peut provenir que de la divinite elle-meme. Ipsi accepte une nouvelle fois le defi d'un Insoumis, avec la tranquille certitude de triompher, parce qu'il ne peut en etre autrement. Quelque chose palpite en moi. Ipsi n'a pas decele ce qui se cache au-dela de la structure spherique de X'Tar ! Les deux gardiens s'ecartent en tournant lentement sur eux-memes. Leur vilaine couleur vert acide a vire a nouveau vers le blanc, neutre et aveuglant. Ils se desinteressent totalement de nous. -- Le cratere..., emet doucement X'Tar. Nous glissons le long de la pente abrupte de la montagne, et nous debouchons soudain au-dessus du cratere immense du volcan. Un cratere dont nous ne pouvons pas distinguer le fond, qui baigne dans une etrange luminescence orangee, au coeur de laquelle s'etirent des lambeaux de brume. X'Tar attire brusquement mon attention. Il y a une curieuse plate-forme naturelle sur la pente interieure du cratere, vitrifiee par la lave refroidie depuis longtemps. Et sur cette plate-forme... -- Ce n'est pas... possible ! C'est moi qui ai emis cette pensee empreinte du scepticisme le plus intense qui soit. Sur la plate-forme, que nous survolons maintenant a vitesse reduite, est dresse un enorme vaisseau spatial... Une nef brillante dont la forme me rappelle celle des astronefs de la conquete spatiale ! Une nef gigantesque concue pour emporter au moins trois mille passagers, pour des voyages de tres longue duree!... La nef des Karviens !... Alors la verite s'imprime d'elle-meme au coeur de cette lucidite fantastique que me confere mon nouvel etat : voila pourquoi les Karviens se sont brusquement trouves demunis de tout, peu de temps apres leur debarquement sur leur nouvelle patrie! Voila pourquoi nous ne trouvions plus trace de leur nef, dans les memoires vectorielles immuables ! L'Homme resiste difficilement a l'attrait de la puissance, et a vite fait de s'assimiler a un dieu... -- C'est... cela... Kael... C'est exactement... cela! La pensee de X'Tar est comme hachee, et je ressens la terrible tension qui s'empare peu a peu de lui. Pour lui, le combat est engage, et il se dissocie deja de mon propre psychisme. -- Ipsi..., emet-il peniblement. C'est... c'est atroce ! Il faudra reussir, Kael ! A tout prix... Nous glissons a une vitesse vertigineuse vers le fond du cratere. X'Tar lutte desesperement contre une chose qu'il m'est impossible de percevoir, parce qu'il continue a maintenir l'ecran protecteur qui dissimule ma vraie nature a cet etre monstrueux tapi quelque part au fond de ce cratere. Mais je ressens les terribles sursauts qui secouent ses constantes Psi. Il ne resistera pas au choc. Il ne peut pas y resister. Je connais mes limites et je connais les siennes. En m'accompagnant sur la planete bleue, il savait parfaitement qu'il subirait un sort identique a celui des temeraires qui ont deja ose braver Ipsi, dans un combat desespere et inutile dont le vainqueur etait designe a l'avance ! Ce n'est meme pas un combat. J'en ai la certitude. Simplement, X'Tar est en train d'avoir la revelation de ce qu'est Ipsi, et ses constantes Psi ne sont pas faites pour supporter l'horreur de ce qu'il contemple. Sa detresse me parvient, malgre la barriere qu'il dresse desesperement entre nos deux psychismes. En meme temps me parviennent des bribes de ce qu'il contemple, mais je ne suis pas encore a meme d'analyser ces premieres perceptions. Pour moi, le moment n'est pas encore venu... Nous plongeons a l'interieur de cette luminosite orangee qui baigne le fond du cratere. Y a-t-il un fond, seulement? Il me semble que nous tombons dans les profondeurs de la planete depuis un temps infini, et que cette plongee ne cessera jamais. -- Changement... de... de continuum, peut-etre... emet X'Tar. Sa voix mentale est de plus en plus faible. Sa structure basale est en train de se dissocier, et il fait des efforts effroyables pour en maintenir la cohesion. Brusquement, la brume orangee se dechire, et nous apercevons le fond du cratere. Autour de nous, les tenebres se referment. Il ne reste plus que ce cercle eblouissant qui materialise le fond du cratere, et dont la lueur pourtant intense ne parvient pas a dissiper les tenebres environnantes. -- Une... porte... Pas la... franchir... immediatement. X'Tar n'en peut plus. Il est deja tres loin dans la perception d'Ipsi, et je ne puis le rejoindre, partager son atroce souffrance morale. -- Maintenant, Kael!... Attention! Je... Bonne chance... fini pour... pour moi. Il est a bout de force, et sa resistance mentale craque de partout. J'eprouve un violent vertige quand sa structure basaie se desintegre autour de l'etre humain qu'il a protege le plus longtemps possible, au prix de son existence, et je ressens brusquement le vide de son absence. Une absence qui me marque plus que je ne l'aurais cru. Bizarrement, inexplicablement, j'ai fini par apprecier ce compagnon etrange... Maintenant qu'il n'est plus, je suis seul, debout sur mes deux jambes. Je suis redevenu un etre humain. Seulement un etre humain... Je suis perdu, minuscule poussiere de l'univers, au fond d'un volcan eteint, sur une planete inconnue. Sans rien d'autre que cet immense besoin de savoir qu'a reussi a m'inculquer X'Tar. Si, je dispose d'un minuscule capital, legue par X'Tar lui-meme, juste avant sa disparition. Je sais que tant que je resterai ou je suis maintenant, tout au bord de cette chose brillante qu'il croit etre une porte -- une porte de lumiere -- je ne risquerai rien... Je sais egalement que c'est la premiere fois qu'un etre humain arrive jusqu'a l'ultime limite au dela de laquelle existe Ipsi. Mais cela, c'est Ipsi lui-meme qui me le revele... En meme temps que la peur intense qui vient de s'eveiller en lui, quand il a constate ma presence... L'Homme est arrive jusqu'au dieu, et le dieu vacille... CHAPITRE XV Il n'existe plus rien autour de moi. Les lointaines parois du cratere ne me sont plus