Titre original : VIXEN03 Cet ouvrage est publié avec l'accord de Peter Lampack Agency, Inc. New York - USA © 1978, Clive Cussler Enterprises, Inc. 1996, Claude Lefrancq Editeur, Bruxelles, pour la traduction française. A la promotion 49 de l'Ecole supérieure d'Alhami qui ne s'est jamais réu^( ' V If LE NÉANT Buckley Field, Colorado - janvier 1954 Le stratocruiser Boeing C-97 offrait l'ambiance d'une crypte. Cela venait peut-être de la froide nuit d'hiver ou bien des rafales de neige qui étendaient un linceul de givre sur ses ailes et son fuselage. Quant aux lueurs tremblant sur le pare-brise du cockpit et aux silhouettes diffuses de l'équipage, elles ne faisaient que compléter le tableau glacé. Le major Raymond Vylander, de l'Armée de l'air des Etats-Unis, n'apprécie guère ce qu'il peut voir. Il regarde sans mot dire le camion-réservoir d'essence qui s'éloigne et disparaît dans l'obscurité de la tourmente. De la panse éléphantesque on détache la rampe de chargement, les portes de la soute se referment lentement et masquent le rectangle de lumière qui révélait un énorme chariot élévateur. Le major se détourne légèrement pour fixer les lignes parallèles de balises lumineuses qui bordent la piste de la base aérienne de la Marine, à Buckley, et qui se perdent dans les plaines du Colorado. Leur lumière fantomatique s'enfonce dans la nuit et disparaît derrière le rideau de neige. L'homme ramène maintenant son regard sur la glace de la fenêtre et il y trouve le reflet de son visage las. Sa casquette d'uniforme négligemment rejetée en arrière révèle une épaisse toison de cheveux sombres. Ses épaules portées en avant, il a l'air tendu d'un coureur de 100 mètres qui attend le coup de pistolet du starter. Ce reflet transparent qui se fond sur la vitre avec le décor de la pièce le fait involontairement frissonner. Il repousse l'image dans les confins de son esprit, pour examiner ce qui se passe autour de lui. L'amiral Walter Bass, assis sur le bord d'un bureau, replie soigneusement une carte météorologique, s'essuie le front avec son mouchoir et se tourne vers Vylander. - Le front météorologique s'éloigne des pentes orientales des Rocheuses. Vous devriez sortir de la crasse quelque part au-dessus du Gréât Divide1. - A la condition que je puisse arracher ce gros cul du terrain. - Vous y arriverez. - Décoller un appareil de ce tonnage avec son plein d'essence et un chargement de plus de 30 tonnes, en plein blizzard, avec un vent de côté de 30 nouds, à une altitude de 5 000 pieds, n'est pas précisément une partie de plaisir. - Tous les facteurs ont été soigneusement passés en revue, répond froidement l'amiral. Il vous restera une marge de 1000 mètres de piste au moment où votre train quittera le sol. Vylander se laisse tomber dans un fauteuil comme un pantin désarticulé. - Cela vaut-il réellement la peine de risquer la peau de mon équipage, Amiral ? Qu'est-ce qui peut bien présenter pour la Marine une importance si capitale qu'il faille amener l'appareil de l'Armée de l'air dans ce bled, au cour de la nuit, pour transporter de la camelote jusqu'à une île perdue du Pacifique ? Le visage de l'amiral Bass s'empourpre puis il 1. Ligne de partage des eaux formée par les montagnes Rocheuses. s'apaise. Et c'est d'une voix aimable et presque en s'excusant qu'il répond : - C'est malheureusement fort simple. Cette camelote, comme vous l'appelez, est une cargaison de haute priorité destinée à une série d'essais ultrasecrets. Comme votre stratocruiser était le seul transport lourd disponible dans un rayon de I 500 kilomètres et capable de faire l'affaire, l'Armée de l'air a consenti à le prêter provisoirement à la Marine. Vous et votre équipage faisiez partie de l'appareil, c'est tout. Vylander jette sur l'amiral un regard pénétrant. - Je ne voudrais pas que vous preniez cela pour une récrimination, Amiral, mais ce n'est pas tout et il s'en faut de beaucoup. Bass fait le tour de son bureau et s'assoit. - Vous devez considérer cette mission comme un vol ordinaire, sans plus. - Vous me feriez un immense plaisir, Amiral, si vous vouliez bien éclairer un peu ma lanterne et me laisser entrevoir ce que contiennent ces canisters1. L'amiral détourne le regard. - Désolé, mais il s'agit de matériel ultra-secret. Vylander comprend qu'il n'obtiendra rien de plus. II se remet paresseusement sur pied, ramasse le dossier de vinyle qui contient ses cartes et son plan de vol et il se dirige vers la porte. A ce moment, il hésite et se retourne. - Dans l'éventualité où nous devrions faire un atterrissage forcé... - Pas question ! S'il se produit un incident de vol quelconque, dit l'amiral Bass d'un ton définitif, vous poserez votre appareil dans une région inhabitée. - C'est trop demander ! - Il ne s'agit pas d'une simple demande mais d'un ordre ! Vous et votre équipage ne devez sous aucun 1. Etuis cylindriques, destinés au transport des projectiles d'artillerie lourde. prétexte abandonner l'appareil avant votre arrivée à destination sans tenir compte des circonstances, aussi dramatiques puissent-elles être. Le visage de Vylander s'assombrit. - Alors, c'est tout, si j'ai bien compris ? - Non, une chose encore. - Quoi donc ? - Bonne chance, fait l'amiral Bass avec un mince sourire. C'est un sourire qui ne plaît guère à Vylander, pas du tout même. Il ouvre la porte, et il s'enfonce dans la nuit froide sans répondre. Dans le poste de pilotage, enfoncé à tel point dans son siège que son crâne est presqu'à trente centimètres au-dessous de l'appuie-tête, le lieutenant Sam Gold, le copilote de Vylander, parcourt une check-list pendant que, derrière lui, le capitaine George Hoff-man, le navigateur, tripote un rapporteur en plastique. Ni l'un ni l'autre n'accordent la moindre attenr tion à Vylander lorsqu'il pousse la porte de la soute. - Le plan de vol est prêt ? demande à Hoffman le commandant de bord. - Tout le sale travail a été préparé par les grosses têtes de la Marine. Mais je n'irai pas jusqu'à dire que j'admire leur choix d'itinéraire touristique. Ils nous font passer par les régions les plus désolées de l'Ouest. Le visage de Vylander reflète une inquiétude qu'Hoffman ne manque pas de remarquer. Le major tourne la tête vers les énormes canisters de métal arrimés au plancher de la soute et il essaie de se faire une idée de leur contenu. Ses méditations sont interrompues par l'apparition à la porte de la cabine du visage impassible, à la Buster Keaton, du sergent-major Joe Burns, le chef-mécanicien. - Tout est ficelé et paré pour l'immensité sauvage, mon commandant. 10 Vylander fait un signe de tête sans détourner son regard des sinistres cylindres. - Okay, mettons ce musée des horreurs en route. Le premier moteur tousse et se met à tourner, aussitôt imité par les trois autres. On débranche le dispositif de puissance additionnelle, on enlève les cales qui retiennent les roues du train et Vylander dirige l'appareil surchargé vers l'extrémité de la piste principale. Chassés par la bourrasque des quatre hélices, les hommes du service de sécurité et d'entretien s'écartent pour aller se réfugier dans la chaleur du hangar voisin. De la tour de contrôle, l'amiral Bass regarde le stratocruiser, gros insecte qui rampe sur la piste balayée par la neige. Un téléphone au poing, il annonce doucement : - Vous pouvez informer le Président que le Vixen 03 s'apprête à décoller. - A quelle heure estimez-vous qu'il doive arriver à destination ? demande la voix grave de Charles Wilson, le ministre de la Défense. - Compte tenu d'un arrêt pour refaire le plein à l'aérodrome d'Hickam, à Hawaï, le Vixen 03 devrait se poser dans la zone des tests vers 14 heures, heure de Washington. - Ike nous a convoqués pour 8 heures demain. Il réclame un compte-rendu détaillé des expériences prévues et un rapport continu sur le vol du Vixen. - Je prends immédiatement un avion pour Washington. - Amiral, il ne m'est pas nécessaire de vous faire un dessin ni de vous dire ce qui se passerait si le Vixen 03 s'écrasait sur une grande ville ou même simplement dans ses environs. Bass observe un long et pesant silence. - Non, monsieur le Ministre, ce serait en effet un cauchemar que nous ne pourrions pas supporter. - La pression d'admission et le couple moteur 11 paraissent un peu faibles, annonce le sergent Burns qui surveille le tableau de bord avec l'oil d'un oiseau de proie. - Assez faibles pour justifier un refus de décoller ? demande Gold, qui espère encore. - Désolé, mon lieutenant. Les moteurs à explosion ne rendent pas à Denver, dans l'air raréfié de la montagne, comme ils le feraient au niveau de la mer. Etant donné l'altitude, les indications du tableau de bord sont normales pour notre petite excursion. Vylander fixe la bande d'asphalte qui s'étire devant lui. La neige tombe moins dru et il peut distinguer vaguement la balise qui indique le centre de la piste. Son cour se met à battre plus rapidement, au même rythme que les essuie-glaces du pare-brise. « Seigneur, se dit-il, c'est à peu près aussi grand qu'un court de tennis ? Machinalement, il tend la main et prend son micro. - Tour de contrôle de Buckley, ici Vixen 03. Prêt à rouler. Terminé. - Quand il vous plaira, Vixen 03, grince la voix de l'amiral Bass dans les écouteurs. Et mettez-moi de côté une « pépée » polynésienne bien balancée. Vylander se contente de signaler qu'il se met en route, il desserre les freins et pousse à fond les quatre commandes de gaz. Le C-97 pointe son nez dans la rafale de neige et commence à dévorer le long ruban d'asphalte pendant que Gold égrène d'une voix monotone les indications de vitesse au sol. - 50 nouds. Très vite, trop vite, un énorme « 9 » lumineux file sur le côté de l'appareil. - Encore 9 000 pieds devant, débite Gold. Vitesse au sol : 70. Les feux de piste tout blancs filent le long des ailes. Le stratocruiser fonce, les puissants moteurs Pratt et Whitney tirent dans leur berceau, les hélices à quatre 12 pales déchirent l'air raréfié. Les mains de Vylander sont soudées au volant, jointures blanchies par l'effort ; les lèvres du commandant répètent sans arrêt un cocktail de prières et de jurons. - 100 nouds... encore 7 000 pieds. Burns ne quitte pas du regard le tableau de bord, il étudie la moindre oscillation des aiguilles, prêt à déceler le premier signe insolite. Hoffman, lui, n'a rien d'autre à faire que d'attendre, impuissant, et de voir défiler la piste à une vitesse qui lui semble excessive. - 125. Vylander se cramponne maintenant aux commandes pour lutter contre le violent vent de côté qui attaque les gouvernes. Sans qu'il s'en rende compte, une goutte de sueur roule sur sa joue gauche et lui tombe sur le genou. Il attend anxieusement un signe qui indiquera que l'appareil commence à s'élever, mais on dirait toujours qu'une poigne géante écrase le toit de la cabine. - 135 nouds. Et adieu à la balise des 5 000 pieds ! - Décolle, mon petit, décolle, lance mentalement Hoffman, alors que les chiffres tombent les uns après les autres. - 145 nouds. Encore 3 000 pieds, annonce Gold qui se tourne vers Vylander pour ajouter : Nous venons de passer le point de non-retour. - Adieu à ce que l'amiral Bass appelle la marge de sécurité, murmure le commandant de bord. - 2 000 pieds juste devant. Vitesse au sol : 155. Vylander peut voir maintenant les signaux lumineux rouges qui indiquent la fin de la piste. Il a toujours l'impression de piloter un roc. Gold ne cesse de lui adresser des regards inquiets ; il guette le mouvement des coudes qui signifiera que le commandant a enfin amorcé le décollage. Vylander est toujours aussi immobile qu'un sac de ciment. 13 - Oh, Seigneur... la balise des 1000 pieds... une fois, deux fois, adjugé ! Vylander tire doucement sur le manche. Pendant trois secondes... une éternité... rien ne se passe. Et puis, avec une lenteur atroce, le stratocruiser abandonne le sol et s'élève lourdement, 50 mètres à peine avant la fin de l'asphalte. - Train relevé ! commande-t-il d'une voix rauque. Il se déroule un moment inconfortable jusqu'à ce que le train regagne sa trappe et que Vylander perçoive une légère accélération de la vitesse de vol. - Train relevé et verrouillé, dit Gold. A 400 pieds, les volets d'aile sont sortis et les hommes poussent un profond soupir de soulagement collectif lorsque Vylander amorce un long virage nord-ouest. Les lumières de Denver scintillent sous l'aile bâbord, puis disparaissent bientôt dans la crasse. Vylander ne se détend réellement que lorsque la vitesse passe 200 nouds1 et que l'altitude indique qu'il y a 3 500 pieds2 entre le ventre de son appareil et le sol du Colorado. - En vol, en vol et en route, souffle Hoffman. Je reconnais volontiers que j'ai eu tout à l'heure un ou deux moments d'incertitude. - Vous n'étiez pas le seul, dit Burns en souriant. Dès qu'il a percé la couche de nuages et remis le stratocruiser en ligne de vol à 16 000 pieds en direction de l'Ouest au-dessus des Rocheuses, Vylander fait signe à Gold. - Prends les commandes. Je vais faire un tour à l'arrière. Gold le regarde. Généralement le commandant ne cède pas les commandes aussi vite. - Je les ai, annonce Gold en posant ses mains sur le manche. Vylander déboucle sa ceinture et son harnais ; il 1. Environ 370 kilomètres à l'heure. 2. Environ 1 200 mètres. 14 pénètre dans la soute et s'assure que la porte du cockpit est bien fermée derrière lui. Il décompte les trente-six canisters d'acier inoxydable, solidement fixés à leur berceau de bois sur le plancher. Il se met à inspecter soigneusement l'extérieur de chaque cylindre métallique. Il essaie de retrouver les marques habituelles qui indiquent le poids, la date de fabrication, les initiales de l'inspecteur et les instructions pour la manipulation. Il n'en trouve aucune. Après un quart d'heure de recherches, il est prêt à renoncer et à regagner le poste de pilotage, lorsqu'il remarque une petite plaque d'aluminium, tombée entre les montants de bois. Le dos en est recouvert d'une couche d'adhésif, et Vylander éprouve une certaine satisfaction lorsqu'il retrouve sur le cylindre métallique l'endroit légèrement poisseux où la petite plaque était fixée. Il approche la plaque d'un plafonnier et plisse les yeux. Les minuscules indications qui y sont gravées confirment ses craintes les plus noires. Il s'attarde un moment à fixer la petite plaque d'aluminium. Soudain, une brutale secousse de l'appareil l'arrache à ses rêveries. Il fonce à travers la soute et ouvre la porte du cockpit. L'habitacle est envahi par la fumée. - Masques à oxygène ! hurle Vylander. C'est à peine s'il peut distinguer les silhouettes d'Hoffman et de Burns. Gold disparaît dans le nuage bleuâtre. Vylander s'approche à tâtons de son siège et cherche son masque à oxygène ; la fumée acre du court-circuit le fait grimacer. - Tour de contrôle de Buckley, ici Vixen 03, hurle Gold dans son microphone. Notre cockpit est plein de fumée. Réclamons instructions pour atterrissage forcé. Terminé. - Je reprends les commandes, dit Vylander. - A toi, accepte Gold sans hésitation. - Burns ? - Mon commandant ? 15 - Qu'est-ce qui a foutre bien pu se passer ? - C'est difficile à savoir avec toute cette fumée, mon commandant. (La voix de Burns sonne creux dans le masque à oxygène.) Ça ressemble à un court-jus du côté de l'émetteur radio. - Tour de contrôle de Buckley, ici Vixen 03, continue Gold. Répondez s'il vous plaît. - Inutile de vous fatiguer, mon lieutenant, s'étrangle Burns. Ils ne nous reçoivent pas. Personne ne peut nous recevoir. Le disjoncteur du système radio ne veut pas rester branché. Les yeux de Vylander sont tellement brouillés de larmes qu'il peut à peine y voir. - Je vire pour reprendre la route de Buckley, annonce-t-il calmement. Mais avant qu'il ait eu le temps de terminer le virage à 180 degrés, le C-97 se met soudain à vibrer, en même temps qu'un bruit de déchirure métallique se fait entendre. La fumée disparaît comme par magie, une bourrasque d'air glacé envahit le petit compartiment et mord la peau nue des hommes avec la férocité d'un essaim de guêpes. L'appareil tremble comme s'il allait se désintégrer. - Le moteur numéro 3 a perdu une pale d'hélice ! crie Burns. - Seigneur ! Quand il ne pleut pas, il neige ! Coupez le numéro 3 ! aboie Vylander, et mettez en drapeau ce qui reste de l'hélice. Les mains de Gold volent sur le tableau de bord et, bientôt, la vibration s'arrête. Le cour battant, Vylander agit délicatement sur les commandes. Sa respiration se précipite et une crainte croissante monte en lui. - La pale de l'hélice est passée à travers le fuselage, déclare Hoffman. Il y a une fente de six pieds dans la paroi de la soute. Les câbles de commande et les circuits hydrauliques flottent au vent. - C'est ce qui explique la disparition de la fumée, dit ironiquement Vylander. Elle a été chassée à l'exté- 16 rieur quand nous avons perdu la pressurisation dans la cabine. - Ça explique également pourquoi les ailerons et le gouvernail ne répondent pas, ajoute-t-il. Nous pouvons encore prendre de l'altitude ou descendre, mais nous ne pouvons plus virer ni incliner les ailes. - On pourrait le faire pivoter en ouvrant et fermant les volets des moteurs 1 et 4, suggère Gold. Cela nous permettrait au moins d'atteindre la piste de Buckley. - Impossible d'atteindre la piste de Buckley, explique Vylander. Sans le moteur numéro 3, nous perdons de l'altitude à une moyenne de près de 100 pieds à la minute. Il ne nous reste plus qu'à nous poser dans les Rocheuses. La nouvelle tombe dans un silence de mort. Le commandant peut voir la peur monter dans les yeux de son équipage ; il peut presque la toucher. - Bon Dieu, gronde Hoffman. C'est impossible. On va se planter sur une montagne, sûr et certain. - Il nous reste tout de même de la puissance et on peut encore se diriger plus ou moins, reprend Vylander. Et puis nous sommes sortis de la crasse, nous pouvons au moins voir où nous allons. - Que Dieu soit loué pour ses moindres grâces ! grogne Burns. - Quel est notre cap ? demande Vylander. - 2-2-7 Sud-Ouest, répond Hoffman. Nous avons été balancés de près de 80 degrés hors de la route prévue. Vylander incline silencieusement la tête. Les mots sont inutiles. Il consacre toute son attention à maintenir le stratocruiser en ligne de vol. Mais il est impossible de lutter contre la rapide plongée. Même avec les trois moteurs restant, donnant à pleine puissance, il n'y a pas moyen de maintenir en altitude l'appareil trop lourdement chargé. Le pilote et Gold ne peuvent qu'attendre, impuissants pendant la longue glissade vers la terre entre les vallées bordées 17 de pics de plus de 4000 mètres des Rocheuses du Colorado. Ils aperçoivent vite les cimes des arbres qui percent les sommets couverts de neige. A 3 500 mètres, les crêtes dentelées commencent à pointer au-dessus des ailes de l'appareil. Gold allume les phares d'atterrissage et écarquille les yeux, cherchant à apercevoir à travers les hublots un morceau de terrain dégagé. Hoffman et Burns restent pétrifiés dans l'attente de l'inévitable écrasement. L'aiguille de l'altimètre descend au-dessous de la limite des 3 000 mètres. 3 000 mètres ! Il est miraculeux qu'ils soient descendus si bas, miraculeux qu'une muraille de rochers n'ait pas encore bloqué leur longue glissade. Soudain, presque droit devant eux, les arbres semblent s'écarter et les phares révèlent un terrain plan, couvert de neige. - Une prairie ! crie Gold. Une merveilleuse, ravissante prairie de montagne, à 5 degrés sur tribord. - Vu, confirme Vylander. Il arrache au stratocruiser une légère modification de cap en agissant alternativement sur les volets et les commandes de gaz. Il n'est plus question de formalités, de procédure d'approche, de « check-list ». C'est une question de vie ou de mort : un atterrissage sur le ventre, manuel de vol en mains. L'océan d'arbres glisse sous le mufle de l'habitacle : Gold coupe les circuits électriques et l'alimentation pendant que Vylander maintient le stratocruiser à dix pieds à peine du sol. Les trois moteurs s'arrêtent et l'énorme ombre qui glisse sur le sol vient à la rencontre du fuselage qui s'abat. Le choc est beaucoup moins brutal que les hommes ne le redoutaient. Le ventre du monstre effleure la neige, rebondit légèrement, une fois, deux fois, avant de se poser comme un énorme traîneau. Combien dure l'angoissante, l'incontrôlable glissade, Vylander est incapable de le dire. Puis l'appareil 18 s'immobilise gauchement, et le silence tombe, mortel, sinistre. Burns réagit le premier. - Mon Dieu... nous y sommes parvenus, murmure-t-il d'une voix tremblante. Gold, livide, fixe le hublot. Il ne distingue que du blanc. Une opaque couverture de neige s'est accumulée contre la vitre. Il se tourne lentement vers Vylander et ouvre la bouche pour parler, mais les mots ne se forment pas. Ils lui restent dans la gorge. Soudain, une vibration accompagnée de grondements secoue le stratocruiser. Elle est suivie d'un craquement déchirant de métal qui se plie et se tord. La couche blanche contre le panneau vitré se transforme en un mur épais d'obscurité glacée et puis ils ne voient plus rien, plus rien du monde extérieur. A Washington, dans son bureau du quartier général de la Marine, l'amiral Bass regarde sans la voir une carte sur laquelle est tracé le plan de vol du Vixen 03. Le souci se lit dans ses yeux fatigués, les rides profondément gravées dans ses joues creuses et l'affaissement las de ses épaules. En quatre mois, l'amiral a vieilli de dix ans. Le téléphone sonne sur son bureau. - Amiral Bass ? demande une voix familière. - Oui, monsieur le Président. - Le ministre Wilson me dit que vous désirez mettre fin aux recherches pour le Vixen 03. - C'est exact, monsieur le Président, répond Bass calmement. Je ne vois aucune raison de prolonger le supplice. Les bâtiments de la Marine, les appareils de l'Armée de l'air et les unités de notre force armée ont passé et repassé au peigne fin chaque pouce d'eau ou de terre des quatre-vingt kilomètres des deux côtés de la route tracée pour le Vixen 03. - Et votre conclusion ? 19 - Ce qu'il en reste doit reposer au fond de l'océan Pacifique. - Vous pensez que l'appareil a franchi la côte Ouest ? - Oui, monsieur le Président. - Prions le ciel que vous ayez raison, Amiral. Que Dieu nous vienne en aide s'il s'est écrasé au sol ! - S'il en était ainsi, nous le saurions depuis longtemps. - Sans doute... je crois que nous le saurions, en effet. (Le Président s'interrompt un instant). Classez le dossier du Vixen 03. Enterrez-le et enterrez-le bien profond. - J'y veillerai, monsieur le Président. Bass repose l'appareil et se renfonce dans son fauteuil. C'est une défaite pour cet homme qui touche au terme d'une longue carrière navale jusqu'alors vierge d'échecs. Il fixe de nouveau la carte. - Où es-tu ? demande-t-il à haute voix. Où es-tu passé ? Où diable as-tu pu aller te cacher ? La question n'a jamais reçu de réponse. On n'a jamais retrouvé le moindre indice qui puisse expliquer la disparition du malheureux stratocruiser. Exactement comme si le commandant Vylander et son équipage avaient pris leur vol pour le néant. PREMIÈRE PARTIE VLXEN03 1 Colorado - Septembre 1988 Dirk Pitt sort des profondeurs du sommeil, bâille voluptueusement à pleines mâchoires et examine la scène qui s'offre à ses yeux entrouverts. Il faisait nuit lorsqu'il est arrivé hier au chalet de montagne, et les flammes de la cheminée de pierre, les lampes à pétrole ne présentaient pas à son avantage le décor de pin noueux. Son regard se pose d'abord sur une haute horloge paysanne dressée le long d'un mur. Il l'a remontée et mise à l'heure hier soir : ça lui paraissait s'imposer. Puis il s'arrête sur un énorme trophée d'élan couvert de toiles d'araignées et qui le fixe de ses yeux de verre embrumés de poussière. A côté des ramures de l'élan, une vaste fenêtre offre une vue époustouflante sur la chaîne déchiquetée des Sawatch, au cour des Rocheuses du Colorado. Les derniers lambeaux de sommeil se déchirent et Dirk Pitt doit maintenant prendre sa première décision de la journée : laisser son regard se gorger du majestueux panorama ou s'attarder sur les aimables contours de Loren Smith, membre du Congrès où 21 elle représente l'Etat du Colorado et qui, on ne peut plus nue, sur une couverture de piqué, s'adonne pour l'instant à une série d'exercices de yoga. Sagement, Pitt accorde sa préférence à l'élue du peuple du Colorado. Elle est assise, jambes croisées, dans la position du lotus, rejetée en arrière, les coudes et la tête reposant sur la couverture. Pitt décide que le buisson exposé entre les cuisses de Miss Loren Smith et les deux gentils et fermes mamelons de sa poitrine battent de loin les sommets de granit des Sawatch. - Comment appelles-tu cette contorsion indigne d'une dame ? demande-t-il. - Le Poisson, répond la représentante du peuple sans bouger. Elle est destinée à raffermir la poitrine. - Parlant au nom des hommes qui partagent mes convictions, déclare Dirk Pitt avec une affectation pompeuse, je ne suis pas partisan des titis durs comme roc. - Tu les préfères sans doute gros, mous et pendants ? s'enquiert Loren en le fixant de ses yeux violets. - Ma foi... non, pas exactement. Mais peut-être qu'une légère injection de silicone ça et là... - Voilà ce qui est terrible dans le raisonnement masculin, lance-t-elle en se rasseyant et en relevant ses longs cheveux couleur cannelle. Vous estimez que toutes les femmes devraient avoir des mamelles comme des ballons, ainsi qu'on le voit dans les magazines pornos que vous dévorez en douce. - Il n'est pas défendu de rêver. Elle lui adresse un regard mutin. - Tant pis pour toi. Il faudra que tu te contentes de mon soutien-gorge taille quatre-vingt-cinq. C'est tout ce que j'ai à t'offrir. Il tend un bras dur comme l'acier, la prend par le torse et la ramène à moitié sur le lit. - Qu'elle les ait monumentaux ou minuscules, dit-il en se penchant et en posant un baiser sur 22 chaque pointe rosé, aucune femme ne pourra accuser Dirk Pitt de parti pris. Elle se redresse et lui mord l'oreille. - Quatre grandes journées tous les deux ! dit-elle. Pas de téléphone, pas de réunions de comités, pas de cocktails, pas d'assistants pour m'empoisonner la vie. C'est presque trop beau pour être vrai. Sa main glisse sous les couvertures et caresse le ventre de l'homme. - Que dirais-tu d'un peu de sport avant le petit déjeuner ? - Ah, le maître-mot ! - Sport ou petit déjeuner ? demande-t-elle avec un sourire malicieux. - C'est toi qui l'a prononcé tout à l'heure à propos de ta position de yoga. Pitt saute du lit et Loren se retrouve du coup rudement assise sur son sculptural derrière. - Où est le lac le plus proche ? - Le lac ? - Bien sûr, dit-il en riant de sa surprise. Là où il y a un lac, il y a sûrement du poisson. On ne peut pas perdre une journée à batifoler au lit quand une truite arc-en-ciel n'attend qu'une chance de se jeter sur mon hameçon. Elle l'examine en détail. Il est immense : un mètre quatre-vingt-dix et tanné de la tête aux pieds, sauf une mince bande blanche autour des hanches. Ses rudes cheveux noirs en broussaille encadrent un visage qui paraîtrait dur s'il ne s'y dessinait parfois un sourire à embraser une Lapone. D'ailleurs, il n'a pas l'air de sourire en ce moment, mais Loren connaît assez son Dirk pour discerner la gaîté dans les rides qui cernent ses extraordinaires yeux verts. - Espèce de grande brute ! crie-t-elle. Tu me donnes des idées. Elle prend son élan, se lance tête la première contre son estomac et renverse Dirk sur le lit. Mais 23 elle ne se fait pas une seconde d'illusion sur son apparente victoire : si Pitt ne s'était pas prêté au jeu, elle aurait rebondi comme une balle contre un mur. Avant qu'il ait fait mine de protester, Loren se presse contre lui et l'enfourche. Les mains pressées contre ses épaules. Il se raidit, passe les mains derrière elle et saisit les doux globes de ses fesses. Elle le sent croître et sa chaleur semble s'irradier en elle. - Pêcher ! dit-elle d'une voix rauque. La seule canne dont tu saches réellement te servir n'a pas de moulinet. Ils prennent leur petit déjeuner à midi. Pitt passe sous la douche, s'habille et va à la cuisine. Loren, courbée sur l'évier, récure énergiquement une casserole noircie par le feu de bois. Elle est vêtue de son seul tablier. Du seuil de la porte, il regarde les petits seins qui tressautent et il prend tout son temps pour boutonner sa chemise. - Je me demande ce que diraient tes électeurs s'ils te voyaient en ce moment, fait-il. - Que mes électeurs aillent se faire foutre, dit-elle avec un ravissant sourire. Ma vie privée ne les regarde pas. - Que mes électeurs aillent se faire foutre, répète Pitt gravement en faisant semblant de prendre des notes. Une autre ligne à ajouter à la vie scandaleuse de la petite Loren Smith, Congresswoman ! de la septième circonscription du Colorado - circonscription la plus corrompue de l'Etat, c'est bien connu. - Et il se croit drôle, dit-elle en se retournant et en le menaçant de sa casserole. Sachez, Monsieur, qu'il n'y a pas de magouilles politiques dans la septième circonscription et que je peux aussi me vanter d'être, au Capitule, la dernière qu'on puisse accuser d'être à vendre. 1. Congressman ou congresswoman : représentant du peuple des Etats-Unis au Congrès. 24 - Peut-être... mais ces excès sexuels... Imagine un peu ce qu'un journaliste pourrait en dire à ses lecteurs. Au fait, je pourrais bien en parler moi-même et écrire un best-seller sur ce sujet. - Tant que je ne fais pas figurer mes amants sur la feuille de paie de mon secrétariat et que je ne les entretiens pas au frais du Congrès, personne ne peut rien me dire. - Et moi alors ? Tu m'oublies ? - Tu as payé la moitié de la facture de l'épicier, tu te souviens ? Elle finit d'essuyer sa casserole et la remet dans le placard. - Comment arriverai-je jamais à me faire entretenir, fait Pitt tristement, avec une maîtresse aussi radine ? Loren lui passe les bras autour du cou et lui embrasse le menton. - La prochaine fois que tu dragues une fille en mal d'amour dans un cocktail à Washington, je te conseille de te faire communiquer un extrait de son compte en banque. Dieu du ciel ! se rappelle-t-elle, cette sinistre réunion offerte par le secrétaire d'Etat à l'Environnement ! Elle a horreur des mondanités de la capitale. A moins qu'une de ces festivités ne touche les intérêts du Colorado ou que son comité ne l'y envoie pour représenter son parti, Loren Smith rentre en principe directement chez elle chaque jour pour retrouver un chat pelé nommé Ichabod et s'asseoir devant son poste de télévision. Le regard de Loren avait été attiré vers lui comme par magie à la lueur des torches plantées sur la pelouse. Elle l'avait fixé sans vergogne tout en poursuivant sa conversation avec Morton Shaw, un de ses collègues du parti Indépendant pour la Floride. Son pouls s'était accéléré étrangement. La chose lui arrivait rarement, et elle se demandait ce qui se 25 passait tout à coup. L'homme n'était pas beau, du moins pas à la manière d'un Paul Newman, mais elle lui voyait une sorte d'aura de rude virilité qui l'attirait. Il était grand, et c'est ce qu'elle préférait chez les hommes. Il était seul, ne parlait à personne, mais observait les gens qui l'entouraient avec un sincère intérêt, plutôt que le dédain affecté traditionnel. Quand il s'aperçut que Loren le fixait, il la fixa à son tour, simplement, d'un regard franc et admiratif. - Qui est cet enfant perdu, là-bas, dans l'ombre ? avait-elle demandé à Morton Shaw. Shaw, tournant la tête dans la direction que Loren indiquait, ouvrit de grands yeux en reconnaissant le personnage, et il se mit à rire. - Il y a deux ans que vous êtes à Washington et vous ne le connaissez pas ? - Si je le connaissais, je ne vous aurais pas posé la question. - Il s'appelle Pitt. Dirk Pitt, directeur du programme des travaux spéciaux pour la NUMA1. Voyons, c'est le garçon qui a dirigé les opérations de renflouement du Titanic. Elle se sentait un peu bête de ne l'avoir pas reconnu. La photo de Pitt et l'histoire de la résurrection du fameux paquebot avaient fait les beaux jours et les titres des « mass média » pendant des semaines. C'était donc là l'homme qui avait tenté l'impossible et vaincu tous les obstacles ? Elle prit congé de Shaw et se fraya vers Pitt un chemin dans la foule. - Monsieur Pitt ? dit-elle. Elle ne va pas plus loin. Le vent agite les flammes des torches et révèle une lueur de désir dans le regard que Pitt pose sur elle. Loren sent son estomac 1. National Underwater and Marine Agency. Institution de la Marine spécialisée dans les travaux qui intéressent le monde sous- 26 se nouer : cela ne lui est arrivé qu'une fois, lorsqu'elle était très jeune et follement amoureuse d'un skieur professionnel. Elle est contente que la pénombre dissimule la rougeur qui a dû lui monter aux joues. - Monsieur Pitt ? répète-t-elle. Il lui semble que les mots ne viennent pas. Il la regarde et attend. Présente-toi, idiote, crie-t-elle en son for intérieur. Mais elle ne peut que dire : - Et maintenant que vous avez repêché le Titanic, qu'avez-vous comme projet ? - Il est difficile de tenter de faire mieux, il me semble, dit-il avec un chaud sourire. Pourtant, ma prochaine entreprise me donnera, j'en suis sûr, une grande satisfaction personnelle. C'est un projet que je réaliserai avec la plus grande joie. - Quel est donc ce projet ? - La séduction de Loren Smith, membre du Congrès. Elle en a un peu le souffle coupé. - Vous plaisantez ? - Je ne plaisante jamais quand il s'agit de sexe et d'une ravissante politicienne. - Très drôle. C'est le parti de mes adversaires politiques qui vous envoie ? Sans répondre, Pitt la prend par la main et à travers la maison où se presse la crème des personnalités de Washington, il l'entraîne jusqu'à la rue et à sa voiture. Elle le suit sans protester, plus par curiosité que de force. Au moment où il démarre dans la rue bordée d'arbres, elle lui demande enfin : - Où m'emmenez-vous ? - Première étape... (Son sourire ferait danser une moribonde.) Nous allons trouver un petit bar intime où nous pourrons nous détendre et nous faire part de nos désirs les plus secrets. - Et la deuxième étape ? demande-t-elle, la voix un peu oppressée. 27 - Je vous promène à 160 à l'heure dans Chesa-peake Bay sur mon hydroglisseur. - Très peu pour moi. - J'ai une théorie, poursuit-il. L'aventure et les émotions ne manquent jamais de transformer les belles représentantes du peuple en bêtes sauvages et insatiables. Par la suite, lorsque l'aurore aux doigts de rosé caresse l'embarcation qui dérive, Loren est la dernière personne au monde qui oserait contester la théorie de la séduction soutenue par Dirk Pitt. Et elle remarque avec une voluptueuse satisfaction que les épaules de son séducteur, qui portent les marques de ses dents et de ses orgies, démontrent que la théorie est exacte. Loren lâche prise et pousse Pitt vers la porte du chalet. - Assez ri. J'ai un plein dossier de correspondance à terminer avant que nous allions demain faire une orgie de ravitaillement à Denver. Pourquoi n'irais-tu pas te perdre dans la nature ou ailleurs pendant quelques heures ? Je préparerai ce soir un dîner reconstituant et nous passerons une nouvelle soirée perverse devant le feu. - J'ai l'impression d'avoir épuisé toute ma perversité, dit-il en s'étirant. Par ailleurs, les promenades dans la nature ne me disent pas grand-chose. - Eh bien, va donc à la pêche, alors. Il la regarde. - Tu ne m'as pas encore dit à quel endroit. - A 400 mètres, de l'autre côté de la colline, derrière la cabane. C'est le lac de la Table. Papa y péchait chaque année son contingent de truites. - J'ai pris par ta faute un sacré retard, lui dit-il avec un regard sévère. - Tant pis. - Je n'ai pas apporté mon attirail de pêche. Il y a peut-être celui de ton père ? 28 - Sous le chalet, dans le garage. C'est là qu'il le laissait d'habitude. La clef du cadenas est sur le manteau de la cheminée. Le cadenas est rouillé pour n'avoir pas servi depuis longtemps. Pitt crache sur la clef et la tourne aussi fort qu'il le peut sans risquer de la casser. Finalement le mécanisme cède et il ouvre la double porte grinçante. Après avoir attendu une minute pour s'habituer à l'obscurité de la pièce, il entre et regarde autour de lui. Il aperçoit un établi couvert de poussière, des outils soigneusement accrochés à leur place. Des boîtes de différentes tailles s'alignent sur des rayons, certaines contiennent de la peinture, d'autres des clous, des vis, la panoplie complète du parfait bricoleur. Pitt découvre bientôt un nécessaire de pêche sous l'établi. Il lui faut un peu plus de temps pour trouver la canne. Il a eu du mal à la repérer dans un coin sombre du garage. Elle se trouve derrière quelque chose qui ressemble à une machine recouverte d'une bâche. Comme il ne peut pas atteindre la canne à pêche, il essaie d'escalader l'obstacle. L'appareil bouge sous le poids de son corps et il retombe en arrière. Dirk Pitt se retient à la bâche pour reprendre son équilibre, mais la bâche cède et il atterrit de tout son long sur le sol du garage. Il jure, s'époussette et jette un regard sur l'obstacle qui le sépare encore d'un après-midi de pêche à la truite. Une expression étonnée se peint sur son visage. Il s'agenouille et passe la main sur ce qu'il vient de découvrir. Puis il se relève et sort pour appeler Loren. Elle s'approche de la rampe du porche. - Qu'est-ce qui t'arrive ? - Descends donc une minute, veux-tu ? A contrecour, elle passe un trench-coat beige et elle descend. Pitt la fait entrer dans le garage et pointe le doigt. 29 - Où ton père a-t-il trouvé ça ? Elle se penche et regarde. - Qu'est-ce que c'est ? - Le truc rond et jaune est un réservoir d'oxygène de l'Armée de l'air. L'autre truc est un train d'atterrissage complet avec ses pneus et ses roues. Et qui ne date pas d'hier, à en juger par la rouille et la crasse. - Jamais vu ni entendu parler de ça. - Tu aurais dû les remarquer. Tu ne te sers jamais du garage ? - Pas depuis que je suis au Congrès, dit-elle en secouant la tête. C'est la première fois que je viens au chalet depuis que mon père a été tué dans un accident, il y a trois ans. - As-tu jamais entendu parler d'un avion qui se serait écrasé dans les environs ? - Non, mais ça ne veut rien dire. Je ne vois jamais les voisins ; j'ai donc peu de chances d'apprendre les nouvelles régionales. - Où sont-ils ? - Hein ? - Tes voisins les plus proches. Où habitent-ils ? - Plus loin sur la route, en allant vers la ville. La première route à gauche. - Comment s'appellent-ils ? - Raferty, Lee et Maxine Raferty. C'est un retraité de la Marine. Loren prend les mains de Dirk dans les siennes. - Pourquoi toutes ces questions ? - Pure curiosité, rien de plus, dit-il en lui baisant la main. Je reviendrai à temps pour ton fameux dîner revigorant. Sur ce, il tourne les talons et prend la route au petit trot. - - Tu ne vas pas à la pêche ? lui crie-t-elle. - J'ai toujours eu horreur de ça. - Tu ne veux pas prendre la jeep ? / 30 - C'est toi qui m'as conseillé une promenade dans la nature, non ? lui jette-t-il par-dessus l'épaule. Loren le suit des yeux jusqu'à ce qu'il disparaisse derrière un tas de poteaux de pin, puis elle secoue la tête, étonnée par les incompréhensibles caprices masculins, et elle rentre au chalet se mettre à l'abri de la fraîcheur automnale. Maxine Raferty est typiquement une femme de l'Ouest. Solidement charpentée, elle porte une ample robe imprimée, des lunettes sans monture et un filet sur ses cheveux argentés aux reflets bleus. Assise sur le porche d'un chalet de bois de cèdre, elle lit un roman policier. Lee Raferty, lui, est très mince. Accroupi, il est en train de graisser le train avant d'un camion délabré, lorsque Pitt arrive en trottant et salue. Lee Raferty retire de sa bouche le restant d'un cigare éteint qu'il mâchonne et répond au salut. - Belle journée pour se donner de l'exercice, dit Maxine en examinant Dirk Pitt au-dessus de son livre. - Cette brise de montagne vous ferait trotter pendant des heures, fait Pitt. Le visage des Raferty est certes aimable, mais on y lit aussi l'instinctive méfiance des gens de la campagne à l'égard des inconnus qui font irruption sur vos terres et, notamment, à l'égard des inconnus qui viennent visiblement de la ville. Lee s'essuie les mains sur un chiffon graisseux et s'approche. - Est-ce que je peux faire quelque chose pour vous ? - Certainement. Surtout si vous êtes Lee et Maxine Raferty. Les mots tirent Maxine de son fauteuil. 33 - Nous sommes les Raferty, en effet. - Je m'appelle Dirk Pitt. Je suis l'invité de Loren Smith, là-bas, sur la route. L'expression de méfiance fait place à de grands sourires. - La petite Loren Smith ! Mais oui, répond Maxine cordialement. Nous sommes tous fiers d'elle par ici. Vous pensez, c'est elle qui nous représente à Washington. - J'ai pensé que vous pourriez peut-être me donner des renseignements sur la région. - Avec plaisir, dit Lee. - Voyons, ne reste pas là planté comme un piquet, lance Maxine à son mari. Donne quelque chose à boire à notre visiteur. Il m'a l'air d'avoir soif. - Bien sûr, que diriez-vous d'une bière ? - Je dirais que ça me paraît parfait, répond Pitt en souriant. Maxine ouvre la porte et le fait entrer. - Vous allez rester à déjeuner. C'est plus un ordre qu'une invitation, et Pitt ne peut faire autrement que d'accepter d'un signe de tête. Il y a dans le living-room une galerie qui abrite la chambre à coucher sous un haut plafond de poutres apparentes. La décoration est un riche assemblage « art déco » un peu hétéroclite. Pitt a l'impression de se retrouver tout à coup dans les années trente. Lee file à la cuisine et en revient bientôt avec deux bouteilles de bière : sans étiquettes, remarque Pitt. - J'espère que vous aimez la bière faite à la maison, dit Lee. Il m'a fallu quatre ans pour arriver à un juste milieu entre le trop doux et le trop amer. Elle fait à peu près 8 degrés. Pitt déguste. C'est mieux que ce qu'il craignait. S'il n'y avait pas un rien le goût de levure, la production de Lee Raferty pourrait passer pour une bonne bière de commerce. Maxine a dressé la table et leur fait signe de venir 34 s'asseoir. Elle apporte un grand plat de salade de pommes de terre, un ragoût de haricots et une large assiette de minces tranches .de viande. Lee remplace leurs bouteilles de bière vides par deux pleines et commence à passer les plats. La salade de pommes de terre est rustique et bien assaisonnée. Le ragoût de haricots est recouvert d'une épaisse couche de miel. Pitt est incapable de reconnaître la viande ni son goût, mais elle est délicieuse. Et bien qu'il ait déjeuné avec Loren il y a à peine une heure, l'arôme du repas campagnard le fait dévorer comme un vagabond. - Il y a longtemps que vous vivez ici ? demande-t-il entre deux bouchées. - Nous prenions déjà nos vacances dans la Sawatch dans les années cinquante, répond Lee. Nous avons posé notre sac ici quand j'ai quitté la Marine. J'étais plongeur de haut-fond. J'ai été gravement atteint du mal des caissons et je me suis retiré avant mon temps. Voyons, ça devait être l'été 71. - 70, corrige Maxine. - « Max » a une mémoire d'éléphant, dit Lee avec un clin d'oil à Pitt. - Avez-vous jamais entendu parler d'un avion qui se serait écrasé par ici, disons : dans un rayon de vingt kilomètres ? - Ça ne me rappelle rien, dit Lee. Et toi, Max ? - Pour l'amour du ciel, Lee, où as-tu la tête ? Tu ne te rappelles pas ce pauvre docteur et sa famille qui ont été tués quand leur avion s'est écrasé tout près de Diamond ? Que dites-vous des haricots, monsieur Pitt? - Merveilleux, reconnaît Dirk. Diamond est une ville proche d'ici ? - Dans le temps, oui. Aujourd'hui, ce n'est plus qu'un carrefour avec un ranch pour touristes. - Je me rappelle maintenant, ajoute Lee en reprenant de la viande. C'était un de ces petits appareils à un seul moteur. Il a flambé comme une boîte d'allu- 35 mettes. Il n'en restait rien. Il a fallu plus d'une semaine au service du shérif pour identifier les victimes. - C'est arrivé en avril 1974, précise Maxine. - Ce qui m'intéresse, c'est un appareil beaucoup plus important, reprend patiemment Pitt. Un avion de transport. Il a dû tomber par ici il y a trente ou quarante ans. Maxine crispe son visage tout rond et fixe le plafond. Finalement, elle secoue la tête. - Non, je suis à peu près sûre de n'avoir jamais entendu parler d'une catastrophe aérienne de cette ampleur. Pas chez nous, en tout cas. - Pourquoi demandez-vous ça. Monsieur Pitt ? interroge Lee. - J'ai trouvé de vieux restes d'appareil dans le garage de Miss Smith. Son père a dû les ranger là. Je me demandais s'il ne les avait pas trouvés quelque part dans la montagne. - Charlie Smith, murmure pensivement Maxine. Dieu ait son âme ! Il tirait plus de plans sur la comète pour devenir riche qu'un escroc au chômage. - Je suis sûr qu'il a dû acheter ce truc chez un marchand de surplus de Denver pour construire une de ses inventions qui ne marchaient jamais. - Le père de Loren me paraît avoir été un inventeur plutôt malheureux. - Vous pouvez le dire, dit Lee en riant. Je me rappelle encore le jour où notre pauvre vieux Charlie essayait un moulinet automatique de son invention. L'hameçon allait partout, sauf dans l'eau. - Pourquoi dites-vous « ce pauvre vieux Char-lie » ? - Sans doute à cause de sa mort affreuse, dit Maxine avec une expression de tristesse. Loren ne vous en a pas parlé ? - Elle m'a dit seulement qu'il était mort il y a trois ans. 36 - Vous ne voulez pas une autre bière ? demande Lee en montrant à Pitt sa bouteille vide. - Non, merci, il ne faut pas abuser des meilleures choses. - La vérité, dit Lee, c'est que Charlie a été victime d'une explosion. - Une explosion ? - De la dynamite, je crois. Personne n'a jamais su exactement. A peu près tout ce qu'on a retrouvé et qu'on pouvait reconnaître, c'est une de ses bottes et un pouce. - Le shérif a déclaré dans son rapport qu'il s'agissait probablement d'une nouvelle invention de Char-lie qui aurait mal tourné, ajoute Maxine. - Et moi, je persiste à dire que le shérif avait de la merde dans les yeux, grogne Lee. - Tu n'as pas honte ? lui reproche Maxine avec une expression offusquée. - C'est bien ce que je pense en tout cas. Charlie en savait plus que n'importe qui sur les explosifs. Il avait été spécialiste dans les services de déminage de l'Armée. Voyons, bon Dieu ! il avait désamorcé des bombes et des obus à travers toute l'Europe pendant la Deuxième Guerre. - Ne faites pas attention à ce qu'il raconte, intervient Maxine. Lee s'est mis dans la tête que Charlie a été assassiné. C'est idiot ! Charlie Smith n'avait pas un ennemi au monde. Sa mort a été purement et simplement un accident. - A chacun son opinion, répond Lee. - Un peu de dessert, monsieur Pitt ? demande Maxine. J'ai fait des chaussons aux pommes. - Non, merci. Je suis incapable d'avaler une bouchée de plus. - Et toi, Lee ? - Je n'ai plus faim, gronde Raferty. - Ne soyez pas fâché, monsieur Raferty, dit Pitt pour le consoler. Il me semble que j'ai moi-même été victime de mon imagination. Tomber sur des pièces 37 d'avion en plein cour des montagnes... J'ai pensé aussitôt qu'elles provenaient d'un accident. - Les hommes sont parfois comme des enfants, dit Maxine avec un sourire de petite fille. J'espère que votre déjeuner vous a plu. - Il était digne d'un gourmet, la complimente Pitt. - Mes huîtres des montagnes Rocheuses n'étaient pas tout à fait assez cuites. Il me semble qu'elles étaient un peu trop saignantes. Ce n'est pas ton avis, Lee ? - Pour moi, elles étaient parfaites. - Des huîtres des montagnes Rocheuses ? interroge Pitt. - Mais oui, voyons, explique Maxine. Des testicules de taureau frits. - Vous avez bien dit testicules ? - Lee tient à ce que j'en fasse deux fois par semaine. - C'est bien autre chose que le hachis Parmentier, dit Lee en riant. - Ça, il n'y a pas de doute, murmure Pitt en regardant son estomac. Il se demande tout à coup si les Raferty ont chez eux de l'Alka-Seltzer et il regrette sa partie de pêche. A trois heures du matin, Pitt a les yeux grands ouverts. Etendu dans le lit, Loren pressée contre lui, il fixe par les fenêtres le dessin des montagnes, mais des images défilent dans son esprit comme dans un kaléidoscope. La dernière pièce de ce qui s'est révélé comme un puzzle parfaitement construit, refuse de s'insérer à sa place. Le ciel commence à pâlir à l'Est lorsque Pitt s'extrait doucement du lit, passe un short et se faufile silencieusement dehors. La jeep antique de Loren est dans le chemin. Il fouille, prend une torche électrique sous le tableau de bord et il pénètre dans le garage. Là, il écarte la bâche et examine le réservoir d'oxygène. Pitt calcule que le cylindre doit mesurer près d'un mètre de long sur 45 centimètres de diamètre. L'extérieur est rayé et bosselé, mais c'est l'état des fixations qui l'intéresse le plus. Après plusieurs minutes, il passe au train d'atterrissage. Les roues jumelles sont jointes par un axe fixé aux moyeux, comme la barre supérieure d'un T, à l'arbre central. Les pneus sont relativement neufs. Ils ont près d'un mètre de haut et, chose extraordinaire, ils sont encore gonflés. La porte du garage grince. Pitt se retourne et aperçoit Loren qui fouille du regard le refuge obscur. Il la prend dans le faisceau de sa torche. Elle ne porte 39 qu'un léger peignoir de nylon bleu. Elle est décoiffée et son visage reflète la crainte et l'incertitude. - C'est toi, Dirk ? - Non, répond-il en souriant dans le noir. C'est ton laitier montagnard favori. Elle pousse un soupir de soulagement, s'avance et lui prend le bras pour se mieux rassurer. - Dieu, que tu peux donc être drôle ! dit-elle ironiquement. Qu'est-ce que tu fabriques ici à une heure pareille, au fait ? - Quelque chose me turlupinait au sujet de ces machins, dit-il en pointant sa torche sur les pièces d'avion. Maintenant, je sais ce que c'était. Loren frissonne dans le garage poussiéreux du chalet silencieux. - Tu fais un monde de pas grand-chose, murmure-t-elle. Tu l'as dit toi-même : les Raferty ont expliqué très logiquement la présence de ces machins inutiles. Papa les avait sans doute trouvés chez un marchand de ferraille. - Je n'en suis pas tellement sûr. - Il était toujours en train d'acheter de vieux lais-sés-pour-compte, explique-t-elle. Regarde autour de toi : le garage est plein de ses inventions bizarres et à demi terminées. - A demi terminées, c'est vrai. Mais il avait au moins essayé de faire quelque chose avec le reste. Le réservoir d'oxygène et le train d'atterrissage, il n'y a jamais touché. Pourquoi ? - Cela n'a rien de mystérieux. Papa est certainement mort avant d'avoir trouvé le temps de s'en occuper. - C'est possible. - Voilà, n'en parlons plus, dit-elle. Et retournons nous coucher avant que je ne gèle sur pied. - Excuse-moi, mais je n'en ai pas encore terminé. - Qu'est-ce qui peut bien te rester à voir ? - Il y a encore quelque chose qui me taquine. Regarde un peu les attaches du réservoir. 40 Elle se penche au-dessus de l'épaule de Dirk. - Elles sont cassées. Qu'est-ce que tu espérais ? - Si le réservoir avait été récupéré sur un appareil ancien dans un chantier de démolition, les fixations et la tuyauterie auraient été démontées à l'aide de clefs à molette ou coupées au chalumeau ou à la cisaille. Celles-là ont été tordues et arrachées. C'est la même chose pour le train. La jambe est tordue et cassée juste au-dessous de l'amortisseur. Chose curieuse, la rupture ne s'est pas produite d'un seul coup. On peut voir que la cassure est en partie ancienne et rouillée alors qu'une certaine partie, en haut, paraît nettement plus récente. On dirait que la cassure principale et la coupure finale se sont produites à des années d'intervalle. - Et alors, qu'est-ce que ça prouve ? - Rien qui puisse bouleverser le monde. Mais cela indique tout de même que ces pièces ne viennent pas d'un chantier de démolition ou d'un magasin de surplus. - Es-tu enfin satisfait ? - Non, pas tout à fait. Il soulève facilement le réservoir d'oxygène, et va le déposer dans la jeep. - Je ne peux pas charger le train d'atterrissage tout seul. Il faudra que tu me donnes un coup de main. - Qu'est-ce que tu vas faire ? - Tu as bien dit que nous irions à Denver pour une orgie d'achats ? - Oui. - Alors pendant que tu dévaliseras les boutiques, je transporterai ces trucs-là à l'aérodrome de Staple-ton pour voir si quelqu'un est capable d'identifier l'appareil dont ils proviennent. - Voyons, Pitt, tu n'as rien de Sherlock Holmes, tu sais. Pourquoi te compliquer la vie ? - Ça m'occupe. Je m'ennuie à ne rien faire. Toi, 41 tu as ta correspondance politique pour meubler tes loisirs. Je suis fatigué de bavarder avec les arbres. - Tu as toute mon attention la nuit. - L'homme ne peut pas vivre que d'amour. Elle le regarde avec une muette admiration jongler avec deux longues planches qu'il pose sur l'arrière rabattu de la jeep. - Tu y es ? demande-t-il. - Je n'ai pas exactement la tenue qui convient, dit-elle avec un certain frisson dans la voix et la peau couverte de chair de poule. - Tu n'as qu'à quitter ton peignoir si tu as peur de te salir. Sans réfléchir, elle accroche son unique vêtement à un clou et se demande pourquoi les femmes obéissent toujours instinctivement aux caprices puérils des hommes. Puis les deux travailleurs de la nuit - Pitt en short et Mademoiselle la représentante du Colorado complètement nue - poussent en ahanant le train d'atterrissage rouillé sur la rampe improvisée et l'embarquent dans la jeep. Pendant que Pitt referme l'arrière de la voiture, Loren regarde dans les premières lueurs de l'aube les traînées de terre et de graisse qui lui zèbrent les cuisses et le ventre, et elle se demande ce qui a bien pu l'amener à prendre un amant visiblement toqué. Harvey Dolan, inspecteur principal de la maintenance du Bureau des transports aériens de la F.A.A. ' vérifie la transparence de ses lunettes, constate qu'elles sont suffisamment claires et les plante sur un nez pyramidal. - ... Z'avez dégoté ça dans la montagne, dites-vous ? - A une cinquantaine de kilomètres au nord-ouest de Leadville, dans la chaîne des Sawatch, répond Pitt. Le grondement du chariot élévateur qui transporte le réservoir d'oxygène et le train d'atterrissage l'oblige à parler fort pour se faire entendre dans le vaste hangar d'inspection de la F.A.A. - C'est peu pour se faire une idée, dit Dolan. - Sans doute, mais vous pouvez me donner le point de vue d'un spécialiste. Dolan secoue la tête pour souligner son incertitude. - C'est un peu comme un policier qui aurait trouvé un loupiot perdu dans la rue. Le flic voit bien que c'est un petit garçon, avec deux bras et deux jambes et âgé d'environ deux ans. Il peut lire la marque des effets et des chaussures du gosse. Celui- 1. Administration fédérale aérienne. 43 ci explique qu'il s'appelle Joey, mais il ignore son nom de famille, son adresse et son numéro de téléphone. Eh bien, nous sommes dans le même pétrin que ce flic, monsieur Pitt. - Pourriez-vous traduire votre exemple en détails plus précis ? demande Pitt en souriant. - Suivez-moi bien, déclare Dolan sur le ton d'un guide qui ferait visiter le Capitole et en pointant un crayon-bille à la manière d'une baguette de professeur. Nous avons sous les yeux le train avant d'atterrissage d'un avion, un avion qui pesait environ de 30 à 40 tonnes. Il était mû par un moteur à hélice, parce que ces pneus-là ne sont pas conçus pour résister à l'atterrissage d'un appareil à réaction. D'autre part, le dessin de la jambe de train est d'un modèle qu'on ne construit plus depuis les années cinquante. Donc, l'appareil doit avoir entre trente et quarante-cinq ans. Les pneus viennent des usines Goodyear, et les roues, de l'entreprise Rantoul Engineering de Chicago. Quant à la marque de l'appareil et à son propriétaire, j'ai bien peur de n'en pouvoir rien dire. - Fin de l'enquête, par conséquent ? - Vous jetez l'éponge trop vite, monsieur Pitt. Il y a un numéro de série parfaitement visible sur cette jambe. Si nous arrivons à déterminer le type d'appareil auquel ce train d'atterrissage était particulièrement destiné, alors il suffit simplement de retrouver le nom du fabricant grâce à ce numéro de série, et nous apprendrons alors ce que nous voulons savoir. - A vous écouter, ça paraît facile. - Vous n'auriez pas d'autres pièces, par hasard ? - Non, seulement celles-là. - Qu'est-ce qui vous a donné l'idée de les amener ici ? - Je me suis dit que si quelqu'un était capable de les identifier, ce ne pouvait être que la F.A.A. - Vous voulez nous poser une colle, hein ? dit Dolan en souriant. 44 - N'y voyez pas malice, répond Pitt en souriant aussi. - Le point de départ est plutôt mince, reprend Dolan, mais, qui sait ? nous pouvons avoir un coup de veine. Du pouce il indique à l'ouvrier qui conduit le chariot, un cercle peint en rouge sur le ciment du hangar. L'homme fait signe qu'il a compris et abaisse le berceau qui porte les pièces. Puis il fait reculer son chariot, prend un virage à angle droit et regagne en bringuebalant un autre coin du hangar. Dolan ramasse le réservoir à oxygène, le tourne et le retourne dans ses mains comme un archéologue admirant un vase de la Grèce ancienne, puis il le repose. - Pas un foutu moyen de savoir d'où ça vient, dit-il. Les réservoirs standard comme celui-là sont fabriqués par plusieurs usines et pour une vingtaine de modèles d'appareils différents. Dolan se met sérieusement à l'ouvrage. Il s'agenouille et examine chaque centimètre carré du train d'atterrissage. A un moment, il demande à Pitt de l'aider à le faire rouler. Cinq minutes passent sans qu'il ouvre la bouche. Finalement, Pitt rompt le silence. - Qu'est-ce que cela vous dit ? - Bien des choses, répond Dolan en se relevant. Mais malheureusement, nous n'avons pas encore touché le gros lot. - J'ai de plus en plus l'impression de chercher la fameuse aiguille dans la botte de foin. Je suis confus de vous donner autant de mal. - Quelle blague ! le rassure Dolan. C'est pour ça que le bon public me paye. La F.A.A. a dans ses dossiers des douzaines d'avions disparus et dont le sort n'a jamais été connu. Chaque fois que la chance s'offre à nous de pouvoir classer un dossier, nous sautons dessus. 45 - Comment s'y prendre pour retrouver la marque d'un appareil ? - D'habitude, j'appelle les spécialistes de notre division d'ingénieurs. Mais j'ai envie aujourd'hui de tirer à l'aveuglette et de prendre un raccourci. Phil Devine, le patron de la maintenance de United Airlines, est une encyclopédie ambulante en matière d'aviation. Si quelqu'un peut nous renseigner au premier coup d'oil, c'est lui. - Il est aussi fort que ça ? s'étonne Pitt. - Vous pouvez me croire sur parole, lui répond Dolan avec un sourire entendu. Oui, il est aussi fort que ça. - Si tu te prends pour un photographe, tu te goures. Ton éclairage est minable. Une cigarette sans filtre pend aux lèvres de Phil Devine qui étudie les Polaroid que Dolan a pris du train d'atterrissage. Devine est un type dans le genre de W.C. Fields, avec une panse plus confortable et une voix lente et haut perchée. - Je ne suis pas venu te demander ton opinion artistique, répond Dolan, mais simplement si tu es capable de me dire ce que c'est que ce train. - Ça me dit vaguement quelque chose. Il doit provenir d'un vieux B-29. - Ça ne me suffit pas. - Qu'est-ce que je peux faire d'après des photos floues - une identification complète et définitive ? - C'est un peu ce que j'espérais, en effet, réplique Dolan sans s'émouvoir. Pitt commence à se demander s'il ne va pas être forcé d'arbitrer un combat de boxe. Devine lit la légère inquiétude dans son regard. - Pas de panique, monsieur Pitt, dit-il en souriant. Harvey et moi avons une règle stricte : nous ne sommes jamais polis l'un envers l'autre pendant les heures de travail. Mais dès que 5 heures sonnent, 46 nous pratiquons le pardon des injures et nous allons vider une bière ou deux ensemble. - Que je paie le plus souvent, coupe Dolan ironiquement. - Vous autres, les types du gouvernement, vous êtes plus près du caissier, riposte Devine. - Pour le train d'atterrissage, reprend Pitt... - Ah oui. Il est possible que j'aie quelque chose. Devine se tire lourdement de son fauteuil et ouvre une armoire métallique bourrée de haut en bas de brochures couvertes de vinyle noir. - Des anciens manuels d'entretien, explique-t-il. Je suis sans doute la seule vieille cloche dans l'aviation commerciale qui conserve ces machins-là. Il va droit à un des volumes perdu dans le tas et commence à feuilleter les pages. Au bout d'une minute, il trouve ce qu'il cherchait et pose sur son bureau le manuel ouvert. - Est-ce que c'est assez approchant de votre idée ? Pitt et Dolan se penchent et examinent le plan détaillé d'un train d'atterrissage. - Les roues, les différentes pièces et les dimensions sont exactement les mêmes, dit Dolan en tapotant du doigt le plan. - De quel appareil s'agit-il ? demande Pitt. - Un Boeing stratocruiser, répond Devine. En fait, je ne me trompais pas tellement tout à l'heure en parlant d'un B-29. Le stratocruiser était construit sur les plans du bombardier. Dans l'Armée de l'air, la version de l'appareil s'appelait un C-97. Pitt revient à la couverture du manuel et y voit une photo de l'avion en vol. L'appareil a un aspect étrange : son fuselage à double pont lui donne l'air d'une grosse baleine à deux ventres. - Je me rappelle avoir vu ces avions quand j'étais gosse, dit Pitt. La Pan American s'en servait. - Ainsi que les United, dit Devine. On leur faisait 47 faire la ligne d'Honolulu. C'était un sacré bon appareil. - Et maintenant ? demande Pitt à Dolan. - Maintenant, je vais expédier le numéro de série du train chez Boeing, à Seattle, en leur demandant de le comparer avec les appareils du même type. D'autre part, je vais appeler le National Transportation Safety Board1 à Washington qui me dira si un stratocruiser d'une ligne commerciale s'est perdu sur le continent américain. - Et si on découvre qu'il en manque un, en effet ? - La EA.A. ouvrira une enquête officielle sur ce mystère, dit Dolan. Et nous verrons ce qu'elle nous apprendra. 1. Organisme chargé de la sécurité du transport aérien. Pitt passe les deux jours suivants dans un hélicoptère de location à explorer la montagne de long en large. A deux reprises, le pilote et lui repèrent des sites d'accidents, mais pour apprendre qu'ils sont connus depuis longtemps. Après plusieurs heures de vol - les fesses engourdies et le corps fatigué par les vibrations du moteur, les secousses des poches d'air et des rafales de côté -, Pitt est vraiment soulagé lorsque le chalet de Loren apparaît et que le pilote pose son hélico dans la prairie la plus proche. Les patins s'enfoncent dans l'herbe grasse, les pales cessent de battre et le moteur s'arrête. Pitt détache sa ceinture, ouvre la porte et descend de la cabine pour s'étirer voluptueusement. - Demain, à la même heure, monsieur Pitt ? Le pilote a l'accent de l'Oklahoma et les cheveux en brosse. - Oui, accepte Dirk. Nous irons vers le sud et nous fouillerons le bas de la vallée. - Vous avez l'intention d'explorer les pentes boisées ? - Si un appareil s'était écrasé en terrain découvert il y a une trentaine d'années, on l'aurait retrouvé depuis longtemps. - On ne sait jamais. Je me rappelle un jet d'entraînement de l'Armée de l'air qui s'était vomi sur la montagne dans les San Juan. Le choc a pro- 49 voqué une avalanche qui a enseveli les débris de l'appareil. Les victimes sont toujours sous les rochers. - Je veux croire que c'est une hypothèse peu probable, dit Pitt d'un ton las. - Si vous voulez mon avis, monsieur, c'est la seule chose possible, dit le pilote en se pinçant le nez pour souffler et dégager ses tympans. Un petit appareil léger peut tomber dans les arbres et y rester caché pour l'éternité, mais pas un transport à quatre moteurs. Pas question que les pins et les trembles puissent cacher une épave de cette taille-là. Et même si c'était le cas, un chasseur serait tombé dessus depuis longtemps. - Je suis disposé à examiner toutes les théories qui se présentent, dit Pitt. Du coin de l'oil, il aperçoit Loren qui sort de la cabane et s'approche en galopant à travers la prairie. Il claque la porte, et d'un signe congédie le pilote sans se retourner lorsque le moteur se remet en marche. L'appareil s'élève en bourdonnant au-dessus des arbres. Loren bondit dans ses bras, essoufflée par sa course dans l'air raréfié. Dans son pantalon blanc et son pull rouge à col roulé, elle est frémissante et pleine d'ardeur. Son visage finement ciselé brille dans les rayons du soleil de la fin d'après-midi : la lumière rasante enlumine sa peau d'une couche d'or. Dirk passe sa langue entre ses lèvres : il interroge deux yeux violets qui l'interrogent aussi. Pitt s'amuse toujours en voyant que Loren garde les yeux grands ouverts lorsqu'on l'embrasse ou qu'elle fait l'amour : elle ne veut rien manquer, prétend-elle. Finalement, elle le repousse pour reprendre son souffle, et fronce le nez. - Ouf ! Que tu sens mauvais ! - J'en suis navré, mais la transpiration de toute 50 une journée dans la bulle de plastique d'un hélicoptère ne vaut certes pas le n° 5 de Chanel. - Ne t'excuse pas. Il y a dans cette odeur de mâle quelque chose qui excite les femmes. Mais il faut dire que le parfum d'huile et d'essence n'arrange rien. - Alors je ne vais pas attendre que le chef de stick crie « Go » pour me jeter sous la douche. - Plus tard, dit Loren en regardant sa montre. Si nous faisons vite, tu pourras peut-être le joindre encore. - Joindre qui ? - Harvey Dolan. Il a appelé. - Comment ça ? Tu n'as pas le téléphone. - Tout ce que je peux te dire c'est qu'un garde-forestier est venu pour dire que tu devais appeler Dolan à son bureau et que c'était important. - Où trouver un téléphone ? - Où donc, sinon chez Raferty ? Lee est à la ville, mais Maxine est trop heureuse de prêter son téléphone. Elle fait asseoir Pitt devant un antique bureau à cylindre et lui tend l'appareil. L'opérateur est diligent et en moins de dix secondes, Dolan est au bout du fil. - Vous avez un certain culot de m'appeler en P.C.V, grogne-t-il. - Le gouvernement peut payer, répond Pitt. Comment avez-vous pu me retrouver ? - Sur la fréquence civile de la radio de ma voiture. J'ai envoyé un signal par le satellite de communication à la station des gardes-forestiers de la Forêt nationale de White River pour leur demander de vous transmettre le message. - Qu'avez-vous découvert ? - De bonnes nouvelles et d'autres, moins bonnes. - Passez-les-moi dans l'ordre. - La bonne nouvelle, c'est que Boeing s'est manifesté. Le train d'atterrissage faisait partie de l'équipement d'origine de la cellule numéro 75 403. La 51 nouvelle moins bonne, c'est que cet appareil-là a été livré à l'Armée. - Alors, c'est l'Armée de l'air qui l'a reçu. - On le dirait. En tout cas, le National Transportation Safety Board n'a aucune trace de la disparition d'un stratocruiser de ligne commerciale. Je crains fort que ce soit là tout ce que je puisse faire. Si vous tenez à poursuivre votre enquête à titre privé, il faut vous adresser vous-même aux militaires. Leur service de sécurité aérienne échappe à notre juridiction. - C'est ce que je vais faire, répond Pitt. Ne serait-ce que pour me délivrer des fantasmes que je peux avoir au sujet d'avions fantômes. - Je m'y attendais un peu, fait Dolan. Aussi ai-je pris la liberté d'envoyer une demande - à votre nom, bien entendu - à l'inspecteur général de la Sécurité de la base aérienne de Norton, au sujet de la situation actuelle du Boeing 75 403. Un certain colonel Abe Steiger vous contactera dès qu'il aura trouvé quelque chose. - Quelle est la fonction de ce Steiger ? - Il est mon homologue sur le plan militaire. C'est lui qui dirige les enquêtes sur les accidents de l'Armée de l'air pour toute la région de l'Ouest. - Donc nous connaîtrons bientôt la solution de l'énigme ? - C'est bien possible. - Quel est votre avis, Dolan ? Votre sincère opinion ? - Ma foi..., commence prudemment Dolan, je ne veux pas vous raconter d'histoires, Pitt. Personnellement, je crois que votre appareil disparu va se retrouver dans les livres d'un de ces commerçants spécialisés dans le rachat des surplus du gouvernement. - Et moi qui vous prenais pour un ami ! - Vous voulez la vérité, je vous la donne. - Sérieusement, Harvey, je vous suis infiniment 52 reconnaissant de ce que vous avez fait. La prochaine fois que je viens à Denver, je vous offre à déjeuner. - Je ne refuse jamais un déjeuner à l'oil. - Parfait. C'est une affaire entendue. - Avant que vous raccrochiez... (Dolan respire longuement) si mon hypothèse est la bonne et que la présence du train d'atterrissage dans le garage de Miss Smith n'ait rien d'extraordinaire, où cela vous mène-t-il ? - Eh bien, j'ai l'impression que ce n'est pas aussi simple qu'il y paraît. Dolan repose l'appareil et reste à le regarder. Un curieux frisson glisse le long de son épine dorsale et lui donne la chair de poule. Il ne sait pas pourquoi, mais la voix de Pitt avait un ton sinistre. Loren débarrasse la table du dîner et apporte sous le porche deux tasses de café bouillant. Pitt est renversé dans un fauteuil, les pieds sur la balustrade. Malgré la fraîcheur de cette soirée de septembre, il ne porte qu'un pull à manches courtes. - Du café ? propose Loren. Comme s'il sortait d'un rêve, il tourne la tête et lève les yeux. - Comment ? fait-il. Oh, excuse-moi, je ne t'avais pas entendu venir. Les yeux violets le fixent. - Tu as l'air d'un homme en proie à une idée fixe, dit-elle soudain sans trop savoir pourquoi. - Possible que je perde un peu la boule, dit-il avec un vague sourire. Je commence à voir des vestiges de catastrophes aériennes un peu partout. Elle lui passe une tasse et serre l'autre dans ses mains pour se réchauffer les doigts. - Cette satanée camelote de papa ! Tu ne penses qu'à ça depuis que nous sommes ici. Tu lui donnes une importance absolument ridicule. - Je n'y comprends rien moi non plus. (Il s'arrête et boit une gorgée de café.) Ce doit être la malédiction des Pitt : je ne peux pas lâcher un problème sans lui avoir trouvé une solution acceptable. Ça te paraît étrange ? demande-t-il en se tournant vers elle. 55 - J'imagine qu'il y a des gens qui se croient obligés de chercher réponse à tout. Il continue à parler comme on réfléchit à haute voix. - Ce n'est pas la première fois que j'ai ce genre d'intuition. - Et tes intuitions sont-elles toujours bonnes ? Il s'ébroue et sourit. - Pour être honnête, je dois dire que mon pourcentage de succès est à peu près de un sur cinq. - Et s'il se trouve que la camelote de papa ne provient pas d'un appareil qui se serait écrasé dans les environs ? - Alors je n'y pense plus et je reprends ma place dans ce monde prosaïque. Une sorte de calme les enveloppe. Une brise fraîche tombe des sommets. Loren s'approche de Pitt et s'assoit sur ses genoux pour profiter de la chaleur de son corps. - Il nous reste encore douze heures avant de reprendre l'avion pour Washington. Je voudrais que rien ne gâche notre dernière nuit ici. Je t'en prie : rentrons tout de suite et mettons-nous au lit. Pitt sourit et lui baise tendrement les yeux. Il la renverse dans ses bras, se lève du fauteuil et il rentre dans le chalet, portant Loren aussi facilement qu'un simple jouet d'enfant. Il décide sagement que ce n'est pas le moment de lui dire qu'elle rentrera seule dans la capitale, pendant que lui va rester ici et poursuivre ses recherches. Deux jours après, un Pitt plutôt déprimé est assis le soir à table dans le chalet et il examine des cartes d'état-major. Il se renverse dans son fauteuil et se frotte les yeux. Tout ce que son entreprise lui a rapporté jusqu'à présent, c'est une maîtresse plus ou moins fâchée et une note salée de la société qui lui a loué l'hélicoptère. Un bruit de pas ébranle les marches du porche, et bientôt, un crâne rasé de près, un visage aimable aux yeux noisette et une énorme moustache, modèle Guillaume II, apparaissent dans la partie haute de la porte. - Salut, là-dedans, lance une voix qui doit chausser un bon quarante-cinq. - Entrez, répond Dirk Pitt sans se lever. L'homme est trapu avec une poitrine comme une barrique, et Pitt estime à vue de nez qu'il doit faire monter la bascule à plus de 100 kg. L'étranger offre une main de la taille d'un gigot d'agneau. - Je parie que vous êtes Dirk Pitt. - En effet, c'est moi. - Parfait. Je vous ai trouvé du premier coup. J'avais peur de me tromper de route dans le noir. Je m'appelle Abe Steiger. - Le colonel Steiger ? - Laissez tomber les galons. Comme vous pouvez le voir, je suis venu en tenue de route. 57 - Je ne m'attendais vraiment pas à ce que vous vous dérangiez pour répondre à ma demande. Une simple lettre aurait suffi. Steiger se fend d'un large sourire. - Le fond de l'affaire, c'est que je ne voulais pas que le prix d'un timbre me prive d'un voyage de prospection. - Un voyage de prospection ? - Je fais d'une pierre deux coups, si vous voulez. Primo : je dois faire une conférence sur la sécurité aérienne, la semaine prochaine, à la base de Cha-nute, dans l'Illinois. Secundo : vous êtes planté en plein cour d'un bassin minier du Colorado et, comme je suis un maso de la prospection, j'ai pris la liberté de m'arrêter ici dans l'espoir de laver quelques poêles de sable aurifère avant d'aller prendre la parole. - Vous êtes le bienvenu. D'ailleurs, je suis célibataire pour l'heure. - Monsieur Pitt, j'accepte votre hospitalité. - Vous avez des bagages ? - Dehors, dans une voiture de location. - Apportez-les pendant que je prépare du café. Au fait, voudriez-vous dîner ? - Merci, mais j'ai mangé un morceau avec Har-vey Dolan avant de prendre la route. - Vous avez donc vu le train d'atterrissage. Steiger acquiesce et prend une vieille serviette de cuir. Il ouvre la glissière et passe à Pitt un dossier broché. - Voici la situation-rapport du Boeing C-97, matricule 75 403, de l'Armée de l'air, commandé par un certain Vylander. Vous n'avez qu'à y jeter un coup d'oil pendant que je défais ma valise. Si vous avez une question à poser, appelez-moi. Après s'être installé dans une chambre, Abe Steiger vient rejoindre Pitt à la table. - Ce dossier satisfait-il votre curiosité ? Pitt lève les yeux. 58 - On y déclare que le 03 a disparu dans le Pacifique au cours d'un vol ordinaire entre la Californie et Hawaii en janvier 1954. - C'est ce que disent, en effet, les rôles de l'Armée de l'air. - Comment expliquez-vous, alors, la présence d'une partie du train d'atterrissage ici, dans le Colorado ? - Cela n'a rien de mystérieux. A un certain moment, lorsque l'appareil était en service, l'assemblage du train a sans doute été remplacé. Cela arrive souvent. Les mécaniciens ont peut-être découvert une pièce défectueuse. Un atterrissage brutal a peut-être fendu la jambe de train. L'appareil a pu être endommagé pendant qu'on le remorquait. On peut trouver des douzaines de raisons pour justifier un remplacement. - Les registres de maintenance le mentionnent-ils ? - Non. - N'est-ce pas un peu curieux ? - Non réglementaire, peut-être, mais pas curieux. Les membres du personnel de maintenance de l'Armée de l'air sont renommés pour leur talent de mécaniciens, mais pas pour leur respect de la paperasserie administrative. - Le rapport établit aussi que l'on n'a jamais retrouvé la moindre trace de l'appareil ni de son équipage. - Je reconnais qu'il y a là une énigme. Les rapports indiquent que des recherches considérables ont été faites, bien plus étendues que ne le préconise la procédure réglementaire. Et pourtant, les unités combinées de l'Armée de l'air et de la Marine, malgré leurs efforts, ont fait un énorme chou blanc. (D'un signe de tête, Steiger remercie Pitt qui lui tend une tasse de café.) Mais, voyez-vous, ce sont des choses qui arrivent. Nos archives sont pleines d'appareils qui ont pris leur envol pour le néant. 59 - « Pris leur envol pour le néant. » C'est une formule très poétique, dit Pitt ironique. Steiger préfère ignorer le ton de Pitt et continue de boire son café. - Pour un enquêteur de la Sécurité aérienne, chaque accident inexpliqué est une épine au talon. Nous sommes comme les chirurgiens qui perdent parfois un patient sur la table d'opération. Ceux qui ont disparu sans laisser de traces nous empêchent de dormir. - Et le Vixen 03 ? demande Pitt calmement. Celui-là vous empêche-t-il aussi de dormir ? - Vous me parlez d'un accident qui s'est produit quand j'avais quatre ans. Je ne peux guère me sentir visé. En ce qui me concerne, monsieur Pitt, et pour autant que cela concerne l'Armée de l'air, la disparition du 03 est une affaire classée. Il repose pour l'éternité au fond de la mer avec le secret de cette tragédie. Pitt regarde un instant Steiger, puis il lui verse du café. - Vous vous trompez, colonel Steiger, vous vous trompez complètement. Cette tragédie a une explication, et cette explication ne se trouve pas à 5 000 kilomètres d'ici. Le lendemain, après leur petit déjeuner, Pitt et Steiger s'en vont chacun de leur côté - Pitt pour fouiller un ravin profond, trop étroit pour que l'hélicoptère puisse y accéder, Steiger pour trouver un ruisseau qui pourrait receler quelques pépites. Il fait frais. Quelques nuages couronnent le sommet des montagnes et la température dépasse à peine 12 degrés. Il est plus de midi lorsque Pitt abandonne son ravin et reprend le chemin du chalet. Il prend une piste à demi effacée qui descend à travers les arbres jusqu'au lac de la Table. Après avoir suivi le rivage pendant un bon kilomètre, il arrive à un cours d'eau 60 qui se jette dans le lac et il le remonte jusqu'au moment où il tombe sur Steiger. Le colonel est en plein travail : campé sur un rocher plat au milieu du courant, il trempe une large poêle de métal dans le fond de la rivière. - Ça mord ? lui crie Pitt. Steiger se retourne, fait un signe de la main et regagne la rive. - Oh, je ne serai pas obligé d'aller porter mon chargement à Fort Knox. Ce sera bien beau si j'ai pu en récolter un demi-gramme, dit-il, puis il ajoute en interrogeant Pitt du regard : « Et vous ? Vous avez trouvé ce que vous cherchez ? » - Un voyage parfaitement inutile, mais une promenade tonifiante. Steiger lui tend une cigarette que Dirk refuse. - Je vais vous dire, fait le colonel en allumant la sienne, vous êtes l'image parfaite de l'obstination. - On me l'a déjà dit, répond Pitt en riant. Steiger s'assoit, tire longuement sur sa cigarette et reprend en exhalant la fumée. - En ce qui me concerne, je suis le parfait lâcheur, mais seulement pour ce qui est sans importance : les mots croisés, les bouquins sérieux, le bricolage, les tapis tricotés, je n'en ai jamais terminé un seul. Je crois qu'en m'abstenant de tout effort mental, je vivrai dix ans de plus. - Dommage que vous ne puissiez pas lâcher le tabac. - Touché ! concède Steiger. A cet instant, deux jeunes gens, un garçon et une fille en blouson de duvet et juchés sur un radeau improvisé, apparaissent au tournant de la rivière et se laissent dériver. Ils plaisantent, avec l'abandon de la jeunesse, sans un regard pour les deux hommes qu'ils laissent derrière eux. Pitt et Steiger les laissent s'éloigner en silence. - Ça, c'est la vie ! s'exclame Steiger. Quand j'étais 61 gosse, je descendais en radeau la Sacramento. Vous n'avez jamais fait ça ? Pitt n'a pas entendu la question. Il fixe de toute son attention l'endroit où les deux jeunes gens viennent de disparaître à leur vue. Puis son intense concentration fait place à une soudaine illumination. - Qu'est-ce qui vous arrive ? demande Steiger. On dirait que vous venez de voir Jésus descendant du ciel. - Ça me crevait les yeux depuis toujours, et je ne voyais rien, murmure Pitt. - Qu'est-ce que vous ne voyiez pas ? - Ce qui démontre une fois de plus que les problèmes les plus ardus relèvent des solutions les plus simples. - Vous ne m'avez toujours pas répondu ? - Le réservoir d'oxygène et le train d'atterrissage... Je sais enfin d'où ils viennent. Steiger fixe Pitt d'un regard incrédule. - Ce que je veux dire, poursuit Pitt, c'est que je n'avais pas pensé à une propriété qui leur est commune. - Je ne vois pas ce que ça peut être, dit Steiger. Dans un avion, ils sont alimentés par deux circuits entièrement différents, l'un gazeux, l'autre hydraulique. - Oui, mais arrachez-les de l'appareil, et ils ont tous les deux la même caractéristique. - Laquelle ? Pitt regarde Steiger et sourit, sourit de plus en plus. Puis il lance le mot révélateur. - Ils flottent ! Auprès des élégants jets des P.-D.G., le Catlin M-200 ressemble un peu à un crapaud volant. Mais bien qu'il vole moins vite, il a une qualité que n'ont pas les autres appareils de sa taille ; le Catlin a été conçu pour atterrir et décoller d'endroits impossibles en emportant une cargaison deux fois plus lourde que lui-même. Le soleil brille sur la peinture aiguë-marine du fuselage lorsque le pilote vire adroitement pour poser l'appareil sur l'étroite bande d'asphalte de l'aérodrome de Lake County, près de Leadville. Le Catlin s'arrête brusquement à près de 600 mètres du bout de la piste, il tourne et roule vers l'endroit où Pitt et Steiger attendent. A mesure qu'il s'approche, on distingue de plus en plus clairement le sigle NUMA sur le flanc du fuselage. Le petit appareil s'arrête. On coupe les moteurs et, une minute plus tard, le pilote descend et vient vers les deux hommes. - Je ne sais pas comment te remercier, mon pote, lance-t-il avec une grimace à Pitt. - Pourquoi ? Pour une agréable excursion tous frais payés dans les Rockies ? - Non, pour m'avoir arraché du plumard et des bras d'une rouquine incendiaire au milieu de la nuit à Washington afin de charger mon appareil d'un tas de trucs et de les transporter ici. - Colonel Abe Steiger, dit Pitt, puis-je vous pré- 63 senter Al Giordino, mon assistant intermittent et le râleur breveté de la National Underwater and Marine Agency ? Giordino et Steiger se toisent comme deux boxeurs avant le premier coup de gong. Si l'on ne tient pas compte du crâne rasé et du visage sémite de Steiger, du malicieux sourire et de la brune tignasse frisée de Giordino, on les prendrait pour deux frères. Ils sont bâtis sur le même modèle : taille, poids et jusqu'à la musculature qui surtend leurs vêtements ; ils semblent sortir du même moule. Giordino tend la main. - Colonel, j'espère que nous serons toujours du même avis. - Et moi aussi, dit Steiger avec un cordial sourire. - As-tu apporté le matériel que j'ai demandé ? coupe Pitt. ( - H a fallu que je fasse ça en douce... Si jamais l'amiral entend parler de ce petit divertissement clandestin, il prendra sûrement un de ses célèbres coups de sang. - L'amiral ? interroge Steiger. Je ne vois pas ce que la Marine vient faire là-dedans. - Pas question de la Marine, colonel. Il se trouve que l'amiral James Sandecker - à la retraite - est le directeur général de la NUMA. Il a par ailleurs le complexe d'Harpagon : il a horreur des dépenses qui ne figurent pas dans le budget annuel de l'agence. Steiger hausse les sourcils en comprenant ce qui se passe. - Vous voulez dire que vous avez demandé à Giordino de faire traverser la moitié du pays à un avion du gouvernement, aux frais du gouvernement, et cela, sans autorisation, sans parler du matériel chapardé ? - C'est un peu ça, en effet. 