perceptibles. J'ignore meme si elles n'ont pas seulement existe dans mon imagination. Je fixe la Porte de Lumiere dont les fluctuations regulieres me font irresistiblement songer aux pulsations d'un coeur. Le coeur d'Ipsi... Oui, il me suffit de fixer ce vide lumineux, au-dela duquel je devine deja un monde etrange, pour que peu a peu s'imprime en moi cette verite que recherchent les Insoumis de Tyrsis. Grace au subterfuge employe par X'Tar, et parce que je suis un etre humain, je puis maintenant approcher cette divinite qui ecrase deux peuples sous sa domination tyrannique. Et Ipsi ne peut rien contre moi, tant que je ne franchirai pas ce cercle eclatant. Ensuite... Ensuite, je ne sais pas ce qui arrivera. Nul ne peut le savoir en dehors d'Ipsi lui-meme. Il m'est en tout cas impossible de revenir en arriere. Je possede a nouveau toutes les caracteristiques essentielles qui font de moi un humain a part entiere, et les Svaars qui sont censes veiller sur la securite d'Ipsi me localiseraient infailliblement. Ici, a l'interieur de ce cratere, ils ne peuvent esperer m'atteindre, car ils subiraient aussitot le terrible rayonnement d'Ipsi, fatal aux Svaars. Ils ne me detruiront que si je reviens en arriere, parce qu'ils sont programmes pour interdire l'acces de ce sanctuaire aux humains. Je n'ai donc qu'un choix tout a fait restreint ! . Je choisis de rester. Ipsi doit percevoir cette decision, d'une facon ou d'une autre, car le contact s'etablit brusquement entre nous. -- Qui es-tu?... La voix n'est venue de nulle part, ou peut-etre de ce cercle de lumiere qui me brule maintenant les yeux. Au-dela de la question, formulee en galax, ce qui me surprend un peu, je sens la peur terrible de l'entite qui cherche a sonder mon psychisme, avec une prudence assez surprenante. Curieux paradoxe : Ipsi me craint, et moi, j'ignore totalement de quelle arme je puis disposer face a lui ! -- Mon nom est Kael Talvac, dis-je. Je viens de la Terre. Le sol -- puis-je appeler autrement la surface sur laquelle reposent mes pieds -- le sol fremit. -- Pourquoi es-tu venu jusqu'a moi? interroge Ipsi. L'etre humain ne peut approcher la divinite immortelle, ne le sais-tu pas ? Il est en train de me noyer avec des paroles dont la grandiloquence me souleve le coeur. Mais la peur est toujours presente. -- Il le peut, renvoye-je. Il le peut, puisque je suis la! Je suis venu pour savoir ce que tu es, toi qui pretends regir le continuum F'Rah. Un rire immense emplit le cratere, douloureux pour mes tympans. Mais derriere ce rire qui sonne faux, l'angoisse est tapie, tenace. -- Je pourrais te detruire, comme j'ai detruit cet Insoumis qui a brave les lois de cet univers ! lance Ipsi. -- Alors, pourquoi ne le fais-tu pas ? J'ai mis dans cette reponse toute l'ironie dont j'etais capable, et je sens que le coup a porte. C'est bien cela : dans l'immediat, Ipsi ne peut rien contre moi. De toute facon, j'ai de plus en plus la conviction que c'est moi, en fait, qui suis un danger mortel pour lui ! Moi qui puis le detruire... Mais comment? Et si je marchais vers ce cercle de lumiere ? X'Tar pensait que c'etait une porte. Et une porte s'ouvre toujours sur... quelque chose. Je fais un pas en avant. Et c'est un premier pas vers la Verite. Un hurlement atroce me fige brusquement sur place, et le sol tremble encore une fois, tandis qu'un grondement sourd monte des profondeurs de la planete. D'un seul coup, je comprends ce que signifie ce phenomene. Quand j'ai fait ce pas en avant vers la Porte de Lumiere, j'ai percu la formidable angoisse qui s'est emparee de l'entite qui existe au-dela de ce cercle scintillant qui ne m'a pas encore livre son secret. Ipsi ne veut pas que j'approche de ce cercle lumineux. Sa peur vient de ma propre presence, de cette approche dont je suis le seul a decider... Je fais un nouveau pas en avant, et c'est le cri d'un etre torture a mort qui monte dans le silence a peine retabli. Torture morale insupportable... J'ignore pourquoi, mais c'est peut-etre la cette arme dont je disposerai eventuellement, si je dois detruire Ipsi. Mais avant de detruire, je dois savoir... -- Yagor..., halete la voix brusquement alteree. Je m'appelais Rudolph Yagor. J'etais l'assistant du professeur Karva, il y a de cela... Le chiffre est long a venir. Pourtant, je sais qu'il en a une conscience etrangement precise. -- Trois mille cinq cents ans..., acheve-t-il. Des annees terrestres, bien sur. Il existe un ecart entre le deroulement du temps dans ce continuum et celui d'ou nous venons l'un et l'autre. Et cet ecart se creuse sans cesse. Vertige... Je sais que je ne puis plus comprendre certaines notions relatives au temps. Mais j'ai du mal a admettre que j'ai devant moi, sans le voir encore, un etre qui a vecu pendant plusieurs millenaires ! Ipsi-Yagor reprend du poil de la bete, et ricane : -- Tu as bien plus de trois siecles terrestres, Kael Talvac ! Mais toi tu n'es pas immortel !... Un long moment de silence. Puis a nouveau la voix torturee, rongee par l'angoisse : -- Lionel Karva etait un imbecile ! Un imbecile de genie, mais un imbecile quand meme ! Je fais un nouveau pas en avant. Je crois que je puis etre impitoyable' avec un etre qui traite ainsi un homme dont j'ai decouvert la droiture au coeur meme des memoires vectorielles immuables. Et pourtant, son souvenir n'y est inscrit qu'a travers la pensee de ceux qui ont donne son nom a une planete du continuum F'Rah... Car Lionel Karva n'a pas vu la fin du long voyage de cette Arche des temps modernes. -- Il est mort, crie Ipsi-Yagor, completement affole par mon nouveau pas vers la Porte de Lumiere. Je l'ai tue !... Il savait que j'avais decouvert son secret. Ce secret qu'il voulait detruire ! Et soudain, je le vois, assis a meme le sol devant l'incroyable cercle de lumiere blanche. Un vieillard aux membres greles, voute, vetu de haillons et tenant un baton en travers de ses genoux aux rotules proeminentes. Il est assis comme ces mendiants hindous d'autrefois. Il est laid et sale... Ses levres s'entrouvrent sur des gencives edentees. -- Parle, dis-je, sans ressentir la moindre pitie. Parle ou bien... Il sent que je vais avancer a nouveau vers lui, et il se met a trembler violemment. -- Karva avait decouvert l'immortalite en faisant des recherches sur les moyens de prolonger la vie humaine, dit-il d'une voix chevrotante. Je travaillais avec lui a ces recherches, commencees bien avant que ne se realise notre projet de quitter la Terre a bord de la nef qu'il mettait au point dans notre base de la Cordillere des Andes. Un jour, brusquement, et sans me fournir la moindre explication, Karva a decide d'abandonner ces recherches, en pretendant qu'elles ne debouchaient sur rien de concret, et que nous devions seulement nous consacrer au projet d'evacuation de la Terre. La menace d'une guerre totale risquant de detruire toute trace de civilisation sur le globe se faisait de plus en plus precise. Sur le coup, j'ai cru que c'etait seulement cette perspective qui freinait les elans de Karva. Le vieillard marque un temps d'arret, comme s'il avait soudain besoin de reprendre son souffle. Puis il poursuit : -- Mais un jour, alors que nous nous trouvions au coeur meme de l'espace parallele, a bord de cette nef que nous avions concue ensemble, j'ai decouvert le secret de Lionel Karva. Le dossier IPSI... Voila donc l'origine du nom de la divinite ! -- Il m'a surpris alors que je compulsais ses notes secretes, et il est entre dans une colere violente. Il m'a arrache le dossier et a voulu le jeter dans un sas d'ejection. Alors... alors, je l'ai tue. Sa tete a heurte une saillie metallique, et il est mort sur le coup. Je n'ai eu aucune difficulte a faire croire aux autres que c'etait un stupide accident. Le commandement de la nef me revenait de droit... Je l'ai pris, et Karva a ete ejecte dans le vide cosmique, comme le voulait la regle. J'ai passe le reste de la translation dans le laboratoire special de la nef, et quand nous avons franchi accidentellement la porte temporelle qui nous a projetes dans ce continuum, je savais exactement a quoi m'en tenir sur les raisons qui avaient pousse Karva a stopper ses recherches... Il a eu peur de cette puissance que pourrait lui conferer l'immortalite, parce que cette puissance debouche fatalement sur la domination de l'Univers dans son ensemble !... Je fixe les yeux gris, fuyants, du vieillard : -- Mais toi, Rudolph Yagor, tu n'as pas eu peur de cette puissance, n'est-ce pas ! Les pionniers terriens une fois debarques sur cette planete qu'ils ont baptisee du nom du disparu, tu as vole cette nef qui leur etait pourtant tellement necessaire pour survivre les premiers temps de leur installation, et tu as rejoint cette planete bleue... -- Oui, prononce le vieux. J'etais pret a tenter l'experience, et j'etais certain qu'elle serait une reussite totale. La premiere phase de ce que Karva appelait dans ses notes > s'est deroulee pendant le parcours de Karva jusqu'a cette planete, que j'avais choisie arbitrairement, apres avoir effectue differents sondages. Elle possede une atmosphere respirable, et est exempte de toute trace de vie, mais ces criteres m'importaient peu, en fait. J'avais deja franchi un stade irreversible quand la nef s'est posee automatiquement, selon un programme que j'avais preetabli moi-meme au depart de Karva. Je n'avais plus besoin de quoi que ce soit... Ensuite, j'ai realise la suite logique du projet de Karva. Rien ne pouvait plus m'empecher de gagner cette immortalite qui est maintenant la mienne, au coeur de ce continuum... -- Es-tu bien sur d'etre immortel, Rudolf Yagor? Il avait presque oublie sa peur, parce qu'il occupait mon esprit avec ses propos. C'est cela l'important, pour lui : occuper mon esprit le plus longtemps possible. Mais il fait abstraction de certaines perceptions extra-sensorielles qui persistent en moi. Certes, je suis redevenu un simple etre humain, mais je garde encore precieusement certaines facultes mentales que je decouvrirai seulement si cela s'avere necessaire. Le vieillard se remet a parler, parce que c'est vital. Il doit gagner du temps pour tenter de trouver une solution au probleme crucial que je pose a Ipsi ! -- Une fois terminee l'integration absolue, j'ai eu une fantastique perception des caracteristiques de ce continuum. Une vue d'ensemble, en quelque sorte. J'ai decouvert toutes les races pensantes qui le peuplent, et je connais parfaitement jusqu'aux plus lointaines galaxies de ce monde qui m'appartient! Oui, Kael Talvac : ce monde m'appartient comme l'Univers tout entier m'appartiendra un jour. Il n'y a plus de limites a la puissance d'un etre immortel !... J'ai eu trois mille cinq cents ans pour parfaire mes connaissances. Un processus irreversible s'est engage : celui de la multiplication a l'infini du potentiel d'intelligence dont je disposais quand j'ai decouvert ce secret ! La machine s'emballe de nouveau. Mais je sens que tout cela n'a qu'un but : me derouter. Me faire perdre de vue la mission qui m'a ete confiee... Je fixe le vieillard dont les yeux brillent maintenant d'une flamme insoutenable. La peur reflue, et l'espoir renait. Je suis en train de me laisser avoir. Ipsi a presque trouve la parade... Alors je libere ces forces qui dorment en moi, et que l'entite ne pouvait pas soupconner jusqu'alors. Je sonde le psychisme de ce vieillard accroupi devant moi, avec derriere lui la grande tache de lumiere. Et je recule aussitot, parce que je viens d'effleurer un vide dangereux. J'eclate de rire. -- C'est rate, Ipsi ! Regarde ce que je fais de ce malheureux vieillard avec lequel tu esperais m'emouvoir ! Regarde ! Je consacre une partie de ma puissance telepathique sur la silhouette repoussante qui se tord devant moi. Je la balaie sans la moindre pitie, parce qu'elle n'est qu'un leurre. Je la rejette de ma