64 - Et nous faisons ça avec un art ! dit Giordino imperturbable. - Ça économise un temps fou, explique Pitt avec flegme. Les tracasseries administratives sont tellement casse-pieds. - Ce n'est pas croyable, souffle doucement Steiger. Je passerai sans doute en conseil de guerre comme complice. - Pas si nous nous en tirons, dit Pitt. Et maintenant, si vous voulez bien tous les deux sortir la cargaison, je vais amener la jeep jusqu'à l'avion. Là-dessus, il s'en va vers le parking. Steiger le regarde s'éloigner, puis il se tourne vers Giordino. - Il y a longtemps que vous le connaissez ? - Depuis la première. J'étais la terreur de la classe. Quand Dirk, dont les parents venaient de s'installer dans le quartier, est arrivé la première fois à l'école, je lui ai solidement tanné le cuir. - Pour lui montrer qui était le patron ? - Pas tout à fait, dit Giordino en ouvrant la porte de la soute. Quand j'ai eu fini de lui bosseler le nez et de lui boucher un oil, il s'est relevé et m'a donné un coup de botte entre les jambes. J'ai boité pendant plus de huit jours. - D'après ce que vous dites, il serait assez teigneux ? - Disons plutôt que Pitt a du courage plein les tripes, de l'astuce plein le crâne et un chic extraordinaire pour pulvériser tout obstacle, fait ou non de main d'homme, qui se trouve sur sa route. Il a un faible pour les gosses et les animaux, et il aide les vieilles dames à traverser la rue. A ma connaissance, il n'a jamais chipé un cent de sa vie ni utilisé son talent à des fins personnelles. Et par-dessus tout, c'est un sacré brave type. - Vous ne croyez pas qu'il va un peu loin ce coup- ci 65 - Vous parlez de sa croyance dans un avion inexistant ? Steiger acquiesce d'un signe de tête. - Eh bien, si Pitt vous dit que le Père Noël existe, mettez vos souliers devant la cheminée, parce qu'il a sûrement raison. A genoux dans un canot d'aluminium, Pitt règle le poste de télévision. Steiger est à l'avant et il se bat avec les avirons. Dans un second bateau, à une demi-douzaine de mètres devant, Giordino disparaît derrière une pile d'émetteurs et de batteries. Tout en ramant, il surveille de l'oil un câble qui plonge dans l'eau. A l'autre extrémité du câble pend une caméra de T.V. dans un caisson étanche. - Réveillez-moi pour le grand film d'épouvanté, lance Giordino en bâillant. - Continuez à ramer, grogne Steiger. Je commence à gagner sur vous. Pitt ne prend pas part à leurs plaisanteries. Son regard ne quitte pas l'écran. Une brise vespérale et froide descend des montagnes et agite la surface glacée du lac. Giordino et Steiger peinent pour maintenir les embarcations à distance régulière. Depuis le petit matin, les seuls objets qui se sont présentés devant la caméra n'étaient que des amas de rocs à demi enfouis dans la vase, les restes pourrissants d'arbres morts depuis longtemps et dont les branches nues semblent vouloir saisir l'appareil qui passe, et quelques truites arc-en-ciel effarouchées qui s'écartent prudemment. - N'aurait-il pas été plus facile de conduire les recherches avec du matériel individuel de plongée ? demande Steiger en troublant l'examen de Pitt. 67 - La T.V. est bien plus efficace, répond ce dernier en frottant ses yeux fatigués. Par ailleurs, le lac descend par endroit à plus de 60 mètres. Le temps laissé à un plongeur à cette profondeur n'est que de quelques minutes. Ajoutez à cela qu'à 15 mètres de la surface l'eau atteint presque son point de congélation, et vous avez un environnement plutôt inconfortable. Je ne connais pas d'hommes dont le corps pourrait supporter ce froid plus d'une dizaine de minutes. - Et si nous découvrons quelque chose ? - Alors je passerai une combinaison de plongée et je sauterai par-dessus bord pour aller jeter un coup d'oil, mais je ne me mettrai à l'eau qu'à la dernière minute. Quelque chose se présente sur l'écran, et Pitt se penche pour voir de plus près en se protégeant de la lumière du jour sous un voile noir. - Il me semble que nous venons de trouver une image du film d'épouvanté qu'attendait Giordino, dit-il. - Qu'est-ce que c'est ? demande Steiger très intéressé. - On dirait une vieille cabane de rondins. - Une cabane de rondins ? - Voyez vous-même. Steiger se penche sur l'épaule de Pitt pour interroger l'écran. La caméra, à 45 mètres au-dessous de la surface, leur transmet à travers l'eau glaciale l'image de quelque chose qui ressemble en effet à une construction informe. Les rayons du soleil déformés par le clapotis de l'eau et la faible visibilité à cette profondeur s'allient pour lui donner un aspect fantomatique. - Comment diable cette baraque a-t-elle pu venir là ? demande Steiger stupéfait. - Ce n'est pas un grand mystère, explique Pitt. Le lac est artificiel. En 1945, les autorités du Colorado ont endigué la rivière qui traversait la vallée. Une 68 ancienne scierie qui se trouvait au bord a été submergée par les eaux. La cabane que nous voyons devait être un dortoir. Giordino est revenu pour voir, lui aussi. - Il ne manque que la pancarte « A vendre », dit-il. - Elle est remarquablement conservée en tout cas, remarque Steiger. - Cela tient à la température glaciale de l'eau, répond Pitt. Voilà donc pour les attractions touristiques régionales. Si nous continuions ? - Ça va durer longtemps ? demande Giordino. Je prendrais volontiers un peu de nourriture liquide et, de préférence, du genre que l'on trouve dans une bonne bouteille. - Il fera nuit dans une heure ou deux, fait observer Steiger. Je propose que nous levions la séance. - Je vote comme vous, répond Giordino, puis il se tourne vers Pitt : Qu'en dites-vous, Captain Bligh1 ? Je repêche la caméra ? - Non, laisse-la tremper. On la traînera jusqu'à l'embarcadère. Giordino prend un virage malaisé et commence à ramer vers le rivage. - Il me semble que votre théorie a fait long feu, dit Steiger. Nous sommes passés deux fois par le centre du lac et tout ce que nous en avons tiré, ce sont des courbatures et la vue d'une cabane en ruine. Il faut vous faire une raison, Pitt : il n'y a rien d'intéressant dans ce lac à part du poisson. (Steiger s'arrête et indique le matériel de télévision.) Et puisque nous parlons du petit monde des profondeurs... qu'est-ce qu'un pêcheur ne donnerait pas pour disposer d'un attirail comme ça ! Pitt regarde Steiger d'un air songeur. 1. Le capitaine Bligh était le fameux commandant du Bounty dont l'équipage, lassé de sa sévérité, s'était mutiné. 69 - Al ! lance-t-il, va donc du côté du vieux qui est en train de pêcher de la rive. Giordino se retourne pour noter la direction indiquée par Pitt. Il fait signe sans rien dire et modifie son cap. Steiger suit le mouvement. En quelques minutes, les bateaux arrivent à portée de voix d'un vénérable pêcheur qui lance habilement sa ligne près d'un gros rocher qui sort du lac. Il lève les yeux et soulève son chapeau festonné de mouches en réponse au salut de Pitt. - Alors, ça mord ? - Voilà qui est original ! murmure Steiger. - Ils boudent un peu aujourd'hui, répond le pêcheur. - Vous péchez souvent ici ? - Plus ou moins depuis vingt-deux ans. - Pourriez-vous me dire à quel endroit du lac vous perdez le plus de bas de ligne ? - Je vous demande pardon ? - Y a-t-il un endroit de ce lac où les pêcheurs perdent le plus souvent leurs montures ? - Là-bas, près de la digue, il y a un arbre submergé qui leur en prend un maximum. - A quelle profondeur ? - Deux à trois mètres. - C'est un endroit beaucoup plus profond qui m'intéresse, explique Pitt. Le vieux pêcheur réfléchit un instant. - Au nord du lac, il y a un fameux trou au pied d'un grand marécage. J'y ai laissé deux de mes meilleures cuillères en traînant trop profond l'été dernier. Les gros nagent bas pendant les chaleurs. Mais je ne vous conseille pas d'essayer votre chance là-bas. A moins que vous n'ayez des intérêts dans une boutique d'attirail de pêche. - Merci beaucoup pour le renseignement, dit Pitt avec un geste d'adieu. Bonne chance ! - Bonne chance à vous aussi, dit le vieux en se 70 remettant à lancer et en répondant presque aussitôt à une forte touche. - Tu as entendu. Al ? demande Pitt. Giordino regarde avec envie du côté du débarcadère, puis vers le nord du lac, à plus de 400 mètres. Enfin, se résignant à la tâche, il relève la caméra pour éviter qu'elle ne racle le fond, met ses gants et prend les avirons. Steiger adresse à Pitt un regard à cinq lettres, puis il obéit, lui aussi. Une bonne demi-heure de bataille contre un fort vent de côté s'écoule avec une désespérante lenteur. Steiger et Giordino poursuivent leur effort en silence, Giordino parce qu'il a une foi aveugle dans les idées de Pitt, Steiger parce qu'il crèverait plutôt que de renoncer à ramer avant Giordino. Pitt reste soudé à l'écran, lançant de temps à autre à Giordino une indication de profondeur. Le fond du lac s'élève à mesure qu'ils s'approchent du marécage. Puis, brusquement, la vase et les herbes commencent à s'enfoncer et l'eau devient plus sombre. Ils s'arrêtent pour descendre la caméra et se reprennent à ramer. Ils n'ont guère couvert que quelques mètres lorsqu'un objet courbe apparaît sur l'écran. Sa forme n'est pas clairement visible et la chose n'a pas un aspect naturel. - Arrêtez ! crie Pitt. Steiger se courbe, heureux de cette pause, mais Giordino regarde intensément : il connaît ce ton de voix. Au fond, dans la profondeur glacée, la caméra s'approche lentement de la chose reproduite sur l'écran. Pitt reste comme pétrifié : une énorme étoile blanche sur fond sombre se précise peu à peu. Il attend que la caméra ait terminé son approche, la bouche sèche comme le sable du Kansas. Giordino s'est rapproché et retient les deux canots bord à bord. Steiger se rend compte tout à coup de la tension, lève la tête, et regarde Pitt. 71 - Vous avez trouvé quelque chose ? demande-t-il. - Un avion avec un matricule militaire, dit Pitt en retenant l'excitation qu'il ressent. Steiger rampe vers l'arrière et, médusé, regarde l'écran. La caméra a longé l'aile et descend maintenant sur le côté du fuselage. Un hublot carré se présente et l'on peut lire au-dessus les mots : « Military Air Transport Service ». - Doux Jésus ! s'exclame Giordino. Un avion de transport du M.A.T.S. ! - Pouvez-vous dire de quel modèle ? demande fiévreusement Steiger. - Pas encore, répond Pitt en secouant la tête. La caméra a manqué les parties les plus facilement identifiables, les moteurs et le nez de l'appareil. Elle est passée au-dessus de l'aile gauche et, comme vous pouvez le voir, elle va vers la queue. - Le numéro de série doit être peint sur l'empennage, dit doucement Steiger, avec l'accent de la prière. Ils restent immobiles pendant que le tableau transmis du fond de l'eau se précise. L'avion s'est enfoncé profondément dans la vase. Dans le choc, le fuselage s'est cassé en deux derrière les ailes, la queue légèrement déportée. Giordino manouvre doucement ses avirons et donne à la caméra un nouvel angle de vue. L'image est maintenant si précise qu'ils distinguent presque les rivets sur les flancs d'aluminium. Le spectacle est étrange et déconcertant. Il leur est difficile de croire l'image que l'appareil de télévision leur met sous les yeux. Ils retiennent leur respiration lorsque le numéro matricule peint sur l'empennage se présente par le côté droit de l'écran. Pitt rapproche la lentille de la caméra de façon qu'il ne puisse y avoir d'erreur sur l'identification de l'appareil. On distingue d'abord un 7, puis un 5 et un 4, suivis de 03. Steiger fixe Pitt pendant un moment ; l'effet de ce qu'il sait maintenant 72 être vrai, mais qu'il est encore incapable d'accepter, donne à son regard la fixité de celui d'un somnambule. - Mon Dieu, c'est le 03. Voyons, c'est impossible. - Vos yeux ne vous trompent pas, dit Pitt. Giordino lui serre la main. - Je n'en avais jamais douté, mon vieux. - Je tiendrai compte de ta confiance en moi. - Et maintenant qu'allons-nous faire ? - Tu vas poser une bouée de repère et la journée est terminée. Demain, nous plongerons et nous verrons ce qu'il y a à l'intérieur de l'épave. Steiger ne peut que secouer la tête et répéter : - Il ne devrait pas se trouver là... il ne devrait pas être là. - Il est clair que notre bon colonel refuse d'en croire ses propres yeux, dit Pitt en souriant. - Ce n'est pas ça, lui dit Giordino. Steiger a un problème psychologique. - Un problème ? - Mais oui : il ne croit pas au Père Noël. En dépit du froid matinal, Pitt transpire dans sa combinaison de plongée. Il vérifie son appareil respiratoire, fait à Giordino un signe du pouce levé et plonge par-dessus bord. L'eau glaciale qui pénètre entre sa peau et la doublure de son vêtement de néoprène, lui fait l'effet d'un électrochoc. Il demeure quelques instants juste au-dessous de la surface, poignardé par la souffrance, il attend que son corps ait réchauffé la couche d'eau captive de la combinaison. Lorsque la température est devenue supportable, il souffle pour se déboucher les oreilles, agite ses palmes pour descendre dans l'étrange milieu où l'air et le vent sont inconnus. Le câble de la bouée de repère s'enfonce dans la profondeur attirante, et il le suit. Le fond semble venir à sa rencontre. Avant qu'il ne se redresse, sa palme droite s'enfonce dans la vase 73 et soulève un nuage gris qui s'épanouit comme le champignon de fumée de l'explosion d'un réservoir de pétrole. Pitt vérifie le cadran de plongée fixé à son poignet. Il indique 45 mètres. Cela lui donne environ dix minutes de séjour au fond sans avoir à se préoccuper de la décompression. Son ennemi principal est la température de l'eau. La pression glaciale affectera gravement ses facultés de concentration et sa performance. La chaleur de son corps sera vite épuisée par le froid qui éprouvera son endurance jusqu'à ses dernières limites, jusqu'à la zone de fatigue excessive. Il n'a guère que de deux à trois mètres de visibilité, mais cela ne l'arrête pas. La ligne de la bouée n'est qu'à une coudée de l'avion immergé et il n'a qu'à tendre la main pour toucher la surface de métal. Pitt s'était demandé quel sentiment il éprouverait à cet instant-là. Il était sûr que l'appréhension et la peur l'étoufferaient dans leurs tentacules. Tout au contraire, il éprouve une étrange sensation de victoire. C'est un peu comme s'il touchait au terme d'un long voyage épuisant. Il nage au-dessus des moteurs ; les pales des hélices sont artistiquement pliées en arrière, comme des pétales d'un iris ; les ailettes des cylindres ne sentiront plus jamais la chaleur de la combustion. Il passe devant les hublots du cockpit. Les panneaux vitrés sont toujours intacts, mais ils sont couverts de vase et l'on ne peut rien voir à l'intérieur. Pitt constate qu'il a déjà utilisé près de deux minutes de son temps de plongée. Il nage vivement vers les brèches du fuselage, se glisse à l'intérieur et allume sa torche électrique. Les premières choses qu'il aperçoit dans l'obscurité sont de gros cylindres de métal argenté. Leurs attaches ont cédé au moment de l'accident et ils sont épars sur le plancher de la soute. Prudemment, il se 74 glisse entre eux et se faufile par la porte de la cabine de pilotage. Quatre squelettes sont assis sur leurs sièges respectifs, retenus dans leur macabre posture par leur ceinture de nylon. Les phalanges du navigateur sont toujours crispées ; devant le tableau, le squelette du mécanicien est penché en arrière, le crâne incliné malicieusement sur l'épaule. Pitt s'avance, la révulsion et la peur lui serrent la poitrine. Les bulles de son appareil respiratoire jaillissent en spirale au-dessus de sa tête et se rassemblent dans un coin du plafond du cockpit. Ce qui donne à la scène un aspect particulièrement sinistre, c'est que, bien que la chair des squelettes ait disparu, leurs uniformes sont intacts. L'eau glaciale a fait obstacle au processus de putréfaction et l'équipage est resté aussi réglementairement en uniforme qu'à l'instant où la mort l'a saisi. Le copilote est raide, tout droit, les mâchoires béantes comme dans un hurlement fantomatique. Le pilote est incliné en avant, sa tête touche presque le tableau de bord. Une petite plaque métallique sort de sa poche de poitrine ; Pitt la saisit avec précaution et la glisse dans une manche de son costume de plongée. Une enveloppe de vinyle pend dans une poche du siège du pilote, Pitt la prend également. Un coup d'oil à sa montre lui apprend que l'heure est venue. Il n'attend pas de recevoir une invitation gravée sur vélin pour remonter vers la surface et les chauds rayons du soleil. Le froid commence à lui glacer le sang et à l'étourdir, il est prêt à jurer que les squelettes se sont retournés et fixent sur lui les orbites vides de leur crâne. Il sort rapidement du cockpit et se détourne dès que l'espace dans la soute le lui permet. C'est alors qu'il aperçoit les restes d'un pied derrière l'un des cylindres argentés. Le corps auquel appartient ce pied est retenu par des bandes aux anneaux d'attache de plusieurs cylindres. Mais, à l'inverse de ce qui est 75 pour les membres de l'équipage, on trouve encore de la chair sur les os de ce cadavre-là. Pitt réprime la nausée qui lui remonte à la gorge pour examiner plus attentivement celui qui fut jadis un être vivant. L'uniforme n'a pas la teinte bleue de celui de l'Armée de l'air, mais celle kaki de l'Armée de terre. Il fouille les poches, mais elles sont vides. Une sonnerie d'alarme se met à tinter dans sa tête. Ses bras et ses jambes commencent à devenir insensibles et se crispent dans le froid implacable, et il se sent comme plongé dans du sirop. S'il ne peut pas retrouver un peu de chaleur avant longtemps, l'avion fracassé fera une victime de plus. Son esprit s'embrume et, pendant un court instant, l'aiguillon de la panique le harcèle lorsqu'il constate qu'il a l'esprit confus et qu'il a perdu le sens de l'orientation. Puis il repère enfin les bulles d'air de sa respiration qui sortent du fuselage et montent à la surface. Avec un énorme soulagement, il abandonne le dernier squelette et suit les bulles en pleine eau. A trois mètres de la surface, il peut apercevoir le fond du bateau qui tremble dans la lumière réfractée comme quelque image d'un film surréaliste. Il peut même apercevoir la tête apparemment décollée de Gior-dino qui scrute la surface de l'eau. Il lui reste à peine assez de force pour tendre le bras et saisir un aviron. A deux, Giordino et Steiger le hissent à bord aussi aisément que s'il était un enfant. - Aidez-moi à lui retirer sa combinaison, demande Giordino. - Seigneur, il est déjà bleu. - Cinq minutes de plus et il aurait été victime de l'hypothermie. - L'hypothermie ? fait Steiger en tirant sur la combinaison de Pitt. - Perte critique de la chaleur du corps, explique Giordino. J'ai vu des plongeurs en mourir. - Je ne suis pas... je répète... je ne suis pas encore 76 prêt pour le marbre du médecin légiste, parvient à prononcer Pitt en claquant des dents. Dès qu'ils l'ont débarrassé de sa combinaison, Steiger et Giordino étrillent rudement Pitt avec des serviettes, puis ils l'enveloppent dans des couvertures. Ses membres retrouvent lentement leur sensibilité. Le chaud soleil pénètre ses muscles et il se sent de nouveau bien dans sa peau. Il boit du café au thermos pour la sensation plus psychologique que réelle de réconfort qu'il lui procure. - Tu es idiot ou quoi ? s'exclame Giordino avec une feinte colère qui dissimule son inquiétude. Tu as failli te tuer en restant si longtemps au fond. L'eau doit y être près du point de congélation. - Qu'avez-vous trouvé en bas ? interroge Steiger, anxieux. Pitt se redresse, chasse les derniers pans de brouillard de son esprit. - Un dossier. J'avais un dossier. - Il n'est pas perdu, dit Giordino en le montrant. Tu le serrais comme avec un étau dans ta main gauche. - Et une petite plaque de métal ? - Je l'ai ramassée, dit Steiger. Elle est tombée de votre manche. Pitt s'adosse au bordage du canot et avale une nouvelle gorgée de café bouillant. - La soute de l'appareil est pleine de gros réservoirs de métal, d'acier inoxydable, à en juger par leur résistance à la corrosion. Pour leur contenu, vous en savez autant que moi. Ils ne portent aucune marque. - Quelle forme ont-ils ? demande Giordino. - Cylindrique. - Je me demande bien quelle sorte de matériel militaire peut exiger la protection d'étuis de métal inoxydable, dit Steiger d'un air songeur ; puis son esprit passe à un autre aspect de l'énigme et il jette à Pitt un regard perçant. Et l'équipage ? Avez-vous trouvé trace de l'équipage ? 77 - Ce qu'il en reste est encore retenu aux sièges par ses ceintures de sécurité. Giordino décolle soigneusement un coin de l'enveloppe du dossier. - Il est possible qu'on puisse encore lire les papiers. J'essaierai de les décoller un par un et de les sécher au chalet. - C'est probablement le plan de vol, dit Steiger. Quelques-uns des vieux pilotes de l'Armée de l'air préfèrent toujours emporter leurs documents dans ces enveloppes de vinyle plutôt que dans les poches plastiques actuelles. - Peut-être cela nous apprendra-t-il ce que faisait cet équipage si loin de sa route. - Personnellement, je l'espère, dit Steiger. Je voudrais avoir tous les faits et la solution du mystère bien empaquetés avec une faveur avant de les déposer sur un certain bureau, à Washington. - Euh... Steiger ? Le colonel interroge Pitt du regard. - Je serais navré de flanquer par terre vos chères prévisions, mais je dois vous dire qu'il y a plus que ce qui apparaît à première vue dans le mystère du Vixen 03... beaucoup plus. - Nous avons retrouvé les restes de l'appareil, n'est-il pas vrai ? fait Steiger en essayant de garder son calme - on ne peut pas lui refuser un instant de triomphe. La solution se trouve là, à quelques mètres de profondeur. Il ne s'agit plus que de repêcher les débris. Que peut-il y avoir d'autre ? - Un dilemme plutôt déplaisant sur lequel nous ne comptions pas. - Quel dilemme ? - Je crains fort, dit calmement Pitt, que nous ayons en prime un assassinat sur les bras. 10 Giordino étale sur la table de la cuisine les papiers que contenait le dossier. Il y a six feuillets en tout. La petite plaque d'aluminium que Pitt a trouvée dans la poche du pilote trempe dans une solution que Giordino a concoctée pour faire réapparaître ce qui pouvait être gravé dans le métal. Pitt et Steiger sont assis devant les bûches crépitantes et boivent du café. L'âtre est fait de pierres du pays et sa chaleur réchauffe toute la pièce. - Vous rendez-vous compte de la signification de ce que vous supposez ? demande Steiger. Vous tirez d'un chapeau un crime capital sans l'ombre d'une preuve... - Mettez-vous bien ceci dans la tête : vous parlez comme si j'étais en train d'accuser de meurtre l'Armée de l'air tout entière. Je n'accuse personne. D'accord, il s'agit de preuves circonstancielles, mais je suis prêt à parier mes économies que n'importe quel médecin légiste sera d'accord avec moi. Le squelette que j'ai trouvé dans la soute n'est pas mort il y a trente-quatre ans, en même temps que l'équipage. - Comment pouvez-vous l'affirmer ? - Il y a divers points qui ne collent pas. Tout d'abord, notre passager en surnombre a encore de la chair sur les os. Les poissons ont nettoyé les autres il y a des années. Cela indique, à mes yeux au moins, qu'il est mort longtemps après l'accident. D'autre 79 part, il était pieds et poings liés aux crochets d'amarrage de la soute. Avec un rien d'imagination, on pourrait reconnaître là le style des anciennes exécutions de gangsters. - Vous voilà en train de nous plonger dans le mélodrame. - Mais toute l'affaire paraît mélodramatique ! Un mystère s'enclenche sur un autre, sans lien logique, d'ailleurs. - Okay, prenons les faits que nous savons exacts, dit Steiger. L'appareil qui porte le matricule 75403 se trouve là où on ne l'attendait pas. Mais il existe bel et bien. « Et je crois que nous pouvons assurer sans crainte d'erreur que c'est l'équipage d'origine qui se trouve encore assis aujourd'hui dans l'épave. Pour ce qui est du corps en surnombre, le rapport a peut-être négligé de préciser son affectation. Il s'agit peut-être d'un changement de dernière heure : un copilote ou un mécanicien de recharge qui s'était attaché aux crochets d'amarrage au moment de l'atterrissage forcé. - Alors, comment expliquez-vous l'uniforme différent ? Il est vêtu de kaki et non pas du bleu de l'Armée de l'air. - Je ne peux pas plus répondre à cela que vous ne pouvez tenir pour certain qu'il a été assassiné bien après l'accident. - C'est là où vous vous trompez, annonce tranquillement Pitt. J'ai une excellente idée de l'identité de notre invité inattendu. Et si elle est bonne, sa suppression par une ou plusieurs personnes inconnues devient une certitude absolue. Steiger lève les sourcils. - Je vous écoute, dit-il. A qui pensez-vous ? - A l'homme qui a bâti ce chalet. Il s'appelait Charlie Smith, le père de Loren Smith, représentante du Colorado au Congrès. 80 II faut à Steiger quelques instants pour digérer l'énormité de ce que Pitt vient de déclarer. - Très exactement des bribes et des morceaux. Je sais de source sûre que la notice nécrologique de Charlie Smith annonce qu'il a été réduit en poussière par un explosif de sa fabrication. Et que l'on n'a pu retrouver de lui qu'un pouce et une botte. Du joli travail, vous ne trouvez pas ? Vite fait, bien fait. Il faudra que je me rappelle ça la prochaine fois que je voudrai me débarrasser de quelqu'un. Vous faites exploser votre bombe et, dès que la poussière est retombée, vous jetez sur le bord du cratère encore fumant une godasse et une partie anatomique de la victime, le tout aussi parfaitement identifiable que possible. Les amis du défunt reconnaîtront le soulier, et les services du shérif ne peuvent manquer d'identifier le pouce dès qu'ils en ont relevé une empreinte. De mon côté, je me suis arrangé pour enterrer le reste du corps là où j'espère qu'on ne pourra jamais le retrouver. La mort de ma victime passe pour un accident et je passe, moi, le reste de mes jours en paix. - Vous voulez dire qu'il manque à votre squelette un pied et un pouce. Pitt hoche affirmativement la tête. A 9 h 30, Giordino est prêt. Il commence par faire à Pitt et Steiger un amphi comme s'ils étaient en classe de chimie. - Comme vous pouvez le constater, après un séjour de plus de trois décennies dans l'eau, la couverture de vinyle est pratiquement restée à l'état de neuf parce qu'il s'agit d'un composé organique, mais le papier des documents qu'elle contenait est presque redevenu de la pulpe. Ces papiers étaient ronéotypés - procédé communément employé avant les miracles du Xerox. Je suis désolé de vous apprendre que l'encre de l'impression a à peu près disparu et qu'aucun laboratoire au monde ne peut plus rien 81 déchiffrer même au super-grossissement. Trois des feuillets sont pratiquement inutilisables. Rien ne reste qui soit même vaguement lisible. Le quatrième feuillet semble avoir contenu des renseignements météorologiques. Quelques mots ici et là font allusion aux vents en altitude et aux températures atmosphériques. La seule phrase que j'aie pu déchiffrer dit : « Ciel redevenant clair au-delà des pentes ouest. » - Pentes ouest signifiant les Rocheuses du Colorado, précise Pitt. Steiger saisit le bord de la table. - Bon Dieu ! Voyez-vous ce que cela implique ? s'exclame-t-il. - Cela veut dire que la mission du 03 n'avait pas la Californie pour point de départ comme le prétend le rapport, répond Pitt. Son point de départ devait être à l'est d'ici, puisque l'équipage s'inquiétait des conditions atmosphériques au-dessus du Gréât Divide1. - Et voilà pour le contenu du feuillet numéro 4, dit Giordino. Quant au feuillet numéro 5, comparé au reste, c'est une véritable mine de renseignements. Ici, nous pouvons vaguement reconstituer plusieurs groupes de mots, y compris le nom de deux membres de l'équipage. Bien des lettres manquent, mais, avec un rien de déduction élémentaire, on peut imaginer la signification des mots. Prenons ceci, par exemple. Giordino indique une feuille de papier et les deux hommes se penchent pour voir mieux. A rc ft omm nd r : Ma ay on V1 nde - Maintenant, comblons les blancs, poursuit Giordino, et nous obtenons « Aircraft commander : Major Raymond Vylander ». 1. Nom donné aux Etats-Unis à la ligne de partage des eaux des montagnes Rocheuses. 82 - Et pour la seconde combinaison, dit Pitt en la montrant du doigt. Elle donne le nom et le grade du navigateur. - Joseph Burns, en effet, confirme Giordino. Il manque trop de caractères dans les lignes suivantes pour qu'on puisse deviner leur sens. Et puis, voici autre chose, continue Giordino en montrant le bas de la feuille. ode n me : ix n 03 - Indicatif d'appel classique, intervint Pitt. Tout appareil en mission secrète en reçoit un. C'est généralement un nom suivi des deux derniers chiffres du matricule de l'avion. Steiger jette à Pitt un regard sincèrement admira-tif. - Comment se fait-il que vous le sachiez ? observe-t-il. - Oh, j'ai dû ramasser ça quelque part, fait Pitt, désinvolte. Giordino comble les blancs. - Nous avons donc maintenant : « Code name : machinchose 03. » - Quels noms peuvent s'écrire avec « IX » au centre, s'interroge Steiger. - Il y a des chances pour que la lettre qui venait après l'x soit un e ou un o. - Qu'est-ce que tu dirais de « Nixon » ? propose Giordino. - Je doute fort qu'un simple appareil de transport ait été baptisé du nom du vice-président, remarque Pitt. Vixen 03l me paraît plus vraisemblable. - Vixen 03, répète doucement Steiger. Ce nom-là en vaut bien d'autres. - Poursuivons, reprend Giordino. Notre dernière 1. Vixen, femelle du renard ou garce. Dans le cas présent, renarde. 83 ligne déchiffrable, du cinquième feuillet est « E - blanc - A, Rongelo 060 blanc. » - Heure d'arrivée prévue : 6 heures du matin, à Rongelo, traduit Steiger dont le visage reste pourtant incrédule. Où diable ! cela peut-il être ? Le Vixen 03 devait atterrir à Hawaii. - Je ne peux vous dire que ce que je peux lire, répond Giordino. - Et le sixième feuillet ? demande Pitt. - Pas grand-chose à en tirer. Rien que du charabia, sauf une date et un degré dans la hiérarchie du secret près du bas de la page. Voyez vous-même. rders d te anu ry 2. 954 Aut or z dy : r li r B s TOSERTCOD 1A Steiger se penche sur le libellé indéterminé. - La première ligne signifie : Orders dated January, quelque part entre le 20 et le 29 en 1954. - La seconde me paraît se traduire par : « Autorisé par » ; le nom de l'officier a disparu, mais le grade de général irait bien là. - Nous arrivons en fin à Top-secret Code One-A, termine Giordino. Il n'y a pas de classification plus secrète que celle-là. - Je crois qu'on peut raisonnablement supposer, dit Pitt, que quelqu'un dans les échelons supérieurs du Pentagone ou de la Maison-Blanche, ou dans les deux, a rédigé un faux rapport d'accident pour dissimuler le véritable sort du Vixen 03. - Au cours de toute ma carrière dans l'Armée de l'air, je n'ai jamais entendu parler d'une chose pareille. Pourquoi faudrait-il couvrir d'un mensonge flagrant la disparition d'un avion ordinaire en mission normale ? - Ouvrez les yeux, colonel. Le Vixen 03 n'était pas un appareil ordinaire. Le rapport affirme que l'appareil avait pour point de départ la base de Travis près 84 de San Francisco et qu'il devait atterrir sur Hickham Field, à Hawaii. Nous savons maintenant que l'équipage avait en fait comme destination un certain point nommé Rongelo. - Je ne me rappelle pas avoir jamais entendu parler de cet endroit, dit Giordino en se grattant la tête. - Ni moi non plus, dit Pitt. Mais nous pourrons élucider ce mystère dès que nous aurons mis la main sur un atlas. - Bon. Alors qu'avons-nous récolté ? demande Steiger. - Pas grand-chose, reconnaît Pitt. Si ce n'est que vers la fin du mois de janvier 1954, un C-97 a décollé d'un point situé dans l'est ou dans le centre des Etats-Unis pour une mission top-secret. Mais il s'est passé quelque chose au-dessus du Colorado. Un incident mécanique qui a obligé l'équipage à poser l'appareil sur le pire terrain imaginable. Ils avaient eu de la chance ou, du moins, l'ont-ils cru. Après avoir évité par miracle de s'écraser contre la montagne, Vylan-der a repéré un terrain découvert et a préparé le stra-tocruiser pour un atterrissage forcé. Mais ce qu'il ne pouvait pas deviner - rappelez-vous que c'était en janvier et que le terrain était certainement couvert de neige -, c'est l'affreuse réalité : le terrain était en fait un lac gelé et recouvert de neige. - Si bien que lorsque la vitesse acquise a diminué et que le poids de l'appareil a joué, complète Steiger l'air absent, la glace a cédé et l'avion s'est englouti. - Exactement. L'irruption de la masse d'eau dans l'appareil éventré et le choc paralysant du froid ont terrassé les membres de l'équipage avant qu'ils puissent réagir et ils sont morts à leur poste. Personne n'a été témoin de l'accident, la glace s'est reformée sur la tombe et toute trace de la tragédie a entièrement disparu. Les recherches n'ont rien donné. Le sort du Vixen 03 a été par la suite dissimulé dans un 85 rapport fallacieux et tout a été diplomatiquement oublié. - Ton scénario est intéressant, dit Giordino, et il est facile à jouer. Mais que vient faire Charlie Smith dans l'histoire ? - Il a dû accrocher le réservoir d'oxygène un jour qu'il péchait. Comme il avait l'esprit curieux, il a dû draguer le coin, et c'est sans doute comme ça qu'il a repêché le train d'atterrissage de l'épave. - Il a dû faire une drôle de tête quand le train a fait surface, remarque Giordino en souriant. - Je veux bien à la rigueur accepter la théorie de l'assassinat de Smith, dit Steiger, mais je ne vois toujours pas le mobile. Pitt lève les yeux sur Steiger. - Il doit bien y avoir une raison pour ôter la vie à un homme. - La cargaison, s'exclame Giordino, surpris de son hypothèse. C'était une mission top-secret. Il est clair comme le jour que ce que transportait le Vixen 03 présentait une valeur énorme. Assez de valeur en tout cas pour provoquer un assassinat. Steiger secoue la tête. - Si la cargaison a une telle valeur, pourquoi n'a-t-elle pas été repêchée par Smith ou par son assassin supposé ? D'après ce que nous dit Pitt, elle se trouve toujours au fond. - Et bouclée à double tour, précise Pitt. Pour autant que je sache, les cylindres n'ont jamais été ouverts. - Autre question, lance Giordino en se raclant la gorge. - Vas-y. - Qu'y a-t-il dans ces containers ? - Il fallait bien que tu y arrives, soupire Pitt. Eh bien, une supposition mérite déjà un certain examen. Prenons un appareil transportant des containers cylindriques au cours d'une mission secrète quelque part dans l'océan Pacifique en janvier 1954... 86 - Mais bien sûr, coupe Giordino. On faisait des essais nucléaires à Bikini à cette époque-là ! Steiger se dresse et reste comme une statue. - Avez-vous l'intention de nous dire que le Vixen 03 transportait des ogives nucléaires ? - Je ne veux pas vous influencer du tout. J'avance simplement une possibilité, et assez passionnante, d'ailleurs. Pour quelle autre raison l'Armée de l'air fourrerait-elle aux oubliettes la disparition d'un de ses appareils et lâcherait-elle un nuage de fausses informations pour dissimuler cette disparition ? Pour quelle autre raison un équipage risquerait-il une mort quasi certaine en posant en catastrophe un avion endommagé au beau milieu des montagnes, au lieu de sauter en parachute et de le laisser s'écraser n'importe où, même près d'une région habitée ou en plein dessus ? - Il reste un point capital qui démolit votre théorie : le Gouvernement n'aurait jamais abandonné les recherches s'il s'était agi d'une cargaison d'ogives nucléaires. - Je reconnais que, là, vous me tenez. Il semble étrange, en effet, qu'on laisse éparpillé dans la nature ce qu'il faut pour faire sauter la moitié du pays. Tout à coup Steiger renifle. - Qu'est-ce que c'est que cette puanteur ? Giordino se lève d'un bond et s'approche du poêle. - Je crois que la plaque de métal est trop cuite. - Dans quoi l'avez-vous fait bouillir ? - Un mélange de vinaigre et de bicarbonate de soude. C'est tout ce que j'ai pu trouver qui fasse à peu près l'affaire. - Etes-vous sûr que nous allons retrouver l'empreinte ? - Difficile à dire. Je ne suis pas chimiste. Mais si ça ne lui a pas fait de bien, ça ne pouvait pas lui faire de mal. Steiger, exaspéré, lève les bras au ciel et se tourne vers Pitt. 87 - J'aurais dû confier cela à des techniciens du laboratoire. Giordino ignore la remarque de Steiger : avec deux fourchettes, il sort délicatement la plaque du mélange bouillant et la sèche dans un torchon. Puis il la présente à la lumière et l'examine sous différents angles. - Qu'est-ce que tu peux voir ? demande Pitt. Giordino pose la plaquette sur la table devant eux. Il respire à fond et son visage est grave. - Un symbole, dit-il. Le symbole de la radioactivité. DEUXIÈME PARTIE OPÉRATION ÉGLANTINE 11 Natal, Afrique du Sud - octobre 1988 Pour un regard distrait, l'énorme tronc de baobab ressemble aux milliers d'autres qui peuplent la plaine côtière de la province de Natal, en Afrique du Sud. Impossible de dire pourquoi ni quand il est mort. Il se dresse là, dans une sorte de beauté baroque, ses branches défeuillées tendant vers l'azur du ciel leurs doigts de bois noueux et son écorce pourrissante accumulée à son pied, dans un humus au parfum médicinal. Pourtant ce baobab présente une différence qui le met bien à part : son tronc est creux et, dans cette guérite naturelle, un homme accroupi examine attentivement les environs à la jumelle. C'est une cachette idéale, digne du manuel réglementaire du parfait guérillero. Marcus Somala, chef de section de l'Armée révolutionnaire africaine, est fier de son ouvre. Il ne lui a pas fallu plus de deux heures, la nuit dernière, pour évider le cour spongieux de l'arbre et disperser habilement les copeaux dans la broussaille voisine. Confortablement installé 89 dans son poste de guet, Somala n'a guère à attendre pour le mettre à l'épreuve. Peu après l'aube, un ouvrier agricole noir de la ferme que Somala surveille, s'approche, hésite, puis soulage sa vessie pratiquement sous son nez. Somala sourit intérieurement. Il pourrait presque glisser son long poignard courbe par l'ouverture et trancher le pénis de l'ouvrier. Pour Somala, c'est une idée amusante, sans plus. Il se garde des gestes et des actions inconsidérées. C'est un soldat de métier, un révolutionnaire convaincu et un vétéran qui compte plus d'une centaine de raids à son actif. Il est fier de servir aux premières lignes de la croisade qui doit extirper les ultimes traces du cancer anglais du continent africain. Il y a déjà dix jours qu'il a quitté son camp de base du Mozambique et qu'il a fait franchir à ses dix hommes la frontière du Natal. Ils ne se déplacent que de nuit, évitant les routes connues des patrouilles de surveillance, se dissimulant dans le bushveld1 pour échapper aux hélicoptères de l'Armée sud-africaine. L'expédition a été éreintante : ce printemps d'octobre de l'hémisphère Sud est particulièrement froid, et la brousse constamment détrempée par les pluies. Lorsqu'ils sont enfin arrivés à la petite commune agricole d'Umkono, Somala a disposé sa section selon le plan que lui avait remis le conseiller vietnamien. Chaque homme doit explorer une ferme ou une organisation militaire pendant cinq jours, afin de recueillir des renseignements en vue des raids futurs. Somala s'est réservé la ferme des Fawkes. Dès que l'ouvrier s'est éloigné pour commencer sa journée, Somala reprend ses jumelles et les promène sur le domaine des Fawkes. La plus grande partie en est plantée de canne à sucre et il faut la défendre sans cesse contre les agressions de l'océan de broussailles 1. La brousse, en Afrique du Sud. 90 et d'herbes folles qui l'entoure. Le reste est surtout du pâturage pour de petits troupeaux de boufs et de vaches laitières ; il y a aussi, par-ci, par-là, un arpent de thé ou de tabac. Et n'oublions pas le potager, derrière la maison principale, avec ses légumes réservés à la table familiale des Fawkes. Une grange de pierre, pour la provende du bétail et les engrais, se dresse près d'un vaste hangar qui abrite les camions et les machines agricoles. A 400 mètres de là, auprès d'un ruisseau paresseux, se trouve le compound1, qui loge une communauté composée - estime Somala - d'une cinquantaine d'ouvriers noirs, leurs familles, leur bétail et leurs chèvres. La maison des Fawkes - le mot « demeure » conviendrait davantage -, perchée au sommet d'une colline, est entourée d'une belle pelouse tondue ras, semée de glaïeuls et de lis tigrés. Mais le charme du tableau est un peu gâté par une barricade haute de trois mètres faite de fort grillage, surmontée de fil barbelé et qui garde la maison de tous cotés. Somala examine soigneusement cette barricade. C'est un solide obstacle. Les poteaux de soutien sont épais et sans aucun doute plantés dans du ciment. Rien, sauf un tank, ne pourrait renverser pareil obstacle, estime Somala. Il promène ses jumelles et, bientôt, lui apparaît un homme solidement musclé, armé d'un fusil à répétition. Le garde s'adosse à un petit abri en bois dressé près de l'ouverture de la barrière. Les gardes, on peut les surprendre et s'en débarrasser facilement, songe Somala, mais ce sont les fils qui vont de la barricade jusqu'au sous-sol de la maison qui l'inquiètent. Il n'a pas besoin de consulter un ingénieur électricien pour comprendre que la barricade est reliée à un générateur. Il ne peut qu'essayer 1. Assemblage de bâtiments d'habitation. 91 d'évaluer la puissance du voltage qui court dans le grillage. Il remarque également qu'un fil va jusqu'à l'abri du gardien. Cela signifie que le garde doit débrancher un commutateur chaque fois qu'il faut ouvrir la barrière : c'est là le talon d'Achille de la ligne de défense des Fawkes. Satisfait de sa découverte, Somala s'installe confortablement dans sa guérite de baobab : il guette et il attend. 12 Le capitaine Patrick McKenzie Fawkes, retraité de la Marine de Sa Majesté, arpente le plancher de sa véranda avec la même ardeur qui l'animait lorsqu'il était sur le pont de son navire touchant au port. C'est un homme gigantesque qui, pieds nus, frise les deux mètres et pèse pas loin de 100 kg. Ses yeux gris sont aussi foncés que la mer du Nord par une tempête de novembre. Ses mèches couleur de sable sont aussi soigneusement mises en place à la brosse que les mèches grisonnantes de sa barbe à la George V. Fawkes a tout à fait l'air d'un skipper d'Aberdeen, ce qu'il était très précisément avant de devenir fermier dans le Natal. - Deux jours ! s'exclame-t-il avec un accent écossais rocailleux épais à couper au couteau. J'peux pas me permettre de rester deux jours loin de la ferme. C'est inhumain. Oui, monsieur, c'est inhumain, voilà ce que c'est. Par miracle, dans la tasse de thé qu'il agite, le thé refuse de passer par-dessus bord - l'habitude de boire avec le roulis, sans doute. - Si le ministre de la Défense a personnellement demandé à te voir, le moins que tu puisses faire est de répondre à sa prière. - Mais bon Dieu ! femme, il ne se rend ias compte de ce qu'il demande, s'exclame Fawkes en secouant la tête. Nous sommes justement en train de 93 défricher une nouvelle parcelle. Le taureau de race que j'ai acheté à Durban le mois dernier doit arriver demain. Il y a des tracteurs à réviser. Non, j'peux pas y aller. - Tu ferais mieux de mettre en route le « 4 x 4 », dit Myrna Fawkes en posant son tricot et en regardant son mari. J'ai déjà fait ta valise et préparé un casse-croûte pour te conserver de bonne humeur jusqu'à ce que tu arrives au train du ministre, à Pem-broke. Fawkes se dresse de toute sa stature qui écrase sa femme et il grogne. C'est un geste purement académique. Depuis vingt-cinq ans qu'ils sont mari et femme, il attend encore qu'elle lui cède. Par pur entêtement, il essaie une nouvelle bordée. - Ce serait négligence coupable de ma part de vous laisser seuls, les enfants et toi, avec tous ces maudits terroristes qui courent la brousse en assassinant les chrétiens dans tous les coins. - Tu ne confonds pas désordres et guerre sainte ? - Allons donc, insiste Fawkes. L'autre jour encore, un fermier et sa femme sont tombés dans une embuscade du côté de Umoro. - Umoro est à 130 kilomètres d'ici, répond tranquillement sa femme. - Ça pourrait aussi bien arriver ici ! - Tu vas aller à Pembroke et tu seras au rendez-vous du ministre de la Défense. (Les mots tombent des lèvres de la femme comme s'ils étaient taillés dans la pierre.) J'ai mieux à faire que de rester toute la matinée dans la véranda à palabrer avec vous, Patrick Fawkes. Et maintenant, en route ! et qu'on ne te voie pas mettre un pied dans ces saloons de Pembroke ! Myrna Fawkes n'est pas une femme à prendre à la légère. Elle est petite et mince, certes, mais elle est au^si résistante que deux gaillards solides. Fawkes ne se souvient pas l'avoir jamais vue autrement qi i enfouie dans une de ses propres chemises kaki, le 94 bas de ses blue-jeans rentré dans des bottes de vachette. Elle est capable de faire à peu près tout ce qu'il fait : délivrer une vache, diriger leur petite armée d'ouvriers indigènes, réparer mille et une pièces de mécanique, soigner les malades et les femmes ou les enfants du compound et cuisiner comme un chef français. Curieusement, elle n'a jamais appris à conduire ou à monter à cheval, et elle ne cache pas que cela lui est totalement indifférent. Elle soigne sa forme physique en marchant pendant des kilomètres chaque jour. - Ne te ronge pas les sangs pour nous, poursuit-elle. Nous avons cinq gardes armés. Jenny et Patrick junior peuvent tous les deux abattre la tête d'un mamba1 à 50 mètres. Je peux appeler les constables2 par radio en cas d'ennui. Et n'oublie pas notre barrière électrifiée. Et même si les guérilleros la franchissent, je peux toujours compter sur mon vieux Lucifer, dit-elle en montrant un fusil de chasse Hol-land & Holland, calibre douze, appuyé contre la porte. Avant que Fawkes ait pu grommeler le moindre murmure en guise de baroud d'honneur, son fils et sa fille arrivent dans une British Bushmaster et l'arrêtent au pied de la véranda. - Le plein est fait et elle est prête pour la route, Capitaine, crie Patrick junior. Il a vingt ans depuis deux mois, le visage et la minceur de sa mère, mais il dépasse déjà la taille imposante de son père. Sa sour Jenny - dix-neuf ans, châssis solide et seins épanouis - sourit gaiement entre ses taches de rousseur. - Il ne me reste plus une goutte d'huile pour le bain, dit-elle. Veux-tu être gentil et m'en prendre un flacon à Pembroke ? - De l'huile de bain, gronde Fawkes. Ma parole, 1. Espèce de serpent d'Afrique du Sud, parent du cobra. 2. Policiers. 95 c'est une conspiration ! Je suis l'éternelle victime d'une conspiration manigancée par la chair de ma chair, s'il vous plaît. Vous vous croyez assez forts pour naviguer sans moi ? Eh bien, soit ! Mais dans mon livre de bord, vous n'êtes qu'une maudite bande de mutins, voilà ce que vous êtes ! Après un baiser de Myrna, qui rit aux éclats, escorté par son fils et sa fille, Fawkes monte, bon gré mal gré, à bord du quatre-roues motrices. Pendant que le garde ouvre la barrière, il se retourne pour jeter un coup d'oil sur sa maison. Tout son monde - tout son équipage - est sur les marches de la véranda, encadré par les bougainvillées en fleurs. Les deux femmes et le garçon lui font un signe d'adieu ; il leur répond gaiement. Puis il roule bientôt sur la piste de terre, passant les vitesses de la Bushmaster et traînant derrière lui un petit nuage de poussière. Somala surveille le départ du capitaine : il note soigneusement les mouvements du garde qui enclenche ou coupe le circuit électrique pour fermer ou ouvrir la barrière. Le garde agit machinalement. Excellent, songe Somala. Ce type fait ça sans y penser. Ce sera parfait lorsque sonnera l'heure de l'attaque. Il dirige ses jumelles vers l'épaisse végétation d'herbe à éléphant semée de bouquets d'arbustes qui marquent la frontière sinueuse du domaine. Le détail a bien failli lui échapper. Il lui aurait sûrement échappé si son oil n'avait pas perçu un bref éclair. Instinctivement, il cligne et se frotte les yeux. Puis il regarde de nouveau. Un autre Noir est couché sur une butte légèrement surélevée ; le feuillage moussu d'un acacia le dissimule. Si sa peau n'était pas un peu moins foncée et ses traits un peu plus jeunes, on le prendrait pour Somala. L'intrus porte lui aussi une tenue de combat camouflée et un fusil automatique chinois CK-88, avec une cartouchière en bandoulière - l'uniforme normal des soldats de l'Armée révolu- tionnaire africaine. Somala a l'impression de se voir de loin dans un miroir. Et il s'interroge. Il sait très exactement où se trouvent les hommes de sa section. Celui-là lui est inconnu. Le comité de ses conseillers militaires vietnamiens aurait-il envoyé quelqu'un pour juger de son talent de chef de patrouille ? Ce n'est sûrement pas sa fidélité à l'égard de l'A.R.A. qui est en cause. Puis Somala sent un frisson glacé courir sur sa nuque. Le guerrier inconnu ne surveille pas Somala. Il observe à la jumelle la maison des Fawkes. I 96 13 L'humidité pèse comme une couverture mouillée et empêche de s'évaporer l'eau stagnant dans les nids de poule de la route. Fawkes jette un coup d'oil à la montre du tableau de bord : 3 h 35. Dans une heure, il sera à Pembroke. Il commence soudain à rêver d'une bonne rasade de whisky. Il passe devant deux jeunes Noirs accroupis dans le fossé le long de la route. Il ne s'aperçoit pas qu'ils se dressent d'un bond et se mettent à courir dans le nuage de poussière de la Bushmaster. A une centaine de mètres devant, la route se rétrécit. A droite, un marécage que borde un rideau de roseaux pourrissants, à gauche, un ravin plonge 30 mètres plus bas dans le lit boueux d'un ruisseau. Droit devant lui, un garçon d'une quinzaine d'années est planté au milieu de la route ; d'une main il tient une sagaie zoulou à large lame, de l'autre, il brandit une grosse pierre. Fawkes freine brutalement. Le garçon ne bouge pas et fixe d'un oil résolu le visage barbu derrière le pare-brise. Il est vêtu d'un short en lambeaux et d'un tee-shirt déchiré et sale, qui n'a jamais connu le savon. Fawkes baisse sa glace et se penche. Il sourit et parle d'une voix calme et amicale. - Si tu as l'intention de jouer avec moi à saint Georges terrassant le dragon, je te conseille de bien réfléchir. Fawkes n'obtient aucune réponse. C'est alors qu'il 99 perçoit simultanément trois images et qu'il bande sa musculature : l'éclat d'un fragment de pare-brise qui a été négligemment repoussé dans une ornière ; le tracé parallèle de pneus qui franchit le bord du ravin et, enfin, preuve la plus tangible d'un danger imminent, l'image dans son rétroviseur de deux garçons qui chargent pour le prendre à revers. L'un, gros et grand, pointe sur lui un vieux fusil à un coup. L'autre agite une machette rouillée au-dessus de sa tête. Une idée le frappe comme un éclair : Seigneur ! je suis tombé dans une embuscade montée par des gosses ! Sa seule arme est le couteau de chasse qui se trouve dans la boîte à gants. La famille l'a si promp-tement expédié qu'il a oublié de prendre son Magnum 44, son revolver favori. Sans s'accorder le temps de regretter son imprudence, il met la Bush-master en marche arrière et écrase l'accélérateur. Les pneus mordent ; la voiture se rue à la rencontre de ses assaillants ; elle manque le gosse armé de la machette, mais elle percute celui qui porte le fusil et l'envoie, cul par-dessus tête, dans le marigot. Fawkes freine alors, passe la première et braque vers le gosse campé et prêt à lancer sa pierre et sa sagaie. On ne lit pas une trace de frayeur dans les yeux du garçon qui se piété, orteils crispés dans la terre et bras bandés. Fawkes estime d'abord que le gosse vise trop haut : il entend la sagaie ricocher sur le capot. Puis le pare-brise éclate en une nuée de fragments étincelants, et la lourde pierre atterrit à côté de lui, sur le siège. Fawkes sent les morceaux de verre lui hacher le visage, mais la seule chose dont il se souviendra plus tard c'est la haine froide dans le regard de son assaillant. Le choc soulève le garçon comme un pantin et le couche sous les roues. Fawkes écrase la pédale de frein, mais son réflexe n'a d'autre résultat que d'aggraver l'effet du choc. Les pneus bloqués rebondissent et labourent la chair qui cède. 100 L'ancien marin lâche le volant et revient prudemment sur ses pas. Le garçon est mort, le crâne presque laminé ; ses maigres jambes ne sont plus que tronçons pourpres. Le gros et grand garçon au fusil est étendu, à moitié dans les herbes du marais, à moitié sur le talus de la route. Sa tête est rejetée en arrière et touche ses omoplates. Leur compagnon est invisible ; il a disparu dans le marécage. Fawkes ramasse le fusil. La culasse est ouverte et une cartouche est engagée dans le magasin. Il l'extrait et l'examine. Le gros garçon n'a pas tiré, pour la seule raison que le fusil ne le pouvait pas. Le percuteur est faussé. Fawkes jette la vieille pétoire aussi loin qu'il peut au plus profond du bourbier, et il attend qu'elle disparaisse en gargouillant. Dans le ravin, une camionnette est renversée sur le toit. Deux corps passent par les portières ouvertes et tordues. Un homme et une femme, atrocement mutilés, disparaissent sous un essaim de mouches. Il est clair que les jeunes Africains ont lapidé les voyageurs sans méfiance, qu'ils ont blessé le conducteur et fait basculer la voiture dans le ravin, où ils ont tranquillement massacré les survivants impuissants. Et puis, enivrés par leur victoire trop facile, ils ont attendu leur prochaine victime. - Idiots, murmure Fawkes dans le silence mortel. Maudits idiots ! Comme un coureur de marathon qui abandonnerait la course à 1 500 mètres du but, Fawkes se sent recru de fatigue et de regret. Lentement, il revient vers la Bushmaster, en épongeant les filets de sang qui courent le long de ses joues. Il passe le bras par la portière, enclenche son émetteur-radio et appelle les constables de Pembroke. Son rapport terminé, il demeure immobile à jurer et à jeter des pierres mal ajustées aux vautours trop pressés. 14 - Il est en retard, dit en afrikaans Pieter de Vaal, ministre de la Défense de l'Afrique du Sud. Il lève la glace de son compartiment et se penche, fouillant la route qui court le long de la voie de garage. Ses paroles s'adressent à un homme aux yeux bleus glacés, grand et mince dans son uniforme de colonel. - Si Patrick Fawkes est en retard, dit-il en faisant tinter la glace dans son verre, il doit avoir une bonne raison. De Vaal se détourne de la fenêtre et passe ses deux mains dans sa chevelure grise et drue. Il ressemble plus à un professeur de langues anciennes qu'au chef inflexible de la seconde puissance militaire du continent africain. Il n'a pourtant pas hérité d'un poste précisément facile. Il est le cinquième ministre de la Défense depuis sept ans. Ses prédécesseurs n'ont jamais tenu plus de cinq mois. - C'est une attitude typiquement anglaise, reprend-il avec impatience. Un Anglais ne vit que pour le gin, la Reine, et dans une réserve flegmatique soigneusement apprise. On ne peut pas compter sur eux. - Si, par malheur, vous avez seulement l'air de le prendre pour un Anglais, herr Ministre, vous ne tirerez rien de lui, remarque le colonel Joris Zeegler en vidant son verre et en l'emplissant de nouveau. 103 Fawkes est écossais. Je vous suggère très respectueusement d'essayer de ne pas l'oublier, monsieur. Le ton un peu cavalier n'arrache à de Vaal aucun signe de colère. Il accueille avec le plus grand sérieux les remarques de son chef des services de renseignements. On sait fort bien au ministère que les succès de de Vaal, qui a pu écraser les raids des terroristes venus de l'extérieur, comme les soulèvements intérieurs, sont dus largement à l'habileté qu'a montrée Zeegler à infiltrer les organisations d'insurgés d'hommes à lui et admirablement préparés. - Anglais, Ecossais... je préférerais avoir affaire à un Afrikaander. - Je le conçois, dit Zeegler, mais Fawkes est le plus qualifié pour donner son opinion sur le projet. Un mois de recherches parmi le personnel militaire le plus expérimenté et à l'aide d'un ordinateur l'ont démontré. (Il ouvre un dossier.) Vingt-cinq ans de bons et loyaux services dans la Marine royale britannique. Quinze dans le génie maritime. Deux ans de commandement du H.M.S. Audacious. Et la fin de son service actif comme directeur du service des constructions mécaniques à l'arsenal de la Marine royale de Grimsby. A acheté une ferme dans le nord du Natal et s'y est retiré il y a onze ans. - Et que dit votre ordinateur de la manière dont il pouponne ses travailleurs bantous ? - J'admets que distribuer une part des profits de son domaine aux Noirs et aux métis soit le geste d'un libéral. Mais il n'en reste pas moins vrai que Fawkes a édifié en un temps extrêmement court le plus beau domaine au nord du Natal. Ses gens lui sont dévoués jusqu'à la mort. Malheur au communiste qui se hasarderait à faire de l'agitation sur les terres de Fawkes. De Vaal s'apprête à proférer une autre remarque désabusée lorsqu'on frappe à la porte. Un jeune officier entre et se fige au garde-à-vous. 104 - Je vous demande pardon, herr Ministre, mais le capitaine Fawkes vient d'arriver. - Faites-le entrer. Fawkes baisse la tête sous le chambranle et fait son apparition. De Vaal le fixe en silence. Il ne s'attendait pas à quelqu'un d'une telle taille et dont le visage serait fraîchement labouré en une dizaine d'endroits. Il tend la main. - Capitaine Fawkes, ravi de vous voir, dit de Vaal en afrikaans. C'est très aimable à vous de vous être imposé ce voyage. Fawkes écrase la main du ministre dans la sienne. - Pardonnez-moi, monsieur, mais je ne parle pas votre langue. De Vaal passe instantanément à l'anglais. - Pardonnez-moi à mon tour, dit-il avec un léger sourire. J'oublie toujours que les Angl... euh... que les Ecossais n'ont pas le don des langues. - Il faut croire que nous sommes un peu bornés. - Pardonnez-moi l'expression, Capitaine, mais on dirait que vous vous êtes rasé avec un cactus. - Je suis tombé dans une embuscade. De jeunes salopards m'ont cassé mon pare-brise. Je me serais bien arrêté à l'hôpital, mais j'étais déjà en retard pour notre rendez-vous. De Vaal prend Fawkes par le bras et l'amène vers un fauteuil. - J'ai l'impression qu'un verre vous ferait le plus grand bien. Joris, voulez-vous faire la jeune fille de la maison ? Capitaine Fawkes, je vous présente le colonel Joris Zeegler, chef des services de renseignements du ministère de la Défense d'Afrique du Sud. Zeegler salue de la tête et présente une bouteille. - J'imagine que vous préférez le whisky, Capitaine ? - Oui, c'est vrai, colonel. De Vaal va à la porte et l'ouvre. - Lieutenant Anders, dit-il, allez avertir le docteur Steedt que nous avons, un patient qui l'attend. 105 Je pense que vous le trouverez dans son compartiment, en train de faire une sieste. (Il referme la porte et revient vers son visiteur.) Commençons par le commencement. Voyons, en attendant notre excellent docteur, peut-être aurez-vous la bonté de nous raconter cette embuscade en détail. Le docteur vient, opère et repart, en se plaignant de cette espèce de cuir d'éléphant que Fawkes appelle sa peau. A l'exception de deux entailles qui exigent trois points de suture, le médecin se contente de passer un antiseptique sur les autres. - Vous avez de la chance que ces marques ne ressemblent pas à celles que feraient des ongles, sinon vous auriez du mal à expliquer ça à votre femme, plaisante-t-il en refermant sa trousse. - Vous êtes certain que cette attaque ne faisait pas partie d'un plan d'ensemble ? demande de Vaal après le départ du médecin. - Apparemment pas. Ce n'étaient que des gosses de la brousse, des petits bougres dépenaillés. Dieu seul sait ce qui diable a pu les prendre ! - J'ai peur que votre bagarre avec ces jeunes buveurs de sang ne soit pas un fait isolé, dit lentement de Vaal. - Votre récit. Capitaine, confirme Zeegler, présente un peu le même modus operandi qu'une douzaine au moins d'autres attaques menées depuis deux mois. - Si vous voulez mon avis, gronde Fawkes, cette maudite A.R.A. est derrière tout ça. - On peut, en effet, accuser l'Armée révolutionnaire africaine d'en être indirectement la cause, dit Zeegler en tirant sur un mince cigare. - La moitié des jeunes Noirs de douze à dix-huit ans d'ici au Cap donneraient leurs testicules pour être soldat de TA.R.A., intervient de Vaal. C'est une sorte de manifestation du culte du héros. - Il faut rendre justice, même au diable, dit Zee- 106 gler. Ce Hiram Lusana est aussi bon psychologue que propagandiste et tacticien. - Certes, dit Fawkes en regardant le colonel, j'ai beaucoup entendu parler de ce salopard. Comment a-t-il pu devenir le leader de TA.R.A. ? - Il s'est imposé. C'est un Noir des Etats-Unis qui a fait une énorme fortune dans le trafic international de la drogue. Mais la richesse ne lui suffisait pas. Il rêve de grandeur et de pouvoir. Il a donc cédé son affaire à un syndicat français, puis il est arrivé en Afrique où il a commencé à lever et à équiper son armée personnelle de libération. - Cela semble une entreprise énorme pour un homme seul, remarque Fawkes, même pour un homme cousu d'or. - Pas tellement écrasante si vous êtes soutenu et soutenu à fond, explique Zeegler. Les Chinois lui fournissent son armement et les Vietnamiens entraînent ses hommes. Heureusement, nos forces de sécurité les mettent constamment en déroute. - Mais notre gouvernement s'effondrera sûrement si nous sommes soumis à un blocus économique prolongé, ajoute de Vaal. Or, le plan de Lusana consiste à mener une guerre « propre ». Pas de terrorisme, pas de massacres de femmes et d'enfants innocents. Jusqu'à présent, ses forces ne se sont attaquées qu'aux installations militaires. De cette manière, en jouant les libérateurs civilisés, Lusana obtiendra vite un total soutien moral et matériel des Etats-Unis, de l'Europe et des puissances du tiers-monde. Lorsqu'il aura atteint cet objectif, il pourra user de son influence toute nouvelle pour couper nos relations économiques avec le monde extérieur. Et la disparition de l'Afrique du Sud ne sera que l'affaire de quelques semaines. - N'y a-t-il aucun moyen de venir à bout de Lusana ? demanda Fawkes. - C'est chose possible, à la condition que nous 107 ayons votre bénédiction, dit de Vaal en fixant le retraité de la Marine de Sa Majesté. Fawkes regarde le ministre, l'air stupéfait. - Je ne suis qu'un marin devenu terrien et fermier. Je ne connais rien à la guerre d'insurrection. En quoi pourrais-je servir le ministre de la Défense ? Sans répondre, de Vaal tend à Fawkes un livre relié en cuir et de la taille d'un mince registre de comptabilité. - Voici ce que l'on appelle l'opération Eglantine. Les lumières de Pembroke s'allument une à une dans la lueur du crépuscule. Une courte averse s'est abattue contre les glaces du compartiment en laissant une myriade de zébrures. Les lunettes de Fawkes chevauchent son grand nez et grossissent ses yeux qui sans arrêt parcourent les pages. Il est tellement perdu dans sa lecture qu'il mâchonne machinalement le tuyau de sa pipe depuis longtemps éteinte. Il est 8 heures passées lorsqu'il referme le dossier de l'opération Eglantine. Il reste un long moment plongé dans une sombre méditation. Finalement, il secoue la tête d'un air las. - Je prie le Ciel que l'on n'en arrive jamais à cette extrémité, dit-il doucement. - Je suis entièrement de votre avis, fait de Vaal, mais le moment n'est pas très éloigné où nous serons le dos au mur, et l'opération Eglantine pourrait être fort bien alors le seul moyen qui nous reste d'échapper à l'anéantissement. - Je ne vois toujours pas ce que vous attendez de moi, messieurs. - Simplement votre opinion, Capitaine, dit Zee-gler. Nous avons étudié toutes les possibilités de ce plan et nous savons ce que les ordinateurs disent de ses chances de succès. Nous attendons que votre longue expérience nous en donne le pour et le contre du point de vue de l'homme. 108 - Je peux vous dire tout de suite que votre plan est à peu près impossible, répond Fawkes. Et pour ce que ça me coûte, j'ajouterai « dément ». Ce que vous projetez est simplement du terrorisme sous son pire aspect. - Exactement, reconnaît de Vaal. En nous servant d'un corps expéditionnaire qui passerait pour une unité de l'Armée révolutionnaire africaine, nous pourrions arracher aux Noirs leur soutien international et le ramener dans le camp de l'Afrique du Sud. - Pour survivre, il nous faut le soutien des pays comme les Etats-Unis, explique Zeegler. - Ce qui s'est passé en Rhodésie peut se produire chez nous, poursuit de Vaal : toute la propriété privée, les fermes, le commerce, les banques, saisis et nationalisés ; les Noirs et les Blancs massacrés dans les rues, des milliers de gens chassés de leur pays avec tout juste leurs vêtements sur le dos ; un nouveau gouvernement noir d'inspiration communiste, une dictature tribale, despotique, exploitant son propre peuple virtuellement réduit à l'esclavage. Vous pouvez être assuré, Capitaine Fawkes, que le jour où notre gouvernement tomberait, il ne serait pas remplacé par un autre respectueux du principe démocratique. - Nous ne sommes pas certains que cela arrivera ici, dit Fawkes et, même si nous pouvions lire dans une boule de cristal et prévoir le pire, cela ne justifierait pas l'exécution de l'opération Eglantine. - Ce n'est pas un jugement de moralité que j'attends, dit sèchement de Vaal. Vous avez jugé le plan impossible. Je m'en tiens là. Après le départ de Fawkes, de Vaal remplit son verre. - Le capitaine a été franc. Je lui rends cette justice. - Il a, par ailleurs, absolument raison, dit Zeegler. L'opération Eglantine est du terrorisme au dernier degré. 109 - Peut-être, murmure de Vaal. Mais quel choix reste-t-il lorsqu'on gagne des batailles et que l'on perd une guerre ? - Je ne suis pas grand stratège, répond Zeegler. Mais je reste convaincu que l'opération Eglantine n'est pas la solution, monsieur le Ministre. Je vous conjure de classer ce dossier. De Vaal pèse les paroles de Zeegler pendant un long moment. - Bien, colonel. Rassemblez tous les documents relatifs à l'opération, scellez-les et placez-les dans le coffre du ministère à côté des autres hypothèses d'école. - Certainement, monsieur, dit Zeegler sans cacher un soupir de soulagement. De Vaal examine le liquide dans son verre. Puis il lève sur Zeegler un regard pensif. - Dommage, grand dommage. Cela aurait peut-être marché. Fawkes est ivre. Si on retirait brusquement de sous ses coudes l'immense bar du Pembroke Hôtel, l'ancien capitaine de vaisseau tomberait face contre terre. Il s'aperçoit vaguement qu'il est le dernier client. Il commande un verre de plus et constate avec une certaine allégresse sadique que l'heure de la fermeture est depuis longtemps passée et que le petit barman qui dépasse à peine son comptoir, se garde bien de lui demander de partir. - Tout va bien, monsieur ? hasarde prudemment le barman. - Non, bon Dieu ! rugit Fawkes. J'ai une formidable envie de dégueuler. - Si je peux me permettre, monsieur, mais si cela vous fait tant de mal, pourquoi buvez-vous comme ça ? - Ce n'est pas le whisky qui me fait mal aux tripes. C'est l'opération Eglantine. 110 - Je vous demande pardon ? Fawkes jette un coup d'oil autour de lui et se penche sur le bar. - Si je vous disais que j'étais avec le ministre de la Défense, à la gare, là, au coin de la rue, il n'y a pas plus de trois heures, hein ? Un sourire entendu naît sur les lèvres du barman. - Alors le ministre de la Défense doit être sorcier, monsieur Fawkes. - Sorcier ? - Oui, il faut l'être pour se trouver à la même heure en deux endroits différents. - Expliquez-vous, mon gars. Le barman prend un journal dans le bar, le met sous le nez de Fawkes, lui montre du doigt un article en première page et lit la légende de la photo. - Pieter de Vaal, ministre de la Défense, arrive à l'hôpital de Port-Elizabeth où il doit subir une intervention chirurgicale. - Impossible ! - C'est le journal de ce soir, précise le barman. Vous admettrez que le ministre a non seulement d'extraordinaires facultés de récupération, mais aussi un train à grande vitesse : Port-Elizabeth est à 1 000 kilomètres d'ici dans le Sud. Fawkes s'empare du journal, secoue la tête pour s'éclaircir la vue et met ses lunettes pour lire l'article. Le barman a dit vrai. Il lui jette une poignée de billets, va d'un pas mal assuré vers la porte, le hall de l'hôtel et se retrouve dans la rue. Quand il arrive à la gare, elle est déserte. La lune brille sur les rails vides. Le train de de Vaal a disparu. 15 Ils arrivent au lever du soleil. Somala en dénombre une trentaine, vêtus du même uniforme que le sien. Il les voit sortir de la brousse comme des ombres et disparaître dans les cannes à sucre. Il fouille l'acacia avec ses jumelles. Le guetteur a quitté son poste. Il a dû s'éclipser pour rejoindre son unité, pense Somala. Mais qui sont donc ces hommes ? Il ne reconnaît aucune silhouette familière. Seraient-ils membres d'un autre mouvement d'insurrection ? Si c'est le cas, pourquoi portent-ils le béret noir réglementaire de l'A.R.A. ? Somala a grande envie de quitter sa cachette dans le baobab et d'aller reconnaître ces curieux visiteurs, mais il réfléchit et ne bouge pas. Il restera à observer. Ce sont les ordres qu'il a reçus et il s'y tient. La ferme des Fawkes s'éveille petit à petit. Les travailleurs commencent à quitter le compound pour les tâches journalières. Patrick Fawkes junior franchit la barrière électrifiée pour aller à la vaste grange de pierre, où il se met à bricoler sur un tracteur. La garde change. A l'entrée de l'enclos, le garde qui a assuré le tour de veille de l'équipe de nuit plaisante avec l'homme qui vient le relever, lorsque, soudain, il s'écroule sans un mot. Au même moment, un autre s'effondre aussi. Bouche bée, Samala voit avec stupeur une vague 113 d'assaillants sortir en courant du champ de canne à sucre et s'élancer en ligne vers la maison. La plupart sont armés de mitraillettes chinoises CK-88, sauf deux d'entre eux qui s'agenouillent et pointent leur fusil à lunette muni d'un silencieux. Les CK-88 se mettent à cracher, et Fawkes junior semble soudain se mettre au garde-à-vous lorsqu'une dizaine de balles lui labourent le corps. Ses mains s'élèvent et fouillent le vide, puis il tombe sur le moteur du tracteur. Le fracas de la rafale alerte Jenny qui court à une fenêtre du premier étage. - Mon Dieu ! Maman ! hurle-t-elle. Il y a des soldats plein la cour et ils ont abattu Pat ! Myrna Fawkes attrape le Holland & Holland et court vers la porte d'entrée. Un regard lui suffit pour constater que leur ligne de défense a été brisée. Déjà les Africains en uniforme tacheté de brun et de vert sautent par-dessus la barrière, inoffensive, maintenant que le circuit électrique est coupé. Elle claque la porte, la verrouille et crie à Jenny par l'escalier : - Branche l'émetteur et appelle la police ! Puis elle s'assoit calmement, glisse deux cartouches de chevrotines dans la culasse du calibre douze et elle attend. Soudain, le bruit de la fusillade s'accroît et les cris aigus de terreur des femmes et des enfants se font entendre dans le compound. Le bétail de race, orgueil de Fawkes, n'est pas épargné. Myrna ferme les oreilles aux cris d'agonie ; elle retient mal un sanglot devant l'inanité de tout cela. Elle élève le double canon de son arme au moment où le premier attaquant enfonce la porte. C'est le plus beau type d'Africain que Myrna ait jamais vu. Ses traits sont aussi délicats que ceux d'un Aryen, mais le ton de sa peau est pourtant bleu-noir. Il élève son fusil comme pour lui fracasser la tête d'un coup de crosse et fonce dans la pièce. Myrna presse les deux détentes et le vieux Lucifer crache le feu. 114 A si courte distance, la rafale arrache presque la tête de l'Africain. Sa face se désintègre en une giclée d'os et de chair gris rougeâtre ; il est rejeté contre la porte et tombe sur le sol, le torse secoué de spasmes. Instinctivement, avec presque autant de calme que si elle était à un concours de tir aux pigeons, Myrna recharge son fusil. Elle vient de le refermer lorsque deux hommes se jettent dans la pièce. Le vieux Lucifer frappe le premier au milieu de la poitrine et l'abat sur le coup. Le second assaillant bondit au-dessus du corps de son camarade et son geste a pour conséquence que Myrna tire un peu bas. Le second coup atteint l'homme au bas-ventre. Il pousse un hurlement, jette son arme et presse ses mains sur sa blessure. Il gémit des plaintes incohérentes, recule en titubant vers la véranda, où il s'écrase face contre terre, un pied botté encore dans la pièce. Myrna recharge. Une fenêtre vole en éclats et des trous apparaissent soudain dans le papier mural, à coté de son fauteuil. Elle ne ressent aucune douleur précise, nulle sensation déchirante. Elle abaisse son regard. Le sang commence à transpercer la toile bleue de ses jeans. Une lourde détonation se fait entendre au premier, et Myrna comprend que Jenny est en train de tirer avec le Magnum 44 du capitaine. L'Africain suivant est plus prudent. Il lâche une courte rafale par l'ouverture de la porte et il attend avant d'entrer. Sa rafale restant sans réponse, il prend confiance et s'aventure à l'intérieur. La décharge de chevrotines lui arrache le bras gauche. Pendant quelques instants, il regarde ahuri le membre tombé à ses pieds et dont les doigts s'agitent encore. Le sang jaillit de la manche vide et s'étale sur le tapis. Encore stupéfait, le soldat tombe lentement à genoux et il reste là pendant que la vie le quitte petit à petit. D'une main, Myrna essaie de manouvrer le vieux Lucifer. Trois balles lui ont fracassé l'avant-bras et le 115 poignet droit. Gauchement, elle ouvre la culasse et éjecte les étuis percutés. Chacun de ses mouvements semble se faire dans de la glu. Les cartouches neuves glissent de ses doigts moites et roulent hors d'atteinte. - Maman ? Myrna lève les yeux. Jenny est debout au milieu de l'escalier ; le revolver pend au bout de son bras ; le devant de sa blouse est rouge. - Maman... j'ai mal. Avant que Myrna puisse répondre, une nouvelle ombre pénètre dans la pièce. Jenny essaie de braquer son revolver. Son effort est trop lent, trop tardif. L'arrivant tire le premier. Jenny s'affaisse et roule au bas des marches comme une poupée désarticulée. Myrna ne peut qu'attendre et s'accrocher au vieux Lucifer. La perte de sang sape ses forces et trouble sa vision. Elle fixe vaguement l'homme penché sur elle. A travers la brume qui s'épaissit, elle peut le voir avancer le canon de son arme à deux ou trois centimètres de son front. - Pardonnez-moi, dit-il. - Pourquoi ? demande-t-elle d'une voix faible. Pourquoi toutes ces horreurs ? Elle ne lit aucune réponse dans les yeux noirs implacables ; et puis les fleurs de bougainvillées de la véranda explosent dans une flamme fuchsia qui noircit aussitôt. Somala marche au milieu des cadavres, regardant sans comprendre les visages figés par la mort et l'étonnement. Dans le compound, les assaillants ont exécuté sans merci la plupart des travailleurs et leurs familles. Il n'a pas pu s'en échapper plus d'une poignée dans la brousse. Le fourrage et le matériel qu'abritaient la grange et le hangar ont été incendiés, et les flammes jaunes commencent à jaillir des fenêtres du premier étage de la maison des Fawkes. Quelle chose étrange, songe Somala. Les atta- 116 quants nettoient le champ de bataille et ramassent leurs morts aussi discrètement que des fantômes. Leurs gestes sont efficaces et bien répétés. On n'observe aucun signe de panique lorsque se fait entendre le bruit lointain de l'hélicoptère des forces armées sud-africaines. Les assaillants se fondent simplement dans la brousse environnante aussi furtivement qu'ils en sont sortis. Somala revient au baobab pour prendre son équipement et s'en va au trot vers sa position. Il ne pense plus qu'à rassembler les hommes de sa section et à regagner son champ de l'autre coté de la frontière du Mozambique. Il n'accorde pas un regard aux morts gisant sur le sol de la ferme. Il ne voit pas les vautours qui s'apprêtent. Pas plus qu'il n'entend le fusil dont la balle s'enfonce dans son dos. 16 Le voyage de retour de Pembroke à Umkono ne laisse aucun souvenir à Patrick Fawkes. Ses mains tiennent le volant, ses pieds agissent sur les pédales, de manière machinale. Le regard fixe et vitreux, il escalade les pentes abruptes, et c'est d'instinct qu'il prend les virages en épingle à cheveux. Il était en train d'acheter l'huile de bain pour Jenny lorsqu'un sergent constable de Pembroke l'a retrouvé dans la boutique du pharmacien et lui a bégayé un vague résumé du drame. D'abord, Fawkes a refusé de le croire. Ce n'est qu'après avoir obtenu Shawn Francis, l'Irlandais, chef de la police d'Umkono, par la radio de la Bushmaster qu'il a commencé à accepter le pire. - Vous feriez bien de rentrer, Patrick, craque la voix lasse de Francis dans le haut-parleur. Le constable lui épargne les détails, et Fawkes n'en demande pas. Le soleil est encore haut lorsque l'ancien marin arrive en vue de la ferme. Il ne reste pas grand-chose de la maison. Seules sont encore debout la cheminée de pierre et une partie de la véranda. Le reste n'est plus que cendres. De l'autre côté de la cour, les pneus des tracteurs continuent de brûler sur leur jante d'acier avec une fumée épaisse et grasse. Les travailleurs du domaine sont étendus là où ils ont été 119 abattus dans leur compound. Les vautours piochent du bec les carcasses de son précieux bétail. Shawn Francis et quelques soldats sont rassemblés autour de trois formes sous des couvertures quand Fawkes freine et s'arrête dans la cour. Dès qu'il saute de la Bushmaster couverte de boue, Francis vient à lui. Le dur visage du policier est couvert de craie. - Par tous les dieux de l'enfer ! crie Fawkes en interrogeant le regard de Francis pour y trouver une lueur d'espoir. Ma famille ! Qu'est devenue ma famille ? Francis s'efforce de trouver les mots, puis il renonce et baisse la tête vers les corps cachés sous les couvertures. Fawkes le repousse et se précipite, mais il est retenu par les bras puissants du constable. - Laissez-les en paix, Patrick. Je les ai déjà identifiés. - Bon Dieu, Shawn, c'est ma famille qui est couchée là. - Je vous le demande en grâce, mon ami, ne regardez pas. - Lâchez-moi. Je veux les voir de mes propres yeux. - Non ! lance Francis, se cramponnant à lui et bien persuadé qu'il ne peut pas grand-chose contre la force brutale de Fawkes. Myrna et Jenny ont été à demi carbonisées dans l'incendie. Ils nous ont tous quittés, Patrick. Ceux que vous aimiez ne sont plus. Souvenez-vous d'eux vivants, non tels qu'ils sont dans la mort. Francis sent les muscles de Fawkes céder lentement et il relâche sa prise. - Comment est-ce arrivé ? demande Fawkes doucement. - Pas moyen de vous le dire avec précision. Tous vos ouvriers ont été tués, à moins que quelques-uns aient pu s'enfuir. Il ne reste aucun blessé pour expliquer ce qui s'est passé. 