propre pensee, parce que c'est la qu'elle existait. Et la seulement. Une image... Je sens renaitre la peur d'Ipsi. A nouveau, l'entite s'affole. Elle sait que j'ai resolu d'aller jusqu'au bout. Gagner du temps, encore... Pour cet etre qui a entrevu l'immortalite, chaque moment gagne est deja une victoire. Ipsi libere encore des bribes de son histoire, tandis que l'image fictive du vieillard se dissout brusquement. Il capitule, et me livre enfin cette verite que je recherche. -- N'avance pas, Kael Talvac ! N'avance pas ! Tu serais infailliblement detruit. C'est apres avoir provoque la mise en place du receptacle temporel, au fond du cratere, que j'ai compris brusquement dans quel piege j'avais donne tete baissee... Maintenant, la voix qui resonne bizarrement autour de moi, en moi, est la voix d'un etre qui a compris qu'il etait vaincu, et que rien ne pouvait plus le sauver. il abandonne la lutte, pour le moment du moins. -- Mais il etait trop tard pour revenir en arriere. C'est peut-etre cela qui a arrete Karva. Il avait compris le danger. Quand j'ai realise a mon tour la teneur de ce danger, j'ai penetre du meme coup la vanite de mes esperances. Maintenant, approche, Kael Talvac. Approche lentement du receptacle temporel. Oui, cette trouee lumineuse que tu contemples... Pour moi, la souffrance est intolerable, mais puisque tu veux savoir, avance... J'obeis, et je ressens presque physiquement la torture infernale que j'inflige a Ipsi. Je marche vers la Porte de Lumiere, et sa luminosite m'eblouit. Pourtant, au-dela de cet eblouissement, je commence a distinguer une chose a laquelle je ne pouvais pas songer. Une chose impensable, ahurissante ! IPSI!... Brusquement, un immense vertige me prend, s'empare de tout mon etre. Le vertige qui accompagne immanquablement la comprehension totale, fulgurante de ce qu'est devenu Rudolph Yagor ! Ipsi, c'est en fait un univers ! Un univers en reduction avec ses galaxies, ses milliards d'etoiles, ses soleils ardents et ses planetes glaciales... C'est tout le continuum F'Rah que je contemple maintenant. Oui, Ipsi est une reproduction exacte du continuum F'Rah, et le systeme d'Arcosia existe dans cette reproduction, avec une planete nommee Tyrsis, ou vivent les Insoumis, une autre baptisee Karva par les pionniers venus de la Terre, et... Et cette planete bleue sur laquelle un savant fou a cree un receptacle temporel, ouvert sur une nouvelle reproduction du continuum F'Rah. C'est cela le secret de l'immortalite d'Ipsi : ce reflux perpetuel vers l'infiniment petit. Dans l'univers cree par Yagor, il existe une planete bleue, et sur cette planete bleue, une nouvelle porte temporelle est ouverte sur un autre continuum F'Rah dans lequel existe une nouvelle planete bleue avec un... On ne peut jamais atteindre cet infini qui serait la fin de ce qu'a cree Yagor. Il y aura toujours, eternellement, une nouvelle planete bleue, avec une porte temporelle ouverte sur une nouvelle dimension du continuum F'Rah !... Ma raison vacille, et c'est sans doute dans cette folie qui me guette que reside le dernier espoir d'Ipsi. Je lutte de toutes mes forces pour resister a cet effroyable vertige qui menace de submerger les facultes que j'ai acquises grace aux Insoumis. Il faut que je m'arrache a la mortelle fascination qu'exerce sur moi la vision absolue de ce monde sans cesse renouvele, auquel s'est integre Rudolph Yagor. Mais ma pensee s'enfonce profondement dans la fabuleuse perception de cet univers, et j'apprends enfin ce que redoute Ipsi... Je l'apprends, parce qu'il ne peut plus me dissimuler le point faible du systeme. Ma raison a tenu le choc. J'ignore pourquoi, mais elle a tenu. Et maintenant que le dernier espoir s'envole, je capte l'immense lassitude de cet etre qui a vecu trop longtemps dans la terrible angoisse d'avoir une fin, apres avoir entrevu la puissance absolue. Une puissance qu'il a ose comparer a celle du Createur de l'Univers !... -- Quand j'ai emerge au coeur de cet infini imagine par Karva, explique Ipsi-Yagor, j'ai pu commencer aussitot a developper mes facultes de comprehension. J'ai decouvert tres vite le veritable but final de cette integration absolue dont parlait Karva dans ses notes. L'univers que j'ai cree spontanement, en appliquant le procede complexe mis au point par Karva, est une reproduction exacte du continuum F'Rah, c'est vrai. Seulement, toutes les constantes habituelles sont inversees... En integrant mon potentiel psychique a ce monde nouveau, la meme inversion des constantes s'est operee d'elle-meme. J'ai entrevu alors la possibilite phenomenale de pouvoir substituer un jour cet univers restreint a l'autre univers. Celui auquel est lui-meme integre le continuum F'Rah ! Ce que j'avais cree pouvait me permettre de devenir un jour le Maitre Absolu, dans une phenomenale expansion ! Je vacille au bord d'un gouffre. Voila pourquoi j'ai toujours eu en moi la certitude que ce n'etait peut-etre pas par hasard que j'avais ete designe... Mais c'est seulement maintenant que je realise a quel danger a ete expose cette merveille qu'est l'Univers insondable. -- Seulement, il y avait l'Homme, dis-je. Face a la fantastique puissance du dieu, il existait toujours l'etre humain... Je sais maintenant pourquoi ton projet n'a pu se realiser, Yagor ! Tu en as ete tres vite detourne par la comprehension du danger -- du seul danger -- qui te menacait : l'Homme lui-meme ! Le vrai Maitre de l'Univers a bien fait les choses!... C'est ma propre pensee que tu crains, n'est-ce pas, Rudolph Yagor! MA PROPRE PENSEE!... Parce que la tienne est devenue l'ANTI-PENSEE, quand elle s'est integree a cet univers que tu as invente ! Je le laisse s'habituer a l'idee qu'il n'a plus rien a m'apprendre. Matiere, antimatiere... Et le choc inevitable qui en decoule si on rapproche les deux parametres opposes. La meme chose se produira infailliblement si je penetre dans le receptacle temporel. Si je plonge dans cet univers cree par Yagor ! -- Tu as aussitot senti le danger que representaient les colons de Karva, qui subsistaient, vaille que vaille, et qui s'acheminaient malgre tout vers le progres technologique, en regardant a nouveau vers les etoiles du continuum F'Rah. Il y avait aussi les autres... Ceux du continuum conventionnel. Seule une forme de pensee identique en tout point a la tienne, mais de constantes opposees pouvait representer un danger pour toi. Il suffisait que les Karviens debarquent un jour sur la planete bleue sur laquelle se trouve le premier receptacle, pour qu'Ipsi soit menace ! Alors, tu as utilise d'autres formes d'intelligence dont tu n'avais rien a redouter, pour ecraser les Karviens. Les empecher a tout prix d'atteindre un certain stade dans la connaissance technique... Tu as envoye les Svaars vers ces nefs terriennes qui se sont perdues au-dela des trouees noires. Ceux-la, il fallait les detruire... Pourquoi n'as-tu pas tout simplement detruit les Karviens, jusqu'au dernier? Ipsi ne repond plus. Il a senti que c'etait inutile. L'entite univers-pensee reflue desesperement d'un continuum dans l'autre, vers un infini qu'elle ne pourra jamais atteindre. Aucune importance : je sais pourquoi Ipsi n'a pu decider de detruire purement et simplement les Karviens... Parce que chaque Karvien vivant dans le continuum F'Rah a automatiquement ses doubles reproduits a l'infini dans les continuums successifs crees par Yagor. La destruction globale des Karviens du continuum F'Rah aurait entraine automatiquement celle des Karviens vivant au coeur meme d'Ipsi. Les relations qui s'instaurent entre la Vie et l'Univers sont hors de portee de l'esprit humain qui est incapable d'inventer cette Vie, justement. Yagor, lui, avait peut-etre compris ces choses... Il a compris qu'en supprimant la vie sur Karva, il la supprimerait dans son propre univers. Et c'est sur cette Vie qu'il appuyait sa propre existence... Il a donc du limiter ses ambitions, et abandonner provisoirement ses reves de domination universelle. Sans meme s'en rendre compte, Ipsi est alors devenu une chose vaine qui ne vivait plus que pour preserver sa propre existence ! Au prix de cette menace qu'elle faisait peser sur l'humanite... Je sais maintenant que je dois detruire cette chose. Je dois projeter ma pensee dans le receptacle temporel. Ipsi reflue de continuum en continuum, mais je l'atteindrai obligatoirement... Il me reste seulement un pas a faire pour plonger dans ce vide peuple de myriades d'etoiles, vers cette autre planete bleue que j'apercois, tres loin dans l'espace... -- Non, Kael !... Tu seras detruit, toi aussi!... -- Je sais, Yagor... Quelle importance? -- Christa... Christa Sanders... Voila l'important ! Le salaud !... J'avais balaye le souvenir de Christa. Il revient en force, et me fait hesiter. -- Pas de solution de toute facon, Yagor. Je ne puis revenir en arriere, maintenant... Et tu le sais aussi bien que moi. Les Svaars... -- Ils m'obeissent... Je ris. Un rire sans joie. -- Je n'ai pas le droit, Yagor... Et de toute facon, je n'ai pas confiance. Il ne faut plus que je pense, que je reflechisse. Sinon, je vais me laisser convaincre qu'il existe une solution!... Yagor est trop fort pour moi si je me laisse entrainer sur ce terrain. Je fais le dernier pas qui me separe du receptacle temporel... CHAPITRE XVI La lumiere de la porte temporelle m'absorbe, s'empare de tout mon etre, et je bascule dans un autre monde. La sensation de chute est atroce, et je suis oblige de mobiliser toutes mes forces mentales pour resister a cette espece de mort qui m'effleure de son aile maudite. Je percois immediatement la peur abjecte de Rudolph Yagor. Ipsi doit savoir maintenant que plus rien ne peut le sauver, et il reflue desesperement de continuum en continuum, vers un infiniment petit qu'il ne peut evidemment pas atteindre. Il tente de refuser le contact, tout en sachant que ce contact se produira fatalement, parce que ma propre pensee est infailliblement attiree par ce qu'est devenu la sienne. Une fuite inutile... J'essaie de comprendre ce que je suis moi-meme devenu en penetrant dans cet univers qui m'etait normalement interdit. Il me semble que je ne suis plus maitre des reactions de mon corps dont chaque atome semble maintenant anime d'une existence independante. Il existe encore une certaine cohesion de la matiere, mais elle diminue d'instant en instant. Je vais a mon tour m'integrer a cet univers qui n'est qu'une copie de l'autre. -- Non ! C'est impossible !... Il ne faut pas... C'est Ipsi qui cherche a se defendre. Les derniers soubresauts de la bete acculee a sa propre fin. Il tente de me detourner de ce que j'ai decide de faire au moment ou j'ai plonge au-dela de la Porte de Lumiere. Je ne vois plus reellement ce monde dans lequel je me suis jete volontairement. Je le percois differemment. J'ai la notion de cette nouvelle planete bleue vers laquelle je me deplace a une vitesse fabuleuse. Et brusquement j'ai la sensation que mon corps materiel n'existe plus. Il n'a pas suivi le mouvement, et seul mon potentiel psychique s'est elance a la poursuite de Yagor-Ipsi. C'est cela que je ressentais quand je tentais de definir ce que je devenais : l'eloignement m'a separe progressivement de mon enveloppe charnelle. Je l'ai abandonnee derriere moi, parce qu'elle ne pouvait etre qu'un handicap dans le formidable combat qui m'oppose a la monstrueuse entite entree en symbiose avec un univers sans cesse renouvele. -- Tu es perdu, Kael ! ricane Ipsi. Je percois tres nettement ses emanations mentales. Elles sont fulgurantes, parce qu'il sait qu'un contact prolonge entre nos deux pensees provoquera ce cataclysme qu'il refuse encore de tout son etre. Il a entrevu la vie immortelle, il a vecu trois mille cinq cents ans du temps terrestre, et il recule l'echeance inexorable tant qu'il peut. Il a peut-etre atteint un