120 - Quelqu'un doit bien savoir... quelqu'un a dû voir. - Nous trouverons un témoin. Il s'en présentera sûrement un demain. Je vous le promets. Le sinistre dialogue s'arrête : un hélicoptère atterrit et les soldats placent respectueusement les corps de Myrna, Jenny et Patrick junior dans la soute de l'appareil. Fawkes ne cherche pas à s'approcher. Il reste là ; toute la tristesse du monde dans les yeux, il suit l'hélicoptère qui s'élève et prend la direction de la morgue d'Umkono. - Qui est responsable ? demande Fawkes à Francis. Dites-moi qui a assassiné ma femme, mes enfants, mes ouvriers et brûlé ma ferme. - Un ou deux étuis percutés de CK-88, le reste carbonisé d'un bras avec une montre chinoise au poignet retrouvé dans votre maison, des empreintes de pieds chaussés de bottes militaires... Aussi circonstancielles qu'elles soient, les preuves désignent l'A.R.A. - Comment « un ou deux étuis » ? aboie Fawkes. Ces salauds auraient dû en laisser des caisses. Francis a un geste d'impuissance. - C'est tout à fait caractéristique des coups de main de l'A.R.A. Ils nettoient toujours soigneusement le terrain après une attaque. Ce qui rend difficile de les accuser à partir de preuves solides. Ils jurent de leur innocence devant les commissions internationales d'enquête sur les activités terroristes, et pointent un index hypocrite sur d'autres organisations de libération. Sans le flair de nos chiens de berger allemands, nous n'aurions jamais retrouvé les cartouches percutées, ni même peut-être les restes du bras. « Les traces des assaillants vont jusqu'à la maison en partant de la brousse et elles y retournent en passant par les champs de canne à sucre. Je pense qu'ils ont dû descendre les gardes au moment de la relève, alors que la barrière était ouverte et le courant 121 coupé. Pat junior a été tué près du tracteur incendié. Myrna et Jenny étaient étendues côte à côte dans le salon. Tous avaient reçu le coup de grâce. Et pour autant que cela puisse vous être une consolation, Patrick, nous n'avons trouvé nulle trace de torture ou de viol. Le constable Francis s'arrête et porte une fiasque à ses lèvres. Il la tend à Fawkes qui secoue la tête. - Buvez un coup, Patrick, c'est du whisky. Fawkes refuse encore. - Le poste a reçu par radio un appel au secours de Jenny. Elle disait que Patrick avait été abattu et que des hommes en tenue de brousse attaquaient la ferme. Myrna et elle ont dû se défendre comme des lionnes. Nous avons relevé quatre traînées de sang différentes dans la cour, derrière la maison. Et vous pouvez voir que ce qui reste du plancher de la véranda est couvert d'autres traces de sang. - Avant de mourir, Jenny a pu nous dire : « Mon Dieu, ils sont en train d'abattre les enfants dans le compound ! » - Nous avons rassemblé les hommes et nous sommes arrivés par hélico aussi vite que possible. Il ne nous a pas fallu plus de treize minutes. Mais tout flambait déjà, et les assaillants avaient disparu. Deux escouades et un hélicoptère les poursuivent en ce moment à travers la brousse. - Mes hommes, mes gens, murmure Fawkes en montrant les corps inertes, étendus au hasard dans le compound. On ne peut pas les abandonner comme ça aux vautours. - Brian Vogel, votre voisin, va venir avec ses ouvriers pour les enterrer. Ils devraient être là d'un instant à l'autre. En attendant, mes hommes les garderont des rapaces. Comme un somnambule, Fawkes monte les marches de la véranda. Il ne comprend pas très bien encore l'étendue de la tragédie. Il s'attend presque à retrouver les siens l'attendant, encadrés par les bou- 122 gainvillées. Et il revoit leur image lorsqu'ils lui lançaient gaiement des gestes d'adieu, au moment de son départ pour Pembroke. La véranda est couverte de sang. Des traînées rouges vont des cendres encore fumantes jusqu'à la cour, où elles disparaissent soudain. Fawkes a l'impression que trois ou quatre corps ont été tirés de la maison avant qu'on n'y mette la torche. Le sang s'est coagulé et il a fait croûte sous le soleil. De grosses mouches vertes bourdonnent et se pressent en essaims sur les traces. Fawkes s'adosse au treillage et ressent le premier tremblement incontrôlable du choc. La maison qu'il a édifiée pour sa famille n'est plus que décombres noircis, grotesques, un tas incongru sur la pelouse bien tondue et les parterres de glaïeuls et de lis tigrés qui sont demeurés à peu près intacts. L'image même de ce souvenir commence à se dérober, il s'assoit lourdement sur les marches et se cache la figure dans les mains. Il est toujours là, une demi-heure plus tard, lorsque le constable Francis revient et le secoue doucement. - Venez, Patrick, venez chez moi. Que vous restiez ici ne changera rien à rien. Francis accompagne gentiment Fawkes à la Bush-master et l'installe à la place du passager. Lorsque la voiture franchit la barrière, Fawkes fixe le vide, droit devant lui ; il ne tourne pas la tête pour un dernier regard. Il sait qu'il ne reverra plus jamais son domaine et qu'il n'y remettra jamais plus les pieds. 17 Bien qu'il lui semble qu'il vienne de poser la tête sur l'oreiller, il y a sept bonnes heures qu'Hiram Lusana dort, lorsqu'il est réveillé par un coup frappé à sa porte. Sur la table de chevet, la montre-bracelet indique qu'il est 6 heures. Il jure, se frotte les yeux et s'assoit. - Entrez. On frappe encore. - J'ai dit : entrez, répète-t-il en criant. Le capitaine John Mukuta entre et se pétrifie au garde-à-vous. - Désolé de vous réveiller, monsieur, mais le 14e groupe vient de rentrer de reconnaissance à Umkono. - Et alors, qu'est-ce qui presse ? J'examinerai leur rapport plus tard. Les yeux de Mukuta restent fixés sur un point imaginaire du mur. - Le groupe a eu des ennuis. Le chef a été blessé et il est entre la vie et la mort à l'hôpital. Il tient à vous faire son rapport, à vous-même et à personne d'autre. - Qui est-ce ? - Marcus Somala. - Somala ? fait Lusana en fronçant les sourcils et en sortant du lit. Dites-lui que j'arrive. Le capitaine salue et s'en va, en refermant douce- 125 ment la porte derrière lui, sans paraître avoir aperçu une autre silhouette pelotonnée sous le drap de satin. Lusana tend le bras et tire le drap. Felicia Collins dort comme une pierre. Sa courte coiffure afro luit dans la pénombre ; ses lèvres sont pleines et entrouvertes. Sa peau est couleur cacao et ses seins coniques, avec leurs pointes sombres, se dressent chaque fois qu'elle respire. Il sourit sans rabattre le drap. Encore à demi endormi, il va jusqu'à la salle de bains et s'asperge à pleines mains le visage d'eau froide. Les yeux qu'il voit dans le miroir sont striés de rouge. Le visage qu'ils éclairent est fripé et fatigué d'une nuit d'alcool et d'amour. Doucement, il tapote, avec une serviette, ses traits marqués par l'aimable bataille, puis il revient dans la chambre et s'habille. Lusana est de taille moyenne ; son corps est sec, musclé et sa peau est plus claire que celle des hommes de l'armée d'Africains qu'il commande. « Cuir d'Amérique », c'est ainsi qu'ils l'appellent derrière son dos. Mais ces remarques sur sa couleur ou sur le ton de commandement qu'il emploie ne sont certes pas des marques de manque de respect. Ses hommes le considèrent avec une sorte de crainte surnaturelle. Il a ce port, cet équilibre, ce maintien assuré d'un boxeur poids léger en début de carrière ; certains y verraient volontiers de l'arrogance. Il jette un dernier regard tendre à Felicia, soupire et traverse le camp pour se rendre à l'hôpital. Le médecin chinois est pessimiste. - La balle est entrée par le dos, lui a déchiré la moitié du poumon, fracassé une côte, et elle est res-sortie au-dessous du pectoral gauche. C'est un miracle que cet homme soit encore vivant. - Peut-il parler ? demande Lusana. - Oui, mais chaque mot lui arrache un peu de vie. - Combien... - ... de temps lui reste-t-il à vivre ? 126 Lusana fait oui de la tête. - Marcus Somala est de constitution exceptionnellement robuste, mais je crains fort qu'il ne passe pas la journée. - Pouvez-vous lui administrer quelque chose pour le ranimer, ne serait-ce que quelques minutes ? Le médecin réfléchit. - J'imagine que hâter l'inévitable n'importe guère, dit-il en se tournant vers une infirmière à laquelle il murmure quelques mots. Lusana examine Somala. Le visage du chef de groupe est tiré, sa poitrine se soulève spasmodi-quement à chaque inspiration. D'un râtelier au-dessus du lit pend un faisceau de tubes de plastique reliés à ses bras et à son nez. Un gros pansement lui couvre la poitrine. L'infirmière revient et tend une seringue au médecin. Il la pique dans le corps inerte et pousse lentement le piston. Au bout de quelques instants, les paupières de Somala palpitent et il gémit. Lusana fait un signe au médecin et à l'infirmière ; ils se retirent et ferment la porte derrière eux. L'Américain se penche sur le lit. - Somala, c'est Hiram Lusana. M'entends-tu ? La voix de Somala est faible, rauque et marquée par l'émotion. - Je ne vois plus très bien, mon général. Est-ce vous, vraiment ? Lusana lui prend la main qu'il serre. - Oui, mon brave soldat. Je suis venu pour écouter ton rapport. Le blessé esquisse un faible sourire ; son regard interroge. - Pourquoi... pourquoi ne m'avez-vous pas fait confiance, mon général ? - Confiance ? - Pourquoi ne m'avez-vous pas dit que vous envoyiez des hommes pour détruire la ferme de Fawkes ? 127 Lusana est stupéfait. - Dis-moi ce que tu as vu. Raconte-moi tout. Sans rien oublier. Vingt minutes plus tard, épuisé par l'effort, Mar-cus Somala retombe dans l'inconscience. A midi, il est mort. 18 ' Patrick Fawkes est resté seul pour ensevelir sous une terre gluante les cercueils des êtres qu'il aimait le plus au monde. Ses vêtements sont trempés de sueur et de pluie. C'est lui qui a tenu à creuser la tombe et à la refermer tout seul. Le service funèbre est terminé depuis longtemps ; ses amis et ses voisins sont partis, le laissant seul à sa tâche douloureuse. Une dernière pelletée, et Fawkes lisse le monticule, fait un pas en arrière et regarde la tombe. La stèle n'est pas encore arrivée et l'endroit où reposent les siens semble nu et désolé parmi les tombes anciennes recouvertes de gazon et bordées de fleurs. Il s'agenouille, fouille dans la poche de sa veste et en tire une poignée de pétales de bougainvillées qu'il essaime sur la terre humide. Alors Fawkes s'abandonne à sa douleur. Il pleure encore bien après que le soleil a disparu à l'horizon. Il pleure et pleure, jusqu'à ce que ses yeux n'aient plus de larmes. Il revoit en pensée les douze dernières années. Il voit Myrna et ses gosses dans le petit cottage près d'Aberdeen, au bord de la mer du Nord. Il revoit leur expression de surprise joyeuse lorsqu'il leur apprend qu'ils vont faire leurs bagages et partir pour bâtir une ferme et cultiver un domaine dans le Natal. Il revoit Patrick junior et Jenny, leur visage si blanc à côté de 129 celui des autres gosses d'Umkono, et qui sont si vite devenus tannés et robustes. Il revoit Myrna quitter l'Ecosse à contrecour, changer complètement de vie et en arriver à aimer l'Afrique plus qu'il ne l'aimait lui-même. - Tu ne feras jamais un bon fermier tant qu'il te restera de l'eau salée dans les veines, lui disait-elle souvent. La voix sonne si clair à ses oreilles qu'il ne peut croire que Myrna est couchée là, dans cette terre, sous ses genoux et qu'elle ne verra plus jamais le flamboyant soleil de l'Afrique. Il est tout seul maintenant et il se sent perdu. Il se rappelle avoir entendu dire que lorsqu'une femme perd un homme, elle se reprend à vivre et persévère. Mais quand un homme perd une femme, c'est la moitié de lui-même qui meurt. Il se force à oublier les scènes d'une vie jadis heureuse et il essaie d'évoquer l'image fugace d'un homme. Le visage reste imprécis, car c'est celui d'un homme qu'il n'a jamais vu, c'est le visage d'Hiram Lusana. Soudain, la douleur de Fawkes est balayée par une vague de haine froide et furieuse. Il serre ses poings et martèle la terre humide jusqu'à ce que le calme lui revienne. Puis il pousse un long soupir et avec les pétales de bougainvillées, il écrit les noms de Myrna et de ses enfants. Puis il se remet péniblement sur pied... il sait maintenant ce qu'il lui reste à faire. 19 Lusana préside à la table de conférence ; les yeux songeurs, il joue machinalement avec un stylo-bille. Il examine d'abord l'éternel sourire du colonel Duc Phon Lo, chef de conseillers militaires de TA.R.A., puis les officiers, raides comme des mannequins rassemblés autour de la table. - Une espèce de crétin sanguinaire se met dans la tête de raser la ferme du plus respectable citoyen du Natal et vous êtes là, l'air aussi innocent que des vierges zoulous, attaque-t-il en les passant en revue. Allons, allons, messieurs. Assez plaisanté. Qui a eu cette brillante idée ? Lo baisse la tête et pose les mains sur la table. Ses yeux bridés et ses cheveux coupés ras le font paraître encore plus étranger parmi les autres. Il parle lentement, en détachant les mots. - Je vous donne ma parole, mon général, qu'aucun des vôtres n'est responsable. J'ai vérifié l'emploi du temps de toutes les sections. Aucune, à l'exception de celle commandée par Somala, n'était à moins de 200 kilomètres d'Umkono au moment de l'attaque. - Alors comment expliquez-vous... ? - Je n'explique rien. Le regard de Lusana s'attarde sur le visage asiatique de Lo. Assuré que le perpétuel sourire ne dissi- 131 mule aucun embarras, il examine à leur tour les hommes réunis autour de la table. A sa droite, se trouve le commandant Thomas Machita, chargé de la synthèse dans le Service de renseignements. Son voisin est le colonel Randolph Jumana, commandant en second. De l'autre côté de la table ovale, il y a Duc Phon Lo et le colonel Oliver Makeir, coordinateur des services de propagande. - Quelqu'un a-t-il une idée ? demande Lusana à la ronde. Jumana arrange pour la dixième fois une liasse de papiers et évite son regard. - Et si Somala avait rêvé l'expédition Fawkes ? Il a peut-être cru voir ça dans un moment de folie, à moins qu'il ne l'ait entièrement imaginé. Lusana fronce les sourcils et secoue la tête avec irritation. - Vous oubliez, colonel, que c'est moi qui ai recueilli le rapport de Somala. C'était un excellent soldat. Le meilleur chef de groupe que nous ayons. Il n'avait pas de délire et, sachant qu'il allait mourir, il n'avait aucune raison d'imaginer je ne sais quel conte à dormir debout. - Il est indéniable que l'expédition a eu lieu, intervient Makeir. Les journaux et les bulletins de la télévision sud-africaine en étaient pleins. Leurs comptes rendus recoupent ce que Somala a dit au général. Seuls les services du ministère de la Guerre n'ont pas encore pu produire un seul témoin digne de foi et capable de fournir un signalement du groupe d'attaque. Nous avons eu la chance que Somala ait vécu jusqu'à son retour de mission et qu'il ait pu, avant de mourir, décrire en détail ce qu'il avait vu. - A-t-il pu voir qui lui a tiré dessus ? demande Jumana. - Il a été touché dans le dos et de très loin, sans doute par un tireur d'élite, répond Lusana. Le pauvre diable a dû ramper sur près de 5 kilomètres pour 132 rejoindre ses hommes. Ils lui ont administré de leur mieux les premiers soins avant de rejoindre notre camp à travers la brousse. Thomas Machita secoue la tête : il n'y comprend absolument rien. - Rien ne tient debout. Je doute qu'un autre mouvement de libération prendrait notre uniforme afin de se faire passer pour une formation de l'A.R.A. - Il est possible, dit Makeir, qu'ils aient organisé ce raid pour nous compromettre et échapper aux poursuites. - Je suis en relations constantes avec mes compatriotes chargés de conseiller vos frères révolutionnaires, fait remarquer le colonel Lo. Ils sont fous furieux comme des guêpes dont on aurait piétiné le nid. Personne ne tire bénéfice de l'attaque du domaine Fawkes. Au contraire, elle a affermi la résolution des Blancs, des Indiens, des métis et de bien des Noirs de s'opposer à toute intervention étrangère. Lusana repose son menton sur ses mains jointes. - Okay, ce n'est pas eux ; nous savons que ce n'est pas nous ; alors quel est le suspect numéro un ? - Les Sud-Africains blancs, répond simplement Duc Phon Lo. Tous les regards se portent sur le conseiller vietnamien. Lusana scrute le visage impénétrable. - Vous plairait-il de répéter ce que vous venez de dire ? - Je suggère simplement que quelqu'un du gouvernement sud-africain a pu ordonner l'assassinat de la famille de Fawkes et de leurs ouvriers indigènes. Ils restent un bon moment à examiner l'Asiatique sans dire un mot, puis Machita rompt le silence. - Je n'arrive pas à en discerner la raison. - Moi non plus, dit Lo avec un haussement d'épaules. Mais réfléchissons. Qui peut avoir les moyens d'équiper un corps de commandos avec uniformes et armes pareils aux nôtres ? D'autre part, et 133 c'est plus important, n'êtes-vous pas frappés, messieurs, par le fait que, bien que cette troupe d'assaut se soit retirée pratiquement sous les pales des hélicoptères des forces sud-africaines, aucun de ses soldats n'a été retrouvé ? Or, l'une des données de la guérilla veut qu'il faille un minimum d'une heure d'avance pour avoir une chance convenable de retraite. Moins de dix minutes, contre une unité dotée d'hélicoptères et de chiens policiers... c'est du suicide pur et simple. - Votre théorie est certes intéressante, dit Lusana en pianotant sur la table. Personnellement, je n'y crois pas une minute. Mais il ne coûte rien de la vérifier. Avez-vous un informateur de confiance au ministère de la Défense ? demande-t-il à Machita. - Quelqu'un de très haut placé, répond Machita. Il nous coûte les yeux de la tête, mais ses renseignements sont de premier ordre. Drôle de type, d'ailleurs... on ne le rencontre jamais deux fois au même endroit ni sous le même déguisement. - A vous entendre, on le prendrait pour un illusionniste, remarque Jumana. - Il l'est peut-être, reconnaît Machita. Emma apparaît toujours au moment où on l'attend le moins. - Emma ? - C'est le nom qu'il a choisi. - Cet homme a un curieux sens de l'humour, à moins qu'il ne s'agisse d'un travesti, dit Lusana. - Je n'en sais rien, mon général. - Comment le contactez-vous ? - On ne le contacte pas. Il nous prévient quand il a une information intéressante à vendre. Le visage de Jumana s'assombrit. - Comment s'assurer qu'il ne nous passe pas des documents falsifiés ? - Jusqu'à ce jour, tout ce qu'il nous a transmis était cent pour cent authentique. 134 - Vous allez suivre cette affaire, alors ? dit Lusana à Machita. - Je vais prendre l'avion pour aller à Pretoria et attendre qu'Emma se manifeste. Si quelqu'un peut éclaircir ce mystère, ce ne peut être que lui. 20 Le camp de l'Armée révolutionnaire africaine n'a rien d'un camp militaire classique ; c'est en fait un quartier général situé dans ce qui était une petite université au temps où les Portugais régnaient sur le Mozambique. Une nouvelle université réservée aux citoyens noirs a été édifiée au cour d'une nouvelle ville arrachée au territoire du Nord, sur le lac Malawi. L'université transformée est une base idéale pour l'armée de Lusana : dortoirs pour la troupe, cafétérias transformées en mess, installations sportives utilisées pour l'instruction des combattants, logements pour les officiers et même une salle de bal pour les jours de fête. Frederick Daggat, démocrate et l'un des trois Congressmen noirs du New Jersey, est impressionné. Il s'attendait à une espèce de mouvement révolutionnaire classique, commandé par des chefs de tribu armés de roquettes soviétiques, habillés du gris des uniformes de l'armée chinoise et recrachant d'imbéciles clichés marxistes hors d'âge. Or il découvre avec une agréable surprise une organisation qui fonctionne comme une société pétrolière américaine. Lusana et ses officiers ressemblent plus à des businessmen qu'à des guérilleros. Le cocktail se déroule strictement selon le protocole de New York. Et Felicia Collins, l'hôtesse, ne 137 déparerait pas dans une réunion du même genre à Manhattan. Daggat lui lance un coup d'oil et elle s'excuse auprès d'un groupe d'admirateurs, des législateurs de la Somalie. Elle s'approche et pose la main sur le bras de l'Américain. - Etes-vous content, Congressman ? - Très content. - Hiram et moi espérions que vous pourriez passer le week-end avec nous. - Malheureusement, je dois être à Nairobi demain après-midi pour rencontrer le Conseil de l'éducation du Kenya. - J'espère que votre appartement vous convient. Nous ne sommes pas tout à fait de la classe des hôtels Hilton dans la région. - Je dois avouer que l'hospitalité de M. Lusana est bien supérieure à ce à quoi je m'attendais. Daggat examine la femme. En fait, c'est la première fois qu'il voit de près Felicia Collins : grande vedette, chanteuse à trois disques d'or, comédienne titulaire de deux Emmy1 et d'un Oscar pour un rôle très difficile de suffragette noire dans le film La Route du pavot. Elle est peut-être, si c'est possible, encore plus belle qu'à l'écran. Felicia est en effet très chic et ravissante dans un pyjama du soir de crêpe de chine vert. La courte blouse laisse les épaules nues et lui ceint la taille, et le pantalon assorti laisse vaguement deviner des jambes parfaites. Ses cheveux sont coupés court, à l'africaine. - Hiram est au seuil de la célébrité, vous savez. Le ton enthousiaste qu'elle a adopté amuse Daggat. - J'imagine qu'on a dû dire jadis la même chose d'Attila. 1. Prix décerné chaque année aux meilleurs artistes par la Télévision Academy of Arts and Sciences. 138 - Je comprends maintenant fort bien pourquoi les correspondants à Washington se bousculent à vos conférences de presse, Congressman, dit-elle sans cesser de lui tenir le bras. Vous avez la langue acérée. - Je crois que les journalistes l'appellent « le dard de Daggat ». - Pour mieux y asseoir l'Establishment des Blancs, sans doute ? Il lui prend la main, la serre de plus en plus fort, et les grands yeux brun doré s'étonnent. - Dites-moi, miss Collins, que peut bien venir faire dans la jungle une femme si belle et si célèbre ? - Très précisément, ce que vient y faire l'enfant terrible du Congrès des Etats-Unis, répond-elle du tac au tac. Aider un homme qui se bat pour le plus grand bien de notre race. - Je serais plutôt tenté de croire qu'Hiram Lusana se bat pour le plus grand bien de son compte en banque. - Vous me décevez, cher monsieur. Si vous preniez la peine de piocher vos dossiers, vous sauriez que rien n'est plus faux. Daggat se raidit. Pour relever le gant, il lâche la main et s'approche ; son visage touche presque celui de Felicia. - Pendant que la moitié du monde épie les Etats africains et qu'elle attend en se demandant quand ils vont se décider à renverser le dernier bastion de la suprématie des Blancs, qui tombe du ciel comme le Messie et offre une maxime applicable en toute circonstance ? Qui donc, je vous le demande, sinon votre trafiquant de drogue favori, Hiram Lusana ? Comme si la révélation lui avait soudain été faite, il renonce à son fructueux commerce pour défendre la cause de la pauvre plèbe malodorante d'Afrique du Sud. « Puis avec le soutien des jobards qui constituent l'opinion noire et d'une presse avide de célébrer de 139 nouvelles idoles et n'importe quelle idole, s'il vous plaît, le bel Hiram découvre soudain son visage souriant sur la couverture d'une quinzaine de magazines qui tirent ensemble à plus de 60 millions. Ainsi, le soleil du Paradis brille de nouveau, et Hiram Lusana est adoré partout des manieurs de Bible pour sa piété sans tache ; les ministres des Affaires étrangères se battent pour l'inviter à leurs réceptions ; il demande et il obtient des sommes fabuleuses pour parler en public, et les poires dans votre genre, Miss Collins, les gogos du monde artistique, lui baisent les fesses et se battent pour une miette de sa gloire. La colère assombrit le ravissant visage de Felicia. - Vous êtes délibérément grossier. - Ou peut-être sincère, tout simplement. Daggat se tait pour jouir de l'embarras momentané de la vedette. - Que pensez-vous qu'il arrivera si Lusana gagne cette guerre et que le gouvernement blanc et raciste d'Afrique du Sud s'incline ? Fera-t-il comme Cincin-natus ? Déposera-t-il l'épée pour reprendre la charrue ? Pas question, chère madame. Je suis à peu près persuadé qu'il se proclamera Président et qu'il établira une dictature déguisée. Alors, avec dans ses poches les vastes ressources du pays d'Afrique le plus évolué, il fourrera la grande croisade sous l'éteignoir et, par la force ou par la ruse, il avalera un à un les pays noirs, désarmés devant une telle puissance. - Vous n'y comprenez rien, dit-elle rudement. Hiram a pour règle de vie les préceptes moraux les plus élevés. Il est impensable qu'il puisse jamais accepter de renoncer à son idéal pour en tirer un profit personnel. Felicia ne lit pas l'avertissement dans les yeux de Daggat. - Je peux prouver ce que j'avance, Miss Collins, et tout ce que cela vous coûtera, sur le plan financier du moins, c'est un bon vieux dollar de l'oncle Sam. 140 - Vous prêchez dans le désert, Congressman. Il est clair que vous ne connaissez pas le général. - Parions. Elle réfléchit un instant, puis elle le défie. - J'accepte. Daggat s'incline galamment et l'amène près de Lusana, qui est en train de parler tactique avec un officier de l'armée du Mozambique. Lusana interrompt sa conversation pour les accueillir. - Tiens, mes deux amis américains. Je vois que vous avez déjà fait connaissance. - Pourrais-je vous parler un moment en compagnie de Miss Collins, général ? demande Daggat. - Mais très certainement, voyons. Lusana s'excuse auprès de l'officier et entraîne Frederick Daggat et Felicia Collins vers un cabinet meublé dans le style « afro ». - Très joli, fait Daggat. - C'est mon style favori, répond Lusana en leur faisant signe de s'asseoir. Normal, non ? Il est directement issu de notre art primitif. - Personnellement, je préfère l'égyptien moderne, remarque Daggat avec indifférence. - Voyons, de quoi désiriez-vous me parler ? demande Lusana. Daggat va droit au but. - Pardonnez ma franchise, général, mais la seule raison pour laquelle vous avez organisé cette aimable sauterie est de me convaincre d'user de mon influence sur le Comité des affaires étrangères en faveur de l'A.R.A. ? C'est bien cela ? Lusana ne peut dissimuler une expression embarrassée, mais il lui faut rester courtois. - Mes excuses, Congressman. Je n'aurais pas voulu que cela saute tellement aux yeux. En effet, j'espérais vous amener à soutenir notre cause. Mais vous donner le change ? Pas question ! Je ne suis pas assez bête pour essayer de tromper un homme aussi intelligent que vous. 141 - Suffit pour les entrées en matière. Qu'est-ce qu'il y a à gagner pour moi ? Lusana fixe Daggat avec stupéfaction. Il ne s'attendait guère à une telle brutalité. Il envisageait de convaincre le congressman d'une manière plus détournée. Là, il est pris de court. Cette offre délibérée de corruption le laisse pantois. Il décide de jouer l'innocence afin de réfléchir. - Je n'ai pas bien saisi, Congressman ? - Ce n'est pas compliqué. Si vous voulez que je sois de votre côté, cela coûte cher. - Je ne comprends toujours pas. - Assez de boniments, général. Vous et moi venons du même ruisseau. Nous n'avons pas échappé à la misère et à la discrimination pour arriver là où nous sommes, sans avoir fait provision de sagesse en route. Lusana se détourne et allume lentement, méticu-leusement une cigarette. - Vous désirez que j'ouvre avec un chiffre la négociation de vos services ? - Ce ne sera pas nécessaire, j'ai déjà... euh... une idée en tête. - Parlez, je vous en prie. Un sourire retrousse les lèvres de Daggat. - Miss Collins, dit-il. Lusana le regarde, surpris. - C'est une idée ravissante, en effet. Mais je ne vois pas ce qu'elle... - Vous me cédez Felicia Collins, et je m'arrange pour que mon comité émette un vote favorable pour le financement d'un programme d'armement destiné à votre révolution. Felicia se dresse d'un bond, ses yeux brun doré fulgurants. - Cela dépasse tout ce que j'ai jamais entendu ! lance-t-elle. - Considérez cela comme un léger sacrifice à une noble cause, conseille ironiquement Daggat. 142 - Pour l'amour du ciel, Hiram, dis à ce ringard de faire ses valises et de disparaître. Lusana reste un instant sans répondre : il regarde ses genoux et cueille une peluche imaginaire sur le pli impeccable de son pantalon. - Je suis navré, Felicia, dit-il finalement d'une voix douce, mais je ne peux pas laisser les sentiments intervenir dans cette affaire. - Ce n'est pas possible ! lance-t-elle en le fixant d'un regard incrédule. Vous êtes fous tous les deux, complètement dingues, si vous croyez que vous pouvez me passer à la ronde comme une tasse de café. Lusana se lève, va vers elle et lui effleure le front d'un baiser. - Ne m'en veux pas, lui dit-il ; puis, se tournant vers Daggat : Enlevez votre butin, Congressman. Puis il sort de la pièce. Pendant longtemps, Felicia reste immobile, le visage reflétant à la fois l'hostilité et l'embarras ; puis elle réalise tout à coup la situation, et ses yeux s'emplissent de larmes. Elle ne proteste ni ne résiste lorsque Daggat l'attire doucement contre lui et l'embrasse. - Salaud, murmure-t-elle. Espèce de salaud. Vous voilà bien content, j'imagine. - Pas tout à fait, encore. - Vous avez gagné votre livre de chair. Qu'attendez-vous de plus ? Il tire un mouchoir et lui éponge gentiment les yeux. - Vous avez oublié, dit-il avec un sourire. Vous me devez aussi un dollar. 21 Pieter de Vaal referme le dossier du rapport sur le massacre de la ferme des Fawkes. Le visage tiré, il lève les yeux. - Je suis encore bouleversé par cette horrible tragédie. C'est tellement absurde. Fawkes reste impassible. Assis devant le bureau du ministre de la Défense, il bourre de tabac son vieux brûle-gueule. Le silence règne dans la pièce ; on n'entend que le grondement confus de la circulation à travers la vaste fenêtre qui domine le Burger Park. Finalement, de Vaal glisse le dossier dans un tiroir ; il parle en évitant le regard de Fawkes. - Je regrette que nos patrouilles n'aient pas pu rattraper les sauvages qui ont fait cela. - Il n'y a qu'un seul responsable, dit sombrement Fawkes. Les hommes qui ont massacré ma famille l'ont fait sur son ordre. - Je sais à qui vous pensez, Capitaine Fawkes, mais rien ne nous prouve que Lusana soit derrière cela. - Je suis convaincu que c'est lui. - Que vous dire ? Même si nous en étions certains, il se trouve au-delà de nos frontières. Il est hors d'atteinte. - Pas en ce qui me concerne. Je peux mettre la main sur lui. - Comment ? 145 - En me portant volontaire pour commander votre opération Eglantine. De Vaal discerne nettement la haine qui bouillonne dans les veines de Patrick Fawkes. Le ministre de la Défense se lève et va à la fenêtre ; son regard erre sur les jacarandas qui ombragent les rues de la ville. - Je comprends vos sentiments, Capitaine, mais la réponse est : non. - Et pourquoi donc, monsieur ? - L'opération Eglantine est une conception monstrueuse. Si l'affaire échouait, les conséquences seraient désastreuses pour notre gouvernement. Fawkes cogne sa pipe sur le bureau du ministre et il casse le tuyau. - Non, par le Diable ! Ma ferme n'a été que le prélude. Il faut stopper Lusana et sa horde sanglante avant que le pays tout entier ne soit à feu et à sang. - Les risques dépassent de loin les bénéfices possibles. - Je réussirai, déclare froidement Fawkes. De Vaal a l'air d'un homme déchiré par sa conscience. Il marche de long en large, puis s'arrête et regarde Fawkes. - Je ne peux pas vous promettre de vous mettre en lieu sûr le moment venu. Et le ministère de la Défense déniera tout lien avec cette aventure si vous êtes découvert. - Entendu, dit Fawkes avec un long soupir de soulagement, mais une pensée lui vient : Au fait, à propos de ce train, monsieur le Ministre, comment avez-vous pu franchir si vite la distance entre une salle d'opération d'hôpital à Durban et une voie de garage à Pembroke ? De Vaal sourit pour la première fois. - Simple ruse, mon cher. Je suis entré à l'hôpital par la grande porte et j'en suis ressorti aussitôt par une porte dérobée. Une ambulance m'a transporté à la base aérienne d'Heidriek où j'ai pris un jet qui m'a 146 déposé sur une piste près de Pembroke. Le train est celui du Président. Je l'ai simplement utilisé quelques heures, alors qu'il allait être révisé. - Mais pourquoi toutes ces manouvres compliquées ? - Il m'est souvent nécessaire de masquer mes faits et gestes, répond de Vaal. Et je pense que vous comprendrez que l'opération Eglantine n'est pas de celles que nous désirons tellement faire connaître à son de trompe. - Je vois ce que vous voulez dire. - Et vous, Capitaine Fawkes. Pouvez-vous disparaître sans éveiller les soupçons ? - J'ai quitté Umkono au milieu d'un concert de lamentations. Mes amis et mes voisins croient que je suis retourné en Ecosse. - Voilà qui est parfait. De Vaal passe derrière son bureau, trace quelques mots sur une feuille de papier qu'il passe à Fawkes. - Vous avez là l'adresse d'un hôtel à 15 kilomètres au sud de la ville. Prenez une chambre et attendez les instructions et les papiers nécessaires avant de donner le coup d'envoi. A partir de cette minute précise, le gouvernement d'Afrique du Sud vous tient pour mort. Et que Dieu nous soit en aide ! termine-t-il en baissant la tête. - Dieu ? Non. Je n'y compte guère. (Une lueur diabolique danse dans les yeux de Fawkes.) Je doute fort qu'il veuille se mêler de cela. A l'étage situé au-dessous des bureaux du ministre, le colonel Zeegler marche de long en large dans la salle des opérations devant une table surchargée de photographies glacées. Pour la première fois de sa carrière, il est complètement dérouté. Le raid sur la ferme des Fawkes comporte un aspect bizarre qui ne correspond pas à la méthode classique des terroristes. Il a été réalisé avec trop de précision et d'ingéniosité. D'autre part, 147 ce n'est pas le style de Lusana. Certes, il ferait sans hésiter mettre à mort des soldats blancs, mais il n'aurait jamais autorisé le massacre des travailleurs bantous de Fawkes et, notamment, des femmes et des enfants. Cet aspect-là est aux antipodes de ce que l'on connaît de la stratégie du chef des insurgés. - Qui, alors ? se demande Zeegler à haute voix. Il ne peut certainement pas s'agir d'unités noires des forces régulières de l'Afrique du Sud. C'eût été impossible sans que Zeegler en ait connaissance. Il s'arrête et fouille dans les photographies prises après le massacre par le groupe des enquêteurs. Aucun témoin n'a été retrouvé, aucun des assaillants n'a jamais été capturé. L'exécution de l'opération est trop parfaite, trop totalement dénuée de défauts, Le moindre indice de l'identité des assaillants continue de lui échapper. Mais des années d'expérience lui disent que cet indice se trouve là, caché dans la pile de photos. Comme un chirurgien qui examinerait des radios avant d'entreprendre une opération délicate, Zeegler s'arme d'une loupe et, pour la vingtième fois, reprend l'examen de chaque photographie. 22 Le jet d'Air Malawi en provenance de Lourenço Marques, en Mozambique, touche terre et roule vers le terminus de l'aéroport de Pretoria. Lorsque la plainte des moteurs s'éteint, on abaisse l'escalier d'accès, les passagers saluent de la tête la charmante hôtesse de l'air africaine et se dirigent vers l'aérogare. Le major Thomas Machita suit les autres passagers et, à son tour, il présente à l'officier d'immigration son faux passeport de citoyen du Mozambique. Le Sud-Africain examine la photo. Il regarde le nom - George Yariko - et il a un sourire entendu. - C'est votre troisième voyage à Pretoria ce mois-ci, monsieur Yariko, dit-il en regardant la serviette reliée par une chaînette au poignet de Machita. Les instructions pour votre colonel sont de plus en plus pressantes ces temps-ci. Machita fait un geste d'indifférence. - Si mon ministère des Affaires étrangères ne m'expédie pas à notre consulat de Pretoria, c'est pour m'envoyer à un autre, Dieu sait où. Et, je ne voudrais pas vous faire de peine, cher Monsieur, mais je préférerais aller en mission à Paris ou à Londres. L'officier d'immigration lui désigne la sortie. - J'espère vous revoir bientôt, dit-il avec une courtoisie ironique. Je vous souhaite un agréable séjour. 149 Machita sourit de toutes ses dents, traverse le hall pour gagner la station de taxi. De sa main libre, il fait signe à la première voiture. Le chauffeur met en marche. Soudain, avant qu'il ait eu le temps d'approcher de son client, un autre taxi sort de la file, lui coupe la voie et stoppe en dérapant devant Machita, dans une tempête d'injures et de coups d'avertisseurs déchaînée par les chauffeurs qui attendaient sagement leur tour. Machita trouve la scène amusante. Il jette la serviette sur le siège arrière et monte. - Consulat du Mozambique, dit-il au chauffeur débrouillard. Celui-ci soulève simplement sa casquette, baisse son drapeau et se lance dans la circulation. Machita se renverse sur le dossier et regarde par la portière. Il se débarrasse de la chaînette qu'il jette dans la serviette. Le consul du Mozambique, sympathisant de la cause de TA.R.A., permet à Machita et à ses aides d'aller et venir sous le déguisement de courriers diplomatiques. Après avoir goûté le temps qu'il convient les charmes de l'hospitalité du consulat, ils descendent dans un hôtel anonyme et se consacrent tranquillement à leurs travaux d'espionnage. Soudain, une sorte d'avertissement se déclenche dans l'esprit de Machita. Il se redresse et regarde autour de lui. Le chauffeur ne prend pas la route du consulat mais la direction du centre commercial de Pretoria. Machita tape sur l'épaule du chauffeur. - Oh, l'ami, il ne faut pas me prendre pour un touriste à qui on en met plein le compteur. Si vous avez l'intention d'être payé, je vous conseille de filer droit à destination. Il n'obtient d'autre réponse qu'un haussement d'épaules. Pendant quelques instants, le chauffeur se faufile dans la circulation, avant de s'engager sur la rampe du parking souterrain d'un grand magasin. Machita n'a nul besoin d'un sixième sens pour se 150 savoir pris au piège. Il a soudain la gorge sèche, la langue grosse comme une éponge, et son cour se met à cogner. Il ouvre doucement sa serviette et en tire un pistolet Mauser 38. Au dernier étage du parking, le chauffeur glisse sa voiture dans une place libre, loin de l'entrée du tunnel d'accès, et il coupe le moteur. En se retournant, il touche du nez le canon du pistolet de Machita. Le révolutionnaire voit pour la première fois le visage de son chauffeur. La peau sombre et imberbe, les traits sont ceux d'un Indien - il y en a plus d'un demi-million en Afrique du Sud. Le chauffeur ne trahit pas la crainte qu'escomptait Machita ; il sourit même franchement au contraire. - Je crois que nous pouvons nous dispenser des scènes dramatiques, Major Machita, dit le chauffeur de taxi. Vous ne courez aucun danger. La main de Machita ne bouge pas d'un pouce. Il ne veut pas même tourner la tête pour examiner le garage et la troupe d'hommes armés qui devait l'attendre. - Quoi qu'il arrive, vous mourrez en même temps que moi, dit-il. - Vous êtes beaucoup trop nerveux, observe le chauffeur. Idiot, même. Il est très mauvais qu'un homme de votre profession réagisse comme un gamin surpris en train de dévaliser les bocaux d'une confiserie. - Boucle-la, mon gars, lance Machita. Qu'est-ce que c'est que ce travail ? - Voilà qu'on retrouve le langage du Noir américain, que vous êtes, monsieur Luke Sampson, de Los Angeles, alias Charley Le Mat, de Chicago, alias Major Thomas Machita, de l'A.R.A., et je ne sais combien d'autres noms. Le front de Machita se couvre d'une sueur glacée. Il cherche désespérément à comprendre, à savoir qui est ce chauffeur et comment il se fait qu'il le connaisse si bien. 151 - Je ne sais pas de quoi vous parlez. Je m'appelle Yariko, George Yariko. - Comme il vous plaira, cher monsieur, répond le chauffeur. Cela dit, vous me pardonnerez si je trouve plus commode d'avoir cette conversation avec le major Machita. - Qui êtes-vous ? - Pour un spécialiste du renseignement, votre intuition me semble terriblement émoussée. (La voix a pris maintenant un léger accent afrikaans.) Nous nous sommes déjà rencontrés deux fois. Machita baisse lentement le canon de son arme. - Emma ? - Ah, le brouillard se dissipe. Machita pousse un énorme soupir de soulagement et remet son pistolet dans la serviette. - Comment diable saviez-vous que j'arriverais par cet avion ? - Ma boule de cristal, fait Emma, qui ne tient visiblement pas à révéler ses petits secrets. Machita examine d'un oil perçant l'homme assis à la place du chauffeur, les moindres détails du visage, la peau imberbe et sans défauts. Il ne découvre aucun point de ressemblance avec le jardinier et le garçon de café qui se sont présentés sous le nom d'Emma lors de leurs rencontres précédentes. - J'espérais bien que vous me contacteriez, mais je ne vous attendais pas si tôt. - J'ai découvert quelque chose qui, je pense, intéressera Hiram Lusana. - Combien cette fois ? demande sèchement Machita. - Deux millions de dollars américains, répond Emma sans bégayer. Machita fait la grimace. - Il n'existe pas de renseignement qui vaille ce prix-là. - Je n'ai pas le temps de discuter, dit Emma en tendant à Machita une petite enveloppe. Voilà un 152 court exposé d'un projet stratégique ultra-secret connu sous le nom d'opération Eglantine. Ces documents révèlent le concept et l'objectif qui inspirent ce plan. Donnez-les à Lusana. Si après les avoir examinés il accepte mon prix, je lui livrerai le plan au grand complet. L'enveloppe prend place dans la serviette sur la chaînette de sécurité et le Mauser. - Cette enveloppe sera remise au général demain soir, promet Machita. - Parfait. Et maintenant, je vais vous conduire au consulat. - Autre chose. Emma tourne la tête pour regarder le major. - Le général désire savoir qui a attaqué la ferme des Fawkes, dans le Natal. Emma fixe méditativement Machita de ses yeux sombres. - Votre général a un étrange sens de l'humour. Les indices découverts sur place attribuent le massacre à votre aimable A.R.A. - L'A.R.A. n'y est pour rien. Il nous faut la vérité. - Très bien, j'essaierai de vous trouver ça. Emma engage la marche arrière et sort du garage. Huit minutes plus tard, il dépose Machita devant le consulat du Mozambique. - Un dernier conseil, Major. Machita passe la tête par la portière. - Oui, lequel ? - Un bon agent secret ne prend jamais le premier taxi qui se présente. Prenez toujours le second ou le troisième de la file. C'est le moyen d'éviter des ennuis. Sur ce conseil en forme de remontrance, le taxi disparaît dans la circulation de Pretoria, et Machita reste planté sur le trottoir. 23 Les rayons du soleil déclinant passent au-dessus des balustres du balcon et caressent une forme voluptueuse étendue devant la fenêtre d'un des appartements les plus luxueux du New Stanley Hôtel de Nairobi au Kenya. Felicia Collins porte un mini-boléro violemment coloré et une jupe Kongo assortie sur son bikini. Elle roule sur le côté pour allumer une cigarette et passer en revue ses faits et gestes de ces derniers jours. Certes, au cours des ans, elle a « dormi » avec une grande variété d'hommes. Cela ne la trouble guère. La première fois, c'était un cousin qui avait seize ans : elle n'en avait que quatorze. Il ne lui en reste guère qu'un souvenir très estompé par le temps. Le cousin fut suivi d'une bonne dizaine d'hommes avant qu'elle atteigne ses vingt ans. Elle a oublié leurs noms, et leurs visages sont vagues et confus. Les amants qui se sont succédé dans son lit pendant que la jeune chanteuse bataillait pour se faire une place, forment une procession ininterrompue de directeurs de studios d'enregistrement, de disc-jockeys, de musiciens et de compositeurs. La plupart l'ont aidée de quelque manière à se hisser au sommet. Hollywood arriva avec la vague du succès, et ce fut une nouvelle orgie de vie échevelée. Ces visages, songe-t-elle, c'est curieux qu'elle ne puisse se rappeler les corps et les visages. Et pour- 155 tant les chambres et leur décoration lui reviennent très clairement. La te^ure des matelas, le dessin des tentures sont restés gravés dans sa mémoire, comme les divers modèles de poutres et la couleur des plafonds. Comme chez bien d'autres femmes, l'amour pour Felicia ne surpasse pas obligatoirement certaines autres formes de divertissement. Combien de fois n'aurait-elle pas souhaité plutôt se mettre au lit avec un bon roman ? Déjà le visage d'Hiram Lusana disparaît avec le reste dans une certaine pénombre. Au début, elle détestait Daggat ; la seule pensée qu'il soit capable de l'exciter lui était odieuse. Elle n'a pas manqué une occasion de le blesser et il est demeuré courtois. Rien de ce qu'elle peut dire ou faire ne parvient à le fâcher. Seigneur ! songe-t-elle, c'est à devenir enragée. Elle en est à souhaiter qu'il la réduise au rôle d'esclave pour avoir une solide raison de le détester, mais rien n'y fait. Frederick Daggat est trop habile. Il la manie délicatement, prudemment, comme un pêcheur qui sait qu'il a une prise exceptionnelle au bout de sa ligne. La porte-fenêtre s'ouvre et Daggat sort. Felicia se redresse et retire ses lunettes de soleil lorsque l'ombre de l'homme l'atteint. - Tu dormais ? - Non, je rêvais éveillée, dit-elle avec un mince sourire. - Il commence à faire irais. Tu ferais mieux de rentrer. Il la prend par la main et l'aide à se lever. Elle le regarde malicieusement un instant, puis elle ouvre son boléro et presse ses seins nus contre la poitrine du politicien. - Nous avons encore le temps de faire l'amour avant le dîner. Elle se moque et ils le savent tous les deux. Depuis qu'ils ont quitté ensemble le camp de Lusana, elle a 156 répondu à ses manifestations amoureuses avec l'abandon d'un robot. C'est un rôle qu'elle n'avait jamais joué encore. - Comment se fait-il ? se contente-t-il de répondre. Ses yeux brun doré expressifs étudient un instant Daggat. - Quoi donc ? - Comment se fait-il que tu aies quitté Lusana pour venir avec moi ? Je ne suis pas le genre d'hommes qui tourne la tête des femmes. Il y a quarante ans que je vois ma sale gueule chaque jour dans la glace, et je ne suis pas près de m'imaginer que je suis du bois dont on fait les Dom Juan. Tu n'étais pas forcée de te conduire comme une génisse vendue à l'encan, Felicia. Tu n'étais pas la propriété de Lusana, ni la mienne, et je crois bien que tu ne seras jamais la propriété d'aucun homme. Tu pouvais parfaitement nous dire d'aller tous les deux au diable, et pourtant, tu es venue librement, trop librement avec moi. Alors, comment se fait-il ? Ses narines cueillent sa puissante odeur de mâle et une houle de chaleur lui monte des entrailles ; elle lui prend le visage entre ses mains. - Je crois que j'ai sauté du lit d'Hiram dans le tien simplement pour démontrer que s'il pouvait se passer de moi, je pouvais tout aussi facilement me passer de lui. - Réaction tout à fait normale. Elle lui pose un baiser sur le menton. - Pardonne-moi, Frederick. D'une certaine manière, Hiram et moi avons abusé de toi : lui pour obtenir ton appui au Congrès, et moi, comme une pensionnaire, pour le rendre jaloux. - Eh bien, commente-t-il en souriant, je peux dire pour la première fois de ma vie que je suis sincèrement enchanté qu'on m'ait eu. 157 Elle le prend par la main, l'emmène dans la chambre et le déshabille rapidement. - Et maintenant, dit-elle, d'une voix rauque, je vais te faire voir la vraie Felicia Collins. Il est 8 heures passées lorsqu'ils sortent finalement de leur corps à corps. Elle est plus déchaînée que Daggat ne pouvait l'imaginer. Il ne semble pas qu'il y ait de limite à son ardeur. Il reste couché quelques minutes : elle fredonne sous la douche. Puis il se lève à contrecour, passe un kimono court, va s'asseoir devant un bureau couvert de documents apparemment importants et il se met à les classer. Felicia sort en trottinant de la salle de bains et elle prend une robe d'imprimé zébré rouge. L'image que lui renvoie la psyché lui plaît. Son corps est mince et nerveux, et la force qui circule dans ses muscles efface les courbatures que lui ont laissées les efforts de ce tumultueux début de soirée. Trente-deux ans, sans doute, mais toujours drôlement excitante, songe-t-elle. Allons, il se passera encore quelques belles années avant qu'elle n'autorise son imprésario à accepter pour elle des rôles de femme mûre, à moins, évidemment, qu'un producteur ne lui propose un scénario fracassant et un solide pourcentage des recettes nettes. - Crois-tu qu'il puisse gagner ? demande Daggat qui interrompt sa rêverie. - Pardon ? - Je te demande si Lusana est capable de battre l'armée d'Afrique du Sud. - Je ne suis guère qualifiée pour donner un avis sur l'issue de la révolution. Mon rôle dans TA.R.A. est simplement celui d'un collecteur de fonds. - - Sans oublier celui qui comporte le délassement du guerrier, ou disons plutôt, du général, ajoute-t-il en souriant. 158 - Il s'agit là d'un à-côté, dit-elle avec un éclat de rire. - Tu n'as toujours pas répondu à ma question. - Même s'il avait une armée d'un million d'hommes, dit-elle en hochant la tête, Hiram ne peut espérer vaincre les Blancs dans une guerre ouverte prolongée. Les Français et les Américains ont perdu au Vietnam pour la même raison qui a renversé le gouvernement majoritaire de Rhodésie : les guérilleros qui se battent dans une jungle touffue ont tous les avantages. Malheureusement pour la cause des Noirs, quatre-vingts pour cent du territoire de l'Afrique du Sud sont un désert, un terrain aride et plat, idéal pour une guerre de blindés et d'aviation. - Alors, que cherche-t-il ? - Hiram compte sur le soutien populaire du monde entier et sur les sanctions économiques pour réduire la classe dirigeante des Blancs à la soumission. Daggat appuie son menton puissant sur ses mains croisées. - Est-il communiste ? Felicia renverse la tête et éclate de rire. - Voyons, Hiram a fait fortune dans la jungle du monde capitaliste. Il est bien trop marqué par l'argent pour embrasser jamais la cause des Rouges. - Alors, comment expliques-tu ses conseillers vietnamiens et le ravitaillement bénévole de la Chine ? - C'est un peu le coup de la malle espagnole. Les Vietnamiens sont tellement fous de révolution qu'ils enverraient par avion des spécialistes de la guérilla dans les marais de la Floride si quelqu'un les y invitait. Quant à la générosité chinoise, après avoir été fichus dehors de huit pays africains en huit ans, ils lécheraient le cul de n'importe qui pour garder un pied sur le continent. 159 - Mais Lusana est peut-être en train de s'embringuer jusqu'au cou sans s'en rendre compte. - Tu le sous-estimes ; il fera faire leur valise aux Asiatiques à la minute même où ils ne seront plus utiles à l'A.R.A. - C'est plus facile à dire qu'à réaliser. - Il sait très bien ce qu'il veut. Tu peux me faire confiance. Dans neuf mois Hiram Lusana sera assis dans le fauteuil de Premier ministre au Cap. - Il a un horaire précis ? demande Daggat incrédule. - Au jour près. Lentement, Daggat ramasse ses papiers sur le bureau et les arrange soigneusement en pile. - Fais tes valises. Felicia lève ses sourcils admirablement épilés. - Nous quittons Nairobi ? - Nous prenons l'avion pour Washington. - Pourquoi devrais-je officiellement voyager avec toi ? demande-t-elle, déconcertée par son autorité soudaine. - Tu n'as rien de mieux à faire. D'autre part, revenir au pays au bras d'un respectable Congressman après avoir couché pendant un an avec un révolutionnaire et radical notoire, peut faire beaucoup pour restaurer ton image de marque auprès de tes fans. Felicia affiche une moue. Mais ce que dit Daggat est logique, elle le sait. La vente de ses disques est en baisse et les appels téléphoniques des producteurs se font rares. Il est grand temps, en effet, se dit-elle, de remettre sa carrière en route. - Je serai prête dans une demi-heure. Daggat approuve du menton en souriant. Une certaine excitation le saisit. Si, comme Felicia le prétend. Lusana a toutes les chances de devenir le premier homme d'Etat noir d'Afrique du Sud, Daggat, en volant sur les bancs du Capitole, au secours d'une cause victorieuse, prendrait une imposante stature devant le Congrès et gagnerait le respect des électeurs. Le jeu en vaut la chandelle. Et s'il est prudent, s'il compose adroitement ses discours et son programme, il pourrait... il pourrait peut-être... être désigné comme candidat à la vice-présidence, la dernière escale avant l'ultime port. 160 24 Lusana place la main à la hauteur de ses yeux, puis fouette la canne en avant d'un coup de poignet habile. Le petit morceau de fromage embroché à l'hameçon tombe délicatement sur l'eau, plonge et disparaît. Le poisson est là. Les sens de Lusana se mettent à vibrer dans l'attente. Il est dans l'eau jusqu'aux cuisses sous les ombrages des arbres qui bordent le fleuve ; lentement, il remonte le fil de sa ligne. Au huitième lancer, il a une touche : une touche puissante, qui manque de peu lui arracher la canne du poignet. Il a ferré un poisson-tigre, cousin du Vieux Monde du célèbre et féroce piranha d'Amérique du Sud. Il laisse aller et donne du fil à son poisson. Il n'a pas le choix d'ailleurs : sa canne est pliée en deux. Soudain, avant que la bataille ait eu le temps de s'engager, le poisson-tigre contourne un tronc immergé, casse la ligne et prend le large. - Je ne croyais pas possible qu'on puisse attirer un poisson-tigre avec un morceau de fromage, dit le colonel Jumana. Il est assis sur le sol, adossé à un arbre, et il tient à la main l'enveloppe qui contient l'ébauche de l'opération Eglantine. - L'appât ne compte guère si la proie est affamée, dit Lusana en regagnant la rive pour remplacer son bas de ligne. 163 Jumana se redresse pour vérifier que les gardes du corps sont bien à leur poste et sur le qui-vive. Précaution inutile : aucun soldat ne sert avec plus de ferveur et de fidélité que ceux-là. Ce sont des gaillards minces mais solides, choisis personnellement par Lusana et non seulement pour leur courage et leurs qualités physiques, mais aussi pour leur intelligence. Ils veillent dans les broussailles, leur arme prête dans des mains qui ne tremblent pas. Lusana s'apprête à regagner l'eau. - Qu'en pensez-vous ? demande-t-il. Jumana regarde l'enveloppe d'un air sceptique. - Une escroquerie ! Une escroquerie de deux millions de dollars ! - Vous n'en voulez pas, alors ? - Non, mon général, sincèrement, je ne veux pas acheter ça, dit Jumana en se levant et en époussetant son uniforme. Je pense que ce type, Emma, a servi au major Machita des bribes de renseignements pour lui faire avaler le reste. Ce résumé ne nous apporte rien. Il indique seulement que les Blancs préparent une grande attaque terroriste quelque part dans le monde avec une unité de Noirs se faisant passer pour des hommes de l'A.R.A. Les Sud-Africains ne sont pas assez stupides pour risquer des complications internationales avec une machination aussi absurde. Lusana lance sa ligne. - Mais supposons - supposons seulement - que le Premier ministre Koertsmann se sente le dos au mur. Il peut fort bien être tenté de jouer le tout pour le tout, de risquer un dernier coup de dés. - Mais comment ? Et où ? - Mon ami, la réponse à vos deux questions coûte deux millions de dollars. - Je n'en persiste pas moins à penser que cette affaire Eglantine est une escroquerie. - En fait, le plan est simplement génial, reprend Lusana. Si le raid fait de nombreuses victimes, le pays qui en a souffert serait alors amené à retirer son 164 appui à notre cause et pourrait voter un soutien et un programme de fourniture d'armes au gouvernement Koertsmann. - Les questions qui se posent sont inépuisables ; quel pays serait la cible du raid ? - A mon avis, les Etats-Unis. Jumana jette l'enveloppe sur le sol. - Ne vous laissez pas abuser par cette ruse stu-pide, mon général. Employez cet argent à meilleur usage. Suivez plutôt mon projet d'une série de raids pour verser la terreur aux tripes des Blancs. Un regard d'acier le coupe court. - Vous connaissez mon sentiment sur les massacres. Jumana s'obstine. - Un millier de raids éclairs sur les villes, les villages, les fermes, d'un bout du pays à l'autre, nous amènerait à Pretoria pour Noël. - Nous continuerons à mener une guerre civilisée, reprend Lusana glacial. Nous n'agirons pas comme une racaille de primitifs. - En Afrique, il est souvent nécessaire de mener le peuple avec une main de fer. Ils savent rarement ce qui leur est bon. - Dites-moi, colonel, je suis toujours prêt à m'instruire : qui donc sait ce qui est bon pour le peuple africain ? Le visage de Jumana se crispe d'une colère contenue. - Les Africains savent ce qui est bon pour les Africains, grince-t-il. Lusana dédaigne l'allusion à son sang américain. Il devine les sentiments qui agitent Jumana : la haine de tout ce qui est étranger ; l'ambition forcenée et le goût tout nouveau du pouvoir, mêlés à une méfiance des méthodes modernes et, enfin, une acceptation presque enfantine de la sauvagerie primitive. Lusana se prend à se demander s'il n'a pas commis une grave 165 erreur en nommant Jumana à un poste de responsabilités. Avant que Lusana ait le temps de réfléchir aux conflits qui pourraient surgir entre eux, un sourd piétinement se fait entendre au bord du fleuve. Les gardes du corps s'inquiètent puis se rassurent en apercevant le major Machita qui arrive en courant. Il s'arrête devant Lusana et salue. - L'un de mes agents vient de m'apporter de Pretoria le rapport du raid sur le domaine Fawkes. - Que nous apprend-il ? - Emma affirme qu'il n'a pas pu trouver la preuve que l'Armée sud-africaine y soit mêlée. - Nous voici donc de nouveau au point de départ, dit Lusana pensif. - Il est incroyable qu'une bande puisse massacrer une cinquantaine de personnes sans qu'on réussisse à l'identifier, dit Machita. - Emma mentirait-il ? - C'est possible. Mais il n'aurait aucune raison de le faire. Sans répondre, Lusana reporte toute son attention au poisson-tigre. Sa ligne siffle à travers le fleuve. Machita interroge Jumana du regard, mais l'officier détourne la tête. Machita demeure un instant déconcerté ; il se demande ce qui a bien pu faire naître l'atmosphère de tension qui règne entre ses deux supérieurs. Après un long silence gêné, il désigne du menton l'enveloppe. - Vous avez pris une décision au sujet de l'opération Eglantine, mon général ? - Oui, répond Lusana en reprenant du fil. Machita attend en silence. - J'ai l'intention de payer à Emma ses trente pièces d'argent pour avoir le reste du plan. - Non, c'est un vol ! éclate Jumana. Personne pas même vous, mon général, n'a le droit de gaspiller stupidement les fonds de notre armée. Machita retient son souffle et se tend. Le colonel 166 a outrepassé l'autorité que lui donnent ses galons. Pourtant, Lusana continue de pêcher. - Je vous rappelle, lance-t-il par-dessus son épaule avec une tranquille autorité, que c'est moi qui ai fourni la part du lion de ces fonds. Ce qui est à moi, je peux le reprendre ou en user à ma guise. Les poings crispés, les muscles du cou tendus de colère, Jumana avance vers la rive ; un rictus découvre ses dents serrées. Soudain, comme si un court-circuit venait de se déclencher dans sa matière grise, l'expression de rage fait place à un sourire. Il parle normalement mais avec un accent d'amertume. - Je vous demande de me pardonner cette remarque, dit-il. Je dois être à bout de fatigue. Machita se persuade à l'instant même que le colonel représente un danger à garder à l'oil. Il perçoit nettement que Jumana n'acceptera jamais de n'être que le numéro deux. - Laissons cela, dit Lusana. La chose qui compte pour le moment, c'est de mettre la main sur « Eglantine ». - J'arrangerai la transaction, dit Machita. - Vous ferez bien davantage, dit Lusana en se tournant vers le rivage. Vous allez, en effet, organiser la transaction. Et ensuite, vous tuerez Emma. Jumana en est bouche bée. - Vous n'avez jamais eu l'intention de lâcher ces deux millions de dollars ? - Certes non, dit Lusana. Si vous aviez eu un peu de patience, vous nous auriez épargné votre sortie enfantine. Jumana reste muet. Que pourrait-il dire ? Il hausse les épaules en souriant. C'est alors que Machita surprend l'imperceptible détour de son regard. Jumana ne regarde pas directement Lusana mais un endroit du fleuve, à une dizaine de pas du général. - Gardes ! hurle Machita en pointant le doigt. Le fleuve ! Tirez ! Tirez, pour l'amour du ciel ! 167 La réaction des gardes du corps est immédiate. Leur tir explose dans les oreilles de Machita, et l'eau se couvre de geysers à quelques pieds de Lusana. Un vilain dos écailleux crève la surface et tourne lentement sur lui-même ; la queue fouette férocement l'eau sous la grêle de balles qui s'enfoncent dans l'affreuse carcasse. Puis le feu cesse ; l'énorme reptile a une dernière convulsion et il sombre dans l'eau. Dans ses cuissardes, Lusana reste paralysé, les yeux écarquillés, au milieu du courant. Il fixe stupéfait dans l'eau claire le cadavre du crocodile que le courant entraîne dans le lit du fleuve. Sur la rive, Machita tremble, pas tellement de l'horrible danger auquel Lusana vient d'échapper, mais bien davantage de l'expression satanique qu'il voit sur la face néandertalienne de Jumana. Cette ordure a vu, songe Machita. Il a fort bien vu le crocodile se glisser dans le fleuve et foncer vers le général, mais il n'a pas dit un mot. 25 Chesapeake Bay, Etats-Unis - octobre 1988 II s'en faut de deux bonnes heures que l'aube ne se lève lorsque Patrick Fawkes paie le chauffeur du taxi et s'avance vers la barrière violemment éclairée de la compagnie Forbes, chantiers navals de démolition et de renflouage. Un gardien en uniforme se détourne de l'écran de son poste de télévision et bâille lorsque Fawkes passe un petit dossier à travers le guichet du poste de garde. Le gardien examine les signatures et compare les photos avec l'original qui attend de l'autre côté du guichet. Puis il rend le dossier. - Soyez le bienvenu en Amérique, Capitaine. Mes patrons vous attendaient. - Le bateau est-il ici ? demande Fawkes, impatient. - Ancré au dock de l'Est, répond le gardien en passant une reproduction du plan de l'entreprise à travers le guichet. Faites attention où vous mettez les pieds. Depuis le rationnement de l'énergie, les lampadaires du chantier sont éteints. Il fait plus noir qu'en enfer là-bas. Fawkes s'avance vers le dock en passant sous les grues géantes. Le vent qui souffle de la baie soulève la poussière et apporte à ses narines l'acre parfum du port. Il aspire le mélange de senteurs de fuel, de 169 goudron et d'eau salée. Et comme toujours ce cocktail lui fouette le sang. Arrivé au dock de l'Est, il jette un regard autour de lui, cherchant un signe d'activité. Il y a longtemps que l'équipe de nuit est allée se coucher. Seule, perchée au sommet d'un pilier de bois, une mouette à l'oil rond lui rend son regard. Fawkes marche encore pendant une centaine de mètres et s'arrête au pied d'une énorme silhouette fantomatique que l'on distingue mal dans l'obscurité. Il n'attend guère ; franchit la planche d'embarquement et arrive sur un pont apparemment interminable ; dans le noir et le dédale d'acier, il trouve sans hésiter son chemin vers la passerelle de commandement. Plus tard, lorsque le soleil apparaît au-dessus du rivage à l'est de la baie, l'aspect délabré du navire mutilé se révèle. Mais Fawkes ne voit pas la peinture écaillée, les vastes plaques de rouille, les blessures faites par le chalumeau des démolisseurs. Comme le père d'une fille affreusement défigurée, il ne voit que la beauté du navire. - Mon joli, mon sacré bateau ! crie-t-il à travers le pont désert. Tu feras parfaitement l'affaire, mon vieux. TROISIÈME PARTIE SAUVETAGE 26 Washington - novembre 1988 Avant de le convoquer à Washington, les supérieurs de Steiger ont gardé près de deux mois sous le coude son rapport sur la découverte du Vixen 03. Steiger a l'impression d'assister à un cauchemar soigneusement mis en scène. En tout cas, il se sent davantage dans la peau d'un témoin hostile que dans celle de l'enquêteur principal. Bien qu'ils aient les preuves sous les yeux - l'enregistrement des caméras de télévision - le général Ernest Burgdorf, chef des services de sécurité de l'Armée de l'air, comme le général John O'Keefe, membre de l'Etat-major interarmes, minimisent l'importance de l'avion englouti et prétendent qu'il n'y a rien à gagner à ressusciter l'affaire, sinon l'exploitation sensationnelle qu'en feront les médias. Steiger en est confondu. - Mais... et les familles ? proteste-t-il. Il serait criminel de ne pas avertir les familles que les corps ont été retrouvés. - Reprenez vos esprits, colonel. A quoi bon servirait-il que l'on agite ces vieux souvenirs ? Les 171 parents des hommes de l'équipage sont sans doute morts depuis longtemps. Leurs femmes se sont remariées. Les enfants ont été élevés par de nouveaux pères. Laissons les vivants en paix. - Il reste la cargaison, dit Steiger. Il est fort possible que le Vixen 03 ait transporté des ogives nucléaires. - Nous avons longuement examiné cette question, tranche O'Keefe. Les recherches approfondies menées au moyen d'un ordinateur dans les archives confirment qu'il ne manque pas une ogive. Toutes les pièces de notre quincaillerie atomique, à commencer par la bombe lâchée sur Hiroshima, sont répertoriées ; rien ne manque. - Tenez-vous bien compte, mon général, que les munitions nucléaires étaient - et elles le sont toujours - expédiées dans des canisters d'acier inoxydable ? - Et tenez-vous bien compte vous-même, colonel, répond Burgdorf, du fait que les canisters que vous prétendez avoir découverts pourraient être vides ? Vaincu, Steiger se renfonce dans son fauteuil. Il pourrait aussi bien discuter avec un mur. Décidément, ils le traitent comme un enfant trop imagina-tif qui affirmerait avoir vu un éléphant en liberté dans un champ de maïs du Minnesota. - Et s'il s'agit en fait de l'appareil porté disparu dans le Pacifique, ajoute Burgdorf, je pense qu'il ne faut pas réveiller le chat qui dort. - Pardon, mon général ? - Les causes profondes de l'extraordinaire changement de cap de l'avion peuvent être un détail que l'Armée de l'air ne tient pas à révéler. Considérons les éventualités. Un vol d'environ 1 500 kilomètres dans la direction opposée suppose le fonctionnement aberrant d'au moins cinq types d'instruments différents, compliqué de l'incurable stupidité de l'équipage, d'un navigateur qui a perdu les pédales, à 172 moins qu'il ne s'agisse d'une tentative de vol montée par l'équipage au complet et Dieu seul sait dans quelle intention. - Mais quelqu'un a bien dû signer l'ordre de mission ? fait Steiger. - C'est exact, explique O'Keefe. L'ordre a été signé à la base aérienne de Travis, en Californie, par le colonel Michael Irwin. Steiger adresse au général un regard sceptique. - Les ordres de mission restent rarement plus de cinq mois dans les archives. Comment expliquer que l'ordre en question ait été conservé pendant plus de trente ans ? - Ne me demandez pas pourquoi, colonel, dit O'Keefe avec un haussement d'épaules. Mais croyez-moi sur parole : le plan de vol du Vixen 03 a été retrouvé dans les archives des services administratifs de la base de Travis. - Et les ordres découverts dans l'épave ? - Faites-vous une raison, intervient Burgdorf. Les papiers que vous avez repêchés dans votre lac du Colorado sont trop endommagés pour qu'on puisse les déchiffrer avec la moindre précision. Vous y avez lu des choses qui n'existent pas. - Pour ma part, déclare O'Keefe d'un ton définitif, l'explication du changement de cap du Vixen 03 est une énigme. Vous êtes bien de mon avis, général ? conclut-il en s'adressant à Burgdorf. - Tout à fait. O'Keefe fixe Steiger. - Y a-t-il autre chose que vous aimeriez nous apprendre, colonel ? Les supérieurs de Steiger attendent qu'il leur réponde. Il ne trouve pas de mots qui vaillent d'être prononcés. Il est arrivé au fond du cul-de-sac. La signification de la dernière question qu'on lui a posée est sur sa tête comme l'épée de Damoclès : ou Steiger oubliera jusqu'à l'existence du Vixen 03, ou bien sa carrière militaire s'arrêtera là. 173 Sur le green d'approche, derrière la Maison-Blanche, le Président expédie d'une main ferme une douzaine de balles dans le trou distant d'une demi-douzaine de mètres. Aucune ne daigne y tomber, ce qui lui prouve une fois de plus que le golf n'est pas précisément son fort. Il peut apprécier les difficultés d'un match de tennis ou de handball, voire d'une partie de billard, mais que quelqu'un se passionne à lutter contre son handicap personnel lui échappe totalement. - Je peux mourir heureux car, maintenant, j'ai tout vu. Le Président se redresse et découvre le visage hilare de Timothy March, son ministre de la Défense. - Ceci pour vous démontrer qu'un Président sortant a des loisirs. March, un petit homme replet qui déteste tout effort physique, avance sur le green. - Vous devriez être heureux du résultat des élections. Votre parti et votre candidat ont gagné. - En vérité, personne ne gagne jamais une élection, grogne le Président. Quel bon vent vous amène, Tim? - J'ai pensé qu'il vous plairait de savoir que j'ai enterré l'affaire de ce vieil avion retrouvé dans les Rockies. - Cela me paraît une décision très sage, en effet. - Affaire déconcertante, reprend March. A l'exception des plans de vol truqués placés dans les dossiers de l'Armée de l'air, on ne trouve aucune trace de la véritable mission de l'équipage. - Ainsi soit-il, dit le Président en expédiant enfin une balle dans le trou. Que l'affaire repose en paix ! Si Eisenhower a décidé de l'étouffer pendant sa présidence, loin de moi l'idée de rouvrir ce cercueil pendant la mienne. - Je propose qu'on donne aux restes de l'équipage des funérailles militaires. On leur doit bien ça. 174 - Okay, mais pas l'ombre de publicité. - Je le recommanderai tout particulièrement à l'officier qui en sera chargé. Le Président lance son putter à un de ses gardes du corps et fait signe à March de le suivre dans les bureaux de la présidence. - Quelle est votre opinion, Tim ? Que pensez-vous sincèrement que Ike essayait d'étouffer vers 1954? - La question m'a tenu éveillé à fixer le plafond toutes ces dernières nuits, répond March. Je n'en ai pas la moindre idée, monsieur le Président. Steiger se fraye un chemin dans la foule qui attend une table pour déjeuner à l'Auberge du Peuplier, et il entre dans le bar. Pitt le hèle d'un geste et appelle en même temps la serveuse. Steiger se glisse sur la banquette qui fait face à Pitt pendant que la serveuse, séduisante dans un mini costume folklorique, penche sa poitrine épanouie au-dessus de leur table. - Un Martini on thé rocks, dit Steiger en dévorant du regard les deux aimables rondeurs. Et puis, non, servez-m'en un double. La matinée a été pénible. - Et un autre Salty dog, dit Pitt en montrant son verre presque vide. - Seigneur, gémit Steiger. Comment pouvez-vous avaler un truc pareil ? - J'ai entendu dire que c'est excellent pour maigrir. Les enzymes du jus de pamplemousse dévorent les calories de la vodka. - On dirait une recette de bonne femme. Et, d'ailleurs, je ne vois pas la raison de ce régime. Vous n'avez pas une once de graisse. - Vous voyez, dit Pitt en riant. C'est vraiment efficace. La bonne humeur est contagieuse. Pour la première fois de la journée, Steiger a envie de rire. Mais après l'arrivée des cocktails, son visage se rembrunit 175 et il garde le silence en manipulant son verre sans le porter à ses lèvres. - Laissez-moi deviner, dit Pitt en essayant de lire les sombres pensées du colonel. Je parie que vos petits amis du Pentagone vous ont descendu en flammes. Steiger hoche lentement le menton. - Ils ont découpé en rondelles chaque phrase de mon rapport et ils ont fichu les morceaux dans le grand collecteur de Washington. - Sans blague ? - Ils ne veulent pas en entendre parler. - Ni des canisters, ni même du cinquième squelette ? - Ils affirment que les canisters sont vides. Quant à votre théorie au sujet du père de Loren Smith, je n'en ai pas soufflé mot. Je ne voyais pas de raison d'attiser les flammes de leur scepticisme dévorant. - Alors vous renoncez à l'enquête ? - Il le faut si je veux prendre ma retraite avec le grade de général. - Ils vous l'ont signifié ? - Ce n'était pas la peine. On le lisait clairement dans leurs yeux. - Que faisons-nous maintenant ? Steiger regarde calmement Pitt. - J'espérais que vous vous en chargeriez seul. Pitt paraît surpris. - Vous voulez que je tire l'avion du lac de la Table ? - Pourquoi pas ? Bon Dieu ! vous avez bien tiré le Titanic du fond de l'Atlantique ! Sortir un strato-cruiser d'un lac de montagne est un jeu d'enfant pour un homme de votre calibre. - C'est très flatteur, mais vous oubliez que je ne suis pas mon patron. Renflouer le Vixen 03 exigerait une équipe d'une vingtaine d'hommes, plusieurs camions de matériel, un minimum d'une quinzaine de jours et un budget de près de 400 000 dollars. Je 176 ne peux pas organiser ça tout seul, et l'amiral San-decker ne donnera jamais sa bénédiction à une entreprise pareille sans être solidement assuré de l'aide financière du gouvernement. - Alors pourquoi ne pas se contenter de repêcher l'un des canisters et les restes de Smith afin qu'on puisse les identifier ? - Pour nous retrouver dans la mélasse jusqu'au cou ? - Cela vaut la peine d'essayer, dit Steiger, tout excité. Vous pouvez prendre demain l'avion pour le Colorado. De mon côté, je signerai un contrat pour autoriser la récupération des corps de l'équipage. Ce qui vous mettra en règle avec le Pentagone et la N.U.M.A. Pitt hoche négativement la tête. - Désolé, mais il vous faudra patienter. Sande-cker vient de me désigner pour surveiller le renflouage d'un cuirassé de l'Union qui a sombré devant les côtes de la Géorgie pendant la guerre de Sécession. Et je dois prendre l'avion pour Savannah dans six heures, conclut-il après avoir regardé sa montre. - Vous pourrez peut-être tenter le coup plus tard, dit Steiger en soupirant. - Préparez toujours le contrat et gardez-le sous le coude. Je filerai vers le Colorado à la première occasion. Promis ! - Avez-vous déjà parlé de l'affaire de son père à Loren Smith ? - Franchement, je n'en ai pas eu le courage. - L'idée que vous puissiez vous tromper ne vous quitte pas. - Oui, c'est un peu ça. - Seigneur, quelle histoire ! souffle Steiger, le visage mélancolique. Il vide son double Martini et fixe tristement son verre vide. La serveuse apporte le menu et ils commandent. 177 L'air absent, Steiger suit du regard la croupe de la fille qui retourne à l'office. - Au lieu de rester ici à me creuser la cervelle au sujet d'une affaire dont tout le monde se fout, je ferais mieux de songer à retourner en Californie vers ma femme et mes enfants. - Combien en avez-vous ? - D'enfants ? Huit en tout. Cinq garçons et trois filles. - Vous devez être bon catholique. - Avec un nom comme Abraham Levi Steiger ? Vous rigolez, non ? - En fait, vous ne m'avez pas dit comment les huiles galonnées vous ont présenté le plan de vol du Vixen 03. - Le général O'Keefe a retrouvé l'original. Il ne colle pas avec notre analyse de celui repêché dans l'épave. Pitt réfléchit un moment. - En avez-vous une photocopie que vous pourriez me prêter ? - Du plan de vol ? - Non, la sixième page seulement. - Je l'ai là, dehors, dans le coffre de ma voiture. Pourquoi ? - Un coup au hasard, explique Pitt. J'ai un ami au F.B.I. qu'un bon mot croisé met en transe. - Dois-tu vraiment partir ce soir ? demande Loren. - On m'attend demain matin à une conférence de renflouage, lance Pitt du fond de la salle de bains où il est en train de refermer son nécessaire de toilette. - Bon Dieu ! fait-elle. Je ferais mieux d'être la maîtresse d'un voyageur de commerce. - C'est bien ça, répond-il en revenant dans la chambre. Pour toi, je ne suis que le dernier joujou en vogue. - Ce n'est pas vrai, dit-elle en le prenant dans ses 178 bras. Tu es l'homme que je préfère... avec Phil Sawyer. - Depuis quand vois-tu le chef du service de presse du Président ? - Quand le chat n'est pas là, Loren a le droit de danser. - Dieu du ciel ! Phil Sawyer ! Il porte des faux-cols et parle comme un dictionnaire des citations. - Il m'a demandée en mariage. - C'est à dégueuler. - Je t'en prie, ne te moque pas ce soir, demande-t-elle en se serrant contre lui. - Je suis navré de n'être pas un amant plus parfait, mais je suis trop égoïste pour faire des promesses. Je suis incapable d'offrir les cent pour cent qu'il faut à une femme comme toi. - Je suis prête à accepter n'importe quel pourcentage. Il se penche et l'embrasse dans le cou. - Tu seras une femme épouvantable pour Phil Sawyer, lui dit-il. 27 Thomas Machita paie son entrée et pénètre dans l'enceinte du cirque ambulant, un cirque comme tous ceux qui pullulent les jours de fête dans les campagnes d'Afrique du Sud. C'est dimanche ; des groupes de Bantous et leur famille font la queue pour la grande roue, les manèges et devant les baraques. Selon les instructions données au téléphone par Emma, Machita se dirige vers l'entrée de la rivière enchantée. Il hésite encore sur l'instrument avec lequel il va tuer Emma. La lame de rasoir fixée par une bande à son avant-bras gauche laisse beaucoup à désirer. Le petit rectangle d'acier est une arme de combat rapproché, mortelle si l'on peut trancher la veine jugulaire de la victime au moment opportun, une occasion que Machita estime peu vraisemblable étant donné la foule qui l'entoure. Finalement, il choisit le pic à glace et pousse un long soupir de satisfaction, comme s'il venait de résoudre une importante énigme scientifique. Le pic est glissé dans la vannerie du panier d'osier qu'il tient dans ses mains. La poignée de bois a été arrachée et remplacée par du chatterton enroulé autour du manche. Un coup rapide à travers les côtes jusqu'au cour, dans l'oil ou dans l'oreille ; s'il réussit à enfoncer la tige dans la trompe d'Eustache, c'est à peine si quelques gouttes de sang filtreront. 181 Machita étreint la poignée du panier qui contient à la fois le pic à glace et les deux millions de dollars. Il arrive au guichet, prend un ticket et avance sur le quai de la rivière enchantée. Le couple qui le précède, un type hilare et une femme obèse, se glisse dans un wagonnet à deux places. L'employé, une espèce de clochard vétusté qui renifle constamment la goutte qui lui pend au nez, abaisse une barre de sécurité sur leurs jambes et pousse un grand levier qui sort du plancher. Le wagonnet s'élance sur les rails, passe à travers une double porte battante, et l'on entend bientôt les hurlements de la femme qui se répercutent dans l'intérieur obscur de la baraque. Machita prend le wagonnet suivant. Il se détend et s'amuse en songeant au court voyage. Des souvenirs . d'enfance lui reviennent : il se rappelle s'être blotti il y a longtemps dans une voiturette semblable pendant une croisière sur la rivière mystérieuse et les démons phosphorescents qui jaillissaient de l'obscurité pour se jeter sur lui. Il n'a pas observé l'employé qui poussait le levier et il n'a pas réagi immédiatement lorsque le vieux a sauté à côté de lui en abaissant la barre de sécurité. - J'espère que la promenade vous plaira, dit une voix que Machita reconnaît aussitôt. Une fois de plus, l'informateur mystérieux a joué habilement du manque de vigilance de Machita. Les chances de le tuer discrètement ont disparu. Les mains d'Emma explorent rapidement les vêtements de l'Africain. - Comme vous avez été sage de venir sans armes, mon cher Major. Un point pour nous, songe Machita en gardant les mains sur le panier et en dissimulant le pic à glace. - Avez-vous les plans de l'opération Eglantine ? demande-t-il d'un ton officiel. - Avez-vous les deux millions de dollars ? répond la silhouette sombre assise à côté de lui. Machita hésite et se baisse instinctivement au 182 moment où le wagonnet fonce sur une pile de barils qui menacent de s'écrouler sur eux et s'arrêtent à quelques centimètres de leurs têtes. - Là... dans le panier. Emma sort une enveloppe de son blouson crasseux. - Votre patron va trouver là une lecture extrêmement intéressante. - Extrêmement onéreuse, en tout cas. Machita examinait les documents contenus dans l'enveloppe, lorsque deux sorcières grotesquement peinturlurées et éclairées de rayons ultraviolets bondissent vers le wagonnet en hurlant. Emma ne leur accorde aucune attention : il vérifie la gravure des billets dans l'éclairage fluorescent. Le wagonnet poursuit sa course, les sorcières regagnent leur réduit, le haut-parleur se tait et le tunnel est de nouveau plongé dans le noir. C'est le moment ! songe Machita. Il tire le pic à glace de sa cachette et frappe à l'endroit où il pense que doit se trouver l'oil droit d'Emma. Mais à cette seconde précise, le wagonnet prend un virage brutal et un projecteur orange illumine un Satan barbu qui brandit un trident. Cela suffit à faire dévier la main de Machita. Le pic manque l'oil et s'enfonce dans l'os du crâne au-dessus de l'arcade sourcilière. L'informateur stupéfait hurle, repousse le poing de Machita et arrache de son crâne la pointe acérée. Machita prend la lame de rasoir fixée à son avant-bras et frappe en revers à la gorge d'Emma. Mais le trident du diable s'abat sur l'avant-bras et le fracasse. Le diable est bel et bien vivant. C'est un complice d'Emma. Machita répond en ouvrant la barre de sécurité et en ruant des deux pieds ; il atteint l'homme au bas-ventre et sent ses talons s'enfoncer profondément. Le wagonnet fonce de nouveau dans la nuit et le diable reste sur place. 183 Machita se retourne d'un bond pour affronter Emma, mais le siège voisin du sien est vide. Un bref éclat de lumière luit quelques mètres plus loin à gauche, au moment où une porte s'ouvre et se referme. Emma a trouvé la sortie. L'argent est parti avec lui. 28 - Incroyable stupidité, dit le colonel Jumana avec une joie mauvaise. Pardonnez-moi de le répéter, mon général, mais je vous l'avais bien dit. Lusana regarde pensivement par la fenêtre un groupe d'hommes qui fait l'exercice. - Une erreur de jugement, sans plus, colonel. Nous n'allons pas perdre la guerre parce que nous avons perdu deux millions de dollars. Machita, tout confus, le visage couvert de sueur, fixe sans le voir le plâtre qui protège son avant-bras. - Il était impossible d'imaginer..., commence-t-il. Il se raidit : Jumana vient de se dresser d'un bond et de saisir l'enveloppe d'Emma. Gris de colère froide, le colonel jette l'enveloppe à la face de Machita. - Impossible de penser à un piège ? Idiot ! Ah, il est beau notre chef des services secrets... même pas capable de tuer un homme en pleine obscurité. Et ce qui est plus beau encore, vous lui donnez deux millions pour une enveloppe qui contient un règlement concernant l'enlèvement des ordures ménagères de l'Armée. - Assez ! coupe Lusana. Silence. Jumana reprend sa respiration puis revient lentement à son fauteuil. La colère flambe encore dans ses yeux. 185 - Les idioties ne font pas gagner les guerres de libération, fait-il amèrement. - Vous exagérez et vous allez trop loin, dit durement Lusana. Vous êtes un merveilleux meneur d'hommes, colonel Jumana, un lion dans le combat, mais, comme la plupart des soldats de métier, votre vocabulaire « civil » laisse énormément à désirer. - Je vous en prie, mon général, ne détournez pas sur moi votre colère, dit Jumana qui pointe un doigt accusateur sur Machita. C'est lui qui mérite d'être châtié. Un sentiment d'impuissance gagne Lusana. En dépit de son intelligence, de l'éducation, l'esprit africain garde une candeur presque enfantine à l'égard du blâme. Les rites primitifs sanglants inspirent encore à l'Africain un sentiment plus vrai de la justice qu'une grave conférence autour d'une table. D'un air las, Lusana regarde Jumana. - La faute est la mienne, dit-il. Je suis le seul responsable. Si je n'avais pas donné au major Machita l'ordre de tuer Emma, le plan de l'opération Eglan-tine serait sûrement sur cette table en ce moment. S'il n'avait pas été préoccupé par l'exécution d'Emma, je suis sûr que le major aurait vérifié le contenu de l'enveloppe avant de remettre l'argent. - Vous continuez de croire à la validité de ce plan ? demande Jumana, incrédule. - Oui, dit fermement Lusana. J'y crois assez pour en prévenir les Américains lorsque je serai la semaine prochaine à Washington où je dois participer à une séance du Congrès consacrée à l'aide aux pays africains. - Votre place est ici, dit Machita alarmé. Je vous en supplie, mon général, envoyez quelqu'un d'autre. - Personne n'est plus qualifié que moi, affirme Lusana. Je suis toujours citoyen américain et je suis appuyé par de hautes relations qui soutiennent notre combat. 