stade d'evolution extraordinaire, mais, en lui-meme, il est reste un etre humain, avec toutes les faiblesses morales que cela comporte. Il a vecu une existence vaine, consacree seulement a se prolonger, sans autre but que celui de durer a tout prix. Meme au prix des centaines, des milliers de vies qu'il a sacrifiees, en attendant de pouvoir tenter de se substituer a l'Univers lui-meme. Peut-etre aurait-il reussi et alors... Un immense frisson nait dans cette structure psychique qui est ma nouvelle forme d'existence. Parce que je viens d'entrevoir l'espace d'un eclair quel danger a couru l'OEuvre Geniale du mysterieux Maitre qui preside peut-etre aux destinees de la Vie Universelle... Je ne dois avoir aucune pitie pour Ipsi. Il n'aurait pu etre qu'une pale copie de Celui qui a preside a la naissance des mondes... Son egoisme forcene aurait tout fausse. Je vais l'atteindre, parce qu'il ne peut plus en etre autrement. Deja, les premiers effets de ce contact qui est en train de s'etablir se font sentir, et des mondes explosent autour de moi, dans ce cosmos cree de toute piece par la folie d'un homme. Un spectacle prodigieux! Une vision de l'Apocalypse... -- Et les etres vivants, Kael ? Tu penses a ces etres qui vivent sur chacune des planetes qui reproduisent fidelement Karva, Tyrsis, ou Heliosis ? A nouveau, je deviens moi-meme un immense frisson. Je ne sais plus combien j'ai franchi de ces portes temporelles qui permettent de passer d'un continuum dans un autre, mais je sais qu'a chaque franchissement, un monde a sombre derriere moi, au milieu de la fournaise des supernovae, des explosions gigantesques de galaxies entieres... Il y avait des etres vivants sur certaines planetes de ces mondes detruits. Je sens que je vais flancher, que ma pensee va se dissocier brutalement, parce que je ne puis supporter l'idee de ce massacre que je suis oblige d'admettre si je veux atteindre Ipsi. Je franchis difficilement la porte suivante, et j'ai la vision extraordinairement precise des ravages qui se produisent dans le continuum que je viens de quitter. Une vision de Karva, ou des cites s'effondrent au milieu de jaillissements de lave en fusion. La surface de la planete se fissure, et dans le ciel regne egalement en maitre le feu destructeur. Arcosia, le soleil bleu, se transforme en une enorme boule d'energie pure, et explose dans un eclair aveuglant, interminable, ravageant la surface de ses satellites. Il faut que j'atteigne Ipsi. IL FAUT QUE JE FASSE CESSER TOUTE CETTE HORREUR ! -- En me detruisant, Kael, tu detruiras mon oeuvre!... Mon oeuvre et tout ce qu'elle comporte! Des etres vivants a l'infini, Kael... Aucun chiffre coherent ne peut traduire le nombre de morts dont tu seras responsable... Je traverse l'enfer radioactif d'une galaxie qui vient d'exploser dans une formidable reaction en chaine. Je vais moi aussi exploser, pour ne plus contempler l'horreur de ces mondes que je detruis... Ipsi a gagne... X'Tar aurait du savoir que je ne pourrais pas admettre cela. Au moment ou je vais lacher prise, il se produit une chose insensee, tellement inattendue que je reussis tout juste a controler la cohesion de ma structure psychique. Une autre voix mentale s'est brievement substituee a celle de Yagor-Ipsi. Une voix que je connais... Elle vient de... d'autrefois... Le message etait imprime en moi, et il vient de resurgir a l'instant crucial : -- Tout cela est faux, Kael. Ces Vies que tu crois supprimer ne sont que des mirages inventes par Ipsi. L'Homme, quel que soit le degre de connaissance qu'il a atteint, ne peut creer la Vie ! Il peut tout au plus la copier... Des copies, Kael... Rien que des copies assujetties aux gestes des originaux!... Ces mondes sont eux-memes des copies ! Ipsi ne pouvait pas reussir l'integration totale au coeur de ces continuums successifs. Pour atteindre son but, il fallait qu'il opere la substitution avec l'autre Univers... Le seul vrai... X'Tar avait prevu une possible defaillance. Avant de disparaitre, il a certainement eu une perception plus profonde que la mienne de cette chose effroyable qu'est devenu Rudolph Yagor. -- C'est la fin, Yagor!... Tes Univers ne sont qu'une image que je vais detruire enfin ! -- Tu vas te detruire egalement, Kael, alors que tu as frole la puissance la plus totale ! Il est encore temps... Je puis t'apprendre le secret de Karva. Tu peux encore me rejoindre au coeur de ce que j'ai cree. Tu peux toi aussi devenir un dieu! Ecoute-moi, Kael ! ECOUTE-MOI ! -- C'est trop tard, maintenant... Je suis trop fatigue... Il y a encore ce doute, en moi, au moment ou je rejoins l'anti pensee d'Ipsi. Mais de toute facon, il est effectivement trop tard. Si X'Tar s'est trompe... Un eclair immense, au coeur du continuum ou nous venons enfin de nous rejoindre, Ipsi et moi. Un eclair qui se repercute dans le continuum suivant a une vitesse prodigieuse, puis dans le suivant encore... Un eclair qui s'achemine vers l'infini... Un eclair qui n'aura jamais de fin ! Il est lance dans cette suite d'univers crees par Ipsi comme un prodigieux trait de feu. Il ne laisse rien derriere lui. Meme pas le vide... Autre chose que je ne puis comprendre, parce qu'alors je comprendrais... TOUT! Je vais maintenant savoir ce qu'il y a au-dela de la mort. Je l'appelle de toutes mes forces, parce que ce que je subis en ce moment est atroce. Indefinissable et atroce. Il n'existe pas de mots pour traduire cette double mort qui est la notre, a Yagor et a moi. Nous la > ensemble, et cette dualite decuple la perception meme de ce qu'elle est. L'eclair est loin, maintenant, et il n'y a... plus... rien... Je... m'appelle... Kael... Tal... vac... CHAPITRE XVII -- Je... m'appelle... Kael... Talvac... Unite-Six-Sept. Affectation temporaire au Secteur Central. Je demande l'autorisation de sortir de la base. Ce n'est pas possible ! Tout ne va pas recommencer ! La tempete, sur Syrglia, la plage deserte, et