186 - Loin de nous, loin d'ici, vous courez les pires dangers. - Nous sommes tous en danger, n'est-il pas vrai ? Le danger est notre compagnon d'armes. (Il se tourne vers Jumana.) colonel, vous prendrez le commandement en mon absence. Je vous laisserai des ordres détaillés pour la conduite des opérations. J'attends de vous qu'ils soient exécutés à la lettre. Jumana acquiesce d'un signe de tête. Un sentiment de crainte s'empare de Machita : il ne peut s'empêcher de se demander si Lusana ne vient pas d'ordonner sa propre perte et de déclencher un raz de marée sanglant qui déferlera bientôt sur l'ensemble du continent africain. 29 Loren Smith se lève et tend la main par-dessus son bureau à Frederick Daggat qu'on vient de faire entrer. Il la gratifie de son plus gracieux sourire électoral. - J'espère que vous me pardonnez de vous déranger... euh... ma chère collègue. Loren lui serre franchement la main. Cela l'amuse toujours de voir un homme trébucher sur le titre à lui donner. On dirait qu'ils ne parviennent pas à prononcer « congresswoman ». - Je suis ravie de ce dérangement, dit-elle en lui faisant signe de s'asseoir. A la grande surprise de Daggat, Loren Smith lui tend une boîte de cigares. Il en prend un. - Voilà vraiment un plaisir. Je ne m'attendais guère... Vous permettez que je l'allume ? - Je vous en prie, fait-elle, souriante. Je vous accorde qu'il semble un peu inattendu qu'une femme offre des cigares, mais on comprend la valeur pratique du geste quand on considère que les visites mâles l'emportent ici sur les visites féminines dans la proportion de vingt contre une au moins. Daggat souffle un énorme nuage de fumée bleue vers le plafond et tire sa première salve. - Vous avez voté contre ma proposition d'aide budgétaire à l'Armée révolutionnaire africaine. 189 Loren hoche affirmativement la tête. Elle ne dit rien ; elle attend que Daggat vide son sac. - Le gouvernement blanc d'Afrique du Sud est sur le point de s'effondrer. Le pays va à sa ruine depuis plusieurs années. Le Trésor est vide. La minorité blanche continue de traiter cruellement, sans merci, la majorité des Noirs qu'elle considère comme des esclaves. Depuis dix ans, depuis que les Noirs sont au gouvernement en Rhodésie, les Afrikanders se montrent de plus en plus durs et impitoyables envers leurs ressortissants bantous. Les émeutes ont déjà fait plus de cinq mille morts. Ce bain de sang ne peut plus durer. L'A.R.A. d'Hiram Lusana constitue le seul espoir de paix. Nous devons la soutenir tant sur le plan financier que militaire. - J'avais l'impression qu'Hiram Lusana était communiste ? - J'ai grand peur que vous ne commettiez une erreur d'appréciation, Congresswoman Smith, dit Daggat en secouant la tête. Je reconnais que Lusana se sert de conseillers militaires du Vietnam, mais je peux vous affirmer pour ma part qu'il n'est pas et qu'il n'a jamais été un instrument du communisme international. - Je suis ravie de l'apprendre. La voix de Loren est sans timbre. A son avis, Daggat est en train de l'emmener en bateau et elle est décidée à ne pas marcher. - Hiram Lusana est un idéaliste, poursuit Daggat. Il ne tolère pas les massacres de femmes et d'enfants innocents. Il ne pardonne pas les attaques sanglantes et aveugles contre les villes et les villages, comme le font les autres mouvements d'insurgés. La guerre, il la livre uniquement aux objectifs militaires et gouvernementaux. Quant à moi, j'estime que le Congrès devrait soutenir un leader qui conduit ses affaires avec tant de vertu et de sagesse. - Descendez de la tribune, Congressman. Vous le savez et je le sais : Hiram Lusana est un bandit fieffé. 190 J'ai consulté son dossier au F.B.I. On a l'impression de lire la biographie d'un tueur de la Mafia. Lusana a passé la moitié de son existence en prison, et pour toutes les variétés de crimes, depuis le viol jusqu'au vol à main armée, sans parler de refus du service militaire, ni d'un certain complot en vue de faire sauter le siège du gouvernement de l'Alabama. Après l'attaque victorieuse et extraordinairement lucrative d'une voiture de convoyeurs de fonds, il s'est lancé dans le trafic de la drogue où il a fait fortune. C'est alors qu'il a quitté le pays pour échapper au fisc. Je pense que vous conviendrez qu'il n'offre pas précisément l'image idéale du héros américain. - Il n'a jamais été accusé officiellement d'avoir attaqué cette voiture blindée. - Okay, nous lui accorderons le bénéfice du doute en cette affaire, dit Loren en haussant les épaules. Mais le reste de sa carrière criminelle le qualifie mal pour mener une sainte croisade en vue de libérer les masses opprimées. - Le passé est le passé, insiste Daggat. Quel qu'il soit, Lusana n'en reste pas moins notre seul espoir d'établir un gouvernement stable lorsque les Noirs se seront emparés du parlement d'Afrique du Sud. Vous ne nierez pas qu'il est de l'intérêt des Américains d'en faire notre ami. - Pourquoi prendre parti ? Daggat lève brusquement les sourcils. - Dois-je discerner ici une tendance à l'isolationnisme ? - Voyez donc ce que cela nous a valu en Rhodésie, poursuit Loren. Quelques mois après la mise en ouvre du plan si futé de notre ancien ministre des Affaires étrangères, plan qui allait transférer le pouvoir de la minorité blanche à la majorité noire, la guerre civile a éclaté entre les groupuscules extrémistes et elle a retardé de dix ans l'avancement du pays. Pouvez-vous affirmer que nous ne reverrons 191 pas cela lorsque l'Afrique du Sud s'inclinera devant l'inévitable ? Se trouver réduit au silence par une femme, quelle qu'elle soit, déplaît horriblement à Daggat. Il se lève de son fauteuil et se penche au-dessus du bureau de Loren. - Si vous n'accordez pas votre appui à ma proposition et au projet de loi que j'ai l'intention de présenter devant la Chambre, alors, chère Congresswo-man Smith, j'ai bien peur que vous ne prépariez pour votre avenir politique une tombe si vaste et si profonde que vous n'en puissiez sortir à temps pour les prochaines élections. A la grande stupéfaction du Noir, Loren éclate de rire. Daggat est furieux. - Doux Jésus ! s'écrie-t-elle, c'est le plus beau ! S'agit-il vraiment d'une menace ? - Abstenez-vous de prendre parti en faveur du nationalisme africain et je vous promets que pas un Noir de votre circonscription ne votera pour vous. - Je n'en crois pas un mot. - Vous avez tort, car si nous ne nous dressons pas fermement derrière Hiram Lusana et l'Armée révolutionnaire africaine, vous verrez aussi éclater dans le pays des émeutes comme vous n'en avez encore jamais vues. - D'où tenez-vous vos renseignements ? interroge Loren. - Je suis Noir et je suis au courant. - Et vous avez de la merde dans les yeux, Congressman, dit Loren. Imaginez-vous que j'ai parlé avec des centaines et des centaines de Noirs de ma circonscription ; ils ne sont pas différents des autres Américains. Chacun s'inquiète des impôts trop lourds, de la cherté des prix de l'épicerie et du rationnement de l'énergie, exactement comme les Blancs, 192 les Orientaux, les Indiens et les Chicanos1. Vous vous faites des illusions, Daggat, si vous croyez que nos Noirs se préoccupent le moins du monde de la manière dont les Noirs africains démolissent leur propre pays. Ils s'en moquent, et pour l'excellente raison que de leur côté les Africains se foutent pas mal d'eux. - Vous faites une grave erreur. - Non, c'est vous qui faites erreur, coupe Loren. Vous provoquez l'agitation alors qu'elle est parfaitement inutile. La race noire bénéficiera de l'égalité des chances grâce à l'instruction, comme tout le monde. Les Nisei2 l'ont trouvée après la Deuxième Guerre mondiale. Lorsqu'ils sont revenus des camps d'internement, ils ont travaillé dans les champs de Californie afin d'envoyer leurs garçons et leurs filles à l'Université, où ils sont devenus des hommes de loi ou des médecins. Ce sont maintenant des gens arrivés. Aujourd'hui vient le tour des Noirs. Et ils y arriveront, à la condition qu'ils n'en soient pas empêchés par des hommes comme vous, qui ne manquent pas une occasion de semer la pagaille. Et maintenant, je vous serais reconnaissante de foutre le camp de mon bureau. Daggat la fixe. Le visage figé par la fureur. Puis un rictus se forme sur ses lèvres. Il tend son cigare à bout de bras et le laisse tomber sur le tapis. Ensuite, il sort en claquant la porte. - Tu as l'air d'un gosse à qui on vient de voler sa bicyclette, dit Felicia Collins. Elle est assise dans la limousine de Daggat et elle se lime les ongles. Daggat se glisse à côté d'elle et fait signe au chauffeur de rouler. Il regarde dans le vide, le visage crispé. Felicia remet la lime dans son sac à main et elle 1. Américains d'origine mexicaine. 2. Américains d'origine japonaise. 193 attend, le regard inquiet. Au bout d'un moment, elle rompt le silence. - Si je comprends bien, Loren Smith t'a envoyé promener. - Cette garce blanche et sa grande gueule ! crache-t-il. Elle a l'air de croire qu'elle peut me traiter comme un négro, un étalon de plantation, comme avant la guerre civile. - Qu'est-ce que tu dis là ? s'exclame Felicia, surprise. Je connais Loren Smith. Elle n'a pas une goutte de sang raciste. - Tu la connais ? fait Daggat. - Loren et moi avons fait nos études ensemble. Nous nous revoyons de temps en temps. Soudain, le visage de Felicia se durcit. - Il y a quelque chose qui te turlupine, Frederick. De quoi s'agit-il ? - Il est indispensable que j'aie le soutien de Loren Smith si je veux réussir à faire accepter par le Congrès mon projet de loi d'aide militaire et financière à l'A.R.A. - Veux-tu que je parle à Loren ? Que j'essaie de l'influencer en faveur d'Hiram ? - Oui, et bien plus encore. - Plus encore ? demande-t-elle. - Je veux avoir une arme contre elle. Quelque chose qui puisse la forcer à adopter notre façon de voir. Felicia le fixe, pétrifiée. - Faire chanter Loren ? Tu n'y penses pas. Je ne peux pas faire une chose pareille à une amie. Pas question. - Le choix est clair : une ancienne amitié de jeunes filles ou la libération de millions de nos frères et sours, esclaves d'un gouvernement tyrannique. - Et si je ne déniche aucun scandale ! demande Felicia cherchant une échappatoire. Tout le monde sait que la vie politique de Loren Smith est au-dessus de tout soupçon. 194 - Personne n'est absolument parfait. - Je ne vois pas ce que je pourrais bien faire. - Loren Smith est une jolie fille et célibataire. Elle doit bien avoir une vie amoureuse. - Et après ? Toutes les femmes célibataires ont leur part d'aventures. Et tant qu'elle n'a pas de mari, on ne peut pas lui fabriquer une histoire d'adultère et en faire un scandale. - Tu as mis le doigt dessus. C'est exactement ce que nous allons faire... lui fabriquer un beau scandale. - Loren ne mérite pas ça. - Si elle accorde son soutien à notre cause, elle n'aura pas à craindre que ses secrets soient révélés en public. Felicia se mord les lèvres. - Non, je ne poignarderai pas une amie dans le dos. D'autre part, Hiram ne nous pardonnerait pas une telle indignité. Daggat ne se laisse pas convaincre. - Vraiment ? Tu as peut-être couché avec le sauveur de l'Afrique, mais je doute que tu aies jamais cherché à savoir quel homme il est réellement. Examine donc un jour son passé. Auprès d'Hiram Lusana, Al Capone et Jesse James sont des demoiselles de pensionnat. On me le jette à la face chaque fois que je parle en sa faveur... D'autre part, n'oublies-tu pas qu'il t'a littéralement livrée à moi ? - Non, je ne l'ai pas oublié. Felicia détourne la tête. Daggat lui prend la main. - Ne t'en fais pas, dit-il en souriant. Il ne se passera rien qui puisse faire vraiment mal à ton amie. Elle élève la main de Daggat jusqu'à ses lèvres, mais elle ne croit pas un mot de ce qu'il vient de dire, pas l'ombre d'un mot. 30 A l'inverse de son célèbre frère le Monitor, le Che-nago est pratiquement inconnu de tous, sinon d'une poignée d'historiens de la Marine. Armé à New York au mois de juin 1862, il a immédiatement reçu l'ordre de se joindre à la flotte de l'Union qui interdisait l'entrée de Savannah. L'infortuné Chenago n'a jamais eu l'honneur de se servir de ses canons : à une heure de route du poste qui lui était assigné, il a rencontré une tempête et il a coulé, entraînant à 90 pieds sous les vagues les quarante-deux hommes qui constituaient son équipage. Dans la salle de conférence du bâtiment de renflouage Vïsalia, de la N.U.M.A., Pitt examine une pile de photos sous-marines de la tombe aquatique du Chenago prises par les plongeurs. L'athlétique maître de renflouage, Jack Folsom, mastique une énorme chique de chewing-gum et le regarde, guettant les inévitables questions. Pitt ne le fait pas languir. - La coque est-elle demeurée intacte ? Folsom cale sa gomme dans un coin de sa mâchoire. - Pas de fissures transversales à première vue. On ne peut pas vérifier entièrement, bien sûr, puisque la quille est enfoncée à plus de deux mètres dans le fond de la mer et qu'il y a près d'un mètre de sable à l'intérieur. Mais il me semble qu'il y a peu de chances 197 que nous trouvions une rupture longitudinale. Je suis prêt à parier qu'on peut le remonter en un seul morceau. - Quelle méthode préconisez-vous ? - Des caissons pneumatiques Dallinger, répond Folsom. On les coule deux par deux de chaque côté de la carcasse. On les fixe et on les emplit d'air. La même méthode qui a permis de remonter le vieux sous-marin F-4 qui avait sombré au large d'Hawaï en 1915. - Il faudra des pompes aspirantes pour nous débarrasser du sable. Plus la coque sera légère et moins elle courra le risque de se casser en deux ou trois. Il semble que le blindage ait tenu, mais le bor-dage de chêne, derrière, doit être pourri depuis longtemps. - On peut également retirer les canons, explique Folsom. Ils sont accessibles. Pitt examine un plan original du Chenago. La silhouette familière du Monitor comporte une seule tourelle circulaire, mais le Chenago en a deux, une à chaque extrémité de la coque. De chacune des deux tourelles pointent deux canons Dahlgren jumelés de 32 à âme lisse qui pèsent plusieurs tonnes. - Ces caissons pneumatiques, dit Pitt, l'air soudain pensif, pourraient-ils permettre de renflouer un avion du fond d'un lac ? Folsom s'arrête de mastiquer. - Combien pèse-t-il ? - Dans les 90 tonnes avec sa cargaison. - Et à quelle profondeur ? - 40, 45 mètres. On pourrait presque entendre ronronner les rouages de l'ordinateur mental de Folsom. Finalement le spécialiste du renflouage se remet à mastiquer. - Je me servirais plutôt de grues. - Des grues ? - Amarrées sur une plate-forme stable, deux 198 grues soulèveraient facilement ce poids-là. D'autre part, un avion est une quincaillerie fragile. Si vous vous servez de caissons Dollinger et qu'ils ne restent pas parfaitement synchrones pendant l'opération, ils risquent de vous démolir votre appareil. (Il s'arrête et regarde Pitt, l'air interrogateur.) Pourquoi ces questions hypothétiques ? Pitt ébauche un sourire lointain. - On ne sait jamais si l'on n'aura pas à repêcher un avion. - Bon, assez joué. Voyons, pour en revenir au Chenago... Le regard de Pitt suit attentivement les croquis que Folsom commence à tracer au tableau noir. Le programme de plongées, les caissons pneumatiques, les bâtiments de surface et le cuirassé naufragé prennent forme à mesure que se déroulent les explications des opérations de renflouage. Selon toute apparence, Pitt semble profondément intéressé, mais rien de ce qu'il voit et entend ne s'enregistre dans son cerveau ; en esprit, il est à 3 000 kilomètres, au fond d'un lac du Colorado. Au moment précis où Folsom est en train de décrire les précautions de remorquage qu'il faudra respecter lorsque le Chenago reverra le jour pour la première fois depuis cent vingt-cinq ans> un homme d'équipage du Visalia passe la tête par l'écoutille et fait signe à Pitt. - On vous appelle de la terre, Monsieur. Pitt tend le bras et prend un appareil placé sur un rayon ménagé dans la cloison du navire. - Ici, Pitt. - Tu es plus dur à dénicher que l'abominable homme des neiges, déclare une voix sur un accompagnement de friture. - Qui est à l'appareil ? - Si c'est pas une honte, dit la voix sarcastique ; je m'escrime dans un bureau crasseux jusqu'à 199 3 heures du matin pour te rendre service et tu ne te rappelles même pas mon nom. - Excuse-moi, Paul, répond Pitt en riant, mais au radiotéléphone ta voix paraît deux octaves plus aigre que d'habitude. Paul Buckner, copain de longue date de Dirk et agent du F.B.I., baisse le ton : sa voix semble sortir maintenant de la boucle de sa ceinture. - Tu entends mieux comme ça ? - Bien mieux. Tu as mes renseignements ? - Tout ce que tu voulais savoir. Et même plus. - Vas-y, je t'écoute. - Eh bien, pour commencer, le grade de l'officier qui, selon toi, a signé l'ordre de mission du Vixen 03 n'est pas exact. - Mais « général » est le seul mot qui s'appliquait. - Ce n'est pas démontré. Le grade s'écrit avec sept lettres. Tout ce que l'on peut lire est le cinquième caractère qui est un R. On a pensé tout naturellement que le Vixen 03 étant un appareil de l'Armée de l'air, piloté par un équipage de l'Armée de l'air, son ordre de mission ne pouvait être signé que par un officier de l'Armée de l'air. Pas vrai ? - Evidemment. Alors apprend-moi donc ce que je ne sais pas. - Okay, gros malin, je reconnais que je m'y suis laissé tromper aussi, surtout lorsque les recherches dans les archives de l'Armée de l'air n'ont rien donné qui concorde avec les lettres qui restent du nom de notre mystérieux officier. C'est alors que j'ai pensé tout à coup que le terme « Admirai » comporte également sept lettres et que la cinquième est là aussi unR. Pitt a l'impression que le champion du monde poids-lourd vient de lui placer un uppercut du droit au creux de l'estomac. « Admirai », Admirai, le mot se répercute dans sa tête. Personne n'a jamais pensé qu'un avion de l'Armée de l'air pouvait transporter 200 du matériel de la Marine. Mais une idée décourageante le ramène sur terre. - Le nom ? demande-t-il en redoutant presque la réponse. As-tu pu découvrir le nom ? - Tout à fait élémentaire pour un esprit astucieux comme le mien. Le premier nom était facile. Six lettres dont trois connues : deux blancs puis LT suivi d'un autre blanc et d'un R. Cela m'a donné « Wal-ter ». Venons-en maintenant à la pièce de résistance : le nom propre. Quatre lettres commençant par un B et finissant avec un S. Comme « Bullshit1 » ne concordait pas et que j'avais déjà le grade du type et son prénom, une simple recherche à l'ordinateur dans les dossiers du Bureau et les archives de la Marine m'a vite apporté une solution : « Admirai Walter Horatio Bass. » - Si Bass était amiral en 1954, remarque Pitt, il doit avoir aujourd'hui plus de quatre-vingts ans, s'il n'est pas mort - probable qu'il est mort. - Le pessimisme ne mène à rien, dit Buckner. Bass était un as. J'ai lu son dossier. C'est impressionnant. Il a récolté sa première étoile à trente-huit ans. A ce moment-là, on pensait qu'il allait tout droit au poste de chef d'état-major de la Marine. Mais il a dû alors discuter un ordre ou répondre inconsidérément à un supérieur, parce qu'il s'est trouvé soudain transféré et nommé au commandement d'une base navale dans un trou perdu de l'océan Indien, ce qui, pour un officier de marine ambitieux, revient à peu près à commander une marie-salope dans le désert de Gobi. Il a pris sa retraite en octobre 1959. Il aura soixante-dix-sept ans en décembre. - Tu ne vas pas me dire qu'il est encore de ce monde ? - Il figure encore bel et bien sur les rôles de retraite de la Marine. 1. Littéralement : bouse de vache. Le terme peut signifier aux Etats-Unis n'importe quoi depuis « merde » jusqu'à « connerie ». 201 - Et il a une adresse ? - Bass possède et dirige juste au sud de Lexing-ton, en Virginie, une auberge qu'il a baptisée L'Auberge de la Marine. Tu vois le genre : on ne reçoit ni les enfants ni les chiens et les chats. Quinze chambres avec leur plomberie antédiluvienne et leurs lits à colonnes dans chacun desquels George Washington a passé une nuit. - Paul, je te dois une fière chandelle. - Ça t'ennuie de me mettre dans le coup ? - Il est encore trop tôt. - Tu es sûr que ce n'est pas une combine que devrait connaître le Bureau ? - Cela n'entre pas dans votre juridiction. - Je n'insiste pas. - Merci encore. - Okay, mon pote. Ecris quand tu auras d'autres boulots pour moi. Pitt raccroche, pousse un long soupir et sourit. Un nouveau voile de l'énigme est maintenant écarté. Il décide de ne pas appeler Abe Steiger, pas tout de suite. Il regarde Folsom. - Pourriez-vous me couvrir pour le week-end ? - Loin de moi l'idée d'insinuer que le patron n'est pas essentiel à l'exécution de notre opération, mais qu'importé, il me semble que nous pourrons nous débrouiller pendant quarante-huit heures sans votre précieuse présence. De quoi s'agit-il exactement ? - D'un mystère vieux de trente-quatre ans, murmure Pitt. Et je vais aller chercher la solution en me reposant dans le calme et la paix d'une pittoresque auberge de campagne. Folsom le fixe pendant quelques secondes ; il ne lit rien de particulier dans les yeux verts et se retourne vers le tableau noir. 31 Dans l'avion matinal qui fonce vers Richmond, Pitt ressemble exactement à un quelconque de la douzaine de passagers qui paraissent dormir. Il a les yeux clos mais, en esprit, il tourne et retourne l'énigme de l'appareil au fond du lac. Cela ne ressemble guère à l'Armée de l'air de cacher un accident sous le tapis, songe-t-il. Normalement, elle se serait livrée à une enquête approfondie dans l'intention d'établir pourquoi l'équipage s'était tellement écarté de l'itinéraire prévu. La réponse logique lui échappe et il rouvre les yeux à l'instant où le jet des Eastern Airlines touche le sol et se dirige en roulant vers le terminal. Pitt loue une voiture et fonce à travers la campagne de Virginie. Les courbes du paysage exhalent leur parfum, un mélange de pin et de pluie d'automne. Un peu après midi, il quitte la route 81 et il entre dans Lexington. Sans un regard à l'architecture surannée de la ville, il prend la direction du sud par une route départementale étroite. Bientôt, il tombe sur un panneau qui contraste curieusement avec le paysage agreste : il est orné d'une ancre de marine, souhaite la bienvenue aux voyageurs et désigne une route de gravier qui mène à une auberge. Il n'y a personne derrière le comptoir, et Pitt hésite à troubler le silence d'un hall si méticuleusement astiqué. Il s'y décide tout de même et il va mettre le 203 doigt sur la sonnette, lorsqu'une femme de haute taille, presque aussi grande que lui avec ses bottes de cheval, arrive en transportant un fauteuil à haut dossier. Elle paraît âgée d'une trentaine d'années, elle porte des jeans, une blouse de toile bleue assortie et un foulard rouge noué sur sa chevelure blond cendré. Sa peau n'est presque pas hâlée, mais elle est délicate comme celle d'un mannequin de mode. Le calme dont elle témoigne en rencontrant brusquement un visiteur étranger traduit une excellente éducation, celle d'une femme qui a appris à rester sur sa réserve en toutes circonstances, serait-ce pendant un incendie ou un tremblement de terre. - Excusez-moi, dit-elle en posant le fauteuil près d'un beau lampadaire ancien, je ne vous avais pas entendu arriver. - Voilà un fauteuil intéressant, dit-il. Style Shaker, n'est-ce pas ? Elle lui lance un coup d'oil approbateur. - Oui, il est signé d'Henry Blim l'Aîné, de Canter-bury. - Vous avez ici des meubles précieux. - Tout le mérite en revient à l'amiral Bass, le propriétaire, dit-elle en passant de l'autre côté du comptoir. Il fait autorité en matière d'antiquités, voyez-vous. - Je l'ignorais. - Désirez-vous une chambre ? - Oui, pour cette nuit seulement. - Quel dommage que vous ne puissiez rester plus longtemps ! La troupe d'un théâtre de répertoire fait ses débuts après-demain soir dans notre grange. - J'ai le chic pour arriver toujours à contretemps, répond Pitt en souriant. Le sourire qui répond au sien est bref et de pure forme. Elle lui tend le registre des entrées et il le signe. - Chambre 14. En haut de l'escalier et troisième porte à gauche, monsieur Pitt. (Elle a lu son nom à 204 l'envers lorsqu'il signait.) Je m'appelle Heidi Milli-gan. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, appuyez sur le bouton près de votre porte. Je serai prévenue tôt ou tard. J'espère que vous ne nous en voudrez pas, mais il vous faudra porter vous-même vos bagages. - Je m'arrangerai. Peut-on voir l'amiral ? Je voudrais lui parler de... d'antiquités. Elle montre du doigt une porte à deux battants au fond du hall. - Vous le trouverez sûrement par là, près de la mare aux canards, en train de nettoyer les nénuphars. Pitt remercie et prend la direction que Heidi Mil-ligan lui a indiquée. La porte ouvre sur un sentier qui descend en zigzags le long de la colline. L'amiral Bass a sagement renoncé à faire appel à un architecte paysagiste lorsqu'il a aménagé L'Auberge de la Marine. Le terrain qui a été laissé à l'état naturel est couvert de pins et de fleurs tardives. Un instant, Pitt oublie sa mission pour jouir du paysage tranquille. Il arrive bientôt près d'un homme très âgé, en cuissardes, armé d'un faucard et qui s'attaque vigoureusement à une jungle de nénuphars. L'amiral est un homme solide et il jette au loin les écheveaux de racines et de feuilles avec l'aisance d'un homme de trente ans son cadet. Il est sans chapeau sous le soleil de la Virginie et la sueur coule de sa tête chauve jusqu'à la pointe de son nez et de son menton. - Amiral Walter Bass ? appelle Pitt. Le faucard s'arrête à mi-course. - Je suis bien Walter Bass, en effet. - Amiral, je m'appelle Dirk Pitt et j'aimerais beaucoup pouvoir vous dire un mot. - Bien sûr, allez-y, dit Bass en lançant sa fourchée de nénuphars. Excusez-moi de continuer à m'occuper de ces maudites plantes, mais je voudrais en nettoyer le maximum avant le dîner. Si je ne le fais pas 205 au moins deux fois par semaine avant l'hiver, elles auront envahi toute la mare au printemps. Pitt recule : une gerbe de tiges ligneuses et de feuilles en forme de cour s'abat à ses pieds. La situation est, pour lui, assez embarrassante et il se demande comment il doit s'y prendre. L'amiral lui tourne le dos et Pitt hésite. Puis il respire à fond et se lance. - J'aimerais vous poser quelques questions concernant un avion dont le nom de code était Vixen 03. Bass poursuit sa tâche sans un moment d'hésitation, mais Pitt voit bien que ses mains se sont crispées sur le manche du faucard. - Vixen 03 ? fait-il avec un mouvement d'épaules. Ça ne me dit rien. Je devrais le connaître ? - C'était un appareil du service des transports de l'Armée de terre, et il a disparu en 1954. - Cela fait bien longtemps, remarque Bass en regardant l'eau d'un air absent. Non, je ne me rappelle pas avoir jamais approché un avion de ce service, reprend-il. Ce n'est pas surprenant, d'ailleurs, j'ai été officier de pont pendant mes trente ans de Marine. J'étais spécialisé dans les pièces de gros calibre. - Ne vous rappelez-vous pas avoir jamais connu un commandant de l'Armée de l'air qui s'appelait Vylander ? - Vylander ? s'interroge Bass en hochant la tête. Non, je ne pense pas l'avoir connu. (Il regarde alors Pitt, l'air interrogateur.) Qui êtes-vous donc, au fait ? Et pourquoi me posez-vous toutes ces questions ? - Je m'appelle Dirk Pitt, je vous l'ai déjà dit. Je travaille avec l'Agence nationale chargée des questions maritimes et sous-marines et j'ai retrouvé de vieux documents qui vous nomment comme l'officier ayant signé l'ordre de mission du Vixen 03. - Ce doit être une erreur. - Peut-être. Peut-être le mystère sera-t-il éclairci 206 quand on aura renfloué l'épave de l'appareil et qu'on l'aura examinée à fond. - Vous disiez que l'avion avait disparu. - J'ai retrouvé son épave, répond Pitt en guettant la réaction de Bass. Il n'en discerne aucune et décide de laisser l'amiral à ses pensées. - Désolé de vous avoir dérangé, Amiral. J'ai dû faire erreur quelque part. Pitt reprend le sentier pour rentrer à l'auberge. Il a déjà fait une vingtaine de pas lorsque Bass l'appelle. - Monsieur Pitt ! - Oui ? fait-il en se retournant. - Etes-vous descendu à l'auberge ? - Jusqu'à demain matin. Ensuite, je poursuivrai ma route. L'amiral hoche la tête. Lorsque Pitt atteint la lisière des pins près de L'Auberge de la Marine, il jette un regard vers la mare. L'amiral Bass entasse tranquillement les nénuphars sur le bord comme s'il venait simplement de parler de la pluie et du beau temps. 32 Pitt savoure un dîner paisible avec les pensionnaires de l'auberge. La salle à manger est dans le style des tavernes du XVIIIe siècle, décorée de vieux fusils à pierre, de chopes d'étain ; d'anciens outils agricoles pendent aux murs et aux poutres. La cuisine est la plus bourgeoise que Pitt ait jamais goûtée. Il a repris deux fois du poulet, des carottes sautées, du maïs à la vapeur et des patates douces, et c'est tout juste s'il lui restait assez de place pour une grosse tarte aux pommes. Heidi va de table en table : elle sert le café et échange quelques mots avec les hôtes - ils ont pour la plupart l'âge de la retraite, remarque Pitt. Les couples plus jeunes doivent trouver la sérénité d'une auberge de campagne plutôt pesante, songe-t-il. Il finit son Irish coffee et sort sur le porche. Une pleine lune se lève à l'est et elle éclaire les pins d'un reflet argenté. Il s'installe dans un rocking-chair, pose les pieds sur la rampe du porche et attend que l'amiral Bass se décide à se manifester. La lune a couvert un arc d'une vingtaine de degrés lorsque Heidi sort de la maison et s'approche lentement de lui. Elle reste un moment derrière son fauteuil avant de parler. - Il n'y a pas de lune plus éclatante que celle de Virginie. 209 il. Ce n'est pas moi qui vous contredirai, répond- - Avez-vous bien dîné ? - J'ai peur d'avoir eu les yeux plus grands que le ventre. Je me suis gavé. Mes compliments au chef. Sa cuisine « comme chez soi » est un poème pour le palais. Le sourire d'Heidi passe du beau au beau fixe à la lumière de la lune. - Elle sera heureuse de le savoir. Pitt a un geste d'excuse. - Toute une existence de machisme ne s'oublie pas facilement. Elle installe ses hanches moulées dans un Jean sur la rampe et lui fait face, l'air brusquement sérieux. - Monsieur Pitt, dites-moi, s'il-vous-plaît, pourquoi vous êtes venu à L'Auberge de la Marine ? Pitt cesse de se balancer et la regarde franchement dans les yeux. - Etes-vous en train de vérifier l'efficacité de votre publicité, ou bien s'agit-il tout bonnement d'indiscrétion ? - Pardonnez-moi, je ne voulais pas être indiscrète, mais Walter paraissait très ennuyé lorsqu'il est revenu de la mare tout à l'heure. Et je me disais que peut-être... - Vous croyez que c'est à cause de quelque chose que j'ai pu dire, coupe Pitt qui termine la phrase à sa place. - Je me le demande. - Etes-vous parente de l'amiral ? C'est la question clef, car elle se met à parler d'elle-même. Elle est lieutenant de vaisseau dans la Marine de guerre, assignée à l'arsenal de Norfolk. Elle s'est engagée en sortant de l'université de Wellesley et il lui reste onze ans à faire avant la retraite. Son ancien mari était colonel dans les marines et il la traitait comme une simple recrue. Elle a subi une hystérec- 210 tomie, donc pas d'enfants. Non, elle n'est pas parente de l'amiral ; elle l'a connu un jour qu'il faisait une conférence à un séminaire de l'université de la Marine et elle vient à l'auberge chaque fois que ses devoirs lui en laissent le loisir. Elle ne cherche pas à cacher qu'elle et Bass ont une idylle que ne compromet pas la différence d'âge. Et, juste à l'instant où cela devient vraiment intéressant, elle s'arrête pour jeter un coup d'oil à sa montre. - Je ferais bien de me sauver et d'aller voir nos autres pensionnaires. Elle sourit et son expression change de nouveau. - Quand vous en aurez assez de rester assis, je" vous conseille d'aller vous promener vers la crête de la butte à côté de l'auberge. Vous y aurez une vue ravissante sur les lumières de Lexington. La phrase sonne aux oreilles de Pitt plus comme un ordre que comme un conseil. Heidi n'a dit la vérité qu'à demi. La vue du sommet de la butte n'est pas seulement ravissante, elle est à vous couper le souffle. La lune illumine toute la vallée, et les lampadaires de la ville scintillent comme une lointaine galaxie. Pitt est là depuis une minute, lorsqu'il devine une présence derrière lui. - Amiral Bass ? fait-il tranquillement. - Je vous prie de lever les bras et de ne pas vous retourner, commande Bass sèchement. Pitt s'exécute. Bass ne le fouille pas de la tête aux pieds, mais il s'empare du portefeuille de Pitt et en inspecte le contenu à la lueur d'une lampe de poche. Au bout de quelques instants, il éteint et remet le portefeuille à sa place. - Vous pouvez baisser les bras, monsieur Pitt, et vous retourner si vous le désirez. - Y a-t-il une raison à cette mise en scène dramatique ? demande Pitt en indiquant du menton le revolver dans la main gauche de Bass. 211 - Il me paraît que vous avez exhumé une somme excessive d'informations sur un sujet qui doit demeurer enterré. Il fallait que je m'assure de votre identité. - Etes-vous certain maintenant que je suis bien qui je suis ? - Oui, j'ai appelé votre patron à la N.U.M.A. Jim Sandecker a servi sous mes ordres dans le Pacifique pendant la Deuxième Guerre mondiale. Il m'a donné une liste impressionnante de vos lettres de créance. Il voudrait bien savoir d'autre part ce que vous faites en Virginie alors que vous êtes supposé vous trouver sur un bâtiment de renflouage au large des côtes de la Géorgie. - Je n'ai pas fait confidence de mes découvertes à l'amiral Sandecker. - Et ces déconvenues, ainsi que vous me l'avez déclaré tout à l'heure au bord de la mare, sont les restes du Vixen 03. - Ils existent, Amiral. Je les ai touchés de mes mains. Les yeux de Bass brillent de colère. - Vous ne vous contentez pas de bluffer, monsieur Pitt, mais de plus vous mentez. Je voudrais savoir pourquoi. - Mon histoire n'est pas fondée sur des mensonges, explique Pitt tranquillement. Je possède deux témoins, ainsi que des preuves enregistrées sur film. Une expression d'incompréhension assombrit le visage de Bass. - C'est impossible ! L'appareil est au fond de l'océan. Nous avons passé des mois à sa recherche sans en trouver la moindre trace. - Vous n'avez pas cherché où il fallait, Amiral. Le Vixen 03 repose au fond d'un lac dans les montagnes du Colorado. L'amiral perd contenance et brusquement, dans la lueur de la lune, Pitt n'a plus devant lui qu'un vieil 212 homme très las. Bass abaisse son revolver et s'en va en chancelant vers un banc. Pitt tend la main pour le soutenir. Bass remercie d'un signe de tête et s'effondre sur le banc. - Il fallait bien que ça arrive un jour. Je ne suis pas assez bête pour imaginer que le secret serait éternel. (Il lève les yeux sur Pitt et lui saisit le bras.) Et la cargaison ? Qu'est-elle devenue ? - Les canisters ont rompu leurs attaches, mais ils paraissent généralement intacts. - Dieu soit loué pour ça, au moins, soupire Bass. Dans le Colorado, dites-vous. Les montagnes Rocheuses. Ainsi le commandant Vylander et son équipage n'ont jamais pu sortir même de l'Etat. - Le point de départ du vol était le Colorado ? demande Pitt. - Ils sont partis de Buckley Field, explique l'amiral en se prenant la tête dans les mains. Quel coup dur a-t-il pu leur arriver si vite ? Ils ont dû tomber peu de temps après le décollage. - J'ai l'impression qu'ils ont eu des ennuis mécaniques et qu'ils ont essayé de se poser dans le premier espace libre qu'ils ont pu trouver. Comme c'était l'hiver, le lac était gelé et ils ont cru qu'ils allaient atterrir dans un champ. Et puis, le poids de l'appareil a brisé la glace et il s'est enfoncé dans une partie profonde du lac, assez profonde pour qu'après la fonte des neiges, au printemps, on ne puisse pas, même par avion, distinguer sa silhouette. - Et dire que pendant tout ce temps-là nous croyions... (La voix de Bass se perd et il se tait. Puis il reprend doucement.) Il faut repêcher ces canisters. - Contiennent-ils des matières nucléaires ? - Des matières nucléaires..., répète Bass, le ton vague. C'est à ça que vous pensez ? - La date qui figure sur le plan de vol du Vixen 03 l'aurait amené dans le Pacifique au moment des essais de la bombe H dans la région de Bikini. 213 D'autre part, j'ai trouvé une plaquette de métal sur l'un des membres de l'équipage et elle portait le symbole de la radioactivité. - Vous avez mal interprété les indices, monsieur Pitt. Il est exact que les canisters étaient d'abord destinés à loger des projectiles nucléaires de la Marine. Mais la nuit où Vylander et son équipage ont disparu, ces étuis servaient à bien autre chose. - On a prétendu qu'ils étaient vides. Bass est comme une statue de cire. - Si seulement c'était aussi simple, murmure-t-il. Malheureusement, il existe bien d'autres armes de guerre que celles nucléaires. On pourrait dire, si vous voulez, que le Vixen 03 et son équipage étaient des contagieux. - Des contagieux ? - La peste, déclare Bass. Les canisters contiennent les microbes de la fin du monde. 33 Un silence malaisé tombe sur les deux hommes pendant que Pitt enregistre l'énormité de la révélation de l'amiral. - Je vois à votre expression que vous êtes secoué, dit Bass. - Le microbe de la fin du monde, répète doucement Pitt. La chose a un accent horriblement définitif. - Vous l'avez dit, en effet. Sur le plan technique, la chose répond à une appellation biochimique impressionnante qui comprend au moins une trentaine de lettres et qu'il est impossible de prononcer. La désignation militaire, elle, était courte et bonne. Nous nous étions contentés de l'appeler « M.S. » , abréviation de Mort Subite. - Vous en parlez au passé. L'amiral a un geste d'impuissance. - La force de l'habitude. Jusqu'à ce que vous découvriez le Vixen 03, je croyais que la chose n'existait plus. - Qu'était-ce exactement ? - « M.S. » était le dernier cri parmi les armes les plus sophistiquées : il y a trente-cinq ans, le docteur John Vetterly, microbiologiste, créa chimiquement une forme artificielle de vie capable de produire un état de fatigue pathologique qui était et est encore tout à fait inexpliqué. C'est, s'il est possible de le 215 résumer, un agent bactériologique non identifiable capable de paralyser toute créature vivante en quelques secondes, d'interrompre les fonctions physiques vitales et de provoquer la mort en trois ou cinq minutes. - Les gaz qui attaquent le système nerveux n'obtiennent-ils pas le même résultat ? - Dans des conditions idéales, oui. Mais les perturbations météorologiques comme le vent, la tempête ou les températures extrêmes, peuvent diluer le dosage mortel de l'agent toxique quand il est répandu sur un vaste espace. En ce qui la concerne, au contraire, une émission de « M.S. » échappe à l'influence météorologique et provoque une épidémie locale extrêmement tenace. - Mais nous sommes bientôt au XXIe siècle, une épidémie peut être facilement enrayée. - Si les micro-organismes peuvent être décelés et identifiés, c'est en effet possible. Dans la majorité des cas, les méthodes de décontamination, les injections de sérums et d'antibiotiques, tiendront en échec ou mettront un terme, en effet, à une épidémie. Mais rien au monde ne peut combattre la « M.S. » lorsqu'elle a pris pied. - Alors comment se fait-il que cette « M.S. » ait pu être chargée sur un avion en plein cour des Etats-Unis ? demande Pitt. - Elémentaire. L'arsenal des montagnes Rocheuses, près de Denver, a été notre première manufacture d'armes chimiques et biologiques pendant plus de vingt ans. Pitt se tait pour permettre au vieil homme de poursuivre. Bass regarde le panorama qui s'étend à leurs pieds, mais il ne le voit pas. - Nous sommes en mars 1954, dit-il lorsque les événements longtemps oubliés commencent à lui revenir en mémoire. La bombe H est prête à exploser au-dessus de Bikini. J'avais été désigné pour commander les essais de «-M.S. » parce que le Docteur 216 Vetterly était financé par la Marine et que j'étais spécialiste de l'artillerie lourde. J'avais jugé logique, à l'époque, de procéder à ces essais en profitant de la diversion causée par l'explosion nucléaire. Pendant que le monde entier se préoccupait de l'événement principal, nous poursuivions dans la paix du Seigneur nos essais dans l'île de Rongelo, à 600 kilomètres au nord-est. - Rongelo, dit lentement Pitt. La destination du Vixen 03. Bass acquiesce. - Un atoll de corail nu, brûlé de soleil, émergeant de la mer au milieu du néant. Les oiseaux eux-mêmes le fuient. (Bass s'arrête et change de position sur le banc.) J'avais prévu deux séries d'essais. La première au moyen d'un pulvérisateur à aérosol qui dispersait une petite quantité de « M.S. » sur l'atoll. La seconde intéressait un bâtiment de guerre, le Wis-consin. Il devait se poster à une trentaine de kilomètres et lancer par ses grosses batteries une ogive chargée de « M.S. » Cet essai n'a jamais eu lieu. - Le commandant Vylander n'avait pas livré la marchandise, fait Pitt. - Elle était contenue dans les canisters, dit Bass. Des projectiles de marine chargés de « M.S. ». - Vous pouviez vous faire livrer une nouvelle cargaison. - J'aurais pu, en effet, reconnaît l'amiral. Mais la véritable raison qui nous a fait interrompre les essais c'est ce que nous avait appris la pulvérisation à l'aérosol. Le résultat était épouvantable et il a pétrifié d'horreur ceux qui étaient dans le secret. - A vous entendre, on dirait que l'île avait été dévastée. - Au regard, rien n'avait changé, dit Bass d'une voix à peine perceptible. Le sable blanc des plages, les rares palmiers, tout était comme devant. Les animaux que nous avions mis dans l'île étaient tous morts, évidemment. J'avais prescrit quinze jours 217 d'attente pour donner aux effets rémanents l'occasion de disparaître avant de permettre aux techniciens d'examiner les résultats. Le docteur Vetterly et trois de ses assistants débarquèrent sur la plage munis de vêtements protecteurs et de masques respiratoires. Dix-sept minutes plus tard ils étaient morts. Pitt lutte pour garder son calme. - Comment est-ce possible ? - Le docteur Vetterly avait gravement sous-estime la puissance de sa découverte. L'effet d'autres agents meurtriers s'estompe au bout d'un certain temps. Au contraire, la « M.S. » gagne en puissance. De quelle façon le microbe a pu pénétrer les effets protecteurs des savants, cela n'a jamais pu être déterminé. - Avez-vous ramené les corps ? - Ils sont restés sur place, dit tristement Bass. Voyez-vous, monsieur Pitt, l'efficacité terrifiante de la « M.S. » n'est que partie de sa virulence. Sa propriété la plus épouvantable, c'est son refus de disparaître. Nous avons découvert par la suite que le bacille forme des spores super-résistants capables de pénétrer le sol - et le corail pour l'île de Rongelo - et d'y survivre presque éternellement. - Il me semble incroyable qu'après trente-quatre ans, on ne puisse pas débarquer là-bas et en ramener les restes de Vetterly. La voix de Bass a des accents désespérés. - Il n'existe aucun moyen de fixer une date exacte, murmure-t-il, mais notre estimation la plus précise indique que l'on ne pourra pas mettre les pieds sur l'île de Rongelo avant trois siècles au moins. 34 Fawkes est penché sur la table des cartes du navire ; il examine une série de bleus qu'il annote. Deux grands gaillards, bien découplés, le visage tanné et attentif sous leur visière, sont debouts à sa gauche et à sa droite. - Je veux qu'on me le dépouille comme un poulet, tous les compartiments, chaque parcelle de tuyauterie, de conduites électriques inutiles, même la cuirasse. L'homme à gauche renifle de dérision. - Vous travaillez de la calebasse, Capitaine. Enlevez-lui sa cuirasse et il se cassera en deux dans une mer pas plus agitée que l'eau d'une piscine par temps calme. - Dugan a raison, intervient l'autre. Vous ne pouvez pas enlever la carcasse d'un navire de cette taille sans le priver de sa résistance. - Je prends bonne note de vos objections, Messieurs, répond Fawkes. Mais pour que ce navire flotte haut, son tirant d'eau doit être réduit de quarante pour cent. - Je n'ai jamais vu démantibuler un bateau simplement pour relever sa ligne de flottaison, reprend Dugan. Quelle est la raison de ce massacre ? - On peut aussi se passer de la cuirasse et des moteurs auxiliaires, poursuit Fawkes sans répondre 219 à Dugan. Et, pendant que vous y êtes, vous pouvez prévoir la suppression des pylônes de tourelle. - En voilà assez, Capitaine, tranche Lou Metz, le surintendant du chantier naval. Vous nous demandez de massacrer ce qui a été un excellent navire. - C'est vrai, c'était une belle barque, reconnaît Fawkes. Et pour moi elle l'est encore. Mais elle a fait son temps. Votre gouvernement l'a vendue à la démolition et l'Armée révolutionnaire africaine l'a rachetée dans une intention tout à fait précise. - Voilà justement ce qui nous prend à rebrousse-poil, dit Dugan. Nous nous pelons le cul pour qu'une bande de négros radicaux puisse tuer des Blancs. Fawkes pose son crayon et fixe Dugan d'un regard inflexible. - Je ne crois pas que vous compreniez bien la situation, dit-il sèchement. Ce que l'A.R.A. fera du navire lorsqu'il aura quitté ce chantier naval ne peut intéresser vos théories raciales. Ce qui importe c'est que ces gens paient mes gages, tout comme ils paient les vôtres et ceux de vos hommes qui, si ma mémoire ne me trompe pas, sont au nombre de cent soixante-dix. Cela dit, si vous y tenez, je serais très heureux de faire part de vos sentiments aux autorités comptables du trésor de TA.R.A. Je suis certain qu'elles trouveront sans peine un autre chantier plus accommodant. Et ce serait dommage, d'autant plus que ce contrat est le seul inscrit actuellement dans vos livres. Sans lui, chacun des cent soixante-dix hommes de votre personnel devra être débauché. Je n'ai pas l'impression que leurs femmes et leurs gosses seront ravis lorsqu'ils apprendront que vos minables objections ont réduit votre personnel au chômage. Dugan et Metz se regardent, furieux et vaincus. Metz évite les yeux de Fawkes et, l'air renfrogné, fixe les bleus étalés sur la table. - Okay, Capitaine, c'est vous le patron. 220 Le mince sourire de Fawkes reflète une assurance venue de longues années de commandement. - Merci, messieurs. Maintenant que tout malentendu est dissipé, pouvons-nous poursuivre ? Une heure après, les deux techniciens de l'arsenal quittaient le pont supérieur du navire. - Je ne peux pas croire que j'aie bien entendu, murmurait Metz, accablé. Cette tête de pioche d'Ecossais nous a-t-il réellement donné l'ordre d'arracher la moitié des superstructures, les cheminées et les tourelles de proue et de poupe et de remplacer le tout par du contreplaqué peint en gris ? - C'est exactement ce que ce type a dit, répond Dugan. J'imagine qu'il calcule qu'en le débarrassant de tout ce poids, il peut alléger le navire d'environ 8 000 tonnes. - Bon, mais pourquoi le remplacer par des espèces de maquettes ? - Ça me dépasse. Lui et ses copains noirs espèrent peut-être bluffer la Marine sud-africaine et la faire sombrer de frousse. - Et ce n'est pas tout, reprend Metz. Si tu achetais un bâtiment comme ça pour faire la guerre, est-ce que tu n'essaierais pas de garder l'affaire secrète ? A mon avis, ils vont aller bombarder Le Cap. - Et avec des canons en bois, s'il te plaît. - J'aimerais pouvoir dire à ce vieux bâtard de prendre son contrat et de se le mettre au cul, grince Metz. - Le malheur c'est qu'il nous tient par les bal-loches, dit Dugan, qui se retourne pour fixer une vague silhouette derrière les hublots de la passerelle de commandement. Tu ne crois pas qu'il est mûr pour la camisole de force ? - Dingue ? - Oui. - Fou comme un renard, oui. Il sait ce qu'il veut et c'est bien ça qui me tracasse. 221 - Qu'est-ce que tu crois que l'A.R.A. en fera lorsque le bateau sera en Afrique ? - Je suis prêt à parier qu'il ne touchera jamais au port, dit Metz. Lorsque nous aurons fini de lui sortir les tripes, il sera tellement instable qu'il se mettra la quille en l'air avant de quitter Chesapeake Bay. Dugan s'installe sur un énorme cabestan. Il regarde la longueur du navire. L'énorme masse d'acier semble glaciale et malveillante ; on dirait qu'elle retient son souffle en attendant l'ordre muet de déchaîner sa terrifiante puissance. - Tout cela m'emmerde, dit finalement Dugan. Et je demande au ciel de ne pas faire une chose que nous ayons à regretter. Fawkes examine les cotes d'une série de cartes marines froissées par l'usage. Il calcule d'abord la rapidité et les fluctuations des courants, puis l'étendue des rapports de marée. Lorsqu'il a fini d'aligner ses chiffres, il trace mile par mile sa route jusqu'à son point de destination, et il apprend par cour chaque bouée, chaque fanal et chaque passe, jusqu'à ce qu'il se les rappelle dans leur ordre exact sans risque de les confondre. La tâche qu'il s'est fixée paraît impossible. Même en analysant avec précision chaque obstacle et en supposant qu'il soit surmonté, il reste encore trop de variables laissées au hasard. Il lui est impossible de prévoir des semaines à l'avance la météo d'un jour donné. Par ailleurs, les risques de collision avec un autre bateau se révèlent nombreux. Il ne prend pas ces inconnues à la légère et, pourtant, la possibilité d'être découvert et frappé d'interdit ne lui vient pas un instant à l'esprit. Il s'est même préparé à ignorer tout revirement de Vaal qui pourrait mettre fin à sa mission. T n peu avant minuit, Fawkes pose ses lunettes et frctte doucement ses yeux fatigués. Il prend un po te-carte dans sa poche de poitrine et contemple 222 les visages de sa famille. Puis, avec un soupir, il dresse le porte-carte sur une caisse près du lit de fer qu'il a fait installer dans le poste de commandement. La première semaine, il a dormi dans les appartements du capitaine, mais les installations confortables ont maintenant disparu ; l'ameublement et même le blindage qui protégeait la cabine ont été enlevés au chalumeau. Fawkes se déshabille et glisse sa grande carcasse dans un sac de couchage après un dernier regard à la photographie. Puis il tire sur la chaîne du commutateur et il se perd dans l'obscurité de sa solitude et de sa haine obstinée. 35 - De Vaal roule une cigarette dans ses doigts minces. - Croyez-vous que Fawkes sera prêt à temps ? - Un de mes agents m'a rapporté qu'il mène les ouvriers de l'arsenal comme un négrier, répond Zee-gler. J'ai tout lieu de penser que notre bon capitaine lancera l'opération Eglantine à l'heure indiquée. - Et son équipage noir ? - Ses hommes sont au secret absolu à bord d'un cargo ancré au large d'une île perdue des Açores, dit Zeegler en s'asseyant. Quand tout sera prêt, l'équipage sera embarqué clandestinement à bord du navire de Fawkes. - Seront-ils capables de manouvrer le vaisseau ? - Ils suivent un entraînement sur maquettes à bord du cargo. Chaque homme connaîtra son rôle lorsque Fawkes donnera l'ordre de lever l'ancre. - Que leur a-t-on expliqué ? - Qu'on les a recrutés pour procéder à des essais de navigation et de tirs avant de prendre la route du Cap. De Vaal reste un moment à méditer. - Quel dommage que nous ne puissions avoir Lusana à bord ! - C'est chose possible, dit Zeegler. De Vaal lève les yeux. - Vous parlez sérieusement ? - Je tiens de bonne source qu'il est parti pour les 225 Etats-Unis, explique Zeegler. Le pister à travers l'Afrique et connaître d'avance son itinéraire et ses déplacements est à peu près impossible. Il peut quitter le continent subrepticement et à volonté. Mais il ne peut pas y revenir sans se montrer. Je l'attends au moment où il quittera les Etats-Unis. - Un enlèvement. (De Vaal prononce le mot lentement en savourant chaque syllabe.) - Le gros lot qui rendrait l'opération Eglantine pratiquement parfaite. 36 Le long courrier transatlantique BEZA-Mozam-bique quitte la piste principale, prend une piste de circulation rarement utilisée et baisse du nez lorsque le pilote freine. La trappe d'embarquement s'ouvre, un porteur en combinaison blanche et coiffé d'une casquette de base-bail sort de l'obscurité nocturne et fixe une échelle d'aluminium au fuselage. Dans l'éclairage de l'intérieur de l'appareil, une silhouette se courbe, envoie une lourde valise au porteur et descend. La trappe se referme, on retire l'échelle Les moteurs reprennent leur crescendo et l'avion s en va vers le terminus de l'Aérodrome international de Dulles. Sans un mot, le bagagiste tend une combinaison semblable à la sienne à l'étranger qui la passe sur ses vêtements. Ils montent sur un léger tracteur qui remorque quatre wagonnets vides et prennent la direction des services d'entretien. Se faufilant entre les avions garés sur les pistes, le tracteur arrive devant une porte grillagée brillamment éclairée un gardien sort la tête de sa guérite et, reconnaissant le conducteur, il bâille et lui fait signe de passer, le porteur le salue de la main, poursuit sa route ws le garage réservé aux employés, mais il s'arrête a côté de la portière d'une limousine bleu sombre que son chauffeur tient ouverte. Toujours sans un mot, le passager de l'avion s'installe sur la banquette arrière 22" de la voiture. Le chauffeur prend la valise, la dépose dans le coffre, et le bagagiste pilote son train de wagonnets vides vers l'arrivée des bagages. Ce n'est pas avant qu'ils touchent les faubourgs de Georgetown que Lusana se détend et quitte sa combinaison. Dans le passé, il serait entré aux Etats-Unis comme n'importe quel autre voyageur venant d'au-delà des mers. Mais c'était avant que le ministre de la Défense d'Afrique du Sud ne le prenne au sérieux. Lusana a d'excellentes raisons de redouter un assassinat. Avec une impression de soulagement, il voit le chauffeur s'arrêter devant une maison dont le rez-de-chaussée est éclairé. Allons, se dit-il, la maison n'est pas vide. Le chauffeur apporte sa valise jusqu'à la porte et s'en va en silence. Par les fenêtres ouvertes, on entend vaguement le murmure d'un poste de télévision. Il presse le bouton de la sonnette. La lanterne du porche s'allume, la porte s'entrouvre et une voix familière pose la question classique. - Qui est là ? Il se campe dans la lueur de la lanterne de façon qu'on puisse voir son visage. - C'est moi, Felicia. - Hiram ? (La voix trahit la stupéfaction.) - Oui. La porte s'ouvre lentement. Elle est habillée d'une blouse paysanne de chiffon de soie transparente et sexy, et d'une longue et souple jupe de jersey. Un foulard en turban lui couvre les cheveux. Elle reste immobile, son regard cherchant le sien. Elle voudrait dire quelque chose de choisi pour la circonstance, mais elle ne trouve rien, sinon une banalité. - Entre, dit-elle. Il avance et pose sa valise. - J'ai pensé que tu serais peut-être chez toi, dit-il. 228 Les yeux sombres passent soudain de la surprise au calme. - Tu ne pouvais pas mieux tomber. J'arrive à l'instant d'Hollywood. J'ai enregistré un nouvel album et passé une audition pour un feuilleton à la télévision. - Je suis heureux de voir que tout va bien pour toi. Elle le regarde droit dans les yeux. - Tu n'aurais jamais dû me laisser partir avec Frederick. - Si cela peut te faire plaisir, j'ai souvent regretté cette décision précipitée. - Je retournerai avec toi en Afrique. Il hoche tristement la tête. - Un jour, peut-être. Pas maintenant. Tu peux faire, ici, bien plus pour notre cause. Ils se retournent en même temps lorsque Frederick Daggat, vêtu sans façon d'un peignoir de cachemire, arrive du living-room. - Mon Dieu, général Lusana ! J'avais cru reconnaître votre voix. (Il aperçoit la valise et son visage s'assombrit.) Personne n'a été prévenu de votre arrivée. Y a-t-il eu des complications ? - Le monde n'est pas sûr pour les révolutionnaires, dit Lusana avec un sourire forcé. J'ai jugé plus opportun de revenir sur la terre de la liberté aussi discrètement que possible. - Mais voyons, je suis sûr que les compagnies aériennes... la douane... quelqu'un enfin a dû prévenir de votre arrivée. Lusana secoue la tête. - Je suis resté dans la cabine de pilotage pendant tout le voyage. Des dispositions avaient été prises ensuite pour que je puisse quitter l'appareil sans passer par l'aérogare de Dulles. - Il y a ici des lois qui désapprouvent les entrées clandestines. 229 - Je suis citoyen américain. J'ai le droit de revenir au pays. L'expression de Daggat s'adoucit. Il pose ses mains sur les épaules de Lusana. - S'il y a la moindre vague, mon cabinet s'en chargera. Vous êtes ici, c'est le principal. - Mais pourquoi tous ces subterfuges ? demande Felicia. - Pour une excellente raison, répond Lusana d'une voix glaciale. Mes services de renseignements ont découvert une information très secrète qui pourrait se révéler fort embarrassante pour le parti sud-africain d'opposition. - Voilà une accusation grave, dit Daggat. - La menace aussi est grave, réplique Lusana. L'expression de Daggat le dispute entre le trouble et la curiosité. Il désigne le living-room. - Venez donc vous asseoir, général. Nous avons beaucoup à parler. - Chaque fois que je te rencontre j'ai l'impression de revoir une photo de nos jeunes années. Tu ne changes pas. Felicia rend avec usure à Loren son regard admi-ratif. - Le compliment qui vient d'une autre femme est le summum du compliment, dit-elle en faisant tourner les glaçons dans son verre. Extraordinaire comme le temps passe. Quand était-ce... il y a trois ans, quatre, peut-être ? - Le dernier bal de l'élection présidentielle. - Je me rappelle, dit Felicia en souriant. Nous sommes allées ensuite dans cette petite boîte près du fleuve et nous nous sommes noyées dans le scotch. Tu étais avec un grand type à l'air triste qui avait des yeux d'épagneul. - Louis Carnady, c'est vrai. Il s'est fait étendre à l'élection suivante. - Pauvre Louis, dit Felicia en allumant une ciga- 230 rette. Mon chevalier servant, à moi, c'était Hiram Lusana. - Je sais. - Nous nous sommes quittés le mois dernier en Afrique, enchaîne Felicia. Je me demande finalement si ma vie n'a pas été comme une sorte de toboggan ; je la passe à courir à la rescousse de chaque cause libérale qui se présente et après chaque mâle qui jure de sauver l'humanité. Loren fait signe au garçon de renouveler les consommations. - Tu ne peux pas regretter de faire confiance aux gens. - En tout cas, ça ne m'a pas valu grand-chose. Toutes les croisades auxquelles j'ai pris part ont fini dans la mélasse. - Je ne voudrais pas être indiscrète mais Lusana et toi, avez-vous eu des difficultés personnelles ou s'agissait-il de politique ? - Uniquement personnelles, dit Felicia, et elle sent son cour se serrer en voyant Loren tourner autour de l'hameçon. Pour lui, je ne comptais plus. Son seul amour allait à son combat. Je crois qu'au début il avait un certain sentiment pour moi, mais à mesure que la lutte s'est étendue et fait pressante, il est devenu plus distant. Je sais maintenant qu'il avait eu de moi tout ce qu'il désirait. On aurait dit que je ne comptais pas davantage que l'un de ses soldats sur le champ de bataille. Loren voit les yeux de Felicia s'emplir de larmes. - Comme tu dois le détester ! Felicia la regarde étonnée. - Détester Hiram ? Mais non, tu n'y es pas. J'ai été injuste envers lui. J'ai laissé mes préférences personnelles se dresser entre nous. J'aurais dû avoir de la patience. Peut-être, lorsqu'il aura triomphé, lorsqu'il aura enfin réussi à donner la suprématie aux Noirs en Afrique du Sud, peut-être alors me verra-t-il sous un jour différent. 231 - A ta place, je n'y compterais pas trop. Je connais son passé. Lusana se sert des gens comme les autres se servent de dentifrice. Il presse jusqu'à la dernière goutte, puis il rejette le tube vide. Une expression de colère court sur le visage de Felicia. - Tu ne vois dans Hiram que ce que tu veux voir. Mais le bon dépasse de loin le mauvais. Loren soupire et s'adosse à la banquette. Le garçon apporte les cocktails. - De vieilles amies comme nous ne doivent pas se disputer après tant d'années de séparation... dit-elle doucement. Parlons d'autre chose. - Tu as raison. Et toi, au fait, Loren ? Quels sont les hommes de ta vie en ce moment ? - Il y en a deux. - Tout Washington en connaît un, dit Felicia en riant. C'est Phil Sawyer, l'attaché de presse du Président. Mais qui est l'autre ? - C'est un des patrons de la N.U.M.A. Il s'appelle Dirk Pitt. - Lequel prends-tu sincèrement au sérieux ? - Phil, c'est le garçon que l'on épouse : loyal, fidélité à toute épreuve, il te place sur un piédestal doré et il veut que tu sois la mère de ses enfants. Felicia fait la moue. - Ça a l'air trop beau pour être vrai. Et ce Pitt ? .- Dirk ? Pure séduction animale. Il ne demande rien. Il s'en va et revient comme un chat de gouttières. Dirk ne sera sans doute jamais l'homme d'une seule femme, et pourtant, il est toujours présent quand on a besoin de lui. L'amant qui te fait réellement perdre les pédales, mais qui ne reste pas assez longtemps en place pour que tu penses à vieillir avec lui. - Celui-ci serait plutôt mon genre. Envoie-le moi quand votre idylle partira en fumée, dit-elle en buvant une gorgée. Cela ne doit pas être facile de gar- 232 der une réputation sans taches pour les électeurs et d'avoir un amant en douce. Loren devient écarlate. - C'est difficile, reconnaît-elle. Je n'ai jamais été très bonne comédienne. - Tu pourrais te moquer de ce qu'on dit après tout. C'est ce que font la plupart des femmes de nos jours. - La plupart des femmes ne sont pas membres du Congrès. - Toujours la même histoire : les Congressmen peuvent faire n'importe quoi à la condition que cela ne figure pas dans leurs dépenses de représentation. - Triste mais vrai, dit Loren. Pour ma part, je représente une circonscription fortement agricole. Mes électeurs se fient encore aux catalogues de grands magasins, à la publicité et au onzième commandement. - Quel est donc ce onzième commandement ? - La représentante au Congrès ne forniquera pas à droite et à gauche si elle veut être réélue. - Alors, où vous retrouvez-vous, Pitt et toi ? - Je ne peux pas prendre le risque qu'un mâle soit aperçu sortant de chez moi à l'heure du laitier ; alors, nous nous retrouvons chez lui ou bien nous cherchons une auberge loin des sentiers battus. - A t'entendre, on vous croirait réduits à vous rencontrer dans des stations d'autobus. - Je te l'ai dit, c'est difficile. - Je crois que je peux te débarrasser de ces problèmes... disons : locatifs. Loren jette à Felicia un regard interrogateur. - Comment ? demande-t-elle. Felicia fouille dans son sac et en tire une clef qu'elle glisse dans la main de Loren. - Tiens, c'est pour toi. L'adresse est gravée sur l'anneau. - A quoi sert-elle ? - A entrer dans une maison que j'ai louée à 233 Arlington. Tu peux y aller chaque fois que tu auras du vague à l'âme. - Mais, et toi ? Je ne peux pas te mettre dehors à n'importe quel moment. - Tu ne me dérangeras pas, dit Felicia en souriant. Pour le moment, je suis l'invitée permanente d'un mâle de l'autre côté de la ville. Donc assez discuté. Okay ? Loren fixe la clef. - Seigneur, j'ai l'impression d'être une hirondelle de macadam. Felicia presse la main de Loren sur la clef. - Si tu éprouves déjà une sorte de délicieux sentiment de perversité rien que d'y penser, attends un peu d'avoir vu la chambre du premier. 37 - Qu'en pensez-vous ? interroge Daggat. Il est assis à son bureau. Hiram Lusana est de l'autre côté de la pièce, appuyé au dossier d'un fauteuil. Il a l'air inquiet. Dale Jarvis, chef des services de renseignements, réfléchit quelques instants avant de répondre, puis il lève les yeux ; son visage a une expression amicale, presque paternelle. Ses cheveux noirs sont semés de gris et coupés courts. Il porte un complet de tweed et l'énorme noud papillon rouge posé au-dessous de sa pomme d'Adam tombe comme s'il était en train de fondre. - Je pense que cette opération Eglantine est une blague. - Une blague ! grince Lusana. Vous plaisantez ? - Mais non, répond Jarvis calmement. Chaque nation qui dispose d'une grande force armée bien organisée a aussi un service dont la seule fonction est d'imaginer ce que l'on appelle dans notre métier des « hypothèses d'école ». Des plans insensés ultra crepidam qui dépassent les limites du possible. Hypothèses stratégiques et tactiques inventées pour faire face aux événements les plus extravagants... plans démentiels que l'on fourre au fond d'un classeur en attendant le jour improbable où on les sortirait de la poussière pour les mettre en action. 235 - C'est là votre opinion sur Eglantine ? questionne Lusana d'une voix acide. - Oui, encore que je ne la connaisse pas en détail, déclare Jarvis. Il est probable que le ministère sud-africain de la Défense a concocté d'innombrables plans plus ou moins farfelus qui prévoient des raids factices d'insurgés sur la moitié des Etats du globe. - Croyez-vous sincèrement cela ? - Oui, répond franchement Jarvis. Ne répétez pas que cela vient de moi, mais je peux vous dire que niché dans quelque sombre et profonde crevasse de notre gouvernement, vous pourriez trouver les scénarios les plus extravagants conçus par l'homme et l'ordinateur : conspirations en vue de saper tous les Etats de la terre, y compris ceux de nos amis occidentaux ; plans de bombardements nucléaires des ghettos en cas de soulèvement en masse des minorités ; plans de bataille pour lutter contre des invasions venues du Mexique ou du Canada. Pas un sur dix mille ne sera jamais utilisé, mais ils sont là, en attente, pour le cas où... - Une sorte d'assurance, dit Daggat. - Oui, une assurance contre l'inimaginable. - Ainsi, selon vous, ce n'est pas plus sérieux que ça ? explose Lusana furieux. Vous considérez l'opération Eglantine comme le cauchemar d'un idiot ? - Je crains que vous n'ayez pris cette affaire bien trop au sérieux, général, dit placidement Jarvis que l'explosion de Lusana laisse froid. Il faut vous faire une raison. Comme disait mon vénéré grand-père : « Vous avez acheté chat en poche ». - Je refuse de le croire, persiste Lusana. Jarvis retire tranquillement ses lunettes et les remet dans leur étui. - Vous êtes libre, évidemment, de demander leur opinion à d'autres services de renseignements, général, mais je crois pouvoir dire sans crainte de me tromper que votre Eglantine recevra à peu près le même accueil partout où vous la présenterez. 236 - J'exige que vous fassiez une enquête sur l'intention de Vaal à ce sujet ! hurle Lusana. Réprimant la colère qui monte en lui, Jarvis se lève, boutonne son veston et s'adresse à Daggat. - Pardonnez-moi, Monsieur, mais je dois retourner à mon bureau. - Certainement, dit Daggat, qui se lève et prend Jarvis par le bras. Je vous accompagne jusqu'à l'ascenseur. Jarvis adresse à Lusana un signe de tête diplomatiquement amical. - Général. Lusana tremble de colère, les poings crispés, sans dire un mot. Il se détourne et regarde par la fenêtre. Dès qu'ils sont dans le hall des ascenseurs, Daggat dit à Jarvis : - Je vous fais toutes mes excuses pour le comportement maladroit du général. Mais il faut comprendre l'extraordinaire tension qu'il supporte depuis des mois. Et puis, il y a eu ce long voyage par avion la nuit dernière. - Le décalage horaire rend les hommes irritables. A moins que sa conscience ne lui reproche son arrivée par la porte de service, dit Jarvis en haussant un sourcil. - Vous êtes au courant ? fait Daggat en passant la langue sur ses lèvres sèches. - Simple affaire de routine, explique Jarvis avec un aimable sourire. Ne vous inquiétez pas. Notre métier consiste à ne pas perdre de vue les hommes comme votre général, mais non de les poursuivre en cas d'infractions. Ce que les gens des services d'immigration ignorent de cette affaire ne les empêchera pas de dormir. Un conseil, cela dit : à votre place, je ne laisserais pas traîner le général trop longtemps à Washington. Se montrer avec un révolutionnaire radical pourrait se révéler embarrassant pour un homme de votre réputation. - Le général Lusana n'est pas un radical. 237 Jarvis a un haussement d'épaules : il n'est pas convaincu. - C'est à voir. La flèche rouge « descente » s'allume au-dessus de la porte de l'ascenseur. Jarvis se prépare à monter dans la cabine. - J'ai encore une chose à vous demander, dit Dag-gat. Une faveur. Le timbre de la cabine sonne et les portes s'ouvrent : elle est vide. - Si c'est possible, dit Jarvis. Son regard va de Daggat au seul moyen de retraite qui lui est refusé. - Vérifiez tout de même l'opération Eglantine. Je ne demande pas des efforts impossibles à vos gens, s'empresse d'ajouter Daggat. Simplement quelques coups de sonde qui confirmeraient ou non son existence. Les portes commencent à se refermer. Jarvis passe le pied pour les garder ouvertes. - Je vais lancer une enquête, dit-il. Mais je dois vous dire que ce que nous découvrirons ne vous plaira peut-être pas. Les portes se referment en claquant et il disparaît. Il est 10 heures lorsque Daggat se réveille. Il est seul dans son bureau. Son personnel est parti depuis longtemps. Un coup d'oil à sa montre lui apprend qu'il a dormi près d'une heure. Il se frotte les yeux et s'étire en entendant vaguement la porte d'entrée s'ouvrir et se refermer. Il ne lève même pas les yeux, pensant que ce sont les femmes de ménage. C'est seulement lorsqu'il n'entend pas les bruits familiers des corbeilles à papier que l'on vide et le ronronnement des aspirateurs qu'il se rend compte d'une présence. Felicia Collins est appuyée avec grâce dans l'embrasure de la porte : elle ne dit rien, elle se contente de fixer Daggat. 238 Une pensée lui revient, il se lève et fait un geste d'excuses. - Pardonne-moi, je n'ai pas fait attention à l'heure. J'ai complètement oublié que nous devions dîner ensemble. - Tu es pardonné. - Tu dois mourir de faim, dit-il en prenant son veston. - Après le quatrième Martini dry, toutes les affres de la faim disparaissent, dit-elle en regardant autour d'elle. Je pensais qu'Hiram et toi étiez en conférence. - Je l'ai repassé au ministère des Affaires étrangères cet après-midi. Ils lui accordent la réception distante qu'ils réservent généralement aux dignitaires de quatrième classe. - Est-il prudent pour lui de se montrer en public ? - J'ai veillé à ce qu'il soit gardé vingt-quatre heures sur vingt-quatre. - Alors, il n'est plus notre invité. - Non, il a une suite au Mayflower, offerte par le gouvernement. Felicia étire son corps félin et se glisse dans la pièce. - Au fait, j'ai déjeuné avec Loren Smith. Elle m'a tout dit de sa vie amoureuse. - Elle a mordu à l'hameçon ? - Si tu veux parler de la clef de ta retraite d'Arlington, la réponse est : oui. Il la prend dans ses bras, le regard tendre et satisfait aussi. - Tu ne le regretteras pas, Felicia. C'est pour le bien de tous. - Va donc expliquer ça à Loren Smith, dit-elle en se détournant. Il la laisse s'écarter. - A-t-elle donné des noms ? - Si j'ai bien compris, elle fait languir Phil 239 Sawyer qui veut l'épouser, mais elle couche en douce avec un type de la N.U.M.A. - A-t-elle dit lequel ? - Il s'appelle Dirk Pitt. - Tu as bien dit Dirk Pitt ? interroge Daggat en ouvrant de grands yeux. Felicia le confirme d'un signe de tête. Daggat fouille dans ses souvenirs et soudain il trouve. - Sacré fils de garce ! On ne pouvait pas rêver mieux ! - Pourrais-tu m'expliquer ? - Le doyen vénéré du Sénat, George Pitt. Tu n'y avais pas pensé ? L'irréprochable Congresswoman Loren Smith se fait culbuter par le fils du sénateur ! Felicia frissonne. - Pour l'amour de Dieu, Frederick, laisse tomber ce projet stupide avant qu'il ne soit trop tard ! - Pas question, dit Daggat avec un mauvais sourire. Je dois faire ce que j'estime être bon pour mon pays. - Tu veux dire : bon pour Frederick Daggat. Il la prend par le bras et l'entraîne hors du bureau. - Quand tu y auras bien réfléchi, tu verras que j'avais raison, dit-il en éteignant les lumières. Pour le moment, allons dîner en vitesse. Nous irons ensuite préparer à Loren Smith son nid d'amoureux pour sa première et dernière visite. 38 L'amiral James Sandecker est un bouillant sexagénaire à la crinière rouge vif, court de taille et avec le caractère d'un fox-terrier. Lorsque l'âge de la retraite l'a contraint à quitter la Marine, il s'est servi de ses hautes relations politiques pour se faire attribuer le poste de directeur de la N.U.M.A., autrement dit l'Agence nationale chargée des questions sous-marines et maritimes, qui venait de naître. Ce « mariage » était destiné à connaître le succès. En moins de sept ans, Sandecker a fait d'un humble service de quatre-vingts personnes une énorme machine de quelque cinq mille savants, chercheurs, techniciens et employés, avec un budget annuel de plus de 400 millions de dollars. Ses ennemis prétendent que Sandecker est un faiseur, ils l'accusent de lancer des projets océaniques qui produisent davantage de publicité que de renseignements scientifiques. Ses partisans le louent pour le talent avec lequel il a su faire de l'océanographie un domaine aussi populaire que celui de l'espace. Quels que soient son actif et son passif, l'amiral Sandecker est aussi solidement ancré à la N.U.M.A. que J. Edgar Hoover l'était au F.B.I. Il boit la dernière goulée d'une bouteille de Schweppes, tire sur le vestige d'un énorme cigare et passe en revue les visages graves de l'amiral Walter 241 Bass, du colonel Abe Steiger, d'Aï Giordino et de Dirk Pitt. - Ce que je trouve dur à avaler, poursuit-il, c'est le manque d'intérêt délibéré que montre le Pentagone. Il semblerait plus logique - ça l'est pour moi, en tout cas - que le rapport et les documents photographiques fournis par le colonel Steiger sur la découverte du Vixen 03 les aient secoués comme des pruniers. Et pourtant, le colonel nous dit que ses supérieurs ont réagi comme si toute l'histoire leur paraissait bonne à être mise au panier et à être oubliée. - Leur indifférence est fondée sur une excellente raison, explique l'amiral Bass, impassible. Les généraux O'Keefe et Burgdorf ignorent le rapport qui existe entre le Vixen 03 et l'opération Mort Subite, parce que rien n'en a été enregistré. - Comment cela ? - Ce qu'on a appris après la mort du docteur Vet-terly et de son équipe de savants, a incité tous ceux qui connaissent le terrifiant pouvoir de la « Mort Subite » à enterrer les indices et à effacer jusqu'au moindre souvenir de son existence, de façon qu'on ne puisse ressusciter cet organisme. - Vous prétendez avoir escamoté un programme de défense tout entier sous le nez des membres de l'état-major interarmes ? demande Sandecker incrédule. - Sur l'ordre express du Président Eisenhower, j'ai dû déclarer dans mon rapport aux chefs d'état-major que l'expérience avait mal tourné et que la formule de la « M.S. » avait disparu en même temps que le docteur Vetterly. - Et ils ont avalé ça ? - Ils n'avaient pas de raison de ne pas le croire, explique Bass. A l'exception du Président, de Wilson, ministre de la Défense, de moi-même et d'une poignée de savants, personne d'autres ne connaissait exactement la découverte du docteur Vetterly. Pour 242 les chefs d'état-major, le projet n'était rien qu'une de ces expériences à petit budget dans le domaine sinistre de la guerre chimio-biologique. Ils n'ont éprouvé aucun remords ; ils n'ont pas non plus posé de questions embarrassantes avant de passer le programme par profits et pertes. - Dans quelle intention a-t-on ainsi amputé la puissance de l'Armée ? - Eisenhower était un militaire de l'ancienne école : il abhorrait les armes de destruction massive. (Bass semble se recroqueviller dans son fauteuil en rassemblant ses souvenirs.) Je suis le dernier survivant de l'opération Mort Subite, reprend-il lentement. Malheureusement, le secret ne mourra pas avec moi comme je l'espérais, parce que monsieur Pitt que voici a découvert une source depuis longtemps perdue de l'organisme maléfique. Je n'ai rien caché des faits jadis - et je ne les cacherai pas davantage aujourd'hui - aux hommes qui dirigent le Pentagone, de peur qu'ils ne songent à récupérer la cargaison du Vixen 03 et à la conserver au nom de la défense nationale, pour la déchaîner éventuellement contre un ennemi futur. - Mais voyons s'il s'agit de défendre notre pays... proteste Sandecker. Bass secoue la tête. - Je crois que vous ne saisissez pas pleinement l'horreur de l'organisme de la « Mort Subite », Amiral. Rien à ce jour ne peut lutter contre sa terrible efficacité. Permettez-moi de vous en donner une idée : si, disons, 150 grammes de « Mort Subite » étaient dispersés sur l'île de Manhattan, au cour de l'agglomération de New York, le micro-organisme attaquerait et tuerait quatre-vingt-dix-huit pour cent de la population en quatre heures. Et personne, messieurs, aucun humain ne pourrait prendre impunément pied dans l'île pendant plus de trois siècles. Les générations futures devraient rester sur la rive du New Jersey et regarder les gratte-ciel jadis majes- 243 tueux s'effriter lentement et s'écrouler sur les restes de ses anciens habitants. Les interlocuteurs de l'amiral pâlissent, un frisson mortel leur court le long de l'échiné. Pendant un moment, personne ne dit mot. Pétrifiés, ils se font l'image d'une ville devenue la nécropole de trois millions de cadavres. C'est Pitt qui rompt finalement le silence. - Et les résidents de Brooklyn et du Bronx... ne seraient-ils pas touchés ? - Les organismes de « M.S. » se répandent par colonies. Chose étrange, ils ne sont pas transmis par contact humain ou par les courants aériens. Ils ont tendance à rester localisés. Mais, bien sûr, si une quantité suffisante de cet agent biologique était lancé par avion ou au moyen de roquettes sur le territoire de l'Amérique du Nord, le continent tout entier serait privé de toute vie humaine jusqu'à l'an 2300 au moins. - N'existe-t-il rien qui puisse tuer ce « M.S. » ? demande Steiger. - H2O, répond Bass. Le micro-organisme ne subsiste que dans une atmosphère exceptionnellement riche en oxygène. Si vous voulez, il suffoque, tout comme nous, lorsqu'il est plongé dans l'eau. - Ce qui me frappe le plus, reprend Pitt, c'est que Vetterly ait été le seul homme capable de le produire. Bass a un mince sourire. - Je n'aurais jamais permis qu'un homme conserve par-devers lui une formule aussi redoutable. - Vous avez donc détruit les dossiers du docteur Vetterly ? - J'ai, en outre, falsifié tous les ordres officiels, tous les documents relatifs au projet sur lesquels j'ai pu mettre la main, et cela comprenait, au fait, l'ordre de mission original du Vixen 03. Steiger se rencogne dans son fauteuil et pousse un soupir de soulagement. 