cet ocean dechaine... Et puis le... le reste. Je ne peux pas etre prisonnier de ce cercle infernal ! Je suis mort, la-bas, tres loin, dans un impossible univers qui n'existe plus parce que je l'ai detruit! Je ne veux pas recommencer... Christa ! Christa ou es-tu ? Pourquoi ai-je obei?... La tentation est forte d'ouvrir les yeux. De retrouver l'image rassurante du sas de sortie. Les types de la Securite me laisseront sortir, parce que rien ne s'oppose a ce qu'un ingenieur aille prendre l'air si cela lui chante ! Mais maintenant, je sais ce qui m'attend sur la plage, la-bas... Cette fois, ils ne m'auront pas. Si je n'y vais pas, il ne se passera rien! Un jour, les specialistes du Secteur Central trouveront le secret de cette foutue trouee noire, et nous rentrerons sur Terre... Je vais sortir. Je vais sortir parce que je dois me rendre a la station d'observation >. C'est la-bas que travaille Christa Sanders... Christa... Elle me reconnaitra forcement. Elle m'attend, et elle hesite, elle aussi, sur la conduite a tenir. Il faut que j'y aille, pour qu'elle ne tombe pas une nouvelle fois dans le piege !... J'ouvre les yeux. Il a du se passer quelque chose d'anormal. Pourquoi les types de la Securite ont-ils allume ce projecteur qui me brule les yeux ! Je detourne instinctivement la tete vers la droite, et cela va nettement mieux. Un souffle leger effleure mon visage. La sensation est plutot agreable. Voyons... Ou en suis-je, exactement. Ah! oui. Sortir. Mais, je suis deja dehors. Pas de tempete. Ce souffle, sur mon visage, c'est celui d'une brise legere, parfumee... Et ce ciel ! Ce n'est pas celui de Syrglia... Bon. Nous sommes revenus sur Terre. Ces arbres au feuillage d'un vert brillant, cette herbe caressee par le vent. Ce soleil... Je me mets a rire doucement. Bon sang! J'ai seulement reve. J'ai fait un foutu cauchemar, voila tout. X'Tar, les Svaars, Ipsi!... Quelle connerie !... Le tout est maintenant de definir clairement les limites de mon reve. Revenir au point de depart. Cela risque d'etre assez delicat, si j'en juge par ce paysage que je dois connaitre, mais qui ne m'est quand meme pas familier. Dois-je inclure l'expedition > dans mon reve ou... Je tourne la tete de l'autre cote. Je suis allonge dans l'herbe, sur la pente extremement douce d'une colline verdoyante. Et il y a un autre corps, la-bas... Je me leve d'un bond, et je titube vers la forme que je devine au milieu de l'herbe plus haute. Et je me fige aussitot. C'est de la glace qui circule soudain dans mes veines et je replonge au coeur meme de ce reve insense. A mes pieds, se trouve le corps d'un vieillard aux membres greles, a peine recouvert par les restes de haillons innommables. Son visage parchemine est presque celui d'une momie. Il est affreux a regarder, et l'expression figee sur cette face morte est insupportable. Laideur morale... Violence... Terreur ignoble... Sur ce visage, la mort a fixe pour l'eternite, semble-t-il, le reflet de ce qu'a ete cet homme avant de mourir. -- Yagor... Rudolph Yagor ! Ipsi... -- C'est bien lui, en effet, declare une voix derriere moi. Du moins, son emanation physique. Il est revenu a son point de depart pour mourir... Je me retourne, tous les nerfs a vif. Cette voix, je ne l'ai pas entendue vraiment... Ils sont la, immobiles a quelques centimetres de la surface ondulante de l'herbe, et mon coeur se met a battre a une vitesse folle. Deux spheres d'une lumineuse beaute, parees d'une aura changeante. Je comprends toujours le sens du langage chromatique des Svaars. Ceux-la sont des Insoumis. Ils... -- Il n'y a plus d'Insoumis, Kael, murmure en moi la voix mentale. Seulement un peuple qui s'eveille du long cauchemar hypnoide dans lequel l'avait plonge Ipsi. Ne me reconnais-tu pas, ami ? Un long frisson me secoue. C'est impossible ! Et pourtant... Pourtant, c'est bien X'Tar qui se tient devant moi. Et pres de lui... Une sensation etrange m'envahit, tres proche du plaisir physique. -- Tu vois, Kael, je sais encore jouer comme tu m'as appris ! A'Rly se souvient, en effet, et elle n'a rien trouve de mieux que le souvenir de notre etreinte etrange pour se faire reconnaitre ! -- Mais... comment tout cela est-il possible. Ou est Christa ? Ou sommes-nous ? -- Nous sommes sur Karva, Kael cheri, murmure une voix douce que je n'hesite pas une seule seconde a reconnaitre, cette fois. Les deux Svaars viennent de s'ecarter dans un mouvement gracieux, et maintenant, Christa se tient debout entre les deux spheres lumineuses, souriante et parfaitement detendue. Seul, son visage garde encore la trace d'une incomprehensible fatigue, mais son regard brille de bonheur. Elle est tres belle. Je me precipite vers elle et je la prends dans mes bras. Il me semble que je n'aurai pas assez du temps qui me reste a vivre pour lui exprimer tout cet amour qui bouillonne en moi. -- Christa ! Explique-moi... Je croyais mourir et... -- Tu es passe tres pres de la mort, Kael, dit-elle d'une voix soudain plus grave. Une mort atroce parce qu'elle aurait atteint jusqu'a ta pensee... Je me souviens de certaines sensations qui ont traverse mon psychisme, alors que je tournoyais au milieu de l'horreur de ces mondes qui explosaient autour de moi. Le message de X'Tar, que je croyais mort a ce moment... -- J'ai eu beaucoup de mal a etablir ce contact telepathique, intervient X'Tar. A ce moment, j'etais moi-meme tres eprouve par la terrible secousse de notre dissociation. Secousse qui t'a laisse croire qu'Ipsi m'avait detruit. Sa pensee erre un moment en direction du cadavre du vieillard, a quelques pas de nous. -- Lui aussi a cru que j'etais detruit. Il n'a pas approfondi parce qu'il a soudain decouvert ta presence au bord de son univers, et cette presence a aussitot mobilise toutes ses facultes. En fait, un lien tenu me reliait a A'Rly, restee sur Tyrsis. C'est la puissance de ce que vous, vous appelez l'amour qui a permis de tisser ce lien entre nous. Pour nous, c'est une definition quelque peu differente, mais qui, je crois, reviens finalement a la meme chose !... Je sens une certaine ironie bienveillante dans cette emission telepathique, et la pensee d'A'Rly vient se meler aux notres. Christa sourit. Elle aussi capte ces emissions... Je ne suis pas specialement a l'aise ! -- En fait, au moment ou j'ai lache prise, sur la planete bleue, A'Rly a fourni un effort mental d'une violence inouie qui m'a permis de refluer tout en maintenant la cohesion de ma structure basale, et de mes constantes Psi, serieusement malmenees par la perception brutale de la nature d'Ipsi. Brusquement, tout devient lumineux, et je regarde Christa. Les Svaars avaient tout prevu... -- Exact, admet X'Tar. Mais je dois avouer tres sincerement que nous n'etions pas certains que le lien qui vous reliait au-dela des continuums, Christa et toi, serait assez solide pour resister au choc terrible que nous allions lui imposer. Au depart, cet... amour etait un rien artificiel ! Voila pourquoi Christa etait restee sur Tyrsis. C'est la puissance de son amour qui lui a permis de m'arracher a ce cauchemar qui m'acheminait vers une destruction totale, a la fois physique et mentale. Elle m'a arrache aux continuums successifs crees par Yagor, a l'ultime instant. -- Et lui? dis-je en montrant le cadavre repoussant. -- Oh! lui..., fait X'Tar. Il a du profiter de ton propre rejet de cet univers en perdition. Vous etiez en etroit contact mental, alors, et son anti-pensee allait detruire ta pensee. Une autodestruction, en fait. Le rejet lui a fait reintegrer ses constantes Psi originelles, en meme temps qu'un corps materiel qui avait trois mille cinq cents ans... Il est mort. Mais je ne saurais dire si ce que vous appelez l'ame, a resiste au choc. Certaines choses nous echapperont probablement toujours. -- Pourquoi Karva ? dis-je encore. -- Et pourquoi pas cette planete ? renvoie X'Tar. Regarde, Kael... Regarde derriere toi... Les Svaars ont vraiment une emprise totale sur la matiere et sur l'espace. En une fraction de seconde, nous avons change de lieu, et nous nous trouvons tout pres d'un village constitue de petites constructions cubiques, toutes blanches, et groupees pres d'un etang aux eaux paisibles, dans un paysage enchanteur. Les gens qui vivent la nous ont apercus, et ils se regroupent sur la place du village, se serrent craintivement les uns contre les autres. Les femmes portent de longues robes toutes simples, faites d'une etoffe vraisemblablement tissee a la main. La tenue des hommes rappelle celles qu'on portait au Moyen Age sur la Terre. Tout recommence dans un ordre immuable... Ils sont beaux, malgre cette crainte qui les fait se regrouper comme un pitoyable troupeau. -- Ils ont peur de nous, emet X'Tar. Ils ont du deja assister a l'execution d'un des leurs par les Svaars, et ils croient que nous allons vous detruire. -- Pourquoi leur imposer cette frayeur inutile? intervient Christa. -- Ils ont besoin de reprendre confiance, explique paisiblement X'Tar. Ils ont besoin qu'on leur apprenne qu'une ere nouvelle est arrivee, et que le peuple des Karviens, si semblable a vous, n'aura plus rien a redouter des Svaars, qui entreront dans la legende. Il faut qu'ils sachent qu'ils peuvent desormais s'acheminer vers le progres, qui est une loi absolue pour tous les etres pensants. Et pour cela, ils ont besoin que quelqu'un les guide. Quelqu'un qui a chasse les anciennes craintes en resistant aux Svaars, en les chassant de cette planete pour toujours ! Vous, Kael et Christa. Vous qui ne pouvez plus retourner dans votre monde... C'est vous qui allez terrasser les monstres venus de l'espace... -- Qu'allez-vous faire ? demande Christa. Il y a une sorte de regret voile dans la reponse qui nous parvient instantanement : -- Nous allons partir, Christa... Retourner dans notre monde. Il n'y aura plus d'interference entre les Svaars et les Karviens, jusqu'au jour encore lointain ou les Karviens auront redecouvert le moyen de se deplacer dans l'espace. Alors, peut-etre decouvriront-ils qu'une autre forme de vie existe sur Heliosis, ou sur Tyrsis, et la realite rejoindra la legende... Mais en attendant, il faut un symbole a ces gens. J'ai compris ce qu'il nous conseille de faire. Christa egalement. Notre place est ici, sur Karva. Et la tache qui nous attend ne sera certainement pas facile. Je regarde une fois encore vers les villageois, immobiles. -- Christa... Ils ont tellement besoin de nous... -- Je suis prete, Kael. Nous faisons face aux deux Svaars qui commencent a tourner lentement sur eux-memes. -- Adieu, X'Tar... Nous ne nous reverrons jamais, n'est-ce pas ? -- Jamais, dit-il. C'est mieux ainsi... -- Je sais... Les Karviens ont besoin d'un symbole flagrant. Alors, nous marchons, Christa et moi vers les deux spheres qui se colorent brusquement en rouge. Nous baignons dans cette clarte qui exprime la violence. A'Rly est triste. -- Adieu, Kael... Elle se dissocie la premiere dans une formidable explosion de lumiere blanche, qui efface un instant la clarte du soleil bleute, haut dans le ciel de Karva. X'Tar > a son tour, et nous restons seuls, Christa et moi, sur cette eminence qui domine le village choisi par X'Tar. Demain, le bruit se repandra comme une trainee de poudre que les Messies sont arrives... -- Une rude tache..., ai-je murmure. En aurons-nous la force, Cherie ? Christa ne repond pas. Elle prend ma main et m'entraine vers le groupe fige au milieu de la petite place, au centre des constructions cubiques. Ma pensee suit encore X'Tar et A'Rly, lances a travers le vide cosmique. Ils s'eloignent, et je realise alors que nous les connaissons a peine... Qui sont-ils ? Quel fut reellement leur role ? Que nous ont-ils reellement livre d'eux-memes ? Rien... Ou si peu de chose ! FIN ACHEVE D'IMPRIMER LE 20 JUIN 1977 SUR LES PRESSES DE L'IMPRIMERIE BUSSIERE, SAINT-AMAND (CHER)