244 - Voilà au moins un aspect du puzzle qui ne me tourmentera plus désormais. - Mais le projet a dû sûrement laisser des traces, s'interroge Sandecker. - Les squelettes sont toujours dans l'île de Ron-gelo, dit Pitt. Et qui peut éloigner les pêcheurs ou les marins plaisanciers de ses rives ? - Je vais répondre d'abord à votre deuxième remarque, dit Bass. Primo, toutes les cartes marines de la région désignent l'île de Rongelo comme un dépotoir de cyanure d'hydrogène. Et l'île est entourée d'une ceinture de bouées avertisseuses de danger. - Cyanure d'hydrogène, répète Giordino. Cela m'a l'air d'un sale truc. - Tout à fait. C'est un agent chimique sanguin qui interdit la respiration. A certaines doses, il provoque la mort immédiate. Cela est expliqué sur les cartes et en six langues sur les pancartes fixées aux bouées, dit Bass en tirant de sa poche un mouchoir pour essuyer son crâne luisant de sueur. D'autre part, les quelques documents qui demeurent et traitent du projet « M.S. » sont au fin fond d'un coffre-fort secret du Pentagone qui contient les archives à n'ouvrir qu'à certaines dates. « Chaque dossier est scellé et marqué de la date à laquelle il peut être ouvert. Le Président lui-même n'a pas le pouvoir d'examiner le contenu d'un dossier avant l'échéance. On appelle populairement ce coffre : le placard aux squelettes. Le dossier de l'aviatrice Amelia Earhart, les O.V.N.I., la vérité sur la vaccination des porcs, sur laquelle le gouvernement insistait tellement pendant l'épidémie des années soixante-dix, les scandales politiques auprès desquels l'affaire du Watergate n'est qu'une pantalonnade, ils sont tous là. Le dossier du projet « M.S. » , par exemple, ne peut pas être ouvert avant l'an 2550. Le Président Eisenhower espérait qu'à ce moment-là nos descendants ne prêteraient guère 245 attention aux véritables intentions que le projet dissimulait. Personne dans la salle de conférence de la N.U.M.A. n'a jamais entendu parler de ce fameux « placard ». Chacun est surpris. - J'imagine que la question qui s'impose maintenant, dit Pitt, est la suivante : Pourquoi nous mettre dans la confidence, Amiral ? - Vous en demandez beaucoup, dit Sandecker en allumant un nouveau cigare. Si jamais le Pentagone a vent de cela, nous pourrions tous être accusés de trahison. - Une éventualité désagréable qu'il ne faut pas ignorer, reconnaît Bass. Notre seule consolation serait de savoir que la morale et l'opinion publique sont de notre côté. - C'est curieux, je ne me suis jamais imaginé dans la peau d'un sauveur de l'humanité, marmonne Giordino. Steiger fixe longtemps Bass et il lui semble voir sa carrière militaire partir en fumée pour la deuxième fois en deux semaines. - J'ai l'impression que le choix que vous avez fait de vos complices est fondé sur une étrange logique, Amiral. Moi, par exemple, que fais-je dans le renflouage du Vixen 03 ? Le sourire de l'amiral Bass s'élargit. - Vous n'allez pas le croire, colonel, mais vous êtes l'homme clef de notre équipe. Votre rapport a signalé à l'Armée de l'air l'existence de l'appareil. Heureusement, quelqu'un dans les hautes sphères du gouvernement a jugé inopportun de pousser l'affaire plus loin. Votre rôle consistera à veiller à ce que l'intérêt que pourrait manifester le Pentagone en l'occurrence, reste sans réponse positive. Le visage de Dirk Pitt s'éclaire maintenant. - Okay. Donc l'amiral Sandecker finance l'effort commun avec les ressources de la N.U.M.A., et Giordino et moi-même nous nous chargeons du ren- 246 flouage. Mais comment avez-vous l'intention de détruire les propriétés meurtrières de la « M.S. » lorsque nous aurons récupéré les canisters ? - Nous noierons les ogives sous quelque 1 000 brasses d'océan, répond Bass sans hésiter. Avec le temps, le métal des étuis s'érodera et l'eau de mer viendra à bout des micro-organismes. Pitt se tourne vers Sandecker. - Je peux distraire Jack Folsom et son équipe de l'opération du Chenago et les amener au lac de la Table en quarante-huit heures. L'amiral Sandecker est un réaliste. Il n'a pas le choix. Il connaît Bass depuis assez longtemps pour ne pas tenir le vieil homme pour un défaitiste. Tous les visages sont tournés vers l'impétueux patron de la N.U.M.A. Il semble perdu dans la fumée de son cigare qui s'élève en spirale vers le plafond. Puis il fait un signe du menton. - Très bien, messieurs, allons-y. - Merci, James, dit Bass visiblement heureux. Je comprends parfaitement le risque que vous prenez sur la seule parole d'un vieux loup de mer édenté. - Il me semble que le jeu en vaut la chandelle, lui répond Sandecker en souriant. - Je viens de penser à quelque chose, coupe Giordino. Si l'eau détruit cette cochonnerie de « M.S. », pourquoi ne pas la laisser tout simplement au fond du lac ? Bass secoue gravement la tête. - Non, merci. Si vous avez pu retrouver l'épave, quelqu'un d'autre peut y arriver aussi. Il vaut infiniment mieux déposer pour l'éternité ces étuis là où nul être humain ne pourra jamais mettre la main dessus. Je ne peux que remercier le ciel de ce que ces ogives soient restées cachées pendant ces longues années. - Ce qui pose un autre problème, dit Pitt, qui note que Giordino et Steiger baissent tous les deux les yeux, gênés. 247 Sandecker fait tomber la cendre de son cigare dans un cendrier d'albâtre. - Lequel ? - Selon l'ordre de mission original, le Vixen 03 a quitté Buckley avec un équipage de quatre hommes. C'est bien exact, Amiral Bass ? Une expression vaguement narquoise se lit sur le visage de l'ancien officier. - Oui, ils étaient quatre, en effet. - Peut-être aurais-je dû en parler plus tôt, explique Pitt, mais j'avais peur de compliquer la situation. - Vous n'avez pas pour habitude de tourner autour du pot, dit Sandecker impatienté. Où voulez-vous en venir ? - Au cinquième squelette. - Au cinquième quoi ? - Quand j'ai plongé dans l'épave, j'ai trouvé les restes d'un cinquième homme ligoté au plancher de la soute. - Avez-vous la moindre idée de ce qu'il veut dire ? demande Sandecker à Bass. Bass a l'air d'un homme qu'on vient de réveiller. - Un homme de l'équipe d'entretien au sol, dit-il d'un air absent. Un homme qui a dû rester à bord lorsque l'appareil a pris son vol. - Ça ne colle pas, dit Pitt. Il y a encore des traces de chair. Ce squelette n'est pas demeuré immergé aussi longtemps que les autres. - Mais vous dites que les canisters sont toujours scellés, réplique Bass pour se rassurer. - Oui, Amiral, à mon avis on n'y a pas touché, convient Pitt. - Mon Dieu, mon Dieu ! Quelqu'un d'autre que nous connaît l'existence de l'épave, dit Bass en se prenant la tête dans les mains. - Ce n'est pas une certitude, dit Steiger. Bass relève la tête et fixe Pitt d'un regard vitreux. - Renflouez-le, monsieur Pitt. Pour l'amour de 248 l'humanité, tirez le Vixen 03 du fond de ce lac. et au plus vite ! Pitt ne peut s'empêcher de redouter le pire en quittant la conférence et en passant la porte du building de la N.U.M.A. La nuit de Washington, lourde d'humidité, ajoute à son malaise. Il traverse le parking désert et ouvre la porte de sa voiture. Il vient de prendre le volant lorsqu'il remarque une silhouette à la place du passager. Loren est endormie. Elle est pelotonnée comme un chat et bien loin de la réalité. Elle porte une robe verte de coupe vaguement grecque et des bottes de vélin sous un long manteau de fourrure. Pitt se penche vers elle, écarte les cheveux qui masquent le visage endormi et la secoue gentiment. Les yeux de Loren s'entrouvrent et accrochent les siens. Ses lèvres s'arquent dans un sourire félin, son visage pâle paraît étrangement jeune. - Hum. Quel heureux hasard ! Il baisse la tête et l'embrasse. - Tu n'es pas folle ? Une belle fille comme toi, toute seule dans un parking désert à Washington. C'est un miracle que tu n'aies pas été attaquée et violée en série. Elle le repousse avec une grimace. - Pouah, tu empestes le cigare froid. - Prends-t'en à l'amiral Sandecker avec lequel je suis resté bouclé pendant six heures. (Il met en route.) Comment m'as-tu retrouvé ? - Cela n'a rien d'extraordinaire. J'ai appelé ton bureau pour avoir ton numéro à Savannah, ta secrétaire m'a dit que tu étais déjà revenu en ville et déjà en conférence. - Qu'est-ce qui t'a pris de t'installer dans ma voiture ? - J'avais une envie irrésistible de faire une chose un peu folle et très femme. Cela te fait plaisir ? termine-t-elle en lui pinçant l'intérieur de la cuisse. - Je ne peux rien te cacher, dit-il en riant. Après 249 les dernières vingt-quatre heures que je viens de passer, tu es comme un verre d'eau dans le désert. - Un verre d'eau ? (Loren fait la moue.) Tu connais vraiment les mots qui flattent une fille. - Nous n'avons pas beaucoup de temps devant nous, dit-il en reprenant le mode sérieux. Je repars demain matin. - Je l'aurais parié. C'est pourquoi je t'ai organisé une très jolie surprise. Elle se rapproche et sa main remonte le long de la cuisse de Dirk. - C'est absolument délirant, murmure Pitt stupéfait. - Felicia m'avait bien dit que c'était sexy, mais je n'imaginais rien de pareil. Plantés jusqu'aux chevilles dans une moquette cramoisie, ils contemplent, fascinés, une chambre dont les quatre murs et le plafond sont entièrement recouverts de glace dorée. Le seul meuble est un grand lit circulaire monté sur une estrade et orné de draps de satin rouge. Quatre projecteurs dissimulés dans les coins du plafond éclairent la pièce d'une lumière bleue tamisée. Loren avance vers le lit surélevé et caresse les oreillers chatoyants comme s'ils étaient de précieux objets d'art. Pitt étudie quelques instants le reflet de Loren, multiplié à l'infini, puis il vient derrière elle et la déshabille avec adresse. - Ne bouge pas, lui dit-il. Je veux que mes yeux se repaissent d'un millier de Loren Smith nues. Les joues couleur cerise, Loren fixe, fascinée, l'image d'elle-même indéfiniment répétée. - Seigneur, souffle-t-elle, j'ai l'impression de faire l'amour devant une foule. Puis elle se crispe, murmure quelques mots vagues lorsque Pitt se penche et enfonce la pointe de sa langue dans le bouton de rosé de son nombril. 250 La sonnerie étouffée du téléphone tire Frederick Daggat d'un sommeil profond. A son côté, Felicia geint doucement, se retourne et continue de dormir. Il tâtonne pour prendre sa montre sur la table de chevet et consulte le cadran lumineux : 4 heures. Il décroche l'appareil. - Ici Daggat. - Sam Jackson. J'ai les photos. -- Pas de problèmes ? - Pas l'ombre. Vous aviez raison. Je n'ai pas eu à me servir d'infrarouges. Ils avaient laissé toutes les lumières. D'ailleurs, je les comprends... dans une chambre pareille, avec ces miroirs partout. La pellicule haute sensibilité ne nous laissera ignorer aucun des détails que vous désiriez. C'était un fameux spectacle. Dommage qu'on n'ait pas fait un enregistrement sonore. - Ils ne se sont doutés de rien ? - Comment auraient-ils pu savoir que l'un des miroirs était une glace sans tain ? D'autre part, ils étaient trop occupés pour se soucier même d'un tremblement de terre. D'ailleurs, pour être plus sûr, j'ai utilisé une caméra silencieuse. - Quand aurai-je les épreuves ? - Demain matin à 8 heures si c'est très urgent. Mais j'irais bien ronfler un peu. Attendez jusqu'à demain soir, et je vous promets des 18 x 24 glacés à exposer dans une galerie d'art. - Prenez le temps et faites pour le mieux, dit Daggat. Je veux que tous les détails soient bien mis en lumière. - Comptez dessus, dit Jackson. Au fait qui est la dame ? C'est une véritable tornade. - Ce n'est pas votre affaire, Jackson. Appelez-moi quand tout sera prêt. Et n'oubliez pas que je m'intéresse surtout aux positions les plus... artistiques. - Compris. Bonsoir, Monsieur. 39 Dale Jarvis se prépare à ranger son bureau et à faire la demi-heure de route pour rentrer chez lui retrouver sa femme et s'asseoir devant le rôti de porc traditionnel du vendredi soir, lorsque l'on frappe à sa porte : John Gossard, chef du service Afrique, fait son entrée. Gossard est au Service national de renseignements depuis la guerre du Vietnam, où il a servi en qualité de spécialiste de la logistique de guérilla. Calme, réservé et doté d'un solide sens de l'humour, Gossard boite depuis que des éclats de grenade lui ont arraché le pied droit. On sait qu'il boit beaucoup, mais aussi qu'il répond en détails et avec précision aux requêtes. Ses sources de renseignements font l'envie du service tout entier. Jarvis lève les bras dans un geste d'excuses. - John, vous pouvez me traiter de tous les noms, ça m'est complètement sorti de l'esprit. J'avais pourtant bien l'intention de répondre à votre invitation à cette partie de pêche. - Pouvez-vous venir ? demande Gossard. Mac Dermott et Sampson, de la section Soviets, seront des nôtres. - Je ne refuse jamais une occasion de faire voir à ces types du Kremlin comment on prend les gros. - Parfait. Le bateau est retenu. Nous larguons de la cale n° 9 à la marina de Plum Point à 5 heures précises, dimanche. (Gossard pose sa serviette sur le 253 bureau de Jarvis.) Au fait, j'avais deux raisons de passer dans votre saint des saints avant de rentrer chez moi. Voici la deuxième raison, dit-il en tirant un dossier de sa serviette. Je vous le laisse pour le week-end à la condition que vous ne le fourriez pas avec vos vieux romans d'espionnage. - Il n'en est pas question, répond Jarvis en souriant. Qu'est-ce que c'est ? - Les renseignements que vous m'avez demandés sur Eglantine, un plan éventuel concocté par les Sud-Africains. Jarvis hausse les sourcils. - Vous avez fait vite. Ma demande date de cet après-midi. - Le département Afrique du Sud n'a pas l'habitude de s'endormir, déclame Gossard, pontifiant. - Avez-vous quelque chose à me dire de plus avant que je ne l'examine ? - Rien qui puisse vous réveiller la nuit. C'est à peu près ce que vous pensiez : un projet complètement farfelu. - Alors Hiram Lusana disait vrai ? - Oui, dans la mesure où le plan existe. L'intrigue vous plaira beaucoup. La conception est absolument insensée. - Vous éveillez ma curiosité. Comment ces Sud-Africains jouant le rôle de Noirs de l'A.R.A., se proposent-ils d'exécuter le raid ? - Désolé, fait Gossard avec un sourire. Je ne veux pas déflorer l'intrigue. Jarvis lui jette un regard sévère. - Pouvez-vous vous fier absolument à l'exactitude de vos sources ? - Ma source est sérieuse, faites-moi confiance. Un drôle de type. Il a adopté une fois pour toutes le pseudonyme d'Emma. Nous n'avons jamais réussi à l'identifier. Ses renseignements sont généralement de 254 premier ordre. Il les vend au plus haut et dernier enchérisseur. - Si j'ai bien compris, le plan de l'opération Eglantine vous a coûté les yeux de la tête, observe Jarvis. - Pas tellement. Il se trouvait dans un lot qui comportait une cinquantaine d'autres documents. Nous avons payé le tout 6 000 dollars. A mesure que les photos tombent du séchoir dans une corbeille à papier, Sam Jackson les prend et en fait une liasse qu'il arrange comme un jeu de cartes. C'est un grand Noir, à la carrure anguleuse, aux cheveux tressés qui encadrent un visage jeune : il a les doigts longs et minces. Il passe la pile de photos à Daggat et quitte son tablier. - C'est tout ce que j'ai pris. - Combien y en a-t-il ? demande Daggat. - Une trentaine où l'on distingue nettement les visages. J'ai vérifié les négatifs à la loupe. Le reste ne vaut rien. - Quel dommage qu'elles ne soient pas en couleur ! - La prochaine fois, ne vous contentez pas de ces projecteurs bleus, dit Jackson. C'est bien pour un type en chaleur, mais ce n'est pas ce qu'il faut pour faire de la bonne photo couleur. Daggat passe lentement en revue la liasse de photos en noir et blanc. Il les reprend une deuxième fois. Au troisième examen, il en tire une dizaine qu'il place dans son attaché-case. Il tend les vingt qui restent à Jackson. - Rangez-les dans une enveloppe avec les négatifs et les contacts. - Vous les emportez ? - Je préfère être le seul responsable de leur garde. Ce n'est pas votre avis ? Il est visible que Jackson n'est pas en effet de cet avis. Il jette à Daggat un regard embarrassé. 255 - Hé, mon vieux, les photographes n'ont pas pour habitude d'abandonner leurs négatifs. Vous n'avez pas l'intention d'en tirer des séries et de les vendre, j'espère ? Cela ne me gêne pas de faire un reportage porno pour un bon client, mais je n'ai pas l'intention d'en faire commerce. Les ennuis avec les poulets, très peu pour moi. Daggat s'approche de Jackson jusqu'à ce qu'ils soient littéralement nez à nez. - On ne m'appelle pas : « Hé, mon vieux », déclare-t-il d'une voix glaciale, on m'appelle : Monsieur Frederick Daggat, membre du Congrès des Etats-Unis. Vous avez bien saisi, mon vieux ? Un instant Jackson le fixe sans ciller, puis il baisse lentement les yeux et regarde le linoléum taché par les acides. Daggat a en mains tous les atouts, ainsi que la puissance que lui donne le Congrès des Etats-Unis. - Comme vous voudrez, dit-il enfin. Daggat répond d'un hochement de tête, puis, comme si Jackson n'avait pas fait la moindre objection, il sourit tranquillement. - J'aimerais que vous fassiez vite, dit-il. Je suis attendu dans ma voiture par une dame ravissante mais un peu nerveuse. C'est le genre impatient, si vous voyez ce que je veux dire. Jackson glisse les négatifs, les contacts et les épreuves sur papier glacé dans une grande enveloppe et la donne à Daggat. - Et mes honoraires ? Daggat lui tend un billet de 100 dollars. - Mais nous étions d'accord pour 500, remarque Jackson. - Considérez cette tâche comme un geste bénévole pour votre pays, lui lance Daggat, en allant vers la porte. Ah, encore une chose : pour qu'il ne vous arrive aucun inconvénient imprévu dans l'avenir, il 256 serait bon que vous oubliiez totalement cet épisode. Il ne s'est rien passé. Vu ? Jackson n'a pas le choix. - Comme il vous plaira. Daggat approuve du menton et referme doucement la porte derrière lui. - Fils de putain mal lavée, siffle Jackson entre ses dents serrées en tirant un autre jeu de photographies d'un tiroir de classeur. T'en fais pas, je te revaudrai ça ! La femme de Dale Jarvis est depuis longtemps faite à l'habitude qu'il a de lire au lit. Elle l'embrasse, lui dit bonne nuit, se roule dans sa position fotale nocturne, tourne le dos à la lampe de chevet et s'endort presque aussitôt. Jarvis s'installe. Il glisse deux oreillers derrière son dos, oriente la lampe de chevet et baisse ses lunettes, modèle Benjamin Franklin, sur la pointe de son nez. Il place le dossier que lui a prêté John Gossard contre ses genoux relevés et se met à lire. A mesure qu'il tourne les pages, il jette des notes dans un carnet. A deux heures du matin, il referme le dossier de l'opération Eglantine. Il s'étend sur le dos, fixe le vide pendant quelques minutes en se demandant s'il va renvoyer le dossier à Gossard et tout oublier, ou bien si, au contraire, il va faire une enquête sur ce plan extravagant. Il se décide à adopter un compromis. Se tirant lentement du lit afin de ne pas réveiller sa femme, il va à pas de loup à son bureau, prend le téléphone et en pianote adroitement les touches dans le noir. On répond à la première sonnerie de son appel. - Ici Jarvis. Je veux un rapport sur la situation actuelle de tous les vaisseaux de guerre étrangers et américains. Oui, c'est bien ça : les vaisseaux de guerre. Sur mon bureau, demain dans la journée. Merci. Bonne nuit. Puis il regagne son lit, pose un léger baiser sur la joue de sa femme et éteint sa lampe. 40 La séance du sous-comité des Affaires étrangères - sous-comité chargé, sous la présidence de Frederick Daggat, de l'étude de l'aide économique aux Etats africains - la séance donc, s'ouvre dans une salle de conférences à moitié vide et devant un peloton de journalistes bâillant d'ennui. Daggat est flanqué du démocrate Earl Hunt, du lowa, et du républicain Roscoe Meyers, de l'Oregon. Loren Smith est assise, toute seule au bout de la table. La séance se prolonge jusque dans l'après-midi : plusieurs représentants de gouvernements africains soumettent leur demande d'aide financière. Il est 4 heures lorsque Hiram Lusana se présente à son tour. La salle de conférences est maintenant comble. Debout sur les chaises, les photographes mitraillent la table de travail : les journalistes commencent à griffonner fébrilement sur leurs blocs ou à murmurer dans leur microphone. Lusana paraît ignorer l'intérêt général qu'il provoque. Il est assis à sa place, aussi calme qu'un croupier qui sait qu'il a en mains le point gagnant. - Soyez le bienvenu, général Lusana, dit Daggat. Je pense que vous connaissez les règles de la procédure. La session est uniquement réservée à l'examen préliminaire des faits. Vous avez vingt minutes pour présenter votre cas. Les membres du comité vous poseront alors des questions. Notre avis et les faits 259 seront ensuite soumis au comité des Affaires étrangères du Congrès. - J'ai bien compris, dit Lusana. - Monsieur le Président. Daggat se tourne vers Loren. - Vous avez la parole, miss Smith. - J'ai le regret de faire objection à l'audition du général Lusana par notre comité, pour la raison qu'il ne représente pas un gouvernement établi. Des murmures courent dans la salle. - C'est vrai, avoue Lusana, en tournant le regard vers Loren. Je ne représente aucun gouvernement établi. Mais je représente l'âme éprise de liberté de tous les Noirs du continent africain. - C'est exprimé avec éloquence, dit Loren, mais le règlement est le règlement. - Vous ne pouvez pas pour une simple question de procédure refuser d'entendre la prière de millions d'hommes que sont mes frères. (Lusana reste immobile, sa voix est presque trop contenue pour être entendue jusqu'au fond de la salle.) Le bien le plus cher de l'homme, c'est sa nationalité. Il n'est rien sans elle. Nous livrons en Afrique un combat pour reprendre un pays qui nous appartient de droit. Je suis ici pour que les Noirs retrouvent leur dignité. Je ne demande pas d'argent pour acheter des armes. Je ne demande pas à vos soldats de combattre à côté des nôtres. Je demande seulement les fonds nécessaires à l'achat de nourriture et de médicaments pour ceux qui ont souffert dans leur lutte contre la barbarie. C'est un excellent plaidoyer, mais Loren-n'en est pas dupe. - Vous êtes un homme habile, général. Discuter de votre appel serait accepter votre présence à cette séance. Mon objection reste valable. Daggat fait un signe imperceptible à l'un de ses aides dans la salle et se tourne vers Eari Hunt. - La protestation de la Congresswoman Smith est 260 dûment enregistrée. Quelle est votre opinion, Congressman Hunt ? Pendant que Daggat consulte Hunt et Roscoe Meyers, son aide arrive derrière Loren et lui remet une grande enveloppe blanche. - Qu'est-ce que c'est ? - Je suis chargé de vous dire qu'il est d'importance capitale que vous ouvriez immédiatement cette enveloppe, m'dame. Sur ce, il tourne les talons et quitte précipitamment la salle de conférences par une porte dérobée. Loren ouvre l'enveloppe non cachetée et en sort un des 18 x 24. Sa photo montre son corps nu enlacé à celui de Pitt dans une position extraordinairement obscène. Elle repousse aussitôt la photo dans l'enveloppe ; son visage exsangue exprime la crainte et le dégoût. Daggat lui adresse la parole. - Congresswoman Smith, il apparaît que les avis sont partagés. Le Congressman Hunt et moi-même estimons que le général Lusana doit être entendu. Le Congressman Meyers est de votre avis. En ma qualité de Président de séance, et dans l'intérêt de l'équité, puis-je insister auprès de vous pour que le général puisse faire une déclaration ? Loren est pétrifiée et glacée. Daggat la transperce d'un regard mauvais. Son expression est éloquente : il n'ignore pas le contenu de l'enveloppe. Elle refoule la nausée qui lui monte à la gorge en comprenant tout à coup que Felicia Collins l'a vendue pour la cause de Lusana. Silencieusement, elle se maudit d'avoir été aussi naïvement stupide qu'une jeune paysanne subjuguée par un maquereau de grande ville. - Congresswoman Smith ? reprend Daggat qui insiste. Il n'y a pas d'issue. Daggat la tient sous sa coupe 261 maintenant. Elle baisse les yeux, saisie d'un tremblement. - Monsieur le Président, murmure-t-elle, écrasée par sa défaite, je retire mon objection. A quarante-trois ans, Barbara Gore a toujours la silhouette d'un modèle de Vogue. Elle est restée mince, avec de jolies jambes, et son visage aux pommettes hautes n'est pas encore empâté par l'âge. Elle a eu dans le temps une courte idylle avec Dale Jar-vis, mais cette relation sexuelle est depuis longtemps oubliée : elle est maintenant une excellente amie et sa secrétaire personnelle. Elle est assise de l'autre côté du bureau de Dale, ses belles jambes croisées selon un angle qui n'est confortable que pour les femmes et toujours séduisant pour les regards mâles. Mais Jarvis ne regarde pas. Il est tout entier à ce qu'il dicte. Un instant, il s'arrête brusquement et se met à fouiller dans une pile vertigineuse de rapports ultra-secrets. - Si vous me disiez ce que vous cherchez, dit Barbara, patiente, je pourrais peut-être vous aider. - Un état récapitulatif de tous les navires de guerre existants. On avait promis de me le remettre aujourd'hui. Elle soupire, feuillette la pile et en tire une liasse de papiers bleus. - Il est sur votre bureau depuis 8 heures du matin. Il y a des instants où les méthodes désordonnées de travail de Jarvis l'exaspèrent, mais elle a depuis longtemps appris à accepter les travers du « patron » et à se laisser porter par la vague. - Que dit-il ? - Que souhaitez-vous y trouver ? Vous n'avez pas jugé bon de me dire ce que vous cherchez. - Je veux acheter un cuirassé, voyons ! Qui en a un à vendre ? 262 Barbara lui adresse un regard sévère et examine les papiers bleus. - Eh bien, vous n'avez pas de chance, il me semble. L'Union soviétique en a bien un, mais elle s'en sert pour la formation des cadets de sa marine. La France a depuis longtemps bazardé les siens. La Grande-Bretagne aussi, bien qu'elle en fasse toujours figurer un sur les rôles, par amour de la tradition. - Et les Etats-Unis ? - Cinq sont conservés à titre commémoratif. - Où se trouvent-ils actuellement ? - On les a ancrés traditionnellement dans les Etats dont ils portent le nom : Caroline du Nord, Texas, Alabama et Massachusetts. - Vous parliez de cinq. - Le Missouri est gardé par la Marine à Bremer-ton, dans l'Etat de Washington. Oh, j'allais oublier : /'Arizona figure toujours sur les rôles, pour des raisons sentimentales, comme navire à l'armement. Jarvis met ses mains derrière sa tête et contemple le plafond. - Il me semble me rappeler que les cuirassés de ligne Wisconsin et lowa étaient il y a quelques années ancrés à l'arsenal de Philadelphie. - Excellente mémoire, approuve Barbara. D'après le rapport, le Wisconsin a été mis à la casse en 1984. - Et le lowa ? - Vendu à la ferraille. Jarvis se lève pour aller à la fenêtre. Les mains dans les poches, il regarde au-dehors pendant quelques instants. Puis il reprend. - Le dossier Eglantine ? Comme si elle lisait dans ses pensées, Barbara en montre la chemise. - Je l'ai ici, dit-elle. - Renvoyez-le à John Gossard, au service 263 Afrique, et dites-lui que cette opération Eglantine est d'une lecture passionnante. - C'est tout ? Jarvis se retourne. - Oui, dit-il, pensif. Tout bien considéré, c'est tout ce que ça représente. Au même moment, une petite baleinière jette l'ancre à une centaine de mètres de Walnut Point, en Virginie, et dérive lentement jusqu'à ce que sa proue coupe la marée montante. Patrick Fawkes déplie un vieux transatlantique, le dresse sur l'étroit pont arrière et en cale les pieds entre les bastingages. Il pose une canne à pêche contre le timon et lance pardessus bord une ligne sans hameçon. Il vient d'ouvrir le panier de son pique-nique et d'en tirer un énorme quartier de fromage Cheshire, ainsi qu'une bouteille de scotch, lorsque passe un remorqueur tirant trois chalands lourdement chargés d'ordures et qui le salue d'un coup de sifflet. Fawkes salue du bras et se cramponne lorsque le sillage fait rouler la baleinière. Fawkes note dans son carnet l'heure de passage du remorqueur. Le transatlantique vétusté proteste en grinçant lorsqu'il reçoit sur ses coussins l'ample carrure du retraité de la Marine de Sa Gracieuse Majesté. Fawkes avale un morceau de Cheshire et une gorgée de Cutty Sark. Chaque bateau de commerce ou de plaisance qui passe est soigneusement enregistré dans le carnet du pêcheur qui semble faire un somme : heure de passage, direction et vitesse. L'un de ces bateaux retient surtout l'intérêt de Fawkes. Il surveille à la lorgnette le destroyer lance-missiles de la Marine, jusqu'à ce qu'il disparaisse de sa vue avec ses affûts vides et son équipage désouvré. Vers le soir, une légère averse crépite sur la peinture craquelée du pont de la baleinière. Fawkes adore la pluie. En mer, pendant les orages il restait 264 généralement sur la passerelle pour affronter la fureur des éléments et tarabustait ses jeunes officiers qui préféraient leur tasse de thé bouillant et le confort animal du poste de commandement. Aujourd'hui encore, Fawkes dédaigne l'abri de la cabine et demeure sur le pont : il se contente de passer un ciré. Il est bien : l'averse a purifié l'air qui gonfle ses poumons, le fromage lui meuble agréablement l'estomac et le scotch lui réchauffe les veines. Il laisse ses pensées errer au hasard et il revoit bientôt des images de ses chers disparus. La riche odeur de sa ferme du Natal lui revient aux narines et la voix de Myrna qui l'appelle pour dîner lui sonne clairement aux oreilles. Quatre heures plus tard ; il revient brusquement à la réalité en voyant le remorqueur, ses chalands maintenant vides, reparaître dans un coude du fleuve. Il se lève vivement et note dans son carnet le nombre et la position des feux de navigation du convoi. Puis Fawkes relève l'ancre, met le moteur en route et se glisse dans le sillage de la dernière péniche. 41 Une neige épaisse tombe sans arrêt sur le lac de la Table, quand les plongeurs de la N.U.M.A., insensibles au froid dans leur combinaison thermique, finissent de détacher les ailes et l'empennage du Vixen 03. Ils passent ensuite sous le fuselage mutilé deux énormes berceaux de renflouage. L'amiral Bass et le colonel Abe Steiger arrivent, suivis d'un camion de l'Armée de l'air, qui transporte un groupe grelottant d'hommes du service d'identification et de renflouage... ainsi que cinq cercueils. A 10 heures, tout le monde est en place et Pitt fait signe aux hommes qui manouvrent la grue. Lentement, les câbles qui plongent sous la surface du lac ridée par le vent se bandent et frémissent lorsque les électriciens de la génératrice augmentent la tension. Sous l'effort, les docks flottants prennent de la gîte et font grincer leurs boulons d'assemblage. Puis, soudain, comme si un poids venait d'échapper à leurs serres invisibles, les câbles s'élèvent. - L'épave s'est arrachée à la vase, annonce Pitt. Giordino, qui est à côté de lui, casqué de ses écouteurs, le confirme. - Les plongeurs disent que l'épave remonte. - Dis à l'homme qui manouvre l'élingue du nez de l'appareil de la garder en bas, il ne faut pas que les canisters basculent par l'ouverture de la queue. 267 Giordino transmet l'ordre de Pitt par le micro fixé à son casque. L'air glacial de la montagne est lourd de tension ; les hommes restent immobiles, figés dans l'attente, le regard fixe sur la surface du lac, entre les pontons. Le seul bruit est celui de l'échappement des moteurs de la grue. Ces hommes sont cuirassés par l'habitude et pourtant, en dépit du nombre des épaves qu'ils ont déjà arrachées à la mer, ils ressentent, aujourd'hui comme toujours pendant un renflouage, la même appréhension qui leur fait la gorge sèche. L'amiral Bass repense à cette nuit de tempête de neige, vieille maintenant de tant d'années. Il ne peut arriver à associer dans sa mémoire l'image du major Raymond Vylander aux restes décharnés qui, il le sait bien, se trouvent dans le poste de pilotage de l'épave. Il s'approche du bord de l'eau jusqu'à ce que les vaguelettes lui lèchent les chaussures et il commence à éprouver une sensation de brûlure au milieu de la poitrine et à l'épaule gauche. Au-dessous des câbles, l'eau vire du bleu à un brun boueux, et le toit cintré du Vixen 03 revoit la lumière du jour pour la première fois depuis trente-quatre ans. La surface jadis brillante de la paroi d'aluminium est devenue d'un blanc grisâtre et elle est zébrée de traces de vase et de chevelures d'algues. Lorsque les grues la tirent enfin du lac, l'eau boueuse s'échappe en cascade de la blessure béante à l'arrière du fuselage. L'insigne bleu et jaune peint sur le toit du fuselage est resté curieusement net, et on lit encore très bien l'inscription « Military Air Transport Service ». Le Vixen 03 n'évoque plus guère l'image d'un avion. On le comparerait plus facilement à un énorme cadavre de baleine auquel on aurait coupé la queue et les nageoires. Et l'on prendrait facilement pour des 268 entrailles les câbles, les fils électriques et les lignes hydrauliques qui pendent des blessures. Abe Steiger est le premier à rompre le silence pesant. - Je vous parie que voilà la cause de l'accident, dit-il en montrant du doigt l'éventration de la soute immédiatement derrière le cockpit. Il a dû perdre une pale d'hélice. Bass fixe la sinistre trace sans mot dire. La douleur de sa poitrine se fait plus violente. Au prix d'un gros effort de volonté, il la chasse de son esprit mais, inconsciemment, il se masse la partie intérieure du bras gauche. Il essaie de voir dans la cabine, mais la vase accumulée par les années recouvre les hublots. Les grues ont déjà soulevé le fuselage à trois mètres de la surface lorsqu'une idée lui vient. Il se tourne vers Pitt et l'interroge du regard. - Je ne vois pas qu'on ait prévu une sorte de péniche. Comment comptez-vous transporter l'épave sur la rive ? - C'est le moment d'appeler un palan aérien, Amiral, répond Pitt en souriant, et, se tournant vers Giordino : Okay, appelle Dumbo, lui dit-il. En moins de deux minutes, comme un énorme ptérodactyle dérangé de son nid antédiluvien, un hélicoptère créé pour la circonstance s'élève au-dessus des arbres, ses deux gros rotors faisant un bruit inhabituel dans l'air raréfié de la montagne. Le pilote amène l'hélicoptère géant au-dessus des grues à l'ancre. Deux crochets descendent de son ventre béant ; les équipages des docks flottants les fixent rapidement aux berceaux de renflouage. Le pilote soulève alors la charge, les attaches des câbles de la grue mollissent et se libèrent. Le Dumbo fouette l'air, ses turbomoteurs luttant contre le lourd chargement. Très délicatement, comme s'il maniait une cargaison de fragile cristal, le pilote amène le Vixen 03 vers la rive. Pitt et les autres tournent le dos au nuage d'écume 269 soulevé du lac par les pales des rotors. Giordino, dédaignant la mini-tornade, se place bien en vue du pilote et accompagne de signaux les instructions qu'il lui donne pour déposer son fardeau. Il n'a pas fallu plus de cinq minutes au Dumbo pour ramener l'épave sur la terre ferme et disparaître derrière les arbres. Ils restent là tous, le regard fixe, personne n'osant encore approcher les restes de l'avion. Steiger lance à voix basse un commandement à l'équipe : ses hommes vont au camion, commencent à décharger les cercueils qu'ils alignent soigneusement. L'un d'eux sort une échelle et la pose contre l'arrière de l'appareil. Pitt garde le silence et indique de la main que l'amiral Bass doit être le premier à pénétrer à bord de l'épave. Une fois à l'intérieur, Bass fait le tour des canisters et avance vers la porte du poste de pilotage. Il demeure de longues secondes immobile, il est mortellement pâle et on le dirait pris de malaise. - Vous n'êtes pas bien, Amiral ? demande Pitt en venant près de lui. La voix qui lui répond semble perdue et lointaine. - Je n'arrive pas à me décider à aller les voir. - Cela ne servirait à rien, dit Pitt gentiment. Bass s'adosse à la paroi de l'appareil ; dans sa poitrine, la douleur est de plus en plus violente. - Laissez-moi une minute pour me remettre avant d'examiner les projectiles. Steiger vient à Pitt en contournant prudemment les canisters comme s'il craignait de les effleurer. - Dès que vous le voudrez, je ferai monter mes hommes à bord pour recueillir les restes de l'équipage. - Commençons donc d'abord par notre invité inattendu, dit Pitt en indiquant du menton les canisters en désordre. Vous le trouverez attaché au plancher à trois mètres à droite. Steiger examine l'endroit puis hausse les épaules, l'air étonné. 270 - Je ne vois rien. - Vous lui marchez pratiquement dessus, dit Pitt. - Qu'est-ce que vous racontez, bon Dieu ? Je vous répète qu'il n'y a rien là. - Il faut que vous soyez aveugle, fait Pitt qui écarte Steiger pour regarder à son tour. Les liens sont bien restés noués aux anneaux d'amarrage de la soute, mais le corps en vieil uniforme kaki a disparu. Confondu, Pitt fixe le plancher ; son esprit se refuse à accepter la réalité de la disparition du cadavre. Il s'agenouille et ramasse les liens pourrissants. Ils ont été coupés. Le regard de Steiger trahit un certain doute. - L'eau était à la température de congélation quand vous avez plongé. Peut-être avez-vous cru voir quelque chose... (Il ne poursuit pas, mais le sous-entendu est clair.) Pitt se relève. - Il était bel et bien ici, dit-il d'un ton péremp-toire. - Aurait-il pu être emporté par un remous pendant l'opération de renflouage ? hasarde timidement Steiger. - Impossible. Les plongeurs ont accompagné l'épave jusqu'à la surface ; ils nous auraient signalé la moindre chose qui se serait échappée. Steiger va dire quelque chose, mais son regard interrogateur se détourne : un hoquet rauque et étranglé provient de l'avant de l'appareil. - Au nom du Ciel, qu'est-ce que c'est que ça ? Pitt ne prend pas le temps de lui répondre. Il sait, lui. Il trouve l'amiral Bass étendu sur le plancher humide. Luttant pour trouver sa respiration, le corps couvert d'une sueur froide. L'insupportable violence de la douleur lui torture le visage. - C'est le cour ! crie Pitt à Steiger. Allez dire à Giordino de rappeler l'hélicoptère. 271 Puis il se met à arracher le col de l'amiral et a lui découvrir la poitrine. Bass l'attrape par le poignet. - Les... les ogives, jette-t-il d'une voix sifflante. - Du calme. Dans un instant, vous serez en route pour l'hôpital. - Les ogives..., répète le malade. - Elles sont toutes en sûreté dans les canisters, le rassure Pitt. - Mais non... non... vous ne comprenez pas. (Sa voix n'est plus qu'un chuintement maintenant.) Les canisters... je les ai comptés... vingt-huit. Les paroles de Bass sont à peine perceptibles et Pitt doit approcher l'oreille des lèvres tremblantes. Giordino apporte en courant des couvertures. - Steiger m'a alerté, dit-il anxieux. Comment est-il ? - Il lutte contre le mal, dit Pitt en libérant doucement son poignet de la main qui l'étreint. Je vérifierai cela, Amiral, je vous le promets. Bass cligne de l'oil et fait signe qu'il a entendu. Pitt et Giordino l'ont déjà couvert et ils ont improvisé un oreiller, lorsque Steiger revient suivi de deux hommes portant une civière. Alors, Pitt se relève enfin et s'écarte. L'hélicoptère est déjà là ; il se pose au moment où l'on ramène de l'épave Bass encore conscient. - Qu'est-ce qu'il voulait vous dire ? demande Steiger en prenant Pitt par le bras. - Il me parlait de son inventaire des canisters. Il en a compté vingt-huit. - Je prie le Ciel qu'il s'en sorte, dit Steiger. Il a déjà au moins la satisfaction de savoir qu'on a retrouvé les monstres. Il ne reste plus qu'à les jeter au fond de l'océan. Fin du roman noir. - Non, j'ai bien peur que ce ne soit que le début. - Vous parlez par énigmes. - Selon l'amiral Bass, le Vixen 03 n'a pas quitté le terrain de Buckley en emportant vingt-huit canisters chargés de « Mort Subite ». 272 Steiger décèle une certaine terreur dans la voix de Pitt. - Mais son inventaire... le compte est bien de vingt-huit. - Il devrait s'élever au chiffre de trente-six, dit Pitt d'un ton sinistre. Il manque huit canisters. QUATRIÈME PARTIE VOYAGE SANS RETOUR 42 Washington, D.C. - Décembre 1988 Le building de la National Underwater and Marine Agency, une construction métallique couverte de verre réfléchissant, élève ses trente étages sur une colline, à l'est de Washington. Au dernier étage, l'amiral Sandecker est assis à un vaste bureau taillé dans un panneau de cale pris sur un ancien forceur de blocus de la flotte confédérée. On appelle sur sa ligne personnelle. - Ici, Sandecker. - Pitt est arrivé, Amiral. Sandecker pousse un bouton sur un cadran qui déclenche une caméra de télévision haute fidélité. La silhouette grandeur nature de Pitt apparaît au centre de la pièce, en couleur et en trois dimensions. - Relevez votre caméra, dit Sandecker. Vous vous coupez la tête. Grâce aux miracles de la transmission par satellite, le visage de Pitt semble sortir de ses épaules, et son image, sa voix et ses gestes deviennent semblables à l'original. A cette différence près, qui amuse toujours Sandecker, c'est qu'il peut passer la main au travers 275 "J de cette image parce qu'elle est totalement immatérielle. - C'est mieux comme ça ? demande Pitt. - En tout cas, je vous vois en entier maintenant, dit Sandecker qui passe immédiatement au sujet qui l'intéresse ; quelles sont les dernières nouvelles de Walter Bass ? Pitt paraît fatigué. Il est assis dans un transatlantique sous un grand sapin, et la brise fait voler sa chevelure corbeau. - Le spécialiste du cour de l'hôpital militaire Fitzsimmons de Denver dit que son état est station-naire. S'il passe les prochaines quarante-huit heures, ses chances de guérison sont bonnes. Dès qu'il pourra supporter le voyage, ils doivent le transférer à l'hôpital de la Marine de Bethesda. - Et les ogives ? - Nous les avons transportées jusqu'à l'embranchement du chemin de fer à Leadville, explique posément Pitt. Le colonel Steiger s'est chargé de les expédier au quai n° 6 à San Francisco. - Dites à Steiger que nous le remercions de sa collaboration. J'ai ordonné à notre bateau de recherches du Pacifique de se tenir prêt. Le skipper a reçu l'ordre de jeter les ogives au large du plateau continental dans un fond de 3 000 mètres. (Sandecker hésite une seconde avant de poser la question suivante.) - Avez-vous retrouvé les traces des huit ogives manquantes ? Une moue négative de Pitt répond avant que son image ne parle. - Non, Amiral. Et notre exploration minutieuse du fond du lac ne nous en a révélé aucune trace. Sandecker lit le regret sur le visage de Pitt. - J'ai peur que le moment soit venu d'avertir le Pentagone, dit-il. - Croyez-vous honnêtement que ce soit la chose à faire ? 276 - Avons-nous un autre choix ? riposte Sandecker. Nous ne disposons pas des moyens nécessaires à une enquête approfondie. - Tout ce qu'il nous faut, c'est un indice, insiste Pitt. Il y a des chances que les canisters soient emmagasinés quelque part, couverts de toiles d'araignée. Il est même possible que ceux qui les ont volés ignorent ce qu'ils ont réellement entre les mains. - Je veux bien, dit Sandecker. Mais tout d'abord, qui s'en encombrerait ? Bon sang, ils pèsent pas loin d'une demi-tonne la pièce, et, à leur aspect, on les prendrait facilement pour des obus de marine déclassés. - D'autre part, la réponse nous conduira aux assassins du père de Loren Smith. - Sans corpus delicti, pas de crime, observe Sandecker. - Je n'oublie pas ce que j'ai vu, dit calmement Pitt. - Cela ne chance rien à la situation. Le dilemme est clair : comment retrouver trace de ces étuis disparus, et comment y parvenir avant que quelqu'un ne s'amuse à jouer au spécialiste du déminage ? Pitt semble soudain retrouver son ardeur. - Vous venez de dire quelque chose qui me fait réfléchir. Donnez-moi cinq jours pour dénicher les canisters. Si je n'y réussis pas, alors je vous repasse la balle. La proposition de Pitt amène un mince sourire sur les lèvres de l'amiral. - Il se trouve que cette balle m'appartient déjà, de quelque manière qu'on examine l'affaire, dit-il sèchement. En ma qualité de haut fonctionnaire impliqué dans ce sac de nouds, la responsabilité m'en est tombée sur la tête le jour où vous avez détourné un avion et une caméra de télévision sous-marine de la N.U.M.A. Pitt ne baisse pas les yeux, mais il observe un 277 silence diplomatique. Sandecker le laisse mariner ainsi un moment et continue de se frotter les yeux. - Okay, reprend-il enfin. En dépit de tout mon bon sens, je veux bien accepter le risque. - Vous marchez, alors ? Sandecker ne résiste plus. - Vous avez cinq jours, Pitt. Mais que Dieu nous protège si vous revenez les mains vides ! 43 II baisse le levier de son appareil, l'image de Pitt s'estompe et disparaît. Le soleil allait plonger derrière les montagnes lorsque Maxine Raferty aperçoit au-dessus de sa corde à linge Pitt qui approche par le sentier. Elle poursuit sa tâche et suspend la dernière chemise de son mari avant de saluer le visiteur de la main. - Monsieur Pitt, c'est un plaisir de vous revoir. - Bonsoir, madame Raferty. - Loren est avec vous au chalet ? - Non, elle a dû rester à Washington, répond Pitt en regardant autour de lui. Lee est là ? - Il est à l'intérieur, en train de réparer l'évier. Une brise fraîche descend des cimes, et Maxine s'étonne que Pitt porte son blouson sur son avant-bras droit. - Entrez donc, je vous en prie. Lee Raferty est assis à la table de la cuisine, il lime un morceau de tuyau de plomb et lève les yeux à l'entrée de Pitt. - Monsieur Pitt ! Hé, asseyez-vous, vous tombez bien. J'allais déboucher une bouteille de ma réserve personnelle de raisin pressé. - Vous faites donc du . vin et de la bière ? demande Pitt en prenant une chaise. - Il faut savoir tout faire ici dans la montagne, répond Lee en souriant et pointant son cigare sur le 279 tuyau. Regardez ça, par exemple, ça coûterait une fortune de faire venir un plombier de Leadville. C'est moins cher de l'arranger soi-même. Un joint qui fuyait. Un gosse réparerait ça les yeux fermés. Raferty pose le tuyau rouillé sur un journal, se lève pour prendre dans un placard deux verres et une cruche de grès. - Il faut que je vous parle, annonce Pitt. - Avec plaisir. (Lee emplit les deux verres à ras bord.) Hé ! qu'est-ce que vous dites de tout ce remue-ménage là-bas, au lac ? J'ai entendu dire qu'ils avaient retrouvé un vieil avion. Ce serait pas celui dont vous parliez ? - Exactement, répond Pitt, en buvant son verre qu'il tient de la main gauche. (Il est agréablement surpris de trouver le vin bon.) C'est une des raisons qui m'amènent ici. J'espérais aussi que vous pourriez, par ailleurs, m'expliquer pourquoi vous avez tué Charlie Smith. Lee Raferty relève légèrement un sourcil grisonnant : c'est sa seule réaction. - Moi... assassiner ce vieux Charlie ? De quoi, diable ! parlez-vous-là ? - D'un différend entre associés qui croyaient avoir découvert un magot au fond d'un lac de montagne. Le vieillard fixe Pitt et penche la tête. - Vous parlez comme quelqu'un qui a perdu la boule. - Vous n'auriez jamais imaginé qu'un étranger viendrait jusque chez vous pour parler d'un avion disparu ; vous aviez déjà fait une erreur en ne vous débarrassant pas du train de l'appareil et du réservoir d'oxygène. Je dois rendre hommage à vos talents de comédiens : j'ai marché comme un touriste lorsque vous m'avez joué votre scène de braves culs-terreux. Dès que j'ai tourné les talons, vous ne m'avez plus quitté de l'oil, et, en me voyant plonger dans le lac, vous étiez sûr que j'allais découvrir l'avion et le 280 squelette de Charlie. C'est à ce moment-là que vous avez commis la faute irrémédiable : saisi par la panique, vous avez enlevé le squelette pour aller sans aucun doute l'enterrer quelque part au fin fond de la montagne. Si, au contraire, vous l'aviez laissé où il était, le shérif aurait eu bien du mal à vous impliquer dans un meurtre datant de plus de trois ans. - Allez donc essayer de prouver quoi que ce soit sans cadavre, dit Lee en rallumant calmement son bout de cigare. - Ce ne serait pas tellement difficile devant un tribunal, lui répond Pitt avec autant de calme. Je sais : innocent jusqu'à preuve du contraire ; mais votre scénario est un classique passé de mode. Voyons d'abord le titre : il tue son voisin par intérêt. Et passons au premier chapitre où un vieil inventeur excentrique appelé Charlie Smith expérimente sa dernière trouvaille : une canne à lancer automatique. Il lance et relance lorsque, tout à coup, l'hameçon plonge profondément et accroche quelque chose. Charlie est un pêcheur éprouvé, il pense être pris dans un arbre englouti, et il travaille adroitement du moulinet jusqu'à ce que l'obstacle cède, mais il sent qu'il a attrapé quelque chose. En effet, lorsque l'hameçon refait surface, la chose apparaît : c'est un réservoir d'oxygène d'avion. Rongées par des années d'immersion, ses fixations ont cédé, et les tractions exercées par Charlie ont suffi à arracher le réservoir et à le ramener à la surface. « La procédure normale eût consisté à prévenir le shérif. Malheureusement pour lui, Charlie est curieux. Il tient absolument à vérifier qu'il y a bien un avion au fond du lac ; aussi bricole-t-il un cordage et un grappin et se met-il à draguer. A un passage, il a dû accrocher et ramener le train avant endommagé qui a dû s'arracher de son logement. Ses prévisions se vérifiant, Charlie se laisse gagner par la cupidité, et il est persuadé d'avoir trouvé un trésor. Et, donc, 281 au lieu d'agir en honnête citoyen et de signaler sa découverte, il s'en va tout droit chez Lee Raferty. - Pourquoi Charlie serait-il venu me voir ? - Un retraité de la Marine, un plongeur de fond : vous étiez faits pour vous entendre. Je suis prêt à parier que le matériel de plongée et le compresseur pneumatique que vous avez agencés tous les deux sont encore dans votre garage en ce moment même. Une plongée d'une quarantaine de mètres n'est qu'un jeu d'enfant pour un homme de votre expérience et muni d'un casque de plongée. L'étrange chargement contenu dans l'avion a excité votre imagination. Qu'espériez-vous trouver à l'intérieur de ces canis-ters ? De vieilles bombes atomiques peut-être ? Je vois d'ici le travail de Romain qu'ont dû accomplir deux hommes frisant les soixante-dix ans pour plonger dans l'eau glaciale, arracher des charges d'une tonne aux profondeurs et les remonter à terre. J'admire votre cour à l'ouvrage. Et j'espère être seulement à moitié en aussi bonne forme physique quand j'aurai votre âge. - Ce n'était pas tellement dur, sourit Lee qui ne paraît pas redouter Pitt le moins du monde. Lorsque Charlie a pu au moyen d'une légère charge explosive, agrandir la déchirure du fuselage, il était simple pour moi de fixer un câble à un étui et, pour Char-lie, de le remorquer à terre avec notre voiture à quatre roues motrices. - Qui veut la fin... dit Pitt. Et ensuite, Lee ? Une fois le canister ramené à terre, il était clair pour un ancien marin et un ancien spécialiste des explosifs que vous vous trouviez en présence d'un trésor qui aurait réchauffé le cour d'un amiral de l'ancienne génération. Mais à quoi cela pouvait-il servir et quelle en était la valeur aujourd'hui ? Où pouvait-on écouler un projectile de marine déclassé, sinon aux surplus ? Lee Raferty se remet paisiblement à ébarber l'orifice de son tuyau. 282 - Déduction joliment habile, monsieur Pitt, je l'admets. Ce n'est pas du cent pour cent exact, sachez-le, mais vous n'êtes pas loin du compte. Cela dit, vous sous-estimez deux vieux renards retraités de la Marine. Bon sang, nous étions sûrs au premier coup d'oil que les trucs contenus dans les canisters n'étaient pas des obus de rupture. Il n'a guère fallu plus de dix minutes à ce vieux Charlie pour découvrir que c'étaient des obus à gaz. Pitt est stupéfait. Auprès de ces deux vieillards, il a l'impression qu'ils sont tous des gosses. - Comment a-t-il trouvé ça ? interroge-t-il sèchement. - L'extérieur était bien celui d'un projectile lourd ordinaire de marine, mais il était monté comme une fusée éclairante. Vous connaissez ça : à une altitude déterminée, un parachute s'ouvre et une charge allume une masse de phosphore. Seulement, notre monstre à nous était agencé pour libérer un bouquet de petites bombes chargées d'un gaz mortel. - C'est simplement en les regardant que Charlie a découvert qu'ils contenaient du gaz ? - Il a repéré le couvercle du logement du parachute. Ça lui a fourni un premier indice. Il est revenu devant, il a démonté l'ogive, le détonateur, et il a jeté un coup d'oil à l'intérieur. - Grand Dieu ! murmure Pitt prêt à désespérer. Charlie a ouvert l'ogive ? - Et après ? Ce n'était pas grand-chose pour lui, un spécialiste des explosifs. Pitt respire à fond et pose la question capitale. - Qu'avez-vous fait de ces canisters ? - Eh bien, comme on dit : ce qui tombe dans le fossé est pour le soldat. - Où sont-elles passées ? - Nous les avons vendues. - Quoi ? s'étrangle Pitt. Et à qui ? - A la Phalanx Arms Corporation de Newark, dans le New Jersey. Ils achètent et vendent des armes 283 sur le marché international. Je me suis mis en relations avec leur vice-président, une espèce de toqué qui ressemble davantage à un quincaillier qu'à un marchand de mort. Il s'appelle Orville Mapes. Il est venu ici par avion, il a examiné le projectile, et il nous a offert 5 000 dollars la pièce pour ceux que nous pourrions expédier à ses entrepôts. Et il n'a pas demandé un brin d'explication. - Je devine le reste, dit Pitt. Charlie s'est rendu compte que si ces obus étaient utilisés il serait responsable de milliers, sinon de centaines de milliers de morts. Vous avez été moins sensible, Lee. L'argent vous impose davantage qu'une bonne conscience. Vous vous êtes disputés puis battus, et Charlie a eu le dessous. Vous avez caché son corps dans l'avion englouti. Puis vous avez fait exploser quelques bâtons de dynamite, jeté une botte et un pouce dans les débris, et vous avez pleuré comme une fontaine à son enterrement. Raferty ne réagit pas aux accusations de Pitt. Son regard débonnaire n'a jamais quitté le tube de plomb. Il continue d'en limer lentement, placidement les orifices. Il est bien trop décontracté, songe Pitt. Raferty ne se comporte pas comme un homme qui va devoir rendre compte d'un assassinat. Il n'a pas du tout l'air d'un type acculé. - Dommage que Charlie n'ait pas vu les choses comme moi, dit-il en haussant tristement les épaules. A l'inverse de ce que vous pensez, monsieur Pitt, je ne suis pas cupide. Je n'ai pas essayé de vendre tous les projectiles d'un seul coup. Si vous préférez, je les considérais plutôt comme une sorte de compte en banque. Quand Maxine et moi avions besoin de quelques dollars, je faisais une sorte de prélèvement sur mon compte, si l'on peut dire, et j'appelais Mapes. Il envoyait un camion prendre livraison de la marchandise et il payait comptant, en liquide. Une affaire sans bavures et non imposable. 284 - J'aimerais que vous me disiez comment vous avez tué Charlie Smith. - Désolé de vous décevoir, monsieur Pitt, mais je n'ai pas dans la peau ce qu'il faut pour prendre la vie d'un homme. (Raferty se penche, et un rictus semble se dessiner sur son visage ridé.) La main qui agit, c'est celle de Maxine. C'est elle qui s'est chargée de le tuer. Elle a mis une balle en plein cour du vieux Charlie comme vous diriez bonjour. - Maxine ? Le choc intérieur que ressent Pitt ne vient pas tellement de la surprise que du fait qu'il comprend soudain qu'il a commis une grave erreur. - Jetez un dime en l'air à vingt pas, et Maxine en fera de la petite monnaie, poursuit Raferty en regardant par-dessus l'épaule de Pitt. Chérie, annonce donc à monsieur Pitt où tu es. Un double cliquetis métallique répond à Raferty ; il est suivi d'un choc plus sourd. - La cartouche qui vient de tomber sur le plancher devrait vous faire comprendre que la vieille winchester de Maxine est maintenant chargée et armée, explique Raferty. Vous ne le croyez pas ? Pitt se carre sur ses pieds et replie ses doigts sous le blouson. - Ça ne prend pas, Lee. - Alors, voyez par vous-même. Mais attention... pas de mouvement brusque. Pitt se retourne lentement pour faire face à Maxine Raferty, dont les bons yeux bleus le fixent au-dessus du cran de mire du fusil à répétition. Le canon est pointé, immobile comme une pierre, à la tête de Pitt. - Désolé, monsieur Pitt, dit-elle tristement. Mais Lee et moi n'avons pas l'intention de passer le restant de nos jours en prison. - Un crime de plus ne vous tirera pas d'affaire, dit Pitt. (Il bande ses muscles et jauge la distance qui le sépare de Maxine : environ 5 pieds.) J'ai amené des témoins. 285 - As-tu vu quelqu'un, chérie ? interroge Lee. . - II était tout seul sur la route, répond Maxine en secouant la tête. Et j'ai continué de guetter après son arrivée dans la maison. Personne ne le suivait. - Je m'en doutais, dit Lee Raferty en soupirant. Vous bluffez, monsieur Pitt. Si vous aviez la moindre preuve palpable contre Maxine et moi, vous seriez venu avec le shérif. - C'est bien ce que j'ai fait, vous avez raison, fit Pitt en souriant d'un air détaché. Il attend dans sa voiture à un demi-mile d'ici, et deux de ses assistants entendent nos moindres paroles. - Maudit bâtard, vous mentez ! lance Raferty crispé. - Il a fixé un micro sur ma poitrine, explique Pitt en défaisant le bouton de son col de chemise. Exactement ici, sous ma... Maxine abaisse son fusil de quelques millimètres, mais Pitt s'est jeté de côté et presse la détente du coït que cachait son blouson. La winchester et le coït paraissent tonner au même instant. Al Giordino et Abe Steiger sont arrivés quelques minutes avant Pitt, et ils se sont couchés derrière un bouquet de sapins bleus. A la jumelle, Steiger observe Maxine qui étend son linge. - Vous apercevez le mari ? demande Giordino. - Il doit être à l'intérieur. (La jumelle bouge lentement dans les mains de Steiger.) Ah ! Pitt arrive maintenant près d'elle. - Son coït 45 doit se voir comme s'il avait un troisième bras. - Non, il l'a recouvert avec son blouson. (Steiger abaisse une branche pour avoir le champ libre.) Pitt entre maintenant dans la maison. - C'est le moment de se rapprocher, dit Giordino, 286 et il est en train de se mettre à genoux lorsque le bras de Steiger l'écrase sur le sol. - Bougez pas ! La vieille s'attarde pour voir s'il était suivi. Ils demeurent muets et immobiles plusieurs minutes pendant que Maxine fait le tour de l'enclos en surveillant les arbres environnants. Après un dernier regard à la route, elle disparaît derrière le coin de la maison et hors de la vue de Steiger. - Laissez-moi le temps d'arriver derrière avant de vous présenter à la porte d'entrée, dit Steiger. - Prenez bien garde aux ours, dit Giordino en hochant le menton. Steiger lui adresse un sourire pincé et se glisse dans un petit ravin. Il est encore à près de 50 mètres de son objectif lorsqu'il entend les coups de feu. Giordino prenait tout son temps, lorsque l'explosion fait trembler les fenêtres. Il bondit sur ses pieds, descend à toute allure la butte et saute par-dessus la barrière de la cour. Au même moment, Maxine Raferty recule à travers la porte d'entrée comme un tank sans conducteur, dégringole les marches du porche et s'effondre. Giordino s'arrête dans sa course, surpris de voir la robe couverte de sang. Il reste figé pendant que la vieille femme se remet sur pied avec une agilité d'acrobate. Et il est trop tard lorsque Giordino remarque qu'elle tient dans sa main une sorte de vieille carabine. Maxine, prête à foncer dans la maison, voit Giordino planté bêtement dans la cour. Elle saisit tant bien que mal sa winchester, une main sous la culasse, l'autre sur le canon, et elle tire de la hanche. L'impact de la balle fait faire à Giordino un demi-tour en l'air avant de le coucher dans l'herbe : sa cuisse gauche laisse échapper un geyser de sang à travers son pantalon déchiré. 287 Pour Pitt, tout semble s'être déroulé au ralenti. La gueule de la winchester lui crache sa flamme devant les yeux. Il pense d'abord qu'il a été touché mais, couché sur le plancher, il constate qu'il peut encore remuer bras et jambes. La balle de Maxine lui a déchiré l'oreille et celle de son coït a fracassé la crosse de la winchester, et, par ricochet, l'abat-jour de verre d'une vieille lampe à pétrole. Lee Raferty rugit comme une bête et cogne avec son tuyau. Le coup heurte l'épaule de Pitt et l'atteint au crâne. Il gémit de douleur et frappe au hasard ; un voile noir s'étend devant ses yeux, et il fait des efforts désespérés pour y voir plus clair. Il pointe son coït sur l'ombre vague de Lee. Maxine abat le canon de sa carabine sur le coït qu'elle arrache aux doigts de Pitt et qui vole au fond de la cheminée. Maxine s'efforce d'armer sa carabine sans crosse ; Lee avance, brandissant son morceau de plomberie. Pitt lève le bras pour parer le coup, et il s'étonne de ne pas entendre l'os se briser. D'un coup de pied il touche Lee au genou, et le vieil épouvantail s'effondre sur lui. - Tire, bon Dieu ! crie Lee à sa femme. Tire ! - Je ne peux pas, crie-t-elle, tu es devant. Lee abandonne son tuyau et se débat férocement pour se dégager, mais Pitt le tient par le cou de son bras valide et ne le lâche pas. Maxine tourne autour d'eux, carabine pointée, essayant vainement de tirer sans atteindre son mari. Pitt le tient toujours, se sert de lui comme d'un bouclier et essaie de se relever. Soudain, Lee pivote, donne un coup de genou dans le ventre de Pitt et lui échappe. Dans un brouillard de souffrance, Pitt réussit à saisir la lampe à pétrole et il la lance. La lampe s'écrase contre la poitrine de la femme qui hurle ; les morceaux de verre déchirent sa robe et lui tailladent un sein. Pitt fonce de tout son poids : le 288 coup de tête est le plus violent qu'il ait jamais donné de sa vie. Pour une femme de son âge, Maxine est solide, mais elle n'est tout de même pas de taille à résister à un pareil coup de boutoir. Elle vole avec tant de force qu'elle traverse la porte d'entrée et disparaît. - Espèce de salaud ! hurle Lee. Il bondit à la cheminée, y ramasse le coït dans les cendres et se retourne vers Pitt. Une fenêtre se volatilise d'un coup : Abe Steiger tombe dans la cuisine en écrasant sous son poids une table. Lee se détourne. Pitt en profite pour ramasser le tube de plomb qu'il abat sur la tempe du vieil homme. Steiger, encore ahuri, n'oubliera jamais le bruit écourant du tuyau fracassant la boîte crânienne. Giordino est sur le sol ; ébahi, il regarde sa jambe blessée. Il lève les yeux sur Maxine sans comprendre encore exactement ce qui s'est passé. Puis, bouche bée, impuissant, il voit la femme éjecter posément l'étui vide et armer sa carabine. Maxine ajuste, vise soigneusement la poitrine et pose le doigt sur la détente. La détonation est assourdissante, la balle défonce le sternum et catapulte un affreux mélange de sang, d'os et de moelle aux pieds de Giordino. Maxine demeure inerte deux ou trois secondes avant de s'effondrer mollement dans la cour en une masse grotesque, le sang coulant à flots de sa poitrine et rougissant l'herbe. Pitt se penche par-dessus la balustrade du porche, le coït à la main, le canon pointé. Il baisse son arme et avance à pas raides vers Giordino. Steiger sort pour voir ce qui se passe ; il devient livide et vomit dans un massif de fleurs. Giordino ne quitte pas des yeux un luisant morceau de cartilage blanc. Pitt s'agenouille près de lui. 289 - Tu... tu as fracassé la poitrine de cette brave vieille ? demande Giordino. - Oui, répondit Pitt, pas tellement fier. - Dieu merci, soupire Giordino en pointant le doigt. Je pensais que ce machin-là était à moi. 44 - Imbécile ! lance Thomas Machita assis à son bureau. Bougre d'imbécile ! Sans broncher le colonel Randolph Jumana accueille l'accès de Machita avec une indulgence mesurée. - J'avais les meilleures raisons de donner ces ordres. - Qui vous a accordé la liberté d'attaquer ce village et de massacrer nos frères noirs ? - Vous oubliez l'essentiel, Major. Tout en parlant, Jumana quitte ses lunettes à monture d'écaillé et caresse un côté de son nez aplati. - Pendant l'absence du général Lusana, j'exerce le commandement de l'A.R.A. Je ne fais qu'exécuter ses ordres. - En passant de l'offensive contre les objectifs militaires à l'attaque de villages civils ? aboie Machita, furieux. En terrorisant nos frères et sours dont le seul crime est d'être les domestiques mal payés des Sud-Africains ? - Major, notre stratégie consiste à enfoncer un coin de rupture entre les Blancs et les Noirs. Ceux de notre peuple qui louent leurs services au gouvernement doivent être considérés comme des traîtres. - Les Noirs qui font partie de l'Armée gouvernementale, oui, sans doute, reconnaît Machita. Mais vous n'aurez pas le soutien du peuple en tuant indis- 291 tinctement les instituteurs, les postiers et les cantonniers. Le visage de Jumana demeure glacial et impassible. - Si le massacre d'une centaine d'enfants pouvait avancer d'une seule heure notre victoire sur les Blancs, je n'hésiterais pas à donner l'ordre d'exécution. Machita est gagné par une vague d'aversion. - C'est de la boucherie ! - Il y a un très ancien dicton du monde occidental, répond froidement Jumana qui dit : « La fin justifie les moyens ». Machita fixe le gros colonel adipeux, et sa chair se rétracte. - Lorsque le général Lusana apprendra cela, il vous chassera de l'A.R.A. - Trop tard, lance Jumana avec un mauvais sourire. La campagne que j'ai déclenchée pour répandre la peur et le chaos dans toute l'Afrique du Sud est irréversible. (Il réussit à prendre une expression plus sinistre encore.) Le général Lusana est un étranger. Il ne sera jamais pleinement accepté par les tribus de l'intérieur, ni considéré comme l'un des leurs par les leaders noirs dans les villes. Je vous garantis qu'il ne s'installera jamais dans le bureau du Premier ministre, au Cap. - C'est de la trahison ! - D'un autre côté, poursuit Jumana, vous êtes né au Libéria avant que vos parents n'émigrent aux Etats-Unis. Votre peau est aussi noire que la mienne. Votre sang n'a pas été souillé par des relations sexuelles avec des Blancs, comme l'a été celui de la majorité des Noirs américains. Machita, ce ne serait peut-être pas une mauvaise idée d'envisager un changement d'allégeance. - Vous avez prêté le même serment que moi lorsque nous nous sommes enrôlés dans l'A.R.A. : défendre les principes définis par Hiram Lusana, 292 répond Machita, glacial. Votre proposition me donne envie de vomir. Je ne veux pas en entendre parler. Cela dit, colonel, soyez bien persuadé que le général Lusana va apprendre votre trahison à l'instant. Sans ajouter un mot, Machita tourne les talons et sort du bureau de Jumana en claquant la porte. Quelques secondes s'écoulent ; un des assistants de Jumana frappe et entre. - Le major paraît furieux. - Une simple différence d'opinion, explique Jumana sans s'émouvoir. Dommage que ses opinions soient mal inspirées. (Il indique le dehors.) Vite, prenez deux de mes gardes du corps et allez au service des transmissions. Vous y trouverez sans doute le major Machita prêt à expédier un message au général à Washington. Interrompez la transmission et arrêtez-le. - L'arrêter ? lance l'assistant stupéfait. Sous quelle inculpation ? Jumana réfléchit un instant. - Transmission de secrets militaires à l'ennemi. Cela devrait suffire pour le mettre sous clef dans une cellule du soûl-sol jusqu'à ce qu'il soit jugé et fusillé. Du seuil de la bibliothèque de la Chambre des représentants, Hiram Lusana cherche à apercevoir Frederick Daggat. Le Congressman est assis à une vaste table d'acajou et prend des notes en examinant un gros volume relié en cuir. - J'espère que je ne vous dérange pas, dit Lusana. Mais votre message paraissait urgent, et votre secrétaire m'a dit que je vous trouverais sans doute ici. - Asseyez-vous, dit Daggat d'un ton dépourvu de cordialité. Lusana prend une chaise et il attend. - Avez-vous lu la dernière édition des journaux du matin ? demande Daggat sans lever les yeux de son volume. 293 - Non. J'étais avec le sénateur Moore, de l'Ohio. Il me paraissait bien disposé pour notre cause quand j'ai terminé de lui expliquer les objectifs de 1'A.R.A. - Selon toute apparence, la nouvelle a échappé également à l'attention du sénateur. - Que voulez-vous dire ? Daggat fouille dans sa poche de poitrine et tend à Lusana une liasse de coupures de journaux. - Tenez mon ami. Lisez donc et préparez-vous à souffrir. LES INSURGÉS MASSACRENT 165 PAYSANS AU COURS D'UN RAID. Tazareen, Afrique du Sud (U.RI.). Dans un massacre apparemment sans raison, plus de 165 habitants noirs du village de Tazareen, dans la province du Transvaal, ont été tués à l'aube par des insurgés de l'Armée révolutionnaire africaine, déclarent les autorités du ministère de la Défense d'Afrique du Sud. Un officier qui se trouvait sur les lieux dit que le raid a été exécuté par une force d'environ 200 guérilleros, de l'A.R.A. Ils ont envahi le village, tirant sur tous ceux qui bougeaient et hachant les autres à la machette. 46 femmes et enfants ont été assassinés ; certains enfants étaient encore dans leur berceau, leur poupée dans les bras, a expliqué un enquêteur bouleversé en montrant les restes fumants de ce village jadis prospère. Sur le plan militaire, c'est une manouvre parfaitement inutile ; il s'agit donc d'un acte de pure sauvagerie bestiale. On a retrouvé une fillette de quatre ans, la gorge tranchée. Des femmes enceintes panaient des contusions à l'abdomen : elles avaient été piétinées à mort. Les autorités du ministère de la Défense ne parviennent pas à s'expliquer ce qui a pu provoquer cette attaque. Toutes les victimes sont des civils. L'installa- 294 tion militaire la plus proche est à une vingtaine de kilomètres. Jusqu'à présent, l'Armée révolutionnaire africaine dirigée par un Américain expatrié, Hiram Jones, qui se fait appeler Hiram Lusana, avait mené une guerre purement militaire, ne s'attaquant qu'aux forces et aux installations de l'Afrique du Sud. Venant d'autres formations d'insurgés, ce genre d'assauts barbares est chose commune sur les frontières septentrionales de l'Afrique du Sud. Les responsables de la Défense sont extrêmement surpris par le changement de méthode qui se révèle aujourd'hui. Le seul exemple de massacre de cet ordre commis par VA.R.A. était jusqu'à présent le raid de la ferme Fawkes, à Umkono, dans le Natal. Trente-deux personnes y avaient été tuées. On sait qu'Hiram Jones-Lusana est actuellement à Washington pour solliciter une aide financière en faveur de VA.R.A. Lusana ne réalise pas totalement les implications de l'article avant de l'avoir lu quatre fois. Il lève finalement les yeux, bouleversé, stupéfait et tend les mains. - Je ne suis pas responsable de cela, dit-il. Daggat laisse son livre. - Je vous crois, Hiram. Je suis bien persuadé que la stupidité n'est pas l'un de vos défauts. Cela dit, en qualité de chef, vous êtes responsable de la conduite de vos troupes. - Jumana ! s'exclame Lusana qui comprend enfin. Vous avez tort. Congressman, je suis bel et bien stupide. Machita a essayé de me mettre en garde contre la fourberie de Jumana, mais je ne voulais rien entendre. - Ce gros colonel bardé de médailles ? dit Daggat. Je me le rappelle à votre cocktail. Le chef d'une tribu influente, m'aviez-vous dit, je crois. Lusana acquiesce. 295 - Le « fils favori » de la tribu des Srona. Il a passé plus de huit ans dans les prisons d'Afrique du Sud avant que je n'organise son évasion. Il est très soutenu dans la province du Transvaal. Diplomatiquement, j'avais pensé qu'en faire mon lieutenant en second était une décision opportune. - Comme de nombreux Africains qui se trouvent hissés tout à coup à un poste élevé, Jumana a été apparemment pris d'idées de grandeur. Lusana se lève et s'adosse, l'air las, à une bibliothèque. - L'idiot, murmure-t-il comme pour lui-même. Est-il incapable de comprendre qu'il est en train de détruire la cause précise pour laquelle il se bat ? Daggat se lève et pose la main sur l'épaule de Lusana. - Hiram, je vous conseille de prendre le premier avion en partance pour le Mozambique et de reprendre la direction de votre mouvement. Faites des communiqués à la presse pour nier toute participation de l'A.R.A. à ce massacre. Rejetez-en le blâme sur d'autres formations d'insurgés si c'est nécessaire, mais sortez-vous de cette histoire et balayez devant votre porte. Je ferai ce que je peux ici pour vaincre les réactions adverses. Lusana tend la main. - Merci, Daggat, je vous suis reconnaissant de tout ce que vous avez fait. Daggat lui serre chaleureusement la main. - Et votre sous-comité ? Comment va-t-il voter maintenant ? demande Lusana. Daggat sourit, plein de confiance. - Trois contre deux pour le soutien de l'A.R.A., à la condition que vous fassiez une apparition convaincante devant les caméras de la presse pour nier toute responsabilité dans le massacre de Taza-reen. 296 Le colonel Joris Zeegler s'est installé dans le sous-sol d'une école, à quinze kilomètres de la frontière qui sépare la province du Natal et le Mozambique. Pendant que les écoliers continuent de travailler dans les salles de classes des étages supérieurs, Zeegler et quelques officiers des forces armées étudient des cartes aériennes et une maquette du quartier général de TA.R.A., qui se trouve de l'autre côté de la frontière, à moins de quarante kilomètres. Zeegler cligne de l'oil dans la fumée qui monte en spirale de sa cigarette et tapote avec une règle un building miniature au centre de la maquette. - Le building de l'ancienne administration de l'université sert à Lusana de poste de commandement, dit-il. Tout se trouve rassemblé là : réseau de communication fourni par les Chinois, bureaux de l'état-major, service de renseignements et organisations de propagande. Ils sont allés, fichtre ! trop loin cette fois. Démolissez cela et tout ce qui s'y trouve, et vous décapitez 1'A.R.A. - Avec votre permission, colonel, dit un gros capitaine à la face rouge ornée d'une moustache broussailleuse, je croyais que Lusana était en Amérique. - Tout à fait exact. Il est en ce moment précis à Washington pour supplier les Yankees de lui accorder leur soutien financier. - Alors, à quoi bon couper la tête du serpent si le cerveau est ailleurs, je vous le demande ? Pourquoi ne pas attendre son retour et faucher du même coup la tête de notre bougre. Zeegler lui jette un regard glacial et condescendant. - Votre vocabulaire pourrait être plus raffiné, Capitaine. Cela dit, pour répondre à votre question... sachez qu'il serait sans intérêt d'attendre le retour de Lusana. Votre service de renseignements confirme que le colonel Randolph Jumana a déclenché une sécession dans les rangs de 1'A.R.A. 297 Les officiers rassemblés autour de la maquette échangent des regards surpris. C'est la première fois qu'ils entendent parler de l'éviction de Lusana. - C'est maintenant qu'il faut frapper, reprend Zeegler. En massacrant sauvagement les femmes et les enfants de Tazareen, Jumana a ouvert la voie aux représailles. Le Premier ministre a autorisé un raid sur le quartier général de l'A.R.A. de l'autre côté de la frontière. On s'attend, bien sûr, aux protestations diplomatiques des pays du tiers monde. Simples formalités, rien de plus. Un rude gaillard qui porte les galons de major sur sa tenue camouflée lève la main. Zeegler lui donne la parole. - Les rapports de nos services de renseignements font mention de la présence de conseillers vietnamiens, et même, peut-être, de quelques observateurs chinois. Si nous descendons ces bâtards, notre gouvernement recevra sûrement des protestations. - Les accidents sont toujours possibles, répond Zeegler. Si un citoyen étranger s'aventure par hasard dans votre ligne de tir, ne perdez pas le sommeil si une balle perdue l'expédie tout droit au nirvana de Bouddha. Ils n'ont rien à faire en Afrique. Notre Premier ministre de Vaal a envisagé cette possibilité, et il accepte que la responsabilité lui en retombe sur les épaules. Zeegler reprend la démonstration sur la maquette. - Et maintenant, messieurs, voyons la phase finale de l'attaque. Nous avons décidé de nous inspirer d'une page du manuel de l'A.R.A. pour ce qui est du nettoyage d'un champ de bataille, dit-il avec un froid sourire. A cette seule exception que nous ferons encore mieux. Thomas Machita frissonne dans sa cellule. Il lui semble qu'il n'a jamais eu aussi froid. La température du continent africain a suivi son cours normal, 298 de plus 32 degrés l'après-midi, elle est à peine au-dessus de zéro aux petites heures de l'aube. Les gorilles de Jumana ont sorti Machita de la salle de radio avant qu'il ait eu le temps d'envoyer un message d'alerte à Lusana. Ils lui ont sauvagement martelé la face avant de lui arracher ses vêtements et de le jeter dans une cellule humide du sous-sol. L'un de ses yeux est resté fermé ; le sang d'une profonde coupure au-dessus de l'autre arcade sourcilière s'est coagulé pendant la nuit, et il ne peut voir qu'en écartant les caillots sanguinolents. Ses lèvres sont gonflées et il lui manque deux dents, souvenir d'un coup de crosse précis. Il change de position sur le tas de feuilles sèches et sales qui lui sert de couche et hoquette sous la douleur qui taraude ses côtes brisées. Machita attend dans une sombre incertitude, fixant sans le voir le mur de béton de sa prison pendant que la lueur d'une nouvelle journée tombe d'une petite fenêtre grillée au-dessus de sa tête. La cellule est un simple cube d'un mètre cinquante ; elle lui permet tout juste de s'étendre s'il replie les genoux. La porte basse et voûtée qui donne sur le couloir du soûl-sol est une solide planche d'acajou de dix centimètres d'épaisseur ; elle ne comporte ni loquet ni poignée à l'intérieur. Des voix pénètrent par la fenêtre : il se redresse péniblement et, à demi accroupi, il regarde au-dehors. La fenêtre donne sur le terrain d'exercice. Les sections des commandos d'élite se rassemblent pour l'appel et l'inspection. De l'autre côté, les cheminées du réfectoire laissent échapper de tremblotantes bouffées de chaleur : les cuistots tisonnent les feux pour leur rendre la vie. Une compagnie de recrues de l'Angola et du Zimbabwe sortent encore endormies de leurs tentes à l'appel de leurs chefs de section. C'est le début habituel d'une journée normale 299 .i d'instruction politique et d'entraînement au combat, mais elle sera pourtant bien différente. Les yeux rivés à sa montre, Joris Zeegler s'adresse à voix basse au micro de son émetteur de radio. - Tonic numéro un ? - Tonic numéro un en position, mon colonel, grésille une voix dans le récepteur. - Tonic numéro deux ? - Prêt à ouvrir le feu, mon colonel. - Dans dix secondes. Je compte, dit Zeegler. Cinq, quatre, trois, deux... Les formations de commandos s'effondrent sur le terrain d'exercice comme au commandement. Machita ne peut croire que deux cents hommes viennent de mourir presque sur le coup, abattus par la salve de balles qui a jailli de la brousse épaisse qui cerne le camp. Il écrase son visage contre les barreaux, oublieux de la douleur, et se tord la tête pour mieux voir de son seul oil valide. La fusillade redouble d'intensité lorsque quelques soldats hébétés de l'A.R.A. lancent une futile contre-attaque contre leur ennemi invisible. Il distingue la différence entre le claquement sec des CK-88 automatiques chinois de TA.R.A. et les fusils automatiques Felo fabriqués par Israël, qu'uti-lisent les forces sud-africaines. Le Felo lance une sorte d'aboi en expédiant des volées de disques tranchants comme des rasoirs et capables de sectionner d'une rafale un tronc d'arbre gros comme une cuisse. Machita comprend que les Sud-Africains ont passé la frontière et lancent un raid éclair de représailles pour le massacre de Tazareen. - Maudit Jumana ! hurle-t-il dans sa rage impuissante. C'est toi qui nous vaux cela ! Les corps tombent, à gauche, à droite, avec des contorsions frénétiques. Il y en a tant sur le terrain d'exercices qu'il est impossible de le traverser sans piétiner des cadavres mutilés. Un hélicoptère sud- 300 africain plonge sur le dortoir principal où une compagnie de l'A.R.A. s'est réfugiée. Un lourd colis tombe de la porte de l'appareil et atterrit sur le toit. Quelques secondes plus tard, le building se désintègre dans une puissante explosion de poussière et de briques. Et les forces de l'Afrique du Sud n'ont pas encore révélé leur position. Elles sont en train d'anéantir l'élite de TA.R.A. sans courir le moindre risque. Leur plan brillamment conçu et exécuté rapporte aux Blancs de précieux dividendes. Le camouflage vert et brun de l'hélicoptère se brouille un moment dans le regard de Machita, et il disparaît au-dessus du bâtiment du quartier général dans lequel se trouve sa cellule. Il bande ses muscles douloureux pour affronter l'inévitable explosion. Elle est deux ou trois fois plus puissante qu'il ne s'y attendait. Une sorte de coup de marteau-pilon lui vide la poitrine. Le plafond de sa cellule lui tombe sur la tête, et son univers personnel sombre dans le noir. - Ils arrivent, monsieur le Ministre, dit un sergent en saluant réglementairement. Pieter de Vaal accueille la nouvelle avec un geste distrait de son jonc de parade. - Dans ce cas, il me semble que nous devrions leur faire l'honneur de les accueillir, n'est-ce pas ? - Oui, monsieur le Ministre. Le sergent ouvre la portière et s'écarte pour laisser de Vaal s'extraire de l'obscurité de la voiture. Puis le Premier ministre lisse méticuleusement son uniforme sur mesure et, suivi du sergent, il avance vers le gazon de la piste d'atterrissage. Il reste là pendant une minute et écarquille les yeux lorsque les phares d'atterrissage transpercent la nuit. Le remous des pales de l'hélicoptère qui approche les oblige à tenir leur casquette d'uniforme et à tourner le dos aux rafales de gravier. 301 Avec une précision militaire, les douze hélicos de l'Armée de l'air planent et s'alignent successivement dans l'air, puis, sur un ordre du chef d'escadrille, ils descendent avec grâce d'un seul mouvement et éteignent leurs phares. Zeegler saute de l'appareil de commandement et s'approche de Vaal. - Comment cela a-t-il marché ? demande le ministre de la Défense. Dans l'obscurité, le sourire de Zeegler est à peine visible. - Digne des manuels d'histoire, monsieur le Ministre. Un exploit à peine croyable. Il n'y a pas d'autres mots pour le dire. - Les pertes ? - Quatre blessés, mais rien de grave. - Et les rebelles ? Zeegler prend le temps de soigner ses effets. - Le nombre des victimes s'élève à deux mille trois cent dix. Et il y en a, par ailleurs, deux cents sous les ruines des bâtiments détruits. Ce serait le diable si plus d'une poignée a pu se sauver dans la brousse. - Dieu tout-puissant ! s'exclame de Vaal, stupéfait. Vous parlez sérieusement ? - J'ai vérifié deux fois le compte. - Dans nos hypothèses les plus favorables, nous n'escomptions pas plus de deux ou trois cents morts dans les rangs des rebelles. - Cela a été une bénédiction, explique Zeegler. Le camp était rassemblé pour une inspection. Pour un peu, on se serait cru au stand de tir d'une fête foraine, en train de casser des pipes. Le colonel Ran-dolph Jumana a été descendu par la première salve. - Jumana était un imbécile, coupe de Vaal. Ses jours étaient comptés. Thomas Machita... voilà celui qui compte. Machita est le seul salopard de l'A.R.A. assez intelligent pour prendre la suite de Lusana. - Nous avons pu identifier plusieurs officiers de l'état-major de Lusana, y compris le colonel Duc 302 Phon Lo, son conseiller militaire vietnamien, mais on n'a pas retrouvé le corps de Machita. Je crois que je ne risque rien en disant que ses restes sont enfouis sous des tonnes de gravats. (Zeegler s'interrompt et fixe de Vaal droit dans les yeux.) Monsieur le Ministre, étant donné le succès de notre expédition, il serait peut-être sage d'annuler l'opération Eglan-tine. - Quitter la table de jeu en faisant Charlemagne... c'est ça ? Zeegler acquiesce en silence. - Voyez-vous, colonel, je suis d'un naturel pessimiste. Il faudra des mois, des années peut-être pour que l'A.R.A. se remette de ce coup, mais elle s'en remettra. (De Vaal semble plonger dans une rêverie intime puis il se secoue.) Tant que l'Afrique du Sud vivra sous la menace du pouvoir noir, nous n'avons d'autre choix que d'utiliser n'importe quel moyen de survie. Eglantine aura lieu comme prévu. - Je me sentirai mieux quand nous tiendrons Lusana dans nos griffes. De Vaal lance à Zeegler un sourire en coin. - Vous ne savez pas ? - Monsieur le Ministre ? - Hiram Lusana ne reviendra pas en Afrique. Jamais. Machita serait bien incapable de dire quand il a repris connaissance. Il est dans le noir absolu. Puis la souffrance revient, répercutée dans ses cellules nerveuses, et il gémit involontairement. Ses oreilles lui transmettent bien ce gémissement, mais aucun autre bruit. Il essaie de lever la tête, et une sorte de cercle jaune apparaît au-dessus de lui et à gauche. Lentement, l'étrange vision se précise et devient une chose familière. Machita reconnaît la pleine lune. Il réussit à s'asseoir, le dos contre un mur nu et froid. Dans la lumière qui joue à travers les ruines 303 du bâtiment, il s'aperçoit que l'étage supérieur s'est effondré de deux bons pieds avant de se bloquer entre les murs étroits de sa cellule. Machita s'accorde quelques instants de répit pour rassembler ses forces, puis il se met à écarter les gravats. Il trouve sous ses mains un morceau de planche, et il s'en sert pour écarter le plafond qui ferme sa cellule jusqu'à ce qu'il ait pu y ménager un trou suffisant pour passer. Prudemment, il jette un coup d'oil dans l'air glacé de la nuit. Rien ne bouge. Il plie les genoux et hisse son corps jusqu'à ce que ses mains touchent l'herbe du terrain d'exercice. Une traction encore, et le voilà libre. Il respire à fond et regarde autour de lui. C'est alors qu'il comprend le miracle qui l'a sauvé. La muraille du bâtiment de l'administration s'est écroulée vers l'intérieur, le premier étage s'est effondré et il a protégé sa cellule des débris de maçonnerie ainsi que de la fureur meurtrière des Sud-Africains. Personne n'est là pour soutenir Machita lorsqu'il se remet péniblement sur pied : c'est qu'il n'y a plus en vue âme qui vive. La lune éclaire un paysage fantastique et désolé. Toutes les installations, tous les bâtiments sont rasés. Le terrain d'exercices est vide ; les restes des victimes ont disparu. On dirait que l'Armée révolutionnaire africaine n'a jamais existé. 1*4 45 - Je voudrais bien vous être agréable, mais je ne vois vraiment pas comment. Lee Raferty avait raison, songe Pitt. Orville Mapes ressemble davantage à un quincaillier qu'à un marchand d'armes. Pourtant Raferty a fait une erreur : Mapes n'est plus le vice-président, il est maintenant le président-directeur général et le président du conseil d'administration de la Phalanx Arms Corporation. Pitt fixe les yeux gris du petit homme trapu. - Un examen de votre inventaire me serait utile. - Je n'ouvre pas mes livres à un étranger qui tombe chez moi en tournant le coin de la rue. Mes clients jugeraient très mal un fournisseur qui ne garderait pas ses transactions confidentielles. - La loi vous oblige à rendre compte de vos ventes d'armes au ministère de la Défense... Alors, où est donc ce gros secret ? - Faites-vous partie du ministère de la Défense, monsieur Pitt ? demande Mapes. - Indirectement. - Alors, qui représentez-vous précisément ? - Désolé, je ne peux pas le dire. Mapes secoue la tête avec agacement et se lève. - Ecoutez, j'ai du travail. Je n'ai pas le temps de faire joujou. Vous savez où est la sortie. Pitt reste assis. - Asseyez-vous, monsieur Mapes... s'il vous plaît. 305 Mapes voit fixés sur lui deux yeux verts aussi durs que le jade. Il hésite, songe à relever le défi, puis il fait lentement ce qui vient de lui être ordonné. Pitt indique du menton le téléphone. - Et maintenant que nous savons à quoi nous en tenir, je vous suggère d'appeler le général Elmer Grosfield. Le visage de Mapes trahit une certaine irritation. - L'inspecteur général des ventes d'armes à l'étranger et moi-même sommes rarement du même avis. - J'imagine qu'il désapprouve la vente d'armes secrètes aux pays qui ne sont pas de nos amis. - Le général est un esprit étroit, explique Mapes en haussant les épaules ; puis il se renfonce dans son fauteuil et regarde Pitt d'un air interrogateur. Quels sont vos rapports exacts avec Grosfield ? - Disons simplement, si vous voulez, qu'il se fie davantage à ma parole qu'à la vôtre. - Y a-t-il là une menace voilée, monsieur Pitt ? Si je ne joue pas le jeu, vous vous plaindrez à Grosfield... c'est bien ça ? - Ce que je demande est simple, dit Pitt. Je veux vérifier où se trouvent les projectiles de marine que vous avez achetés à Lee Raferty, dans le Colorado. - Je n'ai fichtre rien à vous faire voir, monsieur, reprend Mapes, obstiné, sans une explication plausible ou sans savoir qui vous êtes exactement ou encore sans une injonction d'un tribunal. - Et si c'est le général Grosfield qui en fait la demande ? - Dans ce cas, je pourrais me laisser convaincre et accéder à la requête. Pitt indique de nouveau le téléphone. - Je vais vous donner son numéro personnel... - Je l'ai, dit Mapes en fouillant dans un coffret d'où il tire une fiche indexée qu'il montre. Ce n'est pas que je refuse de vous faire confiance, monsieur 306 Pitt, mais, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, je préfère appeler le numéro qui figure dans mes dossiers. - A votre aise, dit Pitt. Mapes décroche, insère la carte dans l'appareil d'appel automatique et presse le bouton codé. - Il est midi passé, dit-il ; Grosfield est probablement parti déjeuner. - Le général apporte chaque jour avec lui son casse-croûte. Il déjeune dans son bureau. - Je l'ai toujours pris pour un radin, grogne Mapes. Pitt sourit en espérant que Mapes ne découvrira pas l'anxiété dans son regard. Abe Steiger essuie ses paumes ruisselantes sur son pantalon, décroche à la troisième sonnerie et mord dans une banane avant de répondre. - Ici le général Grosfield, marmonne-t-il. - Général, ici Orville Mapes, de Phalanx Arms. - Mapes, mais où êtes-vous ? On dirait que vous parlez du fond d'une barrique. - Je vous entends mal et votre voix est lointaine aussi, général. - Vous m'interrompez au milieu d'un sandwich aux sardines. Je les aime bien couverts de gelée de groseilles. Que désirez-vous, Mapes ? - Désolé d'interrompre votre déjeuner, mais connaissez-vous un certain monsieur Dirk Pitt ? Steiger fait une pause et respire profondément avant de répondre. - Pitt. Oui, je le connais. Il fait une enquête pour le compte du Comité sénatorial des forces armées. - Ses pouvoirs sont donc valables, alors. - On ne peut plus valables, dit Steiger comme s'il parlait la bouche pleine. Pourquoi demandez-vous ça ? - Il est dans mon bureau, et il demande à examiner mes livres d'inventaires. - Je me demandais quand il commencerait à 307 s'occuper de vous autres, civils. (Steiger mord dans sa banane.) Pitt est chargé de l'enquête Stanton. - L'enquête Stanton ? Jamais entendu parler de ça. - Cela ne me surprend pas. Ils se gardent de toute publicité. Un sénateur style boy-scout s'est mis dans la tête que l'Armée cachait dans un petit coin un stock de projectiles chargés de gaz qui attaque les centres nerveux. Alors, il a organisé une enquête pour les découvrir. (Steiger avale le reste de sa banane et jette la peau dans un des tiroirs du général.) Pitt et ses enquêteurs n'en ont pas retrouvé l'ombre. Alors il se tourne maintenant vers les gars des surplus. - Que me conseillez-vous de faire ? - Ce que je vous conseille, s'exclame Steiger, c'est de donner à ce clochard ce qu'il veut. Si vous avez des canisters à gaz dans vos entrepôts, donnez-les-lui vite, ça vous évitera des tas d'empoisonnements. Le comité Stanton n'a pas l'intention de poursuivre qui que ce soit. Ils veulent seulement s'assurer qu'un des dictateurs du tiers monde ne mettra pas ses vilaines pattes sur des joujoux auxquels il ne devrait pas toucher. - Merci pour le conseil, général, dit Mapes, puis il ajoute : De la groseille ? Vous avez bien dit de la groseille ? Eh bien, moi je préfère les sandwiches aux sardines avec de la gelée de menthe. - Chacun son goût, monsieur Mapes. Au revoir. Steiger raccroche et pousse un long soupir satisfait. Puis il essuie le récepteur avec son mouchoir et sort dans le hall. Il est en train de refermer la porte du bureau du général lorsqu'un capitaine en uniforme vert tourne le coin ; son regard prend une expression soupçonneuse lorsqu'il aperçoit Steiger. - Excusez-moi, mon colonel, mais si c'est le général Grosfield que vous cherchez, il est allé déjeuner. 308 Steiger se redresse et toise le capitaine du haut de ses galons. - Je ne connais pas le général, dit-il. Ce labyrinthe de béton m'a fait perdre le sens de la direction. Je cherche le Service des accidents et de la sécurité. Je me suis perdu et j'ai passé la tête pour demander mon chemin. Le capitaine est visiblement soulagé de se tirer d'une situation embarrassante. - Oh ! Seigneur ! je me perds moi-même dix fois par jour. Vous trouverez les « accidents et sécurité » à l'étage au-dessous. Vous n'avez qu'à prendre l'ascenseur dans le prochain couloir à droite. - Merci, capitaine. - Avec plaisir, mon colonel. Dans l'ascenseur, Steiger s'offre un sourire ironique en songeant à ce que pensera le général Grosfield lorsqu'il trouvera la peau de banane dans le tiroir de son bureau. Si la plupart des gardes portent un uniforme mal coupé et une ceinture qui tombe sous le poids des revolvers, les gens de Mapes ressemblent aux images de combattants tels que les imaginent les rédacteurs du magazine Gentlemen's Quaterly. Deux de ces mannequins de mode militaire montent impeccablement la garde à l'entrée des entrepôts de la Phalanx ; leurs treillis ont été retaillés sur mesure, et ils portent sur l'épaule ce qui se fait de mieux comme fusil d'assaut. Mapes ralentit sa Rolls-Royce décapotable et lève les deux mains du volant comme pour saluer. Le garde acquiesce et fait signe à son compagnon qui ouvre la barrière. - J'imagine que c'était une sorte de signal, dit Pitt. - Pardon ? - Le geste des deux mains en l'air. - Ah oui, dit Mapes. Si vous aviez braqué sur moi un revolver sans qu'on le voie, mes mains seraient 309 restées sur le volant. Ce qui est très normal. Mais, quand on nous aurait laissés passer et que votre attention aurait été distraite par le garde qui ouvrait la barrière, son compagnon serait venu discrètement derrière la voiture et il vous aurait fait sauter la tête. - Je suis ravi que vous ayez pensé à lever les deux mains. - Vous êtes très observateur, monsieur Pitt, dit Mapes. Vous m'obligez à convenir désormais d'un autre signal avec les gardes. - Je suis désespéré que vous ne me croyiez pas capable de garder votre secret. Mapes ne répond pas à la remarque ironique. Il fixe l'étroite route d'asphalte qui passe entre d'interminables rangées de baraques. Après avoir parcouru près de 1 500 mètres, ils arrivent à un espace découvert bourré de tanks plus ou moins rouilles et délabrés. Une petite armée de mécaniciens s'affaire sur une dizaine de ces monstres alignés au bord de la route. - Combien d'hectares de terrain possédez-vous ? demande Pitt. - Deux mille, répond Mapes. Vous avez là sous les yeux la sixième armée du monde du point de vue du matériel. Et Phalanx Arms est classé sixième pour les fournitures aériennes. Mapes prend un chemin de terre qui dessert plusieurs abris aménagés dans une colline, et il s'arrête devant celui qui porte l'inscription « Arsenal 6 ». Il descend de voiture, tire une clé de sa poche, l'introduit dans un gros cadenas de cuivre. Puis il ouvre une double porte d'acier et enclenche l'interrupteur. A l'intérieur de cette sorte de caverne, des milliers de coffres de munitions et de caisses contenant une variété d'obus de tous les calibres, s'entassent dans un tunnel qui paraît interminable. Pitt n'a jamais vu encore rassemblée en un seul point autant de destruction en puissance. Mapes indique une voiturette de golf. 310 - Inutile de risquer des ampoules en marchant. Le magasin s'étend à plus de trois kilomètres sous terre. Il fait froid dans l'arsenal, et le ronronnement de la voiturette électrique semble flotter dans l'air humide. Mapes s'engage dans un tunnel adjacent et il ralentit. Il sort un plan et l'étudié à la lumière. - A partir d'ici et sur une distance de 100 mètres, se trouve le dernier contingent d'obus de marine de 400 qui existe au monde. Ils sont déclassés parce que seuls les cuirassés de ligne peuvent les utiliser et qu'il n'y en a plus un seul en service. Les projectiles à gaz que j'ai achetés à Raferty doivent se trouver vers le centre. - Je n'aperçois nulle trace de canisters, constate Pitt. Mapes hausse les épaules. - Les affaires sont les affaires. Des étuis d'acier inoxydables valent de l'argent. Je les ai vendus à une société de produits chimiques. - Vos stocks sont infinis. Il faudra peut-être des heures pour les retrouver. - Non, réplique Mapes. Ces projectiles à gaz étaient dans le lot n° 6. Il descend, fait une cinquantaine de mètres entre des murailles d'obus et pointe l'index. - Oui, les voilà, dit-il en avançant prudemment dans une allée étroite où il s'arrête. Pitt reste dans l'allée principale : sous la lueur indigente des ampoules pendues à la voûte, il déchiffre facilement l'étonnement que trahit le visage du marchand d'armes. - Vous avez un problème ? - Je n'y comprends rien, dit Mapes en secouant la tête. Je n'en vois que quatre ; or il devrait y en avoir huit. - Ils n'ont pas dû s'envoler, dit Pitt qui se crispe. - Vous allez vérifier en partant de l'autre extré- 311 mité, du lot n° 30, déclare Mapes. Je retourne pour recommencer à partir du lot n° 1. Quarante minutes plus tard, ils se retrouvent au centre de l'abri. Mapes semble décidément n'y rien comprendre. Il écarte les bras pour exprimer son étonnement. - Je ne les vois nulle part. - Bon Dieu, Mapes, crie Pitt dont la voix se répercute le long des murs de béton. Vous avez dû les vendre. - Non, proteste Mapes. C'était une mauvaise affaire. Je me suis trompé. Tous les gouvernements que j'ai touchés ont peur d'utiliser des gaz depuis la guerre du Vietnam. - Okay, quatre ici, quatre dans la nature, répond Pitt en reprenant son calme. Que faisons-nous maintenant ? Mapes s'arrache un instant à ses réflexions. - L'inventaire... nous allons comparer l'inventaire et le livre de ventes. D'un poste à l'entrée du tunnel, Mapes alerte son bureau. Lorsque Pitt et lui reviennent, le comptable de la Phalanx Arms a déjà placé ses livres sur un bureau. Mapes feuillette rapidement les pages. En moins de dix minutes il a trouvé. - Je m'étais trompé, dit-il doucement. Pitt attend en silence, les poings crispés. - Les ogives à gaz ont été vendues. Pitt reste silencieux, mais son regard est meurtrier. - Une erreur, reprend Mapes d'une voix mal assurée. Mon personnel a prélevé des projectiles là où il ne fallait pas. Le bulletin d'expédition prévoyait de prendre quarante pièces d'artillerie lourde de marine dans le lot n° 16. Je pense que le premier chiffre, le 1, n'a pas été reproduit sur la copie destinée à l'équipe chargée de l'expédition : ils ont dû lire « lot n° 6 ». - Permettez-moi de vous dire, Mapes, que vous 312 dirigez une foutue boutique, lance Pitt en enfonçant ses ongles dans ses paumes. Quel est le nom qui figure sur l'ordre d'achat ? - Je crains qu'il n'y en ait eu trois au cours du même mois. « Seigneur, songe Pitt, pourquoi les choses sont-elles toujours compliquées ? » - J'attends la liste des acheteurs, dit-il. - J'espère que vous vous rendez bien compte de la situation, explique Mapes, du ton bref de l'homme d'affaires. Si mes clients apprenaient jamais que j'ai révélé leurs ordres d'achat... J'imagine que vous comprenez pourquoi cette affaire doit demeurer confidentielle. - Voyez-vous, Mapes, j'aimerais vraiment beaucoup vous fourrer dans un de vos canons et tirer le cordeau de mise à feu. Et maintenant, donnez-moi cette liste avant que je ne vous lâche aux fesses le Procureur général et la Chambre des représentants. Une légère pâleur s'étend sur la face du marchand d'armes. Il prend un stylo-bille et griffonne le nom des acheteurs sur un bloc, puis il détache la feuille et la tend à Pitt. L'un des projectiles a été commandé par le musée de la Guerre de l'Empire britannique, à Londres. Deux ont été expédiés aux vétérans des guerres étrangères, poste 9974, de Dayton City, dans l'Okla-homa. Les trente-sept autres ont été achetés par un intermédiaire qui représentait l'Armée révolutionnaire africaine, et qui n'a pas donné d'adresse. Pitt glisse la feuille dans sa poche et se lève. - Je vais envoyer une équipe pour prendre le reste des ogives à gaz, dit-il d'un ton glacial. Il a horreur de Mapes, horreur de tout ce que représente le petit marchand de mort rondouillard. Pitt ne veut pas le quitter sans un dernier coup. - Mapes ? - Oui? Un millier d'insultes se battent dans la tête de Pitt, 313 mais il ne peut fixer son choix. Finalement, Mappes, qui attend, paraît surpris. Pitt parle. - Combien d'hommes votre camelote a-t-elle tués ou mutilés l'année dernière ou l'année précédente ? - Je ne m'intéresse pas à ce qu'on fait de ma marchandise, dit-il désinvolte. - Si l'une de ces ogives à gaz explose, vous serez responsable de millions de morts. - Des millions, monsieur Pitt ? fait Mapes, l'oil dur. Pour moi, ce terme n'est rien qu'une statistique. 46 Steiger pose délicatement le chasseur Spook F. 140 sur la piste de la base militaire de Sheppard, près de Wichita Falls, dans le Texas. Après s'être présenté à l'officier responsable, il émarge pour obtenir une voiture du parc de la base et traverse la Red River pour gagner l'Oklahoma. Il s'engage sur la route nationale 53 et s'arrête sur le bas-côté : il a grand besoin de soulager sa vessie. Bien qu'il soit 13 heures passées, on ne voit aucune voiture, on ne discerne aucun signe de vie sur des kilomètres. Steiger ne se rappelle pas avoir jamais vu un paysage aussi plat et morne. Le paysage balayé par le vent est désert, à l'exception d'un hangar à l'écart et d'un râteau. C'est un spectacle tellement déprimant que, si quelqu'un lui mettait à l'instant un revolver dans la main, Steiger serait tenté par pur désespoir de se mettre une balle dans la tête. Il referme sa braguette et remonte en voiture. Peu après, un réservoir d'eau apparaît près de la route interminablement rectiligne et se fait de plus en plus grand dans le pare-brise. Puis une petite ville se révèle à l'ombre de quelques rares arbres rabougris, et il dépasse une pancarte qui proclame : « Bienvenue à Dayton City, Reine de la patrie du blé. » II s'arrête à une vieille station-service délabrée qui arbore encore deux pompes surmontées de réservoirs vitrés. 315 Un vieil homme en combinaison de mécanicien se tire péniblement d'une fosse de graissage et se traîne jusqu'à la portière. - Qu'est-ce qu'y a pour votre service ? - Je cherche le poste 9974 des vétérans des guerres étrangères. - Si c'est pour leur faire un speech après déjeuner, z'êtes en retard, lui reproche le vieux. - Ce n'est pas pour ça que je suis venu, explique Steiger en souriant. Le gars de l'Oklahoma ne s'épate pas autrement. Il tire un chiffon graisseux de sa poche et s'essuie lentement les mains. - Allez jusqu'au « stop » au milieu de la ville, et prenez à gauche. Vous pouvez pas vous perdre. Steiger suit les indications et s'arrête sur le gravier du parking d'un bâtiment étonnamment neuf par comparaison avec le reste de la ville. Des voitures sont déjà en train de partir, traînant un panache de poussière rouge derrière leurs pare-chocs. « Le déjeuner est terminé », songe Steiger. Il pénètre dans le bâtiment et s'arrête à l'entrée d'une vaste salle au plancher ciré. Les assiettes sur les tables montrent encore des restes désolés de poulet rôti. Un groupe de trois hommes remarquent sa présence et lui font signe. Un grand gaillard dégingandé qui frise la cinquantaine et les deux mètres quitte le groupe et s'avance vers Steiger. Il a le visage couleur de bourgogne de Californie et une chevelure éclatante divisée par une raie. Il tend la main. - Bonjour, mon colonel. Quel bon vent vous amène à Dayton City ? - Je cherche le commandant du poste ; un certain Billy Lovell. - Billy Lovell, c'est moi. Que puis-je faire pour vous ? - Comment allez-vous ? dit aimablement Steiger. Je m'appelle Steiger. Abe Steiger. J'arrive de Washington pour régler une affaire assez pressante. 316 Lovell lui répond par un regard aimable mais interrogateur. - Vous m'intriguez, colonel. Je suppose que vous allez m'apprendre qu'un satellite d'espionnage russe ultra-secret s'est posé dans un champ quelque part dans les environs. Steiger hoche la tête. - Rien d'aussi dramatique... je suis à la recherche de deux projectiles de marine que votre poste a achetés à la Phalanx Arms. - Ah, les deux obus à blanc ? - A blanc ? - Oui, nous voulions les faire sauter pour le pique-nique de notre fête. On les a attachés à un vieux tracteur et on a tiré dessus tout l'après-midi, mais ils n'ont jamais explosé. Nous avons demandé à Phalanx de nous les remplacer. Ils ont refusé en prétextant que toute vente était définitive, termine Lovell, l'air désappointé. Un frisson glacial court le long de l'épine dorsale de Steiger. - Ces munitions ne comportent peut-être pas de détonateurs. - Mais si, Phalanx nous a dit que c'étaient des obus de cuirassés et qu'ils étaient chargés. - Vous les avez encore ? - Bien sûr, ils sont là, dehors. Vous êtes passé devant en arrivant. Lovell sort avec Steiger. Les deux obus flanquent l'entrée du poste. Ils sont peints en blanc, et reliés par deux chaînes tendues en travers de l'allée. Steiger en a le souffle coupé. Le sommet des canis-ters est arrondi. Ce sont bien deux des ogives à gaz portées manquantes. Ses genoux se dérobent sous lui, et il est forcé de s'asseoir sur les marches. Lovell fixe, l'air surpris, la mine défaite de Steiger. - Qu'est-ce que vous avez ? demande-t-il. - Vous avez tiré sur ces choses-là ? (Steiger se refuse à le croire.) 317 - On a bien brûlé une centaine de cartouches à les canarder. On leur a un peu entaillé la tête, mais c'est tout. - C'est un miracle... souffle Steiger. - Quoi donc ? - Ce ne sont pas des obus explosifs, explique Steiger, mais des obus à gaz. Leur détonateur ne fonctionne que lorsque leur parachute se déploie. Vos balles sont restées sans effet parce que, à l'inverse des projectiles ordinaires, ils ne sont pas agencés pour exploser. - Foutre ! s'étrangle Lovell. Vous voulez dire que ces trucs sont pleins de gaz empoisonné ? Steiger le confirme d'un signe du menton. - Mon Dieu ! on aurait pu tuer la moitié du comté ! - Sans parler du reste, dit Steiger à voix basse en se relevant. Je voudrais vous emprunter vos toilettes et un téléphone. L'un après l'autre. - Bien sûr, venez avec moi. Les toilettes sont au fond du hall à gauche, et il y a un téléphone dans mon bureau. Lovell s'arrête, et son regard prend une expression rusée. - Si on vous donne ces obus... eh bien, je me demandais si... - Je vous promets, à vous et à vos compagnons de poste, de vous envoyer dix obus de 400 en parfaite condition explosive... assez pour que votre prochaine fête des vétérans soit réellement un gros boum. Lovell sourit d'une oreille à l'autre. - Affaire faite, mon colonel. Au lavabo, Steiger s'asperge la figure d'eau froide. Les yeux qui se fixent dans le miroir sont las et rouges, mais ils sont aussi pleins d'espoir. Il vient fort heureusement de retrouver deux des obus de « Mort Subite ». Il ne lui reste qu'à souhaiter que Pitt ait eu autant de chance. 318 Steiger décroche l'appareil du bureau de Lovell et demande à l'opérateur de lui appeler un numéro en P.C.V. Pitt dort sur le divan de son bureau à la N.U.M.A. lorsque Zerri Pochinsky, sa secrétaire, se penche sur lui et le secoue gentiment. Ses longs cheveux fauves encadrent un visage aimable, plein de chaleur et d'une plaisante admiration. - Vous avez un visiteur et deux appels téléphoniques, dit-elle avec un doux accent du Sud. Pitt sort du brouillard et s'assoit. - Les appels ? demande-t-il. - La Congresswoman Smith, répond Zerri d'une voix légèrement acidulée, et le colonel Steiger sur Tinter. - Et le visiteur ? - Il dit qu'il s'appelle Sam Jackson. Il n'a pas de rendez-vous, mais il prétend que c'est très important. Pitt remet sur rail son esprit encore endormi. - Je répondrai d'abord à Steiger. Dites à Loren que je vais la rappeler et faites entrer ce Jakson dès que j'aurai raccroché. - Le colonel est sur la trois, précise Zerri. Pitt se remet péniblement sur pied, va à son bureau et enfonce un bouton qui clignote. - Abe? - Sincères salutations de l'Oklahoma ensoleillé. - Comment ça a-t-il marché ? - En plein dans le mille ! Vous pouvez effacer deux ogives de la liste des manquants. - Bien travaillé, dit Pitt, qui sourit pour la première fois depuis des jours et des jours, Y a-t-il un problème ? - Aucun. Je monte la garde jusqu'à ce qu'arrivé une équipe pour enlever nos deux bébés... - J'ai un Catlin de la N.U.M.A. équipé d'un palan qui ne fait rien à Dulles. Où peut-il se poser ? - Une seconde. 319 Pitt entend un murmure à l'autre bout de la ligne. - Okay, reprend Steiger. Le commandant du Poste dit qu'il y a une piste privée d'environ 800 mètres au sud de la ville. - Deux fois plus qu'il n'en faut à un Catlin, remarque Pitt. - Et de votre côté ? Avez-vous eu de la chance ? - Le conservateur du musée de la Guerre de l'Empire britannique affirme que l'obus qu'ils ont acheté à la Phalanx comme souvenir de la Deuxième Guerre mondiale est indiscutablement un obus de rupture. - Ce qui signifie que l'Armée révolutionnaire africaine détient les deux autres ogives de « Mort Subite ». - Ce qui constitue notre problème, dit Pitt. - A quoi peuvent bien servir des projectiles lourds de marine dans la jungle africaine ? - Voilà notre rébus pour la journée, dit Pitt en frottant ses yeux fatigués. En tout cas, nous devons nous réjouir provisoirement qu'ils ne soient plus dans un potager des Etats-Unis. - Que faire maintenant ? demande Steiger. Nous ne pouvons guère déclarer à une bande de terroristes qu'il leur faut nous rendre l'arme la plus terrifiante de tous les temps. - Le premier point inscrit à l'ordre du jour, dit Pitt, consiste à déterminer où se trouvent les ogives. A cet égard, l'amiral Sandecker a persuadé l'un de ses anciens petits camarades de la Marine, maintenant au service des renseignements, de faire des recherches. - Cela me paraît bien hasardeux. Ces types ne sont pas des crétins. Ils pourraient poser des questions embarrassantes. - Peu probable, dit Pitt avec assurance. L'amiral leur a présenté une histoire tout à fait plausible. J'ai failli m'y laisser prendre moi-même. 47 II n'est jamais facile de choisir. Dale Jarvis hésite entre la tarte aux pommes hollandaise et la meringue au citron bourrée de calories. Finalement, envoyant son régime au diable, il prend les deux et les pose sur son plateau, à côté de sa tasse de thé. Il règle son addition à la jeune personne qui pianote à la caisse enregistreuse, et il prend place à une table le long d'un des murs de la spacieuse cafétéria du quartier général de la N.U.M.A. à Fort Meade, dans le Mary-land. - Un de ces quatre matins, vous allez mourir d'indigestion. Jarvis pose sa cuiller et lève les yeux sur le visage grave de Jack Ravenfoot, chef du service intérieur de l'agence. Ravenfoot est tout en os et en muscles ; c'est aussi à Washington le seul indien cheyenne pur-sang qui puisse exhiber le Phi Bêta Kappa, l'insigne de l'association des anciens de Yale, et qui ait le rang de commodore en retraite. - Je préfère avaler des entremets peut-être trop riches, que le buffle fumé et le rat musqué bouilli qui vous servent de nourriture. Ravenfoot lève les yeux au ciel. - Cela me rappelle que je n'ai pas mangé de rat musqué - je veux dire de bon rat musqué - depuis l'anniversaire de la victoire de Little Big Horn. - Vous autres, Peaux-Rouges, vpus y entendez à 321 cogner sur les Visages Pâles à l'endroit le plus sensible, dit Jarvis en riant. Prenez une chaise. - Non, merci, dit Ravenfoot, j'ai une conférence dans cinq minutes. Mais pendant que je vous tiens : John Gossard, du service Afrique, dit que vous vous occupez d'un vague programme de cuirassés. Jarvis savoure lentement une bouchée de tarte. - Cuirassé, au singulier. Que voulez-vous savoir ? - Un vieil ami du temps où j'étais dans la Marine, James Sandecker... - Le directeur de la N.U.M.A. ? coupe Jarvis. - Lui-même. Il m'a demandé de découvrir les traces d'un certain contingent de vieux obus de 400. - Et vous avez pensé à moi. - Les cuirassés étaient armés de pièces de 400, poursuit Ravenfoot. Je peux le savoir, j'étais officier à bord du New Jersey pendant la bacchanale du Vietnam. - Avez-vous la moindre idée de la raison pour laquelle Sandecker est à leur recherche ? demande Jarvis. - Il prétend qu'une équipe de savants veut les lancer sur des formations coralliennes du Pacifique. - Pardon ? fait Jarvis entre deux bouchées. - Ils procèdent à des expériences sismologiques. Il paraît que des obus de rupture lancés d'un avion à une altitude de 600 ou 700 mètres produisent un bouleversement analogue à celui d'un tremblement de terre ! - Il me semble que des explosions terrestres auraient le même effet ? Ravenfoot hausse les épaules. - Je ne peux pas en discuter, je ne suis pas sismologue. Jarvis pioche dans sa meringue. - Je ne vois pas là ce qui peut intéresser le service de synthèse, pas plus que je ne vois quelque sinistre dessein dans la requête de l'amiral. Où Sandecker pense-t-il que se trouvent ces obus-là ? 322 - Entre les mains de l'A.R.A. Jarvis prend une gorgée de café et s'essuie les lèvres. - Pourquoi traiter avec TA.R.A. quand on peut trouver des projectiles lourds de marine chez n'importe quel marchand de surplus ? - Il s'agit d'un modèle expérimental mis au point vers la fin de la guerre de Corée et qui n'a jamais été utilisé. Sandecker dit que ces obus sont bien supérieurs aux projectiles classiques, explique Ravenfoot. J'ai vérifié avec Gossard l'hypothèse qui touche l'A.R.A. Il pense que Sandecker se trompe. Les guérilleros ont besoin de ça comme un sauteur en hauteur d'une jambe de bois... c'est exactement ce qu'il a dit. A son avis, les obus que recherche la N.U.M.A. sont en train de rouiller quelque part dans un dépôt de la Marine. - Et si l'A.R.A. les a entre les mains, comment Sandecker compte-t-il s'arranger avec eux ? - Leur proposer de les échanger, j'imagine, ou les racheter au prix fort. Après tout, ce n'est que l'argent des contribuables. Jarvis s'interrompt et plante sa fourchette dans sa meringue. Soudain, il n'a plus faim. - J'aimerais parler à Sandecker. Ça ne vous ennuie pas ? - Faites comme chez vous. Mais vous feriez sans doute mieux de voir son directeur des programmes spéciaux. C'est le type chargé des recherches. - Comment s'appelle-t-il ? - Dirk Pitt. - Celui qui a renfloué le Titanic il y a quelques mois ? - Lui-même, dit Ravenfoot en regardant sa montre. Il faut que je me sauve. Si vous apprenez quelque chose sur ces ogives, j'aimerais bien que vous m'appeliez. Jim Sandecker est un vieil ami. Il m'a rendu bien des services, j'aimerais bien lui renvoyer l'ascenseur. 323 - Comptez sur moi. Après le départ de Ravenfoot, Jarvis reste quelques instants à picorer machinalement son gâteau. Puis il se lève et retourne à son bureau, perdu dans ses pensées. A l'instant même où son patron passe la porte, Barbara Gore comprend que l'ordinateur qu'il a dans la tête est en train de fonctionner à plein régime. Elle lui a vu trop souvent cet air absorbé pour ne pas savoir ce qu'il signifie. Sans attendre qu'il l'y invite, elle prend son bloc, son crayon et suit Jarvis dans son bureau. Là, elle s'assoit, croise ses jambes superbes et elle attend patiemment. Il reste planté à contempler le mur, puis il se tourne lentement et son regard revient sur terre. - Appelez Gossard, qu'il m'organise une réunion avec son service Afrique, et dites-lui que je voudrais bien revoir le dossier de l'opération Eglantine. - Vous avez changé d'avis ? Il y a peut-être là quelque chose ? Il ne répond pas tout de suite. - Peut-être, peut-être seulement, dit-il enfin. - Que dois-je faire encore ? - Demandez au service de l'identité de m'envoyer tout ce qu'ils ont sur l'Amiral James Sandecker et sur un certain Dirk Pitt. - Ils sont de la N.U.M.A. je crois, non ? Jarvis acquiesce, et Barbara le regarde l'air interrogateur. - Vous n'imaginez pas qu'il y ait un rapport quelconque ? - Il est encore trop tôt pour le dire, dit pensivement Jarvis. C'est un peu comme si je ramassais des fils qui traînent pour voir s'ils appartiennent à la même bobine. 48 Frederick Daggat et Felicia Collins attendaient dans la limousine lorsque Loren franchit le portique du Capitole. Ils la voient descendre les marches avec grâce, ses boucles cannelle flottant au vent. Elle porte un tailleur tango, avec blazer et manteau court, et une longue écharpe de soie grise. Son porte-documents est recouvert du même tissu. Le chauffeur de Daggat lui ouvre la porte. Elle se glisse près de Felicia, et Daggat prend un des strapontins. - Vous êtes ravissante, Loren, dit Daggat d'un ton familier - trop familier. On comprend que l'esprit de mes collègues masculins ait été distrait lorsque vous êtes montée à la tribune dans cette toilette. - Etre femme comporte certains avantages, dans les débats, répond-elle froidement. Tu es très élégante, Felicia. Une expression d'étonnement se lit sur le visage de Felicia. Un compliment est bien la dernière chose qu'elle attendait de Loren. Elle lisse la jupe de sa robe de jersey crème et détourne les yeux. - C'est gentil à toi d'être venue, dit-elle d'une voix embarrassée. - Avais-je le choix ? demande Loren, le visage crispé par la colère. Je redoute d'entendre ce que vous allez exiger de moi cette fois. 325 Daggat lève la glace derrière le chauffeur. - C'est demain qu'a lieu le vote sur l'opportunité d'accorder une aide à l'Armée révolutionnaire africaine. - Alors vous avez tous les deux sorti la tête de la vase pour voir si j'étais toujours captive de la nasse, fait Loren, amère. - Tu ne veux pas comprendre, dit Felicia. Ce n'est pas à toi que nous en voulons. Frederik et moi n'y gagnons rien du point de vue financier. Notre seul objectif, notre seule récompense est le succès de notre cause. - Et tu t'abaisses jusqu'au chantage pour défendre cette noble cause ? - Sans hésiter, si cela peut sauver d'innombrables milliers de vies, dit Daggat, comme s'il chapitrait un enfant. Chaque journée de guerre coûte des centaines de morts. Les Noirs finiront par remporter la victoire en Afrique du Sud. Cela ne fait pas de doute. Ce qui compte, c'est la manière dont ils enlèveront la victoire. Hiram Lusana n'est pas un psychopathe assassin comme Idi Amin Dada. Il m'a affirmé que lorsqu'il sera Premier ministre, le seul changement essentiel qu'il apportera à la situation générale sera l'égalité des droits pour le peuple hoir d'Afrique du Sud. Tous les principes démocratiques sur lesquels est fondé le gouvernement actuel resteront en vigueur. - Comment pouvez-vous être assez fou pour croire à la parole d'un criminel ? demande Loren. - Hiram Lusana a grandi dans l'un des pires bas quartiers du pays, poursuit patiemment Daggat. Lorsque Hiram avait huit ans, son père a abandonné sa mère avec neuf enfants. Je n'espère pas, Congress-woman Smith, que vous compreniez jamais ce que c'est que de vendre vos propres murs pour faire manger une famille. Je n'espère pas davantage que vous puissiez imaginer ce que c'est que de vivre dans un taudis avec des journaux tassés dans les lézardes des 326 murs pour empêcher la neige de pénétrer, avec des toilettes qui débordent, sans eau courante, avec une horde de rats qui attendent que le soleil se couche pour venir vous arracher un morceau de pain. Si le crime est votre seul moyen de subsister, alors vous l'accueillez à bras ouverts. Oui, Lusana était un criminel. Mais, lorsque l'occasion s'est présentée de s'élever au-dessus de la boue, il l'a saisie et il a consacré ses forces à combattre les calamités qui l'avaient accablé. - Alors, pourquoi aller jouer les sauveurs en Afrique ? demande Loren. Pourquoi ne lutte-t-il pas pour améliorer la condition des Noirs dans son propre pays ? - Parce qu'il est intimement convaincu que notre race doit avoir une base de départ solide. Les Juifs regardent Israël avec orgueil. Vous, Anglo-saxons, vous avez une précieuse ascendance britannique. Pour ce qui est de nous, notre patrie se débat encore pour sortir d'une forme de société primitive. Inutile de se dissimuler que les Noirs qui se sont emparés de la majorité du continent africain y ont apporté un épouvantable désordre. Hiram Lusana est notre seul espoir de ramener la race noire sur la bonne voie. C'est notre Moïse, et l'Afrique est notre Terre promise. - N'êtes-vous pas démesurément optimiste ? - Optimiste ? - Selon les derniers communiqués reçus d'Afrique du Sud, leurs forces armées ont franchi la frontière du Mozambique et détruit le quartier général de TA.R.A. - J'ai lu ces communiqués, dit Daggat. Rien n'est changé. C'est un revers momentané, peut-être, rien de plus. Hiram Lusana est toujours là. Il lèvera une autre armée, et j'ai l'intention de l'y aider de tout mon pouvoir. - Amen, mon frère, dit Felicia. Les trois personnages sont trop absorbés dans leur 327 discussion pour remarquer qu'une voiture s'est placée devant la limousine et qu'elle a ralenti. Au feu rouge suivant, le conducteur range la voiture le long du trottoir et il bondit : avant que le chauffeur de Daggat ait le temps de réagir, l'homme ouvre la portière arrière et il monte. Daggat en reste bouche bée. Felicia est pétrifiée, les lèvres sèches. Seule Loren paraît à peine étonnée. - Je voudrais fichtre bien savoir qui vous êtes ? interroge Daggat, et par-dessus l'épaule de l'étranger, il aperçoit son chauffeur fouiller sous le tableau de bord pour prendre un revolver. - Vous devriez pourtant me reconnaître d'après mes photographies, répond l'homme en riant. Felicia tire Daggat par la manche. - C'est lui, souffle-t-elle. - Lui, qui ? crie Daggat, visiblement dans le noir. - Pitt. Je m'appelle Dirk Pitt. Loren fixe intensément Dirk. Elle ne l'a pas vu depuis plusieurs jours, et elle a peine à retrouver en lui l'homme avec qui elle a fait l'amour. Ses paupières sont enflammées par le manque de sommeil et son menton est noir de barbe. Il y a sur son visage des rides qu'elle n'avait jamais remarquées, des rides de tension et d'épuisement. Elle lui prend la main. - D'où arrives-tu ? demande-t-elle. - Simple coïncidence, explique Pitt. Je venais te voir et j'arrivais au Capitule lorsque je t'ai vue monter dans cette voiture. En roulant à côté de vous, j'ai repéré l'honorable Congressman Daggat assis à l'arrière. Le chauffeur a abaissé la glace derrière lui, et il braque un revolver à quelques centimètres de la nuque de Pitt. Daggat se sent infiniment mieux. Il a de nouveau la haute main. - Il est peut-être temps que nous fassions connaissance, monsieur Pitt. 328 II fait un léger signe de la main. Le chauffeur baisse son revolver. - Exactement ce que je me disais, fait Pitt en souriant. En fait, cela m'évite d'aller à votre bureau. - Vous vouliez me voir ? - Oui, j'ai décidé de commander un autre jeu de photos. Pitt sort une petite liasse de reproductions avec laquelle il s'évente. - J'en ai vu de meilleures, évidemment, mais il faut dire qu'elles n'ont pas été prises dans les meilleures conditions. Loren se couvre la bouche de la main. - Tu es au courant de ces horreurs ? J'ai fait tout pour que tu n'en saches rien. - Voyons, fait Pitt comme si Loren n'avait rien dit, et il laisse les photos tomber une à une sur les genoux de Daggat. Je prendrai une douzaine de celles-ci, cinq de celles-là et... - Je n'apprécie guère votre conception de l'humour, coupe Daggat. Pitt le fixe, l'air innocent. - Il me semblait que puisque vous êtes dans le commerce des photos obscènes, vous ne verriez pas d'inconvénients à fournir vos clients... ou, pouvons-nous dire : vos modèles. Naturellement, j'attends un escompte. - A quel jeu jouez-vous, monsieur Pitt ? demande Felicia. - Jeu ? répond Pitt, l'air amusé. Ce n'est pas un jeu. - Il peut, sur le plan politique, détruire ton père et moi-même, intervient Loren. Tant qu'il détient les négatifs de ces photos, il est le maître. - Allons donc, lui dit Pitt avec un sourire. Le Congressman Daggat est sur le point d'abandonner la profession de maître chanteur. Il n'est pas doué pour ce métier, d'ailleurs. Il ne tiendrait pas dix minutes devant un vrai professionnel. 329 - Comme vous ? demande Daggat, l'air mauvais. - Non, mais comme mon père. Je crois que vous le connaissez : le sénateur George Pitt. Quand je lui ai expliqué votre petite opération, il m'a demandé en riant de lui garder un jeu de photos comme souvenir. Voyez-vous, il n'a encore jamais vu son fils préféré en action. - Vous êtes fou, siffle Felicia. - Vous avez dit ça à votre père ? murmure Daggat ahuri. Je n'en crois rien. - Voici l'heure de vérité, dit Pitt, qui sourit de plus en plus. Le nom de Sam Jackson vous dit-il quelque chose ? Daggat ravale sa salive. - Il a parlé ? Ce salaud a parlé ? - Il a chanté comme la Callas. Au fait, il ne peut pas vous voir en peinture. Il ne se tient plus à l'idée de témoigner contre vous devant le comité de moralité de la Chambre des représentants. La voix de Daggat exprime un soupçon de crainte. - Vous n'oseriez pas soumettre ces photos à une commission d'enquête. - Que diable ai-je à y perdre ? répond Pitt. Mon père se prépare à prendre sa retraite l'an prochain. Quant à moi, dès que ces photos seront mises en circulation, il faudra probablement que je repousse la moitié des secrétaires de la ville avec une batte de base-bail. - Cochon d'égoïste ! dit Felicia. Peu vous importe le sort de Loren. - Mais si, dit Pitt doucement. Comme c'est une femme, elle sera embarrassée, c'est certain, mais ce n'est pas un tel sacrifice à faire pour que notre bon ami Daggat que voilà aille passer quelques années à fabriquer des plaques d'immatriculation derrière les barreaux. Et, lorsqu'il sortira sur parole, il lui faudra se trouver une autre position, car son parti ne voudra plus entendre parler de lui. 330 Daggat s'empourpre et se penche, menaçant, sur Pitt. - Conneries que tout ça ! rage-t-il. Pitt le fixe d'un regard à faire bégayer un requin. - Le Congrès n'aime pas les voyous qui emploient des procédés tirés du ruisseau pour faire adopter une loi. Il fut un temps, pas si lointain, où votre combine aurait réussi, Congressman, mais, de nos jours, il y a des tas d'honnêtes gens au Capitole qui vous reconduiraient aux limites de la ville à coups de pied au cul s'ils apprenaient cela. Daggat s'effondre. Il est battu, et il le sent. - Que voulez-vous que je fasse ? - Détruisez les négatifs. - C'est tout ? Pitt fait un signe affirmatif. Daggat a une expression de ruse. - Et votre livre de chair, monsieur Pitt ? - Nous ne fréquentons pas le même égout, Congressman. Je pense que Loren sera d'accord pour convenir qu'il vaut mieux pour tout le monde oublier cette affaire. (Pitt ouvre la portière et il aide Loren à descendre.) Ah ! encore un détail : j'ai entre les mains une déclaration dûment authentifiée de Sam Jackson sur vos transactions avec lui. J'espère qu'il ne sera pas nécessaire de sonner l'alerte générale à propos de nouvelles extorsions, qu'elles viennent de vous ou de votre charmante petite amie. Mais, si je découvre que vous m'avez trompé, je vous tomberai sur le poil, mon bon monsieur. Je vous le promets. Pitt claque la portière et se penche vers le chauffeur. - Okay, mon gars, tire-toi. Ils restent, Loren et lui, à regarder la limousine se perdre dans la circulation. Puis Loren se dresse sur la pointe des pieds et pose un léger baiser sur la joue épineuse de Pitt. 331 - Qu'est-ce qui me vaut cela ? demande-t-il en souriant de plaisir. - De m'avoir tirée d'une vilaine histoire. - Pitt à la rescousse ! Je n'ai jamais pu résister à la vue d'une Congresswoman en détresse, explique-t-il en lui plantant un baiser sur les lèvres, sans se soucier des regards étonnés des passants. Et ça, c'est pour m'avoir montré ta noblesse. - Ma noblesse ? - Tu aurais dû me parler de ces photos. Je t'aurais épargné bien des nuits sans sommeil. - Je croyais pouvoir m'en tirer seule, dit-elle en évitant son regard. Les femmes doivent être capables de s'assumer. Il passe le bras sur ses épaules et conduit Loren à sa voiture. - Il y a des moments où même les féministes les plus décidées ont besoin de s'en remettre à un macho. Loren s'installe à la place du passager, et Pitt remarque une feuille de papier glissée sous l'un des essuie-glaces. Il pense d'abord que c'est un simple prospectus et va pour le jeter, mais il y jette tout de même un coup d'oil curieux. Le message est rédigé d'une écriture ferme. Cher monsieur Pitt. Je vous serais très reconnaissant de vouloir bien appeler ce numéro (555-5971) dès qu'il vous plaira. Merci, DALE JARVIS Instinctivement, Pitt fouille du regard la cohue qui se presse sur le trottoir, essayant vainement de repérer le mystérieux messager. Peine inutile. Il y a au moins quatre-vingts personnes dans un rayon de 100 mètres ; n'importe qui peut avoir laissé ce message pendant qu'il réglait ses comptes avec Daggat. 332 - Connais-tu un certain Dale Jarvis ? demande-t-il à Loren. Elle réfléchit un instant. - Je ne peux pas dire que le nom me soit familier. Pourquoi ? - On dirait, dit Pitt pensif, qu'il m'a laissé un billet doux. 49 L'air glacé de l'hiver siffle à travers les fentes du plancher du camion et transperce la peau de Lusana. Il est couché à plat ventre, les jambes liées et les bras étroitement attachés le long du corps. L'armature de métal du plancher lui cogne la tête à chaque secousse du véhicule sur la mauvaise route. Les sens de Lusana fonctionnent à peine. La cagoule qu'on lui a passée sur la tête le plonge dans le noir absolu, le laisse désorienté, et ses liens qui empêchent le sang de circuler l'engourdissent. Son dernier souvenir est l'image du visage souriant du chef pilote dans le bar des premières classes, à l'aéroport. Les quelques pensées lucides qu'il a eues depuis reviennent toutes à cette même image. - Je suis le capitaine Mutaapo, lui a dit le pilote, un homme grand et mince. (C'est déjà un quinquagénaire, noir et aux cheveux rares, mais le sourire le fait paraître plus jeune, il porte l'uniforme vert bouteille des BEZA-Mozambique Airlines, avec toute une végétation de galons dorés sur les manches.) Un représentant de mon gouvernement m'a recommandé de vous piloter à bon port, monsieur Lusana. - Il fallait évidemment prendre des précautions pour entrer aux Etats-Unis, a répondu Lusana, mais je doute sérieusement de courir le moindre danger au moment de partir et environné de touristes américains. 335 - N'importe, mon général, vous êtes sous m,a responsabilité, comme les cent cinquante et un autres passagers. Je dois vous demander si vous prévoyez quelque problème qui pourrait mettre des vies en danger. - Aucun, Capitaine, je peux vous l'assurer. - Bien. (Le sourire de Mutaapo découvre des dents éclatantes.) Alors, trinquons à un voyage confortable et calme. Qu'aimeriez-vous boire, mon général ? - Un Martini, tout ce qu'il y a de sec, avec un zeste. Merci. « Pure stupidité », se dit Lusana pendant que le camion cahote en traversant une voie de chemin de fer. Il s'est rappelé trop tard que les pilotes des lignes commerciales n'ont pas le droit de boire d'alcool pendant les vingt-quatre heures qui précèdent leur départ. Il a compris trop tard que son Martini avait été drogué. Le sourire du faux capitaine pilote s'est figé sous son regard avant de s'estomper et de s'évanouir dans le néant. Lusana est incapable de savoir l'heure qu'il est. Il lui est impossible de savoir qu'il a été constamment maintenu dans un état de léthargie par de fréquentes piqûres de sédatif. Des visages inconnus apparaissaient et reparaissaient lorsqu'on lui enlevait temporairement sa cagoule, leurs traits flottant dans une brume éthérée avant que l'obscurité ne se fasse de nouveau. Le camion freine, fait halte, et Lusana entend des voix étouffées. Puis le chauffeur passe les vitesses et avance pour s'arrêter un peu plus loin. Lusana entend qu'on ouvre les portes arrière ; il sent deux mains rudes qui le saisissent et transportent son corps engourdi sur une sorte de plan incliné. Des sons étranges viennent de l'obscurité. Un coup de sirène au loin. Des heurts de métal, comme si l'on ouvrait et claquait des portes d'acier. Il discerne aussi des odeurs de peinture fraîche et d'huile. 336 On le dépose sans cérémonie sur un plancher aussi dur que celui du camion, et on le laisse là pendant que ses porteurs se mettent hors de portée d'oreille. Il sent ensuite que l'on coupe ses liens. Puis on lui retire sa cagoule. La seule lumière vient d'une ampoule rouge fixée à un mur. Lusana reste immobile une bonne minute, pendant que la circulation se rétablit lentement dans ses membres douloureux. Il cligne, puis il écarquille les yeux. Il lui semble être sur le pont d'un navire. La lueur rouge révèle une barre à roue et une vaste console piquetée de lumières multicolores qui se reflètent dans une longue suite de fenêtres carrées encastrées dans trois murs gris. Au-dessus de Lusana, tenant encore la cagoule dans sa main, il y a un homme de la taille d'une montagne. Pour Lusana, toujours étendu sur le pont, l'homme apparaît en perspective déformée comme un géant qui laisse tomber son regard sur lui et qui sourit. Lusana ne s'y trompe pas un instant. Il sait fort bien que les tueurs les plus endurcis ont généralement un sourire angélique avant de couper la gorge de leurs victimes. Et pourtant, le visage de cet homme paraît curieusement dénué d'intentions meurtrières. Au contraire, il exprime une sorte de curiosité détachée. - C'est vous Hiram Lusana. (La caverneuse voix de basse se répercute contre les blindages d'acier.) - C'est moi, en effet, répond Lusana d'une voix enrouée. Sa voix lui semble étrange. Il y a quatre jours qu'il n'a pas prononcé un mot. - Vous n'avez pas idée de l'impatience où j'étais de vous rencontrer, dit le géant. - Qui êtes-vous ? - Le nom de Fawkes vous dit-il quelque chose ? - Je devrais le connaître ? demande Lusana décidé à ne pas se laisser intimider. 337 - Aaah ! c'est vraiment la pire chose d'oublier le nom des gens que l'on a assassinés. Le souvenir commence à revenir à l'esprit de Lusana. - Fawkes... le raid de la ferme des Fawkes, dans le Natal. - Ma femme et mes enfants abattus. Ma maison incendiée. Vous avez même massacré mes ouvriers. Des familles entières, qui avaient la même peau que la vôtre. - Fawkes... vous êtes Fawkes, répète Lusana, son esprit embrumé cherchant à se retrouver. - Je sais sans l'ombre d'un doute que cette boucherie a été perpétrée par l'A.R.A., reprend Fawkes d'une voix qui se fait plus dure. C'étaient vos hommes ; c'est vous qui avez donné les ordres. - Je n'y suis pour rien. La brume se dissipe dans l'esprit de Lusana, et il commence à retrouver l'équilibre, intérieurement au moins, car ses bras et ses jambes refusent encore de lui obéir. - Je suis navré de ce qui est arrivé à votre famille, reprend-il. Un horrible bain de sang qui n'avait ni rime ni raison. Mais il vous faudra chercher ailleurs ceux qui en sont responsables. Mes hommes sont innocents. - Oui, vos dénégations étaient à prévoir. - Qu'avez-vous l'intention de faire de moi ? demande Lusana d'une voix qui ne tremble pas. Fawkes regarde au loin par les vitres de la passerelle. Il fait nuit noire, et un léger crachin embue les vitres. Il a une étrange tristesse dans le regard et se tourne vers Lusana. - Nous allons, vous et moi faire un petit voyage, un voyage du genre aller simple, dit-il doucement. 50 Le taxi franchit une grille derrière l'aéroport national de Washington à 9 h 30 du soir exactement ; il dépose Jarvis près d'un hangar isolé, à une extrémité rarement utilisée de l'aérodrome. A l'exception d'une vague lueur vers les carreaux poussiéreux d'une porte latérale, le bâtiment géant est une vaste caverne déserte. Jarvis pousse la porte et n'est guère surpris de ne pas l'entendre grincer. Les gonds, parfaitement huilés, pivotent sans un murmure. L'intérieur béant est brillamment éclairé par des plafonniers fluorescents. Un vénérable avion trimoteur Ford est posé comme une grosse oie au centre du sol cimenté ; ses ailes protectrices abritent plusieurs automobiles antiques en voie de restauration. Jarvis s'approche d'une voiture qui n'est plus guère qu'un tas de ferraille rouillée. Deux pieds passent sous le radiateur. - Vous êtes bien monsieur Pitt ? demande Jarvis à ces deux pieds. - Et vous êtes bien monsieur Jarvis ? - Oui. Pitt sort de dessous la voiture et se redresse. - Je vois que vous avez réussi à trouver mon humble demeure. L'aspect échevelé et la combinaison graisseuse de Pitt font hésiter Jarvis. - Vous habitez ici ? 339 - J'ai un appartement au premier, dit Pitt en montrant un étage vitré qui s'élève au-dessus du sol du hangar. - Jolie collection que vous avez là, dit Jarvis en indiquant les reliques. Quelle est donc celle-là, là-bas, avec ses pare-chocs noirs et sa carrosserie argent ? - Une voiture de ville Maybach-Zeppelin 1936. - Et celle sous laquelle vous travailliez ? - Une landaulet décapotable Renault 1912. - Elle paraît un peu fatiguée, hasarde Jarvis en passant l'index sur la couche de rouille. - Elle n'est pas si mal que ça quand on songe qu'elle est restée au fond de l'océan pendant soixante-dix ans, explique Pitt en souriant. Jarvis comprend tout de suite. - Elle vient du Titanic ? - Oui. On m'a permis de la garder après le renflouage. Une sorte de prime pour service rendu, si vous voulez. Pitt prend l'escalier qui mène à son appartement. Jarvis entre, et son coup d'oil professionnel enregistre instinctivement l'ameublement étrange. « Le locataire est un homme qui a beaucoup voyagé », songe-t-il en voyant les instruments de marine qui décorent l'intérieur. Casques de scaphandriers d'un autre âge. Compas de marine, gouvernails de bois, cloches de bord, clous anciens, même, et vieilles bouteilles, tous soigneusement étiquetés au nom des célèbres épaves auxquelles Pitt les a arrachés. C'est un peu le musée de la vie d'un homme. A l'invitation de Pitt, Jarvis s'assoit sur un divan de cuir, puis il fixe franchement son hôte. - Vous ne me connaissez pas, monsieur Pitt ? - Non. - Et pourtant vous n'avez pas hésité à me rencontrer ? - Qui peut résister à la curiosité ? demande Pitt en souriant. Ce n'est pas tous les jours que je trouve 340 sous mon essuie-glace une note avec un numéro de téléphone qui se trouve être celui du Conseil national de sécurité. - Vous avez deviné, sans doute, que vous étiez suivi. Pitt s'enfonce dans un fauteuil de cuir et pose les pieds sur un tabouret. - Laissons tomber les devinettes, monsieur Jarvis, et venez-en au fait. Que chassez-vous ? - Ce que je chasse ? - Oui, en quoi est-ce que je vous intéresse ? - Okay, monsieur Pitt, dit Jarvis. Cartes sur table. Quel est le véritable motif qui inspire la N.U.M.A. dans sa recherche d'un certain type de munitions lourdes de marine ? - Vous n'aimeriez pas prendre un verre ? demande simplement Pitt. - Non, merci, répond Jarvis, qui note l'esquive de Pitt. - Si vous savez que nous sommes preneurs, vous savez donc pourquoi. - Expériences sismologiques sur des formations corallifères ? Pitt acquiesce d'un signe de tête. Jarvis s'étire de tout son long contre le dossier du divan. - Quand les expériences doivent-elles avoir lieu ? - Les deux dernières semaines de mars de l'année prochaine. - Je vois, dit Jarvis avec un regard bénin et paternel avant de foncer droit au but. J'ai eu l'occasion de parler à quatre sismologues, dont ceux de votre agence même. Ils n'approuvent pas votre idée de lancer des obus de 400 du haut d'un avion. En fait, ils trouvent cela parfaitement ridicule. J'ai également appris qu'aucune expérience sismologique n'est prévue par la N.U.M.A. dans le Pacifique. En résumé, le joli bateau que vous avez monté prend l'eau, monsieur Pitt. 341 Pitt ferme les yeux pour réfléchir. Il peut mentir ou garder simplement le silence. « Non, songe-t-il, il n'y a plus d'alternative ». Il n'y a pratiquement aucun espoir que Steiger, Sandecker ou lui-même puisse négocier prochainement avec l'A.R.A. et récupérer ainsi les ogives de « Mort Subite ». Ils ont conduit leurs recherches aussi loin que leurs ressources limitées le leur permettaient. Le moment est venu, décide-t-il, de faire appel aux professionnels. Il rouvre les yeux et regarde Jarvis. - Si j'avais le pouvoir de vous mettre dans le creux de la main un organisme maléfique capable de tuer sans cesse pendant trois cents ans, qu'en feriez-vous ? La question de Pitt prend Jarvis de court. - Je ne vois pas où vous voulez en venir. - La question reste posée, dit Pitt. - Il s'agit d'une arme ? Pitt hoche affirmativement la tête. Un sentiment de malaise gagne Jarvis. - Je ne connais aucune arme de cet ordre. Les armes chimiques et biologiques ont été effectivement et inconditionnellement bannies par tous les membres des Nations Unies il y a dix ans. - Répondez tout de même à ma question, insiste Pitt. - Je le remettrais à notre gouvernement, je suppose. - Etes-vous certain que ce soit le bon parti à prendre ? - Dieu tout-puissant, cher monsieur, que voulez-vous que je sache ? Le cas est purement hypothétique. - Une telle arme doit être détruite, dit Pitt, et ses yeux verts semblent transpercer Jarvis. Il règne un court silence, puis Jarvis reprend. - Existe-t-elle réellement ? - Elle existe. 342 Les choses s'éclaircissent enfin et, pour la première fois d'aussi loin qu'il se souvienne, Jarvis souhaiterait n'avoir pas été aussi habile et n'avoir jamais découvert une pareille affaire. Il regarde Pitt avec un sourire contraint. - Au fait, je prendrais volontiers ce verre, dit-il doucement. Et puis, je crois que nous allons échanger des nouvelles très fâcheuses. Il est plus de minuit lorsque Phil Sawyer arrête sa voiture devant l'immeuble qu'habité Loren. C'est ce que la plupart des femmes appellent un bel homme, avec son visage ferme et une chevelure prématurément grise et bien coupée. Loren lui adresse un sourire séduisant. - Voudriez-vous m'ouvrir la porte ? La serrure coince toujours plus ou moins. - Comment refuserais-je ? fait-il en souriant. Ils descendent de voiture et suivent en silence l'allée qui conduit à la porte d'entrée. Les trottoirs mouillés reflètent la lumière des réverbères. Loren se presse contre lui pour s'abriter de la pluie fine et froide. Le portier les salue et ouvre la porte de l'ascenseur. Devant l'entrée de son appartement, elle fouille dans son sac et tend la clef à Sawyer. Il ouvre. - Servez-vous un verre, dit Loren en secouant sa chevelure emperlée de gouttes. Je reviens dans une minute. Loren passe dans sa chambre ; Sawyer s'approche d'un petit bar roulant et se verse un cognac. Il en est à son second, lorsqu'elle revient. Elle est en pyjama avec un boléro gris argent et un pantalon bordé de dentelle. Lorsqu'elle franchit la porte, la lumière de la chambre dessine sa silhouette à travers le nylon vaporeux. Le pyjama, la chevelure cannelle et les yeux violets font un tel ensemble que Sawyer se sent tout à coup l'âme d'un timide adolescent. - Vous êtes ravissante, finit-il par dire. - Vous êtes très gentil. 343 Elle se sert un Manhattan et s'assoit près de lui sur le divan. - C'était un excellent dîner, Phil. - J'en suis ravi. Elle se rapproche et lui caresse la main. - Vous n'êtes pas comme d'habitude, ce soir. Je ne vous ai jamais vu si détendu. Vous n'avez pas parlé une seule fois du Parlement. - Dans exactement six semaines et trois jours, le nouveau Président élu prêtera serment, et mes huit ans de bataille avec ces messieurs et ces dames de la presse prendront fin. Seigneur, je n'imaginais pas combien je serais heureux de faire partie d'un gouvernement sortant. - Que comptez-vous faire après l'inauguration de la nouvelle Administration ? - Le patron est tout à fait dans le vrai. Dès qu'il aura passé les rênes du gouvernement, il embarque à bord de son cotre et cingle vers le Pacifique où, m'a-t-il dit, il va boire et forniquer tout son saoul. (Sawyer abaisse son verre et plonge son regard dans les yeux de Loren.) Quant à moi, je préfère les Caraïbes, surtout pour un voyage de noces. Une sorte d'expectative naît dans l'esprit de Loren. - Vous avez quelqu'un en vue ? Sawyer saisit leurs verres, les pose et prend les mains de Loren dans les siennes. - Congresswoman Smith, déclare-t-il avec un sérieux exagéré, je vous demande respectueusement de voter en faveur de votre mariage avec Phil Sawyer. Les yeux de Loren s'embuent et deviennent pensifs. Bien qu'elle ait toujours été certaine que ce moment-là viendrait, elle n'a pas encore réellement décidé de sa réponse. Sawyer se trompe dans l'interprétation de l'hésitation de Loren. - Je devine ce que vous pensez, dit-il gentiment. Vous vous demandez quelle serait la vie avec un porte-parole présidentiel sans emploi, n'est-ce pas ? Eh bien, soyez rassurée : je sais de source sûre que 344 les responsables de mon parti désirent que je me présente aux prochaines élections sénatoriales. - Dans ce cas, dit-elle d'une voix décidée, la majorité émet un vote favorable. Sawyer ne devine pas une certaine gêne dans les yeux de Loren. Il lui prend le visage entre ses mains et lui baise doucement les lèvres. La pièce semble disparaître, et le parfum féminin du corps de Loren l'enveloppe. Il pose la tête entre ses seins, et il est tout à coup étrangement en paix avec le monde. Un peu après, alors que Sawyer repose, las et apaisé, l'oreiller recueille les larmes de Loren. Elle a fait un effort désespéré ; elle y a mis toute son âme. Elle a fait l'amour de toutes ses forces, jusqu'à s'arracher de la gorge les cris classiques. Mais en pure perte. Tout au long de cette bataille d'amour, elle n'a cessé de comparer Sawyer à Pitt. Impossible de trouver une explication logique à cette différence. Dans sa chair intime, ils sont à peu près semblables, mais Pitt fait d'elle une créature sauvage, une bête avide, alors que Sawyer la laisse froide et insatisfaite. Elle enfonce son visage dans l'oreiller pour étouffer ses sanglots. Maudit sois-tu, Dirk Pitt ! se dit-elle. Je voudrais te voir en enfer ! - Je me demande quelle histoire est la plus insensée, fait Pitt, la vôtre ou la mienne. - Qui peut le dire, fait Jarvis avec un haussement d'épaules. Ce qui est tragique, c'est qu'il soit possible que vos ogives de « Mort Subite » et mon opération Eglantine soient une réalité. - L'attaque d'une grande ville côtière par un cuirassé de Noirs d'Afrique du Sud se faisant passer pour des terroristes de l'A.R.A... C'est de la démence ! - Vous avez tort, riposte Jarvis. L'idée est simplement géniale. Quelques bombes ici et là, un nouveau détournement d'avion ne réussiraient plus à amener tout un pays à voir rouge. Mais un vieux navire de bataille, pavillon haut, arrogant d'explosifs, une 345 population impuissante, c'est du sensationnel et du meilleur. - Mais quelle ville ? - Aucune n'est précisée. Cette partie du plan reste un mystère. - Heureusement, il manque l'élément essentiel. - Le cuirassé, dit Jarvis. - Vous affirmez qu'ils ont tous été retirés du service actif. - Le dernier a été vendu à un chantier de démolition il y a quelques mois. Tous les autres sont des reliques hors d'usage. Pitt regarde dans le vide pendant quelques instants. - Je me rappelle avoir vu un bâtiment de ligne ancré dans une anse de Chesapeake Bay, il y a seulement quelques semaines. - Sans doute un croiseur cuirassé. - Non, je suis certain qu'il était armé de trois tourelles, insiste Pitt. Je volais vers Savannah, et l'appareil est passé exactement au-dessus avant de prendre le sud. Jarvis n'est toujours pas convaincu. - Je n'ai aucune raison de douter de l'exactitude de mes renseignements ; toutefois, pour plus de sûreté, je ferai vérifier. - Et il y a encore autre chose, dit Pitt en se levant et en allant à un rayon sur lequel se trouvent les différents volumes d'une encyclopédie dont il sort un tome et feuillette les pages. - Vous est-il venu un autre souvenir ? demande Jarvis. - Oui, l'opération Eglantine. - Et alors ? - Ce nom de code peut-il représenter quelque chose ? - Les noms de code ont rarement un sens quelconque, explique Jarvis. Cela risquerait d'être révélateur. - Je vous parie une bouteille de Champagne millésimé que celui-là en a un. 346 Pitt lui tend le volume ouvert sur une carte géographique. Jarvis met ses lunettes et y jette un coup d'oil superficiel. - Bon, le lowa est aussi appelé l'Etat du faucon. Et après ? Pitt montre du doigt un passage au milieu de la page de droite. - La fleur du lowa, dit-il doucement, est l'églantine. Le visage de Jarvis perd immédiatement sa couleur. - Mais le cuirassé lowa a été démoli. - Démoli ou vendu pour être démoli ? demande Pitt. Cela représente une sacrée différence. Une portée de rides inquiètes se dessine sur le front de Jarvis. Pitt le regarde et le laisse mariner. - A votre place, dit-il enfin, je ferais une descente dans tous les chantiers navals de la côte ouest de Chesapeake. - Votre téléphone ? (C'est plus un ordre qu'une prière.) Pitt montre un appareil sur un guéridon. Jarvis compose un numéro et, en attendant qu'on lui réponde, il interroge Pitt du regard. - Avez-vous un moyen de locomotion qui ne sorte pas d'un rayon d'antiquités ? - J'ai une voiture de service de la N.U.M.A. devant la porte. - Je suis venu en taxi. Me feriez-vous l'honneur de me reconduire ? - Donnez-moi une minute pour me passer de l'eau sur la figure, répond Pitt. Lorsqu'il sort de la salle de bains, Jarvis est déjà à la porte. - Vous aviez raison, dit-il calmement. A la date d'hier, le navire de guerre lowa était encore à quai dans le chantier naval Forbes, dans le Maryland. - Je connais, dit Pitt. C'est dans la baie, à quelques kilomètres au-dessous de l'embouchure de la rivière Patuxent. 51 Pendant que Pitt roule sous la pluie, Jarvis se laisse engourdir par l'incessant va-et-vient des balais essuie-glaces. Il revient enfin à l'heure présente et pointe le doigt sur la route qui s'étend devant eux. - J'ai l'impression que la ville prochaine est Lexington Park, dit-il. - Nous en sommes encore à 6 kilomètres, précise Pitt sans tourner la tête. - Il y a une station-service ouverte toute la nuit à l'entrée, poursuit Jarvis. Arrêtez-vous à la cabine téléphonique. Quelques minutes plus tard, les phares éclairent le panneau indicateur de Lexington Park. A moins d'un kilomètre, dans un virage, une station-service brille de tous ses feux dans la nuit pluvieuse. Pitt prend la piste d'entrée et s'arrête devant la cabine. Le pompiste de service est bien au sec et au chaud dans son bureau, les pieds sur un vieux poêle à mazout. Il pose son magazine et surveille un moment d'un oil soupçonneux Pitt et Jarvis à travers les vitres ruisselantes de pluie. Enfin, voyant qu'il n'a pas affaire à deux truands venus pour un hold-up, il reprend sa lecture. Le plafonnier de la cabine s'éteint, et Jarvis revient en courant reprendre sa place dans la voiture. - Y a-t-il du nouveau ? demande Pitt. 349 - Oui, répond Jarvis. Mon équipe a déniché une information plutôt décourageante. - Les mauvaises nouvelles et la mauvaise météo vont souvent de pair, annonce Pitt. - Le lowa a été rayé des contrôles de la Marine et vendu à la ferraille. Le dernier enchérisseur était une société appelée la « Walvis Bay Investment Corporation ». - Inconnue au bataillon. - Cette société est un prête-nom pour l'A.R.A. Pitt donne un léger coup de volant pour éviter une large flaque d'eau. - Lusana aurait-il réussi à battre sur le fil le ministère de la Défense d'Afrique du Sud et à lui enlever la dernière enchère ? - J'en doute beaucoup, dit Jarvis qui frissonne encore de la pluie glacée et se chauffe les mains à la bouche de dégivrage du tableau de bord. J'ai la conviction que le ministère d'Afrique du Sud a bel et bien acheté le lowa et qu'il a conclu la transaction au nom de la Walvis Bay Investment Corporation. - Et Lusana n'en aurait rien su ? - Comment le saurait-il ? dit Jarvis. L'usage veut que le nom de l'acheteur soit tenu secret s'il le demande. - Seigneur ! murmure Pitt. Et la vente des ogives à l'A.R.A. par la société Phalanx... - En creusant un peu plus, dit Jarvis d'une voix lasse, je crains fort de découvrir que Lusana et 1'A.R.A. n'ont rien à voir non plus dans cette affaire. - Voici les chantiers navals Forbes, annonce Pitt. La haute enceinte de grillage est parallèle à la route. Pitt freine et s'arrête contre un câble qui barre l'entrée principale. Aucune silhouette de navire de guerre à travers les rafales de pluie. Les énormes grues elles-mêmes se perdent dans l'obscurité. Le garde est à la portière avant que Pitt ait eu le temps de baisser la glace. 350 - Que puis-je faire pour vous, messieurs ? demande-t-il courtoisement. Jarvis écarte Pitt pour montrer sa carte d'identité. - Nous voudrions nous assurer que le lowa est toujours dans vos chantiers. - Je peux vous en donner ma parole, messieurs : le lowa est bien ici. Il y est même en réfection depuis six bons mois. Au mot « réfection », Pitt et Jarvis se regardent, inquiets. - J'ai reçu l'ordre de ne laisser entrer personne sans laissez-passer ou permission écrite des responsables de la société, poursuit le garde. Vous allez être forcés, je le crains, d'attendre l'ouverture des bureaux pour voir le bateau. Jarvis rougit de colère, mais, avant qu'il ait le temps de faire valoir ses titres officiels, une voiture s'arrête et un homme en smoking en descend. - Vous avez des problèmes, O'Shea ? interroge-t-il. - Ces messieurs voudraient entrer, mais ils n'ont pas de laissez-passer. Jarvis descend et va à la rencontre du nouveau venu. - Je m'appelle Jarvis, lui explique-t-il. Je suis le directeur du Conseil national de sécurité. Et mon ami est Dirk Pitt, de la N.U.M.A. II est d'une importance capitale que nous procédions à une inspection du lowa. - A3 heures du matin ? s'exclame l'homme, surpris en examinant la carte d'identité de Jarvis à la lumière des lampadaires avant de se tourner vers le garde. - Ces messieurs sont en règle : laissez-les passer, dit-il, puis il se tourne vers Jarvis : le quai est assez difficile à trouver, il vaut mieux que je vous accompagne. Au fait : je m'appelle Metz, Lou Metz, directeur de ces chantiers. 351 - Il s'en va vers sa voiture et dit quelques mots à une femme assise sur le siège avant. - C'est ma femme, explique-t-il, en se courbant pour s'asseoir à l'arrière de la voiture de Pitt. C'est notre anniversaire de mariage. Nous rentrions après l'avoir fêté, et je me suis arrêté ici en passant pour prendre des papiers. O'Shea décroche le câble de la porte et le laisse tomber sur le sol mouillé. Puis il fait signe à Pitt d'attendre, et il passe la tête par la portière : - Monsieur Metz, dit-il, si vous voyez le chauffeur du car, vous pourriez lui demander ce qu'il attend pour repartir. - Le chauffeur du car ? répète Metz visiblement surpris. - Il est arrivé vers 7 heures du soir avec une cargaison d'au moins soixante-dix Noirs. Ils venaient pour le lowa. - Et vous les avez laissé passer ? s'exclame Metz abasourdi. - Ils avaient des laissez-passer en règle, y compris le chauffeur du camion qui les suivait et qui est entré avec eux. - Fawkes ! aboie Metz furieux. Qu'est-ce que ce dingue d'Ecossais a bien pu faire encore ? Pitt passe la première et engage la voiture dans le chantier. - Qui est Fawkes ? demande-t-il. - Capitaine Patrick McKenzie Fawkes, explique Metz. Retraité de la Marine britannique. Il ne cache nullement qu'il a été chargé par une bande de terroristes noirs de remettre le bateau en état. Il est plus toqué à lui tout seul qu'un asile psychiatrique au grand complet. Jarvis se retourne pour regarder Metz. - Qu'est-ce qui vous fait dire qu'il est toqué ? lui demande-t-il. - Fawkes m'a fait venir avec mon équipe sur le pont du lowa pour me demander de le transformer. 352 II a voulu que nous supprimions à peu près entièrement le blindage et que nous remplacions la plus grande partie des superstructures par du contrepla-qué. - Le lowa n'a pas été conçu pour flotter comme un bouchon, dit Pitt. Si son niveau de flottaison et son centre de gravité sont sérieusement modifiés, il se mettra quille en l'air au premier coup de vent. - C'est à moi que vous dites ça ? gronde Lou Metz. J'ai discuté avec cette tête de mule pendant des mois. J'aurais pu aussi bien pisser dans un violon. Il m'a même demandé, s'il vous plaît, d'enlever deux moteurs à turbine de la General Electric en parfait état et d'obturer les tunnels d'arbres d'hélices. (Il s'arrête et tape sur l'épaule de Pitt.) Prenez à droite à la prochaine pile de plaques d'acier et à gauche après les rails de la grue. La température a baissé et la pluie tourne à la neige fondue. Deux grandes formes rectangulaires apparaissent dans la lueur des phares. - Voici le car et le camion, annonce Pitt. Il gare la voiture, mais laisse le moteur en marche et les phares allumés. - Où sont les chauffeurs ? demande Jarvis. Pitt sort une lampe électrique de la boîte à gants et descend. Jarvis le suit, mais Lou Metz s'enfonce dans la nuit sans dire un mot. Pitt dirige le faisceau lumineux à l'intérieur du car et du camion. Ils sont vides. Pitt et Jarvis contournent les véhicules abandonnés et tombent sur un Lou Metz pétrifié, les bras pendants, les poings serrés. Son smoking est trempé et ses cheveux plaqués sur son crâne. Il a l'air rescapé d'un naufrage. - Alors, et le lowa ? demande Jarvis. Metz agite frénétiquement les bras dans le noir. - Enfilé d'Ecossais ! jure-t-il. - Enfilé de quoi ? 353 - Ce maudit Ecossais a pris le large avec le bateau ! - Seigneur Dieu ! Vous croyez ? Le visage et la voix de Metz sont pleins d'une sorte de prière désespérée. - Bon Dieu ! je n'ai pas l'habitude d'égarer un croiseur cuirassé ! Voilà le quai où il était ancré pour la réfection. (Soudain il aperçoit quelque chose et court vers le bord du bassin.) Mon Dieu ! regardez-moi ça ! Les aussières sont encore aux bornes d'amarrage. Ces abrutis les ont balancées par-dessus bord. Comme s'ils avaient l'intention de ne plus jamais accoster. Jarvis se penche et regarde les lourds câbles qui s'enfoncent dans l'eau noire. - C'est ma faute ! dit-il. C'est une négligence criminelle que de n'avoir pas vu venir le coup. - Nous ne sommes pas encore certains qu'ils passeront à l'attaque, fait Pitt. Jarvis hoche la tête. - Ils le feront, soyez-en bien convaincu, soupire-t-il d'un ton las en s'accotant à un pilier. Si encore ils nous avaient donné une date et un objectif. - La date est connue depuis toujours. Jarvis l'interroge du regard et attend. - Vous avez dit que la raison de l'attaque était de susciter de la sympathie pour les Blancs d'Afrique du Sud et la colère de l'Amérique contre les révolutionnaires noirs, poursuit Pitt. Quel jour conviendrait mieux que celui-ci ? - Nous sommes mercredi et il est minuit cinq, dit Jarvis d'une voix tendue. Je ne vois rien là d'extraordinaire. - Ceux qui ont lancé l'opération Eglantine ont un merveilleux sens de l'opportunité, explique Pitt d'un ton ironique. Nous sommes aujourd'hui le 7 décembre, jour anniversaire de Pearl Harbour. CINQUIÈME PARTIE LE IOWA 52 Pretoria, Afrique du Sud - 7 décembre 1988 Seul dans son bureau du ministère de la Défense, Pieter de Vaal est en train de lire un rapport. C'est la fin de l'après-midi, et la lumière de l'été passe par les fenêtres en ogive. On frappe discrètement à la porte. Sans quitter le texte des yeux, de Vaal répond : - Oui? Zeegler entre. - On vient de nous apprendre que Fawkes a déclenché l'opération. Le visage de de Vaal reste impassible ; il pose le rapport et tend une feuille de papier à Zeegler. - Veillez à ce que l'officier de garde au service des communications transmette lui-même ce message au ministère des Affaires étrangères des Etats-Unis. J'ai le devoir d'avertir votre gouvernement d'une attaque imminente de votre territoire par des terroristes de l'Armée révolutionnaire africaine sous le commandement du capitaine Patrick Fawkes, retraité de la 355 Marine royale britannique. Je regrette profondément le rôle que mon cabinet aurait pu jouer par inadvertance dans cette tragique abomination. Eric Koerstmann, Premier ministre - Vous admettez notre culpabilité au nom de notre Premier ministre alors qu'il est totalement ignorant de l'opération Eglantine ? s'exclame Zeegler stupéfait. Puis-je vous demander pourquoi ? De Vaal croise les mains sur son bureau et regarde Zeegler. - Je ne vois aucune raison d'entrer dans les détails. - Alors, puis-je vous demander pourquoi vous envoyez aussi délibérément Fawkes à l'abattoir ? Le ministre fait un signe de congé et reprend son dossier. - Veillez à ce que le message soit transmis. Vos questions recevront une réponse en temps utile. - Mais nous avons promis à Fawkes de faire tout notre possible pour le tirer d'affaire, insiste Zeegler. De Vaal pousse un soupir impatient. - Fawkes savait parfaitement qu'il allait à la mort lorsqu'il a accepté le commandement de l'expédition. - S'il en réchappe et s'il parle aux autorités américaines, ses révélations seront une catastrophe pour notre gouvernement. - Soyez sans inquiétude, colonel, dit de Vaal avec un mauvais sourire, Fawkes n'en réchappera pas. Il ne parlera donc pas. - Vous en avez l'air bien certain, monsieur le Ministre. - Je le suis, assure calmement de Vaal. Je le suis, vous pouvez me croire. Au plus profond des entrailles du lowa, un personnage vêtu d'un bleu graisseux et d'un lourd caban de laine quitte la coursive et entre dans ce qui était jadis l'infirmerie du bord. Il referme la porte et s'évanouit 356 dans l'obscurité profonde. Il promène le faisceau lumineux de sa lampe électrique dans la pièce vide. Les cloisons métalliques ont été supprimées, et il paraît perdu dans une immense caverne. Ayant pu vérifier qu'il est bien seul, il s'agenouille et tire un léger pistolet de son caban ; il adapte un silencieux au canon et glisse un chargeur de vingt cartouches dans la crosse. Dans le noir, il pointe le Hocker-Rodine automatique, calibre 27,5, et appuie sur la détente. Un « pschitt » à peine audible est suivi de deux chocs sourds de la balle qui ricoche sur les cloisons blindées. Satisfait de cette vérification, le personnage fixe le pistolet à sa jambe droite. Après avoir fait quelques pas pour s'assurer que l'arme ne le gêne pas, Emma éteint sa lampe, se glisse dans la coursive et se dirige vers la salle des machines. 53 Cari Swedborg, patron du chalutier la Molly Ben-der, tapote le baromètre de l'index, le fixe stoïquement un moment, puis retourne à la table des cartes et prend sa tasse de café. Passant mentalement le fleuve en revue, il avale une gorgée et regarde la glace recouvrir lentement le pont. Il a horreur de ces nuits de misère. L'humidité glaciale lui pénètre les os et tourmente ses articulations vieilles de soixante-dix ans. Il aurait dû prendre sa retraite il y a une bonne dizaine d'années, mais sa femme est morte, ses enfants se sont dispersés aux quatre coins du pays et Swedborg est incapable de rester à ne rien faire dans sa maison vide. Tant qu'il pourra accrocher son hamac dans un bateau quelconque comme skipper, il restera sur l'eau jusqu'à ce qu'on l'y ensevelisse. - Tout de même, on a à peu près 400 mètres de visibilité, dit-il en pensant à autre chose. - J'ai vu pire, bien pire, dit Brian Donegal, un grand Irlandais hirsute et récemment immigré qui est à la barre. Vaut mieux qu'on ait ce temps de cochon pour sortir que pour rentrer. - D'accord, fait brièvement Swedborg en frissonnant et en boutonnant son caban jusqu'au cou. Tiens bon la barre et reste bien à bâbord de la balise de Ragged Point. - Ne vous en faites pas, Skipper. Mon sacré pif 359 d'Irlandais flaire les balises d'une passe mieux qu'un chien de chasse, parole ! Le jargon irlandais de Donegal amuse toujours Swedborg. Ses lèvres sourient involontairement et l'accent sévère de sa voix sonne faux. - Je préfère que tu ouvres les yeux. La Molly Bender déborde Ragged Point et poursuit sa course en aval, dépassant de temps en temps une balise lumineuse qui se présente et disparaît comme le réverbère d'un boulevard liquide. Les lumières de la côte apparaissent vaguement à travers la neige fondue qui tombe de plus en plus dru. - Y en a un qui remonte le chenal, annonce Donegal. Swedborg prend une paire de jumelles et les braque au-dessus de la proue. - Le navire de pointe a trois feux blancs. C'est donc un remorqueur avec sa rame de péniches derrière. Fait trop noir pour distinguer l'ensemble, mais la remorque doit être longue. Je peux voir les deux feux blancs du dernier bateau de la ligne à près de 300 mètres derrière le remorqueur. - Il est en plein sur notre route, Skipper ! Ses feux de mâts sont droit devant notre proue. - Qu'est-ce que cet abruti fait de notre côté du fleuve ? s'exclame Swedborg. Cette espèce de con ne sait même pas que deux bâtiments qui se croisent doivent rester chacun à tribord du chenal ? Il nous bouffe notre route. - Nous pouvons manouvrer plus facilement que lui, dit Donegal. Il vaut mieux le prévenir et le dépasser tribord sur tribord. - D'accord, Donegal. Donne-lui deux coups de sifflet pour lui signaler nos intentions. Les deux coups de sifflet restent sans réponse. Swedborg a l'impression que les feux de l'étrange remorqueur avancent beaucoup plus rapidement qu'il ne serait normal, beaucoup plus vite qu'aucun remorqueur et son cortège de péniches qu'il ait I jamais vus de sa vie. Et il voit, horrifié, que le convoi prend maintenant la nouvelle route choisie par la Molly Bender. - Envoie à cet abruti quatre coups de sifflet très courts ! hurle Swedborg. C'est le signal de danger stipulé par le règlement des Voies fluviales - on le lance dans le cas où la route suivie par un autre bâtiment ou les intentions de l'équipage ne sont pas compréhensibles. Réveillés par les coups de sifflet, deux hommes de l'équipage de Swedborg arrivent dans la timonerie. Bien qu'encore à demi endormis, ils sont aussitôt frappés par la proximité des feux de l'étrange navire. Il est visible qu'il ne navigue pas comme un remorqueur. En désespoir de cause, Swedborg prend un porte-voix et hurle dans la nuit. - Ohé du bateau ! A bâbord toute ! Il peut bien crier et s'époumoner dans la nuit glacée : nulle voix, nul sifflet ne lui répondent. Les feux courent implacablement sur l'infortunée Molly Bender. Swedborg sait maintenant que la collision est inévitable. Il se cramponne au cadre du hublot. Luttant jusqu'à la dernière seconde, Donegal renverse frénétiquement ses moteurs et met la barre à tribord toute. La dernière chose qu'ils verront jamais à travers le rideau de neige fondue, c'est une monstrueuse étrave grise qui s'élève bien au-dessus de la timonerie, un gigantesque coin d'acier qui porte le numéro 61. Le petit chalutier vole en éclats... et l'eau glaciale du fleuve l'engloutit. Pitt arrête sa voiture à l'entrée de la Maison-Blanche. Jarvis en descend, se retourne et regarde Pitt. - Et merci pour tout, dit-il ironiquement. - Qu'est-ce qu'il y a encore ? demande Pitt. - Eh bien, c'est à moi que revient l'agréable tâche 360 361 de tirer de leur lit le Président et les chefs de l'Etat-major interarmes, explique-t-il avec un sourire crispé. - Que pourrais-je faire pour vous rendre service ? - Oh ! rien, merci. Vous avez fait plus que votre part. C'est au ministère de la Défense de jouer maintenant. - N'oubliez pas les ogives de « Mort Subite », recommande Pitt. Je voudrais que vous me promettiez de les détruire aussitôt que vous aurez localisé le croiseur et qu'il sera sous bonne garde. - Je ferai ce que je pourrai. Je ne peux pas m'engager davantage. - Ce n'est pas assez. Jarvis se sent trop las pour discuter. Il hausse les épaules d'un air fataliste, comme s'il se fichait pas mal de tout ça désormais. - Désolé, dit-il, mais c'est comme ça. Il claque la portière, montre au garde son laissez-passer et il disparaît. Pitt prend la Vermont Avenue. Deux ou trois kilomètres plus loin, il voit un café ouvert toute la nuit et se gare dans le parking. Après avoir commandé un café à une serveuse qui dort debout, il va à la cabine téléphonique et appelle deux numéros. Puis il revient boire son café, il paie et s'en va. 54 Heidi Milligan vient à la rencontre de Pitt au moment où il arrive à l'hôpital de la Marine de Bethesda. Sa blonde chevelure est couverte à demi d'une écharpe, et, bien que ses traits soient marqués par la fatigue, elle garde son allure vive et sa jeunesse. - Comment va l'Amiral ? lui demande Pitt. Elle lui adresse un regard las. - Il se bat. Walt est costaud, il s'en tirera. Pitt n'en croit pas un mot. Heidi se raccroche bravement à un fétu d'espoir qui menace de se briser. Il la prend par la taille et l'entraîne affectueusement dans le couloir. - Est-il en état de me parler ? - Les médecins n'approuvent guère cette entrevue, mais Walt y tient, lui, depuis que je lui ai transmis votre message. - Je me garderais bien d'insister si ce n'était pas important. - Je le sais, dit-elle en le regardant dans les yeux. Ils arrivent à la porte. Heidi l'ouvre et fait signe à Pitt d'approcher du lit. Pitt a une sainte horreur des hôpitaux. L'odeur écourante de l'éther, l'ambiance déprimante, le comportement professionnel : l'indifférence des médecins et des infirmières, ne manquent jamais de l'accabler. Il se l'est promis depuis longtemps : lorsque son 363 tour viendra, il entend mourir chez lui et dans son lit. Et sa résolution se fait plus forte en cet instant où il revoit l'amiral pour la première fois depuis le Colorado. La pâleur cireuse du visage du vieil homme se confond avec la blancheur de l'oreiller, et sa respiration pénible se mêle au sifflement de l'appareil respiratoire. Des tubes fixés à ses bras, d'autres passés sous les draps lui apportent sa subsistance et évacuent ses déjections. Son corps, jadis musculeux, s'est décharné. Un médecin s'approche et pose la main sur le bras de Pitt. - Je ne crois pas qu'il ait la force de parler. L'amiral Bass tourne lentement la tête, et il fait un imperceptible signe de la main. - Approchez, Dirk, murmure-t-il d'une voix rauque. Le médecin se résigne. - Je reste à proximité, à tout hasard, dit-il en sortant et refermant la porte. Pitt apporte une chaise près du lit et se penche. - Cette ogive de « Mort Subite », demande-t-il, comment se comporte-t-elle pendant sa chute ? - Animée... par la force centrifuge... du canon rayé. - Je vois, répond Pitt à voix basse. Les cannelures en spirale de l'âme du canon forcent le projectile à tourner sur lui-même et créent la force centrifuge. - Qui met en action un moteur... qui déclenche... à son tour... un radar altimétrique. - Vous voulez dire un altimètre barométrique ? - Non... un mécanisme barométrique n'agirait pas, murmure l'amiral. Les obus de marine de gros calibre ont une extrême vélocité... une trajectoire trop tendue... trop basse... pour être sensibles aux indications barométriques... d'où la nécessité... d'employer le radar... qui guide le projectile selon... le signal répercuté par le sol... 364 - Il me semble impossible qu'un radar altimétrique puisse supporter les forces extraordinaires d'accélération quand le canon fait feu. Bass ébauche un faible sourire. - C'est moi-même qui ai calculé la charge. -Croyez-moi sur parole... l'instrument supporte fort bien... la poussée initiale de l'explosion. L'amiral reste immobile, les yeux fermés, épuisé par l'effort. Heidi s'avance et pose doucement la main sur l'épaule de Pitt. - Je préférerais que vous reveniez cet après-midi. - Je comprends, lui dit doucement Pitt, mais il sera trop tard. - Vous allez le tuer, répond Heidi navrée et les yeux pleins de larmes. Walter Bass avance la main et saisit faiblement Pitt par le poignet. Ses yeux se rouvrent. - J'avais simplement besoin... de souffler une minute... Ne partez pas... C'est un ordre. Heidi peut lire une expression de pitié dans le regard de Pitt. Elle s'éloigne un peu à contrecour. Pitt se penche de nouveau. - Que se passe-t-il ensuite ? - Lorsque le projectile a atteint son apogée et commence son retour au sol, l'indicateur omnidirec-tionnel commence à enregistrer la déperdition d'altitude... La voix de l'amiral s'éteint, et Pitt attend patiemment. - ... à 500 mètres du sol un parachute se déploie, ralentit la chute du projectile et actionne un détonateur. - A 500 mètres, le parachute s'ouvre, répète Pitt. - A 300 mètres, le détonateur agit, fragmente l'ogive du projectile... et libère une gerbe de petites cartouches qui contiennent le micro-organisme de « Mort Subite ». Pitt s'adosse à sa chaise et se répète mentalement 365 la description du fonctionnement du projectile. Il épie le regard qui s'éteint peu à peu. - Et les coordonnées de temps. Amiral ? Quel est le délai entre l'ouverture du parachute et l'explosion de l'ogive ? - C'est trop ancien... impossible de me le rappe-. 1er. - Faites un effort, je vous en supplie, implore Pitt. Bass est visiblement aux portes de la mort. Il lutte pour contraindre son cerveau à fonctionner, mais les cellules nerveuses répondent mal. Enfin, l'expression d'effort disparaît, et il murmure : - Il me semble... n'en suis pas certain... trente secondes... La vitesse de chute est d'environ 6 mètres/seconde... - Trente secondes ? reprend Pitt pour vérifier. La main de l'amiral abandonne son poignet et retombe sur le drap. Les yeux du vieux marin se ferment, et il sombre dans le coma. 55 Les seules traces de la collision que conserve le lowa après avoir coupé en deux la Molly Bender ne sont guère que quelques éraflures sur la peinture de son étrave. Fawkes n'a pas ressenti le moindre choc. Il aurait pu éviter la catastrophe en mettant la barre à bâbord toute, mais cela aurait écarté le navire de guerre de la partie la plus profonde du chenal et l'aurait mis au sec. Le moindre centimètre lui est nécessaire entre le lit du fleuve et la quille du lowa. Au cours des mois passés, le fait d'arracher au navire des centaines de tonnes d'acier a ramené le tirant d'eau de 12 à moins de 7 mètres et laissé à Fawkes une marge de sécurité de l'épaisseur d'une feuille de papier ou peu s'en faut. Pourtant, même ainsi allégé, les énormes hélices du lowa brassent la vase du fond, et le navire laisse un sillage boueux sur des kilomètres. Les innombrables explorations que Fawkes a menées d'amont en aval du fleuve, pour en sonder chaque mètre, chaque banc de sable, pour repérer chaque balise du chenal, se révèlent payantes. Dans le rideau de neige fondue qui s'éclaircit, il distingue maintenant la balise lumineuse qui marque le centre du chenal devant l'île de Saint-Clément et, une ou deux minutes plus tard, ses oreilles accueillent comme un vieil ami le glas sépulcral de sa cloche. Il essuie l'une après l'autre sur ses manches ses mains 367 ruisselantes de sueur. On en arrive maintenant à la partie la plus délicate du voyage. Depuis l'instant où il a clandestinement levé l'ancre, Fawkes n'a pas cessé une minute de penser au dangereux passage des bancs de Kettle Bottom, une section du fleuve longue d'une dizaine de kilomètres et sillonnée d'un réseau de hauts-fonds de sable qui pourraient bien accrocher la quille du lowa et le retenir impuissant loin de son objectif. Il laisse d'une main la barre pour prendre le microphone. - Sondez sans arrêt le fond et donnez-le-moi. - Compris, Cap'tain, répond une voix déformée par le haut-parleur. Trois ponts au-dessous, deux hommes de l'équipage noir de Fawkes se relaient pour annoncer le sondage à mesure que les chiffres apparaissent sur l'indicateur modifié pour indiquer des pieds et non plus des brasses. - 26 pieds... 25... 24, 5... Ils abordent les bancs de sable de Kettle Bottom, et Fawkes est en alerte ; ses énormes poings paraissent rivés aux poignées de la barre. En bas, dans la salle des machines, Emma s'efforce d'aider la malheureuse poignée de soutiers qui chauffent l'énorme navire. Ils ruissellent de sueur pour s'acquitter d'une tâche qui exigerait normalement cinq fois plus d'hommes. Certes, le démontage de deux des machines a simplifié leur travail, mais il leur reste encore beaucoup trop à faire, d'autant qu'ils sont non seulement soutiers et mécaniciens, mais qu'ils serviront aussi de canonniers quand l'heure sonnera. Emma n'est pas de ces gens qui se jettent avidement sur les travaux manuels ; alors il essaie de se rendre utile en passant à la ronde la cruche d'eau. Dans le brouillard infernal de vapeur surchauffée, personne ne songe à s'étonner d'un nouveau visage ; 368 les hommes sont trop heureux de boire le liquide qui remplace dans leur chair la sueur qui coule de leurs pores. Ils travaillent en aveugles, ignorants de ce qui se passe de l'autre côté du blindage d'acier de la coque, sans avoir la moindre idée de la destination du navire. Lorsqu'ils ont embarqué, le capitaine leur a dit seulement qu'ils allaient faire une petite sortie d'entraînement pour essayer les moteurs et tirer quelques salves avec les grosses pièces. Ils croient qu'ils ont levé l'ancre pour aller faire un tour dans l'Atlantique. Aussi sont-ils abasourdis lorsque, tout à coup, le navire se met à trembler et que la coque proteste en grinçant sous leurs pieds. Le lowa vient de toucher un banc de sable. La succion de la boue a coupé rudement sa course, mais il continue d'avancer sur la vitesse acquise. - En avant toute ! Le commandement tombe de la timonerie. Les deux gigantesques arbres d'hélices accélèrent leurs puissantes révolutions sous l'impulsion de leurs 106 000 chevaux. Dans la chambre des machines, le visage des hommes révèle l'incompréhension et la stupeur. Ils pensaient se trouver en eau profonde. Charles Shaba, le chef mécanicien, appelle la passerelle. - Capitaine, nous avons touché ? - Oui, mon garçon, nous avons rencontré un banc non signalé, tonne la voix de Fawkes. Continue à forcer jusqu'à ce que nous passions. Shaba n'est pas aussi optimiste que son capitaine. Il semble que le navire ne progresse plus qu'imperceptiblement. Les plaques du pont vibrent sous ses pieds, ébranlées par l'effort des moteurs qui poussent dans leur berceau. Mais il a l'impression que, finalement, leur rythme redevient progressivement normal, comme si les hélices tournaient de nouveau en 369 eau libre. Une minute plus tard, Fawkes crie de la timonerie : - Vous pouvez dire à vos gars que nous sommes passés. Nous avons retrouvé l'eau ! Les hommes de l'équipe de la machine poursuivent leur tâche avec un sourire retrouvé. Un graisseur entonne une chanson populaire, que tous reprennent en chour sur le fond sonore des turbines. Emma est le seul qui ne chante pas. C'est qu'il est le seul aussi à connaître la vérité que cache l'étrange croisière du lowa. Dans quelques heures, tous ces hommes seront morts. Ils auraient peut-être été sauvés si la quille du cuirassé était restée prisonnière du banc de sable. Mais le destin ne l'a pas voulu. C'est à Fawkes que la chance sourit, songe Emma. Une sacrée chance. Pour le moment. 56 Assis à la tête d'une grande table de conférences dans la salle de crise, à 100 mètres sous la Maison-Blanche, le Président plante son regard dans celui de Jarvis. - Dale, je n'ai pas besoin de vous dire que la pire chose qui pourrait m'arriver pendant les derniers jours de ma présidence serait une alerte ou un conflit quelconque et, notamment, un problème qui ne puisse pas attendre jusqu'à demain matin. Jarvis sent un frisson d'inquiétude lui courir sur la nuque : le Président est célèbre pour son humeur orageuse. Jarvis a assisté à maintes reprises à des scènes où la fameuse moustache du Président - providence des caricaturistes - se hérissait de fureur. N'ayant rien d'autre à perdre que sa situation, il contre-attaque aussitôt. - Je n'ai pas pour habitude d'interrompre votre sommeil, monsieur le Président, ni les rêves de gloire des généraux de l'Etat-major interarmes, à moins d'avoir une solide raison. Timothy March, le ministre de la Défense, ravale sa salive. - Je crois que Dale veut dire... - ... Ce que je veux dire, reprend Jarvis, c'est que, quelque part dans la baie de Chesapeake, il y a en ce moment une bande d'aliénés qui trimbalent une arme biologique capable d'exterminer tout être 371 vivant dans un rayon de 50 kilomètres et de continuer à tuer pendant Dieu sait combien de générations. C'est tout. Le général Curtis Higgins, Président de l'Etat-major interarmes, lance à Jarvis un regard incrédule. - Je ne connais aucune arme qui ait cette capacité de destruction. Par ailleurs, nos armes à gaz ont été désarmées et détruites il y a des années. - Ça, ce sont les histoires à dormir debout que nous servons au public, répond rudement Jarvis. Mais personne ici n'ignore rien. La vérité, c'est que l'Armée n'a jamais cessé de fabriquer et d'accumuler des armes chimico-biologiques. - Calmez-vous, Dale. La fameuse moustache du Président dissimule à peine un sourire. Il éprouve un malin plaisir à voir ses collaborateurs se houspiller. Nonchalamment, pour détendre l'atmosphère, il se renverse dans son fauteuil et passe une jambe sur l'accoudoir. - Pour le moment, je vous propose d'accepter l'avertissement de Dale comme parole d'Evangile, dit-il. Puis il se tourne vers l'amiral Joseph Kemper, chef des opérations navales : Joe, puisqu'il semble qu'il s'agisse d'une expédition maritime, cela tombe en plein dans votre paroisse. Kemper n'a guère la silhouette d'un chef militaire. Trapu, rondelet et chevelure d'argent, on le prendrait plus aisément pour un chef de rayon de grand magasin. Il examine, pensif, les quelques mots qu'il a griffonnés pendant l'exposé de Jarvis. - Il existe deux données qui confirment la déclaration de M. Jarvis. Primo : le navire de guerre lowa a été vendu à la société « Walvis Bay Investment ». Et, à la date d'hier, les images transmises par satellite le montraient encore à quai dans les chantiers navals Forbes. - Et quelle est sa position actuelle ? demande le Président. Kemper ne répond pas, mais il presse un bouton 372 devant lui sur la table et se lève. Au fond de la salle le lambris s écarte pour laisser apparaître un écran de 3 mètres sur 2 mètres 50. Kemper décroche un téléphone et lance : - Commencez ! Une image de T.V. haute fidélité, prise de très haut dans le ciel, envahit l'écran. La netteté et les couleurs sont de loin supérieures à celles que l'on peut obtenir avec un appareil vendu dans le commerce. La caméra du satellite perce l'obscurité matinale et la couche de brume comme si elles n'existaient pas, et elle offre une vue du rivage ouest de la baie de Che-sapeake si détaillée qu'on la prendrait pour une carte géographique. Kemper s'approche de l'écran, et il esquisse un cercle avec son crayon. - Nous voyons ici l'embouchure de la Patuxent River et le bassin compris entre Drum Point, au nord, et Hog Point, au sud. (Le crayon s'immobilise un instant.) Ces petits traits sont les quais des chantiers Forbes... un point pour M. Jarvis. Comme vous pouvez le voir, monsieur le Président, il n'y a là aucune trace du lowa. Au commandement de l'amiral, la caméra se déplace vers l'extrémité supérieure de la baie. Des cargos, des chalutiers et une frégate lance-missiles défilent comme à la parade, mais on ne voit rien qui ressemble à la silhouette massive d'un cuirassé de ligne. On voit fort bien Cambridge, à droite de l'écran ; l'école navale d'Annapolis, à gauche ; le pont à péage au-dessous de Sandy Point ; et enfin la Patapsco River jusqu'à Baltimore. - Qu'y a-t-il au sud ? demande le Président. - A l'exception de Norfolk, pas une seule agglomération importante sur 500 kilomètres. - Allons, voyons, messieurs ! L'enchanteur Merlin, fût-il aidé par le prestidigitateur Houdini, ne pourrait escamoter un navire de guerre. Avant que quelqu'un ait eu le temps de répondre, un employé de la Maison-Blanche entre dans la salle 373 de conférences et dépose un papier à côté du Président. - Ce message vient de parvenir à l'instant au ministère des Affaires étrangères, annonce le Président après avoir parcouru le papier. C'est un communiqué de Koertsmann, le Premier ministre de l'Afrique du Sud, qui nous prévient d'une attaque imminente de notre territoire par l'Armée révolutionnaire africaine et qui regrette profondément le rôle indirect qu'aurait pu jouer son cabinet en cette affaire. - Il est difficile de comprendre que Koertsmann puisse envisager une collaboration avec ses ennemis, dit March. Je m'attendrais plutôt à ce qu'il démente catégoriquement tout rapport avec eux. - Il prend sans doute ses précautions, hasarde Jarvis. Koertsmann doit se douter que le plan de l'opération Eglantine est tombé entre nos mains. Le Président continue d'examiner les termes du message comme s'il refusait de croire à l'affreuse vérité. - Messieurs, dit-il d'un ton solennel, je pense que toutes les plaies de l'enfer sont sur le point de nous tomber sur la tête. Le pont a été sa seule erreur de calcul. Les superstructures du lowa sont encore trop élevées pour passer sous l'obstacle dressé de mains d'hommes entre Fawkes et son objectif. L'espace vertical libre a un mètre de moins qu'il ne l'avait prévu. Il entend plus qu'il ne voit la cabine de contre-plaqué du chef de tir arrachée du poste avant de commande de feu au moment où elle heurte la travée du pont. Howard McDonald écrase le frein, et son camion chasse avant de s'arrêter. A l'intérieur, les cageots de bouteilles de lait valsent en tous sens. McDonald qui, chaque matin en commençant sa tournée, traverse 374 ce pont consacré à la mémoire de Harry W. Nice, a d'abord l'impression qu'un avion s'est écrasé contre les suspensions du pont et exactement au-dessus de son camion. Il reste un instant paralysé par le choc : ses phares éclairent une énorme pile de débris qui bloquent les deux voies du pont. Il descend prudemment de son siège et s'approche, s'attendant à découvrir des restes humains mêlés aux décombres. Mais tout ce qu'il découvre, ce sont des plaques fracassées de contre-plaqué peint en gris. Sa première réaction est d'inspecter le ciel bas : il n'y voit que la balise d'obstacle qui jette ses éclairs rouges au sommet de la travée du pont. Alors, McDonald s'approche du tablier et fouille le fleuve du regard. A l'exception de ce qui paraît être une flottille de bateaux qui doublent Mathias Point, le fleuve est désert. 57 Rassemblés autour d'une planche à dessin dans le hangar de Pitt à l'aérodrome national de Washington, Steiger, l'amiral Sandecker et Dirk examinent une carte détaillée des voies navigables de la région. - Fawkes a modifié de fond en comble la structure du lowa pour une excellente raison, déclare Pitt. Près de cinq mètres ! Voilà ce qu'il est parvenu à gagner sur sa ligne de flottaison. - Vous êtes certain de votre chiffre ? s'étonne l'amiral. Le croiseur n'aurait plus guère alors qu'un peu moins de sept mètres de tirant d'eau ? Ce n'est pas croyable ! - Je tiens ce renseignement de quelqu'un qui est payé pour le savoir, répond Pitt. Pendant que Dale Jarvis téléphonait au quartier général du Conseil national de sécurité, j'ai interrogé Lou Metz, le patron du chantier naval. Il mettrait sa tête à couper que les mesures sont exactes. - Mais pourquoi aurait-il fait ça ? demande Steiger. Privé de ses canons, remplacés par des simulacres de bois, le navire devient parfaitement inutile et inoffensif. - La tourelle numéro 2 et son équipement de tir sont toujours en place, explique Pitt. Et, d'après Lou Metz, le lowa est encore capable de placer une salve d'obus de 1 000 kg dans le cercle d'une barrique à plus de 35 kilomètres. 377 Sandecker réserve toute son attention à l'allumage d'un cigare d'amiral. Quand il a terminé cette délicate opération, il lance au plafond un nuage de fumée bleue et martèle du poing la carte. - Votre projet est pure folie, Dirk. Nous sommes en train de fourrer notre nez dans un conflit qui se passe bien au-dessus de notre tête. - Nous ne pouvons pas rester ici à nous lamenter et à pisser dans notre pantalon. Les stratèges du Pentagone vont tenter de convaincre le Président de faire sauter le lowa et répandre sans doute du même coup la « Mort subite » aux quatre vents. A moins qu'ils ne lancent à l'abordage un détachement chargé de s'emparer des projectiles à gaz dans l'intention de les incorporer à l'arsenal de l'Armée. - Mais à quoi peut bien servir un microbe de cette cochonnerie qu'on ne peut pas contrôler ? demande Steiger. - Eh bien, vous pouvez parier que tous les biologistes du pays recevront d'amples crédits pour rechercher un antidote, réplique Pitt. Et si l'un d'eux le trouve, alors, un jour, je ne sais où, un général ou un amiral sera capable de s'affoler et de donner l'ordre de déclencher cette peste. Quant à moi, je ne veux pas vieillir en sachant que j'ai eu jadis l'occasion de sauver d'innombrables existences et que je n'en ai rien fait. - Bien parlé, dit Sandecker. Et je suis bien d'accord avec vous, mais à nous trois nous sommes mal placés pour rivaliser avec le ministère de la Défense dans cette course aux deux obus M.S. manquants. - Si nous pouvions seulement introduire un homme à bord du lowa, un homme capable de désarmer le détonateur des projectiles et de jeter par-dessus bord les petites bombes contenant les fameux micro-organismes... Pitt ne termine pas et continue de réfléchir. 378 - Et cet homme-là, ce serait vous sans doute ? hasarde Sandecker. - De nous trois, il me semble que je suis en effet le plus qualifié. - Et moi ? Vous ne m'oubliez pas par hasard ? dit Steiger d'un ton acide. - Si ce que nous projetons ne réussit pas, nous aurons besoin d'un bon pilote aux commandes de l'hélicoptère. Désolé, Abe, mais je ne sais pas piloter ces machins-là, alors à vous l'honneur. - Vous présentez si aimablement les choses, fait Steiger avec un sourire en coin, que j'aurais mauvaise grâce à refuser. - Ce qu'il faut, c'est retrouver le lowa avant nos petits camarades du ministère de la Guerre, dit Sandecker. Ce qui me paraît bien improbable, puisqu'ils ont l'avantage de disposer d'un satellite de reconnaissance. - Et si nous connaissions, nous, la destination du lowa ? avance Pitt en souriant. - Comment ça ? grogne Sandecker, sceptique. - Le tirant d'eau actuel nous l'apprend. Il n'existe qu'une seule voie navigable à la portée de Fawkes qui exige un tirant d'eau ne dépassant pas sept mètres. Sandecker et Steiger, muets et impassibles, attendent que Pitt éclaire leur lanterne. - La capitale, déclare Pitt d'un ton plein d'assurance. Fawkes va remonter le Potomac à bord du lowa et bombarder Washington. L'effort tétanise les bras de Fawkes, et la concentration nerveuse le fait transpirer : la sueur coule sur son visage buriné et se perd dans sa barbe. Si ses bras ne bougeaient pas de temps à autre, on le prendrait pour une statue de bronze. Il est atrocement fatigué. Il y a près de dix heures qu'il est à la barre et qu'il force le puissant cuirassé dans des voies d'eau qu'il n'aurait jamais dû emprunter. Ses paumes sont gonflées d'ampoules ouvertes et saignantes, mais il 379 ne les sent pas. Il est maintenant arrivé dans la dernière ligne droite de cette croisière de l'impossible. La longue et menaçante pièce de marine de la tourelle numéro 2 est déjà à portée de Pennsylvania Avenue. Il commande « En avant toute ! » à la chambre des machines, et une vibration puissante monte des flancs du bâtiment. Comme un vieux cheval de cavalerie au son de la trompette, le lowa répond à l'appel : ses hélices tourbillonnent dans le lit boueux du fleuve, et il fonce dans le goulet de Cornwallis Neck, le long de la côte du Maryland. Le vieux croiseur semble une chose venue d'un autre monde, ou, plutôt, on dirait une sorte de monstre antédiluvien sortant de l'enfer et soufflant flammes et fumée par les naseaux. Il court de l'avant toujours plus vite, frôlant les bouées du chenal qui se balancent dans les premières lueurs de l'aube. On jurerait que le navire a une âme, un cour, qu'il sait que c'est là son dernier voyage et que le dernier des navires de ligne va à la mort. Fasciné, Fawkes voit dans le ciel le halo rougeâtre des lumières de Washington, à une trentaine de kilomètres devant son étrave. L'irrésistible masse du lowa dépasse la base navale de Quantico, contourne Hallowing Point et file devant Gunston Cove. Encore un coude du fleuve, et la proue du vaisseau pénétrera dans le canal rectiligne qui se termine devant le parcours de golf d'East Potomac Park. - 23 pieds, annonce dans le haut-parleur la voix du matelot qui sonde... 23... 22,5... Le navire file devant la première bouée du chenal, ses pales d'hélices fouaillent le limon du lit, son étrave soulève un double panache d'écume contre le courant de 5 nouds. - 22 pieds, Capitaine. (La voix devient pressante.) 22 toujours... toujours... Oh ! Seigneur ! 21,5 ! Et le navire éventre le fond du chenal comme un 380 fer de hache fend du bois moisi. L'impression de choc de l'étrave dans la vase est plus imaginaire que réelle. Les moteurs et les hélices continuent de tourner, mais le lowa n'avance plus. Il vient d'achever sa dernière sortie au pied des pentes de Mount Vernon. 58 - Je n'aurais pas cru cela possible, s'exclame l'amiral Joseph Kemper en regardant, admiratif, l'image du lowa sur l'écran de télévision. Pour piloter au cour de la nuit cette forteresse d'acier sur près de 150 kilomètres en remontant une rivière étroite et sinueuse, il faut être un sacré marin, ma parole ! Le Président, lui, reste pensif et se niasse les tempes. - Que savons-nous exactement sur cet homme, sur ce Fawkes ? Kemper fait signe à un assistant qui apporte au Président un dossier bleu. - L'Amirauté britannique a gracieusement répondu à ma requête et m'a fait tenir les états de service du capitaine Fawkes. M. Jarvis y a ajouté un résumé des renseignements puisés dans les dossiers du Conseil national de sécurité. Le Président s'arme d'une paire de lunettes et ouvre la chemise bleue. Après quelques minutes, il jette au-dessus de la monture d'écaillé un regard à Kemper. - Rarement vu des états de service qui approchent ceux-là. Celui qui l'a chargé de cette mission s'y connaît en hommes. Mais comment ce marin au passé irréprochable peut-il se trouver aujourd'hui mêlé à cette sinistre aventure ? - Il faut croire, dit Jarvis en hochant la tête, il 383 faut croire que le massacre de sa femme et de ses enfants par les terroristes a dû le rendre fou. Le Président tourne et retourne mentalement les paroles de Jarvis, puis il s'adresse aux membres de î'Etat-major interarmes. - Messieurs, j'attends vos suggestions. Le général Higgins repousse son fauteuil, s'approche de l'écran et prend la parole. - Nos stratèges ont envisagé un certain nombre d'alternatives, toutes fondées sur le postulat que le lowa transporte un agent biologique mortel. Primo : nous pouvons charger une escadrille de Specter F. 120 de faire sauter le navire en le bombardant de missiles Copperhead. Leur attaque serait soutenue du rivage par le feu d'une unité de l'Armée de terre. - Trop hasardeux, fait remarquer le Président. Si la destruction du lowa n'est pas totale et instantanée, vous risquez de disséminer l'agent de « Mort Subite ». - Secundo, poursuit Higgins, nous pouvons envoyer une équipe de S.E.A.L., les plongeurs-démineurs de la Marine, avec la mission de s'introduire à bord du navire et d'occuper la plage arrière qui comporte une aire d'atterrissage pour hélicoptères. Des unités d'assaut des marines pourraient alors s'y poser et s'emparer du lowa. Higgins se tait pour attendre les commentaires. - Et si toutes les issues et ouvertures sont condamnées, fait remarquer Kemper, comment vos Marines pourront-ils pénétrer dans cette satanée barque ? Jarvis intercepte la balle. - Selon les techniciens du chantier naval, la plus grande partie de la cuirasse et de la superstructure a été démontée et remplacée par du bois. Les Marines pourraient aisément faire sauter cette construction et envahir le bâtiment, à la condition, bien sûr, que l'équipage de Fawkes ne les ait pas abattus au moment de leur atterrissage. 384 - Enfin, si aucune de ces solutions ne réussit, dit Higgins, notre dernière alternative serait de régler cette affaire au moyen d'un missile nucléaire de faible puissance. Pendant une longue minute, personne n'ouvre la bouche, chacun se refusant à parler des conséquences inacceptables de la dernière proposition du général. Finalement, comme il se doit, le Président assume l'initiative. - Il me semble qu'une bombe à neutrons de faible calibre serait une meilleure solution. - La radioactivité à elle seule ne tuera pas le micro-organisme M.S., déclare Jarvis. - Par ailleurs, intervient Kemper, je doute que les radiations mortelles puissent pénétrer une tourelle. Elles sont pratiquement hermétiques lorsqu'elles sont fermées. Le Président se tourne vers Higgins. - Je veux croire que vos officiers ont bien pesé les terribles conséquences des solutions qu'ils nous offrent. Higgins hoche solennellement la tête. - Elles se résument à l'éternel choix du sacrifice de quelques-uns pour sauver les autres. - Qu'entendez-vous par quelques-uns ? - De cinquante mille à soixante-quinze mille morts. Et deux fois plus de blessés peut-être. Les petites agglomérations voisines du lowa et la partie la plus peuplée d'Alexandria seront les plus sévèrement atteintes. Mais Washington ne subirait pas grand dommage. - Dans combien de temps les Marines peuvent-ils passer à l'attaque ? reprend le Président. - En ce moment précis, ils sont sur l'apponte-ment en train d'embarquer à bord des hélicoptères. Et les S.E.A.L. descendent déjà le fleuve dans un patrouilleur des garde-côtes. - Trois unités de dix hommes chacune, précise Kemper. 385 Un téléphone sonne discrètement à côté du fauteuil du général Higgins. Kemper tend le bras, décroche, écoute et repose l'appareil. Il tourne les yeux vers Higgins qui est resté près de l'écran. - Des unités de transmissions ont disposé des caméras sur les collines au-dessus du lowa. Ils nous envoient des images dans quelques secondes. Kemper finit à peine de parler que l'image transmise par le satellite disparaît. L'écran passe au noir, puis il reproduit une vue du cuirassé dont la superstructure apparaît en gros plan. Le Président se verse une tasse de café qu'il oublie aussitôt. Il fixe le lowa, son esprit passe en revue les décisions que lui seul peut prendre. Finalement, il pousse un long soupir et s'adresse au général Higgins. - Nous allons lancer les S.E.A.L., vos plongeurs-démineurs, et les Marines. S'ils échouent, envoyez les réacteurs Specters et donnez l'ordre aux forces déployées sur la rive d'ouvrir le feu avec tout ce qu'elles ont sous la main. - Et la solution nucléaire ? demande Higgins. Le Président secoue la tête. - Je ne pourrais pas me résoudre à ordonner l'assassinat en masse de mes concitoyens, quelles que soient les circonstances. - Le jour ne se lèvera pas avant une demi-heure, dit calmement Kemper. Fawkes a besoin de la lumière du jour pour régler le tir de ses pièces. L'ensemble du mécanisme radar de mise à feu automatique a été démonté avant que le lowa ne soit désarmé. Fawkes ne peut obtenir aucun tir précis à moins d'avoir un observateur qui lui donne par radio les coordonnées d'impact des salves tirées. - Quand on pense que cet observateur est peut-être perché sur un toit de l'autre côté de la rue, souffle le Président en prenant une gorgée de café. - Cela ne m'étonnerait pas tellement, répond Kemper. Mais il n'opérera pas très longtemps. Nos 386 appareils de triangulation nous révéleront sa position en quelques secondes. Le Président soupire. - Eh bien, messieurs, c'est à peu près tout ce que nous pouvons faire pour le moment, il me semble. - Il y a un autre point que j'ai gardé pour la fin, monsieur le Président, dit Higgins. - Je vous écoute. - Les canisters de la « Mort Subite »... Si nous les prenons intacts, je propose qu'ils soient analysés dans les laboratoires du ministère de la Défense... - Ils doivent être détruits immédiatement, coupe Jarvis. Une arme aussi affreusement diabolique ne doit pas être conservée. - Je crois qu'un problème plus immédiat vient de se présenter, dit Timothy March. Tous les regards reviennent aussitôt à l'écran de télévision. Kemper saute sur le téléphone et crie : - Ramenez votre objectif sur l'arrière et au-dessus du lowa ! L'opérateur invisible exécute ponctuellement l'ordre : la silhouette du navire de guerre s'amenuise à mesure que la vue se fait plus générale. Immédiatement, l'attention de l'auditoire se porte sur les feux de navigation d'un appareil qui remonte le fleuve. - Qu'est-ce que c'est que ça ? interroge le Président. - Un hélicoptère, répond Higgins, furieux. Un foutu civil curieux qui s'est mis dans la tête de survoler le théâtre des opérations. Tous quittent leur fauteuil pour se rapprocher de l'écran ; impuissants, ils voient l'appareil de l'intrus s'approcher du navire échoué. Tous sont comme pétrifiés, mais leur regard trahit leur regret d'être obligés de demeurer les bras croisés. - Si Fawkes s'affole et ouvre le feu avant que nos forces soient en position, une foule de personnes va rejoindre les rangs des martyrs. 387 Le lowa est inerte au milieu du Potomac, ses moteurs muets, le chadburn sur « Stoppez les machines ». Fawkes jette à la ronde un regard qui n'exprime pas un optimisme exagéré. Cet équipage ne ressemble à aucun de ceux qu'il a commandés au cours de sa carrière. Certains matelots sont de simples adolescents, mais ils portent tous l'uniforme camouflé que l'Armée révolutionnaire africaine a popularisé. Et, à l'exception de l'efficacité avec laquelle ils s'acquittent des différentes tâches qui leur sont assignées, rien en eux ne rappelle, même de loin, un véritable équipage de la marine d'Afrique du Sud. Le travail de Charles Shaba, le chef mécanicien, a pris fin au moment où les moteurs ont cessé de tourner. Maintenant, selon les ordres qu'il a reçus, le voilà officier de tir. En arrivant sur le pont, il trouve Fawkes penché sur un petit poste de radio. Il salue réglementairement. - Je vous demande pardon, Capitaine, mais pourriez-vous m'accorder une ou deux minutes ? Fawkes se retourne et pose une patte d'ours sur l'épaule de Shaba. - Qu'est-ce qui vous tracasse ? fait-il en souriant. Heureux de trouver le capitaine de bonne humeur, Shaba reste au garde-à-vous et lance la question qui tourmente tous les hommes d'équipage. - Où diable sommes-nous, Sir ? - Au polygone d'Aberdeen. Vous ne le connaissez pas, mon garçon ? - Non, Sir. - C'est une étendue de terrain où les Américains essaient leur armement. - Je croyais... je veux dire... les hommes croyaient que nous devions aller au large. Fawkes regarde à travers le vitrage. - Non, mon garçon. Les Yankees nous ont aimablement autorisés à nous servir de leur polygone pour essayer nos pièces. 388 - Mais comment allons-nous sortir d'ici ? s'inquiète Shaba. Le navire est au sec. Fawkes l'examine d'un air paternel. - N'ayez crainte. Nous le remettrons à flot à marée haute comme avec la main. Vous verrez. Shaba paraît nettement soulagé. - Les hommes seront heureux de savoir ça, Cap'tain. - Parfait, mon garçon, dit Fawkes en lui tapant sur l'épaule. Et maintenant retournez à votre poste et veillez à faire armer les pièces. Shaba salue et se retire. Fawkes regarde le jeune Noir se perdre dans l'obscurité, et, pour la première fois, il éprouve un certain chagrin en songeant à ce qu'il va faire. Mais ses pensées sont distraites par le bruit d'un avion. Dans le ciel qui commence à virer au gris, il aperçoit le clignotement multicolore des feux de position d'un hélicoptère qui vient de l'est et remonte le fleuve. Il saisit une paire de jumelles de nuit et les braque sur l'appareil à l'instant où il passe au-dessus du navire. Dans les lentilles, il distingue vaguement le sigle N.U.M.A. Agence nationale chargée des questions sous-marines et maritimes, traduit-il mentalement. Pas de danger là. Ces types reviennent probablement à la capitale après une expédition océanographique. Il adresse un signe entendu à son reflet dans le hublot : il prend de plus en plus d'assurance. Il repose les jumelles sur la console de la timonerie et se remet à l'écoute de son poste de radio. Un écouteur à l'oreille, il presse le bouton du micro. - Black Angus numéro un appelle Black Angus numéro deux. Terminé. Une voix traînante, incontestablement originaire du sud des Etats-Unis, répond presque aussitôt. - Hé, mon vieux, inutile de se fatiguer avec ce 389 bla-bla codé. Je vous reçois aussi clair que la soupe de l'Armée du salut. - Je vous recommande d'être concis, aboie Fawkes. - Okay. Du moment que l'oseille que je dois toucher ne se perd pas en route, c'est vous le chef, chef ! - Prêt, observateur de cible ? - Ouais, je prends mon poste à l'instant. - Bien, dit Fawkes en regardant sa montre. Cinq minutes et dix secondes avant Hogmanay. - Hog... comment ? - En Ecosse, cela veut dire « Bon réveillon de fin d'année ! » Fawkes coupe le micro et constate avec plaisir que l'hélicoptère de la N.U.M.A. poursuit tranquillement son vol vers Washington et se perd bientôt derrière les collines en amont. Presque au même instant, Steiger change de cap et incline l'hélicoptère Minerva M. 88 pour lui faire décrire un large virage au-dessus du paysage du Maryland. Il vole bas, rasant la cime des arbres défeuillés, évitant de temps à autre un château d'eau. Steiger grimace à mesure que se précisent les mots dans ses écouteurs. - Ils commencent à se fâcher, annonce-t-il sans s'émouvoir. Un certain général Machintruc ou Machinchose affirme qu'il va nous faire abattre si nous ne sortons pas immédiatement de la zone. - Accusez réception, dit Pitt, et annoncez-lui que vous obéissez. - Comment dois-je m'annoncer ? Pitt réfléchit un moment. - Dites-lui la vérité. Nous sommes un hélico de la N.U.M.A. en mission spéciale. Steiger s'ébroue et commence à parler au micro. - Cet excellent général Tartempion a marché, dit Steiger en se tournant vers Pitt. Vous feriez bien de 390 vous préparer. A mon avis, il faudra sauter dans sept ou huit minutes. Pitt défait sa ceinture de sécurité et il attend que Sandecker l'ait défaite également, puis il gagne la minuscule soute de l'hélicoptère. - Il faut que ça marche du premier coup, dit Pitt à l'oreille de Steiger, sinon nous allons faire une vilaine tache rouge sur le flanc du lowa. - Vous avez devant vous le champion du monde de la précision, fait Steiger avec un demi-sourire, et un grand amoureux de la propreté. Je ne vous demande qu'une chose : tenez vous prêt et laissez le vieil Abe piloter ce moulin à vent. Si vous devez sauter trop tôt, je m'arrangerai pour que vous ayez un joli coussin d'eau bien profonde sous les fesses. - Je compte sur vous. - Nous allons contourner le bateau et arriver sur lui par l'ouest, afin de dissimuler notre silhouette dans ce qui reste d'obscurité. Les yeux de Steiger ne quittent pas le pare-brise. - J'éteins maintenant mes feux de navigation. Bonne chance ! Pitt serre amicalement le bras de Steiger, il entre dans la soute du Minerva et ferme la porte. Le compartiment est glacial. Le panneau de chargement est ouvert, et le vent froid de la matinée d'hiver siffle dans cette espèce de caveau d'aluminium. Sandecker lui tend le harnais et Pitt l'endosse. L'Amiral va pour dire quelque chose, mais il se retient. Finalement, le visage tendu par l'émotion, il lance à Pitt : - Je vous attends pour le petit déjeuner. - Faites-moi préparer des oufs brouillés, lui répond Dirk. Puis il se jette dans l'aube glacée. Le lieutenant Alan Fergus, chef des unités de combat de plongeurs-démineurs S.E.A.L., tire la fermeture Eclair de sa combinaison imperméable en mau- 391 dissant les lubies du haut commandement. Il n'y a pas une heure qu'on l'a tiré sans ménagement d'un profond sommeil pour le mettre en vitesse au courant de ce qu'il considère comme la mission la plus idiote qu'on lui ait confiée en sept ans de marine. Il tire sur son serre-tête de caoutchouc pour y faire entrer ses oreilles. Il s'approche ensuite d'un grand gars costaud vautré dans un fauteuil directorial non réglementaire, qui a posé ses pieds sur le bastingage et qui scrute la surface du Potomac. - Qu'est-ce que c'est que ce cirque ? interroge Fergus. Le capitaine de corvette Oscar Kiebel, le rude skipper du patrouilleur des garde-côtes qui transporte Fergus et ses hommes, prend un air dégoûté et lance en haussant les épaules : - Je ne le sais pas plus que vous. - Vous y croyez, vous, à leur bobard au sujet d'un cuirassé ? - Non, gronde Kiebel. J'ai vu des destroyers de 4 000 tonnes remonter le fleuve jusqu'aux chantiers navals de la Marine, à Washington, d'accord. Mais un cuirassé de 50 000 tonnes ? Pas question ! - Abordez et emparez-vous de la poupe du cuirassé afin d'y recevoir les unités des hélicoptères des Marines ! rage Fergus. Cet ordre est une pure conne-rie, si vous voulez mon avis. - Cette petite excursion ne me plaît pas plus qu'à vous, explique Kiebel. Ce n'est pas l'idée que je me fais d'un pique-nique, ajoute-t-il en souriant. Mais, allez savoir, il s'agit peut-être d'une surprise-partie avec des caisses de scotch et des tas de filles. - A 7 heures du matin, ni l'un ni l'autre ne m'excitent beaucoup. Et, en tout cas, pas en plein air. - Nous allons bientôt être fixés. Dans deux milles, nous doublerons Sheridan Point. Alors, notre objectif sera... Kiebel s'interrompt pour prêter l'oreille. - Vous avez entendu ? 392 Fergus écoute et se tourne vers le sillage du patrouilleur. - Ça m'a l'air d'un hélicoptère... dit-il. - ... qui sort Dieu sait d'où et tous feux éteints, complète Kiebel. - Dieu tout-puissant ! s'exclame Fergus. Les Marines sont partis avant le coup de pistolet du starter. Ils attaquent avant l'heure prévue. Peu après, tout le monde à bord lève la tête vers le ciel : un hélicoptère passe en grondant, ombre indécise sur un ciel gris. Tous sont tellement surpris par ce sombre appareil inconnu qu'ils ne remarquent la silhouette imprécise qu'il remorque que lorsqu'elle rase le pont : il ne finira donc pas ses jours tranché en rondelles comme un saucisson. Il ne s'en tire pas moins avec une belle contusion en travers des fesses, par la grâce d'une tubulure qui se trouvait sur son passage. Le soleil qui se lève derrière un rempart de nuages bas, dans une aurore diffuse, contribue à estomper les détails du paysage. L'air est vif, d'un froid polaire qui transperce les lourds vêtements de Pitt : ses yeux en pleurent, ses joues et son front en sont paralysés. Aucune montagne russe de fête foraine ne pourrait lui offrir une attraction comparable. Le Potomac n'est qu'une ombre lorsqu'il passe à 300 kilomètres à l'heure au-dessus du fleuve paresseux. Les arbres qui bordent les rives défilent comme les voitures sur une autoroute de Los Angeles. Levant les yeux, Pitt distingue un petit ovale inscrit tout pâle dans le cadre noir de la soute de l'hélicoptère : le visage anxieux de l'amiral Sandecker. Pitt sent son corps se balancer lorsque Steiger incline l'appareil dans un large virage au-dessus d'un coude du fleuve. Le long cordon ombilical qui le relie au treuil de la soute s'arque dans le sens opposé, et la force centrifuge rejette Pitt au loin, comme le joueur à l'extrémité de ces chaînes que forment parfois les gosses. La force de l'accélération le couche 393 au-dessus des pentes du Mount Vermont. Puis le câble se redresse, et l'énorme masse du lowa apparaît, les pièces de sa tourelle avant pointées, menaçantes, vers l'amont. Là-haut, Steiger réduit les gaz, freinant le vol de l'hélicoptère. Les bretelles de son harnais cisaillent la poitrine de Pitt sous la décélération brutale, et il se prépare pour le saut. La superstructure du cuirassé occupe toute la verrière de la cabine au moment où Steiger immobilise l'appareil sur tribord, derrière le pont principal. - Trop vite ! Trop vite ! répète-t-il sans cesse, craignant que Pitt ne soit projeté en avant comme le poids suspendu à l'extrémité d'un pendule. Et les craintes de Steiger sont justifiées. Pitt se trouve, en effet, lancé en avant comme un projectile, au-dessus du pont principal où il a décidé de sauter. Frôlant une tourelle de pièces de 75, il arrive en fin de course. Maintenant ou jamais ! Il presse la boucle de la ceinture et se dégage du harnais. A la portière de l'hélicoptère, Sandecker, les entrailles nouées, le souffle coupé, regarde de ses yeux grands ouverts dans la pâle lumière de l'aube la silhouette en boule de Pitt qui tombe derrière la superstructure de la proue et disparaît. Puis le lowa tout entier s'efface à son tour, lorsque Steiger incline rudement son appareil, les lames du rotor fouettant l'air, et plonge vers la rive boisée pour se mettre hors de vue... Dès que l'appareil a repris sa ligne de vol, Sandecker détache son harnais de sécurité et regagne le cockpit. - Il a sauté ? demande Steiger, anxieux. - Oui, il est en bas, répond Sandecker. - En une seule pièce ? - Nous ne pouvons que l'espérer, dit Sandecker si doucement que Steiger l'entend à peine dans le grondement du moteur. C'est tout ce que nous pouvons faire : espérer. 59 Fawkes ne s'inquiète pas autrement de l'hélicoptère puisqu'il poursuit son vol. Il n'aperçoit pas la forme d'un homme qui surgit du demi-jour, car il surveille un bateau qui s'approche à toute vapeur. Il n'y a dans son esprit aucun doute : voilà le comité d'accueil que lui dépêche le gouvernement des Etats-Unis. Il prend le microphone. - Monsieur Shaba ? - Capitaine ? répond le chef mécanicien promu officier de tir. - Voulez-vous veiller, je vous prie, à ce que les mitrailleurs prennent leur poste et se préparent à repousser un abordage. Juste ciel ! songe-t-il. Repousser un abordage. Combien de décennies se sont-elles écoulées depuis que le capitaine d'un navire de ligne a lancé cet ordre pour la dernière fois ? - Est-ce un exercice, Capitaine ? - Non, monsieur Shaba, ce n'est pas un exercice. Je crains fort que des extrémistes américains qui soutiennent les ennemis de notre pays n'aient décidé de s'emparer de ce navire. Donnez l'ordre à vos hommes de faire feu sur toute personne, vaisseau ou avion qui menace le navire et son équipage. Vos hommes peuvent commencer en repoussant ce bateau de terroristes qui nous arrive sur bâbord. - Bien, Capitaine. 395 Le haut-parleur ne peut masquer une certaine excitation dans la voix de Shaba. Le désir de débarquer cet équipage d'hommes sans méfiance traverse l'esprit de Fawkes, mais il n'arrive pas à réaliser qu'il est en train d'assassiner soixante-huit innocents, soixante-huit hommes à qui l'on a fait croire qu'ils défendent leur pays, un pays qui les traite à peine mieux que du bétail. D'ailleurs, Fawkes a une méthode très personnelle pour écarter tout sentiment inopportun de culpabilité qui pourrait l'effleurer : il lui suffit d'évoquer l'image d'une ferme incendiée, des corps carbonisés de sa femme et de ses enfants... Alors, il retrouve aussitôt la résolution d'achever la tâche entreprise. Il reprend le micro. - Batterie principale ? - Batterie principale parée, Capitaine. - Feu coup par coup à mon commandement ! Il examine une fois de plus les chiffres qu'il a portés sur la carte qui se trouve a côté de lui. - Portée : 23 600 mètres. Gisement : 0-1-4 degrés. Fawkes regarde, fasciné, les trois pièces longues d'une vingtaine de mètres qui sortent de la tourelle numéro 2 de la batterie principale - chaque canon avec son mécanisme approche les 135 tonnes. Leur mufle se relève docilement jusqu'à la cote donnée, puis il s'immobilise pour attendre l'ordre de déchaîner sa terrible puissance. Fawkes prend un temps, il respire à fond et pousse le bouton de son rnicro sur « émission ». - Etes-vous à votre poste, Angus Deux ? - J'attends les ordres, mon vieux. - Monsieur Shaba ' - Paré à faire feu, Capitaine. Le moment est venu. L'expédition commencée loin, là-bas, dans une terme du Natal a suivi implacablement son cours jusqu'à cet instant. Fawkes sort sur l'aile de la passerelle de commandement et hisse 396 le drapeau de l'Armée révolutionnaire africaine en haut d'un mât improvisé. Puis il revient au poste de commandement et prononce les paroles fatales. - Vous pouvez ouvrir le feu, monsieur Shaba. Les hommes du patrouilleur des garde-côtes ont soudain l'impression d'être dans la gueule de l'enfer. Bien qu'un seul des trois canons ait fait feu par-dessus l'étrave du lowa, le tir déchaîne un ouragan et une longue langue de gaz incandescent qui enveloppent le petit vaisseau. La plupart des hommes sont renversés sur le pont. Ceux qui faisaient face au lowa à cet instant ont la chevelure roussie et restent longtemps aveuglés par l'éclair de la pièce. L'effet de l'explosion ne s'est pas encore totalement dissipé que le lieutenant de vaisseau Kiebel s'empare de la barre du patrouilleur et vire bord sur bord. Le pare-brise du patrouilleur vole en éclats. Pendant une seconde, le commandant pense qu'un essaim de guêpes l'a pris pour cible. Il sent un vrombissement près de son visage. Ce n'est que lorsque son bras est brutalement arraché de la barre et qu'il distingue sur sa manche une série de trous sanglants régulièrement espacés qu'il se rend compte de ce qui se passe. - Ordonnez à vos hommes de sauter par-dessus bord, hurle-t-il à Fergus. Ces salauds nous tirent dessus. Il n'a pas à le dire deux fois. A l'instant même, Fergus fonce sur le pont pour donner l'ordre, lorsqu'il ne pousse pas lui-même ses hommes dans l'abri incertain du fleuve. Par un hasard extraordinaire, seul Kiebel a été touché. Directement exposé aux mitrailleuses du lowa, il était comme une cible dans une baraque de tir. Dans son virage bord sur bord, Kiebel a amené le patrouilleur si près de la coque du cuirassé que ses bouées de protection s'écrasent contre l'énorme muraille d'acier. Sage manouvre : les mitrailleuses 397 ne peuvent pas plonger assez pour l'atteindre ; elles ne toucheront que le mât du radar. Puis Kiebel se retrouve plus au large, les balles font gicler l'eau à une quinzaine de mètres sur tribord : les mitrailleurs ne sont heureusement pas des tireurs d'élite. La distance grandit entre les deux vaisseaux. Kiebel jette un coup d'oil sur le fleuve : Dieu merci ! Fergus et ses hommes ont disparu. Le garde-côte a attiré sur lui l'attention du lowa ; aux plongeurs-démineurs du S.E.A.L. de jouer maintenant. Kiebel passe avec soulagement la barre à son second. Le premier maître arrive, ouvre une trousse de secours et se met à couper la manche ensanglantée de la tunique sous le regard furieux de Kiebel. - Fils de pute ! sacre-t-il. - Désolé, lieutenant, mais c'est le moment de serrer les dents et de souffrir. - Je voudrais bien t'y voir, lance Kiebel. Ce n'est pas toi qui as allongé 200 dollars pour cette tunique ! Trottant dans le couloir réservé aux piétons sur le pont de l'Arlington Mémorial, Donald Fisk, inspecteur au bureau des Douanes, souffle l'air matinal de la ville par les narines en un double panache de vapeur. Il entame maintenant le parcours de retour de son jogging quotidien sans penser à grand-chose, sinon qu'il est plutôt idiot de courir lorsqu'on peut prendre une voiture ou même, à la rigueur, une bicyclette. Soudain, un bruit étrange l'arrête net. A mesure qu'il grossit, ce bruit lui rappelle le vacarme d'un train de marchandises lancé à toute allure. Mais le bruit se change en un « chouff » suraigu, et un énorme cratère apparaît au beau milieu de la 23e Rue ; il est suivi d'un coup de tonnerre et d'une avalanche de terre et d'asphalte. Figé sur place, abasourdi, Fisk constate que l'explosion l'a épargné. Le « train de marchandises » est passé au-dessus de sa tête et s'est enfoncé de biais 398 dans la chaussée, dispersant sa puissance dévastatrice en avant de sa trajectoire. A une centaine de mètres de là, le pare-brise de la cabine d'un camion de livraison vole en éclats. Le routier parvient à arrêter son véhicule et descend de son siège, titubant et le visage comme passé au hachoir. Hébété, il tend les bras devant lui et il crie : - Je ne vois plus ! Au secours ! A moi, je vous en supplie ! A l'instant, Fisk oublie sa peur, sa sueur froide et ses frissons pour courir vers le camionneur blessé. La ruée matinale de la circulation ne commencera pas avant une heure, et la rue est presque déserte. L'employé des Douanes se demande comment il va s'y prendre pour soigner l'homme aveuglé, appeler la police et faire venir une ambulance. Le seul véhicule qui s'offre à sa vue est la brouette d'un cantonnier qui promène tranquillement son balai et remonte l'avenue de l'Indépendance, comme s'il n'avait rien remarqué d'extraordinaire. - Angus Deux, vos remarques sur ce premier tir ? - Mon vieux, vous avez fait un drôle de trou dans la rue ! - Abstenez-vous de toutes paroles inutiles, je vous l'ai déjà dit, lance Fawkes avec irritation. Votre émission est sûrement repérée. - Compris, chef. Votre tir est trop court de 70 mètres et 170 mètres trop à gauche. - Vous avez entendu, monsieur Shaba ? - Je modifie le réglage, Capitaine. - Feu à volonté, monsieur Shaba. - Paré, Sir. Sous les 900 tonnes d'acier de la tourelle, les artilleurs noirs sud-africains transpirent en chargeant les culasses béantes, criant et sacrant pour suivre la cadence de la machinerie du monte-charge, 399 pendant qu'à cinq ponts dessous les hommes de la soute à munitions leur envoient les obus et les sacs de soie chargés de poudre. L'obus de rupture de 1 350 kg est enfoncé dans la culasse par le refouloir automatique ; il est suivi de sa charge de poudre de 300 kg. Un levier referme alors hermétiquement la culasse. Alors, à l'ordre de l'officier de tir, l'énorme canon crache son ouragan dévastateur en reculant de plus d'un mètre dans la tourelle d'acier. A 20 kilomètres de là, Donald Fisk est en train de soigner le routier blessé lorsqu'un deuxième train de marchandises tombe du ciel sur le dôme du monument à la mémoire de Lincoln. En un millième de seconde, le cône creux du projectile se désintègre en touchant le marbre blanc. Puis la partie d'acier trempé perce le monument jusqu'au cour et elle explose. Fisk a l'impression que les trente-six colonnes doriques s'ouvrent comme les pétales d'une énorme marguerite avant de s'écrouler sur la pelouse si parfaitement entretenue. La toiture et les murs s'effondrent à leur tour, d'imposants cubes de marbre rebondissent sur les marches comme des jouets d'enfants, et une gerbe de poussière blanche monte en spirale vers le ciel. Le grondement de l'explosion se répercute encore à travers la ville lorsque Fisk se relève, complètement ahuri. - Qu'est-ce qui se passe ? demande le camionneur aveugle. Pour l'amour de Dieu, dites-moi ce qui se passe. - Ne vous affolez pas, lui explique Fisk. Il y a eu une nouvelle explosion. Le camionneur grimace, et il serre les dents de souffrance. Une trentaine d'éclats de verre lui ont labouré la face. L'un de ses yeux est fermé par le sang coagulé, l'autre n'est plus là : il a été tranché à ras de la rétine. 400 Fisk quitte son tee-shirt et le presse dans les mains du blessé. - Prenez ça, lui dit-il. Tordez-le, mordez-le ou déchirez-le si vous souffrez trop, faites n'importe quoi, mais ne vous touchez pas la figure avec les mains. Il faut que je vous laisse seul un moment. (Il s'arrête : il vient d'entendre un lointain ululement de sirènes.) Voilà la police. L'ambulance doit suivre de près. Le routier hoche son masque ensanglanté, il s'assoit sur le trottoir et malaxe le tricot à s'en faire craquer les phalanges. Fisk traverse le carrefour en courant, gêné de n'avoir rien pour se couvrir la poitrine. Filant entre les blocs de marbre fracassés qui parsèment l'escalier, il s'approche de ce qui reste du portail qui, il y a quelques secondes encore, se reflétait dans le bassin du mail. Soudain, il se raidit et s'arrête stupéfait. Là, au milieu de l'amoncellement de gravats, dans la poussière qui retombe, la statue de Lincoln est demeurée pratiquement intacte. La toiture et les murs ont dû s'écarter en s'effondrant : les pierres ont respecté la statue. Miraculeusement épargné, le célèbre visage mélancolique d'Abraham Lincoln continue de fixer l'infini. 60 Le général Higgins raccroche brusquement le téléphone. C'est sa première manifestation d'humeur. - L'observateur nous a filé entre les doigts, dit-il amer. Notre système d'écoute avait pourtant bien repéré sa position, mais, lorsque la patrouille la plus voisine s'est présentée, la pie n'était plus au nid. - C'est visiblement un observateur mobile, déclare Timothy March. Quand on sait que trois voitures sur quatre sont munies d'un poste de radio, il sera presque impossible de coincer ce salaud. - Nos groupes et la police sont en train de placer des barrages autour du Capitole, reprend Higgins. Si nous parvenons à empêcher l'observateur de garder ses cibles en vue, il ne pourra pas transmettre les corrections nécessaires. Et Fawkes tirera à l'aveuglette. Le Président ne quitte pas des yeux l'écran de télévision, et il regarde tristement l'image que transmet le satellite : le Mémorial Lincoln en ruine. - Leur plan est astucieux, dit-il à voix basse. Quelques morts de plus ne signifient pas grand-chose aujourd'hui pour la majorité des Américains. Mais détruisez un monument national vénéré, et tout le monde souffre. Messieurs, vous pouvez être assurés que dès ce soir une foule d'Américains furieux va chercher un moyen d'exprimer sa colère. 403 - Si le prochain obus est chargé de M. S.... fait Jarvis, sans terminer sa phrase. - J'ai l'impression que nous sommes en train de jouer à une sorte de roulette russe : nous voilà à deux ôtés de trente-sept, dit Timothy March. De l'autre côté de la table, Higgins interroge l'amiral Kemper du regard. - Quelle peut être à votre avis la cadence de tir du lowa ? - L'intervalle entre le premier obus et le second était de quatre minutes dix secondes, répond l'amiral. Deux fois moins rapide que la cadence d'un équipage en temps de guerre, mais c'est encore très respectable pour une barque vieille de quarante ans et un équipage improvisé. - Ce que je ne comprends pas, fait remarquer March, c'est pourquoi Fawkes n'utilise que la pièce centrale de la tourelle. On dirait qu'il n'a pas l'intention de se servir des deux autres. - Il respecte le manuel, explique Kemper. Il conserve sa force en ne tirant qu'un obus à la fois pour harceler l'ennemi. Il a eu de la chance avec le second : il a mis dans le mille. La prochaine fois qu'il trouve ses coordonnées, je vous parie qu'il fera feu de ses trois pièces. Le téléphone d'Higgins sonne. Le général décroche, écoute un instant, le visage défait. - Le troisième projectile est en route. La caméra du satellite prend du champ pour couvrir un rayon de trois kilomètres autour de la Maison-Blanche. Les regards ne quittent pas l'image de la ville ; chacun redoute que ce projectile ne soit celui qui contient le micro-organisme et essaie de deviner quel monument a été pris cette fois pour cible. Une explosion pulvérise 15 mètres de trottoir et arrache deux arbres dans un geyser de pierres, de terre et de poussière sur le côté nord de l'avenue de la Constitution. - C'est au bâtiment des Archives nationales qu'il en a maintenant, dit le ragée. Fawkes essaie de d'Indépendance et la Constat - Monsieur le Président eiisiplsi ner immédiatement l'ordre ïènEta un engin nucléaire, dit Higpusiiliiiaje tuellement rosé a viré au gn Le Président paraît accall l dans les épaules comme s'ilatii \ - Non, répond-il d'un ta» Higgins baisse les bras et sUitéiL dans son fauteuil. Kemper nnité^A son crayon et réfléchit : il sdtnèt \ - Il existe une autre scliilitillihL d'une voix animée. Nous alwiritA relie numéro deux du cuiras«n«è, mots. Dès que le pilote a aux troupes terrestres le Higgins, vos hommes sont placer un Satan dans une Higgins se saisit du sident. - Si Fawkes conserve ne nous reste que deux mina - Allez-y, ordonne le Pendant qu'Higgins don»** forces disposées autour dossier qui contient les - Le blindage de cette qui varie entre 18 et 40 per. Il se peut que nous ne le vous garantis que nous qui se trouvent à l'intérieur. - Et les S.E.A.L. ? dematthatoi, les prévenir de nos intention* ' - Nous le ferions si c'étattiplL per l'air grave. Mais nous semai»»1 avec eux depuis qu'ils ont pif '' \ 404 60 Le général Higgins raccroche brusquement le téléphone. C'est sa première manifestation d'humeur. - L'observateur nous a filé entre les doigts, dit-il amer. Notre système d'écoute avait pourtant bien repéré sa position, mais, lorsque la patrouille la plus voisine s'est présentée, la pie n'était plus au nid. - C'est visiblement un observateur mobile, déclare Timothy March. Quand on sait que trois voitures sur quatre sont munies d'un poste de radio, il sera presque impossible de coincer ce salaud. - Nos groupes et la police sont en train de placer des barrages autour du Capitule, reprend Higgins. Si nous parvenons à empêcher l'observateur de garder ses cibles en vue, il ne pourra pas transmettre les corrections nécessaires. Et Fawkes tirera à l'aveuglette. Le Président ne quitte pas des yeux l'écran de télévision, et il regarde tristement l'image que transmet le satellite : le Mémorial Lincoln en ruine. - Leur plan est astucieux, dit-il à voix basse. Quelques morts de plus ne signifient pas grand-chose aujourd'hui pour la majorité des Américains. Mais détruisez un monument national vénéré, et tout le monde souffre. Messieurs, vous pouvez être assurés que dès ce soir une foule d'Américains furieux va chercher un moyen d'exprimer sa colère. 403 - Si le prochain obus est chargé de M. S.... fait Jarvis, sans terminer sa phrase. - J'ai l'impression que nous sommes en train de jouer à une sorte de roulette russe : nous voilà à deux ôtés de trente-sept, dit Timothy March. De l'autre côté de la table, Higgins interroge l'amiral Kernper du regard. - Quelle peut être à votre avis la cadence de tir du lowa ? - L'intervalle entre le premier obus et le second était de quatre minutes dix secondes, répond l'amiral. Deux fois moins rapide que la cadence d'un équipage en temps de guerre, mais c'est encore très respectable pour une barque vieille de quarante ans et un équipage improvisé. - Ce que je ne comprends pas, fait remarquer March, c'est pourquoi Fawkes n'utilise que la pièce centrale de la tourelle. On dirait qu'il n'a pas l'intention de se servir des deux autres. - Il respecte le manuel, explique Kemper. Il conserve sa force en ne tirant qu'un obus à la fois pour harceler l'ennemi. Il a eu de la chance avec le second : il a mis dans le mille. La prochaine fois qu'il trouve ses coordonnées, je vous parie qu'il fera feu de ses trois pièces. Le téléphone d'Higgins sonne. Le général décroche, écoute un instant, le visage défait. - Le troisième projectile est en route. La caméra du satellite prend du champ pour couvrir un rayon de trois kilomètres autour de la Maison-Blanche. Les regards ne quittent pas l'image de la ville ; chacun redoute que ce projectile ne soit celui qui contient le micro-organisme et essaie de deviner quel monument a été pris cette fois pour cible. Une explosion pulvérise 15 mètres de trottoir et arrache deux arbres dans un geyser de pierres, de terre et de poussière sur le côté nord de l'avenue de la Constitution. - C'est au bâtiment des Archives nationales qu'il 404 en a maintenant, dit le Président d'une voix découragée. Fawkes essaie de détruire la Déclaration d'Indépendance et la Constitution. - Monsieur le Président, je vous supplie de donner immédiatement l'ordre de détruire le lowa avec un engin nucléaire, dit Higgins dont le visage habituellement rosé a viré au gris. Le Président paraît accablé ; il a la tête enfoncée dans les épaules comme s'il avait froid. - Non, répond-il d'un ton résolu. Higgins baisse les bras et se laisse aller lourdement dans son fauteuil. Kemper pianote sur la table avec son crayon et réfléchit : il semble avoir une idée. - Il existe une autre solution, dit-il finalement d'une voix animée. Nous allons faire sauter la tourelle numéro deux du cuirassé toujours avare de ses mots. Dès que le pilote a lancé ses missiles, il laisse aux troupes terrestres le soin de les diriger. Général Higgins, vos hommes sont assez près du navire pour placer un Satan dans une cible de 50 centimètres. Higgins se saisit du téléphone et regarde le Président. - Si Fawkes conserve la même cadence de tir, il ne nous reste que deux minutes. - Allez-y, ordonne le Président sans hésiter. Pendant qu'Higgins donne ses instructions aux forces disposées autour du lowa, Kemp examine le dossier qui contient les plans détaillés du navire. - Le blindage de cette tourelle est d'une épaisseur qui varie entre 18 et 40 centimètres, annonce Kemper. Il se peut que nous ne le transpercions pas, mais le vous garantis que nous assommerons les hommes qui se trouvent à l'intérieur. - Et les S.E.A.L. ? demande le Président. Peut-on les prévenir de nos intentions ? - Nous le ferions si c'était possible, répond Kemper l'air grave. Mais nous sommes sans liaison radio avec eux depuis qu'ils ont plongé. 405 Ce n'est pas la faute de Fergus : une balle de mitrailleuse d'un homme du lowa lui a arraché l'appareil des mains. La balle lui a tranché net le majeur de la main gauche avant de fracasser l'appareil et de lui transpercer la paume de la main droite. Le second émetteur porté par le chef de groupe est également hors service : l'homme a reçu une salve en pleine poitrine, et son corps sans vie descend au fil du fleuve. Dans l'abordage, Fergus a perdu six des trente hommes de son unité. Ils ont réussi à escalader les flancs du navire en expédiant à l'arbalète des crochets portant des échelles de nylon par-dessus le bastingage. Lorsqu'ils ont pris pied sur le pont principal, les S.E.A.L. ont été accueillis par le feu de toutes les armes du bord. Homme par homme, ou par petits groupes, ils répondent maintenant aux défenseurs du navire. Fergus a été coupé de son unité : la fusillade le cloue derrière l'affût du palan qui servait à hisser les avions à bord. Le temps presse. Il est furieux et en oublie la souffrance de ses mains blessées. Il avait l'ordre de s'emparer de la plate-forme d'atterrissage avant que les Sud-Africains n'ouvrent le feu. Il crache un juron lorsque la détonation du troisième tir se répercute le long du fleuve. Il peut voir au-dessus des collines les hélicoptères des Marines qui attendent son signal pour venir se poser. Prudemment, il passe la tête et risque un coup d'oil : les tireurs protégés par le blindage de la passerelle l'ont momentanément oublié pour concentrer leur feu sur les S.E.A.L. qui progressent sans l'attendre. Calant sa mitraillette dans le creux de son bras, Fergus se dresse d'un bond et fonce à découvert sur le pont en tirant rafale sur rafale. Il est presque à l'abri de la tourelle arrière lorsque les hommes de 406 Fawkes l'aperçoivent : une balle lui transperce le mollet de la jambe gauche. Emporté par son élan, il fait encore quelques pas, tombe et roule sous la masse de la fausse tourelle. Il a l'impression qu'on passe au fer rouge les nerfs de sa jambe. Couché sur le pont, il écoute la fusillade qui continue devant lui, et il s'efforce de ne pas penser à ses blessures lorsque deux Specter F. 120 sortent en hurlant de la couche de nuages et lâchent leur bordée meurtrière. N'était la douleur sourde qui l'enveloppe de la tête aux pieds, Pitt jurerait qu'il est mort. Presque à regret, il chasse la brume qui lui engourdit l'esprit et il se force à ouvrir les yeux. Il se met alors à explorer les différentes parties de son corps. Il ne souffre pas seulement de ce que les journalistes spécialistes des « chiens écrasés » appellent « des contusions multiples », il a probablement deux ou trois côtes fêlées. Il se caresse la tête et est tout heureux de voir qu'il n'a pas de sang sur les mains. Mais ce qu'il ne s'explique pas, ce sont les échardes de bois plantées dans son épaule droite. Pitt prend alors la décision de s'asseoir puis de se mettre à quatre pattes. Tous ses muscles obéissent à son commandement. Jusque-là tout va bien. Il respire à fond et se relève, aussi fier de cette performance que s'il venait d'escalader le mont Everest. A quelques pieds de lui, on aperçoit la lumière du jour dans une brèche, et il s'en approche en titubant. Son esprit commence à tourner sur six de ses huit cylindres habituels, et il comprend aussitôt pourquoi il n'a pas été réduit à l'état de hamburger lorsqu'il s'est écrasé contre la superstructure du navire. Les six millimètres du contreplaqué ont cédé sous le choc : il a traversé comme un boulet la paroi extérieure et ouvert une belle brèche à travers une autre, 407 avant de terminer son vol dans une coursive, devant le carré des officiers. Et voilà qui explique les mystérieuses échardes ! Encore dans le brouillard, il se rappelle pourtant une énorme explosion suivie d'une trépidation. Les pièces de 400, songe-t-il. Mais combien de fois ont-elles tiré ? Combien de temps est-il resté inconscient ? On entend au-dehors le crépitement d'armes automatiques. Qui donc est en train de se battre et contre qui ? Il oublie d'ailleurs ces questions à mesure qu'elles lui viennent : elles sont en fait sans importance. Ce sont ses problèmes personnels qu'il est d'abord important de résoudre. Pitt fait quelques pas dans la coursive, il s'arrête, tire une lampe électrique d'une de ses poches et, d'une autre, un schéma du navire. Il lui faut deux bonnes minutes pour repérer l'endroit exact où il se trouve. Lorsque vous regardez le dédale que constitue la disposition intérieure d'un navire de guerre, vous avez l'impression de regarder la coupe d'un gratte-ciel qu'on aurait couché sur une de ses faces. Ayant découvert la voie qui mène à la soute à munitions avant, Pitt avance sans bruit dans la coursive. Il n'a encore fait que quelques pas lorsque le navire roule, secoué par un barrage de puissantes explosions. La poussière accumulée au cours des longues années de sommeil du lowa s'élève en nuages suffocants. Pitt écarte les bras pour conserver son équilibre, il vacille et s'accroche à l'embrasure d'une porte qui s'est ouverte fort opportunément. Il reste là à tousser et à cracher la poussière pendant que sous ses pieds le pont retrouve son calme. La chose allait lui échapper, elle lui aurait échappé si un accès de curiosité instinctive n'avait éveillé son attention. D'ailleurs, ce n'est .pas de la curiosité, pas vraiment, mais plutôt un détail insolite qui s'est inscrit dans sa vision périphérique. Il braque le faisceau 408 4e sa lampe : c'est une chaussure marron - une chaussure de luxe, faite par un bottier - qui chausse le pied d'un Noir élégamment vêtu d'un complet sombre avec gilet. Les mains de l'homme sont liées loin l'une de l'autre au-dessus de sa tête par des cordages passés dans la tuyauterie du plafond. 61 Hiram Lusana ne peut pas distinguer les traits de l'homme planté sur le seuil de sa prison. Il lui paraît grand et fort, mais pas autant que Fawkes. C'est tout ce que peut dire le Noir avant que le faisceau de la lampe électrique ne l'aveugle. - Si je comprends bien, vous ne me paraissez pas très populaire à bord de ce rafiot, fait remarquer une voix qui semble plus amusée qu'hostile. La silhouette sombre approche suivant la lampe, et Lusana sent que l'on défait ses liens. - Où m'emmenez-vous ? demande-t-il. - Nulle part. Mais, si vous avez l'intention de jouir en paix de votre pension de retraite, je vous conseille de sauter par-dessus bord avant que ce cuirassé ne soit mis en pièces détachées. - Qui êtes-vous ? - C'est un détail sans importance, mais je m'appelle Pitt. - Faites-vous partie de l'équipage du capitaine Fawkes ? - Non. Je travaille à mon compte. - Je ne saisis pas. Pitt détache la main gauche de Lusana et s'attaque à l'autre sans répondre. - Vous êtes américain, dit Lusana qui comprend de moins en moins. Avez-vous repris le bateau aux Sud-Africains ? 411 - Nous sommes engagés dans cette entreprise, répond Dirk Pitt qui souhaiterait avoir un couteau sous la main. - Alors vous ne savez pas qui je suis ? - Non. Suis-je censé le savoir ? - Je m'appelle Hiram Lusana, et je suis le chef de l'Armée révolutionnaire africaine. Pitt en termine avec le dernier lien, recule et dirige le rayon de sa lampe sur le visage de Lusana. - C'est pourtant vrai ! Je suis bien obligé de le constater. Qu'est-ce que vous faites ici ? Je pensais que cette histoire était purement sud-africaine ? - J'ai été enlevé au moment où je prenais l'avion pour retourner en Afrique, explique Lusana en écartant doucement la lampe. Puis une pensée lui vient. - Vous êtes au courant de l'opération Eglantine ? demande-t-il. - Depuis hier soir seulement, mais mon gouvernement la connaissait depuis des mois. - C'est impossible, réplique Lusana. - Si vous voulez, lance Pitt en se dirigeant vers la porte. Mais, comme je le disais tout à l'heure, vous feriez bien de sauter par-dessus bord avant que cette petite fête ne tourne mal. Lusana n'hésite guère qu'une seconde. - Attendez ! Pitt se retourne. - Excusez-moi, mais je n'ai pas le temps. - Je vous en prie, écoutez-moi, dit Lusana en s'approchant. Si votre gouvernement et les médias découvrent ma présence à bord, ils n'auront pas d'autre choix que de faire fi de la vérité et de me tenir pour responsable. - Et alors ? - Laissez-moi une chance de prouver que je suis innocent de cet horrible micmac. Dites-moi ce que je peux faire pour me rendre utile. 412 Pitt lit la sincérité dans le regard de Lusana. Il tire de sa ceinture un vieux coït 45 automatique et le tend au Noir. - Prenez ça et protégez-moi les fesses. J'ai besoin de mes deux mains pour tenir la lampe et lire le plan. Visiblement déconcerté, Lusana prend l'automatique. - Vous n'avez pas peur ? - Pourquoi ? fait Pitt désinvolte. Vous n'avez rien à gagner à tirer dans le dos d'un type qui vous est complètement étranger. Puis, faisant signe à Lusana de le suivre, il fonce dans la coursive vers l'avant du navire. La tourelle numéro 2 a résisté à la salve de missiles Satan. Son blindage est bosselé, et il est même enfoncé en huit points, mais il n'a pas cédé. Le tube de la pièce bâbord est sérieusement fracturé à sa base de recul dans la tourelle. Encore secoué, Fawkes passe en revue les dégâts à travers ce qui reste des glaces des verrières de la passerelle. Miraculeusement, lui est indemne. Il se trouvait derrière l'une des rares parties de blindage qui restent lorsque les Satan ont infailliblement touché la tourelle. Il saute sur le micro. - Shaba ? Ici le capitaine. M'entendez-vous ? On n'entend rien qu'un vague grésillement de parasites dans l'écouteur. - Shaba ! crie Fawkes. Parlez, bon sang ! Rendez-moi compte des dégâts chez vous. Le haut-parleur répond enfin. - Capitaine Fawkes ? - Oui, ici le capitaine. Où est Shaba ? - En bas, dans la soute, Sir. Le monte-charge, il est cassé. M. Shaba est descendu pour l'arranger. - Qui est à l'appareil ? - Obasi, Capitaine. Daniel Obasi, répond une voix haut perchée d'adolescent. - Shaba vous a-t-il passé le commandement ? 413 - Oui, Capitaine, répond fièrement Obasi. - Quel âge as-tu, fiston ? On entend une toux rauque. - Excusez-moi, Capitaine. La fumée, elle est vraiment mauvaise. (Il tousse encore.) J'ai dix-sept ans. Dieu du ciel ! se dit Fawkes... de Vaal aurait dû lui envoyer des hommes aguerris, pas des gosses dont il ignore le nom et dont il n'a même pas encore vu le visage à la lumière du jour. Il commande un équipage qui lui est totalement inconnu... Dix-sept ans ! Un gamin de dix-sept ans... L'idée lui fait mal. Cela en vaut-il la peine ? Seigneur ! sa vengeance personnelle exige-t-elle un tel prix ? Mais Fawkes se reprend aussitôt. - Es-tu capable de servir les pièces ? - Je crois. Elles sont toutes les trois armées, et la culasse fermée. Mais les hommes sont assez mal en point. Ce doit être l'effet de la commotion. Le sang leur coule des oreilles. - Où es-tu en ce moment, Obasi ? - Au poste des officiers de tir. Il fait une chaleur étouffante, là-dedans... Je ne crois pas que les hommes puissent tenir très longtemps. Certains sont encore évanouis. Il me semble qu'il y en a un ou deux de morts. Je n'en suis pas sûr, mais je crois que les morts sont ceux qui perdent leur sang par la bouche. Fawkes crispe la main sur la poignée du micro, indécis. Lorsque le bateau coulera - et il est certain qu'il va être expédié par le fond -, il veut être sur la passerelle de commandement, le dernier capitaine de cuirassé à couler à son poste. Le silence de la radio devient une torture. Le voile s'écarte très légèrement, et Fawkes commence à se faire une idée des conséquences horribles de son entreprise. - Je descends. - La porte extérieure de la tourelle est bloquée, Capitaine. Il faudra que vous passiez par la soute. - Merci, Obasi. Paré. Fawkes soulève sa casquette d'officier de la Marine 414 royale pour essuyer de la main la sueur mêlée de poussière qui coule sur son front. Il regarde à travers les glaces fracassées et scrute le fleuve. Un brouillard glacé monte des hauts-fonds et lui rappelle les lochs d'Ecosse par un matin semblable. L'Ecosse ! Il lui semble qu'il y a mille ans qu'il n'a pas vu Aberdeen. Il coiffe sa casquette et reprend le micro. - Angus Deux, parlez, s'il vous plaît. - Bien entendu, Grand Angus numéro Un. - Dernier tir ? - Court d'environ 80 mètres, mais impeccable en direction. Rectifiez simplement l'angle vertical et vous êtes en plein dessus, mon vieux. - Votre rôle est terminé, Angus Deux. Bonne chance. - Trop tard ! Il me semble que certains rigolos en kaki que j'aperçois pas loin sont sur le point de me sauter dessus. Au revoir, mon vieux. C'a été une vraie partie de plaisir. Fawkes fixe son micro : il voudrait dire quelques mots fraternels à cet homme qu'il n'a jamais vu, le remercier d'avoir risqué sa vie, même s'il l'a fait pour de l'argent. Qui que soit cet Angus Deux, il se passera bien des années avant qu'il puisse profiter de l'argent déposé à son nom dans une banque neutre par le ministère de la Défense d'Afrique du Sud. - Un balayeur de rues, grogne Higgins. L'observateur de Fawkes traînait une des brouettes à ordures de la ville ! La police est en train de le boucler. - Cela explique pourquoi il a pu passer les barrages sans éveiller l'attention, fait remarquer March. Le Président semble n'avoir rien entendu. Son attention tout entière est réservée au lowa. Il distingue nettement de petites silhouettes en combinaison de plongée qui bondissent d'abri en abri et ne s'arrêtent que pour tirer avant de reprendre leur approche vers les mitrailleuses qui fauchent leurs 415 rangs. Le Président compte : il y a dix hommes des S.E.A.L. étendus inertes sur le pont. - Ne peut-on rien faire pour aller au secours de ces garçons ? Higgins a un geste d'impuissance. - Si nous ouvrons le feu de la rive, nous allons probablement tuer plus de S.E.A.L. que nous n'en sauverons. J'ai bien peur que nous ne puissions vraiment rien faire pour le moment. - Ne pourrait-on pas leur envoyer les groupes d'assaut des Marines ? - Leurs hélicos se feront quiller comme à la fête lorsqu'ils seront posés sur le pont arrière. Et ils transportent chacun cinquante hommes. Ce serait un massacre. Et qui ne servirait à rien. - Je suis de l'avis du général, intervient Kemper. Les Satan nous ont donné le temps de souffler. La tourelle numéro 2 m'a l'air hors de combat. Nous pouvons nous permettre de laisser aux plongeurs démineurs un peu plus de temps pour nettoyer les ponts de leurs défenseurs terroristes. Le Président s'adosse à son fauteuil et examine les hommes qui l'entourent. - Il ne nous reste donc qu'à attendre, c'est bien ce que vous voulez dire ? Rester à attendre pendant que des hommes se font tuer en technicolor sous nos yeux, sur ce maudit écran ? - Oui, monsieur le Président, répète Higgins. Nous ne pouvons qu'attendre. 62 Consultant son plan du navire sans cesser de trotter, Pitt entraîne sans hésiter Lusana à travers un dédale de coursives et de passages sombres, devant des salles froides et humides. Finalement, il s'arrête devant une porte blindée, roule son plan en boule et le jette sur le pont. Lusana s'arrête docilement à son tour et attend une explication. - Où sommes-nous ? demande-t-il. - A l'entrée des soutes à munitions. Pitt pousse de l'épaule la porte qui s'ouvre aux trois quarts en grinçant ; il jette un coup d'oil dans la salle à peine éclairée, et il tend l'oreille. On entend des hommes qui crient sur un fond sonore métallique de lourde machinerie, de grincements de chaînes et du ronronnement de moteurs électriques. Le bruit semble provenir du pont immédiatement au-dessus de leur tête. Pitt franchit prudemment le seuil. Les longs obus de rupture sont dressés en bon ordre près du puits du monte-charge ; leurs ogives brillent d'un éclat menaçant à la lueur de deux ampoules jaunes. Pitt passe devant les projectiles et regarde par la cage du monte-charge. Là-haut, deux Noirs pèsent sur les portes qui ouvrent sur le puits ; ils jurent en cognant à coups de marteau sur la benne de chargement. Les explosions qui ont secoué le navire ont bloqué le mécanisme. Pitt laisse le puits pour passer en revue les 417 obus. Il y en a trente et un au total et un seul à tête ronde. La seconde ogive de M.S. n'est pas là. Pitt détache une trousse à outils de sa ceinture et donne la lampe à Lusana - Eclairez-moi pendant que je travaille. - Qu'allez-vous faire ? - Désarmer un obus. - Si je dois être réduit en poussière, fait Lusana, j'aimerais autant savoir pourquoi. - Non, se contente de répondre Pitt. Il se courbe et réclame la lumière. Ses mains entourent la tête du projectile avec la délicatesse d'un cambrioleur qui cherche la combinaison d'un coffre-fort. Il repère les vis de fermeture et les démonte. Leur filetage est grippé par l'âge et les vis protestent à chaque tour. Pourvu que j'aie le temps, souffle Pitt avec anxiété. Il faut absolument qu'il ait fini avant que les hommes de Fawkes aient réparé le monte-charge et qu'ils ne reviennent à leur poste dans la soute à munitions. Soudain, sans crier gare, la dernière vis cède et l'ogive de l'obus lui reste dans la main. Délicatement, comme s'il portait un bébé endormi, Pitt la pose près de lui et il en examine l'intérieur. Il commence par débrancher la charge explosive qui doit fracturer l'ogive et libérer les cartouches qui contiennent le micro-organisme. C'est un travail qui n'a rien de sorcier ni de particulièrement dangereux. Pour respecter la théorie qui énonce que l'abus de concentration fait trembler les mains, Pitt sifflote entre ses dents, fort heureux que Lusana ne l'accable pas de questions. Il coupe maintenant les fils de l'altimètre radar et démonte le détonateur. Là, il s'arrête un instant pour tirer de la poche de son blouson un sac de toile. Et Lusana rit intérieurement en lisant sur la toile sale « Wheaton Security Bank ». - Je ne l'ai jamais avoué à personne au monde, 418 dit-il, mais j'ai dévalisé un jour une camionnette de banque. - Alors ce sac doit vous rappeler de bons souvenirs, lui répond simplement Pitt en sortant les charges de M.S. pour les déposer doucement dans le sac de la banque. - Voilà une méthode drôlement astucieuse pour faire de la contrebande, remarque Lusana avec un sourire pincé. De quoi s'agit-il ? Héroïne ou diamants ? - Je serais très heureux de le savoir moi-même, dit Patrick Fawkes en se baissant pour passer sous la porte de la soute. 63 Le premier réflexe de Lusana est d'abattre Fawkes. Il pivote, accroupi en position de tir, et lève son coït, certain de ne pas manquer une cible de cette taille et certain aussi que le capitaine dispose d'un bon dixième de seconde d'avantage s'il veut tirer le premier. Il se reprend juste à temps : Fawkes a les mains vides. Il n'est pas armé. Abaissant lentement son coït, Lusana regarde Pitt pour voir comment il prend les choses. Pour autant qu'il en puisse juger, Pitt n'a pas eu la moindre réaction. Il continue de remplir son sac comme si de rien n'était. - Est-ce au capitaine Patrick McKenzie Fawkes que j'ai l'honneur ? demande-t-il enfin sans lever les yeux. - Oui. Je m'appelle Fawkes, en effet. Il se rapproche, le regard inquisiteur. - Pourrais-je savoir ce qui se passe ici ? - Pardonnez-moi de ne pas me lever, dit Pitt, désinvolte, mais je suis en train de désarmer une ogive de gaz empoisonné. Il faut cinq bonnes secondes à Fawkes et à Lusana pour digérer l'explication. Ils échangent un coup d'oil médusé, puis regardent de nouveau Pitt. - Vous êtes cinglé ! explose Fawkes. Pitt lui présente l'une des charges. 421 - Ceci ressemble-t-il à une charge explosive normale ? - Non, certes pas, reconnaît Fawkes. - Est-ce cette sorte de gaz qui agit sur les centres nerveux ? interroge Lusana. - Pire que ça, explique Pitt. C'est un organisme épouvantable et d'une puissance diabolique. Deux projectiles chargés de cet organisme de fin du monde se trouvaient dans la livraison expédiée par le fournisseur d'armes. Silence total d'incrédulité. Fawkes se penche, examine l'obus puis la charge dans la main de Pitt. Lusana se penche, lui aussi, et il regarde sans trop savoir ce qui doit l'intéresser. L'incrédulité se dissipe lentement dans le regard de Fawkes. - Ma foi, je vous crois, dit-il enfin. J'ai vu assez d'obus à gaz pour les connaître. (Il jette alors un regard inquisiteur sur le visage de Pitt.) Auriez-vous la bonté de me dire qui vous êtes et ce que vous faites ici ? - Dès que nous aurons retrouvé et désamorcé l'autre obus, fait Pitt, cavalièrement. Avez-vous une autre soute à munitions ? Fawkes secoue négativement la tête. - A l'exception des trois obus que nous avons tirés et qui étaient des munitions de rupture, c'est tout... Il s'interrompt tout à coup : une idée lui est revenue. - La tourelle ! Toutes les pièces sont armées et la culasse fermée. Votre obus pestiféré doit être dans l'une des trois. - L'imbécile ! hurle Lusana. Le fou criminel ! Le regard de Fawkes exprime son désarroi. - Rien n'est perdu. Les hommes ne feront feu qu'à mon commandement. - Capitaine, vous et moi allons nous charger de 422 retrouver et de désarmer l'autre ogive, annonce Pitt. Monsieur Lusana, auriez-vous l'amabilité pendant ce temps-là de jeter ceci par-dessus bord ? dit-il en lui tendant le sac plein de charges empoisonnées. - Moi, fait Lusana avec un sursaut. Je n'ai pas la moindre idée de ce qu'il faut faire pour sortir de ce cercueil flottant. J'ai besoin d'un guide. - Mais non. Vous n'avez qu'à monter toujours plus haut, lui explique Pitt d'une voix assurée. Vous finirez par vous retrouver au grand jour. Une fois là, balancez ce sac au plus profond du fleuve. Lusana se dispose à partir lorsque Fawkes lui pose sa large patte sur l'épaule. - Nous réglerons notre petite affaire ensuite. Lusana le regarde sans broncher. - J'attends cet instant avec impatience. Et le chef de l'Armée révolutionnaire africaine s'évanouit comme une ombre dans l'obscurité. Volant à 600 mètres d'altitude, Steiger modifie le pas du rotor, et l'hélicoptère Minerva plonge sur le Jefferson Mémorial et traverse la darse en suivant l'avenue de l'Indépendance. - Il y en a du monde, là-bas, fait-il en montrant une volée d'hélicoptères de l'Armée qui survolent le mail du Capitole comme un essaim d'abeilles en furie. - Il vaudrait mieux se tenir à distance, dit l'amiral Sandecker. Ils sont capables de tirer d'abord et de ne nous demander nos papiers qu'ensuite. - Il s'est passé combien de temps depuis le dernier tir du lowa ? - Pas loin de dix-huit minutes. - L'affaire est peut-être terminée, alors ? dit Steiger. - Peut-être, mais nous ne nous poserons pas avant d'en être certains, répond Sandecker. Combien vous reste-t-il de carburant ? - Assez pour environ quatre heures de vol. 423 L'amiral change de position sur son siège inconfortable : il commence à avoir le postérieur douloureux. - Approchez-vous du bâtiment des Archives nationales autant que vous le jugerez prudent. Si le lowa tire encore, vous pouvez être sûr que ce sera sa prochaine cible. - Je me demande comment Pitt s'en est tiré ? - Pitt peut sortir sans sa bonne, répond Sande-cker le visage impassible. Inutile de s'inquiéter pour lui. Et il tourne la tête pour regarder le paysage et pour que Steiger ne puisse voir son visage anxieux. - C'est moi qui aurais dû prendre sa place, dit Steiger. C'est une affaire strictement militaire. Un civil n'a pas à risquer sa vie dans une aventure à laquelle rien ne l'a préparé. - Et vous êtes préparé, vous, j'imagine ? - Reconnaissez que mon expérience est bien supérieure à celle de Pitt. L'amiral Sandecker sourit. - Combien voulez-vous parier ? Steiger s'étonne du ton ironique de l'amiral. - Que voulez-vous dire ? - On vous a eu, colonel. Et dans les grandes largeurs. - On m'a eu ? - Pitt a le grade de commandant dans l'Armée de l'air. Steiger examine Sandecker, les sourcils froncés. - Vous voulez dire qu'il sait piloter ? - A peu près tout ce qui est capable de tenir l'air, y compris cet hélicoptère. - Mais il m'a dit... - Je sais très bien ce qu'il vous a dit. Steiger est un peu perdu. - Et vous l'avez laissé faire ? - Vous avez une femme et des enfants. Moi, ce 424 n'est plus de mon âge. Dirk était donc le choix qui s'imposait. Steiger paraît tout à coup abattu, il s'affale sur son siège. - Pourvu qu'il s'en sorte, murmure-t-il. Mon Dieu, faites qu'il s'en sorte... Pitt donnerait bien le dernier cent de son compte en banque pour être n'importe où sauf en train de monter cet escalier dans l'obscurité totale et à bord d'un bateau qui risque de sauter d'une minute à l'autre. Il a le front couvert d'une sueur froide comme s'il avait la fièvre. Soudain, Fawkes s'arrête et Pitt cogne dans le gigantesque Ecossais - il a l'impression d'avoir heurté un chêne. - Pas un pas de plus, s'il vous plaît, messieurs. La voix tombe d'un palier obscur au-dessus de leur tête. - Vous ne pouvez pas me voir, mais moi je vous vois assez bien tous les deux pour vous placer une balle en pleine tête. - Je suis le commandant de bord, lance Fawkes furieux. - Ah ! le capitaine Fawkes lui-même ? Quelle bonne surprise ! Je commençais à me demander si je ne m'étais pas perdu en route. Je suis allé vous chercher sur la passerelle, mais vous n'y étiez pas, évidemment. - Qui êtes-vous ? veut savoir Fawkes. - Je m'appelle Emma. Ce n'est pas très masculin, je le reconnais, mais cela fait parfaitement l'affaire. - Bon alors, assez plaisanté et laissez-nous passer. Fawkes monte deux marches, le pistolet Hocker-Rodine souffle et une balle lui frôle l'oreille. Il s'arrête. - Au nom du Ciel, l'ami, où voulez-vous en venir ? Emma prend un temps avant d'annoncer : 425 - J'ai reçu l'ordre de vous tuer. Lentement, à l'insu de Fawkes, et - il l'espère - à l'insu de l'homme caché dans l'ombre du palier, Pitt se couche sur l'escalier, derrière le capitaine, et il commence à monter en rampant, marche par marche. - Vous avez reçu l'ordre de me tuer, dites-vous, répète Fawkes. L'ordre de qui ? - Le nom de mon employeur importe peu. - Alors, assez de bavardage, bon sang ! mettez-moi donc une balle dans la peau et qu'on en finisse. - Je n'agis jamais sans raison précise, capitaine Fawkes. On vous a trompé. Et je tiens à ce que vous le sachiez. - On m'a trompé ? tonne Fawkes. Vos paroles emberlificotées sont incompréhensibles. Une sonnerie d'alarme se met à tinter dans la tête d'Emma, un sixième sens aiguisé par une douzaine d'années de vie mouvementée. Il se garde bien de répondre au capitaine, mais au contraire, il fait silence, ses sens guettant un bruit ou un geste. - Mais... et l'homme qui est derrière moi ? demande Fawkes. Il n'a rien à voir avec tout cela. A quoi bon tuer un passant innocent ? - Ne vous inquiétez pas pour lui, Capitaine. Je n'ai été payé que pour une seule vie. La vôtre. Lentement, interminablement, Pitt lève sa tête à ras du palier. Il peut voir Emma maintenant. Pas très nettement - la lumière est trop rare -, mais il distingue la tache pâle d'un visage et une silhouette. Il n'attend pas de voir mieux. Il devine qu'Emma va abattre Fawkes au milieu d'une phrase après avoir endormi sa vigilance par une conversation oiseuse. Un truc vieux comme le monde mais qui marche toujours. Il se cale bien sur les talons, respire à fond et plonge dans les jambes d'Emma, ses mains cherchant l'automatique. Le silencieux lui crache sa flamme au visage. Pitt 426 ressent une douleur fulgurante à la tempe droite au moment où il croche le bras d'Emma. Mais étourdi, assommé par le choc brutal, il sombre dans l'inconscience... il plonge, plonge toujours plus profond. Un temps interminable et le vide du néant l'engloutit... Il n'y a plus rien. 64 Galvanisé par le placage de Pitt, Fawkes charge dans l'escalier comme un rhinocéros enragé et se jette de tout son poids sur les deux hommes. Pitt est rejeté d'un côté, Emma s'efforce de braquer son arme, mais d'une tape Fawkes envoie voler le pistolet comme un jouet d'enfant. Désarmé, Emma attrape Fawkes par le bas-ventre et lui serre férocement le sexe. C'est une erreur : le capitaine rugit et riposte en abattant ses deux poings énormes sur le visage d'Emma. Sous ce coup de marteau-pilon, les cartilages cèdent, la face s'ouvre comme un fruit trop mûr. Pourtant Emma ne desserre pas son étreinte. Fawkes éprouve l'impression d'avoir le bas-ventre coincé dans un étau chauffé à blanc, mais il se garde bien d'écarter les mains qui le martyrisent. Calmement, délibérément, comme un homme qui sait ce qu'il doit faire, il prend la tête d'Emma et commence à en marteler le palier d'acier. L'étreinte faiblit bientôt mais, emporté par la fureur de la bataille, Fawkes continue à marteler, et le crâne d'Emma devient peu à peu une bouillie sanglante. Lorsque sa fureur est enfin assouvie, Fawkes roule sur le côté et se masse doucement le bas-ventre en égrenant un chapelet de jurons. Une ou deux minutes passent. Fawkes se relève avec quelque peine, saisit les deux hommes inertes 429 par le col de leur blouson et les hisse par l'escalier. Un étage plus haut, il arrive dans une coursive, devant un panneau de coupée tribord du lowa. Il écarte le panneau de quelques centimètres pour avoir un peu de lumière et examiner les blessures de Pitt. La balle a labouré la tempe, mais Fawkes pense qu'elle n'a eu d'autre effet que de laisser un vilain sillon et de provoquer une sérieuse contusion. Fawkes revient ensuite à Emma. Ce qu'on peut apercevoir de peau intacte à travers le masque ensanglanté vire déjà au bleu. Le capitaine explore les poches du tueur et n'y trouve qu'un chargeur de pistolet. Un gilet de sauvetage gonflable automatiquement recouvre l'épais sweater de laine d'Emma. - Tiens, tu ne savais pas nager ? remarque Fawkes. Eh bien, de toute manière, tu n'as plus besoin de ça maintenant. Il détache le gilet de sauvetage et le passe autour de la poitrine de Pitt. Puis il tire de sa poche un carnet sur lequel il jette quelques notes. Il vide sa blague à tabac imperméable, y glisse le carnet et la place sous la chemise de Pitt. Il tire sur le cordonnet de la bouteille d'air comprimé et le gilet se gonfle en sifflant. Fawkes saisit ensuite le cadavre d'Emma par le plastron du sweater et le tire vers le panneau ouvert. Sous le poids, le sweater glisse par-dessus la tête du mort. Et quelque chose de bizarre attire le regard de Fawkes : c'est une ceinture de nylon qui serre étroitement la poitrine du tueur. Intrigué, Fawkes détache une agrafe, le nylon s'ouvre... et libère deux seins à la pointe rosé. Un instant, Fawkes demeure pétrifié. - Sainte Mère de Dieu ! murmure-t-il avec une sorte de crainte superstitieuse. Emma était bel et bien une femme. I Dale Jarvis montre un détail sur l'écran. - Là, juste au-dessous de la tourelle numéro 2, sur le flanc de la coque. - Qu'y a-t-il de particulier ? demande le Président. - Quelqu'un vient d'ouvrir le panneau de coupée avant, répond l'amiral Kemper qui se tourne vers le général Higgins. Vous devriez alerter vos hommes : c'est peut-être l'équipage qui essaie de s'échapper. - Ils ne feront pas plus de 10 mètres sur la rive, déclare Higgins. Tous fixent l'écran : le panneau s'ouvre complètement, un homme gigantesque se dresse sur le seuil et il jette dans le vide quelque chose qui ressemble à un corps. La forme tombe dans le fleuve et fait jaillir une gerbe d'eau avant de disparaître. Le géant reparaît de nouveau portant un deuxième corps, mais il le descend cette fois lentement par un cordage, et on dirait qu'il le dépose sur l'eau avec une sorte de tendresse. La forme inerte flotte et s'éloigne du navire. L'homme laisse alors filer le cordage et les portes se referment. Kemper fait signe à un assistant. - Alertez les garde-côtes et dites-leur d'aller repêcher cet homme qui descend le courant. - Qu'est-ce que cela signifie ? La question du Président résume celles que se posent les hommes réunis autour de la table de conférences. - Le malheur, murmure lentement l'amiral Kemper, c'est que nous ne le saurons peut-être jamais. Après ce qui lui paraît être une éternité, Hiram Lusana arrive enfin à une porte qui donne sur le pont supérieur. Frigorifié dans son léger vêtement de ville, il sort en trébuchant et en serrant à deux mains le sac qui contient les charges de M.S. Le plein jour l'aveugle et il s'arrête pour s'orienter. Il se trouve au-dessous du poste de commande- 430 431 ment de tir de l'arrière, devant la tourelle numéro 3. Les balles sifflent de tous côtés à travers le pont, mais Lusana ne songe qu'à une seule chose : se débarrasser de son fardeau de « Mort Subite », et il se soucie peu du reste. Il court au fleuve, vers le bastingage. Il n'en est plus qu'à deux pas lorsqu'un homme en combinaison de plongée noire sort de l'ombre de la tourelle et braque sur lui son arme. Le lieutenant Alan Fergus ne sent plus la brûlure de la blessure de son mollet, il ne souffre que de voir ses hommes abattus comme des moutons à l'abattoir. De la tête aux pieds, il tremble de fureur contre les coupables. Il lui importe peu que l'homme qui est là, dans son cran de mire, porte un complet civil et non un uniforme et qu'il paraisse sans armes. Fergus ne voit là qu'un homme en train d'assassiner ses camarades. Lusana s'arrête brusquement dans sa course pour dévisager Fergus. Il n'a jamais lu une telle férocité froide sur le visage d'un être humain. A six pas l'un de l'autre, les deux hommes ne se quittent pas des yeux, essayant en une seconde de deviner leurs pensées. Ils n'échangent pas un mot, mais une sorte, d'entente étrange se fait entre eux. Le temps semble suspendu et le vacarme de la fusillade n'est plus qu'un fond sonore indistinct. Et Hiram Lusana comprend en cet instant que la lutte qu'il a menée pour s'élever au-dessus de la boue de son enfance touche ici à son point culminant. Il sait déjà qu'il ne pourra être le leader d'un peuple qui ne l'acceptera jamais entièrement comme l'un des siens. La voie qui lui reste est donc toute tracée. Il fera bien davantage pour les peuples opprimés de l'Afrique en devenant un martyr de leur cause. Alors, Lusana accepte la mort qui l'invite. Il adresse à Fergus un muet sourire qui pardonne, et il bondit vers le bastingage. Fergus presse aussitôt la détente et lâche une rafale. Le choc des trois balles qu'il reçoit dans le 432 flanc jette en avant Lusana dans une sorte de danse trépidante qui lui coupe le souffle. Miraculeusement, il reste débout et poursuit sa marche en titubant. Fergus tire de nouveau. Lusana tombe à genoux, s'efforçant toujours d'atteindre le bastingage. Et Fergus l'examine avec une sorte de détachement admiratif. Il se demande vaguement quelle force peut bien pousser ce Noir au costume insolite à résister à la douzaine de balles qu'il a dans le corps. Ses yeux sombres brouillés par le traumatisme, avec l'obstination d'un homme qui n'a jamais renoncé, Lusana se traîne, serrant le sac de toile contre sa poitrine et laissant une trace écarlate de plus en plus large sur le pont. La rambarde n'est plus qu'à un pas. Il continue de s'en rapprocher, malgré le voile noir qui obscurcit sa vision, malgré le sang qui coule de ses lèvres. Puis, rassemblant une force intérieure désespérée, il jette enfin son fardeau. Tombé sur le plat-bord, le sac reste un instant immobile, figé dans l'éternité, puis il vacille et plonge finalement dans le fleuve. La tête de Lusana retombe sur le pont et il passe le seuil du néant. L'intérieur de la monstrueuse tourelle pue la sueur, le sang, la poudre et l'huile chaude. Presque toute l'équipe est encore commotionnée ; les hommes ont le regard vague : ils sont inconscients, assommés par l'incompréhension et la peur ; certains gisent dans des positions bizarres, le sang leur coule des oreilles et de la bouche. « C'est un abattoir, songe Fawkes, un abattoir digne de l'enfer. Seigneur ! je ne vaux pas mieux que les bouchers qui ont massacré ma famille ». Il jette un coup d'oil en bas, dans la soute, par la cage du monte-charge, et il aperçoit Charles Shaba qui cogne à coups de masse sur une benne de chargement bloquée à trois mètres sous le pont de la tou- 433 relie. Les portes destinées - en cas de mauvaise fermeture d'une culasse - à empêcher les flammes de la décharge d'envahir la soute, sont bloquées en position ouverte, et Fawkes a l'impression de plonger son regard dans un abîme. Soudain, ce vide noir devient flou, et il comprend ce qui se passe. L'air est devenu irrespirable. Ceux qui ont survécu au choc des missiles tombent faute d'oxygène. - Ouvrez la porte extérieure ! rugit-il. Laissez-moi entrer de l'air frais là-dedans ! - Elle est gauchie, Capitaine, répond une voix rauque dans le fond de la tourelle. Gauchie et bloquée. - Et les ventilateurs ? Pourquoi ne tournent-ils pas ? - Court-circuit, répond un autre matelot entre deux quintes de toux. Le seul air qui nous arrive est celui qui passe par le puits de la soute. Dans la fumée sombre et étouffante, Fawkes distingue à peine la silhouette de l'homme qui parle. - Trouvez-moi quelque chose, n'importe quoi pour ouvrir. Il faut rétablir l'aération. Il avance, en évitant les corps étendus et l'énorme machinerie des pièces, jusqu'à la porte qui donne sur le pont supérieur. En voyant les parois d'acier épaisses d'une vingtaine de centimètres, Fawkes peut se rendre compte de la tâche qui l'attend. Il n'a guère que deux choses à son avantage : les gonds, disjoints, et une fente de deux doigts par laquelle on aperçoit le jour au-dessus de la porte défoncée. Quelqu'un lui tape sur l'épaule. Il se retourne. C'est Shaba. - Je vous ai entendu de la soute, Capitaine. J'ai pensé que ceci pourrait faire votre affaire, dit-il en tendant à Fawkes une lourde barre d'acier de plus d'un mètre de long et grosse de trois doigts. Fawkes ne prend pas le temps de dire merci. Il force la barre dans la fente et fait une pesée. Sous 434 l'effort, son visage devient écarlate, ses bras muscu-leux tremblent, mais la porte ne bouge pas. La résistance de la porte ne surprend pas Fawkes. Un adage écossais très ancien dit que la fortune ne sourit pas à l'homme dès son premier effort. Il ferme les yeux, gonfle sa poitrine. Chacune de ses fibres se concentre pour donner toute la puissance que recèle sa gigantesque stature. Shaba regarde, fasciné. Il n'a jamais vu une démonstration de concentration aussi forcenée. Fawkes enfonce de nouveau sa barre, il attend quelques secondes et recommence à faire agir son levier. Shaba a l'impression que son capitaine est une statue de granit ; il n'aperçoit aucune trace d'effort, aucune tension des muscles. Mais la sueur commence à ruisseler sur le front de l'Ecossais, les tendons de son cou puissant paraissent tétanisés, et chacun de ses muscles est comme un roc. Et finalement - incroyable ! - le panneau commence à céder et l'acier à grincer contre l'acier. Bien qu'il vienne de la voir en action, Shaba n'arrive pas à se persuader que pareille force brute puisse exister, mais, aussi bien, il ne peut pas connaître le secret qui pousse Fawkes bien au-delà de sa force normale... Le jour grandit lentement entre la porte et le blindage de la tourelle... cinq... huit... dix doigts... et, brusquement, le panneau faussé tombe de ses gonds sur le pont avec un fracas métallique. Aussitôt la puanteur et la fumée font place à l'air frais et humide. Fawkes s'écarte, jette la barre par l'ouverture de la porte ; ses vêtements trempés de sueur lui collent à la peau, son torse halète pendant qu'il cherche sa respiration et que son cour battant reprenne son rythme normal. - Désarmez les pièces et mettez la sécurité, commande-t-il. Shaba le regarde sans comprendre. - Nous n'avons plus de pression hydraulique 435 pour actionner le refouloir. On ne peut pas l'utiliser pour sortir les obus. - Au diable le refouloir ! gronde Fawkes. Faites-moi ça à la main. Shaba ne répond rien. Il n'en a pas le temps. Le canon d'une mitraillette passe le coin de la porte et une volée de balles ricoche contre les parois blindées. La rafale frôle Fawkes. Shaba n'a pas eu cette chance. Quatre balles lui traversent le cou. Il tombe sur les genoux ; son regard interroge Fawkes sans comprendre, ses lèvres remuent sans laisser passer une parole mais seulement une gerbe rouge qui coule sur sa poitrine. Fawkes, impuissant, regarde Charles Shaba mourir. Soudain il voit rouge, il pivote sur lui-même et saisit le canon de l'arme. Le métal chauffé à blanc lui brûle les mains, mais il a passé depuis longtemps le seuil de la douleur physique. Fawkes tire violemment, et le S.E.A.L. qui refuse obstinément de lâcher sa mitraillette se trouve catapulté par l'ouverture et tombe dans la tourelle le doigt toujours crispé sur la détente. Il n'y a pas de place pour la peur dans le cour d'un homme qui sait en toute certitude qu'il va mourir. Mais Fawkes n'en est pas si certain, et il a peur d'être tué avant que l'obus porteur de la « Mort Subite » qui charge l'une des trois pièces puisse être désarmé. - Bougre de crétin ! grogne-t-il lorsque le plongeur démineur le frappe à l'estomac. Les canons ! Dans les canons... c'est la peste... Le S.E.A.L. pivote brusquement, et de son poing libre il frappe Fawkes à la mâchoire. Fawkes, qui se débat toujours pour écarter le canon de l'arme, ne peut pas éviter le coup. Légèrement étourdi, il recule et bascule à moitié par la porte en s'efforçant toujours de désarmer son adversaire. Mais la chair brûlée se détache de ses doigts, de ses paumes et il lâche prise. Le S.E.A.L. fait un pas de côté et braque posément son arme sur la poitrine de Fawkes. 436 Du poste de l'officier de tir, Daniel Obasi, le jeune Noir, regarde, paralysé, horrifié le doigt du plongeur démineur presser lentement la détente ; il voudrait hurler pour détourner l'attention du tueur en combinaison de plongée, mais il a la gorge sèche comme du sable, et ce n'est qu'un murmure indistinct qui passe ses lèvres. Alors, au comble de l'affolement et pensant que c'est le seul moyen qui lui reste de sauver la vie de son capitaine, Obasi presse le bouton rouge qui porte le mot « Feu ». 65 II est impossible désormais de renverser l'ordre des choses, impossible d'interrompre l'inexorable processus de mise à feu. Les charges de poudre explosent ; les pièces du centre et de tribord crachent leur pesant projectile, mais à l'intérieur du canon bâbord l'obus se bloque à la fracture provoquée par les missiles Satan, son culot retient les gaz de l'explosion et les empêche de s'échapper. Une pièce neuve aurait pu résister peut-être à la terrible force de déflagration, à la fracassante pression, mais la vieille culasse rouillée, fatiguée, n'en peut plus : elle se fend et éclate. En un millième de seconde, un volcan de flammes comprimées envahit la tourelle, le puits du monte-charge de la soute et met le feu aux charges de poudre emmagasinées. Le lowa tout entier explose et crache ses entrailles vers le ciel. Dans l'infime fraction de seconde où il est projeté hors de la tourelle, Patrick Fawkes mesure enfin l'irrémédiable gâchis, la terrifiante stupidité de son action. Dans une dernière pensée, il implore Myrna, sa femme bien-aimée, de lui pardonner, et son corps s'écrase contre l'inflexible blindage du pont. L'obus de rupture de la pièce de tribord atteint le point culminant de sa trajectoire et plonge vers la 439 terre : il transperce le dôme de calcaire du bâtiment des Archives nationales. Par une chance incroyable, il épargne les vingt et un étages de livres et de registres, perce le sol de granit de la salle d'exposition à moins de trois mètres de la Déclaration d'indépendance et termine sa course dans le ciment du soûl-sol. L'obus de la pièce numéro 2 a fait long feu. Mais l'obus numéro trois est, lui, en parfait état de fonctionnement. Sous l'action de son minuscule générateur, l'altimètre radar de la charge de « Mort Subite » commence à émettre des signaux en direction du sol et à enregistrer sa descente. Lorsque le projectile touche l'altitude de 500 mètres, un signal électrique déclenche le parachute et une ombrelle de soie orange fluorescente se déploie sur l'azur du ciel. Miracle ! le tissu qui a pourtant plus de trente ans supporte l'effort brutal sans se rompre. Dans l'abri creusé sous les rues de la ville, le Président et ses conseillers, paralysés dans leurs fauteuils,- clignent des yeux pour mieux suivre l'inexorable chute lente du projectile. D'abord, comme les passagers du Titanic qui se refusaient à croire que le grand paquebot était en train de couler, ils demeurent hypnotisés, l'esprit incapable de mesurer l'étendue de l'événement qui se déroule devant leurs yeux ; ils persistent à espérer obscurément que le mécanisme de l'ogive calera et que l'obus tombera, inoffensif, sur le gazon du mail. Mais bientôt ils se prennent à désespérer. . Une brise légère souffle du nord et pousse le parachute vers la Smithsonian Institution^ . La troupe, qui a barré les rues autour du Lincoln Mémorial et du bâtiment des Archives nationales, ainsi que la foule des fonctionnaires du gouvernement prise dans 1. Institution scientifique fondée par James Smithson (James Lewis Macie), 1765-1829, physicien anglais né en France. 440 la cohue matinale, tous regardent, comme des moutons, et les bras dressés vers le ciel. ^ Autour de la table de conférences, la tension et l'anxiété sont devenues insupportables. Jarvis, la tête dans les mains, refuse de regarder l'image que transmet l'écran. - Perdus, souffle-t-il d'une voix rauque. Nous sommes perdus ! - N'est-il vraiment plus possible d'intervenir ? s'inquiète le Président, les yeux rivés sur la chose qui se balance sur l'écran. Higgins secoue les épaules en signe de défaite. - Faire exploser cette monstruosité dans le ciel n'aurait pour résultat que de libérer la bactérie. Et, cela mis à part, je crains que nous ne puissions rien faire. Jarvis surprend une lueur dans le regard du Président ; le chef des Etats-Unis vient de réaliser l'ampleur de la catastrophe ; il comprend enfin qu'ils sont parvenus au terme de la route. L'impossible ne pouvait pas se produire, c'était impensable, mais il est là, présent. La mort pour des millions et des millions de personnes ne tient plus qu'à quelques secondes et à quelques dizaines de mètres de différence d'altitude. Le Président et ses conseillers fixent le parachute avec une telle attention qu'ils ne remarquent pas dans le lointain un point qui se précise peu à peu. C'est l'amiral Kemper qui le découvre le premier : peu de détails échappent à son oil de marin. Il se lève et concentre son regard avec l'intensité d'un laser. A leur tour, les autres ont vu le point qui grossit et prend la forme d'un hélicoptère qui fonce droit sur l'obus. - Par tous les saints du ciel ! Qu'est-ce que ? murmure Higgins. - On dirait le même dingue qui a déjà survolé le lowa tout à l'heure, déclare Kemper. 441 - Ce coup-ci nous allons lui saler les fesses, dit Higgins en attrapant le téléphone. Le soleil, encore bas, se reflète sur la bulle de l'appareil et étincelle sur l'écran. L'hélicoptère se rapproche, et l'on distingue maintenant de larges initiales sur ses flancs. - N.U.M.A., lit Kemper. C'est l'un des hélicos de l'agence chargée des questions maritimes. Jarvis lève les yeux et regarde comme quelqu'un qu'on vient de tirer d'un profond sommeil. - Vous avez bien dit N.U.M.A. ? - Voyez vous-même, répond Kemper en pointant le doigt. Jarvis regarde. Soudain, comme pris d'un accès de démence, il se dresse en renversant son fauteuil, se penche au-dessus de la table et arrache le téléphone des mains de Higgins. - Non ! crie-t-il. Le général Higgins en est éberlué. - Laissez-moi ce téléphone tranquille ! lance-t-il. Le pilote sait ce qu'il fait. Jarvis est, en effet, absolument convaincu d'une chose : Dirk Pitt joue un rôle dans le drame aérien qui se déroule maintenant au-dessus de la capitale. Un hélicoptère de la N.U.M.A. et Pitt ! Les deux doivent forcément aller de pair. C'est une sorte d'alliage naturel. Et Jarvis sent naître en lui une toute petite lueur d'espoir à mesure que la distance diminue entre l'appareil et le projectile. Le Minerva fonce sur le parachute orange comme un taureau sur la cape du matador. Le résultat de la course n'est pas acquis. Steiger et l'amiral Sandecker ont, en effet, surestimé la trajectoire de l'obus porteur de « Mort Subite », et ils survolaient le building des Archives nationales lorsqu'ils ont vu le parachute s'ouvrir, plus tôt qu'ils ne l'avaient prévu, à 400 mètres de leur hélicoptère. Ils perdent donc un temps précieux pendant que Steiger rectifie la course 442 de son appareil lancé dans cette tentative de la dernière chance imaginée par Pitt il y a quelques heures à peine. - Douze secondes de perdues, annonce froidement Sandecker de la porte de la soute. Encore dix-huit secondes avant le déclenchement de l'explosion, songe Steiger. - Paré pour le crochet et le treuil, annonce Sandecker. Steiger fait un signe de tête négatif. - Trop risqué ! Une seule passe, c'est tout ce dont nous disposons. Je dois foncer dans les suspentes le nez en avant. - Vous allez fausser les pales du rotor. - Il n'y a pas d'autre solution, réplique Steiger. L'amiral ne songe pas à discuter. Il se laisse tomber aussitôt dans le siège du copilote et sangle sa ceinture. Le projectile se dessine dans le pare-brise. Steiger remarque qu'il est couvert de la peinture bleue réglementaire. Il pousse à fond la commande de gaz des turbomoteurs, et il abaisse en même temps la commande de pas général. La course du Minerva est coupée si brutalement par la mise en station-naire que les harnais scient les épaules des deux hommes. - Six secondes, annonce Sandecker. L'ombre du vaste parachute touche l'hélicoptère au moment où Steiger lance son appareil à tribord. La manouvre soudaine jette le nez effilé du Minerva entre les suspentes. La soie orange s'abat sur le pare-brise et cache le soleil. Trois des haubans se prennent et s'enroulent autour de l'arbre du rotor avant que le tissu vieilli ne cède. Les autres suspentes s'accrochent au fuselage, se tendent sous le poids du projectile, et le Minerva est à peu près contraint à l'arrêt. - Deux secondes, grince Sandecker entre ses dents serrées. Le poids de l'énorme obus de marine attire le 443 Minerva vers le sol. Steiger remet l'appareil en ligne de vol, tire sur les manettes de gaz et relève la commande de pas général dans une succession de gestes qui n'en font qu'un. Les deux moteurs peinent sous la surcharge. L'amiral a cessé de compter. L'instant fatal est atteint. L'aiguille de l'altimètre tremblote sur la marque des 300 mètres. Sandecker se penche hors de la cabine et, à travers les pans du parachute qui claquent au vent, il aperçoit le monstre qui se balance sous le fuselage ; hypnotisé, il attend l'explosion imminente. Les pales du rotor fouettent l'air avec un bruit profond qui s'entend à des kilomètres au-dessus d'une mer de faces anxieuses levées vers le ciel. Le parachute, le projectile et l'hélicoptère sont là, comme immobiles et suspendus. Sandecker jette un bref coup d'oeil sur l'altimètre : il n'a pas bougé. Une sueur froide couvre le front de l'amiral. Dix secondes s'écoulent, qui lui paraissent dix années. Tout entier à sa tâche, Steiger se bat avec les commandes. L'amiral ne peut rien faire d'autre qu'attendre. C'est la première fois de sa carrière qu'il se sent aussi parfaitement inutile. - Grimpe, bon Dieu ! Grimpe ! crie Steiger à son Minerva. Sandecker continue de fixer l'altimètre ; il est comme paralysé. Il lui semble que, pendant une seconde, l'aiguille est passée légèrement au-dessus de la marque des 300 mètres. Serait-ce une illusion ou bien l'instrument a-t-il réellement indiqué un léger mouvement ascendant ? Et puis, lentement, imperceptiblement, l'aiguille paraît bouger. - On grimpe ! annonce l'amiral d'une voix qui tremble. Steiger ne répond rien. Le mouvement ascendant se précise. Sandecker 444 garde le silence jusqu'à l'instant où il est absolument certain que ses yeux ne lui jouent pas un tour. Non, il n'y a plus de doute. L'aiguille passe lentement au degré supérieur... 1 66 Comment décrire le soulagement des hommes réunis dans la salle de conférence ? Si on leur posait la question, ils jureraient qu'ils n'ont de leur vie rien vu d'aussi beau que cet hélicoptère qui s'élève dans le ciel. L'austère général Higgins, lui-même, arbore le plus large sourire qu'on lui ait jamais connu. La fin du monde imminente est soudain renvoyée... alors ils se mettent tous à applaudir lorsque le Minerva hisse sa charge infernale vers une altitude plus sûre. Le Président se renfonce dans son fauteuil et s'offre le plaisir d'allumer un cigare. A travers un nuage de fumée bleue, il fait signe à Jarvis de l'autre côté de la table. - On dirait bien, Dale, que vous êtes doué de seconde vue. - Simple conjecture, monsieur le Président. L'amiral Kemper décroche son appareil. - Mettez-moi en communication avec ce taxi de la N.U.M.A., ordonne-t-il. - Nous ne sommes pas encore tirés d'affaire, fait remarquer le général Higgins. Les types qui sont là-haut ne pourront pas y rester éternellement. - Nous sommes en contact radio, annonce une voix brève dans le haut-parleur voisin de l'écran. Sans quitter des yeux le vol du Minerva, Kemper lance dans son appareil : 447 - Ici l'amiral Joseph Kemper, de l'Etat-major interarmes. Je prie les occupants de l'hélicoptère de la N.U.M.A. de vouloir bien se présenter. Une voix calme répond aussi clairement que si la personne se trouvait dans la salle. - Ici, Jim Sandecker, Joe. Qu'est-ce que vous désirez ? - Le directeur de la N.U.M.A. ? s'étonne le Président en se redressant dans son fauteuil. Kemper fait un signe affirmatif. - Vous le savez bougrement bien ce que je désire ! aboie Kemper dans son appareil. - Ah ! c'est l'ogive de « Mort Subite » qui vous chiffonne ? J'imagine que vous connaissez ses vertus ? - Parfaitement. - Et vous aimeriez bien savoir ce que je vais faire de ce machin ? - La chose m'a en effet traversé l'esprit. - Eh bien, dès que nous serons à une altitude de 1 800, 2 000 mètres, nous allons foncer droit vers l'océan et balancer cette cochonnerie aussi loin de la rive que notre carburant nous le permettra. - A quelle distance, selon vous ? Un instant de silence : Sandecker consulte Steiger. - A environ 1 000 kilomètres droit à l'est des côtes du Delaware. - Le projectile est-il maintenu solidement ? - Il m'a l'air bien arrimé. Ce serait presque parfait si nous pouvions admirer le paysage, mais nous sommes obligés de voler aux instruments. - Pardon ? - La voilure du parachute masque le pare-brise. Nous n'avons vue que sous nos pieds. - Pouvons-nous vous donner un coup de main ? demande Kemper. - Oui. Priez tous les avions civils et militaires de nous laisser la voie libre vers la mer. - Ce sera fait. Je vais, par ailleurs, envoyer un 448 navire de secours à l'endroit approximatif où vous allez piquer une tête. - Négatif, Joe. Le colonel Steiger et moi-même sommes très touchés de votre pensée, mais ce serait risquer inutilement la vie de l'équipage. Vous saisissez ? L'amiral Kemper ne répond pas immédiatement. Son regard exprime une peine infinie. - Compris. Ici, Kemper. Terminé, dit-il simplement. - N'y a-t-il vraiment aucun moyen de les sauver ? demande Jarvis. Kemper secoue la tête. - En fait, et c'est affreusement triste, l'amiral Sandecker et le colonel Steiger vont délibérément au suicide. Lorsque l'hélicoptère aura brûlé sa dernière goutte de carburant, il tombera à la mer et le projectile avec lui. Lorsqu'ils arriveront au-dessous de l'altitude 300, l'ogive explosera et libérera le microorganisme de la « Mort Subite ». La suite est facile à deviner. - Mais ils pourraient sans doute couper les suspentes et s'en aller à bonne distance avant de tomber, insiste Jarvis. - Je vois ce que veut dire l'amiral Kemper, dit Higgins. Vous avez votre réponse sur l'écran. Ce parachute est le linceul de l'hélicoptère. Certains haubans sont noués et enroulés à la base du rotor, les autres pendent de l'autre côté de la porte de la soute. Même si l'appareil restait stationnaire, un homme ne pourrait pas monter sur ce fuselage et s'approcher suffisamment des suspentes pour les couper au couteau. - Ils ne pourraient pas sauter en parachute avant que l'hélicoptère ne tombe ? demande Jarvis. Le général Sayre secoue la tête. - A l'inverse des appareils conventionnels, les hélicos n'ont pas de système de pilotage automa- 449 tique. On les mène entièrement à la main. Si l'équipage sautait, l'appareil leur tomberait dessus. - Il en est de même d'un sauvetage en plein vol. Nous pourrions sauver un homme mais pas les deux. - Nous ne pouvons donc vraiment rien faire ? répète Jarvis d'une voix cassée. Le Président fixe un long moment la table laquée. - Il ne nous reste qu'à prier pour qu'ils emportent cette horreur loin de notre pays. - Et s'ils y réussissent ? - Alors nous resterons là, impuissants, et nous verrons mourir deux braves. Le contact de l'eau glacée ranime Pitt. Pendant une bonne minute, les yeux clignotants, à demi aveuglé par le grand jour, il essaie d'éclaircir le mystère de sa situation, de comprendre pourquoi il est en train de flotter à la surface d'un fleuve glacial et sale. Soudain la souffrance se réveille, et il a l'impression qu'un charpentier s'efforce de lui enfoncer un clou dans la tête. Il perçoit une vibration dans l'eau et un bruit étouffé d'échappement. Puis un patrouilleur des garde-côtes se profile dans le soleil levant et glisse vers lui sur son erre. Deux hommes en combinaison de plongée sautent par-dessus bord et le déposent adroitement dans le filet d'un palan. Un signal, et Pitt se trouve bientôt à bord. - L'heure est un peu matinale pour la baignade, constate un homme de la taille d'un ours et qui a le bras en écharpe. Mais vous vous entraînez peut-être pour la traversée de la Manche ? Pitt regarde autour de lui ; il voit les hublots fracassés et des éclats de bois sur le pont. - D'où sortez-vous ? De la bataille de Midway ? L'ours sourit et explique : - Nous retournions à notre ancrage quand nous avons reçu l'ordre de faire demi-tour et de vous tirer de la flotte. Je m'appelle Kiebel, Oscar Kiebel, com- 450 mandant de ce qui était encore il y a quelques instants le bateau le plus parfaitement briqué de toutes nos voies fluviales. - Je m'appelle Dirk Pitt. Je fais partie de la N.U.M.A. Kiebel plisse les yeux. - Comment vous étiez-vous débrouillé pour vous trouver à bord de ce cuirassé ? Pitt lève les yeux vers le gréement du garde-côte. - Il me semble que je vous dois une antenne de radio. - Ah ! c'était donc vous ? - Pardonnez-moi pour le délit de fuite, mais je n'avais pas le temps de remplir un constat d'accident. Kiebel lui indique une porte. - Vous feriez mieux d'entrer qu'on vous panse le crâne. Vous m'avez l'air d'avoir encaissé un sacré coup. C'est alors que Pitt remarque un lourd panache de fumée qui s'élève derrière une colline du Potomac. - Le lowa ? Où est le lowa ? demande-t-il. - Il a sauté. Pitt s'adosse lourdement au bastingage. Kiebel le prend délicatement avec son bras valide et l'un de ses hommes arrive avec une couverture. - Vous feriez mieux de vous allonger et de vous reposer. Vous verrez un médecin dès que nous serons à quai. - Cela n'a pas d'importance. C'est sans intérêt, désormais. Kiebel l'entraîne jusqu'au poste de commandement et lui offre une tasse de café bouillant. - Désolé, mais il n'y a pas de gnôle à bord. Vous savez : le règlement... service, service et tout le cirque. D'ailleurs, il est un peu tôt pour l'alcool, de toute manière. Il se retourne et appelle son officier radio : - Quoi de neuf sur cet hélicoptère ? - Il est au-dessus de la baie de Chesapeake, Sir. 451 1 Pitt dresse l'oreille. - De quel hélicoptère parlez-vous ? - Tiens, c'est un des vôtres, au fait. Une histoire incroyable. Un obus de la dernière salve du lowa était muni d'un parachute et un crétin à bord d'un hélico de la N.U.M.A. l'a accroché en passant. - Dieu merci ! souffle Pitt lorsqu'il réalise ce qui se passe réellement. La radio ! Il faut que je me serve de votre radio. Kiebel hésite. Pourtant il lit la prière pressante dans le regard de Pitt. - Autoriser un civil à utiliser une installation de radio militaire n'est pas tout à fait réglo... Pitt lève la main pour lui couper la parole. Son corps glacé se réchauffe peu à peu, et l'engourdissement disparaît. Il sent tout à coup quelque chose sous sa chemise, contre sa poitrine. Le visage perplexe, il tire un petit paquet qu'il examine sans comprendre. - D'où diable cela peut-il venir ? Steiger voit avec inquiétude l'aiguille de son indicateur de température approcher du rouge. La côte est encore à près de 100 kilomètres et ce n'est pas le moment d'avoir un pépin avec ses moteurs. Le voyant d'appel de la radio clignote, l'amiral presse le bouton « Emission ». - Ici, Sandecker. J'écoute. - Alors et mes oufs brouillés ? C'est la voix de Pitt, déformée par les parasites. - Dirk ! s'exclame l'amiral. Comment vous sentez-vous ? - Légèrement usagé, mais je peux encore rouler. - Et le deuxième obus ? demande Steiger, inquiet. - Désamorcé. - Et les charges de « Mort Subite » ? - Au tout-à-1'égout ! lance Pitt d'une voix assurée. Pitt espère bien qu'Hiram Lusana a pu jeter les 452 charges dans le fleuve, mais il ne peut pas en être certain ; pourtant il n'a pas la moindre intention de donner à penser à Steiger et à l'amiral que leurs efforts ont peut-être été vains. Sandecker explique à Pitt la capture du parachute et il ajoute que les perspectives ne sont pas brillantes. Pitt l'écoute sans l'interrompre. Il pose une seule question lorsque l'amiral a terminé : - Combien de temps pouvez-vous tenir l'air ? - Je peux faire durer le carburant deux heures de plus, peut-être deux et demie, répond Steiger. Mon problème immédiat, ce sont les moteurs : ils menacent de gripper et ils font de la température. - La toile du parachute doit bloquer partiellement les ouïes d'admission d'air. - Une idée ingénieuse est toujours la bienvenue. Vous en avez une ? - Eh bien, oui, justement, lui répond Pitt. Ouvrez bien les oreilles. Je vous rappellerai dans deux heures exactement. En attendant, débarrassez-vous de tout le poids inutile : sièges, outils et même les parties de l'appareil que l'on peut démonter. Faites l'impossible, mais tenez l'air jusqu'à mon prochain appel. Terminé. Pitt coupe le micro et s'adresse au lieutenant de vaisseau Kiebel. - Il faut que je débarque au plus vite. - Nous serons à quai dans huit minutes. - Il me faudra un moyen de transport. - Je ne vois toujours pas ce que vous fabriquez dans ce merdier, déclare Kiebel. Pour autant que je sache, mon devoir serait peut-être de vous arrêter. - Ce n'est pas l'heure de jouer aux gendarmes et aux voleurs... Seigneur ! faut-il que je fasse tout moi-même ? lance Pitt en se penchant vers l'opérateur radio. Branchez-moi dans l'ordre sur le quartier général de la N.U.M.A. et sur la Stransky Instrument Company. - Vous ne pensez pas que vous en prenez un peu 453 à votre aise avec mes hommes et mon matériel, mon vieux ? Pitt se rend parfaitement compte que si Kiebel n'avait pas un bras en écharpe, il l'aurait déjà boulé sur le pont. - Que pourrais-je bien faire pour obtenir votre collaboration ? Kiebel lui répond par un regard meurtrier de ses yeux marron et puis, lentement, un éclair s'y met à briller et ses lèvres esquissent un sourire : - Dites simplement : s'il vous plaît. Pitt le fait avec plaisir, et, douze minutes plus tard exactement, il file sur Washington à bord d'un hélicoptère des garde-côtes. 67 Les deux heures se sont écoulées avec une lenteur désespérante. Steiger et Sandecker ont franchi la côte du Delaware à Slaughter Beach, et ils sont maintenant à 600 kilomètres au-dessus de l'Atlantique. Le ciel est relativement calme, et quelques rares nuages d'orage leur ont même aimablement cédé le passage. Tout ce qui n'était pas soudé ou vissé à l'appareil - et même un bon nombre de choses qui l'étaient - est passé par la baie de la soute. Sandecker estime qu'il s'est débarrassé de près de 200 kg. Cet allégement, combiné avec celui du carburant consommé, a empêché les moteurs récalcitrants de chauffer par trop pour maintenir en l'air le Minerva et son passager clandestin. L'amiral est couché, le dos contre la paroi du cockpit. L'effort physique de ces deux dernières heures l'a anéanti. Il souffle comme un poisson sur le sable, et les muscles de ses bras et de ses jambes sont crispés par la fatigue. - Toujours rien... pas un mot de Pitt ? Steiger secoue la tête sans quitter du regard son tableau de bord. - Silence total, dit-il. Mais, après tout, que peut-on espérer ? Cet homme n'est pas un faiseur de miracles patenté. 455 - Je l'ai vu réussir des choses jugées impossibles pour d'autres. - Merci pour cette manifestation d'optimisme obstiné mais inutile. Steiger indique le tableau de bord d'un signe de tête. - Deux heures et huit minutes depuis son dernier message. J'ai l'impression qu'il nous a rayés des contrôles. Sandecker se sent trop épuisé pour discuter. Comme perdu dans un épais brouillard, il passe machinalement le casque radio et ferme les yeux. Il se laisse aller à une douce torpeur lorsqu'une explosion vocale le rappelle brusquement à la réalité. - Salut, crâne chauve ! Vous pilotez aussi mal que vous baisez. - Giordino ! s'exclame Steiger d'une voix cassée. L'amiral branche son appareil sur « Emission ». - D'où appelez-vous, Al ? - D'environ 800 mètres derrière et à une soixantaine au-dessous de vous. Sandecker et Steigner échangent un regard ébahi. - Mais vous devriez être à l'hôpital, remarque l'amiral un peu naïvement. - Pitt m'a fait libérer sur parole. - Où est-il, celui-là ? - Très précisément en train d'admirer vos fesses, Abe. J'ai pris les commandes du Catlin M. 200 de Giordino. - Vous êtes en retard. - Désolé, mais ce genre d'opérations prend du temps. Où en êtes-vous pour le carburant ? - En train de racler les fonds de tiroirs, répond Steiger. Je peux tenir encore dix-huit ou vingt minutes avec de la chance. - Un navire de croisière norvégien a mis en panne à une centaine de kilomètres au cap 2 - 7 - 0. Son capitaine a fait évacuer le 456 pont-promenade pour vous recevoir. Vous y arriverez les doigts dans le nez. - Vous ne seriez pas un peu givré, par hasard ? coupe Steiger. Un navire de croisière norvégien, un pont-promenade... et puis quoi encore ? Pitt poursuit sans s'émouvoir. - Dès que nous aurons coupé les suspentes du projectile, foncez sur le bateau. Vous ne pouvez pas le manquer. - Regardez-moi un peu ces veinards, fait Giordino. Assis là-bas, au bord de la piscine en train de déguster de l'aquavit... - Déguster de l'aquavit, répète Steiger, abasourdi. Ma parole, ils sont bons à enfermer tous les deux. Pitt se tourne vers Giordino engoncé dans le siège du copilote, et il regarde le plâtre de sa jambe. - Tu es sûr que tu peux prendre les commandes malgré ce truc-là. - La seule chose que je ne puisse pas faire, c'est de me gratter le genou quand ça me démange. - Alors, à toi les commandes. Pitt lâche le volant, quitte son siège et gagne la soute du Catlin. Un froid intense siffle par la baie ouverte. Un homme, au teint très blanc, au visage nordique et vêtu d'un costume de ski bariolé, est incliné sur un objet long de forme rectangulaire monté sur un lourd trépied. Le docteur Paul Weir n'est visiblement pas fait pour bricoler dans les courants d'air d'une machine volante en plein cour de l'hiver. - Nous sommes en position, annonce Pitt. - Presque prêt, répond Weir du coin de ses lèvres qui virent au bleu. Je finis de fixer le circuit de refroidissement. Sans une circulation d'eau froide autour du système d'émission, cette machine rôtirait toute seule. - Je ne sais pas pourquoi, mais je m'attendais à une machinerie plus fantasmagorique. - Le laser-argon à grande intensité n'est pas 457 fabriqué pour les films de science-fiction, monsieur Pitt, déclare le docteur Weir en vérifiant une dernière fois le connecteur de canalisations. Il est destiné à émettre un rayon de lumière concentrée en vue d'un certain nombre d'applications pratiques. - A-t-il la puissance nécessaire pour notre opération ? Weir se secoue. - Dix-huit watts concentrés en un minuscule faisceau lumineux qui développe seulement deux kilowatts d'énergie, évidemment, ces chiffres ne disent pas grand-chose comme ça, mais je vous garantis que c'est amplement suffisant. - A quelle distance voulez-vous que nous approchions du projectile ? - La diffusion du rayon nous oblige à être aussi près que possible. Moins de 15 mètres. Pitt appuie sur le bouton de son micro. - Al? - J'écoute. - Approche-toi à moins de 12 mètres de cette cochonnerie. - A cette distance-là, nous allons être secoués par les turbulences du rotor de l'hélico. - C'est comme ça. Je n'y peux rien. Weir engage le levier principal du laser. - M'entendez-vous, Abe ? demande Pitt. - Abe écoute. - La manouvre est la suivante : Giordino va s'approcher suffisamment de votre colis pour que nous puissions couper les suspentes au laser. - Voilà donc la fameuse idée, dit Sandecker. - Oui, c'est la fameuse idée, Amiral. Pitt parle d'un ton calme, presque détaché. - Nous nous mettons immédiatement en position. Barre dessus. Adressez une prière à votre sainte préférée et au boulot ! Giordino manipule les commandes avec la précision d'un horloger suisse pour amener le Catlin à , côté et légèrement au-dessous du Minerva. Il commence à sentir les effets de la turbulence, et ses mains se crispent sur le volant. Dans la soute, tout ce qui n'est pas vissé ou arrimé tressaute. Le regard de Pitt va du docteur Weir au projectile. Le chef physicien de la Stransky Instruments Company se penche sur le canon du laser. Il ne trahit aucun signe d'inquiétude ou de crainte. On croirait plutôt qu'il s'amuse. - Je ne vois aucun rayon, remarque Pitt. Il fonctionne votre engin ? - Navré de détruire vos illusions, répond Weir, mais le rayon du laser-argon est invisible. - Comment pouvez-vous le diriger avec précision, alors ? - Au moyen de cette lunette de tir à 30 dollars, explique le savant en tapotant le tube fixé provisoirement au laser. Ce n'est pas encore ça qui me vaudra le prix Nobel, mais ça fera l'affaire. Pitt se couche et passe la tête par l'ouverture de la soute. Le vent glacial transperce le bandage qui le couronne, et une bandelette se met à claquer comme un étendard au vent du champ de bataille. Sous l'hélicoptère, le projectile traîne légèrement vers le rotor arrière. Pitt examine l'obus : il a vraiment peine à croire qu'un univers de souffrance et de mort puisse être contenu sous un si petit volume. - Plus près, crie Weir. Il me faut encore trois mètres. - Trois mètres plus près, lance Pitt dans le micro. - Encore un petit effort, et une paire de ciseaux fera l'affaire, murmure Giordino. Si l'anxiété le tenaille, il ne le laisse pas voir. A en juger par l'expression de son visage, on le croirait à demi endormi. Seul son regard fixe et brillant permet de deviner l'extraordinaire concentration qu'exigé ce pilotage de haute précision. La sueur cascade sous son plâtre, et les terminaisons nerveuses de sa jambe s'exaspèrent. 458 459 Pitt peut enfin observer quelque chose : l'écheveau emmêlé des suspentes commence à noircir. Touchés par le rayon invisible, les liens de nylon fondent. Combien y en a-t-il ? Une cinquantaine sans doute, pense-t-il. - L'appareil surchauffe ! (Deux mots et un battement de cour.) Il fait trop froid ici avec ce panneau ouvert, crie Weir dans le vent. Les tubes de refroidissement sont gelés ! Weir reprend la ligne de mire. Quelques liens cèdent sous le regard de Pitt et se mettent à claquer au vent de la course. Une odeur acre d'isolant brûlé envahit la soute. - Le canon est à peu près à bout, annonce Weir. Une demi-douzaine de liens cèdent encore, mais les autres sont toujours tendus et intacts. Weir se redresse brusquement et arrache ses gants à moitié brûlés. - Bon sang ! crie-t-il. Pardonnez-moi, mais le canon est cuit ! Le sinistre projectile est toujours attaché sous le Minerva. Trente secondes passent. Pitt continue de fixer l'obus meurtrier qui se balance dans l'air. Son visage reste calme, mais Pitt réfléchit intensément avant d'annoncer sans détour : - Nous n'avons plus de laser ! - Merde, merde, merde ! gronde Steiger. Où a bien pu passer notre chance ? - Et maintenant ? Que faisons-nous ? demande calmement Sandecker. - Vous foncez et faites plonger votre coucou à mort, répond Pitt. - Pardon ? - C'est notre dernière carte. Plongez à mort. Et, lorsque vous aurez suffisamment d'accélération, redressez à fond... Je ne vois pas à Abe d'autre chance de se débarrasser de la cochonnerie qui lui pend aux fesses. 460 - C'est pas dans la poche, annonce Steiger. Il faut que je fasse cette manouvre aux instruments. Je ne peux rien voir avec cette voilure sur le pare-brise. - Nous resterons avec vous, dit Giordino. - N'approchez pas trop, sinon vous allez attraper notre rhume, répond Steiger en éloignant son hélicoptère. Et espérons que notre colis n'est pas trop têtu. Et il pousse le manche à fond. Le Minerva bascule et plonge à un angle de 70 degrés. L'amiral Sandecker cale ses pieds contre le siège de Steiger et cherche une prise pour ses mains. Les occupants du Catlin, qui ne le quittent pas des yeux, voient l'hélicoptère foncer droit sur la surface de l'océan. - Redressez un peu votre angle de descente, lance Pitt, sinon le projectile va toucher votre rotor arrière. - Compris, répond Steiger d'une voix tendue par l'effort. J'ai exactement l'impression de sauter d'un gratte-ciel les yeux bandés. - Vous êtes au clair, lui dit Pitt pour le rassurer. Pas trop vite ! Si vous dépassez le facteur G 7, vous perdez vos pales de rotor. - A Dieu ne plaise ! 1300 mètres. Giordino n'essaie pas de suivre Steiger « roue dans roue ». Il lui laisse du champ et maintient le Catlin en descente en spirale derrière le Minerva. Le docteur Weir, son rôle terminé, regagne la chaleur relative du cockpit. L'angle qu'a pris le plancher du poste de pilotage est tel que l'amiral Sandecker a l'impression d'être debout, le dos contre un mur. Le regard de Steiger va sans cesse de l'altimètre à l'indicateur de vitesse et à l'horizon artificiel. 1 000 mètres. Pitt voit fort bien la voilure du parachute qui flotte dangereusement près des pales du rotor, mais il se 461 1 garde bien d'en parler : Steiger a déjà suffisamment de préoccupations pour l'instant. Il regarde les vagues monter à la rencontre du Minerva. Steiger commence à sentir dans ses mains une vibration croissante. Le sifflement du vent s'amplifie à mesure que la vitesse augmente. Un instant, il est presque tenté de garder le manche comme ça et d'en finir avec ce calvaire. Mais, pour la première fois de la journée, il pense à sa femme, à ses enfants, et son désir de les revoir lui rend une féroce envie de vivre. « Maintenant, Abe ! hurle la voix de Pitt dans les écouteurs. Ressource ! » Steiger ramène le manche. 700 mètres. Le Minerva tremble de tous ses boulons sous l'incroyable effort de résistance à la vitesse d'accélération. L'hélicoptère semble d'abord demeurer immobile. Comme le poids à l'extrémité d'un pendule géant, l'obus est projeté en avant. Les suspentes que n'a pu détruire le laser se tendent comme les cordes d'une guitare. Puis, par deux, par trois, elles commencent à s'effilocher... A l'instant où le sinistre projectile porteur de « Mort Subite » semble revenir en arrière pour fracasser l'hélicoptère, il s'échappe enfin et tombe dans le vide. - Bon débarras ! hurle Pitt. Steiger est trop épuisé pour répondre. Luttant contre le voile noir provoqué par la ressource trop brutale, Sandecker se met à genoux et secoue Steiger par l'épaule. - Et maintenant, filez sur ce navire de croisière, dit-il d'une voix très lasse et très soulagée. Pitt délaisse maintenant le Minerva qui vire et s'en va loin du danger. Il suit du regard la chute du projectile jusqu'à ce que son enveloppe bleue se confonde avec la teinte des vagues. Réglé pour une 462 vitesse de chute de 6 mètres à la seconde, l'obus franchit 1 altitude de déclenchement des 300 mètres sans que le détonateur agisse. A plus de 100 mètres-seconde, le mécanisme a pris du retard : le micro-organisme avec son cauchemar de souffrance et d'holocauste s'enfonce dans l'abîme de l'océan Pitt regarde toujours... il aperçoit enfin le petit panache blanc du plongeon que les vagues éternelles effacent aussitôt. La mort d'un navire de haut bord a toujours quelque chose de poignant. Le Président est très ému, son regard est rivé sur les panaches de fumée noire qui montent du lowa, alors que les bateaux-pompes approchent du brasier pour tenter futilement d'en éteindre les flammes. Seuls sont restés près de lui Timothy March et Dale Jarvis ; les chefs de l'Etat-major interarmes ont regagné leurs bureaux respectifs du Pentagone, afin d'ordonner les enquêtes réglementaires, de dicter les rapports réglementaires et de lancer les directives réglementaires. Dans quelques heures, le choc de la tragédie sera presque oublié et les médias feront entendre un concert de hurlements et réclameront des têtes, n'importe quelles têtes... Le Président a arrêté une ligne de conduite. Il faut d'abord calmer la colère publique. Rien ne servirait de dénoncer l'infamie de ce raid. Il faut balayer l'affaire et glisser les détails sous le tapis aussi discrètement que possible. - On vient de m'annoncer que l'amiral Bass est mort à l'hôpital de la Marine de Bethesda, murmure Jarvis. - Il fallait être un homme de caractère pour garder pendant tant d'années le terrible secret de la « Mort Subite », déclare le Président. - Cette sinistre affaire est maintenant terminée, dit March. 463 - Vous oubliez l'île de Rongelo, fait observer Jarvis. - C'est vrai, il y a toujours cette île, dit le Président d'un ton accablé. - Il est impossible de laisser subsister la moindre trace de cet organisme. Le Président lève les yeux sur Jarvis. - Et que faut-il faire, à votre avis ? - Effacer cette île de la carte du monde, répond Jarvis. - Impossible, intervient March. Les Soviets hurleront comme tous les diables de l'enfer si nous faisons exploser une bombe. Le moratoire relatif aux essais nucléaires est respecté par nos deux pays depuis vingt ans. Un sourire rusé apparaît sur les lèvres de Jarvis. - Les Chinois, eux, ne l'ont pas encore signé. - Et alors ? - Alors ? Nous allons nous inspirer de l'opération Eglantine, explique Jarvis. Nous envoyons un de nos sous-marins lance-missiles aussi près que possible de la côte de Chine, et nous lui donnons l'ordre d'expédier une ogive nucléaire sur l'île de Rongelo. March et le Président échangent un regard lourd de pensées, puis ils se tournent vers Jarvis pour attendre la suite. - Tant que les Etats-Unis ne préparent pas actuellement un essai nucléaire et qu'aucun de nos navires ou de nos avions n'est présent dans un rayon de 4 000 kilomètres du lieu de l'explosion, il n'y a aucune preuve qui puisse permettre aux Russes de nous accuser. Par ailleurs, leurs satellites espions enregistreront fidèlement que la trajectoire du missile a son origine en territoire chinois. - Nous pouvons nous en tirer sans bobo à la condition d'agir en secret, murmure March à qui l'idée commence à plaire. Naturellement, les Chinois nieront comme de beaux diables. De leur côté, le Kremlin, notre ministère de l'Intérieur et les autres 464 pays soulevés d'indignation condamneront vertueusement Pékin. Et puis l'affaire se calmera, et elle sera à peu près oubliée en quinze jours. Le Président regarde dans le vide et débat un moment ce cas de conscience. Pour la première fois depuis près de huit ans, il se rend compte de l'incroyable vulnérabilité de sa haute fonction. Les puissantes fortifications qui sont censées le protéger sont, en fait, striées de fissures infinitésimales qui ne demandent qu'à se rompre au premier choc inopiné. Enfin, au prix d'un effort semblable à celui d'un homme qui aurait presque deux fois son âge, le chef des Etats-Unis se lève de son fauteuil. - J'implore le Seigneur, dit-il d'une voix pleine de tristesse, d'être le dernier homme de l'Histoire qui ordonne volontairement un bombardement atomique. Puis il tourne les talons et s'en va lentement vers la porte de l'ascenseur qui va le hisser jusqu'à son bureau de la Maison-Blanche. LE GAMBIT DU FOU Umkono, Afrique du Sud - septembre 1989 Dans la chaleur du soleil matinal, deux hommes laissent lentement filer la corde entre leurs mains et descendent le coffre de bois au fond de la tombe. Puis ils lâchent les cordages qui glissent avec un bruit soyeux contre les arêtes vives du cercueil. - Vrai, vous ne voulez pas que je la remplisse ? demande un fossoyeur couleur d'ébène en roulant la corde sur son épaule musculeuse. - Merci beaucoup, mais je le ferai moi-même, répond Pitt en lui tendant quelques billets sud-africains. - Pas question d'argent, dit le fossoyeur. Le capitaine était un ami. Je pourrais creuser une centaine de tombes sans pouvoir lui rendre les bienfaits dont il a comblé ma famille. Pitt fait signe qu'il comprend. - Je voudrais bien vous emprunter votre pelle. Le Noir la lui tend, lui serre vigoureusement la main avec un sourire éclatant. Et, après un geste d'adieu, il s'engage dans le sentier étroit qui va du cimetière au village. Pitt regarde autour de lui. Paysage luxuriant mais sévère. La vapeur de la terre humide s'élève au-dessus de la végétation à mesure que le soleil monte 467 dans le ciel. Il passe sa manche sur son front couvert de sueur et s'étend sous un mimosa ; il voit les petites boules mousseuses, les longues épines blanches et écoute le lointain croassement des corbeaux cornus. Puis son regard revient à la haute stèle de granit dressée au chevet de la tombe. ICI REPOSE LA FAMILLE FAWKES Patrick McKenzie Myrna Clarissa Patrick McKenzie Junior Jennifer Louise Réunis pour l'éternité 1988 Le capitaine devait avoir le don de double vue, songe Pitt. Cette inscription a été gravée des mois avant la mort de Fawkes à bord du lowa. Il repousse d'une pichenette une fourmi vagabonde et somnole pendant deux heures. Il est réveillé par le bruit d'une voiture. Le chauffeur, un sergent en uniforme, arrête la Bentley, laisse le volant et va ouvrir la portière arrière. Le colonel loris Zeegler descend, suivi du ministre de la Défense, Pieter de Vaal. - Cet endroit est vraiment paisible, dit de Vaal. - Le secteur est resté en paix depuis le massacre de la famille Fawkes, répond Zeegler. Je crois que la tombe est par ici, monsieur. A l'approche des visiteurs, Pitt se lève et époussette ses vêtements. - C'est très aimable à vous d'être venus jusqu'ici, messieurs, dit-il en leur tendant la main. - Oh ! le dérangement est mince, croyez-moi, fait de Vaal d'un ton désinvolte. (Il ignore la main tendue et s'assied sans se gêner sur la pierre tombale.) Le colonel Zeegler avait organisé une tournée d'inspection de la province du Nord Natal. Cela ne repré- 468 sente qu'un léger détour, une courte pause dans notre programme. Rien de très extraordinaire. - Je n'en aurai pas pour longtemps, déclare Pitt en essuyant calmement ses lunettes de soleil. Connaissiez-vous le capitaine Fawkes ? - J'ai bien voulu tenir compte du fait que l'étrange requête que vous avez présentée de me rencontrer dans un cimetière de campagne, vient des hautes autorités de votre gouvernement ; mais je veux qu'il soit bien entendu que je suis ici par pure courtoisie et non pour répondre à des questions. - Entendu, fait Pitt. - Cela dit, j'ai rencontré une fois le capitaine Fawkes, dit de Vaal le regard lointain. En octobre dernier, me semble-t-il. Sa famille a été massacrée à peu près à cette époque. J'ai présenté au capitaine les condoléances du ministère de la Défense. - A-t-il accepté l'offre que vous lui avez faite de commander le raid sur Washington ? De Vaal ne sourcille pas. - Purs racontars. Cet homme était mentalement dérangé depuis la mort de sa femme et de ses enfants. Il a conçu et conduit cette opération entièrement seul. - Vraiment ? - Ma fonction et mon titre m'interdisent de tolérer la grossièreté, lance de Vaal en se levant. Au revoir, monsieur Pitt. Pitt lui laisse faire quelques pas avant de reprendre la parole. - L'opération Eglantine, vous voyez ce que je veux dire, monsieur le Ministre. Nos services de renseignements en ont eu connaissance dès le début. De Vaal s'arrête, se retourne et regarde Pitt. - Ils étaient au courant ? Il revient sur ses pas et s'arrête devant le représentant de la N.U.M.A. - Ils connaissaient l'opération Eglantine ? - Vous devriez en être le dernier surpris, dit Pitt 469 d'un ton exagérément aimable. Après tout, c'est vous qui les avez renseignés. L'attitude assurée et hautaine de de Vaal cède, il quête du regard l'appui de Zeegler. Le colonel ne cille pas, son visage est de pierre. - Absurde ! s'exclame de Vaal. Vous lancez des accusations insensées fondées sur du vent. - Je reconnais qu'il peut exister quelques lacunes dans mon raisonnement, dit Pitt, mais je suis entré le dernier dans la partie. Un plan astucieux et, quelle qu'en soit l'issue, vous deviez être vainqueur, monsieur le Ministre. Le plan n'avait jamais été conçu pour réussir. Faire attribuer la responsabilité du raid à l'Armée révolutionnaire africaine, afin de gagner des sympathies à la cause de la minorité blanche en Afrique du Sud, n'était en fait qu'un prétexte. L'intention réelle était de mettre dans l'embarras et de renverser le Premier ministre Koertsmann, afin que le ministre de la Défense ait l'occasion d'intervenir et d'instaurer un gouvernement militaire dont le chef eût été Pieter de Vaal en personne. - Où voulez-vous en venir ? rage de Vaal. Qu'espérez-vous gagner à ce jeu-là ? - Je déteste les traîtres prospères, réplique Pitt. Au fait, combien Emma et vous avez-vous mis à gauche ? 3, 4, 5 millions de dollars ? - Tout cela n'a ni queue ni tête, Pitt. Le colonel Zeegler, ici présent, peut vous le dire : Emma était un agent stipendié de l'Armée révolutionnaire africaine. - Emma vendait des extraits falsifiés des dossiers du ministère de la Défense au premier révolutionnaire noir assez bête pour les lui payer, et il partageait ensuite avec vous. Une combine extrêmement lucrative, de Vaal. - Je ne vois pas pourquoi je devrais rester ici à écouter vos insanités, grince le ministre. Il fait signe à Zeegler et se dirige vers la Bentley qui les attend. Zeegler ne bouge pas. 470 - Excusez-moi, monsieur le Ministre, mais je crois qu'il convient d'écouter monsieur Pitt jusqu'au bout. De Vaal s'étrangle de fureur. - Il y a dix ans que vous me servez, Joris. Et vous savez fort bien que je punis la désobéissance avec la plus grande rigueur. - Je le sais parfaitement, monsieur, mais je pense que nous devons rester, compte tenu notamment de la situation, répond Zeegler en montrant un Noir qui avance entre les tombes. Visage sévère et résolu, le Noir est vêtu de l'uniforme de l'A.R.A. Un long poignard marocain à lame courbe brille à son poing. - Voici le quatrième invité à cette rencontre, annonce Pitt. Permettez-moi de vous présenter Thomas Machita, le nouveau chef de l'Armée révolutionnaire africaine. Bien que les membres de la suite du ministre ne soient pas armés, Zeegler ne paraît nullement inquiet. De Vaal, lui, se retourne, et en montrant Machita il crie à son chauffeur : - Sergent ! Tirez sur cet homme ! Tirez, bon Dieu! Pour le sergent, on dirait que de Vaal n'existe pas. De Vaal revient à Zeegler, son visage est empreint d'une terreur croissante. - Que se passe-t-il, Joris ? Le visage impassible, Zeegler ne répond pas. Pitt indique du doigt la tombe encore ouverte. - C'est le capitaine Fawkes qui, le premier, a découvert votre machination. Il est possible qu'il ait eu l'esprit dérangé par le massacre de sa famille et que la soif de vengeance l'ait aveuglé, mais il a compris qu'il avait été abominablement, impitoyablement trahi lorsque vous avez envoyé Emma pour le tuer. Sa mort était nécessaire au succès de votre plan. Si Fawkes avait été fait prisonnier, il aurait pu révéler la part que vous aviez prise personnellement à 471 l'opération Eglantine. Par ailleurs, vous ne pouviez pas courir le risque qu'il découvre jamais que c'était vous encore qui aviez organisé l'expédition contre sa ferme. - Non ! crie de Vaal d'une voix étranglée. - Le capitaine Patrick McKenzie Fawkes était en Afrique du Sud le seul homme capable de mener à bien l'opération Eglantine. Vous avez ordonné le massacre de sa femme et de ses enfants, bien persuadé qu'un homme accablé d'une telle douleur sauterait sur la première occasion de se venger. Ce massacre a été un coup parfaitement organisé. Les membres de votre ministère eux-mêmes ont vainement cherché quelle organisation d'insurgés avait pu se lancer dans cette expédition. Ils n'ont jamais su que c'était leur propre chef qui avait fait venir d'Angola une unité de mercenaires noirs. De Vaal est à la fois pétrifié de stupeur et de terreur. - Comment avez-vous pu apprendre tout cela ? - Comme tout bon officier des renseignements, le colonel Zeegler a voulu connaître la vérité. D'autre part, comme tout bon capitaine au long cours, Fawkes tenait une sorte de journal de bord personnel. J'étais présent lorsque Emma a tenté de le tuer. Fawkes m'a sauvé la vie avant que le lowa ne saute. Et il avait pris le soin de placer sous ma chemise, dans une blague à tabac imperméable, son journal et quelques notes à votre sujet. Le Président des Etats-Unis et celui de notre Conseil national de sécurité ont trouvé cette lecture passionnante. « Au fait, poursuit Pitt, le message apocryphe que vous avez envoyé pour compromettre votre Premier ministre Koertsmann n'a jamais été pris par nous pour argent comptant. La Maison-Blanche a toujours été persuadée que l'opération Eglantine avait été conçue et conduite à l'insu du Premier ministre d'Afrique du Sud. Ainsi, votre machination si bien agencée pour vous permettre de vous emparer du 472 pouvoir a volé en éclats. Finalement, c'est Fawkes qui vous a eu, même si ce n'est qu'à titre posthume, hélas ! Les détails complémentaires ont été fournis par le major Machita, qui a convenu avec le colonel Zeegler d'enterrer la hache de guerre le temps qu'il faudra pour se débarrasser de vous. Pour ce qui est de ma présence, sachez que j'ai demandé et obtenu le rôle de maître de cérémonie en raison de la dette que j'ai envers le capitaine Fawkes. De Vaal regarde Pitt sans essayer de masquer sa défaite. Il se tourne ensuite vers Zeegler. - Ainsi, Joris, vous m'avez trahi ? - Qui défendrait un traître ? - Si jamais un homme a mérité la mort, c'est bien vous, de Vaal, dit Machita, et la haine lui sort par tous les pores. De Vaal ne relève pas la remarque de Machita. - Vous ne pouvez pas exécuter comme ça un homme de mon importance. La loi exige un procès. - Le Premier ministre souhaite éviter le scandale, explique Zeegler sans un regard pour son ministre. Il propose que vous mouriez dans l'exercice de vos fonctions. - Mais cela ferait de moi un martyr, remarque de Vaal qui reprend un peu d'assurance. Me voyez-vous dans le rôle d'un martyr ? - Non, monsieur. C'est pourquoi notre Premier ministre a adopté mon idée : vous serez porté disparu. Il est préférable que vous deveniez un disparu mystérieux plutôt qu'un héros national. De Vaal surprend trop tard l'éclair d'acier : le poignard de Machita l'éventre. Sous le coup, ses yeux s'écarquillent. Il essaie de parler ; ses lèvres remuent mollement, mais on n'entend qu'un gémissement animal. Une large tache rouge s'étend sur son uniforme. Machita tient ferme le manche du poignard et donne à la mort le temps de prendre de Vaal. Au moment où le corps s'effondre, Machita le pousse et 473 de Vaal plonge dans la tombe. Les trois hommes s'approchent et regardent la terre qui croule en ruis-selets paresseux sur le corps étendu. - Il a eu la fin que méritent les types de son espèce, murmure Machita. Zeegler est mortellement pâle. Il a vu souvent de près la mort sur les champs de bataille, mais cette mort-là est bien autre chose. - Je vais demander au chauffeur de combler la tombe, dit-il. Pitt secoue la tête. - Ce n'est pas la peine. Fawkes a exprimé dans son journal une dernière volonté. Je me suis promis de la satisfaire. - Comme il vous plaira, dit Zeegler en tournant les talons. Machita paraît sur le point de parler, mais il se reprend, se tait et se dirige vers les broussailles qui ceinturent le cimetière. - Une seconde, dit Pitt. Vous n'avez ni l'un ni l'autre le droit de gâcher une pareille occasion. - Quelle occasion ? fait Zeegler. - Eh bien, après vous être associés pour détruire un cancer, il serait stupide de ne pas profiter de cette rencontre pour examiner vos problèmes en tête à tête. - Ce seraient paroles perdues, laisse tomber Zeegler méprisant. Thomas Machita ne sait s'exprimer que par la violence. - Comme tous les Occidentaux, monsieur Pitt, vous ignorez tout de notre combat, déclare Machita le visage impassible. Les mots ne peuvent pas changer ce qui doit être. Le gouvernement de l'Afrique du Sud reviendra un jour aux Noirs. - Vous paierez cher avant de voir vos drapeaux flotter sur Le Cap ! lance Zeegler. - Le mat du fou, dit Pitt. Vous jouez tous les deux le gambit du fou. Zeegler le regarde. 474 - C'est peut-être votre avis, monsieur Pitt. Mais pour nous la chose va tellement loin qu'un étranger ne peut pas le comprendre. Le colonel s'avance de nouveau vers sa voiture, et Machita s'enfonce dans la jungle. La trêve a pris fin. L'abîme est entre eux trop vaste pour qu'ils le puissent franchir. Une vague de colère impuissante emporte Pitt. - Quelle importance tout cela aura-t-il dans un millier d'années ? leur crie-t-il. Puis il saisit la pelle, et lentement il se met à rejeter la terre dans la tombe. Il n'arrive pas à se contraindre à regarder le corps de de Vaal. Il reconnaît enfin le bruit de la terre contre la terre : personne ne reverra plus jamais le ministre de la Défense. Quand il en a terminé et que le tertre a pris la forme qu'il désire, il ouvre un carton posé sur l'herbe près de la pierre tombale, et il en sort quatre plantes en fleur. Il les place avec soin aux quatre coins de la sépulture des Fawkes. Puis il se redresse et s'éloigne de deux ou trois pas. - Reposez en paix, capitaine Fawkes. Et que votre Juge Dernier vous soit indulgent. Il n'éprouve ni remords ni tristesse, mais plutôt une sorte de satisfaction. Il prend le carton sous son bras, place la pelle sur son épaule et s'en va vers la village d'Umkono. Là-bas, dans le petit cimetière, les quatre bougainvillées se déplient et tendent leurs frêles rameaux vers le soleil africain. OMÉGA Pacifique Sud - janvier 1989 L'île de Rongelo - c'est, en fait, un atoll minuscule qui n'a d'île que le nom - est une parcelle de terre qui émerge dans un splendide isolement de 260 000 kilomètres carrés d'océan Pacifique. Elle ne s'élève pas à plus de deux mètres au-dessus du miroitement de l'eau ; elle est si basse qu'à plus de 15 kilomètres il est impossible de l'apercevoir. Poussées par le vent et les marées, les vagues déferlent sur le frêle récif qui ceinture une étroite bande de sable couleur d'ivoire, puis elles se reforment de l'autre côté. Et elles ne rencontreront nulle autre terre pendant des centaines et des centaines de lieues. L'île est totalement nue. On n'y trouve guère que quelques palmiers qui pourrissent, réduits à leur simple tronc par les typhons. Au sommet de son point le plus élevé, les squelettes du docteur Vetterly et de ses assistants, blanchis et érodés par le soleil et les intempéries depuis des années, gisent sur le corail déchiqueté, les orbites vides de leur crâne tournées vers le ciel comme pour guetter une délivrance. Au coucher du soleil, les nuages d'orage retiennent les derniers rayons qui vont disparaître, et ils sont teintés d'or au moment où le missile tombe silen- 477 cieusement du ciel, le tonnerre de sa course perdu depuis longtemps dans l'immensité. Soudain, un brasier blanc-bleu illumine la mer sur des centaines de kilomètres, et une énorme boule de feu enserre l'atoll. En moins d'une seconde, la masse ardente éclate et se gonfle comme un gigantesque fruit qui passe de l'orange au rosé puis au pourpre foncé. L'onde de choc balaie la surface de l'océan à la vitesse de la foudre et nivelle les rouleaux des vagues. Puis la boule de feu lâche prise et monte en bouillonnant dans le ciel, dévorant des millions de tonnes de corail avant de les recracher en un geyser tournoyant de vapeur et de sable. La chose a une dizaine de kilomètres de diamètre, et en moins d'une minute elle atteint une altitude de trois ou quatre kilomètres. Là, l'horreur atomique refroidit graduellement pour former un nuage sombre qui flotte vers le nord. L'île de Rongelo a disparu. Il n'en reste qu'un creux profond d'une centaine de mètres sur trois kilomètres de large, que la mer comble en un instant. Un soleil jaune verdâtre plonge sous l'horizon. C'est ainsi que disparut à jamais la « Mort Subite ». Table Le néant............................................................. 7 Première partie Vixen 03............................. 21 Deuxième partie Opération Eglantine......... 89 Troisième partie Sauvetage........................... 171 Quatrième partie Voyage sans retour............ 275 Cinquième partie Le/owa.............................. 355 Le Gambit du fou.............................................. 467 Oméga ............................................................... 477